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Université de Paris Sorbonne – Faculté des Lettres.

UFR de Langue Française.

Master 1 recherche en Langue Française

Promotion 2017/2018 UE3 Mémoire de recherche

La Poétique de Simenon, entre littérature et industrie.


« L’Affaire Saint-Fiacre » et « Maigret Hésite » comme exemples.

Sous la direction de professeur Christelle Reggiani.


Elaboré par Rania Ben Amor.
Sommaire:

Introduction

I - « L’effet de réel », ou l’esthétique réaliste chez Georges Simenon


1. La tyrannie du réel :
1. 1. L’univers Simenonien à l’épreuve du vérifiable
1. 2. La sérialité, un catalyseur de la consistance réaliste
1. 3. Le crime : un ``simple`` accident de parcours

2. Balzac et son dépassement :


2. 1 Simenon à l’image de Balzac
2. 2 l’épurement de la trajectoire réaliste

II- La dimension sociale et psychologique dans l’œuvre :


1. La dimension sociologique :
1. 1 la figure du père.
1. 2 La société française, une question de classes.
1. 3 Le nihilisme de l’époque.

2. La dimension psychologique :
1.1 La démarche Freudienne de Simenon.
2.2 La psychologie comme moyen de théâtralité.

III- La méta textualité et le pouvoir spéculaire de l’œuvre :


1. Simenon, le père de Maigret :
1. 1 le travail policier de Simenon.
1. 2 l’écriture, une quête de soi.
1. 3 Œdipe enquêteur.

2. L’écriture de Simenon, une écriture criminelle :


2. 1 le lecteur enquêteur.
2. 2 le style, là est le grand crime.
Introduction générale:

Très rarement contestée avant le XIXème siècle, la notion de langue littéraire avait deux
acceptions concomitantes et concurrentes, la première était de l’ordre scriptural, dans la
mesure où tout écrit était considéré comme littéraire, idée héritée du siècle classique où la
langue des écrivains devait impérativement se distinguer par un registre élevé. La deuxième la
considérait comme une norme haute, censée représenter un état de langue idéal voire
universel et susceptible d’être érigé en norme mais elle ne concernait pas uniquement le
médium écrit.
Cette idée d’universalité de la langue est aussitôt remplacée, au XIXe siècle, par une
langue de classe essentiellement sous l’effet de la Révolution de 1848. De fait, il est apparu
une certaine diglossie, qui implique deux variétés d’une langue dont l’une est valorisée,
‘normée’, véhicule d’une littérature reconnue, mais parlée par une minorité et dont l’autre est
péjorée mais parlée par le plus grand nombre. Plus tard, et au moment où émergeait l’étude
spécialisée en littérature, les spécialistes étaient dans l’obligation de différencier le littéraire
du non-littéraire afin de bien orienter les analyses académiques. Longuement débattue, la
notion de la littérarité 1 représente une notion abstraite qui fait la particularité du texte
littéraire.
Au début du XXe siècle, apparait une opposition typologique entre le texte quotidien qui
privilégie l’information et le texte littéraire qui accorde la primauté à la fonction poétique du
langage telle que la définit Roman Jakobson. Vers les années trente, cet éminent linguiste
considère que « l’objet de la science de la littérature n’est pas la littérature mais la littérarité,
c'est-à-dire ce qui fait d’une œuvre d’art une œuvre d’art ». Il isole la fonction poétique du
langage qu’il appellera la fonction esthétique, des autres fonctions du texte et affirme que le
discours tire ses effets de la projection de l’axe paradigmatique sur l’axe syntagmatique. Cette
idée a été virulemment critiquée par Molinié qui atteste que le langage littéraire est rarement
unifonctionnel. Il considère alors ce qu’il appelle un régime de littérarité faisant intervenir
éventuellement toutes les fonctions du langage à un régime plus au moins fort, et plus au
moins homogène et en puisant de toutes les ressources symboliques du signe.
Pour les formalistes russes, l’idée de la littérarité est tout autre, ils la distinguent par deux
critères majeurs. Le premier critère est la particularité du langage poétique à se définir, non
pas par sa beauté et ses ornements, mais par une déviation très particulière et distinguée de la
norme, suscitant ainsi un caractère de construction propre et perceptible d’emblée qui met en
devant de la scène une défamiliarisation du langage. Mais cette vision est ardemment
contestée par Genette qui trouve que, dans cette perspective, la poésie serait plus poétique que
la prose artistique et il pose inlassablement la question de la relativité et le degré à partir
duquel on peut parler de déviation et par ailleurs de littérarité.
Le deuxième critère distinctif imposé par les formalistes est celui d’un langage autotélique, un
langage systématique qui attire l’attention que sur lui-même. Domerc dit dans cette optique
« A la différence de la langue quotidienne tout empêtrée dans l’indéfini, dans l’imprécis et

1
Littérarité, appelée également littéralité, littéraricité, littératurité ou encore littérariété, et considérée (par
Jakobson) l’antonyme de linguicité.

4
même dans l’informe, pour le langage littéraire tout est forme, tout est signe, tout est valeur »2
En affirmant que la fonction poétique met l’accent essentiellement sur le message lui-même.
On rejoint ainsi la définition étymologique du vers, « versus » qui réclame un retour réflexif
sur le message et une lecture omnisciente et attentionnée dans un sens détourné, autre que le
sens littérale. Todorov considère que même un message publicitaire ou un discours judiciaire
ou politique peut être systématique et d’une construction équivoque et autotélique, rappelant
ainsi l’essence même de la Rhétorique, qui existait bien avant la poétique, et qui avait pour
but d’élever les discours judiciaires, démonstratif ou délibératif et les codifier d’un système
propre d’une construction stricte et bien définis.
Comme tentative de trancher le débat, Todorov dans La notion de littérature3 opte pour
deux entités pour définir le langage, l’une fonctionnelle et l’autre structurale. L’entité
structurale se ramifie à son tour en deux définitions, la première est que la littérature relève de
la fiction, dans la mesure où elle n’est pas compatible à l’épreuve du vrai ou du faux, la
deuxième entité est que la littérature relève du langage autotélique, rejoignant ainsi la
définition déjà établie par René Wellek qui juge que « le moyen le plus simple de résoudre le
problème est de préciser l’usage particulier que la littérature fait du langage. » 4 En
distinguant trois usages du langage ; un usage courant, scientifique et littéraire. C’est l’usage
littéraire qui attire l’attention par son caractère connotatif, riche en associations équivoques et
amphigouriques, son caractère plurifonctionnel, non seulement référentiel mais également
expressif et pragmatique. Todorov arrive à la fin de son étude à un résultat négatif, faute de
relativité, d’éparpillement de la notion et surtout de variété irréductible des genres littéraires.
Pour remédier à cette faiblesse, il propose dès lors de se retourner vers les subdivisions
de la littérature et en fouiner dans les bribes de chaque ramification du récit le dénominateur
en commun afin de trouver peut être une solution à son « énigme ».

Devant le nombre incommensurable des écrits et leur variété qui s’offrent à nous
aujourd’hui, le roman policier constitue un domaine de recherche complexe, car il actualise
diverses formes d’écriture héritées du XIXe siècle et met en œuvre aujourd’hui une hybridité
générique et discursive qui implique « une forte propension aux vertiges spéculaires et aux
miroirs de l’autoréférence ».

Né au seuil du XIXe siècle, le roman policier est doté d’un double caractéristique : il est
lié à la forme sérielle et au respect de l’ordre établi. Nous notons que la production
romanesque policière trouve, au XIXe siècle, ses origines dans le roman-feuilleton et dans le
roman populaire qui sont publié dans la presse. Elle constitue aujourd’hui un genre facilement
identifiable puisqu’elle est publiée dans des collections éditoriales spécialisées et se présente
au grand public comme un lieu textuel où se cultivent les formes itératives et les clichés, les
anecdotes et les faits divers, et qui l’incarcèrent en marge de la littérature, dans le cadre de la
littérature de gare ou encore dans la paralittérature, celle qui ne mérite guère plus qu’un

2
Domerc Jean. La glossématique et l'esthétique. Dans Langue française, n°3, 1969. La stylistique, sous la
direction de Michel Arrivé et Jean-Claude Chevalier. p. 102.
3
TODOROV, Notion de littérature, Edition du Seuil, Paris, 1987.
4
WELLEK René, Théorie de la littérature, Édition du Seuil, Paris, 1965, p 46.

5
compte rendu sommaire, comme il est réduit à un simple puzzle ou mots croisés visant
simplement à divertir.

Avant de se demander si le roman policier relève de la littérature ou de la


paralittérature, il serait intéressant de définir les contraintes qui ont contribué à la mise à
l’écart des romans policiers du champ de la littérature.
Elsa Lavergne, dans sa thèse La naissance du roman policier français. Du Second
Empire à la Première guerre mondiale5, définit minutieusement ces entraves et les classes en
deux sortes. Le premier type d’entraves est considéré d’ordre formel, dans la mesure où le
roman policier a subi les effets du roman-feuilleton et des faits divers qui ont comme
prédilection l’écriture à tiroir à la manière des Matriochka. En d’autres termes, l’écriture par
branchement a longuement parasité le récit policier, - même s’il en a largement profité plus
tard pour développer ses énigmes et ses ambitions herméneutiques -. Il va sans dire que les
modes d’écritures stéréotypés du roman-feuilleton ont indéniablement laissé leurs empreintes
dans le Polar et les a privés de tout essor original, on notera l’importance des intrigues, des
hasards heureux, des coïncidences et des rencontres fortuites. Viennent ensuite les répétitions,
le regard rétrospectif vers le passé, et la « litanie » peut sembler interminable.
En ce qui concerne le deuxième type d’entraves, on notera la présence dans les romans
policiers un contenu thématique attendu, des schémas narratifs récurrents et une structure
factorielle stéréotypée fondée sur la présence des mêmes rôles : la victime, le criminel,
l’enquêteur, le témoin, le complice, etc.

Elsa Lavergne s’est particulièrement intéressée dans sa thèse au le roman policier français,
mais il en va de même pour tout roman policier étranger ou disons francophone.
Notre analyse s’intéressera sur l’écrivain belge Georges Simenon.

Simenon est né en 1903 à la ville de Liège, là où il a entamé sa carrière de journaliste à


La Gazette de Liège pour se lancer ensuite dans le monde de l’écriture romanesque où il
représentera un moment phare et fort de l’écriture policière. Par sa plume fertile et ses
productions multiples, il devient l’une des figures emblématiques du roman policier. Il a mené
une vie à bride abattue, rythmée par un succès scintillant, il s’installe à Paris en 1922 pour
stimuler dans les meilleures des conditions l’incandescence de sa plume et où il fut tant
célébré par un public fasciné par le « phénomène Simenon ». Il ne s’est pas contenté de la
lumière que lui a offerte Paris, et comme pour profiter davantage de sa gloire ascendante et
chercher des nouveaux horizons d’inspiration, il déménage aux Etats Unis en 1947, pour
pousser au paroxysme son succès. Là, il saisit une reconnaissance encore plus extravagante et
hors norme. Puis, il rentre définitivement en Europe, pour s’installer à Cannes en 1945. Puis,
il décide de prendre sa retraite en Suisse, où il s’éteint en 1989 à Lausanne.
Le parcours romanesque de Simenon est tout autant mouvementé que sa vie. Il est entré
de bon pied aux champs de l’écriture romanesque sous l’égide de ses premiers romans

5
Elsa Lavergne, La Naissance du roman policier français. Du second Empire à la Première guerre mondiale,
Paris, Classique Garnier, 2009.

6
« durs » qui anticipent sa « conversion » aux romans policier. Notre analyse s’intéressera
particulièrement à ces romans policiers, pour des raisons pratiques et surtout d’exhaustivité,
ces romans qui ont alloué l’image de marque de Simenon et lui ont permis de percer au
monde des lettres. Il est primordialement reconnu pour les romans où Maigret représente la
figure de proue et prend le devant de la scène policière.
Simenon a écrit 320 romans policiers dont 67 Maigret, oscillant entre plusieurs maisons
d’édition ; il publie 19 chez maison Fayard, 6 chez Gallimard et 51 Aux Presses de la cité. On
les trie généralement en fonction de leurs dates d’apparition et par rapport à l’éditeur. Mais
Simenon assume, en plus, une certaine maturation progressive et un raffinement de style qui
va de pair avec son exercice. Cette production grandiose des Maigret a saisit une
reconnaissance phénoménale au cinéma et plus tardivement à la télé, et il était le premier
romancier policier dont les œuvres ont été adaptées aux grands écrans par Jean Renoir, Henri
Decoin et Julien Duvivier, pour n’en citer que quelques uns des plus grands réalisateurs. Elles
étaient également traduites à plus de 32 langues pour se répandre aux quatre coins du monde
et pour réjouir d’une « célébrité indissociable de son héros, la célébrité des vedettes »6, on
trouve son nom dans les espaces de ventes à grand afflux et à grand tirage.
Françoise Richaudeau signale, en se fondant sur des données fournies par l’UNESCO, que
« six cents millions d’exemplaires des œuvres de Georges Simenon ont été imprimés en
cinquante-cinq langues. »7

Si les œuvres de Simenon ont connu cette reconnaissance planétaire c’est peut être
parce qu’elles répondaient typiquement aux attentes de ses lecteurs et mimaient avec le pas
hâtif et inlassable d’une société qui ne connait point le repos, toujours assoiffée de nouvelles
modes et hantée par une consommation sur mesurée d’autant plus boulimique qu’éphémère et
instantanée. Le travail de Simenon s’impliquait dès lors conformément à l’air de son temps et
ses productions étaient « très en vogue », pour emprunter un terme propice à l’esprit de
l’époque. L’écrivain confie que le rythme de ses productions est soumis à un régime très
rigide et éprouvant, il rédigeait ses œuvres dans une durée moyenne de quatre jours et elles
sont toutes dotées d’un même caractère répétitif et happées par un rythme itératif et perpétuel,
suivant un seul et unique prototype.
Dans ses interviews, Simenon avoue éprouver le besoin ambulatoire et instinctif d’écrire un
Maigret au bout de quelques jours, comme pour se sentir délivré de quelque chose qui le
rongeait de l’intérieur. « J’écris mes romans en trois ou quatre jours, puis douze par en an puis
six, j’en arrive à quatre.»8 Suivant, à chaque fois, le même prototype, tout commence par une
sensation « d’être mal dans sa peau » 9 , ainsi reconnaissait-il qu’il était dans « un état de
roman »10. Les manuscrits de son ouvrage, qu’il a livré au public en 1976 au Fond Simenon à
l’Université de Liège, témoignent de ce travail titanesque et étourdissant. A la lumière des

6
Jacques Dubois, « Statut littéraire et position de classe », dans Lire Simenon, Réalité, fiction, écriture,
Bruxelles, Edition Labor, « Archives du futur », 1980, p89.
7
Françoise Richaudeau, « Simenon : une écriture pas si simple qu’on le penserait », Communication et langages,
N° 53, 3ème trimestre, 1982, p.11.
8
G. Simenon, Quand j’étais vieux, Œuvres Complètes, vol. 43, Ed. Rencontres, p.17.
9
L’express Rhône-Alpes, novembre 1970, p.73. (Interview de Simenon à l’O.R.T.F, le 22 octobre 1970).
10
Georges Simenon, Portrait-souvenir, entretient avec Roger Stéphane, Paris, RTF et Librairie Jules Tallandier,
1963, p.162.

7
pages de calendrier11 qui accompagnent les manuscrits, on trouve qu’un Maigret est rédigé en
moyenne de cinq jours et révisé en trois jours et les dates de publications des romans par les
maisons d’édition ne contredisent que rarement ces propos. Comme l’aigle qui perpétuait
inlassablement le corps de Prométhée et le réduisait à sa faiblesse et son incapacité, Le
rythme sous lequel Simenon s’est soumis le réduisait à sa maladie et ses milles maux qui se
manifestaient en angoisses, vomissement, besoin de tranquillisants 12 , sanglots
d’impuissances13 et autres symptômes de malaise.
Ce travail machinal et truculent a laissé manifestement sa trace sur le fond même des œuvres.
Une analyse de près des œuvres de Simenon montre une facilité d’écrire dotée d’un
automatisme presque machinal. En effet, on trouve dans l’examen des manuscrits une liste des
noms et des prénoms14 préparée au préalable de toute écriture, et où sont rayés les éléments
déjà usés.
De surcroit, un retour attentionné sur les titres des romans policiers ne peut il être en aucun
cas inopportun. Il est facile de saisir la particularité du fait que « Maigret » est très fréquent
dans les titres, soit en substantif coordonnée désignant un des personnages principaux tels
« Maigret et le voleur », « Maigret et le corps sans tête », en sujet d’un verbe « Maigret a
peur », « Maigret hésite » ou encore des titres d’indication vaseuse où on ne peut pas savoir à
quoi ils référent au juste comme dans « L’affaire Saint-Fiacre » ; on ne peux pas distinguer si
le nom propre Saint fiacre désigne le nom de la victime ou seulement la ville de Saint Fiacre.
Ces titres sont forts stéréotypés et ses manuscrits révèlent qu’il arrive que deux œuvres
changent mutuellement de titre, sans aucun dégât ou incohérence (justification, exemples !)
À partir de ces constatations, on peut présumer qu’il est affaire donc de « recette
Simenon » toutes prescrites dont les ingrédients sont préparés à l’avance et qu’il s’agit juste
de les monter à la manière DIY (Do It Yourself) très répandue aujourd’hui comme stratégie
commerciale. Ces recettes sont catalysées par le feu doux des maisons éditoriales qui
distinguent d’emblée les Maigret des autres œuvres, en faisant appel à chaque fois aux
mêmes éléments paratextuels qui frappent le regard et jouent un même rôle de séduction. La
couverture de Maigret hésite présente un tableau pictural hypersignificatif. Les personnages,
les objets et le décor suscitent d’emblée la curiosité des lecteurs. Ils annoncent l’histoire
narrée grâce à un dispositif de reflets entre une fiction en gestation et un jeu d’ombre et de
lumière. En effet, l’examen de la couverture de Maigre hésite montre que la dimension
fictionnelle n’est pas suggérée uniquement par les couleurs et la juxtaposition des touches
mais elle se manifeste également à travers sa composition structurée en plan. Alors qu’à
l’arrière plan, on découvre un couple mystérieux dans un salon qui baigne dans la lumière, au
premier plan surgit Maigret plongé dans une obscurité inquiétante les mains derrière le dos, il
médite.
Mieux encore, le commissaire est identifiable par son pardessus, son chapeau et sa pipe. Avec
des variantes, on retrouve le chapeau et la pipe comme deux composantes fondamentales
parfois exclusives de la couverture et de la quatrième de couverture
Par ailleurs, cette conception de l’œuvre Simenonienne épouse l’esprit même de tout roman

11
Calendrier est attaché à la bibliographie, (Fond Simenon, Dossier Divers I).
12
Georges Simenon. Simenon, Quand j’étais vieux, op.cit. p.13.
13
L’express Rhône -Alpes, op.cit. p.73.
14
Liste attachée à la bibliographie. (Fond Simenon, Dossier Divers II).

8
policier qui « apparait comme un modèle paralittéraire cherchant l’attention d’un vaste public
à travers un péritexte éditorial établissant un véritable contrat de lecture dans le cadre d’un
sous-genre immédiatement repérable.»15
Dans cette optique, l’expression « Lire un Maigret », par un jeu purement métonymique, puise
tout son sens, il ne serait plus nécessaire de distinguer dans cette production pléthorique de
distinguer la particularité de chaque œuvre, pour la simple raison qu’elle s’estompe dans la
collectivité et dans le même jeu éditorial.

Tous ces éléments de production et de consommation font de Simenon l’André


Citroën de son époque et nous conduisent à nous demander s’il s’agit d’un phénomène
commercial ou d’une œuvre littéraire. La réponse ne va certainement pas de soi.

On conçoit une facilité d’écriture et une banalité de création, suggèrent une écriture
commerciale dépourvue de toute originalité. Mais la consommation spectaculaire de ce
« produit » et le plaisir éprouvé par un lecteur toujours avide de tourner la page suivante ou de
poursuivre une autre aventure de Maigret réfutent l’idée qu’il soit comme un « aérolithe »
tombé dans le champs des lettres sans savoir d’où est-ce qu’il vient, ce qui fait de Simenon un
projet d’étude curieux.
Une telle perspective laisse à supposer que les œuvres de Simenon sont plus profondes
qu’elles le paraissent, qu’elles sont fondées sur codification complexe et loin d’être univoque.
On propose donc de ne pas sombrer dans un automatisme de lecture face à un automatisme
d’écriture et ne pas se limiter à une lecture qui s’attache aux structures diégétiques
superficielles mais à exploiter leurs structures profondes et à découvrir leur littérarité.

Nous nous pencherons dans notre analyse sur une lecture plus attentionnée et attentive sur le
véritable secret de cette étrange cérémonie qu’est l’écriture Simenonienne, cette cérémonie
qui suggère en apparence une facilité presque hébétée de l’écriture mais qui inhibe toute
facilité de l’explicite en nous détournant vers un implicite riche et effervescent, une incitation
à lire entre les lignes, où une fine superposition du connotatif et le dénotatif nous oriente vers
l’idée d’un génie éclatant. Notre hypothèse suggère, dès lors, que Simenon est plus sournois
qu’il le parait, un type qui ne montre pas son jeu, qui ne se laisse pas livrer à la rhétorique
vaine et a recours, en toute discrétion et par un stratagème original, a toutes les ressources
sémiotiques, socioculturelles et pragmatiques que le langage littéraire peut offrir à plaisir. Une
lecture avertie saura, quand elle ira au bout d’elle-même, décrypter que tout ces paramètres
paralittéraires s’agissent uniquement de la partie émergée de l’iceberg et montrer que la
lecture de Maigret est indubitablement une longue aventure savoureuse dont on n’avait pas
mesuré l’ampleur.

Pour réaliser notre projet de recherche, nous avons choisi deux romans de Georges
Simenon : L’affaire Saint Fiacre écrit en 1939 et Maigret hésite écrit en 1968. Les raisons
d’un tel choix ne sont nullement arbitraires : nous notons tout d’abord qu’aucune étude n’a été

15
Franck Edvard, Lire le Roman Policier, DUNOD, Paris, 1996, p.9.

9
consacrée à ces deux œuvres malgré leur richesse. Nous envisagerons de montrer ce que les
deux romans ont de plus singulier, Les deux œuvres représentent une charnière
incontournable en ce qu’elles représentent de points de convergences comme en points de
divergences, donnant ainsi à cette étude tout son élan et sa singularité.
En somme, on se trouve dans une dialectique de similitude et de différence que nous allons
tenter de définir afin d’accéder à l’univers de Gorges Simenon et à sa vision du monde.

Parmi les problématiques majeures qui ont confronté notre analyse, vient en premier lieu
l’éparpillement de la notion de littérarité qui est très loin d’être palpable et cernée, comme on
a essayé de le montrer au tout début. Ensuite, viennent les contraintes du roman policier en
tant que genre menacé tout au long de son parcours par l’exclusion du champ de la littérature.
Enfin, l’écriture industrielle et le style dépouillé de Simenon ne laisse aucune évidence à notre
thèse qui semble défier vent et marée. Mais heureusement, notre thèse ne s’élève pas à
l’ambition de trancher entre le fait que ce soit de la littérature ou non, encore moins de faire le
procès de Simenon devant l’institution littéraire. On pose uniquement l’hypothèse d’une
plume ingénieuse et d’une épaisseur poétique et symbolique rigoureuse, qu’on essayera de
défendre à fur et à mesure avec des arguments scientifiques.
Comme remède à ce flottement de la notion de littérarité, on proposera alors comme boue de
sauvetage les éléments qui font l’unicité de toutes les théories littéraires, à savoir qu’elles
représentent, dans leur confrontation, un panache homogène sur lequel on peut compte pour
saisir de près la notion de littérarité.

Nous proposerons dans la première partie d’étudier l’esthétique réaliste chez Simenon, en
ce qu’elle offre de mimesis du monde réel et qui rapproche son œuvre aux grandes entreprises
littéraires modernes et qu’il serait passionnant de mettre en perspective les outils auxquels il a
recours pour esquisser une image si vraies et palpable et qui comble ses œuvres d’une
profondeur inouïe.
Dans la deuxième partie, nous tacherons à dresser les dimensions psychologiques et
sociales dont recèle les deux œuvres de notre corpus et qui plaident, encore une fois, en faveur
d’une dimension nouvelle du roman policier et qui campe Simenon parmi les écrivains
engagés de son ère.
Dans la troisième partie, nous nous attarderons sur la conception du travail de l’écrivain
chez Simenon et le rapprochement tantôt du criminel, tantôt de l’enquêteur, tout en soulignant
l’autotélitisme du texte et sa réflexion sur lui-même.

10
Première partie :

« L’effet de réel », ou l’esthétique réaliste


Chez George Simenon.

11
Introduction :

Le roman policier est propice à la prolifération des détails qui génèrent des énigmes et
suscitent l’activité herméneutique chez les lecteurs.
George Simenon va encore plus loin dans son entreprise réaliste. Manieur incontestable
de « l’effet de réel » pour emprunter les termes de Barthes, il cultive le détail et condense la
contingence. Sa vocation s’élève jusqu’à l’ambition de créer un véritable mimésis de la
réalité et cette aspiration est tout autant manifestée dans son texte qu’il révèle explicitement
dans ses interviews. D’ailleurs, Il justifie ce recours au vraisemblable réaliste par la nécessité
de redonner un poids et une signification au réel mais aussi au langage, c’est pour cela il juge
de la pertinence de la résolution de l’énigme par sa faculté de combler l’espace qui sépare les
deux univers. En effet, il accorde une importance majeure à l’ordre des mots et au rythme des
phrases, par soucis de transcrire une vraisemblance fidèle et palpable. C’est dans cette optique
qu’on le voit superposer le mouvement de l’image avec l’image du mouvement. En somme, il
aspire à « un style qui rende le mouvement, qui soit avant tout mouvement. »16
De fait, Simenon pousse à son incandescence sa vocation réaliste pour œuvrer sur le
détail le plus minime, le plus anodin et le plus trivial afin de saisir le fugace et le fugitif. Il
donne ainsi à son récit une dimension nouvelle, inconnue au genre policier jusqu’à là, ou du
moins au polar francophone.
De surcroit, Simenon rompt avec les méthodes d’investigation classique et les « whodunit »
ordinaires, on voit Maigret rejeter l’indice matériel en faveur de l’indice psychologique et
comportemental et en péril de la place prédominante qu’occupaient les paroles, il préfère les
indices comportementaux pour tout ce qu’ils peuvent manifester de frémissements intérieurs
de l’individu. Il est inéluctable de constater ici que l’énigme n’est plus le pivot autours duquel
tourne le principe de récit. Maigret a une prédilection indubitable à décrypter les rouages qui
ont conduit au crime, plutôt que de décrypter le crime en soi. Il lève de la sorte très haut le
drapeau de la modernité du polar et en occurrence de la littérature.
Simenon imprègne le genre policier d’une empreinte propre qui lui confie une codification
plus complexe et qui va au-delà de ses aspirations primaires, à savoir déchiffrer l’énigme.
Il a ce désir profond de « rendre la devinette plus difficile, cette tendance à ralentir la
reconnaissance qui a pour conséquence d’accentuer le trait, l’épithète originale […] qui
devient plus sensible, plus visible, plus réel. »17

16
André Parinaud, Connaissance de Georges Simenon, Paris, Presses de la Cité, 1957, t.l p.399 (Entretiens
radiodiffusés de G. Simenon avec A. Parinaud, octobre-novembre 1955.)
17
Jakobson, « Du réalisme dans l’art », dans Théorie de la littérature, textes des formalistes russes, réunis,
présentés et traduits par Todorov, Editions du Seuil, Paris, 1965, p.107.

12
1. La tyrannie du réel :

« C’est tuant de plonger dans les entrailles de quelqu’un, d’essayer de comprendre tous
ses moteurs, de vibrer à sa place. Il ne faut pas jouer trop longtemps les docteurs
Frankenstein : je ne tenais que huit jours, le temps de l’écriture. »18 A affirmé Simenon dans
l’un de ses interviews, en confirmant son désir ambulatoire de retranscrire la réalité le plus
fidèlement possible auquel il ne résiste pas longtemps. Cette ardeur est certainement
expliquée par le rythme d’écriture endiablé sous lequel il se soumet, mais surtout pour la
difficulté que nécessite la tâche de mimer la réalité dans tous ses détails.
Comment saisir la vie dans ses mouvements les plus ondulants et méandreux ?
Comment saisir le réel dans son aspect impalpable qui refuse toute copie conforme ? Et puis,
comment échapper à cette « aporie » à laquelle s’ajoute la nature linéaire et figée du langage ?
Simenon aurait bien compris qu’il s’agit d’un « discours contraint » pour reprendre les
termes de Philippe Hamon, et qui, propose comme remède trois codes conditionnant la
pertinence du récit réaliste: un code de vérifiabilité, un code de consistance et un code
d’acceptabilité du référent.
Simenon a bien compris le secret de réussir le projet réaliste, et l’appliqua, sans retard, dans
son récit.

1.1 L’univers Simenonien à l’épreuve du vérifiable:

Grâce au code de vérifiabilité, Simenon donne une impression de vraisemblance qui


passe, en prime abord, par la variété prodigieuse des noms. Un simple retour à la liste19 des
prénoms des personnages qu’on a trouvée dans ses manuscrits prouve qu’il y a un
acharnement particulier à choisir des prénoms réels et plausibles, auxquels chaque lecteur
peut se reconnaitre et s’identifier.
On trouve donc « Jean », « Maurice », « Albert », et non des moindres, dans L’affaire Saint
Fiacre ou encore « Ferdinand » et « Parendon » dans notre deuxième œuvre de corpus
Maigret Hésite. Une étude exhaustive de l’onomastique chez Simenon reste intéressante à
mener. Mais il incontestable que le choix des noms n’est nullement arbitraire, il suggère une
pléthore de noms dont l’existence est vérifiable et qui ne sont là que pour dire que « nous
sommes le réel. »
En second lieu, Simenon imprègne son discours par une touche vériste en donnant au lieu
et au décor une importance prépondérante. Bien que son œuvre soit de la pure fiction, il ne
cesse d’attribuer l’action à des lieus familiers ou, du moins, concrets.
On le voit donc mettre en œuvre ses « capacités encyclopédiques », nécessaires pour tout
projet réaliste. Ce soucis du détail est peut être le fruit du long parcours téméraire de
Simenon, comme on l’a déjà montré, il a beaucoup voyagé en Europe et ailleurs.
S’il s’agit de mettre en perspective le dénominateur en commun qui réunit ses œuvres, ce

18
Entretient avec Parinaud, Connaissance de Georges Simenon, op.cit.
19
Liste attachée en photo avec la bibliographie

13
serait l’opposition qu’il maintient entre la capitale de la province, que ce soit en France ou aux
Etats Unies. Venant lui-même de la province belge, Simenon les considère comme deux
mondes largement séparés et dont la collusion est rarissime.
Nos deux œuvres de corpus donnent l’occasion de comparer les deux traitements que fait
Simenon des circonstances. Dans notre première œuvre du corpus, Maigret Hésite, les
événements se déroulent à Paris, où on reconnait facilement l’adresse du commissariat à
laquelle Maigret est attachée « 36, Quai d’Orfèvre » ou encore l’adresse de son domicile ou
de son café préféré. On s’empare à chaque occasion à donner des indications typographiques
exactes de la ville, comme le témoigne ce passage, pendant que Maigret empruntait le quartier
de l’Elysée pour se rendre chez Mr. Parendon :

« Maigret avait pris l’autobus jusqu’au Rond-point et, dans les cents mètres qu’il parcourut à pied avenue
Marigny, il rencontra au moins trois visages qu’il crut reconnaître. Il avait oublié qu’il longeait les jardins de
l’Elysée ... »20

Ou encore :
« Il y avait rue de Miromesnil, vestige des anciens jours, un petit restaurant sombre où le menu était écrit
sur une ardoise et où, par une porte vitrée, on apercevait la patronne… »21

En fondant ses événements sur des endroits réels, tout le récit prend une mesure vériste, car
pour le lecteur, ce qui est fondé sur le réel, ne peut être que réel.
Dans la deuxième œuvre, le défi est d’autant plus compliqué. Les événements se déroulent
plutôt en province, plus précisément au village Saint Fiacre, près de la ville de Moulins. En ce
qui concerne la ville, on s’attarde uniquement une fois pour faire une prompte description de
la ville à dimension typographique, comme le montre ce passage :

« On descendit la grand-rue de Moulins alors que l’horloge de Saint-Pierre marquait deux heures et
demie. Maigret se fit arrêter en face du Comptoir d’Escompte, paya la course. »22

De fait, on note que la description minutieuse de l’endroit s’empare de la description de la


ville à la description du château. Le lieu où la mort à eu lieu est considéré comme un
microcosme, un monde a part entière et que Maigret connait parfaitement. Le critère de
vérifiabilité risque de s’effondrer car même si le lecteur est averti par la véritable existence de
cet endroit, il se trouve dans l’incapacité de vérifier l’exactitude typographique ou
architecturale du château, son exacte aménagement ou encore ses éléments décoratifs. Il se
fait une représentation mentale régie par le détail minutieux donné par l’écrivain, comme on
peut le noter dans ce passage :

« La salle à manger était la pièce du château qui avait le moins perdu de son caractère, grâce aux
boitiers sculptées qui couvraient les murs jusqu’au plafond. En outre, la pièce était plus haute que
vaste, ce qui la rendait non seulement solennelle mais lugubre, car on avait l’impression de manger
au fond d’un puits. Sur chaque panneau, deux lampes électriques, de ces lampes oblongues qui imitent

20
Georges Simenon, Maigret Hésite, op.cit. p 17.
21
Ibid. p.6.
22
Georges Simenon, L’Affaire Saint-Fiacre, op.cit. p 114.

14
les cierges, y compris les fausses larmes de cire. Au milieu de la table, un vrai chandelier à sept
branches, avec sept vraies bougies…»23

En outre, on note, dans un deuxième passage, la description dans les moindres frais du
mouvement de l’imprimerie, qui se met à l’image de tout un monde brouillant et embrouillé :

« Mais pour gagner l’imprimerie, il fallait s’engager dans une impasse obscure, on était guidé
par le vacarme de la rotative. Dans un atelier désolé, des hommes en blouse travaillaient devant les
hautes tables de marbres. Dans une cage vitrée, au fond, les deux linotypes et leur tac-tac de
mitrailleuse. »24

Ce passage fait appel à une image archétypale qui aurait marqué l’esprit de tout lecteur averti ;
la description de la ville de Verrière dans l’incipit de Le Rouge et le Noir de Stendhal. L’imprimerie
se présente comme l’image analogique de la « fabrique de clous » de Monsieur le maire et « les tic-tac
de mitrailleuses » rappelaient la « atmosphère empestée »25 , « qui assourdissait les gens »26. De telle
rapprochement, Simenon œuvre à accentuer l’attrait du réel, à la Stendhal, pour imprégner son lecteur
par une double impression de vraisemblance frappante, d’une part, par la mise en spectacle de la
réalité en mouvement et d’autre part, par une référence littéraire mythique.
En effet, le lecteur tombe sous l’emprise du détail, et le souci d’exactitude saisi l’œuvre
de bout en bout. Toutefois que la quête du détail est une étape clef dans la résolution de
l’énigme, Simenon cultive dans son discours une certaine « gratuité » de la description, il ne
laisse lui échapper aucune notation pour se trouver emprisonné par ce que Baudelaire a appelé
« La tyrannie de circonstance. » C’est justement ce qui garanti à son projet une tournure
nouvelle, une dimension qui brosse une image aussi vrai que le vrai.
De plus, Simenon ajoute un deuxième facteur qui garantit l’identifiable ; un facteur
d’universalité où chacun peut se retrouver et se reconnaître et contribue qui que ce soit et où il
soit peut se permettre à l’adhésion de son discours. Il déclare dans une interview :
« Mes personnages, j’aimerais les rendre plus lourds, plus tridimensionnels. Et j’aimerai
créer un homme dans lequel chacun, en le regardant, trouverait son problème […] Mes
personnages ont une profession, ont des caractéristiques ; on connait leur âge, leur situation de
famille et tout. Mais je tente de rendre chacun de ces personnages lourds, comme une statue,
et frère de tous les hommes de la terre. »27 Pour ce faire, Simenon a recours à un jeu des
adverbes et des locutions adverbiaux qui miment avec une vision totalisante, on saisit
l’omniprésence de l’adverbe « Toujours » et « longtemps » : « Je croyais que vous aviez
toujours votre pipe à la bouche » 28 quand Mr. Parendon s’adresse à Maigret, ou encore
« C’était toujours le même jeune homme » 29 en parlant du jeune qui s’occupe de la
distribution des courriers dans l’immeuble de Parendon. On note également le recours
fréquent à l’utilisation de « Tout le monde » comme sujets de phrase, « Tout le monde

23
Georges Simenon, L’affaire Sait-Fiacre, op.cit. p 147.
24
Ibid. p.120.
25
Stendhal, Le Rouge et Le Noir, Gallimard, 1830, p. 22.
26
Ibid.
27
G. Simenon, « L’âge du roman », Bruxelles, Complexe, dans Le regard littéraire, 1988, p.92-93.
28
Georges Simenon, Maigret Hésite, op.cit. p.22
29
Ibid., p.120.

15
l’appelle Gus. »30 Ou « « Pendant la messe, tout le monde put entendre la corne grêle d’un
taxi. » 31 et le recours au pronom indéfini « On » qui scande tout le texte.
En ce qui concerne l’encrage des événements sur l’axe chronologique, il serait lisible dès le
premier abord qu’il s’agit d’une mention scrupuleuse du temps et des dates, mais qui sont
dépourvues de toute révélation de l’année. Comme pour faire l’esquisse de la fresque
indémodable qui défie le temps et l’espace. On rejoint ainsi l’idée que fait Bakhtine des
Chronotopes : « Ici, le temps se condense, devient compact, visible pour l’art, tant dis que
l’espace s’intensifie, s’engouffre dans le mouvement du temps, du sujet, de l’Histoire » 32

Ainsi, Simenon confie ce caractère d’universalité de son œuvre qui se voit défier les
événements socio-historiques de son époque et les dépasser pour parler à tous les Hommes et
les identifier inlassablement à son discours.

1. 2 La sérialité, un catalyseur de la consistance réaliste:

Le critère de sérialité, tant reproché à la plume Simenonienne pour ce qu’il implique de


feuilletonesque et des traditions journalistiques qui se conjuguent avec « la loi du marché qui
tendrait à l’uniformisation et à la répétition »33 , peut confier quand il va au bout de lui-même,
la note vériste tant recherchée par Simenon et l’éloigner paradoxalement de la marge de la
littérature pour le jeter dans son comble.
La sérialité prend la relève d’assurer l’application du code de constance ; le deuxième code
qui confie la pertinence du projet réaliste. Elle crée une atmosphère d’autonomie, une
cérémonie monotone et familière au lecteur mais toujours autant dynamique et changeante.
L’univers Simenonien suggère un certain confort pour le lecteur, il se familiarise avec les
personnages dont le caractère se dresse à fur et à mesure que l’essor des événements, il
s’immerge dans une atmosphère type de l’univers Simenonien, au point de devenir un rituel
indispensable qui suscite un plaisir de lecture et une consommation presque automatique et
refoulée. L’univers de nos deux œuvres de corpus est doté d’un caractère qui leur est propre ;
le ciel plombé, le soleil acide et le temps lourd deviennent les constantes caractéristiques de
l’atmosphère dans laquelle fermentent les conflits entre les personnages et se cultivent, sans
cesse, les poussées du drame. Nos deux œuvres de corpus donnent l’occasion de saisir de près
ce phénomène, on trouve la même idée de netteté et de clairvoyance se répéter comme tel:

Dans L’affaire Saint-Fiacre :


« Chaque chose se découpait avec une netteté cruelle : le tronc des arbres, les branches mortes, les
cailloux et surtout les vêtements noirs des gens venus au cimetière. » 34

Dans Maigret Hésite :


« Le printemps très précoce qu’il fut, se maintient. Le soleil levé et les bruits de la rue se détachaient

30
Ibid., p.53.
31
Georges Simenon, L’Affaire Sait-Fiacre, op.cit. p.186.
32
M. Bakhtine, Esthétique et Théorie du roman, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des idées », 1978, p.237.
33
Alain-Michel Boyer, La Paralittérature, PUF, Collection « Que sais-je ? », 1992, p. 4.
34
Georges Simenon, L’affaire Saint-Fiacre, op.cit. p 41.

16
avec netteté. »35

Comme on note une description de la froideur qui empreigne les deux textes par une
impression presque similaire :

« On avait eu la veille un dimanche gris et venteux, avec des rafales de pluie froide qui rappelaient
l’hiver. »36

Ou encore :
« Les champs étaient tout blanc de gelée et les herbes cassaient sous le pas. De quart d’heure en quart
d’heure, les cloches de la petite église sonnaient le glas. »37

Une seconde raison porte à vérifier la pertinence du code de consistance est l’attention
que donne Simenon à brosser un portrait bien déterminé et authentique de ses personnages. Ce
ci passe essentiellement par la figure de Maigret qui est omniprésente, tout le long de l’œuvre.
Elle apparait dotée d’une existence humaine et vraie; on connait la famille du commissaire,
notamment sa femme, on connait ses collègues à Quai d’Orfèvre voire le lien particulier qui
l’attache à chacun d’eux, ses orientations politiques ; son penchant pour le dogme Marxiste,
ses préférences culinaires ; son amour inconditionnel pour les plats de fruits de mer, ainsi que
ses vulnérabilités, on le reconnait aisément par le biais de sa pipe, son pardessus gris et son
chapeau, etc.…. Il est doté d’ « une panoplie d’attributs »38 qui lui donne une peau dure.
Jouve et Philippe Hamon ne trouveront peut être pas de meilleur exemple pour illustrer ce
qu’ils ont appelé « l’effet-personnage ». Contrairement à l’idée qu’un personnage n’est qu’un
être de papier ou un tissu de mots, le héro Simenonien représente le résultat de l’intersection
du texte avec la singularité de chaque lecteur à conceptualiser le personnage dans sa
conscience et le concevoir à son propre image. Dans cette logique, on peut facilement
s’apercevoir que le portrait de Maigret est régi par une unique constante narrative qui remonte
à fleur de peau à chaque fois, et nos deux œuvres de corpus n’en font pas des exceptions :

« Il [Maigret] avait relevé le col de velours de son pardessus. Il ne regardait personne.


Il savait qu’il devait tourner à gauche et que la tombe qu’il cherchait était la troisième après le
cyprès. […]

Ci-gît Evariste Maigret

- Pardon ! On ne fume pas … »39

Deuxième exemple :

« Maigret, le col du pardessus relevé, le chapeau enfoncé jusqu’aux yeux, marcha


lentement vers la tache lumineuse de l’église. »40

35
Georges Simenon, Maigret Hésite, op.cit. p.117.
36
Ibid. p.5.
37
Georges Simenon, L’Affaire Saint-Fiacre, op.cit. p.181.
38
J. Dubois, Georges Simenon, dans « Les romanciers du réel, de Balzac à Simenon. », op.cit. p 315.
39
Georges Simenon, L’affaire Saint-Fiacre, op.cit. p.42

17
Troisième exemple :

« La fumée de sa pipe commençait à bleuir l’air et une très légère brise venait de la
Seine faisant frémir les papiers. »41

Quatrième exemple :

« Il [Maigret] arpentait son bureau à grands pas presque rageurs […]. Il saisissait une
pipe qu’il bourrait à nerveux coups d’index. »42

Outre que les caractéristiques vestimentaires ou comportementales de Maigret, son


passé et son vécu ne peuvent en aucun cas passer inaperçus. En effet, on le voit recourir à
ses souvenirs d’enfance pour reconstruire une image nette du crime et du coupable. Dans
l’Affaire Saint Fiacre, le meurtre se passe dans le village d’enfance de Maigret où son père
était régisseur de château pendant trente ans. Ses souvenirs et ses images d’enfance
représentent donc un réservoir d’images utopiques d’un ordre qui cherche à se rétablir et
qu’il serait opportun donc de s’en remémorer dans le détail le plus minime qui soit, pour
bien saisir la situation :

« Et Maigret retrouvait les sensations d’autrefois : le froid, les yeux qui picotaient, le bout des
doigts gelé, un arrière-gout de café. Puis, en entrant dans l’église, une bouffée de chaleur, de
lumière douce ; l’odeur des cierges, de l’encens […] Et Maigret reconnut la chaise noire à
accoudoir de velours rouge de la veille Tatin, la mère de la petite fille qui louchait. » 43

Toutefois que ces réminiscences, qui sont censées être en faveur du bon déroulement de
l’enquête, peuvent représenter un sacré inhibiteur, dans le sens où Maigret prend le meurtre
de la comtesse très subjectivement, lui donne une fureur personnelle qui s’ajoute à la
nostalgie, et ce qui empêche toute une analyse lucide et rigoureuse :

« Le château, il le connaissait mieux que quiconque ! Surtout les communs ! Il lui suffisait de faire
quelque pas pour apercevoir la maison du régisseur, où il était né. Et c’étaient peut être ces
souvenirs qui le troublaient à ce point ! Surtout le souvenir de la comtesse de Saint-Fiacre. » 44

Dés lors, ce retour rétrospectif vers l’enfance et vers une histoire révolue fait dévier le
parcours de l’enquête d’une quête de l’autre à une quête de soi. En fait, Maigret s’identifie
aux petits enfants pour trouver une explication des événements. Il se voyait dans le gamin
qui a volé le missel de la comtesse par son envie dévorante d’en avoir un quand il était
petit :

« Le regard de Maigret rencontrait celui du gamin. Ce fut l’affaire de quelques secondes.


N’empêche qu’ils comprirent l’un est l’autre qu’ils étaient amis. Peut-être parce que Maigret, jadis,
40
Ibid. p.80.
41
Georges Simenon, Maigret Hésite, op.cit. p.11.
42
Ibid., p.107.
43
Ibid.p.11.
44

18
avait eu envie – sans jamais en posséder ! – d’un missel doré sur tranche, avec non seulement
l’ordinaire de la messe, mais tous les textes liturgiques sur deux colonnes, en latin et en français. »
45

Cette même idée d’analogie enfantine et nostalgique est manifestement présente dans
Maigret Hésite ; au moment où Maigret s’intriguait de l’absence des enfants de Parendon de
la scène qui précède le meurtre, bien qu’ils avaient bien le puce à l’oreille, ils ne se
laissaient pas emporter par leur curiosité et ne se manifestaient nullement. Maigret tient
donc à comparer les enfants d’aujourd’hui aux enfants naguère ou à l’enfant qu’il était :

« Si à quinze ans, Maigret avait entendu dire… Il aurait couru questionner le commissaire avec
véhémence, bien entendu, quitte à se mettre à sa place. Il se rendait compte que du temps avait
passé, qu’il s’agissait d’un autre monde. »46

Mieux encore, Maigret est d’une renommée mondiale ; son abnégation et son sérieux
pendant ses enquêtes lui ont permis de se forger une image de vedette et un exemple de
succès scintillant. Ce qui fait qu’il est reconnaissable là où il se trouve, il emporte avec lui
une impression de professionnalisme exquis et un talon non redoutable qui lui permet de
s’imposer à n’importe quelles circonstances, il représente un mythe interne à l’œuvre (outre
le mythe externe et la reconnaissance mondiale réelle). La réaction de Monsieur Parendon,
un avocat très connu à Paris, quand il a appris que Maigret s’intéressait à son entreprise,
était spectaculaire. Il s’est laissé emporté par sa félicité innocente de rencontrer Maigret
avant même de se soucier qu’est ce qu’un spécialiste de criminologie voudrait de lui ou de
sa maison :

« Vous ne pouvez vous imaginer le nombre de fois que j’ai pensé à vous… lorsque vous vous
occupez d’une enquête, je dévore plusieurs journaux, afin de n’en rien perdre… je dirais presque
que je guette vos réactions.»47

De fait, Maigret représente une figure de réussite indubitable, ce qui lui confie tout
d’abord une dimension planétaire et puis, imprègne le lecteur dans une impression de déjà
vu chez, digne des grandes vedettes d’aujourd’hui et qui laisse parler d’ « un phénomène
Maigret ».
On conçoit dés lors, que Maigret a pu garder les mêmes traits malgré l’espace de trente
ans qui sépare les deux œuvres, ce qui implique que Simenon a doté d’une dimension
mythique son personnage, et lui a confié une profonde humanité capable de défier le temps
et l’espace.
En somme, aucun détail qui aide à dresser un portrait complet ne se laisse échapper aux
yeux des lecteurs. Une charge de … une étoffe humaniste et humanitaire
Tous ces caractéristiques prouvent que la tradition narrative de Simenon se fonde sur un
même principe ou mieux encore, un même prototype qui consiste à une condensation
d’attributs, une consistance rigoureuse, au point d’en créer un monde mouvementé,
45
46
Georges Simenon, Maigret Hésite, op.cit. p116.
47
Ibid. p. 20.

19
uniforme, et surtout fermé sur lui-même.

1.3 Le crime: un ‘simple’ accident de parcours :

Parmi les stratégies ou les stratagèmes les plus sûrs auxquels a recours Simenon, pour
mener au mieux son projet réaliste, est sans doute le code de l’acceptabilité du référent. La
volonté de créer une image facile à consommer, facile à concevoir par le lecteur, confie le
pouvoir de créer un monde qui frôle le réel et qui le touche de plus près. En fait, si on tend à
définir le réalisme par le traitement problématique des réalités triviales ou basses, Simenon
serait le « surhomme du réel » car il représente selon Jacques Dubois « le Surhomme de la
banalité »48.

Il cultive l’anodin et le contingent pour créer un monde où règne la banal, où rien n’est
exceptionnel, ni les personnages, ni les lieux, ni le récit. Le bas devient le lieu propice où
fermente le récit Simenonien, et l’abaissement, devient un leitmotiv saisissable qui prend le
dessus sur toute la structure actancielle.
Cependant, on note une extrême futilité du crime, et le « criminel », ou disons celui qui
commet le meurtre, est loin d’être la figure stéréotypée de délinquance et de cruauté, mais
quelqu’un qui réjouit de tous ses facultés mentales et qui peut osciller entre plusieurs statut
de l’échelle sociale mais par une brève déviance commet son meurtre. Nous reviendrons
plus tard sur les poussées et les pulsions qui commandent le déraillement des personnages
mais notons immédiatement que, pour estomper le caractère sanguinaire et cruel, Simenon
utilise une pléthore de moyens pour rimer crise et banalité, crime et trivialité. La symbiose
entre ces termes presque paradoxaux n’est pas évidente. Tout d’abord, on remarque que les
personnages de nos deux œuvres se situent à plusieurs niveaux de la société ; dans
L’Affaire Saint-Fiacre, le meurtrier est le secrétaire et l’amant de la comtesse, quant à
Maigret Hésite, le meurtrier est l’épouse du grand maître des barreaux Mr. Parendon et qui
est elle-même issue de la haute bourgeoisie. Dans un second temps, les deux crimes sont
régie par un matérialisme inouï, les deux personnages meurtriers sont dans la crainte de
perdre leur fortune et leur statut social, le crime est alors circonscrit par une crise violente
mais fugitive de l’état d’esprit momentané voire une « illusion prométhéenne »49 que ce soit
celle de Mme Parendon ou celle de Jean Métayer.
Le crime perd alors de son extravagance ce qu’il gagnera en authenticité. Enfin, on
remarque une évacuation totale du récit criminel, il n’est plus le pivot du récit mais un
simple adjuvant de la trame narrative d’un récit non-criminel. On note dés lors, une
destruction radicale des clichés d’investigation policière ; dans Maigret Hésite les moyens
d’investigations ordinaux n’aident d’aucune manière la police judiciaire et on conçoit une
mise en abyme du procès :

« Les empreintes digitales, sur les deux lettres, n’avaient rien donné. Depuis des années, les

48
Dubois Jacques, Les romanciers du réel, op.cit. p329.
49
Jean-Marie Klinkenberg, « Réalité d’un discours sur le réel », dans Lire Simenon Réalité/Fiction/Ecriture,
Edition Labor, Bruxelles, 1993, p.101.

20
empreintes compromettantes sont de plus en plus rares car on en a tant parlé dans les journaux,
dans les romans, à la télévision, que les plus obtus des malfaiteurs prennent leurs précautions. »50

Pour pousser au summum son projet d’acceptabilité, Simenon va même au-delà de


l’idée de gommer les traces de crime pour gommer le crime carrément. Dans L’affaire Saint
Fiacre, Bien que le commissaire Maigret ait reçu une lettre annonçant le crime pendant la
messe, la comtesse est morte d’une crise cardiaque subite. Ce qui donnera lieu à une
atmosphère de curiosité morbide et rompra avec les récits criminels traditionnels. Mais ce
qui donnera, par ailleurs, une note de crédibilité authentique.
Mieux encore, le commissaire Maigret, la figure de Surhomme tant chérie par le polar,
l’emblème de l’enquêteur idéal, censé mettre au clair l’indéchiffrable et vaincre l’invincible,
se trouve ici dans un labyrinthe dont la résolution n’est plus évidente. Maigret est réduit à
ses capacités « humaines » où il se trouve dans l’impossibilité de résoudre l’énigme et qui
permet un autre protagoniste de prendre la relève du déchiffrement. Dans L’Affaire Saint
Fiacre, c’est Maurice de Saint Fiacre qui devine le coupable tant dis que Maigret est hébété
par l’imbroglio dans lequel se trouve la situation :

« Maigret se sentait en présence d’une force contre laquelle il n’ya rien à tenter. Certains individus,
à un moment donné de leur vie, ont ainsi une heure de plénitude, une heure pendant laquelle ils sont
51
placés en quelque sorte au-dessus du reste de l’humanité et d’eux-mêmes. »

En ce qui concerne Maigret Hésite, l’inaboutissement de l’enquête n’est ni lisible, ni


dramatique. Le roman s’achève sur l’arrestation de Mme Parendon accusée d’avoir tué
Antoinette Vague, et le rétablissement de l’ordre moral et donne une impression de réussite
apparente, ce qui correspond à la clausule classique du roman policier. Cependant, un
examen attentif de la séquence finale du roman montre que le but ultime de Maigret n’est
pas de mettre un point final à l’œuvre en fixant le sort de Mme Parendon arrêtée et accusée
de meurtre. Mais Mme Parendon a-t-elle vraiment tué Mlle Vague ? Rien ne permet de
répondre à cette question avec certitude car d’une part, elle ne l’avoue pas et d’autre part,
l’article 64 du code pénal qui porte sur la responsabilité de l’assassin et qui a été le sujet de
conversation favori d’Emile Parendon ne permet pas de trancher si elle était consciemment
responsable de ses actes et saine d’esprit. Maigret hésite, il n’arrive pas à prendre une
position claire et décisive, comme le montre l’extrait suivant :

Maigret donna à l’auto le temps de franchir la haie de journalistes et de photographes qui ne


comprenaient pas, puis, tandis qu’ils l’assaillaient de questions, il rejoignit Lucas et Torrence dans
la petite auto noire de la P.J.

- Allez-vous procéder à une arrestation, monsieur le commissaire ?

- Je ne sais pas …

- Avez-vous découvert le coupable ?

50
Georges Simenon, Maigret Hésite, op.cit. p.68.
51
Georges Simenon, L’Affaire Saint-Fiacre, op.cit. p.162.

21
- Je ne sais pas, mes enfants …

Il était sincère. Les mots de l’article 64 lui revenaient à la mémoire, un à un,


terrifiants dans leur imprécision.52

Un tel doute ébranle le pacte qu’établit l’auteur, dans la clausule, avec son lecteur et
qui, en principe, « garantit un éclaircissement final et promet la restauration de l’ordre »53. Il
conduit le récepteur à relire l’œuvre et à revoir l’aventure narrée. Déjà le titre du roman,
Maigret hésite, est porteur de cette ambiguïté. Il est, lui aussi, en rupture avec les énoncés
titulaires des romans policiers traditionnels par sa forme verbale, son indétermination et son
équivoque. Il renvoie à l’esthétique qu’adopte l’auteur et qui conduit les récepteurs à ne pas
s’emporter par les schémas actantiels habituels.
De surcroit, l’examen des deux romans montre qu’il existe des traits distinctifs. Le
meurtre est actualisé dans deux types de parcours narratif : il est placé au début de L’affaire
Saint Fiacre ; il intervient au moment où la tension atteint son paroxysme et où on assiste à un
resserrement de l’action et à sa dramatisation. Par contre, dans Maigret hésite, le crime n’est
évoqué qu’au chapitre 5 à la page 122 alors qu’il est annoncé dés le premier chapitre dans une
lettre adressée à Maigret à la page 7. L’enquête menée par Maigret ne lui permet pas de
progresser dans sa quête de la vérité, car des difficultés et des interdits s’établissent et rendent
pratiquement irréalisable la circulation du savoir.
Vu de cette manière, Simenon a tenté a plusieurs reprises de rompre avec les structures
actancielles traditionnelles du polar qui peuvent induire son récit dans les clichés et qui
peuvent nuire à son projet de défictionnalisation. Il lui a donc épargné toute touche
fantastique pour le charger d’un potentiel de crédibilité poignant qui passe essentiellement
sous l’égide de l’ordinaire et le «futile ».

2. Balzac et son dépassement :

Cette vocation réaliste chez Simenon le rapproche infiniment du précepte du réalisme,


Balzac. Cette homologie a toujours suscité la curiosité des critiques qui les ont considérés
comme frères. L’idée commence à frôler aux clichés les plus éculés, ou les plus obsolètes. La
qualification qu’avait attribuait Marcel Aymé en considérant que « Simenon, C’est Balzac
moins les longueurs » revient souvent sans référence et sans plus d’explication, comme s’il
s’agissait d’un consensus ou d’une évidence autonome qui ne cherche pas à se justifier.
D’autres allusions montrent que l’idée est creusée dans la conscience littéraire collective et
rejaillit de nouveau par le biais des formules de la presse ; on citera l’annonce par la
cinémathèque à Toulouse qui dit « Georges Simenon, le plus fécond des écrivains

52
Georges Simenon, Maigret hésite, op.cit. p.190.
53
Yves Le Pellec, Private Eye / Private I : le privé, le secret et l’intime dans le roman noir classique », dans Le
Roman policier et ses personnages, sous la direction d’Yves Reuter, PUV, 1989, p. 139.

22
d’expression française depuis Balzac »54. On notera également le parallélisme entre les deux
figures dans le titre du livre de Dédier Gallot, « Simenon ou la Comédie Humaine. »55 Où on
ne trouve aucune analogie entre Simenon et Balzac sauf une allusion passagère dans
« l’avant-propos » de 1842 dans l’introduction. On citera notamment cette manchette d’article
nécrologique qui affirme que « La littérature mondiale est orpheline d’un géant qui marquera
l’Histoire comme Balzac.»56 Et la quête des citations peut sembler interminable. Pourtant,
Simenon a été le premier à contester ce rapprochement et n’a pas hésité à confirmer dans ses
interviews qu’il ne s’agit guère de points communs entre les deux plumes. Mais la
comparaison reste toujours là, têtue, prête à être reconduite sur des nouveaux frais.

2.1 Simenon à l’image de Balzac :

Les débuts de Simenon ressemblent infiniment aux débuts de Balzac ; les deux avaient
entamé leur carrière par l’écriture journalistique sous pseudonymes, en se convertissant
progressivement au croisement de la littérature populaire et la littérature cultivée, pour avoir
accès, par la suite, à son élixir.
Ils s’imposaient, tous deux, comme les figures emblématiques du réalisme, le premier au
XIXe siècle pour être le précepteur du courant, et le deuxième, au XXe siècle, au moment où
le réalisme a donné le mieux de lui, pour représenter une provocation aux mouvements avant-
gardistes de son époque.
On trouve chez Simenon, à la manière de Balzac, les images les plus fulgurantes et
précises, il s’attarde sur les sentiments les plus sidérants et obsédants. Il ne laisse lui échapper
aucune occasion afin de décrire « les sensations d’autrefois. »57 Ou les endroits considérés
comme « vestiges des anciens jours » 58 , les frémissements du printemps « l’odeur des
premiers beaux jours »59 ou encore les descriptions détaillées et progressives de « la salle à
manger »60, « la cuisine »61 et « la table de chêne »62 ou encore « la légèreté particulière »63
de Paris. D’ailleurs, Simenon et Balzac œuvrent à retranscrire les gouffres de Paris et tâchent
inlassablement à les faire remonter à la surface. De surplus, Ils ont la prédilection de ségréger
entre les romans dont l’action se situe à la Capitale et les autres romans dont l’action se situe à
la province, sans aucune interstice des deux endroits, sauf très rarement, et nos deux œuvres
peuvent en dire long sur cette dichotomie par l’illustration parfaite de la disjonction entre
Paris et le village de Saint Fiacre. Dans cet égard, le grand spécialiste de Simenon Jean
Baptiste Baronian le considérait comme « le romancier de langue française qui a le plus au

54
Simenon au cinéma, Cinémathèque de Toulouse, février 2011.
55
Gallot Dédier, Simenon ou la Comédie Humaine, Paris, France-Empire, 1999.
56
François Matheys, La Libre Belgique, 7 septembre 1989.
57
Georges Simenon, L’affaire Saint-Fiacre, Op.cit. p. 11
58
Georges Simenon, Maigret Hésite, Op.cit. p.61.
59
Ibid. p.35.
60
Georges Simenon, L’Affaire Saint- Fiacre, op.cit. p. 45.
61
62
Ibid.
63
Georges Simenon, Maigret Hésite, op.cit. p 35.

23
monde décrit et célébré Paris et ses alentours. » 64 En le rapprochant de telle manière
incontestablement au grand maître du réalisme.

Quant aux révélations de Simenon lui-même, nous nous retrouverons facilement dans
l’impasse de nous procurer une réponse simple et directe. En fait, Il avoue volontiers avoir lu
tout Balzac d’un seul élan, en 1944, quand il était atteint d’une pleurésie lors du décès de sa
fille Marie Jo à Lausanne et qui lui a imposé l’immobilité. Bien que l’idée de s’en être inspiré,
même inconsciemment, n’échappe pas à nos esprits après une telle révélation, Simenon ne
cède pas facilement à l’idée d’un rapprochement éventuel entre les deux styles d’écriture.
S’il lui arrive d’admettre une telle analogie, c’est certainement de façon indirecte ou implicite.
Quand il avait prononcé sa conférence de 1945 à New York, publiée sous le titre « le
romancier » il avait fait une allusion aux critiques des journalistes qui lui ont reproché la
rapidité avec laquelle il écrit ses romans, il disait « Sans doute savent-ils que le grand Balzac
abattait le plus souvent ses quarante pages en une seule nuit, mais ils sont bien capables de
considérer Balzac comme un monstre ou un romancier populaire. »65
A la lumière de cette affirmation, on peut aboutir à deux constatations, la première est ce qu’il
se considérait à ce moment comme un romancier populaire, avant de faire son entrée dans la
« Collection Blanche » dans la prestigieuse enseigne de Gaston Gallimard, a partir de ce
moment, il n’accepterait plus le caractère populaire et ne considérait plus comme un simple
tâcheron. De là, une autre analogie avec Balzac s’impose. A l’aube de sa carrière, Balzac se
considérait un écrivain populaire et assumait qu’il publiait « une cochonnerie littéraire qui se
vendait bien. » et il regrettait même de gaspiller son génie « Maintenant que je crois connaitre
mes forces, je regrette bien de sacrifier la fleur de mes idées à ces absurdités. » La deuxième
constation présume que le rythme endiablé presque hallucinant et tant reproché à Simenon,
n’exhume pas forcément une écriture automatique ou refoulée et ne peut pas trancher
concernant son rapport à l’institution littéraire.
On conclut donc, par le biais de ces dires, qu’il s’agit effectivement d’un rapprochement des
deux rythmes d’écriture, mais il reste encore à douter par rapport au style d’écriture et à la
manière de concevoir le métier d’écrivain.
Lors de sa même conférence New-yorkaise, Simenon affirme que « Un personnage de
roman, c’est n’importe qui dans la rue, c’est un homme, c’est une femme quelconque »66
rejoignant ainsi la mosaïque Balzacienne qui recèle de toutes les figures du tissu social, les
« petits gens », la classe moyenne, la petite bourgeoisie et la haute bourgeoise où l’homme
médiocre, pris au sens étymologique du terme, ont mêlés des rapports ambigües et
équivoques. Sauf qu’il ne s’agit pas du même traitement du personnage, et on bascule ici du
coté des répulsions qui exigent une distinction précise entre les deux écrivains. Au moment où
Balzac a une prédilection avouée à préciser les rouages et les mécanismes sociaux et à
s’étendre sur la description des portraits et des biens, Simenon, lui, se contente par une

64
Jean-Baptiste Baronian, « La mémoire de Paris », dans Simenon ou le Roman gris. Neuf études sentimentales,
Paris, Textuel, 2002, p. 43.
65
« Le romancier » [The French Review, février 1946], p.66.

24
mention des signes de richesse ou de pauvreté, les signes de culture ou d’ignorance, par une
allusion brève mais suggestive.
Simenon tient à mettre en exergue ouvertement la différence de la conception de leur deux
personnages, il se montre plutôt hostile au portrait que dessine Balzac de l’appartenance
social et à l’argent, il a déclare, lors d’un entretient avec radiophonique à André Parinaud, à
l’Automne, 1955 : « Ce qui me gênait dans Balzac, c’était que les considérations matérielles
interviennent toujours en premier plan. Presque tous ses personnages sont ambitieux,
l’ambition pour l’ambition – et c’est un sentiment qui ne me touche pas. Son personnage de
Rastignac ne m’émeut pas ; je ne trouve rien en lui qui corresponde à mes propres instincts.
Cela ne veut pas dire que Rastignac n’est pas un caractère extraordinaire.»67
Après une telle révélation on peut considérer donnée la position dans laquelle se situe
Simenon par rapport à Balzac. Mais à y regarder de près, on peut constater qu’un réseau
intertextuel se tisse ; Maigret ne serait-il pas Rastignac dans Le père Goriot, le petit bourgeois
qui vient de la province à Paris, par un schéma typiquement initiatique, cherchant la réussite à
tout prix et aspirant à remonter les contraintes sociales par une pulsion purement
Napolitaine et faisant un pèlerinage aux sources dans L’Affaire Saint Fiacre ? Ne serait-il pas,
dans Maigret Hésite, le vieux juge Popinot dans L’interdiction, qui hésite à poser des
questions simples et timides, presque maladroites lors d’un procès, et soudain, par une tournée
purement policière, fait une objection qui montre qu’il a tout compris ?
En définitive, l’œuvre Simenonienne se rapproche par son fond à l’œuvre Balzacienne
par le traitement thématique de la vie moderne, la mise en perspective de l’amphigourisme
sociétale et par la codification complexe de la psychologie des personnages – la partie
suivante de notre recherche est consacrée à étudier ces particularités – mais se distingue par sa
forme, dans la mesure où elle cultive un réalisme « moderne » qui s’accorde avec un style
dépouillé et une écriture suggestive. Pour trancher le débat Jacques Dubois a
déclaré : « l’étude de cas s’ancre solidement dans un environnement social. Bref, le bon
vieux milieu à la Balzac ou à la Zola est toujours requis. Simplement, le romancier procède à
cet égard de façon plus sélective que ses devanciers et s’attache à produire une sorte d’épure
de la trajectoire réaliste. »68

2.2 L’épurement de la trajectoire réaliste Simenonienne :

Malgré les points de ressemblance et de convergence qui suggèrent tantôt une affinité
extrême, tantôt une répulsion affligeante entre les deux écrivains en question, le procédés par
laquelle ils mettent le projet réaliste en œuvre ne peut, en aucun cas, céder à l’abandon.
Contrairement à Balzac qui emplois une langue extrêmement riche et qui met la grande
virtuosité de la langue française en faveur de son savoir encyclopédique et son alchimie du
langage, Simenon fait tout le contraire, en suggérant un effacement total de l’esthétique
réaliste, non pou renoncer à sa vocation première, mais pour la pousser à son incandescence,
en la débordant de partout de ses exigences et la trahissant même dans ses principes.

67
Interview avec A. Parinaud, Connaissance de Georges Simenon, op.cit. p.65.
68
Jacques Dubois, « Georges Simenon », dans Les romanciers du réel, de Balzac à Simenon. » p. 318.

25
En effet, la plume Simenonienne se distingue par un style fort dépouillé et une écriture
qui se débarrasse de ses surcharges et de ses manies. Elle plaide en faveur d’une œuvre épurée
de ses outrances et d’une économie textuelle, pour illustrer la véritable détermination de son
créateur de mimer la réalité par la manière la plus simple et la plus concise. La logique de
Simenon est percevable d’emblée ; pour créer une image transparente de la réalité, il faut
recourir à un langage à même pied d’égalité de transparence, en considérant l’écriture comme
un prisme optique qui infléchit une lumière « monochromatique » en une infinité de couleurs,
d’images et de sensations. Cependant, on se trouve devant un style qui réduit au maximum les
effets rhétoriques usés et qui anéantit radicalement l’intersection qui peut avoir lieu entre le
signifié et le réel. En revanche, cette écriture n’est nullement facile ou dépourvue de
profondeur considérable et n’empêche pas le projet réaliste d’aller au bout de lui-même. Au
contraire, « il n’est point simple, pour un graveur, d’éviter les bougés, de prévenir les bavures,
de répartir uniformément l’encre. »69
Simenon est conscient qu’il est quasiment impossible de revendiquer le même réalisme à
la Balzac, surtout à un moment où la littérature commence à douter d’elle-même et voit naître
des mouvements avant-gardistes annonçant « l’ère du soupçon ». Il s’empare alors à le doter
de caractère d’épurement voire d’effacement pour hisser haut le drapeau de la modernité et
pour rejoindre ainsi la fameuse formule Proustienne « On ne peut refaire ce qu’on aime qu’en
le renonçant. » et ainsi-fut-fait, Simenon renonce –en apparence – à sa vocation originelle et
pousse loin la banalisation de son texte. D’ailleurs, il partage cette même idée Proustienne
qu’on voit apparaitre en filigrane dans une interview : « Au fond, je parle de tout sauf ce qui
me tient vraiment à cœur, parce qu’on ne parle jamais de certaines choses sans les fausser. » 70
Vue dans cette optique, les effets de réel se voient retranscrits en détails d’une
vraisemblance qui ne livre pas immédiatement son sens. Simenon emplois des stratégies
pléthoriques pour assurer au mieux cet anéantissement. La figure la plus prégnante dans son
texte serait incontestablement l’allégorie, qui donne une sursignification à un énoncé en
faisant appel au travail de l’imagination du récepteur. Un seul détail, dit en un seul mot,
devient porteur d’un potentiel suggestif et figural de tout un tableau qui dresse les faits et les
réalités à grands traits. Une simple notation du temps ou de l’espace devient l’emblème de
toute une atmosphère qui sollicite une interprétation symbolique et une lecture éveillée. Ces
notations du temps ou de l’espace, ou ce que Bakhtine a appelé « les chronotopes » suggèrent
toute une scène où un destin ou une vie se joue, ils sont là, par leur incertitude et leur flou,
pour conditionner une perception totalisante, révélatrice des vérités cachés et des images
obsédantes. Pour se retourner à nos œuvres de corpus, les exemples sont légions ; dans
Maigret Hésite, une prompte description du bureau du jeune secrétaire René Tortu fait
allusion à un chaos en gestation et annonce par une présentation illusoire mais suggestive le
désarroi psychologique dans lequel il se trouve, par contraste à tout le reste de la maison,
comme le montre ce passage :

« Maigret aurait pu croire qu’il entrait dans un autre appartement. Autant le reste de la maison était
ordonné, figé dans une solennité jadis ordonnée par le président Gassin de Beaulieu, autant le

69
J.M. Klinkenberg, Réalité d’un discours sur le réel, dans « Lire Simenon, Réalité/Fiction/Ecriture », op.cit. p.
95.
70
Interview avec Parinaud, Connaissance de Georges Simenon, op.cit. p. 317.

26
désordre et le laisser-aller frappaient dès le premier coup d’œil, dans le bureau que René Tortu
partageait avec le jeune Julien Baud. » 71

La deuxième figure a visée totalisante dont recèle l’énoncé de Simenon est la métonymie.
Elle est investie d’une puissance symbolique. Jakobson l’avait classée parmi les figures types
de l’écriture romanesque à vocation réaliste, en l’opposant à la métaphore, figure matricielle
du récit romantique et symbolique. On la trouve omniprésente sous la plume de Simenon, en
vertu de ce qu’elle offre au détail de force et de résonnance. Elle met en avant-plan des objets
du quotidien ou des objets « Kitsch » qu’elle détaille, Ces objets deviennent, en occurrence, le
prototype d’une appartenance sociale, ainsi « la Rolls » de Madame Parendon comme signe
d’extrême aisance matérielle ou dire même du Bovarysme. Ces mêmes objets peuvent devenir
le signe émergeant des états d’âme les plus profonds et les plus refoulés, tel « la pipe » de
Maigret qui se conjugue avec un état de perplexité et d’inquiétude. Ainsi, les lunettes qu’avait
mises de Mr. Parendon et qui illustrent la métamorphose de la situation et le bouleversement
de l’optique quand il a lu la lettre annonçant le crime : « Parendon avait changé de lunettes,
croisé ses courtes jambes et il lisait en remuant les lèvres ‘un meurtre sera commis
prochainement…’ »72
De toutes les manières, cette écriture métonymique fait rejaillir un énorme pouvoir
d’allusion propice à l’économie du texte et au dépassement du réalisme classique. De fait, elle
offre l’ouvroir idéal qui permet aux idées et à l’idéologie Simenonienne de réapparaitre par le
biais des mots simples et offre une déviation particulière de l’ampleur réaliste. Henri
Mitterrand considère d’ailleurs que « la question du réalisme est à traiter avec lucidité et dans
une conscience des ambigüités, des paradoxes et de la dialectique interne du terme. L’œuvre
réaliste est tout le temps menacée, mais aussi enrichie, par la poussée des fantasmes, des
symboles, des mythes, des thèses et tout simplement des formes. Elle doit une part essentielle
de sa profondeur et de sa beauté à ses dérives. » 73 De cet angle de vue, ce style effacé et cette
esthétique réaliste qui ne s’assume pas immédiatement en tant que telle représente la source
de la beauté et la profondeur de l’œuvre de Simenon, dans la mesure où elle dérive l’ambition
réaliste de tout décrire vers l’ambition de tout représenter, elle inhibe tout brouillage qui peut
parasiter la réception et la conceptualisation de l’œuvre dans l’esprit du lecteur.
De fait, Simenon rapproche son travail d’écriture à celui des grandes entreprises
nouvelles, tel le projet révolutionnaire de Robbe-Grillet et se voit partager (Selon Saint
Jacques Denis) la même conviction : « Plus la description s’exaspère à serrer de près les
détails, moins le lecteur arrive à se présenter de façon satisfaisante les objets décrits,
l’accumulation brouillant les axes de références. » 74 A partir de cette même logique, on
conçoit que notre écrivain prend en considération le rôle majeur du récepteur à confectionner
son propre image de l’œuvre, et cherche donc à lui donner « jouissance ».
Il n’est point d’œuvre littéraire, autant maniée et réussit soit elle, qui ne cherche pas la
reconnaissance du lecteur. Ce dernier cherche un plaisir de lecture, ou « un plaisir du texte »

71
Georges Simenon, Maigret Hésite, op.cit. p. 89.
72
Ibid. p. 25.
73
H. Mitterrand, « La question du réalisme », dans le Grand Atlas des littératures, Paris, Encyclopédia
Universalis, 1990 (p.58-59), p.59.
74
Saint-Jacques, Impossible réalisme. Études littéraires, 1970, p.9.

27
que Simenon l’avait bien compris ; il a œuvré à esquisser la réalité en tant que telle, en ce qui
elle offre de plaisir à reconnaitre le monde décrit d’une part, et par les procèdes qui mettent
en œuvre ce « effet de l’art » d’autre part. Mais surtout par ébranlement de la règle classique
et l’appel à une compétence figurative puissante. Il rejoint ainsi l’avis de Roland Barthes qui a
parlé du plaisir textuel et qui resurgit dans ce passage par le recours au verbe « gouter » :
« Je goute ici un excès de précision, une sorte d’exactitude maniaque du langage, une folie de
description (que l’on trouve dans les textes de Robbe-Grillet). On assiste à ce paradoxe : la
langue littéraire ébranlée, dépassée, ignorée, dans la mesure même où elle s’ajuste à la langue
« pure », à la langue essentielle, à la langue grammairienne (Cette langue n’est, bien entendu,
qu’une idée). L’exactitude en question ne résulte pas d’un renchérissement de soins, elle n’est
pas une plus-value rhétorique, comme si les choses étaient de mieux en mieux écrites. » 75

Ainsi, la vocation réaliste de Simenon se manifeste dans la rigueur avec laquelle il se met
en situation d’écrire, et de décrire dans aux moindres frais, de placer l’action au moment
même de la rédaction, mais surtout par la manière par laquelle il s’autorise à faire coïncider
exactement le monde du livre avec celui qui le monde qui l’entoure et de fait, il se permet à
transposer les échos de son ère.

75
R. Barthes, Le plaisir du texte, Editions du Seuil, Paris, 1973, p.38.

28
Deuxième partie :

La dimension sociale et psychologique


dans l’œuvre de Simenon.

29
Introduction :

La vocation réaliste de Simenon ne peut pas s’exempter d’attirer l’attention sur le


contexte socioculturel de l’œuvre. On se décline à décrire un monde réel basé sur une
sensibilité particulière des circonstances qui entourent les êtres et les définissent.
Dans cette optique, on trouve que l’œuvre de Simenon accorde un primat à la nature du
monde et à sa superficie, aux corps et aux décors, aux mobiliers et à l’immobilier. On saisit
une véritable volonté de saisir le monde dans ce qu’il suggère de perpétuelles mouvances.
De fait, on conçoit dans nos deux œuvres de corpus une vision sceptique qui regarde une
irruption de la raison et un bouleversement de la norme. Certes, cette vision épouse l’esprit
même du roman policier qui représente, selon Jacques Sadoul, «Un symbole d’une société où
les valeurs ont été bouleversées mais qui s’accroche à ses traditions »76 en ce qu’il représente
de rupture dans le règne de l’ordre et de la loi. Mais Simenon va au-delà de cette conception
et lui attribue un substrat de complexité sociétale et de profondeur psychologique.

Personne mieux que Simenon n’a senti les bouleversements de son époque et les
mutations provoquées par l’essor de la société technicienne, l’émergence méandreuse d’une
classe moyenne sur l’échiquier socioculturel et l’impact de la boucherie de 14/19, et qui ont
engendré une irruption totale dans l’espace des références traditionnelles et une fragmentation
de l’identité collective et individuelle. Nos deux œuvres correspondent, à un pied d’égalité, à
une plongée dans les profondeurs inavouables de la condition humaine. On en sort avec
l’impression d’avoir frôler le mystère de l’homme et exploiter les rouages d’une société qui se
met perpétuellement en question. Cette traversée ranime les significations premières et posent
des questions de l’ordre épistémologique, d’où cette sensation d’écœurement et de malaise
existentiel face à l’exploitation des blessures intimes de l’individu et des incurables nostalgies
d’un idéal révolu.

Nous tenterons, dans un prime abord, de montrer comment la thématique policière met
en perspective la profondeur sociologique dont recèle l’œuvre et qui lui offre une nouvelle
dimension d’engagement et un attrait idéologique inconnu au genre jusqu’à là. Comme nous
essayerons, dans un second lieu, de mettre la lumière sur le dépassement du caractère sériel à
une dimension psychologique des personnages qui offre une perspective universelle et
humaniste.

1. La dimension sociologique :

L’idée de l’effondrement conditionne le texte Simenonien de bout en bout, le


coupable, par son acte irrationnel et insensé, engendre une rupture totale de l’ordre établi. Ce
ci se manifeste à deux occasions différentes, la première occasion est à l’échelle de la famille,

76
Jacques Sadoul, Anthologie de la littérature policière de Conan Doyle à Jérôme Charyn, Paris, Edition
Ramsay, 1980, p 54.

30
à savoir qu’elle représente un microcosme régie par un ordre préétabli où le meurtre met à
jour les stigmates d’un désordre interne latent et émane d’une relation conflictuelle sous-
jacente. La deuxième occasion est d’un ordre sociétal, le meurtre est une rupture de l’ordre
hiérarchique conventionnel et du système de valeur et des éthiques initial.
Nous essayerons de montrer à quelle mesure nos deux œuvres miment avec cette idée
d’effondrement et comment elles représentent, selon l’utopie Stendhalienne, « un miroir » de
la famille et de la société et comment elle les dépasse pour faire écho à une dimension
existentielle.

1. 1 La figure du père :

Bien que nos deux œuvres de corpus ne portent aucune indication temporelle précise qui
permet de les axer convenablement sur le mouvement historique et culturel, certaines
indications viennent, par une exigence réaliste, briser ce brouillage. Maigret ne cesse
d’éprouver un dégout permanant de l’hyper modernité qui régie son époque et qui suscite en
lui une nostalgie permanente à un paradis perdu. L’évocation du passé comme une utopie ne
cesse de surgir le long du texte, on trouve une prédilection avouée « des vestiges d’anciens
jours »77 et un respect des figures anciennes, prototypes d’authenticité, on trouve « Il passa
devant la loge où l’ancien inspecteur de la rue des saussaies le salua avec une familiarité
respectueuse » 78 ou encore l’idée de l’enfance qui représente un retour aux origines et à
l’aspect primitif. Dans L’Affaire Saint-Fiacre, comme une madeleine de Proust, Maigret
retourne sur les lieux de son enfance, et avec lui toute une référence symbolique de l’idéal
qu’il aspire retrouver. Le village et le château de Saint-Fiacre représentent, par une
superposition de leur état naguère et leur situation actuelle, une décadence flagrante de l’ordre
familiale, on trouve :

« Tout cela lui semblait sacrilège, parce que cela ne concordait pas avec ses souvenirs
d’enfance. Il en ressentait un malaise non seulement moral mais physique. »79

Ce décalage entre le présent décadent et le passé idéalisé reflète la vision que porte
Maigret sur le monde moderne, et qu’il essaye de restaurer l’ordre hiérarchique par
l’aboutissement à la vérité, à la fin de l’enquête. Dans ce sens, on saisit une véritable
« néophobie » qui pousse Maigret à fouiner et dans son passé et dans le passé des autres
personnes qui l’entourent pour aboutir à la résurrection de la vérité.
De fait, la figure du père est l’égide sous laquelle passe cette vision si sceptique du
monde moderne, pour sa vertu en références symboliques de l’ordre et de l’éthique.
Dans l’Affaire Saint-Fiacre, l’effondrement des valeurs anciennes est essentiellement lié à
l’absence du père. Le choix de Maigret comme, à la fois, enquêteur et ancien fils du régisseur
nous renvoie vers une dialectique du dehors et du dedans. En fait, d’un point de vue externe
premièrement, après la mort du comte Saint-Fiacre, le château se trouve dans une situation

77
G. Simenon, Maigret Hésite, op.cit. p.61.
78
Ibid. p.68.
79
G. Simenon, L’Affaire Saint-Fiacre, op.cit. p 22.

31
déplorable, où la comtesse n’a cessé de prendre ses jeunes secrétaires pour des amants et de
vendre la terre de son domaine qui « avait comporté deux mille hectares avants les ventes
successives » 80 . Cette dégradation incessante du château est la conséquence directe d’un
arrivisme outré des gens qui entourent la comtesse mais également des exigences de son fils
viveur qui n’a cessé de demander de l’argent. On saisit dès lors que l’anarchie plaide en dépit
d’un ordre et d’une hiérarchie jadis régie par une figure régulatrice, à savoir la figure du père.
Deuxièmement, de point de vue interne, Maigret ressent profondément l’attrait de l’absence
de son père, l’ancien régisseur du château, où à son époque régnait le respect de l’ordre et la
dignité du château. Ce décalage entre le présent frustrant et le passé utopiste suscite en lui une
sensation d’écœurement et de refus de la réalité, comme le montre ce passage :

« Certes, il n’avait aucune illusion sur les hommes. Mais il était furieux qu’on vînt salir
ses souvenirs d’enfance ! La comtesse surtout, qu’il avait toujours vue noble et belle comme
un personnage de livre d’images… Et voilà que c’était une vieille toquée qui entretenait des
gigolos ! […] Et la pauvre vieille, comme disait son fils, était tiraillée entre le château et
l’église ! Et le dernier comte de Saint-Fiacre allait être arrêté pour chèque sans
provision !»81

De telle perspective, Maigret considère l’affaire Saint-Fiacre comme une affaire personnelle
qui lui permet de plonger dans ses souvenirs d’enfance.
La résolution de l’énigme représente donc un retour à la situation initiale, à la
restauration de l’ordre et à la réconciliation d’une authenticité perdue. Ce retour, du moins
symbolique, à la case de départ, prend une peau dure par deux aspects prégnants. Le premier
aspect est le retour du fils Saint-Fiacre au château. Après avoir mené une vie frivole, il
réintègre son rôle initial au château. Il représente concrètement le portrait de son père par sa
prise de relève dans la résolution de l’énigme, face à l’échec de Maigret, mais surtout par la
tentation de reprendre en main les domaines délaissés par sa mère.
Le deuxième aspect de cette « résurrection » est reflété par Maigret, le fils de l’ancien
régisseur. Sa manière de succéder son père est de garder les valeurs humanistes qui jadis
gouvernaient le château et de faire face au « désordre moral »82 qui s’est installé.
Dans Maigret Hésite, la figure du père est toujours aussi prépondérante. Elle est
saisissable d’emblée par la constante de la dégradation des valeurs. L’union de la famille
Parendon semble hantée par l’effondrement et la dissociation. D’une part, à cause de la
relation extraconjugale de Monsieur Parendon avec sa secrétaire Mlle Vague et d’autre part,
par l’hystérie de sa femme à sauver leur relation et leur famille mais également leur statut
social. Il va sans dire que Monsieur Parendon, pas son adultère, s’éloigne de la figure idéaliste
du père. Mais la référence symbolique reste inébranlable par ce qu’il représente à son fils Gus
qui sentait, plus que n’importe qui d’autre dans l’immeuble, une pulsion meurtrière en
gestation et qui a compris que la protection de l’union familial passe par la protection de son
père. Maigret saisit, dès le début de son enquête, une affection particulière entre le père et son
fils :

80
G. Simenon, L’Affaire Saint-Fiacre, op.cit. p.124
81
Ibid.
82
Ibid. p. 21.

32
« On sentait le gosse prêt à s’élancer vers son père, à l’embrasser, et ce n’était pas la
présence de Maigret qui l’en empêchait, c’était une pudeur qui devait exister depuis toujours
entre Parendon et son fils. »83

Cet acharnement particulier vers le père vient combler un vide, comme une
compensation de l’amour conjugal, qui émane d’une volonté sincère de l’enfant de restaurer
la situation familiale initiale et apaiser la tension. D’ailleurs, Maigret se rend compte à la fin
de son enquête que Gus est le rédacteur de la lettre qu’il a reçue annonçant un crime imminent
dans l’immeuble de Parendon. Bien que la tentative de l’enfant d’éviter le drame s’avère
vaine et la secrétaire en est la victime, on saisit l’intention du fils à renouer avec l’ordre
familial et la situation primaire. Cependant, l’idée de l’enfance resurgit de nouveau dans notre
deuxième œuvre de corpus et émane d’une véritable volonté de retrouver un état pur et
primitif. La comparaison avec l’aspect enfantin ne peut pas céder à l’abandon :

« Gus attendait, intéressé. Le drame ne l’empêchait pas de conserver une curiosité quelque
peu enfantine vis-à vis de la police.»84

Cette idée de curiosité enfantine vient représenter un contre poids des intentions vicieuses des
adultes et de l’adultère. Gus reflète l’image de cette probité cherchée par Maigret, qui
estompe la profanation de la situation et renoue avec la stabilité primaire et le règne de
l’ordre.
Par ailleurs, que ce soit la famille de Saint-Fiacre ou la famille de Parendon, le réseau
conflictuel entre les différents membres représente un archétype du brouillage de l’univers
social, où chaque membre de la famille ou chaque rôle de personnage représente en lui les
convulsions d’une classe sociale précise. Ainsi, toute l’œuvre s’échafaude sur une
représentation allégorique de la société française en pleine mutation.

1. 2 La société française pour Simenon, une question de classe :

L’Affaire de Saint-Fiacre et Maigret Hésite sont indubitablement deux histoires


policières typiques. Dès le début du récit on plonge dans une atmosphère mystérieuse et
énigmatique. Mais elles se distinguent par une difficulté atypique de résolution et une mise en
épreuve de l’habilité de Maigret. Cette impossible élucidation du meurtre réside certainement
dans l’habilité et la malice de son auteur à se dissimuler mais surtout par ce qu’elle cache de
bruit et de brouillage sociétaux.
Il s’agit dans les deux cas d’une « culpabilité collective » dans la mesure où l’acte
meurtrier puise ses origines dans tout un réseau conflictuel et correspond à une relation de
cause à effet. Il s’agit dans les deux œuvres, à quelques différences près, d’une question de

83
G. Simenon, Maigret Hésite, op.cit. p.147.
84
Ibid. p.148.

33
classe et une confrontation déterminante des intérêts matériels.
Dans l’Affaire Saint-Fiacre, on conçoit un attrait socio-historique fortement lié à
l’histoire de la France et à l’agonie prolongée de la noblesse. Le désordre moral éminent est le
résultat d’un désordre social où une évolution de la bourgeoisie, issue essentiellement de la
paysannerie, immerge en dépit d’une noblesse dégradante. Il s’avère alors qu’on ne peut pas
accéder au véritable sens sans plonger dans les péripéties historiques de la France dont
l’origine remonte à plus d’un siècle. Dans ce sens, Denise Brahimi superpose le temps de
l’histoire et l’histoire du temps, dans la mesure où « Les trente ans qui séparent Maigret de
son enfance à Saint-Fiacre sont à l’image des trente ans qui séparent l’Ancien Régime de la
Restauration et qui recouvrent donc la Révolution et l’Empire »85.
De fait, l’image de la décadence du château de Saint-Fiacre est à l’image de la France des
châteaux et de la noblesse qui ne cesse de se défaire au profit de la bourgeoisie ascendante.
Emile Gautier représente cette dernière classe et réalise son projet de devenir un notable local
grâce à l’héritage confortable que son père, l’actuel régisseur du château, a œuvré de l’assurer
par ruses et stratagèmes. Il représente la version moderne d’un arrivisme à la fois malin et
grossier dont son père représente la version paysanne. C’est sûrement à travers les Gautier
que Simenon dénonce le matérialisme outré qui caractérise son époque. Le fils, Maurice
Saint-Fiacre, témoigne de la noblesse agonisante et surtout l’antidote de cette âpreté et
férocité de la bourgeoisie et qui par un sursaut de lucidité vient restaurer la situation.

Dans Maigret Hésite, l’enjeu n’est pas radicalement différent, on saisit que le meurtre
trouve ses germes dans la jalousie de Madame Parendon et à sa volonté de sauver sa famille,
mais à y creuser plus profond, on découvre que sa seule aspiration est de conserver l’élitisme
social de sa famille. Sa façon de parler de la « domesticité » au début de l’œuvre est
révélatrice de son positionnement à l’échelle sociale. Fille de Gassin de Beaulieu, magistrat
devenu premier président à la Cour de cassation avant de pendre sa retraite dans son château
de Bendée, il s’avère qu’elle a épousé Parendon exclusivement pour son milieu convenable et
elle avoue qu’elle ne l’aurait jamais fait sans ce minimum là : il est, en effet, le fils d’un
chirurgien très connu.

Le conflit entre les classes persiste jusqu’au bout de l’enquête, par la détermination de
Mme Parendon à garder l’image d’aristocratie à tout prix, même si cela vaut la vie de son
époux qui « déraille » apparemment des protocoles de la haute bourgeoisie. En fait, Maigret a
découvert que la première victime visée a été Emile Parendon mais par un changement
soudain de piste, le coup est tombé sur sa secrétaire Mlle Vague.

Cependant, Maigret essaye de ne s’identifier à aucun groupe social et se veut même


apolitique, on trouve d’ailleurs :

« Quand il s’agissait de politique, ou de quoi que ce soit touchant la politique, Maigret


n’existait plus. Il avait l’art, alors, de prendre un air vague, presque stupide. »86

85
Denise Brahimi, A la découverte de Simenon romancier, Edition Minerve, Paris, 2010, p.21.
86
G. Simenon, Maigret Hésite, Op.cit. p.122.

34
Pourtant, on sent son penchant pour les « petits gens ». Son affection pour la comtesse
de Saint-Fiacre, pour ce qu’elle suggère de symbolique de l’ordre et de l’authenticité, ne peut
pas échapper à nos yeux, comme on saisit son attirance par la secrétaire de Parendon pour ce
qu’elle inspire d’honnêteté et de « vrai ». Comme le témoigne ce passage :

« Il s’était pris de sympathie pour elle. Il aimait la façon à la fois crâne et simple dont elle
avait parlé de ses relations avec son patron. Il avait senti qu’au font d’elle-même, malgré la différence
d’âge, elle éprouvait pour lui une fidélité passionnée qui constitue peut-être une des formes les plus
vraies de l’amour. »87

Maigret ne rate aucune occasion pour prouver son mépris par rapport à une classe qui
cherche à s’imposer à tout prix, une classe qui valorise les moyens plutôt que les fins, qui
prévale la forme sur le fond, et qui fie à l’apparence et à la réputation plutôt qu’à l’honnêteté
et à la probité. Dans ce sens, Maigret creuse son enquête dans l’ère de l’époque et la dote
d’une réflexion humaniste. Issu lui-même de la petite bourgeoisie, il ressent plus que tous
l’attrait de l’évolution sociale. Il cherche certainement à refléter l’écho des deux catégories
prépondérantes, la première est le prolétariat, qui prend conscience de sa situation et
revendique ses droits, et la deuxième, l’aristocratie qui essaye d’éradiquer les voix de la
première. Mais, concrètement, la petite bourgeoisie est la classe qui a ressenti le plus les
tumultes de son époque, incarcérée entre les deux extrémités cherche inlassablement à se
camper et à s’identifier.

De telle manière, on peut considérer que Simenon a usé la thématique policière pour
donner à son œuvre une épaisseur considérable qui mime avec la complexité de la société et
qui dénonce implicitement ses outrances. De fait, et pour employer les termes de Sartre,
Simenon se place « dans le coup » et campe son écriture dans le rang de la littérature engagée.

1. 3 Le nihilisme de l’époque :

Le traitement de l’évolution social chez Simenon ne peut pas laisser de coté le dogme
régnant de l’époque. Il se place dans une dialectique d’histoire individuelle et d’histoire
collective, ou mieux, l’histoire du crime et l’Histoire de l’époque. Dans cette optique, il puise
toutes les ressources de la forme sérielle pour mimer le nihilisme de son époque.
Simenon cherche à mettre en perspective une société guettée par le vide, hantée par la
mort qui peut surgir à n’importe quel moment et qui est la conséquence directe de
l’effondrement du système de valeur.
La forme sérielle déborde, encore une fois, de son principe, pour mimer le mouvement
perpétuel et aberrant de l’Histoire. Par sa répétition et son aspect itératif, la sérialité représente
le mouvement cyclique du temps, et symbolise l’acception de la temporalité comme la conçoit
Simenon. Comme ce serpent qui se mord la queue, Nous pouvons la rapprocher à l’idée de la
répétition compulsive de diverse incarnation du même mal. Une comparaison avec l’idée du
87
Ibid. p. 124.

35
Vouloir Vivre de Schopenhauer s’impose. Il considère la vie ainsi :

« Un attente sotte, des souffrances ineptes, une marche titubante à travers les quatre âges de la
vie, jusqu’à ce terme, la mort ; voilà les hommes : des horloges : une fois monté cela marche sans
savoir pourquoi : à chaque naissance c’est la vie humaine qui se remonte, pour reprendre sa petite
ritournelle, déjà répétée une infinité de fois, phrase par phrase, mesure par mesure, avec des
variations insignifiantes. Un individu, un visage humain, une vie humaine, cela n’est qu’un rêve très
court de l’esprit infini qui anime la nature de cette opiniâtre volonté de vivre, une image fugitive de
plus, qu’en jouant elle esquisse sur sa toile sans fin, l’espace et le temps, pour l’y laisser durant un
moment – moment qui, au regard de ces deux immensités est un zéro puis l’effacer et faire ainsi place
à l’autre. » 88

Dans cette optique, l’idée de la sérialité rime avec la vacuité de la vie, pour confier ainsi à
l’œuvre une touche épistémique conforme à l’idée du nihilisme et du néant qui guette
l’homme moderne de partout.

En plus de la forme sérielle, Simenon emploi tout un style d’écriture qui retranscrit
également l’idée du vide. Il a recours à un dépouillement total de l’écriture. Cette dernière est
débarrassée de tous des fioritures pour se réduire à l’essentiel. Roland Barthes n’aurait trouvé
de meilleur exemple pour illustrer sa théorie du « degré zéro de l’écriture ».
En fait, l’idée de la vacuité est percevable par le silence dans le texte et l’idée de la
blancheur prend double mesure, une mesure concrète ou l’on parle littéralement du vide et de
blanc et où la mort devient un leitmotiv saisissant. Comme elle prend une deuxième mesure
par la blancheur typographique où les trois points de suspension valent comme dernier mot de
raffinement stylistique, on se contentera de citer ce passage clef de Maigret Hésite où Janvier
appelle son directeur pour lui annoncer le crime qui a eu lieu la nuit dans l’immeuble
Parendon :

« Non… Cela s’est passé sans bruit… Personne ne s’est aperçu de rien… Le médecin n’est pas
encore arrivé… Je vous appelle avant d’avoir des détails car j’étais en bas… M. Parendon est à côté
de moi, effondré… Nous attendons le docteur Martin d’une minute à l’autre… »89

Ce passage représente un moment phare de l’œuvre, le moment où Maigret apprend que le crime a eu
lieu dans l’immeuble, mais de surcroit, on saisit l’idée de la négation qui régie la réplique de Janvier
par « Personne », « Rien » et encore la forme négative des verbes « n’est pas arrivé encore ». On peut
parler donc d’une véritable volonté de « dé-sublimation » du langage chez Simenon qui va de pair
avec sa vision assez sceptique du monde et l’atmosphère funeste de l’œuvre.

2. La dimension psychologique de l’œuvre :

L’image que fait Simenon de la société crée, en conséquence, une image de ses individus. Ces
derniers sont considérés comme un microsystème qu’il importe d’analyser scrupuleusement

88
Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912, p.358.
89
G. Simenon, Maigret Hésite, Op.cit. p.123.

36
ses frémissements afin de comprendre les mécanismes déterminants de l’époque. Dans ce
sens, Simenon œuvre à esquisser un personnage en trois dimensions, par soucis de réalisme,
certes. Mais surtout pour accéder à une psychologie complexe des personnages, et qui
représente l’ultime catalyseur du crime. Il s’avère donc, que pour Maigret, le déchiffrement de
la psychologie des individus compte plus que l’arrestation du criminel en soi ou même sa
délivrance devant la justice.

2. 1 La démarche Freudienne de Simenon:

La cause est déjà entendue par la critique, Simenon cultive la psychologie dans ses
œuvres. Sauf que cette postulation semble se dissimuler de ses romans policiers pour
concerner uniquement ses romans « durs » qui plongent les lecteurs dans l’univers
« sombre » 90 des personnages et qui nécessitent des techniques d’écriture complexes.
Plusieurs critiques soulignent cet écart entre les textes policiers de Georges Simenon et ses
romans « durs ». André Vanoncini va même les opposer quand il affirme :

« Dans les romans sans enquêteur, la lutte est souvent menée par un solitaire qui s’observe en
train de s’autodétruire. Dans les Maigret, en revanche, le commissaire recueille le témoignage
des déchus et les aide fréquemment à ressentir l’aveu comme une réconciliation avec eux-mêmes
sinon avec l’ordre rejeté.91

Un tel point de vue semble discutable dans la mesure où les frontières ne sont pas
infranchissables. Les techniques d’écriture et les thèmes circulent d’un genre à un autre si
bien qu’il est bien difficile de les séparer ou de les opposer. Chaque texte policier de Georges
Simenon est contaminé par ses romans psychologiques au niveau thématique, stylistique et
générique. Ce qui s’impose à l’attention des lecteurs, ce n’est pas uniquement l’évolution
d’une enquête qui permet l’identification du coupable et le retour à l’ordre établi, c’est
également l’exploration de l’indicible d’une conscience tourmentée. Tout est organisé, non
pas exclusivement autour d’une action, comme dans les romans policiers traditionnels, mais
autour du déroulement d’un échange dans une atmosphère de doute, d’angoisse ou
d’euphorie. En effet, Maigret est un observateur attentif et un analyste rigoureux. Il perce les
apparences, enlève les masques et cherche à accéder à « tous les mobiles les plus secrets qui
déterminent [les] actions en n’accordant au fait lui-même qu’une importance très
secondaire »92. En habile psychologue, il pénètre dans l’univers des protagonistes proches de
la victime. Sa fonction est moins de parler que de susciter la parole et d’assurer son
jaillissement tout au long des œuvres. C’est pourquoi la structure narrative ne peut pas être
réduite dans Maigret hésite et L’Affaire Saint-Fiacre à un passage d’un état à un autre
obéissent au schéma narratif canonique (situation initiale apparemment équilibrée,
intervention d’une force perturbatrice, dynamique du récit, situation finale), mais elle se fonde

90
Jean Fabre, Enquête sur un enquêteur, Maigret : Un essai de sociocritique, Etudes Sociocritiques, Centre
d'études et de recherches sociocritiques, Université Paul Valéry, 1981, p. 82.
91
André Vanoncini, Le roman policier, Paris, PUF, collection « Que sais-je ? », 2002, p. 60.
92
Guy de Maupassant, « Le Roman », Préface de Pierre et Jean, dans Romans, édition établie par Louis
Forestier, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1987, p. 709.

37
sur une circulation du savoir grâce à la dynamique de l’échange qu’établit Maigret avec les
témoins, les suspects et les proches de la victime. Il accorde un primat au cadre de
l’interrogatoire à savoir qu’il est déterminant de l’état d’âme de son interlocuteur.
Ce sont des espaces scéniques, concrets, bien délimités et clos, des lieux où les personnages
interrogés se sentent à l’aise, car ils sont non seulement dans un milieu familier, mais surtout
à l’écart des gens. Ils peuvent en conséquence s’abandonner à l’épanchement et à la
confidence. Maigret est conscient que le choix du lieu de l’échange joue un rôle important
dans la réussite de l’interrogatoire. C’est pourquoi il demande à Gus :

- Préférez-vous que je vous parle devant votre père ou que je vous prenne en particulier dans votre
chambre ou dans une autre pièce ?

Le garçon hésita. Si sa fièvre était tombée, sa nervosité subsistait. Il se tourna à nouveau vers
l’avocat.

- Qu’est-ce que tu préfères, père ?

- Je crois que vous serez plus à l’aise tous les deux dans ta chambre.93

Le commissaire adopte la même attitude dans L’Affaire Saint-Fiacre. Là encore, il choisit un


lieu discret (l’embrasure d’une fenêtre, la chambre de la victime, etc.) et écarte
systématiquement ceux qui ne sont pas concernés par l’enquête (les domestiques, la femme la
chambre, etc.). Les deux extraits suivants confirment cette idée :

- Filez ! grommela alors le commissaire à l’adresse des domestiques qui ne demandaient pas mieux.

Il retint Jean par la manche, le regarda des pieds à la tête, l’amena dans l’embrasure d’une
fenêtre.94

- Vous avez trouvé quelque chose ? demanda le commissaire à Bouchardon. Un instant …


Vous voulez nous laisser, mademoiselle ?

Et il referma la porte derrière la femme de chambre.95

Le choix du cadre spatial n’est pas gratuit. Il crée «des liens des liens de familiarité, voire de
sympathie »96 entre Maigret et les protagonistes de l’enquête rendant possible la circulation du
savoir. De telle manière Maigret accorde une grande importance à dévoiler les frémissements
intérieurs de chaque élément du carré herméneutique. Il y procède essentiellement par le biais
du dialogue.

93
Georges Simenon, Maigret hésite, op. cit. p. 146.
94
Georges Simenon, L’Affaire Saint-Fiacre, op. cit., p. 25.
95
Ibid., p. 28.
96
Jean Fabre, Enquête sur un enquêteur, Maigret : Un essai de sociocritique, op. Cit. p. 39.

38
2. 2 La psychologie comme moyen de théâtralité :

Il va de soi de considérer l’échange comme une composante essentielle de l’écriture


dramatique : « Le dialogue, depuis des siècles, est un élément pivot du théâtre, ce qui en fait
un critère quasi suffisant de théâtralité. »97 George Simenon ne va pas se limiter à l’exploiter,
mais il va généraliser son emploi si bien que la plupart des chapitres de Maigret hésite et de
L’Affaire Saint-Fiacre sont constitués de dialogues. Il est donc évident que Simenon n’est pas
uniquement tenté par le théâtre, il est également fasciné par ce genre littéraire qui va
contaminer son écriture et déterminer le processus de l’innovation du polar.
Un simple calcul statistique montre que les dialogues envahissent les deux œuvres.
189 pages sur 190 pages98 dans Maigret hésite et 175 pages99 sur 187 pages dans L’Affaire
Saint-Fiacre comportent un échange de répliques. Alors que, « dans bon nombre d’œuvres
romanesques, le dire joue un rôle tout à fait secondaire »100, il occupe une place privilégiée
dans les deux romans de Simenon et se présente sous forme d’une succession
d’interrogatoires et de « scènes de transfert, d’acquisition, de transmission » 101 , de
modification, de manipulation et d’exploitation du savoir. Ainsi Maigret hésite peut être
décomposé en des scènes d’interrogatoires qui se suivent et s’enchaînent dans un parcours
énonciatif comme le montre le document suivant :

Les interrogatoires Les pages Les personnages Les lieux des


dans Maigret Hésite interrogés interrogatoires
Le 1er interrogatoire p. 19-31 Emile Parendon Le cabinet de travail
Le 2ème interrogatoire p. 40-47 Antoinette Vague Le bureau
Le 3ème interrogatoire p. 49-53 Emile Parendon Le cabinet de travail
Le 4ème interrogatoire p. 53-60 Antoinette Vague Le bureau
Le 5ème interrogatoire p. 69-85 Madame Parendon Un boudoir
Le 6ème p. 85-87 Antoinette Vague Le bureau
interrogatoire
Le 7ème p. 90-94 Julien Baud Le bureau
interrogatoire
Le 8ème p. 94-96 Tortu Le bureau
interrogatoire
Le 9ème p. 97-101 Ferdinand Le vestiaire
interrogatoire
Le 10ème p. 109-114 Germain Parendon Entretien

97
Lexique des termes littéraires, ouvrage dirigé par Michel Jarrety, Librairie Générale Française, Le Livre de
Poche, 2001, p.125.
98
C’est la page 89 qui ne comporte pas de réplique dans Maigret hésite.
99
Les pages qui ne comporte pas d’échange de répliques dans L’Affaire Saint-Fiacre sont les suivantes : 8, 12,
13, 15, 40, 51, 52, 77, 79, 115, 128, 146, 147, 167 et 187.
100
Gillian Lane-Mercier, La Parole romanesque, Les Presses de l’Université d’Ottawa et Les Editions
Klincksieck, p. 289.
101
Philippe Hamon, « Un discours contraint », dans Littérature et réalité, ouvrage collectif, Seuil, 1982, p 145.

39
interrogatoire téléphonique
ème
Le 11 p. 134-140 Emile Parendon Le cabinet de travail
interrogatoire
Le 12ème p. 143-145 Emile Parendon Le cabinet de travail
interrogatoire
Le 13ème p. 145-153 Jacques Parendon La chambre de
interrogatoire (Gus) Jacques
Le 14ème p. 159-161 Palette Parendon Le bureau de Julien
interrogatoire (Bambi)
Le 15ème p. 162-177 Madame Parendon Un boudoir
interrogatoire

Ce tableau montre clairement que les dialogues traversent tout le roman, Maigret hésite. Or,
« la présence du dialogue dans un genre non-dramatique conduit souvent à reconnaître à
l’œuvre concernée un caractère théâtral »102 comme l’affirme Véronique Sternberg.

Nous remarquons que Simenon pose dès les premières lignes de chacun des quinze
interrogatoires des jalons topographiques qui introduisent les lecteurs dans l’univers des
protagonistes. Il s’agit d’un lieu approprié à l’échange et à la circulation du savoir : le cabinet
de travail d’Emile Parendon (interrogatoire n° 1, n°3, n° 11 et n°12), le bureau d’Antoinette
Vague (interrogatoire n° 2, n°4 et n°6), le boudoir de Madame Parendon (interrogatoire n° 5
et n°14) , le bureau de Julien Baud (interrogatoire n° 7), la chambre de Gus (interrogatoire
n°6) et le vestiaire (interrogatoire n°8) ce qui confirme nos propos sur l’importance
typographique sur la perspicacité de l’analyse psychologique.
Toutefois, la lecture attentive des interrogatoires qu’on trouve dans Maigret hésite ou
L’Affaire Saint-Fiacre montre que certains personnages ne communiquent pas aisément avec
le commissaire. Ils éprouvent des difficultés à lui dévoiler les secrets dont ils sont détenteurs.
Tel est le cas de Jean Métayer ou du curé dans L’Affaire Saint-Fiacre. Ce dernier se réfère au
« secret de la confession » et va même remettre en cause le statut de Maigret comme
enquêteur habilité à l’interroger : « Je suis obligé de vous demander de ne plus me poser de
questions, Monsieur Maigret. C’est le secret de la confession… »103 Une telle rétention des
informations rend nécessaire la multiplication des interventions du commissaire. Dans sa
quête de la vérité, il mobilise toutes les armes verbales afin d’éviter que « l’échange ne
s’enlise dans l’impasse »104 et c’est la question qui est le moyen stylistique le plus utilisé par
le commissaire. 33 répliques sur les 38 interventions de Maigret dans l’interrogatoire N° 2 et
24 répliques sur les 32 dans l’interrogatoire N° 7 sont à la forme interrogative. Nous
retrouvons le même type d’échange dans L’Affaire Saint-Fiacre. Nous citerons, à titre
d’exemple, l’échange entre Maigret et Jean Métayer. Là encore cinq répliques sur huit tours
de parole du commissaire sont à la forme interrogative.

102
Véronique Sternberg, « Théâtre et théâtralité : une fausse tautologie », dans Théâtralité et genres littéraire,
sous la direction d’Anne Larue, Poitiers, Publications de La Licorne, 1996, p. 55.
103
Georges Simenon, L’Affaire Saint-Fiacre, op. cit. p. 74.
104
C. K. Orecchioni, « les négociations conversationnelles », Verbum, 1984, p. 239.

40
En fait, Maigret est un questionneur habile capable de conduire les suspects et les
témoins à ne rien dissimuler. La force de ses répliques vient de son recours à des questions
réelles. Dans les quinze interrogatoires repérés dans Maigret hésite, nous n’avons que très peu
d’interrogations oratoires. Chaque question que pose le commissaire engendre une obligation.
Elle contraint celui à qui elle s’adresse de fournir une réponse qui s’inscrit dans le champ de
l’interrogation. Il s’agit, comme le montrent les exemples tirés de Maigret hésite, d’ « une
demande d’identification » 105 du profil d’un personnage (« Le jeune Parendon est-il d’un
caractère farceur ? »106), du lieu de résidence (« Vous habitez Montmartre ? »107), de la nature
des rapports entre les personnages (« Quels sont ses rapports avec son père ? »108, « Tortu
était votre petit ami ? » 109 ), du métier du personnage (« Sa fiancée était secrétaire, elle
aussi ? »110), du point de vue d’un témoin (« Que pensez-vous de cette maison? »111), etc.
La pression exercée par Maigret par ces questions se mue en un jeu peu intense au
début quand il s’intéresse à la situation de son interlocuteur et à ses préoccupations
quotidiennes, puis l’échange durcit quand le commissaire soumet le personnage interrogé à
un questionnaire serré. En guise d’exemple, nous nous référons au second chapitre de Maigret
hésite, plus précisément à l’interrogatoire de Jean Métayer considéré, par le commissaire,
comme une précieuse source d’information sur la victime, car il était son amant et son
secrétaire. Nous détectons une accumulation de questions vives qui portent sur les conditions
de vie du suspect, sur son passé, son métier, sa fortune, sa famille et sur ses rapports avec la
victime.

Le dialogue devient ainsi le contexte idéal où s’élabore et se construit la quête de la vérité


comme une difficile enquête. Maigret est campé dès le début des romans, non pas comme
« un être d’action »112 , mais comme « un être de parole »113.

Dans ce sens, la psychologie des personnages devient une étape clef dans la résolution
de l’énigme, au même degré d’importance que l’étude sociocritique des circonstances.
L’œuvre Simenonienne donne un effet de miroir des individus et de la société, Mais cette idée
du roman-miroir prend une nouvelle mesure plus concrète et explicite dans le traitement méta
textuel de l’œuvre.

105
Patrick Charaudeau, Grammaire du sens et de l’expression, Hachette, 1992, p. 592.
106
Georges Simenon, Maigret Hésite, op. cit. p. 43.
107
Ibid. p. 44.
108
Ibid. p. 43.
109
Ibid. p. 44.
110
Ibid. p. 45.
111
Ibid. p. 90.
112
Gillian Lane-Mercier, La Parole romanesque, op. Cit. p. 300.
113
Ibid.

41
Troisième partie :

La métatextualité
ou
Le pouvoir spéculaire du roman :

42
Introduction :

L’idée de rapprochement entre le créateur et la création revient ostensiblement, tout le


long de l’œuvre Simenonienne. L’image de Simenon portant son pardessus gris et son
chapeau noir (Archétypes de la police judiciaire), bourrant sa pipe, répond au premier appel
de notre mémoire pour refléter Maigret. Cependant, Simenon est le premier à réfuter toute
idée de similitude, « Jamais Maigret a été moi. », pourtant, l’idée persiste, têtue, solide par la
manifestation d’une multitude de rapprochements.
Plutôt d’un débat vain et une analogie futile, nous devons retenir de ces allers-retours l’idée
persistante d’un jeu de miroir qui cache un lien plus structural et plus profond entre la série
policière et la création purement littéraire.
Pour développer à juste mesure cette idée, un point méthodologique s’impose.
La mise en abyme peut prendre deux dimensions possibles; soit en superposant l’image de
l’écrivain et de l’écriture à l’image de l’heuristique policière, soit en mettant en relief l’image
du lecteur qui se met dans la peau de la détective. Dans nos deux œuvres de corpus, il s’agit
ingénieusement des deux dimensions simultanées, elles coexistent à une égalité concurrente.
Notre analyse suivra donc la même logique, nous nous attarderons dans un prime abord
sur la mise en reflet de l’écrivain par l’enquête, là où la recherche esthétique s’identifie et se
superpose à l’heuristique policière. Nous analyserons, dans un second lieu, le statut d’un
lecteur qui suit les pas de l’enquêteur. On s’intéressera à un lecteur averti, et respectivement à
un écrivain criminel, dont le papier et les lettres sont ses outils de crime.
A fur et à mesure de notre analyse, nous essayerons, à chaque fois, de mettre en perspective
une écriture réfléchie, qui retourne la réflexion sur elle-même et sur ses formes, pour donner
un langage autotélique qui fait écho aux grandes entreprises littéraires de résonance mythique.

1. Simenon, le père de Maigret :

La superposition de l’image de Simenon et celle de Maigret ne peut en aucun cas passer


inaperçue, elle exige une analyse exhaustive du rapport entre l’écrivain et son héro qui
implique l’acte d’écriture comme une enquête. Ce double rapport nous oriente vers une
troisième référence, celle d’Œdipe Roi.

1.1 Le travail policier de Simenon :

L’écrivain, pour entamer sa tâche créatrice, procède par rassembler ses données, faire une
esquisse bien définie de son projet ainsi qu’il essaye de mesurer, au préalable, l’élan que va
prendre son œuvre et son point d’arrivée déterminatif. Il est en mesure de manipuler ses
personnages et le décor où ils baignent, tout en traçant, en avance, d’où ils viennent et où ils
iront. Apparemment, la manœuvre de Simenon est radicalement différente.
En fouinant ses manuscrits au Fond Simenon, on tombe sur des enveloppes jaunes où il
avait l’habitude de ressembler les éléments principaux de chaque œuvres, l’un de ces fameux
enveloppes est attaché en bibliographie, (Malheureusement, on n’a pas trouvé les enveloppes
43
jaunes de l’une de nos œuvres de corpus, car la méthode concerne essentiellement le début de
la carrière de Simenon et qu’il a changé de technique progressivement. On a attaché ci-
dessous le manuscrit de son roman Le Président.) Sur ces enveloppes, on trouve mentionnés
les noms des personnages, les lieux de l’action, les actions des premiers chapitres, bref,
essentiellement des éléments mnémoniques qui permettent de brosser uniquement les grands
traits de l’œuvre et dont le rôle primordiale est d’éviter de tomber dans le redit ou la collision
spatio-temporelle de deux œuvres voire plus. Par la suite, il se laisse prendre par le tourbillon
des événements et ne mesure aucunement l’ampleur que va prendre l’essor diégétique.
Donnant libre cours à son instinct ou croyant à une sorte de magie ou d’un Dieus Ex Machina
qui conduira les événements sur les bonnes railles, il ne prévoit ni éventualité ni évidence.
Comme il le confirme à plusieurs reprises dans ses interviews : « Je ne connais absolument
rien des événements qui se produiront plus tard ». 114 « Si je les connaissais, je devais
abandonner car cela ne m’intéressera plus ».115 Cela deviendra inintéressant car il cherche les
pulsions régénératrices, les indices provocateurs. En définitive, il se substitue à Maigret. Il
avoue avec détermination, dans cette interview avec Roger Stéphane qui lui a demandé s’il
connait l’argument de Maigret, la clausule du roman ainsi que le coupable, au préalable : « Il
faut que je passe par les mêmes angoisses que Maigret, […] et comme lui, généralement au
cinquième ou au sixième chapitre, j’ai ce passage difficile ; je me trouve devant trois, quatre,
cinq solutions différentes, et je me demande laquelle est la bonne. Car il n’y en a qu’une
bonne. C’est généralement le jour le plus difficile à passer, celui où la décision va emporter le
reste du roman. » 116 On se trouve devant une intention avouée d’identification et
d’implication dans la peau du Commissaire. En fait, cette angoisse qu’éprouve Simenon lors
de l’écriture de ses romans, auparavant expliquée par le rythme hallucinant et la machinerie
haletante, prend dans ce contexte une dimension nouvelle.
Nos deux œuvres ne contredisent nullement ces propos, on trouve notre personnage principal
dans des situations écrasantes :

« Maigret n’avait été aussi mal à l’aise. Et sans doute était-ce la première fois qu’il
avait la sensation très nette d’être inferieur à la situation. Les événements le dépassaient. »117

On retrouve la même incapacité et la sensation de malaise dans Maigret Hésite, quand il


accédait au bureau de Mr. Parendon pour poursuivre son interrogatoire au moment où
l’intrigue atteigne son seuil :

« Il se sentait lourd, maladroit, se rendait compte de tout ce qui lui manquait de


connaissances pour mener à bien un tel interrogatoire. »118

Cependant, cette même sensation de mal être dans sa peau et ce besoin périlleux d’écrire est
vite dissipée à la fin de l’enquête comme à la fin de l’écriture, Simenon est soulagé, comme

114
Romanciers au travail, préface de Jacques Borel, Paris, Gallimard, « Témoins », 1967, p116.
115
A. Parinaud, op.cit, p.403.
116
Georges Simenon, portrait-souvenir, entretient avec Roger Stéphane, op.cit, p.104.
117
Georges Simenon, L’Affaire Saint-Fiacre, op.cit, p. 160.
118
Georges Simenon, Maigret Hésite, op.cit. p.171.

44
délivré de quelque chose. Il s’identifie encore une fois à Maigret, en fin d’enquête, où dans
L’Affaire Saint Fiacre, il éprouvait une satisfaction légitime qu’il fila « un sourire serein,
confiant » 119 . Confiant peut être pour son intuition et son sens d’initiation instinctif, que
l’embrouillage des pistes par Maurice et son avocat, ou par l’hystérie de Mme Parendon, n’a
pas su l’empêcher de révéler la réalité au grand jour.
L’idée de l’improvisation et le génie intuitif de Simenon apparaissent en filigrane au fil du
texte, sa méthode des enveloppes jaunes a probablement donné de son mieux.
En fait, on trouve l’image de ces enveloppes dans le texte du crime ; Maigret reçoit dans
Maigret Hésite trois lettres progressives annonçant le crime. Elles ne précisent à aucune
occasion le coupable ni la date ou l’outil du crime, toutefois que le caractère des lettres et du
papier renvoient à la même personne :

« Même enveloppe, mêmes caractères bâtonnets tracés avec soin, même papier à la lettres
dont ont avait coupé l’en-tête.
On ne l’appelait pas Monsieur le divisionnaire et le ton avait changé. »120

Outre que l’allusion aux enveloppes, cette idée de style d’écriture récurrent et l’utilisation du
même bout de papier fait écho au style Simenonien invariable et à son rythme d’écriture.
Ce rythme perpétuel qui, digne d’un travail de Sisyphe, prend huit jour pour se boucler,
rapprochant ainsi la mise en abyme de l durée de l’enquête, typographique cette fois ci, de
l’écriture.
En fait, ce chiffre 8, qui rappelle le nombre des chapitres dans Maigret Hésite, prend la forme
d’un circuit fermé et centrifuge et renvoi au caractère de l’écriture de Simenon. De surcroit, et
sur le plan sémantique, ce chiffre prend, par un renversement de plan, la forme de l’infini qui
symbolise l’infinie signification du langage par le biais de tourbillon de l’écriture.

1.2 L’écriture, une quête de soi :

La mise en abyme peut prendre, dans certaine mesure, le sens du symbole. Elle peut
renvoyer à l’écriture comme une quête de soi, comme une recherche des origines et un retour
aux sources. Simenon a recours à ses souvenirs, à son vécu, et à son être le plus intime et le
plus profond pour trouver ses thèmes bouleversants, ses décors et ses atmosphère intrigants.
Tel est le chemin que fait Maigret en retournant au village Saint Fiacre, le village de son
enfance où le meurtre de la comtesse a eu lieu. Par ce retour rétrospectif, des souvenirs
d’enfance ressuscitent en lui et font rejaillir de nouveau le goût d’une époque révolue. Les
détails du château, de Marie Tintin, la propriétaire de l’auberge où il logeait pendant son
enquête, la comtesse qui n’a pas pris une ride, tout se mettait en faveur de l’avancement de
son parcours et l’aidait, comme une machine de temps, à revivre les sensations de naguère.
Certes, il cherchait indubitablement le coupable, mais, à réflexion, il se cherchait lui-même,
cherchait l’enfant en lui. De telle manière, il rappel l’aspect primaire de l’écriture.
D’ailleurs, l’image de l’enfant revient ostensiblement sous la plume de Simenon, Maigret se

119
Georges Simenon, L’Affaire Saint-Fiacre, op.cit. p.187.
120
Georges Simenon, Maigret Hésite, op.cit, p.38.

45
voyait dans l’enfant qui volait le missel de la comtesse : « Le regard de Maigret rencontra
celui du gamin […] ils comprirent l’un et l’autre qu’ils étaient amis »121. Pareillement dans
Maigret Hésite, l’image du fils de M. Parendon qui lui avait écris la lettre pour lui annoncer
un crime éprouvait une fascination enfantine à l’égard de la police judiciaire : « Le drame ne
l’empêchait pas de conserver une curiosité quelque peu enfantine vis-à-vis de la police. » 122

Outre que l’aspect essentiel et existentiel de l’écriture, on saisit une allusion à tous les
genres de récit littéraire, la poésie, le théâtre et le roman.
Pour mettre en exergue le trait confus de la situation et l’apogée de l’intrigue, Simenon fait
écho au théâtre, pris dans son rôle le plus primitif et primordial, et considéré comme une mise
en scène de la parole, il semble être le moyen exquis pour mettre en œuvre la perplexité et la
nature ambigüe des relations entre les personnages:

« La scène qui suivait fut confuse. Partout il se passait quelque chose et, après coup, chacun
n’eut pu que raconter la petite partie des événements qu’il avait vue personnellement. Il ne
restait que cinq bougies pour éclairer la salle à manger. D’énormes pans demeuraient dans
l’ombre et les gens, en s’agitant, y entraient ou en sortaient comme des coulisses d’un
théâtre.» 123

Le paysage retranscrit comporte les trois éléments principaux de toute mise en scène
théâtrale ; on trouve, premièrement, une mention explicite de « la scène » qui renvoi
directement au théâtre, et à laquelle s’ajoute le caractère confus du meurtre. Ce dernier
représente donc le « coup » de théâtre qui met les acteurs de la scène comme les spectateurs
dans un état de confusion extrême. De fait, l’opacité de la situation renvoi au critère
hermétique de toute œuvre littéraire et de sa profondeur qui laissent une multitude de pistes de
compréhension et de déchiffrement, comme ils laissent la perception et la sensibilité de
chaque récepteur codifier le message transmit, et c’est justement cette idée de relativité qui
fait la complexité de l’œuvre littéraire et laisse son destin entre les mains de son lecteur, cette
idée est manifestée par l’image des personnes présents dans la pièce (ou dans la scène) qui ne
peuvent s’identifier qu’à « la petite partie des événements qu’ils avait vue personnellement.»
deuxièmement, le décor de la pièce n’échappe pas à la description de Simenon, on saisit la
représentation des jeux de lumière théâtraux par la mention de « l’ombre » et des « cinq
bougies pour éclairer ». Finalement, la dichotomie qui existe entre la pièce « la salle à
manger », où s’est produit le crime, et le reste de la maison de Parendon renvoi avec subtilité
à la séparation entre la scène théâtrale et les coulisses par une comparaison explicite.
L’agitation des personnes (ou des personnages) par leur mouvement de va et vient renforce
l’idée de la dynamique théâtrale.

« Comédie qui devait d’ailleurs se poursuivre sur un ton de farce et de drame tout
ensemble. »124

121
G. Simenon, L’Affaire Saint Fiacre, op.cit. p.50.
122
G. Simenon, Maigret Hésite, op.cit. p.148.
123
G. Simenon, L’Affaire Saint Fiacre, op.cit. p. 167.
124
Ibid. p.169.

46
En ce qui concerne la représentation romanesque dans l’œuvre, on peut colorer à sa
propre guise la mention de l’œuvre de Walter Scott qui saisit le texte de bout en bout. Le lien
puise son sens primordialement dans la dimension historique qui réunit les deux œuvres.
Walter Scott est le père du roman historique et le trait gothique de ses œuvres a marqué
l’ampleur de l’histoire littéraire dès le XIXème siècle à nos jours. L’analogie est saillante,
dans l’optique où le travail policier est la reconstitution de l’histoire, la reconstitution de la
mosaïque par le recollage des petites pièces perdues, des petits indices détruits par le temps et
des dires dissipés par le mouvement convulsif du monde. Ainsi, dans le chapitre où le comte
Sait Fiacre prend la relève de l’enquête, cherchant le tueur de sa mère, il réunit tous les
soupçonnés, autours de lui, pour les interroger, il reconduit, par cet audace fervent, le même
mouvement de l’historien qui essaye de restituer une image « dé-colorisée » par l’angoisse
régnante et l’effacement de la réalité par l’effet du temps et de l’action :

« Je (Maurice de Saint Fiacre) parlais tout à l’heure de Walter Scott, à cause de l’atmosphère
qui règne dans cette pièce, mais aussi et surtout à cause de l’assassin… En somme, n’est-ce
pas ? C’est une viellée funèbre… Les obsèques ont lieu demain matin et il est probable que
nous ne nous séparerons pas d’ici là… »125

Cette atmosphère sombre et funeste de la scène suit le pas de l’Histoire qui s’estompe
au fil du temps et son pouvoir de phagocytose, comme une cellule humaine qui se tue de
l’intérieur. Le travail de l’Historien (Romancier), comme celui de l’enquêteur est
essentiellement un travail de mémoire. Ils font un contre sens de l’histoire pour remonter aux
sources et aux péripéties originaires de la réalité bouleversante. L’assassin est aussi une figure
de proue dans cette démonstration analogique, il représente le catalyseur qui ébranle la vérité,
qui rend muettes les indices et dissipée la réalité. La démarche invincible du temps (et de
l’enquête) vient rendre justice à cet ordre ébranlé. En réalité, les coupables et les accusées
représentent un témoignage nécessaire pour tout déchiffrement logique de la réalité, ils
prennent partie dans le déploiement de l’histoire (et l’Histoire) et ils y font figure. Nulle autre
réplique ne peut mieux illustrer cette démonstration que celle du comte de Sait Fiacre :

« Je disais que puisque l’assassin est ici, les autres font en quelque sorte figure de justiciers…
Et c’est par cela que notre assemblée ressemble à un chapitre de Walter Scott. »126
L’idée du réalisme dans le roman historique de Walter Scott peut aussi faire preuve d’une
référence indubitable dans l’étude de l’œuvre Simenonienne, comme on a montré l’attrait de
ce courant sur sa plume.

Pour passer ensuite à la référence poétique, la poésie, prise dans sa vocation


épistémique, cherche à déchiffrer le mystère et la vérité humaine. Elle accède à ses rêves, ses
désirs les plus profonds et ses pensées les plus intimes. De surcroit, elle définit les idées de
chacun par sa force de réfléchir le moi et le surmoi. Chacun reçoit de la poésie que ce qu’il en

125
Ibid. p.151.
126
Ibid.

47
donne de lui-même. Il s’agit donc d’un miroir du monde réel qui peut être assimilé à l’enquête
policière dans sa démarche heuristique de la vérité recherchée mais surtout enfouie. En fait,
on trouve dans la situation ambigüe dans laquelle baignent les personnages et où Maigret se
trouve hébété et écrasé par les événements, une superposition explicite avec la poésie. « On
nage dans une poésie » 127 disait Maigret. Cette affirmation renvoi nos esprits à deux
interprétations possibles. La première fait écho à la poésie en ce qu’elle cherche de vérité et
de véritable en l’être humain. La deuxième interprétation prend une dimension Mallarméenne,
et fait appel à l’acception de la poésie dans sa dimension obscure et hermétique qui va de pair
avec le caractère opaque et intriguant de la situation dans lequel se trouve Maigret au Village
Saint Fiacre.
De là, l’œuvre de Simenon prend une profondeur par une mise en abyme littéraire et artistique
de son récit.

1.3 Œdipe enquêteur :

La quête identitaire que réclament les deux œuvres de corpus renvoi sans trêve au mythe
d’Oedipe. Que ce soit la tragédie d’Œdipe Roi de Sophocle ou le récit mythologique originel,
il s’agit dans les deux cas et dans l’ordre des littératures, le roi de Thèbes le premier des
enquêteurs Il serait trop dire, dans cette optique, que le mythe d’Œdipe est un roman policier
par faute d’anachronisme qui mélange les temps et les genres mais une parenté structurale
apparaît et s’exprime en des sensibles et passionnantes reprises ainsi qu’une filiation formelle
travaille le texte de bout en bout. Il rejoint le mythe au sens archaïque du terme, le mythe de
la grande fondation, le mythe des fondations humaines.

Au préalable, il ne serait pas sans utilité de rappeler à grandes lignes ce qu’est


« L’affaire Œdipe » dans sa version première.
Dès la naissance de son fils Œdipe, Laïos, le roi de Thèbes apprend qu’il mourrait des
mains de son propre fils, il le fait alors exposé sur le Cithéron et lui fait, en plus, ligoter les
deux pieds (d’où vient son nom, Œdipe qui signifie littéralement Pieds enflés). L’enfant est
donc recueilli par des bergers qui l’ont, ensuite, emmené au roi de Corinthe, Polybe, où il fut
élevé et considéré comme le vrai fils. A peine atteint l’âge mur, Œdipe apprend par un oracle
qu’il est destiné à tuer son père et à épouser sa mère. Il commet alors le terrible acte auquel il
est promis et se soustrait, comme pour s’exiler, à Corinthe. Mais sur la route, il prend querelle
avec un inconnu qui n’est autre que Laïos et continue son chemin vers Thèbes, accomplissant
ainsi la première prophétie de l’oracle, sans le savoir. Arrivé à Thèbes, il trouve les Thébains
en attente d’un roi qui prendra le trône en charge ainsi que la main de la reine à condition de
résoudre une énigme proposée par le Sphinx. A la question « Quel est l’animal, doué d’une
seule voix, à successivement quatre, deux, trois pattes, et qui est d’autant plus faible qu’il a
plus de pattes ? ». Œdipe répond : l’Homme. Il fut alors reçut par les honneurs royaux, il
occupa le trône et épousa Jocaste, en accomplissant ainsi la deuxième partie de la prophétie,

127
G. Simenon, L’Affaire Saint-Fiacre, op.cit. p. 124.

48
toujours sans le savoir. La vérité finit toujours par surgir. Œdipe apprend plus tard par le
devin Tirésias qu’il responsable de la mort de son père Laïos.
Le plus important à notre analyse, est l’enquête qu’ouvre Œdipe pendant sa longue recherche
ardente de la vérité. Il se met à interroger et à s’interroger, et n’arrivera que lentement à
l’horrible conclusion qui fait de lui l’assassin.

La recherche heuristique d’Œdipe repose essentiellement sur les informations récoltées


lors de ses interrogatoires, ainsi que ses propres déductions et syllogismes. De fait, il se
rapproche éminemment à Maigret, et par ailleurs à Simenon.
En fait, il procède à son investigation, si l’on se permet de l’appeler comme tel, sur
plusieurs étapes. D’abord, il se rassure par les propos de Jocaste qui indique le meurtre
concerne, non Œdipe, mais le fils écarté de Laïos, mais comme elle a indiqué le lieu de la
mort de Laïos, Œdipe se reconnait et ses doutes commencent à le ronger, il s’alarme et exige
rencontrer la personne qui a raconté le crime. Ce témoin affirme que Laïos a été tué par un
groupe de brigands sans s’étendre sur les détails. Œdipe se sent donc écarté du cercle des
accusés, surtout quand il apprend par un messager que Polybe, roi de Corinthe, et son « père »
est mort, il se rassure qu’il n’est plus concerné par le sort qu’on lui a attribué et qu’il n’a pas
tué et ne tuera pas son père. Mais le messager ne s’attarde pas à détromper Œdipe et lui
révéler qu’il n’est pas le fils naturel de Polype mais un enfant trouvé et accueilli par les mains
d’une berge. Cependant, on se trouve dans la case départ, Œdipe convoque le berger, qui
malheureusement confirme ces dires et la conclusion s’impose peu à peu, et la vérité finit par
éclater. Tout au long, de son parcours heuristique, Œdipe essaye de collectionner les
informations, il s’implique à chercher les indices et il se livre plutôt à collectionner les traces
événementielles que matériels, il se penche sur les explications logiques plutôt que de se
vouer aux dires des témoins. On trouve

« Ces gens, dans quel pays sont-ils, Où trouver,


La trace mal attestée d’une faute ancienne ? » 128

Ou encore :
« En reprenant au début, je vais l’ (=l’affaire) éclaircir une nouvelle fois,
moi comme vous.
Qu’est ce qu’on raconte ? Tout ce qu’on dit, je l’examine. »129

On le voit donc conduire l’enquête malgré les alibis, les doutes, les thèses et les antithèses.
Deux lectures possibles peuvent résulter de ces postulats autant concurrents que
complémentaires. La première lecture est qu’Œdipe essaye, à chaque fois et par le biais de ses
interrogatoires et ses questionnaires, de retarder le surgissement de la vérité, comme par
crainte de découvrir le coupable et par la recherche d’un ressort dramatique et pathétique. On
est renvoyé ici à l’enquête de Maigret dans laquelle on trouve un bouillonnement latent
semblable à celui de la tragédie, comme on peut la superposer, par un jeu de reflet, à l’image

128
Sophocle, Œdipe roi, d’après la traduction de Jean et Mayotte Bollack Edition de Minuit, Paris, 1985, vers
108-109.
129
Ibid., vers 291.

49
de Simenon qui essaye de retarder la résolution de son énigme par une intension de stimuler la
tension narrative de son récit et pousser le suspens à son paroxysme.

Une deuxième lecture peut suggérer, qu’au long du mythe, Œdipe accrédite à l’enquête
tout son sens, il la laisse prendre tout son ampleur et son temps nécessaire pour aboutir au
déploiement idéal. D’ailleurs, il refuse d’accepter la réalité comme elle est et essaye de
remonter aux sources de l’intrigue. Comme s’il refuse le destin, ou disons, il ne l’accepte
qu’une fois les faits établis et les circonstances déterminées et élucidées. A la lumière de cette
autre lecture, on se trouve inéluctablement renvoyé à l’image de Maigret, et en occurrence de
Simenon, qui essaye de définir les poussées socio-psychologiques qui ont contribué à un
impact direct sur le coupable. Comme on l’a vu plutôt, l’Homme pour Simenon est
déterminé, il est le résultat de son milieu, de son sort et prend d’ailleurs l’image métaphorique
de l’Homme dans la devinette du Sphinx, qui « plus il a des pattes, plus il est faible. »

On notera également que l’homologie avec le mythe d’Œdipe accrédite à l’œuvre


Simenonienne une dimension littéraire par le leitmotiv de la recherche du père, à savoir qu’il
est le fond de toute littérature, comme le considère Roland Barthes :

« La mort du père enlèvera à la littérature beaucoup de ses plaisirs. S’il n’ya plus de
père, à quoi bon raconter des histoires ? Tout récit ne se ramène-t-il pas à Œdipe ? Raconter,
n’est-ce pas toujours chercher ses origines, dire des démêlées avec la Loi, entrer dans la
dialectique de l’attendrissement et de la haine ? Aujourd’hui on balance d’un même coup
l’Œdipe et le récit : on n’aime plus, on ne craint plus, on ne raconte plus. Comme fiction,
Œdipe servait au moins à quelque chose : à faire de bons romans, à bien raconter. »130

On aboutit à une double condensation de l’effet mythique par la superposition de


l’image de Simenon, ainsi que celle de Maigret à la démarche d’Œdipe. Cette homologie offre
une dimension littéraire incontestable par son ouvroir mythologique mais également pas ce
qu’elle offre de plaisir et de « jouissance ». Même si le lecteur est averti dès le début de son
aventure de lecture qu’il s’agira forcément d’un crime et d’une résolution de l’énigme, il se
laisse prendre par la trame narrative et le suspens de l’œuvre :

« Je prends plaisir à m’entendre raconter une histoire dont je connais la fin : je sais et je
ne sais pas, je fais vis-à-vis de moi-même comme si je ne savais pas : je sais bien qu’Œdipe
sera démasqué, que Danton sera guillotiné, mais tout de même … »131

130
Roland Barthes, Le plaisir du texte, Edition du Seuil, Paris, 1973, p.64.
131
Ibid. p.65.

50
2. L’écriture de Simenon, une écriture criminelle ? :

La mise en abyme du texte prend prendre un deuxième angle de vue quand on se penche
à étudier la position du lecteur par rapport l’écriture policière. Plusieurs points d’homologie
s’imposent, l’enquêteur, dans sa démarche heuristique des indices et des petites notes
révélatrices, reflète l’image d’un lecteur qui cherche à saisir le sens du texte et à puiser dans
toutes dimensions possibles qu’offre la signification. Les traits de cette homologie se
dressent, dans nos deux œuvres, avec une subtilité saillante et impliquent une double lecture ;
une lecture où le lecteur est à l’image de l’enquêteur et une deuxième, en occurrence, celle
d’un écrivain criminel qui cherche à brouiller les pistes de la compréhension et la résolution
facile de son énigme. Le crime est en mesure de prendre à son crédit la fonction de l’énoncé et
de l’énonciation.

2.1 Le lecteur, enquêteur :

Tout au long de son aventure avec le livre, le lecteur cherche à comprendre, à déchiffrer le
dit et à décrypter le non-dit, il suit, dans cette optique, les pas d’un enquêteur attentionné et
perspicace. Ce jeu de miroir entre le lecteur et l’enquêteur puise son sens dans la
superposition de l’image de Maigret et celle du lecteur. Que l’on se met dans la peau de l’un
ou de l’autre, le seul régisseur de l’avancement de notre enquête est le texte.
Dans l’Affaire Saint Fiacre, on assiste à un meurtre atypique, où il n’ya ni arme de crime
concrète ni empreintes, ni plainte ni flagrant délit, la comtesse est morte par un arrêt cardiaque
causé par un bout de papier et qui prend forme d’un article déchiré annonçant le meurtre du
comte de Saint Fiacre et son amie à Paris. La réaction physiologique de la comtesse suite à la
lecture de ce bout de papier était fatale, voire funeste. Il nous convient dès lors de considérer
le texte comme l’ultime arme de crime. On trouve donc « L’arme du crime ! Un morceau de
journal grand de sept centimètre sur cinq ! »132 Ou encore « Maigret prit dans son portefeuille
le texte qui avait tué la comtesse de Saint-Fiacre. »133 On assiste à un jeu symbolique de
l’effet du texte sur son lecteur. La même image ressurgit dans Maigret Hésite mais prend
d’autres proportions. En fait, Maigret reçoit une lettre anonyme qui annonce un meurtre
imminent dans l’immeuble de Parendon :

« Monsieur le divisionnaire,
Je ne vous connais pas personnellement mais ce que j’ai lu de vos enquêtes et de votre
attitude vis-à-vis des criminels me donne confiance. Cette lettre vous étonnera. Ne la jetez pas
trop vite au panier. Ce n’est ni une plaisanterie ni l’œuvre d’un maniaque.
Vous savez mieux que moi que la réalité n’est pas toujours vraisemblable. Un meurtre sera
commis prochainement, sans doute dans quelques jours. Peut-être par quelqu’un que je
connais, peut-être par moi-même.
Je ne vous écris pas pour empêcher que le drame se produise. Il est en quelque sorte

132
G. Simenon, L’Affaire Saint Fiacre, op.cit. p.51.
133
Ibid. p. 120.

51
inéluctable. Mais j’aimerais que, lorsque l’événement se produira, vous sachiez. […] Je vous
verrai peut-être un jour, dans votre bureau, mais nous serons alors chacun d’un coté de la
barrière. »134

Il faut retranscrire quasiment toute la lettre pour pouvoir déceler de près son pouvoir
spéculaire. Elle représente une sorte de Captatio benevolentiae du lecteur, une accroche pour
attirer toute son attention, littéralement d’abord qu’il s’agit d’une enquête curieuse, et
symboliquement ensuite pour l’initier à un périple intrigant et suspicieux « Cette lettre vous
étonnera », il s’agit d’une dénégation indirecte du caractère ludique ordinaire et commun du
polar. Par « Ne la jetez pas trop vite au panier. Ce n’est ni une plaisanterie ni l’œuvre d’un
maniaque », Simenon montre sa volonté de se distinguer du lot, de tirer son œuvre du
conformisme de l’écriture policière et remédier à une consommation refoulée par le recours
au verbe Jeter mis dans la forme négative.
Ensuite, pour creuser davantage l’idée de cette mise en parallèle entre l’écrivain et le lecteur,
on saisit l’idée de la séparation du destinateur et de destinataire de la lettre, ou à vrai dire le
criminel et l’enquêteur où ils se trouvent « chacun d’un coté de la barrière ». Le verbe Savoir
vient renfoncer nos propos « j’aimerais que vous sachiez », pour confier une touche
épistémique et faciliter le parallèle établit, puisque le seul modérateur et le seul échange qui
régit le rapport lecteur/écrivain (Ou Enquêteur/ Criminel) est l’échange du savoir.
Ce jeu spéculaire qui fait osciller l’esprit du lecteur entre la valeur littérale du signe et sa
dimension métaphorique est mis en exergue par cette l’interrogation de Maigret au secrétaire
de M. Parendon quand il lui a demandé « Croyez-vous aux lettres ? »135 Cette interrogation
prend une double épaisseur, elle suggère premièrement une simple demande pour juger le
degré de crédibilité de la lettre reçue et le sens de crédulité de Ferdinand, le secrétaire. Une
deuxième lecture propose, par le biais d’une syllepse, un détour plutôt réflexif où le l’écrivain
essaye de mesurer le degré d’implication de son lecteur dans le texte et son penchant sur la
lettre, en tout ce qu’elle possède de pouvoir métonymique de la littérature en général.

2.2 Le style, là est le grand crime :

Dans la confrontation des différentes théories définissant la notion de littérarité plus


haut, nous avons cité Todorov qui considérait que « pour la langue littéraire, tout est forme,
tout est signe, tout est valeur. » Cette définition ne saura être mieux placée pour rapprocher
encore le lien qu’entretient l’enquête policière avec l’institution littéraire.
En effet, le lecteur se met dans la peau de l’investigateur cherchant le signe du crime, fouinant
dans les bribes du récit, essayant de déchiffrer le moyen par lequel il est tombé sous l’emprise
de la trame narratologique et cherchant le moment où il s’est laissé emporté par ce chant de
sirène. Mieux, Simenon suit la même logique de Todorov dans sa démarche scripturale, pour
lui également, tout est forme, signe et valeur

134
G. Simenon, Maigret Hésite, op.cit. p.7.
135
Ibid. p.101.

52
En ce qui concerne la forme, Simenon emploi un style dépouillé, presque effacé. Sa
prose est régie par le silence, le blanc et le repos. Les trois points de suspensions représentent
le signe typographique le plus utilisé, comme pour marquer un arrêt mimant le mouvement
réflexif de Maigret, ou le repos que prend la plume. Sa prose est essentiellement respirée
comme pour refléter une écriture rythmée par les deux bouffées de pipes de Maigret.
En plus, l’avancement de l’enquête ne prend que rarement la forme linéaire, il suit un
mouvement hésité, qui, dès qu’il avance légèrement, il « ralenti et qu’il tombe presque à
zéro »136. On conçoit une écriture auto réflexive, qui joue avec ses propres éléments narratifs.
Dès qu’il s’agit d’une condensation de données, on saisit ensuite un effacement total et une
négation de ce qui a été énoncé. Ce flux et ce reflux de l’écriture est mis en scène par le
rythme saccadé de l’avancement de l’enquête qui croit trouver la clef pour résoudre son
énigme et qui l’a rejette l’instant après : (+ extrait : le style suspendu …) soit d’un temps de
latence soit d’une résolution qui n’attend que le bon moment…. + le style , là est le grand
crime

« Parfois il (Maigret) croyait comprendre et l’instant d’après une phrase de Saint Fiacre
remettait tout en question. » 137

Cette vocation à retranscrire le mouvement de l’enquête se laisse transpercer par le texte


et prend forme d’une écriture blanche, vouée mystérieusement au silence et au néant.
Ce dépouillement de la langue est percevable d’emblée sur le plan verbal, et là on bascule du
coté du deuxième axe de Todorov, la valeur.
En effet, l’image de la blancheur envahit littéralement le texte, et on assiste à un jeu alternatif
et récurrent entre le blanc et le noir qui prend la forme de l’ombre. On trouve ce passage une
description de l’atmosphère du village de Saint Fiacre, le jour de l’enterrement de la
comtesse :

« Les blancs, par contre, pierres tombales ou plastrons empesés, bonnets des vielles,
prenaient une valeur irréelle, perfide : des blancs trop blancs, qui détonnaient. » 138

ou encore, vers le début du dernier chapitre:


« Les champs étaient tout blancs de gelée et les herbes cassaient sous les pas. De quart
d’heure en quart d’heure, les cloches de la petite église sonnaient le glas. »139

Dans les deux cas, on assiste à un tableau hanté par le froid, le vide et la mort, qui n’attend
que l’arrivée de Maigret au premier passage et le dévoilement de l’identité du criminel dans le
dernier. Ces deux moments clefs de tout roman policier, représentent ici l’état latent de la
page blanche qui n’attend que d’être « salie », voire exploitée par l’écrivain. Les empreintes
des pieds des passants sur la neige de Robes-Griller ne peuvent pas échapper à nos esprits
dans une telle démarche, surtout qu’on retrouve la même figure de prompte mention dans

136
G. Simenon, L’Affaire Saint-Fiacre, op.cit, p.153.
137
Ibid. p.160.
138
Ibid. p.41.
139
Ibid. p. 181.

53
l’œuvre « Elle était sale ? » 140 , il ne s’agit certainement pas de neige mais en parlant de
l’automobile u comte Saint Fiacre comme pour savoir s’il était de passage.

Ensuite, cette idée du noir et du blanc qui régie tout le tissu narratologique, nous renvoi,
sans retard, à l’idée du textum, ce dénominateur commun entre tissu et texte que Roland
Barthes préfère appeler « hyphos »141 en allusion au réseau de l’araignée. De fait, on a basculé
radicalement du coté de la forme, le texte est un brouillage des signes, une intersection de
l’énoncé et de l’énonciation. Cette image de maillage serré est sous-jacente dans le texte de
Simenon et elle prend deux mesures. La première au niveau macrostructural, où elle prend les
dimensions d’une métaphore filée qui puise son sens qu’au long du texte. Ce brouillage dans
l’aboutissement de l’enquête et cette ivresse de situation dans laquelle se trouve Maigret à
plusieurs reprises représente l’image de ce réseau entremêlé et équivoque. Deuxièmement,
dans un sens microstructural, elle rejaillit par des images parsemée ici et là dans le récit et qui
bombardent le texte avec leur pouvoir allégorique et le débordent de partout de ses facultés
spéculaires. Tel est le cas dans ce passage :

« Le chemin à parcourir était long, car la pièce était aussi vaste qu’un salon de réception. Ici
aussi, les murs étaient couverts de livres, avec quelques portails, et le soleil découpait
l’ensemble en losanges. » 142

A considérer de près, et pris dans la poétique qu’offrent les interprétations de la synecdoque,


les murs peuvent représenter, par leur blancheur et leur vide, l’image de la page vierge, et les
livres en ce qu’ils recèlent de mots et de signes. Cette fresque panoramique se complète par le
jeu de lumière qu’offrent les rayons de soleils pénétrants. Le contact de la lumière extérieure
avec l’atmosphère intérieure produit des intersections ou des hyphos qui prennent forme de
losanges, à savoir la forme propre du textum.

Le texte Simenonien offre une multitude d’interprétation et une infinité d’image qui
peuvent renvoyer à des références méta textuels. Et c’est justement ce pouvoir allusif qui
permet de camper nos deux œuvres de corpus parmi les chefs-d’œuvre de la littérature
policière.

140
Ibid. p.133.
141
Roland Barthes, Le plaisir du texte, op.cit. p. 85.
142
G. Simenon, Maigret Hésite, op.cit. p.19.

54
Conclusion :

Simenon opte pour une écriture simple, un style dépouillé et des thématiques
communes à tous les romans policiers, qui lui attribuent un caractère industriel et campent ses
œuvres par la littérature de gare, sauf qu’il arrive paradoxalement à les élever à la hauteur de
la littérature légitime et à la résonance mythique.

Le premier moyen par lequel il procède à son ambition littéraire est le projet réaliste
qui représente une touche révolutionnaire au roman policier francophone. Il réussit à combler
ses creux qui font du récit réaliste un discours contraints par le recours aux critères déjà
établis par Philippe Hamon, qui sont le critère de la consistance, de la vérifiabilité et
d’acceptabilité. Pour ce faire, il met en œuvre, respectivement, la forme sérielle, la banalité du
récit et les récits policiers stéréotypés. Nietzsche considère que « la vérité est la condensation
des stéréotypes » et Simenon ne le contredit pas, dans sa quête justement du « vrai ».

Le deuxième moyen par lequel Simenon esquive à l’exclusion du champ littéraire est la
profondeur socioculturelle et psychologique qu’il attribue à son œuvre. Il emploi la
thématique policière pour accéder à la sève des préoccupations politiques de son époque et a
recours à la sérialité pour mettre en perspective la trépidation et la convulsion de son ère.

Comme il dote son œuvre par un pouvoir spéculaire nouveau au roman policier qui
empreinte son œuvre par une lecture pluridimensionnelle et qui reflète tantôt l’écrivain
comme enquêteur et l’écriture comme une quête de soi et de la vérité, tantôt l’écrivain comme
un criminel et en occurrence le lecteur comme un enquêteur. Il lève haut le drapeau de la
résonnance mythique qui fait allusion à Œdipe Roi qui par sa représentation simultané de
l’enquêteur et du criminel.

En définitive, Simenon a révolutionné le polar en le débordant de partout de ses


préoccupations communes et de ses aspirations primaires, sans pour autant changer
radicalement ses fondements thématiques et formels.
Au début de notre analyse, on a eu tendance de trancher s’il s’agissait d’une écriture littéraire
ou d’un phénomène paralittéraire et à confronter les deux perspectives. On convient à la
conclusion que Simenon a certainement aspiré à la grandeur littéraire mais il y parvenait par
le moyen paralittéraire. Il a maitrisé l’art de faire exister des milieux restreints avec une
grande économie de moyens et sans effets d’extravagance ou de superflu, en révolutionnant
ainsi tout le champ de l’écriture policière.

55
Bibliographie :

Œuvres du corpus :

Georges Simenon, L’Affaire Saint Fiacre, Editeur d’origine : Presses de la Cité, La Librairie
Générale Française, Le Livre de Poche, 2003.

Georges Simenon, Maigret hésite, Editeur d’origine : Presses de la Cité, La Librairie


Générale Française, Le Livre de Poche, 1997.

Autres œuvres mentionnées :

- -G. Simenon, Quand j’étais vieux, Œuvres Complètes, vol. 43, Ed. Rencontres
-Stendhal, Le Rouge et le Noir, Gallimard, Paris, 1999.
- Oedipe Roi, Sophocle, Série noire, Gallimard, Paris, 1994.
- Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.
- -Guy de Maupassant, « Le Roman », Préface de Pierre et Jean, dans Romans, édition établie
par Louis Forestier, Gallimard, 1987.

Bibliographie critique :

- EVRARD Franck, Lire le Roman Policier, DUNOD, Paris, 1996.

- DELCOURT Christian, DUBOIS Jacques, GHTHOT-Mersch Claudine, KLINKENBERG


Jean-Marie, RACELLE-LATIN Danièle, Lire Simenon. Réalité/Fiction/Ecriture, Bruxelles,
Labor, « Archives du futur », 1993.

- LAVERGHE Elsa, La Naissance du roman policier français. Du second Empire à la


Première guerre mondiale, Paris, Classique Garnier, 2009.

- VINCENT Jouve, L’effet-personnage dans le roman, PUF, 1992.

- GALLOT Dédier, Simenon ou la Comédie Humaine, Paris, France-Empire, 1999

- Hamon, P. « Un discours contraint », dans Littérature et Réalité, Paris, Seuil, « Points


Essais », 1982.

56
- BAKHTINE, M. Esthétique et Théorie du roman, Paris, Gallimard, «Bibliothèque des
idées », 1978.

- MITTERAND, H., « La question du réalisme », dans le Grand Atlas des littératures, Paris,
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- SAINT-JACQUES, D. Impossible réalisme. Études littéraires, 3(1), 1970.

- DOMERC Jean. La glossématique et l'esthétique. Dans Langue française, n°3, La


stylistique, sous la direction de Michel Arrivé et Jean-Claude Chevalier, 1969.

-L’express Rhône-Alpes, novembre 1970. (Interview de Simenon à l’O.R.T.F, le 22 octobre


1970).

- STEPHANE Roger, Georges Simenon, Portrait-souvenir, entretient avec Roger Stéphane,


Paris, RTF et Librairie Jules Taillandier, 1963.

- PARINAUD André, Connaissance de Georges Simenon, Paris, Presses de la Cité, 1957,


(Entretiens radiodiffusés de G. Simenon avec A. Parinaud, octobre-novembre 1955.)

-RICHAUDEAU Françoise, « Simenon : une écriture pas si simple qu’on le penserait », dans
Communication et langages, N° 53, 3ème trimestre, 1982.

- JAKOBSON, « Du réalisme dans l’art », dans Théorie de la littérature, textes des


formalistes russes, réunis, présentés et traduits par Todorov, Editions du Seuil, 1965.

- BERTIER Patrick, « Le Balzac de Simenon », L'Année balzacienne 2015/1 (n° 16).

- LE PELLEC Yves, Private Eye / Private I : « le privé, le secret et l’intime dans le roman
noir classique », dans Le Roman policier et ses personnages, sous la direction d’Yves Reuter,
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-DUBOIS Jacques, Le Roman policier ou la Modernité, Armand Colin, Bruxelles, 2005.

- JAKOBSON, « Du réalisme dans l’art », dans Théorie de la littérature, textes des


formalistes russes, réunis, présentés et traduits par Todorov, Editions du Seuil, 1965.

-GALLOT Dédier, Simenon ou la Comédie Humaine, Paris, France-Empire, 1999.

-MATHEYS François, La Libre Belgique, 7 septembre 1989.

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- BRAHIMI Denise, A la découverte de Simenon romancier, Edition Minerve, Paris, 2010.

-FABRE Jean, Enquête sur un enquêteur, Maigret : Un essai de sociocritique, Etudes


Sociocritiques, Centre d'études et de recherches sociocritiques, Université Paul Valéry, 1981.

-VANONCINI André, Le roman policier, Paris, PUF, collection « Que sais-je ? », 2002.

-Lexique des termes littéraires, ouvrage dirigé par Michel Jarrety, Librairie Générale
Française, Le Livre de Poche, 2001, p.125.

-LANE-MERCIER Gillian, La Parole romanesque, Les Presses de l’Université d’Ottawa et


Les Editions Klincksieck.

-CHARAUDEAU Patrick, Grammaire du sens et de l’expression, Hachette, 1992.

-BARTHES R. Le plaisir du texte, Edition du Seuil, Paris, 1973.

58
Fond Simenon, Dossier « Divers I ».

59
Une page du dossier « Noms ». Sont soulignés ou marqués d’une croix les noms retenus.
Fond Simenon, Dossiers « Divers II » .

60
Verso de l’enveloppe jaune du roman Le Président.

61
Recto de l’enveloppe jaune du roman Le Président,

62

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