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Université Alassane Ouattara

UFR : Communication, Milieu et société

Département : Lettres Modernes

COURS MAGISTRAL

LA FRANCOPHONIE POLITIQUE ET SES REPRÉSENTATIONS DANS LA


LITTÉRATURE AFRICAINE FRANCOPHONE

Pr Jean-Fernand Bédia
Maître de Conférences (CAMES)

Introduction

Ce cours se situe dans la dynamique de deux contextes historiques post-traumatiques.


Premièrement celui des années qui ont succédé au génocide des Tutsis et des massacres de
Hutus modérés au Rwanda. Deuxièmement, l’historicité 2011, marquée par des tragédies qui,
à n’en point douter, constituent des cas d’école de l’histoire des relations internationales. Il
s’agit, de l’assassinat du Guide Libyen Mouammar Kadhafi et la destruction de l’État libyen
qui a fait suite à l’activisme militaire de la France et de l’OTAN (Organisation du traité de
l’Atlantique Nord). Quasi concomitamment à cet interventionnisme qui allait ouvrir la boîte
de pandore des terrorismes d’États impérialistes et des fanatismes religieux d’Al Qu’Aïda au
Maghreb islamique (Aqmi), de Boko Haram, démembrement de l’État islamique en Afrique
de l’Ouest, des velléités des indépendantistes touaregs, sans oublier le phénomène dramatique
des migrations suicidaires des peuples africains fuyant les dérives et folies meurtrières des
organisations ci-dessus énoncées, l’armée française, respectivement à travers les opérations
« Licorne », « Serval » et « Barkhane » a conduit de manière unilatérale des fronts militaires
aux conséquences désastreuses et polémiques qui posent avec acuité la lancinante
problématique de la stabilité des pays francophones d’Afrique et de leurs voisins immédiats.
En effet, depuis 1994, année du génocide au Rwanda, qui s’ajoute au tableau déjà bien
assombri de la géopolitique dans la région des grands lacs par les situations politiques et
humanitaires chaotiques des deux Congo, les pays africains francophones sont projetés sous
les phares inextricables de l’actualité.
La question brûlante somme toute légitime qui couve et qui constitue l’objet de ce cours
est de savoir la conséquence immédiate des tragédies nationales en cours dans la zone de
l’Afrique francophone sur la création littéraire des écrivains de cette partie du continent, dont
les dirigeants politiques ont souscrit au serment de la défense de la langue française et des
valeurs civilisationnelles qu’elle charrie ?
Cette préoccupation a le mérite de suggérer les différents objectifs liés à ce cours :
premièrement, définir pour les auditeurs les notions de « francophonie politique », « littérature
francophone africaine ». Deuxièmement, à la fin de ce cours, les étudiants doivent pouvoir
définir, en se fondant sur les exemples des œuvres de Mongo Béti et d’Ahmadou Kourouma,
la littérature francophone africaine comme une écriture de la francophonie prise en tenailles
par la politique africaine de la France et l’irresponsabilité politiques des pouvoirs
autocratiques que les écrivains n’ont jamais hésité à dénoncer depuis les années 1960 ; un
choix idéologique qui a conduit la critique à mettre en avant la notion de roman de la
désillusion. Enfin, troisièmement, ce cours entend donner des prérequis pour une approche
autre de l’histoire de la francophonie. C’est le cas avec la présentation de la Communauté
française de 1958 comme l’inspiration de la Francophonie à sa naissance en 1962. C’est aussi
le cas avec le néologisme « francophonie françafricaine ».
Afin de parvenir à ces objectifs, le cours sera organisé en trois parties, articulées comme
suit : rappels définitionnels (I), l’espace dans l’imaginaire romanesque francophone africain :
une parodie de la francophonie politique (II), de l’imaginaire fictionnel à la réalité historique :
la francophonie politique dans tous ses états (III).

I- RAPPELS DÉFINITIONNELS DES NOTIONS

A- La notion de « Francophonie » : de l’idée à l’avènement historique

D’un point de vue philosophique, la « Francophonie », en tant qu’idée, est sentiment


« nationaliste » de promotion et d’appartenance obligée à une politique de civilisation
prétendument organisée autour de la défense de la langue française. Cette approche
philosophique de la francophonie s’éclaire d’un sens historique qui la présente comme le
« résultat de la confluence de plusieurs grands courants » que les auteurs de Les défis de la
Francophonies1 identifient comme suit :

1- Le messianisme et l’universalisme de la France

Le messianisme et l’universalisme de la France consiste dans la proclamation et la


propagation constantes de ses valeurs pour l’ensemble de l’humanité : la langue française, les
idées de la révolution française (liberté, égalité, fraternité), l’humanisme colonial à travers la
« mission civilisatrice ». Cette vision du rôle de la France est à l’origine de toutes ses
stratégies en matière d’action culturelle.

2- Les éloges de la colonisation

Messianisme et universalisme n’auraient pu suffire à fonder l’actuelle francosphère ;


n’eût été la colonisation. En effet, c’est le soldat français qui a tracé une partie des limites à
l’intérieur desquelles on trouve des pays francophones et francisants aujourd’hui, la littérature
et l’action culturelle ayant tracé celles, immatérielles, de la vaste francosphère2.

1
Serge Arnaud, Michel Guillou, Albert Salon, Les défis de la Francophonie, Paris, Alpharès, 2005.
2
Serge Arnaud, Michel Guillou, Albert Salon, idem, pp. 34-35.
Dans ce courant de pensée, l’on retrouve les partisans des « aspects positifs de la
colonisation », à l’instar de Serge Arnaud, Michel Guillou et Albert Salon :
Ce bon côté, ce fut la traduction dans la réalité du discours fameux sur « la mission
civilisatrice de la France », « la France institutrice du monde ». Ce furent les
missionnaires qui soignaient, guérissaient, protégeaient et, comme les instituteurs
laïques, enseignaient. Ce fut aussi dans les colonies, l’aspect positif de l’assimilation.
Celle-ci, outre ses aspects présomptueux, a eu au moins l’avantage de combattre les
manifestations constantes de racisme et d’apartheid, et de contribuer à « élever » bien
des humbles, notamment par la scolarisation. Elle a formé des cadres non seulement
moyens mais aussi supérieurs, et a fait accéder à la citoyenneté et aux responsabilités
par le droit de vote et l’éligibilité en France même. Ce furent les tenants, tels Maurice
Delafosse et Robert Delavignette, d’un « humanisme colonial » hélas minoritaire, mais
qu’ils s’efforcèrent d’appliquer là où ils étaient affectés. Ce fut encore, dans les
protectorats, particulièrement au Maroc, l’œuvre non assimilatrice mais « associatrice »
des bâtisseurs à la Lyautey. Ce fut enfin, dans la tradition des savants qui
accompagnèrent Bonaparte dans sa campagne d’Egypte, l’essor des études africanistes,
asiatiques, océaniennes, les recherches archéologiques, anthropologiques, linguistiques,
et, à côté d’une part de pillage, la mise en valeur des cultures locales, d’Angkor à
Chinguetti, du pays Dogon à Carthage.3

En réalité, cet éloge de la colonisation tire son sens des positions officiels à moment
crucial de l’histoire de la république française. Justifiant l’enjeu de la création de la
Communauté française, qui allait sacrer l’union quasi charnelle de la France avec ses
colonies, Michel Debré, très proche collaborateur du général de Gaulle défend ce projet
historique en ces termes ; un projet qui, à la vérité jettera implicitement les bases idéologiques
de l’association francophone, telle qu’elle voit le jour en 1962 :
L’œuvre de la France d’outre-mer a été immense. L’empire de la 3 ème République a été,
quand on le considère avec quelque recul, une entreprise colossale et digne de la plus
haute admiration. La France d’outre-mer, l’Union française ont tenté de maintenir cette
entreprise qui n’était pas seulement notre gloire, et grâce à nous une gloire de la
civilisation occidentale, mais qui était également notre sécurité et, enfin, disons-le très
haut, un des fondements de l’équilibre politique du monde.
C’est toujours pour notre gloire, c’est toujours pour la civilisation occidentale, c’est
toujours pour notre sécurité et pour l’équilibre du monde, enfin, dernier élément mais
non le moindre, pour la santé, la paix, le développement de l’Afrique qu’il faut
aujourd’hui, compte tenu de l’évolution des masses et de l’état d’esprit des élites, bâtir
un ensemble nouveau et le bâtir avec l’accord des populations intéressées4.

3- Les mouvements d’émancipation au Sud et au Nord

Ce troisième courant a pour particularité de nuancer la portée des deux premiers


développés à l’instant. Il synthétise les points de vue des historiens et des politologues qui
pensent que les décolonisations, notamment celles du Sud, ont eu une influence sensible sur la
constitution de l’ensemble francophone. Cette prééminence accordée à l’action des anciens
leaders politiques des colonies françaises et belges en Afrique n’exclut pas le rôle historique
joué par les revendications du Québec, de la Nouvelle Angleterre, de la Louisiane, de
Dominique et de Sainte Lucie, qui ont apporté leurs spécificités américaines, sans oublier les
apports des îles des Caraïbes comme Haïti, la Martinique, la Guadeloupe, etc.

3
Serge Arnaud, Michel Guillou, Albert Salon, idem, p. 38.
4
Michel Debré cité par Mamadou Koulibaly, Les servitudes du pacte colonial, Abidjan, CEDA/NEI, 2005, p.
20-21.
Voici, en quelques mots, résumés les courants de pensée qui ont concouru à
l’émergence de l’idée d’une francophonie, dont la réalité, en tant qu’organisation
géopolitique, sera portée sur les fonts baptismaux par les présidents Hamani Diori, Léopold
Sédar Senghor, Bourguiba, Houphouët-Boigny.
Ainsi, à son avènement, la « Francophonie » est la synthèse de l’idéal républicain à la
française et du concept senghorien de « civilisation de l’universel », c’est-à-dire la synthèse
des différences et non la généralisation d’un modèle unique imposé par une puissance
impériale. De ce point de vue, elle réfute les intégrismes de toute nature qui conduisent au
choc des civilisations et des religions, leur préférant le dialogue des cultures. C’est donc un
pôle de solidarité, de diversité et de dialogue des civilisations autour de la langue française
qui voit le jour au lendemain des indépendances africaines, précisément en 1962.

B- La francophonie politique

Parler de « francophonie politique », au sens dont il sera question dans les lignes qui
vont suivre, est une tautologie, mais sans doute heureuse, dans la mesure où l’expression en
soi-même, permet la distinction avec les différentes formes d’activités culturelles – la
francophonie littéraire par exemple – organisées autour de la francophonie en tant que idée, en
tant que concept de politique de civilisation. En effet, ce n’est pas être péremptoire que
d’affirmer que la dimension politique, au sens aristotélicien d’art de gouverner une cité, est
consubstantielle à la Francophonie, qu’il convient de comprendre comme une sorte de
politique de civilisation, à laquelle des leaders politiques africains et asiatiques ressortissants
de l’ancien empire colonial français vont activement prendre part aux côtés de la France,
après l’accession de leurs pays respectifs à la souveraineté nationale.
Pour être d’avis avec Serge Arnaud, Michel Guillou, Albert Salon, la vocation politique
fut incluse dans le projet de base de la Francophonie, dont le sens de concept de politique de
civilisation plonge ses racines et sa compréhension dans l’enjeu inavoué de la Communauté
franco-africaine. Il faut entendre par vocation politique, l’exhortation ou la profession de foi
plutôt géopolitique de cette organisation qui n’aurait jamais atteint son degré actuel de
notoriété et d’audience si elle n’avait pas été mise, au départ, au service de la puissance
diplomatique de la France, même si, elle est rejointe plus tard par la Belgique, la Suisse, le
Luxembourg et le Canada ; des pays occidentaux dont on ne peut douter qu’ils partagent les
arguments impérialistes non moins messianiques évoqués par Michel Debré et rappelés par
l’homme d’État ivoirien Mamdou Koulibaly :
C’est toujours pour notre gloire, c’est toujours pour la civilisation occidentale, c’est
toujours pour notre sécurité et pour l’équilibre du monde, enfin, dernier élément mais
non le moindre, pour la santé, la paix, le développement de l’Afrique qu’il faut
aujourd’hui, compte tenu de l’évolution des masses et de l’état d’esprit des élites, bâtir
un ensemble nouveau et le bâtir avec l’accord des populations intéressées.

1- De la défunte Communauté franco-africaine à la Francophonie politique : la


pérennisation d’un concept de politique de civilisation

Remontant le fil d’Ariane de l’histoire du colonialisme français, il apparaît que la


Communauté franco-africaine est une création de la constitution de 1958. Désignation
inspirée à l’origine par le malgache Philibert Tsiranana 5, la Communauté franco-africaine est
la traduction en acte juridique de la vision gaulliste des nouvelles relations entre la France et

5
Frédérick Cooper, Français et Africains ? Être citoyen au temps de la décolonisation, Paris, Payot & Rivages,
2014, p. 321.
ses colonies, dans un contexte historique fortement marqué par la crise de la IVe République et
surtout le désir ardent des territoires colonisés d’accéder à plus d’autonomie voire
d’indépendance. Cette communauté voulue par la France était, en effet, une sorte de
pérennisation du fait colonial, par la confiscation de la personnalité internationale des
anciennes colonies qui en feraient partie 6. Par son biais, de Gaulle entend contourner la forte
et légitime pression des leaders africains mus par plus d’autonomie voire de souveraineté.
Une manière, sans aucune doute, pour lui, de maintenir la France au centre d’un ensemble
cohérent, tout en continuant d’avoir accès de façon privilégiée aux ressources de cet
ensemble7.
L’une des prémisses fondamentales à ce projet à la fois géopolitique et géostratégique,
qui n’est autre que la continuation de la politique de civilisation menée en Afrique et ailleurs
dans son empire colonial, était que la nouvelle république hexagonale qui allait naître sur les
ruines de la quatrième république et qui avait entériné l’idée d’une « Union française » ait un
président plus fort que la précédente. Mais derrière cette recherche de puissance pour les
institutions françaises de la cinquième république, s’exprime plus que jamais la vision
excessivement étroite et exclusive qui avait nourri le nationalisme européen et français au
XIXe siècle. Le plaidoyer de Michel Debré, alors Garde des sceaux, ministre de la justice,
devant l’Assemblée Générale du Conseil d’État, le 27 août 1958, en est une illustration
éloquente :
Avec une rapidité inouïe, au cours des dernières années, l’unité et la force de la France
se sont dégradées, nos intérêts essentiels ont été gravement menacés, notre existence en
tant que nation indépendante et libre mise en cause. A cette crise politique majeure, bien
des causes ont contribué. La défaillance de nos institutions est, doublement une de ces
causes ; nos institutions n’étaient plus adaptées, c’est le moins qu’on puisse dire, et leur
inadaptation était aggravée par de mauvaises mœurs politiques qu’elles n’arrivaient plus
à corriger.
L’objet de la réforme constitutionnelle est donc clair. Iles t d’abord, et avant tout,
d’essayer de reconstruire un pouvoir sans lequel il n’est ni État, ni démocratie, c’est-à-
dire en ce qui nous concerne, ni France, ni République. Il est ensuite, dans l’intérêt
supérieur de notre sécurité et de l’équilibre du monde, de sauvegarder et de rénover cet
ensemble que nous appelons traditionnellement la France d’outre-mer8.

La communauté Franco-africaine, telle qu’elle prend forme au lendemain du référendum de


1958, est donc réalité la constitutionnalisation des relations asymétriques entre les États
membres et la France. Il s’agit alors pour les dirigeants politiques, sous l’influence de de
Gaulle, de « remettre à leur place les défenseurs de l’unité africaine »9. Cette entité, dans le
prolongement de la politique de civilisation héritée du nationalisme français, prend en charge
la représentation diplomatique des États membres, en l’occurrence les colonies africaines, au
sein des instances internationales comme l’Organisation des Nations unies. Les États
membres de la Communauté (autres que la République française) n’ayant pas de compétences
internationales10. Ce sera, de la plus belle façon, écrit Frédérick Cooper, l’étouffement de la
personnalité des États, un signe de l’étranglement de l’évolution de la Communauté vers sa
forme supérieure d’États associés, forme appelée de leurs vœux par les colonies africaines par
la voix de leurs leaders de l’époque : Léopold Sédar Senghor, Mamadou Dia, Modibo Kéita,
Sékou Touré, etc.

6
Frédérick Cooper, idem, p. 376.
7
Frédérick Cooper, idem, p. 316.
8
Michel Debré cité par Mamadou Koulibaly, idem, p. 19-20.
9
Frédérick Cooper, idem, p. 343.
10
Frédérick Cooper, idem, p. 369.
En effet, malgré les closes du préambule de la constitution de 1958 qui instituaient
« l’égalité et la solidarité entre les peuples [d’outre-mer et ceux de la république française] qui
la composent », la Communauté ressemble, dans la pratique à une union très personnalisée
des États de l’Empire autour du Président de la République française 11. Dans les années 1960,
renchérit, l’ancien président de l’Assemblée nationale de Côte d’Ivoire, Mamadou Koulibaly,
lorsque les États africains accèdent à l’indépendance, la Communauté disparaît en tant que
réalité institutionnelle mais l’esprit et les dispositions légales seront maintenues en France
alors que pour bien de gens la Communauté était devenue sans objet12.
Les paroles d’André Malraux13, lors de la première conférence intergouvernementale
des États francophones évoquée, sont une belle illustration de cet accaparement de la
Francophonie politique par la France, mais aussi par certains pays occidentaux.
En effet, si la conférence de Niamey en 1969 entérine la caractère politique voire
géopolitique de la Francophonie, il faut attendre 1997, au sommet d’Hanoï pour voir cette
profession de foi entrer dans sa phase pratique, avec une mesure phare : la transformation
officielle de l’ACCT (Agence de coopération culturelle et technique), opérateur qui gérait
jusque-là les projets de coppération dans l’espace francophone, en Organisation internationale
de la Francophonie, avec la création d’un poste de Secrétaire général. Sans qu’il soit écrit, un
pacte, appelé le « pacte d’Hanoï », destine ce poste à un ressortissant du Sud, de l’Afrique
plus précisément14. C’est ainsi que s’y succèdent Boutros Boutros-Ghali et Aboul Diouf,
respectivement ancien Secrétaire général de l’ONU et ex-président de la république du
Sénégal. En 2016, l’élection de la Canadienne Michaëlle Jean, à la rencontre de Dakar, met
fin à ce « pacte » non sans mettre en indexe la mainmise de la France sur l’organisation
francophone, comme le décrit ce long témoignage de Jean-Claude de l’Estrac :
Quand les chefs d’Etat se réunissent, le dimanche 30 novembre, en séance plénière, la
tension est vive. Plusieurs chefs d’Etat africains ont quitté Dakar : Joseph Kabila, de la
RDC, Idriss Déby Itno, du Tchad, Teodoro Obiang Nguema, de la Guinée équatoriale. Il
se chuchote alors dans les couloirs du centre de conférence qu’ils sont partis mécontents
des « leçons » de bonne gouvernance que le président français s’est cru autorisé à
administrer à ses pairs africains, lors de la cérémonie d’ouverture, la veille. Hollande
avait demandé aux dirigeants africains de respecter la Constitution de leur pays, mais le
propos avait été jugé peu respectueusx des souverainetés nationales. La ministre des
Affaires étrangères du Rwanda, Louise Mushikiwabo, exprime même publiquement sa
colère et se dit « choquée » par cette leçon de « démocratie made in France ».
Quand les représentants des 57 pays membres de l’OIF se réunissent dans l’imposante
salle du centre de conférence, devenue depuis la veille « centre Abdou Diouf », pour élire
leur secrétaire général, le président Sall joue l’apaisement. Il invite ses hôtes à faire taire
leurs divergences et propose que l’on continue à chercher un candidat de consensus
plutôt que de passer à un vote. Personne ne conteste, le tandem Sall-Hollande prend
alors les choses en main.

11
Mamadou Koulibaly, idem, p. 19.
12
Ibidem.
13
« Nous attendons tous de la France l’universalité parce que depuis deux cents ans, elle seule s’en reclame.
Messieurs, en ces temps où l’héritage universel se présente entre nos mains périssables, il m’advient de penser à
ce que sera peut-être notre culture dans la mémoire des hommes, lorsque la France sera morte ; […] au lieu où
fut Paris […] trouvera-t-on quelque part une inscription semblable aux inscriptions antiques, qui dira ‘‘En ce lieu
naquit, un jour, pour la France et pour l’Europe, puis pour la France, l’Afrique et le monde, la culture de la
franternité’’ ». cf : Jean-Claude de l’Estrac, idem, p. 81.
14
« […] c’est l’Afrique qui constitue le bloc électoral le plus important, mais il est entendu que le prochain
secrétaire général, à l’instar de Diouf, devra être un africain, en vertu du Pacte de Hanoï. C’est la première fois
que j’en entends parler. Il sera souvent au cœur des débats par la suite ». cf : Jean-Claude de l’Estrac, idem, pp.
31-32. ; « Ce fameux pacte de Hanoï, que tous mes interlocuteurs africains évoquent, trouvent sa justification
dans une conférence des pays francophones qui s’était déroulée à Hanoï, au Viet-nam en 1997 ». cf : Jean-
Claude de l’Estrac, idem, p. 80.
Sous la conduite des deux « médiateurs » – avec gros guillemets –, les chefs d’Etat des
pays qui ont aligné des candidats se retrouvent pour une réunion à his clos. Il apparaît
qu’ils n’ont qu’un objectif : faire gagner la candidate du Canada. Hollande s’adresse
d’abord à Nguesso, il lui demande tout de go le retrait de Lopes. Le président du Congo
refuse en arguant que l’ancien président Jacques Chirac lui avait fait la promesse
qu’après Diouf, ce serait un Congolais. Hollande rétorque qu’il n’est pas tenu d’honorer
une ancienne promesse de Chirac. Nguesso ne résiste pas longtemps. Le président
burundais ne se fait prier non plus pour accepter le retrait de Buyoya. Seul le président
de Maurice résiste. Il déclare que son pays a été « encouragé » à se présenter par un
« grand » pays. Il ne nomme pas la France mais tout le monde aura compris. […]
Le président retourne au huis clos, Maurice maintient sa candidature. Purryag demande
que l’on retourne en plénière pour passer au vote. Le premier ministre canadien se dit
prêt. Mais Hollande ne veut pas entendre parler d’élection. Il rudoie et accule le
Mauricien, prétend que Maurice ne peut compter que sur les seules voix des pays de
l’océan indien. Il suggère que Maurice postule pour le poste d’administrateur général.
[…]
Nouvelle concertation entre les membres de la délégation mauricienne […] Nous restons
sur notre position. C’est ce que le président mauricien s’apprête à communiquer à la
réunion des six. Il n’aura pas l’occasion de le faire. Avant même qu’il ne regagne la salle
du huis clos, le tandem Sall-Hollande lève la séance, Hollande à l’extérieur de la salle,
prend le président mauricien par le bras, l’entraine vers la grande du premier étage en
lui susurrant à l’oreille que la France soutiendra une candidature de Maurice au poste
d’administrateur général. Purryag ne dit rien, il doit ignorer que les statuts de l’OIF ont
été modifiés : désormais c’est le secrétaire général qui nomme l’administrateur général
et non plus les chefs d’Etat.
Toutes les autres délagations sont en attente dans la grande salle. L’annonce est faite, il
y a eu consensus en faveur du Canada. Tout le monde n’a pas applaudi.
C’est un coup de force !15

Ce témoignage de l’intérieur qui, pour reprendre les termes de Dominique Wolton, constitue
un « coup de pied dans la fourmilière »16, met en lumière les intrigues politiciennes de la
France, « engluée dans les petits arrangements diplomatiques », et surtout « sa capacité à
influencer les positions d’un certain nombre de pays africains »17, quand il s’agit transparence
dans les débats et les élections à propos de la bonne marche de la Francophonie. Par ses
propos qui ne sont que la face émergée de l’icerberg, entendu ici comme la métaphore de la
pensée de l’ancien candidat mauricien au poste de secrétaire général de la Francophonie,
Jean-Claude de l’Estrac explique combien l’organisation francophonie est un marchepied de
la politique étrangère de la France, qui d’ailleurs, n’hésite pas à se montrer comme « La »
puissance qui fabrique les secrétaires généraux. Quid de la « bienveillante neutralité de la
diplomatie française »18 serinée durant l’échéance de la succession d’Abdou Diouf en 2016.
En l’occurrence, l’intrigue du « coup de force » dénoncée ci-dessus remet au goût du
jour la position critique du président Kwame Nkrumah, quand il dit Dans L’Afrique doit
s’unir19, qu’en vendant, par diplomatie, la Francophonie comme une trouvaille de cinq
hommes d’États, dont quatre sont africains, la France s’est préparée pour longtemps encore, et
de manière ingénieuse, à maintenir les jeunes nations indépendantes dans son giron politique,
économique et culturel ; une relation postcoloniale qui fera directement ou indirectement de la
Francophonie la vitrine diplomatique de la France à travers ses satellites africains, au nombre
de trente (30) sur les cinquante-sept (57) pays que compte l’organisation.
15
Jean-Claude de l’Estrac, idem, pp. 95-97.
16
Dominique Wolton, « Préface » à Francophonie de Hanoï à Dakar, de Jean-Claude de l’Estrac, idem, p. 7.
17
Jean-Claude de l’Estrac, idem, p. 36.
18
Jean-Claude de l’Estrac, idem, p. 29.
19
Kwame Nkrumah, L’Afrique doit s’unir, Paris Présence africaine, 1994, p. 207.
En effet, un détour dans l’histoire révèle qu’au moment où la Communauté française
décline, selon les témoignages de Kwame Nkrumah, les jeunes États africains cherchent à se
lier une fois de plus à une association politique européenne qui ne peut qu’accentuer leur
dépendance par rapport à la France. Officiellement, ces pays sont présentés comme des
vitrines de la civilisation linguistique et de la diplomatie française. Mais officieusement, ils
sont pourvoyeurs de matières premières bon marché et de produits tropicaux, donc des
débouchés français strictement tenues à l’écart de la pénétration et de la concurrence des
autres puissances mondiales, furent-elles alliées de la France.
En écrivant cela, l’auteur de L’Afrique doit s’unir fait naturellement allusions aux chefs
d’États des pays francophones et à la Francophonie. Ces leaders politiques qui ne prennent
pas pour principe de rompre toutes relations avec leur ancien maître demandent, dans la
résolution de la rencontre du groupe de Brazzaville, tenue à Bangui les 25 et 26 mars 1962, la
transformation de la Communauté française en une association de langue française modelée
sur le Commonwealth20.
L’on comprend aisément qu’en s’appuyant sur des réseaux de chefs d’États et de
gouvernements africains, soutenus par des intellectuels et des scientifiques appâtés par les
financements et les lobbys gracieusement mis à dispositions, le général de Gaulle, alors
président de la République française, parvient à constituer, autour du projet de faire du
français un langue à vocation universelle, un ensemble d’États-clients majoritairement du
continent africain.

2- Les idéaux de l’Organisation Internationale de la Francophonie

Depuis sa création en 1962 jusqu’à ce jour, en passant par l’année de son érection en
Organisation Internationale en 1997 avec la création du poste de Secrétariat général, la
Francophonie s’est toujours définie comme un instrument de plusieurs valeurs centrées autour
de la défense de la langue française.

a- Défense et partage de la langue française

La cohésion et l’originalité de la communauté francophone reposent sur le partage


d’une langue commune : le français. Consciente de l’importance décisive de ces enjeux, la
Francophonie s’emploie, par des mesures incitatives ou des actions de formation, à assurer
l’apprentissage de la langue française au bénéfice de certains États membres et à en garantir
l’usage dans la plupart des grandes organisations internationales ou régionales africaines,
ainsi que dans le mouvement olympique. La Francophonie encourage et favorise l’adoption
puis le suivi de résolutions ayant trait au multilinguisme. En clair, la Francophonie est une
forme de conscience aigüe de la promotion de la langue française, dans une interaction
féconde avec les autres langues de statut international : l’espagnol, le portugais, l’arabe,
l’anglais, ou à vocation plus régionale (créole, swahili, dioula…), ou nationale (kinyarwanda,
kirundi, malgache, sango, etc.
Afin que la solidarité autour de la langue française ne constitue pas un écran de fumée voilant
un quelconque projet impérialisme de quelque puissance occidentale membre de
l’organisation, la Francophonie se doit de sortir du compartiment étroit dans lequel certains
persistent à vouloir l’enfermer. Pour être sans ambages, la Francophonie, fondée sans doute
sur le fait de parler français, n’est pas un instrument de promotion de la langue française. Pour
les 220 millions de locuteurs environ qu’elle compte à l’orée 2020, c’est une matière première
destinée à être enrichie ou transformée par les parlers et langues endogènes, par les histoires
20
Kwame Nkrumah, idem, p. 216.
collectives ou individuelles, par les altérités en cohabitation sur tout espace national
francophone. Aujourd’hui, c’est aussi, parmi tant d’autres langues, un moyen de création ou
de re-création d’humanités dont les peuples tentent de s’extraire des pièges sans fin des
régimes colonialistes français et belge depuis le tournant du XIXe siècle, mais aussi de
l’impérialisme qui ne dit pas son nom de certaines nations occidentales ; lesquelles nations ne
voient pas d’un mauvais œil le fait de jouir de l’usufruit du colonialisme ambiant qui se joue
sous le drame de la mondialisation actuelle dont les travers funestes et destructeurs ont fait
l’objet de rejet dans l’essai de Dominique Wolton21.

b- La démocratie et les droits de l’Homme

Entendre par « démocratie et droit de l’homme » comme valeurs fondatrices de la


Francophonie, le respect des identités et de la diversité culturelle, car comme le rappelle à
juste titre Jean-Claude de l’Estrac22, partout dans le monde, sous toutes les latitudes, dans
toutes les aires linguistiques, que l’on soit Africain, Européen ou Asiatique, quand les
identités sont meurtries, elles deviennent meurtrières. La défense et l’inscription de la
démocratie au frontispice de la Francophonie constituent, par ailleurs, un acte hautement
politique visant à enrayer les inégalités et les injustices croissantes d’une économie
mondialisée qui condamne à la désespérance les petits et les plus faibles. Aucun
développement ne peut être durable, renchérit Jean-Claude de l’Estrac, tant que des hommes
et des femmes seront menacés, tant que la liberté et la justice leur seront déniées, tant que
l’accès à l’eau, à la santé et à l’éducation restera un vœu pieux, peu importe la langue qu’ils
parlent.

Les chefs d’État et de gouvernement des pays membres de la Francophonie ont


imprimé un nouvel élan politique à la coopération multilatérale francophone en adoptant, au
Sommet de Beyrouth, le Programme d’action annexe à la Déclaration de Bamako (2000), qui
constitue le cadre global de sa mise en œuvre pour l’ensemble des opérateurs de la
Francophonie.

En se disant déterminés « à mettre en œuvre la Déclaration de Bamako… qui constitue


une avancée dans l’histoire de l’Organisation », ils ont, en effet, affirmé que « cet engagement
démocratique doit se traduire, notamment, par des actions de coopération de la Francophonie,
s’inspirant des pratiques et des expériences positives de chaque État et gouvernement
membre. ».
C’est ainsi que l’Organisation internationale de la francophonie ( OIF), sous l’impulsion
de son Secrétaire général, a pu conforter, par le canal de la Délégation aux droits de l’Homme
et à la démocratie (DDHD), nouvellement renforcée et redéployée en 2004, ses actions autour
des quatre domaines d’intervention prioritaires du Programme d’action de Bamako, fondés
eux-mêmes sur les principes et les engagements consignés dans la Déclaration.

c- Consolidation de l’État de droit

21
Dominique Wolton, L’autre mondialisation, Paris, Flammarion.
22
Jean-Claude de l’Estrac, idem, p. 34.
Cadre nécessaire à l’affirmation d’une société démocratique comme à la jouissance des
droits de l’Homme et au développement économique, par l’existence d’un environnement
juridique fiable, l’État de droit constitue un domaine d’intervention majeur que la
Francophonie a progressivement investi, depuis le Sommet de Dakar (1989). Elle a ainsi
centré ses efforts sur le développement institutionnel : Parlements, Institutions judiciaires,
collectivités locales et décentralisation et autres Institutions de l’État.
Un aperçu des Réseaux institutionnels francophones qui participent de la consolidation de
l’État de droit dans les pays africains francophones :
- L’Assemblée des Instituts des droits de l’Homme, de la démocratie et de la paix
- L’Association africaine des Hautes Juridictions francophones
- L’Association des Cours constitutionnelles ayant en partage l’usage du français
- L’Association des Institutions supérieures de contrôle ayant en commun l’usage du
français.
- L’Association des ombudsmans et médiateurs de la francophonie
- L’Association francophone des Commissions nationales des droits de l’Homme
- L’Association francophone des Hautes Juridictions de cassation
- La Conférence des Structures gouvernementales chargées des droits de l’Homme dans
l’espace francophone
- La Conférence internationale des Barreaux de tradition juridique commune
- L’Union des Conseils économiques et sociaux et Institutions similaires francophones
Toutes ces institutions, certes contribuent au développement et au respect des droits de
l’homme, mais en réalité, leur but inavoué est d’œuvrer à l’acceptation par tous les pays
membres de la Francophonie de la conception occidentale des libertés, de la démocratie, du
statut de la femme, ainsi que de l’universalité des droits de l’homme.

3- L’organisation internationale de la Francophonie et ses réseaux

Outre cet ensemble d’organisations qui donne de la visibilité à son action politique, la
géopolitique de la Francophonie repose sur un réseau tissé tel une toile d’araignée qui opère
dans presque tous les secteurs d’activités. Loin de toute prétention à l’exhaustivité, voici la
liste des organisations plus actives et les plus en vue de la Francophonie.
- La CONFEMEN (Conférence des ministres de l’éducation nationale), créée en 1661,
- La CONFEJES (Conférence des ministres de la jeunesse et des sports), 1968
- CONFEMER (Conférence des ministres de l’enseignement supérieur et de la recherche)
- L’ACCT (Agence de la coopération culturelle et technique)
- Le FFI (Forum Francophone International) censé représenter les sociétés civiles
- TV5 Monde pour la diffusion du français et généraliser le sentiment d’appartenance
- Les Jeux de la francophonie
- L’AUF (Association des universités francophones)

À travers ces organismes qui tissent la toile de la Francophonie, celle-ci entend donner un
gage de confiance à la société civile, car c’est cette dernière et son dynamisme, comme le
rappelle Dominique Wolton dans sa préface à l’ouvrage de Jean-Claude de l’Estrac, qui
donnent finalement sa légitimité aux institutions de l’organisation. Sans cet ancrage, avertit
l’auteur de L’Autre mondialisation, la Francophonie pourrait bien devenir un charmant musée,
un peu désuet et délicieusement cultivé, raffiné et élitiste. Ainis, ces institutions, qui font de la
société civile le principal enjeu de la Francophonie, certes contribuent au développement et au
respect des droits de l’homme. Mais en réalité, leur but inavoué est d’œuvrer à l’acceptation
par tous les pays membres de la Francophonie de la conception occidentale des libertés, de la
démocratie, du statut de la femme, ainsi que de l’universalité des droits de l’homme.

Sensibiliser aux idéaux de la Francophonie passe, certes, par toutes ces organisations
et réseaux. Mais s’il existe un domaine où le sentiment d’appartenance à la « civilisation
francophone » ne fait aucun doute, c’est bien celui des « Belles lettres ».

C- La francophonie littéraire africaine ou la littérature africaine d’expression


française

Entendre par francophonie littéraire, l’extension de la politique de civilisation basée


sur le partage des idéaux de paix, de démocratie, de droits de l’homme par la promotion et la
défense de la langue française, au domaine de la création littéraire. Ainsi, dans ce vaste
ensemble de « républiques de lettres » qui donne le sentiment d’appartenance à la
« civilisation francophone », les littératures africaines francophones, autrement désignées
littératures africaines d’expression française, forment « une province » dont l’identité
politique et culturelle demeure une spécificité, parmi tant d’autres.

1- L’identité politique de la littérature africaine francophone

Si la littérature africaine, dans sa dimension orale, remonte à la nuit des temps et est
inhérente aux langues africaines, ce n’est pas le cas de la littérature écrite d’expression
française dont l’identité plonge ses racines dans l’histoire du colonialisme, idéologie de
terreur qui atteint son second âge d’or avec le nationalisme français exacerbé par sa mission
prétendument messianique de civilisation des peuples africains et asiatiques ; le premier âge
d’or ayant été atteint sous le système monarchique du 18 ème siècle, avec l’économie des
plantations sucrières et de tabac et la traite négrière. Ce n’est donc pas un abus de langage,
encore moins une preuve de radicalisme comme l’on semble habitué à l’entendre de la part
d’une certaine critique qui redoute une relecture postcoloniale du discours occidentaliste de
l’histoire des idées au 20ème siècle, de dire que la littérature écrite africaine d’expression
française est la progéniture du viol, du massacre, du génocide de la civilisation africaine, et
donc par conséquence la fière descendante d’une prise de conscience de la sournoise et
hypocrite entreprise de rectification coloniale à laquelle se préparait la France, fraîchement
libérée de la prédation du nazisme.
Ce qui précède situe clairement les premiers gémissements des écritures littéraires
francophones d’Afrique au lendemain de la conférence de Brazzaville en 1944. C’est une
page éminemment importante de l’histoire littéraire francophone africaine qu’il convient de
rouvrir tant le discours actuel de la critique ne permet pas d’envisager la relation intrinsèque
entre la littérature du continent dans sa partie francophone et cette historicité
fondamentalement marquée du sceau des revendications révolutionnaires et du combat
anticolonialiste de leaders politiques comme Lamine Gueye, Léopold Sédar Senghor,
Houphouët-Boigny, Um Niobé, etc. C’est cet engagement politique qui au fond va nourrir la
verve incandescente et engagée des premières écritures de Bernard Dadié, en tant que
rédacteur au journal Le Réveil du Sénégal dans les années 1940, ou encore de romanciers de la
trempe d’Eza Boto, pseudonyme de Mongo Béti, auteur de Ville cruelle (1954), de Sembène
Ousmane avec Ô pays, mon beau peuple (1957) et Les bouts de bois de Dieu (1960).
Cette dimension engagée et révolutionnaire des écritures africaines qui tirent
principalement leur identité de la tragédie coloniale devient l’identité remarquable qui ne
cessera de s’affirmer des œuvres comme Les Soleils des indépendances (1968), En attendant
le vote des bêtes sauvages (1998) d’Ahmadou Kourouma, Perpétue ou l’habitudes malheurs
(1974) ou Main basse sur le Cameroun (1972) de Mongo Béti, après l’indépendance ; cette
période historique qui se révèlera une situation historique des plus équivoques et des plus
inconfortables de la prise en otage du continent par des régimes autocratiques soutenus par la
France et l’Occident capitaliste, socialiste et même communiste.
Plus de cinquante ans après ses premières œuvres, la littérature francophone africaine
garde le cap identitaire avec des textes inspirés à nouveaux par les conséquences tragiques de
la géopolitique française et occidentale en Afrique : émigration suicidaire ou clandestine, les
guerres du Congo, du Libéria, etc. C’est le cas avec les romans des guerres géostratégiques et
du génocide au Rwanda.

2- L’identité esthétique

L’une des caractéristiques des écritures littéraires africaines qui fait l’unanimité au
sein de la critique depuis plus de cinquante ans reste le recours à l’oralité, entendu comme une
sorte de processus initiatique, de passage obligé de la création contemporaine. Cet
environnement global qui conditionne tant la pensée et le comportement de l’artiste oral que
ceux de l’écrivain est une réalité complexe qui englobe, entre autres éléments, la langue, la
religion, la spiritualité et les institutions particulières d’une société donnée 23, en l’occurrence
africaine.
Ainsi, pour comprendre pleinement la nature de la relation entre l’écriture littéraire
africaine et l’oralité, il est important de voir dans ce paradigme, plus qu’une technique
narrative et rhétorique permettant une certaine évocation thématique, le collage de genres
oraux dans le texte écrit ou son enchâssement dans ces derniers. Contrairement aux nombreux
clichés24, aux explications stéréotypées habilement construites par la critique et qui fondent
toute l’épistémologie développée autour du paradigme de l’oralité, il devient urgent de
s’interroger pour voir dans quelle mesure cette spécificité esthétique transcende les questions
conjoncturelles d’identité culturelle et d’herméneutique pour propulser les écritures africaines
dans l’histoire des idées politiques et littéraires. En rapport avec cette posture idéologique,
l’oralité est loin d’être un simple paradigme du champ littéraire africain. Elle s’impose
comme un indice d’appréciation, un véritable potentialisateur de la révolution imputable aux
écritures africaine dans l’histoire de la littérature considérée sous un angle universel.
Si les critiques ont l’habitude de définir l’oralité finalement comme un logiciel de
créativité à la fois originelle et originale dont la fonction première est le ressourcement, le
renouvellement ou la rénovation de l’esthétique romanesque, cette façon doctrinale de
présenter l’évolution du genre n’est pas moins dogmatique, en ce sens qu’elle confine ou fige
tout l’enjeu littéraire africain dans le culte d’une civilisation que certains, malheureusement,
voudraient voir classée hors du temps. Or, en réalité, sous sa fonction de logiciel de créativité,
l’oralité, élevée ici au statut de potentialisateur de révolution idéologique et esthétique, s’est
imposée dès les premiers instants de son annexion par les romanciers africains comme un
concept de bouleversement du logocentrisme occidental.
Le logocentrisme en tant que fondement de la mystique du colonialisme, implique, la
prééminence ou la préséance du système de connaissance et de pensée occidentale qui se
méfie des philosophies et des cultures des peuples relégués à la marge de l’Occident
impérialiste.
En effet, parée des atours de l’oralité africaine, l’écriture littéraire est ici par définition
et par essence une expression insurrectionnelle de l’art romanesque où l’immanence des
« paroles anciennes » déjoue le principe impérialiste de la domination par la culture et le
23
Cheikh Chérif Kéita, Massa Makan Diabaté, un griot mandingue à la rencontre de l’écriture, Paris,
L’Harmattan, 1995, p. 9.
24
Ursula Baumgardt, Jean Derive, Littérature africaine et oralité, Paris, Karthala, 2013, p. 8.
modèle linguistique. Cette écriture « relooké » contribue à l’atrophie du logocentrisme
occidental comme concept de domination. Elle oblige au recours d’autres systèmes de
représentation du monde qui garantissent la présence de la vérité historique dans la création
littéraire.
Dans ce sens, le « donsomana » ou le « soundjata-fasa » comme canon de la critique et
de l’esthétique chez les écrivains africains francophones d’origine mandingue de la trempe
d’Ahmadou Kourouma, de Massa Makan Diabaté ou de Djibril Tamsir Niane, ou encore les
« contes fang-bulu-beti » qui structurent les frasques politiques de l’Afrique contemporaine
chez les romanciers camerounais comme Jacques Fame Ndongo dans l’A-fric, conduisent au
dépassement de la grande idée reçue qui a gouverné toute l’ambition impérialiste de l’Europe
en Afrique : les peuples de ce continent étant dépourvu de civilisation, il ne peuvent en
aucune façon se prévaloir d’un savoir qui puissent instruire le progrès politique, sociale et
même scientifique.
Il ne fait aucun doute qu’en faisant intervenir l’oralité, il s’agit pour eux de surveiller
le discours romanesque tombé depuis la fin de la seconde guerre mondiale et le début des
« indépendances sans décolonisation » sous l’autorité de la pensée unique.

II- L’ESPACE DANS L’IMAGINAIRE ROMANESQUE FRANCOPHONE


AFRICAIN : UNE PARODIE DE LA FRANCOPHONIE POLITIQUE

A- Sous le prisme des œuvres de Mongo Béti

La décennie 1970 constitue une période charnière qui voit les écrivains phares de la
littérature africaine francophone procéder à une levée de bouclier contre la France dans le
cadre de ses relations avec les pays africains francophones indépendants. Parmi les premiers à
poser sans complexe la problématique de l’embrigadement des « souverainetés nationales »
en Afrique Francophone se trouve le camerounais Mongo Béti. Si le bilan qu’il dresse, dans
ses romans, de l’indépendance des anciennes colonies après plusieurs années, est totalement
négatif, c’est dans ses essais qu’il se montre politiquement offensif contre la politique
française en Afrique et ses avatars : francophonie, françafrique, etc.
Tout commence en 1972, c’est-à-dire quatorze ans après sa toute dernière publication
Mission Terminée. En cette année qui marque l’entrée dans la deuxième décennie de
l’indépendance de son pays, l’auteur de Ville cruelle, aussi connu sous le pseudonyme d’Eza
Boto publie Main basse sur Cameroun. A l’origine de cette publication, d’après Auguste
Owono-Kouma25 qui retrace l’historique de cet essai, un article paru dans le quotidien parisien
Le Monde, qui, au mépris du principe de la présomption d’innocence, prend fait et cause pour
le président Ahidjo, dans le procès politique qui oppose ce dernier à Ernest Ouandié et
Monseigneur Albert Ndongmo, arrêtés et accusés de conspiration et d’être auteurs d’activités
subversives en Août 1970. Désireux de réagir à cet article paru la veille du procès, Mongo
Béti est impuissant devant l’attitude du journal français qui ressemble à un refus de publier
son droit de réponse.
Révolté par le parti pris et le comportement de la presse française à travers laquelle il
suit le procès depuis son exil, Mongo Béti dénonce les velléités de désinformation érigées en
stratégie de communication quand il s’agit de l’Afrique. C’est alors que germe dans l’esprit
du romancier patriote l’idée de l’écriture de Main basse sur le Cameroun, à la suite d’une
série d’enquêtes qui révèleront les mécanismes de pillages des indépendances africaines.
La parution de Main basse sur le Cameroun en juin 1972 n’est pas sans tracasseries.
En effet, comme le révèle Auguste Owono-Kouma, l’ouvrage fait l’objet d’interdiction dès sa
25
Auguste Owono-Kouma, Les essais de Mongo Béti : développement et indépendance véritable de l’Afrique
noire francophone, Paris, L’Harmattan, 2014, p. 42.
mise en vente et est saisi chez l’éditeur François Maspero. A la suite d’un procès intenté
contre le ministre français de l’Intérieur au moment des faits devant le tribunal de grandes
instances de Rouen, Mongo Béti et son éditeur sont rétablis dans leurs droits respectifs en
février 1976.
D’un point de vue historique, cet essai marque le début de la critique ouverte et sans
concession par les écrivains contre la France au sein de la francophonie africaine ; cette
dernière soupçonnée d’être un piège à la souveraineté nationale des ex-colonies française.
Jusqu’à la fin de sa carrière, Mongo Béti reste fidèle à cette vision très critique de la
Francophonie, dénonçant son impuissance à offrir aux écrivains africains ce vertige de la
créativité en toute indépendance et en toute authenticité qu’est la liberté. Et d’ailleurs, entre
les intellectuels de son continent et les roitelets, écrit-il, il y a bien longtemps que Paris a fait
son choix.
En reprenant ces paroles fortes de l’une des figures incontournables de la littérature
politique, un autre grand nom du roman contemporain affleure l’esprit. Il s’agit d’Ahmadou
Kourouma, qui a fait l’amère expérience d’une francophonie politique ramant à contre-
courant de la liberté d’expression.

B- Sous le prisme de l’œuvre d’Ahmadou Kourouma

Le destin éditorial de Les soleils des indépendances, tel que le rapporte Francis
Ekoungoun qui a conduit une réflexion inédite sur le manuscrit du premier roman de
l’écrivain ivoirien, a servi de baromètre à la liberté d’expression et de créativité en Afrique
francophone :
Autant d’enjeux qui se sont exprimés sous différentes variables et dont la lecture générale
permet de démontrer comment se sont négociés les rapports entre une page de l’histoire
franco-africaine et le microcosme littéraire francophone.26

Sous le prétexte d’une écriture anticonformiste jugée trop agressive sur le plan
politique envers les régimes africains dont la critique n’est pas encore à la mode, le
« mandarinat éditorial français » entre en jeu pour censurer un roman qui ose s’attaquer à l’un
des alliés historiques de la France en Afrique, un ami, un partenaire à qui l’on doit d’ailleurs
le néologisme « Françafrique »27 : Félix Houphouet-Boigny :

En 1963, Ahmadou Kourouma est témoin d’une vague d’arrestations de


personnalité politiques ivoirienne dans l’affaire les « faux complots d’Houphouet-
Boigny ». Il en fut affecté au point de n’avoir pas pu s’empêcher de matérialiser ces
événements historiques par l’écriture.28

La situation politique en Côte d’Ivoire de 1960 à 1967 est, certes, le principal thème
abordé dans le premier roman d’Ahmadou Kourouma. Mais vivant sur un continent où la
plupart des régimes politiques sont installés par les pays occidentaux, l’on ne peut s’empêcher
de lire au-delà la critique de ces pouvoirs aux ordres une critique de leurs « mentors ». Ainsi,
en dépit de la grande activité de censure déployée par le mandarinat éditorial hexagonal, un

26
Jean-Francis Ekoungoun, Ahmadou Kourouma par son manuscrit de travail, Paris, Connaissances et Savoirs,
2013, p. 82.
27
« La France dispose de très solides amitiés auprès des nouveaux chefs d’Etats africains, qu’il s’agisse
d’Houphouët-Boigny, de Senghor, ou d’Omar Bongo au Gabon. […] ces héritages donnent naissance à la
Françafrique ainsi dénommée dès 1955 par Félix Houphouët-Boigny, très enthousiaste, et soucieux de conserver
une forte proximité avec la France ». cf : Pierre Vermeren, Le choc des décolonisations, Paris, Odile Jacob,
2015, p. 68.
28
Jean-Francis Ekoungoun, idem, p. 263.
épisode29 rappelle dans Les soleils des indépendances que la Côte des Ebènes, à l’instar des
pays africains francophones, demeure une indépendance sous surveillance par l’armée
française ; un pré carré dont le régime installé par la France ne peut être ébranlé par aucune
colère du peuple révolté tant que l’armée française veille au grain.
Cette critique à peine voilée d’une Afrique francophone muselée, interdite de
démocratie par la France et ses réseaux françafricains incarnés dans les récits d’Ahmadou
Kourouma par les pouvoirs politiques africains, s’amplifie dans une autre de ses fictions En
attendant le vote des bêtes sauvages. Ici c’est tout le processus de spoliation de la
souveraineté qui est mis à nu : coups d’États et assassinats des patriotes africains de la trempe
de Fricassa Santos ou de Pace Humba, fraudes électorales cautionnées par la France et ses
alliés au Conseil de Sécurité de l’ONU, fabrication de despotes au service du bloc idéologique
occidental, asphyxie économies africaines par des pseudos programmes d’ajustement
structurel mis à exécution par des « banquiers-diplomates » accrédités auprès du FMI. C’est
pour dénoncer la tragédie que vivent silencieusement les pays africains francophones depuis
plus d’un demi-siècle qu’Ahmadou Kourouma a poétisé le donsomana de Koyaga, pour dire
la vérité sur sa dictature, ses saloperies, ses conneries, ses mensonges, ses nombreux crimes et
assassinats ; une vérité sur les dictatures que semblent partager Boris Boubacacar Diop et
Aminata Dramane Traoré, dans leurs échanges épistolaires à la suite de la guerre française au
Mali contre le terrorisme. L’écrivain sénégalais et l’ancienne ministre de la culture au Mali
saisissent l’opportunité de cette énième guerre de la France en Afrique pour peindre l’histoire
de leur continent sous La gloire des imposteurs :
L’Afrique est plus que jamais orpheline de ces dirigeants impitoyablement éliminés pour
avoir voulu mettre leurs pays sur cette route-là, celle de l’autonomie et de
l’autosuffisance. Depuis le début, depuis le temps du général de Gaulle, la Françafrique
est une abominable histoire de coups d’État, d’assassinats politiques et de pillage des
richesses de tout un continent. […] J’aimerais juste, Boris, que ceux qui estiment que
nous critiquons souvent ou trop facilement les Occidentaux m’expliquent pourquoi, même
aujourd’hui, nous devrions passer sous silence de tels agissements, qui ont pesé si
négativement sur nos destinées.30

Les confidences d’Aminata Dramane Traoré sont révélatrices d’un état d’esprit chez
les écrivains et autres intellectuels africains francophones, mais surtout, elles mettent à l’index
la réalité d’une vérité longtemps censurée par la critique. Une vérité prégnante pour l’histoire
littéraire, à savoir que le roman de la dictature ou des indépendances africaines est une
véritable litote qui, dans sa signification profonde, est une rhétorique qui trahit l’idée des
indépendances sans décolonisation :
De Gaulle parvint à octroyer l’indépendance sans décoloniser. Il y réussit en inventant
des présidents de la République qui se faisait appeler les pères de la nation et de
l’indépendance de leur pays, alors qu’ils n’avaient rien fait pour l’indépendance de leur
République et n’étaient pas les vrais maîtres, les vrais chefs de leurs peuples 31.

Les donsomanas des dictateurs qui ont pris en otage les peuples des Républiques du
Golfe, des Ebènes, des Monts, des deux Fleuves, du Grand Fleuve, des Djébèles, anagrammes
des républiques du Togo d’Eyadéma, de la Côte d’Ivoire d’Houphouet-Boigny, de la Guinée
de Sékou Touré, du Zaïre de Mobutu, de la Centrafrique de Bokassa, et royaume Chérifien de
29
« Alors nos étudiants et nos intellectuels nous ont dit de chasser les Français ; ça aurait apporté beaucoup
plus de maisons, d’argent et des marchandises. Mais c’était difficile, il y avait les troupes françaises, […] », cf :
Ahmadou Kourouma, Les soleils des indépendances, in œuvre complète d’Ahmadou Kourouma, Paris, Éditions
du Seuil, 2010, p. 74.
30
Aminata Dramane Traoré, Boris Boubacar Diop, La gloire des imposteurs, Paris, Éditions Philippe Rey, 2014,
p. 100.
31
Ahmadou Kourouma, En attendant le vote des bêtes sauvages, Paris, Éditions du Seuil, 1998, p. 76-77.
Hassan II ; ces donsomanas, en vérité, convergent vers un seul qui les justifie, les explique et
les historicisent dans l’histoire des relations internationales. C’est le donsomana du général de
Gaulle et son invention de la Communauté :
La bonne trouvaille du général de Gaulle avait été cette création de la Communauté
française avec ces meneurs nègres lorsqu’ils furent acclimatés aux bords de la Seine et
redoutaient le retour immédiat et définitif dans leur brousse natal. Complète le
répondeur.
Et la communauté avait réussi partout sauf en République des Monts où régnait l’homme
en blanc au totem lièvre qui ne s’était pas encore remplumé en dictateur sanguinaire. La
Communauté était parvenue, dans les autres territoires, à faire plébisciter comme chef de
gouvernement, par des élections législatives et des référendums qu’elle avait réussi à
truquer, l’élu de la colonie que le général de Gaulle avait préféré et dont les paroles ne
juraient pas trop avec la thèse colonialiste de l’infériorité du Nègre voleur et paresseux.
Le nouveau chef de gouvernement choisi par le général avait été forcé – parfois comme
en République des Ebènes, insinue le répondeur – de proclamer l’indépendance de la
colonie dans l’interdépendance et en toute amitié avec la France.32

La suite de la fabrication des présidents, de proclamation des indépendances sans


décolonisation qui est au demeurant la vraie histoire des indépendances en Afrique
francophone ce sont les guerres, les coups d’État, la confiscation des souverainetés,
savamment romancés dans le roman politique de En attendant le vote des bêtes sauvages.
Mais entre la peinture fictionnelle de la francophonie politique et la réalité, la frontière est
quasi inexistante.

III- DE L’IMAGINAIRE FICTIONNEL ET LITTÉRAIRE À LA RÉALITÉ


HISTORIQUE : LA FRANCOPHONIE POLITIQUE DANS TOUS SES
ÉTATS

L’histoire de la francophonie que les écrivains africains donnent à découvrir est loin
d’être un fleuve tranquille. Comme les « eaux saumâtres » où règne le saurien centenaire du
« donsomana » d’Ahmadou Kourouma, ou à l’image des « brousses sauvages » où opère le
maître chasseur, la politique de civilisation en francophonie africaine est tout simplement
dangereuse, hostile à l’épanouissement de tout progrès social et humain.
Deux extraits des œuvres d’Ahmadou Kourouma permettent de franchir la frontière
entre la fiction et la réalité, où le vrai visage de la francophonie étale toute sa laideur. Le
premier fait allusion au parcours du chef de guerre, le « bandit de grand chemin » Charles
Taylor qui a mis son pays en coupe réglée pendant des années :
Qui était le bandit de grand chemin Taylor ?
On a entendu parler de Taylor la première fois au Liberia quand il a réussi le fameux
coup de gangstérisme qui mit le trésor public libérien à genoux. […] Sous le verrou, il a
réussi à corrompre avec l’argent volé ses geôliers. Il s’est enfui en Libye où il s’est
présenté à Kadhafi [qui] l’a refilé à Compaoré, le dictateur du Burkina Faso, avec plein
d’éloges comme si c’était un homme recommandable. Compaoré, le dictateur du Burkina
Faso, l’a recommandé à Houphouët-Boigny, comme un enfant de chœur, un saint. […]
Houphouët et Compaoré se sont vite entendus sur l’aide à apporter au bandit. Compaoré
au nom du Burkina Faso s’occupait de la formation de l’encadrement. Houphouët au
nom de la Côte d’Ivoire s’était chargé de payer des armes et l’acheminement de ces
armes. […] Pourquoi apportent-ils des aides importantes à un fieffé menteur, à un fieffé
voleur, à un bandit de grand chemin comme Taylor pour que Taylor devienne le chef
d’un État ? Pourquoi ? Pourquoi ? De deux choses l’une : ou ils sont malhonnêtes
32
Ahmadou Kourouma, idem, p. 77.
comme Taylor, ou c’est ce qu’on appelle la grande politique dans l’Afrique des dictatures
barbares et liberticides des pères des nations. (Liberticide, qui tue la liberté d’après mon
Larousse).33

Le second extrait est un discours ésotérique sur l’éthique qui, à n’en point douter, a
nourri la politique de civilisation à laquelle renvoie incontestablement la critique de la
francophonie, en tant qu’organisation géopolitique :
La politique est comme la chasse, on entre en politique comme on entre dans
l’association des chasseurs. La grande brousse où opère le chasseur est vaste, inhumaine
et impitoyable comme l’espace, le monde politique.34

Le croisement du discours ésotérique et du discours historico-réaliste d’Ahmadou


Kourouma met fin à la frontière entre l’imaginaire romanesque et le monde réel dans lequel se
joue de façon dramatique le destin des peuples africains francophones. La question à laquelle
répondent les lignes qui vont suivre est de savoir pourquoi l’espace cynégétique, aussi
inhumaine soit-elle, est une allégorie de la francophonie africaine.

A- De la solidarité entre « bandits de grand chemin » politiques au terrorisme d’États

Cinquante années d’historiographie consensuelle de la francophonie ont jusqu’ici construit le


mythe d’une organisation pacifique et philanthropique rassemblant des pays ayant en partage
la langue française et mus par les valeurs de solidarité culturelle et politique. Cependant
l’image qu’en donne la littérature africaine francophone qui ne s’accommode plus de
brouillage de la réalité historique par des noms d’espaces et de personnages fictifs est loin de
se superposer de façon harmonieuse à la représentation quasi idyllique de la francophonie. En
témoigne le symbolisme romanesque dans lequel se déploie la poétique du pouvoir politique
ou même celle des relations internationales entre d’une part la France et ses anciennes
colonies et d’autre part entre les pays africains eux-mêmes.
En plus du vocable de « dictateur » qui sert à mettre en procès le pouvoir politique depuis le
début des années 1960, l’œuvre romanesque d’Ahmadou Kourouma, en l’occurrence, a
enrichi sémantiquement et idéologiquement ce paradigme critique avec la périphrase de
« bandit de grand chemin ». La poétique du pouvoir africain puise ainsi dans la dimension
morale et civique pour dénuer le dictateur de la moindre conscience politique qu’on puisse lui
attribuer. En un mot, le dictateur africain ne peut se prévaloir d’aucune éthique en dehors de
celle qui érige son statut de dirigeant en défenseur de ses propres intérêts et de ceux de ses
commanditaires endogènes ou exogènes. Dès lors, entre dictateurs ou bandits de grand
chemin, la seule forme de solidarité qui prévaut est celle qui consiste à construire un pouvoir
liberticide, qui maintienne par tous les moyens les peuples dans une espèce de terrorisme
d’État, au sens qu’il convient d’entendre cette notion ici et maintenant.
Avant d’en fournir des illustrations ultérieurement, il faut retenir que le terrorisme d’État
désigne toutes les formes de violence politique réelle ou symbolique exercées par un État
visant à maintenir un territoire ou un peuple dans les liens iniques de domination géopolitique.
Cette violence peut être mise en œuvre par État, pour le compte d’un autre État dont il est
sous l’empire. Dans le cas d’espèce, les dirigeants du territoire soumis sont censés défendre
les intérêts de la nation dominatrice. Ainsi présenté, le terrorisme d’État n’est rien d’autre
qu’une nébuleuse de complicités endogènes et exogènes défendant des privilèges
économiques, politiques et militaires. En reprenant un certain propos fait de lucidité de

33
Ahmadou Kourouma, Allah n’est pas obligé, in Œuvres complètes, Paris, Éditions du Seuil, 2010, pp. 776-
777.
34
Ahmadou Kourouma, idem, p. 563.
François Xavier-Verschave, il faut préciser que le système se recycle dans la criminalisation
et est hostile à la démocratie.35
Le terrorisme d’État, tel que fictionnalisé se manifeste à travers les assassinats de dirigeants
insurgés contre le diktat des puissances impérialistes, les guerres géostratégiques couvertes
par des grilles de lectures appliquées et applicables aux guerres dites ethniques, aux génocides
planifiés, etc. L’emploi de l’expression terrorisme d’État ici répond à une volonté de préserver
toute la sémantique et l’idéologie de la critique du pouvoir politique charriées par le vocable
« bandit de grand chemin », métaphore ingénieuse ironisant l’attitude de politiciens qui
s’arrogent le droit de se « partager les hommes et les richesses d’un pays ». Leur gangstérisme
intérieur ou international avéré ne peut que saborder l’idéal de solidarité politique et culturelle
qui a certainement inspiré l’idée même de francophonie ; même si l’État français, sans qui, la
francophonie n’aurait jamais existé, participe de ce gangstérisme.
Fanny Pigeaud, prétextant rétablir les vérités inédites sur la crise militaropolitique de cette
dernière décennie en Côte d’Ivoire, livre le portrait peu reluisant de la francophonie comme
une organisation taillée sur mesure plus pour les chefs d’États, caricaturés sous les traits de
« bandits de grand chemin » que pour les peuples. Rapportant l’entretien de l’ancien chef
d’État ivoirien avec un journaliste de la Radio France Internationale, Fanny Pigeaud ne fait
aucun « mystère de l’implication de l’État français », par exemple, à travers l’attitude de ses
dirigeants de l’époque, dans la tragédie de la Côte d’Ivoire, co-fondatrice avec la France, le
Sénégal, le Niger, la Tunisie, de la Francophonie :
Il est évident que les autorités françaises savaient ce qui se préparait au Burkina Faso. Il
est certain aussi que les futurs rebelles et leur parrain burkinabè n’ont pu tenter leur
coup qu’avec l’approbation des autorités françaises : les chefs d’États et les officiers des
ex-colonies françaises savent qu’un mouvement armé ne peut émerger dans leurs pays
sans l’aval de la France. Le gouvernement français ne fera d’ailleurs jamais de critique
ou de reproche public à Compaoré. Le fait que les soutiens des rebelles soient tous des
chefs d’État inféodés à Paris.36

Avec cette révélation, c’est tout l’idéal de solidarité bâti autour de la francophonie qui
s’effondre au profit du terrorisme d’État au service des intérêts d’individus avides de pouvoir,
prétendant agir au nom de leurs peuples. En effet, la solidarité en francophonie demeure
illusoire pour ne pas dire une perspective cavalière. Des États francophones occidentaux, au
nom de leur politique de civilisation engluée dans un nationalisme exacerbé, mais aussi des
nations francophones africaines, arguant la défense des intérêts de leurs compatriotes
expatriés en quête de bonheur, restent muets, quand il ne se font pas complices de crimes
contre l’humanité, comme ces « vastes tueries totales » qui prennent par moments des allures
de génocide, que relatent les investigations de Fanny Pigeaud ; des « massacres commis par
[des] salopards échevelés qui exerçaient leur pouvoir avec une incroyable brutalité, une
violence inouïe »37.
Si d’après l’ouvrage de Fanny Pigeaud, « les méthodes violentes de l’armée
française »38 rivalisaient en cynisme avec « l’incroyable brutalité » des hordes de mercenaires
recrutés par la rébellion dans les pays limitrophes de la Côte d’Ivoire, pour donner à la notion
de terrorisme d’État son sens le plus achevé ; si ces attitudes terroristes qui contribuent à
dévoyer l’idéal de solidarité entre pays ayant en partage la langue française sont en passe
d’être érigées en norme dans le langage diplomatique en francophonie, la conscience
populaire francophone n’est pas prête d’oublier l’apocalypse qui s’est déroulée dans la région

35
François-Xavier Verschave, La Françafrique, sl, Éditions Stock, 1999, p. 175.
36
Fanny Pigeaud, France Côte d’Ivoire. Une histoire tronquée, Paris, Vents d’Ailleurs, 2015, p. 40.
37
Fanny Pigeaud, idem, p. 82.
38
Fanny Pigeaud, idem, p. 83.
des grands lacs ; une région où la rivalité morbide et mortifère entre pays francophones a
conduit malheureusement au dernier génocide du vingtième siècle.
Prenant la relève de la Belgique dont la très longue présence d’au moins un siècle dans
la région des grands lacs et notamment au Rwanda est fortement critiquée pour avoir semé les
germes de la déstabilisation régionale et du génocide au Pays des mille collines, la France
s’impose dès le début des années 1990 comme un partenaire incontournable du régime
politique rwandais d’alors. Nicole Braeckman explique comment à travers un processus de
transfert presque narcissique le pouvoir français se constitue en bras séculier et en protecteur
de la politique des autorités rwandaises, comptables du génocide perpétré contre la grande
majorité de Tutsis et de Hutus modérés. Connaissance de longue date du président
Habyarimana qui le gratifie occasionnellement de récitation de poèmes, François Mitterrand,
dont le fils Jean-Christophe entretient des relations amicales avec Jean-Pierre, le fils du
dirigeant rwandais, est non seulement séduit par la finesse d’esprit de son homologue, mais il
est profondément « touché par la vulnérabilité de ce petit pays confronté à une invasion
soutenue par un pays anglophone »39.
L’origine de l’activisme politique et militaire français dans cette région, qui va revêtir
la tunique horrifiante du terrorisme d’État prend naissance dans ce contexte relations politico-
émotionnelles :
À paris, la décision est prise rapidement : il faut intervenir pour évacuer et rassurer les
expatriés ; il faut soutenir un régime injustement agressé. Les excellentes relations qui
sont nouées entre Jean-Christophe, le fils du président français, et Jean-Pierre, le fils du
président rwandais, avec la bénédiction de Mobutu, font le reste, d’autant plus que le
premier dirige à l’époque la cellule africaine de l’Elysée. 40

Comme dans les autres pays francophones d’Afrique où l’intervention militaire n’est soumise
à aucun contrôle démocratique, le soutien inconditionnel au régime rwandais est l’affaire de
l’Elysée qui mène à sa guise la politique africaine de la France. Ainsi, fermant les yeux sur les
graves dérives du pouvoir politique ethniquement et racialement marqué du général
Habyarimana, la France se comporte comme « un bandit de grand chemin » qui participe à
l’amplification du terrorisme d’État ambiant :

Les militaires français découvrent au Rwanda un ennemi comme ils les aiment : les
rebelles sont au départ issus d’un groupe minoritaire, leurs chefs parlent anglais, et ils
assurent qu’ils mènent une lutte de libération nationale, dont les « nationaux » ne veulent
pas. […] C’est sans doute pour combattre les « subversifs » que l’armée française, dès
1990, envoie au Rwanda tant de militaires appartenant aux forces spéciales. Ils feront
leurs preuves. […] En fait, depuis 1990, Ce sont les militaires français qui garantissent
la survie politique de Habyarimana.41

Partout où la solidarité entre les « bandits de grands chemins » a fait école, les conséquences
du terrorisme d’État laisse sans voix. Au Rwanda, le génocide de près d’un million de tutsi et
le massacres d’Hutus modérés resteront l’une des pages les plus sombres de l’histoire de la
francophonie. Au Congo Brazzaville, en République Démocratique du Congo, en
Centrafrique, en Côte d’Ivoire, au Burundi, ce sont des politiciens, des chefs d’États
francophones qui exacerbent les divisions des peuples dont ils instrumentalisent les
différences. Ce sont des anciennes puissances colonialistes devenues par le fait d’accords

39
Nicole Braeckman, Rwanda. Histoire d’un génocide, Paris, Librairie Arthème Fayard, 1994, p. 254.
40
Nicole Braeckman, idem, p. 255.
41
Nicole Braeckman, idem, p. 256-257.
iniques des partenaires hyperprivilégiés des pays africains francophones qui orchestrent, à
travers leurs relais locaux, le chaos.

B- Quand la « francophonie françafricaine » part en croisade contre les idéaux de la


francophonie

L’histoire des cinquante années d’existence de la francophonie révèle que les


nombreuses tragédies nationales qui ont marqué la vie des États africains francophones
s’expliquent une même raison : la nébuleuse françafrique. Cette espèce de système
géopolitique vampirique constitué de certains États francophones africains et français assure
le maintien du colonialisme et de l’impérialisme occidental en Afrique par des actes
besogneux : coups d’État, assassinats politique et guerres ethniques ou tribales larvées. Toutes
pratiquent qui démontrent que les chaos politiques en francophonie africaine n’adviennent que
quand les francophones partent de manière irrationnelle en croisade contre les idéaux qui les
ont rassemblés dès le début des années 1960 : solidarité entre pays ayant en partage la langue
française, la justice et l’égalité entre les nations, création d’un espace de démocratie et d’État
de droit, etc.
La question est de savoir comment les États francophones mus par de telles valeurs
partent-ils en croisade contre cette politique de civilisation ? La réponse à cette question
lancinante vient sans doute de la définition de la françafrique, ce réseau d’hommes d’États et
d’affaires africains et français indexé par François-Xavier Verschave et Mamadou Koulibaly.
Pour François-Xavier Verschave, la françafrique désigne :
Une nébuleuse d’acteurs économiques, politiques et militaires, en France et en Afrique,
organisée en réseaux et lobbies, et polarisée sur l’accaparement de deux rentes : les
matières premières et l’aide au développement. La logique de cette ponction est
d’interdire l’initiative hors du cercle des initiés. Le système, autodégradant, se recycle
dans la criminalisation. Il est naturellement hostile à la démocratie. Le terme évoque
aussi la confusion, une familiarité domestique louchant vers la privauté .42

Sur la même lancée que François-Xavier Verschave, mais sans nommer la françafrique dans
ses propos, voici ce que l’économiste et homme d’État ivoirien dit des accords de coopération
franco-africains et intrinsèquement franco-ivoiriens :
[…] regardons le fond des relations franco-ivoiriennes depuis l’indépendance. Ces
périodes ont été marquées par l’étatisme qui n’est rien d’autre qu’un totalitarisme discret
qui se traduit par l’idéologie de développement économique impulsé par la coopération
interétatique, la solidarité obligatoire entre les États, l’aide publique au développement
et le refus de la liberté et de la démocratie pour les populations dont les pays sont
supposés bénéficier des bienfaits de cet étatisme.43

Mises en parallèles, ces deux critiques de la françafrique ou des relations françaises et


africaines appellent la réflexion suivante. La francophonie, dans sa ramification africaine, est
placée sous le sceau d’une espèce de république souterraine obscurantiste, soutenue par un
régime politico-militaro économique « mafieux » et une idéologie mortifère. C’est donc en
cela que, la « francophonie françafricaine » se sent fébrile et menacée dans son existence
quand d’autres idéologies et modèles de gouvernement entrent en conjuration avec ses
principes équivoques.
Ce néologisme qui traduit éloquemment l’état criminogène de la francophonie
politique, version Françafrique, par des relations internationales aux antipodes des idéaux de
démocratie, de droits de l’homme, d’égalité et de fraternité entre les peuples, montre combien
42
François-Xavier Verschave, idem, p. 175.
43
Mamadou Koulibaly, idem, p. 14-15.
des États francophones rament à contre-courant des valeurs fondatrices de leur organisation.
Des valeurs que l’on retrouve dans les professions de foi de la « révolution burkinabé »
d’obédience sankariste et de la « Refondation » en Côte d’Ivoire, pour ne considérer que ces
exemples de notoriété historique et politique. Au grand dam des peuples africains
francophones, les agents de la francophonie françafricaine n’hésitent pas à porter l’estocade à
ces « valeurs » qui, pourtant, incarnent ce qui semble être en réalité l’idéal, le crédo de
l’Organisation internationale de la Francophonie.

1- La francophonie françafricaine et la révolution burkinabé d’obédience sankariste

Le 7 novembre 1982, un coup d’État écarte du pouvoir les putschistes du régime du


général Sangoulé Lamizana. Toute l’armée, écrit François-Xavier Verschave 44, est représentée
dans le Comité de Salut Public qui choisit le commandant Jean-Baptiste Ouédraogo pour
président, puis nomme Thomas Sankara à la tête du gouvernement. En 1983, succède à ce
coup d’État une autre révolution, qui porte cette fois-ci le capitaine Thomas Sankara au
pouvoir. Nourri, entre autres, dès sa jeunesse par les thèses panafricanistes de la FEANF
(Fédération des Etudiants d’Afrique Noire) et les idées progressistes du PAI (Parti Africain de
l’Indépendance) ; marqué par la révolution malgache et les positions tiers-mondistes, ce
dernier cultive sa stratégie militaire et son humour oratoire qu’il met au service de la
révolution burkinabé.
Affichant sans complexe sa ligne politique anti-impérialiste, Thomas Sankara tente
une large mobilisation populaire contre le sous-développement. Il mise à fond sur l’éducation,
ce qui lui vaut une grande dévotion de la part de la jeunesse. D’après François-Xavier
Verschave, la révolution burkinabé d’obédience sankariste a obtenu de beau succès durables
qui correspondaient à des attentes précises et des modes d’organisation compréhensibles, tout
cela malgré la cessation de l’aide budgétaire française, puis les financements de la banque
mondiale45. Ce constat positif des retombées de la révolution burkinabé sous Thomas Sankara
est corroboré par le bilan dressé par ce dernier lui-même :
« Notre révolution n’aura de valeur que si en regardant derrière nous, en regardant
derrière nous, en regardant à nos côtés et en regardant devant nous, nous pouvons dire
que les Burkinabé sont, grâce à la révolution, un peu plus heureux, parce qu’ils ont de
l’eau saine à boire, parce qu’ils ont une alimentation abondante, suffisante, parce qu’ils
ont une santé resplendissante, parce qu’ils ont l’éducation, parce qu’ils ont des
logements décents, parce qu’ils sont mieux vêtus, parce qu’ils ont droit aux loisirs ; parce
qu’ils ont l’occasion de jouir de plus de liberté, de plus de démocratie, de plus de dignité.
Notre révolution n’aura de sens que si elle peut répondre concrètement à ces questions 46.

Face à l’influence grandissante en Afrique francophone de cette révolution burkinabé portée


par l’image et l’intelligence politique de Thomas Sankara, la francophonie françafricaine
s’organise. D’Abidjan à Paris, en passant par Lomé, les inconditionnels de l’anti-sankarisme,
sur fond d’un incident diplomatique entre Thomas Sankara et son homologue français, n’ont
pas de mal à s’accorder sur le sort du Burkina :
François Mitterrand […] reste ulcéré par l’apostrophe reçue fin 1986 lors d’une visite à
Ouagadougou : « Nous Burkinabé, nous n’avons pas compris comment des bandits,
comme Jonas Savimbi, le chef de l’Unita, des tueurs comme Pieter Botha, ont eu le droit
de parcourir la France si belle et si propre. Ils l’ont tâchée de leurs mains et de leurs
pieds couverts de sang. » […] loin de la France « si propre » Sankara étale le linge sale
de la France à fric. Et il poursuit avec la politique de coopération, dont Mitterrand et

44
François-Xavier Verschave, idem, p. 179.
45
François-Xavier Verschave, idem, p. 181.
46
Thomas Sankara cité par François-Xavier Verschave, idem, p. 186.
Foccart, jadis ennemis, bloquent de concert tout évolution : « ce qui s’appelait hier aide
n’était que calvaire, que supplice pour les peuples. » Brutales vérités ! Sankara le
passionné donne des coups de pied dans la membrane protectrice d’un néocolonialisme
dépassé, il déchire la ouate du double langage. François Mitterrand Blêmit sous la
charge. Celui qui fut quarante-six ans plutôt ministre des Colonies et qui depuis n’a
jamais su redescendre de sa condescendance, ne fera rien pour arrêter la main des
comploteurs.47

Devenu « persona non grata »48 au sein de la francophonie françafricaine, alors sous l’obscure
emprise d’un certain « triumvirat françafricain Houphouët-Foccart-Penne »49, Thomas
Sankara connaîtra une fin tragique, et avec lui sa révolution, dans des conditions que raconte
avec force détails le sous-chapitre intitulé « Sankara, l’anti-houphouët »50.

2- La francophonie françafricaine et la « Refondation » politique en Côte d’Ivoire

Entre la révolution burkinabé d’obédience sankariste, qui a contribué à la notorité de la


métaphore de « pays des hommes intègres » explicitant le nom Burkina Faso, et la
« Refondation » politique inspiré par les socialistes du Front Populaire Ivoirien, l’objectif
semble être le même. Il s’agit de redonner aux pays africains de l’ancienne colonie française
la plénitude leur souveraineté nationale. Ce qui signifie que, depuis la prétendue
décolonisation que Mamadou Koulibaly compare à l’histoire d’un « vieux vin frelatée dans
une nouvelle bouteille »51, la condition d’État indépendant en Afrique francophone est piégée
par les vicissitudes d’un « pacte colonial » dont le sens est rappelé comme suit :
Le pacte colonial, selon l’Encyclopédie universelle Larousse, est un répondant « de la
conception mercantiliste de la colonisation qui visait à l’enrichissement de la métropole.
Il stipulait l’interdiction totale ou partielle du marché colonial aux produits étrangers ;
l’obligation d’exporter les produits coloniaux exclusivement ou principalement vers la
métropole ; l’interdiction, pour la colonie, de produire des objets manufacturés, son rôle
économique se bornant à celui de productrice de matières premières et de débouché
commercial ; le traitement de faveur accordé par la métropole aux produits coloniaux,
accompagné d’une aide publique, militaire, culturelle et souvent économique, fournie par
la métropole. »52

Dans les faits, le pacte colonial ainsi défini dans sa formulation théorique, est un
« condensé d’accords, de protocoles, de conventions, de traités, de décrets et de
règlements »53, contenus dans un document intitulé « Accords de coopération franco-
ivoiriens », pour ce qui concerne la Côte d’Ivoire.
Pour comprendre le sens politique de ces accords, dont le caractère officiel confirmé
par leur publication au Journal Officiel de la Côte d’Ivoire leur confère un statut juridique
opposable aux différentes parties signataires, une rétrospection dans les dernières années de la
colonisation s’impose. Opposé clairement à une indépendance immédiate de la Côte d’Ivoire
à la suite du référendum constitutionnel qui instituait la « Communauté française » en 1958,
Houphouët-Boigny, qui « avait réclamé la création d’une République fédérale » réunissant la
France et ses colonies africaines, avait obtenu malgré lui le « droit à l’autodétermination,
47
François-Xavier Verschave, idem, p. 185.
48
François-Xavier Verschave, idem, p. 180.
49
Ibidem.
50
François-Xavier Verschave, idem, p. 173.
51
Mamadou Koulibaly, idem, p. 30.
52
Mamadou Koulibaly, idem, p. 13.
53
Mamadou Koulibaly, idem, p. 33.
même à l’indépendance »54. C’est sans doute pour éviter cette décision à lui imposée par de
Gaulle, dont le risque, pour le futur président de la Côte d’Ivoire, « serait de sortir de
l’Histoire »55, que le 30 juin 1959, à environ un an de la date de proclamation de
l’indépendance de la Côte d’Ivoire »56, Houphouët-Boigny signe la « convention de contrôle
direct de l’administration et du Trésor public ivoirien par le personnel français » que lui
propose la France. Ses principaux arguments à l’époque sont rappelés en substance par
Frédérick Cooper :
La Côte d’Ivoire, poursuivit-il, n’avait pas les ressources financières nécessaires à sa
propre défense ; elle ne pouvait entretenir des ambassades dans 90 pays ; seules de
relations de coopération avec la France et ses partenaires européens pourraient
« féconder nos richesses latentes »57.

À la suite de ce premier accord, Houphouët-Boigny engagera le 11 juillet 1960 à Paris la


signature de la Côte d’Ivoire dans un autre « accord particulier »58 qui, cette fois, transférera
les compétences d’une partie de la constitution française du 4 octobre 1958 à la République de
Côte d’Ivoire. C’est dans ce contexte d’accord de coopération et d’amitié avec la France que
l’indépendance de l’ancienne colonie sera proclamée le 7 août 1960 à Abidjan. Une dernière
série d’accords et de traité ratifié par Houphouët-Boigny interviendra le 24 avril 1961, scellant
définitivement le pacte colonial entre la Côte d’Ivoire et la France.
Ces accords, comme l’écrit Mamadou Koulibaly, concernent, dans le fond, la quasi-
totalité des domaines d’activité de la vie de l’État : l’économie, les finances, la justice, la
défense, le juridique, le social et la culture. C’est en ce sens qu’elles peuvent être considérées
à juste titre comme la fondation de l’idéal de développement, de progrès social et humain qui
a animé la nation ivoirienne en construction et sortant du joug colonial. Mais, les fondations
de la Côte d’Ivoire indépendante, très vite, ont révélé leurs faiblesses et atteint leurs limites,
conduisant le pays à une crise d’endettement et de perte de souveraineté, dont les
conséquences les plus dramatique, hier et aujourd’hui encore, sont bien évidemment la
dévaluation dans les années 1990 du franc CFA, la monnaie héritée du colonialisme français,
mais surtout la grave crise militaro-politique commencée depuis 2002, avec maintes
péripéties, dont les nombreuses mutineries de la seule année 2017.
Pour l’auteur de Les servitudes du pacte colonial, dont l’ouvrage est le fruit de la
déliquescence des fondations de la société ivoirienne, loin d’avoir obtenu son indépendance,
la Côte d’Ivoire, à l’instar des pays africains francophones, est devenue depuis ces
« accords particuliers » un État investi d’une simple délégation de pouvoir, « un organe
déconcentré de l’empire français géré directement depuis l’Elysée »59. La lecture de l’homme
d’État et économiste ivoirien, Mamadou Koulibaly, place désormais ces accords sous les
phares de la critique, notamment dans les domaines relevant de la souveraineté. Au plan de la
défense, écrit-il, cet accord, dont les clauses ont savamment entretenu un quiproquo sur l’aide
la France à la Côte d’Ivoire en cas d’agression extérieure, semble plutôt celui d’une
occupation et d’une exploitation des matières premières de la Côte d’Ivoire au profit de la
métropole60. Au plan de l’enseignement, ces accords qui ont permis au système éducatif
ivoirien d’être mal calqué sur le modèle français, expliquent l’absence d’une politique
d’éducation fiable, efficace ayant une vision à long terme de la Côte d’Ivoire 61.
54
Frédérick Cooper, idem, p. 339.
55
Ibidem.
56
Mamadou Koulibaly, idem, p. 17.
57
Frédérick Cooper, ibidem, p. 339.
58
Mamadou Koulibaly, ibidem.
59
Mamadou Koulibaly, idem, p. 31.
60
Mamadou Koulibaly, idem, p. 38
61
Mamadou Koulibaly, idem, p. 39.
À bien lire les analyses et réflexion de Mamadou Koulibaly, les accords de
coopération franco-ivoirienne signés à l’aube de l’indépendance de la Côte d’Ivoire, en plus
d’être caducs, anachroniques, inefficaces et non conformes aux réalités de ce pays ouest-
africain et même à évolution récente des nations libres et indépendantes 62, vont implicitement
ou explicitement piéger l’aspiration des pays africains francophones, à plus d’ouverture et
liberté, en terme de politique commerciale et diplomatique.
Voilà, tel que dépeint, le contexte qui inspire à l’alternance politique que prétend
incarner le Front populaire ivoirien, parti créé dans la clandestinité par Laurent Gbagbo, le
projet de « re-fondation » :
Pour permettre au peuple de Côte d’Ivoire d’exercer pleinement sa souveraineté, le FPI
préconise que celle-ci échappe à la confiscation pour être restituée à son titulaire, le
peuple. C’est le sens de la re-fondation. Pour refonder la Côte d’Ivoire, le FPI propose
une politique institutionnelle ayant pour fondement une nouvelle Constitution résolument
démocratique et de grande reformes concernant : la justice, la décentralisation, la
défense et la sécurité, l’intégration régionale et les relations extérieures. 63

À travers ce projet de société dont l’un des enjeux incontournables et inaliénables est de
« donner un sens au mot indépendance »64, les socialistes ivoiriens s’attaquent en réalité aux
principaux leviers de la francophonie françafricaine :
Un président choisi ou du moins accepté par la France, une présence militaire sur des
territoires en principe indépendants depuis cinquante ans, surtout, une monnaie gérée à
Paris, pour des États qui vivent leur souveraineté à crédit, sous l’autorité de la banque
de France65.

Par sa mouture idéologique, la Refondation est un paradigme de révolution politique et


géopolitique jamais initiée au cœur de la francophonie et singulièrement de la francophonie
africaine. Dans son enquête, Fanny Pigeaud parle d’établir des relations diplomatiques avec
tout État selon les propres choix, intérêts et objectifs de la Côte d’Ivoire ; de perturbation du
système en vigueur par la remise en question des marges de exorbitantes des sociétés
multinationales en recourant à des appels d’offres internationaux ; de projet AMU, ce système
d’assurance maladie inédit en francophonie africaine, mal vu parce que perçu comme une
menace des filiales des sociétés françaises travaillant dans ce secteur en Côte d’Ivoire et plus
largement en Afrique francophone ; de remise en question du franc CFA, instrument
indissociable de la francophonie, de la coopération technique, culturelle et militaire de la
France66.
Si à première vue, les intentions de la « Refondation », en tant que projet de société
mais aussi en tant qu’idéologie politique, ne rament pas à contre-courant des valeurs et des
idéaux de la francophonie, un second niveau de lecture permet de dire qu’elles entrent en
conjuration avec les pratiques de la francophonie françafricaine, cette nébuleuse qui avait déjà
assassiné la révolution burkinabé d’obédience sankariste. Ainsi, à l’instar de cette révolution,
la Refondation en marche en Côte d’Ivoire, avec l’arrivée des socialistes au pouvoir en Côte
d’Ivoire en 2000, s’est avérée un « véritable choc culturel. Une rupture […] trop brutale,
ingérable pour une France politique qui peinait, à l’extérieur comme à l’intérieur de ses
frontières, à renouveler son rapport au monde »67. Sans doute, argumente le journaliste

62
Mamadou Koulibaly, idem, p. 40.
63
Front Populaire Ivoirien, Gouverner autrement la Côte d’Ivoire, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 21-22.
64
Laurent Gbagbo selon François Mattéi, Pour la vérité et la justice. Côte d’Ivoire : révélations sur un scandale
français, Paris, Éditions du Moment, 2014, p. 27.
65
Laurent Gbagbo selon François Mattéi, idem, p. 28.
66
Fanny Pigeaud, idem, p. 43.
67
Laurent Gbagbo selon Jean-François Mattéi, idem, p. 24.
français, « parce qu’elle avait du mal à se changer elle-même, à cause d’une classe politique
plus habituée à gérer les acquis du passé qu’à imaginer un avenir »68.
C’est cette France qui, une fois de plus, prend le commandement de la coalition
militaire qui, au grand dam du recomptage des bulletins électoraux d’octobre de 2010, « va
lancer le rouleau compresseur » de la guerre contre Gbagbo Laurent, et à travers lui, la
refondation politique de la Côte d’Ivoire initiée par son parti :
Gbagbo sera écrasé, parce qu’en face, ils vont lancer le rouleau compresseur. C’est un
homme épuisé, frigorifié que ses avocats accueillent lors de son arrivée à la prison de
Scheveningen. Pour éviter que l’état de santé de leur client ne s’aggrave, ils courent lui
acheter les vêtements chauds, et un costume pour sa première comparution. Rien n’aura
été épargné au président Gbagbo : déclenchement de la guerre, bombardement des forces
françaises sur sa résidence, tentatives de meurtres, tentatives d’intimidation à l’hôtel du
Golf par ses geôliers, transfert dans le Nord du pays, détention illégale dans des
conditions indignes, épuisement physique peut-être programmé, farce juridique
autorisant son extradition à la Haye, transfert brutal à Scheveningen alors que les
recours déposés par ses avocats n’ont pas été examinés, arrivée en chemisette dans un
pays où les températures sont ce jour-là inférieures à zéro…69

À travers cette guerre conforte la thèse du règne du terrorisme d’État en francophonie


françafricaine, c’est la fin des idéaux de la francophonie : solidarité entre les pays ayant en
partage la langue française, respect des souverainetés nationales dans un esprit d’égalité et de
justice entre les nations, respect de l’État de droit et de la démocratie, etc. La spécificité de la
guerre en Côte d’Ivoire qui a vu l’effondrement des valeurs de la Refondation politique
amène à penser qu’il s’agit d’un message dénué de toute équivoque à l’encontre de tous les
hommes d’États africains francophones qui se livrent à une critique du système. En d’autres
termes, la Francophonie, en tant qu’organisation politique, s’accommodera aussi longtemps
que cela sera possible de la francophonie françafricaine, cette « province » de la France où
l’application des idéaux ci-dessus nommés se superposent à un étatisme criminogène qui est
loin d’échapper à la littérature africaine francophone.

IV- VERS UNE THÉORISATION DES REPRÉSENTATIONS DE LA


FRANCOPHONIE

La naissance de la Francophonie au début des années 1960 fut un acte hautement géopolitique
porteur d’espoir. Son élargissement progressif jusqu’à 80 Etats membres, associés et observateurs,
faisant d’elle « une petite ONU », pour reprendre l’expression de Jean-Claude de l’Estrac, était une
belle victoire et un bel exemple de cohabitation pacifique, à une période où l’humanité devait gérer les
monstruosités générées par les idéologies en « isme », notamment celle du colonialisme.
Mais quelques décennies d’existence ont suffi pour que cette alliance géopolitique révèle sa
véritable face qui conduit à parler, ici, d’utopie francophone, mais aussi à souligner la nécessité d’une
théorie permettant de cerner le fossé existant entre la profession de foi et les dérives observées en
« postcolonie » francophone. Une nécessité d’autant plus légitime qu’en science sociale, notamment
en science de la littérature, toute posture critique se moule dans une théorie. C’est donc pour initier
une théorisation de ce qu’il convient désormais d’appeler l’utopie francophone que les notions de
simulacre et de dissonance cognitive sont convoquées dans les propos qui vont suivre.

A- L’utopie francophone

Contrairement aux idéaux égrenés dans le premier volet de ces réflexions, plus de cinquante ans
après, la « civilisation » francophone rêvée par les pères fondateurs fait face à une grande désillusion à

68
Ibidem.
69
Laurent Gbagbo selon Jean-François Mattéi, ideÉm, p. 195.
cause de la montée en son sein de l’intolérance, de la xénophobie, de l’exclusion, de la pauvreté, du
terrorisme, etc. Cette crise de la Francophonie est davantage et durement ressentie dans une certaine
francosphère dont la particularité est de se limiter à l’ancien empire colonial français et belge.
L’explosion du flux d’immigration clandestine en provenance de ces territoires, la contagion des
guerres ou des situations de conflits militaires larvés menant à des massacres de masse ou à des
génocides en font une géographie de tous les risques, accentuant par ailleurs le sentiment de
désillusion ambiant qui y règne. La conséquence, les États francophones occidentaux sont accusés
directement ou indirectement d’être à l’origine du chaos régnant en francophonie du sud, mais surtout
d’en profiter. Toute la Francophonie se trouve ainsi engluée dans une crise de suspicion, créant une
atmosphère des plus exécrables, où les relents d’odeurs de matières premières minières, minérales et
minéralogiques se combinent pour créer la « nausée » francophone.
L’utopie francophone, à la suite de cette présentation sommaire mais très réaliste, est, pour tenter
une définition, d’abord un sentiment légitime et proprement francophone qui part d’un constat
d’échec. La société de solidarité des peuples ayant en partage la langue française, synonyme de
progrès politique, économique, social et culturel est une vue de l’esprit, une société imaginaire, un
monde chimérique. En revanche, dans cette alliance géopolitique postcoloniale s’est creusé un
véritable fossé qui donne à voir deux catégories de francophones : d’un côté les territoires pauvres
(Côte d’Ivoire, Mali, Guinée, Centrafrique, Congo-Brazzaville, République démocratique du Congo,
Rwanda, Burundi, etc.) en proie à toutes les formes de violences, parce que justement considérés
comme le territoire de jeu et d’enjeux des nations francophones riches (France, Canada, Suisse,
Belgique, Luxembourg, etc.), et d’un autre côté, les États francophones occidentaux, dont les
traditions nationalistes et impérialistes en font les maîtres de jeu malicieux et impitoyables.
Ensuite, de ce qui précède, l’utopie francophone, est d’un point historique et politique, la fin de la
représentation apologétique de la Francophonie, dont l’image d’instrument de paix, de dialogue de
cultures et de promotion de développement durable a constitué le fonds de commerce d’institutions
acquises à sa cause. La discrimination et l’inégalité des peuples induisent l’importance et l’influence,
par exemple, des littératures produites par les auteurs francophones dans l’histoire des idées, mais
aussi dans les institutions d’enseignement. Tandis que les écrivains africains francophones sont
quasiment absents des parcours de formation en France, le constat d’une place de choix des auteurs
français et occidentaux dans les programmes d’éducation scolaire en Afrique francophone ne laisse
aucun observateur indifférent.
Parler de l’utopie francophone, c’est aussi remettre en question un modèle d’économie politique
qui consacre les francophonies du sud comme pourvoyeuses de matières premières destinées aux
industries qui constituent le fleuron de la politique économique des nations francophones occidentales.
Le romancier congolais, prétextant le phénomène inhumain d’enfants soldats enrôlés dans les guerres
géostratégiques du XXIe siècle qui se jouent en Afrique, a mis en scène les conséquences de la
convoitise du pétrole congolais par les multinationales occidentales. Dans cette fournaise congolaise
où la vie des grands primates est supérieure à celle des humains, la propagande des grands médias
exerçant en francophonie, notamment, n’échappe guère à la sagacité de l’auteur du roman éponyme
Johnny Chien Méchant.
La singularité de l’utopie francophone tient à l’idée que la diversité, si elle doit constituer un
paradigme de paix et de développement durable dans l’espace francophone, ne doit être pas entendue
seulement au plan identitaire et linguistique. Or, la diversité, sans son implication dans l’humanisation
et la démocratisation du jeu économique pour légitimer le postulat de la diversification des activités
comme source de production de richesse, reste un vulgaire discours de propagande politique claironné
par des chantres convaincus que la mondialisation des peuples passe par la stratification des
économies nationales. Le système économique dans l’espace francophone montre le monopole des
Occidentaux dans le domaine de l’industrialisation. Les pays francophones du Sud qui « menacent »
cet ordre séculaire datant de l’époque de la révolution industrielle en Europe se réveillent brutalement
sous les bruits des bottes, des canons, pour, au soir d’un entêtement, compter leurs morts et adopter
l’unique projet de gouvernement qui vaille : la réconciliation nationale.
L’on réalise à quel point l’apologie de la Francophonie, présentée par ses fondateurs comme une
alliance géopolitique de grande quiétude civilisationnelle, apparaît sans réel résultat escompté lié
intrinsèquement à ses idéaux. Les enthousiasmes naïfs pour l’égalité des nations, la justice, la
démocratie, la solidarité autour de la langue française, l’État de droit, le respect des droits de l’homme,
etc., se sont effondrés progressivement pour faire place au scepticisme. L’utopie francophone, sous
cette lecture, correspond à une forme de dissonance cognitive.

B- De l’utopie francophone : une forme de dissonance cognitive

La dissonance est par définition le contraire de la notion de consonance qui signifie une implication
non pas strictement logique, mais subjective entre deux réalités discursives 70. La dissonance
s’appréhende ainsi comme une incohérence logique proprement dite, résultant de deux discours mis en
relation. Elle peut être en rapport avec des normes culturelles ou des principes de pensée, des
idéologies, comme c’est le cas avec la Francophonie dont il est question ici. En ce sens, elle surgit de
l’incompatibilité entre une expérience individuelle ou collective et une vision historique ou même
politique.
L’on parle donc de dissonance cognitive lorsqu’il y a contradiction, paradoxe flagrant entre le point
de vue d’une personne ou l’opinion quasi partagée par une collectivité et la réalité à laquelle elle est
confrontée. Outre les exemples ci-dessus qui ont révélés les cas de la « révolution burkinabé
d’obédience sankariste » et de « La refondation socialiste ivoirienne », un témoignage de l’intérieur de
la Francophonie vient étayer la notion de dissonance cognitive. Jean-Claude de l’Estrac, candidat
malheureux à la succession d’Abdou Diouf au poste de secrétaire général de la Francophonie en 2016
avoue :
Je souligne quand même avoir pleinement conscience que la Francophonie n’est ni une
organisation de développement économique ni une institution dédiée au développement durable.
Mais j’ai également la conviction que si elle ne s’investit pas dans les grands débats du siècle –
ceux qui lient la Francophonie de l’OCDE à celle des pays du sud – l’Organisation risque de
passer à côté de l’essentiel.71

Premièrement, Jean-Claude de l’Estrac trahit le secret de polichinelle selon lequel il existe deux
Francophonies : celle des « pays riches », des pays du Nord qui rime avec démocratie, droit de
l’homme, respects des altérités en tous genres (sexe, religion, identité, etc.), et celle des « pays
pauvres », des pays du Sud, géographie par essence de violation des droits humains, d’absence de
démocratie, de risques politiques majeurs, etc. ; une perception de la Francophonie loin d’en faire une
organisation fondée sur l’égalité, la justice, la solidarité entre les peuples. Deuxièmement, pour qu’il
dénonce la Francophonie comme une institution qui ne soit pas dédiée au développement durable,
c’est parce que, et cela contrairement aux idées reçues colportées par une certaine vulgate médiatique
travaillant au rayonnement de l’Organisation, la Francophonie d’aujourd’hui, comme le dénonce
l’ancien secrétaire de la Commission de l’océan Indien, s’est détournée des questions d’éducation, de
travail, de la mobilité sociale, de la dignité, de la solidarité et de l’industrialisation. 72
Instruit par ses nombreuses expériences professionnelles, journaliste, entrepreneur, militant
politique, ministre des Affaires et étrangères et de L’industrie du gouvernement mauricien et secrétaire
général de la Commission de l’océan indien, mais aussi homme de lettres et grand amoureux des
cultures francophones, Jean-Claude de l’Estrac analyse dans son ouvrage Francophonie. De Hanoï à
Dakar. Le pacte brisé, le décalage entre la perception de la Francophonie et les idéaux qui l’ont portée
sur les fonts baptismaux au début des années 1960 par des chefs d’État africains et asiatiques
convaincus d’une alliance postcoloniale avec la France. Ses propos rejoignent ceux de Dominique
Wolton, préfacier de son ouvrage, dont il souligne les réflexions, consignées dans son essai Demain la
Francophonie :
Il n’est pas allé de main morte, notre auteur ! Il rappelle sans ménagement comment la
Francophonie est aujourd’hui mal perçue par les élites politiques françaises, il égrène les
épithètes : « ringarde », « dépassée ». Il évoque ceux qui y voient la « nostalgie » d’une vision
mondiale qui n’existe plus », « une forme de néocolonialisme » qui, prétendant défendre la langue
française, souhaite en fait conserver une influence d’un autre temps73.

70
Jean-Pierre Poitou, La dissonance cognitive, Paris, Armand Colin, 1974, p. 10.
71
Jean-Claude de l’Estrac, idem, p. 55
72
Jean-Claude de l’Estrac, idem, p. 40.
73
Jean-Claude de l’Estrac, idem, p. 19.
Le fossé observé par Jean-Claude de l’Estrac et Dominique Wolton entre la Francophonie, telle qu’elle
s’expérimente depuis plusieurs décennies en Afrique et la Francophonie rêvée par les pères fondateurs,
témoigne de l’ampleur de la dissonance cognitive au sein de la société civile francophone, dont on ne
doute guère que les opinions sont incarnées par ces deux personnalités.
Cette utopie francophone, considérée sous l’angle de la dissonance cognitive soulève des
interrogations qui trouvent leurs réponses dans le paradigme du simulacre comme métaphore de la
représentation postcoloniale de la Francophonie : pourquoi ce qui avait vocation de rapprocher les
altérités laisse le sentiment diffus de les séparer encore plus ? Comment a-t-on pu imaginer qu’une
alliance, configurée avec les mêmes jeux de rôles du « maître » et de « l’esclave », ce dernier ravalé,
par nécessité synonymique, au rang d’« animal » domestique comme le chien, pouvait mettre fin de
façon systématique à l’idéologie de domination qui pendant plusieurs siècles a caractérisé les relations
entre l’Occident et le reste du monde ?
C’est pour répondre à cette problématique qu’il faut convenir de la francophonie comme le
simulacre d’un ordre géopolitique pacifique et pacifié, mais en réalité implémenté par une logique du
pouvoir qui a fait la recette du colonialisme occidental.

C- La Francophonie ou le simulacre d’un ordre géopolitique pacifique et pacifié

Pour théoriser l’utopie francophone, telle qu’elle prend forme et sens dans le contexte actuel du
XXIe siècle, la notion de simulacre n’est pas une référence fortuite. Dans la littérature politique qui
tente de cerner les véritables visages et enjeux du pouvoir politique en Afrique, ce mot apparaît sous la
plume du politologue camerounais Achille Mbembé pour désigner la réalité de l’indépendance d’un
pays francophone, son pays le Cameroun. Il s’agit de « l’indépendance que le maître, dans sa
magnanimité, a bien voulu octroyer à son ex-esclave »74.
Parlant de « puissance du simulacre », le professeur d’histoire et de science politique stigmatise le
discours officiel qui, vraisemblablement est aux antipodes de ce que prétend enseigner son
« catéchisme » :
Puissance du simulacre, nous étions donc décolonisés, mais étions nous pour autant libres ?
L’indépendance sans liberté, la liberté sans cesse ajournée, l’autonomie dans la tyrannie, telle
était, je le découvre plus tard, la signature propre de la postcolonie, le véritable legs de cette farce
que fut la colonisation. L’on ne se rend peut être pas compte aujourd’hui, mais à tout compter,
l’Afrique n’hérita pas grand-chose de toutes les années coloniales.75

Pour Achille Mbembé, le simulacre ici, fut-il une mise en scène locale, ne peut se comprendre dans sa
totalité, sans tenir compte du rôle joué par le colonisateur, l’ancien maître, pour que l’idée
d’indépendance soit une vaine réalité.
Chaque vieille culture – et notamment les vieilles cultures colonisatrices – cache derrière le
masque de la raison et de la civilité une face nocturne.
Cette face nocturne de la France, j’en avais conscience avant même d’arriver dans ce pays. […]
Sa politique africaine ne montrait-elle pas suffisamment qu’il ne suffit pas de « décoloniser » ;
encore faut-il véritablement s’auto-décoloniser ? Sa tradition d’universalisme abstrait ne
contredisait-elle pas, paradoxalement, sa foi dans le dogme républicain d’égalité universelle ?76

L’allusion au « masque de la raison et de la civilité », puis à « la face nocturne » renforce le champ


lexical de la notion de « puissance simulacre », qui inscrit l’essence du pouvoir en postcolonie
francophone dans un rituel mystifiant et mystificateur que président, non pas les peuples dépositaires
de la souveraineté nationale et républicaine, mais uniquement les « vieilles cultures colonisatrices » en
parfaite intelligence avec leurs répondants africains, ces dictateurs installés par elles, tel dans le roman
politique En attendant le vote des bêtes sauvages d’Ahmadou Kourouma. S’impose, dès lors, l’idée
d’un travail historique accompli par l’impérialisme colonial, ainsi qu’il se détache avec force poésie
dans cette fiction narrative, à travers l’image du général de Gaulle faisant et défaisant les « pères de la
nation ».

74
Achille Mbembé, Sortir de la grande nuit, Paris, Éditions La Découverte, 2010, p. 40.
75
Achille Mbembé, idem, p. 42.
76
Achille Mbembé, idem, 44.
Ce travail historique, dénoncé aussi par l’auteur de Sortir de la grande nuit, a en effet, consisté à
mettre en place les conditions structurelles d’un échange contraint et inégal entre les « vieilles cultures
colonisatrices », métaphoriquement rebaptisées « centres » et les lieux contemporains de l’expérience
colonialiste, désignés comme la « périphérie ». Ces conditions, selon Achille Mbembé, devaient être
telles que toute émancipation éventuelle, non seulement, devienne, dans les faits, soit impossible, soit
extrêmement difficile, mais surtout, que toute forme proprement coloniale soit diffuse, anachronique
et permette de céder le pas à d’autres mécanismes d’exploitation, de domination plus efficace 77. La
puissance du simulacre se joue ainsi dans ces conditions structurelles.
Cependant, c’est dans la définition des rôles, dans un autre ouvrage du politologue et historien
camerounais, De la postcolonie, que l’on apprécie le mieux la pertinence du simulacre, entendu
comme paradigme critique de la Francophonie, cette alliance intrinsèquement géopolitique, dont les
maîtres du jeu acceptent uniquement à leur table tout « petit pays qui ne menace aucun grand pays »78.
Achille Mbembé, reprenant la philosophie bergsonienne du colonialisme, place les « vielles cultures
colonisatrices » et les anciennes colonies dans le schéma de la relation qui régit l’animal et son maître.
Son objectif, expliquer la nature du pouvoir en francophonie africaine, dont l’indépendance est sans
cesse remise en question :
Comment expliquer cette inconditionnalité et cette impunité sinon en revenant à ce qui constitua,
longtemps, le crédo du pouvoir en colonie. […]
Il y avait, […] une tradition que l’on pourrait appeler bergsonienne. Elle reposait sur l’idée selon
laquelle, tout comme avec l’animal, on peut sympathiser avec le colonisé, voire l’« aimer ». […]
En retour, le colonisé doit rendre à son maître la même affection que ce dernier lui donne. Mais,
au-delà des gestes, l’affection du maître pour l’animal doit surtout se donner à sentir comme une
force intérieure devant régir l’animal. Dans la tradition bergsonienne du colonialisme, le rapport
de familiarité et de domestication ne se substitue pas au rapport de servitude. Il en est la
condition. A travers le rapport de domestication, le maître conduit la bête à une expérience telle
qu’au bout du compte, l’animal, tout en restant qui il est, c’est-à-dire autre que l’homme, entre
néanmoins et réellement dans le monde pour son maître.79

À travers ce rapport entre l’animal et son maître, le jeu du simulacre prend tout son sens. Dans ce
théâtre de la relation fusionnelle, l’égalité entre l’homme et la bête n’est que de façade. Et pourtant,
entre eux, il n’existe aucune communauté d’essence. Cette vérité, c’est le maître qui la rappelle le plus
souvent à l’animal, à qui il inculque des habitudes, par la violence au besoin.
De cette dialectique bergsonienne de l’animal et de son maître qui inspire une représentation de la
Francophonie, où l’on peut penser que les postcolonies francophones sont le prototype de l’animal.
Les violences dirigées contre leurs dirigeants qui se montrent récalcitrants aux diktats des « grands
pays », rappellent le processus de dressage de l’animal considéré comme la propriété du maître. En ce
sens la violence, même si elle peut avoir raison de la bonne santé de l’animal, est perçue comme
légitime par le maître. C’est précisément à cause de cette approche que la Francophonie est comparée
à un simulacre d’organisation pacifique et pacifiée.

77
Achille Mbembé, idem, p. 58.
78
Jean-Claude de l’Estrac, idem, p. 22.
79
Achille Mbembé, De la postcolonie, Paris, Paris, Éditions Karthala, 2000, pp. 44-45.
En conclusion : Du roman de la politique africaine de la France
à l’écriture de l’histoire de la francophonie

Depuis ses débuts la littérature francophone africaine a toujours été une critique acerbe
de la politique africaine de la France : colonisation, soutien aux partis uniques, guerres
géostratégiques, etc. Ecrite dans une langue littéraire qui met en scène le français, langue de
civilisation politique promue par le colonialisme, la situation des pays francophones qui se
dessinent en toile de fond de l’imaginaire romanesque africain est totalement aux antipodes
des idéaux qui constituent le crédo de la francophonie : démocratie, respects des droits de
l’homme, égalité et solidarité entre les peuples. Une situation dans laquelle les responsabilités
sont clairement partagées entre Koyaga, allégorie kouroumien des acteurs politiques
francophones africains et la « puissance qui fournit les guides », périphrase sonyenne qui
suggère dans le contexte francophone africain, la France et dans une moindre mesure la
Belgique.
Véritable roman de la politique africaine de la France, l’œuvre littéraire des
romanciers africains postcoloniaux, une œuvre qualifiée par certains de de « roman de la
dictature » ou encore de « roman du désenchantement », inscrit le principe de la révolution
des idées politiques dans l’histoire des idées littéraires. La France et sa politique de violence
en Afrique sont fondatrices de la prise de parole des écrivains africains francophones une
décennie après les indépendances. C’est sans doute pour cette raison que Sony Labou Tansi
regrette, dans un ouvrage publié à titre posthume, l’orientation idéologique donnée à son
premier roman La vie et demie :
J’ai l’impression qu’à propos de ce livre tout le monde s’est foutu dedans. On
s’empresse de dire : c’est un livre sur les dictatures africaines. A tous je dis : relisez !
[…] Mon livre c’est la peinture de la barbarie de l’homme à l’endroit de l’homme sous
toutes ses manifestations possibles. Quand Bokassa 1 er bouffe ses nègres là-bas, dans
l’ex-Oubangui-Chari, ici [en France] les médias se marrent et les gens se frottent les
mains, comme s’il n’y avait pas eu Hitler 1 er. […] Mais il y a dans la vie et demie plus
que la situation de l’Afrique… […] il y a « la puissance étrangère qui fournissait les
guides », […] il y a aussi le problème de l’énergie que nous transformons en fric pour
acheter la mort de l’humanité…80

À lire ces propos de Sony Labou Tansi, de même que ceux d’Ahmadou Kourouma, de Mongo
Béti, d’Aminata Dramane Traoré et de Boris Boubacar Diop, la dépossession des
indépendances par les formes de violences politiques sous-traitées par les pouvoirs africains
au profit des régimes occidentaux qui les installent et les protègent est le paradigme de la
création littéraire en Afrique francophone depuis la fin des années 1960. Ainsi, pour Patrice
Nganang81, mettre le dictateur à l’honneur au début des lettres africaines contemporaines c’est
reconnaître que c’est lui qui est métonyme du capitaine du négrier. C’est bien la téléologie de
la violence qu’il représente, qui trace une continuité logique entre l’histoire africaine d’après
les indépendances, et cette forme de violence qui aura inauguré la modernité en Afrique avec
le négrier, c’est elle tout aussi qui fait de l’histoire africaine une histoire tragique.
Dans le roman africain francophone, la violence des régimes africains est une
thématique qui fonctionne comme un vase communiquant qui débouche nécessairement sur la
violence de la géopolitique de la France en particulier et des puissances impérialistes en
général. On ne saurait ainsi opposer la violence du dictateur africain omniprésent dans le
roman de la désillusion à la figure tragiquement ambivalente des puissances occidentales
effacée ou sous-entendue. Les deux sont installées dans le même paradigme, celui de la
80
Sony Labou Tansi, Encre, sueur, salive et sang, Paris, Éditions du Seuil, 2015, p. 31-32.
81
Patrice Nganang, Manifeste pour une nouvelle littérature africaine, Paris, Homnisphères, 2007, p. 199.
violence politique ou géopolitique. De sorte que désormais, comme l’écrit Patrice Nganang, le
dictateur ne saurait plus être regardé comme un fils bâtard d’une généalogie bancale, comme
le produit raté d’une histoire devenue folle 82, mais comme le motif critique d’une
francophonie africaine malade de sa françafrique.
L’occurrence de la dictature africaine comme métonymie de la violence (géo)politique
rend plus que plausible ce postulat. Il n’est pas faux que les écrivains africains francophones
perçoivent l’enjeu de leurs écrits en ces termes. Il serait bien difficile de comprendre pourquoi
ils s’évertuent depuis Main basse sur le Cameroun ou depuis Les soleils des indépendances à
faire du dictateur un mythe littéraire postcolonial, sinon matérialiser simplement une
représentation sombre de la Francophonie, à un moment où tous les critiques s’échinent dans
un élan de démagogie à la peindre comme une organisation politique philanthropique devant
poursuivre la mission civilisatrice de la France par la défense et la promotion son identité
linguistique commune imposée comme universelle.
La présente analyse de l’image de la francophonie africaine dans la littérature africaine
francophone jette ainsi les bases d’une écriture de l’histoire de l’organisation internationale de
la francophonie qui se voit télescopée par l’histoire de cette « nébuleuse » que les propos ci-
dessus ont qualifié de francophonie françafricaine.

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82
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