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Altérités linguistiques
dans la littérature belge
l’exemple de Jean Muno
Rainier GRUTMAN
1
Michel DE GHELDERODE, « Mademoiselle Jaïre », I, 17 dans Théâtre, I, Paris,
Gallimard, 1950, p. 201 [sic], cité par Jean WEISGERBER dans « Citations polyglottes
et citations non verbales », dans idem(dir.), Les Avant-gardes et la Tour de Babel. In-
teractions des arts et des langues, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2000, p. 72 (pp. 61-
83).
2
Hugo BAETENS BEARDSMORE (Le Français régional de Bruxelles, Bruxelles, PU de
Bruxelles, 1971, pp. 289-325) signale l’existence d’une veine comique en franco-
bruxellois mâtiné de flamand (le fameux « marollien »). Mais les œuvres de Victor
Lefèvre (Coco Lulu), Léopold Courouble et Roger Kervyn de Marcke ten Driessche
étaient des divertissements sans prétention littéraire.
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WEISGERBER, op. cit.
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Voir l’anthologie préparée par Marc QUAGHEBEUR, Véronique JAGO-ANTOINE et
Jean-Pierre VERHEGGEN, Un pays d’irréguliers, Bruxelles, Labor, « Archives du fu-
tur », 1990. Selon les analyses classiques de Jean-Marie Klinkenberg, les deux pratiques
traduiraient une même insécurité linguistique : cf. Jean-Marie KLINKENBERG, « Le pro-
blème de la langue d’écriture dans la littérature francophone de Belgique de Verhaeren à
Verheggen », dans Arpad VIGH (éd.), L’identité culturelle dans les littératures de langue
française, Pécs, PU, 1989, pp. 65-79 et « Insécurité linguistique et production litté-
raire », dans Cahiers de l’Institut de linguistique de Louvain, 19, 3-4, 1993, pp. 71-
80.
5
Voir le colloque tenu à Louvain-la-Neuve sur « L’Insécurité linguistique dans les
communautés francophones périphériques », dont Michel FRANCARD a publié les ac-
tes dans les Cahiers de l’Institut de linguistique de Louvain, n° 19, 3-4, 1993, et
n° 20, 1-2, 1994.
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lèles d’un chemin de fer (que les Italiens appellent justement binari). Ce
manichéisme, qui fait volontiers abstraction de Bruxelles, part du constat
de la coïncidence de trois grandes différences entre la Flandre et la
Wallonie. Selon le schéma sociologique de Val Lorwin6, l’opposition
apparaît à la fois sur les plans confessionnel, socio-économique et
linguistique. Traditionnellement, la Flandre catholique et rurale était
moins encline à produire ces classes laborieuses qu’on disait
« dangereuses » au XIXe siècle, tandis que les villes wallonnes, premiers
foyers de la Révolution industrielle sur le continent européen,
affichèrent très tôt un clivage marqué entre le capital et le prolétariat,
avec ce qui en résulta de malthusianisme sur le plan démographique et
d’athéisme sur le plan confessionnel.
Sans être fausse, cette représentation est schématique. J’ai déjà dit
que Bruxelles y brillait par son absence. On pourrait en dire autant de la
Wallonie rurale, du Luxembourg catholique notamment, ou des villes
flamandes où le socialisme apparaît assez tôt (Gand, par exemple).
Commode et pédagogique, l’opposition sous forme de dichotomie a
surtout l’inconvénient de présenter comme des essences, comme des
entités monolithiques, ce qui constitue en fait des ensembles dynami-
ques organisés autour de plusieurs centres en fonction de critères chan-
geants et parfois contradictoires. Ainsi, pour ce qui est de leur composi-
tion linguistique, la Flandre et la Wallonie soi-disant unilingues ont
toujours caché diverses situations de diglossie voire de polyglossie. Au
néerlandais et au français officiels, il faudrait ajouter les dialectes parlés en
Flandre et en Wallonie, qui ne se limitent d’ailleurs pas au flamand là et au
wallon ici, ainsi que d’autres langues, le European American des eurocra-
tes d’une part, l’italien, l’espagnol, l’arabe et le turc des principales com-
munautés dites « allochtones » d’autre part. Car l’image d’une Belgique
binaire est en voie de péremption. Bruxelles, par exemple, loin d’incarner
le mythique point de contact entre Flamands et Wallons, ressemble de plus
en plus aujourd’hui à un District fédéral à la Washington, fonctionnant au-
dessus et à côté des juridictions locales. L’anglais y occupe une place de
choix sur les affiches publicitaires (mais pas sur la signalisation officielle,
qui respecte les données démographiques de l’État fédéral : le néerlandais
et le français viennent d’abord, suivis de l’allemand et éventuellement de
l’anglais) et les drapeaux y sont presque aussi nombreux qu’aux USA, sauf
que le Star-spangled Banner est remplacé par le bleu européen.
6
Val LORWIN, « Linguistic Pluralism and Political Tension in Modern Belgium »,
dans Joshua A. FISHMAN (éd.), Advances in the Sociology of Language, La Haye-
Paris, Mouton, vol. 2, 1972, pp. 386-412.
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Toutes les références, intégrées au corps du texte, renverront à l’édition de poche :
Jean MUNO, Histoire exécrable d’un héros brabançon, suivi d’une Lecture par Jean-
Marie KLINKENBERG, Bruxelles, Labor, « Espace Nord », no 126, 1998 (1982), 416
p. Je n’ai utilisé les italiques pour identifier les xénismes que lorsqu’elles l’avaient
été dans le roman.
8
Sur ce schéma historiographique, voir Jean-Marie KLINKENBERG, «La production
littéraire en Belgique : esquisse d’une sociologie historique », dans Littérature,
n° 44, 1981, p. 33-50.
9
Jean MUNO, « t’es rien, terrien ! », dans Jacques SOJCHER (éd.), La Belgique malgré
tout : littérature 1980, numéro spécial de la Revue de l’Université de Bruxelles,
Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1980, 1-4, pp. 361-366.
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Ainsi, quand le narrateur définit sa famille, il en arrive à une identité toute négative :
« Nous étions des intellectuels, nous n’étions pas Flamands. Ni Wallons. […] En dé-
pit des apparences, nous n’étions pas non plus Bruxellois. Le Bruxellois, ou ça parlait
mal, ou c’était libéral, souvent les deux. Or nous parlions correctement et n’étions
pas libéraux. »(p. 68)
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Quelques pages plus loin, Clauzius père se prononcera sur cette question avec tous
les préjugés de son époque et de son milieu : « idiome inexportable » (p. 61), le fla-
mand est à ses yeux « une mosaïque de patois (ils ne se comprennent pas d’un village
à l’autre !) » dont on avait tiré une « pseudo-langue » pour « l’imposer dans les éco-
les, en lieu et place de l’anglais, de l’espagnol ou, pourquoi pas ?, du russe, à de pe-
tits francophones qu’appelait une vocation internationale » (p. 63). À cette époque, ce
discours est résolument rétrograde et en même temps typiquement bruxellois, la capi-
tale n’ayant pas été touchée par les grandes lois linguistiques des années 1930 (voir
mon article « 1932 : La question linguistique en littérature » dans Jean-Pierre
BERTRAND, Michel BIRON, Benoît DENIS et Rainier GRUTMAN (éd.), De la littéra-
ture belge (à paraître).
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profonde. S’il est vrai que les Clauzius ne parlaient plus flamand, qu’ils
devaient même leur supériorité au fait de l’avoir oublié, leurs rapports
avec le fameux waterput de Wemmel dont les occurrences scandent le
roman tout entier, demeurent des plus complexes : est-ce « un point de
repère tout au plus » ou « le trou d’eau originel, la source dans la prairie,
le cœur limpide et frais de l’image essentielle » (pp. 64-65) ?
Le seul représentant du « ouatère-pute » dont les Clauzius reçoivent
la visite en ville, à part Cornelis l’ivrogne et (groot)moeder Liza, a ainsi
les mains « énormes, noueuses, toutes rouges. Des pattes, oui, de vérita-
bles pinces de crustacé ! » (p. 66) En plus, il descend l’escalier « à
reculons, comme une échelle. Marche après marche, barreau après
barreau, en se retenant au mur d’une main, l’autre s’abattant sur la
rampe, pan ! et pan ! et pan ! au point de la faire trembler de haut en bas.
Je n’en revenais pas. […] C’était donc ça, un Flamand ! » (p. 66) Pen-
dant la Seconde Guerre mondiale, tenaillés par la faim, les Clauzius
quitteront l’enceinte protectrice de Bruxelles pour aller demander
l’aumône à la campagne, chez les cousins de la mère. Jeanne Petitpas
retrouve pour l’occasion ses racines, elle qui « avait commencé ses
études en flamand, jusqu’au jour où ses aptitudes, forçant le barrage de
la tradition, lui avaient valu d’être envoyée dans une école d’expression
française » (p. 60). Elle s’identifie comme « Jeanneke Kloozius »
(p. 178), consentant à employer « l’idiome de la fosse d’où nous étions
sortis » (p. 59) : « Mijn man, Kloozius… En onze kadee, Papintje…
Nog een pintje ?… Prosit ! Smakelijk ! Godverdoeme ! … plus de
citadins, plus de paysans, plus que des hommes entre eux, Belges de
surcroît ! » (pp. 177-178)
Malgré l’euphorie initiale, le ménage Clauzius reviendra bredouille
de sa mission, le cousin en question ayant refusé de lui donner quelques
vivres que ce soit, par égoïsme paysan peut-être, mais plus probable-
ment par esprit de revanche (pp. 181-182), pour faire payer à Jeanne la
Bruxelloise le prix d’une promotion sociale obtenue moyennant
l’abandon de sa langue natale. À travers « Madame », qui avait renié sa
famille tant qu’elle n’était pas dans le besoin, la revanche des cultiva-
teurs vise surtout « Monsieur », qui leur avait témoigné un mépris sans
bornes au début de la guerre.
C’est en effet en compagnie de plusieurs membres de sa famille fla-
mande, « vieille Ma, vieux Pa, Pitt et Lia » (p. 146), que Papin avait pris
la route de France en mai 1940, un épisode passablement truculent que
père et fils décideront d’appeler d’un commun accord Papin chez les
Zoulous (p. 162), formule qui rappelle le paradigme des Astérix (chez
les Belges, les Helvètes, les Goths,…) mais également Tintin au Congo.
Clauzius est descendu dans le Midi de la France pour remettre de
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té. Idem pour les bras, les jambes, tout ce qui va par deux. Et mon cœur que
je porte à gauche ? En somme, me suis-je dit, il est tantôt wallon, sur le ver-
sant paternel de l’anarcho-syndicaliste, tantôt flamand, mijn hart, sur le ver-
sant de moeder Liza quand je rentre chez moi à l’heure des nostalgies. […]
Tantôt mes deux moitiés se disputent, tantôt l’une prend le pas sur l’autre. Il
arrive aussi qu’elles se fassent des concessions. Ah ! le compromis ! C’est
alors que je me sens le plus Belge et, paradoxalement, le plus inauthentique,
le plus marginal. À la fois dedans et dehors, avec et cependant autre.
(pp. 343-344)
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Non sans quelques concessions à l’image véhiculée à l’étranger (dans les médias
français notamment) d’une Belgique déchirée par un violent conflit linguistique. Y
font écho les escarmouches entre le narrateur et son voisin flamand, auxquelles Muno
consacre un chapitre hyperbolique (pp. 286-293). Je n’ai pas jugé utile d’approfondir
cet aspect de la question parce qu’il me semblait davantage relever des évidences que
tout lecteur (belge) du roman est à même de constater.
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Ainsi, il leur arrive de manger de l’« escavèche », marinade de poisson ou de volaille
préparée selon une recette espagnole (escabeche).
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Le récit de l’Occupation charrie ainsi son lot habituel de mots allemands : « Haupt-
mann Sigmund Badenbacher » de « la Kommandatur », « professeur au Staatliches
Gymnasium de Mannheim » dans la vie civile (p. 188), etc.
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On notera l’humour de cette énumération (p. 191) : si les cinq premiers -ismes
désignent des travers de langue jadis fustigés par les grammairiens belges, les autres
sont du cru de Muno et font référence à plusieurs communes flamandes du Brabant,
notamment à celles qui ceignent Bruxelles.
16
Voir André GOOSSE, « Influences de l’anglais sur le français de Belgique », dans
Cahiers de l’Institut de linguistique de Louvain, n° 9, 1-2, 1984, pp. 27-49 et Jean
DIERICKX, « Le français et l’anglais » dans Daniel BLAMPAIN, André GOOSSE, Jean-
Marie KLINKENBERG et Marc WILMET (dir.). Le français en Belgique. Une langue, une
communauté. Louvain-la-Neuve, Duculot, 1997, pp. 312-317.
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Selon Dierickx (p. 315), shake-hand serait un « pseudo-anglicisme belge ». Il est vrai
qu’en anglais, on dirait plutôt handshake. Mais le mot est également attesté en
France : Le Petit Robert, par exemple, l’associe à l’anglomanie de la fin du XVIIIe et
du début du XIXe siècle.
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Gustave FLAUBERT, L’Éducation sentimentale. Histoire d’un jeune homme, Paris,
Garnier-Flammarion, 1969, pp. 443-444. On notera la parenté entre le sous-titre de ce
roman et l’Histoire exécrable d’un héros brabançon (qui fait cependant un peu plus
picaresque).
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