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Du même auteur

Lise Gauvin
Giraudoux et /e theme d' Électre
Minard, l 970 et 1985

Parti pri.1· li11éraire


Montréal, Presses de l 'université de Montréal, 1975

Lettres d' une aurre


Montréal/Pai·is, L 'Hexagone/Le Castor astral. l 984;

La Fabrique.
Typo, 1987

Écrivains co111e111porai11s du Québec

delalangue
(cn collaboration avcc Gaston Miron)
Seghers. l 989 ;
nouvelle édition revue er augmentée.
L'Hexagone/Typo. 1998

Fugitives De François Rabelais


(prix des Arcades de Bologne)
Montréal/BédRrieux. Boréal/Ccrcle noir éditeur. 1991 à Réjean Ducharme
Entretiens a\'eC Femand Leduc
Montréal, Liber, 1995

L' Écrivain francophone à la croisée des laní?ues


(prix France-Québec)
Karthala, 1997

À une enfant d'un autre siécle


Montréal, Leméac. 1997

Langagement. L' écri,·ain et la tangue au Québec


Montréal, Boréal, 2000

Chez Riope/le. Visites d' atelier


Montréal, L'Hexagone, 2002

Arrêts sur image


Québec. L'lnstant même, 2003

Éditions du Seuil
CET OUVRAGE EST PUBLIÉ DANS LA COLLECTION
POINTS ESSAIS SÉRIE« LE'ITRES »
DIRIGÉE PAR JACQUES DUBOIS

ISBN: 2-02-038718-2

© Édi1ions du Scuil, février 2004

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CHAPITRE VII

Les littératures francophones


manifester la différence

,< Parfois je 1n'i11ventc. tcl un naufrngé, dans


toute 1·é1endue de ma langue. »
G<1ston Miron

D'origine récenlc, le concepl de francophonie, mis en ,


avanl par !e géographe Onésime Reclus en 1878, puis
rcpris en novcmbre 1962 dans un numéro de la revue
Esprit, reste une no1ion assez floue qui recouvre aussi
bien les communau1és do111 la tangue française est mater­
nelle (Québec, Belgique. Suisse) que celles ou clle est
tangue d 'usage ou officiellc (les anciennes colonies fran­
çaises el les aires créolophones) ou encore langue privi­
légiée (Europc cen1rale ou orien1ale). Celte dispari1é de
statut se double de dispari1és tout aussi évidentes de situa­
tions socioculturelles qui affcctent l'usage quotidien de la
langue et son u1ilísa1ion liuérairc. Cela étant dit, les litté­
ratures francophones ont en commun d'être de jeunes lit­
tératurcs et leurs écrivains de se situer à la croisée eles
tangues. Les questions de représentations langagieres y
prennent une importance accrue, qu'on aurait tort d'attri­
buer à un esscntialisme quelconque, mais qu'il faut voir
plutôt comme un désir d'interroger la nature même du
langage et de dépasser le simple discours elhnographiqµe.
Le dénominateur commun eles littératures dites émer­
gentes, et notamment eles littératures francophones, est
en effet de proposer, au creur de leur problématique iden-
256 La fabrique de la tangue de Rahelais à Ducharme Manifester la différence 257
titaire une réflexion sur la langue et sur la maniere dire la possibilité de naufrage ou d'invention, d'ínven­
dont s: articu\ent les rapports tangues / littérature dans des tion et de naufrage, l'un et l'autre inextricablement liés.
contextes différents. La complexité de ces rapports, les Dans l'ensemble constitué par la« république mondiale
relations généralement contlictuelles - ou tout au moins des lettres » (Pascak Casanova), Jes liltératures franco­
concurrentielles - qu 'entretiennent différentes langues, phones ont été nommées tour à tour littératures régio­
donnent lieu à une surconscience /inguistique I dont les nales. périphéríques ou rnineures. Mais cette derniere ,...'I' 1

écrivains ont rendu compte de diverses façons. Sur­ appellation, si on la rappo,te à ceux qui l'ont mise en 1

conscience, c'est-à-dire conscience de la langue comme avant, à savoir Gilles Deleuze et Félix Guattari, selon une
lieu de réflexion privilégié, comme teJTitoire imaginaire à interprétation assez libre du Journa/ de Franz Kafka, 1 1

Ia fois ouvert et contraint. Écrire devient alors un véri--, n'aurait rien de péjoratif. II s'agirait simplement d'iden­
table « acte de langage », car le choix de telle ou telle tifier ainsi la« littérature qu'une minorité fait dans une
langue d 'écriture est révélateur d 'un« proces » littéraire langue majeure », littérature qui est affectée d'un fo1t
plus important que les procédés mis en jeu. PI�� que de coefficient de déterritorialité. Plus Iargement encore, cette
simples modcs d'intégration de l'oralité dans I ecnt, ou notion désignerait « les conditions révolutionnaires de
que la représentation plus ou moins mimétique eles lan­ toute littérature au sein de celle qu'on appelle grande ou
gages sociaux, on dévoile ainsi le statut d'une littérature :: étabJie », dans la mesure ou chague écrivain doit, de
et son intégration/définition eles codes. Les écrivains fran-'.,, quelque Jieu qu 'il provienne, « trouver son propre point. de
cophones reçoivent ainsi en partage une sensi?ili�é plu�-1' sous-développement, son propre patois, son tiers-monde
,
grande à la problématique des Jangues, sens1b1hte qu:i, à soi, son déscrt à soi » 3. Les I ittératures dites régionales
1
s'exprime par de nombreux témoignages attestant à ��e�. et périphériques sont ators considérées comme embléma­
point l 'écriture, pour chacun d'eux, est s�nonyme d lfl" tiques de la condition même de l'écrivain. Proposition
.
confort et de doute. La notion de surconsc1ence renvo1e iJi séduisante bien que, par son désir de revaloriser la déter­
_
ce que cette situation d'inconfort dans la tangue peuV ritorialisation même, e!Je semble faire !'impasse sur la
avoir d'exacerbé et de fécond. Elle a I'avantage, sur cell� clouleur et J'angoisse liées à la condition du mineur. Par
d'insécurité définie par Jes linguistes, de mettre en évi� ailleurs, peut-on considérer comme des minorités les
dence le travai! d'écriture, de choix délibéré que doí,f communautés francophones des Antilles, du Québec, de
effectuer celui qui se trouve dans une situation de com la Belgique, de 1' Afrique? Ou situer la frontiere entre le
plexité langagiere. Ce que le poete québécois Gastou mineur et le majeur?
Miron avait un jour résumé dans une admirable fonnule l. II n'en reste pas moins que l'écrivain francophone est,
« Parfois je m' invente, te! un naufragé, dans toute l'ét�n• it cause de sa situation, condarnné à penser la langue.
due de ma langue 2 • >> li y a dans cettc phrasc l'express1on
de J'envers et de l'endroit d'une même réalité, c'est-à•: 3. Gilles Deleuze ct Félix Guattari, Kafka. Pour une /i11éra1ure
111i11e11re. Paris, Éd. de Minuit. 1975, p. 33-34. Cette question a
1. Lise Gauvin, « D'une tangue l'autre; La surconscience lin•· ,'té disculée dans le cadre d'un colloque récenl : Jean-Pierre
guisrique de l"écrivain írancophone », L' Ecrivain francophone 4 llcrlrand el Lise Gauvin (dir.). Li11éra1ures mi11eures en /a11gue
la croisée des /angues, Paris, Karthala, 1997, p. 6-15. 111ajeure : Québec!Wa/lonie-Bruxelles, Bruxelles/Montréal, Spriog
2. !d., « Malmener la tangue», ihid., p. 57. Verlag/Presses de 1'université de Monlréal, 2003.
,,,
258 La fabrique de la langue de Rabelais à Ducharme Manifester la différence 259
Amere et douce condamnation que celle-ci, qui génere doit négocier son rapport avec la langue française, que
un véritable métadiscours langagier. En voici quelques celle-ci soit maternelle ou non. Comment donc se situer
traces, sous forme de témoignages, qui s'ajoutent à celui entre ces deux extrêmes que sont I 'intégration pure et
_
de Miron: « La tangue française n'est pas la langue fran­ s1mple au corpus français et la valorisation excessive de
çaise: elle est plus ou moins toutes les Jangues internes et l'exotisme, c'est-à-dire comment en arriver à cette véri­
externes qui la défont » 4 (Abdelkebir Khatibi); « Les table « esthétique du divers » revendiquée par Victor
écrivains français racontent. dialoguent. se souviennent SegaJen et, à sa suite, par Édouard Glissant ainsi que par
el s'expriment dans un environnemenl qui leur cst fami­ les signataires du manifeste Éloge de /a créo/ité 9 ?
lier, dans un français qui 1ú1 pas d'accent, sinon celui des Comment intégrer aux codes de l' ccuvre et de I 'écrit !e
variantes régionales. L'écrivain français écrit français. référentiel qui renvoie à di fférents systemes de repré­
Nous, nous écrivons en français »� (Henri Lopes); « Au sentation culturels? Ou encore, selon la belle expression
fond, tout 111011 travai! de vingl à quarante ans a été de ele France DaigJe, comment nommer « !e creux d'une
rechercher cette ombre perdue dans la langue française » 6 langue » 10 ?
(Assia Djebar): « II y a une tour de Babel ou de Babelge Pour toutes ces raisons, nous proposons de substituer
(comme on dit). li y a Arthur Rimbelge. (Arthur Qué- ;, à l'expression « littératures mineures » celle, plus adé­
belge). On peut inventer ce qu'on veut. .. li faut faire: quate nous semble+il. de lirrératures de/' intranquillité,
entenclre l'inou·iversel » 7 (Jean-PictTe Verhcggen). empruntant à Fernando Pessoa ce mot aux résonances
Tout écrivain doit trouver sa tangue dans la tangue,' multiples. Bien que la notion même d'intranquillité
commune, car on sait depuis Proust et Sartre 4u'un écri-, puisse désigner toute forme d'écriture, ele littérature, nous
vain est toujours un étranger clans la langue ou il s'ex-; croyons qu'elle s'applique tout paniculierement à Ia
prime, même si c'est sa langue natale x . Mais la surcons­ pratique langagiere de l'écrivain francophone, qui est
cience linguistique qui affecte l 'écrivain francophone - et fondamentalement une pratique du soupçon.
qu 'il partage avec d'autres minoritaires - l 'installe encere. Cette pratique a donné lieu à une série de prises de posi­
davantage dans l'univers du relatif. de l'a-normatif. lei,, tion, de rétlexions et de manifestes dont l'objectif était
rien ne va de soi. La tangue, pour lui, est sans cesse à, de rendre compte d'une situation vécue le plus souvent de
(re)conquérir. Partagé entre la cléfense et l 'illustration, it· façon douloureuse, ou à tout le moins problématique. D'ou
un engagement dans la langue, un « Langagement » 11 dont
1 les effets se trouvent aussi bien dans les concept:s mis en
4. « Écrirc les langucs françaiscs », La Quinzaine /i11éraire,:
15 rnars 1985. p. 6.
5. Discours prononcé 11 la libra ire Pantoute, à Québec, lc 27 man,· 9. Jea'.1 Be mabé, Pa1rick Chamoiseau et Raphacl Confiant, Éloge
,
J 984, rcproduit dans Li11érat11re et Fra11coplwnie, CRDP de Nice, de la creolue, Pans, Gallirnard/Presses universilaires créoles, 1989;
Cornmissariat général de la langue française, 1989, P·, 83. nouvelle éd., 1993.
6. « Tcrritoire des langues », dans Lise Gauvin, L." Ecrivain fran.- 10. France Daigle, cilée par Raoul Boudreau. dans Lise Gauvin
cophone à la croiséc des /a11gucs, op. cit., p. 30. (dir.), L.es Langues du roman. Du p/urilinguisme comme stratégie
7. << L'ino1i"iversel », ibid., p. 180. textuel/e, Monlréal. Presses de l'universiré de Montréal, J 999. p. 73
8. Sartre dit exactement ceei : « On parle clans sa propre langue, Cl SUJV.
on écrit en langue étrangcre. » (Les Mots ( 1964). Paris, Gallirnard, . 11. Voir Lise Gauvin, La11gage111em. L' écrivain et la /angue
' au
coll. «Folio», 1989. p. 135.) Quéhec, Montréal, Boréal, 2000.
260 La fabrique de la tangue de Rabelais à Ducharme Manifester la différence 261

ceuvre que dans les slralégies narratives adoptées. Ce sont passait pour "la bonne", mais dont nous nous servions
ces concepts que, dans un premier temps, nous présente­ mal parce qu'elle n'était pas à nous, l'autre qui était so.i­
rons. Nous constat:erons ainsi que, dans l'espace littéraire disant pleine de fautes, mais dont nous nous servions bien
francophone, le discours sur la tangue s 'éloignc assez parce qu'elle était à nous 13. »
rapidemenl d'une opposition centre-périphérie, ou d'une L'attitude de doute et de défiance envers une langue
dialectique de l'écart par rapport à une norme centriste, pourtant maternelle rejoint une culpabilité beaucoup plus
pour proposer ses propres modeles théoriques qui rejoi­ profonde devant l'acte d'écrire. En s'engageant dans le
gnent une interrogation plus large sur la nature même du métier d 'écrivain, Ramuz doit affronter un interdit de lan­
fait littéraire. D'une littérature à l'autre, les concepts gage dont les causes sont tres anciermes et tres obscures
inventés par les écrivains pour rendre compte de leur « Longtemps m'étant rnêlé d'écrire, avoue-t-il, j'ai été
situation se répondent, se cont.estent, se completenl, ins­ Ires malheureux parce que je me disais : "Pourquoi éc1is­

r
tituam ainsi un dialogue métalangagier à travers les lieux tu" et je me disais: "En as-tu le droit" [ ... ] Aucun de ces
et les époques. vignerons, ni de ces paysans d'ou je descends n'avait
jamais songé qu'écrire pút être une vocation, un métier à
l'égal du leur 14• » Le contexte diglossique dans leque! il
évolue oblige 1 'écrivain à t.rouver, dans la langue même,
Étrangeté, irrégularité, variance une forme de concili.ation entre le français de l'école et
celui de son milieu naturel. « Or l 'émotion que je ressens,
L'un des premiers, l'écrivain suisse Charles-Ferdinand précise-t-il encore,je la dois aux choses d'ici. t ... ] J'ai écrit
Ramuz a identifié un sentimenl d'étrangeté dans la langue une langue qui n 'était pas écrite (pas encore). J 'insiste sur
française. Celui qui se décrit comme « un Français qui ce point. que je ne ! 'ai fait que par amour du vrai. par goút
n'est pas français » insiste pourtant pour dire « qu'il ne profond de 1 'authent.ique [ ... ]- j'ajoute, par fidélité 15• » À
parle pas le français parce qu'il l'a appris à l'école, que ce 1 'éditeur qui lui reproche ses« fautes de langage », Ramuz
n ·est pas pour lui une seconde tangue comme pour tant de ; répond qu'il a« le droit de mal écrire » et revendique ce
Russes autrefois ou d'Égyptiens ou de Roumains aujour- s_ qu'il appelle un « français de plein air » 1 ü.
d'hui, mais que le français est sa langue à lui, son unique Ce français libremcnt inspiré du langage paysan, le
tangue à lui, celle que précisément on n'apprend pas, celle ·, romancier 1 'a intégré à sa prose narrative sans le marquer
I d e .
sa ,
mere » 12 .
. particulieremenl par de l'italique ou des guillemets.
qu'on pompe avec 1 e sang d ans e ventre "
Mais celle langue maternellc est aussi une tangue déva- , L'usage que fait Ramuz de la langue parlée, qui consiste
lorisée, parce que non conforme au « bon français » sanc­ �3. /d., « Lettre à un éditeur » ( 1928), Deux Lettres, Lausanne,
tionné par l 'école et réputé légitime. Ce qui conduit L"Age d'homme, 1992. p. 42-43.
l'auteur vaudois à conclure, dans une lettre à son éditeur 14. ld., Paris. Notes d' 11n \laudois, op. cit., p. 27.
15. /cl., « LettTe à un éditeur », Deux Lettres, .op. ci1.. p. 26.
Bernard Grasset: « Nous avions ici deux langues, une qui 16. /d., ibid., p. 25. Yoir à ce sujei Jérôme Meizoz, Le Droit de
mal écrire. Quan_d les a,11eurs romands déjouenl /e «français de
12. Chm·les-Ferdinand Ramuz, Paris, notes d' 1111 \laudois, Paris, Paris,>, Geneve, Ed. Zoé, 1998. Eldu même auteur, l?amuz. Un pas­
Gallimard. 1939, p. 9. sager clandestin des lettresfrançaises, Geneve, Éd. Zoé, 1997.
262 Lafahrique de la tangue de Rabelais à Ducharme Manifester la dijj'érence 263

à « transposer dans le récit les caractéristiques du dia­ tique déviante par rapport à cette norme. Ce que Pierre
logue» 1 7, se rapproche de celui que feront, à peine Bourdieu décrit comme la « recoru1aissance sans connais­
quelques années plus tard, un Céline ou un Queneau. sance». En líttérature, ce sentiment d'insécurité, qui se
« II ne s'agit donc pas d'usages locaux, précise Jérôme traduit souvenl par l 'autodépréciation, conduit à deux
Meizoz, mais d'une écriture moulée à la fois sur le rythme démarches opposées. Ou bien une tendance à l'hyper­
syntaxique du parler vaudois et sur la topographie du correction s'exprimant par une écriture néoclassique et
paysage alémanique 18• » Ce que Ramuz cherche avant par un usage de la langue conforme aux regles cano­
tout, c'est l'expressivit.é de la pamle, sa couleur, ou. niques : telle sera 1 'attitude revendiquée, notamment, par
mieux encore ce qu'il appelle une langue-gesle, capable r les auteurs réunis autour du Manifeste du Groupe du
de rendre les accents et les rythmes de son pays, de les} Lundi (1937). Ou bien une écriture libre et libertaire
convertir en équivalents littéraires. tablant sur toutes les virtualités du français. Ce qui pro­
duit les effe1s les plus variés, eles« syntaxes "mal au clair"
Tres tôt dans les lettres f ançaises de Belgique, les écri­
r d'Elskamp et eles rythmes puissants de Verhaeren au
vains ont également perçu une distance dans l'usage du;.: langage enfançon de Norge et aux inventions forcenées
français, distance aussitôt traduite par un « travail de.· de Michaux, eles archa"isme;s de De Coster et des cultismes
décalage, de remaillage, voire de "rembourrage" par de Lemonnier aux pots-pourris polyglottes des freres
rapport à Paris» 19• Déjà dans une préface à La Légende, Piqueray ct aux wallonismes francisés de Otte, des sur­
d' Ulenspiegel, Charles De Coster en appelle à un usag charges de Ghelderode et des jeux de mots de Neuhuys
11011 académique de la langue et attaque ceux qui
« finiront, aux véhérnences de De Boschere et aux pastiches de
pas user la 1 angue f .
rançais e '
a 1·
·orce de 1 a po 1·
ir» w BJavier, de la verve expressionniste de CrommeJinck aux
Les hisloriens de la littérature belge f ancophone;
r partitions avec ou sans portée de Dotremont et aux illus­
s'appuient sur la notion d'insécurité linguistique pout' trations légendées d' Alechinsky » 21•
expliquer les différentes attitudes .eles écrivain s devant la' Quoi qu'il en soit eles solutions adoptées, le sentiment
. 1 qui s'exprime dans \'ensemble eles témoignages réunis
langue. Rappelons que cette 11011011, m1se en avant parn
le sociolinguiste Labov à partir d'une étude eles énoncé. sous le tilTe La Belgique malgré tout est celui d 'une lente
verbaux de la petite bourgeoisic new-yorkaise, suppos� el parfois douloureuse réappropriation du français. Un
une conscience tres netle de l'existence d'une norme. Marcel Moreau y avoue son malaise et met en évidence le
et une conscience tout aussi nette d'un écart, d'une pra:;, probleme qu'il a dú surmonter afin de trouver sa propre

17. ld., Paris, noles e/' un Vaudois, op. cil., p. 203.


. langue d'écriture : « Je n 'ai pas été envahi eles le berceau
21. Jean-Marie Klinkenberg, « L'aventure linguistique, une
18. Jérôme Meizoz, L"Âge c/11 roman parlant, Geneve, Droz� constante des lctlres belges: le cas ele Jean-Pierre Verheggen »,
2001, p. 67. ·,/ lilléralure, « L'écrivain et ses tangues», nº 101, février 1996, Paris.
19. Marc Quaghebeur, « Postface. Enlre image et babil ». dans Larousse, p. 28. Voir aussi elu même auteur, « L'identité culturelle
Marc Quaghebeur, Jean-Pierre Verheggen e1 Véroniquc lago-• dans lcs lit1éra1ures de tangue française ,,, dans Arpah Vigh (dir.),
Antoine, U11 pays d' irréguliers. Bruxelles. Labor, 1990, p. 109. ·. L' lde111i1é culture/le dons /e, liuéra1ures de /angue fi'cmçaise,
20. Charles De Coster, « Préface du hibou ». La Légend/J ACCT (Agence de coopération cuhurelle et technique), Paris,
d' Ulenspiegel ( 1859), Bruxelles, Labor, 1996, p. 13. :.. Presses de l 'université ele Pecs, 1989, p. 65-79.
264 La fabrique de la tangue de Rabelais à Ducharme Manifester la dijférence 265
par la facílité mentale et linguistique d'être français. Je qui dérape» 24 est résumée par les quelques phrases de
n'ai pas baigné d'entrée de jeu dans les virtuosités mais Yerheggen reproduites au dos du livre:« La question est
aussi dans le laxisme des modes d'expression d'ici. li me de savoir pourquoi, et comment, écrire grand negre (- le
semble bíen que le petit Wallon que j'étais a dG conqué­ contraire du petit ncgre d'imitation parodigue ou de
rir durement sa propre tangue à la fois sur la menace nos régressions colonialistes -) avec nos propres sons,
bilingue au-dedans et sur le confort verbal au-dehors. dans notre propre langue. Comment écrire à partir de ce
Les lenteurs de son esprít ajournaient nalurellement trou chantoumé dans le creux du plus cru de not:re tour
l 'usage eles formules cursives, eles discours crépitants. Il de Babel de Brueghelande? À partir de cette tour de
se condamnait à des rigueurs qui s'accordaient mal à sa Babelge. » L'irrégularité est ators revendiquée comme
puissance instinctive, aux fureurs de son imagination. Il a ,, valeur et embleme d'une spécificité. Cependant, la notion
souffcrt, croyons-en, pour faire cntrer son tempérament d'irrégularité, est-il besoin de le dire. suppose cn corollaire
porté aux extrêmes dans le corps précis de la chose à M. ,, celle d 'éca.tt par rapport à une norme exogene plus ou
Voltaire. Le dornptage n'est venu que plus tard. li se féli­ moins explicite et reconnue. À ce titre, clle n'est pas si
cite maintenant de n'avoir eu ni l'éloquence brillante de éloignée que 1 'on poun-ait croire de l 'attitude qui lui pa.t·aít
ses cousins, ni, pour ce qui est des spheres supérieures, opposée, cellc d'une larigue néoclassique fondée sur la
leur aptitude aux jongleries spéculatives 22. » D'autres, •· légitimation du modele français.
commc Marc Rombaut, rappelant que ce n'est pas un :
hasard si on a institué en Belgique la Quinzaine du bon · Le sentiment d' étrangeté dans la tangue est également
langage et qu'on y parle du « bon usage », proclament la_., partagé par les écrivains québécois, et notamment par
nécessité d'une écriture « hors-langue» :« Car le pays de Gaston Miron, dont le travai! a consis1·é à proposer une
Grevisse et des grammairiens est aussi le pays de la sub­ double reterritorialisation: celle de la langue française au
version perçue comme moyen de ''fai.re dire à la tangue: Québec, celle aussi de l'usage guébécois dans l'ensernble
l 'illimité du désir hors-pouvoir/hors-loi/ hors-histoire 23 • », francophone. Rappelons que la réflexion sur la tangue
Dans un recuei! de textes publiés à l'occasion d'une apparaít eles l'émergence même de la littérature ca�a­
exposition à Paris, en 1990, la différence par rappo1t au , dienne et en détermine les enjeux. Percevant leur littéra­
français hexagonal s'affiche sous le nom d'irrégularité. Un lure comme une littérature de colonie, les écrivains
pays d' irréguliers donne à voir, en une courtepointe colo- québécois du XIX" siecle décrivent leur langue cornme une
1
rée, les détournements de sens et dérives verbales qui, langue d'exil et insistent sur la distance qui les sépare,
d' Alphonse Aliais jusqu'à Éric Clémens, en passant par. aussi bien physiquement que symboliquement, de la mere
le surréalisme, ont transfonné la tangue afin de lui redon­ patrie. Ainsi d'Octave Crémazie cherchant désespéré­
ner chair et víe. Cette aventure « au pays de la tangue ment à obtenir l'a1tentíon du « vieux monde» et allant
jusqu'à imaginer que le recours à une langue différente
22. Marcel Moreau, « Une belgopa1hie compensée »,, dans - comme le seraient le huron ou l'iroquois - aiderait à
Jacques Sojcher (dir.), La Belgique malxré 10111, Bruxelles, Ed. de faire reconnaí1re la littérature naissante. Cet exotisme par
l'université de Bruxellcs, L980, p. 357-358.
23. Marc Rombaul, « L'antre-deux-meres », dans Jacques
Sojchcr (dir.), La Belxique malxré 10111, op. cit .. p. 422. 24. Un pays d' irréguliers, op. cit., p. 109 et suiv.
266 Lafahrique de la tangue de Rabelais à Duchanne Mamfester la différence 267

la langue pennettrait aux textes d'être traduils et, de cette comme oppressive. Poésie de résistance, au sens Je plus
façon pense-t-il, de mieux traverser l'océan grâce au noble du tenne. Poésie de célébration également, qui,
cachet d'authenticité qui leur serail conféré. Moderne par comme toute poésie, « est une histoire d 'amour avec la
cet éloge de la traduction, Crémazie n 'en est pas moins le langue et chaque fois dans son avancée, un nouveau rap­
témoin de son temps par sa maniere de concevoir la Jitté­ port du sujet-indivicluel et du sujet-collectif avec elle » 25•
rature en termes de norme et d 'écart, c'est-à-dire comme Celui qui se clit « anthropoete » ne cesse de prendre à par­
une littérature française de la périphérie, donc double­ tie sa propre démarche et d'en clévoiler les fondements.
ment exiléc, à la fois par sa langue et par ses lieux de Cette poésie faite de cycles et de fragments« rapaillés» 1 '. 1
production. -c'est-à-dire réunis et rassemblés -, constamment réécrits,
À partir des années 1960, la question de la tangue ou les irnages quotidiennes et mythiques coexistent,
d'écriLUre se pose au Québec dans des termes nouveaux. réussit à se démarquer de la littérature française sans tom­
Pour les écrivains regroupés autour des revues Liberté et ber dans J'exotisme: « Je m'efforçais, avoue-t-il, de me
Parti pris, elle ne saurait se discuter sans une analyse tenir à égale distance du régionalisme et de l 'universa­
préalable du contexte politique et de la position de classe lisme abstrair, cleux pôles de désincarnation qui ont pesé
de l'écrivain. Prenant conscience de l'état de domination constamment sur notre littérature 26. » Et Miron ele propo­
et de demi-colonialisme dans leguei se trouve ators la ser pour traduire sa situation comme écrivain de langue
société québécoise, ces écrivains perçoivent la dégrada­ française la notion de variance. « .Je suis un variant
tion de leur tangue comme un elTet de cette domination. français », aimait-il répéter. attesrant par là aussi bien
La tangue devient pour eux symptôme et cicatrice. Poetes 1 'appartenance que la distance, la nécessité de marquer la
ct romanciers s'cngagent dans une pratique volontariste différence tout en respectant. les frontieres ele la lisibilité,
d'une« tangue humiliée», appelée « joual» et parlée par ce qui implique un usage libre voire libertaire de Ia
les classes laborieuses. Plus encore, ils décrivent leur tangue : « Moi, jc clis qu'il faut malrnener la tangue. Je dis
inconfort devant un matériau qui. par bien eles points, leur qu 'il faut trouver Je dire de soi à l'autre avec notre maniere ! 1:
•: /1
échappe, démontrant et démontant en des textes-phares, à nous qui est la maniere québécoise 27 . » Mais la tentation ' '

sorte de blues de la dépossession, leur propre aliénation est forte pour certains, constate encore Miron, de« pous­
dans le Jangage. II ne s·agit plus d'attirer l'at.tention du ser la variance jusqu 'à la différence, à te! point qu 'un seuil
« vieux monde», mais de créer les conditions nécessaires .: étanl franchi, ça devienne une langue différente » 28. D'ou
à l'établissemcnt d'une littérature qui ne soit pas pure l'importance, cn conclut-il, de« maintcnir la variance >>,
convention. car la distance entre le !'rançais de France et celui du
Afin que le français soit reconnu comme tangue de
25. « Les signes de l'idenlité », Québecjiw,�·ais, décembre 1983,
l 'État, du travai! et des communicarions, il fallait, sclon p. 22.
Miron et les rédact.eurs de Parti pris, un passage obligé par
le politique. D'ou le militantisme et la dénonciation de ce
26. Gaslon Miron. L' llomme rapaillé (1970). Montréal, Typo,
1993,p, 198. ,} : I ·
27. Lise Gauvin, « Malmener la langue », art. cil., p. 63. '1
qui, à plus ou moins long terme, risquait de devenir un ·, 28. « Langue el lillérature québécoise >>, 811/letin de/' Associalion
', 1 1

« no man' s langue». La poésie de Miron est souvent pour la défense de la li11éra111re contemporaine. nº 3, janvicr 1985,
proche de la protestation, clécrivant une situation vécue Paris, p. 30.
268 La fabrique de la tangue de Rabelais à Duchanne Manifester la différence 269

Québec tient davantage au référent culturel qu'à la langue Speak White non seulement dénonce une situation de
elle-même. dig\ossie, mais la mime puisque, à plusieurs reprises,
Sur le plan strictement linguistique, le concept de 1 'auteure ne craint pas d'avoir recours à l'anglais, par
«variante» ou de<< variance » remet en cause la question un procédé de commutation de codes dont l'effet est
de la nonne, dans la mesure ou la langue est alors perçue d'amplifier la portée du propos. Rien d'étonnant à ce que
dans une perspective évolutive. à la rnaniere des formes ce texte, devenu un modele, ait suscité ses propres épi­
de la tradition orale, dont la derniere actualisation est gones, tel le Speak What 31 de l'écrivain italo-québécois
aussi valable et valorisée que la premiere. La tangue serait Marco Micone, dont le titre déjà est significatif d'un
donc cette chaine infinie de variantes, analogue au conte déplacement d'importance. Dans ce nouveau texte en
dont la transrnission devient signifiante grâce à ses parti­ effet, I 'ordre est transformé en question adressée par la
cularités mêmes et dont la structure minimale, qu 'elle soit communauté immigrante à la société qui l'accueille.
identifiée sous le norn de conte-type ou de cancvas mor­ Autant d'interventions sur le terrain de la langue, autant de
phologique, ne saurait faire l'éconornie des spécificités prises de position et de questions qui. se situent à la fois sur
culturelles et géographiques qui en assurenl la durée. le plan politique et sur le plan littéra.ire. Tant il est vrai que
le sort d'une littérature, comme aimait bien le répéter
Parrni les manifestes qui mettent en évidence l'enjeu Miron, dépend du statut d'une tangue et desa légitimité.
politique lié à la question linguistique, Speak White 29 ,de Quant à la notion de variance, 011 la retrouve de façon
Michele Lalonde, est devenu un classique. Le titre renvoie explicite dans un aut:re manifeste de Michele Lalonde,
à une expression méprisante utilisée contre les Noirs amé­ « Deffence et illustration de la langue québecquoyse » 32.
ricains et entendue également par les francophones du Peu à peu au mot «joual », connoté négativement, s'est
Québec, à une certaine époque, pour leur ini-imer l'ordre substituée l 'expression«languc québécoise ». Les enjeux,
de parler «blanc », c'est-à-dire la langue majoritaire en ceue fois, ne sont plus politiques mais Iittéraires et insti­
Amérique : « La tangue ici est l 'équivalent de la couleur tutionnels. Écrit sur le modele du texte de Ou Bellay,
pour le Noir américain. La langue française, c'cst notre le manifeste de Michele Lalonde en imite aussi l'ort:bo­
couleur noire » 30 , avouera l'auteure dans une interview. graphe et la graphie : de«québécoise », la tangue devient
Répétée tel un leitmoti v, I 'expression « speak white » « québecquoyse » et la «défense » clevient à son tour
scande le manifeste et lui donne son rythme tout en mar­ «deffence ». Divisé en douze chapitres, comme la pre­
quant les étapes d'un texte qui, dans sa brieveté même, miere partie du texte modele, le manifeste québécois se
reproduit la dramatisation d'une tragédie en cinq actes. tient«le plus pres possible de la parlure de Du Bellay »,
homrne «de gros bon sens et de petite orthographe ».
29. Michele Lalonde, Speak Whíre, L 'llexagone. 1974. Écril en
1968, le texte a été lu en 1970 lors de la Nuit de la poésie, à
Montréal. Sur ce texte, voir Jeanne Demers, « Le manifeste, un dis­ 31. Marco Micone, « Speak What », Cahíers de 1héátre leu, nº 50,
cours de la demande ou La parole exemplaire de Michele Lalonde », mars 1989. Repris dans Marco Micone, Speak Whar, suivi d'une ana­
dans E. D. Blodgett et A. G. Purdy (dir.), Prefaces a11d Lí1erary lyse de Lise Gauvin, Montréal, VLB éditeur, 2001.
Manífesroes!Préfaces el manífesres lírréraires, Edmonton, université 32. Maímenanr, nº 125, avril 1973, p. 15-25. Repris dans Défense
de 1·Albena, 1990. et illusrratíon de la tangue québécoíse, Paris, Seghers/ Robert
30. Le Jour, I" juin 1974. Laffont, 1980.
270 La fabrique de la /angue de Rabelais à Ducharme Manifester la différence 271
Michele Lalonde insiste toutefois pour dire que !e phrase de Mirnn citée en exergue. Si la menace d'un
contexte dans lequel s'élabore son texte est fo11 différent « naufrage » ou, plus exacrement, d 'une disparition de la
de celui qui vit naí'tre le manifeste français. Dans un pas­ tangue française habite, à des degrés divers selon les
sagc commcntant les rapports entre tangue et nation, elle générations, la conscience de l'écrivain québécois et
constate que« Joachim, pariant pour 1 'avenir de la tangue l'oblige à un devoir de vigilance, le sentiment de la
Françoyse, ne faisait que constater la vigueur du Peuple langue qui s'exprime à partir des années 1980 privilégie
Francoys». Or, s'appuyant sur le postulat que« la vitalité la notion de variance, c'est-à-dire d'invention. Bien que
d'une langue ret1ete le dynamisme et la force de la Nation roujours marquée, la langue est désormais perçue comme
qui la parle», elle en conclut: « C'est mettre la charrue une terre à défricher et à déchiffrer, un espace ouvert à
devant les ba:ufs de l'Histoire que de vouloir fêter l'au­ tous les possibles, que ceux-ci soient ludiques ou subver­
tonomie de la Langue Kébécoise du futur, quand la nai-ion si fs. À la langue symptôme er cicatrice succede la tangue
qui veut la parler ne parvient même pas au jour d'huy à i laboratoire et transgression. L'intervention d 'autres
conjuguer ses forces au présent de l 'indicatif. » langues devient possible. Le plurilinguisme esr moins
La langue québécoise serait donc « une version améri- vécu sous forme de tension que de polysémie verbale er
caine du français et non une autre langue». Cette langue :" textuelle.
a son vocabulaire (« Pimbina, savane, cageux, bane de ' 1,:
neige, bougrine ... » ). ses spécificités, son mode de ·.,
fonctiorrnement ( « une langue populaire et familiere », ·,
« transmise par tradition orale »). « Par Langue Québé- 1 ,1
Négritude et français « negre »
coyse en somme. précise Michele Lalonde. je n'entends .'.
pas autre chose que la Langue Françoyse elle-mesme, Dans le contexte d'une réflexion sur la langue, l'apport
telle qu'elle s'est tout naturellement déterminéc en des auteurs antillais ct africains est de premiere impor­
Nouveau-Monde. à cent lieux de la Mere-patrie mais sans 1_ tance. Le concept de négritude d'abord, mis en avant
horrible complexe d'CEdipe, empruntant au besoin tantôt, par Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor, table sur
un mot indien, tantôt un terme anglais mais 11011 pas cent' l'étendue ele la langue française mais tente en même
cinquante rnille ... » temps ele renouer avec la rythmique eles tangues et des
Ces quelques exemples montrenr à quel point pour les ' musiques africaines. Apres la publication de Légitime
écrivains québécois la tangue est à la fois synonyme .. Défense (1932) puis d'un numéro du journal L'Étu­
d'inconfort et de création 33. Situation que résume bien la diant noir ( 1934), qui se proposait de travailler à une prise
33. Parmi les nombreux témoignages d'écrivains sur ce sujei, :1
de conscience des intérêts communs des Noirs, le Jong
citons celui de Jacques Godbout, qui dit se situer « entre l'Académie poeme de Césaire Cahier d' un retour au pays natal fait
et l'écurie » (« Liberté », 1974, repris dans Le Réformi.vte, 1975, figure de manifeste. L'ouvrage est construir sur un sys­
Montréal. Boréal, 1994). On consultera égalemcnt: Marie-Andrée teme el'oppositions entre un vous colonial et un naus aux
Beaudet, Langue et !it1éra111re ou Québec, 1895-19/4, Montréal,
L'Hexagonc, 1991 ; Chantal Bouchard, La La11g11e et /e Nombril,
Montréal, Fides, 1996: Rainier Grulman, Des lanf!.ues qui résonnent. 1 34. Aimé Césaire, Cahier d' 1111 retour au pays natal ( 1939),
L' hétérolinguisme au xtx< siecle quéhécois, Montréal, Fides, 1997. Paris/Dakar, Préscnce africaine, 1988, p. 38.
272 La fabrique de la tangue de Rabelais à Ducharme Manifester la différence 273
ascendances obscures, dont l'identité est d'abord donnée Depestre, il résume son itinéraire: « Il y a eu chez moi en
par la négative: « Non, nous n'avons pas été amazones mêrne temps un effort pour créer une langue nouvelle,
du roi du Dahomey, ni princes de Ghana avec huit cents capable d'exprirner l'héritage africain. Autrement dit, le
chameaux, ni docteurs à Tombouctou Askia le Grand français était pour moi un instrument que je voulais plier
étant roi, ni architectes de Djenné, ni Madhis, ni guer­ à une expression nouvelle. Je voulais faire un français
riers 34. >> Mais cette absence d'ancêtres illustres permet antillais, c'est-à-dire un français "negre" qui, tout en
d'autant plus de célébrer ceux qui « s'abandonnent, saisis, étant un français, porte la marque "negre" 38. >> Le défi
à l'essence de toute chose >> et deviennent ainsi « vérita­ était grand pour celui qui avoue pourtant : « Bien súr,
blement les fils ainés du monde». Parole inaugurale, le ma connaissance de l'Afrique était livresque, j'étais tri­
Cahier affirme le pouvoir du verbe comme « arme mira­ butaire de ce qu'écrivaient les Blancs 39 . »
culeuse ». Dans un texte intitulé « En guise de manifeste Cette position dans la langue française est anaJogue à
.littéraire » et publié en 1942, Césaire répond à ceux qui ceJle de Senghor, qui, au nom du métissage, revendique
osent attaquer les « manieurs de mots» : « Ah oui, des une culture africaine dans un français devenu pour lui
mots, mais eles mots de sang frais, eles mots qui sont eles synonyme de liberté: « Nous, politiques noirs. nous.
raz de marée ct des érésipeles et des paludismes, et :i1 écrivains noirs, nous nous sentons, pour le rnoins, aussi
des laves, et des feux ele brousse et eles flambées ele chair, libres à l'int.érieur du français que dans nos langues
et des flambées de villes 35. » Et le poetc d'ajouter: i maternelles. Plus libres, en vérité, puisque la liberté se
,< Accommodez-vous de moi, jc ne rn 'accommode pas de mesure à la puissance de l'outil: à la force de création.
vous», coupant court à toute velléité de dialogue. « La li n'est pas question de renier les langues africaines.
parole d' Aimé Césaire», écrit André Breton, est « belle Pendant des siecles, peut-être eles millénaires, elles
comme l'oxygenc naissant » 36 • seront encore pa.rlées, exprirnant les immensités abys­
On a reproché à l'écrivain maitiniquais de faire )'impasse sales de la négritude. Nous continuerons d'y prêcher les
sur l'héritage créole. du moins de façon consciente, la images archétypes : les poissons des grandes profon­
langue française devenant pour lui « le double, mieux, deurs. li esl question d'exprirner notre aut.henticité de
le symétrique, mieux encore, le substitui compensatoire métis culturels, d'hornmes du xx< siecle. Au moment
d'une langue africaine fantasmatique et irnpossible » 37 . que, par totalisation et socialisation, se construir la
Césaire reconnaít lui-même que son principal souci était Civilisation de l'Universel, il est, d'un mot, question
de faire passer dans la langue française une culture noire de se servir de ce rnerveilleux outil, trouvé dans les
héritée de l' Afriquc. Dans une interview accordée à René décornbres du Régime colonial. De cer outil qu'est la
35. Repris dans lc Cahier, éd. ele 1988. p. 73.
langue française 40 . »
36. André Breton, Préface à l 'éd. de 1947, Paris, Bordas: repris
clans l 'éd. de l 988, p. 87. 39. Lilyan Kestelool et Bernard Kotchy, Aimé Césaire. L' homme
37. Jean Bernabé, « Négriture césairiennc et créolité », Paris, et /'reuvre. Paris, Présence africainc, 1993: cité p<LI· Raphael
Europe, « Aimé Césairc ». aoul-septembre 1998. p. 63. Confianl, Aimé Césaire.. .. op. cit., p. 106.
38. Dans Boniour er adieu à la négritude, Paris, Scghcrs, 1980: 40. Léopold Senghor, « Lc français, langue de culture », Esprit,
cité par Raphael Confianl. Aimé Césaire. Une traversée paradoxa/e novem�re 1962 ; repris dans Liberré, t. !, Négritude e/ 1/umanisme,
du siec/e, Paris. Stock, 1993. p. 127. Paris. Ed. du Seuil, 1964, p. 363.
274 La fabrique de la tangue de Rahelais à Ducharme Manifeste,· la différence 275
Le français est pour Senghor une langue de culture qui monde noir, considerent la langue française comme un
pennet d'atteindre l'universel et d'être entendu à travers instrument suffisamment efficace pour renclre compte eles
le monde. Dans une postface à Éthiopiques, l'écrivain va diversités culturelles.
jusqu'à qualifier le français de« tangue des dieux » 41 •
Mais à Ia différence de Césaire, Senghor s'appuie sur une Les écrivains africains contemporains ont senti le besoin
connaissance réelle de I 'Afrique et des langues africaines de nommer plus explicitement le décalage entre leur
dans lesquelles il baigne depuis sa tendrc cnfance. Ces expression littéraire et leur culture d'origine. Ils n'en sont
tangues infonnent le rythme de ses poemes, en infléchis­ pas moins reconnaissants aux premiers porte-parole du
sent les sonorités et font « chanter le vers comme un monde noir d'avoir choisi le français: « Je sais que le
khalan1 ou une kora ». Car « c'est te ryth1ne, précise-t-il } lingala et le créole, j' imagine que le sérere et le ouolof,
encore, qui caractérise le style de nos poetes, qui est leur déclare le romancier Henri Lopes, sont riches de finesses
commun dénominateur. Je parle du rythme africain, qui intraduisibles, possedent chacun un piment que ne peut
n 'est pas répétition mais reprise » 42. rendre le parler du bord de Loi1·e, mais je trouve, pour ma
C'est pourtant ce même Senghor qui, tout en plaidant part, heureux que Césaire et Senghor se soient exprimés en
pour l'enrichissemenl de la langue « du point de vue du français. Sinon,je n'aurais pu les lire etjamais ne se serait
vocabulaire et du point de vue de la mélodie », mettra en [, déclenchée en moi cette révélation grâce à laquelle s'est
garde contre les dérives t.oujours possibles: « Disons qu'il produite la découverte de mon identité et de ma vocation
y a un danger d· enrichissement désordonné ct c 'est la d'écrivain. » Mais à la déférence s'est substitué peu à peu
raison pour laquelle il y a. n'est-ce pas, une Académie le sentiment d'une distance et d'un malaise: « Je n'écris
française et les "séances du jeudi" 1- .. ] Du point de vue de pas français, mais en français », ajoute aussitôt te même
la syntaxe, il faut combattre les modifications quand ces Henri Lopes, décrivant ainsi en une formule saisissante la '/
modificarions ne s'harmonisent pas avcc les caracteres position des écrivains [rancophones. Et il précise que la ! 1 1·

fondamentaux du français. Les négro-africains. par


,

liberté qu 'il s'offre est la même que celle de« Sony Labou
:

·'
,..

1.
1
exemple, ont tendance à créer des expressions imagées : Tansi quand il indique qu'un de ses personnages avait , I•
mais i I faut garder le sens de I 'économie et de la mesure '
•• 1

l'habitude de dormir la femme d'autrui » 44 • 1

du français 43 . » Ce purisme peut s'expliquer en paitie par Les témoignages, sur ce point, sont nombreux. Citons
les fonctions du poete à l'Académie. Au-delà de cette jus­ celui de Tchicaya UTam'Si, qui, à !'exemple de Caliban,
tification biographi que. les paroles de Senghor révelent renverse la dynamique coloniale: « Parce qu'en fait, il y
bien l 'attitude de la premiêre génération d'écrivains afri­ a que la Iangue française me colonise et que je la colonise
cains qui, tout en posant le príncipe d'une singularité du à 111011 tour, ce qui, finalement, donne bien une autre
langue. [ ...] En fait, vous voulez savoir si ça me creve
d'écrire en français? ou pourquoi en français plutôt qu'en 1
',
',,

41. ld., Poemes. Paris. 1964 ct 1993. Éd. du Seuil, p.165. congolais? Eh bien, je me le demande et je me dis: c'est
42. !d., « Avanl-propos ou Commenl être negre en français ».
dans Le Sé11égal écrit. édité par Gisela Bonn, Tübingcn/Dakar,
Horst Erdmann Verlag/Nouvelles Édilions africaines, 1975. p. 9. 44. Discours prononcé à la libraire Pa111ou1e, à Québec, le 27 mars
43. Notre librairie. nº 81, janvier-mars 1985, p. 103. 1984; reproduit dans Littérature et Francophonie, op. cit., p. 83.
276 La fabrique de la tangue de Robe/ais à Ducharme Manifester la différence 277

vrai que ça me creve, mais qu'y puis-je? Que fait-on négritude. Signé conjointement par Jean Bemabé, Patrick
d'une infirmité que vous laisse un accident? [ ... ] Tout se Chamoiseau et Raphael Confiant, le texte para'it en 1989,
trouve dans les images. Nommer, c'est dessiner une coédité par Gallimard et les Presses universitaires créoles.
image, c'est donc créer 45 • » AJors que le Cahier d' un retour au pays natal se voul.ait
Rappelons enfin les vers célebres du poete ha'itien Léon parole inaugurale, sans modele antérieur, I 'Éloge de la
Laleau : « Sentez-vous cette souffrance/Et ce désespoir à créolité affiche d'emblée ses sources par eles citations
nul autre égal/d'apprivoiser avec Ies mots de France/Ce mises en exergue et attribuées à Segalen, à Césaire, à
creur qui m'est venu du Sénégal 46 . » Ce à quoi répond Glissant et à Fanon. Mais une fois de plus, l 'identité
de maniere indi.recte plusieurs années plus tard le poete s'exprime d'abord par une tripie négation aussitôt tra.ns­
et romancier René Depestre en déclarant: « De temps à formée en affümation : « Ni Européens, ni Africains, ni
autre il est bon et juste/de conduire à la riviere la langue Asiatiques, nous nous proclamons Créoles. Ce sera pour
française /et de lui frotter le corps/avec des herbes parfu­ nous une attitude intérieure, rnieux : une vigilance, ou
rnées/qui poussent en amont/de rnes vertiges d'ancien mieux encore, une sorte d'enveloppe mentale au mitan
negre marron 47 • » Publié en 1985, ce « Bref éloge de la de laquelle se bâtira notre monde en pleine conscience
langue française », bien qu'écrit au singulier et empreint du monde 48. » Cette proclamation est aussitôt suivie
du plus granel respect, laisse supposer, sinon une « lan­ d 'un nouveau constat négatif: « La littérature antillaise
gue nouvelle », du moins un usage pluriel de la langue, n'exist:e pas encore. » Et les auteurs de préciser:« Nous
usage qui, dans l'ensemble de la francophonie, tend alors sommes encore dans un état de prélittérature : celui
à se généraliser puisque le theme même du Salon du livre d'une production écrite sans audience chez elle, mécon­
de Paris, cette même année, était : « Écrire les langues naissant I 'interaction auteurs/lecteurs ou s 'élabore une
'
1 lil-:
françaises ». littérature. » Les raisons de cette non-existence: le fait 1: lj!
que 1' « histoire scripturale » des Antilles ait été frappée
d'cxtériorité et« exotisée » par une expression mirnétique
et une« écriture pour l'autre », tant en langue française
qu'en langue créole, telle que l'ont produite folklorisants
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• � ., 1
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(doudouistes) et régionalistes. Extériorité encore que la


Créolité et créolisation

Les signataires du manifeste Éloge de la créolité, qui se négritude d' Aimé Césaire, considérée comme « anté­
1 disent pourtant fils de Césaire, s'appuient sur d'autres créole » parce qu'elle fait succéder au modele européen
prémisses que celles eles tenants du mouvement de la celui d'une Afrique légendaire et inaccessible. À la pen­ 1
sée de l'Un, de l'universel et de la pureté, la créolité
45. Tchicaya U Tam 'Si, « Le socialisme; c'est la révolution à oppose la pensée du Divers et du multipie, déjà exprimée .•.. t
·: ;,! :1

par Victor Segalen dans son Essai sur /' exotisme : « Je 1111·'-;
parfaire », Poésie J ,janvier-juin 1976. Paris, Ed. Saint-Germain-des­

conviens de nornmer "Divers" tout ce qui jusqu'aujour- ' 1


Prés. inierview réalisée par Jean Breton ct Jacques Rancoun, p. 141.
46. Léon Lalcau, « Trahison ,,, dans Léopold Sédar Senghor,
Anlhologie de la ,wuvelle poésie negre e/ malgache de /a11gueji-a,i­

'I
çaise (1948), Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1992. p. 108.
47. René Depestrc, « Bref éloge de la langue française », La 48. Jean Bemabé. Patrick Chamoiseau et Raphael Confiant,
Qu.inzaine li1téraire, « Écrire les langues françaises », 1985. Éloge de la créolilé, op. rit., p. 13.
278 La fabrique de la tangue de Robe/ais à Ducharme Manifester la différence 279
d'hui fut appelé étranger, insolite, inattendu, surpre­ pas le seul garant de I 'authenticité recherchée. La notion
nant, mystérieux, amoureux, surhumain, héro'ique, et de langage, telle que reprise dans l 'Éloge de la créolité, est
divin même. Tout ce qui est Autre49 . » Ce qu 'à son tour empruntée à Édouard Glissant, une fois de plus cité en
Édouard Glissant reprend en précisant que« le Divers qui référence: « J'appelle ici langage une série structurée
n'est pas le chaotique ni le stérile, signi fie l'effort de et consciente d'attitudes face à (de relation ou de compli­
I'esprit humain vers une relation transversale, sans trans­ cité avec, de réactions à !'encontre de) la langue qu'une
cendance universaliste» 50. Ces deux références données collectivité pratique, que cette langue soit maternelle au
en note du manifeste en indiquent clairement les sources. .1 sens que j'ai dit, ou menacée, ou partagée, ou optative, ou
Le texte littéraire sera voué à l'expression de cette réalité .; imposée. La langue crée le rapport, le langage crée la
complexe, plongeant dans l'oralité tout en tenant compte différence. J'un et l'autre aussi précieux 53 . »
des exigences de J'écrit, travaillant à l'épanouissement Quant à la langue française. elle n'est qualifiée de
d'une« conscience i<lentitaire» sans oublier I '« irruption << langue seconde» que pour être mieux légitimée par la
dans l.:f.modernité ». C'esl. ce que les signataires appellent suite. Le texte est on ne peut plus clair sur celte question
« écrire au difficile ». « Nous l'avons conquise, cette langue française 54 . » · 1,
·
Ou point de vue de la langue, i I s' agit, pour les écrivains « La créolité, comme ailleurs d'autres entités culturelles,
créoles, « d'accepter [un] bilinguismc potentiel et de a marqué d'un sceau indélébile la langue française.
sortir des usages contraints [qu'ilsj en Lont] » 51 .11 faudra Nous nous sommes approprié cette derniere. Nous avons
faire intervenir la« poétique de la langue créole 52 » et, en étendu le sens de certains mots. Nous en avons dévié
cela, suivre ! 'exemple de ceux qui, à! 'instar du poete gua­ d'autres. Et métamorphosé beaucoup. Nous l'avons
deloupéen Sonny Rupaire, ont su « produire un langage préservée dans moult vocables dont l'usage s'est perdu.
dans la langue». Car là encore, l'usage d'une Jangue n'est Bref, nous l'avons habitée. En nous, elle fut vivante. En
e1le, nous avons bâti notre langage 55 . » li serait faux de
confondre cette appropriation avec « du créole francisé ou
49. Victor Segalen, Essai sur /' exotisme, Paris. Le Livre de
poche, 1986. Cité dans Éloge de la créolité. op. cit.. note 42. réinventé » ou « du français créolisé ou réinventé », car
50. Édouard Glissant, Poé1iq11e de la relario11. Cité dans Éloge de 1 'invent ion se situe d' abord au niveau des poétiques et de
la créoli!é, op. cit., note 42. I' « acte linérairc ». Ainsi s'énoncent les príncipes sur les­
5 l. Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphael Confiam,
Éloie de la créolité, op. cit., p. 44. quels se fondent les signataires du manifeste. On notera
52. « Ce terme. initialemcnt cmployé comme adjectif (tangue que la créolité dont il est question s'appuie sur le travai!
créole. patois créolc), l'est aujourd'hui commc substantif (les d'écrivains auxquels on rend hommage par de nom­
créoles) pour désigner diverses tangues issues des colonisations breuses références et citations. Au premier rang de ceux­
europécnnes entre le xvtc et le xv111" siecle. [ ...] Tous les créoles se ·,
trouvent clans des sirualions dites de diglossie, les tangues eles colo­ ci se trouve Édouard Glissant, dont les essais Le Discours
nisateurs s'étant, la plupart du temps, maintenues comme langues de
statut social supérieur (administration, éducation, justice). » (Robert 53. Édouard Glissant, Le Discours antifiais, cité dans Éloge de la
Chaudenson, dans M. L. Morcau (dir.), Socioliniuisrique. Concepts créolité, op. cit., note 29, p. 69.
de base, Liege. Mardaga, 1997, p. 103.) Rappclons la these de 54. Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphael Confiant,
Bernard Cerquiglini, sur le fait que te français serait lui-même « un Éloge de la créoli1é. op. cil., p. 46.
créole qui a réussi » (voir note 6, p. 20). 55. !d., ibid., p. 47.
IIÍ

280 La fabrique de la Zangue de Rabelais à Ducharme Manifester la dijférence 281


antillais et Poétique de la relation font figure de modeles. rapports de langues ainsi constitués peuvent être de dif­
Mais aussi étonnant que cela puisse paraítre, le modele férents types. Parmi ceux-ci, le rapport de domination,
réagit et prétend ne pas se reconnaí'tre dans ses épigones. aux Antilles françaises notamment, entraí'ne une situa­
Au concept de créolité, Glissant oppose celui de créoli­ tion de diglossie définie comme « la domination d'une
sation, qu'il décrit comme « un mouvement perpétuel Jangue sur une autre ou plusieurs autres, dans une même
d'interpénétrabilité culturelle et linguistique qui fait région » 58 . Cette complexité engendre, chez ceux qui sont

r
qu'on ne débouche pas sur une définition de I'être. Ce en situation d' écriture, un tourment de langage dont le
que je reprochais à la négritude, c'était de définir l'être, versant positif s'exprime par une sensibilité plus grande i
l'être negre ». « Je crois, ajoute-t-il, ( ... ] qu'il faut aban­ 1'
à la problématique eles tangues, mais dont le versant

I
donner la prétention à définir de l'être. Or, c'est ce que négatif, /' impossible à exprimer, donne lieu à des « poé­
fait la créolité: définir un être créole 56. » Tout en admet­ tiques forcées » 59.
tant qu'il s'agit là sans doute d'un processus nécessaire Le tourment de langage, né d'une situation subie, 11
pour défendre le présent créole, Glissant insiste pour d'une condition historique imposée à la manieFe d'une
1' 1
présenter l 'ensemble des langues comme « un systeme de empreinte, cicatrice plus que trace ou tracée, est partagé ,1

variables » dont l'interaction crée la Poétique de la par tous ceux dont les cultures s'appuient sur des rapports ':ll
Relation. Dans un de ses premiers textes,Le Solei/ de la d'inégalités langagieres. lei I'analyse de Glissant rejoint
conscience, l'écrivain, apres avoir constaté qu'« il n'y celle de Gaston Miron, un Miron particulierement sen­
aura plus de culture sans toutes les cultures, plus de civi- ,. sible à la « dérive des langues » et à la difficulté d'aiTa­
lisation qui puisse être métropole des autres, plus de poete cher le poeme à l'envahissement du non-poeme.
pour ignorer le mouvemenr de I' Histoire », se dit habité, Pour échapper au fétichisme de la langue, à son emprise
comme Martiniquai. s alors engagé dans « une solution aliénante ou stérilisante, il est nécessaire, selon Glissant,
française »,par le « regarei du fils et la vision de l 'étran­ d'énoncer le manque, de consentir aux opacités gu'il
ger » 57• Tels sont aussi les postulats à p-u1ir desquels il receie : « La liberté pour une communauté ne se limiterait
problématise sa propre relatjon avec la langue française et pas à récuser une langue, mais s'agrandirait quelquefois
fait de celle-ci un enjeu impensable dans sa singularité de construire à partir de la langue imposée un libre lan­
même sans l'architecture du Tout-Monde gui la reçoit. gage; de créer. » (D, p. 51.) Ainsi s'élaborent,à partir de
La poétique élaborée par G lissant s'appuie sur des et dans la tangue f rançaise, des stratégies de détour et de
analyses concretes, celle eles rapports de langues vécus et contestation. Ces langages se veulent moyens de sortie
ressentis par diverses collectivités, rapports d'autant plus de la langue-empreinte; ils disent la résistance et la ruse. 'i ,',! 1
complexes qu'à la division hiérarchique entre langues Langage du baroque qui, aux Antilles comme ailleurs en 1
écrites et langues orales s'en ajoute d'autres, dues aux Arnérique, est né d'« un refus inconscient du processus
diverses oppressions politiques et économiques. Les d'assimilation » (D, p. 130). Langage mixte fait de la
58. Jd., Poétique de la relation, Paris, Gallimard. 1990, p. 132.
56. /d., /ntroduc1ion à une poé1ique du divers, Montréal, Presses 59. ld.. Le Discours anti/lais (1987), Paris. Gallimard. coll.
de l'université de Monrréal, 1995; Paris. Gallimard. 1996. p. 125. « Folio cssais », 1997, p. 402. Désormais indiqué par D suivi de la
57. lei., Le Solei/ de la conscience. Paris. Éd. du Seuil, 1956, p. 11. page.
282 La fabrique de la tangue de Rabelais à Ducharme Manifester la dijférence 283
conjonction complexe de l'écriture et de l'oralité. La de« la maniere même de parler sa propre langue, de la
langue créole serait, au départ, elle-même le résultat parler de maniere fermée ou ouverte; de la parler dans
d'une pratique du détour, une technique de camoutlage et l 'ignorance de la présence eles autres langues ou dans la
de ruse analogue à« ce qu'on dit que les Noirs améri­ prescience que les autres tangues existent et qu 'elles nous
cains adoptaient comme attitude linguistique chaque fois influencent même sans qu'on le sache. Ce n'est pas une
qu'ils étaient en présence de Blancs: le zézaiement, la question de science, de connaissance eles langues, c'est
tra1ne, l'idiotie» (D, p. 50). Le langage qui s'y réfere une question d'imaginaire des langues » 60•
,,
s'approprie les structures de la langue créole tout autant Yoilà le mot lancé. L'écrivain est celui qui doit tenir
1

que les techniques de ses conteurs oraux, leurs répéti­ compte der imaginaire des tangues, c'est-à-dire de toutes
tions, leurs teintes, leurs ressassements, leurs mises en les langues du monde dans son écriture. Là réside un des
haleine et leurs rythmes. Ce langage met en scene J'opa­ concepts-clés de la poétique de Glissant: « Je pense que
cité en déwurant la languc de ses usages connus. « n ne dans l'Europe du xv111" et du x1x" siecles, même quand un
s'agit pas de créoliser le fr ançais mais d'explorer l'usage écrivain français connaissait la langue anglaise ou la
responsable (la pratique créatrice) qu'en pourraient avoir langue italienne ou la langue allemande, il n'en tenait pas
les Martiniquais. » (D, p. 601.) Glissant ajoute: « La compte dans son écriture. Les écritures étaient mono­
langue créole qui m'esl nalurelle vicnt à tout moment iiTi­ lingues. Aujourd'hui, même quand un écrivain ne connait
guer ma pratique du français.» (D, p. 554.) II s'agit donc aucune autre langue, il tient compte, qu'il Je sache ou non,
de « relativiser la langue [rançaise », cellc-ci pouvant de l'existence de ces langues autour de lui dans son pro­
« être ou devenir langage pour celui-ci, composante pour cessus d'écriture. On ne peut plus écrire une tangue de
celui-là, langue d'appoint pour un autre » (D, p. 554). La maniere monolingue. On esl obligé de tenir compte des
communication des lors ne passe pas par l'évidence mais imaginaires des langues 61• »
par des pratiques rendues intclligibles grâce à la force des La totalité-monde ne saurait se concevoir sans son
poétiques. D'ou cette formule shakespearienne: « Je te corollaire obligé, celui de la totalité-langue: « J'écris
parle dans ma langue et c'est dans 111011 langage que je te désormais en présence de toutes les langues du monde,
comprends. >> (D, p. 555.) dans la nostalgie poignante de leur devenir menacé 62. » Les
Le langage tel que te conçoit Glissant offre la possibi­ poétiques inspirées par cet imaginaire se fondent sur la 1
lité d'une errance qui, au terme du parcours, permet te « variance infinie eles nuances possibles eles poétiques de
retour vers une langue réappropriée, langue redevenue langues ». Ainsi s'explique l'admiration exprimée pour
ceife du fils par le détour vers son irréductible étrangeté. des ocuvres qui, tels les derniers textes de Joyce, sont des
Cette langue dépossédée du poids de ses terreurs ata­ « maquis de tangues». D'ou aussi l'import.ance accordée
viques, riche de toutes les ruses assimilées, est seule à la traduction, « art de l'approche et de l'effleurement»,
capable de porter l 'immense chant du monde. La .tangue « pensée de! 'esquive», « fréquentation de la trace» 63•
« s'archipélise » et rejoint la dimension du Tout-Langue.
Et Glissant d'en appeler à un multilinguisme qui n'est pas 60. ld., lntroduction à une poétique du divers, op. cit., p. 91.
I lié aux connaissances spécifiques d'un locuteur et ne sup­ 61. ld.. ibid., p. 84.
62. ld., Traité du To111-Monde, Paris, Gallimard, 1997, p. 26.
pose pas une compétence particuliere. II s'agirait plutôt 63. /d., ibid., p. 28.
284 La fabrique de la tangue de Rabelais à Ducharme Manifester la dijférence 285

D'ou la portée à la fois mémorielle et prospective d'une dans la langue étrangere. De l'une à l'autre, se déroulent
phrase telle que celle-ci : « li est donné, dans toutes les une traduction permanente et un entretien en abyme,
langues, de bâtir la Tour 64 • » Car chez Glissant, l'irnage extrêmement difficile à mertre au jour 65 . » II évoque
de l'archipel, avec ce qu'elle connote d'unité et d'inter­ ensuite la notion de chiasme pour rendre ce « processus
relations, vient-elle en quelque sorte « horizontaliser » de traduction - conscienr ou inconscient-d'une langue à
-c'est-à-dire tradui.re à l'horizontale, « transverticaliser » I 'autre ». Khatibi reviendra ultérieurement à cette théorie
et démultiplier -ce que la pensée de la Tour peut conte­ sous la forme de récit, Amour bilingue, qui relate les rela­
nir de superbe et d'arrogance. tions amoureuses d'un couple d'origines et de langues
Ne lisait-on pas des la premiere page du Solei/ de la maternelles différentes, uni dans le désir d'un au-delà
conscience qu' « il n'y aura plus de culture sans toutes les de tout dualisme langagier.
culrures »? Étonnante convergence d'une pensée qui elle­ Dans un premier temps, la bi-langue fait son apparition
même « s'archipélise » et se multiplie en autant de dans le récit à la façon d' une pulsation à demi consciente
variances et de variations. « Reculant d'épouvante, la pensée s'arrachait encore au
sommeil. Dans ses moindres vibrations - il en subissait
la pulsation - elle s'obstinait à nommer, tantôt dans
une langue, tantôt dans l'autre; mots si précis, phrases
La bi-langue nettes, rigoureuses. à bout portant. Oui, la pensée luttait
,,
avec une vigueur soutenue. Fallait-il qu'iJ continuât ainsi, 1:
Parmi les concepts élaborés par les écrivains franco­
phones pour rendre compte de leur situation dans la
dormanr ne dormant pas, rêvant ne rêvant pas, pour qu'il
s'approchât de l'indicible? Et comment rêvait-il dans
i.'I,
tangue, cel.ui de « bi-langue », de l'écrivain marocain
Abdelkebir Khatibi, a bénéficié d'un écho particuliere­
la bi-langue 66 ? » Tout au long du roman, le personnage
poursuit sa méditation sur la langue, se demandant s'il
!L
ment favorable. Là encore, il s'agit de décrire et de théo­ n'aime pas deux femmes, << celle qui vivait dans leur
riser une situation qui fait appel à un contcxte culturel langue commune, et J 'autre, cette autre qu'il habitai! dans
multilingue. Écrivain de langue française dont la tangue la bi-langue » (AB, p. 26), car « il avait appris que toute
maternelle est l'arabe, un idiome déjà double puisqu'il se langue est bilingue, oscillant entre le passage oral et un
partage en arabe classique et arabe dialectal, Khatibi autre, qui s'affirme et se détruit dans l'incommunicable »
utilise le mot « bi-langue » pour la premiere fois dans (AB, p. 27). Parfois, il se nomme décadent, un « mutant
une lettre-préface à un ouvrage de Marc Gontard, afin d'une langue à l'autre », parfois il dit éprouver la volupté
d'associer le travai! des écrivains à celui des traducteurs : de la langue » (AB, p. 28). Mais cette volupté même de la
« Tant que la théorie de la traduction, de la bi-Iangue et de bi-langue ne saurait exister sans un sentiment de !'intra-
la pluri-langue n'aura pas avancé, certains textes magh­
rébins resteront imprenables selon une approche fom1elle 65. Abclelkabir Khatibi, Leltre-préface. dans Marc Gontard, La
et fonctionnelle. La tangue "maternelle" est à l'ocuvre \liolence du tc:ae. Études sctr la littérature marocaine de tangue
Jrançaise, Paris, L'Hannallan, 1981. p. 8.
66. /d., Amour bilingue. Sainl-Clémenl, Fala Mor gana, 1983,
64. ld., Poéliq11c de la re/ation, op. cit., p. 123. p. 16. Désormais incliqué par AB suivi ele la page.
286 La fabrique de la lanf?ue de Rabelais à Ducharme Manifester la dijférence 287
duisible, voire de l'impossible, ce qui amene le narrateur, tains écrivains, parmi lesquels Segalen, Genet, Duras 68. À
lui-même double du personnage, à évoquer à plusieurs travers ces expériences de traduction, de confrontation,
reprises le spectre de la folie : << Peut-être suis-je le pre­ de fascination et de téléscopage de langues, Khatibi trans­
mier fou de ma langue maternelle : faire muter une langue forme les oppositions en errance et en vagabondage: de
dans une autre est impossible. Et je désire cet: impos­ l'autre dans la langue il passe à l'autre de la langue, cette
sible.» À un autre moment, la folie de la langue est troisieme langue à laquel le aspire tout écrivain. Travail de
associée à l'image de la mer et à la figure de l'errance: transfert de langues qu'il analysera ensuite, de façon cri­
« Ce qu'i I aimait dans la mer, e' était cette antique idée tique, dans Maghreh p/urie/, et qui l'amene à conclure:
,1
de l'errance, qui retenait. dans ses plis, sa folie de la « [ ... J toute cette linérature maghrébine dite d' expression
tangue.» (AB, p. 52.) Présence de la bi-langue donc, qui française est un récit de traduction. Je ne dis pas qu'elle
«sépare, rythme la séparation., alors que toute unité est
i
n'est que traduction, je précise qu'il s'agit d'un récit qui

!
depuis toujours inhabitée». Mais cette plongée dans parle en langues» 69 . Parlcr en langues, cela veut dire non
l'intraduisible, scénographie de masques et de doubles à pas créer une nouvelle tangue, mais créer le lieu d'une 1

�i
l'image d'une androgynie rêvée, se transforme en un parole en constant déplacement.

'!'
rituel initiatique qui passe par une interrogation sur On pourrait cit e. r de nombreux exemples d'autcurs qui, '_
·I'
l'implicite du langage: «Mort. Pour se donner la vie dans de Julien Oreen et Samuel Beckett à Nancy Huston, ont
ce mot, il fallait parcourir toute la force destructrice de la connu des expériences analogues de bilinguisme ou de . '
;,
bi-langue. >> (AB, p. 18.) bi-languisme. pour reprendre l 'expression de Khatibi,
1 ::,;,
L'un des premiers, Khatibi aura réussi à échapper à un allantjusqu'à s'autotradui.re dans bien des cas.
certain conformisme de la pensée qui consistait à discuter
le probleme de l 'écriture maghrébine en terme de choix
entre la langue française ou la langue arabe: « li ne s'agit i.1-i:
1.: 1

ui
1 .,
plus de savoir s'il faut écrire en arabe ou en français, Les voleuses de langue
si cela est nécessaire ou contingent, politiquement juste
,, ,:· '11
·l
ou faux, mais de faire apparaí'tre un niveau "autre" (infra­ Du point de vue de la langue, les attitudes des écri­
liminaire) d'écriture et de pensée qui rend profondé­ vaines different souvent de celles de leurs collegues
ment caduque la problématique dualiste 67 • » En posant masculins. D'origine algérienne. Assia Djebar vit autre- 1
la bi-langue comme «chance», «gouffre individuei » et ment que le romancier marocain son rapport à la langue
«belle angoisse d'amnésie» (AB, p. 11 ), il pose la dualité française. Élevée dans un contexte qu'elle décrit comme
!
au cceur même de l'acte d'écrire, dans une interrelation un «faisceau de langues», partageant son temps entre '
intime et fusionnelle, devenant lui-même un exemple de l 'école française et I 'école coranique, la romanciere . '

cette «hospitalité dans le langage» qu'il retrace chez cer- constate que le français a été pour elle une tun.ique de :. .

1,
� i 'i1
',t· '
67. Réda Bensmafa, « Traduire ou blanchir la langue. Amour 68. Abdelkabir Kbatibi, Figures de/' érranger dans la lirtérature
bilingue d' A. Khatibi », lmaginaires de /' a111re. Khatibi e/ la fra11çaise, Paris. Denoel, 1987, p. 203.
mémoire lilféraire, Paris, L'Harmattan, 1987, p. 190. 69. /d., Maghreh p/uriel, Paris. Denoel, 1983, p. 186.
288 La fabrique de la fangue de Ra/Jefais à Ducharme Manifester la dijférence 289
Nessus, synonyme à la fois de libération et d'obstacle. d'« entre-deux-langues » ou de << tangage-langage » 74,
Libération parce que cette langue a permis l'écriture et ne cachanl pas ce que cette situation de bilinguisme
son dévoilement: « Mon corps seul, comme le coureur - voire de quadrilinguisme, puisque à l'arabe classique et
du pentathlon antique a bcsoin du starter pour démarrer, à l 'arabe dialectal s'ajoute le berbere - peut générer
mon corps s'est trouvé en mouvement des la pratique de d'inconfort et de souffrance. Elle n'hésite pas non plus à
l 'écriture étrangere 70• » Obstacle parce que ce dévoile­ s'associer à celles qui se sont dites« écrivaines », s'éton­

l
ment, cette « mise à nu» et cette jouissance du corps nant de l'effet de« vanité » que laisse la finale du mot sur
révélés grâce à la langue comportent aussi leur versant le locuteur français. Cet effet est aussitôt transformé en
négatif, à savoir une nouvelle forme de voile ou la question : « La vanité de écri-vaine donc, d'"écrivain" au
conscience d'une distance, d'une impossibilité à rendre féminin, ce serait cela, cette curiosité de la limite, de
certains registres d'émotions dans ce qui reste malgré tout l 'effacement, de la mort bien sur 75 ?»
la langue de l'autre. « Le français m'est langue marâtre,
avoue la narratrice de L'Amour. la fantasia. Quelle est C'est au Québec, ou la féminisation dcs titrcs cst passée
ma langue mere disparue, qui m'a abandonnée sur le trot­ dans l'usage couram, que les écrivaines ont aussi voulu
toir et s'esl enfuie? 1 ... j Sous le poids eles tabous que je nornmer, dans leur pratique d'écriture, un certain malaise
porte en moi comme héritage. je me retrouve désertée des dans la langue française et la nécessité ele trouver un aulre
chants de l'amour arabe 71 • » Ce désert de la langue, cet discours et d'autres mots pour dire. Au cours des années
empêchemenl de dire le discours amoureux, la roman­ 1970, les femmes regroupées autour des revues La Barre
ciere tentera de le contoumer en retrouvant dans la langue d11 jour, La No11vefle Barre du jour et Les Her/Jes rouges
française les sonorités, les rythmes de la langue arabe: s'interrogent sur l'implicite du code linguistique: « Ce
« J 'ai tenté de retravai Iler la langue française comme une n'cst qu·à partir de 1975. constate Nicole Brossarcl, que j'ai
sorte de double de tout ce que j'ai pu dire dans ma langue réellement pris conscience de la langue comme un granel
du désir 72 . » Et plus explicitement encore: « Au fond, enscmble chargé de mémoire, de rythme, de savoir et sur­
toul mon travai! de vingt à quarante ans a été de reeher­ tout de désastreuses incidences symboliques. La question
cher cette ombre perdue dans la languc française. 11 y a se posa alors de savoir qui j 'étais (moi/une femrne) dans
deux sortes de pene: la pene qui vous hante et la perte cette langue et cornmcnt 1 ·u1iliser de maniere à ce qu 'elle
que vous oubliez, l'oubli de la perte. Le terrible, c'est ne censure, n'élimine ou ne joue conlrc "te geme" de per­
l'oubli de la perte 73• » sonne que j 'étais ou pouvais devenir. Alors 111011 rapport à
À la bi-langue de Khatibi, Assia Djebar préfere les la langue changea. Les ruptures et les écarts devinrent
notions de « voile»,de« double » ou d'<< ombre perdue », glissement et dérive 7�. » Et Brossard d'investiguer, dans

70. Assia Djcbar. l'A111011r. la fa111asia (1985). Paris. Albin 74. ld .. Ces 1·oix qui 111·assiege111... E11 nwri.:e de mafrancopho­
Michcl, 1995, p. 208. ni<'. Montréal/Paris. Pn:sscs dt: l'univcrsilé de Montréal/Albin
71. /d., ibid., p. 244. Michel, 1995,p.51.
72. /d., « Tcrritoire dcs langucs ». dans Lisc Gauvin, /, · Ecrivain 75. /d., ibid., p. 62.
fra11copho11e à la croisée des tangues, op. cit.. p. 25. 76. icole Bernard. « Stricto scnsu, l 'auraction » ( 1987); cité
73. ld., ibid., p. 30. dans Lise Gauvin, Langagemem.. . , op. cít .. p. 85.
290 La fabrique de la langue de Rabelais à Ducharme Manifeste,· la dijférence 291

des textes qu 'elle nomme << théories-fictions », ce grand concrete visant à permettre la circulation libre eles dis­
ensemble de la langue. Cela donne, notamment, L' Amer ou cours. Elles se sont nommées écrivaines, sachant qu'il
Le Chapitre effrité 17 , prose fragmentée qui met en reuvre n'y a de vaine ou de vain que ce qui n'a pas encore accédé
un espace de fiction dont le propos est de «perturber Je à la conscience, ou à l'écriture.
champ symbolique ».
De son côté, Louky Bersianik, dans L' Euguélionne 78
(réécriture paroclique des Évangiles). puis dans « Ouvrage
de clame» 79, dénonce moins la dissymétrie dans le lan­ L'autre de la langue
gage que le fait que cette dissymétrie joue toujours dans
le même sens. Elle en appelle à eles« slratégies peccami­ Les concepts mis au point dans Jes écrits et manifestes
neuses en pensées, en paroles et en actes autant qu'en qui viennent d'être évoqués indiquent éloquemment
écriture )> de façon à répandre«joyeusement le mauvais I 'importance, mieux encore la prégnance de cette pensée
exemple qui fera grincer les puristes». La narratrice - aussi de cette pesée - ele la langue de quelque côté de la
d'Une voix pour Odile x0 , de France Théorêt. se dit «en francophonie que 1 'on se place pour examiner la situation.
défaut de langue», apprivoisant tant bien que mal des Jacques Derrida affirme, dans Le Monolinguisme de
«mots en loques » et tentant de « retrouver une langue l' autre, que la situation d'un écrivain comme celle du
qui se donnerait pour elle-même ». Madeleine Gagnon Marocain Khatibi dans la langue est exceptionnelle et en
parlera quant à elle, dans Lueur 81 puis dans La Lettre même temps exemplaire d'une structure universelle:
inj,nie 82 , d'un travai( de désenfouissement et de décryp­ « Elle représente ou réfléchit une sorte d'"aliénation ori­
tage de façon à retrouver une langue « étrangere et mater­ ginaire" qui institue toute langue en langue de l 'autre:
nelle », une langue d'avant la langue, une langue d'avant l'impossible propriété d'une langue 84 . » Exemplarité de
les codes et la Loi. En s'affichant«volcuses de langues », l'écrivain maghrébin, clont l'inconfort même est garant
selon l 'expression de Claudine Herman 83, les femmes qui du métier qu'il exerce. Exemplarilé partagée par d'autres
ont pris la parole au cours des années 1970 au Québec écrivains francophones qui, réfléchissant sur leur propre
ont déconstruit certains mythes de la féminité pour parcours dans la langue, affichent de façon manifeste
créer un nouvel espace de langue et. de langage, utopie l'étrangeté cl'une langue, que celle-ci soit maternelle ou
seconde, et renvoient par là à la situation de tout écrivain
77. Montréal, Éd. Quinze, 1975. pour qui la langue est le lieu par excellencc d'un espace
78. Montréal, Éd. La Presse. 1976. rêvé, utopique ou atopique, avec tout ce que cette projec­
79. Louky Bersianik. « Ouvrage de clame», dans Irene Belleau et tion dans un ailleurs indéfini peut avoir de paradoxal
Gilles Dorion (dir.), Les CEm-res de créalion et te fi·a11çais au
Québec, Actes du congres Langue et société. Québec. conseil de la pour qui fait profession d'écrire. Les écrivains franco­
tangue française, 1984, p. 219-230. phones, qu'il est plus juste de désigner sous le nom de
80. Monrréal. Les l-lerbes rouges, 1978. francographes, par leur situation à la croisée eles langues,
81. Montréal. VLB édireur, 1979.
82. Montréal, VLB éditeur. 1984.
83. Claudine Herman, Les \lote11ses de tangues, Paris, Éd. des 84. Jacques Derricla. Le Monolinguisrne de/' au/re, Paris, Galilée,
femmes. 1975. 1996, p. 121.
292 La fabrique de la tangue de Rabelais à Ducharme Manifester la dif.férence 293

ont perçu l'autre de la 1.angue, cet antre/entre de ten­ Literary Manifestoesl Préfaces et manifestes littéraires,
sion et de fiction, voire de friction, qui 1 'infonne et la Edmonton, université de I 'Alberta, 1990.
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1
1l
1
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livres, Paris, Karthala, 1995.
SoJCHER Jacques (dir.), La Belgique malgré tout, Bruxelles, CHAPITRE Vlll
1

Éd. de l'université de Bruxelles, 1980.


Les littératures francophones
du carnavalesque au baroque

« Oiseau de Cham. existe-t-il une écriture


informéc de la parole, Cl dcs si lences. et qui
reste v í vante? >>
Patrick Chamoiseau, Texaco

La pensée de la langue, chez les écrivains franco­


phones, ne saurait se concevoir sans l' imaginaire qui
l'accompagne et qui pousse ceux-ci, en contexte d'inter­
langue, à revoir les modalités de représentation des djs­
cours sociaux. Quelles stratégies sont susceptibles de
rnettre en scene l'hérérogene? Comment le modele roma­
nesque de polyphonie narrative, d'hybridation et de plu­
rilinguisme défini par Bakhtine s'accommode-t-il eles
effets de langue observables dans les romans d'auteurs
québécois, anrillais ou africains? Comment la scene
romancsque en arrive-t-elle à reproduire ou à dépasser les
figures de la diglossie ou de la tétraglossie à l 'ceuvre dans
lc corps social? Jusqu'à quel point le fait de s'adresser à
plusieurs publics influence+il les stratégies ou procédés
choisis? Le plurilinguisme ainsi pratiqué porte aussi
bien sur l'intégration eles parlers vernaculaires que sur la
mise en place de systemes astucieux de cohabitations
de langues. Nous nous demanderons clone une fois de
plus de quelle(s) façon(s) le texte parle la langue, soit à
la façon d 'une isotopie distincte, soit par une série
d'énoncés qui renvoient à une représentation des langages
sociaux. Pour ce faire, nous avons choisi d'appuyer notre

,!
296 La fabrique de la tangue de Rabelais à Ducharme Les littératures francophones 297
analyse sur quelques textes d'auteurs francophones qui
comportent de maniere explicite cette double orientation. L'héritage rabelaisien
Car la question des rapports langues-littérature, on l'a
vu au cours des chapitres précédents, concerne aussi Si les écrivains de France ont quelque peu négligé
bien l'autonomisation du littéraire, Ies conditions de son
I
l'héritage de Rabelais, comme le souligne Céline, tel
émergence, la relation éc1ivain-public qui s'y établit que n'est pas le cas de ceux qui, écrivant et publiant dans les
les modeles dont dispose Ie texte pour représenter les rap­ diverses aires francophones, s'inscrivent clairement dans
po1ts sociaux entre les langues ou les niveaux de langue. le prolongement de son reuvre. Charles De Coster, en
On peut supposer que l'écrivain francophone ne se 1867, le cite en référence à La Légende d'U/enspiegel,
contentera pas de mimer/reproduire la hiérarchie à !'ori­ texte dont la langue se caractérise par le recours systéma­
gine du clivage social entre les idiomes mais que sa sur­ tique à l'archai"sme, mais un archa"isme stylisé, littérarisé
conscience linguistique l'incitera à concevoir diverses par le travai! du poete. Parmi les auteurs francophones
figures de l 'hybridité, quitte à retrouver par là des pactes du xx< siecle, Antonine Maillet est !'une des premieres
plus anciens. Cet imaginaire et cette conscience donnent à avoir revendiqué la fiJiation. Témoignant du passage
lieu à des poétiques irriguées par le sens du ludique et du d'une littérature orale à une littérature écrite, son ceuvre a
transitoire, plus proches de la fêt:e carnavalesque et de fondé la littérature acadienne moderne sur la parole d'anti­
l'esthétique baroque que des conventions du réalisrne. héros au verbe populaire et frondeur. À la figure d'Évan­
C'est ce que naus examinerons à partir de quelques géline, l'héroi"ne légendaire du poeme de Longfellow,
exemples tirés d'ceuvres contemporaines, romans pour la Antonine Maillet substitue celle d'une Sagouine capable
p.lupart, de façon à retracer, à travers les imagcs du lan­ de prendre à partie les nantis aussi bien que les pauvres, de
gage, Jes représenlations de l 'écriture - et de la langue discourir sur le printemps comme de réfléchir aux postu­
littéraire - ainsi projetées. lats identitaires à l'occasion d'un recensement.
Qui est la Sagouine? L'auleur naus la présente comme
une « femme de la mer, née avec le siecle, quasiment
les pieds dans l'eau. L'eau fut toute sa fortune: filie de
pêcheur de morue, filie à matelots, puis femme de
pêcheur d 'lrnitres et d' éperlans. Femme de ménage, aussi,
qui acheve sa vie devanl son seau » 2. Et de poursuivre:
« Je vous la livre cornme elle est, sans retouches à ses
rides, ses gerçures, ou sa langue. Elle ne parle ni joual, ni
chiac, ni trançais international. Elle parle la langue popu­
1. Nous entcndons ici autonomie au double sens d'émergence laire de ses peres descendus à cru du xv11c siecle. Elle
d'un champ littéraire sp écifique et de revendica1ion d'indépendance ne sait pas, la Sagouine, qu'elle est à elle seule un glos-
de la pari eles li1téra1ures dites périphériques p ar rappo11 à 1 · institu­
tion centrale. Voir à ce sujet Paul Aron. « Sur le concept cl'auto­
nomie », Díscours socíal/Socíal Díscourse. vol. VTI, n" 3-4, été­ 2. Antonine Maillet, Préface, La Sagouine. Montréal, Leméac, ,1
automne 1995, p. 63-72. 1971, p. 9.
298 Lafabrique de la tangue de Rabelais à Ducharme Les littératures francophones 299

saii-e, une race, un envers de médaille 3 • » Un envers de pages du livre, sur des planches reconnues et institution­
médaille, certes, certe Sagouine qui n 'hésite pas à prendre nalisées, sur l'encre eles journaux et sous la plume des
le contre-pied des discours convenus. Elle suggere par critiques. De Jieu de célébration, comme lors de la fête (à
exemple que La Cruche, une filie de joie, peut aIler por­ la chancleleur, par exemple, ou lors d'un charivari ou
ter la communion au « beau monde d'En haut », que d'un frolic), elle devient lieu de discours 5 . » Un discours
la musique de l'au-delà peut aussi bien être celle des fait des virtualités d'une langue jusque-là non écrite.
« ruine-babines >> el des bombardes que celle des harpes Antonine Maillet reconnaí't toutefois avoir clú inventer
el des chants sacrés. Dans cette perspective de monde l'écriture et les codes aptes à traduire l'oralité populaire:
inversé et de joyeuse relalivité des choses, la langue « C'est justement là que l 'écrivain entre en cause, avoue­
est elle-même prise à partie et affectée des marques t-elle, et il faut qu'i I joue précisément. Mais au fone!, tout:e
d'une oralité puisée à des sources anciennes: « En lisant langue écrite est un jeu; l'écrivain joue loujours avec son
Rabelais, avoue la romanciere, je me suis reconnue: j 'ai lecteur. [ ... ] Refaire la langue parlée, c'est faire croire au
reconnu ma langue, mon bagage culturel. II était de ma lecteur que c'est comme ça que les personnages parlent.
familie, de ma parenté. C'est pourquoi j'ai découvert la [ ... ] C'est: là une recomposition de la langue 6 . »
langue acadienne dans Rabelais. J'ai en effet reconnu tout Ce sentiment d'avoir à recomposer J'oralité, à trans­
de suite que les mots qu'il utilisait étaient les miens, ou poser le parlé en écrit, Antonine Maillet le met en reuvre
ceux de mes ancêtres, de mes parents, ele 111011 voisinage. lorsqu'il s'agit de prose romanesque aussi bien que de
[ ... ] Mes parents n'auraient pas dit j'avions, par exemple, théâtre. Dans Pélaiie-/a-Charre1te, la romanciere utilise 11··
mais autour de moi je !'entendais t.out le temps 4 • » Celle différents registres de langue pour évoquer la vaste
fresque épique, ou plus exactement l'épopée à rebours
1

auention à signifier le monde par le biais cl'une parole


décentrée, cellc des humbles et des défavorisés, celle des relatam le retour des Acadiens clans la terrc de leurs
1

laissés-pour-compte de la hiérarchie sociale, qu'ils se ancêtres. Mais au lieu de présenter la vision officielle et
nomment la Sagouine ou Les Crasseux, se poursuit tout tragique de la Déportation. voilà que le rappel qui en est
au long de l'ceuvre théâtrale d' Antonine Maillet. À cette fait associe cet événement à une mort joyeuse et à un
différence pres que le duel eles forces antagonistes y rituel carnavalesque : « Morte, la pauvre, enterrée avec
est davantage _présent que dans les tirades monologuées une messe basse el rayée de la carte du monde. Vous pou­
de sa premiere piece: les rituels carnavalesques, dcstinés vez danser, là-bas dans le Nord, autour du brasier d ·un
à représenter un ordre nouveau, s'y associent à une pays qui a flambé dans le ciel, un matin de septembre;
confrontation de langages qu'ils contribuent parle fait
même à légitimer: « Le théâtral carnavalesque n 'avait
5. Judith Perron, ,, L'histoire carnavalisée dans le théàtre
jusque-là d'espace de visualisation que les lieux d'en d' Antonine Maillet », dans Denis Bourque et Anne Brown (dir.). Les
dehors; la carnavalisalion se joue, avec Maillet, dans les º
Li11ératures d expression française d' Amérique du Nord et /e car­
navalesque, Moncton. Éd. d' Acadie, 1998. p. 73. On liraégalement,
sur ce sujei, la thcse de Denis Bourque, « Le carnavalesque dans
3. lei., ihid. l'reuvre d' Antonine Maillet (de 1968 à 1986) », Montréal, univer­
4. /c/., « Retrouver) 'origine», dans Lise Gauvin, L' Écrivainfran­ sité de Montréal, aout 1994.
cophone à la croisée eles langues, Paris, Karthala, 1997, p. 193. 6. Antoni11e Maillet, « Retrouver )'origine», art. cit., p. 104.
300 La fabrique de la tangue de Rabelais à Ducharme Les littératuresfrancophones 301

danser et chanter et réciter la complainte des morts entre rendu intelligible par le contexte qui les accompagne. «Je
les six chandelles et le crucifix 7. » D'autres motifs du car­ nous accoutumons», pourrait dire le lecteur avec Pélagie.
naval font leur apparition à point nommé dans le roman, Antonine Maillet, qui avoue écrire « tout haut » dans
parmi lesquels ceux du démembrement, du corps gro­ un pays sans véritables antécédents littéraires, conduit ses
tesque synonyme à la fois de vie et de mort, de l'inversion personnages dans des aventures aux résonances épiques,
des rôles, qui font de Célina, l'infirme guérisseuse, et de ou l'imaginaire corrige l'Histoire et ou la fable devient
Pierre, Je « fou du peuple », un couple étrange et désas­ vérité de langage. Le parti pris humoristique débouche
s01ti. C'est pourtant à ce «conteux-radoteux-placoteux » sur !e désordre le plus fin, la gravité y fait bon ménage
que revient le privilege de la parole:«Qu'il conte, le Fou, avec la légereté. Parfois les mots semblent doués d'une
qu'il conte et raconte, et invente, et transpose au besoin, vie propre, se gonflent d'un souffle poétique, et leur
Qu'il recrée le monde, et le refasse du commencement à effervescence se traduit par autant d'archa't'smes voire de
la fin, et ]e retourne de l'envers à J'endroit 8 . » À côté de néologismes dont le lecteur se délecte. Reprenant la tra­
lui, d'autres personnages-narrateurs interviennent, char­ dition des conteurs, la romanciere met en scene l'oralité
gés de distribuer la tangue du roman en autant de registres et l'integre à une stratégie faite de narrations à relais dans
particuliers. Ajoutons à cela la création du géant P'tite laquelle la parole tient la premiere place. Mais une parole
Goule, ainsi nommé parce qu'il n'était pas loquace, et qui puise aux commencements de la langue française
nous sommes de plain-pied dans l'univers rabelaisien. sa légitimité et sa couleur: « Des mots d'origine que les
Plusieurs narrateurs prennent clone en charge le récit, Acadiens avaient croqués, broutés, ingurgités tout au long
utilisant selon les époques représentées un état de langue du Moyen Âge; conservés contre la putréfaction dans le
différent. À un premier niveau, celui de la narratrice, se sei de la mer el les froidures du nord; emportés en ex.il,
superpose le récit. de Bélonie IIJ, petit-fils de Bélonie­ cnroulés dans les mouchoirs, gardés enfouis au plus
le-Vieux, s'adressant à quelques amis réunis autour d 'un creux eles gorges et eles reins, comme le dernier trésor qui
âtre vers la fin du XIXº siecle. Bien que les deux récits leur restait, avec la mémoire et la dignité 9• >> La langue
racontent la même histoire, celle du retour des charre­ d'Antonine Maillet est une langue mi-réelle, mi-inven­
tiers au xvrnº siecle, les mêmes mots sont 01thographiés tée, destinée à vaincre la menace d'un silence définitif et
autrement (héritage devenant heirage) selon le niveau dotée du pouvoir de repousser la charrette de la mort.
narratif auquel ils appartiennent. La nan-atrice inter­
vient parfois directement pour qualifier ou commenter Plus récemment, d'autres écrivains d'Acadie onl entre­
certaines expressions. Ainsi le mot «maçoune», employé pris de traduire dans leurs fictions les langues en présence
des la deuxieme page, est-il accompagné du commentaire ou en conflit sur la scene acadienne. Dans un poeme­
«que certains appellenl l'âtre». Mais aucun proces de manifeste destiné à réhabiliter le chiac, langue mixte et

1
traduction n 'est fourni pour les archa'r'smes «chacuniere» clévalorisée au même titre que l'était le joual dans les 1

(maison) ou «clemarsuis » (désormais), dont le sens est annécs 1960 au Québec, le poete Gérald Leblanc se pro­
pose de «Jouer dans la langue et d'en rire/d'en rêver
7. ld., Pélagie-la-Charrette. Montréal, Leméac, 1979, p. 64.
8. /d., ibid., p. 135. 9. ld., Le Chemi11 Saint-Jacques, Monrréal, Leméac, L 996, p. 315.
302 La fabrique de la tangue de Rabelais à Ducharme Les littératuresfrancophones 303
quand on find out / qu'on communique » 10• Par ailleurs,
le traitement que font subir à la langue française les La prise en charge du populaire
romanciers France Daigle 11 et Jean Babineau 12 s'appa­
rente davantage à une parole« en creux » qu'à l'exubé­ D'abord comrn comme auteur dramatique, Michel
rance maillettienne. Car pour France Daigle, dont I 'ceuvre Tremblay a obtenu un succes de scandale, en 1968, avec
est vouée à l'expression d'une litote, d'une économie, la représentation des Belles-Sceurs. Pour la premi.ere fois
d'un manque, le langage« n'offre pas d'assise súre; c'est sur une scene de théâtre subventionné el bourgeois, celle
un teJTain troué ou l 'on risque de s'engouffrer, le creusage du Ricleau-Yert, un ce,tain parler vernaculai.re montréa­
nécessaire à l'érection de la clôture symbolisant les lais, appelé joual, se trouvait légitimé tout en déstabilisant
gouffres du langage » 13. Chez Jean Babineau, les mots une partie du public et de la critique. Cette même critique,
sont triturés, torturés, et laissent entre,.· sans censure appa­ qui au départ avait perçu le théâtre de Tremblay cornme
rente les registres du français parlé, du chiac, de l'aca­ réaliste, a peu à peu pris 1 'habitucle de mettre le mot entre
dien oral et du franglais. Au-delà de l'expérimentation et guillemets, soulignant plutôt les procédés de mise à clis­
des effets ludiques ainsi provoqués, les romanciers aca­ tance utilisés dans ses pieces: chreur, double niveau scé­
diens contemporains créent une tangue écrite qu'ils pui­ nique, voix paralleles, etc. L'auteur lui-même avoue de
sent dans un vaste répertoire ou 1.es échanges quotidiens façon explicite:« Mon théâtre n'est pas du tout un théâtre
font bon ménage avec les langages de Rabelais et les réaliste mais flyé, si on peut s'exprimer ainsi. On y dit des
polyphonies joyciennes. Car il s'agit, pour eux com.me choses réalistes mais clans un contexte qui ne I 'est pas. Ce
pour Je poete Herménégilde Chiasson, de retrouver « la n 'est pas du tout le théâtre du "Passe-moi le beurre". 15 »
densité des choses » à travers « le poids des mots » 14• De toute évidence, Tremblay a fait subir à la tangue un
traitement analogue à celui de ses formes théâtrales, et à
une architecture scénique correspond une architexture
langagiere, résultat d'un savant dispositif. C'est ce qui
crée I 'effet joual du texte, un effet obtenu par la trans­
cri ption de la dimension orale de la langue populaire,
mais aussi par un transcodage complexe, s'art.iculant
10. Gérald Leblanc. Éloge du chiac, Moncron. Éd. Percc-Neige,
1995. au double code de !'oral et de J'écrit et enfin par divers
11. France Daigle. La Beawé de /' affaire. Fic1io11 autobiogra­ procédés de littérarisation, au premier rang desquels se
phique à p/usieurs voi,i; sur son rappor1 ronueux 011 /angage, trouve la concentrarion, de telle sorte que le lecteur­
Nouvelle Barre du Jour/Editions d' Acaclie. 1991.
12. Jean Babineau, 8/oupe, Moncton. Éd. Pcrce-Neige, 1993.
auditeur est mis en contact avec un véritable « répertoire »
13. Raoul Boudreau, « Hyperbole. la litote, la folie : trais rapporrs du joual. La littérarisation est aussi présente dans le
à la langue dans le roman acaclien », clans Lise Gauvin (dir.). Les rythme même des répliques, la clynamique de l'enchaine­
Langues du roman, Montréal, Presses de l'université de Montréal, ment et une prosodie tres calculée, qui passe de la répéti­
1999, p. 82.
14. T-lerrnénégildc Chiasson, « Abécédaire », texte inédit présenté tion litanique à l'orchestration chorale ou à l'énuméra-
à la Rencomre québécoise internationale des écrivains, Québec.
avril 1998. 15. Le Devoir, 23 février 1980.
,
La fabrique de la tangue de Rabelais à Ducharme les liuératures f rancophones 305
304
tion poétique. L'effet joual se perçoit également par voi­ à savoir l'opéra, la sainteté et le milieu populaire de
sinage des autres langages sociaux et, de maniere plus la Main 17: les chceurs antiques sont alors convoqués
structurelle encore, par la fusion entre la banalité, voire la pour rythmer et amplifier l'immolation sacrificatoire de
trivialité des propos, et la noblesse des figures théâtralcs l'héro'i'ne, Cannen, dont le nom est aussi donné comme
retenues : monologues et chreurs, associés au rythme, à la synonyme du solei!. Dans Hosanna (1973), la référence
musicalité des répliques, à la répétition litanique et au biblique recouvre les rêves grotesques d'un travesti
chant de l'ode sacralisent en quelque sorte J'« ode au d'abord surnommé Rose-Anna. Damnée Manon, Sacrée
bingo», la « maudite vie plate », ou le party de timbres. Sandra (1977) est un autre exemple de cette rhétorique de
Cette parole ritualisée, lyrique, procede d'une culture l'inversion qui consacre d'un même souffle le haut et le
savante et d'une maílrise indiscutables. L'attirance vers le bas: dans cette piece en effet, le mysticisme érotique de
bas, le rappel du corps grotesque et de la vie matérielle, Manon est le double symétrique des rituels érotomanes et
le choi. x quasi exclusif du vernaculaire rapprochent en profanateurs de Sandra; mais ici le ton est plutôt à la
revanche ce théâtre du carnavalesque. En donnant à ces charge parodique qu'à la grandeur tragique.
éléments un traitement élevé, digne du « grand théâtre » En choisissant de mouler et de modele. r le langage
tragique et poétique, Tremblay favorise non seulement populaire dans les forn1es et les figures de la plus haute
une rupture de l'illusion réaliste mais un transfert des théâtralité, jusque-là associées à la culture dite savante,
codes qui se fait à l'avantage de la cul.ture et de la langue
populaires 16• li ne s'agit plus d'un conílit mais plutôt d'un
brouillage et d'un renverscment. Le langage populaire
Tremblay a profondément modifié Jes regles du jeu litté­
raire québécois de même que l'attente du public. Plus
encore, il a délégué jusqu'à un certain point sa propre
l
devient fondement de la parole culturelle. recherche à ses personnages. Quand Carmen, la reine du
La suite du théâtre de Tremblay reproduit en diverses yodle, non contente de chanter des chansons de cow-boys "•I:f
•111
1

variations le renversement des codes déjà observé et en français, dit: « Peut-être que petit à petit j'vas trouver
un style à moé » 18, elle passe du statm de persom1age­
désigné plus haut comme représentatif de l'effet joual.
Renversement, c'est-à-dire juxtaposition, transfert et porte-parole à celui de personnage-auteur et se trouve i
transfo1mation des figures opposées du haut et du bas, du elle-même affectée de la double compétence dom pro­
sacré et du profane, de la culture savante et de la culture cede le théâtre de Tremblay, à savoir celle de la culture
populaire. Ce qui donne la« cantate cheap» ct·À roi, pour populaire traduite et transmuée dans les codes de la cul­
toujours. ta Marie-Lou ( 1971 ), clans laquelle l 'alternance ture savante. De façon analogue, l'évolution qui s'est
et le chassé-croisé des répliques scandent, à travers deux manifestée dans la réception de ce théâtre est résumée par
tcmporalités différentes, la mésentente tragique et déri­ deux répliques d' Albertine, dans Afbertine, en cinq temps
soire des personnages. Dans Sainte Carmen de la Main (1984): « J'ai tellement été élevée à me trouver laide que
( 1976), déjà le titre annonce trois isotopies concurrentes, j'ai de la misere à penser que j'ai déjà dit des belles
17. La Main est !e nom anglais donné à la rue Sain1-Laurent,
16. D'apres Micheline Cambron, « la tragédie ''transfigure'' le artere principale de Montréal, qui sépare l'esr et l'ouest de la ville.
réalisme apparenl dcs Belles-Sceurs ». Une société. 1111 récit, 18. Michel Tremblay, Sainte Carmen de la Main, Montréal,
Montréal, L'Hexagone, 1989, p. 142. Leméac, 1976, p. 49.
306 La fabrique de la langue de Rabeia is à Ducharme Les littératures francophones 307
choses » 19 et « Mais y me semble ... que j·ai jamais parlé mieux !" « Pis on 1 'a faite » Elle entra dans le bosque, sans
beau, comme ça ». Ces réflexions rappellenl étrange­ s'occuper des branches qui s'accrochaienl à sa robe. Elle
ment celles d'un critique qui, une fois le premier choc se pencha un peu. "Juste ici1te 21 ," »
passé, déclarail : « Tremblay a fail un bijou du langage
québécois » 20• On note dans ce passage un narrateur non autoritaire, peu
li semble donc aller de soi. lorsqu'on qualifie l'a:uvre présent et peu évaluatif, constamment prêt à s'éclipser
de Tremblay, de faire appel à la notion de carnavalisation devant la parole des personnages, qu'il enchâsse de
dans la mesure ou il s'agit d'unc confrontation du bas, maniere fort souple. La hiérarchie est oubliée, de même
du populaire, du comique, et du haut. du sérieux, du tra­ que tout commentaire explicatif visant à préciser, pour un
gique. Mais cette confrontation s'effect.ue moins par destinataire étranger, les expressions idiomatiques. Dans
cohabitation des styles et eles registres que par suppres­ la prose de Tremblay, on passe insensiblement de l'un
sion des distances et renversement /substitution eles codes, à l'autre discours. II s'agit d'une modulation ou mieux
elont le résultat est la prise cn charge elu populaire par le encore d'un tissage destiné à atténuer la tension entre les
sérieux et le savant. Dans les romans. à l'inverse, plu­ registres de paroles. Ceue stratégie s'accompagne égale­
sieurs registres voisinent et se fréquentcnt sans s'annu­ ment de l'insertion du langage populaire dans le discours
ler, ce qui amcne Trcmblay à concevoir de nouveaux du narrateur. Si le langage de celui-ci n'est pas marqué par
modes d"inscription et d'interaction du langage populaire. ;' les procédés de transcription et de transcodage de l 'oralité,
Dans La grossefemme d' à côté esr enceinre ( 1978), qui il n·en fait pas moins appel à un lexique et à eles expres­
nous servira de tcxte-témoin. on remarque une inrégra­ sions proprement québécoises, e ·est-à-dire les mêmes
tion des paroles eles pcrsonnages aux passages narratifs, qu'utilisent les personnages: « peinl'urée ». « balloune »,
comme une actualisation immédiate de la scene, et une « une gang », « matchait ». « siau ». etc. II y a donc
diminution de l 'écart entre le langage du narraleur et celui « contamination » et hybridation malgré la « désoralisa­
des personnages tion >> 22 dont témoigncnt ces romans. Dernier élément
« Elle regarda longuemcnt Édouard. 'Taimais pas ben ben ., enfin à noter: le chat Duplessis er le chjen Godbout non
ça ... mais j'voulais un atllre enfant pis j'savais que c'était seulement sont dotés de paroles, mais ils parlem le joua1 le
te temps ... ·• Édouard avait baissé les yeux. C'étail la pre­ plus pur du Plateau Mont-Royal : « Au beau milieu de la
micre fois qu'il cntendait sa mere faire allusion au sexe et bat-aille, alors que Duplessis, au comblc de la joie, criait à
cela te gênait. Victoire continua son histoire cn ramenant la baile de laine: ''Ça sert à rien de résister. maudite folie,
son regarei vcrs le bosquct. « Là, y m'a demandé: « Y'a'tu tu sais ben que ta fin est proche ! Rends-toé ! Rends-toé, pis
du danger. ccs jours-cilte? » J 'y ai dit non. Y voulait pus j'te f'rai pus de mal!'' Florence sortit de la maison et
d'enfants, j'ai jamais su pourquoi... Y m ·a répond: "Tant

19. !d.. A/beni11e. eu ci11q temps. Mo111réal, Leméac. 1984. p. 22 21. Michcl Tremblay. La grasse femme d'à côté est e11cei111e
CIp. 23. Monlréal, Lcméac, 1978, p. 82.
20. Ma11ial Dassylva. Lll Pre�se. 27 aoOt 1988. Voir égalcment 22. Bruno Vercicr, « La ·•c1ésoralisa1ion·· dans les romans de
Jean-Cléo Godin, « Lc ·'1an1 qu·à ça" d' Albenine ». Q11ébec Studies, Michcl Tremblay », Prése11ce fra11copho11e, « Oralité ct lirtérature ».
nº 11. 1990-1991, p. l 1-116. n 32. J 988, p. 35-44.
º
1:

La fabrique de la langue de Rahelais à Ducharme Les littératures francophones 309


308
s'assit dans sa chaise berçante 23 . » Tremblay atteste par !à éloignés l'un de l'autre en forêt et qui prend une couleur
ses accointances avec un certain « réa. lisme magique». Jl vocalique : « Nahanni. » (A V, p. 22.) Cette représentation
atteste en outre son désir d'une suppression des dislances de la tangue s'accompagne de jeux de mots et de figures
dans une participation universelle et ludique à la parole. dont l'exte nsion semble infinie, tant la capacité d'inven­
Une parole dont l'hybridation et le dialogisme - associés tion de Ducharme ne cesse d'étonner. Les comrnentaires
métalingu.istiques, plus ou moins importants selon les
au rappel incessant du corps et de la vie matérielle - ren­
voient à l 'am bivalence camavalesque. textes, vont jusqu'à mettre en cause, dans le nez qui
Le langage littéraire, chez Tremblay, est un systeme voque, les membres de 1' Académie française, parce qu 'ils
ouverl et en constante évolution. li trahit une recherche « évitent l es plongeurs et les serveuses, le s dédaignent,
qui tend à dépasser l 'opposition des catégories en une ne s'associent pas avec ces sociétaires vulgaires et sans
intégration !estive des niveaux de langue. Au conflit des diplômes de la société » 25. Ajoutons que cette thématisa­
codes, l 'auteur substitue une tension faile de tolérance et tion de la langue se double souvent d'une mise en scene
d'interaction. de l'écriture qui peut devenir création d'un personnage
:1 parodique: ainsi, dans les Enfantômes 26 , ce Gaston
Gratton-Chauvignet de l'Estampe, « troubadour modique
des flaques ». dont la figure et l'reuvre, Miroirs de boue,
ne sont pas sans évoquer le poete Adé du dernier roman.
La place du marché romanesque
Dans L' Hiver deforce 27 , on assiste à une représentation
Dans chacun des romans de Réjean Ducharme, on du joual en même temps qu 'à sa mise à distance ironique.
remarque un rapport au langage qui esl aussi une théma­ La « belle écriture » revendiquée par le narrateur est une
tisation de la langue. D'entrée de jeu, l'écrivain choisit la maniere de ra mener le travai! de l'écrivain aux dimen­
langue comme sujet de réflexion, de fantasme, voire de sions de la graphie, soit une façon d'afficher l 'aitisanat du
fiction. Dans l'Avalée des avalés 24, Bérénice Einberg, style. Toutefois l'originalité du livre, par rapport aux
frappée de la faiblesse des langues courantes, propose romans antérieurs, tient en grande partie dans le systeme
d'inventer une nouvelle langue, le bérénicien, et elle pré­ insolite créé par la présence des notes en bas de page.
cise: « En bérérúcien, le verbe être ne se conjugue pa� sans Apparem ment produit pour expliquer et traduire c er­
Ie verbe avoir. » (A V, p. 2 L). On peut tire l 'ense mble de- � lains mots, surtout eles expressions anglaises, cet appareil
l ' ceuvre de Ducharme co mme une recherche pour faire
prend tres vite une connotation ludique. Comment en
éclater !e sens eles mots, les pousser hors de leur s limites effet prendre au sérieux un systerne de « références »
convenues et arriver à leur redonner un pouvoir d'expres­ comme celui-ci : sur une même page, trois appels de note
sion sensible, parei! à cet appe l que se lancent deux amis renvoient aux m ots « gri!led-cheese », « di/1 pickles» et

23. Michel Trcmblay, La xrosse femme.. d'anc. , op. cit., p. 107.


sont a�ssi des noms iens Premiers 25. ld.. Le nez qui voque. Paris, Gallimard, 1967, p. 23.
Duplessis et Godbout 26. /d., Les Enfantômes, Paris. Gallimard, 1976
ministres du Québec. Gallima1·d, 27. /d., L' Hiver deforce. Paris, Gallimard, 1973. Désormais indi­
24. Réjean Ducharme, L'Avalée des ava/és, Paris, qué par HF suivi de la page.
I 966. Désormais indiqu é par AV suivi de la page.
,
La fabrique de la /angue de Rabe/ais à Ducharme Les liflératures fi·ancophones 311
310
« smoked-meat », et un quatrieme, placé apres les mots Things), ou encore s'il s'agit de se rendre à I'hôpital ou
« monde ordinaire», donne en bas de page, non plus la d'obten.ir un emploi au centre-ville ( « Do you have expe­
tTaduction française, mais les mots« cheap people» (HF, rience?»). Quant à la langue mylhique, cette fonction est
p. 40). Pareilles impertinences sont fréquentes. Pour « / remplie par l'italien, présenté dans le roman comme une
want to get o.ff», on donnera en note« Arrêtez la terre, je langue douée de mystere.
veux descendre» (/-/F, p. 41 ). Pour « anyway», la« tra­ Cette répartition, si elle estjusre, ne rend compte que de
duction» sera« ennéoué» (HF, p. 42). Tout en mettant três loin de l'extrême complexité de Dévadé et du travai]
en place la fiction d'un double destinataire ou d'un double sur la langue quí s'opere à travers Ie lexte. À tel point
public. ces signaux texruels installent une douce conni­ qu'on pourrait dire que le sujet de ce roman, c'est la langue
vence avec le lecteur québécois, le seul à pouvoir décoder
tous Jes effets de langage dans L' Hiver de force et à
pouvoir constater à que! point le narrateUI· est travcrsé par
et que la << conscíence » à laquelle le narrateur se ré fere esl
une c �nscience d'abord linguistique. Une conscience qui
lui fa1� parfois qualifier de barbarisme -« J'ai quelque ; .1
1
de multiples tensions et écarts ironiques. chose a vous parler». (D, p. 137)-ou de pléonasme _ « Ce
1 :'
1
La représentation des langages, dans Dévadé 28 . est soir dans la soirée », (D, p. 232) Jes paroles d'autrui, mais
encore plus complexe. Une lecture rapide du roman qui sur1out lui fait pratíquer lui-même tous les styles et tous
pourrait faire croire à une distribution fonctionnelle qui les niveaux de langue jusqu 'à l 'hétéroglossie.
reprendrait lc modele tétraglossique proposé par Henri II faudrait citer chacune des rhrases du roman pour
Gobard dans L' Aliénation linguistique 29 • On y retrouve donner une idée adéquate de la gamme des styles adop­
en effet la présence en texte de langues ou de fonctions de tée par 1� narrateur. dont l'exlension va du poétique
langage qui reproduisent ou tout au moins évoquent une au vulga1re, de l'usage du néologisme (« femmille »
certaine hiérarchie. La languc vernaculaire, que l'on défi­ « camionne», « amourgandise ») au cliché renouvelé (« I;
nü comme« maternelle, territoriale ct rurale», est parlée chair de frousse», «se faire hourra-qu'on-rie»), sans
par les deux radas. Bottom et Bruno, originaires du même compter les multiples figures constituées par les parono­
village, appelé Belle-Terre, et qui se traitent eux-mêmes m�ses -«qui passe ou qui casse. que ça geigne ou que ça
de sauvages et de paysans. À cette langue s'oppose la saign �, �u 'elles pleurent ou qu 'ellcs meurent ». (D. p. 9)-,
langue référentaire que représente. dans le livre, le bon les a�literat1011s- « lc taré tordu par la trotte», (D, p. 12)-,
français recherché de la patronne. Dans cc roman, le fran­ les nmes et assonances diverses. Les niveaux de langue
çais est présenté comme langue véhiculaire, mais il est uti11sés sont ainsí extrêmement variés. Plus que leur relevé
court-circuité par l'anglais chaque fois qu'il s·agit d'un méthodique, ce qu · il y a d' intéressant dans de tels phéno­
achat lié au travail (la casquei-te achetée au St. Henri menes de plurivocalité, c'est la maníere dont ils sont pré­
Uniforms), au luxe (les cadeaux chez Maggie Books and sentés et le souci constant dont témoigne le texte de
brouiller les pistes. Le désir de renversement, de détrône­
28. ld .. Dél-adé. Paris. Gallimard. 1992. Désormais indiqué par D ment, de mixage des codes sur leque] le texte s'articule fait
suivi de la page. ele ce narrateur sans qualité, ou tout au moins sans starut
29. Henri Gobard, L' Alié11wio11 li11g11is1ique. Paris. Flammarion,
1976. Lcs défin.itions qui suivenl sonl emprunlées à la Préfacc de
particulier, un maitre d'ceuvre attentif à l 'orchestration des
Gilles Dcleuzc. mots, à leur interaction et à la valeur relative de chacun
312 La.fabrique de la langue de Rabelais à Ducharme Les littératures francophones 3l3
d'eux. On peut Iire Dévadé comme une tentative d'appro­ « Je le dis comme je le pense. » Une variante de la for­
priation non seulement des styles et des langages, mais muJe donne lieu même à un satisfecit: « Je le dis comme
aussi des langues, puisque l'italien, cité à quelques je le pense, ravi de ma performance.» (D, p. J 10.) On ne
reprises dans le récit, prend valeur de langue mythique. saurait mieux qualifier la réussite du livre, aventure d'un
Comme une traversée eles eliscours et un effort pour échap­ langage qui est une re(ré-)création et une performance :
per à l'altérité et à l"étrangeté dans la langue. Comme un celui-ci eloit aussi bien à la parole spontanée, à la maté­
passage et un retoumement de I 'effet « aliénant » à 1'effet riaJité eles signifiants qu'aux divers registres des lan­
« elialogisant », puisqu'il s'agit, à certains moments stra­ gages sociaux. Le romancier a modulé ce « feuilleté de
tégiques du récit, d'une réelle interaction entre les langues. Jangages», le « ducharmien», qui est la plus belle de ses
Réjean Ducharme, comme son personnage de RaDa, a fictions. Un langage total, non pas fait el'une língua
choisi de tabler sur toute l'étendue de la langue, des franca nivelante et « étrangere », mais eles particuJarismes
tangues, pour en faire éclater le sens et faire advenir un poussés à leurs limites et sans prétention hiérarchique :
nouveau langage fondé sur la polyphonie musicale. D'ou cette joyeuse relativisation et celte mobilité de la prose, en
l'importance des communications téléphoniques, qui ont plus d'être signes de la marurité de l'ceuvre, illustrent élo­
l'immédiateté de la voix et l'économie eles télégrammes quemment la métaphore bakhtinienne de la place du
amoureux, le nombre eles figures fondées sur les sonori­ marché linguistique. Un langage qui, apres tout, n'est pas
tés, telles les p,u-onomases el les ai Iitérations, I 'ortho­ si éloigné que cela du bérénicien - le langage rêvé du
graphe phonétique - « ta gueule dévadée », (D, p. 203)-, premier roman -, avec sa façon de conjuguer ensemble
le rythme même d'une prose qui parfois rappelle celui des être et avoir- « Me casse pas. je suis tout ce que j'ai», dit
chansons. Mais là encore, une autre tentation est écartée, Bottom (D. p. 26) -, mais surtout ele traiter les mots à la
celle d'une certaine poésie représentée par le poéte Adé et maniere des instrumems d'orchestre. On ne peut s'empê­
dont le narrateur, ce « Rimbaud eles neiges » 30, s'évade cher de songer également à la bouleversante utilisation
aussi (Dév-Adé) par la elérision - en sautant eles minettes que Duchanne (alias Roch Plante) fait des objets d'usage
en levrette dans les toilettes eles discotheques», (D, p. 50). quotidien, voire eles rebuts, elans ses sculptures et pein­
L'ielentité de Bottom, elans Dévadé, cst presque entie­ t"Ures qui sont comme un éloge de la mixité.
rement envahie par l 'excroissance de sa fonction de
narrateur. Mais un narrateur dont l'essenliel elu travai!
consiste en des pratiques ele détrônement el de décentre­
ment ele son propre statul afin de libérer la plurivocalité. La fête masquée
En surimpression de l'histoire, il a créé les mots-person-
nages elont chacun a une voix eL un son reconnaissables. Parmi les auteurs ele la Belgique francophone, Jean­
Ce qui lui pem1et d'énoncer allegrement: « J'ai raté l'in­ Pierre Verheggen est sans doute celui qui, de façon plus
trigue» (O, p. 39) tout en répétant comme un leitmotiv: explicite, a mis en scene la langue, la retournant sur elle­
même et sur ses propres énoncés, la travaillant et la retra­
30. L 'expression « Rimbaud des neiges » est de Jcan-Frnnçois vaillant dans tous les sens, jusqu 'à en faire le principal
Jossclin lors de 1 'émission Caracteres sur France 2 le 7 juillet 1991. sujei de son ceuvre. Les titres, déjà, sont éloquents. En
314 La fabrique de la langue de Rabe/ais à Ducharme Les /ittératuresji·ancophones 315
vo1c1 quelques-uns: La Grande Mitraque ( 1968), Le Iconoclaste, Verheggen refuse une autre forme d 'acadé­
Granel Cacophone (1974), Le Degré zorro de /' écriture misme qui serait l'acquiescement au régionalisme. II se dit
( 1978). Artaud Rimbur ( 1990). Sous le couvert de la paro­ « l'inventeur du mot ouallon >> qu'il écrit avec un o pour
die et du pastiche, l 'écrivain remet en cause les modeles bien indiquer sa distance avec toutconformisme, qu'il soit
connus de la culture occidentale. orthographique ou autre. Distance encore qu 'il prend avec
Verheggen a su tirer pmti de sa situation d'i1Tégulier du les genres Jittéraires. Celui qui se nomme lui-même un
langage, proclamant bien haut la néccssité de violenter la « pervers polymorphe >> utilise aussi bien des mots savants
langue, de la prendre à bras-le-corps. Pour décrire le que des mots argotiques ou des néologismes, empruntant
« manque d' aise dans la langue » qu'éprouvent certains à tous les registres et à tous les niveaux de Jangue. Cette
écrivains de Belgique, il cite. à côté de l'attitude puriste, luxuriance verbale est particulierement sensible dans Je
!'exemple de ceux qui. tels Michaux ou Nougé, « sont recuei] intitulé Pubi:res. putains, ou voisinent expressions
déchirés, sont dans I 'indécision, n 'arrivent pas ti s 'accom­ triviales et langage recherché, cu.lture classique et savoir
moder avec la langue sinon de maniere conflictuelle » 31. populaire. « Je pense qu'écrire, avoue Verheggen, c'est
Mais il ajoure aussitôt ne pas se reconna1tre lui-même aller tout le temps de ce haut vers ce bas 33• » Modification
dans ces attitudes. « Enfin il y a des gens qui, comme moi, de perspective qui prend l'aspect des multiples avatars du
s'en fichent totalement, en remettent même, font une masque et de la fête présents tout au long du récit : « Nous
surenchere, cn rajoutent:. choisissent le baroquisme, le étions des especes d'anges déchus. Désreuvrés. Frais et, à
carnaval. l- .. ] C'est quelque chose com me une propen­ la fois, étiolés. Des anges déchirés. Dépenaillés et, en
sion à l'exccs, à l'outrance, à l'outrage aussi. >> La dérive même temps, d'une grande beauté. Masqués. Dans la plus
verbale qu'il revendique le relie à une histoire à la fois pure ambiguHé 34 • » Calembours el énumérations lita­
intime et collective : niques sont convoqués pour rendre sensible un langage
« J"éiais pris dans cela qui, au départ, m'a fait me deman­ pulsionnel, librement inspiré d'une oralité destinée à lais­
der: ··Est-ce que je suis don Quicholte ou bien Sancho ser entendre un foisonnement infini de signifiants. Effets
Pança? Pour un jeune Belge qui vit dans une ville comme 1i de contraste, de détrônement, d'annulation des diffé­
,..
Namur, le choix est celui-là. À mon avis. ce qu'il peut faire rences, de mixage. Poésie à rebours? Métarécits ou degré
de mieux. c'est d'assurner les deux; d'être à la fois non pas zéro - zorro - du roman? « Ces livres qui se clonncnt lc
Sancho Pança et don Quichotte, mais, comrnc je le clis •·
nom de récit, écrit Jean-Marie Klinkenberg, racontent la
quelque part, Don Qui Chute et Sans Short Penseui·. Donc, pa.rabole du langage, ou plus précisément la naissance du
de commencer cléj11 par un lllpsus. [ ... ] Je dérive toul le
' langage, dans ses fonctions cornmunicatives et cognitives,
temps comme ça. Mon histoire, au foncl, c'est que je fois
eles jeux de mots à avancéc théoriquc. Ces jeux ele mots ne mais aussi dans ses fonctions de classification, et dans ses
sont pas une dépensc luclique, formaliste, mais ils me ser­ jeux subtils de valorisation et de dévalorisation 35. »
vent à me ressourcer et à me relanccr 32 . »
33. ld., ibid., p. 176.
31. Jean-Pierre Yerbeggen, « L'inou"iv ersel », dans Lise Gauvin, 34. !d., Puhêres, putains. Les Raymoncls, Éd. Cheval d'anaque,
L'Écrivain fi"ancophone à la croisée des tangues, op. cit., p. 168. coll. «TXT», 1985, p. 32.
32. !d.. il;id., p. 170. 35. Jean-Marie Klinkenberg, « L'aventure l.inguistique, une cons-
..
La fabrique de la tangue de Rabelais à Ducharme Les littératures francophones 317
316
Le travai! sur la tangue qu'accomplit Verheggen Des sa parution en France, le roman étonne, choque,
consiste à prendre les mots au pied de la lettre, à les tirer séeluit. On parle d'un « livre chargé ele significations,
et à les étirer jusqu'à ce qu'ils livrem cet« opéra-bouche » plein d'odeurs, ele striclences et d'images qu'accompagne
ou« opéra-gouffre » susceptible de« mélanger les tons et le rythme même de la parole africaine » 39 . Des études sur
Jes registres, de les métisser, de les métalanguer, de les le style de Kourouma font ressortir une grande abondance
brusquer » 36. Car l'avenir du français, selon celui qui se dit de figures, parmi lesquelles la répétition, l 'anaphore,
« écrivain français d'expression belge », passe par cette 1 'ellipse 40 . On perçoit également un usage des néolo­
anarchie apparente qui pousse les jeux de mots, tels les gismes qui consiste, elans son cas, à clonner un sens diffé­
masques régénérateurs du carnaval, à se transformer en rent aux mots qu'il emploie. À titre d'exemple: « Dehors
« avancées théoriques », c'est-à-dire à s'investir du pou­ donnaient le vent et la pluie » (SI, p. 77), « marcher un
voir de renouveler l'ordre du discours. voyage » (SI, p. 152), etc. Mais plus encore que tel ou tel
usage spécifique, ce qui apparaít signifiant est la maniere
dont ces éléments s'ordonnent dans le récit. À ce titre,
1'incipit est des plus intéressants : « li y avait une semaine
Un « monde renversé » qu'avait fini dans la capitale Koné Ibrahima, de race
malinké, ou disons-le en malinké: il n'avait pas soutenu
Lorsque l'écrivain ivoirien Ahmadou Kourouma publie un petit rhume ... » (SI, p. 9.) Par ce proces de traduction,
Les Solei/.,· eles indépe11dances, .la critique note le « viol de « disons-le en malinké ». le romancier fait comprendre au
l'usage littéraire » et « te renouvellement de la langue » lecteur que deux systemes de langue sont en présence et
clont témoigne te livre 37. Rappelons cependant que ce qu'en malinké la mort se dit de façon métaphorique: « II
roman, d'abord pubJié aux Presses de l'université ele n'avait pas soutenu un petit rhume. » Remarquons encore
Montréal en 1968 - l'année même OLI l'on jouait Les l'usage que fait l'auteur du verbe finir, énoncé comme
Belles-Sceurs, de Tremblay, sur la scene du Ricleau-Vert­ verbe intransitif: « ava.it fini ». Cette fois aucune expli­
grâce à la création du prix de la revue Études Ji·ançaises, cation n'est fournie. L'expression est présentée telle une
avait été d'aborcl un manuscrit refusé par les éditeurs évidence, reprise quelques lignes plus loin sans plus de
français. Les éditions clu Seuil en obtienclront les clroits commentaire: « Personne ne s'était mépris. "Tbrahima
en 1970 et ne cesseront de le rééeliter depuis 38 . Koné a fini, c'est son ombre", s'était-011 dit. » (S/, p. 9.)
Dans son livre sur la tangue de Kourouma, Makhily
Gassama analyse longucment cet usage et conclut que
1an1e des lei.Ires belgcs: le cas de Jean-Pierre Verheggen ». Li1té­ 1 'innovation de Kourouma « résiele essentiellement dans
ra/ure, « L'écrivain el ses langues ». n º 1OI, février 1996, Paris, le fait de proposer une Cl!uvre elont le protagoniste est, à
Larousse, p. 38.
36. Jean-Pierre Verheggen, « L'inouYversel », art. cil., p. 177.
37. Moncef S. Badday, « Ahmadou Kourouma. écrivain afri­ 39. Moncef S. Badday, « Ahrnadou Kourouma, écrivain afri­
cain »,.L'Afrique /i11éraire e/ ar1is1iq11e, nº 10, 1970, p. 2. cain », art. cil., p. 3.
38. Lcs références à ce livre seron1 indiquées dans cel article par 40. Adrien 1-luannou, « La lechnique du récit et !e style dans Les
les lettres S/ (suivies de la page) el renvoicnt à 1 'édition parue aux SoleiIs des i11dépe11dunces », l 'Aji-ique li11éraire e/ arlislique, nº 38,
Éd. du Seuil dans la coll. « Points » en 1990. 1975, p. 31-38.
la fabrique de la langue de Rabe/ais à Ducharme Les lillératures fi'ancophones 319
318
tout considérer, le style - oui, le style malinké transposé de montrer comment les gens voient le probleme, com­
en français; et pour accuser ce style, le romancier n 'a fait ment leurs sentiments se succedent, comment les mots se
appel, comme l'on s'y artendrait, ni à l'argot, ni à la succedent dans leur pensée. li y a un renversement qu'i 1
langue populaire, ni au pidgin ivoirien ou petit-negre, ni fallair faire sentir dans l 'expression 43. »
au lexique du terroir. 11 a vidé les mots de France de leur Dans le monde des Soleils eles indépendances, deux
contenu gaulois pour les charger, comme des colporteurs langues interferent sans privilege de statut. la langue
malinkés, de nouvelles marchandises, proposées à la d 'écriture, le français. étant sans cesse court-circuitée par
consommation du francophone >> 41• Cette désémantisa­ Je malinké. Par cette pratique des effets de langue liés à la
tion, suivie d'une recontextualisation, se fait à l'intérieur langue d'origine, le romancier opere un trnnsfert de
d'une écriture fluide, 11011 marquée par des signes typo­ codes: le malinké transposé, plutôt que cité directement,
graphiques particuliers, ni encore, à plus forte raison, par vient irriguer le français de l 'apport conceptuel et imagi­
des notes en bas ele pages ou eles lexiques. Au cours d'une naire d'une culture. li n'est pas indifférent de remarquer
'.; que la premiêre partie du livre se clôt sur les cris de Ja
in1erview accordée en 1970, le romancier s'explique:
« J'aclopte la tangue au rythme narratif africain. Sans plus. ,' . place du marché et qu 'entre les chômeurs et les men­
M 'étant aperçu que le français classique constituait un , diants, « aveugles, estropiés et déséquilibrés ». on entend
carcan qu'il me fallait dépasser. .. Ce livre s'adresse à J la rumew· eles femmes médisant de Salimata, I 'épouse
I' Africain. Je l'ai pensé en malinké et écrit en français en ;t. stérile au cceur généreux : « Elles se disaient rout cela et
prenant une liberté que j'estime naturelle avec la tangue }J d'autres paroles encore. Vraimen1 indignes de meres ! »
classique... Qu'avais-je clone fail? Simplement donné ,{ (SI, p. 59.) Plusieurs éléments rappellent encore la dimen­
libre cours à mon tempérament en distordant une tangue sion carnavalesque du récit. L 'a11ention au corps gro­
classique trop rigide pour que ma penséc s'y meuve. J'ai tesque est signalée eles le clébut par cette description de
donc tracluit le malinké en français, en mssant /e fi·an­ Fama, le prince mendiant, qui « marchai! au pas redoubié
çais pour trouver et restituer le rythme africain 42 . » d'un diarrhéique » (SI, p. 11) el clemeurait analphabete
Quelques années plus tard, Kourouma nuance cette affir­ « comme la queue d'un âne » (S/, p. 24). Les images sca­
mation : « Traduire le malinké en français. ce serait tres tologiques abonclent. On parlera du « pet de l'effronté »
facile. Là je crois que tous les Malinkés auraient pu (SI, p. 14), d'un « duve1 d'anus de poule » (S/, p. 138), du
l 'écrire. Je crois que ce qui demande beaucoup de travai!, « sexe d'un âne enragé » (SI, p. 141 ). Là aussi, les dis­
e 'est ele trouver le 11101, la succession de mots, c 'est-à­ tinctions entre le haut et Je bas, comme entre les divers
dire la maniere de présenter les mots pour retrouver la regnes de la création, sont abolies. Quant aux indépen­
pensée. Pour cela il faut chercher longtemps. [ ... 111 s'agit dances, tombées sur I 'Afrique « com me une nuée de sau­
terelles » (SI, p. 24), elles ont trahi parce qu'« elles n'ont
pas creusé les égouts promis et f que! elles ne le feront
41. Makhily Gassama. La Langue d' Ahmado11 Kourouma, ou
«Le fran1·nis sous /e ,ço/eil d'/\ji'ique », Paris, ACCT/Kanhala, ,
43. Alun�dou Kourouma. << Traduire 1' intraduisiblc », dans Lise
1995. p. 119.
Gauvin, L' Ecrivai11 francophone á la croisée des la11g11es, op. cir.,
42. Moncef S. Badday. « Ahmadou Kourouma. écrivain afri-
p. 156.
cain ». art. cil .. p. 7.
320 La fabrique de la tangue de l?.abelais à Ducharme les littératures francophones 321

jamais» (S/, p. 27). Ces rabaissements seraíent de peu jours qui se succedent et accornpagnent les rites funé­
d'íntérêt s'ils n'étaient liés à la dynamique globale de raires : « Déjà cinq soleils de tornbés, de parcourus. li en
l'reuvre et à l'extrême cohérence d'un parcours roma­ restait dix-huit à voir se lever avant qu 'arrive la date eles
nesque qui s'applique à présenter l'envers et l'endroit funéra.illes du quarantieme jour du cousin Lacina. » (SI,
d'une même réalité, sa face cachée aussi bien que visible, p. 120.) Quant à l'astre lui-même, il apparaí't tel un témoin
à savoir un « monde renversé» (SI, p. 74) que le titre complice eles événements qui se succedent: « Et le matin
décrit de façon emblématique. d'harmattan cornme toute mere commençait d'accoucher
'V

1
L'expression « les soleils des indépendances» illustre tres péniblement l'énorme solei! d'hannattan. » (SI,
l'esthétique de l'ambivalence dont procede l'ensemble p. 121.) Entre les époques - soleils - des indépenclances
de l're uvre. D'emblée le pluriel fait signe par un premier et les jours - soleils - des rites trnditionnels, la mort du
détournement de sens. Le tenne « soleiIs», précise le héros se décrit par des images de vie: « Fama sur un cour­
narrateur, signifie en malinké I '« ere» des indépen­ sier blanc qui galope, trotte, sautille et caracole. II est
dances. Mais à peine est-il énoncé que ce pluriel se comblé, il est superbe. » (S/, p. 195) L'ombre de Fama
décLine au singulier et se mue en astre ravageur: « Fama réincarnée, comrne celle d'Ibrahirna Koné au début du
se récriait: "Bâtard de bâtardise ! Gnamokodé !" Et tout livre, fera lajoie d'une nouvelle accouchée. Le reclouble­
manigançait à l'exaspérer. Le solei!! le solei!! te solei! des ment de l'auxiliaire, « avait fini, était fini», en fin de
lndépendances maléfiques remplissait tout un côté du parcours, scrt moins l'intelligibilité du récit - il aurait
ciel, grillait, assoiffait l 'univers pour justifier les malsains faliu ators l'indiquer en incipit et non en excipit- qu'il
orages des fins d'apres-midi.» (SI. p. 11.) La premiere par­ n'atteste la relativité eles codes langagiers.
tie du roman est marquée par cet amalgame entre un solei! Par sa mise en évidence du corps grotesquc, sa dimen­
« maítre et omniprésent » (SI, p. 50) en même temps que sion festive, son esthétique de l 'ambivalence 44 et son
« maléfique» ou « éteint » (S/, p. 29 et p. 30). Un solei! travai! sur les mots, qu'il libere ele leur sens obvie pour
témoin de la déchéance de Fama, le prince devenu vautour les resémantiser à sa maniere. Kourouma interpelle la
et charognard, « inutilc et vide la nuit, inutile et vide te tangue, les langues, et les fait intervenir dans une interac­
jow·» (SI, p. 55). Un soleil qui n'estd'aucun secours pour tion qui n'est pas sans rappeler la place clu marché popu­
Salimata, dépouillée ele ses biens, restée « seulc au solei1, laire et les figures du renversement carnavalesque. Le
seule dans la poussiere, lcs bras croisés sur la tête, le romancier des Soleils des indépendances non seulement
pagne tiré, les fesses nues, les cuisses serrées, te pagne à casse la langue, en l 'occurrence le français, en l 'investis­
clécouvert » (S/, p. 63). Un soleil qui a partie liée avec ce sant d'un nouvel imaginaire, mais annonce du même
monde de bâtardises, « ce monde renversé» que constitue coup un renouvellement du roman africain en tangue
l'époque - les solei Is -eles inclépendances.
! ·.
1
La seconcle partie du récit inverse la perspective et 44. Cet1e esthétique pourrait être illustrée par de nombreuses ,_
1

montre Fama. le mencliant redevenu prince, de retour autres ceuvres. Voir notamment Christiane Ndiaye. « Ceei n'esl pas
un vieux negrc: le corps ambivalent chez Oyono ». Éwdes Jran­
dans son village natal.pour assister aux funérailles de son çaises, « La représen1.a1ion ambigue: configurations du récit afri­
cousin et reprendre la pl.ace qui lui est due à la tête ele cain ». dossier par L. Gauvin, C. Ndiaye et J. Semujanga (dir.),
sa tribu. Les soleils dont il est ators question sont les vol. XXXJ, nº 1. été 1995, p. 23-38.
'
322 La fabrique de la langue de Rabelais à Ducharme Les littératures francophones 323

française, créant ainsi un espace de liberté encore inédit dépasse largement les compétences lexicales des locu­
et que pourtant, dans un autre contexte, Amos Tutuola teurs concernés.
avait déjà exploré: « Les Anglais n'ont pas couvé leur A vec En attendant le vote des bêtes sauvages et, plus
langue comme les Français et c'est une bonne chose », récemment, A/lah n' est pas obligé, le romancier modifie
dira Kourouma 45 . sa poétique. Le carnavalesque fait place peu à peu à ce
qu'on peut désigner sous le nom de baroque. Qu'est-ce
que le baroque? Au dire de Claude Mignol, il serait « une
curiosité linguistique, sans doute un des plus beaux
Le trompe-l'reil exemples de "signifiant :flottant" servant de couve1ture à
des marchandises bien différentes, sans que personne
Le roman suivant, Monne. outrages er d�fis ( 1990), semble s'en inquiéter vraiment: » 46. Ce « signifiant :flot­
obéit à une logique langagiere différente. Les innovations tant » renvoie, pour les uns (dont Benedetto Croce), à une
y sont à peu pres absentes. l'intervention du malinké se certaine structu: re historiquc, tout à la fois politique, psy­
limitant à des intrusions lexicales, toujours doublées de chologique, sociale et artistique, et pour les autres (dont
leur traduction ou de leur explication. donc par le fait Eugenio d'Ors), à un esprit général traversant les siecles,
même davantage circonscrites. Le titre déjà, par son côté c'est-à-dire une catégorie esthétique reposant sur un cer­
explicatif, manifeste un souci de claité qui est aussi une tain nombre de phénomenes récurrents, tels I 'irrationa­
façon de guider le lectorat francophone en lui donnant lité, le panthéisme, la rencontre des styles contradictoires,
immédiatement acces au sens du mot Monne. Dans ce une prédilection pour les formes « serpeni-ines », etc.
roman qui se passe durant la période coloniale, le carna­ Dans 1 'un et l 'autre cas, les figures privilégiées sont celles 1 1

valesque est encore présent par un traitement du récit qui du dédoublement, clu jeu de rniroirs, du trompe-1 'reil,
repose sur le príncipe de l 'ambivalence et la confronta­ des ellipses ou spirales emportées dans un mouvement
tion - il serait plus juste de parler de cohabitation iro­ générateur d'infini. Ces figures, déjà présentes en fili­
nique - de deux mondes, deux systemes de valems, dont grane dans les premiers romans de Kourouma, prennent
aucun n 'est perçu comme supérieur à l 'autre. La question le devant de la scene elans ses deux derniers récits.
de la langue, si elle est moins textualisée, n 'en revient pas Dans En attendant /e vote des bêres sauvages, l'écri­
moins avec force sous forme d'isotopie strueturante. Par vain choisit de faire revivre une fois de plus la période qui
la figure de ! 'interprete, dont le rôle est de servir de pas­ suit les indépendances en retraçanl les grandes étapes de
seur entre Ies langues, le romancier exhibe la complexité la vie ele quelques dictateurs af1icains. Pour ce faire, il
et l'ambiguüé du dialogue des cultures et des civilisa­ invente une forme qui a l 'avantage de distribuer la dié­
tions. Littéralement, I 'interprete ele Monne ne traduit pas gese en autant de plans qui se superposent et se comple­
mais trahit l. e texte original et, ce faisant, introeluit un dis­ tent pour mieux déstabiliser le lecteur et l'entra'iner dans
cours interculturel qui montre bien que le probleme des histoires époustouflantes, celles des présidents enga-

45. Moncef S. Baddáy. << Ahmadou Kourouma, écrivain afri­ 46. Claude Mignol, « Un monstrc linguistique », Magazine lillé­
cain », art. cit., p. 7. raire, juin 1992, p. 42.
324 La fabrique de la tangue de Rabelais à Ducharme Les littératures francophones 325
1

gés dans une Histoire qui leur échappe malgré tous les héritage, ce narrateur improvisé trouve les mots pour
efforts qu' ils font pour la maítriser. Au premier plan se dire, des mots qu'il emprunte parfois au Larousse, parfois
trouve le récitant, celui qu 'on appelle le sara, chargé de au Petit Robert, parfois à I 'lnventaire des partícularités
retracer les fait.s et gestes de la vie du ma1tre chasseur et lexicales dufrançais en Afrique noire, parfois au diction­
dictateur président de la république du Golfe, Koyaga. naire Harrap' s. Ce qui nous vaut ce commentaire : « Le
Ainsi commence un récit purificatoire, désigné sous le Larousse et le Petit Robert me permettent de chercher, de
nom de donsomana, qui se poursuivra tout au long de vérifier et d'expliquer les gros mots du français de France
six veillées correspondant aux chapitres du livre. Mais la aux noirs negres indigenes d'Afrique. L'Inventaire des
parole du récitant est doublée par celle d'un répondeur particularités Jexicales du français d' Afrique explique les
dont la fonction est d'interrompre son discours et de gros mots africains aux toubabs français de France. Le
traduire en tennes crus ce que peut avoir de convention­ dictionnaire Harrap's explique les gros mots pidgin à tout
nel et de pompeux la narration du sara. Figure du francophone qui ne comprend rien de rien au pidgin 48 . »
fou, du médiateur et de I 'interprete, le répondeur module, On ne saurait décrire plus clairement la gymnastique
par des clins d'ceil au lecteur, les événements rapport:és. langagiere à Iaquelle doit se soumettre toul écrivain
Kourouma, en habile maitre d'ceuvre, s'est bien gardé de d'Afrique afin d'être compris par l'ensemble de la fran­
commenter les faits autrement que par cet agencement cophonie. On ne saurait souligner de façon plus explicite
en trompe l'reil du spectacle de l'Histoire récitée à la encore le probleme des publics auxquels se destinent ces
maniere d'une épopée baroque empruntant au caricatural textes et la question de leur réception.
et au dérisoire. Du point de vue de la langue, l'invention L'effet ainsi produit est celui de tangues en miroir, de
est moins lexicale que rythmique et symbolique, appuyée langues et de mots qui s'engendrent dans une dérive de
par un imaginaire dont la force évocatrice n'en paraít que sens plus ou moins exacts ou plus ou moins approxi­
plus troublante de vérité. matifs. À l 'errance du personnage dans la brousse des
L'expérience langagiere se poursuit autrement dans guerres tribates se superpose celle du narrateur dans la
Aliah n' est pas ohligé. L 'écrivain - et son narrateur­ forêt des mots. Car le recours même à la définition, au-delà
enfant - a trouvé l 'astuce d'accompagner chaque mot un de l'aspect procédé et de la lassitude que celui-ci peut
peu recherché d'une définition. Ainsi les mots« affluer » engendrer, met en cause la capacité même du langage à
aussi bien que« Gbaka » sont-ils assortis de leur explica­ exprimer le réel. D'ou la nécessité de juxtaposer les sens
tion donnée non pas en bas de page mais dans le corps et les systemes langagiers qui, tels les images démulti­
même du texte. Et l'auteur de s'amuser à son tour, en pliées du kaléidoscope, ne produisent que leur propre
toute complicité avec son narrateur, en proposant quel­ représentation. En additionnant les mots, les tangues et
ques définitions fantaisistes de « gros mots d'africain leurs définitions, en accumulant ainsi les effets de sens,
noir, negre, sauvage, et Jes mots de negre de salopard Kourouma interroge les fondements mêmes du langage.
de pidgin » 47 . Grâce à quelques dictionnaires reçus en

47. Ahmadou Kourouma, AI/ah n' est pas olJ!igé, Paris, Éd. du
Seuil, coll. « Points », 2000, p. 224. 48. ld.. ihid., p. 11.
326 La fabrique de la langue de Rabelais à Ducharme Les littératures francophones 327

tien, écrivain public chargé d'écrire les lettres pour la


Un continuum langagier collectivité, véritable homme de culture qui ne craint pas
de citer les grands auteurs et se dit à la recherche d'un
Le roman de Patrick Chamoiseau Texaco 49 est une universel mythique. Mais le roman a ceei de particulier
somme, une chronique de l'histoire martiniquaise rela­ que la fonction référentaire du langage - que Gobard
tam les malheurs d 'une familie en deux siecles de coloni­ décrit. comme la langue du sens et de la culture, opérant
sation et la résistance d'une mere-courage, Marie-Sophie une reterritorialisation cultureJle - est partagée entre les
Laborieux, digne fondatrice du quartier appelé Texaco, diverses instances narratives, celles-ci servant de relais à
un secteur périphérique de Fort-de-France abritant les une plus vaste problématique de l'écriture: chaque figure
plus démunis. Le livre reprend les étapes impo1tantes de d'écrivain devient ainsi le maillon d'une chaí'ne ininter­
l'histoire martiniquaise et se veut une réappropriation de rompue, com me les variantes inépuisables d 'une his­
l'imaginaire et de la culture créoles à travers la généalo­ toire/Histoire à la fois collective, au sens de récit
gie d'un personnage. On remonte ainsi jusqu'à la vie de commun, et singuliere, au gré eles destins individueis
l'esclave résistant, empoisonneur des breufs du colon, racontés par les narrateurs successifs. Cette interrogation
jusqu 'au cyclone qui anéantit Saint-Pierre, à l' arrivée de à plusieurs niveaux fait l'originalité d'un livre dans lequel
papa-Césaire et à la visite de De Gaulle, dont on ne saura le métadiscours sur l'écriture appartient aussi bien à
jamais s'il a dit: « Mon-Dieu-que-vous-êtes-français » ou Marie-Sophie Laborieux qu'au narrateur-scripteur et à
« Mon-dieu-que-vous-êtes-foncés ». ses délégués.
Ce roman propose aussi plusieurs figures d'écrivains Ainsi le lecteur a-t-il acces à des bribes reprises eles
qui sont autanl d'instances narratives concurrentielles cahiers de Marie-Sophie, écrivaine à ses heures, autodi­
1, .
et dédoublées : Oiscau de Cham, le double inversé de dacte qui a appris à li.re en gardant des enfants et qui, au
l'auteur, Marie-Sophie Laborieux, la mere-courage moment du plus profond dénuement, tient à mettre dans
héroi"ne du roman; celle-ci, au-delà de sa préoccupation son baluchon quatre livres : un Montaigne, l' Alice de
de dire /réciter l'Histoire, interroge sa relation à l'écriture Lewis Carroll, les Fables de La Fontaine, un Rabelais.
et devient en quelque sorte le relais du narrateur principal. Elle aura même, avec Cirique l'HaYtien, ce fin connais­
Ainsi s'engage entre les deux une dialectique narrative seur de Rimbaud et de Jacques Stephen AJexis, des
dont l'effet est de décentrer et de déposséder Oiseau de conversations qui augmenteront ses connaissances litté­
Cham de toul prestige auctorial ou de toute supériorité raires et lui feront prendre conscience de l'ambiguüé
hiérarchique par rapport à la parole de Maiie-Sophie. Ce de son projet. Au moment ou elle commence à noircir
dialogisme recouvre, à premiere vue, les fonctions véhi­ ses cahiers et à révéler ses secrets, l'écriture !ui para1t
culaire du langage, représentée par Oiseau de Cham, et avoir partie liée avec la mort: « Yers cette époque, je
vernaculaire, représentée par Marie-Sophie. À cela vient commençais à écrire, c'est dire: un peu mourir. Des que
s'ajouter une troisieme figure, celle de Ti-Cirique l'HaY- mon Esternom se mit à me fournir les mots, j'eus !e sen­
Liment de la mort. [ ... ] Oiseau de Cham, existe-t-il une
49. Patrick Chamoiseau, Texaco. Paris. Gallimard. 1992.
écriture informée de la parole, et des silences, et qui reste
Désormais indiqué par T suivi de la page. vivante? » (T, p. 353.)
1
328 La fabrique de la tangue de Rabelais à Ducharme Les littératures francophones 329

Paradoxe de l'écriture qui transforme la vie en petite raisons naturalistes (pour introduire une couleur locale)
mort, qui s 'abreuve de la mort pour la retoumer en vie, mais pour eles raisons esthétiques (pour leur drôlerie, pour
car «écrire se porte bien au dernier bout d 'un bord leur charme et pour leur i.rremplaçabilité sémantique);
quelconque de soi» (T, p. 394). L'écriture est également mais il a smtout donné au français la liberté de tournures
inhabitucl.lcs, désinvoltcs, impossibles, la liberté des néo­
perçue par l'auteur-narrateur comme un entre-deux, entre
logismes 50. »
méfiance et mémoire. L'écriture comme antre: caverne et
réceptacle. Aussi Cham décide-t-il de ne pas décrire la Chamoiseau pour sa pari confie qu'il essaie de rendre
mort et de garder plutôt en lui, vivantes encore de leur «une culture créole particuliere qui a été investie, irri­
écho, les paroles d'Esternome, afin de«souligner-à-quel­ guée par la langue créole et la tangue française. Cela a
point-de-le-voir-disparaí't re-ne-vous-lai ssait-de-1 ui-que­ donné une prédisposition à vivre l'aventure des tangues,
les-paroles-de-sa-mémoire» (T. p. 222). li faut «lutter mais aussi un positionnement particulier dans la tangue
contre l'écriture, insiste+il: eUe transfonne en indécence française et dans la langue créole et dans la conjonction
les indicibles de la parole» (ibid.). des deux. [ ... ] II n'y a pas de naturel dans le travai! queje
Écrire donc, mais autrement. Déjouer la pensée de l'uni­ fais, parce que je suis naturellement spontanément fran­
versei promue par l'écrivain public de Texaco, Cirique çais. Ce qui me vient immédiatement, ce sont des images
l 'Haitien, pour qui Rabeiais est suspect et qui souhaiterait françaises, des réactions françaises, des perceptions fran­
pourtant que la Cara"ibe rencontre « un-Cervantes-qui­ çaises du fait de l'aliénation dont je suis victime. Je dois
aurait-lu-Joyce » (T, p. 378). Ti-Cirique, qui croil qu'il en permanence surveiller cette propension et faire en
est préférable de dire « mieux-que-personne» plutôt que sorte de retrouver ce fond commun culturel. C'est une
«passé-personne» (T, p. 360), écrit les lettres pour la altitude de vigilance. On n 'est pas créole naturell.ement,
collectivité, achemine les demandes d'emploi et réussit à dans la situation actuelle » 51• L'écrivain tente de retrouver
faire embaucher une femme à la ma.irie de Fort-de-France ainsi ce que, dans Le Discours antil/ais, Glissant nomme
en citant trois phrases de Lautréamont.. Touchant hom­ «la naturalité d'un nouveau baroque» 52 . Et ce baroque
mage à la poésie et à Césaire, qui s011 quelque peu écorché est forcément composite.
de cette fresque. Redoublement de 1.a fonction narrative La poétique de Chamoiseau est une «poétigue-de­
donc, dissémination des fonctions du langage, autant cases-vouée-au-désir-de-vivre» (T, p. 369). Elle s 'inspire
de pratiques qui instituent une poétigue faite de formes de la cohérence de la ville créole telle gu'elle émane
floues - flottantes -, articulée à une réflexion sur les d'un guartier comme Texaco. L'idée d'un «désordre­
langues et le langage. de-paroles » (T, p. 352) ou d'une Babel ne !ui est pas
La tangue de Chamoiseau, au dire de Milan Kundera,
c'est le Français, bien que transformé: 50. Milan Kundera, « Beau comme une rencontTc mulliplc »,
« Non pas créolisé (aucun Martiniquais ne parle comme L' lnjini, n" 34, été 1991, p. 58.
51. Patrick Chamoiseau, « Un rapport problématique », dans Lise
cela) mais chamoisisé: il lui dorme la channante insou­ Gauvin, L' Écrivain francophone à la croisée des tangues, op. cit.,
ciance clu langage parlé, sa caclence, sa mélodie (mais p. 42-43.
altention: ni sa grammaire ni son lexique réduit): il lui 52. Édouard Glissant, Le Discours anti/tais (1981), Paris,
apporte beaucoup d'expressions créoles: non pour des Gallimard, coll. « Folio essais ». 1997.
330 La fabrique de la tangue de Rabelais à Ducharme Les Iittératures francophones 331
étrangere : « Au centre, une logique urbaine, occidentale,
alignée, ordonnée, forte conune la tangue française. De Passages de tangues
l'autre le foisonnement ouvert de l a tangue créole dans la
logique de Texaco. Mêlant ces deux langues, rêvant de Avec Texaco, la figure de l'errance apparaí't comme
toutes les langues, la ville créole parle en secret un lan­ déplacement, exp loration mémorielle et prospective à tra­
gage neuf et ne craint plus Babel. » (T, p. 234.) vers des délégués à la parole qui sont autant de déri­
La tangue de Texaco est donc une tangue recréée par le veurs/driveurs en quête de leur propre langage. Dans
biais de diverses instances narratives qui, à tour de rôle, Vaste est la prison 54, d'Assia Djebar, l'errance réappa­
font état de leur recherche. Le multilinguisme de Chamoi­ raí't au niveau même de l'organisation d'un récit fondé
seau ne tend pas vers lajuxtaposition des langues ni vers sur l'articulation d'une/de plusieurs langue(s) et sur un
l'annulation de leur différence, mais vers une expérimen­ jeu de « formes qui s'envolent » 55 • Le roman reprend l. e
tation continue qui, à l'image de l a ville ou du jardin récit là ou L' Amour, la fantasia (1985) l 'avait laissé et
créole, ne s'appuie sur rien de fixe ni d'établi. Celui qui explore à nouveau les rapports d'affectivité qui lient les
se dit le « Marqueur-de-paroles » ne laisse pas sa propre tangues entre elles. Le titre vient d'une chanson berbere:
parole se démarquer de celle de ses personnages. Dans ce i l renvoie à la deuxieme part.ie du l ivre, orchestrée autour
sens, le Marqueur-de-paroles est lui-même marqué. Cette d'un alphabet perdu, le berbere, qu'on appel ait ators
poétique de I'« oraliture » s'appuie sur ce qu'Eugenio le libyque. Le premier mouvement s'intitule « L'efface­
d'Ors énonçait comme la caractéri.stique principale du ment dans le ca:ur » et raconte l'histoire d'une femme
baroque : « Partout ou nous trouvons réunies dans un seul ...
1
amoureuse; mais tres vite les rapports de tangues inter­
geste p l usieurs intentions contradictoires, le résu l tat sty­ viennent dans les questions de désir et de passion. La troi­
listique appartient à la catégorie du Baroque. L'esprit sieme partie retrace des destins de femrnes au cours du
baroque - pour nous exprimer it ]a façon du vulgaire - xxe siecle. Histoires de femrnes donc, enchâssées dans
nc sait pas ce qu'il veut. U veut, en même temps, le pour l 'histoire de I' Algérie. L'autobiographie se gonfle des
et Je contre. [ ... ] II bafoue les exigences du príncipe souvenirs d'a"ieules, de belles-meres et de meres, de
de contradiction 53. » Mettant ces príncipes en pratique, deui1. s et de tangues enfouies, perdues. Vaste est la prison
Chamoiseau propose, apres Pessoa et Glissant, un cogito est animé des mouvements de celles qui, à !'instar de la
baroque fait de narrateurs hétéronymiques. narratrice, sont « fugitives et ne le sachant pas ». Entre
écriture et silence s 'ébauche cette suite de récits sous­
tendus par une mémoire qui à la fois arnplifie et fait
contrepoids au présent. Comme le suggere le titre, le
mouvement se fait de l'enfermement à la prise en
compte d'un espace habitable: « Vaste est la prison qui

54. Assia Djebar, Vaste e.1·1 la pri.mn, Paris, Albin Michel, 1995.
Désonnais indiqué par \IP suivi de la page.
53. Eugenio d'Ors, Du baroque, Paris, Gallimard, 1935, p. 29. 55. ld., ihid., p. 82.
332 La fabrique de la tangue de Rabelais à Ducharme Les littératures fi·ancophones 333

m'écrase,/ D'ou me viendras-tu, délivrance? », dit la Dans les exemp .les examinés, faits et effets de langue
chanson berbere citée en exergue. échappent au monolinguisme atonal que la critique a
L'errance prend ici l'aspect d'une plongée dans des l'habitude d'associer au discours de type réaliste. Le plu­
temps autres et des lieux de mémoires, d'un parcours à tra­ rilinguisme qui s'y manifeste se distingue tout autant
vers les tangues et d'une réflexion sur les langages du clivage entre une parole narrée et une parole narrante
élaborée à partir d'un présent difficile à vivre sinon que d'une pratique exotisante qui constituerait une façon
sous le mode de la fuite: « Longtemps, j'ai cru qu'écrire subtile de mise à l'écart. Les recherches d'Antonine
c'était s'enfuir, ou tout au moins se précipiter sous ce ciel Maillet visent à créer une littérature inspirée d'une oralité
immense, dans la poussiere du chemin, au pied de la dune acadienne déterminée par de multiples influences et
friable... » (VP, p. 12.) Fuite qui se transforme en enquête passages. Celles de Tremblay, tant théâtrales que roma­
à travers ce fascinant x11c siecle marqué par des philo­ nesques, vont dans le sens d'une normalisation d'un
sophes te! Averroes, et en voyage à I'intérieur du passé parler vernaculaire et d'une intégration festive des divers
lo.intain ou récent de femmes elles-mêmes vouées à l'er­ langages sociaux. Celles d'un Ducharme ou d'un Verheg­
rance dans les cités d'Europe. Voyage aussi à l'intérieur gen, en faisant éclater le sens, ne déstabilisent le lecteur
de soi, qu 'accomplit la narratrice sous le mode de la quête que pour mieux J'amener à s'.interroger sur la force des 1i,,
autobiographique. Voyage enfin dans les tangues, dont el le mots et la fonction du langage. De son côté, Kourouma,
s'approche avec un respect mêlé d'admiration, et dans dont l'influence s'est fait sentir chez plusieurs écrivains
cette langue française qu'elle nomme « étrangere » : africains, te11d à une prise en charge parle français d'un
« J'écris pour me frayer mon chemin secret, et dans la espace cullurel traversé par d'autres langues et d'autres
langue des corsaires français gui, dans le récit du Captif, voix que celles de l'Occident. Les uns et les autres
dépouillerent Zoraidé de sa robe endiamantée, oui, c'est mettent ainsi en place un imaf.?inaire des fangues qui les
dans la langue dite "étrangere" que je deviens de plus en rapproche du carnavalesque, grâce à divers renverse­
plus transfuge. » (VP, p. 172.) Ce texte n'offre pas plu­ ments, mais aussi du baroque, par l 'accumulation, la
sieurs narratrices, mais une série de dédoublements à prolifération, la multiplication des perspectives. Alors
l'intérieur rnême du je narrateur, évoguant l 'image qui se que l'ambivalence carnavalesque reste malgré tout tribu­
déploie da11s le vertige eles escaliers lorsque, échappant à taire d 'une hiérarchie - tout renversement supposant un
Jeur fonction utilitaire, i Is ouvrent directeme11t sur I'infini. ordre, comme la désacralisation suppose 1.e sacré et le
Image de fuite transformée en quête et en errance, c'est­ détTônement le roi -, lc baroque se présente comme une
à-dire en voyage 11011 organisé - car telle est la définition théâtralisation de l'apparence, conune un jeu de miroirs et
que, en fi11 de compte, on peut donner de I 'errance - dans de dédoublements provoquant moins une crise du sens
!'espace multiforme du roma11. L'errance comme mou­ qu'une infinité de sens à explorer. Au temps du cycle,
vance et déplacernent, comme exploration de l'inconnu de la mort et de la naissance, succedent, dans l'reuvre
en soi et hors de soi : « Écrire-pour-cerner-la-poursuite­ de Kourouma, l'amplification et l'errance baroques, sym­
inlassable. >> (VP, p. 242.) Celle d'une tangue dont l'irré­ boles et symptômes d'une Histoire inachevée. À l'image
ductible étrangeté est irriguée de l'intérieur par l'ombre du jardin aux allées symétriques, Chamoiseau oppose le
perdue - et la présence - de plusieurs autres. caractere imprévisible de l'ordonnance à la créole, ce
334 Lafabrique de la !an,?ue de Rabelais à Ducharme Les /ittératures francophones 335

qui lui permet de faire entrer dans la langue française des assauts, impertinences, vertiges et dérives de ceux qui ont
éléments de cette culture foisonnante. su transformer leur tourment de langage en imaginaire
Dans plusieurs récits, la figure de I'errance appara1t des Jangues.
comme une sorte de modele architextuel qui opere aussi
bien au niveau sémantique que structurel et stylistique : *
figure contraclictoire de la quête et de la fuite, clu vaga­
bondage comme dynamique exploratoire et comme enjeu REPERES BIBLIOGRAPI-OQUES
clu Divers. On retrouve cette même figure clans cl'autres
reuvres de romanciers dont nous n'avons pu faire état BoURQUE Denis et BROWN Anne (dir.), Les Littératures
dans le caclre de ce chapitre : de Jacques Poulin à Tiemo d' expressionji-ançaise d' Amérique du Nord et te carna­
Monemembo, de Sony Labou Tansi à René Depestre et valesque, Moncton, Éd. d'Acadie, 1998.
Raphael Confiant, d'Henri Lopes à Émile Ollivier, le CAMBR0N Micheline, Une société, un récit, Montréal,
voyage clans la langue ou les langues prend l'aspect d'un L'Hexagone, 1989.
parcours au creur d 'une étrangeté rendue familiere par de CilANCÉ Dominique, L' Auteur en soujji·ance, Paris, PUF,
subtils effets de recentrement. Car « il y a une grande coll. « Écritures francophones », 2000.
jouissance, selon Émile Ollivier, à découvrir eles termes DAVID Gilbert et LAV0JE Pierre (dir.), Le Monde de Michel
qui voyagent sur plusieurs registres et traí'nent dans leur Tremblay, Montréal/Bruxelles, Cahiers de théâtre
valise plusieurs espaces sociolinguistiques » 56• Chez Jeu/Éd. Lansman, 1993.
Assia Djebar, l 'enchâssement de langues est représenté D'ORS Eugenio, Du baroque, Paris, Gallimard, 1935.
par des narrateurs dont la reterritorialisation s'effectue ÜAUVI Lise (dir.), Les Langues du romm,, Montréal,
dans !'espace mobile de la forme romanesque, une forme Presses universitaires de Montréal, 1999.
dont la dynamique est faite d'un engendrement sans fin -, « L'imaginaire des langues: du carnavalesque au baroque
de sens possihles et roujours différés. Car l 'errance est, à (Tremblay, Kourouma) », Lirtérature, « Les langues de
l'image même de la tour de Babel, vouée à l'inacheve­ l'écrivain », n" 121, Paris, Larousse, 2001, p. 101-115.
ment 57 . Cette conscience de I'impossible fin pousse les ÜAUVIN Lise et J0NASSAINT Jean (dir.), « L' Amérique entre
écrivains à créer eles durées romanesques qui. à ]'instar du les langues », Érudes françaises, vol. XXVIII, nº 2-3,
Tout-Monde 58 d'Édouard Glissant, sont autant de« poé­ Monlréal, Presses universitaires de Montréal, 1993.
tiques entremêlées » traduisant en avancées textuelles la GussANT Édouard, Traité du Tout-Monde, Paris, Gallimard,
rétlexion langagiere de leurs auteurs. Ces textes rendent 1995.
compte d'une langue en mouvement, nourrie par les -, Le Discours antifiais (1981), Paris, Gallimard, coll.
«Folio>>, 1997.
ÜASSAMA Makhily, La Langue d'Ahmadou Kourouma, ou
56. Émile OUivier, conférence à l'u.niversité de Montréal, 1999. « Le français sous le solei! d' Afrique », Paris, ACCT/
57. Paul Zumthor, Babel ou l'lnachevement, Paris, Éd. du Seuil, Kart.hala, 1995.
1997.
58. Édouard Glissant, Traité du Tout-Monde, Paris, Gallimard, ÜOBARD Henri, L' Aliénation linguistique, Paris, Flammarion,
1995, p. 182. 1976.
336 La fabrique de la tangue de Rabe/ais à Ducharme

HUANN0U Adrien, « La technique du récit et le style dans


Les Soleils des indépendances », L' Afrique littéraire et
artistique, nº 38, 1975, p. 31-38.
MOURA Jean-Marc, Littératuresfrancophones et théorie post­
C0NCLVSJ0N
1
coloniale, Paris, PUF, coll. « Écritures francophones »,
1999.
Tricher / casser la langue
NARD0UT-LAFARGE Élisabeth, Réjean Ducharme, une poé­
tique du débris, Montréal, Fides, coll. « Lignes québé­
coises », 2002.
« Les luues qui opposent les écrivains sur
NrnAYE Christiane, Danses de la parole, Paris, Éditions
l'art d'écrire légitin1e contribuent, par leur
Nouvelles du Sud, 1996. ex istencc même, à produire la langue légi­
SEMUJANGA Josias, Dynamique des genres dans le roman time, définie par la distancc qui la sépare de la
africain. Éléments de poétique transculturel/e, Paris, langue ·'communc" et la croyance dans sa
légitimité. »
L'Harmattan, coll. « Critiques Jittéra.ires », 1999.
-, Littérature, Paris, Larousse, « L'écrivain et ses langues », Pierre Bourdieu,
Ce que parler veut dire
nº 101, février 1996.
Dans sa leçon inaugurale au College de France, Roland
Barthes donne à l'écrivain le mandat de« tricher avec la
langue »,de« tricher la langue ». Et il ajoute : « Cette tri­
cherie salutaire, cette esquive, ce leurre magnifique, qui
permet d'entendre la langue hors-pouvoir, dans la splen­
deur d 'une révolution permanente du langage, je I 'appelle
pour ma part "Littérature" 1• » Une telle affirmation ren­
voie à une conception de l'écriture qui suppose une
langue déjà formée, constituée et codifiée. Ce sont les
étapes de cette langue en formation que nous avons tenté
de retracer au cours de cet ouvrage, à travers les points de
vue de ses utilisateurs particuliers que sont les écrivains.
Des trois instances qui, selon Bourdieu, se partagent
l'autorité en matiere d'établissement de la tangue légi­
time - les écrivains d'avant-garde, les grammairiens et
les professeurs -, nous avons choisi de privilégier la pre­
miere, notre attention étant moins centrée sur la question
de la norme et de la légitimité que sur l'évolution du dis-

1. Roland Barthes, Leçon, Paris, Éd. du Seuil, 1978, p. 16.


1
338 La fabrique de la tangue de Rabelais à Ducharme Tricher/casser la tangue 339
cours tenu par les écrivains eux-mêmes en matiere de gens cultivés, ceux de la cour comme ceux des salons.
langue. Car tout discours sur la langue est aussi un dis­ L'écrivain classique est un auteur dont les reuvres, élabo­
cours de la langue sur elle-même. D'ou l'intérêt que nous rées sous la haute surveillance des grammairiens, corres­
avons porté aux manifestes, préfaces, entretiens et cor­ pondent à un idéal de pureté et de transparence langagieres
respondances, qui signalent les positions des écrivains mis à l'honneur par 1 'Académie et la classe aristocratique.
quant à leurs propres pratiques langagieres et renvoient à Cet idéal, qui trouve en Racine son expression la plus
ces pratiques de maniere plus ou moins explicite. achevée, est aussi celui qui guide les écrivains du siecle
\ Des les débuts de la littérature en français, au xue siecle, des Lumieres, plus occupés à vanter les chefs-d'reuvre
V la notion d'usage, voire de bon usage, apparaít, chez un
.>,,·
I
,,,-1 Chrétien de Troyes, pour qualifier le langage des dames de de leurs prédécesseurs et à discourir sur 1 'origine des
langues qu'à s'interroger sur leur fonctionnement. La
ct la cour « bien parlant en langue françoise ». Cette notion néologie alors pratiquée est davantage lexicale que syn­
:ir"'' se révélera par la suite capitale pour comprendre les prín-
taxique, servant d'abord à nommer les nouvelles décou­
cipes qui guideront les écrivains au cours des siecles. vertes scientifiques ou ethnologiques, à moins qu'elle ne
Alors qu'au XVI' siecle les poetes de la Pléiade considerent s'emploie à décrire les intermittences du creur, comme
toute langue comme pe1fectible et revendiquent le droit de chez Marivaux. L'universalité de la langue française est
forger Ia leur à partir d'emprunts à d'autres idiomes, désormais un fait acquis. On peut en vanter les mérites en
Rabelais se lance à corps perdu dans des variations lin­ comparant son évolution avec celle des autres langues
guistiques qui mettent en scene la relativité des systemes européennes. Cependant, cette langue parlée dans toutes
langagiers et trnduisent les dérives lexicales que ceux-ci les cours européennes et en expansion dans les colonies
génerent. Vers la même époque, une certaine unification de reste encore, dans la France du xvnf siecle, la langue d'un
la langue, qui co·i'ncide avec l 'unification du royaume, per­ trop petit nombre de locuteurs. II faudra attendre les
met la prise en charge par l 'État de mesures visanl à impo­ am1ées qui ont suivi la Révolution pour qu'elle devienne
ser le français comme langue commune. Mesures d'abord la langue de tous, prenant ainsi définitivement le pas sur
administratives, comme l'ordonnance de Villers-Cotterêts, les dialectes.
puis de nature plus symbolique, au siecle suivant, comme Ce sera le rôle des écrivains romantiques, Hugo en tête,
la création par Richelieu de l'Académie française, dont de revendiquer avec véhémence .la nécessité pour l 'écrivain
le rôle cst de codifier la tangue et de légitimer un certain de ne pas s'en tenir à l'héritage et d'attaquer la �octrine du
usage, celui de « la plus saine partie de la cour » et des purisme mise en avant par ses prédécesseurs. A l'idée de
« bons auteurs ». La centralisation du pouvoir autour de langue fixée, énoncée par Voltaire, il oppose celle d'une
la personne du roi, au xvrr" siecle, a comme conséquence langue en constante gestation. Celui qui atfome avoir
qu'une théorie également centralisatrice et normalisatrice mis un « bonnet rouge au dictionnaire » a osé, dans ses
de la langue s 'ébauche, théorie qui sera déterminante pour romans, faire usage de différents registres de langue, voire
l'évolution future de l'idiome. Les écrivains se trouvent de I 'argot, ce langage des malfaiteurs en leque! il reconnaít
ainsi confirmés dans leur rôle de codificateurs du français « une énergie singuliere et un pittoresque effrayant ».
écrit, une langue qui a toutefois le mandar de reproduire D'aulres, comme Eugene Sue, ont exploité les ressourccs
le naturel que l'on retrouve dans la conversation des de cette langue « épouvantable » tout en la marginalisant.
' 1
340 La fabrique de la tangue de Rabe/ais à Ducharme Tricherlcasser la langue 341 }
, .l
George Sand, de son côté, cherche à atteindre la simplicité Les auteurs francophones, de leur côté, tout en recon- !"� 1
1

rustique en donnant des équivalents stylistiques de la naissant l'héritage de Rabelais, de Céline et de Queneau, {-�[��· 1,

langue des paysans. La question des modes d'intégration non seuJement bouJeversent une certaine langue réputée
de la parole populaire se trouve posée de nouveau, au XIXº littéraire, mais inscrivent Ieurs reuvres dans un contexte
siecle, avec le mouvement désigné sous le nom de réalisme. de multilinguisme qu'ils traduisent par diverses formes
Si l'ambition balzacienne de faire concurrence à l'état de textualisation. De nouveaux réalismes font alors 1.eur
civil s'accommode bien des effets de réel créés par la appa.rition, qui empruntent au dynamisme carnavalesque
reproduction des discours des personnages sous forme de la figw-e du retournement et du monde inversé, aux jeux
citations, l'art de Flaubert brouille davantage les pistes de miroirs baroques celle de l'errance et de l'inacheve-
et mel en doute la capacité du langage à exprimer le réel et ment. Les innovations langagieres abondent, portées par
à prendre en compte la parole humaine, ce « chaudron une pensée visant à articuler des poétiques inspirées par
fêlé ». Zola, en mettant au point la technique du discours !e divers et l 'hétérogene : rarement aura-t-on vu tant de
indirect libre, fait entendre la« langue du peuple » dans un textes autoréflexifs signés par des écrivains qui éprouvent
« moule tres travaillé ». la nécessité d'énoncer leur situation dans la langue, de
Le x1xe siecle correspond également à une mise en u·ansfonner leur inconfott même en proposition textuelle.
question radicale du langage effectuée par les poetes Au « tricher Ia langue » de Banhes répond le << casser
de la modernité; parmi les premiers, ils constatent son Ia langue » de Kourouma. Casser Ia langue, cela signifie,
inadéquation fondamentale et tentent, au moyen de la pour les uns et les autres, la travailler dans tous les sens
poésie, d'aller« au fond de l'inconnu pour trouver du nou­ jusqu'à faire éclater Jes frontieres qui la séparent d'avec
veau >> (Baudelaire), de« fixer des vertiges » (Rimbaud) ou des états de langue plus anciens, ou encore la resémanti-
encore de corriger Ie « défaut des langues » (Mallarmé). ser ct l'irriguer de I'intérieur par la mémoire d'autres
Une altitude analogue de suspicion se remarque chez les Jangues. Dans ces textes ouverts au tremblement de la
romanciers du siecle suivant et signale l'éclatement de langue et au vertige polyphonique se profile 1 'utopie
l'écriture classique. Ces romanciers ont cherché de nou­ d'une Babel apprivoisée.
veaux modes de fiction pour rendre compte de Ia singula­ « li n'y a pas de langue littéraire, écrit Dominique
rité des styles individueis (Proust), de I'émotivité dans la Maingueneau. II n'y a qu'un usage littéraire de la
langue (Céline), de l'arbitraire des signes (Queneau) ou langue 3 • » Cet usage littéraire, les écrivains l'ont reconnu
encore des mouvements subtils de .la sous-conversation et attesté dans eles textes qui en constituent à la fois
(Sarraute). Ainsi est née une« écriture de la parole» qui, l 'envers et l'endroit, mais ils l'ont surtoul réfléchi dans
à l'écart du « mimétisme amusé du pittoresque », place des reuvres qui se donnent à lire comme autant d'explo­
l'écrivain « à l'intérieur d'une condition verbale dont Ies rations langagieres. De Ia Renaissance au romantisme, du
limites seraient celles de Ia société et non ceifes d'une classicisme à la modernité, les prises de position des écri­
convention ou d'un public » 2. vains concernant la langue, ce1tes différentes selon les

3. Dominique Maingueneau, Pragmatíque pour /e discours lilté­


2. !d., Le Degré zéro de/' écriture (1953), op. cil. p. 72. raire. Paris, Nathan Université, 2001, p. 183.
342 La fabrique de la langue de Rabelais à Ducharme

époques, sont indissociables des enjeux - et des arte­


facts - formeis qui président à I 'élaboration des fictions
elles-mêmes. Toute esthétique de la langue renvoie à une
éthique de la forme et à une poétique, voire à une poli­
tique des rapports qu'entretient la fiction avec les discours
sociaux. Partagés entre leur rôle d'instances régulatrices
Table des matieres
et leur désir de réinventer la langue par des pratiques
déviantes ou simplement novatrices, les écrivains sont
condamnés à vivre de et dans cette ambigu"ité même. De
ce point de vue, la littérature n'a pas fini d'interpeller le
lecteur, 1 '« hypocrite lecteur » baudelairien, de l 'inviter à
entrer de plain-pied dans !'atelier de l'écrivain et, en !ui lntroduction. La lan gue et ses fictions .......... . 7
proposant desj1ctions de tangue, de l 'associer à sa propre
interrogation sur l'imaginaire des mots, un imaginaire Chapitre 1. Un territoire revendiqué:
toujours lacunaire ou pléthorique devant la présence De.ffe11ce et illustratio11 de la langue.françoyse 17
obsédante des choses. Lcs commencements......................... 18
Une polémique ............................. 22
Une poétique............................... 29
Une politique .............................. 31

Chapitre u. L'usage de la p arole,


de Rabelais à Montaigne . .... . .. . . . .. . . 37
Les mi ses en scene de la parole .......... ...... 43
Le langagc comme laboratoire . . ..... . ......... 49
L'art de la conversation .......... ....... . .. . . 60
« Que le Gascon y arrive... » . ..... .. • . ..... • .. 63

Chapitre ili. La langue classique. . . .. . . .. . . . . ... 69


Réformateurs et théoriciens
usage commun ct bon usage ...... . ....... . . . 70
Des salons à l'Académie... . .................. 83
Le « bel usage » des classiques................. 91
Les encyclopédistes et la langue postclassique..... 101
L'universalité du français et les parlers régionaux .. 107
De !'origine des Jangues ...................... 109 Chapitre vm. Les littératures francophones:
du carnavalesque au baroque .................. 295
Néologisme et marivaudage ................... 112
L'héritage rabelaisien ........................ 297
Chapitre 1v. La turbulence romantique ......... . 119 La prise en charge du populaire ................ 303
Hugo théoricien ............................ 120 La place du marché romanesque................ 308
Hugo romancier ............................ 125 La fête masquée ........................... • 313
Sue et le roman-feuilleton ..................... 143 Un « monde renversé » ....................... 316
Sand et le roman rustique ..................... 147 Le trompe-l'reil........................... • • 322
Sorcellerie évocaroire et crise du langage ......... 156 Un continuum langagier ...................... 326
Passages de tangues ................... • • • • • • 331
Chapitre v. Les avatars du réalisme ............. 165
Balzac et les mises à distancc ................. . 173 Conclusion. Tricher/casser la tangue ............ 337
Flaubert et la parole narrativisée. ............... 180
Zola et le langage du peuple ................... 191
Écriture artiste et défomiations ubuesques ........ 198

Chapitre VI. La modernité expérimentale .. . . .... 209


La langue « étrangere » de Proust ... ............ 21 O
Céline et le « rendu émotif » . ... ... ...... ...... 218
Les jeux de langage ele Queneau. ... ... ..... . ... 229
Sarraute et les paroles vives .. ..... .......... 237

Chapitre vu. Les littératures francophones :


manifester la différence . . . ................ 255
Étrangeté, irrégularité, variance .......... 260
Négritude et français « negre » ........... . 271
Créolité et créolisation ....................... 276
La bi-langue ........ ................. . ..... 284
Les voleuses de langue ............... ........ 287
L'autre de la \angue .............. ........... 291

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