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Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/carnets/14188
DOI : 10.4000/carnets.14188
ISSN : 1646-7698
Éditeur
APEF
Référence électronique
José Domingues de Almeida, « Écouter la chanson française de l’oreille droite », Carnets [En ligne],
Deuxième série - 24 | 2022, mis en ligne le 30 novembre 2022, consulté le 30 novembre 2022. URL :
http://journals.openedition.org/carnets/14188 ; DOI : https://doi.org/10.4000/carnets.14188
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Écouter la chanson française de l’oreille droite 1
1 Les paroles des chansons françaises continuent de relayer des messages et des
engagements politiques en phase avec le débat public du jour. Il suffit pour s’en
convaincre d’évoquer l’affaire Hoshi, cette chanteuse au physique décrié par le
chroniqueur Fabien Lecœuvre, auteur du Dictionnaire officiel des chansons françaises
(2020), qui a provoqué la réaction chantée de Grand Corps Malade dans « Des gens
beaux » (2021), le soutien symbolique aux migrants par Christophe Maé dans «
Lampedusa » (2019), ou encore le tollé à la suite de la présentation de l’hymne du
rappeur Youssoupha « Écris mon nom en bleu » (2021) lors de l’Euro 2020, retiré entre-
temps par la Fédération Française de Football au vu d’autres paroles, antérieures,
jugées diffamatoires contre plusieurs personnalités de droite, dont Éric Zemmour.
2 Mais on pourrait en dire de même de la controverse causée par la parution en français
de Sex revolts. Rock ’n roll, genre et rébellion (Reynolds et Press, 2021) où la contre-culture
récupérée par la plasticité du capitalisme du rock est désormais présentée sous un jour
misogyne par le néo-féminisme, alors que la thèse générationnelle qui escortait ce
genre musical - la révolte contre le Père / le Patriarcat, la canalisation de la violence
virile en temps de paix, ou celle de l’adoption d’une nouvelle forme de consumérisme
capitaliste par révolte récupérée - se voit aujourd’hui écartée. Paradoxalement, pour
d’aucuns, dont Zemmour, la contre-culture suburbaine du rap, fortement relayée par
les communautés noire et maghrébine, ainsi que sa symbolique imaginaire, ne suscitent
guère pareil questionnement idéologique.
3 C’est dire combien la chanson française, dont on sait le poids des paroles et du texte,
incomparablement plus important que le rythme, contrairement à la chanson
anglosaxonne, reflète les malaises et les paradoxes de la société, et peut, de ce fait,
servir de grille de lecture des mutations sociologiques, tant à partir de la gauche que de
la droite sociopolitique.
4 Si Paul-Marie Coûteaux a pu parler d’un âge d’or de la pensée française dans les années
soixante et soixante-dix, faite de théorisation, de déconstruction et de concepts, et ce
en dépit d’une hégémonie surtout économique anglosaxonne datant de la fin du XIXe
siècle (Coûteaux, 2006), toute une mouvance nostalgique droitière s’est mise à en dire
de même de la chanson française de ces années-là, et plus particulièrement de ses
paroliers et interprètes. Elle met en avant le succès et la nomenclature des émissions et
des médias dédiés à cette passion mélancolique française : « Ma chanson française » ; «
Les années bonheur », « radio Nostalgie », « Les jours heureux », « Chante France », etc.
Force est de rappeler dans ce contexte des noms d’interprètes, certains décédés, dont
les paroles, les mots, les rythmes et les mélodies ont marqué des générations et ont
résonné bien au-delà de l’Hexagone : Michel Delpech, Serge Gainsbourg, Michel Sardou,
Françoise Hardy, Charles Aznavour, Claude François, Art Sullivan, Salvatore Adamo,
France Gall, Johnny Halliday, Joe Dassin, Mike Brand, Michel Fugain, Julien Clerc, Marie
Laforêt, C. Jérôme, Dalida, Jacques Dutronc, etc.
5 En effet, bien ou mal, la chanson française de cette époque semble susciter une
nostalgie qui n’est, d’un point de vue subliminal, pas dissociable du contexte sociétal et
identitaire de la France référé à ces années-là, qu’il est opportun de rappeler : une
croissance économique, une assurance et un rayonnement de l’Hexagone en tant que
puissance internationale, une nation assez uniforme d’un point de vue identitaire,
ethnique et religieux, un rayonnement culturel et linguistique, une puissance
industrielle, un modèle social envié et d’assimilation rigide du migrant.
6 Or cette période, dont l’empan va de la première crise pétrolière aux « années
Mitterrand » (qui, d’ailleurs, forment commercialement un ensemble et un style «
nostalgique »), s’avère le théâtre de mutations sociétales complexes. Plusieurs concepts
discutables sont invoqués pour en brosser le portrait : « séparatisme », «
ensauvagement », « zones de non-droit », « islamo-gauchisme », « grand
remplacement », « repentance » postcoloniale, etc.
7 Éric Zemmour est de ceux-là qui, souvent à partir de la droite identitaire et
souverainiste, s’inquiètent de la possibilité d’une disparition fantasmée de la France, ou
en tous cas de la vision de sa France. Or cette thématique s’est invitée dans le débat
aujourd’hui, alimentée par une succession de faits divers et d’attentats, la publication
d’une vaste littérature essayistique décliniste et sceptique dont la France a fait une de
ses spécialités, et par le sentiment d’insécurité aussi bien identitaire que civile d’une
part considérable des citoyens, exprimé notamment dans les urnes.
8 Né en 1958 à Montreuil, Éric Zemmour est un journaliste politique, écrivain, essayiste,
chroniqueur et un polémiste français présent sur bien des plateaux, notamment celui,
presque quotidien, de « Face à l’info » de la chaîne privée d’information en continu
classée à droite CNews, dont il assurait jusqu’à il y a peu de temps à lui seul le succès et
les audiences. Se réclamant sans cesse de la pensée politique et du style d’exercice du
pouvoir du général De Gaulle, ainsi que de la conception napoléonienne de la grandeur
nationale, il est très unanimement considéré comme un passeur d’idées et un faiseur
d’opinion pour le camp de la droite identitaire. S’il est vrai qu’il est très communément
connoté à l’extrême-droite et que ses déclarations publiques lui ont valu d’être tantôt
condamné, tantôt acquitté, il n’en demeure pas moins l’auteur d’une ligne de pensée
cohérente sur le fond des théories, fondée sur une vaste culture historique et littéraire,
et prolongée par un goût prononcé du débat et de la polémique, parfois jusqu’à
l’outrance.
élites françaises qui, selon lui, auraient concouru par leur démission, leurs
compromissions et leurs accommodements raisonnables au « suicide français », il
n’hésite pas non plus à s’en prendre à certains acteurs culturels et à certaines
manifestations et productions symboliques, dont justement la chanson.
14 Aussi, l’écoute et l’analyse attentives des paroles de certaines chansons de ces dernières
décennies qui auraient « détruit la France » permettraient-elles, selon lui, de dégager la
transformation des mentalités avec ses revendications, ses messages ou ses slogans.
Elles seraient le miroir d’une société changeante sur le plan sociologique, culturel et
politique ; une mutation qu’Éric Zemmour n’apprécie pas, et qui le pousse à apporter au
débat national toute une série de contre-arguments contestables.
15 C’est le cas du titre « Les divorcés », la mythique chanson de Michel Delpech de 1973,
écrite par Michel Delpech et Jean-Michel Rivat, et composée par Roland Vincent. Les
paroles de cette chanson, inspirées de l’expérience de la séparation de Rivat, se voulait
au départ une critique de la loi qui ne permettait pas encore le divorce par
consentement mutuel. Ce titre devient un succès national (n°1 en France en janvier
1974) et international. On se souvient des paroles : « Ça me fait drôle de divorcer, mais
ça fait rien : je vais m’y faire. Si tu voyais mon avocat. Ce qu’il veut me faire dire de toi :
il ne te trouve pas d’excuses ».
16 Zemmour y lit la consécration du divorce déculpabilisé, banalisé et pacifié dans un
contexte qui voit la pratique sociale démocratisée du divorce de masse de la part de la
génération baby-boom, mais qui prélude également, pour l’auteur de Le Premier sexe
(Zemmour, 2006) à l’advenue de l’homme occidental féminisé ou dévirilisé, et par
conséquent la normalisation et la généralisation de la modalité sociologique de la
famille monoparentale (Zemmour, 2014 : 98-107). Celle-ci se traduira surtout par
l’enfant élevé par la mère seule, et engendrera une diatribe acerbe dans les médias
autour de l’absence du père soulevée par certaines néo-féministes pour expliquer la
violence suburbaine : « où sont les pères ? », ce à quoi Zemmour répondra : « Vous les
avez tués ». Éric Zemmour devait s’en prendre à nouveau à ce qu’il considère être du
féminisme sélectif à la suite de l’« affaire Mila », une jeune lesbienne harcelée sur les
réseaux sociaux pour avoir critiqué et dénigré l’islam :
Pour nos féministes nouvelle vague, le patriarcat honni est seulement celui du mâle
blanc occidental de culture chrétienne - d’autant plus une cible qu’il est déjà à
terre. En revanche, elles ont la plus grande mansuétude pour le patriarcat arabo-
musulman, exotique et associé à des populations qui sont, aux yeux de nos
nouvelles dames de charité, d’éternels prolétaires victimes. Peur ? Fascination ?
Attirance ? On ne sait4
17 Mais l’articulation du divorce et de la féminisation de la scène sociale - « La femme est
l’avenir de l’homme », chantera Jean Ferrat en 1975 sur un vers d’Aragon – devait
s’affirmer, pour le penseur d’extême-droite, dans les paroles avec le titre mythique de
Daniel Balavoine « Mon fils, ma bataille » de 1980 qui, cette fois, acte la version de
l’homme que la femme quitte pour « refaire sa vie », ce qui soulève la question
juridique conflictuelle de la garde de l’enfant. Zemmour y voit l’homme qu’on
abandonne en quittant son ménage. Il devient victime face à un pouvoir judiciaire
désormais complice de la femme, et c’est lui qui se plaint de son sort et sanglote au
tribunal : « Ça fait longtemps que t’es partie maintenant. Je t’écoute démonter ma vie
en pleurant ».
18 Mais ce qui gêne surtout Zemmour, c’est l’aspiration du père à se faire mère, à se
substituer à la femme et à en emprunter les attributs : « Je vais tout casser si vous
touchez au fruit de mes entrailles. Fallait pas qu’elle s’en aille ». Pour lui, « Balavoine
pousse aussi jusqu’au bout cette inversion des rôles et des sexes qui obsède notre
temps, dans la mode vestimentaire comme dans la vie professionnelle et sentimentale.
Elle est partie, il est resté. Elle est dehors, et lui dedans. Elle bourlingue, il materne. Elle
attaque, il défend » (Zemmour, 2014 : 187). Et Zemmour de s’attarder sur ce qu’il
considère être la lente féminisation de l’instance masculine, perceptible dans le ton de
voix ou dans l’aspect physique des interprètes français de souche ; subtile castration de
l’homme sommé de taire sa virilité, ou d’en faire culturellement et socialement
abstraction. Seules exceptions culturellement « tolérées », pour cet idéologue
identitaire : les chanteurs de rythmes d’origine islamo-africaine à qui on consentirait
un machisme refusé à tous les autres.
19 Ceci nous permet d’aborder un autre sujet sociétal à partir duquel l’éditorialiste
d’extrême-droite écoute la chanson française et décrypte son évolution depuis ces
dernières quarante années qui auraient, selon lui, « défait la France » : l’immigration.
En effet, le débat identitaire qui s’est imposé sur la scène sociopolitique de l’Hexagone
depuis l’« affaire des foulards » en 1989, et s’est considérablement amplifié avec la
pression migratoire, majoritairement musulmane, a mis le curseur sur un ailleurs
référentiel exalté, et acte une mutation majeure de la gauche : le passage d’une gauche
marxiste fondée uniquement sur le prolétariat et la lutte des classes, à une gauche
éminemment identitaire, engagée dans une militance et un discours polyphoniques et
intersectionnel.
20 Autrement dit, nous aurions affaire à une transition de la figure marxiste de l’aliéné
économique et social (d’ici) vers la fascination envers la figure de l’étranger dans toutes
ses variantes comme passion (pathos) postcoloniale ultime d’un Occident renvoyé à sa
mauvaise conscience, à sa repentance pérenne, c’est-à-dire à son « identité
malheureuse » (Finkielkraut, 2013) ; ou encore, au glissement de la crainte de l’«
hétérophobie » (Maalouf, 1998) vers la dénonciation de la « xénomanie » rampante et
substitutive (Zemmour, 2014). Le traitement de ces thématiques est devenu
paroxystique et délirant dans la société française, et convoque, dans la mouvance
identitaire et d’extrême-droite, des sujets populistes facilement attisés par la
dégradation de la sécurité publique et l’impact médiatique d’attentats revendiqués :
l’immigration, l’intégration, l’assimilation, le « vivre ensemble », la laïcité, le
communautarisme et le séparatisme (cf. Barreau, 2016 ; Zemmour, 2014, 2018 ; Rioufol,
2016 et Onfray, 2017).
21 Or c’est justement cette mutation des mentalités qu’Éric Zemmour voit venir dans la
chanson française et qui traduit l’abandon de la figure du prolétaire remplacé par celle
du migrant légal ou illégal ; « cette xénophilie militante et exaltée, cette passion de
l’Autre vu comme un héros, mythifié parce qu’il souffre, se conjugue ainsi avec la
traditionnelle frustration féminine de l’attente et de l’oubli de soi » (Zemmour, 2014 :
190). Pour Zemmour, trois chansons signaleraient cette évolution sociétale issue d’un
renoncement à la cause prolétaire et ouvrière condamnée au chômage de masse. Un
fatum avec lequel, faute de solutions, et mondialisation aidant, la gauche finira, selon
lui, par composer, préférant le démuni venu d’ailleurs, victime substitutive sur le plan
idéologique et électoral, au pauvre d’ici. Ainsi s’expliquerait le succès du titre au ton
nostalgique, « Les corons » (1982), de Pierre Bachelet qui exhume le quotidien minier
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https ://www.lefigaro.fr/vox/societe/eric-zemmour-desagregation-francaise-20200708
[disponible le 15/03/2022].
https ://www.nonfiction.fr/article-10529-sexe-race-et-shs-44-contre-les-sciences-de-la-
culture.htm[disponible le 15/03/2022].
https ://www.lefigaro.fr/vox/societe/eric-zemmour-la-grande-lachete-des-feministes-dans-l-
affaire-mila-20200207 [disponible le 15/03/2022].
NOTES
1. https://www.causeur.fr/eric-zemmour-gauche-175848
2. https://www.lefigaro.fr/vox/societe/eric-zemmour-desagregation-francaise-20200708
3. https://www.nonfiction.fr/article-10529-sexe-race-et-shs-44-contre-les-sciences-de-la-
culture.htm
4. https://www.lefigaro.fr/vox/societe/eric-zemmour-la-grande-lachete-des-feministes-dans-l-
affaire-mila-20200207
RÉSUMÉS
Cet article décortique la lecture politiquement marquée du polémiste et essayiste français Éric
Zemmour des paroles de la chanson française depuis quarante ans. Zemmour y voit le reflet
d’une subtile mutation sociologique et socioculturelle de la France qui, selon lui, va dans le sens
du déclin.
This article dissects the politically marked reading of the French polemicist and essayist Éric
Zemmour of the lyrics of French song for forty years. Zemmour sees in it the reflection of a
subtle sociological and socio-cultural mutation of France which, according to him, goes in the
direction of decline.
INDEX
Mots-clés : Zemmour (Éric), paroles, chanson française, société, France
Keywords : Zemmour (Éric), lyrics, French song, French society
AUTEUR
JOSÉ DOMINGUES DE ALMEIDA
UP – ILCML – APEF
jalmeida[at]letras.up.pt