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Civilisations

Revue internationale d’anthropologie et de sciences


humaines

41 | 1993
Mélanges Pierre Salmon II
Histoire et ethnologie africaies

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/civilisations/1594
DOI : 10.4000/civilisations.1594
ISSN : 2032-0442

Éditeur
Institut de sociologie de l'Université Libre de Bruxelles

Édition imprimée
Date de publication : 1 septembre 1993
ISBN : 2-87263-094-5
ISSN : 0009-8140

Référence électronique
Civilisations, 41 | 1993, « Mélanges Pierre Salmon II » [En ligne], mis en ligne le 30 juin 2009, consulté le
02 juillet 2021. URL : https://journals.openedition.org/civilisations/1594 ; DOI : https://doi.org/
10.4000/civilisations.1594

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1

SOMMAIRE

Dossier
coordonné par Gabriel Thoveron et Hugues Legros

Avant-propos
Gabriel Thoveron et Hugues Legros

Biographie de Pierre Salmon

Histoire structurale d'une religion africaine


Le culte des Cwezi et des Imandwa dans la région des Grands Lacs
Luc de Heusch

Les Turkana : aperçu général d'une société pastorale


Patrick Wymeersch

Recherche sur l'identité ethnique du peuple Topoke (haut-zaire)


Contribution à l'histoire socio-culturelle du Zaïre
Bilusa Baila Boingaoli

Nouvelles données (depuis 1980) sur la dernière phase « humide » du Sahara


Marianne Cornevin

La disparition de la notion de « caste » a kong : (XVIIIe-XIXe siècles)


Georges Kodjo Niamkey

Les perles au-delà du décoratif dans le golfe du Bénin à travers les âges
A. Félix Iroko

Aux origines du royaume de Ngoyo


Habi Buganza Mulinda

Les mémorials prestigieux au Royaume Kongo


Shaje Tshiluila

White women in darkest Africa: marginals as observers in no-woman's land


Edward A. Tiryakian

Intentions missionnaires et perception africaine : quelques données camerounaises


Philippe Laburthe-Tolra

Le mouvement géographique, un journal et un géographe au service de la colonisation du


Congo
Henri Nicolai

Le journal des voyages au pays du caoutchouc rouge


Gabriel Thoveron

L’exploitation du caoutchouc par l'état indépendant du Congo dans le territoire de


Banzyville, district de l'Ubangi (1900-1908)
Te Mobusa Ngbwapkwa

Le contrôle de la main-d’œuvre au Burundi (fin XIXe siècle environ 1930)


Tharcisse Nsabimana

Le travail force en Afrique occidentale française (1900-1946)


Babacar Fall

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Quelques problèmes de mise en valeur du bassin du Sénégal


Esquisse historique à travers l'analyse de la tentative de colonisation agricole française du Delta du fleuve Sénégal
Amadou M. Camara

Changing determinants of african mineworker mortality: Witwatersrand and the


Copperbelt, 1911-1940
Bruce Fetter

La campagne arabe : notes marginales


Frans Bontinck

Tippo Tip à Mulongo. Nouvelles données sur le début de la pénétration arabo-swahili au


Sahara
Pierre de Maret et Hugues Legros

Les juifs marocains dans l'Archipel des Acores - début d'une nouvelle mentalité
commerciale : l'exemple des Bensaude
Fatima Sequeira Dias

Incident de frontière au Kivu


André Lederer

Contribution à l'histoire jusque 1934 de la création de l'institut des parcs nationaux du


Congo belge
Jean-Paul Harroy

Sept tentatives, entre 1949 et 1953, pour lever « l'immunité parlementaire » de B. Boganda,
député du deuxième collège de l'Oubangui-Chari
Jean-Dominique Penel

Les structures d'enseignement et leur rôle dans l'histoire de l'Ethiopie impériale


Alain Verhaagen

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Dossier
coordonné par Gabriel Thoveron et Hugues Legros

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Avant-propos
Gabriel Thoveron et Hugues Legros

Version française
1 Ce deuxième volume de mélanges offerts à Pierre Salmon débute par une première
série de textes consacrés à l'ethnologie africaine avec les contributions de L. de Heusch,
D.V. Joiris, P. Wymeersch et Bilusa Baila Boingaoli ; ethnologie dont le texte de L. de
Heusch montre bien ce qu'elle peut apporter à l'histoire.
2 On entre ensuite dans cette dernière, dans la préhistoire, avec la contribution de
M. Cornevin et dans l'histoire précoloniale avec les textes de G. Kodjo, F. Iroko,
M.H. Buganza et Shaje a Tshiluila.
3 La partie la plus étendue du volume est consacrée à l'époque coloniale. Les textes de
E.A. Tiryakian, P. Laburthe-Tolra et H. Nicolaï présentent des images des mentalités
réciproques de l'Africain et de l'Européen au XIXe siècle. La contribution de
G. Thoveron sert de charnière afin de nous introduire dans les problèmes du travail
forcé, traités par M. Ngbwapkwa, T. Nsabimana, B. Fall, M. Camara et B. Fetter.
4 Les communications de F. Bontinck, P. de Maret, H. Legros et F. Dias traitent des rôles
économiques et politiques tenus par les Arabes, les Arabisés ou les Juifs.
5 Les contributions de A. Lederer, J.P. Harroy et J.D. Penel abordent des thèmes liés à
l'administration coloniale et celle de A. Verhaagen traite des structures
d'enseignement dans un pays qui ne fut jamais colonisé.

English version
6 This second volume of articles written in honour of Pierre Salmon starts with a series of
articles on African ethnology with contributions from L. de Heusch, D.V. Joiris,
P. Wymeersch and Bilusa Baila Boingaoli. The first text by L. de Heusch is a good
illustration of how ethnology can contribute to history.

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7 We then move into the realms of history itself; into prehistory with the contribution
from M. Cornevin and into precolonial history with the articles of G. Kodjo, F. Iroko,
M.H. Buganza and by Shaje a Tshiluila.
8 The main part of the volume is devoted to the colonial period. E.A. Tiryakan,
P. Laburthe-Tolra and H. Nikolai outline facets of the mentality of both the African and
the European of the 19th century. G. Thoveron contributes an article which serves as a
link between the latter and the problems of forced labour covered by articles from
M. Ngwapkwa, T. Nsabimana, B. Fall, M. Camara and B. Fetter.
9 Contributions from F. Bontinck, P. de Maret, H. Legros and F. Dias deal with the
economic and political roles of the Arabs, 'Arabised' peoples and the Jews.
10 A. Lederer, J.P. Harroy and J.D. Penel write on themes to do with colonial
administration and A. Verhaagen writes of educational structures in a country which
was never colonised.

AUTEURS
GABRIEL THOVERON
Faculté de Philosophie et Lettres – Université Libre de Bruxelles – Belgique

HUGUES LEGROS
Fonds National Belge de la Recherche Scientifique – Université Libre de Bruxelles – Belgique

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Biographie de Pierre Salmon

Version française
1 Né à Liège le 30 novembre 1926, Pierre Salmon conduira ses études supérieures à
l'U.L.B., où il sera successivement licencié en Philosophie et Lettres, groupe Histoire en
juillet 1950, puis agrégé de l'enseignement moyen du degré supérieur en décembre de
la même année et docteur en mai 1961. Lauréat des Bourses de Voyages en 1951, il
séjournera à l'Academia Belgica de Rome et sera en 1953-54, pensionnaire de l'Ecole
Normale Supérieure de Paris. C'est alors à l'histoire de l'Antiquité qu'il se consacre et il
publie, en 1965, un ouvrage fondamental sur la Politique égyptienne d'Athènes au VI e et Ve
siècles avant J-C. Un livre écrit en collaboration avec Georges Nachtergael, Des Gracques à
Auguste, vaut à ses deux auteurs d'être lauréats du Prix Joseph De Keyn en 1965.
2 Le travail de P. Salmon sur la politique égyptienne d'Athènes lui faisait déjà mettre un
pied sur le continent africain, mais le passage essentiel s'opère le 1 er juillet 1959 quand
il devient collaborateur scientifique au Centre scientifique et médical de l'U.L.B. en
Afrique centrale, poste qu'il occupera jusqu'au 31 décembre 1967. Le 1 er janvier 1968, il
devient Collaborateur au Centre d'Etudes Africaines de l'Institut de Sociologie de l'ULB,
Centre dont il deviendra co-directeur le 1er octobre 1984. Son intérêt principal se
tourne vers l'histoire de l'Afrique, à laquelle il va consacrer de nombreux livres et
articles, de La reconnaissance Graziani chez les Sultans du nord de l'Uélé, en 1963, jusqu'à La
carrière africaine de Harry Bombeeck, agent commercial, en 1990, et surtout, en 1986, sa
fondamentale Introduction à l'histoire de l'Afrique.
3 Parallèlement, il mène une carrière pédagogique à l'Athénée Léon Lepage (1950-1963), à
l'Institut d'Enseignement supérieur Lucien Cooremans (1961-1978) puis surtout au
Centre Universitaire de l'Etat à Anvers (depuis 1963) et à l'ULB (depuis 1970). Dans cette
dernière institution, il développera, principalement à la Faculté des Sciences Sociales,
Politiques et Economiques, des enseignements liés à ses deux orientations principales
de recherche, enseignements concernant aussi bien « La Société et les Institutions de
l'Antiquité » que « L'Ethnohistoire de l'Afrique ».
4 Mais ses préoccupations s'élargissent, un cours de "Critique historique" lui est confié,
et il publie Histoire et Critique (1969), un ouvrage qui sera traduit en espagnol et en

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portugais. Ses soucis éthiques lui font écrire Le Racisme devant l'Histoire (1973) comme
ses pratiques de loisir l'incitent à nous donner De la Collection au Musée (1958). Son
activité d'écriture est débordante : il n'est pas possible de donner ici la liste de ses
publications, marques d'une activité de recherche diverse, mais jamais relâchée, et qui
vaut à son auteur l'estime de ses pairs.
5 Pierre Salmon est élu membre associé de l'Académie des Sciences d'Outre Mer à Paris,
en 1973, puis, en 1977, membre de la classe des Sciences morales et politiques de
l'académie Royale des Sciences d'Outre Mer. Il est également membre correspondant de
l'Académie Européenne des Sciences des Arts et des Lettres depuis 1982.
6 Ses voyages et séjours à l'étranger sont nombreux, et là non plus il n'est pas possible de
dresser un inventaire. On peut le rencontrer aussi bien en Europe (il sera « professore a
contratto » à l'Université de Milan) qu'à Téhéran et Jérusalem, et surtout bien sûr en
Afrique, Professeur visiteur à Lubumbashi, Bujumbura, Yaounde, Abidjan, Niamey,
Cotonou et Kisangani. « Vous êtes sans doute l'un des historiens, sinon l'historien de
notre Université le plus connu à l'étranger » lui dira Mme le Recteur Thys-Clément lors
de la séance d'hommage aux Professeurs honoraires, le 20 novembre 1992.
7 C'est en effet à la fin de l'année académique 1991-1992 que Pierre Salmon, admis à
l'honorariat, abandonne l'essentiel de ses fonctions dans une Université à laquelle il a
beaucoup donné et donnera encore, une Université à la gestion de laquelle il a été
associé, comme Membre du Conseil d'administration (1976-1978 et 1986-1988),
Président de la Section des Sciences sociales (1976-1978), Conseiller du Recteur pour les
problèmes de coopération (1989-1992), puis Secrétaire général du Conseil de la
Coopération (1991) et ce ne sont là que quelques unes des fonctions assumées.
8 Partout, toujours, il fera la preuve aussi bien de sa capacité de travail, de son sens de
l'efficacité, que de son ouverture d'esprit, de son affabilité, d'une gentillesse qui l'ont
fait apprécier de ses étudiants, de ses collègues, autant que des nombreux
interlocuteurs qu'il a pu rencontrer lors de ses voyages à travers le monde.
9 L'abondance et la qualité des contributions réunies dans ces deux tomes d'hommages
en sont la preuve. Tous les coauteurs émettent le voeu de voir Pierre Salmon continuer
à produire longtemps, avec constance, de ces travaux qui nous sont si précieux.

English version
10 Born in Liège on 30th November 1926, Pierre Salmon graduated with a degree in
'Philosophie et Lettres', specialising in history, from the Université Libre de Bruxelles
in July 1950, obtained his teaching diploma for secondary schools and then obtained his
doctorate in May 1961. As the successful winner of a travel scholarship in 1951, he
stayed at the Academia Belgica in Rome and then spent 1953-54 as an intern at the
Ecole Normale Supérieure in Paris. He specialised in Ancient History and published, in
1965, a key text on Athens' Egyptian policy in the VIth and Vth centuries B.C. The book,
which he wrote in collaboration with Georges Nachtergael, "Des Gracques à Auguste"
earned its authors the Joseph de Keyn Prize in 1965.
11 Pierre Salmon's work on the Athens' Egyptian policy had already directed his interest
to the African continent, but the main thrust of his African work started on 1 st July 1959
when he became a scientific associate at the Scientific and Medical Centre of the U.L.B.,
in Central Africa, a post which he held until 31st December 1967. On 1st January 1968, he

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moved to the Centre of African Studies at the Institute of Sociology at the U.L.B.,
becoming co-director of the Centre on 1st October 1984. African history became his
main interest and he wrote numerous books and articles on the subject from "La
reconnaissance Graziani chez les Sultans du nord de l'Uélé", in 1963, to "La carrière
Africaine de Harry bombeeck, agent commercial", in 1990, and above all, in 1986, one of
his key works "Introduction à l'histoire de l'Afrique".
12 At the same time, he carried on his teaching career at the Léon Lepage Atheneum
(1950-1963), at the Lucien Cooremans Institute for Higher Education (1961-1978), and
particularly at the State University in Antwerp (from 1963) and at the U.L.B. (from
1970). It was at the U.L.B. that the principally developed in the Faculty of Social Science,
Politics and Economics, courses linked to his two main fields of research such as "La
société et les Institutions de l'Antiquité" and "l'Ethnohistoire de l'Afrique".
13 However, his interest began to widen and he was entrusted with the task of preparing a
course on historical criticism which led to the "Histoire et Critique" published in 1969
and later translated into Spanish and Portuguese. His ethical concerns moved him to
write "Le racisme devant l'Histoire" (1973) and his leisure activities led him to produce
"De la Collection au Musée" (1958). His writings proliferated and it is impossible to list
here all his publications, characterised by his thorough research which earned him
considerable esteem from his peers.
14 Pierre Salmon was elected associate member of the Académie des Sciences d'Outre-Mer
in Paris in 1973, then, in 1977, member of the classe des Sciences morales et politiques
de l'Académie Royale des Sciences d'Outre-Mer. He has also been a 'membre
correspondant' de l'Académie Européenne des Sciences des Arts et des Lettres since
1982.
15 He has widely travelled and once again it is not possible to provide a list here. He was to
be seen in Europe (he was 'Professore a contratto' at the University of Milan) as well as
Teheran and Jerusalem, and naturally enough in Africa where he was Visiting Professor
at Lubumbashi, Bujumbura, Yaounde, Abidjan, Niamey, Cotonou and Kisingani. "You
are without doubt one of the historians, if not the historian, from our university who is
the best known abroad", commented Mrs Thys-Clément, Vice-Chancellor of the U.L.B.,
while paying tribute to a group of emeritus professors at the university, on 20 th
November 1992.
16 The end of the academic year 1991-1992 saw Pierre Salmon relinquish most of his
functions at the university to which he had contributed so much and will continue to
contribute not only in academic terms but also in its administration. He was a member
of the university's governing body (1976-1978 and 1986-1988), President of the
department of Social Sciences (1976-1978), Advisor to the Vice-Chancellor on matters of
co-operation (1989-1992), then Secretary-General of the Co-operation Council (1991), to
name but a few of the offices he has held.
17 Wherever and whenever he has shown his capacity for work, his efficiency, his open
mind, and his affability and kindness, all of which have earned him the esteem of his
students, colleagues and the numerous people with whom he has come into contact in
his travels throughout the world.
18 Both the quantity and the quality of the contributions brought together in these two
volumes dedicated to him serve as a token of this esteem. All the authors published in

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these volumes join in the wish to see Pierre Salmon continue his valuable work for a
long time to come.

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Histoire structurale d'une religion


africaine
Le culte des Cwezi et des Imandwa dans la région des Grands Lacs

Luc de Heusch

1 J'avais entrepris en 1966, dans un livre consacré au Rwanda et à la civilisation


interlacustre, de montrer que l'analyse structurale, loin d'être incompatible avec
l'interprétation historique, pouvait au contraire lui être d'un grand secours. J'avais
repris cette hypothèse dans Rois nés d'un coeur de vache (1982). Cette position me valut
une levée de boucliers de la part des ethno-historiens1. C'est plus spécialement à mon
interprétation du culte de possession connu au Rwanda sous le nom de kubandwa et
répandu sous des formes variables dans toute l'aire culturelle des Grands-Lacs (au
Burundi, en Ouganda comme en Tanzanie) que Iris Berger s'en prend tout au long de
son livre Religion and Resistance, East African Kingdoms in the Precolonial Period non sans
reprendre subrepticement certaines de mes idées (Berger, 1981). L'enjeu théorique est
tel que je n'hésiterai pas, dans ma tardive réponse, à entrer dans un certain nombre de
précisions techniques qui risquent d'irriter le lecteur non averti.

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2 D'un point de vue général, Berger me reproche d'avoir institué en un ensemble


arbitraire les divinités et les mythes locaux associés à ce culte et d'avoir montré qu'ils
étaient liés entre eux par des transformations structurales, dont j'ai tenté d'esquisser la
diachronie. Berger dénonce « l'erreur qui consiste à croire que les esprits, le mythe et
le rite forment un système unifié qui se répand à travers le temps et l'espace » (Berger,
1981, p. 66). De quoi s'agit-il ?

La geste des Cwezi (Berger, 1981, pp. 127-134)


3 Nous sommes sur les hauts plateaux de l'Afrique centrale et orientale, qui s'étendent
entre les lac Mobutu (ex-Albert) au nord, Edouard et Kivu à l'ouest, Victoria à l'est,
Tanganyika au sud. Dans cette région favorable à l'élevage du gros bétail, des pasteurs
et des agriculteurs se sont rencontrés au sein de royaumes d'importance variable, qui
n'ont pas résisté aux tourmentes de la décolonisation. Au Nyoro et au Nkole (Ouganda),
une tradition orale remarquablement constante fait état d'un âge d'or – celui du
royaume de Kitara – associé au peuple cwezi2 disparu dans des circonstances
mystérieuses, en s'enfonçant sous terre ou dans un lac. Ces personnages légendaires
communiquent cependant toujours avec des initiés, hommes ou femmes, qui sont leurs
médiums (mbandwa). Par ailleurs, les rois historiques du Nyoro comme ceux du Nkole
prétendent se rattacher au dernier souverain cwezi, Wamara, par une voie indirecte,
bien qu'ils soient manifestement des nouveaux-venus. Mais les Cwezi eux-mêmes
présentent leurs deux souverains successifs, Ndahura et Wamara, comme les
successeurs (par l'intermédiaire d'une femme) d'une dynastie précédente, celle des
Tembuzi. Ce qu'il y a de remarquable, c'est que les Cwezi comme les Tembuzi sont des
créatures associées au monde chthonien. Nyamiyonga, le maître du royaume inférieur,
désira conclure un pacte du sang avec Isaza, le premier roi tembuzi de Kitara. Hésitant,
Isaza se fit remplacer par son serviteur Bukuku. Furieux, Nyamiyonga dépêcha sa fille

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auprès de Isaza avec mission de le séduire. Enceinte de six mois, la belle retourna dans
le monde souterrain où, trois mois plus tard, elle mit au monde un fils, Isimbwa. Pour
attirer auprès de lui le père de l'enfant, Nyamiyonga lui envoya un couple de bovins,
qui entraîna bientôt Bihogo, la vache préférée de Isaza, dans le monde inférieur. Isaza
suivit sa vache et c'est ainsi qu'il retrouva sa femme et son fils auprès desquels il
demeura. Devenu adulte, Isimbwa décida de découvrir le royaume terrestre que son
père avait confié à la garde de Bukuku. Des devins avaient annoncé à celui-ci que sa fille
lui porterait malheur. C'est pourquoi il la tenait enfermée dans sa maison après lui
avoir fait couper un sein et arracher un oeil.
4 Isimbwa parvint jusqu'à elle déguisé en chasseur et la séduisit. Elle mit au monde un
fils, Ndahura. Bukuku fit jeter le nouveau-né dans la rivière, mais un potier le sauva et
l'éleva. Plus tard, Ndahura tua son grand-père maternel et reprit possession du trône
que celui-ci avait usurpé. Ndahura fit de nombreuses conquêtes militaires. Son père
Isimbwa vint le rejoindre et confirma sa légitimité ; Ndahura lui confia le
gouvernement de deux provinces. L'empire de Kitara s'étendit sur une large partie de
l'Ouganda occidental englobant notamment le Nkore. Ndahura disparut au cours d'une
campagne en Tanzanie, il fut mystérieusement avalé par la terre. Wamara, le fils aîné
de Ndahura, qui avait partagé le pouvoir avec son père, prit la succession. Il mit fin à
diverses rébellions, mais son règne fut troublé. Une série de présages funestes
annoncèrent la fin des Cwezi. Ils décidèrent alors de quitter le pays. La tradition orale
du Nkore qui reprend, avec de légères variantes, le même récit précise que les Cwezi
s'enfoncèrent sous terre ou dans les profondeurs d'un lac.
5 Un premier mot de commentaire. L'ensemble de ces récits obéit à une armature
symbolique évidente : associer au monde souterrain, par les femmes, une première
dynastie -, celle des Tembuzi, représentée par deux rois (Isaza et Isimbwa) – prélude à
une dynastie terrestre (celle des Cwezi) qui comprend aussi deux souverains (Ndahura
et Wamara). Ceux-ci sont appelés à revenir en leur lieu d'origine : le monde inférieur.
C'est bien une histoire en miroir que raconte la geste des Tembuzi-Cwezi. Au début des
temps, le premier roi tembuzi suit sa vache préférée Bihogo jusque dans le monde
souterrain. C'est un animal portant le même nom qui est à l'origine de la disparition
sous terre des Cwezi à l'époque du dernier souverain Wamara. Voici l'histoire. Mugenyi,
le neveu de Wamara avait fait serment de ne pas survivre à sa vache préférée, Bihogo.
Or celle-ci mourut et Wamara décida de consulter les auspices. Ceux-ci découvrirent
que Bihogo n'avait pas d'entrailles. Ils n'osèrent révéler cette terrible nouvelle à
Wamara. Un étranger s'en chargea, prophétisant que le règne des Cwezi était terminé.
Mugenyi semblait avoir oublié son serment de mourir avec la vache. Ce parjure eut le
don d'irriter sa propre tante. Humilié par les propos désagréables qu'elle lui tint,
Mugenyi prit la décision de quitter ce pays maudit où les femmes osaient se moquer des
hommes. Wamara approuva la décision de son neveu et tous les Cwezi se rallièrent au
projet de départ. Ils rassemblèrent leurs femmes, leurs troupeaux et leurs biens. Ils s'en
allèrent et on ne les revit plus jamais au Nkore (Mungonya, 1958).
6 Selon une autre version, les Cwezi seraient partis vers le Karagwe, une région située en
pays haya, au sud du Nkore (Tanzanie), où ils disparurent dans un lac (Oberg, 1970,
p. 124). Or la tradition haya reprend, pour expliquer la disparition de Wamara, la
thématique même du départ dans le monde souterrain de Isaza, le roi tembuzi. En voici
le résumé d'après Césard qui dit avoir vérifié l'authenticité de l'histoire auprès de
plusieurs informateurs (Césard, 1927, pp. 447-455).

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7 Deux chefs, Irungu (devenu esprit de la brousse) et Mugasha (devenu esprit du lac)
vivaient avec Wamara. Un chacal glapit dans la cour à minuit. Wamara décida de le
poursuivre avec ses deux compagnons. Le chacal entraîna les chasseurs en forêt, puis
dans un souterrain conduisant au royaume infernal du roi Kintu (appelé Kintu d'Igaba).
Kintu offrit des cadeaux à Wamara : de la bière de banane, du lait, des vaches et des
chèvres. Les terriens restèrent neuf jours auprès de Kintu. Mugasha fit une provision de
semences de légumes et ils retournèrent sur terre nantis de ces présents. Kintu
cependant avait recommandé à Wamara de ne pas oublier son hôte généreux. En
voyant sortir des vaches du souterrain, les hommes de Wamara furent effrayés, puis
émerveillés. Wamara confia le bétail à la garde de son frère aîné Ryangombe. Des
années passèrent et Wamara ne remercia pas Kintu. Au contraire, il fit boucher l'entrée
du souterrain. Alors Kintu envoya Rufu, la mort, qui réclama les vaches. Wamara, loin
de s'exécuter, fit rouer de coups le messager de Kintu. Rufu s'enfuit mais réussit plus
tard à attirer une vache blanche, particulièrement précieuse, dans une fosse
marécageuse. Or, jadis, Wamara avait fait le serment de mourir avec elle. Il se jeta dans
le gouffre avec Irungu et tous ses compagnons. Ils ne réapparurent plus jamais, mais
jusqu'à nos jours les fidèles initiés aux mystères religieux de Wamara sont
périodiquement visités par les esprits des Cwezi disparus.
8 Césard précise que le gouffre appelé Imara, où ces événements extraordinaires sont
censés s'être déroulés, se situerait « sur les confins du Karagwe ».
9 Le thème de la chasse mérite une attention particulière. Dans un chant rituel nyoro,
Wamara est célébré comme chasseur : « C'est lui, vraiment, qui chasse les animaux
sauvages des champs. C'est lui, Wamara... » (Berger, 1981, p. 19). Le récit nkore attribue
la même qualité à l'ensemble des Cwezi, qui se voient dotés de pouvoirs magiques
considérables (Oberg, 1970, p. 123 ; édition originale 1940). C'est aussi comme chasseur
que Isimbwa, le deuxième roi tembuzi, né dans le monde inférieur, surgit sur terre.
Inverssément, c'est comme chasseur que Wamara, deuxième roi cwezi, disparaît sous
terre dans la geste haya que l'on vient de lire. Dans cet épisode, qu'il n'y a aucune
raison de séparer de l'ensemble de la geste cwezi dont il n'est qu'une variante, la figure
centrale du roi Wamara nous est présentée à la fois comme éleveur (il reçoit le bétail du
monde inférieur) et comme chasseur. Il cumule ainsi deux caractéristiques
précédemment disjointes : il est un amateur de bétail piégé par le maître du monde
inférieur comme son arrière-grand-père Isaza, et un chasseur comme son grand-père
Isimbwa. En revanche tous s'accordent à reconnaître en Ndahura un grand guerrier
(Berger, 1981, p. 20). La structure narrative de cet ensemble mythique fait se succéder
les fonctions symboliques suivantes :

Isaza : pasteur

Isimbwa : chasseur

Ndahura : guerrier

Wamara : pasteur et chasseur

10 Si Wamara est célébré dans la geste cwezi comme « celui qui complète » l'oeuvre de
Ndahura le conquérant (Wrigley, 1973, p. 227), son règne se caractérise cependant par

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un affaiblissement de la puissance des Cwezi que Ndahura avait imposée par les armes.
Les fonctions pastorale et cynégétique qu'il assume dans le mythe sont marquées
négativement : la vache Bihogo est porteuse d'un présage funeste et la dernière chasse
de Wamara l'entraîne dans le royaume des morts. On comprend qu'en pays haya, ce
génie tutélaire du bétail soit aussi le maître de l'au-delà (Césard, 1937, pp. 17-18).
11 J'ai souligné ailleurs la valeur de l'opposition chasseur/guerrier dans les gestes de
fondation de l'Etat en Afrique centrale (L. de Heusch, 1972 et 1982). J'attirais
notamment l'attention sur le fait que le héros chasseur est souvent dans le mythe
l'annonciateur de la royauté sacrée que fonde ultérieurement un héros guerrier. C'est
le cas chez les Luba-Lunda comme dans la région interlacustre qui nous concerne ici, au
Rwanda.
12 C'est encore un chasseur étranger, un nilotique, qui viendra fonder au Nyoro la
nouvelle dynastie, celle des Bito, après la disparition des Cwezi. Wrigley a bien montré
que l'irruption de Rukidi, le premier roi bito, s'intègre à l'ensemble mythique
comprenant les Tembuzi et les Cwezi (Wrigley, 1973). Il observe à juste titre que le nom
de Rukidi renvoie au terme kidi, qui désigne les hommes de la brousse ; Rukidi le
sauvage, le chasseur aux longs cheveux, s'oppose donc aux pasteurs cwezi
hypercivilisés que la tradition crédite de l'introduction de la royauté sacrée. C'est une
femme du clan cwezi, qui n'a pas suivi les siens dans l'exil, qui le civilise; elle lui
apprend à boire le lait. Wrigley se borne à interpréter cet épisode mythique comme un
rite d'initiation royal. Il n'aperçoit pas que cet apprentissage fait en quelque sorte
passer Rukidi de l'espace de la nature (marqué par la chasse) à l'espace culturel. Ce
mythème peut être interprété comme un retour à la civilisation après l'effondrement
culturel que constitue la disparition des Cwezi engloutis par les éléments naturels.
L'arrivée de Rukidi l'étranger, c'est aussi la fin de deux dynasties marquées par
l'autochtonie.
13 Rukidi est présenté comme un jumeau. Ce trait, dont Wrigley avoue ne pas comprendre
les liens avec la royauté sacrée, ne fait qu'accentuer la qualité d'« homme de la
brousse » de Rukidi. En effet, la gémelléité, toujours sacralisée positivement ou
négativement, apparaît souvent en Afrique comme l'irruption dans l'ordre culturel
humain d'une fécondité naturelle, excessive, animale3. Rukidi, c'est le retour du
sauvage, la régénération de la royauté cwezi déliquescente par l'irruption des forces
naturelles fécondantes. Car la puissance magique chthonienne des rois cwezi s'est
épuisée.
14 Ces fils jumeaux seraient nés de l'union d'un prince cwezi, le propre frère de Wamara,
et d'une femme nilotique (W.K., 1935). Le mythe de Rukidi s'inscrit donc bien dans la
continuité de la geste cwezi qu'il vient parachever. Il ne saurait être réduit, comme le
pense Wrigley, au passage de l'âge des dieux à l'âge des hommes. Au contraire,
l'insertion de Rukidi dans la généalogie des Cwezi souligne bien la continuité de la
royauté sacrée dans la discontinuité.
15 Après le départ des Cwezi du Nkore, c'est aussi un nouveau venu, Ruhinda, le chef d'un
clan hinda apparenté aux Bito nilotiques, qui prend le pouvoir dans ce royaume (L. de
Heusch, 1966, pp. 29-30). Cette fois le fondateur de la nouvelle dynastie est présenté
comme le fils bâtard de Wamara (Oliver, 1959). L'histoire s'articule donc avec le mythe,
qui en constitue en quelque sorte la charte de légitimation.

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16 Prenons un peu de distance et comparons cet ensemble mythique à celui du Rwanda.


Dans Rois nés d'un coeur de vache, j'ai cru pouvoir montrer que la pseudo histoire
dynastique constitue jusqu'à une époque fort récente (XVIIe siècle) un ensemble de
mythes dont la cohérence ne se laisse déchiffrer que si l'on réduit leur diachronie à une
synchronie structurale comme je viens de le faire pour la geste cwezi (L. de Heusch,
1982). La dynastie rwandaise est d'origine céleste. Ce n'est qu'au prix d'une longue et
constante politique matrimoniale que ces rois sans royaume, « tombés du ciel »,
s'enracinent, acquièrent une autochtonie qui leur faisait défaut. L'un de ces êtres,
Gihanga le Fondateur, renforce cette autochtonie en épousant une princesse renge. Les
Renge sont censés avoir été la maison règnante du clan autochtone singa, et son
hégémonie s'est étendue longtemps sur la moitié occidentale du pays. Or il se fait que
les Renge, comme les Tembuzi-Cwezi d'Ouganda, sont étroitement associés au monde
souterrain. Ils disparaissent, noyés dans les profondeurs de la terre (L. de Heusch, 1982,
p. 86). Le fait curieux est que Gihanga, le fondateur mythique de la dynastie historique
du Rwanda, s'unit clandestinement à une princesse renge dont le père surveillait
étroitement sa conduite. Ceci n'est pas sans rappeler la conduite de Bukuku dans la
geste tembuzi-cwezi : cet usurpateur qui règne sur terre en lieu et place d'Isaza,
disparu dans le monde inférieur, tient sa fille rigoureusement enfermée. Dans les deux
cas, c'est un chasseur (Gihanga ou Isimbwa) qui la séduit, garantissant ainsi la
continuité dynastique. Mais dans le mythe rwandais, Gihanga, descendant lointain du
roi du Ciel (Nkuba la Foudre), est à la recherche d'une légitimité royale chthonienne qui
lui fait défaut, tandis que dans la chronique nyoro-nkole, c'est un prince né dans le
monde souterrain qui fait surface pour réclamer le trône de son père. C'est par le même
stratagème que la fille de Bukuku et le chasseur Isimbwa donnent naissance au grand
Ndahura, le fondateur du Kitara et que la fille du roi renge engrossée par le chasseur
Gihanga enfante l'ancêtre éponyme de la dynastie rwandaise, Kanyarwanda, qui se
trouve être aussi à l'origine de quelques royaumes voisins (L. de Heusch, 1982,
pp. 36-37).
17 C'est donc par l'intermédiaire d'une femme que la dynastie céleste du Rwanda se
rattache à la dynastie autochtone des Renge. C'est aussi par une femme – sa grand-
mère paternelle – que Ndahura le premier roi cwezi se rattache aux puissances
chthoniennes. Mais l'affirmation de l'autochtonie est beaucoup plus marquée dans le
cas des Cwezi, qui viennent du monde souterrain et y retournent alors que la tradition
royale rwandaise raconte le triomphe d'une dynastie d'origine céleste. Les gestes des
royaumes septentrionaux (Nyoro, Nkore) ne racontent évidemment pas la même
histoire que la geste royale rwandaise. Mais elles se développent d'évidence sur un fond
mythique commun. Il est remarquable à cet égard que dans les deux traditions, la
richesse bovine jaillisse du monde souterrain. On comparera l'origine des vaches dans
le mythe de Wamara-Kintu (voir plus haut) à un récit rwandais relatif à Gihanga (L. de
Heusch, 1982, pp. 52-54).
18 Il est de plus en plus clair que la mythologie, bien que soumise au flux de l'histoire,
tend à constituer sur des espaces plus ou moins vastes, et durant un temps plus ou
moins long, des ensembles cohérents, contrairement à ce que prétend Iris Berger. Je
rejoindrai donc volontiers, sur ce point précis, la position théorique générale de
Wrigley. Mais celui-ci me reproche par ailleurs d'avoir cru, dans mon livre de 1966, à
l'historicité de ces mythiques Cwezi. La critique d'Iris Berger rejoint ici la sienne. Il faut
donc que je m'explique.

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Mythe et Histoire
19 Dans le Rwanda et la civilisation interlacustre, je m'efforçais pour la première fois
d'appliquer la méthode structurale à un ensemble mythique africain. A vrai dire à cette
époque lointaine, j'étais loin d'apercevoir la cohérence de la geste cwezi, telle que je
viens de l'esquisser. Mon intérêt principal se portait sur un aspect particulier de cette
mythologie, la geste rwandaise de Ryangombe.
20 Je reviendrai bientôt sur cet aspect. Occupons-nous pour l'instant de l'épineux
problème des rapports du mythe des Cwezi avec la réalité historique.
21 J'avais pris très au sérieux en 1966 les travaux de l'ethnohistorien anglais Oliver (1953,
1955) qui affirmait que la légendes des Cwezi conservait probablement le souvenir
d'une ancienne dynastie puissante, associée aux imposantes fortifications en terre de
Bigo et Ntusi au Nkore, au sud de la Katonga, c'est-à-dire dans la partie méridionale de
l'ancien empire de Kitara. Il n'y a pas de doute, pour Oliver, que le thème (évidemment
mythique) de la disparition mystérieuse des Cwezi ne masque une écrasante défaite
militaire face à des envahisseurs nilotiques venus du Nord. Les aventures de Ndahura et
Wamara pourraient donc très bien n'être que la transformation en mythe d'une
histoire réelle où une ancienne aristocratie dominante aurait dû céder le pouvoir à des
envahisseurs nilotiques, symbolisés par Rukidi le Bito.
22 Ce ne serait pas le seul exemple africain connu d'un culte de possession national
incorporant des rois disparus. Il suffit d'évoquer le cas de l'ancien royaume du
Monomotapa au Zimbabwe. A travers tout le pays shona, il existe des médiums associés
à des territoires particuliers. Au sommet de la hiérarchie des esprits possesseurs, l'on
trouve chez les Korekore les noms de Mutota, de ses fils Kagoro et Nebedza et de sa fille
Nehanda. Or, Mutota est incontestablement le nom du fondateur du royaume du
Monomotapa. En outre Nehanda (ou Nahanda) est le titre que portait l'une des trois
épouses-soeurs du roi. Les médiums les plus importants sont donc les représentants
actuels d'anciens rois ou reines. Bien que les médiums prolifèrent aujourd'hui, Kinsley
Garbett n'en est pas moins persuadé qu'il existe toujours une hiérarchie structurale
entre eux (Garbett, 1968). Ces médiums territoriaux n'ont sans doute pas grand chose à
voir avec les initiés au culte des Cwezi. Il est intéressant cependant de noter avec
Beattie que jadis, au Nyoro, chaque lignage possédait son médium attitré (Beattie,
1957).
23 La présence d'anciens rois au sommet de la hiérarchie des médiums cwezi au Nyoro et
au Nkore n'a donc rien qui puisse surprendre. En tout état de cause, il n'est pas interdit
non plus de déchiffrer derrière la trame mythique l'écho d'un certain nombre
d'événements. C'est un ethnohistorien chevronné, Jan Vansina, qui décrypte, à propos
de l'histoire du Rwanda, un « cliché » historique typique de la tradition orale dans cette
région : le fils d'un souverain est absent au moment d'un désastre militaire, il vit à
l'étranger et revient en triomphateur (Vansina, 1962, p. 51). Cette formule suggère et
dissimule en vérité l'avènement d'une nouvelle dynastie soucieuse de légitimité. Or
c'est exactement ce schème qui apparaît dans la transmission du pouvoir de Wamara à
Ruhinda, l'envahisseur. Selon la tradition du Nkore, ce fils illégitime de Wamara,
fondateur présumé de la nouvelle dynastie, était en train de guerroyer au Karagwe
lorsque les Cwezi décidèrent d'émigrer... précisément au Karagwe. La contradiction est
évidente. Elle travestit sans doute une tout autre réalité : l'écrasement au Karagwe des

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Cwezi par les Hinda (L. de Heusch, 1966, pp. 31-35). Vansina reprend d'ailleurs la thèse
d'Oliver : les Cwezi de l'Ouganda furent chassés entre 1450 et 1500 par les Bito
nilotiques (Vansina, 1972, p. 105).
24 La structure mythique d'un certain nombre de récits dynastiques anciens n'interdit
donc nullement de penser que leurs protagonistes ont eu une existence historique. Il y
a plus. La comparaison des mythes concernant les Cwezi au Nkore et dans les petits
royaumes méridionaux du pays haya, parmi lesquels figure le Karagwe, laisse entendre
que c'est sur ces confins méridionaux de l'empire du Kitara – où déjà Ndahura disparut
mystérieusement – que les Cwezi ont connu leur défaite finale. C'est là en effet que la
légende décrit le retour de la dynastie en son lieu d'origine souterrain après l'abandon
du Nkore. C'est précisément parce que les nouvelles dynasties (Bito ou Hinda)
entendent récupérer l'idéologie royale de leurs prédécesseurs pour fonder sur des
bases sacrées anciennes un pouvoir nouveau, usurpé, que toute trace de combat armé a
été soigneusement gommée. Il n'en va nullement ainsi lorsque les mêmes rois
nilotiques envahissent (sans succès durable) le Rwanda quelques générations après
Rukidi : le souvenir des défaites militaires est demeuré cuisant dans la mémoire
rwandaise.
25 En revanche, il y a lieu de croire que le cliché selon lequel le roi Ruganzu Ndori se serait
réfugié chez sa tante paternelle au Karagwe au cours d'une période de chaos avant de
reconquérir le Rwanda paternel, dissimule l'invasion du pays par un groupe étranger,
peut-être hinda, soucieux de s'inscrire dans la continuité dynastique rwandaise
(Vansina, 1962, p. 51).

Rectifications chronologiques
26 Je n'ai pas l'intention de m'enfermer ici dans la querelle chronologique. Je renoncerai à
dater ces événements. Je m'étais basé précédemment sur la chronologie Vansina qui
situait le règne de Ruganzu au début du XVIIe siècle. Mais cette hypothèse vient d'être
bouleversée par une datation au carbone 14 effectuée sur la momie de Cyirima Rujigira,
qui fixe la mort de ce sixième successeur de Ruganzu Ndori précisément à cette époque
et non, comme le pensait Vansina, au milieu du XVIII e siècle. Van Noten (1972, p. 50)
propose 1635 comme date la plus probable pour les ossements. Par ailleurs Berger
souligne les difficultés que pose le problème crucial du raccord chronologique de la
dynastie bito du Nyoro avec celle du Rwanda (Berger, 1981, pp. 135-136).
27 Dans l'état actuel de l'information, il est donc très difficile de situer dans le temps la fin
de l'empire cwezi et l'arrivée des conquérants nilotiques au Nyoro. J'avais suggéré le
cours du XVe siècle en reprenant l'estimation d'Oliver (Oliver, 1955). Il est probable que
ces événements se situent plus près de 1400 que de 1500. En tout état de cause, il n'y a
pas lieu de renoncer à l'hypothèse, suggérée par les traditions orales du pays haya qui
présentent les Hinda comme un sous-clan bito issu des conquérants du Nyoro (L. de
Heusch, 1966, pp. 29-30). La conquête ultérieure par les Hinda des petits royaumes
haya, sur les marches méridionales de l'empire de Kitara, pourrait donc avoir
commencé au cours du XVIe siècle, comme le suggéraient déjà Ford et Hall (1947). Ces
remous sur le flan oriental du bastion montagneux rwandais expliqueraient ainsi le
surgissement du Karagwe de Ruganzu Ndori, le fondateur d'une nouvelle dynastie, à
une date que nous nous garderons bien désormais de préciser.

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Transformations mythologiques : un problème


historique et structural
28 Au Nyoro, au Nkore comme au Karagwe, les esprits Cwezi reçoivent un culte officiel par
l'intermédiaire de médiums attitrés et Wamara s'inscrit dans la généalogie dynastique
des nouveaux rois bito ou hinda. Dans les petits royaumes haya de Tanzanie, de
nombreux clans (de pasteurs ou d'agriculteurs) honorent un esprit cwezi particulier ;
mais le nom de Wamara revient le plus souvent. Il est notamment le génie tutélaire du
clan royal hinda au Karagwe comme en Ihangiro, au Kiziba et au Kiantwara (Cory &
Hartnoll, 1945, annexe V).
29 Mais un autre nom, celui de Ryangombe, apparaît aussi avec insistance. Neuf clans
honorent particulièrement ce Cwezi à qui Wamara aurait confié la garde de son bétail
(Césard, 1927, pp. 17-18).
30 Cependant Ryangombe ne figure pas parmi les parents de Wamara dans la généalogie
des Cwezi. Son nom n'est pas repris dans la liste des dix-neuf esprits cwezi établie par
Roscoe au Nyoro en 1923 (Roscoe, 1923, pp. 22-28). Au Nkore, il est cité comme chasseur
parmi les Cwezi (Oberg, 1970, p. 124). Il appartient à une classe inférieure d'esprits par
rapport aux grands Cwezi tels Ndahura et Wamara ; ceux-ci sont les maîtres, ceux-là
leurs serviteurs (Karugire, 1971, p. 84).
31 La figure de Ryangombe, passablement effacée, domine en revanche le mythe et le
rituel dans l'aire méridionale de la civilisation interlacustre. Il est le « roi des
Imandwa » dans le culte de possession kubandwa au Rwanda, au Burundi et au Buha ; il
est le fondateur du culte des esprits swezi (transformation phonétique de Cwezi) au
Sumbwa et au Nymawezi (L. de Heusch, 1966, pp. 282-294). Dès lors, j'ai été amené à
opposer une zone Wamara à une zone Ryangombe. Iris Berger reprend à son compte
cette distinction, en oubliant de me créditer de l'avoir établie. Elle se sépare néanmoins
radicalement de moi sur le plan de l'interprétation. J'avais montré qu'un processus de
transformation structurale permettait de passer de la légende haya (décrivant la
disparition sous terre de Wamara et des Cwezi) au mythe rwandais narrant la mort
tragique de Ryangombe (tué par un buffle) suivie du suicide de tous ses compagnons
(les Imandwa) appelés à séjourner en compagnie des morts au sommet du volcan
Karisimbi. Ryangombe comme Wamara sont de grands chasseurs et c'est au cours d'une
ultime partie de chasse qu'ils deviennent l'un et l'autre souverains de l'Au-Delà.
32 C'est bien sur les confins méridionaux de l'aire de domination bito-hinda, c'est-à-dire
en pays haya et au-delà, que l'on voit la pensée mythique substituer Ryangombe à
Wamara, après avoir éliminé ce dernier de la scène mythique. Plusieurs étapes
marquent cette transformation. Dans une version récoltée chez les Haya par Césard,
l'on voit d'abord Ryangombe surgir aux côtés de Wamara comme gardien de bétail de
celui-ci et esprit protecteur des troupeaux (Césard, 1937, pp. 17-18 et 1927, pp. 447-455).
33 La seconde étape est un changement spectaculaire de scénario, en pays sumbwa, au sud
du Haya, c'est-à-dire au-delà des limites de l'expansion des conquérants hinda. Wamara
est un perturbateur à la cour du roi hinda du Karagwe. Ryangombe, un esclave de celui-
ci, promet de venir en aide à tous ceux qui l'imploreront et fonde son propre culte en
compagne de Ngasa (Cory, 1955). Plus loin encore de la zone de domination hinda, chez
les Nyamwezi, le caractère extravagant et hors la loi de Wamara s'accentue. Il a épousé
une princesse hinda et vit à la cour du roi de Karagwe. Ryangombe est l'un de ses

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favoris, de même que Mugasa et Lubinga. Wamara qui entre en conflit en matière
religieuse avec le roi hinda se retire chez les siens, au Nkore où il se lie avec une bande
de brigands. Il devient voleur de bétail. Les Hinda refusent d'accepter la doctrine
religieuse de Wamara. Bientôt Ryangombe se sépare de Wamara, menacé par un
présage : il s'en va à la chasse. Wamara et ses fidèles disparaissent dans un tremblement
de terre et Ryangombe, qui a survécu au désastre, se mue en sauveur. Il fait annoncer
qu'il guérirait tous ceux qui l'imploreraient, et serait « le libérateur de tous ceux qui
sont attachés ». Mais il joue d'astuce. Il se présenta comme un Hinda et enjoint à ses
fidèles de rendre un culte à l'ancêtre éponyme Ruhinda, le fondateur de la nouvelle
dynastie. C'est sous cette couverture officielle que le nouveau culte se répand. Mais
celui-ci est manifestement en rupture de ban par rapport à l'ordre officiel hinda
puisque Ryangombe recommande à ses fidèles de voler, de commettre l'adultère, de
tenir des propos impudiques, de mendier, d'être gloutons, de braver toute autorité. A sa
mort, ses fidèles annoncent qu'il est parti préparer dans l'au-delà (dans la région des
volcans situés dans le nord -ouest du Rwanda) un lieu de séjour dont l'accès serait
interdit aux non-initiés (Bosch, 1930, pp. 202-207).
34 Ce récit prolonge directement la version sumbwa du mythe que je viens d'évoquer
puisqu'il fut rédigé en langue sumbwa par un Tutsi du Nyamwezi. Les Tutsi sont des
pasteurs dominants au Rwanda et le culte de Ryangombe leur est attribué en pays
sumbwa. Selon une croyance largement répandue en Tanzanie, le culte des esprits
swezi serait originaire de l'est, c'est-à-dire du Rwanda ou du Burundi (L. de Heusch,
1966, p. 284).
35 Mais curieusement, ni au Rwanda, ni au Burundi, Ryangombe, sauveur universel, n'est
présenté comme un membre de la caste tutsi dominante. En fait, il est en Tanzanie (au
Sumbwa comme au Nyamwezi) un rebelle hostile – au même titre que Wamara – au clan
dynastique hinda. Il fait donc figure de troublion. Et c'est cette fonction de contestation
mystique par rapport à l'ordre royal tutsi qu'il assume au Rwanda.
36 Lorsqu'il affronte le roi Ruganzu Ndori (qui est peut-être, rappelons-le, lui-même
d'origine hinda), Ryangombe le vainc, non par la force des armes, mais par son pouvoir
magique (L. de Heusch, 1982, pp. 207-210). J'ai suffisamment analysé ailleurs la
démesure anarchique de Ryangombe et de la petite troupe d'ilotes qui l'accompagnent
pour ne pas y revenir (L. de Heusch, 1982, chap. V). Bien que le culte soit représenté à la
Cour, une règle rigide interdisait au souverain du Rwanda d'être initié aux mystères du
« roi » Ryangombe. L'interprétation qu'en propose l'abbé Kagame me paraît
décidément trop faible : les initiés doivent se prosterner devant le medium qui incarne
Ryangombe lors des cérémonies ; or une telle attitude signifierait que le roi se soumet à
un autre, ce qui est évidemment inconcevable (Kagame, 1963, p. 62). Le roi Ruganzu
Ndori n'a-t-il pas vu cependant, selon le mythe évoqué il y a un instant, les armes de ses
guerriers se briser par une intervention magique décisive de Ryangombe ? Et, en
instituant son culte au moment de sa mort, celui-ci n'abolit-il pas les différences de
caste ? Au début du XXe siècle, un membre de la famille royale ne déclarait-il pas à
propos du culte de Ryangombe : « Nous laissons le travail (cultuel) aux Hutu (la caste
paysanne). Les Tutsi ne violent pas leurs traditions. Ni le roi, ni les grands Tutsi ne
peuvent devenir des Imandwa » (Loupias, 1908, p. 6). Berger reconnaît elle-même que
ce n'est qu'à une époque toute récente qu'un certain nombre de hauts personnages, y
compris la reine-mère, se firent initier, le kubandwa étant impliqué dans des intrigues
de cour (Berger, 1981, p. 84).

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37 Cette distance structurale entre la royauté réelle et la royauté mystique de Ryangombe-


Kiranga est moins nette au Burundi. Il est bien vrai que le culte est parfaitement
officialisé puisque, à la Cour, un dignitaire féminin, Muka-Kiranga, considéré comme
l'épouse de Kiranga, joue un rôle dominant dans le rituel royal des prémices. Elle est
considérée comme l'égale du souverain régnant (Berger, 1981, p. 84). Mais il n'en est
pas moins tout aussi vrai que Muka-Kiranga personnifie la paysannerie hutu, lorsque
son médium présidant aux travaux des champs souligne l'opposition à l'ordre pastoral
dominant en injuriant les vaches et en les chassant des champs (Zuure, 1929, p. 48 et
Bourgeois, 1956, p. 98). Les rois ne consultent pas les esprits du kubandwa et ne rendent
pas de culte à Ryangombe-Kiranga (Coupez, 1957, p. 627)). Cette information précieuse,
recueillie par Coupez de la bouche d'un informateur rundi, met en doute l'affirmation
d'I. Berger selon laquelle « les initiés peuvent accéder à la royauté » (Berger, 1981,
p. 77).
38 Sur ce terrain, Iris Berger me cherche une nouvelle querelle. Elle refuse mon
interprétation selon laquelle le kubandwa serait au Rwanda une contestation
symbolique de l'ordre royal tutsi. J'avais déjà essuyé précédemment les foudres de
Claudine Vidal (Vidal, 1967) sous prétexte que l'initiation présente des parallèles
frappants avec l'investiture royale. Mais comment s'en étonner alors que le kubandwa
offre à toutes les catégories sociales, aux hommes comme aux femmes, la possibilité de
s'identifier à un roi mystique, plus efficace sur le plan magique que le lointain roi
terrestre ? Le kubandwa évidemment ne prêche pas la révolution, mais un contre-ordre
royal imaginaire. Reprenant la critique de Claudine Vidal à son compte, Iris Berger
s'étonne cependant que j'ai pu affirmer que « la tension vers l'autonomie,
l'indépendance, la survirilité s'affirme plutôt au niveau du langage qu'au niveau des
actes » (L. de Heusch, 1966, p. 195). Insensible aux processus symboliques – qui
n'entrent pas apparemment dans la conception qu'elle se fait de l'histoire – Berger
estime que décidément je détruis (undermine) ici ma propre argumentation 4... En outre,
en interprétant le kubandwa comme je le fais, j'ignorerais que « la thématique du
renversement symbolique et du désordre institutionnalité peut servir à renforcer
plutôt qu'à contester les catégories classificatoires » (Berger, 1981, p. 82). Et voilà que
l'argument fonctionnaliste vient tout arranger !

Wamara et Ryangombe selon I. Berger


39 Rejetant toute interprétation structurale des mythes, Berger est résolument partisane
d'une histoire des religions éclatée, indifférente au sens. L'histoire du culte des Cwezi
qu'elle nous propose s'effectue en effet au prix d'une perte sémantique considérable.
40 La geste cwezi ne serait qu'un ensemble hétéroclite de traditions claniques régionales.
Le processus historique qu'elle tente de reconstituer, puisqu'elle est historienne – et
seulement historienne – est celui de la « nationalisation d'esprits qui n'avaient
auparavant qu'une importance locale et l'utilisation de leurs pouvoirs mystiques pour
renforcer les Etats » (Berger, 1981, p. XIII).
41 Selon Berger, les conquérants bito et hinda se trouvèrent partout confrontés à
l'opposition des autorités politiques autochtones qui s'exprimaient à travers leur
divinité propre, un esprit cwezi. Celui-ci n'a aucune autre fonction historique ou
mythique que celle de représenter un ancien clan dominant. Thèse tout arbitraire,
radicalement fonctionnaliste...

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42 C'est ainsi que le culte de Ndahura qui avait son siège principal à Mubende Hill
« appartenait » au clan Sazima, qui fournissait la prêtresse de son temple. Elle jouait un
rôle important dans les cérémonies de couronnement des rois nyoro (Berger, 1981,
p. 33). Quant à Wamara, son lieu de culte principal se trouvait plus au sud, à Masaka
Hill, dans le Bwera. Dans cette région qui recevait des pélerins venus de l'ensemble de
l'Ouganda occidental, le clan des Moli a longtemps conservé une indépendance
virtuelle. Voilà donc le clan moli déclaré propriétaire du culte de Wamara, sans aucune
considération pour les liens structuraux que cette figure mythique entretient avec la
précédente. Isaza, quant à lui, « représenterait » le clan sita, qui est toujours le plus
important numériquement au Nyoro et au Toro (idem, p. 33).
43 Arrivons-en à Ryangombe. Il s'agirait, selon Berger, d'une très ancienne divinité locale
associée au clan kirimbiri dans le sud-ouest de l'Ouganda, non loin de la frontière du
Rwanda. Ces liens sont indéniables et l'on sera reconnaissant à l'auteur d'avoir sorti de
l'ombre la figure du « roi des Imandwa ». Souverain mystique du Rwanda, Ryangombe
fait aussi figure, en Ouganda, de roi d'un petit Etat, le Gitara, situé entre le Mpororo et
le Ndorwa ; il était membre du clan dominant kirimbiri, qui est toujours représenté
dans le district d'Igara au nord du Mpororo (Berger, 1981, p. 59, d'après une étude
inédite de F. Géraud). Mais, se fondant sur la même source, Berger évoque aussitôt
après le témoignage d'un informateur du Nkore qui déclare : « le Cwezi Wamara a
donné le tambour Murorwa à Babinga, le père de Ryangombe, pour qu'il exerce le
gouvernement en son nom sur le Mpororo Rukiga ». On ne peut douter dès lors que le
personnage de Ryangombe fasse partie de la geste des Cwezi. C'est d'ailleurs ce que dit
expressément l'abbé Kagame (non cité par Berger) en confirmant le lieu d'origine du
héros : Ryangombe et ses compagnons sont des Cwezi (Ibicwezi), qui se seraient livrés à
un suicide collectif pour ne pas survivre à la mort de leur chef (Kagame, 1963, p. 62) ; ils
viennent « du Gitara », région du royaume actuel du Toro, en Ouganda. « Ils étaient,
précise-t-il encore, du clan des Cwezi (Abacwezi) lequel régna sur une vaste aire de ce
dernier pays » (Kagame, 1963, p. 61). On notera qu'il existe un doute sur la localisation
de ce « royaume » de Gitara, Kagame le situant, non près du Mpororo, c'est-à-dire non
loin de la frontière rwandaise, mais plus au nord, au Toro. En tout état de cause, le nom
Gitara n'apparaît pas dans l'histoire du Nkore entreprise par Karugire qui inclut
cependant celle du petit royaume de Mpororo, longtemps indépendant (Karugire,
1971).
44 Berger se garde bien de tirer parti de cette autre information, recueillie par Delmas, car
ce serait donner raison à ma thèse : « Wamara est Ryangombe et les Cwezi (Abacwezi)
sont les Imandwa des Nkore (Banyankole). Ils sont les mêmes que les nôtres, seuls
quelques noms ont changé » (Berger, 1981, p. 58).
45 A vrai dire, Berger ne peut nier l'existence de liens historiques entre la geste des Cwezi
et le mythe de Ryangombe ; mais elle est bien en peine de les expliquer. Elle se rallie
aussi, sans le reconnaître explicitement, à ma thèse selon laquelle le culte des Cwezi-
Imandwa s'est introduit au Rwanda à partir d'une région située quelque part au sud du
pays haya. Je lui suis reconnaissant d'apporter ici à mon argumentation un argument
nouveau de poids : le clan kirimbiri auquel, on l'a vu, appartient Ryangombe, se
retrouve au Buha, sur les confins méridionaux du Burundi (Berger, 1981, p. 59, d'après
des archives territoriales). Cette information est confirmée par J.H. Scherer ; dans trois
des six petits royaumes ha, les rois (tutsi) appartenaient au clan kirimbiri (Richards,
1960, p. 212). Berger en conclut à juste titre que le clan kirimbiri, originaire du sud-

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ouest de l'Ouganda, a pu jouer un rôle dominant dans la diffusion du culte de


Ryangombe dans l'aire méridionales de la civilisation interlacustre. Elle ajoute qu'un
second clan pastoral, celui des Yango, jadis dominant au Karagwe, aurait contribué à ce
processus. Mais cette hypothèse, je l'avais formulée dès 1966 (L. de Heusch, 1966,
p. 343). Je rappelle brièvement mon argumentation fondée sur la comparaison des
sources haya et rwandaises. Chassé du Karagwe par les conquérants hinda (encore
eux !), un groupe d'aristocrates yango (sans doute hima) pénétra dans l'est du Rwanda
où il donna une dynastie au petit royaume de Gisaka, qui conserva longtemps son
indépendance. D'abord réfugiés au Bugufi (une région située au carrefour du pays haya,
du Rwanda et du Burundi), les Yango ont très probablement contribué à l'introduction
du culte de Ryangombe dans ces deux derniers royaumes. Je m'appuyais notamment
sur le fait que les Yango observent la même interdiction totémique que Ryangombe-
Kiranga au Burundi : le singe nkende. Par ailleurs, les traditions orales du Rwanda et du
Burundi relatives au lieu d'origine du culte pointent vers la même direction : le sud du
premier royaume et du nord du second (L. de Heusch, 1966, p. 342). Mais pas plus au
Gisaka qu'au Rwanda, la tradition orale ne rattache la dynastie yango à Ryangombe. Il
faut donc en conclure que la religion populaire centrée sur ce dieu qui meurt pour
créer une religion de salut universelle était déjà constituée sous la forme de mystères
initiatiques avant son introduction au Gisaka d'abord, au Rwanda méridional et central
ensuite.
46 Seule la comparaison des rituels initiatiques dans l'ensemble de la civilisation
interlacustre permet de résoudre cette énigme. Je résume mes conclusions, que Berger
récuse sans raison valable. Il faut distinguer de ce point de vue trois sous-groupes dans
l'aire Ryangombe : le sous-groupe sumbwa-nyamwezi (incluant sans doute une partie
du Buha), le sous-groupe rundi (incluant probablement le Buha méridional), et le sous-
groupe Rwanda5. J'insistais sur le fait que cette division correspondait grosso modo aux
variations du mythe. Dans le premier cas, Wamara et Ryangombe coexistent, mais se
séparent, Ryangombe assurant seule le rôle de fondateur d'un culte révolutionnaire ;
dans le second, Ryangombe est plus généralement connu sous le nom de Kiranga et le
culte, bien que d'inspiration démocratique, est étroitement associé aux rites royaux.
Dans le troisième cas enfin – au Rwanda – Ryangombe, qui est seul en scène, comme au
Burundi, concurrence nettement le pouvoir royal sur le plan mystique et dénie les
différences de castes. Berger conteste le bien fondé de cette division sous prétexte
qu'elle est fondée sur la continuité (illusoire à ses yeux) d'une culture cwezi au nord et
au sud de la zone interlacustre (Berger, 1981, p. 66). Je dois donc m'expliquer. S'il y a
continuité, c'est bien dans l'ordre mythique, chaque région offrant une permutation
des données fournies par la geste des Cwezi. Cette argumentation resterait valable
quand bien même Berger – et d'autres – auraient raison de contester la réalité
historique d'une ancienne dynastie cwezi.
47 Mais il y a plus. Du point de vue strictement historique -c'est-à-dire sur le plan même
où se confine mon contradicteur – la frontière méridionale de l'expansion hinda est un
lieu critique. Elle me reconnaît même le mérite d'avoir découvert que la légende de
Ryangombe comportait une forte composante anti-hinda (Berger, 1981, p. 66). Mais
n'est-ce pas précisément le clan yango, déchu par les Hinda au Karagwe, qui aurait
contribué à l'introduction des mystères de Ryangombe au Rwanda ?
48 Or il se fait que le Bugufi, où le clan yango se serait réfugié après son exil du Karagwe,
occupe une position géographique charnière entre les trois sous-groupes rituels que j'ai

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cru pouvoir isoler. Il y a donc lieu de croire que c'est sur les confins de l'expansion
hinda (là où les rois cessent d'intégrer la tradition cwezi dans leur propre passé
historique) que s'est effectué le passage de Wamara, le roi cwezi, à Ryangombe le
rebelle, roi des Imandwa. Les divergences entre les rituels des trois sous-groupes du
culte de Ryangombe suggèrent aussi que des évolutions historiques divergentes se sont
produites à partir d'un même foyer, que l'on peut situer sur la frange sud du pays haya :
dans une zone englobant le Bugufi, le Bushubi et le Buzinza. Celle-ci est située en effet
entre les royaumes haya (placés sous le signe de Wamara) et le Sumbwa-Nyamwezi, où
Ryangombe domine. Au Rwanda et, dans une moindre mesure, au Burundi, en pays
tutsi, les mystères de Ryangombe perdent leur coloration anti-hinda, sans cesser pour
autant de se présenter comme une religion de contestation, rivalisant avec le pouvoir
magique des Rois. L'histoire décidément ne peut se passer de prendre en considération
les données de l'ethnographie et de les interpréter.
49 Berger voit fort bien que dans l'aire septentrionale, le culte des Cwezi se déroule dans
des temples dédiés à une divinité particulière où les cérémonies sont conduites par des
prêtres et des médiums qui constituent un petit groupe de spécialistes, alors que dans
l'aire méridionale apparaissent des cultes de possession largement ouverts à tous
(Berger, 1981, p. 68). Mais elle n'aperçoit pas que partout l'accession au statut de
médium possédé implique une initiation dérobée au regard, où apparaissent un certain
nombre d'éléments récurrents. Le fait qu'au Nyamwezi, ces initiés soient membres
d'une société secrète participant à la compétition pour le pouvoir, alors qu'au Rwanda,
ils entrent dans une vaste confrérie religieuse jouissant d'un statut purement religieux,
appelle sans doute une explication sociologique. Mais ces variations historiques ne
doivent pas nous aveugler. Il s'agit bien, quoi qu'en pense Berger, d'un seul et même
ensemble structural fondé sur la communication avec les dieux par le truchement de la
possession. Il n'y a aucune raison de dissocier de cet aspect rituel – décrit par Berger
comme un substrat commun – les deux grands systèmes de croyances, centrés
respectivement sur Wamara et Ryangombe.

Ryangombe et ses comparses


50 De nouvelles questions se posent depuis que fut écrit mon livre. On peut se demander
en particulier si le mythe de Ryangombe n'entretient pas au Burundi des rapports très
lointains avec la geste relative à un peuple autochtone disparu : les Renge. Ici
Ryangombe porte plus fréquemment le nom de Kiranga, son père est appelé Babingo ba
Nyundo et son grand-père Birenge ba Nyundo (Zuure, 1929, p. 39). Le terme Birenge
renvoie immédiatement aux Renge et nyundo désigne le marteau de forge. Au Rwanda
aussi, Babinga le père de Ryangombe est un descendant de Nyundo (Sandrart, 1939,
deuxième partie, p. 57). Berger fait remarquer à ce propos que les traditions du Rwanda
associent la dynastie renge, qui régnait jadis sur la moitié occidentale du pays, à la
forge (Berger, 1981, p. 37). Il se pourrait donc que Kiranga soit au Burundi le produit
syncrétique d'une ancienne divinité chthonienne locale avec la figure (évidemment
cwezi) de Ryangombe. Un premier informateur de Vansina soutient effectivement que
le culte du « roi » Kiranga a absorbé d'anciennes liturgies transmises par les Renge
(Vansina, 1972, p. 105). Mais un autre est parfaitement conscient de l'origine
septentrionale du culte : il affirme que les Cwezi (ibicwezi), les suivants de Kiranga,
quittèrent le Nkore, son pays d'origine (Vansina, 1972, p. 104). Il est remarquable que

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l'initiation au culte ait conservé au Burundi un trait capital de l'intronisation du


souverain du Nkore : le baptême dans la rivière, trait qui fait défaut dans le rituel de
Ryangombe au Rwanda (Roscoe, 1923, p. 57; Zuure, 1929, p. 63).
51 On ne peut douter que Kiranga ne soit un doublet de Ryangombe ; grand chasseur, il
meurt comme lui tué par un buffle ou une antilope (Vansina, 1972, p. 104). Mais la
présence dans le culte de Kiranga de nombreux esprits inconnus au Rwanda confirme
l'impression que le kubandwa est un culte syncrétique, absorbant d'anciennes divinités.
C'est sans doute ce qui explique sa reconnaissance comme religion nationale. Le
médium qui incarne à la cour Muka-Kiranga, la femme du dieu associée à l'agriculture,
est considéré comme l'égal du souverain règnant (Gorju, 1938, p. 45) et généralement,
selon l'observation de Berger, les mythes décrivent des relations de coopération entre
Kiranga et le souverain (Berger, 1981, p. 80) bien que, pas plus qu'au Rwanda, celui-ci
ne rende un culte à celui-là (Coupez, 1957).
52 Le phénomène du syncrétisme joue aussi au Rwanda. J'ai montré dès 1966 que le thème
de la dernière chasse tragique de Ryangombe s'inspirait directement de la chronique
légendaire royale décrivant le suicide du roi Bwimba Ruganzu, destiné à sauver le pays
(L. de Heusch, 1966, pp. 253-256 ; 1982).
53 Une autre question nouvelle surgit : pourquoi Ryangombe se trouve-t-il fréquemment
associé, dans l'aire culturelle méridionale, avec Mugasha ? Cet esprit ne joue aucun rôle
marquant dans la geste septentrionale des Cwezi, où il est présenté comme l'un des
demi-frères de Ndahura et oncle paternel de Wamara (Nyakature, 1973, figure II ;
Schmidt, 1978, p. 63). Il s'agit apparemment d'une très ancienne divinité locale des
eaux associée au lac Victoria, plus ou moins brouillée avec Ndahura. En effet, le mythe
nyoro raconte que le roi des Cwezi l'aurait exilé dans l'une des îles du lac (Nyakatura,
1973, p. 31). Selon la version nkore, Mugasha est le seul Cwezi à ne pas disparaître dans
le lac Kayikambara : il s'installe dans les îles Sese (lac Victoria) où il vit toujours (Oberg,
1970, p. 124).
54 Au Ziba, Mugasha entre en conflit avec le roi Wamara dont il convoite la fille. Mais
celle-ci est dégoûtée par ce pêcheur malpropre au statut inférieur. Mugasha argue qu'il
était le maître de toutes les créatures aquatiques. Il envoye un petit poisson auprès de
Wamara pour obtenir la main de la belle. Mais cet ambassadeur est malmené. Alors
Mugasha charge Nkuba la Foudre de combattre Wamara. Nkuba lance dans le palais une
énorme pierre sur laquelle Wamara se réfugie tandis qu'une pluie diluvienne s'abat
tout autour de lui. Il pleut pendant deux jours. Le palais est transformé en lac où jouent
l'hippopotame et le crocodile. Effrayé, le peuple charge ces deux animaux de conduire
la fille de Wamara auprès de leur maître. Celui-ci confectionne pour elle un vêtement
d'écailles de poisson. Alors Nkuba enlève le rocher et l'eau s'assèche. Kagoro, qui est
absent, revient à la cour et combat Mugasha. Mais la flèche qu'il lui décoche dans le
gras de la cuisse ne fait pas plus d'effet qu'un moustique. Mugasha l'assomme d'un coup
de rame. Kagoro ramène cependant la fille de Wamara auprès de son père. Le
lendemain matin, Mugasha vient à la cour implorer le pardon du roi. Il quitte son
domaine aquatique avec tous ses biens. Il se réconcilie avec Wamara ou, selon d'autres
versions, devient son serviteur. On construit pour lui une maison en dehors de l'enclos
royal (Schmidt, 1978, pp. 70-72).
55 Fait remarquable, ce Cwezi quelque peu marginal a une relation privilégiée avec la
dynastie du Ziba, qui est d'origine bito. Alors que généralement en pays haya, les
dynasties hinda ont une relation positive avec Wamara, considéré comme leur ancêtre,

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le roi du Ziba est l'allié des médiums de Mugasha contre Wamara et les Cwezi (Schmidt,
1978, p. 66). La position excentrique du maître des eaux se trouve donc exploitée ici à
des fins politiques. On comprend mieux qu'un rapprochement structural ait pu
s'effectuer, ailleurs, entre ce Mugasha, puissant magicien mais de statut social
inférieur, avec Ryangombe, le révolté, en rupture de ban avec Wamara. C'est ainsi que
s'explique la curieuse association des deux esprits dans plusieurs versions du mythe. Au
Nyamwezi, Ryangombe quitte Wamara en même temps que Mugasha : le premier s'en
va chasser tandis que le second s'en va pêcher en compagnie d'un certain Lubinga.
Ensemble Mugasha et Lubinga dérobent un grand nombre de vaches à Wamara qu'ils
emmènent dans une île du lac Victoria. Ryangombe seul fonde un nouveau culte qui fait
figure de religion de salut (Bosch, 1930, pp. 207-217). Au Sumbwa, loin de se séparer de
Ryangombe, Mugasha est avec celui-ci le co-fondateur de ces mystères (Cory, 1955).
Enfin au Rwanda, il se trouve être le gendre de Ryangombe. La légende qui le concerne
n'est qu'une réplique du récit ziba présenté ci-dessus. C'est ce que nous apprend une
note de terrain de Vansina, que je résume ici (Berger, 1981, p. 145).
56 Mugasa était un serviteur de Ryangombe avec qui il a de nombreux sujets de friction. Il
enferma Kagoro dans un rocher et demanda en mariage Nyabibungo, la fille de
Ryangombe. Mugasa l'emmena dans une île du lac Kivu et libéra Kagoro. Kagoro
suggéra alors à Ryangombe de proposer au couple de venir vivre après des Imandwza
en promettant à Mugasa qu'il ne serait plus jamais maltraité.
57 Cette version ne laisse pas de doute que Ryangombe est au Rwanda une permutation du
Wamara de la légende ziba. Mugasa et Kagoro sont ici les rares compagnons de
Ryangombe à faire l'objet d'un récit. Pierre Smith en analyse fort bien les traits
distinctifs. Mugasa, « connu dans les royaumes ougandais », est « un personnage
vulgaire et grossier, puant et méchant qui dégoûte tout le monde et exige des droits de
passage pour la traversée des cours d'eau », alors que Kagoro, son adversaire,
« représente l'idéal aristocratique, pastoral et guerrier ». Cette opposition possède une
dimension cosmologique car, face à Mugasa esprit des eaux terrestres, Kagoro est
« associé au feu du ciel » (Smith, 1975, pp. 74-75)6. Ryangombe complète enfin ce couple
d'oppositions en introduisant un troisième terme structural : « Alors que Ryangombe
'aime trop les vagins' et prend n'importe quelle femme de rencontre, Kagoro est un
raffiné à qui la plupart des filles soulèvent le coeur et qui ne pourra se marier, très
tardivement, qu'avec la plus parfaite... » (Smith, 1975, p. 74). J'ai longuement décrit
précédemment le caractère anarchiste de Ryangombe, roi-chasseur, opposé au modèle
du roi-guerrier (L. de Heusch, 1982, pp. 196-213).
58 Mais Mugasa et Kagoro sont intégrés dans la famille de Ryangombe : si le premier est
son gendre, le second est considéré comme son demi-frère ou l'un de ses fils (Arnoux,
1912, p. 282 ; Pagès, 1933, p. 364). Cependant, les traditions orales qui les concernent se
séparent : le cycle de Kagoro, entouré de Preux, appartient à la littérature profane.
Dans un récit rapporté par Smith, Kagoro affronte les Nyoro qui ont envahi le pays à
l'époque des rois Mukobanya et Mutabazi : il combat un roi bito (Smith, 1975,
pp. 263-283). La geste mythique devient ici chanson de geste.
59 La mythologie cwezi associe donc de manière privilégiée Mugasha (ou Mugasa) et
Kagoro, deux divinités cosmologiques qui appartiennent sans doute à une très ancienne
strate mythologique7. Mais dans la généalogie officielle des Cwezi du Nyoro, Mugasa
figure comme oncle paternel de Wamara alors que Kagoro est son cousin parallèle
patrilatéral (Nyakatura, 1973, figure II). Au Nkore, Mugasha figurait avec Wamara,

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Kagoro et une certaine Nyakiriro8 parmi les quatre Imandwa principaux à qui l'on
rendait un culte en faveur du roi règnant sur un autel construit dans le palais de la
reine-mère (Oberg, 1970, p. 161). Ils font partie des grands Cwezi, dont Ryangombe et
quelques autres sont les serviteurs (Karugire, 1971, p. 84). Il est remarquable de
constater que ces esprits de seconde catégorie sont loin de jouir du même prestige que
les premiers. Karugire va même jusqu'à affirmer que l'on craint leur pouvoir de nuire.
Les offrandes faites en leur honneur n'ont d'autre fonction que d'apaiser leur courroux
pour mettre fin à une infortune qui leur est attribuée; jamais Ryangombe n'est invoqué
en dehors de ces cas particuliers.
60 C'est donc bien à une transformation radicale de la figure de Ryangombe que nous
assistons là où il se substitue au bienveillant Wamara, usurpant son titre royal. Ce
processus s'accompagne partout de processus syncrétiques particuliers et l'idée de
présenter le kubandwa comme une religion parfaitement homogène est évidemment
tout à fait étrangère à mon propos. La mythologie cwezi – comme toute mythologie –
est assurément le produit d'un bricolage historique, mais celui-ci opère selon une ligne
de clivage structurale. Un dernier exemple. Dans la geste haya rapportée par Césard,
Mugasha accompagne Wamara au cours de sa partie de chasse nocturne, qui le conduit
dans le monde inférieur où il reçoit du bétail. Un troisième larron, Irungu, se joint à
eux. Dans la quête de la richesse bovine qui est l'objet de cette partie du mythe, les
personnages se complètent symboliquement. Si Mugasha est l'esprit des eaux terrestres
(voleur de bétail selon la version nyanwezi), Irungu est l'esprit de la brousse, de la terre
non cultivée. Ce sont donc bien les représentants du monde sauvage, non domestiqué,
qui entourent Wamara dans sa folle équipée cynégétique qui le mettra en possession du
signe majeur de la civilisation : le bétail. On comprend que Kagoro le raffiné ne se soit
pas joint à eux. Il interviendra plus tard. Dans la geste nyoro et nkore, il a pour mission
de récupérer le bétail volé aux Cwezi (Berger, 1981, p. 143). Et dans la geste nyamwezi
récoltée par Bosch, il se précipite à la poursuite de Mugasha qui vient de dérober le
bétail de Wamara.
61 Wamara-Ryangombe, Mugasha et Kagoro forment donc dans l'aire méridionale de la
civilisation interlacustre une espèce de trio structural, étranger à la geste cwezi au
Nyoro. Cette élaboration est assurément le produit d'une histoire religieuse
particulière, mais l'on voit mal quels conflits claniques pourraient en rendre compte.
62 C'est bien là la faiblesse de la thèse de Iris Berger. Son ambition est de nous persuader
que la religion est un facteur de résistance dans cette partie de l'Afrique (c'est le titre
même de son livre). Mais qu'en est-il en fin de compte ? Examinons la conclusion de son
ouvrage. De nouveaux conquérants se trouvent partout, affirme-t-elle, confrontés à
l'opposition des autorités politiques établies qui s'expriment au nom de leur divinité
propre. Dans certains cas, ces esprits étaient d'anciens symboles religieux autochtones;
dans d'autres, des divinités étrangères présentant une forte réputation anti-dynastique
(c'est tout particulièrement le cas de Ryangombe) (Berger, 1981, p. 89). Dans les deux
cas, poursuit tranquillement l'auteur qui nage en pleine conjecture, ces oppositions à
coloration religieuse « offraient aux dissidents le moyen de protéger leur propre
position ou de mobiliser une résistance anti-gouvernementale ».
63 Voilà comment l'on peut faire, en s'appuyant sur une sociologie politique sommaire,
l'économie du sens. Si l'histoire n'a pas, à proprement parler, de sens, elle infléchit
cependant sans cesse les structures signifiantes, dont la religion fait partie, et elle doit
donc être prise au sérieux. C'est ce que j'ai tenté de faire, là où l'entreprise ne me

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paraissait pas tout à fait désespérée. Mais l'histoire, telle que la pratiquent Berger et
bien d'autres menace l'anthropologie dans ses fondements mêmes.

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NOTES
1. Pierre Salmon à qui je dédie ces pages est une notable exception.
2. Prononcer tchwézi.
3. On comparera avec la figure du roi jumeau dans la royauté mundang du Tchad (Adler, 1982).
4. Plus subtilement, Marcel d'Hertefelt me suggère de parler plutôt de catharsis que de
contestation (d'Hertefelt, 1981, p. 76).
5. Berger juge sans fondement la division que j'ai proposée entre le buha septentrional et le buha
méridional (Berger, 1981, p. 66). Elle la reprend pourtant à son compte un peu plus loin en
observant que l'on retrouve dans le nord du Buha, (et non dans le sud) une série de termes
liturgiques qui mettent en relation cette religion avec la zone cwezi septentrionale (idem, p. 76).
6. On notera que dans le récit ziba, Nkuba la Foudre passe du côté de Mugasa dans son combat
contre le guerrier Kagoro.

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7. Le thème de l'opposition entre un génie (fruste) des eaux terrestres, opposé à un héros
(hypercivilisé), maître de la Foudre, se retrouve dans la geste luba du Zaïre (L. de Heusch, 1972,
chap. II).
8. On notera avec intérêt que cet esprit féminin se retrouve dans le kubandwa rwandais comme
demi-soeur de Ryangombe (Sandrart, 1939, deuxième partie, p. 55).

RÉSUMÉS
The structural analysis of myth, far from being incompatible with historical interpretation, can
in fact be a great aid to it. This article is in response to I. Berger's 1981 reproach of L. de Heusch
Rwanda et la civilisation interlacustre (1966) for believing “that spirits, myths and rites form a
unified system, reaching across time and space”.
The cult of possession of the Kubandwa in the interlacustrian region of Central Africa is seen from
both synchronic and diachronic points of view as a system of transformation. Despite new
information brought to bear by I. Berger, the author here maintains the essential argument
which he put forward in 1966: the myth and initiatory cult of Ryangombe in the southern part of
the interlacustrian civilization come from the myth of Wamara and from the worship of Cwezi
spirits in Nyoro and Nkore (Uganda).
History, as practised by I. Berger and others, is a threat to the very foundations of anthropology.

AUTEUR
LUC DE HEUSCH
Faculté des Sciences sociales, politiques et économiques – Université Libre de Bruxelles –
Belgique

Civilisations, 41 | 1993
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Les Turkana : aperçu général d'une


société pastorale
Patrick Wymeersch

Introduction
1 En dehors des Maasai, dont la réputation passe les frontières, le Kenya est une
mosaïque d'ethnies, fières jusque dans leur dénuement. Au Kenya, pays grand comme la
France, à peine 10 % des terres sont cultivables. La compétition entre le mode de vie
agricole et sédentaire et le mode de vie pastoral et nomade y ranime parfois les vieux
conflits ethniques. L'équilibre entre les agriculteurs de langue bantoue et les nomades
nilotes et couchites reste précaire.
2 Les Turkana, classifiés sous le vocable Nilotes des Plaines, sont aux environs de 250 000
et habitent le nord-ouest du pays dans une région extrêmement aride et désertique
entre le lac qui porte le nom de leur ethnie et l'Ouganda. C'est une région qui
appartient à la zone du climat sahélien : désert, caillasse, monticules de roches noires
et, çà et là, quelques épineux, des doums, de la brousaille, des arbustes chétifs et
torturés par le vent. Les points d'eau sont rares, espacés, parfois taris.
3 Demeurés longtemps en dehors de toute intrusion de l'état moderne – d'abord sous la
colonie et ensuite sous le Kenya indépendant – les Turkana, pasteurs nomades
parfaitement adaptés à un environnement hostile, ont pourtant dû, à la suite de la
grave sécheresse de 1961, diversifier leur économie pastorale. Certains sont devenus
pêcheurs.
4 Le lac Turkana est un phénomène extraordinaire de la nature. Situé au milieu d'un des
déserts les plus arides et les moins peuplés d'Afrique de l'Est, il s'étend sur près de 400
kilomètres de longueur et de 60 de largeur. Il est alimenté par des chutes de pluies qui
n'excèdent pas quelques centimètres par an et par l'Omo, venant d'Ethiopie.
5 Les Turkana du lac dépendent du palmier doum aux feuilles pointues qui sortent
directement du tronc comme d'énormes doigts. C'est le seul arbre qui réussit à vivre
dans cette région. On emploie le doum à tous les usages possibles. Son bois léger et

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spongieux sert à la fabrication des radeaux. La tige des feuilles est employée pour faire
les nasses à poisson et de fines lanières d'écorce servent de ficelle. Les feuilles
constituent le chaume du toit des huttes et l'on mange les fruits.
6 La pêche a connu un certain développement aux environs de Kalakol, avec la création
de coopératives. Cependant, le but de ce peuple est de renouer, dès la constitution d'un
nouveau cheptel, avec le mode de vie pastoral.
7 Tous les récits traditionnels concordent pour dire que les Turkana sont originaires du
Nord-Est de l'Ouganda, dans la région de Dodos. La date de leur dispersion au Kenya est
certainement antérieure au 17ème siècle. Ils repoussèrent les Maasai et d'autres ethnies
vers le sud et le sud-est.
8 A l'instar des Couchites et à l'inverse des Maasai, les Turkana ne pratiquent pas la
circoncision et la clitoridectomie. Nomades perpétuellement en quête de pâturages aux
confins du désert, les Turkana sont aussi de redoutables guerriers et voleurs de vaches.
Pour ces nomades, le bétail, les points d'eau et les maigres pâturages qui font
cruellement défaut pendant la sécheresse, sont l'enjeu journalier.

Les structures sociales


9 La filiation est patrilinéaire (awi), mais la maisonnée maternelle (ekal) est importante
pour un fils désireux de se marier et constituer les biens matrimoniaux qu'il devra
remettre à la parenté de sa future épouse.
10 Le jour de son mariage, l'homme donne en cadeau à sa femme une dizaine de têtes de
bétail. Ces bêtes lui appartiendront désormais. Mais comme bien souvent le montant
des bêtes reçues de la mère biologique est insuffisant, les guerriers constituent des
bandes de la même classe d'âge en vue de razzier les ethnies voisines (surtout Pokot et
Toposa) afin de se procurer le bétail nécessaire pour leur mariage.
11 L'unité sociale minimale est le kraal (awi) [à remarquer que les termes de parentés sont
souvent des termes architecturaux] constitué par un homme et ses frères, tous mariés
avec une ou plusieurs épouses ainsi que leurs enfants qui, à leur tour, peuvent être
mariés et avoir aussi déjà des enfants. Les affaires privées (administration) sont traitées
par l'aîné du kraal.
12 L'unité économique minimale est également le kraal, car nous avons à faire à une
économie pastorale autarcique. Cependant, le chef du kraal entretient des relations
d'amitiés avec un homme d'un kraal voisin : on se donne régulièrement et
mutuellement des têtes de bétail en usufruit. Le système à un double but :
• nouer et/ou entretenir des relations de bon voisinage dans une région très hostile où
survivre est constamment à l'ordre du jour. On peut ainsi faire appel à l'ami en cas de
disette ;
• à cause du 'sport favori', le vol de bétail, chaque individu essaie de se préserver du pire en
installant une partie de son troupeau chez un ami, dans l'espoir que le vol n'aura pas lieu
chez lui. De cette façon l'homme peut plus facilement se reconstituer un troupeau, signe
infaillible de richesse et de statut social.
13 Les Turkana sont acéphales. Du point de vue politique (les affaires publiques du
groupe), l'unité maximale est l'adakar, c'est-à-dire littéralement 'la région
géographique où les animaux des différents kraals broutent en commun'. L'adakar
varie d'année en année, mais est toujours habité par les mêmes gens des différents awi.

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Le camp de base, awi napolon, est situé dans l'adakar et est habité de façon plus ou
moins continue par les plus vieux et les plus jeunes enfants. Les jeunes guerriers
nomadisent parfois très loin du camp de base. Ils habitent alors un awi abor ou camp
temporaire.
14 Les membres vivant dans le même adakar ne sont pas nécessairement de la même
parenté (famille étendue et clan). Les Turkana choisissent plutôt comme voisins de
bons amis que des gens de la parenté. La famille étendue (eowe) est donc divisée
territorialement. Il n'y a pas de lignages segmentaires ou fissionnaires. Les clans
(ekitela), 28 au total, ne sont pas corporatifs et n'ont plus aucune fonction sociale et
politique. Ils ne jouent même plus de rôle dans le mariage dit exogamique.
15 Chaque adakar possède des puits d'eau creusés dans le lit asséché d'une rivière.
L'adakar peut refuser l'eau à des gens de passage si une demande explicite n'est pas
formulée.
16 Le rituel politico-religieux le plus important est l'akipeyore. C'est une communion de
tous les initiés mâles de l'adakar qui se réunisent toutes les semaines. Chaque homme
va, à tour de rôle, offrir un animal en sacrifice. Il est rituellement abattu, grillé et
mangé. Cet lors de ce rituel que les vieux traitent des affaires publiques des membres
de l'adakar et de ceux des adakar voisins.

L'art corporel
17 La première richesse de cette société c'est, évidemment, le bétail qui assure sa
subsistance. Tout se structure, s'organise donc autour et en fonction des animaux. Les
guerriers passent une partie de leur vie à pousser les troupeaux de pâturages en points
d'eau. Ils mènent, à travers des déserts interminables, une existence austère, presque
ascétique. Ils sont armés comme leurs ancêtres : lance et massue ne les quittent jamais.
La garde du petit bétail, chèvres et moutons, est confiée aux jeunes enfants. Le pacage
les entraîne moins loin du camp de base.
18 Les Turkana se divisent en petits groupes familiaux extrêmement mobiles pour tirer
leur maigre subsistance d'une terre hostile à la végétation éparse. Ils parcourent ainsi
des distances variées et ne possèdent qu'un minimum de biens matériels qu'ils doivent
être capables de rassembler aisément dès que nécessaire, afin de migrer sans
encombrement. Tout ce qu'ils possèdent doit être porté à dos d'âne.
19 Leurs habitations sont de simples structures de branchages et de peaux d'animaux. Aux
alentours du lac, les huttes ressemblent à des ruches faites de palmiers doums enfoncés
dans le sable. Chaque homme a plusieurs femmes, et chaque femme habite une hutte
avec ses enfants biologiques. Dans ce contexte, l'architecture et autres expressions
artistiques qui exigent un mode de vie plus stable, tels que le moulage des métaux ou la
sculpture sur bois, n'ont guère l'occasion de se développer ; c'est donc sur eux-mêmes
que les gens ont dirigé leur créativité, leur besoin d'embellir et de décorer.
20 Les Turkana accordent une importance particulière à la forme naturelle du corps. Ils
portent peu de vêtements, mais rehaussent leurs traits à l'aide de peinture et de
graisse, et arborent des coiffures et des couvre-chefs compliqués. Des bijoux soulignent
leurs membres élancés, aux gestes gracieux. Cet art sert de langage signalétique. Il
renseigne sur l'âge de l'individu, les exploits qu'il a pu accomplir et sa position sociale.

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21 Leurs ornements proviennent en général d'éléments naturels glanés dans leur


environnement : os, dents, coquillages, peaux, pierres, argile. A partir de ces simples
matériaux, et avec beaucoup d'imagination, ils réussissent à créer de beaux effets
dramatiques. Au début du siècle, des perles produites à profusion en Europe se
négocient par millions le long de la côte orientale. Elles vont donc vite remplacé
certains éléments de décoration naturels, tels que coquilles d'oeuf d'autruche. Les
ornements sont très variés et font preuve d'imagination. Des colliers de toutes tailles et
de toutes formes, faits de lourdes perles enfilées sont portés par rangs multiples autour
du cou. On les recouvre souvent de graisse rouge pour éviter l'échauffement de la peau
de la nuque et des épaules et pour les protéger des parasites. On coud également des
perles sur les jupes de cuir.
22 Pour les Turkana, l'art corporel a toujours été un facteur important de l'expression
artistique. Les bijoux colorés qui accentuent le mouvement servent à rehausser cet art
et permettent des effets artistiques rarement égalés dans les autres parties de l'Afrique.
Ces ornements fournissent en outre des renseignements précis sur ceux qui les
arborent ; savoir les identifier et les comprendre revient par conséquent à mieux
connaître les individus.
23 Les femmes Turkana s'habillent de peaux d'animaux, qu'elles passeront plus d'un
après-midi à enjoliver sous un soleil brûlant. Les petits enfants ne portent qu'un simple
rang de perles, et les adolescentes de minuscules cache-sexes, décorés de perles
multicolores ou de coquilles d'oeuf d'autruche. Ces vêtements s'allongent au fur et à
mesure qu'elles approchent de l'âge nubile. Elles se cousent des pendentifs de perles et
de cauris dans les cheveux.
24 Les hommes utilisent l'argile pour façonner leurs savantes coiffures. Ils en enduisent
leurs cheveux divisés en petites tresses, dont ils forment un chignon à l'arrière du
crâne. Ils affirmeront leur élévation sociale en y insérant des plumes d'autruche
maintenues par des supports de boyau de vache ou de macramé, que l'on met en place
quand l'argile est encore humide. On recompose la structure avec soin tous les trois
mois.
25 Les Turkana se font arracher les dents de la mâchoire inférieure pour obliger celles du
haut à saillir d'avantage et pour ne pas être gêné par le labret dans la lèvre inférieure.
Dès l'enfance, on perce les oreilles des garçons et des filles en prévision des simples
boucles d'oreilles en métal qu'ils porteront fièrement.
26 Du fait de sa rareté, on n'emploie l'eau que pour la boire, jamais pour se laver. La
toilette est faite avec de la graisse dont les Turkana se frottent la peau.

Vivre du troupeau
27 Les Turkana sont organisés autour d'un système de classes d'âge, ou générations. Tout
individu de sexe masculin traverse obligatoirement une série d'étapes bien définies, qui
exigent de lui certains devoirs et un comportement conforme à la tradition. Ces étapes
sont au nombre de trois : l'enfance, l'âge de guerrier et l'âge d'aîné. Le passage d'un âge
à un autre est toujours marqué par des cérémonies rituelles très élaborées. Pour les
femmes, le processus est plus simple : elles passent directement de l'enfance à l'âge
adulte au moment de la puberté.

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28 Les migrations peuvent couvrir jusqu'à 200 kilomètres, sur des itinéraires habituels ou
occasionnels. Chaque jour, le troupeau se déplace du kraal vers les pâtures, le point
d'eau et les terres salées. Tous ces mouvements sont une technique d'élevage, mise au
point depuis des siècles et fixée par la coutume. Le matin très tôt le bétail part en quête
d'herbe, accompagné de ses gardiens ; il parcourt aisément de 10 à 20 kilomètres
chaque jour pour revenir le soir au kraal. Quand l'eau se fait rare, quand les troupeaux
ont épuisé la végétation environnante, ou simplement quand le campement devient
trop sale, les Turkana se remettent en route. Ils installent sur le dos de leurs ânes tous
leurs ustensiles de ménage. Dès qu'ils trouvent un nouvel endroit propice à
l'établissement d'un autre campement, ce sont les femmes et les enfants qui
construisent les habitations. Sur des armatures de branches fléchies, on pose des peaux
de bêtes et des feuillages.
29 Les Turkana élèvent à la fois des vaches, des dromadaires, des chèvres, des moutons et
des ânes. Ces animaux leur fournissent le lait, élément crucial de leur alimentation,
ainsi que les peaux qui leur permettent de construire leurs habitations, de se vêtir, de
s'étendre sur des litières. Ils constituent leur unique source de richesse, leur monnaie
d'échange, leur héritage et, par dessus tout, leur religion.
30 Contrairement aux bovins qui doivent paître, le dromadaire, comme la chèvre, broute
et se nourrit d'épineux et d'écorces rugueuses. Il peut se passer d'eau pendant quinze
jours ou plus et, quand il boit, il fait des provisions pour quinze autres jours. Sauf en cas
de détresse ou à l'occasion de cérémonies spéciales, les pasteurs Turkana répugnent à
abattre leurs dromadaires pour la chair. Quand ils le font, ils la mangent et utilisent la
peau pour fabriquer des pots.
31 Ces diverses espèces animales coexistent sur les pâturages et leur garde est confiée à
des garçons de divers âges, ce qui est un avantage pour l'éleveur. Toutes ces espèces
sont bien adaptées au milieu très difficile. Les Turkana sont très attentifs à la sélection
des races, pour maintenir celle qui lui convient.
32 Dans l'ensemble, le bétail est élevé pour ses multiples produits : le lait, la viande et le
sang. La base de la nourriture est le lait, mais il faut laisser leur part aux veaux qu'on
engraisse. Les conditions de vie sont si précaires que les hommes ne doivent leur survie
qu'au lait et au sang. Pour recueillir ce sang, il faut saillir une veine en plaçant un
garrot au cou. Mélangé avec du lait, ce breuvage alimente les habitants du kraal. Le
beurre sert d'avantage comme cosmétique que comme nourriture. La bouse séchée sert
aux feux de cuisine et de garde ; les poils, peaux, cornes, os et urine sont récupérés
pour fabriquer toutes sortes d'objets et pour nettoyer les pots.
33 Le bétail est la seule richesse, un capital qui s'accroît tout seul, en quelque sorte. Sa
gestion réclame plus de savoir-faire que de travaux pénibles : l'homme se borne à
défendre son troupeau, en le gardant dans un enclos d'épineux durant la nuit. Il creuse
des puits et doit puiser pour les abreuvoirs.
34 La garde d'un troupeau, au milieu d'autres troupeaux et de leurs pasteurs, est affaire de
courage et de relations humaines plutôt que de force physique. Il faut se renseigner sur
les régions atteintes par la sécheresse ou mieux arrosées, sur le mouvement de
nombreux autres troupeaux. Il faut négocier pour éviter les querelles autour des puits
et, éventuellement, se défendre contre les razzias ou lancer une expédition pour
récupérer son bien ou augmenter son propre troupeau.

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35 De nos jours encore, les Turkana n'abattent pas leurs bêtes pour vendre la viande aux
boucheries, mais seulement à l'occasion des fêtes et rituels religieux. Pour un
économiste moderne, c'est un scandale : un capital si important qui reste improductif.
En fait, l'économie traditionnelle est orientée non vers le marché, mais vers la
satisfaction de besoins humains. Constamment les Turkana ont besoin de leurs animaux
comme monnaie d'échange dans les transactions sociales en vue d'un mariage et dans
les multiples circonstances où la coutume veut qu'on fasse un cadeau.
36 La merveille d'un troupeau, c'est qu'il s'accroît de lui-même ; quand ce capital
augmente, la vie de la famille est assurée, les femmes portent de nombreux colliers en
perles multicolores. Malheureusement, un troupeau est fragile, il dépend étroitement
de l'environnement. Sans doute résiste-t-il mieux que les plantes cultivées à la
sécheresse : le bétail trouve toujours de quoi manger puisqu'il peut se déplacer. Aux
aléas du climat s'ajoutent les épizooties : on se souvient encore de la catastrophe que
fut la peste bovine des années 1890, qui décima les troupeaux.
37 Devant ces dangers, le raisonnement du Turkana consiste à laisser croître le troupeau
le plus possible et à le disperser autant que la sécurité le permet. Ainsi en cas de
catastrophe ou de razzia, tout le troupeau n'est pas perdu, il reste de quoi
recommencer un cycle d'expansion. Mais quand les troupeaux se multiplient, ils
mettent en danger l'équilibre écologique : les plantes surpâturées n'ont plus le temps
de repousser ; sur les itinéraires obligés et autour des puits, la couverture végétale est
piétinée et détruite. C'est pourquoi les Turkana vont toujours plus loin ; encore faut-il
qu'il y ait de l'espace disponible, ce qui pose actuellement des problèmes en cas de
sécheresse générale.

Hommes et bêtes en symbiose


38 La vie du pasteur n'est pas un métier ordinaire, qu'on exerçerait pour l'argent qu'on en
tire ; ce n'est pas un gagne- pain pour individus passionnés de vie libre et de grands
espaces. C'est par contre une manière d'exister en famille, de génération en génération.
39 Troupeau et famille se parasitent mutuellement, en ce sens que chacun vit de l'autre. Le
troupeau est même conçu comme le double, l'ombre de la famille. Le bétail représente
pour les Turkana non seulement la nourriture assurée, mais aussi la possibilité
d'acquérir des femmes et donc des enfants.
40 Plus qu'une affaire économique, la vie pastorale est un système social total. Le troupeau
est le fondement de la permanence et de l'accroissement de la famille. C'est un héritage
qui vient des ancêtres et qu'il faut transmettre aux descendants. Dans la famille, on
connaît tous les noms des vaches, leur généalogie, leurs descendants.
41 La gestion d'un troupeau est une affaire collective, elle suppose qu'on entretient un
crédit social. Une famille n'est jamais seule sur son territoire (adakar), elle vit au milieu
d'autres éleveurs de la même ethnie, qui ont aussi leurs troupeaux. Cette situation
requiert des hommes une grande habilité pour négocier et une position sociale que le
chef de famille acquiert et transmet à ses enfants. Il lui faut rassembler des
informations sur l'état des pâturages suivant les aléas de la météo, sur la position des
autres troupeaux, les espaces libres et les itinéraires praticables. Il lui revient de
prendre les décisions pour apaiser les conflits, négocier des alliances et,

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éventuellement, monter une razzia. Toutes ces choses qui supposent un vaste réseau de
communications et de solidarité entre les familles.
42 La fécondité humaine et animale de laquelle l'avenir dépend, joue un rôle important
dans la vie de chaque jour et ses aspects rituels. Par tradition, l'enfant est élevé au sein
parfois jusqu'à deux ou trois ans. Au cours des premières années, la mère porte l'enfant
sur le dos presque toute la journée. Ils sont, de ce fait, toujours très proches
physiquement et il est rare d'entendre un bébé pleurer par besoin de tendresse, de
contact maternel.
43 Pour garder son troupeau, l'éleveur a besoin de main-d'oeuvre : les enfants. En effet,
pour le Turkana, la véritable richesse du kraal, c'est l'enfant. Celui qui a une
importante progéniture, est hautement considéré et peut souvent exercer une grande
influence sur les affaires publiques.
44 Le pasteur travaille donc en famille ; il confie à ses enfants diverses tâches selon leur
âge. L'enfant travaille très tôt et il est courant de voir un gamin de six ans, avec ses
frères aînés, faire parcourir au bétail 20 kilomètres en un jour. A dix ans, on lui confie
la garde des veaux, des moutons et des chèvres. Pendant ce temps, les filles apprennent
leur métier de femme : transporter l'eau, ramasser le bois, traire etc.
45 Les parents ont tendance à retarder le mariage de leur fils : en effet, le jeune a un
troupeau à lui, formé au long des ans depuis sa naissance, mais ces bêtes restent dans le
troupeau paternel. Au moment du mariage d'un fils, le père a besoin de plusieurs têtes
de bétail, comme biens matrimoniaux qui iront à la famille de la fille. Ce système de
compensation fait que souvent un garçon ne se mariera que grâce aux bêtes reçues à
l'occasion du mariage de sa soeur. L'intérêt des familles, c'est que les mariages soient
bien équilibrés entre voisins et ennemis potentiels : ainsi les solidarités naturelles sont
renforcées, les coups de main moins à craindre.
46 Les pères exercent un contrôle considérable sur les affaires de leurs enfants, même
après qu'ils aient atteint l'âge adulte. Un pasteur doit le plus souvent attendre la mort
de son père pour disposer comme il l'entend de tout ou partie du troupeau de la famille.
47 De leur côté, les fils désirent prendre leur indépendance, ils veulent se marier sans
tarder, de sorte que leurs intérêts s'opposent souvent à celui des parents. Il n'est pas
rare que les rapports entre père et fils soient tendus ; par la coutume, ils ne mangent
pas ensemble. Ce qui n'empêche pas la confiance, une affection réciproque. Le père sait
qu'un jour, il pourra compter sur l'aide de ses enfants et ceux-ci reconnaissent
l'expérience pastorale du père.
48 Les jeunes sont donc mis au travail dès leur enfance, ils apprennent le métier en
grandissant. Vivant ensemble au camp avec ceux de leur âge, ils gardent ensemble les
bêtes en brousse, ce qui développe chez le Turkana le sens de la responsabilité et de la
coopération.
49 Il n'est pas de vie sans eau ! Nulle part dans le monde cette évidence n'est plus
dramatique que chez les Turkana. Ils ne peuvent pas avoir de foyer fixe. Ils doivent
suivre les nuages de pluie, aller d'un trou d'eau à un autre trou d'eau et, quand leurs
dromadaires, leur bétail ont tondu les pâturages, se déplacer encore. Cette quête de
pâturages et d'eau instaure un mode de vie particulier, épuisant pour hommes et bêtes.
50 La vie des jeunes gardiens suit donc le rythme des saisons : dispersion puis
rassemblement. A la saison sèche, bergers et troupeaux s'en vont : les garçons sont
libres, laissés à eux-mêmes. Par contre, la saison des pluies ramène tout le monde au

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camp de base : c'est alors l'époque des fêtes, des amours, des mariages, mais aussi des
contraintes sociales. Le campement devient alors le théâtre de toutes les activités
rituelles.
51 Contrairement à d'autres pasteurs-nomades, le campement de base ne suit pas tout le
troupeau. La plus grande partie des bêtes, sous la direction des jeunes guerriers qui
s'installent dans des campements mobiles, part pour plusieurs mois. Le reste du bétail
demeure sur place et assure la subsistance des gens du campement de base ou awi
napolon.
52 Enfin, citons parmi les travaux féminins : traire, baratter, préparer la nourriture, laver
la vaisselle de bois et de cuir, nettoyer le kraal, entretenir le feu, construire des abris.
La femme Turkana a une vie moins éprouvante que sa soeur cultivatrice : elle est
souvent mieux nourrie, avec un régime plus riche en protéines. On compare volontiers
la femme à une vache. C'est que la femme, comme la vache, signifie permanence et
croissance de vie.

La passion pastorale
53 On a souvent parlé de manie ou de complexe pastoral, comme si c'était une anomalie. Il
s'agit plutôt d'une manière d'exister, un choix humain.
54 Quand on aime le bétail, c'est une passion et la vache devient merveilleuse. On 'adore'
la vache et la tauromachie est inconnue. Certes, on ne trouve pas non plus de temple en
honneur d'Apis ou de Hator comme dans l'ancienne Egypte, cependant les Turkana
pratiquent avec ferveur une vie d'intimité. On 'est' dans le bétail ! Un Turkana sans
vache est un homme mort.
55 Si par le fait de la sécheresse, le troupeau meurt, le pasteur est ruiné, sans ressources.
Mais c'est encore plus un homme humilié, profondément affecté. Un secours en vivres
peut sans doute l'aider, mais l'homme ne retrouvera sa fierté, son goût de vivre, qu'en
recommençant son troupeau.
56 En français le mot 'vache' a une connotation péjorative ! C'est tout le contraire pour les
Turkana. Chez eux, on pourrait parler de la 'culture bovine', qui s'exprime de multiples
façons, par exemple dans la profusion du vocabulaire. Les animaux reçoivent des noms
très poétiques, qui servent aussi à nommer leurs maîtres : on appelle un ami intime du
nom de son boeuf favori. Ils composent même des chants pour leurs bêtes préférées.
Tout en elles peut inspirer le lyrisme des gardiens, provoquer leur admiration. La
couleur de leur robe donne lieu à des associations d'idées inattendues. Le jeune homme
choie son boeuf favori. Il malaxe ses cornes de façon à leur donner des formes étranges.
57 Les guerriers dansent autour de leurs bêtes. C'est un ballet extraordinaire, merveilleux.
La poussière qui enveloppe les danseurs d'un nuage transparent, percé par les rayons
de la lune, enflamme leurs coiffures, jetant des ombres étranges autour d'eux. Le corps
nu des guerriers, frotté de graisse, luit. Ils dansent en formant un demi-cercle,
exécutent une série de pas glissés, chantent. Les jeunes filles ont la voix haut perchée.
Les guerriers leur donnent une réplique d'un ton rauque, solennel. Les vieux, drapés
dans leur orgueil méprisant, émettent des sons gutturaux.
58 Vers 18 h, le bétail rentre des pâturages en longues files. Il vient passer la nuit au kraal,
par mesure de sécurité et pour donner du lait à ses habitants altérés. On comprend qu'il
faut aimer le bétail pour supporter sa compagnie. Dans les conditions matérielles où se

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trouvent les Turkana, c'est une ascèse continuelle. En effet, la présence des bêtes attire
les mouches et il faut se faire à l'odeur de la bouse. Pour éloigner les insectes, on
entretient des feux ; mais la fumée finit par imprégner les gens et tout le matériel.
59 A l'image des garde-boeufs qui se posent parmi le bétail, le Turkana est souvent
longiforme et patient : il peut se tenir debout pendant des heures, immobile, attentif à
tout ce qui se passe dans les environs. Il a une âme de combattant : habitué à défendre
son troupeau, il sait se servir d'une lance et son idéal est le guerrier qui n'a peur de
rien. Endurant et sobre, il ignore le confort. Par fierté, il sait dominer ses besoins.
Courageux, téméraire même, il n'en est pas moins un homme intelligent, rusé, expert
en négociations. Il invente mille et une façon de berner l'autre. Il est maître dans l'art
de parler sans jamais livrer sa pensée.

Les rituels
60 Un élément important de la pensée religieuse est l'opposition entre la brousse et le
kraal : en-dehors menaçant et en-dedans familier. La vie du Turkana se déroule dans un
univers concret : la nature, connue certes, mais qui réserve toujours des surprises. C'est
la brousse, avec ses montagnes, ses fauves, ses plantes ; c'est encore la voûte du ciel
avec le soleil qui brûle, l'obscurité et ses pièges, la tornade qui arrose et l'éclair qui
foudroie. La question primordiale est alors : comment la nature peut m'être favorable ?
61 Le Turkana a cet avantage sur l'agriculteur qu'il voit venir à lui le bovin comme
manifestation précieuse de l'en-dedans familier. La vache est une sorte d'hôte,
bénéfique en tout point, reçue par l'homme qui la défend et l'accompagne dans son
double mouvement du pâturage au kraal. Elle est un don fait à l'homme-en-famille-au-
campement, c'est-à-dire à l'homme en quête de continuité, de permanence, de sécurité
et d'accroissement. Reçu des ancêtres et transmis aux descendants, le bovin fait partie
de la famille : par sa continuité, le troupeau devient une sorte de sacrement familial.
62 Cependant, la vie avec le troupeau connaît elle aussi ses aléas : maladie des hommes et
du bétail, sécheresse, accidents, mort. Le Turkana se trouve alors affronté à l'en-dehors
menaçant. Alors le chef de famille va utiliser le bovin pour calmer ces forces
dangereuses et menaçantes. Il va le renvoyer d'où il vient pour obtenir à nouveau la
bienveillance du sort : santé, prospérité, vie et bonheur. Ce sera le sacrifice du bétail.
63 On a souvent rendu le terme local Akuj par Dieu : mais ce mot est chargé de
signification théologique occidentale, il ne peut rendre la visée originale des Turkana.
Ainsi, En-Haut est le gardien des jours, des années, c'est lui qui donne la pluie ; mais
c'est encore son action qu'on reconnaît dans des anomalies comme les maladies. Là où
l'Occident manipule des entités, des êtres définis, les Turkana considèrent les
événements qui leur arrivent, bons ou mauvais, comme des manifestations de l'en-
dehors menaçant qui les cerne.
64 Le bétail est venu vers les ancêtres et ceux-ci l'ont accueilli, désormais, ils demeurent
ensemble. Une coutume illustre cette croyance : les Turkana enterrent leurs morts au
milieu du kraal. La vie entière, du berceau à la tombe, se déroule sous les auspices du
bovin. Le nouveau-né reçoit un nom bénéfique ; on évite de lui donner le nom d'un
raté ; on choisit plutôt celui d'un parent qui a du prestige et on ajoute un surnom
d'après les plus belles bêtes du troupeau. On éprouve la chance du nouveau-né en lui

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39

sacrifiant une chèvre. A l'occasion du mariage, on présente le troupeau du jeune


homme. La famille de la jeune fille reçoit des têtes de bétail.
65 Le rituel de l'akipeyore est le plus impressionnant. Tous les adultes initiés de la région
se donnent rendez-vous et se réunissent sous un arbre sacré. L'aîné, marchant et
brandissant sa lance, explique le pourquoi du sacrifice et finalement frappe l'animal de
son arme. La façon dont l'animal tombe signifie l'acceptation ou le rejet de la victime
et, dans ce dernier cas, il faudrait en immoler une autre. Après avoir mangé, l'homme-
médecine (emuron) parle très longtemps, frappant le sol de son bâton pour donner de
la force à ses phrases. Ce sacrifice est fait pour le bénéfice du groupe. Le sacrifice va
être l'occasion de réunir les familles vivant dans l'adakar et de renforcer les liens socio-
économico-politiques.

Les projets de 'développement' et l'avenir des Turkana


66 Le Kenya moderne veut coûte que coûte alphabétiser les nomades du nord. Bonne
initiative pourrait-on dire ! Cependant, l'alphabétisation se fait par des 'étrangers' dans
une langue étrangère, le Kiswahili. Les enfants Turkana n'ont aucun point de repère,
car les cours ne sont pas adaptés à la réalité socio-économique. De plus, les instituteurs
ne s'en cachent pas pour dénoncer le 'primitivisme' de leurs élèves. Nous connaissons
plusieurs cas de jeunes qui refusent obstinément de poursuivre leur scolarisation parce
qu'ils sont la risée de leurs camarades de classe. De plus, l'alphabétisation se fait pour
une grande partie autour des missions et ceci a des conséquences sur plus d'un point.
Comment alors alphabétiser convenablement ces jeunes pasteurs :
• à partir de la langue maternelle (mais le Kenya n'échappe pas non plus au syndrome du
'nation building' en utilisant une seule langue),
• un enseignement qui pourrait jeter un pont entre le mode de vie pastoral et le
'modernisme',
• une alternance école / vie au kraal.
67 Qui plus est, un enfant qui va à l'école, n'est pas remplacé par quelqu'un d'autre dans sa
tâche économique, si petite soit-elle. La conséquence est la déstructuration de la
société.
68 Le gouvernement kenyan, avec l'aide de la coopération, a foré un peu partout dans la
région turkana des puits modernes sans avoir fait une analyse anthropologique
préalable. Les conséquences sont désastreuses :
• les membres des adakar se disputent les droits aux puits,
• vu la facilité relative d'obtenir de l'eau, les pasteurs restent plus longtemps confinés aux
abords des puits avec un nombre surélevé de têtes de bétail. Le pays, déjà un désert, se
désertifie à vue d'oeil,
• certaines régions ne sont plus utilisées par les pasteurs. La conséquence est la 'green
desertification', c'est-à-dire que les plantes comestibles sont détruites par la végétation
nuisible.
69 Il y a environ dix ans, un projet de pêche a vu le jour près de Kalakol. Ayant constaté
que des milliers de Turkana s'adonnaient à la pêche artisanale (ils avaient perdu leurs
troupeaux au début des années '60 suite à la grande sécheresse), le gouvernement a mis
sur pied un projet de pêche industrielle. Le peu d'argent que certains Turkana avaient
gagné, a été investi directement dans des têtes de bétail afin de réintégrer la société

Civilisations, 41 | 1993
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nomade. Ceux qui sont restés pêcheurs artisanaux sont devenus des parias de cette
société. Le complexe de Kalakol, qui a coûté des millions, est en train de tomber en
ruine par la rouille. Les hangars sont utilisés par les nomades en quête d'ombre aux
heures les plus chaudes de la journée.
70 Les Turkana ne cultivent pas. Surtout au sud, le gouvernement essaie de sédentariser
les pasteurs et de leur inculquer les principes de base d'une agriculture irriguée. La
plupart des projets sont de véritables échecs.
71 Depuis quelques années, la région turkana est 'infestée' par des missions bibliques
américaines et néerlandaises. Celles-ci essaient, avec n'importe quels moyens,
d'évangéliser les Turkana qui sont considérés comme des sauvages sans foi ni loi. Des
Turkana complètement appauvris et dépourvus de dignité 'nomadisent' maintenant
autour des missions. Ces nouveaux prolétaires du nord-ouest kenyan sont à la merci
des cultes dominicaux pour lesquels ils reçoivent une compensation en nourriture,
surtout du maïs.
72 Que seront-ils demain ? Les Turkana vivent en autarcie, maîtres d'eux-mêmes, tantôt
riches, tantôt pauvres. Face aux calamités naturelles, ils manifestent une grande
capacité d'adaptation. Ils se sont montrés peu perméables aux idées et aux pratiques du
monde moderne. Non sans raison.
73 Pour les Turkana comme pour l'ensemble des peuples traditionnels, l'impact du monde
moderne est terrible. Avec la colonisation puis les indépendances, de nouveaux
pouvoirs sont apparus. Les états modernes ne tiennent pas à partager le pouvoir avec
les pasteurs, à leur laisser leur autonomie ; leur genre de vie même pose des
problèmes : des populations sans demeure fixe échappent au contrôle de l'Etat, aux
impôts et aux règlements. Les plans de 'développement' ne les atteignent que
partiellement. Comment concilier la coutume pastorale d'abattre les bêtes seulement à
l'occasion des sacrifices et le marché qui exige régulièrement une quantité de bétail
pour la boucherie ?
74 Menacés dans leur existence même, les Turkana ont refusé la nouveauté. Ils
s'accrochent à leur genre de vie de toujours. Il faut avouer qu'ils ont réussi un équilibre
difficile, une performance remarquable : élever du bétail aux confins du désert. Leur
expérience séculaire leur permet de survivre, de bien vivre, là où la plupart des
humains auraient renoncé.

BIBLIOGRAPHIE
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corporele decoratie bij de semi-sedentaire Turkana, Africa-Tervuren, XXIX, 1/2, p. 35-50.

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Kölner Instituts für Afrikanistik, Universität zu Köln, 9, p. 51-76.

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DEENEN, V., DIMMENDAAL, G., BOGERS, K., BERBEN, p. & WYMEERSCH, P., 1988 – De Turkana.
Herders van noord-west Kenia, Brochure uitgegeven ter gelegenheid van de Turkana-
tentoonstelling in het Rijksmuseum voor Volkenkunde te Breda (24 maart t/m 28 augustus), 32 p.

WYMEERSCH, P., 1982 – Kledij en sieraden van de Turkana, Een kijk op, Informatietijdschrift van
de Club Vlaamse Explorators-Ontdek de Wereld, Nr. 5, p. 1 & 4.

WYMEERSCH, p. & BERßEN, P., 1986 – The homestead of Nakoro. Some socio-cultural aspects of
daily life among the Turkana of the Kerio region, Afrikanistische Arbeitspapiere, Schriftenreihe
des Kölner Instituts für Afrikanistik, Universität zu Köln, 5, p. 97-120.

WYMEERSCH, p. & BEKE, D., 1987 – The killing desert ? Droogte, nomadentradities en
ontwikkelingsbestuur bij de Turkana, Afrika Focus, Tijdschrift van de AVRUG, Afrika Vereniging
van de Rijksuniversiteit Gent, Nr. 3/4, p. 211-235.

WYMEERSCH, P., 1988 – Turkana cattle classification. Some preliminary notes, Afrikanistische
Arbeitspapiere, Schriftenreihe des Kölner Instituts für Afrikanistik, Universität zu Köln, 16,
p. 123-148.

WYMEERSCH, P., 1991 – Ontwikkelingsprojecten en teloorgang van traditionele culturen : de


Turkana van Kenia, Tribaal Nieuws, Afrika Special, WIP, Stichting Werkgroep Inheemse Volken,
Amsterdam, Nr. 6, p. 5-9.

RÉSUMÉS
The Turkana, a pulation of around 250,000 nomadic shepherds, live in the north-west of Kenya in
an extremely arid and barren area between lake Turkana and Uganda. Having lived many years
without any intrusion of the modern world, the Turkana, nomadic shepherds perfectly adapted
to their hostile environment, had to, however, diversify their pastoral economy following the
serious drought of 1961. Some of them took up fishing. The author, gives us a brief survey of the
social and economic structures of this ethnic group. Concentrating on the place of cattle, both
from a social and a symbolic point of view, within the Turkana community, he depicts the recent
changes that have taken place in their way of life following the wish of the Kenyan government
to 'develop' this region.

AUTEUR
PATRICK WYMEERSCH
Rijksuniversitair Centrum – College voor de Ontwikkelingslanden – Universiteit Antwerpen –
Antwerpen — Belgique

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Recherche sur l'identité ethnique du


peuple Topoke (haut-zaire)
Contribution à l'histoire socio-culturelle du Zaïre

Bilusa Baila Boingaoli

1. Introduction
1 Maintes études ont déjà été réalisées sur les aspects politico-administratifs,
économiques, démographiques et socio-culturels de l'organisation des sociétés
africaines traditionnelles ainsi que sur le contact entre l'Afrique et les influences
extérieures (esclavage et colonisation). Cependant, peu de chercheurs se sont penchés
sur la dénomination réelle de certains groupes ethniques existant aujourd'hui. Presque
toutes les monographies reprennent, souvent sans critique, les noms laissés par les
premiers agents européens, alors qu'ils ne recouvrent pas la même importance, moins
encore la même signification pour les populations qu'ils désignent.
2 Si certains groupes apparaissent plus étudiés et mieux connus, d'autres ne le sont que
très imparfaitement. Biebuyck l'a d'ailleurs aussi constaté :
"Parmi la multitude de populations du Congo belge, il en existe qui, du point de vue
ethnologique, sont actuellement bien connues... Il existe cependant une vaste aire
occupée par une variété de populations et pour lesquelles nos renseignements
restent très fragmentaires et insuffisants. Ce manque de connaissance est d'autant
plus grave qu'il s'agit de groupes à très faible densité, dont la situation
démographique n'est généralement pas florissante et dont la société est de plus en
plus exposée à des influences nouvelles et à des modifications culturelles
profondes" (Biebuyck, 1960 : 20-21).
3 Il fait allusion, dans sa note, aux Pygmées et aux Pygmol des (Bambuti de l'Ituri, Batswa
de l'Equateur), aux Bakutu, aux Boyela et aux Ndengese de l'Equateur, aux Bakumu, aux
Balese et aux Medje du Haut-Zaïre.
4 Cette observation mérite d'être étendue aux Topoke, l'un des principaux groupes
ethniques du Haut-Zaïre et ayant une densité exceptionnellement élevée par rapport à
la moyenne régionale (14,61 hab./km2 chez les Topoke, contre 8,57 hab./km 2 pour la

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moyenne du Haut-Zaïre) (République du Zaïre, 1991 : 57-65). Ce peuple est connu, dans
la littérature existante, sous plusieurs appellations : ESO, GESO, GESOGO, GESOHO,
TOPOKE, TUPUKI, TOFORE, TUFUKI.
5 Ce bref exposé se propose de fournir des pistes susceptibles de contribuer à l'écriture
de l'histoire des Topoke. Le premier effort, dans cette perspective, passe par la
recherche de leur dénomination, élément si non essentiel, du moins fondamental
d'identification. Sont-ils « ESO » ou « TOPOKE » ? D'où proviennent les éléments de
contradiction ? Quelle est la forme localement acceptée ? Cet exposé s'efforce de
fournir des éléments de réponse à ces différentes questions.

2. Brève présentation des Topoke


6 Les Topoke sont l'une des trois principales ethnies de la Zone d'Isangi (dans le Haut-
Zaïre). Les deux autres sont les Lokele et les Turumbu. Signalons aussi quelques
groupes hétérogènes composés de Foma et de Mboso.
7 L'espace territorial des Topoke est compris entre 0° et 2° de latitude Sud, 23° et 25° de
longitude Est. Le noyau le plus important de ce peuple habite l'angle formé par le
Lomami et le fleuve Zaïre (Maes & Boone, 1935 : 322. Voir aussi Bryan, 1959 : 46). Sont
concernés par cet habitat, les Topoke des chefferies Baluolambila, Bolomboki, Kombe-
Litwa et des secteurs Bambelota, Likombe, Luete. D'après les données du Recensement
Scientifique de la Population du Zaïre en 1984, ces Topoke ont constitué 52,38 %
(128.613/245.548 habitants) de la population de la Zone d'Isangi, contre respectivement
15,89 % (128.613/809.266 habitants) et 2,98 % (128.613/4.314.672 habitants) de la
population de la Sous-Région de la Tshopo et de la Région du Haut-Zaïre (République du
Zaïre, 1991 : 57-65). Un second groupe de Topoke est localisé dans la Collectivité-
secteur de Yalikandja-Yanonge, créée en application du décret du 5 décembre 1933 sur

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les circonscriptions indigènes (chefferies et secteurs). Il s'agit des Topoke ayant


constitué l'ancienne chefferie de « LIKOLO » et rattachée, de même que les chefferies de
Maringa-Lopori, de Bambole et de Bakusu, au secteur ainsi créé (Bilusa, 1980 : 28). Ce
groupe, appelé communément celui des Topoke de "LIKOLO", est une conséquence de
mouvements de populations occasionnés par la pénétration des esclavagistes arabisés
chez les Topoke.
8 Quelques familles topoke sont aussi localisées dans le bloc mongo (Bondombe, dans le
bassin de la Tshuapa) de l'Equateur. Elles sont issues des Topoke qui ont fui les
expéditions punitives conduites par M. Pimpurnaux, ancien commissaire du district de
l'Aruwimi, en 1905, à la suite du massacre de deux agents blancs de la Compagnie du
Lomami par les guerriers de Yaboila (Bolamba, 1975).
9 Rappelons que depuis l'installation de cette Compagnie chez les Topoke en 1899 1, le
mauvais traitement des populations lors de la récolte du caoutchouc naturel (celui des
lianes) était un fait habituel. Ce qui finit par engendrer un incident entre les Topoke et
les agents blancs de cette compagnie.
10 Un jour, en effet, Botuma bo Boono, ancien chef du village Yaboila (clan topoke de
Bambelota), se disputa avec son épouse Limbaya et finit par la frapper. La femme, très
touchée, dit à son mari : « Inde Toende A Ndwa, Ati Baumba Bafafonde »,
littéralement « si ce soleil est réellement ardent, pourquoi pourrissent alors nos
légumes ». Les femmes de Yaboila reprochèrent, par cette expression, aux hommes de
s'être montrés longtemps impuissants face à l'oppression dont l'ensemble de la société
topoke était victime.
11 Blessés dans leur orgueil, Botuma bo Boono et son jeune frère Bosongo, en compagnie
d'autres guerriers du village, firent irruption chez les deux agents blancs de la
Compagnie du Lomami, les tuèrent et les mangèrent (Bolamba, 1975). Ils tatouèrent,
note Walle, "le plus jeune et le renvoyèrent plus tard à Basoko (chef-lieu de District
d'Aruwimi)" (Walle, 1981 : 21). Les deux agents de la compagnie s'appellaient Lhoor et
Ruette.
12 Les itinéraires migratoires des Topoke restent encore peu connus. Pour Moeller, "les
Topoke déclarent occuper leurs terres ancestrales et ne rien connaître de leurs migrations"
(Moeller, 1936 : 197). Deux faits semblent justifier cette constatation : d'abord le
manque des données, ensuite l'attachement des Topoke à leurs terres (« HUMA »),
clairement exprimé par cette chanson :

Ago gaison ane (c'est ici chez nous)

Ago gaiso ane (c'est ici chez nous)

Aobeel'esu mbeo la kes (où nous traitons nos affaires)

13 Pour De Book, administrateur territorial d'Isangi, l'origine des Topoke se situerait vers
le Nord (bassin de l'Ubangi-Uele), qu'ils auraient abandonné devant les menaces des
Baboa, poussés eux aussi par les Zande. Dans leur marche vers le Sud, ils se seraient
d'abord installés sur la rive droite du fleuve Zaïre (vers le bas Aruwimi). De là, ils
traversèrent ce fleuve pour s'établir dans l'angle formé par le Lomami et le fleuve
Zaïre, ayant ainsi repoussé les premiers occupants (Bambole et Bangando) plus au Sud

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(Betau, 1973 : 12). Cette version est reconnue par les traditions lignagères et
villageoises 2.

3. Des concepts "ESO" et "Topoke"


14 Ces deux termes sont l'objet de plusieurs controverses. Nous essayerons d'en esquisser
quelques principaux traits.
15 En 1903, dans son ouvrage intitulé "The Curse of Central Africa", le capitaine Guy
Burrows parle de Topoke, essentiellement guerriers. On y voit un chef topoke entouré
de 22 crânes de ses victimes (Burrows, 1903 : 86-87). Cette même appellation est aussi
employée par Harry Johnston en 1922. Le Topoke, dit-il, est une langue. Il la classe dans
le groupe des langues bantoues de l'entre Aruwimi-Congo-Lomami (Johnston, 1922 :
509-519).
16 Torday et Joyce, de leur côté, parlent de "Tofoke", gouvernés par les chefs des villages.
Au début, disent-ils,
"toute la tribu était sous l'autorité d'un seul chef, qui plaçait ses parents comme
gouverneurs des principaux villages. Ce sont les descendants de ces derniers qui
gouvernent actuellement. Ils ne sont pas tout à fait indépendants et reconnaissent
la suzeraineté d'un chef descendant de l'ancien grand chef et qui se nomme Lobela"
(Torday & Joyce, 1922 : 201).
17 Contrairement à ce qu'affirment ces deux ethnologues, les Topoke n'ont pas connu de
pouvoir politique centralisé. Le pouvoir s'est limité aux familles au sein desquelles les
guerriers ont joué un rôle de premier ordre car ils garantissaient la paix dans la
contrée. A l'époque de la pénétration arabisée et plus tard lors de l'occupation
européenne, les envahisseurs firent face à la résistance farouche des Topoke, dirigés
par leurs principaux guerriers. Parmi ces derniers, on peut citer Lobela, issu du clan
Kombe, proche d'Isangi3.
18 En 1948, le Révérend Père Hulstaert les appelle Topoke et leur langue GESO ou ESO. Il
relativise néanmoins ses vues en soulignant que cette langue est peu connue (Hulstaert,
1948 : 23). Guthrie, dans sa classification, place la langue des Topoke dans la zone C.,
groupe 50. Il parle de Puki, tu (Topoke), classée C53 (Guthrie, 1948 : 75).
19 Van Bulck, après avoir repris en 1950 (Van Bulck, 1950 :34) les éléments fournis deux
années auparavant par le Révérend Père Hulstaert, formule une nouvelle
problématique sur l'orthographe des noms ethniques du Congo belge. Il écrit ceci :
"Les noms des tribus et des langues, même alors que nous sommes renseignés sur
leur forme exacte, sont néanmoins orthographiés de façon les plus diverses.
Certaines variantes sont à mettre sur le compte de simples différences de
transcription, d'autres sont dues à la variabilité des noms eux-mêmes dans la
langue en question (ajout ou permutation des préfixes ou des suffixes). Y a-t-il une
solution possible qui, tout en restant simple et à la portée de tous, permette d'éviter
cette confusion ?" (Van Bulck, 1954 : 5).
20 Il suggère plusieurs solutions parmi lesquelles nous épinglons les suivantes :
21 1° les noms ethniques sont pourvus de leur élément grammatical distinctif préfixé ou
suffixé :
22 ba Topoke,qui signifierait les Topoke ou de Topoke.

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23 Faisons remarquer que cette forme n'a de sens que dans la mesure où elle sert
d'élément déterminatif : « bana ba Topoke » qui signifie "les enfants de Topoke". Cet
élément (préfixe ba) ne permet cependant pas de fournir des renseignements sur la
descendance. La version locale voudrait "Ya Topoke", c'est-à-dire issus de Topoke.
D'une manière générale, les noms des villages, des familles ou des clans sont précédés
du préfixe Ya. Voyons-en quelques exemples :

– YA-Losuna – YA-Basundu – Ya-Liendja

– YA-Boila – YA-Baila – YA-Isenge

– Ya-Bongengo – YA-Boololo – YA-Osonga

– Ya-Timbo – Ya-Faga – Ya-Longankja, etc.

24 2° Les noms ethniques sont donnés au singulier et au pluriel.


25 Concernant les Topoke, il aboutit à ceci :

Singulier Pluriel

Tofoke Topoke

Topoke Topoke

Tupuki Topoke

26 Cette série de solutions appelle plusieurs éléments de critique :


1. parmi les trois règles définies ci-haut, seule la deuxième correspond à la dénomination
actuelle des Topoke ;
2. du point de vue de la linguistique, leur appellation serait "Tofoke", puisqu'il n'existe pas de
lettre P dans le système phonétique topoke ;
3. Tupuki n'a aucune signification dans la culture topoke ;
4. du point de vue grammatical, les deux formes (singulier et pluriel) seraient les suivantes :

27 I-FOKE TO-FOKE
28 Ce qui est conforme à la règle générale, car les noms commençant par I ont leur pluriel
en TO :
29 Exemples :
• I-tanga, pluriel to-tanga (un petit filet, des petits filets);
• I-sandu, pluriel to-sandu (un arbres, des arbres).
30 Et même lorsqu'il s'agit des exceptions, l'usage ne correspond nullement à celui qui est
proposé par Van Bulck car, dans ce cas, les noms commençant par I ont leur pluriel en
ba :
31 Un exemple :
32 I-Lomi, au pluriel ba-lomi (un sein, des seins).

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33 3° Van Bulck fournit ensuite une liste de cinq colonnes. Seules les quatre premières
nous intéressent, la dernière n'étant qu'un élément de détermination. Ces quatre
colonnes sont les suivantes :
• col. 1 : le nom ethnique simplifié ;
• col. 2 : le nom ethnique scientifique au pluriel ;
• col. 3 : le nom ethnique scientifique au singulier ;
• col. 4 : le nom linguistique scientifique.
34 Au sujet des Topoke, cette règle s'applique comme suit :

1 : Topoke 2 : ba Topoke 3 : ga Topoke 4 : Topoke

35 Les critiques formulées à la rubrique précédente s'appliquent aussi à cette série. Van
Bulck distingue même, dans son étude, les Liutua des Topoke, alors qu'ils font partie
intégrante de ces derniers.
36 4° Il nous fournit une liste à 2 colonnes dont la première concerne le nom ethnique
d'usage courant, tandis que la seconde se rapporte à celle qu'il considère comme la
nomenclature scientifique de référence. On y voit ceci sur les Topoke :

tofoke topoke

topoke tupuki.

37 5° Enfin, dans la dernière liste de son étude, il répertorie les groupements ethniques du
Congo belge étudiés. Les Topoke y sont notés « Topoke ».
38 Enfin, Bryan parle de Poke (Topoke) ou Tofoke dont le nom de la langue se confond
avec celui du groupe ethnique. Parmi les sous-groupes de cette langue, il distingue les
suivants :
• Topoke
• Liutua
• Baluolambila, probablement d'origine non topoke (selon lui)
• (A) Lomboki (pseudo-lokele)
• Likolo (Bryan, 1959 : 46-47).
39 Cette dernière ne permet guère de faire progresser nos connaissances sur ce peuple.
D'abord le Topoke ne peut pas être considéré comme un sous groupe. Bryan voudrait-il
entendre par là certains clans topoke mal définis ? Ensuite les Liutua, les Baluolambila,
les Bolomboki et les Likolo appartiennent à la grande famille topoke.
40 Que s'est-il passé ? Pourquoi cet éventail d'orthographes et d'appellations ? Les travaux
existants offrent peu d'éclairage à cette question. Selon que l'on se réfère à tel ou tel
devancier, on adopte sa terminologie, en la remaniant peut-être, sans que des
justifications soient fournies sur l'état des investigations ayant abouti à tel ou tel
résultat. C'est peut-être à ce genre de difficultés que fut confronté Burssens qui inclut
les Topoke dans le groupe lokele (Burssens, 1954 : 21).
41 Les concepts « ESO » et « Topoke » recouvrent plusieurs significations. Etudions-les
séparément avant de préciser l'appellation qui est acceptée localement.

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1° Le concept ESO

42 Plusieurs hypothèses essaient d'expliquer les origines du mot ESO attribué aux Topoke.
Nous en avons retenu, dans cet exposé, quatre :
43 (a) « ESO » proviendrait de « ESU » signifiant "nous". ESU est le pluriel de « ELI » (c'est-
à-dire Moi).
44 Cette première hypothèse ne résiste pas à l'examen puisque le même pronom
personnel est aussi utilisé par les voisins des topoke (Bambole, Bangando, Lokele,
Turumbu) :

Groupe ethnique Concept ESU Signification

Topoke ESU Nous

Bambole ESU Nous

Bangando ESU Nous

Lokele ISO Nous

45 Par conséquent, tous ces groupes seraient aussi désignés par ce terme.
46 b) "ESO" signifierait les gens qui grimpent sur l'arbre appelé "OSOGO" pour y ramasser
des chenilles appelées "SOGO". Ainsi qu'on l'a fait pour le cas précédent, procédons par
la même démonstration :

Groupe ethnique Arbre Chenilles

Topoke OSOGO SOGO

Lokele OSOO SOO

Bambole OSOHO SOHO

Bangando OSOHO SOHO

47 Faisons remarquer que cette pratique est courante dans tous ces groupes ethniques, à
l'exception peut-être des Lokele qui sont riverains.
48 c) "ESO" proviendrait de "GESGO", qui voudrait dire chaleur, par référence à l'esprit
"belliqueux" des Topoke. Ici aussi, les données linguistiques montrent que cette
hypothèse ne satisfait pas la réflexion, ainsi qu'on peut le constater à travers les
éléments de comparaisons ci-après :

Topoke : GESOGO

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Lokele : ESOO

Bambole : ESOHO

Bangando : ESOHO

49 Si, dans l'ensemble, le même terme se rencontre dans tous ces groupes ethniques
voisins et renferment la même signification, le seul élément de différenciation se
situerait dans "l'état d'esprit" de ces populations. Les Topoke sont reconnus guerriers
et turbulents, par rapport à leurs voisins.
50 d) "ESO" signifierait "gens de l'intérieur", "qui habitent la forêt", par opposition aux
riverains appelés "LIANDE". On rapporte que lorsque les Européens arrivèrent pour la
première fois dans les terres d'Isangi, ils entrèrent d'abord en contact avec les
populations riveraines (donc les Lokele). Ils demandèrent alors à ces dernières s'il y
avait d'autres habitants dans l'épais manteau de forêt. Les Lokele répondirent "ESO". Ce
dernier terme finit par être retenu comme celui qui désignerait les Topoke.

2° Le concept "TOPOKE"

51 Une seule hypothèse existe de nos jours sur l'origine du nom "topoke". Ce concept
serait une déformation de "Tofoe", signifiant "nous ne comprenons pas". "Tofoe" est la
négation de "Toendoa", c'est-à-dire "nous saisissons", "nous comprenons", du verbe à
l'infinitif "OOI" ou "OOA", signifiant "comprendre, saisir". On rapporte que lorsque les
premiers colonisateurs s'étaient adressés, à leur tour, aux Topoke pour connaître leur
nom, ces derniers répondirent "Tofoe". Cette réponse, résultant de l'incompréhension
entre les deux parties en présence, serait dès lors adoptée pour désigner les Topoke.
52 La confrontation de toutes ces hypothèses avec les éléments tirés de l'histoire locale
nous permet de soutenir que "ESO" est effectivement le nom renseigné par les Lokele
aux premiers agents européens. Et de là se développa toute une attitude de mépris et
d'hostilité entre les Topoke et les Lokele, les derniers considérant les premiers comme
des gens de classe inférieure. Pour les Topoke, "ESO" n'est pas leur vrai nom. "ESO" est
rejeté parce qu'il est l'une des manifestations du mépris des Lokele à l'égard des
Topoke. L'expression "TOTOTO TWA ESO", c'est-à-dire "les petites gens de ESO"
courante chez les Lokele semble être le reflet d'un antagonisme permanent entre ces
deux groupes ethniques. "ESO" renferme donc une connotation péjorative et constitue
une injure à l'égard des populations que nos appelions "Topoke". C'est ce dernier terme
(Topoke) qui est accepté.

4. Perspectives d'avenir
53 Les Topoke constituent l'une des sociétés qui n'a pas encore fait l'objet d'investigation
scientifique sérieuse. Un effort est donc à accomplir, par exemple dans le domaine de
l'histoire, en vue d'établir l'identité de ces populations. Dans cet élan, il importera de
réfléchir sur l'antériorité ou la postériorité d'une appellation par rapport à l'autre.
54 Pendant nos investigations menées en 1979, certains Topoke nous avaient déclaré que
leurs noms seraient "Libelase", c'est-à-dire "qui a le pouvoir de procréer". Dans leurs

Civilisations, 41 | 1993
50

justifications, ils avaient fait allusion à l'importance des Topoke en matière de


descendance, par rapport aux autres enfants d'IONGYA-ONGYA, ancêtre fondateur des
Topoke et des Lokele. Cette explication ne nous a pas satisfait car le fait d'avoir une
nombreuse descendance est postérieur au nom que l'on donne à une personne lors de
sa naissance.
55 S'il est aujourd'hui admis que "ESO" n'est pas le nom des Topoke, les données sont loin
d'être fixées de manière définitive car, avant de répondre "Tofoe", ces populations
avaient déjà un nom. C'est celui-là qu'il importera de chercher à déterminer.

BIBLIOGRAPHIE
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Cahier du CEDAF, n° 3, Bruxelles, 1981.

NOTES
1. Cette compagnie fut créée par le décret du 5 juillet 1898 au capital de 3.000.000 frs et avait son
siège social à Bruxelles. Son premier directeur, le lieutenant Lemery, accompagné de ses deux
adjoints, MM. Blampain et Sterkx, arriva le 14 février 1899 à Ilambi (village topoke du clan
Kombe) sur la Lomami et y érigea le premier poste de la compagnie. Cfr Mouvement
Géographique, n° 18, 1899, p. 218.
2. Données d'enquête orale, recueillies à Tongombe, le 30/8/1979. Citées par Bilusa (1980 : 129).
3. Une étude sur les mutations socio-politiques observées dans la société topoke depuis le XIX e
siècle est actuellement en cours de réalisation.

RÉSUMÉS
Today, as a result of the numerous works on the matter, we know about the effects of European
penetration on the organization of African societies. We can hold up as an example the
emergence of a new political map of Africa where ethnic groups are scattered over various
territories and, on an economic level, Africa's insertion into a system unsuited to its basic
structures.
However, there is one subject that has not attracted the attention of historians until now. It
concerns the naming of ethnic groups which nowadays live in this part of our planet. Most of
these ethnic groups are known under various names. Even worse, some of them are known by
nicknames. These few lines concern the naming of the TOPOKE of High Zaïre which are also
known in written litterature as the ESO, GESO, GESOGO, GESOHO, TOPOKE, TUPUKI, TOFOKE,
TUFUKI.

AUTEUR
BILUSA BAILA BOINGAOLI
Assistant à la Faculté des Sciences Sociales, Administratives et Politiques, Université de
Kisangani, B.P. 2012, Haut-Zaïre.

Civilisations, 41 | 1993
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Nouvelles données (depuis 1980) sur


la dernière phase « humide » du
Sahara
Marianne Cornevin

Introduction
1 Depuis 1980, plusieurs grandes études régionales menées par des équipes
pluridisciplinaires et multinationales ont apporté un appoint majeur à la connaissance
de la dernière phase humide du Sahara dans les domaines de la chronologie et de
l'écologie. Confrontées à de nouvelles conceptions en paléo-climatologie, les
découvertes archéologiques et les centaines de datations publiées depuis 1985
conduisent à rejeter certaines idées reçues et à proposer des hypothèses nouvelles sur
la diversité des Sahara humides comparée à l'unicité du Sahara actuel ; sur la durée et
les conséquences démographiques des épisodes de sècheresse constatés à l'intérieur de
la phase humide ; sur les conditions de circulation des hommes et des cultures jusqu'au
dessèchement total.

***

2 Faute de fouilles stratigraphiques et donc de datations fiables, la documentation éparse


et souvent contradictoire concernant la dernière phase humide du Sahara a donné
naissance à des interprétations aussi diverses que fantaisistes sur les origines du
Néolithique en Afrique.
3 Un tournant décisif a été pris en 1980. Cette année-là, des équipes multidisciplinaires
ont entamé une série de campagnes de fouilles étalées sur plusieurs hivers dans trois
régions archéologiquement inexplorées : la partie occidentale du désert occidental
d'Egypte et son prolongement soudanais, la vallée soudanaise du "Nil Moyen" et ses
abords, le Sahara malien.

Civilisations, 41 | 1993
53

4 Publiés surtout après 1987, les résultats de ces grandes études régionales ne sont pas
seuls à avoir apporté des précisions depuis longtemps attendues dans les domaines de
la chronologie et de l'écologie. Dans les années 80, de nombreux articles ont paru
traitant de recherches engagées dans la décennie précédente en Egypte, en Libye et en
Algérie, ainsi que de travaux consacrés plus spécifiquement à la paléoclimatologie
saharienne.
5 L'exploitation de cette importante bibliographie (dont une partie seulement est
indiquée ici) conduit à proposer des hypothèses nouvelles sur la diversité des Sahara
humides comparée à l'unicité du Sahara actuel, sur la durée et les conséquences
démographiques des épisodes de sècheresse constatés à l'intérieur de la phase humide,
sur les conditions de circulation des hommes et des cultures jusqu'au dessèchement
total.

Principaux acquis depuis 1980


Sahara occidental méridional : Mali

6 Pratiquement inexploré en 1980, le Sahara malien à l'ouest du Tilemsi est aujourd'hui la


partie du Sahara méridional où le paysage à l'Holocène a été le mieux restitué, grâce au
travail de l'équipe pluridisciplinaire dirigée par Nicole Petit-Maire, chef du projet de
l'UNESCO "Evolution passée et future des déserts". La carte grand format, 90/60 cm,
réalisée en 1988 sous sa direction avec Jean Riser et Jean Fabre (géomorphologie et
géologie), et D. Commelin (préhistoire), est un modèle du genre indiquant pour un
territoire étendu sur 450.000 km2, entre le 16° et le 24° N et le 0 et 6° W, les lacs,
marécages et paléochenaux holocènes, les différentes espèces de la grande faune
tropicale qui peuplait ces régions lors de la phase humide, les sites néolithiques et/ou
épipaléolithiques, les sépultures, les précipitations actuelles comparées aux estimations
vers – 6000 – 5000, la période couverte par les âges 14 C.
7 En dehors du Sahara ou Sahel. Quaternaire récent du bassin de Taoudenni (Petit-Maire et
Riser, eds., 1983), de nombreux articles ont paru qui précisent et parfois renouvellent
notre connaissance du Sahara néolithique.
8 Une centaine de dates ont permis à N. Petit-Maire et ses collaborateurs (1987, 1988,
1989, 1990) de souligner les variations, suivant la latitude, de la durée totale de la phase
humide, parallèle à la quantité de pluie annuelle. Dans l'actuel Azaouad, 17° – 19° N, le
débordement annuel du Niger joint à des pluies de plus de 500 mm (moins de 200 mm
aujourd'hui) avait créé un milieu fluvio-lacustre analogue au delta intérieur. Le
dessèchement définitif aurait eu lieu entre – 1500 et + 100. Dans le bassin de Taoudenni,
22° – 24° N, les pluies (aujourd'hui 5 mm) ne dépassèrent pas 200 mm et le
dessèchement commença vers – 2500 ; et vers – 3500 sur les marges du Tanezrouft,
24° – 25° N.

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54

"Le Sahara entre le IXe et le Ve millénaire" d'après Van Neer – 1989 – (modifié)

9 La notion de "cycles courts" est tout à fait nouvelle et risque de mettre à mal
l'hypothèse d'un "Grand Aride mi-Holocène" entre -5500 et – 4500 (plus ou moins 500)
défendue dans les années 70. Entre – 6300 et – 4700, dates limites de l'optimum lacustre
dans le bassin de Taoudenni, les dépôts sédimentaires des paléolacs montrent les traces
de quatre séquences transgression/ régression ayant duré en moyenne 400 ans
chacune. Mieux encore, les variations de couleur examinées au centimètre près dans les
couches alternées de sel et d'argile de la mine d'El Beida témoigneraient de
"microcycles" d'une cinquantaine d'années (Fabre et Petit-Maire, 1988, p. 145).
10 Il apparaît de plus en plus, d'autre part, qu'on a surévalué l'influence de la sècheresse
sur le peuplement, ou plutôt le dépeuplement, du Sahara. Au Mali, les plus anciens sites
archéologiques sont postérieurs de plus de mille ans à l'établissement des lacs
permanents. Lors du dessèchement, la nappe phréatique restée longtemps proche du
sol a permis aux établissements humains de subsister plusieurs siècles après la
disparition des lacs (Hillaire-Marcel, 1983).
11 A qui ressemblaient les pêcheurs/chasseurs/cueilleurs qui ont laissé tant de harpons
(seulement au sud du 20°), de meules et de poteries, témoignant d'installations
sédentaires ? Une centaine de squelettes fossiles découverts en assez bon état de
conservation dans plusieurs sites aux alentours de Hassi el Abiod, à 300 km au nord de
Tombouctou, permettent d'apporter une réponse. Contre toute attente, Olivier Dutour
(1989) a montré qu'ils appartiennent au type mechtoïde ou "cromagnoïde africain"
reconnu dans plusieurs régions d'Afrique septentrionale, en particulier chez les
Ibéromaurusiens du Maghreb entre – 20000 et – 9000 environ, et chez les Qadiens de
Nubie entre – 10500 et – 4500 (Raimbault, 1991). Ces gens venus du nord arrivés dans
l'actuel Mali vers – 5000 y ont sans doute rencontré des négroïdes connaissant la
céramique descendus des massifs où ils étaient établis dans la deuxième moitié du Ville
millénaire (Roset, 1987).

Sahara oriental septentrional : Egypte, Libye

12 Fouillé depuis 1974 par F. Wendorf et son équipe, le quadrant sud-est du désert occidental
d'Egypte a été présenté comme un "foyer primitif de néolithisation". Dans 23 sites
autour de Nabta Playa (100 km au nord-ouest d'Abu Simbel), Bir Kiseiba, Kharga, ont
été trouvés les témoins d'une occupation humaine discontinue entre – 7500 et – 3000

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55

(Wendorf, 1980, 1984). Dans cette région aujourd'hui hyperdésertique, les pluies n'ont
jamais dépassé 200 mm par an et la faune a toujours été très pauvre : lièvres du Cap,
gazelles dorcas et dama, oryx, addax... tous animaux adaptés à la sècheresse, bien
différents de la grande faune tropicale grosse consommatrice d'eau et de verdure
rencontrée dans le Sahara méridional.
13 En fonction de cette sècheresse, la découverte de fragments d'os de grands bovidés a
posé de difficiles problèmes d'interprétation. Wendorf et ses collaborateurs
reconnaissent les "conditions marginales pour la survivance de l'homme" qui règnaient
dans le Sahara oriental au début de l'Holocène (Close, 1990, p. 79) ; ils soulignent par
ailleurs la rareté et le caractère fragmentaire des ossements de grands bovidés qui
"rendent impossible la distinction entre formes sauvages et domestiques du Bos
primigenius" (Wendorf, Close, Schild, 1989, pp. 63-64). Ils n'en soutiennent pas moins
que le seul moyen de survie de petits groupes de chasseurs circulant entre des points
d'eau généralement petits et temporaires était le transport de leur nourriture sur pied,
en clair la domestication du Bos primigenius africain, ceci à partir du Ville millénaire.
14 Les travaux de B. Gabriel (1976, 1984, 1987) apportent un argument à la théorie
soutenant l'ancienneté de la domestication du boeuf. Les Steinplätze (= amas de pierres)
trouvés en grand nombre dans l'immense désert libyque (Egypte et Libye) ont été
interprétés comme des haltes de chasseurs/pasteurs néolithiques se déplaçant entre la
vallée du Nil et les massifs du Sahara central. Les plus anciens ont été datés des VIII e et
VIIe millénaire, ce qui correspond avec les dates indiquées par Wendorf pour le
Néolithique ancien (Early Neolithic) de Nabta Playa et Bir Kiseiba.
15 La moitié occidentale du désert occidental d'Egypte a été prospectée de façon
remarquable par les équipes pluridisciplinaires du BOS ou Besiedlungsgeschichte der Ost-
Sahara (Histoire des établissements humains dans le Sahara Oriental). Le grand intérêt
de l'ambitieux projet des universités de Cologne et de Berlin, mis en oeuvre en 22 mois
de campagne étalées entre 1980 et 1985, était d'étudier le Sahara oriental dans son
ensemble égyptien et soudanais. Depuis la dépression de Kattara, 29° N, jusqu'au Wadi
Howar, 16° – 18° N, plus de 500 sites préhistoriques ont été repérés et environ 200
fouillés ; plus de 250 dates ont été calculées en laboratoire (Kuper, 1989). Les résultats
déjà publiés (Neumann, 1989 ; Krzyzaniak, Kobusiewicz, eds., 1989) fournissent un
appoint majeur à la connaissance de la dernière phase humide du Sahara.
16 Alors que le Grand Erg libyque était considéré comme une barrière infranchissable, F.
Klees (1989) a montré l'existence de sources permanentes et d'une possible exploitation
du sel au début du VIe millénaire et, dans une deuxième période d'occupation, à la fin
du Ve millénaire, à Lobo sur sa bordure orientale. Il confirme ainsi les découvertes de
Gabriel sur la circulation à travers le Sahara septentrional entre la chaîne des oasis
égyptiennes : Kharga, Dakhla, Farafra, Bahariya et les massifs du Sahara central.

Sahara oriental méridional et Sahel oriental : Soudan

17 L'actuel Sahara soudanais était pratiquement inconnu au plan archéologique avant les
fouilles du BOS. Le secteur le plus intéressant est sans doute le cours du Wadi Howar,
affluent fossile du Nil qui prend sa source dans la République du Tchad, au sud du
massif de l'Ennedi. Avant qu'il n'apparaisse sur les images satellites Landsat prises en
1982, le tracé de son cours inférieur sur 400 km entre le Gebel Rahib et le coude du Nil à
la hauteur de l'ancienne Dongola n'était pas marqué sur les cartes (Pachur, Kröpelin,

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56

1987). Le nombre et l'importance des sites archéologiques datés entre le VI e et le début


du IIe millénaire prouve que la vallée a été très fréquentée par des pêcheurs et des
éleveurs (Richter, 1989 ; Van Neer, 1989 a et b). De par sa direction sensiblement est-
ouest, elle a joué un rôle incomparable dans la transmission des hommes et des cultures
entre la vallée soudanaise du Nil et le Sahara central.
18 Entre le Nil moyen, d'Atbara à Khartoum, et le massif éthiopien, il existait un vide
archéologique comblé partiellement depuis 1980 par des missions italienne, polonaise,
soudanaise, américaine, canadienne et française.
19 Au VIIe et au VIe millénaire, le fleuve coulait encore de 6 à 9 mètres au-dessus du niveau
actuel ; une pluviométrie de 600 à 800 mm par an (200 mm aujourd'hui) entretenait la
flore et la faune de l'actuelle savane soudanaise. L'importance de l'inondation
interdisait l'occupation continue de la vallée qui était fréquentée seulement à la
période des basses eaux par des pêcheurs/cueilleurs/chasseurs fabriquant la fameuse
Wavy line pottery décrite par Arkell en 1949 dans le site Early Khartown auquel ont été
rattachés Saggaï (Caneva, 1988), Soroubab (Khabir, 1987 ; Ali Hakem, 1989), Shabona
(Clark, 1989).
20 Au Ve millénaire, en même temps que les pluies diminuent (500 mm par an vers – 4000),
se développe une civilisation pastorale dont les témoins ont été repérés à Esh-
Shaheinab, décrit par Arkell en 1953, et dans plusieurs sites rattachés au "Néolithique
de Khartoum'' : Umm Direiwa (Haaland, 1981 ; Hassan, 1986) ; Shaqadud à 50 km à l'est
du Nil (Marks, 1987, 1989) ; Kadero (Krzyzaniak, 1984, 1986).
21 Les sites datés du IVe millénaire présentent de nombreuses variantes locales en ce qui
concerne la céramique, les coutumes funéraires, la taille des villages... mais ils ont
presque tous un caractère commun : dans les déchets alimentaires, la proportion d'os
d'animaux domestiques et notamment de bovidés dépasse ou avoisine les 50 %
(Haaland, 1987 ; voir aussi : Caneva, 1988, 1989, 1990 ; Fattowich, 1989, 1990 ;
Krzyzaniak, 1989).
22 L'importance croissante de l'élevage a certainement déterminé des migrations dues aux
méfaits du surpâturage. En dehors des sites du Wadi Howar, aucune trace n'a été
décelée de l'immense périple accompli vers l'ouest entre la vallée soudanaise du Nil et
les massifs du Sahara central. En revanche, vers le nord, les deux sites d'El Kadada et El
Ghaba, à 200 km au nord de Khartoum (Geus, 1986 ; Reinold, 1987, 1990 ; Lecointe, 1987)
ont fourni les témoins d'une culture "présentant avec le Groupe A de Nubie
d'incontestables similitudes" (Midant-Reynes, 1992, p. 215). Sensiblement
contemporain du Groupe A (entre – 3600 et – 2800), le Néolithique final du Nil moyen
apparaît donc comme un maillon d'une chaîne culturelle continue entre Khartoum et la
Haute Egypte (Mohammed Ali, 1987).

Remises en question et nouvelles hypothèses


23 Les dates 14 C dont on disposait en 1980 étaient généralement isolées et calculées sur
carbonate, donc peu fiables. A la fin de la décennie, la situation apparaît radicalement
changée. Avec plus de 500 nouvelles dates publiées, très souvent en séries et calculées
sur charbon, on peut enfin tenter une synthèse globale tenant compte de la diversité
des situations géographiques locales.

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57

24 Les imperfections reconnues du 14 C au-delà du VIe ou VII e millénaire interdisaient


toutefois de fixer les dates du début de la dernière phase humide du Sahara. Pour y
parer, on a recouru à la méthode U/Th largement employée en Europe pour préciser la
chronologie de la dernière phase glaciaire et du réchauffement post-glaciaire. Son
application en Afrique jointe à de nouvelles conceptions en climatologie laisse prévoir
"un bouleversement des connaissances et des hypothèses sur les peuplements
préhistoriques du Pléistocène supérieur" (Durand, 1991).
25 Selon les nouvelles datations, le début de la dernière phase humide du Sahara aurait
coïncidé, vers – 12.500, avec le début de la déglaciation dans le domaine océanique et il
aurait affecté simultanément le Maghreb et le Sahel (Fontes et al., 1985 ; Gasse, 1990 ;
Callot, 1991). Par la suite, des oscillations climatiques de courte durée (très bien
enregistrées au Groenland) auraient leur exact parallèle au Sahara (Gibert et al., 1990).
26 Tout comme celles du début, les dates de l'assèchement définitif du Sahara ont été
remises en cause au cours des années 80. Travaillant sur des bases différentes, la
sédimentologue Nicole Petit-Maire et la palynologue Katharina Neumann sont
parvenues à des conclusions communes. Les deux auteurs s'accordent sur la notion
d'une limite écologique très nette située approximativement entre le Tropique du Cancer,
23° 27' et le 22° N, environ 150 km au sud. Dans le Sahara septentrional les pluies
d'hiver de type méditerranéen n'ont guère dépassé 200 mm par an, à l'exception des
massifs, alors que dans le Sahara méridional, les pluies d'été de mousson ont pu
dépasser 500 mm par an (aujourd'hui de 5 à 100 mm). Au plus fort des épisodes
humides, alors que le second abritait une flore et une faune de type "tropical",
l'ambiance générale du premier demeurait semi-désertique, les arbres étant
strictement localisés aux dayas et aux lits d'oueds (Aumassip, 1987). Même dans les
massifs, comme l'ont confirmé les recherches de B. Barich (1987) dans l'Acacus (Libye),
la flore et la faune n'ont jamais été celles des zones tropicales actuelles.
27 A cette importante différence écologique a correspondu un considérable décalage
chronologique. Certes, il faut prendre en compte les variations locales dues à l'altitude
ou à la proximité de la mer, mais il ressort clairement des travaux récents que, dans
l'ensemble, le Sahara septentrional s'est asséché 2500 ou 3000 ans avant le Sahara
méridional et n'a pas connu, sauf dans les massifs, les retours d'humidité enregistrés au
sud.
28 Une autre conséquence de la limite écologique du 22° N est marquée par les possibilités
de circulation entre – 9000 et – 5000, dates très approximatives assignées au "Grand
Humide" holocène. Les très nombreux oueds fossiles coulant vers le sud à partir de
l'Atlas saharien ou coulant vers le nord à partir de l'Ahaggar constituaient d'admirables
voies de circulation Nord-Sud... ou Sud-Nord entre le Maghreb et le massif central
saharien. Dans le sens Est-Ouest... ou Ouest-Est, B. Gabriel a montré que des bandes de
chasseurs, accompagnant peut-être quelques animaux domestiques, avaient traversé
l'immense désert libyque.
29 Si, au nord du 22° N, les oueds aujourd'hui fossiles furent avant tout des lieux
d'attraction et de rencontre entre les hommes, les immenses étendues lacustres du
Sahara méridional (le paléo Tchad avait les dimensions de la mer Caspienne !) furent au
contraire des lieux de dissuasion et de séparation. Il faut donc renoncer à l'hypothèse
défendue dans les années 70 d'une "civilisation aqualithique unique qui se serait
développée entre le IXe et le IIIe millénaire depuis l'Atlantique jusqu'aux lacs du Kenya"
(Sutton, 1974, 1977).

Civilisations, 41 | 1993
58

30 Au cours du IVe millénaire, la disparition des points d'eau rendit impossible les
relations entre la vallée du Nil égyptien et les massifs du Sahara central, sauf par la voie
des oasis (Siwa, Djeraboub, Aujila, Sokna) par laquelle on atteint le Fezzan. La vallée du
Nil soudanais était devenue une région d'élevage tandis que l'Egypte passait du
Néolithique au Prédynastique. Les éleveurs de l'actuel Soudan utilisèrent selon toute
probabilité la longue bande de plateaux à plus de 500 mètres d'altitude qui relie le Nil
moyen aux massifs du Sahara central où fleurit la "culture bovidienne" entre – 4500 et
– 2500 environ.
31 A la notion de "limite écologique" située approximativement au niveau de la frontière
égypto-soudanaise, se rattache celle – ignorée avant les années 80 – de "millénaires
obscurs" de la vallée du Nil égyptien, mise en valeur par Connor et Marks (1986). Entre
– 10.000 et – 6000 environ, le vide archéologique est total depuis Wadi Halfa à l'extrême
nord du Soudan jusqu'au delta. On l'attribue au déplacement sur les hauteurs de
l'actuel désert occidental des populations fuyant les inondations catastrophiques
décrites par Butzer (1980) sous le nom de "Nil sauvage", puis évitant, durant plus de
trente siècles, la vallée inondée en permanence.
32 Le problème central et actuellement non résolu de l'âge des gravures rupestres
archaïques – baptisées "bubalines" par Henri Lhote – reçoit par là un éclairage
nouveau. Les foyers de gravures rupestres de l'Atlas saharien, du Tassili-n-Ajjer (oued
Djerat), du Fezzan (Mathendus) situés tous les trois au nord du Tropique du Cancer ont
eu des contacts avec les chasseurs du désert occidental d'Egypte. Plus tard, lorsque les
points d'eau se sont progressivement asséchés au cours du V e et surtout du IV e
millénaire, les migrations est-ouest ont emprunté des voies plus méridionales et ont
concerné des pasteurs.
33 L'idée d'une très grande ancienneté des gravures du Fezzan soutenue depuis 1965 par
Fabrizio Mori a été reprise par sa compatriote Barbara Barich qui écrivait en 1991 : "Il
semble que l'origine de l'art rupestre saharien se situe dans la phase de transition entre
le Pléistocène et l'Holocène" (p. 16 et 30). Un argument de poids est apporté à cette
théorie par les nouvelles données climatologiques évoquées plus haut. Vers – 9000 déjà,
malgré la reprise d'aridité correspondant au Dryas 11 (– 10.300 à – 9.000 environ), le
niveau de la nappe phréatique au sud de l'Atlas saharien s'élevait à 60 mètres au-dessus
de l'actuel (Callot, 1991) ; des animaux gros consommateurs de verdure et d'eau étaient
présents dans les zones du Sahara septentrional où figurent leurs représentations
gravées.
34 L'affirmation par les paléoclimatologues de la simultanéité de la reprise des pluies au
Maghreb et au Sahel entraîne également un grand changement dans les idées
communément admises sur un repeuplement du Sahara (au sortir de la phase aride qui
sévissait depuis environ 10.000 ans) à partir du Sud. Des Noirs venant de la zone
guinéenne seraient arrivés dans les massifs du Sahara central méridional bien avant
que les Blancs venus du Maghreb ne parviennent dans le Sahara central septentrional.
Contraire aux données géographiques, cette proposition ne peut plus être soutenue
aujourd'hui.

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59

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RÉSUMÉS
Since 1980, many large regional studies led by interdisciplinary and multinational teams have
made a major contribution to our knowledge of the last wet period of the Sahara in the fields of
chronology and ecology. New conceptions of paleoclimatology, archeological discoveries and
hundreds of datings published since 1985 have led to the rejection of certain accepted ideas and
the putting forward of new hypotheses regarding the Sahara. These hypotheses deal with the
diversity of the wet Sahara compared to the unicity of today's Sahara, the length and
demographic consequences of periods of drought recorded within the wet period and on the
conditions of the movement of people and (agriculture) (cultures) up to the drying out of the
desert.

AUTEUR
MARIANNE CORNEVIN
Paris — France

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63

La disparition de la notion de
« caste » a kong : (XVIIIe-XIXe siècles)
Georges Kodjo Niamkey

1 La société dioula de Kong s'est constituée durant des siècles, à l'image des sociétés
soudanaises médiévales ; celles-ci se caractérisent par la division des hommes en
catégories apparemment figées, hommes libres, esclaves et artisans. Ceux-ci sont
généralement considérés comme des personnes qui appartiennent à des castes et qu'on
nomme communément nyamakala, littéralement ceux qui détiennent le nyama ou nya,
une puissance occulte. Le nyamakala de ce fait inspire la crainte, la méfiance. Son
savoir-faire, on le sait, est le résultat d'un héritage ancien qui s'est transmis en secret
de génération en génération ; on est persuadé aussi qu'il détient le secret des plantes et
de bien d'autres choses et ne veut en aucun cas le divulguer, d'où l'origine des barrières
séculaires et des interdits qui ont fait de lui un être hors du commun. Tout mariage
avec des hommes ou des femmes de cette communauté est formellement déconseillé 1.
2 La division du travail dans les sociétés mandé s'est donc accompagnée très tôt d'un
cloisonnement de celles-ci en groupes socio-professionnels. Le nyamakala est avant tout
un artisan à qui on confère des pouvoirs surnaturels qui l'isolent du reste du monde. A
Kong, comme dans le vieux Mandé, on naissait nyamakala, on ne le devenait ni par
alliance, ni par adoption. L'exercice de la profession, notamment celle de la forge ou de
la parole (griot), détermine ainsi la catégorie sociale du travailleur : au XVII e siècle, on
distinguait cinq catégories de nyamakala, les numu (forgerons), les garangé
(cordonniers), les dyésédan (tisserands), les dyéli (griots) et les kulé (fabricants de pilon).
3 Dans le travail que nous présentons ici, nous allons nous intéresser aux griots, aux
forgerons et aux tisserands qui ont constitué la cheville ouvrière de la société dioula au
XVIIe siècle. Nous montrerons comment l'univers des nyamakala a connu de profondes
mutations sous l'impulsion de l'essor commercial à partir du début du XVIII e siècle et
ceci grâce aux efforts du souverain Seku Watara en faveur des marchands.

Civilisations, 41 | 1993
64

Les dyéli
4 L'origine de cette caste remonte à la nuit des temps et il serait hasardeux de vouloir en
faire la genèse. Dans la société mandé, on distingue plusieurs catégories de dyéli : les
funé, les gawlo (essentiellement musiciens) et les dyéli proprement dits, les maîtres de la
parole ou généalogistes ; ils sont désignés dans certains documents sous le nom de
dûgha (vautour)2. Ce nom évocateur illustre bien le personnage en question qui vit au
dépens d'un maître généralement riche et toujours généreux. Le griot de Soundyata
Kéita (1230-1255), Bala Faseké disait à son maître, le futur Empereur du Mali : "Je suis la
parole et toi l'action, maintenant ton destin commence"3. Faseké souligne ici l'importance du
griot dans l'exercice du pouvoir au sein des sociétés mandé : il est toujours au coeur des
formations politiques ; il oriente l'action du souverain et perpétue sa mémoire. Il est
considéré aussi comme le détenteur du savoir. Ibn Battûta nous a laissé une image
inoubliable du dûgha du souverain Mâsa Souleyman (1341-1360) du Mali au XIV e siècle :
"On installe pour Dûgha un siège sur lequel il s'assied. Il joue d'un instrument de
musique fait de roseaux (...), sous lesquels se trouvent des petites courges. Il chante
des vers à la louange du sultan, dont il évoque les expéditions et les hauts faits. Les
épouses et les femmes esclaves chantent avec lui et jouent avec les arcs. Il y a avec
elles une trentaine de ses jeunes serviteurs vêtus de tuniques de draps rouge et
portant des shashiya blanches. Chacun d'eux porte suspendu au cou son tambour
qu'il frappe. Puis viennent ses compagnons, des adolescents : ils jouent, font des
sauts périlleux comme un habitant du Sind. Ils ont pour cela une habilité et une
légèreté surprenantes. Ils jouent admirablement avec les sabres. Dûgha joue (aussi)
avec le sabre d'une façon étonnante4. Le sultan ordonne alors de lui faire un
présent. Une bourse de 100 mithkal d'or lui est donnée et on lui mentionne le
contenu de la bourse".
5 Comme dans le vieux Mandé, les griots ont prospéré au XV e siècle dans la région de
Kong dès la mise en place des chefferies taraoré et des communautés marchandes. Les
sources orales et écrites disponibles permettent aujourd'hui de situer l'âge d'or des
griots au XVIIIe siècle. Un fait pourrait expliquer ce phénomène, la richesse
exceptionnelle des négociants du pays et la fortune légendaire des princes de la ville.
En effet, sous le règne de Seku Watara (1710-1745), parmi les gens qui accourent dans la
métropole dioula, on note un grand nombre de griots venus du Mandé pour louer leurs
services aux princes watara dont la renommée avait dépassé les frontières du Nord-Est
de la Côte d'Ivoire. Parmi eux, on signale surtout des Kuyaté originaires de Kangaba.
C'est à cette date que s'installent à Kong les ancêtres du célèbre griot Dyéli Késé 5.
6 La bonne marche des affaires va cependant influer sur le destin des griots : l'essor
commercial offre la possibilité à tout individu de pouvoir s'enrichir. Ce mouvement
n'épargne personne, pas même les gens de caste. Tout homme peut investir dans le
commerce et devenir riche, quelle que soit sa condition sociale. Sous le règne du grand
souverain Seku Watara, les griots vivent des dons des princes, mais aussi et surtout de
leurs affaires qui ne cessent de prospérer. Néanmoins, ils demeurent attachés aux
princes de la couronne et fréquentent assidûment la cour royale.
7 Les choses changent à la fin du XVIIIe siècle. Les successeurs de Seku Watara ont pris
l'habitude, à l'initiative de leur père, de résider sur leurs terres dans des fermes qu'on
appelle kongoso (résidences de brousse). Ceci ne fait pas du tout plaisir aux dyéli qui
détestent la rude et rustique vie de la campagne. Ils désertent donc les cours royales

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65

pour fixer leur résidence à Kong. La plupart d'entre eux se lancent désormais
résolument dans le négoce. Le griot se fait dioula.
8 Au début du XIXe siècle, on assiste à une situation curieuse : on rencontre des griots
plus riches que certaines familles régnantes. L'ère des Faama riches et généreux semble
révolue et avec elle celle des dyéli dépendants. Vers le milieu du XIX e siècle, quelques
familles de griots font encore la cour à de riches négociants, mais la plupart d'entre eux
ont fait fortune. Certains d'entre eux suivent les cours des ulémas et prennent des
titres élogieux de karamogo ou hommes de lettres ; ils n'ont désormais rien à voir avec
les griots traditionnels que nous avons signalés plus haut. A la fin du règne de Seku
Watara, certains dyéli prennent le dyamu de leurs hôtes, Watara, Taraoré ou Kéita.
Ecoutons l'un des descendants de ces anciens griots :
"Les mesures de sécurité mises en place par le sultan Seku Watara favorisaient le
commerce à longue distance qui procurait aux colporteurs des revenus
considérables. Tout le monde, y compris les dyéli, avait saisi l'occasion pour faire
fortune"6 les marchands réalisaient des bénéfices énormes sur les affaires ; au XIX e
siècle, Binger nous donne quelques chiffres : les profits pouvaient "varier de 100 à
500 pour 100 et même au-delà"7.
9 Le développement commercial a contribué ainsi à faire voler en éclats les barrières qui
faisaient du dyéli un être particulier. A Kong, il ne détenait plus le monopole de la
parole, ni celui de l'histoire du pays. A la fin du XIX e siècle, il n'existait plus dans la
région de Kong, de griots au vrai sens du mot, c'est-à-dire des familles qui tiraient leurs
ressources essentiellement de la puissance de la parole 8. La société dioula avait subi,
sous la pression des facteurs commerciaux, l'une des plus grandes mutations de son
histoire. Les dyéli ont rompu avec les traditions d'origine. Ils ne sont pas les seuls à
avoir été touchés par les effets du grand commerce : les tisserands et les forgerons ne
sont pas épargnés comme nous allons le voir.

Le tissage et ses conséquences


10 Certaines sources orales actuelles prétendent que la ville de Kong n'a connu le tissage
qu'au XVIIe siècle ; la technique aurait été introduite par le grand-père de Seku Watara,
Dé Maghan9. Celui-ci aurait appris ce métier à Dé dans une localité proche de Sya ou
Bobo-Dioulasso. Ceci tendrait à prouver que Bobo a connu le tissage avant Kong ce qui
est faux car ce sont précisément les Dioula de Kong qui ont introduit cette activité dans
la région de Bobo ; Maghan a donc appris ce métier dans la boucle du Niger,
probablement à Kangaba. Signalons que les traditions de Kolon (région de Kong) font
état de fabrication de pagnes à Kong bien avant l'installation des ancêtres de Seku
Watara à Ténégéra. Ces indications ne nous renseignent pas sur les débuts du tissage à
Kong, mais portent à croire que les gens de Kong pratiquaient ce métier bien avant le
XVIIe siècle. Cette activité, dit-on, était exercée par des Selsuma, c'est-à-dire les
éléments musulmans des Taraoré. Ceci laisse supposer que les pagnes étaient connus
dans le pays dès le début du XVe siècle (1407) ; c'est en effet à cette date que l'on signale
les premiers états taraoré animistes dans la région. Il a fallu cependant attendre la
seconde moitié du XVe siècle pour que le tissage connaisse un réel essor avec
l'ouverture de la route Kano-Gonja-Kong10 qui amenèrent dans cette localité les
teinturiers hausa. Nous savons aujourd'hui qu'ils ont obtenu des rois taraoré
l'autorisation d'exercer leur métier à l'extérieur de la ville11, probablement sur le site
actuel de Marabaso comme l'indique d'ailleurs son nom12.

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11 On sait très peu de chose sur les tisserands Selsuma13. Les sources orales de Kolon
soulignent que les autorités taraoré ne portaient pas ces artisans dans leur coeur à
cause de la puanteur des fosses à indigo. Elles considéraient la fabrication des pagnes
comme un métier impur et les Selsuma étaient souvent mal vus par la population. On
ne les fréquentait pas et la communauté des tisserands vécut repliée sur elle-même
jusqu'au XVIIe siècle.
12 Au début du XVIIe siècle, les choses changent ; on constate une demande de plus en plus
importante de pagnes, à la suite sans doute de nouveaux modèles mis sur le marché par
Dé Maghan. Celui-ci employa pour la première fois dans ses ateliers de nombreux
esclaves et créa de vastes plantations de cotonniers pour avoir sur place la matière
première nécessaire. Vers la fin du XVIIe siècle, toute la population de Kong se mit à
tisser des cotonnades et les artisans Selsuma disparurent face à cette grande
révolution. En moins d'un siècle, le caractère lucratif de cette profession transforma la
métropole dioula en une capitale du textile. On oublia les odeurs des fosses ; on
regardait désormais le tissage avec des yeux nouveaux et l'on en fit un métier noble.
Avant d'être guerrier, commerçant et roi, Seku Watara pratiqua le tissage comme
l'avait fait autrefois son grand-père Dé Maghan.
13 A la fin du XIXe siècle Binger a souligné l'importance du tissage :
"...partout où il y a un petit espace libre, on s'en est emparé pour y construire des
cages de tisserands"14
14 Le même auteur a situé la place des pagnes dans le commerce de Kong avec Dienné et
Tombouctou :
"Le tissu rouge et blanc fabriqué en bande à Kong est cousu par les femmes en
pagnes de 12, 13, 14 et 15 bandes. Ce pagne, qui est un vêtement de luxe pour les
femmes de Kong, l'est aussi à Djenné et à Tombouctou où on le nomme el- harottat
(...). Ces pagnes valent ici, suivant le dessin et surtout la grandeur, de 8.000 à 15.000
cauries. A Djenné, un pagne de 10.000 cauries vaut une barre de sel" 15.
15 D'après les documents que nous avons réunis, on peut estimer la production de pagnes
à Kong, en moyenne, à 300.000 par an16. A en croire les sources orales, ces chiffres
semblent avoir été largement dépassés à l'époque du grand souverain Seku Watara
(1710-1745)17. La révolution textile contribua fortement à ébranler les assises des
sociétés dioula. La fortune et le mérite étaient désormais les seuls critères de
différenciation sociale ; ceci dans une société qui avait privilégié autrefois la naissance,
la profession ou le patronyme. Le dyéli allait chercher désormais à se hisser au rang des
dyagotigi, c'est-à-dire des seigneurs du négoce. On cite le cas du dyéli Konaté qui sous
Seku Watara devint l'un des plus riches négociants de Kong et qui précisément devait
sa fortune au tissage18.
16 Les vieilles structures qui caractérisaient la société mandé tombèrent ainsi en
désuétude en moins de deux siècles. Penchons-nous maintenant sur le cas des numu.

La reconversion des numu


17 Dans l'article que nous avons consacré aux populations serviles du Songaï 19, nous avons
souligné l'importance des numu qui vivaient en vase clos et s'entouraient de mystères.
Ils étaient censés détenir des pouvoirs surnaturels ; à ce titre, on les admirait, mais, en
même temps, on se méfiait d'eux, on évitait de les approcher ; cette répulsion a pu faire
croire qu'on les méprisait20. En fait les hommes ont peur des numu qui vont chercher le

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fer dans les entrailles de la terre considérées comme le domaine réservé aux dieux et le
transforment en outils indispensables à la vie ou en armes de destructions (flèches,
lances, voire fusils)21.
18 Il est difficile de dire à partir de quelle date précise les premiers numu ont fait leur
apparition dans la région de Kong. A en croire les sources orales du pays, ils
accompagnaient les Ligbi ou Kalo-Dioula (premiers commerçants mandé) dans leur
migration. On peut donc supposer qu'ils sont en place dans le nord de la Côte d'Ivoire
aux environs du XlVe siècle. Ils sont en tout cas à l'origine du développement de
l'agriculture dans la région de Kong.
19 Le terme numu, au cours des siècles, a pris une coloration patronymique dans le Nord-
Est de la Côte d'Ivoire. On est numu comme on est Kulibali ou Kéita. Dans des
publications récentes, on parle de migration Ligbi et Numu comme si ce dernier terme
avait une valeur ethnique. Tout se passe comme si en devenant numu, on perdait son
dyamu et si l'on faisait un pacte avec la profession ; ceci est très grave, car dans la
société mandé, on ne peut pas concevoir un individu sans un patronyme. Faut-il croire
que le numu est rejeté par la société, c'est-à-dire un être banni ? Est-ce à cause des
nombreux interdits qui pesaient sur les membres de la corporation ? Il est difficile de
répondre à cette question.
20 Au XVe siècle, les numu jouent un rôle important, non seulement au niveau de
l'agriculture, mais aussi et surtout dans la mise en place des chefferies taraoré en
fabriquant des armes pour leurs guerriers. Kong a connu plusieurs catégories de numu.
Les uns vivaient du fruit de leur forge, les autres tiraient leurs ressources de la chasse
et de la guerre. Ceux-ci vont rapidement abandonner la force pour bâtir des Etats, c'est
le cas des fameux Tondosama ou Samasoko qui au XVIIIe siècle jettent les bases du
puissant Royaume animiste de Kong et soumettent les numu traditionnels à de lourds
tributs. Intéressons nous à ce dernier groupe. Au XVIIe siècle, ces forgerons adoptent le
dyamu Watara. On signale la présence de nombreux forgerons dans les armées taraoré.
Comme leurs maîtres, ils deviennent guerriers. Aux alentours de Kong, on voit des
numu exercer le métier de tisserand ou colporteur : ils délaissent progressivement le
travail de la forge.
21 A la fin du XVIIIe siècle, les numu étaient noyés dans la masse de toutes les populations
qui portaient le dyamu Watara. Le développement commercial de Kong avec les régions
du nord et particulièrement les pays Bobo donna le coup de grâce au travail de la forge :
Bobo inonda le marché de Kong de toutes sortes d'objets en fer relativement moins
chers que ceux fabriqués sur place : ce fut la fin de l'artisanat du fer à Kong. Au XIX e
siècle, le Nord-Est de la Côte d'Ivoire vivaient de l'industrie du fer des états de Bobo-
Dioulasso. Les numu, comme le reste de la population s'adonnèrent désormais à des
professions plus lucratives, comme le commerce du sel, de l'or, des noix de kola ou le
tissage. A la fin du XIXe siècle, cette situation frappa Binger qui écrit :
"La ferronnerie, bêches, haches, lances de luxe, marmites en fer battu, etc.,
viennent du pays de Tiéba et fabriqués par les Tousia et les Tourounga, peuples
situés à l'ouest du Komono et des Dokhosié. Dans les environs de Kong, il n'y a ni fer
ni forgerons"22.
22 Braulot a confirmé les propos de Binger après son passage dans la ville : Kong importait
toute sa ferronnerie de Bobo-Dioulasso23.
23 A la suite des mutations successives liées au développement exceptionnel du commerce
dans la région de Kong, les critères de différenciation sociale avaient pratiquement

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changé. Tout reposait désormais sur le mérite et la fortune. On ne parlait plus de horon
(gens bien nés, nobles), ni de nyamakala ; certes ces termes n'avaient pas disparu mais
ils étaient désuets. L'important était désormais de chercher à se hisser au rang des
dyagotigi ou seigneurs du commerce et plus tard à celui de Karamogo ou alim. Les vieilles
barrières qui cloisonnaient la société en castes avaient pour ainsi dire disparu. Binger a
donc raison de souligner que :
"On voit partout ce que j'ai eu l'occasion de dire sur Kong et ses habitants : que les
Mandé-Dioula constituent une population active, laborieuse et intelligente.
J'ajouterai que le fanatisme religieux est absolument exclu chez eux et que l'esprit
de caste a presque disparu. Ainsi, on ne voit pas un seul griot chez les Dioula, et tout
le monde s'occupe de tissage et de teinture, tandis que chez les autres peuples que
j'ai visités, tout ce qui n'est pas cultivateur et guerrier fait partie d'une caste
inférieure et méprisée"24.
24 Cette expérience originale qui se développait dans le Nord-Est de la Côte d'Ivoire et qui
commençait à gagner les pays dioula des rives du Comoé ou du Bandama fut arrêté
brutalement à la suite de l'invasion samorienne en 1897. Néanmoins, on peut constater
de nos jours les vestiges de cette mutation : les jeunes gens qui, au début du siècle ont
repris le travail des forges ignorent le phénomène de caste et vivent en harmonie au
sein de la société dioula. La caste peut donc disparaître sous la pression des
bouleversements politiques, économiques ou sociaux.

NOTES
1. On sait cependant ques les princes soudanais au Moyen Age privilégiaient les mariages avec
les femmes numu ; voir à ce sujet N.G. KODJO "Contribution à l'étude des tribus dites serviles du
Songaï", Bulletin de l'I.F.A.N., série B n° 4, 1976, pp. 790-812. La notion de nya ou nyama se retrouve
dans les sociétés animistes de la région de Kong où s'est développé particulièrement le culte du
Nyamakurugu au XVIIe siècle sous l'impulsion des rois taraoré.
2. Voir à ce sujet "Le voyage d'Ibn Battûta au Mali" in Recueils des sources arabes..., Paris, 1975,
p. 304.
3. NIANE D.T., Soundjata, Paris, 1960, p. 109.
4. Danse réalisée en l'honneur des guerriers après la défaite du roi des Soso : voir NIANE D.T.,
op.cit., p. 139.
5. Ce griot a joué un rôle important au XIXe siècle dans les conflits entre Kong et Samori.
6. DYAMILA OUATTARA, Sokolo (Kong), août 1974.
7. BINGER L.G., Du Niger au golfe de Guinée par le pays de Kong et le Mossi, Paris 1892, t. 1, p. 309.
8. Ce constat tendrait à prouver aussi que l'ère des grandes conquêtes était révolue et que les
Dioula étaient résolument tournés vers le commerce.
9. BAMORI TRAORE, Table ronde sur les origines de Kong..., Annales de l'Université d'Abidjan, série
J, 1977, p. 174. Pour une étude sur les tissus de Kong voir Boser-Sarivaxévanis, 1972, pp. 186 et
suiv.
10. Pour l'ouverture de la voie, voir PALMER S.M.3, Ajayi Crowder, History of West Africa, London,
1971, t. 1, pp. 212-213. Voir aussi I. WILDS "A medieval trade route from the Niger to the Gulf of
Guinea", Journal of African Studies, 3, 1963, pp. 337-341.

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11. Cette thèse défendue par les princes watara de Kolon tend donc à confirmer l'existence d'un
tissage ancien dans la ville ; voir Bassina Ouattara (enquêtes réalisées en 1977 et 1979).
12. Marabaso signifie en dioula quartier des Maraba, nom que l'on donne aux Hausa.
13. On considère à Kong que ce terme désigne les premiers Taraoré qui ont embrassé l'Islam par
opposition aux Samasoko animistes qui vivent de chasse et de guerres.
14. BINGER, of.cit., p. 297.
15. BINGER, op.cit., p. 316.
16. KODJO N.G., Le Royaume de Kong des origines à 1897, thèse pour le doctorat d'Etat, Aix-en-
Provence, 1986, t. 2, p. 632.
17. Enquêtes réalisées Kong entre 1975 et 1977.
18. Enquêtes déjà citées.
19. KODJO N.G., "Contribution à l'étude des tribus dites serviles du Songaï", B.I.F.A.N.B., n° 4, 1976,
pp. 792-796.
20. Malam Issa Mahama, Le Damargu du XVIe au XIXe siècle. Repeuplement et formation de l'Etat Targi
des Immuzurag, Université d'Abidjan Département Histoire, 1990, p. 66. En fait on méprise celui
qui a déserté la forge et qui mène une vie de griot, "homme bien nourri, bien habillé et craint
pour son verbe, parfois conseiller écouté mais toujours méprisé et regardé comme le dernier des
hommes" voir Hamani (D) cité par Malam Issa.
21. Au XVIII e siècle le souverain de Kong Seku Watara avait un atelier de fabrication de fusils à
pierre à partir des modèles fabriqués à Birmingham ou à Liège.
22. BINGER, op.cit., p. 317.
23. BRAULOT, Arch. N.S.O.M., C.I., 3, 1893.
24. BINGER, op.cit., p. 328.

RÉSUMÉS
The 'dioula' people of Kong are characterised by the division of men into apparently fixed
categories: freemen, slaves and artisans. Very early, the division of labour in these ordered
societies is accompanied by a partioning into socio-professional groups. Thus the artisans
belonged to a caste called 'nyamakala', literally those who held the 'nyama' or 'nya' an occult
power. In the XVIIth century they were the mainspring of the dioula society. But from the
beginning of the XVIIIth century, the world of the nyamakala changed greatly due to commercial
expansion brought about by Seku Wara's efforts on beholf of the merchants. In the wake of
successive changes tied to the development of trade, the criteria for social differentiation also
changed, henceforth, everything was based on merit and wealth. Nyamakala was no longer
talked of and from then on what was important was to rise to the rank of a' lord of commerce'.
The old barriers which had divided society had practically disappeared.

AUTEUR
GEORGES KODJO NIAMKEY
Université National de Côte d’Ivoire — Abidjan — Côte d’Ivoire

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Les perles au-delà du décoratif dans


le golfe du Bénin à travers les âges1
A. Félix Iroko

1 La portion des côtes ouest-africaines qu'occupe le Golfe du Bénin va de la Volta au


Ghana jusqu'au delta du Niger à l'Est, au Nigéria. Elle regroupe, placée à l'échelle de la
géopolitique actuelle, une partie de la côte ghanéenne, tout le littoral togolais, béninois
et une portion du Nigéria méridional. Ce Golfe rassemble un certain nombre de groupes
socio-culturels aux cultures matérielles diverses. Parmi celles-ci, les perles, souvent
citées dans les documents anciens et les sources orales pour leur fonction de parures,
n'ont jamais fait l'objet d'une étude d'ensemble mettant en relief leurs différents
usages et leur place dans les représentations collectives et l'univers conceptuel des
habitants du Golfe du Bénin. L'accent a souvent été mis sur l'aspect décoratif, c'est-à-
dire sur la vocation esthétique de ces perles au détriment de ce qu'elles représentent de
beaucoup plus profond, de beaucoup plus intime pour les Africains dans leurs attitudes
collectives, leurs structures mentales, leur réflexion sur la vie, sur les hommes. Nous
voudrions montrer ici qu'en dehors du décoratif, les perles ont, dans les civilisations
africaines, d'autres usages plus diversifiés et parfois si discrets qu'ils peuvent se
dérober aux investigations du chercheur peu attentif, peu averti.

Les perles dans le domaine des croyances populaires


et du religieux
2 Les perles, qu'elles soient de verre, de pierre ou recueillies sur les côtes Ouest-
africaines2, n'ont en elles-mêmes rien de mystérieux, de divin ou de sacré. Or, leur
nature, la difficulté de déterminer la provenance de certaines d'entre elles, les vertus
magiques que l'imagination leur attribue, ont conduit les Noirs du Golfe du Bénin à
trouver une origine divine à plus d'une variété d'entre elles3, et à leur faire un
traitement de choix dans leurs croyances populaires. Jean Hess a recueilli au XIX e siècle
un mythe yoruba faisant état des conditions de création des perles par Olodumaré le
Tout-Puissant :

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"... Au commencement, la terre n'existait pas... Et aucun être n'animait le ciel,


n'animait l'eau. Or, le Tout- Puissant Olodumaré, le Maître et le Père de toutes
choses, qui habite là-haut, derrière les montagnes, bien loin, très haut, plus haut
que personne ici-bas ne peut se le figurer... résolut un jour de créer. Il créa d'abord
les sept princes couronnés. Pour la nourriture et l'entretien de ces princes, il créa
ensuite sept calebasses très grosses et pleines d'akassas, et sept sacs dans lesquels il
y avait des cauris, des perles et des étoffes4.
3 Les Ewé du Ghana et du Togo méridionaux ainsi que les groupements socio-culturels
apparentés considèrent Aydohouèdo, symbolisé par l'Arc-en-ciel le Grand Serpent,
comme la divinité et des perles et des cauris, bref comme l'une des grandes divinités de
la richesse5. Aussi a-t-elle toujours été en honneur chez eux, notamment durant la
période précoloniale au cours de laquelle A.B. Ellis écrivait à ce sujet les lignes
suivantes :
"Popo beads, the aggry-beads of the gold Coast, curious mosaico vvhose origin in
undetermined, and which are much valued by the Negroes, are believed to be made
by Anyi-ewo [Ayido-Houèdo]. This excrement is believed to have the power of
transmuting grains of maize into cowries. Whence the notion commonly held by
Europeans in West Africa, that Anyi-ewo confers wealth on man" 6.
4 Les Hula ou Popo du Mono, en République du Bénin, prétendent également que les
perles jaunes enjolivées de stries de couleur sont l'oeuvre du serpent Dan-Aïdo-Ouèdo 7,
l'Esprit de l'Arc-en-ciel, d'où le nom de perles addo qu'ils leur donnent 8. "Ayido-whe-Do
qui a fait des perles popo", écrivait déjà, dans la deuxième moitié du XIX e siècle,
l'Anglais Sir Richard Francis Burton9. L'on comprend que désirant enrichir un individu,
Dan le serpent, en liaison avec l'Arc-en-ciel (en pays fon) le conduise par une force
aveugle à l'endroit où la queue de ce dernier est censée toucher la terre 10. Il s'y produit
alors une profonde excavation renfermant de l'or et des perles 11.
5 Le Révérend Père Jacques Bertho a recueilli des traditions relatives aux perles qui dans
l'esprit des populations locales, ne seraient que des excréments de divinité, du "serpent
fétiche" comme il l'écrit12. Il s'agit, encore une fois, de Dan-Ahido-Houèdo, (Bertho)
l'arc-en-ciel dont les pythons seraient les messagers. Il vivrait sous terre, mais parfois
en sortirait au milieu de la forêt, "s'élèverait dans les airs pour aller plonger dans la
mer afin d'y étancher sa soif. A l'endroit où il est sorti de terre, il laisse des excréments
qui sont des perles précieuses"13. Les divinités Aziza, détentrices des vertus médicinales
des plantes, se chargeraient, une fois Dan-Ahido-Houèdo sorti de terre, de recueillir les
perles – ses excréments – et de les enfouir dans le sol pour les sauvegarder 14.
6 Ce regard mythique que les populations du Golfe du Bénin projettent sur les perles
qu'elles considèrent comme sacrées, voire divines, permet à lui seul de comprendre le
bien-fondé de maints usages de ces précieux objets en matière de pratiques religieuses
et magiques : aussi prêtres et adeptes de divinités portent-ils des colliers, des bracelets
de perles ainsi que des filières de perles en bandoulières ; la nature de ces perles, leur
variété, leur coloris, leur style d'agencement, la manière dont elles sont portées
variaient beaucoup, et de façon remarquable, d'une secte religieuse à une autre 15.
Sacrées et dotées de vertus magiques de toutes sortes, ces perles portées par les adeptes
de différentes confréries religieuses étaient aussi un signe de distinction et de
différenciation de ces communautés religieuses. Aussi, les perles sont-elles toujours
choisies en harmonie avec le goût de la divinité dont relève la secte : ce sont des perles
spéciales portées sous forme de colliers qui constituent le pouvoir et l'insigne du
pouvoir de Gangnihesu16 à Huawé-Zunzonsa (région d'Abomey) où il exerce ses

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fonctions de grand prêtre sacrificateur d'Aïzan Daho17, divinité autour de laquelle les
princes se réunissent périodiquement pour des cérémonies religieuses.
7 En pays yoruba, une enfilade de perles dites ilèkè otutu okpun au poignet gauche du
babalawo – devin d'Ifa – constitue l'insigne de ses pouvoirs occultes et le distingue
quelque peu du commun des mortels qui n'est pas autorisé à en porter.
8 En pays aja dans le Mono béninois, il y a également des variétés de perles qui
interviennent dans la pratique oraculaire fa ; ce sont des perles jaunes à longue
perforation dites afasi-kuè ou monnaies de fa18. Il est d'autres variétés de perles qui, au
lieu d'être utilisées telles quelles dans le fa comme les afasi-kuè, sont écrasées et
réduites en poudre étalées par la suite sur le plateau divinatoire pour y recevoir les
différents signes divinatoires auxquels elles confèrent davantage de puissance pour
conjurer le mauvais sort ou guérir une maladie.
9 Spécialement apprêtées en matière d'occultisme, certaines perles servent à la
prophylaxie ou au traitement des maladies, ainsi qu'à la protection contre les morsures
de serpent, les sorciers, les mauvais esprits19 et, d'une façon générale, contre le mauvais
oeil. Il en est ainsi dans le Golfe du Bénin comme ailleurs en Afrique noire. Nous
retrouvons ce même usage en Afrique du Nord où D. Champault et M. de Langle ont vu
des enfants porter des perles pour se prémunir contre "le mauvais oeil" et l'action
maléfique d'esprits malins20.
10 Quiconque porte sur lui la perle nana cylindrique, bleu-azur plus ou moins
translucide21, magiquement préparée, ne périra jamais dans un incendie ou dans un feu
quelconque, car cette variété de perles, très prisée, a la caractéristique d'être résistante
au feu qui ne parvient jamais à la détruire ou à l'altérer. Très classique dans les aires
culturelles du Golfe du Bénin, une telle analogie n'en est pas moins frappante.
11 Réserve de valeur sur le plan monétaire puisqu'elles se prêtent à merveille à la
thésaurisation, les perles, denrée non périssable, participent aussi à la thésaurisation
funéraire à l'instar des cauris ; ainsi, de petites urnes funéraires en céramique
contenant les perles les plus précieuses sont placées dans les tombes dans l'intention de
constituer pour les morts de véritables réserves de numéraire et de parures pour l'au-
delà. Edouard Dunglas, admnistrateur des Colonies, a noté, lors de son séjour au
Dahomey22, une telle pratique, courante chez les Fon d'Abomey. Il arrive dans certaines
régions des aires culturelles ajatado et yoruba que des cauris soient associés à des
perles dans une urne funéraire ou mis dans un autre vase à côté de celui des perles. De
façon générale, celles-ci, dans le cas d'une femme défunte, constituent, en partie ou en
totalité, les richesses qu'elles possédaient de son vivant 23 ; il s'agit donc, en général, de
perles de son goût, ce dernier ne variant pas, pense-t-on, dans l'autre monde 24. Bien
"des gisements" de perles aujourd'hui mis au jour lors des travaux agricoles, de
terrassements ou de fouilles archéologiques ne sont rien d'autres que le trésor des
morts.
12 Les perles provenant de la thésaurisation funéraire sont particulièrement recherchées
dans des pratiques occultes de toutes sortes, car leur contact avec les morts a dû,
pense-t-on, accroître le pouvoir qui était naturellement le leur ; aussi coûtent-elles
toujours beaucoup plus cher que les perles qui n'ont circulé que parmi les vivants 25.
Elles ont en général des fonctions ambivalentes : destinées le plus souvent à des
pratiques occultes pour le bien-être des hommes, elles servent également à nuire dans
des circonstances particulières, où l'on dépose discrètement ces objets maléfiques dans

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les effets d'un individu en priant le mort dépossédé de venir chercher son bien volé en
se faisant accompagner – sans retour naturellement – par celui qui est en sa possession.
13 Par ailleurs, les perles ont une place non négligeable dans l'anthropologie des
naissances géméllaires : les statuettes de bois qui, dans les aires culturelles ajatado et
yoruba remplacent les jumeaux défunts, portent parfois des colliers ou des bracelets de
perles26. Chez les Guin ou Mina d'Aného, des mères de jumeaux ou de plusieurs enfants
(au moins trois) de même sexe nés successivement sans qu'un enfant d'un autre sexe
s'intercale entre eux, portent le abahun, bracelet garni d'une perle bleue 26. Bien des
variétés de perles, prescrites par l'oracle fa ou ifa27, sont spécialement apprêtées et
portées par les jumeaux pour leur protection ou pour leur enrichissement, surtout
lorsqu'ils sont nés sous le signe de la richesse.

Les perles, monnaie et symbole de richesse


14 Lorsqu'il est question de perles, l'idée qui vient d'emblée à l'esprit de quiconque est
celle de parures, et presque jamais, sinon secondairement, celle de monnaie. Pourtant,
en bien des endroits des côtes ouest-africaines, les perles ont eu une véritable fonction
monétaire : intermédiaire dans les échanges, elles étaient également un étalon de
valeur de par la référence commune qu'elles étaient, et une réserve de valeur
autorisant la thésaurisation, aussi bien au profit des vivants que des morts 28.
15 Cette fonction d'équivalent général n'a jamais été, bien entendu, un phénomène
généralisé, d'une grande ampleur chronologique et d'une étendue géographique
significative susceptibles d'être comparées à celles des cauris notamment ; mais des
îlots de "zone perle" souvent au milieu d'autres espaces monétaires plus vastes comme
la "zone or" et la "zone cauris"29 ont existé dans le Golfe de Guinée durant la période
précoloniale. A la Côte des Esclaves alors fortement dominée en matière monétaire par
une circulation des cauris qui, des siècles durant, avait été la plus forte au monde, des
perles ont également, mais à une échelle très restreinte, circulé comme équivalent
général.
16 Le père Loyer, missionnaire à Assinie en Côte-d'Ivoire au XVIII e siècle, écrivait que les
perles d’Aigris y servaient de monnaie courante30. Deux siècles plus tard,
l'administrateur français Maurice Delafosse, qui a séjourné des années durant en Côte-
d'Ivoire, a rapporté que des perles, en masse, en filière, en collier, en ceinture, étaient
utilisées comme médium dans les échanges commerciaux en pays agny 31.
17 Les perles étaient si valorisées que Duarte Pacheco Pereira, gouverneur du Fort de la
Mine au Ghana de 1520 à 1522, a constaté que les bleues à lignes rouges appelées cori y
étaient vendues contre de l'or32. Au XVIIe siècle, le Bâlois Samuel Braün écrivait que ces
pierres bleuâtres transportées dans le Golfe de Guinée se vendaient fort cher et étaient
évaluées littéralement à leur poids d'or33. "Dans l'ancien système monétaire local, elles
étaient aux cauris ce que les pièces d'or étaient aux gros sous" écrivait Edouard
Dunglas34.
18 Les perles étaient donc considérées comme des produits extrêmement précieux :
articles privilégiés de commerce, elles se vendaient et s'achetaient cher, tout en servant
localement comme équivalent général à l'acquisition d'autres articles, avec, bien
entendu, le statut privilégié d'une denrée précieuse de référence. En outre, apprêtées
dans des conditions occultes particulières, elles sont souvent discrètement utilisées par

Civilisations, 41 | 1993
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des marchands qui les placent dans leurs porte-monnaies pour protéger leur avoir du
regard rapace de ceux à qui l'on prête le pouvoir de voler l'argent d'autrui rien qu'en le
regardant attentivement35.
19 Une variété de perles que nous n'avons pu identifier aurait même naturellement le
pouvoir d'annihiler l'effet de la "monnaie de la ruine" destinée à entraîner la faillite de
marchands chez qui on a acheté un article avec une telle monnaie 36.
20 Toutes ces raisons jointes aux mythes archétypaux d'origine des perles, permettent de
comprendre pourquoi elles sont devenues dans l'esprit des habitants du Golfe du Bénin,
le symbole même de la richesse et de sa conservation au même titre que les cauris qui y
ont eu pourtant un rôle monétaire beaucoup plus important. Avoir des perles en
abondance, c'est être riche ; aussi, un important clan de l'aire culturelle ajatado porte-
t-il avec fierté le nom de Jèto ou cours d'eau des perles en souvenir de l'ancêtre qui, dit-
on, possédait une rivière où il allait ramasser à volonté des perles 37, sous le regard
envieux des gens de son milieu.
21 La notion de richesse incarnée par les perles a également une autre dimension
symbolique qui n'est pas toujours ni nécessairement fonction de leur quantité : appelé
dada – Sa Majesté – le roi du Danhomè dans ses louanges est habituellement désigné,
entre autres, par le nom jêhosu, c'est-à-dire le roi des perles, non pas nécessairement à
cause de l'abondance de perles précieuses contenues dans ses coffres, mais parce qu'il
était plus riche que quiconque dans son royaume : abondance de cauris, de tissus, de
métaux précieux, de verroteries, de biens meubles, etc. De nombreux auteurs ou
voyageurs ayant séjourné dans le royaume de Danhomè, ont porté des témoignages
élogieux sur les richesses des souverains du Danhomè : l'Anglais Bullfynch Lamb,
prisonnier du roi Agaja dans le premier quart du XVIIe siècle, envoya au Gouverneur
Tinker le 27 novembre 1724, une lettre dans laquelle il donne une idée de
l'impressionnante richesse de ce souverain conquérant :
"Je ne vois d'autre moyen de me racheter, sinon que la Compagnie lui envoye en
présent une couronne et un sceptre dont elle [Sa Majesté] pourrait prendre la
valeur sur ce qui reste dû au dernier roi d'Ardah. Je ne sais quel autre présent lui
faire qu'il ne le dédaigne, car il est très fourni de quantités de vaisselles d'or en
oeuvre, et de toutes sortes de richesses, aussi bien que de beaux habillements,
chapeaux, bonnets, de toute espèce : il abonde en outre en marchandises dont il ne
lui manque aucune : il donne des Boojes, Buyis (cauris) comme de la poussière, et il
distribue des liqueurs comme de l'eau. Il est extrêmement vain et présomptueux, et
je crois en effet qu'il est le Roi le plus riche et le plus grand guerrier dans cette
partie du monde...38.
22 C'est en fait beaucoup plus l'abondance et la qualité de tous ses biens qui sont
indirectement rappelées à travers le nom jêhosu39 donné au roi du Danhomè, qu'un
éventuel et inégalable volume de perles qu'il posséderait.
23 Assimilées ailleurs et dans d'autres circonstances à la richesse par excellence quand
elles sont abondantes, les perles, même absentes donnent leur nom à toutes richesses
comme dans le cas des souverains du Danhomè. Les perles incarnent la richesse ; la
richesse incarne indirectement les perles en ce sens qu'elle est supposée être aussi
précieuse et aussi difficile à acquérir qu'elles. La nuance, aussi ténue soit-elle, a son
prix et elle était toujours présente dans l'esprit des habitants du Golfe du Bénin quand
ils apprécient diversement les perles, aussi valorisées quand elles existent
abondamment que dans le cas où, absentes, leur silhouette est supposée se profiler à

Civilisations, 41 | 1993
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l'arrière-plan de tout tableau de grandes richesses, même dans les réalités politiques
comme à Abomey : il y a, en quelque sorte le pouvoir des perles et les perles du pouvoir.

Les perles, signes distinctifs et insignes du pouvoir


24 Nous avons précédemment vu que le surnom roi des perles communément attribué aux
souverains du Danhomè est beaucoup plus lié à l'abondance de leurs richesses qu'à une
estimation quantitative et qualitative de leurs avoirs en perles. Cette idée sous-jacente
en cache une autre qui, tout en étant diffuse, n'est pas moins importante : celle de la
notion du pouvoir renforcé par la supériorité sur tous en matière de richesses ; en effet,
le roi est au-dessus de tout le monde, non pas seulement parce qu'il a reçu un sacre,
une investiture au terme de rituels initiatiques lourds d'occultisme, mais par ce qu'il
possède plus de richesses que tout le monde. Aussi le surnom élogieux de roi des perles,
est-il essentiellement lié au pouvoir suprême, à un privilège et à un monopole régaliens
dans le royaume du Danhomè. Elle est une anomastique de discrimination socio-
politique.
25 Signes distinctifs et insignes du pouvoir, les perles l'ont été également dans le domaine
des régalia des souverains du Golfe du Bénin : il n'existait qu'une seule paire – en
principe – de sandales garnies de petites perles multicolores dans tout le royaume du
Danhomè : elles étaient au palais où elles représentaient le pouvoir suprême. C'est le
principal insigne du pouvoir. Lorsqu'en 1818, Adandozan fut détrôné à Abomey au
profit de son frère Guézo, la première disposition prise pour matérialiser sa destitution
a été de lui ôter des pieds les sandales de perles qui, autant – sinon plus – que le trône
et le parasol, incarnent le pouvoir royal dans le Danhomè.
26 Autrement capital est cependant le pouvoir des perles dans l'appréciation de la dignité
dans les civilisations yoruba ou nago, qu'elle concerne les ministres à la cour ou la
royauté proprement dite incarnée par le souverain. Le plus important des régalia, de
façon générale dans l'aire culturelle yoruba incluant les Nago, ce ne sont point
seulement les sandales comme dans le Danhomè, mais bien plutôt le couvre-chef de
perles garni par devant de multiples filières ou franges de perles multicolores 40, en
rangées si serrées qu'elles laissent à peine apparaître le visage du souverain qui le
porte41 ; et ces franges sont agencées si étroitement à dessein qu'elles avaient
effectivement pour fonction de dérober les traits du visage du souverain au regard du
public42. Le roi se cache en quelque sorte derrière "ce masque", cette forêt de perles
agencées avec un soin qui ne manque pas d'esthétique bien que cette dernière
préoccupation soit tout à fait secondaire ici dans les fonctions auxquelles est destiné le
couvre-chef. Ce dernier, qui tient ici lieu de couronne43 en quelque sorte, constitue
l'élément de référence en matière de typologie des rois en pays yoruba : ceux d'entre
eux qui portent ce couvre-chef de perles sont les plus importants, les rois par
excellence. Ils prennent naturellement le pas sur les souverains qui ne sont pas
autorisés à avoir de couvre-chef de perles44. Les rois-prêtres (ou les prêtres-rois ?) de
Pobè (République du Bénin) qui se ceignent la tête d'un tissu blanc sont considérés
comme inférieurs aux rois de Kétu, d'Ifè, d'Oyo, etc. qui, eux, portent des couronnes
perlées garnies de filières de perles multicolores.
27 De façon générale, l'insigne de commandement des rois de Kétu (alakétu) est une queue
à manche entièrement entourée de perles fines et multicolores très joliment agencées
qui, dit-on confère à cet attribut du pouvoir toute sa puissance. L'on raconte à ce sujet

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que l'alakétu Odémufèkun se rendait un jour en hamac de Kétu à Zagnanado. C'était en


1930. En chemin, il vit une antilope sortir de la brousse. Il tendit son orukè (cette queue
à manche recouverte de perles) dans sa direction en lui intimant l'ordre de s'arrêter
sans plus bouger. L'antilope s'était aussitôt immobilisée sous l'influence magique
conjuguée des incantations du roi et de l'orukè qui agissait comme une baguette
magique.
28 Les queues de cheval qui servaient de chasse-mouches à des rois avaient leurs manches
entourés de perles pour, dit-on, renforcer leur pouvoir45. De même, les bâtons des
messagers royaux de Kétou étaient entièrement recouverts de perles.
29 Dans les cours royales yoruba ou nago, les ministres des rois portaient des colliers ou
des bracelets de grosses perles, insignes de leur dignité. Ces perles dont la nature et le
nombre variaient selon l'importance de chaque ministre et sa place à la cour, n'avaient,
contrairement aux perles minuscules des couvres-chefs et des sceptres des souverains,
aucun – sinon très peu – de pouvoir magique46. Elles n'étaient généralement que des
signes distinctifs permettant de ne pas confondre les ministres qui les portent. Afolabi
Ojo, dans son excellente étude sur la culture yoruba, résume en des termes saisissants
les fonctions discriminatoires et distinctives attribuées aux perles qui garnissent les
regalia et complètent l'accoutrement des souverains et de leurs ministres dans les
royautés yoruba ; il écrit notamment à ce sujet :
"The bead crafts developed as a result of the effective demand made by chiefs and
Obas for beaded objects which, more than any other, dominated their regalia. The
wearing of beads distinguished chiefs and Obas in an unmistakable manner from
the non-titled person, just as badges and other insignia indicate rank. Significant
too was he part of the body on which the beads were worn. Crowned Obas not only
wore beaded crowns with fringes but also strings of the barrel-shaped and round
beads around the neck, wrists and around and ankles. A village chief was not
entitled to wear a beaded crown but migth wear beads around the neck, wrists and
ankles. Many ordinary chiefs wore beads around the neck and wrists only, the
number of strings and the shape reflecting their rank"47.
30 Ces perles qui sont soit de verre, soit de cernaline, soit de corail, soit de quartz, soit
d'autres matières, ne sauraient être utilisées par des profanes pour les mêmes
préoccupations politiques sous peine de sanctions de la part du pouvoir central. Nul,
dans la société yoruba, n'a le droit de porter un couvre-chef de perles à l'instar du roi. Il
était, également, interdit de porter aux poignets et au cou les mêmes perles que les
ministres ou dignitaires de la cour. Ce sont là les principales fonctions ou attributs
politiques des perles qui, malgré leur importance, sont loin d'être aussi étendues que
leurs fonctions sociales.

Fonctions sociales profanes des perles


31 Les fonctions sociales à caractère profane des perles sont multiples et elles le sont
autant que les autres fonctions ; néanmoins, nous renonçons dans le cadre de cette
approche rapide, à l'étude de leur rôle de décoration, de parure qui, sans manquer
d'intérêt, n'a plus aujourd'hui l'avantage de la nouveauté, l'Afrique n'ayant pas par
ailleurs le monopole de l'exclusivité en ce domaine. En revanche, nous insisterons sur
la place accordée aux perles dans le domaine de l'amour. En effet l'un des canons de
beauté chez les femmes de la plupart des groupes ethniques du Golfe du Bénin
consistait à porter des filières de perles aux jarrets et aux reins. Malgré l'harmonie de

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l'agencement de ces perles, leur fonction n'est jamais prioritairement l'esthétique, mais
l'érotisme : elles sont essentiellement destinées à exciter la sensualité, l'appétit sexuel
des hommes qui savent les apprécier à leur juste valeur : les jarretières de perles
donnent davantage de relief aux mollets que les hommes éprouvent du plaisir à
caresser en même temps que les perles multicolores48. Quant aux perles portées aux
reins, elles sont de taille extrêmement variable : des plus fines aux plus grosses en
passant par celles de taille moyenne. Cependant, les plus appréciées étaient celles qui
sont dites bébé ou abébé dans les aires culturelles yoruba et ajatado : ce sont des perles
discoïdes minces et plates, à très courte perforation centrale de couleur noire, bleue ou
rouge ; elles étaient assez fragiles et ne résistaient pas à l'épreuve du feu comme les
nana. Il en fallait un très grand nombre pour une rangée destinée à faire le tour de
ceinture d'une femme. Enfilées, elles se présentent sous l'aspect d'une grosse ceinture.
Selon leur goût, les femmes peuvent enfiler soit exclusivement des perles noires, soit
des perles rouges, soit des bleues, soit panacher les trois. De même, elles peuvent porter
soit uniquement des enfilades d'une seule couleur, soit des rangées de chacune des
couleurs. Certaines cependant se contentent d'enfilades d'un seul coloris non pas pour
une question de goût, mais à cause des interdits en liaison avec leur destinée 49.
32 Discrètement portées sous leurs pagnes par les femmes50, ces grosses rangées de perles
donnent de l'extérieur plus d'embonpoint à leur hanche, ce qui est très apprécié dans
ces milieux où la stéatogypie est perçue comme un des éléments d'attrait d'une femme.
En outre, dans des conditions d'intimité avec un homme, celle qui porte ces rangées de
perles est censée être plus sensuelle que celle qui en est dépourvue. Jusque dans la
première moitié du XXe siècle, il était rare qu'une femme ne porte pas de perles sous
ses pagnes. Cela a inspiré les Fon dans l'une de leurs manières de dire qu'un homme
s'est rendu coupable d'adultère avec une femme : é ha jè do alin ni : littéralement : il lui
a compté les perles aux reins. Cette forme d'euphémisme découle du fait qu'il faudrait
être dans la plus grande intimité avec une femme pour être en mesure, non pas
seulement de voir les perles qu'elle a aux reins sous ses vêtements et les toucher, mais
aussi de les compter. Cela ne signifie nullement qu'avoir des relations intimes
coupables avec une femme passe par le dénombrement des innombrables perles des
enfilades qu'elle porte mais c'est une manière plus élégante d'exprimer un adultère, en
se fondant sur le port de perles par les femmes.
33 Par ailleurs, fines, moyennes ou grosses, les enfilades de perles portées sous leurs
pagnes par les femmes jouent un autre rôle : elles servent a retenir par devant et par
derrière les deux bouts des couches hygiéniques dont elles "se protègent" lors des
périodes de menstrues.
34 Dans un autre ordre d'idées, l'on ne saurait faire une étude exhaustive de la musique
traditionnelle du Golfe du Bénin sans y mettre en relief le rôle des perles : des enfilades
de ces dernières harmonieusement agencées entourent amplement des gourdes, de
manière à ce qu'elles produisent des sons en tapant sur les parois de cette dernière
lorsqu'elle est rythmiquement secouée51.
35 Aucune étude n'a jusqu'ici porté sur la place des perles dans la littérature orale
traditionnelle des sociétés du Golfe du Bénin : nous n'insisterons plus sur le nom du
clan dénommé jêto (cours d'eau des perles) dont nous avons déjà parlé plus haut dans la
deuxième partie de cette approche ; le clan continue toujours de porter fièrement ce
nom, bien qu'il n'ait plus aujourd'hui le moindre lien avec un quelconque point d'eau à
perles. Par ailleurs, en liaison avec les perles, l'anthroponyme le plus connu dans

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l'histoire du royaume du Danhomè est Na Zognidi épouse du roi Guézo et mère de son
fils Glèlè. Ce nom fut donné à cette reine en fonction des innombrables épreuves qu'elle
a su traverser saine et sauve à la manière de la perle nana toujours résistante au feu 52.
36 Les Noirs du Golfe du Bénin ont aussi trouvé des sources d'inspiration dans l'usage des
perles pour élaborer leurs proverbes et dictons ; c'est ainsi que les Gun de Porto- Novo
pour signifier qu'il ne suffit pas de vouloir quelque chose pour être en mesure de l'avoir
disent souvent : "aco jro gidi ; yonu ma diké"53 : le singe voudrait bien se parer de beaux
atours, porter autour des reins des rangées de perles mais il lui manque l'attribut
principal : les fesses"54. Quant aux Fon d'Abomey, ils recommandent la patience en
toutes choses en utilisant le proverbe suivant : "Dada Sègbo so lankan gban nyi do ji, bo
hué su lo e no wen dokpo"55, "Dieu accrocha au firmament 30 perles précieuses lankan et
en décroche une par an"56.
37 Les exemples de la place des perles dans la littérature orale traditionnelle peuvent être
multipliés presque indéfiniment à partir de la constitution minutieuse d'un riche
corpus d'anthroponymes, de maximes, de dictons populaires, d'adages : de véritables
trésors d'imagination et de composition chez les peuples du Golfe du Bénin.

Conclusion
38 Les marchands européens qui, durant la période précoloniale, vendaient aux Noirs du
Golfe du Bénin des perles importées de chez eux ou d'autres points d'Afrique, ne
s'imaginaient nullement qu'elles pouvaient servir à d'autres fins qu'esthétiques. Or, les
Africains les ont intégrées à leurs cultures en allant au-delà du superficiel, du visible
immédiat que constitue le décoratif dont l'étude n'a plus aujourd'hui le charme de la
nouveauté, de l'inédit ou de la contribution.
39 Saisies de l'intérieur, les différentes fonctions non décoratives des perles sont riches de
perspectives et d'axes de réflexion pour le chercheur qui tente de cerner de très près ce
que représentent de plus profond et de plus intime pour les Africains : un filon pour
l'historien des mentalités, l'ethnologue et l'anthropologue des cultures en liaison avec
les structures mentales.
40 Cette approche introductive rapide qui n'a d'autres ambitions que celle de susciter un
débat autour d'une donnée apparemment anodine, fait entrevoir tout ce qu'il y a
encore à faire sur ces petits objets en matière de symbolique et d'attitudes collectives
des populations. Les études ultérieures gagneront cependant à être moins globalisantes
et plus fines : il s'agira pour elles, entre autres, de répertorier toutes les variétés
anciennes de perles ainsi que leurs noms dans les langues des milieux concernés par
leurs usages ; de recueillir tous les mythes et autres représentations de mentalités dont
elles sont chacune l'objet ; les différents usages auxquels elles étaient et sont encore
destinées ; d'insister sur les éléments ou facteurs de permanence ou de rupture dans
leurs usages ou leurs perceptions, les diversités d'un espace à l'autre de leurs
utilisations. Il n'est pas exagéré de dire que les perles sont un véritable fait de
civilisation en Afrique, d'où tout l'intérêt de leur étude qui attend d'être réalisée sur
une grande échelle à partir de très modestes monographies.

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NOTES
1. La bibliographie sur les perles dans le Golfe du Bénin est relativement abondante. Nous nous
contenterons de citer pour mémoire quelques titres pouvant permettre au lecteur de se faire une
idée des travaux sur la question.
– FORBES (F.E.) : Dahomey and the Dahomans. Being the Journals of two missions to the King of Dahomey
and residence at his capital in the years (1849-1850). London, Routledge and Kegan Paul, 1864
(Réédition de 1966, 372 p.).
– BURTON (Sir R.) : A Mission to Gelele king of Dahome. London, Routledge and Kegan Paul, 1864
(Réédition de 1966, 372 p.).
– ELLIS (A.B.) : The Ewe-Speaking peoples of the Slave Coast of West Africa : their religion, manners,
customs, laws, languages, etc. London, Chapman and Hall, 1890, 331 p., 1 carte.
– HESS (J.) L'âme nègre.Paris, 1898, pp. 119-120.
– BERTHO (R.P.J.) : "Perles d'aigry, d'accory ou de Popo". In Notes Africaines, n° 24, octobre 1944,
pp. 1-2.
– MAUNY (R.) : "Que faut-il appeler "pierres" d'aigry ?" In Notes Africaines, n° 42, avril 1949,
pp. 33-35.
– FAGE (J.D.) : "Some Remarks on Beads and Trade in Lower Guinea in the Sixteenth and
Seventeenth centuries". In Journal of African History, III, 2, 1962, pp. 343-347.
– LAMB (H.A.) et YORK (R.N.) : "A note on Trade-Beads as Type-Fossils in Ganaian Archaeology".
In West African Journal of Archaeology, 2, 1972, pp. 109-113.
– KOUAOVI (A.B.M.) : Proverbes et Dictons du Bénin. Lyon, 1981, 15 p. ill.
– QUENUM (M.) : Au pays des Fons. Us et Coutumes du Dahomey, Paris, Maisonneuve et Larose, 3 ème
édit. 1983, p. 71.
– RIVALLAIN (J.) et IROKO (A.F.) : Les collections monétaires. Paris, Administration des Monnaies et
Médailles, 1986, 89 p. XXXI pl.
– LAW (R.) : The Slave Coast of West Africa (1550-1750). The Impact of the Atlantic Slave Trade on an
African Society.Clarendon Press, Oxford, 1991, 376 p.
2. PAULME, D. : "Perles". In MAQUET , J. : édit. Dictionnaires des civilisations africaines. Paris,
Fernand Nathan, Editeur, 1968. Voir en particulier pp. 324-325.
3. Il y avait une extrême variété de perles en usage en Afrique durant la période précoloniale.
Celles de verre par exemple, dont les origines sont connues n'ont pas une place dans l'univers
religieux des Africains.
4. HESS, J. : L'âme nègre. Paris, 1898, pp. 119-120.
5. ELLIS, A.B., : op.cit., 1890, p. 49.
6. Idem Ibidem, 1890, p. 49.
7. DUNGLAS, E. : "Perles anciennes trouvées au Dahomey", in Première Conférence internationale des
Africanistes de l'Ouest, (comptes-rendus), Dakar, IFAN, 1951, T. II, p. 432.
8. Idem, Ibidem., 1951, p. 432.
9. BURTON (Sir R.) : op.cit., 1864 (mais en deux volumes, voir la page 98 du volume II).
10. QUENUM, M. : Au pays des Fons. US et Coutumes du Dahomey, Paris, Maisonneuve et Larose, 3 ème
édition, 1983, p. 71.
11. Idem, Ibidem, 1893, p. 71.
12. BERTHO, J. : "Pierres d'aigry, d'accory ou de Popo", in Notes Africaines, octobre 1944, p. 2.
13. Idem, Ibidem, 1944, p. 2.
14. BERTHO, J. op.cit., 1944, p. 2.
15. Les perles ne sont pas portées de la même manière par les Sakpatasi que par les Hêviososi
chez les Fon, par exemple.

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16. C'est l'ancêtre de cette collectivité qui, seul se nommait au XVII e siècle Gangnihèsu. Par la
suite tous les chefs de sa collectivité qui sont en quelque sorte ses successeurs portent son nom
dès qu'ils accèdent au trône.
17. C'est la grande divinité des Alladahonu de Huawé Zunzonsa. Les princes appartiennent à
cette collectivité.
18. BERTHO (R.P.J.), op.cit., p. 2.
19. Il n'est pas rare de placer des perles dans des offrandes déposées à un carrefour à l'intention
d'un esprit, d'un génie.
20. CHAMPAULT, D. et LANGLE M. de : "Notes sur l'emploi de quelques matériaux d'origine
marine en Afrique du Nord" in L'Ethnographie, N lle série, 1964-65, pp. 88-118. Voir en particulier la
page 4.
21. DUNGLAS E. : "Perles anciennes trouvées au Dahomey, 1951, p. 432.
22. DAHOMEY : ancien nom de la Colonie française aujourd'hui appelée République du Bénin.
23. Il arrive souvent qu'une partie des perles de la défunte soit partagée entre ses filles, le reste
étant placé dans sa tombe. Notons au passage que les perles sont toujours beaucoup plus utilisées
par les femmes que par les hommes, notamment comme parure. Il est rare, en dehors des
domaines politique, religieux magique et thérapeutique, qu'un homme porte volontiers des
perles comme parure.
24. N'oublions pas que nous sommes ici dans un contexte socio-culturel de croyance en la
survivance de l'âme dans l'au-delà où le mort continue à mener une existence outre-tombe : "les
morts ne sont pas morts" dit-on couramment en Afrique.
25. Ces statuettes – c'est bien connu – sont entretenues tout comme si elles étaient effectivement
des êtres humains vivants.
26. BERTHO (R.P.J.) : "Pierres d'aigry d'accory ou de Popo", 1944, p. 2.
27. Les fon disent fa et les yoruba ifa pour désigner la même réalité.
28. Voir supra, première partie de cette étude.
29. "Zone perle", "zone or", "zone cauris", etc., dans le sens où nous parlons aujourd'hui de zone
franc, zone dollar, etc.
30. MOUEZY, H. : Assinie et le royaume de Kninjabo. Histoire et coutumes, Paris, Larose, 286 p. voir en
particulier la page 19.
31. DELAFOSSE, M. : Essai de manuel de la langue agni parlée dans la moitié orientale de la Côte-d'Ivoire,
Paris, Librairie Africaine et Coloniale, J. André, Editeur, 1901, 226 p., lire en particulier la page 37.
32. SMITH, G. : PEREIRA, D.P. : Esmeraldo de situ arbis, Lisbonne, Edit. Lisboa Imp. Nat. 1892, p. 69
et 73.
33. BRAUN, S. : Cité par MAUNY, R. : Que faut-il appeler "pierre"s d'aigry ? in Notes Africianes,
n° 42, avril 1949, p. 34.
34. DUNGLAS, E : "Perles anciennes...", 1951, p. 431.
35. Cette croyance est très répandue dans le Golfe du Bénin où de multiples précautions – dont
celles à base de perles – sont prises par des marchands et surtout des marchandes pour "conjurer
le regard voleur" des gens mal intentionnés.
36. Il est très bien connu que l'achat d'une marchandise avec une pièce de monnaie
maléfiquement appelée et remise au vendeur provoquerait la ruine chez ce dernier qui
deviendrait progressivement pauvre. Il y a encore beaucoup à faire en matière de recherche sur
cette forme d'anthropologie commerciale, à notre connaissance très peu étudiée.
37. Certaines variétés de perles étaient importées d'Europe en Afrique, alors que d'autres
seraient localement pêchées dans des cours d'eau. C'est ainsi que maints chercheurs, entre autres
Théodore Monod, ont émis la thèse d'une telle origine à propos des fameuses perles d'aigris dont
l'origine a été si controversée (R. MAUNY, op.cit., 1949, pp. 33-35).
38. SMITH, G. : Voyage de Guinée Paris, 1751, T. II, pp. 89-91.

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39. Personne dans le royaume, quelle que soit sa richesse, n'a le droit de porter le nom de Jêhosu
en dehors du roi, sous peine de crime de lèse- majesté.
40. BERTHO, J. : "Coiffures-masques à franges de perles chez les rois yoruba de Nigéria et du
Dahomey", in Notes Africaines, n° 47, 1950, pp. 71-74.
41. L'on comprend que le R.P. Jacques BERTHO qualifie ce couvre-chef de Coiffures-masques
(BERTHO), 1950, n° 47, pp. 71-74.
42. Il semble qu'un tel couvre-chef fut utilisé par les rois d'Abomey à un moment donné de
l'histoire de leur royaume.
43. Les yoruba appellent ce couvre-chef adé-ilèkè ou couronne de perles.
44. ADEL, S.F. : "Native crowns", in Journal of the Royal African Society, n° 2, pp. 1902-1903,
pp. 312-315.
45. Il convient de retenir que l'harmonie dans l'enfilage et l'agencement des perles est toujours
recherchée dans tous ces domaines mais elle n'est jamais la priorité dominante comme dans le
cas des rangées de perles utilisées comme parures.
46. Des dignitaires, à titre strictement personnel et privé, apprêtaient magiquement, à leur
manière leurs colliers de perles qui sont parfois de véritables talismans protecteurs et porte-
bonheurs mais ce n'est qu'une initiative personnelle.
47. OJO, G.J.A. : Yoruba culture. University of Ife and University of London Press Ltd, 1966, 303 p.
Lire en particulier p. 259.
48. Ces pratiques, tombées en désuétude, sont aujourd'hui passées de mode, et ont disparu,
notamment des milieux urbains. De très rares survivances peuvent cependant, mais de façon
exceptionnelle, être observées dans des campagnes lointaines.
49. Nous sommes ici dans le domaine de la symbolique des couleurs et des interdits qui lui sont
liés.
50. Ces genres de perles qui ont complètement disparu aujourd'hui de la circulation – on peut en
trouver chez les femmes âgées – n'étaient jamais portées par des hommes. Elles étaient
exclusivement l'affaire des femmes.
51. Les gourdes entourées de filières de perles pour la musique sont beaucoup plus utilisées dans
l'aire culturelle yoruba que dans celle d'ajatado.
52. DUNGLAS, E. : "Perles anciennes...", 1951, p. 433.
53. KOUAVI, A.B.M., : Proverbes et Dictons du Bénin, Lyon, 1989, p. 100.
54. KOUAOVI, A.B.M., op.cit., 1989, p. 100.
55. Idem, Ibidem, 1989, p. 75.
56. KOUAOVI, A.B.M., op.cit., 1989, p. 75.

RÉSUMÉS
European traders selling pearls from Europe or from other parts of Africa to the blacks of Benin
could not have imagined that the pearls could have been used other than ornamentally. But the
Africans integrated the pearl into their different cultures, going quite beyond the superficial and
immediate visual effect. Studies of these effects contribute little having lost their originality.
However, from another perspective, the study of the different non-ornamental functions of
pearls help the researcher shed light on relevant lines of research for the historian and the
ethnologist and anthropologist seeking to understand mental structures.

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AUTEUR
A. FÉLIX IROKO
Université Nationale du Bénin – Département d’Histoire et d’Archéologie – Cotonou – Bénin

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Aux origines du royaume de Ngoyo


Habi Buganza Mulinda

Introduction
1 Il est significatif de constater qu'alors qu'en Afrique, et particulièrement au Zaïre, au
moment de la commémoration de l'arrivée de Diégo Câo à l'embouchure du fleuve
Zaïre, il ne fut question que de cinq siècles d'évangélisation, en Europe, la "Découverte
de l'Amérique" soit l'objet de vastes célébrations (l'Exposition de Séville) et que toute
l'année est pleine de rencontres scientifiques sur ce même thème. Tout se passe comme
si le christianisme fut le seul lien entre l'Europe et l'Afrique et comme si personne ne
voulait se rappeler de tant de souvenirs malheureux qui ont abouti aux actuelles
relations inégales.
2 Quoi qu'il en soit, nous n'avons aucunement l'intention d'approfondir ce problème.
Notre objectif est d'évoquer les circonstances diverses qui ont permis au petit état
côtier de Ngoyo de se former et de s'émanciper de la tutelle de ses voisins vers la fin du
16e siècle. Nous passerons en revue les éléments internes et externes qui ont favorisé
l'émergence de cet Etat ainsi que les conditions qui lui permirent d'être un moment le
partenaire des commerçants Portugais et Hollandais ; situation qui ne dura pas puisque
la traite atlantique des esclaves transforma rapidement ses dirigeants en simples
courtiers.
3 Pour ce faire, nous avons utilisé la nombreuse littérature existant sur les Etats de la
Côte occidentale de l'Afrique Centrale. Une lecture critique permet d'en tirer de
nombreux renseignements s'étendant sur près de cinq siècles. Ces éléments ont été
enrichis de quelques données de la tradition orale, qui, pensons-nous, malgré leur
aspect lacunaire, peuvent éclairer l'histoire de cette région. Ces données ont été
récoltées sur le terrain lors des missions effectuées chez les Woyo habitant le territoire
connu au Zaïre sous la dénomination administrative de "Collectivité de la Mer".

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L'origine des Woyo


4 Il n'est pas nécessaire de remonter jusqu'à l'Egypte des Pharaons comme essaie de le
faire Nguvulu1 pour prouver l'ancienneté des Woyo sur le territoire qui fut le royaume
de Ngoyo. Des indices comme l'archaïsme linguistique et quelques éléments des fouilles
archéologiques2 montrent que ce territoire au nord du fleuve Zaïre fut habité depuis
longtemps. Par contre, comme pour plusieurs peuples de l'Afrique centrale, il est
difficile de déterminer avec exactitude l'origine des Woyo et, pour exposer le
mouvement migratoire des peuples de cette région3, il faut souvent se contenter des
hypothèses ébauchées par les historiens. Pour l'ensemble, ce mouvement s'oriente du
nord au sud, mais il n'exclut pas des migrations ultérieures en sens contraire : c'est le
cas de ce que dit Hagenbucher-Sacripanti, qui, s'agissant des traditions Vili (Loango),
rapporte que des Woyo connus sous le nom de Bavanji, auraient été les premiers à
arriver à Loango et seraient à l'origine du royaume de Loango 4.
5 Les traditions Woyo elles-mêmes sont rarement explicites à ce sujet. Néanmoins, la
légende de Buunzi qui explique l'origine du pouvoir, situe le point de départ du groupe
qui accompagna cette mère fondatrice à Kikungulu, au nord de Ngoyo, au royaume de
Loango.
6 Carlos M.H. Serrano5 qui a essayé d'utiliser les traditions des grandes familles de Ngoyo,
n'aboutit pas à des résultats plus heureux : pour certaines, il remonte jusqu'au 17 ème
siècle, mais le panorama qui se dégage est celui de la fin du 18 e siècle et du début du 19e
siècle.
7 En fait, cette faiblesse de profondeur des traditions indique que la population de Ngoyo
est d'origines diverses. De par sa position géographique, au nord du fleuve Zaïre, on
peut constater que le territoire de Ngoyo fut un lieu de passage important des
migrations venant du nord vers le sud et vice-versa. C'est ainsi que, comme le rapporte
la légende de Buunzi, plusieurs informateurs confirment l'apport humain des Vili dans
la composition de la population Woyo. De plus, il existait en permanence à l'insida,
Sanctuaire de l'Esprit de la terre Buunzi situé non loin de Muanda, une colonie de Vili
dont le quartier situé au Nord-est était connu sous l'appellation de Belo cia Bavili
(quartier des Vili)6 et que périodiquement des pélerins Vili y séjournaient 7. Plus au sud
du royaume de Ngoyo, par contre, des Salongo et des Kongo ont traversé le fleuve et se
sont installés sur le territoire des Woyo. C'est le cas de plusieurs chefs qui, au siècle
passé, dirigèrent la principauté de Muanda mais aussi de plusieurs familles habitant les
villages zaïrois à l'est de la Collectivité de la Mer. D'autres habitants sont certainement
les descendants de nombreux immigrés qui y ont été attirés par les richesses produites
par ce royaume. En effet, la mer et les rivières sont poissonneuses et plusieurs salines
produisaient du sel que venaient chercher par caravanes des personnes originaires de
régions parfois très éloignées. De plus, Dapper nous apprend que les Woyo produisaient
des tissus en raphia très recherchés dont ils avaient le quasi monopole 8. Quand on sait
que certains de ces tissus servaient de monnaie (mbongo), même dans des contrées
lointaines (Kwango par exemple), on peut s'imaginer que le territoire attira les
étrangers.
8 Pour les visiteurs européens, les Woyo diffèrent peu de leurs voisins du Kakongo et du
Loango. Les langues et les moeurs sont semblables9. Certains traits de caractère leur
sont cependant spécifiques. Ils sont connus pour leur agressivité envers leurs voisins et
les étrangers. Ainsi, alors que Dapper rapporte qu'ils avaient la réputation d'être des

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bons soldats10, John Olgiby les traite d'impudiques en disant que "yet towards
strangers, they are churlish and uncivil"11. Plusieurs missionnaires rapportent le grand
attachement des Woyo à leur religion traditionnelle.
9 Merolla parle de peuple qui s'adonne à la sorcellerie et à la magie 12 avec ce que ces mots
avaient comme charge négative et de méprisant à l'époque ; il souligne aussi l'inimitié
qu'ils ont contre la religion chrétienne et ceux qui la pratiquent 13.
10 Plus tard, les Woyo (appelés souvent Kabindes) seront utilisés dans la traite des
esclaves, ils étaient considérés comme bons caravaniers : armés jusqu'aux dents, ils
étaient réputés pour leur peu de pitié. Ils étaient aussi considérés comme bons gardiens
de barracons, là où étaient entassés les esclaves avant l'embarquement. Ils étaient enfin
connus pour leur capacité à s'expatrier comme matelots ou pilotes à bord des navires
de guerre ou de commerce14. Sur terre, les Woyo suivaient les Portugais dans les petites
villes créées le long des principales routes d'Angola où ils étaient souvent boys-
lavandiers. Ils vivaient à part et avaient des fétiches15 de grande réputation.

Création du Royaume de Ngoyo


11 C'est probablement à la fin du 15e siècle que se forma sur le territoire des Woyo le
royaume qui plus tard fut connu sous les appelations de royaume de Goy, Ngoy, Engoy,
N'goie et N'goyo.
12 L'anglais Andrew Battel, qui arriva à Cabinda vers 1589, signale que Engoy se trouve au
nord du fleuve Zaïre16 tandis que John Ogilby précise que "Goy borders in the shore on
the south at the river Zaïre, or Congo, upon Kakongo on the south". Il ajoute que son
principal port, Cabinda, se trouve à 6 heures de marche de Punto de Palmeiro 17, sur le
fleuve18. Dapper complète ces informations : "Ce royaume a la mer au couchant, le
fleuve (Zaïre) au midi et les terres de Kakongo au levant et au septentrion 19". Par
ailleurs, le missionnaire Merolla, qui fit un court séjour à Mbanza Ngoyo, la capitale,
nous apprend que le royaume de Ngoyo était tellement petit qu'il n'avait de royaume
que le nom20. Ce qui confirment les informations de l'abbé Proyart qui parle du "petit
royaume de N'goyo"21. Les limites de Ngoyo ne vont pratiquement pas varier : le
royaume se situe entre le 5e et 6e de latitude sud. Il s'étend le long du littoral du nord au
port de Malemba, au sud à la province de Manputu dont une partie fut concédée aux
Solongo en 1631. Au nord, sa frontière est constituée par la rivière Lulonda et à l'est par
les rivières Lukala et Kalamu22.

Récits de fondation du Royaume

13 Les traditions Woyo expliquent la fondation du royaume de Ngoyo par deux légendes
articulées autour de deux personnages féminins. La première met en scène une femme
du nom de Mpuenya qui serait venue du royaume de Kongo d'où elle aurait été chassée
pour avoir donné secrètement naissance à des triplés, deux garçons Tumba et Lilu et
une fille Silu23.
14 Avec ses enfants, elle serait parvenue à fuir et aurait débarqué au royaume de Ngoyo à
un lieu appelé Vumu. Elle aurait séjourné à Fumba24 avant d'atteindre Mbanza Ngoyo
où elle se maria à un noble Woyo et donna le jour à deux autres enfants, Panzu et
Pukuta. Devenus grands, les enfants furent nommés chefs des territoires au nord du

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fleuve Zaïre : à Tumba échut le territoire de Loango, à Lilu, le Kakongo et à Silu, le


Ngoyo. Le jour de son intronisation, cette dernière ne put se présenter en public : elle
ne pouvait pas en effet sortir de la maison suivant ce que la tradition assigne aux
femmes en règles menstruelles. Aussi ce fut son demi-frère Panzu qui fut investi du
pouvoir au Ngoyo.
15 A l'inverse de ce récit, le second courant de la tradition Woyo 25 attribue le rôle
important de la fondation du royaume à une femme nommée Nguli ivwa mabeene, la
mère-aux-neufs-seins, ancêtre éponyme commune à Loango, Kakongo et Ngoyo.
Postérieurement à la création de ces trois royaumes, elle serait aussi à l'origine du
royaume de Kongo. Dans cette tradition, cette femme est assimilée à Cikulu, une
princesse Vili qui entreprit un périple vers le sud en quête de terres et d'un sanctuaire.
Dans ses pérégrinations à la tête d'un groupe de migrants, elle séjourna successivement
au nord de la rivière Lukola au Kabinda et à Muanda (appelé aussi Muanda Mazi) et elle
resta quelques temps dans l'île de Katala à l'embouchure du fleuve Zaïre. A Katala, elle
devint medium de l'esprit Buunzi et passa par une expérience religieuse au bout de
laquelle l'esprit Buunzi, qu'elle incarna désormais, l'enjoignit de quitter l'île de Katala
et de s'installer à Cinsinda près de Muanda. Avec sa suite, elle passa par Vumu, localité
située près de Banana, et elle prit la route de Cinsinda. C'est elle qui aurait réparti le
pouvoir à Muanda, entre les responsables religieux, les responsables fonciers et les
responsables politiques26. Ces derniers devaient "couvrir" (fuka) les premiers surtout en
présence des étrangers. A cet effet, ils furent placés près de la mer, à Muanda Mazi, qui,
pour cette raison, fut appelée aussi Muanda Sialuve (Muanda : terre de la palabre, de la
justice politique). Les autres responsables suivaient, les religieux résidant à Cisinda
autour d'un sanctuaire dédié à Buuzi. D'où le dicton "Cinsinda Wasinda Buunzi muna
Katala", "Cinsinda qui fixa (arrêta) Buunzi venant de Katala". Là, Cikulu vécut une vie
de recluse ; elle fut honorée comme Buunzi, principal nkisi si (esprit de terre), de la
région. Avant sa mort, elle répartit les terres au nord du fleuve Zaïre entre ses
descendants, notamment Loango, Kakongo et Ngoyo qui furent attribués à ses propres
triplés, Maloango, Makongo et Mangoyo.
16 Il va sans dire que nous avons affaire ici à deux formes de légitimation du pouvoir royal
qui prennent leurs points d'appui sur des éléments communs. Car, si l'on comprend que
les deux récits fassent référence à deux personnages féminins, pour l'origine du
pouvoir, compte tenu du système matrilinéaire de la société Woyo, on ne peut que
s'interroger lorsque l'on considère les origines respectives de ces deux femmes, à savoir
le royaume Kongo au sud et le royaume de Loango au nord. Sans vouloir en faire une
analyse détaillée, relevons le fait qu'il s'agit de deux personnages en rupture avec le
passé et à la recherche d'un avenir. Par ailleurs, les héritiers du pouvoir sont des triplés
car il s'agit d'un chiffre valorisé dans la culture Woyo : le chiffre trois signifie la
perfection. La naissance gémellaire est un signe du sacré et montre l'intimité des
relations entre les dirigeants des trois royaumes, Loango, Kakongo et Ngoyo. Le passage
à Vumu que l'on retrouve dans les deux récits souligne l'importance du sel comme
produit de commerce et comme facteur important dans l'extension du pouvoir. Parmi
les points de divergence, relevons l'origine des deux femmes fondatrices : l'une,
Mpuenya, viendrait du royaume Kongo et serait donc la transition entre ce dernier et
ceux du nord du fleuve ; l'autre viendrait de Loango, et serait porteuse à la fois du
pouvoir et d'un message religieux, indépendants du royaume de Kongo. Il est probable
que ces deux récits se réfèrent à deux moments différents de l'Histoire de Ngoyo : l'un
marqué par l'influence Kongo, comme le suggèrent certains auteurs, l'autre caractérisé

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par la domination de Loango sur le nord du fleuve Zaïre comme le supposent les
historiens et certaines traces dans la tradition.

Emergence du Royaume de Ngoyo

17 L'émergence de Ngoyo comme entité politique autonome s'inscrit dans un processus


historique général qui, au 14e siècle pour les uns, au 15 e pour les autres, aboutit à
l'organisation d'états centralisés en Afrique centrale. En fait, ce processus a bénéficié
du concours de plusieurs facteurs relevant de la dynamique interne et/ou des
circonstances extérieures.
18 Dans la dynamique interne, il faut prendre en considération les structures liées à
l'organisation du territoire, celles qui ont trait à l'organisation de la société et celles qui
favorisent les relations sociales.
19 Plusieurs auteurs27 attestent que le culte des esprits de la terre (bakisi basi) étaient en
l'honneur chez les Woyo. Or l'organisation de ce culte est basée sur une division
spatiale bien précise, à savoir une unité politico-religieuse ayant à sa tête dans les
meilleures des cas un collège de responsables religieux, politique et foncier. Mais le
plus souvent, le responsable religieux est considéré comme le représentant du clan
propriétaire du sol et laisse l'exercice du culte à un délégué appelé ntoma si. Il est
probable que le prestige de certains sanctuaires entraîna la prééminence de certains
chefs politiques sur d'autres (fummu nkazi, litt. chef du siège, kala = être assis). Ceci
est d'autant plus plausible qu'on connaît l'importance du prêtre de Buunzi dans la
désignation du roi du Loango28 ou de celui de Luunga dans le sacre du Mangoyo29.
20 Dans cet affermissement de l'autorité politique tendant à la formation du royaume de
Ngoyo, on ne peut négliger le rôle important joué par les mécanismes sociaux. Ceux-ci
assurent à l'organisation politique basée sur l'occupation spatiale, un équilibre et une
cohérence internes30.
21 L'organisation sociale chez les Woyo, bien que basée sur la descendance matrilinéaire,
tient compte des parents (buutu) tant paternels (bataata) que maternels (bamaama).
Cependant, pour un individu, les rapports les plus significatifs ont lieu avec les parents
maternels ; d'abord dans le cadre d'un groupe restreint appelé nzo (littéralement
maison) ou lumbu (enclos) comprenant les descendants d'une même aieule regroupés
autour de l'oncle vivant le plus âgé (ngwa nkhazi)31 avec ses frères et ses soeurs.
Regroupant deux générations, le nzo constitue une unité résidentielle, à l'intérieur
d'un espace d'habitation qui est le village auquel chaque membre se réfère. Dans le
cadre de la parenté cependant, l'unité est le vumu, ventre, lignage (ou vumu cia nguli,
littéralement ventre de la femme). Il est théoriquement dirigé par l'homme le plus
ancien (nkhazi)31. Le vumu est rarement localisé ; il est généralement dispersé dans
plusieurs villages suivant le gré des mariages des femmes membres du vumu.
22 Les vumu forment un groupe clanique (kaanda) sous l'autorité morale d'un chef de
clan (ngwa nkanzi kaanda, ou fumu kaanda). Celui-ci est considéré comme le chef du
plus ancien lignage issu de la fille aînée de l'ancêtre féminin éponyme. Au fur et à
mesure de la centralisation de l'autorité du pouvoir politique, il semble que le rôle et
l'autorité du chef de clan (ngwa khazi kaanda) se soient renforcé à la fois pour
protéger les membres du clan contre les éventuelles exactions politiques et pour les
représenter auprès des diverses hiérarchies politiques. Pour cela, le chef de clan devait
être reconnu comme l'autorité suprême du clan. En effet, le clan étant un ensemble

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fluide du fait de sa dispersion sur le territoire, il fut nécessaire de recourir à une


institution pouvant réunir ses membres autour d'un seul responsable du clan.
23 Cette institution est celle de bingu. Le bingu consiste en la désignation d'un chef de
clan (fumu kaanda) lors d'une cérémonie (kwalika bingu tshikaanda) où sont
présents tous les matrilignages. Le chef ainsi investi porte le nom de nkundi mbaci et
est responsable des trésors du clan (taa tshikanda)32. Il a pour rôle d'intercéder auprès
des ancêtres par des libations quotidiennes aux autels familiaux (mayowa, li). Pour
parvenir à bien assurer la gestion des membres du clan, il dispose d'un nkobe
(reliquaire cylindrique) où sont placés des corbeilles contenant des objets représentant
les puissances mystiques (bakisi) du clan. Ces forces sont généralement liées à la
fécondité et à la prospérité du clan. Chaque année, ce chef de clan devait s'approprier
ces forces lors d'un rituel (bingu) de culte aux ancêtres (nettoyage des cimetières) et de
séances de réconciliation collective et de solidarité (repas collectifs après confessions
publiques)32. Il est probable qu'à l'éclosion de la monarchie, les fumu kaanda, par
ailleurs propriétaires de grands espaces territoriaux, formèrent un conseil d'où
sortirent les premiers rois de Ngoyo. Ce sont des groupes claniques semblables, enrichis
de diverses immigrations, qui ont fourni les rois à Ngoyo 33 et le roi, considéré comme
chef suprême des chefs des clans, présidait un conseil des chefs de clan, tous investis
dans le bingu34. Soulignons cependant qu'après avoir favorisé l'éclosion du royaume,
ces grandes familles, dont les intérêts ont petit à petit divergé avec ceux de certains
responsables du royaume, furent aussi à l'origine de la chute inéluctable de Ngoyo.
24 D'autres forces sociales ont permis l'apparition du royaume de Ngoyo, notamment les
associations rituelles à caractère politico-religieux ou socio-thérapeutique.
25 Parmi les premières, on citera les bakama35 dont les plus connues sont les bandunga
ou personnages porteurs de masques (zintyukusu , ntyukusu). Les bandunga sont liés
au culte des esprits de la terre (nkis si). Les membres sont choisis parmi les grandes
familles locales. Les masques, tout en veillant à l'observation des interdits religieux,
vont jouer le rôle important d'exécutants des sanctions et des décisions royales ; c'est
pourquoi ils se présentent comme les "soldats du roi"36.
26 On peut dans le même cadre citer les associations d'initiation des jeunes (kutu la
ciama, le sac de l'arc-en-ciel) chargées de les préparer à la vie d'adultes ; elles ont
permis d'imposer un modèle de comportement commun et de forger une identité
culturelle.
27 Les associations socio-thérapeutiques sont avant tout basées sur l'adhésion volontaire ;
elles regroupent les personnes qui ont connu la même expérience de la maladie. On
peut citer notamment le lemba, le mpanzu, ou le makwangu. De ces trois associations,
le lemba semble être la plus ancienne. On constate en effet que le mpanzu comprend la
guérison de la maladie du sommeil (apparue le siècle passé) et que le makwangu, un
rituel féminin de possession, inclut des personnages portugais. Le lemba (du verbe
lemba, calmer), chez les Woyo, est un rituel de guérison des maladies causées par le
non respect des engagements de fidélité par un conjoint. En effet bien que n'impliquant
pas un mariage monogamique, le lemba impose un engagement à une femme rituelle
(généralement la première). L'association avait aussi comme spécialité les maladies se
rapportant à la fécondité (impuissance, stérilité, avortements, etc.) ; elle était
hiérarchisée et avait au sommet le grade de nkukunyungu, dont l'épouse était appelée
nkam'ilemba (l'épouse dans le lemba)37.

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28 Le rôle de ces associations dans le renforcement du royaume de Ngoyo ne provenait pas


seulement des fonctions sociales qu'elles exerçaient mais des contacts qu'elles
impliquaient entre les personnes. Elles permettaient à certains de bénéficier de la
production, de l'accumulation et de la distribution des biens (produits palmistes et de
pêche, sel, etc.).
29 Par ailleurs, les responsables occupaient des positions sociales qui leur permettaient la
concentration des biens, notamment des biens de prestige comme les parures en métal
ou les produits de la traite, biens qu'il fallait chercher loin, et exigeaient le contrôle du
trafic et du marché.
30 On peut ajouter un autre facteur qui favorisa la formation et l'évolution du royaume de
Ngoyo, à savoir la présence portugaise à la Côte Atlantique 38. Il est curieux de constater
en effet que l'émergence des royaumes au nord du fleuve Zaïre coïncide avec la
présence de plus en plus grande des Portugais au sud du fleuve, c'est-à-dire au royaume
de Kongo. Les Portugais voulaient faire de ce pays non seulement un modèle de
christianisation, mais aussi un modèle d'organisation calquée sur celle du Portugal.
Cette situation créa des contradictions à l'intérieur du royaume Kongo qui aboutirent
du reste à un conflit armé en 1665. Cela permit progressivement aux royaumes du nord
du fleuve de se libérer. Et même si le roi Avaro 1er de Kongo, vers 1583, clame, dans une
lettre au Saint-Siège, sa souveraineté sur "Cakongo" et "Guyo", et qu'un document de
1595 décrivant la situation du royaume Kongo, cite Loango à la frontière Nord, on sait
que vers 153539, Loango est indépendant de Kongo. Vers 1570 du reste, le roi de Loango
(Maloango) est un ami de celui de Kongo et il lui demande de l'aide contre les Teke 40.
31 Vers 1589, d'après Battel, Ngoyo est encore dépendant de Loango 41, mais petit à petit il
ne tardera pas à se libérer, probablement grâce aux contacts avec les Portugais qui,
discrètement, commerçaient avec Ngoyo et ne voulaient pas céder le terrain aux
Hollandais qui convoitaient le port de Cabinda, considéré comme le meilleur au nord du
fleuve. L'intérêt commercial des Portugais se portait alors sur le sel, le cuivre, l'ivoire,
le poil de la queue de l'éléphant, le bois et surtout les tissus en raphia dont certains
étaient utilisés comme monnaies (panos sambos pour les Portugais, mbondo fula chez
les Woyo) et dont une grande partie était fabriquée exclusivement à Ngoyo 42.

Emancipation de Ngoyo

32 Vers 1606, les états de Loango, Kakongo et Ngoyo sont en relation commerciale avec le
marchand Jorge Rondrigues da Costa à qui le Portugal avait loué l'île de Sao Ihome 43.
Ceci prouve l'existence à cette époque d'un état de Ngoyo autonome. Néanmoins,
Ngoyo garda des liens de vassalité et nous savons par Van den Broeke, qui arriva vers
1612 à Mbanza Ngoyo, qu'il persista des rivalités politiques entre Ngoyo et Loango.
Reçu par le Mangoyo, il rapporte ce qui suit: "Le roi est très vieux, c'est un homme
cruel. Il est continuellement en guerre contre les insicus. Il est grand ennemi du roi de
Loango"44. Tenant compte de ces éléments, particulièrement de l'âge accordé au roi 45,
on peut donc avancer que l'émancipation de Ngoyo est antérieure à 1600. Par ailleurs,
bien que la fondation du royaume ne fut pas une oeuvre de conquête, elle ne fut pas
non plus pacifique ; il fallut se défendre contre des envahisseurs (que certains
identifient aux Nsundii ou aux Babwende). Enfin en ce début du royaume, il est
probable que Ngoyo ait plus lutté contre Loango46 que contre Kakongo47.

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33 La suite du récit du navigateur hollandais contient d'autres renseignements


intéressants : à savoir que Ngoyo a atteint sa dimension maximale, notamment à sa
frontière sud constituée par le fleuve48 et que le pays est prospère. Quant à sa capitale,
elle est située à l'intérieur du pays, loin de la côte.

L'organisation du pouvoir au Ngoyo

34 La structure du pouvoir au Ngoyo s'apparente à celle de ses voisins Kakongo et Loango,


bien que ce dernier évoluera d'une monarchie héréditaire vers une monarchie élective
à la fin du 18e siècle.
35 La monarchie du Ngoyo est héréditaire par voie matrilinénaire. Le roi porte le titre de
Mangoyo, le propriétaire de Ngoyo ; son nom est précédé de la particule honorifique
Mwe, Seigneur de (on trouve aussi Mwene et Ma). Devant être issu d'un couple
princier, il s'en suit que d'étroites relations de parenté liaient les monarques et les
dignitaires des royaumes côtiers49. Il est cependant bien connu que Ngoyo fut le
principal fournisseur en femmes des autres royaumes. Ce qui lui donnait l'avantage
d'être au courant de toutes les sources de conflit et par la position familiale de ses rois,
d'avoir un rôle d'arbitre.
36 Au Ngoyo, le successeur était désigné du vivant du Mangoyo régnant. Il était nommé
gouverneur de la province côtière du royaume avec le titre de Mambuku et résidait non
loin du port de Kabinda. Ce qui faisait de lui un homme riche et puisssant, souvent en
rivalité avec le roi.
37 Le roi était généralement choisi parmi les chefs des principaux clans royaux (fumu
kaanda)50, qui occupaient en fait le rang de neveux (mwana fumu) ou de petit-neveux
(ntekele-fumu). Cependant, le rapport des forces entre les clans fut déterminant ; ce
qui donna souvent lieu à de longues luttes internes et à des inter-règnes interminables.
38 Les rituels d'intronisation comprenaient un séjour dans la forêt, où, pendant plusieurs
jours, le futur roi était initié au savoir traditionnel et ésotérique et à l'art de
gouverner ; il subissait les épreuves devant confirmer sa maturité humaine et
spirituelle. Il recevait la consécration des prêtres (ntoma za si de certains esprits de
Terre), Luunga à Lende, Lusunji à Ichizu, et Njimbi à Mbanza Ngoyo. A sa sortie de
l'initiation, il parcourait le pays et procédait à des magnificiences 51.
39 De retour à la capitale, il procédait aux obsèques de son prédécesseur dont le corps
boucané était enterré au cimetière royal de Ngoyo.
40 A la fin de ces rituels, le Mangoyo recevait les insignes de son pouvoir : des ivoires
sculptés ou non sculptés (zimpunji), un couteau de parade (cimpaba), une couronne
(soku), un bâton de commandement ou sceptre (kooko la nzinga, "bâton de la vie")
des couvre-chef divers (mpu) en peau de léopard, des manilles (soongo) et des bracelets
(n'Iunga), des petits (kula) ou des grands (ngoma) tambours (zindungu) et des doubles
gongs (ngongye). Dès lors, il devait observer quelques interdits :
• il ne pouvait plus se rendre au bord de la mer ;
• il ne pouvait plus porter des habits ou utiliser des ustensiles d'origine européenne ;
• il ne pouvait plus se trouver en présence d'une personne de race blanche.
41 Le Mangoyo était entouré d'une cour de dignitaires qui au cours des siècles devint
pléthorique. Il dirigeait le pays grâce à un gouvernement, un conseil des chefs de clans

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et des gouverneurs de provinces relevant de son autorité directe. Les principaux


membres de son gouvernement sont :
• Makaya : en tant que premier conseiller du roi, il exerçait la fonction de premier ministre.
Choisi en dehors de la noblesse, il devait souvent défendre son autorité contre l'ambitieuse
et envahissante personnalité du mambuku qui, comme il a été dit, est proche parent du roi
et son successeur présumé.
• Mangovo za Ngoyo : un personnage issu de la noblesse chargé des affaires étrangères et des
relations avec les étrangers. Il était aidé de mamputu qui avait la charge spécifique des
relations avec les Européens.
• Mafuku : responsable des activités commerciales du royaume. Il fixait les prix, contrôlait la
qualité des marchandises, assurait la sécurité des biens et des personnes dans les marchés et
les ports. Il récoltait les taxes et les impôts du royaume. Il n'était pas toujours issu de la
noblesse mais était souvent choisi dans la riche classe des courtiers. Sa fonction faisait de lui
l'allié privilégié de la classe dirigeante.
• Mwelele : messager spécial de la cour, chargé d'annoncer la mort du roi et la désignation de
son successeur. Avec deux autres dignitaires portant les titres de Mamboma et de Mangovo,
Mwelele faisait partie du comité de régence devant assurer le pouvoir dès le lendemain de la
mort du roi jusqu'à l'intronisation du nouveau monarque.
• Makimba : chargé de la production agricole, de la chasse et de la pêche.
• Plusieurs autres dignitaires relevaient des services directs du roi : Mambanza, chargé des
finances du roi, alimentées par les impôts et les taxes sur les particuliers ; Mambele,
messager du roi, il était reconnaissable par le couteau (mbele) d'apparat frappé aux
emblèmes royaux dont il était porteur.
• Il existait enfin beaucoup d'autres charges dont plusieurs avaient trait aux pratiques
religieuses dans le pays et à la cour.

Conclusion
42 L'émergence du petit royaume de Ngoyo n'apparaît que vers la fin du 16 e siècle, un
siècle après l'arrivée des Portugais sur les rives du fleuve Zaïre. Cette longue absence
sur la scène politique de la région signifiait que le royaume était probablement encore
dépendant des royaumes de Kongo et plus tard de Loango. Avec ce dernier, des liens
divers vont persister notamment sous forme de tribut, en biens ou en femmes, payés à
l'avènement ou à la mort du Maluango.
43 La formation du royaume de Ngoyo fut rendue possible grâce à la centralisation du
pouvoir, jusque là détenu par les chefs de terre (fumu za si), les chefs de clans (fumu
za makanda) et les chefs religieux (fumu mpezo). L'autorité a été remise entre les
mains du roi, assisté des représentants de certaines catégories sociales. Assumant ces
divers aspects de l'autorité, le roi est la clé de voute d'une architecture sociale délicate.
Il en sera aussi le tendon d'Achille en ne laissant en place que le système de parenté
comme seule structure sociale.
44 L'autre facteur qui favorisa la formation du royaume de Ngoyo fut la présence
européenne à la Côte Atlantique. Celle-ci favorisa la création du port de Cabinda ainsi
que le développement du commerce entre la côte et les régions éloignées de l'intérieur.
Ce commerce exigeait une main-d'oeuvre abondante, notamment pour le transport de
produits comme le sel et les biens européens qui devaient être échangés contre l'ivoire,
le cuivre etc. Ce qui petit à petit transforma les relations entre les commerçants

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européens et leurs fournisseurs africains ; car, petit à petit, les produits demandés
vinrent à manquer. Il fallut donc chercher les principaux produits comme l'ivoire de
plus en plus loin. D'autre part, des esclaves étaient de plus en plus demandés, et il fut
nécessaire de s'en procurer ailleurs. Ainsi, les fournisseurs Woyo devinrent de plus en
plus des intermédiaires, dans un commerce qu'ils ne contrôlaient plus totalement. Dès
lors, le sort du royaume de Ngoyo fut lié à l'essor et au déclin de la traite
transatlantique. Il ne put jamais s'en dépêtrer.

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NOTES
1. NGUVULU A : L'humanisme négro africain au développement, Okapi, Kinshasa, 1971, p. 25.
2. Communication personnelle de Mr. Kanimba qui a effectué des fouilles à la localité Ngoyo
(Zaïre) en 1987.
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PROYART : Histoire de Loango, Kakongo et autres royaumes d'Afrique, Beston, Paris, 1/6, pp. 1-2.

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10. DAPPER cité par MARTIN PH. M : The external trade of Loango, 1576-1870, Oxford Univ. Press,
Studies in African Affairs, Oxford, 1972, p. 32.
11. OLGIBY J. : Africa, Th. Johnson, London 16/0, p. 521.
PREVOST : Histoire générale des voyages, de Hondt, Paris, 1757, pp. 164-185.
12. MEROLLA do SORENTO J., A voyage to Congo and several other Countries ; in Churchill : collection
of voyages and travels, London, 1702, p. 712.
13. CUVELIER J. Relations sur le Congo du Père Laurent de Lucques (1700-1717), Bruxelles, 1953, p. 6.
14. BOUET-WILLAUMEZ E., Commerce et traite des Noirs aux côtes occidentales d'Afrique, Imprimerie
Nationale, Paris 1848, p. 165.
15. MONTEIRO J.J., Angola and the River Congo, Macmillan and Co, London 1875, p. 254.
16. PULCHAS Samuel, Pulchas his Pilgrims, London 1613, Liv. VII, Cap. 346, p. 9/9.
17. Punto de Palmeino : nom qui fut longtemps donné à la Pointe de Banana (Jeune Palmier).
CRINE-MAVOR, B. "Contribution à l'étude de l'histoire de Banana", Zaïre Afrique, n° 190, 1984,
p. 622.
18. OGILBY, op.cit., p. 521.
19. DAPPER, op.cit., p. 340.
20. MEROLLA, op.cit., p. 716.
21. PROYANT, op.cit., p. 132.
22. Bien qu'il soit probable que les frontières orientales de Ngoyo aient pu atteindre Boma, nous
pensons que les dimensions que lui donne J. Pirenne sont quelque peu exagérées et ne
correspondent pas à la réalité historique. PIRENNE J., "Les éléments fondamentaux de l'ancienne
structure territorial en politique du Bas-Congo". Bul. Acad. Roy. Sciences Coloniales, 1959, V, S,
pp. 557-577.
23. Deux versions similaires sont données par : MARTINS L, "Monarchia do Ngoio Portugal in
Africa", Vol XII, 1956, p. 204 et SERRANO C.M.H. : op.cit., pp. 35-37.
24. Vumu et Fumba sont deux localités de la collectivité de la Mer au Zaïre. Vumu, dont il sera
aussi question plus loin, est un salinage près de la mer. Le nom serait une onomatopée. Ce serait
en effet le bruit produit lorsqu'on secoue dans un panier une quantité de sel pour le débarrasser
de l'eau.
25. NGUVULU A., op.cit., pp. 39-40. L'auteur est un descendant d'un des clans royaux, établi à
Siafumu au Zaïre. Par ailleurs, le même récit nous a été rapporté par le prêtre de Buunzi à
Muanda.
26. Cette structure serait à la base de l'organisation politique du Ngoyo. A certains endroits les
différents pouvoirs sont assurés par la même personne.
27. LABAT J.B. (Cavazzi) : Relation historique de l'Ethiopie Occidentale, J.B. Delespine, Paris, 1732,
Vol. 1, p. 240.
BASTIAN, A., Die deutsche expedition en der Loango kuste, Costenoble lena, 1874, pp. 85-87 et 223-225,
Vol. 11, p. 1/1.
BITTREMIEUX, La secte des Bakhimba au Mayombe, mémoire I.R.S.B., Bruxelles, 1936, pp. 135-137.
28. BASTIAN, op.cit., pp. 224-225.
DE MATTOS e SILVA, op.cit., p. 30.
29. SERRANO, op.cit., pp. 56-59.
30. Comme le souligne Gonçalves, dans les royaumes de culture kongo, le politique et le social
constitue un enchevêtrement très serré comme les fils de chaîne et les fils de trame d'un tissu.
Néanmoins, c'est le social qui assure la cohérence. C'est pourquoi on constate qu'aux disparitions
successives des différents royaumes kongo, le social assure la continuité de la société alors que la
politique est réduite à sa plus simple expression : la chefferie ou le village. GONCALVES A. : Le
lignage contre l'Etat, dynamique politique Kongo du XVIème au XVIII ème siècle, Instituto de Investigaças
Cientifica Tropical, Universidade de Evora, 1985, pp. 223-225.
31. Nkhazi signifie défenseur (couramment traduit par oncle).

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32. Seuls quelques vieux se rappellent encore cette institution. Le Bingu recommandait certaines
formes de mariages notamment le mariage avec la CC ou avec une esclave. Dans le premier cas,
les biens acquis restent sous la même autorité clanique et dans le deuxième cas, les enfants issus
de ce mariage sont intégrés au clan du Père.
33. SERRANO, op.cit., pp. 72-84.
34. VAZ, J.M., No Mundo dos Cabinda, Estudis ethnografico, ed. A.M. Lisboa 1970, Vol. I, pp. 41-42,
Vol. 11, p. 66 et p. 155.
35. Bakama (sing. nkama) est le terme de respect qui signifie femmes ; pour les masques, il
caractérise le fait que les membres de cette association doivent obéissance aveugle aux prêtres
du nkisi si. Par contre ceux-ci étaient sous le contrôle d'un conseil royal. Par ailleurs, on peut
considérer l'institution des masques comme une vieille institution qu'ont connu tous les groupes
de culture Kongo même si certains l'ont aujourd'hui perdue. Voir PREVOST, Histoire Générale des
Voyages, tome sixième, nouvelle édition, Pierre D'hondt, La Haye, 1/5, p. 2/9.
36. BASTIAN, A., op.cit., pp. 80-84.
VOLVAKA, Z., Le Ndunga, un masque, une danse, une institution sociale au Ngoyo, Arts d'Afrique Noire, 1,
19/6.
37. Comme pour le bingu, il s'agit d'un mariage prescrit.
38. L'hypothèse de la création de Ngoyo grâce à un riche Portugais rapportée par quelques
acteurs est assez révélateur à ce sujet. MEROLLA, op.cit., p. 716.
39. CUVELIER-JADIN, L'ancien Congo d'après les archives romaines (1518-1640), Bruxelles, 1954,
pp. 161-162 et 195.
40. PIGIFETTA PH. et LOPES : Description du royaume de Congo et des contrées environnantes (1591)
traduit et annotée par BAL W, Nauwelaerts, Louvain, Paris, 1963, p. 31.
41. BATTEL, A., The strange adventures of A. Battel in Angola and Adjoing Regions, Ravenstein,
London, 1901, p. 42.
BRASSIO A.D. Monumenta missionaria Africain, Vol. V, 1955, p. 241 et suites avance la date de 1607.
42. MARTIN PH. "The trade of Loango in the 17 th and 18 th centuries", in GRAY and O.
BIRMINGHAN (ed) Precolonial African Trade, Oxford Univ. Press, London NM Nairobi, 1970, p. 142.
Le commerce d'esclaves ne portait alors que sur quelques milliers d'individus par an.
43. NOGUEIRA J.A., "Os povos da margem direita do Zaïre interior no terceiro quartel de século
XVII", Boletim in do Instituto de Angola, I, 1953, p. 19.
44. CUVELIER, L'ancien Congo d'après P. Van den Broeke (1608-1612), Bull. ARSC, Vol. I, n° 2, 1955,
p. 190.
45. Contrairement à ce que dit Ivaristo Martins qui la situe en 1690. MARTINS I. : "Monarqui a do
Ngolo", Portugal em Africa, vol. XIII, 1956, p. 204.
46. On trouve les traces de la présence de Longo dans les expressions comme "si Mweloango", la
terre de Maloango pour parler du pays tout entier. On trouve aussi dans certains rituels
d'investiture l'expression "besi Kongo, habitants de Kongo" pour désigner les Woyo,
généralement d'ailleurs pour contester le pouvoir à quelqu'un.
47. Les conflits avec Kakongo débuteront ultérieurement sous l'instigation de Soyo.
48. Le voyageur l'atteint et le traverse le 12 mai 1612. C'est à la suite du conflit entre Ngoyo et
Soyo en 1631 que la frontière fut ramenée à Mamputu.
49. Du temps de Degrandpré, le Mongoyo était le fils d'un dignitaire d'un royaume de Kakongo.
50. Sambo Mankata-Kalombo, Simbo et Mpuna d'après SERRANO, op.cit., p. 58. Certains de ces
clans résultent des migrations successives (surtout au 18ème siècle).
51. A cause des dépenses occasionnées par l'intronisation ainsi que l'obligation de résider loin
des ports commerciaux, les deux derniers monarques ne furent pas intronisés et leurs
successions refusèrent de régner.

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RÉSUMÉS
The kingdom of Ngoyo emerged towards the end of the 16th century, a century after the arrival
of the Portuguese on the banks of the river Zaire. The formation of the kingdom was made
possible by the centralisation of power, authority being in the hands of the king helped by
representatives from certain social categories.
The other factor involved in the forming of the kingdom was the European presence on the
Atlantic coast. This presence helped the creation of the port of Cabinda and the development of
commerce between the coast and the interior regions far from the coast. This commerce needed
a considerable amount of manpower for the transport of salt and European goods which were
exchanged for ivory and copper. Gradually these products became in short supply and it was
necessary to seek both manpower and ivory further and further away. From this time, the fate of
the kingdom of Ngoyo was linked to the growth and decline of the transatlantic slave trade.

AUTEUR
HABI BUGANZA MULINDA
Institut des Musées Nationaux du Zaïre — Kinshasa — Zaïre

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Les mémorials prestigieux au


Royaume Kongo
Shaje Tshiluila

Introduction
1 Le groupe Kongo fascine autant par son art que par son histoire qui est relativement
bien connue.
2 Cette population occupe au Zaïre la région administrative du Bas-Zaïre, mais elle
déborde à la fois sur la vaste région du Nord de l'Angola et dans l'enclave de Kabinda
ainsi que sur la partie occidentale de la République du Congo.

Historique
3 Lors de leurs premiers contacts avec la côte occidentale de l'Afrique à la fin du 15 ème
siècle, les explorateurs découvrent un grand royaume centralisé, le royaume du Kongo,
constitué de six provinces annexées et des territoires dépendants (Cuvelier 1946,
Vansina 1965). Ultérieurement, ils reconnaîtront l'existence de trois petits royaumes
côtiers florissants : le Loango, le Kakongo et le Ngoyo, également habités par des sous-
groupes Kongo.
4 Au cours du 14ème siècle, les tendances expansionnistes de Ntinu-Wene ou Nimi-a-
Lukeno, fondateur du royaume de Kongo, amènent ses fidèles lieutenants, en
l'occurence ses neveux utérins, à conquérir d'autres terres afin d'étendre les frontières
du royaume (Montesarchio cité par Cuvelier 1946 : 9-14 ; Vansina 1976 : 32-36).
5 Suivi de quelques parents claniques et de dignes serviteurs, ayant reçu du roi de Kongo
le pouvoir de régner et d'établir des chefs subalternes, Ne Mboma, neveu du roi du
Kongo et en l'occurence Chef du clan Mboma Ndongo, quitte Mbanza Kongo et se dirige
vers l'Ouest. La tradition rapporte qu'après un arrêt à Vunda dia Kongo, il traversa le
fleuve Zaïre à Nsanda Nzondo et occupe sur la rive gauche du fleuve la chefferie de
Boma qui dépendra dorénavant directement du royaume de Kongo. Cuvelier précise

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que cette chefferie s'étend jusqu'à la Lukunga et comprend surtout l'île de Boma aussi
appelée île des Princes (Cuvelier 1953a, 8 ; Maes 1938 : 129).
6 Dans la même vague de déplacements, Ne Mbinda, également investi Chef par le roi
Ntinu Wene, passe le fleuve Zaïre à Tadi dia Mpambu en amont de Matadi. Il étend son
autorité sur le territoire compris entre la Mao et la Lukunga. Habitées par les
Bamimbala, ces terres font partie du royaume de Kongo, du moins les chefferies de
Mbinda et de Nsanda (Cuvelier 1953a : 8).
7 Deux autres chefs, Manzadi et Mambungu, se dirigent vers le royame du roi de
Kakongo. Passant par les îles de Mateba, ils débarquent sur le territoire royal. A
l'époque, ce royaume est également tributaire de celui de Kongo (Cuvelier 1953a : 7 ;
Vansina 1976 : 32).
8 Avec l'autorisation du roi Makongo de Kakongo, Manzadi et Mambungu bénéficient
d'une cession de terres. Car, suivant les coutumes et usages, la terre appartient aux
premiers occupants (Cuvelier 1953b : 79 ; Ekholm 1972 : 71-82). Le droit à l'installation
et à l'exploitation s'obtient moyennant une somme (biens matériels, esclaves...)
équivalent à la valeur présumée du terrain minutieusement délimité (Delcommune
1922 : 44).
9 Unanimement reconnu comme acquéreur, le nouveau propriétaire, s'il dispose des
moyens matériels suffisants, cherchera à être investi du pouvoir cheffal sur ses
nouvelles terres. Par la suite, il devra cependant faire preuve de son allégeance en
payant régulièrement son tribut et en assistant, selon les besoins, le grand chef
propriétaire des terres (Vansina 1976 : 36).
10 Manzadi et Mambungu s'installent donc sur les terres du roi de Kakongo ; le premier
sur le littoral entre la Lukunga et la Lusona Mwana Mbola, le second remonte vers le
Nord et occupe le territoire compris entre ces mêmes rivières. "Toute la partie du
territoire comprise approximativement entre la rivière Lusona-Mbola et la frontière
portugaise de l'enclave de Cabinda à l'Ouest, la voie de chemin de fer du Mayumbe à
l'Est, le fleuve Zaïre au Sud, la rivière Lukula au Nord, relevait autrefois directement ou
indirectement du royaume de Kakongo" (Archives administratives de Boma ; Boone
1973 : 72).
11 Les aléas de l'historie font que les différents groupes Bakongo ba Boma se retrouvent
partagés entre deux royaumes séparés par la rivière Kalamu. A l'Est, le royaume de
Kongo avec ses tributaires et à l'Ouest, le royaume de Kakongo avec ses chefferies
vassales (Fotems 1960 : 80), chacun ayant une manière particulière de magnifier ses
chefs prestigieux par des monuments remarquables.
12 En 1932, l'administration territoriale coloniale essaye de regrouper les petites
subdivisions Bakongo ba Boma qui possèdent un profond lien historique. De la
concertation entre l'administration coloniale d'une part et le pouvoir traditionnel
d'autre part, naquit l'idée de créer les chefferies de Manzadi et de Bungu englobant
respectivement les anciens groupements suivants ; pour Manzadi : Shika Shenga, Kanzi,
Zambi, Sanzi, Katala et Loango Batshi ; pour Bungu : Bungu, Lusanga, Mahulu, Makai
Gubunga et Seke dia Bungu (Archives Administratives de Boma).
13 Les enquêtes entreprises par la suite dans la région ont abouti à adjoindre aux
groupements déjà créés d'autres petits ensembles dont les chefs recevaient autrefois
l'investiture soit directement du roi de Kakongo soit indirectement de ses vassaux
Mambungu ou Manzadi. Ainsi, par l'Arrêté n° 416/2040 AIMO du 15 juillet 1942, est

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fondée la collectivité de Boma Bungu incluse dans la zone de Moanda et dépendante de


la sous-région de Boma.
14 Cette collectivité de Boma-Bungu se trouve actuellement à 10 Km du centre urbain de
Boma. Les données que nous avons récoltées situent au même endroit le petit royaume
de Bungu maintes fois mentionné dans les sources historiques écrites (Cuvelier 1946 ;
Vansina 1965, 1976) et considéré comme le lieu d'origine du groupe de conquérants qui
ont fondé le grand royaume de Kongo.
15 Quant à la dénomination de Vungu que nous trouvons chez Cuvelier (1946 : carte) et qui
est reprise par Ekholm (1972 : carte), nous pensons qu'il peut s'agir soit de deux formes
du même nom, soit tout simplement de variantes régionales. En effet, le "B" de Bungu
et le "V" de Vungu sont des consonnes labiales sonores et l'on peut facilement passer
de l'une à l'autre. La seule différence réside dans le mode de formation, B étant une
occlusive et V une fricative.
16 Nous citons aussi, toujours dans la même zone, l'exemple de la localité de Vinda
également dénommée Binda.
17 La composition de la population rurale de cette collectivité est en majorité Bakongo ba
Boma. Bien que Fortems (1960 : 19-22) affirme "que les secteurs de Bungu et de Boma
soient surtout peuplés de Kakongo". Les recenseurs de 1983 sont éloquents à ce sujet.
Sur les 20.880 habitants qui forment la population totale, 590 seulement sont étrangers,
il s'agit en général de riverains Assolongo venus d'Angola.
18 Un autre recensement, antérieur à celui-ci, établi pour la même collectivité pour
décembre 1981, présente d'une façon détaillée l'ensemble des localités et des villages
Bakongo ba Boma, leur date de création ainsi que la répartition de la population par
catégories.

Contacts et échanges
19 La proximité du fleuve Zaïre, navigable sur le tronçon Matadi-Océan Atlantique, et
l'accessibilité des rives de l'océan à la navigation ont ouvert assez tôt la région au
commerce avec l'extérieur. Les relations suivies établies dès le premier voyage de Diego
Cao en 1432 entre le Portugal et le royaume de Kongo ont débouché sur des échanges
commerciaux qui demeureront longtemps fructueux.
20 Dès la fin du 15ème siècle, s'installa entre l'Europe, l'Afrique et l'Asie, un commerce
triangulaire qui, au fil des années, drainera des marchandises nouvelles. Les épices des
Indes transitent par les ports du royaume de Kongo avant de passer en Europe. Les
esclaves, à peu près 35.000 par an (Curtin 1969 : 4-8, Miller 1975 : 135-176) dans la
seconde moitié du 17ème siècle, vont grossir la main-d'oeuvre dans les plantations
européennes d'Amérique. Le nombre d'esclaves exportés à partir des côtes occidentales
de l'Afrique atteindra le chiffre exorbitant de 80.000 par an (Curtin et Vansina 1964 :
185-208 ; Curtin 1969) dans la seconde moitié du 18ème siècle.
21 Mais, à partir de 1830, la demande d'esclaves va décliner très rapidement pour céder la
place à la demande d'ivoire et de cire (Miller 1970 : 174-201). Le caoutchouc, les
arachides, les sésames, l'huile de palme, l'ivoire et le café achetés à Boma sont vendus
sur les marchés européens (Delcommune 1922 : 45).
22 Par la même occasion, d'importantes quantités de perles aux couleurs vives, provenant
d'abord de Magapatam en Inde au 16ème siècle, puis des ateliers verriers de Venise et

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d'Allemagne à partir du 17ème siècle, sont utilisées sur cette côte occidentale de
l'Afrique pour acheter d'abord les esclaves, puis l'ivoire, l'or, le cuivre... (Van der Sleen
1958 : 211-212 ; Monteiro 1968 : 191).
23 Le roi de Kongo, les chefs vassaux, les personnages suffisamment riches se procurent
facilement certains articles de luxe en provenance d'Europe : chapeaux, boissons
alcoolisées, faïences anglaises, hollandaises ou allemandes, etc... Il n'était pas rare
qu'un chef Kongo reçoive un cadeau somptueux. C'est ainsi qu'en 1643, le comte de
Nassau a offert au comte de Sohio, Daniel da Silva, un fauteuil, un manteau et un glaive
(Jadin 1975 : 661). Deux ans plus tard, ces objets remarquables attirent l'attention des
missionnaires envoyés par le Saint-Siège qui relatent ainsi leur première entrevue avec
le comte de Sohio : "Assis sur un fauteuil de damas et brocard fin. Près de lui, était une
très grande multitude de nobles et fidalgos qui l'entouraient et restaient agenouillés.
Du côté droit, un page portait une épée d'apparat bien ornée et à gauche, un autre
portait le sceptre (Jadin 1975 : 661).
24 L'usage des objets d'apparat ainsi que l'échange de cadeaux remontent aux premiers
contacts. Un passage de la Relatione de Pigafetta et Lopez en donne une bonne
illustration par le récit détaillé consacré à l'habillement de D. Catarina, épouse de D.
Alvaro 1er, roi de Kongo de 1468-1487 : "Sa tête était complètement rasée (comme au
rasoir) et couverte d'un bonnet de velours cramoisi de Milan ; elle portait un vêtement
d'étoffe noire, avec des revers de velours rouge, et des manches avec leurs revers à la
manière des vêtements que portent les auditeurs..." (Cuvelier et Jadin 1954 : 138). Et,
lorsqu'ils font la description du royaume de Kongo et des contrées environnantes,
Pigafetta et Lopez mentionnent également l'arrivée, au début de l'année 1491, des
navires qui avaient à leur bord les premiers évangélisateurs du Kongo ainsi que les
présents qu'envoyait le roi du Portugal Jean II au roi de Kongo, "les vêtements
sacerdotaux, les ornements de l'autel, les crucifix, les tableaux représentant des saints,
les bannières, le gonfalon et le reste" (Pigafetta et Lopez, traduit et annoté par Bal
1963 : 84).
25 Ces rapports suivis se caractérisent assez tôt par l'envoi d'émissaires et même par
l'échange d'ambassades (Ibidem : 80-197).
26 Les traces de ces contacts transparaîtront dans les monuments funéraires.

Localisation
Population

27 Nous nous étions d'abord intéressé aux Bakongo ba Boma qui vivent aux alentours de la
ville de Boma, dans la sous-région de Boma et qui produisent les deux types de
monuments funéraires, à savoir les sculptures en pierre et les céramiques.
28 Les enquêtes de terrain et le dépouillement des documents écrits (Verly 1955 ; Cornet
1981) ont élargi le champ d'investigation en y incluant les Mboma et les Kakongo du
Zaïre ainsi que les Assolongo et Mboma du Nord de l'Angola.
29 O. Boone (1973 : 40-169), qui subdivise les Kongo en trois grands groupes, les
occidentaux, les centraux et les orientaux, auxquels elle rattache les différents sous-
groupes kongo, mbata, ndibu, woyo..., ne mentionne nulle part les Bakongo ba Boma.
Mais, dans le paragraphe concernant la démographie, l'auteur cite une étude de 1970

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consacrée à l'évolution numérique des populations du district du Bas-Congo où les


Bakongo ba Boma sont confondus ave les Mboma, leurs voisins orientaux (Boone 1973 :
115). Elle en conclut que le Mboma sont très probablement des Kongo originaires de la
région de Boma, et elle ajoute qu'"aucune étude publiée ne le situe avec quelque
précision" (Boone 1973 : 116).
30 Les archives administratives conservées dans la ville de Boma sont également
silencieuses à leur sujet.
31 Mais l'étude de Mac Gaffey, publiée en 1970, contribue à délimiter le territoire Mboma
qui s'étend à l'Est de celui des Bakongo ba Boma.
32 La première mention écrite concernant ce sous-groupe kongo occidental revient à J.
Cornet qui, dans un catalogue d'exposition, présente les Bakongo ba Boma, qui se
veulent différents des Mboma (Cornet 1978 : 8). Dans un catalogue postérieur, le même
auteur ajoute quelques précisions en délimitant sommairement le territoire des
Bakongo ba Boma (Cornet 1981 : 212).
33 Il s'agit effectivement d'un sous-groupe Kongo qui se place entre les Kongo centraux et
les Kongo occidentaux. Ils se disent Bakongo et ajoutent le déterminatif ba Boma qui
leur fut attribué par leurs voisins et qui fut habituellement utilisé par les voyageurs
étrangers avec lesquels ils entretenaient des relations commerciales. Ce nom distinctif
dérive de celui d'un de leurs grands chefs, Ne Mboma du clan de Mboma Ndongo, dont
le symbole d'autorité est le serpent python qui laisse des traces sur son passage : "Il
rampe par tout le Congo, par le Loango. Mère qui fait du bien à tous les autres clans"
(Cuvelier 1946 : 13).
34 Les Bakongo ba Boma ont été fortement décimés par la maladie du sommeil, endémique
dans la région, et qui a fait des ravages dans la population vers la fin du siècle dernier
(Kjersmeier 1936 : 24). Ces agriculteurs sédentaires, qui s'adonnent aussi à la pêche
lorsqu'ils sont riverains de cours d'eau de quelque importance, vivent sur un territoire
aux sols moins fertiles. A l'Est, ils sont séparés des Mboma par la rivière Ma. Au Nord,
leur territoire s'étend jusqu'aux rivières Kwilu et Luki qui les séparent des Kakongo au
Nord-Ouest et des Yombe au Nord-Est. Au Sud-Ouest la rivière Lusona-Muana Mbola
sépare leurs terres de celles des Woyo tandis que le fleuve Zaïre leur sert de frontière
sud.

Monuments funéraires

35 Les sculptures en pierre et les céramiques richement décorées étaient utilisées comme
monuments commémoratifs érigés au départ à l'intention des personnalités investies
de pouvoir et par la suite également à la mémoire des hommes suffisamment riches.
36 Cette habitude culturelle représente une exclusivité en Afrique Sub-Saharienne où on
n'a signalé l'existence d'une sculpture en pierre avec une telle diversité de thèmes et
d'une grande céramique énigmatique que dans la sous-région de Boma au Zaïre et dans
le Nord de l'Angola.
37 L'étude menée dans la région met en évidence le lien étroit qui unit les différents types
de monuments à la nature du sol. La région montagneuse de formation ancienne, située
entre Boma et Matadi, qui se prolonge au Nord de l'Angola jusqu'à la hauteur de Nzeto
(Ambizete), a favorisé l'éclosion et l'essor de la sculpture en pierre. Le sous-sol de cette

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102

région est constitué de roches dures (Cahen et Lepersonne 1948 : 66) appartenant au
complexe critallophyllien.
38 D'autre part, la zone littorale comprise entre la côte et les premiers reliefs de la chaîne
cristalline est riche en argile propice au façonnage des céramiques. Délimitée par la
Lukunga à l'Est, la Lukula au Nord, la Lusona-Mwana Mbola au Sud-Ouest et le fleuve
Zaïre au Sud, cette région comporte des plages d'étendues très variables dont les sols
sont formés par des limons sableux et argileux qui se sont déposés jadis sur les rives du
fleuve et à l'embouchure de ses tributaires (Meulenberg 1949 : 32).

Signification
39 Des chercheurs qui s'étaient antérieurement intéressés à ce sujet avaient considéré
forme et fonction de ces monuments sur des paliers différents. Les uns s'étaient
contentés de la dimension historico-thématique, d'autres s'étaient arrêtés à une
classification stylistique sans aucune considération des variables pertinentes.
40 Notre démarche qui associe les traditions régionales à une analyse morphologique
rigoureuse et qui s'est appuyé selon les cas sur des documents écrits, historiques ou
linguistiques nous a amené à repenser certaines interprétations classiques et à déduire
que la forme de ces objets fascinants est liée à leur signification dans la mesure où elle
nous introduit dans l'univers symbolique kongo.
41 En effet, lorsque la pierre provient du massif montagneux (mont de cristal), la
céramique, également utilisée dans un contexte funéraire, provient elle de la zone
littorale. Elle rejoint cependant la sculpture en pierre par ses proportions et par leur
origine, les ravins et l'eau, considérés comme habitat par excellence des esprits de la
nature – bisimbi.
42 Lorsque la grande céramique est ornée de figurines, celles-ci sont empreintes du même
réalisme que les sculptures en pierre. Sa forme, proche de celle de la défense
d'éléphant, suggère que la céramique a servi de substitut à cette dernière.
43 Ainsi, dans cette société matrilinéaire d'agriculteurs sédentaires où le rôle de l'oncle
maternel, Chef du clan et officiant du culte familial, est continuellement mis en
évidence, la consécration d'un pouvoir politico-religieux est liée au rattachement à un
droit foncier transmis en héritage par la voie des femmes.
44 Ces mémorials finissent par apparaître ici comme des sinsu, diront nos informateurs,
c'est-à-dire des signes, des symboles qui poursuivent un triple but :
• marquer la terre à la manière des safoutiers (Dacryodes buettneri) et des palmiers élaïs
(Elaeïs ginneensi) qui délimitent un domaine foncier ;
• embellir et identifier la tombe d'un aîné ;
• et enfin transmettre aux générations futures le souvenir d'un prestige qui rejaillit sur toute
la descendance.
45 Les monuments modernes en ciment perpétuent cette tradition.
46 Cette conception est à rapprocher de la mentalité de l'époque où nous situons le
rayonnement des monuments funéraires.
47 En effet, dans la seconde moitié du 17ème siècle, écrit Hilton (1985 : 103), l'action des
missionnaires capucins fait apparaître une prolifération d'églises aussi bien dans la
capitale du royaume de Kongo à Mbaza Kongo que dans les provinces à Mbanza Soyo et

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103

à Mbanza Nsundi. Ces églises sont appelées nzo à nkisi, maison de nkisi ou de tombes. A
Mbanza Kongo, en effet, les églises servaient surtout de lieu d'inhumation pour les rois
et on y rendait un culte aux morts grâce auquel le roi en place légitimait son pouvoir en
rappelant ses liens avec ses prédécesseurs défunts. Dans les provinces, par contre, les
églises ne servaient pas de lieux de sépulture car les gouverneurs dépendaient du
pouvoir central qui les mettait en place ou les démettait selon son bon vouloir. Mais,
lors du passage des capucins, les gouverneurs utilisaient les églises pour exalter leur
position de contrôleurs du pouvoir.
48 Précisons encore que les gouverneurs de province étaient, suivant les usages et
coutumes, enterrés dans leur localité d'origine. Ainsi, les églises jouaient-elles à
Mbanza Kongo le rôle qui revenait aux cimetières des grands chefs dans les provinces.
49 Qu'on se trouve donc à Mbanza Kongo ou dans les anciennes provinces de Soyo et de
Mbamba, les monuments funéraires sont considérés comme des signes bisinsu qui
identifient en glorifiant. Le mot "glorifier" ainsi que ses synonymes "initier",
"consacrer" et "couronner" (Bentley 1895 : 434-5 ; Butaye 1909 : 266 ; Laman 1936 : 993 ;
Swartenbroeckx 1973 : 659) renvoient au terme Bitumba qui désigne les statues en
pierre.
50 Cependant on peut nous objecter que les mots "tumba" et "sinsu" sur lesquels nous nous
appuyons pour déceler la signification profonde de ces mémorials sont des mots
d'emprunts aux langues romanes.
51 Mais, une reconstruction linguistique de ces mots dont les radicaux verbaux se
retrouvent dans presque toutes les zones de langue bantoue, permet d'attester leur
origine ancienne et même proto-bantoue.
52 La langue bantoue kongo est classée par Guthrie (1948 : vol I à IV) dans la zone H 16. On
peut relever l'exemple du mot "tumba". Les dictionnaires consacrés aux différents
dialectes kongo donnent pour le verbe transitif kutumba aussi bien le sens de "to make a
great" make much, que celui de : "to initiate (into fetisch mysteries), to conservate, to
install in an appoint to an office, to invest with (Bentley 1895 : 434-5).
53 Dans le dictionnaire de Laman (1936 : 993-4), le radical – tumb – signifie : "introduire
dans, initier quelqu'un, promouvoir, couronner...", tandis que le sens du thème – tumba
– est : "ressemblance, image, photographie, statue, figure de porcelaine (pour les
tombes)".
54 Enfin, Swartenbroeckx (1973 : 659) donne pour le verbe kutumba le sens de "consacrer,
initier, introniser un chef, ordonner prêtre.
55 Lorsque nous considérons la langue buma en zone B74, voisine nord de la zone H, nous
constatons que le verbe transitif kututna qui apparaît sans la consonne bilabiale – b – a
le sens de "soulever, lever".
56 Cependant, en zone holoholo D28, Coupez (1955 : 151) mentionne deux radicaux à
extension – tumbuk – et – tumbul – dont le premier intransitif a le sens de "voler" (en
parlant d'un oiseau) et le second transitif signifie "soulever".
57 A l'Est, en zone J13, le verbe kutumba est mentionné en ganda avec comme signification
"se lever, s'élever". Il s'enrichit aussi du sens de monter, gonfler" (Kitchning and
Blackledge 1953 : 174).
58 Ce verbe se rencontre également en Rundi (J62) sous la forme gutumba et se traduit par
"être gonflé", "être enflé" tandis que les thèmes simutumba et agatumba signifient

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104

"colline, mont" pour le premier, "monticule, tertre et mamelon" pour le second


(Rodegem 1970 : 510).
59 Le champ sémantique du radical – tumb – apparaît ainsi bien élargi et couvre à la fois le
sens "d'initier, consacrer, conférer, couronner, élever" et celui de "soulever, lever,
rendre important, vanter ses mérites, louanger, glorifier".
60 On connaît également des dérivés tels que "avoir des excroissances, gonfler, crever" en
parlant des "boutons, abcès, cadavre" ou "bourgeonner, saillir" ou encore "s'envoler"
en parlant d'un oiseau ou "rebondir" lorsqu'il s'agit d'une balle.
61 En kiguyu, zone E51, le verbe kutumba conserve le sens de "isolate, set apart" (Benson
1964 : 478).
62 Lorsque nous nous tournons vers le Sud-Ouest, nous trouvons en kwamyama, zone R21,
le verbe kutumba avec le sens de "surélever, exhausser, majorer" (Brincker 1891 : 73).
Et, en herero, R31, ce même sens se maintient, le verbe kutumba se traduisant par
"surélever, exhausser (Irle 1917 : 112).
63 Les zones centrales K et L livrent également des données abondantes.
64 En zone pende, K52, le verbe transitif kutumbuisa apparaît avec le sens de : "faire parler
de quelqu'un", "faire citer le nom de quelqu'un". Il peut être rapproché du thème
tumba "talus, monticule" (Gusimama 1972 : 207).
65 De plus, dans la même zone en luvale, K14, le verbe kutumbumuka conserve le sens de :
"become distinguished or designated from others, as by superior accomplishments"
tandis qe le thème – tumba – signifie : "magic, medecine, charms" (Hotron 1953 : 356-7).
66 Dans la zone Luba, L31, le verbe intransitif kutumba signifie "être connu, renommé,
célèbre, honoré" tandis que le verbe kutumbisha à extension causative se traduit par
"faire connaître, célébrer, magnifier, glorifier, rendre hommage à". Le verbe kutumbika
a pour sa part le sens de mettre en tas, tandis que la forme intransitive kutùmbuka
signifie : "passer au-dessus, dominer, s'élancer, être lancé, être haut, élancé" (De Clerc
1960 : 374-5).
67 Dans la même zone, en sanga, L35, le verbe kutumba apparaît avec les nuances relevées
précédemment. Il est traduit par "être haut, élevé" ou par "sortir, pousser" ou encore
par "devenir important, puissant, supérieur, grandir en influence ou en valeur
(Missions bénédictines 1950 : 173-4).
68 Egalement dans la partie centrale, en ila, zone M63, kutumba signifie : "rassembler,
recueillir" tandis que kutumbika à extension – ik – impositif a le sens de "donner à une
personne tout son pouvoir" (Smith 1907 : 472).
69 En Tumbuka-Tonga, N21, le verbe kutumbika se traduit par "estimer, honorer,
respecter" et le thème – tumbika – renvoie à : "honneur, respect" (Turner 1952 : 147).
70 Dans la zone P21 en yao, le verbe kutumbuka est attesté aussi bien avec le sens de
"monter en épi" grandir, s'élever" qu'avec celui de "crever, éclater, faire explosion"
(Viana 1961 : 167).
71 A l'extrême sud, le verbe tumbuka est présent en shona, zone S10, avec le sens de
"bourgeonner, éclater, s'ouvrir, s'élever" tandis que le thème tumba signifie : "un
personnage riche, important" (Hannan 1974 : 686).
72 La reconstruction du thème tumba à laquelle nous aboutissons, détermine son origine
ancienne et même proto-bantoue. Le radical verbal – tum – est en effet attesté dans

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presque toutes les zones des langues bantoues, aussi bien à l'Est et l'Ouest qu'au Centre
et au Sud.
73 Il semble donc que le substantif tumba convient comme dénomination aux deux types
de mémorials (sculpture en pierre et céramique), parce qu'il rend bien leur
signification première d'objets qui élèvent, qui glorifient.
74 Le thème ntadi employé pour la statue en pierre est une métonymie qui désigne l'objet
achevé par la matière dans laquelle il est fabriqué, tandis que le substantif diboondo qui
signifie la céramique funéraire renvoie plutôt à la technique de modelage dibuumbi.

Conclusion
75 La tradition nous livre par un langage métaphorique la fonction de ces statues qui
glorifient et élèvent (tumba) en les comparant aux défenses d'éléphants et en les
considérant comme des signes, des symboles à rapprocher des photographies.
76 En effet, telles des photographies, ces statues-signes sont destinées à embellir et à
identifier certaines tombes le plus longtemps possible et cela à la manière prestigieuse
des défenses en ivoire, éléments de la nature, considérées métonymiquement comme
imposantes puisque provenant d'un animal réputé pour sa ténacité et sa force. Ainsi,
pour assurer l'identification d'une tombe prestigieuse, la synthèse nature – culture
exprimée par la statue en pierre prend toute son importance.
77 Ce sont nos informateurs eux-mêmes qui ont établi la comparaison avec des
photographies. Dans le même esprit, de Heusch (1963 : 103) parlait jadis de "portrait" à
peu près dans le même contexte. Il écrivait "là où le pouvoir central s'affirme, la
volonté aristocratique (en partie désacralisée) de perpétuer le souvenir aboutit à un art
du "portrait" royal".
78 On peut objecter que le "portrait" est inadéquat dans tous les cas puisque visiblement,
le sculpteur se réfère à un archétype. Mais c'est la fonction, non la forme, qu'il faut
apprécier ici. Les célèbres bustes d'Ife comme les statues kuba "re-présentent, au sens
fort du terme". Et, il arrive que la fonction commémorative et la fonction religieuse se
combinent...
79 Ainsi pour glorifier cette personnalité importante qui est un chef consacré, il s'avère
déterminant qu'il soit représenté sous son jour le plus avantageux, entouré de sa cour
ou d'éléments qui y font allusion.
80 Cette cour tournée vers l'extérieur est destinée au monde des vivants. Elle a son
pendant dans une autre cour placée à l'intérieur de la tombe et chargée d'accompagner
et de servir le Chef dans le village des ancêtres.
81 Cette dernière cour se présente aussi pleine de grandeur et on y rencontre mêlés,
esclaves et épouses, objets usuels et de prestige.

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RÉSUMÉS
The author has taken interest in the funerary monuments erected by the Bakongo ba Boma
group which lives not very far from the town of Boma. Signs of contacts with Europeans appear
on these monuments among which two different types can be distinguished: stone sculptures and
ceramics. These richly decorated sculptures were used as commemorative monuments erected in
honour of individuals entrusted with power or in memory of rich people. The use of stone or of
ceramics is primarily related to the type of ground.
To glorify a recognized chief, it is determining that he is represented looking his best,
surrounded by his court. This out-looking court is intended for the world of the living, it has its
counterpart in another court inside the tomb which is entrusted with accompanying and serving
the chief in the ancestors' village. There, we can find the chief's spouses and slaves, as well as his
everyday and prestigious objects.
Tradition explains the function of these statues. They aim to embellish and identify certain
tombs as long as possible; such is the role of elephant tusks, natural elements considered
imposing since they come from an animal renouned for its tenacity and strength. Therefore, in
order for a prestigious tomb to be identified, the synthesis of nature and culture expressed by the
stone statue is of a great importance.

AUTEUR
SHAJE TSHILUILA
Institut des Musées Nationaux du Zaïre – Kinshasa – Zaïre

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White women in darkest Africa:


marginals as observers in no-
woman's land
Edward A. Tiryakian

EDITOR'S NOTE
This is part of a larger unpublished study The Modernization of Africa
« La colonisation officielle se passait entre
hommes, c'était une affaire d'hommes » –
Kniebiehler et Gautier La Femme au Temps des
Colonies
1 The literature on the colonial period of Africa is very large, including sociological
analysis opened up by Balandier's seminal notion of "colonial situation" a generation
ago1. However, the imagery and role of women in the construction and evolution of
modern colonial Africa has had scant rigorous attention2. The topic deserves much
greater empirical and analytical weight for various reasons.
2 First, sexuality in the form of erotic imagery was part of the exoticism that provided an
additional enticement, besides economic and strategic reasons, to have colonies:
colonial "possessions" were in the collective imaginary possessions of sexual delights
that could not be directly expressed in the newly rationalize, industrial setting of the
second half of the nineteenth century and its ubiquitous somber Victorian ethos.
Whether a "Madame Butterfly" in the Far East, or the harem courtesan in North Africa
and the Middle East depicted in paintings from Ingres to Matisse, or the "Black Eve" on
French colonial stamps, the "native woman" was an important lure in attracting
European men from the private and public sectors to the colonies. Adventure, profits,
and exotic women were the other side of the coin of the image of Africa, whose "dark
side" was its unhealthy aspect making it unsafe for Europeans 3.

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110

3 In this we shall see how the African setting, in the formative years of colonization,
manifested itself in the perception of a selected group of Westerners: women travelers
in Africa. The rationale for devoting a chapter to such a group is as follows. First and
foremost, in Victorian-industrial society women were marginal to European society in
terms of the locus of economic and political power they did not vote and were in effect
excluded from most professions (law, medicine, university teching), managerial
positions, and occupations of high socio-economic status. One can speak, in
retrospective, of a certain "institutional sexism" present which made the situation of a
woman three-quarters of a century ago structurally similar to the situation of a Negro
in American society until quite recently. There was prevalent the biological myth of
women being of "the weaker sex", having mental and psychological characteristics so
different from men that their participation in the larger society, on an equal footing
with men, was unthinkable. Women were seen as more emotional, as dependent on
men, and lacking creativity... all this from "innate" biological or constitutional factors 4.

Population in French Africa, 1904 – 1905

source: Résultats Statistiques du recensement General de la Population effectué le 24 mars 1901,


vol. 4, Paris: Imprimerie Nationale, 1906, p. 336 (The census in the colonies was undertaken in 1904 –
1905).

4 Second, demographically, as Table indicates, not only was colonial society at the turn of
the century asymmetrical in terms of whites /Africans, but sex ratios within the
dominant white population were equally distorted from the more normal sex ratio of
either the metropolitan setting of the traditional African one. Not until the late 1920s
and early 1930s did sex ratios in the European contingent of colonial society become
more "normal", to a large extent resulting from the development of commercial air
service and the availability of refrigerators, both of which permitted or facilitated the
setting up of "standard" European households. Colonial society may thus be said to
have been, in this context, a "no-woman's land", akin, particularly during its first
phase, to the setting of frontier society in the American case 5.
5 The demographic underrepresentation of European women in the new colonies
reflected many things; for many advocates of colonization it was a problem to be

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111

confronted, and different remedies were proposed. With hindsight one can say that
presuppositions, attitudes, and imagery grounded in the European societal context
were constitutive of the demographic problems of the colonial situation.
6 For one thing, the prevalent image of the tropics as a "White man's grave" was in itself
strong deterrent to bring in the "weaker sex" to Africa; in effect, by the turn of the
century, the deterrence of Africa's imagery might be more accurately portrayed as
""White woman's grave", as we shall see later in this essay. The evolution in the
nineteenth century imagery of women as the "weaker sex" bears passing attention
here, since it relates to the interesting marginalization of middle-class women from the
public sphere.
7 In the advanced industrial urban society of the nineteenth century, middle class
women were marginal to the new loci of economic and political power: they did not
vote and were excluded from most professions, managerial positions, and other
positions of high socio-economic status. Additionally, they were excluded from other
spaces, such as public schools and clubs. This institutional sexism was hettressed by the
biological myth of women being of the "weaker sex", not only physically weaker but
also having mental and psychological characteristics so different from men that their
participation in the public sphere on an equal footing with men was unthinkable.
Women were assumed to be more emotional, more dependent, and lacking creativity –
all this from "innate" constitutional factors.
8 The image of domesticity and gentility associated with middle-class city life in which
women found a niche (or a gilded cage) was obviously dissonant with the African
setting prior to World War I, where there were few cities and fewer still department
stores and emporia to provide the amenities of modern civilized life. The frontier
setting of the "bush" with its wild animals and military atmosphere which would
become animated on many occasions with "wars" against native rebels, was definitely
not seen as a "woman's world". One can even say that in termes of the total
configuration of early colonial society, resembling something of a cross between a
lumberjack camp, a military fort, a frontier setting and a penal colony, white middle-
class women, certainly white were something of an anomaly.
9 For the most part, however, the absence of white women was taken as a given and not
as a crucial obstacle to colonization. In an influential work, Bordier 6 had argued for the
cross-breeding of Europeans with natives to produce a new colonial race, which in
terms of his breeding analogy would produce a new, vigorous colonial race. Less
elevated or theoretical in tone, but of equal sociological interest, is a work published
nearly twenty years later by a French doctor with many years of experience in the
tropics: Barot's "Guide Pratique de l'Européen dans l'Afrique Occidentale" 7. As the title
indicates, this was meant to offer a complete gamut of advice on everyday living
problems in the colonies. Among its 500-odd pages is a section on sexual comportment,
addressed, naturally, to European males who find themselves in Africa, and who may
lack "the moral strength necessary to stand two years of absolute continence" 8. What to
do?
10 Barot advocates as the only reasonable thing to do: "to have a temporary union with a well
chosen native woman"9. The reasons for this sage advice are several. On hygienic
grounds, such a companion is much more likely to be healthy than a black prostitute.
On social grounds, a "marriage" with a native woman, especially the daughter of a
chief, can facilitate understanding and improve ties with influential Africans, while a

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footloose European who chases after married men's wives will not be well regarded by
blacks he deals with. On psychological grounds,
If the female is not too dumb, the European male gets attached to her, she distracts
him, takes care of him, takes away his boredom and sometimes prevents him from
alcoholism or sexual depravities which unfortunately are so common in tropical
countries10.
11 And lastly, argues Barot, there are sound pedagogic reasons in undertaking a
(temporary) union: it is one of the surest ways of learning African languages, of having
entry to the most hidden native customs, to learn songs and legends, in short "to
understand the black soul"11. Barot follows up with advice of the formal procedures
involved in securing such a union, as well as how to "cool the mark" when one is about
to return to Europe. He even provides the name of establishments in the French
territories (at Kita and at Dinguira) where for a nominal sum offsprings of such unions
can be brought up. Like Bordier before him, Barot saw offsprings of such unions as
beneficial to the task of colonization: "... it is by the creation of mulatto races that we
will most easily Frenchify West Africa"12.
12 Barot looked forward to the new colonial race of mulattos with great expectations,
partly because it would be a long time before white children could be brought up in
tropical climates, partly because the new breed of races could be attractive, strong and
intelligent. And he added that if mulattos have in the past been rather unfriendly to the
colonizers, it is because Europeans have tended to despise them rather than
understand them, which is very shortsighted and unintelligent on the part of whites 13.
13 Although statistics are lacking, quite likely a large number of European males, with or
without reading his book, followed Barot's advice. Yet, there were other voices who
advocated that for an effective and permanent colonization, the presence of white
women was indispensable to stabilize colonial society. One early presentation of this
viewpoint is contained in the publication of two addresses delivered at a meeting of
January 12, 1897, of the Union Coloniale Française, a major lobby for colonial
expansion14.
14 The first speaker, le Comte d'Haussonville, was not a specialist on colonies nor a
militant "feminist" in his own terms, but was interested in the amelioration of the
social situation of women. He argued that the new colonies offered women better
possibilities than could be had in Europe. He mentioned that presently (1897) men were
taking away jobs which were formerly the preserve of women and that men were
preventing women from taking jobs which they could do as well as men 15. Moreover, he
continued, many women in Europe have, through their educational training, acquired
aspirations which cannot be fulfilled in satisfactory careers. If the situation was bleak
in Europe, it was much brighter in the colonies, since the quantity and quality of
European women there left something to be desired. The kinds of women found in the
colonies, he noted, are the following: (a) a handful of devoted wives of civil servants,
wishing their husbands had been appointed elsewhere, (b) used-up entertainers
("divettes de café-concert") who can no longer get billings anywhere in the home
country, and (c) religious sisters or nuns. What is lacking is a fourth type, attractive and
intelligent nubile females, a sine qua non for the marriages of European males in the
colonies for "no marriages, no families, and without families, no more colonies in the
future"16. And, echoing the nineteenth-century Teutonic male credo of "Kinder,

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Kuchen, Kirche", Haussonville terminated his address by stressing that the real career
of a woman lies in marriage rather than in the school, the telegraph, or the telephone 17.
15 The major speech was given by Joseph Chailley-Bert, a tireless and influential
spokesman for colonial expansion. Colonies need stable colons and to be stable, colons
need be married. The Union Coloniale Française, which had done much in recent years to
attract colons from the ranks of impoverished farmers and impoverished petits
bourgeois, was now turning its attention to remedying the shortage of women in the
colonies, where the sex ratio was from 5: 1 to 10: 1. Chailley-Bert argued that the
colonies could provide an outlet for nubile women: he argued that with rising dowry
demands on the part of prospective husbands and declining resources of families with
daughters to marry18, there would be a surplus of women unable to marry and have a
place in society19.
16 Moreover, he pointed out, there was also a number of women who have diplomas and
have passed state examinations but have no means of livelihood open. The conclusion
was that the new colonies could provide outlets for the surplus population of women
(just as a few years before the colonies had been hailed as providing outlets for surplus
industrial production and surplus capital investments). In brief, Chailley-Bert made the
argument that the colonies were a place for social mobility for women 20.
17 Chailley-Bert envisaged the setting up of a "society of feminine emigration" to
encourage young women to go to the new colonies to look for a better situation and
hopefully, to get married, a society "patterned after English societies of the same
sort"21. Should the supply exceed the demand, applicants would be given
questionnaires, like English societies did, to select out the best. Then personal inquiries
would be made for a final screening.
18 Apparently, not many women "got the message", at least in the case of French Africa,
where, with the exception of Madagascar, women remained a small part of the
European population, as shown in Table p. 211.
19 Much later, when Robert Doucet wrote his Commentaires sur la Colonisation 22, the sex
ratio had not yet shown much improvement. Writing in 1926, the author noted that in
West Africa the ratio was 3: 1 and in Equatorial Africa, 5: 1 23. However, what is new in
this work is the amplification of the social role of white women in Africa. Essentially,
Doucet held that white women have a civilizing function vis-a-vis European males and
vis-a-vis Africans, stemming from the image of woman as having different natural
psychological characteristics from man.
20 Thus, Doucet urged the presence of white women in the African colonies because:
"Having nearly always horror of violence, a woman, simply by her being there,
prevents many acts of brutality"24. But more than not letting things happen, she also
can play a positive role in colonization "if she knows intelligently how to participate in
the task of domestication (l'oeuvre d'apprivoisement) which is a major objective in
colonial policy"25.
21 As a teacher, without any pretensions and solely by virtue of her equanimity and her
affability, a (white) woman can exercise a moral influence on natives, continued
Doucet, which is more efficacious than that of many male administrators or
instructors26.
22 To be sure, cautioned Doucet, a woman who is either loose or unintelligent, who can't
adapt to local conditions, who treats natives either by despising them or loving them, is

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a heavy burden for any colony to bear, for she "surely destroys the indispensable
prestige of the white over the colored man"27. As negative types of this kind found in
the colonies are on the one hand, the woman-apostle "having the soul of a
Livingstone"28, and, on the other, the vain if not sadistic type who will parade
undressed in front of her male servants under the pretext that "a black is not a man",
taking pleasure in arousing in servants "deplorable and dangerous" passions 29.
23 Finally, concluded the author, the white woman will have a positive influence on her
husband: by preventing him from living with native women (which is a moral lapse, he
added) and thereby this will naturally do away with offsprings of such union, who are
disavowed equally by both races30. Looking ahead to the near future, Doucet contended
that the presence of the white woman in the colonies would soon have an influence
which would have repercussions in the whole atmosphere of colonial society.
24 There was something prophetic about what Doucet had said, but with different results
than he had anticipated. In the next two decades, white women did come to Africa in
greater numbers, and the social atmosphere did change. With wives and children of
Europeans in the African colonies, residential and social segregation became
institutionalized, particularly so in British colonies: hotels, bars, social clubs, even food
stores – all these providing daily affronts to Africans no less bearable than other
aspects of colonial oppression31. To spell out in detail the influence of the increased
presence of white women in African colonial society would be a major undertaking
beyond the space available in this article, but we might content ourselves with the
observation of O. Mannoni, writing after World War II with quite a different evaluation
from that of the earlier one of Doucet:
A great psychological change has in fact come about in the course of a single
generation, which may in part be due to the racialist influence of the European
women32.
25 A psychologist, Mannoni suggested that the racialism of the European woman in the
colonies (at least in the case of Madagascar) had several key components: over-
compensation for an inferiority complex, the desire to show her superiority over the
Malagasy or native woman, and in issuing tyrannical orders to the native males, an
unconscious urge to dominate a male figure33. One can debate with the factors he
adduces, but that increased numbers of European women settled in the colonies, either
as housewives or as shopkeepers contributed to the exacerbation of racial antagonisms
by their treatment of Africans placed in subordinate roles is hardly to be doubted 34.
26 In brief, the colonization of Africa had a very ambibalent perspective on European
women. On the one hand, women were seen as having a role in domesticating the
colonial setting, but on the other hand, colonial society was seen as off-limits for
women, implicitly as a reserve for European masculine endeavors. Two groups of
European women fell in between the cracks. First, the religious orders which were
allowed because they provided valuable services in training African women and
providing various unpaid services for the colonial administration (Knibiehler and
Gautalier, chap. 5), and whose missions were on the margin of colonial society. Second,
an unusual group of transient (or "anomalous") persons, marginal by their gender and
unattachement to the colonial situation and to colonial ideology: Women travelers to
Africa35. It is accounts of the colonial setting by several of the latter to which we turn
for the remainder of this essay.

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27 One went to Africa in part as a representative of British commercial interests, another


accompanied her husband sent to the French Sudan on a factfinding mission, and two
went on their own simply out of curiosity. All were in sub-Sahara Africa in the period
1890-1910, the formative years or first generation of modern Africa civilization. Unlike
the brilliant cluster of western women, particularly anthropologists like Audrey
Richards, Monica Wilson, Mary Douglas, Hilda Kuper, Eleanor Bowen, Germaine
Dieterlen, Denise Paulme, to mention a few, who have made noteworthy contributions
to the African literature from the 1930s on, the women whose accounts we shall discuss
were not trained as social scientists; yet their perception of the social situation was a
keen one, providing the penetrating gaze of the observer.
28 The first we shall consider is quite well known through two works which have become
classics of the Africana travel literature (both have been reprinted in recent years):
Mary Kingsley, author of Travels in West Africa (1897) and WestAfrican Studies (1899). A
close friend of John Holt, a leading figure in Britain's commercial relations with Africa,
Mary Kingsley was a champion of free trade in Africa, free not only from government
restrictions but also from missionary influences: she felt that missionaries or
missionary societies at home slandered the action of British traders on the West Coast
of Africa. But she can hardly be labelled a typical British "imperialist" in the style of a
Disraeli, a Chamberlain or a Rhodes; her writings do not reveal an advocate of a
"manifest destiny" of British imperial rule, nor a supporter of Social Darwinism. In fact,
in a period prone to view and dismiss Africans as inferior beings on the lower end of
the scale of social evolution, "she did more than any other writer to produce in Europe
a willingness to try to understand African behaviour"36 – an understanding based on
concrete observations rather than on a priori postulates or theories concerning
"primitive" men. Like many later anthropologists (and sociologists) who go off for the
first time in "the field", when she first set out for West Africa in 1893, her mind was
"full of the deductions of every book on Ethnology... that I had read during fifteen years
– and being a good Cambridge person, I was particularly confident from Mr. Frazer's
book, The Golden Bough, I had got a semi-universal key to the underlying idea of native
custom and belief"37. She had also read other anthropological writings (she was most
impressed with E.E. Tylor's Primitive Culture), but she managed to avoid letting her
intellectual baggage weigh down her on-the- scene observations 38.
29 Her feelings toward Africans are expressed in the following passage:
I confess I like the African on the whole, a thing 1 never expected to do when I went
to the Coast with the idea that he was a degraded, savage, cruel brute, but that is a
trifling error you soon get rid of when you know him39.
30 An indication that she perceived with an open mind is her comparison of the African
with Westerners:
The Kruboy is decidedly the most likeable of all Africans that 1 know... In his better
manifestations he reminds me of that charming personality the Irish peasant, for
though he lacks the sparkle, he is full of humour, and is the laziest and the most
industrious of mankind40.
31 It might be argued that this passage indicates British stereotypic image of the Irish, but
Mary Kingsley was more making the point that the African is a humain being just like
warm other human beings in the United Kingdom of her day, rather than intrinsically
belonging to a different and inferior race apart from mankind. Thus, she explicitly

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rejected the then prevalent teachings of physical anthropology concerning cranial and
physiological differences between Africans and Europeans (p. 672f).
32 In another passage, she criticizes the then standard image of the African as a child:
... you cannot associate with them long before you must recognize that these
Africans have often a remarkable mental acuteness and a large share of common
sense... there is nothing really "child-like" in their form of mind at all. Observe
them further and you will find they are not a flighty-minded, mystical set of people
in the least...41.
33 The one area where she found Africans inferior to Europeans was in mechanical
aptitude, but in this it was more a matter of environmental circumstances rather than
stemming from innate biological factors:
This absence of mechanical aptitude... most likely has the very simple underlying
reason that the conditions under which the African has been living have been such
as to make no call for a higher mechanical culture42.
34 There was, it should be pointed out, one sector of the African population that Mary
Kingsley cared for little: those that had come under the influence of missionaries (she
could stand the latter even less). She describes the "missionary- made man" as vain and
conceited, and "very much like the 'suburban agnostics' in his religious method" – that
is, removing from his social prestigeful religion its austere and ascetic aspects (Hell,
Sabbath-Keeping, food interdictions, ideas of retribution)43. Her attitude towards the
Christianized and the Western-educated Africans was essentially negative, much like
later colonials' negative image of the "évolués", albeit in her case one cannot impute
this to the threat the évolués presented to the social position of whites. She had a
profound respect for native culture and society and did not feel that its elements, such
as polygamy or even "fetichism", should be decreed inferior in terms of Western
standards and thereby done away with. Her bête noire was not so much the missionary-
man but the missionary.
... regarding the native minds as so many jugs, only requiring to be emptied of the
stuff which is in them and refilled with the particular form of dogma he is engaged
in teaching, in order to make them the equals of the white races 44.
35 Her pronouncement in this quoted passage resembles in some ways the later attacks on
missionaries in some nationalist African circles, although for the latter the missionaries
were integral components of the global process of imperialism. Mary Kingsley was
neither imperialist nor anti-imperialist, but more of a nineteenth-century economic
liberal, believing that free trade is the key cement to international relations, including
relations between the West and Africa. Missionaries were a source of vexation to her
because of the false picture they painted about Africa. It was they who were rousing
public opinion about the liquor traffic in Africa whereas, she riposted, more "evil,
degradation and premature decay" can be observed in English urban areas than in West
Africa. If missionaries made such clamor at home about how bad things were in Africa,
it was because this was an efficient way of raising funds, playing upon their gullible
public's "perpetual thirst for thrilling details of the amount of Baptisms and
Experiences among the people they pay other people to risk their lives to convert" 45.
36 Her forte was to cut through the typical perceptual screens of her time and to observe
traditional African society as being as authentic and valid as Western society.
Moreover, although she wrote in advance of Levy-Bruhl's influential theses concerning
the qualitatively different approach of the "primitive mind" towards reality, in terms of
a "pre-logical" mode of thought which associates heterogenous elements in terms of a

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"mystical participation"46, Mary Kingsley would undoubtedly have treated such a


premise as "stuff and nonsense", for, she held:
The more you know the African, the more you study his laws and institutions, the
more you must recognise that the main characteristic of his intellect is logical and
you see how in all things he uses this absolutely sound but narrow thought- form...
This may seem strange to those who read accounts of wild and awful ceremonials,
or of the African's terror at white man's things... [but] the African knows the
moment he has time to think it over, what that white man's thing really is, namely
either a white man's Jumu or a devil47.
37 Mary Kingsley first arrived in West Africa a month before a Frenchwoman returned
home after spending nearly a year in Senegal and the French Sudan. The latter,
Madame Paul Bonnetain, at the age of 24, had insisted on going with her husband and
taking her seven-year-old daughter with her. Today this would seem a "natural" thing
to do, but at the time, it was considered tantamount to suicidal conduct. During her
saga, Madame Bonnetain kept a travel journal initially intended just for friends and
relatives, but fortunately she was persuaded to publish it a year after her return 48.
Although the work does not measure up to Mary Kingsley's literary qualities, nor has
the wealth of ethnographic observations of her English counterpart, it is nonetheless
an important source of information and observations on the nascent colonial system,
particularly its shortcomings as observed by a young woman who, like Mary Kingsley,
is a refutation of the myth of the weaker sex.
38 The first pages of her travel accounts establish just how difficult it was to get others to
accept her very going to Africa. Friends and strangers tried to discourage her from
going to a certain grave. Her husband likewise thought it best for her to stay home
because of the terrible climate, but she argued with him that they had always shared
joys and hardships together, so why not dangers– if there are any, in Africa, 49.
39 To all those who objected and begged her not to go, she answered that with minimum
material conforts, hygiene and prudence, they would all get along well. But still the
pressures from well-meaning others kept up, leading her to write:
The persecution continues. I am becoming taken as a strange animal, a
phenomenon. Yet I don't think of myself as either heroic or insane, and I am getting
very tired of certain masks of compassion, of certain compliments. Surely the
English would not be surprised to see me follow my husband! 50.
40 She, of course, did not give in, and after the standard eight-day boat trip from
Bordeaux, arrived in Dakar in November 1892. Her first observation was the contrast
between how nice Africa looked in contrast to what she had been led to expect from
what people had told her at home and from reading a book published shortly before
entitled The Land of the Dead51. Far from being a "frightening village", she dound Dakar
(and its jutting isle of Gorée) very attractive, with a flaming luminosity not found even
in the South of France52.
41 Her attention was immediately caught by several aspects of the colonial setting.
Conversation between arriving passengers and those greeting them is taken up with
exchanging gossip and slander about officials in France and those in the colonies (one
of the most popular pastimes in the colonies). She notes disapprovingly of the lack of
organization for disembarkation, passengers had to arrange themselves to get ashore
on little dinghies, with no standard rates: "The English treat their people much
better!", she writes after two hours of vexations. And at Gorée where she sees a British
ship decked with neatly dressed Englishmen, she observes:

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Among them, many women and children. I am certain the women dot not astonish
their mates and that unlike me, they are not assassinated with congratulations
more like condolences53.
42 In contrast to the glamorous view of the noble enterprise of colonization that was being
painted at home, she perceived the shabbiness of the colony, its run-down aspects as
well a place to run away from:
One feels the people here are in an overnight camp, that makeshift reigns, and that
we only export petty bureaucrats [paperassiers], customs officials and soldiers. In
brief one feels that each says to himself, "Once I have earned my money, I'll slip
out!"54.
43 The run down appearance of the streets and the docks was part of a general lack of
upkeep and physical improvements, with no provision for minimal urban comforts,
such as bath houses55. Later, in St. Louis, then the capital of Senegal and in French
hands since 1626, she cited the total absence of hotels. The shabbiness of goods was
part of the dismal scene of the colony, and she reported being told by French
merchants that "most of our purveyors, most of the French commercial houses have a
special, inferior manufacture for the colonies (even if the labels are the same)" and this
extended even to ammunition and shells sent to Africa being considered too old for use
in France56. Finally, in this context, although like her husband, Madame Bonnetain was
opposed to the military regime in the colonies, she was indignant at the treatment of
French soldiers. Parcel post gifts arriving from relatives for soldiers stationed in the
Sudan were doubly taxed, by Senegal and by the Sudan administrations, making these
gifts very expensive for the poorly paid soldiers, who in addition, were deprived of the
staples of the French table: bread and wine57. Moreover, shabbily outfitted, French
soldiers had to ride third-class on the train with the lowest-rung blacks:
The English would never treat thusly their men... How can you expect them to feel
well or be respected by the natives,58
44 Yet another reference to the superior English way of developing a colony occurs when
she takes a walk around St. Louis and notes the city is not badlooking although it
appears artificial and destitute; yet, it gives an idea of what could be done "if we
wanted to spend the necessary": the only solid and durable buildings adapted to the
climate are those, she points out, that were built by the British when they occupied St.
Louis (1758-1779, 1809-1817)59.
45 Wherein lies the reason for the French neglect of her West African colonies, Madame
Bonnetain thought that it due to the emphasis on the military regime, as well as the
negligence of the metropole. The French businessman or sales representative in the
colonies was the victim of the military mentality prevalent, which was scornful of the
former. And everyone in the military cadres was out for his own promotion. Thus, she
registered her disapproval of (then) Colonel Archinard (who became a great name in
the military history of the colonization of the West African hinterland) for allegedly
taking a military column "towards Timbuctu" while in reality, and against orders from
Paris, he "went off on a military expedition to Segou so as to win a general's stars
against natives in dethroning some native sovereign... and in uselessly allowing to have
killed a certain nomber of foot soldiers"60.
46 Madame Bonnetain thought that two elements were missing from the European
population, whose presence would give the colony a badly needed quality. First, there
was need for those with real knowledge of African affairs, for scientists, whereas
instead the colony has a plethora of "the military ambitious for an additional stripe or

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civil servants who happen by chance to be here, ignorant of Africa and not really
interested in studying and knowing it"61. And, second, French women were not a real
presence in the colonies, which made the European men careless in their appearances –
even officers went around shabbily and sloppily dressed. Rather than educating natives
on matters of cleanliness and hygiene, the military set no example; talking about one
officer she saw on the streets, she says: "undoubtedly he sleeps in a furnished room
whose furniture is no more adapted to the climate here than the house itself, stupidly
copied after the model of the metropolis"62. The French women who are in the colonies
hide indoors:
I am told they almost never go outside, except to go to church on Sundays, or from
time to time to an official soirée. I am not surprised that with that routine, they put
on weight, are bored, and are not in good health63.
47 Without saying it in so many words, Madame bonnetain touched on an essential feature
of colonial society, namely its inauthenticity, manifested in the quality of boredom. She
notes this in a variety of observations. Thus:
... people are bored, and to kill time, they gossip [on potine]. The militaries call here
by the expressive name of soudanitis a sickness which consists precisely in taking
boredom out in nasty gossip [médisances], restlessness [impatiences], and
quarrels64.
48 Another observations related to this point is the significance that people attach to
waiting for mail from home (p. 163). This is indicative of being away from "where the
action is", and basically of not accepting the setting of the colony as the most
important plane of one's existence; the colony is a temporary stage in one's life, a place
of exile perhaps or a place where one makes his fortune and career, but not a place one
accepts as home. In brief, one is only marking time in the colony 65, in the anticipation
of returning "home". Relevant here is her wry comment that everybody she meets talks
and dreams of being "back" in Pari – even if they havent't been there: "Ah, will the
month of ... ever come, when I shall return" is a typical conversation item, followed by
gossiping about others"66.
49 Also relevant to our study is Madame Bonnetain's perspective on the other half of the
colonial population, the Africans. She describes herself as "neither negrophile nor
negrophobe", and adds in the same breath:
The black has an extraordinary sentiment for justice. If he is at fault, he awaits and
stoically receives his punishment, despising you if you don't, but neither will he
forgive you if you punish him without just cause/good reason67.
50 It is the widespread institution of slavery which particularly catches her attention, and
the attitude of the French administration towards it which catches her ire. She notes
three kinds of slaves: those bought from owners, those born in the family (like ancient
Greece and Rome), and thirdly, those captured in warfare. The French army allows
slavery to go on by "buying" recruits from owners at a minimum of 300 francs each
(p. 74), these "recruits" having been captured in wars; the purchase price is officially
called a "bonus", but it is the owner, not the recruit who receives the premium.
Alternatively, recruiting is encouraged by the possibility of soldiers themselves getting
slaves in military expeditions; military authorities allow this to go on for fear that if
they did not, recruitment would fall off sharply. Thus, when the French captured
human booty from their great foe in the Sudan, Samory, the Africans, who had been
free before being captured by Samory were released to go back home, but those who
were born slaves were given over to soldiers in the French army: the men farmed out to

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friends, women and children kept around by the soldiers themselves 68. True, in theory
slaves could become free by asking the French authority for their freedom but in fact
they don't, unless they themselves can have their own slaves.
51 She saw, consequently, colonial society as resting upon a pervasive system of masters
and slaves, albeit the treatment of the latter by blacks is more benign than the French
treatment of its own troops. To maintain peace and French rule, she said, one can
understand perhaps that we allow black subjects (but not French citizens) to possess
other blacks. However, she added, in reference to the black citizens of the free
communes, "One cannot understand why we don't impose on the blacks wanting to be
our equal, to be voting citizens and to fill public offices, the obligation to spend at least
a year [in military service] and to renounce having the least captive (captive-slave). The
card of an elector is a diploma of French naturalization, and the law should be the same
for all"69.
52 It is, in brief, the exploitation of workers, of the lowly, irrespective of their skin color
that she objects to vehemently. Thus, at Bafoulabé, she rants at the poor lodgings of
ordinary French soldiers, living in wooden shacks which had quartered Chinese coolies
working on the railroad nearby; a great many of the latter had died not because of the
climate but because of a lack of sanitation, and she adds the same was true in Panama
and the Congo. Those who today profess the loudest against slavery (les libéromanes)
treat the unskilled workers far worse than slave traders treated their "bois d'ébène":
"disguised slavery is decidedly far worse than slavery admitted and regulated, which at
least grants to the captive guarantees against the white ferocity of the exploiters of the
struggle for life70.
53 Madame Bonnetain's travel notes contain far more observations than can be treated
here, but over all they show her as a concrete humain being relating to others
concretely, interested in the human aspect of the situation, rather than perceiving it in
terms of a priori categories.
54 A third female traveler in Africa who went there in the decade of the 1890s was a young
Englishwoman, Helen Caddick, who spent the year 1898 on an extensive journey going
from Capetown to Central Africa culminating at Lake Tanganyika, returning by way of
Mozambique and Zanzibar. She published a book focusing upon her journey from the
mouth of the Zambesi to Lake Tanganyika, whose preface states that she would like her
countrymen "to know how kind and attentive the natives, who are spoken of in
England as 'savages', can be to a lady travelling absolutely alone with them" 71.
55 Like Raymonde Bonnetain and Mary Kingsley, she recounts that she had to overcome
considerable pressure from well-meaning acquaintances not to venture, especially
alone, in Africa; this "made me the more desirous to set out" 72. What stands out in her
narrative is how she viewed the African setting and its people in positive terms; her
account is utterly devoid of lurid or sensational items.
56 Her remarks about Africans and traditional African society are always constructive,
without being patronizing or paternalistic. Thus, she says of her porters:
The natives have any amount of patient endurance, and also a keen sense of
humour – two very excellent qualities on a journey. I invariably found them honest,
and I am certain white men would not have been more careful of me, or have
behaved better, while they certainly would not have been so entertaining 73.

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57 She shows no aversion to "black" skins; there is no perceptual distortion in her


observation about African skin color that:
It is a rich chocolate, and, when well kept, has a beautifully clear, smooth look,
almost like satin. Out in Africa it looks infinitely handsomer than the yellowish
white skin of the Europeans...74.
58 And in several places her respect for traditional African culture manifests itself as she
laments its "Westernization". Thus, noting that most places are named after chiefs or
recall events of African history that antedate the European presence, she observes:
... it seems a pity that so many English and Scotch names are now being substituted
when they have no meaning out there and do not commemorate any special deed...
75
.
59 Also in this context. Helen Caddick indicated her regret at the passing of traditional
African ways and crafts as a result of European education emphasizing the superiority
of Western industries. She found African crafts and architecture lovely, functional, and
tasteful, whereas the manufactures of Europe sold to Africans are "shoddy and
shabby"76.
60 While not a critic of colonialism, Caddick had several biting observations of Europeans
in and out of the colonies or settlements. The wanton shooting of the native fauna for
"sport", leaving a great number of animals wounded in great pain, can only make
Africans aware of contradictions in the "civilizing" aspect of European practices 77. The
destruction of the African flora went hand-in-hand with the destruction of the fauna.
An environmentalist before her time, she criticized the hypocrisy of Europeans chiding
Africans for their wasteful cutting of timber while "nothing is ever said about the
immense amount of timber we have felled for burning our own steamers" 78. And she
added an observation that is an essential trait of the colonial mentality:
In Africa we always appear to consider the country ours and the natives the
intruders79.
61 She also expressed her disgust at staging in England public shows depicting "savage
Africa" – and the one she had in mind must have been similar to those of Buffalo Bill's
"Wild West" shows; she railed against the degradation of Africans being employed as
entertainers to depict incidents showing how "savage" were the Africans, how heroic
the Europeans80.
62 One last set of observations of her travel journey we wish to mention concerns the
health of Europeans in Africa. The myth of the brutality of the African climate for
Europeans was an extremely prevalent one; it was a very convenient explanation for a
great many aspects of European behavior: for his physical shortcomings surely, but
also, on occasion, for his social and moral ones. Helen Caddick did not comment on this
directly, but she did refute the stereotype of the fatality of the climate. She mentioned
that during her entire stay in British Central Africa she was never ill once. While others
were in fact ill with fever, "they do things that would make them ill in any country, and
they put it down to the climate"81. One of the major factors in giving ill health to the
Europeans is the consumption of whisky:
Everyone knows what an immense amount of harm if does and how much fever it
causes, yet nothing is done to stop it; while endless trouble and expense is incurred
to find out other causes of fever82.
63 Very similar observations are to be found in the account of Mary Gaunt, a young
Australian widow, who, to sustain a livelihood, first went to England, then undertook

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122

an extensive travel to Africa's West Coast shortly before World War I 83. Much of her
observations echo themes we have previously discussed. Thus she noted how going to
Africa for a woman was considered so venture some as to border on the reckless:
Why, I know not, but English women are regarded as heroines and martyrs who go
out to West Africa with their husbands. Possibly it is because I am an Australian and
have had a harder bringing-up that I resent very much the supposition that a
woman cannot go where a man can... Yet here in the Gambia and all along the Coast
was the same eternal cry wherever there was a woman, 'How long can she stay, 84.
64 When a young District Commissioner tells her he would not bring his wife to the
Gambia from England because "she has such a delicate complexion that she has to wash
her face always in distilled water", Mary Gaunt notes in her book that the lady in
question was "buying her complexion at a very heavy cost is she was going to allow it to
deprive her of the joy of seeing new countries"85.
65 On Christmas eve she went to Government House in Bathurst at Government House,
where all the English gathered for the festivities. She noted how the colonists seemed
to consider themselves as living the life of exiles, and this drew her ire:
"After all, the English make this life in West Africa far harder than they need... if
England is to hold her pride of place as a colonising nation with the French and
Germans, she must make less of this exile theory and more of a home in these
outlands"86.
66 Similar to Mary Kingsley, she noted an aversion for missionaries and wished they
would "tend to the submerged folks of their own nations" rather than seek to civilising
Africans. And similar to Helen Caddick she felt the alleged fatality of the climate could
be mitigated by some simple preventives:
I cannot help thinking that a sane and sober life in the open air day and night
would be a more certain preventive against fever than all the quinine and
mosquito-proof rooms that were ever dreamt of87.

***

67 These brief extracts from the rich accounts of these and other women travelers in
Africa provide important and even unique materials about the colonial situation. The
women who went to Africa as observers before World War I were not motivated to
either uphold or expose colonialism. As marginals in European society, they were in
perhaps a better situation to observe and report on features of colonial society, myths
as well as reality, that are not found in other accounts.

NOTES
1. Georges BALANDIER, "La Notion de 'Situation coloniale'," in Balandier, Sociologie Actuelle de
l'Afrique Noire, pp. 3-38, 2nd ed. (Paris: Presses Universitaires de France, 1963). English translation:
"The 'Colonial Situatin' Concept", in The Sociology of Black Africa, pp. 21-56 (New York: Praeger,
1970).

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123

2. An important exception is the excellent study of Yvonne KNIBEHLER and Régine GOUTALIER,
La Femme au Temps des Colonies, (Paris: Stock 1985).
3. The classic study of the European imagery of Africa on the eve of the modern colonial period
is Philip D. CURTIN, The Image of Africa. British Ideas and Action 1780-1850, Madison: University of
Wisconsin Press, 1964.
4. The analogy with blacks can be extended further. The superiority of Western civilization in
relation to African society was in part buttressed by the argument that Africa had not produced a
high civilization, that Africans had not produced any inventions, any technological
developments; women, on their part, had not produced any significant contributions to
mathematics, philosophy, political science, music, etc. The "mind" of the two functioned in an a
logical way, irrational, infantile.
5. I do not deal here with sex ratios of the African population, which have their own
peculiarities. For various demographic materials in the late phase of colonial society and early
phase of post-colonial society, see K.M. BARBOUR and R.M. PROTHERO, Essays on African
Population (London: Routledge & Kegan Paul, 1961) and William BRASS et al., The Demography of
Tropical Africa (Princeton: Princeton University Press, 1968).
6. La colonisation scientifique, pp. 46-54.
7. Paris: E. Flammarion, 1902.
8. Ibid., p. 328.
9. Loc.cit.
10. Ibid, p. 329.
11. Loc.cit.
12. Ibid., p. 331.
13. Loc.cit. The mulatto as a marginal person in African colonial society has received scant
attention; excepting the "Cape Coloureds" in South Africa, and perhaps in the "old" colonial
society of Senegal, notably that of Saint-Louis, mulattos were, numerically, not a significant
element of the colonial population.
For a brief but insightful discussion of the difficult situation of the mulatto in Congolese society,
see Z. J. M'POYO KASA-VUBU, "L'Evolution de la femme congolaise sous le régime colonial belge",
in Pierre SALMON, ed., "Histoire et Sociologie Africaine", special issue of Civilisations, 37, n° 1
(1987): 159-90.
14. Published in the pamphlet, L'Emigration des Femmes aux Colonies. Paris, Armand Colin, 1897.
15. Ibid., p. 4. The situation bears a striking parallel with labor legislations in Central and South
Africa.
16. Op.cit., p. 6.
17. Ibid., p. 7. Undoubtedly, this reflects major occupational sources of employment open to
women at the time: schoolteachers, wireless operators, and telephone operators.
18. In Fance the 1901 census showed 492 males for 1,000 inhabitants, or 103 females per 100
males. Source: Album Géographique de la Statistique Générale de la France, Paris: Imprimerie
Nationale, 1907, p. 19. The number of unmarried women per age group is not given.
19. CHAILLEY-BERT, op.cif., p. 21f.
20. A few weeks later, before a different audience, having many elements of the radical left
which frequently interrupted him, Chailley-Bert also argued that the colonies were a place for
upward mobility for those "fils de la démocratie" (hard-working from humble ranks) who were
getting blocked from rising in the business world. CHAILLEZ-BERT, Le Rôle Social de la Colonisation,
Paris, Comité de Défense et de Progrès Social, 1987, p. 11f.
21. L'Emigration des Femmes aux Colonies, p. 35f.
22. Paris, Librairie Larose, 1926.
23. Ibid., p. 38.
24. Ibid., p. 39.

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124

25. Loc.cit.
26. Loc. cit.
27. Loc.cit.
28. Loc.cit., The character of Marie Hasluck in Joyce Cary's novel An American Visitor (London:
Michael Joseph, 1933) is a good literary approximation of this type (as well as being a vivid
representation of the maternal anthropologist seeking to protect the natives from the evils of
civilization).
29. Loc.cit., Ferdinan Oyono, in his bitter satires of colonial society has painted vivid portraits of
this type. See in particular Vie de Boy (Paris, Presses Pocket, 1970).
30. Ibid., p. 40.
31. Robert ROTBERG in his study of Central Africa mentions the ire of W.K. Sikalumbi of the
Northern Rhodesian Congress in his boycott campaign against the "hatch" system: "No Africains
could enter the 'holy place'–the shop where Europeans bought their meat. Buying 'pig in a poke',
Africans had to buy the rotten and bony meat which was unsuitable even for the dogs of
Europeans..."Cited in ROTBERG, The Rise of Nationalism in Central Africa, Cambridge: Harvard
University Press, 1965, p. 265.
32. O. MANNONI, Prospero and Caliban, tr. from the French by Pamela Powesland, New York,
Frederick A. Praeger, 1956, p. 116.
33. Loc.cit., Mannoni's discussion of the obscure psychological motives playing in the European
female's comportment toward African servants and others is in line with his general
psychologizing of the colonial situation. His study generated a good deal of controversy, but it
remains a landmark in suggesting depth layers of the "colonial situation".
34. As a personal observation, this writer in the course of earlier visits to Africa observed how
tyrannical women shopkeepers can be toward Africans. On the other hand, after seeing on
several occasions how female store owners in France can be equally tyrannical toward their
female employees, I think that racism is not the sole factor operative.
35. This section was prepared in advance of a recent work which explores this topic: Sara MILLS,
Discourses of difference: An Analysis of Women's Travel Writing and Colonialism, (London and New York:
Routledge 1991). Although there is some substantive overlap, the author approaches the
materials from a perspective of feminist textual theory, influenced by yet critical of the writings
of Michel Foucault and Edward Said.
36. J.E. FLINT, introduction to Travels in West Africa, 3 rd ed. London: Frank Cass & Co., 1965,
p. xviif.
37. Travels in West Africa, p. 435.
38. Although it is beside the point to discuss the literary merits of her writings, it might be
inserted here that few have surpassed her ability to describe the settings she found herself in, for
example, her climb of Mount Cameroun, her visit with "German society" at Buea ("German
society" being one solitary off icier), or her swatting of crocodiles on the head with her umbrella
while canoeing on rivers.
The inspiration for Katherine Hepburn's unforgettable role in "The African Queen", Mary
Kingsley has also been recently likened to Scarlett O'Hara by Jean Chalon in his Figaro Review
(March 18, 1992) of the recent French translation of West African Travels (Une Odyssée Africaine,
Paris, Phebus, 1992).
39. Travels in West Africa, p. 653.
40. Loc.cit.
41. Ibid., p. 439. 42.
42. Ibid., p. 670.
43. Ibid., p. 660f.
44. Ibid., p. 659.
45. Ibid., p. 663.

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125

46. Lucien LEVY-BRUHL, La Mentalité Primitive (1922), Paris, Retz-CEPL, 1976), pref. by L.-V.
Thomas.
47. Mary H. KINGSLEY, West African Studies, London & New York, Macmillan, 1899, p. 124. It might
be worth pointing out that increasingly since the end of World War II, Western industrial-
technological civilization – and not just its military technology either – has come to be seen by its
own sons as something demonic, which must be resisted by all means available, including magic
and exorcism. I refer here to various "hexing" episodes in the 1960s (of the Pentagon, or Wall
Street, etc.).
48. Une Française au Soudan, Paris, Librairie-Imprimeries Réunies, 1894.
49. Ibid., p. 2.
50. Ibid., p. 7. this is one of the many invidious comparisons of the French by a French person
comparing the situation with how the English do things in a comparable situation.
51. This was P. VIGNE d'OCTON, Terre de Mort (Paris, 1892), typical of the early colonial literature
we have discussed previously which presented Africa in darkest terms.
52. Une Française au Soudan, p. 12f.
53. Ibid., p. 20f.
54. Ibid., p. 21.
55. It should be kept in mind that at the turn of the century, the working class and the lower
middle class, at least in France, had for the most part to go to bath houses (établissements de
bain) since bathtubs and showers were luxury plumbing fixtures of the home.
56. Ibid., p. 27
57. Ibid., p. 13f.
58. Ibid., p. 38f.
59. Ibid., p. 42.
60. Ibid., p. 204. As it turned out, Archinard's military "exploits" the year that Madame Bonnetain
was in the Sudan had to take a backseat to Colonel Dodds' more headline-making feats in
Dahomey, so that it was the latter who received at the time the coveted general's appointment
(p. 366f).
61. Ibid., p. 185.
62. Ibid., p. 22.
63. Ibid., p. 44.
64. Ibid., p. 160.
65. From Heidegger's analysis in Being and Time, one can derive the proposition that the
separation of objectification of time away from one's self-conception is a fundamental
characteristic of the fallenness of existence from the authentic to the inauthentic plane. The
feeling of wasting time or marking time in the colony – a situational instance of the wasting of
one's self as a set of possibilities – reflects the inauthenticity of life. Although this is not the
occaison, an important dimension of the colonial situation in its different phases is that of
temporality, of the temporal horizon of actions and projects of actors involved.
66. Ibid., p. 23.
67. Ibid., p. 355.
68. Ibid., p. 77. Madame Bonnetain does not mention that French soldiers, a minority of colonial
troops, themselves kept captured slave women. This was an important "fringe benefit" of
colonial service.
69. Ibid., p. 75.
70. Ibid., p. 180. Italics hers.
71. Helen CADDICK, A White Woman in Central African, London, T. Fisher Unwin, 1900, p. v.
72. Ibid., p. 1.
73. Ibid., p. 130.
74. Ibid., p. 72

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126

75. Ibid., p. 39. It is a small but symbolically significant aspect of cultural colonization to change
the names of places; this functions to oblitlerate the cultural consciousness and hence identity of
the colonized. And equally symbolically important is the work of decolonization in replacing
colonial names (both of individuals and places) with "traditional" names.
76. Ibid., pp. 55-58.
77. Ibid., pp. 13-15. Just as Helen Caddick was horrified at Europeans on the steamship shooting
indiscriminately at birds, so had Raymonde Bonnetain observed on her train voyage from Dakar
to St. Louis European passengers shooting at practically anything in sight on four legs. The same
entertainment must have taken place with equal frequency among railroad passengers travelling
in the Great Plains Region of the United States a century ago.
78. Ibid., p. 20f.
79. Loc.cit.
80. Ibid., p. 58.
81. Ibid., p. 35.
82. Ibid., p. 36.
83. Mary GAUNT, Alone in West Africa, (London, T. Werner Laurie 1912). She also wrote a number
of novels.
84. Ibid., p. 46.
85. Ibid., p. 34.
86. Ibid., p. 45.
87. Ibid., p. 390.

ABSTRACTS
La littérature concernant l'histoire coloniale de l'Afrique est abondante et comprend bons
nombres d'analyses sociologiques dont celle relative à la « situation coloniale », initiée par
Balandier. Cependant, l'image et le rôle de la femme dans la construction et l'évolution de
l'Afrique coloniale moderne a peu retenu l'attention pour diverses raisons d'ordre culturel et
social. Au travers des écrits de Mary Kingsley, Raymonde Bonnetain et Helen Caddick, qui toutes
trois ont parcouru l'Afrique à la fin du siècle précédent, on se rend compte de ce que leur
perception de la situation coloniale était des plus pénétrantes. L'analyse des récits de ces femmes
fournit un matériel exceptionnel et souvent unique concernant la situation coloniale. Ces femmes
qui ont abordé l'Afrique au cours du 19e siècle n'avait pas pour motivation de soutenir le
colonialisme. Considérées comme des marginales par la société européenne, elles étaient dans
une situation exceptionnelle pour observer et comprendre les traits caractéristiques de cette
société coloniale – aussi bien mythiques que réels – que l'on ne trouve pas dans d'autres types de
récits. Ce regard particulier sur l'Afrique coloniale permet donc de mieux comprendre à la fois
les fondements de ces sociétés et l'image de la femme occidentale au sein de celles-ci.

AUTHOR
EDWARD A. TIRYAKIAN
Duke University – Durham – USA – Institut d’Etudes Politiques – Paris – France

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127

Intentions missionnaires et
perception africaine : quelques
données camerounaises
Philippe Laburthe-Tolra

NOTE DE L’AUTEUR
De rencontres trop brèves, mais riches, avec Pierre Salmon, j'ai gardé en mémoire son
encouragement amical à étudier l'histoire des variations de mentalités. Celle-ci se
constate en particulier dans l'événement, à la réflexion bien étrange, que constitue la
tentative de conversion religieuse, c'est-à-dire l'irruption d'un état d'esprit et d'une
volonté de changement forgés ailleurs dans une société qui jusque là vivait autrement.
On voudra bien trouver ici, en hommage au cher professeur Salmon, quelques faits
concernant la rencontre des missionnaires catholiques avec les Beti du Cameroun
méridional, éléments que j'espère développer dans un ouvrage ultérieur, en montrant
qu'ils entraîneront un changement effectif dans la manière de voir des Beti, mais ausi
dans celle des missionnaires.

1 Le 14 juillet 1884 fut célébré comme une fête, dans l'estuaire du Wouri, l'annexion du
Cameron à l'Empire allemand, annexion paradoxale, puisqu'elle résultait d'un vieux
désir des rois duala et d'une décision prise à contre-coeur par Bismark. Mais ceci est
une autre histoire.
2 A l'époque il n'y avait sur place, depuis 40 ans, que des missionnaires baptistes. Les
catholiques cherchèrent à se faire admettre à leur tour, et y parvinrent non sans peine
en 1890.
3 La langue de bois anti-colonialiste fait des missionnaires les complices de l'entreprise
coloniale (Cf. Mohr 1965, Messina 1988). Complices "objectifs", certes. Napoléon disait
déjà à leur propos :

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128

"Je les enverrai prendre des renseignements sur l'état des pays. Leur rôle les
protège et sert à couvrir des desseins politiques et commerciaux" (in Dansette 1965 :
150).
4 Mais c'est méconnaître que le christianisme, même comme religion d'Etat, a presque
toujours constitué un contre-pouvoir pour l'autorité politique, marquant par exemple
les limites de l'absolutisme royal et de l'arbitraire seigneurial. L'un des attraits du
protestantisme pour les princes fut l'élimination de l'appel extra-national au Pape.
5 Les colonisateurs allemands n'ignoraient pas l'histoire. Bismarck craignait en outre
l'effet désastreux outre-mer des rivalités confessionnelles. Il fit donc tout pour
empêcher les Missions de prendre pied dans ses protectorats (Berger 1978 : 25). Il
remplaça les pasteurs anglais déjà présents au Cameroun par les germanophones de la
Mission de Bâle, qu'il espérait plus soumis, et il louvoya avec cynisme pour éviter
l'arrivée des catholiques (op.cit. : 30-32), qui dut être imposée par le Reichstag grâce à
Windthorst et au Zentrum.
6 Agnostiques pour la plupart, les officiers et fonctionnaires allemands partageaient les
idées de Voltaire et de Napoléon sur la nécessité didactique de la religion. L'empereur
n'était-il pas chrétien ? A l'école gouvernementale de Douala, le premier instituteur
d'Etat (Reischsschulinspektor) fut Christaller, né en Gold Coast d'un pasteur de la mission
de Bâle. Christianisme et cantiques étaient conçus comme partie intégrante de la
culture à diffuser.
7 L'indépendance chrétienne des protestants n'en irritait pas moins le gouvernement
colonial. Il semble bien que le chancelier Leist ait tenté de faire tuer ce premier
instituteur officiel qui enseignait en duala, nommait son fils Ndumbe en l'honneur du
roi Bell, et qui constituait certes un témoin gênant quand les mercenaires dahoméens
du gouvernement s'insurgèrent, en décembre 1893, par suite des abus lubriques et
sadiques de Leist sur leurs femmes.
Christaller se réfugie chez le pasteur de Bonabéri, ou le roi Bell en personne vient le
prévenir qu'il n'a rien à craindre.
Mais Leist, gouverneur par intérim, intime l'ordre à l'instituteur de se réfugier sur
le bateau "Nachtigal". Avec sa femme et son bébé, il est contraint de s'embarquer
sur une chaloupe ; "laquelle, à leur grande-surprise, les amena non au "Nachtigal",
mais au "Soden", qui commença aussitôt à tirer de ses deux mitrailleuses sur
l'endroit de l'émeute. Etait-ce par erreur ou de propos délibéré qu'on les amenait
en plein combat ? Le chancelier voulait-il ainsi se venger du remuant instituteur et
de la mission évangélique qu'il haïssait à mort ? Aurait-il vu d'un assez bon oeil
qu'une balle des insurgés atteignît Christaller ? En tout état de cause, c'était une
façon très étrange de secourir les gens" (Boeckeler 1897 : 131).
Le petit Ndumbe hurle à chaque salve ; sa mère pense qu'elle aimerait mieux être
tuée vite plutôt que de devenir folle dans cet enfer. Pendant ce temps, le chancelier
et les autres blancs résident tranquillement à bord du "Nachtigal" qui se réfugie au
loin (ils vont y rester 9 jours). Durant les pauses, Christaller demande par trois fois
à ce qu'au moins sa femme et son fils aillent à bord du "Cyclop" qui sert de navire
hôpital à l'écart. Point de réponse. On les débarque dès la fin de l'émeute, et ils
retrouvent leur école criblée de balles allemandes.
(Tous les rebelles hommes attrapés alors seront pendus le 1 er janvier 1894, les
femmes emprisonnées ; d'autres hommes pris par la suite seront "grâciés" pour des
travaux forcés à perpétuité. Mais l'affaire fait scandale au Reichstag. Leist traduit
devant un conseil de discipline, sanctionné et révoqué, devra s'exiler à Chicago).
8 C'est dire que les rapports entre catholiques et officiels seront a fortiori difficiles.
Donnons-en quelques traits.

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9 Un premier contingent de missionnaires catholiques débarque le 25 octobre 1890,


comprenant deux prêtres seulement, cinq frères coadjuteurs et un scolastique
(séminariste religieux). Dès sa première visite, le supérieur, le P. Vieter, se trouve en
butte à une attaque de Puttkamer, alors gouverneur par intérim. Comme le Préfet
apostolique se réfère aux décisions du Parlement, il s'entend répliquer : "Ici, c'est moi
qui commande et non le Reichstag !".
10 Vieter rapporta cet incident à Rome, dans une lettre confidentielle, mais que ses
supérieurs publièrent. Puttkamer fut blâmé (cf. Tabi 1971 : 22).
11 Par la suite, et malgré les efforts diplomatiques de Vieter, les sujets de tension ne
manquèrent pas. Les principaux furent les exactions dont les Blancs se rendaient
coupables, et leur exploitation des Noirs dans le système des grandes plantations. A
cause de sa défense inconditionnelle des Camerounais, le P. König, qui publiait des
articles vengeurs dans les journaux allemands, fut condamné à cinq jours de prison
ferme (cf. Criaud-Vieter 1989 : 46, 78, 83).
12 Autre élément de discorde : la discrimination raciale jusque dans la mort. Douala avait
son cimetière "blanc". Querelle pour parvenir à acheter une terre où enterrer tous les
catholiques, Blancs et Noirs, ensemble (Skolaster 1924 : 114).
13 Un autre sujet de discussion fut l'acquisition des terrains nécessaires aux missions. Il
fallut les payer plusieurs fois : une première fois au chef qui le cédait, une seconde ou
même une troisième fois à l'administration qui, par fiction juridique, en 1896, avait
déclaré toute terre vacante propriété de la Couronne.
Ainsi à Engelberg : le contrat de cession avec le chef Efesoa, propriétaire coutumier,
se voyant refusé toute valeur juridique, Vieter achète le terrain pour 250 marks au
gouvernement, et paye à cette occasion 1.000 marks à l'arpenteur. Mais en 1897
Puttkamer veut tout reprendre parce que le terrain n'est pas assez cultivé, donc
"vacant" ! -A Victoria, Vieter a acheté une maison 1.000 marks sur un terrain dont
Puttkamer veut bien lui faire cadeau, mais en exigeant qu'il renonce à s'établir à
Buéa où les deux collines que le chef Kuba a promises à la mission par écrit sont
voulues par le gouvernement (Criaud-Vieter 1989 : 77).
14 Nouveau conflit lorsque l'administration, au mépris du Traité de protectorat, entreprit
en 1913 d'exproprier les rois duala et leur peuple du secteur qu'ils occupaient en
bordure du Wouri, pour le réserver aux Européens.
"Les Noirs se défendent de toutes leurs forces et envoient des télégrammes au
Reichstag, etc... mais tout cela sera inutile", regrette Mgr Vieter (op.cit. : 169). "La
force prime le droit et la force est le droit! Ce sont là des principes contre lesquels le
Noir ne peut rien (...). H est évident que cela ne plaît pas à la Mission (...). Tous les
Européens, excepté le commerçant Steier, sont contre ces mesures. Le chef de
circonscription Jacob a sur sa demande obtenu une affectation de Douala à Kribi
parce qu'il ne veut pas participer à ce forfait culturel".
15 Mgr Vieter écrit alors au prince Alois von Löwenstein, protecteur de la mission, pour lui
demander d'intercéder au Reichstag et auprès des Affaires Etrangères. En vain. Les
Douala passèrent dans une dissidence qui aboutit à la pendaison du roi Rudolf Duala
Manga Bell le 8 août 1914.
16 Quels sont les hommes qui s'opposent ainsi au pouvoir politique ?
17 La congrégation catholique qui se présente au Cameroun est à l'époque allemande
(1890-1915) la "Pieuse Société des Missions" (P.S.M.) qui a depuis changé son nom en
S.A.C. ("Société d'Action Catholique"). Fondée à Rome en 1835 par S. Vincent Pallotti,
elle eut d'abord pour objectif l'apostolat intellectuel, mais non sans désir d'actions

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lointaines. La mission du Cameroun lui offrait par ricochet l'occasion d'essaimer en


Allemagne.
18 En 1916, elle sera remplacée par les Pères français de la congrégation du Saint Esprit,
avec la même ambition, inspirée ici par le P. Libermann, de reconstituer outre-mer la
"chrétienté" qui est en train de se dissoudre en Europe.
19 Max Weber rappelle dans l'Ethique protestante comment, en réaction contre le laxisme et
l'hypocrisie reprochés à Rome, certains courants calvinistes ou puritains avaient
entrepris de transformer le monde en un vaste couvent. La Contre-Réforme catholique
ne sera pas en reste : elle tente d'organiser la vie du chrétien ordinaire selon des
habitudes méticuleuses en harmonie avec les principes évangéliques. Certains
préceptes doivent informer la vie de tous les fidèles : telles les prières du matin et du
soir, si possible en famille, le bénédicité au début et les grâces à la fin des repas, l'angelus
trois fois par jour, sans parler bien sûr d'obligations strictes comme l'abstinence de
viande à certains jours, la messe dominicale, le carême, la fréquentation des
sacrements, auxquelles s'adjoignent de nombreuses dévotions facultatives mais très
pratiquées comme les vêpres et saluts, la récitation du chapelet, les processions et
pélerinages, ainsi que l'habitude des "petits sacrifices" offerts par amour de Dieu pour
le salut des âmes.
20 Les régions ferventes de l'Europe en seront marquées durant trois siècles, en
particulier les milieux ruraux dont la plupart de nos missionnaires au Cameroun sont
issus : souvent Westphaliens, Alsaciens, Bretons.
21 Vers la fin du XIXe siècle, malgré les changements (ou peut-être à cause d'eux), cette
paysannerie s'ancre dans son catholicisme autour de la paroisse et de l'école religieuse,
avec des habitudes qui vont d'une pudeur corporelle scrupuleuse aux lectures
édifiantes de la "bonne presse" (même dans des familles très pauvres). Suhaud (1976 :
90), pour les années 1920-30 (et a fortiori pour les années 1880 ou 1900), reconnaît que
ces habitudes rigoureuses sont en cohérence avec celles qui, en cas de "vocation",
attendent au petit séminaire ces enfants de condition modeste, auxquels s'adjoignent
parfois quelques petits bourgeois, fils d'artisans, de commerçants, exceptionnellement
de notables.
Le futur Mgr Hennemann, successeur de Mgr Vieter, et deuxième Vicaire
apostolique du Cameroun, raconte sa vocation au chapitre I de son livre de
souvenirs : Trajet et Travaux d'un missionnaire d'Afrique. Orphelin à dix ans, il est
recueilli par un oncle ami des missions qui lui fait distribuer des images de
propagande, des médailles et des bulletins pour soutenir les Pallotins : "Les pauvres
Africains ont besoin d'amis". Le petit Franz souhaite en être et son oncle l'inscrit
omme "tertiaire pallotin". Quand l'Etoile d'Afrique se met à paraître, en 1824, c'est lui
qui en assure la diffusion au village (à Holthausen en Sauerland). "Deux marks par
an pour ces petits cahiers de 4 pages, c'est trop, tu n'auras pas beaucoup de clients"
soupire son tuteur. Le garçon en trouve cependant, tout en dévorant avec
enthousiasme la littérature qu'il colporte. Il calcule qu'un missionnaire meurt
automatiquement au bout de deux ans de séjour en Afrique : cet héroïsme le
fascine. Après des études secondaires brillantes et mille projets, voici que l'un de
ses amis entre au séminaire des Pallotins. Il le suit, ne réalisant son changement de
vie qu'une fois franchi le seuil du couvent. Les occupations au séminaire lui font
paraître les jours trop courts, du travail des champs et du lavage des dortoirs aux
leçons d'anglais, de philosophie et de théologie. Les départs en mission étaient
l'occasion d'émouvantes cérémonies. Seules les excursions lui paraissaient trop
longues, mais elles constituaient un entraînement qu'il ne regrettera plus au
Cameroun. Ordonné le 29 juin 1907, il s'embarque malgré une bronchite sur le Lucie

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131

Woermann pour atteindre Douala après trois semaines de traversée. A terre, il


ingurgite de bon appétit les mets africains : mouton poivré, macabo, plantains,
sauce à l'huile de palme, vin de raphia. "Avez-vous un bon estomac ? lui demande
l'évêque. – De Westphalien, Monseigneur ! – Alors, vous êtes fait pour Yaoundé,
c'est là que je vous envoie !" (N.B. Mgr Vieter venait aussi de Westphalie).
22 Nombre de ces paysans ou artisans qui n'auront pas su ou pu partir au petit séminaire
formeront une cohorte importante de religieux laïcs, les "Frères" coadjuteurs,
auxiliaires dont le rôle en mission, ainsi que celui des religieuses, sera fondamental à la
fois à titre de techniciens manuels ou professionnels, et d'intermédiaires, de cadres
moyens pourrait-on dire, entre le "père" prêtre et le peuple autochtone.
23 Les garçons destinés au sacerdoce vont subir une longue formation en internat : six à
sept ans d'études secondaires au petit séminaire, ou à l'école apostolique, un ou deux
ans de noviciat et de juvénat, cinq à six ans de grand séminaire ou scolasticat, où ils
vont se former à la vie et à la spiritualité de leur congrégation, à la philosophie
thomiste, aux différents domaines de la théologie (dogmatique, morale, patristique,
etc.), avant de prononcer les voeux définitifs de pauvreté, de chasteté et d'obéissance,
de recevoir le sacrement de l'Ordre et d'être envoyés en mission.
24 Tout au long de cette formation se pose le problème de l'authenticité de la vocation
présumée, afin d'écarter les candidats douteux, ou inaptes à tenir les divers
engagements qu'ils auront à prendre pour le reste de l'exitence.
25 L'aspect ascétique de cette formation, dépouillement de soi, mortification, humilité, vie
communautaire, remonte droit aux Pères du Désert, Antoine, Pacôme, au IV e siècle
(voire au-delà, aux Esséniens, etc.).
26 La mystique et la pastorale varient davantage suivant les congrégations ; elles sont
généralement marquées par l'esprit propre du fondateur.
27 Les études restent très marquées des avanies subies par l'Eglise depuis l'irruption du
libre examen et la montée de l'esprit critique dans tous les domaines. Dans l'ensemble,
depuis le Siècle des Lumières, une certaine routine de la pensée cléricale s'est
instaurée, que le renouveau interne provenant de la vraie philosophie thomiste ou de
l'exégèse biblique n'ébranle pas avant la Première Guerre Mondiale (cf. Dansette 1965).
28 L'origine puritaine et modeste des missionnaires les pousse d'ailleurs à se méfier de
leurs propres études et à préférer la rigidité à la souplesse : le P. Stoll s'étonnera
qu'après avoir reçu au scolasticat la doctrine morale probabiliste (c'est-à-dire ouverte,
compréhensive) de S. Alphonse de Ligori, ses confrères se montrent si rigoristes vis-à-
vis d'Africains qui auraient au contraire requis de l'indulgence. C'est que tous restent
marqués par un milieu qui prônait comme des fétiches le travail, l'épargne, la pureté
des moeurs, vertus qu'ils s'indignent de trouver si étrangères aux "paysans" africains,
dont ils auraient voulu faire les homologues de leurs propres parents.
29 Cette formation en reste à une vue nécessairement simplifiée du christianisme, analysé
selon le catéchisme en vérités à croire et commandements à observer. Ceux qui y
adhèrent seront sauvés, ceux qui s'en écartent sont perdus. L'apostolat est conçu
comme un duel à mort entre bien et mal, lumière et ténèbres ; ce qui ne favorise certes
pas la compréhension de la société "païenne".
30 Mais pourrait-il en être autrement pour qui va vraiment sacrifier sa vie à la cause de la
conversion ? On ne peut jamais être missionnaire qu'animé d'une foi. L'efficacité des
missionnaires chrétiens des XIXe et début du XXe siècle est liée à leur fondamentalisme

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(Fadipe 1970 : 288), qui croit au danger de mort éternelle qu'annonce le Christ, en
même temps qu'à la bonne nouvelle du salut qui sauve de ce danger pour donner accès
à la vie bienheureuse de l'éternité. Le type du missionnaire reste S. François Xavier, qui
baptise à tour de bras dans l'urgence comme un pompier qui essaie d'éteindre un
incendie, celui du feu de l'enfer engloutissant les païens.
31 Sous ce rapport, le message était le même qu'il s'agît de protestants ou de catholiques,
tous alors éloignés du relativisme sceptique de notre fin de siècle. La "saga" catholique
raconte à l'envi avec Mgr Hennemann (Skolaster 1924 : 239) que les néophytes posaient
des charbons ardents sur la peau des hésitants pour leur montrer le mal qu'ils
risquaient à refuser le baptême. En fait, tous prêchaient les vérités premières dans le
même style ; ainsi le Dr Good, mort la veille de ses 38 ans chez les Bulu le 13 décembre
1894 (Fame Ndongo 1989 : 15 n.l), à peu près quand commence l'histoire de la mission
catholique.
32 Selon le mémorial intitulé Nnanga Kon, ("le Fantôme Blanc" ; cf. L.T. 1981 : 170) voici son
dialogue de conversion avec Angoneman, une jeune fille qu'il a arrachée à la pendaison
lors du décès de son époux :
"L'âme a deux chemins : soit la mort dans un endroit où elle brûle pour toujours
sans répit ; soit la Vie dans un endroit ou règne éternellement la paix et où l'on ne
connaît ni la maladie, ni la mort, ni le chagrin.
– (...) Où se trouve cet endroit ? Comment est-il ?
– C'est Celui qui nous a tous créés et toutes les choses (...). Les âmes de ceux qui
commettent le péché vont au mauvais endroit où sévissent continuellement les
flammes. Tandis que celles des hommes qui posent des actes équitables vont dans
l'endroit agréable pour y demeurer éternellement.
– Nous y irons donc tous parce que les gens d'ici ne font que du bien et des choses
justes. Ils n'agissent que conformément aux recommandations de leurs fétiches (...).
33 Le missionnaire s'écrie qu'au contraire les fétiches qui voulaient tuer Angenoman elle-
même, qui permettent magie, polygamie, razzia, esclavage, mauvais traitements aux
femmes, mariage forcé, échange des épouses entre les maris, font commettre aux gens
autant d'horribles péchés.
– Tous les gens pécheurs (...) iront dans le redoutable endroit où ils brûleront dans
les flammes pour toujours.
– Heeg ! Quel épouvantable endroit ! Je sais comme de petites brûlures au doigt font
mal, combien plus passer toute sa vie dans le feu !
– Pas toute la vie ; mais éternellement. La vie d'ici bas est trop courte. Il ne faut pas
comparer cette abominable situation avec l'éphémère vie humaine (...).
– Que faut-il faire pour échapper à ce feu ? (...).
– Ecouter attentivement ! Quand Dieu... (...) vit que les hommes n'étaient pas justes,
qu'ils ne le suivaient pas, il voulut les exterminer tous. Il eut encore pitié d'eux ; il
envoya dans ce monde son Fils afin qu'il leur montrât Dieu et les ramenât vers lui
leur créateur (...).
– Comment s'appelait ce fils ?
– Il s'appelle JESUS... Nous devions périr pour nos péchés, mais Dieu offrit Jésus
pour qu'il mourût à notre place.
34 Le missionnaire se met alors à lire l'Evangile...
– Jésus dit aux pécheurs... Tu reconnais maintenant que tu es pécheresse ?
– Très... lorsque tu as fini de me dire ce qu'est le péché, je me suis rendu compte
que, si je meurs, mon âme ira certainement à ce lieu de feu (...). Parle ! Que dit Jésus
aux pécheurs ?
– Il dit : "Le sang de Jésus vous purifie de tout péché" ; "Venez à moi, vous tous qui
êtes fatigués et chargés, je vous donnerais le repos". Et puis : "Je suis le chemin, je

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suis aussi la vérité et la vie ; nul ne vient à mon Père que par moi". Et aussi "Dieu a
tellement aimé le monde qu'il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en
lui ne périsse point, mais qu'il ait la vie éternelle".
35 Angoneman tombe à genoux, pleure ses péchés, les abjure, déclare qu'elle aime Jésus, et
reçoit sur l'heure le baptême (Njemba Mendou 1932, traduit du bulu par Fame Ndongo
1989 : 101-105).
36 En voyage en 1901, le P. Vieter se désole d'être survenu trop tard pour baptiser un bébé
d'un an qui vient de décéder : "Quel bel ange il eût fait au ciel !" (SVA 1901 : 154).
37 L'opposition des catholiques aux protestants est à chercher ailleurs. L'idée la plus
précise en serait probablement fournie par l'étude du Premier Synode Camerounais de
septembre 1906, où les supérieurs des postes missionnaires (Halbing, Nekes, Hoegn) se
réunirent autour du Vicaire Apostolique Vieter, juste de retour de son sacre en
Allemagne, pour instituer par décret les Statuts de la Mission catholique.
38 Ce long texte comporte certes des références évangéliques ; mais l'essentiel en est
constitué par des dispositions typiques du juridisme romain concernant l'organisation
hiérarchique du Vicariat et les conditions de validité des sacrements. Ce dernier souci
occupe 49 pages sur un total de 71.
39 L'élément qui surprend là le plus l'intellectuel relativiste, c'est que les décisions
"obligatoires" (chap I art. V) du Synode entérinent une morale et une philosophie dites
"naturelles", universelles, sur quoi se grefferait la religion. En particulier, en vertu de
cette morale scolastique, le mariage est de soi monogame et indissoluble. Il en découle
que le mariage païen est un véritable mariage. Le polygame qui se convertit devra
déterminer parmi ses unions laquelle constitue ce mariage unique, par rapport auquel
toutes les autres de ses relations jusque là considérées comme conjugales ne sont et
n'auront jamais été que concubinages illégitimes. On voit quelles tensions dramatiques
peuvent surgir : la question de savoir quelle épouse sera conservée comme la "vraie"
constitue l'intrigue majeure du roman de Mongo Béti : Le Roi Miraculé.
40 De toutes ces prescriptions, retenons ici qu'il est enjoint de conférer le baptême dès
qu'on le peut, en particulier aux païens en danger de mort.
41 Revenons-en à la perception initiale de cette entreprise par les Beti.
42 Ils n'en prennent connaissance qu'à partir de 1894, quand les premiers d'entre eux
conduits par Dominik voient la mer à Kribi, nom qui, selon l'étymologie populaire (këlë
mbil : "va au Trou" ; cf. L.T. 1985 : 49), signifie le bord du monde au-dessus du Gouffre de
l'Océan.
43 Tout peut paraître exceptionnel en un tel lieu, avec un tel horizon. Un texte du premier
converti et premier catéchiste beti, Martin Tabi (1911) permet de pressentir quelque
chose de l'effet produit par la mission, école et surtout église, que les catholiques
viennent d'y bâtir.
"Les Yaoundé lui donnaient le nom significatif de "Nda ngon Zamba", c'est-à-dire
de "maison de la fille de Dieu".
44 Ce nom est en effet fort expressif pour les Beti, car il rattache l'église à leur vieille
mythologie. La "fille de Zamba" (cf. L.T. 1985 : 28-33) est une entité mystérieuse qui
semble avoir eu un enfant incestueux de son père Zamba. Traduit à tort par "Dieu"
(L.T. 1985 : 21-36), ou alors il faudrait dire "un dieu", le mot zamba paraît désigner l'un
des Invisibles suprêmes, Ancêtre moniteur et père des hommes. Quoi qu'il en soit, il a
jeté ce fils au loin, et depuis sa fille le recherche sur terre en pleurant. On rendait à

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celle-ci un culte annuel de prémices au bord des rivières, car la fertilité des champs lui
était attribuée ; elle paraît être une sorte de souveraine des défunts, auxquels l'eau est
associée, et à plus forte raison l'Océan assimilé à l'Endam, le fleuve des enfers qui
entoure la terre et qui sépare les vivants des morts.
45 On ne pouvait donc s'étonner de trouver sa maison tout au bord de la mer comme l'est
l'église de Kribi, dédiée à Joseph, l'"époux" de la Vierge Marie, mère de Jésus. Les
homologies de cette dernières avec la fille de Zamba sont évidentes ; sa statue trônait à
l'intérieur de l'édifice.
46 Tabi poursuit :
"Que n'entendait-on pas raconter sur cette "nda ngon Zamba" de la part de ceux
qui l'avaient vu ! On prétendait que là, et aussi ailleurs sur la côte, on revoyait les
morts du pays".
47 Rien d'étonnant si, comme on vient de le dire, l'Océan est le fleuve des morts et la fille
de Zamba leur reine. De toutes façons, les Blancs qui hantent la côte ne sont-ils pas des
revenants ?
"Pour les gens (libres de dépeindre à leur guise tout ce qu'ils avaient vu d'autre sur
le "beach") régnait un strict interdit d'ouvrir la bouche à propos des choses
aperçues à l'intérieur de St Joseph, l'église de Kribi. Les statues des saints dans
l'église jouaient un rôle terrible dans le coeur de ces sauvages... Qui en trahirait le
secret était prévenu que, frappé par une puissance mystérieuse, il serait puni de
mort".
48 Un élément de secret sous peine de mort caractérisait la plupart des rituels, en
particulier l'initiation (L.T. 1985 : 230). Si l'on définit le sacré comme ce qui est séparé,
"tabou", l'opinion spontanée des gens ne pouvait guère rendre plus grand service aux
missionnaires que de leur préparer la tâche en sacralisant ainsi leur domaine, par
opposition aux autres réalisations dûes à la présence de l'homme blanc.
49 Les représentations anthropomorphes des Beti (ndzom So, ngun melan, statuettes et
masques du melan et du ngi, cf. L.T. 1985 : 272, 339 sq., 353-5 & planches ; L.T. 1991)
étaient exclusivement liées aux moments les plus dramatiques de leurs cultes. Le
réalisme des statues religieuses européennes de la fin du XIX e siècle faisait peur, parce
qu'on les croyait "vivantes" ; cette perfection apparente ne pouvait que plaider en
faveur du plus grand achèvement des rituels catholiques.
50 Bâtie de mars à décembre 1893 sur les plans du Préfet apostolique, l'église était une
construction en bois à trois nefs exécutée par des menuisiers d'Accra, "quoique très
simple", constate son architecte, "cette église fit sur les Africains une impression
profonde, car ils n'avaient jamais vu pareil édifice, de 26 mètres de long, 12 de large, 6
mètres 50 de haut, avec un petit clocher" où sont installées deux cloches (plus tard
trois) dont la plus grosse était offerte par le village natal du P. Vieter, Kappenberg. A soi
seul, l'édifice constituait un prodige.
"Les missionnaires, dans leurs habits ecclésiastiques, étaient pris pour les "Ngon
Zamba", les filles de Dieu elles-mêmes. La description de l'authentique fille de Dieu
par certains laissait sur sa faim : elle possédait quatre yeux, deux par-devant et
deux par-derrière. Le soleil ornait son visage, et la lune sa nuque, etc...".
51 Logiquement, un temple mène à la manifestation du dieu qu'il renferme ; dans mainte
religion africaine, le prête est en certaines occasions, le dieu qu'il sert. L'évocation de la
fille de Zamba semble être ici celle de la mythologie traditionnelle ; mais elle va bien
plus loin. J'incline à croire qu'elle est très influencée par la vue, lors de la messe, des
prêtres catholiques en ornements sacerdotaux, chapes et chasubles souvent brodées de

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signes cosmiques, de croix en gloire au milieu de soleils rayonnants de fils d'or ou


d'argent etc. Vieter précise bien qu'il fait venir d'Allemagne les plus beaux vêtements
possibles et tient à la splendeur traditionnelle du culte catholique, vantée par Goethe et
les romantiques.
52 C'est sans aucun doute de cette vision qu'il faut partir pour reconstituer le processus de
la croyance. Glissés parmi la foule lors d'une cérémonie de fête, les premiers témoins
beti se demandent quels sont ces fantômes blancs chamarrés qui officient au son jusque
là inouï des cloches, parmi des fleurs, entre des statues terrifiantes, sous des nuages
d'encens et avec des chants exotiques étranges ; quels sont ces voyants qui psalmodient
et parlent avec autorité ; ces dieux devant qui tous (même les autres Blancs présents) se
prosternent.
53 La déduction s'impose : "Oui, c'est elle, c'est la déesse !" "Situés ainsi tout au bord du
Gouffre, sous le signe des richesses et de la mort, devant un horizon d'une ampleur
jamais vue, ces êtres ne peuvent être que des épiphanies de la redoutable fille de
Zamba, dont l'église est la demeure (cf. SVA 1895 : 21, photo intérieure de l'église de
Kribi). Mieux vaudra taire ce qu'on aura vu là.
54 Tabi prétend que, la première à Yaoundé, sa famille a nourri le projet de le mettre
pensionnaire à la mission pour y apprendre la science des Blancs. Le fait n'est pas
impossible : déjà certains Beti plus proches de la côte y envoyaient des enfants, tel le
futur chef Max Abé Fouda de Nkolbewoa. Tabi dût attendre les fournées de Dominik,
mais, dit-il,
"Je me mis à brûler du plus vif désir de me voir remplir ce plan inestimable (...).
La curiosité juvénile de contempler enfin la "nda ngon Zamba" dont j'avais si
souvent entendu parler, la fière perspective de nouer bientôt une plus intime
connaissance avec le kalara (livre) ne me laissaient plus de repos. Je dus patienter,
on me trouvait trop jeune".
55 On retrouve ici l'envie de partir que nous trouvons exprimée par bien d'autres jeunes
Beti de l'époque. Mais le désir de Tabi est mieux informé par une double orientation
précise, religieuse et intellectuelle, dont les composantes sont, pour lui comme pour les
missionnaires, les éléments indissociables d'une initiation globale. Après quelques
péripéties, dont une émouvante séparation de sa mère, ce désir s'accomplira si bien que
Tabi sera le principal artisan du transfert des "filles de Dieu" depuis le Gouffre
jusqu'aux lointaines montagnes des Beti.
56 On s'en tiendra là. Les Beti seront tous convertis en 30 ans. Mais 30 ans plus tard, à la
suite du 2ème concile du Vatican, leurs musiques et leurs danses à leur tour
transformeront l'Eglise.

BIBLIOGRAPHIE
Abréviations : L.T. = LABURTHE-TOLRA
SVA = Stern von Afrika, (l'Etoile de l'Afrique) revue des PP. Pallotins, Limburg an der Lahn, 1894-1922.

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136

BERGER Heinrich, 1978 : "Die Katholische Mission in Kamerun während der Deutschen
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der Missionswissenchaft, Immensee (Suisse), cartes, index, bibl. XXVII – 358 pp. in-8°.

BOECKHELLER N. 1897, Theodor Christaller, der erste deutsche Reischs-schullehrer in Kamerun. Ein
Lebensbild erzählt von... Illustrirte Familienbibliothek I, Buchhandlung für Innere Mission, Schw.
Hall, Druck von Emil Hermann Senior Leipzig, 8 hors-texte, ill., 156 p. in-16.

CRIAUD Jean (C.S.Sp.) 1989, Ils ont planté l'Eglise au Cameroun : Les Pallotins, 1890-1915, Publications
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DANSETTE Adrien 1965 : Histoire religieuse de la France contemporaine. L'Eglise catholique dans la mêlée
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FADIPE 1970 : The sociology of the Yoruba, edited & with an introduction by F. Olu Okediji Ph. D.,
Ibadan University Press, 354 p. grand in-8°.

FAME NDONGO 1989, cf. NJEMBA MEDOU.

LABURTHE-TOLRA P. 1981 : Les seigneurs de la forêt (Minlaaba I), essai sur le passé historique,
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LABURTHE-TOLRA P. 1985 : Initiations et sociétés secrètes au Cameroun : les Mystères de la Nuit


(Minlaaba II) Karthala, Paris, 444 p.

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Musée Dapper, Paris.

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des populations du sud-Cameroun 1890-1961". Thèse présentée pour l'obtention du Doctorat en
3° cycle d'histoire sous la direction du Prof. MVENG E., Université de Yaoundé, 390 pp. ronéo,
index...

MOHR Hubert, 1965 : Katholische Orden und deutscher Imperialismus, mit einem Vorwort von M.M.
Sejnman, Akademie-Verlag, Berlin (Ost), 360 p.

MONGO BETI, 1958 : Le roi miraculé, Buchet-Chastel, Paris, 256 p. in-8°.

NJEMBA MEDOU Jean-Louis : 1932 (trad. 1989) : Nnanga Kon, premier roman écrit par un
Camerounais, récit traduit, commenté, annoté par Jacques FAME NDONGO, maître de conférences
à l'Université de Yaoundé, Sopecam, Yaoundé 1989, 158 p.

SKOLASTER H. 1924 : Die Pallotiner in Kamerun : 25 Jahre Missionsarbeit, Limburg-an-der Lahn, 327 p.
in-8°, tableaux.

Statuten der I. Synode in Kamerun abgehalten in Duala von 26 bis 28 September 1906 (publié 1907),
72 pp.

SUHAUD Charles 1976 : "Splendeur et misère d'un petit séminaire" in Actes de la Recherche en
Sciences Sociales, Paris, 2e année, n° 4, pp. 66-90.

Synode cf. Statuten der...

TABI Isidore 1971 : "L'Eglise au Cameroun, 1884-1935", maîtrise d'histoire Faculté des Lettres et
sciences humaines de Lyon, 152 I-III p. ronéo.

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137

TABI Martin 1911 : (orthographié par erreur : SABI) : "Wie ich Christ wurde", revue Stern von
Afrika, pp. 5-10.

VIETER Heinrich 1890-1912, trad. et présentation de J. CRIAUD, Les premiers pas de l'Eglise au
Cameroun, chronique de la mission catholique 1890-1912, récit de Mgr... Publications du Centenaire,
Imprimerie St Paul, Yaoundé, 1989, 180 pp. in-8°.

WEBER Max, 1903 : L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, suivi d'un autre essai, traduit de
l'allemand par Jacques Chavy, Plon, Paris 1964, 2e édition corrigée 1967, 342 p., avec références
(chiffres entre parenthèses) à la collection Gesammelte Aufsätze zur Religions – Soziologie, Band
I, 4 Aufl. Tübingen, reprenant l'édition de 1920-1903.

RÉSUMÉS
The intention of this article is to study variations in attitudes of mind. This can be especially
observed in events, which may be qualified as odd, such as attempts at religious conversion,
namely the coming about of a new way of thinking and the willingness to change forged in a
society which up that point in time had lived in a different manner. Some events concerning the
meeting of Catholic missionaries with the Beti of the southern Cameroons will be described. This
unusual meeting led to an effective change in the way that both the Beti and the missionaries saw
the world.

AUTEUR
PHILIPPE LABURTHE-TOLRA
Université René Descartes – Paris V – Sorbonne – Paris – France

Civilisations, 41 | 1993
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Le mouvement géographique, un
journal et un géographe au service
de la colonisation du Congo
Henri Nicolai

1 Le premier numéro du Mouvement Géographique est publié à Bruxelles le 6 avril 1884.


Depuis près de huit ans, deux sociétés de géographie ont été fondées en Belgique, à
Bruxelles et à Anvers et, après quelques mois, ont sorti leurs premiers bulletins. Le
Mouvement Géographique se distingue de ceux-ci d'abord parce qu'il est un véritable
journal et ensuite parce qu'il a un objectif plus précis.

Les géographes belges et la colonisation


2 Les sociétés de géographie naissent en 1876, au moment où Léopold II réunit à Bruxelles
une Conférence Géographique, qui sera l'amorce de son entreprise africaine. Elles ont
contribué à familiariser à l'idée coloniale une partie de l'opinion publique belge,
jusqu'alors très réticente devant toute aventure de ce type1.
3 Cependant leurs membres fondateurs avaient mis quelque temps à retenir
officiellement la promotion de l'idée coloniale parmi leurs préoccupations. En
rédigeant leurs statuts et en définissant leurs objectifs, ils évitèrent même, pour la
société de Bruxelles par exemple, toute référence à un encouragement en matière de
colonisation, que l'un d'eux avait pourtant inscrite dans le texte initial. Et cela très
curieusement parce qu'ils craignaient de se trouver privés du soutien des autorités
belges dont ils connaissaient l'hostilité à de telles initiatives. Ils remplacèrent dans le
texte l'expression "colonisation" par le terme "émigration"2. Mais Léopold II ayant
couvert ses activités africaines d'un manteau humanitaire et scientifique, les sociétés
de géographie n'hésitèrent pas à lui apporter leur appui. En 1884, on commence donc à
s'habituer à l'idée que des Belges sont en train de s'occuper du Congo et, même si cela
rencontre encore beaucoup de résistance parmi les hommes politiques, on sait que la

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Belgique, indirectement tout au moins, va se trouver concernée par une opération


coloniale.
4 Les sociétés de géographie ont donc rendu compte fidèlement de l'activité de
l'Association Internationale Africaine puis rapporté soigneusement les progrès de l'Etat
Indépendant du Congo mais elles ne feront pas, de l'action coloniale, leur matière
spécifique. Leurs bulletins s'occuperont aussi de la géographie de la Belgique, de celle
de l'Europe et des autres parties du monde et s'intéresseront par exemple aux terres
encore à découvrir dans les régions antarctiques.

Un objectif spécifique
5 Au contraire, le Mouvement Géographique aura comme activité esentielle la promotion
de l'action coloniale belge en Afrique. Si l'on consulte la table des matières de l'année
1886 par exemple, sur 258 rubriques classées géographiquement, 26 concernent
l'Afrique (dont 18 l'Afrique tropicale) et 118, soit 46 %, l'Etat Indépendant du Congo,
chaque rubrique pouvant d'ailleurs comprendre plusieurs articles. En 1890, les
proportions restent du même ordre : sur 255 rubriques, 111 pour l'Etat Indépendant du
Congo (44 %) et 88 pour le reste de l'Afrique. A la fin des années 1890, la part du Congo
diminuera pour faire place aux informations sur l'Asie et tout particulièrement sur la
Chine, qui sera l'autre théâtre des activités belges outre-mer. Elle ne sera plus ainsi que
de 21 % en 1899. Mais la part en pages sera toujours prépondérante.
6 Le Mouvement Géographique est donc un journal qui doit inévitablement retenir
l'attention de tous ceux qui s'intéressent à l'histoire de la colonisation belge au Congo
et à l'histoire de sa connaissance géographique. Bien qu'il n'apporte que rarement des
documents de première main, il constitue une source documentaire de grande
importance. A son niveau de spécialisation et de périodicité, le Mouvement
Géographique n'a pas de véritable équivalent dans les autres pays colonisateurs. Certes
il y a eu ailleurs un "Journal des voyageurs" ou une "Koloniale Zeitung" mais le
Mouvement Géographique apparaît comme une entreprise très originale.
7 Le Mouvement Géographique naît au moment où les efforts de Léopold II sont sur le
point de déboucher sur la création d'une colonie mais d'une colonie d'un type un peu
particulier puisqu'elle relèvera d'un individu et non d'un pays. Il est fondé quelques
mois avant l'ouverture de la Conférence de Berlin où les puissances européennes vont
se pencher sur le sort de l'Afrique. Son propriétaire est l'Institut National de
Géographie, un "institut scientifique privé", en fait une société anonyme qui vient de
patronner en Afrique l'expédition du Dr Joseph Chavanne, chargé de lever la carte du
Congo, de l'embouchure au Stanley Pool, et de "chercher à résoudre, dans un voyage de
découvertes, le problème du lac Liba et de la rivière Ouellé" 3. Le rédacteur en chef est
Alphonse-Jules Wauters. Le journal se présente sous le couvert de la géographie. Son
programme, exposé dans l'éditorial du premier numéro (le numéro est du 6 avril 1884,
le texte est daté du 5), est de "donner utilement à un tel mouvement [de renaissance
géographique], l'appui et la coopération d'un organe spécial de propagande". Le
journal, qui se présente comme le "journal populaire des sciences géographiques", a
choisi le format de la gazette. Il "stimulera l'esprit d'entreprise et soutiendra tous ceux
qui s'efforcent d'ouvrir des horizons nouveaux, d'élargir le terrain de notre activité, de
pousser le pays à sortir pacifiquement de ses étroites frontières". L'éditorial rappelle
évidemment que ce mouvement de renaissance géographique est dû "en grande partie

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– avons-nous besoin de le dire ? – à l'initiative privée du Roi, à sa philanthropie


éclairée, à son action persévérante". Le Mouvement Géographique se veut un journal
d'information. "En cherchant à réaliser ce programme, son but n'est pas seulement de
servir de memorandum à l'homme d'étude, au professeur, à l'officier, au touriste ; de
renseigner l'homme du monde qui suit en curieux le mouvement géographique,
souvent mêlé au mouvement politique ; mais encore d'intéresser à la géographie la
jeunesse de nos écoles et de nos universités, de contribuer au développerment de son
instruction. Par ses cartes, ses illustrations, ses articles d'à-propos et d'actualité, il
cherche à pénétrer dans la vie des familles : le père comme l'instituteur trouvera dans
ses colonnes le moyen de rendre attrayante l'étude d'une science qui, entendue dans le
sens le plus large et le plus élevé du mot, diffère essentiellement de cette nomenclature
sèche et mesquine à laquelle on se bornait jadis dans nos écoles".

Journal d'un mouvement colonial ou journal d'un


individu ?
8 Il est évident qu'étant donné le moment où ce journal fait son apparition, on peut se
demander s'il s'agit uniquement d'une initiative privée qui correspond a un besoin de
l'époque ou d'une réponse à une sollicitation précise qui viendrait par exemple du roi
ou de son entourage. Il serait intéressant aussi de savoir quelle a été la source initiale
de financement. Nous n'avons pas eu la possibilité d'effectuer des recherches qui
auraient éclairé ces points. Nous verrons un peu plus loin que des membres de
l'entourage du roi ont joué un rôle, du moins par leurs conseils. Mais on peut
considérer que ce journal, qui paraîtra tous les quinze jours, le dimanche, et qui sera
complété, à partir de la fin 1891, les autres dimanches, par "Le Congo illustré, Voyages
et travaux des Belges dans l'Etat indépendant du Congo", pour devenir finalement
hebdomadaire, en 1896, après la fusion des deux journaux, a été largement l'oeuvre
personnelle d'A.-J. Wauters (1845-1916), qui en est le rédacteur en chef puis, à partir de
1890, le directeur. Le journal ne lui survécut que de quelques années.
9 Alphonse-Jules Wauters est à coup sûr une personnalité originale 4. Sans doute n'est-il
pas au départ un géographe bien qu'il s'intitule ainsi. En fait il ne l'est ni plus ni moins
que la plupart des membres fondateurs et des membres actifs des sociétés de
géographie. Ceux-ci, dans le domaine de la géographie, sont le plus souvent –
l'Université ne formant pas de géographes – des autodidactes que les livres
d'explorations ou de voyages ont passionnés et qui sont encadrés au point de vue
scientifique, par des astronomes, des historiens, des officiers d'artillerie et quelques
professeurs de l'enseignement secondaire.
10 A.-J. Wauters a fait, avec son frère Emile, qui fut un peintre renommé, un voyage en
Egypte qui l'a beaucoup impressionné. Il a été membre de la société belge de
géographie. Il en a même été le secrétaire-adjoint5. Il a rempli la même fonction au
bureau du Congrès de géographie commerciale que cette société organise à Bruxelles
en 1879. Il fait suivre alors son nom de la mention "négociant". En effet, fils d'un
greffier à la Cour de Cassation, A.-J. Wauters, après ses études secondaires, a été installé
par son père commerçant (en parapluies !) mais il a voulu entreprendre aussi une
carrière littéraire, écrivant quelques pièces de théâtre, dont deux furent jouées, et le
livret d'une opérette. Mais, après l'échec de son entreprise commerciale, il entre dans
la carrière de journaliste en tenant la critique artistique de l'Echo du Parlement, dont

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son beau-père est directeur. Historien de l'art, il a écrit une Histoire de la peinture
flamande, et c'est à ce titre qu'il entrera à l'Académie Royale de Belgique ; il enseignera
l'histoire de l'art à l'Académie – c'est-à-dire l'Ecole – des Beaux-Arts de Bruxelles. Mais
il s'est en même temps passionné pour les exploits des explorateurs de l'Afrique Noire.
C'est donc un géographe en chambre mais il serait injuste de lui dénier la qualité de
géographe. C'est un géographe engagé dans le journalisme, ou mieux peut-être, un
journaliste "colonial", le "fondateur de la Presse coloniale belge", dira de lui R.J.
Cornet6. Pendant trente ans, il va noter, compiler tout ce qui s'écrit et se dit sur
l'Afrique Noire, mais surtout sur le Congo, porter sur des cartes les itinéraires des
explorateurs, mettre régulièrement à jour une carte de l'Afrique centrale et écrire une
montagne d'articles qui sont toujours d'une grande conscience scientifique. Sur ce
plan, un de ses titres de gloire sera d'avoir résolu, par le raisonnement, un des derniers
grands "blancs" de la carte d'Afrique, le cours inférieur de l'Uele 7. Schweinfurth croyait
que cette rivière allait rejoindre le lac Tchad. Wauters, après le voyage de Grenfell, qui
a remonté l'Ubangi jusqu'à ses premiers rapides et constaté la courbe qu'il décrivait en
amont, fait l'hypothèse, en 1885, que cette rivière est le cours inférieur de l'Uele. Il le
dit dans un article au titre très journalistique qui occupe toute la largeur de la première
page du numéro : "Le dernier grand blanc de la carte d'Afrique. Un nouveau Congo. Le
problème de l'Ouellé. Hypothèse nouvelle". Mais son hypothèse laisse sceptiques les
explorateurs. Il faudra attendre 1887 pour que le voyage de Van Gèle la confirme. Sans
doute est-il un peu abusif de comparer Wauters, comme l'avait fait son ami Thys 8, à
l'astronome Le Verrier découvrant par le calcul l'existence de Neptune mais
incontestablement, il a été, tout en n'ayant jamais mis le pied en Afrique centrale, le
plus grand connaisseur de son temps de la géographie du Congo.
11 Le Mouvement Géographique publiera d'ailleurs de nombreux articles "géographiques"
de la main de Wauters. Certains annonceront la solution qu'un voyage d'exploration
apporte à un problème comme l'expédition Wissmann pour celui du Kasai. D'autres
discuteront par exemple l'écoulement du lac Mouta Nzige (lac Edouard). Ses eaux vont-
elles rejoindre le lac Albert Nyanza, donc le Nil ou se dirigent-elles vers le sud c'est-à-
dire en fin de compte vers le Congo ? Cette question aboutira en 1897 à un article dont
le titre barre la première page : "Comment le bassin de l'ancienne mer intérieure
"Albert-Edouard" a été rattaché au bassin du Nil par la Semliki "(3 janvier 1897, n°1). En
1894, dans deux grands articles, Wauters tentera même une synthèse générale du relief
et de sa formation : "Le relief du bassin du Congo et la genèse du fleuve" 9. Tout cela,
malgré une terminologie parfois discutable, est du même niveau que celui des revues
géographiques proprement dites. Wauters fera d'ailleurs une description géographique
détaillée de l'Etat Indépendant du Congo dans un livre publié en 1899 10.
12 Mais ce géographe "professionnel", comme on dirait peut-être aujourd'hui, est avant
tout engagé dans l'action coloniale. Dès la conférence géographique de Bruxelles, il
défend les initiatives africaines de Léopold II. Il écrit, dans le bulletin de la société belge
de géographie, un article réfutant les prétentions portugaises sur l'embouchure du
Congo11. Il publie aussi, à la même époque, un mémoire sur le Zambèze 12. Ses
contemporains ont vu, dans "Le Mouvement Géographique", un organe de presse créé à
l'initiative de Léopold II pour défendre sa politique africaine. Formellement ce n'est pas
exact mais il est évident qu'il était dans le mouvement de cette entreprise. Wauters
s'était lié d'amitié avec un jeune officier, Albert Thys, qui était un collaborateur du
colonel Strauch, à l'Association internationale africaine13. En 1833, le capitaine Thys,
devenu officier d'ordonnance du roi, est engagé davantage encore dans la politique

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africaine de celui-ci et aurait communiqué son enthousiasme à son ami. C'est


vraisemblablement sous son influence que Wauters accepte le poste de rédacteur en
chef du journal. Il est donc difficile de ne pas voir, dans Le Mouvement Géographique
des premières années, un reflet au moins indirect de la politique congolaise du Palais de
Bruxelles. C'est ainsi que l'ont compris en tout cas beaucoup de ses lecteurs et de ses
détracteurs. A.-J. Wauters s'en est défendu à plusieurs reprises. Dans la "Bibliographie
du Congo", qu'il publie, avec l'aide de son collaborateur Ad. Buyl, en 1895, il dit de son
journal, dans la rubrique qui le concerne : "contrairement à une idée généralement
accréditée, surtout à l'étranger, il n'a jamais été subsidié, ni inspiré par le
gouvernement de l'Etat indépendant du Congo"14 En fait, quand Wauters écrit ces
lignes, le journal a pris ses distances avec la politique du souverain car il est devenu,
depuis mars 1890, la propriété de la Compagnie du Congo pour le Commerce et
l'Industrie. Le voilà donc en fait le journal des sociétés belges au Congo. Or celles-ci
vont avoir à se plaindre des mesures prises par l'Etat indépendant.

Les premières années : la communauté de vues avec


l'Etat Indépendant du Congo
13 On peut effectivement distinguer, dans l'histoire du Mouvement Géographique, deux
périodes. Il est indéniable que, jusqu'en 1890, le journal défend sans réticence les actes
et les réalisations de l'Etat Indépendant du Congo et la politique coloniale de Léopold IL
Un de ses biographes écrira que son activité au Mouvement Géographique valut alors à
A.-J. Wauters l'amitié du roi15. Dès son deuxième numéro (20 avril 1884, p. 5), Wauters
peut annoncer : "L'Afrique compte un Etat de plus", le Sénat de Washington venant de
reconnaître l'Association Internationale Africaine comme le pouvoir dominant dans le
bassin du Congo. "C'est un hommage solennel rendu par les représentants d'un grand
peuple, non seulement à la haute pensée qui a créé l'oeuvre, mais également à la
vaillance et à l'énergie avec lesquelles elle est conduite". D'autres textes de la même
veine ne laissent aucun doute sur la position du journal. Wauters, dans plusieurs
éditoriaux, écrira des plaidoyers en faveur de l'Association Internationale Africaine qui
veut "essayer de fonder en Afrique centrale un Etat libre, indépendant et moderne, sans
douane et sans barrière... dans un but désintéressé, philanthropique et humanitaire",
qui "veut ouvrir librement l'Afrique à la civilisation et au commerce de toutes les
nations" (1884, n° 10). Il s'efforce de réfuter les objections anglaises (1884, n° 10) et les
prétentions portugaises (1884, n° 13).
14 Pendant les deux premières années, Wauters cherche aussi à donner du Congo une
image attrayante. Il emboîte le pas à Stanley qui exalte les richesses du Haut-Congo,
c'est-à-dire du pays qui se trouve en amont du Stanley Pool16. Il réfute les propos de
voyageurs d'Europe centrale qui décrivent le Congo sous des couleurs sombres à partir
de ce qu'ils ont vu dans le Bas-Congo17. Pour Wauters, comme pour Stanley, il ne faut
pas juger de l'intérieur sur ce qu'on voit près de la côte. En rapportant une entrevue
avec un officier de l'Association Internationale, Van Gèle, il lance le thème des "Indes
africaines", c'est-à-dire d'un territoire doté de fabuleuses richesses qui ne demandent
qu'à être exploitées18. L'insalubrité, qui donne à l'Afrique une réputation redoutable,
est contestée ou du moins ramenée à un niveau qui ne doit plus inquiéter. Tout cela va
bien dans le sens d'une promotion de l'aventure coloniale et d'un appel aux milieux
d'affaires belges en faveur du Congo. Seul le thème de la population, sur lequel Stanley

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insistait pourtant, est négligé. Wauters y reviendra cependant en 1895, en interrogeant


sur la question tous les explorateurs (5 articles) pour conclure enfin, dans le n° 8 du 20
février 1898 (colonnes 103-106), ce qu'en fait il avait sans doute, dès le début,
l'intention de démontrer, c'est-à-dire que l'estimation de Stanley (celle donnant 28
millions d'habitants) est, tout compte fait, la meilleure.
15 A la fin des années 1880, le journal s'inquiète de la traite des esclaves à laquelle Wauters
consacre trois gros articles, (numéros des 26 août, 9 septembre et 7 octobre 1888) et
commence à aborder (numéro du 4 novembre) le problème arabe. Ces articles restent
donc dans la ligne de la politique de l'Etat Indépendant et préparent en somme
l'opinion publique à la Conférence de Bruxelles de 1890 qui étudiera les moyens de
mettre un terme à la traite et, à l'occasion de laquelle aussi, Léopold II se fera accorder
par les puissances signataires de l'Acte de Berlin l'autorisation de lever des droits
d'entrée pour se procurer les ressources nécessaires au fonctionnement de l'Etat.

La deuxième période : le journal des sociétés


coloniales
16 A partir de 1890, le Mouvement Gégraphique entre dans une nouvelle période. Il cesse
d'être confondu avec un porte-parole officieux ou bénévole de l'Etat Indépendant.
Depuis quelques années, il se préoccupe des sociétés belges qui sont créées pour
travailler au Congo, surtout de la Compagnie du Congo pour le Commerce et l'Industrie,
qui doit notamment faire l'étude du chemin de fer du Congo et dont il publie en 1887
(numéro 16) un grand placard publicitaire annonçant l'émission de 2.000 actions. Il
consacre de nombreux articles à la société du chemin de fer et en 1889, au débat qui la
concerne à la Chambre. Wauters conclut d'ailleurs l'article qu'il consacre à ce débat par
un vibrant "En avant !"19.
17 En mars 1890, le Mouvement Géographique devient la propriété de la Compagnie du
Congo pour le Commerce et l'Industrie, la compagnie d'Albert Thys. Il publiera
régulièrement les rapports des Compagnies du Congo installées à la rue Bréderode, où
sera d'ailleurs désormais son adresse. Dans un avis au lecteur, le 7 septembre 1890, le
Mouvement Géographique dément officiellement être un organe de l'Etat Indépendant
du Congo et se proclame "une publication indépendante, propriété de A.-J. Wauter
[nous avons vu que ce n'était pas tout à fait vrai] qui, de sa propre initiative, a décidé de
consacrer son journal aux affaires du Congo". Dans un placard publicitaire de sa prime
de fin d'année 1891, "Le Commerce Belge au Congo", il se présente avec le sous-titre
"Organe des intérêts belges au Congo". Quelques années plus tard, ce sera : "Organe des
intérêts belges dans les pays d'Outre-Mer". En 1896, Wauters fait suivre son nom, dans
l'en-tête du journal, de la mention "secrétaire général des Compagnies belges au
Congo" puis, quelques années plus tard, "secrétaire général de la Compagnie du Chemin
de fer du Congo". Le Mouvement Géographique apparaît dès lors comme le journal des
compagnies coloniales du groupe Thys, ou comme on dit aussi à l'époque, de la rue
Bréderode. Il offrira même à ses abonnés, en 1896, un droit de préférence pour les
nouvelles actions que la Compagnie du chemin de fer du Congo vient d'émettre et qui
font partie du portefeuille de la Compagnie du Congo pour le Commerce et l'Industrie.
Dans l'éditorial de son dernier numéro, le 31 décembre 1922, le Mouvement
Géographique reconnaîtra sans détour que "le général Thys... fit assurer l'existence
matérielle du journal par la compagnie du Congo pour le Commerce et l'Industrie qu'il

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dirigeait et dont il était l'âme. "Mais le journal précise : "Il [le général Thys] ne
demanda à A.-J. Wauters et à ses colaborateurs rien d'autre que de poursuivre l'oeuvre
qu'ils avaient commencée sans en changer l'esprit". Et le journal ajoute que "ses
inspirateurs ne furent jamais les maîtres de l'heure. Ils s'appelèrent Banning,
Beernaert, Paul Janson, Strauch, Van Neuss, pour ne citer que ceux, parmi les grands
citoyens, qui ont achevé leur tâche en ce monde".
18 Le Mouvement Géographique va consacrer une part importante de son contenu aux
activités des sociétés commerciales de la rue Bréderode. La création de la Compagnie du
Katanga et les expéditions menées dans ce territoire nourrissent des numéros entiers.
Le journal publie systématiquement les rapports annuels de ces sociétés et plus
particulièrement celui de leur société-mère. Il n'est pas étonnant de lui voir consacrer
un nombre élevé de rubriques au chemin de fer du Congo dont il suit la progression
kilomètre par kilomètre (44 rubriques en 1898, l'année du triomphe quand le 3 juillet,
le rail est officiellement inauguré ; ce dimanche-là Wauters intitule son article "La
conquête du Congo").
19 Le Mouvement Géographique, qui est devenu la propriété des sociétés coloniales, prend
bientôt ses distances envers l'Etat Indépendant du Congo. Le roi s'est engagé en effet
dans sa politique du domaine qui tend à réserver à l'Etat ou à de grandes compagnies
auxquelles il accorde un monopole, l'exploitation des terres qu'il considère comme
vacantes. Cela ne va pas sans gêner les compagnies de la rue Bréderode. Certes le
journal ne réagit pas lorsque la Compagnie du Katanga, filiale de la Compagnie du
Congo, est la première bénéficiaire de ce monopole. Mais en 1892, le Mouvement
Géographique change brusquement de ton. Les autorités de l'Etat Indépendant
viennent d'interdire aux indigènes de vendre du caoutchouc et de l'ivoire dans les
rivières Ubangi, Uellé, Bomu et leurs affluents en raison des droits de l'Etat sur les
domaines et menacent de sanctions les compagnies commerciales qui passeraient outre
à cette interdiction. L'affaire concerne la Société Belge du Haut Congo, filiale de la
Compagnie du Congo. Elle porte atteinte directement et de façon précise à la liberté
commerciale qui avait été garantie dans le bassin du Congo. Wauters est accablé sinon
indigné. "Pour ce qui nous concerne personnellement, écrit-il20, nous qui signons ces
lignes et qui, depuis quinze ans, servons sans marchander et avec foi l'idée généreuse et
pure, créatrice de l'oeuvre, nous ne cacherons pas que nous sommes déconcerté et
troublé". Le ton monte. Quinze jours plus tard, Wauters parle "d'un triste spectacle. Un
fatal moment d'arrêt, de recul se produit dans l'édification de la magnifique oeuvre
coloniale que la Belgique poursuit au Congo". Il veut croire qu'on a trahi la pensée
royale "en l'interprétant comme on vient de le faire en Ubangi".
20 Le Mouvement Géographique consacrera entre la fin juillet et le mois de décembre 1892
pas moins de 49 articles, notes et rubriques au "conflit entre l'Etat Indépendant du
Congo et les sociétés commerciales". Il dénonce de plus en plus vivement les dangers du
système que l'on veut mettre en place car l'Etat va ériger "ses agents en concurrents,
en les armant de tous les pouvoirs militaires et judiciaires". Il y voit "matière à mille
conflits, à des abus de toute nature". Il estime que "l'Etat trafiquant et ayant à sa solde
des agents excités à supprimer la concurrence voisine, c'est là une situation d'une
gravité exceptionnelle"21. Il s'écrie même : "la mesure est comble"22. Il rappellera, dans
un titre à la une, "les déclarations de la Conférence de Berlin en faveur de la liberté
commerciale au Congo" (11 septembre 1892, n° 21). Il fera des conférences sur ce sujet
par exemple à la Maison du Peuple pour les socialistes belges qui veulent des

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informations sur le Congo. On sait qu'à ce moment un arrangement interviendra entre


l'Etat et les compagnies commerciales concernées. Le roi leur abandonna, dira Wauters
par la suite, un os à ronger23. Mais cet incident a fait de Wauters un ardent partisan de
la reprise, la plus prompte possible, du Congo par la Belgique. La Compagnie du Congo
pour le Commerce et l'Industrie, de son côté, chaque année, va l'appeler de ses voeux
dans son rapport. Notant, en 1895, dans l'introduction à sa "Bibliographie du Congo",
que l'impression de celle-ci a commencé au moment où était déposé à la Chambre un
projet de cession de l'Etat Indépendant à la Belgique et constatant que ce projet avait
été suspendu, Wauters écrit : "Nous avons cependant la conviction de ne pas avoir
travaillé en vain, même au point de vue national. Nous nous refusons en effet à
admettre comme une impossibilité morale que les Belges renoncent finalement à
présider aux destinées du grand fleuve africain"24.
21 L'évolution de Wauters à cette époque est parallèle à celle d'Emile Banning, ce
directeur aux Affaires Etrangères qui fut longtemps le conseiller du roi mais qui n'avait
lui aucun lien avec les sociétés coloniales. Banning, qui avait préparé et participé aux
négociations qui avaient permis à l'Etat Indépendant de créer son système douanier,
s'était détaché des vues du roi. "Depuis le mois de mai 1891, la politique de l'Etat du
Congo n'a plus fait que dévier... le Roi a répudié progressivement les principes de la
science économique pour s'engager dans des voies rétrogrades. Pour subvenir à des
expéditions coûteuses et inutiles, la fiscalité a été poussée à outrance. De 1890 à 1892,
j'eus plus d'une lutte pénible à soutenir contre lui sur ce terrain. L'invention de la
théorie du domaine qui allait droit à la création d'un vaste monopole d'Etat, fut le coup
de grâce : c'était l'expulsion du commerce libre, la ruine des Compagnies belges, le dos
tourné à l'Acte de Berlin"25. La rédaction d'un mémoire achevé en octobre 1892 sur "La
liberté commerciale dans le bassin conventionnel du Congo d'après l'acte général de
Berlin" consacra la rupture définitive avec le roi. En 1894, Banning réclama même la
reprise du Congo par la Belgique comme une mesure de salut public 26.

La rupture définitive avec l'Etat léopoldien


22 Le divorce entre le Mouvement Géographique et la politique africaine du roi, qui avait
commencé à se produire pendant les années 1890, atteindra un autre point culminant
pendant l'Affaire congolaise en 1903. Certes le journal ne lance pas d'attaques violentes
mais tous les débats parlementaires, tous les points de vue hostiles exprimés en
Belgique comme à l'étranger sont reproduits in extenso et, quand il y a défense de
l'Etat, celle-ci est très molle. Ainsi en 1901, il publie sans commentaire le texte de la
pétition de "La société anglaise pour la protection des indigènes au Congo" qui dénonce
des actes de violence et des atrocités. Il le fait suivre de la réponse de "L'Etoile belge",
qui, dit-il, "passe pour être le journal officieux de l'Etat indépendant du Congo" et qui
n'y voit qu'un tissu de calomnies27. En tout cas, il ne rejette pas comme des insultes les
affirmations des mouvements anglais contrairement à ce que fait au même moment,
par exemple, le bulletin de la Société royale de géographie d'Anvers. Dans une lettre au
journal du 2 mars 1908, donc quelques années plus tard, E. Morel signalera que le
Mouvement Géographique a été une des rares exceptions parmi les journaux belges à
n'avoir pas couvert la Congo Reform Association d'injures et de mépris 28. Le
Mouvement ne cessera de proclamer la nécessité d'une reprise rapide du Congo par la
Belgique. En 1901, d'ailleurs, alors que la question congolaise était l'objet

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d'interventions à la Chambre et deux ans avant le point culminant de la crise, l'éditorial


du 5 mai (n° 18) s'intitulait "Pour l'annexion immédiate du Congo".
23 R. Cambier, qui a écrit la notice sur Wauters dans la Biographie Coloniale, dit de façon
un peu pincée : "Alphonse Wauters, quoique colonial au fond de l'âme et artisan de la
première heure de notre grande oeuvre africaine, eut le tort d'intervenir avec trop de
vivacité au moment même où, critiquant l'attitude du Souverain, on risquait de faire
passer en d'autres mains la mission civilisatrice que nous avons accomplie depuis sur le
Continent Noir". Cambier, rappelant que Wauters avait accepté des fonctions dans un
groupe de sociétés coloniales, ajoute : "Sans qu'il soit question pour les gens avertis de
mettre en doute sa profonde loyauté, il est certain qu'une telle situation était de nature
à diminuer, dans l'esprit du grand public, la force convaincante de ses appréciations" 29.
Léopold II d'ailleurs ne les estimait guère écrivant même à son secrétaire, le baron
Carton de Wiart, que, lorsqu'il rencontrera le colonel Thys, de lui dire nettement "de
conseiller à son employé Wauters de surveiller son langage. Si le Roi apprenait que
Wauters, qui dépend absolument de Thys, continue à manquer de réserve, les relations
de S.M. et du Colonel s'en ressentiraient"30. Ce n'est cependant pas dans le Mouvement
Géographique que l'on trouve les propos dont se plaint le roi. Le ton y reste modéré,
plus même qu'en 1892. Mais il est vraisemblable que, dans ses conférences et ses propos
publics, Wauters se soit montré plus incisif. Un de ses biographes le décrit en effet
comme un "conférencier vivant et convaincu"31.
24 La position de Wauters est dans la suite logique de l'attitude qu'il avait adoptée dès
1892. Elisée Reclus avait lui aussi dit des choses assez semblables dans sa Nouvelle
Géographie Universelle où il redoutait déjà de voir de grands domaines se constituer 32.
Dans "L'Homme et la Terre", il constate que ses craintes se sont confirmées : "De tous
les méfaits perpétrés en Afrique par les blancs, ceux qui, depuis vingt ans, ont été
commis dans l' "Etat Indépendant du Congo" sont peut-être les plus horribles : ils sont
les plus récents. Mais quel est l'Anglais, l'Allemand, le Français dont la main est assez
pure pour que sa protestation ne soit entachée de partialité"33. Il n'en accable pas
d'ailleurs la Belgique qui se trouve "associée malgré elle à la politique de l'Etat
Indépendant du Congo" et que "le caoutchouc rouge – rouge du sang de l'indigène
"vient de brouiller avec l'Angleterre34.
25 Wauters affirmera avoir vu, le premier, les dangers de la politique suivie par Léopold II.
Ecrivant en 1910 à Morel, qui avait dirigé, en Angleterre, la campagne contre les
"atrocités congolaises" et la politique de l'Etat Indépendant, il lui dit : "Quel cauchemar
que ce Congo léopoldien et combien j'ai dû ronger mon frein !... Personne plus que moi
en Belgique n'apprécie ce que vous avez fait en Angleterre, dans ce but, en faisant
éclater la lumière et la vérité. Mais je revendique [les deux mots sont soulignés dans la
lettre] l'honneur d'avoir été le premier, le tout premier, à tirer l'épée et à engager le
combat. Lorsqu'aujourd'hui, je jette un coup d'oeil sur le passé et l'état des esprits en
1892, je demeure, vous le dirais-je, étonné de mon audace et de mon courage" 35. Sans
doute Wauters exagère-t-il quelque peu mais c'est incontestablement son honneur
d'avoir été le seul "géographe" belge à avoir éprouvé et surtout à avoir exprimé (en
dehors du cas de Reclus, qui, bien qu'en Belgique, n'appartenait pas au groupe des
géographes belges) ses doutes et ses inquiétudes, sinon ses indignations, sur la façon
dont évoluaient les choses dans le Congo léopoldien. Pourtant il ne faut pas se
méprendre. Wauters n'est pas animé seulement de sentiments humanitaires. Il ne
remet pas en cause le système colonial. Pour lui, les violences et les exactions n'en sont

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147

pas le produit, ni même des bavures. Elles proviennent du système de monopole mis en
place par l'Etat Indépendant. C'est une position d'ailleurs très voisine de celle de Morel
et de son Congo Reform Movement en Angleterre.
26 En 1908, le Mouvement Géographique attaque encore de façon plus explicite la
politique de Léopold II, particulièrement en ce qui concerne le domaine de la Couronne
dont la création lui paraît avoir été faite au détriment de sociétés commerciales déjà
installées. C'est qu'il s'impatiente devant les atermoiements dans le processus de
reprise du Congo par la Belgique. "Il y a treize ans qu'un premier projet d'annexion a
été déposé au Parlement... Il y a trois ans que le Parlement belge a émis son premier
vote de principe en faveur de la reprise... Catilina est à nos portes et nous délibérons
toujours !"36.

Conclusion. Le Mouvement Géographique, un témoin


ou un acteur ?
27 Le Mouvement Géographique est un document essentiel sur les trente premières
années de la Belgique au Congo. On peut y suivre presque au jour le jour la création des
postes administratifs et commerciaux, les mouvements des hommes entre l'Europe et
l'Afrique, les progrès des sociétés commerciales et des productions. On y trouve
rassemblées des données éparses dans les différentes publications de l'époque. A ce
point de vue, le Mouvement Géographique a répondu à un des objectifs officiels de ses
fondateurs. L'éditorial de son dernier numéro, du dernier dimanche de 1922, dit
fièrement : "Ses collections, conservées dans les grandes bibliothèques des deux
mondes, resteront, en ce qui concerne le bassin du Congo et son histoire, la source de
renseignements la plus complète et la plus sûre". Certes la plupart de ces informations
ne sont pas originales. On n'y trouve pas d'indications sur le dessous des cartes, pas de
révélations fracassantes. Il serait sans cloute malaisé d'écrire une histoire coloniale de
la Belgique en ne recourant qu'à ce journal car on n'y voit pas les hommes politiques à
l'oeuvre. On n'y trouve pas exposés non plus de façon systématique les principes d'une
politique coloniale. On n'y trouve aussi que fort peu de renseignements sur les relations
entre colonisés et colonisateurs. On y parle du Congo mais assez peu des Congolais. Les
rubriques "ethnographiques" par exemple sont très peu nombreuses alors qu'elles
seront plus développées dans les revues des sociétés de géographie (en fait surtout à
partir du début de ce siècle).
28 Quelques documents iconographiques seulement concernent les peuples du bassin du
Congo ; la plupart montrent plutôt les réalisations coloniales (photos de postes, de
factoreries, de voies ferrées, de chantiers, de ponts ferroviaires, de ports, d'hôpitaux,
etc.). Les institutions traditionnelles sont rarement abordées. Par contre on trouve sous
la plume de Wauters, notamment à la suite de débats qui eurent lieu à la Maison du
Peuple sur la question du Congo, quelques notes réfutant les opinions racistes sur les
Noirs africains. "Rien ne justifie l'hypothèse, écrit-il en 1892, de l'infériorité native de
la race africaine. Celle-ci est douée de toutes les facilités et de tous les attributs qui
permettent à une race de se développer, de s'améliorer et de s'affirmer" 37. Mais bien
sûr on peut considérer que de tels propos s'inscrivent aussi dans la logique d'une
promotion des compagnies coloniales puisqu'ils indiquent que celles-ci sont assurées de
trouver une main-d'oeuvre convenable et perfectible. On traite la question des
maladies dans la mesure où celles-ci menacent la vie et l'activité des Européens. On

Civilisations, 41 | 1993
148

aurait pu s'attendre à ce que le journal traduisît l'émotion qu'aurait dû susciter la


tragédie de la maladie du sommeil. Sauf pour la trypanosomiase qui frappe le bétail
(donc l'élevage, c'est-à-dire une activité qui peut concerner les sociétés coloniales),
jusqu'en 1908, il ne lui consacre que des échos de quelques lignes.
29 Il serait très intéressant de procéder, ce que nous n'avons pu faire, à une étude
exhaustive et systématique du contenu du Mouvement Géographique. Elle permettrait
de mieux comprendre comment certains milieux d'affaires belges ont conçu
l'exploitation du Congo et comment peu à peu s'est affirmée l'idée que la Belgique
pouvait devenir une puissance coloniale38. Mais il ne faut pas exagérer le rôle que le
journal a pu avoir dans la marche des événements. Il nous paraît difficile en effet de
soutenir que, "si le Mouvement Géographique n'avait pas existé, le cours de bien des
événements aurait été différent"39.

NOTES
1. Nous avons consacré à ce thème une communication (à paraître) : "Les géographes belges et
les débuts du Congo" dans le cadre du Colloque "Géographies. Colonisations. Décolonisations",
organisé par le CEGET-CNRS à Bordeaux en mars 1992.
2. H. NICOLAI (1992), article cité.
3. Le Mouvement Géographique (celui-ci sera désigné dans les références suivantes sous
l'abréviation M.G.), 6 avril , n° 1, p. 2.. Le M.G. sera publié de 1884 à 1922, avec une interruption
due à la guerre 1914-1918. Nous ne l'étudierons que pendant la période qui correspond à
l'existence de l'Etat Indépendant du Congo, c'est-à-dire jusqu'en 1908, date de la reprise du
Congo par la Belgique.
4. Son prénom double le distingue de son oncle, Alphonse Wauters, archiviste de la ville de
Bruxelles, qui a été lui aussi historien de l'art, qui se présente également dans certains de ses
travaux comme géographe et qui a été président de la Société belge de géographie. On trouvera
des indications biographiques sur A.-J. Wauters dans :
– L. Solvay (1938), Wauters (Alphonse-Jules), in Biographie Nationale, tome 27, col. 115-119.
– R. Cambier (1951), Wauters (Alphonse-Jules), in Biographie coloniale belge, 2, col. 970-972.
– R. J. Cornet (1949), Le fondateur de la presse coloniale. A.J. Wauters, Revue Coloniale Belge, 1 er
décembre 1949, pp. 780-782.
5. Il semble que Wauters n'ait plus eu d'activité à la Société belge de géographie à partir du
moment où il s'occupe du Mouvement. Son nom n'apparaît plus dans la liste des membres.
Wauters aura même une altercation dans son journal avec le secrétaire général de la société Jean
Du Fief, les deux personnages se reprochant mutuellement de puiser des données dans la revue
de l'autre sans citer leur source (M.G., juillet 1887, n° 16).
6. R.J. Cornet (1949), article cité.
7. M.G., 31 mai 1885, n° 11, pp. 41-44.
8. L. Solvay (1938), article cité, col. 118 et R. Cambier (1951), article cité, col. 970.
9. M.G., 1897, n° 2 (10 janvier), col. 13-18.
10. A.-J. Wauters (1899), l'Etat Indépendant du Congo, Falk, Bruxelles.
11. A.-J. Wauters (1883), Le Congo et les Portugais. Réponse au Mémorandum publié par la
Société de Géographie de Lisbonne, Bulletin de la société belge de géographie, pp. 234-278.

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12. A.-J. Wauters (1878 et 1879), Le Zambèze. Son histoire, son cours, son bassin, ses produits, son
avenir, Bulletin de la société belge de géographie, 2e année, pp. 8-34, 114-138, 383-405, 566-621 et
3e année, pp. 450-482.
13. R.J. Cornet (1949), article cité.
14. A.-J. Wauters (1895), Bibliographie du Congo, Bruxelles, p. 2.
15. L. Solvay (1938), article cité, col. 117.
16. Nous avons traité ce thème dans H. Nicolaï (1988). L'image de l'Afrique centrale au moment
de la création de l'Etat Indépendant du Congo in Recueil d'études "Le centenaire de l'Etat
Indépendant du Congo", Académie royale des Sciences d'Outre-Mer, Bruxelles, pp. 13-39.
17. On trouvera un bel exemple de ce type de réfutation dans le n° 2 du 24 janvier 1896 (pp. 5-6)
où Wauters, sous le titre "L'oeuvre du Congo et M. Peschuel-Loesche" reprend, dans une colonne,
les affirmations de Peschuel-Loesche et, dans la colonne voisine, des textes d'explorateurs qui,
selon lui, les démentent.
18. A.-J. Wauters (1885), Les Indes Africaines. Renseignements recueillis dans une entrevue avec
le Lieutenant Van Gèle, M.G., n° 12, 14 juin, pp. 47-48.
19. A.-J. Wauters (1889), Le chemin de fer du Congo à la Chambre des Représentants, M.G., n° 16,
28 juillet.
20. A.-J. Wauters (1892), Le commerce belge au Congo, M.G., n° 15, 24 juillet, pp. 61-62.
21. M.G., 31 juillet 1892, n° 16, p. 67.
22. M.G., 7 août 1892, n° 17, p. 70.
23. A.-J. Wauters (1910), L'oeuvre congolaise. Les débuts de l'absolutisme, 1901-1904, M.G., 16
janvier, col. 32.
24. A.-J. Wauters (1895), Bibliographie du Congo, ouvrage cité, p. 22.
25. J. Stengers (1955), Textes inédits d'Emile Banning, Bruxelles, Académie royale des Sciences
coloniales, p. 47.
26. Id., p. 50.
27. M.G., 21 mai 1901, n° 19, La société anglaise pour la protection des indigènes au Congo,
col. 223-224.
28. M.G., 1908, col. 148.
29. R. Cambier (1951) article cité, col. 971-972.
30. Baron Carton de Wiart (1944), Léopold II, Souvenirs des dernières années, 1901-1909,
Bruxelles, p. 83.
31. L. Solvay (1938), article cité, col. 119.
32. E. Reclus (1888), Nouvelle Géographie Universelle, tome XIII, p. 399.
33. E. Reclus (1905-1908), L'Homme et la Terre, Librairie Universelle, Paris, tome V, p. 447.
34. Id., tome VI, p. 252.
35. Nous devons ce texte à notre collègue J. Stengers qui nous l'a aimablement communiqué :
lettre de A.-J. Wauters du 5 septembre 1910 (sur papier à lettre du Mouvement Géographique),
dans Papiers Morel à Londres, liasse n° 8, Belgian Correspondence, 1909-1910. Un extrait de cette
lettre est reproduit dans Wm R. Louis et J. Stengers (1969), E.D. Morel's History of the Congo
Reform Movement, Oxford, p. 250 (dans le chapitre de J. Stengers, Morel and Belgium).
36. A.-J. Wauters (1908), L'Etat du Congo et l'Angleterre, etc., M.G., 1 er mars, col. 109-131.
37. Le Congo à la Maison du Peuple, Conclusion par A.-J. Wauters, M.G., 6 mars 1892, n° 5, p. 19c.
38. Il faudrait aussi rechercher quels étaient les lecteurs. Dans quelle mesure le journal
débordait-il le milieu directement intéressé à l'activité coloniale ? Le journal est-il entré dans les
familles bourgeoises comme l'espéraient ses fondateurs ? A-t-il joué un rôle de même nature que
celui que continuent à jouer des "magazines" géographiques qui, paraît-il, seraient aujourd'hui,
en France, les périodiques les plus achetés par les "cadres" ? Le Mouvement a-t-il vécu
uniquement grâce au soutien financier de la Compagnie du Congo, c'est-à-dire d'Albert Thys,
comme le laisse peut-être entendre l'éditorial du dernier numéro ? Quand il a été repris par la

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Compagnie du Congo, en 1890, le rapport de cette société, cette année-là, le présenta comme une
affaire légèrement déficitaire mais qui aurait dû, les années suivantes, dégager un léger bénéfice
(M.G., 21 décembre 1890, n° 29).
39. Comme l'affirme R.-J. Cornet, 1949, article cité, p. 781.

RÉSUMÉS
The first edition of the 'Mouvement Géographique' was published in Brussels on April 6 th 1884. Its
primary aim was the promotion of Belgian colonisation in Africa. Although rarely publishing first
hand information, the paper, nevertheless, constitutes a documentary source of great
importance. Two periods can be distinguished in the history of the 'Mouvement Géographique'.
Up to 1890, the paper is wholeheartedly behind the actions and plans of the Congo Free State and
the colonial policy of Léopold II. From 1890, when the paper became the property of the
'Compagnies du Congo pour le Commerce et l'Industrie', it distances itself from the Congo Free
State. Thus, in analysing the editorial contents of the paper and the personality of its founder,
A.J. Wauters, it becomes clear that this paper represents an essential document on the first thirty
years of Belgium involvement in the Congo. Furthermore, its level of specialisation and
regularity of publication means that there is no real equivalent in any other colonising country.

AUTEUR
HENRI NICOLAI
Laboratoire de Géographie Humaine – Université Libre de Bruxelles – Belgique

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151

Le journal des voyages au pays du


caoutchouc rouge
Gabriel Thoveron

Devant la bouquinerie, des auteurs passent,


comme des animaux fabuleux. Voici André Gide.
Voici Mac Orlan. Voici Salmon.
Pierre Véry, Léonard, ou les délices du bouquiniste
1 Que de moments agréables j'ai partagés avec Pierre, bouquinant sur le vieux marché, ou
chez Monsieur Henry à l'enseigne de Philo, ou ailleurs encore. Ses avis de bibliophile
averti sont toujours très précieux. Nous ne cherchons pas les mêmes livres, mais
chacun connaît les goûts de l'autre, et peut lui signaler une possible trouvaille. Nous ne
cherchons pas les mêmes livres, et pourtant il m'arrive, dans l'un ou l'autre ouvrage de
fiction, de découvrir une page pouvant l'éclairer, sinon sur l'Histoire de l'Afrique, du
moins sur la manière dont elle se racontait, à certains moments, dans le reste du
monde. Il n'est pas indifférent qu'Edgar Rice Burroughs écrive, en 1912, dans le premier
volume des aventures de Tarzan, Tarzan of the Apes, que la cruauté des anthropophages
était liée au souvenir de "toute la barbarie dont avaient fait preuve à leur égard les
officiers blancs de Léopold II de Belgique – cet hypocrite sans égal –" et de la manière
dont eux, "derniers survivants d'une tribu autrefois riche et puissante, avaient dû fuir
l'Etat libre du Congo"1 ; le romancier évoquait une colonisation qui n'hésitait pas à
largement user de la chicotte, mais faisait aussi écho à la rage d'un clan anglo-
américain qui n'imaginait pas que le monde puisse se civiliser autrement qu'en langue
anglaise. Conan Doyle, génial inventeur de Sherlock Holmes, mais par ailleurs "ganache
victorienne (...) suppôt de l'Empire" selon certains parmi les plus fervents de ses
admirateurs français2 pouvait à la fois dénoncer, sous les applaudissements de Winston
Churchill, The Crime of the Congo, et justifier The War in South Africa. Racontant La vie de
Sir Arthur Conan Doyle, John Dickson Carr, tout en qualifiant Léopold II de façon nuancée,
"vieux satrape endurci dont le cynisme n'était pas dépourvu de bienveillance",
reconnaît lui-même que la Grande-Bretagne n'était, en cette affaire, "pas tout à fait
désintéressée : les Anglais désiraient le libre échange aussi bien qu'un peu
d'humanité"3. Un peu d'humanité, beaucoup de libre échange.

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2 Que pensait-on généralement du Congo en France ? Sans doute ce qui se pouvait lire
dans Le journal des Voyages, dont le titre était apparu en 1877, et où les adolescents qui
trouvaient trop mièvres les publications pour enfants sages qui leur étaient alors
destinées, allaient chercher de pleines brassées d'aventureuses émotions. Pierre
Versins a dressé en une phrase – assez longue il est vrai – le portrait de cet étonnant
hebdomadaire : "Raciste, sadique, chauvin, crédule jusqu'à l'imbécilité, flattant les
pires instincts de la Bête, faisant de l'image (ô les couvertures de Castelli, et les doubles
pages centrales suant la haine et la cruauté !) le support même du subconscient de
l'homme asservi par sa merde intérieure, bref, tout pour plaire, mais merveilleux par
l'imagination et riche de presque tout ce que la littérature populaire pouvait offrir à
l'époque, Le journal des Voyages et des Aventures de Terre et de Mer est peut-être le seul
périodique au monde à avoir écrasé trois-quarts de siècle de sa magnificence un peu
sulfureuse"4. Un jugement excessif dans la réprobation autant que dans l'éloge : mais
l'hebdomadaire comportait à la fois une partie littéraire où les meilleurs épigones de
Jules Verne se retrouvaient, offrant d'imaginatifs récits d'anticipation ou d'aventureuse
exploration, et une partie documentaire, celle qui va retenir notre attention ici, bien
qu'elle ne soit pas toujours la mieux informée. "Louis Boussenard, nous rappelle Denise
Escarpit, après avoir longtemps collaboré au Journal des Voyages dans lequel il écrit des
reportages de pays qu'il n'a jamais visités (...) se met à voyager et publie des romans
dont l'arrière-plan est constitué par les pays qu'il connaît..." 5. Qu'importe d'ailleurs aux
jeunes lecteurs qui se passionnent pour cette publication moins agressivement
pédagogique que le Magasin d'Education et de Récréation d'Hetzel, mais qui tout de même
peut être avantageusement montrée aux parents : on y apprend des choses.
3 Boussenard, dans Voyages et Aventures de Mlle Friquette, nous décrit l'enthousiasme de
son héroïne : "Trois sous par semaine, qu'elle portait d'une traite à la marchande de
journaux, en lui disant d'une voix émue : Le Journal des Voyages, s'il vous plait madame.
Car Mademoiselle Lili ne pouvait plus attendre la mise en volume des histoires (...). Elle
voulait les avoir de suite encore toutes chaudes, des presses de l'imprimerie...".
4 La vision du monde qu'elle peut en retirer, nous le voyons avec le recul, est
singulièrement faussée, mais répond sans doute, à cette époque, au sens commun. D'où
l'intérêt d'y aller voir.
5 Nous disposions des numéros compris entre le 9 octobre 1904 et le 26 avril 1908, nous y
avons cherché ce qui se rapportait à l'Etat libre du Congo. Quantitativement plutôt
maigre, notre moisson nous semble refléter assez bien l'orientation générale du Journal
des Voyages : hors du monde des hommes blancs, on ne trouve guère que de drôles de
gens, ayant de drôles de moeurs, des sauvages, puisqu'il faut les appeler par leur nom,
en tout cas des inférieurs, et qu'il est fort urgent d'aller civiliser.
6 Sur le territoire du Congo, la bizarrerie physique est celle surtout des pygmées "si
étranges que l'on a peine à croire à leur existence". Il y a les Batoua, il y a les
Mamboutti, ces derniers découverts par Stanley et largement décrits dans le N° 446 du
18 juin 1905 : "La tribu mamboutti, composée de personnages d'un mètre ou à peine
davantage, semble la moins sauvage des familles naines. Tandis que les Batoua sont
affreux, trapus, très velus, presque noirs et semblables de loin à de petits gorilles, les
Mamboutti ont la peau jaune clair, le front découvert, les yeux beaux et grands, l'air
franc". Mais gare à leurs flèches empoisonnées : "l'homme ou la bête atteints (...) sont
perdus". Or les Mamboutti, "se considérant comme les ennemis de leurs voisins (...)

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n'attendent pas toujours d'en être attaqués : au contraire, ils les provoquent souvent,
par la rapine et les pillages organisés".
7 Les "sauvages" que la nature n'a pas créés petits ou laids peuvent se rendre d'eux-
mêmes affreux ; ainsi de la négresse à plateau katangaise dont la photo figure dans le
N° 558 du 11 août 1907 : "Les lignes du menton ont disparu ; le nez semble s'être élargi,
les joues se sont creusées : la défiguration est complète ! Et le crâne, rasé de près, ajoute
à la laideur de notre Vénus congolaise. Nous aimons à espérer que cette barbare
pratique disparaîtra avant peu du Congo".
8 Il y a pire. Dans le N° 475 du 7 janvier 1906, on décrit la façon de se débarrasser des
Ancêtres encombrants : "Quand un vieillard est devenu impotent, sa famille lui
administre un narcotique, puis le coud dans un sac fait avec des peaux d'antilope, et le
transporte à bonne distance du village, pour le déposer sous les buissons non loin d'un
sentier. Le premier indigène qui passe feint de prendre le ballot pour une antilope et le
perce de sa sagaie. Les parents, qui se tenaient cachés non loin de là, accourent en
poussant des cris, et tous ces braves gens, y compris le meurtrier, déplorent le fatal
'accident' et se lamentent sur la 'mort prématurée' du vieillard".
9 Il y a pire. Il y a les anthropophages, tels ceux qui mangèrent l'explorateur Hodister. Ce
dernier souffrit "toutes les tortures morales et physiques. Un de ses tourmenteurs à
face de gorille, plus fort et plus raffiné que les autres, imagina joyeusement de lui
couper d'abord les deux mains et les deux pieds que l'on fît immédiatement griller sur
un brasier préparé à cet effet en face du supplicié. L'invitant ensuite à partager son
ignoble repas, le même anthropopithèque, à l'aide d'une baguette de bois pointue et
durcie au feu, lui introduisit de force dans la bouche des lambeaux brûlants de sa
propre chair (...) l'explorateur Hodister mourut, comme le loup de Vigny, sans un cri,
sans un mot. Sa dernière pensée fut pour la Belgique, sa patrie. Peut-être qu'en ce
nouveau calvaire il pardonna aussi à ces bourreaux inconscients qu'il s'était proposé,
comme tant d'autres, d'instruire et d'arracher à la barbarie". Cet atroce récit, titré
Mangé vivant ! remplit trois pages du N° 591 du 29 mars 1908, trois pages dont la Une,
toute consacrée à un dessin représentant le supplice.
10 On le voit, Le Journal des Voyages s'adresse à des lecteurs avides de sensations fortes.
11 Les 8 et 15 avril 1906, il va donc consacrer une partie importante de sa surface, et
chaque fois ses deux pages centrales illustrées de dessins, à un article intitulé Le Pays du
Caoutchouc rouge, "rouge du sang des malheureux indigènes qui devaient le fournir aux
Européens !"6. Les informations sont présentées avec beaucoup de précautions, bien
que le titre – sensationnel semble indiquer clairement l'orientation du texte.
L'hebdomadaire prend d'abord ses distances vis-à-vis des accusations anglaises : "Les
documents que nous analysons et les illustrations que nous reproduisons viennent
d'outre-Manche. C'est sous cette réserve que nous les enregistrons ici, et nous ne nous
rendons pas juges des accusations que nous ne pouvons cependant passer sous silence".
Mais "une commission d'enquête envoyée de Bruxelles a reconnu la réalité de
quelques-uns (sic) et la défectuosité du système qui les a produites" et son rapport est
rempli de faits qui, comme les témoignages produits par les Anglais, "donnent
l'impression d'un spectacle d'horreur". Ce sont quasi essentiellement les documents
fournis par la Commission que l'article, signé René Thierry, va citer, ce sont les
témoignages recueillis par la commission qui vont faire l'objet d'illustrations dont les
légendes sont significatives : "Quatre solides gaillards empoignaient le délinquant et
l'étendaient à terre, un cinquième, armé de la chicotte, lui administrait une sanglante

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fouettée" ; "Ils avaient vu tuer leurs parents sous leurs yeux" ; "Lomboto amena au
bateau la malheureuse femme Boachi à laquelle les soldats avaient coupé le pied pour
s'emparer de l'anneau qu'elle portait" ; "L'un des soldats indigènes avait saisi un enfant
et lui avait brisé la tête sur un tronc d'arbre" ; "Après avoir assassiné le chef Isékéfasou,
les soldats se précipitèrent sur les femmes et les enfants et les égorgèrent"...

12 Il y a donc une étrange contradiction entre le début du texte, annonçant qu'il faut se
méfier des témoignages évoqués, parce qu'ils sont anglais, et le corps de l'article qui se
rapporte quasi exclusivement à ce qu'a, semble-t-il, authentifié la Commission
d'Enquête, et que confirmeront finalement "une série de décrets du roi-souverain" qui
a introduit "d'importantes réformes dans l'administration congolaise", réformes visant
manifestement à éliminer les abus. Comme cela n'offre pas au lecteur les horribles
sensations qu'il attend, cette information, le 4 novembre 1906, n'occupe qu'un
entrefilet dans le supplément du journal, Sur Terre et sur mer – le mois géographique, tout
comme l'annonce, le 2 décembre de la même année, de la création d'une école de
médecine tropicale à Bruxelles.
13 Au moins les réformes permettent-elles de parler des excès au passé. Dans le N° 570 du
3 novembre 1907, un article illustré, titré Du caoutchouc ou des otages, évoque le régime
auquel avaient été soumis les Africains : "A la traite avait succédé l'abus du travail forcé
imposé aux indigènes. C'est au Congo surtout que cette barbare habitude était
implantée (...). Il y eut des choses pires. Le Journal des Voyages les a déjà dites, et il a
enregistré ici, en essayant d'en atténuer l'exagération, le long cri d'horreur soulevé
notamment en Angleterre par les lugubres récits de pillages et de répressions
sanglantes...". Il reste aujourd'hui le "système des otages qui choque moins le
sentiment des civilisés que celui des mains coupées et des exécutions sommaires (mais
qui) est encore excessif pour l'humanité d'aujourd'hui" : des chefs de famille étaient
détenus jusqu'à ce que des quantités suffisantes de caoutchouc aient été fournies.

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"Rendons cette justice à nos voisins les Belges qu'ils mettent tout en oeuvre pour
mettre fin à cette forme nouvelle de traite...".
14 D'ailleurs, lit-on dans un article paru dans le N° 561 du 1er septembre 1907, "nous nous
sommes bien gardés de nous mêler" à la campagne critiquant l'administration de l'Etat
indépendant du Congo. "C'est surtout dans le domaine de la politique coloniale que les
bons conseilleurs ne sont pas les meilleurs payeurs !". Evidemment, "il est
incontestable que le nègre qui n'a pas encore eu un long contact avec la civilisation est
(règle générale qui comporte assurément des exceptions) un grand enfant qu'il
convient de mener sévèrement. Quelques mots sur les photos inédites reproduites sur
cette page feront mieux comprendre notre pensée, qui n'a rien de malveillant envers la
race africaine". L'article, intitulé Le Service pénitentiaire an Congo, est illustré par une
image montrant une administration de chicotte : mais "qui prétendra que l'Angleterre,
que les Etats-Unis sont des pays sauvages ? Or, on fouette les malfaiteurs en Angleterre.
Et on les fouette aussi aux Etats-Unis...". Une autre photo montre deux hommes
enchaînés. "Certes, notre sensibilité souffre de voir ces deux malheureux ainsi traités.
Mais que dirions-nous, si nous les voyions enfermés dans un cachot étroit, privés d'air
et de lumière, comme cela se pratique trop souvent dans les colonies anglaises de
l'Afrique (...). Bien qu'enchaînés pour un simple délit, ces deux noirs peuvent encore
profiter de l'air et de la lumière". Une troisième photographie montre deux femmes,
nues et chargées de chaînes, otages gardées jusqu'au moment où leurs maris, qui
refusaient de travailler, reviendront à leur tâche. "Le moyen réussit (...). Que la nation
coloniale exempte de tout péché aussi léger jette aux Belges la première pierre !"
15 Une ligne éditoriale cohérente se dégage finalement de ce qui semble par moment
hésitant, voire contradictoire. Commercialement, le Journal des Voyages exploite le goût
du public pour ces "horribles détails" qui ont fait longtemps le succès des feuilles
occasionnelles, des "canards", tués par la presse populaire dans la seconde moitié du
dix-neuvième siècle ; politiquement, cet étalage de curiosités, qui va de l'affreux au
ridicule, sert à démontrer l'infantilisme de populations qu'il convient donc d'éduquer,
s'il le faut contre son gré, s'il le faut par la force. On relativise donc les manières un peu
brutales, on les justifie.
16 Au moins convient-il que les colonisateurs ne partagent pas la cruauté des indigènes
qu'ils civilisent. "Même quand nos troupes doivent employer la force contre les
indigènes, elles ne se départissent point des règles d'humanité et l'effusion de sang est
toujours aussi limitée que possible, lit-on dans le N° 429 du 19 février 1905 ; c'est la
raison pour laquelle, après la collision, les vaincus indigènes deviennent toujours nos
amis. Les Allemands n'agissent pas ainsi...". Les peuples n'ont pas tous les qualités de
coeur françaises. Les excès de certains sont cependant gênants dans la mesure où ils
risquent de jeter le discrédit sur l'ensemble de l'oeuvre coloniale : or il n'est pas
toujours possible de les taire.
17 Ainsi les exactions commises dans le pays du caoutchouc rouge ne peuvent être
dissimulées : la campagne menée par l'Angleterre a été trop bruyante. Il serait
d'ailleurs regrettable de ne pas exploiter des illustrations et des documents qui flattent
le goût sadique de nombreux lecteurs. Il convient donc de manifester pour une fois de
l'esprit critique et d'émettre quelques réserves. Jusqu'au moment où l'on pourra enfin
parler de ces crimes au passé et conclure leur rappel par une note optimiste : "Sans se
laisser émouvoir par les protestations de leurs adversaires d'outre-Manche, les Belges
sauront donner aux noirs du Congo un régime de travail qui respecte leur liberté et

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156

leurs droits (...). On ne verra plus (...) de longues caravanes de malheureux (...) porter
un tribut à l'homme blanc, souvent aussi détesté et toujours redouté par ces humanités
inférieures que le négrier ou le conquérant" (3 novembre 1907).
18 Etre redouté, c'était prudent, mais les civilisateurs européens voulaient aussi que
l'homme blanc soit aimé par ces "sauvages", ces "barbares", ces "humanités
inférieures", voire ces "anthropopithèques". De ce point de vue, l'action des agents de
Léopold II au Congo avait mauvais genre, les nouvelles la concernant faisaient le plus
détestable effet sur les opinions publiques : il était d'abord important de les relativiser,
urgent ensuite d'annoncer que tout était rentré dans le bon ordre colonial...

NOTES
1. Tarzan, le Seigneur de la Jungle, Paris, Edition Spéciale, 1970, traduction française, p. 178.
2. Jacques Baudou et Paul Gayot, Sherlock Holmes Memorial, Paris, Clancier-Guénaud, 1982, p. 10.
3. Paris, Robert Laffont, 1958, traduction française, p. 323.
4. Encyclopédie de l'Utopie et de la Science fiction, Lausanne, l'Age d'Homme, 2 e édition, 1984, p. 477.
5. La Littérature d'Enfance et de Jeunesse, Paris, PUF, Que sais-je, N° 1881, 1981, pp. 86-87.
6. N° 488, pp. 319 à 321 ; N° 489, p. 335 à 338.

RÉSUMÉS
The study of literature written for the working classes highlights the common stereotypes
existing at a given point in time, notably on African populations. On the basis of texts published
between 1904 and 1908 in "Le Journal des Voyages", it can be proven to what extent the image
imposed of the Congolese is generally awful or ridiculous. This period corresponds to the time
when accusations were made by Great Britain on the way in which the collection of rubber was
carried out for Leopold II's officials. "Le Journal" adopts an ambiguous attitude : the treatment of
information is sensational (the public's taste for horrible details is flattered) and their comments
are nuanced (it does not aim to contribute to an overall criticism of colonial activities).

AUTEUR
GABRIEL THOVERON
Faculté de Philosophie et Lettres – Université Libre de Bruxelles – Belgique

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L’exploitation du caoutchouc par


l'état indépendant du Congo dans le
territoire de Banzyville, district de
l'Ubangi (1900-1908)
Te Mobusa Ngbwapkwa

Introduction
1 Confronté à des difficultés financières et convaincu de l'idée qu'une colonie doit être
rentable pour sa mère-patrie1, Léopold II prend, à partir de 1892, une série de mesures
destinées à lui procurer de l'argent, c'est-à-dire à rentabiliser le Congo. Certaines
régions sont déclarées "domaine privé" de l'Etat. Les bassins de l'Ubangi, du Mbomu et
de l'Uele, les bassins de la Mongala, de l'Itimbiri et de l'Aruwimi, les bassins des rivières
Lopori et Maringa ainsi que les régions de Busira et la Tchwapa sont constitués en
domaine privé2. L'exploitation du caoutchouc par des particuliers dans ce domaine
privé n'est pas autorisée. Une partie des territoires précités sera cependant concédée
aux sociétés "privées". La Société Anversoise pour le Commerce au Congo
("l'Anversoise") recevra le bassin de la Mongala, tandis que l'Anglo-Belgium India
Rubber ("l'Abir") aura le bassin de la Lopori-Maringa3.
2 En 1896, les bassins de la Busira et de la Momboyo, les bassins du lac Léopold II et de la
Lukenie sont érigés en Domaine de la Couronne4. Domaine privé ou domaine de la
Couronne, l'exploitation du caoutchouc dans ces territoires est faite par les agents de
l'Etat Indépendant du Congo.
3 Les témoignages des missionnaires protestants américains, suédois et anglais, le
rapport du consul britannique Roger Casement et de nombreux articles de la Congo
Reform Association de E.D. Morel ont révélé les conditions de travail très dures et quasi
inhumaines des populations dans le Domaine de la Couronne. Ils ont révélé également
que des atrocités avaient été commises par les agents de l'Etat 5. Cependant on ne s'est
jamais fait une idée claire sur les conditions de travail des populations vivant dans un

Civilisations, 41 | 1993
158

territoire comme Banzyville. Notons que ce dernier territoire, bien que ne faisant pas
directement partie du Domaine de la Couronne, était malgré tout exploité directement
par l'Etat.
4 Notre étude se propose d'apporter une modeste contribution destinée à éclairer cette
page d'histoire de l'Etat Indépendant du Congo dans le territoire de Banzyville. Elle se
base sur les rapports politiques totalement inédits de 1902 à 1908. Ce document est
conservé dans les Archives des Pères Capucins à Anvers. L'étude sera axée sur deux
points : l'exploitation du caoutchouc et les conséquences qui en ont résulté.

L'exploitation du caoutchouc dans le territoire de


l'Ubangi
5 L'exploitation du caoutchouc dans le territoire de Banzyville a débuté assez
tardivement, en 19006. Ce retard s'explique surtout par le manque de personnel
pouvant se consacrer à ce travail. En avril 1896, le lieutenant Louis Royaux 7est désigné
pour le district de l'Ubangi et est chargé de l'exploitation du caoutchouc dans ce
territoire. Arrivé à Boma le 25 octobre, il doit, sur ordre du Gouverneur Général,
effectuer un stage de deux semaines dans le district de l'Equateur, sous les ordres du
commissaire Fiévez8. Ce dernier doit l'initier aux procédés de la récolte du caoutchouc,
mais aussi aux méthodes pouvant permettre un accroissement rapide de la production.
6 Victor Fiévez était surnommé "Ntange", c'est-à-dire "lit" par les populations, parce
qu'il adorait faire la sieste à midi9. Malgré ce surnom tranquille, Fiévez avait une très
mauvaise réputation dans la région. Il est l'une des principales figures accusées
d'atrocités congolaises en 1895 et en 189610. On peut se demander quelle méthode il
pouvait enseigner à son jeune stagiaire. Louis Royaux arrive dans le district de l'Ubangi
en avril 1897 ; il est chargé de réoccuper le poste d'Imesse dans le Sud-Ubangi, poste
abandonné depuis 1896 à cause de l'hostilité des populations aux impositions du
caoutchouc. Il est également chargé de bâtir à l'emplacement de l'ancien village
Libenge une station de l'Etat destinée à devenir le chef lieu du district 11.
7 C'est en décembre 1898 que Royaux arrive dans le territoire de Banzyville, mais il ne
peut commencer la récolte du caoutchouc car, sur ordre impératif du Gouverneur
Général, il doit recruter le plus grand nombre d'hommes possible et les diriger vers le
nord (Uele) pour lutter contre les Batetela révoltés depuis 1897 12. C'est seulement en
1900 que Louis Royaux peut faire débuter sa principale tâche, la récolte du caoutchouc.
8 Tous les villages dépendant du poste de Banzyville ont reçu chacun un rôle : récolteur,
pagayeur, ravitailleur, confectionneur des paniers à caoutchouc... Sont chargés de la
récolte du caoutchouc les villages suivants : à l'est de Banzyville, Basa, chef Yendani,
Vote, chef Deba, Dondo, chef Kenga et Ndekere, chef Kutene. A l'ouest de Banzyville, on
signale les villages Ngonda, chef Mbaya, village Lite de Gbado, chef Kaya, Lite de
Molegbe, chef Gbwadembi ; Bakpa, chef Guyombo et quelques villages Mbanza. Les
Gbanziri et les Saka, en aval, les Ndia en amont de Banzyville et les Sango, les Kumbu,
les Ziamba et les Mune, autour du poste, sont chargés de transport en pirogues du
caoutchouc vers Mokwangai, Zongo et Libenge. Les Monge sont chargés de
confectionner les paniers à caoutchouc tandis que les Nzakara doivent ravitailler le
poste en vivres frais13.

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159

9 L'année 1900 est consacrée à l'enseignement à chaque village des procédés de la récolte
du caoutchouc. Les Ngbandi, qui sont déjà au courant du travail du caoutchouc, ont
essayé, mais en vain, de persuader Louis Royaux de l'inexistence de lianes et arbres à
caoutchouc dans leurs forêts. "Tous mes braves gens, écrit Royaux, n'ignorent point les
conséquences futures de cette nouvelle décision de Boula Matari. L'écho trop souvent
tragique de ce qui se passe dans la Mongala n'est pas pour les rassurer" 14.
10 Le lieutenant Louis Royaux quitte Banzyville le premier février 1901. Il y est remplacé
par le lieutenant Rodolphe Arnold15. Ce dernier a une réputation semblable à celle de
Léon Fiévez, commissaire du district de l'Equateur. Le lieutenant Arnold était chef de
poste d'Ekuta, dans le Sud- Ubangi, où il était chargé de la récolte du caoutchouc. En
janvier 1901, il avait attaqué le village Kanda (Mbanza) qui, disait-il, avait refusé de
récolter du caoutchouc. Deux cents personnes avaient été tuées. Cette opération lui
avait valu un simple blâme16. Sa mutation pour le poste de Banzyville était la sanction
suprême. Dans le poste de Banzyville, Rodolphe Arnold est de nouveau chargé de la
récolte du caoutchouc. Il laisse des souvenirs très amers dans la région. Durant une
période de deux ans et dix mois qu'il a passé dans le territoire, Arnold s'est occupé de la
récolte du caoutchouc avec des méthodes inhumaines. Il a été surnommé "Zebayi",
c'est-à-dire le léopard de Mobayi. Ce surnom traduit la manière dont le Lieutenant
Arnold traquait dans la forêt les réfractaires aux impositions 17.
11 Rodolphe Arnold est remplacé en août 1903 par un Italien, le capitaine Giovanni Aiuti 18,
après une courte période intérimaire du capitaine Jacques Saubert 19. Le capitaine Aiuti
s'occupe comme Arnold de la récolte du caoutchouc jusqu'en juin 1905 avec des moyens
très durs. Il quitte le poste en juin 1905. Il y est remplacé par un autre Italien, le
capitaine Biboloni. Celui-ci doit céder sa place au capitaine Dubreucq 20, après treize
mois de travail. Le capitaine Biboloni commande le territoire de septembre 1906 à
juillet 1908, avant de céder à nouveau le commandement au capitaine Jacques Saubert
durant les quelques mois qui précèdent l'annexion du Congo par la Belgique.
12 Chacun des officiers cités ci-dessus a essayé, en ce qui le concerne, d'obtenir des
populations la plus grande production possible de caoutchouc. En effet, pour activer la
production, des avantages étaient accordés aux officiers et agents de l'Etat (systèmes de
primes de dix pour cent ou d'avancement de grades)21. Aux avantages matériels
s'ajoutaient les injonctions de Bruxelles réclamant toujours du caoutchouc et
davantage de caoutchouc. Les officiers et agents de l'Etat étaient invités à ne rien
négliger pour procurer de grandes quantités de ce produit à l'Etat 22. C'est l'engrenage
du système léopoldien23. Les officiers et agents de l'Etat, motivés par les primes et
excités par les ordres pressants de Bruxelles, se livrent alors à des brutalités sur les
populations pour obtenir d'elles la plus grande production possible.
13 Le chiffre de la production du caoutchouc manque pour les deux premières années
c'est-à-dire de 1900 à 1901 ; par contre, du 1er janvier 1902 au 31 décembre 1908, il a été
récolté au poste de Banzyville 152.646 kilos de caoutchouc24, soit une moyenne de
21.806 kilos par an. Cette production, peut-on dire, est insignifiante par rapport à celle
de la Mongala, qui atteignait par moment 60.000 kilos par mois 25. Il faut noter que la
situation du poste de Banzyville est particulière. Plus de la moitié du territoire est
couverte par la savane ; la forêt n'occupe qu'une étroite bande ne dépassant pas vingt
kilomètres de profondeur au Sud-Ouest de Banzyville. C'est dans cette forêt que tous les
récolteurs doivent se rendre. Il en résulte des difficultés énormes pour eux de satisfaire
à ces impositions.

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160

14 En 1904, la forêt précitée est épuisée. En effet, comme le souligne R. Vaquier, la récolte
provenait de caoutchouc d'herbes (rhizomes) et de lianes, plantes sauvages dont
l'indigène, travaillant à son compte sans surveillance, obtenait le latex par coupe et
arrachages abusifs, détruisant les plantes et obligeant à aller de plus en plus loin pour
en trouver26. L'épuisement de la "forêt des Kawele" amène le commissaire du district, le
commandant Bertrand, à décider l'envoi du chef Yendani et son groupe pour récolter
du caoutchouc dans la forêt des Nzale. Ces derniers dépendent de l'administration de
Yakoma ; 19 récolteurs Basa sont massacrés27. Devant la révolte des Nzale, le
commissaire de district dirige tous les récolteurs de Banzyville dans la seule et unique
forêt qui renfermait encore des arbres et lianes à caoutchouc et qui se trouvait à
l'extrême Sud-Ouest du poste de Banzyville, entre les rivières Ngoko et Lua-Vindu.
Cette forêt est peuplée de Mbanza, de Ngbaka et de Ngombe, ce qui entraîne également
des guerres entre les Ngbandi et les groupes précités28.
15 A partir de la deuxième moitié de 1904, la forêt de Lua-Vindu qui n'était pas grande –
elle était limitée au sud par le domaine de l'Anversoise – doit accueillir journellement
une moyenne de 1.000 récolteurs, ce qui entraîne son épuisement total en 1907. Les
imposés ne parvenaient plus à s'acquitter de leurs obligations et ils se plaignaient
amèrement. En mai 1907, le capitaine Dubreucq décide de s'y rendre en personne pour
vérifier si les plaintes des récolteurs sont fondées. Voici ce qu'il écrit : "Grâce aux
indigènes qui m'accompagnaient, j'ai pu me rendre compte de l'impossibilité absolue
où se trouvent mes récolteurs de fournir la totalité de leurs impositions. Les irehs sont
devenus rares et tout ce qui subsiste encore sont épuisés par de trop nombreuses
saignées"29.
16 L'organisation du travail était la suivante : un tiers de chaque village récolteur partait
dans la forêt le 1er mars, le deuxième tiers suivait le 1 er mai et le troisième partait le 1 er
juillet. Le tiers parti le 1er mars rentrait fin avril ; celui parti le 1 er mai retournait fin
juin. Le troisième tiers, partant le 1er juillet, rentrait fin août. Le premier tiers repartira
le 1er septembre et ainsi de suite 30. L'organisation était conçue de telle manière que
chaque homme travaillait deux cent vingt quatre heures tous les six mois, c'est-à-dire
environ trente six heures par mois. Ce qui était loin d'être le cas. En effet, le nombre
très élevé de récolteurs (en moyenne 1.000 personnes) qui se rendaient dans la forêt de
Kawele et dans celle de Lua-Vindu, peu étendues et moins riches en arbres et lianes à
caoutchouc, faisait qu'un kilo de latex était obtenu au prix de plusieurs journées de
travail. Catherine Coquery-Vidrovitch souligne à ce propos qu'en 1911, au Congo
français, il fallait, pour faire un kilo de caoutchouc, trente-huit heures au moins, soit
quatre journées de travail à un ouvrier habile et minutieux travaillant sans relâche sur
des lianes riches et situées à proximité du village31. Dans le rapport précité, le capitaine
Dubreucq fait remarquer au Commissaire de district que le lieu de la récolte du
caoutchouc est très éloigné du poste de Banzyville. "En prenant Banzyville même
comme point de départ, il faut dix jours à l'aller, dix jours au retour, et huit pour
récolter 6 à 10 kilos de caoutchouc"32. Les trente-six par mois ne correspondaient
nullement à la réalité.
17 Lorsqu'un village ne parvient pas à satisfaire ses obligations ou comme l'écrit Arnold,
lorsqu'il vient à "se relâcher" au point de vue de la fourniture du caoutchouc, de vivres
ou d'autres prestations, on organise "une visite" d'un détachement de police pour le
mettre à la raison. Les visites militaires, promenades militaires... sont très nombreuses
du temps du lieutenant Arnold et du capitaine Aiuti. Il est difficile de les reprendre

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toutes ici. Nous en donnons quatre ou cinq en guise d'illustration des atrocités
commises par des officiers de l'Etat Indépendant du Congo chargés de la récolte du
caoutchouc33.
18 En janvier 1901, les Ndekere et les Vote se révoltent ; ils massacrent quatre soldats
(sentinelles) de la Force Publique. En guise de représailles, on décide une opération
militaire combinée des détachements de Banzyville commandés par Louis Royaux et de
Yakoma conduits par Auguste Gérard. Les forces de l'Etat, comprenant 98 hommes,
attaquent le 2 février les villages cités ci-dessus et les occupent pendant 6 semaines. Le
chef Kutene des Ndekere est tué et les Vote, à quelques exceptions près, s'enfuient sur
la rive droite de l'Ubangi, en territoire français34.
19 L'année suivante, le lieutenant Arnold, qui a succédé au poste de Banzyville à Louis
Royaux, revient chez les Vote et les Ndekere. A la tête de 40 soldats, il attaque ces
populations qui, après quelques escarmouches, "durs combats" selon Arnold, se
réfugient dans les collines de Kota-Koli. Zebayi (c'est ici que Arnold reçut son surnom)
les y poursuit. "A la fin les vivres leur manquaient ; quelques uns de leurs hommes
furent tués et beaucoup fait prisonniers. Lorsque j'eus fait assez grand nombre de
prisonniers, je partis avec eux, et j'allai camper à l'ancien village Yigbo, en attendant la
reddition des chefs. De nombreuses patrouilles circulaient dans les plantations pour
empêcher les indigènes de venir y chercher des vivres"35. Contraints par la faim et les
souffrances, le 5 mars, le chef Vote vient se livrer en compagnie de quelques notables ;
quelques jours après, le chef Ndekere vient également faire sa soumission. Les Vote et
les Ndekere sont sommés de payer leurs impositions et "les nombreux arriérés dus
après un si long chômage"36. Il y a eu par la suite d'autres expéditions punitives contre
les Vote et les Ndekere. Ces derniers ne se sont jamais complètement soumis avant
1908.
20 Des expéditions militaires ont été également dirigées contre les récolteurs à l'ouest de
Banzyville. Le 11, 12 et 13 juin 1902, le lieutenant Arnold attaque le village Lite de
Gbado accusé d'un "grand laisser-aller" dans la récolte du caoutchouc. "Ils ne viennent
au poste qu'avec une faible partie de leur imposition, et encore ne l'apportent-ils que
quelques jours après la date qui leur est fixée". Le chef Oko est accusé de se montrer
indocile. "Imposé pour 8 paniers de 35 kilos, il en apporte un ou deux, et son
caoutchouc est de mauvaise qualité et plein de matière étrangère". Lors de cette
opération, écrit Arnold, plusieurs coups de feu ont été tirés37. Les autres chefs Lite,
effrayés par les massacres, viennent faire leur soumission.
21 Le 29 janvier 1904, le capitaine Aiuti, à la tête d'une force comprenant 21 soldats, deux
caporaux et 55 pistonniers attaque le village Gbandu, village Mbanda à l'ouest de
Banzyville. On reproche aux habitants d'avoir, lors du défrichement de leurs champs,
coupé des arbres à caoutchouc. L'opération fait de très nombreuses victimes, comme en
témoigne le passage suivant de l'officier de la Force Publique lui-même. "Dans ma visite
au village, je trouvais 30 morts. Il doit y avoir eu bien des blessés, les traces de sang
relevées sur les sentiers étaient considérables. La porte d'entrée était barricadée
comme celle d'en-bas, et près d'elles, mêmes trophées de crânes humains" 38.
L'opération avait fait au total près de 60 morts, sans compter des blessés.
22 Le 7 mars 1904, le commissaire de district Bertrand arrive à Banzyville. Il donne ordre
au capitaine Aiuti de diriger une opération de représailles contre les Nzale qui avaient
tué 19 récolteurs Basa. Le capitaine Aiuti quitte Banzyville le 13 mars avec 96 soldats
pour une opération de guerre contre les Nzale. Plusieurs personnes sont tuées 39.

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23 Conjointement à des opérations militaires, des prises d'otages sont régulièrement


organisées40. Les chefs et les notables sont détenus au poste dans des conditions
souvent humiliantes. Il est démontré toutefois que la méthode n'était pas efficace.
"L'arrestation des chefs et de notables ne les effraie pas. Les administrés ne font pas un
gramme en plus pour les délivrer"41. Seules les opérations de guerre peuvent, selon
Arnold, déterminer rapidement un village à se soumettre.
24 De toutes ces expéditions, seule l'expédition menée contre les Mbaza par Aiuti cite le
nombre de morts, près de 60 au total ; dans les autres cas, et surtout du temps de
Arnold où les opérations de guerre avaient constamment eu lieu, on ne parle que de
"quelques coups de feu" qui avaient été tirés ou les "soldats avaient été contraint de
faire usage de leurs armes", etc. Dans les deux opérations les plus sanglantes qui furent
dirigées par Louis Royaux en 1901 et 1902 contre les Ndekere et les Vote, pas un seul
mort n'a été cité, les Ndekere se réfugièrent cependant en grand nombre sur la rive
droite.
25 En effet, à chaque expédition punitive, il y avait des morts. L'opération combinée des
détachements de Yakoma et de Banzyville en février 1901 contre les Vote et les
Ndekere, laissa derrière elle plusieurs morts. Les Ndekere racontèrent ceci dans leur
langue ngbandi : "Zo kpi, nda Zo ko", ce qui se traduit par "un véritable massacre, ayant
entraîné la quasi extermination des populations"42. Cette expression, en dehors de
quelque réserve qu'on peut formuler, traduisait fort bien la situation, vue l'importance
de la force engagée dans cette opération.
26 Le silence d'Arnold et des autres agents de l'Etat pour chiffrer les victimes des "visites"
des détachements de la police, trouvait vraisemblablement son explication d'une part
dans le blâme dont il avait été l'objet de la part du Gouverneur, lorsque, en janvier
1901, il avait attaqué un village Mbanza du Sud-Ubangi et avait signalé la mort de 200
personnes. Par ailleurs, il fallait tenir compte de la critique de l'opinion publique après
la publication du rapport de la Commission d'enquête. Il y avait lieu de taire le nombre
des victimes des représailles militaires, surtout dans le territoire exploité par l'Etat
Indépendant du Congo, pour sauvegarder l'image de celui-ci.
27 Devant l'épuisement de leur forêt et l'exigence de l'Etat, les populations du poste ont
commencé à acheter leur caoutchouc sur la rive droite, dans les territoires français, où
les populations semblent moins imposées43. Les habitants étaient parfois obligés de
vendre tous les produits de leurs champs pour satisfaire les impositions. Il en résulta
des conséquences catastrophiques pour les populations.

Conséquences de l'exploitation du caoutchouc


Conséquences démographiques

28 L'instabilité provoquée par les impositions a contribué à la régression de la population.


Les nombreuses expéditions punitives ont provoqué l'exode sur la rive droite. Ces gens
ne sont jamais tous rentrés. En janvier 1903, le lieutenant Arnold lui-même reconnait
les faits : "La situation au poste n'est pas très bonne. Les nombreux recrutements de
pagayeurs dépeuplent la rive, et font passer plusieurs villages sur la rive française". En
mars, il revient sur la question de l'exode. "Pendant le mois de mars, je suis allé visiter
tous les villages de la rivière en aval. Ceci pour éviter l'exode des gens de notre rive
vers la rive française. Ce mouvement n'est pas encore terminé. A la rive française, les

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indigènes mènent une vie de paresse qui leur plaît bien. Ils ne travaillent pas ou
presque pas, on n'exige d'eux aucun travail. Naturellement, cette vie sourit à nos
administrés, et au premier travail qu'on exige d'eux, ils passent la frontière" 44.
29 Mais l'exploitation du caoutchouc a surtout favorisé le développement de la maladie du
sommeil, cause première de l'extermination de villages entiers. Accablés par des
impositions, des hommes essaient de se sauver dans la forêt, mais ils ne peuvent résiter
à de dures conditions de vie loin de leurs villages et de leurs champs. La propagation de
la maladie du sommeil à partir de 1905 est rendue facile dans une population se
nourrissant mal, affaiblie moralement et physiquement45. Il est significatif de constater
que la maladie du sommeil a surtout fait des ravages dans les régions autour du poste,
dans les villages récolteurs suivants : Basa, Vote, Dondo et Ndekere à l'est ; Ngonda et
Lite à l'ouest ; par contre les Mbanza à l'ouest des Lite, qui étaient moins imposés,
n'étaient que très peu touchés par cette maladie.

Conséquences politiques

30 L'exploitation du caoutchouc a ébranlé partout l'unité des villages, soit par la mort du
chef de village lors des représailles militaires, soit par sa fuite, ce qui entraînait la
dispersion des habitants. Cette situation a permis à certains individus des clans cadets,
voire des étrangers au village, de revendiquer le pouvoir, dans bien des cas avec la
bénédiction du Blanc. Les difficultés résultant de ce changement subsistent encore de
nos jours dans de nombreux groupements.

Conséquences économiques

31 Les impôts en caoutchouc, en vivres, en pagayages... ont fait disparaître les marchés.
Les riverains Sango, Gbanziri, etc. sont obligés de livrer leur poisson au poste. Dans les
villages de l'intérieur, les champs sont continuellement détruits par d'incessantes
expéditions punitives et des occupations militaires qui en sont les corollaires.
L'occupation durait parfois jusqu'à six semaines. Des villages comme Vote, Ndekere et
Lite connaissaient deux à trois occupations par an. Pendant l'occupation, soldats et
officiers blancs vivaient sur les villages grâce à un régime de pillage systématique : vol
de poules, canards, chèvres et moutons. Bref, l'occupation était pour un village plus
dévastratrice qu'une nuée de sauterelles46. Les récolteurs sont supposés se trouver en
forêt vingt six jours sur trente, manquant ainsi de temps pour leur champ. En 1902, le
lieutenant Arnold accorde deux mois de repos à tous les imposés pour leurs besognes
(défrichement des champs, réparation des maisons...). Les travaux des champs
impliquant le défrichement, l'abattage des arbres, le brûlis et le semis, les deux mois
accordés pour ce travail sont insuffisants. Les femmes sont réduites à cultiver deux à
trois ans de suite le même champ, ce qui entraîne la diminution de la productivité.

Conséquences sociales

32 La longue absence des récolteurs a pour effet de les priver de leur femmes mais surtout
de les remplacer par les soldats, "des sentinelles". Ces soldats n'hésitent pas à tuer le
mari qui ose faire une quelconque réclamation. La présence continuelle des soldats
dans les villages et la fréquentation du poste par des femmes, soit pour livrer des

Civilisations, 41 | 1993
164

vivres, soit pour faire des travaux, a pour conséquence la propagation des maladies
vénériennes, notamment de la syphilis... La transmission de ces maladies par les
femmes à leurs maris est le résultat de l'adultère autrefois sévèrement sanctionné par
la société.

Conclusion
33 L'analyse des rapports politiques de Banzyville a apporté un témoignage très
intéressant sur la période léopoldienne, période du reste très critiquée. On sait que des
atrocités ont été commises par les agents des sociétés à Charte, l'Anversoise et l'Abir,
mais aussi ceux de l'Etat Indépendant du Congo. Les informations détenues ne
concernent jusqu'à présent que le bassin de la Mongala exploité par l'Anversoise, le
bassin de Lopori-Maringa exploité par l'Abir et les bassins du Lac Léopold II et de la
Lukenie exploité par l'Etat lui- même.
34 Au poste de Banzyville, à cause de son isolement, les conditions de travail des
populations sont restées jusqu'alors inconnues. L'analyse des rapports politiques de
Banzyville a révélé que les populations, livrées aux seules caprices des agents de l'Etat,
ont travaillé partout dans des conditions inhumaines. Les révoltes ont été nombreuses ;
ces révoltes ont provoqué des représailles militaires faisant de nombreuses victimes.
35 L'histoire de l'exploitation du caoutchouc dans le territoire de Banzyville peut être
résumée dans cette réponse de Louis Royaux à Basile Tanghe qui lui demandait des
renseignements sur son séjour dans l'Ubangi : "Décrire dans ses détails la vie que je
qualifierai d'épouvantable qu'il me fallut mener en 1898, 1899, 1900 et 1901 et jusqu'en
février 1902, n'est guère possible ! Il y aurait matière à faire un livre, somme toute fort
peu intéressant en raisons des pages bien tristes dont il devrait être émaillé" 47.

NOTES
1. STENGERS, J. (1977), "Combien le Congo a-t-il coûté à la Belgique ?", Ar, roy. des Sc. Col.,
Bruxelles, p. 146.
2. Cfr. Bulletin Officiel, 1892, p. 307.
3. Archives Africaines, Fonds IRCB (721) 61 Concessions accordées par l'Etat Indépendant du
Congo.
4. Cfr. Bulletin Officiel, mai-juin 1902, p. 151. Cfr. également J. STENGERS, op.cit., p. 152.
5. VANGROENWEGHE D., (1986), "Du sang sur les lianes. Léopold II et son Congo", Hatier,
Bruxelles, p. 17.
6. Cfr. lettre du 6 octobre 1932 de Louis Royaux à Basile Tanghe, Archives des Capucins Belges,
ACB, III. Ubangi. 1. Correspondances.
7. COOSEMANS, M., Royaux (Louis-Joseph) (28.11.1866-7.8.1936), dans Biographie Coloniale
Belge, t. III, Bruxelles, 1952, col. 756-758.

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165

8. ROYAUX L., (1931), Souvenirs de l'Ubangi (1892-1902) au Nord de l'Ubangi et du Mbomu.


Textes recueillis et publiés par B. Tanghe, Congo, I, Bruxelles, p. 377. Cfr A. LACROIX -FIVEZ
(Victor-Léon) (1855-1939) dans Biographie Coloniale Belge, t. III, Bruxelles, 1952, col. 304-307.
9. VANGROENWEGHE D., op.cit., p. 55.
10. SALMON P., (1966), Les carnets de campagne de Georges Bricusse (6 février 1894-18 juillet
1896), CEMUBAC, Bruxelles, LXXVI, p. 56. Cfr. également E. BOELAERT (1952), Ntange, dans
Equatoria, II, 15, Coquilathville, p. 59.
11. ROYAUX L., art. cit., p. 378.
12. ROYAUX L., art. cit., p. 379, cfr. également P. SALMON, La révolte batetela de l'expédition du
Haut-Ituri (1897). Témoignages inédits, Ac. roy. sc. o.m., Bruxelles, 1977.
13. ROYAUX L., Art. cit., pp. 382-383.
14. ROYAUX L., art. cit., p. 381.
15. Cfr. J.M. JADOT, Arnold (Rodolphe-Gaspard) (23.3.1876-26.6.1930) dans Biographie Coloniale
Belge, t. III., Bruxelles, 1952, col. 19-21.
16. Cfr. lettre du 12 novembre 1901 du Gouverneur Général à A. Baert. Archives Africaines, IRCB
(722) 73. Correspondances échangées entre Baert et léopold II.
17. NGBOKOTO, entrevue du 28 juin 1988 au village Yigbo (Ndekere). Sur le surnom Zebayi, cfr.
Jadot Arnold..., op.cit., col. 19-21.
18. Cfr. PULIERI (Dr), AIUTI (Giovanni) (4.10.1860-16.1.1913) dans Biographie Coloniale Belge,
t. III., Bruxelles, 1952, col. 8-9.
19. Cfr. A. LACROIX, Sauber (Jacques-Désiré) (27.7.1869-17.2.1921) dans Biographie Coloniale
Belge, t. III., Bruxelles, 1952, col. 784-785.
20. Cfr. VAN DER LINDEN F., Dubreucq (Fernand-Louis-Joseph) (3.9.1874-15.2.1929) dans
Biographie Coloniale Belge, t. II., Bruxelles, 1951, col. 302-303.
21. STENGERS J., (1989), Congo, mythes et réalités. 100 ans d'histoire, Duculot, Bruxelles, p. 97.
22. Cfr. lettre du 2 avril 1892 de Van Eetvelde au Gouverneur Général, Archives Générales du
Royaume, Papiers, Van Eetvelde (35) 36 correspondances avec les Gouverneurs Généraux
Ledeganck et Wahis.
23. STENGERS, J., op.cit., p. 97.
24. Archives des Capucins Belges, ACB.VI.83 (66) Rapports politiques de Banzyville.
25. VANDERVELDE E., (1911), La Belgique et le Congo, Paris, p. 50.
26. VAQUIER R., (1986), Aux temps des factoreries (1900-1950), Paris, p. 35. Cité par P. Salmon
(1990), "La carrière africaine de Harry Bombeeck, agent commercial (1896-1899)", Bruxelles,
pp. 10-11.
27. ...
28. AIUTI G., Cfr. Rapport cité ci-dessus.
29. DUBREUCQ, Rapport politique du mois de mars 1907. Cfr. A.C.B. VI.83 (66) Rapports
politiques de Banzyville.
30. AIUTI G., Rapport spécial concernant la récolte des produits domaniaux, Banzyville, le 25
mars 1905.
31. COQUERY-VIDROVITCH C. (1972), Le Congo au temps des grandes compagnies
concessionnaires (1898-1930), Paris, p. 166. Cité par P. Salmon op.cit., p. 11.
32. AIUTI G., Cfr. Rapport cité ci-dessus.
33. Cfr. A.C.B. VI.83 (66) Rapports politiques de Banzyville, 1902-1908.
34. Cfr. NGBOKUDE Selo, entrevue du 28 juin 1988 à Sokoro (Ndekere).
35. Cfr. ARNOLD R., Rapport politique du mois de mars 1902. Cfr également A.C.B. VI. 83 (66)
Rapports politiques de Banzyville, 1902-1908.
36. ARNOLD, R., Cfr. Rapport cité ci-dessus.
37. ARNOLD R., Rapport politique du mois de juin.

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38. AIUTI G., Rapport politique du mois de janvier 1904. Cfr. A.C.B. VI.83 (66). Rapports politiques
de Banzyville.
39. AIUTI G., Rapport politique du mois de janvier 1904.
40. Le Gouverneur Général Wahis est, selon Vangroenweghe, l'instigateur de la méthode de prise
d'otages. Cfr. VANGROENWEGHE, op.cit., p. 74.
41. ARNOLD R., Rapport politique du mois d'avril 1903.
42. Cfr. NGBOKUDE Selo, entrevue du 28 juin 1988 à Sokoro (Ndekere). Cfr également R. ARNOLD,
Rapport politique du mois de mars 1902.
43. Cfr. lettre du 7 mars 1906 du Gouverneur Général à A. Baert. Cfr. IRCB (722) 73.
Correspondances échangées entre Baert et Léopold II.
44. ARNOLD R., Rapport politique du mois de mars 1902.
45. Cfr. Rapport de la Commission d'enquête dans Bulletin Officiel, 1905, pp. 236-237. Cfr
également VANDERVELDE E., op.cit., p. 104.
46. VANDERVELDE E., op.cit., p. 98.
47. Cfr lettre du 6 octobre 1933 de L. Royaux à Tanghe. Arch. citées ci-dessus. Cfr également
ROYAUX, L., Souvenirs..., art.cit., p. 381.

RÉSUMÉS
According to Léopold II, the profitability of the Congro (Zaïre) was to be assured through the
exploitation of rubber. However, the harvest of this product was carried out with violence as
illustrated in the example of the Banzyville territory (Mobayi-Mbongo), far from the eyes of
protestant missionaries. This study, based on an unpublished document, shows the working
conditions of the population left both in the hands of and to the whims of officers of the "Etat
Indépendant du Congo". Between 1902 and 1908, the territory produced 156,646 kg of rubber.
This production was obtained at the cost of enormous brutality inflicted on the population.
Numerous revolts were cruelly put down. The principle figures in these atrocities were the
lieutenants Louis Royaux and Rodolphe Arnold as well as captain Ciovanni Aiuti. None of these
officers was taken to court. The exploitation of rubber has left the population of Banzyville still
nursing these painful memories.

AUTEUR
TE MOBUSA NGBWAPKWA
Université de Kinshasa – Kinshasa – République du Zaïre

Civilisations, 41 | 1993
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Le contrôle de la main-d’œuvre au
Burundi (fin XIXe siècle environ
1930)1
Tharcisse Nsabimana

1 La gestion de la main-d'oeuvre est une question importante dans tout système de


production, mais quand on en parle aujourd'hui, on pense plutôt à l'entreprise
moderne. Et pourtant dans toute économie moderne ou ancienne, une unité de
production, petite ou grande, doit gérer efficacement sa main-d'oeuvre. Ainsi toute
société a des mécanismes d'organisation du travail. La société burundaise, à la fin du
XIXe siècle, était également dotée d'un système de gestion de main-d'oeuvre. Au
contact de la colonisation, ce système a subi des modifications. Cette étude analyse la
gestion de la main-d'oeuvre au cours de ces deux périodes et ce jusque dans les années
1930.

La gestion de la main-d'oeuvre au Burundi à la veille de


la colonisation
2 La répartition de la main-d'oeuvre au Burundi à la fin du XIX e siècle était faite en
fonction de la distribution des richesses entre individus et entre catégories sociales.
3 Par richesse, il faut entendre : la terre, une grande progéniture, un grand troupeau de
bétail, les outils de production, et une abondance de produits vivriers. Certains auteurs
soutiennent que l'économie burundaise du XIXe siècle ne remplissait pas les conditions
d'une économie capitaliste moderne parce qu'il n'y avait pas d'accumulation de
capital2. Nous pensons qu'il y avait une forme d'accumulation de richesses. Cette
dernière ne se faisait bien sûr pas par la spéculation sur les marchés d'échange comme
cela se fait aujourd'hui, mais à travers l'exercice du pouvoir politique et l'influence
sociale.
4 En principe, tout individu cherchait à acquérir une terre, facteur de production
fondamental pour satisfaire le besoin primordial, à savoir la production des vivres.

Civilisations, 41 | 1993
168

Mais tout le monde ne se contentait pas de la satisfaction de ce besoin. Certains


individus cherchèrent à accumuler la terre et la convertirent en capital.
5 Les autorités politiques se servirent de leur pouvoir pour acquérir de grandes étendues
de terres. Ceux qui exerçaient des fonctions rituelles obtenaient des terres
supplémentaires en récompense aux services rendus au roi et aux chefs. Les gens
ordinaires pouvaient également en demander au roi et aux chefs (itongo ry'umuheto).
L'acquisition de cette récompense foncière pourrait être interprétée comme une forme
d'accumulation de la terre, mais également comme un moyen de s'assurer d'une main-
d'oeuvre supplémentaire pour ceux qui la cédaient.
6 Le roi était théoriquement le propriétaire de toutes les terres. Les sujets n'avaient que
le droit d'usufruit. A notre avis, cette propriété, même théorique, légitimait le système
de corvées qui assurait au roi et aux chefs une grande réserve de main-d'oeuvre.
Comme le constate Roger Botte "le contrôle sur la terre assure plus fortement le
contrôle sur les possesseurs"3.
7 Les gens qui habitaient près des domaines royaux pouvaient exploiter quelques
parcelles sur ces domaines à leur propre compte. En retour, ils cultivaient les champs
du roi4. Ainsi, à travers le système de corvées, le roi était assuré d'une main-d'oeuvre
provenant de tout le royaume, et d'une autre plus ou moins permanente, et à portée de
la main.
8 Les chefs obtenaient également une main-d'oeuvre provenant des sujets qui
s'acquittaient de leurs obligations. Ils disposaient aussi d'une main-d'oeuvre provenant
des clients auxquels ils avaient donné des terres.
9 Les ritualistes de la cour royale et ceux des cours des chefs se constituaient également
une clientèle en distribuant des biens (terres et bétail) qu'ils avaient reçus en
récompense des services religieux rendus. En retour, ces clients constituaient une
main-d'oeuvre dévouée et fidèle à ces hommes de secrets.
10 Des gens ordinaires mais riches pouvaient aussi se constituer une main-d'oeuvre
supplémentaire à celle de leur famille par le système de kugererra et/ou gutiza
ubwatsi, une sorte de métayage. Le bénéficiaire de la terre devait remettre au
propriétaire une partie de la récolte, et lui fournir une main-d'oeuvre. Il en était de
même pour le mushumba (domestique) qui ne payait le droit de résider dans la famille
hôte que par son travail.
11 La distribution de la terre devint donc un outil important pour l'accumulation de la
main-d'oeuvre. Il en était de même de la distribution du gros bétail.
12 Le roi et les chefs étaient de grands propriétaires du gros bétail. Ainsi, ils en
contrôlaient jusqu'à un certain niveau la circulation et ce non seulement à travers les
relations politique, mais aussi de voisinage, d'amitié et de parenté. C'est ce qu'on a
appelé l'Ubugabire. Le système d'Ubugabire se concrétisait par le don d'une tête de
bétail. Le donateur devenait Shebuja "patron", et le récipiendaire Umugabire "client".
Nous ne l'analysons ici que dans ses rapports avec l'accumulation de la main-d'oeuvre.
13 Le "patron" pouvait être un "supérieur", par exemple une autorité politique, et le
client, un sujet. Dans d'autres cas, le patron et le client étaient tous des gens ordinaires,
de même ethnie ou d'ethnies différentes5. Lorsque la relation d'Ubugabire s'établissait
entre un "supérieur" (une autorité politique par exemple) et un sujet, les rapports qui
en résultaient étaient pratiquement les mêmes que ceux issus du don d'une terre.

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169

14 Comme la terre, tout le bétail appartenait théoriquement au roi. Cette propriété


devenait réelle après les épizooties qui dévastaient les troupeaux comme lors de la
peste bovine de 1891-1892 qui emporta environ 95 % du bétail6. Le bétail qui survécut
fut réquisitionné par la cour royale pour la reproduction et la redistribution 7. Ainsi tous
ceux qui recevaient une tête de bétail du roi après les épizooties devenaient des clients
effectifs du roi.
15 Que ce soit dans des situations régulières ou irrégulières, l'Ubugabire entre
"supérieur" et sujets renforçait les rapports de dépendance qui existaient déjà. Le roi et
les chefs s'en servirent pour se constituer une réserve de main-d'oeuvre permanente et
fidèle.
16 Le contrat d'Ubugabire qui liait les gens ordinaires, les amis ou les membres d'un
même clan était sous-tendu par l'offre de la main-d'oeuvre par le client au patron. Le
premier accomplissait des tâches agricoles et pastorales, il aidait le patron à organiser
les cérémonies marquant certaines étapes de la vie telles que la naissance, le mariage,
le décès. Le contrat pouvait cependant prendre fin, notamment après la remise par le
client d'une génisse descendant de la vache que ce dernier avait obtenue 8.
17 E. Mworoha soutient qu'Ubugabire n'était pas une forme d'exploitation du client par le
patron, mais des "échanges volontaires fondés sur les amitiés et l'interdépendance
économique"9. Cependant, le besoin pouvait amener quelqu'un à accepter des
conditions difficiles pour le satisfaire, d'où risque d'abuser d'un système d'échanges
qui, au départ, pouvait être effectivement justifié par la nécessité d'une
complémentarité économique.
18 Comme pour la distribution de la terre, il n'y a pas de doute que l'Ubugabire ait été un
moyen d'accumuler la main-d'oeuvre, et cela à plusieurs niveaux de la société.
19 La circulation d'autres formes de richesses comme le petit bétail et les outils de
production n'était pas aussi rigoureusement contrôlée que la terre et le gros bétail. En
effet, le petit bétail n'occupait qu'une place secondaire dans l'économie du pays. Il ne
jouait pratiquement pas de rôle social. Toutefois, les outils de production étaient d'une
certaine importance dans les relations inter-individuelles. La houe par exemple était un
outil de première nécessité. Tout le monde ne pouvait pas s'en fabriquer faute de
maîtriser la technique et d'accéder à la matière première (minerais de fer) 10. Elle
pouvait donc être accumulée et utilisée pour se constituer une clientèle.
20 Le roi avait, par exemple, ses propres forgerons dont la tâche était de produire les
houes et les autres objets en fer (lances, flèches, couteaux). Il avait également d'autres
artisans à son service pour le travail du bois, la vannerie, la fabrication d'habits en
écorce de ficus etc... Quant aux chefs, ils recevaient les outils en fer et autres objets
d'artisanat des spécialistes auxquels ils avaient donné du bétail et de la terre. Ici il
s'agit également d'une accumulation de main-d'oeuvre spécialisée. Les gens ordinaires
fabriquaient eux-mêmes les objets dont ils avaient besoin ou ils les obtenaient en
échange contre des produits agricoles et d'élevage.
21 La guerre était un autre moyen d'accumuler la main-d'oeuvre. En effet, la puissance
d'un chef s'évaluait au nombre de ses sujets. Un des moyens de les augmenter était
précisément de faire la guerre aux chefs voisins. Après la guerre, le vaincu perdait ses
sujets, ses terres et son bétail. Ainsi les sujets du chef voisin constituaient une réserve
potentielle de main-d'oeuvre, à condition de s'imposer sur lui. Les terres et le bétail

Civilisations, 41 | 1993
170

acquis après une victoire étaient des moyens d'attirer une nouvelle clientèle qui allait
contribuer à l'augmentation de la main-d'oeuvre.
22 La terre et la vache étaient ainsi des signes de richesse et des atouts pour exercer une
influence sociale. Comme le fait remarquer F. Marchi parlant du Rwanda : "De
nombreux troupeaux sont synonymes de puissance parce que le propriétaire peut se
créer par cessions contractuelles diverses une vaste clientèle d'abagaragu qui vit
autour de lui, cultive, travaille et exécute les corvées etc."11.
23 Le roi, les chefs et les gens ordinaires qui bénéficiaient du travail des autres
cherchèrent également à s'en assurer de façon permanente. Il fallait pour ce faire
contrôler la reproduction de la main-d'oeuvre. Le système de distribution de la terre et
du bétail joua encore une fois ce rôle.
24 Les descendants d'un client continuaient à accomplir les obligations de leur père à
l'égard de ces autorités. Il en était de même des descendants des clients des gens
ordinaires bien que dans ce dernier cas, il ait été plus facile de casser le contrat. Un
informateur nous parle d'une situation de ce genre qu'il a connue: "Cambu, grand-père
de Nyawenda, avait obtenu une propriété foncière de mon grand-père Rusongore.
Lorsque ce dernier décéda, Cambu continua à fournir des prestations à mon père. A la
mort de ce dernier, c'était mon tour d'en bénéficier"12. Ainsi de père en fils, plusieurs
générations étaient impliquées dans ce système de clientélisme foncier. Il en était de
même pour le Bugabire où on note que le fils et le petit-fils de quelqu'un qui
fournissait des prestations pour une vache reçue, continuaient à rendre les mêmes
services au donateur13. Rappelons que le contrat d'Ubugabire prenait fin avec la remise
d'Inyokorano (la génisse remise au patron). Il convient de noter l'importance sociale
de ce système à travers lequel des relations sociales agissantes étaient tissées entre les
deux partenaires.
25 Au niveau du ménage, le contrôle de la reproduction de la main-d'oeuvre pouvait être
fait par les parents. A la fin du XIXe siècle, l'unité de production était le ménage. La
main-d'oeuvre était essentiellement familiale. Pour survivre, le ménage devait se
reproduire biologiquement, c'est-à-dire avoir des enfants. Ceux-ci constituaient une
main-d'oeuvre non négligeable. La question qui se pose ici est de savoir si le mariage
des enfants (filles et garçons) était un moyen de reproduction de main-d'oeuvre ou de
perte de celle-ci pour les parents.
26 En retardant le mariage de leurs enfants, certains parents bénéficiaient plus longtemps
de leur travail. Théoriquement, ils pouvaient le faire en refusant de payer la dot pour
leurs fils. Celle-ci était sous forme de gros bétail ou de houes. Ces biens étaient difficiles
à acquérir sans l'aide des parents. De même, une fille ne pouvait épouser quelqu'un
sans l'accord des parents.
27 Le mariage des filles était effectivement considéré comme une perte de main-d'oeuvre,
et la dot comme une sorte de compensation. Cependant si les autres conditions pour le
mariage étaient réunies (âge, bons rapports entre les futures belles familles), les
parents ne pouvaient pas s'opposer au mariage de leurs filles sous prétexte qu'ils
perdraient une main-d'oeuvre. En réalité, elles n'étaient pas complétement perdues. De
temps à autre, les femmes mariées revenaient donner un coup de main à leurs parents.
Plus tard, elles leur envoyaient un ou deux enfants pour y résider pendant une période
plus ou moins longue afin de les aider. Comme le disait P. Harimenshi "par le mariage,
la femme va rejoindre la demeure de son mari... elle s'intègre dans le clan de son mari,

Civilisations, 41 | 1993
171

mais elle n'y entre pas. Elle reste sous l'influence des membres de sa famille d'origine
qui sont d'ailleurs prêts à l'exercer chaque fois que l'occasion se présente" 14.
28 Théoriquement, les garçons restaient sous le contrôle de leurs parents, comme le
rapporte cet informateur : "Au mariage de mon fils, il devient un chef de ménage, mais
aussi longtemps que je suis vivant, je reste chef de l'exploitation (Nyene urugo). On ne
dit pas qu'on va chez mon fils, même s'il est marié et puissant. Même s'il a déjà trois
enfants, on continue à considérer le père comme chef d'exploitation" 15. Les fils déjà
mariés étaient socialement obligés d'aider leurs parents pendant les saisons de grands
travaux. Tout comme les filles, les fils envoyaient un ou deux enfants chez leurs parents
pour les aider. Les parents comptaient sur un fils et ses enfants, plus souvent, que sur
une fille.
29 Pour répondre à la question posée de savoir si les parents retardaient le mariage de
leurs enfants et s'ils avaient une raison quelconque de le faire, nous dirons que les
parents avaient les moyens de le faire, mais qu'il n'y avait aucun intérêt. Des cas rares
pouvaient se produire et ce à cause de l'égoïsme des parents ou d'une mésentente entre
ces derniers et les enfants.
30 Ces mécanismes d'accumulation et de contrôle de la reproduction de la main-d'oeuvre
ont survécu pendant la période coloniale, mais d'autres ont été également mis en place.
De nouveaux besoins sont apparus. Ainsi le pouvoir de décision en matière de gestion
de la main-d'oeuvre échappa au roi, aux chefs, voire même au responsable du ménage
en ce qui concerne la main-d'oeuvre familiale.

Nouveaux besoins de main-d'oeuvre, autres


mécanismes de contrôle au début de la période
coloniale
31 Au début de l'occupation allemande, il n'y avait pas encore de grands travaux de
construction de routes ou de plantations pour provoquer une grande demande de
main-d'oeuvre. Comme le fait remarquer Carol Dickerman, seuls les travaux
domestiques, le portage et la construction de quelques postes administratifs occupaient
une portion de la main-d'oeuvre : "Uskilled labor was needed to perform various tasks
for newcomers. Europeans, Asians and Africans alike employed local men as servants.
Most of the soldiers and artisans posted to Usumbura had families and hired local
Rundi as domestics. German officers, priests and Indians and arab merchants also hired
men to wash, cook and clean"16.
32 Cependant, le portage devint plus important vers la fin de l'occupation allemande avec
le développement du commerce et le transfert de la capitale de la Résidence de
l'Urundi, d'Usumbura à Gitega. "In 1911-1912, probably the peak years of Usumbura's
commercial prosperity under German rule perhap 400 caravans of varying sizes were
organised in Usumbura. Even if only a part of the porters for such caravans were drawn
from the Usumbura area, the man-power needed were such as to require the
participation of many local Rundi. Any chief who did not respond to the requisition of
his men faced punishment"17.
33 De plus, avec le programme de lutte contre la maladie du sommeil, une grande main-
d'oeuvre était recherchée pour débroussailler les plaines du Lac Tanganyika et la vallée
de la Rusizi.

Civilisations, 41 | 1993
172

34 En outre, l'impôt de capitation devint rapidement un autre moyen de mobiliser une


main-d'oeuvre nombreuse pour des activités autres que la production vivrière. Chaque
homme adulte devait payer annuellement une roupie ou travailler 30 jours pour
l'administration. Comme il était difficile de gagner la roupie, il y a lieu de penser que
beaucoup de gens n'avaient d'autres options que de travailler les 30 jours.
35 Plus tard, l'administration coloniale argumenta que l'impôt de capitation était dans la
logique des corvées imposées par le roi et les chefs pendant la période pré-coloniale. En
réalité, l'impôt était plus lourd que les corvées parce que ces dernières n'étaient pas
imposées à chaque individu, mais au clan entier. De plus, l'impôt de capitation
représentait une charge supplémentaire puisque les corvées n'étaient pas encore
abolies au moment où il était institué.
36 Avec la colonisation belge, la mobilisation et le recrutement de la main-d'oeuvre devint
un élément important de la politique économique.
37 Entre 1920 et 1930, la main-d'oeuvre du Rwanda-Urundi était recrutée pour les
compagnies exploitant les mines du Katanga, ainsi que pour les plantations et les mines
de l'Est du Congo belge. "By 1920, European industry and commerce were emerging in
these areas-firms with branches and head quarters in Zaïre and Bujumbura. European
settlements in Eastern Zaire and the Rusizi River, the Union Minière du Haut Katanga
required larger amounts of African labor"18. Par ailleurs, des gens ont été recrutés pour
travailler dans les sociétés agricoles installées au Burundi comme la Compagnie de la
Rusizi, la compagnie du Kivu, la Société des Plantations de l'Urundi et la Compagnie
Agricole de l'Urundi, et dans la construction des routes.
38 Cependant, tout comme pendant la période allemande, l'activité qui mobilisait le plus
de gens était le portage. Cette situation était aggravée à la fin des années 20 par le
manque de routes et de véhicules. Le rapport économique du territoire de Kayogoro de
1926 fait mention de plus de 6.000 porteurs recrutés dans ce seul territoire pendant une
période de 4 mois19.
39 L'autre activité qui préoccupait le pouvoir colonial belge en son début était la
construction des routes. Dorsey Learthen le montre clairement. "Roads were especially
important not only for lowering the cost of transport but also for reducing the need for
carriers. The latter had been recructed since the German occupation, but their
numbers... in 1925, 71.912 had grown so large as to cause a shortage of man power in
agriculture and commerce, thus creating a dilemma for an administration committed
to African commercial agriculture and European entreprises. The solution was to be
found in road construction"20.
40 Jusqu'en 1928, ce sont donc les routes qui préoccupaient l'administration. Après la
famine de 1928-1929, et la mise sur pied du programme de redressement économique
de Charles Voisin, la main-d'oeuvre devait être orientée vers les travaux en rapport
avec ce programme21.
41 La main-d'oeuvre était, pour l'administration coloniale, un important facteur de
production22. L'autorité coloniale voyait cependant deux obstacles liés à sa mobilisation
complète : la capture de cette main-d'oeuvre par les chefs et la paresse du Murundi.
42 Les impôts et autres taxes avaient pour objectif d'amener les africains à aimer le
travail. Dorsey Learthen le fait bien remarquer : "they (the Administration) reasonned
that higher taxation, regardless of how it was obtained, would help to overcome the
African's repugnance to work, which European officials further beleived was common

Civilisations, 41 | 1993
173

and which prevented the African from making an effort that would transcend his desire
to produce only for his immediate or primordial needs"23.
43 Aussi l'administration coloniale prétendait qu'une grande main-d'oeuvre était capturée
par le roi, les chefs et les sous-chefs à travers le système de prestations. Elle décida
d'abolir ces dernières. En réalité, c'était pour libérer une main-d'oeuvre nécessaire à
l'agriculture commerciale et à d'autres corvées coloniales24. Les résultats obtenus n'ont
pas été ceux qui étaient attendus. Il y eut plutôt un mouvement d'émigration vers les
territoires britanniques : l'Uganda et le Tanganyika Territory 25.
44 Le manque de main-d'oeuvre était donc un problème sérieux aussi bien au niveau
national que familial. La question qui se pose est de savoir comment elle a été répartie
entre les travaux domestiques, l'agriculture et les obligations coloniales.
45 Le temps imparti aux travaux domestiques devint plus long. Les cultures diffusées dans
le cadre de la lutte contre les famines (le manioc, la patate douce et la pomme de terre)
exigeaient un temps plus long pour la préparation du terrain que pour les céréales et
les légumineuses. Voici ce que nous confie un des informateurs à propos de la diffusion
de la pomme de terre : "Personne ne sait comment ces pommes de terre furent
diffusées, d'où la semence est venue. Lorsque nous préparions le terrain pour le sorgho,
nous arrachions de très grosses tubercules et les jetions derrière nous. Les gens pauvres
venaient alors nous en demander, et nous leur en donnions. Nous ne savions qu'en
faire. Ils les cuisaient sans les éplucher, et lorsqu'ils les mangeaient, ils vomissaient
après un temps, ils apprirent à enlever l'écorce en les frottant les unes contre les autres
dans un panier. Finalement, ils surent comment les éplucher et elles devinrent un bon
aliment"26.
46 Apparemment, il a fallu également du temps pour que les gens s'habituent à la
préparation de la pomme de terre. L'opération elle-même, à savoir éplucher toutes les
pommes de terre nécessaires pour un repas, une à une, prenait beaucoup de temps.
47 Il en était de même pour le manioc. Celui-ci était de deux variétés, une amère et une
autre douce. La variété amère était la plus diffusée et la plus difficile à préparer. Elles
résistait aux maladies cryptogamiques et n'était pas recherchée par les animaux
prédateurs. L'administration coloniale considérait les difficultés de préparation du
manioc comme un obstacle à son adoption par la population 27. En effet, comme pour la
pomme de terre, apprendre la préparation de la variété amère a pris beaucoup de
temps. Voici ce que nous raconte un informateur à ce propos. "Ce sont les chefs et les
sous-chefs qui faisaient cultiver le manioc sur un terrain en friches... Après leur récolte,
nous les rouissions et les séchions. Quelques temps plus tard nous les rouissions une
seconde fois et ensuite nous les séchions complètement" 28. Toutes ces opérations
constituaient un travail supplémentaire pour les femmes et les enfants qui étaient
responsables de la préparation des repas.
48 Le travail domestique était aussi accru par la pression coloniale pour améliorer les
conditions d'hygiène. Les différentes épidémies qui s'étaient développées à partir des
années 1890 n'avaient pas encore disparu après 193129.
49 Le gouvernement et les missions insistèrent d'abord sur la prévention et organisèrent
des campagnes de vaccination et de destruction des agents vecteurs de maladies telles
que la mouche tsé-tsé, l'anophèle, notamment dans la plaine de l'Imbo. Des
consultations prénatales et pour nourrissons furent aussi organisées. Des mises en

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quarantaine des malades affectés par des maladies contagieuses furent décidées et
exécutées. Parfois, on mettait le feu aux maisons qui avaient abrité les malades 30.
50 Ces actions médicales devaient certainement avoir un effet positif à moyen et à long
terme. Néanmoins, elles désorganisèrent le rythme de la production et causèrent la
panique parmi les populations. Ce sont les vaccinations qui causèrent le plus de tort à la
population. Elles provoquèrent des gonflements de bras, voire des ulcères au point que
les gens ne se rendaient aux centres de vaccination que par force. De plus, les distances
à parcourir pour se rendre à ces centres étaient longues. Comme alternative, une
équipe médicale itinérante fut mise sur pied pour visiter la population à domicile. Pour
l'administration, ce processus permettait de vérifier en même temps l'état hygiénique
des habitations. Les gens ne voyaient pas d'un bon oeil ces visites qui étaient gênantes.
51 Les programmes médicaux augmentaient le travail des femmes. C'étaient elles qui
menaient les enfants aux vaccinations et qui se rendaient aux consultations prénatales.
C'étaient elles qui devaient s'occuper des soins des enfants et de l'habitation.
Cependant, il s'agit ici d'un manque à gagner difficile à évaluer, car si, à court terme,
une bonne partie de la main-d'oeuvre a été empêchée de vaquer aux activités
habituelles de production, à moyen et à long terme, les effets positifs des services de
santé étaient certains. Ainsi pouvons-nous dire qu'à court terme, le travail domestique
et les soins de santé ont été en conflit avec les travaux agricoles initiés dans le cadre du
plan de redressement économique de Charles Voisin (voir note 20).
52 Quant aux activités agricoles de l'époque, elles peuvent être groupées en trois
catégories : celles relatives aux cultures vivrières régulières, celles concernant les
cultures vivrières obligatoires, et enfin celles relatives aux cultures de rapport. Les
cultures vivrières régulières étaient généralement annuelles ou saisonnières (céréales,
légumineuses). Les cultures vivrières obligatoires sont pérennes (manioc) ou
saisonnières mais résistant aux fluctuations climatiques (patates douces). Les cultures
de rapport étaient notamment le café, le coton, le quiquina, mais nous ne parlerons que
du café.
53 Les cultures annuelles exigeaient la même quantité de travail toutes les années, sauf la
première année, celle du défrichement. Les cultures saisonnières étaient en principe
celles qui devaient consommer le plus de main-d'oeuvre. Quant aux cultures pérennes,
elles exigeaient beaucoup de main-d'oeuvre au moment de l'installation des
plantations. Toutefois, les travaux d'entretien provoquaient un conflit de calendrier
avec les cultures annuelles et saisonnières non obligatoires, voire avec celles qui étaient
obligatoires (patates douces, pommes de terre).
54 Pour nous faire une idée du temps que les cultures obligatoires prenaient à
l'agriculteur, il nous suffit de rappeler les mesures fixant les superficies minimales par
"Homme Adulte Valide" (HAV). L'ordonnance du 7 novembre 1924 exigeait de chaque
chef de ménage d'établir cinq ares de cultures non-saisonnières. Le règlement n° 96
(Agri du 20 août 1931) exigeait quant à lui que toute personne adulte valide et non
salariée maintienne en culture une superficie minimale de 50 ares entièrement réservés
aux plantations vivrières parmi lesquels 15 ares étaient consacrés aux plantes non
saisonnières31.
55 Au niveau des exigences en main-d'oeuvre, ces deux règlements sont très différents.
Celui de 1924 exigeait au chef de ménage d'entretenir seulement cinq ares. Celui de
1931 imposait 50 ares à chaque personne adulte. On voit clairement, que dès 1931, rien
que pour les cultures vivrières obligatoires, la demande de main-d'oeuvre s'accrut de

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1.000 %. De plus, ceci prouve une fois de plus que le ménage cessait d'être la base pour
la gestion de la main-d'oeuvre au profit de l'individu (Homme Adulte Valide).
56 Mais pour que chaque personne adulte puisse mettre en culture 50 ares, il fallait des
terres supplémentaires. En effet, tout le monde n'en disposait pas. L'administration
demanda aux chefs et sous-chefs d'en fournir à chaque sujet qui en avait besoin. Le
rapport d'administration belge sur le Ruanda-Urundi de 1928 précise que "les chefs et
notables sont contraints, dans toute la mesure du possible, à livrer à leurs administrés
les terrains nécessaires aux plantations et ces derniers ont été tenus de travailler la
terre et de l'ensemencer"32.
57 Ceci eut beaucoup de conséquences sur la gestion de la main-d'oeuvre. Les terres
étaient généralement éloignées des domiciles des bénéficiaires. Ces derniers perdaient
beaucoup de temps sur le chemin en se rendant aux champs et en y revenant. De plus,
les cultures qui y étaient pratiquées étaient du manioc et des patates douces. Il fallait
donc transporter les boutures sur de longues distances. C'était une véritable corvée.
Voici un témoignage d'une de nos informatrice à ce propos : "J'ai transporté des
boutures de manioc, mon enfant aîné au dos. Nous étions réquisitionnés. Autrefois,
quand un homme allait faire du commerce (guhanzura), on le réquisitionnait pour les
travaux obligatoires. Quand on m'a réquisitionnée, mon mari était absent. Arrivé à la
maison, il a eu pitié de moi parce que je venais de mettre au monde et j'avais un enfant
au dos. Il est venu à ma rencontre pour m'aider. Il m'a rencontré à Rukonwe. J'avais un
lourd fagot de boutures de manioc et l'enfant au dos. Nous avons souffert" 33.
58 A ces cultures obligatoires, il faut ajouter le drainage des marais. Le rapport de
l'administration belge sur le Ruanda-Urundi, pendant l'année 1930, est clair à ce sujet.
"La transformation des marais en terres agricoles est un des autres objets assignés à
l'activité des autochtones". Dans certains cas, l'Administration est intervenue
directement, en ce sens qu'elle a pris à sa charge les travaux de drainage dont l'étendue
et la profondeur rebutaient les cultivateurs indigènes34.
59 L'intervention de l'administration devait alléger la population de ces lourds travaux de
drainage. Mais il ne suffisait pas de creuser les drains. Il fallait aussi les entretenir. Ce
n'était pas une tâche facile. Eeckhout, un expert du génie rural écrivait à ce propos en
1941 : "votre drainage... effectué, il ne reste qu'à l'entretenir chaque année, à nettoyer
les canaux pour les tenir ouverts à la profondeur et la largeur nécessaires : un travail
aussi important que le drainage même, car, s'il est négligé, il ne faut que quelques
années pour que tout soit à recommencer"35. La mise en valeur des marais était une
tâche difficile, et de surcroît, elle coïncidait avec la récolte des cultures de collines.
60 Les cultures de rapport exigeaient quant à elles un travail intensif, donc une main-
d'oeuvre presque permanente. Il fallait établir et entretenir une pépinière, transplanter
les plants, entretenir la plantation, récolter etc... Le café était et reste la culture de
rapport la plus importante au Burundi ; c'est sur elle que nous nous basons pour
estimer la main-d'oeuvre que les cultures de rapport pouvaient occuper. Nous partons
de son calendrier agricole.
61 Les activités relatives à la culture du café sont échelonnées sur plusieurs années. Ainsi,
la première année, de septembre à décembre, il y avait des activités relatives à
l'établissement de la pépinière. La deuxième année, d'octobre à décembre, c'était le
transfert des plants, de la pépinière à la plantation, préparée l'année précédente. La
troisième année et les années suivantes, le caféiculteur faisait des travaux d'entretien,
et lorsque le caféier commençait à produire, il fallait récolter. On pourrait faire les

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observations suivantes en rapport avec la main-d'oeuvre nécessaire pour la culture du


café.
62 Le caféier est une culture pérenne, aussi la main-d'oeuvre peut être distribuée sur
plusieurs années. Mais il faut remarquer que la demande de main-d'oeuvre s'accroît
avec l'âge de la plantation, puisqu'il faut l'entretenir, et au besoin remplacer les vieux
caféiers.
63 La plupart des activités agricoles ayant trait à la caféiculture sont concentrées entre
mai et juillet, une période de récolte des cultures de collines et des travaux dans les
marais.
64 Compte tenu de cette distribution d'activités sur plusieurs années, et des dimensions
relativement réduites d'une plantation de café (5,40 ares sauf pour les grands chefs), la
caféiculture ne devrait pas consommer beaucoup de main-d'oeuvre. Cette observation
est toutefois en contradiction avec les témoignages de gens qui y étaient astreints. Pour
eux, la caféiculture était tellement dure que beaucoup de gens préférèrent s'exiler.
"Lorsqu'on a introduit le café, chaque personne (ménage en réalité) était obligé de
planter 65 caféiers. Le trou dans lequel devait être planté un caféier avait des
dimensions telles qu'un homme adulte pouvait s'y asseoir. Il fallait y mettre de la
fumure. Trois moniteurs agricoles supervisaient le travail. S'il n'était pas bien fait, tu
étais malheureux. Le paillis devait aller jusqu'à la hauteur des genoux. Après ils ont
augmenté le nombre d'arbres requis. A son début, la culture du café était une calamité.
Des gens ont fui vers Kigoma... D'autres se sont résignés" 36. Nous pensons que les gens y
résistèrent parce qu'ils ne voyaient aucun intérêt d'entretenir cette culture. De plus, ils
y étaient forcés.
65 Les autres cultures de rapport exigeaient moins d'effort parce que les dimensions
requises étaient beaucoup plus petites (environ 100 m2)37. La pression était moins forte
par rapport au café et aux autres corvées. Cependant, ceci est à prendre avec réserve
pour la culture du coton dans la plaine de l'Imbo. Nous savons par ailleurs que c'est une
culture très contraignante38.
66 Nous pourrions donc dire que les cultures de rapport ont absorbé une bonne portion de
main-d'oeuvre, mais pas dire qu'elles ont pris la part du lion. Les corvées exigeaient
aussi une grande main-d'oeuvre : les corvées dues aux chefs, appelées par les autorités
coloniales "prestations traditionnelles" avant qu'elles ne soient abolies, et les corvées
coloniales qualifiées par les mêmes autorités de "travaux exécutés pour l'intérêt de la
population". Les premières étaient des travaux agro-pastoraux exécutés au profit d'un
chef. La deuxième catégorie était constituée de travaux de construction de routes, de
reforestation, de portage etc.
67 Cette analyse globale de la gestion de la main-d'oeuvre en situation coloniale cache
cependant des cas particuliers fort intéressants pour la compréhension des stratégies
adoptées par les ménages. L'agriculteur essaya de résoudre le problème de conflit de
calendrier agricole, soit en laissant les travaux de champs non obligatoires aux enfants
ou en allongeant la journée de travail. Ainsi les gens cultivaient les champs non-
obligatoires très tôt le matin ou tard le soir, avant et après les travaux obligatoires.
D'autres fois, ils s'absentaient purement et simplement. Mais dans ce dernier cas, ils
s'exposaient aux fouets ou à d'autres punitions qui différaient suivant les sexes.
68 Il arrivait aussi des cas où l'agriculteur abandonnait les champs près de l'habitation, en
fait les plus productifs. Voici ce que nous dit cet informateur à ce propos : "pendant les

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travaux obligatoires, nous ne travaillions plus notre propriété. Nous n'y travaillions pas
du tout. Tout le temps, nous étions déplacés, de lieu en lieu, et les champs sur nos
propres propriétés retournèrent en friches"39.
69 La main-d'oeuvre était un besoin permanent et non temporaire. Un travail important
reste à faire. Il faudra multiplier des enquêtes orales à travers des études de cas pour
comprendre l'histoire du travail et de son organisation, pendant la période coloniale,
voire après l'indépendance.

NOTES
1. Ce texte a été présenté au Colloque d'Antananarivo sur Pouvoirs et Etats dans l'histoire de
Madagascar et du Sud-Ouest de l'Océan Indien, organisé du 6 au 12 juin 1991. Nous remercions les
organisateurs de cette rencontre scientifique qui nous donné l'occasion d'y participer.
2. MWOROHA Emile et Alii, Histoire du Burundi des origines à la fin du XIX e siècle, Hachette, Paris,
1987, p. 74.
3. BOTTE Roger, "Processus de formation d'une classe sociale dans une Société Africaine Pré-
Capitaliste", in Cahiers d'Etudes Africaines, 14 (56), p. 610.
4. NSANZE Augustin, Un Domaine Royal au Burundi : Mbuye (environ 1850-1945), Paris, 1980, p. 3.
5. La littérature ethnographique fait croire que la relation d'Ubugabire s'établissait entre un
"supérieur" (autorité politique ou un riche pasteur en l'occurrence un mututsi) et quelqu'un de
condition inférieure (un sujet ou un agriculteur en l'occurrence un muhutu). Il s'agit là d'une
généralisation abusive. Toutefois, nous soutenons que l'Ubugabire créait une inégalité
psychologique entre patron et client, indépendamment de leur statut antérieur.
6. Il s'agit là des chiffres estimatifs à caractère indicatif. Il n'est pas moins vrai que la grande
peste bovine de 1891-1892 qui affecta toute l'Afrique orientale emporta beaucoup de troupeaux.
7. MBANZENDORE Caroline, enquêtes orales, Gahweza-Kinganda, juillet 1986.
8. Voir à ce propos l'article de Faustin RUTEMBESA : "Ubugabire dans le Burundi Ancien..., une
Institution Féodale ?", in Cahiers d'Histoire, n° 3, Département d'Histoire, Université du Burundi,
1985, pp. 41-51. Cet auteur précise qu'il "cite plusieurs catégories d'ingabire suivant le mode
d'entrée dans la relation Ubugabire" (p. 42). Dans le cas d'inka z'ubugenzi (bétail donné en signe
d'amitié), "les devoirs des parties n'étaient pas précis" (p. 43). Il n'y a donc pas nécessairement de
contre-partie en main-d'oeuvre.
9. MWOROHA Emile, Peuples et Rois d'Afrique des Grands Lacs, le Burundi et les Royaumes voisins au
XIXe siècle, Les Nouvelles Editions Africaines, Abidjan-Dakar, 1977, p. 189.
10. Pour plus de détails sur la question, lire notamment :
– CHRETIEN Jean-Pierre, "La Sidérurgie Ancienne du Burundi", in Culture et Société, 3, 1980,
pp. 65-74.
– CELLIS G., La Métallurgie traditionnelle au Burundi, Techniques et Croyances, Tervuren, Archives
d'Anthropologie 25, 1976.
11. MARCHI, F., "L'Elevage du gros et du petit bétail au Ruanda-Urundi", in Bulletin du Congo Belge
1939, p. 628, Abagaragu sont des clients.
12. MARIMBU Thomas, Enquêtes orales, Kiganda, août 1986.
13. MBANZENDORE Caroline, Enquêtes orales, Gahweza-Kinganda, juillet 1986.

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14. HARIMENSHI Pia, "La Femme Burundaise dans le Développement" in Au coeur de l'Afrique,
n° 3, 1975, p. 154.
15. RIRAGEZA, Enquêtes orales, Makamba, octobre 1986.
16. DICKERMAN Carol, "the Founding of Bujumbura", in Culture et Société, Centre de Civilisation
Burundaise, Vol VI, Bujumbura, 1983, p. 52.
17. Idem., p. 50.
18. LEARTHEN Dorsey, The Rwandan Colonial Economy, 1916-1941, Michigan State University, ph. D.
Dissertation, 1983, p. 73.
19. Le Rapport économique du Territoire de Kayogore, 1 er semestre 1926, Bujumbura, Archives
Nationales et Documentation, Kitega AA 109 /1918-1920.
20. LEARTHEN Dorsey, op.cit., pp. 56-57.
21. Ce programme avait entre autres objectifs de "remédier à la sous-alimentation des indigènes,
aux disettes et famines périodiques", par l'intensification des cultures, l'imposition à tout
indigène adulte et valide non exonéré, de cultiver et de maintenir en culture une plantation de
manioc ; reboisement systématique des territoires etc. Le texte intégral de ce programme est
repris dans le Rapport d'Administration belge sur le Ruanda-Urundi pendant l'année 1930,
pp. 5-6.
22. Lettre du Ministre belge des colonies au Gouverneur Général du Congo Belge du 10 avril 1928,
Bujumbura, Archives Nationales et Documentation. Kitega AA79 / 1928-32.
23. LEARTHEN Dorsey, op.cit., p. 56.
24. Idem., p. 63.
25. Voir à ce propos Jean-Pierre CHRETIEN, "Des sédentaires devenus migrants, les motifs de
départs des Burundais et des Rwandais vers l'Uganda (1920-1960), in Culture et Développement,
vol. X, n° 1, 1978, pp. 71-101.
26. MBANZENDORE Caroline, Enquêtes orales, Gahweza-Kiganda, juillet 1986.
27. Lettre du Président de l'Urundi du 8 janvier 1931 à tous les Administrateurs territoriaux.
Archives Nationales et documentation, Bujumbura, Kitega ABl / 1926-1931.
28. MBANZENDORE Caroline, Enquêtes orales, Gahwera-Kinganda, juillet 1986.
29. Voir à ce propos : NSABIMANA Tharcisse, Food Production History in Burundi : 1880-1945,
University of Wisconsin, Madison, ph. D. Dissertation 1988, pp. 83-115.
30. Rapport d'Administration Belge sur le Ruanda-Urundi pour l'année 1934, p. 84.
31. Réglement n° 96/Agri du 20 août 1931, du Résident de l'Urundi.
32. Rapport d'Administration Belge sur le Ruanda-Urundi pendant l'année 1928, p. 61.
33. NDIRAGORA, Enquêtes orales, Makamba, octobre 1986.
34. Rapport d'Administration Belge sur le Ruanda-Urundi pour l'année 1930, p. 83.
35. EECKHOUT, "Le Drainage des Marais", in Servir, n° 5, 2 ème année, 1941, p. 28.
36. RIRAGEZA, Enquêtes orales, Makamba, octobre 1986.
37. Instructions relatives à la campagne de culture du coton, Archives Nationales et
Documentation, Bujumbura, Kitega AA 132/139.
38. MBANZENDORE Caroline, Enquêtes orales, juillet 1986, Kiganda.
39. ...

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RÉSUMÉS
Manpower management is an important question in any production system, even if, when we
speak today, we associate the term with the modern factory. Yet, in any economy, ancient or
modern, a production unit whether small or large, must manage its manpower efficiently. Thus
all societies have organised work mechanisms. Burundian society, at the end of the 19 th century,
had its system for the management of manpower, which was modified when it came into contact
with colonialisation. This study examines this management over both periods up the 1930's.

AUTEUR
THARCISSE NSABIMANA
Université du Burundi – Bujumbura – Burundi

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Le travail force en Afrique


occidentale française (1900-1946)
Babacar Fall

1 Dans la première moitié du XXe siècle, la question sociale en Afrique Occidentale


Française (A.O.F.) est restée dominée par le régime du travail forcé, reflet de
l'interventionnisme de l'Etat colonial dans le processus de mobilisation de la main-
d'oeuvre indigène.
2 La vertu éducative du travail et le succès de l'entreprise coloniale sont sans cesse
évoqués par l'idéologie officielle pour justifier dans les colonies la pratique du travail
forcé assimilable à certains égards à la corvée que la Révolution française n'avait pas
hésité à abolir.
3 Dénoncé comme une forme arriérée et anti économique de mobilisation du travail
indigène, le travail forcé n'a pas moins survécu au-delà de 1946. Ce paradoxe ne
s'explique, peut-être, qu'en relation avec la logique de l'exploitation coloniale et
surtout la prépondérance d'une certaine conception de l'autochtone, simple outil de
travail non justement rémunéré, encore moins assuré des conditions de dignité de vie
dues à tout citoyen, qu'il soit producteur ou propriétaire.

L'imposition du travail forcé


4 L'abolition de la traite des esclaves, en mettant un terme à l'exportation massive de la
force de travail indigène, a amené les métropoles européennes à organisr la production
sur place par l'impulsion des cultures d'exportation. Cette mutation progressive s'est
traduite par l'apparition d'un double régime de la main-d'oeuvre dans les territoires de
l'A.O.F. : le travail forcé et le travail libre. Jusque dans les années trente, le travail forcé
apparaît dominant du fait de la mansuétude de l'administration disposée à procurer
aux entrepreneurs privés une main-d'oeuvre très bon marché et de surcroît contrainte
de travailler dans des conditions inhumaines.
5 La pénurie de main-d'oeuvre est alors évoquée pour justifier le recrutement par voie de
force. Le jugement péremptoire des défenseurs du travail forcé fait force de loi. "C'est

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méconnaître totalement la mentalité des indigènes que de croire qu'ils viendront


d'eux-mêmes proposer leur travail au colon. L'expérience est faite que, sans la pression
de l'autorité, les indigènes préfèrent leur vie misérable mais libre et oisive au travail
rétribué".
6 Confortée par cette pensée dominante, la politique coloniale met en oeuvre la
coercition administrative pour mobiliser la main-d'oeuvre sur les chantiers.
L'administration assure, pour l'essentiel, la régulation de la mobilité de la population
active.
7 Elle s'est dotée, à cet effet, d'un arsenal juridique répressif, le Code de l'indigénat
permettant de drainer, avec l'appui des chefs indigènes, les travailleurs nécessaires aux
entreprises privées et aux chantiers publics. L'originalité de cette mobilisation de la
main-d'oeuvre tient à la violence du mode de recrutement, à l'organisation quasi
militaire du travail, procédant d'une alliance de classe généralement concrétisée par la
collaboration entre l'administration et la chefferie indigène.
8 La détermination des formes du travail forcé est souvent tributaire de la nature de
l'employeur : public ou privé. Certains analystes ne confèrent le statut de travail forcé à
une prestation exigée de l'individu que si elle profite à des intérêts privés. Cette
approche évacue unilatéralement l'essence du travail forcé, c'est-à-dire l'exercice
d'une contrainte extra-économique pour mettre au travail un individu. C'est cette
définition qui a permis à la conférence de Genève de 1930 de repérer cinq formes de
travail forcé en vigueur dans les colonies. Elles furent toutes condamnées en tant que
solution à la question de la main-d'oeuvre fondée sur la coercition.

Les cinq formes du travail forcé


9 La réquisition de la main-d'oeuvre a été la première mesure coercitive à laquelle
l'administration coloniale a eu recours devant la rareté ou l'insuffisance de la main-
d'oeuvre indigène. Pourtant la législation coloniale s'est montrée fort laconique sur
cette question malgré l'ancienneté de la pratique en A.O.F.
10 Dans l'ensemble, la main-d'oeuvre réquisitionnée a été diversement utilisée. A
l'occasion de la mise en place du système télégraphique, l'administration s'est appuyée
sur les chefs indigènes pour procéder à la réquisition des travailleurs pour la coupe, le
transport et la pose des poteaux télégraphiques. Les réquisitionnés ont servi également
à des corvées de halage des chalants et de déchargement des navires des commerçants
européens ou libano-syriens. Avec l'ouverture des chantiers ferroviaires, le Dakar-
Niger, le Conakry-Niger et plus tard les chemins de fer du Djolof et du Baol au Sénégal,
la même procédure a permis d'apporter une solution à la question de la main-d'oeuvre.
11 Jusqu'en 1919, le recours à la réquisition de la main-d'oeuvre reste de rigueur. La
majorité des travailleurs recrutés est mobilisée par voie de force. La violence
administrative est exercée pour vaincre les difficultés de recrutement. Mais si, avec les
premiers travaux de colonisation la réquisition avait été brutale, elle est devenue
progressivement feutrée. Dans la plupart des cas, l'administration intervient
directement pour demander les manoeuvres ou les porteurs. Les moyens mis en oeuvre
sont surtout violents : pression, intimidation, voire répression pour décourager toute
tentative de refus. Garde de cercles et agents recruteurs sont les principaux auxiliaires
de l'administration et des commerçants pour la levée des travailleurs. Mais pour éviter

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que cette méthode ouvertement fondée sur la terreur n'ait que des résultats précaires,
l'administration s'est engagée à affiner la démarche en rapport avec la politique
indigène. Les chefs indigènes fournissent les effectifs nécessaires. L'administration tire
alors un meilleur parti de l'autorité et de l'influence morale que la société conférait
encore aux chefs traditionnels.
12 Au lendemain de la Première Guerre Mondiale, la pression du B.I.T. conduit la France à
élaborer une réglementation des formes de recrutement par voie de force.
13 Deux nouvelles formes de travail forcé s'imposent par l'importance des effectifs
mobilisés : la deuxième portion du contingent militaire et de la main-d'oeuvre
prestataire.
14 La Prestation a consisté à réclamer aux contribuables, en plus de l'acquittement de
leurs impôts versés généralement en espèces, un nombre défini de jours de travail au
profit des chantiers publics d'intérêt local. La main-d'oeuvre prestataire s'est vue
confier, durant la période 1920-1938, tous les travaux des routes et des pistes ainsi que
l'entretien des terrains d'aviation.
15 La deuxième portion du contingent militaire a consisté à utiliser la loi militaire
obligatoire et à décider qu'une fraction du contingent sera employée pendant le temps
de son service actif sur des chantiers de travaux publics au lieu de recevoir un
enseignement purement militaire à la caserne ou d'être en "réserve inactive".
16 Ainsi les travailleurs de la deuxième portion du contingent sont des recrues tirées au
sort après le prélèvement de la première portion destinée à former le corps des
tirailleurs sénégalais. Pour ces recrues du service militaire, "l'outil remplace le fusil
entre les mains". On les a appelés ironiquement "les tirailleurs-la-pelle".
17 La main-d'oeuvre pénale utilisée à des fins de travaux a aussi été classée par le B.I.T.
dans la rubrique des formes de travail forcé. En A.O.F., cette catégorie de main-d'oeuvre
constituée de prisonniers a été utilisée à différents ouvrages : réalisation de chemins de
halage, réparation des quais de différents ports, travaux urbains ou suburbains de
voirie, réfection et entretien du réseau routier, des bâtiments et logements
administratifs. Cette main-d'oeuvre a été surtout une force de travail d'appoint.
18 L'obligation de cultiver est la dernière forme de travail forcé relevée par le B.I.T. Les
théoriciens de la colonisation estimaient que les indigènes étaient à peine arrachés de
la barbarie, qu'ils constituaient des peuples indolents, imprévoyants. Leur économie
agricole très primitive les prédisposait à ces attitudes. Aussi, la métropole devait, en
vue de faire progresser rapidement l'agriculture de ces régions, employer la pression
administrative pour imposer certaines cultures industrielles dites obligatoires qui
avaient, selon elle, une vertu éducative.

De la désertion au vote de la loi Houphouet-Boigny


19 Générateur d'abus, de brimades et d'injustice sur la personne des indigènes, le travail
forcé a fait naître diverses réactions.
20 Jusqu'en 1936, le retard dans le développement de l'agitation anticoloniale a favorisé le
maintien durable des abus et des exactions et limité la nature des réactions. Indice d'un
éveil de conscience embryonnaire, elles se sont exprimées sous la forme de la haine
pour l'employeur, le refus de travailler et surtout de la désertion ou de la fuite. La

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183

désertion, forme spontanée de rebellion individuelle apparaît comme la réaction


majeure la plus significative des travailleurs forcés.
21 Divers chantiers : Samé, Diankandapé ou Markala au Mali, Kindia ou Coyah en Guinée,
Wasadu ou Koutal au Sénégal, se sont rendus célèbres par leur réputation de lieux de
"calvaire" que les travailleurs désertent en grand nombre. Les taux les plus faibles de
désertion avoisinent un cinquième des recrues.
22 L'aspect instinctif de cette forme de survie est très atténué par le contexte colonial peu
remis en cause à l'époque par les indigènes. Les caractéristiques de cette main-
d'oeuvre, déportée, instable, car constamment renouvelée et soumise à la répression du
Code de l'indigénat, expliquent ce type de rebellion. En l'absence d'un cadre
d'organisation susceptible de favoriser des actions de résistance de masse par suite de
la présence prolongée des mêmes effectifs sur les chantiers, la désertion doit être
interprétée comme une riposte consciente en adéquation avec le rapport des forces.
23 Sur les plantations et les chantiers, l'expression du rejet par les indigènes du travail
forcé prend le détours feutré du refus de travailler ou du manque de zèle que le
discours colonial décrit sous le vocable péjoratif de la "paresse nègre".
24 A partir de 1936, la résistance des travailleurs forcés prend une allure plus massive :
multiplication des réclamations auprès des commandants des cercles d'origine portant
sur l'alimentation, l'organisation du travail, l'attitude de l'encadrement ou les salaires.
C'est entre 1937 et 1945 que le développement de la conscience et de la résistance s'est
manifestée sous la forme de luttes organisées contre les employeurs et/ou le personnel
d'encadrement sur les lieux mêmes du travail.
25 Dans l'ensemble, un fait patent devrait être relevé : l'extrême fréquence des formes
passives au détriment de celles violentes menées collectivement, tels l'encerclement
des bureaux du patronat et les menaces directes contre celui-ci ou l'administration.
26 La première véritable réforme du travail forcé a été entreprise à l'avènement du Front
Populaire en France et surtout avec la nomination de François de Coppet comme
Gouverneur Général de l'A.O.F., le 8 août 1936.
27 La Deuxième Guerre Mondiale favorisa sur un autre plan l'essor du nationalisme
africain. La France saisit le développement de cette tendance et envisagea le
réaménagement de ses rapports avec les colonies. La Conférence de Brazzaville (1944)
permit l'annonce d'importants changements dans la politique de la France dans les
Territoires d'outre-mer. A la suite du rapport du Gouverneur de la Côte-d'Ivoire, André
Latrille sur la question de la main-d'oeuvre, la Conférence recommanda un retour
progressif au libre marché du travail par la suppression en cinq ans des recrutements
par voie de force.
28 Mais la situation consécutive à la Deuxième Guerre Mondiale s'avéra propice à
l'approfondissement des réformes préconisées par les recommandations de la
Conférence de Brazzaville. Aussi dès l'entrée en fonction de l'Assemblée Nationale
Constituante en octobre 1945, les élus des Territoires d'outre-mer ont-ils estimé qu'il y
avait une antinomie irrréductible entre la conception même de l'Union Française et le
régime d'inégalité et de discrimination qui caractérisait les rapports entre les colonies
et la métropole.
29 Sous l'impulsion des parlementaires africains, l'Assemblée fit voter une série de lois et
de décrets pour mettre fin à un tel régime. Les décrets des 22 décembre 1945 et 20
février 1946 abolirent le système des pénalités administratives dit de "l'indigénat". La

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loi n-46-645 du 11 avril 1946, rapportée par le député Félix Houphoüet-Boigny,


supprima le travail forcé en stipulant la liberté du travail et l'interdiction de toute
contrainte directe ou indirecte aux fins d'embauche ou de maintien sur les lieux de
travail d'un individu non consentant.
30 Au moment de la suppression juridique du travail forcé, le salariat était déjà en place. Il
dominait même le régime du travail dans certains territoires, tel le Sénégal. La pénurie
de bras relevée régulièrement s'estompe pour voir émerger progressivement une
situation d'excès de l'offre du travail. La généralisation accélérée du travail libre
imprime une nouvelle allure à la question sociale, de plus en plus marquée par les
luttes syndicales en vue d'un progrès dans la législation sociale que le vote du Code du
Travail d'Outre-Mer est venu sanctionné le 15 décembre 1952.

RÉSUMÉS
In the first half of the 20th century, the social question in French West Africa was dominated by a
system of forced labour which reflected the intervention of the colonial state in the process of
mobilising manpower.
Through an analysis of the five legal types of forced labour and the different positions held by
African leaders and the resistance movements encountered amongst the workers under this
regime, the author attempts to understand why this state of affairs lasted until 1946.

AUTEUR
BABACAR FALL
Ecole Normale Supérieure de Dakar – Dakar – Sénégal

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185

Quelques problèmes de mise en


valeur du bassin du Sénégal
Esquisse historique à travers l'analyse de la tentative de colonisation
agricole française du Delta du fleuve Sénégal

Amadou M. Camara

1 D'importants projets de mise en valeur sont en cours d'exécution dans les bassins des
grands fleuves d'Afrique, comme pour ressusciter les civilisations qui y ont fleuri au
cours des âges (civilisation de l'Egypte ancienne dans la vallée du Nil, civilisations du
Soudan médiéval sur les boucles divergentes du Sénégal et du Niger...). Mais les
tentatives de rénovation de ces espaces, ne sont, dans la plupart des cas, qu'une sorte
de "remake" d'une idée née avec la pénétration européenne. La mise en valeur actuelle
du bassin du fleuve Sénégal en est un exemple.
2 En effet, des tentatives de colonisation agricole du delta aux périmètres irrigués actuels
de la SAED, de la SONADER ou de l'OVSTM 1, en passant par les jardins d'essai (de Saldé,
de Diorbivol...), seules les motivations ont dû changer. L'objectif de faire du bassin
d'abord une tête de pont prospère, puis un des greniers de la sous-région, est resté
intact ; les stratégies aussi, mais avec des fortunes diverses, riches d'enseignement pour
le présent et pour le futur.
3 Les formes actuelles de mise en valeur, avec leur cortège de problèmes ne sont ainsi
que l'aboutissement d'un processus, la maturation d'un projet qui aura traversé près de
deux siècles. A la lumière de l'expérience de colonisation agricole du delta, peut-on
comprendre quelques problèmes de mise en valeur actuelle de la vallée du fleuve ?

Naissance, objectifs et champ d'application d'un projet


La naissance de l'idée de mise en valeur du bassin du fleuve

4 D'une manière générale, les cours d'eau ont joué un rôle prépondérant dans
l'exploration, la connaissance et la conquête du continent africain par l'Europe. La
présence européenne sur les côtes africaines s'est d'abord manifestée sur les

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embouchures des cours d'eau. Sur celle du Sénégal, elle remonte à 1450 avec le
Portugais Cada Mosto. Précédant de peu, la découverte de l'Amérique, elle ouvre
l'entreprise, "non préméditée" (est-il utile de le rappeler ?) de plus de trois siècles de
commerce triangulaire. Le congrès de Vienne abolit la traite en 1815. La Grande-
Bretagne supprime l'esclavage dans son empire et "monte la garde sur les trois mers
autour de l'Afrique"2. Cette nouvelle donne somme les puissances européennes de
s'adapter.
5 Ayant mis un terme à la traite en 1848, sous le Gouvernement provisoire, la France
cherche un substitut à l'approvisionnement des industries de la Métropole. Elle décide
alors de passer du comptoir au continent. Elle en est d'autant plus tentée que les
militaires l'y poussent depuis que le Colonel Schmaltz, après un voyage le long du
fleuve en 1817, avait vanté le fleuve Sénégal en le comparant au Gange et dont les rives,
disait-il, s'accommoderaient aussi bien de la canne à sucre, de l'indigotier que du coton,
ainsi que de "toutes les cultures qu'on y voudra".
6 Le colonel Schmaltz confortait ainsi le plan de colonisation agricole du Sénégal que le
Baron Portai avait mis au point à la demande de Louis XVIII. Celui-ci ne faisait que
compléter les plans déjà conçus pour la Guyane et pour Madagascar. Il fallut attendre
1821 pour que le Baron Roger, successeur de Schmaltz, mit en oeuvre ce plan de
colonisation agricole.

Les objectifs du plan de colonisation agricole

7 A travers la colonisation agricole, le plan visait à long terme la création d'une colonie
de peuplement. En effet, il avait été question, dans le plan Portai, de faire venir des
colons européens à qui seraient attribuées des terres qu'ils mettraient en valeur avec
de la main-d'oeuvre indigène.
8 Mais dans l'immédiat, l'objectif fut de trouver une stratégie de reconversion face au
"désordre" que l'abolition de la traite ne manquerait pas d'engendrer pour l'économie
française. C. Schefer3 a bien résumé cette intention : "à défaut de pouvoir transporter
les esclaves là où se trouvait le travail, on décidait de faire venir le travail là où il y
avait des ouvriers à bon marché". On sait que cette main-d'oeuvre bon marché fut
progressivement transformée en main-d'oeuvre servile par l'instauration plus tard du
travail forcé dans les colonies4.
9 Mais si l'entreprise était justifiée aux yeux de ses promoteurs et ses objectifs clairement
définis, sa réalisation n'en posait pas moins quelques problèmes parmi lesquels celui du
cadre géographique expérimental.

Le champ d'application

10 Nommé gouverneur en 1816, le Colonel Schmaltz avait jeté son dévolu sur le delta du
fleuve pour la matérialisation de l'idée. Au plan pédologique ce n'était certainement
pas le meilleur choix : la zone deltaïque souffrait en effet jusqu'à une période récente
encore de la remontée périodique de la langue salée loin à l'intérieur du fleuve (jusqu'à
Boghé parfois, à plus de 300 km de l'embouchure). Elle se caractérise ainsi par la nature
halomorphe de ses sols, c'est-à-dire "des sols dont l'évolution est dominée par la
présence de sels solubles dont la teneur élevée limite leur productivité et provoque une

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modification importante de la végétation"5. La moyenne vallée aux sols plus riches et à


la plaine alluviale plus étendue se prêtait sans doute mieux à une telle entreprise.
11 Des considérations géostratégiques ont dû prévaloir dans le choix de ce site : la
proximité du comptoir de Saint- Louis, la navigabilité du fleuve à cet endroit en toutes
saisons...
12 Mais l'option n'était pas politiquement sans risques : le puissant royaume du Walo
continuait à prospérer dans le delta du fleuve depuis le XVI e siècle. Sa prospérité était
telle, qu'il n'avait cessé de faire l'objet de convoitises de la part de ses voisins du Nord :
les tribus maures Trarza et Brakna. C'est en exploitant à fond l'insécurité qui pesait sur
la région ainsi que les querelles dynastiques à l'intérieur du royaume que le Baron
Roger, ayant succédé au colonel Schmaltz en 1821, mettra en oeuvre le plan de
colonisation agricole.

La mise en oeuvre du plan de colonisation agricole


13 Dès sa prise de fonction, le Baron Roger créa un jardin expérimental sur le site de
l'actuelle commune de Richard-Toll à la confluence entre la Taouey et le fleuve Sénagal.
Cette ville doit d'ailleurs son nom au jardinier-pépiniériste du nom de Richard à qui le
Baron avait confié l'exécution du projet en 18226.
14 Le jardinier cibla les trois domaines d'action suivants : la réalisation d'aménagements
hydroagricoles, la recherche agronomique et l'expérimentation à grande échelle.

Les aménagements hydroagricoles

15 De 1822 à 1824, Richard s'attacha à mettre en oeuvre des techniques d'aménagement et


d'irrigation en s'inspirant des expériences concluantes menées dans ces domaines en
Algérie. Les labours profonds à la charrue, l'irrigation à la noria (sortes de bascules
servant à faire monter l'eau) ainsi que le bassinage et l'endiguement sont en effet des
techniques d'aménagements hydroagricoles déjà fortement éprouvées au Magreb. Seuls
le défrichement et le déssouchage, avec des instruments traditionnels comme la hache,
le coupe-coupe, la daba, étaient relativement bien connus par la main-d'oeuvre locale.
16 Avec ce système d'aménagement et de mise en valeur, une technologie nouvelle venait
ainsi de faire irruption dans la vallée du Sénégal. Elle ne cessera de s'adapter aux
conditions locales au point d'inspirer les expériences actuelles de culture irriguée.

L'exploitation

17 L'originalité de l'exploitation réside dans la cohabitation de cultures locales et de


cultures importées à titre expérimental.
18 Les cultures locales comprenaient des céréales, des fruits et des légumes. La culture
céréalière était destinée à la consommation locale. Elle était constituée pour l'essentiel
d'une variété de riz semblable à une espèce naturelle poussant localement dans les
mares et que les populations appelaient de ce fait même "riz de mare". Il n'entrait dans
leur alimentation qu'exceptionnellement pendant les périodes de soudure. Il apparaît
donc clairement que cette culture était destinée aux besoins presqu’exclusifs des colons
français.

Civilisations, 41 | 1993
188

19 Les fruits et légumes locaux cultivés se composaient de melons, de piments, de tomates


et de patates...
20 Les cultures importées comprenaient quant à elles essentiellement des cultures
industrielles tournées vers la satisfaction des besoins de la Métropole. Le coton s'y
taillait la part du lion avec l'expérimentation d'une multitude de variétés : coton à
fibres courtes importé d'Egypte, coton herbacé de Chandernagor... La culture du coton
était associée à celles des plantes tinctoriales et à l'élevage du ver à soie sur mûrier.
Même l'élevage de cochenilles sur nopals fut tenté sans grand succès compte tenu des
conditions écologiques locales inadaptées à leur développement (chaleur, humidité...).
Mais les cultures industrielles comprenaient plusieurs variétés de fruits : figuiers,
vignes, oliviers, orangers comme espèces méditerranéennes ainsi que l'ananas et le
bananier importés des Iles du Cap-Vert et le caféier des Antilles. Assurément, le projet
ne manquait pas d'ambitions ! Les résultats furent cependant inégaux dans un premier
temps et franchement mauvais par la suite.

Le bilan de l'expérience et son impact sur la mise en


valeur actuelle du fleuve
L'extension du projet et ses résultats

21 Les résultats des premières années de l'expérience furent assez mitigés. Les
expériences de cultures industrielles furent dans l'ensemble concluantes. Les
rendements du coton avoisinèrent et dépassèrent même 1 tonne à l'hectare. Les plantes
tinctoriales répondirent comme par écho à cette réussite. Des fabriques se
multiplièrent alors à Saint-Louis entre 1823 et 1824 : machines à égrener, ateliers de
tissage, indigoteries...
22 Les légumes cultivés en variétés locales comme en variétés importées connurent
également un succès. Par contre, l'échec fut cuisant pour les céréales, en particulier le
riz, et pour les fruits exotiques. Les difficultés de désherbage eurent raison de la
tentative de domestication du riz rouge. Les fruits importés quant à eux ne
s'acclimatèrent point.
23 Ces résultats étaient jugés malgré tout suffisants pour justifier l'extension du projet.
24 Les superficies du jardin furent étendues à tel point qu'en 1826, plus de 6.500 hectares
avaient été aménagés dans le delta. On fit venir des colons européens à qui l'on concéda
des exploitations individuelles dans des conditions de cessions de terres en porte à faux
avec les coutumes locales. Des primes de production furent instituées. Une "Société
d'agriculture" fut créée pour la recherche et la vulgarisation variétales. Le Baron
décida d'étendre le projet dans toute la vallée avec la création des jardins de Faj et de
Dagana. Des extensions furent même prévues à Demet, à Saldé et à Diorbivol dans la
moyenne-vallée. Elles resteront cependant lettre-morte car l'expérience ne survécut
point au départ du Baron en 1826.

Les causes et les enseignements d'un échec

25 Plusieurs causes ont été invoquées pour expliquer l'échec de l'expérience.

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189

26 Gerbidon, un enquêteur que la France avait dépêché sur les lieux, insista dans son
rapport sur des causes écologiques : salinité des sols, effets néfastes de l'harmattan
(vent chaud et sec de composante est et de trajectoire continentale soufflant en saison
sèche) et agronomiques : mauvais calendrier cultural, labours trop profonds...
27 Raffenel, un voyageur français dans la région fut frappé par l'insécurité qui y régnait
entre 1827 et 1830.
28 Boubacar Barry7 fut plus prolifique en ramassant ainsi qu'il suit, les causes à la fois de
natures politique, économique et sociale : "la pression des peuples voisins à laquelle
s'ajoutaient les difficultés de cession des terres, l'emploi d'une main-d'oeuvre réticente
et enfin la résistance de l'ancien commerce des comptoirs de Saint-Louis (dont les
tenants alimentaient les hostilités par un commerce lucratif d'armes avec les
autochtones) ont pesé d'un lourd poids sur la balance de l'échec".
29 Les causes pédo-climatiques et techniques avancées par Gerbidon résistent cependant
très peu à l'analyse. Si ces facteurs peuvent justifier l'échec de certaines tentatives
d'acclimatation notamment pour les fruits, ils ont, à contrario, stimulé plusieurs autres
spéculations (légumes, cultures industrielles...). Du reste, les résultats obtenus entre
1822 et 1826 ne sauraient s'expliquer par le seul volontarisme du jardinier-pépiniériste.
Les résultats obtenus par la suite dans le delta, bien après les tentatives de colonisation
agricole, incitent à nuancer considérablement les conclusions de l'enquêteur.
30 Quant à l'insécurité rapportée par Raffenel, elle était bien réelle. Mais le chroniqueur
reste bien muet sur ses causes. La plus profonde reste la présence du projet lui-même –
une sorte de kyste sur le tissu socio-économique et politique local.
31 Parmi les facteurs proposés par Barry, un paraît tenace puisqu'ayant traverssé les
siècles et fait échouer plus d'un projet : le problème foncier.
32 De tous les problèmes qui se posent aujourd'hui à la politique d'aménagement de la
vallée (qu'on appelle ici "l'après-barrages") on peut dire sans risque de se tromper que
celui de la terre est le plus aigu. Le rapport de l'homme à la terre dans le bassin du
Sénégal constitue le socle sur lequel peuvent se superposer en concordance ou en
discordance tous les problèmes de développement dans leurs dimensions politiques,
économiques et techniques. Historiquement, l'échec de la tentative de colonisation
agricole du delta, éclaire sous certains aspects et d'une certaine manière les difficultés
actuelles de modernisation. Dès 1938, la M.A.S. (Mission d'aménagement du Sénagal)
butta sur la question foncière. Entre 1960 et 1962, l'OAD (Organisation autonome du
Delta), et l'OAV (Organisation autonome de la Vallée) échouèrent sur la même question.
33 Les procès des "saboteurs de digues" de protection des cuvettes retentissent encore
dans plusieurs localités de la vallée. Les casiers rizicoles actuellement aménagés sous
les auspices de la SAED, de la SONADER et de l'OVSTM vacillent sous les coups de
boutoir des propriétaires terriens. Le conflit qui a éclaté le 9 avril 1989 entre le Sénégal
et la Mauritanie trouve son orgine dans le problème foncier.
34 Force est de constater que ni les expéditions militaires de la garnison de Saint-Louis
que le Baron Roger organisait dès 1821 pour soutenir son projet face à l'hostilité des
populations locales, ni les lois domaniales post-indépendances n'ont pu venir à bout du
régime foncier traditionnel.
35 Sans doute, faut-il en arriver à la codification d'un régime foncier spécifique à la vallée,
c'est-à-dire adapté aux réalités sociales et historiques locales (ce que le socio-linguiste

Civilisations, 41 | 1993
190

sénégalais Pathè Diagne appelle "droit riverain"), pour surmonter une des plus grosses
difficultés auxquelles se heurte l'aménagement de cette région !

NOTES
1. Organismes ayant en charge le développement de la culture irriguée dans le bassin du
Sénagal :
– SAED : Société d'aménagement et d'exploitation des terres du delta et des vallées du Sénégal et
de la Falémé (Sénégal)
– SONADER : Société Nationale pour le développement rural (Mauritanie)
– OVSTM : Opération Vallées du Sénégal, Térékolé - Magui (Mali).
2. KI-ZERBO Joseph : "Histoire de l'Afrique noire", Hatier 1973.
3. KI-ZERBO, op.cit.
4. FALL, Babacar "Le travail forcé en Afrique noire 1900-1946", Paris, Khartala, 1992.
5. Organisation pour la Mise en Valeur du Fleuve Sénégal (OMVS) : "Etude socio-économique du
bassin du fleuve Sénégal. Partie C. L'introduction de la culture irriguée", 1980.
6. Richard-Toll : nom wolof signifiant littéralement : le champ de Richard. C'est ainsi que les
populations locales désignaient le jardin du pépiniériste.
7. BARRY, Boubacar : "Le Sénégal avant la conquête – Le royaume du Walo" Maspero, 1972.

RÉSUMÉS
Large development projects are in progress in the more important river basins of Africa.
Renovation attempts in these areas are, for the most part, re-makes of an idea which came to
Africa with the Europeans. The development of the Senegal river basin is an example of this.
Whether now or in the colonial era, the objectives of making the Senegal river basin a prosperous
beachhead, and one of the sub-regional breadbaskets have remained constant as have the
strategies involved although producing different outcomes which provide rich lessons for the
present and the future. Thus, we can analyse the attempt at agricultural colonisation, started in
Senegal by baron Roger with the creation in 1822, of an experimental garden on the present site
of the district of Richard Toll.
In the light of experience of agricultural colonisation of the delta, we can understand some of the
present problems of the development of the reiver valley.

AUTEUR
AMADOU M. CAMARA
Ecole normale supérieure – Dakar – Sénégal

Civilisations, 41 | 1993
191

Changing determinants of african


mineworker mortality:
Witwatersrand and the Copperbelt,
1911-1940
Bruce Fetter

1 Comparison of the changing causes of death in two of Industrial Africa's largest mining
companies can indicate both characteristics of the protean work forces and differences
in company medical policies. Both the Corner House Group on the Witwatersrand and
the Union Minière in what was then Katanga were reticent in reporting both mortality
levels among their African workers and on causes of death. This essay will explore
statistical data provided in some relatively obscure publications which throw
additional light on the health consequences of early stages of the industrialization
process in Africa.
2 In both South Africa and what is today Zaïre, large scale mining began in the absence of
a labor market. European-managed mining companies therefore had the double task of
finding workers and persuading them to stay on the job. In the early years
managements depended for labor on constraint applied either directly by labor touts or
indirectly by colonial governments which imposed taxes on African populations
payable only in European money. Even then, certain potential sources were excluded
because of political considerations. In South Africa, objections by European miners and
politicians resulted in the elimination of Chinese workers after 1907, and those of
British officials in Central Africa led to bans on the recruitment of "tropical" Africans
between 1912 and 19331. Similarly, Belgian officials beginning in 1926 restricted
recruitment for the copper mines to the Belgian Congo and Ruanda-Urundi 2.
3 Once workers were found, managers had to assure working and living conditions
conductive to production. Africans responded eagerly to monetary incentives, but they
also had to be kept in good health in order to maximize their productivity. The
development of the mineral industry in Africa after 1900 depended on recent advances
in tropical hygiene made in other parts of the world. New institutes of tropical

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medicine in London, Liverpool, Brussels (later Antwerp), and Hamburg analyzed


tropical micro-organisms and the vectors which transmitted them. Military physicians
and engineers applied many of these advances to tropical conditions for both warfare
and public works. The best-known of these tropical hygienists was Colonel (later
Surgeon-General) William C. Gorgas who supervised sanitary activities at the
construction of the Panama Canal. Under daunting conditions which had led an earlier
French group to abandon construction, Gorgas established a set of procedures which
sharply reduced mortality from both tropical and global diseases which had decimated
workers on the earlier project3.
4 Late in 1913 the Chamber of Mines invited Gorgas to South Africa as a consultant to
make recommendations for improving conditions for its work force. Upon his return to
the United States, Gorgas produced an elaborate report which proved unacceptable to
both the South African government and to the top management of the mining
industry4. The most important sticking points were his recommendations to allow
African miners to live at the mine sites with their wives and children and to centralize
the provision of hospital care among mines of different ownership 5. Despite the
rejection of these suggestions, the management of the largest mining consortium, the
Corner House Group, asked Gorgas to recommend a director for their health services.
He submitted the name of a protégé from his Panama days, Dr. Alexander Orenstein,
who moved to South Africa where he spent a long career.
5 Through Orenstein, Gorgas's influence also reached the Katanga mines. Shortly after
the First World War, Dr. A. Boigelot of the colonial health service visited South Africa to
see how South African companies, led by the Corner House Group, were reducing
mortality rates on the mines6. His account of his visit led the Union Minière to invite
Orenstein to Katanga as a consultant. Although Orenstein's mandate was limited to
anti-malarial measures, he also made suggestions for changes in African housing
facilities and undoubtedly to spoke to his Belgian hosts about Gorgas's original
recommendations for South Africa7. Union Minière managers, unhindered by settler
politicians or an effective white trade union movement, eventually (1926) adopted his
stabilization of labor policy, which called for the implantation of workers with their
families8.
6 The managements of the Corner House Group and the Union Minière shared many
common concerns while operating in rather different political environments. I have
earlier argued that these political differences were a major determinant of differences
in worker health9. Let us now look at statistics relating to the mortality of the
respective worker populations to see whether that argument can be sustained.
7 Neither company was eager to publicize statistics relating to the health of its workers.
Although internal documents discussed the matter frankly, managers felt they might
be compromised by the high levels of mortality. The Union Minière, however, was
subject to outside political pressures. During the mid-twenties, a number of colonial
agencies including the government felt they were in competition for a limited number
of African workers. As a result, mortality statistics for various employers were reported
in annual government reports to the Belgian Parliament. By the early thirties, Union
Minière managers were justly proud of their achievements and lost their reluctance to
publicize conditions in the camps. From that point onward, mine physicians such as
Robert van Nitsen and representatives of the company's Native Labor Service, led by
Léopold Mottoulle, eagerly presented the latest statistics10. It was not until the Second

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193

World War, however, that cause of death statistics for the early years were analyzed by
Dr. Robert Mouchet in a paper given during the German occupation to the Royal
Academy of Colonial Sciences11.

Table 1: Crude death rates at corner house and the union miniere

Sources: Corner House: Gorgas Papers, W.S. Hoole Special Collection, University of Alabama Library;
Report on Nyasaland Natives in the Union of South Africa and in Southern Rhodesia (Zomba, 1937); Rand
Mines Annual Report 1964. Union Minière – Service Médical, Rapports annuels, 1930.

8 Corner House managers were even more tight-lipped than those of the Union Minière.
Some statistics were reported at the time of Gorgas's mission just before the First
World War, but for the next twenty years, little seems to have been available in
periodicals such as the South African Medical Journal and the Proceedings of the (Transvaal)
Mine Medical Officers' Association. Orenstein broke the silence in a report to the Third
Empire Mining and Metallurgical Congress in 1930, divulging mortality levels and
changing causes of death among Corner House Group employees for the years 1911 and
1928 without providing statistics for the years in between12. Those appeared only in the
mid-thirties when the company was trying to convince British administrators in what
is now Malawi to allow the resumption of recruitment for the gold mines. In 1937, the
Corner House Group revealed annual figures for Crude Death Rates, pneumonia,
tuberculosis, and accidents in the form of a semi-logarithmic graph presented to John
C. Abraham, the Senior Provincial Commissioner for Nyasaland 13. This format
exaggerated small recent changes in mortality level at the expense of older, larger
ones.
9 Table 1 shows the Crude Death Rates for the camps of the two companies between 1911
and 1940. Mining operations were begun on the Witwatersrand in 1886, some 25 years
before the beginning of copper mining in Katanga, and, in that time, South African
managers made certain investments in the infrastructure of housing and health care

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194

which reduced mortality. In the early years of the twentieth century, Crude Death
Rates there were lower than in Katanga. Indeed, copper company CDRs did not
definitively cross the 30 per thousand threshold until 1929. As far as the Corner House
Group was concerned, mortality rates fell as a combined result of personnel selection
and improvements in medical facilities and in personnel selection and improvements in
medical facilities and in public health. The first major decline shown in Table 1 from
about 30 to below 20 per thousand took place between 1911 and 1913 as a result of a
ban on the recruitment of Africans from north of the Tropic of Capricorn, who
experienced far higher mortality levels than Africans from the temperate zone. For the
rest of the decade, despite a number of improvements brought by Orenstein, mortality
levels remained in the high teens. Indeed, before 1933, Corner House CDRs never fell as
low as ten per thousand, a rate achieved by Gorgas on the Panama Canal construction
in 191214. In the absence of age specific mortality statistics, part of the higher CDRs
could result from an older work force on the mines, but the contrast is nonetheless
striking.
10 As far as the Union Minière is concerned, CDRs reached a disastrous peak of 202 per
thousand in the Spanish Influenza year of 1918 and were as high as 53 in 1926. From
that point onward, however, rates plummeted, crossing those of the Corner House
Group in 1931. These latter improvements seem the direct result of the stabilization
policies which included not only lodging workers' nuclear families on the mine sites
but also substantial expenditures on housing, food, and medical care. Let us examine
cause of death statistics to see if we can identify which of the policies is most closely
associated with mortality reduction.

Table 2: cause of death by illness corner house

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195

Union Miniere

Sources: Corner House: A.J. Orenstein, "A Review of the Hygiene Organisation of the Witwatersrand
Gold Mines", in Proceedings of the Third Empire Mining and Metallurgical Congress (London, 1930),
134-148. Union Minière: R. Mouchet, "Documents anatamo-pathologiques sur la nosologie de la main-
d'oeuvre indigène a Elisabethville de 1915 a 1921", Bulletin I.R.C.B. 14, 2 (1943), 422-452; R. Van Nitsen,
L'Hygiène des travailleurs noirs dans les camps industriels du Haut-Katanga (Bruxelles, 1933).

11 In Katanga as well as the Witwatersrand, pneumonia was the single most important
cause of death both in the early years and around 1930. Both sites experienced a
substantial decline of at least 50 % in the death rate from pneumonia, but even at the
latter dates, these rates were high by Panamanian standards. There the pneumonia
death rate fell from nearly 19 per thousand in 1906 to 11 in 1907 to less the 3 per
thousand after 1908. The newly stabilized work force of the Union Minière was still
experiencing a rate twice that high in 1931.
12 Why did mortality rates from pneumonia remain so high in the African mines? They
did so in part because of the nature of the disease. Pneumonia does not come from a
single bacillus but from no less than eighty strains, each requiring separate
immunization. Incubation time is short, and those exposed to the bacillus either resist
it in short order or come down with a serious case15. Another factor appears to have
been crowding: as late as 1930, Orenstein reported that the optimal barracks size was
ten to a room but that some still housed as many as forty 16. Van Nitsen suggested in
1933 that no more than three single men should be housed in an individual dwelling 17.
Given the significance of the contribution of pneumonia to total mortality, the Union
Minière's higher housing standards would appear to account for the fall in total
mortality in the 1930s, when the Katanga mines began to approach Panamanian levels.
Witwatersrand pneumonia death rates did not fall until the introduction of
sulphonamids in the late 1930s18. In sum, pneumonia mortality could be reduced
through more than one policy. This was accomplished in Panama and, after 1931, in
Katanga, by eliminating crowding, while in Johannesburg similar results had to await
the introduction of broad-spectrum antibiotics.
13 Another set of diseases where different companies practised different policies were the
closely related conditions of typhoid and paratyphoid fevers. These conditions have
similar symptoms and are transmitted through microscopic fecal particles in water and
food19. As with pneumonia, there is little delay between exposure and illness. Initially,
mortality rates were considerably lower in South Africa than in Katanga. At the Corner
House mines, mortality rates went from 2.8 per thousand per year in 1911 to 1.5 per
thousand in 1928. The Union Minière rate began much higher, at 7.2 per thousand per
year in 1915, but fell to 0 in 1930. Orenstein's staff seemed to consider a small amount

Civilisations, 41 | 1993
196

of typhoid unavoidable. During the twenties, when inoculation provoked negative


reactions in a number of workers, they experimented with an oral vaccine, and then
abandoned efforts altogether20. The Union Minière, by contrast, inoculated all workers
before they came to the mining camps and then gave them annual booster shots 21.
14 One final domain for direct comparison is in death from industrial accidents. There the
mortality rates at the Corner House mines vastly exceeded those at the Union Minière.
In the former, mortality from accidents fell from 5.3. per thousand in 1911 to 3.3 in
1928. Three years later the Katanga rate was 0.1 per thousand. The most important
factor accounting for this disparity is difference in working conditions. Most of the
Katanga mines were open-cast, so that miners worked in the open air in daylight, while
the South African gold mines were underground and subject to rockfalls, explosions of
volatile gases, and injuries incurred in the darkness.
15 The incidence of three other diseases can not be compared directly from cause-specific
mortality figures but nonetheless reveal differences between the disease pools of the
two work forces. The first of these is tuberculosis which is often seen as a disease of the
poor. Corner House statistics show a substantial decline in TB incidence, dropping from
3.7 per thousand in 1911 to 0.7 in 192822. Comparable statistics for the early years at the
Union Minière are not available, because Mouchet did not report them as a separate
category in his summary of major causes of death for individual years. He does,
however, include them in his analysis of 421 autopsies which he performed at
Elisabethville between 1915 and 1921, and they amounted to roughly one-sixth of the
pneumonia mortality, the equivalent of 2.5 per thousand in 19 1 5 23. By 1931, the death
rate from tuberculosis had fallen to 0.4 per thousand24.
16 Interpretation of these figures is subject to considerable difference of opinion.
Distinguished scholars such René Dubos and Randy Packard consider tuberculosis to be
a consequence of the personal impoverishment brought by capitalism 25. Indeed, well-
housed, well-nourished people may harbor the tuberculin bacillus in their systems
without developing an active case. The link between work conditions and tuberculosis,
however, is not necessarily direct. Even in undernourished people, tuberculosis takes a
long time to incubate. I would therefore argue that people died from tuberculosis more
as a result of the state of their metabolisms before they began work on the mines
rather than from conditions on the job. Comparing incidence rates, this would lead to
the conclusion that Africans came to the Corner House gold mines in worse nutritional
condition than those who came to the Union Minière copper mines.
17 This hypothesis is strengthened by the incidence of scurvy, a Vitamin C deficiency
disorder, in the Corner House causes of death. In 1911, scurvy caused fully two percent
of the total deaths – a rate of 0.7 per thousand per year – which fell to 0.1 per thousand
a year in 1928. Although Mouchet characterizes African workers from the villages as
undernourished (and malarial), scurvy does not appear as a cause of death in either the
early years or the 1930s. Thus, one might argue that Africans from South Africa and the
High Commission territories were, in the early twentieth century, more likely to suffer
from diseases of malnutrition than Africans from the Belgian Congo – a regularity
which may be well linked to the expropriation of land by South African settlers.
18 Bacillary dysentery, by contrast, was a far more serious killer in tropical Katanga than
in the sub-tropical Transvaal. In 1915, it produced an annual death rate of 17.6 per
thousand, higher than pneumonia and accounting for nearly a third of all deaths. By
1931, its death rate had fallen to 0.6 per thousand. Corner House records do not provide

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197

a separate listing for bacillary dysentery, although Crown Mines reported a 1912 death
rate of 0.9 per thousand. It would appear that bacillary dysentery was a far greater
threat to Union Minière workers than to those at the Corner House group. This
comparison, however, should not be taken as definitive, because it was often classed
with typhoid and paratyphoid fevers as an enteric fever. Nonetheless, a higher
incidence of dysentery would not be surprising in a tropical climate. Even there,
however, its incidence is not inevitable; people can be protected from its rapid onset
through a combination of clean water, washing hands, food, and eating utensils.
Conditions would be especially bad in areas of dense population.
19 In summary, both the Corner House Group mines and those of the Union Minière
presented dangers to the Africans who worked in them. Both companies made
considerable advances in the care of their workers between the early 1910s and the
1930s. Despite top of the line medical expertise, both groups knew that they were doing
less than an optimal job in protecting the health of their African workers. For the first
twenty years of their existence, mortality rates in the Union Minière camps were far
higher than those in the Corner House Camps, a condition not to be advertised. Even in
the latter, however, death rates in 1928 were still higher than those prevailing twenty
years earlier in the Panama Canal Zone. The failure was not so much one of medical
technology as the unwillingness to spend sums necessary to clean up the mines as
microenvironments. Mining managers were willing to spend money to improve the
productivity of their respective work forces, but reducing African mortality was not
their highest priority. Even the Panama black mortality rates were four times as high as
those experienced by whites working on the Canal26.
20 These choices were a novelty in the history of both medicine and industry. By 1905, the
consequences of the germ theory of disease were beginning to affect the practise of
medicine in that the expenditure of money could produce more effect health care 27.
Managers, who had long realized that the output of their work forces depended at least
in part on their health, were now confronted with deciding exactly how much to spend.
In colonial Africa, as in the Panama Canal Zone, managers made two decisions: to spend
relatively large sums on their European staffs and smaller sums on Africans. The gap
between European and African care frequently depended on the processes by which
companies allocated their resources. In order to understand improvements in health
care, then, we need to learn more about these budgetary procedures.

NOTES
1. Richardson, Peter, Chinese Mine Labour in the Transvaal (London and Basingstoke, 1982). Jeeves
Alan, Migrant Labour in South Africa'sMining Economy: the Struggle for the Gold Mines' Labour Supply,
1890-1920 (Kingston and Montréal, 1985).
2. Fetter Bruce, The Creation of Elisabethville, 1910-1940 (Stanford CA, 1976).
3. McCullough David, The Path between the Seas: the Creation of the Panama Canal, 1870-1914, (New
York, 1977).

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198

4. Gorgas William C., "Recommendation as to Sanitation concerning Employéees of the Mines on


the Rand Made to the Transvaal Chamber of Mines", Journal of the American Medical Society 62
(1914), 1855-65.
5. Cartwright A.P., Doctors of the Mines: A Commemorative Volume Published in 1971 to Mark the 50 th
Anniversary of the Founding of the Mine Medical officers' Association of South Africa with a History of the
Work of Mine Medical Officers (Cape Town, 1971), 28-37.
6. Comité Régional du Katanga, 3 Annexe 10, 19 avril 1921.
7. A.J. Orenstein to Elinor Bonner, 19 th November 1970 in Thomas Jefferson University Archives
(Philadelphia), Alumni Office.
8. Fetter, Bruce, The Creation of Elisabethville, 83-94, 109-121.
9. Fetter, Bruce, "the Mines of Southern and Central Africa: An Ecological Framework", Paper
presented at the Annual Conference of the British Society for Population Studies, Southampton,
1991.
10. Van Nitsen, R., L'Hygiène des travailleurs noirs dans les Camps industriels du Haut-Katanga
(Bruxelles, 1933). Mottoulle, L., "Contribution à l'étude du déterminisme fonctionnel de
l'industrie dans l'éducation de l'indigène congolais", Mémoires de l'Institut Royal Colonial Belge,
III(1934).
11. Mouchet, R., "documents anatomo-pathologiques sur la nosologie de la main-d'oeuvre
indigène à Elisabethville de 1915 à 1921", Bulletin de l'Institut Royal colonial Belge, (14 (1943),
422-452. The most complete account of Union Minière mortality and morbidity is to be found in
Dibwe dia Mwembu, "Industrialisation et santé. La transformation de la morbidité à l'Union
Minière du Haut-Katanga, 1910-1970, "Ph. D. thesis. Université Laval, 1990.
12. Orenstein Alexander, "A Review of the Hygiene Organisation of the Witwatersand Gold
Mines", in Proceedings of the Third Empire Mining and Metallurgical Congress, (London, 1930), 134-148.
13. Abraham John C., Report on Nyasaland Natives in the Union of South Africa and in Southern
Rhodesia, (Zomba, 1937).
14. Gorgas, "Recommendation".
15. Burnet, Macfarlane and White ,David O., Natural History of Infectious Disease, 4 th edition
(Cambridge, 1972), 74-76.
16. Orenstein, "Review".
17. Van Nitsen, L'hygiène, 33.
18. Cartwright, Doctors of the Mines, 109-124.
19. Burnet and White, Natural History, 125-126.
20. Cartwright, Doctorsof the Mines, 141.
21. Van Nitsen, L'hygiène, 207-213.
22. Orenstein, "Review".
23. Mouchet, "Documents".
24. Van Nitsen, L'hygiène, 185-188.
25. Dubos, R. and J., The White Plaque (Boston, 1953). Packard, Randall M., White Plaque, Black
Labor: Tuberculosis and the Political Economy of Health and Disease in South Africa (Berkeley and Los
Angeles, 1989).
26. McCuIlough, Pathbetween the Seas, 582.
27. Preston, Samuel H. and Haines, Michael R., Fatal Years: Child Mortality in Late Nineteenth-
Century America (Princeton, 1991).

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199

ABSTRACTS
En comparant les changements intervenus dans les causes de décès au sein de deux des plus
grandes compagnies minières d'Afrique, il est possible de mieux cerner les caractéristiques des
forces productives et les différences dans les politiques médicales de ces compagnies. Tant le
"Corner House Group" de Witwatersrand que l'Union Minière du Katanga ont été réticents à
rendre public les niveaux de mortalité parmi leurs travailleurs africains et les causes de décès de
ceux-ci. Cet article tentera d'analyser les données statistiques que l'on peut trouver dans
quelques publications peu répandues. Ces données permettront de mieux comprendre les
conséquences sanitaires des premières étapes du processus d'industrialisation de l'Afrique.

AUTHOR
BRUCE FETTER
University of wisconsin – College of Letters and Science – Milwaukee – USA

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La campagne arabe : notes


marginales
Frans Bontinck

1 La campagne menée par l'Etat Indépendant du Congo durant les années 1892-95 contre
les "Arabes", dominant la partie orientale de son territoire, a eu des conséquences dont
on ne saurait guère surestimer l'importance. A l'occasion du centenaire de ses débuts,
je me suis proposé d'apporter quelques éclaircissements sur deux sources historiques
qui s'y rapportent.
2 La première, matérielle, n'est autre qu'une belle coupe à inscriptions et décorations
arabes, sans doute prise en butin après la défaite de Sefu au combat de Chige, le
premier de la campagne (23 novembre 1892). La deuxième source, écrite celle-ci, est
une lettre du capitaine Scheerlinck adressée de Lusambo, le 3 novembre 1893, à un
certain "Henri". L'éditeur de cette lettre n'ayant pas identifié ce destinataire,
j'essayerai de le faire ; en outre, je lirai un passage de la même lettre estimé "illisible" ;
enfin j'apporterai quelques précisions sur le factorien américain mentionné dans la
lettre.
3 Ces notes critiques mineures se situent dans le prolongement des publications de notre
collègue à l'honneur, relatives à la présence arabe aux Stanley Falls avant la campagne.

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Une coupe arabe, butin de guerre ?


4 Il y a une douzaine d'années, mon confrère, le p. Herman De V1oo, missionnaire à
Tshofa (Kasayi oriental), "découvrit" au village Kiofwe, dit aussi Ngongo Tshofwe et
situé à quelque 12 km. de la rive droite de la haute Lumami, une coupe en laiton
indubitablement de fabrication arabe. Haute de 12 cm., ayant un diamètre de 5 cm. à la
base et de 8 cm. à l'ouverture, la coupe a quelque peu perdu son ancien éclat et aussi sa
forme régulière. Toute la surface extérieure est finement ciselée et, en outre, porte une
double inscription en lettres arabes.
5 D'après les informations fournies par le p. De Vloo, la coupe était conservée dans la
maison du catéchiste de Kiofwe ; l'épouse de celui-ci l'avait héritée de ses parents,
lesquels la détenaient de leurs parents. Ni le catéchiste, ni les villageois ne purent
donner des informations sur la venue de la coupe au village.
6 La coupe m'ayant été confiée en juin 1989, je m'adressai pour la lecture des inscriptions
arabes au Prof. Urbain Vermeulen, arabisant de l'Université d'Etat de Gand. Celui-ci eut
la bonté de m'en communiquer la transcription et la traduction néerlandaise. Il
s'agissait d'une même phrase, répétée deux fois et signifiant : "De ceci (de la coupe)
sortent deux choses bienfaisantes : une bonne santé et l'assouvissement".
7 Si la valeur intrinsèque de la coupe semble plutôt modeste, son intérêt historique
mérite qu'elle soit replacée dans le contexte de la campagne arabe.
8 Des sources écrites narratives concernant ladite campagne permettent d'avancer, sur la
provenance de la coupe, une hypothèse paraissant très probable. Il s'agit en premier
lieu de l'ouvrage du Dr. Sidney L. Hinde, The Fall of the Congo Arabs, Londres, 1897 1. La
deuxième source constitue également un témoignage de première main, celui du
commandant Oscar Michaux : Au Congo. Carnet de Campagne, Bruxelles, 1907 2. Les deux

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202

ouvrages sont pourvus de bonnes cartes de la région permettant de situer les


événements dans le temps et dans l'espace3.
9 L'occasion des hostilités fut la défection, le 12 septembre 1892, en faveur de l'Etat
Indépendant du Congo d'un puissant auxiliaire des Arabes, nommé "Gongo Lutete", qui
avait sa capitale sur la rive gauche de la Lumami. Son origine ethnique reste sujette à
discussion (Tetela, Kusu, Songye ?) mais l'orthographe de son surnom ne fait pas de
doute. A la graphie Lutete (d'origine Kongo ?) doit se substituer Leteta, qui signifie : le
Vagabond, celui qui circule partout pour razzier des esclaves pour son patron, Tippo
Tip. Quant à Gongo, il ne s'agit pas d'un nom mais d'un titre honorifique, constitué du
réduplicatif de ngo, Léopard, et au sens dérivé : chef. Ngo-ngo (ngongo)signifie donc
simplement : le grand léopard, le Grand Chef.
10 Maîtres du Manyema et de l'entre-Lualaba-Lumani, les Arabes et Arabo-Swahili ne
pouvaient laisser impuni la trahison du ngongo Leteta. Comme les autorités de l'Etat
Indépendant du Congo refusaient de le leur livrer, un des fils de Tippo Tip, du nom de
Sefu ben Hamed ben Mohammed4, décida de traverser la Lumami à une soixantaine de
kilomètres en amont de Ngandu. A cet effet, Sefu rassembla ses forces sur la rive droite,
au grand village de Dibwe. Le chef local des Bekalebwe, "un grand bel homme dans la
force de l'âge" (Michaux), dut mettre ses guerriers à la disposition des Arabes. Le
village du ngongo Tshofwe, l'actuelle Kiofwe où sera conservée la coupe arabe, fut lui
aussi entraîné dans les hostilités.
11 En effet, le 27 octobre 1892, le lendemain de leur arrivée au village de "Goimuyasso"
(Ngoyi Muyasa) sur la rive gauche de la Lumami, le Dr. Hinde et le lieutenant
Scheerlinck apprirent par leurs éclaireurs que deux chefs, établis de part et d'autre de
la rivière, à cinq ou six heures en aval, avaient reçu l'ordre de Sefu de tenir prêtes
toutes leurs pirogues pour la traversée de ses troupes. D'après Hinde (p. 98), ces deux
chefs riverains étaient "Gongo Muchufa" et "Nyan Gongo". Il ne fait pas de doute que le
ngongo Mu-chufa (graphie anglaise à prononcer : Tshufa) est à identifier avec le chef du
village Kiofwe, Tshofwe, qui à présent se trouve à une douzaine de kilomètres de la rive
droite de la Lumami. Comme tant d'autres villages de la "Bantuphonie", le premier
village ("Gongo Muchufa") était désigné du titre de son chef, in casu le ngongo Tshofwe
(variante de Tshofa, Chufa). Selon la carte de Hinde, ce village (écrit fautivement :
Gongo Muchaffa) se trouvait tout près de la rive droite de la Lumami. En face, sur la
rive opposée, on lit : "Nyangongo", juste en amont du confluent de la Lurimbi
(Ludimbi). Le toponyme "Nyangongo" (orthographié fautivement "Nyan Gongo" par
Hinde) est encore conservé de nos jours dans le nom de la chefferie des Bekalebwe-
Yangongo. Remarquons que "Nyangongo" se décompose en : nya (particule du génétif a,
avec le préfixe y, à traduire par de, du, etc.) et ngongo (chef) ; le toponyme peut donc se
traduire par : (village, sous-entendu) du ngongo. Comme les deux localités, de part et
d'autre de la Lumami, avaient un chef portant le même titre (ngongo), on précisait celle
de la rive droite en ajoutant un déterminatif : Tshofa, précédé de m u : à Ngongo mu
Chufa signifie le chef-lieu à Tshofa5.
12 Le 2 novembre, Hinde et Scheerlinck obtinrent la confirmation des renseignements
reçus quelques jours auparavant : "Gongo Muchufa" avait rassemblé ses pirogues pour
la traversée de Sefu et de ses hommes vers la rive gauche de la Lumami. Voulant
empêcher ce passage, Hinde se mit sans délai en marche. Après six heures, il parvint au
village où se ferait la traversée ("ferry village"). Le lendemain, le chef de Nya Ngongo
vint lui rendre visite. Hinde le décrit comme un bel homme, bien musclé, d'une taille de

Civilisations, 41 | 1993
203

plus d'un mètre quatre-vingt. Hinde lui demanda d'apporter des vivres mais le chef
refusa : il n'ignorait pas que les Arabes se trouvaient sur la rive opposée, prêts à
traverser. Hinde eut alors recours à la manière forte. A un coup de sifflet, ses hommes
encerclèrent le chef et ses conseillers et les capturèrent. Les prisonniers ne furent
libérés qu'après avoir promis de ravitailler Hinde et ses soldats.
13 Sans doute, l'arrivée imprévue de Hinde au village de la traversée empêcha-t-elle Sefu
de passer la Lumami à cet endroit. Il se rendit donc un peu en aval du confluent de la
Lula, à quelques kilomètres de l'actuelle Tshofa. Là, sa traversée de la Lumami ne
rencontra aucune résistance. Sefu établit deux bomas (forts palissadés), un petit
précédent un grand, à une centaine de mètres de la rive gauche. Michaux désigne
l'endroit comme Chige alors que le Dr. Hinde l'écrit Jigge.
14 A son arrivée à Ngandu le 18 novembre, le commandant Michaux y trouva le chef du
poste d'Etat, Duchesne, et son adjoint Prégaldien6. Le 21, vers 6 h. du soir, le ngongo
Leteta informa Michaux que Sefu passait la Lumami à environ deux jours de marche en
amont de Ngandu. Immédiatement, Leteta partit avec ses guerriers vers la tête de pont
arabe. Le lendemain, au point du jour, les trois officiers belges se mirent eux aussi en
route, accompagnés d'une centaine de soldats de choix.
15 Vers le soir de ce 22 novembre, après une marche accélérée de douze heures, Michaux
fit sa jonction avec Leteta, auquel s'étaient joints Lumpungu, chef des Songye, le chef
des Bala à Kolomoni et une quarantaine de miliciens de la Force Publique sous les
ordres de deux gradés de Sierra Leone, Albert Frees et Benga. Durant la nuit la pluie ne
s'arrêtat pas de tomber, mouillant les fusils à piston des troupes auxiliaires, tant des
Arabes que des Européens. Michaux décida de profiter de cette aubaine.
16 Le 23 novembre au matin, la pluie cessa. Les rives de la Lumami ayant été occupées par
ses alliés congolais, tant en amont qu'en aval de Chige, Michaux lance l'attaque. Par une
brêche pratiquée dans la palissade par Benga, les assaillants s'engouffrent dans le boma
de front. Pris de panique, les défenseurs s'enfuient, mais la Lumami leur barre la
retraite, alors qu'en amont et en aval des bomas, la forêt est tenue par les hommes des
chefs ralliés à l'Etat. Les Arabes n'ont qu'une éventuelle issue : la rivière. Ils s'y jettent,
mais cent-quarante fusils à tir rapide continuant à leur envoyer une grêle de balles.
Trouvèrent ainsi la mort ou se noyèrent les principaux chefs arabes, parmi lesquels le
fils de Sefu, et plus de 3.000 de leurs hommes.
17 Ne disposant pas de pirogues pour traverser la Lumami et poursuivre les ennemis en
déroute, Michaux, ce même 23 novembre, reprit le chemin vers Ngandu. Il campa en
route et le lendemain, il rentra dans la capitale de Leteta. Quatre jours plus tard,
Michaux passa à l'offensive. Traversant la Lumami, le 1 er décembre, il occupa dans la
zone arabe le village abandonné de Dibwe. Mais le chef revint chez lui, faisant sa
soumission à l'Etat. D'après ses dires, les fuyards étaient repassés par Dibwe et l'avaient
pillé.
18 Quant au sort du village de Ngongo mu Tshofa (Gongo Muchufa), nous l'ignorons. Les
villageois avaient été forcés, eux aussi, à prêter leur concours aux Arabes ; sans doute,
ont-ils profité de la débâcle de ces derniers pour s'indemniser des pertes subies en
hommes et en biens (pirogues).
19 La coupe arabe conservée soigneusement au village du ngongo Tshofwe, l'actuelle
Kiofwe, a fait partie très probablement du butin pris à l'ennemi en déroute. Finement
travaillée, elle servait à quelque riche trafiquant arabe. Même si nous ignorons le nom

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204

de son propriétaire qui l'avait amenée au coeur de l'Afrique, elle constitue à mon avis
un rare vestige matériel rappelant le combat de Chige, prélude de la campagne anti-
arabe déclenchée il y a cent ans7.

La lettre de Scheerlinck (3 novembre 1893)


Le destinataire

20 Si les mémoires du Dr. Hinde nous permettent de remettre la coupe de Kiofwe


(Tshofwe) dans son contexte historique, le même ouvrage nous fournit aussi des
renseignements précieux sur l'exécution du ngongo Leteta, dix mois après le combat de
Chige. En effet, le 14 septembre 1893, un tribunal militaire, siégeant au poste d'Etat de
Ngandu Kitenge, condamna à mort le principal auxiliaire des forces de l'Etat
Indépendant du Congo. Ce tribunal fut présidé par le lieutenant Scheerlinck, ses
assesseurs étant les lieutenants J. Duchesne et A. Lange. Le procès-verbal du jugement
et de l'exécution le lendemain matin, n'a pas (encore) été retrouvé, mais nous
possédons deux rapports du 29 septembre 1893, adressés par Duchesne et Lange au
Commissaire du district du Lualaba, Cyriaque Gillain8. D'autres documents, publiés
également par Aug. Verbeken, nous aideront à éclaircir la lettre de Scheerlinck écrite
six semaines après l'exécution9. Le troisième de ces documents est une lettre de Dhanis,
commandant en chef de la campagne arabe, au Commissaire Gillain. Elle n'est pas
datée10. Pourtant sa datation ne pose pas de problèmes. En effet, Dhanis écrit : "J'envoie
demain le Dr. (Hinde, à Ngandu) avec ordre à Duchesne de rester sur le statu-quo.
Gongo sera immédiatement remis en liberté... Son (fusil) express lui sera rendu, ses
chanteuses, etc. de même". La lettre a donc été écrite la veille du départ de Hinde de
Nyangwe à Ngandu où Duchesne avait commis la "bêtise incommensurable" d'arrêter
Leteta et de le spolier de ses biens. Ecoutons Hinde : "Taking twelve men and two
hundred's of Lutete's people under a petty chief namend Kitenge, I started at five
o'clock in the morning of September the 11th. Six days' rapide marching... brought us to
Ngandu – too late however to save our brave and faithful ally, who had been shot forty-
eight hours before our arrival" (p. 207-208). La lettre de Dhanis est donc du 10
septembre ; un post-scriptum, "Nyangwe le 12 septembre au matin", indique qu'elle fut
expédiée à Gillain ce jour-là.
21 L'exécution du ngongo Leteta fut très durement désapprouvée par Dhanis. Il infligea un
blâme officiel à Duchesne, à ses yeux le principal coupable, et le punit de deux mois de
retenue de traitement. Quant à Scheerlinck, le président du tribunal militaire, il reçut
lui aussi un blâme de la part de Dhanis. En outre, celui-ci retint le brevet par lequel, le
1er mai 1893, Scheerlinck avait été promu au rang de capitaine, et cela dans l'intention
de renvoyer ce document au gouverneur général à Boma.
22 Nous connaissons la réaction de Scheerlinck à ces sanctions grâce à sa lettre datée de
"Lusambo, le 3 novembre 1893"11. Elle relate le fait que Scheerlinck, arrivé à Lusambo le
20 octobre en vue de s'y embarquer pour Léopoldville (d'où il descendrait à Boma pour
rentrer en Europe, son terme de trois ans étant expiré), avait manqué le stern-wheeler
"Stanley" reparti cinq jours plus tôt. Cet accroc prolongerait son terme de trois mois.
Sur ce, arriva, à bord du "Princesse Clémentine", steamer de la S.A.B. (Société anonyme
belge pour le commerce du Haut-Congo), l'Inspecteur d'Etat, Paul Le Marinel. Celui-ci
chargea Scheerlinck d'une palabre dans la Sankuru ; en outre, il devrait se rendre, via

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205

Luebo, à Luluabourg où on lui confierait des collections ethnographiques pour le


Pavillon congolais de l'Exposition Internationale d'Anvers, prévue pour 1894. Le départ
de Lusambo étant fixé au 4 novembre 1893, Scheerlinck, la veille, écrivit une lettre dans
laquelle il justifiait la "suppression de notre allié (nominal) au combat".
23 H. Installé, l'éditeur de cette lettre adressée à "Mon cher Henri", s'est contenté de noter
que le destinataire (Henri) se trouvait en Belgique et que, par conséquent, il ne pouvait
pas s'agir de Josué Henry, qui "à cette époque était activement impliqué dans la
campagne arabe"12.
24 En vue d'identifier "Henri", dégageons quelques traits de son "portrait" tels qu'ils se
retrouvent dans la lettre.
25 – Henri est dit "l'ami" de Scheerlinck, celui-ci le tutoie et l'apostrophe : Mon cher Henri,
impliquant une certaine familiarité.
26 – Henri est un militaire belge en bons rapports avec le Commandant Baele, qui en 1893
faisait partie du 7e régiment de ligne, régiment auquel Scheerlinck appartenait
également13.
27 – Henri était un ancien "Africain" qui connaissait parfaitement les postes d'Etat, les
rivières, les régions, etc. du Congo sans que Scheerlinck ait besoin d'ajouter des
précisions géographiques. De même, Henri n'avait pas besoin qu'on lui présente les
personnes mentionnées dans la lettre : Duchesne, Piedboeuf, Le Marinel (sans préciser
qu'il s'agissait de Paul et non de son frère Georges).
28 – Henri sait également que l'Exposition d'Anvers comportera une section de l'E.I.C.
(Léopold II l'ouvrira le 12 juin 1894).
29 De ces éléments "biographiques" et du prénom même du destinataire, on peut déduire
que celui-ci n'était autre que le lieutenant Henri Avaert (1851-1923). Détaché du 5 e
régiment de ligne, Avaert s'était embarqué pour le Congo le 15 août 1882, en compagnie
de Camille Coquilhat. Pour des raisons de santé, il dut rentrer en Belgique à la fin de
l'année suivante. Trois ans plus tard, il retourna au Congo (mars 1886). De nouveau, son
terme fut très bref : en mai 1887, il rentra au pays natal. Son troisième terme débuta en
septembre 1888 et se termina en octobre 1889. Il ne retournera plus au Congo mais il
continuera à s'y intéresser activement et à le défendre contre les accusations anglaises.
Estimant que l'ouvrage du Dr. Hinde, The Fall of the Congo Arabs, constituait dans son
ensemble une bonne défense de l'E.I.C. contre ses adversaires, les milieux congophiles
songèrent immédiatement à le traduire. Avaert assuma la direction de cette
traduction14.
30 Ainsi la carrière d'Henri Avaert, tant avant qu'après novembre 1893, confirme que
Scheerlinck s'était adressé à lui. Son ami neutraliserait les "vexations qu'il subit" (au
Congo) et qu'on "se prépare à continuer assez loin" (jusqu'en Belgique). Scheerlinck
termine sa lettre en manifestant sa crainte d'une expulsion de l'armée belge : "J'espère
que je sois encore au 7e (régiment de ligne) ; si ça n'est pas, je reproche de ne pas avoir
fait de démarches". Scheerlinck a omis ici un pronom personnel : a-t-il voulu écrire : "je
me reproche de ne pas avoir fait de démarches" (en Belgique, pour éviter cette disgrâce)
ou bien : "je te reproche...". Il me semble que la première supposition soit la plus
plausible. En effet, sa lettre constitue précisément une démarche tardive de
Scheerlinck. Celle-ci lui fut inspirée sans doute par Paul Le Marinel, qui avait connu
Avaert tant au Congo qu'en Belgique et qui approuvait sa conduite dans l'affaire de
Leteta.

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206

Le passage barré

31 Après avoir notifié à son correspondant qu'il a été promu capitaine le 1 er mai mais qu'il
est sans le brevet de sa nomination, en attendant les décisions supérieures, Scheerlinck
écrit : "Je suis tranquille pour l'avenir". Il ajoute alors dans la marge de la quatrième (et
dernière) page de sa lettre : "Mr. (texte barré) me donne raison quant à l'exécution (de
Leteta) et me donnera encore plus raison après le prochain courrier du Lualaba,
annonçant la défaite des arabes de Kabambarra... Un courrier arrivera d'ici peu
annoncer la défaite des arabes".
32 H. Installé, l'éditeur de la lettre, a estimé que le passage barré est "illisible". Il l'est sans
doute, mais le contexte montre que le Monsieur qui approuve Scheerlinck quant à
l'exécution de Leteta et qui l'approuvera encore davantage lors de l'arrivée prochaine
du courrier de Lualaba annonçant la défaite des Arabes, se trouvait alors à Lusambo.
Cet agent n'est autre que celui que Scheerlinck au début de sa lettre nomme :
"Monsieur l'Inspecteur Lemarinel". Dans le nom barré nous distinguons, par leur
hauteur, les lettres 1,I,L,1 (l'Inspecteur Lemarinel). Après deux termes au Congo
(1885-88 ; 1889-92), Paul Le Marinel (l'orthographe de Scheerlinck est défectueuse) y
retourna en qualité d'Inspecteur d'Etat ; son autorité s'étendait aux districts du Stanley
Pool, du Kwango, du Kasayi et du Lualaba15.
33 Il s'agissait donc d'un personnage très haut placé dont l'approbation tranquillisait
Scheerlinck "pour l'avenir".
34 Pourquoi est-ce que Scheerlinck a rendu son nom illisible ? Se méfiant de certaines
indiscrétions (censure de correspondances), Scheerlinck n'a pas voulu compromettre
l'Inspecteur d'Etat. Aussi, au moment de glisser la lettre dans l'enveloppe, a-t-il barré
soigneusement son nom. La lettre a été pliée à la hâte avant même que l'encre étendue
sur le titre et le nom ne soit séchée ; aussi la longue tâche se retrouve-t-elle sur la page
trois.

Le factorien américain

35 La veille de son départ, Scheerlinck écrivait : "Demain 4 courant, je pars avec Monsieur
l'Inspecteur Lemarinel... avec le SS "Princesse Clémentine". Je suis chargé de faire une
palabre dans le Sankuru où des indigènes sont hostiles au factorien américain".
36 Dans sa note 6, H. Installé écrit : "Selon toute probabilité, il s'agit de l'Américain Uncles
qui avait à Mukikamu ou Bena Lubudi (à l'embouchure de la Lubudi) un établissement
pour le traitement du caoutchouc. Il était un agent de la S.A.B. pour ce poste".
Mukikamu doit se comprendre comme : m u (à) Kikamu.
37 H. Installé se réfère à deux ouvrages du p. Marcel Storme. L'historien des débuts des
missions scheutistes au Kasayi a trouvé le nom du factorien américain, "Uncles", dans
le récit de voyage de son confrère Constant De Deken, Deux ans au Congo, Anvers, 1902.
"24 janvier (1893)... Nous stoppons à la factorerie de Bena-Lubudi, desservie par un
américain, M. Uncles, qui pour exploiter le caoutchouc, a fait venir du Brésil huit
ouvriers habitués à ce travail"16.
38 Le p. Jérôme Van Aertselaer, supérieur général de Scheut, qui était du même voyage,
nous informe que la factorerie de Bena-Lubudi se trouvait sur la rive gauche de la

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207

Sankuru, un peu en amont du confluent de la Lubidi, à mi-chemin entre Bena-Bendi (à


l'embouchure de la Sankuru) et Lusambo. Il ne mentionne pas le nom du gérant
américain, mais il précise que celui-ci avait amené des hommes du Nicaragua et de la
Jamaïque pour l'aider dans ses plantations et la récolte du caoutchouc 17.
39 Un journaliste américain, Frank Vincent, visita la factorerie de son compatriote vers la
fin du mois de mai 1893. Vincent ne mentionne pas son nom, mais il précise qu'il était
arrivé en septembre de l'année précédente avec dix Noirs de la Jamaïque et quelques
espagnols de Nicaragua et Costa Rica18.
40 Complétons ces données par un rapport rédigé le 9 juillet 1892 par Richard Mohun,
Consul des Etats-Unis à Boma. Ce rapport donne le nom correct du gérant de la S.A.B., à
savoir Warren C. Unckless. Originaire de New York, il avait résidé longtemps au Costa
Rica où il avait acquis une large expérience dans la culture du café et dans
l'exploitation du caoutchouc19.
41 Unckless s'était embarqué sur le "Lulu Bohlen" à Anvers le 5 juin 1892 et était arrivé à
Boma le 2 juillet avec dix coupeurs de caoutchouc, originaires de Costa Rica et
Nicaragua.
42 "Les indigènes ... hostiles au factorien américain" avec lesquels Scheerlinck fut "chargé
de faire une "palabre" n'étaient pas des Songo Mano mais des Kuba, contrairement à
une affirmation générale de Vincent20.
43 Le fait que la lettre de Scheerlinck a été retrouvée parmi les papiers de sa famille laisse
supposer qu'elle ne fut jamais expédiée. Le Gouverneur général Wahis qui avait
diminué de moitié la sanction financière infligée à Duchesne, n'a pas annulé la
promotion de Scheerlinck au rang de capitaine. Scheerlinck rentra en Belgique par le
steamer hollandais "Afrikaan" qui arriva à Rotterdam le 15 avril 1894, plus de huit mois
après l'expiration de son terme. Il reprit sa place dans le 7 e régiment de ligne, mais cinq
ans plus tard, il repartira pour l'Afrique.

NOTES
1. Une traduction française, sous la direction du Capitaine Commandant Henri Avaert, parut
sous le titre La Chute de la domination des Arabes du Congo, Bruxelles, 1897. La Préface des Traducteurs,
signée par Avaert, est datée : Vilvorde, mai 1897.
2. La première édition (Bruxelles, 1907, 397 p.) fut suivie d'une deuxième, Namur, 1913, 413
p. J'ai utilisé cette deuxième édition.
3. Pour le déroulement détaillé de la campagne arabe, on peut se référer entre autres à F.
FLAMENT e.a., La Force Publique de sa naissance à 1914, Bruxelles, 1952 ; combat de Chige :
p. 221-225.
4. Sur Sefu, cfr. M. COOSEMANS, Biogr. col. belge, II, col. 843-847.
5. A propos du préfixe nya, citons l'ethnonyme Banyarwanda (les Rwandais) qui se compose de
préfixe pluriel b a, du possessif nya et du nom Rwanda (Banya-Rwanda) : les gens du Rwanda. Cfr
aussi les toponymes voisins : Nya Kagunda, Nya Kalemba, Nya Lukemba. Ailleurs, par ex. chez les

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Budja, le préfixe se rencontre sous la variante : ya. Ainsi Yambuku, Yalosemba, etc. Voir G.
HULSTAERT, Ya-namen, dans Aequatoria, III (1940) 1, p. 22, col. B.
6. Cfr M. COOSEMANS, Albert Duchesne (1865-94), B.C.B., II, col. 303-305 ; M. COOSEMANS, Pierre
Prégaldien (1863-93), B.C.B., II, col. 787-789.
7. La coupe est actuellement conservée à Kinshasa parmi les realia de la bibliothèque africaine du
Scolasticat scheutiste.
8. A. VERBEKEN, A propos de l'exécution du chef Gongo-Lutete en 1893, dans Bull. Séances Acad. Royale
Sciences Col, II (1956), p. 938-950.
9. A. VERBEKEN, A propos de l'exécution... Note complémentaire, dans Bull. ARSC, III (1957), p. 828-834.
10. M. LUWEL, Inventaire Papiers Cyriaque Gillain, Lieutenant Général (1857-1931), Tervuren, 1964,
p. 17, n° 36 ; texte : Bull. ARSC, III (1957), p. 832-834.
11. H. INSTALLE, Une lettre inconnue du lieutenant Jean-Désiré Scheerlinck relative à l'exécution de
Gongo Lutete, dans Africa-Tervuren, XXVI (1980), 4, p. 93-97.
12. Ibid., p. 95, n. 3.
13. Ibid., p. 97, n. 23 : notice biographique sur Constantin J.-B. Baele.
14. Cfr Le mouvement géographique, XIV (1897) n° 16 (16 avril), col. 185-189. Cfr aussi Les
accusations de sir Ch. Dilke a la Chambre des Communes (2 avril 1897) : ibid., col. 188-190. Notice
biographique d'Avaert : BCB, V, col. 20-24. Lettre du lieutenant Avaert à Coquilhat, Banana, 5
septembre 1883 : C. COQUILHAT, Sur le Haut-Congo, Bruxelles, 1888, p. 487-503. Portrait d'Avaert :
p. 491.
15. R. CAMBIER, Paul Le Marinel, BCB, I, col. 664-670.
16. Une première impression, sous le même titre et chez le même imprimeur-éditeur Clément
Thibaut, Anvers, avait paru en 1900. Le texte néerlandais : Twee jaren in Congoland, Antwerpen,
1902, et Twee jaar in Congo, Antwerpen, 1952. Le texte cité se trouve dans Deux ans au Congo,
Anvers, 1902, p. 65. Le nom "Uncles" se rencontre aussi p. 166-167.
17. Lettre de J. Van Aertselaer, Lusambo, 10 février 1893 : Missions en Chine et au Congo, II
(1892-94), p. 284-286.
18. F. VINCENT, Actual Africa or the Coming Continent, Londres, 1895, p. 455-456.
19. F. BONTINCK, Aux origines de l'Etat Indépendant du Congo. Documents tirés d'Archives Américaines,
Louvain-Paris, 1966, p. 439, n. 130.
20. "Near the factory are many large villages of the Bakubas, who are generally a very peaceable,
well-disposed people, in this respect differing entirely from the Basongos on the north bank, who
are savage and intractable and constantly at war with the Bakubas" : F. VINCENT, Actual Africa,
o.c, p. 456. D'après la notice biographique de Scheerlinck (BCB., I, col. 821 : "Il accompagna Paul Le
Marinel dans un raid contre les Bakubas". La notice reprend E. JANSSENS – A. CATEAUX, Les
Belges au Congo. Notices biographiques, Anvers, 1911, t. II, p. 207 : "En novembre... Scheerlinck
conduit une expédition militaire contre les Bakuba du Lubudi, un affluent du Sankuru".
J. VANSINA, Du royaume Kuba au "territoire des Bakuba", dans Etudes congolaises, XII (1969) 2, p. 11 :
"En janvier 1893, l'Américain Uncles fondit une station près de Bokila, où travaillaient huit
caboclos brésiliens pour recueillir du caoutchouc". Vansina ne fournit pas de précisions sur la
"palabre" à régler par Scheerlinck en novembre 1893. Bokila était un "des postes construits par
Unckless sur les deux rives de la Sankuru et commandés chacun par l'un des Brésiliens. La sève
laiteuse, récoltée par des indigènes dans des calebasses, est transporté au laboratoire central"
(de Bena Lubudi). DE DEKEN, Deux ans, o.c., p. 166.

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RÉSUMÉS
The campaign conducted by the Congo Free State from 1892-1895 against the 'Arabs', who
dominated the western part of its territory, had important consequences. Now, at the centenary
of the beginning of this campaign, it is time to shed light on two relevant historical sources of
this campaign.
The first is a beautiful cup with Arab inscriptions and decorations, no doubt taken as booty after
the Sefu defeat at the battle of Chige, the first of the campaign (23 November 1892).
The second source, this time written, is a letter from Captain Scheerlinck, sent from Lusambo, on
November 3rd 1893, to a certain 'Henri'. As the author has not identified the addressee, this
article will attempt to do so. The article will also try to decipher an 'illegible' passage in the letter
and to clarify the reference to an American 'Factorien' in the letter.

AUTEUR
FRANS BONTINCK
Université de Kinshasa – Kinshasa – République du Zaïre

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Tippo Tip à Mulongo. Nouvelles


données sur le début de la
pénétration arabo-swahili au Sahara
Pierre de Maret et Hugues Legros

1 Au 18° et 19° siècles, l'empire luba fut l'un des plus grand états dynastiques de l'Afrique
Centrale. Ses dirigeants réclamaient tribut sur un territoire s'étendant de la frange sud
de la forêt équatoriale zaïroise jusqu'au nord de la Zambie. La réputation et le prestige
de cet empire étaient tels que de nombreux autres états de la région – que ce soit les
Lunda ou les Bemba par exemple –, se réclament encore d'un ancêtre Luba prestigieux 1.
2 Resté à l'écart du commerce à longue distance qui, au cours du 19° siècle, se déroulera
plus au sud, par l'intermédiaire des Lunda et des Bemba, l'état luba ne s'ouvrira que
fort tard aux influences extérieures. Les débuts de la pénétration étrangère dans le
pays luba ne datent d'ailleurs que du dernier tiers du 19° siècle, quand, sous l'impact du
commerce à longue distance qui s'établit avec l'Angola à l'ouest et la Tanzanie à l'est,
on assistera à l'effondrement de cet état.
3 Ce contexte remarquable rend l'étude du début de la pénétration étrangère dans cette
région particulièrement importante, d'autant plus qu'un des premiers commerçant
arabe à atteindre le coeur de l'empire luba n'est autre que le célèbre Hamed ben
Mohammed el Murjebi, surnommé Tippo Tip. Dans sa Maisha, son autobiographie
rédigée en Swahili, publiée et traduite en allemand par Brode en 1902, Tippo Tip relate
ses incursions en pays luba, de manière malheureusement assez brève. Jusqu'à ce jour,
aucune autre source ne permettait de vérifier les informations fournies par Tippo Tip,
ni de les compléter.
4 En 1975, l'un d'entre nous a eu la chance de découvrir chez un notable de la chefferie
luba de Mulongo, un manuscrit sur papier pelure qui était la copie, datée de 1935, d'un
rapport administratif établi en 1909 par l'administrateur de territoire Boterdal. Ce
document inédit, rédigé à partir des traditions orales du siècle précédent, se rapporte
aux luttes que se livrèrent pour le pouvoir deux lignages royaux rivaux de la chefferie
de Mulongo. Il nous fournit non seulement une généalogie complète des chefs, mais

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permet aussi de préciser et de développer l'historique de la pénétration arabe, yeke et


européenne dans le royaume luba. Par ailleurs, ce document fait aussi référence au
passage de Tippo Tip dans la chefferie de Mulongo et nous renseigne amplement sur les
événements survenus durant ce séjour.
5 Ainsi, deux sources, toutes deux orales à la base et retranscrites au début du siècle,
relatent le passage de Tippo Tip à Mulongo et le début de la pénétration arabe en pays
luba. Pour un historien des traditions orales, il s'agit là d'un corpus tout à fait
exceptionnel, puisque nous nous trouvons en présence de deux sources orales dont on
peut prouver l'indépendance de l'une par rapport à l'autre. En règle générale, lorsque
l'on est confronté à plusieurs traditions orales se référant à des événements similaires,
on peut supposer qu'elles sont dépendantes l'une de l'autre, qu'elles proviennent, à
l'origine, d'une tradition commune2. Or, dans le cas qui nous préoccupe, nous avons la
quasi certitude que ces deux sources sont totalement indépendantes l'une de l'autre. En
effet, d'un côté, il est impossible que Tippo Tip, lorsqu'il relate ses souvenirs au début
du siècle, ait pu prendre connaissance d'un rapport administratif du Congo Belge et
que, d'autre part, Boterdal n'a pu posséder un exemplaire des mémoires de Tippo Tip
puisque la première édition, datant de 1902, n'aurait pu parvenir au coeur du Katanga
en 1909, date de la confection du rapport de Boterdal. De plus, ce texte capital pour
l'histoire de l'Afrique Centrale ne sera que peu utilisé par les historiens. Il faudra
attendre 1959 pour qu'un ouvrage en français ait recours aux mémoires du célèbre
commerçant (P. Ceulemans, La question arabe et le Congo, Bruxelles, 1959) 3.
Habituellement, comme l'écrit J. Vansina, "Chronology and lack of independence are
real problems for oral traditions. They can be overcome or alleviated in some cases by
outside evidence, but, because the contents of outside evidence tend not to be
congruent with the contents of oral tradition, such cases will remain the exception
rather than the rule"4. Cependant, dans ce cas-ci, la parfaite congruence des sources
orales – que nous savons par ailleurs indépendantes – va permettre d'établir une
chronologie relativement fine de la pénétration étrangère en pays luba.

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212

6 Ainsi, en plus d'un aspect méthodologique non négligeable, l'étude de ces traditions
permettra de mieux cerner l'ouverture vers l'extérieur de l'empire luba dans le dernier
tiers du 19° siècle. Tant par l'intérêt méthodologique des sources utilisées que par le
regard de l'étranger porté sur les populations africaines, les thèmes abordés dans cette
étude illustrent parfaitement un certain nombre de préoccupations chères à Pierre
Salmon.
7 Mulongo est une vaste agglomération qui s'étend sur six kilomètres le long de la rive
nord du lac Kabamba, à l'exutoire de celui-ci dans le Lualaba. Situé au flanc d'un massif
montagneux, Mulongo est localisé à l'extrémité septentrionale de la dépression de
l'Upemba et constitue de ce fait même un lieu de passage fréquent d'une rive à l'autre
du fleuve Zaïre. Les traditions orales luba font d'ailleurs souvent référence au passage
du fleuve en pirogue à cet endroit. Il s'agit donc d'un lieu crucial dans les échanges
entre les deux rives du Lualaba. Excentrée par rapport au coeur du pays luba, cette
chefferie importante est un point de passage quasi obligé pour tout ceux qui, venant de
l'est, désiraient contourner la dépression de l'Upemba, vaste étendue marécageuse, afin
de rejoindre la cour royale luba, située plus à l'est, à Kabongo. En plus de cette situation
géographique exceptionnelle, il s'agit d'un centre économique important. En bordure
du lac Kabamba et du Lualaba, les Luba de Mulongo tirent leur richesse de la pêche et
de leur rôle ancestral de passeurs d'eau. C'est aussi un lieu de marché important où
convergent des produits venant de la dépression de l'Upemba, du fleuve et des régions
montagneuses avoisinantes. Mulongo est donc un lieu stratégique, propice à l'étude de
la pénétration étrangère dans le royaume luba au 19° siècle, d'autant plus qu'une
documentation relativement abondante donne de précieux renseignements d'ordre
historique sur la région.
8 Lors de son deuxième voyage d'apprentissage, que l'on date de 1855-1860, Tippo Tip
écrit : "Nous arrivâmes dans l'Urua, chez le chef Mrongo Tambwe" 5. Il y décrit un

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commerce modéré. Il y achète de petites pointes d'ivoire, bien moins chères que les
grandes.
9 Plus tard, lors de son troisième voyage, vers 1870-1882, Tippo Tip parle à nouveau d'un
chef Mrongo Tambwe6. Après un séjour de plusieurs mois à Kayumba, à l'est de
Kinkondja, sur la rive droite du Lualaba (cf. carte), il se rend à Mulongo où il intervient
militairement en faveur du chef Mrongo Tambwe évincé par son rival Mrongo Kasanga.
Ce récit, plus long et plus précis que le précédent, atteste bien qu'il s'agit là du Mulongo
luba, au bord du lac Kabamba. L'itinéraire emprunté par Tippo-Tip et sa description du
lac et de ses activités de pêche le confirment. Assimilant logiquement le Mrongo
Tambwe du second voyage d'apprentissage à celui rencontré lors de son troisième
voyage, on considère généralement que Tippo Tip aurait donc visité une première fois
Mulongo en 1855-1860, avant d'y séjourner plus longuement en 1870-1882 7.
10 Cela n'est pas sans importance puisque, dès 1855-1860, Tippo Tip aurait donc atteint
Mulongo, c'est-à-dire le pays luba et le fleuve Lualaba à une époque où les autres
commerçants arabes se cantonnent encore aux alentours des lacs Tanganyika et Moero.
Partant de Mtowa, au nord de l'actuel Kalemie sur les bords du Tanganyika, il aurait
traversé tout le nord-Shaba, franchit la Lukuga et la Luvua pour s'arrêter au fleuve
Zaïre dans un territoire quasi inconnu, avec un petit groupe constitué d'une vingtaine
d'Arabes, lors de la première mission commerciale placée sous sa responsabilité.
11 Plusieurs éléments du texte de Tippo Tip permettent de douter de la réalité de ce
voyage. Partant de Mtowa, il se serait rendu directement à Mulongo avant
d'entreprendre presque immédiatement le trajet du retour. Traversant des territoires
inconnus, sur une distance de 350 km à vol d'oiseau, il n'aurait rien eu à raconter de ce
périple inédit. De plus, il signale que le commerce est modéré à Mrongo Tambwe. Or, la
région du lac Kabamba est riche et prospère comme il le décrit lui-même lors de son
troisième voyage8. Enfin, il indique que "tout le monde" achète des grandes pointes
d'ivoire. Il est hautement improbable que vers 1855-1860 il y ait tellement d'acheteurs
d'ivoire à Mulongo que Tippo Tip puisse écrire que tout le monde en achète. En effet, au
début des années 1860, les Arabes se concentrent principalement aux rives sud-ouest
du Tanganyika et n'opèrent pratiquement pas d'incursions plus à l'ouest. Par exemple,
en 1868, on signale à Livingstone qui séjourne à Kabambare que les Arabes ne sont à cet
endroit que depuis fort peu de temps9. Il serait donc étonnant de rencontrer un
commerce intense de l'ivoire à Mulongo vers 1855-1860.
12 Malgré cela, Bontinck estime que le Mrongo Tambwe mentionné lors du second voyage
d'apprentissage tout comme celui du troisième périple ont été rencontré l'un et l'autre
à Mulongo, au bord du lac Kabamba10. Pour cela, il va distinguer un Mrongo Tambwe
père, rencontré lors du second voyage d'apprentissage d'un Mrongo Tambwe fils qui
dispute le pouvoir à son frère Mrongo Kasanga, rencontré lors du troisième voyage.
Poursuivant son raisonnement, il rapproche Mrongo Tambwe père du Kilolo Ntambo
dont parle Livingstone, tué en 1868 lors d'une guerre contre des Arabes 11.
13 L'enquête territoriale effectuée en 1909 par l'administrateur Boterdal permet de
compléter les données fournies par Tippo Tip et de remettre en question l'arrivée de ce
dernier à Mulongo lors de son second voyage. S'intéressant plus particulièrement à
l'histoire de la chefferie, cette enquête nous fournit une généalogie complète et
commentée des différents Mulopwe de Mulongo. Elle mentionne, à partir d'une récolte
des traditions orales sur l'histoire de la région, l'intervention de Tippo Tip dans la lutte
qui oppose Mrongo Tambwe à Mrongo Kasanga. Le texte précise même que Tippo Tip y

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reçut le surnom de Mutshiupula que l'on peut rapprocher des surnoms Mutipula ou
Mutshipule qui lui sont donnés au Manyema12.
14 On observe une très bonne congruence entre les versions de Tippo Tip et de Boterdal.
Parmi ces éléments communs, on relève le trajet emprunté par Tippo Tip pour se
rendre de Kayumba à Mulongo et les différents villages traversés ; la querelle opposant
Mrongo Tambwe à Mrongo Kasanga et l'intervention de Tippo Tip en faveur de ce
dernier ; la venue d'émissaires de Mrongo Kasanga chez Tippo Tip, chargés de lui
vendre de l'ivoire que celui-ci refuse ; le vol de casseroles à des membres de son
équipage par des gens de Mulongo. Ce vol, du reste, sera le prétexte au déclenchement
de la guerre contre Mrongo Kasanga. Enfin, on peut encore citer l'arrivée à Mulongo,
peu après le départ de Tippo Tip, de Juma ben Salum Wad Rakad, surnommé Juma
Merikani13. Ces différents éléments d'ensemble et de détail permettent d'établir qu'il
s'agit bien du passage de Tippo Tip à Mulongo lors de son troisième voyage, 1870-1882.
Cette extraordinaire corroboration des deux récits montre que le rapport de Boterdal
se base vraisemblablement sur des témoins oculaires du passage de Tippo Tip, ce qui est
tout à fait possible puisque la rédaction de ce rapport a eu lieu au maximum trente ans
après les faits.
15 En dehors de cet épisode particulier, l'enquête établit l'historique de Mulongo, depuis
l'accession au pouvoir de son premier chef, intronisé par le Roi luba Kumimbwe Ngombe,
dont le règne s'étend de 1810 à 184014. Dès la création de cet Etat, on assiste à une lutte,
classique en pays luba, entre deux lignages royaux en vue de s'approprier le pouvoir.
Cette histoire, fort détaillée et corroborée par d'autres généalogies de Mulongo, ne
parle ni d'un Mulongo Tambwe père, ni d'un précédent voyage de Tippo Tip dans la
région15. Or, vu la précision de la généalogie fournie et les nombreux détails restitués
suite au passage de Tippo Tip lors de son troisième voyage, s'il y avait séjourner
précédemment, les traditions récoltées par Boterdal le mentionneraient très
vraisemblablement.
16 Par contre, ce rapport apporte la preuve du passage de Tippo Tip à Mulongo lors de son
troisième voyage. Ce séjour dut avoir lieu au cours des années 1871/1872. En effet, en
août 1874, Cameron rencontre Tippo Tip qui lui précise qu'il a séjourné au Katanga
depuis presque 2 ans16. Or, peu de temps avant sa rencontre avec Cameron, il nous
renseigne de "la troisième année de mon séjour dans l'Utetera" 17. On peut donc en
déduire qu'il arrive en pays Tetela au début ou courant de l'année 1872, après avoir
quitté Mulongo. Ainsi, son séjour de 9 mois à Mulongo doit avoir eu lieu au cours des
années 1871/72 et son séjour d'un an à Kayumba en 1870/71 18. Un témoignage de
Livingstone confirme ces dates puisqu'en juin 1872, depuis Tabora, il apprend les
informations suivantes : "Tippo Tip ... at Katanga and had purchased much ivory from
Kayombe or Kayombo in Rua"19. Cette information atteste bien de sa présence à
Kayumba pour la période considérée.
17 Pour se rendre à Kayumba, petit Etat luba client de la cour centrale, Tippo Tip part de la
rive orientale du lac Moero, passe par Mpweto en pays tabwa et traverse les villages
lomotwa dans les monts Kundelungu (cf. carte), soit une distance de 350 km à vol
d'oiseau.20 Auparavant, il s'était rendu en pays bemba. A. Roberts confirme ce passage
chez les Bemba et le date de 1869/70. Ces différentes informations correspondent donc
avec son départ de Bagamoyo en Tanzanie, aux environs de 1869 et non en 1870/71,
comme on le pense généralement21.

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18 Cependant, un événement décisif, raconté par Tippo Tip et concernant la mort de


Kazembe VII Muongo pose problème à l'établissement d'une telle chronologie 22. Tous
les indices historiques laissent supposer que ce dernier a été tué en 1872 23. Dans ce cas,
il est matériellement impossible que Tippo Tip, qui séjourne alors à Mulongo, ait
participé à ce meurtre comme il l'affirme lui-même. En accord avec Roberts, nous
pensons qu'en fait Tippo Tip n'a pas pris part à la guerre opposant Kazembe VII à des
marchands arabes. Dans ses souvenirs, il se serait attribué à tort cette exécution par
contamination avec différentes traditions arabes concernant la région. Il est étonnant
de constater que dans la Maisha, la guerre contre Kazembe VII se résume en 5 lignes
vagues et imprécises alors que la guerre contre Mulongo Kasanga, chef de bien moindre
importance, y est racontée en 6 pages avec force détails. Notre propos n'étant pas
d'analyser plus avant cet épisode, nous renvoyons à l'argumentation fort convaincante
de Roberts24.
19 Un autre élément permet de mettre en doute la réalité de ce premier séjour à Mulongo.
En 1871/72, Tippo Tip ne fait aucune allusion au fait qu'il serait passé par là
antérieurement, mais, par contre, il décrit longuement le pays, ses activités
économiques et les guerres qu'il y mène. Ces différents indices nous permettent
d'affirmer que ce n'est pas à Mulongo, en bordure du lac Kabamba que s'est rendu
Tippo Tip lors de son second voyage d'apprentissage. Il nous faut dès lors tenter
d'identifier le Mrongo Tambwe qu'il prétend avoir rencontré à cette occasion, afin de
découvrir qu'elle était la région parcourue à cette époque par Tippo Tip.
20 Tout d'abord, ce personnage ne peut être le père du Mrongo Tambwe rencontré en
1871/72. Pour étayer cette hypothèse, Bontinck25 se réfère à un passage de Tippo Tip
expliquant que Mrongo Tambwe et Mrongo Kasanga seraient des frères (ndugu), se
disputant la chefferie de leur père (baba). Cependant, aucune des généalogies de
Mulongo ne fait référence à un Mrongo Tambwe père. Par contre, la généalogie des
chefs fournie par Boterdal permet de mieux comprendre les propos de Tippo Tip 26. En
effet, s'ils appartiennent à des lignages rivaux se disputant le pouvoir, Mulongo
Tambwe (du lignage Musumba) et Mulongo Kasanga (du lignage Membe) sont
apparentés et descendent du premier Mulopwe de Mulongo, Mulongo Kalala Panda,
investi chef sous le règne du roi Luba Kumwimba Ngombe, 1810-1840 27. La généalogie
de Mulongo confirme donc en partie les informations de Tippo Tip : il s'agit de deux
parents de même génération qui se disputent la chefferie de leur ancêtre. Aucun
élément historique ne permet cependant d'affirmer qu'il s'agit de deux frères
réclamant le pouvoir de leur père biologique.
21 Par ailleurs, Bontinck identifie ce premier Mrongo Tambwe à un personnage
mystérieux dont parle Livingstone : Kilolo Ntambo28. A la fin du mois d'octobre 1868,
aux environs de Mpweto, le célèbre explorateur apprend, de l'Arabe Saïd ben Habib, le
meurtre de son frère, Salem ben Habib. Il aurait été tué par les Bakatala dans l'ouest
Lualaba car Sef, un autre commerçant arabe, avait ravagé la région et attaqué Kilolo
Ntambo. En représailles, Saïd ben Habib fit la guerre dans la région et amassa un butin
considérable avant de s'en retourner définitivement à Zanzibar. "Ce sont les Bakatala,
riverains du Loualaba occidental qui ont tué Salem ben Habib. S'éloigner d'eux.
Makouammba est l'un des chefs des habitants des cavernes. Ngoulou aussi ; Masika-
Kitoboué est chef des Balouba. Sef s'est 'attaché' Kilolo N'tammboué".
22 Avant d'établir un tel rapprochement avec Mrongo Tambwe, il est nécessaire de tout
d'abord identifier le Kilolo Ntambo de Livingstone. Il faut savoir que "Kilolo" est un

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titre luba désignant un notable : chef de terre ou de village, chef de guerre ou dignitaire
de la cour du Mulopwe29. Il s'agit d'un terme à la signification flottante, qui ne s'attache
pas à une fonction politique spécifique. On le retrouve d'ailleurs chez toutes les
populations parlant une langue de la zone L : Sanga, Kaonde, Zela, Lomotwa, Nwenshi
etc...
23 Pour tenter de cerner l'identité de ce Kilolo Ntambo, il parait important d'identifier
préalablement les différents protagonistes de cette histoire de vengeance.
24 Saïd ben Habib est un traitant arabe qui sillonna l'Afrique Centrale et Orientale. De 1845
à 1860, avec deux compagnons, il accomplit la traversée de l'Afrique, de Zanzibar à
Benguela et retour.30 Par la suite, il établira son commerce sur la rive occidentale du
Tanganyika. Au dire de Livingstone, son retour à Zanzibar, suite à la guerre qu'il mena
pour venger la mort de son frère, fut grandiose. A cette occasion, il aurait amassé tant
de richesses qu'il s'établit définitivement à Zanzibar 31.
25 Quant au Sef mentionné par Livingstone, il s'agit probablement de Sef Rupia ou Rubea.
On retrouve aussi ce personnage, surnommé alors Pembamoto, dans l'épisode du
meurtre de Kazembe VII Muongo. En ce qui concerne la mort de Salem ben Habib, c'est
Livingstone lui-même qui établit un lien de cause à effet entre les raids effectués par Sef
et le meurtre de ben Habib, aucune autre source ne confirmant cette version 32.
26 Quant à Katala, l'administrateur Verdick nous apprend qu'il s'agit du nom du chef
Kiona Ngoy des Zela, établi non loin de la rivière Kalumengogo. Verhulpen, en se
référant au chef Kiona Ngoy, parle d'ailleurs de "Katolo"(sic) que nous pouvons
raisonnablement rapprocher de Katala33.
27 Ainsi, les guerres menées par Sef et les frères ben Habib peuvent être localisée en pays
zela (cf. carte). Un autre élément confirme cette localisation. Livingstone, en
rapportant cet épisode, cite un autre personnage, "Makouammba,...un des chefs des
habitants des cavernes"34. Grâce à un témoignage de Juma Merikani recueilli par
Cameron en décembre 1874, nous apprenons que les Lomotwa vivent dans des cavernes
situées "5 Nkama et Makwamba", près des rives de la Lufira 35. Le personnage de
Livingstone ne peut donc être qu'un des chefs des Lomotwa, peuple voisin des Zela (cf.
carte). Les Lomotwa, qui sont établis dans les monts Kundelungu, séparant la vallée du
Lualaba de la vallée de la Lufira, étaient tributaires de Kazembe. Ils ont dans la région
une réputation de couardise venant du fait qu'en cas d'attaques ennemies, ils se
réfugiaient dans des grottes à flanc de montagne.36 Ces différents indices nous
permettent de situer la mort de Salem ben Habib et les représailles que mena son frère
Saïd ben Habib dans les régions habitées par les Zela et les Lomotwa, populations
tributaires du Royaume luba ou de Kazembe, localisées entre le Lualaba et le Moero.
28 En fonction de ces différents éléments, nous devons, de toute évidence, localiser Kilolo
Ntambo dans cette même région puisque son rôle est lié aux actions des frères ben
Habib et de Sef. Dans un tel contexte, il est possible d'identifier cinq personnages
répondant à l'ébauche de description fournie, pouvant porter le titre de Kilolo et le
nom de Ntambo.
29 1. Il existe un village Tambo sur la rivière Kalumengogo, à la frontière des chefferies
zela de Kiona Ngoy et Museka. Le titre de chef de village, dans cette région, étant Kilolo,
le chef de Tambo devait, selon toute vraisemblance, s'appeler Kilolo Ntambo.
30 2. Au sud-est des Zela se trouvent les populations Batembo. Durant toute la période
coloniale, les administrateurs belges vont confondre Zela et Batembo, au point de n'en

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faire qu'une seule et même population. Il est donc possible que Kilolo Ntambo soit en
fait un chef Tembo37.
31 3. Selon le père Stocky, qui a travaillé à Museka et à Kayumba, au sud, dans les monts
Kibara, se trouvait au moment de l'arrivée des Européens dans la région, le domaine du
chef Tumbe, lequel se disait Luba38. Ce personnage pourrait très bien être identifier à
Kilolo Ntambo.
32 4. Un des quatre lignages royaux pouvant revendiquer légitimement le titre de
Mulopwe chez les Zela de Kiona Ngoy est le lignage Ntamba. Or, comme nous l'avons
fait remarquer précédemment, le chef de lignage ou de village chez les Zela porte le
titre de Kilolo39.
33 5. Le chef de guerre, le Mwadya Mvita des Lomotwa du chef Mufunga est appelé Kilolo
Ntambo40.
34 Ces différentes identifications possibles renforcent notre hypothèse que les représailles
de Saïd ben Habib ont bien eu pour cadre le pays zela ou chez leurs voisins, les
Lomotwa ou les Tembo. En effet, dans cette région, pas moins de cinq personnages dont
la fonction a toujours un rapport direct avec le pouvoir ou avec la guerre peuvent
prétendre au titre de Kilolo Ntambo. Malheureusement, le manque de sources sur cette
région qui a peu retenu l'attention des historiens et des ethnologues ne permet pas de
préciser d'avantage l'identité de ce personnage. Tout au plus pouvons nous dire que
Kilolo Ntambo était un dignitaire politique de cette région entre Moero et Lualaba.
35 Cependant, ces éléments ne permettent pas d'affirmer que le Mrongo Tambwe
rencontré par Tippo Tip lors de son second voyage d'apprentissage ait un lien
quelconque avec le Kilolo Ntambo de Livingstone. Un seul indice, et des plus ténu,
donne une certaine validité au rapprochement de Mrongo Tambwe avec Kilolo
Ntambo : Tippo Tip indique la présence d'un certain commerce avec les Arabes chez
Mrongo Tambwe. Et, en effet, il semble bien que dès la fin des années 1860, des
commerçants arabes, comme les frères ben Habib et Sef, sillonnaient le pays des Zela et
des Lomotwa. Il se peut donc que Tippo Tip ait en fait parcouru cette région lors de son
second voyage d'apprentissage.
36 Pour aller plus avant dans l'identification de Kilolo Ntambo, et par là même de Mrongo
Tambwe, il faut encore préciser que l'on a régulièrement attribué le meurtre de ce chef
à Sef, épaulé d'alliés yeke de M'siri41. Il s'agit à nouveau d'une confusion, reposant
simplement sur des similarités onomastiques, à savoir ce fameux titre de Kilolo
Ntambo.
37 Cette confusion prend sa source dans un récit de l'administrateur Verdick qui décrit à
sa manière la mort de Salem ben Habib42. Selon lui, un Arabisé nommé Saïdi voulut se
rendre au Lualaba et fut attaqué par un chef luba, Kilolo N'Tambwe. Au cours de ce
combat, son jeune frère fut tué (Livingstone parle de son frère aîné). Saïdi demande
alors à M'siri des guerriers afin de venger la mort de son frère. Il envahit le pays de
Kilolo N'Tambwe et tue ce dernier. Par après, fortune faite, il rentre avec éclat à
Zanzibar.
38 En analysant attentivement le texte de Verdick, on se rend compte qu'il a opéré la
fusion de deux histoires distinctes. D'une part, il s'est inspiré du récit de Livingstone
concernant Saïd ben Habib et Kilolo Ntambo, comme le montrent différentes
contaminations : Salem, le frère aîné de Saïd chez Livingstone devient un frère cadet
chez Verdick ; le retour de Saïd à Zanzibar est nettement copié de Livingstone, aucune

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tradition du Shaba ne pouvant, géographiquement, incorporer cet élément. D'autre


part, il a mélangé ce récit à une tradition historique yeke, où Nkala, un chef Sanga, va
demander l'aide militaire de M'siri suite à des raids luba. Ces Luba, avec à leur tête un
certain Kilolo Ntambo, furent vaincus par les Yeke à la rivière Kabangu, près de Mokabe
Kazari, au nord de Bunkeya, soit au coeur du pays Sanga43. En fait, il s'agit là d'un tout
autre événement qui se situe au début de l'implantation yeke au Shaba, bien avant 1868
et, de plus, localisé en pays Sanga, à quelque 400 Km au sud du territoire zela.
39 Bontinck, pour sa part, estime ce rapprochement possible car les Yeke affirment avoir
été aidé, dans cette campagne, par un Swahili du nom de Nsefu, qu'il rapproche du Sef
cité par Livingstone44. Cependant, ce Nsefu n'est jamais cité pour sa participation à
cette guerre par les traditions yeke, mais pour sa découverte de l'or de Kambove 45.
Quant à Saïdi, que Verdick fait participé au même épisode, aucune tradition ne
mentionne sa présence. Si l'histoire yeke parle bien, pour d'autres événements, d'un
certain Saïdi (un village portait ce nom, au nord de la capitale Yeke, Bunkeya), aucun
élément ne permet d'affirmer qu'il s'agit bien de Saïd ben Habib. Bien au contraire,
Tippo Tip signale qu'un Arabe nommé Saïd ben Ali, compagnon de route lors de son
séjour à Mulongo en 1871/72, l'a quitté afin de suivre des émissaires de M'siri et de
commercer en pays yeke46. Le Saïdi de la tradition yeke s'identifie plutôt à ce
personnage qui séjourna longuement à Bunkeya.
40 Le texte de Verdick est donc le résultat d'une fusion de deux épisodes historiques
distincts, sur base, semble-t-il, de l'homonymie de deux personnages appelés chacun
Kilolo Ntambo. Cependant, il est aisé d'identifier le Kilolo Ntambo de l'épisode yeke. Il
était chef du village Tambo, situé à quelques kilomètres au nord de Mokabe Kazari et,
donc, sans aucun rapport avec son homonyme cité par Livingstone.
41 Cette analyse approfondie de différentes sources concernant l'histoire du Shaba dans la
seconde moitié du 19° siècle nous permet de préciser tant la chronologie des
événements que ses principaux acteurs et ainsi de mieux comprendre les informations
fournies par Tippo Tip et Livingstone. Tout d'abord, il est certain que le Mrongo
Tambwe rencontré par Tippo Tip lors de son second voyage d'apprentissage n'est pas
Mulongo Tambwe, Mulopwe de Mulongo et, d'autre part, que Tippo Tip ne s'est pas
rendu à Mulongo lors de ce voyage.
42 Mais, dans ce cas, où s'est-il rendu ? Pour répondre à cette question, on se rappellera
qu'il est nécessaire de localiser la région où il se serait rendu et de rapprocher Mrongo
Tambwe du Kilolo Ntambo de Livingstone. Dans ce cadre, on a pu déterminer que la
campagne menée par Saïd ben Habib pour venger la mort de son frère, et où intervient
ce fameux Kilolo Ntambo, s'est déroulée en pays zela ou dans une contrée limitrophe,
chez les Lomotwa ou les Batembo, dans une région fort éloignée de Mulongo. Enfin, la
guerre menée par les Yeke, aidés de Swahili, contre un certain Kilolo Ntambo n'a aucun
rapport avec l'épisode de Saïd ben Habib puisqu'elle a eu lieu au moins 30 ans
auparavant, dans une région différente. On ne peut donc identifier ce personnage de la
tradition yeke à celui dont parlait Livingstone.
43 A partir de ces différents éléments, il est possible à présent de tenter d'identifier le
personnage rencontré par Tippo Tip lors de son voyage de 1855-1860.
44 Soit Mrongo Tambwe serait bien le Kilolo Ntambo de Livingstone, et donc, dès 1855/60,
soit bien avant Saïd ben Habib et son frère, Tippo Tip aurait fait une incursion en pays
zela ou dans les environs.

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45 Soit Tippo Tip n'aurait jamais rencontré de personne de ce nom lors de son second
voyage d'apprentissage et aurait subi une contamination due aux aventures de Saïd ben
Habib. Il aurait appelé ce personnage Mrongo Tambwe par confusion avec le chef luba
réellement rencontré en 1871/72 ; ces deux individus s'appelant chacun Tambwe. Cette
hypothèse est plausible puisque Tippo Tip écrit ses mémoires quarante ans après le
déroulement de ces événements et sans notes. D'autres contaminations du même ordre
émaillent son récit. Ainsi, par exemple, il s'est attribué le meurtre de Kazembe VII
Muongo sous influence d'autres traditions arabes concernant la région du Luapula.
46 Soit enfin, lors de son voyage de 1855/60, Tippo Tip aurait séjourné dans un village
appelé Mulongo ou Tambo qu'il aurait par la suite confondu avec le Mulongo Tambo de
1871/72. Non loin de le rive occidentale du Tanganyika et de Mtowa où débarqua Tippo
Tip, plusieurs villages portent ce nom :
• Tambwe à l'est de Kongolo
• Tambwe à l'ouest de Kabambare
• Mulongo entre Kabalo et, plus à l'est, Nyunzu.
47 Il est plausible qu'il ait séjourné dans l'un de ces villages car, dès cette époque, un
commerce avec les Arabes s'y développait. Cette solution a l'avantage de conforter la
version de Tippo Tip qui fait allusion à une certaine activité commerciale dans la
contrée visitée. De plus, comme il indique n'avoir fait qu'un aller-retour entre ce village
et Mtowa, cette hypothèse est, géographiquement, la plus plausible. Dans ce cas, ce
serait aussi par contamination avec son voyage suivant à Mulongo, au bord du lac
Kabamba, qu'il aurait appelé le chef de ce village Mrongo Tambwe.
48 Sans avoir un rapport direct avec le problème qui vient de nous occuper, les traditions
de Mulongo nous donnent d'autres informations intéressantes concernant la
pénétration arabe dans la région. En effet, tant la Maisha de Tippo Tip que les traditions
récoltées par Boterdal nous informent du passage à Mulongo d'un autre commerçant
arabe, Juma Merikani. La complémentarité des deux sources autorisent une analyse
approfondie de ce séjour qui, de par ses objectifs et son déroulement, semble avoir été
calqué sur celui de Tippo Tip.
49 En 1872, peu de temps après avoir quitté Mulongo, Tippo Tip rencontre Juma ben Salum
wad Rakad, – surnommé Juma Merikani à cause des tissus américains qu'il
commerçait47 – dans la chefferie Kiluba, au nord de Mulongo, le long du Lualaba (cf.
carte)48. D'après Cameron, qui rencontra Juma Merikani en octobre 1894, ce dernier
avait fondé un établissement permanent dans cet état tributaire de la court luba 49.
Grâce au témoignage de Tippo Tip qui précise que c'est la première fois que Juma
Merikani sillonne cette région, on peut dater la fondation du camp permanent dans la
chefferie Kiluba de 1872/73.
50 Les traditions de Mulongo, quant à elles, indiquent qu'après le départ de Tippo Tip, un
autre Arabe, Fwamba Melikoni, que l'on peut identifier sans erreur à Juma Merikani, s'est
installé à son tour à Mulongo. Se mêlant aux affaires politiques du Royaume, il en vient
à chasser le chef Mulongo Tambwe et rappelle son rival Mulongo Kasanga 50. Ces
événements durent aussi se dérouler au cours des années 1872/73.
51 Durant son séjour à Kiluba, en plus de son incursion à Mulongo, Merikani a effectué
plusieurs voyages plus au sud, en territoire yeke où, d'après Cameron, il visita des
mines d'or et de cuivre, à Kambove notamment. Par la suite, en octobre 1874, il installe

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son établissement au coeur du royaume luba, à proximité de la résidence de Kasongo


Kalombo51.
52 Grâce aux témoignages de Cameron et de Tippo Tip, nous pouvons désormais établir
avec certitude que Juma Merikani s'est installé à Kiluba de 1872/73 à 1874. A partir de
ce camp, il sillonna tout le Shaba, Mulongo et les régions cuprifères sous contrôle Yeke,
avant de s'établir plus au nord, à Kilumba, village avoisinant la résidence de Kasongo
Kalombo.
53 C'est à nouveau grâce aux traditions recueillies à Mulongo au début de notre siècle qu'il
est possible de retracer les voyages de Juma Merikani et de leur donner un cadre
chronologique cohérent. Ce que la rencontre avec Tippo Tip nous laissait supposer, à
savoir un passage de Merikani par Mulongo, nous est bien confirmé par les
témoignages recueillis à Mulongo par Boterdal.
54 Cette analyse approfondie des voyages de Tippo Tip et de Juma Merikani dans la région
étudiée ici, a permis de mettre en évidence la bonne congruence des traditions orales
de Mulongo, rapportées par Boterdal en 1909, et les souvenirs que Tippo Tip avait gardé
de son troisième voyage. Ainsi corroborée, la valeur historique de ces sources nous
apparait non seulement dans ces aspects historiques mais aussi pour les informations
ethnographiques qu'elles contiennent. En effet, celles-ci ne se contentent pas de nous
informer sur des éléments historiques, d'ordre généalogique ou politique. Elles
permettent aussi d'appréhender des événements plus quotidiens, plus particuliers,
comme le type de vaisselle employé par les commerçants arabes ou la façon dont les
populations ressentent ou exploitent, à des fins politiques ou de prestige, la présence
d'étrangers. En effet, la venue de commerçants n'apporte pas seulement un
accroissement des biens matériels, lié à l'extension du commerce mais, à un niveau plus
symbolique, elle permet de rehausser le prestige des chefs de ces régions. Ainsi, par
exemple, avant de se rendre à Mulongo, Tippo Tip séjourna durant plusieurs mois à
Kayumba. Plutôt qu'à une installation liée au commerce, on a l'impression que ce séjour
s'apparente beaucoup plus à une opération de relation publique. Tippo Tip y reçoit les
émissaires de nombreux chefs tels Museka, Mulongo Tambwe ou M'siri qui, tous,
l'invitent à séjourner chez eux52. En plus d'objectifs commerciaux, ces invitations
répondent à une stratégie de compétition, liée au prestige politique d'une telle
présence. Enfin, le passage des Arabes étaient aussi l'occasion de conforter ou de
rétablir certaines positions politiques. C'est Mulongo Tambwe lui-même qui invite
Tippo Tip. L'objectif principal de celui-ci n'est pas tant de commercer avec ce dernier,
mais d'obtenir son appui afin d'évincer les prétendants du lignage royal rival et d'ainsi
accéder au pouvoir, avec d'autant plus de facilité que son prestige était rehaussé par
cette présence. Ce sont les mêmes motivations qui pousseront ensuite Mulongo
Kasanga à faire appel à Juma Merikani pour retrouver la fonction de Mulopwe que lui
avait ravi Tambwe avec l'aide de Tippo Tip.
55 On voit donc se dégager trois raisons principales, de la part des chefs autochtones, dans
l'accueil des commerçants arabes : ils amèneront – croit-on –, un accroissement des
biens matériels, du prestige et conforteront le pouvoir du chef. Il est significatif de
constater que ce sont presque les mêmes motivations – l'économie et une main-mise
politique sur la région – qui sont le moteur des activités des Arabes. Au départ, c'est
donc sur base d'une communauté d'intérêts que vont s'établir les relations
commerciales entre traitants arabes et populations autochtones, chacun élaborant des
stratégies en fonction d'objectifs finalement assez similaires. Il faut donc se départir

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d'une vue caricaturale véhiculée par la propagande anti-esclavagiste et se rendre


compte de la subtilité des rapports qui se sont noués durant cette période entre les
commerçants swahili et les chefs locaux.
56 Ces récits permettent aussi de mieux appréhender la manière dont les commerçants
arabes pratiquaient leur commerce et s'ingéraient dans les affaires politiques des
populations rencontrées. Juma Merikani, tout comme Tippo Tip, dès son arrivée à
Mulongo, prend parti dans les querelles politiques locales et place à la tête de la
chefferie un chef qui lui est tout dévoué puisqu'il lui doit son accession au pouvoir. Il ne
s'agit cependant pas, pour lui, d'exercer une réelle domination politique à long terme
sur la région, mais de profiter des querelles de succession existantes et de la rivalité des
lignages royaux pour placer un chef qui lui sera dorénavant redevable. Contrairement
aux Yeke, l'objectif des traitants arabes n'est pas une occupation durable du pays mais
son exploitation économique maximale dans un laps de temps relativement court. Les
Yeke, en arrivant à Mulongo, pratiqueront une politique en apparence similaire à celle
des Arabes, à la différence près qu'ils visent une installation à long terme et une
occupation politique effective de la région. Ces deux éléments aboutiront rapidement à
un changement radical dans le mode d'exploitation commerciale et de domination des
populations autochtones qui rendra la présence yeke beaucoup plus fondamentale dans
la vie politique et économique de Mulongo53.
57 Dans un tout autre ordre d'idée, il faut aussi mettre en évidence la prodigieuse
mémoire de Tippo Tip et la valeur historique de sa Maisha. Pour son séjour à Mulongo
en 1871/72, les noms et les détails donnés sont tous corroborés par la tradition locale.
Ses souvenirs sont nombreux et précis puisque, quarante années plus tard, il nous
restitue ces événements en plus de six pages. Mais cette stupéfiante mémoire a son
revers. En effet, pour d'autres épisodes, il commet différentes confusions entre sa
propre histoire et les traditions d'autres Arabes de la région. Il en va ainsi de son
hypothétique séjour à Mulongo en 1855/60 ou du meurtre de Kazembe VII Muongo.
Remarquons que dans les deux exemples cités, le récit est bref et vague : il s'agit à
chaque fois de quelques lignes sans détails, "glissées" entre des événements racontés de
façon plus précise, comme s'il doutait de sa mémoire.
58 Ainsi, la structure formelle de la Maisha parait fort contrastée. Elle se compose d'une
part de passages longs et détaillés, où l'on voit apparaître un Tippo Tip sûr de lui, de sa
mémoire. En général, ces longs épisodes peuvent être validés par d'autres sources,
comme c'est le cas ici. Mais, à d'autres moments, nous avons affaire à un homme concis
et vague, qui rapporte des événements que d'autres sources ignorent ou contredisent. Il
semble trahi par ses souvenirs sous l'effet de contaminations ou de confusions dues aux
contacts des récits d'autres traitants arabes.
59 Au-delà de ces deux conclusions qui sont avant tout d'ordre méthodologique et porte
sur la validité historique des sources orales africaines et arabes, l'analyse et la
confrontation des souvenirs de Tippo Tip et des traditions de Mulongo permettent
d'établir une chronologie relativement sûre et précise du début du troisième voyage de
Tippo Tip et des événements politiques relatifs à la chefferie de Mulongo aux alentours
de 1870. Ceci confirme enfin que cette région est restée en dehors de la sphère
d'influence directe des Arabes jusqu'au dernier quart du 19° siècle.

Civilisations, 41 | 1993
222

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NOTES
1. Pour de plus amples informations sur l'histoire Luba, cf. T.Q. Reefe, 1981.
2. J. VANSINA, 1985, pp. 158-160.
3. Cf. F. BONTINCK, 1974, pp. 6-10.
4. Ibidem, p. 190.
5. F. BONTINCK, 1974, § 4, p. 42.
6. Ibidem, § 72-82, pp. 78-94.
7. F. BONTINCK, 1974, n. 18, pp. 182-183 ; G. DE PLAEN, 1979, pp. 15-18 ; T.Q. REEFE, 1981,
pp. 164-165 ; J. VANSINA, 1965, p. 236.
8. F. BONTINCK, 1974, § 75, pp. 80-81.
9. D. LIVINGSTONE, 1873, II, p. 58 ; A. WILSON, 1972, pp. 581-582.
10. F. BONTINCK, 1974, n. 18, pp. 182-183.
11. D. LIVINGSTONE, 1873, I, p. 335.
12. BOTERDAL, 1909, p. 3 ; F. BONTINCK, 1974, n. 95, p. 200 ; F. RENAULT, 1989, p. 230.
13. F. BONTINCK, 1974, § 74-81, pp. 80-83 ; BOTERDAL, 1909, pp. 3-4.
14. BOTERDAL, 1909, pp. 1-2 ; T.Q. REEFE, 1981, pp. 129-134.
15. W.F.P. BURTON, 1961, pp. 16-18 ; HEUTSEBAUT, 1918, pp. 1-4 ; E. VERHULPEN, 1936,
pp. 371-372.
16. V.L. CAMERON, 1877, II, p. 12.
17. F. BONTINCK, 1974, § 102, p. 96.
18. Ibidem, § 72, p. 79, § 82, p. 84.
19. D. LIVINGSTONE, 1873, II, p. 194.
20. F. BONTINCK, 1974, § 69-70, p. 77.
21. A.D. ROBERTS, 1973, pp. 136-195.
22. F. BONTINCK, 1974, § 68-69, pp. 76-77.

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224

23. F. RENAULT, 1987, pp. 54-55 ; A.D. ROBERTS, 1967, pp. 118-121 ; 1973, p. 199.
24. A.D. ROBERTS, 1967, pp. 118-121.
25. F. BONTINCK, 1974, n. 18, p. 182.
26. Ibidem, § 74, p. 80.
27. BOTERDAL, 1919, pp. 1-4 ; T.Q. REEFE, 1981, p. 134sq ; E. VERHULPEN, 1936, pp. 371-373.
28. F. BONTINCK, 1974, n. 18, pp. 182-183 ; D. LIVINGSTONE, 1873, I, p. 335 ; II, p. 19.
29. O.F.M. VAN AVEMAET, 1954, p. 360.
30. F. BONTINCK, 1974b, pp. 3-50.
31. D. LIVINGSTONE, 1873, I, pp. 336-337.
32. D. LIVINGSTONE, 1873, I, p. 337 ; A.D. ROBERTS, 1967, pp. 118-121.
33. E. VERDICK, 1951, p. 92 ; E. VERHULPEN, 1936, p. 383.
34. D. LIVINGSTONE, 1873, II, p. 19.
35. V.L. CAMERON, 1877, II, pp. 89-90, 314.
36. F.S. ARNOT, 1889, p. 198 ; A. VAN MALDEREN, 1936, p. 174 ; T.Q. REEFE, 1981, pp. 140-141.
37. E. VERHULPEN, 1936, p. 56, 139, 382-383.
38. Lettre de Stocky à Bequart, 1942, Tervueren, archives section préhistoire, dossier PR 278.
39. A. BOULANGER, 1977, p. 51.
40. A. VAN MALDEREN, 1936, p. 176.
41. F. BONTINCK, 1974, n. 18, pp. 182-183.
42. E. VERDICK, 1951, pp. 37-38.
43. Mémoires de Mukanda Bantu, 1919, pp. 254-255 ; A. MUNONGO, 1967a, p. 12 ; Mwanangwa
Nsamba Muloji & Mwanangwa Kafuku, 27 mars 1991, Bunkeya.
44. F. BONTINCK, 1974, n. 18, p. 183.
45. Mémoires de Mukanda Bantu, 1919, p. 260.
46. F. BONTINCK, 1974, § 83, p. 84.
47. Ces tissus assez grossiers de toile blanche sont d'ailleurs toujours vendus au Shaba et
dénommés "melikani".
48. F. BONTINCK, 1974, § 84, pp. 84-85.
49. V.L. CAMERON, 1877, II, pp. 51-56 ; Cf. F. BONTINCK, 1974, n. 230-231 ; T.Q. REEFE, 1981,
p. 164.
50. BOTERDAL, 1909, p. 5.
51. V.L. CAMERON, 1877, II, pp. 51-56.
52. F. BONTINCK, 1974, § 72-74, pp. 78-80.
53. Une prochaine publication aura pour thème cette occupation de Mulongo par les Yeke.

RÉSUMÉS
The tribal lands of the Luba of Mulongo, situated at the extreme north of the Upemba depression
are not only an almost obligatory point of passage for those coming from the east en route to the
heart of the Luba but are also an important market. It is therefore a very useful place to study the
Arab-Swahili penetration in the kingdom of Luba in the nineteenth century, especially as one of
the first merchants to reach this chefferie was none other than Tippo Tip. In his autobiography,
he briefly speaks of his incursions in Luba but up to now, no other source has permitted the
verification or the completion of the information provided by Tippo Tip.

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225

An unpublished administrative report dating from 1909, written up from the oral tradition of the
precedent century, tells of power struggles between two rival lineages of the Mulongo royalty.
The report not only provides a complete ancestry of the chiefs but also allows the accurate dating
of the stages of Arab-Swahili penetration in the kingdom of Luba. Furthermore, this document
refers to the passage of Tippo Tip in the region and gives us much information regarding the
events that took place during his stay. The congruence of the sources enables a relatively
detailed chronology of the passage of Tippo Tip to be established and a better definition of the
forms of the penetration and the political domination of Arab-Swahili at the heart of the Luba
empire.

AUTEURS
PIERRE DE MARET
Faculté de Philosophie et Lettre – Université Libre de Bruxelles – Belgique

HUGUES LEGROS
Fonds National Belge de la Recherche Scientifique – Université Libre de Bruxelles – Belgique

Civilisations, 41 | 1993
226

Les juifs marocains dans l'Archipel


des Acores - début d'une nouvelle
mentalité commerciale : l'exemple
des Bensaude
Fatima Sequeira Dias
Traduction : Joao Gabriell Santana

Je remercie Joao Gabriell Santana pour la traduction de ce texte.


1 De par sa localisation géographique, l'archipel des Açores est devenu le point d'arrêt
obligatoire des voiliers qui croisaient dans l'Atlantique à partir du XV ème siècle. Offrant
des ports d'abri aux flottes du Brésil et des Indes occidentales et orientales, à l'aller et
surtout au retour, toutes les îles de l'archipel sont devenues des lieux de convoîtise
pour tous ceux qui avaient été exclus du partage à la suite du traité de Tordesillas. Les
diverses îles sont ainsi devenues la cible de nombreuses attaques des pirates et des
corsaires français, anglais, hollandais et "algériens".
2 Malgré les attaques fréquentes des pirates, le Portugal, puissance responsable du
peuplement de ces îles à partir de 1436, est parvenu à assurer, plus ou moins
efficacement selon les époques, les fonctions qui lui avaient été assignées, à savoir,
servir de points d'escale et de repos aux flottes des Indes 1, et constituer en même temps
des communautés agricoles dont la vocation était l'approvisionnement en céréales du
royaume et des places fortes portugaises du Nord de l'Afrique.
3 Ainsi, dès l'aube des découvertes maritimes portugaises, l'archipel des Açores a été lié
aux circuits de navigation et de commerce existants, en approvisionnant les vaisseaux
et les caravelles, puis les navires à vapeur, et de nos jours, une grande partie de la
navigation aéronautique de l'Atlantique nord, restant lié et intégré à l'économie de
marché apparue avec l'époque moderne.
4 Localisé à mi-chemin de grands centres économiques tels Amsterdam, Londres ou New
York depuis le XVIIème jusqu'au début du XX ème siècle, l'archipel a toujours contribué à
l'approvisionnement agricole de ces centres et a répondu aux sollicitations de la

Civilisations, 41 | 1993
227

demande avec de nouvelles productions vouées au déclin lorsque cette demande venait
à diminuer d'importance. Ainsi, dans une succession continue de "cycles" économiques
basés sur les productions agricoles, (on ignore encore l'existence de minerais dans le
sous-sol), l'archipel a produit tout au long des époques, en régime de substitution, du
pastel, du vin, du blé, du maïs, des oranges et, de nos jours, du bétail bovin 2.
5 Néanmoins, le régime de monoculture n'a jamais été complètement introduit
notamment parce que la demande de la métropole qui se trouvent également à mi-
chemin des centres économiques, n'a jamais coïncidé avec la demande internationale
des produits agricoles de l'archipel. Par conséquent, l'archipel, doublement dépendant,
était obligé de développer une certaine alternance des cultures en vue de répondre à
deux types différenciés de demande agricole.
6 Cependant les cultures dites coloniales n'ont jamais été introduites dans l'archipel du
fait de la douceur du climat et de leur faible rentabilité au vu de l'exiguïté du territoire.
Elles ont contribué de ce fait à ce que le binôme "esclavage noir – production de type
colonial" ait été absent du parcours économique de l'archipel. La quasi totalité de la
population de l'archipel était d'origine portugaise avec néanmoins des éléments
d'origine flamande et française3. Les quelques esclaves existants dans la société
insulaire étaient, par conséquent, occupés aux travaux domestiques, comme c'était le
cas dans le royaume.
7 Toutefois, la pauvreté de ces îles, comme en témoigne la redistribution déficiente des
terres, aggravée par la succession de calamités physiques qui dévastaient fréquemment
l'archipel – tremblements de terre et volcans –, a contribué à ce qu'il y ait eu une
émigration importante des habitants dès le début du peuplement.
8 Ainsi, malgré le fait que l'archipel des Açores était intégré dans les circuits de
navigation Atlantique et qu'il essayait de répondre aux sollicitations d'une demande
extérieure, nous percevons dans son intégration économique restée partielle jusqu'à la
moitié du XIXe siècle, des phénomènes de désarticulation, de dualisme et de
développement extraverti vis-à-vis des marchés exogènes (métropole et pays du
centre), mais aussi à l'intérieur de chaque île et entre les îles privilégiées et le reste de
l'archipel4.
9 La proximité du continent africain, des archipels portugais de Madère et du Cap Vert et
des îles espagnoles des Canaries, a amené les géographes européens jusqu'à la fin du
siècle dernier à appeler toutes ces îles, y compris l'archipel des Açores, "îles
d'Afrique"5, alors que le climat de l'archipel des Açores et ses productions agricoles
sont de type tempéré atlantique et donc différent de ceux des autres archipels
mentionnés.
10 Toutefois, cette "proximité" relative de l'Afrique et la croyance en un développement
économique "extraordinaire" dû à son intégration dans l'économie Atlantique dominée
alors par le Royaume Uni ont, sans l'ombre d'un doute, contribué à attirer une
importante communauté juive originaire du Maroc, au début du XIX e siècle.
11 Il faut néanmoins signaler que les Juifs marocains en fuite se sont dirigés non
seulement vers l'archipel des Açores, mais aussi vers l'Algarve, le sud de l'Espagne et
Gibraltar6. Les documents mentionnent leur établissement dans toutes ces régions vers
la même époque et font état du fait que leur activité économique principale était le
commerce ambulant à petite échelle.

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228

12 Si ces commerçants juifs, en se dirigeant vers des marchés organisés, s'intègrent et se


diluent dans le tissu économique existant, il n'en va pas de même aux Açores où leur
influence et leur nouvelles méthodes commerciales nous amènent à affirmer qu'ils sont
devenus la pièce maîtresse du commerce international, contribuant de manière
décisive au développement de l'intégration économique de l'archipel.
13 Leur installation avait un caractère provisoire comme nous le confirme le fait que les
hommes arrivaient en premier lieu, faisant venir plus tard leurs épouses et leurs
enfants. Certains d'entre eux, avant de s'établir définitivement dans l'archipel, avaient
séjourné provisoirement dans la métropole, ce qui nous amène à penser que leur départ
vers l'archipel était également envisagé comme transitoire. D'ailleurs, quelques uns des
juifs qui ont séjourné aux Açores ont fini par émigrer vers le Brésil 7.
14 Dès le début de leur peuplement, les Açores ont toujours attiré de nombreux étrangers
qui, tirant parti de "la supériorité que leur donnaient l'information, l'intelligence et la
culture..."8, se sont emparés du commerce d'import-export. Dans ce sens, la question
importante est de savoir dans quelle mesure les commerçants juifs vont perturber les
pratiques commerciales existantes dans l'archipel, et par là même, menacer les intérêts
de la communauté marchande anglaise résidente dans ces îles 9.
15 L'arrivée des juifs aux Açores se situe entre fin 1818 et début 1819 ; les deux registres
mentionnant leur arrivée à l'île de S. Miguel, ne s'accordent pas entre eux 10.
16 Néanmoins, dès le deuxième semestre de 1820, on commence à spéculer sur les gains
spectaculaires obtenus par leurs ventes ambulantes 11, ce qui leur a valu d'être la cible
des commerçants locaux qui feront tout pour mettre un terme à cette concurrence
néfaste.
17 Malgré le fait que l'implantation de ces juifs ait eu lieu par vagues successives, Abraao
Bensaude, Salao Buzaglo, Aarao Benayon, Jacob Matana, Isaac Sentob et Aarao Aflalo
furent les pionniers de cette émigration12.
18 Après l'établissement de ces pionniers, des incidents eurent lieu entre les commerçants
locaux et ces nouveaux-venus. Néanmoins, la mise en place d'un régime libéral au
Portugal à contribuer à ce que l'on leur ait permis de s'établir dans ces îles (S. Miguel
1821 et Terceira 1831).
19 Le succès de ces commerçants juifs est basé sur une politique de rotation accélérée des
stocks, ce qui a créé des mécanismes économiques et financiers novateurs dans le
marché insulaire. En s'infiltrant partout dans l'île, parcourant les lieux les plus
éloignés..., vendant aux prix les plus bas, octroyant des facilités de crédit et offrant une
plus grande variété de tissus, ces commerçants contribueront ainsi au
"redimensionnement du marché à travers la généralisation de nouvelles concurrences
dans le sens d'une plus grande libéralisation des prix", comme l'affirme David Justino
lorsqu'il identifie le même phénomène dans la province de l'Algarve au début des
années vingt13.
20 Cependant, les difficultés rencontrées par les premiers commerçants juifs des Açores
allaient continuer pendant de nombreuses années avec des accusations fréquentes de
concurrence déloyale. Ils étaient également rendus responsables de la fuite de la
monnaie locale14.
21 La seule émeute connue contre des individus et des biens d'origine hébraïque, date de
1834 et eut lieu dans la ville de Ponta Delgada.

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229

22 Toutefois, les émeutiers furent rapidement dissuadés de pratiquer de tels actes de


vandalisme car, comme beaucoup de juifs possédaient la nationalité britannique, les
autorités locales craignaient des représailles de la part du gouvernement anglais 15. En
outre, comme la Grande-Bretagne était le principal marché de destination des oranges
de S. Miguel, il ne convenait pas de mettre en péril les importants intérêts économiques
locaux avec des actions imprudentes.
23 Dans la seconde moitié du XIXe siècle, on constate que les sentiments d'animosité vis-à-
vis de la minorité juive ont disparu et on peut affirmer que les juifs de l'île de S. Miguel
étaient déjà intégrés dans le tissu social des Açores. Malgré le fait que la pratique de
mariages mixtes n'était pas fréquente16, les liens de sociabilité sont devenus
nombreux17. La communauté israélite de l'île Terceira se trouvait également intégrée
dans la société locale, comme en témoigne le fait qu'elle a contribué activement à la
cause libérale notamment avec de l'argent et des lits pour l'armée casernée dans l'île
avant le débarquement du Mindelo18. Le caractère cosmopolite de l'île de Faial a aussi
contribué à l'intégration sociale rapide des juifs qui s'y étaient installés 19.
24 Il importe néanmoins de mentionner que la caractéristique dominante de cette
communauté était la constante mobilité, visible dans le changement fréquent de
résidence, dans les voyages périodiques vers les autres îles de l'archipel et à l'étranger,
dans les nombreuses fois qu'ils signaient des écritures avec des tiers dans les divers
endroits parcourus. Cette mobilité, source de maintien d'un réseau profond de liens et
de contacts avec l'extérieur, caractérisait et identifiait la communauté juive par
rapport à la communauté locale, fermée sur elle-même.
25 Le premier registre douanier mentionnant des importations effectuées par un
commerçant juif est celui relatif à Salao Buzaglo qui, le 12 décembre 1821, a enregistré
à la douane de Ponta Delgada des marchandises d'une valeur supérieure à 4.500$
arrivées par la chaloupe anglaise "Sector" provenant de Gibraltar 20. Dans les années
suivantes, on assiste à de nombreuses importations effectuées par divers commerçants
juifs. Ce n'est que dans les années trente que, Salomao Bensaude, en association avec
son cousin Elias, est devenu prospère – aspect révélateur de ce que la concurrence
affectait non seulement les "commerçants établis" mais aussi les "commerçants
nouveaux-arrivés" et de ce que la "chance" dans les affaires finissait par être contraire
si elle n'était pas associée à une gestion adéquate. Une hiérarchie commerciale
s'esquissait également entre les commerçants juifs, mais, semble-t-il, favorable
uniquement aux Bensaude.
26 La documentation consultée nous permet d'affirmer que tous les juifs installés dans ces
îles se consacraient au secteur commercial.
27 Après la construction du port maritime de Ponta Delgada, à partir de 1861, les
principaux investissements dans les secteurs secondaire et tertiaire appartiennent en
majorité à des capitaux juifs et en quasi-monopole au groupe "Bensaïde et C. Ldt". Cette
situation ne sera toutefois acquise qu'à la fin du siècle dernier quand le nombre de
familles d'ascendance hébraïque aura diminué radicalement dans l'archipel, après les
pénibles reconversions économiques imposées par la crise dans la production des
oranges. Le nombre de familles juives sera alors inférieur à la dizaine, éparpillées dans
tout l'archipel, alors qu'il avait été proche des deux cents vers le milieu du XIX e siècle.

Civilisations, 41 | 1993
230

28 Aujourd'hui restent uniquement trois noms de famille révélateurs de leur ascendance –


Adrahi, Bensaude et Delmar. La famille Bensaude continue à jouer un rôle économique
fondamental au sein de la société açorienne.
29 La diversité des affaires des cousins Bensaude – vente de marchandises importées,
achat et exportation de produits agricoles régionaux, escompte de lettres de change,
transferts et change de monnaies étrangères, investissement de capitaux dans des
immeubles urbains et ruraux, etc. – explique les raisons du succès du groupe.
30 D'ailleurs, à travers la consommation, les cousins Bensaude vont esquisser la première
tentative d'intégration économique de l'archipel. Ils ont stimulé les échanges inter-îles,
tantôt comme activité de compensation en vue de dépasser les préjugés des
autochtones en matière de fuite des devises, tantôt comme recherche de biens
susceptibles de procurer des meilleures plus-values en dehors du marché insulaire, et
ont été à la base de l'augmentation de ces échanges jusqu'aux années cinquante/
soixante du siècle dernier, moment où cette tendance s'infléchit. La diminution
progressive de la complémentarité des productions agricoles régionales (chute du prix
des céréales dans le marché portugais, destruction des vignes par l'action du
phylloxera, détérioration de la qualité des oranges due à des maladies diverses) et
l'absence d'une stratégie basée sur une répartition régionale du travail, ont fini par
accentuer la dépendance des îles plus petites vis-à-vis des capitales de districts et par
confiner l'archipel à trois îles uniquement : S. Miguel, Faial e Terceira.
31 En conclusion, la réussite commerciale des Juifs aux Açores a été due à une plus grande
agressivité dans les affaires, agressivité démontrée toujours par les commerçants
"nouveaux-arrivés". En outre, la pratique d'une culture différente en ce qui concerne
les affaires, associée à la manipulation ancestrale de la monnaie et des lettres de
change, à l'utilisation d'une comptabilité sophistiquée, au manque de préjugés
concernant la vente en gros et au porte-à-porte, le fait de ne pas être affectés par les
contrariétés des longs voyages ou les ventes à crédit, ainsi que le réseau complexe de
liaisons et de contacts commerciaux et familiaux, tous ces facteurs ont contribué à
l'installation rapide de ces Juifs dans l'archipel pendant le XIX e siècle. Cependant, le
succès commercial ne s'est pas maintenu car la concurrence était considérable et les
commerçants locaux ont commencé à adopter les pratiques commerciales
caractéristiques des Juifs. D'ailleurs, à longue échéance, les entreprises juives ont été
celles qui ont eu la durée de vie la plus courte à l'exception de l'exemple
paradigmatique des Bensaude.
32 Les Bensaude, par les ramifications généalogiques de Abraao et de son fils José, de Elias
et de ses fils Henrique et Walter, et de Salomao et de ses fils Abraao et Salom, furent les
pionniers des principaux investissements dans l'industrie des Açores (tabac, ananas,
alcool et betterave sucrière), dans les banques (Banco Comercial de Lisboa e Açores et
plus tard à partir de 1912, Banco Micaelense), dans les assurances (Companhia
Açoreana de Seguros), dans les transports maritimes et aériens (Empresa de Navegaçao
Açoreana e Sociedate Açoreana de Transportes Aéreos), dans le tourisme (Sociedade
Terra Nostra). Ils sont ainsi devenus un des principaux groupes économiques portugais
au niveau national pendant les premières décennies du XX e siècle.
33 Les nationalisations économiques portugaises dans la période révolutionnaire de
1974/75 ont affecté profondément le groupe Bensaude. Par conséquent, il est difficile
de prévoir ce que sera son comportement futur par rapport à la pleine intégration du
Portugal dans la Communauté européenne d'après 1992.

Civilisations, 41 | 1993
231

ANNEXES

Abréviations
B.P.A.P.D. – Bibliothèque publique et archive de Ponta Delgada
A.N.T.T. – Archive Nationale de la Torre du Tombo
B.P.A.A.H. – bibliothèque publique et archive d'Angra do Heroismo
B.P.A.H. – Bibliothèque publique et archive de Horta
A.C.C. – Archive de la Chambre de Commerce.

NOTES
1. Joao Marinho dos Santos, Os Açores nos secs. XV e XVI, Colecçao fontes para a historia dos
Açores, Secretaria Regional de Assuntos Culturals, s/d, 2 vols.
2. Carreiro da Costa, Esboco historico dos Açores, Ponta Delgada, I.U.A., 1978, pp. 185-ss.
3. Ibidem, pp. 53-87.
4. José Paulo Martins Casaca, "Economia insular e economia arquipelagica-Uma confrontaçao
necessaria" in Arquipélago, Economia, n° 1, Revista da Universidade dos Açores, 1988, pp. 61-74.
5. Azevac, Iles d'Afrique, Paris, Fermin Didot, frères éditeurs, 1848 et Ardoin et autres,
Dictionnaire universel du commerce de la banque, Bruxelles, Ed. Lacroosse, 1840, 2 ed., 2 vols.
6. José Maria de Abecassis, Genealogia hebraica, Portugal, e Gibraltar, sécs. XVII a XX, Lisboa,
Liva Ferin, 1990, 5 vols.
7. Notamment les héritiers de Mery Sabat, Cf. : Fatima Sequeira Dias, "Moisés Sabat – um caso de
insucesso na comunidade hebraica de Ponta Delgada no século XIX (...-1864) in arquipélago, Série
Historia, Revista da Universidade dos Açores, vol. XI, 1989, pp. 195-231 et Joaquim Bensaude, Cf. :
Alfredo Bensaude, A vida de José Bensaude, Porto, Litografia Nacional, 1936, p. 64.
8. Fernand Braudel, A dinamica do capitalismo, Lisboa, Teorema, 1985, p. 63 et La civilisation
matérielle, économique et capitalisme, XV-XVIIIe siècle, Paris, ARmand Colin, 1979, vol. III, p. 29.
9. Nestor de Sousa, "Sinais de presença britanica na vida açoreana (séculos XVI-XIX)" in
Arquipélago, Revista da Universidade dos Açores, n° especial, Relaçoes Gra Bretanha, 1988,
pp. 25-100.
10. L'inscription tumulaire de Abraham Bensaude au Cimetière israélien de Ponta Delgada fait
référence à son arrivée à Sao Miguel en 1818, alors que les archives de la mairie, datées du début
des années vingt réfèrent "les commerçants "Hebreos" arrivés il y a quelques mois...", Cf. :
B.P.A.P.D., Libro de Registos da Camara de Ponta Delgada, 1816-1823, fils 175-v a 176-v.
11. Ibidem, fls, 182 182-v.
12. Ibidem, fls 159-v a 164-v.
13. David Justino, A formaçao do espaco economico nacional-Portugal 1810-1913, Lisboa, Vega,
1989, vol. 1, p. 380.
14. B.P.A.H. – Livro de Registos da Camara Municipal da Horta, n° 14, fls 98 (lettre du 2 mai 1835),
Consultas das juntas geraes dos districtos Administrativos do reino e ilhas Adjacentes do anno de
1848, Lisboa, I.N. 1849, districto da Horta, pp. 2-3.

Civilisations, 41 | 1993
232

15. B.P.A.P.D., Arquivo do Governo Civil de Ponta Delgada, Copiador de Correspondencia do... as
autoridades eclesiasticas, 1833-1842, n° 141.
16. Mariage de la fille d'Abraham Bensaude en 1854 avec José Maria do Couto Severim, un
catholique, cf. : Alfredo Bensaude, A vida de José Bensaude, Porto, op.cit., p. 63.
17. Quelques commerçants juifs étaient membres d'associations locales, notamment le Clube
Michaelense et l'Ateneu Commercial, et aussi étaient associés de l'organisation commerciale de la
ville de Ponta Delgada, Cf. : A.C.C. – Livro de Correspondencia expedida, 1841-1857, fls 5-6-v et
encore les commerçants juifs résidents à Ponta Delgada ont fait des dons aux victimes
d'innombrables catastrophes, et ont aidé à financer l'édification de la Bibliothèque publique de
Ponta Delgada, cf. : O Açoreano Oriental, n° 331, le 21 août 1841, n° 384 le 27 août 1842 et le n° 385
le 8 septembre 1842.
18. A.N.T.T. – M.R. Maço 259-260, Provincia dos Açores, Comarca de Angra.
19. Marcelino de Lima "Os Judeus na ilha do Faial" in Boletimm do nucleo cultural da Horta, n° 1,
vol. 1, décembre 1956.
20. B.P.A.P.D., Fundo Ernesto do Canto, Livro de Direitos de 15 % cobrados na Alfandega de Ponta
Delgada, 1821, n° 10, fls 50-v-ss.

RÉSUMÉS
The arrival of the Jews in the Azores took place between the end of 1818 and the beginning of
1819. From the 1830's onwards their commercial success was starling due to a greater
commercial aggressivity. This commercial success was linked to their ability to expand new lines
of business, their experience in handling money, bills of exchange and other sophisticated
accounting methods. Neither were they put off by long journeys, nor by selling on credit and
their complex network of business contacts all contributed to the rapid settling of Jews in the
archipelago in the 19th century. Although they were not resented by the local population, this
commercial success, with the exception of the Bensaude family, was relatively short-lived due to
stiff local competition and led to the departure of the few remaining merchants from the
archipelago after the second world war.

AUTEURS
FATIMA SEQUEIRA DIAS
Université des Açores – Ponta Delgada – Portugal

Civilisations, 41 | 1993
233

Incident de frontière au Kivu


André Lederer

La frontière de l'Etat Indépendant du Congo au Kivu


1 En marge de la Conférence de Berlin, l'Acte de Neutralité avait défini les frontières de
l'Etat Indépendant du Congo. Or, en 1885, la portion nord-est du nouvel Etat était mal
connue. Si le lac Tanganika avait été découvert en 1857 par Burton et Speke et le lac
Edouard en 1876 par Stanley, le lac Kivu ne le fut qu'en 1894 par le comte von Götzen,
soit neuf ans après la signature de l'Acte de Neutralité.
2 En l'absence de toute précision géographique dans ces régions, la limite du nouvel Etat
avait été définie comme suit : "une droite issue de l'extrémité nord du lac Tanganika et
aboutissant en un point situé sur le 30e méridien est et à 1°20' de latitude sud ; plus au
nord, la frontière est constituée par le 30e méridien est". Il en résultait que les deux
rives de la Ruzizi et du lac Kivu, dont on ignorait l'existence, étaient entièrement en
territoire de l'E.I.C.1.
3 En 1884, les Allemands s'intéressèrent aux Colonies dont, notamment, l'Afrique
Orientale ; ils firent de Tabora leur capitale et créèrent des villes comme Dar-es-Salaam,
Kigoma, Usumbura et d'autres.
4 Tout se passa bien jusqu'en 1896, lorsque la révolte de la colonne Dhanis, en route pour
le Nil, obligea les Belges à évacuer la portion de territoire comprise entre la frontière
officielle et la vallée de la Ruzizi et du lac Kivu. En octobre 1899, les Belges, ayant défait
les mutins, ne purent réoccuper certains postes, les Allemands prétendant s'y
maintenir. Léopold II, désirant conserver les deux rives de la Ruzizi et du Kivu, fit créer,
en 1904, une commission mixte qui devait oeuvrer sur le terrain 2.
5 Pour renforcer la position belge, Costermans, commandant militaire de la région, fit
fonder par le commandant Olsen un poste à Nya-Lukemba, l'actuel Bukavu, le 1 er juillet
1900. D'un autre côté, les Allemands avaient fait un accord avec les Anglais, de façon à
obtenir tout le massif du Kilimandjaro, à la frontière entre l'Uganda et l'Est-Africain
allemand, donnant en échange aux Britanniques l'Ufumbiro. Mais où se situait-il ? Dans
son livre "The journal of the discovery of the sources of Nile", Speke donne un dessin

Civilisations, 41 | 1993
234

montrant dans le lointain les Monts Mfumbiro, mais l'endroit où les Allemands
envoyaient les Anglais était la plaine de l'Ufumbiro. Confusion volontaire ou non à
cause de la quasi-homonymie ?3.

L'incident de l'Ufumbiro
6 Le 26 juin 1909, J.M. Coote, commissaire de district de M'Barara, en Uganda, adressa
une lettre du Mont Lubuna à F. Goffoel, chef de secteur de Rutshuru, annonçant que,
conformément aux instructions reçues, il venait occuper l'Ufumbiro. Dorénavant, la
limite de son district se situait à 29°47' est au nord de 1°20' de latitude sud, et non plus
au 30e méridien. Il en résultait que Rutshuru appartenait au district de M'Barara et il
invitait le commandant Olsen à le rencontrer à Lubuna en vue de conclure un accord,
en attendant une décision à prendre par les gouvernements4.
7 Coote, pénétrant avec une troupe au Congo en direction sud-ouest, suivit une bande de
territoire indiquée sur une carte par les Allemands et attribuée par ceux-ci aux Anglais,
de façon à leur donner un accès direct au lac Kivu, sans traverser le territoire belge 5.
8 L'avance avait été rapide, plusieurs facteurs ayant joué en faveur de Coote : région peu
occupée car non encore ouverte au commerce et à l'industrie, pas de reconnaissance
belge au sud de Rutshuru, mauvaise volonté de certains chefs indigènes qui n'avaient
pas signalé à l'autorité belge le passage de troupes étrangères.
9 En outre, il faut reconnaître que Coote avait mené son expédition avec astuce : rapidité
de la préparation, secret de l'opération, avance par bonds rapides et uniquement de
nuit.
10 Après avoir reconnu la rive du lac Kivu près de Coma, les Anglais installaient deux
camps fortifiés, l'un à Burungu, l'autre au Mont Lubuna5.
11 Olsen avait toujours veillé à la formation de ses subordonnés et à faire régner une forte
discipline dans les troupes sous ses ordres. Aussi, la réaction de Goffoel fut excellente.
Au reçu de la lettre de Coote, il lui fait savoir qu'il n'a pas qualité pour traiter pareille
question et qu'il a transmis sa demande au commandant Olsen, commandant supérieur
des territoires de la Ruzizi-Kivu, à ce moment en tournée d'inspection dans la région de
Kasindi, au nord du lac Edouard6 ; il informe également son supérieur, O. Baudelet, chef
de la zone de Beni-Rutshuru7.
12 D'après les indigènes porteurs du message de Coote, deux Européens et une troupe de
50 hommes se trouvent à 3 heures de marche au sud-est de Rutshuru, donc en territoire
nettement congolais. Pour vérifier ces dires, il envoie une mission dirigée par le
capitaine Wangermée et le lieutenant Brochard, accompagnés de 100 hommes. Copie de
toute cette correspondance est adressée au commandant Olsen8.
13 Wangermée rencontra Coote près de Bayanza ; il eut envie d'enlever le drapeau anglais
arboré au mât du camp, mais il n'osa accomplir ce geste par crainte des répercussions
qu'il aurait entraîné.
14 Wangermée remit le message de Goffoel à Coote, lui disant qu'il n'avait aucune qualité
pour le discuter, mais il engagea l'officier anglais à ne plus avancer au-delà du point où
il était arrivé9. Coote acquiesça, puis ils se mirent à converser amicalement ; l'Anglais
conclut que le point où il se trouvait était reconnu en zone britannique par les Belges.

Civilisations, 41 | 1993
235

En conséquence, affirmait l'Anglais, le territoire objet de l'accord était devenu


territoire contesté et aucune des deux puissances ne pouvait y faire acte d'autorité 10.
15 Wangermée de son côté fit savoir qu'il avait protesté et, qu'à son retour, il avait appris
du chef Bayanza que Coote avait interdit qu'il approvisionne Rutshuru en vivres.
Wangermée fit observer au chef Bayanza que son territoire était toujours sous
dépendance belge et qu'il avait à approvisionner Rutshuru, comme auparavant 11.

Réaction d'Olsen
16 De son côté, Olsen, qui se trouvait à Kasindi, ne reçut la lettre de Coote que le 1 er juillet
1909. Immédiatement, il envoya au gouvernement belge un télégramme déposé à Fort
Portai, en Uganda, dont voici la teneur : "Violation territoire belge par Anglais établie
Ufumbiro. Commissaire anglais annonce qu'il procède occupation et administration
Ufumbiro. Anglais prétendent Rutshuru situé territoire anglais. Je me dirige sur le
camp anglais Ufumbiro ; troupes pour me précéder. Emploierai tous moyens, même
force armée pour obliger Anglais respecter notre frontière. Commandant supérieur
Ruzizi-Kivu12.
17 Le 2 juillet 1909, Olsen envoyait à Coote une lettre (voir annexe) dans laquelle il disait
être très étonné du contenu de la lettre de Coote qui est en contradiction avec l'accord
mis au point en avril 1904 par une commission mixte anglo-congolaise. Ainsi, il
protestait de la façon la plus énergique contre la violation d'un territoire
incontestablement belge par une troupe anglaise (il faut savoir que c'est seulement le
27 juin 1913 que l'Angleterre reconnut l'E.I.C. comme Congo belge). Olsen se sent
d'autant plus fort que le Ministre Britannique à Bruxelles a fait savoir au
Gouvernement belge que les fonctionnaires anglais de l'Uganda ont été prévenus qu'ils
avaient à s'en tenir strictement à l'accord de 1904. Si vraiment, le Gouvernement
anglais avait eu l'intention d'occuper l'Ufumbiro, il eut été plus loyal d'en aviser le
Gouvernement belge13.

Le face à face de dix mois


18 Coote ne voulait pas céder et, de son côté, Olsen n'acceptait aucune rencontre en
territoire belge ; la question devait être examinée par les gouvernements respectifs.
19 Olsen était le plus fort dans cette situation d'attente, car il disposait sur le territoire
belge de villages qui approvisionnaient les troupes de l'E.I.C., tandis que Coote avait été
stoppé dans la zone marécageuse entre les lacs Mutanda, Bunioni et Muleira. Il
disposait de 8 officiers, 350 hommes, 2 canons. Il n'attaquera pas mais défendra à
outrance la position qu'il occupe.
20 En juillet et août 1909, une série d'incidents vont se succéder entre les Congolais et les
Anglais, puis les Allemands et ce fait ne semble pas étranger à la présence simultanée
au Congo du Prince Albert et du Ministre Renkin en tournée dans le Congo, devenu
belge depuis le 18 octobre 1908, ce que l'Angleterre ne reconnaît qu'en 1913 14.

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236

21 Des discussions s'élèvent, notamment au sujet de blessures survenues à des indigènes


pour savoir si elles proviennent de flèches ou de balles de fusil. Alors qu'Olsen faisait
faire les constats par le docteur Coronisio, un médecin italien de valeur, Coote envoyait
le lieutenant Mac Combie, qui avait une grande expérience des blessures, car il avait
pris part à la guerre des Boers ; en réalité, ce n'était qu'un commissaire de police 15.
22 Les Anglais ne manquaient aucune occasion de créer des incidents dont ils essayaient
de faire endosser la responsabilité aux soldats du Congo belge. Olsen n'attaque pas,
mais ne laisse pas passer les Anglais. De leur côté, les Allemands installaient des colons
et créaient des postes à la rive est de la Ruzizi et du lac Kivu, sans que les Belges ne s'en
inquiètent outre mesure, Léopold II ayant reconnu la zone d'influence anglaise décrite
dans l'arrangement anglo-allemand du 27 juillet 1890, d'autant plus que l'Angleterre
cédait à bail l'enclave de Lado à l'Etat Indépendant, ce qui comblait les rêves nilotiques
de Léopold II. En échange, l'Etat Indépendant cédait à l'Angleterre une bande de 25 km
de large du lac Tanganika au lac Edouard, ce qui leur permettait la réalisation du grand
projet d'un chemin de fer du Cap au Caire.
23 L'Allemagne voyait d'un mauvais oeil la politique d'expansion de l'Angleterre et s'unit
à la France qui s'opposait, de son côté, à l'accès de l'Etat Indépendant au Haut-Nil. La
politique de l'Allemagne se modifia à partir de 1894 ; jusqu'alors, elle avait laissé les
mains libres à Léopold II dans la région du Haut-Nil, dont on ignorait la géographie.
Bismarck, qui avait joué le jeu de Léopold II et de l'A.I.C, se berçait du secret espoir que
cet Etat ne serait pas viable16.
24 Pendant le long face à face avec les Anglais, les Allemands créaient aussi des difficultés
dans le territoire contesté au nord du lac Kivu. Dans une région frontière où les
Allemands avaient l'exercice de la souveraineté, un missionnaire français, le R.P.
Loupias, avait été assassiné le 1er avril 1910 au poste de Ruaza 17. Olsen, dont les troupes
étaient les plus proches de ce point, envoie sans hésiter ses hommes rétablir l'ordre.

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237

Les Allemands, quoique vexés, furent obligés de le remercier ; malgré la gravité de la


situation, Olsen ne manquait pas d'humour18.

La diplomatie entre en action


25 Le problème des frontières dans la région du Kivu devait être réglé diplomatiquement
pour éviter les incidents sur le terrain.
26 Aussi, le 8 février 1910, à Bruxelles, se réunirent les délégués des puissances ; pour
l'Allemagne, Monsieur Ebermayer et le baron von Danckelman, pour l'Angleterre, Sir A.
Hardinge, M. Tilley et le colonel Close et, pour la Belgique, le ministre d'Etat Van den
Heuvel, M. Van Maldeghem et le chevalier van der Elst. MM. de Bassompierre et Orts,
assuraient le secrétariat. Les séances se tenaient à huis-clos et le secret était bien
gardé19.
27 Le but de ces réunions était de substituer les lignes déterminées arbitrairement pour
former les frontières par des limites correspondant à des réalités géographiques. Alors
que Léopold II était intraitable à ce sujet, le roi Albert montrait plus de souplesse pour
accepter des concessions réciproques ; par sa clairvoyance et sa droiture, il avait
conduit les délégués à trouver une solution unanimement acceptée. Ainsi, le 14 mai
1910, le protocole d'accord était signé par les délégués des trois puissances 20.
28 Grâce à la fermeté d'Olsen, le travail des diplomates belges fut facilité. Olsen, de son
côté, fit aussi montre d'un sérieux talent diplomatique dans la correspondance qu'il
échangea avec les Anglais et les Allemands. En récompense des services rendus, il fut
nommé chevalier de l'Etoile Africaine21.
29 Le traité signé le 14 mai 1910 mettait fin définitivement à tous les conflits de frontière
dans cette région. Seule restait à déterminer sur le terrain la position du 30 e méridien,
ce qui dura plusieurs années.

ANNEXES
N° 396. Kasindi, le 2 juillet 1909
Monsieur le Commissaire de district,
J'ai l'honneur de vous accuser réception de votre honorée lettre datée Lubuna le 26 juin
1909 et c'est avec le plus grand étonnement que j'ai pris connaissance de son contenu.
Conformément à l'arrangement du 12 mai 1894 intervenu entre nos deux
Gouvernements, la frontière entre le Protectorat de l'Uganda et le Congo Belge dans la
région Ufumbiro qui fait l'objet de votre lettre, est constituée par le 30 e méridien Est de
Greenwich. Ce 30e méridien vrai a été déterminé par une commission mixte anglo-
congolaise en 1907-08 et, en vertu de l'accord d'avril 1904 conclu entre l'Angleterre et
l'Etat Indépendant du Congo, aujourd'hui Congo Belge, la zone située entre le 30 e
méridien primitivement supposé (méridien Mac Donald) est provisoirement

Civilisations, 41 | 1993
238

neutralisée. Il est interdit aux fonctionnaires des deux Gouvernements de faire acte
d'occupation dans ce territoire neutre.
Immédiatement à l'Ouest du méridien Mac Donald, limite occidentale de la bande
neutre, le territoire est incontestablement belge. Ce territoire est occupé et administré
par nous depuis plus de 10 ans sans avoir soulevé des objections des autorités anglaises.
Je proteste donc de la façon la plus énergique contre votre violation d'un territoire
nettement belge par une force armée anglaise.
Depuis plus de 10 ans que je séjourne dans la région frontière voisine du 30 e méridien,
c'est la première fois que je vois émettre des prétentions anglaises telles que vous les
exposez dans votre lettre et je suis à me demander s'il n'y a pas erreur de votre part
dans l'application des revendications du Gouvernement anglais. Je suis d'autant plus
étonné des actes que vous posez que tout récemment, comme suite à une
communication de son Excellence le Ministre de Sa Majesté Britannique à Bruxelles,
mon Gouvernement m'a informé de ce que les fonctionnaires anglais de l'Uganda
avaient été rappelés à une stricte observance des prescriptions de l'accord de 1904.
Non seulement vous vous mettez en flagrante contradiction avec les accords précités
en vous installant en bande neutre, mais vous pénétrez en territoire incontestablement
belge que vous prétendez administrer au nom du Gouvernement britannique.
J'ai peine à croire que le Gouvernement anglais émette de pareilles prétentions
qu'aucun acte antérieur ne permet de défendre. Mais cependant si, en violation des
traités et accords conclus, le Gouvernement Britannique manifestait l'intention
d'occuper l'Ufumbiro, territoire nettement belge et administré par nous depuis plus de
10 ans, il eut été plus loyal, plus conforme aux usages, de s'adresser directement au
Gouvernement Belge à Bruxelles.
Je n'ai personnellement aucune qualité pour conclure de nouveaux arrangements avec
le Gouvernement Britannique. Ma mission se borne à la défense des droits acquis et des
intérêts de mon Gouvernement et notamment de maintenir le respect de notre
frontière. Cette mission dont j'assume l'entière responsabilité envers mon
Gouvernement constitue pour moi le devoir le plus impérieux et le remplirai jusqu'au
bout.
Je considère votre mouvement en territoire belge comme une action hostile et je ne
puis donc avoir aucune entrevue avec vous aussi longtemps que vous vous trouverez à
l'Ouest de la bande neutre. Si malgré les avis que je vous donne, vous maintenez votre
occupation en territoire nettement belge, le Gouvernement Britannique devra
supporter la grande responsabilité des moyens que bien à regret je devrai employer
pour vous ramener au respect du territoire ressortissant à la Colonie Belge. J'ai
toutefois la plus grande confiance en votre sagesse, Monsieur le Commissaire de
district, et j'ai le ferme espoir que dès le reçu de la présente lettre vous reporterez
votre occupation à l'Est de la bande neutre laissant ainsi à nos gouvernements
respectifs le soin de régler les questions litigieuses. Je crois inutile d'attirer encore
votre attention sur l'interdiction d'occuper la bande neutre ; c'est un principe établi
par l'accord de 1904 qui vient d'être rappelé aux fonctionnaires des deux parties qui a
toujours été ponctuellement observé par nous.
Je vous exprime encore mes regrets de ne pouvoir vous accorder l'entrevue que vous
me demandez ; je subordonne ma ligne de conduite à la vôtre ; mais j'ose espérer,

Civilisations, 41 | 1993
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Monsieur le Commissaire de district, que vous ne vous ferez pas l'ouvrier d'incidents
regrettables et de nature à troubler la paix des populations indigènes.
J'ai l'honneur de vous prier, Monsieur le Commissaire de district, de vouloir bien agréer
l'assurance de ma haute considération.
Le Commandant Supérieur,
(s.) Olsen.

NOTES
1. FLAMENT, F. : 1952, La Force Publique de sa naissance à 1914, Bruxelles, Mém. de l'IRCB, cl. sc.
Mor. et Polit., sér. in 8°, 27, 1, 185-189.
2. LEDERER, A. : Le rôle des flottes fluviale et lacustre au Congo Belge durant la première guerre
mondiale, Bruxelles, 1988, Collectanea Maritima IV, byl. tot de intern. mar. gesch. Kon. Acad.
W.L.S.K. 123.
3. SPEKE, J.H. : 1864, The Journal of the discovery of the sources of the Nile, Edimbourg et
Londres, 214.
4. COOTE, J.M. à GOFFOEL, F. : Lettre de Mont Lubuna 26-6-1909, annexe lettre du G.G. au Min.
CoL, p. 38, AE 345, arch. ex-M.A.A.
5. COOTE, J.M., sept. 1956, The Kivu Mission 1909-1910, The Uganda Journal, vol. 20, n° 2, p. 106.
6. GOFFOEL, F. à COOTE, J.M. : Rutshuru, 27-6-1909, an. lettre Olsen au G.G., A.E. 345, p. 38, arch.
ex-M.A.A.
7. GOFFOEL, F. à OLSEN, F.W. , op.cit., p. 38.
8. GOFFOEL, F. à OLSEN, F.W. , idem.
9. GOFFOEL, F. à WANGERMEE, G. : Rutshuru, 28-6-1909, an. 1 à lettre du G.G. au Min. col., Boma,
6-9-1909, A.E. 345, p. 51, arch. ex-M.A.A.
10. COOTE, J.M. à GOFFOEL, F. : Rubana-Nile, 29-6-1909, an. 4 à lettre G.G. au Min. Col. 6-9-1909,
A.E. 345, arch. ex-M.A.A.
11. WANGERMEE, G. à GOFFOEL, F. : Bayanza, 28-6-1909, an. 2 à lettre G.G. au Min. CoL, Boma,
6-9-1909, A.E., 345, p. 51, ex-M.A.A.
12. OLSEN, F.W. à Min. Col. : Kasindi, 2-7-1909, AE, 345.
13. OLSEN, F.W. à COOTE, J.M. : Kasindi, 2-7-1909, A.E. 345, p. 396 (lettre donnée en annexe).
14. BROCHART à GOFFOEL, F. : 19-9-1909 et carte annexe, A.E. 345 et RENKIN J. à M.A.E.,
Bruxelles, 10-8-1909, dossier A.E. 345, arch. M. A.E. ; COOTE, J.M. à OLSEN, F.W. Kigezi 19-8-1909,
dossier A.E. 345, arch. M.A.E.
15. OLSEN, F.W. à COOTE, J.M. : Muhavura, 16.8.1909, dossier A.E., 345, arch. M.A.E. ; COOTE, J.M.
à OLSEN, F.W. : Kigezi, 19.8.1909, dossier A.E. 345, Arch. M.A.E.
16. VAN VRACEM, p. : Recherches sur la formation de la frontière orientale du Congo belge,
Bukavu et Bruxelles 1958, Inst. pour la recherche scientif. en Afrique centrale, onzième rap. an.,
pp. 135-137.
17. VANNESTE, P.M. ; Loupias, Paulin, Bruxelles, 1958, biogr. col. belge 2, col. 563-566.
18. LEDERER A. : Frederik Waldemar Olsen, Bruxelles, 1966, Bull. des s. de l'ARSOM, 1, 524, 525.
19. La frontière orientale, Bruxelles, 1910, Mouv. Géogr., col. 84.
20. La conférence de la frontière orientale du Congo belge, Bruxelles, 1910, Mouvement
Géographique, col. 106-107 et 263-264.
21. LEDERER, A. : Frederik Waldemar Olsen, op.cit., p. 525.

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240

RÉSUMÉS
As part of the Berlin Conference, the Neutrality Act defined the frontiers of the independant
state of the Congo. However, in 1885 the north-eastern part of the new state was still little
known. In the absence of any geographical precision, the defined limits of the state included the
two banks of the river Ruzizi and lake Kivu within the territory of the Congo. These innaccuracies
led to diverse incidents at the frontier of Kivu from 1899, first with the Germans and then with
the British, both of whom wished to settle on the banks of the lake. Again in July and August
1909, a series of incidents took place between the Congolais and the British and then the
Germans. The scale of the problem and the desire to avoid an escalation necessitated a diplomatic
solution to the Kivu border problem. Thus, in May 1910, an agreement was concluded between
the Belgians, the Germans and the British. This agreement put a definite end to all the border
conflicts in this region.

AUTEUR
ANDRÉ LEDERER
Université Catholique de Louvain – Belgique

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241

Contribution à l'histoire jusque 1934


de la création de l'institut des parcs
nationaux du Congo belge
Jean-Paul Harroy

Preambule
1 Le présent article m'a été souvent demandé par des personnes inquiètes de ce
qu'aucune synthèse importante ait jamais décrit les étapes, amorçées vers 1920, qui ont
conduit le 26 novembre 1934 à la création de l'Institut des Parcs nationaux du Congo
Belge (I.P.N.C.B.). Et je me juge un peu responsable de cette lacune, étant devenu
aujourd'hui probablement le seul survivant des derniers témoins de la fin de cette
époque. J'exerçai, en effet, à partir du 25 mars 1935 la direction de cette institution
jusqu'au début 1948, rencontrant et interrogeant de nombreux acteurs de la décennie
précédente : Prof. Van Straelen, Colonel Hackars, Colonel Hoier, etc, et ayant à ce
moment accès à tous les dossiers anciens. N.B. Je n'ai pas jusqu'ici réussi à retrouver à
Bruxelles les archives de l'I.P.N.C.B. Il reste donc encore matière à de nouvelles
recherches et à de nouvelles rédactions.
2 Le titre de cet article dédié à mon ami Pierre Salmon, l'un des meilleurs historiens de
l'Afrique1, veut clairement indiquer les limites que j'ai tenu à assigner à mon texte : une
contribution à l'Histoire. D'autres publications devraient la compléter, dont peut-être
en premier lieu le bilan détaillé et commenté des remarquables réalisation de
l'I.P.N.C.B. entre 1934 et 1960.
3 Me cantonnant à une relation historique de la création de cet Institut, je renoncerai
donc à toute description biogéographique des réserves naturelles sous revue et à
propos desquelles le lecteur peut d'ailleurs consulter une très abondante bibliographie,
quand ce ne serait que les quelque 350 publications de l'Institut lui-même.
4 C'est au début de la seconde moitié du dix-neuvième siècle que prit corps la
préoccupation : dans maintes régions du globe, une chasse excessive menace de

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disparition d'importantes collectivités de faune sauvage – on s'est inquiété plus tard


des forêts, des paysages, des éco-systèmes – et il s'avère nécessaire de prendre des
mesures de protection en conséquence. A l'échelle mondiale, les premières réalisations
importantes se localisèrent en 1872 aux USA avec, pour premier jalon majeur, le
Yellowstone National Park.
5 Les mêmes phénomènes : massacres, inquiétudes, réactions du monde scientifique et
des autorités publiques se manifestèrent un peu plus tard en Afrique Equatoriale. Un
nom s'y attache dès 1888, celui du Major allemand von Wissmann, qui, centrant d'abord
ses efforts sur les éléphants, parvint à amener le Roi Léopold II à créer, dès cette
époque lointaine, des réserves à éléphants dans l'Etat Indépendant du Congo,
notamment au Kasaï.
6 Des voix s'élevèrent bientôt pour réclamer davantage : la création de réserves
générales de chasse, où toute la faune serait protégée. Le principe en fut admis
internationalement en 1900, à la Conférence Internationale de Londres pour la
protection des animaux sauvages africains. C'est en vertu de cette Conférence que
furent créés par la suite au Congo Belge quelques bonnes réserves générales de chasse
dont les plus notoires, Kivu, Rwanda, Uele, Katanga, servirent beaucoup plus tard de
soubassement aux quatre premiers parcs nationaux Albert, Kagera, Garamba, Upemba.
7 En 1909, peu avant la mort de Léopold II, le Prince Albert rendit visite au jeune Congo
Belge et, rentré en Belgique, il joignit sa voix à celle des partisans de la création dans la
Colonie belge de réserves intégrales de chasse.
8 Au début du siècle était également apparu le problème du Gorille des Montagnes au
Kivu. Le premier spécimen de ce célèbre primate fut abattu en 1902 sur les rampes du
volcan éteint Sabyinio, dans le Nord du Rwanda, par le Capitaine allemand von Beringe.
Décrit en 1903 à Berlin par le zoologiste Matschie, il fut dénommé Gorilla beringei
Matschie.
9 Cette annonce fit sensation, surtout qu'elle ouvrait la voie à la controverse : Gorille des
Plaines, déjà connu, et Gorille des Montagnes, espèce nouvelle ? Et bientôt parvinrent à
Bruxelles et à Léopoldville de nombreuses demandes d'autorisations d'abattage de ce
précieux mammifère. Un Belge, M. Brichart, est connu pour avoir en 1906 tué un gorille
"sur les versants Sud du Ruwenzori" (?). En 1912, un chasseur britannique renommé, M.
Burbridge, fut à son tour autorisé à en récolter quatre, et l'année suivante la même
faveur fut accordée à la Mission du Duc de Sudamanie, Prince de Suède. Cette dernière
expédition fit malheureusement très mauvais usage des quatorze permis qui lui avaient
été octroyés, et valut de fortes critiques internationales aux autorités belges,
provoquant une beaucoup plus grande sévérité dans l'octroi de ces autorisations de
récolte.
10 Vers 1916-18, en pleine guerre mondiale, les Américains à leur tour demandèrent des
autorisations, au profit du Musée National d'Histoire naturelle de New-York,
représenté par son déjà célèbre taxidermiste Carl Akeley. Ce dernier poursuivait
essentiellement un objectif : rassembler le matériel nécessaire à la confection dans son
Musée d'un de ses célèbres dioramas, cette fois dédié au Gorille des Montagnes.
Accessoirement, il songeait aussi à contribuer à la préparation de la création au Kivu
d'un "Gorilla Sanctuary".. "to make the World safe for Gorillas", expression vite
devenue classique.

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243

11 Akeley se rendit au Kivu en 1920. Simultanément était autorisé à récolter et observer à


ses côtés un zoologiste anglais Alexander Burns du British Museum of Natural History.
A son retour aux USA en 1921, Akeley publia un livre "In Brighest Africa", fournissant
une première estimation du nombre des Gorilles de Volcans (il parlait de 200.
Aujourd'hui on croit : 250) et enrichissant notoirement les connaissances sur la biologie
et les moeurs des primates étudiés par lui.
12 L'influence de son "best-seller" se mélangea alors aux retombées de la visite à sensation
que venait de rendre au Yellowstone N.P., en 1919, le Roi Albert, à ce moment tout
auréolé de sa gloire de Roi Chevalier ayant tenu tête à l'agression allemande de 1914.
Au cours d'un feu de camp mémorable (un demi-siècle après le célèbre camp-fire de
Washburn à Madison), et au même endroit, le Roi, fortement soutenu par d'éminents
"écologistes avant la lettre", dont John C. Merriam (Carnegie Institution) et Fairfield
Osborn (American Museum of Natural History) et par l'Ambassadeur de Belgique à
Washington, Baron E. Cartier de Marchienne, prononça sa formelle intention de voir
reproduit au Congo belge le modèle américain du "Parc National".
13 Les années qui suivirent virent se créer aux Etats-Unis un "Comité Américain" de ce
que l'on commençait déjà à appeler le "Parc National Albert" (animateurs, on s'en
doute : J.C. Merriam et F. Osborn). Simultanément, pour enrichir le dossier, une
nouvelle mission Akeley fut programmée, financée (intervention Eastman) et organisée
pour 1926. Et en Belgique, pour déférer au voeu royal que le Palais ne perdait pas de
vue, le Ministère des Colonies (Directeur Général E. Leplae,) stimulé et conseillé par
divers naturalistes, dont, déjà, le Prof. V. Van Straelen, Directeur du Musée Royal
d'Histoire Naturelle de Belgique, travaillait, non sans se heurter à des difficultés
d'ordre administratif ou juridique – voire quelques hostilités à courte vue – à la
préparation du Décret du 21 avril 1925 par lequel le Roi des Belges allait créer au Kivu
le "Parc National Albert" N.B. C'était le premier territoire protégé d'Afrique à porter le
nom de Parc National, les Sud-Africains, pourtant très avancés en la matière, n'ayant
donné qu'en 1926 le nom de "Krüger national Park" à leur excellente Sabie Game
Reserve au Transvaal.
14 Conformément à la législation, le projet de décret fut soumis au Conseil Colonial de
Bruxelle, 28 mars 1925. Ce Collège avait réservé à la proposition un accueil enthousiaste
et certains membres avait été jusqu'à demander que la superficie du premier "Parc
National Albert" dépasse les 200.000 hectares, englobant, outre les 10.000 hectares du
"Gorilla Sanctuary" Mikeno-Karisimbi-Bishoke, divers territoires voisins, dont ce qui
allait devenir la réserve de Chasse de Rutshuru (14 août 1925) et la réserve de la Ruindi,
vaste plaine giboyeuse atteignant la rive Sud du Lac Edouard.
15 Un fascicule publié en 1934 précisait cette intention de 1925 : "ajouter encore une série
de concessions, de missions, de cultures indigènes, de villages", qu'allaient d'ailleurs,
aussi classer peu après la réserve du 14 août 1925.
16 Ces propositions trop ambitieuses du Conseil Colonial effrayèrent le Ministre des
Colonies. Les justifications de sa prudence, on les lit dans un texte de Paul Brien
(Biographie Nationale)2 : "l'insuffisance de nos connaissances de la région, de ses
limites réelles, de sa topographie, de sa démographie, de ses ressources naturelles n'y
permettait pas une administration réelle et efficace". On s'en tint donc pour le décret
du 21 avril 1925 aux 10.000 hectares du "Gorilla Sanctuary". Et l'on décida qu'une
mission sur les lieux s'imposait pour 1926.

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***

17 Une brève parenthèse se justifie ici pour évoquer l'essor que prenait pendant la
décennie 1920-1930, un courant, surtout européen, de volonté de protection
internationale de la Nature. En 1910, le Prof. suisse Paul Sarrasin avait déjà réussi, avec
le soutien de l'Union internationale des Sciences biologiques (UISB), à jeter les bases
d'une collaboration transfrontière en cette matière. Mais la guerre et le Conseil Fédéral
helvétique firent perdre quinze années à la gestation du projet. Et ce dernier ne refit
surface qu'en 1925 avec comme promoteurs autour du tenace Paul Sarrasin, le
Hollandais Peter Gerbrand van Tienhoven, le Polonais Michel Sielecki, quelques autres
naturalistes et trois Belges, le Prof. Jean Massart, le Prof. Victor Van Straelen et, on
dirait presque surtout, un jeune brillant zoologiste (Dr. Sc. ULB 1922), Jean-Marie
Derscheid.
18 Ce dernier y consacra tant d'efforts que, lorsqu'en juillet 1928 fut créé à Bruxelles, avec
pour siège la Fondation Universtaire rue d'Egmont, un "Office International de
Documentation et de Corrélation pour la Protection de la Nature" (OIPN), c'est lui qui
en devint le Secrétaire Général, avec pour Président P.G. van Tienhoven.
19 Toujours pendant la même période 1923-1927, le Dr. Derscheid, alors basé à Tervueren
comme adjoint au Dr. Schouteden, Directeur de la Section des Sciences Naturelles du
Musée, partagea son temps entre de premiers enseignements, ses tâches OIPN (en 1926,
on créa un Comité Belge de la protection internationale de la Nature dont il fut
également Secrétaire Général) et une dynamique participation à la promotion du projet
en gestation "Parc National Albert".
20 On aura remarqué que la préparation et la promulgation à Bruxelles du Décret du 21
avril 1925 coïncidaient chronologiquement avec la période où le Musée d'Histoire
Naturelle de New-York préparait sa nouvelle mission Akeley au Kivu.
21 Très logiquement, après des contacts où intervinrent l'Ambassadeur Baron Cartier de
Marchienne et plusieurs membres du Comité Américain du P.N.A., il fut convenu que la
Mission Akeley serait accompagnée par "un scientifique belge chargé de ramener un
maximum d'informations pouvant conduire à la mise en application sur le terrain des
prescriptions du décret du 21 avril 1925". Le choix se porta, on s'en doute, sur J.-M.
Derscheid. On insista sur le caractère prioritairement scientifique de la mission dont il
était revêtu.
22 Le chargé de mission Derscheid s'embarque à Marseille le 2 septembre 1926. Le 24 du
même mois, il est accueilli à la gare de Nairobi par Madame Akeley dont le mari se
relève difficilement d'une fièvre aigüe contractée deux mois plus tôt au Tanganyika
Territory. L'entente s'établit très vite entre les membres de la mission (six en tout, y
compris Derscheid). Les derniers préparatifs durent jusqu'au 16 octobre. Pendant ces
quelques semaines, J.-M. Derscheid est à Nairobi, officiellement invité au "Bureau de
Chasse gouvernemental" où il est documenté sur "l'organisation de la surveillance, les
mesures prises, les règlements sur la conservation du gibier, les lois relatives à la
Chasse depuis 1898 ainsi que leur historique" (Journal du Chargé de Mission).
23 Le 6 novembre, le groupe est à Rutshuru. Akeley est toujours souffrant. Avec un
courage magnifique, il refuse de renoncer et même de s'arrêter quelques jours pour se
reposer. L'exploration proprement dite des Volcans commence le 8 novembre, au
départ de ce qui fut longtemps un poste détaché du P.N.A. (et son potager) :

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Nyakibumba. La mission campe le 15 à Kabara, dans la selle entre Mikeno et Karisimbi.


L'état d'Akeley empire encore. Il meurt dans l'après-midi du 17 novembre 1926.
24 J.-M. Derscheid assume toutes les responsabilités découlant de ce catastrophique décès,
règles les funérailles sur place, soigne l'établissement de la tombe 3. Il organise le retour
immédiat en Amérique de Mme Akeley et des autres membres de la Mission. En ce qui
le concerne, il décide logiquement de continuer seul la tâche de reconnaissance que lui
a confiée le gouvernement belge.
25 Les conditions climatiques sont exceptionnellement rudes, ses travaux – notamment de
cartographie – s'effectuant aux prix d'efforts épuisants. Fin décembre, il doit fuir le
brouillard et les averses des volcans et en profite pour consacrer janvier 1927 à
explorer la partie septentrionale de la Réserve de Chasse (24/2/25), les "Plaines du Lac
Edouard" dont il sait que le Palais prévoit l'inclusion ultérieure dans un P.N.A. agrandi.
26 Pendant ce premier trimestre 1927 passé sur le terrain, Derscheid a eu probablement
aussi des contacts préliminaires avec les autorités locales du Service Territorial et de
l'Agriculture pour fixer quelques principes de départ, notamment quant aux problèmes
de délimitation voire abornement des zones protégées, de mise au travail de premiers
gardes P.N.A., du tracé de certains sentiers ou pistes automobiles pour la Réserve de
Chasse du 24-2 (Ruindi) et du 14-8-25 (Rutshuru). Le décret de 1925 prévoit, en effet,
que l'administration du P.N.A. est confiée au Gouverneur Général. Ce dernier, pour
exécuter et coordonner ces nouvelles tâches, envisageait déjà à ce moment la création
d'une nouvelle fonction, celle de Conservateur du P.N.A. Ce poste fut créé dès l'année
suivante. Son titulaire était choisi homme d'action beaucoup plus qu'expert en
organisation et gestion. Il se nommait Clément Hemeleers. Son intrépidité était
légendaire. Un article du 23 octobre 1931 de l'hebdomadaire bruxellois "Pourquoi
Pas ?" le décrit : "singulier et délicieux garçon qui s'était donné pour métier de vivre au
milieu des lions. Il faisait cela très bien. Le jour, il les photographiait. La nuit, il dormait
au milieu d'eux, sans fusil, avec pour tout épouvantail son (sic) moustiquaire et ses
ronflements... On lui avait dit de surveiller les bêtes. Il surveillait surtout les hommes
qui faisaient mine de les tuer...".
27 La mission Derscheid au Kivu prend alors fin en juillet 1927. Il rentre à Bruxelles et
dépose son rapport le 8 octobre suivant.
28 Outre la moisson d'observations attendues, ce rapport contient une proposition
formelle : la création d'une institution autonome, distincte du Gouvernement Général,
à qui confier la gestion du P.N.A. Cette suggestion hardiement innovatrice a-t-elle été
imaginée à ce moment par J.-M. Derscheid ? Ou était-elle déjà "dans l'air" depuis
quelque temps, en Belgique, voire aux USA. ? J'opterais pour la seconde hypothèse.
29 Toujours est-il que l'année 1928 n'allait donc pas tant être marquée par d'importantes
réalisations au Kivu – sauf l'apparition d'Hemeleers – que par la préparation d'un
nouveau décret (qui va être signé le 9 juillet 1929) et dont les deux caractéristiques
majeures allaient être l'établissement de l'institution autonome P.N.A. et la
considérable extension de la superficie du P.N.A. jusqu'au Lac Edouard.
30 Le projet fut soumis au Conseil Colonial le 28 juin 1929. Celui-ci accepta sans réserve le
principe novateur de structure d'autonomie de même qu'une considérable extension
territoriale (nouvelle superficie 292.098 hectares) déterminée par un document
cartographique annexé au Décret et intitulé "Parc National Albert ; Kivu-Ruanda ;
Délimitation 1929. Décret du 9 juillet 1929".

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31 Ce schéma fait apparaître une nouvelle distinction définie dans l'article 2 du décret "La
partie des territoires du Congo belge et du Ruanda-Urundi réservée à la poursuite à des
fins scientifiques de l'Institution comprend des réserves naturelles intégrales et des
territoires annexes". Les articles 6 et 7 suivants précisent les régimes, sévère pour les
réserves intégrales, beaucoup plus laxiste pour les territoires annexes, applicables dans
les territoires protégés.
32 La carte fait état de trois groupes de réserves intégrales : 1° le Secteur Septentrional
(plaine au Sud du Lac Edouard) 84.272 ha, 2° les Secteurs Centraux (Mikeno etc., partie
au Kivu, partie au Ruanda) 51.480 ha et Oriental (volcans éteints au Ruanda) 8.408 ha et
enfin 3° le Secteur Occidental (volcans actifs du Kivu : Nyamuragira et Nyiragongo)
57.552 ha. soit au total : 201.712 ha de réserve naturelle intégrale.
33 A quoi s'ajoutent 90.386 ha de territoires annexes, dont 55.902 ha au Binza (plaine de la
Rutshuru, au Sud du Secteur Septentrional), 18.644 ha au Sud des Secteurs Central et
Occidental (7.820 au Kivu et 10.874 au Ruanda) et enfin, en bordure S.-E. des Secteurs
Central et Oriental, une dernière portion de 15.840 ha. Total Général : 292.098 ha.
34 Le caractère "parastatal" du nouveau P.N.A. impliquait une grande audace politique et
constitutionnelle puisque des étendues importantes de territoires coloniaux ou sous
mandat S.D.N. allaient cesser de relever de l'autorité exclusive du Gouverneur Général,
des gouverneurs et des Territoriaux locaux, pour être désormais "administrés" par une
"Commission Administrative" d'une institution autonome bénéficiant de la
personnalité civile. Plus hétérodoxe encore, cette Commission aux pleins pouvoirs allait
en son sein compter, sur un total de 18 membres, six personnalités étrangères
concernées par la protection de la Nature. Cette disposition visait à mettre en exergue
le caractère international et prioritairement scientifique (cf. Discours Royal
d'Installation de la Commission le 19 octobre 1931) que la Belgique et son Souverain
entendaient conférer à la nouvelle institution.
35 Dépendait alors de la Commission, pour assurer la gestion courante, un Comité de
Direction présidé par le Président de la Commission, composé d'une demi-douzaine de
Membres Belges où, très logiquement, figurait le nom de Victor Van Straelen.
36 Enfin un directeur complétait, avec voix consultative, ces deux collèges supérieurs. La
nomination de J.-M. Derscheid comme directeur ne fit à l'époque l'objet d'aucune
objection. Quant à la Présidence, elle fut attribuée au Prince de Ligne, dans un contexte
un peu trouble que caractérise l'article précité du 23 octobre 1931 du "Pourquoi
Pas ?"... pour matelasser les choses (sic) on mit à la tête de ces docteurs un homme qui
n'était pas du métier : on leur donna le Prince de Ligne parce qu'il allait au Kivu chaque
année et qu'au moins lui ne jalouserait la place de personne".
37 En son article 5, le Décret constitutif de 1929 prévoyait "il peut être créé un corps
spécial de conservateurs et de gardes". Cette disposition concrétisait ce qui, comme dit
plus haut, allait pendant des années entretenir des tensions, voire des sources de
conflits, entre les représentants sur place, portant titre de conservateur, de la nouvelle
institution P.N.A. et les autorités locales, principalement Clément Hemeleers, qui
antérieurement avaient seuls assuré l'administration du Parc.
38 Fut ainsi engagé par le P.N.A. le 1er novembre 1929 (donc sans attendre) le colonel
danois Rasmus Hoier, ancien de la Force Publique et des Campagnes de l'Est-Africain.
39 Du 1er janvier au 1 er mai 1930, le Président et le Directeur entreprirent ce que le
Ministère qualifia de "seconde mission". Certains aspects de celle-ci ne furent pas du

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goût de tout le monde, ouvrant la voie à des remarques du genre "Pourquoi Pas ?"
quant à l'inexpérience du Président et justifiant des allusions en demi-teinte de Paul
Brien (sa Biographie, p. 225) : "tout était à créer, il fallait apaiser des réticences, vaincre
des oppositions. Le naturaliste Derscheid y était peu préparé. Son initiation aux
opérations administratives était récente encore. Néanmoins, il fallait aller de l'avant
malgré les obstacles, l'inexpérience, les tâtonnements, les hésitations, les erreurs
inhérentes à toute oeuvre nouvelle. Derscheid eût dû être guidé et soutenu. "Et
pointaient ainsi des orages qui allaient fin 1933 conduire à l'effacement du pionnier
Derscheid.
40 Je n'étonnerai personne ni ne divulguerai de grands secrets en révélant que les
mécontentements croissants éprouvés à l'égard de cette évolution peu satisfaisante des
premières réalisationns in situ du P.N.A., furent surtout ressentis par le Roi-fondateur
et son conseiller scientifique d'alors le Prof. Victor Van Straelen. Sous leur double
impulsion furent préparées au Ministère plusieurs décisions importantes dont
certaines se concrétisèrent dès le 21 novembre 1931. A cette époque, coïncidant avec de
premiers renouvellements triennaux de Membres de la Commission et du Comité de
Direction, la Présidence de l'Institution fut assumée par S.A.R. le duc de Brabant, ayant
à ses côtés un Vice-Président, en l'occurrence Victor Van Straelen. Etaient à cette date
Membres du Comité de Direction le Prof. R. Bouillenne (Lg), Paul Charles,
Administrateur Général des Colonies, le Prof. Robyns (Lv), le Prof. Schoep (Gd), H.
Schouteden (Tervueren) et J. Willems, Directeur du F.N.R.S. ; le Dr. J.-M. Derscheid
restait directeur.
41 Début 1932, le Roi Albert décida de se rendre sur place, en compagnie de Victor Van
Straelen (23 mars au 25 avril). C'était, on s'en souvient, l'année de l'expédition F.N.R.S.
au Ruwenzori. Au cours de ce périple, où le Roi entreprit l'ascension du Mikeno, furent
prises d'autres résolutions importantes, notamment pour lancer l'exploration
scientifique du P.N.A. et l'organisation de l'importante mission de récoltes et
d'observations de l'herpétologue Gaston-F. de Witte.
42 Fin 1932, après son inspection sur place, le Roi Albert avait également demandé au
Gouverneur Général, à ce moment le Général Tilkens, de lui désigner une personnalité
de grand format qui, avec le titre de Conservateur P.N.A., allait pouvoir se charger de
certaines tâches importantes et délicates. Le choix se porta sur le Colonel Henri M.
Hackars, ancien Commissaire de District d'Irumu. Celui-ci, complétant et même coiffant
le Colonel Hoier, exerça par intermittence les fonctions de Conservateur à Rutshuru,
régla de nombreux problèmes avec les autorités locales, procéda à des enquêtes de
rachats de droits indigènes et accomplit une série de reconnaissances préliminaires à
l'éventuelle ultérieure extension du P.N.A. vers le Nord (plaine de la Semliki, massif du
Ruwenzori). Il se livra aussi, cette fois loin du P.N.A., à de premières négociations
préalables à de futures créations en Uele (Garamba) et au Katanga (Upemba). Son
habileté, avec en filigrane l'appui du Roi et du Gouverneur Général, fit merveille.
43 L'année 1933 vit alors se dessiner l'amorce d'un professionalisme de gestion qui allait
utilement remplacer l'aimable amateurisme de 1929-1932. Le Duc de Brabant, qui
présidait en personne toutes les séances du Comité et de la Commission, joua un rôle
important dans cet encourageant virage annonciateur de l'ère de grande rigueur
qu'allait bientôt imposer la poigne d'un Van Straelen. En 1933, il se rendit sur place,
accompagné de la Princesse Astrid.

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44 Le 16 novembre 1933, à l'African Society de Londres, le Prince prononça un mémorable


discours à l'occasion de la conférence internationale pour la protection de la faune et
de la flore en Afrique.
45 Enfin, c'est pendant les dernières semaines de 1933 que se produisit le gros incident
Derscheid, à propos duquel je resterai délibérément discret, et qui, dans un contexte
pénible, mit tristement fin à la carrière P.N.A. du pionnier des années vingt 4.
46 Trois faits saillants marquèrent l'année suivante : 1934. D'abord, ce fut la mort du Roi
Albert, qui contraignit le nouveau Roi Léopold III à renoncer à sa présidence P.N.A.,
fonction à laquelle fut aussitôt nommé le Prof. Van Straelen. Deuxième événement
méritant mention : la désignation début 1934 d'un nouveau directeur, excellent
organisateur, qui avait déjà marqué l'institution de son empreinte bénéfique lorsqu'en
fin d'année un autre incident requérant discrétion mit fin à son engagement. Enfin,
c'est le 26 novembre 1934 que fut créé par décret "L'Institut des Parcs Nationaux du
Congo Belge" (I.P.N.C.B.), se substituant à l'institution P.N.A., notamment pour
permettre la création d'autres parcs nationaux en Afrique belge. Les innovations de
1929 n'étaient pas remises en question et la surface du P.N.A. subissait quelques
nouvelles extensions. De plus, un nouveau Parc National était créé, cette fois au
Ruanda : le P.N.K. Parc National de la Kagera (devenu de l'Akagera après 1962), 250.000
ha. dont 80.000 de territoire-annexe.
47 Pour 1935, je me permets de considérer comme un fait notoire ma nomination le 25
mars à la Direction de l'Institut. Echaudés par deux mésaventures récentes, les
responsables de cette nomination me refusèrent le titre de Directeur, remplaçant ce
dernier par "Secrétaire du Comité de Direction". A mon arrivée rue Montoyer, j'y
trouvai exerçant l'intérim le Colonel Hackars, déjà cité et louangé ci-dessus. Mes
premières armes se firent à ses côtés. Je retirai un bénéfice immense de cette
collaboration amicale d'une année avec un homme exceptionnel de rigueur morale et
d'expérience africaine. Et puisque j'en suis au "moi haïssable", que le lecteur m'autorise
à procurer ici quelques détails personnels : guerre de 1940 passée en Belgique, intérim
de formation sur le terrain : un an au P.N.A. (1937-38) et une autre année au P.N. de la
Garamba (Uele) en 1947-48. Nommé à ce moment (1948) Secrétaire Général de
l'I.R.S.A.C. (Institut pour la Recherche scientifique en Afrique Centrale), je fus remplacé
à la Direction de l'I.P.N.C.B. par l'entomologiste Henri De Saeger, lequel resta en
fonction jusqu'à l'indépendance du Congo en 1960 et du Ruanda, en 1962. Autre
événement de 1935 : la signature par le Roi Léopold III du décret du 12 novembre
ajoutant au P.N.A. ses secteurs Semliki et Ruwenzori et portant sa surface à quelque
810.000 ha.
48 Respectueux du cadre limité du présent article, je laisserai maintenant à d'autres écrits,
dont beaucoup existent déjà, l'analyse de la remarquable croissance que connut
l'I.P.N.C.B. de 1934 à 1960 sous la conduite vigoureuse et éclairée de Victor Van
Straelen. On y verra la création le 17 mars 1938 du Parc National de la Garamba (Uele,
500.000 ha) et celle, le 15 mai 1939, du Parc National de l'Upemba (Katanga,
1.730.000 ha).
49 On attend surtout une autre nécessaire synthèse analysant les principes
fondamentalement respectueux de l'écologie sur lesquels furent maintenus pendant ce
quart de siècle l'aménagement scientifique des réserves, leur prudente ouverture au
tourisme, leur exploration scientifique : trois grandes missions, Mission de Witte,
1933-35, au P.N.A., Mission De Saeger au P.N.G. 1942-52, et Mission Verheyen-de Witte à

Civilisations, 41 | 1993
249

l'Upemba, 1946-49, 25 missions de moindre ampleur, 87 chercheurs isolés belges ou


étrangers.
50 La préparation des récoltes, leur envoi aux spécialistes, l'adaptation des manuscrits et
leur impression étaient dirigés par G.-F. de Witte, chef de la Section Scientifique de
l'Institut. A l'heure des bilans, après l'indépendance du Zaïre, le total des publications
de l'I.P.N.C.B. approchait des 350 livres ou fascicules.
51 Enfin, j'omettrai encore délibérément l'évocation des faits postérieurs à 1960,
générateurs du relativement très bon état de santé – malgré les incertitudes politiques
– des actuels parcs nationaux zaïrois. Il s'agit d'une autre épopée, toujours en cours, au
fil de laquelle quatre nouveaux parcs nationaux zaïrois furent créés autour des années
1970. S'y rattachent essentiellement les noms du Président Mobutu, très concerné par
la conservation de l'Environnement, du zoologiste belge Jacques Verschuren qui, fait à
souligner, dirigea de 1969 à 1974 l'Institut zaïrois pour la Conservation de la Nature
(I.Z.C.N.) et de l'actuel Président-Délégué Général de l'I.Z.C.N., l'excellent écologiste et
organisateur zaïrois Mankoto wa Mbaelele.

ANNEXES

Les Parcs Nationaux du Congo Belge en 1960

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250

NOTES
1. Il a bien voulu préfacer chacun de mes épais volumes : "Rwanda" puis "Burundi".
2. Le présent article a fait plusieurs emprunts à une biographie de J.-M. Derscheid rédigée par le
Prof. Paul Brien et parue dans la Biographie Nationale (Bruxelles), t. XXXVII, suppl. t. IX, fasc.
premier, pp. 211 à 235.
3. Tombe que j'ai restaurée et fleurie en avril 1937 et qui est toujours très bien entretenue par
les Zaïrois.
4. La famille Derscheid détient des archives de Jean-Marie auxquelles, on devine pourquoi, je n'ai
jamais eu accès, mais que d'aucuns ont pu consulter, dont l'historien rundi Joseph Gahama. Héros
de la Résistance, J.-M. Derscheid fut décapité à la hache le 13 mars 1944 dans la prison de
Brandebourg, sur ordre de Himmler.

RÉSUMÉS
Director of the National Parks Institute of the Belgian Congo from 1935 to 1948, the author
describes the steps undertaken at the beginning of the 20th century which led to the creation of
the Institute in 1934. With the discovery of the Kivu mountain gorillas in 1902, hunters were the
first to become interested in the Congo wildlife. But following the visit of the taxidermist Carl
Akelei to Kivu in 1920 for the benefit of the National History Museum of New York and the
appearance of his book "In Brightest Africa" in 1921, coupled with the visit of King Albert to
Yellowstone National Park in the United States in 1919, the idea of creating a reproduction in the
Congo of the American "National Park" took shape in Belgium and in 1925, the "Albert National
Park" was created at Kivu. This was the first protected territory in Africa to be called a National
Park. Following the increase in number and extent of the National Parks in the Congo, the
National Parks Institute of the Belgian Congo was set up in 1934.

AUTEUR
JEAN-PAUL HARROY
Faculté des Sciences sociales, politiques et économiques – Université Libre de Bruxelles –
Belgique

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Sept tentatives, entre 1949 et 1953,


pour lever « l'immunité
parlementaire » de B. Boganda,
député du deuxième collège de
l'Oubangui-Chari
Jean-Dominique Penel

Introduction
1 Même pour des périodes récentes, et presque contemporaines, l'histoire de l'Afrique
n'est pas toujours aisée à reconstituer. Les documents écrits peuvent ne pas être
accessibles, être perdus, détruits ou incomplets. Dans ce cas, le chercheur n'a pas la
tâche plus facile que lorsqu'il a affaire à des documents oraux ou de toute autre nature.
L'exposé qui suit s'appuie sur des recherches effectuées aux Archives de la France
d'Outre Mer à Aix-en-Provence, aux Archives de l'Assemblée Nationale à Paris et à la
Bibliothèque Nationale (à Paris et à l'annexe de Versailles). Ces recherches, comme on
va le voir, ont permis effectivement d'éclaircir des données méconnues ou ignorées. En
ce sens, elles font progresser la connaissance. Cependant, il n'est pas possible d'être, la
plupart du temps, exhaustif, c'est-à-dire de mettre un terme définitif à la
reconstitution des événements. Le chercheur est en conséquence, la proie de
sentiments contradictoires : heureux de sa contribution partielle mais insatisfait de
n'avoir pu mener les choses à leur terme complet. Le texte qu'on va lire illustrera cette
situation.
2 La recherche concerne Barthélémy Boganda, premier prêtre oubanguien, fondateur de
l'actuelle République Centrafricaine, mort en 1959, quelques mois avant
l'indépendance. B. Boganda a été élu député du deuxième Collège de l'Oubangui-Chari,
le 10 novembre 1946, contre un autre Oubanguien, J.B. Songomali, et contre un
Antillais, G. Tarquin. Sa candidature avait été encouragée et aidée par les autorités

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ecclésiastiques. En décembre 1946, les élections au deuxième collège du Conseil


Représentatif de l'Oubangui-Chari voyaient s'imposer partout les listes d'Action
Economique et Sociale, patronnées par B. Boganda, contre des listes socialistes. L'abbé
Boganda était inscrit, à l'Assemblée Nationale à Paris, au M.P.R. comme semblait
d'ailleurs le désigner sa qualité de prêtre.
3 Au départ, tout semblait donc devoir aller pour le mieux tant du point de vue de l'Eglise
que de l'Administration coloniale qui pensaient trouver en Boganda un auxiliaire
politique précieux. Pourtant, très vite, Boganda allait se montrer non-coopératif,
absolument pas malléable et docile comme on se l'était faussement imaginé. Les
rapports se dégradèrent rapidement, des contradictions et des conflits violents
éclatèrent.
4 L'Eglise prit des sanctions religieuses contre Boganda qui se maria et eut des enfants,
mais elle ne pouvait rien directement sous l'angle politique. L'administration, au
contraire, disposait de certains moyens. Une manière, en effet, de se débarasser d'un
représentant élu consistait à lui faire perdre son statut de député de l'Assemblée
Nationale. Or une accusation en justice peut entraîner la levée de l'immunité
parlementaire, si une commission spécialisée puis l'Assemblée Nationale elle-même
jugent valides et fondés les motifs. La démarche est cependant toujours longue et seule
la procédure de "flagrant délit" permettait d'accélérer les choses.
5 Boganda a été l'objet de la vindicte administrative. A sept reprises entre 1949 et 1953,
on a voulu lever son immunité parlementaire. Néanmoins, ces intentions n'ont pas
toutes été concrétisées ; deux seulement furent menées officiellement et
judiciairement. Les cinq autres projets, même non matérialisés par des actions
officielles, sont néanmoins révélateurs des dispositions de l'administration et des
autorités coloniales envers Boganda. L'objet du présent article est précisement
d'inventorier ces sept tentatives.

Première tentative, 1949


6 Si depuis 1946, les Africains commencent à participer à la vie politique puisqu'ils sont
représentés localement dans les assemblées territoriales et en France à l'Assemblée
Nationale, au Sénat et à l'Assemblée de l'Union Française, ils ressentent la nécessité de
s'exprimer en dehors des moyens déjà existants et de créer leurs propres journaux.
Ainsi, dès le 1er juillet 1948, Boganda fait paraître le N° 1 de Pour Sauver un peuple. En
août, le RDA publiera l'Afrique nouvelle à Brazzaville. En 1949, Jean Malonga et
Emmanuel Dadet publieront l'Informateur africain et Le Pilote de Jean Aubame,
député du Gabon, suivra de peu. Pour ne parler que de l'AEF.
7 Le journal de Boganda, Pour sauver un peuple, compte 4 ou 6 pages ronéotées,
entièrement rédigées par lui. Au début, le ton général est "acceptable". C'est ainsi que
le N° 2, paru le 30 août 1948, est largement cité par l'Aube, le journal du MRP, dans son
numéro du 16 septembre 1948.
8 La plume de Boganda deviendra plus agressive et virulente et attirera l'attention des
partis politiques opposés au MRP. Déjà le N° 10 (juillet-août 1949) de l'Afrique
Nouvelle, organe du RDA en Afrique Centrale, n'hésite pas à citer des extraits de Pour
sauver un peuple. Mais c'est avec le N° 5 et 6 de Pour sauver un peuple, qui contient
une violente attaque contre la colonisation, que naît une affaire sérieuse pour Boganda.

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En effet, L'Humanité, le journal du Parti Communiste Français, publie dans son numéro
du 16 août 1949, une photo de l'abbé Boganda, accompagnée d'un long extrait de cet
article qui dénonce les méfaits de la colonisation. Le même jour, Allobroges, journal
communiste du Dauphiné, et peu après Le petit Varois emboîtent le pas en le citant de
la même manière. Un mois plus tard, Anko, un journal malgache publie, lui aussi, un
extrait du même article de Boganda (n'oublions pas que ce territoire est encore sous le
choc des événements de 1947 qui avaient entraîné une série de répressions et la levée
de l'immunité parlementaire des trois députés malgaches à l'Assemblée Nationale).
9 Cette publicité inattendue, donnée au journal de Boganda par des partis politiques
adverses au sien, aura plusieurs conséquences.
10 – La première fut la réaction en France du journal colonial Climats dans son numéro du
2 septembre 1949. De ce jour, cet hebdomadaire mènera une dure campagne contre
Boganda, à travers de nombreux articles. La querelle s'achèvera en 1953 par une plainte
en justice de Boganda contre ce journal pour diffamation (nous n'avons pas pu
retrouver les éléments de cette affaire judiciaire).
11 – La seconde conséquence fut la distance progressive que Boganda prendra envers le
MRP et qui aboutira à sa démission le 4 juin 1950. D'ailleurs, au moment où éclate
l'Affaire du N° 5 et 6 de Pour sauver un peuple, Boganda est sur le point de créer son
propre parti, le MESAN (Mouvement pour l'Evolution Sociale de l'Afrique Noire), dont
la première réunion constitutive a lieu le 27 septembre 1949.
12 – Une autre conséquence, qui nous intéresse plus particulièrement ici, est la lettre du
22 octobre 1949 du Procureur Général de l'AEF à Brazzaville qui envisage de réclamer
des poursuites judiciaires contre Boganda à cause du fameux article du N° 5 et 6 de
Pour sauver un peuple. Un rapport joint à la lettre indique que ce journal ronéoté est
tiré sur les machines du secrétariat de l'Assemblée Nationale par Mademoiselle
Jourdain, secrétaire du Député (qui deviendra son épouse le 13 juin 1950). Selon le
même rapport, "le tirage irait jusqu'à 3.500 exemplaires".
13 La poursuite en justice, qui impliquait la demande de la levée de l'immunité
parlementaire, n'eut pas lieu. Ceci s'explique au moins pour deux raisons. D'abord, en
octobre 1949, Boganda était encore au MRP. Le ministre de la France d'Outre-Mer,
p. Coste Floret, était lui-même MRP. Mieux, à la faveur d'un remaniement de
gouvernement, à partir du 29 octobre 1949, le président du Conseil, George Bidault, est
MRP. Quant au Secrétaire d'Etat à la France d'Outre-Mer, L.P. Aujoulat, député du
Cameroun, ancien MRP, appartenant depuis le 16 novembre 1948 aux Indépendants
d'Outre-Mer, c'est un ami personnel de Boganda. Boganda et lui avaient créé à Lyon, le
7 juin 1948, l'Association des Amis de l'Afrique Noire. Boganda disposait donc, sur
l'heure, d'appuis politiques importants. Mais, légalement, une raison empêchait les
poursuites contre le député de l'Oubangui-Chari : Pour sauver un peuple n'était pas
vendu publiquement mais distribué de manière individuelle et privée. Boganda
demandait à ceux qui recevaient sa publication de lui donner une contribution s'ils le
voulaient bien. La publicité qu'en avaient faite les journaux de gauche n'était pas
directement imputable à Boganda. L'affaire en resta là.

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Deuxième tentative, 1950


14 On trouve dans les archives de l'administration du Territoire de l'Oubangui-Chari une
lettre du 16 novembre 1950 (ni 1172/CAB.A.P.), qui transmet une demande
d'autorisation de poursuite contre Boganda formulée par le Procureur général près de
la Cour d'Appel de Brazzaville. Le motif est le suivant : Boganda a tenu le 24 septembre
1950 une réunion publique à Bangassou sans autorisation préalable. Le procureur
détient le procès-verbal de gendarmerie qui en dresse constat et qui permettait
d'entreprendre des poursuites. A la lettre était jointe une note retraçant les activités de
Boganda depuis 1945, ce qui prouve que le député est l'objet d'une surveillance
particulière et qu'on attend le moment favorable pour s'attaquer à lui.
15 La lettre n'eut pas de suite sans qu'on sache les raisons exactes qui empêchèrent la
procédure judiciaire. Cependant, le journal Climats dans son numéro du 23 novembre
1950 se fit l'écho de l'affaire en ces termes : "Est-il vrai qu'un dossier a été transmis au
Cabinet du Haut Commissaire à Brazzaville par le Gouverneur de l'Oubangui-Chari,
dossier concluant à une demande d'autorisation de poursuite contre l'ex-abbé Boganda,
coupable d'avoir tenu des réunions sans autorisation sur la voie publique ?" Climats
était bien informé par des agents de l'administration coloniale elle-même puisque la
teneur d'une lettre du 16 novembre à Bangui est communiquée dans ce journal à Paris
sept jours après. Cependant, alors qu'il ne s'agissait que d'une seule réunion publique
non autorisée, Climats parle de plusieurs réunions, pour grossir "la faute" à dessein, si
faute il y a.

Troisième tentative, janvier 1951


16 L'affaire du flagrant délit de Mbaïki, le 11 et 12 janvier 1951, est la tentative qui ira le
plus loin et c'est sur elle que l'administration comptait pour se débarasser
définitivement de Boganda. Pour mieux comprendre les tenants et les aboutissants de
cette affaire, il faut la restituer dans son contexte général.
17 Nous sommes dans une période pré-électorale. Le mandat de député va bientôt expirer
puisque les élections doivent avoir lieu le 17 juin 1951. Il faut donc tout entreprendre
pour éliminer Boganda.
18 Un des principaux adversaires de Boganda est le député RPF du premier collège, René
Malbrant, soutenu par l'administration coloniale. Le 4 janvier 1951, il tient une réunion
à Bangui avec les Oubanguiens qui critiquent Boganda publiquement. L'objectif de
Malbrant est d'évincer Boganda et de le remplacer par un Oubanguien RPF. Une
stratégie normale consiste bien sûr à présenter un candidat RPF le 17 juin 1951 (ce qui
sera fait), mais tout risque serait évité si Boganda ne pouvait même pas se présenter
aux élections par suite d'une affaire en justice qui le rendrait inéligible. Or le contexte
est particulièrement défavorable à Boganda. Il semble même avoir tout le monde contre
lui.

Le Conseil représentatif de l'Oubangui-Chari (CROC)

19 Les conseillers, élus en décembre 1946, étaient à l'époque patronnés par Boganda, mais
depuis longtemps la rupture est consommée entre eux et le député.

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20 – Boganda avait fondé l'Union Oubanguienne en septembre 1947 avec Georges Darlan,
le président du CROC. Or Boganda qui était le plus souvent à Paris devait s'en remettre
à Georges Darlan qui résidait à Bangui. Par suite de dissenssions avec G. Darlan,
Boganda démissionna le 15 octobre 1948. Ce faisant, il ne s'opposait pas seulement à G.
Darlan mais aussi aux conseillers qui soutenaient leur président.
21 – Les effets de la rupture s'observent au moment où le Conseil Représentatif de
l'Oubangui-Chari doit désigner un représentant au Conseil de la République (Sénat à
Paris). Bien que n'étant pas membre du Conseil Représentatif, Boganda peut participer
au vote en tant que député à l'Assemblée Nationale. Le 16 novembre 1948, pour ses
élections, Pierre Indo, le candidat de Boganda n'obtient qu'une seule voix (la sienne) !
J.B. Songamoli obtiendra 4 voix, et Jane Vialle, soutenue par G. Darlan, aura 16 voix et
emportera le siège de sénateur.
22 – A la même époque, en novembre 1946, Boganda se verra refuser par le conseil
représentatif de l'Oubangui-Chari des crédits pour sa coopérative, la Socoulole, alors
que les autres conseillers en obtiendront : G. Darlan pour sa Cotoncoop et Jane Vialle
pour L'espoir Oubanguien.
23 Boganda n'a donc plus du tout l'appui des conseillers Oubanguiens qui le désavouent.
Georges Darlan sera d'ailleurs candidat contre Boganda, le 17 juin 1951, au siège de
député à l'Assemblée Nationale.

L'Eglise

24 A la veille des élections de 1951, la rupture de Boganda avec l'Eglise est consommée. En
1946, Monseigneur Grandin avait aidé Boganda, mais dès son arrivée à Paris en
décembre 1946, le député ne s'était pas établi chez les Pères du Saint-Esprit, rue
Lhomond à Paris. En décembre 1949, les prises de position de Boganda et sa liaison avec
Mademoiselle Jourdain marquent un tournant décisif. Boganda envoie une longue
lettre à Monseigneur Cucherousset, le 1er décembre 1949, au sujet du célibat des
prêtres, où il s'en prend notamment aux missionnaires de l'Oubangui. L'évêque
réplique en faisant informer tous les fidèles, le 25 décembre 1949, que des sanctions
écclésiastiques ont été prises contre Boganda qui ne peut plus désormais exercer son
ministère.
25 Boganda perd ainsi, semble-t-il, le soutien de toute une importante partie de son
électorat. Il y sera certainement sensible car le 12 juin 1951, juste à la veille des
élections, il adressera une lettre à Monseigneur Cucherousset pour lui enjoindre de ne
pas faire pression sur les chrétiens en leur demandant de voter contre lui.

L'administration coloniale

26 Entre Boganda et l'administration coloniale, c'est la guerre ouverte qui porte sur deux
fronts : les injustices et les coopératives. On ne retiendra ici que le deuxième point qui
touche directement à notre sujet.
27 Boganda avait déposé les statuts de sa coopérative, la Socoulole, le 22 mai 1948 (parus
au Journal Officiel du 1/11/1948) pour laquelle il ne bénéficiera d'aucune subvention à
la différence des autres Oubanguiens comme G. Darían, J. Vialle, G. Condmat, Gandji-
Kobokassi. Boganda se débrouillera seul et assez bien pendant un certain temps.

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Seulement, la coopérative de Boganda entrait directement en concurrence avec une


institution de l'administration coloniale : la Société Indigène de Prévoyance (SIP) qui
effectuait, elle aussi, des achats sur les marchés. A cette opposition de fonctionnement,
s'ajoute de haineux conflits de personnes entre Boganda et les hauts fonctionnaires de
la Lobaye, la région administrative de Boganda. Les heurts sont multiples, incessants et
de toute nature. La tension continue et extrême provoquera l'incident du 11 janvier
1951. A la suite de la mort douteuse et inexplicable du chef Nzilakema dans la prison de
Mbaïki, Boganda demande aux villageois de suspendre les marchés pour marquer un
deuil collectif. C'était de facto empêcher la SIP d'effectuer ses achats. L'administrateur
pris de court au premier village eut le temps de faire venir la "troupe" et le juge de
Mbaïki au second village au moment où Boganda haranguait les villageois. Altercation
avec les autorités, sommations, dispersion des villageois, arrestation par suite de
"flagrant délit" de Boganda, de son épouse, de sa fille âgée de quelques mois et des deux
secrétaires de Boganda. Ils seront retenus deux jours à Mbaïki (les 11 et 12 janvier
1951).
28 L'administration informe le Ministre de la France d'Outre-Mer par toute une série de
télégrammes que Boganda a été arrêté et qu'une procédure de flagrant délit a été
ouverte contre lui. Boganda de son côté, à qui on avait interdit l'accès à la poste de
Mbaïki, envoie des télégrammes à ses amis et au Président de l'Assemblée Nationale
depuis Bangui. Le 19 janvier, il prend l'avion pour Paris. Le 21 janvier, il envoie à tous
les députés et au président de l'Assemblée Nationale un très long Memorandum dans
lequel il donne des explications et sa version de l'affaire. Il s'installe même quelques
temps dans les locaux de la commission de la France d'Outre-Mer. Boganda donne donc
une très large publicité à l'affaire et les journaux s'en emparent.
29 L'administration, de son côté, ne reste pas inactive. Le 29 mai 1951, le tribunal de Paix à
compétence limitée de Mbaïki condamne :
• Boganda à 15 jours d'emprisonnement pour provocation à attroupement, 15 jours
d'emprisonnement pour pistage et coxage de produit, 2 mois d'emprisonnement et 2.000
francs d'amende pour menaces verbales sous condition. Le jugement prononce la confusion
des peines ;
• Madame Boganda à 15 jours de prison avec sursis pour provocation à attroupement, à 15
jours de prison avec sursis pour pistage et coxage de produits ;
• Otto Pascal à 15 jours d'emprisonnement avec sursis pour provocation à attroupement ;
• Betikane Pascal à 10 jours d'emprisonnement avec sursis pour pistage et coxage de produits.
30 Nous ne sommes qu'à deux mois et demi des élections. Pendant ce temps, les candidats
au poste de député fourbissent leurs armes : Bella, fortement défendu par le RPF (et
l'administration coloniale), G. Darlan, Fridrisch (inspecteur de l'enseignement),
Galingui. Les chances de Boganda pour être réélu le 17 juin 1951 paraissent s'effondrer :
pas de soutien politique, beaucoup d'adversaires et la possibilité de n'être même pas
légalement éligible à cause de sa condamnation.
31 Paradoxalement, Boganda saura très habilement exploiter cette situation et la
renverser à son profit : si l'administration, l'Eglise, les conseillers s'acharnent tellement
contre lui, c'est parce qu'il est le seul vrai ami du peuple oubanguien, il n'a pas peur
d'accuser les exploiteurs, de braver l'administration, de dénoncer toutes les injustices
et les abus... Le message sera perçu comme tel.

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32 La procédure suit son cours. Le jugement du tribunal de Mbaïki est notifié à Boganda le
26 mai 1951. Il fait aussitôt appel le 2 juin. Il peut donc se présenter aux élections du 17
juin qu'il remporte malgré les pressions et les fraudes.
33 La machine judiciaire n'est pas stoppée pour autant. Le jugement en appel doit avoir
lieu le 6 novembre 1951 mais il est repoussé au 27. Stupéfaction ! La Cour d'Appel de
Brazzaville condamne Boganda à 45 jours de prison ferme sous l'inculpation de
provocation à attroupement, de pistage et coxage de produits. La procédure de flagrant
délit n'est pas retenue en ce qui concerne les menaces sous condition. Les trois autres
prévenus sont relaxés. Les journaux Le Monde et L'Observateur publient le jugement
dans leur édition du même jour. Lorsque Boganda rentrera à Bangui le 23 décembre
1951, il sera reçu triomphalement par la population.
34 Le 1er février 1952, Boganda reçoit notification de l'arrêt de la Cour d'Appel de l'AEF. Le
4 février 1952, Maître Paul Crémona, agissant comme mandataire au nom de Boganda,
pose un pourvoi en cassation. Le 11 avril 1953, la Cour de Cassation casse et annule
l'arrêt de la Cour d'Appel et renvoie la cause et le prévenu devant la cour d'Appel
autrement composée. Il n'y aura pas de suite. Le 1er décembre 1953, Boganda recevra
l'arrêt de relaxe de la Cour de Cassation pour le jugement du 29 mars 1951. Les faits
incriminés étaient, de toute façon, amnistiés par la Loi du 6 août 1953 qui libérait les
peines antérieures au 1er janvier 1953 si elles n'excédaient pas 3 mois de prison ou 1
année avec sursis, qu'il y ait eu amende ou non (il ne nous a pas été possible de
retrouver les archives judiciaires).

Quatrième tentative, août 1951


35 Boganda avait mis fin à son journal Pour sauver un peuple en juin 1950. Mais le 3 avril
1951, il renouvellait l'expérience en publiant un journal, imprimé en France, Terre
Africaine, dont il restait le seul rédacteur. Le deuxième numéro parut fin avril et le
troisième fin juin après les élections. Dans le numéro 3, Boganda, fort de son succès aux
élections du 17 juin 1951, s'en prenait très violemment à l'administration coloniale et
aux autorités ecclésiastiques.
36 C'est pourquoi, le 10 août 1951, une lettre du Gouverneur de l'Oubangui-Chari (par
interim) était adressée au Haut Commissaire de la République à Brazzaville contre le
N° 3 de Terre Africaine jugé infâmant et propre à faire l'objet d'une plainte en justice.
Cependant le 28 août 1951, Giacobbi, le Procureur Général à Brazzaville, déconseillait au
Haut Commissaire de donner suite à l'affaire qui en resta là.

Cinquième et sixième tentatives, 1952


37 Pendant la première législature, Boganda avait réalisé d'une part, les difficultés et les
déceptions du travail du député, encore accrues lorsqu'on n'était inscrit à aucun parti
comme c'était son cas depuis 1950. D'autre part, n'étant pas membre du conseil
Représentatif de l'Oubangui-Chari (devenu Assemblée Territoriale de l'Oubangui-
Chari), il n'avait pas de possibilité d'action directe localement. Il l'avait appris à son
désavantage. C'est pourquoi à l'occasion du renouvellement de cette assemblée, il
travaille activement pour que son parti, le MESAN, puisse présenter partout, ou

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presque, des candidats pour les élections du 30 mars 1952 et il est lui-même candidat
pour la Lobaye.
38 A ce point interviennent deux affaires :
39 – L'une est directement politique. Pour sa candidature, Boganda rédige une profession
de foi (que nous n'avons pas pu retrouver) si violente que le gouverneur et surtout des
membres de l'administration projettent de le poursuivre pour diffamation. Le
gouverneur préféra ne pas suivre cette voie. Il aura un entretien avec Boganda qui
accepta de revenir sur sa première déclaration et de produire un texte moins
enflammé.
40 Boganda avait eu du mal à digérer cette affaire. C'est pourquoi le 2 juillet 1952, il
enverra à tous les fonctionnaires de l'AEF la reproduction de l'article d'un français,
Marc Wincler, publié dans le numéro du 25 juin 1952 du journal Combat sous le titre :
"Rafle et corvée encore pratiquées au Gabon". Boganda joindra une lettre au
gouverneur Cédile en lui disant : "je me permets de vous demander de bien vouloir
faire un rapprochement entre cet article et ma profession de foi qui m'a fait passer aux
yeux de l'administration, des colons et des missionnaires pour un exalté et un ennemi
des blancs. L'avenir nous dira qui a raison. Déjà la lumière commence à se faire sur
certains points".
41 – La deuxième affaire est indirectement politique. Le 4 février 1952, Boganda remet un
chèque de 55.000 FCFA tiré sur la banque BAO, à la Société Agricole de la Mpoko, pour
régler l'achat de 20.000 briques ; seul problème, le chèque est sans provision.
42 Le 29 mars 1952, c'est dire juste à la veille des élections à l'Assemblée Territoriale de
l'Oubangui-Chari, la société dépose une plainte contre Boganda au tribunal de 1 ère
instance de Bangui.
43 Le lendemain, 30 mars 1952, Boganda est élu et son parti, le MESAN, obtient la majorité
absolue à cette nouvelle assemblée. Mais l'affaire suit son cours et le 10 mai 1952 est
adressée au Procureur Général une demande pour lever l'immunité parlementaire de
Boganda. Le 5 juin 1952, à la Commission des Immunités Parlementaire de l'Assemblée
Nationale à Paris, M. Grousseaud est nommé rapporteur de l'affaire Boganda, avec M.
Grouzier et Diallo comme membres de la sous-commission. Le 21 octobre 1952, Boganda
adresse une lettre d'excuse à Groussaud car il ne peut se rendre à la Commission des
Immunités Parlementaires. La réunion a donc lieu, sans lui, le 30 octobre. Le journal Le
Monde en parle dans son édition du 1er novembre 1952.
44 Le 5 novembre 1952, Boganda rembourse sa dette à la Société Agricole de la Mpoko par
deux chèques, l'un de 50.000 frs et l'autre de 5.000 frs. La situation est donc changée.
45 Le 6 novembre 1952, à la Commission des Immunités Parlementaires, Grousseaud, qui
avait précisément demander la levée de l'immunité parlementaire de Boganda,
démissionne de son poste de rapporteur qui est confié à Lacaze. Le 8 novembre 1952,
devant l'Assemblée Nationale, Lacaze déplore l'acte de Boganda mais propose de rejeter
l'autorisation de lever l'immunité parlementaire puisque la dette a été remboursée.
46 Le 13 novembre, l'Assemblée Nationale renvoie à nouveau le cas de Boganda à la
Commission des Immunités Parlementaires, car il semble que la Société Agricole de la
Mpoko maintienne sa plainte contre Boganda, malgré le remboursement. Le même jour
à la Commission des Immunités Parlementaires, Lacaze dit qu'il attend de nouvelles
informations.

Civilisations, 41 | 1993
259

47 Malgré nos recherches, nous avons perdu la trace de l'affaire jusqu'au 12 mars 1953, où
à la Commission des Immunités Parlementaires, Lacaze indique qu'il a posé trois
questions au Ministre de la France d'Outre-Mer au sujet du problème de Boganda mais
que celui-ci n'a pas répondu.
48 Le cas de Boganda était suffisamment particulier pour que le 25 mars 1953, lors d'une
discussion générale à l'Assemblée Nationale sur le problème de l'immunité
parlementaire, le cas de Boganda soit évoqué au Ministre Garde des Sceaux par Lacaze
lui-même.
49 On retrouve encore mention de l'affaire à la Commission des Immunités Parlementaires
en date du 13 mai 1953. On apprend que Lacaze va rencontrer Boganda.
50 A partir de cette date, nous n'avons plus rien retrouvé et il nous est impossible de dire à
quel moment précis le dossier a été clos, puisque l'immunité parlementaire de Boganda
n'a jamais été levée.
51 Cette affaire de chèque pose beaucoup de questions irrésolues : pourquoi Boganda a-t-il
tant tardé pour régler ses dettes ? Qui étaient les propriétaires de la Société Agricole de
la Mpoko ? Pourquoi ont-ils maintenu leur plainte quand la dette a été réglée ? Cette
affaire réclamerait encore bien du travail pour être éclaircie.

Septième tentative, 1953


52 Le 12 novembre 1953, Boganda publiait dans L'Observateur un violent article intitulé
"Terreur et Travail forcé en Oubangui-Chari" – qui fut reproduit dans le N° 51 de La
Jeune République sous le titre "La culture du coton reste obligatoire, esclavage et
meurtre en Oubangui-Chari". On en trouve encore des extraits dans les N° 13 et 14 de
Afrique Informations.
53 Etant donné les accusations et la publicité de cet article, l'administration de Brazzaville
envisagea de porter plainte et de demander la levée de l'immunité parlementaire de
Boganda. Cependant, par lettre du 4 décembre 1953, le gouverneur de l'Oubangui-Chari
faisait savoir qu'il jugeait cette demande inopportune.

Conclusion
54 Au terme de cette étude, on dégagera les conclusions suivantes :
55 * La lecture des archives et de divers documents prouve clairement les intentions de
l'administration oubanguienne à l'égard de Boganda. En effet, à part l'affaire du chèque
sans provision d'abord imputable à Boganda lui-même, tout le reste relève de la
politique : quatre cas concernent des textes (article de Pour sauver un peuple 1949,
article de Terre Africaine 1951, profession de foi électorale 1952, article de
L'Observateur 1953) et deux des actions (réunion illégale 1950, flangrant délit 1951). Il
est remarquable que la politisation excessive du "flagrant délit" de janvier 1951 a
permis à Boganda de gagner les élections du 17 juin 1951 et qu'elle a joué aussi en sa
faveur pour son histoire de chèque sans provision. Dans les débats à la Commission des
Immunités Parlementaires, plusieurs intervenants firent allusion à l'affaire de janvier
1951 et se sont demandés s'il ne s'agissait pas à nouveau d'une histoire politique.

Civilisations, 41 | 1993
260

56 * Néanmoins, comme on l'a expliqué au début, la recherche, tout en mettant à jour des
aspects oubliés ou ignorés de la vie politique de Boganda, éclaire autant qu'elle
manifeste des zones d'ombres. Le travail est loin d'être achevé.

RÉSUMÉS
Barthélémy Boganda, the head Ubangan priest, founder of the present Central African Republic,
was elected a member of the second chamber of Ubangi-Shari in 1946. He enrolled in the
'Assemblée Nationale' of Paris in the M.R.P. (Mouvement Républicain Populaire) as it seemed to
befit his role as a priest. Everything seemed set for success both from the point of view of the
Church and that of the colonial administration who thought that they had found a precious
political aid.
However, relations swiftly deteriorated; opposition and violent conflict flared up and boganda
was condemned by the administration. Between 1949 and 1953, seven attempts were made to lift
his parliamentary immunity; all failed. Only two were carried out through official and legal
channels, the other five are, however, revealing in that they show the frame of mind of the
administration and the colonial authorities towards Boganda. The aim of this article is to
examine these seven attempts.

AUTEUR
JEAN-DOMINIQUE PENEL
Université du Burundi – Bujumbura – Burundi

Civilisations, 41 | 1993
261

Les structures d'enseignement et


leur rôle dans l'histoire de l'Ethiopie
impériale
Alain Verhaagen

Ménélik II, ou l'amorce d'une politique


1 Ce fut avec la conversion au christianisme de l'empereur Ezana, vers 350 PCN, que
s'annoncèrent les prémices d'une certaine éducation non formelle en Abyssinie 1. En
effet, dans la maison de lecture, en fait la cour de leur église, les prêtres commencèrent à
inculquer aux jeunes enfants les caractères du guèze2, la lecture des textes sacrés et
leur retranscription, conférant par là à leurs ouailles les connaissances fondamentales
en matière de lecture et d'écriture. Ensuite, l'opportunité était offerte aux meilleurs
éléments de persévérer dans différentes options : musique liturgique, poésie, théologie
ou encore philosophie, au sein d'écoles dirigées par l'Eglise, telles les zema bet, quene bet
ou masahaf bet. Néanmoins, au départ déjà, l'accès à la maison de lecture était
considérablement restreint de facto dès lors que, parmi les familles d'agriculteurs, qui
constituaient l'extrême majorité de la population3, rares étaient celles pouvant,
raisonnablement, exempter, même ponctuellement, leurs enfants des travaux des
champs. Les jeunes nobles, quant à eux, étaient envoyés directement dans les couvents,
lesquels assureraient leur instruction4.
2 Au fil des siècles, l'Eglise allait de la sorte, en l'absence peu ou prou de toute initiative
impériale, s'affirmer comme l'unique5 propagatrice du savoir, et ce jusqu'à la seconde
moitié du dix-neuvième siècle, qui vit l'avènement d'un grand monarque. En effet,
souverain éclairé, Ménélik II (1844-1913), qui fut sans nul doute, et reste, l'un des
protagonistes les plus prestigieux de l'histoire éthiopienne dès lors qu'il fit pièce à
l'invasion italienne, en 1896, et qu'il parvint à étendre considérablement les limites de
l'empire, convint d'ouvrir l'Ethiopie au monde moderne, au vu, entre autres, de
l'installation dans sa capitale, d'un nombre croissant de légations, hérauts d'une
volonté des puissances européennes de conforter leurs relations avec un pays auquel,

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262

apparemment, entendre imposer la férule coloniale eût relevé de la chimère. Aussi


fallait-il doter cette société médiévale d'une nouvelle composante apte à assimiler et
développer les progrès techniques que les Occidentaux lui présentaient à l'envi 6.
3 Ce fut ainsi que, au tout début du vingtième siècle, Ménélik II confia au kenyazmach Ibsa,
dignitaire de la cour, la direction d'une école réservée à certains enfants de la noblesse
et située dans l'enceinte même du palais7. Afin de ne pas s'attirer l'inimitié ouverte du
clergé qui, désireux de préserver sa suprématie en matière d'éducation, dénigrait cette
initiative, pour limitée qu'elle fût, Ménélik II sollicita, en 1906, la venue d'enseignants
appartenant à la communauté copte d'Egypte8.
4 Finalement toutefois, faisant définitivement fi de l'opinion de l'Eglise, en octobre 1908,
l'empereur inaugura l'Ecole impériale Ménélik II, premier établissement d'enseignement
officiel9, où étaient enseignés l'amharique, le français, l'anglais, l'italien, les
mathématiques et les sciences. L'accès au collège était gratuit mais subordonné à la
connaissance parlée et écrite de l'amharique, condition rédhibitoire pour les non-
amarophones, ce qui limitait à nouveau à la seule noblesse l'accès à l'enseignement. Ce
fut la même année encore que la première école provinciale ouvrit ses portes, à Harar,
dans l'Est du pays10.
5 Parallèlement aux velléités impériales se développèrent, à la même époque, une
kyrielle d'institutions privées et libres. Ainsi, en 1907, les Frères de Saint-Gabriel
fondèrent, à Addis Ababa, une école pour jeunes autochtones, sous l'égide de la
communauté française d'Ethiopie, laquelle en confia la direction à l'Alliance française,
dès 1910. En 1912, une Ecole française fut créée dans la capitale, une institution similaire
étant ouverte également à Dire Dawa, dans l'Est11. Globalement, à cette époque, une
centaine d'écoles et collèges non officiels furent édifiés.
6 Si, comme nous l'avons signifié, les structures naissantes d'enseignement se
concentraient à Addis Ababa, il convient cependant de remarquer que, en Erythrée, dès
la fin du dix-neuvième siècle, le colonisateur italien fit bénéficier ses troupes indigènes,
les askaris12, d'une instruction élémentaire (italien, arabe, amharique, arithmétique et
géographie). Les religieux européens, et plus précisément les membres de la Mission
évangélique suédoise ainsi que les Frères lazaristes, se dédiaient, eux, davantage à la mise
en place d'institutions d'enseignement en faveur de toute la population de ce territoire
(écoles traditionnelles, professionnelles et techniques). S'attirant par là l'animosité des
Italiens, ils furent, hélas, expulsés par ceux-ci en 1894.
7 Cependant, malgré ce fâcheux avatar, la province de la mer 13, forte des réalisations
multiples des misssions religieuses suédoises et françaises, ne semblait, en ce début de
vingtième siècle, rien avoir à envier à la capitale de l'empire en matière de structures
d'enseignement.
8 Dès la fin de la première guerre mondiale, les différents ordres religieux occidentaux,
vraisemblablement sollicités par leurs puissances tutélaires respectives, allaient se
livrer à une compétition effrénée de prosélytisme dans l'enseignement. Ainsi, entre
1918 et 1924, lazaristes et capucins ouvrirent sept écoles secondaires ainsi qu'une
trentaine d'établissements primaires14. D'autres écoles, toujours sous l'égide de l'Eglise
catholique romaine, furent également créées à Harar, Dire Dawa et Sofi. L'Eglise
luthérienne, par l'intermédiaire des missionnaires suédois 15, administrait, quant à elle,
onze écoles, dont une majorité implantées à Addis Ababa. L'Eglise adventiste du septième

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263

jour patronnait deux établissements16 et, enfin, l'Eglise presbytérienne unifiée d'Amérique
du nord établit, elle, une école à Sayo.
9 L'enseignement dispensé dans ces institutions était généralement gratuit et recouvrait
à peu près les mêmes curricula qu'en Europe, les langues d'enseignement étant, par
ailleurs, tantôt l'anglais, le français ou l'amharique, tantôt une combinaison de deux
d'entre elles ou des trois17.
10 Ménélik II allait donc léguer ainsi à ses successeurs les fondements d'un système
éducatif largement conçu à l'aune occidentale et qu'il leur reviendrait de développer
face aux défis futurs qu'avait présagés ce gouvernant averti.

Haile Sellassie I, ou l'éducation au service du pouvoir


De Tafari Makonnen School à University College of Addis Ababa

11 Ras Tafari Makonnen, régent depuis 1917, à la suite d'une des sempiternelles périodes
de troubles qui ont ébranlé la dynastie salomonide depuis la nuit des temps, et qui a
provoqué la chute de Lij Yasu, lequel a furtivement succédé à Ménélik II, mort en 1913,
va poursuivre la politique d'éducation lancée par le père de l'Ethiopie moderne.
12 Inaugurant, en 1927, l'école Tafari Makonnen, destinée à remplacer l'ancienne Ménélik
II, le régent souligne, dans son allocution, la corrélation entre éducation et
indépendance, le progrès, et donc l'indépendance, étant subordonnés à l'enseignement.
Et, finançant Tafari Makonnen de ses propres deniers, l'héritier du trône a ébauché la
voie à suivre18, c'est au peuple qu'il incombe dès lors de persévérer] Les cours (français,
anglais, anglais, arabe, arithmétique, chimie, physique) inclus dans le curriculum de
cette nouvelle école sont dispensés par des professeurs français et libanais
francophones, dont le traitement sera, en partie, garanti, dès 1926, par le prélèvement
d'une taxe (6 % ad valorem) sur toute opération d'import-export. Il s'agit là de la
première mesure de financement du secteur de l'éducation par les pouvoirs publics 19.
13 La même année encore, le pouvoir impérial crée, cette fois, une école pour esclaves
affranchis, et, de 1928 à 1929, l'école Saint-Georges (F) 20 ainsi que différents
établissements provinciaux21. Toutefois, éternelle pierre d'achoppement, seule la
noblesse a les moyens d'y envoyer ses fils.
14 L'année de son intronisation (1930), l'empereur, qui a pris le nom d'Haile Sellassie I 22,
institue le ministère de l'Education et des Beaux-arts, lequel se voit allouer, en sus du
produit de la taxe imposée depuis 1926, deux pour cent des revenus du Trésor 23. Au
début des années trente, huit établissements d'enseignement officiel sont ouverts en
province et sept à Addis Ababa, dont le Lycée Haile Sellassie I (F) 24. Et c'est en 1931
qu'apparaît la première institution d'enseignement pour filles de la noblesse, Itegue
Menen, du nom de l'impératrice, qui en a promû la création. Parallèlement est fondée
Medane Alem, école destinée à accueillir les enfants des balabat, chefs locaux des
marches méridionales de l'empire.
15 Pendant quelques années encore, le pouvoir accroît le nombre d'établissements
scolaires25, fondant également, en 1935, une école pour les enfants des ressortissants
grecs, arméniens et indiens. En outre, il accorde des bourses d'études pour l'étranger,
envoyant quelques centaines d'étudiants dans plusieurs pays du Proche-Orient, de
même qu'en Europe occidentale et aux Etats-Unis.

Civilisations, 41 | 1993
264

16 L'invasion italienne de 1935 va toutefois mettre à bas les projets impériaux. En fait,
depuis 1907 déjà, en Erythrée, l'occupant a décrété le développement séparé, qui porte
en germe le ferment de la politique dévastatrice que feront leur, à partir de 1922, les
maîtres du futur et éphémère empire d'Afrique orientale. Aussi, dès l'occupation d'Addis
Ababa, en mai 1936, les Italiens excluent-ils virtuellement les autochtones de
l'enseignement secondaire, ferment nombre d'écoles officielles, expulsent quasi tous
les missionnaires étrangers, au premier rang desquels les protestants, et l'ordre
mussolinien s'installe pour cinq ans.
17 Après la libération du pays, en mai 1941, le pouvoir semble entendre doter le secteur de
l'enseignement de nouveaux moyens, instituant, en 1947, une taxe foncière qui servira
à financer les activités du ministère de l'Education nationale, et portant son budget de
un million de dollars éthiopiens26 en 1943, à dix millions en 1950. Cette majoration se
révèle d'autant plus nécessaire que, en ce début des années cinquante, il est
sérieusement envisagé de jeter les bases d'un enseignement supérieur alors que,
jusqu'à présent, seul un séjour à l'étranger permettait de s'affranchir du niveau de
l'enseignement secondaire.
18 Ainsi, en décembre 1950, la première institution d'enseignement supérieur, le University
College of Addis Ababa, dirigée par des jésuites canadiens, ouvre ses portes, accueillant
220 étudiants. Dans le but de diversifier un enseignement à caractère fort général au
départ, il est vrai, le University College se voit adjoindre, en quelques années, différents
départements : ingénierie (1953), génie civil (1954), agronomie (1954) et santé publique
(1954). Tout aussi intéressante est la création, dès 1953, du University College Extension
Service, système original s'adressant aux Ethiopiens appartenant à la classe moyenne de
la population active et désireux d'acquérir une formation complémentaire tout en
poursuivant leurs activités professionnelles. Il s'agit de cours de fin de journée, étalés
sur sept ou huit années et conférant trois niveaux différents de diplôme 27. D'emblée,
cette seule section enregistre 150 inscriptions en 1953, et déjà 367 trois ans plus tard 28.
19 Partant, en cette fin de décennie, l'avenir de l'enseignement semble, apparemment, se
dessiner sous de favorables auspices et, a fortiori, lorsque, en 1959, une mission
universitaire américaine de l'Etat d'Utah met la dernière main au projet de fondation
de l'Haile Sellassie I University, dont un comité ministériel a esquissé l'idée depuis 1951.

De la Conférence d'Addis Ababa au projet Unesco-PNUD

20 En 1961, l'empereur, qui, en décembre de l'année précédente, a failli être renversé par
un soulèvement de la garde, inaugure la Conférence des ministres de l'Education des Etats
africains. La conférence d'Addis Ababa vise, d'une part, à proposer un plan
d'africanisation des systèmes hérités de la colonisation et, d'autre part, à inventorier
les carences existantes ainsi que les adjuvants nécessaires à l'essor du secteur.
21 Et, stupéfaction, un des principaux documents de travail29 jette l'anathème sur
l'Ethiopie ! En effet, les synopsis statistiques renvoient invariablement l'empire au rang
des laissés-pour-compte. L'Ethiopie, symbole, égérie même, de ces Etats, aurait-elle
failli, envers ses sujets, à un des premiers devoirs que, précisément, entendent
s'assigner ses jeunes pairs ? Pourquoi ?
22 Avant d'aborder le fondement de cette situation particulièrement délétère, il
conviendrait de se référer brièvement à quelques éléments statistiques caractéristiques
de l'année scolaire 1960-196130. Ainsi, pour l'enseignement primaire, le nombre total

Civilisations, 41 | 1993
265

des inscriptions ne représente que 5,6 % de la classe d'âge des degrés (grade) 1 à 8 31, à
savoir quatre millions d'élèves potentiels ; pour l'enseignement secondaire, 1 % de la
classe d'âge des degrés 9 à 12, soit environ deux millions et demi d'élèves potentiels 32 ;
quant à l'enseignement supérieur, le pourcentage est insignifiant. En ce qui concerne
les écoles, 1019 ont été ouvertes dans le primaire et 46 dans le secondaire. Toutefois,
sur les 1019 premières, 30 % seulement dispensent un enseignement jusqu'au degré 6,
et, de ces 30 %, uniquement les deux tiers assurent un enseignement jusqu'au degré 8.
Pour le secondaire, seuls 28 des 46 établissements sont officiels ; de ces 28, 14 sont
localisés à Addis Ababa et regroupent 40 % de toutes les inscriptions du pays pour les
degrés 9 à 12, avec même 60 % de toutes les inscriptions du pays pour le degré 12 33.
23 Mais ce n'est pas à l'aune des critères d'évaluation de la situation prévalant dans
d'autres pays africains que doit être approché le problème de l'éducation en Ethiopie,
en cette année 1961, en ce sens que ce sont les réalités profondes de la société elle-
même qui recèlent en leur sein la logique causale de cette situation, légitimant, somme
toute, tout à fait les options du pouvoir.
24 En fait, la structure pyramidale de la société est dominée par un seul homme,
l'empereur, monarque absolu. Toutefois, depuis les temps immémoriaux, constants ont
été les accès des éditions des grands feudataires et les intrigues de palais précipitant
l'accession au trône d'un nouveau prince amhara34. En sus, depuis la fin du dix-
neuvième siècle, l'Abyssinie s'est considérablement étendue du fait des conquêtes de
Ménélik II, et ces marches de l'empire que forment les nouvelles provinces lointaines
ne sont pas encore totalement colonisées. C'est pourquoi, dès son avènement, et même
avant, Haile Sellassie I n'aura de cesse d'oeuvrer pour la consolidation de son pouvoir
et la prééminence de la culture amhara. Et ce par le biais d'une administration
hypercentralisée, sinon totalement amhara au moins amharophile, dont l'allégence
sera indéfectiblement garantie au roi des rois dès lors que c'est à lui, initiateur du réseau
d'enseignement qui la générera, qu'elle devra son existence et ses privilèges,
principalement fonciers, lesquels ne peuvent être concédés que par l'empereur,
propriétaire, de droit divin, de toutes les terres du pays. Aussi, dès 1917, comme nous
l'avons vu déjà, celui qui n'est encore que le régent de l'empire va entreprendre le
développement de son système d'éducation.
25 En aval des institutions d'enseignement se situent le University College et la future
Haile Sellassie I University, dont les épreuves éliminatoires favorisent notoirement les
candidats de l'ethnie dominante, consentant toutefois à des étudiants non-amharas de
conclure brillamment leurs études, non par condescendance, mais dans l'idée qu'ils
constitueront plus tard les mandataires utiles de l'autorité impériale auprès des
peuplades colonisées, dès lors que, étant des leurs, ils s'y intégreront moins difficilement.
Il y a lieu de remarquer cependant que les cols-blancs non-amharas n'accéderont, en
règle générale, que sporadiquement à des responsabilités supérieures ; ainsi, par
exemple, sur les 119 portefeuilles ministériels attribués de 1944 à 1966, 96 écherront à
des Amharas, dont 85 à des Shoans35.
26 En amont se trouve le réseau des écoles secondaires et primaires, dont il n'y a pas lieu
d'accroître le nombre puisque, si les effectifs sont limités dorénavant à quelque 250.000
inscrits dans le primaire et le secondaire, moins d'un pour cent auront,
vraisemblablement, accès, plus tard, à l'enseignement supérieur, ce qui suffira à
assurer la relève dans l'administration et, partant, la pérennité du système.

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266

27 Quant à la langue d'enseignement, cela ne souffre aucun doute, ce sera exclusivement


l'amharique, prédisposant naturellement donc la jeunesse amhara.
28 En ce qui concerne l'éducation non formelle, rien, ou presque, n'a été entrepris jusqu'à
présent en matière d'alphabétisation des adultes, le pouvoir considérant que la seule
finalité de celle-ci est d'inciter les néo-alphabètes à s'insérer par la suite dans le
système formel afin d'accéder à une strate sociale supérieure, ce qui, à terme,
déséquilibrerait la société. En 1955 toutefois, l'empereur, dans sa Proclamation sur
l'alphabétisation, a annoncé la mise sur pied imminente d'une Armée de l'alphabet 36. Mais,
d'une part, la campagne devrait être conduite dans une seule langue, l'amharique 37, et,
d'autre part, aucune mesure adéquate ne semble avoir été arrêtée pour son
financement38.
29 En réalité, la conférence d'Addis Ababa, qui a jeté la lumière sur cet inquiétant tableau,
va, loin de mettre l'empire au ban des autres nations, susciter une attention sans cesse
croissante de la part des Occidentaux à l'endroit du développement de l'éducation en
Ethiopie. C'est en cette année 1961, d'ailleurs, que l'Université Haile Sellassie I vient
d'être inaugurée, accueillant 948 étudiants au sein de sept facultés, académies et
instituts : Beaux-arts, sciences, technologie, agronomie, génie civil, santé publique et
théologie. La même année encore, une école sociale y est annexée. En 1962, d'une part,
les Etats-Unis mettent sur pied la faculté de psycho-pédagogie, fournissant enseignants
et matériel pédagogique, et, d'autre part, le système de cours de promotion sociale, le
University college extension service, créé en 1953, est incorporé à l'université, devenant la
University extension division. En 1962 toujours, mais cette fois dans le cadre de l'éducation
non formelle, qui, en fait, est encore embryonnaire, le roi des rois institue, sous son
autorité directe, l'Organisation de la campagne nationale d'alphabétisation, dont la
présidence échet au prince héritier. Cet été-là, 13.280 personnes suivront d'ailleurs les
cours d'alphabétisation.
30 Il semble donc que, au lendemain du réquisitoire sentencieux du document de l'Unesco,
les gouvernants fouaillent toutes les énergies nationales et étrangères pour démentir
les conjectures de 1961. Et c'est dans ce contexte que, en 1962, la mission exploratoire
menée par l'Unesco recommandera à l'Agence Internationale pour le développement 39
l'octroi d'un premier crédit à l'Ethiopie40. En 1963, ce sont les onzième et douzième
dépendances de l'université qui sont inaugurées, à savoir la faculté de droit et l'école de
gestion41. Un an plus tard, la Congrégation catholique Piae Madre Nigritiae crée, en
Erythrée, l'université d'Asmara, seule institution non gouvernementale jamais financée
dans l'enseignement supérieur. Et, parallèlement, commencent à se multiplier les
écoles privées et libres dans l'enseignement primaire et secondaire.
31 C'est en 1964 également que les étudiants de l'université Haile Sellassie I obtiennent la
création de l'Ethiopian University service. Cette revendication, toute empreinte de
civisme, vise à inclure dans le programme d'un cycle universitaire une année
d'assistance directe assurée par les étudiants au sein d'une communauté rurale 42. Cette
initiative estudiantine dénote manifestement une prise de conscience, par la nouvelle
génération d'intellectuels, de l'anachronisme qui caractérise l'Ethiopie féodale, et qui
ne pourra, raisonnablement, se perpétuer indéfiniment43. Toutefois le pouvoir impérial
ne semble pas faire grand cas de ce malaise diffus qui commence à pénétrer l'élite de
demain.
32 Les années soixante sont encore marquées par la création d'un département de
recherche, planification et évaluation au sein du ministère de l'Education et des Beaux-

Civilisations, 41 | 1993
267

arts. En réalité, une initiative identique avait déjà vu le jour dans les années cinquante
mais, vite jugée inintéressante sans doute, elle avait détourné d'elle toute prodigalité
impériale. Cette fois, un vice-ministre est nommé à la tête de ce département dont
l'effectif, fort seulement de quelques fonctionnaires, va, hélàs, devoir se disperser
considérablement au vu du nombre de ses attributions : curricula, matériel didactique,
planification, statistiques, mass media, organisation des examens, recherche et
publication.
33 En 1968, le gouvernement adhère au Programme mondial d'alphabétisation 44 lancé par
l'Unesco et le PNUD, et dont la FAO ainsi que l'OIT prendront en charge les formations
agricole et professionnelle. Le fonds spécial du PNUD assurera le financement du projet
à concurrence de 1,5 million US $, auquel s'ajouteront 2,5 millions US $ sous forme de
matériel fourni par le gouvernement. Conformément aux prescriptions de l'Unesco, les
experts commis au PAAOP45 sélectionnent ainsi des micro-environnements spécifiques,
où, conformément au nouveau concept d'alphabétisation fonctionnelle, il sera possible
d'évaluer l'incidence d'une symbiose réalisée entre l'alphabétisation et les activités
menées traditionnellement en ces sites46. Il s'agit là en réalité d'une optique novatrice
de l'Unesco dès lors que, jusqu'au milieu des années soixante, l'organisation
internationale a privilégié l'aspect scolaire de l'alphabétisation. Toutefois, considérant
le coût rhédibitoire, pour les pays moins développés, d'une telle entreprise visant
exclusivement à l'apprentissage de la lecture et de l'écriture, l'Unesco entend
désormais coordonner curricula des campagnes d'alphabétisation et développement
socio-économique des pays concernés, dans le but de rentabiliser son action, tout en lui
préservant sa dimension de promotion de la dignité humaine. L'alphabétisation
fonctionnelle implique donc la préparation de curricula et d'un matériel didactique en
étroite relation avec les activités quotidiennes des 100.000 futurs apprenants prévus.
C'est ainsi qu'abécédaires, textes de suivi, films d'animations et émissions
radiophoniques mis au point pour ce projet, qui devrait s'échelonner jusqu'en 1973, se
concentreront sur des thèmes afférents, tels l'agriculture, le foyer, l'artisanat rural, la
manufacture ou encore l'éducation sanitaire.
34 Ces années soixante s'achèvent, en fait, sur un constat à tout le moins ambigu. En effet,
d'une part, les révélations de la conférence d'Addis Ababa pourraient incliner à penser
que les gouvernants éthiopiens, aidés par la communauté internationale certes,
mettront tout en oeuvre pour que leur pays recouvre le prestige considérable dont il
jouissait auprès de ses pairs africains, et le vaste projet PAAOP ainsi que l'essor de
l'université Haile Sellassie I sont peut-être les premiers signes d'une telle nouvelle
détermination. D'autre part cependant, et paradoxalement a priori puisqu'ils semblent
désormais attirer la meilleure attention des autorités tutélaires, les étudiants
contestent de plus en plus ouvertement ces mêmes gouvernants, mais en dépassant
largement le cadre des traditionnelles revendications puisque, aussi bien, ils remettent
en cause les fondements de la société éthiopienne. L'interrogation se pose dès lors de
savoir si, en cette fin de décennie, les nouvelles dispositions arrêtées par les
gouvernants s'inscrivent réellement dans une stratégie globale de développement du
système éducatif ou bien s'il ne s'agit là que d'un cautère sur une jambe de bois,
appliqué par un pouvoir refusant de sentir que, déjà, peut-être, ses bases vacillent
dangereusement.

Civilisations, 41 | 1993
268

1974 : bilan d'un anachronisme


Le système non formel

35 Instituée en 1962, l'Organisation de la campagne nationale d'alphabétisation a mené


l'alphabétisation de 19.889 personnes, en 1963, et de 26.977 autres en 1964. Toutefois,
financée exclusivement par des contributions privées et animée par des alphabétiseurs
tous volontaires, la structure périclite bientôt inéluctablement, n'assurant plus, en
1969, que l'alphabétisation de 7.500 adultes, avant de tomber en totale déliquescence
dès le début des années soixante-dix47. De la sorte, si le directeur général de l'éducation
pour adultes peut avancer, triomphalement, que, de 1963 à 1974, 1.700.000 Ethiopiens
ont été alphabétisés, il conviendrait de garder à l'esprit que, d'une part, ce résultat est
à mettre au crédit des efforts consentis par les étudiants, les enseignants, l'Eglise et les
missions qui, sans discontinuer, se sont dédiés à cette tâche, et que, d'autre part, la
population étant passée de 22 à 26 millions d'âmes, le nombre de néo-alphabètes a
certes crû mais le fléau est loin d'être conjuré. Et, pourtant, la Commission pour la réforme
de l'éducation, qui a siégé de 1971 à 1972, a proposé, dans son rapport final,
l'alphabétisation annuelle de 5 % de la classe d'âge 20-24 ans 48!
36 Quant au projet de l'Unesco qui se conclut en cette année 1974, s'il n'a pas dégagé un
output quantitatif édifiant, avec 43.400 hommes et femmes alphabétisés en six ans, il a
néanmoins permis d'identifier les besoins d'une population, de développer des
méthodes appropriées d'alphabétisation fonctionnelle dans des environnements
spécifiques, de mettre au point un matériel didactique au fait de ces mêmes
environnements, de même qu'il a assuré la formation d'experts et d'alphabétiseurs
autochtones, le tout représentant une expérience tout à fait digne d'intérêt 49.
37 En bref, en 1974, l'analphabétisme afflige encore plus de 90 % de la population globale,
et l'absence totale d'initiative en faveur du monde rural confirme péremptoirement
l'immobilisme originel de la société. En effet, si, en zone urbaine, 52 % des hommes et
16 % des femmes, de la tranche d'âge 10-65 ans et plus, sont alphabétisés, ce taux
n'atteint que, respectivement, 9,5 et 0,5 % en zone rurale50. Plus largement, sur une
population totale de 26,6 millions d'âmes, 18,3 millions sont âgées de dix ans et plus. Et,
si l'on considère que cette tranche de la population peut approximativement être
répartie en 50 % de femmes et 50 % d'hommes, et que, respectivement, 6 % des femmes
et 13 % des hommes sont alphabètes, cela donne un total d'environ 1.740.000 Ethiopiens
alphabétisés pour la tranche d'âge 10-65 ans.

Le système formel

38 En 1961, à la lumière du Plan d'Addis Ababa, le ministre de l'Education nationale et des


Beaux-arts admettait que, pour se conformer aux recommandations de ce dernier,
l'Ethiopie eût dû octupler son budget national et consacrer entièrement celui-ci au seul
développement de l'éducation. Convenons toutefois que les participants à la conférence
de 1961 péchaient manifestement par excès d'enthousiasme dans leurs conclusions,
escomptant au lendemain des indépendances la mise en oeuvre, par les anciennes
puissances coloniales, d'une coopération disposée à sacrifier des sommes colossales sur
l'autel de l'émancipation intellectuelle des peuples du Tiers monde. Certes, cependant il
y a manifestement lieu d'entreprendre un effort immense et rapide en Ethiopie afin,

Civilisations, 41 | 1993
269

sinon de combler à court terme le fossé séparant les deux pôles de la société, au moins
d'enrayer cette involution du secteur de l'enseignement.
39 En données absolues, incontestablement, l'éducation nationale a engrangé des résultats
positifs. Ainsi son budget est-il passé de 28 millions de dollars éthiopiens en 1962, à 56,6
millions en 1967, et à 96,6 millions en 1974 ; ce qui constitue une majoration de 245 %
en 12 ans51. Toutefois la ville a, à nouveau, accaparé les investissements aux dépens du
milieu rural. Ainsi, bien qu'elles ne regroupent que 10 % de la population, les zones
urbaines disposent de la moitié des infrastructures scolaires du pays 52.
40 Le corps enseignant, quant à lui, est constitué à raison de 47 % de professeurs
étrangers, indiens principalement ; et la plupart de ces expatriés sont directement
rémunérés par l'aide occidentale. C'est d'ailleurs afin de pallier cette carence que, en
1972, la BIRD53 et l'AID ont financé la création de l'académie pédagogique de Bahir
Dahr, l'assistance technique et le matériel étant garantis par l'Unesco et le PNUD.
L'académie s'emploie à former des pédagogues éthiopiens qui, à leur tour, devront
mettre sur pied un réseau d'écoles normales.
41 Par ailleurs, les termes relatifs de l'évolution du secteur de l'enseignement dans le
primaire et le secondaire54, mettent en évidence la modicité des moyens mis en oeuvre,
par rapport aux besoins d'une population dont le rythme annuel de croissance avoisine
3 %55. En outre, la multiplication des écoles privées, 1.283 sur les 3.287 inventoriées
pour l'année 1973-197456, confirme cette faiblesse, beaucoup plus structurelle que
conjoncturelle, nous l'avons déjà noté. La conclusion en est que "(...) le pourcentage des
enfants en âge d'aller à l'école primaire et qui y [vont] effectivement ne dépass[e] pas
18 % ; le pourcentage correspondant [est] de 8 % environ pour le premier cycle de
l'enseignement secondaire et de 3 % environ pour le deuxième cycle. Le taux de
scolarisation [est] encore plus faible dans les zones rurales, très souvent inférieur à 1 %
des enfants d'âge scolaire"57.
42 Mais, en ce début d'année 1974, ce sont, cette fois, les enseignants éthiopiens, qui, à
leur tour, entrent en lice. En fait, ceux-ci veulent s'opposer à une réforme du système
d'éducation prônée par les experts internationaux, lesquels, entre autres, soulignent la
nécessité de généraliser l'enseignement primaire. Or, si cette réforme aboutit,
beaucoup d'entre eux devront quitter Addis Ababa pour l'intérieur du pays, perspective
qu'ils refusent catégoriquement.
43 Enfin, dernier niveau de l'éducation formelle, l'enseignement supérieur est agité,
depuis quelques années, de soubresauts préoccupants. En effet, il convient de se
rappeler que, en 1964, les étudiants ont réclamé l'institutionnalisation de l'ethiopian
university service, initiative qui trahit la préoccupation d'aucuns quant aux conditions de
vie de l'écrasante majorité de la population. Un an plus tard, ils ont manifesté pour la
proclamation d'une réforme agraire, remettant par là en question le mode de tenure
foncière dont ils savent pertinemment qu'elle constitue l'instrument essentiel de la
pérennité de la société et, partant, de ce pouvoir. En réalité donc, il ne s'agit pas tant de
vilipender le régime pour la qualité de l'enseignement, bien que, en termes relatifs, les
crédits aient diminué de moitié, entre 1970 et 1973, vu l'accroissement du nombre
d'étudiants, soit 1.000 inscrits en 1962-1963 et plus de 4.000 en 1969-1970. Le sujet
d'inquiétude est plutôt l'insuffisance de débouchés professionnels dans un secteur
secondaire pratiquement inexistant, alors que la fonction publique, elle, est déjà
pléthorique.

Civilisations, 41 | 1993
270

44 La contestation estudiantine s'est intensifiée, aboutissant, en 1969, à l'assassinat, par


les forces de l'ordre vraisemblablement, du président de l'association des étudiants, ce
qui a déclenché une vague d'agitations sur le campus, suivie d'une répression violente
de la garde impériale qui a fait dix morts et cent blessés 58. Deux ans plus tard, mille
étudiants ont été confinés dans divers camps de travail, et nombre de leurs condisciples
quittaient délibérément l'université, en signe de protestation59.
45 En réalité, cette contestation du milieu estudiantin et du corps enseignant pourrait ne
pas appeler outre mesure l'attention si, toutefois, elle ne s'inscrivait pas directement
dans un contexte plus général particulièrement délétère. En effet, çà et là dans les
villes, couvent des troubles civils en raison de la terrible famine sévissant dans les
provinces septentrionales, laquelle engendre une pression croissante sur ces mêmes
centres urbains60. En concomitance, et en partie conséquemment, l'armée remet de plus
en plus en cause l'autorité impériale61. Aussi, en quelques mois, cette dernière va-t-elle
tomber de Charybde en Scylla, pour entraîner finalement dans une dérive fatale la plus
vieille dynastie de la planète.
46 C'est ainsi que, le 12 septembre 1974, après avoir battu en brèche, pan après pan, le
pouvoir du suzerain, le Comité de coordination des forces armées, de la police et de la garde
nationale62dépose l'empereur, dissout le parlement, suspend la constitution et institue
un Conseil militaire administratif provisoire63, qui assumera le pouvoir. En moins d'un an
donc, le cours d'une histoire plurimillénaire a basculé précipitamment dans une
révolution radicale aux arcanes complexes, qui, en cet automne 1974, laisse croire en
l'avènement d'une ère nouvelle pour l'Ethiopie et dont, pour quelques mois encore, le
monde de l'enseignement va demeurer un des principaux hérauts.

NOTES
1. Les habitants de la péninsule yéménite entretenaient, depuis l'antiquité, des relations
commerciales suivies avec une peuplade occupant l'autre rive du Bâb al-Mandab, les Habascha. Et,
par extension, ils dénommèrent ainsi toute la région. C'est ainsi que, aujourd'hui encore,
Habascha signifie Ethiopie en arabe classique. Les géographes européens, se fondant sur cette
appellation, désignèrent dès lors du nom d'Abyssinie le plateau granitique situé à l'est de
l'Afrique, entre la mer Rouge et le Nil.
2. Le guèze est une des langues de la troisième (sémitique) branche d'une (afro-asiatique) des
quatre familles qui se partagent l'Afrique. issu du guèze, l'amharique, langue de l'ethnie au
pouvoir jusqu'en 1974, les Amharas, fut consacré langue officielle du pays par la constitution
révisée de 1955. Supplanté par l'amharique comme langue nationale, le guèze allait néanmoins
demeurer la langue liturgique de l'Eglise copte ethiopienne.
3. En 1988, les agriculteurs constituaient encore 88 % de la population totale (Cfr. Rapport mondial
sur le développement humain 1990, New York, Programme des Nations Unies pour le développement
(PNUD), 1990, p. 154).
4. Cfr. PANKHURST, R., "Education Language and History : An Historical Background to Post-War
Ethiopia", The Ethiopian journal of Education, Vol. VII, n° 1, June 1974, pp. 75-77.

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5. Certes existait également un réseau d'écoles coraniques, mais beaucoup moins nombreuses, et
dont le curriculum d'enseignement se limitait à l'apprentissage et l'interprétation des textes
sacrés.
6. Cfr. SEDOC ETHIOPIA, L'Ethiopie aujourd'hui. Aspects du développement, Addis Ababa, French
Embassy, Service of Documentation and Communication for Development, novembre 1977,
p. 116 : "Ménélik eut à faire face à un phénomène complètement nouveau pour un empereur
éthiopien : le besoin d'une élite éduquée pour faire face à l'ouverture au monde moderne de
l'Ethiopie. Addis Abeba était remplie de légations étrangères déterminées à signer des traités,
fixer des frontières, établir des relations commerciales et obtenir des concessions ; mais aussi de
marchands, agents, aventuriers, cherchant à obtenir des contrats, franchises et emplois comme
conseillers, interprètes, artisans, mercenaires etc...".
7. Cfr. ROSEN, E., Eine deutsche Gesandtschaft in Abyssinien, Leipzig, 1907, p. 267.
8. En vertu d'un accord historique signé en 1300, l' abouna, métropolite de l'Eglise copte
(monophysite) d'Ethiopie, ne pouvait être éthiopien, de même était-il investi par le patriarche
d'Alexandrie. Cette situation prévalut jusqu'à la fin de la première moitié du vingtième siècle.
9. Afin de faciliter l'appréhension du système d'éducation, nous appliquerons, en ce qui
concerne les réseaux d'enseignement, la terminologie en vigueur en Belgique. Ainsi
distinguerons-nous les écoles officielles, ou gouvernementales (governmental), des écoles libres
(church's) et privées (public).
10. Cfr. PANKHURST, E.S., Ethiopia. A cultural History, Woodford Green, 1955, pp. 534-535.
11. Cfr. JONES, T.J., Education in East Africa, London, s.d., p. 327.
12. En arabe classique, askari signifie gardien ou homme d'armes. Aussi les explorateurs
européens, partis de la côte orientale de l'Afrique, dénommèrent-ils askari les Noirs enrôlés pour
protéger leurs caravanes. Par extension, ce nom fut donné, plus tard, aux soldats des troupes
d'infanterie indigène recrutés parmi les populations musulmanes d'Afrique et d'Asie.
13. L'empereur Zara Jacob, qui était monté sur le trône en 1434, avait divisé l'empire en unités
administratives. C'était ainsi que la province de la mer – Erythrée étant une dénomination purement
européenne – était dirigée par le roi de la mer, le bahar nagash.
14. A Alitena, Gula et Addis Alem.
15. Mission suédoise évangélique et Mission suédoise des amis de la bible.
16. A Addis Ababa et Addis Alem.
17. Cfr. PANKHURST, R., op.cit., p. 89.
18. Plus exactement, le régent suivait la ligne de Ménélik II dont le trésor impérial avait financé
la mise sur pied et le fonctionnement de la première école officielle (Cfr. SEDOC ETHIOPIA, op.cit.,
p. 116).
19. Cfr. PANKHURST, R., op.cit., p. 90.
20. (F) = le français comme langue d'enseignement.
(E) = l'anglais comme langue d'enseignement.
21. A. Dessie (F), Dire Dawa (F-E), Djidjiga (E) et Lekempt (E).
22. Haile Sellassie signifie force de la Sainte-Trinité enamharique.
23. Cfr. PANKHURST, R., op.cit., p. 91.
24. Rebaptisé Lycée franco-éthiopien à la révolution de 1974.
25. A Harar (F), Ambo (F), Djimma (F), Salale (F), Asba Tafari (E), Gondar (E), Debre Markos (E),
Adwa (E) et Makale (E).
26. Rebaptisé birr le21 septembre 1976, la devise éthiopienne vaut 0,4825 US $.
27. Certificate, diploma, degree.
28. Cfr. GOVERNMENT OF SOCIALIST ETHIOPIA, Twenty Years of Experience in the Reform,
Redirection and Expension of Educational Services. The Case of Ethiopia, Country paper prepared for
MINEDAF 5, The Conference of Ministers of Education and those responsible for Economic

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Planning of African member States, on Educational Policy and Cooperation, Harare, Zimbabwe, 28
June to 3 July 1982, Addis Ababa, Ministry of Education, May 1982, pp. 42-43.
29. Cfr. The Educational Situation in Africa Today, Conference Document EDAF/s/', 1961.
30. L'Ethiopie utilise le calendrier julien. L'année commence le 11 septembre (maskarem 1) et
comprend douze mois de 30 jours ainsi qu'un mois de 5 ou 6 jours (pagume), selon que l'année est
bissextile ou non. Notre année scolaire 1960-1961 correspond donc à l'année scolaire éthiopienne
1953. Nous utiliserons ici le calendrier grégorien.
31. L'enseignement primaire et secondaire étant, à l'époque, réparti en, respectivement, 8 et 4
années, nous respecterons cette distinction. En 1967, la structure sera modifiée comme suit :
niveau primaire (primary) : degrés 1 à 6 ; niveau secondaire, cycle inférieur (junior secondary) :
degrés 7 et 8 ; niveau secondaire, cycle supérieur (senior secondary) : degrés 9 à 12.
32. Cfr. GOVERNMENT OF SOCIALIST ETHIOPIA, Twenty Years.., op.cit., p. 5.
33. Cfr. ibid., p. 6.
34. En arabe classique, ahmar qualifie un individu métissé et l'analogie avec le teint
généralement clair de l'ethnie ahmara semble plausible. Depuis le quatorzième siècle, comme le
relate le Kebra Nagast (ce Livre des rois est une chronique compilée par les moines éthiopiens
depuis cette époque), les Ahmaras de la province du Shoa dominent l'empire.
35. Cfr. VANDERLINDEN, J., L'Ethiopie et ses populations, Bruxelles, Complexe, 1977.
36. Yefidal serawit, en amharique.
37. Cfr. THE DEPARTMENT OF ADULT EDUCATION, General Adult Education Programmes in Ethiopia
with Emphasis on the National Literacy Campaign, Addis Ababa, Ministry of Education, September
1980, p. 2 : "In a country where about ninety languages are spoken, fourteen of which are widely
spoken the official language, Amharic, was the language used as the only medium of instruction,
both in the formal and non formal education".
38. Cfr. COMITE DE COORDINATION DE LA CAMPAGNE NATIONALE D'ALPHABETISATION, Chaque
Ethiopien saura lire et écrire pour toujours !, Addis Ababa, mai 1981, pp. 8-10.
39. AID, groupe de la Banque mondiale.
40. Cfr. GOVERNMENT OF SOCIALIST ETHIOPIA, Twenty Years..., op.cit., p. 9 : "Capital funds were
provided through the first and second IDA Credit Programmes which began in February 1966, for
the purpose of equiping schools in which students were already enrolled".
41. En 1966, avec l'ouverture de la faculté de médecine, l'extension de l'université se clôturera.
42. Le système restera en vigueur jusqu'en 1970-1971.
43. Cfr. GOVERNMENT OF SOCIALIST ETHIOPIA, Twenty Years..., op.cit., pp. 44-46.
44. Pour l'Ethiopie, ce sera un Projet d'alphabétisation des adultes à orientation professionnelle,
PAAOP.
45. Pour l'ensemble des données et enseignements du PAAOP Ethiopie, Cfr. Functional Literacy in
Ethiopia, Imperial Ethiopian Government/UNDP/UNESCO Work-Oriented-Adult-Literacy-Project,
Addis Ababa, Ministry of Education and Fine Arts, 1974, 75 pages, 6 annexes ; SINGH, B.N. &
EVALUATION AND RESEARCH SECTION, IMPERIAL ETHIOPIAN GOVERNMENT/UNDP/UNESCO –
Work Oriented Adulte Literacy Pilot Project – Ethiopia – Final Evaluation Report, Addis Ababa, Ministry
of Education and Fine Arts, December 1973.
46. Quatre zones d'action furent retenues : le centre de développement agricole de Wollamo
(projet du gouvernement et de la Banque mondiale dans la région de Sidamo, le centre de
développement agricole de Chilalo (projet de l'Agence suédoise internationale de développement
- SIDA - dans l'Arssi), les caféières de Djimma et le complexe industriel en développement le long
de l'axe Addis Ababa – Metahara.
47. Cfr. COMITE DE COORDINATION DE LA CAMPAGNE NATIONALE D'ALPHABETISATION, op.cit.,
p. 11.
48. Ibid., p. 13.
49. Ibid., p. 12.

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50. Cfr. SEDOC ETHIOPIA, L'Ethiopie...,op.cit., p. 118.


51. Cfr. GOVERNMENT OF SOCIALIST ETHIOPIA, Twenty Years..., op.cit., pp. 7 et 12.
52. Cfr. THE DEPARTMENT OF ADULT EDUCATION, General Adult..., op.cit., p. 2.
53. Banque internationale pour la reconstruction et le développement, groupe de la Banque mondiale.
54. Cfr. MINISTRY OF EDUCATION, PLANNING SERVICES, 2974 E.C. (1981-1982) School Year - Mid
Year Educational Statistics, Addis Ababa, Ministry of Education, August 1974 E.C. (1981/1982),
pp. 1-2.
55. Cfr. LEFORT, R., Ethiopie : la révolution hérétique, Paris, François Maspero, Cahiers libres, 362,
1981, p. 46 : "Entre 1956 et 1971, les effectifs augmentaient annuellement de 11 % dans le
primaire [et] de 19 % dans le secondaire (...). Or l'Etat démontrait son incapacité à ajuster les
moyens aux besoins liés à cette croissance. Ainsi, les dépenses annuelles (...) pour chaque élève
du primaire (...) déclinèrent de 145 dollars en 1955 à 86 en 1965, chiffre qui continua à baisser par
la suite".
56. Cfr. MINISTRY OF EDUCATION, PLANNING SERVICES, 1974 E.C (1981-1982) School Year..., op.cit.,
p. 3.
57. GUDETA MAMMO, "Ethiopie : la campagne nationale d'alphabétisation", Perspectives, Revue
trimestrielle de l'éducation, vol. XII, n° 2, 1982, p. 206.
58. Cfr. LEFORT, R., op.cit., p. 45.
59. Cfr. GOVERNMENT OF SOCIALIST ETHIOPIA, Twenty Years..., op.cit., p. 44 : "In the Academic
year 1971-72, out of a total enrolment of 4757 in all faculties and colleges, 2147 (45 % of the
student body) voluntarily withdraw from the university in protest".
60. Cfr. LEFORT, R., op.cit., p. 67 : "La famine dans le Wollo et le Tigré ne mit pas le feu dans les
campagnes mais rejaillit dans les villes, sous la forme d'une flambée des prix alimentaires – avec
toutes ses conséquences sociales – et d'une vague d'indignation dans les secteurs les plus
éclairés ; d'où une agitation fébrile sur le campus et dans les lycées".
61. Cfr. Ibid., pp. 80-81 : "Enfin, depuis la fin de l'année 1973, se multiplient au sein de l'armée des
"comités du pot" qui rédigent des cahiers de doléance. On ne se rend pas alors compte que
derrière ce mouvement strictement corporatiste, appuyé en sous-main par les officiers
supérieurs (...), s'ébauche une politisation de sous-officiers et d'hommes du rang qui fera son
chemin. (...). Les rumeurs qui couraient depuis des mois prennent corps : l'armée bouge"
62. Le Derg, en amharique, ou le collège.
63. Provisional Military Administrative Council, PMAC.

RÉSUMÉS
Having only been left to the initiative of the clergy till the end of the 19 th century, the first
official schools were created under Melenik I's reign. This education system, together with a
certain nomber of private schools set up by western religious orders, was to develop thanks to, in
particular, the establishment of a Ministry of Education in 1930 by Hailé Selassie. The momentum
was interrupted between 1935 and 1941 with the Italian invasion but it picked up from then
onwards with the introduction of a land tax aimed at financing the education system.
The first Conference of the African States' Education Ministers took place in Addis Abbeba in
1961 and the Unesco report presented there denounced the short-comings of the education
system in Ethiopia : primary education only covered 5.6 % of the children from the related age

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bands. Furthermore, education was restricted to the dominant ethnic group, in their language,
Ahmaric, and clearly favoured cities over rural areas.
Once this situation was denounced, the Empire tried to boost the fortunes as a Modern State by
implementing policies for literacy and for developing education.
Nevertheless, just before the 1974 military coup, the situation, increasingly denounced by
students themselves, had hardly changed: 18 % of children were in primary school in towns and
only 1 % in the countryside.

AUTEUR
ALAIN VERHAAGEN
Faculté des Sciences sociales, politiques et économiques – Université Libre de Bruxelles –
Belgique

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