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Langages

Les enjeux de la manière


Gérard Dessons

Abstract
Gérard Dessons : What is at stake in the concept of manner
« Forgotten » by structuralism and the modern science of language, manner has yet been an important concept of literary
individuation, like style and, later, ecriture.
Linked with the notions of continuity and globality, this concept relies on semantics, rather than on semiotics, according to the
distinction of Emile Benveniste. For this reason, pastiche does'nt properly repeat a specific manner, but rather can approach
and caricature it.
What is at stake with the concept of manner is historicisation and desacralisation of the infinite in language.

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Dessons Gérard. Les enjeux de la manière. In: Langages, 29ᵉ année, n°118, 1995. Les enjeux de la stylistique. pp. 56-63;

doi : https://doi.org/10.3406/lgge.1995.1714

https://www.persee.fr/doc/lgge_0458-726x_1995_num_29_118_1714

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Gérard DESSONS
Université de Paris VIII

LES ENJEUX DE LA MANIERE

II peut sembler surprenant de parler sérieusement d'une notion à laquelle ne


s'attache a priori aucune scientificité, d'ériger en concept un synonyme à peine
marqué de façon dans la communication courante, ou un équivalent chic de style
dans la critique littéraire. Pourtant, l'histoire de la manière montre que cette notion
a longtemps « travaillé » dans le champ anthropologique, assurant une circulation
théorique entre l'esthétique, le poétique, l'éthique et le politique 1.
L'oubli de la manière comme concept s'explique par l'histoire de la théorisation
des sciences humaines, et particulièrement des disciplines qui s'attachent aux objets
de langage, comme la linguistique et la poétique. Cependant, s'agissant d'un terme
qui, avec façon, mode, rythme, guise ou style, appartient au paradigme de la
subjectivité, sa déconceptualisation ne peut pas passer pour un destin philologique
sanctionnant une usure du temps. Le problème paraît plutôt se poser en terme de
refoulement, ce qui implique des enjeux et des intérêts, lisibles, pour ce qui concerne
plus particulièrement le domaine des discours, dans les relations qui lient entre elles
les notions de manière, style et écriture.

Manière, style, écriture

Le style et la manière sont deux notions sémantiquement proches, que leurs


histoires respectives ont placées en situation de concurrence, de complémentarité ou
d'équivalence. Pour aller vite sur ce point d'histoire, on peut schématiser
l'évolution des deux notions sous la forme d'un chasse-croisé. D'une part, manière, qui
jusqu'au XVIIe siècle n'est pratiquement qu'un terme de peintre et de moraliste,
devient au XVIIIe siècle une notion littéraire ; d'autre part, et comme
symétriquement, style, qui s'est spécialisé de bonne heure dans le domaine des productions de
langage, est transféré, sensiblement à la même époque, dans le domaine de l'art.
Même si, à l'échelle des discours, la réalité de ces mouvements terminologiques
est autrement complexe 2, leur finalité reste la même : transformer les objets de
connaissance par le déplacement de leurs champs notionnels. Dans son Parallèle de
l'Eloquence & de la Peinture (1749), Charles-Antoine Coypel rapproche Y art de
peindre de l'art de bien dire pour « prouver [. . . ] le rapport qu'ils ont dans presque
toutes leurs parties » 3. Il passe ainsi en revue plusieurs catégories rhétoriques
susceptibles de désigner une réalité picturale, notamment le style, analysé en style
héroïque, sublime, simple, tempéré et burlesque. La finalité du parallèle est en fait de

1. Cette question est traitée dans un travail en cours sur « la manière et le langage ».
2. Pour un premier examen de la question, on pourra consulter deux études lexicographiques : D.
Bouverot, « De la rhétorique aux arts : le mot style entre 1750 et 1850 » , Rhétorique et discours critiques,
Presses de l'Ecole Normale Supérieure, 1989 ; C. Michel, « Manière, goût, faire, style : les mutations du
vocabulaire de la critique d'art en France au XVIIIe siècle » , ibid.
3. Charles-Antoine Coypel, « Parallèle de l'Eloquence & de la Peinture » (1749), Le Mercure de
France, mai 1751, p. 9.

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suggérer, en réponse à la question de la signification en peinture, que l'art est un
langage. La notion de manière est passée dans le champ lexical de la littérature pour
des intérêts comparables, puisque cet emprunt a « picturalisé » le langage, à partir
du contresens sur le ut pictura poesis d'Horace : « Les écrivains, écrit Lanson,
auront un coloris, une manière » 4.
Mais l'important, pour une histoire de la manière, réside moins dans ce
processus de métaphorisation, que dans le fait qu'au XVIIIe siècle, la notion de manière,
happée par le champ du langage, tend à devenir un concept à part entière,
cohabitant avec celui de style sans le recouvrir, et s'en différenciant en dehors d'une
référence directe au domaine pictural. Ainsi, un Traité de littérature (1764)
distingue, à l'intérieur même de la pratique littéraire, la manière et le style, en
subordonnant le second à la première : « un Ecrivain qui n'auroit pas de manière n'auroit
point de style » 5.
On va le voir, l'introduction de cette notion dans le champ de la littérature
constitue une étape dans la pensée des relations entre l'individuation et le langage.
La portée de ses enjeux, en tout cas, sera méconnue par l'ensemble du mouvement
scientiste, qui la reléguera au rang des notions vagues et stériles. Le positivisme et la
linguistique naissante préféreront à une notion suspecte de subjecti visme, la notion
concurrente de style, au caractère plus « technique », et donc plus appropriée à un
processus de rationalisation à visée scientifique.
La complète désuétude dans laquelle la manière, en tant que concept, est tombée
dès le début du XXe siècle, s'est vue renforcée, lors de l'avènemement des sciences du
langage issues du structuralisme, par une mise à l'index idéologique sanctionnant
son appartenance à l'idéalisme anthropologique, et spécifiquement à l'humanisme
littéraire. Tout cela, bien sûr, sans véritable diktat, mais selon une logique épisté-
mologique cohérente, qui a rêvé de construire une science du langage sur le modèle
des sciences physiques, empruntant de préférence ses concepts aux sciences
biologiques et mathématiques. Le caractère flou de la notion de manière, sa « mémoire »
d'un passé moraliste, l'excluaient par principe de la terminologie utilisée autant par
la linguistique que par la critique littéraire qui s'inspirait de sa scientificité. C'est
d'ailleurs sous sa forme classique et moraliste du je ne sais quoi, que Roman
Jakobson opposait la manière à la science : « II y a science ou il y a je ne sais quoi, et
s'il y a je ne sais quoi, il n'y a pas science » 6.
Ayant donc relégué la manière dans l'empirisme subjecti viste, Г epistemologie
structuraliste générera deux grandes orientations de la recherche en littérature.
D'une part, une stylistique (structurale), sur le modèle des travaux de M. Riffaterre
(1971) 7, s'appuyant sur le concept de style, et d'autre part, une théorie sémiotique
du texte, à laquelle sont principalement attachés les noms de Roland Barthes et Julia
Kristeva, constituée autour du concept d'écriture.
Structurale, pour la stylistique, cela signifiait alors linguistique : «
L'investigation linguistique est le seul instrument assez puissant pour garantir à la foie la

4. L'Art de la prose, p. 162.


5. Ecole de littérature, tirée de nos meilleurs Ecrivains, tome second, Paris : chez Babuty et Brocas &
Humblot, 1764, p. 341.
6. Cité par G. Molinié, La Stylistique, QSJ/PUF, 1989, p. 142.
7. Dans sa Stylistique, G. Molinié, en 1989, écrit que « la pratique stylistique ne peut [...] être que
structurale » (op. cit., 12).

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pertinence et l'objectivité de l'analyse stylistique » 8. La collusion se faisait entre
l'objectivité, la linguistique et le style, et constituait en quelque sorte un dispositif
anti-manière participant du projet d'écarter le subjectivisme des jugements de
valeur, dans la mesure où ils « dépendent des états psychologiques variables des
lecteurs » (p. 146). Mais ce faisant, c'était le problème de la subjectivité comme
valeur du discours qui se trouvait évité, et même évacué a priori par la définition du
fait de style comme « fonction spéciale de la langue à laquelle correspondent des
structures qui lui sont propres » (p. 145). Par parenthèse, l'idée même du « fait de
style », notion discontinue qui postule dans le discours des éléments porteurs de
valeur et d'autres non, traduit une conception du langage différente de celle de la
manière, qui, on le verra, est du côté du continu : il n'y a pas de « fait de manière » .

Quant à la « théorie du texte », elle a fait la promotion de la notion d'écriture,


qu'elle a transformée en concept critique de la notion de style, jugée trop proche de
son origine rhétoricienne, et donc encore liée à l'idée (ancienne) de « littérature ».
Le concept d'écriture a eu pour rôle d'installer une autre rapport à la valeur, la
textualité se construisant contre la littérarité, mettant la signifiance-jouissance du
sujet pulsionnel de la psychanalyse dans le texte. On peut sur ce point considérer que
le concept d'écriture s'apparente à celui du concept de manière, dans la mesure où
il tente de ne pas dissocier sujet et discours. Si l'on écarte — provisoirement — le
problème posé par la nature psychanalytique du sujet de Vécriture, tel qu'il se
trouve décliné dans le paradigme de la signifiance-jouissance-ré volution-
subversion, il reste que la conception contemporaine de l'écriture comme pensée de
la subjectivité-signifiance témoigne de l'oubli de la manière dans la théorisation du
langage, le conflit style / écriture apparaissant alors comme un symptôme de l'enjeu
de la notion de manière, telle que les siècles précédents n'en avaient pas
véritablement élaboré la théorie, mais dont ils avaient pressenti la potentialité critique.

Actuellement, la manière est donc une notion molle, qui a survécu


essentiellement en composition. On dit : une manière d'écrire comme une manière de marcher,
le terme désignant une modalité de procès. Il y a, par contraste, à repenser la
manière comme une notion forte, telle qu'elle paraît en construction absolue : une
manière, l'écriture en tant que manière. L'enjeu de cette conceptualisation pour la
pensée de la littérature est double, puisqu'elle concerne à la fois l'individuation et la
signifiance.

Sémantique de la manière

Manière est un des mots de l'individuation. Au XVIIIe siècle, c'est même le mot de
l'individuation par excellence, dans les domaines de l'art et du langage, comme dans
ceux de la morale ou de la socialite. Un ouvrage définit la manière littéraire comme
« l'assortiment du style au génie de l'Auteur » 9, c'est-à-dire comme la corrélation
entre la singularité-historicité d'un sujet (notion que recouvre ici, en partie, le
génie), et la forme de son discours. La manière prenant en charge la subjectivation
du langage, le style se voit ramené, tant dans l'écriture-production que dans la

8. M. Riffaterre, Essais de stylistique structurale, Flammarion, 1971, p. 144.


9. École de littérature, tirée de nos meilleurs Ecrivains, édition citée, p. 341.

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lecture-analyse, à son aspect « technique » 10. C'est précisément sur cette dimension
du style que s'est appuyée la rationalité littéraire, contre le caractère irrationnel
attribué à la manière. Le style, en effet, s'analyse. La procédure qui en rend compte
rapporte le non-connu au connu, la notion de style étant bornée d'un côté par la série
finie des faits de langue, et de l'autre par la série non finie des discours.
Non que la manière ne prenne en compte le formel du langage, mais, visant la
subjectivation, elle cherche un système, là où le style cherche une structure. C'est
pourquoi l'étude de la manière ne débouche pas sur des « faits de manière » ; au
sens où, contrairement aux faits de style, il n'existe pas d'« unités de manière » dont
la somme ferait une « totalité de manière ». Les faits de style font le style, qui en est
l'addition. Quand des traits sont désignés comme constitutifs d'une manière, ils ne la
résument pas, mais la caricaturent. Ils ne sont pas isolables les uns des autres, dans
la mesure où la manière n'est pas une totalité d'unités discrètes, mais une globalité
d'unités dont les interrelations sont continues.
C'est précisément cette perception de la manière comme globalité qui a favorisé
son assimilation avec la transcendance de la grâce, comme chez le père Bouhours. Si
la manière a pu constituer un opérateur du sacré dans la littérature, c'est que son
irréductibilité à l'analyse en constituants l'a cantonnée dans le supplément ; d'où
l'idée d'un ineffable. Et de fait, elle n'a pas généré de grandes taxinomies, ni de
typologies à l'échelle des littératures, mais des imitations et des jugements. C'est
pourquoi une « maniéristique » n'est pas pensable sur le modèle d'une stylistique.
La manière implique l'individuation, l'historicité, ce qui n'est pas compatible avec
une nomenclature des procédés. Le procédé dans la manière, c'est le maniérisme, et
son correspondant éthique, le maniéré.
Étant connaissance, recherche de cet inconnu qui constitue le langage en continu
subjectif transindividuel, la notion de manière prend directement dans la question
du sens et du dire. Le rapport à la manière est un rapport au non-dit, avec l'enjeu
théorique qui s'attache à l'indicible ou à l'inédit, c'est-à-dire au rapport du signifier
avec le sacré ou l'histoire. Reverdy a là-dessus une boutade sérieuse : « Eh bien,
rien de ce qui est finalement dit n'était réellement indicible », n'était constitutive-
ment de l'indicible. Pas même l'indicibilité.
Le mot de Reverdy est sérieux, parce que sous son ton de faux bon-sens, il a son
poids de théorie : il met en rapport la transcendance du sens et du langage avec
l'empirique des discours (le problème de l'indicible est le même que celui de
l'intraduisible). Le texte d'où il est extrait, « Cette émotion appelée poésie », pose la
question du dicible et de l'indicible en la situant sur le double plan de la sacralisation
et de l'historicisation du langage. Au « Tout est dit, et l'on vient trop tard » de La
Bruyère, Reverdy oppose que « rien ne sera jamais définitivement dit tant que
l'homme aura besoin de s'exprimer pour vivre ». Ce qui est affirmer l'empirique du
langage, son historicité fondamentale, et sortir du sacré en soulignant la dimension
catachrétique du discours — spécifiquement, en l'occurrence, du discours littéraire
— , c'est-à-dire la nécessaire dicibilité du « non-dit ». C'est précisément en cela que
la manière est un dire, jusque dans la dénégation des énoncée.

10. C'est l'état du statut du style au XXe siècle, du Style et ses techniques de M. Cressot (1947), aux
Eléments de stylistique française de G. Molinié (1987), dont une section s'intitule « Les instruments de
chantier ».

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De ce point de vue, l'emploi de cette notion pour les arts plastiques apparaît
comme une nécessité théorique autant qu'historique, en ce que la manière dit en effet
quelque chose de la singularité signifiante de ces pratiques qu'Emile Benveniste
définit comme des sémantiques sans sémio tiques. Si la manière excède la désignation
et la nomination, c'est bien que son champ de validité n'est pas celui du signe. Il est
d'ailleurs symptomatique que l'approche sémiotique de l'art ne puisse commenter
une œuvre qu'en la « démaniérisant ». Dans un tableau de Carpaccio, elle ne voit
que du nommable : des colonnes, des oiseaux, des grenades, des fleurs. Devant des
bleus singuliers, elle ne voit que du bleu, de l'essence de bleu. L'empirique de la
pratique étant ainsi occulté par une ontologie du signe, la démaniérisation du
tableau est alors le corollaire de sa déshistoricisation, processus que la référence à
l'histoire de l'art ne remplace pas.
Ce que la manière vise dans le langage, ce n'est pas la sémiotique de la langue,
mais la sémantique des discours, au sens où Benveniste définit cette signifiance
comme l'instanciation d'un sujet dans et par son acte de parole. Ce que dit la
manière, c'est que la signifiance du langage est inséparablement sens, sujet et
histoire. Un tel point de vue implique que le principe de signification ne soit pas le
signe, mais le rythme, notion dont Henri Meschonnic, dans sa théorie critique, fait
« l'élément anthropologique capital dans le langage » n. Fondée sur l'empiricité du
langage et de sa signifiance, la notion de rythme devient un concept critique de la
notion de signe, en ce sens qu'il est « l'organisation imprédictible du sujet et de
l'histoire » 12.
Par contraste, le style, tel qu'il apparaît actuellement dans son acception la plus
institutionnelle, est théorisé par le truchement d'une conception déshistoricisante de
la forme que, là encore, le recours à l'histoire des formes ne remplace pas. C'est-à-
dire qu'il n'entretient pas de relation de nécessité avec les discours qui en sont le
support. En conséquence, le style est reproductible, imitable ; sans que la
signification de sa répétition apparaisse comme un nouvel élément de son historicité. L'idée
de style débouche alors davantage sur une sociologie que sur une poétique : le style
artiste, le style nouveau-roman.
La pensée de la manière porte la théorisation du langage dans cette zone où les
discours sont confrontés d'une part à leur singularité respective, et d'autre part à
leur répétition éventuelle. En ce sens, la question de l'imitation, particulièrement à
travers le pastiche, fait office de révélateur des différences d'approche de la littéra-
rité impliquées par les notions de style et de manière.

À la manière de

Le pastiche et la parodie vérifient et légitiment la conception formaliste du


discours, et notamment du discours littéraire. La forme sans la valeur y est le
matériau du rire, de l'ironie, dont l'effet repose précisément sur sa répétition
déshistoricisante. Le discours, en tant que manière, pose comme fondamentale la
relation historique d'un sujet et de son langage, relation radicalement unique, non

11. H. Meschonnic, Les Etats de la poétique, PUF, 1985, p. 158.


12. H. Meschonnic, Critique du rythme, Verdier, 1982, p. 73.

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répétable. Ce qu'on répète, dans l'imitation d'un discours, c'est toujours du formel
déshistoricisé — même s'il pointe vers l'histoire comme marque d'époque. La
reprise d'un texte, pour quelque stratégie que ce soit — parodie, plagiat — est un
autre texte, dont la valeur réside dans cette reprise en tant qu'énonciation. Une
nouvelle historicité. Plus généralement, cela signifie que lorsqu'on a décrit des
formes, on n'a pas nécessairement approché leur historicité comme marque d'une
individuation .

Les relations entre le genre du pastiche et la manière sont historiques ; elles


suivent en tout cas les avatars du mot manière. Pastiche est un terme du lexique des
Beaux-arts, qui passe dans le domaine littéraire au XVHIe siècle ; il s'utilise, selon
Г Encyclopédie méthodique de Marmontel, « par translation, pour exprimer en
Littérature une imitation affectée de la manière et du style d'un écrivain ; comme on
l'emploie au propre, pour désigner un tableau peint dans la manière d'un grand
artiste & exposé sous son nom » 13. Cette définition, qui montre une nouvelle fois la
coexistence des notions de style et de manière au XVIIIe siècle, pose la relation de
l'imitation et de l'identité.

Ce rapport identitaire visé à travers la manière sera entériné et souligné par


P. Reboux et Ch. Muller, qui signeront du pseudonyme « Sosie » des pastiches
parus en 1908 dans la revue Les Lettres. En intitulant leurs textes « A la manière
de », ils infléchiront la théorie de la manière littéraire vers la singularité formelle,
organisant une confusion entre à la manière de et la manière de, qui se concrétisera
ensuite dans le recueil de pastiches de plaidoieries publié en 1925 par Raymond
Hesse et Lionel Nastorg sous le titre Leur manière.

Cette confusion résume assez bien la polysémie du mot selon les points de vue qui
président à sa définition. L'article « pastiche » de L'Encyclopédie méthodique de
Grammaire et Littérature fait de la manière à la fois l'élément majeur de l'imitation
des œuvres : « plus un écrivain a de manière, c'est-à-dire de singularité dans le tour
& dans l'expression, plus il est aisé de le contrefaire », et l'impossibilité même de
toute copie : « si son originalité tient au caractère de son esprit & de son âme ; si la
manière qui le distingue, est celle de penser, de voir la nature & de la peindre ; le
Pastiche qu'on en fera, ne sera jamais ressemblant. » C'est toute la différence qui
oppose des notions comme l'originalité et l'authenticité, ou le nouveau et le moderne
(le « style artiste » a quelque chose à voir avec le projet de « faire à tout prix du
neuf » dont parle Huysmans).

Voici comment P. Reboux décrit le travail préparatoire à l'élaboration de ses


pastiches : « Je souligne les mots typiques, les membres de phrases caractéristiques,
les sujets de développement familiers, les noms propres ou de lieu, les modalités de
syntaxe, tout ce qui forme, en un mot, la personnalité propre à l'auteur » 14. Ce qui
est ici problématique, ce n'est pas tant que le regard sur l'œuvre soit ramené à la
technique de la caricature et du portrait charge — impliqués par le pastiche et la
parodie — mais que l'individuation littéraire s'y réduise, et, en conséquence, la
conception de la manière.

13. L'Encyclopédie méthodique, Grammaire et Littérature, article Pastiche.


14. Cité par L. Deffoux, Le Pastiche littéraire, Librairie Delagrave, 1932, p. 9.

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La lecture de quelques pastiches de Mallarmé met en évidence le procédé
consistant en l'accumulation de traits « mallarméens », qu'ils soient lexicaux :
« cygne, or, idéal, éclat, candeur, ailes, Phénix, fauve, soleil, taillis, silence, vol,
fixe, jamais, vide, oubli, éternité, verbe, subtil, amoureuses, hyperbole, divaguer,
Syrinx, aboli, azur, astre... » ir> ou syntaxiques, comme l'antéposition de l'adjectif :
« en fastueux dais, hiéroglyphique signe, le vaticinant erratique, l'immarcessible
éclat », ou des tours plus idiosyncrasiques : « Silence ! Et que retient ton stérile
souci..., Et pareil à la mort sur l'étang d'aucun cygne..., Aussi bien si d'un mot
vierge ensemble et subtil / Quelque jour, ignoré, hélas ! le rompait-il ».
Le pastiche, en tant que texte obtenu par juxtaposition d'éléments autonomes, ne
constitue pas un système, mais un emblème. Son fonctionnement relève de la logique
du signe. Le pastiche est signal, index ; il donne à Ure, à travers un texte, un autre
texte. Mais cette « manière » qu'il imite relève d'une sociologie de la réception ; elle
dérive davantage d'une vulgate de l'œuvre, que de l'œuvre elle-même. De ce point de
vue, la « manière » dont il s'agit est celle d'une lecture plutôt que d'une écriture,
celle d'une époque plutôt que d'un écrivain.
Le statut du pastiche est un révélateur de la théorie de la manière et, par delà, de
la littérarité. Il pose notamment la valeur de l'imitation dans la relation critique à
une œuvre. Dans sa visée première, le pastiche est à la fois un faux et un vrai : faux
en droit, il tend cependant à effacer le geste mimétique pour devenir cette manière
qu'il imite. Et c'est précisément cette occultation qui le distingue de la parodie, dont
l'effet repose essentiellement sur le soulignement et donc la conservation de la
distance. Dans la mesure où la conception même du pastiche implique l'idée que la
manière est imitable, un des enjeux d'une théorie de la manière consisterait
précisément dans la mise au jour des présupposés qu'impliquent, pour une pensée de
l'identité artistique ou littéraire, le point de vue mimétique.
Watelet, dans L'Encyclopédie méthodique des Beaux-Arts, fustigeait les tics et
habitudes des artistes, prônant implicitement une conception non répétitive de la
manière. Marmontel, dans L'Encyclopédie méthodique de Grammaire et
Littérature, établissait l'impossibilité d'imiter un texte jusqu'à la ressemblance, « si la
manière qui le distingue, est celle de penser, de sentir, de concevoir, d'imaginer, de
voir la nature & de la peindre ». Le caractère imitable ou inimitable d'une œuvre
constitue alors un critère pour discerner la manière authentique, individuante,
d'une manière artificielle, esthétisante, avec l'idée pertinente qu'un tic n'est pas une
vision du monde.
En tant qu'il participe d'une pensée de la subjectivation, de l'individuation,
l'inimitable récuse alors jusqu'à la notion de style, comme dans ce commentaire de
Laffichard sur Marivaux :« Son style est unique, ou plutôt son style n'en est pas un :
pour écrire comme il écrit, il faut être lui-même, il écrit comme peint Chardin, c'est
un genre, un goût que l'on admire et que personne ne peut atteindre : leurs copistes
ne peuvent faire que des monstres » 16. Il y a, sous-jacente à ce propos, une
conception du style comme stylisation, anti-valeur de l'œuvre. Une opposition, en
tout cas, du style et du personnel.

15. Ces exemples et les suivants sont relevés chez L. Deffoux, p. 141-144, et chez P. Reboux et
Ch. Muller, À La manière de..., Grasset / L.d.p., 1964, p. 209-212.
16. Laffichard, Caprices romanesques, 1745, p. 63. Cité par R. Demoris, Chardin, la chair et l'objet,
AdamBiro, 1991.

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L'expression à la manière de est donc porteuse de l'ambiguïté d'une double
lecture, une interprétation faible lui donnant la distance de la parodie, et la mettant
du côté de l'analogie (en se rapprochant de), une interprétation forte lui conférant,
comme dans le pastiche, la valeur d'une identification (en répétant la manière de, en
devenant cette manière). En fait, le geste pasticheur s'inscrit comme dynamique
énonciative dans la préposition à, qui fonctionne comme un différentiel
d'historicité. A la manière de n'est donc pas la répétition d'une manière, ce qui légitimerait
en tant que manière une collection de marques locales, mais la stylisation-
sémiologisation d'une manière.
Il n'y a pas, en fait, à opposer la manière au style, ni à l'écriture, ni à un autre
terme de l'individuation, mais à en apprécier les enjeux, à en évaluer l'intérêt
heuristique pour une anthropologie du langage. Reste, comme dans tout phénomène
terminologique, la question du mot, et de sa relation à la notion qu'il recouvre. Il est
certain que le mot ne fait pas la notion, et que les enjeux de la manière peuvent se
retrouver sous des conceptions particulières du style ou de l'écriture. Pourtant, il
existe un lien très étroit entre un terme et la notion, et ce lien, c'est l'histoire.
On ne peut pas, en effet, abstraire une notion de l'histoire du mot qui l'a
représentée, et qui la représente encore avec ses déplacements sémantiques. Par
« l'histoire du mot », entendre l'histoire des discours de ce mot, l'histoire du mot
comme discours, c'est-à-dire une histoire qui ne relève pas d'une philologie
historique, au sens traditionnel — et français — du terme, mais d'une poétique. Dans
Qu'est-ce que la philosophie, Gilles Deleuze et Felix Guattari prévenaient, à propos
des enjeux de l'élaboration conceptuelle : « On dira que c'est une question de mots,
mais il est rare que les mots n'engagent pas des intentions et des ruses » 17. Il y a une
motivation historique des concepts, qui est l'historicité des discours qui les
constituent. Dissocier les uns des autres, c'est engager une nouvelle relation, tout à la fois
historique et théorique.
On ne se débarrasse pas des problèmes en se débarrassant des mots, parce qu'on
ne peut pas annuler l'histoire, contrairement à l'attitude, souvent naïve, consistant
à emprunter des termes à d'autres champs épistémologiques, et dont le positif de la
démarche — l'apport de points de vue autres — se double souvent d'un négatif :
l'effacement de l'histoire. Un adamisme conceptuel comme évitement des questions.
Il y a des investigations conceptuelles qui, sur le plan de l'historicité des pratiques
critiques, sont des stratégies de fuite déguisées en croisades épistémologiques.
L'enjeu majeur de la reconceptualisation de la manière réside ainsi dans l'histo-
ricisation et la désacralisation de la conception du sujet, double visée que résume
assez bien le projet d'éradiquer le « virus du fameux 'je ne sais quoi' » 18, à
condition de le faire au sein même duje ne sais quoi. C'est-à-dire qu'en hietoricisant
la manière, on n'en supprime pas l'efficace critique, mais on désacralise la pensée de
l'infini dans le langage.

17. G. Deleuze, F. Guattari, Qu 'est-ce que la philosophie, Minuit, 1991, p. 36.


18. D. Delas, Préface à M. Riffaterre, op. cit., p. 12.

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