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Dé crire, inventer et mé dier l’œuvre

d’art : l’ekphrasis fictive dans le roman


français du XXIe siè cle

de
Mathilde Savard-Corbeil

Une thèse soumise en conformité avec les exigences


du doctorat en Langue et Littérature françaises

Département d’études françaises


University of Toronto

© Copyright de Mathilde Savard-Corbeil 2022


Décrire, médier et inventer l’œuvre d’art :
l’ekphrasis fictive dans le roman français du XXIe siècle.

Mathilde Savard-Corbeil

Doctorat en Langue et Littérature françaises

Département d’études françaises


Université de Toronto

2022

Résumé

Cette thèse propose d’aborder la problématique de la représentation littéraire de l’œuvre


d’art visuelle par une approche interdisciplinaire et intermédiale. Considérée d’une part comme
une médiation, mais aussi comme un exercice stylistique antique, l’ekphrasis traverse les genres
et les périodes littéraires. Cela dit, le roman contemporain renouvelle l’approche de cette
pratique à la lumière des enjeux soulevés par la postmodernité. La littérature du XXIe siècle se
veut savante, tout en étant consciente de ses limites comme médium, jouant sur ces frontières
pour continuer à contester le rapport aux grands récits tout en utilisant l’ouverture rendue
possible par la fiction, lui permettant un décloisonnement des disciplines dans une intégration
simultanée des discours scientifiques multiples. Dans ce contexte, il n’est donc pas étonnant
qu’on puisse observer l’émergence de nombreuses ekphrasis de nature fictionnelle dans le
roman français actuel. Les objectifs de cette thèse sont donc les suivants : 1) comprendre
l’impact de l’ekphrasis sur l’expérience esthétique de l’œuvre d’art visuelle ; 2) explorer les
possibilités du récit comme outil de médiation et de transmission ; 3) redéfinir la position de la
littérature de fiction dans une distance critique des institutions et des discours officiels.
À travers l’analyse de quatre romans, en l’occurrence Nue, de Jean-Philippe Toussaint
(2013) ; Les Onze, de Pierre Michon (2009); La carte et le territoire, de Michel Houellebecq
(2010), et Terrasse à Rome de Pascal Quignard (2000), cette thèse dresse un portrait en
profondeur des multiples facettes de l’ekphrasis fictive dans le roman français contemporain.
Le premier chapitre met en relation le roman Nue avec les propositions esthétiques qui se
trouvent dans les écrits de Marcel Duchamp, attirant le regardeur au-delà du visible en mettant
l’accent sur l’idée de l’œuvre d’art et non sur son produit fini. Le roman de Toussaint
s’approprie le vocabulaire duchampien tout en mettant en scène la démarche artistique, le
rapport entre contrôle, hasard et matérialité, dans une forme romanesque minimaliste qui mène
le lecteur à se demander ce qu’il est finalement possible de connaître. Consacré au roman Les

2
Onze, le deuxième chapitre de la thèse s’inspire du Musée imaginaire d’André Malraux afin de
redéfinir la relation entre littérature, institution muséale et histoire de l’art. À travers la mise en
scène d’une visite guidée, l’œuvre de Michon révèle les secrets oubliés d’une œuvre d’art fictive
à caractère politique et les erreurs historiographiques commises à son égard. Le roman se
positionne ainsi dans une distance critique qui tente de situer le discours historique comme un
acte narratif et de révéler la part de choix à laquelle ce dernier doit inévitablement procéder. La
littérature peut alors se réapproprier ce qui a été négligé, autant dans un mouvement à l’extérieur
de l’ordre établi que dans une critique de l’exercice de pouvoir. Le chapitre sur La carte et le
territoire s’intéresse à la manière dont l’ekphrasis fictive inscrit le roman au sein de la crise de
la représentation à laquelle est confronté le milieu de l’art contemporain dominé par le marché
et la commercialisation de la pratique. Les considérations de l’expérience esthétique que peut
alors offrir le récit mènent à interroger le rapport entre ekphrasis et genres littéraires. La manière
dont Houellebecq intègre à la fois le récit de la vie d’artiste, la biographie et la critique d’art
amène à redéfinir la hiérarchie des discours, mais aussi à considérer la fiction comme étant une
ouverture des possibles pour le monde de l’art. Enfin, le dernier chapitre consacré à Terrasse à
Rome soulève des enjeux liés à la fragilité matérielle de l’œuvre d’art et explore comment le
texte littéraire peut, en plus de se positionner comme une forme de savoir, en assurer la
survivance conceptuelle. Les menaces politiques et religieuses de l’iconoclasme et autres types
de destruction de l’objet d’art ont traversé l’histoire, permettant ainsi à la littérature de se
questionner sur la manière dont on peut raconter l’œuvre d’art après sa disparition, mais aussi
de se constituer comme traces et ce, même en régime fictionnel.

3
Describing, inventing and mediating the work of art:
the fictional ekphrasis in the 21st century French novel.

Mathilde Savard-Corbeil
Degree of Doctor of Philosophy
Department of French
University of Toronto

2021
Abstract

This thesis addresses the issue of the literary representation of the visual work of art
through an interdisciplinary and intermedial approach. Considered as mediation but also as an
ancient stylistic exercise, ekphrasis crosses genres and literary periods. However, contemporary
novels are renewing the approach to this practice in the light of the issues raised by
postmodernity. The literature of the 21st century aims to be scholarly, while being aware of its
limits as a medium, playing on these borders to continue to question the relationship to
metanarratives while using the openness made possible by fiction, allowing it to
decompartmentalize disciplines in a simultaneous integration of multiple scientific discourses.
In this context, it is therefore not surprising that we can observe the emergence of many fictional
ekphrases in current French novels. The objectives of this thesis are therefore: 1) to understand
the impact of ekphrasis on the aesthetic experience of the visual work of art; 2) to explore the
possibilities of storytelling as a tool for mediation and transmission; 3) to redefine the position
of fiction in a critical distance from institutions and official discourses.
Through the analysis of four novels, namely, Nue, by Jean-Philippe Toussaint (2013);
Les Onze, by Pierre Michon (2009); La carte et le territoire, by Michel Houellebecq (2010) and
Terrasse à Rome by Pascal Quignard (2000), this thesis paints an in-depth portrait of the
multiple facets of fictional ekphrasis in contemporary French literature. The first chapter
connects the novel Nue with the aesthetic propositions found in the writings of Marcel
Duchamp, drawing the viewer beyond the visible by emphasizing the idea of the work of art
instead of its finished product. Toussaint's novel appropriates the Duchampian vocabulary
while staging the artistic approach, the relationship between control, chance and materiality, in
a minimalist form that leads the reader to wonder what is ultimately possible to know. Dedicated
to the novel Les Onze, the second chapter of the thesis is inspired by André Malraux's imaginary
museum in order to redefine the relationship between literature, museum institutions and art

4
history. Through the staging of a guided tour, Michon’s work reveals the forgotten secrets of a
political fictional work of art and the historiographical errors around its interpretation. The
novel thus positions itself in a critical distance that attempts to situate historical discourse as a
narrative act and to reveal the choice to which the latter must inevitably proceed. Literature can
then reappropriate what has been neglected, as much in a movement outside the established
order as in a critique of the exercise of power. The chapter on La carte et le territoire looks at
the way in which the fictional ekphrasis inscribes the novel within the crisis of representation
facing the world of contemporary art dominated by the market and the commercialization of
the practice. Considerations of the aesthetic experience that the story can then offer lead to
questioning the relationship between ekphrasis and literary genres. The way in which
Houellebecq integrates at the same time the account of the artist's life, biography and art
criticism redefines the hierarchy of discourse while considering fiction as being an opening of
possibilities for the art world. Finally, the last chapter devoted to Terrasse à Rome raises issues
linked to the material fragility of the work of art and explores how the literary text can, in
addition to positioning itself as a form of knowledge, ensure its conceptual survival. Political
and religious threats by iconoclasm and other types of destruction of the art object have crossed
history, thus allowing literature to question itself on the way in which the work of art can be
told after its disappearance, but also by positioning itself as traces, even in a fictional regime.

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Remerciements

Merci à mon directeur, Pascal Riendeau, et aux membres de mon comité, Barbara Havercroft
et James Cahill, d’avoir cru à un projet différent, d’avoir été patients et de m’avoir soutenue
tout au long de ce parcours compliqué, parsemé d’imprévus, d’embûches, de fractures et de
virus.

Merci au Département d’études françaises de l’Université de Toronto, au programme de


Bourses d’études supérieures de l’Ontario, au Conseil de recherches en sciences humaines du
Canada – bourses Joseph-Armand-Bombardier, et à l’Institut Jackman pour le soutien financier
sans lequel cette thèse n’aurait jamais vu le jour.

Merci à mes amis intellectuels, ceux qui on su accueillir et inspirer ma jeunesse brouillonne :
Francis Langevin, Nicholas Hauck et Nigel Lezama. Je suis également choyée et honorée
d’avoir pu partager un peu de ma sagesse domptée avec les nouveaux qui continueront à leur
tour à tenir le fort de la curiosité : Thomas Ayouti, Habib Hassoun, Stéphanie Proulx et Oscar
Bisot.

D’autres amitiés qui, elles, m’ont permis de souffler, de continuer, de rire et de pleurer, mais
surtout d’être à mes côtés et d’embrasser une montagne russe d’émotions, fidèles au poste :
Daviel, Julien, Alix, Vanessa, Nico, mes éternels dans la distance. Il y a beaucoup de vous ici,
des soirées de débats enneigés ou de nuit infinies rue Beautreillis. J’ai découvert le monde, l’art
et moi-même à vos côtés, vous qui avez éclairé mes pensées et ma passion des musées. Voir
Venise et mourir.

À Michel, dont l’entêtement et l’urgence m’ont appris l’éloge des plaisirs.

À mon frère, qui me pousse continuellement à me remettre en question dans une humilité
déconcertante.

À mes parents, pour leur confiance, leur présence, leur compréhension, leur amour. Je suis
profondément touchée d’avoir hérité de votre force, de votre enthousiasme, de votre
engagement.
À Cody, déjà tellement et pour toujours.

6
Table des matiè res
INTRODUCTION

D E LE SPÉCIFICITÉ ONTOLOGIQUE DE L ' ŒUVRE D ' ART FICTIVE 11


É TUDE DE LA RELATION ARTISTIQUE : ESTHÉTIQUE ET MÉTHODOLOGIE 14
U N CORPUS VISUEL ET TEXTUEL : UNE OUVERTURE DES POSSIBLES 19

CHAPITRE 1. JEAN-PHILIPPE TOUSSAINT, LE STATUT DE L'ŒUVRE D'ART ET L'HÉRITAGE DE MARCEL


DUCHAMP EN LITTÉRATURE

1.1. DE LA MATIÈRE GRISE : DUCHAMP ET L'IDÉE DE L'ART AU-DELÀ DU RÉTINIEN 23

1.1.1. LE READY-MADE ET LA PERFORMATIVITÉ DU CONCEPT D'ART : LE NOMINATIF, L'APPROPRIATION ET LA


POSSIBILITÉ LITTÉRAIRE 23
1.1.2. DÉTOURNEMENT ET INDIFFÉRENCE : ENTRE BEAUTÉ ET NARRATIVITÉ DU GESTE 28
1.1.3. QUATRIÈME DIMENSION, INFRAMINCE ET ANTI-RÉTINIEN : L'EXPÉRIENCE DE L'ART AU-DELÀ DU VISIBLE 32

1.2. LA ROBE DE MIEL : L'ŒUVRE D'ART FICTIVE ET NARRATIVE AU-DELÀ DE LA MATIÈRE 39

1.2.1. DE LA HAUTE COUTURE À LA PERFORMANCE : FICTION ET MISE EN RÉCIT DU GESTE ÉNONCIATIF 41


1.2.2. LA MATIÈRE MIEL : SCIENCE, PRÉCISION, BEAUTÉ D'INDIFFÉRENCE 43
1.2.3. RETARD EN VERRE ET AUTRES PASSAGES : PERFORMANCE ET TEMPORALITÉ 48
1.2.4 ESTHÉTIQUE DE L'ACCIDENT : HASARD, ORIGINALITÉ ET SIGNATURE 50
1.2.5. L'ÉTHOS ARTISTIQUE : AUTEUR, AUTHORITÉ, HUMOUR ET IRONIE 56

1.3. AU CŒUR DE L'ÉCRITURE, MÊME : TOUSSAINT ET DUCHAMP ENTRE MINIMALISME ET


EKPHRASIS 58

1.3.1. ESTHÉTIQUE MINIMALISTE : L'OBJET, L'EKPHRASIS ET LE NEUTRE 59


1.3.2. LE MINIMALISME AU-DELÀ DE LA REPRÉSENTATION ET DE LA NARRATIVITÉ 64
1.3.3. LE LUDISME, L'IMAGE ET LE CARACTÈRE EXPÉRIMENTAL DU RÉCIT 68
1.3.4. LA PERFORMANCE, L'IMMÉDIATETÉ ET L'IMPORTANCE DE LA RÉCEPTION 72

1.4. LES FRONTIÈRES DU RÉCIT, LES FRONTIÈRES ENTRE LES ARTS : LOGIQUE NARRATIVE ET
RELATIONS INTERMÉDIALES

1.4.1. LA MISE EN RELATION DU COMMENCEMENT ET DE LA FIN : DÉPLACEMENT ET ESTHÉTIQUE 74


1.4.2. DIALOGISME DE L'INCOMMENSURABLE : LA PERSPECTIVE, L'ANTI-RÉTINIEN ET LE REGARDEUR 76
1.4.3. L'UNION DE L'ART ET DE LA VIE : BOTTICELLI, MARIE, L'IMPRÉVISIBLE ET L'INSAISISSABLE 80

CONCLUSION : IDÉE ET ÉCRITURE DE L'ŒUVRE D'ART, UNE EXPÉRIENCE TEXTUELLE


CONTEMPORAINE 84

CHAPITRE 2. L'ŒUVRE D'ART FICTIVE, L'EXPÉRIENCE MUSÉALE ET LA TRANSMISSION DU SAVOIR


SUR L'ART : LES ONZE DE PIERRE MICHON ET LE QUESTIONNEMENT DE L'HISTOIRE 86

7
2.1 LE MUSÉE IMAGINAIRE : HÉRITAGE LITTÉRAIRE ET ACCESSIBILITÉ DU SAVOIR

2.1.1. L’IMPORTANCE DE MALRAUX POUR L'ŒUVRE D'ART FICTIVE 87


2.1.2. CONTACT, MONTAGE, JUXTAPOSITION : DIALOGUE ET PRATIQUES DES CONTEMPORAINS DU MUSÉE
IMAGINAIRE 92
2.1.3. LE MUSÉE IMAGINAIRE AUJOURD'HUI : ESTHÉTIQUE, POLITIQUE, FICTION 94

2.2. MUSÉE ET LITTÉRATURE : LES ONZE DE PIERRE MICHON ET LA REDÉFINITION D'UNE


RELATION 99

2.2.1. PARADIGME LITTÉRAIRE DE LA REPRÉSENTATION MUSÉALE : L'APPORT FICTIONNEL 100


2.2.2. LA SPATIALITÉ LITTÉAIRE : LE LOUVRE, LA SCÉNOGRAPHIE ET LE RÉCIT 105

2.3. AU-DELÀ DE L'HISTOIRE : MULTIPLICITÉ DES RÉCITS, DES VÉRITÉS, DES TEMPORALITÉS 110

2.3.1. L’HISTOIRE ET SES MULTIPLES POSSIBLES : MICHON ET L’HERITAGE FOUCALDIEN 111


2.3.2. NARRATION ET MISE EN QUESTION DES DISPOSITIFS DE MÉDIATION : INSTANTANÉITÉ, DISTANCE,
TEMPORALITÉ 117

2.4. LA PEINTURE D'HISTOIRE COMME GENRE : REPRÉSENTER LE COMITÉ DU SALUT PUBLIC

2.4.1. ESTHETIQUE DE LA COMMANDE : POLITIQUES CULTURELLES SOUS LA REVOLUTION 125


2.4.2. ICONOGRAPHIE NÉO-CLASSIQUE : ENTRE HÉRITAGE TEXTUEL ET AMBITION RÉVOLUTIONNAIRE 129
2.4.3. HISTORIOGRAPHIE, POLITIQUE ET HOMMES DE LETTRES : QUAND LE RECIT SE MULTIPLIE 136

2.5. QUELLE EST CETTE HISTOIRE AUTRE ? HUMANISME, FICTION ET BIOGRAPHIE 141

2.5.1. MICHELET COMME PERSONNAGE : REECRIRE L'HISTOIRE A TRAVERS LE RECIT DE FICTION 142
2.5.2. LYRISME, ROMANTISME ET VOIX NARRATIVE : L'EXPLOITATION DU SUBLIME CHEZ MICHELET 148
2.5.3. RETOUR DU BIOGRAPHIQUE : ENJEUX DE SAVOIR 152

CONCLUSION : ESTHÉTIQUE DE LA SUPPOSITION ET RHÉTORIQUE DE L'INCERTAIN : MICHON, LE


REFUS DU RÉCIT UNIQUE ET LA FICTION DE L'ŒUVRE D'ART 156

CHAPITRE 3. LA CARTE ET LE TERRITOIRE : LA FICTION DE HOUELLEBECQ COMME CRITIQUE DE LA


REPRÉSENTATION

3.1. LE MONDE COMME VOLONTÉ ET COMME PAPIER-PEINT: LA PRODUCTION DE L'ŒUVRE


D'ART CHEZ HOUELLEBECQ 160

3.1.1. CONSIDÉRATIONS ESTHÉTIQUES ET HÉRITAGE DE L'AVANT-GARDE DANS LA POÉTIQUE HOUELLEBECQUIENNE


161
3.1.2. LE MOUVEMENT ARTS & CRAFTS ET L'ENTREPRISE ARTISTIQUE : DE LA COLLABORATION À L'EXPÉRIENCE
ROMANESQUE 166
3.1.3. ONTOLOGIE DE LA PRODUCTION: OBJET ET TRAVAIL DE L'ARTISTE CONTEMPORAIN 172

8
3.2. MISE EN RÉCIT DE LA CRISE DE LA REPRÉSENTATION : RUPTURE ET APPROPRIATION
NARRATIVE 178

3.2.1. CRITIQUE DE LA FACULTÉ DE JUGER À L'ÉPOQUE DE LA MULTIPLICITÉ DES DISCOURS 179


3.2.2. UN MONDE D'IMAGES : LE STATUT DE L'ŒUVRE D'ART ET DE SA REPRÉSENTATION 184
3.2.3. D'UN MÉDIA À L'AUTRE : DISCOURS, ESTHÉTIQUE ET REPRÉSENTATION IMPOSSIBLE 188

3.3. LA CARTE N'EST PAS LE TERRITOIRE : INVENTION ET CONFIGURATION DE L'ŒUVRE D'ART


192

3.3.1. LOGIQUE DE LA CONFIGURATION ARTISTIQUE : LA JUXTAPOSITION DE L'ART ET DE LA VIE 193


3.3.2. L'INVENTION DU PAYSAGE : LA CARTE N'EST PAS LE TERRITOIRE 199
3.3.3. MICHELIN ET L'ART CONTEMPORAIN : UNE FICTION QUI DÉPASSE LE CADRE DE LA REPRÉSENTATION 205

3.4. LE DÉTAIL HOUELLEBECQUIEN : ÉVÉNEMENTIALITÉ ET DESCRIPTION DE L'ŒUVRE D'ART 210

3.4.1. ÉNIGME ROMANESQUE ET TECHNIQUE PLASTIQUE : RÉCIT DE CLÉS ET D'INTERPRÉTATIONS 211


3.4.2. LE TEMPS DE L'OBSERVATION : HISTOIRE DE L'ART ET GENRES LITTÉRAIRES 215

CONCLUSION : LA REPRÉSENTATION COMME SEULE VÉRITÉ : HOUELLEBECQ ET L'ESTHÉTIQUE DE


SCHOPENHAUER 219

CHAPITRE 4. L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE AU-DELÀ DE LA FINITUDE : DÉSOEUVREMENT,


ICONOCLASME ET SURVIVANCE DANS TERRASSE À ROME DE PASCAL QUIGNARD 226

4.1. LE DÉPASSEMENT DE L'ŒUVRE D'ART PAR LE TEXTE : ESTHÉTIQUE ET ÉCRITS D'ARTISTES


227

4.1.1. L'ART ET LA VIE : DUCHAMP, KLEIN ET LE LANGUAGE 228


4.1.2. ESTHÉTIQUE DU VIDE : ÉCRIRE L'INVISIBLE 234
4.1.3. UNE EXPÉRIENCE INTÉRIEURE : PERFORMANCE ET IMAGINAIRE 240

4.2. LA FIN DE LA MATIÈRE : ÉROTISME, ICONOCLASME ET PLAISIR ESTHÉTIQUE EN


LITTÉRATURE 245

4.2.1. DÉTRUIRE DIT-ELLE : ÉROTISME, TRANSGRESSION, TRADITION 248


4.2.2. LE CORPS, LE NU, L'HISTOIRE : LOGIQUE D'UNE INSCRIPTION 254
4.2.3. UN REGARD QUI NE PEUT VOIR : L'ŒUVRE D'ART, LE CORPS ET LA FINITUDE 258

4.3. UNE PENSÉE DE L'IMAGE PAR LE TEXTE : L'HÉRITAGE ESTHÉTIQUE QUIGNARDIEN 265

4.3.1. À L'ORIGINE DE LA REPRÉSENTATION : UNE EXPÉRIENCE INTIME DE LA RÉCEPTION 267


4.3.2 UNE RHÉTORIQUE SPÉCULATIVE : LA POSSSIBILITÉ DE L'IDÉE COMME ŒUVRE EN SOI 271
4.3.3. LE VERBE INCARNÉ : L'IMPACT DE LA CHRÉTIENTÉ ET DE LA QUÊTE DE L'ORIGINE 279

4.4. CHAIR, PLAISIR, CONTEMPLATION : UN SENTIMENT ESTHÉTIQUE ET AMOUREUX 284

9
CONCLUSION 292

CONCLUSION. CE QUI RESTE DE L'ART. CE QUI RESTE DE NOUS. 294

BIBLIOGRAPHIE 302

ANNEXES 314

10
Introduction
1. De la spécificité ontologique de l’œuvre d’art fictive
If you can put your five fingers through it, it is a gate, if not a door.
Shut your eyes and see.
James Joyce, Ulysses.

Pour bien comprendre l’ambition de cette thèse, il faut d’abord circonscrire les
problèmes qu’elle pose, mais surtout bien définir le contexte dans lequel elle les aborde. La
réflexion proposée ici n’est possible que par la contemporanéité du corpus choisi, puisque
l’histoire littéraire du XXIe siècle octroie à celui qui l’étudie une liberté théorique riche en
possibilités. Non parce que cette histoire est continuellement en train de s’écrire, mais plutôt
parce que les questions qui viendront en constituer les fondements sont elles aussi
inévitablement renouvelées. Bien que le champ d’étude de la littérature française soit
remarquablement vaste et suffise à nourrir de nombreux travaux, nous avons choisi de la mettre
en relation avec les arts visuels. Cette décision mène vers un élargissement des perspectives
d’analyse pour considérer le texte littéraire en tant qu’objet artistique, dans un dialogue autour
des formes de représentations. Il s’agit alors d’un déplacement vers l’esthétique, telle qu’elle
est pratiquée comme discipline, rappelant la célèbre problématique de Nelson Goodman pour
qui le questionnement n’est plus : « Qu’est-ce que l’art ? », mais « Quand y a-t-il art ? »1. Dans
L’expérience esthétique, Jean-Marie Schaeffer détermine la spécificité de l’art en philosophie
contemporaine dans une opposition au terme « artistique » :
Le terme « artistique » se réfère à un faire, ainsi qu’à un résultat de ce faire, à savoir
l’œuvre d’art. Le terme « esthétique » se réfère par son étymologie tout autant que par
son usage chez ceux qui l’ont introduit dans la pensée philosophique (Baumgarten,
Kant) à un type de processus perceptif et plus largement attentionnel. Les ressources et
capacités mises en œuvre dans une relation attentionnelle et dans un faire sont donc
différentes, voire opposées : lorsque nous sommes engagés dans un processus
d’attention, nous adaptons nos représentations au monde alors que lorsque nous sommes
engagés dans un faire nous essayons d’adapter le monde à nos représentations
(Schaeffer, 2015, p. 316).

On constate ici que l’enjeu de l’esthétique comme discipline consiste en l’observation et la


compréhension du monde qui nous entoure grâce à l’art, plaçant au centre de cette logique le
spectateur, cherchant à définir son contact avec l’objet et avec le type de connaissance que cette
rencontre peut produire. La présente thèse s’inscrit dans l’héritage de cette problématique

1
Nelson Goodman, Manières de faire des mondes, Paris, Gallimard, 2006, 240 p.

11
puisqu’elle tente de repenser, d’une part, les lieux où l’art se manifeste et, d’autre part, la
manière dont le public en fait l’expérience. Conceptualiser l’œuvre d’art fictive au sein de la
littérature française contemporaine, c’est poser des questions théoriques qui relèvent du
comment et du pourquoi. On dépasse la valeur ontologique de cette présence puisqu’il ne s’agit
pas ici d’interroger l’authenticité de l’exercice : le fait que l’œuvre visuelle décrite au sein du
texte littéraire ait une certaine crédibilité ou ressemblance avec la production contemporaine
n’a finalement aucune importance. On s’éloigne ainsi drastiquement du jugement qualitatif, de
la reconnaissance ou encore de la valeur et de la légitimation de l’objet d’art pour interroger
davantage les facteurs qui en expliquent la manifestation.
Nous nous demandons alors ce qui peut bien expliquer l’intérêt marqué de la littérature
pour les arts visuels. Dans son ouvrage Tableaux d’auteurs : après l’Ut pictura poesis, Bernard
Vouilloux suggère un lien entre ce topos et le début de la prédominance du genre romanesque
au dix-neuvième siècle. Alors que la tradition ekphrastique s’apparente davantage au genre
poétique, il devient nécessaire de comprendre l’apport narratif de la présence de l’œuvre d’art
au sein du texte littéraire. Selon Vouilloux, c’est avec Le Chef-d’œuvre inconnu (1831) de
Balzac que s’installe en littérature française la tradition du récit artistique tel qu’il se présente
dans le texte contemporain. La pratique du Künstlerroman, qui s’approprie le mythe du génie
créateur propre au romantisme allemand, s’articule autour du personnage de l’artiste et de son
apprentissage. Frenhofer, le célèbre peintre exalté de Balzac, finit en effet par détruire son chef-
d’œuvre voyant son achèvement impossible, alors que cette œuvre n’était finalement
qu’absence totale de matière. À force de retoucher le portrait, il ne reste plus rien à voir; les
repentirs font disparaître toute forme perceptible. Dans cette construction classique du récit,
peu de place est faite à l’œuvre, contrairement au corpus étudié dans cette thèse. Toutefois, la
continuation idéologique du romantisme est bien présente, non pas dans l’événement narratif,
mais dans les moments de réflexions sur l’art, dans les discussions avec le personnage de
Nicolas Poussin au cours desquels les thèmes classiques de l’esthétique héritée de La critique
de la faculté de juger (1790) de Kant sont au cœur des débats :
Enfin, il y a quelque chose de plus vrai que tout ceci, c’est que la pratique et
l’observation sont tout chez un peintre, et que si le raisonnement et la poésie se
querellent avec les brosses, on arrive au doute comme le bonhomme, qui est aussi fou
que peintre (Balzac, 2015, p. 55).

On le constate ici, Balzac ne préconise pas la narration d’une évolution technique où l’on
célèbre l’accomplissement d’un être grâce à sa maîtrise picturale, ou, comme le Claude Lanthier
de L’œuvre (1886) de Zola, la distanciation critique de l’élu précurseur qui a eu l’intuition

12
révolutionnaire. Dans ce passage, nous constatons une approche comparative entre les pratiques
artistiques, tradition qui date de la rhétorique antique, où déjà dans la République de Platon et
dans la Poétique d’Aristote, les arts se séparaient les différentes fonctions de la représentation.
La comparaison marque également la pensée classique telle qu'elle est représentée dans le
Laocoon, ou des frontières de la peinture et de la poésie (1766) de Lessing, notamment autour
de l’instant fécond qui donne au texte la lenteur narrative et à l’image le pouvoir de l’action.
Cette philosophie des propriétés techniques est, chez Balzac, mise en scène dans un dialogue
philosophique, à la manière du Neveu de Rameau (1773) de Diderot où la conversation sert à
développer les positions des personnages – sur différents sujets d’ordre moral comme
l’athéisme et l’éducation, ou esthétique comme la musique –, mais aussi la fonction
métacritique du langage littéraire.
À cause de ce sort malheureux, Frenhofer et son œuvre sacrifiée atteignent dès lors une
renommée universelle. En 1931, le marchand d’art et éditeur Ambroise Vollard passe une
commande à Pablo Picasso dont il est l’un des galeristes : illustrer la trentaine de pages que
constitue le texte du Chef-d’œuvre inconnu par douze gravures, dont on peut voir l’un des
exemplaires aujourd’hui au MoMA à New York (Annexe 1). En 2019, Dominique Fernandez
publie Le peintre abandonné, récit dans lequel il raconte le séjour du célèbre peintre espagnol
chez le Comte de Lazerme à Perpignan, lieu actuel du Musée Hyacinthe Rigaud, au moment de
sa séparation de Françoise Gilot en 1954 (Annexe 2). Bien que les événements soient réels, le
roman n’emprunte que le contexte pour y situer une fiction très libre. Le personnage de Totote
commente toutefois les illustrations que fait Picasso de la nouvelle balzacienne :
[…] non seulement les gravures n’illustrent pas le texte, mais elles disent le contraire de
ce que dit le texte, elles le prennent à rebours, elles en renversent le sens. Dans chacune
de ces douze gravures, le peintre est assis devant la toile posée sur le chevalet, dans
chacune il retouche le portrait du modèle féminin. Mais là s’arrête la similitude avec la
nouvelle. Car au lieu du tableau dévasté de Frenhofer, celui de Pablo reste de la première
à la dernière gravure, rempli à ras bord d’optimisme, de bonne humeur, de vitalité
créatrice, d’énergie sexuelle (Fernandez, 2019, p. 227).

La mise en image du texte révèle la nature même de la représentation de Picasso ; elle s’attarde
au récit et à son topos classique, l’artiste et sa muse. Le chef-d’œuvre inconnu, lui, reste dans
l’ombre. L’extrait de Fernandez révèle les différences d’interprétations tout en constituant
l’héritage culturel de notre objet d’étude, l’œuvre d’art fictive, en le transposant au sein de la
littérature et en assumant son impact dans l’imaginaire social. Le portrait disparu possède ainsi
une autonomie par rapport à son récit d’origine, ayant son propre trajet, devenant une référence

13
collective, transmise telle une connaissance générale partagée dont le destin ne cesse d’en
multiplier la présence.
La dimension autonome est donc l’une des premières caractéristiques que l’on retient
lorsqu’on tente de procéder à la définition de l’œuvre d’art fictive. Effectivement, sa place au
sein de la narration romanesque est des plus variables. L’histoire de l’œuvre est en soi
indépendante des autres événements racontés, et la manière dont celle-ci se manifeste est
également isolée. L’œuvre d’art fictive existe grâce à une description textuelle qui prend la
forme d’une ekphrasis, mais qui s’en différencie par l’absence de référent réel. Et il s’agit là de
l’ontologie même de notre objet d’étude, ce qui le spécifie et en révèle la nature propre. Cette
particularité est fondamentale puisque c’est grâce à la fiction de l’œuvre d’art qu’il est possible
de penser le roman comme prisme pour l’idée de l’art, mais aussi comme lieu « alternatif », à
l’extérieur de l’institution, où les savoirs et les corpus officiels peuvent être réévalués. Cette
attitude critique de la littérature contemporaine envers l’histoire de l’art s’inscrit dans
l’incrédulité à l’égard des grands récits tel qu’on la retrouve dans la tendance littéraire
postmoderne. L’objectif de cette recherche consiste à revoir le rapport traditionnel que l’art
entretient à la matérialité, explorant la possibilité d’une transmission textuelle au cœur du
sensible, de l’intelligible, du lisible. L’œuvre d’art fictive donne une place particulière à
l’expérience esthétique par l’absence d’objet physique. Elle vise également à repenser ce que
l’on transmet lorsqu’on écrit sur l’art et à qui appartient l’autorité d’une telle pratique.

2. Étude de la relation artistique : esthétique et méthodologie


En réalité, chaque lecteur est quand il lit le propre lecteur de soi-même. L’ouvrage de l’écrivain n’est qu’une
espèce d’instrument d’optique qu’il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que sans ce livre il n’eut
peut-être pas vu en soi-même
Marcel Proust, Le temps retrouvé, 1989, p. 490.

La présente thèse approfondira deux grands axes qui redéfinissent la relation entre
littérature et art contemporains. D’abord, la présence d’œuvres d’art fictives dans le roman
implique une importante variation de genres littéraires. Elle permet de revisiter les genres
traditionnellement liés à l’objet d’art, soit la biographie, les mémoires et les écrits d’artistes ou
la critique d’art afin d’en dépasser la structure conventionnelle et d’explorer un autre type de
relation entre les médias. L’hybridité formelle engendre une multiplicité de formes d’expression
de l’art visuel dans le texte, transcendant ainsi le rapport descriptif pour s’inscrire dans une
manifestation qui repousse les limites du matériel et du perceptible. Le contexte narratif
déconstruit l’approche spécialisée du connaisseur afin de proposer un contact qui s’établit dans
la durée de la lecture. Cela nous dirige vers l’expérience du public, lequel devient lecteur plutôt

14
que spectateur. Plusieurs hypothèses de travail apparaissent alors, notamment celles de
considérer la fiction comme outil potentiel de médiation ou comme lieu intime de l’expérience
de l’œuvre d’art. Ce type de dispositif met en place une transmission du savoir qui conditionne
la relation à l’œuvre d’art, puisque le lecteur n’est plus guidé par les institutions et peut avoir
une approche personnelle, où se mêle une expérience qui est à son tour mise en récit. L’art
contemporain procède lui aussi à une valorisation du public qui se développe au sein d’un
dialogue direct avec sa fictionnalisation dans lequel le roman occupe une place expérimentale
primordiale.
Notre problématique s’inscrit donc au cœur des études littéraires actuelles. La littérature
contemporaine s’est tournée vers l’appropriation des savoirs grâce à une écriture
encyclopédique, où elle tente de transmettre des connaissances pour lesquelles elle ne dispose
pas nécessairement de légitimité. Dans une approche empirique, elle adopte une attitude critique
dans sa représentation du monde, faisant d’elle une littérature contextuelle tel que le définit
David Ruffel, empruntant le concept à l’historien d’art Paul Ardenne :
[L’écrivain] entre dans des collaborations artistiques et sociales, expérimente lui-même
des procédures pour lesquelles il n’a pas de compétences établies, celles du plasticien,
du comédien, du pédagogue ou du sociologue, avec lesquelles il bricole et perfectionne
peu à peu de nouveaux modes d’actions littéraires. Prenant acte de l’affaiblissement et
du décentrement de la position de la littérature dans la culture contemporaine, il intègre
naturellement les lieux de l’art, les scènes de théâtre, les milieux sociaux, là où il est
possible de gagner en visibilité, en puissance symbolique, en « modernité », ainsi que
de déplacer sa discipline, de l’interroger et de la doter de possibilités nouvelles. Car il
s’agit bien d’enjeux pour la littérature d’aujourd’hui : comment occuper les lieux de l’art
en tant qu’écrivain ? (Ruffel, 2010, p. 63)

Ce décloisonnement nous donne l’occasion de considérer l’œuvre d’art fictive en tant qu’objet
d’étude littéraire, dans son autonomie, dans le discours qu’il engendre et qui l’entoure en
contexte romanesque. Il engendre également un dialogue constant avec l’univers qu’il
représente, dans sa dimension immatérielle, soit celui de l’art contemporain. Cette approche fait
en sorte que la littérature s’intéresse à des sujets historiques, voire historiographiques, à des fins
de transmission et de détournement.2 La fiction a pu à la fois réinvestir ce qui a été laissé dans
l’ombre par les institutions et se tourner vers une conscience autoréflexive face à ses propres
procédés. Elle se penche ainsi sur la manière dont elle a influencé notre compréhension du
monde et de l’art en reconnaissant son apport essentiel pour la construction du savoir comme
narration. Le brouillage des frontières entre le réel et le fictionnel relève donc bel et bien d’une

2
Par exemple, les réécritures fictives des événements autour de la Seconde Guerre mondiale abondent ; pensons
à L’ordre du jour d’Éric Vuillard (2017), au Principe de Jérôme Ferrari (2015), ou encore HHhH de Laurent
Binet (2009).

15
volonté littéraire. Cette stratégie met l’accent sur une esthétique de la réception, schématisant
l’art comme rencontre afin de repenser les possibilités de médiation en valorisant l’expérience
individuelle du lecteur, qui apparaît ici comme un spectateur émancipé pour reprendre Jacques
Rancière.3 Dans son article « Terrains de la littérature », Dominique Viart propose de penser la
littérature contemporaine comme relation :
En s’appropriant, de façon sauvage, les méthodes heuristiques des sciences sociales, le
texte littéraire met en évidence les procédures d’élaboration de la connaissance. Dès
lors, excédant le strict exercice scientifique, il place son lecteur face à sa propre relation
au monde. Dans la mesure où celui-ci n’est plus le simple récipiendaire d’un récit ou
d’une fiction constitués mais assiste à leur constitution, il collabore virtuellement au
processus cognitif. […] Or, parce qu’elle est une relation qui s’interroge, elle embarque
le lecteur dans son questionnement (Viart, 2019, p. 31).

Tout comme David Ruffel, Viart emprunte le lexique de l’art contemporain, faisant sien le
concept d’esthétique relationnelle de Nicolas Bourriaud. Ainsi, la littérature s’aventure à
l’extérieur de ses limites et de ses formes pour s’intéresser à des sujets comme l’œuvre d’art
fictive. Elle utilise aussi des outils conceptuels qui lui permettent de penser la représentation de
manière interdisciplinaire, tout en adaptant ses propres procédés et moyens d’intellection.
L’étude de la voix narrative mêlée aux expérimentations génériques considère l’art visuel
comme un vecteur important de la réflexion sur la nature et l’ambition de la littérature
contemporaine. Cette dernière suggère de repenser la légitimité des savoirs à travers la
multiplicité des expériences esthétiques en repositionnant l’expérience individuelle au cœur
d’une logique herméneutique qui conteste la vérité. La présente thèse explorera ces enjeux en
poursuivant quatre objectifs précis : 1) définir la relation qu’entretient l’œuvre d’art fictive avec
l’art contemporain dans la littérature française afin d’évaluer les sources et les méthodes de
légitimation du savoir; 2) recenser et analyser les diverses pratiques littéraires utilisées pour
situer l’œuvre d’art fictive dans le roman ; 3) comprendre les possibilités que la littérature offre
au public en matière de médiation et de transmission ; 4) circonscrire l’apport essentiel de la
fiction et de la narration de l’art comme fondement culturel de l’expérience esthétique.
L’étude des textes choisis comparera les différentes approches littéraires aux outils de
médiation traditionnels afin de comprendre leur apport différentiel dans une structure en miroir.
Chaque chapitre abordera d’abord une problématique précise de l’histoire de l’art avant d’entrer

3
Dans Le spectateur émancipé, Rancière élabore ce concept homonyme qui s’intéresse à la manière dont le
spectacteur intègre ses connaissances à son ignorance pour se confronter lui-même face au monde dans
l’expérience esthétique : « […] C’est le pouvoir qu’a chacun ou chacune de traduire à sa manière ce qu’il ou elle
perçoit, de le lier à l’aventure intellectuelle singulière qui les rend semblables à tout autre pour autant que cette
aventure ne ressemble à aucune autre » (Rancière, 2008, p.23).

16
en dialogue avec un roman dont l’œuvre d’art fictive constituera notre objet d’étude. Cette
démarche situe notre travail au cœur de la tradition interdisciplinaire en lettres et en sciences
humaines afin de développer une pensée qui interroge à la fois un corpus littéraire, son impact
dans la transmission du savoir, mais aussi l’apport culturel de la mise en relation de l’art visuel
et de la littérature. Nous pourrons ainsi penser une histoire de l’art extérieure à l’institution,
marquée par l’herméneutique de Ricœur, entre autres, avec Le Conflit des interprétations
(1969). Nous nous inspirerons de théoriciens de la littérature française qui procèdent à de tels
rapprochements esthétiques, notamment Antoine Compagnon dans Les Cinq paradoxes de la
modernité (1990). L’œuvre d’art fictive demande une certaine prise de position dans les débats
théoriques du monde littéraire, notamment en affirmant la place du lecteur et l’importance des
communautés interprétatives pour en valider l’existence. À travers l’herméneutique d’un texte
ouvert et sans cesse renouvelé, la littérature y est conçue comme monument. Malgré son
autonomie dans son contact avec le lecteur, c’est toute l’histoire de l’art et de la littérature
qu’elle interpelle avec elle dans un acte de lecture qui active sa manifestation :
Lorsque nous lisons, notre attente est fonction de ce que nous avons déjà lu – non
seulement dans le texte que nous lisons, mais dans d’autres textes – et les événements
imprévus que nous rencontrons au cours de notre lecture nous obligent à reformuler nos
attentes et à réinterpréter ce que nous avons déjà lu, tout ce que nous avons déjà lu
jusqu’ici, dans ce texte-ci et ailleurs (Compagnon, 1998, p. 175).

L’œuvre d’art fictive s’inscrit au sein des enjeux de la littérature contemporaine puisque c’est
tout le bagage culturel du lecteur qui est interpellé à son contact. Le récit dans lequel elle
s’inscrit s’appuie sur les structures de légitimation institutionnelles et s’articule dans l’horizon
d’attente du contexte actuel de la médiation muséale. Cela fait en sorte que l’œuvre en tant que
telle possède la capacité de dialoguer d’un point de vue autonome, dans une posture critique
qui interroge l’expérience et l’individualité de la relation entre le public et la production
artistique.
D’un point de vue méthodologique, l’apport des études intermédiales a ancré notre
approche de l’œuvre d’art fictive comme objet d’étude, mais surtout la manière de la
conceptualiser. Cette analyse s’éloigne d’une comparaison classique entre les arts, établie
depuis l’Ut Pictura Poesis ou dans le paragone poésie-peinture de la Renaissance jusqu’au
classicisme avec Félibien, bien qu’elle n’en nie nullement l’héritage puisque la présence de
l’ekphrasis est essentielle à la manifestation de l’œuvre d’art fictive. Ce n’est toutefois pas dans
sa description qu’on peut en évaluer l’ampleur théorique. C’est surtout dans l’hybridité des
considérations philosophiques que se situe ici l’intermédialité de notre réflexion comme cette
dernière fait se côtoyer la muséologie, l’histoire de l’art, l’esthétique ou encore la sociologie.

17
Ces rapprochements sont la source de l’originalité de cette thèse puisque qu’ils placent la
littérature dans le monde qui nous entoure, comme représentation certes, mais surtout comme
déploiement de la pensée. L’historien d’art Aby Warburg, qui s’est longuement intéressé à la
transmission des formes artistiques au-delà des cultures et des siècles, a été d’une influence
importante pour notre travail étant donné que sa méthodologie nous a guidée dans une réflexion
qui tentait justement de comprendre un objet à travers des analogies et des rapprochements
théoriques. L’œuvre d’art fictive s’inscrit ainsi dans ce que nous qualifierons d’ « espace autre
», un entre-deux, un Zwischenraum, pour reprendre le concept warburgien. Dans son recueil
d’essais Icebergs, le romancier Tanguy Viel cite Fritz Saxl quant à l’organisation de la
bibliothèque de Warburg, illustrant merveilleusement le fonctionnement de notre étude :
La loi de bon voisinage repose sur l’idée que le livre que l’on cherche, dans bien des
cas, n’est pas le livre dont on a réellement besoin. Par contre, grâce à l’organisation
thématique des étagères, il est probable que le livre d’à côté, bien qu’on ne puisse le
deviner à son titre, contienne « l’information vitale » (Viel, 2019, p. 49).

L’œuvre d’art fictive est rendue possible grâce à l’acte d’écriture, mais son existence dépasse
largement cet univers. C’est une véritable expansion du domaine esthétique, dont l’expérience
de lecture évoque la capacité même de la mise en relation. L’œuvre d’art fictive ne vient jamais
seule, d’où le besoin de la conceptualiser à l’aide de penseurs multiples. Pour mieux en saisir
la forme, nous pouvons évoquer un autre concept développé par Annie Lebrun, soit celui d’un
espace inobjectif, là où la subjectivité et l’interprétation sont redéfinies et bouleversées :
Espace de mouvements imprévisibles mis où les chevauchements de la réalité subjective
et de la réalité objective génèrent la forme à même de conjurer la folie et le savoir, plus
ou moins inconsciemment, de quel état nous venons. Il n’est aucun autre lieu que cet
espace paradoxal, où, pouvant convoquer tout ce qu’il n’est pas, l’individu se découvre
et se retrouve être en même temps lui-même et plus que lui-même. Rien de libre ne
commence ailleurs que dans cet espace de jeu, où se jouent toutes nos raisons de vivre.
(Lebrun, 2019, p. 9).

Il faut alors chercher à savoir si c’est la spécificité de l’œuvre d’art fictive, son immatérialité,
sa multiplicité, son expérience individuelle et intime concrétisée dans l’imaginaire, son
impossibilité même qui la rend si intéressante, autant pour les pratiques actuelles en art
contemporain que pour les enjeux de la littérature. Son irrévérence lui permet de ne rien
sacrifier, de valider une expérience intellectuelle et culturelle, loin de la légitimation
institutionnelle.

18
3. Un corpus visuel et textuel : une ouverture des possibles
Everything into irreducibility, unreproducibility, imperceptibility.
Nothing « usable », « manipulatable », « salable », « dealable », « collectible », « graspable ».
No art as a commodity or a jobbery.
Art is not the spiritual side of business.
Ad Reinhardt, Art as Art, 1962

La structure de la présente thèse reflète la méthodologie préconisée et repose sur une


approche théorique marquée tout au long des quatre chapitres par un dialogue constant entre la
littérature, l’art et la philosophie, en s’appuyant sur une mise en relation qui tente de renouveler
l’expérience esthétique contemporaine. Les romans choisis devaient conséquemment présenter
une œuvre d’art fictive bien définie, dont le récit déploie suffisamment de détails descriptifs
pour que le lecteur s’imagine l’œuvre. Le second critère concerne la place de l’œuvre au sein
de l’économie narrative. Il était essentiel que l’œuvre d’art fictive ne soit pas qu’au service
d’une anecdote, que le roman ne soit pas dédié qu’à la vie de l’artiste comme c’est
majoritairement le cas en littérature4, mais qu’il puisse se penser comme technique de
médiation, qu’il puisse guider le lecteur dans son interprétation en y multipliant les sources de
savoir, intégrant le récit de production, la mise en exposition et le contexte sociohistorique de
la transmission de l’œuvre. Les romans ont donc été sélectionnés précisément parce qu’ils
renouvellent le paradigme de réception de l’œuvre d’art, parce qu’ils ouvrent les possibles de
la dynamique contemporaine entre les institutions et les publics, dans la mission de conservation
et de diffusion que la littérature s’est donnée face à elles.
Le premier chapitre traitera de Nue (2013) de Jean-Philippe Toussaint. Il s’agit du quatrième
tome de sa tétralogie intitulée Marie Madeleine Marguerite de Montalte, qui est le personnage
de créatrice de mode dont le narrateur est amoureux. Le regard du narrateur est donc déjà dans
la distance, dans une herméneutique fascinée par l’art et la vie. L’œuvre d’art fictive donne son
titre au roman et se situe dès l’ouverture du récit, où Marie présente une robe de miel, une robe
nue. L’œuvre est dévoilée dans un défilé de mode ayant lieu dans un musée, ce qui conteste les
frontières de la création artistique, le défilé étant conçu et interprété davantage comme une
performance que comme un événement de mode. La robe de miel constitue en soi un objet d’art
impossible parce qu’il ne se conserve pas, il ne se fige pas. L’acte d’autoréférentialité, une robe
de haute couture sans couture comme réflexion sur le média, inscrit la démarche de l’artiste au
sein des problématiques modernistes héritées de l’avant-garde. Voilà pourquoi nous avons mis

4
L’ouvrage de rencension The Encyclopedia of Fictional Artists présente un corpus de texte littéraire contenant
des personnages d’artistes fictifs. Si les textes sont nombreux, l’attention est tournée sur le personnage qui prennent
toujours plus de place que l’œuvre d’art.

19
en relation cette création – la robe de miel – avec l’esthétique de Marcel Duchamp, notamment
par d’importantes similitudes au regard du lexique, du rapport à l’inachèvement, du hasard, et
de la place du regardeur dans l’équation artistique. Le rapprochement entre la robe de miel et
la pensée de cette figure phare des avant-gardes situe son apport théorique comme fil
conducteur de la présente thèse, conceptualisant ainsi l’œuvre d’art fictive dans son
immatérialité, grâce notamment à l’anti-rétinien et à la part intellectuelle du sensible. La
dimension contemplative de la littérature par rapport à l’art visuel révèle un aspect important
des relations entre texte et image, soit la place fondamentale qu’occupe le langage pour
l’histoire de l’art, problématique que Duchamp a profondément ancrée dans les pratiques
plastiques du vingtième siècle.
Le deuxième chapitre s’intéressera au roman Les Onze (2011) de Pierre Michon. Cet univers
particulier prend appui sur un contexte réel, la Révolution française, mais surtout sur ses
coulisses. Le narrateur, guide au Musée du Louvre, révèle ce qui a poussé le Comité du Salut
public à passer une commande auprès du peintre François-Elie Corentin. La réalisation d’un
portrait officiel des révolutionnaires contribuerait à rendre mythiques les événements
historiques dont le sort fragile se jouait toujours. La conscience du pouvoir politique de l’image,
de sa capacité à la célébration et au solennel, constitue la raison même de l’existence de l’œuvre.
Cependant, sa principale réussite se situe plutôt dans les non-dits, dans les silences, dans ce qui
ne se voit pas dans le tableau. La tension et l’incertitude sont évacuées de la représentation,
mais aussi de la médiation. La fiction révèle comment l’histoire a interprété le tableau et
comment les institutions en ont véhiculé la version officielle. Les multiples erreurs
historiographiques traversent le récit et y sont transmises par des figures légitimes telles que
Jules Michelet. La fiction se donne ainsi la tâche d’aller au-delà de ce qui est visible, de ce qui
est transmis, afin de mettre en doute ce qu’on dit sur l’art et le trajet que cette information a
parcouru, les décisions qui ont été prises à son sujet, afin qu’elle nous parvienne. L’attitude
critique chez Michon se présente sur le ton de la confession, du secret, puisque, dans le cadre
romanesque, Les Onze est l’un des plus grands chefs-d’œuvre du Louvre. Il sera donc pertinent
de dresser un parallèle avec les réflexions théoriques et pratiques sur le musée comme lieu
institutionnel afin de comprendre comment Les Onze poursuit le questionnement tout en offrant
une alternative littéraire à la médiation de l’œuvre d’art. Le Musée imaginaire d’André Malraux
constituera une base importante pour réfléchir à la place du livre et de la reproductibilité dans
le contact avec l’image, ainsi que le travail de Marcel Broodthaers sur le processus de
légitimation qui passe par une conformité esthétique et pratique de la mise en exposition.

20
Le troisième chapitre portera sur La carte et le territoire de Michel Houellebecq (2010). Le
roman suit la carrière de Jed Martin et l’évolution de sa pratique artistique, passant de la
photographie à la peinture avant de se tourner vers l’installation vidéo. Les œuvres d’art fictives
y sont nombreuses, s’ancrant toutes dans les conditions de productions contemporaines
affectées par les variations du marché de l’art. La relation entre les artistes, les galeristes et les
acheteurs vient dicter le goût contemporain et l’art y est représenté comme un investissement
et un bien de consommation. Le récit procède lui-même à un rapprochement avec l’art
contemporain, créant une ekphrasis d’un portrait de Jeff Koons et de Damian Hirst se partageant
les collectionneurs. C’est peut-être la présence de William Morris qui suscite davantage notre
attention puisqu’il réaffirme l’héritage des avant-gardes sur l’esthétique tout comme son rapport
à l’objet et à sa production, et nous procédérons donc à une lecture croisée des textes de l’artiste
avec d’autres penseurs de l’époque comme fondement théorique de chapitre. Tout au long du
roman de Houellebecq, on observe la séparation entre les intentions créatrices de l’artiste et le
destin de l’œuvre d’art. On remarquera alors la place centrale accordée à la critique d’art quant
à la construction d’une herméneutique institutionnelle, se positionnant comme unique version
des faits, souvent aussi loin du public que des enjeux créatifs véritables. Le personnage de Jed
Martin est bien devenu un acteur emblématique du milieu de l’art en France, mais il reste un un
producteur d’images, pas de mots. La place du langage dans l’équation herméneutique qui vient
assurer la transmission et la légitimation de l’œuvre d’art s’avère ainsi un enjeu littéraire
puisque Michel Houellebecq deviendra personnage de son propre roman, où il jouera le rôle
d’exégète concrétisant la carrière de son peintre.
Le quatrième et dernier chapitre étudiera Terrasse à Rome (2000) de Pascal Quignard, un
roman hybride. La structure narrative est constituée de courts chapitres sans ordre
chronologique, présentant différentes anecdotes biographiques entre de nombreuses ekphrasis
et autres sources documentaires mélangeant discours esthétique et méditations philosophiques.
Le récit suit le parcours de Meaume le graveur, depuis sa formation aux Pays-Bas jusqu’à sa
mort à Rome, où il a réalisé la plupart de sa production artistique. La disparition de son œuvre
fait en sorte que le roman devient la seule preuve de son existence. En effet, par sa matérialité,
l’œuvre d’art est soumise aux mœurs et aux pratiques iconoclastes des différentes époques, celle
de la contre-réforme dans ce contexte qui envoie les gravures érotiques au bûcher. On est donc
ici dans un roman où l’œuvre d’art lutte pour sa survie, utilisant la fiction pour situer le texte
comme lieu de mémoire et de transmission. Nous étudierons en parallèle les propositions
théoriques et esthétiques d’Yves Klein. L’artiste utilise l’écriture pour penser une œuvre à venir
qui ne se matérialise pas, soit parce qu’elle n’est jamais réalisée, soit parce qu’elle utilise

21
l’invisible comme matériau. Le texte ne sert pas seulement à interpréter l’œuvre d’art, il en
devient la forme, la manifestation première, la manière de figer l’idée puisque la perception
humaine n’est pas en mesure de la capter.
Comme les autres propositions avant elle, cette approche de la littérature par l’image
repousse les frontières du réel pour nous amener dans des lieux impossibles où seule la fiction
peut s’aventurer. Cela permet alors de repenser les limites de l’oeuvre, mais aussi la relation
qu’elle entretient avec son public. Nous essayerons alors de proposer des pistes où une
multiplicité de voies seront envisagées, où l’on présentera au lecteur toutes les histoires, réelles
et inventées, où ses propres références seront confrontées à une culture qui conteste ses
fondements et son fonctionnement afin de révéler les choix et les manières dont elle s’offre à
nous.

22
PREMIER CHAPITRE
Jean-Philippe Toussaint, le statut de l’œuvre d’art et l’héritage de
Marcel Duchamp en littérature

1.1 D E LA MATIÈRE GRISE : D UCHAMP ET L ’ IDÉE DE L ’ ART AU - DELÀ DU RÉTINIEN

Ce qui n’est pas produit est toujours meilleur que ce qui est produit.
- Marcel Duchamp à Alain Jouffroy dans Une révolution du
regard, 1964, p.111
L’héritage de l’œuvre de Marcel Duchamp sera ici étudié à l’extérieur de son contexte
habituel, soit les arts visuels. Nous considérerons ici l’apport des différentes problématiques
soulevées par Duchamp au sein de la littérature, plus particulièrement dans des œuvres d’art
fictives, n’existant que sous forme textuelle, d’abord comme ekphrasis autonome par sa
nécessité descriptive, mais ensuite comme expérience artistique narrative. Le travail de
Duchamp déplace l’ontologie de l’œuvre d’art en développant de nouvelles pratiques et en
redéfinissant le cadre de son expérience. C’est pour cette raison que nous définirons quelques
concepts de la pensée esthétique de l’artiste, notamment l’inframince, l’anti-rétinien, le
coefficient d’art et la beauté d’indifférence. Ceux-ci pourront ensuite être mis en relation avec
l’entièreté du corpus littéraire de cette thèse. Une fois ces concepts et leurs implications
littéraires bien définis, nous explorerons alors leurs répercussions dans le roman Nue (2013) de
Jean-Philippe Toussaint. Cette analyse démontrera comment le roman de Toussaint propose
une réflexion profonde sur le statut de l’œuvre d’art, sur ses limites matérielles, mais aussi sur
l’exploration de sa durée narrative à travers sa performativité, le tout redéfinissant l’expérience
du public à travers la lecture, en insistant sur l’accès à la démarche artistique comme clé
interprétative. La mise en parallèle avec ce roman va de soi, si l’on tient compte des intentions
similaires de Duchamp et de Marie, l’artiste fictive du roman. Cela révèle également une
ontologie de l’art chez Toussaint qui se déploie dans son travail d’auteur, désirant réunir texte
et image dans sa pratique personnelle tout en exploitant cette dimension esthétique dans la
fiction.

1.1.1 Le readymade et la performativité du concept d’art : le nominatif,


l’appropriation et la possibilité littéraire
Depuis Duchamp, il suffit de dire pour être : l’art se produit à travers la phrase nominative.
C’est ce que fait le readymade, il désigne un objet et dit : « ceci est de l’art ». En transposant

23
cette désignation, on peut déplacer l’objet de l’art et renouveler la perception esthétique.
Comme le concept d’art se trouve dans cette action même, nous nous devons d’explorer la
possibilité de désigner le texte littéraire à son tour comme objet d’art, ou du moins comme un
élément qui en contient en son sein. Le fait de nommer le texte en tant qu’art procède à son
jugement esthétique. L’autonomie du langage comme forme artistique peut sembler simpliste,
mais le détournement de l’enjeu ontologique du concept d’art depuis Duchamp en redéfinit la
réception. La performativité déployée par l’acte nominatif est au cœur de ce qu’il propose
comme ontologie de l’œuvre d’art.
Nous suggérerons de penser les œuvres d’art fictives au sein de la littérature comme
faisant partie du corpus de l’art contemporain. Mais ce « nous » qui propose que « ceci est de
l’art » ne possède pas l’autorité du critique ou de l’historien d’art qui détient le pouvoir
traditionnel de désignation. C’est dans une position de littéraire qu’il faudra passer par le
discours analytique et la démonstration théorique. Et si ce « nous » y arrive, il pourra confirmer
les hypothèses de cette thèse et déconstruire le rapport d’autorité imposé par les institutions
artistiques traditionnelles – muséales ou critiques – en procédant à un décloisonnement
disciplinaire du savoir. Cette posture externe vient contester ce qu’est l’art, mais aussi qui
décide de ce qu’est l’art. Cette déconstruction est le projet même de ces œuvres d’art fictives :
multiplier les récits sur l’art, sortir de l’unité historique linéaire et assumer la transmission et
l’accessibilité du savoir sur l’art, ainsi que de l’œuvre elle-même. Après tout, si elles sortaient
du domaine de la fiction, ces œuvres d’art fictives seraient automatiquement appropriées par
cette même institution, comme cela s’est produit avec chacune des tentatives de l’avant-garde5.
Cette thèse pourra donc isoler les problématiques liées à l’establishment, tout en conservant une
conscience claire et critique quant à l’impossibilité des solutions evisageables. C’est pourquoi
nous nous attarderons également à l’impact de l’œuvre d’œuvre fictive sur la signification du
roman lui-même en tentant de comprendre comment cette présence s’inscrit dans une tendance
plus générale de la littérature contemporaine comme lieu d’exploration des savoirs.

5 L’appropriation par le musée de l’avant-garde apparaît comme un phénomène ironique puisque le désir même
des artistes comme Marcel Duchamp, Guy Debord, Marcel Broodthaers ou Yves Klein était de s’insurger contre
l’institution. Thierry de Duve insiste sur cette appropriation en explorant l’idée que le jugement de goût est lié à
une époque et à une culture, et qu’en entrant au musée, on représente une certaine convenance du goût bien vu,
auquel l’avant-garde ne pourra jamais échapper puisqu’elle finit par y être récupérée. Duchamp, dans ses entrevues
avec Pierre Cabane, articule cette problématique dans un langage similaire : « Je n’ai pas été au Louvre depuis
vingt ans. Cela ne m’intéresse pas à cause de ce doute que j’ai sur la valeur des jugements qui ont décidé que tous
ces tableaux seraient présents au Louvre au lieu d’en mettre d’autres dont il n’a jamais été question et qui auraient
pu y être. Au fond, on se satisfait très bien de cette opinion qu’il existe une sorte d’engouement passager, une
mode basée sur un goût momentané ; ce goût momentané disparaît et malgré tout, certaines choses durent encore.
Cela ne s’explique pas très bien, et cela ne se défend pas forcément non plus » (Duchamp, 2014, p. 85).

24
C’est à l’historien d’art Thierry de Duve que nous devons la conception de « l’acte
nominatif » comme essence même de l’œuvre duchampienne. Dans Au nom de l’art, il articule
le rapport entre langage et ontologie artistique :
Mieux que toute autre œuvre du patrimoine, l’urinoir de Duchamp manifeste le
pouvoir magique du mot «art» ; plus que tout autre, il témoigne d’une liberté presque
impertinente vis-à-vis de l’histoire des styles, qui fait qu’il la résume et la parachève
en apparence sans rien lui devoir; et surtout, plus purement que toute autre, il illustre
l’indécidabilité, l’ouverture et l’indétermination du concept d’art, ou encore son
retranchement dans le solipsisme de même que son expansion dans la tautologie
universelle. Il est aussi bien l’emblème d’une théorie de l’art comme institution
performative (de Duve, 1989, p.117).

L’argument de l’historien d’art met en place la possibilité de l’œuvre d’art fictive au sein de la
littérature puisque cette dernière peut inciter à un appel au jugement. L’acte du readymade, soit
de désigner une chose6 comme étant de l’art, est un acte performatif, propre au langage, et un
jugement esthétique, propre à l’expérience de contemplation et d’interprétation. Ce
déplacement de l’œuvre d’art vers la littérature constitue alors un acte d’appropriation tel que
le définit Fabien Dumais : « […] l’appropriation comme effort d’interprétation résultant d’une
tension d’être affecté par l’expérience (secondéité) et en tirer une conception (comme une
généralité affirmée sous le mode de la potentialité) pour donner un sens à l’événement en tant
qu’objet culturel » (Dumais, 2010, p. 19).
En suggérant que « s’approprier, c’est faire sien » (Dumais, 2010, p. 33), Dumais met en
relation l’herméneutique et l’éthique du jugement de l’objet culturel. Selon lui, l’acte d’amener
vers soi implique nécessairement une interprétation, c’est-à-dire qu’on juge la qualité de l’objet
en se l’appropriant puisque l'action est simultanée, l’un impliquant nécessairement l'autre par
son aspect intéressé. Cette interprétation est celle que pose Duchamp. En émettant un jugement,
en faisant un choix, en nommant un objet « art », il positionne l’acte nominatif comme étant un
acte performatif, dans le sens de John Searle, mais aussi un acte de définition de la notion d’art,
ouvrant ici tous les possibles. Duchamp suggère que « C’est le regardeur qui fait les musées,
qui donne les éléments du musée. Le musée est-il la dernière forme de compréhension, de
jugement ? Le mot “ jugement ” est une chose terrible aussi. C’est tellement aléatoire, tellement
faible » (Duchamp, 2014, p. 84). La performativité de l’acte de désignation de l’œuvre d’art par
sa simple nomination prend alors tout son sens.
L’acte d’interprétation est intimement lié au readymade et la performativité à l’acte de

6 Duchamp emploie un langage très particulier pour référer à sa pratique artistique, cet usage du mot « chose »
désigne l’œuvre d’art elle-même : « D’ailleurs, j’ai fait le moins possible de choses » (Duchamp, 2014, p. 122).

25
nomination artistique. À ce propos, John Cage, dans Silence, écrit : « Tout ce que l’on voit –
c’est à dire tout objet, plus le fait de le regarder – est un Duchamp » (Cage, 1970, dans
Duchamp, 2014, p. 166). L’appropriation lie intimement réception et nomination. Dans cette
ontologie de l’œuvre, qui peut nommer ? Quand peut-on nommer ? Où peut-on nommer ? Voilà
les questions que l’art contemporain se pose, et ce, après le passage du readymade.
L’appropriation apparaît directement comme une pratique artistique héritée de Duchamp.7 On
pense notamment à Cindy Sherman, Sherrie Levine, Richard Prince et Barbara Kruger, qui
s’installent comme figures emblématiques à la fin des années 1980 (Annexes 3 et 4). Si les
thématiques explorées par ce premier mouvement appropriationniste offrent une relecture des
concepts d’originalité, d’authenticité et d’unicité8 à travers des pratiques comme le bricolage,
l’allégorie et la parodie, les nouveaux enjeux de la pratique contemporaine concernent
davantage l’institution, affirmant à la fois le lien à Duchamp et à la problématique de l’œuvre
d’art fictive :
One of the fundamental distinctions between appropriation art in the 1980’s and post-
appropriation art today revolves around history itself. A recurrent theme in
postmodernist debates of the 1980s was the supposed death of historical meaning,
but major event like the implosion of the Soviet Union resulted in the re-emergence
of a multiplicity of histories in the moment of the 1990s. The challenge for
appropriationist artists now is to discover new ways of dealing with these
« unresolved histories » (Evans, 2009, p. 22).

On pourrait alors se rapprocher d’une autre pratique textuelle également associée à


l’appropriation, soit le détournement. Nathalie Dupont et Éric Trudel (2012, p. 4) soulignent le
fait qu’il s’agit d’une approche qui a été peu étudiée en littérature. Les définitions des deux
concepts (appropriation et détournement) sont très similaires ; seul le média semble déterminer
l’usage. En ce qui concerne les pratiques techniques propres au textuel, les auteurs notent ceci :
On s’en remet au recyclage, à la re(dé)composition et à la transformation de formes
ou de fictions anciennes ou oubliées, on joue de l’hybridation pour tramer, le plus
souvent à des fins subversives, une œuvre clamée novatrice précisément parce qu’elle
se moque et rejette la sacro-sainte innovation (Dupont et Trudel, 2012, p. 3).

7 L’influence des procédés duchampiens est aujourd’hui attestée : « Critics offered various historical pedigrees,
most frequently referencing Dadaist innovations like the readymade and photomontage, or the engagement of Pop
artists with the mass media » (Evans, 2009, p.13).
8
Marilyn Randall rappelle que ces mêmes concepts ont historiquement occupé la fonction ontologique de l’œuvre
d’art : « Avec l'avènement de la notion romantique d’originalité, en laquelle se confondent celles de nouveauté et
d'authenticité, l'autorité artistique commence à glisser du texte et ses traditions vers l'artiste et ses libertés. Cette
évolution entraîne avec elle une transformation de la fonction critique. De la reconnaissance de la tradition, qui
était l'occasion d'interminables jeux de pouvoir et de luttes érudites, on passe au régime de la révélation, de la
recherche du nouveau. Le critique, devenu détective, guette plutôt, dans des œuvres censément originales, les
sources et les influences du “génie individuel”. La tradition légitimante ne disparaît pas, sa valeur et son rôle sont
simplement refoulés » (Randall, 1990, p. 196).

26
Tout comme avec l’appropriation, le détournement est utilisé pour réexaminer autant la
modernité que la postmodernité. On s’aperçoit qu’il est plus précisément conçu comme un
procédé en deux temps. D’abord, il s’agit, comme chez Duchamp, de choisir le matériau à
détourner, et ensuite, d’adopter une posture de distanciation. Une autre figure clé du
détournément est Guy Debord avec l’International Situationnisme, autant d’un point de vue
artistique9 que littéraire (articulant ici notre problématique spécifique). Dans Mode d’emploi du
détournement, il insiste sur la nécessité d’indifférence face au choix de ce qui est à détourner,
seconde étape du procédé :
Il faut donc concevoir un stade parodique-sérieux où l’accumulation d’éléments
détournés, loin de vouloir susciter l’indignation ou le rire en se référant à la notion
d’une œuvre originale, mais marquant au contraire notre indifférence pour un original
vidé de sens et oublié, s’emploierait à rendre un certain sublime (Debord, 2006, p.
223).

La seconde étape consiste à choisir la direction que prendra le détournement. Si en littérature


on observe habituellement des hommages, des subversions, des pastiches, ou des parodies10, il
faut considérer que la voie est désormais ouverte à bien plus, d’où la possibilité concrète de
considérer l’œuvre d’art fictive. Nous pourrons alors penser les œuvres fictives créées par les
artistes comme étant un acte de création en soi, octroyant ainsi aux ekphrasis fictives des romans
à l’étude leur autonomie ontologique. Debord conçevait le détournement comme transition,
sans connaître les formes à venir, en envisageant une posture critique de plus en plus grande.
Si la portée radicale de ses ambitions était d’une clarté indiscutable, les techniques, de leur côté,
restaient à développer.
Autant chez Debord qu’en littérature contemporaine, on se tourne vers la recherche de
formes hybrides. L’hybridité est toutefois ce qui reste à définir, remettant en question le rapport
entre matériau et sens. Du côté littéraire, Debord propose un rapprochement avec le visuel : «
[…] les deux principales applications de la prose détournée sont l’écriture métagraphique et,
dans une moindre mesure, le cadre romanesque habituellement perverti […]. Un tel
détournement gagne à s’accompagner d’illustrations en rapports non-explicites avec le texte »
(Debord, 2006, p. 226). Cette proposition d’une présence du visuel est intéressante parce qu’elle
est faite de manière approximative, laissant place à une image textuelle, qui elle, détournerait
la nature même de l’image et de son expérience faite par le public. Il en va de même chez

9 Le détournement situationiste était autant visuel que textuel : « Guy Debord also cropped up frequently, with
critics keen to note a precedent for the 1980’s appropriation in his ideas from the 1950’s about détournement: the
hijacking of dominant words and images to create insubordinate, counter messages » (Evans, 2009, p.13).
10 Voir Dupont et Trudel, 2012, p. 5.

27
Dupont et Trudel : « La littérature française moderne et contemporaine, par le détour, pourrait-
on dire, du détournement, entre en dialogue avec les arts et les différents savoirs » (Dupont et
Trudel, 2012, p. 28). Il s’agit maintenant d’explorer si le savoir peut à son tour être détourné,
et non seulement le matériau. Nous pensons qu’un détournement du savoir est possible grâce à
l’appropriation de l’œuvre d’art visuelle par le texte, si l’on conçoit cette posture critique face
à l’institution à travers la fiction. Et ce détournement dans le roman est directement hérité de la
pratique duchampienne, qui, par un jeu de langage et une logique énonciative qui lui est propre,
affirme que « ceci est de l’art ».

1.1.2 Détournement et indifférence : entre beauté et narrativité du geste


C’est très difficile de choisir un objet, parce qu’au bout de quinze jours vous arrivez à l’aimer ou à le détester. Il
faut parvenir à quelque chose d’une indifférence telle que vous n’ayez pas d’émotion esthétique.
Le choix des readymades est toujours basé sur l’indifférence visuelle en même temps que sur l’absence totale de
bon ou de mauvais goût.
Duchamp, 2014, p. 51-52
Le terme « appropriation » évoque la notion de propriété. C’est le geste d’aller chercher
quelque chose qui existe déjà afin de le faire sien. Ce geste s’étend dans le temps et l’espace, et
contient son propre récit. Ce qu’il s’approprie, c’est non seulement l’œuvre d’art, mais son
processus, l’action et l’objet qu’est le readymade lui-même. Il s’agit alors d’une double
appropriation, et dans ce double, dans cette distance, se trouve l’éloge du geste au-delà du
résultat.
On peut ainsi conceptualiser l’appropriation d’un point de vue littéraire comme geste
narratif. Thierry de Duve suggère que le readymade ne consiste pas à être n’importe quoi, mais
à faire n’importe quoi11. Il y a une injonction, mais aussi une action qui ne résulte pas en un
produit fini, à contempler, mais qui implique une narrativité intrinsèque. Cette narrativité se
déploie alors à travers le geste, tel un récit. Ce geste implique le retour au faire, qui est dans la
définition que Duchamp donne de l’art, s’appropriant à son tour l’étymologie sanskrite12, et qui
définit une vision et une éthique propres au geste appropriatif. Le retour au faire détermine la
relation entre l’objet et l’artiste, mais aussi l’absence d’intérêt que montre le geste.
L’indifférence par rapport à l’objet peut alors se manifester à travers la phrase nominative ou
le récit du geste. Didi-Huberman rappelle lui aussi l’importance centrale du geste dans le

11 Cette valorisation du geste, celui qui s’approprie l’objet, est spécifique au readymade, et situe alors l’acte
nominatif comme un acte performatif (de Duve, 1989, p. 113).
12 Duchamp a tendance à justifier son propre lexique : « Le mot art, en revanche, m’intéresse beaucoup. S’il vient
du sanskrit, comme je l’ai entendu dire, il signifie “ faire ”. Or, tout le monde fait quelque chose et ceux qui font
des choses sur une toile, avec un cadre, s’appellent des artistes. Autrefois, on les appelait d’un mot que je préfère :
des artisans » (Duchamp, 2014, p. 8).

28
readymade : « Cette idée n’avait pas eu à s’imprimer dans telle ou telle singularité matérielle
œuvrée et travaillée à cet effet. Elle n’avait eu qu’à s’exprimer dans l’extrême généralité d’une
phrase, performativement associée à un objet quelconque » (Didi-Huberman, 2008, p. 177). Le
langage se situe au cœur même du processus ontologique. C’est le fait même d’énoncer qui
permet au geste de s’approprier l’objet et de le désigner en tant qu’œuvre d’art. Cette logique
énonciative telle qu'elle est décrite dans La ressemblance par contact positionne ce geste
comme étant double. Il y a d’abord le choix de l’objet, puis sa désignation en tant qu’art, ce qui
constitue alors la signature appropriative. Et c’est parce que le geste est double qu’il est narratif.
La signature en tant que telle représente l’appropriation ultime, c’est le geste même de faire
sien. La spécificité esthétique qu’on tire de cette expérience convient au déplacement de l’objet
d’art vers le contexte romanesque qui propose un parallèle entre réception et appropriation à
travers l’acte de lecture, réunissant ainsi les conditions nécessaires à l’œuvre d’art fictive pour
affirmer son autonomie.
Didi-Huberman associe le readymade à une procédure, renvoyant directement à la
performativité, à la narrativité, au processus créatif et à la durée, à l’étalement dans le temps, à
quelque chose d’insaisissable, donc d’invendable en soi (avant que ses traces soient à leur tour
récupérées). Le geste narratif dépasse la matérialité pour adopter une posture anti-
institutionnelle et propose ainsi une éthique du détournement qui va contre toute idée de
propriété13. Ce qui est en jeu ici, c’est de définir que « ceci est de l’art » et quel est le discours
qui le définit. En commentant l’œuvre de Duchamp, Octavio Paz abonde également en ce sens :
Je souligne la distinction entre l’art et l’idée de l’œuvre parce que ce que dénoncent
les ready-mades et les autres gestes de Duchamp, c’est la conception de l’art en tant
que chose – la « chose artistique » – que nous pouvons séparer de son contexte vital
et conserver dans les musées et autres coffres-forts (Paz, 1977, p. 91).

Il est très difficile pour l’institution muséale de s’approprier un acte artistique qui se base sur
un geste et non sur un objet, ce qui le positionne, d’un point de vue matériel, comme étant
insaisissable. Par son autorité et par sa manière de diffuser un discours officiel, elle a trouvé
moyen de s’approprier le geste à son tour, mais seulement à travers la remédiation14, soit grâce
à l’archive constituée par la photographie ou la vidéo. Mais le geste artistique comme
performance, lui, reste à l’extérieur parce qu’il se situe à l’aval de l’institution. Dans Un

13
L’appropriation est ainsi un geste narratif : « Ne reste de l’opération duchampienne qu’une opération de discours
ou sur le discours : une opération sur le sens et l’“ institution ” de l’art » (Didi-Huberman, 2008, p. 178).
14 La remédiation détermine la nécessité de médiation de l’œuvre, et le fait que celle-ci doive subir une médiation
à son tour. Dans un premier temps, l’œuvre doit être médiée par une autre œuvre ayant un média « archivable »,
la seconde œuvre sera à son tour médiée par les divers dispositifs de médiations muséologiques. Voir à ce sujet
Jay David Bolter & Richard Grusin, Remediation : Understanding New Media.

29
nominalisme pictural, Thierry de Duve explique bien cette logique : « […] le fait par exemple
qu’une institution retardataire n’exclut jamais vraiment l’art qu’elle refuse d’inclure. Elle
temporise en se déchargeant sur une institution plus audacieuse de la responsabilité d’avoir à
prononcer un jugement esthétique risqué » (de Duve, 1984, p. 137). Et ce retard, bien sûr, ce
jugement dans l’après-coup, constitue également une mise en récit du jugement critique.
L’institution qui retarde un jugement par son côté officiel laisse l’interprétation de l'œuvre
évoluer. Chacun des jugements émis à son sujet constitue alors un récit, propre à l’œuvre grâce
à la nature constamment changeante de son herméneutique.
Le geste artistique possède la spécificité de désigner ce qui est de l’art avant que cet art
ne se retrouve au musée. Le lieu de l’art est alors interrogé chez Duchamp par cette posture
anti-muséale.15 Et c’est là que le texte littéraire intervient dans sa possibilité d’impact de
l’expérience intellectuelle de l’œuvre d’art en tant que clé d’interprétation et comme lieu de
l’art. La littérature se détache de l’institution artistique en sortant des structures de légitimation
réelles et en demeurant dans la fiction pour y héberger ces œuvres d’art qui critiquent le discours
officiel.
Dans Les transformateurs Duchamp, Jean-François Lyotard met en relation le geste,
l’énonciation et la performativité et la fiction. Il situe Duchamp dans un au-delà de la matière,
comme si le jugement esthétique ne concernait plus la physicalité conrète de l’art, mais le
domaine narratif :
Je ne dis pas que tout ce qui va suivre est faux ni que c’est vrai ni non plus que ce
n’est ni faux, ni vrai, ni vrai-et-faux, ni un peu faux, ni un peu vrai. Mais se pourrait-
il que M. Duchamp ait cherché et obtenu, ou Mlle Sélavy ait cherché et obtenu, en
matière d’espace et de temps, et en matière de matière et de forme, la contrariété ?
Vous préférez dire l’incommensurabilité ? (Lyotard, 1977 p. 13)

La question de l’art sort alors du domaine du réel, pouvant le dépasser et exister dans un entre-
deux que la fiction rend possible parce qu’il n’a plus besoin d’être mesurable, seulement
pensable. L’expérience de l’œuvre d’art n’appartient ni au vrai ni au faux puisqu’elle ne se situe
pas dans le visible. Dans une entrevue accordée à Alain Jouffroy, Duchamp rappelle lui-même
que la question du rapport au réel comme étant impertinente dans sa quête artistique : « Donc,
parler du jugement, c’est sans sens… De même, tout ce qui est écrit est faux dans le sens de la
communication par le mot. Poésie, tant que vous voulez, mais le mot pour la communication

15 Il est intéressant de noter ici qu’au cours de sa vie, Duchamp n’a eu que trois expositions rétrospectives. Il a
participé à plusieurs expositions de groupe autour du surréalisme, mais n’a jamais véritablement passé par cette
voie officielle. Sa plus grande préoccupation était que son œuvre soit rassemblée, démontrant alors un élitisme
certain quant au jugement esthétique. Ce souci d’unité montre un désir de postérité, tout en se voulant une réflexion
sur l’acte d’interprétation, qui nécessite alors un contact « total » avec l’œuvre.

30
n’est qu’une commodité, qu’une approximation » (Duchamp à Jouffroy, 1964, p. 123). Si
Duchamp est conscient qu’il sort de la logique du vrai, pourquoi alors les notes et les boîtes en
valises, pourquoi ce désir de faire sens, pourquoi ces directions interprétatives, pourquoi le
souhait profond que l’art rejoigne l’intellect ? Lyotard établit la relation entre l’absence d’une
vérité unique et le désir de mise en récit : « […] il est notable en revanche que la fonction
narrative, même déficiente, assurée par les Notes des Boîtes, est transférée à la scène visible de
la dernière œuvre. Si une histoire est racontée ici, ce n’est plus au lecteur, c’est au voyeur. Elle
n’est plus écrite, à lui de se la raconter ; elle est virtuelle » (Lyotard, 1977, p. 128). L’essence
des boîtes, peu importe le type d’informations qu’elles contiennent, leurs insuffisances, leurs
surplus, leurs contradictions, leurs ellipses, c’est qu’elles situent la fonction narrative à l’avant
plan. C’est alors l’avant-garde qui s’approprie les fonctions de la peinture que l’art depuis
l’impressionnisme avait abandonné pour se consacrer au « rétinien ». La fonction narrative de
la peinture, ici retrouvée grâce aux notes, réaffirme la textualité de l’image. Toutefois, en
ramenant cette narrativité, on montre les failles, soit que le récit sera toujours incomplet, et qu’il
se jouera toujours d’un désir de vérité ou de complétude. On peut alors noter que le récit se
mesure de différentes façons, c’est-à-dire qu’il est à la fois intrinsèque à l’objet d’art, mais aussi
au geste qui le détermine, sans oublier ce qui le dépasse et qui complète son ontologie, comme
les notes et les boîtes. Si l’acte nominatif dit : « ceci est de l’art », l’objet d’art, lui, est un récit.
À la fois nominatif, narratif et performatif, le geste de désignation de l’œuvre d’art
construit un récit pour le « regardeur » en lui offrant de sortir de l’expérience visuelle. Si ces
spécificités nous ont permis en un premier temps de positionner l’œuvre d’art fictive comme
étant dans la lignée de la pensée duchampienne, notamment par ses « figurations du
possible »16, c’est vraiment le projet anti-rétinien qui affirme que cette dernière appartient non
seulement à cet héritage artistique, mais que ses qualités en tant qu’idée de l’art, immatérielle
et invisible puissent être considérées malgré leur caractère utopiste. Dans les notes de la Boîte
Blanche, Duchamp raconte une anecdote qui explique les trous dans la porte et la brèche dans
le mur de briques d’Étant donné : « Le Combat de boxe a ouvert l’horizon célibataire en
soulevant les deux béliers qui le ferment, à coups de bille (d’œil) ; et les Vêtements de la mariée,

16
Cette désignation est propre au langage qu’utilise Duchamp lorsqu’il fait référence aux différentes possibilités
de faire l’expérience de l’œuvre d’art, laissant une part au regardeur certes, mais laissant aussi la forme aléatoire
en tenant compte des probabilités de l’invisible. Dans ses notes, il exprime un souci du langage, notamment dans
les choix de temps de verbes : « Employer la forme conditionnelle dans le style : Faire aussi intervenir des présents,
des imparfaits, pour renforcer des démonstrations – Le futur peut donner un ton ironique à la phrase » (Duchamp,
1999, p. 47).

31
soutenus par ces béliers, ont été dégrafés. Le Combat de boxe est un “rouage lubrique” »
(Duchamp, 1994, p. 59). Les notes forment ici une annecdote herméneutique d’Étant donné,
mais consititue également une seconde œuvre puisque le récit vient en créer une autre de toute
pièce, invisible et fictive; le combat de boxe, dont la performance justifie la forme visible
d’Étant donné. Voilà donc où se rencontrent exactement le geste nominatif du readymade et la
narrativité du récit rapportée par Duchamp dans les notes. Bien que le spectateur voie les trous
dans la porte, il lui est impossible de voir les boxeurs. Ils appartiennent et appartiendront
toujours à une autre dimension, ils sont de l’ordre de l’irreprésentable (Annexe 5). Depuis
l’héritage duchampien, cette présence fictionnelle de l’œuvre d’art sous forme textuelle dans
les écrits d’artistes déploie la possibilité conceptuelle de considérer les ekphrasis autonomes en
littérature contemporaine comme œuvre en soi.

1.1.3. Quatrième dimension, inframince et anti-rétinien : l’expérience de l’art


au-delà du visible
Donc si vous voulez, mon art serait de vivre ; chaque seconde, chaque respiration est une œuvre qui n’est inscrite
nulle part, qui n’est ni visuelle ni cérébrale. C’est une sorte d’euphorie constante.
Duchamp, 2014, p. 88
Le rapport à la perception, au visible et à la matière est essentiel pour vraiment saisir la
pensée de Duchamp, non parce que cela constitue le cœur de ses recherches artistiques, mais
parce que l’objectif central de toute sa démarche – qui ici mêle la production artistique à l’art
de vivre – consiste à dépasser ces éléments qui restreignent l’expérience de l’art et qui la
contiennent. Contenir l’art se révèle être une stratégie de l’institution muséale pour opérer son
pouvoir, son jugement esthétique, et pour confiner le bon goût à l’intérieur de son seul discours.
Sortir du tangible, c’est se retirer du processus de légitimation certes, mais c’est aussi réévaluer
et intellectualiser la capacité de juger. Cela est au cœur de l’importance accordée au regardeur,
qui se transforme en lecteur dans le cas de l’œuvre d’art fictive.
Toutefois, afin d’être véritablement capable de dépasser cette peinture rétinienne, il faut
en maîtriser ses différents aspects. Or Duchamp maîtrisait non seulement les techniques
picturales puisqu’il est d’abord passé par le cubisme (Annexe 6), mais il a poussé ses recherches
optiques avec diverses tentatives expérimentales, comme les rotoreliefs, alors fortement
influencées par les progrès techniques de l’époque, notamment la chronophotographie
d’Eadweard Muybridge (Annexe 7), dont on peut voir l’influence directe par rapport au sujet
et au désir de capter le mouvement.17

17
Notons également l’importance du travail d’Étienne-Jules Marey qui a utilisé la chronophotographie pour
représenter le corps humain en mouvement, dont on voit l’impact dans Nu descendant un escalier sur le plan

32
L’intérêt pour les phénomènes optiques considérés à la fois comme une dimension de la
science physique et comme un extrême du doute philosophique est apparu tôt chez Duchamp.
Ce doute philosophique entraîne une posture critique, poursuivant une esthétique du neutre et
une recherche de dépassement du plaisir contemplatif. Par exemple, avec Nu descendant un
escalier, Duchamp est fier parce que les couleurs se sont bien conservées18. Cette idée que
l’œuvre continue d’évoluer dans le temps, et ce, même après la fin de son exécution, rappelle
sa performativité. Dès le début de la production artistique duchampienne, la forme n’est
finalement jamais fixée, mais en continuel mouvement. Cette esthétique du neutre déplace la
critique du goût, comme l’explique Didi-Huberman : « C’est alors qu’entre en jeu ce que
Duchamp a nommé d’un seul trait “peinture de précision”, “beauté d’indifférence” et “solidité
de construction” » (Didi-Huberman, 2008, p. 218). Thierry de Duve parle plutôt d’anesthésie
ou de liberté d’indifférence, ce qui est le propre du choix du readymade. Cette indifférence est
partout, mais dans l’expérience visuelle d’abord puisque l’objet choisi doit lui aussi survivre au
jugement et au goût.19
On notera parmi ces expériences formelles l’appropriation de pratiques auxquelles
Duchamp fait subir les mêmes détournements d’usages et de jeux de langages. Cela se produit
avec Anemic Cinema (Annexe 9), qui est en soi une anagramme, et aussi une technique
manuelle du média cinématographique. Le film de six minutes s’ouvre sur deux spirales qui
tournent pour créer un effet d’optique de profondeur qui ressemble également à un œil avant
d’enchaîner avec neuf disques optiques tournant eux aussi en spirale, contenant chacun un
message différent qui sont des allitérations humoristiques et absurdes, comme : « Avez-vous
déjà mis la moelle de l'épée dans le poêle de l'aimée ». Duchamp est d’ailleurs tout à fait
conscient de cette recherche optique comme étant une étape vers son objectif, soit l’inframince
et la peinture non-rétinienne :
Ça ne m’intéressait pas pour faire du cinéma en tant que tel, c’était un moyen plus
pratique d’arriver à mes résultats optiques. Aux gens qui me disent : vous avez fait
du cinéma, je réponds : non, je n’ai pas fait de cinéma, c’était une façon commode –
je m’en rends compte surtout maintenant, d’arriver à ce que je voulais (Duchamp,

stylistique. Duchamp a plus tard prit la pose de la même manière pour Eliot Elisofon en 1952 pour le magazine
Life (Annexe 8).
18 À propos du Nu descendant un escalier : « Je l’aime bien. Il a mieux tenu que Le Roi et la Reine. Même au sens
ancien, au sens pictural du mot, il est très touffu, très compact, et très bien peint avec des couleurs solides qu’un
Allemand m’avait données. Elles se sont très bien comportées, ce qui a beaucoup d’importance » (Duchamp, 2014,
p. 46).
19 Duchamp explique davantage le lien entre goût et indifférence : « Il est un point que je veux établir très
clairement, c’est que le choix de ces readymades ne me fut jamais dicté par quelque délectation esthétique. Ce
choix était fondé sur une réaction d’indifférence visuelle, assortie au même moment à une absence totale de bon
ou mauvais goût… en fait une anesthésie complète » (Duchamp, 1994, p. 191).

33
2014, p. 81).

Didi-Huberman rappelle un aspect intéressant, soit la tendance de Duchamp à énoncer une


chose et son contraire : « […] il sait qu’une telle contradiction – j’ai fait du cinéma pour me
simplifier la vie mais, en le faisant, je me suis compliqué la vie – n’est qu’apparente et manifeste
plutôt le type d’engagement heuristique à double détente qui caractérise, peut-être, toute sa
démarche » (Didi-Huberman, 2008, p. 220). La contradiction est essentielle ici non seulement
pour créer une perturbation de sens, mais aussi pour atteindre l’au-delà du tangible et du visible,
grâce à une logique imperceptible. Et cette perturbation nécessite chez Duchamp un parcours
créatif, qui en plus d’être composé d’essais et erreurs, est lui aussi narratif puisqu’il instaure
une variation au sein de l’œuvre qui demande alors sa mise en récit.
Au cœur de sa démarche se trouve le désir ontologique de dépasser l’expérience
rétinienne. Outre les phénomènes optiques, on notera la forte influence des théories
mathématiques de la quatrième dimension et de la géométrie non-euclidienne. Le Grand Verre
(Annexe 10) possède une perspective propre à la quatrième dimension, mais sans
nécessairement savoir de quoi il s’agissait20, ce qui explique le côté populaire de cette référence,
son interprétation libre et parfois obscure, mais aussi ses multiples possibilités littéraires. La
construction de la quatrième dimension de Duchamp se fait donc selon une approche
scientifique et rationnelle, mais aussi fictionnelle et narrative :
C’est une perspective mathématique, scientifique. Elle était basée sur des calculs ?
Oui, et des dimensions. C’étaient des éléments importants. Ce que je mettais dedans,
qu’était-ce, me direz-vous ? Je mélangeais l’histoire, l’anecdote, dans le bon sens du
mot, avec la représentation visuelle, en donnant moins d’importance à la visualité, à
l’élément visuel, que l’on donne généralement au tableau. Je voulais déjà ne pas me
préoccuper du langage visuel… (Duchamp, 2014, p. 39).

On peut noter ici une ambition concrète de se positionner au-delà du visible, mais aussi au-delà
du récit. Le langage visuel duchampien ne fonctionne pas dans un rapport de sens par lui-même,
qui serait autonome et intrinsèque. L’image fonctionne en tandem avec de nombreux éléments
qui lui sont extérieurs, étant eux-mêmes des plus disparates. Ce mélange des niveaux de
référence pourrait être une justification de l’invisible puisque la démarche tend effectivement
vers une démocratisation de l’art.
Il est toutefois possible de voir cette tentative de sortir de l’institution comme une stratégie
du créateur pour se réapproprier la réception de l’oeuvre, de resituer l’artiste au centre des

20« À cette époque, 1910, 1911, 1912, on discutait beaucoup de la quatrième dimension et cela me séduisait. La
géométrie non euclidienne avait été inventée vers 1840, mais on ne commença à entendre parler de Riemann qu’en
1910 ». Duchamp à Dore Ashton, Rencontre avec Marcel Duchamp, Paris, L’échoppe, 1996, p.10.

34
décisions, rendant le tout plus hermétique, élitiste, difficile. Sous le désir d’accessibilité, l’anti-
rétinien est avant tout une vision intellectuelle. Cela se positionne dans un rapport de perception
et dans une démarche de déconstruction du goût. Duchamp ouvre la porte vers l’anecdotique
pour intégrer la logique du visible et de l’invisible héritée de Plotin. Cette démarche légitime
une critique institutionnelle et herméneutique puisque l’explication logique d’une potentielle
« quatrième dimension » va bien au-delà de tout raisonnement rationnel. L’indifférence face à
la signification rappelle que l’acte de faire sens grâce au visible seul est impossible. Il faut
l’Idée, qui, elle, ne peut être représentée uniquement par le rétinien, puisqu’elle est intangible
et immatérielle : « C’était très intéressant parce qu’il n’y avait plus de lignes droites. Tout était
courbe. Je dirais que j’aimais la quatrième dimension comme une dimension supplémentaire
dans nos vies » (Duchamp à Ashton, 1996, p. 10). La logique qualitative qui ne peut être
comprise que si le public accepte qu’il ne peut pas tout percevoir, que l’œuvre dépasse la
matière et la capacité à voir. Cette entente délimite l’expérience de l’anti-rétinien, qui consiste
à abolir les frontières traditionnelles de l’œuvre d’art et permettant un déplacement vers la
fiction.
L’historienne de l’art Linda Henderson souligne ce rapport à l’impossibilité de
perception : « In the idealism of hyperspace philosophy it is the absence of the fourth dimension
in perception that flaws our image of true reality and limits us to a three-dimensional world of
appearances » (Henderson, 2013, p. 131). Il ne s’agit pas de résumer la quatrième dimension
comme ce qui existe tout en demeurant invisible, au-delà de la matière, mais de la ramener à la
capacité humaine, propre au regard même. On reste bien sûr ici dans le domaine de la
supposition, et Duchamp adore ce jeu subtil entre culture populaire occulte et dépassement de
l’art à travers la critique du rétinien.
On devine déjà dans ces propositions philosophiques que la responsabilité de l’acte
perceptif est donnée à ceux qui possède la capacité de percevoir. La vue ne fait pas défaut, mais
la qualité physique de la matière ne correspond pas à l’œil comme dispositif avec lequel elle
entre en contact. Dès lors, la logique herméneutique nécessite une piste externe au visible, d’où
l’existence chez Duchamp des effets d’optique, puis, de cette partie de l’œuvre qui n’existe tout
simplement pas, invisible, immatérielle, intangible. Et c’est exactement là que se situe notre
problématique, dans cette inexistence, dans cette non-appartenance au réel. Il faut ainsi
déterminer si les personnages non peints par Duchamp n’ont pas été créés, ou bien si ces
personnages existent bel et bien parce qu’ils sont déjà une idée, c’est-à-dire qu’ils appartiennent
à cette quatrième dimension puisqu’il est impossible pour l’œil du regardeur de les percevoir
en tant qu’image. Il n’y a accès qu’à travers la lecture des notes. Nous penchons pour cette

35
deuxième option, puisque l’idée en elle-même est déjà un état d’existence dans une posture
critique face à la matière et à l’institution, mais aussi dans l’expérience visuelle de l’image,
incomplète sans la compréhension intellectuelle de l’œuvre. La quatrième dimension chez
Duchamp est une dimension intellectuelle qui demande un contact avec les notes textuelles, y
dévoilant les personnages non peints et recentrant ainsi l’Idée comme élément premier de
l’œuvre d’art.
Pour comprendre la conception génétique de l’espace du grand mathématicien
français [Poincaré] auquel plusieurs notes explicites de Duchamp font référence, le
lecteur doit d’abord se familiariser avec cette idée que le corps ne peut pas tout
percevoir, et que ce qu’il perçoit forme une série discontinue d’affects (Guerrin,
2008, p. 15).

La relation au visible et au tangible atteint son apogée dans La mariée mise à nue par ses
célibataires, même, aussi surnommée le Grand Verre, où Duchamp prend la décision de
l’inachèvement. C’est une partie intégrale de l’expérience anti-rétinienne. Cette décision de non
réalisation dans le Grand Verre concerne tous les personnages auxquels on a seulement accès
par les notes, mais qui font partie intégrante du tableau, dont Octavio Paz nous raconte ici
l’existence :
Il y a d’autres parties que Duchamp n’a pas peintes, mais dont il faut tenir compte si
l’on veut se faire une idée de du fonctionnement de la machinerie. […] Sur la même
ligne de l’horizon, vers la droite, il y a le système Wilson-Lincoln. On ne le voit pas
non plus. Il s’agit d’une illusion d’optique produite par ces prismes qui regardés d’un
côté montrent Wilson et regardés de l’autre Lincoln. À l’extrême droite, toujours sur
la ligne d’horizon, un autre personnage non peint : le Jongleur de Gravité. Sa forme,
s’il était parvenu à en avoir une, aurait été celle d’un ressort en spirale, posé sur un
guéridon à trois pieds, qui se termine par une sorte de plateau sur lequel devait tourner
une bille (noire, précise une note de la Boîte Verte) (Paz, 1977, p. 48-49).

Cette non-production des personnages constitue le refus et le rejet du visible en faveur de


l’intellect. En laissant l’œuvre inachevée, ce rejet se trouve lui-même élaboré dans les moindres
détails. Tout connaisseur du Grand Verre comprend que le Jongleur de Gravité est une
composante essentielle de l’œuvre, malgré son existence uniquement perceptible par l’acte de
lecture des Boîtes (Annexe 11).
Il serait donc ici valable de dire que le Grand Verre en tant qu’œuvre contient en son sein
des œuvres d’art fictives, du moins une partie. Le reste de l’œuvre, celle qui est visible et
tangible a pourtant elle aussi d’abord existé comme idée, dans les notes, avant d’être perceptible
et matérielle. C’est la chronologie de ce passage qui est l’essence même de l’anti-rétinien.
Comme le rappelle Thierry de Duve, la matière n’est qu’une copie de l’idée pour Duchamp :
Encore, le Grand Verre reproduit-il lui-même le clivage : le projet, « venant du

36
subconscient, si possible », est pratiquement terminé en 1913. De 1915 à 1923
Duchamp l’exécute comme un copiste : Ce n’était pas un travail original, c’était la
copie d’une idée, l’exécution, une exécution technique, comme un pianiste exécute
un morceau de musique qu’il n’a pas composé. La même chose pour ce verre, c’était
la simple exécution d’une idée (de Duve, 1984, p. 253).

C’est par inintérêt total pour ce travail manuel, pour ce rapport physique et visuel à la matière
que Duchamp choisit l’inachèvement, mettant ainsi l’accent sur l’Idée de l’art comme essence
de l’expérience esthétique.21 Les boîtes et les notes sont des parties intégrantes de l’œuvre d’art.
Il ne s’agit pas d’un élément de génétique aidant à mieux comprendre la démarche artistique :
elles sont l’œuvre première. Elles opèrent à titre de fonction double, soit à la fois comme clé
d’interprétation et comme œuvre elle-même. Elles ouvrent tous les possibles, définition même
de la notion de l’art même pour Duchamp : l’art est plus qu’une chose finie et définie. Cette
conception détermine ainsi la logique de fonctionnement des boîtes :
Pour la Boîte de 1913-1914, c’est différent. Je n’en ai pas eu l’idée en tant que boîte
mais comme notes. J’ai pensée pouvoir réunir dans un album, comme le catalogue
de Saint-Étienne, des calculs, des réflexions sans rapports entre eux. Ce sont parfois
des morceaux de papier déchiré… Je voulais que cet album aille avec le Verre et
qu’on puisse le consulter pour voir le Verre parce que, selon moi, il ne devait pas être
regardé au sens esthétique du mot. Il fallait consulter le livre et les voir ensemble. La
conjonction des deux choses enlevait tout le côté rétinien que je n’aime pas. C’était
très logique (Duchamp, 2014, p. 44-45).

Les boîtes ont un fonctionnement, celui de se déplier et de dé-livrer au regardeur ce qu’il ne


peut voir par l’image, pouvant ainsi voir le verre, en incluant les dimensions imperceptibles –
soit invisibles, soit non produites. Dans son essai Duchamp ou le destin des choses, Frédéric
Guerrin propose de penser les parties de l’œuvre non réalisées comme objet en soi :
« Néanmoins, les suggestions de l’artiste n’accèderont pas toutes à l’actualité en bonne et due
forme de l’œuvre, ce qui concourt aussi à établir un genre plastique nouveau seulement
circonstancié par ses hypothèses : l’œuvre comme intention, comme programme » (Guerrin,
2008, p. 14). Pour rappeler le vocabulaire duchampien, nous ajoutons à cette prosition « l’œuvre
comme possible », la liant ainsi au désir d’échapper au visible tel qu’expliqué dans Duchamp
du signe : « La figuration d’un possible. (pas comme contraire d’impossible ni comme relatif à
probable ni comme subordonné à vraisemblable) Le possible est seulement un « mordant »
physique [genre vitriol] brûlant toute esthétique ou callistique» (Duchamp, 1994, p. 104). Dans
cette note de Duchamp datant de 1913, on est déjà dans l’immatériel puisque le vitriol brûle, il

21
Au-delà de l’ontologie esthétique, Duchamp avait peu d’intérêt pour l’exécution de l’œuvre : « […] mais cela
devenait tellement monotone, c’était une transcription, il n’y avait déjà plus d’invention à la fin. Alors, ça s’est
terminé en queue de poisson » (Duchamp, 2014, p. 76).

37
y a sublimation, la matière se transforme en gaz. On est encore une fois dans le procédé
physique, mais qui, tout comme l’idée, n’est plus perceptible à l’œil nu.
Ce genre plastique nouveau nous amène au dernier concept à aborder afin de vraiment
saisir cette esthétique qui cherche à se déprendre des limites du visible et du tangible.
L’inframince appartient à cette indécidabilité, à cet entre-deux qui ne veut se fixer afin de
poursuivre le plus d’expériences possibles, et ce, comme le rappelle Davila, jusque dans sa
graphie, restée variable, indécidable.22 Cette insaisissabilité est alors spécifique au désir anti-
rétinien puisqu’elle est incommensurable. L’inframince ne peut se contenir, dès lors, il a besoin
de déborder du cadre propre à l’image, à l’œuvre d’art comme matière, pour se manifester et
pour constituer le cœur d’une expérience artistique unique et intellectuelle. Dans ses notes,
Duchamp donne quarante-six définitions différentes du concept, le liant à certaines notions déjà
explorées dans les boîtes ou simplement comme considérations techniques : « 1. Le possible
est un infra mince. La possibilité de plusieurs tubes de couleur de devenir un Seurat est
“ l’explication ” concrète du possible comme infra mince. Le possible impliquant le devenir –
le passage de l’un à l’autre a lieu dans l’infra mince. Allégorie sur “ l’oubli ” » (Duchamp,
1999, p. 21).
Il s’agit non seulement de sortir du visible, mais d’accepter le doute, d’avoir à aller
chercher le reste de l’œuvre en dehors de ce qui est perceptible. Un autre élément que Duchamp
inclut dans sa définition de l’inframince est une esthétique de la réception :
10. L’échange entre ce qu’on offre aux regards [toute la mise en œuvre pour offrir aux
regards (tous les domaines)] et le regard glacial du public (qui aperçoit et oublie
immédiatement). Très souvent cet échange a la valeur d’une séparation infra mince
(voulant dire que plus une chose est admirée ou regardée moins il y a sépa. inf. m. ?
(Duchamp, 1999, p. 22).

Le public doit accepter que l’œuvre ne puisse être fixée, qu’elle est en continuel mouvement
dans le temps parce que c’est ce décloisonnement même qui la détermine comme œuvre. La
temporalité affecte le regardeur à son tour puisqu’elle le multiplie. Chacun d’eux vient ensuite
proposer sa version unique de l’œuvre, qui existe alors de différentes manières, déployant tous
ses possibles. L’œuvre n’est donc jamais une copie, toujours un original, pour chaque regardeur
qui s’en fait sa propre idée, à travers un processus personnel de visualisation intérieur, mental,

22
Le désir de Duchamp d’être conceptuellement vague et variable est délibéré : « On peut aussi y voir le
caractère propre à cette notion : son identité flexible, labile – est inframince ce qui est à peine perceptible, à
peine repérable, ce qui représente une différence infime et singularisante – ne pouvait que l’amener à être
grammaticalement rebelle, à toutes les catégorisations, à leur filer entre les doigts, à dissoudre leur jeu
préétabli » (Davila, 2010, p. 29-30).

38
intellectuel. Et même s’il se situe entre l’invisible et le visible, dans un lieu où l’idée est
déterminante, nominale et énonciative, où l’expérience est anti-rétinienne parce que le perceptif
est toujours incomplet, l’inframince constitue un impact réel, transformateur, interrogeant
l’autorité institutionnelle comme le rappelle Thierry Davila :
L’inframince incarne immédiatement, dès qu’il est visible et lisible, un déplacement,
un pouvoir de transformation, un mouvement de prise de forme. C’est la raison pour
laquelle il ne laisse jamais le réel sur lequel il circule apaisé, même si c’est pour faire
de ce tremblement un murmure, un écart à la dimension insaisissable, une opération
ténue (Davila, 2010, p. 31).

L’inframince qui ouvre les possibles a un héritage bien concret en littérature à travers
l’œuvre d’art fictive qui, dans sa manière de transmettre l’idée de l’art comme expérience
esthétique, se positionne comme toujours originale et unique, anti-institutionnelle et anti-
rétinienne. Cette expérience se déploie sur le mode même de production que Duchamp, comme
il le souligne dans une note posthume : « “Mode : expériences”. Qu’est-ce qu’un mode
expérimental ? La mise en place réglée d’un champ d’hypothèses, où tout reste encore ouvert,
“le résultat ne devant pas être gardé – ne présentant aucun intérêt” » (Duchamp, 1994, p. 217).
Dépasser le résultat, c’est aller au-delà du visible et rendre l’idée plus importante, valoriser
l’expérience intellectuelle, non pas rétinienne. Comme chez le jongleur de gravité, comme dans
l’œuvre d’art fictive : il n’y a que l’écrit. Ainsi, on peut suggérer que si le roman est en filiation
avec les concepts et les pratiques de Duchamp, c’est parce qu’il explore la même logique de
désignation que le readymade et aussi parce qu’il propose une appropriation de l’œuvre d’art,
faisant d’elle un objet en son sein. C’est à travers la fiction que cette appropriation s’exécute,
afin de positionner l’œuvre d’art au-delà de l’acte contemplatif qui en constitue
traditionnellement sa finalité. L’expérience rétinienne devient un jeu intellectuel de
reconstitution et de conceptualisation, tel que Duchamp le recherche lui-même. Ce readymade
revisité à travers la littérature guide le lecteur vers le dépassement de la matière et du réel,
sortant ainsi des structures de légitimation habituelles. À travers la fiction, l’œuvre n’est pas
qu’un objet, elle est aussi toutes ses possibilités, irréalisées, inachevées. On peut ainsi
considérer Duchamp comme un théoricien clé pour conceptualiser la fiction de l’œuvre d’art,
étant lui-même un fabulateur hors pair, ayant laissé des traces visibles et invisibles, visuelles et
textuelles.
1.2. La Robe de Miel : l’œuvre d’art fictive et narrative au-delà de la
matière
Puisque l’œuvre d’art fictive constitue bel et bien un héritage direct de la pensée
duchampienne, il nous faudra procéder à une analyse détaillée afin d’en comprendre l’impact,

39
mais également afin de situer la littérature comme étant au centre des pratiques et des relations
entre les arts. L’œuvre d’art fictive n’est pas qu’un objet récurrent ou une pratique commune
de la littérature contemporaine, mais plutôt une critique de l’institution muséale, des jugements
esthétiques et des transmissions des savoirs, dans une attitude postmoderne, où les expériences
et les vérités sont multiples. Le roman Nue de Jean-Philippe Toussaint explore cette fiction de
l’œuvre d’art par la présence d’une robe de miel sur laquelle s’entame le texte, dans un prologue
d’une quinzaine de pages intitulé « Automne-hiver ». Cette robe de miel suscite l’intérêt de par
son état immatériel certes, mais encore plus par la logique anti-rétinienne qu’elle incarne.
L’œuvre d’art fictive chez Toussaint fait office d’ouverture, elle n’est pas au centre de l’histoire.
Sans être présente dans le reste du récit, l’œuvre fait partie de l’économie narrative puisqu’elle
constitue le point culminant de la carrière du personnage que la tétralogie MMMM23 propose de
suivre : « Dans le roman initial, Faire l’amour, paru en 2002, Marie est venue à Tokyo avec le
narrateur, dont elle est en train de se séparer, pour présenter sa nouvelle collection de mode et
inaugurer une exposition de ses œuvres. Le défilé et le vernissage, élidés dans ce premier roman,
sont narrés dans le dernier, Nue, paru en 2013 » (Cardonne-Arlyck, 2015, p. 462). Il est alors
possible de penser cette création au sein d’un parcours artistique et romanesque, mais aussi
comme élément autonome auquel le récit donne vie par ses descriptions détaillées. Les
événements de Nue ne sont pas chronologiques : retours en arrières, ellipses, rapport ambivalent
au commencement — puisqu’il fait partie d’une tétralogie —, ainsi qu’une obsession formelle
et thématique pour l’inachèvement. Ce n’est effectivement pas la temporalité qui dicte la
narration, mais les effets que peuvent produire les analepses, les répétitions et la structure
cyclique, de la boucle au miroir. Ces effets joignent une structure narrative complexe à des
propositions théoriques et esthétiques puisqu’ils accentuent certains événements, les mettant
alors en relation, créant ainsi un dialogue. Dans Nue, ces événements, qu’ils soient intratextuels
et répétés depuis Faire l’amour, Fuir ou La vérité sur Marie, ou qu’ils soient nouveaux et
proposés en reflet les uns par rapport aux autres, dégagent une vision bien particulière des
relations entre les différents médias.
Nous analyserons comment la robe de miel en tant qu’objet littéraire permet de
comprendre l’expérience de l’œuvre d’art dans la fiction et d’établir sa relation avec la vision
de Duchamp grâce à ses propres incursions dans le domaine fictionnel, interrogeant l’union de
l’art et de la vie. Les autres points de similitude que l’analyse mettra en lumière concernent les

23
MMMM est le titre de l’ouvrage de 704 pages paru en 2017 réunissant les quatre saisons de la vie de Marie
Madeleine Marguerite de Montalte, soit Faire l’amour (2002 / hiver), Fuir (2005 / été), La vérité sur Marie (2009
/ printemps-été) et Nue (2013 / automne-hiver).

40
aspects nominatif et énonciatif de l’œuvre, ainsi que son rapport à la science, à la précision et à
la beauté d’indifférence. La performativité de l’œuvre et l’importance de la signature de l’artiste
sera ensuite abordée, tout comme la place primordiale de l’accident et du hasard aux côtés de
l’ironie, du ludisme et de la critique des institutions.

1.2.1. De la haute couture à la performance : fiction et mise en récit du


geste énonciatif
Si le lecteur pensait avoir fait le tour de la relation entre Marie et le narrateur dans Faire
l’amour (2002) et Fuir (2005), on y revient de manière complexe et imprévisible dans La vérité
sur Marie (2009), avant d’y retourner dans Nue (2013) pour une dernière fois afin de boucler
le cycle. Dans son article « Avec Marie », Jacques Dubois rappelle la distance avec laquelle le
lecteur a accès au personnage :
[…] ce narrateur est plus que discret sur l’identité de sa Marie de Montalte. […] il ne
l’autorise guère à s’exprimer, ne donnant accès ni à sa conscience ni à sa parole. Et
c’est comme s’il nous la proposait en pure icône, ce qui, il est vrai, correspond assez
bien au métier de styliste que pratique la jeune femme. Est-ce parce qu’elle s’occupe
d’art et de mode qu’on la trouve souvent dans la pose glacée des modèles de
magazine ? (Dubois, 2010, p.13).

Cette impossibilité de vraiment connaître un personnage est au cœur des préoccupations


qu’explore Toussaint dans la tétralogie. Ce même hermétisme face à la connaissance caractérise
l’œuvre d’art fictive puisque sa présence littéraire permet d’interroger sa réceptivité – de quelle
manière on entre en contact avec l’œuvre d’art ou à quel type d’informations auquel le lectorat
a accès – l’art devenant ainsi une métaphore de la vie humaine. C’est d’ailleurs sur une
épigraphe de Dante que s’ouvre l’épisode de la robe de miel : « Dire d’elle ce qui jamais ne fut
dit d’aucune » (Toussaint, 2003, p.7). Et l’arme d’une telle ambition, que ce soit au sujet de
l’être aimé ou de l’œuvre d’art, s’avère pour Toussaint être le récit lui-même. Non seulement il
en constitue le moyen, mais il en est la solution puisque c’est lui qui dévoile la démarche
créatrice de l’artiste. Couturière de mode ayant connu un succès international, Marie participe
à d’importants événements appartenant au milieu de l’art contemporain. La vérité sur Marie
raconte en détail une exposition que lui consacrait le Contemporary Art Space de Shiwanaga.
Dans Nue, c’est un projet encore plus ambitieux que l’artiste met en œuvre, et que Toussaint
décrit dès la fin de l’incipit : « Avec la robe de miel, Marie inventait la robe sans attaches, qui
tenait toute seule sur le corps du modèle, une robe en lévitation, légère, fluide, fondante,
lentement liquide et sirupeuse, en apesanteur dans l’espace et au plus près du corps du modèle,
puisque le corps du modèle était la robe elle-même » (Toussaint, 2013, p. 11-12). Notre analyse

41
se concentrera donc sur cet objet particulier, qui est peu détectable visuellement de par son
matériau inhabituel, mais également à la performance qui le met en scène, où le défilé de mode
devient le dispositif de monstration et de révélation de l’œuvre d’art.
La robe de miel qui est donc à la fois un objet en soi et un objet performé, appartenant à
l’univers de la haute couture et à celui de l’art contemporain, joue sur les codes établis, pour
revenir à cette question que l’on se pose depuis Duchamp, et que Marc Jimenez rappelle bien,
c’est-à-dire non plus : « Qu’est-ce que l’art ? », mais : « Quand y a-t-il art ? » (Jimenez, 1997,
p. 408). Réapparaît alors le pouvoir énonciatif, celui du geste déictique de monstration que pose
l’artiste en déclarant : « Ceci est de l’art ». Le nominalisme pictural opère à pleine puissance
avec la robe de miel. L’acte nominatif joue sur la définition de ce qu’est l’art, sur ses codes,
tout comme Marie qui se situe entre le musée et le podium. Il y a une insaisissabilité qui se
reflète à travers le caractère éphémère de la performance, mais aussi parce que cette
performance désigne quelque chose comme étant de l’art. Toute la réflexion de l’artiste passe
ici à travers le langage lui-même, depuis l’acte énonciatif au traité esthétique des considérations
médiales :
Marie s’aventurait parfois, en marge de la mode, sur un terrain expérimental proche
des expériences les plus radicales de l’art contemporain. Menant une réflexion
théorique sur l’idée même de haute couture, comme assemblage de tissus par
différentes techniques, le point, le bâti, l’agrafe ou le raccord, qui permettent
d’assembler des étoffes sur le corps des modèles, de les unir à la peau et de les relier
entre elles, pour présenter cette année à Tokyo une robe de haute couture sans couture
(Toussaint, 2013, p. 11).

L’énumération des différentes techniques de couture révèle la place centrale du dispositif


textile, d’où le désir de le sublimer. Comme chez Duchamp, il y a ici l’idée de dépasser les sens
pour tomber directement dans l’insaisissable. Le miel comme matériau opère un jeu de
frontières optiques, mais aussi de frontières de la création puisqu’il déconstruit la notion même
de couture. Le regardeur se trouve alors devant la réalisation de l’absence. La couture et le fil
ne produisent plus, mais créent par leur disparition même. Ceci est de l’art puisque ceci conteste
la fonction même du média. Ce dernier est utilisé à contresens ; il repousse le visible, mais
également ce que l’acte créateur constitue. Ceci est de l’art, semble suggérer Marie au lecteur,
parce que c’est cette absence du faire qu’elle met en scène, et surtout, parce qu’elle l’énonce,
parce qu’elle prend la décision de le présenter comme tel. Le « faire » est déjà apparu comme
une idée, l’idée de l’absence, et cette apparition a été rendue possible par un acte de langage,
une réflexion sur le mot « coudre », et comment l’utiliser à l’extérieur de son sens premier. La
mise en récit du processus créatif est alors la seule voie possible pour déconstruire l’hermétisme

42
auquel fait face le public. Le roman devient l’herméneutique de sa propre œuvre d’art fictive à
travers la représentation de la démarche de l’artiste, du dévoilement de sa pensée et de ses jeux
de mots et de sa logique de création, positionnant l’économie narrative comme autosuffisante
face aux procédés de médiations traditionnels.

1.2.2. Le miel comme matière : science, précision, beauté d’indifférence


La robe de miel est en soi un exploit à réaliser. Il en va de même pour le défilé qui
l’accompagne. Au lieu d’un événement standard, dans un mouvement de va-et-vient des
mannequins, où la robe de miel aurait été aperçue grâce au même dispositif de monstration que
n’importe quelle autre robe de haute couture, Marie décide que celle-ci sera accompagnée par
un essaim d’abeilles. Cette décision relève de l’absurde, mais elle pousse encore plus loin la
réflexion sur la nature de l’objet et sur sa fonction. Le miel comme textile est représenté dans
son milieu naturel, comme élément produit par les insectes, et l’essaim d’abeilles dévoile alors
la chaîne de production, de l’origine à la consommation, mais aussi de l’appropriation d’un
travail qui dépasse le geste humain, soit celui de l’animal. Comme chez Duchamp, l’art rejoint
la technique, la précision, la science. La performance nécessite une organisation qui sort du
rétinien, de ce qui est perceptible pour le spectateur : il faut s’assurer de la docilité des bêtes en
vol et mettre en place la parade nuptiale propre au règne animal. Le désir d’unir l’art et la vie
rappelle le caractère scientifique de la démarche créatrice :
Dès le départ, il avait fallu choisir entre travailler avec de vraies abeilles ou faire
appel à un système de faux insectes téléguidés, en s’appuyant sur les travaux plus
récents de biorobotique, qui permettent d’envisager de minuscules robots aériens
dotés de capteurs électroniques ventraux. Après examen de la question, et de
nombreux échanges entre Tokyo et Paris, agrémentés de documents joints
croquignolets qui contenaient des schémas complexes de prototypes volants
miniaturisés, à l’allure sibylline de machines à voler de Léonard de Vinci, il apparut
qu’il était techniquement possible de faire voler un essaim d’abeilles sur un podium
de mode (Toussaint, 2013, p. 13).

Cet extrait fait référence à la figure de Léonard de Vinci, symbole par excellence de l’union
entre la science et les beaux-arts, mais aussi le raisonnement spécifique de la méthode
scientifique, avec ses prédictions et ses preuves. L’allusion rappelle l’importance du processus
créatif, tel que l’a étudié Paul Valéry dans Introduction à la méthode de Léonard de Vinci. Le
projet de Toussaint rappelle celui de Valéry, essayant de saisir la pensée et la vision de l’artiste,
valorisant une vision intellectuelle de l’art et de la vie : « Je vois que tout l’oriente : c’est à
l’univers qu’il songe toujours, et à la rigueur. […]. Il descend dans la profondeur de ce qui est
à tout le monde, s’y éloigne et se regarde. Il atteint aux habitudes et aux structures naturelles, il

43
les travaille de partout, et il lui arrive d’être le seul qui construise, énumère, émeuve » (Valéry,
1957, p. 12). Marie a recours à ce même rapport d’observation, de patience et d’attente dans
son analyse des options envisageables, le tout afin de créer une expérience unique chez le
spectateur, la prise de risque pour l’émotion esthétique. Ce sont les différentes avenues
proposées par la science qui sont envisagées dans l’extrait, les unes après les autres, comme
possibles. On pèse le pour et le contre, on consulte, on fait des recherches. Le tout s’inscrit dans
une logique de rationalisation présente dans le champ sémantique – s’appuyer sur des travaux,
envisager, examen de la question, schémas complexes, prototypes – s’opposant à la
construction romantique de la pulsion créatrice. Chez Duchamp, le recours à la science relève
toutefois d’un désir d’ouvrir l’art à un public plus large, tout en utilisant l’absence de
vulgarisation des divers concepts populaires à son époque pour refermer le tout, de manière
obscure et hermétique. On peut sentir dans la langue de Toussaint une attitude similaire,
notamment à travers le choix que montre cet extrait d’utiliser de « simples et vraies » abeilles,
mots aux connotations réductrices. Le portrait-robot de l’essaim d’abeilles est d’ailleurs
relativement absurde. On ne sait pas grand-chose de cette « biorobotique », notamment du
potentiel fonctionnement du capteur électronique ventral. Le langage ici échoue à signifier, et
il est justement employé à cet effet. Comme la quatrième dimension de Duchamp, c’est le
paraître technique comme rhétorique de la connaissance précise qui est mise en scène de façon
ironique.
La beauté d’indifférence, telle qu’elle apparaît nécessaire à Duchamp pour émettre un
jugement esthétique neutre face à l’objet choisi, sera le prochain élément analysé dans la robe
de miel, réaffirmant sa relation à l’héritage duchampien. Le miel comme matériau rappelle
l’idéal de transparence de Duchamp, qui, en parlant du verre utilisé dans La mariée mise à nue
par ses célibataires, même, témoigne de cette beauté parce que le verre laisse voir à travers lui :
« Ce sont des choses techniques souvent. Le verre m’intéressait beaucoup comme soutien, à
cause de sa transparence. C’était déjà beaucoup » (Duchamp, 2014, p. 39). Le miel possède
cette même consistance. De par son aspect diaphane, laissant apparaître le corps, le spectateur
ne peut le juger en tant qu’objet : le miel est informe et n’a pas de constitution spécifique. Sa
translucidité constitue alors sa beauté même et le laisse agir comme matériau en pleine liberté.
Comme le verre, le miel procède par lui-même, et le récit intervient comme les boîtes dans un
idéal libre anti-rétinien. À ce sujet, Duchamp explique à Pierre Cabane la possibilité de vraiment
voir le verre uniquement parce qu’il est transparent et parce qu’il est accompagné par les boîtes,
suivant la même double structure de l’œuvre d’art fictive de Toussaint dans cette logique
composée du matériau plastique et du texte :

44
Je voulais que cet album aille avec le Verre et qu’on puisse le consulter pour voir le
Verre parce que, selon moi, il ne devait pas être regardé au sens esthétique du mot. Il
fallait consulter le livre et les voir ensemble. La conjonction des deux choses enlevait
tout le côté rétinien que je n’aimais pas. C’était très logique (Duchamp, 2014 p. 45).

Le texte narratif, tout comme les boîtes, est ce qui rend l’œuvre visible. Ce qui est valorisé,
c’est donc une simplicité d’exécution, une esthétique du neutre qui met en valeur l’idée, et non
le rendu visuel. Le spectaculaire n’est pas dans l’effet optique, mais dans le processus. L’idéal
de la beauté d’indifférence est aussi poursuivi à travers l’esthétique de la robe de miel. On peut
l’observer dans le texte à travers la description de l’allure du mannequin, qui finalement n’est
qu’un corps nu, au maquillage neutre. Le détail invisible du miel détermine là où la beauté
d’indifférence opère. Celle-ci autorise la neutralité pure et libre de toute dictature rétinienne.
Duchamp la situait dans le choix de l’objet qui n’impliquait pas de réaction chez le regardeur.
De la même manière, le corps du mannequin n’est pas embelli, il est utilisé mécaniquement, tel
un support, célébrant sa fonction, transformant son sens. Comme la mariée du Grand Verre,
déshabillée par ses célibataires, Toussaint ne nie pas l’érotisme ambiant :
Quand la mannequin fut prête, étonnant corps lunaire épilé et poudré, les mains, la
face et le décolleté couverts de poudre blanche, les assistants se mettant à l’ouvrage,
commencèrent à la peindre au pinceau, répartissant le miel sur son corps, l’un
agenouillé le long de sa cuisse avec une courte brosse en poils de martre, un autre
debout sur un escabeau qui lui enduisait le dos et les épaules au rouleau, tandis que
d’autres encore lissaient le miel sur ses chairs, tapotaient délicatement sa peau avec
des compresses de gazes fines et humides et qu’une grappe de jeunes stagiaires
tournaient autour de son corps immobile pour unifier la couche fraîchement posée à
l’aide de sèche-cheveux afin de donner une ultime touche de laqué à la robe
(Toussaint, 2013, p. 20).

Cet extrait décrit avec attention la performance de la robe de miel. Le lecteur se trouve
directement dans les coulisses et, à l’aide du procédé descriptif précis, assiste à l’installation du
corps-objet. Celui-ci est neutralisé grâce aux différentes techniques de mise en beauté :
l’épilation et le maquillage viennent annuler les marqueurs de l’individualité. La description
s’attarde davantage aux différents outils utilisés, aux techniques d’étalement du miel, qu’au
résultat, ce qui est des plus logique puisqu’il n’y a rien à voir. Comme chez Duchamp, ce sont
le processus et les détails invisibles qui sont au cœur de l’esthétique de la beauté d’indifférence.
C’est pourquoi le temps est ralenti par cette description, et qu’on y énumère les éléments
nécessaires à l’intellectualisation du concept, de l’idée. La liste des verbes qui sont utilisés pour
produire un résultat imperceptible relève d’une technique précise et maîtrisée : répartir, enduire,
lisser, tapoter. On sort du visible pour décrire comment les subtilités de la transparence se
mettent en place. L’accumulation des gestes des assistants ajoute du sérieux à la démarche

45
artistique et insiste sur la complexité du processus. Il y a également un accent sur les matériaux,
de la poudre au pinceau en passant par les compresses de gaze et le sèche-cheveux, le tout créant
une hypotypose efficace permettant au lecteur de très bien s’imaginer la scène, avant de ne
réaliser que ce qui est finalement créé relève de l’invisible.
Cette relation entre la représentation de la démarche artistique et le miel comme
matériau rappelle la pensée de Merleau-Ponty, qui renforce l’idée de la beauté d’indifférence
grâce à la perception.24 Ce n’est pas l’objet en soi qui importe selon le philosophe, mais la
manière dont il nous est transmis, la manière dont on se l’approprie, les sens avec lesquels on
le perçoit. Tel est le rapport de la phénoménologie aux choses qui nous entourent : « la chose25
est un système de qualités offertes aux différents sens et réunies par un acte de synthèse
intellectuelle » (Merleau-Ponty, 2002, p. 10). C’est dans la relation que le sens se crée, non en
provenance de l’objet en tant que tel, mais grâce aux qualités qui lui sont associées et qui sont
faites à travers son expérience. Pour faire la démonstration de ce phénomène, Merleau-Ponty
utilise les caractéristiques spécifiques du miel et ce qu’il est possible d’en faire :
Le miel est un fluide ralenti ; il a bien quelque consistance, il se laisse saisir, mais
ensuite, sournoisement, il coule des doigts et revient à lui-même. Non seulement il
se défait aussitôt qu'on l'a façonné, mais encore, renversant les rôles, c'est lui qui se
saisit des mains de celui qui voulait le saisir. La main vivante, exploratrice, qui
croyait dominer l'objet, se trouve attirée par lui et engluée dans l'être extérieur
(Merleau-Ponty, 2002, p. 11).

Le lien avec le matériau utilisé par la créatrice de mode est clair. C’est l’expérience du miel
comme chose neutre qui en dicte sa perception puisqu’il s’avère insaisissable, reflétant
l’expérience humaine, déconstruisant la frontière entre l’art et la vie : « Une qualité comme le
mielleux – et c'est ce qui la rend capable de symboliser toute une conduite humaine – ne se
comprend que par le débat qu'elle établit entre moi comme sujet incarné et l'objet extérieur qui
en est le porteur ; il n'y a, de cette qualité, qu'une définition humaine » (Merleau-Ponty, 2002,
p. 11). Ainsi, la beauté du matériau se situe dans son indifférence en tant qu’objet, et toute sa
valeur, sa richesse, ses qualités se déploient parce qu’il est mis en scène. Il n’y a plus de distance
dans l’expérience de l’art, de délimitation du vivant ; il y a une exaltation dans leur relation qui
demande bien plus que le regard, mais la compréhension, dans une vision résolument anti-
rétinienne.

24
Bien que la lecture croisée de la phénoménologie et de l’art conceptuel soit des plus riches pour les notions qui
occupent ici notre attention, il est également important de noter la différence des expériences proposées, soit quasi-
transcendantale chez Duchamp alors qu’elle est charnelle chez Merleau-Ponty.
25
On notera ici l’utilisation du même vocabulaire que chez Duchamp. Le choix du substantif « chose » au lieu
« d’objet » diminue son importance herméneutique et sa capacité à signifier de façon autonome par son aspect
indéfini, interchangeable.

46
Cette logique de la beauté d’indifférence s’applique non seulement à l’œuvre d’art
fictive, mais également au personnage de Marie. Octavio Paz lie cette notion à l’abandon de la
peinture et l’affranchissement qui en résulte : « Sagesse et liberté, vide et indifférence se
résolvent en un mot clé : pureté. Une chose que l’on ne cherche pas, qui surgit spontanément
après qu’on est passé par certaines expériences. La pureté est ce qui reste après tous les comptes,
toutes les additions et les soustractions » (Paz, 1977, p. 99). C’est ce que Marie trouve
finalement dans le dernier volet de cette tétralogie : l’affranchissement face au goût, aux
attentes, à l’institution et à elle-même. Cette sagesse qui passe par l’abandon se trouve à la fois
dans sa pratique artistique et dans sa vie amoureuse. La liberté se situe alors au-delà du visible
optique parce que c’est la démarche créatrice et l’idée qui sont valorisées, rejoignant l’idéal de
l’art et de la vie chez le personnage de Marie : « J’ignore si Marie était consciente qu’elle
recelait au plus profond d’elle-même cette forme d’exaltation particulière, mais tout, dans son
attitude, témoignait de son aptitude à pouvoir s’harmoniser intimement avec le monde »
(Toussaint, 2013, p. 36). Cette capacité de n’arriver à faire qu’un, cet idéal de l’harmonie est le
propre de la sagesse folle dont parle Paz à propos de Duchamp. Ils partagent cette nécessité de
compréhension du monde ambiant chez le créateur pour dépasser le visible. Marie adopte cette
attitude décrite chez Merleau-Ponty : « L'homme est investi dans les choses et les choses sont
investies en lui » (Merleau-Ponty, 2002, p. 14), joignant ainsi à cette vision du monde sensible
sa synthèse et son intellection. Le narrateur continue le portrait de Marie dans une allusion au
concept psychanalytique de sentiment océanique – soit le lien spirituel qui positionne l’être
humain comme plus grand que lui-même au sein de l’univers – développé par Romain Rolland
dans sa correspondance avec Freud26 :
Car, de même qu’il existe un sentiment océanique, on pouvait parler, en ce qui concerne
Marie, de disposition océanique. Marie avait ce don, cette capacité singulière, cette
faculté miraculeuse, de parvenir, dans l’instant, à ne faire qu’un avec le monde, de
connaître l’harmonie entre soi et l’univers, dans une dissolution absolue de sa propre
conscience (Toussaint, 2013, p. 36).

En jouant sur la différence entre sentiment et disposition, évoquant davantage une aptitude
d’adaptation, une inclinaison à la transformation, une ouverture vers l’envoûtement, le narrateur
annonce les stratégies textuelles de description qui vont suivre. Grâce à l’usage de la virgule
créant un rythme saccadé, le narrateur peut répéter les spécificités de cette habileté. La présence

26
Ce sentiment de grandeur a aussi à voir avoir la représentation : « Il s’agira donc de repérer dans le sentiment
océanique d’une part l’expression qualitative d’une énergie pulsionnelle restant à définir et, d’autre part, une
représentation qui, même si elle est accolée au signifiant “ océan ”, renvoie bien évidemment à d’autres
représentations, innominées celles-là, traces mnésiques d’objets du passé » (De Mijolla-Mellor, 2007, p.17).

47
de synonymes – don, capacité, faculté – engendre une ivresse similaire à celle que provoque la
disposition océanique, permettant au style de rejoindre les mêmes considérations esthétiques
que l’œuvre d’art fictive.

1.2.3. Retard en verre et autres passages : performance et temporalité


L’abandon de la peinture chez Duchamp correspond aux mêmes préoccupations
artistiques que le passage de Marie vers la performance, soit la disparition de la matérialité,
l’exploitation de l’éphémère et l’implication du public dans une esthétique de la réception. La
robe de miel déploie sa performativité d’abord comme objet en soi dans son impossibilité d’être
fixée, puis dans sa mise en spectacle. Le défilé devient un événement grâce à sa description
textuelle :
Alors, en une fois, au déclenchement de la musique, la mannequin s’élança et traversa
le podium, suivie de l’essaim d’abeilles qui s’était calqué sur son allure, la suivant
dans un bourdonnement électrique de milliers d’insectes qui couvraient les
exclamations admiratives des spectateurs. C’était une réussite inespérée, la
mannequin avait atteint l’extrémité du podium, elle avait observé une légère pause
qu’elle avait marquée en se déhanchant, une main sur la taille, et elle était repartie en
sens inverse, quand le miracle s’était produit, l’essaim d’abeilles avait fait demi-tour
en prenant exactement le virage à son diapason, avait tourné au plus large en
survolant les spectateurs par-delà le podium et en provoquant de nouvelles
exclamations admiratives (Toussaint, 2013, p. 21).

En plus d’être nominative et narrative, l’œuvre d’art fictive est également performative
puisqu’elle utilise la temporalité romanesque pour se déployer. Ce que l’extrait nous montre,
c’est non seulement le mimétisme entre le mannequin et l’essaim d’abeilles, mais aussi
l’accentuation sur le rythme et le mélange des sons, entre la musique et le bourdonnement,
dictés par la cadence du corps du mannequin qui dirige la performance et porte l’œuvre elle-
même. La description de la performance se déroule dans un temps narratif, et cela grâce à la
précision des détails qui fait en sorte que le temps de lecture et le temps réel de la performance
concordent. On peut aussi suggérer un effet de ralenti dans le texte grâce aux détails de la
description, faisant en sorte que la performance au sein du roman s’étend dans un temps plus
long que celui de la marche du mannequin. Il y a un déroulement de l’action tout à fait
cinématographique dans cet extrait puisque le texte suit la marche, tel un travelling suivant le
mouvement chronologiquement, et le lecteur se trouve complètement imprégné de l’univers
descriptif qui est de l’ordre du visuel certes, mais fictif, donc s’inscrivant à l’encontre de la
logique rétinienne. Il y a un enchaînement des actions de la performance grâce à l’usage du
plus-que-parfait qui souligne la continuité, comme un plan séquence, un détail à la fois, en une
prise. La narration est performative et créatrice ; elle arrive à garder le lecteur en haleine.

48
Chaque unité syntaxicale est une pause où l’on retient son souffle à chaque virgule, avant de
finalement dévoiler l’œuvre d’art, la réussite qui se tient en un seul instant : le tour sur soi-
même, la mannequin devenant reine des abeilles.
Cet extrait reprend le cliché de l’artiste comme génie à travers le lexique utilisé pour
décrire la réussite inespérée que représente ce tour du mannequin sur elle-même. Le narrateur
parle d’un miracle, propre au génie artistique. Dans Un nominalisme pictural, Thierry de Duve
rappelle que, à la question : « Qu’est-ce que le génie ? », Duchamp répond : « L’impossibilité
du fer ». Et il ajoute : « encore un calembour, évidemment » (de Duve, 1989, p. 24). La relation
entre la performativité du texte, qui crée l’œuvre d’art, et son impossibilité à produire et exister
tangiblement dans le réel témoigne de l’héritage fondamental de Duchamp pour l’art conceptuel
dont les répercussions sont manifestes en littérature contemporaine. Cette relation fait en sorte
que l’on puisse considérer la robe de miel autant en tant qu’élément propre au littéraire que
comme œuvre d’art.
Le performatif implique également le public, qui est représenté dans le texte par une
présence essentielle au déroulement du défilé, mais aussi à la mise en scène du jugement
esthétique et de la réception. Dans l’extrait cité ci-haut, c’est le public qui réagit, et c’est ce
geste même de l’exclamation qui confirme le succès, reprenant la logique qui propose que « ce
sont les regardeurs qui font le tableau » :
Or c’est l’hypothèse à laquelle conduit le readymade, puisqu’il efface la distinction
entre faire de l’art et juger de l’art. Face au readymade, l’auteur n’est pas dans une
position différente du spectateur, hormis le retard du second sur le premier. L’auteur
choisit, juge un objet tout fait en le nommant art, et le spectateur rejuge, renomme
(de Duve, 1989, p. 81-82).

Nous attirons l’attention sur un détail de ce passage de Thierry de Duve, soit le retard du
spectateur. Si l’artiste désigne que « ceci est de l’art », le spectateur doit à son tour le confirmer
par le même acte énonciatif. Toutefois, malgré le désir de Duchamp d’unir l’art et la vie, il reste
une hiérarchie énonciative. L’artiste nomme en premier, et malgré sa non-implication dans la
production du readymade ou de la robe de miel, c’est lui qui détermine l’œuvre d’art. La prise
de décision, la mise en place de l’idée et son appropriation peuvent s’articuler et se manifester
à l’extérieur de ces paramètres habituels, quittant ainsi le monde de l’art pour rejoindre l’univers
littéraire fictionnel. Grâce à ce déplacement, le public reconsidère la relation qu’il entretient
face à l’œuvre d’art en tant qu’objet dans une neutralité à son égard qui atteste de la beauté
d’indifférence comme jugement de goût. Non seulement cette formulation est-elle des plus
duchampienne, mais il s’agit de la formule qu’utilisera Marie pour justifier ses actions, ses
échecs et son attitude.

49
1.2.4. Esthétique de l’accident : hasard, originalité et signature

Le rapport au « retard » dans l’esthétique duchampienne se développe également dans la


conceptualisation de la démarche artistique. Duchamp aimait appeler La mariée mise à nu par
ses célibataires, même un « retard » en verre. La consultation des boîtes décale inévitablement
l’acte interprétatif de l’œuvre. À travers l’éloge du hasard et de l’accident, il possède la capacité
de modifier la forme de l’œuvre sur le tard, dans l’après-coup, après sa révélation au public,
renforçant l’idée de l’inachèvement. Toussaint utilise le même procédé pour valoriser
l’impossibilité de la finitude de l’œuvre d’art, et d’ainsi mettre en scène le processus créatif.
L’accident dans Nue est créé par l’hésitation, par la mise en doute de la consigne qui avait été
donnée. Il surgit dans l’infime détail, dans la rapidité de l’instantané. Le mannequin, dont le
corps était utilisé comme support formel, devient victime. Mais est-elle victime du risque cruel
pris par l’artiste ou de son propre doute en tant qu’individu ? Cela peut laisser croire que le
narrateur utilise ici le cliché du mannequin bête comme objet de l’art, comme dispositif, pour
justifier un crime presque parfait, au nom de l’art. Cette hésitation, c’est celle qui concerne la
sortie du podium, à gauche ou à droite, afin de bien rejoindre la ruche, et l’accident se produit
par rapport à la direction donnée :
[…] dans ce quart de seconde, dans cette infime hésitation, tout se brisa, s’écroula,
le charme rompit et elle trébucha sur le podium, s’écroula par terre, elle sentit le
souffle bruyant et ce fut alors, à la seconde, la curée, les abeilles la piquèrent de toutes
parts, dans le dos, sur les épaules, sur les seins, dans la nuque, dans les yeux, dans le
sexe, à l’intérieur du sexe, la mannequin recroquevillée par terre qui se protégeait le
visage des mains, se débattant, chassant les assauts des abeilles d’un bras impuissant,
se redressant sur les genoux et fuyant à quatre pattes, mais retombant par terre de
nouveau vaincue, comme une torche vivante, immolée, qui se contorsionnait sur le
podium […] (Toussaint, 2013, p. 22).

Les détails donnés dans cet extrait témoignent de la douleur intense à travers l’énumération de
toutes ces piqûres, des endroits précis du corps attaqué. La peau, ainsi violentée, devient une
nouvelle surface enflée, redessinée dans cette topographie de la réaction épidermique par le
tragique pouvoir de l’accident. Si c’est la comparaison avec le feu qui est utilisée comme image
de la douleur, c’est à toute vitesse qu’on reprend le récit de la bataille de la survivance, comme
une véritable immolation. La performance est donc encore une fois racontée à travers une
énumération, celle des gestes de survie, qui se déploient en contraste avec l’urgence inhérente
de la temporalité du récit. La précision du récit fait en sorte que le lecteur peut saisir l’ampleur
de la souffrance vécue par le mannequin dont le corps ne pourra résister à la violente
transformation qui l’attend. L’effet relève du visuel et du cinématographique; il est aussi

50
nécessaire à la compréhension intellectuelle du basculement de la performance, le tout se faisant
dans une durée narrative maîtrisée.
Le corps attaqué modifie l’objet de l’art, étant donné qu’il est le support et le dispositif
même de la robe de miel. En effet, le défilé ne devait pas se produire de la sorte, c’est l’accident
qui en transforme le cours. Et cet accident est ici accepté, devenant partie intégrante de la
performance. Ce type d’anecdote est également présent dans l’œuvre de Duchamp. Le Grand
Verre se caractérise par une fêlure, que l’on peut voir dans le haut de l’œuvre, à droite et qui se
propage en diagonale telle une toile d’araignée sur tout le haut de l’œuvre pour rejoindre la
partie centrale, tout à gauche, avant de repartir encore une fois à l’opposée, rejoignant à nouveau
l’extrémité du coin droit, tout en bas (Annexe 12). Cette cassure caractérise l’œuvre, elle est
intégrée et propre à son esthétique, déployant ainsi l’idée de l’impossibilité de l’achèvement, et
l’expérience de l’œuvre dans le temps. Duchamp raconte l’accident en expliquant la réciprocité
de la brisure sur les deux verres avec une pointe d’humour :
Ils ont mis les deux verres dans un camion, à plat, dans une caisse, mais plus ou
moins bien aménagée, sans savoir si c’était du verre ou de la marmelade. Au bout de
60 km cela a fait effectivement de la marmelade. La seule chose curieuse, c’est que,
les deux verres étant l’un au-dessus de l’autre, les cassures se sont faites aux mêmes
endroits. Les fêlures suivent la direction des réseaux stoppages, tout de même
étonnant. Exactement, et dans le même sens. Cela constitue une symétrie qui a l’air
voulue ; or, ce n’est pas du tout le cas. Quand on voit Le Grand Verre, on ne l’imagine
pas du tout intact. Non, c’est beaucoup mieux avec les cassures, cent fois mieux.
C’est le destin des choses. L’intervention du hasard sur lequel vous comptez si
souvent. Je respecte cela ; j’ai fini par l’aimer (Duchamp, 2014, p. 92-93).27

Cet extrait de l’entretien avec Pierre Cabane illustre bien la relation entre hasard, accident et
anti-rétinien. Le verre possède son propre récit, son histoire en tant qu’œuvre, narrative et
ancrée dans le réel, dans l’anecdote. Son interprétation dépasse donc le visible puisqu’il
nécessite un contact avec l’anecdote, qui fait partie de la démarche artistique, mais aussi de
l’objet d’art lui-même.28 Thierry Davila propose de penser cette esthétique qui inclut une
temporalité postdatée à l’œuvre : « Il est également cet après-coup, une nouvelle preuve de
l’extension, à partir de la procédure inframince, du domaine de la perception au-delà de son
cadre strictement rétinien » (Davila, 2010, p. 31). On met ici en relation l’accident, l’inframince

27
L’italique est ici utilisé pour différencier les questions de Pierre Cabane des réponses de Duchamp, tel
qu’employé dans l’édition utilisée.
28 Un autre parallèle intéressant par rapport à la démarche artistique concerne la publication des brouillons de
Jean-Philippe Toussaint, qu’il rend disponible au public lui-même sur son site Internet :
http://www.jptoussaint.com/. Ce rapport à l’inachèvement et à la possibilité qu’a le lecteur de voir le roman évoluer
attribue une narrativité et une temporalité à la forme du roman, tout comme cela se produit pour la forme du Grand
Verre en tant qu’objet d’art.

51
et ce retard en verre. L’esthétique de l’après-coup instaure non seulement une logique narrative,
mais intègre également l’anti-rétinien. Thierry de Duve ajoute que « l’imperceptible comme
retard notoire sera, à sa façon, le signe du dépassement de la pure optimalité, le signe de la
substitution exclusivement visible et visuelle d’une réalité diffuse qui s’adresse à tous les sens
disponibles, sans exclusivité » (De Duve, 1984, p. 43). L’accident, chez Duchamp comme chez
Toussaint, se voit donc célébré et accepté comme expérience esthétique. En se déployant dans
le temps et dans le récit, il se voit approprié et intégré totalement à l’œuvre. L’accident, ici placé
en ouverture du récit, donne le ton au reste du roman. Il détermine non seulement le cours des
événements d’une manière thématique puisque le personnage de Marie tombe accidentellement
enceinte du narrateur, mais c’est lui qui réunit enfin les deux protagonistes. Les personnages
doivent alors accepter l’imprévisible et abandonner l’idée de contrôle total du cours des
événements, renforçant le lien entre l’art et la vie.
Cette appropriation de l’accident se passe encore une fois à travers le geste, soit celui
d’apposer sa signature, ébranlant la relation à l’originalité. On passe de « ceci est de l’art » vers
« c’est moi qui le désigne comme tel ». C’est ce que fait Duchamp en signant R. Mutt sur la
pissotière de Fontaine (Annexe 13), mais aussi Marie après la chute du mannequin :
Et c’est alors que le rideau s’était soulevé et que Marie, lentement, avait fait son
apparition sur scène pour saluer le public, comme si elle avait tout orchestré, comme
si c’était elle qui était à l’origine de ce tableau vivant, le top-model martyr entouré
de multiples figures de douleur figées, les visages européens et asiatiques, interdits,
ralentis, arrêtés, comme dans une vidéo de Bill Viola, avec autour de la figure
centrale du tableau toujours écroulée sur scène sous un essaim d’abeilles, les effigies
casquées et lourdement costumées de l’apiculteur et des pompiers qui se faisaient
face, leur extincteur à la main, les genoux fléchis, comme à jamais arrêtés dans un
geste d’urgence interrompu (Toussaint, 2013, p. 23).

La référence à Bill Viola évoque une atmosphère visuelle très particulière, notamment grâce à
des œuvres comme Ascension, réalisée en 2000, où un homme est plongé dans l’eau profonde,
noire et silencieuse. Ou encore Martyr, réalisé après la publication du roman, en 2014, mais qui
rappelle la douleur du mannequin écroulée sur la scène dans cette même esthétique où
l’éclairage sépare le sujet en clair-obscur (Annexe 14). Cette comparaison chez Toussaint
construit un environnement pour la performance de la robe de miel : le fond noir, le suspens
dans le détail infiniment lent, le spectateur complètement absorbé par l’attente et par son
observation, provoquant le sentiment d’être à son tour suspendu dans le récit. Les effets de
lumière créent une opposition entre l’urgence de l’action de sauvetage et l’attention au détail
qui allonge l’événement et la folie du drame. L’extrait, quoique se déroulant dans un ralenti
encore plus prononcé qu’un effet cinématographique, propre à l’art vidéo de Viola, poussé aux

52
frontières d’un réel mouvement, possède toutefois un vocabulaire de l’image fixe, reprenant
ainsi cette lenteur limite, entre-deux près de l’image complètement arrêtée : effigie, costume et
geste interrompu. On utilise le lexique de la photographie, dévoilant une composition de
l’image en face à face, avec des détails géométriques de la scène depuis un point de vue fixe :
« les genoux fléchis » témoignent de la position instable, « à jamais arrêté » de l’absence de
mouvement et « d’urgence interrompu » de l’action suspendue. Cette description de la pose
implique un moment figé parce qu’il n’y a pas de temporalité impliquée. C’est le souffle retenu
du spectateur qui se trouve dans une position de voyeur, face à la souffrance, mais aussi face
au crime si on pense au mannequin attaqué comme au corps nu d’Étant Donné, dont le sort
mystérieux n’est accessible au public qu’à travers les portes de bois dont le récit propre a déjà
été raconté (Annexe 15).
Le geste fixe et arrêté des pompiers qui ne peuvent arrêter la douleur des piqûres d’abeilles
est alors interrompu par un autre geste, celui de Marie qui entre en scène et qui, par sa présence,
appose sa signature sur la scène, transformant l’accident en readymade :
Mais peu importe que la scène ait été prémédité ou non, l’image avait surgi, dans la
réalité ou dans l’imagination de Marie, et elle se l’était appropriée : en se présentant
sur scène, elle avait signé le tableau, elle avait apposé sa signature sur la vie même,
ses accidents, ses hasards, ses imperfections (Toussaint, 2013, p. 23-24).

L’extrait souligne le fait que l’accident est intégré à la performance comme élément du hasard,
et que sa préméditation n’a aucune influence sur son esthétique et sur sa réception, défaisant
ainsi toute logique de calcul et de recherche d’un résultat visuel rétinien prédéterminé. Ce geste
de signature revient brouiller la frontière entre la mode et l’art, mais aussi le crime puisque
l’artiste prend sur elle le terrible sort du mannequin. La présence de Marie est propre au
dispositif de mode : en allant sur scène, elle reprend la traditionnelle montée du designer sur le
podium en fin de défilé. Elle utilise cet acte pour s’approprier ce qui lui a échappé, sa stature
faisant de l’accident un élément constitutif de la performance. Marie n’est pas ici en train de
faire semblant que le tout a été planifié pour dissimuler l’échec. Sa présence même est plutôt
de l’ordre de l’acceptation de l’imprévisible, faisant de ce geste, de cette présence, une
signature. Encore une fois, la montée de Marie sur le podium devient énonciative et
appropriative, définissant l’accident comme étant « ceci est de l’art » puisque c’est sa présence
qui délimite la temporalité de l’événement et qui le détermine en tant que tel. L’art dépasse le
jugement esthétique grâce à cette désignation, tel qu’entrepris dans la démarche anti-rétinienne
de Duchamp, rappelée ici par Thierry de Duve dans Au nom de l’art :
Car voilà ce qu’elle dit, cette pissotière, une fois jugée avec ce sentiment-là : qu’elle
n’était pas un objet, ni beau ni laid ni même intéressant, mais l’initiative et l’occasion

53
d’un sentiment violent, contradictoire, fait de dégoût et de ridicule mais aussi
d’amour fou, de désespoir, de vengeance et de jalousie (de Duve, 1989, p. 64).

La performance de la robe de miel s’articule comme une occasion à travers l’imprévisible.


L’acte créateur est dans une distanciation qui appelle ici une puissance contradictoire, dans le
sublime et dans la folie de la parade de l’essaim d’abeilles ainsi que dans l’idéalisme de son
exécution qui a valorisé le concept artistique au-delà du risque. Et le dégoût vient dans
l’appropriation de la souffrance violente et du désespoir du mannequin déchu, intégré tel un
readymade à la performance comme œuvre, dans sa narrativité propre.
Comme Duchamp, Marie attrape ce qui la dépasse pour le faire sien. Ce n’est pas elle qui
réalise la chute du mannequin dans le dessein de créer cette force contradictoire et violente de
la performance. Elle se situe au-delà du faire, ce « faire » que Duchamp trouve si monotone et
qui explique la logique du geste et de l’appropriation : « Malheureusement, avec le temps,
j’avais perdu toute espèce de flamme dans l’exécution ; cela ne m’intéressait plus, ne me
concernait plus. Alors j’en ai eu assez et j’ai arrêté, mais sans heurts, sans décision brusquée ;
je n’y ai même pas pensé » (Duchamp, 2014, p.11). On déplace alors l’essence de l’art de
l’exécution vers la décision, décision que représente le geste de signature. D’un point de vue
philosophique, Guerrin rappelle le déplacement esthétique auquel cette décision procède : « Le
readymade n’est pas seulement un objet présenté devant une expertise en vue de recevoir la
qualification d’œuvre d’art, il actualise une décision très générale qui a trait à la répétition et à
la différence, en tant que la décision opère catégorie et individualité » (Guerrin, 2008, p. 252).
Le geste de signature, la présence sur scène et la décision de désignation jouent ici sur les limites
de catégories, entre art et haute couture, entre performance et objet, entre jugement et
indifférence, mais aussi, entre contrôle et hasard.
Cette notion de hasard, c’est finalement ce que le personnage de Marie accepte et célèbre
avec la fin dramatique du défilé de la robe de miel :
La conclusion inattendue du défilé du Spiral lui fit alors prendre conscience que, dans
cette dualité inhérente à la création – ce qu’on contrôle, ce qui échappe –, il est
également possible d’agir sur ce qui échappe, et qu’il y a place, dans la création
artistique, pour accueillir le hasard, l’involontaire, l’inconscient, le fatal et le fortuit
(Toussaint, 2013, p. 25).

Le narrateur trace ici un portrait très nuancé de cette situation dans laquelle Marie se trouve,
rappelant la folle sagesse nécessaire à l’acceptation du hasard. Le lexique utilisé s’apparente
fortement au vocabulaire duchampien : « hasard », « involontaire », « inconscient », « fatal »,
« fortuit ». Là où Toussaint se singularise d’un point de vue conceptuel et lexical face à
Duchamp, c’est dans l’idée de l’accueil, qui rappelle la disposition océanique abordée dans une

54
précédente description du personnage de Marie. Accueillir le hasard en soi, au sein de sa
démarche d’artiste, c’est davantage que l’acceptation ou que le geste d’appropriation. Ce n’est
pas non plus une simple résignation. L’accueil est généralement chaleureux et bienveillant, il
montre une ouverture, une curiosité face à ce qui est extérieur à l’artiste, révélant une disposition
et une disponibilité pour le possible. Si Toussaint valorise l’accueil du hasard comme capacité,
Duchamp souligne le fait qu’il faille aussi le conserver afin d’assurer à l’œuvre de sortir du
caractère performatif et éphémère que lui fait subir l’imprévisible :
L’idée du hasard, auquel beaucoup de gens pensaient à cette époque-là, m’avait
également frappé. L’intention consistait à oublier la main, puisqu’au fond, même
votre main, c’est du hasard. Le hasard pur m’intéressait comme un moyen d’aller
contre la réalité logique : […] Mes Trois Stoppages-étalon sont données par trois
expériences, et la forme est un peu différentes pour chacune. Je garde la ligne et j’ai
un mètre déformé. C’est un mètre en conserve, si vous voulez, c’est du hasard en
conserve. C’est amusant de conserver le hasard (Duchamp, 2014, p. 50).

Ce jeu de mots autour des expressions « conserver le hasard » et le « hasard en conserve »


rappelle l’importance de l’archive de l’œuvre d’art, de sa conservation et de sa transmission.
La boîte de conserve, déjà en soi un dispositif de transmission, rappelle le readymade, son côté
déjà fait et disponible à celui qui veut s’en saisir, tout en faisant un clin d’œil à Andy Warhol
et ses soupes Campbell (faisant lui-même un clin d’œil à Duchamp) (Annexe 16). Mais la
conservation de ce hasard s’inscrit davantage dans les problématiques de la performance, ayant
comme spécificité de ne pas être un dispositif indépendant et autonome. Autrement dit, la
performance ne s’enregistre pas par elle-même, elle doit avoir recours à un médium tiers pour
être conservée. À l’habituel procédé photographique ou vidéographique, Toussaint propose
d’en substituer le texte littéraire afin de penser l’œuvre d’art et sa fiction à l’extérieur du
contexte institutionnel. La fiction joue un rôle primordial, puisqu’elle propose une temporalité
qui inscrit l’œuvre d’art au sein de l’économie romanesque. Son immatérialité est alors une
constituante narrative et un positionnement critique face à l’institution et ses capacités de
récupérations.
Le hasard est aussi relié au surréalisme, et on le voit dans l’extrait de Toussaint où il
rappelle l’inconscient (2013, p. 25). Il faut toutefois en souligner les différences plus que
l’héritage direct : on est ici davantage dans la représentation d’une logique d’acceptation de ce
qui est incontrôlable, alors que l’écriture automatique a une pratique de la préméditation : on
essaie de provoquer le hasard. Mais, dans tous les cas, le hasard reste certainement idéalisé,
comme dans ce commentaire de Breton dans Les pas perdu : « L’imprévu qui nous sollicite
ressort tantôt des situations » et dans ce vers du poème Lundi rue Christine d’Apollinaire qu’il

55
y cite un peu plus loin : « Perdre / Mais perdre vraiment / Pour laisser place à la trouvaille »
(Breton, 1969, p. 29-33). Cette conception nous rappelle une collaboration entre Duchamp et
Man Ray, Élevage de poussière (Annexe 17), où c’est exactement le temps qui est mis en
conserve, photographié, figé ; la poussière se déplaçant au hasard sur le Grand Verre. On y voit
le temps qui s’accumule de manière visuelle grâce à la poussière, mais la performance, elle,
reste de l’ordre de l’anti-rétinien, puisque le hasard, lui, demeure bel et bien invisible,
intangible. Le procédé reflète l’essence de la trouvaille surréaliste, incontrôlable, célébrée dans
ses possibles.

1.2.5 L’éthos artistique : auteur, autorité, humour et ironie

Enfin, le dernier parallèle que l’on établira entre la pratique de Duchamp et la performance
de la robe de miel se situe autour de l’humour duchampien, caractérisé par une ironie des plus
marquées. Celle-ci marque la réussite de sa démarche artistique puisque ce n’est qu’à travers
elle qu’il peut vraiment critiquer l’institution artistique. Chez Toussaint, l’emploi de l’ironie à
des fins critiques se produit dans la durée narrative. Il y a une tension chez Marie par rapport
au sérieux de son projet révélant une certaine incapacité à s’en distancier. C’est un peu malgré
elle que Marie se doit d’accepter le changement imprévu du cours des choses.
Après ce désir d’accueillir et de célébrer le hasard, dans une sublime contradiction, le
narrateur procède à une description du désir de contrôle de Marie comme son échec véritable.
Elle se voit obligée d’accepter le hasard comme élément externe à son esthétique. Le narrateur
avoue l’inavouable, l’absence d’intentions hasardeuses. En admettant pour elle, il crée toutefois
une distance entre Marie et lui, et à l’égard de l’attitude que demande cette démarche artistique :
La perfection, mirage illusoire, qui s’éloigne toujours inaccessible, la distance qui
nous en sépare restant désespérément stable, même si les repères au sol, les repères
fixes, nous indiquent que du chemin a été parcouru depuis la première ébauche,
quand le projet n’était encore qu’un miroitement lointain dans les limbes vaporeux
de l’esprit. Mais, dans sa quête infinie de la perfection, Marie n’avait encore jamais
envisagé de travailler consciemment sur ce qui échappe. Non, elle voulait toujours
tout contrôler, sans voir que ce qui lui échappait était peut-être ce qu’il y avait de
plus vivant dans son travail. Car la perfection ennuie, alors que l’imperfection vivifie
(Toussaint, 2013 p. 24-25).

Le narrateur critique cette attitude perfectionniste à travers l’utilisation de l’adjectif « vivant »


pour définir ce qui échappe à Marie, montrant ainsi l’adoption d’une position plus
duchampienne face à l’imprévu, comme le rappelle l’anecdote du Grand Verre où il n’y a
aucune forme de résistance ou de tentative de réparer le bris matériel. Marie est prise dans une

56
illusion de contrôle d’une manière désespérée. Cette opposition entre l’ennuyeuse perfection et
la vivifiante imperfection révèle l’ironie dans le propos du narrateur. C’est lui qui choisit de
faire le portrait d’un personnage contrôlant forcé à accepter le hasard pour assurer la réussite
de son œuvre, position qu’il peut plus facilement prendre puisqu’il n’appartient ni au monde de
l’art, ni au monde de la mode. On peut alors situer la critique institutionnelle de l’auteur dans
cette mise en scène absurde d’un personnage incapable d’envisager l’impossible, « sans voir »
plus loin que ce qu’elle maîtrise.
Octavio Paz souligne un aspect de l’entreprise de Duchamp qui sort de sa position
ontologique de l’art, mais aussi du jugement esthétique. Son point de vue littéraire est important
pour la présente analyse qui tente elle aussi, en l’absence d’une autorité institutionnelle, de
comprendre l’apport de Duchamp pour l’expérience intellectuelle de l’art. Paz souligne l’ironie
dont l’artiste use à travers ses œuvres, dans toute sa démarche, ainsi que dans sa relation avec
le monde de l’art, d’où la nécessité de ne pas en faire partie pour en comprendre les enjeux :
Duchamp est intensément humain et la contradiction est ce qui distingue les hommes
des anges, des animaux et des machines. En outre, son ironie d’affirmation est un
procédé dialectique destiné précisément à miner l’autorité de la raison. Il n’est pas
un irrationaliste : il applique à la raison une critique rationnelle : l’humour délirant et
raisonné est le coup de feu tiré par la raison (Paz, 1977, p. 92).

À première vue, cette ironie est peut-être le point de divergence avec l’entreprise de Jean-
Philippe Toussaint. La différence majeure avec la stratégie duchampienne, c’est que Marie
s’approprie l’accident. Elle effectue le geste de nommer, ce geste d’affirmation. Elle s’ouvre au
hasard, ne le rejette pas d’emblée. Elle est consciente de sa présence sur la scène comme étant
l’acte de signature de l’œuvre, mais c’est pour sauver la mise. Ce n’est pas un geste critique.
L’ironie est remédiée dans la description du narrateur qui dévoile qu’elle est consciente du geste
qu’elle fait. C’est la scène qui est ironique, pas le geste de Marie. Elle sait que c’est son geste
qui transforme l’accident en art. Elle agit de manière tout à fait intéressée. Elle comprend le
pouvoir symbolique de sa montée sur scène. L’ironie est créée par la façon dont le narrateur
présente la scène et la réaction de Marie. Celle qui contrôle tout est forcée d’intégrer le hasard
dans son œuvre.
Le geste critique advient alors par la mise en scène de cette tentative de sauvetage
intéressée. Toussaint fait le récit de la conscience que les artistes contemporains ont de leur
pouvoir de transformation, de leur posture d’artiste qui crée le symbole, le mythe. Toussaint
émet une méta-critique à l’égard du personnage de Marie, de son inauthenticité. La critique
duchampienne dénonce les imitateurs du readymade qui n’en saisissent pas l’humour et l’ironie
nécessaires pour en transformer l’intention : « C’est dans ce piège que sont tombés la plupart

57
des héritiers de Duchamp : il n’est pas facile de jongler avec des couteaux. Autre condition : la
pratique du readymade exige un désintéressement absolu » (Paz, 1977, p. 35). C’est alors dans
la description du geste et dans le ton de cette description que l’on perçoit l’absence de
détachement chez Marie. Elle entre sur le podium, glorieuse, avec une grâce sublime au lieu
d’accepter des événements que lui a imposés le hasard. Cette gloire intéressée se situe à
l’opposé de la moquerie ou de l’ironie d’affirmation. C’est le narrateur qui est ironique, et qui
est critique envers le pouvoir qu’ont les artistes de s’approprier ce qui leur passe sous la main
pour servir à leur gloire individuelle. La déconfiture de Marie qui pose à côté du mannequin
souffrant, apparaissant comme cette machiavélique manipulatrice créatrice de la souffrance,
plonge le lecteur dans l’absurdité de la situation, qui elle reflète la critique de l’institution de
Toussaint. C’est le geste intéressé qui tente de sauver une réputation d’artiste acclamée que
l’auteur critique dans cette représentation ironique. Et cette ironie rejoint l’entreprise de
Duchamp dans un désir de liberté face à l’autorité institutionnelle : « Les rapports de Duchamp
avec ses créations sont indéfinis et contradictoires : elles sont à lui et elles sont à qui contemple.
C’est pour cela qu’il les a si souvent offertes : elles sont des instruments de libération » (Paz,
1977, p. 9). La libération, voire ici l’autonomie, est également possible grâce à l’œuvre d’art
anti-rétinienne, caractéristique fondamentale de l’œuvre d’art fictive chez Toussaint, dont la
présence a pu être démontrée à travers la présente analyse. Son héritage affirmé pense le texte
comme support d’une expérience intellectuelle et synthétique qui dépasse le seul contact du
regard. Ce dernier livre aussi le récit de la démarche artistique en utilisant la durée narrative
pour fournir les clés interprétatives de cette œuvre d’art, tout en justifiant la nécessité de sa
fictionnalité pour assumer son rôle critique.

1.3. Au cœur de l’écriture, même : Toussaint et Duchamp entre minimalisme et


ekphrasis

L’art prend davantage la forme d’un signe, si vous voulez ; il n’est plus ravalé au niveau de la décoration ; c’est
ce sentiment qui m’a dirigé dans ma vie.
Duchamp, 2014 p.119
Si les deux premières parties de ce chapitre se sont intéressées en détail aux œuvres d’art
en tant que telles, soit celles de Duchamp et celle fictionnelle de Toussaint, cette troisième partie
propose de retourner au cœur de l’écriture afin de comprendre comment le langage s’inscrit
directement dans une relation encore plus définitive avec l’œuvre d’art. Le langage sera compris
comme étant à la base de l’œuvre d’art fictive, légitimant son existence grâce à sa capacité à
représenter, mais aussi, en tant qu’objet lui-même. Les différents aspects du langage analysés

58
chez Duchamp et Toussaint concernent le rapport au style minimaliste, la posture autonome
face à la tradition de l’ekphrasis, ainsi que la mécanisation et la neutralisation de la langue. Ils
seront étudiés afin de pouvoir cerner les similitudes par rapport au caractère textuel de l’œuvre
de Duchamp et de Toussaint. Nous démontrerons la filiation du texte de Toussaint, en
établissant que l’impact de Duchamp dépasse les limites du visible et du tangible, et que sa
conceptualisation de l’art s’étend dans toutes les formes et médias. Ce dépassement va jusqu’à
rejoindre l’idéal de l’art et de la vie, qui est manifeste ici dans le langage lui-même. Nous
finirons par une observation des frontières du récit romanesque chez Toussaint, notamment
l’emploi de la boucle et du reflet pour brouiller le cadre narratif. Il les utilise aussi comme une
ouverture du roman vers le monde de l’art pour théoriser son esthétique, le positionnant comme
lieu du possible dans le contexte contemporain des études intermédiales. L’œuvre d’art fictive
est créée à travers le langage, mais elle compte sur celui-ci même pour ancrer son existence et
enchevêtrer non seulement les limites du roman, du réel et du fictionnel, mais aussi du textuel
et du visuel.

1.3.1. Esthétique minimaliste : l’objet, l’ekphrasis et le neutre


Comme le rappellent Huglo et Leppik dans leur article « Narrativités minimalistes
contemporaines », le concept d’une écriture minimaliste reste nébuleux et fluctue selon les
critiques qui ne s’entendent ni sur la forme, ni sur les critères, ni sur le corpus. Pourtant, une
certitude demeure, et c’est celle de l’appartenance de Jean-Philippe Toussaint à cette mouvance.
Si on explique dans cet article ce choix comme étant d’abord issu d’une lignée éditoriale,
Toussaint faisant partie des jeunes auteurs de Minuit à l’époque (le milieu des années 1980),
c’est aussi parce que son premier roman, La salle de bain, est considéré comme précurseur du
minimalisme contemporain : « l’absence d’intrigue, les personnages et les espaces restreints, la
relative brièveté du récit qui caractérisent ce roman vont dans ce sens » (Huglo et Leppik, 2010,
p. 34). Il va donc de soi d’essayer de comprendre en quoi cette étiquette apposée sur l’écriture
de Toussaint peut trouver écho dans la problématique discutée ici, afin d’essayer de tisser la
relation entre l’écriture minimaliste et l’œuvre d’art fictive.
Si de nombreux articles et ouvrages29 s’attardent à définir le minimalisme littéraire et ses
enjeux contemporains, et qu’ils suscitent d’ailleurs un vrai débat compte tenu de la difficulté

29
À ce propos, voir : Romanciers minimalistes : 1979 -2003 : colloque de Cerisy, dirigé par Bruno Blanckeman
et Marc Dambre (2012); Le récit minimal : du minime au minimalisme : littératures, arts, médias, dirigé par
Sabrinelle Bedrane, Françoise Revaz et Michel Viegnes (2012); Pour en finir avec la poésie dite minimaliste de
Jan Baetens (2014).

59
de déterminer avec certitude une essence de l’écrit minimaliste, voire sa pertinence, c’est
vraiment avec Small Worlds : Minimalism in Contemporary French Literature de Warren
Motte qu’il est possible de mettre en relation l’écriture minimaliste et la problématique de
l’œuvre d’art fictive chez Jean-Philippe Toussaint. Motte ouvre son étude sur une comparaison
entre la littérature minimaliste d’une génération d’écrivains de Minuit, la musique minimaliste
héritée de John Cage et désormais marquée par la répétition de Philip Glass et Steve Reich ainsi
que l’art minimaliste, mouvement des années 1960 surtout représenté en sculpture par Donald
Judd, Sol LeWitt et Richard Serra30 (Annexe 18). Cette comparaison ancre le minimalisme dans
une relation d’influences et d’héritages intermédiaux, tout comme le concept de l’anti-rétinien
que nous avons pu analyser chez Duchamp. Considérer la littérature contemporaine dans un
rapport à l’art minimal est en soit novateur puisque ces liens sont fondamentaux pour une
conception juste du minimalisme.
Motte désigne un concept particulier qui se trouve au cœur de l’art minimal : le thingness,
c’est-à-dire l’importance centrale accordée à l’objet, en écho à l’« objecthood » de l’historien
d’art Michael Fried :
The question of materiality and the unwavering commitment to matter is a case in
point: minimalists display an almost mystical faith in the « thingness » of the thing.
Their reliance upon a literal, non-referential objecthood rather than any form of
representational illusion testifies to a similar essentialist stance (Motte, 1999, p. 9).

Cette description de l’art minimaliste est essentielle pour deux raisons. La première est le
rapport littéral et non référentiel de l’objet. L’objet en tant qu’objet qui n’est pas une
représentation d’un autre objet. Telle est la manière dont fonctionne non seulement les
sculptures de Donald Judd, le cube d’acier comme cube d’acier répété, mais aussi le readymade
qui désigne l’objet tel qu’il est en tant qu’œuvre d’art, de la roue de bicyclette (Annexe 19) à la
pissotière, et finalement l’œuvre d’art fictive chez Toussaint. Le roman est le lieu où se déploie
la performance de la robe de miel, lieu où le texte, par le langage, par sa précision et son
attention aux détails, procède alors à sa représentation. Mais comme cette représentation n’a
pas de référent, elle devient l’objet même. L’expérience de cette œuvre d’art ne pourra jamais
exister que par le langage, pour que le regardeur puisse sortir du visible, du tangible, du
matériel.
La deuxième raison est qu’on saisit l’importance centrale de l’objet, qui apparaît
également comme un sujet puisqu’il se détermine lui-même comme référent. On pourrait

30
Un peu plus loin dans son ouvrage, Motte fournit une liste plus exhaustive quoique controversée, Richard
Smithson appartenant davantage au Land Art, par exemple.

60
comparer l’approche du minimalisme à celle plus traditionnelle de l’ekphrasis étant donné le
changement au sein du roman que la présence de l’objet implique, soit une pause dans le récit,
un ralentissement narratif, la présence importante des descriptions et des énumérations, le souci
du détail et l’utilisation d’un langage précis et scientifique. Dans son ouvrage Passer en douce
à la douane : l’écriture minimaliste de Minuit, Fieke Schoots caractérise le style particulier de
l’écriture minimaliste :
[…] leurs récits évitent, généralement à tous les niveaux, la complexité, l’excès et la
profondeur au profit de la concision, de la sobriété et de la superficialité. Cela
n’implique pas nécessairement que le récit soit simple et pauvre : il se caractérise par
l’attention portée au matériel de l’écriture romanesque et par la précision avec
laquelle la langue est maniée (Schoots, 1997, p. 58).

L’attention au matériel dans le minimalisme comme forme littéraire rejoint la définition du


thingness de Motte. Ce souci minutieux entraîne une précision dans le langage qui s’observe
chez Toussaint lorsqu’il essaie de décrire la méthode de travail de Marie :
[…] Marie s’était toujours attachée à ce qu’elle pouvait contrôler, les détails les plus
infimes, si infimes qu’il n’y a même pas de nom pour les nommer, trop infinitésimaux
pour être formulés, ces détails de détails que, dans l’atelier de création, d’un œil
d’expert, elle repérait d’instinct sur une robe en préparation, et qu’elle corrigeait
immédiatement, annotait d’une ligne d’épingles qu’elle amendait à genoux à coups
de retouches indécelables […] (Toussaint, 2013, p. 24).

L’extrait montre que le langage s’avère insuffisant : ce qu’il révèle ici, c’est son incapacité à
signifier. On le constate à travers la répétition du terme « infimes » pour caractériser les détails
dont le narrateur mentionne l’impossibilité à circonscrire. Le narrateur accentue la difficulté de
la tâche à laquelle il fait face en avouant son échec nominatif. Il indique une impossibilité de
précision dans la description de l’objet, dans son infinie petitesse, à travers des adjectifs comme
« indécelables », mais aussi à travers l’accent sur la sensibilité de perception nécessaire pour
effectuer ce type de travail et la présence de termes comme « œil d’expert ». La distance avec
laquelle le narrateur procède à la mise en récit fait en sorte qu’il est impossible pour le lecteur
de saisir l’ampleur des intentions de l’artiste. Cela installe un doute quant à leurs natures,
amplifiant la différence entre l’idée de l’œuvre et son exécution. C’est ce que Duchamp appelle
le « coefficient d’art », s’inscrivant directement dans son esthétique de l’acceptation de
l’accident, mais aussi dans l’idéal anti-rétinien. Le coefficient contient l’invisible, recentrant
l’attention sur l’objet, incluant alors tout ce qu’il n’est pas, et donc tout ce qu’il est impossible
de signifier par le langage :
Pendant l’acte de création, l’artiste va de l’intention à la réalisation en passant par
une chaîne de réactions totalement subjectives. La lutte vers la réalisation est une
série d’efforts, de douleurs, de satisfactions, de refus, de décisions qui ne peuvent ni

61
ne doivent être pleinement conscients, du moins, sur le plan esthétique. Le résultat
de cette lutte est une différence entre l’intention et la réalisation, différence dont
l’artiste n’est nullement conscient. En fait, un chaînon manquant à la chaîne des
réactions qui accompagnent l’acte de création ; cette coupure qui représente
l’impossibilité pour l’artiste d’exprimer complètement son intention, cette différence
entre ce qu’il avait projeté de réaliser et ce qu’il a réalisé est le « coefficient d’art »
personnel contenu dans l’œuvre (Duchamp, 1994, p. 188-189).

Tout en témoignant d’une conscience accrue des limites de la représentation, cet extrait semble
d’un premier coup d’œil à l’extrême opposé du passage décrivant la démarche créatrice de
Marie. Toutefois, c’est vraiment l’accident du mannequin qui fait dériver la robe de miel vers
une esthétique du hasard, et qui, comme nous l’avons vu précédemment, oblige Marie à signer
l’œuvre telle quelle, en désignant l’accomplissement de la performance comme plus importante
que l’imprévu. Cette présence sur la scène, c’est la victoire de l’objet, tel qu’il est, avec son
coefficient d’art, faisant en sorte que le récit minimaliste lui est bel et bien consacré.
L’attention envers l’objet est telle que l’on est intéressé non seulement à son état, mais
aussi à l’idée de ce qu’il devait être, de ce qu’il n’est pas, de ce qu’il aurait pu être. C’est cette
même attention qu’impose l’ekphrasis au lecteur, tel que le suggère W.J.T. Mitchell dans
Picture Theory : Essays on Verbal and Visual Representation :
The narrowest meanings of the word ekphrasis as a poetic mode, giving a voice to a
mute art object, or offering a rhetorical description of a work of art, give way to a
more general application that includes any set description intended to bring person,
place, picture, etc. before the mind’s eye (Mitchell, 1994, p. 153).

L’ekphrasis fictive comme acte de langage est dévouée à l’objet d’art et agit comme médiation
pour l’expérience du lecteur. Toutefois, à la différence de l’ekphrasis, l’œuvre d’art fictive est
l’objet même. Bien qu’il y ait représentation verbale, le texte fonctionne de manière autonome,
sans référentialité. La présence de l’objet d’art nécessite l’emploi de la description, mais aussi
d’une distanciation à son égard afin qu’une écriture efficace et neutre active sa visualisation.
Cette écriture du neutre rappelle la beauté d’indifférence que Duchamp soutient dans le choix
de l’objet du readymade, et ce que Motte qualifie de caractéristique de l’objet minimal :
« charged with neutrality, without any hierarchy of interest » (Motte, 1999, p.18)31. L’efficacité
de la langue pour Duchamp consiste en une mise en valeur de l’objet, dans une description qui,

31
W.J.T Mitchell s’intéresse lui aussi à l’art minimaliste dans sa relation avec l’ekphrasis, et y consacre un chapitre,
intitulé «Word, Image and Object : Robert Morris», qui s’attarde à plusieurs thématiques que nous abordons
également : «The de-purifying of artistic opticality has been accompanied by a de-throning of the notion of the
artist as the creator of an original image, a novel visual gestalt that bursts fully formed from the mind of the artistic
“seer” to dazzle and fixate the spectator. In the place of this art of the purified and original image, postmodernism
has offered pastiche, appropriation, ironic allusion, an art addressed to spectators who are more likely to be puzzled
than dazzled and whose thirst for visual pleasure often seems deliberately thwarted » (Mitchell, 1994, p. 245).

62
de manière ambivalente, n’arrive pas à créer de sens : « L’idée d’ensemble c’était purement et
simplement l’exécution, plus des descriptions genre catalogue des armes de Saint-Étienne sur
chaque partie. C’était un renoncement à toute esthétique, dans le sens ordinaire du mot. Ne pas
faire un manifeste de peinture nouvelle de plus » (Duchamp, 2014, p.44). Il y a donc un rapport
mécanique au langage chez Duchamp, que l’on a pu observer chez Toussaint dans la description
de la robe de miel. L’éloignement face à l’objet et la neutralité du texte s’explique par un désir
d’objectivité. On peut observer cette tentative dans un passage du roman dans lequel le narrateur
décrit le système de surveillance du musée dans lequel a lieu l’exposition de Marie intitulée
MAQUIS :
Les différents moniteurs diffusaient une mosaïque d’images silencieuses, pour la plupart
statiques et fortement pixellisées, parfois instables, légèrement saccadées. La rangée
supérieure de moniteurs se concentrant sur les environs du musée, aussi bien sur l’allée
qui menait vers le lac, où l’on apercevait encore des invités qui descendaient le chemin
dans les sous-bois, que sur le grand hall de marbre noir au seuil duquel je me trouvais.
Sur l’autre rangée, tous les écrans diffusaient des images de l’intérieur du musée, mais on
ne percevait aucun détail précis, seulement un grouillement continu de foule
indifférenciée qui se pressait dans les salles d’expositions (Toussaint, 2013, p. 51).

Comme le narrateur n’a pas accès à l’exposition, il reste dans l’entrée en essayant de repérer
Marie à travers les écrans. Déjà là, le processus de distanciation s’opère par la mise en abyme
du dispositif de perception. Ce que le narrateur voit est déjà filtré, il n’a accès qu’à ce que la
caméra filme, ce n’est pas lui qui décide de la prise de vue. Face à ce manque d’agentivité, il
décrit ce qu’il est possible pour lui de voir, énumérant les différents éléments de l’aménagement
paysager dans une indifférence transparente. Puis, c’est l’insistance sur la foule et le flou qui
saisit une certaine déception quant à la capacité de repérage, mais aussi au dispositif de
monstration, la piètre qualité des moniteurs révélant une fonction utilitaire et non esthétique.
L’influence de Raymond Roussel est manifeste sur le langage précis et technique de
Duchamp, qui est à son tour reprise chez Toussaint tel qu’on vient de l’analyser. Les œuvres
d’art fictives et les inventions inutiles appartenant à une dimension inexistante de l’univers,
mais décrites avec la plus grande précision dans Locus Solus rappellent l’effet froid, complexe,
et contradictoire des boîtes en valise, mais aussi du dispositif mannequin/abeille. Le court
passage suivant évoque ce langage distant centré sur l’objet, d’une causalité surprenante et
encore une fois de la présence de l’accident et du hasard : « L’ampoule, en s’éteignant
accidentellement pendant une fraction de seconde, montra que son verre n’avait aucune couleur
et que la lumière était bleue par elle-même » (Roussel, 1963, p. 117). Il est intéressant de noter
l’antériorité de cette pratique textuelle, mais aussi une prédilection pour le verre, pour le visible
et le perceptible chez Roussel. Dans les notes sur le fonctionnement des transformateurs du

63
Grand Verre, Duchamp s’exprime comme suit :
Transformateur destiné à utiliser les petites énergies gaspillées comme : l’excès de
pression sur un bouton électrique. L’exhalaison de la fumée de tabac. La poussée des
cheveux, des poils, des ongles. La chute de l’urine et des excréments. Les
mouvements de peurs, d’étonnement, d’ennui, de colère. Le rire. La chute des larmes.
Les gestes démonstratifs des mains, des pieds, les tics. Les regards durs. Les bras qui
en tombent du corps. L’étirement, le bâillement, l’éternuement. Le crachement
ordinaire et de sang. Les vomissements (Duchamp, 1994, p. 272).

On est ici dans le détail, dans le petit, dans l’incongru, dans le soudain et dans le surprenant :
une description précise du fonctionnement de l’objet auquel toute l’attention textuelle est
consacrée. Les phrases courtes et les fragments de Duchamp sont chez Toussaint remplacés par
la juxtaposition, qui accumule les mêmes précisions et attentions aux détails : « Et si la scène
m’apparut avec autant de netteté, si elle s’imposa alors à moi avec un effet de réel aussi
saisissant, c’est que Marie était là. Marie était là, je l’avais sous les yeux maintenant, je
l’apercevais dans la foule, et il émanait d’elle quelque chose de lumineux, une grâce, une
élégance, une évidence » (Toussaint, 2013, p. 79). Le narrateur observe à nouveau le personnage
de Marie à distance, cette fois-ci à travers la verrière du musée, allongé sur le toit, tentant de
d’attraper du regard celle qu’il désire. Il y a ici un dévouement amoureux perceptible dans cet
acte d’espionnage, mais aussi à travers le langage, notamment dans la répétition de la phrase
« Marie était là », soulignant la présence du personnage, mais surtout la difficulté vécue par le
narrateur face à leur séparation.

1.3.2. Le minimalisme au-delà de la représentation et de la narrativité


Afin de bien comprendre la relation entre minimalisme et œuvre d’art fictive, il faut
articuler le rapport narratif entre l’objet et le récit. C’est ce que fait Motte en rappelant l’héritage
duchampien d’un tel projet et d’une telle relation à l’objet à travers la renonciation du clivage
entre l’art et la vie, mais aussi : « […] of the notion of the uniqueness of the art object and its
differentiation from common objects […] », puisque « Duchamp adopts a radical, aggressive
posture toward the traditions of Western art, rejecting and stripping away its conventions in an
effort to postulate a statement about art’s core » (Motte, 1999, p. 10). C’est dans cette
désignation de l’objet en tant qu’art que nous proposerons d’identifier le récit intrinsèque à
l’objet avant d’analyser sa potentielle narrativité.
Nous utiliserons ici l’argument de Gerald Prince dans son article « Récit minimal et
narrativité » afin d’instaurer les bases pour un récit inhérent, propre à l’objet. Prince rappelle la
difficulté de définir le récit comme terme, tout comme le minimalisme en fait, mais il a recours

64
à la conception de Gérard Genette qui nous autorise à reconnaître la présence du narratif dans
le readymade, grâce au geste nominatif : « Pour moi, dès qu’il y a acte ou événement, fût-il
unique, il y a histoire car il y a transformation, passage d’un état antérieur à un état ultérieur et
résultant » (Prince, 2012, p. 24). Le readymade procède comme récit si l’on se fie à cette
définition puisqu’il propose le passage de l’objet commun vers l’objet d’art, le passage prenant
la forme du geste énonciatif, déterminant que « ceci est de l’art », geste qui contient donc le
récit. Pourtant, dans la liste des théoriciens cités par Prince, seul Genette se suffit d’aussi peu
pour ériger le récit, hésitant d’ailleurs toujours à se positionner lui-même, mais proposant la
définition suivante : « […] tout objet est un récit s’il est considéré comme la représentation non
contradictoire d’au moins deux événements (ou d’un état et d’un événement) asynchrones et se
rapportant l’un à l’autre sans présupposer ou s’impliquer logiquement » (Prince, 2012, p. 25).
Le récit de l’objet est donc un événement qui lui est propre et qui modifie son état. Cet
événement, c’est sa désignation en tant qu’art. L’acte de détermination quant à lui sort du récit
à proprement parler puisqu’il atteste du passage, du changement de forme, et c’est cette action
même de raconter qui le caractérise comme narrativité.32 Ce passage souligne le caractère
sémantique du récit plutôt que sémiotique. Prince signale que le récit est compris plutôt que
reconnu, comme une simple représentation. On notera alors dans Nue une attention similaire à
la capacité qu’a l’objet de contenir plus d’un événement : « Mais tout véritable amour, me
disais-je, et plus largement tout projet, toute entreprise, fût-ce l’éclosion d’une fleur, la
maturation d’un arbre ou l’accomplissement d’une œuvre, n’ayant qu’un seul objet et pour
unique dessein de persévérer dans son être, n’est-il pas toujours, nécessairement, un
ressassement ? » (Toussaint, 2013, p. 41-42). Même si Toussaint a consacré un essai, L’urgence
et la patience33, à son rapport à l’écriture et à la création, on remarque dans cette question du
narrateur une conscience accrue de cet art de raconter. Il se questionne sur la relation entre récit
et répétition, sur la possibilité d’évoquer sans tomber dans les clichés. Dans une structure
hyperbolique, il renoue avec la vision de l’unité entre l’art et la vie en liant la création au
sentiment amoureux et à la nature. La mise en parallèle de chacun de ces éléments relève leur

32
René Audet définit la narrativité comme suit : « Notion ambiguë, souvent assimilée au récit, la narrativité renvoie
à l'acte de raconter. Elle se distingue du récit, constituant la dimension narrative qui le caractérise dans son état le
plus abstrait. En ce sens, elle exclut donc les dimensions suivantes, qui sont partie prenante du récit : l'intrigue
(l'obligation d'inscrire les événements dans une séquence téléologique et marquée par une tension vers la fin), les
descriptions (l'adjonction de passages discursifs complémentaires qui viennent situer, représenter les éléments
référentiels impliqués dans le récit). (Audet, 2007, en ligne).
33
L’un des essais de ce recueil, « Comment j’ai construit certains de mes hôtels », emprunte directement son titre
à un ouvrage de Raymond Roussel, Comment j’ai écrit certains de mes livres, paru en 1935. L’antithèse du titre
de l’ouvrage, L’urgence et la patience, nous rappelle également l’opposition duchampienne de la fougue de la
conception, la vitesse de l’éclair de l’idée, et de l’ennui de l’exécution, la répétition et la lenteur de la réalisation.

65
capacité narrative dans le passage qu’ils opèrent tous vers le sujet qui en fait l’expérience.
L’objet constitue ainsi un événement dans sa présence et dans son expérience. La notion de
compréhension de l’objet rejoint la tendance visuelle du minimalisme, mais aussi notre
problématique de l’œuvre d’art fictive. En effet, la fiction et l’immatérialité en constituent son
essence, sa matière propre, s’inscrivant dans un projet sensible des possibles qui recherche
l’expérience intellectuelle. L’œuvre d’art fictive possède une immédiateté, dont le récit est celui
de son passage en tant qu’objet vers une œuvre d’art, en tant que texte vers l’idée. Ce récit est
intrinsèque à l’œuvre d’art fictive parce qu’elle est désignée comme objet d’art au-delà de son
aspect fictif, comme le readymade transforme l’objet commun en le désignant à son tour. On
revient alors à la relation entre thingness et narrativité. C’est dans ce geste que se trouve le
rapport représentationnel et narratif de l’objet ; certes il est restreint et réduit, mais il possède
son récit, ce n’est pas l’aplat d’un idéalisme de l’objet pour l’objet.
Le concept de « thingness », qu’on traduira ici par « choséité », pour reprendre le
vocabulaire duchampien, fonctionne très bien avec l’économie formelle pratiquée chez les
auteurs minimalistes puisque l’attention centrée sur l’objet est le résultat d’une réduction
narrative. Mais, là où l’objet est l’essence en art minimal, il devient, selon Motte, problématique
d’un point de vue littéraire. La choséité en littérature est vue depuis un angle péjoratif, où elle
insinue l’anecdotique et l’impertinent à cause de son incapacité de profondeur narrative. Motte
rappelle la critique de la représentation chez les artistes visuels du minimalisme : « A strong
current of minimalist critique is directed against representation. Minimalism relocates value in
the object itself rather than in what that object represents » (Motte, 1999, p. 13). Par contre, le
problème de relation entre cette conceptualisation et l’écriture minimaliste consiste justement
en ce rapport à la représentation et à la narrativité, selon Motte :
For unlike those expressive modes, which may or may not exploit representational
possibilities, literature is necessarily wedded to representation. This is true on a least
two levels. First, most literature involves narratives, however virtual or implicit that
function may be. […] That story, which allows us to account for « what happens » in
a text, is the ground upon which narrative literature rests. On a second level,
literature’s basic material, language, is inherently representational (Motte, 1999, p.
21).

La relation entre représentation, qui est un signifié, et le language, qui est un signifiant, est donc
ce qui rend la dimension minimaliste de la littérature complexe. L’œuvre de Duchamp est anti-
rétinienne, son langage, anti-représentationnel. Et l’héritage présent chez Toussaint fait en sorte
qu’il est problématique d’opposer l’écriture minimaliste à l’art minimaliste sur ce point de
comparaison puisque Toussaint s’inscrit également dans une entreprise de recherche visuelle.

66
Il s’agit d’une visualité qui va au-delà du perceptible et de la rétine. C’est un peu comme le
langage qui fait défaut chez Duchamp, mais qui est utilisé pour ce qu’il est, et non pour signifier.
L’usage des adverbes qui ne viennent rien modifier par exemple, dans La mariée mise à nue
par ses célibataires, même, ou toutes les descriptions de parties d’œuvres qui n’existent pas.
Toussaint suit une logique qui construit un lien causal entre les descriptions et les événements,
mais le rapport à la représentation de la robe de miel est trouble. L’œuvre joue sur les codes de
signifiance, mais elle n’est que l’idée, elle n’a aucun référent, et c’est là tout son intérêt. En tant
qu’objet, son cas est plus complexe puisque nous ne sommes pas dans un rapport entre signifiant
et signifié. Les cubes de Donald Judd signifient qu’ils sont des cubes. La pissotière de Duchamp
est à l’envers, tout en restant une pissotière. L’objet est l’objet ; il n’est pas une représentation.
Le rapport est direct ; l’art s’inscrit dans l’immédiat, dans l’instant, dans le présent.
La lecture comme véhicule de l’expérience de l’œuvre d’art propose le même
fonctionnement minimaliste. L’esthétique de la réception littéraire déploie une temporalité
imminente. L’entreprise de Toussaint, comme il le confie à Dominique Viart, est d’écrire le
présent au présent (Viart, 2012, p. 244). L’œuvre d’art qu’il décrit, qu’il crée, dans toute sa
fictionnalité, est un objet qu’il présente au lecteur dans l’immédiateté. Le narrateur de
L’appareil-photo explique d’ailleurs qu’il s’agit « d'épuiser la réalité, comme on peut épuiser
une olive avec une fourchette, si vous voulez, en appuyant très légèrement de temps à autre »
(Toussaint, 1988, p. 50). Il est toutefois intéressant de noter que la démarche artistique est
rapportée par le narrateur au passé simple lorsque cela implique des actions, et à l’imparfait
pour les descriptions :
Le jour du défilé, quelques minutes avant l’entrée en scène de la robe de miel, régnait
encore en coulisses. La mannequin, debout sur un minitabouret disposé sur une bâche
transparente, attendait, nue, la peau lisse, le sexe rasé, elle ne portait plus qu’un string
couleur chair d’à peine deux centimètres de large qui masquait son pubis, et plusieurs
maquilleuses, debout à ses côtés, travaillaient sur les parties de son corps qui restaient
découvertes pendant le défilé, couvrant son visage et ses mains de poudre de riz qu’elles
appliquaient à la houppette pour faire ressort sur sa peau, par contraste, l’ambre de la robe
de miel qu’elle ne portait pas encore (Toussaint, 2013, p. 19).

Cet extrait est représentatif de la précision minutieuse de la description et de l’accumulation de


détails auquel Toussaint a habitué son lectorat. Les informations sont intégrées à travers l’usage
de la juxtaposition, grâce à la ponctuation, au participe présent et aux pronoms relatifs qui
déploie une hypotypose visuelle, notamment avec l’importance de la couleur, mais aussi tactile
grâce aux diverses textures invoquées. Les sens sont stimulés, mais dans un contexte intelligible
et anti-rétinien. On peut affirmer que le dispositif textuel représente la robe de miel, que le
roman n’est pas l’objet d’art. Cette argumentation se construit dans l’optique où l’œuvre d’art

67
est fictive, et qu’elle existe dans le réel parce qu’elle est déjà fictionnelle, qu’il ne s’agit pas de
sa mise en question, mais de son mode d’expérience. Elle n’existe qu’à travers le texte, nulle
part ailleurs.34 Elle est invisible, immatérielle et anti-rétinienne, son expérience est l’acte de
lecture même, dans le présent de la lecture littéraire. Comme Michael Fried l’a suggéré, « the
shape of the object is the object » (Motte, 1999, p. 13) ; l’œuvre d’art fictive est donc l’objet
même, intangible, insaisissable, mais narratif.
Motte rappelle qu’il s’agit d’une problématique chez Toussaint qui s’est mise en place
dès son premier roman, La Salle de bain :
The choices facing Toussaint are difficult ones. He cannot, like minimalist composers,
reject narrative out of hand because narrative is the expressive medium he has chosen. He
can, however, mount an attack on traditional narrative theology, which is after all the
manner in which time is specifically encoded and put to use in stories (Motte, 1999, p.
77).
Il s’agit alors de définir une écriture minimaliste qui embrasse non seulement sa relation à l’art
minimal, mais aussi, malgré le rapport du langage à la représentation, qui essaie d’utiliser la
narrativité pour sortir de la distance que cette dernière impose. L’objet est mis en récit chez
Toussaint, et il se déploie dans la durée narrative à travers la performance et le défilé de la robe
de miel avec l’essaim d’abeilles sur le podium. Il importe finalement de souligner la possibilité
qu’a l’objet d’avoir son récit propre, grâce à son passage vers le statut d’œuvre d’art, et par la
possibilité qu’a le roman minimaliste de narrer à son tour le récit de ce passage. Le récit se
consacre à l’histoire de l’objet, mais aussi à l’histoire de l’art, renforçant ainsi sa posture
critique.

1.3.3. Le ludisme, l’image et le caractère expérimental du récit


La manière d’être de l’œuvre d’art en tant qu’objet, textuel et invisible, est exactement où
se situe la critique telle que le suggère le minimalisme. Cette critique concerne l’accessibilité

34
À l’occasion de l’exposition LES BELGES, une histoire de mode inattendue au BOZAR de Bruxelles du 5 juin
au 13 septembre 2015, Toussaint projette sa plus récente création cinématographique, The Honey Dress,
aujourd’hui disponible en ligne : http://honey.jptoussaint.com/ D’une durée de 7 minutes et 53 secondes, la vidéo
se veut une adaptation libre du prologue de Nue. Ce n’est pas la première fois que Toussaint adapte lui-même ses
romans, et ce, de manière très peu fidèle. En 2017, l’auteur fait paraître Made in China, récit autobiographique qui
raconte la production de la robe de miel en court-métrage. Grâce à ce texte, il est possible pour le lecteur de
constater les différences entre les deux œuvres, qui demandent un mode d’expérience unique à chacune, mais aussi
le désir marqué que possède Toussaint de brouiller les frontières entre le réel et le fictif : « Mais, à ces souvenirs
qui me revenaient par bouffées et qui faisaient constamment interagir le présent et le passé, s’ajoutait parfois une
autre interaction, plus étrange, plus vertigineuse aussi, celle que certains événement que j’étais en train de vivre
appartenaient, non pas au passé, mais à la fiction, à des épisodes que j’avais décrits moi-même dans mes livres, et
en particulier dans Fuir, le roman que j’ai écrit qui se passe en Chine. C’est la réalité elle-même alors qui, vacillant
sous mes yeux, paraissait s’envelopper soudain d’un voile de fiction » (Toussaint, 2017, p.42).

68
de l’art et le mythe de l’objet unique. Motte rappelle alors l’argumentation de Walter Isle qui
souligne le caractère ludique du minimalisme : « Play is experimenting, putting things together
in new ways in the hope the new invention will work. But even more it is pushing this creative
impulse further into excess and anarchy in the hope that the outrageous will not only surprise
but reveal something new » (Motte, p. 16). Si l’œuvre d’art fictive possède ce caractère
expérimental, c’est aussi là qu’elle rejoint Duchamp ; à travers le caractère ludique de l’avant-
garde de son travail, mais aussi de son attitude face à l’art. Rappelons ici la moustache dessinée
à la Mona Lisa dans l’œuvre format carte postale intitulée L.H.O.O.Q., outrage institutionnel à
lire à voix haute : elle a chaud au cul (Annexe 20). Le ludisme chez Duchamp est perceptible
dans son œuvre, mais également dans son utilisation du langage :
Quel est le mot le plus poétique ? Je n’en sais rien. Je n’en ai pas à ma disposition.
En tout cas, ce sont les mots déformés par leur sens. Les jeux de mots ? Les jeux de
mots oui ; les assonances, les choses comme cela, comme le retard en verre ; cela me
plaît énormément. À l’envers cela veut dire quelque chose (Duchamp, 2014, p. 114-
15).

L’intérêt pour le sens des mots est marqué, tout comme le désir de ne jamais véritablement le
dévoiler. La formule se répète à propos d’un ouvrage important qu’il a écrit sur les échecs en
1932, L’opposition et les cases conjuguées sont réconciliées, et qu’il commente ainsi : « Ce
sont des problèmes de fins de parties possibles, mais si rares qu’ils sont presque utopiques »
(Duchamp, 2014, p. 95). On se situe dans un ludisme qui est conscient de son idéalisme et dont
le jeu même consiste à expérimenter ses possibles, sans jamais se préoccuper du résultat
concret.
Un autre jeu minimaliste situé au cœur de la relation à l’objet et à l’œuvre d’art fictive est
ce que Fieke Schoots qualifie de jeu citationnel. Si l’intertexte est manifeste chez les auteurs de
Minuit qu’elle cite en exemple, il existe une autre forme de jeu citationnel, soit la présence de
l’image comme citation, mais qui est utilisée autrement, en tant que présence d’altérité, en tant
que médium autre. Contrairement à la citation traditionnelle qui relève de l’emprunt, de
l’appropriation, il n’y a rien de plus créatif que le rapport à l’image dans le texte, surtout lorsque
cette dernière est fictive et devient objet au sein du texte, et grâce au texte. Ainsi, les œuvres
d’art comme jeu citationnel décrivent non seulement « leur rapport au monde, mais également
leurs idées sur la façon dont l’art peut représenter celui-ci » (Schoots, 1997, p. 60).
Effectivement, le narrateur de Nue a une pensée en images, affectant son regard sur le monde
tout comme la conceptualisation de sa mémoire. Ce déplacement du souvenir n’appartient plus
à l’individu, car il devient une forme en soi, une image autonome dont le récit continue à se
déployer indépendamment :

69
Je me rendis compte alors que tout ce que je vivais d’important dans ma vie était
toujours transformé en images dans mon esprit, et que ces scènes qui avaient pu
paraître anodines à l’origine, qui demeuraient prosaïques, contingentes ou fortuites,
tant qu’elles restaient enfouies dans la vie réelle où elles avaient eu lieu, devenaient
progressivement, reprises dans mon esprit, retravaillées, macérées et longtemps
ressassées, une matière nouvelle que je remodelais à ma main, pour la révéler, et faire
surgir une image inédite, où intervenaient autant le souvenir que le sentiment, la
mémoire que la sensibilité. (Toussaint, 2013, p. 154-155)

On constate dans cet extrait la présence d’un lexique technique appartenant à la création
visuelle, que ce soit avec les adjectifs participes qui viennent qualifier la transformation de
l’image – reprise, retravaillée, macérée ou ressassée (encore une fois ici répétée), ou dans
l’usage du nom matière, qui fait allusion à la tactilité habituelle de l’œuvre d’art, tout comme
le verbe remodeler. Au-delà de l’œuvre d’art fictive qu’est la robe de miel, il existe donc une
présence de l’image très forte dans Nue qui est ici rendue possible par la précision du
vocabulaire qui rend la création concrète et imagninable.
Le rapport à l’image est d’ailleurs une ligne directrice dans l’œuvre de Toussaint, du
personnage d’historien d’art dans La télévision en passant par les films qu’il a lui-même réalisés
comme La patinoire ou l’exposition Livre / Louvre. Dans son article « Presque sans lumière »,
Olivier Mignon tisse le lien entre présence de l’image et importance du souvenir dans l’art du
récit dans l’écriture de Toussaint : « C’est le modèle de l’empreinte qui compte avant tout, et le
support qu’il privilégie — puisqu’il en faut un — n’est autre que cette pellicule fragile et
extensible qu’est la mémoire, logée au fond de cette camera obscura qu’il nomme volontiers
“esprit” » (Mignon, 2010, p. 72). La comparaison au fonctionnement de la photographie est
récurrente, montrant que le récit de Toussaint possède la capacité de figer le moment. Et on a
alors la vision du narrateur décrivant l’action à travers un objectif, centrant le point sur sa
relation avec Marie, affectée par ses souvenirs face à celle qui lui échappe sans cesse. Cette
technique met l’accent sur la distance avec laquelle le narrateur en fait le portrait. Malgré la
relation amoureuse, il finit par assister aux événements de la même manière que le lecteur. Cette
distance manifeste donc un rapport critique face à l’image, ici mélangé au souvenir et à la
mémoire, infiniment insaisissables.
L’extrait qui suit dévoile la structure psychologique du narrateur de Nue. On observe qu’il
fonctionne par association d’images et de souvenirs qui détermine le récit et l’interprétation
qu’il tente d’en faire, positionnant la vision esthétique de l’image dans le texte, notamment dans
son lien intime avec Marie :
[…] ces deux scènes se superposeraient dans mon esprit, aussi pertinentes, aussi
légitimes l’une que l’autre, la scène virtuelle, à Paris, dans ce café de la place Saint-

70
Sulpice, où j’avais deviné qu’elle était enceinte sans avoir réussi à déposer le mot exact
sur son état (le négatif de la scène en quelque, déjà impressionnée dans mon esprit, mais
pas encore développée), et la scène réelle, à l’Île d’Elbe, il y a quelques heures, où Marie
m’avait vraiment annoncé qu’elle était enceinte (Toussaint, 2013, p.155).

Le champ lexical ici relève spécifiquement de la photographie. Il y a un emprunt du procédé de


développement de l’image analogue, de l’impression sur pellicule aux différents bains
chimiques qui révèle l’image avant de la fixer. Le souvenir est traité comme une photographie,
faisant de la pensée du narrateur un processus intermédial évoquant l’union entre l’art et la vie
tout comme d’une approche de la construction du récit mettant en avant l’expérience visuelle
et intellectuelle. Ce passage expose la visualisation que fait le narrateur des événements de sa
vie personnelle, son imagerie mentale, sa perception distanciée, le tout en mettant en évidence
la notion de transformation, mais aussi sur celle de la superposition. En effet, la construction de
ce nouveau souvenir fictif fonctionne telle une double exposition, c’est-à-dire que deux images
viennent s’imprimer au même endroit sur le film, se juxtaposant l’une sur l’autre pour ne créer
qu’un seul négatif.
Puisque le passage d’un état vers un autre constitue une condition suffisante pour
constituer un récit, on peut alors constater comment l’image participe à la narrativité par cette
métamorphose qu’elle effectue sur l’événement, réinventé, mais aussi répété. Les différentes
scènes marquantes, celles qui construisent la mémoire et l’identité, reviennent dans les
différents romans de la tétralogie, donnant l’occasion au lecteur de les découvrir à son tour. Les
images sont citées et les événements intratextuels se voient répétés, transposés en photographie
mémorielle, en image-souvenir. L’image de Marie qui revient, sans cesse, éclairée sous un jour
différent, est composée d’une multitude d’éléments qui relève de la construction que s’en est
fait le narrateur. Le lecteur n’a jamais véritablement accès au personnage lui non plus : Marie
est seule, sur son piédestal, observée sous tous les angles possibles. Le narrateur partage cette
impression de répétition dans Nue, alors que les personnages se retrouvent à la maison de l’Île
d’Elbe, exactement comme ils l’avaient fait dans La vérité sur Marie : « Les lieux étaient les
mêmes, les personnages les mêmes, nos sentiments les mêmes, seule la saison avait changé,
l’automne s’était substitué à l’été, nous portions des manteaux à présent, alors que Marie était
nue sous son tee-shirt quand elle m’avait rejoint sous les draps l’été dernier » (Toussaint, 2013,
p. 168). L’usage de l’adjectif « même » dans cette phrase témoigne de la perception que le
narrateur a des événements en procédant à des comparaisons subjectives. Les principaux
éléments sont rassemblés et diminués dans leur similitude avec ce qui s’est déroulé l’année
précédente, alors que l’accent est mis sur les éléments différents, qui eux, sont pourtant

71
secondaires : la température et les vêtements relèvent d’un registre beaucoup plus léger. Ce
renversement « chosifie » cette situation narrative tout en étant caractéristique d’une écriture
ludique qui tente de bousculer les attentes du lecteur.
Ce rapport entre le ludisme, l’image et la répétition nous force à faire ici un dernier détour.
Il semble ainsi naturel de rappeler l’héritage de Duchamp chez Toussaint et aussi chez Perec,
qui, dans Un cabinet d’amateur, se joue du lecteur dans une œuvre d’art fictive des plus
farfelues. Perec propose de retracer en détail la constitution du tableau Un cabinet d’amateur,
réalisé par le peintre fictif Heinrich Kürtz. Il s’agit du portrait du collectionneur allemand
Hermann Raffke, entouré d’une centaine de ses tableaux favoris. Le roman retrace alors
l’acquisition de chacune des œuvres, entre anecdotes de voyage et descriptions précises des
œuvres favorites reproduites sur la toile. Toutefois, à la toute fin du récit, l’auteur dévoile que
le tout n’est qu’artifice, que la collection est fausse et a trompé les spécialistes d’art, tout comme
son lecteur :
La clé de voûte de cette patiente mise en scène, dont chaque étape avait été très
exactement calculée, avait été la réalisation du Cabinet d’amateur, où les tableaux
de la collection, affichés comme copies, comme pastiches, comme répliques, auraient
tout naturellement l’air d’être les copies, les pastiches, les répliques, de tableaux réels
(Perec, 1979, p. 79).

L’intrigue se déplace donc vers la façon dont cette falsification a été effectuée, comment le
collectionneur allemand a été capable de monter toute l’affaire, en utilisant encore une fois
l’image comme citation, comme jeu et comme dénouement, le tout, bien sûr, avec le ton ludique
si caractéristique de l’écriture de Perec. Le tableau ne représente plus un pan de l’histoire de
l’art à travers les différentes acquisitions, mais un art de la tromperie, où la reproduction de
reproductions crée l’intrigue narrative, mettant en scène le jeu citationnel. Comme le lecteur de
Toussaint, qui est mis à distance, en ayant accès à un récit de certains événements multipliés
alors que certains sauts temporels créent des ellipses où il se sent oublié, le lecteur de Perec
n’est pas seulement conscient que la vérité est une construction, mais que la fiction se charge
d’en représenter les artifices.

1.3.4. La performance, l’immédiateté et l’importance de la réception


L’extrait du texte Perec et le rapport au lecteur nous amènent à discuter d’un dernier point
central concernant la relation entre le récit minimal et l’œuvre d’art fictive, soit l’immédiateté.
Revenons d’abord à la discussion de Motte et à son commentaire sur l’art minimal :
« Minimalists invest very heavily indeed in the encounter, relying on the carefully constructed
immediacy of their work and wagering boldly on the notion of presence » (Motte, 1999, p. 16).

72
Cette importance de la présence, c’est ce que Michael Fried nomme la théâtralité, qui se définit
dans sa relation essentielle au spectateur, qui doit s’impliquer à savoir comment l’art peut et
doit être dans le monde (Motte, 1999, p. 17). La présence littéraire se voit alors comme un
possible, comme une expérimentation, qui sollicite à son tour la participation du spectateur.
L’œuvre d’art fictive nécessite la participation du lecteur pour se manifester, de la même
manière que le demande la logique duchampienne à travers l’esthétique anti-rétinienne. La part
herméneutique des Boîtes-en-valises, conçues comme étant partie intégrante du Grand Verre,
dont le contact « total » sollicite l’apport des notes, de l’invisible et de l’immatériel, est un appel
à une forme directe de médiation : « Tout au long de l’exécution, je rédigeais un certain nombre
de notes destinées à compléter l’expérience visuelle comme au moyen d’un guide » (Duchamp,
1994, p. 228). Celui-ci rappelle la nécessité du langage pour l’interprétation et pour la
transmission de l’expérience visuelle.
La narrativité inhérente de la robe de miel est d’abord propre à l’objet ; le récit est
consacré à la démarche créative, à l’élaboration du concept, à sa production, à sa mise en
performance et finalement à sa réception. La temporalité est donc multiple. Le rapport à la
présence se fait d’abord face à l’objet, puis dans sa performance, c’est-à-dire dans sa mise en
défilé. Le tout est cyclique pour Toussaint, qui d’ailleurs sépare la tétralogie de Marie par
saison, Nue étant considéré comme « Automne-Hiver », reprenant encore une fois le
vocabulaire de la mode. Cette relation à l’immédiat, Toussaint la conçoit dans l’écriture même :
Pour créer du présent dans un livre, il faut que les personnages soient situés dans
l’espace et dans le temps, il faut préciser à tout moment le hic et le nunc. Dans mes
livres, de manière quasiment obsessionnelle, on sait toujours où on est et quand ça se
passe. […] Cette constante — cette attention permanente à la situation spatio-
temporelle des personnages — n’est pas sans conséquences. D’abord, elle permet au
lecteur de toujours très bien visualiser les scènes décrites, puisque, à tout moment,
on sait où on est et quand ça se passe, ce qui explique que l’on retrouve dans mes
livres cet effet de présent qu’on perçoit au cinéma (Toussaint dans Viart, 2012, p.
245).

Cette réflexion de Toussaint sur sa propre écriture est ici doublement pertinente, puisqu’elle
souligne l’importance d’une temporalité qui se déploie dans l’immédiat, mais aussi de l’image
comme étant nécessaire pour révéler une véritable présence pour le lecteur, définissant ainsi la
spécificité de l’expérience esthétique. Motte explique l’effet de ce désir de ralentissement
cinématographique qui traversait alors l’œuvre de Toussaint, et que nous percevons toujours
dans le cycle de Marie : « His intent is to slow things down, to measure them minutely,
eventually to fix them in immobility because he senses, like Pessoa, that this is the only way to
approach essence » (Motte, 1999, p. 76). Si le temps ralenti laisse l’image se déployer dans

73
l’écriture de Toussaint, il installe également la logique propre à l’image, qui la relie à la
présence immédiate, en impliquant le lecteur et sa capacité de visualisation. Finalement,
l’image est incluse dans la structure narrative en faisant écho aux différents événements :
« Toussaint does away with obvious segmentation and causality, he subverts the notions of
beginning and ending, he casts the time of his story as a series of “nows” » (Motte, 1999, p.
77). La temporalité intertextuelle et visuelle nous amène alors à nous pencher sur une autre
relation, soit celle entre le commencement et la fin de Nue.

1.4. Les frontières du récit, les frontières entre les arts : logique narrative et
relations intermédiales.
C’est le moment du choix : la possibilité de tout dire, de toutes les manières possibles, s’offre à nous ; et nous
devons parvenir à dire une chose, d’une façon particulière.
-Italo Calvino, “Commencer et finir” dans Défis aux labyrinthes II, Paris, Seuil, 2003, p. 105.

Si la robe de miel est liée directement au titre du roman de Toussaint, puisque c’est le
corps nu qu’elle laisse voir, elle est tout aussi essentielle pour la thématique de l’inachèvement
explorée dans la tétralogie, dont Nue constitue le dernier tome. Le corps et la nudité se révèlent
comme dénouement du roman, qui se veut une exploration de la tradition de l’histoire de l’art,
mais également des relations interpersonnelles, comme le fait Duchamp en accentuant l’union
entre l’art et la vie. L’ouverture annonce ce qui est à venir, en écho direct avec cette fin, créant
un dialogue entre les différentes pratiques artistiques. Nous examinerons la relation entre
commencement et fin, en les pensant comme lieu du possible, propre à la littérature, mais la
débordant, rejoignant le monde extérieur, tel que le propose Italo Calvino : « Étudier les zones
frontières de l’œuvre littéraire, c’est observer les modalités dans lesquelles l'opération littéraire
comporte des réflexions qui vont au-delà de la littérature, mais que seule la littérature peut
exprimer » (Calvino, 2003, p. 106).

1.4.1. La mise en relation du commencement et de la fin : déplacement et


esthétique
Cette proposition d’Italo Calvino est également citée par Andrea Del Lungo dans un
ouvrage qu’il a dirigé autour de ces relations entre ouverture et fermeture du récit. Il positionne
lui aussi ces événements narratifs comme ayant une place différente au sein du récit, en tant
qu’expérience de l’ouverture des possibles, pour faire une allusion duchampienne : « Mais tout
a déjà commencé avant, dans d’autres livres, le livre s’étalant au-delà de ses frontières comme
savoir, rêve, désir, frustration, souvenir, expérience de la mémoire, expérience du temps,
expérience de la fiction, expérience tout court » (Del Lungo, 2010, p. 8). Chez Toussaint, le

74
récit commence effectivement dans Faire l’amour, il répète les événements, il crée des liens,
les met en boucle, les réinterprète, les décrit à nouveau, ajoutant ou supprimant des détails, de
l’information, créant parfois une plus grande clarté ou une confusion hermétique. Dans leur
article « L’autorité narrative et ses déclinaisons en fiction contemporaine : Cinéma de
Tanguy Viel et Fuir de Jean-Philippe Toussaint », Frances Fortier et Andrée Mercier
expliquent la difficulté à laquelle la lecteur fait face dans sa lecture de Fuir, le deuxième
tome de la trilogie, compte tenu d’une structure narrative volontairement incohérente,
déconstruisant toute potentielle linéarité, imitant non pas la réalité, mais les trous de
mémoire et la manière décousue par laquelle le souvenir peut ressurgir :
[…] marquée par une configuration narrative faible, à l’intrigue lâche, où vient
s’inscrire un narrateur à la merci des plans des autres personnages; non défini par
son action ou sa destinée, le personnage principal est tout entier dans ses modalités
de saisie du réel, essentiellement géométrique et sensible. Ce refus de l’intrigue et
de la cohérence, au profit d’une instantanéité perceptive joue ici, en outre, sur
l’amplification jusqu’à l’invraisemblance des codes narratif et descriptif […]
(Fortier et Mercier, 2010, p. 57)

Dans Nue, le prologue constitue en fait une analepse si on considère l’ouverture du récit comme
faisant partie de l’histoire complète de la tétralogie. Il y a un désir de continuité dans la reprise
des événements de La vérité sur Marie, soit la rencontre entre Marie et Jean-Christophe de G.
pour qui elle avait quitté le narrateur dans le troisième tome. La distance narrative instaure un
retour plus propice à l’analyse qu’en fait le narrateur, faisant de son compte rendu des
événements un récit plus objectif. Le narrateur a recours à la même stratégie pour raconter la
fin de sa relation avec Marie, qui a pourtant lieu dans le premier roman du cycle, Faire l’amour :
Je regardais cet immeuble en construction éclairé en face de moi, et je repensais au voyage
que nous avions fait au Japon avec Marie au début de l’année. C’est là que tout avait
commencé, ou plutôt que tout s’était achevé pour nous, car c’est là que nous avions rompu
c’est là que nous nous étions aimés pour la dernière fois, dans la chambre d’un grand hôtel
de Shinjuku. Nous étions partis ensemble au Japon, et nous étions rentrés séparément
deux semaines plus tard, chacun pour soi, sans plus se parler, sans plus se donner aucun
signe de vie (Toussaint, 2013, p. 43).

Le vague à l’âme nostalgique du narrateur n’a rien à voir avec la situation réelle dans laquelle
il se trouve, et la distanciation entre l’énonciation et le déroulement des événements révèle la
conscience accrue de ce romantisme idéalisé. Il y a également une confusion voulue entre le
commencement et la conclusion de leur histoire d’amour qui est répétée, résumée, ressassée et
finalement transformée en récit qui les dépasse. La reprise narrative de ces événements
provoque non seulement une rupture dans la linéarité des actions romanesques, mais elle insiste
sur le caractère sensible des personnages en les liant à l’univers de la création et de l’art

75
contemporain.
La relation qui est créée entre le début et la fin du récit par leur position limite dégage une
vision qui dépasse la littérature. Nous suggérons qu’à travers un dialogisme de ces deux scènes
— celle de la robe de miel en ouverture et de l’annonce de la grossesse en fermeture —il est
possible de déterminer une esthétique des relations entre le texte et l’image chez Toussaint. Les
propositions de l’auteur y sont claires : le texte doit jouer un rôle dans l’interprétation de
l’œuvre d’art visuel, mais également dans son expérience. Andrea Del Lungo suggère quatre
types de relation entre le commencement et la fin du récit, et c’est la deuxième que nous
retiendrons pour établir le fonctionnement propre à ces deux moments narratifs chez Toussaint :
elle « […] consiste en une relation de déplacement, lorsque la fin réactualise les possibles
sémantiques du début, mais les infléchit vers d’autres significations » (Del Lungo, 2010, p. 19).
Le déplacement est donc à la fois un écho et une reprise. Cette double fonction dévoile une
relation entre le début et la fin du récit qui occtroie une importance place à l’interprétation. Del
Lungo poursuit la définition en continuant sur la spécificité de cet effet avec l’exemple de La
Recherche de Proust : « […] il est évident que la fin déplace la signification du terme
fondamental de ce roman, le temps étant enfin considéré sous l’aspect d’une réversibilité que
seule l’expérience artistique peut permettre » (Del Lungo, 2010, p. 19). Dans le cas de
Toussaint, c’est la fin du roman qui est en jeu, la fin d’une tétralogie, où le temps a passé comme
les saisons, où le temps dévoile la nécessité de la fiction pour penser les relations entre la
littérature et l’œuvre d’art, mais également entre l’art et la vie. La dernière partie de cette
analyse sera vouée à la fin du récit de Nue, qui est consacrée à la comparaison entre les
événements vécus par le narrateur et l’Annonciation de Botticelli de 1489-1490, sa dernière,
celle qui est conservée aux Offices à Florence (Annexe 21). Cette étude nous aidera à
comprendre la relation entre les deux scènes limitrophes du roman ; d’abord, une réactualisation
des problématiques esthétiques, puis un déplacement de la fonction de la littérature.

1.4.2. Dialogisme de l’incommensurable : la perspective, l’anti-rétinien et le


regardeur
Nous aborderons l’effet de réactualisation en premier comme il établit les propositions
esthétiques intermédiales chez Toussaint. Le choix de l’Annonciation n’est pas anodin puisqu’il
s’agit d’un des thèmes bibliques phares du Quattrocentro, époque possédant une vision
novatrice des rapports entre le texte et l’image. En effet, l’Annonciation est le motif qui permet
l’innovation technique et l’avancement de la peinture comme pratique plastique. La
construction de la scène est à l’époque très figée, très codée, tel que le raconte le narrateur dans

76
sa comparaison de la scène finale entre Marie et lui à la représentation biblique :
Le cadre d’abord, qui la rapprochait d’un décor de tableau florentin, le paysage toscan
du cimetière – quelques cyprès, le ciel, le marbre veiné sur lequel Marie était
assise – , la disposition des personnages, Marie à la droite du tableau et moi debout,
penché sur elle (mais je n’étais qu’un faire valoir dans cette composition, c’est Marie
qui jouait tous les rôles : à la fois l’ange Gabriel et Marie, la bien nommée.) Mais
c’est surtout les détails iconographiques qui frappaient par leur économie de
proximité, la tenue de Marie, son manteau en laine claire de demi-saison, qui avait la
blancheur immaculée des représentations de la pureté, sans compter son bouquet, et
les lys blancs qu’elle avait à la main qu’on trouve explicitement cités dans de
nombreux tableaux de la Renaissance (Toussaint, 2013, p. 156-157).

Les codes iconographiques sont décrits avec précision : la place de Marie à la droite de l’ange
Gabriel, sa position accroupie, mais aussi la blancheur, le lys, le paysage, l’architecture et les
matériaux comme le marbre. Ces codes sont essentiels puisqu’ils introduisent une dimension
technique, mathématique et scientifique, qui n’est nulle autre que la perspective. L’extrait de
Toussaint commence d’ailleurs ici avec le mot « cadre », venant resserrer l’espace, le contrôler,
le déterminer, le poser comme un tableau : cette utilisation est habile. Elle vient créer un lieu
spécifique dans lequel se produit l’événement. Et c’est grâce au cadre que la perspective comme
technique se met en place. Son objectif en tant que procédé est justement de l’utiliser pour
représenter, à l’aide de calculs mathématiques, l’irreprésentable, ou, comme l’explique Daniel
Arasse dans L’Annonciation italienne : une histoire de perspective, « […] la venue de l’Infini
dans le fini, l’écartèlement du fini par l’Infini, du contenu par le contenant » (Arasse, 2010. p.
91). L’importance du lieu et de l’architecture dans l’extrait se manifeste à la fois dans une
ouverture sur le monde intérieur et infini et sur le monde extérieur, la fenêtre qui dévoile le
paysage toscan, qui s’éloigne dans le point de fuite, ouverture humaniste sur le monde, plaçant
le récit de Toussaint et sa vision qu’en a le narrateur en plein cœur des problématiques de la
Renaissance qui tente de comprendre l’univers dans lequel il s’inscrit notamment grâce à
l’accès et à la diversification des savoirs.
Cet infini, cet irreprésentable, c’est la spécificité même de ce que les textes bibliques
qualifient de « miracle », là où le verbe s’est fait chair : l’Incarnation. L’Annonciation, c’est
d’abord un récit, présent dans seulement un des quatre évangiles, celui de saint Luc (1 : 26-38),
patron des peintres grâce à son écriture détaillée, visuelle, et qui, grâce à une formidable ellipse,
omet les détails techniques de cette conception, faisant de l’événement un mystère, invisible,
intangible, irreprésentable.35 C’est pourquoi les peintres de la Renaissance ont eu besoin d’un

35
L’ellipse nous rappelle également l’attitude du narrateur dans la citation que nous avons analysée à la page 66
où ce dernier superpose tel un film surexposé la scène où il sentait quelque chose d’inhabituel – invisible et
mystérieux – chez Marie et le moment réel où elle lui fait part de sa condition.

77
outil technique pour justifier leur aventure vers l’au-delà du réel afin de représenter
visuellement un récit plus grand que la nature humaine. Ici, on est au cœur même du processus
qui joue sur les mêmes limites que l’œuvre d’art fictive, là où l’on utilise le texte pour créer une
image intangible. Arase explique pourtant que la représentation de l’Annonciation en peinture
consiste à utiliser le texte pour faire basculer l’intangible vers le visible :
Or c’est très précisément ce dernier point qui faut de la « construction légitime »
propre à la perspective régulière une « forme symbolique » d’une vision du monde
comme mesurable et commensurable à l’homme. C’est donc au sein seulement de la
construction mathématique de la perspective (la « construction légitime » d’Alberti)
que la venue de « l’immensité dans la mesure » peut, à travers l’emploi médité de la
perspective, être figuré dans l’Annonciation (Arasse, éd. 2010, p. 95).

On revient alors à l’incommensurabilité ainsi qu’au rapport à la quatrième dimension, à l’aspect


scientifique calculé qui est utilisé dans le but précis de sortir du visible, de la matière, du
tangible chez Duchamp. La perspective dépasse l’expérience purement visuelle tout en
déterminant la relation entre texte et image, puisque son interprétation demande un geste
d’intellectualisation, comme chez Duchamp, qui valorise cette peinture, à l’opposé du rétinien
auquel toute son œuvre s’oppose :
Il y a une différence entre une peinture qui ne s’adresse d’abord qu’à la rétine et une
peinture qui va au-delà de la rétine, et se sert du tube de peinture comme tremplin
pour aller plus loin. C’est le cas des religieux de la Renaissance. Le tube de peinture
ne les intéressait pas. Ce qui les intéressait c’était d’exprimer leur idée de la divinité
sous une forme ou sous une autre… Donc sans refaire la même chose il y a cette idée,
chez moi, en tout cas, que la peinture pure n’est pas intéressante en soi comme but.
Pour moi la fin est autre, c’est une combinaison, ou du moins une expression que
seule la matière grise peut arriver à rendre (Duchamp à Jouffray, 1964, p. 130).

L’intellectualisation est valorisée dans le geste interprétatif parce que, comme Duchamp pour
qui c’est le regardeur qui fait le tableau, la perspective comme technique picturale se trouve au
cœur d’un humanisme esthétique. Le point de fuite qui détermine le calcul mathématique de la
perspective a besoin du regard pour être articulé, établissant ainsi le fait que la peinture est créée
pour et par le public. Étant au centre de l’équation mathématique, le spectateur est appelé à
dépasser le plaisir contemplatif de cette peinture, dont l’objectif religieux vise à la dévotion.
L’expérience de l’Annonciation en tant que motif en est donc une de l’intériorisation de
l’expérience de l’art, tel que l’explique Michael Baxandall dans L’œil du Quattrocento à travers
la mise en contexte sociale du rapport à la représentation durant la Renaissance et à l’importance
de leur aspect méditatif :
Pour emprunter une distinction théologique, les visualisations du peintre étaient
extérieures, celles du public, intérieures. L’esprit du public ne constituait pas une
table rase sur laquelle les personnes venaient s’imprimer, mais le principe actif de

78
visualisations intérieures dont chaque peintre devait tenir compte. Dans cette mesure,
une peinture du XVe siècle ne se limitait pas à cette peinture telle que nous la voyons
aujourd’hui, mais elle était une combinaison de la peinture et des processus de
visualisation que le spectateur avait antérieurement opérés sur le même sujet
(Baxandall, 1985, p. 72).

Cet extrait nous permet de saisir les deux mouvements de la représentation : une herméneutique
qui va vers soi et un acte créateur qui sort de soi, dans une esthétique de la réception précoce et
déterminante pour une théorie de l’image héritée de la théologie. En tant qu’espace de
recueillement et de méditation, le texte littéraire rejoint les objectifs de la peinture du
Quattrocento, mais aussi ceux de Duchamp avec le dépassement du rétinien. La lecture est une
expérience personnelle et intérieure de l’image qui transmet le savoir de l’art, de la culture et
de l’expérience de l’œuvre d’art, adoptant une position humaniste et intellectuelle : comme
Duchamp, conscient de la postérité, de l’avenir. Dans Made in China, l’auteur partage sa vision
de la création en soulignant le parallèle entre l’art et la vie :
Il y a sans doute un chemin inéluctable qui nous attend, derrière les multiples
embranchements, aiguillages et bifurcations auxquels nous sommes confrontés, mais ce
n’est qu’une fois le parcours terminé que le chemin sera lisible, et transformera en
fatalité ce qui n’était, en temps réel, qu’une succession de sélections ponctuelles dans le
réservoir des possibilités romanesques infinies qui s’offrent à nous. Le livre qu’on
termine, comme la vie qui s’achève, clôt définitivement cette ouverture aux possibles.
L’œuvre, ou la vie, se referme au vent des fortuits, et devient la fatalité qu’elle devait
être (Toussaint, 2017, p. 79).

Il y a ici une similarité frappante entre le personnage de Marie et son rapport au hasard dans
Nue et cette description de la démarche d’écriture de Toussaint. La vie et les expériences
humaines, mais aussi la vie de l’œuvre littéraire, ont leur propre structure, leur propre parcours.
L’importance accordée à la construction du récit, à la capacité de restructuration narrative,
accentue la valeur des positions limitrophes dans Nue. La correspondance des images
d’ouverture et de fermeture relève de la fonction herméneutique dans l’économie narrative, ce
qui atteste la place primordiale accordée à l’art dans le roman. La présence de cette comparaison
à l’Annonciation pour Toussaint, en fermeture de récit, après avoir créé une œuvre d’art fictive
en ouverture, justifie la présence et la pertinence de cette fiction, d’un objet uniquement textuel,
rappelant la nécessité de participation du lecteur en se basant sur les principes humanistes de la
peinture de la Renaissance qui culminent dans le motif de l’Annonciation. L’essence même de
réactualisation entre les deux événements légitime une entreprise esthétique risquée (l’œuvre
d’art fictive), mais humaniste, proposant une place essentielle au lecteur et au spectateur dans
les relations intermédiales.

79
1.4.3. L’union de l’art de la vie : Botticelli, Marie, l’imprévisible et l’insaisissable
Le second aspect de la relation entre ouverture et fermeture à l’œuvre chez Toussaint est
l’analyse du déplacement littéraire. S’il y a bel et bien une réactualisation des problématiques
esthétiques, le déplacement s’opère également à travers un dépassement. On peut noter que
l’une de ces manifestations s’articule en tant que réutilisation de la thématique du hasard dans
un déplacement qui unira pour de bon l’art et la vie, dans l’accident et dans la création, ce qui
est finalement à la fois une problématique narrative et esthétique.
D’un point de vue narratif, l’utilisation du hasard se déploie comme dénouement.
L’accident de la robe de miel force Marie à accepter le hasard et à introduire l’imprévu dans sa
démarche créatrice, ce qui lui donne un aspect insaisissable et incontrôlable. La suite du roman
se déroule autour de l’autre accident qu’elle décide d’accepter et d’accueillir dans sa vie, soit
la grossesse imprévue, l’arrivée d’un enfant. Tout le reste du récit se met en place pour montrer
Marie qui essaye de reprendre contact avec le narrateur —futur père et ancien amoureux— et
devient une tentative de rapprochement, un sauvetage sublime d’une relation pleine de
déchirements. L’enfant à venir les unit malgré eux, ils apprennent à vivre avec l’imprévu,
réunissant encore une logique entre l’art et la vie, le hasard s’immisçant entre les deux, les
tissant l’un à l’autre.
Si on a pu analyser l’impact de l’Annonciation d’un point de vue esthétique, il faut
rappeler que, d’un point de vue narratif, l’annonce de la grossesse au narrateur se passe en deux
temps, qu’il y a une première tentative, l’échec de la rencontre parisienne, puis la scène finale
au cimetière italien. Avant de procéder à cette description, le narrateur se remémore
l’événement, le répète au lecteur alors qu’il a déjà eu lieu plus tôt dans le récit. Il utilise des
références visuelles très fortes, qui s’opposent à l’autonomie tout aussi puissante de la robe de
miel en tant qu’objet d’art fictif. Il y a donc une certaine tension entre l’aspect expérimental de
la robe de miel et l’Annonciation comme emblème de la tradition renaissante. Cet antagonisme
crée un questionnement quant aux différentes méthodes de représentation dans l’utilisation de
cette référence plus classique. Ce retour inattendu est pourtant la seule manière que le narrateur
a trouvée pour dépasser l’inachèvement dans cette scène d’une grâce sublime. D’abord, c’est la
comparaison entre deux scènes décisives de la vie commune de Marie et du narrateur qui
annonce le topos :
Et je songeai alors que ces deux scènes s’apparentaient en réalité à des Annonciations, la
première, à Saint-Sulpice, une Annonciation contemporaine, une image du XXIe siècle
aux allures de photo numérique, avec la nuit et la présence très forte de la pluie, des traces
de gouttelettes éparses sur les vitres, une photo à la Nan Goldin, avec le visage de Marie
entraperçu dans les traînées de phares de bus 87 […] (Toussaint, 2013, p. 155-156).

80
Cette première allusion est construite autour d’une ambiance très particulière, d’une nuit
glauque aux éclairages urbains francs qui s’apparentent aux photographies de Nan Goldin
(Annexe 22). Le traitement cru de ce travail est emblématique d’une esthétique grunge, qui
s’éloigne de l’univers des personnages du roman qui, eux, appartiennent à une certaine
bourgeoisie. On conserve toutefois l’atmosphère intimiste que crée la photographe dans sa
pratique du portrait au cadrage rapproché, et peut-être à la lumière vive des transports en
commun. L’extrait se poursuit en complétant le tableau, cette fois dans une référence à l’œuvre
la plus célèbre d’Edward Hopper, Nighthawks (Annexe 23) :
[…] les pommettes mouillées et les cheveux emmêlés, qui rappelait le fameux tableau de
Hopper, une scène de nuit dans un café, les personnages hiératiques enfermés chacun dans
sa solitude, un serveur de profil derrière le bar, et la robe rouge de Marie (peut-être
suffirait-il d’appeler ce tableau de Hopper Annonciation plutôt que Nighthawks pour en
transfigurer la vision ?) (Toussaint, 2013, p. 156).

Le narrateur s’approprie ici le tableau de Hopper, et ce, de plus d’une manière. D’abord, il
procède à une superposition de références avec le travail de Nan Goldin, engendrant alors un
montage unique et propre à sa situation, fonction similaire à la superposition des souvenirs dont
il a précédemment livré la structure mémorielle. C’est surtout la liberté dont le narrateur use
pour renommer Nighthawks afin de l’adapter à sa situation personnelle, geste qui rappelle la
logique du readymade. Cela insiste sur l’importance herméneutique de l’appareil de médiation
textuelle, rendant possible un renouvellement de perspective d’expérience puisque l’œuvre
vient toucher ici son public jusque dans ses événements les plus marquants. Ce sera donc la
deuxième scène à l’île d’Elbe qui reprendra à proprement parler l’iconographie de
l’Annonciation de la Renaissance italienne, produisant un collage visuel des plus riches en
contrastes tout en montrant la maîtrise de l’univers visuel contemporain et la capacité critique
à travers ce montage de scènes. La juxtaposition de ces deux univers fait en sorte que ces
citations créent un sens en étant en dialogue au sein d’un développement narratif.
À l’île d’Elbe, Marie révèle au narrateur qu’elle est enceinte et qu’il deviendra père. Il
raconte cette scène selon un filtre iconographique bien précis, faisant en sorte que le lecteur se
trouve devant une image figée, décrite, en pause, et non devant une suite logique d’événements.
Cette mise en parallèle ne tient pas de l’ordre du récit, mais consiste en un tableau décrivant un
seul événement arrêté propre à la poétique de l’image du Laocoon de Lessing.36 Il s’agit d’un
autre mode visuel présent dans la narration que l’œuvre d’art fictive. Certes, le récit s’approprie

36
Gotthold Ephraim Lessing. Laocoon, London, Routledge, 1905.
https://archive.org/details/laocoongott00lessuoft/

81
l’œuvre d’art pour la faire sienne, à travers une mise en scène visuelle, grâce à un jeu de citations
avec la peinture de la renaissance. De même, ce retour à la représentation mimétique possède
une importance symbolique. Sylvie Loignon rappelle la place centrale qu’occupe le thème de
l’inachèvement dans l’œuvre de Toussaint : « Chaque récit est marqué par la hantise de la fin –
dont le motif emblématique est la mort de l’amour en ce qu’il préfigure la fin de toute chose.
Une telle hantise inscrit au creux de la fiction des figures de l’absence qui mine le matériau
fiction et exacerbe la mélancolie comme deuil inachevé de soi et du monde » (Loignon, 2010,
p. 89). Nous proposons que cette mélancolie soit dépassée dans Nue puisque le roman illustre
la fin du va-et-vient constant de l’incompréhension des deux personnages. Le narrateur a
recours à une superposition d’images pour signifier l’union de l’art et de la vie, mais aussi son
union avec Marie. Ce dépassement est possible grâce au déplacement qui est mis en relation
par le commencement et la fin du récit, et aussi grâce à de la spécificité du choix de cette
annonciation précise de Botticelli :
Or, la manière avec laquelle Marie m’avait annoncé qu’elle était enceinte cet après-
midi, la façon dont elle m’avait jeté à la figure dans le cimetière de Portoferraio, avec
la véhémence dans les yeux, avait quelque chose de violent et d’effarouché. Ce n’était
pas un aveu, c’était un reproche. Et, continuant à réfléchir, je finis par me souvenir
de l’Annonciation de Botticelli qui se trouve aux Offices, où la Vierge présente une
étonnante ressemblance psychologique avec l’état d’esprit de Marie cet après-midi
au cimetière de Portoferraio, cette Vierge de Botticelli, qui, dans l’histoire des
Annonciations italiennes, est, à ma connaissance, l’unique exemple de cette attitude
de réticence de la Vierge, de réticence foncière, fondamentale, qui, dans le même
geste, semble témoigner à la fois de l’acceptation et du refus de son état, la silhouette
sinueuse et la main qui éloigne – comme si Botticelli n’avait pas peint une
Annonciation, mais un Noli me tangere ! (Toussaint, 2013, p. 157-158).

Les détails de cet extrait sont tout aussi précis et vastes que le précédent, mais attirent l’attention
délibérément sur un seul élément. Alors qu’on s’attardait à créer une atmosphère et un décor
grâce à la comparaison à l’iconographie du Quatrocentto, ici, c’est Marie qui prend toute la
place. Notons d’abord l’utilisation de l’incise « à ma connaissance », ce qui rappelle la position
distancée du narrateur qui s’efforce de décrire la scène, conscient que c’est sa propre vision.
L’incise représente les limites de son savoir, mais aussi du savoir de l’histoire de l’art en
général. Parce qu’ici, il fait erreur ; Baxandall37 rappelle que « La plupart des Annonciations du
15e siècle sont manifestement des Annonciations de Trouble ou de Soumission […] »

37
Baxandall tire cette conclusion après l’analyse du sermon du Jardin des Prières de Fra Roberto dont la théologie
de l’image a été des plus influentes sur les peintres florentins : « C'est le troisième mystère, celui du Colloque
angélique, qui traduit pleinement le sentiment du 15e siècle à l'égard de ce que Marie a ressenti affectivement au
moment crucial que le peintre avait à représenter. Fra Roberto analyse le récit de St Luc (I : 26-38) et énumère
cinq conditions ou états spirituels et mentaux successifs, imputables à Marie » (Baxandall, 1985, p. 77).

82
(Baxandall, 1985, p. 83). Il y a donc une représentation de l’impossibilité de savoir qui rejoint
l’union entre l’art et la vie, puisque, dans cette description de l’attitude de Marie, on sent très
bien le narrateur, sa vision à lui, et finalement l’impossibilité de vraiment connaître quelqu’un ;
on s’apprivoise toujours à travers des représentations. La construction du personnage de Marie
passe ici à travers un processus d’identification qui s’articule autour de la ressemblance entre
les deux Marie, la créatrice de mode et la Vierge, en insistant sur l’oscillation perceptible dans
la gestuelle du personnage, à la fois dans le tableau et dans la description textuelle, notamment
dans la réticence que signifie le mouvement de la main.
La pertinence du choix de Botticelli se manifeste alors, non pas parce que c’est la seule
représentation trouble, mais parce qu’elle en est le type même, l’icône renaissante. Le schéma
de la représentation de l’Annonciation au Quattrocento est basé sur une séparation du récit de
saint Luc selon trois « mystères » : la mission angélique, la salutation angélique et le colloque
angélique. C’est ce dernier qui est représenté et codé en peinture. Dans ce mystère, il y a ensuite
cinq étapes, établies par Fra Roberto, qui sont déterminées par l’évolution de l’attitude de la
vierge face à la nouvelle qui lui est annoncée : trouble, réflexion, interrogation, soumission,
mérite. Nicolas de Lyra, théologien du Trecento, explique le rapport spirituel de cette attitude :
Ce trouble ne venait pas de son incrédulité, mais de sa surprise, car elle avait
l’habitude de voir des anges et s’étonnait non pas du fait de l’apparition de l’Ange,
mais bien de l’altière et magnifique salutation par laquelle l’Ange lui faisait
comprendre des choses si étonnantes et magnifiques, et elle, dans son humilité, en
était étonnée et confondue (Baxandall, 1985, p. 79).

Ainsi, si le narrateur compare l’attitude de Marie avec celle de la Vierge à la Renaissance, il va


de soi qu’il doit s’en distancier, et amener d’autres images dans cette description pour en faire
un portrait plus juste. La Marie de Nue est étonnée et confondue, certes, mais elle n’est pas la
représentation de la sagesse ni de l’humilité. On peut néanmoins faire un écho au travail de
Marie comme créatrice de mode qui ne contrôle pas son propre corps, avec une grossesse
imprévue. Le hasard surgit dans l’art et dans la vie, un mélange qui fait écho ici à la vision
duchampienne qui valorise pareille union, ainsi que l’abolition des frontières entre les deux
dans leur expérience.
L’extrait se termine sur une suggestion qui rappelle la difficulté qu’éprouve le narrateur
à représenter Marie. L’Annonciation comme thème lui apparaît insuffisant, et il conclut donc
qu’en fait, l’attitude de la vierge est plus proche d’un Noli Me Tangere. De cette façon, il révèle
les multiples visages de Marie, intégrant davantage la première comparaison avec Nan Goldin
et Edward Hopper, qui, chacun à leur façon, choisissent avec attention ce qu’ils souhaitent que
l’image dévoile grâce à des couleurs saturées qui éclairent tout en conservant une part de

83
mystère, rappelant le chiaroscuro chez Le Caravage. Le motif du Noli Me Tangere, qui vient de
l’évangile de saint Jean (20 : 10-18), représente Marie Madeleine voyant le Christ ressuscité,
qui lui adresse la parole et lui demande : « Ne me touche pas » (Annexe 24). La création de
cette distance est bien présente entre les deux personnages, Marie, qui a pour deuxième nom
Madeleine, recluse dans le cimetière, effrayée par l’avenir. Le troisième prénom de Marie
permet un jeu de miroir avec l’ouverture du récit, puisque, selon la Légende dorée de Jacques
de Voragine, sainte Marguerite38 est une martyre, protectrice des naissances. Elle évoque ici
l’union entre l’art et la vie, la naissance comme la création de la vie humaine, et Marie, l’artiste,
rendant possible un dénouement dans les rapports amoureux. Le dialogue entre l’incipit et la
fin du récit propose une vision de la littérature et de ses relations avec l’art, ses traditions, mais
aussi sa contemporanéité à travers l’importance d’une expérience qui dépasse celle du tangible
pour le public, rappelant la dimension intellectuelle et textuelle de l’œuvre d’art visuelle.

Conclusion : Idée et écriture de l’œuvre d’art : une expérience textuelle


contemporaine
Nous remarquons finalement que de nombreux éléments sont nécessaires à la réalisation
d’une œuvre d’art fictive en contexte romanesque. Bien que cette dernière relève de
l’imaginaire et du visuel, il s’agit bien, après tout, d’une entreprise textuelle. Nous avons pu
observer dans Nue de nombreuses stratégies littéraires qui ont pu contribuer à sa création, que
ce soit la conscience de la temporalité et des effets de ralentissement cinématographique, le
lexique technique propre à la photographie et à la haute couture, mais également les
accumulations de détails précis à travers les nombreuses juxtapositions syntaxiques. La logique
d’une œuvre fictive se justifie à travers l’histoire de l’art, plus particulièrement des avant-gardes
dans une une poursuite de dépassement du visible, situant la pensée duchampienne au cœur de
son processus esthétique. On s’aperçoit ainsi que la place essentielle du language dans
l’expérience de l’œuvre d’art constitue un héritage important du travail de Marcel Duchamp.
Le langage est à la fois un outil de création et d’interprétation, positionnant le public au cœur
de l’équation artistique, autant dans le Grand Verre que dans l’œuvre d’art fictive de Toussaint.
Dans L’art d’écrire de Marcel Duchamp, Françoise Le Penven commente l’écriture
duchampienne telle que nous avons pu l’analyser dans les différents extraits en provenance des
notes et des boîtes :
C’est en jouant le rôle de médium que l’invisible et la lumière trouvent avec Duchamp
une investigation inédite rendue possible par l’entremise du langage dont le déroulement

38
Tome II, éditions Garnier-Flammarion de 1967, p. 258-270.

84
dans le temps permet d’introduire la durée. La diffusion du temps et de la lumière réduit
l’écriture à n’être que le spectre d’une expérience ayant eu lieu et qui aura lieu lors de
chaque nouvelle lecture. [...] Écrire avec la lumière pour capter l’instant, c’est ainsi que
l’écriture duchampienne rejoint la vocation qu’elle s’est donnée : ne donner voix qu’au
sens présent. L’énergie des Notes ne circule que dans le moment de la rencontre, de la
mise en présence (Le Penven, 2003, p. 25).

Nous avons constaté que ce rapport à l’immédiat est essentiel dans l’esthétique de l’écriture
minimaliste. Elle est au sein de l’expérience de l’œuvre d’art chez Duchamp et telle qu’elle se
déploie dans Nue avec la robe de miel. Cette immédiateté est alors liée à la performativité de
l’objet, non dans son originalité, mais dans son rapport avec le public. La robe de miel se
réinvente à travers chaque acte de lecture, laissant ainsi le dernier mot aux lecteurs, qui, comme
Duchamp le suggère, doivent s’investir, participer à la création et faire le tableau. Cette attitude
expérimentale, cette nécessité de renouvellement de l’acte de création évoque une attitude
avant-gardiste, qui, une fois récupérée par Toussaint, se positionne plutôt comme une critique
du savoir officiel dans une logique postmoderne. Nous pourrons voir dans Les Onze comment,
dans le contexte de l’œuvre d’art fictive, cette critique s’articule face aux institutions muséales
et à leurs différentes stratégies de transmission du savoir. Pourtant, déjà ici, en recentrant notre
attention sur l’expérience anti-rétinienne et l’esthétique de la réception, nous avons pu
commencer à établir certains enjeux intermédiaux qui interrogent notre rapport à la perception
visuelle, à l’implication de nos sens et de notre mémoire, éléments tout aussi présents dans
l’économie narrative de Jean-Philippe Toussaint. L’expérience anti-rétienne est donc un
élément phare pour imbriquer le texte et l’image ensemble, non plus dans un acte comparatif,
mais dans un renouvellement de la manière dont on comprend le monde de l’art et celui qui
nous entoure. C’est donc à travers ce renouvellement que se situent l’immédiateté et la
performativité, mais également la critique de l’institution et de son autorité de désignation de
l’objet d’art et de son jugement esthétique : « […] L’artiste peut crier sur tous les toits qu’il a
du génie, il devra attendre le verdict du spectateur pour que ses déclarations prennent une valeur
sociale et que finalement la postérité le cite dans les manuels d’histoire de l’art » (Duchamp,
1994, p. 187). Cette relation avec le public, cette négociation constante d’approbation, rejoint
finalement le dénouement de Nue. Marie, enceinte, pleurant dans les bras du narrateur, cherche
à sortir du ressassement de leur relation amoureuse pour enfin être dans un présent, dans une
immédiateté, ensemble. Cela lui demande le même besoin d’approbation et de reconnaissance
que l’on le demande au public à propos d’une œuvre, venant mélanger encore une fois amour
fou et création artistique : « Mais, tu m’aimes, alors ? » (Toussaint, 2013, p. 170), ultime
question qui vient ainsi conclure le roman.

85
CHAPITRE 2
L’œuvre d’art fictive, l’expérience muséale et la transmission du savoir sur l’art :
Les Onze de Pierre Michon et le questionnement du récit et de l’Histoire.
L’art ne s’apprend pas, il se rencontre.
André Malraux. Inventaire général du patrimoine culturel, Affaires culturelles de France, 1964

Ce deuxième chapitre tentera de penser un espace-temps qui puisse rendre possible et


concevable l’existence de l’œuvre d’art fictive. On cherchera à comprendre comment la fiction
peut interroger le processus d’institutionnalisation de l’œuvre d’art à travers le discours officiel
qui l’accompagne et le lieu de sa conservation, soit le musée. Comme les problématiques
ontologiques se répètent à travers cette reconnaissance qui lui est extérieure, nous pouvons alors
nous tourner vers la fiction pour les mettre en doute. L’institutionnalisation est la voie qui
officialise l’œuvre d’art, qui s’occupe de sa médiation, de sa diffusion et de sa conservation en
légitimant sa présence au sein du grand récit construit par l’histoire de l’art. La littérature peut
s’approprier ce qui échappe à l’institution puisqu’elle constitue un autre mode d’organisation
du savoir, permettant d’en critiquer le fonctionnement, et de s’éloigner d’une construction
discursive ayant une tendance traditionnellement linéaire.
Ainsi, la première partie du présent chapitre propose de tisser des liens entre Le Musée
imaginaire d’André Malraux et Les Onze de Pierre Michon en interrogeant le rapport entre
fiction, institution muséale et discours. Nous analyserons ensuite la structure du récit
historiographique en art visuel afin de comprendre comment cette construction procède à
certains choix qui viennent déterminer la force narrative de l’histoire de l’art. Nous verrons
comment ces choix sont représentés dans Les Onze à travers les nombreuses références qui font
de ce récit un exemple même de la tendance contemporaine de la littérature savante39 et de sa
posture critique. Grâce à une comparaison avec la production artistique de la Révolution
française, nous établirons l’importance pour Michon de dévoiler les dessous de l’œuvre d’art
picturale et d’observer en quoi son récit appartient à une logique mythologique. Nous nous
attarderons également sur la figure de Jules Michelet qui est représentée dans le roman afin de
procéder à une critique de l’historiographie comme source de connaissance. Enfin, si la

39
« D’emblée, l’expression de “ littérature savante ” offrait une double entrée : la littérature comme savoir, qui
suppose des implications épistémologiques et cognitives, et le savoir comme littérature, dont les intentions
esthétiques supposent un style, une forme ou un support narratif. Problématique est ce type de littérature, car dans
l’interaction des savoirs et des fictions, comme dans l’imbrication d’une théorie scientifique et d’une pratique de
l’écriture, sa nature demeure hybride et indécidable » (Arambasin, 2002, p. 13-14).

86
littérature propose un lieu qui échappe à l’institution muséale, que peut-elle offrir comme
expérience différente ? Chez Michon, c’est l’essence même du récit que de renouer la relation
entre l’art et la vie dont l’expérience est alors transmise au lecteur. Cette approche différencie
et spécifie l’œuvre d’art fictive dans son rapport au musée en tant qu’institution, proposant de
réunir intimité et politique dans un récit qui n’a pas à se soumettre aux processus de légitimation
grâce à sa nature fictive. Nous pouvons alors mettre l’accent sur l’expérience littéraire comme
source de connaissance, redéfinissant non seulement les relations entre texte et image, mais la
nature même d’une esthétique qui conteste ce qui vient habituellement la déterminer : « C’est
bien du classement et de la hiérarchie des savoirs que traite foncièrement la problématique
d’une littérature savante, savoirs à la fois départagés suivant des critères académiques et
universitaires, mais aussi des valeurs socio-politiques et historiques » (Arambasin, 2002, p. 12).

2.1.- Le Musée imaginaire : héritage littéraire et accessibilité du savoir


2.1.1 - L’importance de Malraux pour l’œuvre d’art fictive
Et dans ce monde que la métamorphose substitue simultanément à ceux du sacré, de la foi, de
l’irréel ou du réel, le nouveau domaine de référence des artistes, c’est le Musée Imaginaire de
chacun : le nouveau domaine de référence de l’art, c’est le Musée Imaginaire de tous.
- André Malraux, Le Musée imaginaire

Le Musée imaginaire, dont la première parution date de 194740, apparaît comme


essentiel à nos recherches, puisqu’il est le point d’ancrage de la réflexion sur l’accessibilité de
l’art et sur les possibilités de la littérature à cet égard. L’essai de Malraux, écrit alors qu’on
assiste à une ère de démocratisation de l’expérience muséale suite à la Deuxième Guerre
mondiale ayant vu de nombreux chefs-d’œuvre disparaître, laisse transparaître son rêve d’un
partage utopique, voire infini, du savoir. Il d’agit d’une transmission qui dépasse le lieu
physique de conservation et qui, par le fait même, renouvelle l’expérience face à l’œuvre d’art
picturale. Dans un article qu’il consacre à Malraux et à sa relation avec l’art, Michel Melot
souligne l’impact déterminant de son ouverture :
Le fond de la pensée de Malraux sur l’art, et les inspirations qui l’animent, ouvrent le
champ de l’art à tout apport nouveau, appellent même de telles confrontations, de tels
rassemblements. Les portes de l’art, pour Malraux, sont grandes ouvertes pour y
accueillir toute forme inédite d’œuvre, pourvu qu’elle parle et poursuive le dialogue
éternel qui, selon lui, la fonde (Melot, 2015, p. 12).

40
« Le Musée Imaginaire a été constamment remis en chantier, trois fois repris : il appartient pour commencer à
La Psychologie de l’art, il réapparaît comme première partie des Voix du silence, il fait enfin l’objet d’une édition
séparée. Si Malraux ne cesse d’en reconstruire le texte, c’est qu’il s’efforce de monter et de faire tenir debout un
Musée qui n’a pas de murs » (Loehr, 2005, p. 171).

87
Un tel désir de dialogue légitime la question de l’œuvre d’art fictive puisqu’elle s’établit dans
une distance critique grâce à son absence de matérialité. Elle peut ainsi être cette nouvelle forme
d’art à considérer. Tout comme ce que propose l’essai, elle est contenue au sein du livre, format
qui en facilite l’accès, la reproductibilité et la distribution. Afin de comprendre comment le
texte du Musée imaginaire donne une crédibilité théorique à l’œuvre d’art fictive, nous
analyserons trois aspects particuliers, soit l’immatérialité, la fonction de l’œuvre d’art et sa
relation avec l’histoire, qui renforcent la potentialité d’une telle existence, mais aussi son
influence idéologique.
Malraux, ministre français de la Culture de 1962 à 1969 sous Georges Pompidou,
articule l’importance des musées, leurs pouvoirs politiques, leur logique institutionnelle et leur
mission démocratique depuis une position humaniste, dans un désir de transmettre la culture et
le savoir sur l’art. Cette réflexion se situe quant à elle à l’intérieur d’un autre média, le texte.
Le rêve du Musée Imaginaire se concrétise grâce à l’immatérialité de la forme textuelle de
l’essai puisqu’elle réunit une collection autrement éparpillée géographiquement. Le livre
comme format suggère l’ouverture des possibles par la reproduction photographique et
l’imagination comme expérience réelle et efficace, tout comme celle du « voyageur en
fauteuil »41, célèbre expression de Léopold Ernest Mayer. C’est dans son ouvrage phare La
photographie considérée comme art et comme industrie : histoire de sa découverte, ses progrès,
ses applications, son avenir, datant de 1862, qu’il développe l’hypothèse selon laquelle le
monde est enfin accessible au grand public, sans nécessité de déplacement, positionnant alors
la reproductibilité comme une solution de rechange considérable à l’expérience authentique de
la visite muséale et à sa réalité matérielle, voire sa contrainte spatiale. Il est donc important de
noter que l’un des premiers apports du Musée Imaginaire concerne la relation entre spatialité,
interprétation et reconnaissance de l’œuvre d’art. En effet, on y aborde la problématique des
limites physiques du musée et le fait que le savoir humain dépasse ce que peut contenir ce lieu :
Mais nos connaissances sont plus étendues que nos musées ; le visiteur du Louvre sait
qu’il n’y trouve significativement ni Goya, ni les Grands Anglais, ni la peinture de
Michel-Ange, ni Piero della Francesca, ni Grünewald; à peine Vermeer. Là où l’œuvre

41
Mayer explique la notion de voyageur en fauteil comme étant permis par le progrès technique : « […] aucun de
ces hommes de talent et de génie ne pouvait encore prévoir, que grâce à deux verres convexes, spécialement
combinés, dans une boîte de certaine dimension et convenablement éclairée, et un petit tourniquet amenant
successivement à la vue distincte, une centaine d'images grandes chacune de quelques pouces, la Chine entière, la
Suisse, les sites les plus lointains des Cordillères et de l’Océanie se dérouleraient à nos yeux tels qu’ils sont sous
le soleil qui les éclaire, sans qu’ils aient rien perdu de leur couleur locale, et que, voyageur heureux tranquillement
assis dans son fauteuil au coin de son foyer, chacun visiterait sans fatigue le monde entier » (Mayer, 1862, p.142).

88
d’art n’a plus d’autre fonction que d’être œuvre d’art, à une époque où l’exploration
artistique du monde se poursuit, la réunion de tant de chefs-d’œuvre, d’où tant de chefs-
d’œuvre sont absents, convoque dans l’esprit tous les chefs-d’œuvre. Comment ce
possible mutilé n’appellerait-il pas tout le possible (Malraux, 1964, p. 13).

Il est pertinent de constater dans cette réflexion théorique la ressemblance du langage de


Malraux et de Duchamp, notamment à travers l’importance de la notion du possible, qui vient
ainsi affirmer le rôle de la littérature dans l’expérience de l’œuvre d’art et de son savoir. Cet
extrait propose de se tourner en tant que public vers une herméneutique de la vue d’ensemble.
Face à la transmission du savoir, le spectateur crée des références non pas à travers ce que le
musée lui propose, mais grâce à ses propres connaissances, dépassant les limites physiques et
matérielles d’un seul lieu. C’est là où le Musée Imaginaire insiste sur sa nature immatérielle,
en rappelant ce même rapport intrinsèque à l’œuvre d’art fictive, puisqu’il déploie une
universalité qui n’est restreinte par aucune contrainte spatiale. Cette réalité est encore plus
évidente lorsqu’on pense à tout ce qui, en art, s’avère intransportable. Les œuvres in situ, les
fresques et les monuments d’architecture seront toujours le propre d’un lieu, révélant ainsi que
le musée est également une invention spécifique à une époque, celle où on valorisait la peinture
de chevalet, le tableau comme objet ultime de l’art, objets cumulables au sein d’un même
endroit, collectionnables et conservables. Toutefois, l’imaginaire dépasse les différentes
dimensions, et lui seul peut s’approprier tout ce qui dépasse les limites de la matérialité. Cela
nous mène à penser le livre comme expérience esthétique extrême parce qu’il en force
l’intellection : « Le vaste département du Musée Imaginaire qui rassemble les tableaux et les
statues, oriente la transformation des vrais musées par une intellectualisation sans précédent de
l’art, et par sa destruction des appartenances » (Malraux, 1964 p. 240). Cette proposition évoque
naturellement l’anti-rétinien duchampien. On sort de l’expérience uniquement textuelle comme
complément visuel pour situer le livre en tant que lieu de rencontre de différentes œuvres d’art
et ainsi penser un lieu de collection qui puisse établir un savoir universel. Le livre comme musée
imaginaire, intelligible et intangible, permet de faire dialoguer un corpus élargi, impossible d’un
point de vue physique et géographique, renouvelant le discours du savoir institutionnel,
constituant un apport essentiel par rapport aux enjeux soulevés par l’œuvre d’art fictive.
Le second élément du Musée imaginaire venant déterminer la spécificité de l’expérience
de l’œuvre d’art fictive au sein de la littérature est la transformation de la fonction de l’objet
d’art. Malraux met en relief au sein de son essai l’évolution du statut des différents objets et y
réunit visions et paradigmes variés, représentatifs du goût et des choix
historiographiques propres à chaque époque. C’est parce qu’on a pu sortir certains chefs-

89
d’œuvre des églises et les momies des pyramides que l’on peut les faire interagir et observer le
changement entre leur valeur actuelle, soit la contemplation esthétique, et leur valeur d’origine,
que ce soit le sacré, le rituel religieux ou mortuaire. Cette présence des diverses fonctions de
l’objet d’art au sein du Musée Imaginaire nous fait constater la transformation opérée par le
musée réel, mais aussi l’institutionnalisation affecte l’expérience des publics : « Les petits
rochers des collections chinoises, qui commencent à pénétrer dans nos musées, deviennent
œuvres d’art par le regard de l’artiste – comme dans un autre domaine, les ready-made »
(Malraux, 1964, p. 226). Encore une fois, le parallèle avec Duchamp ne pourrait être plus clair.
C’est le processus de muséification des objets qui est ici abordé, mettant en relation le monde
de l’art et celui des sciences humaines, notamment l’ethnographie et l’anthropologie,
disciplines grâce auxquelles il est possible de considérer les transformations des fonctions de
l’objet d’art comme savoir propre à l’objet même. Ce savoir fait partie de son histoire tout en
allant bien au-delà du visible, étant donc plus facilement transmis par le texte. Le livre comme
Musée Imaginaire offre la possibilité de tenir compte de cette dimension, et de se tourner vers
le futur, en prenant conscience du fait que le discours et le processus muséal sont propices à de
nombreuses transformations à venir. Malraux problématise les dispositifs qui entraînent ce
changement de paradigme dans lequel la fonction de l’objet procède à ce déplacement
esthétique, et ce, grâce à une réflexion sur le cadre qui détermine que Ceci est de l’art : « […]
le cadre joue un rôle de médiateur. Bien entendu, il accorde le tableau toujours confusément
tenu pour un décor, à la décoration du palais, puis, de l’appartement ; il fait de l’œuvre d’art un
objet d’art » (Malraux, 1964, p. 234). Le cadre institutionnalise les objets un par un, tandis que
le livre les assemble et procède à leur mise en relation. Les frontières du littéraire servent donc
à protéger les savoirs au-delà des changements politiques et de la transformation de la fonction
des objets.
Le dernier apport théorique que nous prendrons en considération concerne la relation
entre histoire et pouvoir transmise par le Musée imaginaire. Étant donné qu’il n’a pas de
contrainte physique, l’essai de Malraux peut réunir les œuvres comme bon lui semble tout en
les faisant dialoguer entre elles (Annexe 25). Bien que cette mise en relation paraisse
anachronique, elle souligne l’universalité de l’expérience esthétique en valorisant une
accessibilité sans frontière à travers la reproductibilité de l’ouvrage. Pour Malraux, le Musée
imaginaire révèle la capacité de chaque objet à posséder en lui-même toutes les œuvres d’art
de l’humanité :
Un art, aux yeux de ses contemporains, vit de ce qu’il crée, mais aussi de ce qu’il a créé :
des arts futurs qu’il semble porter en lui, et que les années limiteront à l’art qui lui

90
succède. Mais bien que la métamorphose lui fasse perdre, à la fois, son accent de
découverte et la pluralité de ses promesses, la création qui oriente son avenir lui
recompose un passé (Malraux, 1964, p. 245).

L’expérience muséale peut contenir les différentes composantes de la culture occidentale,


puisqu’il ne faut quand même pas oublier l’hégémonie qui se cache derrière pareille entreprise.
Le discours du savoir sur l’art inclut une variété plus grande de connaissances, mais fait
également cohabiter contemplation et interprétation grâce à la forme qu’il prend chez Malraux,
soit justement l’absence de forme, l’imaginaire et le reproductible. Cette approche multiple
possède un certain pouvoir puisque, à son tour, en s’opposant au mythe de l’original et de
l’unique, elle offre une transmission plus démocratique et un dynamisme de la pensée
revendiquant la relation des images intérieures, la création de liens et de contacts qui sont
spatialement impossibles. Les collections bougent sans cesse, se renouvellent, se confrontent.
Le Musée Imaginaire n’est pas fixe, tout comme l’œuvre d’art fictive. Cette fluidité dans leur
forme et leur contenu empêche leur institutionnalisation et leur utilisation à des fins politiques
et historiques. L’importance de la fiction dans le rapport philosophique que nous entretenons
avec le savoir est renforcée puisqu’elle constitue le lieu où il est loisible d’imaginer, de dépasser
les contraintes et d’ouvrir les possibles à l’extérieur de ce qui peut être traditionnellement conçu
comme légitime :
Un pouvoir ignoré ou dédaigné il y a un siècle, se révèle être l’un des pouvoirs majeurs
de l’artiste : son expression, l’un des caractères majeurs de l’art. Mais l’éclatante motion
de ce pouvoir nous dit à voix basse quelques mots qu’il ne nous sera pas facile d’oublier :
le musée était une affirmation, le Musée Imaginaire est une interrogation (Malraux,
1964, p. 176).

Cette forme interrogative est peut-être la plus contemporaine de ses suggestions ; la vision qu’il
propose ne peut pas s’imposer à cause de son constant mouvement : elle est insaisissable. Elle
n’est pas une vérité, mais une possibilité. Et c’est exactement sur ce point que sa relation avec
l’œuvre d’art fictive est la plus forte et lui permet de lui donner une profondeur théorique
essentielle. Le musée imaginaire rend concevable l’existence d’une œuvre d’art qui n’est pas
matérielle mais conceptuelle, qui n’est pas un objet mais une idée, qui ne se contient pas dans
un lieu, mais dans la multiplicité permise par sa forme textuelle. C’est une multitude
polyphonique, où l’unicité d’un raisonnement échappe à la construction discursive, où l’histoire
peut donc se raconter à travers plusieurs voix, plusieurs interprétations, plusieurs expériences.

2.1.2. Contact, montage, juxtaposition : dialogue et pratique des contemporains


du Musée imaginaire

91
En analysant les apports théoriques du Musée imaginaire pour l’œuvre d’art fictive, on
ouvre une véritable boîte de Pandore. Non seulement cette relation crée-t-elle des liens avec des
projets novateurs, mais elle noue aussi celle entre esthétique, politique et fiction. Nous
dresserons donc un portrait de cette communauté de pensée, notamment autour de différents
écrits contemporains à ceux de Malraux, puis à leurs récupération à l’époque actuelle, traçant
un héritage direct qui en réactualise la problématique.
Il faut d’abord souligner que la parution de l’essai de Malraux (1947) coïncide avec la
Déclaration universelle des droits de l’homme (1948), qui sera suivie par la notion un peu plus
tardive de patrimoine mondial de la culture (UNESCO – 1972)42. Cette culture de l’humanisme
et ce désir de repousser les frontières géographiques se reflètent dans le monde muséal de
l’époque. L’exemple qui nous intéresse ici est le désormais mythique projet d’exposition
d’Edward Steichen, alors commissaire de la photographie au MoMa, The Family of Man (1955).
Cette exposition phare a rassemblé des thématiques de solidarité humaine (de la naissance aux
rituels funéraires), tout en reconnaissant la photographie comme média artistique pour enfin
l’institutionnaliser en pleine conscience de son accessibilité et de sa reproductibilité (Annexe
26). Le catalogue, réunissant des photographies anonymes avec des œuvres de photographes
établis, Henri Cartier-Bresson, Brassaï, Robert Capa ou Diane Arbus, et interrogeant ainsi la
fonction de l’image, s’ouvre sur un court essai écrit par Steichen lui-même :
The exhibition, now permanently presented on the pages of this book, demonstrates that
the art of photography is a dynamic process of giving form to ideas and explaining man
to man. It was conceived as a mirror of the universal elements and emotions in the
everydayness of life – as a mirror of the essential oneness of mankind throughout the
world (Steichen, 1955, p. 4).

La capacité de reproduction de la photographie a servi à cette exposition à dépasser le contexte


muséal et de devenir accessible sous la forme du livre, exactement comme le projet du Musée
imaginaire. L’idée de permanence est essentielle à ce mode d’organisation du savoir en assurant
une survivance qui dépasse les conditions matérielles de l’objet. Tout comme l’essai de
Malraux, qui est accompagné de documents photographiques, ce catalogue réunit des images
qui, ensemble, proposent une vision globale de l’expérience artistique et de l’expérience
humaine. L’exposition met en parallèle des œuvres qui, une fois réunies, transmettent une vision
nouvelle, développant un sens pluriel grâce à l’idée de relation. Elles élargissent le territoire

42
Dans un discours prononcé pour le sauvetage des monuments d’Abou Simbel, Malraux a qualifié le patrimoine
de la façon suivante: « Il n’est qu’un acte sur lequel ne prévale ni la négligence des constellations ni le murmure
éternel des fleuves : c’est l’acte par lequel l’homme arrache quelque chose à la mort ». Voir Malraux, Courrier de
l’Unesco, mai 1960, p. 9-11.

92
des connaissances dans un rapprochement qui s’effectue entre différentes images grâce à la
technique du montage et du collage, mais également dans un rapprochement physique, à travers
les agrandissements et les différents angles et détails qui sont choisis par le commissaire pour
témoigner de la force de cette vision : « La vie particulière qu’apporte à l’œuvre son
agrandissement prend toute sa force dans le dialogue que permet, qu’appelle, le rapprochement
des photographies » (Malraux, 1964, p. 115).
Si on considère désormais le projet de Malraux comme une utopie humaniste d’après-
guerre, il reste qu’il a marqué l’histoire de l’art, non dans une idéalisation de la fonction
muséale, mais dans la valorisation de l’expérience esthétique comme pouvant être individuelle
et imaginaire. Cette dernière donne à la fiction un rôle central, dans un mélange d’appropriation
et de multiplicité des voix narratives. La spécificité de chaque interprétation, des connaissances
individuelles et de la relation à l’œuvre d’art est alors mise en récit. Caillois utilise le Musée
imaginaire pour reconnaître l’importance de la transmission du savoir après la Shoah :
[Malraux] est homme d’engagement et de solidarité, non de destin local ou historique,
en ce sens plus partisan que patriote […], il fait partie de la poignée d’hommes qui, avant
les autres, ont pris conscience de l’unité de l’astéroïde et de la récurrence des vicissitudes
de l’histoire (Caillois, p. 126-127).

Caillois rappelle ici un des objectifs de la pensée de Malraux, soit l’art comme engagement plus
grand que l’individu, pour atteindre l’universel. Il trace le lien inséparable avec le politique par
le fait que la transmission de l’art nécessite des choix. Le premier constitue une forme
d’hégémonie officielle, institutionnelle à laquelle Malraux finit par appartenir à cause de ses
fonctions ministérielles, et le deuxième, celui du multiple, davantage représenté dans la
tradition allemande héritée de Warburg, mais qui pénètre en France grâce à la revue Documents.
En effet, Documents est essentiel pour comprendre cette constellation de pensées
contemporaines au Musée imaginaire et établir la force théorique de l’œuvre d’art fictive tout
en l’inscrivant indéniablement au sein d’une histoire littéraire. Cette proposition s’articule,
d’une part, grâce à sa forme, qui juxtapose texte et image dans une poursuite esthétique et
ethnologique (Annexe 27). D’autre part, grâce à l’influence de penseurs comme Walter
Benjamin et Aby Warburg, qui ont théorisé les questions de la transmission des images au-delà
des frontières physiques, notamment grâce à la reproductibilité de l’œuvre d’art. Cette pensée
vient établir un dialogue qui est créé à travers l’assemblage des œuvres par montage et à travers
les problématiques qui émergent à la suite de leur contact. Cette multiplicité fonctionne comme
celle du Musée imaginaire : par une appropriation, une reproduction et une transmission qui ne

93
sont pas limitées par des contraintes matérielles.43 Et c’est justement dans ce rapport à la
dimension physique que s’affirme le commentaire politique de la critique de l’histoire de l’art
comme discours hégémonique dans les articles de Georges Bataille pour la revue : « Cette
servitude se poursuit dans tous les lieux où un être normal peut encore se rendre. On entre chez
le marchand de tableaux comme chez le pharmacien, en quête de remèdes bien présentés pour
des maladies avouables » (Bataille, 1991, p. 490). Ce projet de revue est le témoignage et la
quête d’une option en regard de la production artistique dominée par la valeur marchande,
rappelant aussi les jeux de langage à la Duchamp. C’est une revue qui questionne le rapport
entre historicité politique – soit la manière dont le pouvoir structure la narration des événements
– et historiographie artistique – soit la manière dont on raconte l’histoire de l’art – et qui, par
sa forme, propose d’en sortir. Son éthos textuel et reproductif est ce qui lui permet de le faire,
devenant une avenue plus engagée que le Musée imaginaire, qui, comme l’œuvre d’art fictive,
reste davantage du côté des possibles plutôt que de celui de la prise de position manifeste de la
revue : « [Documents was] conceived as a “ war machine against received ideas ” [and] Bataille
was nonetheless uncompromising in his disdain for art as panacea and substitute for human
experience » (Ades, 2006, p. 11). Si le projet assume une ligne éditoriale critique, il se propose
lui-même comme substitut ludique et informel : « The magazine was, itself, a playful museum
that simultaneously collects and reclassifies its specimens. » (Ades, 2006, p. 15) Documents
fut, au cours de sa brève existence, une plateforme où il a été possible d’interroger les pratiques
de collections muséales grâce à sa forme reproductible en tant qu’objet, comme le fera plus tard
le Musée imaginaire.

2.1.3 - Le Musée imaginaire aujourd’hui : esthétique, politique, fiction


Un « absolu » qui s’éprouve, une « éternité » qui se présente à nous à chaque fois que nous osons franchir
le seuil du « Musée imaginaire ».
- Georges Didi-Huberman, L’album de l’art à l’époque du Musée imaginaire, 2013, p.85

Les contemporains de Malraux ont participé à un débat dont l’écho résonne encore
fortement de nos jours, notamment à travers les différentes pratiques intermédiales et le discours
postmoderne qui, dans un désir d’explorer les multiples vérités, remet en cause les frontières
institutionnelles. Le Musée Imaginaire aujourd’hui se situe à la fois dans une expérience
d’accessibilité pour le public, dans les diverses pratiques de transmission et de médiation, mais

43
« Le livre du Musée Imaginaire relève lui aussi de cette littérature de montage où se cherche un principe de
coordination harmonique, sur le double plan de la face racontante et de la face racontée, dans une relative
autonomie par rapport aux données de l’histoire de l’art » (Loehr, 2005, p. 175).

94
également au sein même du discours théorique, proposant d’étudier cette constellation de
pensées mobiles et déterritorialisées qui déconstruit l’hégémonie de l’institution et la légitimité
de son discours. Le meilleur exemple d’une telle entreprise est le cycle de conférences
organisées par la Chaire du Louvre en septembre 2013 que Georges Didi-Huberman a consacré
à l’album de l’art à l’époque du Musée imaginaire en 2013. Il compare le projet de Malraux à
celui d’Aby Warburg et de sa bibliothèque, dans un questionnement autour de la transmission
des formes de l’art et du savoir. Il souligne la présence des images au sein du Musée imaginaire
(Annexe 28), qui rappellent les collages directement inspirés de l’Atlas Mnémosyne (Annexe
29). L’atlas de Warburg avait lui aussi comme objectif de réunir, grâce à la reproduction, des
pièces géographiquement impossibles à analyser côte à côte. En rappelant l’héritage des Boîtes-
en-Valises de Duchamp pour leur aspect multiple et portatif qui s’oppose au culte de l’original,
Didi-Huberman souligne que :
[Par rapport à] toute une partie de la pensée sur l’image aujourd’hui, on est en droit de
se poser la question du rôle d’André Malraux dans les questions débattues sur l’original
et la copie [1], le musée et la photographie [2], le montage et l’exposition des œuvres
d’art [3]. Voire sur la pensée même des images qui configurent notre monde historique
ou notre « héritage culturel », comme aimait dire l’auteur du Musée imaginaire (Didi-
Huberman, 2013, p. 20).

Ces apports théoriques établissent le lien avec l’œuvre d’art fictive comme possible expérience
esthétique tout en renforçant la qualité littéraire du Musée imaginaire. En plus de se rapprocher
des tentatives avant-gardistes duchampiennes qui font passer l’œuvre d’art au-delà de la matière
par l’entreprise anti-rétinienne, Malraux partage avec lui un langage certes utopique, mais avant
tout poétique. Didi-Huberman relève l’intensité des propositions et du vocabulaire utilisé pour
qualifier le tout : « […] sublime et intimidant, où dialoguent le surnaturel, l’irréel, l’intemporel
[…] » (Didi-Huberman, 2013, p. 73). Le Musée imaginaire, dans sa fonction philosophique et
grâce aux possibilités ouvertes par le rejet des contraintes physiques et l’accumulation du savoir
comme expérience de l’œuvre d’art, situe sa pratique du montage comme contact avec le public:
Ni poème ni œuvre d’érudition, Le Musée imaginaire spécule sur son double statut
littéraire pour s’éviter toute possibilité de critique interne : il légitime comme littérature
le savoir qu’il délivre (auquel on aurait donc tort de demander qu’il soit précis) tout en
légitimant comme savoir la littérature qu’il déploie (à laquelle on aurait donc tort de
demander qu’elle soit poétique) (Didi-Huberman, 2013, p. 74).

Le Musée imaginaire, dans la relation qu’il établit entre style poétique et fonction didactique,
propose une double critique de la philosophie et de l’histoire de l’art, statut épistémico-littéraire
hérité de Michelet, Burckhardt, Élie Faure, Focillon, Taine et Valéry (Didi-Huberman, 2013,
p.74). Il faut alors se pencher sur la relation entre fiction et savoir qui s’ouvre grâce à la forme

95
hybride de cet ouvrage, relation complexifiée par son rapport à la reproduction, qui l’éloigne
de l’original et donc d’une certaine vérité de l’art. L’accessibilité du savoir s’inscrit dans une
esthétique du multiple, qui, pour Catherine Coquio dans son ouvrage Fiction et connaissance,
est également au sein de son ontologie : « La critique de la “ vérité ”, de la “ science classique ”,
et du “ réel objectif ”, au nom du paradigme fictionnel se présente comme une théorie de la
multiplicité, contemporaine et proche du discours post-moderne et de la philosophie cognitive
» (Coquio, 1998, p. 12). La valorisation des différentes formes de singularité dans l’expérience
de l’œuvre d’art fictive vient donc affirmer l’importance de sa forme fictionnelle comme étant
déterminante du savoir qu’elle contient mais également des possibilités autour du récit qu’on
en fait.
Un numéro récent de la NRF, paru en octobre 2013, consacré à l’héritage du Musée
imaginaire dans la littérature contemporaine continue cette réflexion théorique entre fiction et
savoir sur l’art. À la fois source d’inspiration et créatrice de récits narratifs, où de nouveaux
lieux sont imaginés et où de nouvelles collections sont assemblées, mêlant œuvres d’art réelles,
objets personnels, et ekphrasis précises, détaillées, fictionnelles, on y retrouve des récits et des
essais importants pour penser les lieux de la culture et les diverses problématiques liées à la
relation entre littérature et institutions muséales à l’époque contemporaine, notamment autour
des questions de diffusion, d’accessibilité et de médiation. Tanguy Viel y suggère de renforcer
l’héritage littéraire du Musée imaginaire en proposant une lecture croisée avec Blanchot autour
de la notion d’absence, soulignant encore une fois l’aspect immatériel de l’expérience : « […]
cette dimension que l’œuvre acquiert dans son rapport avec l’absence, on peut considérer que
le Musée, dans sa totalité imaginaire, est cette absence réalisée, réalisation qui suppose un
certain accomplissement, celui précisément que lui donnerait l’art moderne » (Viel, 2013, p.
78). Cette relation avec l’absence est ce qui, pour Viel, légitime le commentaire politique de
l’immatériel, lui octroyant sa force anti-institutionnelle à travers la seule évocation du référent.
L’absence de l’œuvre d’art permet sa reproductibilité et donc sa multiplicité parce qu’elle est
insaisissable, venant ainsi, tout comme l’œuvre d’art fictive, annuler toute valeur marchande,
et renforçant sa logique postmoderne. Et si la fonction de l’objet est alors dépassée, c’est une
dimension qu’elle investit en réunissant esthétique et politique : « Or, la neutralité de l’œuvre,
son “ absence ”, bien au contraire, doit être efficiente : c’est même là sa vocation profonde, sa
vie, son dialogue tendu, révolutionnaire même, avec la réalité et donc, bien sûr, surtout, avec
l’Histoire » (Viel, 2013, p. 80). Le dernier point sur lequel Viel s’attarde est l’ouverture des
possibles offerts par la fiction, atteinte par le dépassement de la fonction de l’objet. L’espace
imaginaire pense ce qui dépasse les limites physiques tout en redonnant une force sublime, une

96
expérience intérieure et intime au contact de l’œuvre d’art : « […] contourner le musée dans sa
réalité physique, monumentale et compilatoire, pour en faire un espace qui, dans sa virtualité
même, reformulerait la puissance noire, ouverte et surgissante de l’art » (Viel, 2013, p. 81). La
littérature s’avère un lieu de réflexion pour ces problématiques tout en se posant comme
solution, retournant ici à Duchamp et à l’immatérialité de certaines œuvres, mais aussi aux
boîtes-en-valises en tant que musées reproductibles. La littérature, toujours à l’extérieur de
l’institution que représente l’Histoire de l’art, ne peut s’inscrire dans la voie officielle dans sa
capacité de construction narrative. Dès lors, elle se pense comme un espace unique pour
récupérer ce qui lui a échappé, imposant ainsi l’expérience de l’imagination et de la fiction
puisqu’elle est indépendante de tout pouvoir au regard de l’Histoire de l’art : « […]
“ l’expérience ” fait fusionner connaissance et fiction dans une intensité d’investissement
sensible : “ expérience littéraire ” et “ vitale ” […] » (Coquio, 1998, p. 16). Sortir du musée,
c’est s’approprier l’expérience, la récupérer en tant que récit et source de savoir valorisant le
public et la valeur intellectuelle de l’interprétation pour rejoindre l’esthétique de l’anti-rétinien.
Le dernier projet auquel nous accorderons de l’attention pour cette section concerne une
œuvre marquante de l’art conceptuel qui est un héritage du Musée Imaginaire et qui
contextualise les pratiques légitimant l’œuvre d’art fictive. Le 27 septembre 1968, Marcel
Broodthaers inaugure chez lui, au 30 rue de la pépinière, à Bruxelles, le Musée d’art moderne,
Département des aigles, section 19e siècle. Broodthaers propose de créer un Musée Imaginaire
dans l’optique où, si le lieu est réel, il ne contient rien d’autre que de faux-semblants
reproductibles. Pour conserver l’aspect central de la fiction et de l’imagination de ce projet, il
remplace l’immatériel par le vide. Il remplit l’espace par une absence où se manifeste la fiction,
qui, écrit-il, saisit la réalité en même temps que ce qu’elle cache. Yves Depelsenaire fait une
ekphrasis précise du projet (Annexe 30) dans le numéro spécial de la NRF, permettant de
comprendre que ce n’est pas le lieu qui est imaginaire, mais l’expérience esthétique :
En quoi consistait l’entreprise au départ ? D’une part, en une douzaine de caisses de bois
livrées par la firme Continentale Menkes (firme de transport et d’emballage d’objet
d’art), dont un camion était stationné devant l’immeuble, ainsi que des spots et des
échelles, équipement habituellement employé lors de la mise en place d’une exposition;
d’autre part, en une collection d’une cinquantaine de cartes postales en couleur
reproduisant, non sans provocation, des œuvres de maîtres du XIXe siècle (David,
Delacroix, Ingres, Courbet, Cornot, Meissonier, Vernet, Puvis de Chavannes) et des
caricatures en noir et blanc de Granville, ces dernières également présentées sous formes
de diapositives (Depelsenaire, 2013, p. 109).

L’entreprise reprend la structure exacte de la muséologie, le tout, pour transporter, accrocher et


mettre en valeur du vide, de la matière de remplacement qui pourrait être tout et n’importe quoi,

97
seulement utilisée pour remplir l’espace. Le dispositif est ingénieux puisqu’il révèle justement
la mise en scène et l’utilisation de l’espace comme structure politique de l’Histoire de l’art.
D’un point de vue théorique, il interroge le rapport entre fiction et connaissance dans leur mode
d’organisation et de diffusion : « Mais en façonnant, la fiction dit faux, même si elle veut dire
vrai. Leur éthique commune serait-elle dans un faire capable de dire faux pour savoir le vrai ?
La contradiction se mue vite en questionnement critique […] » (Coquio, 1998, p. 8.) Les enjeux
qu’un tel projet soulève sont nombreux, et Depelsenaire dévoile ici ce qu’il considère comme
étant essentiel :
En l’occurrence la vérité cachée du Musée d’art moderne, Département des Aigles,
c’est : 1) qu’il n’existe pas de musée d’art moderne à Bruxelles; 2) qu’un musée, au sens
moderne, commence avec l’absence d’œuvre; 3) qu’un tel musée, bel et bien réel, existe
désormais : c’est le Musée d’art moderne, Département des Aigles; 4) que ce dernier,
au titre de fiction, est une œuvre d’art; 5) que les conditions de production d’une œuvre
d’art ne déterminent pas seulement l’œuvre d’art mais en font partie. À la formule de
Kosuth : art as an idea, as an idea, Broodthaers préférait : l’art comme production,
comme production (Depelsenaire, 2013, p. 110).

Ce que nous retiendrons, c’est le rapport à la forme et à la matière, la reproductibilité et


l’accessibilité dans les possibilités amenées par l’espace vide et le pouvoir créatif de la fiction
ici comme Musée Imaginaire. L’héritage de Malraux est donc direct, comme celui de Duchamp
tel que le rappelle Thierry de Duve dans un article pour le catalogue de la première rétrospective
consacrée à Broodthaers en sol américain, soit l’exposition de l’hiver 2016 au MoMA. De Duve
reprend sa réflexion ontologique, que nous avons abordée au cours du précédent chapitre, avec
cette fameuse question de la désignation et de l’énonciation autour du geste duchampien qui
détermine, avec le ready-made, que « Ceci est de l’art ». Il établit Broodthaers comme la figure
de l’art conceptuel qui poursuit le dialogue avec le père de l’anti-rétinien, statut qu’un nombre
important d’artistes de sa génération lui envient par ailleurs, puisque son travail permet de
poursuivre cette désignation en y ajoutant « Puisque ceci est au musée ». Cette réflexion était
déjà institutionnelle et questionnait l’autorité, maintenant, elle ajoute la dimension spatiale, que
Broodthaers déclare rapidement factuelle et remplie à son tour de fiction. Lors de sa
participation à Documenta 5, moment de reconnaissance ultime de sa carrière, Broodthaers
travaillera à nouveau autour de la fonction des objets, présentant son Muséum contenant trois
cents aigles au lieu d’œuvres d’art (Annexe 31) :
The real strategic move is to have the plastic plaques deny art status to things that nobody
claimed were art, thereby raising the suspicion that someone had made that claim, and
voiding that claim preventively. It is a preemptive move that answers another one, for it
addresses head-on Duchamp’s preemption of all definitions of art that don’t recognize
their dependency on the circular axiom that a museum is one of art if it contains art, and

98
everything a museum of art contains is thus art (de Duve, 2016, p. 36-37).

La présence des socles de plastique isole l’outil de médiation comme constat esthétique,
fictionnalise l’expérience et met en avant l’importance du lieu muséal tout en étant critique de
la circularité élitiste de cette institution. Cette triple action du travail artistique de Broodthaers
souligne l’importance du Musée Imaginaire en histoire de l’art et l’utilise comme ancrage
théorique de l’expérience de l’œuvre d’art fictive en littérature contemporaine. Il souligne
également l’apport de la fiction comme étant un élément de déplacement du questionnement
philosophique autour de la notion de vérité :
La question qu’[Habermas] pose est celle de la connaissance rendue impossible par
l’effacement du seuil entre « discours sérieux » et « discours fictif », dans le « flux d’un
processus textuel général (généré indistinctement par les penseurs et les poètes) ». Avec
Derrida, Foucault et le dernier Heidegger, dit Habermas, la dispersion du sujet dans le
langage et le jeu des pouvoirs interdisent de distinguer entre fiction et réalité (Coquio,
1998, p. 10).

Nous nous attarderons donc à voir comment la fiction peut investiguer ce savoir insaisissable.
Si le rapport au réel est troublé, si le récit est multiplié, il faut alors aller de l’autre côté de
l’histoire et observer ce qui lui a échappé. Ce qui sort du discours et du musée est donc ce qui
peut être investi par la fiction et ainsi valoriser l’expérience de l’œuvre d’art fictive.

2.2 – Musée et littérature : Les Onze de Pierre Michon et la redéfinition d’une


relation
L’immensité est le mouvement de l’homme immobile.
- Gaston Bachelard, Poétique de l’espace, 1967, p. 169
-
L’analyse des différentes approches muséales que nous venons de faire considère la
spatialité de l’expérience esthétique d’un point de vue immatériel. À travers ces différentes
tentatives de l’avant-garde, le musée procède à un déplacement, à une intellectualisation, ce qui
légitime alors sa forme imaginaire. L’apport théorique de ces différentes propositions redéfinit
radicalement les relations entre littérature et musée depuis l’invention de ce dernier.
Grandement influencé par le Musée imaginaire, Les Onze de Pierre Michon suggère de
renouveler cette relation à travers une spatialité littéraire. Le roman s’ouvre sur le discours d’un
inconnu qui se veut la voix de la médiation lors d’une visite guidée du musée du Louvre. Le
narrateur interpelle directement le narrataire, qu’il appelle poliment Monsieur dans une
apostrophe par l’usage du pronom « vous ». La durée du récit équivaut à celle de la visite, le
tout situé dans un cadre contemporain où le spectateur-lecteur est libre de ses mouvements au
sein du lieu muséal. Tout le roman se construit donc autour d’un seul désir, celui du narrateur,

99
qui consiste à révéler la vraie nature de l’œuvre d’art fictive. Fictive mais célèbre grâce au
contrat de lecture établi dans le roman, Les Onze est une œuvre picturale représentant le Comité
du Salut Public, le seul portrait de groupe des principaux acteurs de la Terreur. Le récit est
constitué comme une suite de tableaux venant analyser les différentes sources de connaissances
de l’œuvre, exercice herméneutique qui pousse le lecteur à interroger non seulement les
structures institutionnelles de l’histoire de l’art, mais aussi sa propre expérience sensible, visible
et intellectuelle. L’approche historiographique du récit a lieu en trois temps. D’abord, une
attention particulière est portée à la biographie du peintre. Ensuite, on favorise une analyse
sociocritique du contexte politique et esthétique de la Révolution française. Finalement, la
conscience de la postérité de l’œuvre occupe la fin de la narration du roman, notamment à
travers la mise en scène du récit de Michelet.
Si Les Onze, tableau réalisé par le personnage du peintre François-Élie Corentin, relève
du fictionnel, son lieu d’exposition est quant à lui des plus réel. Ici, le musée n’est donc pas
imaginaire, puisqu’il s’agit du Louvre, c’est son habitat qui est investi par l’immatériel, par le
récit, rendant alors sa spatialité narrative. Alors que l’Atlas Mnémosyne ou le projet de Malraux
proposaient un musée sans murs, accessible par leur forme reproductible, Les Onze rend le lieu
réel accessible par son appropriation littéraire ; il devient textuel, imaginable et visitable. Nous
nous attarderons donc à voir comment le roman de Michon investit le lieu muséal, autant dans
son rapport physique que dans son rapport symbolique, ayant à la fois un impact narratif et
critique dans une mise à distance de l’autorité historique.

2.2.1 Paradigme littéraire de la représentation muséale : l’apport fictionnel


L’imagination, à elle seule, ne peut-elle pas grandir sans limite les images de l’immensité ?
L’imagination n’est-elle pas déjà active dès la première contemplation ?
- Gaston Bachelard, Poétique de l’espace, 1967, p.168

Dans son article sur les relations entre musée et littérature, Philippe Hamon propose une
schématisation de la représentation du musée dans le texte de fiction, qu’il conçoit comme étant
l’un des deux types de relation, l’autre étant la représentation de la littérature au sein du musée.
Si cette dichotomie peut d’abord apparaître un peu réductrice, il est intéressant de constater la
compétitivité ontologique des médias artistiques dans laquelle elle est toutefois inscrite :
Les rapports de la littérature avec le Musée sont complexes, multiples et finalement
assez concurrentiels et conflictuels. Tous deux sont des lieux de production d’objets
sélectionnés (« morceaux choisis » et anthologies ici, œuvres d'art là), à haute valeur
patrimoniale (« classiques » ici, « chefs-d’œuvre » là), distribués pour et par un parcours
qui les échelonne dans un temps (d'un « cursus » et d’une lecture ici, d’une visite là)
[…] (Hamon, 1995, p. 3).

100
Ces rapports reprennent l’opposition classique présente entre les arts visuels et la littérature
établie en esthétique contemporaine depuis le Laocoon de Lessing. La comparaison d’Hamon
s’inscrit à l’échelle de l’ensemble plutôt qu’à celle des œuvres particulières, de leur
arrangement, de leur contact et de leur dialogue les unes avec les autres. Cette compétitivité est
présente dans Les Onze et est exprimée par la représentation des dispositifs de médiation
muséale au sein du roman. La présence de la médiation témoigne de la nécessité de l’œuvre
d’art de recourir à une autre forme pour dévoiler son sens, soulignant la supériorité du langage
textuel d’un point de vue herméneutique :
[…] et d’ailleurs, juste avant d’entrer dans la salle carrée à l’étage de ce pavillon de
Flore où à l’exclusion de tout autre tableau se tient Les Onze, vous avez médité dans la
petite antichambre explicative avec à ses murs des graphiques, des pense-bêtes, des
reproductions, des détails agrandis, des notices biographiques sur les hommes de
derrière la vitre; vous avez lu la très longue tartine qui occupe tout le mur de droite en
entrant, et dans celle-ci le petit encadré sur François Corentin de la Marche, son père
[…] (Michon, 2009, p. 52).

L’immatérialité de l’espace muséal est plus manifeste que jamais dans cet extrait. Il est possible
ici de « lire le musée », qui devient accessible malgré ses traditionnelles contraintes physiques,
grâce à sa représentation littéraire. La fiction ouvre les possibles de l’interprétation en exposant
les stratégies de l’institution au narrataire, créant un effet de rapprochement et d’implication
dans le processus d’interprétation de l’œuvre d’art fictive. L’organisation spatiale, précisément
décrite et dès lors imaginable, fait en sorte qu’on lui impose un contact avec le savoir officiel,
exposé dans différentes formes cherchant à créer une dynamique visuelle pouvant susciter de
l’intérêt, reproductions, agrandissements et une importante exégèse comparativement à d’autres
médiations, le tout, avant même d’entrer en contact avec l’œuvre. Cet extrait se limite à
l’antichambre, au moment de l’anticipation de la contemplation esthétique et l’énumération
vient ici ralentir la visite à des fins de suspense, isolant Les Onze des autres œuvres du musée.
En faisant une liste exhaustive de tous les dispositifs mis à disposition du public afin de le
guider dans sa visite, on construit l’ambiance propre à la contemplation du chef-d’œuvre. Le
texte propose ainsi un parcours organisé de façon à contrôler l’interprétation, où la temporalité
est simultanée entre l’acte de lecture et l’intellection de l’oeuvre, ce qui est impossible dans la
contemplation visuelle puisque la temporalité de la méditation y est décalée en raison de la
séparation physique entre les salles. Cette représentation est fidèle aux différentes stratégies
contemporaines des institutions muséales qui ont une approche minimale des salles

101
d’exposition depuis le Bauhaus44, séparant physiquement les dispositifs de médiations et
l’œuvre, tel qu’il est exprimé dans cette mise en récit de la visite au Louvre.
En s’attardant à la schématisation d’Hamon, il serait possible de considérer que Les
Onze proposent une représentation qui s’inscrive au sein d’une telle conception étant donné que
la structure narrative est construite autour de la notion de visite guidée. Parmi les quatre
paradigmes, c’est le premier qui correspond le mieux à l’événement muséal narratif des Onze :
Je ne ferai ici que parcourir rapidement les quatre modes principaux de cette
représentation, en allant du plus « extérieur » (1 : le personnage visite un Musée; 2: le
personnage fait son Musée; 3: le personnage est un Musée) vers le plus « intérieur », en
terminant (4) par la textualisation même de la notion et des opérations muséales, là où
le texte lui-même devient Musée, se constitue comme Musée (Hamon, 1995, p. 6).

L’expérience de la spatialité du musée est cohérente ici ; elle se manifeste à travers des
descriptions précises qui aident le lecteur à reconstituer les lieux. Le narrataire n’accompagne
pas un autre personnage dans son parcours, il est celui-là même qui le fait. Voilà donc la
transformation définitive du musée sans murs vers le musée littéraire, informe, reproductible.
Pour développer sa schématisation, Hamon utilise plusieurs exemples de romans du dix-
neuvième siècle afin de démontrer que la visite de musée est souvent utilisée pour faire le
portrait d’un personnage ; ses connaissances artistiques et sa capacité de juger étant mises à
l’épreuve afin de départir le goût et les diverses classes sociales. Chez Michon, ce n’est pas le
visiteur qui voit mal, mais l’institution qui l’empêche de voir, qui lui impose une interprétation.
Cela témoigne alors de la nécessité du récit pour rectifier la situation puisque la narration offre
bien davantage que la médiation sur les murs et sur ses notices :
Et encore, si comme je vous le conseille vous vous écartez du tableau, si vous lui tournez
résolument le dos, si vous revenez carrément sur vos pas, si vous sortez de la pièce et
faites quelques pas dans la galerie du Bord-de-l’Eau, et de nouveau faites volte-face, de
nouveau par artifice pénétrez dans la grande salle où à l’exclusion de tout autre tableau
se tient Les Onze; si vous vous arrêtez alors sur le seuil et regardez Les Onze comme si
vous les voyiez pour la première fois – alors oui, vous savez presque à quoi cela vous
fait penser (Michon, 2009, p. 135).

Cet extrait se situe à la fin du roman, après que le récit a procédé à une profonde révision
historiographique, dont les secrets peuvent être révélés notamment grâce au caractère fictif de
l’entreprise. Cette révision concorde ici avec un réinvestissement de l’espace : on propose au
lecteur de faire demi-tour, de recommencer la visite. L’idée développée ici est que le second

44
L’expérience du spectateur est primordiale aujourd’hui dans la compréhension de l’accrochage : « Sous
l’influence d’une esthétique épurée, celle que défend l’école du Bauhaus, on cherche à mettre en valeur l’objet
pour lui-même : on allège la présentation, on facilite la circulation du regard et la respiration des œuvres, on
privilégie la neutralité des fonds, on porte attention aux supports et à l’éclairage » (Schaer, 1993, p. 104).

102
regard donne lieu à un renouveau herméneutique. L’exercice contemplatif manifeste sa
complexité, et c’est avec une attention particulière qu’il est alors possible d’exercer son esprit
critique. Mais le tout s’articule dans cet extrait dans la subtilité de la suggestion. La répétition
du pronom « vous » pourrait sembler insistante pour le lecteur, mais l’usage du « si » propose
plutôt d’ouvrir une porte à l’exploration de l’inconnu et d’embrasser le doute, peut-être même
de relever le défi de l’image silencieuse. Il s’agit d’un regard neuf même parce que, selon le
narrateur, il est impossible de pouvoir considérer l’œuvre de la même manière après avoir
découvert ce qui ne se lit pas sur les notices. Et la grandeur de cette révélation est accentuée par
la pause en fin de parcours : le lecteur s’arrête à l’entrée de la salle. Seul face à l’œuvre, face
au silence puisque la salle est épurée de tout artifice muséal, seul avec ses connaissances qui
ont remis en doute le savoir officiel, il imagine dans la distance. Cette distance est
intellectualisée en faisant passer la visite du personnage vers le lecteur, réactualisant le schéma
d’Hamon, mais interrogeant aussi la représentation traditionnelle du musée puisque le lecteur
procède à une visite fictionnelle et donc à une expérience esthétique. Dans un article qu’il
consacre à Michon, Dominique Viart propose que ce soit le style d’écriture de l’auteur qui
admette ce type de détour :
De fait, Michon choisit de ne rien dire directement. L’expression simple et commune
n’est pas son lot. Son discours multiplie les traits et les détours, semble s’éloigner sans
cesse de son propos central. Mais c’est aussi que le propos central fuit ou fait défaut : il
est tant d’ignorance au cœur de notre prétendu savoir ! Et c’est encore que le détour en
dit plus, bien souvent, que la voie la plus droite, simplificatrice, lorsqu’elle n’est pas
simpliste et toute « théorique ». Le détour, c’est donc – étymologiquement aussi – pour
Michon, la méthode (Viart, 2003, p. 17).

Le détour, la reprise et le recommencement contribuent à cette éthique du doute qui règne sur
l’expérience esthétique, qui peut être exploitée grâce à la nature fictive de l’œuvre d’art. Jamais
il n’y a d’affirmations ou de certitudes présentes dans le discours du narrateur ; c’est un guide
qui a choisi la posture d’humilité face au savoir dont il souligne l’importance d’investiguer. Le
détour dans la visite guidée du Louvre que propose Les Onze est à la fois spatial et narratif,
rappelant la dérive. Chaque chapitre reprend la même histoire en dévoilant omissions, secrets,
légendes. Chaque révélation nécessite un déplacement physique, un retour sur image, une
nouvelle contemplation sujette à une nouvelle interprétation. C’est un ballet que propose
Michon ; un pas de danse dans l’espace faisant en sorte que le lecteur puisse s’approprier et
investir le lieu muséal à travers l’acte narratif qui le dirige dans son mouvement et dans son
investigation.

103
Cette présence du narrateur en tant que guide de la visite du lecteur dans le Musée
Imaginaire révèle une réflexion de la littérature sur elle-même et transforme l’appropriation
muséale en autoréflexivité. Le musée réel devient accessible, et cette transformation est possible
grâce aux spécificités médiales du récit. En effet, le récit peut faire sienne l’expérience spatiale
grâce à certaines actions qui nécessitent un déplacement dans le lieu et qui s’écoulent alors dans
la durée narrative, comme la visite muséale ou la contemplation de l’œuvre d’art. Puisque dans
Les Onze ces actions sont faites par le lecteur, on y déploie les pouvoirs et les possibilités de la
fiction. Hamon, dans cette comparaison, relève le caractère critique de l’autoréflexivité :
Toute mention d’un « musée » dans un texte littéraire a donc toutes les chances
d'introduire, dans ce texte-là, au moment où apparaît cette mention, une réflexion de la
littérature sur elle-même. Quatremère de Quincy avait donc raison sur ce plan-là : le
musée développe l’esprit critique (si l’on précise : de la littérature sur elle-même)
(Hamon, 1995, p. 12).

Cette réflexivité renforce le rôle critique de la littérature dans sa distance face à l’institution.
C’est à elle de mettre en question le savoir transmis et le rôle du musée réel dans sa fonction de
diffusion. La fictionnalisation du lieu muséal dévoile les coulisses de ces opérations
institutionnelles, et cette immatérialité lui assure une distance éthique nécessaire pour mettre
en doute le grand récit qui s’organise autour de son processus de légitimation.
La référence à Quatremère de Quincy chez Hamon devient l’occasion d’aborder un
aspect encore plus spécifique au roman, soit le rapport entre le musée dans sa forme actuelle,
la Révolution française et l’expérience spatiale du lieu de l’art. Si le projet de transformer le
Louvre en galerie de tableaux ouverte aux sujets du roi s’est développé sous le règne de Louis
XVI, c’est après la Révolution qu’il voit enfin le jour.45 Toutefois, cette époque tumultueuse
est pleine de contradictions quant à l’établissement des premières collections, certaines
idéologies menant vers un vandalisme et un iconoclasme face à tout objet représentant la
monarchie. Puis, les conquêtes italiennes menées par Bonaparte amènent à transférer au Louvre
certains des plus grands chefs-d’œuvre de l’Antiquité à la Renaissance au nom de la Liberté,
unique doctrine qui puisse assurer leur conservation et leur visibilité.46 D’abord politiques, ces

45
Le Louvre ne change officiellement de vocation qu’après la chute de la monarchie : « C’était en fait une sorte
de réserve dans laquelle on puisait des œuvres pour le décor des différentes résidences royales, mais l’admission
du public instaure un nouveau code et préfigure le musée qui naîtra sous la Révolution. Celle-ci interrompt les
projets relevant du pouvoir monarchique mais lui substitue, souvent en les copiant, ceux qu’elle revendique comme
des preuves de sa volonté de mettre l’art à la disposition de tous. L’Assemblée Nationale l’inscrit dans son
programme, c’est la Convention qui, au lendemain du 10 août 1793, peut enfin officialiser la naissance du
“muséum” à l’élaboration duquel a travaillé une commission dirigée par le peintre David » (Lévêque, 1999, p. 16-
17).
46
« La révolution a élaboré une rhétorique exaltée pour démontrer que les œuvres du génie ne peuvent être “ chez
elles ” qu’au pays de la liberté, destination naturelle de ce qui ne peut être apprécié là où règne la superstition et le
despotisme » (Schaer, 1993 p. 68).

104
opérations rejoignent des préoccupations que nous avons pu observer chez Malraux, soit le
rapport in situ de certaines œuvres d’art, et l’impossibilité de pouvoir les contempler dans une
proximité géographique : « Et la résurrection simultanée de ces chefs-d’œuvre séparait le génie
de leurs auteurs, de la fiction à travers laquelle ils l’exprimaient » (Malraux, 1964, p. 37). Bien
avant Malraux, Quatremère de Quincy s’insurge face aux déplacements de ces œuvres d’art
vers le Louvre dans ses Lettres à Miranda qu’il publie en 1796, dans un climat politique des
plus tendus alors qu’il est toujours condamné à mort. Il évoque l’unicité géographique de
l’expérience contemplative, l’opposant alors aux politiques d’appropriation des grands musées :
[…] des lieux, des sites, des montagnes, des carrières, des routes antiques, des positions
respectives de villes ruinées, des rapports géographiques, des relations de tous les objets
entre eux, des souvenirs, des traditions locales, des usages encore existants, des
parallèles et des rapprochements qui ne peuvent se faire que dans le pays même […]
placé là par l’ordre de la nature, qui veut qu’il ne puisse exister que là : le pays fait lui-
même partie du muséum. (Quatremère de Quincy, 1989, p. 102)

L’importance de la spatialité pour l’expérience esthétique est ici valorisée par le contexte
culturel et la spécificité géographique, suggérant alors que le musée tel qu’il est constitué depuis
la Révolution française, le Louvre dominant ces pratiques, ne peut proposer qu'une expérience
incomplète. Le rapport entre géographie et culture qui n’est pas respecté par le déplacement des
œuvres d’art ne peut l’être ultimement que par le Musée Imaginaire, qui, dans son immatérialité,
propose des rapprochements qui ne nécessitent pas cette intervention physique, qui puissent
proposer une solution inamovible dans sa totalité. L’expérience d’une spatialité muséale au sein
de la littérature repense cette dynamique. L’intangibilité proposée est au cœur des enjeux
éthiques qui sont le propre des visées muséales qui utilise le discours historique afin de légitimer
ses actions. Et le fait justement que Les Onze aient été peints au lendemain de ces événements,
représentant les figures princiales de la Terreur, ancre davantage le roman au sein de cette
problématique puisqu’il appelle à revisiter le grand récit, à sortir du musée et à critiquer
l’autorité de ces institutions.

2.2.2. La spatialité littéraire : le Louvre, la scénographie et le récit


S’il y a du visible à décrire, c’est parce qu’il y a un récit à faire ; récit à faire qui est celui d’un « faire » dont
le visible décrit ne conserve et ne présente que la trace.
- Louis Marin. Utopiques : jeux d’espaces, 1973, p. 134
-
La spécificité de la relation entre littérature et musée au sein des Onze renouvelle
l’expérience esthétique qui peut être vécue dans un contexte fictionnel. Cette réflexion
s’articule autour de trois éléments importants : la crédibilité donnée à l’œuvre d’art fictive par
sa reconnaissance institutionnelle, la valeur symbolique du Louvre au cœur de l’institution

105
muséale, ainsi que la visite guidée comme scénographie. Cette analyse visera à finaliser la
trajectoire théorique entre le Musée imaginaire et le roman de Michon en analysant la dimension
particulière qu’offre l’immatérialité de ces œuvres, soit la possible spatialité du texte littéraire,
Même si elle se trouve dans un univers fictionnel, l’œuvre d’art chez Michon subit le
même processus d’institutionnalisation que les œuvres matérielles. Cette reproduction
mimétique de la structure officielle du milieu de l’art nous fait constater son fonctionnement,
mais nous fait également réfléchir aux différentes fonctions de l’institution. Au-delà d’un devoir
de transmission des connaissances sur l’art, le musée comme lieu de savoir relève d’une
conception occidentale et humaniste de la culture, dont Malraux a beaucoup influencé les
différentes missions contemporaines. Toutefois, le musée comme lieu procède à des choix, et
ce qu’il montre sur ses murs est l’organisation de la culture officielle, transmise, accessible. Si
le Louvre représente l’institutionnalisation du savoir, alors sa représentation dans le roman
témoigne de son organisation, de ses choix, de sa structure, de ses oublis.
[…] Les Onze, trône tout au bout du Louvre, est le pourquoi en dernière instance du
Louvre; sa cible ultime; il a compris pourquoi toute la flèche colossale du Louvre, la
colonnade où l’on entre, la Cour carrée qu’on traverse comme le vent, la galerie
d’Apollon qu’on franchit en trois pas, les quatre cent quarante-sept mètres de la galerie
du Bord-de-l’Eau qu’on passe au grand galop, pourquoi tout cela n’a peut-être été en
dernière analyse pensé par le Grand Architecte que pour nous porter au cœur de cette
cible dans laquelle le Louvre s’enfonce dans un pli (Michon, p. 133).

Cet extrait illustre bien la construction narrative de la spatialité. La description du parcours à


effectuer à travers les différentes salles du Louvre constitue une évolution, où la valeur des
œuvres augmente d’une salle à l’autre. La première salle est « traversée », la deuxième est
« franchie en trois pas », la troisième est « passée au galop », tous des verbes qui évoquent la
vitesse, rappelant ici la célèbre scène de Bande à part où les personnages de Godard se lancent
le défi de traverser le Louvre en 9 minutes 28 secondes47. La présence au Louvre des Onze
inscrit le tableau dans l’histoire de l’art, tandis que son emplacement en fin de parcours lui
donne un rôle phare, « au cœur de cette cible ». Les Onze est un tableau qui réunit, dans la
fiction, le succès artistique et politique. Il trône en fin de visite puisqu’il est la cible à atteindre,
cible qui affirme le pouvoir institutionnel et l’autorité officielle puisqu’il représente les pères
de la Révolution française. Il y a donc ici l’analyse de la fonction du lieu, et l’utilisation de la
spatialité littéraire afin d’accentuer l’importance du tableau, qui, dans l’énumération de cette

47
Godard, Jean-Luc. Bande à Part, Gaumont, 1964, 95 minutes. La scène a également été reprise dans Bertolucci,
Bernardo. The Dreamers. Twentieth Century Fox Home Entertainment, 2003, 116 minutes.

106
suite de salles, garde le lecteur en haleine. Plus encore, il est essentiel de considérer le rôle
historique du Salon Carré puisque c’est le lieu ultime de l’institutionnalisation : « Alors que se
répandent les principes de l’accrochage « historique », la tradition subsiste des salles de chefs-
d’œuvre, placés comme hors du temps. Telle est la fonction, jusqu’au XIXe siècle, de la Tribune
du musée des Offices, ou du Salon Carré du Louvre » (Schaer, 1993, p. 41). Le Salon Carré
représente donc une pause narrative dans la spatialité du musée, qui, dans ce lieu, sort la visite
guidée de sa logique historiographique. Ce lieu accentue la nécessité de l’acte de contemplation
afin de comprendre la différence et l’exception artistique, et son expérience spatiale est donc
celle du sacre du chef-d’œuvre.
La valeur symbolique ultime du Louvre dans le roman est utilisée pour affirmer son rôle
comme institution, mais aussi comme lieu de transmission du savoir rendu possible par les
transformations de la Révolution française. D’abord, on peut observer l’exploitation de la valeur
symbolique de l’institution en utilisant le Salon Carré comme fin de parcours, tel que nous
venons de le voir, et comme lieu de dévoilement des décisions officielles de l’Académie :
Le Salon fut la première « exposition temporaire » d’art vivant. Organisée à partir de
1667 par l’Académie royale de peinture et de sculpture, cette manifestation se tient au
Louvre à partir de 1699, dans la Grande Galerie. À partir de 1725 et pour plus d’un
siècle, l’exposition a lieu dans le Salon Carré, qui lui donne son nom (Schaer, 1993, p.
44).

L’utilisation de l’Académie est des plus symbolique puisqu’il s’agit d’une institution qui, au
cours de l’histoire de l’art, a elle-même perdu son pouvoir en raison de ses décisions esthétiques
trop conservatrices, laissant naître le Salon des Refusés, qui finira par la dépasser dans son
autorité de reconnaissance artistique.48 La littérature est consciente de ce processus. Elle l’a
d’ailleurs maintes fois représenté49, pour développer de nombreuses critiques à son égard, face
aux oublis, à la subjectivité et au pouvoir de l’Histoire.
La seconde valeur symbolique exploitée dans Les Onze est encore une fois spécifique

48
C’est Napoléon III qui, dans Le Moniteur universel du 24 avril 1863, justifie la création du Salon des Refusés
dans une tentative de démocratisation du goût : « De nombreuses réclamations sont parvenues à l’Empereur au
sujet des œuvres d’art qui ont été refusées par le jury de l’Exposition. Sa Majesté, voulant laisser le public juge de
la légitimité de ces réclamations, a décidé que les œuvres d’art refusées seraient exposées dans une autre partie du
Palais de l’Industrie. Cette exposition sera facultative, et les artistes qui ne voudraient pas y prendre part n’auront
qu’à informer l’administration qui s’empressera de leur restituer leurs œuvres ».

49
Le meilleur exemple de cette représentation littéraire est le cinquième chapitre qui porte sur la réception de
l’œuvre du peintre fictif Claude Lantier, refusé par l’Académie, dans L’œuvre d’Émile Zola : « Il comprit, Christine
lui fêtait à l’avance le succès de son tableau ; car c’était un grand jour pour lui, l’ouverture du Salon des Refusés,
créé de cette année-là, et où allait être exposée son œuvre, repoussée par le jury du Salon officiel » (Zola, 2006, p.
147).

107
au Salon Carré et concerne le rôle que ce lieu a joué au cours de la Révolution :
Dans deux salles basses et communiquant par l’escalier de la Reine au pavillon de Flore
qu’on appelait alors le pavillon de l’Égalité, dans ce pavillon de Flore tout au bout de la
galerie du Bord-de-l’Eau au Louvre sous nos pieds, sous les Onze, les deux comités
étaient un autre parti, le Comité de sûreté générale, ombre et exécutant, porte-bâton de
l’autre, le vrai, le Comité du salut public, qui devait garder le pouvoir absolu ou mourir
– le parti équilibriste, qui asservissait le peuple par la Convention et la Convention par
le peuple (Michon, 2009, p. 98).

L’utilisation du pronom « nos » rappellent la présence du narrateur et du narrataire dans le


musée, mais également la spécificité du lieu de conservation du tableau. C’est à cet endroit
même que se séparaient les deux tendances du pouvoir en pleine Terreur, et c’est cette
dichotomie que le tableau devait représenter. Cette anecdote évoque l’historicité de l’espace et
le changement de sa nature et de sa fonction au moment même de la création de l’œuvre d’art :
« Un chapitre majeur dans l’histoire du musée et qui aborde les problèmes de présentation, du
traitement de la lumière, de l’utilisation d’un espace qui n’avait pas été prévu pour ce rôle. Ou
comment d’un palais faire un musée sans trop sacrifier le décor qui fût le sien » (Lévêque, 1999,
p. 40). Après avoir été une forteresse, le Louvre est un palais, qui est utilisé par les différentes
forces révolutionnaires qui s’affrontent toujours alors que François-Élie de Corentin se voit
attribuer la commande du tableau. Et c’est exactement là que se situe tout l’enjeu de sa
réalisation, enjeu qui n’est dévoilé nulle part dans le musée, sur aucun dispositif de médiation ;
au moment de sa production, aucune de ces forces n’avait encore établi sa suprématie. Les Onze
comme représentation devait pouvoir être l’objet d’une interprétation changeante selon les
événements. Le tableau pouvait transmettre à la fois la gloire des vainqueurs et l’embarras des
traîtres, les deux points de vue de ces deux comités à l’opposé des salles où séjourne aujourd’hui
ce même tableau. Cette ambiguïté politique révèle la fragilité avec laquelle l’histoire de l’art
est construite en raison de cette instabilité herméneutique puisque dans le roman, le tableau est
réalisé avant le dénouement révolutionnaire.
Le recourt au concept de scénographie d’exposition est d’autant plus pertinent ici
puisqu’il est utilisé par l’institution muséale contemporaine comme stratégie de médiation des
publics, et qu’on assiste également à sa mise en scène en tant que lecteur dans le roman. Michon
emploie une scénographie dont l’expérience est imaginaire mais fondée sur un lieu et sur des
personnages réels, utilisé pour mettre en valeur une œuvre inventée, et qui souligne les enjeux
du discours officiel de l’art, et du rôle du musée comme institution dans l’organisation de ce
discours. La traditionnelle visite guidée devient le contexte dans lequel se déploie l’œuvre d’art
fictive. Le lecteur suit un parcours établi qui crée du récit et c’est dans ce tracé officiel et narratif

108
que les différentes failles de l’institution sont révélées. La scénographie construit ce grand récit
qu’est l’histoire de l’art dans une spatialité muséale et peut ainsi se penser comme un objet
hétérotopique et ethno-sémiotique. Les réflexions de Dominique Maingueneau s’avèrent utiles
pour penser la scénographie comme structure narrative puisqu’elles conçoivent l’espace
comme une construction, et son expérience comme un récit. Elle y apparaît comme un discours,
construit, organisé, où le lieu peut témoigner d’une idéologie et d’une histoire :
À chaque fois, la scène sur laquelle le lecteur se voit assigner une place, c’est une scène
narrative construite par le texte, une « scénographie ». Le lecteur se trouve ainsi pris
dans une sorte de piège, puisqu’il reçoit le texte d’abord à travers sa scénographie, non
à travers sa scène englobante et sa scène générique, reléguées au second plan mais qui
constituent en fait le cadre de cette énonciation. C’est dans la scénographie, à la fois
produit de l’œuvre, à la fois « dans » l’œuvre et ce qui la porte, que se valident les statuts
d’énonciateur et de co-énonciateur, mais aussi l’espace (topographie) et le temps
(chronographie) à partir desquels se développe l’énonciation (Maingueneau, 2004, p.
192).

Comme nous l’avons analysé dans les différents extraits du parcours muséal dans Les Onze, la
scénographie chez Michon procède donc à une révélation des dispositifs muséaux et de ses
artifices. Le lieu est énoncé par le texte, qui en dévoile la construction institutionnelle. Cette
voix qui parle dans le récit, rapportée par le narrateur anonyme, est celle qui représente l’histoire
de l’art, comme scène où se déploient les méandres des erreurs historiographiques, de la
variation des sources de savoir et des rectifications de l’interprétation. Cette représentation au
sein du texte témoigne d’une autoréflexivité puisque le musée est mis en récit, opération qui
procède alors à une distance critique puisque le narrateur invite sans cesse le narrataire à douter,
à revenir sur ses pas, à regarder à nouveau. Le texte peut alors présenter les failles de
l’institution et devenir à son tour un musée sans murs, imaginaire et reproductible. Le musée
visité par le lecteur de Michon est bien le Louvre, mais c’est un Louvre idéalisé dans lequel il
est possible d’avoir une expérience esthétique qui ne soit pas dictée par les différents dispositifs
muséaux. À l’extérieur du cadre littéraire et fictionnel où l’on peut en explorer les coulisses,
l’expérience est déterminée par l’institution. La littérature comme paradigme prend forme grâce
à la nature fictive de l’œuvre d’art, qui, à la place de critiquer l’impossibilité concrète d’une
telle proposition, en multiplie plutôt les possibilités. C’est cette spécificité qui permet chez
Michon de repositionner le récit des Onze, non seulement grâce à ce rapport hétérotopique du
musée, mais aussi dans son rapport à l’historiographie institutionnelle.

109
2.3. Au-delà de l’histoire : multiplicité des récits, des vérités, des temporalités
« […] Ce n’est pas la même histoire qui, ici et là, se trouvera racontée. Redistributions récurrentes qui font
apparaître plusieurs passés, plusieurs formes d’enchaînements, plusieurs hiérarchies d’importances, plusieurs
réseaux de déterminations. »
- Michel Foucault, L’archéologie du savoir, 1969, p. 11

Nous analyserons ici la structure narrative qui pense Les Onze comme une critique du
récit historique officiel. Cette lecture du roman se fera grâce à certains ouvrages critiques qui
dévoilent le mécanisme de la « science historique » en tant que récit, c’est-à-dire subjectif, qui
fonctionne par choix, dans une construction de mise en valeur de certains événements au
détriment de certains autres. Michon écrit sur cette subjectivité, et l’œuvre d’art fictive est
utilisée pour montrer les failles de l’Histoire. Le récit s’articule autour de l’idée de dévoilement,
en développant une narration lente, précise, méticuleuse, qui s’attarde à de nombreux détails
qui pourraient sembler superflus. Ce roman illustre ce qui est habituellement laissé de côté,
représentant ainsi le processus de sélection de l’information transmise, dans le désir d’articuler
une histoire différente. La représentation de cette altérité narrative est possible par le fait que
l’œuvre d’art est fictive et qu’aucune version de son histoire n’est plus valable qu’une autre. La
littérature prend en charge la responsabilité de raconter les histoires qui ont été rejetées par
l’institution muséale. Cette responsabilité fait partie de l’éthos de l’écrivain, selon Michon, qui
poursuit cette éthique du minoritaire et de l’oublié dans la littérature depuis ses premiers textes :
La flexion du singulier au pluriel est ici importante : elle change le sens en incarnant la
littérature dans son histoire plurielle et vécue. Le vœu d’être la « littérature
personnellement » favorise l’incarnation du mystère de la création. Pourquoi une telle
accumulation de figures ? Parce que finalement le réel historique n’intéresse pas
Michon. Du moins il ne l’intéresse que dans la mesure où il se prête à la figuration
(Viart, 2003, p. 32).

Les propos de Viart soulignent la similitude du récit historique et du récit fictif à travers la
narrativité, mais également la vision de l’Histoire qu’il est possible de développer dans la
littérature, de se positionner face à elle, en la commentant, en se l’appropriant, en s’en
distanciant. L’énonciation s’éloigne des instances de pouvoir en multipliant les approches
historiographiques qui réévaluent l’événement. Viart parle de l’influence de Michel Foucault
sur l’éthique de l’histoire de Michon50, nous rappelant la ressemblance de la vision de l’auteur
avec celle du philosophe et historien tel qu’on peut l’observer dans Les mots et les choses :
[…] la distance de l’histoire à l’Histoire, des événements à l’Origine, de l’évolution au
premier déchirement de la source, de l’oubli au Retour. Elle ne sera donc plus
Métaphysique que dans la mesure où elle sera Mémoire, et nécessairement elle reconduit

50
« Dans le texte qu’il consacre aux Vies infâmes et au projet qu’il conçoit d’en développer quelques-unes, Michel
Foucault, dont on sait qu’il a fortement inspiré Pierre Michon, définit le légendaire […] » (Viart, 2009, p. 85).

110
la pensée à la question de savoir ce que c’est pour la pensée d’avoir une histoire
(Foucault, 1996, p. 231).

Cette conception de l’histoire au sein de la littérature prend en considération les perceptions, la


phénoménologie, l’expérience et la représentation par le texte de problématiques abordant le
savoir et la connaissance, mais surtout leur structure et leur mise en récit.
C’est alors qu’on tentera de tisser la relation entre fiction et transmission du savoir sur
l’art. D’une part, la fiction de Michon témoigne de sa propre construction et, face à l’Histoire,
peut remettre en cause l’objectivité de cette dernière, qui n’est pas transparente. D’autre part,
elle peut utiliser le fil narratif pour représenter le fonctionnement de l’écriture historique et
illustrer qu’il s’agit effectivement d’un récit parmi tant d’autres. De cette manière, la fiction
s’approprie le savoir sur l’art grâce à l’imitation mimétique des procédés institutionnels de
reconnaissance de l’art. À travers l’appropriation du savoir, de ses méthodes, de ses oublis, le
discours sur l’œuvre d’art fictive se présente comme une expérience alternative de
l’interprétation de l’objet d’art puisqu’il est possible d’y inclure tout ce que l’histoire officielle
ne retient pas.

2.3.1. - L’histoire et ses multiples possibles : Michon et l’héritage foucaldien

Une célèbre citation du « Peintre de la vie moderne » de Baudelaire se trouve en exergue


du roman : « C'est une immense jouissance que d’élire domicile dans le nombre » (Michon,
2009, p. 7). Nous venons de nous attarder au rapport spatial du tableau, à la manière dont la
fiction, en se situant dans un lieu spécifique et réel, assure la conservation au musée du Louvre
de l’œuvre d’art créée en son sein, le tout procédant à un récit de légitimation historique. Avec
cet exergue baudelairien, nous revenons vers la foule et la figure du flâneur, et à ses capacités
d’observateur, le positionnant comme public soucieux des détails et de leur interprétation, dans
leurs nombreuses façons de signifier. La fiction a également le privilège de pouvoir s'établir à
l'extérieur des conventions spatiales traditionnelles, et donc à l'extérieur de l’histoire officielle,
dans une distance critique. Cette distance, c'est aussi le nombre. C'est la multiplicité des récits,
c'est la pluralité face à la linéarité. C’est grâce au nombre que Michon explore la manière dont
sont construits ces récits. Il représente le processus même de sélection des énoncés et des
documents, grâce à un langage et à une structure mimétique. Le nombre, c'est aussi le titre ; les
onze visages de la Révolution, les onze récits de ces hommes politiques, là, dans la pluralité où
on l’a laissé s'échapper bien plus que la vérité, bien plus que l'histoire, où l'intention réside dans
le désir de construire cette histoire.

111
L'un des premiers extraits qui attirent notre attention sur l'emprunt des stratégies de
construction du discours historique se distingue par le vocabulaire employé, de l’expression
idiomatiques « faire tenir debout » à l’adjectif « indubitable » : « […] à faire tenir debout cette
histoire des Onze par la seule existence indubitable des Onze […] » (Michon, 2009, p. 23). Il
s’installe d’entrée de jeu une tension contradictoire entre scepticisme et conviction. S’il y a un
seul élément dont le lecteur ne peut douter, c'est bien de la fiction du tableau, de la fiction des
Onze en tant que représentation au sein du roman. On dévoile l'artifice de l'entreprise. La seule
manière d'arriver à transmettre ce récit, c'est en s'assurant de sa réalité. Cela relève pourtant de
l’impossible d'un point de vue logique, et c’est exactement pourquoi le langage s’y attarde.
Faire tenir debout une histoire, c'est révéler qu'il s'agit d'une construction, qu'il faut maîtriser
l’art du ficelage d’événements, de l’intrigue, du revirement de situation, le tout en prétendant
la crédibilité. C’est trop beau pour être vrai, mais c’est si bien raconté. Puisqu'on vous le dit, il
faut suivre le courant.
On accentue ainsi le côté rassurant du récit. On convient que ce qu’il suppose est vrai,
et que, bien sûr le lecteur ne le croira pas. L’intérêt ne se constitue plus autour d’une
identification de la vérité, mais dans la compréhension de la manière par laquelle on tente de la
faire passer pour telle. Grâce aux prises de conscience de la postmodernité, la littérature parvient
à représenter le fait qu'il n'y a plus qu'une seule vérité, et un énoncé qui prétendrait à une telle
chose ne peut alors que mettre le lecteur en alerte, à se réorienter dans un positionnement
critique. L’utilisation du terme « indubitable » révèle alors le piège, le jeu sur la relation entre
histoire, récit et vérité, et non pas la nécessité objective de croire. Cela renvoie aux propositions
de Lyotard quant à la position dubitative de la fin des grands récits : « Rien ne prouve que, si
un énoncé qui décrit ce qu'est une réalité est vrai, l'énoncé prescriptif, qui aura nécessairement
pour effet de le modifier, soit juste » (Lyotard, 1979, p. 66). Certes, l’énoncé décrit quelque
chose, il est même affirmatif. La langue est mensongère parce qu'il est impossible de démontrer
l'existence indubitable d’un objet seulement en le déclarant de la sorte. L’énoncé peut exister
en tant que tel, mais il ne peut faire preuve de vérité qu'à travers sa seule présence. L'histoire
ne tient pas debout.
Pareils sophismes ont tendance à être présents dans la construction du discours
historique traditionnel. C'est dans l'analyse de l'usage des énoncés que, dans L'archéologie du
savoir, Michel Foucault explique que le discours historique est une construction au même titre
que le récit narratif et qu'il utilise en fait les mêmes stratégies et les mêmes mises en relation.
« Ni syntagme, ni règle de construction, ni forme canonique de succession et de permutation,
l'énoncé, c'est ce qui fait exister de tels ensembles de signes, et permet à ces règles ou à ces

112
formes de s'actualiser » (Foucault, 1969, p. 121). Peu importe le référent, peu importe la réalité
ou les faits, l'énoncé crée un système de signes, il existe par sa simple manifestation, peu
importe s’il appartient à l'ordre du réel puisque le langage est une chose en soi. C'est donc
l’existence même de l’énoncé qui permet la construction d’un système de sens, qui, à son tour,
légitime l’acte discursif, qu’il soit historique ou fictif. On comprend alors la nécessité de la mise
à distance critique chez Michon, désormais présente en raison de l’impossibilité de
discernement des types de récit. L’utilisation de formulations figées révèle le besoin de
prétendre à la vérité. Le récit fictif imite les constructions langagières du récit historique afin
de dévoiler ces procédés qui sont propres à ce que Foucault appelle « l’espace général du
savoir » : « […] un espace fait d’organisations, c’est-à-dire de rapports internes entre des
éléments dont l’ensemble assure une fonction, elle montrera que ces organisations sont
discontinues, qu’elles ne forment donc pas un tableau de simultanéités sans ruptures […] »
(Foucault, 1966, p. 230).
Un des éléments les plus importants pour comprendre la manière dont Les Onze joue
avec les différents codes historiographiques est le contexte dans lequel le récit prend place. En
effet, l'époque de la Révolution française correspond à un moment de changement de paradigme
de pouvoir, où se redessine la carte des relations politiques et où l'on assiste à une première
restructuration des récits. D'un point de vue historiographique, c'est le moment où l'on change
complètement la grille de lecture, d'une manière peut-être tout aussi marquée que ce qu'a pu
proposer la postmodernité, tel que l’énonce Foucault :
Comment se fait-il que la pensée se détache de ces plages qu’elle habitait jadis –
grammaire générale, histoire naturelle, richesses – qu’elle laisse basculer dans l’erreur,
la chimère, dans le non savoir cela même qui, moins de vingt ans auparavant, était posé
et affirmé dans l’espace lumineux de la connaissance (Foucault, 1966, p. 229) ?

En témoignant de ce changement, Michon procède également à un commentaire métatextuel


afin de représenter la littérature en tant que discours :
Les lettres, Monsieur. Car on était dans l’époque où la croyance littéraire commençait à
évincer l’autre croyance, la grande et vieille, à la reléguer dans son petit moment
historique et son petit espace, le règne de Tibère, les oliveraies du Jourdain, et à
prétendre que c’était dans son espace à elle, les pages de romans, les bouts-rimés
anacréontiques, que daignait apparaître l’universel. Dieu changeait de nid, en quelque
sorte (Michon, 2009, p. 47).

Si la Révolution française représente la fin du pouvoir monarchique, il ne faut pas oublier que
ce royalisme trouvait sa raison d'être grâce à l'Église qui non seulement justifiait son
absolutisme, mais s'assurait de garder un contrôle hégémonique sur la vie intellectuelle depuis
la chute de l’Empire romain. Dans cet extrait, La Bible comme grand récit universel, « l’autre

113
croyance, la grande, la vieille » (Michon, 2009, p.47), a dû laisser sa place à la nouvelle
croyance ; à la rationalité, aux littéraires et aux philosophes comme Voltaire, mais aussi
Rousseau, dont le nom revient à de nombreuses reprises tout au long du roman. L’antithèse qui
se déploie dans cet extrait oppose le pouvoir religieux représenté par l’imaginaire biblique des
oliviers bordant le fleuve de la terre promise face à la spatialité littéraire, insaisissable, de la
pensée des Lumières. Un changement s’opère au niveau des adjectifs ; la tradition devient petite
et impuissante, avant de laisser les lettres s’imposer. N'est-ce pas ironique puisque ce sont elles
qu'on remet en doute à nouveau, ce sont elles qui, dans le roman, ont échoué à transmettre la
vérité ? En remplaçant l'hégémonie religieuse, les lettres ont peut-être espéré démocratiser le
pouvoir, mais elles en ont conservé la structure et le discours. Ce n'est qu'un déplacement, qu'un
changement de nid comme le narrateur le suggère, le tout étant encore construit avec de la
paille. C’est ce changement d’organisation du savoir que l’écriture de Michon tente de
dévoiler :
Les questions que les livres de Pierre Michon invitent à poser à l’histoire portent moins
sur le savoir et les analyses qu’elle donne des faits ou des réalités du passé, que sur les
normes ou les frontières du travail de l’historien, sur les manières dont cette pratique
historienne détermine, et modifie, ses propres frontières (Ribard, 2005, p. 187).

Cette réflexion historiographique de Ribard nous renvoie ici à la Dialectique négative


d'Adorno qui s'efforce de retracer l’importance de la pensée des Lumières sur la notion de
progrès: « L'histoire universelle doit être construite et niée. Affirmer qu'un plan universel dirige
vers le mieux, ce serait cynique après les catastrophes passées et face à celles qui sont à venir
» (Adorno, 2001, p. 387). Cette proposition est, elle aussi, inscrite dans le rapport entre structure
énonciative, discours et pouvoir. Il faut reconnaître les enjeux de la construction historique afin
de la rejeter. C'est ce que propose le roman puisqu’il identifie la stratégie, se l'approprie, et
démontre son impossibilité et son échec logique. La proposition d’Adorno est ancrée au cœur
de la postmodernité et des enjeux éthiques et philosophiques de l’acte d’écriture51. Il n'est plus
nécessaire d'avoir une seule histoire, l'effort d'unicité peut tomber puisque nous n'allons nulle
part. Il n'y a pas de mieux, d'idéal, de force qui transcenderait le destin de l'humanité. Le récit
n'est plus un, il est multiple.
L’innombrable est le cœur même des Onze, et cela atteint son paroxysme par le fait qu’il
s’agit d’un tableau dont l'histoire est venue dans l'après-coup, pour reprendre ici le vocabulaire
de Marcel Duchamp. L’herméneutique à retardement attribue une place au hasard dans la
création puisque c’est le discours qui construit le sens de l’œuvre selon une construction a

51
Dans Prismes, Adorno affirme qu’ «écrire un poème après Asuchwitz est barbare » (Adorno, 1986, p. 26).

114
posteriori, ce qui, pour Duchamp, dévoile le désir de pouvoir de l’historiographie
institutionnelle. Le narrateur dévoile la diversité des interprétations possibles dans une analogie
de jeu de société où l’utilisation de la figure la plus puissante comme dernier recourt pour sauver
les apparences :
C’était un joker, comprenez-vous. Cette peinture était un joker à jouer dans un moment
crucial : si Robespierre prenait définitivement le pouvoir on produirait le tableau au
grand jour comme preuve éclatante de sa grandeur et de la vénération qu’on avait
toujours eue pour sa grandeur ; on dirait hautement qu’on avait commandé en secret le
tableau pour en faire hommage à sa grandeur, et au grand rôle qu’on lui destinait ; et on
lui dirait clairement qu’on était avec lui, qu’on avait tenu à l’honneur d’apparaître à ses
côtés. On ferait jouer l’alibi fraternel (Michon, 2009, p. 112-113).

La création des Onze aura lieu puisque la commande est passée, c'est le sens qu'on lui attribue
qui sera conditionnel, tel qu’on le voit à travers le choix de ce temps de verbe dans l’extrait.
L’image sert le pouvoir en place, même quand celui-ci est incertain, puisqu’elle peut contribuer
à la construction de ce dernier lorsqu’il tente de s’officialiser. La métaphore du joker met
l’accent sur le risque de la représentation, mais aussi sur le jeu — celui de la politique — dans
lequel il faut bien savoir jouer ses cartes. Et la carte la plus forte ici, c’est la peinture, la
construction de la mythologie révolutionnaire par le portrait officiel. L’interprétation du tableau
dépendra de l'histoire qu'il faudra écrire, de la version que l'on voudra transmettre, puisque cette
représentation visuelle appuyera le récit qui lui se doit d'être unique pour être légitime. On
l’interprétera dans l’après-coup, une fois que les jeux seront faits. L’art ne décide ni ne prédit
l’Histoire, elle s’y plie et s’y adapte. C’est ce que Michon nous raconte dans Les Onze en
divulguant les versions d’une herméneutique multiple, élaborée dans le secret comme nous en
témoigne l’extrait avec un champ lexical qui relève de la conspiration et du décorum, de
« l’honneur », de la « grandeur », de l’« hommage » et de la « vénération ».
Le joker de Michon, c'est le possible de Duchamp, qui se retrouve lui aussi dans le
multiple de Foucault : « Ne seraient-ce pas les différentes possibilités qu’il ouvre de ranimer
des thèmes déjà existants, de susciter des stratégies opposées, de faire place à des intérêts
inconciliables, de permettre, avec un jeu de concepts déterminés, de jouer des parties
différentes ? » (Foucault, 1969, p. 55). Il ne s'agit pas de refaire l’Histoire, mais de la relire
afin de comprendre sa construction pour dévoiler les oublis. Il n’y a rien à inventer, il suffit de
fouiller. Le récit des Onze est donc le mieux placé pour procéder à une telle révélation puisque
l'œuvre est produite en aval des événements déterminants de la Révolution et contient toutes les
possibilités de l'Histoire en son sein. Ce qu’elle représente, c'est ce désir du récit de n'être qu'un,
cette tentative de l’art de prendre de l’avance sur la politique et de créer un objet qui contient

115
les différentes versions envisageables. Les Onze, c'est l’échec et la réussite de la Révolution,
c'est toutes les options incarnées à la fois en un seul tableau :
Si au contraire Robespierre chancelait, s’il était à terre, on produirait aussi le tableau,
mais comme preuve de son ambition effrénée pour la tyrannie, et on prétendrait
effrontément que c’était lui, Robespierre, qui l’avait commandé en sous-main pour le
faire accrocher derrière la tribune du président dans l’Assemblée asservie, et être
idolâtrée dans le palais exécré des tyrans. Ainsi cette peinture, Le Grand Comité de l’An
II siégeant dans le pavillon de l’Égalité, comme elle devait originellement s’appeler,
soudain publié serait un flagrant délit de pouvoir – une scène de crime, si vous voulez
(Michon, 2009, p. 113).

Ce passage suit celui que nous venons tout juste de citer, et il est intéressant de voir que sa
structure est identique. Les deux déroulements possibles de l’histoire font face à la même
construction du récit. D’autres éléments, comme l’adverbe « soudain », servent à illustrer
l’incertitude de l’avenir, l’impossibilité de prédictions à cause du manque de signes avant-
coureur, qui eux, démontrent la fragilité de la situation sociopolitique. Il est frappant de
constater que la plupart des éléments reviennent d’une version à l’autre, l’utilisation de nom
propre et de lieux précis afin de vraiment situer les événements dans une réalité si probable
qu’elle pourrait devenir véritable. Dans les deux cas, c’est la dernière phrase qui dévoile
l’interprétation à donner à l’œuvre : faire jouer l’alibi fraternel dans le cas d’un succès, ou bien
révéler une scène de crime dans le cas d’un échec. On retient cette dernière ligne, on résume le
tout de manière concise puisque l’Histoire en a décidé ainsi. En dévoilant cette construction de
l’événement à partir d’une reproduction mimétique des deux versions de l’Histoire, Michon
attire notre attention sur le nombre. Le lecteur se tourne vers le doute, qui se déploie dans le
pluriel et le détail pour reprendre Adorno : « Le démontage des systèmes et du système n’est
pas un acte épistémologique formel, ce que le système voulut jadis procurer aux détails ne doit
être recherché qu’en eux. Ni que cela s’y trouve ni que cela existe n’est à l’avance garanti à la
pensée » (Adorno, 2001, p. 47). La fragilité du vrai chez Adorno est cette distance critique dans
laquelle Michon situe son lecteur. C’est une distance nécessaire pour observer et comprendre
les constructions du discours, non pas pour démentir ou douter, plutôt pour s’insérer dans
l’univers des possibles : « C’est pourquoi, plutôt que celle d’un narrateur, Pierre Michon choisit
la médiation d’un spectateur, témoin oculaire et plus souvent voyeur qui puisse ensuite montrer
ces images » (Coyault, 2003, p. 49).
La suite de notre étude sur Les Onze nous plongera dans cette relation entre Histoire et
détails afin de voir comment cette dernière est utilisée à des fins interprétatives. Les différents
outils de médiations de l’œuvre d’art désormais disponibles considèrent le récit de fiction
comme objet herméneutique puisqu’il nous a permis, jusqu’ici, d’analyser la représentation du

116
contrôle des versions de l’Histoire et comment celle-ci procède à des choix, souvent a
posteriori, qui construisent un discours qui impose une vérité unique face à la multitude.

2.3.2. - Narration et mise en question des dispositifs de médiation : instantanéité,


distance, temporalité.
Expliquer plus, c’est raconter mieux
Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire, 1971, p.132

Cette deuxième section se consacrera à un élément propre à la littérature, soit l’expérience


du temps à travers le récit afin de comprendre comment elle peut influencer le rapport que la
médiation entretient avec l’œuvre d’art fictive. Il s’agira donc de définir la relation entre
temporalité et herméneutique, et de voir comment elle est représentée dans le roman de Michon.
Le lecteur se trouve dans un décalage temporel, faisant ainsi l’expérience d’une médiation par
le récit de fiction. Dans Les Onze, Michon propose une interprétation multiple à travers la
transmission d’une vision plurielle de l’Histoire. On explore alors la diversité des récits offerts
au spectateur dans une narration qui fait office à la fois d’herméneutique et de médiation
métatextuelle.
On comprend alors pourquoi le philosophe Paul Audi, qui a développé le concept
d’esth/étique52, s’est intéressé à ce roman au point d’y consacrer tout un ouvrage, Terreur de la
peinture, peinture de la terreur, dans lequel il rappelle le problème inhérent à tout acte de
représentation :
[...] que cette image ô combien significative est gorgée d’une Chose qui l’évide de
l’intérieur, et en son milieu, dans ce milieu qui n’est autre que celui de la représentation par
le truchement de laquelle la peinture et la littérature conjurent, chacune à sa manière, et au
même titre que la politique, leur impossibilité (Audi, 2014, p. 26).

Le commentaire politique ici devient historique, et l’impossible devient le multiple. C’est que
la fonction interprétative chez Michon explore sa propre variation. L’impossible n’est pas une
non production ou une absence, elle est l’échec d’une seule présence, d’un universel, d’un
consensus. Ce rapport au politique est notable dans la scène de la commande passée au peintre
Corentin : c’est non seulement le pouvoir de l’après-coup, mais le bris de l’unique. Le sens de
l’œuvre est donné après sa production, après les événements historiques, et en raison de cela,
possède, en tant que signifiant, toutes les avenues qui auraient pu être empruntées. La
représentation se positionne elle-même comme étant toujours plurielle, comme ayant toujours

52
Voici la définition qu’il propose dans Créer : « […] la théorie “ esth/éthique ” dont ce livre trace les linéaments
ne consiste-t-elle pas en une théorie générale de la création mais en une théorie de l'enjeu éthique auquel s'attache
l'acte de créer dans le cadre de ce qu'il est convenu d'appeler la modernité occidentale » (Audi, 2010, quatrième de
couverture).

117
des options, des secrets, des découvertes.
Le décalage temporel explique la régénérescence de l’esthétique en tant qu’expérience
sensible ainsi que sa capacité à renouveler l’herméneutique face à l’œuvre d’art, et ce, tout en
consolidant ici son rapport à l’histoire.53 Le récit nous invite à retourner vers le tableau pour y
voir autre chose, un détail passé inaperçu lors de la première visite. Le spectateur se trouve
forcé de procéder à une réévaluation. La puissance de l’expérience esthétique se déculpe en
raison de la taille du tableau qui dévoile ses multiples facettes, devant un effort intellectuel
acharné qui enrichit le savoir du spectateur. Une telle proposition nous ramène vers un passage
antérieur dans le roman :
Le tableau si improbable, qui avait tout pour ne pas être, qui aurait si bien pu, dû, ne pas
être, que planté devant on se prend à frémir qu’il n’eût pas été, on mesure la chance
extraordinaire de l’Histoire et celle de Corentin. On frémit comme si on était soi-même
dans la poche de la chance (Michon, 2009, p. 43).

On remarque dans ce passage que le lieu et le temps sont fortement marqués. Le lecteur se
trouve « planté là », immobile, dans une expérience en direct, donc dans ce qui devrait relever
de l’immédiateté. L’expérience est connotée par une sensibilité accentuée, et il n’y a aucun
désir de s’en cacher ou de minimiser son impact. Le frémissement est occasionné par le contact
de l’œuvre, certes, mais aussi parce que le spectateur connaît son histoire, les détails de sa
création. C’est seulement en raison de la médiation, parce que le spectateur est exposé au récit
qu’il peut saisir tout l’enjeu derrière la production du tableau, relevé par la répétition de la
conjonction « si » et du verbe « ne pas être ». L’émotion du spectateur se manifeste parce qu’il
y a eu contact avec l’Histoire, parce qu’il comprend désormais la fragilité de la survivance du
tableau à cause des temps tumultueux qui ont malgré tout permis sa création. Le frémissement
n’est donc pas que sensible, mais méditatif, réflexif, intellectuel, il est le témoignage d’une
reconnaissance de l’extraordinaire existence de cette œuvre.
Un tel rapport à la transmission de l’Histoire permet ici un parallèle avec la pensée
d’Hayden White : « There is an inexpungeable relativity in every representation of historical
phenomena. The relativity of the representation is a function of the language used to describe
and thereby constitute past events as possible objects of explanation and understanding »
(White, 1997, p. 392). La fiction de l’œuvre d’art chez Michon rend sa situation idéale afin de
témoigner de la relativité historique puisque ses enjeux relèvent de l’ordre du discours, et non
du politique. La représentation met en tension l’improbabilité qui vient d’être décrite avec la

53
Tout comme l’esthétique, l’historiographie est une expérience de la connaissance : « […] l’émergence de
l’histoire comme savoir et comme mode d’être de l’empiricité […] » (Foucault, 1966, p. 233).

118
notion de l’indubitable. La capacité de compréhension du spectateur réside ainsi dans la
possibilité même de l’existence de l’œuvre en tant qu’objet expliqué par le langage, trouvant sa
signification à l’extérieur de lui-même, soit ici dans le discours de médiation proposé par le
récit de fiction.
On constate que la temporalité narrative intradiégétique coïncide en un temps équivalent
à celui de la lecture, où l’on assiste au monologue du narrateur au sujet de l’œuvre d’art. Il s’agit
d’un monologue qui constitue l’entièreté du récit ; il est structuré selon ses commentaires et
l’organisation de la visite. C’est un rythme qui imite la pensée, qui saute du coq à l’âne, que ce
soit par les évoquations de l’héritage de Tieoplo dans la pratique artistique de Corentin ou dans
l’erreur historiographique de Michelet, sans oublier les différents passages biographiques de la
vie du peintre. Qu’est-ce qui détermine alors l’expérience du temps dans ce récit ? Les Onze,
nuls autres. C’est l’œuvre d’art qui structure les différentes interventions du narrateur. Voilà
pourquoi on peut parler d’un récit de médiation, centré sur le personnage narrateur guide. Dans
un discours éclectique, il entremêle les tons et les genres, cherche, lors de ses diverses tentatives
divagatrices, à transmettre l’information sur le tableau. Ces formes variées de médiation sont
plus ou moins efficaces, laissant place à de nombreuses digressions, bien que l’objectif reste le
même : l’interprétation de l’œuvre d’art. On pourrait concevoir la médiation comme
l’expérience esthétique la plus proche de l’idéal anti-rétinien duchampien : le discours supplante
le sensible, le tableau doit être réévalué, analysé et regardé à nouveau à chaque fois qu’une
nouvelle interprétation s’avère possible. Cette place centrale octroyée à l’oeuvre est constante
dans l’écriture de Michon. La forme narrative nécessite la participation du lecteur dans ce type
de récit afin d’évaluer à la médiation qui lui est accessible. Dans Temps et récit, Paul Ricœur
rappelle le besoin du lecteur de se prêter au jeu de la fiction :
[…] précisément parce que l’histoire a un projet d’objectivité, elle peut poser comme
un problème spécifique celui des limites de l’objectivité. Cette question est étrangère à
l’innocence et à la naïveté du narrateur. Celui-ci attend plutôt de son public, selon le
mot si souvent cité de Coleridge, qu’il « suspende de plein gré son incrédulité » […]
(Ricœur, 1983, p. 313).
Il est intéressant de souligner le projet d’objectivité qui se trouve dans le discours du narrateur
de Michon à travers la diversité des récits qu’il fournit à son interlocuteur. Cette visite guidée
est le lieu de confrontation de la multiplicité des savoirs. Elle est aussi le lieu où apparaît la
subjectivité de l’expérience esthétique qui se met en place seulement si le lecteur brise la
frontière des différents niveaux de narration. Ceux-ci sont constitués d’abord par le récit que
raconte le narrateur, qui contient justement de nombreuses adresses au narrataire, puis par le
récit extra-diégétique, soit la fiction que constitue Les Onze. À chaque niveau, une autre

119
interprétation, à chaque niveau, une autre médiation et à chaque niveau, une nécessité de
participation reformule non seulement la temporalité littéraire, mais la temporalité esthétique
dans laquelle s’offre l’œuvre d’art.
C’est dans l’absence de référentialité que se situe, non pas le désir d’une objectivité
historiographique, mais la critique de cet idéal grâce à la présence de ces multiples niveaux de
narration. On peut alors remarquer que l’une des stratégies utilisées par cette critique se trouve
dans l’emprunt du même type de variations entre les versions de l’Histoire et les changements
de niveaux narratifs. Face à cette structure, nous pouvons, en tant que lecteur, prendre
conscience, à notre tour, de la nature construite du discours historique :
D’une part, le temps historique paraît se résoudre en une succession d’intervalles
homogènes, porteurs de l’explication causale ou nomologique ; d’autre part, il se
disperse dans une multiplicité de temps dont l’échelle s’ajuste à celle des entités
considérées : temps court de l’événement, temps demi-long de la conjoncture, longue
durée des civilisations, très longue durée des symbolismes fondateurs du statut social en
tant que tel (Ricœur, 1983, p. 314-315).

Le roman essaie lui aussi de procéder à la création symbolique grâce à l’utilisation d’une
iconographie particulière afin d’instaurer le mythe d’une Histoire nouvelle. Cette stratégie
révèle le dispositif discursif de la temporalité historique, d’où tout l’enjeu des Onze. Il s’agit
d’engendrer un impact tellement grand qu’il sera transmis et retransmis en générant de
nouveaux codes tout en s’appropriant ceux qui sont déjà établis :
Je veux enfin vous redire ici, Monsieur, la cause de la commande, sa petite raison
nécessaire et suffisante, le dessein des commanditaires. Qui ils sont. Et je sais bien que
vous l’avez lu, dans la petite antichambre, que vous êtes censé l’avoir lu – mais je vous
connais, Monsieur, vous et vos semblables : vous allez tout de suite dans vos lectures à
ce qui brille et dont on est avide, les jupes de maman-putain, le plumet, les louis d’or ;
ou à ce qui est parfaitement mat et noir, la guillotine, Shakespeare ; mais les arguties
politiques vous fatiguent, vous sautez tout cela. La grisaille théorique et historique, la
lutte des classes et le panier de crabes, vous vous dites que tout cela vous le lirez demain.
Et je sais bien que vous n’avez pas besoin de l’entendre, mais j’ai besoin, moi, de vous
le dire (Michon, 2009, p. 110).

L’avidité et l’attrait de certaines informations bien choisies constituent l’argument qu’utilise le


narrateur pour se plaindre des analyses surfaites et des conclusions faciles qui mènent aux
erreurs interprétatives et historiographiques. Chaque phrase de cet extrait est construite dans
une juxtaposition qui permet d’accumuler les détails et de les opposer ensuite dans une antithèse
qui sépare le savoir (Shakespeare) du divertissement (les jupes de maman-putain). Cette
construction représente la difficulté de lecture, celle qui n’est pas attirante à cause de sa
complexité et du degré d’attention nécessaire pour vraiment plonger au cœur des enjeux
herméneutiques. Le champ lexical de cet hermétisme est révélateur, de la « grisaille théorique»

120
à la « fatigue » et à ce que l’on « saute » par ennui s’oppose alors ce qui « brille », et ce « dont
on est avide ». C’est pourquoi le désir du narrateur de rectifier le tir apparaît comme une
nécessité, comme un besoin du langage d’être enfin juste, d’arrêter de se cacher dans la
complaisance qu’a tendance à susciter la nature de l’expérience muséale. Mais existe-t-il une
telle chose qu’une erreur, ou s’agit-il ici d’une paresse face à ce qui n’est pas dans un cadre
déterminé, face à ce qui varie, face à ce qui s’explique mal ? Pourtant, c’est cet effort du
spectateur que cherche exactement à inciter le narrateur de Michon en attirant l’attention dans
les recoins de l’Histoire. En retournant vers une analyse du travail de Paul Ricœur par Jean
Grondin, il est intéressant de noter que cette exploration de la grisaille relèverait d’une capacité
et non d’un goût :
[...] l’identité narrative que nous héritons de l’histoire n’est jamais stable ni fermée. Elle
dépend aussi de la réponse que nous pouvons apporter. L’insistance porte ici sur la
capacité de réponse et l’initiative qui la distingue. Ce qui se découvre ici, c’est la
dimension éthique de l’homme capable (Grondin, 2006, p. 89).

L’enjeu des Onze relève donc de la capacité à interpréter ; c’est la stratégie même d’exploration
de la multiplicité qui sort du récit linéaire afin de diversifier les incitatifs. La variation des
sources constitue l’un des procédés utilisés à titre critique et nous en analyserons d’autres,
notamment la modulation des dispositifs de médiation culturelle dans le récit.
Nous pouvons alors penser à ces fameux cartels qui accompagnent traditionnellement
l’œuvre d’art lorsque cette dernière est exposée. D’une manière similaire dans le roman, le
narrateur transmet au lecteur le type de renseignements qu’ils contiennent afin de montrer qu’il
s’agit d’un outil insuffisant pour permettre l’interprétation de l’œuvre d’art. Trop courte, la
contextualisation de l’oeuvre reste trop près de l’institution qui peut ainsi avoir un contrôle sur
le savoir. Ce type de transmission provoque un déplacement de l’interprétation qui n’est plus
dans la temporalité du contact avec l’œuvre, mais dans l’appareil discursif qu’essaie d’imposer
l’Histoire officielle, celle qui veut rejoindre l’universel en effaçant les complexités, les versions,
les nuances :
Ah, tout cela, Monsieur – que ce soient des auteurs, c’est-à-dire des hommes des
Lumières, de puissantes machines à augmenter le bonheur des hommes tout en
augmentant leur propre gloire, mais des auteurs à la façon limousine, de puissantes
machines détraquées, des veufs de la gloire littéraire, que sais-je encore – tout cela est
du ressort de la petite antichambre ; tout cela est marqué sur les pense-bêtes : cela ne se
voit pas, sur le tableau. Car c’est un bon tableau. Pas de plumes d’oie ni de muses, pas
de front pensif, pas d’intériorité intempestive (Michon, 2009, p. 57-58).

La littérature est donc ici le dispositif de médiation favorisé afin de permettre une liberté
interprétative et une individualisation de l’expérience esthétique qui ne sera dictée ni par

121
l’Histoire ni par le discours muséal, mais par le narrateur qui guide l’attention du spectateur
ailleurs, dans le détail, dans l’invisible. L’anaphore « tout cela » renforce la fonction
herméneutique de la littérature : la répétition rappelle ce qu’elle peut contenir dans un idéal de
totalité. Le narrateur invite le spectateur à dépasser les conventions, à aller au-delà du visible
pour percevoir ce que le pense-bête ne dit pas. Et qu’il n’a pas besoin de dire puisque l’œuvre
est réussie. Parce que, selon lui, c’est un bon tableau. Parce qu’il y des éléments que son contact
visuel ne dévoile pas. La dernière phrase ne fait d’ailleurs qu’énumérer les absences, de ce qui
n’est pas nécessaire, de ce qui ne serait qu’ornements superflus. Parce ce que la proposition du
récit, c’est de voir plus loin que ces pense-bêtes, plus loin que la structure institutionnelle, plus
loin que ces « machines de guerres » dont le champ lexical invite d’ailleurs à se méfier de la
puissance et de leur désir de gloire.
Les yeux qui lisent au lieu de voir divisent l’action sensible et intelligible alors que le
récit de Michon réunit les deux grâce au contact uniquement littéraire avec l’œuvre d’art. Audi
penche également dans ce sens dans ses propositions : « Là est la différence qu’il importe de
marquer, car c’est bien à ce titre que la littérature aura toujours comme une longueur d’avance
sur la peinture. En effet, ce que celle-ci expose par défaut, celle-là l’exprime par excès » (Audi,
2014, p. 49). Le narrateur, c’est donc le médiateur, le multiplicateur, le raconteur, qui se place
dans la grisaille à travers l’excessivité discursive. Cette intensité force l’interrogation à son
égard. Qui est-il au juste ? En quoi adopte-t-il une attitude différente de celui qui devrait
représenter l’institution muséale ? Le roman effectue le recul historiographique qui retarde
l’interprétation instantanée à laquelle se trouve confronté le spectateur lors de la visite muséale,
tout en lui rappelant de toujours retourner vers l’œuvre, vers l’acte de contemplation. La
multiplicité discursive procède à la critique historiographique et institutionnelle, tout comme la
manifestation de la subjectivité du narrateur : « Comme je voudrais le voir vraiment et me taire,
m’absorber dans ce que je vois, au lieu de vous casser les oreilles avec mes théories
approximatives. Je suis à moi seul une notice plus assommante que toutes celles de
l’antichambre au Louvre » (Michon, 2009, p. 70). Ce commentaire du narrateur nous aide à
mieux comprendre la nature de son rapport à l’œuvre d’art. Ce guide muséal hors du commun
témoigne d’une relation personnelle au tableau, notamment par l’entremise d’un vocabulaire
qui marque à la fois l’obsession de l’« absorption » et l’humilité des « théories
approximatives ». Cette pause dans le récit propose au lecteur une suspension temporelle
prenant en compte la distance à laquelle il est confronté. La distance entre la contemplation et
l’interprétation du tableau, mais aussi entre le discours de médiation et la temporalité à laquelle
le tableau appartient, la distance entre l’objet qu’on voit et le moment où il a été créé.

122
L’ironie du narrateur, notamment lorsqu’il se qualifie lui-même de « notice assommante
», permet au lecteur de se recentrer sur l’expérience esthétique, mais aussi de mettre en doute
la version historiographique officielle du tableau. Ce dévouement au regard de l’interprétation
est également noté par Audi :
Le Narrateur est en effet le traduttore / traditore, le traducteur et le traître, d’une œuvre
de peinture ou d’écriture qu’il estime devoir interpréter à sa façon en discutant la leçon
retenue. C’est dire que le Narrateur est du côté du langage exprimé, alors même qu’il
tourne incessamment du côté de la figure peinte. Il se tient à l’intérieur des frontières de
la littérature, puisque c’est sa parole que transcrit l’écriture de Michon, et cependant ce
dont il parle concerne le monde de la peinture et lui seulement : il narre l’histoire du
peintre et de son tableau. Et ce dont il parle, soit il l’a vu dans un autre tableau (pour ce
qui est du peintre), soit il l’a lu dans un autre livre (pour ce qui est du tableau) (Audi,
2014, p. 32-32),

Les différents niveaux discursifs dans Les Onze illustrent le fonctionnement de la médiation
muséale, tout en positionnant le récit de fiction comme méthode de médiation alternative,
proposant une expérience de l’œuvre d’art dans une distance temporelle nécessaire pour
favoriser une interprétation pleinement consciente des divers facteurs subjectifs et historiques
au regard de la transmission du savoir officiel à propos de cette même œuvre. La relation entre
temporalité et médiation culturelle est essentielle pour comprendre l’importance du pouvoir du
récit sur l’Histoire. En effet, les procédés de médiation sont sans cesse revisités dans Les Onze,
tentant de dépasser la simple notice pour offrir une expérience esthétique plus complète et plus
accessible. C’est là qu’il devient intéressant d’offrir l’expérience romanesque, et, du coup, la
conscience de ses possibles, et des limites de ses capacités interprétatives. Le choix de la fiction
offre au spectateur l’occasion de saisir les enjeux de la médiation et les choix narratifs qui lui
sont intrinsèques, point de vue que l’on observe aussi chez Ricoeur : « C’est cette dialectique
[entre l’étranger et le familier, le lointain et le proche] qui place l’Histoire dans le voisinage de
la fiction, parce que la reconnaissance des valeurs du passé dans leur différence ouvre le réel
au possible. L’histoire elle aussi, à cet égard, appartient à la logique des possibles narratifs »
(Ricoeur, 1980, p. 66). Le vocabulaire du philosophe nous rapproche de ce que nous avons tenté
d’analyser depuis le premier chapitre avec Duchamp, mais aussi de Foucault : l’univers des
possibles qu’ouvre la fiction de l’œuvre d’art.
Ici, c’est le rapport à l’interprétation et aux différents dispositifs de médiation que l’on
peut alors explorer. Cette ouverture appelle à un éternel recommencement, à la déconstruction
de la linéarité historique et invite aussi à revisiter l’œuvre et à se déplacer. Il s’agit d’un
mouvement de va-et-vient dans les salles du Louvre, pas nécessairement pour mieux voir, mais
pour revoir, repenser, reconsidérer, tel qu’on peut l’observer dans la réévaluation

123
historiographique à laquelle procède le narrateur :
J’ajoute ceci : dans l’un et l’autre cas, mise à mort ou apothéose de Robespierre, il fallait
que le tableau fût juste, fonctionnât ; que Robespierre et les autres pussent y être vus
comme des Représentants magnanimes, ou comme des tigres altérés de sang, selon que
les faits exigeassent l’une ou l’autre lecture. Et que Corentin l’ait peint et réussi dans ce
sens, dans les deux sens, voilà bien sans doute une des raisons pourquoi Les Onze sont
dans la chambre terminale du Louvre, le saint des saints, sous la vitre blindée de cinq
pouces (Michon, 2009, p. 113-114).

Cet extrait nous dévoile l’ambition herméneutique du tableau : réussir dans les deux sens,
cultiver le multiple, s’installer dans la grisaille. L’interprétation est maintenant nôtre, et on peut
le remarquer grâce à la répétition de la conjonction « ou », qui offre ainsi les options
herméneutiques. Il faut souligner la place particulière qu’occupe la notion d’exigence dans cet
extrait. L’exigence face à l’image, c’est celle du plaisir esthétique de sa contemplation
combinée à sa compréhension conceptuelle. C’est ce que l’image donne à son spectateur, mais
ce que ce dernier lui offre en retour : soit le discours, transmis, écrit. Le légendaire créé autour
du tableau à son tour placé sur un piédestal. L’histoire exige de se servir de l’image à des fins
politiques. La capacité herméneutique de l’œuvre d’art faisant face à ces diverses requêtes tout
à la fois est peut-être finalement le sens à donner à l’œuvre de Corentin : la conscience de la
force du média, au-delà des attentes, qui ne peut s’arrêter de faire couler de l’encre. C’est une
position qui rappelle la valorisation de l’expérience intellectuelle de l’art et qui tente de s’en
distancier de la même manière qu’a pu le proposer Malraux dans le Musée imaginaire : « Un
beau selon lequel une galerie ne devait pas être un ensemble de tableaux, mais la possession
permanente de spectacles imaginaires et choisis. Et cet art, qui finit en se légitimant par la
raison, fut l’expression d’un monde créé pour le plaisir et l’imagination » (Malraux, 1964, p.
21-22). On assiste donc à ce déplacement du matériel vers l’immatériel, du musée vers le livre,
mais on conserve les mêmes problématiques, c’est-à-dire la représentation de la tension entre
éthique, politique et esthétique, dont on peut finalement dévoiler l’articulation grâce au récit de
fiction. C’est là que l’on situe Michon, au sein de ce déplacement, dans les coulisses, dans ce
lieu même où l’on tire le rideau pour dévoiler toutes les scènes.

124
2.4. – La peinture d’histoire comme genre : représenter le Comité du Salut
public
Mais cette même ode nous dit aussi que la vérité, qui s’offrit autrefois aux hommes dans la Beauté se livre
maintenant à nous dans le Savoir.
- Jean Starobinski, L’invention de la liberté, 2006, p. 318
-
Grâce au récit qu’il tisse autour de la représentation picturale des Onze, Michon entreprend
une relecture historique, cette aventure de l’autre côté de la narration, derrière ce qui est officiel,
voire institutionnel. Il faut ainsi s’attarder à ce qui, dans le récit, relève directement de la
peinture, autant d’un point de vue historique, que sociologique ou historiographique. Nous
revisiterons ici le genre pictural de la peinture d’histoire afin de dévoiler certaines
problématiques philosophiques que le roman essaie d’exprimer. Ce rapprochement du récit et
de l’œuvre d’art rend possibles l’analyse et la compréhension de la représentation mimétique
des conditions de la production picturale sous la Révolution dans Les Onze. Mettre sous la loupe
la peinture comme pratique artistique permet, d’une part, d’apprécier la contribution que la
fiction lui apporte d’un point de vue esthétique et, d’autre part, de comprendre comment le récit
procède à une déconstruction et à une réévaluation du grand récit des Lumières auquel elle
appartient et participe. Voilà donc à quoi sert ce rapprochement : démontrer que, malgré le
changement politique marqué par la fin de la monarchie, il n’y a pas de changement dans la
production artistique. Cette continuité esthétique a comme impact de mettre en question le
mythe de la Révolution et ce qu’il véhicule puisqu’il ne réalise pas une tabula rasa dans les
modes de production ni dans le résultat visuel. Au contraire, on peut même observer à travers
cette continuité un renforcement de la structure du discours historiographique. Nous
examinerons donc ici les stratégies mimétiques utilisées dans le roman afin de procéder à une
réévaluation de la vérité à laquelle aspire cet art de la liberté.

2.4.1 - Esthétique de la commande : politiques culturelles sous la Révolution


Vouloir, c’est prévoir, c’est voir ce qui n’est pas encore, au travers de ce qui est.
- Jean Starobinski, L’invention de la liberté, 2006, p. 190

La première reprise de structure que nous analyserons est peut-être la plus frappante et
la plus problématique dans la mesure où elle dérive directement des politiques culturelles en
place durant la Révolution. En effet, la commande, que ce soit d’état ou de particuliers, est non
seulement la pratique la plus répandue, mais elle est au cœur même du processus créatif, le
peintre produisant toujours « pour » quelqu’un ou quelque chose. Il est bien évident qu’un enjeu
matériel se trouve derrière une telle politique, car rares sont les créateurs indépendants de

125
fortune. Cette pratique évoque la mainmise des institutions sur les arts de l’époque. Le narrateur
de Michon reproduit cette dynamique, tout en exprimant certaines nuances :
- Tu veux honorer une commande, citoyen peintre ?
La question le surprit et l’amusa. Elle le rajeunit aussi.
Des commandes de particuliers, il n’en avait plus vraiment. Non pas qu’il chômât, bien
au contraire : il travaillait au Comité des arts pour la Nation, c’est-à-dire pour David,
sous David ; sous les ordres de David il bricolait des statues de la liberté, des niveaux
de l’égalité […], des ex-voto à Jean-Jacques Rousseau, des fariboles (Michon, 2009, p.
87).

La remarque positionne Corentin en tant que peintre expérimenté, habitué de travailler sous les
politiques culturelles de la monarchie et, maintenant, celles du Comité des arts pour la Nation,
dont la critique est des plus virulente, comme l’indique l’emploi de termes comme « il bricolait
» et « des fariboles ». Cette connotation négative porte à croire que malgré un désir de
démocratisation et d’ouverture des pratiques artistiques que les politiques culturelles
révolutionnaires semblent prôner, le point de vue interne témoigne plutôt qu’il en est du pareil
au même. D’où l’importance ici de mettre en relief la notion de particulier : elle donne un aspect
non officiel à la commande, qui est pourtant une commande d’état en devenir. Le fait que le
tableau soit une commande est au cœur même de l’enjeu du récit : de qui décide de ce qui est
peint, de l’imaginaire collectif que l’on crée. Alors que l’Académie s’occupe avec des ex-voto,
en coulisse, on se prépare. On réunit l’officiel et l’officieux, on passe une commande comme
on organise un complot. Les Onze n’est pas commandé par l’institution ; c’est un tableau
particulier, qui doit être produit pour assurer ses arrières grâce à la double fonction
herméneutique que l’on dicte également au peintre. C’est une arme secrète dont on veut se
munir parce qu’on n’est rien, pour l’instant, et qu’on ne sait ce qu’on sera.
La sociologue de l’art Nathalie Heinich rappelle qu’avec la commande s’établit un
contrat de représentation, des attentes à combler, et que si cette pratique soutient matériellement
les artistes, ceux-ci sont redevables auprès de ceux qui la passent : « Quoique facteur de stabilité
et de prospérité pour les bénéficiaires, elle a donc le double inconvénient de les soumettre aux
demandes et aux goûts des commanditaires en imposant un sujet, une dimension, un lieu, une
durée déterminée […] » (Heinich, 1993, p. 72-73). D’un point de vue esthétique, la peinture
commence à peine à valoriser les notions d’invention et d’originalité. On est encore plutôt sous
l’emprise de l’exécution et de la fidélité aux codes établis, dictés par les textes de la Bible, de
l’Antiquité ou de l’Histoire occidentale. Le goût auquel la commande est soumise commence à
changer, on impose habituellement le sujet en laissant plus de liberté à son traitement : « En
dépit de ses avantages, la commande – prestigieuse mais contraignante – demeurait donc un

126
frein à l’autonomisation de la production, à l’indépendance du peintre, à la mobilité des œuvres
et au développement d’un marché » (Heinich, 1993, p. 73). Le prestige de la commande dans
le contexte des Onze est fondamental parce qu’elle est à la fois non officielle et secrète. C’est
parce que la commande est illégitime que l’œuvre d’art pourra, dans le récit, marquer l’Histoire.
C’est là tout l’enjeu : selon les événements, on lui octroiera son sens et on pourra sauver les
draps. Selon les événements, on affirmera la vérité choisie. Et pour dévoiler la manigance,
Michon nous révèle que la commande a donc lieu dans la noirceur de la nuit, et non dans les
lumières de la raison, avant tout dénouement politique officiel, au cas où.
Si la pratique de la commande montre que les politiques culturelles n’ont guère changé
sous la Révolution, Starobinski nous rappelle qu’en fait, leur stagnation est contradictoire et
constitue un ralentissement artistique, d’où la surprise de Corentin :
Le « retour à l’antique » précède la Révolution, le goût néo-classique s’est affirmé, puis
largement diffusé à partir de 1750. Les formes que la Révolution met à son service sont
inventées avant 1789. Que mentionner à son égard ? L’accentuation passionnée, au sein
du courant néo-classique, des tendances romaines et républicaines, au détriment des
éléments alexandrins ; l’immense diffusion d’une imagerie de propagande et de contre-
propagande ; la mise en scène d’un cérémonial de la fête publique. Le bilan, au premier
abord, paraît décevant. D’autant plus décevant qu’il faut aussi établir un passif ; les
années chaudes de la Révolution réduisent à l’inactivité presque complète des artistes
tributaires des commandes de l’aristocratie et des classes riches […] » (Starobinski,
2006, p. 195).

Parce qu’elle est la même avant et après la monarchie, la dynamique de la production artistique
est importante à la fois pour l’esthétique de l’époque et pour la problématique du roman. Les
commandes sont rythmées par les fréquents changements de gouvernails et par des déclarations
enflammées. Cette dialectique constitue l’essence du tableau des Onze. Les Onze, c’est l’échec
et la réussite, la propagande et la contre-propagande. C’est le multiple, le nombre, l’indécis.
Dans le contexte du roman, l’inactivité de la production artistique est dépassée par le besoin
politique, besoin qui est justement de réunir ces deux opposés au sein d’une même
représentation. L’invention n’est donc ni dans le sujet historique, un portrait, ni dans son
traitement, influencé par les grands maîtres néo-classiques comme David, mais dans le besoin
politique d’octroyer possiblement deux interprétations à l’œuvre, aussi plausible l’une que
l’autre. Michon utilise ici l’œuvre d’art fictive pour illustrer qu’un même événement peut faire
l’objet de plusieurs récits à l’apparence tout aussi objectifs les uns que les autres. Cette dualité
herméneutique se présente à la fois comme un défi artistique et un danger pour l’artiste en tant
qu’individu :
Il a expliqué le piège, la tactique où le tableau est une machine de guerre, à voix basse,
et maintenant il hausse le ton, il en rajoute un peu : c’est la façon de parler comme le

127
vent marche, celle des tribunes et des tréteaux. Il dit en riant : « Tu vas donc nous
représenter. Prends garde à toi, citoyen peintre, on ne représente pas à la légère les
Représentants (Michon, 2009, p. 115).

Cette adresse à Corentin constitue une véritable menace et illustre bien les enjeux de la Terreur :
de vie ou de mort. La métaphore de la machine de guerre renvoie ici à une autre invention de
l’époque, la guillotine dont les tréteaux nécessaires à la performance de l’exécution sont
également mentionnés dans l’extrait venant rappeler le pouvoir de la représentation visuelle. La
formalité du ton et du langage, notamment à travers l’usage du « citoyen peintre », est donc tout
à fait appropriée considérant la responsabilité qu’on lui confie. On fait confiance à Corentin
parce qu’il a fait ses preuves, mais aussi parce qu’il possède un savoir politique et une
discrétion, renforcée dans l’extrait par le passage du chuchotement à la fermeté invoquant le
sérieux de l’enjeu. Le piège, la tactique, ce n’est pas uniquement le tableau qu’il s’apprête à
peindre, c’est plutôt toute l’histoire de la peinture en tant que représentation et code établi.
La réussite de Corentin réside donc dans l’exécution de ce double sens, de la potentialité
multiple de l’événement historique à venir. Cette réussite se situe dans la compréhension intime
et subtile des ambitions derrière le projet qu’on lui a demandé, ce qui nous ramène encore une
fois aux enjeux de la commande comme pratique culturelle : « […] la subordination immédiate
à la commande condamne le peintre à se soumettre à des impératifs souvent contraires aux
intérêts de son art, à son autonomie » (Heinich, 1993, p. 86). La soumission du peintre aux
diverses spécificités du commanditaire peut d’abord paraître comme une faiblesse face à des
caprices aristocratiques et politiques. On peut toutefois noter que c’est grâce à un objectif
difficile à atteindre que, dans le cas des Onze, l’excellence et l’unicité caractérisent la grandeur
du tableau : « Car la plus haute liberté – dans l’invention des formes comme dans le sentiment
intérieur – n’est donnée qu’aux artistes qui ont accepté les fatalités de la matière et de
l’événement, et qui ont su répondre loyalement à leur défi » (Starobinski, 2006, p. 344). La
contrainte est l’élément qui engendre le génie dans ce contexte de création artistique. Si le mode
de production est fixe et l’attente élevée, si le sujet est donné et le délai établi, on détermine
alors les politiques culturelles de la production de la peinture, non sa pertinence, non sa manière
de défier à son tour les règles de représentation pour sans cesse les réinventer. Alors que le
concept d’originalité a longuement été interrogé par la postmodernité, la représentation d’un tel
contexte dans un récit de fiction n’apparaît que plus pertinente. À l’époque du néo-classicisme,
alors qu’on recycle sans cesse les mêmes sujets historiques ou antiques, on ne peut ignorer que
la dépendance envers l’institution est dans un état de transparence qui n’est pas encore
malhonnête. Ce qu’on trouve pourtant dans le roman, c’est un tableau qui se joue de tout cela,

128
qui met au défi à la fois le contexte politique et esthétique dans une audace qui ne cache pas
son détachement. L’œuvre d’art fictive mise sur ses spécificités afin d’illustrer la tension entre
inventivité et contrainte, entre commande et originalité. La distance critique nécessaire est ainsi
octroyée par la fiction dans un processus de médiation historiographique :
Écrire comme on peint, pour Pierre Michon, c’est donc faire tableau, avec un cadre ou
des bords […]. Tels sont les mots qui constamment rappellent la volonté de nouer
ensemble le lisible et le visible, l’écriture et la peinture. La nécessité du cadre qui limite,
des « bords » s’accorde à un autre aspect du visible dans cette œuvre : une heureuse
netteté du contour, du détail qui fait dessiner avec un seul trait minutieux, avec une
grande économie de moyen […] » (Coyault, 2003, p. 47).

2.4.2. Iconographie néo-classique : entre héritage textuel et ambition


révolutionnaire
La seconde stratégie que nous étudierons ici concerne la place de choix qu’occupe
l’iconographie à l’époque néo-classique. Il s’agit d’une médiation nécessaire pour que le public
puisse procéder à l’interprétation de l’œuvre d’art visuelle puisqu’elle fonctionne comme
véritable code, comme source de connaissance, comme langage en soi. L’iconographie se
positionne, comme outil de médiation, entre l’œuvre et son public, en utilisant des symboles
divers qui ont pour fonction de véhiculer un message et de traduire le texte par l’image étant
donné que le sujet de la peinture d’histoire est majoritairement imposé par la commande et
provient d’un texte source.
La médiation qu’offre la narration rompt la distance du contact à l’œuvre tout en la
rendant accessible. L’iconographie au XVIIIe siècle a une structure similaire. Elle est non
seulement l’élément clé de l’herméneutique de l’époque, mais elle détermine l’expérience
esthétique dans l’optique où le savoir, désormais plus valorisé que la beauté, au cœur de l’esprit
léger, libertin et frivole du rococo avec lequel le néo-classicisme est désormais en rupture54,
rend l’image intelligible, devenant ainsi source de satisfaction et de plaisir dans la
contemplation. Nathalie Heinich souligne cet aspect fondamental qui identifie les enjeux
artistiques de cette période :
[…] la fonction iconographique autorise, par la représentation, le jeu avec la présence,
dont elle déplace les coordonnées spatio-temporelles, en rendant pour ainsi dire présent
à travers son image, ici et maintenant, ce qui est ailleurs, ce qui n’est plus là, ou même
ce qui n’a jamais été, ou peut-être ce qui sera. Cette capacité lui valut de se voir conférer,
tout d’abord, un pouvoir de médiation avec ce qui relève du sacré : pouvoir qui domina

54
Le néo-classicisme mettra en valeur la ligne et le dessin en opposition à l’ornementation baroque : « Après un
siècle qui leur semble caractérisé par l’exaltation désordonnée des valeurs sensibles et des bonheurs épidermiques,
ils se donnent la mission de ramener l’art sous l’autorité de la pensée » (Starobinski, 2006, p. 302).

129
si bien la culture visuelle occidentale que la représentation religieuse fut longtemps le
modèle par excellence de toute image (Heinich, 1993, p. 41).

Si le commun des mortels a eu une plus grande facilité à comprendre l’image que le texte, c’est
parce que le code a été transmis, c’est parce que la Vierge est la seule à porter le lapis-lazuli,
pigment le plus rare et le plus cher, et qu’on peut ainsi la distinguer de Marie-Madeleine aux
pieds du Christ, elle et sa chevelure de prostituée repentie. L’iconographie est à la base de la
culture visuelle, de son savoir et de son expérience : « La participation, en revanche, plus fidèle
à l’esprit platonicien, lie indissolublement l’image à l’idée : l’image se propose à nous, non
comme signe lointain et distinct d’une pensée, mais comme présence de l’absolu, au sein du
monde sensible » (Starobinski, 2006, p. 304-305). Ce rapport de présence spécifie le type de
médiation qui est permis par l’iconographie, et le déplacement qu’il produit est non sans
rappeler le désir d’accessibilité du savoir auquel procède le Musée Imaginaire à travers l’acte
de reconnaissance qui engage lui aussi le spectateur : « La création de tout grand art est
inséparable d’une telle métamorphose, qui n’appartient point au domaine de la vision, mais de
l’attention, et d’une sorte de projection sur l’œuvre, qui mène le spectateur à y reconnaître ce
qu’il en attend, fétiche ou statue » (Malraux, 1964, p. 225-226). Tout comme le spectateur
pouvait reconnaître le code iconographique, c’est la question de la lisibilité de l’œuvre qui est
en jeu et qui soulève l’importance de la part intellectuelle de l’expérience esthétique.
Il est donc intéressant de voir qu’avec la Révolution, où l’on veut changer les structures
du pouvoir en place, on conserve la culture visuelle qui lui est associée. On ne la questionne
pas, on l’utilise, on la répète. L’ordre du discours reste le même, sa structure et ses symboles
sont immobiles : « […] les révolutions n’inventent pas immédiatement le langage artistique qui
correspond au nouvel ordre politique. On se sert longtemps encore des formes héritées, alors
même que l’on désire proclamer la déchéance du monde ancien » (Starobinski, 2006, p. 196).
Le pouvoir politique reprend le langage visuel établi alors que l’on exprime pourtant un désir
de table rase. Cette iconographie avait pourtant contribué à construire l’hégémonie religieuse
et monarchique contre laquelle on se positionne. Michon s’attarde évidemment à représenter
cette ambiguïté puisqu’elle s’inscrit dans le mythe du renouvellement du grand récit qu’il veut
mettre en doute :
- Tu sais peindre les dieux et les héros, citoyen peintre ? C’est une assemblée de héros
que nous te demandons. Peins-les comme des dieux ou des monstres, ou même comme
des hommes, si le cœur t’en dit. Peins Le Grand Comité de l’an II. Le Comité du salut
public. Fais-en ce que tu veux : de saints, des tyrans, des larrons, des princes. Mais mets-
les tous ensemble, en bonne séance fraternelle, comme des frères (Michon, 2009, p. 90).

130
Dans cette énumération, le narrateur réfère à un double vocabulaire : celui des nouveaux
citoyens révolutionnaires et celui des figures chrétiennes qui ont dominé la culturelle visuelle
sous le régime dont on prétend se débarrasser. Les dieux et les héros sont ceux-là mêmes qui
établissent l’iconographie, et qui lui donnent sa grandeur : un peu plus et on retrouve les pères
de la nation auréolés à leur tour. Tout cela est dans la commande, on impose cette iconographie
au peintre. Le choix entre le saint et le tyran est superflu : l’important est de pouvoir les
interpréter de la sorte grâce au respect du code établi. L’iconographie est encore maître de la
lisibilité de l’image. Corentin n’a donc pas de choix quant à la signification de l’œuvre à créer,
et ceci est encore plus frappant à travers l’usage du dialogue chez Michon. Les propos qui y
sont tenus sont ensuite répétés dans le discours du narrateur, s’assurant que les consignes ont
été comprises, et rappelant alors au lecteur les politiques artistiques de l’époque et
l’impossibilité d’échapper à la culture iconographique en place. Le code est imposé au peintre :
on lui dit d’en faire ce qu’il veut, mais sur le mode impératif. Il doit conserver la structure, obéir
au récit que le commanditaire veut créer, mettre l’art au service de l’histoire.
Un autre aspect qui s’impose est la composition de l’œuvre comme portrait de groupe.
On cherche la proximité afin de créer une connexion entre les personnages que Corentin doit
représenter. Cette stratégie ajoute un élément solennel puisqu’un portrait de groupe a quelque
chose d’officiel. Ce moment descriptif dans le roman est peut-être le plus convenu :
Reprenons, de gauche à droite : Billaud, Carnot, Prieur, Prieur, Couthon, Robespierre,
Collot, Barrère. Lindet, Saint-Just, Saint-André. Les commissaires. Billaud, l’habit de
pékin et les bottes ; Carnot, la houppelande, l’habit de pékin et les bottes ; Prieur de la
Côte-d’Or, à la nation, le plumet sur la tête ; Prieur de la Marne, à la nation, le plumet
sur la table ; Couthon, l’habit de pékin et les inutiles souliers à boucle sur les pieds de
paralytique, dans la chaise de soufre ; Robespierre, l’habit de pékin et les souliers à
boucle ; Collot, la houppelande, l’habit de pékin et les bottes, pas de cravate [...]
(Michon, 2009, p. 105).

On peut noter ainsi une certaine ironie à travers cette ekphrasis précise puisque rien n’échappe
à la description. Parce que ce n’est pas les détails des habits qui déterminent la réussite de
l’exécution dans Les Onze, ce n’est pas ce qui fait toute la grandeur du tableau. Et pourtant, le
costume en tant que code iconographique apparaît ici comme un désir de renouvellement du
grand récit historique de la Révolution, un désir de marquer les esprits en montrant le pouvoir
de ces nouveaux citoyens, ces pères de la nation présentés l’un après l’autre par l’emploi des
noms propres, dans une république démocratique où l’on ne s’habille pas comme le roi.
Toutefois, en invoquant ces habits, on met l’accent sur la nécessité du code comme grille de
lecture pour le public qui tente de comprendre ce qui se trouve derrière l’image. (vraiment ?)

131
Alors qu’est-ce qui se passe au juste dans ce tableau ? Si la relation à l’iconographie
ancre Les Onze dans une contradiction face à la table rase à laquelle aspire la Révolution,
pourquoi est-elle quand même intéressante ? Malgré les reprises de structures et le respect de
l’ordre mimétique de la représentation, on peut décerner un certain mouvement dans les codes
les plus valorisés. Certes, on prône toujours ceux-ci afin de s’assurer de la lisibilité de l’œuvre,
mais la lecture qu’on en propose peut-être renouvelée. Afin de mieux cerner cet enjeu, nous
utiliserons un parallèle avec le travail du peintre Jacques-Louis David. La comparaison avec la
production de cet artiste paraît nécessaire pour comprendre les enjeux autour des Onze, puisque
le narrateur établit lui-même le lien tout au long du récit et ce, dès l’incipit. Cette relation se
développe par la suite au cours du récit, où les deux peintres sont décrits comme des
compétiteurs de longue date :
David, qui craignait Corentin parce que c’était un maître, le méprisait aussi parce qu’il
était vieux, tiépolien, obsolète ; mais il l’employait : il savait que Corentin craignait
David plus qu’il le craignait, lui : car David siégeait au Comité de sûreté générale, en
tant que tel il mettait son paraphe à côté de ceux des onze au bas des décrets, il avait
l’oreille de Robespierre – et son autre oreille et son œil en coin traînaient
somnambuliquement dans Sparte d’où lui arrivaient ses modèles, ses plans et ses lubies,
que Corentin exécutait très sérieusement avec un grand fou rire intérieur (Michon, 2009,
p. 88)

Cet extrait met en relief l’importance de David, son influence et son engagement politique, mais
aussi de l’impact de l’actualité politique sur la production artistique de l’époque : il est
impossible de s’en dissocier, le pouvoir a besoin d’une imagerie officielle. On peut y noter
également une idéalisation de l’antiquité chez David, de laquelle se détache Corentin, qui, lui,
s’éloigne de cette esthétique de lignes droites, léchée et froide, pour se tourner vers l’Histoire
qui lui est contemporaine. Ce tournant a certes été commandé, mais tel était le cas de chaque
mouvement : il fallait quand même qu’il trouve en lui le moyen de le réussir. Son succès
s’établit dans la nuance, dans l’indécision, possible parce que son héritage pictural est en
dialogue avec l’histoire de l’art dans sa totalité. Il ne procède pas au même rejet de l’art religieux
dans un désir de table rase : son travail est dans la lignée de Tiepolo (Annexe 32). En raison de
cette relation à l’art italien de la Renaissance que propose Michon, Les Onze n’est pas
indépendant, il n’est pas créateur d’une Histoire nouvelle : il souligne un événement dans une
continuité visuelle. Et quel autre lieu que le Musée pour percevoir ce dialogue entre antiquité,
christianisme et histoire contemporaine :
Si la plus haute tradition du musée demeure un moment princier de l’histoire de l’art,
du moins n’est-elle plus l’histoire de l’art. Isolée des territoires qui commencent à
s’étendre autour d’elle jusqu’à l’inexploré, elle forme bloc. Le domaine propre de la
peinture à l’huile devient ce qui, par-delà les théories et même les rêves des plus grands,

132
avait rassemblé les tableaux dans les musées : non, comme on l’avait cru, une technique,
une suite de moyens de représentation, mais un langage indépendant des choses
représentées, aussi particulier que celui de la musique (Malraux, 1964, p. 82).

Les Onze, tout comme le Musée Imaginaire de Malraux, constituent un espace idéal pour
confronter cette vision de l’art et le récit qui en est créé. La tradition muséale fonctionne comme
langage, avec son propre système narratif et représentatif, fluctuant entre continuité et rupture.
L’appropriation de cette tradition par la littérature permet alors l’exploration de la structure et
de la construction de cette tradition, mais également une occasion unique d’utiliser son langage
pour en fictionnaliser l’expérience en revisitant les différents événements au lieu de les rejeter.
Au sein du mythe révolutionnaire, le thème du serment se présente comme une
renaissance officielle, comme moment de célébration, de victoire. Étant donné qu’on souhaite
réécrire cette histoire, on a besoin de ce nouvel élément comme sujet pictural, argument que
l’on juge alors suffisant pour procéder à la récupération d’un thème antique :
Or, il faut qu’un acte significatif marque la rencontre de ces foules d’un jour et des
principes éternels, qu’il marque le lien indissoluble que les hommes contractent entre
eux et dont ils feront le point de départ d’une nouvelle alliance. Cet acte, c’est celui du
serment. Acte ponctuel, événement bref, inscrit dans une minute passagère : il engage
un avenir et lie des énergies qui, sans lui, se disperseraient (Starobinski, p. 268).

Selon le narrateur, Les Onze supplante la production de David. Sa moindre importance explique
pourquoi, dans cette fiction, il n’a pas été retenu comme imagerie officielle. Les Onze fait office
de serment grâce à la pose solennelle, au sérieux du portrait et au souci du détail : c’est le
serment du Comité de l’an II face à sa dévotion à la nation. Antoine Schnapper rappelle lui
aussi l’importance de ce thème pour ce nouveau grand récit de la Révolution qui tente de se
constituer : « Mais pendant toute la période de la Révolution, le serment en général, celui du
Jeu de Paume en particulier, joua un rôle symbolique considérable en incarnant l’union de la
nation » (Schnapper, 2013, p. 212). Le Serment du jeu de Paume (Annexe 33), auquel David a
travaillé de 1790 à 1794, était une commande, tout comme Les Onze. Mais comme c’était une
commande d’état, un État fragile, avec une instabilité qui rend son autorité menacée, le projet
n’a pas pu aboutir. On a annulé la commande de David, et il ne reste aujourd’hui que des
esquisses et des études préparatoires. On peut quand même observer une ressemblance avec
l’œuvre de Corentin : c’est un portrait de groupe. David, par contre, n’ayant pas assisté à
l’événement réel, a décidé de représenter des personnalités qui ont eu un impact des plus
importants sur les événements politiques, non pas ceux qui y étaient. Et c’est un élément envers
lequel le peintre fait preuve d’une grande honnêteté, appuyant son engagement politique et de

133
son désir de réécriture de l’Histoire. Antoine Schnapper rapporte les propos de David au sujet
de la composition du Serment du Jeu de Paume :
À présent que je n’ai plus sous les yeux les personnages qui composaient le corps
législatif d’alors et que la plupart sont fort insignifiants pour la postérité, soit dit entre
nous, mon intention est d’y substituer tous ceux qui depuis se sont illustrés et qui par
cette raison intéressent bien plus nos neveux (Schnapper, 2013, p. 216).

Le serment, peint de face, avec un désir franc, direct et impossible tel que représenté par David
est donc tout aussi fictionnel que le comité de Corentin, dans sa forme fictive et textuelle, mais
aussi dans sa forme visuelle romanesque. Les deux peintres ont procédé par rassemblement,
composant l’image selon une juxtaposition, ne réunissant jamais réellement leurs sujets : « Tout
se passe comme si David, réduisant l’Histoire à la chronique, restait attaché seulement à
l’essence de sa composition, l’exaltation de la liberté et du patriotisme comme principe d’union
des citoyens, qui peut aussi bien s’incarner dans le dernier venu » (Schnapper, 2013, p. 216).
La scène n’a donc jamais existé, la ligne entre le fictif et le réel est mince, et d’un point de vue
officiel, personne ne s’en soucie, ce qui positionne Les Onze dans un dialogue face à la peinture
d’histoire, et ce, malgré son existence fictive.
Un autre thème iconographique qu’explore David et qui est important pour la répétition
de la structure des codes est l’héritage visuel chrétien qu’il utilise dans La Mort de Marat
(Annexe 34). Les références à Marat sont nombreuses dans le récit de Michon, du buste qui
traîne dans l’église au moment de la commande, à la comparaison physique à Corentin tout en
passant par le tableau lui-même. Le projet de David consiste à célébrer le sacrifice de cette
figure importante de la Révolution, mais la mise en scène du portrait rappelle directement
l’iconographie religieuse, ce qui a comme conséquence d’officialiser son sujet en tant que saint
martyr patriote :
Comme dans le culte de Marat, qui s’organise à la même époque, David utilise la
sensibilité chrétienne : le parallèle avec La Déposition du Christ est évident et des
rapprochements précis ont pu être proposés, par exemple, pour le bras traînant du mort,
aussi bien avec le groupe de Bandinelli à l’Annunziata de Florence (Annexe 35) qu’avec
la Mise au tombeau du Caravage (Annexe 36). Ces références chrétiennes n’interdisent
pas les souvenirs antiques : les archéologues ont noté la parenté de la composition avec
le « Lit de Polyclète », connu par un bon nombre de dérivations (Schnapper, 2013, p.
237)

Ce rapprochement est essentiel pour notre propos puisque tout le récit de Michon s’organise
autour d’une mise en doute du mythe de la table rase que la Révolution tente d’instaurer. Ce
questionnement de l’Histoire caractérise d’ailleurs l’entreprise de l’auteur : « Si la fiction
conduit à l’histoire, elle la reprend bientôt et l’avale. C’est donc entre le moment de l’ouverture

134
au passé et celui de sa dévoration fictionnelle qu’il faut situer cette expérience
historiographique, et se demander si elle aurait un sens ailleurs – ailleurs que dans le projet de
Michon » (Jouhaud, 2005, p. 162). La Révolution apparaît un instant dans le roman pour devenir
son contemporain, où elle est appropriée, fictionnalisée, absorbée. Cette dernière y recycle les
mêmes méthodes que les systèmes politiques qui l’ont précédée, soit mettre son pouvoir en
valeur grâce à une imagerie picturale officielle en ayant recours à une politique culturelle de la
commande qui contrôle les sujets peints. Le contenu de ceux-ci est toutefois également
imprégné de codes établis par le grand récit religieux dont, finalement, la Révolution ne peut se
débarrasser puisqu’il dicte la culture visuelle et son interprétation. Le nouveau grand récit
révolutionnaire conserve les mêmes structures, le même discours. La seule chose à laquelle il
procède réellement, c’est un remplacement. Telle est la proposition de Michon à travers le récit
des Onze, et tel est l’élément que l’on peut observer dans La Mort de Marat de Jacques-Louis
David. La présence de cette œuvre dans le récit est donc fondamentale :
[…] le Marat assassiné de David n’est qu’une petite toile caravagesque, confidentielle,
exilée dans le musée périphérique de Versailles, quand la grande toile vénitienne, Les
Onze, trône tout au bout du Louvre, est le pourquoi en dernière instance du Louvre ; sa
cible ultime […], c’est que le Marat de David n’est qu’un homme mort, un reste de
l’Histoire, peut-être son cadavre. Et les onze hommes vivants sont l’Histoire en acte, au
comble de l’acte de terreur et de gloire qui fonde l’Histoire – la présence réelle de
l’Histoire. Nous sommes là devant (Michon, 2009, p. 133).

Ce passage comparatif a plusieurs objectifs. D’abord, il instaure la crédibilité de l’œuvre d’art


fictive. Le parallèle avec un tableau réel instaure le contexte de production, les problématiques
de conservation, ainsi que l’importance que les œuvres développent au cours de l’histoire,
symbolisé par le lieu où elles sont exposées. On affirme sa supériorité artistique de la manière
la plus ironique, non seulement à travers l’insistance sur le Louvre, mais également à travers la
dichotomie entre la mort et la vie, accentuant l’assassinat de Marat afin de rendre son existence
moindre, voire confidentielle. Cette comparaison nous amène finalement à observer comment
ce passage réduit la distance entre le public, l’Histoire et l’œuvre d’art. La vie, c’est l’Histoire
en train de s’écrire. C’est la possibilité du public de pouvoir en contempler le processus, de
comprendre comment l’Histoire se déroule, de saisir comment les choix se sont faits, de
dévoiler ce qui se trouve derrière l’image. C’est ce que propose le narrateur, en rapportant
notamment le récit qu’il tient de Michelet, auquel nous nous attarderons plus loin. Il juxtapose
ses sources documentaires pour créer un tableau historiographique complexe. Voilà ce qu’est
Les Onze : les multiples options conservent la vie à l’intérieur de l’image fixe et renouvellent
sa pertinence parce que c’est grâce à elle que l’Histoire peut sans cesse être mise en doute, donc

135
actuelle, vivante dans ses réinterprétations :
Dans cette perte de la vision d’abord si matériellement nette du passé, sous le coup de
la violence d’une pensée que l’image a fait venir, mais qui est plus forte parce que
l’image, nous recevons, nous, la preuve littéraire de la puissance effractive du passé. Et
cette pensée, la nôtre désormais, nous vient sans image pour la porter et en atténuer
l’effroi ; c’est une pensée qui nous tourne pourtant vers ce passé sans forme […]
(Jouhaud, 2005, p. 165).

La présence de l’œuvre d’art dans le texte apparaît comme le dispositif qui facilite
l’appropriation de l’Histoire par le lecteur. La dimension fictive d’un tel objet au sein de la
narration est donc l’élément qui suscite le déplacement de l’expérience esthétique. Du musée
au récit, de la médiation institutionnelle à l’approche personnelle du narrateur-guide, le statut
de la peinture d’Histoire est complètement renversé. L’œuvre d’art est ici créatrice, elle utilise
les codes imposés pour écrire et non plus subir les politiques.

2.4.3 Historiographie, politique et hommes de lettres : quand le récit se


multiplie
Le mimétisme observé dans le roman de Michon par rapport à la production artistique
néo-classique est un élément nécessaire pour l’expérience de l’œuvre d’art fictive dans le
roman, puisqu’il en construit les conditions. En imitant le contexte de création, la narration offre
aux lecteurs les outils d’interprétation de l’œuvre d’art qui se trouve au sein du texte. En plus
de sa dépendance à la commande et à l’iconographie, l’art du XVIIIe siècle se voit également
régi par la hiérarchie des genres picturaux. Tout en établissant une supériorité et une mise en
valeur d’un genre sur un autre, cette hiérarchie nous aide à renforcer le lien entre Histoire et art
visuel, et à voir comment Les Onze les fait entrer en dialogue. Si la peinture religieuse est au
sommet de cette hiérarchie sous l’Ancien Régime et que la Révolution éprouve de la difficulté
à sortir de son emprise, c’est la grande peinture d’histoire en tant que genre qui tente d’établir
sa suprématie dans ce nouvel ordre du discours : « Jusque fort avant dans le XIXe siècle, la
hiérarchie des genres, qui place la peinture d’histoire au-dessus du portrait, n’a guère été
discutée en France, et moins que jamais à l’époque de la Révolution » (Schnapper, 2013, p. 53).
L’esprit révolutionnaire cherche davantage à bouleverser cette hiérarchie par ses visées
anticléricales que véritablement transgresser son organisation. Les genres en tant que tels
restent intacts. Une nature morte de Chardin (Annexe 37) ne pourra jamais surpasser un David,
et cela n’a rien à voir avec son exécution.
Dans l’interprétation que le narrateur du roman nous propose, on peut toutefois sentir
une certaine critique de ce système si bien implanté :

136
Le tableau fait d’hommes, dans cette époque où les tableaux étaient faits de Vertus. Le
très simple tableau sans l’ombre d’une complication abstraite. Le tableau que
commandèrent sur un coup de tête et peut-être dans l’ivresse les enragés de l’Hôtel de
Ville, la Commune, les féroces enfants à grandes piques, les tribuns limousins, le tableau
– dont Robespierre ne voulait à aucun prix, dont les autres ne voulaient guère, dont peut-
être dix sur onze ne voulaient (Sommes-nous des tyrans, pour que nos Images soient
idolâtrées dans le palais exécré des tyrans ?), mais qui fut commandé, payé, et fait
(Michon, 2009, p. 44).

L’œuvre de Corentin est ainsi considérée sous une certaine hybridité. Sans nécessairement avoir
comme objectif de révolutionner les divisions de genre, il n’en reste pas moins qu’ici, on assiste
à un mélange entre la peinture de portrait et la peinture d’histoire. Traditionnellement, on
commémore les grandes scènes de bataille, les armées, les rois, dont David est passé maître
grâce à son Sacre de Napoléon (Annexe 38). L’actualité de l’événement n’altère habituellement
pas le traitement : on réserve le grand format, ces toiles gigantesques qui vont nécessiter
l’emploi de tout un atelier, pour la grande peinture d’histoire. C’est là où diffère Les Onze. C’est
une peinture d’histoire seulement parce qu’elle fait partie du discours de manière intrinsèque :
c’est l’image qui contribue à la créer. Du point de vue du genre, Les Onze appartient au portrait,
à un portrait dont personne ne voulait, et c’est dans ce commentaire en italique que réside la
critique du système iconographique et des politiques culturelles en place. Ce commentaire laisse
sous-entendre qu’en utilisant la peinture pour rendre officiel le comité de l’an II, on utilise les
mêmes stratégies discursives que le pouvoir dont on essaie de se débarrasser, les mêmes codes,
les mêmes procédés, ce qui a comme effet de transformer les sujets en tyrans.
La relation à la hiérarchie des genres est fondamentale pour les rapports texte-image
dans l’optique où on peut noter, toujours selon les codes iconographiques, que ce sont les genres
qui prennent appui sur un texte de référence qui sont les plus estimés. Cette intermédialité
pourrait expliquer l’intérêt qu’ils suscitent chez les penseurs de l’époque, époque qui voit
d’ailleurs naître les premiers traités d’esthétique :
Pour Diderot, qui représente la sensibilité de tous ses contemporains, la peinture de
genre « est pur et simple imitateur, copiste d’une nature commune » ; le peintre
d’histoire, en revanche, « est pour ainsi dire le créateur d’une nature idéale et poétique ».
La peinture d’histoire organise un spectacle fixe, une superbe pantomime : la déclarera-
t-on illusoire ; alors qu’elle peut manifester la vérité des grands mouvements de l’âme ?
(Starobinski, 2006, p. 124)

La hiérarchie des genres est bel et bien déterminante dans l’expérience esthétique. L’œuvre
d’art est encore plus appréciée par le public lorsque ce dernier peut y joindre une expérience
intellectuelle, laquelle est rendue possible par la déduction du code iconographique grâce à la
connaissance du texte source. Cette hiérarchie représente un éloge du savoir, à une époque où

137
il se manifeste comme étant le propre du bien commun, ce à quoi l’homme peut aspirer peu
importe sa naissance. Voilà la vérité à laquelle Diderot fait référence, et voilà la vérité
déterminante de l’expérience esthétique de l’époque :
Le rôle de la hiérarchie des genres est fondamental dans cette primauté du littéraire. Car,
[la] peinture d’histoire permet au lettré de « lire », en référence directe à son domaine
de compétence […]. Indice d’un rapport aux images encore prisonnier d’une culture
littéraire où le primat du sujet comme critère de perception devient inévitablement
primat du texte, le double privilège accordé à la peinture d’histoire, garante du support
textuel, et au dessin, garant des exigences immédiatement figuratives, justifiera les
réquisits fondamentaux de l’esthétique académique (Heinich, 1993, p. 142).

Il faut donc constater que le rôle de la culture littéraire a un impact tout aussi décisif sur la
culture visuelle, et que cette dernière influence à son tour le politique. Le détour que prend le
narrateur du roman est particulièrement intéressant. L’ambition littéraire des onze sujets du
tableau évoque le lien indissoluble entre savoir et politique à l’ère révolutionnaire, et comment
la représentation picturale parvient à le démontrer :
Des rejetons égarés de la littérature et indivisibles, tous : car ils aimaient la gloire, l’idée
de la gloire, plus que tout, leur présence derrière la vitre en fait foi ; et la pure gloire, en
ce temps comme dans les autres, vous venait par la littérature, qui était le métier
d’homme. Prenez-les une à une, les grandes figures levées, les figures qui eussent bien
préféré être invariablement levées à la face de l’Histoire en tant qu’auteurs plutôt que
commissaires […] (Michon, 2009, p. 52-53).

La relation entre gloire et savoir témoigne donc de ce désir de renouveau politique dans lequel
l’homme de lettres a un rôle à jouer, ce qui explique pourquoi c’est son portrait qu’on fait
lorsqu’on veut représenter l’Histoire. Mais, à travers le doute exprimé quant au désir réel de se
faire immortaliser, on peut sentir non seulement une hésitation, mais un regret. Il y a une
certaine noblesse à séparer l’art du politique à une époque aussi fragile que celle de la
Révolution. C’est une humilité qui se situe dans le désir de ne pas récupérer les mêmes stratégies
discursives du pouvoir en place, de ne pas utiliser l’art à titre de propagande, de réaliser que les
techniques sont les mêmes que celles que l’on a critiquées. C’est ce à quoi Les Onze procède :
une répétition des codes, un déplacement du sujet. Tout, sauf une véritable révolution artistique.
Les commissaires dont ont fait le portrait sont les décideurs légaux, mais ils ont également le
dernier mot quant à l’établissement des politiques culturelles : « Cette association entre créateur
d’images et créateurs de textes, qui excède le cadre de la catégorie professionnelle, a désormais
son sens dans une culture littéraire ayant commencé d’investir les arts visuels, alors qu’elle eut
été à peu près impensable avant l’ère académique » (Heinich, 1993, p. 198). L’Académie des
beaux-arts, encore une fois, dans l’enceinte du Louvre, est le symbole même de l’échec du
mythe de la table rase. Elle assure doucement son passage d’un régime à l’autre. Et nous

138
démontre que si le contenu du discours tente de changer, si on représente dans Les Onze des
hommes du savoir et non de droit acquis par naissance, il reste que la structure politique est la
même : l’image qui officialise le pouvoir, le serment de la peinture, la vénération de l’objet,
une idéologie de tyrans et de martyrs, de saints et de sacrifiés, qu’on idolâtre dans un ancien
palais.
La dernière comparaison avec le travail de David est une considération déjà établie dans
notre étude du travail de Marcel Duchamp, soit l’importance de l’après-coup. Il s’agit d’un
élément essentiel chez Michon, puisque c’est l’essence même du tableau, l’après-coup
détermine l’interprétation que le public se fera des Onze. Il importe que l’œuvre d’art fictive
fasse écho à cette herméneutique de l’a posteriori puisque le récit devient nécessaire pour
comprendre les enjeux soulevés et devenir une expérience également intellectuelle. Le récit est
la clé des nuances requises. Jacques-Louis David a lui-même réinterprété ses propres œuvres
après la Révolution, en leur donnant une connotation bien plus patriotique que celle qu’il avait
d’abord souhaitée afin de justifier ses propres actions et d’échapper ainsi à une sentence de
mort. Le peintre n’est pas seul à avoir su jouer avec l’interprétation à son propre avantage.
L’histoire de l’art se souvient de lui de manière différente selon chaque époque. Son œuvre est
sujette à une constante relecture et à de multiples conflits historiographiques :
Les auteurs ont le mérite d’intégrer à leur démonstration le fait massif, qui gêne tant les
« surinterprétations » politiques, à savoir que nous n’avons aucune trace écrite d’une
interprétation politique immédiate, non seulement des Horaces (Annexe 39), mais
même du Brutus (Annexe 40). Ils montrent au contraire que Brutus, placé dans l’ombre,
est présenté plutôt en victime qu’en héros des vertus républicaines. La scène peinte par
David marque le déplacement dans la sphère privée du conflit des sentiments, dans
lequel le drame des femmes reçoit autant d’égards, et même davantage, que la vertu de
Brutus. Il faudra attendre la toute proche Révolution pour revitaliser l’idée de patrie
(Schnapper, 2013, p. 116-117).

Cette tension historiographique explique la place centrale accordée à David dans le roman.
C’est exactement ce sur quoi Michon veut jouer, cette impossible vérité, cette multitude de
récits, de versions, d’interprétations. En revenant sans cesse à David, il fait une comparaison
avec Corentin et il trace un portrait de la situation de la production artistique de l’époque, de sa
complexité, de ses problématiques visuelles, sociales et politiques :
Ils étaient pour ce faire toute une équipe, toute la peinture de France ou ce qu’il en
restait : car David ne perdait pas le nord et avait besoin de main-d’œuvre ; et, s’il avait
été évincé, emprisonné et exilé tous ses rivaux directs, ceux de sa génération, les
quarantenaires, il avait gardé les vieilles mains des hasbeens [sic], Fragonard, Greuze,
Corentin ; et bien sûr aussi les mains vives et les dents longues des jeunots, Wicar,
Gérard, Prud’hon, l’atelier de David, fretin dont il fallait se méfier comme la peste
(Michon, 2009, p. 88).

139
Le narrateur représente bien les dynamiques du milieu de la peinture grâce à l’antithèse qui
oppose « les vieilles mains des hasbeens [sic] », dont Corentin fait partie, aux « dents longues
des jeunots ». C’est dans cette guerre des clans que les débats esthétiques ont lieu, non sur les
sujets de la représentation, mais sur les techniques plastiques qui auront le plus de succès afin
d’aller chercher la reconnaissance nécessaire aux commandes ultérieures.
Parce qu’on adore toujours l’image, on se soumet à elle, elle est le véhicule idéologique,
elle est puissance officielle, sous l’emprise politique, peu importe le régime. Le rapport de la
méfiance est alors exemplaire de l’ambiance fragile et instable du changement de gouvernail.
Introduire Les Onze dans ce contexte, c’est se positionner face à l’Histoire comme un
observateur, plus sage qu’un acteur. C’est attendre dans l’après-coup. D’un point de vue de la
sociologie de l’histoire de l’art, c’est le moment où on développe les diverses fonctions de
l’objet d’art, l’image n’est plus que mémorielle ou que culturelle, elle possède un savoir. Ce
qu’on représente est donc ce qu’on décide de légitimer. La culture visuelle participe plus que
jamais à l’écriture de l’Histoire :
Car on ne se contente plus de débattre sur les moyens choisis par l’artiste, on s’interroge
sur ses fins mêmes de son activité : sur la possibilité d’un jugement éclairé qui
reconnaîtrait les valeurs propres du beau et du sublime ; les hommes du XVIIIe siècle
veulent lui réserver son domaine inaliénable, situer ce plaisir dans le projet d’un complet
épanouissement de l’humanité de l’homme. Que l’art s’accroisse d’une question
inquiète sur sa fonction, voilà qui ne sera pas sans conséquence à la longue (Starobinski,
2006, p. 14).

La fonction de l’œuvre d’art sous la Révolution n’est pas celle de l’œuvre d’art fictive dans le
roman. Confrontée à ce double mandat, une œuvre comme Les Onze entretient un dialogue qui
ne pourrait plus clairement témoigner des enjeux soulevés par le récit au chapitre de la
représentation et de l’interprétation de l’Histoire. Cette transformation de la fonction de l’art lie
intrinsèquement le projet de Michon à celui du Musée imaginaire :
La Joconde est de son temps, et hors du temps. Son action sur nous n’est pas de l’ordre
de la connaissance ; mais de la présence. Aimer la peinture, c’est avant tout ressentir
que cette présence est radicalement différente […], c’est savoir qu’un tableau n’est pas
un objet, mais une voix. Une telle présence, que ne possède pas Alexandre, mais que
possède le saint que l’on prie, est probablement de l’ordre de la survie, et appartient à la
vie. Pas à la connaissance : à la vie (Malraux, 1964, p. 254).

L’œuvre d’art transmet un savoir, encodé, par choix, dans une structure officielle. Et le roman
s’empare de ces choix afin de révéler sa subjectivité, devenant ainsi le récit d’une expérience,
celle d’une découverte et celle d’un contact. La présence de l’œuvre d’art s’y manifeste d’une
part par sa fiction, et de l’autre dans son immatérialité. Le rapport à l’Histoire s’inscrit donc

140
d’une tension entre empirisme et phénoménologie, comme projet propre à l’écriture de Michon,
qui affiche le doute d’un point de vue critique et littéraire :
Il frappait ainsi de doute l’expérience de la mémoire ; les souvenirs ne sont pas envisagés
comme le lieu d’une expérience du récit. Les blocs de prose de Pierre Michon n’ont
certes pas renoncé au « jeu avec le temps » des récits de fiction, mais ils expriment une
ironie sceptique à l’égard de leurs capacité heuristiques, de leur faculté de représenter
ce magnifique champ d’expérimentation phénoménologique qu’on leur a assigné depuis
Proust (Callard, 2005, p. 181).

Le rôle du récit est essentiel pour comprendre le sens de l’art, son expérience esthétique, mais
également la structure du discours historique et en exploiter les failles : voilà où se situe
exactement le pouvoir de la fiction.

2.5. Quelle est cette histoire autre ? Humanisme, fiction et biographie


Le propre d’une histoire est de pouvoir toujours aussi bien être ou ne pas être une histoire.
- Jacques Rancière, Les noms de l’histoire, 1993, p. 8

La tendance savante de la littérature contemporaine s’intéresse aux récits historiques, et


plus particulièrement aux dispositifs comme le détournement et la falsification puisque ceux-ci
procèdent à un jeu de langage, qui se veut le propre d’une conscience médiale, ainsi qu’une
mise en doute de l’ordre établi.55 Ces dispositifs peuvent à leur tour montrer que l’Histoire
officielle produit un récit homogène en exposant la manière dont celle-ci fonctionne, comme
c’est le cas dans Les Onze. Cette littérature propose alors de se tourner non seulement du côté
de l’hétérogène, mais aussi de l’oublié, du négligé, de l’inconnu, du petit. Il s’agit d’un projet
qui traverse l’œuvre de Michon, depuis la parution de Vies minuscules en 1984 jusqu’aux Onze,
son plus récent roman. Nous nous attarderons sur ce qui, au sein de cette œuvre, propose
une nouvelle option au grand récit des Lumières, sur ce qui se positionne comme une histoire
autre et affirme ainsi toute sa littéralité, toute sa subjectivité, tous ses possibles. Dans un premier
temps, nous analyserons les enjeux soulevés par la présence de Jules Michelet en tant que
personnage romanesque. Nous tenterons de comprendre comment sa présence dévoile les
dessous de la construction du récit historique. Il sera ainsi possible d’affirmer la narrativité de
l’Histoire et de démontrer son influence sur la fluctuation de l’interprétation de l’œuvre d’art,
voire de l’impossibilité d’en figer l’herméneutique. L’usage du rapport biographique dans le
roman sera ensuite examiné afin de mieux comprendre le désir de Michon de retracer les vies

55
Cette tendance est expliquée dans Fiction et connaissance : essais sur le savoir à l’œuvre et l’œuvre de fiction :
« La critique des discours philosophiques, de la littérature et des sciences humaines tournera toujours court tant
qu’elle ne créditera à aucun moment ceux-ci d’un régime cognitif à chaque fois singulier, en s’y intéressant pour
de bon. Chacun de ces savoirs mime et fictionne en quelque point son objet, l’homme, qui, par définition, n’est
pas celui des sciences naturelles » (Coquio, 1998, p. 425).

141
anonymes de l’existence humaine qui se trouvent dans les Onze, mais aussi de comprendre en
quoi la vie de l’artiste se présente comme une interprétation non officielle de l’œuvre d’art.
Cette appropriation du biographique contribue alors au renouvellement du récit de la création
artistique chez Michon. L’histoire autre s’écrit dans les marges et utilise la fiction afin de
positionner l’œuvre d’art dans la pluralité, non pas contre le discours institutionnel, mais à
l’intérieur de ce dernier, pour les dévoiler, lui et ses variations.

2.5.1 Michelet comme personnage : réécrire l’Histoire à travers le récit de


fiction
Aie confiance, ne crains rien, tu es toujours dans la vie, dans l’Histoire.
- Marcel Proust, « Michelet », Pastiches et Mélanges, 1992, p.41

Dans Le Roi vient quand il veut, un recueil d’entretiens accordés à la presse littéraire,
Pierre Michon affirme : « Dans Vies minuscules, une des grandes voix fantômes a été Michelet,
que j’ai découvert par Barthes » (Michon, 2007, p. 326). Il s’agit d’un contact à la fois
postmoderne et lyrique qui indique un rapport certain à la médiation. La lecture de Barthes
place l’interprétation et l’expérience du lecteur au centre de la vision que Michon développe
dans Les Onze : « On dit toujours de Michelet : sensibilité excessive ; oui, mais surtout
sensibilité dirigée, concertée, infléchie vers une signification » (Barthes, éd. 1995, p. 21). Le
personnage de Jules Michelet dans le roman de Michon représente l’entre-deux. Il est ce qui se
trouve entre les lignes, entre ce qui s’est passé et ce qu’on veut qui se soit passé. Il est cette voix
dont l’Histoire a besoin pour unifier son récit. Cette position est nourrie par le portrait qu’en a
fait Barthes, dans un texte étrange et hybride où il donne à l’écrivain et à son style un côté
inusité, farfelu et capricieux. Il en fait un personnage affectueux et humain, ce qui lui donne
droit à l’erreur. Michon exploite cet angle, en accentuant le potentiel performatif de l’écriture
historique grâce à sa capacité de créer un précédent : « Michelet, qui a toujours dit et pensé que
la vraie peinture d’Histoire n’était telle que lorsqu’elle s’efforçait de ne pas représenter
l’Histoire, Michelet s’est vu ici démenti. Et il l’avoue noir sur blanc. Les Onze ne sont pas de
la peinture d’Histoire, c’est l’Histoire » (Michon, 2009, p. 131-132). La représentation picturale
occupe une fonction particulière dans Les Onze puisque le sens de l’œuvre est déterminé dans
l’après-coup. L’œuvre est créée en aval ; c’est pour cela qu’elle est l’Histoire. C’est sa
commande qui témoigne de la tension politique, de l’hésitation, de l’incertitude et de la peur
éprouvée par les membres du Comité du Salut public et de leur besoin de se protéger. C’est en
ce sens qu’elle possède un aspect performatif, soit à travers sa potentialité herméneutique.
L’œuvre donne à son tour sens à l’Histoire par sa présence, c’est elle qui, par son existence,

142
révèle ce qui a été décidé dans le secret et ce qui était alors risqué politiquement. Telle est la
véritable histoire des Onze, celle qui est demeurée dans l’ombre parce que Michelet en a raconté
une beaucoup plus lyrique, complètement différente.
Le deuxième élément à retenir dans la citation précédente consiste en l’aveu de Michelet
quant à sa vision erronée de la relation entre Histoire et peinture dans sa critique des Onze. Il
s’agit ici davantage d’une mise en scène de sa propre personne, ce qui, dans la fiction,
correspond à l’imitation de son style, que d’une véritable rétraction conceptuelle. La voix du
narrateur insère l’Histoire dans le présent ; elle vient à la fois la commenter et l’interpréter,
reprenant ainsi la logique qu’avait pu développer Jacques Rancière à ce sujet :
Michelet, lui, fait fonctionner l’équivalence à l’envers : la condition d’impossibilité de
l’histoire n’est rien d’autre que sa condition de possibilité. Chacune des formes de
l’absence n’est rien d’autre que l’autre. La mort n’est que le non-savoir du vivant. La
tromperie des mots n’est que la nécessité transitoire de la mort. La double absence est
double réserve d’une présence : d’une vie à ressusciter et d’un savoir qui s’atteste par la
mort même que provoque son manque (Rancière, 1992, p. 130).

La voix narrative de Michelet relève de l’absence, d’un passé révolu qui place l’Histoire à
distance de la voix qui l’écrit. Rancière, qui consacre dans Les Noms de l’histoire une partie de
son analyse à Michelet, nous est ici utile puisqu’on peut rappeler l’importance dans Les Onze
de dévoiler la structure et la construction de l’écriture historique, sa position en tant que choix
et en tant que performance institutionnelle. Elle ouvre les possibles, notamment pour la fiction,
étant donné que le projet historique objectif est impossible, qui est pourtant le cœur même de
l’ambition des Lumières, et ce, même si le moment de la constitution du récit historique dépasse
celui de son existence. Michel de Certeau renforce également cette tension entre absence et
présence dans son important ouvrage L’écriture de l’histoire dont le début est consacré à la
voix narrative chez Michelet :
Michelet multiplie les visites, avec « indulgence » et « crainte filiale » à l’égard des
morts qui sont les bénéficiaires d’un « étrange dialogue », mais aussi avec l’assurance
« qu’on ne pouvait plus réchauffer ce que la vie a délaissé ». Dans le sépulcre habité par
l’historien, il n’y a que « le vide ». Elle est donc « sans danger », « l’intimité avec
l’autre monde » : « cette sécurité me rendant d’autant plus bienveillant pour ceux qui ne
pouvaient me nuire ». Il devient même chaque jour plus « jeune » de commencer
davantage avec ce monde mort, définitivement autre (de Certeau, 2014, p. 13).

Michelet émerge ici comme une espèce de chaman usant de ses pouvoirs pour entrer en contact
avec les morts. Dans le lyrisme du style de l’historien relevé par de Certeau, un élément
s’impose, et c’est le rapport au pouvoir et à l’altérité. Celui qui écrit impose une vision du passé,
donne une voix à l’absence et se représente lui-même dans ce dialogue à travers la mise en
scène de sa propre subjectivité. Cette conception de l’historien est essentielle dans le roman de

143
Michon afin de comprendre le rôle de la performativité de l’écriture et de sa relation à la
représentation picturale. L’œuvre d’art fictive dans le roman survient comme un objet qui
possède la capacité de déterminer le sens de l’Histoire, non pas comme une source de
documentation, mais d’influence, ce qui déconstruit le rapport exégétique traditionnel.
Ensuite, il faut s’attarder sur ce que la présence de Michelet signifie dans le roman de
Michon, et comment cette dernière aborde l’impossibilité de la table rase grâce à la reprise du
grand récit du christianisme et de la mise en place d’une structure comparative au sein du récit.
Le narrateur raconte ainsi la première expérience esthétique et la réaction de l’historien face
aux Onze :
Et certainement que Michelet, dans le premier choc que lui causa le tableau (il a cru
s’évanouir, écrit-il, et on veut bien le croire) a eu sur-le-champ la révélation dont il tirera
plus tard la célèbre exégèse qui tient en douze pages. Il y a vu une cène laïque, peut-être
la première cène laïque précise-t-il, celle où bravement on sacrifie encore le pain et le
vin en l’absence du Christ, malgré cette absence, par-dessus cette absence, car on est
devenu plus fort que cette absence ; il a vu et bien vu que c’était une véritable cène,
c’est-à-dire en onze hommes séparés une âme collective, et non pas une simple
collection d’hommes (Michon, 2009, p. 130).

L’interprétation apparaît dans le roman comme une révélation épiphanique. Le récit lui-même
s’attache aux références chrétiennes, ce qui transparaît directement à travers le champ lexical
du sacrifice, du pain, du vin et de la cène, mais aussi dans la répétition de l’absence. L’œuvre
d’art fictive de Michon sert alors à déconstruire le grand récit du christianisme et à mettre en
doute l’idéal de renouveau afin d’inscrire les événements historiques davantage dans la
continuité que dans la prétendue rupture révolutionnaire. Cette relation se trouve aussi dans la
comparaison entre le tableau des Onze et le célèbre motif du dernier repas, établissant la relation
entre la voix de l’historien et celle de Dieu, puisqu’ils sont tous deux les représentants du
pouvoir, de l’institution hégémonique et de la narration omnisciente : une voix qui appelle à
s’unir. On peut encore une fois noter l’influence de Barthes sur cette conception de l’historien
omniscient :
Contrairement au récit, qui réduit le corps historien au rang d’objet, le tableau (le survol)
place Michelet à peu près dans la position de Dieu, dont le pouvoir majeur est
précisément de tenir rassemblés, dans une perception simultanée, des moments, des
événements, des hommes et des causes qui sont humainement dispersés à travers le
temps, des espaces ou des ordres différents (Barthes, 1995, p. 23).

Michon utilise cette conception barthésienne de Michelet afin de développer dans sa vision de
son personnage une approche de l’Histoire en tant que collage, dans lequel il juxtapose une
construction héritée d’éléments divers rendant l’Histoire tout aussi fictionnelle qu’impossible.
C’est une vision d’ensemble qui assemble des éléments parce qu’elle dépasse la matière, tout

144
comme le Musée Imaginaire. Malraux utilise exactement ce rapprochement entre
historiographie et dispositif pour mettre en doute et pour critiquer le système institutionnel :
«La reproduction va contribuer à modifier ce dialogue, et suggérer, puis imposer, une autre
hiérarchie » (Malraux, 1964, p. 90). Encore une fois, grâce à la multiplicité de la photographie,
on assiste à une reprise de structure qui vient travailler contre cette dernière de l’intérieur.
Le fait que Michelet vive une épiphanie devant Les Onze nous aide à comprendre que
c’est l’intensité de l’expérience esthétique qui est la source du texte exégétique. On se trouve
alors au-delà de toute raison, dans une comparaison qui tente de relater le grandiose de cette
expérience et qui se sert de références chrétiennes pour le faire, rendant Les Onze complètement
dépendant de l’histoire de l’art qui vient avant elle, dans un code iconographique qu’elle ne
peut réinventer à elle seule, dans une histoire visuelle et culturelle qui dépasse alors celle de la
Révolution. Ce que l’œuvre désire représenter, la naissance d’un nouveau monde séculaire, est
davantage une succession idéologique qu’un changement draconien. « On est devenu plus fort
que cette absence » dit le narrateur de Michon, mais reste qu’on répète les mêmes gestes, qu’on
boit encore le vin et qu’on mange encore le pain. Dans son analyse du roman, Ivan Farron
propose de relier la laïcité à l’impossible vérité : « L’idéologie laïque, la volonté de maîtrise de
l’historien bourgeois sont ici débordées par la violence d’un monde privé de vérité stable »
(Farron, 2011, p. 14). C’est ce que Michon représente dans Les Onze : une nécessité de créer
un appareil idéologique afin d’appuyer le nouveau grand récit de la Révolution qui tente de se
consolider grâce à la commande du tableau, réaffirmant la puissance de l’image picturale. Dans
Le Roi vient quand il veut, l’auteur confie toutefois que Les Onze sont plutôt nés d’une autre
absence, d’un manque à combler au chapitre de la représentation :
[…] cette assemblée si épique, le Grand Comité du Salut public qui a organisé la Terreur
en 93, de Robespierre à Carnot, était composé des onze membres qui n’ont jamais été
peints, dessinés ensemble. On a seulement le portrait de chacun séparément. Avec Les
Onze, j’imaginais un portrait collectif des onze. J’imaginais quelque chose comme La
Junte des Philippines de Goya, qui se trouve à Castres : cette junte, ce sont les
marchands espagnols qui tiennent le marché des Philippines, une assemblée de notables
crapuleux. On entre dans ce tableau à trois côtés comme dans un tribunal. On se retrouve
devant le Pouvoir (Michon, 2007, p. 308).

On peut noter que ce discours est en écho direct avec les propos de Starobinski, Schnapper et
Heinich auxquels nous avons fait référence dans notre comparaison avec Jacques-Louis David
concernant l’inexistence d’une représentation propre au changement de régime. Michon est
frappé par cette absence d’imagerie révolutionnaire, tout en en comprenant très bien les raisons.
C’est donc de là que naît l’expérimentation que constitue Les Onze, autour d’une fiction du
possible, dans les conditionnels et les suppositions. La création d’une telle image soulève

145
plusieurs enjeux. Si cette représentation avait réellement existé, elle n’aurait pas pu être
audacieuse visuellement. Si on l’avait peinte, elle aurait appartenu à l’esthétique de l’Ancien
Régime. La référence à Goya dans cet extrait est essentielle, non seulement parce qu’elle fait
écho à « Dieu ne finit pas », le texte que Michon lui consacre dans Maître et Serviteur56, mais
parce que La Junte des Philippines (Annexe 41) est une cène. Elle reprend exactement les
mêmes codes et la même composition que sa plus célèbre version, soit celle de Léonard de
Vinci (Annexe 12). La lumière chez Goya se pose doucement dans la pièce, soulignant l’aspect
solennel qui incarne le pouvoir, mais aussi la performativité de l’Histoire à travers la mise en
scène des décisions institutionnelles. Toutefois, un détail important dans la version de Goya
réside dans la représentation du spectateur. On ajoute un public à la tablée célèbre, une
assistance qui s’installe devant le Pouvoir, et qui l’observe. Cette place du public n’est pas
banale puisqu’elle incarne la relation que le lecteur entretient avec le récit des Onze ; le
narrateur le guide, l’accompagne, lui dévoile les secrets nécessaires et se retrouve lui aussi
devant l’Histoire. C’est ainsi qu’on entre dans le tableau dit Michon puisqu’on fait partie de
l’Histoire et que c’est à travers elle, grâce à sa linéarité et à son institutionnalisation, que
s’installe le Pouvoir. En révélant cette ascension, on voit la construction, et on développe le
doute, symbole même de la cène, narrativement située juste avant la trahison de Judas.
À la différence du repas des apôtres dont l’iconographie s’impose dans le roman de
Michon, les onze commissaires n’ont jamais été représentés ensemble. Cette existence
uniquement fictionnelle situe alors le lecteur devant la création de l’histoire en l’incluant dans
cette réévaluation historique et narrative :
Pourtant, nulle virtuosité gratuite, nulle vaine assurance dans cette rhétorique dont notre
auteur sait utiliser parfaitement les ressources : plutôt un doute constant, une
interrogation qui traverse la phrase même de Michon et l’assimile à une « exégèse
forcenée », une « exhaustion déraisonnable et quasi manique » ne débouchant sur aucune
certitude métaphysique, malgré la forte nostalgie du religieux qui l’habite (Farron, 2011,
p. 11).

Cette nostalgie dont parle Farron, c’est celle de la facilité qui vient avec la linéarité du grand
récit historique. Michon repositionne l’idéologie révolutionnaire comme une construction qui
utilise les mêmes dispositifs du discours pour imposer son hégémonie et son pouvoir, de la
même façon que le faisait la structure précédente, soit le règne de la monarchie et du religieux.

56
L’extrait suivant montre la récurrence du peintre espganol dans l’œuvre de Michon : « Nous avons connu
Francisco Goya. Nos mères, ou peut-être nos grand-mères, l’ont vu arriver dans Madrid. Elles l’ont vu frapper aux
portes, à toutes les portes, faire le dos rond, n’être pas nommé au palmarès des académies, louer ceux qui y
figuraient, revenir docilement dans sa province, y peindre encore quelque mythologie appliquée […] » (Michon,
1990, p. 11).

146
Le lecteur fait face à une multiplicité des versions, des histoires, des récits. Il est confronté à
une impossibilité de la vérité qui complexifie la transmission du savoir. Cette difficulté est
présente dans le langage, dans l’impossibilité de faire sens, mais aussi dans l’expression même
de cet enjeu interprétatif : « Mais l’absent est aussi la forme présente de l’origine. Il y a mythe
parce qu’à travers l’histoire, le langage est confronté à son origine » (de Certeau, 2014, p. 73).
Le langage confronté à l’origine dans Les Onze, c’est l’écriture même de l’histoire, à travers sa
représentation, revenant constamment à son point de départ, celle à laquelle s’essaie Michelet
sans succès. C’est grâce au caractère fictif du tableau que cette métatextualité est possible,
puisqu’on sort de la construction historique du pouvoir afin de l’observer, de l’analyser, de la
commenter.
Les Onze, en tant qu’œuvre d’art fictive, c’est la démonstration sans le risque, c’est
l’exploitation de la supposition philosophique sans tomber dans le révisionnisme. Cette position
qui se transmet à travers le langage lui-même, dont Michon est pleinement conscient, trouve sa
source dans le rapport à l’image, dans le commentaire esthétique : « C’est peut-être que la
peinture à la fois redouble les apparences et fait douter d’elles, les fait vaciller. Peut-être comme
ma façon d’écrire, à la fois épaisse et en attente d’une apparition de l’invisible » (Michon, 2007,
p. 105). Cet appel pour la dérive textuelle, pour une échappée vers l’immatériel, traverse
l’œuvre de l’écrivain :
De cette médiation, il sera amplement question. C’est elle, en principe, qui permet à
l’œuvre singulière d’être unie à son essence, le Langage ; à l’homme d’être uni à l’Art.
Dire que dans certains textes de Michon, une figure historique permet d’interroger l’art,
cela n’a rien de neuf ; on dirait mieux, du reste, que le texte est lui-même l’interrogation,
en lui des figures s’interrogent (Bleau, 2009, p. 32).

On constate être au cœur d’un projet intermédial réussi lorsque les deux médias s’unissent pour
créer une œuvre qui n’est pas une illustration littérale d’une équivalence entre le texte et
l’image. Il faut que les médias travaillent ensemble afin de révéler ce qui ne pourrait jamais être
visible sans leur union. Il s’agit d’un langage dédoublé mais unique, d’un lieu insaisissable où
la pensée se manifeste sous une forme plurielle. Un objet comme l’œuvre d’art fictive est
l’essence même d’une interrogation sur l’art, tout en étant sa manifestation et son expérience.
Elle se place face à l’Histoire, face à sa mise en récit, face à son public, en train de créer une
expérience unique qui renouvelle le rapport entre esthétique et politique.

147
2.5.2. Lyrisme, romantisme et voix narrative : l’exploitation du sublime chez
Michelet

Le choix de Michelet en tant que référence historiographique est intéressant puisque


c’est son lyrisme qui affirme la voix narrative et donc la représentation de la subjectivité de
l’historien. Cependant, la récupération de cette figure romantique dans un contexte de littérature
contemporaine impose une distance qui renouvelle sa fonctionnalité, se positionnant dans une
critique de la transmission du savoir officiel et de l’écriture historique institutionnelle. Ce choix
réduit la traditionnelle distinction entre science et littérature dans le récit de l’événement, ce qui
est utile à Michon pour mettre en scène l’erreur que Michelet fera, dévoilant le laxisme de sa
supposée méthode scientifique :
Aussi, dans la scène de la sacristie, vécue en 1846, écrite en 1852, le retrace-t-il de
mémoire et le falsifie-t-il, de bonne foi peut-être ou avec cette perversité de prêtre
ennemi des prêtres, qu’on lui connaît. Et dans cette falsification, cette reconstruction de
mémoire, dans les célèbres douze pages donc, il applique au grand tableau ce qu’il a vu,
imaginé et bricolé ce jour-là […] (Michon, 2009, p. 128).

Le rôle octroyé à Michelet est celui de créateur des Onze. Corentin a peint le tableau, mais c’est
Michelet qui l’a transposé en mythe, celui qui a fait des Onze un événement historique. Le récit
de Michelet rend le tableau célèbre décisif pour la construction du grand récit révolutionnaire.
Le narrateur dévoile dans ce passage que Michelet, dans les faits, a tout inventé, qu’il a écrit
une histoire comme une autre, un récit subjectif. La présence de la voix narrative de l’historien
dans le récit qu’il établit des événements tels que représentés dans le roman de Michon
rapproche le discours historique de la fiction, mais aussi de l’interprétation :
C’est Michelet en effet qui opère cette révolution par laquelle le récit de l’événement
devient le récit de son sens. Il le fait exemplairement dans l’exhibition de l’historien,
tenant les lettres et se mettant à même de nous raconter non leur contenu mais le sens
de leur contenu ; de nous raconter ce sens au lieu de le produire comme l’explication
du contenu des récits (Rancière, 1992, p. 100).

À travers cette organisation de l’histoire, qui se crée grâce au tableau, vient le sentiment humain
devant l’œuvre d’art. On mélange objectivité et subjectivité, macro et micro, émotion et
individu. Ce témoignage est ici rapporté comme une expérience intense qu’on peut apparenter
au sublime de Burke ou au syndrome de Stendhal57 si l’on souhaite plutôt rappeler la relation
entre esthétique et littérature. Le Stendhal qui fait de l’arythmie à sa sortie du musée en Italie,

57
Ce qu’on appellera plus tard le syndrome de Stendhal est une émotion intense vécue dans la contemplation d’une
œuvre d’art visuelle, décrite ainsi par l’auteur : « Je ne prétends pas dire ce que sont les choses ; je raconte la
sensation qu’elles me firent ». Puis : « Enfin, les souvenirs se pressaient dans mon cœur, je me sentais hors d’état
de raisonner, et me livrais à ma folie comme auprès d’une femme qu’on aime » (Stendhal, 1973, p. 360 et p. 479).

148
le Stendhal qui doit s’asseoir sur un banc en sueur afin d’éviter de perdre connaissance, c’est
exactement le Michelet devant Les Onze tel qu'il est raconté par le narrateur de Michon.
Cette intensité subjective constitue aussi une absence du déni de l’expérience
individuelle dans l’interprétation, ce qui sera alors utilisé pour déconstruire le grand récit
historique, mais aussi comme base de référence au réel, puisque Michelet témoigne lui-même
de la grande place que prend son vécu dans ses écrits :
Je le déclare, cette histoire n’est point impartiale. Elle ne garde pas un sage et prudent
équilibre entre le bien et le mal. Au contraire, elle est partiale, franchement et
vigoureusement, pour le droit et la vérité. […] Je dirai seulement que les hommes les
plus honorables ont gardé le respect de certaines choses et de certains hommes, et qu’au
contraire l’histoire, ce qui est le juge du monde, a pour premier devoir de perdre le
respect (Michelet, 1952, p. 79).

Alors que la subjectivité est sensée être exclue de la méthode scientifique, cet extrait de
L’Histoire de la Révolution française ne pourrait être plus explicite sur les choix de l’historien,
mais aussi sur les choix institutionnels responsables de la transmission du savoir. Ce désir du
bien commun doit procéder à un tri afin d’écrire une histoire qui se tienne et qui puisse alors
prétendre au vrai. La présence du « je » dans cette déclaration, tout comme la référence au
respect, dévoile les bonnes intentions de l’historien, mais aussi une hiérarchie des sources
d’information. Michon utilise Michelet pour positionner l’événement historique comme une
digression. Il ne considère pas la fiction comme une véritable alternative, mais plutôt comme
une technique pour révéler les failles, pour multiplier les récits, pour maintenir le doute au lieu
de véritablement tenter d’en sortir. La présence de l’historien est donc plus proche d’un
détournement que d’une appropriation, comme le remarque Farron :
Mais Michon vampirise Michelet, l’entraîne dans une folle sarabande. Moins encore
qu’à la mauvaise foi, l’exégèse fictive du tableau ressortit à l’ivresse herméneutique, à
l’hallucination rétrospective : littéralement emporté par sa propre fiction, le Michelet
que réinvente Michon pour l’occasion est bien plus proche de la rêverie baudelairienne
au haschisch que des méthodes de l’histoire positiviste (Farron, 2011, p. 16).

L’une des stratégies du détournement consiste à brouiller les frontières avec le réel en utilisant
des éléments qui en proviennent directement, en changeant leur sens et en permettant à la fiction
d’en tirer le nécessaire afin d’établir une fausse crédibilité.
La construction du mythe micheletiste dans le récit des Onze prend donc appui sur une
situation réelle au sein de l’Histoire de la Révolution française de Michelet, mais aussi dans
l’œuvre de l’historien :
Quand il entrait comme nous avec son sujet dans la nuit et dans l’hiver. Les douze pages
de Michelet sur Les Onze, dans le chapitre III du seizième livre de l’Histoire de la
Révolution française, ces douze pages extrapolées, ce roman, a été pris pour argent

149
comptant par toute la tradition historiographique : il traîne partout et est diversement
traité par toutes les chapelles qui ont commenté, vilipendé ou célébré la Terreur
(Michon, 2009, p. 123).

Le narrateur de Michon replace l’exégèse des Onze dans un contexte précis en relevant le
passage de L’Histoire de la Révolution française dans lequel il se trouve, le Livre XVI, Chapitre
III. Or, ce passage existe, mais s’intitule plutôt Lutte de Robespierre contre les représentants et
correspond aux pages 744 à 755 de son édition de La Pléiade, reprenant alors la même longueur
du prétendu chapitre, soit douze pages de contenu littéralement substitué. Dans cet extrait,
Michelet expose la dualité du personnage de Robespierre au cœur de l’ambigüité herméneutique
du tableau de Corentin : « Ce qui honore le plus Robespierre, c’est sa lutte contre les
représentants en mission. Et c’est ce qui le condamne aussi, ce qui l’a perdu, c’est la guerre
qu’il leur a faite » (Michelet, éd. 1952, p. 744). Ce qui l’honore et ce qui le condamne, c’est
exactement le cœur de la commande passée au peintre : faire un tableau qu’on peut célébrer ou
que l’on peut haïr, mais surtout, qu’on puisse faire les deux. Michon reprend aussi le côté
anecdotique, anonyme et invraisemblable des sources utilisées par Michelet, qu’il positionne
dans la distance, se remémorant le tout isolé de tous.
Dans le chapitre en question, Michelet se confie d’une manière qui ne pourrait être plus
directe : « Ceci m’a été conté à Bordeaux par une personne très digne de foi » (Michelet, 1952,
p. 746). Ce commentaire est inusité et correspond peu à une approche objective. L’auteur s’y
met en scène, tout en conservant une aura de mystère et de secret qui contribue à la construction
du mythe du personnage de Robespierre. On pourrait qualifier cette phrase d’aparté
problématique par rapport à la construction historique. Toutefois, elle justifie l’élan lyrique
utilisé pour faire le portrait de cet homme si difficile à saisir :
Il y avait en lui [Robespierre] un contraste. Il était né avec l’amour du bien. Il posait
sans cesse, en ses discours, l’idéal de l’équilibre. Et sa violence intérieure (celle aussi
de la tempête révolutionnaire) le jetait à tout moment à droite et à gauche. Il imposait à
tous un milieu impossible qu’il ne put jamais garder (Michelet, 1952, p. 747).

Le narrateur de Michon fait donc un portrait de Michelet des plus fidèle, reprenant la rhétorique
et le ton de l’historien. La reproduction de son discours à des fins fictives révèle la relation de
l’exégèse avec l’interprétation du tableau, créant une fissure entre l’explication que le texte peut
procurer à l’image, mais aussi une fissure entre l’image et l’histoire.
C’est alors qu’on se tourne vers d’autres sources pour comprendre l’expérience du
public face aux Onze, et c’est alors que le récit se tourne vers l’histoire de l’art. En effet, pour
mieux saisir l’ampleur et l’impact de l’œuvre la plus célèbre de Corentin, le narrateur de Michon
fait donc référence à une autre œuvre d’art, fictive elle aussi :

150
Vous vous êtes même arrêté devant la reproduction de l’esquisse à l’huile de Géricault
qui n’est pas ici au Louvre, qui dort parmi les Girodet dans le musée de Montargis :
Corentin en ventôse reçoit l’ordre de peindre les Onze. Le titre donné après coup est
approximatif, le tableau est à peine ébauché, il y a de grands pans de blanc, car Géricault
l’a peint quand il avait la mort sur l’épaule. Mais il est tout à fait conforme à ce que j’ai
dit (Michon, 2009, p. 121).

D’un point de vue historiographique, il est récurrent que les tableaux se désignent entre eux,
que ce soit à travers des portraits de peintres ou d’ateliers. Rien de plus plausible donc que la
représentation d’un Corentin recevant une commande afin de légitimer l’événement, en plus
d’alimenter la légende. Le narrateur utilise l’esquisse pour renforcer le mythe. Il s’agit d’une
œuvre incomplète, difficile à interpréter, mystérieuse : on augmente l’aura de Corentin tout en
attirant l’intérêt de l’historien. Le choix de Géricault n’est pas anodin puisque Michelet lui a
effectivement consacré plusieurs pages dans son Journal 1828-1848.58 Si on revient à l’extrait
du roman, on peut noter que Géricault, qui a produit de nombreux dessins, a néanmoins effectué
moins d’études préparatoires à l’huile. Son intérêt marqué pour le clair-obscur influencé par
Rubens ou le Caravage ainsi que les études anatomiques (Annexe 43) nous incitent à remarquer
un style romantique très différent de David malgré la similitude du sujet traité.
La vie de Géricault, amoureux passionné, mort à 33 ans d’avoir trop aimé59 révèle
l’aspect mythique des figures d’artiste. L’intérêt manifeste de Michelet à son égard construit
alors la cosmologie nécessaire autour des Onze. La présence en littérature de Géricault accentue
la mythologie de ce peintre, notamment chez Prosper Mérimée, Alexandre Dumas, Louis
Aragon et Hervé Guibert. La crédibilité de ce détournement à travers l’esquisse de Géricault
dans le roman insère Les Onze au sein de l’histoire de l’art, dans son discours, puis en tant que
métaréférence. Selon le narrateur de Michon, la création de cette imagerie est toutefois
réutilisée par Michelet pour justifier son propre récit, combler ses trous de mémoire, et assurer
la puissance de sa propre posture :
Les œuvres plastiques ont produit chez Michelet des réactions aussi intéressantes pour
le moins que ne l’ont fait les textes ou les événements de l’histoire. Cet appareil
d’auscultation mérite que l’on s’en serve. On n’apprendra le plus souvent rien de bien
valable sur les objets d’art ; mais on apprendra beaucoup par eux sur Michelet lui-même
(Pommier, 1955, p. 72).

L’analyse de Pommier sert à réévaluer les relations entre texte et image, en considérant ici

58
« Oui, Géricault est l’artiste national, grand comme œuvre et plus grand comme méthode, le seul qui ait pris la
France hors de toute imitation » (Michelet, 1995, p. 125).
59
Il y a une certaine ambiguïté sur la mort de Géricault, qui pourrait être la répercussion d’une chute à cheval,
mais plus probablement provoquée par une maladie vénérienne (voir Clément, 1879, p. 252).

151
l’exégèse comme un projet narcissique de l’historien qui utilise l’interprétation comme autorité
discursive. Cette fictionnalisation qui emploie à la fois des références politiques et artistiques
crée un chassé-croisé, un mélange de sources et de médias dans lequel le lecteur se confronte à
un savoir exhaustif qui ne fait que se représenter lui-même, une représentation qui, au-delà des
échecs et des erreurs, ne défend plus la quête de la vérité, mais plutôt celle de l’expérience
esthétique. La présence de Michelet dans le roman sert à dévoiler qu’il se trouve, derrière les
façades de l’institution, muséale et historiographique, d’autres récits. Faire voir cette histoire
autre s’effectue à travers l’illustration de l’écriture romanesque de Michelet et sa contribution
à la construction du discours officiel, tout en étant l’une des caractéristiques premières de
l’écriture michonienne telle qu’Aurélie Adler l’observe dans Abbés :
Ces failles introduites dans le récit sont aussi la condition d’une réinvention du passé :
la vivisection des sources se donne comme opération de vivification de la mémoire, et
partant de la littérature. La relativisation du savoir s’accompagne en effet d’une
multiplication des pistes possibles, comme le souligne la répétition du coordonnant « ou
» d’hypothèses, disant à la fois le décrochage de la narration avec un récit de fondation
perdu mais aussi la fondation d’un mode de lecture du passé entre critique et fiction
(Adler, 2009, p. 102).

Entre le texte et l’image, entre la critique et la fiction, entre l’histoire et sa performativité, entre
l’expérience esthétique et intellectuelle. Les Onze propose cet entre-deux, cette nature
intangible d’un impossible milieu qui explore à la fois la subjectivité de manière intransigeante,
mais aussi l’altérité du récit qui se manifeste jusque dans la langue même.

2.5.3. Retour du biographique : enjeux de savoir


Contre le temps, contre l’Histoire perçue comme ravage, contre la littérature elle-même parfois, les écrivains
cherchent une forme de saisie du particulier, une forme d’écriture de ce que Barthes nommait « l’essence
précieuse de mon individu ».
- Alexandre Gefen, Inventer une vie, 2015, p. 14-15

La structure du récit des Onze est intéressante puisque chacune des parties fonctionne de
manière autonome, dans un moment isolé, mais travaille vers un objectif commun : la
transmission du savoir et de l’expérience de l’œuvre d’art dans la fiction. Dans la première
partie, très courte, le narrateur se plaint de l’absence de portrait, de représentation picturale de
Corentin et part à la recherche d’une image perdue dans une suite de suppositions. La deuxième
se veut biographique et anecdotique, et le narrateur essaie de faire un portrait psychologique du
peintre à travers son héritage familial. La troisième raconte la nuit mystérieuse de la commande
secrète au double sens tandis que la dernière se consacre à l’erreur historiographique de
Michelet. Cette structure non linéaire renouvèle les enjeux esthétiques dans chacune des parties.

152
La relation entre texte et image déplace la fonction de l’œuvre d’art fictive tout en proposant
une pluralité de récits alternatifs. Michon s’intéresse aux dessous, aux revers, aux multiples et
aux petits. Dans son essai Inventer une vie : la fabrique littéraire de l’individu, Alexandre
Gefen rappelle l’intérêt important de la littérature contemporaine pour le biographique, c’est-à-
dire en quoi les expérimentations autour de ce genre constituent un enjeu majeur qui propose
une réflexion sur le média et sur la relation de celui-ci avec le savoir :
Face aux écritures de la raison et de la généralité, aux notices abstraites ou aux massifs
encyclopédiques, c’est à des usages détournés de la biographie – enquête fictionnelle,
introspection autobiographique, mythographie des marges – de secourir l’individuel.
Cette défense territoriale conduit à l’émancipation des écritures littéraires de la
biographie par rapport aux exigences de la référence, à leur autonomisation par rapport
à toute forme de représentation collective, à leur réenchantement par la création de
mythologie parallèle (Gefen, 2015, p. 82-83).

Le détachement par rapport à la référence constitue l’une des spécificités centrales de ce regain
d’intérêt pour le biographique, mais aussi de l’expérience de l’œuvre d’art fictive dans le roman.
À l’aide de cet enjeu commun, la littérature peut se positionner comme histoire autre en utilisant
ses attributs propres.
La présence du genre biographique dans le roman est considérée comme alternative à
l’histoire officielle puisqu’elle détermine l’expérience de l’œuvre d’art fictive en resserrant
l’héritage de la relation entre histoire de l’art et littérature. Il s’agit autant d’un autre mode
d’organisation du savoir que de l’intrusion de la fiction dans ce processus critique
d’appropriation. En effet, on constate dès la parution du premier ouvrage de Pierre Michon que
son projet d’écriture semble très précis, tout en se tournant vers l’exploration de formes et de
rapports au réel multiples dans ses différentes approches dans ses récits suivants. La littérature
chez Michon apparaît alors comme une philosophie de la transmission, une expérience de l’art
comme bien commun et comme témoin à travers l’écriture des vies :
Les Vies ont une longue tradition, on en a raconté pendant des siècles. C’étaient d’assez
courts récits, non pas véristes et affectant le naturel (« la vie même ») comme nos
biographies, mais faisant la part belle au légendaire, aux distorsions de la mémoire, aux
interventions de l’au-delà. Les vies qu’on prenait la peine d’écrire étaient
nécessairement surnaturelles : elles ne valaient que par un point de tangence avec le
divin qui les transportait hors du commun (Michon, 2007, p. 21).

Le genre littéraire des « vies » est essentiel dans l’œuvre de Michon : il détermine sa relation à
la narration, comme l’accent mis sur l’anecdote et l’improbable, mais aussi à la tradition. Cette
pratique constitue une pensée autour de la transmission du savoir qui s’oppose à son
institutionnalisation. Michon investit alors ce qui est considéré comme étant les erreurs du
biographique, leur accordant plus de place qu’à la linéarité des événements, le tout dans une

153
posture critique. Il s’intéresse à la construction des mythes des personnalités et s’approprie cette
structure afin de l’investir dans le quotidien, voire dans le banal : « Quand une vie est racontée
par beaucoup de bouches, amplifiée à chaque nouveau récit, elle tend à l’exemplarité et devient
mythique » (Michon, 2007, p. 48). En empruntant cette stratégie discursive pour l’appliquer à
des sujets qui sont hors de la portée habituelle du mythe, Michon dévoile l’artifice de la
technique et sa superficialité narrative. Alors qu’il a consacré ses premières œuvres à des
anonymes et à des moments inconnus de peintres illustres, Les Onze utilise la fiction afin de
s’attarder plus longuement à la construction historiographique des grandes légendes de la
peinture. Puisqu’il n’a pas de compte à rendre au réel, puisqu’il n’a pas de références à suivre,
Michon peut s’aventurer de l’autre côté de l’histoire : « Je n’ose pas m’inspirer de ces bons
romanciers qui veulent faire de Corentin un peintre philosophe, éduqué par son père. Car en
vérité ils se virent peu, et loin des pensées de fil blanc l’enfant vécut entre deux femmes qui le
dévoraient d’amour » (Michon, 2009 p. 46). Le narrateur est ici dans une situation fort
intéressante puisque sa distanciation des autres écrits biographiques s’inscrit elle aussi dans la
fiction et ne nécessite donc aucune nuance. On est dans la création d’un discours autonome qui
peut se permettre une absence de justification afin d’explorer uniquement ce qui a été mis de
côté.
On bascule alors dans une dérive narrative autour de l’amour de la mère et de la grand-
mère afin de déconstruire l’impact qu’aurait pu avoir l’absence du père. Alexandre Gefen
analyse l’importance de l’héritage familial chez Michon, à qui il attribue d’ailleurs « la paternité
du prolifique genre de la fiction biographique » :
Son imagination féconde réunifie les légendes et réassure les généalogies – familiales
comme culturelles – par un nouvel humanisme de la biographie, la fusion de la mémoire
collective en une identité individuelle, par-delà la solitude propre, selon Walter
Benjamin, au romancier et au roman (Gefen, 2015, p. 184).

La littérature examine le rapport entre narrativité et filiation puisqu’elle en est un outil de


transmission. On voit dans Les Onze qu’il est possible pour le récit biographique de se détacher
du grand récit historiographique officiel des Lumières tout en réutilisant les mêmes stratégies :
Je me demande, Monsieur, s’il est bien utile de vous raconter cela, ces histoires de
famille et ces hautes généalogies, à quoi notre époque tient tant ; s’il est besoin de
remonter si loin, dans ces pâles existences qui ne sont après tout que des on-dit, des
causes hypothétiques, alors que nous avons depuis deux cents ans devant nos yeux
l’existence indubitable des Onze, le bloc formel d’existence, sans réplique, invariable,
l’effet massif qui se passe tout à fait de causes et qui se passerait tout aussi bien de mon
commentaire (Michon, 2009, p. 30).

Ce commentaire métatextuel nous fait constater comment, grâce à cette hybridité des genres,

154
biographiques et romanesques, et des sources, historiques, familiales et anecdotiques, Michon
crée un récit placé à l’extérieur de l’institution dans lequel le lecteur occupe une place de choix
quant à son interprétation. Il s’agit d’une esthétique de suppositions, où l’absence d’affirmations
laisse place aux dérives romanesques. Il faut aussi noter la tension mise en place par cette
hésitation envers les faits historiques qui contraste avec la certitude de la représentation
picturale, qui est pourtant tout aussi fictionnelle. La négation de l’un et l’incontestabilité de
l’autre révèlent ainsi le parti pris envers l’image, l’image seule au-delà de son appareil
interprétatif, au-delà de ce qu’on dit à son sujet.
Le pouvoir de l’image d’exister comme objet fait en sorte qu’elle puisse se réinventer
tout en interrogeant les perceptions et des acquis socioculturels, voilà le sujet même du discours,
peu importe la nature du questionnement. Ces interrogations affirment la nature critique de
l’œuvre de Michon et la capacité de la littérature de dialoguer avec la philosophie, en plus de
son intérêt pour l’histoire de l’art. Gefen rappelle le caractère postmoderne de l’écriture de
Michon à travers sa métatextualité et son hybridité : « Explicitement inspirées par la “ grande
politique ” de Michel Foucault, les vies de Michon ont néanmoins comme point commun de
toujours s’immiscer dans les vides ou les envers de notre histoire culturelle, d’en constituer des
versions parallèles ou plutôt “ obliques ” » (Gefen, 2015, p. 181-182). Comme le souligne
Gefen, cette histoire autre à laquelle s’attarde Michon ne sert donc pas à créer du sens, mais à
s’interroger sur la manière dont ce dernier est créé puisque ces histoires de familles et ce récit
de filiation ne servent, effectivement, ni le commentaire du narrateur ni l’interprétation que peut
en faire le lecteur du tableau. Ces histoires ne sont d’aucune utilité, et c’est là tout leur intérêt
puisque c’est ce rien même qui rend alors possible la sortie de l’Histoire. La lecture comparative
entre la figure de Michelet et le regain du biographique dans Les Onze propose de considérer
l’impact du romanesque sur différentes plateformes narratives, et ce, au-delà du fait fictif. Les
dérives romanesques de ces deux genres illustrent la manière dont ils sont construits en tant que
récit, mais également comment leur appropriation par Michon apparaît comme tentative de
diversification des sources documentaires. L’échec de cette investigation légitime donc
l’attitude critique adoptée par l’auteur du roman, qui, devant la force de l’Histoire et du pouvoir
officiel, se retranche dans la pluralité des récits, mais aussi dans cette problématique
herméneutique du langage face à l’image.

155
Conclusion : Esthétique de la supposition et rhétorique de l’incertain : Michon,
le refus du récit unique et la fiction de l’œuvre d’art

En guise de conclusion, nous proposons d’explorer ce qui, devant l’Histoire, essaie de


l’ébranler. Michon adopte le style du doute, ou ce que l’on pourrait qualifier de rhétorique de
l’incertain à travers l’usage de la modalisation. Il s’agit là d’une herméneutique de l’émoi, où
l’on valorise l’expérience plutôt que la vérité. Nous avons pu constater cette valorisation de
l’affect tout au long de ce chapitre autant dans le rapport au musée qu’à l’histoire de l’art,
qu’aux politiques culturelles ou aux différentes instances de pouvoirs. On se trouve dans Les
Onze dans une logique du visible, du lisible, de la révélation où le lecteur est confronté à ce
qu’il sait, à ce qu’il pense qu’il sait, à comment il le sait ; où l’on se situe toujours dans le « ni
l’un ni l’autre ». Dans Chemins de Michon, Jean-Pierre Richard commente l’importance du
style de l’auteur afin de soutenir son propos :
Le je ému de la voix narratrice, qui parle, et commente, mais aussi discute la Vulgate,
la brouille en réimaginant les grandes scènes (et ce brouillage subjectif, cette hésitation,
c’est bien l’une des caractéristiques les plus séduisantes de l’effet-Michon), ce je donc,
il assume quelquefois, mais de façon presque indécidable […] (Richard, 2008, p. 56).

Il est essentiel que le narrateur des Onze prenne la posture de l’éternel insatisfait, devant
l’absence de preuve matérielle et que ces interrogations soient également dirigées envers son
propre discours. Cette absence de certitude est la matière même de l’œuvre d’art fictive.
« Toutes choses sont muables et proches de l’incertain » (Michon, 2002, p. 71). Cette phrase
qui se répète comme une maxime est au cœur de chacun des trois récits d’Abbés. Elle revient
telle une incantation, plaçant l’impossible vérité, non seulement comme une expérience de
lecture, mais finalement comme une ouverture, une réévaluation des événements, un intérêt
pour le mineur et le marginal.
Cette esthétique de la supposition est donc un élément stylistique qui traverse l’écriture
de Michon, fait qu’il évoque d’ailleurs lui-même :
L’hésitation est bien plus évocatrice que l’affirmation. Quand on ne sait pas, il vaut
mieux mettre un « peut-être » suivi de quelque chose d’extrêmement clair et visible : ce
« peut-être » fait planer un doute qu’ensuite la force indubitable de l’évocation dément
(Michon, 2007, p. 60-61).

Cet énoncé souligne la nécessité de la littérature de s’éloigner de toute forme de constat fixe,
mais aussi la part de révélation que possède l’écriture, permettant alors au lecteur de se
confronter au visible, au lisible. Il y a une tension chez Michon entre les choses qui existent et
ce que l’on dit sur elles, qu’il révèle grâce à l’emploi du modalisateur de doute, comme les

156
« peut-être » de cet extrait. L’enjeu du récit, c’est d’insérer le tableau des Onze au cœur de
l’incertitude et d’observer ainsi comment on peut articuler cette tension. Richard met en
évidence cet aspect particulier du travail de Michon en expliquant qu’il s’agit à la fois d’une
posture éthique et esthétique :
Pourquoi et comment le mélange ? Parce qu’il s’inscrit à l’encontre de toute une
tradition de vie et de pensée qui remonte, dans ce qu’elle a de meilleur, aux grands
inventeurs de la culture renaissante. Une place pour chaque chose, chaque chose à sa
place, chaque objet se distinguant très précisément des autres, se découpant sur eux, et
s’ordonnant finalement dans la perspective, aussi bien sensible que mentale, d’un
univers conduit par la raison. Mais cela ne respecte pas […] le trouble fondamental,
l’incertain, tout le tremblé du monde (Richard, 2008, p. 61-62).

Ce mélange entre l’affirmation et l’hésitation positionne cette esthétique de la supposition


comme un dédoublement du savoir, c’est-à-dire que Michon le présente dans une certaine forme
afin de confirmer son existence avant de le multiplier de façon exponentielle. Il devient alors
pluriel et c’est là même que s’insert le doute. Il y a donc une double action au sein de l’écriture
de Michon, ce qui explique pourquoi le narrateur des Onze se contredit sans cesse.
L’ordre des choses en est ainsi bouleversé, contestant à la fois leur lieu et leur hiérarchie
à travers cette rhétorique de l’incertitude. Cette tension est d’autant plus problématique dans
Les Onze puisque l’objet du discours est lui aussi fictionnel :
Cette croyance [que l’on est unique et que le monde est magique] devint du doute en
chemin, mais elle persista : c’est elle qui l’a fait tenir debout toute sa vie, qui l’a
conjointement entravé et poussé aux reins dans ses moindres actes, et que pour finir il a
pulvérisée dans Les Onze, - à moins qu’une fois de plus il ait rusé avec elle, l’ait
amadouée en la reniant, ou reniée pour la restaurer, et l’ait secrètement rétablie,
méconnaissable (Michon, 2009, p. 70).

La métatextualité de ce passage est encore une fois la démonstration d’une conscience narrative
aigüe qui met en scène le travail du discours et son organisation. La notion de chemin est
également pertinente puisqu’elle insinue le continuel mouvement du savoir, son impossibilité à
se fixer, et l’instabilité liée à sa connaissance et à sa transmission. Cet extrait concerne la
production artistique de Corentin, sa vision de la peinture et comment il est possible de la
percevoir dans son œuvre et représente bien les différentes problématiques abordées dans ce
chapitre. Que ce soit le doute, le désir de créer un récit, la ruse à utiliser contre ce dernier :
toutes les stratégies sont bonnes pour réactualiser constamment l’interprétation de l’œuvre et
de l’Histoire. L’institution est ébranlée parce qu’elle investit d’un désir d’expérience, faisant en
sorte qu’on y intègre la fiction afin d’explorer la subjectivité. Le narrateur de Michon hésite sur
la nature de ce qui se trouve devant lui, sur l’objet de son discours qu’il partage au lecteur, sur
les fluctuations potentielles de sa compréhension de l’œuvre d’art et sur la place de cette vision

157
dans l’interprétation du tableau. Il l’affirme comme une force de caractère du personnage juste
avant de revenir sur ce propos pour finalement suggérer au lecteur de se faire sa propre idée.
L’ambiguïté de l’interprétation est articulée autour de figures fortes comme le secret et le
reniement qui sont habituellement utilisées pour exprimer la conviction, alors qu’ici, au
contraire, on les inverse et on joue avec elles dans la supposition et l’impossible.
Le fait que le narrateur confie son doute à propos des Onze évoque une autre
comparaison entre le style de Michon et son rapport aux relations textes-images : « […] dans
un texte, on peut laisser visibles ce que les peintres appellent les repentirs, les ébauches, les
hésitations, tout ce qui précède et fonde la version définitive. La trace de tout cela est permise
à l’écrivain, quand au contraire, le peintre fait tout pour l’effacer » (Michon, 2007, p. 71). On
peut observer ici une opposition entre la finitude de l’image et l’infinitude du texte. Si l’image
veut contester son statut d’objet, si elle veut soulever le doute, elle doit sortir d’elle-même, elle
doit avoir recours à un objet qui lui est extérieur afin de potentiellement renouveler son
interprétation. Ce commentaire de Michon à propos de Maître et Serviteurs, publié avant Les
Onze, s’applique peut-être encore mieux à ce dernier roman. Nous venons d’analyser une
esthétique de la supposition, mais nous pouvons aussi suggérer une esthétique des repentirs :
l’écriture comme trace indélébile de ce qui a été effacé. Parce que le texte n’est pas matière, il
peut tout conserver. Il peut aussi tout renouveler. Là est tout l’objectif des Onze : dévoiler ces
traces, ces reprises, et recommencer sans cesse, à travers le portrait, la biographie, le récit de la
nuit mythique et le commentaire herméneutique erroné de Michelet. On recommence, on
reprend, mais on n’efface pas. On conserve le tout et on le donne ainsi au lecteur, à lui d’en
faire ce qu’il veut.
Voilà une expérience assurément autre, impossible en contexte muséal, finalement très
politique. Même Malraux ne s’aventurait pas aussi loin dans son rapport à l’interprétation. Il
voulait cumuler l’histoire de l’art dans un espace unique, reproductible et accessible. Mais
Michon, lui, s’intéresse à comment on l’a racontée, à comment on écrit sur l’art, et pourquoi il
faut reprendre cette écriture sans cesse : « […] je vois bien qu’avant d’en venir au fait il va me
falloir raconter à grands traits cette histoire si souvent racontée – puisque c’est bien du même
homme que je parle » (Michon, 2009, p. 23). Si souvent racontée, mais on la refait encore et on
la refait en soulignant toute la subjectivité qui naît face au contact avec l’œuvre. Le tableau Les
Onze, on le regarde dans le musée, dans une spatialité et une temporalité qui dépassent le cadre
institutionnel pour se retrouver dans le récit, puisque ce n’est qu’une fiction, mais une fiction
au grand pouvoir. C’est celui de nous faire réfléchir à ce qui se cache derrière l’œuvre d’art,
dans les méandres de la transmission de son savoir, dans un verbe au conditionnel, dans une

158
magie hésitante, dans une tension incertaine, qui se manifeste autour d’un seul et même but :
« Faire voir puissamment les choses comme le fait la peinture, la littérature le peut. Elle peut
du moins essayer. C’est ce que je fais » (Michon, 2007, p. 32). Il s’agit là peut-être de l’unique
fait indubitable ; la tentative, la réflexion, la prise de risque pour s’assurer de faire vivre et
revivre l’œuvre d’art visuelle.
La réflexion sur le style de Michon comme esthétique de la supposition et rhétorique de
l’incertain à laquelle nous venons de procéder nous mène à une conclusion similaire à celle que
nous avons faite suite à notre étude de Nue de Jean-Philippe Toussaint : l’œuvre d’art fictive
est bel et bien un objet littéraire. Nous avons pu observer comment, en tant qu’objet textuel,
cette dernière s’inscrit dans une longue tradition de médias qui tentent de repousser les
frontières spatiales et temporelles de l’art et de la culture, de l’Atlas Mnémosyne d’Aby
Warburg à l’exposition Family of Man d’Edward Steichen en pensant par la revue Documents
autour de Georges Batailles, des installations de Marcel Broodthaers, et sans oublier le Musée
Imaginaire d’André Malraux. Ce rapport à l’espace-temps est très important pour l’expérience
qu’en fait le lecteur, qui est alors confronté à une accumulation de détails contextuels et
historiques dont la médiation est facilitée par la forme littéraire. Tandis que Toussaint procède
à des collages entre souvenirs personnels, annonciation italienne et photographie, Michon, pour
imprégner son lecteur d’une image unique, fait appel à des figures emblématiques comme Jules
Michelet et Jacques-Louis David pour le convaincre de la grandeur de l’œuvre d’art fictive qu’il
est en train de créer. Certaines stratégies textuelles qu’on a pu observer sont également
similaires chez les deux auteurs, portant à croire qu’il relève davantage de l’héritage
ekphrastique : les énumérations, les juxtapositions, l’accumulation de détails précis, mais aussi
des pratiques empruntées aux avant-gardes tels l’appropriation et le détournement. Les enjeux
de légitimations du savoir ont également continué de se développer au cours de ce chapitre ;
non seulement quand y a-t-il art, mais où peut-il y avoir art et que pouvons-nous tirer de ce qui
nous est raconté à son sujet. Duchamp délègue entièrement la tâche au spectateur d’assurer la
continuité et la pertinence de l’art ; Michon, quant à lui, procède plutôt à une mise en garde.
Nous verrons alors chez Houellebecq comment la littérature exploite à son tour les possibilités
qu’a engendrées cette crise de la représentation.

159
Chapitre 3
La Carte et le territoire : la fiction de Houellebecq comme critique de la représentation
L’acte de pensée et l’objet de la pensée se confondent.
- Parménide,
Traduction libre que Michel Houellebecq utilise comme épigraphe pour Les particules élémentaires

3.1. Le monde comme volonté et comme papier peint : la production de l’œuvre d’art
chez Houellebecq
C’est par l’apprentissage des siècles, en résumé, qu’un artiste naît dans l’atelier du monde.
- William Morris, 2011, p. 36

La place de l’art visuel dans la fiction de Michel Houellebecq est centrale, et ce, bien
avant le succès critique de La Carte et le territoire, prix Goncourt 2012. Ayant lui-même
expérimenté l’image cinématographique60, l’auteur incorpore le milieu artistique au sein de
toutes ses œuvres littéraires, que ce soit d’un point de vue institutionnel – le personnage de
Michel dans Plateforme travaille au ministère de la Culture – ou d’un point de vue du processus
créatif – Jed Martin guidant ses lecteurs dans ses réflexions esthétiques dans La carte et le
territoire. Ce roman emprunte certains aspects du Künstlerroman, sous-genre du
Bildungsroman axé sur la formation et le développement de l’artiste et de sa pratique. Bien que
le récit soit déconstruit d’un point de vue linéaire, il s’articule autour de chacune des grandes
phases créatives de l’artiste fictif, abordant les changements techniques de médias tout comme
l’impact concret de la réception critique de l’œuvre sur le quotidien du personnage, ses relations
interpersonnelles et sa situation matérielle.
La présence narrative de l’œuvre d’art visuel se situe au cœur des problématiques de la
représentation auxquelles s’attaque le roman houellebecquien. Elle se manifeste à la fois dans
une structure médiatique comparative et dans une approche hybride et méditative de la
philosophie et de la théorie de l’art. Le Palais de Tokyo a sollicité la collaboration de l’auteur
en 2016 pour créer l’exposition Rester vivant (Annexe 44), reprenant le titre de son recueil de
poésie dont la première parution date de 1991. Contrairement à l’exposition Le Monde comme
volonté et comme papier peint (Annexe 45), organisée au Consortium de Dijon en 2012,
l’exposition du Palais de Tokyo a été entièrement créée par Houellebecq, de l’expérience
visuelle et immersive jusqu’au parcours scénographique, révélant une conscience accrue des
différents enjeux du milieu de l’art contemporain. Stéphanie Moisdon, la commissaire
dijonnaise, a proposé quant à elle une adaptation muséale de La Carte et le territoire, où elle a

60
Après avoir réalisé trois court-métrages, Crystal de souffrance en 1978, Déséquilibres en 1982 et La Rivière en
2001, Michel Houellebecq réalise l’adaptation de La Possibilité d’une île en 2008. Il a également collaboré à titre
de co-scénariste ou d’acteur à plus d’une dizaine de productions.

160
réuni les œuvres d’artistes cités dans le roman comme le préraphaélite anglais William Morris,
dont l’œuvre s’inscrit dans les problématiques artistiques qui y sont exploitées, comme l’intérêt
des cubistes tel Fernand Léger pour le thème du travail, à côté de commandes passées auprès
d’artistes contemporains devant s’inspirer de l’univers du texte. Aucune adaptation réelle des
œuvres d’art fictives du roman n’y est toutefois proposée ; on y conserve alors un contact avec
le public sur une base uniquement fictionnelle, imaginaire, lisible.
« Houellebecq est un visionnaire, confirme Stéphanie Moisdon. Après la publication du
roman, on a commencé à rééditer en France les textes de Morris et plusieurs musées accueillent
cette année des monographies qui lui sont consacrées » (Moulène, 2012, en ligne). Ces propos
tirés d’une entrevue accordée aux Inrockuptibles nous permettent d’investir une piste de
réflexion pertinente, à savoir la relation entre la référence à des artistes réels au sein du roman
houellebecquien et l’intégration narrative de leurs diverses propositions esthétiques. Cet
important apport théorique a dès lors une influence énorme, non seulement sur la structure du
récit, mais également sur les œuvres d’art fictives qui y sont créées. La première partie de ce
chapitre s’intéressera donc à la figure de William Morris au sein de La Carte et le territoire afin
d’établir une constellation de penseurs et d’artistes autour des avant-gardes historiques qui se
sont penchés sur le statut de l’œuvre d’art à travers une ontologie de la production et du travail
artistique. Nous tenterons de conceptualiser comment ces propositions peuvent nourrir notre
compréhension et notre expérience de l’œuvre d’art fictive en contexte romanesque.

3.1.1. Considérations esthétiques et héritage de l’avant-garde dans la poétique


houellebecquienne
En résumé, j’étais un observateur acéré de la réalité contemporaine.
Michel Houellebecq, La possibilité d’une île, 2005, p. 25

Les précédents chapitres ont exposé le rôle phare joué par les propositions
philosophiques de Marcel Duchamp afin qu’une œuvre d’art fictive puisse être considérée en
tant qu’expérience esthétique. Ce dernier est d’ailleurs cité dans La possibilité d’une île, le
roman précédant La Carte et le territoire, dans lequel il y avait déjà un personnage secondaire
d’artiste grâce à qui certaines œuvres d’art fictives ont pu faire place à de complexes ekphrasis,
gardant toutefois un rôle complémentaire dans l’économie narrative61 :

61
En effet, contrairement au travail artistique de Jed Martin dans La Carte et le territoire, celui de Vincent dans
La possibilité d’une île ne s’avère être ni autoréflexif ni autoréférentiel. Il est présenté en tant qu’objet sans insérer
ni processus de création ni réception critique ni même un quelconque commentaire provenant d’un public non-
spécialiste.

161
Je ne connais pas grand-chose à l’art contemporain, m’excusai-je. J’ai entendu parler de
Marcel Duchamp, c’est tout.
- C’est certainement lui qui a eu la plus grande influence sur l’art du vingtième siècle,
oui. On pense plus rarement à Yves Klein ; pourtant, tous les gens qui font des
performances, des happenings, qui travaillent sur leur propre corps, se réfèrent plus ou
moins consciemment à lui (Houellebecq, 2005, p. 138).

Tout comme la vaste majorité des réflexions esthétiques houellebecquiennes, cette dernière
prend la forme d’un dialogue entre deux personnages, l’un plus expérimenté que l’autre, ici le
personnage de Vincent, artiste timide et reclus, discutant avec Daniel, humoriste à succès
réactionnaire. Vincent, qui se révélera être le fils du prophète dont il prendra secrètement la
place après la supposée première réussite de clonage humain, schématise de manière très
efficace les trois approches à succès de l’art contemporain. Si le public a une attirance pour les
tendances autour du « gore » et de l’« heroic fantasy », explique-t-il, c’est pourtant celle inspirée
par l’humour qui se réclame de l’héritage duchampien :
Tu as l’ironie directe sur le marché de l’art, à la Ben ; ou bien des choses plus fines, à la
Broodthaers, où il s’agit de provoquer le malaise et la honte chez le spectateur, l’artiste
ou les deux en présentant un spectacle piteux, médiocre, dont on puisse constamment
douter qu’il ait la moindre valeur artistique ; tu as aussi tout un travail sur le kitsch, dont
on se rapproche, qu’on frôle, qu’on peut parfois brièvement atteindre à condition de
signaler par une métanarration qu’on n’en est pas dupe (Houellebecq, 2005, p. 138-139).

Ce commentaire pourrait être considéré comme une première tentative d’ancrage du discours
critique dans le cadre fictionnel chez Houellebecq, qui utilise ici l’histoire de l’art comme
processus de légitimation des parallèles disciplinaires qu’il s’emploie à développer. On
discerne, dans cet extrait, le rôle clé de la métanarration, de la conscience que l’œuvre a d’elle-
même et de la manifestation de cette conscience. D’une certaine manière, l’œuvre contient son
propre discours critique puisqu’elle est capable de témoigner de ces multiples dimensions
malgré l’absence d’un langage propre au visuel. Bien que cette conscience utilise
habituellement des pratiques comme l’autoréférentialité, le personnage de Vincent mise plutôt
sur l’ironie, technique également privilégiée par Houellebecq et Duchamp.
Toutefois, c’est un autre aspect de l’héritage duchampien qui est exploité dans La carte
et le territoire. Il nous amène à traiter certaines propositions esthétiques de l’artiste que nous
n’avons pas encore eu la chance d’analyser et d’exploiter dans notre conceptualisation de
l’œuvre d’art fictive. La relation de l’artiste à son travail insère Duchamp dans un dialogue avec
les avant-gardes historiques et elle devient essentielle dans l’économie narrative du roman :
Duchamp venait au bout d’un long processus de déconstruire le prestige de la profession
artistique. Il n’y avait pas besoin de savoir peindre, ni sculpter, pour faire une œuvre. Il
suffisait de choisir un objet déjà fait, ready-made, prêt à l’emploi. Il suffisait, surtout,

162
de le mettre dans le contexte social et culturel qui fait qu’une œuvre est une œuvre [...]
(Joyeux-Prunel, 2016, p. 677).

Quand Béatrice Joyeux-Prunel rappelle dans son ouvrage la négation du travail artistique, elle
le fait dans une démarche de protestation contre la valeur marchande de l’œuvre d’art en tant
qu’objet. Cela se situe dans une logique de contestation de l’hégémonie muséale et
institutionnelle. On note une part d’ironie à travers la signature, reprenant le geste nominatif,
mais surtout en déplaçant le jeu de mot vers une problématique industrielle, R. Mutt faisant
référence à Mott Iron Works, une grande marque américaine de sanitaires. À travers ce geste,
l’autonomie de l’œuvre d’art face à l’objet manufacturé n’est plus garantie, ce qui relève
effectivement d’une posture ontologique puisque c’est le travail même de l’artiste qui est
dénaturé. Houellebecq se penche sur cette transformation de la valeur de l’objet à travers une
critique du capitalisme qu’il perçoit comme étant potentiellement nuisible à l’expérience
esthétique.
La posture avant-gardiste s’insère dans une logique historique qui met en avant une
esthétique du renouveau et une éthique de la rupture. Ses manifestations artistiques sont
impossibles à saisir ou à fixer parce qu’elles sont dans un mouvement continuel, déjà en train
de se transformer alors qu’elles sont inachevées. La littérature peut en être le témoin puisqu’il
lui est possible de s’inscrire hors du temps historique grâce à la fiction, mais aussi d’en
documenter les différentes étapes de création. Cette conception lie dès lors l’œuvre d’art à son
public à travers l’expérience qui lui en est proposée :
[…] la notion même d’art et d’artiste était suspecte, qu’ils ne croyaient pas à
l’inspiration, et pas plus aux institutions que s’évertuaient à construire ceux qui
voulaient asseoir la modernité sur des structures durables en Amérique. La valeur
poétique de l’expérience vécue comptait pour eux (Duchamp et Picabia) (Joyeux-
Prunel, 2016, p. 681).

Même s’ils souhaitent s’en distancier, les avant-gardes sont intrinsèquement liées au désir de
redéfinition du travail artistique. La rapidité des changements artistiques proposés a ébranlé le
goût établi : c’est le choc comme esthétique déstabilisante qui s’est installé pour de bon. C’est
lui qui est devenu l’objet de la quête artistique, c’est lui qui a fait en sorte que l’idée soit
reconnue pour ce qu’elle est, sans relation avec l’objet, avec sa perception ou sa production. Et
il s’agit là d’une contribution de l’avant-garde qui a marqué le vingtième siècle, pour reprendre
les propos du personnage de Vincent, en assurant la pertinence et la continuité de l’héritage
duchampien, tout comme la possibilité de son insertion fictionnelle grâce à la valorisation des
recherches autour de l’anti-rétinien.

163
Cet investissement du théorique est également propre au style houellebecquien, faisant
résonner le fond et la forme, mêlant l’art de la citation à celui du débat philosophique,
caractéristiques qui traversent son œuvre et envers lesquelles il s’est d’ailleurs exprimé dans le
recueil Interventions 2 : « À l’opposé, en ouvrant la littérature aux conceptions théoriques qu’on
peut élaborer sur le monde, je m’expose constamment au risque du cliché – et même à vrai dire
je m’y condamne, ma seule chance d’originalité consistant (pour reprendre les termes de
Baudelaire) à élaborer des clichés neufs » (Houellebecq, 2009, p. 282). L’auteur n’aspire donc
pas à proposer de nouvelles considérations ou une approche différente de la philosophie de l’art.
Il ne cherche pas à proposer des solutions, mais à proposer de relations inusitées, que ce soit
entre les artistes, les critiques, les théoriciens. Mettre côte à côte certains penseurs incite à
développer des idées inexploitées, à tisser des liens moins probables à cause de traditions
culturelles éloignées dans le temps ou l’espace. Les héritages se croisent et s’entrechoquent
grâce à une littérature qui n’est redevable d’aucun savoir institutionnalisé, protégée par la
fiction et ses possibles explorations. C’est alors qu’on peut tracer le fil conducteur entre le
Marcel Duchamp de La possibilité d’une île et le William Morris de La Carte et le territoire.
Bien que la fiction ouvre les voies théoriques, il faut tout de même admettre que Houellebecq
n’est pas le premier à avoir établi une comparaison entre ces artistes. Antoine Compagnon
procède de façon similaire dans Les cinq paradoxes de la modernité :
Plus que nul autre, Duchamp contribua à vider la création de son mystère et à retirer à
l’artiste l’aura du génie, héritée du romantisme et dont restaient tributaires la plupart des
surréalistes. Il fit de l’artiste un artisan, mais pas à la manière de Morris et de Ruskin,
qui avaient loué à la fin du XIXe siècle le travail manuel pour lutter contre
l’industrialisation accélérée de la société et de la culture. Depuis qu’il ne travaille plus
pour un patron ou un mécène, l’artiste moderne, selon Duchamp, est plutôt petit
entrepreneur (Compagnon, 1990, p. 126).

Ce n’est pas sans le moindre hasard que le fil tissé entre les deux artistes s’articule ici autour de
la notion de travail dans un monde dominé par la technique puisqu’il s’agit de l’une des
préoccupations majeures des avant-gardes historiques. Si les avenues sont différentes — Morris
valorisant l’artisanat et Duchamp faisant de sa vie même une œuvre d’art —, le débat
philosophique reste le même : que peut l’artiste face à la domination inévitable du taylorisme,
de la répétition et du travail à la chaîne et de la domination du capital. L’artiste est
inévitablement le produit de la société dans laquelle il vit, il est sensible aux changements et
s’inscrit lui aussi dans la logique du travail maintenant que l’art a changé de statut, qu’il possède

164
une valeur marchande et que l’artiste ne dépend plus des mécènes pour vivre62. Les
considérations matérielles ont un impact indubitable sur l’œuvre créée, que ce soit en regard de
la valeur de l’objet ou des conditions de travail de l’artiste. C’est exactement ces problématiques
sociologiques relatives à l’art, à la vie et au travail qui intéressent Houellebecq dans La Carte
et le territoire et ce, autant d’un point de vue narratif que comme source d’inspiration pour les
œuvres d’art fictives de Jed Martin. Son parcours parfait et l’ascension rapide sont typiques des
artistes multidisciplinaires de la seconde moitié du vingtième siècle, encouragés par les
investissements financiers de l’ère néo-libérale. La réussite flamboyante du protagoniste est un
clin d’oeil évident à des figures telles que Jeff Koons et Damien Hirst qui seront elles aussi
récupérées dans le roman. L’absence totale d’ambition du personnage ouvre la place à une
distance critique qui positionne le marché de l’art dans une logique capitaliste, sans toutefois
influencer pas le travail de l’artiste. Dans un article consacré à la posture de l’auteur, Françoise
Grauby rappelle un trait de caractère important des personnages houellebecquiens :
La médiocrité – qui est aussi, redisons-le, celle des héros de Houellebecq – de l’état
d’écrivain redit la dispersion et l’émiettement de tout, à commencer par la littérature.
Pas de leçons à transmettre comme il n’y aura pas de corps à enterrer. Pas de
transformation spirituelle du corps en art, pas de passage de l’âme dans le livre (Grauby,
2018, p. 80).

Il y a ici une entreprise de destruction du mythe du génie, transformant l’écrivain et l’artiste en


êtres humains, dans ce qu’ils incarnent de plus banal. Les maladresses sociales de Jed liées à la
simplicité de son approche du milieu de l’art font de lui un être inadapté, dont la vision du
monde se transmet davantage à travers sa production plastique que ses actions ou son discours,
qu’il est incapable d’articuler. Cette contradiction dévoile inévitablement le rôle herméneutique
primordial du langage pour l’œuvre d’art visuelle, utilisant le récit de vie de l’artiste pour
dévoiler ses failles et son insuffisance quant à son exploitation à des fins de médiation pour la
réception critique.

62
Pour plus de détails sur les transformations liées à la marchandisation de l’art comme objet, voir Nathalie
Heinich, Du peintre à l’artiste.

165
3.1.2. Le mouvement Arts & Crafts et l’entreprise artistique : de la collaboration
à l’expérience romanesque
William Morris a créé une entreprise qui a bien marché. Peut-être mon intérêt pour lui tient-il également à une
fascination que j’ai pour les papiers peints. Le thème des papiers peints revient dans mes poèmes. Je suis
également un amateur de rideaux. Je peux passer de longs moments devant de beaux rideaux comme devant des
papiers peints.
Michel Houellebecq, 2012, p. 55-56

L’intérêt de Michel Houellebecq pour l’art visuel dans La Carte et le territoire mérite donc
qu’on s’attarde à l’influence de l’avant-garde historique étant donné que ses manifestations sont
multiples. Les références variées jouent sur différents aspects narratifs, situant le récit dans une
remise en question constante de ses propres procédés, mais aussi du savoir et de l’expérience
artistique qu’il est apte à proposer. Conséquemment, il est intéressant de constater que la figure
de William Morris est elle aussi introduite dans La Carte et le territoire à travers le dialogue,
présentant alors le débat esthétique qui structurera tout le roman. En effet, les théories de Morris
aident à conceptualiser le travail de Jed Martin, définissant un motif qui suivra toute sa
production artistique, et ce, même au-delà de ses changements formels. Il s’avère que la
discussion en question opère également un effet psychologique chez l’artiste puisqu’il s’agit de
la toute dernière conversation qu’il aura avec son père, Jean-Pierre Martin, établissant pour la
première fois dans leur relation difficile un sentiment de compréhension, voire d’attachement.
Le personnage du père est l’une des seules relations interpersonnelles qu’entretient l’artiste.
Enfant unique, ayant perdu sa mère, qui s’est suicidée à un jeune âge, Jed n’a que des échanges
convenus et polis avec son père jusqu’aux derniers jours de ce dernier. Bien qu’il ait toujours
soutenu les ambitions créatives de son fils, finançant ses études aux beaux-arts et son premier
appartement, Jean-Pierre Martin n’a jamais manifesté d’intérêt pour sa progéniture,
complètement absorbé par son travail. Cette dernière conversation avant son départ en Suisse
pour se faire euthanasier, change pourtant la donne. Le père, architecte, partage ses pensées et
ses ambitions avec son fils grâce à la vision esthétique et politique de Morris, aidant les deux
hommes à se rejoindre à travers des idées communes sur l’utilité de l’objet d’art et sur son
processus de création :
Pour les préraphaélites, comme pour William Morris, la distinction entre l’art et
l’artisanat, entre la conception et l’exécution, devait être abolie : tout homme, à son
échelle, pouvait être producteur de beauté – que ce soit dans la réalisation d’un tableau,
d’un vêtement, d’un meuble ; et tout homme également avait le droit, dans sa vie
quotidienne, d’être entouré de beaux objets (Houellebecq, 2010, p. 226-227).

Cette explication du père est des plus pertinentes puisqu’elle renforce certains liens avec la
pensée duchampienne, l’artiste souhaitant lui aussi un retour aux pratiques artistiques du Moyen

166
Âge, avant leur affaiblissement par les grands ateliers de la Renaissance qui ne mettait en valeur
que le nom de l’artiste connu – Botticelli, Rembrandt ou Léonard de Vinci – pour laisser dans
l’ombre le travail des assistants. Cette structure est d’ailleurs toujours en place aujourd’hui.
« Oui, vous savez, étant peintre, on est toujours une sorte d’artisan » (Duchamp, 2014, p. 40).
Pour établir le parallèle avec la pensée duchampienne, l’intérêt de cet extrait réside
surtout dans le caractère spirituel et incarné de ces pratiques qui, pourtant, n’étaient pas aussi
attachées au mimétisme imposé par la perspective. Chez Morris, il s’agit davantage du rapport
à la collaboration comme authentique approche du travail de l’artiste, loin du mythe du génie
créateur. Jean-Pierre Martin va jusqu’à comparer le travail contemporain en atelier à celui d’une
entreprise, émettant le commentaire face à l’œuvre de Jeff Koons et Damien Hirst, comparaison
qui a son propre écho dans le roman puisque le personnage de Jed Martin décide d’abandonner
le tableau faisant le portrait de ces deux artistes dont le succès financier demeure à ce jour
inégalé. Dans le même désir de réunir la conception et l’exécution, Duchamp suggérait que la
réalisation de l’œuvre en soi, dans son aspect matériel, n’était que la copie de l’idée. Rien de
plus logique alors que de vouloir réunir les deux actions afin d’éviter une répartition inégale du
travail, entre création de l’idée et geste répétitif de production. C’est d’ailleurs peut-être l’aspect
qui a le plus séduit Houellebecq dans les propositions de William Morris, lui faisant une place
aussi grande au sein de son roman. L’auteur évoque ce fait dans une entrevue accordée à
Catherine Millet pour Artpress :
Le principe qu’énonce William Morris, en soi, reste beau : que chacun puisse envisager
son travail comme une œuvre d’art. Mais la société ne s’est pas engagée dans cette
direction, et la question que je pose dans le livre demeure : pourquoi les gens travaillent-
ils ? Qu’est-ce qui les pousse à le faire ? (Houellebecq, 2012, p. 56)

Cet énoncé révèle une méfiance face à la structure capitaliste du monde contemporain, qui,
grâce aux innovations techniques, a valorisé la productivité au lieu de la qualité de vie. La
réflexion se déplace aussi vers l’expérience esthétique puisque l’art est lié à la vie, mais aussi,
indéniablement, à la manière dont on entre en contact avec l’objet, ne pouvant alors mettre de
côté la manière dont ce dernier a été produit. Le travail artistique comme production est en soi
problématique puisqu’il dépend de facteurs qui sont extérieurs à la valeur artistique de l’objet
créé, le marché de l’art étant dépendant d’un goût formé par l’institution et répandu par la
critique.
Les propos de Jean-Pierre Martin adoptent un ton didactique, paraphrasant une histoire
de l’art générale pour débutants, osant même quelques anecdotes biographiques salaces pour
séduire le curieux. Le tout sonne d’autant plus faux étant donné que le destinataire de ce

167
discours, son fils Jed, est lui-même un artiste, peu intéressé par les détails de la vie sexuelle de
Morris et déjà au courant d’une certaine logique des avant-gardes historiques. On se demande
alors ce que l’auteur cherche à faire à travers cette vulgarisation. On se rappellera ici les
accusations de plagiat de Wikipédia pour le même roman autour de la notice d’un type
particulier de mouche.63 Ce désir de transmettre une information accessible, un savoir qui se
démocratise, rejoint exactement le projet esthétique de Morris, qui ne se cache aucunement de
ses aspirations socialistes tel qu’on peut le lire dans ses propres écrits publié en 1889 :
Mais la fin recherchée par le commerce est la création d’une demande de marché, et sa
satisfaction une fois créée, dans le but de faire des profits individuels, tandis que la fin
recherchée par les arts appliqués aux articles utilitaires – autrement dit, la production
qui remonte à l’époque d’avant le commerce – était de satisfaire des besoins
authentiques et spontanés du public, et de quoi s’assurer un gagne-pain pour les
producteurs (Morris, 2011, p. 36).

Cet extrait de L’art et l’artisanat est très accusateur, négligeant tout potentiel effet positif de la
commercialisation de l’art, notamment une certaine autonomie des choix de sujet de la part des
artistes64. Bien que la logique développée dans ce texte soit tout à fait juste et n’a fait
qu’atteindre un degré exponentiel avec l’art contemporain, elle n’est pas non plus désintéressée.
William Morris a abandonné la peinture rapidement parce qu’il jugeait n’être pas assez
compétent, puis s’est voué à ce que l’on désigne traditionnellement comme étant les arts
décoratifs (papiers peints, tapisserie et vitraux dans son cas) (Annexe 46). Même s’il excelle
dans ce domaine et que son militantisme ait aidé le mouvement Arts & Crafts à atteindre une
renommée critique internationale et d’entretenir un véritable dialogue avec les artistes des
avant-gardes aux techniques mixtes, le statut de l’artisan en tant que créateur n’égale en rien
celui de l’artiste, dont le statut social diffère largement.65 Même l’originalité de la créativité de
l’artisan est mise en doute à cause du potentiel reproductif de l’objet, d’autant plus que les
techniques se développent très rapidement à l’ère industrielle. Ces préoccupations nous

63
L’affaire avait d’ailleurs été amplement couvert par la presse française : Aïssaoui, Mohammed, « Houellebecq
et La Carte et le territoire : Je remercie Wikipédia ». Le Figaro, 2 janvier 2015,
http://www.lefigaro.fr/livres/2015/01/02/03005-20150102ARTFIG00055-houellebecq-et-la-carte-et-le-territoire-
je-remercie-wikipedia.php.
64
Béatrice Joyeux-Prunel rappelle cette difficile tension entre audace artistique et besoin de survivance : « Les
avant-gardes affirmèrent peut-être d’autant plus leur avance sur les goûts dominants et leur rejet du public, qu’elles
dépendaient de ce dernier pour vivre. Elles oscillaient entre un secteur de recherche et un secteur commercial sans
lequel la recherche n’était pas possible si l’on ne bénéficiait pas de rentes » (Joyeux-Prunel, 2016, p. 34).
65
La différence entre les deux termes a une longue histoire ancrée désormais dans l’imaginaire social : « C’est
ainsi que, appliqué à une activité mécanique, le terme “ artiste ” lui confère une sorte de dignité intellectuelle,
tandis que dans un cadre libéral il renvoie plutôt à la sphère de l’exécution, de la simple manipulation. Cette
ambivalence illustre le flottement dans les représentations propres aux sphères cultivées vers le milieu du siècle,
permettant au mot “ artiste ” de jouer des rôles à peu près opposés selon ses contextes d’emploi » (Heinich, 1990,
p. 202).

168
intéressent puisqu’elles concernent l’ontologie de l’objet d’art, mais aussi parce qu’elles
illustrent à quel point Morris était un homme de son temps, nouant indubitablement la relation
de l’art et la vie à l’avant-garde :
La naissance des avant-gardes est à lier au développement des journaux et des revues,
c’est-à-dire à celui des techniques d’impression et de reproduction en série, donc à
l’industrialisation. Elle s’accompagna d’un vaste mouvement de circulation des idées –
auquel correspondit assez vite une circulation des images. En même temps, la circulation
des hommes et des objets s’accélérait elle aussi, avec le développement des réseaux
ferrés et des transports maritimes (Joyeux-Prunel, 2016, p. 10-11).

William Morris, idéaliste reclu ou simple observateur de la réalité qui lui était contemporaine ?
C’est étrangement la même question que se pose Michel Houellebecq, qui exploite cette tension
à merveille. Si la critique de l’institution fait partie de l’essence même de l’avant-garde, cette
dernière n’en a pourtant jamais autant dépendu. Il est donc intéressant d’explorer cette avenue
puisqu’elle expose les problématiques du travail artistique tout en étant capable de conserver
une autonomie grâce à son immatérialité. L’œuvre d’art fictive se situe effectivement à
l’extérieur de la chaîne de production et l’expérience qu’en fait le lecteur peut donc exploiter
cette distance afin de déployer tout un appareil critique qu’elle possède également.
Houellebecq intègre aussi la pensée de William Morris dans le roman par la citation
directe. La stratégie est métanarrative puisqu’ici, c’est Michel Houellebecq, personnage de son
propre roman66, qui lit un extrait de L’art et l’artisanat à Jed Martin alors en visite chez lui. La
représentation que l’auteur fait de lui-même est d’autant plus importante pour notre étude
puisque c’est ce personnage qui est appelé à produire l’interprétation de l’œuvre du peintre,
prenant ainsi le rôle de médiateur officiel, ce qui mène à des rencontres où les échanges
théoriques et esthétiques sont nombreux :
C’est tiré d’une conférence qu’il a prononcée à Édimbourg en 1889 :
« Voilà en bref notre position d’artistes : nous sommes les derniers représentants de
l’artisanat auquel la production marchande a porté un coup fatal. »
Sur la fin il s’est rallié au marxisme, mais au départ c’était différent, vraiment original.
Il part du point de vue de l’artiste lorsqu’il produit une œuvre et il essaie de le généraliser
à l’ensemble du monde de la production – industrielle et agricole. On a du mal à

66
Ce phénomène a été commenté dans d’autres études : « Jed rencontre Michel Houellebecq qu’il a sollicité pour
écrire le catalogue de cette exposition, et les deux hommes vont se lier d’amitié. [...] Car dans ce roman, l’un des
personnages principaux est Michel Houellebecq, écrivain alcoolique, mutique, dépressif. C’est donc le “vrai”
Houellebecq, c’est-à-dire Houellebecq tel qu’il apparaît dans la lunette journalistique de ses adversaires dont on
dirait qu’ils sont les auteurs des autoportraits du romancier dans La Carte et le territoire » (Chamayou, 2014, p.
2).

169
imaginer aujourd’hui la richesse et la réflexion politique de cette époque (Houellebecq,
2010, p. 263).

Houellebecq procède à la mise en place de son propre appareil herméneutique, utilisant le


dialogue comme médiation artistique. La pratique du commentaire explicatif permet à l’auteur
de s’éloigner des propos exacts de Morris afin de se rapprocher de ses positions politiques. Le
propos suit la structure de pensée qui procède davantage à des mises en relations qu’à une
analyse précise. On est dans le commentaire personnel, ce qui relève d’ailleurs d’une certaine
forme d’appropriation par le discours. Le texte original de Morris se penche sur la nature du
travail de l’artisan, rappelant son implication dans le milieu de l’art britannique de l’époque,
mais aussi de ses affiliations avant-gardistes et socialistes :
Voilà en bref notre position d’artistes : nous sommes les derniers représentants de
l’artisanat auquel la production marchande a porté un coup fatal. Par conséquent, faisons
de notre mieux pour devenir d’aussi bons artisans que possible [...]. Apprenons à être de
bons ouvriers quoi qu’il advienne, ce qui nous mettra à l’unisson avec tout ce qui mérite
d’être fait en art, nous libérera de cette grande corporation du pouvoir créatif qu’est le
travail de toutes les époques antérieures, et nous préparera à ce qui ne manquera pas
d’advenir : le nouvel art coopératif de la vie [...] dans lequel la conscience qu’aura
chacun d’appartenir à un ensemble, travaillant dans l’harmonie, un pour tous et tous
pour un, permettra l’avènement d’une égalité réelle et heureuse (Morris, 2011, p. 46-
47).

La recherche du bonheur dans l’accomplissement de soi est une thématique qui traverse l’œuvre
de Houellebecq, conduisant toutefois à constater l’échec d’un tel projet pour l’humanité. Cette
relation du plaisir dans le travail est un écho direct au plaisir esthétique procuré par la
contemplation de l’œuvre d’art. Le déplacement de la considération du producteur et non du
public est privilégié par la narration puisqu’elle ne présente pas un objet fini. En effet, le lecteur
a accès à toutes les étapes du processus de production de l’œuvre d’art. Non seulement les
difficultés personnelles et créatrices de Jed Martin seront-elles utilisées à des fins narratives,
mais également comme sources de renouveau et de débats esthétiques. Les idées de Morris sont
donc liées à ce choix de réunir le plaisir et le travail, également partagé par Houellebecq lors
d’un entretien à artpress accordé à Catherine Millet et Jacques Henric:
Tout ça pour dire qu’un artiste peut plus facilement qu’un écrivain traverser des sortes
de crises où rien de ce qu’il faisait auparavant ne lui paraît plus avoir de sens. En tant
qu’écrivain, je me situe dans un cadre plus normé, qui a moins évolué en tout cas au
cours du dernier siècle. J’ai choisi le personnage d’un artiste parce que je souhaitais
disposer de quelqu’un qui puisse connaître des crises et des changements radicaux
(Houellebecq, 2012, p. 57).

Cette radicalité est exploitée dans le roman sans aucune logique ou justification, laissant libre
cours à l’intuition et à l’inexplicable. Tous les commentaires critiques, herméneutiques et

170
explicatifs sont employés dans le roman lorsqu’on a affaire à des artistes réels. Ils sont alors
mis en lien comme source d’inspiration ou de légitimation de l’œuvre d’art fictive, sans jamais
y être directement appliqués À la place, on exploite plutôt la conception classique de l’artiste
génial comme étant potentiellement un élément clé pour le plaisir esthétique du public, ce qui
s’avère être un outil herméneutique bien moins sophistiqué.
Le commentaire explicatif des écrits de William Morris auquel procède le personnage
de Houellebecq se poursuit pendant plusieurs pages du roman, créant une suspension temporelle
pour entrer dans une forme didactique qui s’attarde à une transmission du savoir officiel. La
nature essentielle de la relation entre création et production pour Morris est un élément
déterminant pour l’œuvre d’art fictive en contexte romanesque. C’est à se demander si cette
insistance répétitive ne serait pas volontaire, utilisée pour en légitimer la présence :
Pour mettre en pratique ses idées sur le retour à la production artisanale, il a créé très tôt
une firme de décoration et d’ameublement ; les ouvriers y travaillaient beaucoup moins
que dans les usines de l’époque, qui étaient il est vrai ni plus ni moins des bagnes, mais
surtout ils travaillaient librement, chacun était responsable de sa tâche du début à la fin,
le principe essentiel de William Morris était que la conception et l’exécution ne devaient
jamais être séparées, pas davantage qu’elles ne l’étaient au Moyen Âge (Houellebecq,
2010, p. 265-266).

Le caractère utopique et inégalé du projet de Morris est ici mis en lumière, tout comme sa place
dans les avant-gardes historiques. Si Houellebecq revient sur la relation au bonheur dans cet
extrait, bouclant ainsi la boucle avec les propos politiques cités antérieurement, on constate que,
malgré son intérêt pour la théorie, il n’utilise jamais les références des courants de pensée qui
ont pu influencer l’engagement social et les propositions de William Morris, alors qu’ils sont
plutôt bien référencés :
Comme Ruskin, il [Morris] voyait dans le retour au travail artisanal le moyen de
dépasser l’aliénation par l’industrie. Inspiré également par les écrits d’Eugène Viollet-
le-Duc, il opposait la créativité de l’individu à une production de masse indifférente à la
valeur esthétique. Voulant donner à l’artiste une juste place grâce aux arts appliqués, il
reprit en 1874 une société produisant et vendant tableaux, sculptures, tapisseries, tissus
de décoration et vitraux (Joyeux-Prunel, 2016, p. 285).

L’importance des positions éthiques et politiques de Morris pour Houellebecq ne fait aucun
doute. Cette tension est manifeste puisqu’à travers l’œuvre d’art fictive de Jed Martin,
Houellebecq interroge le potentiel même de l’impact de l’art sur la vie de l’homme. Il s’agit
d’une problématique qui se trouve au cœur des préoccupations des avant-gardes historiques,
comme le rappelle Antoine Compagnon :
Deux avant-gardes doivent donc être distinguées : l’une politique et l’autre esthétique,
ou plus exactement celle des artistes au service de la révolution politique, au sens saint-

171
simonien ou fouriériste, et celle des artistes satisfaits d’un projet de révolution
esthétique. De ces deux avant-gardes, l’une veut en somme utiliser l’art pour changer le
monde, et l’autre veut changer l’art, estimant que le monde suivra (Compagnon, 1990,
p. 52-53).

Cette proposition est en soi un nœud indénouable. Le dialogue entre l’art et le politique s’inscrit
dans un va-et-vient constant, sans solution possible, que des avenues multiples que le XXe siècle
s’est employé à explorer, parfois dans une radicalité si manifeste qu’elle a desservi l’expérience
esthétique. Les abus de l’art au service du politique ont conduit le public à se méfier des
institutions. Le roman propose donc de revoir le rapport de l’art à la fiction, puisque l’idée seule
ne peut être récupérée au service des institutions qui sont à leur tour contrôlées par le pouvoir
politique. Les musées, les œuvres mises en valeur ainsi que leurs méthodes de médiation sont
toujours dépendants de l’autorité en place. Et ce risque, Morris en était conscient, rappelant
alors à son lectorat l’importance de l’éducation pour établir une distance critique solide afin de
contrer l’hégémonie des grands récits. Et à cette époque de l’industrialisation, ce contre quoi il
est possible de lutter, ce qu’il faut changer, ce que l’art peut influencer en politique, c’est le
rapport au travail dans sa relation avec l’expérience esthétique, estime Morris :
Cet espoir que je nourris pour l’art est fondé sur ce qui m’apparaît de façon quasi
certaine comme une vérité fondamentale, à savoir que tout art, même le plus inspiré, est
influencé par les conditions de travail de la majeure partie de l’humanité, et prétendre
que l’art, fût-il le plus intellectuel, est indépendant de ces conditions générales, est futile
et vain. Autrement dit, tout art qui affirme s’appuyer sur l’éducation spécifique ou le
raffinement d’un groupe ou d’une classe restreint doit par nécessité être irréel et
éphémère. L’ART EST L’EXPRESSION PAR L’HOMME DE LA JOIE QU’IL TIRE
DE SON TRAVAIL (Morris, 2011, p. 64).

3.1.3. Ontologie de la production : objet et travail de l’artiste contemporain


Je souhaite vous entretenir des obstacles qui viennent empêcher l’art d’être ce qu’il devrait être : une aide
et un réconfort pour la vie quotidienne de chacun.
William Morris, 2011, p. 49
Le dernier élément auquel nous porterons attention pour bien ancrer la relation entre le
travail, le producteur et l’objet d’art porte sur l’analyse de l’œuvre de Jed Martin. Nous pourrons
alors insérer la logique de l’œuvre d’art fictive dans cette équation héritée de l’avant-garde
historique avec laquelle la littérature est en dialogue constant à travers leur rapport conflictuel
aux structures institutionnelles. La carrière de l’artiste fictif constitue en soi l’enjeu central du
roman, dans une temporalité non linéaire certes, mais orientée vers un idéal de progrès et
d’accomplissement de soi, d’un meilleur toujours à atteindre d’un point de vue personnel et
artistique. Il est donc intéressant de constater que, malgré les différents médias employés et les
multiples démarches poursuivies, Houellebecq cherche à unir ces éléments hétérogènes afin de

172
transmettre à son lecteur un récit fort et cohérent dont l’interprétation thématique entraîne la
formation d’une œuvre totale. Ce désir d’unité peut paraître étonnant au premier abord puisque
la stratégie de l’œuvre d’art fictive est d’utiliser la littérature pour faire place aux discours et
aux productions culturelles qui s’inscrivent à l’extérieur de l’effort d’homogénéisation de
l’institution muséale. Toutefois, l’unité herméneutique révèle également la manière dont un tel
processus se déploie, et conséquemment, les raisons pour lesquelles la narration est inévitable
pour toute histoire de l’art : cette dernière doit être racontable si elle veut être transmise :
En somme, concluait Jed de manière abrupte et approximative, l’histoire de l’humanité
pouvait en grande partie se confondre avec l’histoire de la maîtrise des métaux – l’âge des
polymères et des plastiques, encore récent, n’ayant pas eu le temps selon lui de produire
de réelle transformation mentale.
Des historiens d’art, plus versés dans le maniement du langage, notèrent plus tard que
cette première vraie réalisation de Jed se présentait déjà, de même en un sens que toutes
ses réalisations ultérieures, et ce malgré la variété de leurs supports, comme un hommage
au travail humain (Houellebecq, 2010, p. 50-51).

Cette prolèpse montre exactement cet enjeu narratif puisqu’il en présente les deux points de
vue. D’abord, le lecteur a accès aux réflexions de Jed Martin tentant de conceptualiser l’histoire
humaine à travers les matériaux qu’il a pu utiliser pour favoriser son évolution technique à
travers le temps, évolution qu’on dévoile au lecteur en avance afin de teinter son interprétation
du travail de l’artiste comme un tout cohérent, une recherche plastique constante et continue. Il
s’agit là d’une position personnelle, issue de sa déclaration de démarche artistique destinée à
ses professeurs de l’École des Beaux-arts de Paris. Ses écrits d’étudiant possèdent une facture
brouillonne où l’on voit manifestement que la pensée est encore à l’étape de l’élaboration entre
une approche théorique et un objet artistique fini qui n’a pas de discours inhérent, renforçant
ici la nécessité du textuel pour l’interprétation du visuel. La deuxième partie de l’extrait procède
à une synthèse efficace tentant de lier ces premiers essais de jeune artiste à un travail plus abouti
de l’œuvre d’une vie entière, révélant ainsi le nécessaire passage du temps pour la formation
d’un véritable projet esthétique et de sa compréhension pour le public. Notons également
l’anonymat de ces « historiens d’art », comme si l’étalement temporel était finalement ce qui
justifiait le consensus conceptuel.
L’analyse de l’évolution est toutefois très juste, et le déplacement vers la représentation
du travail chez l’être humain établit une véritable ontologie de la production de l’œuvre d’art.
En situant l’objet manufacturé comme source de réflexion initiale de l’œuvre d’art fictive, on
affirme l’affiliation duchampienne au readymade et à la relation entre l’art et la vie, comme le
rappelle Antoine Compagnon, qui compare le marché de l’art à la structure du capitalisme :

173
Il [L’artiste] produit des objets dépourvus de fonction ou sans valeur d’usage, et sur le
marché où il les livre, la demande ne précède pas l’offre. Il revient donc à l’artiste de
décider tout seul ce qu’il fabriquera, et le collectionneur se prononcera ensuite, en
choisissant ou non d’acheter. À l’écart de la reproduction sociale, l’artiste, qui en somme
doit produire de la demande, ou de la valeur d’échange sans la moindre valeur d’usage,
devient paradoxalement l’incarnation par excellence du capitalisme, y compris des
contradictions de celui-ci (Compagnon, 1990, p. 126-127).

La fascination envers l’objet créé nous lie indubitablement à la matière et à son expérience,
mettant ainsi l’accent, dans l’œuvre d’art fictive, sur l’immatérialité et sur le questionnement
essentiel qui a traversé cette thèse : ce qu’est vraiment une œuvre d’art. Un objet quelconque
peut soudainement, par suite de détournements et d’actions langagières, se réclamer d’un
héritage artistique. Un objet qui se situe uniquement dans l’idée et dans le concept, sans matière
ou possible visibilité, peut alors, grâce à cette logique, prétendre à son tour, au statut d’œuvre
d’art. C’est précisément cette tension que Houellebecq tente d’exploiter, et en reliant l’objet
manufacturé au travail humain, en explorant la dimension narrative qui entoure le rapport de
production :
Il faut bien se rendre compte que les objets manufacturés du monde – béton armé, lampes
électriques, rames de métro, mouchoirs – sont actuellement conçus et fabriqués par une
petite classe d’ingénieurs et de techniciens capables d’imaginer, puis de mettre en œuvre
les appareillages appropriés ; eux seuls sont réellement productifs. Ils représentent peut-
être 5% de la population active. Les autres membres actifs de la population –
commerciaux, publicitaires, employés de bureau, cadres administratifs, stylistes – ont une
utilité sociale beaucoup moins évidente ; ils pourraient disparaître sans que le processus
de production en soit réellement affecté (Houellebecq, 2012, p. 19-20).

Cet autre extrait de l’entretien d’artpress vient tisser la relation de l’être humain à l’objet de
manière très pertinente et donne ainsi une continuité entre les différentes propositions
artistiques de Jed Martin. En commentant la production des objets utilitaires, Houellebecq
rappelle comment cette dimension industrielle ne fait plus partie de l’expérience collective
quotidienne. Pourtant, le travail de Jed Martin révèle la banalité de la production de ces objets.
Ils deviennent des éléments oubliés parce qu’ils sont simples et sans histoire alors qu’ils ont été
créés par un être humain, dans un geste répétitif sans attention particulière, mais fabriqués au
même titre qu’une œuvre d’art a pu l’être. C’est cette similarité du « faire » que l’artiste fictif
met en lumière à travers le déplacement de la représentation vers la production, vers le
producteur. L’objet d’art émet alors le constat que le travail à l’ère contemporaine n’est pas ce
qui engendre la production d’objets utilitaires, et que le déplacement vers le secteur tertiaire ne
fait qu’augmenter. L’argument de cette logique héritée de l’époque industrielle devient un
aspect narratif métacritique puisque c’est le personnage de Houellebecq qui créera le récit

174
herméneutique homogène de ce projet artistique. Son unité renforce l’influence critique grâce
à l’appareil fictionnel :
Au-delà des variations de thèmes et de techniques, il [le personnage de Michel
Houellebecq] affirme pour la première fois l’unité du travail de l’artiste, et découvre une
profonde logique au fait qu’après avoir consacré ses années de formation à traquer
l’essence des produits manufacturés du monde, il s’intéresse dans une deuxième partie
de sa vie, à leurs producteurs (Houellebecq, 2010, p. 188).

L’affirmation du déplacement et de l’évolution du projet esthétique de Jed Martin apparaît si


souvent dans le roman que l’auteur en manque presque de subtilité. La répétition est une
manière de transmettre la dimension conceptuelle de l’œuvre d’art fictive au-delà des multiples
ekphrasis qui se trouvent au cœur du récit. On souligne ici le fait que l’idée est plus grande que
l’œuvre, et ce, même si chacune des œuvres n’est elle-même qu’une idée, textuelle et
immatérielle, propre au contexte romanesque.
On est en mesure ici d’intégrer la problématique du discours à l’un de nos enjeux
centraux : comment témoigner de ce qu’on crée, que ce soit un objet manufacturé ou une œuvre
d’art ? Comment peut-on faire part de sa production, de son expérience au quotidien et partager
sa contemplation esthétique? Encore une fois, la question de l’autorité du discours revient : qui
peut écrire sur l’art, et comment ? Le milieu de l’art a besoin de son public, tout comme l’objet
d’art doit être diffusé pour exister. Ces méthodes de transmission sont mises en question par la
forme romanesque qui intègre l’œuvre d’art fictive au sein de l’équation de la production,
proposant une interaction avec le monde des plus légitimes à travers sa forme textuelle.
L’ontologie de la production comme éloge du travail est donc un élément essentiel du
roman. Elle lie de manière encore plus intrinsèque la vision de William Morris au projet déployé
dans La Carte et le territoire :
Presque tous les tableaux de Jed Martin, devaient noter les historiens d’art, représentent
des hommes ou des femmes exerçant leur profession dans un esprit de bonne volonté,
mais ce qui s’y exprimait était une bonne volonté raisonnable, où la soumission aux
impératifs professionnels vous garantissait en retour dans des proportions variables, un
mélange de satisfactions financières et de gratifications d’amour-propre (Houellebecq,
2010, p. 99-100).

Encore une fois les historiens d’art anonymes ont la responsabilité de faire concensus et de
transmettre la vision dominante, celle qui s’attarde à certains détails qu’ils ont choisi de
divulguer au public. La médiation s’intéresse ici à l’attitude des personnages représentés dans
les portraits de Jed Martin, une attitude qui se veut plutôt contraire aux représentations

175
habituelles.67 Cet emprunt à Kant de la notion de bonne volonté interroge le rapport entre le
jugement moral et le jugement critique, et la faculté d’exercer un tel jugement.68 Dans son
article à ce sujet, Pascal Riendeau rappelle ceci :
Concept central de la morale kantienne, la bonne volonté (ou préférablement la volonté
bonne, selon certains traducteurs) est développée dans La Fondation de la métaphysique
des mœurs (1785). Pour Kant, « ce n’est pas ce que la volonté bonne effectue ou
accomplit qui la rend bonne, ni son aptitude à atteindre quelque but qu’elle s’est
proposée, mais c’est uniquement le vouloir ; autrement dit, c’est en soi qu’elle est bonne
[...] » (Riendeau, 2011, p. 202-203).

Chez Jed Martin, la bonne volonté du travailleur peut sembler naïve dans l’optique où le peintre
n’a jamais eu l’expérience d’une profession autre que son métier de créateur, mais cela
appartient plutôt à un projet plus grand et représente l’idéal socialiste de William Morris et la
possibilité d’intégrer le plaisir à la production : « Je crois aussi que le caractère de l’état actuel
de notre société est responsable de l’anéantissement de l’art, autrement dit du plaisir de la vie,
et que dès que ce facteur aura disparu, l’amour inné de l’homme pour le beau et son désir de
l’exprimer cesseront d’être réprimés et l’art sera libre » (Morris, p. 62). Le parallèle entre les
propos de Morris et les écrits de jeunesse de Jed Martin sur la relation entre l’histoire des
matériaux, du travail et de l’humanité est frappant. En procédant à une représentation picturale
montrant la bonne volonté des hommes au travail, c’est comme si on avait accompli, voire
dépassé, les préoccupations des préraphaélites, comme si on se situait dans une utopie où les
contraintes matérielles et financières n’avaient plus d’impact sur le bonheur, sur le sentiment
d’accomplissement de soi et que l’art était ainsi libéré afin de servir sa fonction première : la
beauté, le plaisir esthétique, l’expérience du public au-delà de l’aspect fini de l’objet produit. Il
y a dans cette idéalisation un caractère spirituel de la fonction de l’œuvre d’art qu’on pourrait
certainement attribué à l’influence de John Ruskin, qui a contribué à la conceptualisation de la
pensée du mouvement Arts & Crafts :
John Ruskin avait été, en effet, à l’initiative d’un vaste mouvement prônant le retour de
l’art à des problématiques indissociablement sociables et spirituelles. Ayant pris parti
pour la revalorisation du gothique, il insista sur les capacités créatrices de la société
médiévale, type de société qu’il présentait comme un palliatif des effets destructeurs de
l’industrialisation (Joyeux-Prunel, 2016, p. 284).

67
La culture visuelle a effectivement eu tendance à représenter la misère et les difficultés des travailleurs. Pensons
ici au projet du New Deal et de Dorothea Lange qui voulait transmettre les efforts déployés en Amérique profonde
pour se remettre de la crise économique (Annexe 66).
68
Dans un article intitulé « Kant au Cap d’Agde ou la sexualité social-démocrate comme art de vivre », Pascal
Riendeau souligne la présence du philosophe allemand dans toute l’œuvre de l’Houellebecq en s’attardant plus
particulièrement aux concepts éthiques de dignité humaine et de bonne volonté dans Les particules élémentaires.

176
C’est donc l’exaltation religieuse et morale qui fut à l’origine des propositions de Ruskin,
valeurs qui pourraient caractériser l’aura sacrée de l’œuvre d’art à l’époque contemporaine,
valeurs toujours exploitées par le milieu muséal afin d’accentuer la différence de la nature de
l’objet d’art de l’objet quotidien pour proposer au public une expérience unique et
irremplaçable. Cette expérience est intimement articulée dans le roman à celle de la production
de l’objet même, suggérant qu’il ne peut être aussi appréciable s’il n’a pas été créé à son tour
dans le plaisir.
Finalement, on peut constater que le rapport au travail installe la pratique de la
recension, par laquelle l’artiste constitue un projet d’œuvres d’art en série, où la notion
d’ensemble à interpréter comme un tout est manifeste et rend le rôle du langage encore plus
essentiel pour son interprétation :
De la même manière, affirme l’essayiste chinois, les conditions de production d’une
société donnée peuvent être reconstituées au moyen d’un certain nombre de professions-
type, dont le nombre selon lui (c’est un chiffre qu’il donne sans l’étayer en aucune
manière) peut être fixé entre dix et vingt. Dans la part numériquement la plus importante
de la série des « métiers », celle que les historiens d’art ont pris pour habitude d’intituler
la « série des métiers simples », Jed Martin ne représente pas moins de quarante-deux
professions-type, offrant ainsi, pour l’étude des conditions productives de la société de
son temps, un spectre d’analyse particulièrement étendu et riche. Les vingt-deux
tableaux suivants, axés sur des confrontations et des rencontres, classiquement
dénommés la « série des compositions d’entreprise », visant, eux, à donner une image,
relationnelle et dialectique, du fonctionnement de l’économie dans son ensemble
(Houellebecq, 2010, p. 120-121).

L’intérêt pour la précision de ces chiffres est contradictoire par rapport à la fiabilité de leur
source, révélant à quel point la construction du savoir par la critique d’art est incontestablement
subjective. Le désir de classifier est au cœur de la mission didactique et vulgarisatrice de
l’entreprise critique représentée dans le roman. Les propositions de l’extrait ci-dessus ont été
faites par Wong Fu Xin, le personnage de l’essayiste chinois obscur suivant de près la carrière
de Jed Martin sans jamais intéragir ni avec lui ni avec ses comparses européens. Ce dernier
tente d’interpréter la production de l’artiste à chacune de ses expositions en tant que critique
dévoué mais peu éclairé. Cela aurait pu donner une forme d’autorité à l’interprétation, mais on
tombe plutôt dans une hiérarchie des différentes formes de métier, qualifiant le travail dans son
rapport à la production et au fonctionnement de la structure sociale implantée dans le système
capitaliste. Cette série d’œuvres d’art fictives apparaît plus que jamais en écho avec l’ensemble
du travail de Jed Martin, autant ses œuvres précédentes que l’essence même de la création qui
est de produire une idée, une idée à contempler et à conceptualiser pour le public. La dimension
critique de la fiction de l’œuvre d’art s’attaque dès lors à la matérialité de l’objet d’art, à son

177
aspect marchand et aux outils mis en place pour le différencier, le spécialiser, l’idéaliser. Les
propositions de Morris dépassent alors la simple référence faite par les personnages du roman
pour résonner dans les différentes parties du récit comme dimension théorique. Au-delà des
dialogues et des ekphrasis, l’appropriation des idées de William Morris se situe jusque dans la
dimension métacritique de Houellebecq, au cœur des problématiques matérielles du texte
postmoderne et de l’expérience que peut en faire le lecteur.

3.2. Mise en récit de la crise de la représentation : rupture et appropriation


narrative
Que signifie « représenter ? » Comment s’articule et se construit le procès de représentation de peinture dans et
par son produit, nommé « tableau » ? Cette paroi lisse, géométriquement définie, limitée et encadrée sur laquelle
est donnée à voir toute la profondeur d’un autre monde, sur laquelle est donné à lire un indéchiffrable secret de
l’autre monde ?
- Louis Marin, 1977, p. 52-53

La carte et le territoire semble se présenter comme une critique de la domination du


capitalisme sur le monde de l’art contemporain. Le roman aborde en réalité une problématique
qui dépasse le rapport de production pour venir remettre en question la représentation picturale
et textuelle ainsi que l’expérience que le public peut faire de cette représentation grâce aux
divers dispositifs de médiation. On cherchera donc à comprendre l’appareil textuel mis en place
par Michel Houellebecq afin de proposer une esthétique qui dialogue avec les institutions
artistiques, de même qu’avec les méthodes de transmission du savoir sur l’art. Le regard que
Houellebecq porte sur le monde est transposé dans ce roman par la création artistique à travers
l’art visuel. L’œuvre d’art contemporaine, aux formes multiples, variables, insaisissables, mais
surtout conceptuelles, relève ainsi d’une certaine crise de la représentation. Influencée par
l’héritage philosophique et théorique qui habite la pensée de l’image, cette crise est manifeste
pour le public grâce à une esthétique de la réception bien intégrée autant sur le plan de la
pratique que de la critique. On perçoit un impact réel sur la manière dont le monde de l’art est
construit, sur ses processus d’institutionnalisation et sur l’évolution de sa propre
historiographie.
En s’immisçant au sein de la dynamique de l’art contemporain, la fiction trouve sa place
en concevant un lieu où s’ouvrent les frontières de l’œuvre d’art visuel. La littérature, dans ses
diverses capacités de mise en récit, déploie des problématiques liées à la représentation et à la
légitimation. Chez Houellebecq, c’est la narration de cette crise de la représentation à travers
une distance créée par le changement de média qui dévoile les possibilités de la fiction. Dans
une approche phénoménologique sensible, l’empirisme de l’auteur suggère une conception du

178
monde de l’image, une réflexion sur l’histoire de l’art et sur nos capacités herméneutiques en
tant que lecteur, spectateur et penseur. La crise de la représentation apparaît ici comme un enjeu
narratif et conceptuel dont la résolution n’est jamais considérée comme un objectif. Cette crise,
au contraire, est plutôt vue comme une source de réflexion et de créativité.

3.2.1. Critique de la faculté de juger à l’époque de la multiplicité des discours


Nous ne sommes donc pas seulement invités à compléter des œuvres en quelque sorte inachevées, nous devons
aussi décider si le statut de certains objets est bien celui d’œuvre d’art. Ces objets ne deviennent des œuvres que
sous notre regard, à condition bien sûr que celui-ci l’agrée. Non pas tant des œuvres, donc, que des propositions
d’œuvres.
Catherine Millet, 2015, p. 59

La portée de ce chapitre vise la crise de la représentation, dans ce qu’elle signifie pour


l’œuvre d’art visuel, mais surtout, pour la fiction qui fait de l’œuvre d’art son sujet. C’est un
sujet qui, en raison de son statut d’objet matériel, soulève d’emblée une autre problématique,
soit l’impossibilité de cet objet à s’exprimer pour lui-même ; une voix narrative toujours absente
et toujours sujette à l’erreur, mais aussi à une réinterprétation infinie. Le discours sur l’œuvre
d’art lui est externe, c’est dans son essence même. La Carte et le territoire peut être conçu
comme le récit d’un objet et de la possibilité de compréhension du monde qu’il contient en tant
que représentation, et donc du décalage intrinsèque entre l’objet et son interprétation.
L’incapacité de l’œuvre d’art visuelle de témoigner pour elle-même est alors révélée dans le
roman à travers les multiples avenues empruntées par les personnages qui en tenteront
l’interprétation et la critique. Afin de mieux comprendre la portée de ce décalage, nous
utiliserons ici certaines propositions développées par Louis Marin dans Détruire la peinture :
Un discours sur l’œuvre de peinture est-il possible ? Un discours sur l’œuvre de peinture
qui ne serait autre que le discours de l’œuvre de peinture est-il possible ? Peut-il y avoir
un métalangage verbal sur le langage de la peinture ? Le langage est-il l’interprétant
général de tous les systèmes signifiants (Marin, 1977, p. 26) ?

Ce questionnement rappelle assurément l’impact important du linguistic turn69 sur les sciences
humaines, qui constitue en soi l’une des manières de définir la crise de la représentation
contemporaine à propos de la différence entre le discours, l’objet et leurs significations
respectives. Conscient de l’insolvabilité de cette problématique, Marin propose néanmoins trois

69
Le tournant linguistique possède certaines caractéristiques similaires à la postmodernité, notamment son rapport
à la relativité : « The linguistic turn was an unassailable and wholesale sea-change in twentieth-century philosophy
that captured two fundamental insights : the claim that all knowledge is dependent upon its expression in language
(all thought is language-dependent) – as Wittgenstein suggested ‘‘what can be said can be said clearly’’ and ‘‘that
we cannot speak of we must pass over in silence’’ – and the goal of philosophy is to provide an understanding of
our conceptual schema in order to resolve problems that arise from the misuse of words » (Michael A. Peters,
2013, p. 36).

179
schèmes afin de déterminer la nature de la relation entre la peinture et le langage dans ce
renouvellement de la conception de la représentation : son autoréflexivité, son autoréférentialité
et son autosuffisance.
Houellebecq tente de faire le récit de la tension entre objet et discours qu’entretient la
représentation face à elle-même, et le schème de Marin peut nous être très utile pour analyser
les enjeux narratifs de cette relation. Cela est perceptible dès l’incipit du roman qui donne le
ton à l’entièreté du récit tout en développant un caractère proprement autoréflexif :
Jeff Koons venait de se lever de son siège, les bras lancés en avant dans un élan
d’enthousiasme. Assis en face de lui sur un canapé de cuir blanc partiellement recouvert
de soieries, un peu tassé sur lui-même, Damien Hirst semblait sur le point d’émettre une
objection ; son visage était rougeaud, morose. Tous deux étaient vêtus d’un costume noir
– celui de Koons, à fines rayures – d’une chemise blanche et d’une cravate noire. Entre
les deux hommes, sur la table basse, était posée une corbeille de fruits confits à laquelle
ni l’un ni l’autre ne prêtait aucune attention : Hirst buvait une Budweiser Light
(Houellebecq, 2010, p. 9)

Cette description se présente avec une certaine confusion puisqu’il devient impossible de
déterminer sa nature, étant donné le flou herméneutique voulu, à la fois difficile et stimulant. Il
n’est pourtant pas question de décrire les personnages dont le roman ferait les héros. Les
premières lignes du récit s’attardent plutôt aux personnages représentés sur la toile de Jed
Martin, artiste fictif dont la trame narrative du roman suivra la carrière. L’effet de cet ekphrasis
est des plus calculé dans l’optique où il dévoile l’acte même de représentation. La stratégie
textuelle semble certes être dissimulée, mais c’est pour mieux déjouer le lecteur. L’horizon
d’attente est intentionnellement mal dirigé vers ces deux figures phares du succès financier de
l’art contemporain, mais il ne s’agira finalement que de leur image, leur statut passant de sujet
à objet. En faisant ainsi de la représentation le sujet même du récit, Houellebecq situe l’écriture
en tant que geste performatif : c’est le texte lui-même qui est en train de dévoiler la différence
entre signifiant et signifié, entre l’image et le langage. La description de l’œuvre d’art a beau
être un procédé littéraire classique hérité de l’antiquité grecque, son usage est ici complètement
détourné afin d’en révéler l’autoréflexivité, l’une des spécificités de la crise de la représentation
définie par Marin :
Le discours de représentation comporte une dimension spécifique par laquelle il se
réfléchit lui-même comme représentation : représentant le monde, prenant en charge
l’ensemble des référents, il se représente lui-même dans cette opération, c’est-à-dire
constitue un sujet de représentation qui est effet du système et non son origine, quitte à
poser ou à simuler ce sujet comme son fondement transcendantal (Marin, 1977, p. 27).

Le décalage de la fonction du langage dans l’incipit met donc en avant le portrait de personnages
qui sont habituellement des créateurs de représentation, soit Hirst et Koons. La confusion créée

180
par l’impossibilité de déterminer la nature de la description interroge l’interprétation que l’on
peut faire de l’image, mais aussi face à ses implications. Le jeu de simulation tel que le propose
Marin devient le sujet même et l’enjeu narratif de cet ekphrasis, positionnant le procédé
littéraire non plus uniquement comme pratique textuelle, mais aussi comme enjeu de la
représentation.
Le choix de Jeff Koons en tant que sujet d’une œuvre d’art fictive est ici des plus
judicieux. Dans son ouvrage sur l’art contemporain, Catherine Millet rappelle ce que l’artiste
représente ; il incarne l’icône d’une génération et l'ébranlement des valeurs causé par la fin des
grands récits, créant un éparpillement esthétique qui doute de la capacité de perception tel qu’a
pu le faire Marcel Duchamp avec l’anti-rétinien et l’inframince:
[…] il ne s’agit plus seulement d’avoir du goût pour ce mauvais goût moderne dont on a
rêvé, de toute façon, parce qu’il était le signe du progrès social, il s’agit d’aimer aussi la
bimbeloterie nostalgique qui continue d’encombrer le monde moderne : le souvenir des
vacances en Haute-Savoie qui trouve sa place pas loin de l’écran de télévision. Le
postmodernisme qui, comme son nom l’indique, consiste à revisiter les icônes du
modernisme et les stéréotypes de la vie moderne, n’a fait qu’amplifier cette perversion du
goût en lui donnant une dimension ironique (Millet, 2015, p. 40).

Cette critique de Koons détourne la notion de goût pour justifier la facilité, le kitsch, et surtout,
la marchandisation de l’art (Annexe 47). Le travail de l’artiste américain navigue effectivement
entre des lieux communs déconstruisant la hiérarchie des valeurs, passant de l’animation à la
pornographie, utilisant une esthétique qui flirte entre le grotesque et le vulgaire tellement ce
qu’il propose a déjà été vu et ne laisse place à aucune imagination ni subtilité. L’ironie se situe
peut-être dans les pratiques autofictionnelles de l’artiste, s’adressant ainsi davantage à un public
capable de déceler cette mythologie individuelle70 faisant l’éloge de l’absence d’une
démocratisation du goût (Annexe 48). Ce déplacement du jugement se produit alors depuis une
capacité à reconnaître la qualité, d’un point de vue critique, vers la justification de l’expérience
de l’art comme finalité, peu importe sa nature ou sa valeur, ce qui nous ramène vers la
dimension autosuffisante de la représentation que propose Marin. C’est davantage un pied de

70
Cette expression est empruntée à Harald Szeemann alors qu’il l’emploie comme thématique pour Documenta 5,
l’une des expositions majeures en art contemporain à Kassel, en Allemagne, pour laquelle il est le commissaire de
cette cinquième quinquennale. « […] il est devenu possible, et même si cela est si simple à dire mais semble si
compliqué à comprendre, que les mythologies individuelles, dans la présentation autonome de leurs intentions,
préfigurent ce que fut l’objectif de chacune des expositions de ces dernières années : rendre perceptible une attitude
exemplaire vécue en tant qu’individuum, et ainsi rendre visible l’anticipation d’identité qui, seule, devrait mettre
en évidence et présenter une société meilleure, plus créative et plus consciente. Quand les attitudes ne deviendront
plus forme mais ‘‘signifiant’’. […] En apparence, les mythologies individuelles sont des phénomènes sans
dénominateur commun, et pourtant elles sont intelligibles comme parties d’une notion d’une histoire de l’art de
l’intensité qui ne s’oriente d’après les seuls critères formels, mais bien d’après l’identité sensible de l’intention et
de l’expression » (Szeemann, 1996, p. 30-31).

181
nez à la légitimité des institutions qu’une véritable accessibilité du milieu artistique. Ce
détournement de la capacité à apprécier l’œuvre d’art permet à la fiction de s’emparer d’un tel
sujet afin de poser certaines questions fondamentales : comment écrit-on sur l’art, et qui peut
le faire ? En représentant Jeff Koons comme personnage d’une œuvre d’art fictive qui est à son
tour représentée dans un récit, on ne trouve peut-être pas de réponse, mais on prend directement
conscience que les valeurs repères se sont bel et bien effondrées :
Tous les procédés ont été permis, y compris les plus déroutants, les plus provocants, les plus
insaisissables, l’artiste prenant au piège son public ou, au contraire, le fuyant pour aller
sculpter à même le sol d’un désert lointain ; un public qui a été balloté entre des œuvres
faisant appel à ses réactions instinctives et d’autres l’obligeant au contraire à suivre de
complexes raisonnements théoriques ; un public confronté à des œuvres envahissant
l’espace, alors qu’il était forcé d’en imaginer d’autres, totalement invisibles, ou encore mal
faites ou pas faites du tout (Millet, 2015, p. 27) …

Ce commentaire nous ramène aux propositions de Duchamp dont l’ampleur résonne encore
jusqu’ici, et qui nous ont amené à explorer les diverses dimensions de l’œuvre d’art fictive,
dont le potentiel de l’idée dans toute son imperceptibilité. Ceci est de l’art parce que ceci ouvre
une multitude de possibles ; parce que c’est à la fois un objet et ce même objet en train d’être
représenté. Il se regarde lui-même à l’œuvre, dans une distance qui se veut critique et ironique.
L’incipit houellebecquien manifeste cette autoréflexivité : la création d’une œuvre d’art fictive
présentant des artistes réels dont la nature d’objet de représentation n’est pas dévoilée, et qui,
en tant que sujet habituel de l’art contemporain, jouent à leur tour sur la faculté de juger face à
cette même représentation. La postmodernité se détourne de l’art comme finalité en soi pour
proposer que la réflexion sur l’art s’autosuffise comme expérience.
En opposant Koons à Hirst, on articule les enjeux contemporains de la crise de la
représentation en accordant une attention particulière au point de vue pictural et
historiographique. À l’intérieur des limites de cette œuvre d’art fictive, intitulée Jeff Koons et
Damien Hirst se disputant le marché de l’art, se produit un autre déplacement de nature
esthétique. Alors que l’histoire de l’art est traditionnellement divisée entre l’importance
accordée à la ligne et celle accordée à la couleur71, Houellebecq positionne ces deux artistes
comme les forces qui s’affrontent à l’ère contemporaine. Au-delà des oppositions entre

71
Dans Le détail : pour une histoire rapprochée de la peinture, Daniel Arasse signale le conflit historique entre la
ligne et la couleur en art visuel en rappelant ces mots d’Aristote : « Celui qui jetterait au hasard les couleurs les
plus belles ne charmerait jamais la vue comme celui qui a simplement dessiné une figure sur un fond blanc »
(Arase, 1992, p. 275). Cette tension a d’ailleurs été mise en récit à maintes reprises en littérature : « Rien : c’est le
mot que, dans Le Chef d’œuvre inconnu, Balzac donne à Poussin devant la toile de Frenhofer, le génial coloriste
devenu fou, comme un Titien insensé : ‘‘Apercevez-vous quelque chose ? demande Poussin à Porbus. – Non. Et
vous ? – Rien.’’ » (Arasse, 1992, p. 276).

182
figurations et abstractions, médias traditionnels et éphémères, c’est la dimension thématique
qui détermine l’ampleur de cette division. Le travail de Damien Hirst, s’il atteint la même
mégalomanie d’un point de vue des coûts de production ou des dimensions démesurées
(Annexe 49), traite de problématiques situées à l’autre extrémité du spectre des préoccupations
humaines. Face à ces crânes en diamants (Annexe 50) ou au requin dans le formol (Annexe 51),
c’est sa propre mort à venir que le spectateur contemple, et non les plaisirs kitsch ou
pornographiques comme chez Koons (Annexe 52). Houellebecq utilise le récit pour évoquer la
tendance à la polarisation esthétique qui s’articule désormais d’un point de vue thématique entre
Éros et Thanatos :
La valeur marchande de la souffrance et de la mort était devenue supérieure à celle du
plaisir et du sexe, se dit Jed, et c’est probablement pour cette même raison que Damien
Hirst avait, quelques années plus tôt, ravi à Jeff Koons sa place de numéro 1 mondial sur
le marché de l’art (Houellebecq, 2010, p. 371).

Le récit s’approprie donc directement la problématique de la représentation en appliquant cette


crise thématique aux événements fictionnels qui se déroulent dans le roman. La situation vécue
par le personnage principal – se retrouver face à un bordel alors qu’il allait l’endroit où son père
s’est fait euthanasié – est l’occasion d’une digression esthétique, où il compare le succès des
deux peintres dans leurs choix de sujets. C’est à cet instant précis qu’il réalise que le centre de
fin de vie est bien plus achalandé que la maison close. Au-delà d’une obsession qui pourra
remplir les pensées du personnage principal comme accentuation de sa nature artistique, on voit
que cette fascination intègre plutôt la crise de la représentation à la fiction, là où le discours
cesse d’être interprétatif ou descriptif face à l’œuvre d’art, mais où il peut divaguer et prendre
des libertés afin de le faire sien. L’expérience que fait le personnage du monde qui l’entoure
ne peut qu’être déterminée par cette crise de la représentation, par les forces et les
problématiques qui habitent cette dernière.

3.2.2. Un monde d’images : le statut de l’œuvre d’art et de sa représentation


Si l’on veut aujourd’hui comprendre ce qu’est la sensibilité moderne, – en quoi notre siècle a innové et en quoi il
relève de la tradition –, à partir de quelles chaînes de connaissance et sur quels registres elle agit, il importe de
s’affranchir des catégories conventionnelles et de dépasser les frontières tracées par les auteurs.
- Jean-Hubert Martin, 1990, p.16

183
La crise de la représentation passe d’abord par une crise des valeurs repères et de la faculté
de juger qui s’exprime à travers les thématiques exploitées par l’art contemporain, venant
accentuer leur autosuffisance telle que suggérée par Marin, qui devient une fin en soi en
reprenant l’argument kantien. C’est un élément qui rend possible l’intégration de l’œuvre d’art
fictive au sein de cette équation, encore une fois non comme solution, mais plutôt comme piste
d’expérimentation, renouvelant l’interprétation de la perception pour le regardeur, mais aussi
le décloisonnement disciplinaire pour le savoir. Un art qui se prend lui-même pour sujet est
alors bel et bien autoréflexif, selon la définition de Louis Marin. Une autre caractéristique du
discours du philosophe au regard de cette nouvelle construction de la représentation concerne
sa dimension autoréférentielle : « Référant au monde, le discours de représentation n’opère cette
référence qu’en se référant à lui-même et à ses procès, par cette opération, l’être et le discours
s’échangent dans une équivalence supposée parfaite, sans excès ni défaut » (Marin, 1996, p.
27). D’un point de vue narratif, il s’agit ici d’une dynamique complètement différente puisqu’on
ne s’intéresse pas à l’objet, mais au sujet et à la manière dont cela peut s’articuler dans le texte
qui se place au centre de ses propres préoccupations, devenant son propre référent. Houellebecq
investit cette dimension en s’attardant à la manière dont l’image s’est constituée, ce à quoi elle
fait référence, tentant alors de mettre en récit sa construction et d’aller derrière le discours afin
de voir ce qu’il peut dévoiler :
Derrière eux, une baie vitrée ouvrait sur un paysage d’immeubles élevés qui formaient un
enchevêtrement babylonien de polygones gigantesques, jusqu’aux confins de l’horizon ;
la nuit était lumineuse, l’air d’une limpidité absolue. On aurait pu se trouver au Qatar, ou
à Dubai : la décoration de la chambre était en réalité inspirée par une photographie
publicitaire, tirée d’une publication de luxe allemande, de l’hôtel Emirates d’Abu Dhabi
(Houellebecq, 2010, p. 9).

Cette description de l’œuvre d’art fictive de Jed Martin est la suite de l’incipit. L’ekphrasis ne
s’occupe plus des personnages mais plutôt du décor dans lequel ils sont introduits, décor des
plus fictifs puisque, même dans l’univers du roman, la rencontre en question n’a jamais eu lieu.
Étant donné qu’il s’agit d’une œuvre d’art fictive, il est possible pour le narrateur de révéler la
démarche créative de la construction de cet environnement. La description du contexte du
portrait de Koons et Hirst se présente d’abord à travers une comparaison exposant la richesse
associée au succès artistique à travers la mention de certains pays de la péninsule arabique. Elle
procède ensuite à la construction d’une iconographie de l’opulence empruntée à un univers qui
lui est extérieur, soit celui de la publicité. La représentation de la source d’inspiration du tableau
est donc utilisée afin de montrer l’artifice de construction de l’image, de révéler qu’elle est un

184
signe qui fait référence à un monde qui dépasse les frontières du milieu de l’art, mais qui est
également construit par le discours. La technique en soi ne pourrait pas être plus autosuffisante.
Le récit vient construire un univers fictif en décrivant la façon dont celui-ci a été créé, c’est-à-
dire en mettant en avant ses propres emprunts et appropriations.
Toutefois, il est intéressant de s’attarder au référent qui est dévoilé dans Jeff Koons et
Damien Hirst se disputant le marché de l’art puisqu’il ouvre également de nouveaux horizons
quant aux limites ontologiques de l’œuvre d’art quant à ses frontières et à sa valeur.
L’inspiration du décor de la toile de Jed Martin est elle aussi une image construite et fictionnelle
comme elle est tirée d’un magazine publicitaire. Il n’y a rien de plus faux que le désir de vendre
un produit idéalisé. La description de Houellebecq signale un autre conflit esthétique
contemporain, celui de la nature même des images, du statut de l’œuvre d’art, insérant ainsi
cette crise de la représentation au cœur de son autoréférentialité, c’est-à-dire un discours sur
l’image qui révèle sa propre composition afin de remettre en question ce qui constitue une
oeuvre. Le récit de cette métadimension n’est en soi rien de nouveau. La problématique de
l’ontologie de l’œuvre d’art occupe le premier plan de l’avant-garde depuis Marcel Duchamp.
Le décloisonnement des disciplines et des médias a produit un croisement autant des références
que des pratiques depuis l’éclatement des grands récits et l’impossible vérité qui hante le milieu
de l’art contemporain depuis la postmodernité. Des expositions comme High Low : Modern Art
and Popular Culture au Museum of Modern Art à New York (Annexe 53) et Art & Pub au
Centre Pompidou à Paris en 1990 (Annexe 53) ont procédé à une forme certaine de légitimation
historique de ces enjeux.72 Le monde contemporain est un monde d’images, ce qui impose une
interrogation sur le pouvoir de ces images, leur nature et leur valeur. Ce qui fait d’une image
une œuvre d’art relève d’un processus complexe, d’une reconnaissance institutionnelle et
élitiste. En représentant un tel processus et en prenant appui sur l’influence de la publicité dans
le travail de son peintre fictif, Houellebecq suggère qu’il est en fait impossible pour l’image de
se légitimer elle-même en tant que signe étant donné que sa capacité à produire du sens la
dépasse. Le discours inhérent à l’image ne peut qu’être autoréférentiel, il ne peut qu’orienter le

72
Les propos de Jean-Hubert Martin, commissaire de cette dernière exposition, situent d’ailleurs cette
problématique au cœur de la crise de la représentation : « Étant donné leur impact et leurs nécessités, l’importance
du graphisme et de l’image publicitaire ne cesse de grandir. Tout en s’appropriant les produits comme matériau de
base pour la création de leurs œuvres, les artistes eux s’emploient à donner une transcription sensible du monde et
à élaborer des fonctions symboliques. Le détournement (readymade, collage et assemblage) et la tautologie
(œuvres autoréférentielles et ontologiques) furent les deux procédés essentiels qui ont servi au cours du siècle à
rendre compte des données de la société industrielle et à échapper à une formalisation tributaire d’une conception
romantique et démiurgique de l’art » (Martin, 1990, p. 32-33).

185
regard du spectateur vers d’autres images qui composent à la fois l’œuvre d’art et le monde qui
l’entoure.
L’autoréférentialité devient alors un élément narratif. En effet, le brouillage des
frontières ontologiques entre art et publicité revient dans le récit à maintes occasions. La source
d’inspiration de l’œuvre d’art fictive est présentée comme un secret révélé par le narrateur
aidant à la compréhension de la composition du tableau, mais aussi de sa signification et de sa
place dans la production et dans la carrière de l’artiste. L’importance de la publicité pour la
compréhension et l’interprétation de l’art et du monde contemporain revient dans la
construction d’une autre œuvre de Jed Martin que le narrateur a surnommé le tableau Bugatti :
[…] Jed avait acheté au marché aux puces de Montreuil, pour un prix dérisoire – le prix
du papier usagé, pas davantage – des cartons d’anciens numéros de Pékin-Information et
de La Chine en construction, et le traitement avait quelque chose d’ample et d’aérien qui
le rapprochait du réalisme socialiste à la chinoise. La formation en V large du petit groupe
d’ingénieurs et de mécaniciens suivant Ferdinand Piëch dans sa visite des ateliers
rappelait de très près, devait noter plus tard un historien d’art particulièrement pugnace et
bien documenté, celle du groupe d’ingénieurs agronomes et de paysans moyen-pauvres
accompagnant le président Mao Tsé Toung dans l’une des aquarelles reproduites dans le
numéro 122 de La Chine en construction, intitulée : « En avant pour les cultures de riz
irriguées dans la province de Hu Nan ! » (Houellebecq, 2010, p. 200-201)

On assiste dans cet extrait à une reprise littérale et stratégique de l’appropriation de la publicité.
La technique dans le récit détermine une « manière de faire » des plus stratégiques. Cette reprise
évoque le projet artistique de Jed Martin, soit d’essayer de comprendre la place de l’art dans la
société comme objet de production. La réflexion sur les méthodes de production est encore plus
symbolique lorsqu’on constate que l’emprunt fait à l’iconographie communiste (Annexe 55)
joue à son tour sur la limite entre journalisme, publicité et propagande. Houellebecq développe
la vision de Jed Martin à travers ces frôlements, ces zones limites : l’art comme travail, comme
objet produit par le travail. Cet objet est le sujet même du roman tel que l’incipit nous l’a montré
grâce à l’impossibilité de l’œuvre d’art de produire un discours qui lui est propre. L’intertexte
de la revue chinoise comme outil de composition picturale apparaît alors comme un
détournement autoréférentiel pour contester l’essence du projet davantage qu’un banal emprunt.
L’œuvre d’art contemporaine dont Houellebecq fait le portrait reflète le jugement de valeur
auquel elle est soumise, à savoir si elle est suffisante, si elle est mémorable, si elle est
institutionnalisable. Finalement, c’est son propre univers clos qu’elle représente, sa difficulté
d’être au monde et l’impossibilité qu’elle a de signifier autre chose qu’elle-même, en tant
qu’image, en tant qu’objet à être interprété, jamais maître de son discours.

186
La présence de la publicité en art augmente l’effet de persuasion grâce à l’union du
texte et de l’image. La relation intermédiale est combinée afin d’abolir la potentielle erreur
interprétative, devenant ainsi une esthétique propre aux stratégies publicitaires. Le message du
médias mixtes a à son tour envahi le monde des images pour se confronter à celui de l’art,
contact qui, comme le rappelle Martin, n’est pas sans impact concret et irréversible :
La question posée est de mieux comprendre le rôle de l’image, au gré des avatars qu’elle
a subis au cours du siècle, dans les domaines aux finalités opposées que sont l’art et la
publicité. L’image peut être une représentation à deux ou trois dimensions. Elle peut
aussi être la présentation de l’objet lui-même dans un autre contexte. À cela s’ajoute le
mot, sa présence indispensable dans la publicité et son intrusion fracassante dans le
domaine pictural. (Martin, 1990, p. 16).

Houellebecq expose le processus de construction de l’œuvre d’art chez Jed Martin dans lequel
ce schéma se trouve inversé, renversant la hiérarchie des genres. Même si le travail de l’artiste
fictif ne procède pas à la réunion du texte et de l’image, La carte et le territoire s’inscrit dans
une lignée artistique qui a joué avec l’image publicitaire, que ce soit comme source
iconographique comme chez Barbara Kruger (Annexe 56) qui utilise l’esthétique de la
persuasion afin de détourner les enjeux de la consommation vers ceux de l’éthique du regardeur,
ou bien comme moyen de sortir du registre institutionnel comme chez Jenny Holzer (Annexe
57) qui utilise le lieu de la publicité pour afficher son art. Dans Un art contextuel, Paul Ardenne
suggère qu’il s’agit là d’une manière d’insister sur son processus :
[…] dans la même veine, Joseph Kosuth avec Texte/Contexte (Annexe 58), énoncé sur
un panneau publicitaire qui explique au passant comment la publicité use des signes afin
de conditionner, l’affichage intempestif joue comme un court-circuit. À cause de lui,
l’espace public se découvre infecté. Le voilà remis en question par une signalétique
moins innocente qu’il n’y paraît de prime abord, dont l’apparente vacuité plastique va
constituer toute la charge séditieuse […] (Ardenne, 2002, p. 100).

Cette infiltration de l’image publicitaire au sein de l’art contemporain procède à une redéfinition
des relations entre le texte et l’image, ainsi qu’à une opération de séduction envers le public
confrontant l’ontologie et la valeur de l’œuvre d’art. Elle donne aussi l’occasion de sortir du
milieu muséal, positionnant le roman comme lieu potentiel de l’élaboration et de la diffusion
de l’œuvre d’art. Le panneau publicitaire comme dispositif devient un lieu critique de la
démocratisation et de l’accessibilité de l’œuvre d’art, y diffusant d’autant plus une œuvre qui
prend la forme textuelle, de quoi reconnaître encore davantage l’ouverture des possibles à
laquelle la forme littéraire peut procéder pour promouvoir l’expérience de l’œuvre d’art en
contexte contemporain. Houellebecq l’utilise dans le dessein d’y illustrer une crise de la
représentation qui sera à son tour exploitée par les personnages de son roman.

187
3.2.3. D’un média à l’autre : discours, esthétique et représentation impossible

Le dernier élément de la proposition de Louis Marin auquel nous nous attarderons concerne
la dimension autosuffisante de la représentation contemporaine : « troisième caractère le plus
frappant, mais qui est en fin de compte une conséquence des deux premiers, les systèmes
représentatifs sont des systèmes clos et centrés, leur centration résulte de leur auto-
représentativité ; leur clôture, de leur auto-référentialité » (Marin, 1977, p. 27). La dimension
métacritique et cumulative de l’autosuffisance est frappante ; la représentation se referme sur
elle-même encore davantage. Le discours qui la concerne ne concerne qu’elle seule, elle ne peut
qu’en dépendre pleinement et ne peut procéder à rien d’autre qu’à une pensée herméneutique à
son égard. Il s’agit d’une caractéristique très utile pour saisir toute l’ampleur de la crise de la
représentation qui habite La Carte et le territoire. À de nombreuses reprises dans le roman, le
lecteur assiste à de longs passages sur les différentes spécificités propres à chaque forme
artistique. La pensée esthétique s’articule ainsi grâce à la compréhension de l’image dans sa
dimension technique. Le narrateur propose alors l’autosuffisance du discours comme ce dernier
s’attarde en détail à sa propre construction, le langage de l’image révélant son obsession face à
ses différentes dimensions et possibilités :
[…] depuis longtemps d’ailleurs les photographes exaspéraient Jed, en particulier les
grands photographes, avec leur prétention de révéler dans leurs clichés la vérité de leurs
modèles ; ils ne révélaient rien du tout, ils se contentaient de se placer devant vous et de
déclencher le moteur de leur appareil pour prendre des centaines de clichés au petit
bonheur en poussant des gloussements, et plus tard ils choisissaient les moins mauvais de
la série […] (Houellebecq, 2010, p. 10-11).

Il est intéressant de s’attarder au champ lexical technique de la photographie employé par


Houellebecq qui fait traditionnelement preuve de l’objectivité mécanique, du déclencheur au
moteur de l’appareil en passant par les poses des modèles. Le parallèle entre l’éclatement de la
légitimité des grands récits qui caractérise la postmodernité et la crise de la représentation et de
la critique que fait le personnage de Jed Martin s’avère direct. Selon lui, les représentations
photographiques de Jeff Koons ne peuvent aucunement saisir la personnalité de l’artiste, ne
constituant en rien un véritable portrait. Il est alors impossible de les utiliser comme référent
visuel, source habituellement à la base de la démarche picturale de Jed Martin. On peut y voir
un pied de nez au hic et nunc de Roland Barthes puisque la potentialité de la photographie de

188
témoigner du réel est ici déconstruite.73 Jeff Koons a bel et bien été là, mais cela ne nous informe
de rien d’autre que d’un moment fixe, aucune sorte de vérité quelconque ne peut en provenir
autre que la trace de l’événement. On relègue le média au même statut que toutes les formes de
représentation, suggérant leur impossibilité à représenter fidèlement autre chose qu’elles-
mêmes, à faire référence fidèlement à autre chose qu’elles-mêmes en tant que dispositif, bref à
leur autosuffisance. Le statut et le respect sociaux de la représentation photographique
apparaissent comme un divertissement : le goût est relativisé et toute tentative de poursuivre
une forme quelconque de grand récit dans lequel l’image pourrait témoigner d’une quelconque
vérité n’est dès lors que naïve. Si d’un point de vue théorique on peut percevoir un jeu entre le
reportage, l’archive et la documentation qui interrogent la définition de l’image photographique
et son potentiel en tant qu’œuvre d’art, le difficile rapport au réel de cette pratique y est tout à
fait évacué, justifiant alors la critique fictive qu’en fait le personnage de Jed Martin.
Houellebecq propose que la seule vérité de la photographie soit d’être une
représentation, constat moderniste de l’ontologie formelle. À maintes reprises, dans des
entretiens divers, l’auteur s’attarde à comparer les différentes spécificités de chaque média, ce
qui, d’un point de vue esthétique et conceptuel, revient à une forme d’autosuffisance de la
représentation qui dévoile ainsi ses nombreux moyens, Il se confie en entrevue sur le rapport
entre vérité et représentation en tant que source d’inspiration pour La carte et le territoire, plus
spécifiquement à travers une anecdote d’une visite au Rijksmuseum d’Amsterdam et du contact
avec certains chefs-d’œuvre hollandais :
Auparavant, quand je pensais à la peinture, je ne mesurais pas cette capacité qu’elle a de
dire une vérité sociale. À regarder ces marchands, on comprend que ces calvinistes étaient
des gens sérieux en affaires comme en tout. Et on comprend aussi comment ces cités sont
devenues puissantes et prospères. Même si la photo avait existé à l’époque à laquelle ils
ont posé, elle n’aurait pas pu atteindre ce résultat psychologique. Sociologique encore
moins, car il aurait fallu pouvoir tous les rassembler, ajouter des objets symboliques de
leur pouvoir … (Houellebecq, 2012, p. 51).

Ce témoignage s’inscrit au cœur de notre problématique, à savoir comment le roman exprime


la conscience d’être une représentation, mais aussi l’inquiétude de sa distance mimétique. La
réflexion des possibilités et des limites de la représentation au-delà de la contrainte matérielle

73
Dans La chambre claire, Barthes fait un premier parallèle entre la capacité de l’appareil photographique à saisir
l’instant présent et l’authenticité du média : « La peinture, elle, peut feindre la réalité sans l’avoir vue. Le discours
combine des signes qui ont certes des référents, mais ces référents peuvent être et sont le plus souvent des
“ chimères ”. Au contraire de ces imitations, dans la Photographie, je ne puis jamais nier que la chose a été là. Il
y a double position conjointe : de réalité et de passé. Et puisque cette contrainte n’existe que pour elle, on doit la
tenir, par réduction, pour l’essence même, le noème de la Photographie » (Barthes, 1980, p. 120).

189
constitue l’essence du discours houellebecquien, détournant les enjeux esthétiques pour en faire
son sujet même.
Cette dimension de l’autosuffisance persiste dans le récit afin de devenir également une
source de narrativité. Elle motive les changements de techniques dans la pratique artistique de
Jed Martin, qui à chaque fois se réinvente telle une réorientation de carrière des plus commune.
On peut le constater dans un dialogue entre l’artiste et le personnage de Houellebecq :
Tant que je me suis contenté de représenter des objets, la photographie me convenait
parfaitement. Mais, quand j’ai décidé de prendre pour sujet des êtres humains, j’ai senti
qu’il fallait que je me remette à la peinture ; je ne pourrais pas vous dire exactement
pourquoi. À l’inverse, je ne parviens plus du tout à trouver d’intérêt aux natures mortes ;
depuis l’invention de la photographie, je trouve que ça n’a plus aucun sens. Enfin, c’est
un point de vue personnel… (Houellebecq, 2010, p. 143-144).

Cette intrusion comparative du domaine de la représentation situe les médias comme étant une
source de réflexion esthétique au fort potentiel narratif. On signale au lecteur les différentes
propriétés et les fonctionnements de chacun afin d’entrer dans l’envers du décor, de comprendre
la construction interne de l’image et des stratégies employées pour déployer la représentation
comme fonction. Dans cet extrait, Jed Martin tente d’articuler une logique créatrice dans un
langage hésitant, approximatif. Le récit de fiction fait d’un objet – l’œuvre d’art fictive – un
sujet ayant un certain pouvoir d’intervention sur la vie et la carrière des personnages du roman.
La succession des événements vient aussi influencer l’interprétation que se fera le lecteur des
œuvres d’art fictives, ainsi que la fonction du discours esthétique en contexte romanesque,
dimension qu’adresse Houellebecq dans son entretien accordée à artpress :
La question des moyens – littéraires ou non – est seconde. L’acte initial, c’est le refus
radical du monde tel quel ; c’est aussi l’adhésion aux notions de bien et de mal. La
volonté de creuser ces notions, de délimiter leur empire, y compris à l’intérieur de moi.
Ensuite, la littérature doit suivre (Houellebecq, 2012, p. 15-16).

Cet autre témoignage pose bien les assises de la crise de la représentation au sein du roman en
signalant certaines dichotomies classiques qu’elle peut aborder : vérité et mensonge, réel et
fiction. Mais surtout, c’est le refus de contentement qui se dégage comme proposition face à
cette crise, ce qui apparaît alors comme une fonction de la littérature que de pouvoir venir ouvrir
les possibles. En faisant le récit des différentes fonctions des médias et de leurs spécificités en
tant que dispositifs – voire ici en tant que moyens –, le roman fait part de son autosuffisance
comme univers dans lequel ils peuvent tous coexister dans l’imaginaire et l’immatériel qui le
caractérise. Il ne s’agit toutefois pas d’un hermétisme, ne fonctionnant pas comme monde
circulaire, mais comme source de discours et d’expérimentation en dialogue avec le réel, et ce,

190
à travers le texte, l’image, le monde de l’art et surtout de ce que l’on peut écrire sur l’art dans
un langage indépendant.
L’un des aspects que l’on retient alors de cette mise en récit de la crise de la représentation
telle que définie par Louis Marin et analysée dans La Carte et le territoire, c’est la place que
Houellebecq attribue au lecteur dans l’équation entre signifié et signifiant, et ce, au-delà d’un
système de valeur de reconnaissance de l’art:
Cependant les représentations resteraient à leur tour de simples formes de la pensée si ne
se surajoutait l’acte de juger qui, simple forme de la pensée lui aussi, pose les
représentations comme représentant quelque chose dans l’être. Se représenter, c’est porter
un simple regard sur les choses qui se présentent à notre esprit, « sans en former un
jugement exprès » : par la représentation, la chose comme présence accède à l’esprit dans
la forme de l’idée (Marin, 1977, p. 28).

C’est à travers le discours que la faculté de juger se manifeste, rendant l’acte de langage
indispensable à toute tentative herméneutique. Face à cette crise inhérente à l’œuvre d’art visuel
qui ne possède pas son propre langage, Houellebecq choisit de créer une œuvre d’art au sein de
la fiction. Les deux éléments de l’acte critique, soit l’objet et son interprétation, y deviennent
imbriqués l’un dans l’autre, indissolubles. L’appareil déploie ainsi les multiples facettes des
enjeux postmodernes de la représentation : l’autoreprésentation, l’autoréflexion et
l’autosuffisance en tant que sujet de récit. Cette proposition d’une approche ouverte quant à
l’expérience qu’en fera alors le public développe une vision intégrée des relations entre texte et
image, telle que la conçoit Houellebecq dans un témoignage personnel :
C’est alors que je me suis dit que la peinture pouvait elle aussi réussir ce qui est une de
mes spécialités de départ : représenter la réalité économique et sociale. Une des grandes
réussites, dans ce domaine, m’est toujours apparue celle de Thomas Mann décrivant la
bourgeoisie commerçante des villes du Nord, et cela me paraissait inégalable par les
moyens de la peinture. En voyant ces tableaux à Amsterdam, j’ai eu un vrai choc
(Houellebecq, 2012, p. 52).

La conclusion de la visite de l’auteur au Rijksmuseum est révélatrice de son comparatisme


formel. Les moyens sont des techniques, ils ont la capacité de révéler certains faits lorsqu’ils
sont conscients de leur fictionalité, de leur existence au sein du régime de la représentation.
Entre Thomas Mann et Pieter de Hooch (Annexe 59), entre le texte et l’image et donc au-delà
des problématiques proprement esthétiques, il se trouve une vérité : la présence du spectateur ;
il se voit lui-même à l’extérieur de sa réalité. Et c’est finalement l’importance de ce regardeur
que l’œuvre d’art fictive illustre : le rôle essentiel qu’il joue dans l’équation entre création et
transmission de l’art. C’est dans cette dynamique qu’il est alors possible de comprendre une
autre dimension du travail de l’écrivain, soit les conditions de vie en régime capitaliste, qui,

191
bien que déjà représentées dans les chefs-d’œuvre de la peinture hollandaise, deviennent
renouvellement narratif en contexte postmoderne.

3.3. La carte n’est pas le territoire : invention et configuration de l’œuvre


d’art
La littérature est, profondément, un art conceptuel ; c’est même, à proprement parler, le seul. Les mots sont des
concepts ; les clichés sont des concepts. Rien ne peut être affirmé, nié, relativisé, moqué sans le secours des
concepts et des mots.
Michel Houellebecq, 2009, p. 39

La représentation étant en crise, elle devient à la fois source de spéculation, d’innovation


et de fictionnalisation. Quels sont alors les avenues à envisager et les nouveaux régimes à
instaurer ? Comme nous avons pu le constater grâce aux propositions de Louis Marin, la
réactualisation des principes esthétiques devient chez Houellebecq le sujet même du récit tout
en s’affirmant en tant que source narrative. Le langage se positionne comme intermédiaire entre
l’œuvre et son idée, qui la précède, à la fois comme origine et comme pensée philosophique. Il
y a donc, dans La carte et le territoire, ce désir d’examiner le rapport entre langage et crise de
la représentation afin d’observer comment le roman peut s’articuler comme une forme d’art
conceptuel, générant la possibilité de l’œuvre d’art fictive, mais également l’inévitable
nécessité du langage pour articuler l’idée de l’art visuel et de son interprétation. L’immatérialité
du récit soulève le doute constant du lecteur conscient de l’impossible vérité, critique de ce qui
lui est proposé, insérant la fiction au sein de la problématique de l’image et de son absence de
discours inhérent.
Nous nous attarderons à un élément isolé du roman, soit le début de carrière du
personnage de Jed Martin qui constitue l’intrigue principale de la première partie. D’un point
de vue chronologique, il est encore dans sa période photographique, premier média dont il fera
sa spécialité alors qu’il était étudiant aux Beaux-Arts de Paris. C’est pourtant avec son
deuxième projet qu’il connaît le succès, soit celui autour des cartes Michelin. Bien que ce
dernier s’inscrive dans une suite logique, voire progressive de ses premières recherches
visuelles autour des objets manufacturés du monde, les cartes Michelin proposent un
changement technique vers la photographie numérique alors que la première série utilisait la
technique analogique. Au-delà de ces préoccupations, on remarque certainement dans cette
approche une vision similaire à celle de Marcel Duchamp, dans le rapport hasardeux de l’objet
trouvé devenant un readymade, mais aussi parce que chaque objet utilisé est d’abord fabriqué
en usine. Les spectateurs duchampiens ayant la responsabilité de créer l’œuvre d’art – la nature
même de l’objet n’étant pas un facteur de jugement – la fonction pragmatique peut alors se

192
jumeler à l’appréciation esthétique. La productivité industrielle et la photographie se retrouvent
dans la démarche de l’artiste fictif à travers leur reproduction et leur accumulation : « Les
dossiers suspendus, les armes de poings, les agendas, les cartouches d’imprimante, les
fourchettes : rien n’échappait à son ambition encyclopédique, qui était de constituer un
catalogue exhaustif des objets de fabrication humaine à l’âge industriel » (Houellebecq, 2010,
p. 41). Jed Martin atteint alors l’idéal duchampien d’arriver à créer une œuvre d’art
esthétiquement similaire au catalogue des armes et cycles de Saint-Étienne (Annexe 60). Cette
réalisation affirme à la fois la possibilité créative du langage pour l’art conceptuel et la capacité
du roman d’interroger le rapport au réel de la représentation à l’époque contemporaine. La série
photographique autour des cartes Michelin nous donne l’occasion de penser ce rapport à travers
trois angles précis. D’abord, nous verrons comment, face à la crise de la représentation,
Houellebecq envisage la présence d’œuvres d’art fictives au sein du roman en tant que
configuration artistique telle que l’entend Alain Badiou. Ensuite, nous nous attarderons sur la
nature même de la représentation et sa triple construction dans le récit, soit en tant qu’image
photographique qui se veut une œuvre d’art, en tant qu’objet qui est à la fois une carte et un
paysage construit, et finalement en tant qu’ekphrasis. Enfin, nous analyserons l’influence du
milieu des affaires sur la transmission de l’œuvre dans le marché de l’art contemporain afin de
constater l’impact sociologique de ces pratiques sur le public.

3.3.1. Logique de la configuration artistique : la juxtaposition de l’art et de la vie


L’investissement du domaine visuel par la littérature dépasse les limites de l’œuvre d’art
afin d’interroger la nature même des images, et aussi sa propre ontologie. L’une des
caractéristiques de l’œuvre d’art fictive consiste en une structure à travers laquelle le roman
aborde cette problématique de la représentation s’éloigne du descriptif et du comparatif afin de
se loger au cœur du processus créatif. Le roman investit le rapport à l’idée et au concept de
l’œuvre d’art, venant conséquemment réaffirmer la potentialité immatérielle du langage. D’un
point de vue théorique, il serait dès lors approprié de considérer cette approche comme un
nouveau schème esthétique qui, sans proposer de solution face à la crise de la représentation,
s’en distancie néanmoins. Houellebecq intègre justement cette dimension dans son roman :
Un chien porte déjà en soi un destin individuel et une représentation du monde, mais
son drame a quelque chose d’indifférencié, il n’est ni historique ni même véritablement
narratif, et je crois que j’en ai à peu près fini avec le monde comme narration – le monde
des romans et des films, le monde de la musique aussi. Je ne m’intéresse plus qu’au
monde comme juxtaposition – celui de la poésie, de la peinture (Houellebecq, 2010, p.
258-259).

193
Cet extrait est essentiel afin de comprendre l’importance de la présence du débat théorique et
esthétique dans La carte et le territoire. Ce débat agit également en tant qu’élément déclencheur
à chaque changement de pratique médiatique, qui, à son tour, entraîne diverses péripéties. La
comparaison n’est pas en place ici pour évaluer les possibilités et les caractéristiques des
différents arts ; elle apparaît afin de développer une vision du monde. Cet intérêt pour le monde
comme juxtaposition implique l’héritage du collage et du montage, l’influence d’une pensée
éclectique, la valorisation de la contemplation et de l’empirisme. La juxtaposition au sein de la
littérature, c’est l’infiltration d’une réflexion construite par l’image.
Sans être expérimentale, la structure narrative interroge les possibilités de conception
du monde et la manière dont l’art visuel peut contribuer à sa perception. Si cette approche
semble définir la relation à la philosophie développée dans La carte et le territoire, il s’agit de
problématiques qui ont toujours préoccupé l’auteur et dont il fait part dans Interventions 2 :
Les « réflexions théoriques » m’apparaissent ainsi comme un matériau romanesque aussi
bon qu’un autre, et meilleur que beaucoup d’autres. Il en est de même des discussions,
des entretiens, des débats … Il en est encore plus évidemment de même de la critique
littéraire, artistique ou musicale. Tout devrait pouvoir se transformer en un livre unique,
que l’on écrirait jusqu’aux approches de la mort […] (Houellebecq, 2009, p. 7-8).

L’auteur évoque dans cette préface la possibilité du roman en tant que plateforme de la pensée,
un lieu idéal où mettre certaines idées ou situations à l’épreuve. À l’épreuve de quoi ? Du réel,
mais surtout de notre perception et de notre compréhension du réel, ce qui révèle alors une
certaine distanciation de la fiction, mais surtout un aveu de sa fonction conceptuelle et critique,
selon l’auteur. Les réflexions théoriques se présentent alors comme une autre source pouvant
participer à la construction du monde en tant que juxtaposition. Pour mieux saisir cette vision
développée dans La carte et le territoire, on peut reprendre la notion de configuration artistique
développée par Alain Badiou dans son Petit traité d’inesthétique :
Une configuration n’est ni un art, ni un genre, ni une période « objective » de l’histoire
d’un art, ni même un dispositif « technique ». C’est une séquence identifiable,
événementiellement initiée, composée d’un complexe virtuellement infini d’œuvres, et
dont il y a sens à dire qu’elle produit, dans la stricte immanence à l’art dont il s’agit, une
vérité de cet art, une vérité-art (Badiou, 1998, p. 26),

Une configuration est donc le lieu des multiples, de renouvellement des perceptions,
appartenant à l’ordre des possibles et liant incontestablement l’art à la vie dans une
conceptualisation tout à fait duchampienne. Cette notion s’oppose aux précédents schèmes de
la représentation, que Badiou classe sous les catégories de didactique, romantique et classique.
Avant l’ère configurative, le XXe siècle s’est caractérisé par une approche « didactico-
romantique », glorifiant le rôle du musée et mystifiant la personnalité créatrice comme génie.

194
La configuration tient plus de l’ordre du rhizome74, qui travaille de l’intérieur, tout en faisant
partie du monde qui l’entoure. L’art conçoit une vérité certes, mais une vérité qui n’a d’autre
fonction que d’être une représentation. Ce n’est pas une vérité autonome, mais plutôt une mise
en relation, affirmant son héritage empirique, mais également la position privilégiée du discours
face à l’image. Houellebecq souligne la capacité de l’œuvre d’art fictive comme configuration
à produire une vérité-art :
Jed consacra sa vie (du moins sa vie professionnelle, qui devait assez vite se confondre
avec l’ensemble de sa vie) à l’art, à la production de représentations du monde, dans
lesquelles cependant les gens ne devaient nullement vivre. Il pouvait de ce fait produire
des représentations critiques – critiques dans une certaine mesure, car le mouvement
général de l’art comme de la société tout entière portait en ces années de la jeunesse de
Jed vers une acceptation du monde, parfois enthousiaste, le plus souvent nuancée
d’ironie (Houellebecq, 2010, p. 39).

Dans cet extrait, le narrateur affirme l’identité de l’artiste comme étant définie uniquement par
son activité créatrice, ce qui rend d’autant plus inséparable la relation de l’art à la vie. Cette
logique positionne sa représentation du monde comme configuration, autant à travers
l’esthétique que la sensibilité de l’artiste face à ce qui l’entoure, finalement inséparables dans
sa pratique et sa perception de l’art. La production artistique de Jed est confrontée à une
ambiance morose, conservatrice et éclectique, pour reprendre Badiou, n’intégrant pas les
différents aspects de la relation à l’œuvre d’art. La dimension sévère et incisive de l’œuvre
pourrait être mal vue dans une période où la critique est généralement complaisante, propre au
règne institutionnel du schème didactico-romantique. La facilité de réception des œuvres
proposées par Koons et Hirst ne demande pas un regard suspicieux ; elle bénéficie du support
du système tel que le montre leur succès financier.
Face à cette impasse quant à la possibilité d’établir un réseau en art contemporain qui
inclurait les différentes avenues et ressources de la création, la représentation doit se tourner
vers un nouveau schème, celui de la configuration, en écho à l’union de l’art et la vie
duchampien ou de la juxtaposition de Jed Martin, dans une approche symbiotique

74
Le concept a été rendu célèbre dans Mille plateaux : « Un rhizome ne commence et n'aboutit pas, il est toujours
au milieu, entre les choses, inter-être, intermezzo. L'arbre est filiation, mais le rhizome est alliance, uniquement
d'alliance. L'arbre impose le verbe « être », mais le rhizome a pour tissu la conjonction “ et... et... et... ”. Il y a dans
cette conjonction assez de force pour secouer et déraciner le verbe être. Où allez-vous ? d'où partez-vous ? où
voulez-vous en venir ? sont des questions bien inutiles. Faire table rase, partir ou repartir à zéro, chercher un
commencement, ou un fondement, impliquent une fausse conception du voyage et du mouvement (méthodique,
pédagogique, initiatique, symbolique… ) » (Deleuze et Guattari, 1980, p. 36).

195
d’accumulation et d’entre-deux, imposant la place du spectateur dans l’équation artistique.
C’est du moins ce que semble proposer Houellebecq quand on constate la distance dans laquelle
il situe son personnage d’artiste par rapport au milieu qui l’entoure, dont la production semble
œuvrer dans un curieux et imprévisible isolement, dissocié de l’opinion de ses pairs. Son travail
artistique semble s’inscrire dans une configuration plutôt que dans le processus de légitimation
traditionnel :
L’unité pertinente de la pensée de l’art comme vérité immanente et singulière est donc
en définitive, non pas l’œuvre ni l’auteur, mais la configuration artistique initiée par une
rupture événementielle (qui en général rend obsolète une configuration antérieure).
Cette configuration, qui est un multiple générique, n’a ni nom propre, ni contour fini, ni
même totalisation possible sous un seul prédicat (Badiou, 1998, p. 25).

En plus de confirmer l’importance de la multiplicité de ses sources, la divergence de ses


relations internes et externes, l’extrait établit la configuration artistique comme étant autonome
par rapport à une forme de vérité institutionnelle. Et pour ce faire, elle rompt avec les schèmes
qui ont pu la précéder. La configuration artistique se positionne dès lors comme source narrative
parce qu’elle provoque cette rupture nécessaire vers l’hétérogène. Il s’agit d’une logique qui est
au cœur du projet de photographie des cartes Michelin et que l’on perçoit dès son élaboration :
C’est là, en dépliant sa carte, à deux pas des sandwiches pain de mie sous cellophane,
qu’il connut sa seconde grande révélation esthétique. Cette carte était sublime ;
bouleversé, il se mit à trembler devant le présentoir. Jamais il n’avait contemplé d’objet
aussi magnifique, aussi riche d’émotion et de sens que cette carte Michelin au 1 / 150
000 de la Creuse, Haute-Vienne. L’essence de la modernité, de l’appréhension
scientifique et technique du monde s’y trouvait mêlée avec l’essence de la vie animale.
Le dessin était complexe et beau, d’une clarté absolue, n’utilisant qu’un code restreint
de couleurs. Mais dans chacun des hameaux, des villages, représentés suivant leur
importance, on sentait la palpitation, l’appel, de dizaines de vies humaines, de dizaines
ou de centaines d’âmes, les unes promises à la damnation, les autres à la vie éternelle
(Houellebecq, 2010, p. 53-54).

Le récit de la découverte artistique est orienté pour favoriser le hasard, la rencontre, la logique
même du readymade duchampien. C’est le père de Jed qui lui demande d’acheter la carte
routière lors du trajet dans la Creuse pour l’enterrement de sa grand-mère. Houellebecq présente
le contact avec l’objet comme une pure révélation, causant un sentiment d’extase que l’on
remarque plusieurs fois face à la contemplation de l’œuvre d’art, brouillant l’ontologie de
l’objet d’art entre esthétique et pragmatisme dans une configuration qui conteste la fonction et
la valeur.75 L’objet utilitaire se veut d’abord une traduction pratique du monde, mesurée et

75
La fonction narrative de la carte Michelin en tant qu’élément déclencheur dans le roman avait déjà eu un impact
similaire dans Extension du domaine de la lutte : « Dans la librairie du parvis j’ai acheté la carte Michelin numéro
80 (Rodez-Albi-Nîmes). Rentré dans mon bureau, je l’ai examinée avec soin. Vers dix-sept heures, une conclusion

196
contrôlée, malgré le caractère abstrait et non mimétique de sa représentation. La carte se
transformera ensuite en readymade, car elle constituera le sujet même de la production artistique
de Jed. Avant de procéder, Houellebecq ancre le tout autour d’une réflexion esthétique dans
laquelle l’objet s’insère à son tour dans une perspective de compréhension du monde, en tant
que système de représentation propre à l’être humain. Il souligne justement cette forme de vie
présente sur le territoire que la carte ne peut que suggérer plus fortement puisqu’elle est le
témoignage de la vision même de l’homme. Cet objet fascinant verra donc son rôle déplacé,
d’une fonctionnalité pure vers une œuvre d’art à contempler, déplacement alors mis en scène
dans le roman et dont les procédures peuvent être reprises à travers la fiction.
Un tel déplacement se présente comme une rupture, celle que Badiou considère comme
nécessaire au passage vers la configuration artistique. En tant qu’observateur du monde qui lui
est contemporain, Houellebecq s’intéresse à ces déplacements, non pas vers la construction
d’un idéal, mais plutôt pour diriger ses lecteurs vers les différentes attitudes de perceptions. Il
s’exprime à ce sujet dans ses essais, affirmant la continuité des propositions de l’auteur tout
comme son héritage de la pensée kantienne :
« Ce qui est fonctionnel est forcément beau ». Parti pris surprenant, que le spectacle de
la nature contredit en permanence, incitant plutôt à voir la beauté comme une sorte de
revanche sur la raison. Si les formes de la nature plaisent à l’œil c’est souvent qu’elles
ne servent à rien, qu’elles ne répondent à aucun critère d’efficacité perceptible. Elles se
reproduisent avec luxuriance, avec richesse, mues apparemment par une force interne
qu’on peut qualifier par le pur désir d’être, le simple désir de se reproduire ; force à vrai
dire peu compréhensible (il suffit de penser à l’inventivité burlesque et un peu
répugnante du monde animal) ; force qui n’en est pas moins d’une évidence étouffante
(Houellebecq, 2009, p. 25).

Ce commentaire souligne la nécessité du langage pour l’expérience esthétique, positionnant dès


lors le roman comme étant une source possible pour l’émergence du discours critique de
l’œuvre d’art. Il s’agit également d’une manière de revenir vers un discours qui cherche à faire
part d’une présence, d’un langage qui puisse manifester l’être-là de l’objet et de son impact sur
celui qui le rencontre. Cette attitude atteste d’une disposition à la contemplation, d’une certaine

m’est apparue : je devais me rendre à Saint-Cirgues-en-Montagne. Le nom s’étalait, dans un isolement splendide,
au milieu des forêts et des petits triangles figurant les sommets ; il n’y avait pas la moindre agglomération à trente
kilomètres à la ronde. Je sentais que j’étais sur le point de faire une découverte essentielle ; qu’une révélation d’un
ordre ultime m’attendait là-bas […] » (Houellebecq, 1994, p. 129). La carte Michelin est également initiatrice de
réflexions philosophiques dans La possibilité d’une île : « Sur une carte au 1 / 200 000e, en particulier sur une carte
Michelin, tout le monde a l’air heureux, les choses se gâtent sur une carte à plus grande échelle, comme celle que
j’avais de Lanzarote : on commence à distinguer les résidences hôtelières, les infrastructures de loisirs. À l’échelle
1 on se retrouve dans le monde normal, ce qui n’a rien de réjouissant ; mais si l’on agrandit encore on plonge dans
le cauchemar : on commence à distinguer les acariens, les mycoses, les parasites qui rongent les chairs »
(Houellebecq, 2005, p. 244).

197
sensibilité qu’il est possible pour la littérature de révéler, le roman se faisant le guide de
l’appréciation de l’œuvre d’art fictive puisque non seulement il la construit, mais il la légitime.
Ce passage d’Interventions 2 concernant l’architecture contemporaine trouve un écho direct
dans La carte et le territoire parce qu’elle met en tension la fonctionnalité de l’objet, son
intentionnalité et sa réception qui sortent alors de tout contrôle possible. Cela correspond chez
Badiou aux propositions qu’il émet afin de pouvoir s’éloigner du schème « didactico-
romantique » et ainsi se diriger vers l’ère de la configuration artistique.
Cette disposition à ressentir l’expérience esthétique et à la partager peut être conçue
selon les termes du philosophe comme une enquête, un retour sur les faits afin d’éclairer ce qui
avait pu échapper à la sensibilité, mais aussi au jugement critique :
On peut dire aussi : une œuvre est une enquête située sur la vérité qu’elle actualise
localement, ou dont elle est un fragment fini. […] L’œuvre est ainsi soumise à un
principe de nouveauté. Car une enquête est rétroactivement validée comme œuvre d’art
réelle en tant qu’elle est une enquête qui n’avait pas eu lieu, un point-sujet inédit de la
trame d’une vérité (Badiou, 1998, p. 25).

Plusieurs propositions pour une configuration artistique sont faites dans ce texte, mais les deux
que nous avons ici relevées tissent un lien entre perception et vérité, comme celle-ci est appelée
sans cesse à se renouveler. Il s’agit là d’une problématique que nous avons pu explorer à travers
les différentes œuvres d’art fictives analysées. Toutefois, Houellebecq en fait le sujet même du
roman : il réactualise la potentialité de la carte routière en tant que représentation, réaffirmant
à la fois son côté construit et son côté humain. Le déplacement de l’objet vers l’œuvre d’art
suscite un réel enthousiasme artistique où le lecteur a accès au cœur même de l’idée, assistant
aux balbutiements du projet et de la démarche artistique faisant encore une fois de la littérature
un art des plus conceptuels :
On a souvent présenté le travail de Jed Martin comme étant issu d’une réflexion froide,
détachée, sur l’état du monde, on en a fait une sorte d’héritier des grands artistes
conceptuels du siècle précédent. C’est pourtant dans un état de frénésie nerveuse qu’il
acheta, dès son retour à Paris, toutes les cartes Michelin qu’il put trouver – un peu plus
de cent cinquante. Rapidement, il se rendit compte que les plus intéressantes
appartenaient aux séries « Michelin Régions », qui couvraient une grande partie de
l’Europe, et surtout « Michelin Départements », limitée à la France (Houellebecq, 2010,
p. 62).

L’intérêt esthétique de Jed pour la carte signale le potentiel visionnaire de l’artiste. En effet, les
avancées technologiques actuelles rendent la fonctionnalité première de l’objet complètement
désuète, le GPS étant un outil bien plus précis et capable de s’adapter en temps réel, faisant
dans son appropriation artistique un questionnement, voire une enquête de sa valeur actuelle.
L’aspect conceptuel du travail photographique du dessin à première vue rigide et utilitaire

198
(Annexe 61) finit par désigner une forme poétique, temporellement marquée, de l’homme situé
dans un environnement à un moment précis, revenant sur la fonction de sa représentation dans
un schème où la configuration démontre la désuétude technique.

3.3.2. L’invention du paysage : la carte n’est pas le territoire


Une fois les lieux définis, fixés par une tradition […], nous sommes dans la nécessité d’utiliser les ressources de
la langue pour opérer des transformations, et tout d’abord accroître le nombre des objets participant à la
description et à l’appréhension d’un paysage.
Anne Cauquelin, 1989, p. 142

Le trajet menant de la crise de la représentation à la configuration artistique dirige


l’expérience esthétique vers un renouvellement des attentes, compte tenu de la multiplicité et
de la transformation des médias de l’œuvre d’art. Cette situation dans laquelle s’inscrit l’art
contemporain ne crée pas de nouveaux grands mouvements dominants, mais plutôt une remise
en perspective du lieu de l’art. C’est ce que Paul Ardenne nomme l’art contextuel. Cette
tendance n’est pas prescriptive ; elle analyse, au contraire, certains phénomènes qui relient ou
caractérisent la multitude des formes et pratiques actuelles, notamment quant à leur aspect
mobile, participatif, économique et expérimental. L’art contextuel procède à un éloignement
des institutions officielles, investissant dès lors le paysage pour lier ce topos à la crise de la
représentation, mais aussi à la perte des repères éprouvés par le monde de l’art contemporain :
Expérimenter, c’est ajouter du neuf (ce qui est mis au jour), mais aussi du possible (le
non-advenu, encore à naître). D’autre part, elle engendre un effet d’expansion qui
explique la croissance non seulement mathématique (toujours plus), mais aussi
morphologique (toujours autre), de l’art contextuel, avec ce corollaire : l’incapacité dans
laquelle il se trouve de se loger dans des médiums finis ou dans des formes prescrites.
Expérimenter, tandis que l’artiste prend à bras le corps la contingence des choses –
autant dire l’acte par lequel et grâce auquel l’art même, indéfiniment, se voit relancé
(Ardenne, 2002, p. 63).

Ce qui est renouvelé dans notre conception de l’œuvre d’art, c’est la capacité de la littérature
d’en exploiter la « fictionnalité » en tant qu’expérience. Le rapport au paysage est essentiel dans
La Carte et le territoire parce qu’il soude le projet artistique à la conception du monde, devenant
le propre de l’objet littéraire et du contact par la lecture en tant qu’esthétique. Il y a donc une
double proposition chez Houellebecq face au statut de l’œuvre d’art. Cette dernière y est à la
fois expérimentation et fiction dans sa situation romanesque. Le jeu sur la représentation et le
territoire investit le thème du paysage dans les pratiques contemporaines et tente d’amener le
regardeur dans un lieu autre que celui dicté par les codes muséaux.76 Anne Cauquelin rappelle

76
On pense d’abord ici à certaines interventions qui demandent un investissement accru du public et qui reprend
un point de vue suggestif mettant l’accent sur l’idée, comme chez Yoko Ono qui, avec Map Piece en 1964, propose,

199
à ce sujet le travail majeur de l’artiste britannique Richard Long, qui, traçant des lignes droites
au sein même du territoire, procédait ensuite à de longues promenades, troublant le rapport au
lieu et à la perspective, insistant alors sur le regard et la perception face à l’objet d’art : « La
ligne, ainsi posée, met à mal notre sensation de distance habituelle. Par contraste, elle marque
l’ordre du paysage et le désordre de la nature. Ici, l’opposition est bien pensée comme une de
ces figures de discours qui appartiennent à la rhétorique » (Cauquelin, 1989, p. 152-153)
(Annexe 63).
Le rapport au paysage du personnage fictif de Jed Martin n’est donc pas anodin.
L’exploration de ce sujet positionne le travail artistique en dialogue avec l’héritage de ces
diverses pratiques tout en soulignant les possibilités propres au langage qui peuvent être
développées dans le roman :
Pour l’exposition il avait choisi une partie de la carte Michelin de la Creuse, dans
laquelle figurait le village de sa grand-mère. Il avait utilisé un axe de prise de vues très
incliné, à trente degrés de l’horizontale, tout en réglant la bascule au maximum afin
d’obtenir une très grande profondeur de champ. C’est ensuite qu’il avait introduit le flou
de distance et l’effet bleuté à l’horizon, en utilisant des calques Photoshop (Houellebecq,
2010, p. 65).

L’extrait dirige notre attention vers la question du regard sur l’objet. C’est la perception qui est
elle-même illustrée à travers les choix de l’artiste quant à sa manière de représenter la
construction du territoire. Le texte amène la subjectivité de la prise de vue et du cadre qui
détermine ce qu’il est possible pour le public de percevoir, et ce, grâce à l’affirmation des choix
personnels de l’artiste qui affirme sa présence dans l’image. On se concentre alors sur l’objet
et la possibilité d’en transformer la nature, de l’ordinaire vers l’exceptionnel dans un sens, mais
également d’un point de vue de la valeur critique, de la vie vers l’art dans l’autre. Ce n’est pas
qu’un zoom, c’est une image truquée qui soutient une approche, une manière d’effectuer
certains choix pour l’œuvre d’art. Ce qu’elle exploite avant tout, c’est le regard du public
nécessaire à sa création. L’ekphrasis passe consciencieusement d’un plan à l’autre, non pas pour
établir un ordre hiérarchique prioritaire, mais bien pour construire une narration de la
contemplation qui suit le regard que l’artiste pose sur son objet, soit ici la carte routière. Ce
regard dirigé est lui aussi représenté grâce à l’angle d’attaque donné, et inclut le regardeur au

à qui veut bien lire ses lignes, de dessiner une carte et de l’utiliser afin de se perdre (Annexe 61). Plus récemment,
l’artiste français Mélik Ohanian confrontait notre rapport à la carte en tant que construction en exposant des
photographies de l’île de Surtsey, émergée de la mer d’Islande dans les années 1960 et toujours vierge de toutes
traces humaines (Annexe 62). L’installation se complétait par un parcours, une carte de l’île installée au sol à l’aide
de lumières, confrontant ainsi le rapport entre représentation, territoire, paysage et matérialité. On assiste à une
intervention sur la nature, un déplacement de l’ordre des choses, affirmant la trace de l’artiste, mais aussi la notion
d’idée comme la matière utilisée pour créer l’œuvre d’art qui appartient elle aussi au paysage comme construction.

200
cœur de son processus comme celui-ci ne peut voir autrement l’objet qu’à travers sa médiation
photographique, ce qui reprend exactement les problématiques de l’art contextuel :
Ce qu’il remet aussi en question, outre les territoires établis de l’art qui se déplacent
avec lui et à son rythme, ce sont les perceptions, qu’il stimule et bouleverse.
Déplacement perceptif, donc, qui crée l’agitation et qui relève d’une esthétique du
brouillage. Or brouiller, c’est mettre en doute, c’est briser la certitude tranquille, c’est
affirmer la potentielle productivité du chaos (Ardenne, 2002, p. 165).

Le territoire est ici au sein d’une triple médiation : d’abord transformé par la carte, il passe d’un
lieu physique et réel vers le dessin calculé, mesuré, maîtrisé ; puis, lorsque photographié, il
transmet le regard de l’artiste sur une telle construction. Enfin, son dernier transfert se dirige
vers le texte, rappelant la force de l’idée dans la genèse artistique, mais aussi comme produit
fini, démontrant la possibilité du langage comme moyen de l’œuvre d’art et non seulement
comme discours critique. Ardenne propose d’ailleurs un parallèle intéressant quant au rapport
entre langage et paysage : « De cette expérience du paysage, il [le spectateur] va tirer
l’impression qu’elle procède du même élan que l’expérience du langage, paysage où l’on
s’enfonce pour se chercher, langage qu’on explore pour trouver la juste équation de soi, la
formule à même de nous fonder comme sujet » (Ardenne, 2002, p. 134). Le sujet ici fondé est
celui qui s’impose comme lecteur-spectateur, au sein du récit, face au paysage construit,
assistant à son élaboration comme représentation, voyant son propre rôle essentiel à l’équation
de l’expérience esthétique.
L’investissement du territoire chez Houellebecq apparaît dès lors comme une position
philosophique, celle de la possibilité de l’art de révéler les méthodes de construction du monde
tel qu’il se présente à l’être humain. Il s’agit d’un problème qui, encore une fois, assimile
l’œuvre d’art fictive au sujet représenté, développant une circularité du topos et du dispositif.
Dans L’invention du paysage, Anne Cauquelin suggère que la perception du paysage et son
rapport au territoire soient déterminés par le savoir et la connaissance du regardeur, et qu’ils
reflètent une certaine compréhension de l’être humain face à ce qui l’entoure :
Tenter ensuite de comprendre comment la répétition de cette constitution d’une forme
nous enjoint d’employer les mêmes outils, chaque fois que nous pensons ingénument
constater la présence du paysage. C’est aussi poser la question d’un changement
possible de nos dispositifs perceptuels, si jamais l’essor technique nous permettait de
construire d’autres images, et, partant, d’autres théories de leur statut. Si l’image
technologique n’est plus donnée pour ce qu’elle figure, que devient le paysage par
rapport à la nature qu’il voile et dévoile à la fois ? (Cauquelin, 1989, p. 23)

À son tour, l’art a son mot à dire quant à la manière de percevoir le réel, la relation au territoire
en étant symptomatique. La tension explorée entre le paysage et la nature, entre la construction

201
et la simple constatation est orientée à l’égard de la perception. Les diverses innovations
renouvèlent ce qu’il est possible de voir et de représenter. Le paysage devient le symbole de la
maîtrise de l’humain sur son environnement, mais aussi des connaissances et des dispositifs
dont il dispose pour le construire comme image. Il s’agit d’une dimension exploitée dans le
roman à travers la scénographie de la première exposition individuelle en carrière de Jed Martin,
coorganisée par Michelin pour l’ouverture du nouvel espace d’art contemporain de la
compagnie :
L’entrée de la salle était barrée par un grand panneau, laissant sur le côté des passages
de deux mètres, où Jed avait affiché côté à côté une photo satellite prise aux alentours
du ballon Guebwiller et l’agrandissement d’une carte Michelin « Départements » de la
même zone. Le contraste était frappant : alors que la photo satellite ne laissait apparaître
qu’une soupe de verts plus ou moins uniformes parsemée de vagues taches bleues, la
carte développait un fascinant lacis de départementales, de routes pittoresques, de points
de vue, de forêts, de lacs et de cols. Au-dessus des deux grands agrandissements, en
capitales noires, figurait le titre de l’exposition : « LA CARTE EST PLUS
INTÉRESSANTE QUE LE TERRITOIRE » (Houellebecq, 2010, p. 82).

La tension entre la nature et sa représentation dirige l’attention à la fois vers sa construction et


les dispositifs qui nous sont accessibles afin que nous soyons en mesure de la déceler. La photo
satellite incarne les innovations techniques de pointe et prétend à une certaine vérité du réel
grâce à sa fiabilité scientifique, alors que la carte assume son éloignement total avec toute forme
de mimésis grâce aux lignes et aux dessins précis et calculés. Les deux dispositifs ont bel et
bien un aspect scientifique, un désir de maîtriser la nature, de la saisir et d’en faire une donnée
objective. Ils ne peuvent toutefois s’empêcher d’être une représentation : satellite malgré elle,
cartographique assumée.
C’est là que la fiction est intéressante, car c’est au cœur même de cette dernière que le
contraste comparatif se met en place. La juxtaposition des formes de représentation mène vers
les diverses options médiales, qui ont à leur tour une influence sur notre compréhension du réel.
Notre perception est dictée par les dispositifs qui nous sont donnés à voir, que ce soit l’échelle
de la carte ou la pixellisation de l’image satellite. Mais c’est finalement le langage qui détermine
l’interprétation d’un tel rapprochement : le réel n’est pas intéressant pour l’art, il vaut mieux
plonger au cœur même de la fiction. C’est la représentation en tant que telle qui délivre toute
forme de possibles parce que c’est elle qui module notre regard, et dès lors, notre expérience
esthétique. Le titre de l’exposition définit la relation à l’image, jouant le rôle de médiation tout
en ajoutant un autre degré de représentation dans le récit, à travers le discours de l’art qui illustre
encore une fois la tension immatérielle de notre compréhension du monde. Ce rapport à la
médiation et au langage positionne l’œuvre d’art fictive comme mobile parce que le paysage

202
sort de la galerie grâce à la mobilité même du texte qui met en question le rapport de l’œuvre
d’art à l’espace :
Dans l’un et l’autre cas, tout se passe comme si la création artistique devait non pas subir
son territoire mais le créer, comme si elle s’envisageait comme définitivement
inachevée, interminable, vouée à l’errance. Une œuvre d’art mobile, c’est de l’espace
concentré et potentiel, c’est aussi une parabole de l’existence d’un territoire à conquérir
sans cesse, la réalité (Ardenne, 2002, p. 162).

L’exposition de Jed Martin crée un nouveau lieu pour l’art, situant l’espace littéraire comme
étant une source de diffusion et de transmission de l’idée et des enjeux de l’art contemporain.
C’est un territoire qui est pour l’instant toujours vierge de la hiérarchie et des valeurs imposées
par les milieux institutionnels, poursuivant dès lors la logique de l’œuvre d’art mobile, in situ,
immatérielle.
Le territoire investi de la sorte, ce n’est pas une autre exaltation du rapport entre l’art et
la vie, mais un témoignage de l’être humain au sein de son environnement. Il y a nécessairement
un dialogue entre l’importance du contemplatif dans le beau et le sublime kantien77 qui nous
ramène directement aux romantiques allemands et à Carl Friedrich (Annexe 64), et le fait que
le territoire représenté dans le roman appartienne à l’ordre de l’imaginaire. Cette
conceptualisation propose un rapport de dépendance qui touche une certaine sensibilité
postmoderne et son désir d’investir la fragilité de l’existence :
[…] agir dans et avec le paysage, à même l’espace naturel, c’est devoir se confronter à
un milieu de moins en moins familier, raréfié par la vie moderne, où la part de nature
authentique ne cesse de reculer. C’est aussi devoir opérer dans un écosystème en
évolution, rançon d’une occupation humaine envahissante, réorganisatrice et pollueuse,
qui casse les anciens schémas et les représentations traditionnels du lien entre nature et
paysage (Ardenne, 2002, p. 117).

Ardenne fait de la nature une matière malléable. C’est la société qui possède la capacité de la
transformer complètement, pour le meilleur mais surtout pour le pire. Il s’agit là d’une
conception houellebecquienne de l’impact de la présence humaine sur cette planète. Ce n’est
donc pas sans ironie que l’une des plus importantes critiques du travail de Jed Martin passera
complètement à côté de toute la dimension physique du territoire pour se concentrer sur la
production du jeune artiste d’un point de vue uniquement conceptuel. Évidemment,

77
L’expérience du beau et du sublime chez Kant est intrinsèquement liée à l’expérience sensible du spectateur :
« Dès que l’on porte un jugement sur des objets uniquement d’après des concepts, toute représentation de beauté
disparaît. On ne peut donc indiquer une règle d’après laquelle quelqu’un pourrait être obligé de reconnaître la
beauté d’une chose. On ne veut pas se laisser dicter son jugement par quelque raison ou par des principes lorsqu’il
s’agit de savoir si un habit, une maison ou une fleur sont beaux. On veut examiner l’objet de ses propres yeux,
comme si la satisfaction qu’on y prend dépendait de la sensation ; et cependant, si l’on déclare que l’objet est beau,
on croit avoir pour soi toutes les voix et l’on prétend à l’adhésion de chacun, bien que toute sensation personnelle
ne soit décisive que pour le sujet et sa satisfaction propre » (Kant, 1790, 1989, p. 79).

203
l’interprétation que donne Patrick Kéchichian, personnage basé sur le critique littéraire
homonyme – ancien journaliste au Monde et fervent défenseur de la foi catholique – démontre
une faille de l’herméneutique postmoderne dans son désir absolu d’écrire sur l’art
contemporain, dévaluant à la fois le discours sur l’art et les vecteurs traditionnels de sa mise en
disposition :
Signé de Patrick Kéchichan, l’article – une pleine page, avec une très belle reproduction
en couleurs de sa photographie de la carte Dordogne, Lot – était dithyrambique. Dès ses
premières lignes, il assimilait le point de vue de la carte – ou de l’image satellite – au
point de vue de Dieu. « Avec cette profonde tranquillité des grands révolutionnaires »,
écrivait-il, « l’artiste – un tout jeune homme – s’écarte, dès la pièce inaugurale par
laquelle il nous donne à entrer dans son monde, de cette vision naturaliste et néo-païenne
par où nos contemporains s’épuisent à retrouver l’image de l’Absent. Non sans une
crâne audace, il adopte le point de vue d’un Dieu coparticipant, aux côtés de l’homme,
à la (re)construction du monde (Houellebecq, 2010, 84).

Ce n’est pas que Kéchichian ait totalement tort ; nous avons déjà remarqué l’importance du
regard et de la perception dans le rapport à l’œuvre photographique des cartes Michelin. Le
point de vue de Dieu ne peut être le point de vue de la carte tout simplement parce que la carte
est déjà une représentation, même si l’artiste se positionne en hauteur face à son objet pour
effectuer la prise de vue et qu’il pourrait dès lors avoir une approche omnisciente sur son sujet.
La carte n’est pas la nature créée par un Dieu, elle est un code, un langage en soi : la
compréhension humaine du territoire. Bien plus près du dispositif, de l’outil technique, la carte
est mise à la disposition de l’être humain comme preuve de sa mainmise sur son environnement,
comme témoignage de sa compréhension et de son savoir. Et cet éloge du savoir vient plutôt
soutenir l’importance de l’humanisme et de son héritage indéniable quant à notre perception du
monde, dans notre détermination de la perception. La carte est à l’opposé de Dieu, car elle est
l’être humain qui affirme sa capacité de voir et de transmettre la représentation qu’il se fait de
son environnement. À cet égard, l’apparition du paysage en histoire de l’art est la preuve même
de ce rapport technique : l’horizon n’a été représenté qu’à partir du moment où la perspective a
été inventée :
Cette familiarité avec le paysage, marquée par une volonté de domestication, remonte à
la Renaissance italienne. Elle se change en passion à l’heure du romantisme, en occasion
d’expérience avec l’impressionnisme, en habitude ensuite, tandis que représenter un
paysage pour l’artiste lambda, c’est tout à la fois honorer la tradition du paysage comme
genre et relancer un pari de longue date engagé : faire du paysage le miroir de la nature
[...] (Ardenne, 2002, p. 119).

Alors que Kéchichian pensait établir une connexion métaphysique, c’est plutôt la totalité de
l’héritage de la culture visuelle qui a échappé à son analyse. Le paysage exprime le rapport

204
humain à la perception de la nature, et devient alors le topos idéal pour intégrer le regardeur au
cœur de la représentation et indéniablement insister sur une esthétique de la perception. Cette
erreur nous amène à sortir de l’hégémonie de la critique d’art afin d’en observer les coulisses
et de vraiment apprécier les propositions artistiques de Jed Martin. Et le tout, au sein d’un
territoire sans limites, aux frontières sans cesse repoussées : celui de la fiction, là où l’autorité
même du goût peut sans cesse être remise en doute, où l’œuvre même se réinvente à chaque
lecture.

3.3.3. Michelin et l’art contemporain : une fiction qui dépasse le cadre de la


représentation
Le dernier élément qui retiendra notre attention pour comprendre le lien étroit tissé entre
littérature, crise de la représentation, paysage et œuvre d’art concerne le récit des
problématiques liées au marché de l’art. Le succès critique est reflété par le succès monétaire,
mais la représentation du territoire par l’art opère un déplacement au sein même de ce territoire,
c’est-à-dire que le processus procède à une véritable transformation de la perception des régions
chez le grand public. La réception critique devient dès lors un pivot narratif, que ce soit comme
élément déclencheur, comme péripétie ou comme dénouement.
Alors que la tradition du financement privé dans le domaine des arts est bien établie
dans la culture anglo-saxonne, la France s’est attachée à son héritage républicain quant à
l’appartenance publique de sa production culturelle. La sociologue des arts Raymonde Moulin
explique bien comment cette différence influence la production : « En France, la tradition du
mécénat d’État a longtemps prévalu, en même temps que la dénégation de l’économie dans le
secteur culturel » (Moulin, 2009, p. 110). L’intérêt pour Houellebecq de reproduire cette
pratique dans son roman est de pouvoir signaler le changement d’autorité en ce qui relève de la
détermination du goût. En effet, le passage vers le mécénat d’entreprise en France révèle la
perte de vitesse du système public quant à sa mainmise sur le réseau artistique. Ce changement
de paradigme du pouvoir présente des artistes différents de ceux qui auraient pu bénéficier d’un
soutien plus traditionnel. C’est le cas de Jed Martin avec Michelin, mais également de Damien
Hirst avec la Fondation Pinault ou de l’ouverture du nouvel espace Louis Vuitton au jardin des
plantes.78 Le mécénat privé passe donc d’un simple financement à un rôle d’envergure qui d’un
point de vue social devient alors en mesure de forger les tendances :

78
Les partenariats avec les fondations privées dépassent le traditionnel mécénat pour s’imposer en tant que marque
en devenant elles-mêmes de grands noms de l’art contemporain. Au lieu d’exposer en musée ses plus récentes
créations pour l’exposition Treasures from the Wreck of the Unbelievable (2017), Damien Hirst occupe les deux

205
Au-delà des débats sur le « désintéressement » associé au mécénat et l’« intérêt » associé
au parrainage, on constate que le soutien financier aux activités artistiques est devenu
un acte de gestion ordinaire de l’entreprise et une ressource réputationnelle. À la faveur
des « métamorphoses du capitalisme » (Pierre-Michel Menger) et du développement de
l’organisation par projet, on assiste, depuis le milieu des années 1990, à une évolution
de l’entreprise-guichet en entreprise monteuse ou partenaire de projet (Moulin, 2009, p.
113).

Ce rôle intégré de l’entreprise dans la production de l’art contemporain constitue le propos


même de Houellebecq puisque cela s’insère directement dans son désir de représentation du
monde du travail. Avant sa collaboration avec Michelin, Jed Martin n’avait exposé qu’en tant
qu’étudiant aux Beaux-arts, ce qui n’avait pu lui octroyer de statut d’artiste. Et là encore, sa
collaboration avec une entreprise le place à l’extérieur des sentiers battus puisqu’il ne passe pas
par le réseau officiel pour s’établir. Ce processus fait écho à celui de la création de l’œuvre d’art
fictive qui se développe au sein du roman, positionnant la littérature comme lieu alternatif de
production, mais également de diffusion de l’idée de l’art.
On peut constater l’impact du travail de l’artiste sur la perception publique de
l’entreprise, à savoir pour lequel des deux parties le partenariat s’avère finalement le plus
bénéfique. C’est ce qu’explique le personnage d’Olga à Jed lorsqu’elle fait appel à ses services :
Le mécénat dans le domaine de l’art contemporain ne faisait pas tellement partie de la
culture traditionnelle de Michelin, poursuivit-elle. La multinationale, domiciliée à
Clermont-Ferrand depuis l’origine, dans le comité directeur de laquelle avait presque
toujours figuré un descendant des fondateurs, avait la réputation d’une entreprise plutôt
conservatrice, voire paternaliste. Son projet d’ouvrir à Paris un espace Michelin dédié à
l’art contemporain avait beaucoup de mal à passer auprès des instances dirigeantes, alors
qu’il se traduirait, elle en était certaine, par une importante montée en gamme de l’image
de la compagnie en Russie et en Chine (Houellebecq, 2010, p. 68-69).

Cet extrait relève d’un style technique, digne des politiques culturelles de l’administration
publique. On vise l’efficacité, l’absence d’effets et de figures, voire d’enjolivures. Pourquoi ?
On est dans l’argumentaire, dans la persuasion, dans le discours de pouvoir. On cherche les
bénéfices : l’art comme investissement, comme valeur sûre, mais qui demande une certaine
connaissance, pouvant alors séduire l’élite par la difficulté de sa maîtrise, sa rareté, mais aussi,
son risque, quoique, bien moins élevé que ceux de la bourse. Il s’agit donc de jeu lié au goût,
moins accessible aux parvenus. Houellebecq procède encore une fois à un portrait sociétal à
travers le marché de l’art. Il en recherche les symptômes, les structures internes, les véritables
jeux de pouvoir afin de créer une situation dans laquelle l’artiste n’y est plus pour rien dans la

palais vénitiens de la Fondation Pinault (Annexe 67), dont la collection privée a pu s’établir grâce à l’empire
financier du secteur du luxe (Gucci, Yves Saint-Laurent, Alexander McQueen).

206
détermination des images qui nous entourent dans le monde contemporain. La culture visuelle
n’a plus rien à voir avec la distinction entre le populaire et le raffiné, elle est un enjeu financier
comme les autres. Quel est le lien entre les grandes entreprises et la faculté de juger ? Aucun,
évidemment. Et c’est là tout l’intérêt narratif de la situation. Ici, on dépasse même les attentes
duchampiennes : l’art n’a pas seulement rejoint la vie, elle n’a plus rien à voir avec elle. Toutes
les subtilités de l’accessibilité du travail artistique, toutes les nuances de conditions de
perception et de droit de regard n’ont plus rien à voir avec l’art. On ne voit plus rien, alors aussi
bien s’en tenir à la description : tel pourrait résumer les propos de Houellebecq face à la
matérialité de l’œuvre d’art, et donc de sa potentielle fictionnalité. Cela attire finalement notre
attention vers tout l’appareil herméneutique romanesque qui, au lieu de s’attarder à créer des
clés d’interprétation ou même un seul discours critique, transforme le tout en cirque, impliquant
des acteurs qui recherchent un investissement à faire fructifier.
Une autre situation propre à la dynamique du marché de l’art contribue à se moquer de
la situation de l’art contemporain dans le roman. Il s’agit de la question de la formation du prix
de l’œuvre. Traditionnellement, les ventes sont arrangées par la galeriste qui représente l’artiste
et qui touche la moitié du prix. Ce n’est pas le cas avec le travail de Jed Martin, car ce dernier
décide de procéder à la vente sur Internet, s’éloignant d’une certaine crédibilité institutionnelle
tout en augmentant sa marge de profit personnelle comme il n’est pas représenté et qu’il n’a
assumé aucun des frais liés à la mise en exposition de son travail. Il s’agit aussi d’une situation
propre aux problématiques de l’art contemporain, qui, comme le rappelle Moulin, sont
confrontées aux « […] défis que les nouveaux supports, impliquant la démultiplication et la
dématérialisation des œuvres, opposent à un marché construit sur le principe d’unicité et
d’originalité des biens » (Moulin, 2009, p. 9). C’est exactement sur cette tension que l’artiste
doit jouer. Houellebecq la mettra en scène afin d’en révéler la part importante de hasard et
d’imprédictibilité :
Les études de Jed avaient été purement littéraires et artistiques, et il n’avait jamais eu
l’occasion de méditer sur le mystère capitaliste par excellence : celui de la formation du
prix. […] Un tirage lui revenait grosso modo à trente euros, il décida de les proposer à
deux cents euros sur le site. Lorsqu’il mit la première photo en ligne, un agrandissement
de la région d’Hazebrouck, la série fut épuisée en un peu moins de trois heures. À
l’évidence, le prix n’était pas adapté. En tâtonnant un peu, au bout de quelques semaines,
il se stabilisa autour de deux mille euros pour un format 40 x 60. Voilà, ça y était,
maintenant : il connaissait son prix sur le marché (Houellebecq, 2010, p. 93).

Cet extrait montre la naïveté d’un artiste complètement déconnecté de l’aspect économique de
la société dans laquelle il vit, société qu’il cherchera plus tard à représenter. La représentation
des contraintes matérielles de la photographie se conforme ici à la pratique. Pour être considérée

207
comme œuvre d’art, une photographie doit être signée et limitée à un tirage de trente
exemplaires, tous formats et supports confondus, selon le Décret français no 95-172 du 17
février 1995 relatif à la définition des biens d’occasion, des œuvres d’art, des objets de
collection et d’antiquité pour l’application des dispositions relatives à la taxe sur la valeur
ajoutée. Cela dit, il est évident que le choix de l’artiste est motivé par des considérations
techniques, non par la spécificité de ce décret, d’où l’ironie d’une telle situation : œuvre d’art
malgré elle. Les détails quant au succès rapide de la vente et de l’erreur quant à la formation du
prix relèvent du déplacement de la faculté de juger : la reconnaissance n’est plus effectuée par
les pairs, mais par l’argent. Il va de soi que la multiplication par dix du prix de vente en moins
de deux semaines révèle à quel point le prix de base était inadéquat, mais aussi la valeur risquée
de cette entreprise. Et c’est le risque qui est payant, c’est le risque qui est recherché puis
récompensé. Certes, l’exposition des cartes Michelin connaît un immense succès et une critique
dithyrambique, mais rien ne laissait présager que Jed Martin deviendrait une valeur sûre, que
l’artiste même verrait sa cote progresser jusqu’à s’établir comme l’artiste français le plus
célèbre dans le milieu de l’art contemporain. Qu’il pourrait même sans cesse passer d’un média
à l’autre et que, finalement, ça n’y changerait rien. Les paris sont ouverts. Le jeu en vaut la
chandelle. Le photographe sorti de nulle part surprend l’institution, qui à son tour se verra dicter,
par ce qui lui est extérieur, les comportements à adopter, les artistes à favoriser, les projets à
subventionner. Toute une part du marché de l’art, qui n’est plus officielle, lui échappe
désormais :
Le prix ratifie, en effet, un travail non économique de crédibilisation sur le plan
esthétique, un travail d’homologation de la valeur réalisé par les spécialistes, c’est-à-
dire les critiques, les historiens de l’art contemporain, les conservateurs de musée, les
administrateurs de l’art et les commissaires d’exposition. Une fois obtenu sur le marché,
le prix facilite et accélère la circulation et l’accélération du jugement esthétique (Moulin,
2009, p. 32).

Houellebecq a reproduit le schème du marché de l’art tel que décrit par Moulin afin de pouvoir
identifier ses travers, ses incohérences les plus profondes. En effet, si un prix élevé facilite
l’accessibilité et la diffusion d’une œuvre, c’est parce que celle-ci est montrée, connue, évaluée
par le milieu. Une œuvre réellement avant-gardiste ne bénéficierait pas du même soutien, public
et privé, ce qui l’empêcherait d’être considérée, réduisant son prix, et donc sa valeur esthétique.
Une logique sans queue ni tête qui ne bénéficie avant tout qu’aux acheteurs.
Les réflexions derrière la formation du prix — le narrateur choisit l’italique — expose
la spéculation hasardeuse et les risques impliquant une telle mise. L’art contemporain comme
la bourse appartiennent au milieu du luxe, ils sont l’un et l’autre tout aussi inaccessibles. Mais

208
pour l’art, on redouble la difficulté comme il est encore empreint de snobisme, d’un
connoisseurship qui tente d’en rendre l’accès réservé aux élites culturelles. L’importance des
acteurs autres et leurs influences sur le marché de l’art, sur la production artistique et sur la
construction du goût est un élément essentiel de l’équation contemporaine que rappelle
Raymonde Moulin :
L’incertitude sur les valeurs esthétiques contemporaines est à l’origine du rôle très
important joué par les divers signaux produits par les acteurs intervenant dans le champ
culturel et dans le marché. Le doute ne peut pas ne pas s’instaurer dans les esprits sur la
portée de ces signaux, compte tenu des effets de coalition entre acteurs économiques et
acteurs culturels cherchant à valoriser des œuvres, sur un marché où l’asymétrie de
l’information et sa manipulation éventuelle sont au centre du problème de formation des
prix (Moulin, 2009, p. 41).

Houellebecq saisit alors l’occasion pour pousser au maximum l’impact de l’implication des
entreprises à leur propre fin, détournant le rapport du mécénat privé face à l’objet d’art afin
d’en tirer le meilleur bénéfice financier. Mais au-delà d’un retour sur investissement, c’est toute
la dimension du divertissement qui atteint le monde de l’art d’une manière oisive. L’univers de
la critique d’art rejoint la culture populaire, intégrant les innovations techniques aux tendances,
déformant complètement toute une pensée philosophique de l’œuvre d’art au profit de la
création d’un objet dont l’engouement parle de lui-même. C’est le battage médiatique qui dicte
alors le goût, autre déplacement qui est narré et devient à son tour un enjeu de production :
[…] l’apparition récente de compétitions locales destinées à récompenser de nouvelles
créations charcutières ou fromagères ; le développement massif, inexorable de la
randonnée, et jusqu’à l’outing de Jean-Pierre Pernaut, tout concourait à ce fait
sociologique nouveau : pour la première fois en réalité en France depuis Jean-Jacques
Rousseau, la campagne était redevenue tendance. […] Et la carte Michelin, objet
utilitaire, inaperçu par excellence, devint en l’espace de ces mêmes semaines le véhicule
privilégié d’initiation à ce que Libération devait sans honte appeler la « magie du
terroir » (Houellebecq, 2010, p. 90).

Le décalage entre le discours et l’objet est ici tourné au ridicule, rendant l’acte même de langage
des plus impertinents. On revient à considérer la condition ontologique de l’image : la mince
ligne qui sépare l’œuvre d’art de la publicité est brouillée à nouveau. L’œuvre d’art est utilisée
à des fins publicitaires, mise en avant par Michelin pour créer un buzz, pour se répandre dans
la culture populaire, avec les célébrités, la télévision et le tourisme.79 Ce dernier a un impact
profond sur le territoire, entraînant un changement difficile à représenter, impossible à saisir

79
Le tourisme, sujet principal de Plateforme, et le monde de l’art contemporain fascinent Houellebecq. On pense
ici entre autres au projet du photographe anglais Martin Parr dans lequel il se consacre à représenter le tourisme
de masse à travers la planète. Dans Too Much Photography (Annexe 65), les sujets pris sur le vif sont eux aussi
en train d’immortaliser des lieux célèbres, documentant leur passage à l’aide de téléphones cellulaires et autres
gadgets incapables de produire une image de qualité.

209
sur la carte. La magie du terroir qu’énonce le narrateur est inévitablement un effet de masse. Il
entraîne un retour à la nature comme produit de consommation idéalisé. C’est un élément
construit, un paysage déterminé, soulignant la relation irréconciliable entre l’image et son
discours, entre l’objet et le langage.80 Cela renvoie aussi à la perception qu’en a le public, noyé
dans un océan d’informations dont la valeur n’est plus jugée, tout comme la qualité de l’œuvre
d’art désormais vendue sur Internet.
Comme la carte n’est pas le territoire, la photographie n’est pas une vérité et l’œuvre
d’art est bien plus qu’une image. Elle représente les enjeux d’une société et son rapport
problématique face à sa propre critique ne pourrait mieux incarner son statut herméneutique
particulier. Ce décalage est l’essence même de la crise de la représentation que Houellebecq
illustre et qui à son tour rend si unique l’œuvre d’art fictive qu’il crée dans le roman. En soi,
c’est une expérience à l’extérieur de l’institution pour le public, mais également à l’abri du
marché de l’art et du détournement de la faculté de juger auquel il procède.

3.4. Le détail houellebecquien : événementialité et description de l’œuvre d’art

Il est essentiel pour notre conceptualisation de l’oeuvre d’art de nous pencher sur
quelques propositions de Daniel Arasse qui évoque l’importance des détails pour les
développements de l’identification iconographique. L’acte herméneutique met l’accent sur le
regard dans la lignée d’une esthétique de la réception, insérant le détail comme clé
d’interprétation de la narrativité de l’image. Cette valorisation d’une histoire de l’art rapprochée
offre une relecture historique qui favorise le point de vue du spectateur au-delà des instances
officielles, rappelant la pratique du close-reading dans les études littéraires. On constate que la
lenteur de la contemplation renouvelle notre compréhension grâce à la justesse des détails saisis
par le regard. Il devient alors envisageable de révéler toute la diversité de l’œuvre d’art et de
transmettre une multiplicité de récits engendrés par une sensibilité ou une attention variées de
la part du spectateur.
Identifiés et isolés, ces détails donnent à voir au lecteur les « récompenses » promises à
celui qui « scrute patiemment la peinture. Ces « récompenses » ne sont pas sans effet
sur le rapport du spectateur au tableau et sur la compréhension qu’il peut en avoir :
« L’impression totale d’une œuvre est construite d’une foule de sensations, d’analogies,
de souvenirs et de pensées diverses – certaines sont manifestes, beaucoup cachées,

80
Houellebecq s’exprime à ce sujet dans son recueil d’essais Interventions 2 : « Toute perception s’organise sur
une double différence : entre l’objet et le sujet, entre l’objet et le monde. La netteté avec laquelle ces distinctions
sont envisagées a des implications philosophiques profondes et c’est sans arbitraire qu’on peut distribuer les
métaphysiques existantes le long de ces deux axes » (Houellebecq, 2009, p. 78)

210
quelques-unes analysables, la plupart au-delà de l’analyse. » L’approche de la peinture
par ses détails ferait donc affleurer ce qui ne saurait, sinon, voir le jour. Tel ou tel détail,
découpé de son ensemble, met en question les catégories établies de l’histoire de l’art ;
elles en ont comme l’air d’avoir été faites « de loin » (Arasse, 1992 p. 6).

Le détail dévoile ce qui a été gardé dans l’ombre, volontairement ou accidentellement, racontant
désormais une histoire autre, celle des oublis, mais surtout des laissés-pour-compte. Si cette
approche procède inévitablement à des choix et à un acte d’isolement d’une partie face à un
tout, elle attire l’attention sur le moment de contact avec l’œuvre, visuelle ou littéraire, et le
délai inévitable de l’écriture de son commentaire analytique. Il serait dès lors tout à fait juste
de proposer que le détail possède une temporalité qui lui est propre. Il lui est concevable de
raconter une histoire, à savoir un récit qui ne se révèle que dans un temps étiré, pour celui qui
porte attention, qui fait preuve de minutie, qui fait acte de perception dans la lenteur, qui
apprécie l’expérience du savoir et de la contemplation :
En tant que tel, plus qu’une partie du tableau, il est un « moment » de sa réception
comme il peut l’avoir été de sa création. Il est d’abord un « événement » de peinture
dans le tableau. C’est pour chaque spectateur que la peinture advient ainsi dans le
tableau. De manière sans doute révélatrice, cependant, dans ces textes [Claudel, Proust,
Rilke], c’est chaque fois au bord du tableau, à la marge de sa perception, que l’écrivain
est cueilli par cette révélation. […] L’événement est là, qui happe le poète « à présent,
là », au plus près du tableau (Arasse, 1992, p. 240-241).

Le détail apparaît comme essentiel en littérature pour intégrer l’œuvre d’art visuel. Il souligne
l’importance du regard et de la temporalité nécessaire au contact avec l’image. Le détail est
accessible dans le roman grâce à la description, qui s’attarde à découper, à compartimenter, à
isoler, à inspecter, exigeant attention et rigueur. L’image est transmise un morceau à la fois, et
c’est le narrateur qui guide le lecteur-spectateur, qui choisit le détail, qui insiste sur ce qu’il faut
transmettre de l’œuvre d’art, qui procède à son récit. On propose alors une esthétique du détail
propre à l’expérience de l’œuvre d’art dans la fiction romanesque afin de comprendre comment
la temporalité propre à cette expérience peut saisir la nécessité critique face à l’histoire de l’art
que la littérature contemporaine peut intégrer au sein de sa propre narrativité.

3.4.1. Énigme romanesque et technique plastique : récit de clés et


d’interprétations
Dans la troisième partie du roman, alors que Jed Martin est invité sur une scène de crime,
il attire l’attention du détective Jasselin sur un détail du meurtre, soit la manière dont le sang
dispersé sur le tapis ressemble visuellement à la technique désormais mythique du dripping, qui
caractérise l’œuvre de Jackson Pollock. Cette attention au détail fait balancer le récit vers une

211
énigme criminelle, entraînant alors une hybridité des genres littéraires où le roman policier se
joint au Künstlerroman (ou roman d’artiste). Cette troisième partie a une structure automne,
faisant de Jasselin son personnage central, tout en se détachant du reste du roman pour
développer une temporalité qui lui est propre, relevant de l’événement et de l’extraordinaire.
La dimension critique, quant à elle, reste en place : l’institution y est aussi remise en cause. On
vient y explorer d’autres lieux, là où le détail crée un écart dans la représentation, où ce n’est
plus le tout qui fait sens, puisque le sens est impossible, causant un déplacement unitaire et
temporel.
Une suite de détails improbables mène à la rencontre entre Jed Martin, personnage
principal du roman, et le détective Jasselin. Ce dernier, n’ayant aucune piste pouvant conduire
à l’assassin de l’écrivain Michel Houellebecq, demande à son personnel de prendre en photo
toutes les personnes assistant aux funérailles de la célébrité. Le logiciel de reconnaissance des
dossiers criminels n’ayant proposé aucune conclusion, c’est un policier à la retraite à l’œil
particulièrement aiguisé, rappelé pour l’occasion, qui reconnaît Jed Martin dans la foule, ce qui
lui vaut une invitation au commissariat, où, par mégarde, Jasselin a laissé traîner les
photographies de la scène de meurtre sur son bureau. C’est donc cette pièce à conviction, égarée
au hasard, qui attire à son tour le regard de Jed Martin, qui formulera alors la comparaison avec
l’œuvre de Pollock sans avoir aucune idée de la nature de l’image qu’il commente :
Jed examina plusieurs des agrandissements, qui pour Jasselin se ressemblaient à peu près
tous : des coulures, des lacérations, un puzzle informe. « C’est curieux … » dit-il
finalement. « On dirait un Pollock qui aurait travaillé presque en monochrome. (Annexe 68)
Ça lui est arrivé d’ailleurs, mais pas souvent ».
- C’est qui, Pollock ? Excusez mon inculture.
- Jackson Pollock était un peintre américain de l’après-guerre. Un expressionniste
abstrait, un des chefs de file du mouvement, même. Il était très influencé par le
chamanisme. Il est mort en 1956 (Houellebecq, 2010, p. 350).

Bien que cet extrait nous donne accès aux réflexions du personnage, sa vocation artistique ne
pouvant omettre le parallèle référentiel à son propre moyen d’expression, l’information est
présentée au lecteur de manière un peu artificielle. En effet, on a ici une légère impression de
plaquer des références, rendant la comparaison assez abstraite. Plutôt que d’expliquer les
allusions d’un point de vue visuel, notamment l’importance de la technique du dripping pour
l’effet de sang coulé, on relève des données qui ne fournissent aucune clé pour interpréter cette
comparaison. La mort de Pollock en 1956 n’a rien à voir avec sa production artistique, autre
que d’avoir élevé le peintre à un statut mythique en raison de la nature prématuré et tragique de
l’accident de voiture, faisant de lui le James Dean de la peinture américaine (Annexe 69). Si le
texte souligne les coulures, les lacérations et le puzzle informe, il ne mentionne en aucun cas le

212
fait que Pollock, pour arriver à un tel résultat, posait sa toile à même le sol, et que la peinture y
était non pas répandue à l’aide d’un pinceau, mais du contenant troué avec lequel il se déplaçait
sur l’entièreté de la surface, y laissant des traces de pas et de cendres de cigarettes. Il y a donc
un effet de gravité, la peinture tombant sur le sol et non plus posée délicatement à la verticale,
créant alors une réciprocité de technique, ce qui rend la comparaison avec le sang de
Houellebecq assassiné encore plus plausible comme il tombe du haut vers le bas, produisant un
effet visuel similaire et dès lors facilement reconnaissable (Annexe 70).
C’est donc le regard de Jed Martin qui est le plus important dans cet extrait, non pas la
justification du parallèle visuel qu’il tente d’établir, mais simplement la comparaison,
positionnant le regard de l’artiste comme élément narratif. Partant de ce constat, on peut
considérer l’importance du détail dans les choix de représentations qui sont faits de la scène de
meurtre. En effet, le roman de Houellebecq ne représente pas l’assassinat ; la troisième partie
du récit qui est consacrée à l’événement dans son entièreté s’ouvre à l’arrivée de l’équipe
policière sur les lieux du crime. Cela nous rappelle l’instant fécond de Lessing, qui conçoit que
la peinture ne peut jamais représenter le moment même de l’action, car l’image est toujours
l’événement qui se déroule juste avant, ou juste après.81 Et c’est le détail qui, dans cette
représentation, rappelle au public le moment culminant du point de vue narratif qui se doit
pourtant d’être mis de côté :
En utilisant la « temporalisation narrative » de l’espace picturale qu’autorise le parcours
du regard, la peinture d’histoire a pu échapper à l’effrayante contrainte à laquelle semble
la destiner la simultanéité instantanée de sa représentation. Comme le note Diderot – au
moment où le Laocoon de Lessing redonne de l’actualité à ce vieux débat – les
« accessoires » de l’image, ses détails, permettent de rendre moins « indivisible »
l’instant de la représentation, et c’est même un « accessoire » qui peut faire frémir le
philosophe […] (Arasse, 1992, p. 245-246).

Il y a donc reprise de cette loi picturale dans le récit : c’est le détail du sang qui coule qui
replonge le lecteur au cœur de l’événement auquel il n’a pu assister. La comparaison à Pollock
se produit dans une temporalité postérieure et constitue alors un indice. Celui-ci est à son tour

81
Ce concept nous a été utile à maintes reprises puisqu’il s’agit de l’une des premières approches comparatives
formelles : « Nous ne pouvons entendre ici par le plus fécond, que ce qui laisse à l'imagination le champ le plus
libre. Plus nous regardons, plus il faut que nous puissions ajouter par la pensée à ce qui est offert à nos yeux; plus
notre pensée y ajoute, plus il faut que son illusion paraisse se réaliser. Mais de toutes les gradations d'une affection
quelconque, la dernière , la plus extrême, est la plus dénuée de cet avantage: il n'y a plus rien au-delà. Montrer aux
yeux ce dernier terme, c'est lier les ailes à l'imagination. Ne pouvant aller au-delà de l'impression reçue par les
sens elle est forcée de s'occuper d'images moins vives, bois desquelles elle craint de retrouver ses limites dans cette
plénitude d'expression qu'on lui a offerte mal-à-propos. Si le Laocoon gémit, l'imagination peut l'entendre crier :
s'il crie, elle ne peut se représenter ce qu'il souffre d'un degré plus foible ou plus fort, sans le voir dans un état plus
passif, et par-là moins intéressant. Elle ne l'entendra plus que soupirer, ou bien elle le verra mort » ( Lessing, 1802,
p. 28-29).

213
détourné pour donner de l’importance au regard de Jed Martin, à son rôle en tant que spectateur
d’un événement qui lui est extérieur, mais auquel il se voit soudainement mêlé grâce à ce détail
qui a su retenir son attention.
À la suite de la mention de Pollock, la conversation avec Jasselin se poursuit, accordant
alors une place plus importante à la comparaison inusitée et à l’interprétation de Jed Martin. On
accentue la différence de l’esprit de l’artiste, renouvelant les possibilités interprétatives grâce à
son acte perceptif :
« […] vous pensez que l’assassin aurait pu être influencé par Jackson Pollock ? »
Jed se tut pendant quelques secondes, secouant la tête avec incrédulité, avant de
répondre : « Je ne sais pas … Ça y ressemble, c’est vrai. Il y a pas mal d’artistes qui ont
utilisé leur corps à la fin du XXe siècle, et certains partisans du body art se sont présentés
comme des continuateurs de Pollock, en effet. Mais le corps des autres … Il n’y a que
les actionnistes viennois qui aient franchi la limite, dans les années 1960, mais c’est
resté très limité dans le temps, et ça n’a plus aucune influence aujourd’hui (Houellebecq,
2010, p. 351).

Le détail intègre une réflexion esthétique au sein du dialogue. Le commentaire de Jed Martin
passe alors de la simple mention à une mise en contexte historique plus pointue, ouvrant sur
l’influence de Pollock sur les artistes de la génération suivante. Cette lecture du développement
des diverses pratiques médiales en art contemporain relève un autre élément narratif par rapport
à la présence du détail, soit l’intégration de la critique d’art dans le contexte romanesque.
Effectivement, le détail est essentiel à la description textuelle de l’œuvre d’art et le
développement de l’importance du détail en peinture a accru la précision du texte de référence,
mais également de la critique d’art et de l’ekphrasis en tant que spécificité littéraire :
Un des principes de base de cette rhétorique [l’ekphrasis] tient à ce que la description
de l’image, exercice d’entraînement scolaire, doit « mettre devant les yeux » l’image
absente. Or, elle ne peut le faire qu’en rendant compte de ses détails, et les exigences
propres à ce type de discours tendent à faire relever par l’orateur ce qui se prête
commodément à une description circonstanciée et éloquente : ressemblance détaillée de
l’image à son référent, capacité expressive des physionomies, variété et abondance des
éléments de la représentation. Une peinture est digne d’éloge si elle soutient les efforts
descriptifs et si, possédant ces qualités, elle permet au discours de développer ses
propres prestiges (Arasse, 1992, p. 142).

À travers la précision des détails fournis par Houellebecq, la description d’une scène de crime
rejoint la pratique ekphrastique au point de brouiller les frontières entre œuvre d’art et meurtre
au premier degré. Ce détournement rhétorique repousse également les conventions formelles,
intégrant alors différents genres littéraires, du Künstlerroman au roman policier, en passant par
la critique d’art et l’essai historiographique.

214
3.4.2 Le temps de l’observation : histoire de l’art et genres littéraires
La relation intrinsèque entre détail et littérature, comme nous le rappelle si bien Arasse,
définit la temporalité de la transmission de l’œuvre d’art, mais également l’interprétation que
peut en faire le lecteur. La présence d’ekphrasis en contexte narratif opère un autre déplacement
dans le roman de Houellebecq, soit l’hybridité des genres littéraires à l’intérieur d’un même
texte, caractérisée par la place accordée à l’image et surtout à ses détails. On peut alors se
demander si la présence du commentaire historiographique de Jed Martin est un effet du regard
et du détail, tel que la linéarité du récit tente de le suggérer. Arasse rappelle d’ailleurs avec
insistance que Pollock est l’une des figures artistiques qui ait pu provoquer un tel mouvement,
amenant le spectateur à observer plus attentivement le rôle de l’histoire de l’art dans la structure
narrative :
Car le mouvement vers la peinture semble irrésistible. Il prend avec le XXe siècle l’allure
parfois d’un véritable corps à corps auquel le spectateur est appelé à participer, à
apporter son propre témoignage (c’est Matisse qui veut « rentrer dans la peinture »,
Pollock qui a besoin d’« être dans la peinture […] plus proche du tableau », d’en faire
« davantage partie », et jusqu’à Édouard Pignon, qui voudrait que le spectateur soit
« dans la toile » et qui voit dans « cette suppression de la distance […] l’une des données
vivantes, essentielles de la peinture moderne ») (Arasse, 1992, p. 259).

C’est effectivement « The Legacy of Jackson Pollock », un article désormais célèbre d’Allan
Kaprows, proéminente figure des happenings et de l’art éphémère new-yorkais (Annexe 71),
publié dans Art News en 1958, qui établit la paternité de l’art corporel à Jackson Pollock, en
raison notamment de l’importance des documents d’archives photographiques produits par
Hans Namuth qui rendent compte de la démarche artistique de l’Action Painting :
[It] forms a sort of pivot between the static Pollock of modernism and the performative
Pollock who would be spoken of as one of many origins for postmodernism. […] With
Pollock […] the so-called « dance » of dropping, slashing, squeezing, daubing and
whatever else went into a work, placed an almost absolute value upon a kind of diaristic
gesture (Jones, 1998 p. 56).

L’historienne de l’art Amelia Jones rappelle qu’à travers cet aspect performatif, c’est vraiment
la peinture en tant qu’acte et non comme objet fini (d’où la dénomination d’Action Painting par
Harold Rosenberg en 1952) qui frappe l’imaginaire collectif et qui marque également l’art à
venir. La contribution des photographies de Namuth sur ce point est indéniable : « These
photographs, and the ways in which they have been used and reworked within discourse about
Pollock in relation to contemporary art exemplify the speaking of a new mode of thinking not
only about art as an expression of individual subjects, but about subjectivity itself » (Jones,

215
1998, p. 55). L’attention est portée sur le corps ainsi que sur l’œil qui le regarde, faisant place
au spectateur et à son interprétation.
Non seulement la logique critique est-elle exprimée dans le commentaire analytique du
personnage de Jed Martin, qui répond avec le plus grand sérieux à la question du commissaire
quant à la possibilité d’une influence picturale dans l’exécution du meurtre, mais elle est aussi
développée d’un point de vue narratif. L’allusion à l’art corporel évoque les performances
célèbres des années 1970, qu’on pense à l’Interior Scroll de Carolee Schneemann (Annexe 72),
à Action Psyché de Gina Pane (Annexe 73), à Lips of Thomas de Marina Abramovic (Annexe
74), ou, dans les années 1980, aux lèvres cousues de David Wojnarowicz (Annexe 75).
L’esthétique gore relève du déjà vu dans l’œuvre houellebecquienne, et ce n’est pas sans
surprise que ces comparaisons peuvent avoir lieu. La structure référentielle rejoint alors les
traces laissées sur la scène de meurtre, s’enracinant dans la fiction :
Un policier raisonne à partir du corps, c’est sa formation qui veut cela, il est rompu à
noter et à décrire la position du corps, les blessures infligées au corps, l’état de
conservation du corps ; mais là, de corps, à proprement parler, il n’y en avait pas. […]
La tête de la victime était intacte, tranchée net, posée sur un des fauteuils devant la
cheminée, une petite flaque de sang s’était formée sur le velours vert sombre ; lui faisant
face sur le canapé, la tête d’un chien noir, de grande taille, avait-elle aussi été tranchée
net. Le reste était un massacre, un carnage insensé, des lambeaux, des lanières de chair
éparpillées à même le sol. Ni la tête de l’homme ni celle du chien n’étaient pourtant
immobilisées dans une expression d’horreur, mais plutôt d’incrédulité et de colère. Au
milieu des lambeaux de viandes humaine et canine mêlées, un passage intact, de
cinquante centimètres de large, conduisait jusqu’à la cheminée emplie d’ossements
auxquels adhéraient encore des restes de chair (Houellebecq, 2010, p. 287-288).

La précision des actions commises évoque un souci de l’exécution, un certain perfectionnisme


et presque un idéal esthétique. Le tout est calculé afin que le lecteur puisse bien recréer la scène
décrite. Ce qui frappe, c’est l’importance primordiale du détail, qui tisse le lien de ressemblance
avec l’actionnisme viennois, et peut-être ici encore davantage la relation au rituel qu’on peut
observer chez Hermann Nitsch (Annexe 76). En effet, avec ses crucifixions animales, l’artiste
autrichien est celui qui transpose l’action sur soi vers autrui, comme l’explique Jed Martin,
autre parallèle entre l’art corporel et le détail d’un point de vue iconographique. Le détail qui a
attiré le regard du personnage de peintre vient donc créer un suspens narratif, en intégrant le
genre policier à la critique d’art, qui à son tour agit comme herméneutique et comme description
du meurtre. On constate alors que l’utilisation de la temporalité ralentie du regard attentif est
utilisée par le récit pour élaborer une multiplicité de stratégies. Celles-ci intègrent une
esthétique qui laisse une place importante au lecteur-spectateur et qui entre en contact direct
avec différentes interprétations grâce à l’intégration de l’historiographie et de la théorie critique.

216
Le détail posé sur le corps nous ramène vers celui qui regarde, soit le spectateur. Arasse
attire notre attention sur le comportement du public face à l’œuvre d’art. Il invoque la nécessité
de se rapprocher de l’œuvre pour en faire une lecture renouvelée, mais aussi de prendre son
temps, de se déplacer dans l’espace afin de pouvoir en saisir toute l’ampleur. Ce mouvement
incite à comprendre le détail comme une partie d’un tout, d’une œuvre qui dépasse le spectateur
et qu’il peut ainsi interroger :
En mettant en jeu le corps physique du spectateur, en l’amenant à se déplacer, à osciller
d’avant en arrière, à s’éloigner, à s’approcher pour, à chaque étape et en chaque lieu,
apprécier la peinture dans l’image, la « nouvelle manière de peindre » ruine le dispositif
« régulier » qui légitimait la représentation en tant que savoir, représentation d’un savoir
et savoir d’une représentation. Mais le rapport de détail qui appelait et retenait le
spectateur trop près de l’image défaisait déjà le dispositif du « tout ensemble » (Arasse,
1992, p. 254).

C’est la pratique de l’observation attentive des détails en tant que caractéristique du


comportement esthétique qui amènera l’artiste dans le roman à constater un autre détail lors de
sa visite de la scène de crime. Le personnage de Jed Martin passe donc de créateur d’image à
regardeur averti, dont la perception sensible influence la séquence narrative :
Jed continuait à aller et venir entre les pièces, revenant régulièrement dans le living-
room, se plongeant dans la contemplation de la bibliothèque dont le contenu l’étonnait
et l’impressionnait encore plus que lors de sa première visite. Puis il s’arrêta devant
Jasselin, qui eut une espèce de sursaut, se leva d’un bond. L’attitude de Jed n’avait,
pourtant, rien d’inquiétant ; il se tenait debout, les mains croisées derrière le dos, comme
un écolier qui s’apprête à réciter sa leçon. « Mon tableau manque », dit-il finalement
(Houellebecq, 2010, p. 363).

Cette scène rappelle ici deux éléments importants de la contemplation attentive, nécessaire
autant à l’herméneutique qu’à l’enquête policière, soit la conscience du temps et de l’espace.
Dans cet extrait, on suit le personnage de Jed, prenant littéralement part au parcours de sa visite
grâce à l’énumération précise des différentes pièces. C’est dans l’espace que l’effet de surprise
se crée, lors du constat de l’absence du portrait réalisé par Martin. Le rôle narratif de l’œuvre
d’art fictive est alors indéniable parce que celle-ci contribue à clore l’enquête, qui, à son tour,
constitue le dénouement de La carte et le territoire. L’oeuvre d’art fictive comme résolution de
l’intrigue établit alors cette dernière comme topos romanesque82. Elle constitue la clé de
l’énigme, complétant l’enquête policière et ajoutant un autre attribut aux fonctions du détail,
comme nous le rappelle Arasse :

82
« La première histoire, celle du crime, est terminée avant que ne commence la seconde. Mais que se passe-t-il
dans la seconde ? Peu de choses. Les personnages de cette seconde histoire, l’histoire de l’enquête, n’agissent pas,
ils apprennent. Rien ne peut leur arriver : une règle du genre postule l’immutié du détective » (Todorov, 1971, p.
57).

217
Si le détail apparaît ainsi comme un indice de la vérité que vise le tableau, presque
comme sa « pièce à conviction », ce n’est pas sans raison. Au sein de la conception
classique de l’imitation, chaque détail constitue en effet une pièce d’un dispositif
d’ensemble, le tableau, et ce dernier est construit selon un processus de découpage et
d’assemblage au terme duquel le détail constitue, dans l’œuvre elle-même, comme
l’emblème de l’opération qui en a constitué la machine (Arasse, 1992, p. 196).

Le portrait que Jed Martin offre au personnage de Michel Houellebecq représente un détail pour
l’enquête sur son assassinat et un élément de son récit biographique. Le tableau est le dernier
de la série des métiers et s’intitule Michel Houellebecq, écrivain. C’est un portrait du
personnage de l’auteur en train d’écrire, et Jed Martin le lui a offert en échange de sa
contribution pour l’essai qu’il lui a commandé pour le catalogue de son exposition. Il s’agit
d’un texte primordial dans le contexte narratif puisqu’il représente une anomalie dans l’œuvre
de l’auteur, mais aussi parce qu’il a grandement contribué au succès critique et financier de
l’artiste. Le portrait est évalué dans le récit à près d’un million d’euros, et serait donc le motif
de l’assassinat de l’auteur, classant le crime dans le registre des vols d’œuvres d’art et non
seulement comme meurtre au premier degré. Le changement de statut fera en sorte de retrouver
le meurtrier, assassiné à son tour dans sa demeure renfermant de nombreux chefs-d’œuvre
volés.
Le portrait de Michel Houellebecq, écrivain accorde à l’œuvre d’art fictive dans le
roman un rôle central même s’il ne s’agit que d’un objet. L’œuvre a son destin particulier,
indépendant de son créateur, tout en étant déterminante pour des événements qui lui sont
extérieurs. Mais surtout, elle intègre des codes bien établis pour les mixer et les détourner et
ainsi brouiller l’horizon d’attente pour le lecteur. Ce jeu nous amène à considérer l’intégration
de la critique d’art au roman policier au-delà des spécificités génériques, non plus comme codes
séparés, mais comme un ensemble transgressif proposant une tout autre expérience au lecteur,
soit celle de la contemplation fictionnelle et de la transmission du savoir sur l’art à l’extérieur
des cadres muséaux institutionnels qui lui sont traditionnellement consacrés. Finalement, c’est
la différence entre le pacte référentiel et le pacte romanesque du texte autour de la notion
d’homonymat auteur-héros-narrateur qui vient marquer le référent de l’œuvre d’art fictive. Or,
le plus saisissant dans La carte et le territoire, c’est que Houellebecq y est un personnage
secondaire ; le narrateur le présente à travers la distance du regard d’un inconnu. L’auteur a
d’ailleurs commenté ce choix dans son entrevue à artpress :
Par exemple, pour mon double que je tue, je le perçois comme une présence qui devient
envahissante. Ce qui est curieux dans le fait de se prendre comme personnage, c’est
qu’on se comporte assez vite comme un personnage ordinaire. La première scène où
Houellebecq apparaît, c’est encore à peu près moi ; mais sur la fin, c’est vraiment plus

218
moi ; je ne sais pas cuisiner, contrairement à lui, sa bibliothèque n’a plus rien à voir avec
la mienne, et je lui ai prêté un goût pour les réformateurs sociaux que je n’ai pas vraiment
(Houellebecq, 2012, p. 53).

À travers le personnage de Houellebecq, c’est peut-être finalement davantage une critique de


la convention des genres que l’auteur nous propose, car il est impossible de créer un quelconque
portrait de soi fidèle. Il suggère plutôt un parcours non-linéaire qui suit les élans et les
soubresauts de ses diverses réflexions philosophiques, avec un intérêt marqué pour l’éthique et
l’esthétique. La présence de l’auteur-personnage n’est alors pas insérée dans une logique de
révélation de l’intimité, mais plutôt un jugement critique de la validité de ses propres énoncés,
ce qui relativise toute forme de savoir que le roman prétend transmettre, une mise en garde
élaborée à travers la fiction face à la nature même du discours et de sa construction.

Conclusion : La représentation comme seule vérité : Houellebecq et l’esthétique


de Schopenhauer
Nous terminerons ce chapitre avec la discussion d’un penseur dont les conceptions
esthétiques sont profondément ancrées dans l’écriture houllebecquienne, qui ont grandement
influencé la structure narrative de La carte et le territoire et aussi la création des différentes
œuvres d’art fictives au sein du récit. Même si l’auteur a mentionné s’être plus tard éloigné de
la philosophie de Schopenhauer, il a en été marqué au point d’y consacrer un court essai et
même de s’essayer à une traduction.83 C’est tout le rapport à la représentation, mais aussi à la
vérité de l’expérience contemplative et perceptive qui est déterminée par l’esthétique
schopenhauerienne, et ce, jusque dans l’oeuvre d’art fictive. Étant donné que le rapport au
référent y est des plus complexes, le fameux portrait de Michel Houellebecq, écrivain est
particulièrement efficace afin de mieux saisir les enjeux esthétiques énoncés dans Le monde
comme volonté et comme représentation :
Dans le tableau, Houellebecq est debout face à un bureau recouvert de feuilles écrites
ou demi-écrites. Derrière lui, à une distance qu’on peut évaluer à cinq mètres, le mur
blanc est entièrement tapissé de feuilles manuscrites collées les unes contre les autres,
sans le moindre interstice. Ironiquement, soulignent les historiens d’art, Jed Martin
semble dans son travail accorder une énorme importance au texte, se polariser sur le
texte détaché de toute référence réelle. Or, tous les historiens de la littérature le
confirment, si Houellebecq aimait au cours de sa phase de travail punaiser les murs de

83
Ce travail de traduction est particulier dans l’œuvre de Houellebecq. Il explique d’ailleurs sa position sur le
projet dans sa préface : « J’écrivais des poèmes ; j’avais déjà l’impression de relire, plutôt que de lire vraiment ;
je pensais au moins avoir achevé un cycle, dans ma découverte de la littérature. Et puis, en quelques minutes, tout
a basculé. [...] « Le monde est ma représentation » : comme première phrase d’un livre, il est difficile de trouver
plus franc, plus loyal. Cette première proposition, Schopenhauer en fait le départ de l’esprit philosophique : on le
voit, la philosophie chez lui n’a pas la mort pour origine » (Houellebecq, 2017, p. 28).

219
sa chambre avec différents documents, il s’agissait le plus souvent de photos,
représentant les endroits où il situait les scènes de ses romans ; et rarement de scènes
écrites ou demi-écrites (Houellebecq, 2010, p. 184).

Les nombreux éléments de cet ekphrasis en font peut-être la description la plus précise du
roman, offrant au lecteur une expérience détaillée, lente et contemplative du tableau fictif.
Comme d’autres œuvres de Jed Martin aux références contemporaines, pensons notamment à
Jeff Koons et Damien Hirst se séparant le marché de l’art, le sujet réel du portrait permet une
expérience encore plus immersive. Les inexactitudes du tableau, et notamment l’anonymat des
historiens de la littérature qui émettent ces remarques, rappellent les procédés similaires aux
historiens d’art commentant l’œuvre de Jed Martin mentionnés plus haut. L’erreur interprétative
arrive donc dans le récit houellebecquien telle une banale anecdote. La distance critique
nécessaire pour relever une inconsistance est jumelée à l’ekphrasis comme si la description se
devait d’être herméneutique. Dans ce portrait visuel, l’erreur soulève une autre problématique,
celle du réalisme, celle de la possibilité même de la fidélité, et c’est ce qui, ici, lie
incontestablement le tableau fictif à Schopenhauer. L’œuvre d’art fictive positionne la
littérature dans sa capacité à s’inscrire dans les débats de représentation du monde et des enjeux
esthétiques parce que c’est la littérature même qui, grâce à la médiation de l’image, devient
représentation.
Pour Schopenhauer, la seule vérité réside dans l’acte même de représentation. Peu
importe le contenu, peu importe le réalisme, peu importe la fidélité, c’est la représentation
même qui est un fait. Cette logique nous redirige vers Duchamp et la primauté de la relation
entre l’art et la vie, entre le visible et l’intelligible pour l’expérience du public. Le lien tissé
entre répétition et volonté situe alors les possibilités narratives du roman. En exploitant le fait
que le portrait de Michel Houellebecq, écrivain n’est que représentation, l’auteur place la forme
et l’expérience au-delà de l’objet. C’est vraiment le regardeur qui est installé au centre de cette
proposition, et son déplacement en tant que lecteur fait de l’acte contemplatif une lecture plus
lente où il est confronté à l’œuvre d’art fictive, ainsi qu’à son contexte métatextuel. Cette
dimension souligne un autre aspect que nous avons analysé tout au long de cette thèse, soit la
valeur de l’idée en soi au-delà de sa réalisation. Certes, nous l’avons ancrée dans les
propositions duchampiennes étant donné que c’est dans le contexte des avant-gardes historiques
que cette notion entre en dialogue avec le rejet des institutions. Mais cette dualité était déjà au
centre de l’argument esthétique de Schopenhauer, qui, à son tour, en affirme l’héritage
platonicien :

220
Mais cette conception [l’Idée platonicienne] exige qu’en contemplant un objet je fasse
réellement abstraction de sa place dans le temps et dans l’espace, et, en conséquence, de
son individualité. Car cette place, toujours déterminée par la loi de la causalité, qui me
met, comme individu, en relation avec ledit objet ; aussi, en supprimant simplement
cette place, l’objet devient-il idée, et je deviens en même temps sujet connaissant pur
(Schopenhauer, 1999, p. 166).

Le roman procède précisément au déplacement nécessaire à l’optimisation des conditions de


contemplation. L’œuvre d’art fictive n’est jamais réalisée, elle est toujours idée. Sa seule
matière est le texte, elle n’est jamais dépendante de sa réalisation, dès lors d’un contexte
physique, d’une place, pour en faire son expérience. Le roman propose que l’imagination soit
suffisante, qu’il soit possible de développer une esthétique par ce seul contact immatériel.
En effet, Schopenhauer crée une relation importante entre contemplation et
connaissance, situant la perception et le regard comme technique de transmission du savoir. Il
va alors de soi de considérer l’idée comme forme de contenu à transmettre comme elle est
perceptible au-delà du visible. Ce qu’elle contient est alors transmissible, peu importe sa
réalisation, elle est chose en soi, et elle est donc indéniablement forme de connaissance et
d’expérience. Il s’agit là d’une proposition essentielle pour notre propos. Houellebecq, dans son
ouvrage intitulé En présence de Schopenhauer, établit également un parallèle entre le
philosophe allemand et Marcel Duchamp, ce qui tisse encore plus finement les liens entre ses
écrits critiques et ses ouvrages de fiction :
Après l’art du XXe siècle, le « regardeur qui fait le tableau » et les ready-mades de
Duchamp, cette idée nous paraît moins surprenante ; à l’époque où Schopenhauer l’a
formulée, elle était si radicalement neuve que ses contemporains ne semblent même pas
l’avoir aperçue. Il faut y insister : pour Schopenhauer, la beauté n’est pas une propriété
appartenant à certains objets du monde, à l’exclusion des autres ; ce n’est donc pas une
compétence technique qui peut produire son apparition ; elle suit par contre
nécessairement toute contemplation désintéressée. Ce qu’il exprime, encore plus
brutalement, par la phrase : « Dire qu’une chose est belle, c’est exprimer qu’elle est
l’objet de notre contemplation esthétique » (Houellebecq, 2017, p. 48-49).

Houellebecq reprend cette fameuse phrase qui met en relief l’importance essentielle du
regardeur dans l’équation de l’œuvre d’art parce qu’il s’agit peut-être de l’une des notions les
plus pertinentes pour la conceptualisation d’une œuvre d’art fictive au sein de l’héritage d’une
esthétique de la réception. Ce rappel vient toutefois avec certaines responsabilités de la part du
public, ramenant ici l’esthétique à l’éthique d’une manière très houellebecquienne, notamment
au regard des différentes informations qui lui sont proposées par rapport au savoir sur l’art. Les
formes de médiations qui ne cessent de se multiplier forcent le regardeur à se méfier, à avoir

221
conscience des intérêts politiques des diverses institutions tout en saisissant la portée potentielle
de sa propre interprétation dans la formation du discours exégétique de l’œuvre d’art.
Au-delà du portrait fictif de Michel Houellebecq, écrivain qui nous confronte à ce
rapport au réel dans le roman, à la relation entre le référent et l’idée, entre la fiction et la
contemplation, c’est finalement le personnage de Jed Martin qui constitue le véhicule premier
de la pensée schopenhauerienne, précisant son apport à la conceptualisation de l’œuvre d’art
fictive. Bien qu’il soit un homme de peu de mots, Jed n’a pas non plus la responsabilité de
produire le discours exégétique de son propre travail. L’auteur déconnecte complètement le
geste de création artistique de sa justification herméneutique. Sa position justifie le rôle
primordial accordé au regardeur, qui, entre l’œuvre et son existence institutionnelle, peut
s’abandonner à une expérience de contemplation désintéressée, situant le plaisir esthétique dans
une utopie à l’abris des problématiques politiques. Si l’artiste n’a pas la responsabilité
d’expliquer son travail, à quoi peut bien servir ses propos dans l’économie narrative ? L’extrait
suivant suggère l’hypothèse d’une doublure philosophique :
Jed devait être interrogé à de nombreuses reprises sur ce que signifiait, à ses yeux, le fait
d’être un artiste. Il ne devait rien trouver de très intéressant ni de très original à dire, à
l’exception d’une seule chose, qu’il devait par conséquent répéter presque à chaque
interview : être artiste, à ses yeux, c’était avant tout être quelqu’un de soumis. Soumis à
des messages mystérieux, imprévisibles, qu’on devait donc faute de mieux et en
l’absence de toute croyance religieuse qualifier d’intuitions [...]. C’est en cela, et en cela
seulement, que la condition d’artiste pouvait, quelquefois, être qualifiée de difficile.
(Houellebecq, 2010, p. 106-107).

Dans ses traités esthétiques, Schopenhauer a longuement exposé la condition propre au


« génie » en tant qu’être naïf, isolé des conditions sociales, dont le destin créatif détermine le
caractère et la personnalité d’une manière similaire à ce que Jed Martin ressent dans ses
difficultés et ses intuitions. Ce n’est pas le génie qui contrôle ses pensées, suggère-t-il, mais les
pensées qui s’imposent à lui.84 Cette absence de contrôle rappelle également le caractère non
fini des œuvres de Duchamp, qu’il laissait volontairement en plan, se justifiant par le fait qu’il
ne pouvait avoir de maîtrise sur la destinée de la matière, célébrant le hasard et les accidents
comme dans le bris du Grand Verre.
Cette attitude est exactement la même que celle rapportée des entrevues de Jed qui met
l’accent sur le flair et sur les imprévus. Ce qui nous rapproche d’autant plus de Schopenhauer

84
Schopenhauer exploite certaines conceptions, comme l’illumination, les sensations ou la prémonition, du génie
artistique qui sont aujourd’hui devenues des lieux communs : « Le talent travaille pour l’argent et la gloire ; par
contre, le mobile qui pousse le génie à l’élaboration de ses œuvres n’est pas si facile à indiquer. […] C’est plutôt
un instinct tout particulier, qui pousse l’individu génial à exprimer ce qu’il voit et ce qu’il sent en œuvres durables,
sans avoir besoin pour cela d’être conscient d’un autre motif » (Schopenhauer, 1999, p. 156-157).

222
ici, c’est le rapport à la soumission, comme si le génie venait remplacer les choix créatifs. La
personnalité de l’artiste est interprétée comme déterminante de la production de l’œuvre d’art.
On exploite le caractère presque mythologique de la différence, d’une sensibilité exacerbée,
d’une attention au détail, mais aussi d’une forme d’humilité. Il semble impossible pour l’artiste
de ne pas créer. C’est ce point particulier que Houellebecq rappelle dans son essai sur
Schopenhauer, comme si « l’être au monde » de l’artiste était complètement déterminé par cette
condition même :
Mais le point originel, le point générateur de toute création est au fond bien différent ;
il consiste dans une disposition innée – et, par là même, non enseignable – à la
contemplation passive et comme abrutie du monde. L’artiste est toujours quelqu’un qui
pourrait aussi bien ne rien faire, se satisfaire de l’immersion dans le monde, et d’une
vague rêverie associée (Houellebecq, 2017, p. 39).

Le romantisme de « l’être artiste » ne semble pas poser de problème à Houellebecq, qui, au


contraire, en profite pour l’utiliser de la manière la plus romanesque possible. En effet, les
humeurs de Jed Martin dictent souvent ses décisions, sans logique particulière autre que les
impressions du moment. Cela ancre le lecteur dans un quotidien pas comme les autres, où les
expériences banales deviennent surprenantes et possèdent un potentiel transformateur. La
logique de Schopenhauer est développée telle quelle et appliquée à la vision de Jed Martin,
vision plutôt subite que vraiment réfléchie et élaborée :
C’est plutôt un instinct tout particulier, qui pousse l’individu génial à exprimer ce qu’il
voit et ce qu’il sent en œuvres durables, sans avoir besoin pour cela d’être conscient
d’un autre motif. En somme, la chose se produit en vertu de la même nécessité qui force
l’arbre à donner ses fruits, et n’exige du dehors qu’un sol sur lequel l’individu puisse
prospérer (Schopenhauer, 1999, p. 156-157).

Malgré la présence de clichés dans les affirmations de l’artiste, les propos de Jed Martin sont
complètement séparés de la production du discours critique. Ce discours est toutefois transmis
au lecteur, qui, comme le public dans un musée, doit faire le tri des informations pertinentes
pour interpréter l’œuvre d’art. Il y a une certaine facilité à être séduit par les anecdotes
biographiques ou les particularités caractérielles. Il ne faut pas se leurrer, la présence de ce type
de savoir au sein du récit houellebecquien met l’accent sur l’ambivalence potentielle des
informations transmisses en contexte méditatif, révélant que, ce qui est le plus important, c’est
le contact avec l’œuvre d’art et son expérience en tant que telle.
Que retenir alors de cette opposition entre comportement artistique stéréotypé et
discours artistique officiel et inadéquat? On se souvient des différentes erreurs interprétatives
des historiens d’art. Nous suggérons de penser ces propositions comme des façons d’articuler
un tout, une expérience qui soit spécifiquement romanesque, celle de la lecture, dans une

223
économie narrative qui, entre descriptions, ekphrasis, personnages et péripéties, fait écho à la
nature même de l’œuvre d’art fictive, soit de considérer son existence parce qu’elle est
représentation. C’est une économie qui intègre différents codes, genres et médias et qui se pense
comme expérience, non seulement esthétique. Cette approche du monde qui nous entoure est à
la fois une représentation et un événement vécu, transmissible et racontable :
Ainsi, Jed se lança dans une carrière artistique sans autre projet que celui – dont il
n’appréhendait que rarement le caractère illusoire – de donner une description objective
du monde. Malgré sa culture classique, il n’était nullement – contrairement à ce qui fut
souvent écrit par la suite – habité par un respect religieux des maîtres anciens ; à
Rembrandt et Vélasquez il préférait largement, dès cette époque, Mondrian et Klee
(Houellebecq, 2010, p. 51).

Le caractère de Jed, son ambition déterminante et son rapport à la description inscrivent son
devenir en tant que personnage dans un destin plus grand que soi, et cette appropriation par le
récit est une constituante des plus romanesques. Cet extrait fournit par ailleurs une autre clé,
celle de l’inscription de Jed dans l’histoire de l’art. Non pas qu’il rêve d’un succès critique aussi
grand que Piet Mondrian (Annexe 77) ou Paul Klee (Annexe 78), dont les œuvres abstraites
n’ont rien à voir avec les ekphrasis autonomes et fictives du roman, loin de là. On reconnaît
plutôt Jed Martin en raison de ses qualités d’observateur, essentielles aussi bien pour le créateur
que pour le spectateur, et qui mettent en valeur une démarche particulière, celle d’inscrire l’art
dans la vie, parce qu’il en dépend pour exister. On revient encore une fois aux propositions des
avant-gardes quant au quotidien, suggérant que l’art soit déjà dans la vie, et qu’il suffit d’une
sensibilité particulière pour procéder à la transformation nécessaire.
Finalement, cette conception s’inscrit, encore une fois, dans un héritage direct des
propositions de Schopenhauer. Un passage du commentaire de Houellebecq rend cette relation
entre production et perception indéniable. Le créateur est un observateur qui a besoin d’être
observé à son tour pour transmettre sa création au monde qui l’entoure, pour en faire part,
entièrement, intégralement. La représentation et la perception se trouvent alors dépassées
puisqu’on en a transmis les sensations, d’où le rôle essentiel du texte et de l’œuvre d’art fictive
dans l’équation :
Quelque part dans le monde, un observateur a l’impression qu’une aiguille bouge sur le
cadran de son instrument de mesure ; il en déduit que l’aiguille a bougé sur le cadran de
son instrument de mesure ; dans le doute il consulte un autre observateur, qui confirme
l’observation. Toute modélisation du monde part de ces éléments de causalité
immédiate, et doit, à l’issue du chemin, y aboutir. L’argument de Schopenhauer, sur ce
plan, n’a pas bougé : la notion d’observation contient en elle-même non seulement le
temps et l’espace (une aiguille bouge), mais aussi, indispensable pour dépasser le niveau
de la sensation interne, l’idée de causalité (j’ai l’impression qu’une aiguille bouge donc
une aiguille bouge) (Houellebecq, 2017, p. 31-32).

224
La temporalité et la spatialité propre à l’observation ont été exploitées dans La carte et le
territoire à travers différentes problématiques, que ce soit le rapport au réel, à la matière, au
regard et au détail. Nous avons pu voir comment les différentes œuvres d’art fictives créées
dans le roman ont à la fois besoin de ces concepts pour s’articuler, mais que leur expérience
même vient les remettre en question. La description ekphrastique a dépassé la dimension de
compte rendu où la fonction de recréation imaginaire semble être primordiale en contexte
immatériel, mais aussi la fonction de médiation dans son interaction avec le public qui, face
aux différentes sources de savoir, ne cherche plus une vérité herméneutique, mais se laisse
plutôt porter dans une narration au cœur du monde de l’art, comme représentation et comme
volonté.
Nous avons pu établir chez Toussaint, Michon et Houellebecq un héritage esthétique
commun qui nous a permis de conceptualiser une œuvre d’art fictive capable de dialoguer avec
l’univers contemporain en tant que projet qui ne verra pas le jour, comme il appartient à la
littérature. Grâce à l’important apport théorique de Marcel Duchamp, l’idée de l’œuvre en tant
que telle est suffisante pour la faire exister. Dans La carte et le territoire, les différentes œuvres
visuelles fabriquées textuellement par Houellebecq ont à la fois leur vie indépendante dans le
cadre romanesque, mais elles ont aussi un impact sur la narration, rendant leur présence
complexe et leur expérience pour le lecteur pluridimensionnelle. Nous continuerons notre
réflexion sur l’image dans le texte comme technique de survivance du savoir sur l’art, puisque
nous avons pu ici en valider la pertinence et l’indépendance.

225
CHAPITRE 4
L’expérience esthétique au-delà de la finitude : désœuvrement, iconoclasme et
survivance de l’œuvre d’art dans Terrasse à Rome de Pascal Quignard

La problématique traitée dans ce dernier chapitre illustrera le caractère intermédial de


l’œuvre d’art fictive. Nous analyserons les dispositifs par lesquels elle peut manifester sa
spécificité et en faire usage pour ébranler les conceptions établies, autant en art visuel qu’en
littérature contemporaine. Le texte littéraire devient ainsi un entre-deux, à la fois matière et
idée, hétérotopique comme peut l’être le musée. Il inscrit l’œuvre d’art dans un rapport temporel
de l’après-coup, créant un décalage propre au dispositif. La potentialité de la disparition, de la
destruction et de la fragmentation révèle la fragilité de l’œuvre d’art, mais aussi de toute matière
qui la constitue. Ce sont ces enjeux qu’aborde Pascal Quignard dans Terrasse à Rome85 (2000).
L’œuvre d’art fictive créée au sein de ce roman consiste en une série de gravures érotiques qui
seront brûlées pour outrage aux mœurs après avoir traversé l’Europe du début du 17e siècle. Un
tel contexte soulève de nombreuses questions, autant en ce qui concerne le récit que l’image.
Comment écrire sur l’œuvre d’art qui n’est plus ? Qu’est-ce qui menace sa matérialité et sa
postérité d’un point de vue historique ? Le texte, comme trace de son existence, peut-il se penser
comme expérience esthétique ? Au-delà de l’inévitable finitude à venir, comment la littérature
peut-elle faire face au désœuvrement ? Comment le langage peut-il s’approprier ce qui disparaît
sans nécessairement relever de l’archive ou du témoignage, mais plutôt en tentant de rester dans
l’idée, dans l’immatériel, dans le conceptuel ?
Pour tenter d’y répondre, nous dresserons ici un parallèle avec une œuvre qui continue
de nos jours à susciter une tension herméneutique. Le travail d’Yves Klein ancre ces
interrogations dans une production artistique qui a su stimuler un renouveau des perceptions
esthétiques et du rapport au visible. Son oeuvre s’affilie à l'héritage duchampien en cultivant la
multiplicité offerte par l’immatériel. En nous appuyant sur une théorie de l’art telle qu'elle est
formulée dans les écrits de Klein, nous nous attarderons aux différents aspects de Terrasse à
Rome qui mettront en lumière la manière dont le texte se positionne comme stratégie de
survivance pour l’œuvre d’art. Nous étudierons d’abord la tension entre iconoclasme et
érotisme afin de saisir l’impact de la tradition catholique en histoire de l’art. Nous analyserons
ensuite l’importance de la reproductibilité du média représenté, soit la gravure, mais aussi son
rapport historique au négatif, au multiple, à l’illicite et à son accessibilité. Finalement, c’est le

85
Le roman a remporté le Grand prix du roman de l’Académie française, en 2000, tout comme Les Onze de Pierre
Michon, en 2009.

226
rapport à la finitude même de l’œuvre d’art qui nous intéressera d’un point de vue
philosophique, puisque, selon nous, c’est ce qui permet à la fiction de s’approprier cette tension
entre idée et matière et d’ainsi inclure l’expérience de lecture dans un véritable dialogue avec
l’histoire de l’art.

4.1. Le dépassement de l’œuvre d’art par le texte : esthétique et écrits d’artistes


Je m’aperçois que les tableaux ne sont que les cendres de mon art. L’authentique qualité du tableau, son « être »
même, une fois créé, se trouve au-delà du visible, dans la sensibilité picturale à l’état matière première.
- Yves Klein. Le dépassement de la problématique de l’art, 2003, p. 82-83

En tentant d’échapper à son institutionnalisation et à sa marchandisation, l’art visuel se


tourne vers des formes éphémères dès le début des années 1950. Si l’aspect novateur de la
performance comme média s’articulait autour de son inévitable disparition, certains artistes
tentent néanmoins d’en conserver une forme fixe pour leur postérité. Pour Yves Klein, ces
traces se manifestent sous forme de comptes rendus détaillés des divers événements organisés.
Aujourd’hui rassemblés au sein de l’ouvrage intitulé Le dépassement de la problématique de
l’art, ces écrits constituent de véritables ekphrasis, remplaçant le traditionnel public de la
galerie par un lectorat qui continue sans cesse de s’agrandir grâce à la reproductibilité du média
textuel, s’appropriant lui-même la tâche de médiation de son œuvre et dictant ainsi l’héritage
qu’il souhaite en laisser.
Nous penserons donc les traces de ses différentes interventions comme œuvres d’art
autonomes et fictives. En tant que tradition artistique interdisciplinaire, la performance s’est
tournée vers la photographie ou la vidéo comme mode de transmission, média que Klein a lui-
même employé pour se représenter en tant qu’artiste (Annexe 79). C’est pourquoi nous
analyserons les dispositifs par lesquels l’investissement de l’image par le texte relève d’une
forme d’appropriation et de détournement, mais également d’une mise à distance critique des
procédés de médiation. D’abord, l’utilisation de l’écriture vient affirmer l’immatérialité de
l’œuvre d’art en proposant une tout autre expérience esthétique, renouvelant le rapport à
l’œuvre et à son interprétation. Ensuite, l’héritage de la tradition de l’ekphrasis depuis
l’Antiquité grecque amène à repenser le rapport du langage à l’œuvre d’art. Entre descriptif,
critique et herméneutique, le texte, à l’intérieur de la performance et autres œuvres éphémères,
comme le land art ou le body art, atteint de multiples fonctions qui n’avaient jamais été
cumulées auparavant. Finalement, la démarche artistique d’Yves Klein s’avère être le projet
idéal pour examiner ces problématiques dans l’optique où l’immatériel, l’invisible et le vide
sont inhérents à ce qu’il propose comme expérience au public. Le rôle central accordé à l’idée
et à la sensibilité du spectateur engendre ce déplacement vers le langage qui se positionne alors

227
comme témoin particulier de l’émergence de l’œuvre d’art performative, inscrivant cette
dernière dans l’imaginaire collectif grâce au texte. Le langage rend possible l’expérience
esthétique chez Quignard, ce dont un passage de Sur le jadis témoigne:
Partout, de façon universelle, les utilisateurs de langues portent témoignage que le
visible ne suffit pas pour comprendre ce qui est vu. Que le visible ne s’interprète qu’en
référant à l’invisible. Que la trace, le déchet, l’empreinte, le poil, le détail réfèrent au
fauve qui est passé. Que ce qu’on voit mendie un Ce fut, a besoin du lointain, rêve la
nuit, circule par l’autre monde, fait fonctionner le sens comme direction d’une course,
d’une précipitation, d’un cheminement, d’une errance (Quignard, 2002b, p. 74).

La position esthétique de Quignard ne pourrait être des plus transparentes : le visible ne suffit
pas. Nous avons besoin du langage pour comprendre ce qui se trouve face à nous. Mais aussi,
nous avons besoin de son absence pour en comprendre son impact. Cette tension de disparition
explique alors comme la langue peut en elle seule faire acte de présence. Et c’est cette capacité
même qui peut alors positionner le texte comme moyen artistique, comme véhicule d’un ça-a-
été transportant l’idée même de l’œuvre au-delà du temps et de la matière.

4.1.1. L’art et la vie : Duchamp, Klein et le langage


De la même manière que l’œuvre de Marcel Duchamp nous a permis de conceptualiser
une approche théorique pour l’œuvre d’art fictive, le travail artistique d’Yves Klein s’inscrit au
cœur de notre problématique, en la développant, puis en lui octroyant une nouvelle dimension.
Avant de plonger au cœur de cet univers, nous établirons d’abord un lien de parenté entre ces
deux artistes pour construire une communauté de pensée autour de la possibilité et de
l’autonomie d’une œuvre d’art fictive. Dans De l’inframince, Thierry Davila inclut Yves Klein
dans son aperçu historiographique de l’imperceptible en art visuel depuis Duchamp : « Ces
manifestations […] témoignent de l’insistance avec laquelle Klein passe par l’absence d’objets
pour faire œuvre. Elles renvoient la contemplation esthétique à une approche idéalisée de la
forme, laquelle devient un viatique pour une expérience dont la vérité est hypostasiée » (Davila,
2010, p. 137). Cette étude critique instaure un héritage théorique qui révèle aussi une esthétique
commune très forte. On note une tendance à créer un certain brouillard herméneutique, ce que
nous comprendrons ici comme un désir d’échapper à l’institution puisque la vérité proposée par
l’expérience de l’œuvre est impossible à raconter. Cela nous rappelle une conception du vrai
que Quignard partage dans Abîmes :
Mais je surinterprète des petites scènes incisées sur des bouts d’omoplates. Qu’on
n’oublie pas que je ne dis rien qui soit sûr. Je laisse la langue où je suis né avancer ses
vestiges et ces derniers se mêlent aux lectures et aux rêves. La seule chose qui est
certaine : une intrigue mythique est ramassée là, au sein de ces incisions, de ces pigments,

228
de ces mains soufflées supposant à la fois un rêve fait d’images et un récit fait de langage
(Quignard, 2002c, p. 113).

Cette conception d’une vérité défaillante rejoint Duchamp et Klein dans l’optique où l’on sait
exactement que ce que l’on transmet, ce sont des histoires. Il n’y a aucune prétention à un savoir
hégémonique, mais plutôt un éloge des différentes possibilités que le contexte fictionnel se
propose d’explorer. Il faut donc interroger les conditions de l’expérience davantage que d’en
imposer une forme fixe. Il n’y a pas d’autorité parce que la perception unique est impossible,
parce que le visible est insuffisant.
Cette tentative d’éloignement des instances normatives réussit à sortir du cercle
hermétique de ceux qui possèdent le pouvoir et la capacité de juger afin de se rapprocher d’une
relation plus fondamentale qui était déjà présente chez Duchamp, soit celle entre l’art et la vie :
« Il ne suffit pas de dire ou d’écrire : “ J’ai dépassé la problématique de l’art ”. Il faut encore
l’avoir fait. Je l’ai fait. Pour moi, la peinture n’est plus en fonction de l’œil aujourd’hui ; elle
est fonction de la seule chose qui ne nous appartienne pas en nous : notre Vie » (Klein, 2003,
p. 80). Cette déclaration est révélatrice de la portée des propositions duchampiennes chez Klein.
Le langage est essentiel pour manifester la présence de cet art puisqu’il ne peut plus uniquement
prendre appui sur l’image pour exister. Cet énoncé est nominatif et situe le geste créatif comme
étant la manifestation même de l’art, de l’art comme possible puisque le langage est nécessaire
pour le déterminer en tant que tel. L’historien d’art Denys Riout insiste lui aussi sur cette
filiation en utilisant directement le vocabulaire duchampien pour expliquer les intentions de
Klein lors de sa première exposition à la Galerie Apollinaire à Milan (Annexe 80) :
Le peintre [Klein], désireux de ne pas enfermer son œuvre dans le cercle étroit du seul
registre « rétinien » – qu’il maîtrisait pourtant à merveille – tentait de montrer que deux
monochromes bleus identiques, en apparence, pourraient avoir une valeur esthétique, et
donc aussi une valeur marchande, différente (Riout, 2004, p. 21).

Klein l’a dit : il ne s’agit plus de la fonction de l’œil. Il faut donc amener la vision à douter
d’elle-même en exploitant les possibles failles de la perception. C’est beaucoup demander à son
public que de saisir les nuances invisibles, celles que l’on utilise pour justifier la valeur d’une
œuvre d’art. Avec une pointe de ludisme, Klein demande des prix différents pour des œuvres
visuellement identiques. Il s’agit d’un jeu anti-institutionnel certes, mais qui conteste aussi la
sensibilité, un jeu sur ce qu’on est capable de voir, sur ce qui est visible, sur ce qu’on s’explique
lorsqu’on ne peut pas voir. C’est une performance de l’impossible qui s’exécute grâce au
concept même de l’anti-rétinien.

229
Comme Duchamp, Klein choisit ses mots avec soin et se dévoue tout entier à développer
un langage par lequel il s’adresse directement à son public :
Dans ses écrits, Klein qualifie le spectateur ou l’observateur de son art de « lecteurs »,
peut-être par référence à l’assertion célèbre de Marcel Duchamp : « C’est le regardeur
qui fait le tableau ». Mais alors que pour Duchamp l’œuvre est activée par le regardeur,
le lecteur des tableaux de Klein absorbe littéralement la sensibilité de la pure couleur,
comme une éponge (Ottmann, 2010, p. 14).

La différence entre activation — dont on pourrait établir des liens avec la participation et l’art
relationnel — et sensibilité s’avère une précision théorique essentielle dans cette
historiographie de la réception et de la perception en art visuel. Il s’agit d’une distinction tout
aussi déterminante pour l’œuvre d’art fictive puisqu’elle illustre la capacité du spectateur à
imaginer l’œuvre présente grâce à l’ekphrasis. La visualisation mentale d’une image demande
une sensibilité dans la mesure où elle nécessite la même crédulité envers le processus, envers
l’idée même, qu’envers un résultat tangible. Chez Klein, on entre en contact avec l’invisible
par la description, par le langage qui invite le lecteur à s’y imprégner. L’invisible est une
manifestation si le lecteur accepte de le lire comme tel, tandis que chez Duchamp, le regardeur
crée l’invisible en s’investissant dans la création. Cette nuance est également présente dans
l’interprétation de Riout, qui suggère que l’ambiguïté est au cœur même de l’intention de
l’artiste : « Reste à savoir si la “sensibilité picturale immatérielle” est une réalité ou si elle relève
d’une fiction et, dans la première hypothèse, quel est son degré de volatilité. La réponse à ses
interrogations ne saurait être démontrée de manière vraiment rationnelle, car tout ceci est affaire
de conviction personnelle » (Riout, 2004, p. 83). L’intérêt d’un tel projet se situe exactement
dans l’impossibilité de toute certitude. Le texte est le lieu idéal pour que l’invisible se manifeste
comme il interpelle sans cesse l’imaginaire. Le rapport à la création qu’évoque Quignard dans
Les désarçonnés s’inscrit dans une lignée similaire :
Créer c’est assaillir sur un front sans rival, où la communauté n’existe pas. Créer est le
seul bon terrain qui soit au monde. Car cette « terre » qui soudain surgit sous les yeux de
celui qui la crée n’existe pas avant sa création. Cet espace où le livre trouve à engendrer
est introuvable dans le réel. Il est l’inimaginable au sens symbolique. Il est vide
(Quignard, 2012, p. 27).

Si le livre peut créer, c’est parce qu’il est capable d’engendrer une expérience pour le lecteur
qui s’y sent interpellé et qui peut créer à son tour grâce à ce qui lui est transmis comme idée.
Même et surtout en contexte fictionnel, on dépasse le visible et le réel.
Il s’agit alors de reconnaître la capacité potentielle de l’œuvre d’art en tant que fiction,
ce qui demande au lecteur d’accepter un contrat de lecture, élément constituant du récit
romanesque, que l’on n’applique habituellement pas à l’image puisque sa présence est ancrée

230
dans le réel, dans le tangible, dans le matériel. C’est donc la sortie du régime de la perception
qui constitue l’œuvre en soi pour Klein, qui inscrit ce geste comme étant l’éthos de l’artiste
dans sa fonction créatrice :
Leur présence [celle des artistes] est le seul fait qu’ils existent comme tels, c’est leur
grande et unique œuvre et là vraiment on revient, ou plutôt, on atteint au chef-d’œuvre,
non pas comme ces peintres d’aujourd’hui qui battent monnaie en produisant leurs
tableaux au lieu de les peindre. Un peintre doit peindre un seul chef-d’œuvre : lui-même,
constamment, et devenir ainsi une sorte de pile atomique, une sorte de générateur à
rayonnement constant qui imprègne l’atmosphère de toute sa présence picturale fixée
dans l’espace après son passage (Klein, 2003, p. 44-45).

Cet extrait du journal personnel daté de 1957 vient avant les toutes premières expositions de
Klein et nous rappelle l’essence de l’union entre l’art et la vie, tout en insistant sur l’importance
de l’écriture pour en justifier la relation. L’écriture de l’artiste exerce une force particulière sur
le lecteur puisqu’elle arrive à la fois à transmettre des concepts et à ébranler le rapport à
l’institution. Cette idéalisation de l’art total est présente à travers la notion de l’œuvre unique,
singulière et pourtant articulée chez Klein à travers maintes manifestations. La détermination
de la fiction de l’art s’organise autour de l’artiste, de son charisme et de sa capacité à inventer.
C’est l’artiste qui guide le lecteur vers la sensibilité, parce que cette dernière est invisible, mais
aussi parce que, après tout, c’est lui qui la révèle au monde. Alors que Walter Benjamin
s’inquiétait de la disparition de l’expérience de l’aura de l’œuvre d’art dans sa contemplation à
travers la reproduction mécanisée de cette dernière86, Klein s’approprie ce hic et nunc pour
l’appliquer à la personnalité de l’artiste qui, par sa capacité d’expression et donc de médiation,
devient irremplaçable tout en positionnant le texte comme indispensable.
La fiction de l’œuvre et sa révélation sont possibles à une condition, soit le contact entre
le public et l’immatériel. Le lecteur ne peut être guidé et il ne peut accepter un contrat de lecture
s’il n’est pas confronté à l’absence, si sa perception n’a pas été remise en doute, s’il n’est pas
dans une expérience anti-rétinienne. Le meilleur exemple de l’œuvre de Klein qui saisit tout
l’enjeu et la spécificité de cette manifestation est son exposition de 1958 à la Galerie Iris Clert,
intitulée La spécialisation de la sensibilité à l’état matière première en sensibilité picturale
stabilisée, mais dont la postérité et les critiques de l’époque se sont souvenues comme
« l’exposition du vide ». Cette exposition utilise le lieu pour inscrire l’invisible en tant que

86
L’aura chez Benjamin est liée à une expérience unique de l’ici et maintenant : « Le hic et nunc de l'original
forme le contenu de la notion de l'authenticité, et sur cette dernière repose la représentation d’une tradition qui a
transmis jusqu’à nos jours cet objet comme étant resté identique à lui-même. Les composantes de l'authenticité se
refusent à toute reproduction, non pas seulement à la reproduction mécanisée. L’original, en regard de la
reproduction manuelle, dont il faisait aisément apparaître le produit comme faux, conservait toute son autorité ;
or, cette situation privilégiée change en regard de la reproduction mécanisée » (Benjamin, 2008, p. 41).

231
performance dans le monde de l’art. Il n’y a rien à voir, mais ce rien se manifeste comme une
absence au sein d’un lieu où le lecteur est censé percevoir quelque chose. On reprend ainsi la
logique duchampienne : « ceci est de l’art parce que je l’énonce de la sorte », auquel on ajoute
l’énoncé de Malraux : « parce que ceci est au musée ». On pourrait alors suggérer que l’apport
de Klein se pense ainsi : « parce qu’on utilise des dispositifs de médiation pour le désigner » ;
« parce que l’artiste en a démontré l’intention ». Certes, ces ajouts rendent l’énoncé
grammaticalement complexe, reflétant ainsi la structure du monde de l’art à merveille. Riout
va également dans le sens de cette proposition :
Tout est là, en effet, le titre donné par le « cartel » générique punaisé en bas de l’escalier,
l’artiste, ses gestes, et ses regards tournés vers ses œuvres, le public auquel ceux-ci
s’adressent, tout hormis les tableaux matériels, soustraits sans pour autant qu’il subsiste
dans l’acte de communication une obscurité ou une incertitude (Riout, 2004, p. 39).

La contribution de Klein dans son rapport à Duchamp est qu’il donne à voir l’absence grâce
aux capacités imaginatives du langage, puisqu’il l’insert au cœur de la dialectique du visible et
de l’invisible, contestant l’importance de la matière dans la contemplation de l’œuvre d’art.
Klein organise une exposition du rien en dévoilant son processus d’organisation (Annexe 81).
Ce dévoilement du dispositif a plusieurs effets, notamment de rendre central et irremplaçable
le rôle de la médiation. Cela a également comme conséquence de nous ramener directement à
Duchamp dans son rapport à l’impertinence de la facture esthétique de l’œuvre d’art.
Aujourd’hui « conservée » au Hans Lange Museum (Annexe 82), la seule salle vide toujours
« en activité » de Klein ne présente rien. Il est impossible d’évaluer la valeur ou l’état de
l’œuvre, tout comme elle est impossible à percevoir. Le vide invoque la beauté d’indifférence
face au visible, et comment Duchamp percevait l’exécution de l’œuvre comme étant d’abord et
avant tout un travail de copiste. L’apport créatif s’arrête après l’idée pour ces deux artistes :
Klein ne se satisfait plus de la peinture comme matière – qu’elle soit académique ou
non. La peinture n’est plus qu’une médiation, le moyen de parvenir à une fin plus
élevée : Mes tableaux monochromes ce ne sont pas mes œuvres définitives, mais la
préparation à mes œuvres. Ce sont les restes d’opérations de création, les cendres
(Ottmann, 2010, p. 69).

Cette antithèse oposant la conception à l’exécution fonctionne comme interprétation brisée dans
la mesure où elle bouleverse complètement la structure narrative de la démarche créatrice.
L’œuvre d’art visuelle est à la fois en amont et en aval. L’idée est le moyen et le résultat; la
position double dissout ainsi la linéarité. L’immatériel comme ultime expérience artistique
serait techniquement ce qui vient avant parce qu’elle est la forme de l’idée comme chez
Duchamp. Klein procède à un déplacement pour situer l’imperceptible comme un dépassement

232
de la matière, situé donc dans l’après. Cette incohérence peut être comprise comme une stratégie
pour s’inscrire à l’extérieur de l’institution puisque la rupture sémiotique en empêche
l’appropriation, mais aussi comme une tentative d’insérer les écrits d’artistes comme œuvre
d’art fictive. La médiation peut se comprendre elle aussi comme fiction puisqu’elle est
insaisissable, parce qu’elle est finalement une chose et son contraire.
Le rapport à l’institution chez Klein est lui aussi assez trouble puisque de nombreuses
sections de son journal sont consacrées à la tradition et à l’influence de cette dernière sur son
œuvre. Il essaie de rattacher l’immatériel comme concept à un ancrage historiographique :
La technique est un moyen, la science comme l’art est une fin. En aucun cas, la technique
ne peut devenir une entité complète, autonome, comme l’est le fait scientifique ou
l’œuvre d’art. « Malheur au tableau qui ne montre rien au-delà du fini ! Le mérite du
tableau est l’indéfinissable : c’est justement ce qui échappe à la précision », recopie
Delacroix dans son journal (Klein, 2003, p. 123).

Delacroix occupe une place de choix chez l’artiste, qui utilisera cet extrait dans ses propres
écrits. Le dialogue que Klein tente d’instaurer entre son travail et celui du maître romantique
révèle un désir de reconnaissance, mais inscrit aussi sa pensée esthétique dans quelque chose
qui dépasse les problématiques de la modernité visuelle. Duchamp était fasciné par l’art
religieux du quattrocento. Cet intérêt témoigne d’une rupture avec les pratiques qui leur sont
contemporaines, mais non avec l’art dans son histoire. Dans Abîmes, Quignard définit sa vision
de l’écriture dans un décalage avec la littérature actuelle de manière similaire : « Ce que je suis
en train d’écrire compte parmi les dernières pattes de mouche, à tomaison intermittente, d’une
encyclopédie, elle-même à usage privé » (Quignard, 2002c, p. 240). Les références sont
choisies, isolées, appropriées, réinscrites au sein d’une histoire autre qui n’est pas celle d’un
savoir officiel, mais d’une expérience esthétique construite depuis une sensibilité individuelle.
Il n’y a donc pas d’historiographie unique, pas d’origine fixe, mais un questionnement constant
face à ce qui nous est transmis.
En surmontant l’autonomie de la forme, on s’interroge sur ce qui nous échappe en tant
que lecteur, en tant que regardeur, en tant qu’être humain, nous rappelant alors la conception
même de l’inframince :
[…] de l’inframince, ce phénomène qui est d’abord un mot capable de nous faire penser,
il [Duchamp] a exploré, avec des outils divers, à la fois réels et fictifs, la pluralité des
moments qui sont tous à la limite de l’apparition ou de la disparition, sur le bord de la
distinction ou de l’indifférenciation, sur le seuil de la visibilité ou de l’absence (Davila,
2010, p. 271).

L’inframince, l’imparfait, l’imperceptible, l’inachevable, l’insaisissable, l’immatériel : voilà


autant de notions dont la portée ne cesse de résonner. Klein arrive à nous ébranler dans notre

233
conception de l’art et ce, au sein même du dialogue entrepris avec ces propositions
duchampiennes. Mais ne serait-ce qu’une question de sensibilité ? L’œuvre d’art fictive se situe
alors dans une position des plus intéressantes pour déplacer cette discussion vers le territoire
romanesque puisqu’elle permet au lecteur de se manifester, dans les coins oubliés du discours
officiel, dans les coins vides, face au rien, pour exister. Ce rapport à la sensibilité est également
au cœur de l’esthétique quignardienne tel qu’en témoigne cet extrait des Ombres errantes :
Malheur à celui qui a connu l’invisible et les lettres, les ombres des anciens, le silence, la
vie secrète, le règne inutile des arts inutiles, l’individualité et l’amour, le temps et les
plaisirs, la nature et la joie, qui ne sont rien de ce qui s’échange et qui constituent la part
obscure de la marchandise. Chaque œuvre d’art peut se définir : ce qui électrocute cette
lumière (Quignard, 2002a, p. 39).

La sensibilité ici est quelque chose qui s’acquiert. C’est un développement basé sur l’expérience
de la vie, une capacité à émouvoir qui intègre l’art au quotidien, qui les rend inséparables. Il
s’agit d’un empirisme esthétique qui conditionne le perceptible, qui va chercher la beauté pour
la révéler dans un geste de médiation et de partage.

4.1.2. Esthétique du vide : écrire l’invisible


Cette documentation prend place autour du vide laissé par l’absence d’objet tangible non pour le combler, mais
pour le signaler à l’attention, pour inscrire dans la mémoire collective un « ça-a-été » révolu à jamais
– Denys Riout, Yves Klein : manifester l’immatériel, 2004, p. 108

Un des éléments importants qu’il faut prendre en compte dans le travail de Klein est la
relation entre le vide et la destruction. Elle vient définir un tout autre aspect de l’œuvre d’art
fictive en mettant en avant la conscience de sa finitude, révélant une autoréflexivité face à sa
matérialité. Alors que Duchamp détournait la question de l’art vers une autre dimension, Klein
soulève la problématique du dépassement. Le dépassement de l’œuvre d’art, c’est son après,
c’est l’œuvre face à son désœuvrement. On se situe dans une temporalité différente, celle de la
durée et de la survivance en sortant du représentable : « Dans le fond le vrai peintre de l’avenir,
ce sera un poète muet qui n’écrira rien, mais qui racontera sans articuler, en silence, un tableau
immense et sans limite » (Klein, 2003, p. 33). Être capable de se confronter au néant ne vient
pas sans révéler l’anxiété de sa propre disparition, et de son œuvre comme extension de soi.
C’est là que l’écriture entre en jeu, autant dans la démarche créatrice que comme technique
pour affronter la menace du temps. Le contexte historique de Klein diffère de l’époque
duchampienne qui n’avait pas connu la bombe atomique. Klein ne crée pas des œuvres sous
forme de texte que pour échapper à son institutionnalisation, comme les boxeurs trouant la porte
d’Étant donné ou les jongleurs de gravité du Grand Verre. L’immatériel doit être envisagé

234
puisqu’il faut trouver une avenue au-delà de la vie physique. C’est pourquoi les ekphrasis
fictives et autonomes de Klein prennent davantage la forme de projet en soit que celle de
complément herméneutique pour amateur averti. Ces projets couvrent différentes sphères
sociales ; comme dans une lettre à Eisenhower où il propose l’œuvre Explosions bleues, où il
conçoit la destruction de toutes les réserves d’armes nucléaires après les avoir enduites du
pigment bleu Klein. Ou encore un projet d’œuvre « réparatrice » intitulée La mer bleue où il
suggère de teindre cette dernière à l’aide d’un I.K.B. planctonique. Dans un extrait de cette
lettre, l’artiste fait de son pigment personnel breveté, le Internation Klein Blue, une œuvre d’art
fictive ludique dont l’intention textuelle reste assurément immatérielle :
Plusieurs sommités s’étant plaintes de ce que différentes étendues d’eau salée aient été
dénommées : mer Rouge, mer Blanche, mer Noire ou mer Jaune, sans que jamais aucune
n’ait été dénommée « mer Bleue », je vous propose de mettre à profit mes compétences
en matière de bleu parfaitement monochrome (Klein, 2003, p. 59).

La création sous forme épistolaire apparaît comme un genre nouveau et brouille les frontières
de l’usage de l’œuvre d’art et des institutions. De plus, Klein réinvente le rapport au public :
l’œuvre est directement écrite pour quelqu’un et ce destinataire devient l’unique créateur
possible puisqu’il est techniquement le seul à détenir le pouvoir de transformer l’idée en
performance. Techniquement bien entendu parce que non seulement l’œuvre proposée est
irréalisable, mais son exécution n’est pas du tout au cœur de l’intention artistique. L’œuvre est
la lettre et elle est achevée parce qu’écrite, postée et réceptionnée. Il s’agit de situer l’idée de
l’œuvre d’art dans le dialogue, dans l’échange et ce, même si la proposition est sans retour. La
concision des lettres témoigne en faveur de cette perception : le projet est l’idée, l’énoncer
suffit. Il n’y a pas de détails, pas de stratégie de mise en place, pas de considérations matérielles
techniques. Le but visé est l’efficacité : transmettre une vision, percevoir une possibilité,
déconstruire les limites physiques de l’œuvre d’art.
D’autres ekphrasis fictives prennent des formes plus traditionnelles et se manifestent
dans les écrits personnels de Klein, comme ses Sculptures tactiles qui n’ont jamais été réalisées:
L’idée était de pouvoir passer les mains jusqu’aux coudes par ces manchons et toucher,
palper la sculpture à l’intérieur de la boîte sans pouvoir la voir. […] Cette extrémité était
tout simplement le fait de placer dans les boîtes de sculptures vivantes telles que de
beaux modèles nus, aux formes très rondes évidemment. C’était un peu prématuré à
l’époque, j’aurais eu la police sur le dos tout de suite […] (Klein, 2003, p. 54).

La description de cette œuvre est plus précise, et le lecteur peut vraiment s’approprier l’idée
transmise de manière textuelle. Contrairement aux lettres, il s’agit d’un lecteur potentiel. Il est
évident que Klein se montre hésitant face à ce projet, et que les conventions sociales

235
l’empêchent d’aller de l’avant avec l’idée véhiculée. On peut supposer que si ce n’avait pas été
le cas, l’œuvre n’en serait pas restée à une forme immatérielle puisqu’elle est essentiellement
pensée pour critiquer le rapport entre le visible et le tactile. Certes, il s’agirait techniquement
d’une œuvre invisible et imperceptible tout en étant éphémère et performative, mais elle
n’appartiendrait pas au régime fictionnel. Il est intéressant de voir la prise en considération des
normes sociales quant à la potentialité de la création artistique et son impact concret dans la
démarche de l’artiste. L’écrit est alors fondamental pour dépasser les conventions de manière à
les contester, mais aussi pour trouver un lieu où ces dernières ne peuvent affecter l’existence de
l’œuvre d’art, du moins sous forme d’idée.
Les œuvres d’art fictives de Klein qui représentent la contribution la plus pertinente pour
notre problématique sont toutefois celles qui sont mises en récit. Cet aspect narratif confronte
le lecteur à la durée, au vide et au désœuvrement. Elles mettent en scène l’immatériel à la fois
d’un point de vue conceptuel puisqu’elles sont transmises sous forme textuelle, mais également
comme thématique en soi. Le texte n’est pas que le véhicule de quelque chose qui n’est pas
réalisé, il est la seule forme possible qui amène à se confronter à l’absence, au rien. On peut en
saisir toute l’ampleur dans cette performance fictive intitulée Capture du vide :
Le jour dit, à l’heure dite, exactement tout le monde rentre chez soi, s’enferme à double
tour, et l’extérieur est vide de tout être humain pendant deux heures. Dans les rues, plus
personne, plus personne du tout dans les bureaux administratifs et autres lieux publics ;
plus personne dans les campagnes, tout est fermé, tout le monde est chez soi et ne bouge
plus. Le territoire doit sembler aux yeux de l’Espace, pour deux heures entières,
entièrement vide de sujet vivants ! … Mais alors des compagnons fidèles seront là
autour de moi, chez moi, et me jetteront dehors malgré moi, car j’aurai peur et il sera
nécessaire que je sois littéralement expulsé dehors, dans le vide des rues et des
campagnes, tout seul, face à la nature et à tout (Klein, 2003, p. 184-185).

Cette ekphrasis suggère une imprégnation différente pour le lecteur puisqu’elle le situe dans un
lieu et dans une durée imaginaire précise. La situation fictionnelle de l’œuvre d’art la déploie
au sein d’un récit structuré, rendant alors son appropriation et son expérience esthétique
possible pour le public. Ce dernier se situe alors dans le lieu vide, permis par la nature textuelle
de la transmission de l’œuvre d’art. Il y a une tension face à cette absence ; la capturer et la
laisser telle qu’elle ou la contempler dans son état insaisissable. La particularité de cette
proposition s’opère par le fait qu’elle est un énoncé, qu’elle est œuvre parce qu’elle est
suggérée. Elle sort d’un quotidien impossible, mais ne peut être ni physique ni matière. La fin
de l’extrait est d’autant plus révélatrice : vivre cette expérience constitue l’œuvre en soi. Pour
être dévoilée en tant que telle, l’œuvre doit être transmise au lecteur, d’où l’importance du texte
pour son existence même en tant que fiction.

236
La conscience du potentiel de destruction de la matière est également un élément
fondateur de l’esthétique de Klein. On est toujours situé dans un temps conditionnel, où l’on
considère le pire comme potentialité. La disparition de l’artiste est confrontée à la disparition
de l’œuvre, ce qui est encore plus poignant avec des médias performatifs. La présence fictive
de l’œuvre d’art se constitue alors d’une manière singulière, soit face à l’inévitable finitude de
l’humanité. Le choix du non réalisable se positionne au-delà d’un désir d’inachèvement
idéaliste ou de continuel mouvement et changement pour se comprendre comme un échec :
Paradoxalement, c’est une décision sans intentionnalité ; mais cela écarte toute
possibilité d’intervention d’une puissance extérieure, ou d’un destin prédéterminé.
Ainsi, l’art n’atteint l’extraordinaire ni de manière active (par épiphanie ou par
connaissance) ni de manière passive (par intention) mais plutôt par une décision […]
prise en sachant qu’elle est nécessairement vouée à l’échec (Ottmann, 2010, p. 179).

Le vocabulaire utilisé par Ottmann ressemble aux propos qu’on a pu trouver chez de Duve
quant à la beauté d’indifférence et au désir duchampien de s’éloigner de l’intention créative.
Au-delà d’un éloge du temps et du hasard qui reprend le contrôle de l’état matériel de l’œuvre,
Klein suggère de se situer dans le rien. Autrement dit, il est impossible pour l’œuvre d’être
confrontée à l’achèvement puisqu’elle n’est pas. Il n’y a donc ni décision d’intention ou
d’inachèvement, ni tentative de distancer l’artiste du produit fini pour valoriser le concept et
l’idée en tant que forme. Klein confronte son spectateur au néant, à l’inévitable absence, au
destin de toute chose qui est de disparaître. L’art se veut un procédé de contemplation de
l’absence ou d’introspection et d’acceptation du néant à venir. En devenant textuelle, l’œuvre
se transforme en son propre processus de survivance : ce qu’on évoque n’est jamais là puisque
l’on a recours au langage pour l’évoquer. La fiction de l’œuvre d’art est donc le symbole même
de la fragilité de la matière par son recours au langage comme seul mode d’existence puisque
« le langage est la seule résurrection pour ce qui a disparu » (Quignard, 2002b, p. 31), « la
maison pour tout ce qui n’est plus » (Quignard, 2002b, p. 52).
Cette conscience de la disparition est également présente dans les écrits de Klein qui ne
sont pas de nature fictionnelle. L’artiste s’attarde à transcrire minutieusement des comptes
rendus de ses expositions, véritables happenings dont la nature éphémère nécessite un outil de
transmission autonome qui pourra alors se poursuivre dans la durée. Cette entreprise peut se
penser comme une réécriture, une médiation, mais également comme un processus
herméneutique. La récit de l’exposition du vide constitue une ekphrasis très révélatrice de
l’esprit de Klein puisqu’elle prend en compte les contraintes habituelles de monstration. La
tension entre l’organisation détaillée face à l’absence d’œuvre, d’un contenant parfait pour une
absence de contenu, témoigne alors de la manière dont Klein concevait les divers dispositifs de

237
médiation, soit comme étant une partie essentielle de l’œuvre d’art, dispositif dont l’écriture
s’attarde alors à dépeindre. La dimension narrative du compte rendu d’exposition utilise alors
les différentes contraintes de l’espace de la galerie comme limites de l’expérience pour le
lecteur :
De l’extérieur de la rue, il sera impossible de voir autre chose que du Bleu, car je peindrai
les vitres avec le Bleu de l’époque bleue de l’année passée. Sur et autour de la porte
d’entrée de l’immeuble par où le public aura accès dans la Galerie par le couloir, je
placerai un monumental dais recouvert de tissu bleu, toujours du même ton outremer
foncé (Klein, 2003, p. 86-87).

Il importe peu ici que l’œuvre existe ou non puisque l’accent est placé sur ce qui la définit en
tant que telle. Dans cet extrait, on insiste sur le cadre physique, sur les lieux qui s’offrent à l’art
pour que l’œuvre s’y installe. Le bleu Klein définit les paramètres de l’exposition et souligne
l’artifice de la situation puisque la seule intervention matérielle, c’est les limites mêmes de
l’expérience artistique. Ce sont les stratégies de l’organisation qui s’offrent à voir, et pour ce
faire, la galerie est nécessaire. Un autre cadre de délimitation inévitable est l’aspect économique
du milieu de l’art, que l’on peut voir à travers les cartons d’invitation distribués par l’artiste :
Invitation pour DEUX PERSONNES du 28 avril au 5 mai. Pour toute personne non
munie de cette carte le prix d’entrée est de 15000 F. Cette manœuvre est nécessaire car
bien que toute la sensibilité picturale soit à vendre par lambeau ou d’un seul bloc, les
visiteurs dotés d’un corps ou véhicule propre de la sensibilité, pourront, malgré moi,
bien que je retiendrai de toutes mes forces l’ensemble de l’Exposition en place, m’en
dérober par imprégnation, consciemment ou non, quelque degré d’intensité (Klein,
2003, p. 86).

L’invitation officielle à l’exposition est donc réécrite par l’artiste dans le compte rendu comme
faisant partie du récit soigné et consciencieux des différents outils de médiations. L’invitation
distribuée ne peut qu’être une forme textuelle, tout en étant une méthode pour contacter le
public. Mais le carton est aussi droit de passage, créant ainsi une atmosphère élitiste qui rappelle
la valeur de l’œuvre d’art, sa potentialité marchande, et ce, au-delà de son existence même
puisqu’ici c’est l’idée que le public vient contempler. Cette déclaration situe alors la capacité
de juger comme improbable et insaisissable.
Une troisième structure de médiation représentée au sein de ce récit est la dimension
institutionnelle :
De chaque côté de l’entrée, sous ce dais, seront placés le soir du vernissage, les Gardes
Républicains en grande tenue présidentielle (cela est nécessaire pour le caractère officiel
que je veux donner à l’Exposition et aussi parce que le véritable principe de la
République, s’il était appliqué aujourd’hui, me plaît, bien que je le trouve incomplet au
jour d’aujourd’hui) (Klein, 2003, p. 87).

238
Le mélange des institutions apparaît ici comme une prise de distance critique face à l’autorité
traditionnellement attribuée aux critiques, commissaires et galeristes. Le pouvoir est représenté
par la garde républicaine, juxtaposant une image rigide à celle plus libérale du milieu de l’art.
La justification de ce choix par Klein est plutôt ludique puisque ce dernier se désinvestit
complètement face à la tension provoquée par le parallèle proposé.
Enfin, le dernier aspect de cette réécriture concerne la dimension sociale et mondaine de
l’exposition : « Nous recevrons le public dans le couloir d’environ 32 m2, où un cocktail bleu
sera servi (préparé par le Bar de La Coupole à Montparnasse, gin, cointreau, bleu de
méthylène) » (Klein, 2003, p. 87). Ce clin d’œil à la dimension « m’as-tu-vu » des événements
artistiques prend en considération le fait que le public doit se retrouver afin de partager
l’expérience qu’il vient de vivre, partage que Klein suggère de contrôler par la teinte bleue des
boissons, contrôlant ainsi chacune des variantes de l’événement. Le compte rendu intégral est
organisé selon le défilement temporel construisant une durée narrative qui donne lieu à une
expérience esthétique par la lecture et donc d’une médiation directe par l’écrit de l’artiste qui
raconte sa propre version, sa propre histoire. Il réécrit les frontières de l’exposition, revisite les
éléments inclus ou exclus, documente l’organisation de ces choix et propose une transparence
face aux facteurs qu’il juge essentiel de déterminer afin de délimiter l’expérience de l’œuvre
d’art offerte au spectateur. Encore là, l’écrit comme moyen de transmission est construit, mais
le compte rendu comme œuvre d’art fictive, puisque finalement, aucune œuvre n’est présentée,
vient mettre en avant la problématique de la matière, mais aussi l’importance du récit et la
possibilité d’une reconstruction de la performance afin d’interroger les dispositifs de médiation.
Il y a donc un décalage entre l’expérience et la lecture de l’art, décalage qui explore la
temporalité telle que le propose Quignard dans La barque silencieuse :
Le temps des hommes peut sans nul doute s’analyser comme une construction de durées
emboîtées délicates à apprendre, faciles à effriter, promptes à s’anéantir : repérage des
successions, échafaudage des changements, collection des durées, des limites, des
souvenirs, des oublis, des visages, des morts. Je veux cependant étudier ce petit reste :
l’épanouissement d’une relation qui dure dans la représentation que les hommes se font
du perdu. Le vide d’avant la naissance. Le trou noir d’avant le soleil. C’est l’irruption de
l’imprévisible propre à la perte dans le monde d’objets des hommes qui déploie son temps
propre. C’est ce temps de deuil si durable, si endurant, si inachevable, si aoristique, qui
fait l’espace de l’art (Quignard, 2009, p. 173).

Cet extrait lie les différentes problématiques explorées à travers la production artistique d’Yves
Klein à celle de l’œuvre d’art fictive dont nous tentons de définir les spécificités et les enjeux.
L’œuvre d’art est toujours « prompte à s’anéantir », et c’est à travers cette menace que
l’importance du texte se manifeste. En confrontant le spectateur à la finitude de la matière,

239
Quignard pose la question du temps, de l’espace, mais aussi de la survivance en positionnant
l’art comme étant au cœur de ce qui détermine non seulement l’expérience esthétique, mais
aussi l’expérience humaine, liant profondément l’art et la vie à travers un besoin imminent de
faire trace.

4.1.3. Une expérience intérieure : performance et imaginaire


Grâce à l’imaginaire, l’imagination est essentiellement ouverte, évasive. Elle est dans le psychisme humain
l’expérience même de l’ouverture, l’expérience même de la nouveauté.
- Gaston Bachelard, 1947, p. 6
Dans la conceptualisation de l’œuvre d’art fictive chez Klein, on constate que cette
dernière est définie à travers une esthétique de l’amalgame comme possibilité de dépassement
du visible. Le spectateur se trouve au-delà du signe et de la trace parce que l’œuvre d’art est un
cumul d’expériences proposées par l’artiste. Il s’agit alors de différentes temporalités de
réflexion et de médiation pour un objet d’art dont le but ultime est finalement d’être
insaisissable. C’est autour de ce rassemblement de propositions en tant que multiplicité que
Riout tente également d’articuler l’expérience proposée par l’artiste :
Aux tableaux périssables, Klein, désireux de dépasser la problématique de l’art, adjoint
l’immatériel et sa légende, portée par le Verbe, beaucoup plus durable. C’est pourquoi
il faut accepter d’inverser la polarité ; son œuvre paraît moins icono-verbale que
textuelle-iconique. Elle relève de l’épopée. L’artiste narre les tribulations de la
sensibilité dans un monde d’objets. Cette fable est construite comme un mythe : elle
assemble des matériaux variés et elle les relie dans un tout organique afin de présentifier
ce qui ne peut être dit qu’entre les lignes, entre les objets, les faits et les récits (Riout,
2004, p. 12).

Le travail herméneutique, répétitif et toujours incomplet, déplace vers le spectateur la


responsabilité de l’œuvre d’art en tant que fiction, en tant qu’expérience unique sans cesse
renouvelable. Et si cette œuvre d’art peut se déployer dans cette multiplicité, c’est grâce à son
immatérialité. Dès lors, le lecteur a recours à l’une de ses capacités voire des fonctions
spécifiques, soit l’imagination. Sur ce point, il faut noter qu’Yves Klein a une relation toute
particulière avec l’imaginaire parce qu’il s’agit d’un élément qu’il inclut délibérément dans son
travail.
L’ontologie de l’expérience artistique qu’il propose est notamment due à la forte
influence de Gaston Bachelard dans sa démarche créatrice. Les écrits du philosophe sont
présents comme source d’inspiration ou comme clé d’interprétation de l’œuvre de Klein, qui le
cite à maintes reprises dans ses écrits ou dans les conférences qu’il a pu donner. Il les utilise
aussi pour créer son propre mythe, racontant que sa mère lui a offert L’air et les songes lors de
l’ouverture de sa toute première exposition, qui a également eu lieu le jour de son anniversaire.

240
Qu’importe la véracité d’une telle affirmation, la présence bachelardienne au sein de son œuvre
artistique est belle et bien réelle, surtout si l’on s’attarde à l’impact esthétique de l’imaginaire :
[L’imagination] est plutôt la faculté de déformer les images fournies par la perception,
elle est surtout la faculté de nous libérer des images premières, de changer les images.
S’il n’y a pas changement d’images, une image présente ne fait pas penser à une image
absente, si une image occasionnelle ne détermine pas une prodigalité d’images
aberrantes, une explosion d’images, il n’y a pas d’imagination (Bachelard, 1947, p. 5).

La déformation de l’image constitue bel et bien un principe du dépassement de la problématique


de l’art, tout comme le rapport à l’anti-rétinien chez Duchamp puisque, comme l’explique aussi
Quignard dans Sur le jadis : « Les formes sont des limites. Dans la métamorphose les formes
ne connaissent plus de limites » (Quignard, 2002b, p. 139). L’imagination est une expérience
intellectuelle qui fait appel à des facultés qui lui sont propres, telles la lecture ou la visualisation.
Il s’agit également d’une stratégie efficace pour échapper à la mainmise de l’institution, se
distanciant de toute médiation officielle, loin d’une fixité qui figerait l’œuvre dans une seule
forme possible. L’esthétique alors développée propose une autonomie de l’expérience, qui peut
se répandre par le texte et se transmettre par le vide parce qu’elle est immatérielle. L’absence
de matière n’est toutefois pas néant, mais sensibilité, autre faculté révélée par l’imagination et
par la capacité que possède le lecteur de s’approprier l’expérience de l’œuvre d’art fictive. Klein
se positionne donc du côté du malléable, de l’imaginaire, du fictif et du dynamique puisque
chaque contact avec son travail en alimente une réactualisation continue.
En plus de cet héritage clair définissant une esthétique de la réception, les écrits de
Bachelard orientent le développement de la pratique de l’artiste, notamment lors du passage de
la peinture monochrome à l’époque pneumatique. Cette période s’entame grâce à la
collaboration avec Werner Ruhnau autour du projet de l’architecture de l’air pour l’Opéra –
Théâtre de Gelsenkirchen (Annexe 83). Tout comme la quatrième dimension duchampienne, le
désir de s’éloigner du visible et du connu passe nécessairement par le processus de
dématérialisation. L’air est une matière imperceptible à l’œil humain, pouvant dès lors être
utilisé pour créer comme en témoigne l’histoire de l’art moderne, que l’on pense par exemple à
Air de Paris de Duchamp (Annexe 84) ou encore à Corps d’air de Piero Manzoni (Annexe 85),
membre de l’Arte Povera proche de Klein. Compromis matériel, mais invisible, l’air manifeste
un désir de destruction du rapport à la trace et à l’objet tout en négociant une présence belle et
bien réelle, loin de la fiction. Les propositions de Bachelard vont cependant prendre une
tournure plus directe à travers la performance du Saut dans le vide, réalisé le 16 octobre 1960 à
Fontenay-sous-Bois :

241
Dans le vol onirique, si nous revenons au sol, une impulsion nouvelle nous rend aussitôt
notre liberté aérienne. Nous n’avons à cet égard aucune anxiété. Nous le sentons bien,
une force est en nous et nous connaissons le secret qui la déclenche. Le retour vers la
terre n’est pas une chute, car nous avons la certitude de l’élasticité. Tout rêveur du vol
onirique possède cette connaissance de l’élasticité. Il a aussi l’impression du bond pur,
sans finalité, sans but à atteindre (Bachelard, 1947, p. 39).

Ce rêve de vol chez Bachelard s’articule logiquement avec ce besoin de Klein de faire
l’expérience du vide, d’investir l’air avec son corps dans ce qu’il présente comme un état de
lévitation, apparenté à l’élasticité. Le bond pur, sans aucun objectif, relève également de la
beauté d’indifférence duchampienne, là où l’action même suffit. Il faut toutefois spécifier que
Klein a choisi de laisser une trace de cette performance, la photographie de l’événement,
truquée, effaçant le filet de sécurité d’atterrissage, publiée sous le titre « Un homme dans
l’espace ! », à la première page du journal Dimanche qu’il crée également pour l’occasion
(Annexe 86). « Le peintre de l’espace se jette dans le vide », peut-on lire comme légende. La
médiation journalistique fictionnelle assure la construction mythologique de la performance :
la dématérialisation est totale et l’artiste, par son corps, va jusqu’à s’approprier le vide qu’il lui
est possible d’intégrer par cette action.
La présence de Bachelard se pense également comme une réécriture et une appropriation
de la part de Klein, qui souhaite s’inscrire dans un savoir historique. Les citations nombreuses
du philosophe dans ses écrits apparaissent à la fois comme une tentative de filiation
intellectuelle et comme une entreprise d’automédiation. Dans Les écrits d’Yves Klein, Nicolas
Charlet souligne un extrait en particulier qui se répète constamment chez l’artiste :
« D’abord il n’y a rien, ensuite il y a un rien profond, puis une profondeur bleue. » […]
Quand il accède aux limites du champ artistique, à la frontière de l’absurde, il invoque
la parole instruite d’un scientifique reconnu internationalement. La provocation de Klein
– l’exposition d’une salle vide – est placée sous une tutelle académique. La citation est
un supplément verbal de circonstance, Klein aurait pu en dire autant sans le secours de
Bachelard (Charlet, 2005, p. 158).

Klein agit consciemment, car l’immatérialité de son œuvre nécessite le discours comme outil
herméneutique et comme preuve d’existence. La profondeur bleue de Bachelard vient alors
représenter l’évolution de la démarche artistique, en créant le lien nécessaire pour le
dépassement de la problématique de l’art : derrière le vide il y a le bleu, un bleu invisible, une
manifestation imperceptible, une œuvre d’art fictive. Le discours est alors part entière de
l’expérience et justifie la transmission textuelle qui intègre directement Bachelard comme
médiateur :
Ce livre, le sien sans qu’il en soit l’auteur, n’est pas réductible à une source d’inspiration
ou à un moyen de légitimation. Klein en fit un élément à part entière de son esthétique.

242
À force de références à l’écrivain, il parvint à s’approprier l’objet convoité. Certes, Klein
usa et abusa de Bachelard pour produire de la valeur là où le public risquait de ne voir
que du vide ou un canular (Charlet, 2005, p. 160).

La justesse de cette analyse de Charlet réaffirme la portée anti-rétienne de la pratique artistique


de Yves Klein. C’est l’expérience intellectuelle, qui passe par une explication langagière, qui
procure la satisfaction, voire le plaisir esthétique, tout en soutenant la conscience
historiographique de l’artiste par le désir de réfléchir aux différentes manières de diffuser le
savoir. Cette nécessité de documentation s’inscrit dans la logique d’une histoire autre, d’un récit
externe à l’institution, loin d’une construction linéaire. On s’attarde aux détails, aux petites
choses constituant le quotidien, le banal, là même où se trouve l’essence de ce qui disparaît.
Ce projet s’apparente à l’ontologie de l’écriture quignardienne telle que l’auteur
l’explicite dans Les ombres errantes :
ll faut creuser l’écart entre l’événement et le langage.
Il ne faut jamais sortir du jadis, du corps, de sa joie, du péché, de la génitalité, du silence, de
la honte, de l’anecdote, du « Il était une fois », du caprice, de l’énigme, du plus humble des
faits divers, de la plus ridicule rumeur remontant à la plus petite enfance (Quignard, 2002,
p. 25).

Il insiste à nouveau sur l’importance de faire trace puisque c’est cette dernière qui, une fois
rapportée, peut stimuler l’imaginaire comme chez Bachelard, prenant conscience de l’inévitable
absence, celle qui habite l’invisible. Cette dimension de l’imperceptible nous force à considérer
l’appareil textuel non seulement comme part entière de l’œuvre d’art, mais comme nécessaire
à sa manifestation. On établit ici à la fois une filiation littéraire et philosophique grâce aux
enjeux soulevés par l’aspect éphémère des médias performatifs. Pour dépasser la problématique
de l’art, il faut impliquer le lecteur, il faut trouver un moyen de lui faire vivre l’expérience de
l’œuvre au-delà du visible et de la matière. Alain Jouffroy rappelle lui aussi l’importance de la
textualité chez l’artiste, autant d’un point de vue physique que mental : « La connaissance de
l’œuvre et de la vie d’Yves Klein est une expérience intérieure, au sens crucial que Georges
Bataille donnait à ces mots. Elle débouche, bien entendu, et comme Rimbaud l’a dit d’une
expérience des limites, sur l’impossible » (Jouffroy, 2006, p. 75). L’expérience intérieure tisse
ici un lien entre la fonction créative de l’imagination chez Bachelard et la notion telle qu’elle
est définie par Bataille :
J’appelle expérience un voyage au bout du possible de l’homme. Chacun peut ne pas
faire ce voyage, mais, s’il le fait, cela suppose nier les autorités, les valeurs existantes,
qui limitent le possible. Du fait qu’elle est négation d’autres valeurs, d’autres autorités,
l’expérience ayant l’existence positive devient elle-même positivement la valeur et
l’autorité (Bataille, 1954, p. 19).

243
Le concept d’expérience intérieure est un ajout essentiel à la théorisation et à
l’autonomisation de l’œuvre d’art fictive. Il joint la distanciation de l’appareil herméneutique
de l’institution à la nature purement textuelle et immatérielle de l’œuvre d’art, le tout en
recentrant le pouvoir sur le lecteur dans sa capacité à la faire exister. L’œuvre d’art fictive a une
vie immatérielle et imaginaire puisqu’elle est, elle aussi, une expérience intérieure dans la
manière dont elle se tient intentionnellement à l’écart : « Cette absence d’équilibre ne survit pas
à la mise en jeu de l’expérience allant au bout du possible. Quand aller au bout signifie tout au
moins ceci : que la limite qu’est la connaissance comme fin soit franchie » (Bataille, 1954, p.
20). Chez Yves Klein, le dépassement de la problématique de l’art à travers ces
expérimentations du vide constitue un moment clé de cette conceptualisation parce qu’il y a là
une conscience de la potentielle finitude de la progression de la démarche artistique. Klein
propose la fin de l’histoire de l’art en allant au bout et en voyant ce qui se trouve derrière la
matière, derrière le connu, derrière le visible. Bataille propose lui aussi une combinaison
intermédiale de cette expérience où la visualisation et l’imagination ont recourt à la pratique du
discours pour être transmise : « Il faut vivre l’expérience, elle n’est pas accessible aisément et
même, considérée du dehors par l’intelligence, il y faudrait voir une somme d’opérations
distinctes, les unes intellectuelles, d’autres esthétiques, d’autres enfin morales et tout le
problème à reprendre » (Bataille, 1954, p. 21).
L’expérience intérieure est donc axée sur un empirisme, sur un vécu qui se renouvelle
tout comme l’interprétation, voire l’existence même de l’œuvre d’art. Du saut dans le vide,
l’œuvre d’art se retrouve dans l’inframince, affirmant la nécessité de l’écrit et d’une esthétique
anti-rétinienne pour comprendre l’importance de la dématérialisation dans les recherches
plastiques de l’art moderne. Après le vide comme œuvre, il s’agit de contester sa disparition.
Le désœuvrement comme manifestation, comme expérience, comme dépassement de la matière
constitue une problématique des plus riches pour l’œuvre d’art fictive au sein du roman. Cela
lie intrinsèquement l’expérience intérieure à la transmission du savoir, l’imaginaire à la
destruction physique et la fiction à une esthétique de l’immatériel. Nous analyserons cette
dynamique dans Terrasse à Rome afin de cerner encore davantage les caractéristiques et les
possibilités de l’œuvre d’art fictive, de comprendre sa place au sein de la théorie de l’art, mais
aussi des pratiques littéraires de l’extrême contemporain.

244
4.2. La fin de la matière : érotisme, iconoclasme et plaisir esthétique en
littérature
Par le choix des mots, par la nouveauté de l’ancien qui est au fond de l’âme, de l’archaïque qui est au fond de
l’élan, en t’abandonnant à l’investigation propre aux images, je t’ai fait pénétrer non seulement dans le pouvoir,
mais dans la puissance du dire.
Pascal Quignard, Rhétorique spéculative, 1995, p. 28

L’importance de la contribution de Pascal Quignard à l’instauration d’une littérature


contemporaine intermédiale n’est plus à démontrer. De nombreux ouvrages scientifiques ont
analysé l’impact de la présence des autres formes d’expression artistique dans les écrits de
l’auteur, que ce soit la musique, la danse ou les arts visuels.87 Si l’on se concentre sur la relation
entretenue avec l’histoire de l’art au sein de la production littéraire de Quignard, on constate
rapidement que le parcours des œuvres abordées affiche un vaste spectre temporel, traitant de
la préhistoire à la postmodernité. Dans le Dictionnaire sauvage, Mireille Calle-Gruber présente
Terrasse à Rome avec une citation qui en explicite les thèmes de manière succincte :
« Chacun suit le fragment de nuit où il sombre » : énoncé par Meaume le graveur dans
les premières pages de Terrasse à Rome dont il est la figure principale, cette phrase
prend sens selon trois points de vue différents et les battements de cils entre eux : le récit
de vie de l’artiste qui grave à la manière noire ; la description des œuvres nées de cette
technique ; une méditation sur l’être-à-la-nuit qu’est l’humain (Calle-Gruber, 2016, p.
648).

On note que se rejoignent dans ces aspects les stratégies fondamentales de médiations
auxquelles le récit de fiction a fait appel jusqu’à maintenant pour s’approprier l’œuvre d’art. Il
est donc des plus intéressants que notre dernière analyse se situe au sein d’un fil narratif décousu
qui entreprend de faire le portrait d’un homme et de son œuvre à travers de brèves séquences
narratives, des moments poétiques isolés d’accès à sa pensée. Le roman raconte l’histoire d’une
perte, d’un amour, d’une œuvre, d’un legs, le tout dans une nostalgie qui détermine la théorie
de l’image propre à l’auteur.
Au-delà des œuvres en elles-mêmes, c’est toute une pensée philosophique qui s’établit
à travers la forme fictionnelle et essayistique quignardienne. C’est une réflexion sur l’œuvre
d’art en tant qu’image, en tant qu’objet du visible, et surtout une conscience obsessive de ses
propres limites matérielles et herméneutiques. Pour contrer cette situation qui exprime une
certaine insuffisance intrinsèque, Pascal Quignard suggère non plus d’écrire sur les images,
mais de les laisser réfléchir par elles-mêmes : « La pensée en images (Denken in Bilden) est
plus hallucinante que la délibération verbale. Elle est à la fois plus ancienne que la pensée en

87
On pense notamment ici à Une colère d’orgues : Pascal Quignard et la musique de Philippe Bonnefis (2013), à
Pascal Quignard : la voix de la danse de Chantal Lapeyre-Desmaison (2013) ou encore à Images de la fascination,
fascination des images, dirigé par Gilles Declercq et Stella Spriet (2014).

245
mots et plus saisissante que la conscience qui dérive de cette dernière » (Quignard, 2007, p. 74).
Dans La nuit sexuelle, on remarque l’insistance sur cette dichotomie entre le textuel et le visuel
qui hante la totalité de l’œuvre. Et il s’agit bien d’une hantise, d’une fascination, pour utiliser
un des termes récurants de l’auteur, puisque l’écriture en permet l’exploration, jamais la
résolution. L’hallucination de toute façon est une expérience qui échappe à la raison et c’est là,
précisément, que se situe l’ingéniosité de Quignard par rapport aux différentes avenues
empruntées dans les études actuelles sur les rapports textes-images.
Avec Terrasse à Rome, nous nous pencherons d’abord sur cette pensée particulière qui
se manifeste dans différents genres littéraires. Cette pensée est parfois répétitive, parfois
méditative, ne prétendant jamais à l’universel. C’est bel et bien le point de vue de l’expérience
qui est adopté à chaque tentative, désirant renouveler le discours non seulement comme
nouvelles possibilités interprétatives, mais comme découvertes pouvant sans cesse surprendre
un spectateur à la recherche d’un savoir sur l’art que ne peut manifester l’image seule. Cette
expérience chez Quignard est celle du lecteur, et elle relativise toute forme de savoir officiel,
permettant ainsi une hybridité des approches historiographiques et des héritages esthétiques.
Cette pensée de l’image et par l’image provient de traditions multiples, mais nous nous
attarderons ici sur trois moments clés qui alimentent un dialogue critique avec l’œuvre d’art
fictive : le paléolithique, l’Antiquité et l’avènement de la chrétienté. Nous analyserons trois
scènes spécifiques afin de mieux comprendre comment ces traditions ont influencé l’œuvre de
Quignard d’un point de vue conceptuel. On s’intéressera également à l’idéologie de
l’iconoclasme et sa capacité destructrice qui menace l’existence matérielle de l’image. Nous
penserons ainsi l’œuvre quignardienne à travers le prisme d’une historiographie des
problématiques de la représentation et de l’herméneutique afin de situer les enjeux soulevés par
l’œuvre d’art fictive au sein de cet héritage exhaustif. Cette œuvre réaffirme le rôle de la
littérature contemporaine en tant que discours pouvant produire un sens et un savoir à travers
l’expérience intime et individuelle du lecteur, prônant la multiplicité des récits afin de
déconstruire une historiographique hégémonique.
Postmoderne dans sa construction par l’absence d’intrigue concrète et par la valorisation
poétique de la perception subjective, Terrasse à Rome est un roman qui unit le parcours de
formation artistique à l’éveil sexuel au sein d’un récit initiatique. Le récit s’ouvre sur le séjour
d’apprenti de Meaume le graveur à Bruges, séjour qui va profondément transformer son rapport
à l’art, à l’amour et à lui-même. Toute sa vie, il se voit hanté par les images de ses rapports
sexuels avec Nanni, par le corps de cette dernière, mais aussi par le plaisir intense qu’il n’a
jamais pu revivre après leur séparation. Les différents chapitres sont donc organisés sans ordre

246
chronologique, suivant le cours des apparitions, des souvenirs, des errances et des ekphrasis.
Le passé est idéalisé par la distance temporelle, mais aussi par la défiguration de Meaume,
provoquant un changement physique limitant ses relations interpersonnelles. Les blessures qu’il
subit au visage sont la cause de son départ de Bruges et du renouvellement thématique de sa
production artistique. Le récit de l’attaque par le fiancé de son amante renforce d’autant plus la
relation entre l’existence du graveur et sa pratique artistique puisque ce dernier est brûlé à l’eau
forte :
Meaume cherche à se mettre debout, son sexe encore gluant et bleu, il prétend se battre
contre Vanlacre, s’avance, s’écarte, se recule. Cet instant est aussi risible que vain. Le
fiancé de la fille de Jakobsz a lancé l’eau-forte. Le menton, les lèvres, les cheveux, le
cou de Meaume sont brûlés. La fille du juge électif elle-même est touchée à la main.
Elle hurle. Tous hurlent, tant est vive la douleur de chacun (Quignard, 2000, p. 18).

Cette agression lie intimement l’art et la vie, thématique des avant-gardes qui traverse notre
corpus littéraire, pour modifier définitivement le parcours de Meaume. L’énumération des
différentes parties du corps atteintes accentue l’ampleur de l’offense et de ses conséquences
physiologiques. La transformation radicale de l’apparence de Meaume engendrée par les
brûlures fait en sorte qu’il est complètement investi dans la création de ses gravures érotiques,
constituant l’essence de son rapport au corps, représenté, idolâtré, absent, envers lequel il
éprouve un désir charnel, un instinct créatif et une véritable passion de représentation.
On pourrait voir dans le récit de ces événements une tentative d’interpréter la pratique
artistique à travers un trauma qui rendrait inséparable l’artiste de son œuvre. Toutefois, ce qui
constitue la fascination à l’égard de l’érotisme dépasse l’histoire individuelle du personnage, et
même davantage lorsqu’on s’attarde à la nature même des images créées. La construction des
interdits et de leurs représentations fait partie de l’histoire de l’art, de ses thèmes et de ses
techniques, mais aussi de l’histoire des religions, ayant un impact direct sur l’interprétation et
la transmission des œuvres. En étudiant ce qui, dans le roman de Quignard, lie l’érotisme à
l’interdit, on dévoile la fragilité de l’œuvre d’art. L’iconoclasme est une tradition aux motifs
divers mais radicaux. L’œuvre d’art est constamment menacée par les capacités destructrices
de cette dernière, affirmant la vulnérabilité de sa dimension matérielle. C’est ainsi que la
dimension fictive de l’œuvre d’art entre en jeu, puisqu’il est bien plus complexe de faire
disparaître une idée qu’un objet. Nous analyserons comment le roman de Quignard conserve la
trace de l’œuvre d’art, ici les gravures fictionnelles de Meaume, et surtout comme leur présence
textuelle s’avère suffisante pour en assurer l’existence.

247
4.2.1. Détruire, dit-elle : érotisme, transgression, tradition
La disparition de l’œuvre d’art dans Terrasse à Rome est à la fois un enjeu narratif et
esthétique. Le récit romanesque retrace l’existence de gravures érotiques clandestines avant leur
incinération dans une poétique de l’effacement et de l’omission. Les œuvres d’art fictives sont
des images pornographiques, indécentes, interdites, ce qui correspond au style de Pascal
Quignard tel que le suggère Mireille Calle-Gruber dans Les leçons des ténèbres de la
littérature :
C’est une écriture qui ne s’interdit pas les interdits, dont le dispositif constellaire
revendique une « esthétique volée », la liberté de « charogner » les Anciens, de
privilégier l’hapax, la chimère, le « non-puzzle ». C’est la technique de Stendhal qui
préconise de procéder par transpositions a-chroniques (Privilèges) ; et c’est la technique
de la buse : comme le rapace, l’écrivain « fouille les œuvres mortes » pour en tirer « les
morceaux les plus tièdes ». Les plus émouvants (Calle-Gruber, 2018, p. 23).

Parmi ces caractéristiques, nous retenons les emprunts, les accumulations et la sensibilité. C’est
une écriture qui a conscience de faire trace, qui émeut dans sa tentative de survivance, qui
comprend la finitude de la matière. Les mots de Quignard mettent en scène les multiples
menaces de la disparition, telles les pratiques iconoclastes au sein de Terrasse à Rome. En effet,
les gravures érotiques de Meaume ne sont pas les seules à subir ce terrible sort de destruction
puisque c’est toute la pensée de l’époque qui menace l’image en tant qu’objet matériel. Pour
bien saisir la portée de ces enjeux, il faut se rappeler que l’œuvre d’art telle que nous la
concevons de nos jours n’a pas toujours eu une fonction autonome :
La constitution relativement récente de l’œuvre d’art en objet de jouissance esthétique
pure, détaché de toute fonction instrumentale, a en effet contribué à déformer les
analyses de l’iconoclasme, les historiens et les historiennes d’art qui se sont penchés sur
celui-ci étant longtemps restés prisonniers d’une définition étroite de l’œuvre d’art,
d’autant plus contraignante qu’elle était inconsciente (Christin, 1991, p. 7).

Nous avons déjà examiné la valeur du désintérêt pour l’expérience contemplative, de Kant à
Duchamp. Ces éléments sont également fondamentaux dans l’élaboration de la logique de
l’avant-garde dont a hérité l’art contemporain. Dans Une révolution symbolique, Olivier
Christin souligne l’ampleur de l’impact de la théologie protestante de la Réforme sur les
pratiques iconoclastes de l’époque. D’un point de vue historiographique, ce changement
profond dans la conception de l’image entraîne une relecture herméneutique. La séparation de
la fonction religieuse de la fonction esthétique nous autorise à juger à distance les pratiques
destructrices engendrées par ce mouvement alors que l’image n’interpellait pas du tout les

248
mêmes fins, et il est nécessaire de se rappeler l’arrivée tardive des œuvres se réclamant de « l’art
pour l’art ».88
On notera donc la manière dont Meaume présente son activité artistique au tout début
du roman. Le mode d’énonciation donne directement la parole au graveur dans ce court
chapitre, qui, racontant son expérience à la première personne, sépare les différents types de
gravures par sujets, de manière simple et factuelle, mais traçant une délimitation claire entre la
tradition de l’image sacrée et de l’image profane :
Les cartiers sous la protection desquels j’ai travaillé à Toulouse appelaient cartes
romanesques les jeux de cartes où les honneurs figuraient des héros de roman. Cartes
antiques celles qui représentaient les prophètes de la Bible ou les généraux de l’Histoire
romaine. Cartes érotiques celles qui montraient les scènes qui nous font. Maintenant je
vis à Rome où je grave ces scènes religieuses et ces cartes choquantes. Elles sont en
vente chez le marchand d’estampes à l’enseigne de la Croix noire via Giulia (Quignard,
2000, p. 10).

L’exercice nominatif rappelle la hiérarchie des sujets analysée par Nathalie Heinich (Du peintre
à l’artiste, 1993) que nous avons abordée en traitant de la peinture d’histoire chez Pierre
Michon. Ce qui est toutefois révélateur dans le cas présent, c’est la capacité de l’artiste à
exécuter ces différents registres de la représentation sans aucune difficulté, et à les énoncer avec
la même intention. Le langage n’évalue la valeur de l’image ; la neutralité de la tonalité
empêche toute connotation ou tout signe de difficulté technique. Certes les cartes érotiques sont
obscènes, mais on insiste sur le fait qu’elles représentent la scène première, celle qui obsède
l’œuvre quignardienne à la recherche de l’origine, soit les scènes qui nous font, le souvenir
manquant de notre propre venue au monde, tel qu’il l’explique dans Le sexe et l’effroi : « Nous
transportons avec nous le trouble de notre conception. Il n’est point d’image qui nous choque
qu’elle ne nous rappelle les gestes qui nous firent » (Quignard, 1994, p. 9). L’utilisation du
pronom « nous » rend cette quête universelle, faisant de la sexualité une obsession des plus
humaines dont la représentation stimule l’imaginaire et le désir.
Il n’y a aucune mention d’une différenciation entre le bien et le mal ou d’une quelconque
forme de jugement moral dans la description que fait Meaume de sa production artistique.
Pourtant, la représentation de la sexualité est l’un des sujets les plus tabous de la pratique de
l’image. Alain Besançon rappelle d’ailleurs que c’est avec la théologie établie par Grégoire de
Nysse, l’un des pères fondateurs de l’Église, que la sexualité développe sa connotation négative
et décadente dès le quatrième siècle :

88
Cette désormais célèbre expresssion attribuée à Théophile Gautier date de 1834. Opposés au romantisme qui,
avec Victor Hugo, commence à se politiser, les poètes parnassiens se l’approprient durant la seconde moitié du
XIXe siècle et tentent de libérer l’œuvre d’art des fonctions utilitaires qui, selon eux, sont contraires à sa nature.

249
La création « homme et femme » est une deuxième étape de la création, en prévision de
l’échec de la première : Dieu, prévoyant que la liberté de l’homme ne se tournerait pas
vers le bien, et pour lui laisser une chance de revenir à lui, a ôté à l’homme le mode
angélique de propagation et lui en a donné un autre, de nature animale. La sexualité est
ainsi le produit d’une déchéance (Besançon, 2000, p. 181).

Le statut de l’image est régi par l’autorité ecclésiastique, jugeant de ce qui est représentable.
Cette décision est appuyée par les écrits bibliques, utilisés pour justifier les thèmes et
l’esthétique employés. On emploie le motif de la Chute pour classer d’un point de vue moral la
sexualité comme source du mal et installer une logique de la culpabilité autour de la notion de
péché. Cette construction fait en sorte que la production artistique doit se conformer à ces
différents interdits qu’il devient dangereux de transgresser.
Dans le roman, ce n’est pas seulement les gravures érotiques qui subissent les
conséquences de la chasteté et de la pudeur des valeurs dominantes, mais tout le monde de l’art,
au-delà des frontières et des médias. En tant qu’artiste, Meaume est aussi un collectionneur
d’images. Il les compile et les conserve avec soin, de manière encyclopédique, rappelant l’atlas
Mnémosyne d’Aby Warburg, notamment à travers le langage succinct et efficace qu’utilise
Quignard pour les répertorier.89 Calle-Gruber de son côté utilise l’analogie de l’apparition pour
spécifier la manière dont les images apparaissent dans le texte de Quignard : « L’écrivain
s’efforce de faire surgir l’image “ comme elle surgit dans les rêves ”, pour lui, la littérature
relève de “ la technique ténébreuse ” telle la gravure en manière noire dont le travail a lieu à
l’envers » (Calle-Gruber, 2012, p. 21). On est alors dans une double utilisation du médium : à
la fois contenu ; la gravure comme sujet, et contenant ; la gravure comme technique d’écriture.
Il va donc de soi qu’au sein des possessions du graveur, on trouve des représentations de la
nudité, créant une collection thématique témoignant d’une véritable passion de l’image au cœur
de la vie :
Il s’agissait d’une tapisserie faite par les tapissiers flamands des Gobelins et dérobée
lors des troubles religieux à un convoi de Wallons qui étaient chargés de la mener au
Louvre. Le pan gauche représentait Ulysse nageant dans la mer tempétueuse, la nef
sombrant derrière lui. La part principale de la tenture montrait Ulysse nu sur le rivage
des Phéaciens, dégouttant d’eau, dissimulant son sexe au regard de Nausicaa qui tient
une balle bleue à la main (Quignard, 2000, p. 30-31).

89
Bernard Vouilloux présente d’ailleurs la pensée de l’image de Quignard comme un héritage du Zwischenraum,
cherchant l’Idée qui se transmet entre les images, avec elles, mais surtout au-delà d’elles, ce qu’elles transmettent
en tant qu’histoire de la représentation : « Pour une telle iconologie, une image ne vient jamais seule : d’abord
parce que sa genèse comme sa réception l’ouvrent sur des séries d’autres images et que c’est manquer cette
ouverture que de chercher à en hiérarchiser la sériation en rabatant sur des formes stables (styles, types, concepts)
les forces qui font fluer les images ; ensuite, parce que la “ connexité naturelle ” que l’image entretient avec le mot
(Warburg parle de la “natürliche Zusammengehörigkeit von Wort und Bild ”) fait signe en direction d’un rapport
qui n’est pas de complémentarité (ni donc de “ traduction ”), mais de co-implication » (Vouilloux, 2010, p. 40-
41).

250
Cet extrait illustre bien la conjoncture historique du roman, mais traite chaque détail avec une
importance égale, respectant la logique de la lecture et commençant la description de gauche à
droite plutôt que par leur dimension iconographique. La répétition du personnage d’Ulysse
permet au lecteur de comprendre la construction narrative de l’image qui fait ici évoluer la
trame narrative à chaque pan. La manufacture des Gobelins est une institution phare pour la
transmission des images au 17e siècle, créée par Henri IV lui-même et assurant à la fois
l’héritage d’un savoir artisanal et le développement de l’iconologie de l’histoire de l’art
occidentale. La disparition et la destruction des images considérées comme obscènes sont
courantes, expliquant le fait que la tapisserie se trouve en possession du graveur. Le vol vise
cette œuvre spécifique puisqu’elle représente un corps dénudé. Le jugement moral de la société
de la Réforme dépasse alors les écrits proprement religieux pour s’appliquer à la mythologie
grecque. Bien qu’il y ait un interdit religieux autour des scènes sexuelles, la tapisserie en
question appartient au registre des images profanes puisqu’elle représente Ulysse et Nausicaa.
L’œuvre est fictive, mais son sujet antique tiré de l’Iliade a été exploité par le baroque, style de
prédilection de l’époque de Terrasse à Rome, notamment dans un paysage grandiose à la
lumière exaltée chez Rubens en 1627 (Annexe 87). Même si la nudité est à l’extérieur d’un
contexte religieux, c’est l’érotisme en tant que tel qui se voit banni de toute possibilité de
représentation.
Il y a une culture de l’image éminente chez Quignard. Les sources sont multiples et
variées, obscures ou célèbres, réelles ou imaginaires. Mais l’ambiance reste la même : celle de
la transgression, de l’interdit, du secret. Ainsi, le narrateur de Terrasse à Rome révèle
l’inspiration du graveur, qui cherche chez d’autres érudits des formes et des motifs de
représentation : « Il éloigna tout d’abord deux têtes de saint Jean-Baptiste décollé qui se
trouvaient dans le portefeuille et rangea un exemplaire de la Roma Sotteranea de Bosio, qui est
un livre qui est plein de scènes nocturnes » (Quignard, 2000, p. 31). On retrouve ici la référence
à Antonio Bosio dans la même phrase que le motif biblique célèbre de Salomé et saint Jean-
Baptiste, dont Caravage a fait l’une des représentations les plus connues également à la même
époque, soit en 1610 (Annexe 88). Les exemplaires du portefeuille ne sont pas précisés, mais
sont certainement des reproductions, plus probablement des cartes gravées comme celles
produites par Meaume lui-même (Annexe 89), ou d’ex-voto anonymes, pratique dont le baroque
est emblématique (pensons ici au Sacré cœur, Annexe 90), et qui serait repris plus tard par l’art
du vingtième siècle, que ce soit pour son aspect d’objet trouvé chez les surréalistes (Annexe

251
91) ou pour ses possibilités de montage et d’accumulation en sculpture et en art contemporain
(Annexe 92).
Cette relation entre l’art et la dévotion est un autre aspect important de l’influence de la
théologie chrétienne sur la production artistique occidentale. Dans le cadre d’un projet inachevé
sur l’Italie, La Reine Albemarle ou le dernier touriste, Jean-Paul Sartre a écrit un article, « Sur
le baroque », dans lequel il s’intéresse lui aussi à la fonction de l’œuvre d’art :
[…] c’est reproduire les images du monde pour les montrer à Dieu. On les montre à
Dieu en signe d’intelligence, pour lui montrer qu’on a compris son œuvre. Le chrétien
est créé pour refléter la gloire du Dieu dans sa conscience. Il la reflète donc à l’extérieur
en créant, lui qui est à l’image de Dieu, un monde à l’image de la création divine. Ces
simulacres sont acceptation première. En reproduisant par sa liberté le monde, l’artiste
se comporte vis-à-vis de lui comme s’il l’avait créé (Sartre, 2005, p. 695).

L’art est ici compris dans sa fonction de création, l’élevant de son aspect manuel et artisanal
dont il est pourtant conçu à l’époque vers une fonction sacrée qui le compare au travail créateur
du Divin. À l’époque baroque, la perception de l’art commencera à changer pour s’officialiser
en tant que talent d’exception lors de l’instauration des diverses Académies au cours du
classicisme. C’est ainsi que Quignard révèle tout un univers, éloigné du lecteur contemporain,
dans une phrase courte, capable d’un imaginaire précis grâce à une association d’images
inusités. Voilà donc la tâche du lettré à laquelle l’auteur s’attèle.
L’image à l’époque tumultueuse de Meaume le graveur se comprend d’un point de vue
théologique. Elle s’insère dans cette transformation puisque c’est le rapport à l’Incarnation qui
positionne l’humain comme choisi par Dieu et donc seul capable de créer du sacré. Hegel va
longuement préciser cet événement clé, tel que le rappelle et l’explique Alain Besançon :
L’esprit absolu « se concilie avec lui-même » quand Dieu apparaît sur la terre. La réalité
absolue s’unit avec l’individualité humaine et subjective. « Un homme parmi les
hommes est Dieu et Dieu est un homme réel. » Quand Dieu se fait chair, le but de la
pensée divine, qui est l’homme, et la destinée de l’homme, qui est l’union avec Dieu, se
réalisent. Ce n’est plus un idéal abstrait, un but, mais un fait : un homme réel et vivant
(Besançon, p. 394).

L’Incarnation est ce qui provoque le déplacement du pouvoir créateur, ce qui ouvre tous les
possibles du génie artistique pour l’être humain, dont Hegel, après Kant, sera l’un des premiers
à conceptualiser. On explore ce génie créateur dans Terrasse à Rome, non seulement dans les
œuvres fictives qui y sont créées, mais dans la manière de regarder, et en rassemblant ainsi les
images, en les accumulant et en les inventant. La scène violente de décollation citée plus haut
est juxtaposée à un contenu scientifique ayant pour but de répertorier les catacombes antiques
(Annexe 93). L’effet de montage est très réussi, exposant une culture du macabre et une

252
conscience de la finitude de la matière, corporelle ou artistique. En effet, à la suite de la parution
posthume en 1635 de Roma Sotteranea d’Antonio Bosio – qui contenait des scènes nocturnes
probablement sur fresque, mais aussi des cartes très précises des souterrains révélant
l’emplacement des diverses œuvres d’art –, les catacombes ont été pillées, ruinées et détruites.
La singularité de cette combinaison attire toutefois notre attention sur un point commun entre
ces deux images malgré leur apparente incongruité. Ce sont des images religieuses et
scientifiques qui représentent l’inévitable mort, de l’être humain, mais aussi de l’œuvre d’art et
du patrimoine, dont la vie de Meaume est exemplaire.
Si tout disparaît, de son corps brûlé et de ses gravures envoyées au bûcher, il restera
l’unicité d’une vision qui elle, peut être transmise par le texte. La fiction s’attarde à marquer ce
qui fait de l’homme un artiste, dans un regard et dans un pouvoir créateur des plus singuliers :
Il fallait que ce qu’il voyait au fond de son crâne, derrière ses yeux, surgît. La vision se
découpait sur l’ombre, sortait du fond, s’arrachait à une nuit qui ne connaissait pas la
lumière. Meaume aurait été la nature, il n’aurait fait que les éclairs ou la lune ou les
vagues écumeuses de l’océan en tempête déferlant sur les roches noires de la rive. Ou
la nudité dévoilée par hasard sous l’étoffe. Ou un os de bête ou un trognon de silex qu’on
trouve dans la terre (Quignard, 2000, p. 33).

L’énumération des verbes dans la deuxième phrase de cet extrait suggère les différentes
possibilités de l’acte de voir, dont la sensibilité exacerbée peut seule prendre conscience. Cette
faculté particulière se manifeste ensuite dans son intensité à travers la personnification de la
nature dans le spectacle de ses excès.
La description du caractère de Meaume se poursuit dans deux comparaisons qui révèlent
la rareté de l’éthos créateur, rappelant l’insaisissabilité du hasard et la dimension surprenante
et aléatoire de l’objet trouvé. Le génie de l’artiste apparaît ici comme le propre de
l’incompréhensible, contribuant à situer ce dernier comme faisant partie d’une classe à part, à
isoler sa différence afin d’en faire un être d’exception. Cet aspect de la génialité marque une
conscience de la finitude nous rappelant Yves Klein, encore une fois dans une union entre l’art
et la vie, dans leur inévitable disparition.
L’immortalité se conquiert en commun, c’est une des lois de la nature de l’Homme, en
fonction de l’univers : pour créer, il ne faut jamais se retourner pour considérer son
œuvre, car alors c’est l’arrêt, c’est la mort. L’œuvre doit être comme un sillage
volumétrique de pénétration par imprégnation en sensibilité, dans l’espace immatériel
de la vie elle-même (Klein, 2003, p. 124).

Quignard choisit de souligner la vision très personnelle de Meaume des choses qui l’entourent
et comment cette perception transforme ses intuitions pour en faire la spécificité de son art. Il
s’agit d’une conception unique où se juxtapose une vision grandiose de la nature aux détails

253
intimes de sa vie privée, où le lecteur sent le trouble qui habite non seulement l’artiste, mais
l’être humain.

4.2.2. Le corps, le nu, l’histoire : logique d’une inscription


L’image est intérieure à la religion. Elle fait partie de son explication théologique. Elle est intégrée à la liturgie.
De l’une comme de l’autre, elle tire une garantie. Elle en tire aussi sa vie : qu’elle est censée représenter. Qui n’a
pas cette foi ne voit plus rien.
Alain Besançon. L’image interdite, p. 264

La menace qui pèse sur l’image comme représentation physique nous mène à réfléchir
également à la question du regard, à savoir qui peut voir et comment le peut-il ? Quels sont les
enjeux éthiques et moraux de l’acte contemplatif ? Au-delà de l’obscène et de la fascination
pour l’interdit qu’elle véhicule, le développement de l’imagerie érotique est également
symptomatique des dangers et des responsabilités de la représentation. Finalement, c’est la
relation de l’œuvre d’art à la matière qui apparaît comme ultime tension entre érotisme et
iconoclasme. Cette relation fait en sorte que l’œuvre d’art fictive peut exprimer les dangers qui
la guettent en raison de l’exemplarité de son parcours tragique que s’approprie le roman : par
sa matérialité, l’image est exposée à la destruction. La chair brûlée de Meaume lui impose l’exil,
l’ermitage, puis l’oubli. Force est de constater que tout ce qui rappelle son existence, de son
visage à ses gravures, est détruit. La fiction de l’œuvre d’art apparaît ainsi essentielle comme
elle est seule à avoir la capacité de témoigner de ce qui est disparu à travers le récit qui vient
faire acte de mémoire. Après la destruction, après l’oubli, après le rien et le vide, il faut
s’imaginer le trajet et l’histoire de l’œuvre étant donné qu’on ne peut documenter que ce dont
on a gardé trace. Le désœuvrement complet ne peut alors qu’être fictionnel puisqu’il ne s’agit
pas ici de combler les trous de mémoire ou les mystères que la recherche tenterait d’élucider.
Le roman quignardien propose plutôt de se confronter au néant, à une angoissante disparition
qui mène au constat de la finitude de l’art et de la culture, tout comme de l’existence humaine.
Yves Klein partage une vision très proche de celle de Quignard à ce sujet : « Tu comprends,
plus de dimensions, plus rien, plus d’infini, plus de néant, plus de divin, mais de l’inconcevable,
ce qu’on se refuse, insensés que nous sommes, à voir et à contempler et à utiliser parce que
c’est trop éblouissant, parce que ça brûle la raison » (Klein, 2003, p. 23 ).
Olivier Christin montre l’influence de la théologie calviniste sur notre perception de
l’érotisme en tant qu’impudeur ainsi que son association au péché, au mal et à l’interdit. Cette
mentalité est essentielle pour comprendre le contexte du roman, mais aussi le rôle social que
pouvaient alors jouer les représentations picturales :

254
En 1557, dans la première édition de ses Sermons sur les dix commandements, Calvin
revient sur ce point en précisant qu’« à cause de ce péché originel qui est venu d’Adam
sur tout le genre humain », nous avons une « nature perverse et maudite qui nous attire
toujours à superstition ». Nos bonnes intentions sont donc impuissantes à nous préserver
de l’idolâtrie et nous devons obéir à Dieu sans nous fier à nos sens et à nos
impressions. […] L’abolition des images ou des reliques interrompt ce cycle pernicieux
en éliminant l’occasion même du péché (Christin, 1991, p. 41).

Cette nature perverse et maudite est condamnée, mais sa proscription même en atteste
l’existence comme étant un caractère propre à l’être humain, notamment parce que la sexualité
est nécessaire à la reproduction et la survie de l’espèce, mais aussi parce qu’elle a intégré
l’imaginaire commun à travers différentes formes de représentation qui accentuent les notions
de plaisir et de jouissance.
Un autre passage du roman illustre cette tension de la représentation de l’érotisme qui
défie l’art classique du nu pour s’intégrer à une logique religieuse. La Réforme s’attaque à
l’image, mais également à d’importants fondements théologiques, de la Vierge Marie au pape
en passant par les vies des saints. En réponse à l’émergence de ces critiques, le Vatican
promouvra un renouvellement de la représentation de la Sainteté afin d’encourager ses fidèles
dans leurs pratiques de dévotion. Cette entreprise prendra des formes et des volumes excessifs,
où l’abondance et la richesse typique du baroque seront mises à la disposition du politique :
On crée des spécialistes de la vie chrétienne : ordres monastiques qui témoignent pour
tous et qui réalisent à la place de tous une vie plénière selon le Christ. Ainsi la masse
chrétienne sera totalement chrétienne par personnes interposées. On ne lui demandera
pas de répondre aux exigences totales de Dieu qui conduiraient finalement au
manichéisme et au suicide collectif (Sartre, 2005, p. 697).

Sartre rappelle ici le manque de subtilité de cette opération de séduction auprès des fidèles afin
d’éviter que ceux-ci ne succombent à l’ascétisme protestant. La stratégie est simple : le rachat
des péchés est possible par la confession, et l’homme n’a pas à s’abstenir réellement des plaisirs
de la chair. La distance entre les principes et leurs applications est tellement évidente qu’elle
est presque ostentatoire.
L’exécution érotique du motif de la Tentation de saint Antoine par Meaume s’avère
scandaleux puisqu’il va à l’encontre des ambitions de la Contre-réforme, non pas parce qu’il
représente la sexualité, mais parce que celle-ci est vécue par l’un de ceux qui sont censés être
un emblème de la rigueur religieuse, l’un de ceux qui auraient la capacité de racheter
l’humanité. Quignard procède à une ekphrasis précise afin de révéler le caractère profanateur
et provocateur d’une telle représentation :
Une autre carte impudique exécutée dans la même manière (c’est-à-dire qui date d’après
1656) est singulière. Il s’agit de la Tentation de saint Antoine. Le saint ermite se tient

255
assis au-devant de la grotte, le sexe dressé dans sa main. Ses yeux pleurent. Une rocaille
sépare le saint d’une femme qui ouvre largement ses jambes, la tête penchée en avant
sur sa nuit, qu’elle semble observer, mais qui est indiscernable. Près d’elle un petit
diable chie dans un livre qui est ouvert. À gauche de la gravure un Castillan joue du
violon pour une laie (Quignard, 2000, p. 80).

Il n’y a pas que la nudité ici qui puisse apparaître comme choquante. Malgré certains
euphémismes, tel l’usage du terme « nuit » pour faire référence au sexe féminin, c’est plutôt
l’accumulation qui constitue l’atteinte aux bonnes mœurs. Les différents personnages, leurs
actions et la composition de l’image appartiennent à un univers obscur, immoral et ancré dans
le vice. Les postures humaines, le sexe dressé dans la main ou les jambes ouvertes de la femme
rappellent l’animalité originaire qui horripile la raison, et ce sentiment se voit augmenté par la
représentation de la défécation qui souligne le tabou autour des besoins primaires. Cet univers
de débauche fait écho aux représentations les plus célèbres de la Tentation de saint Antoine,
comme le retable de Grünewald datant de 1475 (Annexe 94) et le triptyque de Jérôme Bosch
datant de 1498 (Annexe 95). Leur composition globale reflète le grand nombre de tentations
que saint Antoine a dû surmonter, envahissant toute la toile des visions fantasmagoriques dans
une simultanéité temporelle qui fonctionne exactement comme dans la gravure de Meaume.
Les œuvres réelles et fictives ne s’intéressent pas à la nature du mal, mais à la
multiplicité des formes dans lesquelles le démon peut se manifester, créant une atmosphère
hostile de destruction et de souffrance. Par contre, les versions picturales ultérieures les plus
célèbres de l’œuvre s’attardent à concrétiser la lutte de saint Antoine contre une seule et unique
tentation, soit le corps féminin. Pourtant, il n’y a absolument aucun indice ou quelconque
référence textuelle au désir surmonté dans la Légende dorée de Jacques de Voragine,
simplement un rappel de la chasteté comme valeur et mode de vie des moines ermites :
« Celui qui vit dans la solitude est délivré de trois guerres, à savoir : contre l’ouïe, la vue
et la parole, et n’a à lutter que contre son cœur. » Saint Antoine disait que les
mouvements du corps pouvaient être de trois sortes : les uns provenant de la nature
même, les autres de l’excès d’aliments, d’autres enfin de la suggestion du démon
(Voragine, 1967, p. 89-90).

En effet, les œuvres de Paul Cézanne (Annexe 96), Félicien Rops (Annexe 97), Max Ernst
(Annexe 98) ou encore Salvador Dali (Annexe 99) appartiennent toujours à cet univers de
visions cauchemardesques, mais peuvent presque être considérées comme une étude de nu d’un
point de vue technique, tout en intégrant les styles de chacun et les spécificités respectives de
l’impressionnisme, du symbolisme et du surréalisme. Le corps de la femme est le sujet principal
de la représentation, laissant peu de place à saint Antoine, le transformant en prétexte de second
plan. L’érotisme de ces toiles rejoint ici les œuvres d’art fictives de Quignard dans leur

256
détournement de la représentation religieuse, s’insérant directement au cœur des
problématiques iconoclastes. Leur héritage est palpable dans la transmission des valeurs et de
la morale, construisant le rapport de l’art à la transgression. Il s’agit d’une tension qu’a contestée
Georges Bataille dans son Histoire de l’érotisme :
Mais comme il opposa radicalement le monde attirant du bien et des formes
majestueuses à celui de la répulsion, de la corruption et du mal, le christianisme associa
décidément l’érotisme au mal. Ce qui dans le paganisme ne fut que le renversement
momentané du cours des choses devient la part des réprouvés, la part que Dieu voulut à
jamais maudite (Bataille, 1976, p. 132).

L’essence du mal comme croyance inculquée mène donc logiquement à concevoir l’érotisme
comme une menace et comme un interdit. Face à la peur, la meilleure stratégie est
nécessairement la destruction des sources de la tentation. Dans l’acte iconoclaste le plus
important de Terrasse à Rome, soit la mise au bûcher des gravures de Meaume, Quignard
procède à une narration précise de tout le contexte moral de la société d’après Réforme. Cette
destruction massive d’œuvres nous intéresse particulièrement d’un point de vue du récit, mais
aussi pour l’œuvre d’art fictive, puisque c’est son autonomie textuelle qui assure la transmission
de l’Idée au-delà de la matière comme choix conceptuel. Nous avons pu le constater chez
Duchamp ou chez Klein, où elle peut devenir nécessité de survivance. Le rapport à la matière
conteste la fonction de l’œuvre d’art en tant qu’objet, ce dont nous avons évalué l’ampleur dans
le contexte religieux de la dévotion. Le cadre fictionnel devient alors l’endroit idéal pour
examiner la logique qui mène vers ces pratiques iconoclastes, et nous allons donc procéder à
une analyse détaillée du récit qui illustre cette fin de la représentation.
Les gravures érotiques trouvent une fonction salvatrice dans le roman de Quignard,
prescrites par un médecin romain pour soigner un prince peu porté sur les relations sexuelles.
Après avoir contemplé les images obscènes accompagnées de deux prostituées florentines et
après avoir été contraint à un mariage forcé peu concluant, il se voit dégoûté par la nudité et la
chair, et finit par mettre fin à ses jours. Le suicide ayant attiré l’attention sur ses malheurs, le
remède barbare est découvert et la source du mal identifiée : l’œuvre de Meaume. La
responsabilité est attribuée à l’image qui doit alors en payer le prix :
Les gravures furent retirées de la vente. Les planches de cuivre et tous les tirages qui se
trouvaient chez le marchand d’estampes à l’enseigne de la Croix noire, qu’ils fussent de
la main de Meaume ou de celles d’autres artistes, furent acheminés sur une charrette à
cinquante mètres de là, dans le Champ des Fleurs, où ils furent brûlés et fondus en
présence de la foule. C’est une des raisons pour lesquelles il reste si peu de cartes
érotiques tirées directement de la main de Claude Mellan ou de Meaume le Graveur
(Quignard, 2000, p. 86-87).

257
La répulsion dont parle Bataille est exploitée ici d’un point de vue romanesque. Alors qu’on
tente de normaliser les pratiques sexuelles, dans un souci de combler les besoins humains les
plus primaires, en redonnant vigueur à un homme qui n’éprouve pas de désir pour le corps
féminin, c’est dans un retour de bascule que l’érotisme se trouve accusé de ses propres maux.
Le corps représenté ne peut être contemplé d’un point de vue artistique parce que sa nudité est
source d’obscénité. La pudeur outrée est une fabrication qui renforce le contrôle social,
légitimant la censure autour des interdits reliés aux pratiques sexuelles et à leurs représentations.
Encore une fois, il s’agit ici du regard, et de ce qui lui est accessible. Si on ne peut voir, on ne
peut transgresser. La référence réelle au maître graveur baroque Claude Mellan, notamment
connu pour sa Sainte Face du Christ sur le voile de Véronique (Annexe 100), renforce l’idée
de la fragilité de l’image. On ne connaît effectivement pas de représentations irrévérencieuses
à Mellan, bien que seul un quart de son travail nous soit parvenu. L’utilisation fictionnelle par
Quignard de cette référence a donc comme effet de semer le doute face à l’ampleur des pratiques
iconoclastes liées à l’érotisme et aux abus des institutions religieuses envers l’art et son public
dépourvu de toutes ressources. La fiction nous oblige également à confronter les limites de
notre savoir puisqu’il nous sera toujours impossible d’évaluer la perte si l’organisation de cette
disparition a été spécifiquement orchestrée pour ne laisser aucune trace. L’histoire de
l’iconoclasme est intimement liée à cet exercice de pouvoir, à ce contrôle de perception et de
visibilité, à ce jugement de moralité. L’appropriation de ce contexte par Quignard redéfinit la
fonction de l’œuvre d’art, mais également l’apport de sa fictionnalité pour en saisir les menaces
et les enjeux, en écho à certaines productions en histoire de l’art. Comme chez Duchamp, il y a
chez Klein une valorisation de la non-création où l’œuvre reste dans l’idée comme décision
hors de la matière, dans un geste affirmatif : « En réalité, c’est toujours la même chose : ce que
je crée, et ce qu’il y a de plus valable dans ce que je crée est ce que je ne crée pas, puisque c’est
ça qui m’intéresse» (Klein, 2003, p. 316-317).

4.2.3. Un regard qui ne peut voir : l’œuvre d’art, le corps et la finitude


Nous avons étroitement lié le rôle de la théologie chrétienne à la moralisation des
pratiques sexuelles, mais aussi aux pratiques de la représentation. Les différentes relations qui
imbriquent ces composantes sont déterminantes pour la culture occidentale et il n’est pas
surprenant que Quignard en fasse l’intrigue de son roman. Son utilisation narrative est
intéressante ici parce qu’elle conçoit l’œuvre d’art comme étant essentielle à l’économie
romanesque. L’écriture quignardienne a été catégorisée à maintes reprises comme étant
contemplative, relevant davantage des traités philosophiques d’un point de vue esthétique que

258
cherchant à soulever un quelconque suspens.90 Olivier Renault qualifie cette écriture de beauté
de désarticulation, nous laissant voir dans cette absence de linéarité la trace d’une esthétique
qui dévoile la place centrale accordée au lecteur :
Il ne va pas de soi de parvenir à créer autant de beauté dans la désarticulation, d’arriver
à produire autant de calme et de sérénité en intégrant la violence au sein de la forme
même. Et autant de trouble. De façon insistante, ce sont ces délicieuses ruptures, ces
énigmatiques courbes brisées, ces suaves expositions sonores qui viennent à mon esprit
lorsqu’il s’agit de tente de définir la singularité d’écriture de Pascal Quignard (Renault,
2007, p. 461).

En plaçant le sort des gravures érotiques comme étant l’enjeu du récit de Terrasse à Rome, on
peut alors dépasser les considérations génériques et penser le texte comme récit de médiation.
La dimension biographique, voire initiatique, du parcours artistique de Meaume devient alors
secondaire. Entre les ekphrasis et les témoignages se trouvent certaines envolées lyriques et
propos rapportés de l’artiste, où l’on constate qu’avec la conscience de la fragilité de son œuvre
se trouve celle de la vie même. Mireille Calle-Gruber caractérise l’écriture de l’auteur de
manière similaire, ce qui, selon elle, est possible justement grâce à la distanciation face aux
genres littéraires :
C’est dire que le littéraire marche au rêve, s’efforce de méditer sans concepts et
d’insuffler aux mots les énergies contradictoires de sa nuit. Pour ce faire, la narration
procède à son tour par désynchronisation, déchirures spatio-temporelles, par une
radicale « déprogrammation de la littérature » (Écrits de l’éphémère) qui s’affiche
irrespectueuse des codes romanesques. […] [Sa technique] table sur les courts-circuits
entre des héritages littéraires d’époques différentes, les impossibilités chronologiques,
les télescopages, les attelages, les fragmentations (Calle-Gruber, 2018, p. 22-23).

Cet enchevêtrement de techniques rappelle l’inframince duchampien, où l’anti-rétien valorise


l’intellectualisation du contact esthétique, ici face à un objet mixte, fictif et complexe. La
contemplation littéraire proposée dans Terrasse à Rome s’articule donc autour de l’expérience
de la finitude, celle de l’art et du savoir, mais d’abord de celle du corps de Meaume. Représenté
comme transgression par son érotisation, le corps est susceptible de disparaître à cause de la
proscription qui entoure une telle image, mais aussi le corps de l’artiste lui-même qui ne pourra
inévitablement échapper au même sort.

90
Le style de l’auteur est l’une des caractéristiques majeures de l’expérience méditative de l’œuvre : « Abandonner
tous les genres ne signifie pas seulement vouloir rejeter toute forme figée, préétablie, mais aussi en investir
plusieurs à la fois pour que ces genres deviennent presque indiscernables. Dans Vie secrète, la réflexion
essayistique reste indispensable à la narration qui puise, de façon aléatoire, dans la biographie de l’auteur. La
pensée sans système, le roman sans récit autonome, l’autobiographie sans véritable investigation du passé donnent
à l’écriture de Vie secrète un caractère fuyant, parfois insaisissable, ce qui montre éloquemment comment
procèdent les glissements successifs de l’essai à l’intérieur d’un même texte qui mise sur l’ambiguïté du matériau
autobiographique » (Riendeau, 2005, p. 97).

259
Le corps est au centre de ce rapport à la matière, matière vulnérable, mais aussi source
de plaisir, d’où le potentiel désir suscité par sa représentation. Le corps nu n’est pas en soi
source d’érotisme, c’est sa construction comme interdit qui lui donne un caractère transgressif.
L’érotisme est alors une représentation qui implique la réception puisque l’image a besoin d’un
contexte culturel pour évoquer cette connotation. La réception de la nudité implique dès lors
une forme de relativité. L’outrage aux mœurs n’est jamais fixe, il varie toujours selon les codes
moraux dictés par une époque et par une société donnéee, ce qui peut alors être exploré par le
roman grâce à la distance critique amenée par la fiction. Cette perspective révèle alors au lecteur
contemporain le fonctionnement d’une telle construction tout comme les différentes actions
entreprises à son égard : « Ce portrait que vous avez fait de ma figure et de ma gorge
m’avantage, tant votre art est habile. Le cadre en écailles rouges est joli. J’ai coupé aux ciseaux
la gorge car vous l’aviez gravée nue et elle ne m’a pas paru décente » (Quignard, 2000, p. 21).
Ces paroles qu’adresse Nanni à son amant révèlent la préoccupation qui l’habite, soit la crainte
que son indécence ne soit jugée et dévoilée. En effet, cette représentation de sa personne
témoigne de la nature de sa relation intime avec le graveur, et, en cachant son cou, c’est
l’adultère qu’elle tente de dissimuler. La description du portrait nous porte à réfléchir sur la
nature de ce genre pictural, qui apparaît justement choisi pour ce moment du récit qui survient
juste avant la fin de la relation entre les deux amants. Dans L’Autre portrait, Jean-Luc Nancy
rappelle l’importance du portrait pour la mimésis : « Avec le portrait – avec ses façons, ses
manières, ses éclipses et ses ruines – se joue le sort de la figure en général : de la représentation,
de la fiction, et donc de la présence et de la vérité ; du visage, de la présence et de l’absence ;
de l’autre, de sa proximité, de sa distance » (Nancy, 2014, p. 11). La figuration comme tentative
de figer le présent afin d’en assurer la survivance s’inscrit au cœur de la logique de la finitude
qui habite l’idée de transmission par la représentation tel que nous tentons ici de l’explorer. En
faisant le portrait de sa bien-aimée, Meaume tente de figer leur relation, vouée à disparaître
puisqu’elle est illégitime, venant nouer l’art et la vie, mais aussi la projection du désir et de sa
nostalgie.
Face au portrait, le spectateur contemple la personne qui ne se trouve pas à ses côtés.
L’absence peut alors créer une tension entre privation et passion puisque la représentation peut
susciter une forme d’érotisme par la nudité que l’image incorpore. Dans cet extrait, Nanni
explique qu’elle a altéré l’œuvre qui révélait sa gorge dans le seul but de ne pas provoquer
d’excitation dans une conscience exacerbée de sa propre image. C’est grâce à ce relativisme
présent dans l’érotisme de Bataille que l’on peut alors saisir que ce qui dans la pudeur varie au
passage du temps :

260
Les organes sexuels en ont seuls été l’objet, mais l’habitude de vêtements qui couvrent
le corps en entier a donné le même sens aux parties voisines qui peuvent, à l’encontre
des organes mêmes, avoir une véritable beauté (comme les fesses, les jambes ou la
gorge) (Bataille, 1976, p. 149).

Ce détail peut paraître d’une évidence banale, mais il attire notre attention sur l’acte à caractère
iconoclaste de Nanni – après tout, elle détruit bel et bien une partie de l’image – , mais surtout
sur le fait que les différentes parties du corps peuvent changer de signification. La
transformation des mœurs a pour effet de modifier les pratiques vestimentaires et de les
imbriquer à la notion de dévoilement. Le vêtement est de l’ordre des pratiques sociales et
culturelles, il dicte ce que nous pouvons ou ne pouvons voir, enlevant la responsabilité du choix
au spectateur, obligeant ce dernier à respecter l’autorité de l’institution morale, dont l’emblème
durant la Contre-Réforme est le Saint-Siège. Le voile comme censure devient ainsi symbole du
désir puisqu’il peut laisser place à l’imagination en donnant un espace immatériel à ce qui
obstrue notre vision.
Chez Quignard, le langage est lié intrinsèquement au (dé)voilement et à la tension qu’il
entretient avec le visible. La description fait voir ce qui relève de l’indécence sans avoir recours
à un langage indécent. Il y a une manière de traiter les choses dans le texte sans aucune
distinction de valeur, une exploration de la neutralité qui finit par banaliser le bien et le mal. La
pudeur n’est pas compromise alors qu’elle est mise en scène à travers l’acte transgressif
qu’implique une représentation érotique. L’un des meilleurs exemples de cette stratégie est
instauré à travers la fiction d’un processus de médiation. Quignard utilise une figure réelle pour
parler d’une gravure érotique de Meaume, soit le conservateur de musée français Gaston Le
Breton, mieux connu pour ses textes sur la sculpture, notamment l’Hercule de Pierre Puget,
chef d’œuvre baroque aujourd’hui au Louvre (Annexe 101). Ce passage situé vers la fin de
Terrasse à Rome rapporte dans un discours direct une conférence donnée au cours de la réunion
annuelle des sociétés des Beaux-Arts des départements français, en 1882, où le conservateur
procède à une description précise d’une gravure obscène de Meaume :
Le personnage, la tête dans l’ombre, porte un gilet de taffetas noir déboutonné qui laisse
voir l’anatomie très belle. Il est tourné de gauche à droite et regarde de face, assis. Les
jambes sont ouvertes. Son désir se détache sur fond d’une tenture de Flandre. Sa main
droite désigne dans l’écartement de cette tenture aux motifs floraux qui est relevée
derrière lui, de belles coquilles de mer posées sur un pliant. À gauche, sur le carton qui
est placé sur la table au-dessous de la main gauche, on lit en toutes lettres « Recüeil
d’Estampes Nocturnes » : c’est le fameux livre maudit de 1650 (Quignard, 2000, p. 88-
89).

261
L’ekphrasis commence ici avec la description de l’ambiance générale de la scène qui accentue
le vêtement laissant entrevoir la nudité du personnage par son absence. Le gilet déboutonné agit
comme un code qui révèle la nature potentiellement érotique de la scène. L’ouverture des
jambes est également un autre signe puisque la posture vulgaire implique l’aspect privé de la
situation. Mais c’est l’euphémisme du désir qui révèle réellement ce qui se passe sur cette
gravure, expression ici employée pour référer à l’érection du personnage. Au lieu de s’occuper
de cette scène de masturbation, M. Le Breton passe alors à la description des tentures, dont la
fonction ironique est de cacher les murs d’une demeure. On s’attarde à une tapisserie utilisée
pour embellir un lieu et dissimuler sa structure fonctionnelle alors que le premier plan est le
sujet réel de l’œuvre. Il y a évidemment plus de détails sur le décor que sur les personnages à
cause du tabou qui entoure les scènes sexuelles, et ce, même en contexte scientifique. Le
langage chaste est ici employé pour témoigner de l’autorité des mœurs sur les pratiques
artistiques. Cette capacité du langage à évoquer figurativement plutôt qu’à irriter la morale est
une stratégie rhétorique qui rappelle la fascination de Quignard pour les philosophes grecs.
Dans L’usage des plaisirs, Michel Foucault démontre la distanciation entre les pratiques
langagières et les pratiques sexuelles de l’Antiquité hellénique :
Pudeur ? Peut-être : car on peut bien attribuer aux Grecs une grande liberté de mœurs ;
la représentation des actes sexuels qu’ils suggèrent dans les ouvrages écrits – et même
dans la littérature érotique – semble marquée d’une assez grande réserve : et ceci à la
différence des spectacles qu’ils se donnaient, ou des représentations iconographiques
qu’on a pu retrouver (Foucault, 1984, p. 54).

À travers les époques, force est de constater le pouvoir du langage sur l’imagination puisque,
même dans la pudeur, même dans des manières ornementales, détaillées et subtiles, l’évocation
est en soi suffisante pour être transgressive. La forme textuelle peut flouer par sa suggestion
alors que l’image ne peut qu’irriter par sa difficulté à être ignorée.
Le langage possède un pouvoir de séduction et c’est justement pourquoi il peut
également constituer un certain danger dans sa capacité à manipuler l’information au bénéfice
de certaines causes. On peut souvent l’observer en herméneutique lorsque l’argumentaire sert
à prouver une certaine hypothèse qui vient desservir l’œuvre en tant que telle.91 Quignard
propose une intrigue similaire autour de cette ekphrasis de Le Breton qui assigne la gravure
érotique en question au recueil d’estampes nocturnes de 1650. Or juste après le discours direct
vient un commentaire du narrateur dont la seule fonction est de douter de la véracité de

91
Nous avons consacré la cinquième section du deuxième chapitre (p. 64-74) à une telle situation à travers
l’appropriation du personnage de Jules Michelet par Pierre Michon dans Les Onze afin de représenter une erreur
historiographique fictionnelle illustrant la trop grande autorité institutionnelle sur le savoir artistique.

262
l’affirmation du conservateur : « Cette gravure à la manière noire n’a plus jamais été vue depuis
1882. Elle est sans doute postérieure au bûcher de livres et d’images dénaturées sur la Campo
dei Fiori de mai 1664. Elle n’a jamais été reproduite » (Quignard, 2000, p. 89). L’attribution de
la date d’exécution, grâce au style et à la technique, contredit le discours de Le Breton qui
l’avait fixée à 1650. L’appartenance de cette gravure au « Recüeil d’Estampes
Nocturnes » aurait effectivement été impossible puisque la saisie des cartes ayant suscité la
mort du Prince romain est postérieure à cette date et la gravure n’aurait pas survécu à cette
destruction massive. Le fait qu’on la retrouve quand même plus de trois cents ans plus tard n’est
toutefois pas aussi suspicieux que sa disparition juste après la conférence et l’erreur
historiographique monumentale qui entoure l’événement. Effectivement, si la gravure disparaît,
le doute quant à la véracité des informations à son égard disparaît avec elle. L’autorité de
l’histoire de l’art tout comme la réputation du conservateur sont alors sauvegardées au détriment
de l’œuvre elle-même, qui est pourtant à la base de leur succès. Cet acte de remise en question
affirme le caractère phénoménologique du jugement critique. Les égarements disciplinaires de
Le Breton mènent notre attention vers une transition iconoclaste qui positionne le geste critique
comme une menace matérielle dans ce cas précis. Le geste critique est pourtant nécessaire pour
la transmission de l’image, le texte pouvant ouvrir les possibles herméneutiques. Mais la
fragilité de l’œuvre est rehaussée par l’incompréhension qu’elle peut générer ainsi que les
doutes qui peuvent être manifestés à son égard. Il s’agit d’inquiétudes quant à la véracité des
informations, quant à l’authenticité de l’œuvre, mais aussi quant à l’impact moral que cette
dernière peut engendrer. Les multiples formes de provocation de l’image s’adressent donc à
diverses sensibilités, augmentant ainsi les risques de destruction. Ces risques sont concrétisés
par la matérialité de l’œuvre. La mise en scène romanesque d’une telle problématique peut alors
être envisagée par la fiction puisqu’en son sein l’œuvre ne risque rien : elle est portée par le
verbe, transmise par la lecture. Le roman est donc le lieu idéal pour explorer ces menaces, en
observer les sources et les conséquences, ici la disparition suspicieuse de l’une des rares
gravures de Meaume après son dévoilement lors d’une conférence de Le Breton.
Dans Terrasse à Rome, les gravures érotiques célèbrent le corps en tant que source de
plaisir justement parce qu’il ne peut échapper à la mort. Et c’est dans la jouissance perdue, dans
l’idéalisation du désir de l’être aimé, que se situe cette fascination et cette souffrance qui se
trouve être la source même de l’image : « Je n’ai jamais plus trouvé de joie auprès d’autres
femmes qu’elle. Ce n’est pas cette joie qui me manque. C’est elle. Aussi ai-je dessiné toute ma
vie un même corps dans les gestes d’étreintes dont je rêvais toujours » (Quignard, 2000, p. 9-
10). La relation entre l’étreinte et la perte est ici des plus pertinentes puisque c’est dans l’étreinte

263
que l’homme se perd, par amour, par plaisir. Mais ici, Meaume rêve de l’étreinte perdue, c’est
à elle qu’il consacrera le reste de sa vie, à des gestes disparus, qu’il ne pourra jamais retrouver.
C’est à cause de cette disparition qu’il vouera sa vie à cette quête impossible qui passera alors
au domaine de la représentation. S’il ne peut retrouver l’étreinte de Nanni, il peut en créer
l’image, non comme substitut, mais comme remède à sa passion, comme résultat de ses
hantises, la création comme exutoire. Foucault insiste sur l’importance de l’absence pour que
le désir s’accumule, ce qui, dans le cas de Meaume, ne pourrait être plus approprié :
Il ne saurait y avoir de désir sans privation, sans manque de la chose désirée et sans
mélange par conséquent d’une certaine souffrance ; mais l’appétit, explique [Platon]
dans le Philèbe, ne peut être provoqué que par la représentation, l’image ou le souvenir
de la chose qui fait plaisir ; il en conclut qu’il ne saurait y avoir désir que dans l’âme,
car si le corps est atteint par la privation, c’est l’âme et l’âme seule qui peut par le
souvenir rendre présente la chose à désirer […] (Foucault, 1984, p. 59).

Ce rapport à l’absence est donc en dialogue direct avec l’image par sa nature même, soit sa
capacité à rendre présent ce qui ne l’est pas, ou plus. La représentation, dans sa logique
mimétique, peut défier l’absence dans son rapport au réel, dans son pouvoir d’évocation et dans
son interaction avec le public. En voyant l’image, le spectateur rend présent ce qui est signifié,
non pas de manière matérielle, mais dans l’acte de perception. Cette dimension de l’esthétique
de la réception implique alors une dimension temporelle qui rappelle la théologie chrétienne, la
potentielle incarnation de l’image, unifiant sa symbolique et sa matérialité :
Considérée en elle-même, l’image est un déplacement de la réalité dans un monde
purement qualitatif et, par référence à toute réalité possible, virtuel. L’image brûle le
présent dans une figure du passé ou d’un avenir imaginaire. Elle n’a de corps pour nous,
c’est-à-dire d’efficacité corporelle, que pour la sollicitation (Schefer, 2017, p. 22).

L’efficacité corporelle évoque la matérialité de l’image, mais également le sujet de sa


représentation. En effet, ce qui est représenté n’est jamais présent parce que l’image en tant que
telle est différée. Son expérience évoque alors le souvenir, la mémoire et l’imaginaire. L’œuvre
d’art fictive est ici un phénomène des plus intéressants puisque son absence de référence, son
autonomie ultime, fait en sorte que son intangibilité lui interdit toute forme de présence. L’Idée
de l’œuvre ne fait jamais corps puisqu’elle est toujours remédiée par le texte, jamais susceptible
de présence. Il s’agit d’un élément conceptuel clé pour l’œuvre fictive dont nous pouvons
percevoir ici l’influence théorique de l’esthétique de Klein : « Ne croyez pas cependant que je
suis de ceux qui font passer l’art après la matière. Bien au contraire, la désintégration de celle-
ci nous permettra-t-elle les plus extraordinaires réalisations monochromes que l’humanité et, si
j’ose dire, le cosmos auront connu » (Klein, 2003, p. 61). Dans Terrasse à Rome, la poétique
quignardienne épouse elle aussi cette tension de l’incarnation dans la transposition du désir

264
créateur en production artistique, tension qui ne peut être révélée que par sa mise en récit. La
matière — artistique et sexuelle — n’est plus que souvenirs, traces de survivance d’une
expérience.
Le dernier élément que nous aborderons dans cette discussion de la relation entre
érotisme et destruction, entre corps et finitude, traite du rapport de médiation de l’œuvre d’art
auquel procède le roman. Nous avons pu observer l’importance de cette action pour
l’herméneutique et pour l’œuvre d’art visuelle qui ne possède pas la capacité de s’exprimer par
elle-même en tant qu’image. Le corps apparaît également comme médiateur de l’érotisme par
sa représentation du plaisir pour l’être humain et pour toute expérience sensible en général.
Comme nous le rappelle Paul Ricoeur, le corps permet la prise de conscience chez l’être humain
de sa propre finitude :
La première signification que je lis sur mon corps, et tant que médiation de l’apparaître,
ce n’est pas qu’il est fini, mais précisément qu’il est ouvert sur … ; c’est même cette
ouverture sur … qui le fait médiateur originaire «entre » moi et le monde ; il ne m’enclôt
pas, à la façon de ce sac de peau qui, vu du dehors, le fait apparaître comme chose dans
le champ des choses ; il m’ouvre sur le monde, soit qu’il laisse apparaître des choses
perçues, soit qu’il me rende dépendant des choses qui me manquent, dont j’éprouve le
besoin, que je désire parce qu’elles sont ailleurs ou même nulle part au monde […]
(Ricœur, 2009, p. 56).

Le corps est ce qui perçoit le monde à travers le regard, le même qui procède à l’acte
contemplatif de l’œuvre d’art ; il est aussi le véhicule de toute sensation. Cette logique de la
sensation est ce qui positionne le corps comme étant la médiation de la réception esthétique. Ce
corps, appelé à disparaître, est aussi celui seul qui peut créer. Il se positionne donc comme étant
à l’origine de toute forme de représentation. Ainsi, le roman intègre cette dimension de la
disparition de l’œuvre à celle de son créateur dans un témoignage poétique d’Abraham Van
Berchem qui se confie à Meaume dont il a été le mentor :
La peau usée par le vent et par l’âge, distendue par la fatigue et les joies, les différents
poils, larmes, gouttes, ongles et cheveux qui sont tombés par terre comme des feuilles
ou des brindilles mortes, laissent passer l’âme qui s’égare de plus en plus souvent à
l’extérieur du volume de la peau. Le dernier envol n’est à la vérité qu’un éparpillement.
Plus je vieillis, plus je me sens bien partout. Je ne réside plus dans mon corps. Je crains
de mourir quelque jour. Je sens ma peau beaucoup trop fine et plus poreuse. Je me dis à
moi-même : Un jour le paysage me traversera (Quignard, 2000, p. 71).

L’expérience esthétique se pense ici tel un memento mori. Le sentiment de finitude de


l’existence humaine joint à celui de la contemplation grâce à l’usage d’une gradation
ascendante. Après la disparition du corps et de l’œuvre, on est confronté au même néant, au
même vide, que l’on s’efforce sans cesse de combler pour justifier sa propre présence. La

265
gradation part du plus petit effet du temps, l’usure de la peau, pour se terminer sur la disparition
complète de l’être. La métaphore du paysage qui traverse l’homme rappelle le vent qui répand
les cendres, dissolvant les restes de la matière humaine. Le memento mori, c’est l’image de
l’homme qui prend conscience de sa mort inévitable. C’est une lutte pour la culture, pour sa
transmission, mais surtout contre les pouvoirs qui menacent d’en disposer, ou encore
l’acceptation de l’inévitable : « En son fond la question se pose encore ainsi : où est l’image ?
Lorsque le corps a disparu, c’est-à-dire qu’il n’est plus dans le lieu, in loco, autrement dit nulle
part. Mais s’il revient dans la mémoire, c’est par la disparition du temps » (Schefer, 2017, p.
51).
4.3. Une pensée de l’image par le texte : l’héritage esthétique quignardien
Ce qui compte n’est pas le tableau de chasse, mais ce qu’on l’apprend du territoire exploré.
Nelson Goodman, Manières de faire des mondes, 2006, p. 11

On trouve dans Terrasse à Rome une rare union entre la forme et le contenu. Cette
rencontre est pensée autour d’un procédé plastique bien précis appliqué à l’univers littéraire :
la manière noire. Meaume expérimente avec de nombreuses pratiques, révélées grâce aux
ekphrasis du roman qui commence souvent leur description avec cette précision technique :
« Gravure de Marie Aidelle en taille douce avec des traits au burin » (Quignard, 2000, p. 49),
ou encore : « Pointe sèche presque complètement blanche. On perçoit une forme derière des
balustres rongés par la lumière » (Quignard, 2000, p.68). C’est toutefois la manière noire qui
définit l’esthétique quignardienne telle qu’elle est développée dans le récit, traversant toute
l’oeuvre de l’auteur, et qui apparaît vers le milieu du XVIIe siècle :
Le désir d’obtenir des nuances de tons au moyen du clair-obscur, afin de conférer plus
d’expressivité à leurs œuvres, a toujours été une priorité pour de nombreux graveurs.
Pour créer ces effets, ils ont mis au point des outils leur permettant de travailler par
zones et non par lignes […] Le graveur commence par rendre rugueuse la plaque de
métal, en se servant d’un outil denté, en forme de demi-lune : le berceau, avec lequel il
trace des rayures dans tous les sens. Ce processus crée une multitude de petites pointes,
appelées barbes, qui retiendront l’encre. Pour éclaircir les zones qu’il désire dans des
tons de gris, le graveur appelait les barbes à l’aide d’un grattoir et, pour les zones
blanches, il lisse davantage la surface de la plaque avec un brunissoir, le principe étant
que plus une zone est lisse, moins elle retient l’encre (Salamon, 2011, p. 277).

On peut noter dans cette explication du procédé qu’il s’agit d’une approche demandant un grand
savoir-faire, expliquant pourquoi il s’est peu répandu. Il y a une rareté dans la manière noire
qui relève de sa complexité et qui se manifeste dans sa capacité à représenter de la nuance
malgré l’absence de couleur. Les théoriciens classiques depuis Vasari ont apparenté la gravure
à la sculpture justifiant la logique de création autour de son rapport à la matière : « l’art de la
sculpture consiste à enlever [levare] un excès de matière pour n’en laisser que la forme telle

266
qu’elle est dessinée dans l’esprit de l’artiste […] (Lavezzi, 2019, p. 206). Cette approche de la
création s’imbrique donc dans l’écriture quignardienne, non seulement dans la manière dont le
texte et l’image participent à construire une expérience esthétique anti-rétinienne, mais
également dans le style de l’auteur et dans le rapport intime et difficile qu’il entretient avec le
langage. Pour décrire cette entreprise, Julia Holter parle du « clair-obscur » de l’extrême
contemporain :
Chacun d’entre eux est en effet confronté, dans son écriture même, à la tâche de porter
au jour (à la lumière de la page) la réalité sensible qu’il entreprend de décrire ou de
raconter. Mais dans cet effort même, chacun aussi se heurte à une résistance de ce qui
est à dire qui prend la forme de l’obscurité. À moins que ce ne soit le travail même de
l’écriture qui ait à ménager accueil à une obscurité foncière de l’être au monde et du réel
(du monde sensible) où l’existant doit évoluer (Holter, 2017, p. 3-4).

Nous consacrerons donc cette prochaine à partie à comprendre la place de l’image dans l’œuvre
de Quignard, comment les différents textes ont forgé une approche de l’écriture basée sur cette
conception et comment cette dernière définit l’esthétique de Terrasse à Rome.

4.3.1. À l’origine de la représentation : une expérience intime de la réception


La première représentation visuelle qui est déterminante pour saisir l’impact de l’image
sur l’écriture de Quignard provient des grottes de Lascaux. L’image de la « scène du puits »
(Annexe 102) a été découverte en 1940, tout comme les autres fresques préhistoriques se
trouvant en ces lieux. Cette image est la plus ancienne figuration humaine, d’où l’intérêt que
lui porte Quignard qui développe une véritable obsession à son égard. Bernard Vouilloux en
relève pas moins de cinq occurrences à travers sa production littéraire. Il en dresse la liste dans
La nuit et le silence des images où il consacre un chapitre entier à la scène du puits avant de
passer à l’impact sémiotique de son rendu textuel:
C’est un fait qu’en inscrivant l’homme et le bison, ainsi éventuellement que l’épieu,
dans un rapport causalement motivé, Quignard fait de cette image une « narration
figurée », une « scène » : lecture déchiffrante (les propriétés morphologiques : les
identités formelles) et lecture interprétative (les propriétés syntaxiques : les fonctions
sémantiques) se renforcent l’une l’autre (Vouilloux, 2010, p. 13).

Vouilloux insiste sur le travail littéraire qu’effectue Quignard face à cette scène, dévoilant ce
que le texte apporte à l’image. Notre désir de compréhension comme spectateur s’opère
inévitablement par l’acte de langage. Chacune des occurrences fonctionne de manière
complètement différente et la multiplicité de la présence de l’image ouvre des avenues
herméneutiques parfois contradictoires. Les références culturelles chez Quignard ne cessent de
se répondre entre elles, positionnant l’expérience du lecteur dans la durée, seul accès

267
envisageable à l’étendue du savoir. Le dispositif le plus explicite se trouve dans La nuit sexuelle
puisque le chapitre « Lascaux » porte en effet sur la fresque primitive et y cumule diverses
approches. Nous retiendrons d’abord une ekphrasis classique qui donne au lecteur l’occasion
de s’approprier l’image grâce à la description :
Au fond du puits obscur – au fond du puits très difficile d’accès dans la nuit de la grotte
de Lascaux qui est située juste au-dessus du village de Montignac – est peint un homme
nu à tête d’oiseau, le sexe érigé, étendu sur le dos ou tombant en arrière à côté d’un
bison éventré, d’un javelot, d’un bâton porte-oiseau (Quignard, 2007, p. 74).

On condense en une seule phrase les deux rapports spatiaux de l’image, d’une part sa situation
géographique, d’autre part, sa composition intrinsèque. Les différents éléments figuratifs que
contient la scène du puits sont présentés dans une énumération, ne déterminant toutefois pas
leur position les uns par rapport aux autres. Cette absence n’est pas un simple hasard et ne
constitue en aucun cas une lacune. Au contraire, la description représente l’incapacité que nous
avons comme spectateur à concevoir des liens concrets entre les différents objets dépeints, et
que nos repères visuels et spatiaux, notamment déterminés par la perspective, ne peuvent
procéder à l’interprétation à travers une grille d’analyse qui s’appliquerait à postériori. Notre
lecture de l’image est déterminée par un cadre construit par le langage, alors que l’image
paléolithique est une représentation indépendante de ce dernier. Le rapport de positionnement
des figures ne respecte donc pas l’idée de cohérence entre taille et distance, entre hauteur et
plan, ni même d’unité temporelle. On ne peut donc décrire d’un point de vue objectif que ce
que l’on voit, jamais ce qui se passe. On peut toutefois essayer de l’interpréter.
Quignard exploite cette rupture herméneutique de manière fictive en mettant en scène
un dialogue classique de comparaison des techniques picturales. La conversation entre Claude
Gellée dit Le Lorrain et Meaume le graveur illustre la conception intime de la vision de l’art,
forte d’une sensibilité toute personnelle nécessaire à la création.
Un jour Claude dit Le Lorrain dit à Meaume le Graveur : « Comment pouvez-vous
savoir ce qui est sous l’apparence de toutes les choses ? Moi, je n’y parviens pas. De
toute ma vie je n’ai jamais su deviner les corps féminins que je désirais à travers les
étoffes qui me séparaient de ces formes. Je ne voyais que les couleurs et leurs
chatoiements. Chaque fois j’ai été surpris de mes erreurs. » Meaume lui répondit :
« Vous êtes un peintre. Vous n’êtes pas un graveur voué au noir et blanc c’est-à-dire à
la concupiscence. Une fois, dans un port libre des Flandres, j’ai été bouleversé »
(Quignard, 2000, p. 37-38).

La construction antithétique de cet échange opposant les caractéristiques des différents médias
va au-delà d’une réflexion formelle telle qu’on a pu l’analyser auparavant chez Lessing ou chez

268
Houellebecq92. Ici, ce qui distingue les artistes, ce n’est pas leur maîtrise de leur procédé
respectif, c’est leur attitude face à ce qui les entoure, et leur manière d’en rendre compte. Le
champ lexical de la perception, construit par les lexèmes «apparence», «deviner», «forme»
«couleurs» et «chatoiements», souligne la subjectivité du regard dont on transmet la spécificité
par le langage qui en reconnaît la valeur émotive par la surprise et le bouleversement. Cette
dimension sentimentale marquant l’individualité et l’originalité se voit aussi dans la poursuite
du dialogue qui s’éloigne des comparaisons techniques entre les médiums afin de rejoindre une
dimension plus méditative et poétique :
S’il n’y a pas d’apparences de ce monde, on ne peut pas peindre des images de lui. On
ne peut que peindre la lumière qui brûle ses formes. – De quelle lumière parlez-vous ?
– Je parle de la lumière qui l’éclaire. – Et vous pensez que le soleil brûle la terre qu’il
éclaire ? – Oui. – Peut-être avez-vous raison. – Je pense que la lumière du soleil est la
seule chose belle puisqu’elle permet de découvrir toutes les choses. C’est pourquoi je
séjourne désormais à Rome et non plus à Saint-Dié ou à Lunéville. – Mais pourquoi
peindre si tout se consume ? – Chacun apporte sa petite bûche au bûcher qui éclaire le
monde. – Moi aussi, avec mon eau acide, je ne puis me cacher que j’ajoute un peu à ce
qui brûle (Quignard, 2000, p. 38).

Cet extrait met de l’avant le rapport à la fragilité : de l’art, de la matière, de la vie humaine.
L’anxiété de la finitude se présente comme une source d’inspiration pour la création, utilisant
l’allégorie du feu qui se consume et qui éclaire à la fois. Quignard donne accès aux pensées
intimes de ses protagonistes à travers leur conception esthétique personnelle dans un langage
visuel et viscéral.
Ces confidences sont une expérience intérieure où l’on fait abstraction d’un savoir
scientifique spécifique pour transmettre quelque chose d’autre que des faits observables,
quantifiables, analysables. Ce qui est partagé, c’est la relation esthétique, celle qui implique le
spectateur et l’expérience vécue face à l’œuvre d’art, résultant dans une transmission textuelle
qui célèbre son caractère inadéquat. L’émotion face à l’œuvre, au-delà de l’acte contemplatif,
est déplacée vers le récit qui s’approprie le tout en s’éloignant d’un devoir de fidélité à l’égard
du référent. La possibilité même de se détourner de la source constitue pour Quignard l’un des
devoirs du littéraire. Il faut explorer ces avenues autres qui mettent en avant la sensibilité et
l’intimité de l’expérience, et il faut surtout témoigner des objectifs de cette entreprise. Alors
qu’il dévoile ses réflexions sur la « scène du puits », Quignard témoigne de son processus de
réflexion, représentant sa propre pensée comme étant humaine, imparfaite, approximative. Il
est intéressant ici de considérer le fait que cette approche face à l’image s’applique chez

92
Le Lorrain est l’un des peintres paysagistes les plus importants de son époque (Annexe 103), opposant ici la
peinture à la gravure.

269
Quignard à toutes les œuvres visuelles, pas seulement celles dont l’interprétation est plus
hermétique comme dans les grottes de Lascaux. Le projet quignardien tente de révéler justement
comment une écriture fictionnelle face à l’image est possible en embrassant la position de celui
qui voit, peu importe qui il est, valorisant le regard et ce qu’il déclenche, jamais la vérité. Cette
approche rejoint l’esthétique d’Yves Klein qui développe son rapport au public, à l’invisible et
à la réception dans ses écrits : « Le public est très réceptif, il est saisi par une valeur nouvelle
et, pleine de bonne volonté, reste perplexe et attend quelque chose, car il ne voit toujours rien
de ses yeux, ni peinture ni phénomène visuel quelconque » (Klein, 2003, p. 122). La situation
de contemplation de cette œuvre, l’exposition du vide, est particulière, puisque le spectateur n’a
pas seulement besoin d’être guidé face à l’interprétation, mais également face à la finitude,
renforçant ainsi le rôle déterminant de l’écriture dans son expérience.
Toutefois, la particularité de la grotte de Lascaux est que toute forme d’écriture au
regard de cet objet ne peut jamais franchir le seuil de la spéculation. La fiction n’a donc pas à
contredire un discours officiel, nous permettant de nous pencher sur les spécificités techniques
du langage, notamment sur les apports de la description et de la narration pour le lecteur. Dans
Manière de faire des mondes, le philosophe américain Nelson Goodman interroge la relation
qu’entretiennent la représentation et le langage quant à leur codépendance :
Si je veux me renseigner sur le monde, vous pouvez proposer de me raconter comment
il est selon un ou plusieurs cadres de références ; mais si j’insiste pour que vous me
racontiez comment est le monde indépendamment de tout cadre, que pourrez-vous me
dire alors ? Quoi qu’on ait à décrire, on est limité par les manières de décrire. À
proprement parler, notre univers consiste en ces manières plutôt qu’en un monde ou des
mondes (Goodman, 2006, p. 17).

L’incapacité de la représentation de se distancier du langage pour faire sens de manière


autonome est l’un des aspects les plus importants pour déterminer une herméneutique de
l’image. La conception de ce que l’on perçoit dépend donc de notre possibilité à l’exprimer.
Conséquemment, ce que nous pouvons écrire sur l’image ne peut être que la manière dont
l’image se manifeste à nous. C’est précisément ce qui est fascinant avec la scène du puits parce
que son cadre de référence nous est inconnu puisqu’il ne nous a pas été transmis. Dans pareille
situation, le langage ne peut ni tenter de le substituer, ni se justifier d’un quelconque
remplacement. Face à cette image externe à notre système de signifiants, le langage doit
affronter sa défaillance, et c’est cette défaillance même que Quignard entreprend de
représenter :
Les variations que présentent les descriptions de Quignard sont toutes autorisées par les
hypothèses de la paléontologie. Pour être « spéculative », sa réflexion sur les images
n’en est pas moins savante. Réciproquement, savants, ses textes le sont

270
incontestablement, mais c’est d’un autre savoir et d’un autre rapport au savoir que dans
la production proprement savante (Vouilloux, 2010, p. 27-28).

Il est peut-être plus évident de brouiller les sources du savoir au sein de textes qui mettent en
doute les genres littéraires, mêlant l’essai à la fiction dans des œuvres fragmentées, comme c’est
le cas dans les Petits traités ou dans les divers tomes du Dernier Royaume. La transparence
d’un tel rapport au langage et à sa nécessité pour comprendre le monde qui nous entoure est
pourtant tout aussi présente dans l’entreprise romanesque de l’auteur.
La qualité exégétique de l’écriture quignardienne positionne la fiction comme étant une
expérience autonome et valide quant à l’œuvre d’art. L’incipit de Terrasse à Rome s’inscrit
directement dans ce questionnement en utilisant une métaphore poétique et touchante qui
interpelle le lecteur, cherchant une universalité dans le langage et dans nos rapports perceptifs :
Les hommes désespérés vivent dans des angles. Tous les hommes amoureux vivent dans
des angles. Tous les lecteurs des livres vivent dans des angles. Les hommes désespérés
vivent accrochés dans l’espace à la manière des figures qui sont peintes sur les murs, ne
respirant pas, sans parler ni écouter personne (Quignard, 2000, p. 9).

L’angle agit ici comme une métaphore très forte pour représenter notre rapport au monde
puisqu’il vient délimiter notre cadre de références. Quel angle aborder ? Cela veut dire qu’un
choix a été fait. L’angle vient créer une frontière entre un intérieur dans lequel nous sommes,
dans lequel nous pouvons établir notre compréhension, et un monde extérieur qui échappe à
notre perception puisqu’il appartient à l’inconnu à l’extérieur du langage. L’angle est ce qui
nous rend aveugles puisqu’il incite à se conforter dans notre savoir sans en douter, tout comme
l’amour ou la lecture absorbante nous emporte pour un moment hors du temps. L’incipit fait
allusion à la scène du puits à travers les figures peintes sur les murs, positionnant donc la
problématique de la représentation au cœur du récit qui s’entame, annonçant la venue de
diverses avenues explorées quant aux relations entre texte et image, notamment la présence
d’œuvres d’art fictives qui seront créées au sein du roman. La tension entre le visible et
l’invisible met en avant les limites de notre capacité à voir, justement par rapport aux cadres de
références dont nous disposons pour interpréter l’image. Elle se retrouve également au cœur du
propos de Goodman :
Alors que concevoir sans percevoir est simplement vide, percevoir sans concevoir est
aveugle (totalement non opératoire). Les prédicats, les images, les autres manières
d’étiqueter, les schémas, résistent à l’absence d’application, mais le contenu s’évanouit
sans la forme. On peut bien avoir des mots sans monde, mais pas de monde sans mots
ou d’autres symboles (Goodman, 2006, p. 22).

271
La pensée de l’image chez Quignard est donc en écho direct avec cette approche qui positionne
le langage comme déterminant de notre expérience du monde, seul véhicule concret de notre
perception et de notre sensibilité. La position particulière de la scène du puits dans la production
littéraire de cet auteur rend centrale une telle préoccupation, mais aussi la tension entre savoir
et interprétation. Face à l’absence de cadre de référence, il est possible d’explorer ce que la
littérature peut par rapport à un objet indéchiffrable comme les peintures de la grotte de
Lascaux, mais également lorsqu’elle crée elle-même cet objet de toute pièce, comme l’œuvre
d’art fictive.

4.3.2. Une rhétorique spéculative : la possibilité de l’idée comme œuvre en soi


Ce détour par le passé est une chasse aux formes. Je fouille les œuvres mortes à l’égal d’un museau ou d’un bec
qui cherche les morceaux les plus tièdes. Mon esthétique est une esthétique volée.
C’est celle des anciens Romains.
Quignard, Écrits de l’éphémère, 2005 p. 238

La seconde scène d’histoire de l’art à laquelle nous nous attarderons ici souligne la place
centrale qu’occupe la pensée antique dans l’œuvre de Pascal Quignard. L’auteur intègre de
nombreux philosophes grecs et romains à son écriture, à travers la pratique de la citation et de
l’ekphrasis, tout en y ajoutant un aspect narratif important, réel ou fictif, anecdotique ou
herméneutique. La pensée antique de l’image est déterminante pour l’écriture quignardienne.
Elle l’est tout autant pour notre approche théorique de l’œuvre d’art fictive puisqu’elle
confronte le visible à l’invisible, le concept à la perception et la représentation au réel,
interrogeant le rapport à la matière. De plus, la valorisation de l’idée sur l’exécution de l’œuvre
traverse toute l’histoire de l’art occidental, comme nous avons pu l’observer chez Duchamp,
Debord, Broodthaers ou Klein :
Dans le domaine de l’art par exemple et de la création de mes œuvres, c’est amusant
parce que d’abord j’ai une idée, puis, en général, je vois déjà comment elle sera réalisée
assez brutalement. Je vois des détails, des petites choses, des petits détails de
construction. Je la dessine volumétriquement dans l’espace de mon imagination (Klein,
2003, p. 315).

La scène qui nous intéresse chez Quignard est emblématique de l’art antique qui conteste les
capacités d’imitation des médias artistiques. Il s’agit d’un discours épidictique dans lequel Pline
l’Ancien s’attarde à louer le travail des différents peintres de son époque. Si l’on considère le
bouclier d’Achille de l’Iliade d’Homère comme la première ekphrasis (d’autant plus fictive
comme elle provient de l’univers mythologique), l’entreprise de Pline de son côté pourrait
constituer la forme ancestrale des Vies de Vasari puisqu’elle contient autant d’anecdotes, de
comparaisons et de sources invérifiables. Quignard surnomme cette scène de Sordidissimes

272
« le conte du voile ». Il s’agit d’un passage important de l’Histoire naturelle sur la peinture
dans lequel Pline l’Ancien mélange le récit d’une compétition entre deux peintres à un discours
esthétique dans lequel l’imitation exacte de la nature représente la forme la plus réussie de la
représentation :
[Parrhasius], dit-on, offrit le combat à Zeuxis. Celui-ci apporta des raisins peints avec
tant de vérité, que des oiseaux vinrent les becqueter; l'autre apporta un rideau si
naturellement représenté, que Zeuxis, tout fier de la sentence des oiseaux, demanda
qu'on tirât enfin le rideau, pour faire voir le tableau. Alors, reconnaissant son illusion, il
s'avoua vaincu avec une franchise modeste, attendu que lui n'avait trompé que des
oiseaux, mais que Parrhasius avait trompé un artiste, qui était Zeuxis (Pline l’Ancien,
Livre XXX, XXXVI, V).

Ce passage succinct met l’accent sur le rôle du spectateur dans la production artistique. En effet,
ce qui importe, c’est sa réaction face à l’œuvre, sa capacité à identifier le référent et sa
ressemblance. L’art de tromper n’est pas seulement l’art de représenter puisque celui-ci tente
de défier la nature et l’homme qui la perçoit. L’anecdote permet la comparaison depuis une
esthétique de la réception tout en établissant un précédent, soit la capacité de l’art à dépasser le
réel. Il n’y a pas de détails précis des œuvres qui pourraient servir de support visuel autre que
les sujets respectifs des peintres, soit les raisins et le rideau. Il n’y a pas non plus de référent
puisque l’anecdote s’arrête ici à son aspect mythologique, la quantité d’œuvres d’art antiques
qui nous est parvenue étant minime. C’est pourquoi ce court moment de L’Histoire naturelle
est également important pour l’œuvre d’art fictive : il constitue une description autonome tout
en incluant le spectateur dans l’équation de l’appréciation de l’œuvre.
Quignard s’approprie le passage et procède à sa réécriture dans Sordidissimes. Il est
important de noter qu’il ne s’agit pas d’une citation directe, pratique pourtant récurrente chez
l’auteur. Ici, on voit clairement l’ajout d’une certaine narrativité à l’anecdote, un étalement
temporel qui permet de s’insérer dans la scène et de s’attarder à la réaction de Zeuxis dupé par
son collègue. Quignard redirige le point focal de la compétition entre les peintres sur les
dispositifs qui rendent possible le dévoilement de l’œuvre d’art, de ce qui procède à sa
monstration :
Zeuxis s’approche. Il avance la main, il cherche à prendre le voile entre ses doigts. Il ne
touche que la paroi.
Dans un premier temps il comprend.
Dans un deuxième temps il réfléchit.
Dans un troisième temps il s’avoue vaincu.
L’argument est le suivant : Ce n’est pas un oiseau que le peintre a abusé, mais le peintre.
Zeuxis a peint un visible. Parrhasios a peint un ne-pas-voir. En grec peintre se dit
zoographos (mot à mot celui qui écrit le vivant). En latin peintre se dit artifex (celui qui
a la technique du faire) (Quignard, 2005, p. 15).

273
Les courtes phrases séparent concrètement les différentes étapes de la réaction de Zeuxis. La
scansion suit le raisonnement du peintre, mais également les sens qui interagissent dans cette
prise de conscience, soit le toucher, puis la perception. L’opposition est construite entre la
vision si parfaite des raisins et celle du rideau qui, lui, empêche le visible. L’opposition
étymologique renforce ensuite l’importance du dispositif dans la mise en scène de l’œuvre d’art.
Cette réécriture déplace ainsi l’attention du lecteur entre ce qu’il voit et ce qu’il peut voir,
constatant dès lors que l’acte contemplatif dépend également de l’accessibilité de l’objet à
contempler. Procéder à cette réécriture chez Quignard consiste donc à revisiter le récit officiel,
à contester la convention qui tente ici d’instaurer une manière de faire pour les peintres, mais
aussi une manière de voir, nous rappelant Goodman :
Beaucoup plus frappante est la grande variété des versions et visions que permettent les
nombreuses sciences, les travaux des différents peintres et écrivains, nos perceptions qui
en sont nourries autant que des circonstances, de nos propres intuitions, intérêts et
expériences passées. Même dans les versions rejetées parce qu’illusoires, fausses ou
douteuses, il subsiste et s’exhibe de nouvelles dimensions de la disparité (Goodman,
2006, p. 18).

Grâce à la fiction, l’appropriation de la scène au sein de Sordidissimes vient créer une seconde
version dont la principale fonction est d’en examiner la première. Alors que Pline l’Ancien loue
Parrhasius, la réécriture installe le doute, non pas face à la représentation, mais quant à sa mise
en récit. Voilà ce que révèle la reprise ; elle détourne le regard qui réalise qu’il ne peut pas voir.
Ce n’est pas que Zeuxis qui a été berné, mais le lecteur qui pensait pouvoir se fier à ce qu’on
lui a raconté. L’esthétique quignardienne est donc celle qui accepte le doute, qui en fait la raison
même de son écriture et de son rapport à l’image, tel que le suggère Bernard Vouilloux : « La
seule proposition tenable serait celle qui consiste à faire leur part propre au savoir qui pose des
hypothèses, et à l’intuition, qui rend justice à ce qui nous hèle ou nous hante, à ce que l’on
devine ; savoir que l’on ne sait pas et cependant soupçonner […] » (Vouilloux, 2010, p. 29).
Terrasse à Rome fait également place à la multiplicité des versions au sein du récit.
Les anecdotes rapportées de la vie de Meaume sont répétées, soit dans un discours direct, soit
dans un effort de médiation historiographique. Il ne s’agit pas ici de séparer la vérité du
mensonge, au contraire, le lecteur se retrouve plutôt face à deux récits complètement différents,
au point où il est impossible de les opposer :
Au sujet des paysages de colline ou des vues de montagne, Meaume le Graveur lui-
même disait : « Je pense que les lieux naturels sont des animaux comme nous. Le torrent
qui dévale ou la berge qu’il creuse sont pareils à l’oiseau qui plane en attendant dans
l’air ou à l’âne qui grimpe en hésitant. Les voûtes des cavernes obscures sont pleines de
figures que composent les constellations. Les ourses des Pyrénées qui se dressent sur

274
leurs pattes arrière sont d’immenses caravelles qui versent dans les typhons » (Quignard,
2000, p. 33).

La personnification du paysage amène un souffle de vie à la nature et démontre la vision


personnelle du graveur du monde qui l’entoure, celui-là même qu’il s’efforce de représenter.
L’extrait dévoile une certaine analytique de la perception, une dissection détaillée des éléments
qui composeront son œuvre à travers des comparaisons qui isolent et figent le mouvement. La
même anecdote, censée rapporter la conception particulière du paysage du protagoniste,
apparaît sous un angle complètement différent dans l’ouvrage que lui aurait consacré l’historien
Grünehagen. Il est essentiel de noter que ce deuxième récit, qui suit directement les propos de
Meaume dans la trame narrative du roman, procède à un déplacement. Il s’agit d’un récit de
médiation de type biographique fait par un nouveau personnage, ce qui contextualise l’anecdote
plutôt que d’affirmer son authenticité. Ce dernier joue un rôle similaire à celui de Wong Fu Xin,
le personnage de l’historien d’art chez Houellebecq, c’est-à-dire qu’ils apparaissent sans réelle
introduction, qu’on ne leur connaît aucune relation avec les artistes, et que leurs écrits ne
concordent pas avec la version racontée par le roman :
La version n’est pas tout à fait la même chez Grünehagen : « Un jour qu’il gravait des
images du paradis sur sa terrasse à Rome, son compagnon qui s’appelait Poilly, et qui
était originaire d’Abbeville, considérant son immobilité et son visage
extraordinairement concentré, lui dit pour rire : « Croyez-vous qu’au paradis vous
connaîtrez des extases comparables ? » Mais Monsieur Meaume conserva son sérieux
et affirma que même au paradis il en irait ainsi. « Dieu les a-t-il même imaginées ? » lui
demande Poilly (Quignard, 2000, p. 33-34).

La suite de l’extrait se présente davantage comme une description d’une scène typique du
Künstlerroman, soit l’artiste au travail. On y relève des traits typiques de la concentration et de
l’immobilité nécessaire à l’exécution de l’œuvre. Puis, les propos de Meaume apparaissent
enfin, avec une tonalité tellement différente du début de l’extrait qu’on ne peut qu’affirmer la
présence de la médiation.
C’est la matière qui imagine le ciel. Puis c’est le ciel qui imagine la vie. Puis c’est la vie
qui imagine la nature. Puis la nature pousse et se montre sous différentes formes qu’elle
conçoit beaucoup moins qu’elle les invente en fourgonnant dans l’espace. Nos corps
sont l’une de ces images que la nature a tentées auprès de la lumière (Quignard, 2000,
p. 34).

Le premier extrait procédait à des comparaisons incongrues tandis que celui-ci établit une suite
logique qui instaure un processus de perception pour la représentation. La répétition de
l’adverbe « puis » crée non seulement une suite temporelle, mais défait complètement la

275
spontanéité de la première réflexion. Ici, le texte est organisé et réfléchi, proposant une
conception de l’art et du monde bien loin de celle du discours direct.
La pensée de l’image chez Quignard relève d’une certaine éthique dubitative. On
pourrait parler d’un soupçon manifeste envers les grands récits tels que nous avons pu le voir
chez Houellebecq, Michon et Toussaint, récurrence commune dans la littérature française
contemporaine, mais ici également face à l’individu. Autrement dit, c’est l’expérience qui
contient une forme d’incertitude, non par rapport au fait qu’elle ait lieu ; le spectateur est bel et
bien face à l’œuvre d’art, mais par rapport à la connaissance empirique que ce dernier peut en
tirer. On entre alors en dialogue avec l’héritage esthétique de l’Antiquité, dépassant la référence
à Pline afin de dresser un portrait plus complet des influences philosophiques de l’auteur et de
son rapport à l’image :
Et en effet, si l’on se plaît à voir des représentations d’objets, c’est qu’il arrive que cette
contemplation nous instruise et nous fasse raisonner sur la nature de chaque chose,
comme, par exemple, que tel homme est un tel ; d’autant plus que si, par aventure, on
n’a pas prévu ce qui va survenir, ce ne sera pas la représentation qui produira le plaisir
goûté, mais plutôt l’artifice ou la couleur, ou quelque autre considération (Aristote,
Poétique, Chapitre 4 ; V).

La Poétique est l’un des textes les plus importants encore de nos jours pour la théorie de la
représentation. Nous insistons ici sur cet extrait d’Aristote, dans lequel une distinction claire
est faite entre l’objet et ce qu’il représente, ce qui ne va pas nécessairement de soi, surtout en
ce qui concerne l’image religieuse et ses pratiques de dévotion.93 Mais surtout, ce qui est
considéré ici comme étant le « plaisir » est lié à la technique de l’art, à sa justesse d’exécution,
finalement à sa partie humaine : ce qu’il est possible pour l’artiste de réaliser. Klein explique
de manière métaphorique l’apport créatif de l’artiste comme valeur ajoutée à l’expérience
esthétique : « L’essentiel de la peinture, c’est ce “quelque chose”, cette colle éthérique, ce
produit intermédiaire que l’artiste sécrète de tout son être créateur et qu’il a le pouvoir de placer,
d’incruster, d’imprégner dans la matière picturale du tableau » (Klein, 2003, p. 248).
L’acte de contemplation est ici dans ce qu’elle a de plus autoréférentiel. Et si cet acte
suscite un plaisir, il n’est pas seulement visible, il est surtout intelligible puisque l’être humain
possède la capacité de reconnaître le sujet de l’œuvre, mais surtout d’analyser sa représentation.

93
Les pratiques païennes ne différenciaient pas l’objet du Dieu qu’il représentait, et la dévotion était alors destinée
à l’objet même qui aurait certain pouvoir en soi. Ces pratiques ont été conservées et adaptées dans le catholicisme
– le vin du calice étant le sang du Christ lui-même grâce à la transsubstantiation. Ce rapport à l’objet sera également
au cœur des premières tensions iconoclastes entre les Églises catholiques et orthodoxes, qui développeront l’art de
l’Icône en réponse à ces débats théologiques de l’image (Annexe 104).

276
Dans L’image interdite, Alain Besançon présente le concept de l’Idée chez Platon de façon
similaire :
[…] La nature fait mieux que l’artiste ; mais dans l’artiste existe un modèle supérieur à
l’image qu’il réalise, et à toute image réalisée ; cette forme est une pure pensée, qui n’est
pas tirée de la considération des formes sensibles ; cette forme mentale, c’est l’Idée de
Platon, éternelle, impérissable, intelligible. Ainsi, l’Idée platonicienne se tourne contre
la condamnation platonicienne de l’art. L’artiste n’est pas l’imitateur impuissant et
trivial, retranché de la réalité : c’est celui dont l’esprit renferme le modèle de la beauté
vers lequel il peut tourner son regard intérieur et agir en véritable créateur (Besançon,
2000, p. 88).

Besançon ne se limite pas à démontrer efficacement les contradictions de la pensée


platonicienne. Il exprime également l’existence des différentes pratiques artistiques malgré la
réticence à leur égard. L’artiste ne joue pas à Dieu dans une tentation de création, il incarne
l’essence même de l’être humain et révèle toute la sensibilité nécessaire au faire, mais aussi au
voir. L’œuvre d’art fictive a besoin de cette séparation au sein de l’image entre la perceptibilité
de la matière et l’intelligibilité de l’idée. Les répercussions de la division de l’expérience de
contemplation se retrouvent jusque dans l’anti-rétinien de Duchamp pour devenir l’un des
enjeux fondamentaux de l’avant-garde au cours du vingtième siècle. L’idée de l’art peut donc
se déplacer vers le texte pour chercher une forme indépendante, avoir une existence propre qui
n’est pas dictée pas les conditions de la matière. Mais l’idée de l’œuvre peut-elle dépasser
l’ekphrasis et l’exégèse ? Qu’est-ce que le texte peut exprimer lorsque l’œuvre n’est plus
conditionnée par l’image ? L’idée relève toujours des possibles grâce à la forme romanesque,
mais aussi grâce à ce que Quignard appelle « rhétorique spéculative », idée développée dans un
ouvrage homonyme. C’est le constat des limites de la connaissance, qui dépassent la nostalgie
comme une faille à explorer. Il célèbre cette multiplicité de dimensions, d’expériences et de
versions :
J’appelle rhétorique spéculative la tradition lettrée antiphilosophique qui court sur toute
l’histoire occidentale dès l’invention de la philosophie. J’en date l’avènement théorique
à Rome, en 139. Le théoricien en fut Fronton. Fronton écrit à Marcus : « Il se trouve que
le philosophe peut être imposteur et que l’amateur des lettres ne peut l’être. D’autre part,
son investigation propre est plus profonde à cause de l’image » (Quignard, 1995, p. 13).

C’est le savoir même qui est au cœur de cette position radicale que défend ici Quignard.
L’incipit de Rhétorique spéculative tente d’en justifier la pratique par un référent historique,
créant un lien entre le grammairien Fronton et l’auteur lui-même. Cette filiation a pour objectif
d’instituer une certaine forme d’écriture qui soit capable de partager une expérience empirique
tout en étant séparée du discours philosophique ou scientifique. Elle reflète l’hybridité
quignardienne quant à la coprésence de l’essai au sein de la fiction, mélangeant les sources non

277
pas pour en contester la validité, mais pour révéler la perte d’une vérité unique. Dans La
Réception du latin et de la culture antique dans l’œuvre de Claude Simon, Pascal Quignard et
Jean Sorrente, Ian de Toffoli explique la manière dont cette perception de la connaissance se
reflète jusque dans le style de l’auteur :
La littérature est ce qui s’extrait du langage. Elle est du langage purifié, mis à nu.
L’auteur fait donc usage d’un hellénisme et d’un latinisme non seulement pour combler
un éventuel manque d’expressivité de sa propre langue, mais également pour trouer son
texte, pour retrouver cet effet de désarticulation, de dislocation, qui est censé troubler le
lecteur (de Toffoli, 2015, p. 158).

L’importance du lecteur pour Quignard se retrouve donc jusque dans son style poli qui cherche
à capter son attention. Si l’effet de surprise est créé par certaines absences, reprenant l’idée de
confrontation de la perte, il y a aussi une poursuite esthétique, un plaisir du texte, qui se
manifeste par la lecture en tant qu’expérience. Ce n’est pas la connaissance qui se transmet,
même si le texte est extrêmement savant, mais une intimité et une sensation.
La particularité de cette entreprise rejoint celle de l’œuvre d’art fictive. C’est-à-dire
qu’elle atteint le lecteur malgré son absence de référent, malgré son impossible perception, afin
que ce dernier vive une expérience intime où douter des habituels modes de transmission, d’où
il retire une forme de connaissance à son contact. Ce projet n’a de réalisation concrète que son
ambition, qui possède en elle toute la critique anti-philosophique et spéculative possible.
Besançon tisse ce lien déjà chez les Grecs dans leur rapport à la contemplation qui semble
trouver un certain consensus :
La contemplation ainsi définie par la philosophie peut se passer d’images et renoncer
finalement à l’image. Et pourtant, l’idée de theoria, de la valeur de la contemplation,
n’appartient pas seulement aux philosophes, mais aux poètes, aux artistes, à tous les
témoins de la civilisation grecque. Elle est un élément fondamental de son patrimoine
(Besançon, 2000, p. 31).

Le caractère artistique inhérent à l’acte de contemplation établit spécifiquement son apport anti-
philosophique. C’est ce qui le positionne à l’extérieur du savoir officiel puisqu’il est de l’ordre
du sensible. Dès lors, la contemplation peut également dépasser la matière et être
conceptualisée. Le renoncement à l’image est l’éloge de l’Idée de l’art par son intellection. Il
s’agit d’un élément fondamental du patrimoine antique qui hante toujours la philosophie
contemporaine tel que l’énonce Jean-Luc Nancy dans Du sublime :
La présentation sensible fait question […] dans la mesure où la pensée s’ordonne au
motif de la représentation, par définition non sensible […]. La représentation constitue
l’instance de l’« objet » dans la pensée qui est fondamentalement la pensée du « sujet ».
C’est-à-dire dans la philosophie entendue comme la structure maîtresse et matricielle à
travers laquelle l’Occident se comprend (Nancy, 1988, p. 7-8).

278
Le sensible en tant qu’expérience intelligible, voilà comment la philosophie vient séparer l’idée
de la matière, et voilà comment l’œuvre d’art fictive peut ancrer son héritage conceptuel. La
représentation apparaît comme objet autonome de son référent, comme expérience de la pensée,
mais aussi comme acte de langage, puisque c’est en étant articulée que la pensée peut être
comprise, révèle ses propres techniques afin d’être identifiée comme telle et d’être différenciée
de son référent. Cette conception rappelle le déplacement même de la problématique de l’art
chez Klein, pour qui l’absence de matière devient manifestation même de la présence, de
l’immédiateté que peut achever l’acte de médiation grâce à son intervention au sein de
l’expérience esthétique :
Mais après un temps, accoutumé à son absence, on percevra la nouvelle présence
émanée et créée par lui lors de son séjour physique passé ; cette présence sera une
présence-présence, en quelque sorte, et existera en soi, autonome et distincte de tous les
autres états des choses dans la pièce où manque le tableau. Et il s’agira bien là d’une
création d’art, d’art pur et vrai (Klein, 2003, p. 238).

La pratique du texte médiateur déterminant l’expérience de l’œuvre d’art pour le lecteur


entretient un rapport similaire à la représentation qui valorise davantage l’intelligible que le
visible dans une perspective herméneutique. On peut en observer la présence dans l’extrait
suivant de Terrase à Rome où l’on se méfie du langage, des explications et du rationnel :
« Un jour tu ne voulais plus vivre et je t’ai sauvé. C’est ton tour. » Je lui répondis aussitôt
qu’il m’offensait. Fournir une raison dévaste l’amour. Procurer un sens à ce qu’on aime,
c’est mentir. Car aucun être humain n’éprouve d’autre joie que la sensation d’être vivant
lorsqu’elle devient intense. Et il n’y a pas d’autre vie (Quignard, 2000, p. 66).

Nous analyserons en détail la relation entre le sentiment amoureux et la contemplation, mais


nous voyons déjà dans cet extrait son rôle esthétique. Le dialogue dévoile aussi une position
anti-rétienne favorisant la sensibilité à une logique du savoir tangible et factuelle. Cette
discussion entre Meaume le graveur et son mentor pose un double constat. Les paroles
rapportées indirectement témoignent d’une valorisation de l’expérience sur l’interprétation.
Mais surtout, on voit clairement, même en contexte fictionnel, l’utilisation par Quignard des
propos d’artistes comme herméneutique à sa propre œuvre. Il s’agit d’un contresens d’autant
plus évident puisqu’ici ce qui s’appliquerait comme théorie de l’art est complètement hors sujet
étant donné que les propos s’appliquent à un discours amoureux ; hors sujet esthétique, ou pas,
si on reprend l’ultime rêve duchampien d’union entre l’art et la vie.

279
4.3.3 Le verbe incarné : l’impact de la chrétienté et de la quête de l’origine
Le trait le plus extraordinaire de la scène invisible est qu’elle précède la vision.
Pascal Quignard, La nuit sexuelle, 2007, p. 23

La dernière scène à laquelle nous nous consacrerons pour cerner la pensée de l’image
chez Quignard est ancrée dans un héritage judéo-chrétien manifeste. Cette scène mesure
l’impact de la fondation de l’Église chrétienne sur l’acte de représentation afin de comprendre
sa répercussion sur l’histoire de l’art et sur la culture des images en Occident. Toutefois, le
rapport théologique de l’image ne constitue pas une innovation en soi. Bien au contraire, son
succès repose entre autres sur le fait qu’il réunisse les théories des philosophes antiques que
nous avons abordées aux préceptes sacrés de l’Ancien Testament. La légitimation de la
représentation s’explique autour du mystère de l’Incarnation, constituant ainsi la spécificité du
messianisme :
[L’image] hérite des affirmations bibliques touchant l’invisibilité de la nature divine.
Mais aussi de l’affirmation que l’homme a été créé à l’image de Dieu. Cette dernière
devient centrale parce que le Christ, qui est Dieu, est un homme visible et déclare :
« Celui qui m’a vu a vu le père. » Voilà in nuce, mais pour toujours, jetés les points de
repère où, entre les idées helléniques charriées par le vocabulaire grec des Septante, le
judaïsme hellénisé des derniers livres bibliques, l’Évangile de Jean, les Épitres de Paul,
s’élabore la théologie de l’image (Besançon, 2000, p. 13).

Si le verbe se fait chair, Dieu se fait homme et l’idée se fait matière, toute la logique de l’image
se fonde certes sur une séparation du signifié et du signifiant, mais aussi dans la valeur
indisputable de ce qui est représenté, non à cause de son sujet, mais parce que le Christ lui-
même s’est fait image par l’incarnation. L’histoire de l’art en Occident s’est développée grâce
à cette autorisation donnée par la présence de Dieu parmi les hommes, cette manifestation
palpable qui ouvre tous les possibles pour l’image en tant que forme autonome. Cet héritage
culturel détermine notre rapport social à la perception, à notre manière de lire et de concevoir
le geste de représentation, bien au-delà de toute valeur religieuse. Cette esthétique est construite
sur ces principes de légitimité, et ils s’avèrent nécessaires pour comprendre le rapport de
l’Occident à l’image. Voilà la position que partage Quignard, dont les convictions athées
traversent l’œuvre entière.
La scène dite « première » qui fascine Quignard est en fait une image manquante, et
cette dimension est déterminante pour l’œuvre d’art fictive. C’est une image à jamais
irreprésentable parce qu’elle ne sera jamais donnée à voir. Il ne s’agit pas ici d’une impossibilité
de perception étant donné qu’elle est seulement intelligible dans une forme imaginative. Elle
ne peut se donner à nous puisqu’elle nous précède, et nous précédera toujours comme elle est
ce qui nous a créés. Chez Quignard, l’image manquante est celle de notre conception et de la

280
nostalgie de notre origine. Elle est propre à notre identité qui nous confronte à une perte
irrémédiable déterminant aussi notre rapport au monde et à notre temporalité tel que Quignard
le présente dans La nuit sexuelle :
On appelle cette image qui manque « l’origine ». Nous la cherchons derrière tout ce que
nous voyons. Et on appelle ce manque qui traîne dans les jours « le destin ». Nous le
cherchons derrière tout ce que nous vivons. C’est là que vont se perdre les gestes qu’on
refait sans y prendre garde, les mêmes mots qui défaillent (Quignard, 2007, p. 7).

Cette fascination pour l’origine nous habite puisque nous possédons cette même capacité de
procréation, tissant également un lien puissant entre la sexualité, l’absence et le désir. La
théologie de l’image, renvoyant sans cesse à la création du monde, est une quête dont l’essence
est forcément spirituelle. Adam et Ève chassés du paradis (Annexe 103), le péché sexuel et la
nostalgie d’un jadis94 perdu se résolvent dans la rédemption de l’humanité par le sacrifice du
Christ sur terre. Le mystère de l’incarnation est donc encore une fois au cœur de l’équation
entre commencement et représentation, entre perte et image, tel que l’explique Jean-Louis
Schefer dans L’image et l’Occident :
L’invention du Père dont le médiateur est le Fils sous forme humaine nécessite une
forme d’oblation sacrificielle qui est celle de l’image dont la forme est l’oubli de
l’origine ; cette offrande ne peut être une monnaie, elle ne solde rien ; elle est dans la
préparation du temps à venir parce que son avenir est ce qu’elle a perdu (Schefer, 2017,
p. 64).

L’origine perdue chez Quignard est emblématique d’une théologie de l’image, où la perte se
mêle au devoir de mémoire et le passé au futur. L’image manquante est celle qui nous fait, et
elle ne peut que s’écrire. Ce phénomène place alors l’ekphrasis dans une position particulière
puisqu’ici, comme l’image est absente, son référent est impossible. L’imaginaire de notre
conception ne peut donc qu’être un fantasme autonome, libérant l’écriture de tout devoir de
fidélité.
La figure de saint Augustin est également marquante chez Quignard.95 Les écrits de ce
dernier définissent les pratiques de représentations et de dévotions de l’image et s’imposent

94
Bernard Vouilloux tisse brillamment le rapport du jadis à l’image : « La grande force de cette détermination de
l’invisible est qu’elle prend ses termes non dans l’arrière-plan métaphysique des idées, mais dans ce qui précède
toute expérience que l’on peut faire du temps, dans ce qui est plus passé que tout passé, c’est-à-dire le
jadis » (Vouilloux, 2010, p. 55).
95
Saint Augustin partage cette obsession de l’image manquante, insérant encore plus profondément l’impact du
penseur sur l’esthétique quignardienne, tel que l’explique Camilo Bogoya dans le Dictionnaire Sauvage : « Dès le
début de son œuvre, Quignard révèle une approche singulière pour évoquer l’image d’Augustin : athée, il travaille
constamment avec les textes d’un païen converti au christianisme. Quignard met en avant l’intérêt du théologien
pour la vie utérine et pour ce que la psychanalyse appellera plus tard “la scène primitive”. Cette curiosité pour un
premier monde, manifestée dans le livre I des Confessions, qui coïncide avec l’évocation d’une “ scène première”
ou d’une “ étreinte fabuleuse”, est l’un des points de départ de nombreux passages de l’œuvre quignardienne, et
d’ouvrages comme Le Sexe et l’Effroi et La Nuit sexuelle. Dans ce dernier, il est question de l’inlassable

281
comme étant l’une des principales références de l’Église à cet égard. Dans une forme poétique,
ils réunissent certains préceptes chrétiens du rapport à la représentation : « Tant qu’il vit dans
le temps, l’homme marche dans l’image » (Psaume 38, 71). Jean-Louis Schefer insiste sur
l’importance du théologien pour bien définir le rapport entre l’image et l’oubli qui est
déterminant pour la vision de Quignard :
Les textes d’Augustin n’expliquent pas ce qu’est une image, ni comment on la fait,
moins encore l’usage auquel elle est destinée. C’est que son rapport de pertinence vrai
(seul nom latin de la réalité) est faible ; essentiellement produit et témoignage mnésique
elle est la figure ou l’imagination « de ce qui n’est plus dans le lieu » ; embrayeur de
mémoire (et nota, écrit-il, comme un signe de ponctuation, une marque dont les arts de
la mémoire feront système), elle est la dernière instance épanouissante du réel dans le
temps, l’autre face du néant tout comme la mémoire « écrit le mot oubli ». Image, c’est
une forme qui est oubli de son origine. Là, sans aucun doute, se tient tout entière
l’interprétation théologique et morale de l’image (Schefer, 2017, p. 69).

Ce qui n’est plus dans le lieu doit être représenté pour être évoqué, que ce soit à travers une
image peinte ou une image mentale, décrite, immatérielle. En représentant, c’est l’absent que
l’on rend visible ou imaginable. Il déconstruit la distance à l’objet référent, qui peut ainsi se
manifester malgré sa perte. La capacité de la représentation d’être un « embrayeur » désigne
l’importance de la réception et donc des possibilités engendrées par le dispositif mémoriel.
Cette activation rappelle une certaine créativité du vide tel qu’a pu l’articuler Yves Klein, où il
est possible de conserver l’art dans l’immatériel de la mémoire, et ce, comme étant une
existence en soi suffisante :
Les visiteurs des galeries porteraient avec eux cette immense peinture dans leur mémoire
(une mémoire qui ne dériverait pas du tout du passé, mais qui serait à elle seule la
connaissance d’une possibilité d’accroître indéfiniment l’incommensurable à l’intérieur
de la sensibilité humaine de l’indéfinissable). Il est toujours nécessaire de créer et de
recréer dans une incessante fluidité physique en sorte de recevoir cette grâce qui permet
une réelle créativité du vide (Klein, 2003, p. 303).

L’herméneutique dépasse alors l’interprétation de l’image pour intégrer le public et invoquer


l’absence, qui, dans la scène première, est celle de l’origine. Comme notre conception nous est
inaccessible, notre fascination se trouve augmentée par l’absence qui est définitive. Dès lors,
l’image manquante doit se tourner vers le langage pour se manifester, comme on peut l’observer
dans La nuit sexuelle :
Voir dans la nuit, voilà ce que rend possible le langage. Seul le langage est capable de
faire le lien entre l’étreinte et la naissance. Raisonner c’est s’avancer en pensée dans le

“inquiétude prénatale” qui “court dans toute l’œuvre de saint Augustin” (La Nuit sexuelle). C’est la référence à
cette hantise d’Augustin pour le premier monde, liquide et obscur, que remémore Quignard avec le titre de Dernier
Royaume » (Bogoya, 2016, p. 52).

282
monde invisible. Le rêve fut la première mantique. Au cours du rêve l’âme erre
irrésistiblement dans l’invisible (Quignard, 2007, p. 132).

La position du langage dans la scène première est fondamentale. C’est grâce à lui que l’Idée de
cette image peut exister. C’est le langage qui engendre l’image puisqu’elle est perdue. C’est le
langage qui la propage puisqu’elle appartient à l’oubli. C’est le langage qui l’interprète
puisqu’elle est à jamais invisible. Cette triple fonction est constitutive des rapports entre textes
et images véhiculés par la spécificité de l’œuvre d’art fictive en tant qu’objet. Elle consent à
« voir dans la nuit », à dépasser l’invisible et à lier entre eux les éléments qui sont nécessaires
à la création de sens, ici notre propre existence.
Dans Terrasse à Rome, Quignard lie intrinsèquement cette fascination de l’image
manquante à la technique difficile et complexe de la manière noire :
La manière noire est une gravure à l’envers. Dans la manière noire la planche est
originairement et entièrement gravée. Il s’agit d’écraser le grain pour faire venir le blanc.
Le paysage précède la figure. Ce fut en 1642 que Ludwig von Siegen inventa la manière
noire. En 1653, à Bruxelles, Siegen révéla son secret à Ruprecht du Palatinat qui
l’introduisit en Angleterre en 1656. On compte seulement vingt-quatre gravures de
Meaume à la manière noire qui datent toutes d’après Abraham. On appelle berceau la
masse qui graine toute la planche pour la manière noire. Par la manière noire chaque
forme sur la page semble sortir de l’ombre comme un enfant du sexe de sa mère
(Quignard, 2000, p. 72).

Cet extrait unit le fond à la forme, l’origine à la création et l’art à la vie. En racontant l’histoire
de la manière noire avec les éléments essentiels de son historiographie, son invention, ses
spécificités techniques et ses artistes, le narrateur relit la pratique de Meaume le graveur aux
thématiques qu’il représente. La comparaison entre la manière noire et la naissance est
judicieuse dans l’optique où la gravure révèle l’art au monde, tout comme le fœtus devient
enfant. Les images se pensent dans la noirceur, mais se mettent à vivre dans la lumière, tout
comme l’acte sexuel de la conception humaine, dont la nature même est de nous rendre
étrangers à notre propre origine.
La possibilité de l’invention de l’image suit donc la même logique qui, dans la
chrétienté, en légitime l’existence même. On y reconnaît le besoin fondamental de la
représentation pour l’expérience humaine, que ce soit sur le plan esthétique et sensible ou au
chapitre de l’accès à la connaissance. On y établit aussi la nécessité de différenciation entre
l’objet et sa représentation, faisant de l’image une invention de toute pièce. Accepter l’image
comme produit de l’imaginaire, c’est lui laisser une liberté de forme et lui permettre d’être
textuelle. Et surtout, de l’interpréter pour ce qu’elle est, une copie du réel, une imitation, un lien

283
vers un élément absent, où l’Idée fait corps. Agnès Cousin de Ravel rappelle cette fonction pour
la pensée de l’image quignardienne :
Tout à la fois semblables au « travail invisible » des femmes lors de la conception et un
rempart, elles entrouvrent la porte que le langage, lors de son acquisition au temps de la
pueritia, avait fermée, refoulant alors la question de l’origine. Cette pensée « par images,
par débris de rêves, par motions, par émotions, par départs, par fugues, par extases à la
frontière de la chair et de la pensée », irrigue le sabir de l’écrivain (Cousin de Ravel,
2017, p.451).

L’image chez Quignard hante le lecteur, comme ses rêves et ses désirs. Et parce qu’elle habite
sa pensée, elle est immatérielle et relève donc du langage pour être transmise. C’est ainsi que,
sans jamais retrouver cette origine, le langage défie l’absence et en représente la quête.
La manière dont la théologie chrétienne autorise l’image est inscrite au sein de Terrasse
à Rome. On le perçoit dans les diverses œuvres d’art fictives qui ont attiré notre attention, mais
aussi dans le texte lui-même, dans l’expression et dans la conception du rapport au visible des
personnages. Au début du roman, il y a une scène importante entre Meaume le graveur et Nanni,
au moment de leur rencontre, juste avant de tomber amoureux. Dans cette scène, le regard joue
un rôle central puisqu’il autorise l’idylle à naître, dévoilant le consentement des deux
protagonistes. Mais le regard devient autonome, et sa destinée se voit prolongée au-delà de cet
instant partagé : « Sa beauté le laissa désert. Sa longue apparence l’attira. Aussi la suivit-il sans
qu’il s’en rendît compte. Elle, elle s’en rendit compte. Meaume surprit le regard qu’elle portait
sur lui. Ce regard sur lui, toute sa vie, vécut en lui » (Quignard, 2000, p. 11). Le regard de Nanni
devient un objet en soi qui se prolongera dans une temporalité plus longue que l’idylle entre les
amants. Cette vision est devenue une image qui appartient à l’imaginaire du graveur ; il l’a faite
sienne, immatérielle.

4.4. Chair, plaisir, contemplation : un sentiment esthétique et amoureux


L’amour est une forme d’intelligence (de faim sur les lèvres, de voyage dans le regard) qui ne concerne que
l’altérité de l’autre. C’est un mode de connaître dont le premier trait tient à ce que la clairvoyance est
contradictoire avec le langage.
Pascal Quignard, Vie secrète, 1998, p. 124

Nous nous pencherons sur un dernier aspect de l’érotisme dans Terrasse à Rome,
insérant cette réflexion au sein d’une pensée esthétique qui cherche à comprendre la relation
entre expérience amoureuse et contemplation. En effet, comme nous l’avons déjà observé dans
ce roman de Quignard, la nature érotique des gravures est ce qui les destine à disparaître. En
tant que représentation, ces œuvres d’art fictives sont jugées non par leur exécution, mais dans
leur possibilité mimétique : son caractère figuratif fait voir ce qui ne devrait jamais être peint

284
ou mentionné. Il s’agit d’un sujet pictural qui, en tant qu’affect faisant partie de l’expérience de
la vie humaine, a besoin d’être représenté. Cette nécessité s’explique par le désir de faire trace
de ce que nous avons vécu, et par cette action, d’en témoigner et d’en partager l’existence afin
d’en affirmer la communauté, mais surtout l’humanité. On se demande alors si cette volonté de
transmission pourrait correspondre à l’une des hypothèses de Michel Foucault dans l’Usage des
plaisirs, qui tentait d’identifier les facteurs du passage de l’érotisme à l’amour. En analysant les
plus célèbres discours amoureux de l’antiquité grecque, notamment le Phèdre de Platon, il
arrive à la conclusion suivante :
Le rapport de l’âme à la vérité est à la fois ce qui fonde l’Éros dans son mouvement, sa
force et son intensité et ce qui, l’aidant à se dégager de toute jouissance physique, lui
permet de devenir amour véritable. […] Or, si ce rapport à la vérité, constitutif du sujet
tempérant, ne conduit pas à une herméneutique du désir, comme ce sera le cas dans la
spiritualité chrétienne, il ouvre en revanche sur une esthétique de l’existence (Foucault,
1984, p. 119-120).

Le sujet qui fait l’expérience de l’érotisme possède, selon lui, une faculté intrinsèque
d’ouverture de soi, qui le conduit alors vers une ouverture à l’autre. C’est lorsque cet intérêt
pour autrui se produit que le sujet peut faire l’expérience de la connaissance, qu’il lui est
possible de ressentir grâce à cette capacité sensible d’abandon qu’il développe, dans l’écoute,
le regard, la curiosité que l’amour lui fait découvrir. Il est possible d’observer un tel phénomène
dans une ekphrasis des plus particulières au sein du roman :
Marie est assise sous les arbres, sur la rive de la mare. Elle a ôté ses souliers de bois.
Elle bouge ses orteils dans l’eau. Elle a remonté sa robe sur ses deux genoux. Il voit le
reflet de ses cuisses blanches dans l’eau étale sous elle. Soudain il voit la lumière de
l’eau qui se reflète dans ses yeux. Cela est gravé. Cela se voit. Cela se voit tellement
qu’elle a levé les yeux sur lui et ils luisent doucement, profondément. Il a envie d’elle.
Il va s’asseoir près d’elle (Quignard, 2000, p. 49).

L’extrait commence avec la description d’une gravure de Meaume dont les détails rappellent
l’immobilité propre à l’image et l’instant fécond : ici, le moment de tension juste avant que le
désir ne se consume. La présence du corps dénudé et des étoffes relevées montre certes les
indices de ce qui s’en vient, mais c’est l’image même qui le concrétise. Il y a un changement
après la description qui affirme les pouvoirs de la représentation. « Cela est gravé. Cela se
voit ». La gravure fige dans le temps et met en évidence l’attirance qui se manifeste par un
regard. La citation continue par l’évocation de la compréhension et de l’affirmation de la
passion mutuelle. L’ekphrasis se termine et le retour à la narration se produit par la fin de l’acte
de représentation. Le graveur se lève, quitte l’image pour l’amour, de la contemplation à la
consommation.

285
Cette perspective se révèle très similaire aux conceptions esthétiques que nous avons pu
explorer tout au long de cette thèse, de Kant à Duchamp, en soulignant le savoir transmis à
travers l’expérience de contemplation artistique, déconstruite par le récit et réinventée par
l’œuvre d’art fictive qui propose justement d’essayer de concevoir la connaissance à travers
une sensibilité intellectuelle qui combine raison et perception. Le dévouement indispensable à
la réussite d’une telle proposition demande un engagement total du lecteur, rappelant
l’investissement tout aussi complet de l’amoureux. Dans De l’érotique, Paul Audi fait
également le rapprochement entre peinture et amour et sur leur exploitation de l’imaginaire
commun :
En effet : avant de s’avancer l’un vers l’autre, de se prendre dans les bras, de
s’embrasser, avant qu’un couple ne consente à s’étreindre et à faire l’amour, il y a dans
la tête de chacun, ou autour des deux, flottant en quelque sorte au-dessus du lit d’amour,
toutes sortes d’images, de souvenirs, de fantasmes actuels ou virtuels. Images,
souvenirs, fantasmes, souvent imprégnés d’imagerie pornographique venue d’ailleurs,
et forgeant comme un modèle de conduite plus ou moins souple (Audi, 2018, p. 98).

Nous pouvons ainsi émettre l’hypothèse que la manière dont l’érotisme habite la pensée
humaine fonctionne selon un système similaire à celui de l’histoire de l’art occidental. C’est-à-
dire que celle-ci est basée sur une accumulation de connaissances et d’images et qu’elle se
construit à partir d’elles, les intégrant et les dépassant justement grâce à leur maîtrise et leur
compréhension.
Tout comme Meaume qui, dans sa démarche créative, s’adonne à une pratique de
collectionneur d’images, celui qui s’adonne aux plaisirs érotiques multiplie les fantasmes,
exploite l’imaginaire et se passionne également pour l’image. Le rapport à la forme est ce qui,
pour Audi, constitue le passage vers l’amour : après le coït, dans la célébration et la
réjouissance, quelque chose de concret se crée et unit les amants. L’amour et l’image se
rejoignent ici dans leur capacité à prendre forme, liant les perceptions visuelles à l’inscription
mémorielle. L’érotisme chez Quignard exploite ce type de relation, et les propos de Meaume
sont révélateurs à cet égard puisqu’ils construisent la dynamique amoureuse comme expérience
esthétique. On peut l’observer à travers les propos rapportés de l’artiste dans le récit:
Sur Nanni Veet Jakobsz : « L’amour consiste en des images qui obsèdent l’esprit.
S’ajoute à ces visions irrésistibles une conversation inépuisable qui s’adresse à un seul
être auquel tout ce qu’on vit est dédié. Cet être peut être vivant ou mort. Son signalement
est donné dans les rêves car dans les rêves ni la volonté ni l’intérêt ne règnent. Or, les
rêves, ce sont des images. Même, d’une façon plus précise, les rêves sont à la fois les
pères et les maîtres des images. Je suis un homme que les images attaquent. Je fais des
images qui sortent de la nuit » (Quignard, 2000, p. 36).

286
On note ici une perte de contrôle du sujet face à l’objet de ses pulsions à travers une tentative
de définition allégorique de l’amour. L’extrait met en avant l’ardeur de la tentation bien plus
que la sensualité ou l’échange avec l’amant. On constate ainsi le rôle de la représentation dans
la construction de l’engouement, où se mêlent rêve, fantasme et réalité, sans cesse répétés,
imaginés. L’artiste se sent dépossédé face à l’éros, mais aussi face à sa propre force créative
dans cette métaphore de l’attaque. La thématique érotique, ce qui doit être caché, tenu dans
l’ombre, rejoint encore une fois la technique picturale : l’image qui sort de la nuit, c’est la
manière noire. De la même manière que l’expérience esthétique peut être fictionnalisée, la
passion amoureuse a une constituante mentale autonome. La dimension psychique de l’amour
mène à la création d’images, qui peuvent à leur tour prendre une forme physique – dans les
gravures, ou imaginaire – dans les descriptions. Ici, la particularité de l’œuvre d’art fictive
réside dans le fait qu’il n’y a pas de différence entre ces formes, ce qui en établit la richesse,
mais également le mode de survivance. L’insistance de cet extrait sur l’obsession créée par le
désir physique et l’envoûtement amoureux positionne l’image érotique comme envahissement
conscient. Les visions qui nous hantent font en sorte que ces représentations sortent du domaine
relationnel pour occuper la vie entière, rappelant Duchamp, mais aussi les images-souvenirs de
Jean Philippe-Toussaint.
Cette symbiose entre la vie et la création évoque inévitablement l’art total des avant-
gardes dont l’ambition et la démesure inspirent toujours de nouvelles utopies. C’est une
idéalisation qui ouvre les possibles afin d’être sensible aux hasards, aux rencontres et à l’éveil
qui entraînent vers les chemins de la connaissance. La disposition face à l’inconnu se révèle
être un élément important pour l’art et pour l’amour, mais également par ce qu’il en constitue
l’un des facteurs communs :
Si l’on admet ensuite qu’avec l’amour il retourne bien moins d’un sentiment, d’un état
ou d’un acte dûment identifié, que d’un art – un art de coprésence, de la mise-en-
situation, donc de la relation, capable de donner forme aux rapports amoureux ; un art
du tissage où ce qui se croise et se trame risque à tout moment de faire accroc et de
s’effilocher –, alors ce qu’il faut admettre en même temps, c’est que l’exécution de cet
art si peu convenu dépend elle-même de règles dont nul ne connaît à l’avance la teneur
puisqu’il faut chaque fois et sans cesse les rechercher ou les réinventer […] (Audi, 2018,
p. 24).

Il importe donc continuellement de renégocier les conditions de l’expérience esthétique, mais


également celles de l’expérience amoureuse puisqu’elle dépasse le contexte individuel. Chaque
rencontre et chaque contemplation impliquent toutes celles qui les ont précédées tout en
affirmant d’autant plus leur différence et leur unicité. L’empirisme des connaissances acquises
reconstruit sans cesse le regard, redéfinissant constamment le savoir.

287
La pratique de l’amour et de l’esthétique devient une éthique du quotidien qui se produit
dans un art de l’existence. Pour transformer la vie de son personnage en œuvre d’art, Quignard
utilise certaines stratégies narratives qu’il déploie tout au long du récit, que l’on pense justement
aux nombreux discours rapportés entremêlés aux nombreuses ekphrasis fictives de gravures,
que nous avons analysées au cours de ce chapitre, dans une poétique spontanée et peu logique,
reflétant l’originalité de Meaume. L’emploi de ces stratégies se produit parfois au sein même
d’une seule phrase, où l’effet est alors encore plus évident de par la proximité des éléments qui
insèrent les pratiques artistiques au cœur du quotidien. Le meilleur exemple de cette incongruité
est probablement cette très longue énumération des différents sujets picturaux que le graveur a
entrepris de représenter :
Il appartenait à l’école des peintres qui peignaient dans une manière très raffinée les
choses qui étaient considérées par la plupart des hommes comme les plus grossières :
[…] des jeunes femmes qui se déchaussent, des jeunes femmes à peine habillées qui
lisent des lettres ou qui rêvent d’amour, des servantes qui repassent des draps, tous les
fruits mûrs ou qui commencent de moisir et qui appellent l’automne, les déchets des
repas, des beuveries, des tabagies, des joueurs de cartes, un chat léchant son bol d’étain,
l’aveugle et son compagnon[…] (Quignard, 2000, p. 51-52).

L’antithèse dévelopée dans cet extrait entre le raffinement du traitement visuel et la vulgarité
de ses thématiques est le propre de la scène de genre, faisant en sorte que la juxtaposition des
sujets qui auraient pu être choquant relève plutôt du commun. Ce genre pictural, dont l’art
flamand de l’époque du roman fait sa spécialité, investit le quotidien comme cela n’avait jamais
été fait auparavant dans l’art occidental, qui réservait la représentation à ce qui en était digne,
l’imitation de la nature étant un art des plus complexes et difficile dont le dur labeur devait être
mérité.. Il y a dans cette liste typiquement quignardienne96 une coprésence d’éléments qui
viennent définir la vie dans tout ce qu’elle a de plus commune, cernant ce que toute expérience
humaine peut partager. La simplicité avec laquelle les thèmes de ces gravures s’enchevêtrent
témoigne d’un intérêt nouveau pour la représentation du banal. Dans L’Éloge du quotidien :
essai sur la peinture hollandaise du XVIIe siècle, Tzvetan Todorov lie ce renouveau
iconographique à la crise de l’image engendrée par la Réforme :
Deux caractéristiques du protestantisme hollandais préparent l’épanouissement de la
peinture dans ce pays. La première est, paradoxalement, la montée de l’iconoclasme,
qui permet de rompre les liens soumettant la peinture à la religion : celle-ci doit se passer

96
Le Dictionnaire Sauvage rappelle l’importance des listes dans l’œuvre de Quignard : « Présentes dans nombre
de récits de manière disséminée ou jouant encore les rôles premiers en structurant l’ensemble du texte comme dans
Les Tablettes de buis d’Apronenia Avitia ou Les Sordidissimes de Dernier Royaume, les listes participent chez
Quignard de son constant souci de rechercher à la fois ce qui, au-delà du roman, est capable de faire récit et ce qui,
quand la voix défaille, est encore capable de dire au moment où le langage est taraudé de silence et de néant »
(Faerber, 2016, p. 338).

288
d’images, permettant à la peinture de se tourner vers le monde profane. La seconde est
plus importante encore : c’est la valeur attachée à la vie-dans-le-monde
(« intramondaine »), la vie séculière (Todorov, 1993, p. 30).

Cette vie-dans-le-monde qu’évoque Todorov se veut presque un précepte esthétique dans


l’optique où il y a un désir de trouver le beau dans les petites choses de tous les jours. Il s’agit
également d’une entreprise de redéfinition de la beauté où l’art examine, grâce à ses choix de
représentations, ce qui peut faire l’objet de son travail. La liste de sujets picturaux chez
Quignard, qui est une ekprasis thématique, octroie au roman contemporain ce regard
anachronique qui témoigne d’une origine historiquement datée de l’union entre l’art et la vie.
Cette attitude contemplative envers le quotidien est bien ancrée chez le lecteur qui s’identifie
dans cette perception du monde dans lequel il vit également. Cette capacité réceptive est elle
aussi une propriété de la disponibilité amoureuse dont parle Bataille :
En un mot, l’objet du désir est l’univers, sous la forme de celle qui, dans l’étreinte, en
est le miroir, où nous sommes nous-mêmes réfléchis. Et dans l’instant le plus vif de la
fusion, le pur éclat de lumière, comme un soudain éclair, illumine le champ immense de
la possibilité, sur lequel ces amants individuels sont subtilisés, anéantis, dociles dans
leur excitation à une subtilité qu’ils voulurent (Bataille, 1976, p. 114).

Le monde des possibles qui s’ouvre grâce à l’expérience amoureuse est l’une des conditions
que nous avons établies pour conceptualiser l’esthétique de l’œuvre d’art fictive. Ce passage de
Bataille positionne le sujet dans l’univers dans un émerveillement épiphanique similaire au
syndrome de Stendhal.
Pour insister sur l’interpénétration des sentiments esthétiques et amoureux, Paul Audi
rappelle la similitude de la construction de leur forme respective :
[…] si concevoir la rencontre amoureuse comme un artiste conçoit une forme répond
bien à une « exigence de beauté » (Aphrodite) et à « l’exigence de la mémoire »
(Mnémosyne), cela est dû essentiellement au fait qu’il s’agit là tout d’abord d’une
exigence de l’amour (Éros). Autrement dit, ce n’est pas à une volonté d’esthétiser
l’existence, mais à l’existence de l’amour et à elle seule qu’il appartient d’exiger que la
mémoire s’en mêle et que la beauté entre en ligne de compte (Audi, 2018, p. 94).

Ainsi réunies, ces exigences situent la rencontre amoureuse comme autonome des amants qui
la vivent. La rencontre peut faire acte de mémoire et de beauté par elle-même, et ce, même
après l’amour. Elle survit comme un récit après les faits parce qu’elle s’est inscrite comme
forme. Cette comparaison entre l’amour et l’œuvre d’art rappelle leur désir commun de
surmonter l’épreuve du temps, de chercher une forme de survivance extérieure dans une logique
d’éternité. Toutefois, tout comme l’image, l’amour disparaît et son évocation peut alors être
douloureuse. Le désir de donner forme à cette souffrance s’inscrit dans un processus

289
nostalgique. Dans le cas de Meaume, il s’agit plutôt de révéler la douleur par l’absence de
représentation dans une stratégie d’évitement. Dans le roman, le narrateur donne la parole à son
personnage à de nombreuses reprises. Les propos hermétiques et cryptés révèlent les choix
artistiques de ce dernier, à travers lesquels s’expriment ses souvenirs, mais aussi le besoin de
les atténuer. Le dispositif narratif sophistiqué illustre à merveille comment les diverses couches
de médiation déforment l’information qu’elles tentent d’utiliser afin de légitimer une certaine
autorité historique. Dans l’extrait suivant, Grünehagen, le personnage d’historien d’art obscur
rapporte dans un ouvrage une discussion entre le Lorrain et le personnage de Meaume dont la
source ne sera jamais identifiée :
Il y a un apparaître qui est propre à ce monde. Souvent il y a des rêves. Quelquefois il
faut retirer la toile sur le lit et montrer les corps qui s’aiment. Parfois, il faut montrer les
ponts et les hameaux, les tours et les belvédères, les bateaux et les chariots, les
personnages dans leurs habitations avec leurs animaux domestiques. Parfois la brume
suffit ou la montagne. Parfois un arbre qui s’incline sous les rafales de vent suffit.
Parfois même la nuit suffit, plutôt que le rêve qui rend présent à l’âme ce dont elle
manque ou ce qu’elle a perdu (Quignard, 2000, p. 39).

L’importance de l’imaginaire est ici cruciale parce qu’elle souligne la place de l’expérience
vécue dans les capacités de perceptions et d’interprétations. Ce qui suffit souvent est la
simplicité des choses, au cœur du quotidien, pour révéler ce qui a disparu, l’art ou l’amour, et
le fait que nous disparaîtrons à notre tour. Il y a une poésie de l’absence qui positionne le choix
de représentation comme étant un acte mémoriel. Ce passage montre une tension qui rappelle
la nécessité de dévoiler l’érotisme, mais aussi une certaine retenue à son égard, où la sobriété
d’une évocation distanciée peut suggérer bien davantage que sa propre représentation. Cette
suggestion s’avère ici métanarrative puisque Quignard procède à la même stratégie d’un point
de vue du récit, mêlant une langue pleine de silence dont les références touchantes sont des plus
évidentes à des propos choquants et dérangeants qui sont énoncés comme si de rien n’était. Ce
qui se révèle particulièrement intéressant, c’est que le dispositif employé par l’auteur imprègne
les propos de l’artiste – mais ceux-ci n’ont aucune influence quant à l’interprétation de son
œuvre – non parce qu’il dit une chose et son contraire, mais parce qu’ils construisent le portrait
du personnage de l’artiste d’un point de vue humain, complet, positionnant son activité créative
au cœur du quotidien. Et il s’agit d’un quotidien douloureux confronté à un amour perdu, à un
accident tragique et à leurs conséquences constantes.
C’est là que la logique de la fiction de l’œuvre d’art fonctionne dans sa pleine capacité
puisque s’il est impossible de transmettre l’image, la décrire reste possible. L’ekphrasis qui
véhicule l’Idée de l’art fait acte d’énonciation et l’œuvre existe malgré son immatérialité. Et,

290
comme dans ce passage où le personnage de Meaume suggère que parfois l’absence témoigne
plus fortement, il faut être capable de constater cette absence. C’est grâce au langage, langage
que Quignard manie des plus habilement, que l’absence peut prendre forme. Paul Audi constate
l’apport du langage afin de rappeler la problématique de Michel Foucault qui tente de définir le
passage de l’érotisme à l’amour :
Cela étant, une première condition est nécessaire : l’amour ne saurait naître sans que le
désir ne s’élève au langage, ne se prête à la parole, ne s’incorpore à un discours. Le
langage – c’est-à-dire un certain type de discours qui « idiomatise » la langue et en fait
celle, toute singulière, des amants – est ce qui permet au désir de sortir de sa redite,
d’échapper à son éternelle insatisfaction. Le jeu de la parole et du désir est une première
étape pour qui veut transformer le désir en amour (Audi, 2018, p. 262).

Si le langage se trouve au cœur de l’expérience du sentiment amoureux, il en va de même pour


l’esthétique. Le langage est nécessaire pour l’herméneutique de l’œuvre d’art puisque l’image
ne possède pas la capacité de s’exprimer, mais aussi pour l’existence de l’Idée de l’œuvre d’art,
pour sa fiction et sa transmission.
L’une des fonctions primordiales de la langue n’est pas seulement de rendre visible ce
qui est imperceptible, dévoilant la dimension intellectuelle du regard, mais aussi de multiplier
les possibilités d’interprétation, de renouveler le discours, de faire exister les différentes
expériences. On se positionne dans les « récits indécidables» pour reprendre la notion de Bruno
Blanckeman (2017), nous rappelant la rhétorique spéculative de Pascal Quignard qui ne pourrait
être plus au coeur de cette conception de la littérature. Dans Au risque du contemporain,
Dominique Viart mentionne l’œuvre de l’auteur pour conceptualiser une tendance qui emploie
une approche déconcertante du texte. Il explique alors la nature de la tâche critique face à ce
type d’œuvre.
Car c’est là, dans le champ verbal qui les rassemble, que s’installe l’intelligence d’une
œuvre et d’un phrasé, l’espace d’une pensée, d’une sensibilité et d’un imaginaire. C’est
cela que le critique doit transcrire. Il s’agit de déplier la complexité de l’œuvre, ses
ramifications, ses résonances — ce qu’autrefois l’on appelait les jeux de signifiance —
comme autant de valeurs ajoutées du sens, des sens, leur déploiement infini. Expliquer,
c’est montrer comment l’œuvre est faite et comment, ainsi faite, elle en dit plus que ce
qu’elle semble dire ; déplier sans doute, mais sans écraser les plis, afin que l’œuvre
toujours se recompose au terme du parcours (Viart, 2013, p. 245).

L’explication multiplie le savoir. L’interprétation vient dans le langage créer une plus grande
variation de l’œuvre dans sa seule existence, soulignant l’incertitude face à l’art. L’approche de
Quignard procède est similaire à cette proposition critique de Viart quant à l’œuvre de Meaume,
où, grâce au texte littéraire, il entreprend de faire résonner les silences. On remarque ce rapport
au langage dès le début du roman où le personnage se trouve muet devant l’élue de son cœur. :

291
L’apprenti graveur ne trouve pas des mots à dire à la fille unique du juge électif. Alors
il touche avec ses doigts timidement son bras. Elle glisse sa main dans ses mains. Elle
donne sa main toute fraîche à ses mains. C’est tout. Il serra sa main. Leurs mains
deviennent chaudes, puis brûlantes. Ils ne parlent pas. Elle tient sa tête penchée. Puis
elle le regarde directement, dans les yeux. Elle ouvre ses grands yeux en le dévisageant.
Ils se touchent dans ce regard. Elle lui sourit. Ils se quittent (Quignard, 2000, p. 13).

La description de cette scène est poignante par l’attention accordée aux détails. Elle est lente et
isole les gestes qui viennent créer le sens. C’est à travers eux que l’action se produit ; la
répétition des mains fonctionne comme une synecdoque, où la petitesse du geste dévoile la
grandeur du sentiment amoureux. Rien de concret n’arrive dans ce passage, les personnages
n’échangent aucune parole. Tout se produit dans l’absence, dans la tension d’un au revoir, dans
un texte qui décrit un adieu lentement, dans un amour qui ne peut plus être, mais qui continuera
son existence dans la mémoire des personnages et dans l’art dont il donnera forme. Et face à ce
silence, le roman de Quignard ne se justifie pas. Il laisse les possibles ouverts pour son lecteur,
dans une entente réciproque de l’expérience esthétique qui peut être vécue :
Autre chose est une littérature qui ne consent à rien, qui aborde le monde comme un
problème et la langue comme une question. Cette littérature déconcertante ne cherche
pas à satisfaire des attentes préconçues, mais contribue à les déplacer. Elle s’écrit là où
on ne l’attend pas et destine à son lecteur les interrogations qui la travaillent (Viart,
2013, p. 247).

Cette difficulté de la littérature que décrit Viart ne doit pas être perçue comme un obstacle, mais
comme une occasion, plus particulièrement pour l’œuvre d’art fictive, de contester sa forme, sa
matière et sa place dans le monde. Placer l’art au cœur de la vie, c’est valoriser une approche
sensible du savoir, une expérience humaine de la connaissance, une ouverture amoureuse qui
rappelle finalement le projet foucaldien. L’effort intellectuel suscité par la difficulté du texte
est ainsi source de plaisir et de stimulation :
C’est la curiosité – la seule espèce de curiosité, en tout cas, qui vaille la peine d’être
pratiquée avec un peu d’obstination : non pas celle qui cherche à s’assimiler ce qu’il
convient de connaître, mais celle qui permet de se déprendre de soi-même. Que vaudrait
l’acharnement du savoir s’il ne devait assurer que l’acquisition des connaissances, et
non pas, d’une certaine façon et d’autant que faire se peut, l’égarement de celui qui
connaît ? Il y a des moments dans la vie où la question de savoir si on peut penser
autrement qu’on ne pense et percevoir autrement qu’on ne voit est indispensable pour
continuer à regarder ou à réfléchir (Foucault, 1984, p. 15).

292
Conclusion
Dans un désir de conceptualiser un ancrage théorique pour l’œuvre d’art fictive, il nous
a été utile de dresser un parallèle entre la production artistique réelle et certains ouvrages de
fiction contemporains tout au long de cette thèse. L’apport spécifique de la relation entre
Quignard et Klein rend possible l’existence d’ekphrasis autonomes en tant qu’expérience
esthétique, mêlant contemplation et imaginaire à travers une transmission textuelle. Cette
relation nous a également aidée à conceptualiser notre problématique au-delà de la matière,
c’est-à-dire en confrontant l’inévitable destin de toute matérialité qu’est celui de sa disparation.
Comme le rapport à la finitude a ainsi été développé, il nous a été possible de réaffirmer le rôle
du texte quant à la survie et à la transmission du savoir de l’art, et ce, au-delà du contexte
fictionnel. La littérature contemporaine peut articuler une relation temporelle à l’œuvre d’art
qui lui est propre, soit celle du récit, de l’imaginaire, de l’intangible. Elle instaure une
expérience esthétique, qui ne remplace pas l’acte contemplatif, mais qui lui est complémentaire
et qui développe une tout autre sensibilité à travers la narrativité. Il a donc été intéressant de se
pencher sur les écrits d’artistes pour essayer de saisir cette sensibilité dans ce qu’elle a de plus
personnel. Nous avons pu construire autour de la pensée esthétique de Klein une approche de
l’art différente sans chercher à justifier une quelconque interprétation historiographique. Il
s’agissait plutôt d’essayer de multiplier les approches face à l’œuvre d’art en renouvelant sans
cesse son expérience, et ce, pour valoriser le spectateur envers qui l’art est après tout destiné.
Avec Quignard, c’est un retour vers l’intime à travers la temporalité littéraire qui s’est vraiment
distingué :
Il y a un âge où on ne rencontre plus la vie, mais le temps. On cesse de voir la vie vivre.
On voit le temps qui est en train de dévorer la vie toute crue. Alors le cœur se serre. On
se tient à des morceaux de bois pour voir encore un peu le spectacle qui saigne d’un
bout à l’autre du monde et pour ne pas y penser (Quignard, 2000, p. 108).

Cet extrait représente bien ce que nous avons essayé de dégager dans ce chapitre, soit un rapport
à l’art qui conteste notre capacité de perception tout en affirmant une logique de la sensation.
Après la formule anti-rétienne de Duchamp qui tentait de déconstruire la dialectique entre
vision et intellection, Quignard nous a guidée vers une esthétique du doute où il est question du
savoir officiel, mais aussi de la place que la figure humaine individuelle y occupe. Nous avons
pu alors situer l’œuvre d’art fictive au cœur d’une longue tradition de l’image qui, dans le
contexte occidental, a été déterminée par l’incarnation et le droit à la représentation que la
théologie chrétienne y a trouvé. Nous avons abordé cet aspect dans l’œuvre de Quignard pour
comprendre cet apport déterminant pour la situation de l’image dans Terrasse à Rome. C’est

293
donc dans un parcours de la vie et de l’œuvre de Meaume le graveur que nous avons développé
certains aspects conceptuels importants pour l’œuvre d’art fictive, son rapport à la matière, à la
finitude, à la survivance, mais aussi le contexte dans lequel elle s’inscrit, au sein de l’histoire
littéraire et artistique en tant que phénomène représentatif de la culture occidentale.

Conclusion

Ce qui reste de l’art, ce qui reste de nous


Things are because we see them, and what we see, and how we see it, depends on the Arts that have influenced
us. To look at a thing is very different from seeing a thing.
One does not see anything until one sees its beauty. Then, and then only, does it come into existence.
Oscar Wilde, The Decay of Lying, 1905

Dans l’expérience particulière que nous faisons de l’œuvre d’art fictive à travers la
littérature, dans la manière précise, restreinte et immatérielle dont elle s’offre à nous et par les
diverses façons dont elle nous affecte, nous constatons qu’il n’y a pas de voie à suivre : il s’agit
d’un objet dont la présence même au sein du texte se définit par son instabilité, sa volatilité, son
caractère insaisissable. Il ne s’agit pas d’un problème insoluble, mais plutôt d’un problème qui
refuse d’être résolu, qui crée du sens en se réinventant sans cesse. Dans ces conditions qui, à
priori, semblent limiter les possibilités d’interprétation, c’est au contraire un univers d’une
ouverture infinie qui se déploie dans un imaginaire intime, interpellant nos références
personnelles et rejoignant la culture dans ce qu’elle représente de plus collectif.
Ce qu’il faut retenir de cette thèse, c’est d’abord que l’œuvre d’art fictive est bel et bien
un objet littéraire. Si elle existe, c’est grâce au contexte romanesque, à la capacité du texte à
transmettre une image par les mots. La forme narrative est également déterminante puisqu’elle
la différencie de l’ekphrasis traditionnelle. Son élaboration dans le récit lui octroie une
plateforme pour transmettre davantage que ce qu’elle représente en tant qu’objet puisque le
roman développe une expérience esthétique qui inclut la médiation dans la durée. Le public y
consomme l’art autrement ; en lisant, en prenant son temps, et en développant ses goûts et ses
connaissances. Il s’agit d’un objet ancré dans la pratique herméneutique qui tente de
comprendre les différents enjeux que soulève la mise en représentation en tant que phénomène
artistique, philosophique et sociologique.
Nous constatons aussi que l’œuvre d’art fictive possède sa propre historiographie. Elle
s’inscrit dans l’héritage des relations entre littérature et arts visuels, rendu possible grâce à de
multiples transformations formelles. Elle se pense à travers ce long parcours qui relève de la

294
plasticité, de la matérialité, et de ce qui la positionne à l’extérieur des limites de chaque média.
Parce que l’œuvre d’art fictive est une absence qui ne cherche pas à être comblée, une décision
consciente de s’inscrire dans le for intérieur de chaque lecteur avec qui elle entre en contact.
Dès lors, son historiographie est d’abord conceptuelle. On pourrait effectivement constituer un
catalogue raisonné répertoriant chaque manifestation, ce qui en conserverait une trace
autonome. Ce n’est pourtant ni dans le nombre ni dans la comparaison que l’œuvre d’art fictive
manifeste son essence, mais dans l’Idée, dans son expérience imaginée. Une constante s’impose
à travers chacune de ses occurrences : la fiction n’envie rien au réel, le langage n’est pas
déficient ou insuffisant et le récit qui n’a pas de référent est avant tout critique des conditions
dans lesquelles le discours émerge traditionnellement, appelant à une distanciation qui met en
question l’histoire et ses différentes versions.
L’œuvre d’art fictive comme objet littéraire est le résultat des pratiques textuelles
contemporaines. Bien qu’elle possède un corpus étendu dans l’espace-temps et que son
éclectisme l’appelle à se réinventer sans cesse, on remarquera qu’elle représente désormais une
tendance littéraire en raison de sa présence fréquente dans les romans français récents97. Plus
que jamais, l’œuvre d’art fictive se multiplie et soulève des enjeux de plus en plus nombreux,
puisque sa forme se complexifie, tout comme son rapport au récit, mais aussi parce que la
littérature est en soi un objet qui a changé. Dans son livre Après la littérature, Johan Faerber
propose de penser les textes littéraires comme autant de formes de vie qui reflètent la manière
d’être au monde après les doutes de la postmodernité. Il s’agit bien sûr d’une manière parmi
tant d’autres de conceptualiser le corpus français actuel et de relier avec précision les études sur
les tendances contemporaines à certains éléments fondateurs de notre analyse. Ainsi, grâce à
une autonomie assumée et une liberté qui « déborde toujours sa propre phrase », la littérature
génère une relation à soi dispensée par l’expérience esthétique :
La littérature est un sentiment. Souveraine, inouïe et presque jetée elle-même dans sa
propre incrédulité, cette formule viendrait sans doute dire la part sensible et neuve à
nulle autre pareille du contemporain qui découvre combien écrire, c’est revenir d’entre
les morts. Combien écrire, c’est partir, depuis l’énergie de la décision, à la reconquête
d’un souffle qui viendrait repeupler le monde, hors des images, mais depuis le peuple et
le collectif qui voudraient faire bloc contre le néant et les désastres éconduits
provisoirement (Faerber, 2018, p. 255).

La littérature comme sentiment est exactement la même entreprise que celle menée par l’œuvre
d’art fictive. C’est non seulement la relation entre texte et image, mais aussi celle entre œuvre

97
On peut penser à de nombreux romans récents tel que Les désœuvrés d’Aram Kebabdijian(2015), Sigma de
Julia Deck (2017), Un monde à portée de main de Maylis de Kerangal (2018), Art Nouveau de Paul Greveillac
(2020).

295
et public qui se déploie et se propose comme façon de comprendre le monde et de contester sa
mise en représentation. L’œuvre d’art fictive dans son essence est un témoignage poignant de
l’union de l’art et de la vie. Et la présente thèse a essayé d'en poser les fondements théoriques.
C’est précisément ce à quoi s’est attardé le premier chapitre consacré à Nue de Jean-
Philippe Toussaint. L’appropriation de la pensée duchampienne dans la performance de la robe
de miel a été nécessaire pour saisir l’ekphrasis au-delà de son aspect descriptif, d’abord au sein
de l’économie romanesque, puis en dialogue avec l’art visuel. Notre étude a établi, comme fil
conducteur de nos propositions, la place indubitable de la littérature, voire de toute forme
artistique, au cœur de l’entendement. Non pas en raison de sa représentation, mais par sa
survivance autonome au sein de la mémoire collective qui dépasse la temporalité du contact
avec l’art, qu’il s’agisse de la lecture ou du regard, et qui accompagne le public en tant
qu’individu tout au long de sa vie. L’inverse est aussi vrai, c’est-à-dire que la vie humaine est
déterminante de l’expérience esthétique, qu’elles vont ensemble, main dans la main, dans la
création d’un objet qui pose les paradigmes de l’existence. Marielle Macé propose une étude
critique de la réception qui considère ces enjeux selon un cadre conceptuel similaire dans son
ouvrage Façons de lire, manières d’être :
Il n’y a pas d’un côté la littérature et de l’autre la vie, dans un face-à-face brutal et sans
échanges qui rendrait incompréhensible la croyance aux livres […] une simple
confusion entre la réalité et la fiction, un renoncement à l’action, une humiliation du
réel, et par conséquent un affaiblissement de la capacité à vivre. Il y a plutôt, à l’intérieur
de la vie elle-même, des formes, des élans, des images et des matières qui circulent entre
les sujets et les œuvres, qui les exposent, les animent, les affectent. La lecture n’est pas
une activité séparée qui serait uniquement en concurrence avec la vie ; c’est l’une de ces
conduites par lesquelles, quotidiennement, nous donnons une forme, une saveur et
même un style à notre existence (Macé, 2011, p. 9-10).

L’union de l’art et de la vie telle que nous avons pu l’étudier chez Duchamp sort donc ici du
domaine plastique pour rejoindre la théorie littéraire et notre manière d’envisager l’œuvre d’art
fictive.
L’ekphrasis devient une forme à l’intérieur et à l’extérieur du roman. La robe de miel
nous rappelle, comme lecteur, qu’il est impossible que la matière puisse être complètement
contrôlée, que l’acte de création est imprégné de hasards et d’imprévus tout comme l’est la vie
elle-même. L’art n’est pas seulement uni à la vie, il en reflète le fonctionnement intrinsèque.
Le tableau des Onze se présente dès le début du roman de Michon comme un chef-d’œuvre
incompris et malmené. On a essayé de le faire parler, de lui faire dire des choses qu’il n’avait
aucune intention de signifier, de lui faire prendre position et de l’utiliser pour établir un discours
politique hégémonique. Pourtant, les Onze ont une histoire équivoque révélant la difficulté du

296
récit à se constituer. Cette ambiguïté fait de l’œuvre d’art un objet insaisissable, mais aussi
indispensable à l’élaboration d’une mémoire collective. Elle fait partie de qui nous sommes et
de la manière dont nous comprenons le monde dans toute sa complexité. Quant à l’art chez
Houellebecq, ce n’est en fait qu’une autre dimension du monde comme représentation. Chacune
des œuvres d’art fictives de La carte et le territoire conteste la manière dont l’être humain
habite son environnement dans son rapport à la production, à la matière et à la trace qu’on laisse.
La série des métiers, la plus importante du roman, fait de Houellebecq le sujet d’un célèbre
portrait de Jed Martin, venant brouiller la frontière entre le réel et le fictionnel, entre l’art et la
vie, entre signifié et signifiant. Finalement, l’œuvre disparue de Meaume le Graveur de Pascal
Quignard vient rappeler que le destin de l’art est le même que celui de la vie humaine, sa
fragilité physique fait en sorte qu’il n’est pas à l’abri d’une éventuelle tragédie. La composition
fragmentée du récit fait apparaître les différentes gravures érotiques comme une hantise, une
image qui nous assiège et qui nous suit, dans nos fantasmes et nos rêveries. La présence
constante de l’image, qui accompagne le graveur dans ses errances, positionne la représentation
comme désir et comme pratique de la survivance, à la fois humaine et artistique.
Ces œuvres d’art fictives possèdent toutes une qualité particulière qui a été activée par
leur existence romanesque. Elle lie la sensibilité du lecteur à celle, immanente, du texte, ouvrant
ainsi les possibles grâce à la disponibilité de ce dernier tout en s’opérant dans la temporalité
narrative. La notion d’individuation de Gilbert Simondon rappelle le caractère transformateur
de l’expérience esthétique. Baptiste Morizot et Estelle Zhong Mengual appliquent ce concept
au contexte particulier de l’art contemporain dans leur livre Esthétique de la rencontre :
Ce que l’on veut mettre ici en évidence, c’est que l’art ne transforme pas seulement notre
perception du monde : par résolution de ce qu’il y a d’irrésolu en nous, il transforme nos
formes de vie dans ce qu’elles ont d’intégré et d’orienté vers l’à venir, c’est-à-dire tout
notre usage du monde. Autrement dit, une théorie de la réception comme rencontre
individuante permet de mettre en lumière le pouvoir effectif de l’art à façonner et
moduler durablement notre relation au monde (Morizot et Zhong Mengual, 2018,
p. 113).

Le contexte romanesque de l’œuvre d’art fictive donne lieu à une individuation que nous
pourrions qualifier de directe puisqu’il n’y a pas de tiers parti entre l’œuvre et le public. Le
texte est à la fois l’objet de diffusion, puisque c’est grâce à lui que l’idée de l’œuvre se
concrétise, et de sa propre médiation. Le langage ne sert pas à expliquer l’œuvre d’art fictive :
il en est la manifestation. Le langage possède la capacité de nous affecter, peu importe si son
référent est réel ou fictif, et nous accompagne après l’imaginaire, jusque dans notre vie
quotidienne. Une rencontre individuante comme esthétique de la réception conçoit la présence

297
de l’art dans la vie tout comme celle de la vie dans l’art, et cette seconde transformation
s’organise ici dans le contexte de l’œuvre d’art fictive à travers ses qualités proprement
littéraires, soit la temporalité, la narration, la représentation et l’interprétation.
Nous avons donc étudié la manière dont la littérature contemporaine s’approprie l’art
visuel afin de le détourner et d’en faire un objet autonome utilisé pour la mise en récit. Chacun
des quatre romans du corpus a été choisi parce qu’il possède une caractéristique commune : la
présence d’œuvres d’art fictives. Cette particularité est fondamentale puisque c’est grâce à la
fiction de l’œuvre d’art qu’il est possible de penser le roman comme lieu expérimental pour
l’idée de l’art, mais aussi comme lieu alternatif, à l’extérieur de l’institution où les savoirs et
les corpus officiels peuvent être réévalués. Cette attitude critique de la littérature contemporaine
envers l’histoire de l’art l’inscrit dans la mise en doute des grands récits tel qu’on la retrouve
dans la tendance littéraire postmoderne. Le rapport traditionnel que le texte entretient à la
référentialité et à la matérialité a été revu. Nous avons pu alors repenser ce que l’on transmet
lorsqu’on écrit sur l’art et à qui appartient l’autorité d’une telle pratique.
Le premier chapitre a placé le public au cœur du processus artistique, rappelant que la
relation entre l’artiste et sa création s’avère incomplète sans lui. Lorsque l’œuvre d’art est
fictive, chaque nouvelle lecture produit une expérience inédite qui n’existe qu’à travers
l’écriture, non dans une répétition, mais dans un renouvellement esthétique où se multiplient
les configurations et les possibles. Ces formes, en constante variation par leur nature
insaisissable, situent la perception au cœur de ces enjeux, dans notre manière de contempler et
de comprendre ce qui nous est transmis. L’anti-rétinien de Duchamp a pu placer l’intellection
comme contact essentiel à notre sensibilité. La forme littéraire de l’œuvre d’art fictive apporte
une immédiateté liée à la performativité de l’objet, qui se déploie par le texte en déconstruisant
l’impact de l’institution sur sa dénomination.
Le deuxième chapitre a étudié les différentes pratiques textuelles qui ont permis de
reconnaître la fiction de l’œuvre d’art comme rhétorique de l’incertain. À travers le rapport au
musée et à l’histoire de l’art, la littérature déploie une posture du doute dans laquelle elle cultive
un savoir immatériel. La métatextualité devient la démonstration d’une conscience narrative
qui met en scène le travail du discours et de son organisation, révélant la construction du savoir
et la nécessaire distanciation des institutions qui le légitiment. C’est la fonction de la littérature
face à l’image qui s’affirme ici. La littérature en révèle les dessous, les repentirs, puisque la
forme romanesque offre la complexité, les va-et-vient et la durée.
Le troisième chapitre a posé comme postulat que l’œuvre d’art fictive s’inscrit dans les
débats de représentation du monde et des enjeux esthétiques. La littérature, par son

298
appropriation de l’image, en devient le lieu de monstration. On souligne la valeur de l’idée au-
delà de la réalisation, dépassant les contraintes matérielles afin d’optimiser une transmission
valorisant l’imaginaire du lecteur. La mise en récit de l’œuvre d’art fictive entraîne un
déplacement de l’expérience de l’art qui inclut à la fois l’exposition, la médiation et la
conservation. La réflexion sur les médias propose une approche hybride, plastique et littéraire,
où se mélangent genres, dispositifs et techniques narratives.
Enfin, le dernier chapitre s’est intéressé à la place que l’œuvre d’art fictive occupe dans
la culture occidentale, de l’influence de la philosophie de l’image depuis Aristote jusqu’aux
pratiques dématérialisées et éphémères contemporaines. La question de la survivance de l’art
s’est avérée cruciale puisque nous avons proposé de penser le texte comme trace, comme
témoignage d’une présence et d’une relation avec le public et ce, au-delà du réel, au-delà de la
matière, de sa potentielle disparition et autres considérations physiques. L’expérience de
l’œuvre d’art fictive est rendue possible par une longue tradition de l’interprétation, mais aussi
par la mise en question postmoderne de ces codes herméneutiques et de notre manière de voir,
d’observer, de penser le détail et de comprendre. Il y a quelque chose d’individuel dans la
réception de l’œuvre d’art, et l’expérience textuelle au sein du roman permet à l’individualité
de se déployer à son contact, dans un dialogue entre l’universel et le personnel, dans
l’inscription du soi dans la culture, dans un monde d’images qui nous appartiennent et nous
fascinent.
Il se construit alors une existence de l’œuvre d’art fictive qui déborde de son contexte
romanesque. L’ekphrasis autonome, indépendante de l’univers littéraire, nous habite et nous
accompagne, tel un souvenir que nous nous rappelons au moment d’en créer de nouveaux. Nous
y pensons au moment de découvrir une nouvelle œuvre, textuelle ou visuelle, et elle devient
une part active de notre cadre de référence. Ces évocations fréquentes en disent long sur leur
contribution. Ce patrimoine commun possède sa propre histoire, et cela nous enchante toujours
de le retrouver. Dans Un certain Monsieur Piekielny, roman de François-Henri Désérable
consacré à une enquête dans les archives de l’un des personnages – fictif ou réel, là est la
question – de Romain Gary, le narrateur se remémore sa lecture des Onze de Pierre Michon :
Ce tableau moi aussi je l’avais vu. Je me revoyais au Louvre quelques années plus tôt,
dans le pavillon de Flore, dans la grande salle où à l’exclusion de tout autre tableau
Michon nous rappelle qu’il se tient. Mon souvenir était imprécis, je n’aurais pas su dire
à combien d’années il pouvait remonter, ni à quoi ressemblait le tableau, mais la lecture
ensoleillée dans la nuit en ravivait les couleurs, et peu à peu je les revoyais, les onze, le
« Grand Comité de la Grande Terreur » […]. Je lisais Les Onze et les onze se tenaient à
nouveau devant moi dans la chambre à Marseille, invariables et droits, comme sur le
tableau de Corentin. Je voulais le revoir (Désérable, 2017, p. 247-248).

299
Peu importe si Les Onze existe ou non. Sa présence textuelle est suffisante pour susciter une
réaction, pour éveiller les sens, à un point où l’auteur se dirige ensuite au Louvre, où il se
confronte à un gardien de sécurité, dans le monde réel où le tableau n’existe pas, qui lui dit qu’il
n’est pas le premier à chercher le chef-d’œuvre de Corentin, évidemment sans succès. Le
portrait des pères de la Révolution française excède ainsi ses propres dimensions et accompagne
l’auteur jusque dans son projet d’écriture. La fiction a pu à la fois réinvestir ce qui a été laissé
dans l’ombre par les institutions et se tourner vers une conscience autoréflexive face à ses
propres procédés. Elle se penche sur la manière dont elle a influencé notre compréhension du
monde et des œuvres qui le construisent en reconnaissant son apport essentiel au processus de
construction du savoir comme narration. Le brouillage des frontières entre le réel et le fictionnel
ne relève plus d’une ambiguïté, mais d’un choix réfléchi et d’une volonté littéraire. Cette
stratégie met dès lors l’accent sur une esthétique de la réception, schématisant l’art comme
rencontre afin de repenser les possibilités de médiation en valorisant l’expérience individuelle
du lecteur.
Les avenues pour l’approfondissement de nos recherches sont variées puisque l’étude
de relations entre texte et image demeure une problématique centrale en littérature
contemporaine grâce au renouvellement du discours critique et herméneutique sur l’œuvre
d’art. Il serait intéressant de conceptualiser l’impact de l’approche biographique sur
l’interprétation de l’œuvre d’art en se concentrant sur la manière dont le récit invite le lecteur à
une expérience plus personnelle de l’œuvre d’art à laquelle il est exposé. En intégrant des
matériaux divers, des descriptions aux archives de l’artiste en passant par des anecdotes
historiques, ces œuvres littéraires dévoilent un mélange textuel que seul le récit peut présenter,
soit la manière dont l’art fait partie de la vie, et comment le spectateur fait à son tour partie de
l’art. La structure narrative est repensée en tant qu’expérience muséale, mais aussi fictive
puisque le texte littéraire ne se limite pas à la factualité du réel.
L’usage contemporain des biographies d’artistes se développe autour des
expérimentations de genre, constituant un enjeu majeur puisqu’il mêle une réflexion sur le
média à la légitimation des savoirs. Le texte qui s’immisce entre le public et l’œuvre d’art peut
contester les interprétations historiographiques officielles en offrant ce que le regard ne permet
pas de percevoir. Le recours à la littérature, à ses capacités narratives et explicatives, témoigne
alors du désir de comprendre les œuvres dont le sens peut à priori paraître hermétique. Nous
pourrions concevoir une typologie du rapport entre histoire de l’art et littérature à l’époque
contemporaine par le biais du sujet humain qui en fait l’expérience, en explorant les matériaux

300
et la forme du texte. Celui-ci serait défini comme roman, avec Vie de David Hockney : roman
de Catherine Cusset (2018), Eroica de Pierre Ducrozet (2015), Trencadis de Caroline Deyns
(2020) ; comme récit, avec Être ici est une splendeur. Vie de Paula M. Becker de Marie
Darrieussecq (2016) et La petite danseuse de quatorze ans de Camille Laurens (2017) ; comme
essai avec Triptyque : trois essais sur Francis Bacon de Jonathan Littell (2010) et La Solitude
Caravage de Yannick Haenel (2019) ; comme archives et entretien avec Louise Bourgeois face
à face de Xavier Girard (2016), Je suis le carnet de Dora Maar de Brigitte Benkemoun (2019)
et Dali et moi de Catherine Millet (2005). En se concentrant sur la contemplation et
l’interprétation de l’œuvre d’art, c’est le narrateur lui-même qui finit par se révéler, et qui, à
son tour, transforme son expérience esthétique en récit, déterminant son rapport à l’œuvre d’art
comme interrogation identitaire. La biographie apparaît donc comme un genre littéraire double,
faisant le portait du regardeur et du regardé dans des textes qui, plus que jamais, affirment leur
subjectivité dans une posture auctoriale qui tente de renouveler le discours sur l’art. On
réinvestit alors le concept d’individuation dans une dimension plutôt axée sur l’affect que sur
l’œuvre en tant que telle :
[…] retrouver cette expérience d’exhaussement, d’émergence d’un soi élargi – cette
expérience qui, un jour passé, a donné forme autrement aux branchements entre l’ouvert
en elle et le monde arpenté, qu’elle a ressenti une fois en lisant un livre, en étant dévoré
vif par un tableau, déplié par une mélodie, de nouveau vectorisée par une œuvre. Le
vieux rêve pour lequel on a dû inventer ce qu’on appelle de l’art : ne pas donner aux
gens ce qu’ils veulent, mais le faire bouger ; ne pas combler leurs exigences, les
reconfigurer ; comme une rencontre amoureuse dans le même jeté nous révèle ce dont
on avait besoin sans même le soupçonner, et le comble (Morizot et Zhong Mengual,
2018, p. 20).

Ce que l’on trouve au sein d’une œuvre devient déterminant pour la personne avec qui elle entre
en contact, tout comme pour sa propre histoire à venir. Le Chef-d’œuvre inconnu de Balzac a
pu devenir La Belle noiseuse de Jacques Rivette parce que le public se passionne toujours pour
les tourments de Frenhofer, et surtout pour cette toile mythique, inachevée, incomprise,
disparue. Cette œuvre est avant tout fictive.
Tout aussi fictive que l’univers dans lequel elle est créée, que les discours émis à son
sujet, que la description minutieuse de ses formes, textures et couleurs. De La Belle noiseuse à
la robe de miel, des Onze au portrait de Michel Houellebecq, écrivain ou des gravures de
Meaume, les œuvres d’art fictives de la littérature française s’insèrent dans un contexte culturel
où le texte est capable de les rendre vivantes. Les étudier en tant que telles, pour ce qu’elles
sont et en fonction des théories de l’art contemporain, mais aussi de leur rôle dans l’économie
narrative a offert une perspective qui a permis d’en assurer la pertinence comme objet

301
autonome. Cette approche a présenté les possibilités de l’imaginaire et de l’interprétation au
sein même du récit littéraire. En y accueillant l’ekphrasis fictive, le roman ouvre les perceptions
et les limites matérielles de l’œuvre d’art. Nous espérons donc qu’en ayant analysé la spécificité
de cet objet, c’est l’expérience esthétique de l’art au sein de la lecture qui a été enrichie par sa
capacité critique.

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313
Annexes

Annexe 1
Le Chef-d’œuvre inconnu de
Balzac illustré par Pablo
Picasso, 1931

Annexe 2
Portrait de Madame Lazerme en
costume catalan, Pablo Picasso, 1954

Annexe 3
Artiste contemporain attaché au courant de
l’appropriation

Sherrie Levine, “Fountain (Madonna),”


1991. Cast bronze, 14 1/2 × 14 × 26”. Private
collection. . Image courtesy Simon Lee
Gallery, London, and Paula Cooper Gallery,
New York. © Sherrie Levine.

314
Annexe 4
Cindy Sherman,
Untitled #216,
1989, chromogenic color print 7′ 3 1/8" x 56
1/8" (221.3 x 142.5 cm),
the museum of modern art, new york, gift of
werner and elaine dannheisser

Annexe 5
Marcel Duchamp,
La porte d’Étant donné…

Annexe 6
Marcel Duchamp,
Nu descendant un escalier,
huile sur toile, 1912

315
Annexe 7

Eadweard Muybridge,
Women Walking Downstairs,
1887

Annexe 8
Eliot Elisofon,
Marcel Duchamp descendant
l’escalier,
pour le Magazine Life, 1952.

Annexe 9
Marcel Duchamp,
Anemic Cinema,
1926,
Experimental Film

316
Annexe 10
Marcel Duchamp,
La mariée mise à nu par ses célibataires mêmes,
définitivement inachevée en 1923.
Vue depuis le Musée de Philadelphie, où l’œuvre est exposée :

Annexe 11
Marcel Duchamp,
La boîte verte

317
Annexe 12
Esthétique de
l’accident :
Marcel Duchamp
posant derrière le
Grand Verre,
illustrant sa cassure.

Annexe 13
Marcel Duchamp,
Fontaine, 1917.

318
Annexe 14
Bill Viola,
Martyr, video stills, Martyr, 2014.
Ascencsion, video stills, 2000

ANNEXE 15
Marcel Duchamp.
Étant Donné,
élaboré en secret jusqu’à sa mort,
1946-1966,
Musée d’art de Philadelphie

319
Annexe 16
Andy Warhol,
Campbell’s Soup
Can, 1962

Annexe 17
Man Ray,
Élevages de poussières,
1920,
Gelatin Silver Print, 1967.

Annexe 18
Artistes issus de l’Art minimal
Donald Judd,
Untitled, 1980,
Steel, aluminum and perspex.

320
Annexe 19
Marcel Duchamp,
Roue de bicyclette, 1913

Annexe 20
Marcel Duchamp,
L.H.O.O.Q., 1919

Annexe 21
Sandro Botticelli,
L’Annonciation du
Cestello,
Tempera sur
panneau,
1489-1490

321
Annexe 22
Nan Goldin,
The Ballad of Sexual
Dependency,
1979 – 1985,
diaporamas, livre.
Aperture, New York.

Annexe 23
Edward Hopper. Nighthawks.
1942. Institute of Chicago

322
Annexe 24
Sandro Botticelli. Noli Me Tangere. 1491-1493, Musée d’art de Philadelphie

Annexe 25

André Malraux procédant aux choix des images pour Le Musée imaginaire par Maurice Jarnoux

323
Annexe 26
Photographies de l’exposition
The Family of Man

Annexe 27

Georges Bataille,
« Figure humaine »,
Documents, 1ère année n°4,
1928

324
Annexe 28

Planches du Musée
imaginaire (montage /
juxtaposition /collage)

Annexe 29

Aby Warburg.
Atlas Mnémosyne.

325
Annexe 30
Marcel Broodthaers. Musée
d’art moderne, Département des
Aigles, Section XIXième

326
Annexe 31

Marcel
Broodthaers.
Muséum,
Section des
Figures pour
Documenta
5.

Annexe 32
Giambatista
Tiepolo.
Chemin de
Croix. 1737.

327
Annexe 33
Jacques-Louis David,
Le serment du Jeu de
Paume

328
Annexe 34
Jacques-Louis David.
La mort de Marat
1793
Musées royaux des
Beaux-Arts de Belgique
Bruxelles

Annexe 35
Le groupe de
Bandinelli à
l’Annunziata
de Florence

329
Annexe 36
Caravage.
Mise au tombeau.
1603
Musée du Vatican,
Rome

Annexe 37
Jean-Siméon
Chardin.
La Raie.
1728
Musée du Louvre,
Paris

330
Annexe 38
Jacques-Louis David. Le Sacre de Napoléon, 1807, Musée du Louvre, Paris

Annexe 39
Jacques-Louis David. Le Serment des Horaces, 1784, Musée du Louvre, Paris

331
Annexe 40
Jacques-Louis David, Les licteurs rapportant à Brutus le corps de ses fils, 1789. Louvre.

Annexe 41
Francisco de Goya. La junte des Philippines. 1815. Musée Goya, Castres, France

332
Annexe 42
Léonard de Vince. La Cène. 1498, Église Santa Maria delle Grazie, Milan

Annexe 43
Théodore Géricault.
Étude de dos pour le noir
faisant des signes. 1818.

333
Annexe 44
Exposition Rester vivant.
Palais de Tokyo 2016.
Inscription #12. Michel
Houellebecq,

Before Landing, Michel


Houellebecq.

334
Annexe 45
Le monde comme
représentation et comme
papier-peint. Exposition
au Consortium de Dijon,
2012.
Fernand Léger. Les
constructeurs, 1950.
Tapisserie.

Xavier Veilhan,
Les Grues,
Consortium de
Dijon, 1993

335
Sheila Hicks.
Prayer Rug,
1965, Moma.

Peter Doig,
Concret Cabin,
1992.

336
Annexe 46
William Morris.
Acanthus, 1875,
Papier-peint.

William Morris,
Anemone, 1876,
tapisserie.

William Morris,
Acanthus, 1890,
Broderie

337
Annexe 46
Jeff Koons.
The Seated Ballerina,
Rockefeller Center, New York,
2017

Annexe 47
Jeff Koons, Made in Heaven,
1990, Tate Modern, London

Annexe 48
Damien Hirst,
Treasures from the
Wreck of the
Unbelievable,
2017, Palazzo
Grassi & Punta
della Dogana,
Venise

338
Annexe 49
Damien Hirst, For
the Love of God,
2007, White Cube
Gallery, London

Annexe 50
Damien Hirst, The
Physical Impossibility of
Death in the Mind of
Someone Living, 1991,
Metropolitan Museum of
Art

Annexe 51
Jeff Koons,
String of
Puppies pour la
série Banality,
1988. Whitney
Museum of Art,
New York.

339
Annexe 52
Affiche pour High
Low : Modern Art and
Popular Culture,
MoMA, 1990.

Annexe 53
Affiche pour Art &
Pub : art et publicité
1890 – 1990, Centre
Georges-Pompidou,
Paris, 1990.

Annexe 54
Archive du
magazine La
Chine en
construction,
1981.

340
Annexe 55
Barbara Kruger.
Untitled (You make
history when you do
business), 1982.
Solomon R.
Guggenheim
Museum, New York.

Annexe 56
Jenny Holzer.
Protect Me From
What I Want,
Truisms Serie,
LED Installation,
Times Square,
New York City,
1982.

Annexe 57
Joseph Kosuth.
Text-Context,
1979. New York
City, Leo
Castelli Gallery.

341
Annexe 58
Pieter de Hooch.
Quelques
personnes dans
une arrière-cour,
1663-1665,
Rijskmuseum,
Amsterdam

Annexe 59
Catalogue des
armes et cycles
de Saint-
Étienne

342
Annexe 60
Carte routière
Michelin
départementale –
Creuse Haute
Vienne 87

Annexe 61
Yoko Ono.
Map Piece.
1964

Annexe 62
Mélik
Ohanian.
Island of an
Island, 2002.

343
Annexe 63
Richard
Long.
Walking a
Line in
Peru, 1972

Annexe 64
Carl Gaspar
Friedrich. Le
Voyageur
contemplant une
mer de nuages,
1818,
Kunsthalle de
Hambourg.

344
Annexe 65
Martin Parr. Too Much Photography, 2012

345
Annexe 66

Dorothea Lange, Mère


migrante, Nipomo,
Californie, 1936,
Oakland Museum

Annexe 67

Damien Hirst.
Treasures from the
Wreck of the
Unbelievable.
Fondation François
Pinault, Venise 2017.

346
Annexe 68

Jackson Pollock.
Number 26 A,
Black and White,
1948. Centre
Georges-
Pompidou

Jackson Pollock, Number 32, 1950

347
Annexe 69
Photographie de
Dave Edwardes
pour le New York
Times du 2 août
1956

Annexe 70
Jackson Pollock by
Hans Namuth, 1950
/1977, Gelatin Silver
Print, Perez Art
Museum Miami

348
Annexe 71
Allan
Kaprows,
Yard, 1961,
40 tonnes de
pneu

Annexe 72

Carolee
Schneemann,
Interior Roll,
1975

349
Annexe 73

Gina Pane, Action Psyché,


1974

Annexe 74

Marina Abramovic,
Lips of Thomas,
1975

350
Annexe 75
David Wojnarowicz
Silence = Death
1989

Annexe 76
Hermann Nitsch, Blood and
Colour, 1963, Leopold
Museum, Vienne

Hermann Nitsch’s
action Three-day
Spectacle,
Prinzendorf 1984.
Photograph from
the collection of
Heinz Cibulka

351
Annexe 77

Piet Mondrian,
Composition en rouge,
jaune, bleu et noir, 1921

Annexe 78

Paul Klee,
Blühende,
1934

352
Annexe 79

Yves Klein posant


en tant qu’artiste

Annexe 80

Vue de l’installation,
Galerie Apollinaire,
Milan, 1957

Annexe 81

Arrêt sur image. Yves


Klein, Intention
picturale, Galerie
Colette Allendy. 1958.

353
Annexe 82

Hans Lange Museum


Conservation du vide

Annexe 83

Yves Klein sur le chantier de


l’Opéra – Théâtre de
Gelsenkirchen en 1959. Photo
de Ilse Pässler.

354
Annexe 84
Air de Paris,
Marcel Duchamp,
1919.

Annexe 85
Corps d’air.
Piero Manzoni.1960.

355
Annexe 86
Yves Klein,
« Un homme dans l’espace ! »
Dimanche, 1960.
Photographie de Harry Shunk et
John Kender.

356
Annexe 87
Ulysse et Nausicaa sur
l’Île des Phéniciens.
Peter Paul Rubens,
1627.

Annexe 88
Salomé avec la tête
de Saint-Jean-
Baptiste, Caravage,
1610

Annexe 89
Ensemble de 12 cartes
religieuses
représentant les
travaux de l’année

357
Annexe 90

Ex-voto
baroque
anonyme –
Sacré cœur

Annexe 91

Ex-Voto surréaliste
Collection
personnelle de
Frida Kahlo

Frida Kahlo,
Le rêve au lit,
1940

358
Collection
personnelle
d’André
Breton

Annexe 92
Ex-Voto en art
contemporain
Gabriela Morawetz –
Ex Voto pour SL, 2014

359
Annette Messager,
Mes Vœux, 1989

Annexe 93
Antonio Bosio et les
catacombes romaines

360
Catacombes de Ponziano, Rome,
Illustration of oil lamps found in the Antiquité tardive.
catacombs at the Via Latina from Bosio's
Roma Sotterranea (1650).

Annexe 94
La Tentation de
Saint-Antoine,
Matthias Grünewald,
1515 (détail)

361
Annexe 95
La Tentation de Saint-Antoine, Jérôme Bosch, 1501

Annexe 96
La Tentation Annexe 97
de Saint- La Tentation de Saint-Antoine, Félicien
Antoine, Paul Rops, 1878
Cézanne, 1871

362
Annexe 98

La Tentation de
Saint-Antoine, Max
Ernst, 1945

Annexe 99
La Tentation de Saint-
Antoine, Salvador
Dali, 1946

Annexe 100

Claude Mellan,
Saint-Face, 1649.

363
Annexe 101
Hercule gaulois.
Pierre Puget.
1661

Annexe 102

Scène du « puits »,
Grottes de Lascaux.

Annexe 103

Claude Gellée dit


Le Lorrain,
Paysage pastoral,
1644

364
Annexe 104

Icône orthodoxe
russe – Anonyme –
Fin du XIIe siècle

Annexe 105

Masacio, Adam et Ève chassés


de l’Éden, 1426-1427, Chapelle
Brancacci, Santa-Maria del
Carmine, Florence

365
ProQuest Number: 29061624

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