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Littératures postcoloniales
et francophonie
Conférences du séminaire de Littérature comparée
de ^Université de la Sorbonne Nouvelle
Textes réunis par
Jean Bessière et Jean-Marc Moura

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HONORÉ CHAMPION
PARIS
Colloques, congrès et conférences
sur la Littérature comparée
Collection dirigée par Jean Bessière
1

LITTÉRATURES POSTCOLONIALES
ET FRANCOPHONIE
LITTÉRATURES POSTCOLONIALES
ET FRANCOPHONIE
Conférences du séminaire de Littérature comparée
de l’Université de la Sorbonne Nouvelle

Textes réunis
par
Jean BESSIÈRE et Jean-Marc MOURA

S3D-FFLCH-USP
Mi
■INIBÌ 283775
PARIS
HONORÉ CHAMPION ÉDITEUR
7, QUAI MALAQUAIS (VIe)
2001
Diffusion hors France : Editions Slatkine, Genève
SHT-q

Ouvrage publié

DEDALUS - Acervo - FFLCH

20900014635

O 2001. Honoré Champion Editeur, Paris.


P o uction et traduction, mêmes partielles, interdites.
Tous droits réservés pour tous les pays.
ISBN: 2-7453-0281-7
INTRODUCTION

Les études réunies dans cet essai procèdent d’un constat simple.
L’usage du terme postcolonialisme à propos des littératures franco­
phones contemporaines est peu fréquent tant chez les écrivains franco­
phones que chez les critiques francophones. Il faut sans doute voir là le
partage des traditions critiques francophone et anglophone, encore qu’il
convienne de rappeler que la critique anglophone qui a retenu le terme
de postcolonial est souvent inspirée, de Fanon à Foucault, de sources
francophones. Il faut sans doute voir là encore les partages culturels des
deux traditions, qui entraînent que la colonisation, la décolonisation,
T après-décolonisation ne se disent pas, ne se lisent pas de la même
manière dans chacune des traditions. Il faut plus essentiellement recon­
naître là que l’histoire coloniale et post-coloniale n’est pas construite de
manières similaires dans chacune des traditions.
Le moindre usage du terme de postcolonialisme correspond ainsi
dans les littératures francophones contemporaines à un réexamen de la
période coloniale et de la décolonisation qui exclut de poser les ques­
tions de territoire, de culture, d’histoire suivant le simple rappel d’une
résistance au pouvoir, à la colonisation, mais commandent de considérer
le tout de ces questions et, en conséquence, l’en deçà et l’au-delà de la
colonisation et de la décolonisation. La référence à l’histoire apparaît
comme une référence continue, qui permet donc de considérer plus fine­
ment les rapports de culture dominante à culture dominée, et exclut de
lire le postcolonialisme sous le signe d’une manière d’autonomie. Cette
référence continue est encore exclusive d’une lecture de l’histoire
suivant les schémas occidentaux, en même temps qu’elle commande un
moindre rappel de 1’«africanité» et une interrogation sur l’organisation
et la caractérisation des espaces anciennement colonisés, ainsi que le
montre Bernard Mouralis.
Ce moindre usage correspond encore au statut des littératures fran­
cophones contemporaines: littératures d’États-nations, littératures de
territoires, littératures éditées, écrites en France même, ces littératures
sont donc simultanément des littératures transnationales, sans qu’elles
puissent être cependant décrites totalement sous le signe d’une «World
fiction». Placer ces littératures sous une formulation en français équi­
valente à celle de «World fiction» revient à traiter ces littératures
8 INTRODUCTION

comme les représentations d’un monde et d’une fiction unes par le fait
même que ces littératures existent dans une langue européenne, disent
Tailleurs de l’Europe, à partir de cet ailleurs de l’Europe. Une telle
hypothèse, qui est celle de la «World fiction», équivaut à lire ces litté­
ratures comme l’exemple même d’une globalisation littéraire; elle ne
doit pas conduire à ignorer ce qui fait l’articulation de tels champs litté­
raires. La dualité de ces littératures qui sont principalement des littéra­
tures d’États-nations et, par le fait même de l’usage du français et des
variantes des références coloniales, des littératures transnationales,
entraîne qu’elles se donnent pour indépendantes les unes par rapport
aux autres, et pour interdépendantes. Il y aurait là d’abord à noter l’arti­
culation même des champs des littératures francophones. Il y aurait là
aussi à noter que les littératures francophones, suivant leur jeu de dissé­
mination, pour reprendre le terme utilisé par Charles Bonn, dessinent un
état de globalisation de la littérature, qui n’exclut pas les divisions
internes des divers champs nationaux - y compris le champ français - et
qui suppose la spécificité des actualités politiques, sociales des divers
pays. Aussi ce dispositif, cette disposition des littératures francophones
n’apparaît-il plus relever, stricto sensu, d’un postcolonialisme, mais du
croisement de situations nationales et de cette situation transnationale
qui est la justification même de la francophonie. Cette situation transna­
tionale permet de dire un état des nations, en même temps qu’elle
permet de révoquer, d’une part, la lecture homogénéisante que fait la
critique postcoloniale des littératures du Tiers monde, et, d’autre part, la
thèse de la propriété d’une interdépendance systématique des cultures,
qui serait formulée à la suite des thèses relatives à la globalisation des
économies.
C’est pourquoi, lorsque l’on s’attache spécifiquement à ces littéra­
tures francophones, la question n’est plus tant celle du postcolonialisme
que celle de la prise en charge complète par la littérature de l’histoire
des pays concernés - le cas de l’Algérie est exemplaire aujourd’hui tant
en termes littéraires qu’en termes politiques, ainsi que le montre
Abdallah Mdarhri Alaoui -, sans que cette prise en charge suppose
nécessairement les problèmes d’identité ou les problèmes de rupture
avec la culture de la puissance française - la littérature contemporaine
de la Polynésie française serait ainsi l’illustration d’une littérature qui se
construit hors d’un rapport polémique avec le français et dans la
recherche d’une mémoire qui ne suppose pas le constat de l’aliénation.
La double référence, française et algérienne, chez un poète algérien,
Mohamed Ould Cheikh, qu’analyse Ahmed Lanasri, témoigne de la
même chose: la situation coloniale ne contredit pas nécessairement la
constitution d’une parole propre qui est la condition de la prise en
INTRODUCTION 9

charge complète de l’histoire. Cette parole propre s’élaborerait, ainsi


qu’en témoigne l’œuvre romanesque de Williams Sassine, telle qu’elle
est présentée par Jacques Chevrier, moins dans un rapport polémique
avec la culture coloniale que dans le partage entre une tradition africaine
et le discours polysémique contemporain. Cela est la conséquence de la
prise en charge complète de l’histoire qui, dans les termes de Jacques
Chevrier, suscite à la fois le rappel du schéma occidental de l’histoire -
figures de la fin et du rédempteur - et la notation que ce rappel est
probablement vain. Placer, ainsi que le fait Daniel-Henri Pageaux, la
littérature antillaise sous le signe de l’interrègne de l’histoire, en une
reprise d’un terme de Gramsci, et dans la récusation des thématique
usuelles de la critique postcoloniale, équivaut à formuler fortement, à
propos de cette littérature, la question d’une histoire et d’agents de l’his­
toire. On ajoutera que, dans la répétition du dessin du schéma occidental
de l’histoire, les Antilles viendraient comme ce qui est apte à dire une
finalité.
Suivant les lieux de ces littératures francophones, suivant l’histoire
de ces lieux et l’histoire des espaces de ces lieux, suivant les manières
de prendre en charge l’histoire complète, suivant les variations de la
référence au schéma occidental de l’histoire - ce temps qui fait sens de
sa finalité et, en conséquence, de son éventuelle absence de sens -, ces
littératures disposent diverses caractérisations de ce temps de l’après-
décolonisation ou de la départementalisation : l’espace des îles est tantôt
l’espace de l’histoire continue - Polynésie -, tantôt celui de l’histoire à
reconstruire en un dessin qui passe les îles, ou celui d’un continent qui
recompose, dans la continuité de son histoire retrouvée, ses propres
espaces. La continuité de cette histoire peut être exposée suivant deux
modèles: l’un qui serait celui des figures de la rédemption; l’autre qui
serait, au-delà du seul exercice de la mémoire, le travail non plus seule­
ment sur le propre et l’identité - c’est pourquoi la référence à F «africa*
nité» qui composait à la fois le rappel de l’identité et le dessin de
l’espace commun diminue dans la littérature contemporaine -, mais
travail sur l’interdépendance des temps et des diverses histoires.
Dès lors, le moindre usage que font les littératures et les critiques
francophones de la notion de postcolonialisme doit se lire très exacte­
ment comme une récusation d’une lecture seulement «adversative» des
littératures francophones contemporaines. C’est là le débat qu’ouvrent,
in fine, Jean-Marc Moura et Jean Bessière. De deux façons : soit suivant
la réduction de la référence postcoloniale à une référence critique qui
appelle sa réforme et surtout sa composition avec d’autres références
critiques ; soit suivant une lecture des littératures francophones contem­
poraines qui les définisse explicitement comme des littératures non
?

10 INTRODUCTION

occidentales et qui commandent, en conséquence, de revenir à la ques­


tion formulée précédemment, mais maintenant reformulée: qu’en est-il
de ces littératures qui se disposent de manière transnationale, traitent
expressément du jeu d’interdépendance politique, culturel, contempo­
rain, et qui simultanément défont, par le rappel de la continuité des
histoires propres de leurs espaces, le schéma occidental de l’histoire?1
Dans ces conditions et puisque la notion de postcolonialisme est une
notion essentiellement adversative, la question est de mesurer, au regard
des littératures francophones, le caractère caduc de cette notion et de
composer l’atlas critique qui permette de rendre compte de la systéma­
tique des littératures francophones, dans le présent, qu’esquissent les
études de ce volume.

Jean Bessière
Université de la Sorbonne Nouvelle-Paris III

Jean-Marx Moura
Université de Lille III

Cf. J.-M. Moura, Littératures francophones et théorie postcoloniale, Paris: P.U.H,


1999, pour un exemple de la réforme de la critique postcoloniale.
DES COMPTOIRS AUX EMPIRES,
DES EMPIRES AUX NATIONS :
RAPPORT AU TERRITOIRE
ET PRODUCTION
LITTÉRAIRE AFRICAINE

La soumission des territoires africains à l’ordre colonial et l’acces­


sion à l’indépendance de nombre de ceux-ci, au début des années 60, a
fourni depuis longtemps le cadre dans lequel, non sans raison, la
recherche ou la critique ont situé les phénomènes littéraires dont
l’Afrique est le théâtre depuis la fin du XIXe siècle. Le lexique employé
le montre bien : il s’agit de rendre compte d’un avant et d’un après. D’où
le recours à des séries d’oppositions dont l’usage s’est assez vite
imposé: colonisation / décolonisation, colonialisme / néocolonialisme,
colonisation / postcolonisation, colonialisme/postcolonialisme. A quoi,
il faut ajouter l’opposition précolonial/colonial, qui a commencé bien
évidemment à fonctionner avant la période des indépendances.
Ces couples de notions mettent l’accent à la fois sur une opposition
et sur une succession des faits dans le temps : ainsi, le postcolonial s’op­
pose au colonial et se manifeste après celui-ci. Mais, au plan théorique,
deux problèmes apparaissent d’emblée. On peut se demander tout
d’abord dans quelle mesure le postcolonial se constituerait nécessaire­
ment après le colonial. Les travaux des historiens ont souvent montré la
fragilité de la frontière que l’on est tenté d’établir entre un avant et un
après. C’est ce que souligne Marc Ferro au début de son ouvrage
consacré à la Grande Guerre:
J’étais parti pour étudier la Grande Guerre; en route j’ai rencontré le
fascisme, vu poindre les formes du totalitarisme, se dissocier le senti­
ment patriotique. Bien avant Versailles, surgissaient en filigrane les
causes de la seconde Guerre mondiale, même de la guerre froide, avant
Brest-Litovsk1.

I
Marc Ferro, La Grande Guerre, 1914-1918, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 1990,
p. 8.
148 AMMARIA LASNARI

génie de faire connaître au monde l’art populaire de son ethnie, dans


toute son authenticité. Dans un anglais assez rudimentaire certes mais
qui est le sien, il raconte des histoires passionnantes de personnages
entraînés dans des aventures fantastiques dans une brousse pleine de
monstres et de fantômes, des histoires qui laissent apparaître en fait une
grande richesse de pensée philosophique, des conceptualisations de
l’univers, intimement complexes et transmises à travers le temps.
Considérée dans son ensemble, l’œuvre de Tutuola révèle un haut
niveau de création stylistique et esthétique, propre à l’auteur et à son
contexte. Elle aura permis de répondre aux préjugés d’autrefois selon
lesquels le folklore des Africains était primitif et dépourvu de qualités
esthétiques. Pour des écrivains dont la renommée ne fait aucun doute,
comme Achebe ou Soyinka, Amos Tutuola, qui nous a quittés il y a
quelques mois, était un romancier engagé, qui eut le mérite de puiser
dans la mythologie de son peuple et qui s’est lancé non sans bravoure et
courage dans l’aventure «ambiguë» de l’écriture à un moment où la
littérature africaine était loin d’être reconnue.

Ammana Lanasri
Université de Valenciennes
LITTÉRATURES FRANCOPHONES
ET POSTCOLONIALISME
FICTIONS DE L’INTERDÉPENDANCE
ET DU RÉEL
EN PASSANT PAR S ALMAN RUSHDIE,
KATEB YACINE, MOHAMED DIB, AMADAIHAMPÂTÉ BÂ,
AHMADOU KOUROUMA,
RAPHAËL CONFIANT, ERNEST PÉPIN
ET D’AUTRES

Le tenne de postcolonialisme n’apparaît pas fréquemment sous la


plume des écrivains francophones, ni dans les analyses des littératures
francophones, telles qu’elles sont proposées par les critiques franco­
phones. Cela peut se lire comme le constat qu’il y aurait deux mondes
des littératures et des critiques, issues des colonisations européennes, à
tout le moins de celles qui ont pris fin dans les années qui ont suivkla
Seconde Guerre mondiale: l’un anglophone, l’autre francophone^Ce
constat peut conduire à la répétition des oppositions notées et des
débats usuels menés à propos des usages de la langue anglaise et de la
langue française, des traditions culturelles, littéraires, et de leurs
conséquences, venues de la Grande-Bretagne et de la France. Ce
constat peut encore conduire à une lecture complexe des jeux du centre
et de la périphérie. Anglophonie et francophonie, rapportées aux litté­
ratures et aux expressions linguistiques d’après la colonisation, dési­
gnent les rapports des pouvoirs centraux, ceux des anciennes
puissances colonisatrices, à des pouvoirs régionaux, ceux des pays
devenus indépendants jLes indépendances ne défont complètement ni
la hiérarchie du pouvoir, ni la hiérarchie économique, ni la géographie
des influences, telles que ces hiérarchies et cette géographie ont été
héritées du colonialisme. Mais anglophonie et francophonie peuvent
aussi s’interpréter comme les rapports de ce qui est la langue, les
cultures de la mondialisation - anglophonie -, et de ce qui est la
langue, les cultures - francophonie -, qui apparaissent comme la
langue et les cultures minoritaires de cette mondialisation.
170 JEAN BESSIÈRE

Ces notations n’excluent pas de marquer que la référence au postco­


lonialisme1, dans ses expressions anglophones, suppose la reconnais­
sance des minorités culturelles, ethniques, en une relativisation nette de
la globalisation qui fait lire, de manière mutuelle, constat de l’anglo-
phonie et constat du postcolonialisme. De façon similaire, la référence
contemporaine à la francophonie, hors donc d’un croisement avec la
référence postcoloniale, hors, de plus, des discours d’Etat sur la franco­
phonie, ne se lit pas nécessairement suivant le jeu du renvoi à une
manière de transparence linguistique - l’usage du français -, qui l’em­
porterait sur les versions et les variations du français, ni suivant l’indi­
cation que cet usage ferait une communauté d’Etats, de cultures,
d’expressions. Cette référence contemporaine à la francophonie est elle-
même indissociable du constat de la globalisation, alors considérée
suivant la spécificité des espaces qui ont connu la colonisation fran­
çaise. Cette référence est l’expression, en français, du constat de la
globalisation, d’une globalisation qui ne va pas sans sa propre disparité,
et qui serait à lire, dans les contextes francophones, à la fois suivant la
relativisation que portent les divers espaces nationaux, culturels, fran­
cophones, et suivant la relativisation que porte la francophonie, consi­
dérée dans son aspect global, face à la globalisation identifiée au monde
de l’anglophonie et, entre autres, du postcolonialisme.
Le moindre usage de la référence au postcolonialisme dans les litté­
ratures et les critiques francophones traduit, en conséquence, une évolu­
tion différente et une perception également différente des littératures de
la décolonisation, de l’après-décolonisation. On peut lier cette évolution
et cette perception à la notation de l’interdépendance. Il faut comprendre,
en termes contemporains, l’interdépendance comme le fait que les Etats-
nations, issus de la décolonisation, sont dans un état de dépendance par
rapport aux puissances économiques et que ces puissances sont elles-
mêmes dans un état de relative dépendance par rapport à ces Etats-
nations dans la mesure où la dégradation des conditions économiques,
sociales, culturelles de ces États-nations est, dans le jeu de l’interdépen­
dance, un danger pour les puissances économiques. Une des caractéris­
tiques, donc, des littérature francophones, strictement contemporaines,
serait de traduire explicitement cet état d’interdépendance2 et, en consé-

1 Une anthologie critique permet de faire aisément le pointl sur la notion: Bill
Ashcroft, Gareth Griffiths, Helen Tiffin, éd., The Post-Colonial Studies Reader,
Londres, Routledge, 1995.
2
Sur la notion d’interdépendance, voir Richard Kilminsler, The Sociological
Revolution. From thè Enlightenment to the Global Age, Londres, Routledge, 1998,
p. 134-136.
FICTIONS DE L’INTERDÉPENDANCE ET DU RÉEL 171

quence, d’échapper aux caractérisations usuelles des littératures de


F après-colonisation que propose la critique postcoloniale.
Cela peut également se dire d’une autre manière, congruente cepen­
dant avec tout ce qui vient d’être noté/Les littératures francophones
sont certainement des littératures nationales de l’après-colonisation, ou
des littératures - Antilles - qui tirent leur spécificité, entre autres
choses, de la reconnaissance d’un espace propre, indissociable de la
départementalisation. Ces littératures sont certainement encore des
littératures du rappel du colonialisme et de ses conséquences. Elles sont
aussi, et plus essentiellement - par quoi elles ne rencontrent pas la
vulgate de la critique postcoloniale -, des littératures qui constatent que
l’après de la décolonisation, ou, si l’on veut retenir le terme, le postco­
lonialisme, n’est pas le garant d’une cohésion sociale, nationale, et que
ce défaut de cohésion peut se lire de manière interne à ces nations, ou de
manière externe, qui suppose la notation de l’interdépendance. Ou
encore, la reconnaissance de l’identité et de la nation ne peut être la
certitude ni de la constitution d’un Etat efficace, ni qu’une place soit
assurée à chaque individu, qui ne soit pas simplement celle que décident
le pouvoir et l’économie, locaux, internationaux. Les littératures fran­
cophones font du traitement de l’identité culturelle, nationale, le moyen
de poser la question de l’espace national, international, dans des termes
qui ne sont pas ceux strictement de F après-colonisation, même si ces
littératures utilisent colonisation et décolonisation comme des opéra­
teurs de lecture des mondes qu’elles s’attachent à évoquer. L’usage du
français est, parmi d’autres choses, la marque de ce passage au dessin
d’un tel espace.

I.

Anglophonie et postcolonialisme - si l’on retient le moindre usage


de ce terme chez les écrivains et les critiques francophones -, d’une
part, et, d’autre part, francophonie, doublement comprise comme la
représentation francophone de la globalisation et comme la limite au
moins linguistique et culturelle de cette globalisation, apparaissent, au
total, coinme des données similaires et comme des données symé-
triques/Anglophonie et postcolonialisme, si l’on retient que ce terme
vise à ia fois des données de la chronologie historique et un état des
discours et de la création littéraire, qui entend dénoncer le pouvoir, tout
pouvoir, et marquer la continuité internationale et interculturelle de ces
discours, se disposent, précisément par le jeu de Fanglophonie et du
postcolonialisme, comme ce qui porte, en soi, sa dynamique globali­
sante et sa propre rupture interne - celle des discours de la critique du
172 JEAN BESSIÈRE

pouvoir, celle des ethnies du monde anglophone, à la fois externes à la


puissance impériale - Grande-Bretagne -, à la puissance aujourd’hui
hégémonique - Etats-Unis -, et internes à ces puissances, ainsi que les
anciens territoires coloniaux présentent un jeu de dualité similaire -
critique des puissances coloniale et hégémonique, lecture dans la
culture nationale, locale, des partages culturels et des discours des hégé­
monies. )
De marnière distincte, dire la francophonie, de façon strictement
contemporaine, dans le fil de la vulgate des discours sur la franco­
phonie, dans le fil des revendications de la langue française et de ses
variantes, que peuvent formuler les écrivains d’aujourd’hui des
anciennes colonies, est encore jouer de la représentation du pouvoir - en
termes spécifiquement historiques : passage des indépendances -, mais
sans exposer nécessairement la dualité qui caractérise anglophonie et
postcolonialisme, et qui reprendrait, en termes présents, culturels, natio­
naux, externes et internes aux États-nations, issus de la décolonisation,
les éléments de la critique définis à propos de l’anglophonie.
Cette dissymétrie a des causes historiques.
Une première cause. La France, à tout le moins jusqu’à ces dernières
années, ne présente pas, sur son territoire, dans sa politique de recon­
naissance des minorités, les faits de séparation ethnique qui caractéri­
sent la Grande-Bretagne et les États-Unis (et même le Canada), et qui
permettent de lire de manière continue, précisément sous le signe du
postcolonialisme, sous le signe de la critique culturelle du pouvoir, les
partages culturels et ethniques dans les territoires de la puissance hégé­
monique et de la puissance impériale et dans les États-nations devenus
indépendants.
Une seconde cause. La critique de la colonisation a été menée, en
France et, par là, dans les territoires colonisés, d’une façon radicale qui
ne séparait pas colonisation et prolétarisation, colonisation et oppression
- en un rapprochement qu’illustre telle affirmation de Sartre: «Les
Anglais et les Français n’ont pas le droit de critiquer les Russes pour
leurs camps, puisqu’ils possèdent, eux, des colonies. En réalité, les colo­
nies sont les camps de concentration de la bourgeoisie.»3 Aussi contes­
table qu’il fût, ce rapprochement ouvrait, dès les luttes anticoloniales, un
débat sur l’émancipation qui n’était pas posé en termes seulement colo­
niaux, seulement ethniques, seulement culturels. Il plaçait la question de
l’émancipation dans un contexte autre que le contexte colonial, et formu­
lait la question du pouvoir sous toutes ses formes. La décolonisation sou­
lève la question de l’oppression qui ne se réduit pas à ses seules condi-
3 Octavio Paz, Rire et Pénitence, Art et Histoire, Paris, Gallimard, 1983, p. 91.
FICTIONS DE L’INTERDÉPENDANCE ET DU RÉEL 173

tions coloniales. C’était là suggérer une approche de l’époque colo­


niale, qui, outre sa référence marxiste, considérait cette époque suivant
l’interdépendance de plusieurs mondes et excluait, en conséquence, une
lecture univoque de l’oppression. Les littératures francophones contem­
poraines ont pour caractéristique de récuser encore une lecture univoque^
et continue - qu’il s’agisse de l’oppression, qu’il s’agisse du pouvoir.J
Ces deux causes de la dissymétrie, qui désigne la place vide, ouz
quasi vide, du terme de postcolonialisme dans la littérature et chez les
critiques francophones, permettent de préciser le statut de la référence
au postcolonialisme dans la tradition anglophone contemporaine. Cette
référence est la lecture de l’oppression hors d’une analyse systématique
des conditions globales qui sont à la fois celles du pouvoir et de l’alié-
nation sociale et économique, en même temps que cette référence
suppose le rappel constant d’une problématique de l’identité - assurée W*
ou affirmée sous le signe d’un anti-pouvoir. La confusion peut ainsi
apparaître constante entre un point de vue critique qui a partie liée à l’af­
firmation de l’identité, et l’examen des représentations du pouvoir, lues
de manière homogène dès lors qu’elle sont rapportées à l’expression
continue de l’identité. L’hypothèse de Fredric Jameson4 selon laquelle
les littératures postcoloniales sont essentiellement ^allégoriques,
confirme ce constat et place, de facto, ces littératures sous le signe d’une
téléologie, où il faut reconnaître la contrepartie de la raison occidentale
de F histoire - souci constant de la fm, inquiétude devant l’absence de
fin. Dans une perspective similaire, les thèses d’Edward Said5 sur
l’orientalisme et sur le pouvoir du monde occidental dans tout le monde,
affectent, à l’occasion de la référence au postcolonialisme, une absence
de sens au monde que domine l’Occident. Cette absence de sens est
indissociable de l’imaginaire d’une venue du sens propre qui permet­
trait de réinterpréter, de juger tout le passé, tqut le présent et d’en déter­
miner, après coup et présentement, la vérité.ÌLa critique de la critique
postcoloniale doit être ainsi indissociable de la conscience qu’il
convient d’avoir de la portée du jeu métaphorique qui fait assimiler
problème de l’identité et problème du pouvoir, problème de la colonisa­
tion et problème de l’oppression.

4
Voir Fredric Jameson, « Third World Literature in thè Era of Multinational Capital»,
Social Text, Fall 1986, p. 73, et The Geopolitica! Aesthetic. Cinema andSpace inthe
World System, Bloomington et Indianapolis, Indiana University Press, 1992. Pour
un commentaire de ces points, ajouter Aijaz Ahmad, In Theory. Classes, Nations,
Literatures, Londres, Verso, 1992.
5 Edward Said, « Representing the Colonized: Anthropology’s Interlocutors»,
Criticai Inquiry, Winter 1989, n° 15.
174 JEAN BESSIÈRE

C’est dans cette perspective d’une lecture homogénéisante - sous le


signe d’une référence au pouvoir - de la littérature de la décolonisation
et de l’après-décolonisation qu’il faut lire d’autres thèses de Fredric
Jameson, qui, en rapprochant postcolonialisme et «laie capitalism»,
reconnaissent moins l’interdépendance qu'elles ne désignent le monde
unique du «late capitalism» et de toute création littéraire contempo­
raine. C’est dans cette même perspective qu’il faut lire la notion de
«World fiction ». Celle-ci pourrait être caractérisée par un imaginaire de
l’interdépendance, que supposeraient les termes de «World fiction».
Elle renvoie, de fait, à un imaginaire de la circulation fictive des
symboles culturels, qui contredit la notion d’interdépendance. Il y a
alors une inconséquence à entreprendre de livrer, comme le fait Fredric
Jameson, une géopolitique de l’art. Il faudrait ainsi lire, sous le même
signe de cette absence de notation ou de cette moindre notation de l’in­
terdépendance, les fictions de Salman Rushdie qui se donnent comme
une manière d'overail où vont et l'Inde et le monde.
Il est remarquable que Midnight’s Children6 et The Moor’s Last
Sigh1 se concluent sur les dessins téléologiques de l’histoire - il y a
maintenant une absence de sens, il y a peut-être un sens à venir -, que
ces dessins soient rapportés à des destinées individuelles qui sont
placées elles-mêmes sous le signe de la quasi-allégorie - celle des
enfants de minuit -, ou de la fiction - celle de l’écrivain ou de
quiconque, qui attendent des temps meilleurs. Il est encore remarquable
que ces destinées individuelles soient rapportées à des histoires de
pouvoir, d’anarchie, à l’histoire impossible d’une nation, à un intercul­
turalisme, qui peut certes se lire pour lui-même, mais qui est tout autant
une autre notation de cette anarchie sous le signe d’une anarchie de
l’imaginaire. Il est enfin remarquable que ces destins individuels
rapportent les dessins de la communauté - de la communauté indienne
- à la fois à cet imaginaire diffus et à une histoire impossible. La fiction
qui s’expose pour fiction - il suffit de considérer l’argument de
Midnight’s Children -, les jeux intertextuels avec les littératures occi­
dentales et indiennes peuvent être lus pour eux-mêmes : ils dessinent -
telle est la vulgate critique - la parenté des littératures, des mondes.
Cette fiction et ces jeux sont encore l’enveloppe d’univers romanesques
qui, bien qu’ils fassent droit à l’histoire indienne, à sa symbolique cultu­
relle, religieuse, ne sont que ceux d’une histoire qui va suivant sa propre
téléologie - l’absence de sens.

6
Salman Rushdie, Midnight’s Children, Londres, Jonalhan Cape, 1981.
7
Salman Rushdie, The Moor’s Last Sigh, New York, Pantheon Books, 1995.
FICTIONS DE L’INTERDÉPENDANCE ET DU RÉEL 175

Cela s’interprète, au total, comme la reconnaissance constante du


pouvoir, même si ce pouvoir n’est pas décrit de manière systématique,
comme l’anarchie que porteraient l’exercice et le constat du pouvoir,
comme un imaginaire de l’histoire qui permet de tels exposés et qui est
un imaginaire occidental. Dans Midnight’s Children et dans The Moor’s
Last Sigh, il est des généalogies familiales lues comme des généalogies
indiennes, et qui portent une symbolique occidentale, des enfants de
minuit lus comme les enfants de l’Inde, et, cependant, tel enfant de l’in­
dépendance est caractérisé comme celui dont la vie est privée de sens
puisqu’il est à la fois jeune et vieux, puisque sa généalogie est brouillée.
Un jeu tel métaphorique généralisé fait explicitement conclure au «bocal
vide» de l’histoire. Il doit être marqué: que cette littérature puisse ainsi
poursuivre avec le pouvoir, l’anarchie du pouvoir, la vanité du pouvoir, a
pour conséquence que l’évocation de l’indépendance, la présentation
allégorique des généalogies familiales, la vanité de ces présentations
sont, de fait, les notations d’une fausse question. La question d’un sens
du monde laissé en suspens par un messianisme vain - celui même de la
religion, mais aussi celui de l’art, de la politique, de la nation, de la
famille suivant sa généalogie, de l’écrivain qui attend la poursuite de
l’histoire - parce que ce messianisme n’a jamais reçu sa réponse et qu’il
laisse, en conséquence, entière la question de l’histoire et du pouvoir.
/Ces exemples de «World fiction» se lisent ultimement comme les
mîmes d’une prétention à la totalité, qui préserve à la fois un schéma
occidental de présentation de l’imaginaire etAd’argumentation et les
images constantes du pouvoir et de la victime. C’est là manquer deux
choses. D’une part, faire que cette fausse espérance qui commande de
constater que l’«histoire est un bocal vide», ne soit plus traitée pour
elle-même mais comme une donnée culturelle parmi d’autres. D’autre
part, faire que le dessin, à travers l’Inde, d’un monde global ne soit pas
seulement celui d’une téléologie de l’histoire, mais celui de la situation
et de l’interdépendance d’une culture, de cultures dans ce jeu global. Il
est donc inévitable que la figuration de l’interculturalité et l’intertextua­
lité ne conduisent pas au dessin de l’interdépendance puisque la compo­
sition des données hétérogènes n’est pas exclusive d’un argument
historique qui est unique. Cela explique que diverses histoires, dans un
même roman, d’un roman à l’autre, puissent précisément faire même
argument.
Les deux causes de la dissymétrie permettent encore de réinterpréter
la référence à la francophonie. Cette référence, dans le constat de cette
place vide du terme de postcolonialisme, désigne, d’une part, un lien
entre des États-nations, qui est celui de la langue ou des variations d une
langue, mais qui ne dit pas seulement ce lien. Cette référence n est
176 JEAN BESSIÈRE

qu’un des moyens de souligner le point suivant^dans le monde décolo­


nisé, dans le monde de la globalisation, les Étatsmations sont plus inter­
dépendants ainsi que les groupes dans ces Etats-nations ; ces
États-nations et ces groupes, par cette interdépendance accrue, sont
dans un état de conflits, potentiel ou réalisé, qui réclame des normes
d’exposition globales, précisément visées par l’hypothèse même de la
francophonie. Dès lors que ces normes globales ne doivent pas faire
répéter le schéma historique occidental - attente du sens, réalisation du
sens dans l’histoire, échec d’une telle attente, suivant l’illustration que
livre Salman Rushdie -, elles excluent, dans la description de la coloni­
sation et de l’après-colonisation, le dessin continu du pouvoir et de la
résistance, et la représentation de l’identité comme indissociable d’une
attente ou d’une réalisation du sens - où il y a encore un schéma histo­
rique occidental.
Dans la perspective de cette référence à la francophonie, comme dans
celle qui identifiait strictement colonisation et oppression, le constat de
la dépendance et de l’interdépendance ne commande pas de privilégier
les constats de l’identité culturelle ou de l’interculturalité - cette dernière
n’est qu’une des versions de la notation de l’homogénéité que suppose le
discours de la critique postcoloniale -, puisque ces constats mêmes ne
peuvent être la solution des conflits de la dépendance et de l’interdépen­
dance - particulièrement nets lorsque l’on considère que les polarisa­
tions sociales ont plutôt décru dans les pays riches, que les polarisations
se sont accrues entre les pays riches, l’Occident impérial, et les pays
pauvres, les pays décolonisés, ainsi que les polarisations sociales se sont
accrues dans les pays anciennement colonisés. Privilégier les constats de
l’identité culturelle et de l’interculturalité, du partage et des croisements
de discours qui en résultent, privilégier donc ces constats qui sont les
moyens de la critique de la puissance hégémonique et de la puissance
impériale dans les thèses du postcolonialisme, ne serait en aucune
manière l’exposition et la solution des conflits de la dépendance et de
l’interdépendance accrues, mais seulement]*! mise à jour des symptômes
de cette dépendance et de cette interdépendance ACela se dit aisément :
l’interculturalité ne porte pas, de principe, la possibilité de la description
de l’interdépendance, ainsi que l’indication de l’identité culturelle, indis­
pensable dans l’analyse du jeu des indépendances, n’ouvre pas nécessai­
rement à la question de la dépendance, telle qu’elle peut être lue dans un
contexte national ou dans un contexte global. Or, dans le monde contem­
porain, plus la dépendance et l’interdépendance, comprises en termes
sociaux et économiques, croissent, plus les tensions sociales et cultu­
relles internes à un État-nation croissent, plus la question de la commu­
nauté de cet État-nation se pose. Cette question n’est plus celle du
FICTIONS DE L’INTERDÉPENDANCE ET DU RÉEL 177

pouvoir colonial, ni celle de la lecture du pouvoir considéré en lui-même,


tel qu’il se poursuit hors de F État colonial. Cette question est celle du
paradoxe d’un Etat-nation livré à sa propre disparité lors même qu’il se
définit comme un État-nation - une disparité qui ne doit pas être lue
comme un défaut de sens, de réalisation. La pensée de la francophonie,
telle qu’elle motive la production littéraire contemporaine francophone,
telle qu’elle est suggérée dans cette production littéraire, telle qu’elle est
hors du discours officiel des institutions francophones, apparaît dope Q A
comme une pensée de l’après-colonisation, de l’après-indépendance/LaZ
question que portent ces littératures, n’est plus celle de l’identité, de 1 <lf- z“
firmation de l’identité, ni, en conséquence, faut-il répéter, celle des para-
doxes de cette identité qui peut se dire sous le signe de l’interculturalité
ou du partage ethnique, mais celle d’une émancipation à poursuivre dans
les conditions de la globalisation, de l’interdépendance et des conflits de
l’interdépendance internes à l’État-nation qu’est devenue l’ancienne
colonie. ,
Lorsqu’il est dit explicitement la référence interculturelle, celle-ci
n’apparaît pas comme une manière de lieu commun lisible suivant un
argument historique et familial qui n’est que la composition d’un imagi­
naire occidental déterminant et de notations sur les cultures indigènes
laissées à leur disparité - il faut répéter ce qu’a manqué Salman Rushdie
-, mais comme la seule composition, éventuellement fantasmatique,
des hétérogènes. Dans< Phantasia^ Abdelwahab Meddeb arrange
l’égale composition des signes dé trois univers religieux: l’univers occi­
dental et le christianisme; l’univers oriental et l’hindouisme et le
taoïsme; l’univers du «milieu» et l’Islam: «Il y aurait à exhumer les
vestiges qui forgeraient généalogie à cette ambition, rencontre de
l’islam avec la pensée et le signe d’Inde, de Chine. Pour qu’eût pu se
réaliser la vocation de l’islam, réputé avoir rassemblé en sa maison la
communauté du milieu, tantôt occidentale, tantôt orientale, dans ses cas
fameux, intermédiaires entre les deux extrêmes.»9 Évoquée pour elle-
même, la rencontre des cultures des trois univers religieux est aussi
présentée comme la contrepartie de la rencontre qui n’a pas eu lieu, et,
en conséquence, comme la désignation de la rivalité de ces cultures,
comme l’indication de la dépendance - précisément, l’Islam se dit en
lui-même et par rapport à la terre de l’exil -, comme l’indication de 1 in­
terdépendance — il n’y a pas de discours de l’Occident qui puisse être dit
sans le discours de l’exilé, c’est-à-dire sans le discours de l’Islam et sans

8
Abdelwahab Meddeb, Phantasia, Paris, Sindbad, 1986.
9
Ibid., p. 69.
178 JEAN BESSIÈRE

le passage, grâce à l’Islam, jusqu’à l’Orient. C’est là le dessin, à travers


l’évocation de l’exil parisien, à travers les symboliques culturelles et
religieuses, de nos mondes qui font, par le jeu des symboliques un
monde un, arraché cependant au paradigme occidental de l’histoire et
libéré de la téléologie et du sens de la fin.
Ici/la seule fin, est celle de l’imaginaire de l’ensemble - c’est-à-dire
de ses Tensions et de sa disparité. Ici, la seule fin pour le sujet est celle
de son émancipation à travers une pensée double et une expérience exis­
tentielle. Une pensée double: celle d’un tel ensemble, celle qui fait que
le sujet se donne comme l’héritier des composantes de cet ensemble
imaginé et qu’il est la figure de l’interdépendance du monde actuepUne
expérience existentielle: celle de l’exil à Paris, par laquelle le sujet
apparaît comme le «reste» de ces constats culturels; celle de la réalité
de ce monde, qui est comme l’autre du dessin de cet ensemble et la
première voie de l’émancipation du sujet.
fil reste remarquable que cette émancipation suppose, dans la
description de l’expérience de la culture, la notation de V étroitesse de
toute culture, l’évidence que le rappelle toute culture est seulement
suivant sa clôture, ses conflits, sa vanité - ainsi à propos de la France,
les partages mêmes de Paris, ainsi à propos de la Tunisie, l’oubli des
lieux de l’enfance, qui est la figure de la vanité de la culture -, et simul­
tanément l’indication de l’interdépendance des cultures hors de l’expé­
rience, passée ou présente, de leur véritable rencontre. Ce défaut de
rencontre rend possibles la liberté du point de vue qu’adopte le sujet, sa
perception et la notation de l’interdépendance.
Il se conclut aisément/il n’est ici ni de pouvoir, ni de généalogie de
l’identité; à travers le dessin de l’interdépendance des parties de ce
monde, à travers la langue et l’espace d’une partie de ce monde, la
langue et l’espace français, à travers le sujet qui fait l’expérience de ce
monde, de cet espace, de cette langue, et qui sait leur histoire, il est
question de la connaissance de ce monde dans la continuité de ses
symboliques culturelles, cependant caractérisées suivant leurs identités
propres. La notation de la continuité se distingue de celle de la seule
interculturalité, qui suppose, de fait, de dire un seul principe historique
de ce monde._Lanotation de la continuité est celle l’interdépendance_de-
ces cultures et de leurs identités et divisions propres.
La contradiction de la francophonie ne se lit plus-comme se lisaient
celle l’identité algérienne - que peut être une expression d’une identité
algérienne en français si ce n’est celle de l’histoire d’un pays, dite en
français et qui recueille les symboliques étrangères à l’histoire et à la
culture françaises? -, celle de la Négritude (francophone) - que peut
être une identité propre dans la langue, la culture, le pouvoir, l’oppres-
FICTIONS DE L’INTERDÉPENDANCE ET DU RÉEL 179

sion de l’Occidental, si ce n’est celle de la revendication, dans cette


langue, de cette identité, qui ne peut être que l’identité d’un devoir-être,
précisément dit par la revendication? -, comme se lisait la question de
l’identité antillaise - que peut être une identité propre dans une histoire
qui est une histoire entièrement aliénée? -, comme se lit la question de
la créolité - que peut être une expression créole dans la contradiction
d’une parole propre qui se perd, et dans la poursuite de l’expression
suivant cette parole et suivant le français et le créole?/Cette contradic--*
tion se lit désormais: d’une part, suivant l’expression de l’identité
propre, qui est une identité plénière et cependant une identité polémique
selon ses termes propres, et, en conséquence, suivant la recherche d’une
expression de cette identité qui passe cette identité, précisément dans la
langue française, où il y a la symbolique de la régulation possible de
l'identité - régulation possible de l’identité veut dire que cette identité
n’est exposable que selon un imaginaire qui est comme la figure inclu­
sive de la polémique de cette identité; d’autre part, suivant la part de
polémique que porte cette langue, qui est précisément celle d’un
mouvement de globalisation qui fait encore l’interdépendance et la
dépendance, les conflits mêmes de l’identité et de l’espace propre - la
langue française et la figure inclusive que fait l’imaginaire sont
porteuses des contradictions de l’interdépendance. La francophonie, le
français deviennent les au-delà d’une identité, d’une histoire qui ne
peuvent plus se dire seulement suivant leurs propres affirmations,
fussent-elles disparates. La question n’est donc pas, stricto sensu, celle
du postcolonialisme - ou, suivant le terme plus souvent utilisé en fran- |
çais celle de l’après-colonisation -, mais celle du double paradoxe
d’une histoire qui fait lire la discontinuité de l’après-colonisation sous
le signe d’une continuation de l’histoire de la nation considérée, et cette
continuité sous le signe des contradictions de l’interdépendance.
Dès lors, l’œuvre littéraire n’est plus nécessairement celle d’une 1
terre, celle de cette colonie, considérée pour elle-même, mais celle d’un
espace pris dans un espace plus large et cependant composable avec
l’espace de cette terre. La terre coloniale est une manière d’ensemble,
où toute histoire vient, où l’histoire fait sens de cela même. Dans Le I
('Polygone étoilé^, Kateb Yacine a donné comme l’archéologie de ce jeu
des espaces qui fait que la terre coloniale, décolonisée, ne se dit plus
seulement suivant sa seule histoire linéaire, sa venue à l’indépendance.
Si l’on dit la colonisation première, elle se dit de manière contempo- j
raine de la guerre d’indépendance et de l’après-colonisation. Si l’on dit
I

10 Kateb Yacine, Le Polygone étoilé, Paris, Le Seuil, 1994. Coll. «Points», 1997.
180 JEAN BESSIÈRE

l’après-colonisation, elle se dit suivant le rappel de la guerre d’indépen­


dance et suivant les partages sociaux, ethniques, du pays libéré. Si l’on
dit ce pays libéré, on le dit suivant son espace propre, suivant l’espace
il de ces divisions, suivant l’espace de la France, suivant l’espace de la
Méditerranée, qui sont selon les rappels de la hiérarchie de l’espace
métropolitain et de l’espace colonial, mais aussi selon l’interdépen­
dance, figurée par la lecture commune de ces divers temps et de ces
divers espaces, et dessin de ce monde comme sa propre totalité et sa
f propre cellule. C’est là une autre caractérisation du dessin de l’espace et
I !L du monde lorsque ce dessin s’attache à l’interculturalité: noter l’inter-
culturalité est indissociable de ce qui fait le soutien d’imaginaire et les
conditions objectives de cette interculturalité.
Dès lors écrire en français, écrire selon le rappel des Français, équi­
vaut sans doute à écrire, comme le marque la dernière page du Polygone
étoilé, dans la perte de la langue maternelle, dans l’exil linguistique,
mais aussi à écrire selon le constat de l’interdépendance. La colonisa­
i
tion, la décolonisation, l’après-décolonisation se rejoignent dans le
dessin de l’interdépendance, qui a pour expression la plus simple les
histoires d’émigrés, et qui fait lire l’histoire suivant l’espace algérien et
I! cet espace comme un espace divisé et comme pris dans un autre espace.
L’image du polygone étoilé — «D’un bout à l’autre du monde méditer­
ranéen, un motif ornemental revient avec une sorte de puissance obsé­
li I
dante» -est à la fois celle de l’espace propre et de cet espace englobant.
i Dans ce jeu d’espace, l’histoire n’apparaît pas comme ce qui s’accom­
! plit, pas plus que l’oppression n’apparaît comme une caractéristique
dominante de l’époque coloniale, mais comme ce qui est le temps de
l’interdépendance. Le bocal de l’histoire n’est certainement pas vide;
i
l’histoire n’invite à privilégier aucun modèle de lecture de l’histoireJLa
représentation des espaces apparaît d’une organisation inverse de celle
que proposent les romans de Salman Rushdie: le dehors de l’espace
!
décolonisé doit être présenté comme riche de l’autre, ainsi que l’espace
colonisé retient dans son histoire, antérieure à la décolonisation, et dans
la colonisation même, toutes les figures de l’autre. Cela ne dessine que
I! des parentés historiques, et ne dessine pas l’interdépendance même des

IH terres, qui ne peut se résumer ni au constat de ces parentés, ni au rappel


des éléments d’une histoire commune et polémique.

IL

ÌWM •
In '
On le sait: la critique postcoloniale lit la littérature de la colonisation
de F après-colonisation sous le signe d’une symbolique de la résistance.
FICTIONS DE L’INTERDÉPENDANCE ET DU RÉEL 181

Cela n’est que la traduction de la constante référence au pouvoir (colo­


nial ou hégémonique) et de l’hypostase de l’identité. Cette symbolique
de la résistance a pour conséquence - paradoxale - d’amoindrir la
propriété des références culturelles que livre l’œuvre, et de les faire
passer sous le signe d’une fiction générale. Cette fiction générale est, de i
fait, le moyen d'exposer une identité culturelle et de récuser un pouvoir,
sans défaire le modèle occidental de f histoire. À l’inverse, la littérature
francophone contemporaine dessine la fiction générale, en même temps
qu’elle fait de cette fiction générale une situation et qu’elle recompose
les modèles occidentaux de l’histoire.
C'est précisément à ce point que la référence au postcolonialisme,
compris dans son acception idéologique, paraît vaine, dans ce qui esjda
notation contemporaine, explicite, implicite, de la francophonie! Le
postcolonialisme donc, dans son cadre idéologique, est une idéologie de
la levée de l'aliénation, selon une double analyse - celle du pouvoir,
celle du statut de l’écriture et de la parole. Il est constamment la double
supposition, ou le double constat de l’autre - l’autre qu’est le sujet du
pouvoir, l’autre qu’est l’objet du pouvoir -, suivant les partages
ethniques, et la supposition ou le constat de l’inversion - symbolique -
de ce pouvoir, précisément par le retournement des signes de l’aliéna­
tion. Ce retournement peut se dire de deux façons: suivant la récupéra­
tion de la parole propre à travers la parole du pouvoir, suivant une
ambivalence constante qui fait que l’opprimé ne cesse de se donner
comme lui-même et cependant encore comme l’autre.
Cette structure symbolique, que caractérise le postcolonialisme f-
(entreprise critique et ensemble et la diversité des œqyres qui portent
cette symbolique), est fonctionnellement ambivalente.^
D’une part, cette structure symbolique fait de la référence chronolo­
gique et historique une référence de critique contemporaine du pouvoir,
en terre de la décolonisation, en terre de l’ex-puissance coloniale, de la
puissance hégémonique, calquée sur, reprise de la critique du colonia­
lisme. Cela a pour résultat de lire l’oppression, dans des termes inverses
de ceux que proposait Sartre: le modèle de l’oppression n’est plus le
modèle de l’oppression sociale bourgeoise, qui permettait de caracté­
riser l’oppression coloniale, mais l’oppression coloniale, modèle de
toute oppression. L’équivoque de ce constat est double: faire lire dans le
postcolonialisme la continuation de la colonisation, sans explicitement
considérer que l’après-colonisation peut certes avoir affaire avec la
colonisation, mais que cela n’impose pas que la lecture de l’histoire de
l’après-colonisation soit encore une histoire suivant la symbolique colo­
niale. Cela revient à priver paradoxalement l’après-colonisation de sa
nouveauté, à perdre la spécificité de la colonisation et de l’après-coloni-
182 JEAN BESSIÈRE

sation en faisant de l’oppression coloniale le modèle de toute oppres­


sion, qui peut être lue de manière coloniale en un pays, les États-Unis,
qui n’est plus depuis longtemps une colonie.
D’autre part, cette structure symbolique a encore pour résultat de
faire lire l’œuvre postcoloniale - ou que l’œuvre postcoloniale se donne
à lire - comme ce qui est, sans doute, une critique du pouvoir mais aussi
comme ce qui est, précisément par le modèle général qu’est l’oppres­
sion coloniale, par le jeu interdiscursif et interculturel que porte cette
œuvre dans son jeu de retournement du pouvoir, l’œuvre de tout lieu et
de toute culture. Où il y a, sans doute, la symbolique de la levée de
l’aliénation, mais plus essentiellement le dessin de l'identité de l’autre,
toujours et partout exposable librement dans l’imagination même de sa
liberté. Par un paradoxe indissociable du fait que l’oppression coloniale
devienne un modèle général, cette symbolique de la levée de l’aliéna­
tion devient une manière d’allégorie de la levée de l’aliénation, qui
délocalise la référence culturelle même.
C’est là le jeu explicite de l’œuvre de Salman Rushdie. Dans les
termes de l’écrivain, l’Inde de Midnight’s Children et de The Last
Moor’s Sigh est à la fois l’Inde et bien d’autres pays, ainsi que toute
fiction serait le croisement et l’ouverture de plusieurs mondes. Où il y a
l’aporie même de l’œuvre, qui se formule par le constat du «bocal
vide» de l’histoire, par la thématique de la mort. En effet, dès lors qu’est
construite cette allégorie de la levée de l’aliénation, le problème n’est
plus tant d’exposer les jeux délocalisés, ou rassemblés en un seul lieu -
Bombay -, des références culturelles, que de rapporter ces jeux à l’his­
toire même et de donner à l’espace englobant que dessine la fiction un
lieu. Donner ce lieu engage, comme le sait Salman Rushdie à propos de
l’Inde, à propos de la Grande-Bretagne, à propos du monde musulman,
la question de la réalité des espaces globaux contemporains. Cette ques­
tion peut être exposée de deux manières : soit, comme le fait Salman
Rushdie, en dessinant cet espace suivant des divisions internes - ainsi,
le monde musulman est, dans The Satanic Verses", divisé par l’idée
même de laïcité -, soit en déplaçant ces divisions dans le dessin de l’in­
terdépendance.
La première voie est explicitement celle de la résistance au pouvoir,
quèTqu’il soit. Que cette résistance suscite des décisions, parfaitement
condamnables, de la part de tel pouvoir (religieux) et des réactions
négatives de la part de lecteurs, particulièrement à l’occasion de la paru­
tion des Satanic Verses, entraîne cependant, sous la plume de Salman

n Salman Rushdie, The Satanic Verses, Londres, Viking, 1988.


FICTIONS DE L’INTERDÉPENDANCE ET DU RÉEL 183

Rushdie, un commentaire curieux: «La vie de la littérature se trouve


dans son caractère exceptionnel, dans la vision individuelle et spéci­
fique d’un être humain où, pour notre plus grand plaisir et notre plus
grande surprise, nous trouvons peut-être le reflet de notre propre image.
Un livre est une vision du monde. Si vous ne l’aimez pas, ignorez la; ou
proposez votre propre version.»12 Certes, la liberté de ne pas lire, ou de
ne pas reconnaître la vision du monde que propose telle œuvre, est
complète. Cependant, que l’écrivain fasse de ce constat irréfutable un
moyen pour définir le statut de son œuvre revient à définir le statut de
cette œuvre par une constante délocalisation, qui exclut que l’œuvre soit
constamment lue suivant le jeu d’interdépendance qu’elle dessine. En
d’autres termes, la résistance que figure l’œuvre, ne peut être à la fois
une résistance située et une résistance délocalisée, sauf à considérer que
la résistance est un acte d’irréalisation - ce que suggère la notation de
Salman Rushdie -, qui délocalise la référence culturelle même, et rend
vain le dessin de l’interculturalité puisque ce dessin peut être ultime­
ment tenu pour un simple jeu de l’histoire et de l’imaginaire.
La. seconde voie consiste à faire lire la résistance pour elle-même^
sans exclure un certain allégorisme, ainsi que le font Katëb Yacine dans
Nedjma™ et Édouard Glissant dans La Lézarde™, mais aussi à_la_situ_er
comme au-delà de son lieu premier, à la situer dans unjeud_’ interdépen­
dance. Nedjma dessine l’interdépendance du temps et, par là, de l’his­
toire - cela place le roman au-delà de la question de .l’identité et de
l’aliénation. La Lézarde conclut sur la nécessité du passage qui fait de
T’îie ce qui ne peut seulement se lire suivant son histoire et sa limite.
La question que pose aujourd’hui la littérature francophone, si l’on
considère les pays anciennement colonisés et les Antilles françaises,
n’est pas donc celle de la récupération de l’identité - précisément,
l’identité est presque toujours donnée pour recouvrée si elle a jamais été
véritablement perdue -, ni celle de la levée de l’aliénation. C’est une des
constantes des littératures francophones des indépendances ou des
Antilles lorsque sont évoqués les divers statuts territoriaux de ces îles,
que la colonisation ne peut se confondre avec une stricte aliénation qui
supposerait une dépossession sociale et historique complète, mais
qu’elle n’exclut pas l’histoire, qui est la constante de l’identité et le
témoignage de l’interdépendance à un autre. Il faudrait ici rappeler l’ar-

12
Salman Rushdie, Patries imaginaires, Paris, U.G.E., coll. «10-18», 1993, p. 439.
Éd. originale, Imaginary Homelands, New York, Granta Books, 1991.
13 Kateb Yacine, Nedjma, Paris, Seuil, 1956.
14 Édouard Glissant, La Lézarde, Paris, Le Seuil, 1958. Coll. «Points» 1984.
184 JEAN BESSIÈRE

gument, apparemment paradoxal, qu’Édouard Glissant propose dans


Les lndes'5y les Noirs ont été transportés aux Antilles comme des
esclaves. Cela ne suffit pas cependant à dire leur histoire et celle des
Antilles, pas plus que n’y suffiraient le rappel de la découverte de
l’Amérique par les Blancs, et le rappel de leur pouvoir sur les Noirs. Il
convient de dire que les Noirs, venus avec les Blancs, sont aussi les
découvreurs de l’Amérique. Tel est le dessin explicite, dans une pers­
pective historique, de l’interdépendance: la notation de l’identité et de
la résistance n’est rien sans le constat que la première construction d’un
monde un, global, est indissociable de ceux-là mêmes qu’elle a rendus
dépendants. Cette dépendance est le signe d’une interdépendance.
La question que posent les littératures francophones est donc celle de
' l’oppression et de l’interdépendance, lue de manière interne à un pays,
j lue de manière interne à un continent ou à des îles, lue par rapport à la
puissance colonisatrice, lue, dans le temps de l’indépendance, dans les
( mêmes espaces. Cette double lecture, qui peut être celle d'un même
écrivain au long de son œuvre - Ahmadou Kourouma, Mohamed Dib,
Kateb Yacine -, exclut précisément l’hypothèse du postcolonialisme,
telle qu’elle est usuellement comprise, et dispose deux temps de la
fiction francophone, dans les terres coloniales et ex-coloniales:
d’abord, une fiction qui est explicitement une fiction double, celle de ce
lieu, de ce pays, celle des représentations de la puissance coloniale ; puis
une fiction, qui est encore double, mais essentiellement par rapport à la
culture et la situation politique des pays anciennement colonisés. Dans
’ tous les cas, écrire en français est le moyen de cette double fiction. Dans
' le premier temps, le français permet de construire la dualité de la fiction,
dans l’exacte mesure où il est le moyen de dire également cette fiction
I de ce pays et celle de la puissance coloniale. Dans le second temps, le
; français est cette langue et, en conséquence, cette référence tout à la fois
^spécifiquement culturelle, française et francophone, et suffisamment
^universelle, en tout cas capable de passer les limites d’un pays, d’un
(Continent, d’un groupe d’îles, grâce à laquelle va être disposée l’autre
j fiction de toute fiction de ce pays. Ce mouvement a donc sa généalogie
| dans l’œuvre de Kateb Yacine. De Nedjma au Polygone étoilé, il y a le
passage du dessin d’un pays qui est la figure de l’interdépendance, au
: dessin d’espaces divisés, français, algériens, de temps multiples, à une
j écriture qui est à la fois l’autre de la langue natale et l’autre de la langue
, qui se parle en France (puisque cette langue de l’écriture, le français, ne
( peut renvoyer au seul espace français), à tout ce qui fait du Polygone
I
!5 Édouard Glissant, Les Indes, Paris, Le Seuil, 1965.
FICTIONS DE L’INTERDÉPENDANCE ET DU RÉEL 185

» étoilé l’autre des fictions, des réalités de la France, de l’Algérie, de la


Méditerranée, et, en conséquence, comme le monde englobant de tout
ce qui peut se dire de la France et de l’Algérie, dans divers moments de
leur histoire. De manière plus récente, ce jeu se lit explicitement dans
les romans d’Ernest Pépin, L'Homme-au-Bâton™, Tambour-Babel11. Il
peut être dit là l’expression de l’identité guadeloupéenne. Il peut être dit
aussi et plus essentiellement les fables de cette identité, qui sont le
passage de la seule expression de cette identité - l’Homme-au-Bâton, le
tambour - au moyen du français, au moyen du discours qui passe
linguistiquement et culturellement le local. Le discours figure à la fois
l'interdépendance sociale de la Guadeloupe, son interdépendance avec
la France. Hors de toute symbolique, exprimée continûment, de Pop-
pression, il permet, précisément par ces fables, de lire à la fois toutes ces
interdépendances. Par quoi, la fiction du local est aussi l’autre fiction de
toutes les représentations qui peuvent être données de ce local. Cela se
lit de manière extrême dans Les Terrasses d’Orsol™ de Mohamed Dib,
où l’usage du français est à la mesure de la double délocalisation à
laquelle procède l’écrivain: celle de la situation du pays anciennement
colonisé, celle de l’écriture même qui devient ainsi le dessin de toutes
les interdépendances, hors du report du français sur le débat historique
de l’oppression.
Ni dans Les Terrasses d’Orsol, ni dans L*Homme-au-Bâton, ni dans
Tambour-Babel, l’identité culturelle ne fait question; pas plus que ne
fait question l’interdépendance politique ou sociale, interne à un pays,
qui est explicite. L’écriture est ici au-delà de la scénographie qu’elle
devrait construire, a-t-on dit, en terre colonisée, en terre anciennement
colonisée, dans la mesure où la possession de l’écriture, de la culture, de
l’histoire ne sont plus un problème. La question de l’écriture devient !
celle de la figuration de ces interdépendances, une figuration qui doit
dépasser le local et qui doit aussi symboliquement passer le langage et
la fiction mêmes de l’identité et de tout discours qui serait un discours
globalisant. C’est pourquoi la référence ultime de Tambour-Babel est à i
la terre et à l’oreille: cela qui contredit toute localisation mais aussi
toute figure d’un monde global, ainsi que la découverte des Amériques
et la traite des Noirs peuvent être dites les premières images d’un monde
global ; cela qui suppose que le tambour, la terre soient dits en français.
C’est pourquoi Les Terrasses d’Orsol sont, en leur conclusion, à la fois

16 Ernest Pépin, L’Hornine-au-bâton, Paris, Gallimard, 1992.


17 Ernest Pépin, Tambour-Babel, Paris, Gallimard, 1996.
18 Mohamed Dib, Les Terrasses d'Orsol, Paris, Sindbad, 1985.
186 JEAN BESSIÈRE

la fable de l’étrangeté et celle de la récupération de la mémoire fantas­


matique, celle d’un film qui s’intitule For ever..., autrement dit la fable
de l’interdépendance achevée, que figurent à la fois l’exercice du
pouvoir et la délocalisation - la ville incertaine des Terrasses d’Orsol
est toute ville et la figure de l’interdépendance générale -, et la fable de
la parfaite identité, qui ne peut avoir aucune expression locale, mais
seulement une expression intemporelle - celle d’une histoire, d’un film
qui ne cesse de durer. Le français et les sources littéraires françaises sont
les moyens de l’expression de cette étrangeté et de cette interdépen­
dance, qui n’ont plus, qui n’ont pas de sens par rapport à la France, et
qui sont dessinées, par l’usage du français, par la lecture possible des
sources françaises, suivant leur au-delà, suivant leur passage, suivant la
double image de ce passage et d’un paysage, qui peut être un paysage de
désert algérien et qui peut être aussi le paysage de tout passage.
Du Polygone étoilé aux Terrasses d’Orsol et à Tambour-Babel, la
fiction de l’après-colonisation cesse de se donner pour la seule fiction
de la libération, pour la seule fiction de cela qui se comprendrait par
référence à l’ancien pouvoir et au pouvoir présent, pour faire de l’es­
pace autre que constitue la fiction non pas l’espace d’une délocalisation
qui établirait le seul droit de la fiction et de son univers, ainsi que le
suggère Salman Rushdie, mais l’espace où les divers temps, les divers
espaces nationaux, leurs divisions, et la composition de ces espaces
peuvent se localiser simultanément. Cette localisation a pour figuration
première l’espace de la colonisation, un espace qui devient cependant
celui de toute intelligibilité, figure de l’interdépendance. Du Polygone
étoilé aux Terrasses d’Orsol et à Tambour-Babel, joue donc, dans les
fictions, une analogie: celle de cet espace colonisé et maintenant déco­
lonisé ou venu à son pouvoir d’expression et des autres espaces qui sont
des espaces de pouvoir, d’expression. Cette analogie ne fait pas lire
l’ancienne colonie ou la terre colonisée qui a trouvé son expression
selon l’histoire de ce passage à l’expression. Cette analogie se lit selon
son report sur l’espace décolonisé ou venu à son expression. Par là, cet
espace devient espace de la représentation de l’interdépendance, allé-
goitê'dé l’interdépendance, et récuse la lecture de l’histoire suivant le
seul renvoi au postçolonîalismê?

III.

Cette présentation spécifique des espaces de la colonisation et de la


décolonisation entraîne que la représentation de l’histoire soit elle-
même indissociable de qui est finalement la définition exactement
FICTIONS DE L’INTERDÉPENDANCE ET DU RÉEL 187

culturelle des mondes qu’évoque la littérature francophone contempo­


raine. Dans le dessin de l’interdépendance, on ne cesse d’aller jusqu’au
réel, à ce point où le réel est donné pour ce qui précisément s’articule à
la culture. Cette articulation n'est pas, bien évidemment, donnée pour
elle-même. Elle est le moyen de caractériser un dispositif historique
dans la littérature francophone qui, hors du dessin de l’histoire suivant
les fausses questions de l’histoire - finalité, sens, absence de sens -,
précise l’interrogation historique contemporaine.
Le français, la francophonie ne sont plus les moyens, aujourd’hui, j
d'inscrire l’autre dans la culture locale, de faire revenir les figures de '
l’oppression coloniale dans la culture locale, parce que cette inscription |
appartient à l’histoire. Cette inscription peut être une composante de 1
l’histoire que livre l’œuvre; elle ne peut être une détermination continue ;
de l’œuvre. Il faudrait ainsi lire Monné, Outrages et Défis19 d’Ahmadou I
Kourouma comme le roman qui recueille cette double inscription -
réécriture de la colonisation pour à la fois marquer l’inscription de
l’autre et faire de cette inscription le moyen de lire la culture et l’histoire
locales - et conclut à son caractère caduc, à l’impossibilité de lire cette
inscription comme constamment pertinente. La récusation de cette
inscription renouvelle la question de l’histoire des anciennes terres
coloniales: l’histoire n’est plus tant celle de la colonisation et de
l’après-colonisation que celle d’un pays qui peut lire continûment son
histoire suivant la lettre locale, suivant la lettre apportée par la puis­
sance colonisatrice, suivant l’usage simultané de ces deux lettres. Les
romans d’Ahmadou Kourouma exposent de plus en plus explicitement
cette dualité pour l’étendre jusqu’à une grande partie de l’Afrique - En
attendant le vote des bêtes sauvages20. Cela est la lecture actuelle de
l’histoire des Antilles, telle que la propose Raphaël Confiant. Exposer
un événement symbolique - promener à la Martinique la statueìTùne
Vierge rédemptrice (La Vierge du grand retour)2' -, une crise sociale et
politique (L’Allée des Soupirs)22, revient à jouer d’une double articula­
tion : celle de la Martinique à la France, celle que présente la Martinique
en elle-même, particulièrement parmi ses habitants indigènes, et à
conclure chaque fois cependant à une manière d’actualité une de la
Martinique, sans qu’il y ait à poser contre cette unité une question

19 Ahmadou Kourouma, Monne, Outrages et Défis, Paris, Le Seuil, 1990. Coll.


«Points», 1998.
20 Ahmadou Kourouma, En attendant le vote des bêtes sauvages, Paris, Le Seuil,
1998.
21 Raphaël Confiant, La Vierge du Grand Retour, Paris, Grasset, 1996.
22 Raphaël Confiant, L’Allée des Soupirs, Paris, Grasset, 1994.
188 JEAN BESSIÈRE

coloniale ou l’explicite débat des rapports avec la France. Cela reste


manifeste lors même que la période des indépendances et des après-
indépendances n’est pas évoquée. Amadou Hampâté Bâ, dans ses
mémoires, Oui mon commandant!23, dans son récit de la vie de
Wangrin, L’Étrange Destin de Wangrin24, se tient à une évocation de
l’époque coloniale. Ces mémoires et ce récit sont cependant datés de
l’époque des indépendances. Ils peuvent se lire comme une histoire
singulière de l’époque coloniale - qui est celle de l’oppression et de la
continuation d’une culture, entre autres choses, par la ruse, d’une part,
par l’honnêteté, d’autre part. Ils peuvent se lire, à l’époque où ils sont
écrits et publiés, comme l’histoire tout court du Mali, précisément
dicible suivant ces singularités - Hampâté Bâ, Wangrin - qui supposent
la reconnaissance du français, de la langue écrite, celle qui peut dire à la
fois l’histoire, les interdépendances locales et l’interdépendance
globale, celle de la colonisation même, qui est alors, à l’époque où ces
textes sont publiés, la figure de l’interdépendance que suscite toute
hégémonie, fût-ce dans l’après-colonisation.
La lecture continue de l’histoire, de la colonisation à l’après-coloni­
sation, de la colonisation à la départementalisation, et en un mouvement
qui fait revenir avant la colonisation, défait là tout schéma occidental de
l’histoire - alors que Salman Rushdie préserve un tel schéma. 11 ne peut
être dit aucune finalité de l’histoire ni aucune absence de sens. Comme
le montre le rappel de l’histoire africaine et de l’histoire des Antilles, il
n’y a pas de finalité ou d’absence de finalité de l’histoire, parce que
l’histoire n’est que la composition de plusieurs histoires - à commencer
par la composition des histoires des vainqueurs et des vaincus.
L’histoire des vainqueurs et des vaincus est une histoire suivant
plusieurs vainqueurs et plusieurs vaincus, qui fait de la représentation
de l’histoire la figure même de l’interdépendance.
Si l’inscription de l’oppression coloniale ne peut être la détermina­
tion continue de l’œuvre, la détermination continue de l’œuvre est l’his­
toire, telle qu’elle se lit localement et continûment. Cette lecture
continue ne peut être uniquement une lecture suivant l’ethnologie locale
- suivant les croyances, les coutumes. Elle doit être aussi une lecture
suivant les pratiques, les habitudes de pouvoir lors de la colonisation.
De Bâ à Ahmadou Kourouma, il est une telle histoire des pratiques de
pouvoir. Dans le cadre colonial, il s’agit des pratiques coloniales, des
pratiques proprement africaines - pour l’un et l’autre écrivains ; dans

23
Hampâté Bâ, Oui mon commandant!, Arles, Actes Sud, 1994.
24
Hampâté Bâ, L’Étrange Destin de Wangrin, Paris, U.G.E., 1972 et 1998.
FICTIONS DE L’INTERDÉPENDANCE ET DU RÉEL 189

le cadre des indépendances, ces pratiques sont présentées comme


proprement africaines - pour Ahmadou Kourouma. Il faut aussi dire des
habitudes de pouvoir - car la continuité de l’histoire n’est d’abord que
celle du pouvoir qui est à la fois selon les croyances et les coutumes et
selon la leçon coloniale. C’est pourquoi l’histoire est celle du pouvoir et
de ses figures, celle de l’oppression et de ses figures, constamment
lisibles: sur un mode mineur, la ruse de Wangrin, sur un mode majeur-
de Monné, Outrages et défis à En attendant le vote des bêtes sauvages.
Le pouvoir local est d’abord cela qui se reconnaît dans le miroir du
pouvoir colonial, puis cela qui fait de tel pays et de tout pays sa propre
image d’oppression. La figure achevée de l’interdépendance est donc
celle de l’oppression, qui est proprement africaine. Remarquablement,
la figure de l’ancienne puissance colonisatrice, Jean-Marie Aymard,
devient, dans tel roman, Le Maître de chasse25 de Mohamed Dib, le
témoin de l’oppression et le seul symbole de l’avenir du pays-qu’il soit
témoin est indissociable du fait qu’il soit la seule figure qui subsiste de
la possibilité du renouvellement.
Il se conclut: la finalité de l’histoire n’est que l’exercice de l’his­
toire; cet exercice ne suppose pas le point de vue qui dise un défaut de
sens, une attente déçue. Le regard du personnage de Jean-Marie
Aymard, l’évocation négative des États africains dans En attendant le
vote des bêtes sauvages ne doivent pas faire lire quelque expression du
sens qui serait comme hors de ces espaces anciennement colonisés. Si
l’histoire n’est que l’exercice de l’histoire, elle n’est littéralement que
l’histoire qui a eu lieu, qui a lieu, sans que puisse être dessiné aucun au-
delà, sauf à marquer que cet au-delà est étranger à cet espace et qu’il
n’est pas même le symbole de l’histoire des puissances colonisatrices,
que c’est donc un au-delà vain. L’histoire coloniale n’est pas ultime­
ment une histoire spécifique. Elle n’est qu’une histoire de pouvoir
parmi d’autres, qui témoigne d’un jeu d’interdépendance et qui a sa
place dans la suite des histoires, celle des pays colonisateurs, celle des
pays anciennement colonisés. Cette vision de l’histoire permet de
dessiner divers mondes et des mondes uns: celui qui fait Vanité du
monde d’après les indépendances - cette unité se lit de pays ancienne­
ment colonisés à pays anciennement colonisateurs, de pays ancienne­
ment colonisés à pays anciennement colonisés; celui qui fait Vunité de
E État-nation, devenu indépendant — la continuité de l’histoire est celle
même de l’unité, dans cet État-nation, des habitudes et des pratiques de
pouvoir, reçues de la tradition, de la colonisation. L’histoire ne fait pas

25
Mohamed Dib, Le Maître de chasse, Paris, Le Seuil, 1973. Coll. «Points», 1997.
190 JEAN BESSIÈRE

I sens de sa fin; elle fait sens de ces deux unités qu’elle expose et de la
! double lecture que permet chacune de ces unités.
Par ce retournement de la notation de l’oppression coloniale, l’his­
toire d’après les indépendances n’est pas cela qui doit être l’objet d’une
réappropriation, pas plus que ne doit l’être la culture locale. Les
pratiques et les habitudes de pouvoir attestent qu’histoire et cultures ont
été toujours appropriées. Cette représentation historique et littéraire du
! pouvoir et de l’oppression, le constat de cette constante appropriation
entraînent que le temps colonial et l’héritage du temps colonial ne soient
plus donnés comme l’expression et l’allégorie du pouvoir et de l’op­
pression coloniaux, ni la résistance à cette oppression et à ce pouvoir
comme l’allégorie de l’histoire nationale. Dans ces conditions, la
sagesse consiste bien à ne pas se raconter d’histoire, ni à faire, en consé-
I quence, de cette histoire le récit de l'Histoire même - à ne pas faire de
| la colonisation et de l’après-colonisation le seul argument de l’Histoire.
Cette sagesse n’implique cependant aucun mépris pour le legs d’his­
toires, de récits, de mythes et de problèmes que transmet le passé le plus
proche - colonisation et après-colonisation - et le plus ancien - celui
qui se lit encore dans le temps de la colonisation et dans le temps de
l’après-colonisation. Cette sagesse s’accompagne au contraire d’un
intérêt pour ces expressions qui ont cherché à donner un sens au temps
et à faire face à la surpuissance d’une réalité immaîtrisable et écrasante
- celle-même de la nature et du pouvoir tel qu’ il était avant la colonisa­
tion. Avec ce legs vont les histoires mêmes de la colonisation et de sa
superpuissance, qui ont eu une fin et qui relèvent, en conséquence, aussi
de ce jeu d’expressions et de pratiques qui ont cherché à donner un sens
au temps. Se dessine ainsi, dans cette littérature francophone, une
manière dejualité culturelle explicite: elle consiste dans l’exposé égal
de ce qui est le colonial et de ce qui est le local. Il y a contresens à
comprendre qu’il y aurait une évasion dans le legs des histoires, comme
il y aurait contresens à retenir qu’il y aurait un partage de la colonisation
et de l’après-colonisation, si l’on ne considère pas seulement un point
de vue historico-politique, mais aussi un point de vue culturel.
La leçon de l’histoire n’est plus celle d’une généalogie, ni celle de la
’ manière dont un passé et un futur peuvent se lire ou ne pas se lire dans
l’histoire de diverses familles, de divers acteurs. Cette leçon n’est pas
non plus celle de la résistance au pouvoir - cette résistance ne définit
l’histoire que provisoirement. Si l’on revient au double exposé de l’his­
toire, selon l’action du pouvoir, ainsi qu’on l’a appris de l’Occident,
selon l’affrontement de tout pouvoir - n’importe quel pouvoir politique,
le pouvoir même de la nature -, la leçon de l’histoire est simplement
celle de la survie face à tout pouvoir. Où il y a la négation du schéma
FICTIONS DE L’INTERDÉPENDANCE ET DU RÉEL 191

historique de P Occident, selon lequel l’histoire se fait dans la domina­


tion de la nature et suivant le pouvoir des hommes.
C’est dans cette perspective qu’il faut lire la critique politique que
portent les romans d’Ahmadou Kourouma. Ces romans ne concluent
pas nécessairement à la seule impasse politique, mais aussi et certaine­
ment à un débat dont l’enjeu est le statut de cette culture, indissoluble­
ment double, qui est le moyen de l’interrogation sur le réel. Il faudrait
lire, au long des romans d’Ahmadou Kourouma, Le Soleil des
Indépendances26, Monné, Outrages efdéfis, En~attendântlè^vote Ses
bêtes sauvages, tant dans les représentations du colonial que de l’après-
colonial, également dans les représentations de la continuité de la
double culture, les moyens d’explorer un monde absolument rebelle.
Rebelle se comprend aussi bien dans une perspective politique que dans
une perspective réaliste: le monde et ses agents sont absolument
rebelles. L’écrivain n’est d’abord que par ce constat. C’est encore dans
cette perspective qu’il faut lire Le Maître de chassejte Mohamed DiKJl
y a la terre algérienne. Il y a les Algériens ; il y a l’autre - le coopérant -
qui est une composante de cette réalité. Cette réalité est précisément
rebelle, absolument rebelle. C’est pourquoi le roman peut se lire à la
fois comme une dénonciation de l’arbitraire politique et comme ce qui
va avec cette dénonciation : la réalité et la culture détiennent leur propre
sens qui est d’être cette réalité, cette culture.
Il faut enfin lire de cette manière les romans de Raphaël Confiant, en
les considérant dans leur chronologie, Eau de Café21, L’Allée des
Soupirs, La Vierge du Grand Retour, pour noter qu’ici, l’impasse de
l’histoire - celle à laquelle s’attachent explicitement Glissant et
Chamoiseau et qui fait l’impasse de leur poétique - n’est précisément
plus une impasse, thez Glissant et chez Chamoiseau, le devenir des
Antillais se lit comme une finalité, précisément arrêtée, précisément à
libérer, expressément entravée'- il suffit de rappeler Les Indes, Texaco
—, possiblement livrée à sa propre expression et sa propre fin si l’on
considère la créolité, possiblement livrée encore à une impasse puisque
la créolité est aussi l’achèvement de la créolité. Dès lors, contredire
cette impasse de l’histoire ne peut s’écrire que dans l’histoire person­
nelle - Chamoiseau -, par laquelle, suivant le schéma même de l’his­
toire occidentale, l’individu peut dire la finalité, ou dans l’histoire de ce
qui est une manière d’archéologie de l’interdépendance - le «tout-
monde » de Glissant -, et qui est aussi comme la formulation de la fina-

26
Ahmadou Kourouma, Le Soleil des Indépendances, Paris, Le Seuil, 1970. Coll.
«Points», 1995.
27
Raphaël Confiant, Eau de Café, Paris, Grasset, 1991.
192 JEAN BESSIÈRE

lite libérée de l’histoire, prêtée aux Noirs des Antilles dans Les Indes.
C’est chaque fois retrouver le schéma occidental de l’histoire en faisant
de l’accomplissement à venir la finalité de l’histoire, et de l’exposition
de la maîtrise de la littérature également cet exposé. Plus simplement et
de façon plus exactement ethnologique, Raphaël Confiant note que
l’histoire est indissolublement celle du pouvoir, de la résistance au
pouvoir et de la réalité - d’une réalité telle que le pouvoir ne peut la faire
autre qu’elle n’est. Pas même le pouvoir spirituel : La Vierge du Grand
Retour est, entre autres choses, l’histoire de la défaite de la surpuissance
spirituelle, occidentale, face à la surpuissance du réel - d’un réel qui
comprend les Noirs mêmes.
La littérature francophone contemporaine, dans ces quelques
exemples, apparaît ainsi comme ce qui joue d’une représentation reçue
de l’histoire et d’une représentation libre de l’histoire. Cette représenta­
Ì tion libre n’est pas tant, si l’on rappelle ce qui a été dit de Salman
I Rushdie, suivant la liberté de la composition des données intercultu­
! relles que selon une représentation de l’histoire qui se confond avec
! l’événement du réel. L’événement du réel est cela qui advient dans ce
réel - le pouvoir, la résistance au pouvoir, le nouveau pouvoir - et ce
réel même en tant qu’il ne cesse d’être un événement par la nature
même, par les hommes, tels qu’ils sont naturellement, tels qu’ils sont
selon leur culture. Si l’on dit ainsi le réel et l’histoire, on les dit inévita­
blement suivant un jeu d’interdépendance, local, global: un tel réel est
un.

IV.

Le paradoxe explicite auquel s’attachent les littératures franco­


phones contemporaines se formule ultimement: il n’est d’histoire que
du réel et de la résistance du réel ; cela même exclut que la littérature se
donne seulement pour une littérature de tel lieu, puisque la résistance du
réel est constante et universelle. La référence culturelle est inévitable­
ment une référence lisible suivant ce pouvoir du réel. Elle est donc la
couture de ce lieu et de Tailleurs, inévitablement dans la langue qui peut
jouer de ce lieu et'dé cet ailleurs. Par l’usage de ce paradoxe, cette litté­
rature sè lit comme l’envers de l’exposé explicite de l’interdépendance.
Le monde est un par le jeu du pouvoir qui fait à la fois la dépendance et
l’interdépendance - c’est la démonstration d’Ahmadou Kourouma dans
En attendant le vote des bêtes sauvages, qui va jusqu’à dire l’interdé­
pendance du monde humain et du monde animal, où il n’y a finalement
que la répétition du pouvoir du réel.
FICTIONS DE L’INTERDÉPENDANCE ET DU RÉEL 193

Ce paradoxe peut s’interpréter en lui-même. Il doit aussi s’inter­


préter par rapport à ce qui est la tradition critique du postcolonialisme.
Dans cette tradition critique, le pouvoir est celui qui se reconnaît dans
l’histoire; la culture locale est le point de résistance. Cette dichotomie
n’est qu’une manière de transposer, mutatis mutandis, les termes du
schéma de l’histoire occidentale dans l’histoire du Tiers monde. La
culture locale, son identité, les cultures locales, leurs identités s’accom­
pliront comme s’est accompli le pouvoir occidental, comme se sont
accomplis les pouvoirs occidentaux; elle maîtrisera son propre espace
comme l’Occident a maîtrisé ses propres espaces et les espaces autres.
Cette lecture de l’histoire et du postcolonialisme est une illusion, dès
qu’il s’agit de lire l’après de la colonisation, qui n’est pas l’histoire
d’une telle maîtrise, ni l’histoire d’un tel espace propre dès lors que l’on
constate l’interdépendance. Cette illusion et cette désillusion se lisent
chez Salman Rushdie et, à un moindre degré, chez Edouard Glissant ou
chez Chamoiseau. Elles font reconnaître les limites des notations des
droits de l’identité et de l’interculturalité.
La moindre référence à la tradition critique du postcolonialisme dans
les littératures a ces causes là. Elle traduit deux conceptions spécifiques,
d’une part de la fiction, d’autre part de l’histoire même des Etats-
nations devenus indépendants après la colonisation.
Il est aisé de lire dans l’approche de la fiction, que caractérise
Salman Rushdie, un double jeu qui identifie la fiction au dessin du
possible et au constat de l’impossible du possible. Ce en quoi se résu­
ment la fiction des «enfants de minuit» et celle de la généalogie fami­
liale de The Moor’s Last Sigh. Il est encore aisé de lire dans le défaut de
représentation convenue de l’Afrique, dans la représentation de l’irréel,
qui caractériseraient les littératures africaines, la même dualité28. La
ligne qui a été ici dessinée de Nedjma à En attendant le vote des bêtes
sauvages et aux romans de Raphaël Confiant, fait de la fiction ce qui
prive de pertinence tout dessin du possible et tout dessin de l’irréel
considéré pour lui-même. La fiction est cela qui désigne le réel qui fait
toujours reste. Où il y a ce qui commande un principe d’écriture. Où il y
a également un principe éthique. Les littératures francophones ne sont
pas essentiellement des littératures de la résistance, comme la critique
postcoloniale s’attache à définir les littératures, particulièrement anglo­
phones, de l’après-décolonisation, parce que ces littératures franco­
phones disposent explicitement que la révolution/sécularisation des
peuples opprimés n’a pas eu lieu, malgré les luttes d’indépendance. La

28 Pour cette thématique, voir Xavier Garnier, La Magie dans le roman africain, Paris,
PUF, 1999.
194 JEAN BESSIÈRE

résistance, le gain de la souveraineté ne sont pas les garants du lien civil.


Résistance et souveraineté ont perdu leur capacité à orienter l’avenir,
sauf à les penserà l’échelle mondiale. Faute qu’il y ait une telle pensée,
hormis la pensée de l’interdépendance, il n’est qu’à dire la résistance du
réel, qui est un. Un en ces divers espaces; un dans la nature et dans la
culture; un dans la mesure où il fait toujours reste. Ou encore: l’histoire
n’est que du réel, et elle n’est cernée que par du réel, qui est inclusive­
ment ce que la culture désigne comme surnaturel - il faut rappeler
Raphaël Confiant-car le surnaturel n’est qu’une autre désignation de la
puissance et du reste du réel.
Les littératures francophones, a-t-on noté, font du traitement de
l’identité culturelle, nationale, le moyen de poser la question de l’espace
national, international, dans des termes qui ne sont pas ceux strictement
de l’après-colonisation, même si ces littératures utilisent colonisation et
décolonisation comme des opérateurs de lecture des mondes qu’elles
s’attachent à évoquer. Si les littératures de la colonisation, de la décolo­
nisation peuvent être lues sous le signe d’une prophétie - éventuelle­
ment vaine - du droit29, les littératures francophones contemporaines
passent cette prophétie, comme elles passent le schéma occidental de
l’histoire et la reconnaissance de l’identité et du principe de souverai­
neté. Cela ne fait pas entendre qu’elles récusent le droit. Cela fait
comprendre que, dès lors que l’on dit après-décolonisation, la pensée
des identités, fût-ce sous le signe du multiculturalisme, la pensée et la
réalité des Etats-nations ne sont plus adaptées au jeu de l’interdépen­
dance, ainsi qu’il a été doublement compris. Il faudrait lire ces littéra­
tures comme la simple allégorie du réel - cela qui permet de figurer,
sans rien abandonner de la reconnaissance de la culture, des cultures
propres, leurs situations et la situation de l’État-nation, et d’ignorer le
schéma occidental de l’histoire et la prophétie du droit qui va avec ce
schéma. La continuité de l’histoire propre que dessinent ces littératures
s’interprète exactement comme une récusation de la thématique de
l’aliénation et comme le refus de considérer qu’il y ait un indicible de
l’histoire et du réel. Cela se lit dès Nedjma. Cela est l’impasse même de
Midnight’s Children - la fiction de ces enfants nés le jour de l’indépen­
dance de l’Inde suppose, dans l’allégorie que cette fiction constitue, un
indicible de cette indépendance - et de The Moor’s Last Sigh - la généa-

29
Sur ce point, voir Jean Bessière, «Écriture du droit, fiction, représentation - Jean
Rhys, Mohamed Dib, Édouard Glissant, André Brink», dans J. Bessière et J.-M.
Moura, Littératures postcoloniales et représentations de railleurs. Afrique,
Caraïbe, Canada, Paris, Champion, 1999.
FICTIONS DE L’INTERDÉPENDANCE ET DU RÉEL 195

logie et l’histoire familiales sont un récit du défaut de sens, que les croi­
sements avec les littératures et les terres occidentales confirment.
La leçon est explicite. Il est peut-être inventé toute allégorie, toute
notion critique - postcolonialisme - ; le réel subsiste qui est à la fois sa
visibilité, son invisibilité et son histoire. Venir à ce réel ne suppose pas
les jeux sur la représentation du réel de l’après de la décolonisation, les
conventions de cette représentation, mais le passage au dessin de l’in­
terdépendance, qui est la représentation et la convention de représenta­
tion disponibles, et ce qui fait taire toute prophétie du droit, toute pensée
de l’histoire suivant la finalité. Il y a là la continuité des littératures fran­
cophones.
Jean B essere
Université Paris III-Sorbonne Nouvelle
CL
09

Q
Llï !
LL i
I
Q

2Li
TABLE DES MATIÈRES

Jean Bessière, Jean-Marc Moura


Introduction 7

Bernard Mouralis
Des comptoirs aux empires, des empires aux nations :
rapport au territoire et production littéraire africaine . 11

Charles Bonn
Postcolonialisme et reconnaissance littéraire
des textes francophones émergents :
l’exemple de la littérature maghrébine et de la littérature
issue de l’immigration 27

Abdallah Mdarhri Alaoui


Francophonie et roman algérien postcolonial 43

Sylvie André
Littérature francophone et institutions
en Polynésie française 67

Daniel-Henri Pageaux
La créolité antillaise entre postcolonialisme
et néo-baroque 83

Ahmed Lanasri
Mohammed Ould Cheikh, un poète algérien
de langue française : la double référence .. 117

Jacques Chevrier
La marginalité, figure du postcolonialisme
dans l’œuvre romanesque de Williams Sassine? 131
202 TABLE DES MATIÈRES

Ammana Lanasri
Amos Tutuola: littérature africaine et oralité 141

Jean-Marc Moura
Sur quelques apports et apories de la théorie postcoloniale
pour le domaine francophone 149

Jean Bessière
Littératures francophones et postcolonialisme.
Fictions de l’interdépendance et du réel.
En passant par Salman Rushdie, Kateb Yacine,
Mohamed Dib, Hampâté Bâ, Ahmadou Kourouma,
Raphaël Confiant, Ernest Pépin et d’autres 169

Index 197

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