Vous êtes sur la page 1sur 72

1

Charles Mopsik

Le sexe des âmes

Aléas de la différence sexuelle dans la cabale

2
Note de l’éditeur

Introduction : Le couple originel et l’unique primordial dans les religions du monde

1. La femme masculine

I. Très bref survol des antécédents bibliques et rabbiniques

II. Les antécédents mystico-ésotériques

III. Les discordances entre le sexe anatomique et le sexe de l’âme dans la cabale
lourianique

IV. Remarque conclusive

2. Création et procréation

3. Genèse 1:26-27 : L’Image de Dieu, le couple humain et le statut de la femme chez


les premiers cabalistes

Appendice. Genèse 2:24: « Ils seront une seule chair » : quelques interprétations des
mystiques juifs médiévaux

Bibliographie de Charles Mopsik

3
Note de l’éditeur

«... à présent Elle est assise et désolée. “À ‘l’écart”...».

Zohar Lamentations 92b.

Ce volume de Charles Mopsik paraît posthume. Charles nous a quittés le 13 sivan 5763 (13 juin
2003), à l’entrée du shabbat. Il laisse un vide immense, à la fois dans nos cœurs et nos esprits.
A l’occasion de la nouvelle édition du traité de R. Joseph Gikatila: David et Bethsabée. Le secret du
mariage, qu’il avait préparée pour L’éclat en 1994, il avait souhaité revenir sur les questions
évoquées dans le livre et sur lesquelles il n’avait jamais cessé de travailler, depuis son édition de la
Lettre sur la sainteté en 1986, publiée dans la collection «Les dix paroles» aux éditions Verdier. La
postface de plus de 100 pages qu’il nous proposa alors dépassait largement le cadre du livre, et il
accepta volontiers, sur notre suggestion, de rassembler quelques articles autour du thème de la
différence sexuelle dans la cabale. Le volume se serait articulé autour du long chapitre inédit: «La
femme masculine». Il devait se composer de deux articles précédemment parus:

«De la création à la procréation: le corps d’engendrement dans la Bible hébraïque, la tradition


rabbinique et la cabale», Pardès 12/1990.

«Genèse 1:26-27. L’image de Dieu, le couple humain et le statut de la femme chez les premiers
cabalistes», dont la première partie avait été publiée dans le volume intitulé Rigueur et Passion:
Mélanges offerts en hommage à Annie Kriegel, éds. S. Courtois, M. Lazar et S. Trigano, Le Cerf,
Paris, 1994, puis mis en ligne dans sa version intégrale en 1997.

L’article: «Ils feront une seule chair», également prévu pour cette édition, aurait dû être réorganisé
dans la mesure où il reprenait certaines parties déjà présentes dans les autres articles. Il a été
question dans un premier temps de l’écarter tout simplement. Nous nous sommes finalement résolus
à le donner en appendice sous sa forme première.

Enfin, un court article sur la notion de couple primordial devait servir d’introduction.

Charles n’a pas été en mesure de relire les dernières épreuves qu’il reçut à l’hôpital, ni de revoir
l’introduction. Le choix du titre avait été arrêté quelques jours auparavant.

Le livre paraît donc sans cette «dernière lecture», suspendu entre le temps de la conception et celui
de sa réalisation. Désormais inachevé. Comme le temps qu’il nous laisse à vivre, sans lui.

Nous avons ajouté une bibliographie des livres et articles de Charles parus à ce jour. Nos
remerciements vont à notre ami Daniel Abrams, de Cherub Press, qui nous a permis de la
compléter.

Merci également à Shmuel Trigano, qui nous a autorisé à reprendre les deux articles qu’il avait
précédemment publiés. Que ce «livre de petit format» puisse être un hommage à la mémoire de
Charles, et un signe de profonde sympathie avec Aline, Milca, Naomie et Hodia.

4
[Introduction]

Le couple originel et l’unique primordial


dans les religions du monde
Le motif du couple primitif se rencontre dans de nombreuses religions à travers le monde, mais il
occupe souvent la place d’une divinité suprême passée à l’arrière-plan. Néanmoins, ce couple n’est
lui-même que la projection ou la conséquence d’une séparation survenue au sein de cette divinité
suprême considérée comme androgyne. La bisexualité divine est en effet un phénomène des plus
répandus à travers le monde. Et même des divinités masculines ou féminines par excellence sont
communément regardées comme étant androgynes1. Ce schéma général de la croyance en
l’existence d’un être suprême primordial et androgyne auquel succède un premier couple, dont les
membres peuvent être aussi bien deux frères, un frère et une sœur, le Ciel et la Terre, le Soleil et la
Lune, etc., est lui-même le paradigme d’une l’humanité primitive dont le ou les premiers
représentants possèdent également les deux sexes. Le couple divin primitif fait fonction de géniteur
du cosmos et il remplit la fonction démiurgique assurée originellement par l’Être suprême bisexué
devenu trop lointain. C’est ainsi que les religions anciennes du Proche-Orient ont accordé une large
place au couple d’un dieu et d’une déesse, aux liturgies célébrant leur Mariage sacré, aux mythes
relatant leurs amours et les enjeux cosmiques et sociaux de leurs unions. En Assyrie et en
Mésopotamie, les couples divins Dumuzi-Inana à Sumer, Marduk-Sarpanit en Akkad, pour ne
parler que des plus célèbres, occupent et obsèdent la conscience religieuse des hommes de
l’Antiquité, de même l’Égypte pharaonique est-elle hantée par le souvenir des figures d’Isis et
Osiris et des couples mystérieux des théogonies primordiales2. En Extrême-Orient, l’Inde célèbre
encore les couples que forment ses plus grands dieux, comme Brahma et sa Shakti (Sarasvati ou
Brahmî) ou Shiva et Kali. Un des mythes les plus anciens qui a été conservé met en scène le couple
divinisé du Ciel (mâle) et de la Terre (femelle), dont l’union donne naissance à tous les êtres
vivants. Un poème liturgique sumérien évoque leur union en termes non équivoques:

«La Terre grande et plate se fit resplendissante, para son corps dans l’allégresse, la large Terre
orna son corps de métal précieux et de lapis-lazuli [...]. Le Ciel se para d’une coiffure de feuillage et
parut tel un prince, la Terre sacrée, la vierge, s’embellit pour le Ciel sacré, le Ciel, le dieu sublime,
planta ses genoux sur la large Terre, et versa la semence des héros, des arbres et des roseaux en son
sein, la Terre douce, la vache féconde, fut imprégnée de la riche semence du Ciel, et dans la joie la
Terre se mit à donner naissance aux plantes de vie3.»

Quand un couple n’occupe pas la première place, c’est un dieu suprême androgyne, homme et
femme ou père et mère à la fois, tel le Zeus des hymnes orphiques, qui assume la création. Ainsi, de
la religion des Australiens aborigènes à la mythologie grecque en passant par le zervanisme de
l’ancienne Perse, et quelles que soient les formes spécifiques que revêtent les dieux, il semble que la
croyance en l’existence d’un couple primitif divin, sexuellement différencié ou non et qui succède
souvent à un dieu premier androgyne, soit enracinée au plus profond de la conscience religieuse de
l’humanité, à toute époque et en tout lieu.

Il semblerait à première vue que la religion biblique des Hébreux, héritiers à plus d’un titre de ces
civilisations qui plongent leur racine dans la préhistoire de l’humanité, ait évincé toute référence à
cette représentation mythique au profit de la croyance en un Dieu unique. Cette divinité suprême a
cumulé la totalité des traits que se partagent par ailleurs les divinités mâles et femelles, ou plutôt,
abandonnant presque tout caractère féminin, a fini par s’identifier à la figure d’un Père unique.
L’émergence du monothéisme hébreu est souvent même présentée comme la victoire du système de
société patriarcale sur un matriarcat préexistant où la figure des déesses mères avait une position
centrale. Nous ne pouvons reprendre ici l’ensemble des débats qui passionnent les historiens des

5
religions quant au processus historique et mental qui serait à l’origine d’une telle réduction du
monde divin à un seul être créateur au caractère essentiellement masculin. Pourtant, la Bible aussi
considère que l’humanité dérive d’un premier couple, mais Adam et Eve perdent bien vite tout ce
qui aurait pu les assimiler à des êtres divins: ils sont très vite chassés du jardin d’Eden et condamnés
à la mortalité et au travail. Cette déchéance du couple primitif par laquelle il rejoint l’existence
ordinaire est une sorte d’intrusion brutale du principe de réalité venant rompre l’enchantement du
monde mythique et déplaçant l’enjeu de l’aventure humaine sur le plan d’une histoire dont les
hommes sont directement responsables. Le déchiffrement des drames des premières familles
humaines (meurtre d’Abel par son frère Caïn, déluge, dispersion des peuples et des langues) devient
le matériau édifiant d’une histoire orientée par le désir de surmonter cette faillite originelle. Malgré
ses inévitables répétitions, marquées comme partout ailleurs par des rites de recommencement, le
temps cesse d’être la pure et simple répétition du même et la déchéance du premier couple apparaît
comme le point de départ irréversible d’une humanité sur laquelle pèse la charge de son propre
destin. Généralement, l’histoire des premiers couples, divins ou humains, n’est pas une histoire
heureuse. Quelque accident survient, qui dérègle le bon déroulement de leurs amours et de leurs
engendrements, comme si le surgissement de la dualité était marqué du sceau du malheur, et que la
déchéance nécessaire du principe unique primordial, sa scission en deux entités distinctes, entraînait
invariablement une série de drames qui s’enchaînaient l’un à l’autre.

Mais ce fait patent et qui paraît incontestable d’une disparition de toute figure féminine de rang
divin au sein du monothéisme hébreu, se heurte à un autre fait historique contradictoire: l’apparition
au Moyen Âge d’un système de pensée religieux au sein du judaïsme appelée Cabale ou «tradition»,
évoluant dans le cadre du monothéisme ancien, qui a accordé à la forme féminine du divin – et à la
notion d’un couple divin formé d’une face masculine et féminine – une place qu’il n’est pas exagéré
de dire fort grande, comme nous nous efforcerons de le montrer dans les chapitres qui vont suivre4.
Dans le christianisme, l’émergence de la figure de la Vierge Marie, et même à certaines époques
l’apparition d’une féminisation de la figure du Christ appelée «Jésus notre mère5», voire son
androgynisation dans des courants anciens (certaines écoles gnostiques de la fin de l’Antiquité6) ou
médiévaux (Jean Scot Erigène7), ont atténué aussi dans une large mesure la masculinité exclusive
du Dieu de l’Ancien Israël, bien que même la Bible lui prête aussi fugitivement un caractère
féminin, maternel: «La femme oublie-t-elle son nourrisson [...] Moi je ne t’oublierai pas» (Isaïe
49:15); «Il en ira comme d’un homme que sa mère réconforte: c’est Moi, ainsi, qui vous
réconforterai» (ibid. 66:13). Malgré l’extrême diversité des représentations et des croyances
religieuses, il semble que l’on puisse apercevoir très schématiquement qu’au cours de l’évolution
des civilisations et des systèmes de représentation, chaque époque de renouvellement, chaque
tournant culturel important, qui est toujours aussi une époque où est relancée la quête des origines,
soit l’occasion d’une confrontation et d’une nouvelle combinaison entre un principe primordial
unique et un couple d’opposés. Ces nouveaux agencements constituent des structures de plus en
plus complexes et ramifiées, allant parfois jusqu’à occulter totalement la subtile unité de l’ensemble
et jusqu’à rendre impossible la tâche de retrouver ses règles de construction. Ici encore, le
monothéisme se distingue, non pas dans les composantes de ses figures fondamentales, mais dans la
relative simplification des relations qu’elles tissent entre elles. Les combinaisons mythiques y sont
considérablement simplifiées, réduites parfois au minimum nécessaire pour produire un récit
directement accessible, même si l’exégèse et les interprétations tendent à lui conférer une épaisseur
supplémentaire. Adam et Eve, le couple originel du monothéisme biblique, créé à l’image de Dieu
selon la Genèse (1:26-27), s’il reflète d’une manière ou d’une autre une bipolarité, voire une
bisexualité cachée au sein de l’être divin unique, comme l’ont admis divers courants du judaïsme et
du christianisme, est dépeint dans un récit qui pourrait être considéré comme le fruit d’un effort en
vue de rendre transparent et intelligible un drame premier auquel chaque couple est capable
d’identifier sa propre histoire. Cette faculté d’identification directe octroyée par la forme du récit,
qui caractérise aussi d’autres couples bibliques exemplaires, fait défaut en général aux mythes des
religions polythéistes, d’une scénographie très complexe et aux héros lointains et peu semblables

6
aux humains. Le couple originel devenu plus familier, rapproché en partie de l’existence ordinaire,
perd son caractère exclusivement religieux et se «profanise». Le mythe redoutable devient récit
édifiant, histoire exemplaire, et la frontière entre le monde religieux et celui de la vie profane perd
son étanchéité. C’est de ce mouvement de profanisation du sacré (simplification, élucidation) et de
sacralisation du profane (identification, humanisation des héros et des sauveurs), de ce nouveau
régime de l’originel embarqué sur le bateau ivre de l’histoire, que les civilisations judéo-chrétiennes
sont nées et se sont développées jusqu’à l’époque contemporaine où les limites du religieux et les
bornes du monde profane deviennent de plus en plus flous et difficiles à contourer. De la qualité de
leur inter-pénétration, de ses effets heureux ou désastreux, dépend aujourd’hui plus que jamais peut-
être le destin de l’humanité.

1. Une longue série d’exemples est donnée par Mircea Eliade dans son Traité d’histoire des religions, Paris, Payot,
1964, § 159-160. Dans le domaine du monothéisme juif, on peut également citer l’exemple de la Chekhinah
(présence divine) considérée dans la cabale comme l’aspect féminin de la divinité, qui est perçue néanmoins comme
également androgyne par de nombreux cabalistes médiévaux, tel que R. Joseph de Hamadan. retour texte

2. Voir par exemple les extraits des textes des pyramides publiés dans Cahiers Evangile n° 38, supplément, La
création du monde et de l’homme d’après les textes du Proche-Orient Ancien, Le Cerf, Paris, 1981, p. 44-45. Le
mythe décrivant le premier dieu, dénommé Atoum, qui donne naissance par sa masturbation au couple primitif de
jumeaux Shou et Tefnout dont dérivent toute une série d’autres couples divins d’opposés, a presque valeur
paradigmatique.

3. Extrait de Samuel Noah Kramer, L’histoire commence à Sumer, Arthaud, 1986, p. 182-183.

4. Voir également Elliot R. Wolfson, «Effacer l’effacement, sexe et écriture du corps divin dans le symbolisme
kabbalistique», dans Transmission et passages en monde juif, éd. E. Benbassa, Publisud, Paris, 1997, p. 65-97 et
en particulier les pages 88-90. Voir aussi les textes rassemblés dans notre ouvrage, Cabale et cabalistes, Bayard,
Paris, 1997, p. 130-131, 133-135, 161.

5. Voir Caroline Walker Bynum, Jesus as mother: Studies in the spirituality of the High Middle Ages, Berkeley,
University of California Press, 1984. retour texte

6. Voir infra, «Genèse 1: 26-27», notes 19, 22.

7. Voir Francis Bertin, «Corps spirituel et androgynie chez Jean Scot Erigène», dans L’Androgyne, Cahiers de
l’Hermétisme, Albin-Michel, Paris, 1986, p. 63-128.

7
La femme masculine

La ronde des âmes et la construction du masculin et du féminin dans la


cabale à partir d’un écrit de R. hayyim Vital

«Je ne puis trouver qu’il y ait le moindre mérite à avoir honte de la sexualité.»

(S. Freud, 1921)

«Ce n’est peut-être pas par un simple hasard que le promoteur de la psychanalyse se
soit trouvé être juif.»

(S. Freud, 1925)

L’un des buts théoriques principaux de ce premier chapitre est de montrer que,
contrairement à ce que Michaël Pollak affirmait – à savoir que l’identité sexuée «ne devient
une préoccupation, et indirectement un objet d’analyse que là où elle ne va plus de soi1» –,
cette identité a toujours été un objet problématique, aussi bien dans la réalité sociale que
dans le discours religieux qui a été longtemps prépondérant sinon exclusif. Certes, notre
propos se limitera à l’exploration de ce discours dans un domaine particulier de l’histoire
religieuse, et encore à quelques écrits significatifs choisis parmi beaucoup d’autres. Il
pourrait cependant suffire pour témoigner du caractère universel et transhistorique de la
problématisation de l’identité sexuée et de la différence sexuelle qui en est le corollaire.

La première loi qui interdit tout acte homosexuel dans l’empire romain a été promulguée
en 342 sous Constantin II, et elle établit très clairement un lien substantiel entre cet acte et
la confusion des identités sexuelles qu’il est censé entraîner: «Lorsqu’un homme se
comporte au lit à la manière d’une femme, que cherche-t-il donc? Le sexe perd toute sa
signification. Le crime en est un, dont il vaut mieux ne pas parler. Vénus est pervertie. On
cherche l’amour et on ne le trouve pas. Nous ordonnons par conséquent que la loi se
dresse, une épée à la main, et frappe l’infâme qui s’est rendu coupable d’un tel crime, que
cet homme soit soumis à un châtiment atroce et raffiné2.» Cet effroi devant le risque d’une
«perte de signification» de l’identité sexuelle, ou plus exactement de l’identité de genre
(sexe social) qui a conduit en particulier à la pénalisation de l’homosexualité comme crime
passible de la peine de mort en Occident3, repose sans doute sur des ressorts profonds

1
L’expérience concentrationnaire. Essai sur le maintien de l’identité sociale, Métaillé, Paris, 2000, p. 10.
2
Codex Theod., IX, 7, 3, in Maurice Lever, Les bûchers de Sodome, Fayard, Paris, 1985, p. 34. Voir aussi le travail
de Scott Gunther, «La construction de l’identité homosexuelle dans les lois aux États-Unis et en France»,
EHESS, ENS, DEA de Sciences Sociales, 1995.
3
Pour un ample aperçu de la situation de l’homosexualité dans le droit occidental dans une perspective
socio-anthropologique, voir «Normes sociales, droit et homosexualité», thèse pour le doctorat en droit, par

8
qu’il n’entre pas dans nos intentions d’analyser ici. Mais cet effroi ne doit pas être
considéré comme le vestige isolé d’un passé lointain4, il est au contraire aujourd’hui encore
au centre des prises de position les plus radicales et de polémiques dont les effets
politiques se sont fait sentir récemment à propos des débats sur l’introduction dans le
droit d’un «pacte civil de solidarité5».

Nous partirons d’un simple constat: il apparaît qu’un souci contemporain de plus en
plus pressant touche l’identité sexuelle et le genre6. Il est attesté par un large faisceau de
faits convergents. La biologie, la sociologie et l’anthropologie ainsi que l’histoire sont
fréquemment sollicitées pour apporter des réponses à ce «tourment» moderne qui est bien
davantage qu’une mode passagère. Les comportements sexuels des acteurs sociaux
tendent souvent à être mués en identités constituées (hétérosexualité, homosexualité7) ou

François Courtray, sous la direction de Norbert Rouland et avec la collaboration de Mme Marie-Élisabeth
Handman, soutenue à Aix-en-Provence en décembre 1996.
4
Pour un témoignage contemporain, voir Elisabeth Lebovici et Didier Péron, «Etat des lieux de
l’homophobie. Le débat sur le Pacs a réveillé une hostilité latente qui se cache de moins en moins», dans
Libération du 26 juin 1999: «… une nouvelle forme d’idéologie, éventuellement progressiste ou éclairée, et
diffusable dans n’importe quelle page “débats” des journaux. Cette dernière s’est montrée particulièrement
virulente ces derniers temps, théorisant tous azimuts l’inégalité des sexualités. Son discours privilégie “la
différence des sexes, fondamentale dans le couple”, et relègue la relation homosexuelle dans une catégorie
inférieure. Emanant de la gauche comme de la droite, cette homophobie “savante” parle au nom de la
“culture” et de l’“ordre symbolique”, et recycle à l’occasion psychanalyse lacanienne et anthropologie.» Pour
une illustration exemplaire de cette homophobie savante de type à la fois psychanalytique et juridique
fondée sur l’effroi devant le risque de disparition de la différence masculin/féminin, voir Pierre Legendre, La
901e conclusion. Etude sur le théâtre de la Raison, Fayard, Paris, 1998, p. 413: «Cependant, en dépit de la majesté
universitaire dont s’entoure la dogmatique homosexualiste en formation, avec à l’appui la revendication
d’un statut classant les couples dits homosexuels sous un comme si annulatoire de la différence des sexes,
émerge tout bonnement l’immémoriale question de l’enfant: pourquoi y a-t-il des papas et des mamans,
pourquoi les hommes et les femmes?»
5
Les interventions de nombreux députés à l’Assemblée Nationale lors des différents débats que cette
proposition de loi a suscités sont très éloquentes à ce sujet.
6
Ce souci apparaît déjà de façon très explicite en 1973 dans un exposé de Freddy Raphaël: «Les enquêtes
que nous avons analysées expriment des craintes devant une uniformisation possible des sexes qui détruirait
le dialogue amoureux. L’égalité, qui est désirée et qui est réclamée, suppose l’altérité et le respect de cette
altérité. L’identité des rôles n’est pas le véritable moyen de réaliser l’égalité. […] Il s’agit de dénoncer […] la
politique de neutralisation des sexes que prône Simone de Beauvoir et qui traduit une impuissance à
assumer la différence […]. Maintenir la différence du masculin et du féminin, c’est combattre un
affadissement non pas de la sensation, mais du sens», dans «Le couple. De l’image à la réalité», L’autre dans
la conscience juive, le sacré et le couple, P.U.F., Paris, 1973, p. 254. Rappelons que ce texte a été rédigé en
réaction à ce que l’auteur appelle «l’explosion sexuelle contemporaine», à savoir les discours de libération
sexuelle qui fleurissaient au début des années 70, dans la foulée des révoltes étudiantes de mai 1968.
7
Voir par exemple Cécile Bénito de Sanchez: «L’hypothèse ici mise à l’épreuve est que les changements
observés dans la perception et le statut imparti aux pratiques homosexuelles à travers l’histoire dépendent
étroitement du rapport qui s’établit entre les modes de constitution des identités sexuées et des rapports
sociaux de sexe. Cette démarche se fonde sur un double postulat. D’une part, si le sexe biologique, qui
détermine largement l’identité de genre, constitue encore aujourd’hui l’un des référents identitaires les plus
fondamentaux qui soient, le masculin et le féminin n’en sont pas moins assimilés à deux positions relatives,
au contenu historico-culturel changeant, constitutives d’une dualité symbolique et sociale à l’égard de
laquelle chacun est sommé de se situer. D’autre part, pour reprendre la formule de Michaël Pollak, “on ne
naît pas homosexuel, on apprend à l’être”», dans «Des identités homosexuelles. Propos sur la genèse et les

9
en cours de construction sociale (bisexualité8), et ils appellent une réévaluation nouvelle
des définitions familières des fonctions, des rôles et des positions liés à l’assignation à un
genre. Masculinité et féminité sont ainsi des notions sans cesse revisitées et réinvesties de
nouvelles valeurs. L’individualisme reconnu comme un trait marquant des sociétés
contemporaines9 tend à transformer les genres masculin et féminin tels qu’ils sont depuis
longtemps définis en Occident chrétien en des variables individuelles qu’il est loisible
pour tout un chacun de combiner et de redéfinir à son gré10.

Pourtant, le besoin d’une délimitation universelle reconnue et acceptée par tous n’est pas
moins pressant que naguère. Le manque de souplesse relatif des cadres anciens, de
l’épistémé classique aux impératifs religieux, et même dans une certaine mesure des
conceptions élaborées par la psychanalyse dès le début du vingtième siècle11, se heurte à

avatars d’un genre contesté», Revue h, numéro 1 (été 1996). Pour une discussion sur la construction de
l’identité homosexuelle, voir aussi Fabienne A. Worth, «Le sacré et le sida; les représentations de la sexualité
et leurs contradictions en France, 1971-1996», Les Temps Modernes, février-mars 1997, n° 592, p. 74-113. Voir
aussi R. Mendès-Leite, «Genres et orientations sexuelles: une question d’apparences?» GREH et. al.,
Homosexualités et Lesbianisme: mythes, mémoires, historiographies. Actes du colloque international (3 vol.). Cahiers
GKC, Lille, 1989-1990, p. 109-147.
8
Voir Rommel Mendès-Leite, Catherine Deschamps et Bruno-Marcel Proth, Bisexualité: le dernier tabou?,
Calmann-Lévy, Paris, 1996.
9
Pour le domaine religieux, voir D. Hervieu-Léger, Le pèlerin et le converti, Flammarion, Paris,1999, p. 157-
200.
10
Cela dit, ce constat vaut surtout au niveau des phantasmes et des représentations, et bien moins au niveau
des pratiques sexuelles relationnelles; voir l’analyse de Gert Hekma dans «Les limites de la révolution
sexuelle. Grammaire de la culture sexuelle occidentale contemporaine», Sociologie sociétés, vol. XXIX n° 1,
printemps 1997, p. 145-156: «On pourrait donc affirmer que l’individualisation de la société va de pair avec
une onanisation et que les images sexuelles ne stimulent pas tellement les relations entre les individus que
l’autosatisfaction.»
11
Les écrits de S. Freud, comme nous l’apercevrons plus loin, présentent une bien plus grande ouverture et
souplesse en matière de normes sexuelles que ceux de ses disciples immédiats ou indirects, plus préoccupés
que leur maître de réintroduire l’idéologie sexuelle hégémonique dans le discours psychanalytique, comme
s’ils avaient été contraints de refermer au plus vite la porte théorique entr’ouverte dans les textes de Freud.
A cet égard, les efforts d’un psychanalyste et prêtre catholique français comme Tony Anatrella sont
exemplaires de cette tendance réactive sinon réactionnaire; voir sa déclaration au journal Le Figaro du 16 Juin
1998. L’ordre symbolique devient un synonyme de l’ordre social hégémonique. Mais voir déjà de Ch.-H.
Nodet, «Sexualité et situation», Esprit, Novembre 1960: «Toute l’évolution psychologique de l’enfant doit
faire de lui un adulte dont la puissance d’amour trouve sa réalisation la plus complète dans l’union, faite de
tendresse et de sexualité, avec un autre adulte du sexe différent du sien. […] Posséder une sexualité
épanouie signifie que tout l’être accepte, dans son intimité psychologique consciente et inconsciente, les
caractéristiques de sa différence sexuée, et qu’il est porté profondément et naturellement, d’une façon
spontanée et vivante, sans peur ni revendication inconscientes, vers le sexe complémentaire» (p. 1733). Ces
propos, à prétention psychanalytique, qui aboutissent à une apologie de l’institution du mariage, ne font que
défendre le discours chrétien familialiste le plus classique. Plus récemment, on se reportera aux propos de
différents psychanalystes interrogés par le journal Le Monde (dimanche 14 Mars 1999), sur la question de
«l’homoparentalité», par ex. ceux de Serge Lesour: «L’homosexuel aime l’autre en tant qu’autre lui-même. Il
y a souvent eu déni psychique de la différence de sexes au moment de l’adolescence. Ce qui pose question,
pour l’enfant, c’est que le discours inconscient des parents puisse être celui de la négation du sexe opposé.
L’enfant peut toujours trouver ses identifications en dehors du milieu familial. Dans certains couples
homosexuels, cela s’avère possible, mais hélas pas dans tous. L’autre danger, c’est de faire passer à l’enfant

10
l’exigence contemporaine de plasticité et d’adaptabilité. A l’heure où paraissent des
ouvrages de plus en plus nombreux annonçant ou prédisant l’avènement d’une nouvelle
forme de masculinité, souvent en réaction au discours féministe12, il peut être utile
d’entamer l’exploration de la construction de la différence des sexes dans une forme de
pensée élaborée en Europe, qui a consacré à cette question beaucoup d’énergie, mais qui
demeure pour l’essentiel étrangère aux discours religieux ou philosophiques de l’Occident
chrétien. La cabale, considérée comme la forme médiévale de la mystique juive, comprend
en effet un nombre imposant d’écrits où se reflète le souci constant d’investir le dipôle
mâle/femelle de valeurs qui transcendent apparemment le marquage social des identités
sexuelles. Cet effort visant à déplacer ces signifiants de leur définition naturelle vers une
définition où ils deviennent les symboles d’aspects ou de fonctions du monde divin,
parcourt toute l’histoire de la cabale, dont nous allons passer rapidement en revue les
grandes étapes13. Au-delà de ce constat, il peut nous permettre de prendre la mesure de la
constitution des genres homme et femme dans la religion juive traditionnelle, puisqu’il
pratique de fait une mise à distance des évidences sociales et par conséquent de leurs
implications comportementales et identitaires.

Comme nous allons le voir, traiter explicitement du masculin et du féminin dans une
quête de dépassement des données naturelles ou familières n’est pas une démarche sans
effets sur l’appréciation des rôles sociaux et religieux des hommes et des femmes, des
interdits liés à leur relation et de la position masculine dominante. C’est donc à une sorte
d’étude anthropologique d’un discours à la fois proche et étranger, puisqu’il est en même
temps largement inséré matériellement dans l’histoire et la géographie occidentales et qu’il
leur est étranger par ses sources religieuses, sa culture et sa langue, que nous allons nous
atteler. «L’étrangeté» de ce discours est soulignée par l’absence totale de sa prise en
considération dans les travaux consacrés à l’histoire de la sexualité ou de la construction
de la différence sexuelle en Occident, et en particulier par les chantiers ouverts d’une part
par Michel Foucault14 et d’autre part par Thomas Laqueur15. La présente étude sera

l’idée qu’il n’y a pas de limites, d’interdits, en refusant la stérilité qu’implique l’homosexualité. La base de
l’éducation, c’est la frustration.»
12
L’ouvrage à succès d’Elisabeth Badinter, XY: de l’identité masculine, éd. Odile Jacob, Paris, 1992, illustre
typiquement ce courant de pensée. Pour un vaste panorama des déterminismes religieux en rapport avec les
aspirations féministes, voir Archives de Sciences Sociales des Religions, volume 95, n°3, 1996, «La religion: Frein
à l’égalité hommes/femmes».
13
Les études existantes ne concernent essentiellement que la dimension symbolique ou théologique du
discours des cabalistes; voir Daniel Abrams, Sexual Symbolism and Merkavah Speculation in Medieval Germany.
A Study of the Sod ha-Egoz Texts, Mohr Siebeck, Tübingen, 1997; Avraham Elqayam, «Connaître le Messie: La
dialectique du discours sexuel dans la pensée messianique de Nathan de Gaza», Tarbitz, 65 (1996), p. 637-670
(en hébreu); Moshé Idel, «Métaphores et pratiques sexuelles dans la Cabale», dans Lettre sur la sainteté: Le
secret de la relation entre l’homme et la femme dans la cabale, éd. et trad. par Charles Mopsik, Verdier, Lagrasse,
1986, p. 329-358; Yehuda Liebes, «Zohar et Eros» (en hébreu), Alpayyim 9, 1994, p. 67-119; Elliot R. Wolfson,
«Effacer l’effacement, sexe et écriture du corps divin dans le symbolisme kabbalistique», dans Transmission et
passages en monde juif, éd. E. Benbassa, Publisud, Paris, 1997, p. 65-97.
14
Histoire de la sexualité, vol. I, La volonté de savoir, Gallimard, Paris, 1976.
15
La fabrique du sexe. Essai sur le corps et le genre en Occident, Gallimard, Paris, 1992. Dans le même sens, on
notera que dans la partie historique de la thèse de droit citée plus haut (note 3), les références au judaïsme

11
cependant limitée à quelques aspects de cette question et elle n’entend en rien se
substituer à une monographie consistante. Le cadre restreint qui lui est imposé ne
permettra qu’un rapide survol, suffisant néanmoins pour jeter les bases d’une
problématique nouvelle dans ce domaine.

Très bref survol


des antécédents bibliques et rabbiniques

Il semble que l’époque biblique soit marquée par un souci à la fois très présent et
inconstant d’amplifier la différence sexuelle, de la rendre patente et de donner à sa
visibilité une expression sociale indubitable. Néanmoins, ce souci ne constitue pas une
obsession permanente et de multiples activités imparties généralement au genre masculin
sont occasionnellement accomplies par des femmes sans rencontrer la moindre opposition.
La Bible considère la différenciation sexuelle comme une œuvre divine qui préside à la
création d’un être humain (Genèse 1:26-27) et Adam et Eve, le premier couple, constitue le
prototype du noyau familial à l’image duquel les sociétés se sont organisées. En matière
normative, il existe plusieurs règles rappelées dans le Pentateuque qui accentuent la
différence anatomique apparente entre garçons et filles et participent d’un apprentissage
des genres, de leurs rôles et positions respectives16. Evoquons tout d’abord l’institution de
la circoncision prescrite à l’âge de huit jours pour les garçons (Genèse 17:10 et Lévitique
12:3) et qui vise entre autres à parfaire le nouveau-né en levant toute ambiguïté sur son
appartenance sexuelle17.

s’arrêtent à «l’Ancien Testament», tandis qu’elles se prolongent jusqu’au Moyen Âge et à l’époque moderne
pour le christianisme.
16
Sur la question capitale des apparences, voir Rommel Mendès-Leite, «Genres et orientations sexuelles: une
question d’apparences?» dans GREH et. al., Homosexualités et Lesbianisme: mythes, mémoires, historiographies.
Actes du colloque international, cit., chap. 6: «Il est clair que les jeux des apparences sont fondamentaux pour
les discours de catégorisation par rapport aux genres, comportements et orientations sexuelles.»
17
Voir encore F. Courtray, cit., p. 38: «Cependant, quelle que soit la période de vie choisie, la signification
profonde de ce rite reste la même: conforter chaque individu dans son sexe propre. En effet, le prépuce de
l’homme est fréquemment considéré comme une sorte de vagin (élément femelle) où serait logé le gland
(élément mâle); quant au clitoris, certaines sociétés le considèrent comme une réplique du pénis (élément
mâle) au sein de la vulve (élément femelle). L’homme non circoncis et la femme non excisée ne sont alors pas
vraiment encore homme ou femme, mais des êtres mixtes, androgynes, immatures et incapables de ce fait
d’entretenir des relations sexuelles fécondes. Une intervention humaine s’avère nécessaire pour finir le
travail de différenciation des corps et inscrire définitivement chaque être dans son sexe et dans son genre.»
L’excision n’ayant pas d’existence dans le judaïsme, il semble que seul le fait qu’un garçon comporterait
anatomiquement à sa naissance un signe de féminité constitue un problème à régler, alors que le fait que les

12
Le rite du rachat du premier-né mâle, à l’origine destiné à Dieu en tant que sacrifice
humain (Exode 13:11-16, Nombres 3:12-13 et 3:47) et que ses parents doivent garder en
l’échangeant contre une somme d’argent, rappelle que seul le garçon est «réservé à Dieu»
dans le système de circulation des biens concrets entre la sphère divine et la sphère
humaine et qu’il appartient à un ordre supérieur capable de l’arracher à l’emprise sociale
et familiale. L’obligation pour les hommes exclusivement de participer aux trois fêtes de
pèlerinage souligne la mobilité de ces derniers face à la nécessité pour les femmes de
demeurer dans la maison familiale. Les temps différents pour la purification des nouvelles
accouchées si elles ont enfanté un garçon (7 jours) ou une fille (14 jours) manifestent
l’impureté plus grande attachée au sexe féminin. La non-participation générale des
femmes à la prêtrise et au culte du Temple et, plus globalement, leur faible implication
dans la vie religieuse collective, indique que la différence sexuelle est traduite socialement
par une répartition très inégale des lieux d’expression socio-religieux entre les sexes.

Il semble que plus les Hébreux de l’Antiquité vivaient en contexte urbain, plus la
différence des lieux de présence sociale entre l’homme et la femme s’accusait, et les
maximes du livre des Proverbes représentent sans doute la liste la plus complète des
normes idéales de l’urbanité bourgeoise du monde ancien. Pour lever toute ambiguïté
potentielle sur les signes distinctifs entre les sexes, une règle interdit aux hommes et aux
femmes de revêtir les vêtements considérés comme étant réservés au sexe opposé: «Une
femme ne portera pas un costume d’homme et un homme ne revêtira pas un habit de
femme; car quiconque fait cela est une abomination pour YHVH ton Dieu» (Deutéronome
22:5); cette prohibition ne fait sans doute qu’ériger en loi d’origine divine une norme
sociale depuis longtemps en vigueur, bien que certains aient vu dans cet interdit la
réprobation d’une pratique de travestissement cultuel en vogue dans le contexte cananéen
de l’Antiquité. La différence dans l’habillement, qui touche à l’apparence extérieure
immédiatement saisissable, est de grande conséquence dans l’établissement d’une identité
psychosexuelle, car elle est en prise immédiate avec les symboles sociaux reconnus par
tous. Se donner les apparences d’une personne de l’autre genre revient à franchir
symboliquement la barrière des sexes et l’interdiction qui est formulée dans le
Deutéronome constitue le plus ancien témoignage de l’existence du travestisme
vestimentaire, qu’il soit d’origine religieuse ou non, et de sa prohibition biblique. Le mot
to’evah, traduit par «abomination» dans le verset précité, est celui-là même qui est employé
dans le Lévitique (18:22, 20:13) quand est prononcé l’interdit du rapport anal
homosexuel18.

filles soient porteuses d’un élément masculin suivant cette perspective anthropologique, ne représente
aucune gêne: il serait plus acceptable que les filles soient masculines que les garçons féminins.
18
Voir à propos de cet interdit le travail de F. Courtray cité, p. 16: «Ces représentations expliquent également
que la condamnation de l’homosexualité masculine ne soit pas aussi tranchée que ce qu’il y paraît de prime
abord. Comme le fait remarquer Daniel Boyarin, ce qui est effectivement condamné, c’est de coucher avec un
homme comme on couche avec une femme, c’est-à-dire de le pénétrer. Pénétrer un homme reviendrait à lui
assigner le rôle sexuel passif d’une femme, avec l’ensemble des implications dépréciatives que revêt ce rôle
au sein d’une société aux valeurs fortement patriarcales. Si la sodomie se trouve rejetée par le Lévitique, rien
ne témoigne par contre dans le texte d’une condamnation générale et absolue des rapports sexuels autres
entre hommes. Ce n’est vraisemblablement qu’ultérieurement, sous l’influence de la culture hellénistique et

13
Dans la Bible, le marquage sexuel de la différence va de soi: jamais aucune description
anatomique ne précise ce qui va permettre de distinguer le nouveau-né mâle de la fille,
notamment pour décider d’une circoncision. On naît fille ou garçon et être l’un ou l’autre
ne pose jamais problème. Nulle part la question «qui est fille» ou «qui est garçon» n’est
posée, la réponse semblant si évidente qu’elle se passe de toute explication. Cependant,
une fois que l’identité est posée sur une base purement visuelle, extérieure, aucun
changement ne sera acceptable ni même reconnu comme possible. Les parents ou les
personnes chargées d’assister à la naissance, comme les sages-femmes, ne sauraient
commettre d’erreur sur ce point. Dès lors, le destin est scellé et la position sociale est
déterminée. C’est toujours la naissance de garçons qui est annoncée par des anges ou des
oracles prophétiques. C’est pour donner naissance à un garçon que les hommes et les
femmes prient si leur couple est frappé de stérilité. La Bible reflète la mentalité des
Hébreux de l’Antiquité, où la domination masculine implique qu’une différenciation
stricte entre les sexes fasse l’objet d’un souci constant et appliqué. Si une telle
différenciation venait à disparaître ou au moins à subir une atténuation, la position de
domination des hommes sur les femmes se trouverait immédiatement problématique,
risquerait d’apparaître comme infondée ou mal fondée, ce qui ouvrirait la porte à toutes
sortes de remise en cause des évidences symboliques et de leurs conséquences en matière
de pouvoir exercé par un sexe sur l’autre. Si, d’une certaine façon, la rigueur de la
différenciation sexuelle dans le judaïsme antique n’est qu’un cas particulier du souci
général de discrimination et de différenciation entre soi et non-soi, de classification entre
espèces pures et impures19, elle affecte plus que tout autre la régulation de la vie sociale,
parce qu’elle touche très directement à l’identité des acteurs, à leur statut et à leur
reconnaissance dans la communauté historique dont ils sont membres.

Le corpus rabbinique n’a fait qu’élargir et aggraver la portée des règles concernant la
distinction entre les sexes. Comme si le dimorphisme sexuel naturel n’était jamais suffisant
pour légitimer les identités et les appartenances et qu’il fallait, à mesure des spécialisations
et différenciations institutionnelles qui marquent le développement des sociétés dont
l’histoire a un net caractère cumulatif, enrichir de plus en plus les inscriptions culturelles
de la différence des sexes pour qu’aucun doute ne subsiste quant à l’identité des acteurs.
Pour assurer et réassurer constamment la domination masculine, les normes
différenciatrices entre les sexes doivent être produites au rythme des spécialisations
institutionnelles.

Le Talmud va même jusqu’à esquisser une théorie de la présence universelle du


masculin et du féminin en toutes choses, ce qui tend à les ériger en puissances
cosmologiques: «Tout ce que le Saint béni soit-il a créé, mâle et femelle il les a créés» (Baba
Batra 74b). Le principe de différenciation entre les sexes traverse toute la création qui se
distribue en deux «camps» qui jamais ne se confondent ni ne doivent se confondre, et qui
obéissent à un ordre de domination et de fonctions voulues par Dieu dès le début des

de la tradition chrétienne, que ces textes ont été réinterprétés de manière plus rigoureuse.» La citation se
réfère au livre de Daniel Boyarin, Carnal Israel. Reading sex in Talmudic culture. University of California Press,
Berkeley, 1993.
19
Voir Mary Douglas, De la souillure, éd. Maspéro, Paris, 1971.

14
temps, la différence entre hommes et femmes n’étant qu’un cas particulier d’un principe
qui enveloppe toute chose. Rappelons brièvement que cette différence est aussi un moyen
de hiérarchisation des êtres humains suivant un schéma simple que l’on retrouve presque
partout dans les sociétés depuis la haute Antiquité jusqu’à nos jours20. Le fait d’être une
femme ou d’être un homme contraint d’adopter la situation d’une femme, suppose un état
d’infériorité, de dépendance, de soumission, qui revêt parfois une signification infamante,
comme c’est le cas dans le texte suivant, qui se trouve dans un Midrach, Tanhouma Vaéra 8
(éd. Buber): Pharaon, le roi d’Egypte, se considérait comme un dieu; en rétorsion, «le Saint
béni soit-il a fait de lui une femme et il a été possédé (sexuellement) comme une femme».
Rien ne semble avoir pu contredire plus radicalement la prétention de Pharaon à la
divinité que cette réduction à l’état de femme, avec ce qu’une telle métamorphose
implique comme soumission dans le domaine de la sexualité. La femme apparaît comme
un degré intermédiaire entre l’humain et l’animal ou entre l’homme libre et l’esclave ou
entre le majeur et le mineur.

Le passage de la condition d’homme à celle de la femme est un châtiment et rien d’autre.


Le principe de la différence irréductible des genres garantit l’évidence de la domination
masculine, son caractère incontestable, il constitue un rempart souverain qui prévient
d’avance toute éventuelle contestation de l’ordre social et de la conservation à travers les
générations d’un mode d’être collectif stable, familier, et rationnel. La religion juive telle
qu’elle a été refondée par les rabbins de la fin de l’Antiquité et du début du Moyen Âge
s’est efforcée avec succès d’assurer ce principe et les normes sociales qui en découlent de
l’autorité de la révélation mosaïque. La plupart des expressions de la vie religieuse,
surtout de celles qui ont un caractère public, ont donc été soigneusement réparties entre
hommes et femmes, les premiers assumant la quasi-totalité des pratiques concrètes, les
secondes veillant surtout à éviter les transgressions des règles et à faciliter l’observance
religieuse par les hommes.

En dehors de la vie conjugale, les hommes et les femmes ne devaient pas se mélanger,
discuter entre eux, se toucher, se voir, s’entendre, et limitaient leurs relations au strict
nécessaire. Ce mode de vie est encore en vigueur dans les communautés juives de type
intégraliste. Les discours qui l’ont soutenu et consolidé reposent tous, de façon le plus
souvent implicite, sur la croyance en une identité sexuelle de nature substantielle, acquise
dès la naissance et irrévocable, imperturbable et immuable. Cette identité détermine
également une série de comportements, d’inclinations, d’attitudes physiques ou mentales
et d’aptitudes rigoureusement répertoriées et distribuées différentiellement entre les sexes.
Cette croyance associe en les confondant le fait d’être homme ou femme et les notions
abstraites de masculinité et de féminité. Nous allons voir comment cette association a été
peu à peu ébranlée par le discours des mystiques et des ésotéristes, et comment cet
ébranlement a permis l’éclosion, à l’issue d’un processus assez long, d’un discours où la
rigidité des identités socio-sexuelles a cédé la place à une vision d’une bien plus grande
plasticité, et a donc enrichi le discours religieux du judaïsme d’un degré de complexité

20
Voir Pierre Bourdieu, La domination masculine, Seuil, Paris, 1998.

15
supérieur, mieux à même de prendre en compte les données les plus variées de la réalité
sociale.

II

Les antécédents mystico-ésotériques

1. Les caractères du masculin et du féminin

Masculin ou féminin se dit d’une qualité qui caractérise en propre l’homme ou la femme,
mais peut pourtant s’en détacher, en est comme le fantôme ou le double et peut habiter
tout élément de la nature ou toute création artificielle, aussi bien que le langage. Ces
appellations répondent sans doute au besoin social d’utiliser des termes qui, tout en
évoquant de près des traits reconnus distinctement aux hommes et aux femmes, peuvent
néanmoins qualifier toute autre forme ou entité qui présente des ressemblances réelles ou
supposées avec eux. Elles impliquent un effort d’abstraction visant à déplacer des
expériences familières sur des domaines moins connus. Ces mots sont peut-être les
premiers éléments du langage humain à avoir fait fonction de notions ou de concepts
universels puisqu’on les rencontre presque partout, qu’ils soient ou non distingués des
concepts de mâle et femelle. Leur usage social les a érigés en points de repère et de
discrimination, avec ce que cette activité entraîne comme mise en circulation de normes et
de fixations identitaires. Ils ont ainsi constitué, depuis l’Antiquité la plus reculée, des
marqueurs de différence, et cela en particulier, mais pas exclusivement, dans le domaine
des sexes et des genres. À ce titre, ils ont été l’objet de discours savants incessants, de
redéfinitions normatives périodiques, de rappel de leur signification et de leurs
implications contraignantes et de remises en cause de leur sens.

Si l’on se demande ce que les mots «masculin» et «féminin» signifient en se tournant vers
les premiers textes mystiques ou ésotériques du judaïsme, on se heurte à une difficulté qui
n’est pas seulement philologique, mais qui tient au problème général du caractère confus
qui marque leur emploi dans la culture européenne de la modernité à travers laquelle la
cabale a été étudiée et qui, à ce titre au moins, mérite que l’on s’y arrête. Cette difficulté a
été remarquablement évoquée par Sigmund Freud, qui écrit en 1915: «Il est indispensable
de se rendre compte que les concepts de “masculin” et de “féminin”, dont le contenu
paraît si peu équivoque à l’opinion commune, font partie des notions les plus confuses du
domaine scientifique et comportent au moins trois orientations différentes. On emploie les
mots masculin et féminin tantôt au sens d’activité et de passivité, tantôt au sens biologique,
tantôt encore au sens sociologique. La première de ces trois significations est essentielle et
c’est elle qui sert le plus en psychanalyse […]. On ne trouve de pure masculinité ou
féminité ni au sens psychologique, ni au sens biologique. Chaque individu présente bien
plutôt un mélange de ses propres caractères sexuels biologiques et de traits biologiques de
16
l’autre sexe et un amalgame d’activité et de passivité21.» Un bref historique de la notion de
bisexualité est donné par Freud dans une note de ce même ouvrage, mais les références
qu’il propose ne remontent pas avant la dernière décennie du XIXe siècle22. Freud attribue
l’importance que la notion de bisexualité a eue pour le développement de ses théories,
dans une note rédigée en 1905, à W. Fliess23, et il déclare: «Je pense que si l’on ne tient pas
compte de la bisexualité, on ne parviendra guère à comprendre les manifestations
sexuelles qui peuvent effectivement être observées chez l’homme et chez la femme24.» Le
père de la psychanalyse, qui éprouvait un impérieux besoin de définir avec précision les
notions de masculin et de féminin pour conférer une rigueur scientifique à ses théories, en
vint très rapidement à admettre que ces mots n’avaient guère de sens utilisable pour ses
recherches, sauf si on les entendait comme des synonymes des concepts d’activité et de
passivité.

Mais, vers la fin de l’année 1929, dans une note de son ouvrage intitulé Malaise dans la
culture, Freud écrit: «L’être humain est aussi un animal à la prédisposition bisexuelle sans
équivoque. L’individu correspond à une fusion de deux moitiés symétriques dont, selon le
point de vue de bien des chercheurs, l’une est purement masculine, l’autre féminine. Il est
tout aussi possible que chaque moitié ait été à l’origine hermaphrodite […]. Quant au
caractère du masculin et du féminin, l’anatomie peut certes le mettre en évidence, mais pas
la psychologie. Pour cette dernière, l’opposition des sexes s’estompe en celle de l’activité et
de la passivité, ce par quoi nous faisons coïncider bien trop à la légère l’activité avec la
masculinité, la passivité avec la féminité […]. La doctrine de la bisexualité demeure encore
dans une grande obscurité25.» La conception platonicienne de l’Eros développée par
Aristophane dans Le Banquet est constamment réutilisée par Freud et c’est cet Eros qui est
pour lui la signification psychanalytique du mot «sexualité26».

Comme on le constate, la difficulté de donner aux concepts de «masculin» et de


«féminin», une signification précise et univoque s’oppose à l’évidence qui marque leur
emploi par ce que Freud appelle «l’opinion commune». Même la réduction de leur portée
sémantique aux notions d’«activité» et de «passivité», qui semble, dans un premier temps,
convenir à l’inventeur de la psychanalyse, finit par ne plus trouver grâce à ses yeux. Cette

21
. Trois essais sur la théorie sexuelle, trad. P. Koeppel, Gallimard, Paris, 1987, p. 161-162.
22
Voir ibidem, p. 48-49, note 1, à propos de l’inversion sexuelle.
23
Voir ibidem, p. 162, note a. Sur cet ami de Freud, voir D. Bakan, Freud et la tradition mystique juive, Payot,
Paris, 1977, p. 63-67.
24
Ibidem, p. 162.
25
Malaise dans la culture, Presses Universitaires de France, Paris, 1998, p. 48-49, note 2.
26
Voir Trois essais sur la théorie sexuelle, cit., préface de Freud à la quatrième édition (1920), p. 33: «Combien la
sexualité élargie de la psychanalyse se rapproche de l’Eros du divin Platon»; voir encore «Résistances à la
psychanalyse» (1925), Résultats, idées, problèmes, II, Presses Universitaires de France, Paris, 1992, p. 130: «Ce
que la psychanalyse appelle sexualité n’est aucunement identique à l’impulsion qui rapproche les sexes et
tend à produire la volupté dans les parties génitales, mais plutôt à ce qu’exprime le terme général et
compréhensif d’Eros dans le Banquet de Platon.» Et voir surtout «Psychologie des foules et analyse du moi»
(1921) dans Essais de psychanalyse, Payot, Paris, 1981, p. 151: «L’“Eros” du philosophe Platon coïncide
parfaitement, dans son origine, ses réalisations et son rapport à l’amour entre les sexes, avec l’énergie
amoureuse, la libido de la psychanalyse.»

17
«opinion commune» nécessite pourtant une attention soutenue. Elle est loin d’être
nouvelle puisqu’on la retrouve aussi bien dans le monde ancien qu’aux siècles où s’impose
la modernité. S’il est une «opinion» largement partagée, par-delà les âges et les idéologies,
c’est bien celle-là, au point où certains seraient tentés d’y voir l’expression d’une vérité
naturelle et d’une évidence admise partout et par tous. C’est suivant ses directives que des
individus ou des attitudes reçoivent une étiquette. Ce qu’une société donnée qualifie de
«masculin» ou de «féminin» sera donc «masculin» ou «féminin», quel que soit le caractère
arbitraire de ce jugement, qui pourra avoir des conséquences multiples: stigmatisation des
ambiguïtés réelles ou supposées, tabouisation relationnelle, interdits ou châtiments liés à
des préférences ou à des pratiques sexuelles. Si l’on en croit Pierre Bourdieu27, la série
d’oppositions que ces deux notions entraînent dans leur sillage est universelle:

masculin = actif/dominant/dur/ puissant/devant/supérieur/haut/;

féminin = passif/dominé/tendre/faible/derrière/inférieur/bas.

Cependant, comme nous allons le voir, l’analyse des écrits des cabalistes concernant ce
sujet invite à nuancer ce système de correspondances.

Avant d’entrer dans les détails et d’entamer l’analyse de quelques-uns de leurs écrits, il
convient de brosser un tableau des plus fréquentes significations qu’ils attachent aux mots
«mâle» et «femelle» quand ils forment des couples d’opposés:

 masculin féminin
 Miséricorde Jugement
 Quiétude Activité
 Epanchement Réceptivité
 Intériorité Extériorité
 Cause Effet
 Déploiement Limitation
 Forme Matière
 Richesse Pauvreté
 Lumière Obscurité
 Droit Gauche

Cette liste est fondée sur une appréciation empirique de la fréquence des associations du
principe masculin et féminin dans les textes de la cabale. Elle regroupe des oppositions
implicites ou explicites qui sont rarement légitimées par les cabalistes, mais qui
fonctionnent comme des articulations fondamentales de la pensée ésotérique, héritées
d’une longue chaîne de transmetteurs. On peut distinguer néanmoins plusieurs couples de
contraires qui tirent leur origine d’une influence directe de la philosophie antique et
médiévale, c’est le cas notamment des couples Cause/Effet, Forme/Matière. Mais d’autres
paires d’opposés évoquent des parallèles dans la pensée grecque ancienne. Voici une liste

27
. La domination masculine, cit.

18
significative des dix principes de l’Univers qu’Aristote attribue à un philosophe
pythagoricien dans La Métaphysique (A, 5, 986 a, 22):

 Limité Illimité
 Impair Pair
 Un Multiple
 Droit Gauche
 Mâle Femelle
 Repos Mû
 Rectiligne Courbe
 Lumière Obscurité
 Bon Mauvais
 Carré Oblong

Malgré certaines ressemblances, il n’est cependant pas nécessaire d’y voir l’influence
d’une tradition sur l’autre. De tels couples se rencontrent si souvent dans les cultures les
plus éloignées que l’on est incité à verser ces similitudes sur le compte d’une typologie
quasiment universelle. C’est le cas surtout des couples Lumière/Obscurité, Droit/Gauche,
Bon/Mauvais, Carré/Oblong. Le féminin, dans un tableau comme dans l’autre, est rangé
avec ce qui est mystérieux et trouble, imparfait, sinueux, plein de danger. Une différence
intéressante doit être notée: le féminin chez les cabalistes est du côté de la limitation; chez
les pythagoriciens – et les penseurs grecs en général – du côté de l’illimité. Cela tient à la
connotation négative de l’infini chez ces derniers, qui l’opposent aux formes harmonieuses
et à tout ce qui possède mesure et équilibre, alors que les cabalistes, à l’instar des stoïciens,
le considèrent comme une source de bien et de puissance inépuisable – ce qui vaut au
principe masculin de devenir un symbole de l’infini et au principe féminin d’être classé
dans ce qui dessine une limite. Pour les cabalistes, et il importe tout de suite de le signaler,
aucun des couples mentionnés n’a une fonction négative. Tous sans exception constituent
des modes d’être et d’agir essentiels pour la divinité et pour l’homme, c’est à travers les
jeux de tension créée par ces oppositions qu’une harmonie parfaite peut être atteinte.
Toute la dynamique des mondes spirituels et matériels trouve son origine dans les
pulsations constantes de la vie de ces couples d’opposés. Eux-mêmes forment aussi les
concepts moteurs de toutes les spéculations des cabalistes, au point que les fondements de
leurs élaborations intellectuelles sont parfaitement résumés et tiennent presque tous dans
le premier tableau.

Une question importante mérite d’être soulevée. G. Scholem et d’autres savants à sa suite
ont beaucoup insisté sur le caractère passif du féminin opposé à l’activité du masculin
dans la cabale. Au contraire, un anthropologue américain, Raphaël Pataï, qui a consacré
plusieurs études à l’ésotérisme juif, considère que la dimension féminine y est
essentiellement active alors que le principe masculin est passif. Un malentendu sur la
signification donnée à ces termes est à la base de ces divergences. Scholem appelle en effet
«passivité» le caractère de réceptivité attribué au principe féminin, qui n’aurait, selon
Scholem, rien en dehors de ce qu’il reçoit des émanations supérieures masculines. On peut

19
reprocher à Scholem un certain manque de rigueur terminologique. À proprement parler,
«passivité» ne s’oppose pas à «activité», mais à «impassibilité». Etre passif, c’est avoir la
faculté de recevoir, de pâtir, ce qui n’exclut pas la capacité d’agir. Et c’est bien le caractère
de la dimension féminine dans la cabale, qui est éminemment passive et qui est dotée de la
forme d’activité la plus énergique et la plus créatrice dans le monde des sefirot ou
émanations. Si beaucoup de cabalistes ont tenu à souligner que le principe féminin tenait
toute sa substance de ce qui lui parvient des échelons plus élevés, c’est surtout pour éviter
de faire de cette dimension une figure autonome, car elle se trouve être représentée sous
des traits si évocateurs, dans le Zohar par exemple, que le risque de la croire séparée du
reste des émanations n’est pas négligeable. C’est presque uniquement pour qu’on ne la
confonde pas avec une déesse, parèdre autonome du dieu, que l’hétéronomie et la
dépendance de la dimension féminine a été l’objet de tant d’insistance dans maints écrits
de la cabale. Quant au fond, il n’est pas douteux un instant que le féminin est un aspect
divin plus actif et plus historiquement effectif que l’aspect masculin. Celui-ci reste souvent
à l’arrière-plan dans les écrits des cabalistes, et sans être complètement impassible et
inactif, il remet en quelque sorte le sort concret du cosmos au pouvoir direct de sa
partenaire féminine, n’intervenant lui-même comme tel que dans des situations extrêmes,
comme par exemple en faveur de sa compagne en exil. La figure divine la plus agissante,
celle dont la puissance se manifeste le plus fréquemment, est bien la figure féminine.

La philosophie grecque a hérité elle aussi de représentations religieuses que l’on


retrouve non seulement chez les présocratiques, mais qui apparaissent au cœur du
platonisme. Certaines associations semblent avoir exercé une certaine influence sur la
tradition cabalistique. On trouve ainsi dans le Zohar une perception des pôles sexués qui
rappelle le mythe de la naissance d’Eros proposé par Diotime dans Le Banquet :

«“Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance” (Gen. 1:26). “Faisons


l’homme” en tant qu’association du principe mâle et femelle. “A notre image”, riche; “à
notre ressemblance”, pauvre. Du côté Mâle, il est riche, du côté Femelle, il est pauvre. De
même que le Mâle et la Femelle sont des associés unis, que l’un se soucie de l’autre, que
l’un donne à l’autre et le comble de bien, ainsi doivent être les hommes ici-bas, le riche et
le pauvre joints ensemble, se donnant l’un à l’autre et se comblant de biens» (Zohar, I, 13b).

Déjà Jean Libis avait remarqué le caractère platonisant de ce passage, qui rappelle le récit
mythique de l’union de Poros et de Pénia. Voici le sentiment qu’il retire de sa lecture:

«La richesse symbolique de ce fragment est confondante. D’abord, il y est posé une
analogie entre “les deux essences divines” et la dualité des sexes. Ensuite cette bipartition,
à la fois divine et sexuelle, s’articule sur une troisième dichotomie: abondance, pénurie.
Enfin il est souligné que les deux essences divines n’en forment qu’une seule, et cette
coalescence est bel et bien évoquée par des images amoureuses: protection, osmose,
générosité28.»

28
Le mythe de l’androgyne, Berg International, Paris, 1980, p. 48.

20
Cependant, contrairement à Diotime, le Zohar ne vise pas à expliquer l’origine de
l’Amour, mais il cherche à fournir le modèle métaphysique des rapports charitables entre
les hommes. La relation de couple est considérée ici comme le type idéal du rapport social
qui doit l’imiter. L’union des classes riches et pauvres de la société, doit être à l’image de
l’union de l’homme et de la femme, qui elle-même est le reflet des principes divins qui leur
correspondent. La pauvreté de la dimension féminine n’est pas autre chose que sa
réceptivité, dont l’existence est, pour nos cabalistes, essentielle à l’épanchement divin et à
sa surabondance.

Quant à l’opposition obscurité/lumière, elle relève aussi de la même conception: la


privation de lumière est un appel de la lumière qui précède et conditionne son apparition.
Un passage du Tiqouney Zohar évoque cette problématique:

«L’obscurité avait été créée dès le premier jour, à cause des méchants, ce qu’indique un
verset: “Les méchants sont rendus inertes dans l’obscurité” (I Sam. 2:9), à cause de cette
obscurité qui devait plus tard faire jaillir la lumière [...]. Les mots “à notre image” se
rapportent à la lumière; les mots “à notre ressemblance” se rapportent à l’obscurité, qui est
un vêtement pour la lumière comme le corps est un vêtement pour l’âme [...]. La lumière
est masculine, et l’obscurité féminine – la femelle est à gauche, c’est l’obscurité de la
création29» (édité dans Zohar I, 22b-23a).

Mentionnons encore d’un mot le motif de la lune qui, obscure en elle-même et recevant
sa luminosité du soleil, symbolise la dimension féminine. Les paires d’opposées
richesse/pauvreté, lumière/obscurité s’inscrivent dans une même dialectique où le pôle
féminin fait fonction non pas de simple manque, mais de lieu d’appel nécessaire pour
provoquer les épanchements et l’apparition du principe masculin qui sans cela resterait
inerte ou replié sur lui-même.

Le couple le plus ancien de la théologie juive rabbinique, celui des attributs divins
opposés de Miséricorde et de Jugement, a été celui dans lequel les cabalistes ont aperçu
avec le plus d’acuité et de persévérance l’opposition des sexes. Mais, contre toute attente,
le masculin est pour eux synonyme de Miséricorde (rahamim), le féminin de Jugement ou
de Rigueur (din). Cependant, il faut tout de suite tenir compte d’un fait qui atténue la
systématicité de ces identifications. Selon les diverses fonctions qu’ils remplissent dans la
vie divine, il peut arriver que la femelle épanche activement et il peut arriver aussi qu’elle
corresponde à l’attribut de Miséricorde; à l’inverse, il arrive que le mâle reçoive
passivement et qu’il soit rempli par les puissances sévères du Jugement. Les mots zakhar
(mâle) et neqévah (femelle), se rapportent aussi bien à des essences fixes au sein de la
divinité qu’à des puissances dynamiques et mobiles. Ils peuvent représenter des aspects
théophaniques particuliers, comme la manifestation du divin en tant qu’homme ou
femme, père ou mère, épouse ou époux, roi ou reine, etc., et ils peuvent désigner des

29
Il serait facile de montrer l’analogie de ce passage avec un texte du livre principal du taoïsme chinois, le
Tao Tö King attribué à Lao Tseu, qui parle de la «femelle obscure». Cependant, il faut se souvenir que la
relation féminin/obscurité se retrouve dans les cultures les plus diverses. On la surprend par exemple dans le
poème de Parménide. On ne peut en tirer aucune conclusion hâtive sur sa diffusion interculturelle.

21
forces qui interagissent au sein de la divinité. L’action principale dont ils sont les acteurs
est bien évidemment leur union. Celle-ci est toujours considérée comme bénéfique, elle est
même un des enjeux, sinon l’enjeu central, des actions des humains et de la contemplation
des cabalistes, que ce soit au niveau de la prière ou que ce soit à l’occasion de l’étude des
secrets de la Torah pour parvenir à la connaissance des modes d’accomplissement
théurgique de cette union30.

Il semble que, dans un premier temps, les cabalistes aient surtout identifié masculin et
féminin à l’attribut de la Miséricorde et du Jugement. Le livre Bahir, le premier document
écrit de la cabale médiévale qui nous soit parvenu, parle de cette correspondance très
clairement et comme si c’était une chose allant de soi:

«L’âme femelle [vient] de la Femelle, l’âme mâle [vient] du Mâle. Voilà pourquoi le
serpent courtisait Eve. Il se disait: Puisque son âme provient du Nord, je la séduirai
facilement. Et en quoi consiste cette séduction? Afin de coucher avec elle» (§ 199).

Le Nord désigne ici l’attribut du Jugement, qui est opposé au Sud, symbole de l’attribut
de Miséricorde. Femelle et Mâle sont des dénominations de ces attributs divins, présentés
comme la source d’émanation des âmes des hommes et des femmes. D’où procède cette
répartition qui classe le féminin avec la qualité du jugement et de la rigueur? Est-elle
l’œuvre des auteurs du Bahir? On trouve trace, dans la littérature rabbinique, d’une
assimilation de la femme avec la qualité de dureté et celle de l’homme avec celle de
tendresse. Dans le traité Avot de Rabbi Nathan, une parabole nous est donnée au sujet de la
création d’Adam et Eve:

«“Os de mes os” (Gen. 2:23). Pourquoi est-il dur pour une femme de se réconcilier alors
que pour un homme c’est facile? Parce que la femme a été créée de l’os, alors que l’homme
a été créé de la terre. De même que l’os trempé dans l’eau ne se dissout pas, de même la
femme créée de l’os; l’homme en revanche a été créé de la terre, or la terre se dissout
lorsqu’on verse une goutte d’eau dessus et il en va ainsi de l’homme» (version B chapitre
9).

Cependant la littérature rabbinique contient plusieurs assertions qui vont dans un sens
contraire. L’idée la plus couramment admise est néanmoins celle que les cabalistes ont
adoptée. L’origine exacte de l’affinité qui unit pour les cabalistes le masculin à la
Miséricorde et le féminin au Jugement est encore entourée de brumes. Un cabaliste
géronais, R. Jacob ben Chéchet, a tenté de répondre à un éventuel étonnement face à cette
assimilation qui ne va pas de soi31. Toujours est-il que cette correspondance travaille de
manière constante les écrits des cabalistes, et ce depuis les tout débuts de la cabale jusqu’à
ses développements les plus tardifs.

30
Voir notre ouvrage entièrement consacré à la question de l’action théurgique: Les grands textes de la cabale.
Les rites qui font Dieu. Verdier, Lagrasse, 1993.
31
Voir l’introduction de notre traduction de la Lettre sur la sainteté, Verdier, Lagrasse, 1986, p. 140.

22
Outre cette relation avec les attributs divins anciennement connus dans la littérature
rabbinique, c’est l’équivalence de la femelle avec la réceptivité ou la passivité et celle du
mâle avec l’ensemencement ou l’épanchement qui constitue un dénominateur commun
ayant une fonction dynamique de premier ordre. En effet, les cabalistes ont dès le départ
considéré que la puissance divine d’épanchement était masculine et que la puissance
divine de réception était féminine. Le Talmud a été sans doute la première source à
laquelle ils pouvaient se référer. Dans la littérature rabbinique, nombreuses sont les
assertions selon lesquelles la femme joue un rôle passif, est l’organe de réception de la
substance émise par le mâle, par exemple cette formule: «La femme est un “embryon” et
elle ne fait alliance qu’avec celui qui fait d’elle un vase, comme il est dit “Celui qui
t’épouse est celui qui te façonne” (Is. 54:5)» (Sanhédrin 22b). La femme est «un simple sol»,
à l’exemple de la reine Esther, qui subit passivement l’étreinte de l’homme (Sanhédrin
74b). L’anthropologie juive traditionnelle, une fois encore, joue un rôle fondamental et
constitue la source des expériences et de réflexions à laquelle les cabalistes ont puisé
certains présupposés de leur doctrine. Sur ce point, la théorie aristotélicienne qui
considère que la femme ne participe pas activement à la procréation, qu’elle ne dispose
d’aucune semence véritable et se contente de conserver celle que lui a confiée l’homme, a
pu être connectée avec les conceptions du Talmud, bien que celui-ci ne parle que des
attitudes fondamentales des partenaires lors de l’accouplement et aucunement de leur
physiologie. Pour les cabalistes, donner et recevoir sont les deux actions essentielles qui
structurent le système de la vie divine tout entier. Chacune des dix sefirot ou émanations
reçoit l’influx qui lui parvient du Eyn Sof (l’Infini) et l’épanche à son tour. Et ces deux
mouvements désignent l’union d’un couple. Voici par exemple ce qu’en dit R. Azriel de
Gérone, un des premiers cabalistes:

«Sache que l’Emanation n’a été émise que pour attester de l’unité dans l’Infini, et si le
recevant ne s’unissait pas à l’épanchant, et l’épanchant au recevant, s’unissant en une
seule puissance, on ne pourrait reconnaître que tous deux sont une unique puissance; mais
en s’unissant, à partir d’eux l’on connaît la puissance de l’unité. Or en apercevant la
puissance de l’uni de façon manifeste, on ne va plus douter de [l’unité] en ce qui est caché.
C’est ainsi que chaque chose [ou sefira] sans exception, est épanchant et recevant32.»

L’unité manifeste formée par la conjonction de l’épanchement et de la réception au


niveau des sefirot, à tous les degrés de l’émanation, révèle l’unité de l’Emanateur infini, qui
pour Azriel est essentiellement caché. Le Eyn Sof, le Dieu caché, infini, innommable, ne
peut être dit un qu’au regard de ses émanations multiples et de leur structure double
particulière, où s’unissent et coïncident deux actes opposés, l’épancher et le recevoir. Cette
coïncidence a lieu en chaque sefira, qui est l’un et l’autre, sous un mode unitaire. L’unité
structurée de l’émanation (la bi unité divine manifestée) porte témoignage de l’unité
simple et donc mystérieuse et indicible de l’Infini. C’est au cœur de la coïncidence entre
épanchement et réception de l’influx divin que l’«un» peut être appréhendé par la pensée.
Il n’y a pas d’autre voie. Il va sans dire que cette présentation d’Azriel est une
interprétation philosophique de la notion ésotérique d’androgynie divine. Chaque sefira –

32
Cha’ar ha-Choel, question 11, dans R. Méir Ibn Gabbay, Derekh Emounah, rééd. Tel Aviv, 1967.

23
et donc l’ensemble de l’Emanation – est à la fois mâle et femelle, épanchant et recevant. Ce
qu’indique on ne peut plus clairement un cabaliste castillan du XIIIe siècle, R. Joseph
Gikatila:

«Chacun des degrés sans exception de YHVH, béni soit-il, possède deux faces; une face reçoit de ce
qui est au-dessus d’elle, et sa seconde face épanche de la bonté à ce qui est au-dessous d’elle,
jusqu’au nombril de la terre [la sefira Malkhout]. Chaque degré sans exception se trouve donc
posséder deux instances: une puissance de réception pour recevoir l’épanchement de ce qui est au-
dessus de lui, et une puissance d’émission pour épancher du bien à ce qui est au-dessous de lui, de
cette façon les structures (mercabot) sont dites androgynes, en tant que recevant et épanchant. C’est
là un grand secret parmi les mystères de la foi33.»

Ce point nous paraît des plus importants. L’unité structurelle du cosmos divin (et
angélique chez Gikatila) repose sur la conception de l’androgynie, où le féminin est la face
réceptrice et le masculin la face émettrice et dont la coïncidence en chacun de ses éléments
assure le jeu des passages et des correspondances entre tous les degrés. La double fonction
d’émission et de réception au niveau des microstructures se retrouve aussi dans la
macrostructure générale, où les neuf sefirot font office de source d’épanchement et la
dixième, la sefira Malkhout (la Royauté), de lieu de réception. Cette coïncidence est en
outre la clé des relations de sympathie réciproque qui relient en une chaîne toutes les
émanations et permet les interactions et influences mutuelles. Seul Eyn Sof, l’Infini, semble
échapper à cette double présence. Mais dans la mesure où, selon R. Azriel, la coïncidence
ou l’unité des opposés au sein de l’Emanation atteste sa propre unité, qui reste en dehors
de l’appréhension, on peut dire que le couple mâle/femelle sous la forme des fonctions
émettrices et réceptives parfaitement unies, joue un rôle déterminant pour permettre à la
pensée de soupçonner ce qu’il en va de lui.

Chez un grand nombre de cabalistes, le masculin et le féminin ne signifient pas autre


chose que la puissance d’émission et de réception (c’est le cas en particulier à partir du
XVIe siècle dans le système de Moïse Cordovéro à Safed puis de Moshé Hayyim Luzzatto
en Italie). Cette identification est surtout accentuée dans les œuvres où un intérêt
philosophique affleure. Ce que les cabalistes de toutes les époques entendent en tout
premier lieu quand ils énoncent les mots «mâle» et «femelle», ou «masculin» et «féminin»
(la distinction n’existe pas en hébreu), ce n’est pas autre chose que les deux fonctions que
nous venons de voir et qui ont rang d’essences primordiales. Mais ces mots sont chargés
en même temps de significations riches et complexes et s’ils sont synonymes des fonctions
réceptrices et émettrices, celles-ci n’épuisent à elles seules tous les sens, les images et les
thématiques auxquels ils sont liés.

Le seul cabaliste qui, à notre connaissance, a développé explicitement une théorie de la


différence sexuelle, non pas en termes d’essence, de nature ou de fonction, mais de
rythme, est un auteur castillan de la fin du XIIIe siècle, Joseph de Hamadan. Il est difficile
de dire si son approche particulière était partagée par ses contemporains, mais la solution

33
Cha’aré Orah, chap. 5, fol. 58b.

24
qu’il propose pour lever une contradiction apparente du système théosophique de la
cabale castillane semble si subtile qu’elle aurait pu faire l’unanimité. Les sefirot
comprenant chacune un aspect masculin et féminin, ce qui leur vaut le qualificatif
d’androgyne, il est permis de se demander pourquoi certaines sont appelées mâles et
d’autres femelles. La différence ne peut donc se situer dans le simple fait que certaines
reçoivent l’épanchement ontique et que d’autres l’émettent, puisque toutes doivent
nécessairement remplir ces deux fonctions. C’est donc dans le mode de réception et
d’émission de cet épanchement que la différence se trouve. Mâle comme femelle reçoivent
et épanchent, mais selon un mode différent. Le caractère androgyne du système est
sauvegardé, toutefois, le fait d’être de genre masculin ou féminin ne signifie plus
exactement épancher ou recevoir, mais épancher et recevoir d’une façon particulière. Cette
nouvelle façon d’aborder la question de la différence sexuelle ouvre des perspectives
inédites dans l’appréhension de l’identité sexuelle, plus nuancées et «libérales». Car être
homme ou femme ne se définit plus simplement comme le fait d’occuper une position
dans un système ni comme le fait de remplir un rôle strictement défini, mais comme le fait
d’assumer, pour l’un et l’autre sexe, une manière d’être passif et actif, de recevoir et
d’épancher, centrée sur un rapport au temps distinct et non plus à l’espace et à la fonction.
Les deux textes de Joseph de Hamadan que nous allons citer développent la même idée,
bien qu’ils se servent de métaphores différentes. Le premier est extrait de ce qui est sans
doute le premier écrit connu de ce cabaliste, son commentaire sur la Genèse dont il reste
seulement un petit fragment:

«En réalité il s’agit de quatre sefirot particulières qui reçoivent et épanchent, et tel est le
secret de l’androgyne. Pareilles sont les autres dimensions constituant l’unité de la chaîne
supérieure sainte et pure, elles relèvent également du secret de l’épanchant et du recevant.
Pourquoi certaines sont-elles alors appelées “femmes34”? Parce que la couleur des
dimensions qui s’épanchent en elles est gravée en leur sein et, à travers elles, elle apparaît
comme un pilon dans un mortier35, car elle ne s’en détache jamais. Quant à toutes les
autres [dimensions], elles sont imbriquées de la même façon [dans la chaîne], sauf qu’ici il
y a couleur au-dessus d’une couleur, comme la flamme dans la braise36.»

Au sein des sefirot qualifiées de féminines, les «couleurs», à savoir les influx des sefirot
supérieures, inscrivent leur marque (masculine, à l’image d’un pilon), tandis que les sefirot
dites masculines ne conservent pas cette présence des influx supérieurs qu’elles reçoivent
et réémettent sans les absorber. Le mot «couleur» désigne le contenu substantiel
caractéristique de chaque sefira, l’influx qui demeure en elle. L’épanchement divin est donc
ralenti quand il traverse une sefira dite féminine, et accéléré quand il passe par une sefira
dite masculine. La différence masculin/féminin est une question de rythme. Une réponse

34
. Les quatre sefirot appelées «femmes» sont Binah, Guévourah, Hod, Malkhout, voir R. Joseph de
Hamadan, Sefer Toldot Adam, fol. 96a.
35
Expression empruntée à Houlin 52a, Chabbat 77b. Au sens figuré, on peut traduire aussi: «Comme une
côte dans une vertèbre.»
36
Fragment d’un commentaire sur la Genèse, traduction et édition critique par Ch. Mopsik, Verdier, Lagrasse,
1998, p. 51-52.

25
plus longue est apportée à la même question par R. Joseph de Hamadan dans son Sefer
Toldot Adam, fol. 96a-b:

«La sefira Keter est seulement masculine car elle ne reçoit pas, mais les autres sefirot sont
androgynes. On pourrait demander, s’il en est ainsi, pourquoi la Binah et la Guévourah sont dites
“recevant” et d’autres sefirot sont dites “épanchant”? Sache que, si dans toutes les sefirot [est
épanché] le saint épanchement, certaines sefirot ne peuvent pas recevoir, car aussitôt, lorsque
l’épanchement vient à elles, elles l’émettent tout de suite. C’est ce qu’ont dit nos maîtres, de
mémoire bénie, à propos d’un simple vase qui ne peut recevoir d’impureté, il s’agit des “récipients
simplissimes qui ne reçoivent pas l’impureté”, ils se rapportent aux sefirot épanchant qui ne
reçoivent pas car elles émettent immédiatement [ce qui est venu en elles]. […] L’ensemble des sefirot
qui reçoivent sont celles où le saint épanchement s’attarde, alors que la série des sefirot qui
épanchent ne reçoivent pas tellement puisque aussitôt elles épanchent. Néanmoins, elles sont le
secret de l’androgyne, épanchant et recevant, elles reçoivent d’un côté et épanchent de l’autre, c’est
pour cette raison qu’elles sont appelées androgynes. Voici les dimensions dénommées mâles: les
dimensions de Hokhmah, [hessed], Tiferet, Netsah et du Juste; elles épanchent et reçoivent mise à
part la dimension de Keter dont le degré est extrêmement grand, qui voit et n’est pas vu. Voici les
dimensions où l’épanchement s’attarde et qui sont appelées dimensions recevant: Binah,
Guévourah, Hod, Malkhout.»

Les sefirot sont donc appelées masculines ou féminines parce qu’elles sont, chacune selon
son genre, androgynes d’une façon particulière: en effet, si les sefirot «féminines» sont plus
féminines et les sefirot «masculines» plus masculines, les unes et les autres, à des degrés
différents, comportent néanmoins l’élément qui caractérise le genre opposé. On peut donc
parler d’un type d’androgynie masculine pour les sefirot masculines et d’un type
d’androgynie féminine pour les sefirot féminines. Cette considération semble en opposition
avec la thèse soutenue récemment par Elliot Wolfson qui affirme que, pour la cabale
théosophique en général, le monde divin des sefirot est uniquement un «androgyne
mâle37». Ce n’est sûrement pas le cas au moins dans les écrits de Joseph de Hamadan. Le
plus important est le degré de complexité supplémentaire que cette théorie de la différence
sexuelle a apporté dans l’histoire de la cabale. Désormais, les cabalistes pourront plus
aisément parler du masculin qu’il y a dans la femme et du féminin qu’il y a dans l’homme,
ce que feront d’abondance les cabalistes de Safed après l’Expulsion des Juifs d’Espagne et
particulièrement, mais non exclusivement, les commentateurs de la doctrine d’Isaac
Louria et par la suite les auteurs influencés par Nathan de Gaza, le prophète de Sabbataï
Tsevi, dont nous ne pouvons aborder l’étude dans le cadre de ce travail.

2. Androgynie, bisexualité et union de l’homme et de la femme

37
Voir «Woman – The Feminine as Other in Theosophic Kabbalah: Some Philosophical Observations on the
Divine Androgyne», dans The Other in Jewish Thought and History: Constructions of Jewish Identity and Culture,
éd. L. Silberstein et R. Cohn, New York, 1994, p. 166-204, et voir encore Circle in the Square. Studies in the Use
of Gender in Kabbalistic Symbolism, Albany, State University of New York Press, 1995, index p. 260, entrée
«male androgyne».

26
C’est dans le Sefer Yetsirah ou Livre de la création que les mots zakhar et neqévah (mâle et
femelle), possèdent pour la première fois peut-être dans l’histoire de la littérature
hébraïque un sens qui les réfère à des principes d’organisation cosmique et ne sont plus
seulement des désignations d’identités sexuées naturelles. Bien que ce petit livre ne puisse
pas être daté avec précision, et que son lieu de rédaction demeure inconnu, on estime qu’il
a été rédigé entre le iiie et le vie siècle et qu’il a pu être couché par écrit dans une région
correspondant au nord de la Syrie actuelle. Le système grammatical sous-jacent qu’il
évoque pour décrire certaines particularités de l’hébreu biblique s’apparente à celui que
les grammairiens indiens avaient élaboré pour le sanskrit. Les caractères masculin et
féminin sont identifiés à des principes cosmiques symbolisés par trois lettres de l’alphabet
créateur. La répartition de ces deux principes dans trois lettres implique que l’une d’entre
elles représente nécessairement une réalité bisexuée, composée à la fois du masculin et du
féminin:

«Trois mères: Aleph, Mem, Shin, grand mystère caché et merveilleux, scellé par six sceaux.
De lui sortent feu, eau et air et ils se partagent entre masculin et féminin38.»

Le premier cabaliste qui propose une interprétation de ce passage, Isaac l’Aveugle, qui
vivait près de Narbonne vers la fin du XIIe siècle, met déjà en évidence cette particularité:

«Selon les lettres qui entrent en contact les unes avec les autres, selon leur ordre, leur
œuvre s’achève. Si la majorité des [lettres] féminines est d’un côté, la minorité est annulée
dans sa minorité en raison de sa majorité. En effet le Shin est feu, il est féminité, et lorsqu’il
est contigu à l’air qui inclut masculin et féminin, la féminité prévaut. Lorsque l’air et l’eau
sont contigus, l’air étant masculin en dominante et secondairement féminin, c’est le
masculin qui l’emporte sur le féminin39.»

L’ordre des trois lettres précitées représente un arrangement particulier des trois
éléments constituant la matière (l’air, l’eau, le feu), et la domination d’un principe sexué
sur l’autre. Quel que soit le détail de la conception du cosmos qui fonde cette description,
le masculin et le féminin sont détachés de tout support biologique, et conçus comme des
qualités universelles qui peuvent être associées l’une à l’autre et même coexister dans un
unique élément, où l’un prévaudra sur l’autre sans l’annuler pour autant. Vers la même
époque, le livre Bahir, qui commence à circuler, recèle également l’idée que le masculin et
le féminin peuvent coexister dans une même entité. Ainsi, la lettre noun «allongée est
composée du masculin et du féminin» (§ 83), c’est le cas aussi de la lettre mem ouverte (§
85). De même, le personnage biblique de Tamar, dont le nom signifie «palmier»,
«comprend le masculin et le féminin, comme tous les palmiers qui comprennent à la fois
masculin et féminin» (§ 198). C’est cette association des deux «genres» dans la même entité
(lettre de l’alphabet, arbre ou être humain) qui assure sa fécondité et son aptitude à
engendrer. Le corps humain en général, à l’image du corps divin, comprend «sept» formes

38
. Chapitre 3, Michnah 2.
39
Commentaire sur le Livre de la Création édité par G. Scholem, republié dans Sefer Yetsirah ‘im Perouch Or
Yaqar, Jérusalem, 1989.

27
qui correspondent à ses membres principaux, or l’une d’elles est la femme considérée
comme l’un de ses côtés (§ 17240).

Il est remarquable que la femme soit conçue comme l’une des sept formes constitutives
du corps divin et humain, au même titre que sa tête ou que ses jambes. Le féminin est
intrinsèquement partie intégrante de la plénitude cosmo-divino-humaine, il constitue, en
étant lié au masculin, l’identité substantielle de tout être, quel que soit son rang dans la
hiérarchie universelle. Partant de ces prémisses, il n’est pas surprenant que le mariage et
l’accouplement aient été considérés par les cabalistes postérieurs comme une façon de
reconstituer l’homme bisexué dans sa plénitude d’avant sa venue en ce monde où il a été
coupé en deux parties disjointes. Ainsi, un texte important de R. Joseph Gikatila (1248-
1325), cabaliste castillan et commentateur de Maïmonide, son petit opuscule sur le Secret
du mariage de David et Bethsabée, va nous montrer comment la «chair une» du verset de la
Genèse (2:24) se rapporte tout d’abord à la nature de l’âme. La reconstitution par le
mariage et l’union charnelle de l’âme de l’homme telle qu’elle était avant sa venue sur
terre et sa séparation subséquente en deux parties séparées est, selon l’exégèse de ce
cabaliste, évoquée par le verset de Genèse 2:24; le «un» divin (Deutéronome 6:4) est
équivalent au «un» du couple. Parce que le juste unifie par ses actions valeureuses les
deux aspects masculin et féminin de la divinité, les sefirot Yessod (Fondement) et
Malkhout (Royauté), la neuvième et la dixième émanation, il mérite d’épouser la femme
qui lui était destinée avant sa venue en ce monde et il peut retrouver pour lui-même
l’unité originelle de son âme: au «un» divin correspond donc le «un» de la chair constitué
par le «mariage» ou de l’accouplement physique. Le texte de Gikatila décrit la dynamique
des âmes et leur rencontre après leur venue en ce bas-monde.

Les versets du deuxième chapitre de la Genèse qui décrivent la création de l’homme et


de la femme, celle-ci ayant été tirée d’un côté de l’homme puis amenée à lui, sont relus
comme relatant les étapes du voyage de l’âme: de sa descente ici-bas, de sa séparation en
deux parties, une masculine et une féminine, et de la reconstitution de son unité brisée
grâce au mariage idéal. Ces versets bibliques ne décrivent donc pas la création matérielle
de l’homme et de la femme au sens ordinaire, et ne se rapportent pas à la situation
générale et commune de tous les hommes, mais ils traitent du processus de formation, de
scission et de reconstitution de l’unité de l’âme des justes. La «création» de l’homme
signifie pour le cabaliste l’élaboration de l’homme idéal en tant que juste parfait, dotée
d’une âme dont les parties masculine et féminine ont été réunifiées:

«Et si l’homme qui a été créé met ses affaires en ordre et accomplit les commandements
de façon telle qu’il conjoint le Yessod (le Fondement) et la Malkhout (la Royauté), qui
constituent l’unité parfaite, alors par ce mérite, cet homme est digne de trouver sa
partenaire féminine, à savoir: la femelle dans laquelle a été jetée l’âme qui était sa
partenaire féminine au début de sa création au sein de la forme androgyne, c’est ainsi qu’il
a trouvé sa partenaire féminine. Et c’est le secret du verset: “Des jumelles sont nées avec
les tribus” (Genèse Rabba 82:8, 84:21), il s’agit là forcément d’un grand secret. Et c’est ce que

40
Nous renvoyons aux paragraphes de l’édition de R. Margaliot, Jérusalem, 1951.

28
signifie: “Le Seigneur Dieu bâtit en femme le côté qu’il avait pris à l’homme et il l’amena à
l’homme” (Gen. 2:22) et alors ce couple marchera bien, ce qu’indiquent les mots: “Il
s’attachera à sa femme et ils seront une chair une” (Gen. 2:24), “une” (ehad), évidemment!
L’homme était androgyne et il y avait une unique forme, qui fut ensuite scindée et ses
parties se tournèrent face à face et s’accouplèrent, alors il trouva une partenaire féminine,
c’est ce qui est énoncé: “Cette fois c’est l’os de mes os et la chair de ma chair” (Gen. 2:23).
[…] Ainsi donc, quiconque mérite de joindre Yessod et Malkhout, mérite de trouver la
partenaire féminine qui lui est destinée; il est écrit: “yhvh est un” (Deut. 6:4) et il est écrit:
“Il s’attachera à sa femme et ils seront une chair une” (Gen. 2:24) […] et c’est cela
l’accouplement parfait et bon qui ne comporte aucune trace d’indignité. […] L’homme qui
est vraiment un juste conjoint Yessod et Malkhout si bien qu’ils sont appelés “un”, aussi
mérite-t-il sa partenaire féminine si bien que lui et elle sont appelés “chair une”; tu en as
un symbole dans le verset: “L’un touche l’autre et pas un souffle ne s’interpose entre eux”
(Job 41:8), car il n’y a entre eux ni obstacle ni empêchement pour qu’ils s’approchent l’un
de l’autre. [….] Le premier [type de] mariage concerne le juste qui mérite de trouver sa
partenaire féminine selon le secret de: “Le Seigneur est un” (Deut. 6:4) et selon le secret de:
“Ils seront une chair une” (Gen. 2:24). A son propos il est dit: “Dieu installe ceux qui sont
uns dans la maison” (Ps. 68:7), les “uns”, bien sûr41!»

L’unité divine et l’unité humaine dont la formule est proposée dans Genèse 2:24 ont une
structure identique. L’une comme l’autre implique la réunion de principes masculin et
féminin; dans le cas de l’homme, il s’agit de l’union charnelle de l’homme et de la femme;
dans le cas de la divinité, il s’agit de l’union des sefirot ou émanations masculine et
féminine, Yessod et Malkhout. Cette conception, qui est aussi celle du Zohar, devint le bien
commun de la cabale théosophique. Une âme humaine est donc substantiellement
masculine et féminine à la fois. Sa scission en une entité mâle et une entité femelle est un
accident nécessaire à sa descente dans le monde inférieur. La reconstitution de son unité
bisexuée, de sa «forme androgyne» selon l’expression de Gikatila, est l’enjeu principal du
mariage réussi, celui-ci étant le garant des retrouvailles dans l’au-delà et il en représente
déjà ici-bas une sorte de reflet ou d’imitation dans les conditions et les limites du monde
terrestre.

Ce type de discours, qui doit évidemment beaucoup au mythe d’Aristophane dans le


Banquet de Platon, sans pourtant s’y réduire totalement, recèle les germes d’un
ébranlement de la séparation tranchée entre un sexe masculin et un sexe féminin. Il n’est
d’âme et par conséquent d’être humain au sens plein, que mâle et femelle en même temps.
Le sexe est un séparateur qui instaure une dissociation dévastatrice entre deux moitiés
faites pour être unies. La sexualité comme désir d’union amoureuse est la tentative de
surmonter les dégâts causés par cette dissociation primaire. Ainsi l’individu n’est pas
porteur d’un sexe (masculin ou féminin), à savoir d’une séparation qui le marque et
l’assigne à un destin d’homme ou de femme, la séparation – son sexe – est sa condition
existentielle momentanée et accidentelle appelée à être dépassée. L’idée commune de

41
David et Bethsabée, éd., trad. et présentation par Ch. Mopsik, 2e éd., L’éclat, Paris-Tel-Aviv, 2003, p. 51, 54-
57.

29
l’existence d’une identité sexuelle substantielle attachée à chacun est repoussée au profit
de la notion d’une identité comme figure du manque. Être homme ou femme c’est être ce
qui manque à l’autre homme ou à l’autre femme. La différence anatomique ne fonde pas
d’identité sexuelle, elle est l’inscription dans le corps des organes qui font défaut à l’autre,
dont l’autre a besoin pour être un dans son corps, pour être lui-même grâce à moi. La
différence psychologique ou caractérielle relève de la même logique: on ne diffère que par
ce que l’on complète.

Cette conception de la nature originelle de l’âme comme étant bisexuée va aboutir, on va


le voir, à introduire cette notion de bisexualité au sein même de l’individu séparé, comme
si, malgré la séparation, il recelait toujours quelques vestiges de la partie détachée. Si, en
effet, l’âme était vraiment une réalité une avant sa venue en ce monde, sa dissociation en
deux moitiés n’a pu fondamentalement altérer sa nature et chacune de ses deux moitiés
distinctes doit d’une manière ou d’une autre refléter fidèlement cette unité. Au discours
sur l’âme comme forme bisexuée ou androgyne, va s’ajouter un discours sur le corps
humain comme siège d’une subtile combinaison entre le masculin et le féminin, le corps
étant la doublure fragile et partielle de l’âme – sa «monture» comme disent parfois les
cabalistes. L’un des premiers textes cabalistiques qui fait explicitement état de cette
coexistence des opposés au sein du même individu est le Tiqouney Zohar, livre dont nous
aurons à reparler bientôt:

«Il n’est pas de créature qui ne soit à la fois mâle et femelle. Le fils et la fille comportent
chacun deux associés, le père et la mère. L’un donne une goutte masculine, l’autre une
goutte féminine. Lorsque le masculin domine sur le féminin, [l’enfant] est mâle, quand
c’est le féminin qui domine sur le masculin, il est femelle» (Tiqoun 56, fol. 89b).

Chaque créature comporte les deux sexes en son for intérieur, mais ce qui détermine son
rangement dans le genre mâle ou femelle, est la prédominance de la goutte de semence
paternelle ou maternelle au moment de sa conception. La pâte humaine est ainsi un
composé de père et mère, le garçon comme la fille est substantiellement constitué de ses
deux parents à la fois qui ne sont pas seulement à l’origine de leurs progénitures, mais qui
persistent en leur sein leur vie durant. L’individu humain n’a donc pas une seule essence
sexuelle, les deux pôles résident constamment en lui, cependant l’un domine l’autre et
c’est seulement la prédominance d’un pôle sur l’autre qui permet la classification en
homme et femme. Un type semblable de dualité est en œuvre au niveau spirituel des noms
divins et des sefirot (les émanations), c’est pourquoi l’on peut penser que cette bisexualité à
facteur prédominant n’est pas un simple fait naturel pour le cabaliste, mais qu’elle révèle
une structure ontologique universelle. Il importe de remarquer que le texte cité insiste non
pas sur l’ambiguïté sexuelle qui pourrait résulter d’une telle conception, mais sur le
caractère déterminant de la prédominance d’un pôle sur l’autre. Ce qui ne laisse pas moins
ouverte l’éventualité d’un réveil ultérieur du pôle dominé et d’un fléchissement du facteur
dominant. La séparation sociale et religieuse des sexes, considérée par beaucoup
d’historiens comme une obsession des hommes du Moyen Âge, pourrait bien avoir
comme ressort le sentiment d’une fragilité fondamentale de l’appartenance sexuelle, qu’il
faut renforcer à l’aide de multiples constructions institutionnelles. Le présent passage nous

30
permet de pressentir que l’ésotériste juif était parfaitement conscient de cette fragilité et
qu’au lieu de nier vigoureusement la double polarité sexuelle constitutive de l’individu,
comme l’ont fait le plus souvent les théologies officielles, il a tenté d’en rendre compte de
façon positive pour élaborer avec elle une anthropologie totale qui assume cette dualité
sans sombrer néanmoins dans des systèmes orientés vers la fusion des sexes.

L’idée que l’intrication des sexes en l’homme correspond à l’intrication supérieure des
réalités divines mâle et femelle a été réaffirmée avec force par R. Moïse Cordovéro (1522-
1570) pour lequel il s’agit d’un principe fondamental. A propos du verset de la Genèse
décrivant la création de l’homme, celui-ci commente:

«L’image et la ressemblance [à partir desquelles Adam fut créé], ce sont [les sefirot]
Tiferet et Malkhout; or l’on sait que Tiferet est incluse dans Malkhout et que Malkhout est
incluse dans Tiferet, parce qu’elles ont été émanées ensemble, et en se séparant l’une de
l’autre, la réalité de l’une demeura dans l’autre, ce qu’expriment les mots: “Il referma la
chair à sa place” (Gen. 2:21). Au sujet de ces deux réalités, à savoir les deux degrés Tiferet
et Malkhout où sont intriqués mâle et femelle, car chacun comprend à la fois Tiferet et
Malkhout, l’Écriture (Gen. 1:27) dit: “Elohim créa – Malkhout [est l’agent créateur] –
l’homme”, par la puissance de Tiferet qui est “son image”, et c’est là le mâle, à l’image de
Tiferet. “Elohim”, qui est Malkhout, “le créa”, à savoir créa la femelle [...]. La preuve de
l’union de Tiferet et de Malkhout réside dans la création d’Adam et Eve, parce qu’a été
créé un double-visage, [deux visages] ensemble, cela montre que le Mâle et la Femelle d’en
haut étaient réunis [...]. Dès l’instant de leur création simultanée, ils étaient mâle et
femelle, or une difficulté surgit: si tel est le cas, Eve étant incluse en Adam de façon
unifiée, pourquoi donc avons-nous besoin de dire que le mâle comprenait la femelle et que
la femelle comprenait le mâle? A cela [le Zohar] dit: “Il était composé de tous les côtés, du
côté masculin il comprenait le féminin, et du côté féminin il comprenait le masculin” [...].
Explication: l’intrication du mâle dans la femelle et de la femelle dans le mâle se conforme
à la réalité supérieure, car en dehors du fait que Tiferet et Malkhout sont ensemble, en
outre, Tiferet est incluse dans Malkhout et Malkhout dans Tiferet42.»

L’union des sefirot Tiferet et Malkhout (Mâle et Femelle d’en haut) n’est pas le seul lien
qui les attache: chacune de ces dimensions divines recèle de plus en son propre être son
partenaire. De même, non seulement l’homme et la femme ont été créés unis ensemble,
formant une seule entité primitive, le «double-visage», mais chacun possède en soi une
part du sexe opposé et cela, bien sûr, même après leur séparation. Le modèle bisexué du
monde de l’émanation, la structure divine, se reflète au niveau humain. Nous sommes
donc en présence de la notion d’une double dualité: chacun des deux pôles comporte
l’autre. L’homme générique (l’humain, Adam), est mâle et femelle en tant qu’il est la
structure où se joignent un homme et une femme. Mais l’individu – un homme ou une
femme – est également porteur de la bipolarité sexuelle. Cette double dualité donne en fait
à l’individu un statut comparable à celui de l’homme générique.

42
Cité par R. Abraham ben Mordekhaï Azoulaï dans Or ha-H5amah, commentant Zohar, III, 117a, partie IV,
p. 1, réédité à Bné Braq, 1973.

31
Ce que cette conception exclut, c’est la possibilité d’une monade, d’un élément singulier
strictement homogène. Il n’y a pas d’ego, de moi, qui ne soit aussi autre. Il n’y a pas d’autre
qui ne soit aussi moi. Un individu humain sexué n’est jamais seul. Qu’est-ce alors qui fait
la différence? Dans le cas d’un homme, celui-ci comporte du féminin; dans le cas d’une
femme, celle-ci comporte du masculin. Aucune réponse univoque ne peut être proposée
au regard des textes présentés ci-dessus. Sans doute s’agit-il d’une affaire de dosage, la
différence serait plutôt quantitative que qualitative: une âme de femme serait telle parce
qu’elle contient plus de puissance féminine cédée par la sefira Malkhout, et une
masculinité en moindre quantité – de même d’une âme masculine à proportion inverse.
Cette conception, on va le voir, va amener des cabalistes à s’interroger sur les cas-limites,
où l’écart entre les quantités est faible et où des passages d’un sexe à l’autre interviennent.

Plus tard, l’idée de la présence des deux sexes dans un même individu refait surface
d’une manière plus dialectique, chez des cabalistes influencés par la doctrine lourianique
que nous examinerons bientôt de façon plus détaillée. Au début du XVIIIe siècle, R. Jacob
Koppel Lifschuetz (Pologne) invoque une théorie «scientifique» à l’appui de ses
conceptions, théorie qui n’est avancée ici que pour étayer la conception cabalistique et lui
apporter le renfort d’une preuve tirée d’une considération relative à la nature humaine:

«On sait, d’après la science de la nature, que la femme aussi comporte un côté masculin.
Lorsque ce côté masculin s’éveille en elle, elle se met à désirer le mâle, et grâce à ce désir
elle émet une semence. Mais tant que ce côté n’est pas éveillé, elle ne peut ni semer ni
concevoir et toute femme qui ne comporte pas cet aspect est stérile. C’est le cas aussi de
l’homme comme cela a déjà été dit. Cet aspect est celui du Yessod qui est dans la
Malkhout, c’est le secret de Benjamin. De même, l’aspect féminin qui est dans le masculin
correspond à la Malkhout qui est dans le Yessod, et il est aussi appelé Benjamin43.»

La stérilité et la défaillance du désir sont expliquées par l’absence de l’autre sexe en soi,
le déficit de l’autre au sein du même. Plus tard, vers la fin du xviiie siècle, le Gaon Elie de
Vilna pose comme principe universel: «Mâle et femelle comprennent chacun mâle et
femelle44.» Nous allons explorer les fondements doctrinaux de ces assertions qui
dépendent en très grande partie des enseignements de R. Isaac Louria relatifs au destin
des âmes et à la problématisation de leur relation au corps. Nous verrons que les cabalistes
ont considéré comme une grave anomalie le fait qu’un homme ou qu’une femme ne
comporte pas en son être la puissance sexuelle opposée, ce qui peut entraîner une absence
de désir pour le partenaire ou encore la stérilité. Parfois il suffit qu’un seul membre du
couple comprenne les dimensions masculines et féminines pour qu’il y ait fécondité.

Il est probable que c’est aussi sur cette base que les spéculations des cabalistes traitant de
la nécessité pour un homme d’être uni à une femme afin d’être un individu complet,
reconstituant l’unité fondamentale, ont été développées. L’Un (et donc la Divinité) a été
très tôt perçu, dans l’histoire de la cabale, telle une matrice comportant deux puissances

43
Cha’arey Gan Eden, Koretz, 1803, fol. 63c.
44
Liqoutim sur le Sifra ditsniouta, Vilna, 1873.

32
dont la différenciation et les déterminations se disent en termes de polarités sexuelles.
L’Homme, pour les cabalistes, a été créé à l’image du Dieu Un, ce qui implique à leurs
yeux qu’il ait été formé au départ comme cet être Un, en tant qu’il réunit en lui les forces
masculines et féminines. Le texte de Jacob Koppel met en lumière de la façon la plus
explicite un élément supplémentaire, de grande portée. L’idée sous-jacente de sa
conception de la co-présence des «principes sexuels» dans chaque individu est que le
masculin est attiré par le masculin, le féminin par le féminin, et non l’inverse. C’est parce
que l’homme comporte en lui l’élément féminin que son désir va être orienté vers la
femme, il en va de même de l’autre sexe. Sans doute, l’antique maxime d’origine grecque,
selon laquelle chaque espèce est attirée par ce qui lui est semblable, se trouve à l’arrière-
plan de son développement. Cette maxime se rencontrait déjà dans le Zohar, par exemple
dans I, 137b: «Chaque espèce aime son espèce, chaque genre est attiré par le même genre»,
et sa source rabbinique est sans doute le Talmud de Babylone, Baba Batra 92b. Face au
principe de l’amour du semblable pour le semblable, le désir envers le sexe opposé est une
anomalie. L’explication de Jacob Koppel peut être considérée comme une manière de
résoudre le problème; la présence simultanée du masculin et du féminin au sein de chaque
individu rend possible le désir de l’homme pour la femme et de la femme pour l’homme
dans la mesure où c’est le féminin dans l’homme qui est le moteur de son attraction pour
la femme, de même que c’est le masculin dans la femme qui est la clé de son attraction
pour l’homme. Déjà un philosophe néoplatonicien du ive siècle, Proclos, avait attribué
cette forme de bisexualité aux dieux: «...chez les dieux, les deux sexes se compénètrent si
bien que le même peut être dit mâle et femelle comme le soleil, Hermès et d’autres encore»
(Commentaire du Timée, 18c).

Ce qui décide qu’un individu est un homme ou une femme, ce n’est pas le fait qu’il
possède l’élément masculin ou féminin, qui dans tous les cas coexistent en lui, mais qu’un
pôle domine l’autre dans sa conformation. Néanmoins, en ce qui concerne son désir pour
l’autre, ce n’est pas l’élément sexuel «dominant» qui détermine son orientation sexuelle,
mais l’élément «dominé»: l’être humain désire l’autre sexe grâce à son élément sexuel
défaillant, amoindri, en manque de cette plénitude qu’il trouvera dans l’autre. L’élément
masculin chez la femme et féminin chez l’homme sont comme les marques de l’existence
de l’autre sexe au cœur de leur conscience, éveillant leur désir envers lui et stimulant leur
fécondité. Il est patent que les cabalistes ne parvenaient pas à admettre que le féminin
puisse désirer le masculin et inversement. Ils ont dû construire un système complexe
d’entrecroisement et d’intrication entre les sexes dans chaque individu pour justifier le
désir hétérosexuel, qui, on le voit, est au moins aussi problématique et difficile à
comprendre que le désir homosexuel45, considéré souvent par l’opinion commune comme
une anomalie mystérieuse.

Pour les cabalistes, héritiers des sources juives ésotériques anciennes, mais aussi du
néoplatonisme, il était plus facile d’expliquer, sur un plan théorique, le désir pour le même

45
. Comparez avec une note datant de 1915 de S. Freud dans Trois essais sur la théorie sexuelle, cit., p. 51: «Du
point de vue de la psychanalyse, par conséquent, l’intérêt exclusif de l’homme pour la femme est aussi un
problème qui requiert une explication et non pas quelque chose qui va de soi.»

33
sexe que pour le sexe opposé. Une attestation significative nous est fournie par un
cabaliste polonais du XVIe siècle R. Mordekhaï Yaffé. Selon ses vues, à la différence du
désir pour le sexe opposé, le désir pour son propre sexe provient exclusivement de l’âme
«naturelle» et ne procède pas de l’aspiration des âmes à se réunir pour reconstituer
l’homme complet, à la fois mâle et femelle, qui existait avant la naissance, selon une
conception que le Zohar a reprise et adaptée au mythe platonicien de l’androgyne (voir son
explication sur le Commentaire du Pentateuque de R. Menahem Récanati, fol. 52d). Le désir
homosexuel est donc strictement «naturel»i tandis que le désir hétérosexuel est d’ordre
surnaturel et se déploie sur le plan de l’«âme spirituelle». Ce n’est pas son caractère
contre-nature qui fait son insuffisance, au contraire, il découle de la logique naturelle la
plus évidente, mais plutôt le fait qu’il n’est pas motivé par la nostalgie de l’unité primitive
de l’âme androgyne d’avant sa venue en ce monde. Ce type d’explication montre à quel
point la façon de raisonner des cabalistes s’oppose aux discours philosophico-religieux
médiévaux et modernes, et, disons-le aussi, contemporains. Pour d’autres auteurs juifs,
toujours au XVIe siècle, l’amour de l’homme pour un ami du même sexe a été couramment
situé au-dessus de l’amour pour la femme, celui-ci n’aboutissant au mieux qu’à la
formation d’une «chair une», selon une formule de la Genèse (2:24), alors que le premier,
considéré comme totalement désintéressé, aboutit à l’unité de deux âmes, d’après une
formule tirée cette fois du récit relatif à l’amour de Jonathan envers David dans I Samuel
18:1.

Telle est en tous cas l’interprétation du Maharal de Prague dans Derekh hayyim, chap. 5,
p. 26246. On voit que les théories de la distinction des sexes et de leurs relations ne peuvent
être réduites à quelques schémas superficiels et qu’ils impliquaient des systèmes de
représentation qui atteignirent, surtout dans la doctrine de R. Isaac Louria, un haut degré
de complexité.

46
«L’amour de l’homme pour la femme a pour cause le fait qu’ils sont “une seule chair” […] or l’amour et la
relation, en ce qu’ils sont une seule chair, ne sont pas aussi grands que l’amour entre amis dont l’âme de l’un
est liée à l’âme de l’autre, car le fait que leur âme est attachée l’une à l’autre est bien sûr supérieur au fait
d’être une seule chair, la chair n’ayant pas d’unité et de lien aussi [étroits] que ceux [qui réunissent] les âmes,
qui sont totalement reliées, c’est là chose évidente.» Peut-être pourrait-on qualifier l’amour pour le même
sexe, tel que le conçoit ici le Maharal de Prague, «d’amour spirituel vécu» ou «d’amour spirituel physique»,
puisqu’il implique une expérience effective et non un souhait accessible dans un autre monde. Cette forme
d’amour est sans doute à rapprocher de celui que présente le Zohar, quand il décrit le baiser d’amour que des
amis se donnent sur la bouche, voir Zohar H5adach sur le Cantique des Cantiques, 60c, traduit par nos soins
dans Le Zohar, Cantique des Cantiques, Verdier, Lagrasse, 1999, p. 36 et les notes sur place.

34
III

Les discordances entre le sexe


anatomique et le sexe de l’âme dans la cabale lourianique
Le texte que l’on va lire restitue l’enseignement qu’Isaac Louria (1534-1572) dispensa à
Safed vers la fin de sa vie auprès de son disciple préféré, Hayyim Vital. Il s’inscrit dans le
contexte d’une exploration systématique de la doctrine de la réincarnation. Le cabaliste
explique d’abord pourquoi seuls les hommes sont soumis à la réincarnation et non les
femmes: les premiers ne peuvent entrer dans la géhenne pour y être purifiés de leurs
péchés parce qu’ils ont étudié la Torah dont la lumière les protège du feu infernal et ils ne
peuvent pas non plus accéder au monde à venir à cause de leurs fautes; pour cette raison
ce sera par le biais de la réincarnation dans d’autres corps qu’ils pourront être purifiés, à la
différence des femmes qui, ne s’étant pas adonnées à la Torah, peuvent entrer dans la
géhenne et y subir la purification nécessaire et préalable à la félicité. Suivant cette
considération, seules les femmes sont susceptibles de séjourner dans la géhenne.
Cependant, bien que les femmes n’aient pas besoin de se réincarner, elles peuvent revenir
parfois dans le corps d’une autre femme selon le secret de la «grossesse» (‘ibour), «avec des
étincelles d’âmes nouvelles, féminines comme des femmes». La «grossesse» désigne une
sorte d’incarnation temporaire de l’âme d’un mort dans un vivant; l’âme de ce défunt et
l’âme du vivant cohabitent dans le même corps pendant un certain temps et peuvent
collaborer en vue d’une fin particulière47. Il s’agit d’une sorte de version positive du
dibbouk (possession48). Si une femme possède ces étincelles provenant d’une autre âme
féminine et qu’elle enfante une fille, il est possible que le corps de cette dernière soit le
réceptacle de l’âme féminine venue en sa mère, et dans cette circonstance on peut parler de
réincarnation au sens plein pour une âme féminine. Mais le phénomène qui va nous
intéresser, après cette entrée en matière, est celui qui est décrit dans les lignes suivantes:

«Sache aussi que parfois un homme se réincarne dans un corps féminin, à cause d’un
certain péché, comme le fait d’avoir couché avec un mâle par exemple [lors d’une

47
Sur l’histoire de cette terminologie dans la cabale, voir G. Scholem, La mystique juive. Les thèmes
fondamentaux, Le Cerf, Paris, 1985, p. 213, note 19.
48
Sur le phénomène du dibbouk qui apparaît en milieu juif au XVIe siècle, voir J. H. Chajes, «Gedalyah Nigal,
Dibbuk Stories in Jewish Literature», dans Kabbalah: Journal for the Study of Jewish Mystical Texts,Cherub Press,
Los Angeles, vol. 1, 1996, p. 288-293.

35
existence antérieure49]. Or cette femelle, qui est la réincarnation d’une âme masculine, ne
peut concevoir et tomber enceinte parce qu’elle ne dispose pas de la dimension des “eaux
féminines” pour faire monter et pour recevoir la goutte des “eaux masculines”. En
conséquence, cette femme a besoin d’un grand mérite pour être en mesure de tomber
enceinte et d’enfanter. Il n’y a pas d’autre issue pour elle hormis de devenir le réceptacle
matriciel d’une autre âme [venant] d’une femme féminine, selon le secret de
l’engrossement (’ibour). Ainsi, grâce à la force de son association avec elle, elle pourra
émettre des “eaux féminines”, concevoir, puis enfanter. Néanmoins, il lui sera impossible
de donner naissance à des enfants mâles, cela pour deux raisons; la première est que
l’Écriture déclare: “Lorsqu’une femme produira de la semence et enfantera un mâle” (Lév.
12:2), or ici la femme est masculine comme son mari, et elle ne peut enfanter des garçons,
mais seulement des filles. La seconde raison est que, dans la mesure où l’âme de la femelle
qui est entrée en elle ne s’y est introduite que suivant le secret de l’engrossement (‘ibour)50,
afin de l’aider à devenir enceinte et à enfanter, dès que cette femme se met à enfanter, cette
âme n’a plus besoin de demeurer en elle davantage selon le secret du ‘ibour sans nécessité.
Alors au moment où elle enfante, cette âme du secret du ‘ibour pénètre dans son [enfant] et
celui-ci sort sous la forme d’une fille et non d’un garçon. Elle s’y trouve donc en tant que
réincarnation et non plus en tant qu’engrossement comme au début.

Il en découle que toute femme dont l’âme est une âme masculine, ainsi qu’il a été
indiqué, ne peut enfanter de garçon mais seulement une fille. Et la femelle qu’elle
enfantera est l’âme même de la femelle qui était entrée en elle au départ selon le secret de
l’engrossement afin de l’aider, comme il a été précisé. Toutefois, il arrive que grâce à un
grand mérite extraordinaire, il est possible qu’au moment de la naissance de cet enfant,
cette âme féminine qui est en elle selon le secret de l’engrossement se retire et s’en va, et
qu’en cet enfant entre une âme masculine et qu’il soit un garçon. Après quoi il sera
impossible à cette femme de recommencer à enfanter une autre fois, sauf si cette âme
féminine revient l’engrosser comme la première fois. C’est pourquoi, si le premier enfant
était une fille, cette fille féminine doit mourir maintenant, et peut-être son âme reviendra
s’engrosser dans ladite femme comme au début, et elle concevra, deviendra enceinte et
enfantera une fille féminine dont l’âme procédera de cette femelle qui s’était engrossée en
elle selon le secret de l’engrossement, comme il a été évoqué. De cette façon elle passera
d’engrossements en réincarnations de nombreuses fois, ce sera toujours la même et tel est
son incessant destin.

Mais si [la femme en question] enfante un mâle, cet enfant n’aura pas besoin de mourir,
car cette âme féminine qui s’est engrossée en elle selon le secret de l’engrossement au
début s’en est allée au moment où elle a accouché, comme il a été dit, et elle devra revenir
une deuxième fois pour s’engrosser en elle selon le secret de l’engrossement et elle
concevra une fille et enfantera une femelle, et pour cela aussi il faut un grand mérite. Il est
parfois également possible que, bien qu’elle ait au début enfanté une femelle, il ne soit pas

49
Sur l’interprétation lourianique de la copulation homosexuelle, voir par ex., ‘Ets Hayyim, Cha’ar ha-Kellalim,
chap. 11, passim. [Charles avait ajouté : «Nous envisageons de publier ultérieurement un travail sur ce
thème.»]
50
Et non pas sous la forme d’une transmigration (gilgoul) pleine et entière.

36
nécessaire que cette fille meurt précocement, parce qu’il est possible que l’âme d’une autre
femelle survienne et qu’elle s’introduise par le secret du ‘ibour dans la femme précitée, et
qu’elle conçoive et enfante une fille, et que cette âme s’incarne en elle en une réincarnation
véritable, comme il a été évoqué.

De cette façon, à chaque conception que connaît cette femme, il est possible que se
produise tous les processus énumérés plus haut. En réalité, une pareille situation exige un
grand mérite et un puissant miracle parce que nous avons un principe concernant le secret
du ‘ibour: aucune âme ne pénètre le corps d’un homme ou d’une femme selon le mystère
de l’engrossement lors d’une existence déjà constituée, s’il n’y a entre eux une grande
proximité. C’est pourquoi cette femme qui a pour racine une âme masculine, qui a besoin
du ‘ibour d’une âme féminine, pour qu’elle trouve une âme féminine répondant à toutes
ces conditions – le besoin de s’incarner temporairement par le ‘ibour pour son propre bien
et qui soit proche d’elle ou semblable à elle – il lui faut un grand mérite. À plus forte
raison si la chose doit se produire par le ‘ibour plusieurs fois, ainsi qu’il a été dit, et à plus
forte raison encore s’il s’agit de trouver de multiples âmes féminines répondant à ces
conditions, et qu’il faut de surcroît qu’elles s’y introduisent selon le secret du ‘ibour
chacune au bon moment, il faut pour cela de grands mérites et beaucoup de miracles51.»

Avant d’analyser ce texte de manière détaillée, quelques précisions préalables semblent


nécessaires. Contrairement à certaines apparences, il faut tout d’abord savoir qu’il ne
reflète pas des spéculations abstraites ou seulement théoriques. Dans la communauté juive
de Safed, au temps où ces lignes ont été écrites, les considérations de R. Hayyim Vital
servaient effectivement à expliquer la stérilité féminine, ce qu’atteste le récit
autobiographique de R. Joseph Caro, qui reçoit de son mentor céleste l’explication de
l’infécondité de sa femme. Cette dernière était une âme masculine réincarnée dans un
corps de femme pour expier une faute commise dans une vie antérieure (en l’occurrence le
refus d’enseigner les connaissances qu’elle avait de la Torah). C’est pourquoi elle ne
pouvait enfanter, à moins de bénéficier de la venue d’étincelles d’une autre âme féminine
venant d’une défunte52. Qu’une personne soit une femme par le corps et un homme par
l’âme, cela était une donnée acceptée et allant de soi qui permettait d’expliquer bien des
situations complexes ou des anomalies autrement mystérieuses. La différence des sexes
n’était pas regardée comme une réalité fixée par le jeu naturel de la vie. En principe, le
sexe de l’âme déterminait le sexe du corps, mais comme on le voit, il arrivait que pour des
raisons liées au processus réparateur et purificateur de la réincarnation, il y ait des
inversions, capables à elles seules de légitimer des défaillances ou des incapacités. Il n’y
avait en tous cas aucun ajustement automatique entre l’un et l’autre et l’identité sexuelle
ne dépendait pas des caractères anatomiques apparents. Une femme par le corps pouvait
être un homme par l’âme et réciproquement, de même que des caractères masculins et
féminins pouvaient coexister et même collaborer au sein d’une même personne sans
qu’aucune stigmatisation sociale n’intervienne.

51
Cha’ar ha-Guilgoulim, introduction 9, Tel Aviv, 1981, p. 33-34.
52
Voir Magguid Mécharim, fol. 11d-12a.

37
Examinons de plus près le cas de l’épouse de R. Joseph Caro (1488-1575), le fameux
auteur du Choulhan Aroukh, code juridique encore en vigueur53, qui a relaté le fait dans son
journal mystique, le Magguid Mécharim, section Vayéchev (fol. 11d 12a54). Son épouse avait
ceci de particulier – et c’est ce que lui a appris une révélation de son guide spirituel
invisible – qu’elle possédait une âme masculine émanant d’un grand sage qui, dans une
existence antérieure, avait été avare de son argent et de sa science; pour purger sa peine,
celui-ci s’est vu contraint de renaître dans un corps de femme et d’épouser un sage
particulièrement soucieux de répandre son savoir et de propager généreusement ses
connaissances. Cette sorte de pénitence réparatrice a au moins une conséquence très
importante dans la vie du couple. Elle permet à R. Joseph Caro d’expliquer la stérilité,
d’ailleurs temporaire, de son épouse. Quand celle-ci a pu bénéficier d’un épanchement
d’étincelles d’âme féminine – c’est le ‘ibour dont parle Hayyim Vital –, elle devint féconde.
De même, explique Joseph Caro, l’épouse du patriarche Abraham ainsi que les femmes de
quelques autres personnages bibliques, étaient stériles parce que leur âme était celle d’un
mâle, et ce n’est qu’une fois que des étincelles d’âme féminine furent épanchées en elles
qu’elles purent enfanter. Un cas particulier évoqué plus longuement est celui de Tamar et
de Ruth: ces deux femmes avaient une âme mâle, elles furent pourtant capables d’enfanter
sans l’aide d’un ‘ibour parce que leurs compagnons respectifs, Juda et Boaz, possédaient
des étincelles d’âme féminine. Dans ce cas de figure, c’est l’époux qui apporte
l’indispensable élément féminin dans le couple, sans lequel celui-ci ne peut être fécond.

La femme n’est donc pas nécessairement celle qui représente le principe féminin dans un
couple humain. Il arrive que ce soit l’homme qui soit le véhicule de la féminité. Cette
disjonction entre l’identité sexuelle des corps et des âmes a, on le voit, des effets concrets
en particulier sur la fécondité des individus, donc sur la possibilité d’avoir une
descendance, mais aussi sur les rôles des partenaires. En effet, à propos de l’union de
Tamar et de Juda, R. Joseph Caro parle de michkhav hafoukh55, à savoir de «pénétration
inversée», mais celle-ci est, selon ses dires, sans conséquences négatives sur la
descendance, car la dynastie royale davidique et messianique qui provient de ces deux
personnages n’émane pas directement de ce couple, mais procède de degrés de filiations
intermédiaires. L’expression utilisée semble signifier que lors du coït, les positions
ordinaires de l’homme et de la femme ont été inversées, et que l’homme se trouvait sous la
femme – celle-ci détenant en fait l’élément masculin du couple. La domination masculine
est marquée ordinairement par la hiérarchie des positions lors de la relation sexuelle:
l’homme est au-dessus de la femme, et cela doit s’entendre à la fois au sens figuré et au
sens le plus concret. Une inversion de cet ordre social transcrit dans les attitudes
corporelles implique au regard de la tradition rabbinique pré-cabalistique une déchéance
physique et morale des enfants qui pourraient avoir été conçus dans cette position: si la
mère était en position dominante au moment de la conception d’un enfant, celui-ci sera
affecté d’une tare sa vie durant. Cette position dominante était regardée dans le discours

53
Sur l’activité mystique de ce maître de la halakhah, voir R. J. Z. Werblowsky, Joseph Karo, Lawyer and
Mystic. Philadelphie, 1977.
54
Nous utilisons l’édition de Vilna, 1889.
55
Pour cette expression d’origine rabbinique ancienne, voir Berakhot 56b, Kallah chap. 1.

38
rabbinique de la fin de l’Antiquité comme la conséquence d’une anomalie relevant du vice
ou d’une forme de «débauche» conjugale.

Le discours des cabalistes transforme radicalement la nature de cette «inversion». Celle-


ci procède d’un ordre caché, l’ordre de l’identité des âmes, qui ne coïncide pas toujours
avec l’identité apparente des corps. C’est cet ordre caché qui est la clé des positions lors de
l’accouplement, et il permet aussi bien d’expliquer la fécondité, la stérilité, que les
décalages parfois observés entre corps anatomique et corps vécu. Les conséquences n’en
sont pas nécessairement négatives à long terme et il est clair que le cabaliste cité s’efforce
de montrer que la lignée messianique elle-même procède d’une telle discordance entre
identités apparentes et cachées. L’identité individuelle dans son ordre substantiel qui le
rattache aux normes sociales et qui en est le miroir vole en éclat. Elle est déconstruite par
la conception cabalistique, qui introduit un «trouble» dans la cohérence des évidences et
de l’ordre social visible. Elle ouvre une brèche dans le système de reconnaissance des
identités sexuelles, qui risque de faire perdre aux institutions religieuses garantes de la
stabilité sociale son contrôle absolu sur les rôles, les hiérarchies et les normes relatives aux
pratiques sexuelles.

Paradoxalement, l’idée d’une intrication du masculin et du féminin, y compris en une


même personne, suppose pour chaque élément une existence distincte et exclut toute
possibilité de fusion ou de résorption dans une unité indifférenciée. Bien que les deux
éléments sexuels opposés soient considérés comme présents ensemble au sein de
l’individu, celui-ci n’est pas regardé comme une sorte d’androgyne (du moins dans le sens
où cette figure est souvent prise dans la littérature occidentale) et cela, sans doute, parce
que ces polarités ne se neutralisent pas en entrant en contact et en participant à la même
unité individuelle. Ils coexistent en constituant des structures complexes et en orientant à
travers le jeu de leurs rapports de force, la vie et le comportement. Le désordre pourtant
souvent menace, le seuil des intrications destructrices est parfois franchi, le domaine où
ces forces s’exercent et composent entre elles de fragiles harmonies est donc l’objet d’un
souci constant de la part des mystiques qui savent que ce que l’ignorant appelle «le réel»
n’est que la surface des choses et que chaque homme recèle en lui des forces actives mais
cachées qui déterminent une grande part de son existence et orientent sa destinée.

Il est intéressant de noter que la découverte freudienne de l’inconscient tire son origine,
en grande partie, des réflexions que le père de la psychanalyse a faites à partir de sa
croyance en l’existence d’une bisexualité humaine universelle. Celle-ci introduit une
distance à l’intérieur de l’individu entre ce qu’il est en surface et ce qu’il est en profondeur
et suggère irrésistiblement la présence d’un univers psychique que les apparences
trahissent plus qu’elles ne révèlent.

L’une des sources médiévales auxquelles aussi bien Isaac Louria, Hayyim Vital et Joseph
Caro ont puisé les éléments clés de leurs discours est le Tiqouney Zohar56 écrit vers la fin du

56
. Il faut mentionner aussi, en dehors de cet ouvrage, l’influence certaine du livre sur les raisons des
commandements de R. Joseph de Hamadan, rédigé à peu près à la même époque.

39
XIIIe siècle par un cabaliste anonyme et attribué à R. Siméon ben Yohaï. Dans ce texte, un
motif souvent présent dans les écrits des cabalistes concernant la migration des âmes fait
apparition. Il n’y a pas nécessairement adéquation entre le sexe de l’âme et celui du corps.
À la suite de certaines transgressions, d’ordre sexuel surtout, des âmes peuvent subir des
incorporations dans des corps de sexes opposés. Les conséquences pratiques de ces
intrications punitives résident essentiellement dans la stérilité et l’inversion sexuelle ou
transsexualité57. Ainsi, l’ordre humain où règne la différenciation des sexes peut se trouver
profondément perturbé et l’opposition des polarités entre le corps et l’âme susciter des
désordres qui ont un impact social important. Le passage que nous avons extrait du
Tiqouney Zohar débute par une peinture colorée de la principale puissance du mal, celle du
Serpent primordial, présenté comme le «Noir sans pied», qui préside aux inversions et aux
métamorphoses inconstantes:

«De nombreux sceptres et étincelles jaillissent de lui [du Serpent satanique] et se jettent
sur les fils de l’homme, ce sont les âmes des pécheurs, lorsqu’elles vont chevaucher les
[corps] humains. Certaines sont mâles, d’autres sont femelles. Parfois [des âmes] femelles
vont chevaucher des mâles, parfois des [âmes] mâles vont chevaucher des femelles.
Quand elles sont jetées, [ces âmes] ne sont pas dirigées vers un lieu particulier, mais
chacune va dans une place qui n’est pas sienne. Malheur aux gouttes [séminales lors de la
conception], dans lesquelles ces étincelles et ces sceptres s’immiscent ! Ce sont les fous qui
ne se sont pas gardés eux-mêmes au moment de leur accouplement qui ont fait que ces
engeances [ont pris leurs gouttes séminales] pour monture. C’est ainsi que se forme un
Arbre de la connaissance du bien et du mal, qui a une femelle appelée “flamme du glaive
tournoyant” (Genèse 3:24).

Toutes les transmigrations des âmes en cet Arbre se métamorphosent: parfois un bâton
devient serpent, parfois un serpent devient bâton, ainsi le mâle se métamorphose en

57
G. Scholem (La mystique juive. Les thèmes fondamentaux, cit., p. 227, note 55) indique qu’une idée identique a
déjà été avancée par Ezra de Gérone (vers 1225) dans son commentaire sur les Aggadot du Talmud (publié
partiellement dans Liqoutey Chihekhah ou-féah, Ferrare, 1556, fol. 14b). Il y est en effet question d’une
«substitution occasionnelle des âmes qui est à l’origine de la stérilité et qui est la raison pour laquelle les
maîtres ont institué la bénédiction: “Béni sois-tu Seigneur qui ne m’a pas fait femme”». Cependant, il semble
qu’il ne soit pas question ici de réincarnation, mais l’idée est que l’alimentation ontique («l’allaitement»)
d’une âme masculine et d’une âme féminine procède respectivement, en temps normal, du père et de la
mère, «allaitement» de l’âme du parent du même sexe qui nourrit l’âme de l’enfant et lui infuse le «désir»
sexuel, entendu ici comme produit de «la volition du psychisme» (retson ha-nefech). Cette énergie de l’âme est
absente ou déficiente (ce qui cause la stérilité) si une âme de garçon «tète» l’âme de sa mère au lieu de celle
de son père, ou si une âme de fille «tète» l’âme de son père au lieu de celle de sa mère. Le désir pour le sexe
opposé se transmet par voie «généalogique» – ou plus exactement de «maternage» des âmes – entre parents
et enfants de même sexe, ce qui suppose sans doute la croyance ancienne et médiévale en la nécessité de
l’orgasme pour qu’un accouplement soit fécond. Par ailleurs, la bénédiction traditionnelle par laquelle
l’homme loue Dieu pour ne pas l’avoir «fait femme» est interprétée comme un témoignage de gratitude
envers Dieu qui, ordinairement, fait découler la nourriture ontique de l’âme du garçon de l’âme de son père
et de l’âme de la fille de l’âme de sa mère, et elle suppose que, dans certaines circonstances qui ne sont pas
précisées, leur âme tire sa «nourriture» de l’âme du parent de sexe opposé, ce qui implique une inversion
sexuelle constitutionnelle des âmes, d’où leur infécondité.

40
femelle et la femelle se change en mâle. Ceux qui “retournent leur table58” [i.e. qui
pratiquent le coït en position où la femme est dessus] causent ces inversions. Leur
versatilité globale [est symbolisée] par la flamme du glaive tournoyant, passant du mal au
bien et du bien au mal. Là est le secret du juste malheureux et du méchant heureux. Et
c’est la signification des mots: “Il replie la lumière devant l’obscurité et l’obscurité devant
la lumière59.” C’est la loi du plus fort. Quand le féminin est plus fort que le masculin lors
de sa réincarnation, il n’aura pas de barbe et sera stérile, ses actes seront comme ceux d’un
animal, c’est une abomination. […] Lorsqu’une [âme] femelle transmigre dans un homme
et le chevauche, les actes de cet homme seront comme ceux d’une femme: quand il parlera
ce sera en agitant les mains, et sa voix, ses paroles, l’ensemble de son comportement,
seront comme ceux d’une femme. C’est une abomination, et c’est pourquoi les israélites,
peuple saint, récitent la bénédiction: “Béni sois-tu yhvh, notre Dieu, roi du monde, qui ne
m’a pas fait femme60”» (Tiqouney ha-Zohar, 70, fol. 133a).

On reconnaît d’emblée sans peine le motif platonicien du corps comme monture de


l’âme, de même il est possible de voir dans le fait que la réincarnation d’une âme
masculine dans un corps de femme est présentée comme un châtiment, la trace d’une
conception platonicienne. Mais la tournure des événements est ici beaucoup plus
dramatique. L’insistance est mise sur l’instabilité, l’inconstance chaotique des formes
quand elles sont ébranlées par les mouvements tourbillonnaires du «Glaive de feu» – le
Serpent satanique conçu comme un être de contradiction, voire comme le démon de
l’absurde, puisqu’il est décrit sous les traits étranges d’une entité qui «tue sans profit», qui
«marche quand il s’assoit et qui s’assoit quand il marche», totalement dépourvu du
principe de miséricorde, logique folle en laquelle sont inscrites toutes les «figures des
hommes et toutes les formes» qui attendent d’être jetées au hasard dans des corps. Or, ce
qui est saisissant dans ces descriptions évocatrices et volontiers déroutantes, c’est la
situation de la différence sexuelle. En somme, si celle-ci disparaît, si elle ne signifie plus
l’identité réelle de l’individu, le non-sens fait irruption et c’est ce qui est dénommé
«abomination», terme emprunté à un verset du Lévitique (18:22) qualifiant le rapport
homosexuel. La situation qui paraît la plus effrayante aux yeux du cabaliste anonyme
auteur de ce texte, est celle d’une discordance entre l’être intérieur de l’individu, qui est
celui de son âme, masculine ou féminine, et son être phénoménal, qui est celui de son
corps. Le réel est perturbé dans ses bases quand le sexe du corps n’est pas le sexe de l’âme.
Les critères de repérage ordinaires perdent toute créance, le corps masculin exprime une
puissance féminine et inversement.

Le chemin parcouru paraît immense quand on oppose ce texte médiéval à


l’enseignement lourianique transcrit par R. Hayyim Vital, qui en est pourtant un héritier.
Pour ce dernier, l’inadéquation entre genre apparent et genre réel attaché au sexe de l’âme
n’implique aucune «abomination», mais constitue un fait qu’aucun jugement de valeur ne
saurait mettre en cause. Cette distorsion est certes la conséquence d’une faute commise

58
Voir Nédarim 20b.
59
Formule tirée du rituel de la prière du soir (‘Arvit).
60
. Bénédiction du matin. Voir Menah5ot 43b.

41
dans une vie antérieure, mais elle est en elle-même une voie de purification et de
réparation. Si elle entraîne un trouble comme la stérilité, celle-ci pourra être surmontée par
un autre biais et ne constitue nullement un destin fatal. Examinons de plus près le texte de
Vital. Tâchons de mettre en évidence les composantes structurales qu’il anime. Il est
possible de dégager le système d’opposition suivant: le sexe corporel (= sexe social) est
opposé au sexe de l’âme (= sexe individuel) et leur distorsion implique une absence des
«eaux féminines», à savoir la puissance de fécondité, à la fois au sens physique (la
«semence» féminine) et psychologique (le désir ou «libido» féminine). Cette défaillance
sexuelle psychophysique (l’engendrement devient impossible) est la traduction de la
différence sexuelle intériorisée: le corps et l’âme forment un individu qui est une femme
qui n’est pas une vraie femme, mais une femme masculine, en fait un homme par l’âme et
une femme partielle par le corps – partielle puisqu’il lui manque la puissance de désir
pour l’homme et de fécondité qui sont intrinsèquement liés. La féminité en tant que réalité
substantielle manque. Son époux qui est donc marié à un être essentiellement masculin ne
peut engendrer. Pour ce faire, un remaniement des composantes sexuelles est nécessaire.
L’âme masculine de la femme en question doit devenir enceinte d’une âme féminine en
l’accueillant en son sein temporairement. Cette âme féminine qui s’incarne ainsi dans un
corps en s’associant à une âme féminine lui injecte une féminité qui lui infuse désir sexuel
et fécondité. En résumé, on compte trois individus distincts au total: l’époux, la femme
masculine, la femme féminine. L’enfant qui naît de leur réunion, le plus souvent une fille,
est la femme féminine réintégrée dans un nouveau corps. La condition pour que cette
«greffe» de féminité se produise, est l’existence d’une affinité ou d’une ressemblance entre
la femme masculine et la femme féminine. Dans certains cas, un garçon peut naître de leur
réunion, mais il s’agit là d’un développement particulier. Structurellement, le tableau
présenté par R. Hayyim Vital conduit à soulever un certain nombre de questions, qui, on
va le voir, ne sont pas étrangères à des problématiques très contemporaines.

La première question qui se pose est la suivante: qui sont les vrais «parents» de l’enfant
issu d’un tel ‘ibour? Si le père ne fait pas l’objet à première vue d’interrogation, il reste que
celui-ci est marié à un individu qui est substantiellement un homme, même si les
apparences anatomiques extérieures sont celles d’une femme. De plus, si de leur relation
sexuelle naît un enfant, celui-ci tire son existence de la co-présence temporaire d’une tierce
personne, une femme, qui constitue la féminité de l’épouse. Celle-ci est la mère invisible
de l’enfant, tout en devenant plus tard, par la réincarnation, l’enfant de la femme-homme
et de son mari. Des deux mères, l’une est un homme, l’autre une femme61 , la première
dispose d’une existence sociale en ayant la forme d’une épouse qui, en tant que telle, est
stérile, la seconde, la mère effective, n’existe pas sous la forme d’un individu socialement
repérable, jusqu’à ce qu’elle se réincarne pleinement dans sa propre fille. Aucune
discussion n’est nécessaire pour connaître l’appartenance de l’enfant et sa filiation: il

61
Est-ce à une configuration de ce type qu’un cabaliste de la fin du XIVe siècle, R. Joseph de Hamadan, fait
allusion quand il déclare que l’une des deux femmes de Lamech, Silla, «était un mâle»? Voir de cet auteur,
Fragment d’un commentaire sur la Genèse, édition, traduction et notes de Charles Mopsik, Verdier, Lagrasse,
1998, p. 45. Cependant, le contexte immédiat invite à une lecture différente (voir note 3 sur place), bien que
l’idée d’une famille composée de trois membres: un époux, une femme féminine et une épouse masculine
soit très clairement envisagée.

42
constitue un descendant du couple (homme/femme-homme), bien qu’il doive sa
conception et sa naissance à la présence d’une autre femme au côté de l’épouse masculine.
Celle-ci est substantiellement un homme, et même un homme qui s’était accouplé à des
hommes lors d’une existence antérieure. Par le biais du ‘ibour, un couple
«ontologiquement» homosexuel peut devenir fécond, puisque les deux partenaires qui ont
fondamentalement le même sexe réussissent néanmoins à enfanter.

On pourrait croire que dans une telle configuration la différence entre les sexes est
sérieusement ébranlée. En réalité,elle est non seulement sauvegardée, mais elle est le
facteur qui détermine toutes les relations. Elle n’est pas dépendante de l’apparence
anatomique qu’elle transcende, mais elle a une expression physiologique et
psychophysique. Celle-ci est la traduction partielle et parfois inversée de l’identité sexuelle
qui s’enracine dans «l’âme». Mais tout se passe comme si ce n’était pas le corps ou même
l’âme qui étaient porteurs d’un sexe ou de l’autre, mais que c’était le «féminin» et le
«masculin» en tant que principes ou qu’entités préexistantes qui étaient les substrats du
corps et de l’âme. Ceux-ci viennent «incarner» un sexe et non le constituer. Il faudrait
d’ailleurs mieux parler ici de «genre ontologique» que de sexe ou même de genre en tant
que sexe social. Il convient maintenant de poser une question subsidiaire: la doctrine
lourianique a donné à la dissociation entre le genre ontologique et le sexe apparent, déjà
considérée comme un facteur important dans la cabale antérieure, une formulation
complexe et conséquente. Au regard de cette dissociation, des personnages historiques
comme R. Joseph Caro se sont expliqués leur situation concrète. Ils ont perçu leur
partenaire sexuel comme étant par l’âme du même sexe qu’eux et leur enfant comme étant
le fruit de trois «participants» simultanés.

Nous ne savons rien d’éventuelles conséquences sur la représentation de la filiation que


cette situation a pu générées: l’étude biographique d’un enfant né de parents vivants et
morts, de même sexe et de sexe opposé, ayant trois géniteurs humains associés, pour ne
rien dire de son identité en tant que réincarnation de l’une de ses deux mères (sa mère
féminine), pourrait fournir un matériau anthropologique et psychologique d’un grand
intérêt. Il ne semble pas que des perturbations particulières dans l’équilibre affectif de tels
individus aient été signalées. L’intégration sans résistance apparente de ce système de
parenté étrange à nos yeux dans la société des habitants de Safed au XVIe siècle, qui étaient
en communication constante avec la société des défunts, interagissaient sans cesse avec
eux, ces derniers les aidant parfois à régler leurs problèmes, a joué un rôle essentiel dans
sa normalisation. Un tel montage est apparu assurément comme allant de soi et ne posant
aucun problème social quelconque, au point que l’un des protagonistes qui nous en a
transmis l’un des témoignages personnels les plus explicites était le principal décisionnaire
et juriste en droit religieux juif de tous les temps. On voit que le bouleversement des
points de repère symboliques communs et coutumiers en matière de mariage, de
parentalité et de filiation ne provoque ni déséquilibre ni désorganisation sociale s’il est
accepté par la société, et ne touche pas directement les rôles assignés aux corps. Certes, la
masculinité de l’épouse de R. Joseph Caro avait affecté son corps dans ses capacités
sexuelles physiologiques, et la théorie lourianique précise que l’aptitude au désir envers le
sexe opposé en est également altérée, mais le rôle féminin vis-à-vis de son mari assumé

43
par cette épouse masculine n’est pas remis en cause, pas plus que la hiérarchie et les
rapports de pouvoir qui en découlent.

Malgré ces importantes restrictions, les écrits que nous ont légués les mystiques de Safed
au xvie siècle ouvrent une certaine possibilité théorique à la reconnaissance religieuse du
mariage entre personnes de même sexe62, de la multiparenté, de la co-parentalité et de
l’homoparentalité. Il suffirait en effet de prolonger le raisonnement de la doctrine
lourianique et d’élargir les composantes sociétales et juridiques des conséquences
corporelles de la distorsion sexuelle entre le corps et l’âme pour qu’une voie inédite soit
frayée. L’élaboration d’un montage savant qui permet de regarder une femme selon
l’apparence comme étant essentiellement un homme ou inversement, dans un contexte
social très profondément croyant et extrêmement strict envers les observances religieuses,
pourrait fournir un modèle dynamique et un exemple de stratégie symbolique opératoire
ouvrant la voie à l’acceptation de phénomènes sociaux contemporains dans le domaine
des mœurs par des institutions religieuses jusqu’à présent très réfractaires à tout
assouplissement. Malgré le verrouillage actuel des discours religieux normatifs, certaines
constructions doctrinales complexes détiennent encore des dispositifs qui pourraient
rendre possible d’atténuer les rigidités sociales les plus fortes. À condition toutefois de
faire preuve aujourd’hui d’autant de souplesse et d’adresse intellectuelles que nos ancêtres
d’hier.

Seules des approches mêlant l’étude historique au regard sociologique contemporain


sont en mesure de fournir les paradigmes des réconciliations futures dans les relations
tendues entre libre invention individuelle des itinéraires de vie et exigence de conformité
aux modèles proposées par les traditions collectives. Le vaste réservoir de la mémoire
historique des religions contient les éléments qui manquent à la mémoire sociale pour
saisir certains faits contemporains qui semblent d’absolues nouveautés impensables
autrement que comme des aberrations. Bien que l’exercice soit toujours périlleux, la
recherche des constructions intellectuelles anciennes, aussi étranges peuvent-elles sembler,
constitue un apport indispensable à l’effort sociologique visant à comprendre les
évolutions sociales, même les plus singulières, et à les réinscrire dans l’histoire humaine,
parce qu’elles ne sont plus considérées comme des ruptures radicales par rapport à elle.
Manière de réinvestir les faits nouveaux de la profondeur humaine dont ils sont bien
souvent exclus. Ce que l’anthropologie et l’ethnologie apportent aux débats d’aujourd’hui
concernant les nouvelles exigences des partenaires de vies communes et sexuelles
alternatives pourrait ainsi être considérablement enrichi par l’exploration des solutions
anciennes que l’Occident et ses périphéries immédiates ont inventées dans leur longue
histoire, témoignant ainsi du caractère essentiellement problématique de la fixation des
identités sexuelles et des comportements qui en découlent.

62
C’est le cas en milieu chrétien de l’institution médiévale du rituel de l’affrèrement qui était totalement
calqué sur la cérémonie du mariage chrétien. Voir John Boswell, Les unions de même sexe dans l’Europe antique
et médiévale, éd. Fayard, Paris, 1996.

44
IV

Remarque conclusive

La quête de liberté et de bonheur dans le monde contemporain implique le refus d’être


arrêté par le déterminisme anatomique qui déciderait souverainement du genre des
individus et leur attribuerait une identité sociale sans que les principaux intéressés aient
quelque choix à faire, quelque objection à élever. Les grandes religions traditionnelles se
sont érigées et s’érigent encore en garant des normes et des opinions populaires sur les
identités sexuelles et sur ce qu’elles impliquent dans le domaine du comportement et des
mœurs et elles peinent à contribuer à éclairer ou à enrichir les débats relatifs aux
revendications des individus contre le poids des idées communes. La rigidité des
interprétations des écrits canoniques, des règles qui en ont émergé, et en particulier des
évidences trompeuses promues par des récits considérés comme édifiants, semble rendre
impossible toute réception de ce faisceau revendicatif perçu comme subversif, destructeur,
voire pathologique. On a même parlé à son propos «d’égarement contemporain», comme
si l’égarement était un phénomène nouveau et qu’il touchait davantage ceux qui
cherchaient à frayer de nouvelles avenues à la liberté individuelle que ceux qui se
crispaient sur les normes préexistantes. Le discours des cabalistes du Moyen Âge et du
xvie siècle contient un vaste réseau d’interprétations, à la fois du texte biblique et des faits
de l’existence qui leur a permis d’édifier un système de la différence sexuelle complexe
jusqu’au paradoxe, où les interversions, les croisements, les distorsions, trouvent une place
légitime et intelligible. À leurs yeux, les apparences extérieures ne sont jamais les
traductions fidèles de la réalité et c’est cette dernière qui recèle la clé des relations
humaines et des identités. Entre un plan et l’autre, un jeu de rapprochement et
d’éloignement est à prendre en compte. Dans cet espace laissé à la liberté, les normes
sociales et religieuses toujours fondées sur les apparences d’une part et d’autre part les
nécessités de la réalité intérieure entrent en confrontation. De la possibilité d’une
interaction et d’un dialogue constructif entre les unes et les autres dépend la survie d’une
tradition et le rattachement des individus à des valeurs collectives immémoriales.

Il faut cependant insister sur un point: il est hors de question de tirer un enseignement
direct de ces écrits anciens pour l’appliquer à la réalité contemporaine. Entre, par exemple,
le type particulier d’homoparentalité dont il est question dans ces textes et les faits sociaux

45
actuels, il y a un immense fossé qu’il n’est pas nécessaire d’évoquer en détail. Pourtant,
même s’il n’y a pas de commune mesure entre les deux, leur parallélisme offre matière à
réflexion et peut orienter la recherche de solutions nouvelles face à des problèmes qui se
sont posés, en des termes certes différents mais au moyen de structures formelles qui
présentent maintes similitudes. Le fait même d’une reconnaissance religieuse et d’une
acceptation du polymorphisme de l’identité sexuelle humaine, de la bisexualité, de
distorsions entre le sexe apparent et le genre ontologique réel, de l’existence de parents
fondamentalement du même sexe, d’une économie complexe du désir qui ne se confond
pas avec l’instinct prétendument naturel, est déjà une attestation exemplaire de la
souplesse des formes élaborées du croire du mysticisme cabalistique dans sa confrontation
avec les variations infinies de la réalité humaine. Là où les institutions religieuses
normatives qui maîtrisent les vérités doctrinales font acte de forçage social et exercent leur
violence symbolique quand elles veulent imposer aux singularités individuelles un
modèle préétabli unique et universel, certains courants mystiques sont parvenus à jeter un
pont entre le cadre religieux traditionnel et la variété des affects, des pulsions, des
représentations de soi et de l’autre et des modes d’être en relation, comme on l’a constaté
en ce qui concerne le domaine de la différence sexuelle. La censure sociale de ces courants
dans leurs propres milieux d’origine, l’oubli plus ou moins volontaire du contenu de leurs
discours dans les «catéchismes» du judaïsme de stricte orthodoxie, constituent un objet
d’étude en lui-même. Mais il n’est guère douteux qu’ils ont été et sont perçus comme
suffisamment subversifs pour devoir subir cette éviction le plus souvent silencieuse.
Même si les cabalistes se considéraient eux-mêmes, pour la plupart d’entre eux, comme
étant parfaitement orthodoxes, ce qui importe surtout est d’apprécier correctement le
regard social qui leur était porté et qui dénote l’existence d’une méfiance globale à leur
égard. La réception de leurs idées et de leurs élaborations religieuses tout au long de
l’histoire a certes connu des fortunes très diverses. Son exploration détaillée est encore un
vœu.

En dehors même de la cabale et à date ancienne, il est possible de percevoir un écho des
aléas de l’identité sexuelle de l’homme. Une parabole qui remonte au Haut Moyen Âge
commente le récit biblique du renvoi du premier homme hors du jardin d’Eden. Selon le
Tana devey Eliahou Rabba, au début du chapitre 1 sur Genèse 3: «Dieu donna à Adam un
acte de répudiation comme à une femme.» Dieu est considéré comme ayant été l’époux
d’Adam et celui-ci comme ayant été son épouse, avant d’être répudié à cause du premier
péché. Adam est donc la «femme de Dieu», et cette position n’a rien avoir avec son sexe
apparent. Elle nous apprend que l’homme est aussi une femme comme les autres, même si
c’est vis-à-vis de Dieu. Epouse de Dieu au paradis, Adam en a été chassé et est depuis une
femme divorcée. Ce divorce et cet exil, éloignement du séjour bienheureux, est une leçon
d’humilité et une invitation à l’apprentissage de la liberté. Et puisque l’homme a été chassé
du paradis, qu’il a perdu sa vie éternelle mais acquis la liberté, il lui incombe de donner à
celle-ci un épanouissement compatible avec sa nostalgie et la possibilité d’un retour.

*****

46
Création et procréation

Franchir les limites des corps, de la Bible hébraïque à la mystique juive

«N’est-il pas vrai que le monde n’a été créé que pour l’engendrer et le multiplier?» Talmud de Babylone, Pessahim 88b.

Le but du présent article63est de montrer l’unité de la perception juive depuis les temps antiques
jusqu’aux plus récents développements, de ce que j’aimerais dénommer le «corps d’engendrement»
et la nature de sa fonction principale: organiser un dépassement des limites du corps en tant qu’il est
voué à la mort. Pourquoi cette expression quelque peu étrange? Elle voudrait désigner un fait
culturel, religieux, avec ses diverses élaborations narratives et spéculatives, concernant le corps
humain comme sujet de filiation et donc inscrit substantiellement dans un rapport à l’autre sexe. La
relation des humains à leur descendance est une des questions les plus complexes et les plus
cruciales pour toutes les sociétés, ainsi que pour chacun de ses individus, dans la mesure où il s’agit
de leur survie collective et individuelle. La place du corps dans cette perspective doit être
soigneusement appréhendée. C’est à travers le corps singulier que la vie d’un peuple – et du degré
d’humanisation dont il est porteur – se perpétue. Les sociétés modernes ont tendance à séparer de
plus en plus le corps qui se reproduit, maillon d’une aventure généalogique immémoriale, du corps
qui désire, objet solitaire et consommateur de rencontres gratifiantes. Ainsi l’homme moderne a
deux corps distincts, usant de l’un ou de l’autre à son gré. Cette césure n’est peut-être que la
persévérance d’une fracture déjà ouverte il y a deux millénaires par la victoire idéologique sur une
partie du monde habité de la conception chrétienne de la relation charnelle – et de la filiation
charnelle comme séparée de la vie spirituelle et dévalorisée par rapport à elle.

Notre propos est de remonter avant cette scission – non pas seulement d’un point de vue
chronologique, mais en examinant quelques échantillons d’une littérature qui s’enracine dans
l’Antiquité juive et qui se prolonge, indépendamment des représentations chrétiennes, tout au long
de l’histoire, Moyen Âge et Temps modernes compris.

Plusieurs perspectives s’offraient à nous: nous pouvions étudier la conception du corps humain
qui se dégage des pratiques liées au culte et aux sacrifices: purification rituelle du «lépreux», règles
concernant les prêtres sacrificateurs, les naziréens, la purification des parturientes, des femmes
menstruées, des hommes atteints de flux vénériens... en un mot nous pouvions nous référer aux très
nombreuses pratiques, relatives à l’usage du corps et à sa dimension sacrée, énoncées dans le
Lévitique et amplifiées et détaillées dans la tradition rabbinique (surtout dans les traités du Talmud
de l’ordre Taharot)64. Ces quelques évocations suffisent pour nous rappeler que le corps n’est pas
saisi dans la Bible comme un objet neutre, dont l’état à la fois physiologique et social serait
indifférent à sa relation à Dieu aussi bien qu’à la communauté religieuse. Ces textes bibliques et
leur développement dans la tradition juive orale permettent de «parler le corps»: l’homme, être de
langage depuis la naissance – depuis la conception? –, est un être de langage dans et par son corps,
langage qui, s’ancrant dans le corps, l’arrache à ses limites spatiales et temporelles. Tous les rites
qui touchent directement à la réalité concrète du corps – et ils sont très nombreux dans la religion

63
Celui-ci a été publié tout d’abord en anglais, sous une forme différente dans Zone n°3, Fragments for a History of the Human
Body, part one, édité par Michel Feher, New York, 1989, p. 48-73.
64
Le Talmud (littéralement «l’étude») désigne la somme rédactionnelle de la tradition orale élaborée dans les milieux rabbiniques, de
Babylonie ou de Palestine entre le Ier et le VIIe siècles. Le traité en question est consacré aux divers problèmes concernant le pur et
l’impur et les pratiques de purification.

47
juive classique ainsi que dans d’autres religions dites païennes – concourent à faire accéder au
langage les conflits et les tensions qui se somatisent et, par là, à soulager l’angoisse qui en résulte.
Mais ce n’est pas à ce niveau seulement que la proximité de la religion d’Israël avec les cultes
polythéistes est patente. La divinité est présentée dans les textes religieux hébraïques aussi bien
dans la Bible que dans des écrits plus tardifs, comme ayant un corps de type humain. Bien sûr,
plusieurs théologiens juifs (dont Philon et Maïmonide ne furent pas les moindres) ont cherché à
réduire ce qu’ils ont appelé «anthropomorphismes» au rang d’allégories abstraites. Ils considéraient
cette forme de représentation du divin comme une limitation insupportable de sa puissance. Mais
cet effort de rationalisation réductrice ne devrait pas nous empêcher de prendre le texte biblique
comme il se donne ainsi que les écrits classés parmi la littérature juive ésotérique, comme celui où
Dieu est présenté comme un géant d’une taille fantastique dont l’envergure corporelle est
vertigineuse et dépasse celle de l’univers dans son ensemble. Les écrits dits du Chi’our Qomah65
(«Mesure de l’envergure corporelle») témoignent de la très grande force de la conception de la
divinité comme dotée d’un corps, même si ce corps de forme humaine est gigantesque et paraît
illimité. Ce sont là bien des points que nous n’aborderons pas dans la présente étude, mais que nous
tenions à signaler en passant, ne serait-ce que pour indiquer les multiples déclinaisons de la pensée
du corps sans limites dans le cadre de la tradition hébraïque, biblique et post-biblique.

Un simple regard sur le texte de la Genèse nous en apprend beaucoup sur la place que nous avons
appelé le corps d’engendrement. Une même notion qualifie le devenir cosmogonique et la
généalogie humaine: dans les deux cas le texte emploie le terme de toldot que l’on peut traduire par
«engendrements». Ainsi en Genèse 2:4: «Telles sont les toldot du ciel et de la terre quand ils furent
créés»; et en 5:1: «Tel est le livre des toldot d’Adam.» Ce fait linguistique n’est certainement pas
fortuit. Le processus de création et celui de procréation, bien que différents, sont désignés par un
même vocable, ce qui implique que la conception de l’engendrement humain et de la filiation
s’inscrit de plein droit à l’intérieur du mouvement créateur divin, que la procréation ne fait en
quelque sorte que continuer la cosmogénèse, qu’elle en est une étape ultérieure. Le verbe «créer»,
bara, signifie aussi bien «enfanter»66. En outre un des récits de l’apparition de l’homme est très
éloquent à cet égard. Citons-le d’abord: «Dieu dit: Faisons l’homme à notre image, selon notre
ressemblance... Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa; mâle et femelle il les
créa, Dieu les bénit et il leur dit: Fructifiez et multipliez-vous, remplissez la terre et soumettez-là»
(Genèse 1:26, 27, 28). Bien que des siècles de discours théologiques aient tenté de vider ces paroles
de leur contenu, un lecteur impartial perçoit distinctement ceci:

1) Comme dans la pensée religieuse égyptienne de l’Antiquité, l’homme est bâti selon la forme
divine; ainsi dans la sagesse de Merikaré (vers 2000 av. J.-C.) l’on trouve cette formule: «Les
hommes sont les images de Dieu issues de ses membres67.»

2) Les mêmes expressions qui désignent cette ressemblance de l’homme à Dieu (tselem et
demout) sont employées pour qualifier la ressemblance d’un enfant à son père: «Quand Adam eut
vécu cent trente ans, il engendra un fils à sa ressemblance, selon son image et il l’appela du nom de
Seth» (Genèse 5:3). La création de l’homme et son engendrement ne sont que deux moments d’un
mouvement unique.

65
G. Scholem a consacré un chapitre de son livre traduit en français sous le titre La mystique juive. Les thèmes fondamentaux, Le
Cerf, Paris, 1985, à l’histoire et au contenu de la littérature du Chi’our Qomah. Il a été le premier savant moderne à lui reconnaître
son antiquité. De telles conceptions anthropomorphiques ont leur équivalent dans la littérature judéo-chrétienne, voir Homélies
clémentines, III, 7, XVI, 19 et XVII, 7 à 11.
66
Ce verbe signifie proprement «porter au-dehors», «faire sortir», et en araméen, langue proche de l’hébreu, bar, bera, de même
racine que bara (créer), signifie «enfant», «rejeton».
67
L’idée est à la fois celle d’une ressemblance et celle d’une filiation: les hommes sont les images de la divinité parce qu’ils sont
issus de ses membres: de même, un enfant ressemble à son père parce qu’il émane de lui. Le texte de la Genèse ne dit pas autre
chose: si l’homme est créé à l’image de Dieu, s’il a une ressemblance avec lui c’est parce qu’il procède de lui comme son rejeton.

48
3) L’homme, en tant qu’image de Dieu, est un composé du mâle et de la femelle; cela se retrouve
encore dans les spéculations théogoniques égyptiennes et en particulier héliopolitaines où les dieux
principaux sont quatre couples mâle et femelle68.

4) Image de Dieu, comme lui mâle et femelle, l’homme est chargé de procréer. C’est sans doute
par cette action procréatrice que l’homme est effectivement à l’image de Dieu, créateur ou géniteur
du ciel et de la terre. Sans doute est-ce là encore une particularité du texte biblique qui n’a pas été
suffisamment souligné par les exégètes: la première chose que Dieu dit à Adam (c’est-à-dire à
l’homme et à la femme) n’est pas l’interdit de la consommation du fruit de l’arbre de la
connaissance du bien et du mal. Faisant suite très logiquement à la mention de la ressemblance avec
le Dieu créateur, la puissance procréatrice de l’homme est évoquée. Ce n’est certainement pas un
hasard de la distribution des éléments du récit qui en est la cause! Immédiatement après que
l’homme est décrit comme étant créé mâle et femelle à la ressemblance de Dieu, il lui est dit
d’engendrer. C’est qu’il y a un lien entre l’image de Dieu avec laquelle il a été créé et sa capacité
d’engendrer d’autres hommes. Sans doute, Dieu a donné son image à l’homme pour qu’il puisse
procréer de l’humain. Cette ressemblance ne serait rien d’autre, finalement, qu’une puissance
d’engendrement de corps humains. La survie de l’homme comme humain, comme être parlant, il la
tient de cette image divine double, mâle et femelle, qui le modèle organiquement. En effet, dans
tout le récit biblique de la création, Dieu s’exprime à la deuxième personne en s’adressant à ses
créatures à deux reprises seulement: à propos de la création des poissons (v. 22) et à propos de celle
de l’homme, et cela en liaison à chaque fois avec leur puissance de procréation. Cette relation entre
l’adresse divine directe et la procréation nous semble hautement significative de l’investissement du
Créateur dans le processus de procréation. La cosmogonie ne s’arrête donc pas au premier chapitre
de la Genèse, elle est continuée par l’homme pourvu d’une puissance d’engendrement dérivée de la
puissance créatrice de Dieu, tout au long du récit biblique. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre
le célèbre verset: «C’est pourquoi l’homme quitte son père et sa mère et s’attache à sa femme et ils
deviennent une seule chair» (2:24). Cette chair une, ce n’est pas autre chose que l’enfant qu’ils
engendrent. Ici c’est le pluriel – le duel précisément – qui engendre l’unique et le singulier. Si l’on
se rappelle que c’est de ce verset que le Nouveau Testament a tiré enseignement pour affirmer
l’indissolubilité du mariage (voir Marc 10:2, 9, Matthieu 19:4, 6, I Corinthiens 6:16, Ephésiens
5:31, 33), l’on mesurera la distance qui sépare cette conception de la lecture juive traditionnelle de
ce verset, attestée par Rashi69. La chair une, ce n’est pas l’unité statique du couple humain, mais
l’accomplissement de son pouvoir procréateur, l’insertion de sa génitude dans le temps.

L’homme religieux en se reproduisant imite donc le travail divin de l’organisation originelle du


cosmos, son acte procréateur peut-être considéré comme la réactualisation rituelle de la
cosmogonie. Ainsi les premiers éléments qui concourront, plus tard dans la cabale médiévale, à
faire de l’union sexuelle des corps un cérémonial sacré, voire une sorte de culte sacrificiel70, se
trouvent déjà en filigrane dans le récit de la création du monde et de l’homme. Il faut noter
cependant que l’homme lui-même n’est pas présenté comme le fils ou le rejeton de la divinité. Ce
n’est que beaucoup plus tard que Dieu est qualifié de «Père», dans le Deutéronome 32:6 et surtout
chez le prophète Malachie 2:10 (et passim). Bien que cette qualification soit tardive, elle nous
donne un renseignement précieux: dans toutes les occurrences bibliques (de l’Ancien Testament) où
cette désignation apparaît – qui sont assez peu nombreuses – Dieu comme Père est synonyme de

68
Voir le livre de C. Desroches Noblecourt, La femme au temps des Pharaons, Stock/Laurence Pernoud, Paris, 1987, p. 21 sq.
69
Rashi est le nom, formé sur les initiales de Rabbi Salomon ben Isaac, du premier exégète juif europèen de la Bible au Moyen Age
(Xe et XIe siècles), qui ne fait souvent que restituer la lecture rabbinique la plus commune. Voir aussi la lecture de ce verset que
donne Pierre Legendre dans son ouvrage Líinestimale objet de la transmission, Fayard, Paris, 1986, p. 255.
70
Sur ce dernier point voir notre ouvrage, La lettre sur la sainteté, La relation entre l’homme et la femme dans la cabale, Verdier,
Lagrasse, 1986, p. 151.

49
Dieu comme créateur71. Compte tenu de cette connotation, il est possible de percevoir dans le récit
cosmogonique de la Genèse que l’œuvre de création du monde est assimilée à celle de
l’engendrement paternel: «père» désigne celui qui innove quelque chose qui a une suite (voir aussi
Gen. 4:21 où «père» désigne le premier auteur des instruments de musique). Les signifiants
bibliques autour d’une activité créatrice sont souvent ceux-là mêmes qui parlent d’engendrement et
de paternité.

Par ailleurs, le livre biblique de la Genèse peut être tout entier considéré comme le récit des
mariages et des engendrements fondateurs, et les épisodes qui sont relatés entre les mentions des
tables généalogiques qui rythment le texte ne sont que des récits d’accompagnement de la matière
principale: l’énumération des engendrements et des mariages qui y ont présidé. Limitons à ces
quelques remarques nos investigations sur des textes de la Bible. Résumons brièvement ce qui
précède: il n’a pas été question un seul instant d’une filiation spirituelle qui s’opposerait à la
filiation corporelle en la dévalorisant. Au contraire, c’est l’engendrement des corps humains qui
déploie l’œuvre créatrice, qui est partie intégrante de la cosmogonie et qui l’actualise. Le processus
d’engendrement des humains raconté dans la Genèse prolonge l’engendrement des cieux et de la
terre. La différence entre le mâle et la femelle formant le couple humain est inscrite dans l’image
divine et par conséquent en Dieu même, et cela non pas à titre de simple allégorie, mais comme
conception réaliste de la nature de la divinité, de son pouvoir créateur. L’attitude des anciens
Hébreux vis-à-vis de la relation sexuelle et de la procréation a pu être jugée «naturaliste» par des
historiens de la religion72. Mais ce jugement vient d’une certaine myopie face aux textes bibliques,
que l’on n’arrive plus à percevoir autrement que comme porteurs d’un message de théologie
monothéiste. L’enjeu qui caractérise ces textes tient dans leur tentative de donner à l’entendement
humain – rapport conjugal et généalogie – un accès à la parole. En d’autres termes, à affranchir de
sa dimension «naturelle» l’instinct de reproduction pour humaniser l’acte procréateur, permettant la
naissance de sujets qui ont chacun une place singulière et identifiable dans la chaîne des
engendrements, qui est aussi bien la chaîne de la ressemblance à Dieu, son premier maillon.

Ainsi donc, l’engendrement charnel, la survie de l’humain qui passe par l’enfantement des
femmes, est valorisé pour lui-même en tant qu’il explicite l’image divine. Israël est d’abord la
promesse d’une descendance faite à Abraham, qui passe par l’engendrement corporel et l’union
sexuelle. Dans le Livre de Ruth par exemple, nous trouvons la bénédiction suivante adressée à Boaz
pour son mariage avec Ruth: «Que YHVH rende la femme qui entre dans ta maison comme Rachel et
comme Léa, qui à elles deux ont bâti la maison d’Israël» (4:11). Le sentiment de provenir d’une
même semence, enjeu de la promesse faite à Abraham, structure profondément la mentalité des
Hébreux de l’Antiquité, mais cela pour une raison qu’il ne faut pas se hâter de qualifier de
naturaliste ou de primitive. L’exaltation paulinienne de l’Israël spirituel (authentique) contre l’Israël
charnel, si souvent redite, exprimée avec ardeur dans l’Epître aux Romains qui a permis l’extension
indéfinie du schème d’Israël et son universalisation, a fait perdre de vue un fait crucial: ce n’est pas
comme fils «naturel» d’Abraham que l’Hébreu se sentait lié à son peuple, mais comme fils légitime,
c’est-à-dire reconnu par son père. Le corps du nouveau-né s’inscrit dans la chaîne généalogique
parce que la loi établit le principe de sa légitimation, de sa reconnaissance comme maillon de la
chaîne. C’est dans le cadre de la fidélité à cette loi que cette inscription est possible. Et quel est
l’enseignement de cette loi qui induit plus que les autres cet accrochage à la ligne des générations?
Très précisément le caractère sacré du mariage, de l’acte conjugal: en fait, la fidélité de l’épouse.
Quand les prophètes veulent fustiger les péchés d’Israël, dénoncer ses dénaturations, ses
manquements, ils choisissent avec prédilection la métaphore de la femme infidèle, de l’adultère et

71
Ce n’est plus le cas dans le Nouveau Testament où la paternité divine est disjointe de son œuvre de créateur et connote dans un
autre registre. Cette notion de Père divin comme Dieu personnel de l’homme n’est pas une innovation chrétienne, on la trouve dans
la tradition juive antérieure, en particulier dans les dires des thaumaturges juifs, comme Honi (Onias); cf. par exemple Taanit 23a-b.
72
Voir par exemple G. Parrinder, Le sexe dans les religions du monde, Le Centurion, Paris, 1986, p. 191. Le chapitre consacré aux
conceptions hébraïques est exemplaire de l’influence toute puissante du discours théologique bien-pensant sur une étude qui se veut
historique, scientifique et impartiale.

50
de la prostituée. Ces métaphores sont significatives à deux niveaux: elles révèlent la fidélité de la
femme comme symbole du lien d’Israël à son Dieu, en même temps elles montrent que c’est cette
fidélité qui assure la véracité de la filiation charnelle, c’est-à-dire du lien avec les pères et mères,
premiers porteurs de la semence consacrée. Ainsi le corps engendré et engendrant est-il vecteur de
l’image divine, il est son multiplicateur, à condition que sa mère ait été l’épouse de son père, qu’il
puisse se reconnaître comme enfant d’un homme qui a été le mari de sa mère. Pour le dire avec
d’autres mots: s’il reconnaît qu’il doit sa naissance au désir que ses géniteurs se sont mutuellement
porté, désir mutuel éveillé par la loi de fidélité, il s’inscrit sans peine dans la chaîne des
engendrements, il devient un moment singulier du processus de création qu’il prolongera à son tour.
La rupture paulinienne porte justement sur ce point: l’Israël spirituel est instauré à partir de la
christologie qui a rompu le lien de naissance: le père du Christ n’est pas l’époux de sa mère73. Son
père préside à l’origine des généalogies, il ne fait pas partie de ses maillons, le fils est donc
directement issu de la Racine primordiale, sans médiation. La chaîne d’engendrements depuis
Adam est rompue.

Comme conséquence inévitable, le corps singulier n’est plus le miroir en lequel se réfléchissent et
aboutissent les corps des parents antérieurs, il n’est qu’un habit de circonstance; en outre, parce que
le Christ n’a pas lui-même engendré d’autres corps, il ne s’inscrit ni à la fin ni à l’origine d’une
nouvelle série généalogique, mais rompt le corps d’engendrement pour en délivrer l’esprit, et, dans
la doctrine de Paul, cette brisure instaure une distance désormais abyssale entre la relation dite
charnelle et cet esprit qui a été délivré de la chair, c’est-à-dire de ce qui se reproduit selon les
lignées. La mort était surmontée par l’extension horizontale de l’humain – les générations –, elle est
désormais dépassée par une extension verticale, une ascension. Il me semble que l’essentiel de ce
qui se joue dans la christologie de l’Incarnation et dans le rejet paulinien de la chair dans sa
fécondité, dépend de cet éclatement de la généalogie considérée jusque-là comme expansion de la
créativité divine. En témoignent avec éloquence et clarté les développements gnostiques du
paulinisme. Nous mentionnerons seulement pour mémoire un passage du Livre des secrets de Jean
appelé encore Apocryphe de Jean, ouvrage appartenant au Codex II parmi les écrits trouvés à Nag
Hammadi. Le Dieu créateur de la Genèse y est considéré comme un archonte usurpateur, qui, à
l’aide des 365 puissances de ténèbres produites par ses soins, jette Adam dans «l’oubli de ses
origines célestes et afin de s’assurer d’une plus grande dissémination, et donc d’un affaiblissement
des particules de lumière, crée la femme qui compromet Adam et l’enlise dans le cycle des
engendrements74». Voici un bref extrait de l’ouvrage en question:

«Jusqu’à aujourd’hui, les rapports sexuels ont persisté à cause du premier archonte, et il a semé le
désir génésique dans celle qui appartient à Adam; il a suscité par les rapports sexuels la
reproduction de l’image corporelle et il géra [les corps] par son esprit travesti» (traduit par Michel
Tardieu, dans Ecrits Gnostiques. Codex de Berlin, Paris, Le Cerf, 1984, p. 147).

Le Dieu créateur, la création, le corps, l’engendrement, tous participent, pour l’auteur gnostique,
de la même logique: éloigner l’homme de son origine céleste, perpétuer l’exil de l’étincelle de
lumière dans l’univers obscur de la matière. Le désir à peine implicite que l’on perçoit dans cette
pensée est celui d’un contact, par-delà la série des générations, avec l’entité première authentique,
l’Esprit invisible, comme dit encore l’Apocryphe de Jean, qui n’a aucun lien organique avec un
processus généalogique. La reproduction sexuée, celle de l’image corporelle, relève, le texte y
insiste, de la logique du travestissement. Elle n’est pas même, comme pour Platon dans le

73
Il n’est pas insignifiant qu’une équation comparable préside à la naissance d’Alexandre de Macédoine, trois siècles avant le Christ:
celui-ci se croit mystiquement fils du dieu Zeus-Ammon, sa mère Olympias soutient en effet qu’Alexandre n’est pas le fils de son
époux Philippe, mais qu’il est le fruit du dieu avec lequel elle était en relation intime (voir A. Weigal, Alexandre le Grand, Payot,
Paris, 1976, p. 46-56, 97-98, 146 passim; P. Jouguet, L’impérialisme macédonien et l’hellénisation de l’Orient, Albin-Michel, Paris,
1972, p. 17). Cela donne à penser qu’une filiation directe avec un dieu (ou Dieu), hors du circuit généalogique, par où la mère
prétend que son enfant n’a pas son époux pour père, joue un rôle considérable dans la production de certaines figures héroïques.
74
Cahier Evangile, Supplément n° 58, «Nag Hammadi», présenté par R. Kuntzmann et J. M. Dubois, p. 40.

51
Banquet75, une imitation ou un tenant-lieu de l’immortalité, elle est la logique de la mort même:
selon un logion gnostique célèbre, Jésus répond à la question de savoir quand la mort disparaîtra par
cette formule: «Quand vous, les femmes, aurez cessé d’enfanter76.» En d’autres termes: l’homme
est mortel en ce qu’il prolonge la création et fait œuvre créatrice par l’engendrement. Le corps
d’engendrement, tel qu’il est élaboré dans le texte biblique de l’Ancien Testament, est le substrat de
la causalité mortelle introduite par l’archonte créateur. Ce n’est pas le corps en tant que tel qui est
visé, mais l’enchaînement créateur auquel il est lié, qui implique dissémination, éparpillement,
multiplication, passages. Le bouddhisme présente sans doute de nombreuses affinités avec ce type
de pensée. Il semble plus difficile de lui trouver des similitudes dans le mouvement essénien.

Dans le judaïsme rabbinique, de nombreuses sentences attestent du développement et même de la


survalorisation de l’acte d’engendrer perçu comme ce qui relie les acteurs humains à l’action
créatrice. Ainsi Dieu s’associe à l’œuvre procréatrice des deux parents (Nida 31a) l’union conjugale
pure réalise la descente parmi les partenaires de la présence divine (Sota 17a), celui qui s’abstient
d’engendrer est considéré comme diminuant la ressemblance divine (Yébamot 63b). Ce n’est donc
pas essentiellement en fonction d’un impératif naturel, ce n’est pas pour assumer une dimension de
la vie organique normale que l’acte sexuel a sa place, mais il est censé pérenniser la relation entre le
Créateur et la création, en prolongeant l’image de Dieu dans la succession des générations.
Nombreuses sont les sentences de la littérature rabbinique que l’on pourrait citer qui insistent sur
l’engendrement comme donnant la possibilité à Dieu de résider sur la terre. À cet égard lui est
reconnu un rôle théurgique fondamental: aucun processus naturel, ni germination des plantes, ni
cycles des saisons ni phénomènes météorologiques ou astronomiques, ne donne au Créateur
l’occasion d’avoir part à nouveau à sa création, hormis la relation conjugale. Celle-ci est donc
l’élément clé d’une interaction entre le Créateur et la création, elle actualise l’origine du monde et
montre que cette origine est un acte de Dieu. Une grande partie des sept bénédictions nuptiales
récitées lors du mariage juif traditionnel rappelle l’œuvre créatrice. Très significativement, la
procréation a été comparée au Temple, dont la fonction principale était d’attirer la présence divine
et ses bénédictions sur le monde, comme un capteur des forces divines investies dans le cosmos:
«R. Abin dit: Le Saint béni soit-Il affectionne le fructifier et le croître davantage que le Temple»
(Talmud de Jérusalem, Ketouvot 5:6). Dans ce cas, les corps engendrant effectuent un acte culturel
singulier: ils servent Dieu en procréant des hommes qui seront à leur tour les supports de sa
présence au sein de sa création terrestre. Pour cette raison aussi, l’accouplement requiert la pureté
rituelle des partenaires, comme le service du Temple requiert la pureté des prêtres officiants.

Compte tenu de ces éléments, il n’est pas si étonnant de trouver au Moyen Age, dans le
mouvement théosophique et mystique appelé «cabale», censé transmettre des enseignements
ésotériques anciens, ce motif de l’engendrement humain élevé au rang d’acte principal de l’imitatio
Dei. A la cosmogonie biblique se superpose une véritable théogonie: l’origine elle-même a une
origine: la cabale s’attache à raconter les différents moments du processus d’émanation divine,
c’est-à-dire en fait du devenir personnel d’un Absolu indicible appelé par convention Eyn Sof,
l’Infini. Or il se trouve que les cabalistes ont décrit avec prédilection ce processus de
personnalisation en le considérant comme acte sexuel et procréation. Non seulement le Zohar a
beaucoup développé ces représentations, mais depuis le XIIIe siècle, ce type d’herméneutique a été
prépondérant dans les différents écrits de la cabale. Procréer c’est donc imiter – c’est-à-dire

75
Voir fol. 207c à 210b. La supériorité de l’immortalité par la procréation à l’immortalité personnelle de l’âme est fortement
soulignée dans un texte zoroastrien du ixe siècle, voir Dâtastân i-Dênîk dans La naissance du monde, /La naissance du monde dans
l’Iran préislamique», trad. Marijan Molé, Seuil, Paris, 1959, p. 313: «... c’est même la meilleure et la plus excellente espèce
d’immortalité [...]; la force miraculeuse qui permet de procréer fait que l’on reste éternellement jeune dans ses enfants, ses petits-
enfants et ses descendants bons dans un monde touché par l’Adversaire; et on jouit ainsi d’une vie éternelle qui se perpétue dans les
enfants, les petits-enfants et les descendants [...]; et même une semence légère sur la balance conduit au Paradis.» Une idée très
semblable avait été exprimée déjà au IIe siècle avant J.-C. par le Siracide (ou Ecclésiastique 30:4-5), à propos d’un fils bien éduqué:
«Son père vient-il à mourir? C’est comme s’il n’était pas mort, car il laisse après lui son semblable. Pendant sa vie il le voit et s’en
réjouit, et à sa mort il n’est pas affligé.»
76
Cité par Clément d’Alexandrie dans ses Stromates, 3, 9, voir Évangiles Apocryphes, traduits par F. Quéré, Seuil, Paris, 1983, p. 61.

52
reproduire à son niveau d’existence – les phases principales du processus théogonique, même à la
création du monde. Le corps humain comme signifiant a ainsi été considéré comme le modèle
structurel du cosmos divin: il n’est pas rare par exemple de rencontrer dans la littérature castillane
une dénomination de l’aspect masculin de Dieu comme «Corps sacré du Roi». Celui-ci est présenté
dans un passage du Zohar, comme s’unissant à la Reine – l’aspect féminin – pour engendrer les
âmes des hommes77. C’est l’acte de chair qui est devenu le modèle de l’enfantement des âmes par la
divinité bisexuée. Ou, pour le dire plus rigoureusement, l’acte de chair terrestre ne fait que
prolonger et traduire une relation du même ordre qui a lieu entre les dimensions divines. Déjà au
XIIIe siècle, le cabaliste anonyme qui a écrit la Lettre sur la sainteté, véritable traité mystique sur la
relation sexuelle, attribue au rapport procréateur une double fonction: d’abord il fait de l’homme qui
s’y livre «l’associé de Dieu dans l’œuvre de création78», puisque la procréation donne l’opportunité
de prolonger l’acte démiurgique initial, ensuite, introduisant la conception proprement cabalistique,
l’acte conjugal est considéré comme la traduction au niveau humain de l’union des entités divines
supérieures (celle des sefirot Sagesse et Intelligence appelées Père et Mère) qui aboutit à
l’engendrement, lui-même regardé comme un prolongement dans l’univers humain de l’émanation
de la sefira Connaissance, appelée parfois Fils79.

Les sefirot

Quelques précisions préalables s’imposent, avant de pénétrer plus avant dans l’univers des
cabalistes. Il nous faut dire quelques mots à propos des sefirot (pluriel de sefira), notion qui a une
importance centrale dans la cabale théosophique: ce mot désigne chacune des dix émanations
émises à partir du Eyn Sof, l’Infini ineffable, qui ont formé une structure spirituelle ayant la
conformation d’un corps humain. Le mot lui-même veut dire «nombre», mais les cabalistes
l’identifient souvent avec le mot «saphir», pour faire valoir la fonction de médiation, de philtre, que
ces émanations assument à l’égard de la «lumière» surabondante de l’Infini. Ce que les hommes
appellent «Dieu», de même le Dieu personnel dont la Bible raconte les actions et auquel elle
attribue des noms et des qualités psychologiques, n’est autre que cette structure émanative. Chaque
sefira a un nom conventionnel principal, de la première appelée Keter (la Couronne), à la dernière
dénommée Malkhout (Royauté) ou Atara (Diadème), cependant le lexique de leurs appellations est
très étendu. Mentionnons, pour notre propos, quelques types de nominations: ainsi la deuxième
sefira, la Sagesse, est surnommée Mère. Bien sûr ces deux sefirot forment un couple dont la relation
est constante: comme le formule souvent le Zohar (Le Livre de la Splendeur,XIIIe siècle), la sefira
Père sème dans la sefira Mère les semences ou essences primordiales de l’ensemble de la structure
émanative des sefirot dont nous avons parlé. La Mère est le siège d’un processus de différenciation
où ces essences séminales acquièrent une certaine quiddité, à l’image d’un embryon qui s’élabore
dans le ventre maternel à partir d’infimes particules séminales. La sixième sefira, la Beauté, est
l’insistance où l’ensemble des émanations séminales aboutissent et se condensent, au centre de la
structure – dans le corps humain elle correspond à la colonne vertébrale – et elle porte aussi les
noms de Connaissance (lieu de connexion des sefirot Père et Mère) et de Fils, leur engendrement
initial. La neuvième sefira, appelée Yessod (Fondement), assume la fonction, dans la structure
émanative anthropomorphe, du sexe masculin chez l’homme. Elle est l’organe d’émission séminale
de la divinité qui répand dans le cosmos ses influx vivifiant et fécondant, assurant ainsi la prospérité
des hommes et leur bien-être. Cette émission séminale est regardée par le Zohar comme une source
qui ne doit jamais tarir et dont le jaillissement permanent est nécessaire à la dissémination des
influx divins bienfaisants. C’est l’émission séminale humaine, qui, par sa constance et son
insistance, sa fécondité dans l’ordre de l’engendrement des corps, provoque, par l’action
sympathique qu’elle exerce parallèlement sur le monde d’en haut, les émissions ininterrompues des
semences de vie divine à travers la sefira Yessod (Zohar, I, 186b).

77
Voir par exemple Zohar, I, 245b.
78
Voir notre ouvrage La lettre sur la sainteté, cit. note 8, p. 233-234.
79
La lettre sur la sainteté, cit., p. 231.

53
Celle-ci a été qualifiée par R. Joseph de Hamadan, cabaliste castillan de la fin du XIIIe siècle,
proche des conceptions du Zohar, de «pénis (amah) du Saint béni soit-Il». La dernière sefira, la
dixième ou Royauté, recueille toutes les émanations et elle est le miroir où sont absorbées toutes les
lumières issues de la structure émanative. Elle est dénommée Fille ou Épouse – c’est la dimension
féminine principale – qui est en contact direct avec les mondes inférieurs: monde des anges et
monde matériel où se joue une partie de l’histoire humaine. C’est sans doute pour cette raison
qu’elle a été identifiée par les cabalistes avec la Chekhinah – l’habitation ou la présence divine sur
terre dans la littérature rabbinique antérieure. L’harmonie règne dans cette structure dont le
dynamisme fondamental est pensé à l’aide de la relation et de la physiologie sexuelles quand la
sefira Beauté (Tiferet), le Fils – la dimension masculine principale – est accouplée à la sefira
Royauté (Malkhout), la Fille. Ainsi ces deux sefirot forment deux pôles sexués dont les phases
d’union ou de désunion rythment le dynamisme interne de la structure émanative et se répercutent
ensuite sur le cosmos angélique et le monde humain.

Nous avons été contraints au schématisme et à la partialité pour donner une idée sommaire de
l’ensemble du système des sefirot. Il faut savoir encore que le processus d’émergence des essences
des sefirot à travers l’ensemble de la structure émanative est à la fois dépeint par les cabalistes
comme un engendrement et comme un mouvement de manifestation progressive: chaque nouvelle
apparition d’une sefira est une naissance. Il est donc légitime de parler de théogonie: le déploiement
des dix sefirot est la genèse de la forme corporelle humaine à travers laquelle et dans laquelle
l’infini advient comme divinité. L’on peut aussi parler de théophanie: l’ensemble des sefirot et
chacune d’entre elles à son niveau manifeste une essence antérieurement cachée de ce devenir
divin. De plus, comme cette pluralité de sefirot constitue un être unique, l’Un du monothéisme juif,
qu’elles sont essentiellement indissociables, il faudra parler d’une autogénération. À première vue
l’avantage de cette représentation ésotérique du Dieu biblique par rapport aux représentations
théologiques exotériques, réside dans la très grande souplesse du système, dans la richesse
sémantique de cet Un, face à l’extrême abstraction et à la très grande pauvreté de l’Un exotérique,
qui risque souvent de se pétrifier en ce que Henry Corbin a appelé l’idole métaphysique du
monothéisme orthodoxe (voir son ouvrage Le paradoxe du monothéisme, L’Herne, Paris, 1981).

Retenons quant à nous que les articulations dynamiques de cet Un qui se manifeste – le système
des sefirot – sont principalement pour les cabalistes des unions de type sexuel, des copulations et
des enfantements. Il est facile de concevoir que les relations conjugales dans le monde humain ont
été pour les cabalistes un objet permanent de préoccupation et de méditation, d’autant que les actes
des hommes sont investis d’un pouvoir théurgique d’intervention dans le monde des sefirot où ils
peuvent exercer une influence harmonisatrice au sein de ce cosmos théophanique.

Nous voudrions citer un court passage extrait de l’œuvre d’un cabaliste du XVIe siècle, Rabbi
Moïse Cordovéro, qui résume assez bien les idées des cabalistes:

«Il n’existe pas de commandement qui fasse vraiment ressembler à l’accouplement d’en haut à
tous égards comme celui-là [la relation entre l’homme et la femme]. Les autres commandements de
la Torah font allusion à l’image et à la ressemblance d’en haut pour unifier les sefirot. C’est
cependant une allusion très lointaine. Tandis que le secret du mâle et de la femelle est vraiment le
secret des sefirot supérieures, comme il est dit: “Faisons l’homme...” (Genèse 1: 26). L’union et
l’accouplement [de l’homme et de la femme] est signe de l’accouplement d’en haut, ce qui est dit
[dans le Midrach]: “Tous deux ne sont pas ensemble sans la Chekhinah”, lorsque l’accouplement
est éloigné de toutes sortes de laideurs. Ce n’est pas pour rien que la première prescription énoncée
dans la Torah est: “Fructifiez et multipliez”» (Tefilah lé-Moché, p. 213a)80.

80
La lettre sur la sainteté, cit., p. 144-145.

54
Comme signe et chiffre des réalités invisibles et divines, l’accouplement n’a pas son pareil. Sur ce
point, un rapprochement s’impose entre cette conception et celle de l’hermétisme d’origine
égyptienne transmise dans l’Asclépius latin81. Mais l’accouplement est davantage encore: il
sympathise si bien avec le processus intra-divin d’union des aspects masculin et féminin qu’il est
capable d’être l’agent déclenchant de cette union. Et cette action fait de lui en retour le réceptacle de
la Chekhinah, la présence divine. Ici encore c’est le caractère créatif de l’accouplement corporel qui
est mis en avant.

Pourquoi cette amplification et ce passage du corps d’engendrement humain créateur au corps


d’engendrement divin émanateur? À prendre les textes comme ils se donnent, ils ne nous parlent
pas précisément d’une imitatio dei au niveau de l’union conjugale. À les suivre, nous sommes
invités à considérer l’engendrement humain comme continuant et prolongeant à un degré plus
poussé de dissémination l’engendrement divin, la théogonie proprement dite à travers laquelle la
divinité se manifeste à elle-même, avant de se révéler aux humains. En fait, les sources
cabalistiques nous convient à l’idée que l’engendrement humain est ce par quoi la divinité
accomplit un pas de plus dans son processus de manifestation: après l’autogénération, théophanie de
soi à soi, elle se manifeste à autre qu’elle-même en empruntant la voie de la succession des
générations. Ainsi, les hommes n’imitent pas seulement un processus parallèle situé dans un monde
supérieur, en engendrant ils participent pleinement au mouvement de réalisation théophanique par
lequel la théogonie primordiale atteint son achèvement. Pour les cabalistes, en effet, la création de
l’homme répond à une nécessité intérieure de la divinité, elle est une étape cruciale dans le
mouvement qui la conduit peu à peu au dévoilement et à l’expression personnelle. Si l’homme peut
avoir le sentiment d’imiter un processus supérieur, si souvent les cabalistes s’y réfèrent comme tel,
il ne s’agit en fait que d’une apparence: en s’accouplant et en procréant, il pousse en avant la lignée
théophanique, il lui donne la possibilité de progresser dans la voie de sa réalisation. Chaque
génération nouvelle est donc une étape de la hiérohistoire, c’est-à-dire de la manifestation de Dieu
dans le temps. Cette insertion du processus théogonique dans la temporalité est tout le contraire
d’une Incarnation. Dieu n’accomplit pas son être dans un individu à un moment unique. Pour aller
vers son accomplissement, pour se personnaliser, il lui faut être passé dans la texture temporelle
tissée par le déroulement du fil des engendrements. Chaque nouvelle conception, chaque nouvelle
naissance s’inscrit comme une étape indispensable sur la voie qui mène à la manifestation divine,
eschatologique et messianique. Le corps d’engendrement est ainsi un corps de passage: comme le
chas d’une aiguille, il permet au fil du devenir théophanique de traverser le temps et de tisser sa
toile. Rabbi Joseph de Hamadan, dont nous avons déjà parlé, illustre parfaitement cette idée, quand
il écrit: «Quiconque a des enfants, c’est comme s’il faisait subsister la chaîne de la ressemblance qui
est dans le Char [divin], celui-ci est en effet appelé “chaîne de la ressemblance” [...], qui n’a pas
d’enfants c’est comme s’il amoindrissait la chaîne de la ressemblance. Tout homme donc qui a des
enfants réalise le Char d’en haut...82» La «chaîne de la ressemblance» désigne ici le système des dix
sefirot, en d’autres termes la structure théogonique primordiale. Engendrer, c’est donc permettre à
un maillon supplémentaire de cette «chaîne» d’émerger au jour. S’abstenir d’engendrer revient par
conséquent à priver cette chaîne d’un degré d’expression, à diminuer l’extension de cette
ressemblance – le char ou structure divine autogénérée – dans le champ temporel où elle doit entrer
pour parvenir peu à peu à sa pleine existentiation83.

81
Voir Corpus hermeticum, texte établi par A. D. Nock, traduction française de A. J. Festugière, Les Belles Lettres, Paris, 1946,
(rééd. 1973) p. 320 à 323 (fol. 20, 21). Voir aussi le texte copte trouvé à Nag Hammadi, dans The Nag Hammadi Library, éd. par M.
Robinson, Brill, Leiden, 1984, p. 300-301. [Cf. infra, p. 163.]
82
Voir notre ouvrage La lettre sur la sainteté, cit., étude préliminaire, p. 102 sq.
83
Nous empruntons cette expression à Henry Corbin. Il est notable que dans les dernières lignes de la Igueret ha-Qodech, la Lettre
sur la sainteté, les dix générations qui précèdent la naissance du roi David évoquées dans le Livre de Ruth (4:8) sont présentées
comme manifestant la plénitude du Chi’our Qomah, corps divin composé des dix sefirot. Ainsi le corps mystique de la divinité
chanté dans les hymnes des anciennes sources juives est considéré comme manifesté par le corps d’engendrement, qui devient le
révélateur au niveau du monde humain et de son histoire du corps divin. Voir notre ouvrage op. cit. (note 8), p. 256 et 323. Il va de
soi que cette aptitude théophanique du corps d’engendrement lui est conférée essentiellement par une soumission à des pratiques

55
Muni de ces éléments, abordons la question posée au début. Nous aimerions indiquer ce qui nous
incline à penser que les développements de la cabale médiévale – très nombreux et de plus en plus
élaborés et complexes – constituent une évolution logique inhérente au mouvement de pensée déjà
amorcé par le texte biblique et la tradition rabbinique. En tant qu’ésotéristes, attachés à la recherche
des motivations intérieures du texte de la Torah, peu intéressés par ses arrière-plans idéologiques ou
supposés tels, les cabalistes ont perçu fortement ce que la notion de création qui se dégage du
rapport entre la création du monde décrite dans les premières phrases de la Genèse et le processus
créateur de l’engendrement humain, impliquait comme conception de la divinité. Si, comme le
déclare le texte biblique, l’homme est créé à l’image et à la ressemblance de Dieu, c’est que ce Dieu
créateur est lui-même – comme l’homme – sujet d’un processus créatif par lequel il advient et
émerge du néant. Ou si l’on préfère, cette image de Dieu que l’homme donne à scruter, est cela
même qui est apparu aux cabalistes comme sa manifestation première, révélant à rebours la vérité
initiale de la création comme ayant d’abord son siège au sein du Créateur.

Plus simplement: si Dieu a créé l’homme à son image, c’est que cette image n’est pas créée en
même temps que l’homme, qu’elle lui préexiste et qu’il convient par conséquent de déterminer son
point d’émergence. Et pour ce faire il suffit de s’en tenir à la logique du récit biblique: l’homme
transmet son image – qui est en premier ressort celle de Dieu – par l’engendrement; cela implique
que cette image a été transmise primordialement, est advenue à travers un processus identique à
celui que révèle l’engendrement humain. La création de cette «image», création que les cabalistes
préfèrent souvent dénommer «émanation» (atsilout), a été déchiffrée tout naturellement à partir des
données fournies en aval par le mode de génération humain. Le type d’interprétation du texte
biblique qui a rendu possible et même nécessaire une telle approche, repose surtout sur une prise en
compte rigoureuse des signifiants et de leur logique d’apparition dans la trame du récit, elle suppose
l’indépendance vis-à-vis des grilles d’interprétations exogènes, qu’elles soient issues de la
philosophie ou de la théologie. A la limite, ce mode de lecture a quelque chose qui rappelle le
traitement juridique idéal d’un texte de loi: c’est en lui, strictement dans son cadre, que le sens est à
découvrir recélé dans les replis de chacune de ses propositions. Aucune autre sphère de signification
ne doit interférer, aucun intérêt culturel ou intellectuel ne doit subordonner le jeu intratextuel de
décryptage. C’est ainsi que les cabalistes ont pu surmonter la panique que la conception du divin
qu’ils mettaient au jour aurait pu susciter dans un environnement culturel médiéval très anxieux de
conformisme vis-à-vis des principes d’un monothéisme sourcilleux. Contrairement aux apparences,
la ressemblance de certaines conceptions de la cabale avec celles de systèmes religieux antiques ou
polythéistes, n’est pas un effet de la liberté d’interprétation sans limites, voire débridée du texte
biblique. Bien au contraire, c’est en collant à ce texte, à partir des données traditionnelles de
l’idéologie juive, dont le discours rabbinique avait transmis les éléments essentiels, que les
cabalistes ont été capables de découvrir certaines strates primitives du récit biblique, par-delà les
exégèses littérales ou allégoriques alors en vogue.

Le devenir et l’immuable

Une question se pose encore: le devenir est ici perçu comme éminemment positif, constructeur. La
puissance d’engendrement déploie de la vie. Or, on l’a vu le plus explicitement avec le gnosticisme,
le devenir est synonyme d’altération, de corruption, de mort. Ce qui évolue, ce qui bouge, ce qui se
dissémine, est voué à la disparition, alors que l’être immuable, qui ne se produit ni ne se reproduit,
jouit de l’éternité et ignore l’ombre de la mort. Il nous faut confronter ces perceptions antithétiques.
Engendrer est-ce faire œuvre de mort ou de vie? La réponse est loin d’être aussi évidente que le
laisserait penser la question. Proclamer l’engendrement comme propagateur de la vie au nom d’un
vitalisme naïf ne vaudrait rien face à la force déconcertante de la vision gnostique, pour laquelle

rituelles et éthiques gardiennes de sa dimension de sainteté et préservatrices du sacré dont il est porteur. Sans ces protections, le corps
d’engendrement perdrait sa puissance théogonique et théophanique, oubliant ainsi son destin, il se dédoublerait en corps engendrant
et en corps désirant, oblitération de l’unité essentielle du désir de jouir et du désir de procéder.

56
engendrer un corps c’est engendrer un tombeau (soma-séma), c’est enchaîner une âme à un amas de
matière obscure. Pour aborder cette redoutable interrogation, il faut nous tourner vers la conception
des cabalistes relative à l’âme humaine dans son rapport avec le corps. Il faut tout d’abord indiquer
brièvement la façon dont les cabalistes ou certains d’entre eux ont conçu l’âme. Celle-ci est une
entité spirituelle issue des sefirot ou émanations divines. Le Zohar les présente comme engendrées
par l’union des dimensions masculine et féminine, Tiferet et Malkhout dénommées le Roi et la
Reine. Mais les âmes ne procèdent pas toutes des mêmes régions célestes. C’est la qualité et la
pureté de la relation sexuelle des parents au moment de la procréation du corps, qui détermine le
degré d’élévation de chaque âme, la zone spirituelle d’où elle est détachée pour venir au monde.

Certains types d’âmes, celles des prosélytes, sont engendrées par l’accouplement post-mortem des
justes, hommes et femmes, au sein de l’Eden, copulation qui procrée des lumières pneumatiques
destinées aux nouveaux convertis dont l’âme n’est pas un héritage de leurs parents, comme il en va
des Israélites de naissance (voir Zohar III, 167b sq.). Dans les écrits de R. Joseph de Hamadan, les
âmes sont présentées comme étant rassemblées dans le jardin d’Eden céleste par familles et par
groupes apparentés, dans un ordre généalogique à peu près symétrique à celui qu’elles connaîtront
sur terre. La doctrine élaborée à Safed par R. Isaac Louria au XVIe siècle, à partir de sources
anciennes, considère que la totalité des âmes humaines – présentes, passées et à venir – étaient à
l’origine contenues dans le corps mystique du premier homme, où elles étaient réparties dans
chacun de ses organes. La faute a fait se disperser ces âmes qui progressivement, au fur et à mesure
de leur passage sur terre, à travers les générations, se réparent du dommage qui leur a été causé. Les
âmes les plus basses, celles qui se situaient dans les pieds, voire les talons du premier homme,
seront les dernières à s’imprégner dans des corps sur terre avant la venue du Messie (voir Sefer ha-
Guilgoulim, chap. 1 et 2). Ces rappels ne visent qu’à montrer une constante dans les diverses
doctrines des cabalistes: avant même d’avoir un destin terrestre, l’âme est attachée à la corporéité,
même s’il ne s’agit pas encore d’un corps singulier avec lequel elle partagera une existence. Et cette
corporéité antérieure au corps est également une corporéité d’engendrement. Le domaine de l’esprit,
s’il se distingue de celui du corps matériel, reste hanté par l’ordre corporel qui lui confère ses
déterminations formelles. Le corps singulier s’intègre de plein droit au sein de cette corporéité plus
large qui l’englobe, il n’est pas un accident de la lumière, mais un passage obligé de sa propagation.
À ce titre, il a joué le rôle de texte naturel où un savoir concernant les réalités supérieures est inscrit.

Pour permettre au lecteur de se faire une idée de la façon dont le corps en tant qu’espace de
connaissance, lieu de gnosis pour le cabaliste, a été appréhendé, nous citerons seulement quelques
lignes de l’Introduction du livre majeur d’un célèbre cabaliste italien du xviiie siècle, Rabbi Moïse
Hayyim Luzzatto, commentant quelques formules d’un passage du Zohar sur le Cantique des
Cantiques:

«La deuxième science [qui vient après l’apprentissage du système théogonique exposé dans le
paragraphe précédent] consiste à “connaître son corps, etc.” Ici commencent les connaissances
essentielles qui viennent – à la suite des connaissances relatives à l’arbre [i.e. à la structure
complexe des configurations émanatives et des sefirot]. La première consiste en la connaissance du
secret de ce corps, selon la totalité de sa forme et de ses organes, de tous les éléments de son
fonctionnement, comment il s’enracine dans les sefirot supérieures qui toutes convergent vers ce
niveau qui est la ressemblance (demout) d’Adam, c’est pourquoi il a été la dernière création [du
récit de la Genèse], car tout procède vers ce but. À la vérité, vers lui convergent toutes choses pour
qu’il soit le seul agent du libre-choix, en effet, même l’âme n’a pas de libre-choix en dehors de lui
[du corps]. “Qui est-il?” Quel est l’homme à qui incombe toute cette œuvre – [posant cette
question] l’on comprendra bien en quoi il est la fin de toute la création, l’on comprendra ici tous les
liens qui existent entre les sefirot et lui. Tous les éléments de l’œuvre dépendent de cette
connaissance. “Comment il a été créé.” Comment ce corps-ci a émergé, ici l’on comprendra les
modes d’émergence des réalités matérielles dont le corps est le principal. Quel il est ensuite, quelle

57
est l’évolution de son histoire du début de son être jusqu’à la fin... “Comment le corps est parfait.”
Ici l’on comprendra le secret de cette ressemblance, quel il est selon les intentions placées en lui,
c’est ce dont il est traité constamment dans l’Idra Rabba, l’Idra Zouta et les Tiqounim84, autrement
dit: la relation entre les sefirot, la loi de leur fonctionnement, est la loi même du fonctionnement du
corps dans toutes ses parties, de cela dépend la compréhension [du verset]: “Depuis ma chair je
verrai la divinité” (Job 19:26), afin de voir et comprendre toutes les activités de l’homme et
l’ensemble de ses mouvements qui tous plongent leurs racines dans les sefirot...» (Adir Bamarom,
Jérusalem, 1968 fol. 2a).

Parmi les éléments qui méritent d’être retenus énumérons ceux-ci:

1) C’est par son insertion dans un corps que l’âme acquiert la liberté, dimension considérée ici
comme positive.

2) Le corps humain occupe une place spéciale au sein de l’univers matériel. Il n’est pas n’importe
quel type d’assemblage et de composition entre les éléments de la matière.

3) Il est structuré anatomiquement et il fonctionne physiologiquement de manière parfaitement


homologue avec le système des sefirot et les lois de leurs relations.

4) De ce fait, étudier et connaître son propre corps permet d’obtenir des connaissances concernant
la divinité, dont le système des puissances et des émanations se règle selon les mêmes
caractéristiques. L’âme n’est pas prisonnière dans un habitacle ténébreux et mortel: son passage
dans un corps humain lui fait accéder à la dimension du libre choix qui la rapproche
paradoxalement de son modèle divin. Dans un corps elle peut accomplir librement une œuvre qui la
fait accéder à un rang supérieur. Cette œuvre est elle-même un travail nécessaire au plein
épanouissement de l’émanation divine.

Pour serrer de plus près la conception des cabalistes, quand on l’oppose à celle des anciens
gnostiques, qui ne font finalement que radicaliser des thématiques chrétiennes, surtout pauliniennes
et johanniques85, il faut rappeler qu’à leurs yeux de fidèles héritiers des traditions rabbiniques
anciennes, la mort du corps n’est pas une situation définitive pour lui. Le concept de résurrection est
tout à fait essentiel dans ce contexte; il implique pour nous ceci: engendrer un corps n’est pas
engendrer un tombeau, puisque ce corps a un futur après sa mort inéluctable. Beaucoup de
cabalistes considèrent que le corps de résurrection est un corps éternel, impérissable. Celui-là n’est
certes pas engendré par d’autres corps, ses parents, néanmoins il résulte du corps périssable
premier, il en est la transfiguration et la reconstitution à partir de la poussière ou des ossements du
corps engendré. De ce fait, et à un second degré, la procréation induit un processus irréversible dans
l’ordre même de la vie, même si cette vie subit un passage ténébreux. Un cabaliste du début du
xviie siècle, Rabbi Isaïe Horowitz, dont l’importance ne peut être sous estimée, présente avec
netteté comment il envisage fondamentalement le couple du corps et de l’âme: «A un certain égard,
le corps et l’âme sont tous deux égaux, c’est-à-dire que tous deux sont spirituels, ainsi qu’était le
premier homme avant la faute et ainsi qu’il en ira dans l’avenir... même la matière terrestre
redeviendra spirituelle et tous deux auront la même valeur, tel est le but: [que le corps et l’âme]
soient éternels...» (Chné Louhot ha-Berit, I, p. 20a, note marginale)86. La faute du premier couple

84
Différents écrits appartenant à la littérature zoharique.
85
C’est la thèse générale de l’ouvrage de Simone Pétrement, Le Dieu séparé, aux origines du gnosticisme, Le Cerf, Paris, 1984.
86
Il y aurait de quoi consacrer une étude particulière au thème du corps de Moïse dans la cabale qui y occupe une place importante,
R. Salomon Halevi Alkabets par exemple, cabaliste du xvie siècle, affirme que le corps du plus grand prophète d’Israël était déjà un
corps de résurrection (voir son Berit Halévi rééd., Jérusalem, 1980, fol. 42d. Voir note ouvrage, Le Livre hébreu d’Hénoch, Verdier,
Lagrasse, 1989, p. 242. Un ancien midrach qui remonte, semble-t-il, au viiie siècle, décrit l’état des corps et de la vie conjugale dans
le monde à venir, après la résurrection: «Tous les orifices [du corps] épancheront du miel et du lait, ainsi qu’une odeur d’aromates
comme l’odeur du Liban, comme il est dit: “Du miel et du lait sont sous ta langue, et la senteur de tes vêtements est comme la senteur

58
n’a fait que brouiller et voiler la réalité essentielle de la nature de la matière et donc du corps, elle a
introduit une coupure provisoire à l’intérieur d’une substance spirituelle unique. Dans l’avenir
eschatologique, la spiritualité de la matière sera retrouvée et le corps et l’âme formeront un individu
éternel. La vision du monde que suppose une telle conception reflète un optimisme catégorique dont
les gnostiques de l’Antiquité étaient tout à fait incapables. Elle étonne par sa radicalité et par le
renversement qu’elle invite le lecteur à assumer quant à sa façon de classer le corps et l’âme dans
les hiérarchies communes. Mais c’est cette radicalité, et seulement elle, qui a assez de puissance
provocante pour tenir tête à la toute-puissante conception gnostique chrétienne. Elle implique ceci
vis-à-vis du corps d’engendrement: celui-ci voue à la vie, à la vie éternelle. La flétrissure de la mort
n’est pas le dernier terme, ni le destin final. Elle est passage.

L’engendrement des corps dans cette perspective eschatologique, a donné lieu à une conception
du salut lié à la série des naissances. Un cabaliste de la première moitié du xxe siècle, R. Juda Lev
Aschlag, commentant un passage du Zohar où il est question de la nécessité du mariage léviratique
pour assurer à un frère sans enfant, une descendance terrestre – non seulement au frère de sang,
mais, par un biais particulier, au frère humain en général – explique: «Bien que la mort ait été
décrétée pour l’homme, elle qui le sépare de la racine divine éternelle, il n’en est pas cependant
détaché définitivement, puisque grâce aux enfants que chacun engendre, chacun demeure lié à sa
racine divine éternelle, car tout enfant est un fragment du corps du père, ainsi tout homme se trouve
être comme un anneau dans la chaîne de la vie, qui commence avec le premier homme, et qui se
prolonge jusqu’à la résurrection des morts, éternellement, sans interruption. Et tant que pour
l’homme la chaîne de la vie ne s’est pas rompue, puisqu’il a laissé un enfant après lui, la mort
n’opère à son égard aucune séparation d’avec l’éternité, c’est comme s’il était encore en vie.»
(Zohar ‘im Perouch ha-Soulam, tome 3, Vayéchev, Londres, 1970, p. 386). Il n’est même plus
question de l’âme dans ce passage. Comme si les plus anciennes conceptions bibliques reprenaient
soudain le dessus et refaisaient surface après des siècles de parcours souterrains, pour imposer une
vision du salut purement terrestre, corporelle, à travers la fécondité de l’homme qui le relie à la vie
par-delà la mort, qui n’est plus séparation et rupture, en attente de la résurrection. Les cas de
stérilité involontaire ont donné lieu, dans un tel contexte idéologique, à de nombreuses discussions
qui cherchent à en déterminer les causes cachées et la façon de les surmonter. Mais ces cas
problématiques ne sont jamais le prétexte d’une révision de la thèse fondamentale: l’individu doit
son salut à sa postérité – même si cette postérité est obtenue par des voies détournées, comme le
lévirat.

Il est utile d’indiquer ici un fait d’importance: quelle que soit la place centrale que les cabalistes
ont accordée au corps, lieu pour eux d’acquisition d’une gnosis touchant les mondes supra-célestes
– la structure divine même – corps capable d’action théurgique sur ces domaines sacrés, il n’est pas
devenu pour eux un objet d’exaltation plastique ou de contemplation esthétique. Aussi loin qu’il
m’a été donné de m’aventurer dans les écrits de la cabale, je n’ai jamais surpris de marque
d’adoration de la forme corporelle: celle-ci demeure avant tout porteuse des signatures de l’ordre
divin, elle est vecteur de connaissance, mais n’est pas vouée à la fascination du regard. Ce qui
explique la sobriété des dessins et autres diagrammes que les cabalistes ont abondamment produit

du Liban” (Cant. 4:11). “Et comme une semence” qui ne cessera pas de s’écouler du [corps des justes] dans le monde à venir, et
même leur femme se rendra avec eux dans le monde à venir, comme il est dit: “De même à son ami, il donnera le sommeil” (Ps.
127:2), or les amis ne sont autres que les femmes, comme il est dit: “Que vient faire mon amie dans ma maison” (Jér. 11:15). Chaque
juste s’approchera de sa femme dans le monde à venir et elles ne concevront pas et elles n’enfanteront pas et elles ne mourront pas,
comme il est dit: “Ils ne se fatigueront plus en vain, etc.” (Is. 65:23), “ils ne se fatigueront plus”, elles ne se fatigueront plus pour le
néant et le vide comme elles faisaient auparavant, comme il est dit: “Mais moi je disais: c’est en vain que je me suis fatigué” (Is.
49:4), et “ils n’enfanteront plus pour l’hécatombe” (Is. 65:23), ils n’enfanteront plus des enfants pour la Géhenne, “car ils seront la
descendance des bénis du Seigneur” (ibidem), eux et leur descendance ne seront pas éliminés du monde, “et leurs rejetons seront avec
eux” (ibidem), ils se rendront dans le monde à venir en compagnie de leur femme et de leurs enfants» (Midrach Alpha-Betot, Baté
Midrachot, II, éd. Wertheimer, Jérusalem, 1980, p. 458). Bien que l’engendrement cesse, les rapports conjugaux perdurent et les
enfants nés dans le monde ancien demeurent en permanence en compagnie de leurs parents dans le monde nouveau des ressuscités.

59
pour illustrer leurs spéculations parfois très complexes, qui évitent toujours les représentations
figuratives et préfèrent les tracés abstraits.

De même que les cabalistes ont cherché l’origine de l’origine dans l’ordre du passé, ils sont partis
en quête de la fin de la fin dans l’ordre du futur. Mais ces élaborations ne sont au fond qu’un long
détour qui ramène au récit biblique du premier jour de la Genèse: celui-ci, avec simplicité, présente
l’homme comme ayant été créé à l’image de Dieu: fondamentalement donc, y compris dans sa
forme corporelle, immortel comme lui. C’est le grand mérite des cabalistes d’avoir soutenu, aussi
loin qu’il était possible, souvent contre les lectures des théologies en vogue, la tranquille hardiesse
de ce verset de la Genèse, qui a été une source de méditation féconde pour des générations
d’ésotéristes. Aussi nous donnent-ils la possibilité, à nous lecteurs modernes de la Bible, imprégnés
par les savantes constructions abstraites et réductrices des doctrines théologiques, de retrouver les
éclats perdus du sens d’un texte trop commenté et trop expliqué, dont toutes les causes se sont
emparées pour le faire leur, sans égard pour ses non-dits, qui sont ce que cherche à exprimer, sans
encore vouloir ou pouvoir le faire, la totalité de ses dits. Le regard de l’ésotériste sur le texte
biblique diffère profondément du regard de l’exotériste: il est attentif, à l’extrême, à tout ce qui est
en attente de dévoilement. La Révélation est pour lui affaire d’efforts quotidiens, elle n’est pas un
moment historique fondateur.

Nous nous en sommes tenus dans cet article aux généralités. Il faut se plonger dans les milliers de
livres, imprimés et manuscrits, que la tradition cabalistique a produits en sept siècles, pour se rendre
compte à quel point les réflexions sur l’engendrement des corps ont suscité des élaborations
détaillées et multiples. Pour percevoir à quel point cela n’a pas a été un simple slogan pour eux que
de considérer le corps fécond comme le lieu fatidique de leur marche vers la connaissance de Dieu,
mais qu’ils ont exploré avec précision et acharnement toutes les voies que le corps humain, avec ses
organes et ses humeurs, ses fonctions et mouvements leur ouvrait, il suffit déjà de nous reporter aux
diagrammes qu’ils nous ont laissés, établissant les correspondances entre les membres corporels et
les sefirot. Il est certain néanmoins, que, si le corps a pu avoir une place si singulière, c’est parce
que la généalogie des corps manifeste, aux yeux des cabalistes, une chaîne invisible dont les
premiers maillons constituent l’ordre divin même et dont l’activité créatrice se déploie dans
l’activité procréatrice humaine.

60
Appendice:

Genèse 2:24. «Ils seront une seule chair».


Quelques interprétations des mystiques juifs médiévaux

Notre principal objectif ici est de montrer comment les exégètes et commentateurs juifs ont peu à
peu fait évoluer le sens du verset de Genèse 2:24 en direction d’une approche de plus en plus
«spiritualiste». Comment est-on passé d’un énoncé qui parle de l’union physique, charnelle entre
l’homme et la femme, à une lecture qui y décèle une référence à l’union avec Dieu, qualifiée
ordinairement d’unio mystica? S’agit-il d’une sorte de dérive de type allégorique occasionnelle? Ou
bien ce passage assez étrange témoigne-t-il du lent travail de relecture de la Bible à partir d’un
regard renouvelé sur ses enjeux? Est-ce qu’union sexuelle et union mystique ont quelque chose en
commun dans l’esprit des commentateurs, ou bien cette lecture particulière du verset de la Genèse
ne reflète-t-elle que l’opportunisme littéraliste d’exégètes qui prennent prétexte de la présence du
mot «un» (la «chair une» ou la «seule chair»), pour se laisser aller à de folles interprétations? Nous
allons bien sûr tenter de montrer que ces «folles interprétations des rabbins», comme le dit une
formule en vogue dans l’exégèse chrétienne médiévale87 reposent sur une réflexion approfondie
concernant la nature de la «relation charnelle» d’une part et le contenu de l’unité divine d’autre part,
réflexion qui se déploie dans de nombreux écrits et a été surtout développée par les cabalistes
médiévaux et par leurs successeurs. Nous n’entendons pas détacher les exégèses proposées par ces
cabalistes de l’exégèse juive en général, qu’elle soit d’origine philosophique ou non. Nous
préférons étudier les premières en les considérant comme les variantes révélatrices et expressives
d’une forme d’interprétation qui traverse l’ensemble de la littérature juive, du midrach ancien
jusqu’aux exégèses modernes.

Une question de méthode tout d’abord. L’exégèse juive de façon générale s’appuie sur chacun des
mots des versets, qui sont souvent dégagés de leur contexte pour être rattachés à des contextes très
différents à l’intérieur du canon biblique. Il suffit parfois qu’un seul mot soit employé dans deux
textes, sans rapport de continuité directe entre eux, pour que les significations qu’il possède dans un
des deux contextes soient projetées dans l’autre. Ce procédé, connu aujourd’hui sous le nom
d’intertextualité88, est rendu possible en grande partie parce que l’exégète étudie le texte biblique
dans sa langue originale (essentiellement l’hébreu, parfois l’araméen), et parce qu’il rédige son
commentaire dans la langue même du texte commenté. Il n’y a donc pas de discontinuité
linguistique entre le texte de la tradition et le nouveau texte écrit par l’interprète, mais une intime
liaison matérielle qui repose dans l’identité de la langue (malgré les multiples différences entre
l’hébreu biblique, ou les hébreux bibliques, et l’hébreu tardif ou médiéval). Ce fait joue un rôle
considérable dans la nature des procédés employés par les commentateurs. Chaque mot est doté
d’un poids non seulement sémantique, mais aussi symbolique: le sens circule et voyage rapidement
entre des énoncés sans liens logiques évidents parce que les mots qui le portent n’ont pas besoin
d’être traduits dans sa langue par l’interprète, ils ne sont pas arrêtés ou mis en suspens et conservent

87
On peut déceler un nouvel avatar de cette appréciation dans l’introduction de Emile Osty et Joseph Trinquet à leur traduction de la
Bible, Epîtres de Paul, Seuil, Paris, 1973, p. 2370: « Il y a en Paul plus et mieux qu’un rabbin. Jamais, à le lire, on n’éprouve cette
impression d’ennui et de lassitude qui s’empare impérieusement de quiconque étudie les Talmuds; jamais on ne s’y sent éloigné du
monde des vivants, perdu dans des subtilités de docteurs qui discutent de riens avec un savoir grave, austère, académique et solennel.
C’est que Paul n’est pas un Juif replié sur lui-même, hostile à l’univers, “opposé à tous les hommes” (I Th. 2:15). […] La haie dont
les rabbins avaient entouré la Loi a préservé sa vie morale et religieuse des atteintes du paganisme, mais elle n’a ni borné son horizon
ni rétréci son esprit. Un souffle d’Occident a passé sur son âme.»
88
L’appellation hébraïque classique est guezérah chavah.

61
l’essentiel de leur transparence initiale. C’est ainsi que dans l’expression: «ils seront une seule
chair», les derniers mots, en hébreu basar ehad, comportent un terme hautement significatif, le mot
ehad, «un», qui ne pouvait qu’entrer en résonance avec le mot «un» de versets comme celui du
Deutéronome 6:4: «le Seigneur (YHVH) est un.» Nous verrons que c’est sur cette base que la
plupart des exégètes ont établi des rapprochements et construit des liens entre l’unité de la chair par
l’union conjugale et l’unité divine – ou le fait de «faire un» avec la divinité par l’union mystique.

Parcourons rapidement quelques échantillons exégétiques du verset de Genèse 2:14.

Une lecture «classique» de ce verset a été avancée par l’un des tout premiers cabalistes, qui était
aussi et surtout un grand décisionnaire rabbinique vivant à Narbonne au XIIe siècle. Abraham ben
David de Posquières, président du tribunal rabbinique de la localité, explicite les implications de ce
verset sur un plan légal et éthique. Dans son introduction au Sefer Baaley ha-Néfech (le Livre des
maîtres de soi), il montre comment ce verset légitime les relations conjugales ainsi que la
domination de l’homme sur la femme89:

«“Les œuvres du Créateur sont extraordinaires”, qui comprendra leur secret? En effet, toutes les
créatures ont été créées mâle et femelle tandis que l’homme a été créé un, ensuite Il a créé pour lui à
partir de lui-même une “aide face à lui”. Qui pourra soutenir la profondeur de Ses merveilles, pour
parvenir au bout de la sagesse, la sagesse de Ses actes. Seulement l’homme doit réfléchir avec
l’indigence de son intelligence et avec la petitesse de son intellect au fait que toute œuvre accomplie
par Dieu, Il l’a faite avec sagesse, avec intelligence et avec connaissance, c’est ainsi qu’il a tout fait.
Moi je dis, avec mon léger intellect, que c’est pour le bien de l’homme et pour son profit qu’il l’a
créé un. Car s’il l’avait créé mâle et femelle à partir de la terre, à la façon dont ont été créées les
autres créatures, la femme aurait été auprès de l’homme comme l’animal femelle auprès du mâle.
Cette femelle n’accepte pas la domination du mâle et ne se tient pas auprès de lui pour le servir. De
plus, l’un se dérobe à l’autre et l’un se rebelle contre l’autre, chacun suit son propre chemin, ils ne
sont pas appropriés (meyouhad) l’un à l’autre, chacun ayant été créé pour lui-même. C’est ainsi que
le Créateur vit le besoin de l’homme et ce qui lui est profitable et il l’a créé solitaire. Puis il a pris
une de ses côtes et bâtit à partir d’elle la femme. Il l’a amenée ensuite à l’homme pour qu’elle soit
une épouse et pour être auprès de lui une aide et un appui, puisqu’elle est considérée par rapport à
lui comme un de ses membres créés pour le servir, et pour que l’homme la domine comme il
domine ses membres. Cela afin qu’elle le désire ardemment, de même que ses membres désirent
ardemment le bien de son corps.

Ce que dit l’Écriture: “Pour l’homme, il n’a pas trouvé d’aide face à lui” (Gen. 2:20). Cette
“trouvaille” ne vient pas après une recherche et une exploration comme les autres trouvailles, il ne
convient pas de parler ainsi du Créateur, mais elle se trouve au sein de la Pensée primordiale.
Lorsque est monté en Sa pensée [l’idée] de créer toutes les créatures mâle et femelle à partir de la
terre, il a scruté et a vu le meilleur pour l’homme et son intérêt. Et il ne trouvait pas pour lui d’aide
dans cette création, c’est pourquoi il n’a pas voulu le créer comme les autres créatures, aussi, quand
il mentionne la création de l’animal, de la bête sauvage, des volatiles, il dit: “Pour l’homme, il ne
trouvait pas d’aide face à lui” (ibid.). [Le verset] veut dire: s’il crée l’homme comme il a créé le
bétail, il ne trouvera pas pour lui d’aide face à lui. Et il dit: “Il n’est pas bon que l’homme soit seul”,
c’est-à-dire: il n’est pas bon que l’homme s’isole comme l’animal dont la femelle ne reste pas unie
(mityahedet) auprès du mâle. Pour cette raison, “je lui ferais une aide face à lui”, je le créerai de
façon telle qu’il y ait pour lui une aide face à lui. Une aide qui soit à son service pour tous ses
besoins. “Face à lui”: pour qu’elle se tienne constamment auprès de lui. En conséquence l’homme
dit en la voyant: “Il a connu qu’elle avait été prise de lui, c’est ainsi que l’homme quittera son père
et sa mère et s’attachera à sa femme pour qu’ils soient une seule chair” (Gen. 2:24). Autrement dit:
89
N.d. e. La citation qui suit figure également au chapitre «Genèse 1:26-27», p. 172 sq. Pour une meilleure commodité de lecture,
nous la reproduisons ici.

62
Celle-ci est apte à être sans cesse auprès de moi, et moi auprès d’elle, c’est-à-dire “une seule chair”.
Il faut donc que l’homme aime sa femme comme son corps, qu’il l’honore, s’attendrisse sur elle et
qu’il la garde, de la même façon qu’il garde un de ses membres. Ainsi a-t-elle l’obligation de le
servir, de l’honorer et de l’aimer comme son âme, car de lui elle a été prise. Aussi, le Créateur
commandait-t-il à l’homme à propos de sa femme: “Sa nourriture, son vêtement, son ‘temps’, il ne
diminuera pas” (Ex. 21:10). Et afin que l’homme sache qu’il a un Créateur qui le domine, il lui a
prescrit une loi et une règle [qui s’applique] lorsqu’il se joint à la femme, de même qu’il a prescrit
ses lois sur tous les dons [que Dieu fait] à l’homme, si par exemple il lui donne un champ, il lui
prescrit des lois concernant les labours, les semailles et la récolte, lui commandant de ne pas
labourer les mélanges végétaux interdits ni d’en semer.»

Les idées défendues dans ce passage se retrouvent chez l’un des successeurs espagnols
d’Abraham ben David, Salomon ben Abraham ibn Adret, pour lequel aussi la «chair une» fait
référence au fait que seul le couple humain est stable et vraiment uni, à l’opposé des couples
d’animaux où chaque sexe est pour l’autre un partenaire occasionnel, sans relation hiérarchique et
sans attache exclusive:

«Il faut expliquer ici deux sujets qui sont à mon avis tous deux véridiques, les paroles de Rabbi
Abahou [dans Berakhot 61a]: “Au début il est monté dans la pensée [de Dieu] de créer deux [êtres
humains, un mâle et une femelle].” On sait que les paroles des Écritures et des Aggadot sont des
allusions et des images matérielles visant à représenter les choses dans les âmes. Afin d’avertir que
tout a été créé avec vigilance de Sa part, béni soit-il, selon une extrême perfection, [le docteur] a
rapporté les choses à une chose réfléchie dans la Pensée [divine], et il a dit que la création de
l’homme a été méditée dans la Pensée et l’Intelligence; [l’idée] de créer deux êtres est montée dans
la Pensée [divine], chaque être en lui-même, existant à part soi, sans que l’un reçoive de l’autre et
sans que l’un enfante de l’autre. La forme du mâle et celle de la femelle étaient respectivement
analogues à celle du soleil et à celle de la lune. Ensuite la Sagesse a décidé qu’il n’est pas bon que
l’homme, qui est l’essentiel de la création, soit seul, mais qu’il faut que lui soit un agent et que la
femelle soit comme un instrument (kéli) dont il s’aidera pour agir, il en va comme de la pensée et de
l’acte au sujet de la lune et du soleil, dont nos maîtres, de mémoire bénie, ont dit: “La lune a déclaré
devant le Saint béni soit-il: Maître du monde, il est impossible que deux rois se servent d’une même
couronne. Le Saint béni soit-il lui a répondu: Va et fais-toi petite” [Houlin 60a]. La lune n’est en
effet qu’un instrument pour que le soleil agisse sur elle et elle en reçoit [la lumière]. C’est ce que dit
Rabbi Abahou: Au début est venue à la Pensée [de Dieu l’idée] de créer deux êtres, chacun à part
soi, et finalement il n’en a été créé effectivement qu’un seul, qui est le mâle. Et bien que la femelle
ait été extraite de lui et qu’ils aient été deux, la femelle n’est pas comptée dans la création car elle
n’est que comme une chose accessoire à l’essentiel, elle a été prise de lui pour assurer son service,
c’est pourquoi nos maîtres, que leur mémoire soit une bénédiction, l’ont appelée “queue” [dans
Berakhot 61a]. Il faut encore expliquer la phrase: “Au début est venue à la Pensée [de Dieu l’idée]
d’en créer deux”, en la rapportant à la création des autres êtres vivants, où le mâle est à part soi et la
femelle à part soi, mais à la fin n’en a été créé qu’un, le mâle seul, afin que la femelle soit prise de
ses côtes pour être impartie (meyouhedet) à son service, comme l’un de ses membres dédiés à son
usage, et pour qu’elle désire ardemment le bien de son époux et que l’époux désire ardemment le
sien, ce que dit l’Écriture: “Os de mes os et chair de ma chair, [...] c’est pourquoi l’homme quittera
son père et sa mère...” (Gen. 2:24), à savoir: elle a été créée os de ses os pour que leur attachement
soit vrai et solide, davantage que celui qui lie le fils au père et à la mère, lui qui provient de leur
corps, cet [attachement à la femme] est plus, car il s’agit d’une chose qui a été prélevée en tant que
partie substantielle de ses membres. Il se souciera donc de son bien comme il se soucie du bien de
son propre corps – telles sont les paroles de notre maître, que sa mémoire soit une bénédiction»

63
(texte cité par Bahyah ben Acher de Saragosse dans son Commentaire sur la Torah, éd. Chavel,
Jérusalem, 1977, p. 72-73)90

Il est possible qu’Abraham ben David comme Salomon ben Abraham ibn Adret aient eu en tête la
légende ancienne de la première Eve, qui était l’égale d’Adam créée en même temps que lui91,
quand il a rédigé son interprétation de la création du premier couple que nous avons citée
précédemment. Cette première Eve avait été identifiée à Lilith, épouse rebelle qui luttait pour ne pas
être dominée par Adam92. La femme idéale, dans le plan divin initial, devait être l’égale d’Adam,
mais elle ne lui aurait pas été soumise ni disposée à le servir pleinement, aussi Dieu créa-t-il
finalement la femme en tant qu’appendice de l’homme, extraite de lui et ayant un statut semblable à
celui de l’un des organes de son corps. En s’unissant à sa femme, l’homme retrouve sa plénitude
parce qu’il retrouve l’usage de l’un des membres qui lui avait été arraché. C’est son intégrité
physique qui se reconstitue. L’attachement de l’homme à sa femme est donc bien plus étroit que
celui qu’il a avec ses parents, qu’il doit quitter pour reconquérir une partie de lui-même. Cette
thématique de l’unité fondamentale de l’être humain, ou plus précisément de l’homme quand il a
retrouvé par l’union avec sa femme son unité corporelle originelle, constitue l’arrière plan des
développements que nous allons explorer et qui proposent une doctrine de l’âme qui deviendra la
conception de base de la cabale théosophique dans ce domaine. Le devenir du corps, sa
décomposition originelle et sa recomposition par l’union sexuelle ou le mariage (les textes ne les
distinguent guère), sert de modèle au destin de l’âme.

Un texte important de R. Joseph Gikatila (1248-1325), cabaliste castillan et commentateur de


Maïmonide, dans son petit opuscule intitulé Le Mariage de David et Bethsabée, va nous montrer
comment la «chair une» du verset de la Genèse se rapporte aussi bien à la nature de l’âme. La
reconstitution par le mariage et l’union charnelle de l’âme de l’homme avant sa venue sur terre et sa
séparation en deux parties séparées est évoquée par le verset de Genèse 2:24. De plus, l’unité divine
équivaut à l’unité du couple humain et en découle, parce que l’homme (le «juste») qui, par la vertu
de ses actes, unifie les deux aspects masculin et féminin de la divinité appelés Yessod (Fondement)
et Malkhout (Royauté), qui sont la neuvième et la dixième émanation divine, mérite d’épouser la
femme qui lui était destinée avant sa venue en ce monde et de retrouver pour lui-même l’unité
originelle de son âme: au «un» divin correspond le «un» de la chair constitué par le «mariage». Le
texte de Gikatila décrit la dynamique des âmes et leur rencontre après leur venue en ce bas-monde.
Les versets du deuxième chapitre de la Genèse qui décrivent la création de l’homme et de la femme,
celle-ci ayant été tirée d’un côté de l’homme puis amenée à lui, sont relus comme relatant les étapes
du voyage de l’âme: de sa descente ici-bas, de sa séparation en deux parties, une masculine et une
féminine, et de la reconstitution de son unité brisée grâce au mariage avec le partenaire idéal. Ces
versets ne décrivent donc pas la création matérielle de l’homme et de la femme au sens ordinaire et
ne se rapportent pas à la situation générale et commune au sort de tous les hommes, mais ils traitent
du processus de formation, de scission et de reconstitution de l’unité de l’âme des justes. La
création de l’homme exposée dans la Genèse signifie pour le cabaliste l’élaboration de l’homme
idéal en tant que juste parfait, dotée d’une âme dont les parties masculine et féminine ont été
réunifiées:

«Et si l’homme qui a été créé met ses affaires en ordre et accomplit les commandements de façon
telle qu’il conjoint le Yessod (le Fondement) et la Malkhout (la Royauté), qui constituent l’unité
parfaite, alors par ce mérite cet homme est digne de trouver sa partenaire féminine, à savoir: la
femelle dans laquelle a été jetée l’âme qui était sa partenaire féminine au début de sa création au
sein de la forme androgyne, c’est ainsi qu’il a trouvé sa partenaire féminine. Et c’est le secret du

90
N.d.e. Citation quasiment identique p. 192 sq.
91
Voir Midrach Beréchit 22:16. Cette première Ève est dénommée Lilith dans l’Alphabet de Ben Sira (voir Otsar ha-Midrachim, I,
p. 47 col. 1 ; et voir Zohar I, 34b, III, 19a, 76b).
92
N.d.e. .Voir supra p. 188 et note 42.

64
verset: “Des jumelles sont nées avec les tribus” (Genèse Rabba 82:8, 84:21), il s’agit là forcément
d’un grand secret. Et c’est ce que signifie: “Le Seigneur Dieu bâtit en femme le côté qu’il avait pris
à l’homme et il l’amena à l’homme” (Gen. 2:22) et alors ce couple marchera bien, ce qu’indiquent
les mots: “Il s’attachera à sa femme et ils seront une chair une” (Gen. 2:24), “une” (ehad),
évidemment! L’homme était androgyne et il y avait une unique forme, qui fut ensuite scindée et ses
parties se tournèrent face à face et s’accouplèrent, alors il trouva une partenaire féminine, c’est ce
qui est énoncé: “Cette fois c’est l’os de mes os et la chair de ma chair” (Gen. 2:23). […] Ainsi donc,
quiconque mérite de joindre Yessod et Malkhout mérite de trouver la partenaire féminine qui lui est
destinée; il est écrit: “YHVH est un” (Deut. 6:4) et il est écrit: “Il s’attachera à sa femme et ils
seront une chair une” (Gen. 2:24) […] et c’est cela l’accouplement parfait et bon qui ne comporte
aucune trace d’indignité. […] L’homme qui est vraiment un juste conjoint Yessod et Malkhout si
bien qu’ils sont appelés “un”, aussi mérite-t-il sa partenaire féminine si bien que lui et elle sont
appelés “chair une”; tu en as un symbole dans le verset: “L’un touche l’autre et pas un souffle ne
s’interpose entre eux” (Job 41:8), car il n’y a entre eux ni obstacle ni empêchement pour qu’ils
s’approchent l’un de l’autre. [….] Le premier [type de] mariage concerne le juste qui mérite de
trouver sa partenaire féminine selon le secret de: “Le Seigneur est un” (Deut. 6:4) et selon le secret
de: “Ils seront une chair une” (Gen. 2:24). A son propos il est dit: “Dieu installe les uniques dans la
maison” (Ps. 68:7), les “uns”, bien sûr93!»

L’unité divine et l’unité humaine dont la formule est proposée dans Genèse 2:24 ont une structure
identique. L’une comme l’autre implique la réunion de principes masculin et féminin; dans le cas de
l’homme, il s’agit de l’union charnelle de l’homme et de la femme; dans le cas de la divinité, il
s’agit de l’union des sefirot ou émanations masculine et féminine, Yessod et Malkhout.

L’idée d’une interaction entre le plan humain et le plan divin, le premier provoquant l’union du
second par un processus que l’on qualifie en général de «théurgique8», est déjà présente, de façon
relativement discrète, dans le texte de Joseph Gikatila qui vient d’être cité. Elle occupe au contraire
la première place dans les textes du Tiqouney ha-Zohar, un écrit pseudépigraphique de la fin du
XIIIe siècle ou du début du XIVe, probablement rédigé en Espagne du nord. L’homme et la femme
du verset biblique sont identifiés à deux entités supérieures appelées «Saint béni soit-il» et
«Chekhinah», qui sont d’autres désignations des sefirot ou émanations masculine et féminine du
monde divin – ici les sefirot Tiferet (Beauté) et Malkhout (Royauté). Tout ce qui relaté dans la
Genèse à propos du premier couple et en particulier leur nudité d’avant la faute et leur attachement
pour être ensemble «une seule chair», se rapporte à ces deux figures divines. Le moment de leur
union «charnelle» annoncée dans le verset 2:24 désigne la théophanie du Sinaï, quand Dieu se
manifeste dans son être même, sans les oripeaux des divers filtres qui lui permettent en général
d’apparaître sous couvert d’attributs particuliers ou de métaphores variées. La manifestation du
Dieu masculin et son union intime dans la nudité avec son aspect féminin est d’ordre linguistique et
équivaut à la révélation de la Torah:

«Lorsque Moïse descendit la Torah à Israël [...] en ce temps où Elle [la Chekhinah] se
débarrasse de ses vêtements, Elle s’unit à son Epoux en un contact charnel (qarov bisra), c’est ce
qui est écrit: “Os de mes os et chair de ma chair, celle-ci sera appelée femme, car c’est d’un
homme qu’elle a été prise, et c’est pourquoi l’homme quitte son père et sa mère et s’attache à sa
femme et ils seront une seule chair” (ibidem 2:23-24), puisque l’habitude est que mâle et femelle
s’unissent en un contact charnel. Il s’agit là de l’adhésion (divouqa) de l’union d’en haut pour
qu’il n’y ait rien qui s’interpose. C’est que les maîtres de la Michnah ont enseigné: Lorsque
l’homme prie et unit le Saint béni soit-il à sa Chekhinah, il faut que rien ne s’interpose entre lui et
le mur – Sa Chekhinah – [...] pour qu’il ne se forme pas de séparation entre le Saint béni soit-il et
Sa Chekhinah, c’est le secret du verset: “Tous deux étaient nus, l’homme et sa femme” (ibidem
93
David et Bethsabée, édité, traduit et annoté par Ch. Mopsik, IIe éd., L’éclat, Paris-Tel Aviv, 2003, p. 51, 54-57.[voir également
supra, p. 65-66].

65
25), “nus” en un contact charnel sans aucun vêtement, et du temps où le Saint béni soit-il et Sa
Chekhinah sont ensemble sans aucun vêtement, il est dit: “Ton maître ne se tiendra plus à l’écart
et tes yeux verront ton maître” (Isaïe 30:20).» (Tiqouney ha-Zohar, 58, fol. 92a).

Les «vêtements» qui font obstacle à l’union totale du Saint béni soit-il et de la Chekhinah ainsi
qu’à la contemplation directe du Maître, ce sont les multiples surnoms divins qui enveloppent le
tétragramme, Nom de Dieu par excellence, et qui font obstacle à sa révélation intégrale et
immédiate. Ce texte du Tiqouney ha-Zohar a fait des emprunts à Joseph Gikatila, notamment à son
ouvrage principal, le Cha’arey Orah («Les portes de la lumière», fol. 49a-b). Les vocables qui
évoquent d’ordinaire l’union mystique, comme les mots devéqout et yihoud, sont utilisés ici pour
désigner une union qui se forme à l’intérieur de la divinité entre ses aspects masculin et féminin, et
c’est le verset de Genèse 2:23-24 qui fournit le paradigme du processus d’unification et de
manifestation intégrale de Dieu. Pour un cabaliste comme l’auteur anonyme de ce texte, la Bible ne
peut raconter de simples faits de la vie courante, ceux-ci ne sont que le reflet des processus
supérieurs qui sont, eux, le véritable objet des Écritures. Mais en retour, ces faits de l’existence
humaine se trouvent valorisés à l’extrême, leur bon déroulement est le garant de la bonne marche
des processus intradivins. Ainsi, le rituel religieux, auquel participe l’ensemble des activités
quotidiennes, y compris l’union sexuelle, provoque les gestes d’union au sein des entités divines.
C’est ce que souligne un autre passage du Tiqouney Zohar (tiqoun 67, fol. 98a):

«Quand l’homme doit unir le Saint béni soit-il à Sa Chekhinah [lors des prières], il faut qu’il se
défasse de toutes les pensées qui sont des coquilles sur lesquelles il est dit: “Nombreuses sont les
pensées dans le cœur de l’homme” (Proverbes 19:21) et il lui faut élever Sa Chekhinah auprès de
Lui par une pensée une [ou concentrée], comme il est écrit: “Mais c’est le dessein de YHVH [la
pensée qui se concentre sur le tétragramme seul] qui se réalise” (ibidem), à la manière de
l’homme qui s’unit à sa compagne en ôtant ses vêtements afin d’être un avec elle, c’est ce qui est
marqué: “Et ils sont une seule chair” (Gen. 2:24), de la même façon il faut ôter de soi toutes les
autres pensées au moment où l’on unit le Saint béni soit-il [à sa Chekhinah] deux fois par jour
[en récitant]: “Ecoute Israël, YHVH notre Dieu, YHVH est un” (Deut. 6:4).»

L’union physique et la constitution d’une «chair une» avec la femme sont considérées comme
étant le paradigme de la prière la plus pure, celle qui peut unir le Dieu masculin à son aspect
féminin, union qui, une fois encore, s’accomplit dans la nudité, qui est ici celle de la pensée
humaine qui se concentre sur le Tétragramme seul. Les vêtements dont l’homme se débarrasse pour
s’unir à sa femme sont les symboles des pensées parasites dont il lui faut se défaire pour consacrer
toute son attention à ses prières qui réalisent l’union du «Saint béni soit-il à Sa Chekhinah». La
récitation de l’Audi Israel, que la règle commande de pratiquer deux fois chaque jour et par laquelle
est attestée l’unité de Dieu, est la retraduction «théologique» du verset de Genèse 2:24 qui parle de
la nécessité d’une unité charnelle entre l’homme et la femme. Le passage d’un verset à l’autre
constitue un saut herméneutique qu’autorise la construction du champ théosophique du système des
sefirot à laquelle les cabalistes ont consacré tous leurs efforts. Le monde divin et le monde humain
sont organisés suivant des principes fondamentalement identiques. Cette identité structurelle est
encore mieux mise en évidence dans un autre passage du même livre où, cette fois, chacune des
propositions du verset de Genèse 2:24 est le point de départ d’un rapprochement entre ces deux
mondes:

«.... lorsque YHVH sera comme il convient, chaque lettre étant avec sa voisine, comme il est
écrit: “Os de mes os et chair de ma chair, celle-ci sera appelée femme car c’est d’un homme
qu’elle a été prise, et c’est pourquoi l’homme quitte son père et sa mère” (Gen. 2:23-24); “son
père” c’est la [sefira] Sagesse [Hokhmah], “sa mère” c’est [la sefira] Intelligence [Binah],
comme il est écrit: “L’intelligence, tu l’appelleras mère” (Pro. 2:3). “Et (vav) s’attache à sa
femme” (Genèse 2:24): ce Vav c’est le Fils. Et après qu’il s’est attaché à “sa femme”, qui est Hé,

66
“ils sont une seule chair” (ibidem). Et c’est cela le sacrifice qui monte et descend. Le sacrifice
(qorban) c’est la mise en contact (qerivou) des lettres. Grâce à lui le yod s’approche du hé, le vav
du hé [final du tétragramme], et pour cette raison “Sacrifice pour YHVH” (Lév. 1:2), car la
Femme s’est approchée de l’Époux, comme il est écrit: “Un homme (Adam) parmi vous qui
approchera un sacrifice à YHVH” (ibidem); qu’est-ce que “un homme”? C’est Yod Hé Vav Hé,
qui est l’approche des lettres, et qui s’approche en direction des lettres? C’est la Cause de toutes
les causes.» (Tiqouney ha-Zohar, Tiqoun 69, fol. 106b-107a).

Il est inutile de nous appesantir ici sur le système de correspondance bien connu entre les lettres
du nom divin de quatre lettres (YHVH), les sefirot et les figures anthropomorphes qui les
représentent. Indiquons seulement les éléments suivants: le «père et la mère» que le «fils» doit
«quitter», ce sont les sefirot supérieures Hokhmah et Binah (Sagesse et Intelligence, symbolisées
par les lettres Yod et Hé), et ce déplacement vise son union au degré inférieur des sefirot appelé
Malkhout (Royauté), qui est la «femme» du verset de la Genèse (et que la lettre Hé du tétragramme
symbolise). Ce «fils» est la sefira Tiferet (Beauté), représentée par la lettre Vav, qui dans le même
verset est la conjonction de coordination «et», préfixe du verbe «s’attacher». L’union du Fils avec la
Femme, dimension avec laquelle il forme «une seule chair», parachève le processus d’unification
des lettres du nom divin accompli par l’action du sacrifice. Ce qui est décrit comme un
rapprochement des quatre lettres du nom de Dieu, opération du sacrifice qui regroupe en un tout
unifié les composantes du monde divin, permet l’irruption de la «Cause des causes», appellation
d’origine aristotélicienne de la notion cabalistique du Eyn Sof (Infini) souvent utilisée dans le
Tiqouney Zohar. Grâce au sacrifice tel qu’il est décrit ici, cette source primordiale infuse
pleinement l’épanchement ontique dans le «monde de l’émanation» réunifié, et les sefirot se
remplissent, suivant une autre expression du même ouvrage, de cet influx vivifiant. Le sacrifice est
considéré comme une opération linguistique qui est effectuée sur des lettres. D’autres passages
montrent clairement que la prière ou les récitations rituelles du nom divin agissent de la même
manière que les sacrifices de l’époque biblique.

Il est possible aussi que la mention de la «chair une» de Genèse 2:24 fasse référence à
l’unification des chairs apportées en offrande après avoir été brûlées sur l’autel, unification qui est
censée provoquer, par relation de sympathie, l’union des sefirot représentées par les lettres. Une fois
encore, l’union charnelle de l’homme et de la femme sert de modèle à l’unité divine. Le verset de la
Genèse est entendu comme l’exposé détaillé d’un processus intérieur au monde divin et de portée
cosmique. Mais son sens «littéral», pour peu que cette expression signifie quelque chose, n’est pas
aboli ou oublié pour autant. Le Tiqouney Zohar est l’un des tout premiers écrits dans la littérature
juive médiévale a faire usage de la distinction de quatre niveaux d’interprétation dans les Écritures.
Le niveau ésotérique, sur lequel se situe l’essentiel de ses développements et en particulier celui que
l’on vient d’aborder, livre bien sûr le contenu le plus profond et le plus «vrai» des versets bibliques,
mais les autres niveaux d’interprétation, y compris celui qui est appelé «littéral» ou «simple»,
délivrent chacun un degré de vérité. Cette approche mène à la conception de l’existence possible de
plusieurs niveaux de vérité qui s’étagent en fonction des méthodes de lecture utilisées. La
réalisation effective de l’union charnelle peut donc être considérée comme recelant une signification
dont toute la portée se déploie dans l’unification des puissances divines que le sacrifice et la prière
opèrent en faisant se rejoindre les lettres du tétragramme et les émanations (les sefirot) auxquelles
elles correspondent.

Mais une autre école mystique judéo-espagnole, dont le chef de file était le cabaliste né à
Saragosse, Abraham Aboulafia (1240-ap. 1291), a donné une interprétation différente du verset en
question. Ici «l’un» de la «chair une» est considéré comme une évocation de l’unité résultant de
l’union de l’homme avec Dieu. Ce que l’on convient d’appeler «union mystique» est tenu pour le
«secret» de l’union charnelle de l’homme et de la femme. Ce type d’interprétation se rencontre chez
une série d’exégètes, du Moyen Âge jusqu’à la fin du XIXe siècle. Parmi d’autres auteurs, Isaac

67
d’Acre au début du XIVe siècle, Hayyim Vital à Safed, au XVIe siècle, ont adopté cette lecture, sans
toutefois rejeter celle qui prévaut dans le Zohar et l’école théosophique de la cabale. Nous citerons
pour l’exemple un maître du hassidisme polonais qui vivait à la fin du XIXe siècle et au tout début
du XXe, R. Tsadoq ha-Cohen de Lublin. Celui-ci écrit, dans le sillage de l’école mystique
d’Aboulafia: «Celui qui est attaché au Saint béni soit-il – ce par quoi le roi Salomon a fondé le
Cantique des Cantiques – est lié à Lui au point que, si l’on ose dire, “ils sont une seule chair” (Gen.
2:24)» (Sefer Tsidqat ha-Tsadiq, Varsovie, 1885, § 198). L’unité de la chair dans la relation
conjugale est le symbole vivant de l’unité constituée par l’union de l’homme avec Dieu. L’union
mystique, poussée jusqu’à son point le plus extrême, est appréhendée comme une union charnelle
avec Dieu. Ce qui bien sûr ne signifie pas que Dieu est regardé comme ayant un corps de chair.
Cela implique plutôt que le contact intime d’un corps à corps amoureux est, d’une part, digne de
constituer l’expérience humaine la plus propre à donner un aperçu de l’expérience ultime de l’union
à Dieu, et, d’autre part, que l’adhésion à la divinité peut être effectivement éprouvée dans la
sensibilité, qu’elle ne s’épuise pas dans une union intellectuelle, à tel point qu’elle est vécue comme
une union charnelle.

Après avoir fourni la justification scripturaire de la domination masculine sur la femme, le verset
de Genèse 2:24 a donné l’opportunité aux exégètes de la mystique juive de promouvoir un modèle
de l’union mystique distinct de celui que fournissait l’enseignement des philosophes médiévaux, et
il a conféré au concept d’unité divine forgé à partir de la proclamation de Deutéronome 6:4,
toujours menacé par l’abstraction, une signification concrète dont tout un chacun peut faire
l’épreuve dans sa vie intime et quotidienne.

Outre les ouvrages indiqués en note, nous signalons les publications


suivantes:

Archives de Sciences Sociales des Religions, volume 95 N°3/1996 «La religion: Frein à l’égalité hommes/
femmes».

N.-C. Mathieu, «Identité sexuelle/sexuée/de sexe? Trois modes de conceptualisation du rapport entre sexe et
genre», in N.-C. M., L’Anatomie politique. Catégorisations et idéologies du sexe, Paris, Côté-femmes, 1991.
«Remarques sur la personne, le sexe et le genre», Gradhiva, n° 23, 1998.
Fabienne A. Worth, «Le sacré et le sida; les représentations de la sexualité et leurs contradictions en France,
1971-1996», Les Temps Modernes, février-mars 1997, N° 592, p. 74-113.
Gert Hekma, «Les limites de la révolution sexuelle. Grammaire de la culture sexuelle occidentale
contemporaine», Sociologie sociétés, vol XXIX n° 1, printemps 1997, p. 145-156.

68
Bibliographie de Charles Mopsik (1956-2003)

Charles Mopsik (Décembre 2002)


Photo : © Elisabeth Alimi (Opale)

I. Livres, éditions, traductions.


1. Caïn et Abel: aux origines de la violence (en collaboration avec Claude Birman et Jean Zacklad),
Grasset, Paris 1980.
2-8. Le Zohar Traduction de l’araméen, introduction et notes. Genèse: Tomes I (1981), II (1984), III
(1991), IV (1996); Le Livre de Ruth (1987); Cantique des Cantiques (1999); Lamentations (2000);
Verdier, Lagrasse.
9. Moïse Cordovéro, Le Palmier de Débora. Édition, traduction, introduction et commentaire, Verdier,
Lagrasse, 1985.
10. Lettre sur la sainteté. Étude préliminaire, traduction et commentaire, suivi d’une étude de Moshé
Idel. Verdier, Lagrasse, 1986. [extrait de l’étude préliminaire sur
http://www.chez.com/jec2/etudprelim.htm]
11. La cabale, éd. Jacques Grancher, Paris, 1988 [traduction espagnole: El Ateneo-Lidiun, Buenos
Aires, 1994; traduction polonaise: Varsovie, 2001].
12. Le Livre hébreu d’Hénoch. Le livre des Palais. Traduction, introduction et commentaire, Verdier,
Lagrasse, 1989.
13. L’Ecclésiaste et son double araméen. Qohélet et son Targoum. Introduction, traduction, notes et
postface, Verdier, Lagrasse, 1990.
14. Les grands textes de la cabale: les rites qui font Dieu, Verdier, Lagrasse, 1993.
15. Lettre sur la sainteté. La relation de l’homme avec sa femme, édition d’après un manuscrit
découvert par nos soins, nouvelle traduction, introduction et notes, Verdier, Lagrasse, 1994.
16. R. Joseph Gikatila, Le secret du mariage de David et Bethsabée, édition critique, traduction,
introduction et notes, Edition de l’éclat, Combas, 1994 [Traduction espagnole: Rio Piedra, Barcelone,
1996] [voir 21].
17. Moïse de León, Le Sicle du sanctuaire (Cheqel ha-Qodech). Traduction, annotation et présentation,
Verdier, Lagrasse, 1996 [des extraits inédits de l’introduction se trouvent sur le site
http://www.chez.com/jec2/].
18. Moïse de Léon, Sheqel ha-Qodesh. Édition critique, introduction, notes et variantes, avec une
préface de Moshé Idel, Cherub Press, Los Angeles, CA (en hébreu) 1996.
19. Cabale et cabalistes, Éditions Bayard, Paris 1997; IIe éd. Albin Michel, Paris 2003 [traduction
italienne: Borla, Rome 2000].
20. Joseph de Hamadan, Fragment d’un commentaire sur la Genèse. Edition critique, notes, traduction
et introduction, Verdier, Lagrasse, 1998.
21. R. Joseph Gikatila, David et Bethsabée. Le secret du mariage, édition critique, traduction,
introduction et notes, Éditions de l’éclat, Paris-Tel Aviv, 2003 [nouvelle édition de 16] [Traduction
anglaise avec 22].
22. Le sexe des âmes. Aléas de la différence sexuelle dans la cabale, Éditions de l’éclat, Paris-Tel Aviv,
2003 [disponible sur le site http://www.lyber-eclat.net/lyber/mopsik1/sommaire.html] [Traduction
anglaise avec 21: Cherub Press, Los Angeles, CA, 2004] .
23. La Sagesse de Ben Sira, traduction de l’hébreu, introduction et annotations, Verdier, Lagrasse
septembre 2004.

69
24. Chemins de la Cabale. Vingt-cinq essais sur la mystique juive, L'éclat, Paris//Tel Aviv, octobre
2004 (contient les essais marqués d'une étoile dans la liste qui suit)
II. Articles et contributions à des ouvrages collectifs
1. «Réflexions sur la “question Sartre”, Les Nouveaux Cahiers, n°65, Paris, 1981, p. 20-27.
2. «Traduire est-ce trahir?», Les Nouveaux Cahiers, n° 72, Paris, 1982.
3. «Les autres dieux dans le Zohar», dans Colloque des Intellectuels juifs de langue française, Denoël,
Paris, 1985
4. «Observations sur l’œuvre de Gershom Scholem», en coll. avec E. Smilévitch, Pardès, 1, 1985, p. 7-
30. [http://www.chez.com/jec2/archobsrvshole.htm]
5. «Amalek ou l’autre intérieur», Pardès 7, 1988, p. 29-36
6*. «Une théosophie transhistorique de l’holocauste. Esquisse d’un modèle à partir de la pensée
cabalistique», Pardès, 9-10, 1989, p. 211-221 [trad. italienne: dans Pensare Auschwitz, edizioni Thalassa
de Paz, Rome, 1996, p. 237-248.]
7. «De la création à la procréation: le corps d’engendrement dans la Bible hébraïque, la tradition
rabbinique et la cabale», Pardès, 12, 1990, p. 69-89 [trad. anglaise dans Zone, 3, 1989, p. 48-73] [repris
dans 22.]
8. «Autorité et controverse dans le judaïsme», Pardès, 12, 1990, p. 9-13.
9. «Une querelle à Jérusalem:-la féminité de la Chekhina dans la cabale», Pardès, 12, 1990, p. 13-25
[http://www.chez.com/jec2/ideltish.htm]
10*. «Hiérarchie des anges et hiérarchie sociale», Rapport pour la Table Ronde n° 2 du Quatrième
Congrès de l’Association Française de Science Politique (année 1992): «Théologies et politiques» [repris
dans Hokhmah, n° 24, oct.-déc. 1997].
11. «La pensée d’Emmanuel Lévinas et la cabale», Emmanuel Lévinas, L’Herne, Paris, 1991, p. 378-
386, réédité dans Le Livre de Poche, Paris, 1993.
12. «Étudier la cabale», Pardès, 14, 1991, p. 112-115.
13. «La Bible et l’Entretien infini», La Bibliothèque, Éd. Autrement, Paris, 1991.
14. «Aspects de la cabale à Safed après l’Expulsion», dans Inquisition et pérennité, D. Banon (éd.), Le
Cerf, Paris, 1992, p. 139-148.
15. «Une sagesse excentrique», L’Humilité, Éd. Autrement, Paris, 1992, p. 26-36.
16*. «Le corpus zoharique, ses titres et ses amplifications», dans La Formation des canons
scripturaires, édité par Michel Tardieu, Le Cerf, Paris, 1993, p. 75-105.
17. «Pratiques religieuses et pouvoir de l’homme dans la cabale», Pardès, 17, 1993, p. 62-66.
18*. «Philosophie et souci philosophique: les deux grands courants de la pensée juive», Archivio di
filosofia. «La Storia della filosofia ebraica», Rome, n° 1-3, automne 1993, p. 247-254
[http://www.chez.com/ jec2/archsouc.htm].
19. «Procès à Satan», Les Nouveaux Cahiers, n° 117, été 1994, p. 64-66.
20*. «Oralité et écriture dans le journal mystique de Rabbi Joseph Caro (1488-1575)», dans Expérience
et écriture mystiques dans les religions du livre. Actes d’un colloque international, Paris, Sorbonne, 1994,
Paul B. Fenton et Roland Goetschel (éds), Brill, Leiden, 2000, p. 145-154.
21. «Genèse 1:26-27: l’image de Dieu, le couple humain et le statut de la femme chez les premiers
cabalistes», Rigueur et passion, Hommage à Annie Kriegel, éd. par S. Trigano, S. Courtois, M. Lazar, Le
Cerf-L’Age d’homme, Paris, 1994, p. 341-361 [repris et augmenté dans 22]. [http://www.chez.com
/jec2/archmoprab.htm]
22*. «La datation du Chi’our Qomah d’après un texte néo-testamentaire», Revue des Sciences
Religieuses, n° 2, avril 1994, p. 131-144.
23. «Quelques remarques sur Adolphe Franck, philosophe français et pionnier de l’étude de la cabale au
XIXe», Pardès, automne 1994, p. 239-244.
24*. «À propos de l’édition française du Talmud par le rabbin Adin Steinsaltz», Les Nouveaux cahiers,
n° 119, Paris, 1994-1995, p. 9-13.
25*. «Réponses aux réactions suscitées par ma critique de l’édition du Talmud par Adin Steinsaltz», Les
nouveaux cahiers, n° 120, 1995, p. 35-38
26*. «La controverse d’amour dans le Zohar: Moment critique de l’émanation et modèle idéal», dans La
controverse et ses formes, éd. Alain Le Boulluec, Le Cerf, Paris, 1995, p. 71-97.
27*. «Les couleurs, configurations du monde divin ; métaphores théosophiques et instruments
théurgiques», à paraître dans les Actes du Colloque sur la couleur, Paris, ENSBA-EREC, [1995] (sous
presses).
28. «Union and Unity in Tantricism and Kabbalah», en collaboration avec E. Chalier-Visuvalingam, dans
Between Benares and Jerusalem, éd. H. Goodmann, SUNY Press, New York, 1995, p. 223-242.
29*. «Expérience et symbolique du nuage dans la Bible, la mystique juive ancienne et la cabale
médiévale», dans Les Nuages et leur symbolique, sous la direction de Jacqueline Kelen, Albin Michel,
Paris, 1995, p. 133-161.
30. «The Reverberations of the Kabbalah in Modern French Thought», Shofar. An Interdisciplinary
Journal of Jewish Studies, vol. 14, n° 3, Purdue University, Indiana, 1996, p. 32-47.
31*. «Pensée, Voix et Parole dans le Zohar», Revue d’Histoire des Religions, 213-4/1996, p. 385-414.
32*. «Le aleph des cabalistes», Histoire de l’Écriture, ouvrage collectif édité par A. M. Christin,
Flammarion, Paris, 1997 [existe également en anglais].

70
33. «Quelques échos de la cabale dans la pensée française du vingtième siècle», Journal des études de
la cabale 1, 1997 [http://www.chez.com/jec2/artmop.htm]
34*. «Nouvelles approches du judaïsme et vieilles controverses», Archives des Sciences Sociales des
Religions, n°100, décembre 1997, p. 31-45.
35*. «Le réseau des âmes dans la mystique juive du Moyen Âge», dans L’Âme, éd. par M. Cazenave,
Paris, Dervy Livres (à paraître 2005).
36. «Une version inconnue du Sefer Tashak de R. Joseph de Hamadan», suivi de l’édition critique
annotée d’une section araméenne inédite de cet ouvrage, Kabbalah: Journal for the Study of Jewish
Mystical Texts, vol. II, 1997, p. 169-205.
37*. «Lettre ouverte au grand rabbin de France», Information Juive, n°175, février 1998, p. 6
38*. «Moïse de Léon, la rédaction du Zohar et la prophétie: réponse à Yehudah Liebes», Kabbalah:
Journal for the Study of Jewish Mystical Texts, vol. III, 1998, p. 271-285.
39. «Serid mi-perush le-sefer Beréshit le-rabbi Yossef ha-ba mi-Shoshan ha-Birah», Journal des études
de la Cabale 2, 1999 [texte hébreu de 19] [version pdf à partir de http://
www.chez.com/jec2/som2.htm].
40*. «L’araméen biblique et l’araméen des écrits cabalistiques médiévaux», Les Cahiers du Judaïsme,
n°5, novembre 1999, p. 4-14.
41*. «Maïmonide et la Cabale: deux types de rencontres du judaïsme et de la philosophie»(en russe
avec résumé en anglais) dans Greki i evrei: dialog v pokoleniyakh, éd. A. Lvov, St.-Petersbourg,
Peterburgskii Evreiskii Universitet, 1999, p. 41-46.
42. «Ils seront une seule chair», dans Le commentaire, entre tradition et innovation, éd. Marie-Odile
Goulet-Cazé, Vrin, Paris, 2000 [repris dans 22].
43. «Le Zohar du Cantique des cantiques» entretien avec Michel Cazenave dans Bible et religion,
Desclée de Brouwer-France Culture, Paris, 2002, p. 61-70.
44. «Renaturation contemporaine de la procréation et tradition ancienne», Cahiers du Centre d’Etudes
Interdisciplinaires des Faits Religieux (CEIFR), n°4/2004, p. 77-79.

III. Préfaces
1. Saadia Gaon, Commentaire sur le Sefer Yetsirah (trad. Mayer Lambert [1891]), éd. Bibliophane,
Paris, 1986.
2. Éliane Amado-Lévy Valensi, La Poétique du Zohar, Éditions de l’éclat, Paris, 1996.
3. Ryvon Krygier éd., La Loi juive à l’aube du XXIe siècle, Messer, Paris, 1995.
4. Norbert Wiener, God & Golem Inc., trad. C. Romana & P. Farazzi, Éditions de l’éclat, Paris, 1998.

IV. Compte-rendus
1. Abraham Cohen de Herrera, Puerta del Cielo, Madrid, 1987, Revue des Etudes Juives, CXLVII (1-2)
1988, p. 210-212
2. Alexandre Safran, Israel in Time and Space, Essays on Basic Themes in Jewish Spiritual Thought,
Jérusalem-New York, 1987, Revue des Etudes Juives, CXLVIII (3-4) 1989, p. 415.
3. «Un nouveau périodique sur la mystique juive», Pardès 6/1987, p. 215-217.
4. Josy Eisenberg, Le Judaïsme, Paris, 1989; Josy Eisenberg & Adin Steinsaltz, Le Chandelier d’Or;
Lagrasse, 1988; Josy Eisenberg et Bernard Dupuy, L’Etoile de Jacob, Paris, 1989), Pardès 11, 1990, p.
220-221.
5*. «Une édition du Sefer ha Bahir», Études Augustiniennes 42/1996, p. 204-206.
6. Kabbalah: Journal for the Study of Jewish Mystical Texts, vol. I, 1996, 320 p.
http://www.chez.com/jec2/archisom.htm
7. Daniel Abrams, R. Asher ben David, His Complete Works and Studies in his Kabbalistic Thought,
including The Commentaries to the Account of Creation by the Kabbalists of Provence and Gerona.
Editions Cherub Press, Los Angeles, 1996, 380 p. http://www.chez.com/jec2/archisom.htm
8. Daniel C. Matt, God and the Big Bang. Discovering Harmony between Science and Spirituality. Jewish
Lights Publishing Woodstock, Vermont, 1996. http://www.chez.com/jec2/archisom.htm
9. Sack, Bracha, The Kabbalah of Rabbi Moshe Cordovero [bi-she’arey ha-qabbalah shel rabbi Moshe
Cordovero]. Mossad Bialiq, Jérusalem, 1995, 386 p. (en hébreu).
http://www.chez.com/jec2/archisom.htm
10. Alessandro Guetta, Philosophie et Cabbale. Essai sur la pensée d’Elie Benamozegh, Paris,
L’Harmattan, 1999, 354 p. http://www.chez.com/jec2/archisom.htm

V. Autres Publications
Articles pour l’Encyclopédie Universelle de Philosophie, Dictionnaire des Œuvres, PUF, Paris, 1992.
Articles pour le Dictionnaire des Œuvres et le Dictionnaire des Auteurs, Robert Laffont, Bouquins, Paris,
1994.
Articles pour Le livre des Sagesses. L’aventure spirituelle de l’humanité, sous la direction de Frédéric
Lenoir, Ysé Tardan-Masquelier, Bayard, Paris, 2000

71
Dictionnaire des cabalistes : Abraham Aboulafia – Sefer ha-Bahir – Elia Benamozegh – Hayim Vital –
Hayim de Volozhyn – Isaac Louria – Joseph Caro – Joseph Gikatila – Moïse Cordovéro – Moïse de León –
Méir ibn Gabbay – Moïse Hayim Luzzatto – Sefer ha-Zohar. Sur le site:
http://www.chez.com/jec2/archisom.htm
L’homme qui ne mourut jamais (avec Aline Mopsik), Paris, Gallimard Jeunesse, Paris, 1996
Les Visiteurs du ciel (en collaboration), Paris, Gallimard Jeunesse, Paris, 1997

72

Vous aimerez peut-être aussi