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URL : https://journals.openedition.org/carnets/13787
DOI : 10.4000/carnets.13787
ISSN : 1646-7698
Éditeur
APEF
Référence électronique
Carlos F. Clamote Carreto et Maria de Jesus Cabral, « Introduction : La chanson française ou le
dialogue infini », Carnets [En ligne], Deuxième série - 24 | 2022, mis en ligne le 30 novembre 2022,
consulté le 30 novembre 2022. URL : http://journals.openedition.org/carnets/13787 ; DOI : https://
doi.org/10.4000/carnets.13787
Creative Commons - Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale 4.0 International - CC BY-NC 4.0
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Introduction : La chanson française ou le dialogue infini 1
Introduction : La chanson française
ou le dialogue infini
Carlos F. Clamote Carreto et Maria de Jesus Cabral
1 Ce dossier de la revue Carnets se donne pour principal objectif d’interroger la chanson
française sous l’angle délicat de l’intersection ; un angle qui exhibe et lève le voile sur
l’une des caractéristiques les plus remarquables de la chanson française au fil des
siècles, à savoir le fait qu’elle se situe au croisement de plusieurs genres, dictions ou
modélisations entre la littérature, le manifeste, la performance dramatique, le cinéma,
créant complicités et tensions qui situent souvent la chanson au cœur d’une dynamique
de l’interférence, de l’hybridation (aussi bien formelle qu’esthétique et culturelle), du
« télescopage » (Blanckeman & Loucif, 2012) entre la voix et l’écrit, le poétique et le
politique, la subjectivité partagée et le désir sans partage.
2 Nous connaissons l’admiration que portait, dans les années 20 du siècle dernier, Robert
Desnos pour Yvonne George dont l’apparence, à la fois sobre, élégante, frêle et sombre,
annonçait, d’Édith Piaf à Barbara, une modélisation particulière de la voix qui émerge,
comme une étincelle de lumière au sein des zones d’ombre, qui jaillit, cristalline, d’un
corps spectral. En 1940, Jean Cocteau écrit pour Piaf (qu’il vénérait) un monologue – Le
Bel indifférent – dont le titre même n’est pas sans évoquer Le Bel inconnu, récit du
Moyen Âge qui connut une énorme fortune manuscrite partout en Europe jusqu’au XXe
siècle (Corbellari, 2007 ; Plet-Nicolas, 2016) et qui glose l’amour impossible et sans cesse
différé d’un chevalier d’Arthur pour une femme (une fée) appartenant
irrémédiablement à l’Autre-Monde. Lorsqu’au cours d’une discussion littéraire
quelqu’un demanda à Gabriel García Marquez quel était le meilleur poète français
contemporain, il répondit sans hésiter : Georges Brassens (García Marquez, 1991).
3 Les années 50 (les médias comme la radio et, quelques années plus tard, la télévision, y
aidant) représentent un tournant décisif pour la chanson française qui prend peu à peu
ses distances face au style popularisant de la variété et construit une nouvelle
légitimité fondée sur les liens, désormais symbiotiques, avec la poésie chez nombres
d’auteurs-compositeurs-interprètes tels Boris Vian, Georges Brassens, Jacques Brel,
Barbara, Léo Ferré, parmi tant d’autres. L’attention portée aux paroles, à la chanson
comme art formel d’une nouvelle lignée de troubadours, pour paraphraser le titre d’un
essai bien connu de Jacques Roubaud (1986), est notamment très présent chez Barbara
qui, comme nous l’apprenons à la suite du travail de reconstitution discographique de
Bruno Haye (2012) à l’occasion du quinzième anniversaire de la mort de la chanteuse,
enregistrait plusieurs versions de chaque chanson d’où le fait qu’il existe des dizaines
de prises inédites des versions connues. Car, pour Barbara, chanter c’était, avant tout,
renouer avec cette fonction primordiale de la voix comme pneuma, énergie,
incantation, présence sans cesse renouvelée au monde et à autrui, manifestation de
l’âme, destinée individuelle et collective qui s’étend du premier cri au dernier souffle
(Bost, 2020).
4 Dans un entretien à domicile avec Jean-Pierre Chabrol diffusé le 26 janvier 1976 sur
Antenne 2 dans une émission intitulée « La Male parole », Georges Brassens parle
longuement de l’importance de la langue, du plaisir de la langue lié à sa nature labile,
changeante, toujours unique, singulière et locale. Mais aussi du péril que représente
l’empire de la radio et de la télévision (« ces machines diaboliques ») qui tendent à
uniformiser et à standardiser la langue, à universaliser « la chose » à partir du moment
où les gens passent plus de temps à écouter la télé qu’à parler avec leurs voisins. Pour
Brassens, la langue de jadis était, au contraire, extrêmement plastique, infiniment
déclinable, constamment ouverte à toutes sortes de métissages linguistiques ; immense
laboratoire d’où émane une créativité (lexicale, morphologique, prosodique, etc.)
illimitée. Ce plaisir de la langue – d’une langue à la fois archaïque, matricielle et sans
cesse renouvelée – résonne aussi bien dans l’élégance et la rigueur grammaticale et
métrique des strophes de Brassens que dans l’extrême jouissance qu’il manifeste à
jouer sur les signifiants de la langue – surtout de cette langue vibrante et flexible,
dansante et ludique, joyeuse et transgressive qui prend chair dans les gros mots et le
jargon populaire (que l’on songe, par exemple, à la « La ronde des jurons ») tout en
renouant avec l’imaginaire scatologique et carnavalesque que l’on retrouve aussi bien
tans la tradition médiévale du fabliau et des fatrasies que dans l’univers rabelaisien.
5 Si Brassens est à la chanson française ce que Molière fut au Théâtre ou La Fontaine à la
fable, comme a pu l’écrire Yves Uzureau (1991) dans son « prélude » à Georges Brassens.
J'ai rendez-vous avec vous ; s’il est vrai que ses chansons forment une véritable somme
poétique qui réinvente, sous de nouvelles sonorités et modulations rythmiques et
vocales, des auteurs qui marquent la tradition littéraire française (des troubadours du
Moyen Âge à Antoine Pole, en passant par Villon, Rabelais, La Fontaine, Corneille,
Racine, Boileau, Hugo, Baudelaire, Musset, Valérie, Mallarmé, Rimbaud, Apollinaire,
Aragon), cette légitimation par la littérature (ce « mana nourricier » de la chanson,
comme il aimait le dire) n’a jamais impliqué une rupture avec cette source primordiale
du chant - l’oralité – qui incarne dans la voix, dans un corps, une pleine présence à soi,
à autrui, à ses origines. Dans un long et passionnant entretien accordé à France Culture
lors de l’émission « Les samedis de France Cuture » diffusée le 17 février 1979, Brassens
affirme :
Je me suis surtout intéressé à la chanson parce que dans la famille tout le monde
chantait. Dès l’enfance, dès trois, quatre ans, je me rappelle avoir chanté et ma
mère passait son temps à chanter. À cinquante ans, elle copiait encore, ce qui peut
paraître extravagant aujourd’hui mais qui n’était pas rare en ce temps-là, elle
copiait encore des chansons qu’elle entendait et allait compléter les textes chez ses
copines. C’est comme ça que je me suis intéressé à la chanson.
6 Cet ancrage de la chanson dans une oralité matricielle (au sens littéral et métaphorique
du terme) fait non seulement résonner, encore et toujours, ce chant des troubadours
d’où la langue vulgaire nait au statut de langue poétique, mais nous permet aussi de
saisir un de ses traits les plus caractéristiques : la frontière fluide et instable entre
genres et registres discursifs qu’elle affectionne faire voler en éclats (textes
canoniques/littératures marginales ; centre/périphérie ; discours érudit appuyé sur de
multiples renvois intertextuels/registre popularisant, voire, dans certains cas
explicitement provocateur et scatologique ) dans un mouvement paradoxal qui est à la
fois de l’ordre de la légitimation et de la « barbarisation » (Blanckeman & Loucif, 2012),
de la canonisation et de la subversion ; mouvement dialectique qui, comme on le
devine, conduit à un profond renouveau de la chanson française par le biais de la
littérature (ou d’autres formes et pratiques artistiques) ainsi qu’à un renouveau des
formes littéraires à travers la chanson.
7 Loin de s’éteindre avec les grands poètes-compositeurs et interprètes des années 50-80,
cette dynamique créatrice prend aujourd’hui, dans un contexte marqué par
l’accélération des phénomènes de métissage et d’hybridation culturelle liée à la
mondialisation, de nouvelles formes, assume de nouvelles résonnances (que l’on songe
notamment au succès des rappeurs français auprès du jeune public nord-américain) et
se revêt de nouveaux enjeux poétiques, politique et identitaires. Dès lors, y-a-t ’il
encore des traits spécifiques qui permettent d’identifier et de définir la chanson
française ? Au sein d’une géographie culturelle, linguistique et littéraire aux contours
de plus en plus éclatés et incertains ou, du moins, fortement décentrés ou excentrés,
qu’en est-il de la chanson française, de son/ses territoire(s) privilégié(s), de son
répertoire, du rapport qu’en entretient avec le roman, le théâtre ou encore le vaste
champ de l’éthique et de la morale ? Quand est-il de sa place dans l’enseignement et la
construction d’une citoyenneté active et critique au sein d’une société où tout se
liquéfie, comme le suggèrent les réflexions du sociologue Zigmunt Bauman ? En somme,
quel rôle assigner encore à la chanson française ? La question fut naguère posée à
Jacques Brel par Maurice Chapelan lors d’un entretien publié dans Le Figaro Littéraire du
9 mars 1963 :
Comment écrivez-vous une chanson ?
[…] le plus souvent je n'ai ni texte ni musique. Il me vient une idée, ou un paysage
intérieur. Par exemple : que ferai-je, que dirai-je au moment de mourir ? Comme je
me sens plus paysan que citadin, je cherche une musique de la terre... Bourrée,
sardane, etc. J'ai promené Le Moribond un an, ajoutant ou enlevant des
personnages, comme on fait pour les santons de la crèche.
Quel rôle assignez-vous à la chanson ?
... De Gaulle a un rôle, Malraux a un rôle, un chanteur de variétés n'en a pas.
La révolution se fait parfois avec des chansons.
Si ça pouvait être vrai !
Vous voyez !
On est là pour essayer d'être honnête et sincère. Devant certains réflexes, certains
états d'esprit, j'ai envie de dire ce que je pense.
8 Si, quoiqu’en disent les utopies révolutionnaires, la chanson n’est pas – heureusement,
sans doute – une arme ; si elle n’a pas le pouvoir de changer la face de la terre, elle
demeure néanmoins, dans son extrême plasticité et dans son extraordinaire capacité
d’intégration et de réinvention, une forme privilégiée de penser et de reconfigurer sans
cesse notre rapport au temps, à soi et à autrui, en s’offrant, à chaque époque, comme un
dialogue infini avec le monde, un dialogue infiniment ouvert sur le monde. C’est ce que
montrent, dans leur diversité et leur complémentarité, les contributions réunies dans
ce dossier.
9 Bruno Blanckeman nous propose de revisiter l’art de la chanson française de la seconde
moitié du XXe siècle par le biais de voix féminines mythiques qui en ont scandé
l’histoire. Gréco, Barbara, Anne Sylvestre ou Juliette s’imposent comme autant
d’auteures-compositrices-interprètes qui ont contribué à élever poétiquement la
chanson. Par un équilibre savant entre chant, expression poétique et geste musical,
leur art témoigne ainsi des justes causes de la chanson française, face à l’immense
concurrence du showbiz et de la mercantilisation des biens culturels.
10 François Prévost s’attache quant à lui à décrire la poéticité des chansons de l’auteur-
compositeur-interprète Hubert-Félix Thiéfaine, mettant au jour un ethos de poète,
maudit à bien des égards, dont la littérarité se manifeste bien au-delà des textes eux-
mêmes pour essaimer jusque dans le matériau péritextuel et épitextuel d’une « écriture
flirtant avec le surréalisme ».
11 À la croisée des études littéraires et des études géographiques, José Lúcio et Luís
Pimenta Gonçalves tracent un « parcours territorialisé et littéraire » appuyé sur le
répertoire des chansons de l’auteur, compositeur et interprète Georges Brassens.
L’itinéraire chansonnier permet, chemin faisant, de mettre en relief les traits singuliers
de ce que qu’ils désignent comme la « géographie » des compositions de Georges
Brassens.
12 Alexandra Gaudechaux plonge au cœur de la dramaturgie novarinienne où, en étroite
connivence subversive avec le musicien Christian Paccoud, nombreux spectacles sont
parcourus de chansons, toutes interprétées par des comédiens qui ne sont point
chanteurs. Ainsi, ne s’agit-il pas pour les acteurs de « bien chanter » ni de « chanter
juste » mais de retrouver la justesse de la voix-poème par laquelle sujet, langage et
mémoire tissent le continu corps-langage.
13 Focalisé sur le discours sociopolitique de l’essayiste et journaliste Éric Zemmour et son
analyse de l’évolution des paroles de la chanson française, José de Almeida se demande
en quelle mesure celui-là peut se lire comme symptôme et reflet d’une mutation
profonde de la société française, voire occidentale, qui ressortit à une vision pessimiste
et décliniste de la nation française.
14 La contribution de Jean-Louis Dufays établit une articulation fructueuse entre l’étude
de la littérature et celle de la chanson, celle-ci permettant d’aborder un vaste
patrimoine littéraire d’hier et d’aujourd’hui. Étayée par une analyse fine de deux
chansons contemporaines – « Sur un prélude de Bach », de Maurane et « Carmen », de
Stromae – sa démarche dégage des possibilités concrètes d’appropriations en contexte
didactique.
15 Sous une double casquette de littéraire et de musicien, Dionisio Vila Maior nous
présente son travail de reconfiguration intersémiotique des Misérables de Victor Hugo
en spectacle musical récent par le Coro Mozart. Tout en soulignant l’esthétique
cinématographique du roman, son article évoque les options artistiques opérées en
termes scéniques, musical, vocal et mimodramatique, lesquels n’oblitèrent pas la
perspective engagée du roman, mais l’enrichissent de nouveaux feux.
16 À la fois enquête et tentative de définition de la canso médiévale, l’article de Pierre
Levron se penche sur la poésie de troubadours des douzième et treizième siècle, se
confrontant à un triple enjeu : définir la mélancolie, de la tristesse à la folie et à la
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AUTEURS
CARLOS F. CLAMOTE CARRETO
IELT | FCSH da Universidade NOVA de Lisboa
ccarreto[at]fcsh.unl.pt