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CHOPIN

LA PEDAGOGIE DE CHOPIN conserver et cultiver, de manière à élargir


la palette sonore.
Compositeur de génie, interprète raffiné, Chopin fut aussi un
innovateur en matière d'enseignement pianistique. Sans principes, La musique d'abord
sans préjugés. Seules comptaient pour lui l'oreille et la sensibilité. Toute la réflexion technique de Chopin
est indissociable de la réalité musicale.
.,J. ..._., ,., ... ._.. ~-
Cette constatation qui peut paraître ba-
' ' ,_ •.., • l'- ~- . ..__ . ,. •• ....- nale et évidente est pourtant l'unique
raison de ses innovations en matière de
doigté et de pédalisation. De plus, nous
verrons que toutes ses exigences pédago-
giques vont dans un même sens musical.
Le maître demande à l'élève un travail
quotidien n'excédant pas trois heures
entrecoupées de longues pauses (on re-
connaît là un principe fondamental de la
méthode Leimer-Gieseking (2) ). Liszt
exigeait quatre à cinq heures d'exercices
techniques quotidiens, sans compter le
travail de ses œuvres. « ll travaille avec
elle les 24 gammes ... des accords arpé-
gés ... des trilles sur certains doigts, les
autres enfoncés ... il applique lui-même
cette méthode et travaille ces exercices
pendant des heures, tout en lisant pour se
désennuyer ... »,raconte un témoin (3).
Les biographies concernant Chopin pé- est alors aisé de comprendre pourquoi
Chopin refuse les enfants et les débu-
dagogue donnent souvent à penser que Chopin tourne le dos aux écoles pianisti-
tants : il refuse également de faire tra-
son enseignement n'était qu'à but mon- ques et à Liszt lui-même. Il n'a ni princi-
vailler des compositions dépassant les
dain et lucratif. Or Chopin se découvrit pes, ni préjugés. Sa sensibilité et son
capacités pianistiques (et donc musica-
une réelle vocation pédagogique à la- oreille sont ses seuls critères.
les) de l'élève. En revanche, il faut avoir
quelle il se consacra en renonçant à sa
des bases solides sur la théorie musicale,
carrière de virtuose, dès lors qu'il s'ins- Pour ou -contre l'égalité sonore
de manière à pouvoir analyser la forme et
talla à Paris. Il songea même à écrire une Sans vouloir faire une longue étude
le caractère des œuvres étudiées. L'étude
méthode pour piano, mais le côté théori- comparative entre ces deux grands musi-
du chant lui paraît indispensable pour
que de l'entreprise était trop astreignant ciens romantiques, il est intéressant de
pratiquer le cantabile et faire ressortir une
pour ce dialecticien pur ; il ne laissera voir qu'ils se distinguent déjà sur un point
ligne musicale. Son esthétique repose sur
qu'une simple ébauche de cette méthode. crucial de la vision musicale : Liszt, qui
des modalités vocales alors qu'on attri-
Ce qui, en revanche, nous permet de reflète la pensée de l'époque, considère
bue à Liszt une conception orchestrale.
connaître les grandes lignes de son ensei- que pour faire de la musique, en l'occur-
Partisan de la musique d'ensemble, il
gnement, relè"9'e de témoignages d'élè- rence du piano, il faut avant tout avoir une
conseille en particulier le jeu du quatre
ves ou proches de Chopin, réunis dans le technique pianistique transcendante. En
mains qui développera l'indépendance
livre de Jean-Jacques Eigeldinger intitu- conséquence, il exige de ses élèves un tra-
de l'oreille.
lé :«Chopin vu par ses élèves» (1). vail quotidien d'exercices purement
L'oreille : voilà la première chose dont on
A partir de ces témoignages, il a été mécaniques, consistant, entre autres, à
parle lorsque l'on franchit sa porte ; il
possible d'avoir une vision globale de sa entraîner chaque doigt un quart d'heure
réclame une intense concentration audi-
méthode, de ses exigences pédagogiques par jour, de manière à obtenir une égalité
tive entraînant un affinement de 1'oreille.
et par là même de son approche person- sonore.
C'est ainsi que croîtront les exigences de
nelle du clavier et de la musique. En effet, Chopin, lui, est à l'opposé de ces princi-
1'élève. Pour Chopin, la technique est un
n'oublions pas que Chopin est un pianiste pes. Il estime que la technique s'obtient
produit de l'esprit. Or, pour obtenir une
autodidacte, ce qui veut dire que toute sa en grande partie lorsqu'il existe une vo-
intense concentration mentale, il faut être
pédagogie est fondée sur une profonde lonté musicale. De plus, il considère
dégagé de toute perturbation et tension
réflexion qui vise à mettre ses propres l'inégalité des doigts et donc l'inégalité
corporelle. Ce qui implique un contrôle
qualités pianistiques à la portée de tous. Il sonore comme un atout musical qu'il faut

40 PIANO HORS SERIE N°3


CHOPIN

permanent de la détente musculaire. dièse sont parfaites pour conserver l' indi- dans une phrase musicale permet une
Cette détente ajoute au jeu pianistique vidualité des doigts, la commodité pia- continuité sonore; dans cet esprit,l'em-
classique la possibilité d'utiliser tout le nistique. Cela explique aussi les tonalités ploid'unmêmedoigtsurunenoterépétée
système brachial. Jusqu'alors, on se con- chargées de dièses et de bémols que l'on est permis. Le tout permettant de conser-
tentait de l'articulation digitale parfois trouve souvent dans l'œuvre de Chopin. ver au maximum la position idéale de la
enrichie de celle du poignet. On obtient L'étude de ces exercices se fait dans le main. Ces doigtés révolutionnaires ex-
ainsi une sensation de parfaite continui- même esprit que le travail des œuvres pliquent en grande partie l'insistance de
té de l'épaule jusqu'au bout des doigts. étudiées : il préconise un travail lent de Chopin à vouloir que l'élève travaille le
De plus, Chopin apporte une constatation façon que l'attention se focalise sur la plus longtemps possible avec la parti-
physiologique nouvelle : le pivot de la justesse du phrasé, et permette de traiter tion : c'est afm qu'il se familiarise avec
main n'est pas, comme on le croyait à pleinement les différentes sortes de tou- ces nouveaux doigtés, et qu'il puisse
l'époque, le troisième doigt mais le cher, en particulier le travail d'un legato constamment découvrir des détails qui lui
deuxième. La détente musculaire est in- plein et sonore. C'est dans ce dessein auraient échappés.
dissociable de la matière sonore. Une fois qu'il aborde les Préludes de Clementi,les
de plus, Chopin fait passer l'art du tou- Etudes de Cramer, Etudes de style de Rythme et rubato
cher avant la virtuosité. Moscheles. Ses propres études sontréser- Sur le plan rythmique, Chopin est très
vées aux élèves déjà bien avancés. Il fait strict. Contrairement à ce qu'on pourrait
La technique des doigts bien sûr partie des adeptes de Bach et penser, il exige que l'élève joue parfaite-
Pour éviter toute fatigue musculaire et n'hésite pas à faire travailler dès les pre- ment en mesure. Quant au rubato qu'on
conserver un raffmement du toucher, sa mières leçons les fugues du Clavier bien trouve très souvent dans sa musique, il
méthoderéduitau minimum les exercices tempéré pour initier au jeu polyphonique. s'agit de jouer la partie accompagnante
techniques. Les siens ont pour but d'ac- Il réserve aussi une grande place à l'étude de manière imperturbable pendant que la
quérir l'indépendance des doigts tout en partie chantante se libère de toute con-
conservant leur individualité. Un de ces trainte rythmique, sans jamais d'exagéra-
exercices tout à fait évocateur consiste à tion. Il faut avant tout rester simple, la
placer la main sur les notes mi dièse, fa «<L FAUT CHANTER qualité de l'interprète étant, pour le maî-
dièse, sol dièse, la dièse et si. A contre- AVEC LES DOIGTS » tre, la discrétion.
courant du système solfégique habituel REPETAIT CHOPIN LesNocturnessontenvisagésdansunbut
qui se résume en la tonalité d'Ut majeur pédagogique. Il est vrai que pour familia-
(du moins pour les premiers éléments), riser l'élève au legato et au cantabile,
Chopin peut imaginer toutes les formules Chopin ne pouvait pas mieux faire. Tou-
possibles d'exercices à partir de cette des sonates de Beethoven, insistant tou- tes les difficultés d'interprétation se ré-
position. En effet, les doigts longs étant jours sur le cantabile. unissent dans ces chefs-d'œuvre. Il a
posés sur les touches noires, la position de Les œuvres de Hummel sont utilisées à d'ailleurs une façon particulière de faire
la main n'est jamais altérée. Et, pour en des fms quelque peu différentes : celles travailler ces pièces : on étudiera d'abord
revenir à l'inégalité des doigts, on peut de se familiariser à un doigté proche de la basse des deux mains puis, lorsqu'elle
mettre en valeur leur variété sonore, que celui du maître. En effet, Chopin consi- sera bien assimilée, d'une main (la gau-
ce soit en qualité, durée, intensité. dère que Hummel est le premier à écrire che bien sûr). Alors seulement, la main
«Il pouvait suivre à distance le jeu de son une méthode de doigté parfaitement ra- droite abordera le travail du chant, avec
élève : sensible à la plus fme nuance, son tionnelle; en fait, cette méthode rejoint en tout ce que cela implique, et pour finir ,les
oreille reconnaissait d'emblée quel doigt partie les innovations chopiniennes en la mains ensemble. Il ne faut jamais oublier
s'était posé sur quelle touche. » (cf. p.234 matière. Emancipation du pouce : on que toute la méthode de Chopin vise un
op. cit.(l)) En contrepartie, l'égalité des confie au premier doigt des fragments unique objectif: permettre à ses élèves de
doigts et le jeu perlé sont obtenus par un mélodiques qui lui donnent accès aux jouer ses propres œuvres dans le bon
contrôle rigoureux de l'oreille d'une part, touches noires. Les mêmes possibilités esprit en leur communiquant le secret de
et par deux autres moyens nouveaux pour sont très vite offertes au cinquième doigt ses innovations.
l'époque: un doigté inédit, et un mouve- qui peut également passer par dessus le Véronique Fiszman
ment latéral de la main dans le sens du pouce si besoin est.
trait lors des gammes et des arpèges. Chevauchement des doigts dans les chro- (1) JJ. Eideldi.nger, Chopin vu par ses élèves,
Bien sûr, on n'échappe pas au travail de matismes: ils autorisent le passage d'un éd.de la Baconnière, Boudry-Neuchâtel (Suisse).
ces terribles arpèges et gammes, toutefois doigt long sur un doigt court et à l'inverse (2) Le jeu moderne du pil.mo d'après Leimer-Gie-
seking, éd. Eschig.
choisis et commandés par la structure du le passage d'un doigt court sur un doigt
(3) Gerd Kaemper, Techniques pianistiques, éd.
clavier ; les tonalités de ré bémol et fa long. La succession de mêmes doigts Alphonse Leduc.

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