Vous êtes sur la page 1sur 10

Carnets

Revue électronique d’études françaises de l’APEF 


Deuxième série - 24 | 2022
La chanson en français à l'intersection du poétique et
du politique

Écouter la chanson française de l’oreille droite


L’interprétation sociétale des paroles selon Éric Zemmour

José Domingues de Almeida

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/carnets/14188
DOI : 10.4000/carnets.14188
ISSN : 1646-7698

Éditeur
APEF
 

Référence électronique
José Domingues de Almeida, « Écouter la chanson française de l’oreille droite », Carnets [En ligne],
Deuxième série - 24 | 2022, mis en ligne le 30 novembre 2022, consulté le 30 novembre 2022. URL :
http://journals.openedition.org/carnets/14188  ; DOI : https://doi.org/10.4000/carnets.14188

Ce document a été généré automatiquement le 30 novembre 2022.

Creative Commons - Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale 4.0 International - CC BY-NC 4.0
https://creativecommons.org/licenses/by-nc/4.0/
Écouter la chanson française de l’oreille droite 1

Écouter la chanson française de


l’oreille droite
L’interprétation sociétale des paroles selon Éric Zemmour

José Domingues de Almeida

1 Les paroles des chansons françaises continuent de relayer des messages et des
engagements politiques en phase avec le débat public du jour. Il suffit pour s’en
convaincre d’évoquer l’affaire Hoshi, cette chanteuse au physique décrié par le
chroniqueur Fabien Lecœuvre, auteur du Dictionnaire officiel des chansons françaises
(2020), qui a provoqué la réaction chantée de Grand Corps Malade dans « Des gens
beaux » (2021), le soutien symbolique aux migrants par Christophe Maé dans «
Lampedusa » (2019), ou encore le tollé à la suite de la présentation de l’hymne du
rappeur Youssoupha « Écris mon nom en bleu » (2021) lors de l’Euro 2020, retiré entre-
temps par la Fédération Française de Football au vu d’autres paroles, antérieures,
jugées diffamatoires contre plusieurs personnalités de droite, dont Éric Zemmour.
2 Mais on pourrait en dire de même de la controverse causée par la parution en français
de Sex revolts. Rock ’n roll, genre et rébellion (Reynolds et Press, 2021) où la contre-culture
récupérée par la plasticité du capitalisme du rock est désormais présentée sous un jour
misogyne par le néo-féminisme, alors que la thèse générationnelle qui escortait ce
genre musical - la révolte contre le Père / le Patriarcat, la canalisation de la violence
virile en temps de paix, ou celle de l’adoption d’une nouvelle forme de consumérisme
capitaliste par révolte récupérée - se voit aujourd’hui écartée. Paradoxalement, pour
d’aucuns, dont Zemmour, la contre-culture suburbaine du rap, fortement relayée par
les communautés noire et maghrébine, ainsi que sa symbolique imaginaire, ne suscitent
guère pareil questionnement idéologique.
3 C’est dire combien la chanson française, dont on sait le poids des paroles et du texte,
incomparablement plus important que le rythme, contrairement à la chanson
anglosaxonne, reflète les malaises et les paradoxes de la société, et peut, de ce fait,
servir de grille de lecture des mutations sociologiques, tant à partir de la gauche que de
la droite sociopolitique.

Carnets, Deuxième série - 24 | 2022


Écouter la chanson française de l’oreille droite 2

4 Si Paul-Marie Coûteaux a pu parler d’un âge d’or de la pensée française dans les années
soixante et soixante-dix, faite de théorisation, de déconstruction et de concepts, et ce
en dépit d’une hégémonie surtout économique anglosaxonne datant de la fin du XIXe
siècle (Coûteaux, 2006), toute une mouvance nostalgique droitière s’est mise à en dire
de même de la chanson française de ces années-là, et plus particulièrement de ses
paroliers et interprètes. Elle met en avant le succès et la nomenclature des émissions et
des médias dédiés à cette passion mélancolique française : « Ma chanson française » ; «
Les années bonheur », « radio Nostalgie », « Les jours heureux », « Chante France », etc.
Force est de rappeler dans ce contexte des noms d’interprètes, certains décédés, dont
les paroles, les mots, les rythmes et les mélodies ont marqué des générations et ont
résonné bien au-delà de l’Hexagone : Michel Delpech, Serge Gainsbourg, Michel Sardou,
Françoise Hardy, Charles Aznavour, Claude François, Art Sullivan, Salvatore Adamo,
France Gall, Johnny Halliday, Joe Dassin, Mike Brand, Michel Fugain, Julien Clerc, Marie
Laforêt, C. Jérôme, Dalida, Jacques Dutronc, etc.
5 En effet, bien ou mal, la chanson française de cette époque semble susciter une
nostalgie qui n’est, d’un point de vue subliminal, pas dissociable du contexte sociétal et
identitaire de la France référé à ces années-là, qu’il est opportun de rappeler : une
croissance économique, une assurance et un rayonnement de l’Hexagone en tant que
puissance internationale, une nation assez uniforme d’un point de vue identitaire,
ethnique et religieux, un rayonnement culturel et linguistique, une puissance
industrielle, un modèle social envié et d’assimilation rigide du migrant.
6 Or cette période, dont l’empan va de la première crise pétrolière aux « années
Mitterrand » (qui, d’ailleurs, forment commercialement un ensemble et un style «
nostalgique »), s’avère le théâtre de mutations sociétales complexes. Plusieurs concepts
discutables sont invoqués pour en brosser le portrait : « séparatisme », «
ensauvagement », « zones de non-droit », « islamo-gauchisme », « grand
remplacement », « repentance » postcoloniale, etc.
7 Éric Zemmour est de ceux-là qui, souvent à partir de la droite identitaire et
souverainiste, s’inquiètent de la possibilité d’une disparition fantasmée de la France, ou
en tous cas de la vision de sa France. Or cette thématique s’est invitée dans le débat
aujourd’hui, alimentée par une succession de faits divers et d’attentats, la publication
d’une vaste littérature essayistique décliniste et sceptique dont la France a fait une de
ses spécialités, et par le sentiment d’insécurité aussi bien identitaire que civile d’une
part considérable des citoyens, exprimé notamment dans les urnes.
8 Né en 1958 à Montreuil, Éric Zemmour est un journaliste politique, écrivain, essayiste,
chroniqueur et un polémiste français présent sur bien des plateaux, notamment celui,
presque quotidien, de « Face à l’info » de la chaîne privée d’information en continu
classée à droite CNews, dont il assurait jusqu’à il y a peu de temps à lui seul le succès et
les audiences. Se réclamant sans cesse de la pensée politique et du style d’exercice du
pouvoir du général De Gaulle, ainsi que de la conception napoléonienne de la grandeur
nationale, il est très unanimement considéré comme un passeur d’idées et un faiseur
d’opinion pour le camp de la droite identitaire. S’il est vrai qu’il est très communément
connoté à l’extrême-droite et que ses déclarations publiques lui ont valu d’être tantôt
condamné, tantôt acquitté, il n’en demeure pas moins l’auteur d’une ligne de pensée
cohérente sur le fond des théories, fondée sur une vaste culture historique et littéraire,
et prolongée par un goût prononcé du débat et de la polémique, parfois jusqu’à
l’outrance.

Carnets, Deuxième série - 24 | 2022


Écouter la chanson française de l’oreille droite 3

9 Cette pensée souverainiste trouve quelques accointances avec les argumentaires


discursifs de certains philosophes et intellectuels de gauche hantés par la question
identitaire, notamment le sujet de l’assimilation et de la laïcité républicaine. Citons
Michel Onfray ou Jean-Claude Barreau entre autres « zemmouriens de gauche » 1. Bien
évidemment, à droite, les convergences sont plus évidentes, mais parfois plus subtiles.
Rappelons aussi qu’Éric Zemmour est l’auteur d’une vaste bibliographie essayistique
dont nous détacherons Le Coup d’État des Juges (1997) sur le prétendu abus de pouvoir
des magistrats et le droit-de-l’hommisme, Le Premier sexe (2006) sur ce qu’il considère
être la « dévirilisation » des sociétés occidentales, Le Suicide français (2014) sur la
dynamique décliniste française et Destin français (2018) sur le récit historique (le «
roman national ») français et les dangers de délitement qui, selon lui, le guette.
Rappelons aussi qu’il fut candidat aux élections présidentielles, vite éliminé d’ailleurs.
10 Mais la ligne de pensée de Zemmour entend surtout s’affirmer à rebours de ce qu’il
considère comme le courant idéologique dominant et « politiquement correct » (cf.
Bock-Côté, 2020) marqué par ce que le polémiste ne cesse de désigner, tout en le
décriant, le « progressisme ». Selon lui, la culture dominante, les médias, le
journalisme, l’éducation, l’université, la magistrature, voire de plus en plus la publicité,
la religion, l’entreprise et la chanson seraient sous le joug d’une pensée hégémonique
théorisée dans les campus états-uniens, paradoxalement à partir de la théorisation
française des années soixante et soixante-dix (la French Theory) et des concepts
sociopolitiques de la « déconstruction » et de la « domination ».
11 D’un point de vue strictement scientifique, la théorisation française (Bourdieu, Deleuze,
Derrida, Foucault, Guattari, entre autres) a décisivement contribué à l’apparition de
nouveaux domaines de recherche ou de lignes de fuite de la culture postmoderne dont
les Études Postcoloniales, le foisonnement des Études Culturelles, les Études de genre ;
des approches qui concurrencent, quand elles ne les supplantent pas, les études
littéraires et stylistiques, et désamorcent la critique marxiste en la détournant de son
objet et de sa dynamique : le prolétariat et la lutte des classes. Dans un récent papier,
Zemmour citait Isabelle de Barbéris pour regretter que « Les récits de la déconstruction
sont devenus hégémoniques dans les arts, le monde intellectuel – jusqu’au point
culminant de l’absorption de la transgression dans l’ordre dominant (…) » 2. Autrement
dit, nous aurions affaire à un discours axé sur les doléances minoritaires qui «
déconstruit » les majorités et les renvoie à un constructus social, confortant de la sorte
la thèse de la « domination ».
12 Or, de surcroît, ce savoir ne se serait progressivement détaché de la recherche pour se
transmuer en militance et se serait infiltré dans toutes les instances culturelles et
politiques comme doxa unique et « bonne » dans le sens axiologique et moral ; un «
camp du bien », pour reprendre le logiciel de ses détracteurs droitiers, empruntant
désormais les traits du décolonialisme, de la pensée woke et ses dérivés, ainsi qu’une
fascination altéritaire et diversitaire dans un cadre multiculturel/aliste incompris ou
fantasmé. Or d’aucuns, dans l’univers académique même, dont François Rastier,
n’hésitent pas non plus systématiser leurs inquiétudes face à ce qui leur semble être la
« dérive [d’une] doxa académique progressiste de la connaissance vers la militance et
l’activisme, donc complices de l’oppression »3.
13 Pour Éric Zemmour, la conception diversitaire et progressiste de la culture du « vivre
ensemble » se trouve aux antipodes de sa vision gaulliste et bonapartiste de la nation
indivisible et assimilatrice de l’étranger. S’il dresse un acerbe réquisitoire contre les

Carnets, Deuxième série - 24 | 2022


Écouter la chanson française de l’oreille droite 4

élites françaises qui, selon lui, auraient concouru par leur démission, leurs
compromissions et leurs accommodements raisonnables au « suicide français », il
n’hésite pas non plus à s’en prendre à certains acteurs culturels et à certaines
manifestations et productions symboliques, dont justement la chanson.
14 Aussi, l’écoute et l’analyse attentives des paroles de certaines chansons de ces dernières
décennies qui auraient « détruit la France » permettraient-elles, selon lui, de dégager la
transformation des mentalités avec ses revendications, ses messages ou ses slogans.
Elles seraient le miroir d’une société changeante sur le plan sociologique, culturel et
politique ; une mutation qu’Éric Zemmour n’apprécie pas, et qui le pousse à apporter au
débat national toute une série de contre-arguments contestables.
15 C’est le cas du titre « Les divorcés », la mythique chanson de Michel Delpech de 1973,
écrite par Michel Delpech et Jean-Michel Rivat, et composée par Roland Vincent. Les
paroles de cette chanson, inspirées de l’expérience de la séparation de Rivat, se voulait
au départ une critique de la loi qui ne permettait pas encore le divorce par
consentement mutuel. Ce titre devient un succès national (n°1 en France en janvier
1974) et international. On se souvient des paroles : « Ça me fait drôle de divorcer, mais
ça fait rien : je vais m’y faire. Si tu voyais mon avocat. Ce qu’il veut me faire dire de toi :
il ne te trouve pas d’excuses ».
16 Zemmour y lit la consécration du divorce déculpabilisé, banalisé et pacifié dans un
contexte qui voit la pratique sociale démocratisée du divorce de masse de la part de la
génération baby-boom, mais qui prélude également, pour l’auteur de Le Premier sexe
(Zemmour, 2006) à l’advenue de l’homme occidental féminisé ou dévirilisé, et par
conséquent la normalisation et la généralisation de la modalité sociologique de la
famille monoparentale (Zemmour, 2014 : 98-107). Celle-ci se traduira surtout par
l’enfant élevé par la mère seule, et engendrera une diatribe acerbe dans les médias
autour de l’absence du père soulevée par certaines néo-féministes pour expliquer la
violence suburbaine : « où sont les pères ? », ce à quoi Zemmour répondra : « Vous les
avez tués ». Éric Zemmour devait s’en prendre à nouveau à ce qu’il considère être du
féminisme sélectif à la suite de l’« affaire Mila », une jeune lesbienne harcelée sur les
réseaux sociaux pour avoir critiqué et dénigré l’islam :
Pour nos féministes nouvelle vague, le patriarcat honni est seulement celui du mâle
blanc occidental de culture chrétienne - d’autant plus une cible qu’il est déjà à
terre. En revanche, elles ont la plus grande mansuétude pour le patriarcat arabo-
musulman, exotique et associé à des populations qui sont, aux yeux de nos
nouvelles dames de charité, d’éternels prolétaires victimes. Peur ? Fascination ?
Attirance ? On ne sait4
17 Mais l’articulation du divorce et de la féminisation de la scène sociale - « La femme est
l’avenir de l’homme », chantera Jean Ferrat en 1975 sur un vers d’Aragon – devait
s’affirmer, pour le penseur d’extême-droite, dans les paroles avec le titre mythique de
Daniel Balavoine « Mon fils, ma bataille » de 1980 qui, cette fois, acte la version de
l’homme que la femme quitte pour « refaire sa vie », ce qui soulève la question
juridique conflictuelle de la garde de l’enfant. Zemmour y voit l’homme qu’on
abandonne en quittant son ménage. Il devient victime face à un pouvoir judiciaire
désormais complice de la femme, et c’est lui qui se plaint de son sort et sanglote au
tribunal : « Ça fait longtemps que t’es partie maintenant. Je t’écoute démonter ma vie
en pleurant ».

Carnets, Deuxième série - 24 | 2022


Écouter la chanson française de l’oreille droite 5

18 Mais ce qui gêne surtout Zemmour, c’est l’aspiration du père à se faire mère, à se
substituer à la femme et à en emprunter les attributs : « Je vais tout casser si vous
touchez au fruit de mes entrailles. Fallait pas qu’elle s’en aille ». Pour lui, « Balavoine
pousse aussi jusqu’au bout cette inversion des rôles et des sexes qui obsède notre
temps, dans la mode vestimentaire comme dans la vie professionnelle et sentimentale.
Elle est partie, il est resté. Elle est dehors, et lui dedans. Elle bourlingue, il materne. Elle
attaque, il défend » (Zemmour, 2014 : 187). Et Zemmour de s’attarder sur ce qu’il
considère être la lente féminisation de l’instance masculine, perceptible dans le ton de
voix ou dans l’aspect physique des interprètes français de souche ; subtile castration de
l’homme sommé de taire sa virilité, ou d’en faire culturellement et socialement
abstraction. Seules exceptions culturellement « tolérées », pour cet idéologue
identitaire : les chanteurs de rythmes d’origine islamo-africaine à qui on consentirait
un machisme refusé à tous les autres.
19 Ceci nous permet d’aborder un autre sujet sociétal à partir duquel l’éditorialiste
d’extrême-droite écoute la chanson française et décrypte son évolution depuis ces
dernières quarante années qui auraient, selon lui, « défait la France » : l’immigration.
En effet, le débat identitaire qui s’est imposé sur la scène sociopolitique de l’Hexagone
depuis l’« affaire des foulards » en 1989, et s’est considérablement amplifié avec la
pression migratoire, majoritairement musulmane, a mis le curseur sur un ailleurs
référentiel exalté, et acte une mutation majeure de la gauche : le passage d’une gauche
marxiste fondée uniquement sur le prolétariat et la lutte des classes, à une gauche
éminemment identitaire, engagée dans une militance et un discours polyphoniques et
intersectionnel.
20 Autrement dit, nous aurions affaire à une transition de la figure marxiste de l’aliéné
économique et social (d’ici) vers la fascination envers la figure de l’étranger dans toutes
ses variantes comme passion (pathos) postcoloniale ultime d’un Occident renvoyé à sa
mauvaise conscience, à sa repentance pérenne, c’est-à-dire à son « identité
malheureuse » (Finkielkraut, 2013) ; ou encore, au glissement de la crainte de l’«
hétérophobie » (Maalouf, 1998) vers la dénonciation de la « xénomanie » rampante et
substitutive (Zemmour, 2014). Le traitement de ces thématiques est devenu
paroxystique et délirant dans la société française, et convoque, dans la mouvance
identitaire et d’extrême-droite, des sujets populistes facilement attisés par la
dégradation de la sécurité publique et l’impact médiatique d’attentats revendiqués :
l’immigration, l’intégration, l’assimilation, le « vivre ensemble », la laïcité, le
communautarisme et le séparatisme (cf. Barreau, 2016 ; Zemmour, 2014, 2018 ; Rioufol,
2016 et Onfray, 2017).
21 Or c’est justement cette mutation des mentalités qu’Éric Zemmour voit venir dans la
chanson française et qui traduit l’abandon de la figure du prolétaire remplacé par celle
du migrant légal ou illégal ; « cette xénophilie militante et exaltée, cette passion de
l’Autre vu comme un héros, mythifié parce qu’il souffre, se conjugue ainsi avec la
traditionnelle frustration féminine de l’attente et de l’oubli de soi » (Zemmour, 2014 :
190). Pour Zemmour, trois chansons signaleraient cette évolution sociétale issue d’un
renoncement à la cause prolétaire et ouvrière condamnée au chômage de masse. Un
fatum avec lequel, faute de solutions, et mondialisation aidant, la gauche finira, selon
lui, par composer, préférant le démuni venu d’ailleurs, victime substitutive sur le plan
idéologique et électoral, au pauvre d’ici. Ainsi s’expliquerait le succès du titre au ton
nostalgique, « Les corons » (1982), de Pierre Bachelet qui exhume le quotidien minier

Carnets, Deuxième série - 24 | 2022


Écouter la chanson française de l’oreille droite 6

du nord de la France condamné par la logique de la globalisation « Au nord, c’étaient


les corons. La terre, c’était le charbon. Le ciel c’était l’horizon. Les hommes des mineurs
de fond », une « ode à une classe ouvrière défunte » (Zemmour, 2014 : 177).
22 Avant lui, Daniel Guichard avait déjà évoqué dans « Mon vieux » (1974) la vie monotone
de son père décédé, celle d’« un ouvrier mutique et désabusé » (ibidem) : « Dans son
vieux pardessus râpé, il s’en allait l’hiver, l’été dans le petit matin frileux, mon vieux. Y
avait qu’un dimanche par semaine. Les autres jours, c’était la graine qu’il allait gagner
comme on peut (…) », avant qu’Eddy Mitchell n’évoque en 1978 dans « Il ne rentrera pas
ce soir » les déboires d’un cadre d’entreprise licencié par une multinationale : « Il se
décide à traîner, car il a peur d’annoncer à sa femme et son banquier la sinistre vérité.
Être chômeur à son âge, c’est pire qu’un mari trompé. Il ne rentre pas ce soir », mais
une certaine rivalité s’invite déjà dans le discours puisque « Il pleure sur lui, se prend
pour un travailleur immigré ».
23 Et Zemmour de rappeler, pour consolider sa thèse identitaire, le refus catégorique du
Parti Communiste Français et d’une bonne partie de la gauche de toute immigration
légale ou clandestine pour garantir une certaine paix et prospérité sociale :
C’est pourquoi nous disons : il faut arrêter l’immigration sous peine de jeter de
nouveaux travailleurs au chômage. (…) Je précise bien : il faut stopper l’immigration
officielle et clandestine, mais non chasser par la force les travailleurs immigrés déjà
présents en France comme l’a fait le chancelier Helmut Schmidt en Allemagne
fédérale (apud. Zemmour, 2014 : 204-205).
24 Un monde se meurt que déjà un autre s’annonce, que les paroles des chansons ne
cesseront d’exalter à la faveur du drame de l’autre victimaire venu d’ailleurs. Et l’autre
portera le nom de Lily (1977), le titre du chanteur populaire Pierre Perret, qui avait
pourtant commis une chanson au ton rabelaisien et bouffon en 1974 sur « Le zizi », un
sujet susceptible aujourd’hui d’une relecture phallocratique.
25 Dans cette chanson, il est fait l’éloge du parcours migratoire d’une Somalienne arrivée
à Paris et forcée d’accepter de faire la sale besogne : « On la trouvait plutôt jolie, Lily.
Elle arrivait des Somalies, Lily. Dans un bateau plein d’émigrés qui venaient tous de leur
plein gré vider les poubelles à Paris ». Zemmour y lit le début d’une approche positive
de l’immigration, qui se développera à partir des campus américains avec la
théorisation militante du concept de « privilège blanc » (McInstoh, 2009), la prétendue
mauvaise conscience postcoloniale (Bruckner, 1983) et occidentale (Onfray, 2017) : «
Elle rêvait de fraternité, Lily. Un hôtelier rue Secrétan, lui a précisé en arrivant qu’on
ne recevait que des Blancs ».
26 Pour Éric Zemmour, « Perret chanta cette comptine au moment même où l’immigration
changeait de nature ; où on ne venait plus à Paris vider les poubelles mais rejoindre un
père, un mari, ou un frère » (Zemmour, 2014 : 163). Il se serait donc agi, pour lui, d’une
arme idéologique pour faire accréditer l’idée pérenne d’une immigration de travail
alors même que le chômage de masse s’installait durablement en France : « Une
machine à culpabiliser était mise en branle pour celer la révolution démographique qui
s’annonçait » (idem : 164). Selon le polémiste d’extrême-droite, toute une suite de titres
viendra désormais exalter sous différents prétextes la xénophilie et la natiophobie des
élites françaises (les bobos, comme il aime à caricaturer une bonne partie de
l’intelligentsia « parisienne »), devenues idéologie officielle de l’État après la fondation
de S.O.S racisme et leur imprégnation sociétale par le truchement des médias, de
l’école, des manuels, des séries, du journalisme, du sport, de la publicité et bien

Carnets, Deuxième série - 24 | 2022


Écouter la chanson française de l’oreille droite 7

évidemment de la chanson et de ses instances d’escorte (émissions télévisées, concours,


diffusion radiophonique, prolongements didactiques, etc.). C’est dire que Zemmour
entretient une véritable dynamique, souvent délirante, de théorie de la conspiration.
27 On doit bien évidemment contester la pensée d’Éric Zemmour et critiquer ses excès de
langage ou de rhétorique, ce qui lui a valu l’appropriation de sa pensée par l’extrême-
droite française en quête de think tank. Par ailleurs, son exégèse droitière des paroles de
la chanson française de ces dernières décennies a tout de même un mérite : celui de
susciter des contre-arguments et d’obliger à recentrer le débat, notamment pour ce qui
est de la lutte contre les préjugés racistes et autres qui menacent le consensus social.
Faut-il rappeler qu’en sciences humaines nous avons un devoir de complexité et
d’interprétation (Morin, 2005 ; Citton, 2010) ?

BIBLIOGRAPHIE
BARREAU, Jean-Claude (2016). Liberté, égalité, immigration ?. Paris : L’Artilleur.

BOCK-CÔTÉ, Mathieu (2020). L’Empire du politiquement correct. Essai sur la respectabilité politico-
médiatique. Paris : Éd. Du Cerf.

BRUCKNER, Pascal (1983). Le Sanglot de l’homme blanc. Tiers-Monde, culpabilité et haine de soi. Paris :
Seuil.

CITTON, Yves (2010). L’Avenir des Humanités. Économie de la connaissance ou cultures de


l’interprétation ?. Paris : La Découverte.

COÛTEAUX, Paul-Marie (2006). Être et parler français. Paris : Perrin.

FINKIELKRAUT, Alain (2013). L’Identité malheureuse. Paris : Stock.

LECOEUVRE, Fabien (2020). Dictionnaire officiel des chansons françaises. Paris : Hors Collection.

MAALOUF, Amin (1998). Les Identités meurtrières. Paris : Grasset.

MCINTOSH, Peggy (2009). White people facing race : Uncovering the myths that keep racism in place. St.
Paul, Minnesota : Saint Paul Foundation.

MORIN, Edgar (2005). Introduction à la Pensée complexe. Paris : Seuil, coll. « Points ».

ONFRAY, Michel (2017). Décadence. Vie et mort du judéo-christianisme. Paris : Flammarion.

REYNOLDS, Simon et PRESS, Joy (2021). Sex revolts. Rock ’n roll, genre et rébellion. Paris : La Découverte,
coll. « Culture sonore ».

RIOUFOL, Ivan (2016). La Guerre civile qui vient. Paris : Pierre-Guillaume de Roux.

ZEMMOUR, Éric (1997). Le Coup d’État des juges. Paris : Grasset.

ZEMMOUR, Éric (2006). Le Premier Sexe. Paris : Denoël.

ZEMMOUR, Éric (2014). Le Suicide français. Paris : Albin Michel.

Carnets, Deuxième série - 24 | 2022


Écouter la chanson française de l’oreille droite 8

ZEMMOUR, Éric (2018). Destin français. Paris : Albin Michel.


Sitographie : 

https ://www.causeur.fr/eric-zemmour-gauche-175848 [disponible le 15/03/2022].

https ://www.lefigaro.fr/vox/societe/eric-zemmour-desagregation-francaise-20200708
[disponible le 15/03/2022].

https ://www.nonfiction.fr/article-10529-sexe-race-et-shs-44-contre-les-sciences-de-la-
culture.htm[disponible le 15/03/2022].

https ://www.lefigaro.fr/vox/societe/eric-zemmour-la-grande-lachete-des-feministes-dans-l-
affaire-mila-20200207 [disponible le 15/03/2022].

NOTES
1. https://www.causeur.fr/eric-zemmour-gauche-175848
2. https://www.lefigaro.fr/vox/societe/eric-zemmour-desagregation-francaise-20200708
3. https://www.nonfiction.fr/article-10529-sexe-race-et-shs-44-contre-les-sciences-de-la-
culture.htm
4. https://www.lefigaro.fr/vox/societe/eric-zemmour-la-grande-lachete-des-feministes-dans-l-
affaire-mila-20200207

RÉSUMÉS
Cet article décortique la lecture politiquement marquée du polémiste et essayiste français Éric
Zemmour des paroles de la chanson française depuis quarante ans. Zemmour y voit le reflet
d’une subtile mutation sociologique et socioculturelle de la France qui, selon lui, va dans le sens
du déclin.

This article dissects the politically marked reading of the French polemicist and essayist Éric
Zemmour of the lyrics of French song for forty years. Zemmour sees in it the reflection of a
subtle sociological and socio-cultural mutation of France which, according to him, goes in the
direction of decline.

INDEX
Mots-clés : Zemmour (Éric), paroles, chanson française, société, France
Keywords : Zemmour (Éric), lyrics, French song, French society

Carnets, Deuxième série - 24 | 2022


Écouter la chanson française de l’oreille droite 9

AUTEUR
JOSÉ DOMINGUES DE ALMEIDA
UP – ILCML – APEF
jalmeida[at]letras.up.pt

Carnets, Deuxième série - 24 | 2022

Vous aimerez peut-être aussi