Vous êtes sur la page 1sur 4

QU’EST-CE QUE LA LITTÉRATURE ?

Extraits

1. Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard, 1948 :

« Mais puisque, pour nous, un écrit est une entreprise, puisque les écrivains sont vivants
avant que d’être morts, puisque nous pensons qu’il faut tenter d’avoir raison dans nos livres et
que, même si les siècles nous donnent tort par après, ce n’est pas une raison pour nous donner
tort par avance, puisque nous estimons que l’écrivain doit s’engager tout entier dans ses
ouvrages, et non pas comme une passivité abjecte, en mettant en avant ses vices, ses malheurs
et ses faiblesses, mais comme une volonté résolue et comme un choix, comme cette totale
entreprise de vivre que nous sommes chacun, alors il convient que nous reprenions du début
ce problème et que nous nous demandions à notre tour : pourquoi écrit-on ? »

2. Roland Barthes, Leçon inaugurale au Collège de France, 7 janvier 1977 :

En vidéo : https://www.goodreads.com/videos/130377-fr-le-on-inaugurale-s-miologie-litt-
raire-au-coll-ge-de-france-1977

« Dès qu’elle est proférée, fût-ce dans l’intimité la plus profonde du sujet, la langue entre au
service d’un pouvoir. En elle, immanquablement, deux rubriques se dessinent : l’autorité de
l’assertion, la grégarité de la répétition. D’une part la langue est immédiatement assertive : la
négation, le doute, la possibilité, la suspension de jugement requièrent des opérateurs
particuliers qui sont eux-mêmes repris dans un jeu de masques langagiers ; ce que les
linguistes appellent la modalité n’est jamais que le supplément de la langue, ce par quoi, telle
une supplique, j’essaye de fléchir son pouvoir implacable de constatation. D’autre part, les
signes n’existent que pour autant qu’ils sont reconnus, c’est-à-dire pour autant qu’ils se
répèrent : le signe est suiviste, grégaire ; en chaque signe dort ce monstre : un stéréotype : je
ne puis jamais parler qu’en ramassant ce qui traîne dans la langue. Dès lors que j’énonce, ces
deux rubriques se rejoignent en moi, je suis à la fois maître et esclave : je ne me contente pas
de répéter ce qui a été dit, de me loger confortablement dans la servitude des signes : je dis,
j’affirme, j’assène ce que je répète.
Dans la langue, donc, servilité et pouvoir se confondent inéluctablement. Si l’on
appelle liberté, non seulement la puissance de se soustraire au pouvoir, mais aussi et surtout
celle de ne soumettre personne, il ne peut donc y avoir de liberté que hors du langage.
Malheureusement, le langage humain est sans extérieur : c’est un huis clos. On ne peut en
sortir qu’au prix de l’impossible : par la singularité mystique, telle que la décrit Kierkegaard,
lorsqu’il définit le sacrifice d’Abraham comme un acte inouï, vide de toute parole, même
intérieure, dressé contre la généralité, la grégarité, la moralité du langage ; ou encore par
l’amen nietzschéen, qui est comme une secousse jubilatoire donnée à la servilité de la langue,
à ce que Deleuze appelle son manteau réactif. Mais à nous, qui ne sommes ni des chevaliers
de la foi ni des surhommes, il ne reste, si je puis dire, qu’à tricher la langue. Cette tricherie
salutaire, cette esquive, ce leurre magnifique, qui permet d’entendre la langue hors-pouvoir,
dans la splendeur d’une révolution permanente du langage, je l’appelle pour ma part :
littérature.

–1–
J’entends par littérature, non un corps ou une suite d’œuvres, ni même un secteur de
commerce ou d’enseignement mais le graphe complexe des traces d’une pratique : la pratique
d’écrire. Je vise donc en elle, essentiellement, le texte, c’est-à-dire le tissu des signifiants qui
constitue l’œuvre, parce que le texte est l’affleurement même de la langue et que c’est à
l’intérieur de la langue que la langue doit être combattue, dévoyée : non par le message dont
elle est l’instrument, mais par le jeu des mots dont elle est le théâtre. Je puis donc dire
indifféremment : littérature, écriture ou texte. Les forces de liberté qui sont dans la littérature
ne dépendent pas de la personne civile, de l’engagement politique de l’écrivain, qui, après
tout, n’est qu’un « monsieur » parmi d’autres, ni même du contenu doctrinal de son œuvre,
mais du travail de déplacement qu’il exerce sur la langue : de ce point de vue, Céline est tout
aussi important que Hugo, Chateaubriand que Zola. Ce que j’essaye de viser ici, c’est une
responsabilité de la forme : mais cette responsabilité ne peut s’évaluer en termes idéologiques
– ce pour quoi les sciences de l’idéologie ont toujours eu si peu de prise sur elle. »

3. Gilles Deleuze, « La littérature et la vie » dans Critique et Clinique, Paris, Éditions de


Minuit :

« Écrire n’est certainement pas imposer une forme (d’expression) à une matière vécue.
La littérature est plutôt du côté de l’informe, ou de l’inachèvement, comme Gombrowicz l’a
dit et fait. Écrire est une affaire de devenir, toujours inachevé, toujours en train de se faire, et
qui déborde tout matière vivable ou vécue. C’est un processus, c’est-à-dire un passage de Vie
qui traverse le vivable et le vécu. L’écriture est inséparable du devenir : en écrivant, on
devient-femme, on devient-végétal, on devient-molécule jusqu’à devenir-imperceptible. »

[…]

« Ce que fait la littérature dans la langue apparaît mieux : comme dit Proust, elle y
trace précisément une sorte de langue étrangère, qui n’est pas une autre langue, ni un patois
retrouvé, mais un devenir-autre de la langue, une minoration de cette langue majeure, un
délire qui l’emporte, une ligne de sorcière qui s’échappe du système dominant. Kafka fait dire
au champion de nage : je parle la même langue que vous, et pourtant je ne comprends pas un
mot de ce que vous dites. Création syntaxique, style, tel est ce devenir de la langue : il n’y a
pas de syntaxe. Il arrive qu’on félicite un écrivain, mais lui sait bien qu’il est loin d’avoir
atteint la limite qu’il se propose et qui ne cesse de se dérober, loin d’avoir achevé son devenir.
À ceux qui lui demandent en quoi consiste l’écriture, Virginia Woolf répond : qui vous parle
d’écrire ? L’écrivain n’en parle pas, soucieux d’autre chose.
Si l’on considère ces critères, on voit que, parmi tous ceux qui font des livres à
intention littéraire, même chez les fous, très peu peuvent se dire écrivains. »

4. William Marx, présentation de la chaire de Littératures comparées ouverte en 2020


au Collège de France :

« La littérature est un fait universel, d’extension mondiale et d’envergure


transhistorique, quoique sous des modalités extrêmement diverses : son étude est l’objet de
cette chaire.
En tant que discipline universitaire, la littérature comparée se développa dans le sillage
des diverses sciences « comparées » apparues à la charnière du XVIIIe et du XIXe siècle,
avec mission d’ouvrir les esprits à la connaissance des littératures étrangères. Or, tandis que
cet enseignement se répandait en Europe et en Amérique, le Collège de France n’offrit jamais
de chaire se réclamant de cette discipline dans sa version la plus ample, sans mention d’aire

–2–
géographique, linguistique ou culturelle délimitée. C’est maintenant chose faite avec cette
première chaire de littératures comparées (par quoi il faut entendre : comparées entre elles,
les unes avec les autres).
Si la comparaison figure explicitement dans l’intitulé, le programme de cette chaire ne
s’y réduit toutefois nullement : son objet est en réalité l’étude de la littérature sans la moindre
limite et dans toute son étendue.
À quelle échelle en effet envisager un problème quelconque de l’histoire littéraire ?
L’échelle européenne vaut pour un grand nombre de sujets intéressant la littérature française.
Mais de quelle Europe s’agira-t-il ? Une définition large s’impose, intégrant les littératures
des langues européennes, de quelque continent qu’elles viennent, et notamment des
Amériques. Mais pourquoi s’arrêter là ? Dès l’Antiquité classique, les échanges
méditerranéens et eurasiens mirent en contact les cultures européennes avec l’Afrique et
l’Asie, et ils ne cessèrent de se complexifier, en particulier avec les mouvements de
colonisation, puis de décolonisation. La perméabilité des cultures et la circulation des œuvres
forment une donnée fondamentale de leur histoire. Nulle littérature n’est une île, et le
prétendu délit d’appropriation culturelle n’est qu’une arme au service de la limitation de la
liberté de pensée et du cloisonnement des peuples et des cultures.
C’est surtout la notion même de littérature qui fait problème, avec tout ce qu’elle
implique de présupposés et d’usages historiquement datés et géographiquement localisés : en
gros, l’Europe des deux derniers siècles. C’est pourquoi l’intitulé de cette chaire a été mis au
pluriel, et il y est proposé l’étude non pas de la, mais des littératures, dont il convient de
postuler d’abord la diversité, non seulement linguistique, mais culturelle et anthropologique.
Il s’agira donc d’explorer une problématique, celle de la pluralité des objets dits littéraires, de
leur nature, des corpus qu’ils forment, de leurs fonctions et de leur variabilité historique et
culturelle.
Or, développer une telle description des littératures, construire une histoire des canons,
ce n’est pas seulement raconter une histoire ou faire avancer la science : c’est changer notre
lecture des œuvres. L’œuvre singulière existe à peine par elle-même : elle se détache toujours
sur un fond plus ou moins perceptible d’autres œuvres, d’autres textes, parmi lesquels elle fait
sens et qui orientent notre compréhension. Tout canon crée une série qui enferme l’œuvre
dans un système de significations. Toute lecture, que nous en ayons conscience ou non, est
une lecture comparée.
En réalité, nulle conscience critique, nulle véritable connaissance de soi, nulle
appréhension de l’universel ne sauraient se former sans lecture des textes étrangers ou
lointains. En travaillant ainsi à une histoire et à une géographie différentielles du concept de
littérature, il s’agit de provoquer chez le lecteur contemporain un sentiment d’étrangeté par
rapport à lui-même, de déstabiliser ses systèmes de valeurs et sa vision du monde : non pas le
simple dépaysement pour le dépaysement (même si l’on ne saurait sous-estimer le plaisir ni
l’excitation d’entrer en territoires inconnus), mais un dépaysement visant à la
défamiliarisation.
Voilà pourquoi il nous faut d’un seul mouvement construire et explorer la bibliothèque
mondiale ou totale, par opposition à la littérature mondiale (World Literature) telle qu’elle
s’est définie dans les dernières décennies, notamment sur les campus nord-américains, comme
une compétition généralisée entre les textes, parallèle à celle où s’affrontent puissances
dominantes et émergentes. La littérature mondiale ainsi définie, qui n’est souvent qu’un
simple contemporanéisme, apparaît comme le stade ultime de la décontextualisation et de
l’acculturation des œuvres, sinon de leur marchandisation et de leur monétisation, comme le
remarquaient déjà Marx et Engels. La bibliothèque mondiale, au contraire, qui n’est pas une
institution réelle, mais un concept opératoire et un protocole scientifique de lecture, rassemble

–3–
une myriade de bibliothèques hétérogènes, chacune à envisager selon ses propres critères,
selon ses propres hiérarchies et classifications.
Le sens de cette chaire sera d’entrouvrir la porte de cette bibliothèque mondiale et d’en
parcourir quelques rayonnages, trop peu nombreux certes, afin de faire de nous des lecteurs
sans limite, capables de lire par-delà la littérature, en nous dégageant de notre propre
historicité.
Une telle réflexion sur les cultures dans lesquelles s’inscrivent les textes finit
forcément par déboucher sur une critique générale de la culture, selon une mission de nature
humaniste et démocratique. Dans l’Europe à laquelle nous participons désormais en tant que
citoyens, dans le monde globalisé qui est le nôtre, où les progrès technologiques démultiplient
les échanges et circulations des personnes, des discours, des représentations et des biens tout
en aggravant le risque de malentendus culturels et religieux, cette mission subversive, critique
et créatrice ne peut pas ne pas rester la note fondamentale, sinon la justification, de tout
enseignement et de toute recherche en littératures comparées au Collège de France. »

–4–

Vous aimerez peut-être aussi