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Ecrire en français : le choix linguistique

Lise Gauvin, écrivaine, professeure à l'Université de Montréal

Permettez-moi d'abord d'ajouter mon grain de sel dans le débat qui a cours en ce moment
concernant la notion de francophonie et d'écriture francophone. Il semble en effet que plus on
tente de la cerner, plus cette notion de francophonie échappe aux catégories qu'on veut lui
imposer. En effet, qu'entend-on au juste par là ? Est-ce une étiquette commode servant à
regrouper les anciennes colonies françaises ? Une manière de désigner les locuteurs français hors
de France tout en les marginalisant ? Une façon pour l'État français d'assurer sa présence au sein
d'organismes internationaux ? Quoi qu'il en soit, dès que l'on tente de préciser le sens du mot, il y
a toujours un reste, c'est-à-dire des exceptions, des éléments qui ne cadrent pas avec la définition.
Les écrivains antillais, comme les réunionnais, pourtant considérés comme faisant partie de cet
ensemble flou que l'on nomme la francophonie littéraire, ne figurent pas parmi les invités
officiels du Salon à cause de leur nationalité française. On ne s'en sort pas aisément. Quant aux
auteurs de Belgique, ils appartiennent à ce qu'on pourrait nommer une francophonie de
proximité, souvent difficile à distinguer du corpus littéraire français. Romancier francophone,
Weyergans ?

Le Salon de Paris et le Festival francophone qui l'accompagnent n'échappent pas à ces


ambiguïtés. Dans l'esprit des Français, l'image de la francophonie reste d'abord liée au contexte
de la colonisation, et plus particulièrement à l'Afrique. Ainsi la collection «Continents noirs»,
créée depuis peu chez Gallimard, a-t-elle été assortie dans ses premières publications d'une
postface annonçant un renouveau de la littérature analogue à celui qu'a accompli, dans les arts
plastiques, la sculpture africaine. Mais les auteurs eux-mêmes sont les premiers à signaler les
dangers d'exclusion qui les menacent et à revendiquer une appartenance entière à la littérature de
langue française, ou plutôt à une littérature francophone dont la littérature française serait l'une
des composantes. Telle est la position défendue sur le plateau de Culture et Dépendances par
Alain Mabanckou. Telle est aussi la mienne. Comme auteure québécoise, je crois que la
francophonie est d'abord et avant tout une réalité, que l'on peut dire une chance, bien que cette
chance n'ait pas encore été vraiment actualisée, du moins en ce qui concerne la circulation des
livres qui ne passent pas par le système d'édition et de diffusion français, pour ne pas dire
parisiens. C'est le cas, de la littérature québécoise, qui jouit d'un public intérieur important et de
nombreuses maisons d'édition, mais n'a pas vraiment accès à la librairie française, encore
réservée aux seuls éditeurs locaux. Mais c'est là une autre question.
J'utiliserai donc ici le terme francophone dans son sens restreint de littérature française hors de
France, bien que je le trouve d'une certaine façon réducteur. Car cette désignation, si elle permet
de donner une certaine visibilité aux productions littéraires de la «périphérie», à ces littératures
qui, selon l'expression de Kundera, doivent créer les conditions de leur visibilité, ne saurait être
une frontière ou un cadre fermé. Les écrivains, sans doute est-il nécessaire de le rappeler, sont
écrivains avant d'être francophones, allophones, migrants, postcoloniaux ou quoi que ce soit
d'autre.

Pour en venir à la question linguistique donc, rappelons que le statut de la langue française varie
selon les pays et selon qu'elle est langue maternelle, langue officielle, langue d'usage ou langue
de culture. Les littératures francophones ont toutefois en commun d'être de jeunes littératures et
leurs écrivains de se situer «à la croisée des langues» (1). Les questions de représentations
langagières y prennent une importance particulière. Importance qu'on aurait tort d'attribuer à un
essentialisme quelconque des langues, mais qu'il faut voir plutôt comme un désir d'interroger la
nature même du langage et de dépasser le simple discours ethnographique. C'est ce que j'appelle
la surconscience linguistique de l'écrivain. Je crois en effet que le commun dénominateur des
littératures dites émergentes, et notamment des littératures francophones, est de proposer, au
cœur de leur problématique identitaire, une réflexion sur la langue et sur la manière dont
s'articulent les rapports langues/littérature dans des contextes différents. La complexité de ces
rapports, les relations généralement conflictuelles- ou tout au moins concurrentielles-
qu'entretiennent entre elles une ou plusieurs langues, donnent lieu à cette surconscience
linguistique dont les écrivains ont rendu compte de diverses façons. Écrire devient alors un
véritable «acte de langage». Plus que de simples modes d'intégration de l'oralité dans l'écrit, ou
que la représentation plus ou moins mimétique des langages sociaux, on dévoile ainsi le statut
d'une littérature, le rapport à la norme auquel elle renvoie et enfin toute une réflexion sur la
nature et le fonctionnement du littéraire.

Les littératures ont été désignées tour à tour de littératures régionales, minoritaires, ou encore
«mineures», au sens où l'entendent Deleuze et Guattari, selon une interprétation très libre de
Kafka, c'est-à-dire une «littérature qu'une minorité fait dans une langue majeure». Ce modèle,
certes séduisant, a été contesté par Raphaël Confiant, du moins en ce qui concerne la littérature
antillaise, pour son relent de colonialisme. Pour la littérature québécoise, il est difficile de parler
de «minorité» puisqu'il s'agit de la très grande majorité des francophones d'Amérique. Par contre,
on sait que les littératures francophones, à la différence des autres littératures américaines, sont
les seules à n'avoir pas renversé en leur faveur la dialectique du centre et de la périphérie.
Si la définition première de littérature mineure ne s'applique pas indifféremment à toutes les
littératures francophones, l'extension que Deleuze et Guattari donnent au sens même de
littérature mineure leur convient admirablement, soient «les conditions révolutionnaires de toute
littérature au sein de celle que l'on appelle grande (ou établie)(...) Écrire comme un chien qui fait
son trou, un rat qui fait son terrier, Et, pour cela, trouver son propre point de sous-
développement, son propre patois, son tiers-monde à soi, son désert à soi».

Parmi ces conditions révolutionnaires, l'une des premières est celle qui fait que l'écrivain est, à
cause de sa situation, condamné à penser la langue. Amère et douce condamnation que celle-ci,
qui a généré un véritable métadiscours sur la langue. Métadiscours dont voici d'abord quelques
traces à titre d’exemples : « La langue française n'est pas la langue française : elle est plus ou
moins toutes les langues internes et externes qui la défont» (Abdelkebir Khatibi) ; « L'écrivain
français écrit français. Nous, nous écrivons en français» (Henri Lopès) ;
« Parfois je m'invente, tel un naufragé, dans toute l'étendue de ma langue» (Gaston Miron).

Tout écrivain doit trouver sa langue dans la langue commune, car on sait depuis Proust et Sartre
qu'un écrivain est toujours un étranger dans la langue où il s'exprime même si c'est sa langue
natale. Mais la surconscience linguistique qui affecte l'écrivain francophone- et qu'il partage avec
d'autres minoritaires- l'installe encore davantage dans l'univers du relatif, de l'a-normatif. Ici, rien
ne va de soi. La langue, pour lui, est sans cesse à (re)conquérir. Partagé entre la défense et
l'illustration, il doit négocier son rapport avec la langue française, que celle-ci soit maternelle ou
non. Comment donc se situer entre ces deux extrêmes que sont l'intégration pure et simple au
corpus français et la valorisation excessive de l'exotisme, c'est-à-dire comment en arriver à cette
véritable «esthétique du divers» revendiquée par Segalen et, à sa suite, par Glissant ainsi que par
les signataires du manifeste Éloge de la créolité ? Comment intégrer aux codes de l'œuvre et de
l'écrit le référentiel qui renvoie à différents systèmes de représentation culturels ?

Pour toutes ces raisons, j'ai déjà proposé de substituer à l'expression «littératures mineures» celle,
plus adéquate me semble-t-il, de littératures de l'intranquillité, empruntant à Pessoa ce mot aux
résonances multiples. Bien que la notion même d'intranquillité puisse désigner toute forme
d'écriture, de littérature, je crois qu'elle s'applique tout particulièrement à la pratique langagière
de l'écrivain francophone, qui est fondamentalement une pratique de soupçon.

Cette pratique a donné lieu à une série de prises de position, de réflexions et de manifestes dont
l'objectif était de rendre compte d'une situation vécue le plus souvent de façon douloureuse, ou à
tout le moins problématique. D'où un engagement dans la langue, un langagement dont les effets
se trouvent aussi bien dans les concepts mis en œuvre que dans les stratégies narratives adoptées.

Dans l'espace littéraire francophone, le discours sur la langue s'éloigne assez rapidement d'une
opposition centre-périphérie, ou d'une dialectique de l'écart par rapport à une norme centriste
pour proposer ses propres modèles théoriques qui rejoignent une interrogation plus large sur la
nature même du fait littéraire. Quels sont ces concepts élaborés par les écrivains pour rendre
compte de leur situation ? Je m'arrêterai ici à trois d'entre eux, soient les notions de variance, de
créolité/créolisation et de bi-langue.
De la variance à la bi-langue

Le sentiment d'étrangeté dans la langue, déjà identifié par un Charles de Coster en Belgique ou
par Charles-Ferdinand Ramuz en Suisse romande, dans la langue est également partagé par une
bonne partie des écrivains du Québec et, notamment, par un Gaston Miron dont le travail a
consisté à proposer une double reterritorialisation : celle de la langue française au Québec, celle
aussi de l'usage québécois dans l'ensemble francophone. Et Miron de proposer pour traduire sa
situation comme écrivain de langue française la notion de variance. «Je suis un variant français
», aimait-il répéter, attestant par là aussi bien l'appartenance que la distance, la nécessité de
marquer la différence tout en respectant certaines frontières de lisibilité, ce qui implique un
usage libre, voire libertaire de la langue : «Moi, je dis qu'il faut malmener la langue. Je dis qu'il
faut trouver le dire de soi à l'autre avec notre manière à nous qui est la manière québécoise».
Mais la tentation est forte pour certains, constate encore Miron, de «pousser la variance jusqu'à la
différence, à tel point qu'un seuil étant franchi, ça devienne une langue différente». D'où
l'importance, en conclut-il, de «maintenir la variance », car la distance entre le français de France
et celui du Québec tient davantage au référent culturel qu'à la langue elle-même.

Sur le plan strictement linguistique, le concept de «variante» ou de «variance» remet en cause la


question de la norme, dans la mesure où la langue est alors perçue dans une perspective
évolutive, à la manière des formes de la tradition orale, dont la dernière actualisation est aussi
valable et valorisée que la première. La langue serait donc cette chaîne infinie de variantes,
analogue au conte dont la transmission devient signifiante grâce à ses particularités mêmes et
dont la structure minimale, qu'elle soit identifiée sous le nom de conte-type ou de canevas
morphologique, ne saurait faire l'économie des spécificités culturelles et géographiques qui en
assure la durée.

On aura compris que pour les écrivains québécois la langue est à la fois synonyme d'inconfort et
de création, l'un et l'autre inextricablement liés. Situation que résume bien la phrase de Miron
citée plus haut : «Parfois je m'invente, tel un naufragé, dans toute l'étendue de ma langue». Si la
menace de «naufrage», ou plus exactement d'une disparition de la langue française, habite, à des
degrés divers selon les générations, la conscience de l'écrivain et l'oblige à un devoir de
vigilance, le sentiment de la langue qui s'exprime à partir des années 80 privilégie la notion de
variance, c’est-a-dire d’invention.

Co-signé par Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Rafaël Confiant, Éloge de la créolité paraît en
1989 en coédition Gallimard/ Presses universitaires créoles. À la pensée de l'Un, de l'universel et
de la pureté, la créolité oppose la pensée du Divers et du multiple, déjà exprimée par Victor
Segalen dans son Essai sur l'exotisme. Le texte littéraire sera voué à l'expression d'une réalité
complexe, plongeant dans l'oralité tout en tenant compte des exigences de l'écrit, travaillant à
l'épanouissement d'une «conscience identitaire» sans oublier l' «irruption dans la modernité».
C’est ce que les signataires appellent « écrire au difficile ».
Quant à la langue française, elle n'est qualifiée de «langue seconde» que pour être mieux
légitimée par la suite. Le texte est on ne peut plus clair sur cette question : «Nous l'avons
conquise, cette langue française». «En nous, elle fut vivante. En elle, nous avons bâti notre
langage». Il serait faux de confondre cette appropriation avec «du créole francisé» ou «du
français créolisé», car l'invention se situe d’abord au niveau des poétiques.

Au concept de créolité, Glissant oppose celui de créolisation, qu'il décrit comme «un mouvement
perpétuel d'interpénétrabilité culturelle et linguistique qui fait qu'on ne débouche pas sur une
définition de l'être. Glissant insiste pour présenter l'ensemble des langues comme «un système de
variables» dont l'interaction crée la Poétique de la Relation. La communication dès lors ne passe
pas par l'évidence mais par des pratiques rendues intelligibles grâce à la force des poétiques.
D'où cette formule shakespearienne : «Je te parle dans ma langue et c'est dans mon langage que
je te comprends » (D, p. 555).

Le multilinguisme que Glissant propose n'est pas lié aux connaissances spécifiques d'un locuteur
et ne suppose pas une compétence particulière. Il s'agirait plutôt de «la manière même de parler
sa propre langue, de la parler de manière fermée ou ouverte. [...] Ce n'est pas une question de
science, de connaissance des langues, c'est une question d'imaginaire des langues ». Là réside un
des concepts-clés de la pensée de l'essayiste : «On ne peut plus écrire une langue de manière
monolingue. On est obligé de tenir compte des imaginaires des langues ». Les poétiques
inspirées par cet imaginaire se fondent sur la «variance infinie des nuances possibles des
poétiques de langues ».

Parmi les concepts élaborés par les écrivains francophones pour rendre compte de leur situation
dans la langue, celui de bi-langue, de l'écrivain marocain Abdelkebir Khatibi, a bénéficié d'un
écho particulièrement favorable. Là encore, il s'agit de décrire et de théoriser une situation dans
la langue qui fait appel à un contexte culturel multilingue. Écrivain de langue française dont la
langue maternelle est l'arabe, un idiome déjà double puisqu'il se partage en arabe classique et
arabe dialectal, Khatibi utilise le mot «bi-langue» pour la première fois dans une lettre-préface à
un ouvrage de Marc Gontard, afin d'associer le travail des écrivains à celui des traducteurs. Il
évoque ensuite la notion de chiasme pour rendre ce «processus de traduction -conscient ou
inconscient- d'une langue à l'autre». Khatibi quitte ensuite le terrain de la théorie, ou plutôt y
revient sous forme de récit, Amour bilingue, qui relate les relations amoureuses d'un couple
d'origines et de langues maternelles différentes unis dans le désir d'un au-delà de tout dualisme
langagier.

L'un des premiers, Khatibi aura réussi à échapper à un certain dualisme de la pensée qui
consistait à discuter le problème de l'écriture maghrébine en terme de choix entre la langue
française ou la langue arabe. En posant la «bi-langue» comme «chance», «gouffre individuel» et
«belle angoisse d'amnésie », (AB, p.11), Khatibi devient un exemple de cette «hospitalité dans le
langage» qu'il retrace chez certains écrivains, parmi lesquels Segalen, Genet, Duras . À travers
ces expériences de traduction, confrontation, fascination et télescopage de langues, il transforme
les oppositions en interaction dialogique : de l'autre dans la langue il passe à l'autre de la langue,
cette troisième langue à laquelle aspire tout écrivain.

L’autre de la langue

Les concepts qui viennent d'être rappelés indiquent éloquemment l'importance, mieux encore la
prégnance de cette pensée - aussi de cette pesée- de la langue de quelque côté de la francophonie
que l’on se place pour examiner la situation.

Écrire en français, pour un écrivain francophone, c'est d'abord un choix linguistique qui repose
sur une négociation permanente entre différents possibles langagiers. Car à la complexité
linguistique de la société dans laquelle il se trouve correspond, en aval, l'image d'un destinataire
tout aussi multiple, ou à tout le moins duel : celui, immédiat, qui partage son univers référentiel
et celui, plus éloigné, des locuteurs de langue française. Cette conscience de s'adresser à
différents publics l'amène à élaborer diverses stratégies de détour et de ruse, à une mise en scène
constante de ses propres usages et à une scénographie de la parole qui va de la parenthèse
explicative à l'autotraduction ou encore à la note lexicale ou ethnographique. D'où l'importance
des marges du texte qui, en quelque sorte, en viennent à modifier en profondeur l’horizon du
récit.

Écrire en français, c'est aussi, en même temps qu'un choix linguistique, un choix poétique qui
met en cause des langages. Car toute stratégie linguistique qui n'est pas appelée par une stratégie
de la forme devient artifice et perd en efficacité. Écrire en français, c'est enfin un choix politique.
À l'heure de la globalisation et de l'anglomanie galopante, c'est affirmer la nécessité de résister à
toute tentation de monologuisme par l'inscription d'une polyphonie sensible aux variantes et
variations multilingues.

Jacques Derrida affirme, dans Le Monolinguisme de l'autre, que la situation d'un écrivain comme
celle du marocain Khatibi est exceptionnelle et en même temps exemplaire d'une structure
universelle : «elle représente ou réfléchit une sorte d'« aliénation originaire qui institue toute
langue en langue de l'autre : l'impossible propriété d'une langue». Exemplarité de l'écrivain
maghrébin dont l'inconfort même est garant du métier qu'il exerce. Exemplarité partagée par
d'autres écrivains francophones qui, réfléchissant sur leur propre parcours, affichent de façon
manifeste l'étrangeté d'une langue, que celle-ci soit maternelle ou seconde, et renvoient par là à la
situation de tout écrivain pour qui la langue est le lieu par excellence d'un espace rêvé, utopique
ou atopique, avec tout ce que cette projection dans un ailleurs indéfini peut avoir de paradoxal
pour qui fait profession d'écrire. Les écrivains francophones, qu'il est plus juste de désigner sous
le nom de francographes, par leur situation à la croisée des langues, ont dû apprivoiser Babel. Ils
ont perçu l'autre de la langue, cet antre/entre de tension et de fiction, voire de friction, qui
l'informe et la transforme.

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