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La nouvelle littérature antillaise
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Nouvelles, poèmes
DEDALUS - Acervo - FFLCH-LE et réflexions poétiques
0.99 Ecrire la parole de nuit : de Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant,
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René Depestre, Edouard Glissant,
Bertène Juminer, Ernest Pépin, Gisèle Pineau,
Hector Poullet et Sylviane Telchid
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rassemblés et introduits
par Ralph Ludwig
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PATRICK CHAMOISEAU
culture. L’idéalisation des valeurs culturelles françaises amorcé par le phénomène de la négritude, avec
permettait aux Békés de s’anoblir d’ une certaine Aimé Césaire, puis s’est précisé par celui de l’antilla -
manière, mais aussi de légitimer, en quelque sorte, leur nité d’Édouard Glissant dans laquelle il fut claire -
domination sur ces terres et sur ces êtres barbares. ment exprimé, entre autres exigences, la nécessité
Les mulâtres, eux (surgis de la conjonction impré- d’assumer la continuité entre l’oralité créole et notre
vue des maî tres et des esclaves) , utilisèrent la culture écriture créole, entre le conteur créole et l’écrivain.
et la langue fran çaises comme seul bouclier capable Il fallait, par-dessus les siècles et les reniements,
de les soustraire aux féodalités békés tout en leur tendre la main au Maître de la Parole.
permettant d’ accéder à l’ humaine condition. Cette Et c’est là que le problème s’est posé. Et se pose
attitude se traduira, dans le domaine politique, par encore.
une volonté d’assimilation à la France. Les nègres, Assis devant sa feuille, dans une problématique
après l’abolition de l’esclavage, emboî tèrent ce mou- d’écriture, comment convoquer la parole ? Et que
vement et entraînèrent dans leur sillage les minorités faire quand elle est là ?
d’immigration plus récente, d’ origine indienne, afri - -
Dans une situation comme celle là, l’écrivain se
caine, asiatique ou levantine. On assista donc à un tourne tout naturellement vers ce que les Haï tiens
reniement collectif de la culture, de la langue et de appellent l’oraliture ; ils désignent ainsi une produc-
l’ oralité créoles.
t
tion orale qui se distinguerait de la parole ordinaire
Lorsque l’écriture apparaî tra, elle fera de même. par sa dimension esthétique. Et dans le cadre de
Du fait des Békés, puis des mulâtres, et enfin des cette oraliture, il va s’intéresser aux contes et aux
nègres, elle empruntera le chemin valorisant de la conteurs qui en sont les éléments centraux.
francisation. Cela reviendra à miser sur la culture En ce qui concerne les contes ( desquels notre
française contre la culture créole, sur la langue fran- écrivain créole devrait pouvoir tirer un enseigne-
çaise contre la langue créole, sur la vieille tradition ment) , ils ont été traduits du créole au fran çais avec,
d’ écriture franco-occidentale contre l’oralité créole dans l’esprit des traducteurs, le souci (conscient ou
traditionnelle. inconscient) de passer de la grossièreté créole à l’élé-
Cette rupture sera l’ une des causes de la déporta - gance civilisée fran çaise. Il y avait là une rupture par
tion culturelle majeure, qui frappera d’emblée notre la langue, mais aussi et surtout, une rupture avec le
littérature. Cette déportation culturelle affectera génie créole originel.
l’écriture d’ une impuissance à toucher l’authen - De plus, ces contes ont été traduits sans volonté de
tique, et à faire de la litté rature un des lieux préserver leur économie orale : il s’agissait, en fait, de
d’expression de notre âme collective. Le rapproche - les faire accéder aux modalités (dites supérieures) de
ment de notre écriture vers l’authenticité créole s’est l’écriture. Ou alors, dans les cas particuliers et rares
154 Patrick Chamoiseau Que faire de la parole ? 155
où une problé matique orale é tait sensible, de les dans nos esprits la résistance nocturne, plus subtile,
faire passer de l’oralité créole ( dévalorisée) à l’ ora- plus détournée, du conteur déployant sa parole au
lité franco-occidentale (idéalisée ) . Dans les deux cas, cœ ur mê me de l’ habitation esclavagiste. De ce fait, le
cela produisit une nouvelle rupture. conteur originel, qui aurait pu avec tant d’éclat infor-
Enfin, ces recueils ont le plus souvent dédaigné mer notre écriture, ne s’ est jamais vu ériger en objet
l’é trangeté créole des contes (Glissant dirait leur opa- sinon d’admiration , du moins d’étude. Son savoir et
cité) , pour les installer dans une clarification conforme son savoir-faire semblent, aujourd’ hui, pour nous,
> perdus à tout jamais.
aux normes franco-occidentales. Ces normes s’impo -
sèrent à la psychologie des personnages du conte Demeurent, pour l’écrivain , des lambeaux de
créole ( personnages qui provenaient d’Afrique ou mémoire orale, disséminés à travers le pays, des bouts
d’ailleurs) , elles s’ imposèrent aux situations et à leur de contes, des bribes de comptines, des éclats de
dénouement, elles s’imposèrent à leur philosophie. titimes, des haillons de paroles diverses, qui se bous-
Ainsi, la plupart des contes dont nous disposons culent, qui s’ entrechoquent, qui ont subi les effets de
aujourd’ hui, écrits en langue fran çaise, ou même en la francisation et de diverses aliénations, et qui sur-
langue créole, ne témoignent que malement de l’ é tat tout semblent en voltige permanente, quasiment
d ’ esprit particulier (é tat d’ esprit immoral , é tat inaccessibles dans leur essence, dans la mesure où
d’ esprit amoral ) qu’exigeait une survie de l’Ê tre dans aucune approche systématique, rationnelle, métho-
la situation esclavagiste ou coloniale. Si ces recueils dique de récupération de l’oralité n’ existe en Marti -
sont utiles à l’ écrivain soucieux de convoquer la nique.
parole dans son écriture, ils n ’ en demeurent pas C’ est donc avec cette réalité-là que l’écrivain créole
moins ( du point de vue du passage de l’ oral à l’écrit) d aujourd’hui doit travailler. Il sait qu’ il lui faut assu-
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infiniment douteux. rer la continuité avec l’ oral, s’enrichir du conteur,
Alors, l’ écrivain se tourne vers le conteur. Pour ce mais pour cette tâche, il est douloureusement
faire, il doit abandonner les bibliothèques, car per - démuni.
sonne n ’ a aujourd’ hui analysé les richesses narratives Alors, comment faire ?
du conteur créole. La parole de ce dernier qui, dans C’est la question que je me suis posée et que je me
les habitations, é tait une parole de résistance, indui- pose encore aujourd’ hui. Mon premier soin a été de
sait une stratégie de dissimulation. Cette stratégie me mettre à l’écoute des vieux conteurs actuels, les
semble avoir si bien fonctionn é qu’ aujourd ’ hui derniers conteurs. Ils vivent dans les mornes une
encore, les chercheurs en tout genre ne s’intéressent longue agonie. Je les écoute et je les enregistre aussi
qu’ aux contes et oublient le conteur. De plus, la souvent que cela m’est possible. C’est un matériau
fascination exercée par le nègre marron a gommé extraordinaire qui témoigne un peu du rythme origi-
156 Patrick Chamoiseau Que faire de la parole ? 157
nel, des stratégies de dissimulation du sens vrai, des équilibres provisoires, et ces équilibres demeuraient
tactiques pour opacifier l’expression. Cela renseigne toujours instables et toujours provisoires. Toujours
aussi sur les fractures de phrases, le concassage du en alarme.
récit, le jeu tourbillonnant des images, l’ utilisation Dans ce contexte convoqué, invoqué, l’écrivain
ambiguë de l’ humour, les effets permanents de dis - créole doit tenter de devenir ( comme le conteur
tanciation, l’économie générale de la description, le originel) un homme seul, debout dans la nuit, soli -
traitement particulier du temps et de l’espace. Et je daire d’ un cercle d’âmes écrasées qui lui sert de
les écoute moins pour entendre ce qu’ils disent que public ; des âmes écrasées qui attendent de lui
pour savoir comment et pour quels effets ils le disent. l’ é merveillement, l’ oubli, la distraction , le rire,
L’autre source demeure la langue créole elle- l’espoir, l’excitation, la clé des résistances et des
même. Écouter les conteurs est nécessaire ; mais survies. Un public qui provient de toutes les parts du
écouter autour de soi le créole profond, ou le créole monde, qui ne fait pas encore peuple, mais qui est
naturel, l’est aussi. Dans ce contact avec la langue désormais conscient de l’infinie diversité du monde.
créole, il nous faut autant acquérir son lexique que Un public dont la conception du monde a dû entiè-
tenter de percevoir son rythme, ses ondulations, ses rement se reconstruire dans le désordre et le chaos,
intonations, son intensité, son niveau sonore, ses et s’équilibrer de désordre et de chaos. Un public
choix. C’est, en quelque sorte, se remettre à l’école qui, dans ces terres d’Amérique, a dû réinventer le
du génie profond de la langue, à l’école de sa poé - monde à partir des bribes de mémoires diverses.
tique (c’est-à-dire de ce qui s’y trouve de plus élevé, à C’est la voix de ce public-là que le conteur assumait,
hauteur de l’idéal ). Il nous faut tenter d’y ê tre sen- et c’ est ce public-là qui a fourni la poé tique de notre
sible partout, en se mettant à l’écoute de la vie oralité. L’écrivain créole devant sa feuille doit perce-
créole, mais aussi à l’écoute de soi-même où la force voir autour de lui la présence attentive de cet étrange
orale créole surgit, de temps à autre, de manière public.
souveraine. Si l’écrivain réussit cet exploit, s’il parvient à
L’autre nécessité est de remettre tout cela dans le convoquer la parole à ses cô tés dans ces condi
tions-là, il peut alors commencer à écrire.
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contexte historique de négations dans lequel est
apparue l’oralité créole. Un contexte de négations C’est là qu’intervient le mystère de la création.
absolues, mais aussi un contexte de multiethnicité, Depuis le temps que je m’y applique, j’ai acquis le
d’espace culturel chaotique où s’affrontaient des sentiment que le passage de l’oral à l’écrit exige une
valeurs venues de l’Europe, de l’Afrique, de l’ Inde, zone de mystère créatif. Car il ne s’agit pas, en fait,
de l’Asie, de l’Amérique. Ces valeurs culturelles de passer de l’oral à l’écrit, comme on passe d’ un
s’entrechoquaient sans cesse pour se trouver des " , pays à un autre ; il ne s’agit pas non plus d’écrire la
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