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Le discours et la langue
Revue de linguistique française et d’analyse du discours
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« Le discours et la langue »
Revue de linguistique française et d’analyse du discours

Rédactrice en chef :
Laurence Rosier (Université libre de Bruxelles).

Coordinatrice
Secrétaire éditoriale: :
de rédaction
Laura
LauraCalabrese
Calabrese(Université
(UniversitéLibre
librededeBruxelles).
Bruxelles).

Comité de
Comité derédaction
rédaction: :
Catherine Détrie (Université
Marion Colas-Blaise Paul du
(Université Valéry Montpellier
Luxembourg) 3) ; Hugues
; Catherine Constantin
Détrie de
(Université
Chanay (Université
Paul Valéry Lumière-Lyon
Montpellier 3) ; Hugues2)Constantin
; Anne-Rosine Delbart
de Chanay (Université
(Université libre
Lumière-
Lyon
de 2) ; Anne-Rosine
Bruxelles) ; Cédrick Delbart (Université catholique
Fairon (Université libre de Bruxelles) ; Françoise
de Louvain) Dufour
; Jean-Marie
(Université Paul Valéry, Montpellier III) ; Cédrick Fairon (Université
Klinkenberg (Université de Liège) ; Juan Manuel Lopez Munoz (Université de catholique
de Louvain) ; Jean-Marie Klinkenberg (Université de Liège) ; Juan Manuel Lopez
Cadix) ; Dominique Maingueneau (Université Paris XII) ; Sophie Marnette (Uni-
Munoz (Université de Cadix) ; Dominique Maingueneau (Université Paris IV) ;
versité d’Oxford) ; Alain Rabatel (Université Lumière-Lyon 2) ; Anne-Catherine
Sophie Marnette (Université d’Oxford) ; Alain Rabatel (Université Lumière-Lyon
Simon (Université catholique de Louvain).
2) ; Anne-Catherine Simon (Université catholique de Louvain).

La revue Le discours et la langue. Revue de linguistique française et d’analyse du


discours, se propose de diffuser les travaux menés en français et sur le français
dans le cadre de l’analyse linguistique des discours. Elle entend privilégier les
contributions qui s’inscrivent dans le cadre des théories de l’énonciation et/ou
articulent analyse des marques formelles et contexte socio-discursif et/ou appré-
hendent des corpus inédits (notamment électroniques).

La revue privilégie les numéros thématiques tout en laissant dans chaque livraison
une place disponible pour des articles isolés de même que pour des recensions ou
des annonces.

La revue paraît deux fois par an, en principe en mars et en octobre. Cha-
que numéro est d’environ 200 pages. L’abonnement se souscrit par année, il
s’élève à 50.00 €. Les numéros isolés se vendent à des prix variant en fonction
de leur importance. Les frais d’expédition par fascicule se montent à 4.50 €
pour la Belgique, 10.50 € pour l’Europe et 12.00 € pour le reste du monde.

Propositions de numéros thématiques, d’articles isolés ou de recensions :


Les propositions de numéros thématiques ou les articles isolés de même que
les ouvrages pour recension ou les propositions d’échange doivent être adres-
sés à l’adresse suivante :

Laurence Rosier
50 Avenue F.D. Roosevelt, ULB CP 175
B – 1050 Bruxelles
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LA FORMATION AUX ÉCRITS


PROFESSIONNELS :
DES ÉCRITS EN SITUATION DE TRAVAIL
AUX DISPOSITIFS DE FORMATION

Numéro coordonné par

Isabelle Laborde-Milaa, Sylvie Plane, Fanny Rinck &


Frédérique Sitri
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Diffusion et distribution pour la France et la Suisse


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Fax : +34 696 761 233
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Cette revue est rédigée en ancienne et nouvelle orthographe.

© E.M.E. & InterCommunications, sprl, 2012, Bruxelles - Fernelmont.

© E M E & Intercommunications sprl, 2014, Bruxelles - Fernelmont


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TABLE DES MATIÈRES

LA FORMATION AUX ÉCRITS PROFESSIONNELS :


DES ÉCRITS EN SITUATION DE TRAVAIL
AUX DISPOSITIFS DE FORMATION

INTRODUCTION
Isabelle Laborde-Milaa, Sylvie Plane, Fanny Rinck &
Frédérique Sitri ................................................................................................. 7

LES ÉCRITS AU TRAVAIL


Josiane Boutet ................................................................................................. 17

L’ENTREPRISE ET LA NORME LINGUISTIQUE INTERNE


Dardo de Vecchi .............................................................................................. 29

LES DOCUMENTS PROCÉDURAUX : L’APPORT


DE 40 ANS DE RECHERCHE EN PSYCHOLOGIE
COGNITIVE ET EN ERGONOMIE
Laurent Heurley ............................................................................................... 39

« POUR PASSER D’UN MODE À L’AUTRE, APPUYER SUR LE


BOUTON » OU « POUR CHANGER D’AFFICHAGE, MAINTENIR
LE BOUTON ENFONCÉ » ?
Analyse comparative de quatre notices d’utilisation
Sabine Pétillon & Franck Ganier ................................................................... 53

DU REPÉRAGE DES COMPÉTENCES À LA


FORMATION AUX ÉCRITS PROFESSIONNELS :
LE CAS DES MÉTIERS DE LA PROPRETÉ
Marie-Hélène Lachaud .................................................................................... 65

LES PRATIQUES SCRIPTURALES, LIEU DE


CRISTALLISATION DES DIFFÉRENCIATIONS
Maryvette Balcou-Debussche ........................................................................ 77

QUAND L’ÉCRITURE EST L’OBJET DU TRAVAIL :


QUELLES FORMATIONS POUR LES PROFESSIONNELS ?
Anne-Catherine Oudart .................................................................................. 89

LA FORMATION AUX ÉCRITS PROFESSIONNELS


EN FRANÇAIS SUR OBJECTIF UNIVERSITAIRE (FOU)
Jean-Marc Mangiante ................................................................................... 103

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FORMER À RÉDIGER DES ÉCRITS PROFESSIONNELS :


OBSTACLES ET LEVIERS
Florence Mourlhon-Dallies ............................................................................115

LA RECHERCHE SUR LA FORMATION AUX ÉCRITS


PROFESSIONNELS AUX ÉTATS-UNIS, ENTRE DEUX
UNIVERS : ACADÉMIQUE ET PROFESSIONNEL
David R. Russell et David D. Fisher ............................................................ 125

LE « MÉMOIRE D’APPLICATION » : UNE


SITUATION DISCURSIVE PARADOXALE
Carole Glorieux ............................................................................................. 141

LE PORTFOLIO COMME INSTRUMENT DE


DÉVELOPPEMENT PROFESSIONNEL
France Merhan .............................................................................................. 153

L’ÉCRIT EN FORMATION D’INGÉNIEURS EN ALTERNANCE :


UN RÉVÉLATEUR DE TEMPORALITÉS EN TENSION
Abdelkarim Zaid ............................................................................................ 165

TABLE RONDE
QUELLES FORMATIONS UNIVERSITAIRES AUX ÉCRITS
PROFESSIONNELS ? ............................................................................... 179
Patrick Emourgeon ............................................................................ 181
Jean-Marc Leblanc ........................................................................... 185
Fanny Rinck & Frédérique Sitri ....................................................... 187
Marie-Christine Lala & Denis Mazzuchetti ..................................... 191
Sylvie Plane ........................................................................................ 295

POSTFACE
Céline Beaudet ............................................................................................... 199

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INTRODUCTION
Isabelle LABORDE-MILAA, Sylvie PLANE,
Fanny RINCK & Frédérique SITRI

Ceditec (EA 3119) - Université Paris Est Créteil


STIH (EA 4509) - Université Paris-Sorbonne, ESPE de Paris
Lidilem (EA 609) - Université Grenoble Alpes, ESPE de Grenoble
Modyco - Université Paris Ouest Nanterre - CNRS

Cette publication est issue d’une journée d’études organisée le 13 avril


2012 à l’IUFM1 de Paris par des enseignantes-chercheuses impliquées
dans des masters formant aux écrits professionnels2. Aux contributions des
participants sont venues s’ajouter celles d’autres chercheurs d’horizons
théoriques et géographiques divers, dont l’apport nous a semblé susceptible
d’enrichir et de prolonger la réflexion initiée lors de cette journée. Le présent
numéro vient après d’autres travaux qui ont compté dans l’élaboration de
notre réflexion et du cadre de cette journée d’études et que nous souhaitons
évoquer. Les références citées, titres de publications3 ou équipes s’intéressant
au champ des écrits professionnels, ne visent pas à l’exhaustivité et ne le
pourraient pas, mais ont constitué des jalons suffisamment importants pour
se voir rappelées.
Si l’on remonte dans le temps, on citera d’abord Michel Dabène, entre
autres pour son ouvrage L’adulte et l’écriture : contribution à une
didactique de l’écrit en langue maternelle, et son article « La notion d’écrit
ou le continuum scriptural ». De même, plusieurs ouvrages en didactique
témoignant d’angles variés ont contribué de manière significative à
l’élaboration de la réflexion sur les écrits professionnels – en voici les titres,
significatifs en eux-mêmes : Enseigner et apprendre à écrire (1996/2000) ;
La didactique du français dans l’enseignement supérieur : bricolage ou
rénovation ? (1998) ; La maîtrise du français. Du niveau secondaire au
niveau supérieur (2000) ; Enseigner une langue à des fins professionnelles
(2008).
Du côté des revues4, citons quelques livraisons marquantes telles celles
d’Education permanente qui, axée sur la formation permanente dans les
années 1970, a étendu son champ de réflexion à toutes les modalités de
1
Institut Universitaire de Formation des Maîtres.
2
Master 2 Ecrifore (Ecriture, Formation, Remédiation), Université Paris Ouest
Nanterre ; Master 2 Métiers de la rédaction-traduction, Université Paris Est Créteil ;
Master Enseignement Éducation Médiation, IUFM-ESPE de Paris, Université Paris
Sorbonne.
3
Les titres cités figurent intégralement dans la bibliographie en fin d’introduction.
4
Nous ne citerons pas à nouveau celles qui sont déjà présentes dans cette introduction.

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relations entre formation et monde du travail, suivant en cela la montée en


puissance de la « professionnalisation ». Etudes de communication a, quant
à elle, proposé tôt trois numéros autour de « Pratiques d’écriture et champs
professionnels » entre 1992 et 1995.
L’association DFLM (désormais AIRDF)5, créée en 1986, a aussi investi ce
champ, à la faveur de certains de ses colloques organisés tous les trois ans – et
tous publiés. Enfin, nous sommes redevables à plusieurs équipes de recherche
qui, à travers leurs publications, colloques et chantiers collectifs, ont mis en
contact des chercheurs, ont tissé des réseaux dans la francophonie, ont impulsé
des travaux et des partages de connaissances dans ce champ spécifique :
Lidilem (Grenoble 3), Théodile-Cirel (Lille 3), Diltec (Paris 3).
Se situant dans le cadre de réflexion ouvert par ces travaux et constatant
l’abondance des formations universitaires consacrées à la rédaction ou à la
communication professionnelle, les coordinatrices de cette publication ont
donc voulu interroger les référents théoriques sous-jacents à ces formations
- littéracie6, linguistique textuelle et analyse de discours, didactique,
sociolinguistique et anthropologie (langage et travail, question de la norme et
de la variation) - et leurs modes d’appropriation.
La montée en puissance des formations aux écrits professionnels a sans
nul doute pour origine des facteurs divers, parmi lesquels l’exigence de
« professionnalisation » de l’université, mais également une demande sociale
manifeste liée à la prise de conscience, relativement récente, des difficultés
spécifiques d’adultes « lettrés » avec l’écrit. En effet, si dès 1997 Benoit
Hess attirait l’attention sur l’illettrisme d’adultes engagés dans la vie active,
des enquêtes plus récentes, et en particulier au Canada celle de l’OCDE en
2005, en France celle de France Guérin-Pace, publiée en 2009, ont montré
qu’un nombre important d’adultes ont réussi à franchir toutes les étapes d’un
cursus scolaire et universitaire ordinaire et à s’intégrer professionnellement
sans pour autant parvenir à surmonter leurs difficultés face à l’écrit. Or ces
difficultés ne concernent pas seulement l’orthographe, selon une vision limitée
et répandue dans l’opinion publique, mais touchent tous les niveaux du texte, et
principalement ses aspects énonciatifs, discursifs et pragmatiques. Ce dernier

5
Didactique du Français Langue Maternelle, puis Association Internationale pour la
Recherche en Didactique du Français
6
Littératie/ littéracie/litéracie. Le terme anglais Literaty a reçu plusieurs transcriptions
en français. Dans le champ de l’anthropologie, sa francisation s’est accompagnée d’une
réfection orthographique qui signale son appartenance à la famille du mot « lettre » en
lui affectant une consonne double. L’emploi du suffixe -tie le rattache à une série de
noms d’abstraits comme argutie, minutie etc. Dans le champ de la didactique, certains
auteurs, redoutant la confusion qu’entraînerait un rapprochement inopportun avec
« littéraire », préfèrent l’orthographe litératie qui a l’avantage de renvoyer directement
au concept anglais et de respecter les recommandations en matière de néologie (il est
prescrit d’éviter les consonnes géminées). La graphie avec un seul T peut également
être conjointe avec l’emploi du suffixe -cie qui ouvre une possibilité de dérivation en
-cié. L’usage orthographique est donc flottant et, dans la mesure où il procède de choix
théoriques, nous avons préféré respecter la graphie adoptée par chaque auteur.

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type de questionnement s’inscrit, du point de vue théorique, dans le champ de


la littéracie, balisé depuis bien longtemps dans le domaine anglo-saxon.
La notion de littéracie permet en effet précisément de dépasser la vision qui
prévalait traditionnellement, selon laquelle il était possible de distinguer
le savoir lire et écrire de l’illettrisme (Barré-de Miniac 2004 ; Wagner et
al. 1999). Elle désigne la diversité des pratiques de lecture et d’écriture, les
envisage comme des acquisitions tout au long de la vie, et pointe leurs enjeux
dans les dites « sociétés de la connaissance » (Street 1984). Elle conçoit ainsi
les pratiques littéraciques en termes d’univers culturels non réductibles à un
partage ethnique (selon l’acception commune du terme de culture), social ou
générationnel.
Dans le champ foisonnant des recherches sur les littéracies universitaires, la
mission de l’université dans le développement des compétences littéraciques
a d’abord été envisagée comme devant servir prioritairement à la réussite
des études. Aujourd’hui on interroge de plus en plus, et cette publication en
témoigne, la façon dont les cursus universitaires sont en prise avec le monde
professionnel, pour la formation des chercheurs, pour répondre à la demande de
« rédacteurs professionnels » mais aussi de professionnels qualifiés, confrontés
à l’écrit quel que soit leur secteur d’activité.
La mise en place des formations s’appuie sur une analyse des genres professionnels,
dans une démarche familière à l’analyse de discours et à la linguistique textuelle
tout autant qu’à la didactique (voir entre autres Langage et société 87, 1999 ;
Langages 153, 2004 ; Pratiques 153-154, 2013 ; Le Français aujourd’hui 159,
2007) : identifier et distinguer des genres, mettre en évidence des spécificités
linguistiques et sémiotiques propres à un genre, mettre en relation ces propriétés
avec la visée pragmatique du genre. Cependant la question du transfert de la
description à la mise en pratique par des scripteurs novices, question cruciale en
didactique, reste entière : c’est celle des dispositifs les mieux à même de favoriser
l’appropriation des caractéristiques propres aux différents écrits professionnels
par les étudiants sans pour autant conduire à la simple reproduction de « modèles »
normatifs. On interrogera alors la dimension de l’écrit en lien avec les savoirs
(écrire pour apprendre, penser à travers l’écrit), et de l’écrit en lien avec le sujet
(expression de soi, identités professionnelles, voire émancipation du citoyen,
chez ceux qui se réclament de J. Dewey (1916) notamment).
Par ailleurs les genres professionnels, comme tous les genres et peut-être
davantage étant donné leur dimension intrinsèquement performative et
actionnelle, ne peuvent être dissociés des situations de travail dans lesquels ils
sont produits et circulent. La réflexion et les travaux menés depuis vingt ans par
les chercheurs réunis au sein du réseau Langage et Travail (voir par exemple
Borzeix A. & Fraenkel B. 2001, Langage et société 125, 2008), au carrefour
de la sociolinguistique, de l’anthropologie et de l’ergonomie, fournissent des
outils théoriques et méthodologiques permettant de recueillir et d’analyser les
écrits professionnels sans les couper de l’activité de travail dans laquelle ils
s’inscrivent, fournissant ainsi des indications précieuses pour une formation.

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Enfin toute formation à l’écrit se trouve confrontée à la question de la norme,


des normes et des variations (Bertrand O. & Schaffner I. 2009 ; Etudes de
communication 34, 2010), question centrale en didactique de la langue,
maternelle ou étrangère, et qui constitue le coeur de la réflexion sociolinguistique.
De même, dans le champ des littéracies avancées, on sera conduit à s’interroger
sur les normes et la ou les cultures de l’écrit, dont les mutations à l’ère du
numérique montrent les limites d’une vision axée sur les acquisitions finales.
Les descriptions linguistiques peuvent alors présenter un intérêt didactique
et servir de cadre de référence pour accompagner les apprenants, à condition
de s’orienter vers des modèles de description linguistique pertinents pour la
didactique.
Le volume est divisé en trois parties qui abordent différents aspects des
questionnements soulevés ci-dessus.
La première partie est centrée sur les écrits professionnels, dont des
caractéristiques précises – la terminologie – ou des cas particuliers – les textes
procéduraux – sont étudiés, après un article introductif de Josiane Boutet qui
s’intéresse aux écrits professionnels et, de façon plus large, au langage en
situation professionnelle, en tant qu’ils constituent ce qu’elle appelle « la part
langagière du travail ». Cette expression signale le parti-pris méthodologique
et théorique d’étudier le langage produit en situation de travail comme une des
composantes de cette situation, et non comme un objet qu’on pourrait interpréter
isolément de son contexte. L’approche ethnographique dont cet article rend
compte, en s’appuyant sur les enquêtes initiées par le réseau Langage et Travail
et inspirées par Marcel Cohen, a en effet permis de mettre au jour certaines
particularités des pratiques langagières en situation de travail. Tout d’abord leur
finalité, puisque les productions verbales sont orientées vers l’action. Mais aussi
leur extrême complexité, avec des situations imbriquant différentes sources
langagières et exigeant le recours à des modalités sémiotiques multiples.
Ces différentes caractéristiques sont illustrées par des analyses portant sur
des situations impliquant une catégorie d’acteurs que J. Boutet appelle les
« travailleurs du langage » et se prolonge par une réflexion sur la littéracie au
travail, dont les spécificités linguistiques et communicationnelles sont étudiées
à partir d’exemples très divers.
L’article de Dardo de Vecchi aborde la question linguistique dans le monde
professionnel sous l’angle de la terminologie. L’auteur souligne que la
manière selon laquelle les concepts sont formalisés est importante pour le bon
fonctionnement d’une organisation, en interne comme en externe, et que les
difficultés interprétatives selon les acteurs ou les langues sont préjudiciables
à ce bon fonctionnement ; il interroge ainsi la dynamique linguistique en lien
avec la dynamique des savoirs. Le « parler d’entreprise » est abordé sous
trois angles, celui du domaine où les termes sont utilisés, celui des situations
multilingues auxquelles les termes peuvent être confrontés et celui de leur
place dans un seul système linguistique. L’article permet ainsi de resituer la
question des écrits professionnels dans la problématique plus large du langage
au travail, et de mettre l’accent sur la problématique multilingue aujourd’hui
centrale dans les organisations.

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Laurent Heurley ainsi que Sabine Pétillon et Franck Ganier consacrent, quant à
eux, leurs articles aux documents procéduraux dont ils proposent une approche
relevant de la psychologie cognitive ou faisant appel largement à celle-ci.
Plus précisément, l’article de L. Heurley, résolument situé dans le champ de la
psychologie, constitue une mise au point de la notion de texte ou de document
procédural. Pour cela, l’article prend comme point d’appui une définition de la
notion de procédure, ce qui lui permet de justifier les dénominations de « texte
procédural » et de « document procédural », face aux autres dénominations
très diverses circulant à propos de ces objets langagiers, et d’en proposer une
définition claire. Celle-ci met en évidence un certain nombre de caractéristiques
qui ont été dégagées par des travaux dont L. Heurley fait une revue portant
sur une période d’une quarantaine d’années. Il montre également que les
recherches se sont désormais focalisées sur la production de textes procéduraux
et que celles-ci peuvent être regroupées en différentes familles en fonction de
leurs finalités et de leurs principes.
L’article de S. Pétillon et F. Ganier prolonge et illustre en quelque sorte l’article
de L. Heurley. Il porte en effet sur l’analyse d’un texte procédural particulier,
le mode d’emploi d’un programmateur, dont il examine quatre versions
différentes. La méthode proposée conjugue deux approches, l’une relevant de
la psychologie cognitive, l’autre de la linguistique. L’analyse comparative des
notices ainsi menée met en évidence des dysfonctionnements pragmatiques et
repère les éléments du substrat linguistique qui en sont la cause. Cette analyse
se prolonge par une mise au point sur l’écriture de documents procéduraux
débouchant sur des préconisations pour la formation à l’écriture de documents
de ce type.
Dans la deuxième partie, des chercheurs engagés dans une formation à l’écrit
et se situant dans des cadres théoriques divers (anthropologie, didactique du
français, analyse des genres) s’interrogent sur les méthodes, les enjeux et les
difficultés d’une telle formation.
Marie-Hélène Lachaud inscrit sa démarche de formation dans la lignée des
travaux du réseau Langage et Travail, et en particulier ceux de Josiane Boutet
et Béatrice Fraenkel : dans le cadre de la mise en place d’une formation à
l’écrit pour des salariés peu qualifiés du secteur de la propreté, elle propose une
approche de type anthropologique permettant de repérer les formes de littéracie
en contexte professionnel, en lien avec les compétences techniques des salariés.
Elle examine ainsi, d’une part, le rapport différencié de ces derniers aux différents
types d’écrits présents sur le lieu de travail et, d’autre part, les « astuces et tours
de main », manifestations de compétences empiriques ignorées ou clandestines
qui émergent par l’observation des gestes et des déplacements des employés
ou au cours d’entretiens avec eux. La thèse défendue par l’auteur est que la
formation doit s’appuyer sur ces compétences, telles qu’elles se manifestent en
particulier à l’oral, pour faciliter l’entrée dans l’écrit.
A travers l’analyse des pratiques scripturales en formation dans quatre secteurs
de la santé - des ambulanciers aux infirmières -, Maryvette Balcou-Debussche
montre comment se construisent des positionnements socioprofessionnels

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différenciés et hiérarchisés. Par l'attention portée aux pratiques d'écriture lors


des épreuves de recrutement, à la présence (ou non) dans la formation d’un
mémoire professionnel et à l'importance qui lui est accordée, aux écrits produits
à partir des cours ou aux tâches d’écriture demandées, elle met en évidence
différents types de rapports à l’écrit et à l’écriture qui inscrivent les apprenants
dans une logique de l’action ou dans une logique de l’acteur, en cohérence forte
avec la nature des tâches qui les attend dans le monde professionnel.
Anne-Catherine Oudart, quant à elle, s’intéresse à un genre particulier, la
réponse à une lettre de réclamation dans le cadre de la vente par correspondance,
pour interroger plus largement le réseau de normes qui président en général
à l’apprentissage des écrits fonctionnels – et interroger, par là même, les
stratégies de formation. L’auteure commence par une synthèse très critique des
préconisations formulées par les manuels d’expression écrite : les conceptions
de la langue et des interactions langagières qui s’y font jour demeurent à la
fois technicistes, curieusement impressionnistes, figées dans une norme du bien
écrire obsolète et décontextualisée, et cela à travers des injonctions simplistes
et non justifiées qui font l’impasse sur les dimensions pragmatiques propres à la
communication au travail, notamment dans les activités de service. La réponse
à une lettre de réclamation demande des compétences scripturales bien plus
complexes, non exemptes de tensions fortes qui impliquent le professionnel et
que ne permettent pas de résoudre les modèles discursifs enfermants fournis par
les organisations et leurs formations. C’est à une véritable analyse de la tâche
et de son objet, des processus d’écriture-révision, des postures du scripteur
qu’appelle in fine A.-C. Oudart, s’appuyant sur des situations didactiques
efficaces.
L’article de Jean-Marc Mangiante fait le point sur la formation aux écrits
professionnels dans le cadre du « FOU » ou « Français sur Objectif
Universitaire ». Ce domaine relève de la formation aux langues étrangères et
plus spécifiquement du « Français sur Objectif Spécifique », qui vise un public
identifié et réuni autour d’un objectif commun. L’auteur s’interroge sur une
typologie des productions écrites universitaires exigées des étudiants, puis sur
un référentiel transversal des compétences écrites requises. Il se centre alors
sur les simulations et études de cas avec productions écrites qui sont au cœur
de la formation aux écrits professionnels en FOU, et il propose pour finir une
synthèse des applications didactiques permettant d’aborder les caractéristiques
de l’écrit professionnel dans un cours de FOU. La place et le traitement des
textes professionnels dans les programmes de formation linguistique des
étudiants étrangers représentent une source de réflexions et de propositions qui
méritent d’être mises à profit y compris dans la formation en langue maternelle.
L’article de Florence Mourlhon-Dallies constitue une synthèse précieuse des
obstacles à l’enseignement des écrits professionnels, que ce soit en FLE, en FLS
ou en FLM. Ces obstacles sont de deux ordres, systémiques et épistémologiques.
Les premiers tiennent aux difficultés de la prise en compte des situations
professionnelles dans une situation d’enseignement-apprentissage, qui va de
l’accessibilité même aux écrits professionnels aux problèmes soulevés par une
évaluation individuelle d’écrits, souvent produits de façon collaborative en

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situation professionnelle. Le second type d’obstacle tient à la difficile prise en


compte de la pluricontextualisation des écrits professionnels, qui appartiennent
à des circuits de lecture et d’usage différents, avec des portées temporelles
et spatiales différentes, et dont les destinataires peuvent être variables. La
formation demande donc d’entraîner les apprenants à l’observation des circuits
empruntés par ces écrits, dans un aller-retour entre terrain professionnel et salle
de classe.
Un troisième ensemble de contributions, enfin, présente des dispositifs de
formation mis en place dans des secteurs divers : les auteurs en explicitent les
objectifs, les principes théoriques sous-jacents, et éventuellement interrogent
leur capacité à permettre le développement chez les étudiants des compétences
rédactionnelles exigées par leurs futures situations professionnelles.
David Russell et David Fisher présentent un dispositif original qui répond d’une
certaine manière à certaines des apories soulevées par F. Mourlhon-Dallies
dans son article. Se réclamant d’une conception des genres professionnels
comme « action sociale » (Bakhtine, Clot et Faïta), articulés en « systèmes »
(ou « écologies »), ils prennent acte du caractère irréductible des divergences
entre l’acte d’écrire en contexte professionnel et l’acte d’écrire en contexte de
formation. Face à cela, ils présentent un dispositif didactique de simulation en
ligne d’une entreprise professionnelle, permettant de représenter une écologie
des genres professionnels en prenant en compte les dimensions chronotopiques
du travail professionnel et des genres professionnels. Même si l’évaluation
du dispositif reste à parfaire, il semble de nature à permettre aux étudiants de
passer du monde de la formation au monde professionnel.
L’article de Carole Glorieux porte sur les écrits universitaires et leur
renouvellement face aux exigences de la professionnalisation des étudiants.
L’auteur s’intéresse en effet au genre du « mémoire d’application » dans
la filière information-communication. Les étudiants doivent choisir entre
un mémoire dit académique, traditionnel, et ce « mémoire d’application »
qui existe depuis près de vingt ans, mais reste méconnu, peu décrit et jugé
peu légitime ; alors qu’il implique une dimension professionnelle, que l'on
suppose en phase avec les préoccupations des étudiants, ceux-ci lui préfèrent
le mémoire traditionnel. L’étude vise à interroger les attentes liées à ce genre
et les représentations que s’en font enseignants et étudiants, à partir d’une
analyse du guide méthodologique, d’entretiens menés avec les enseignants et
de questionnaires adressés aux étudiants au début de leur année de formation,
au moment où ils ont à choisir le type de mémoire qu’ils vont réaliser. Les
difficultés posées par ce genre en émergence appellent un accompagnement
didactique et l’auteur propose en ce sens un outil qui favorise la réflexion des
étudiants sur ce qu’est un mémoire.
France Merhan consacre son article à un genre particulier, le portfolio, qui
prend place dans un dispositif d’alternance destiné à de futurs formateurs
d’adultes. Cet écrit, qui vise le « développement professionnel », est conçu
comme un instrument contribuant à la construction de l’identité professionnelle.
L’auteure analyse ainsi dans une première étape les opérations complexes

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de conceptualisation et de formalisation demandées par la mise en mots


de l’expérience dans le contexte spécifique de l’alternance. L’examen des
portfolios, tels qu’ils sont cadrés à l’université de Genève, constitue l’étape
suivante : à partir d’indicateurs énonciatifs et discursifs, F. Merhan montre
que l’écriture semble favoriser chez les étudiants une posture épistémologique
critique. Les textes témoignent en effet des tensions – entre objectivation et
subjectivation, entre leurs représentations prises à des stades différents, etc.
– qui leur permettent, au sein des difficultés actionnelles et scripturaires, une
réappropriation des savoirs théoriques pour penser l’articulation entre formation
et travail et y construire leur identité. L’auteure termine en ouvrant des pistes
d’accompagnement à l’écriture autour de la notion centrale d’activité.
Pour clore cette troisième partie consacrée aux dispositifs de formation,
Abdelkarim Zaid présente l’analyse d’une formation d’ingénieurs en alternance
sur trois ans, faisant ainsi écho à la contribution de D. Russell et D. Fisher. La
notion centrale est celle de la temporalité attachée aux différents lieux sociaux,
avec l’hypothèse suivante : les rapports d’alternance produits par les apprentis
ingénieurs permettent d’appréhender la temporalité propre à l’alternance,
temporalité composée de multiples strates qui structurent ces écrits. Loin d’une
temporalité objective qui se laisserait penser-classer linéairement, il s’agit de
cerner la reconstruction effectuée par les scripteurs dans leurs rapports aux
tâches, aux savoirs et savoir-faire, à leurs rôles, aux autres acteurs, en tenant
compte, en outre, de l’évolution du genre « rapport d’alternance » requise
sur les trois ans. S’appuyant sur un corpus de 27 écrits, l’auteur recourt à une
méthodologie lexicométrique, propre à dégager des dynamiques discursives
et des nœuds de tension. Il s’avère que ces rapports manifestent l’élaboration
d’une identité à la fois personnelle et professionnelle, directement déterminée
par la manière dont les apprentis ont perçu et se sont approprié la temporalité
complexe de l’alternance dans le trajet individuel qu’ils revendiquent.
La journée d’études d’avril 2012 s’étant terminée par une table ronde sur les
formations universitaires aux écrits professionnels, il nous a paru intéressant de
proposer ici la synthèse des contributions des participants.
Enfin, Céline Beaudet, à la demande des coordonnatrices du numéro, conclut
l’ouvrage par une postface dans laquelle elle s’exprime en toute liberté en
soulignant ce qui lui parait particulièrement notable dans les articles composant
la livraison. Sa contribution paraît d’autant plus intéressante qu’elle provient
d’une chercheuse exerçant dans un contexte universitaire assez différent de
celui des autres contributeurs - elle est responsable d’un master de rédactologie
à l’université de Sherbrooke (Québec). Sa postface lui donne l’occasion non
seulement de fournir un point de vue, mais aussi d’apporter un complément
fort précieux à ce numéro, sous la forme de la distinction entre rédacteur
fonctionnel et rédacteur professionnel, qui constitue un élément organisateur
important pour bâtir des formations à l’écriture professionnelle.
Nous tenons, avant d’ouvrir sur le corps du numéro, à remercier les collègues
qui ont donné de leur temps et de leur expertise pour relire les articles de
cette livraison et ont ainsi contribué à la réalisation de l’ensemble : Françoise

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Boch (Université Grenoble 3), Odile Challe (Université Paris Dauphine),


Pierre Delcambre (Université Lille 3), Nathalie Denizot (Université de Cergy
Pontoise), Rozenn Guibert (CNAM Paris), Emilie Née (Université Paris Est
Créteil), Gérard Petit (Université Paris Ouest Nanterre La Défense), Marie-
Christine Pollet (Université Libre de Bruxelles), Véronique Rey (ESPE et
Université d’Aix-Marseille).

Bibliographie
Apprentissages et réussite. Premiers résultats de l’enquête sur la littératie et les
compétences des adultes (2005) : Paris, Éditions de l’OCDE.
Bertrand, O. & Schaffner, I. (éds) (2009) : Quel français enseigner ? La question de
la norme dans l’enseignement / apprentissage, Palaiseau, Les Éditions de l’École
Polytechnique, Diffusion Ellipses.
Borzeix, A. & Fraenkel, B. (éds) (2001) : Langage et travail. Communication,
cognition et action, Paris, Éditions du CNRS.
Dabène, M. (1987) : L’adulte et l’écriture : contribution à une didactique de l’écrit en
langue maternelle, Bruxelles, De Boeck-Université.
Dabène, M. (1991) : « La notion d'écrit ou le continuum scriptural », Le Français
aujourd'hui 93 : 25-35.
Defays, J.-M., Maréchal, M. & Mélon, S. (éds) (2000) : La maîtrise du français. Du
niveau secondaire au niveau supérieur, Bruxelles, De Boeck-Université.
Fintz, C. (1998) : La didactique du français dans l’enseignement supérieur : bricolage
ou rénovation ?, Paris, L’Harmattan.
Hess, B. (1997) : L’entreprise face à l’illettrisme. Les enjeux de la formation, Paris,
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Guérin-Pace, F. (2009) : « Illettrisme et parcours individuels », Économie et
statistiques 424-425 : 49-62.
Mourlhon-Dallies, F. (2008) : Enseigner une langue à des fins professionnelles, Paris,
Didier.
Reuter, Y. (1996/2000) : Enseigner et apprendre à écrire, Paris, ESF.
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Etudes de communication 34, 2010, Normes et écriture de l’organisation.
Le Français aujourd'hui 93, 1991, Concevoir-écrire.
Le Français aujourd'hui 159, 2007, Les genres : corpus, usages, pratiques.
Langage et Société 125, 2008, Le risque du langage en situation de travail.
Langage et société 87, 1999, Types, modes et genres de discours.
Langages 153, 2004, Les genres de la parole.
Pratiques 153-154, 2013, Littéracies universitaires : nouvelles perspectives.

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LES ÉCRITS AU TRAVAIL


Josiane BOUTET
IUFM-Sorbonne/Université Denis Diderot

Introduction
En France, la problématique des écrits au travail a été initiée, développée
et portée à partir de 1985 par le Réseau Langage et Travail. Au sein de ce
collectif de recherche pluridisciplinaire, nous nous sommes attachés à décrire
et analyser ce que le travail humain comporte de langagier, aussi bien au plan
des verbalisations orales et des interactions de travail qu’à celui des traces
graphiques diverses et hétérogènes que les salariés sont amenés à produire dans
l’exercice de leurs activités de travail. Ces traces dans toute leur extrême variété
vont des post it aux comptes rendus de réunions en passant par toutes sortes de
représentations symboliques du monde comme les graphiques, les plans ou les
tableaux à double entrée. C’est dire que d’entrée de jeu nous n’avons en aucune
façon privilégié des types d’écrits qu’on pourrait qualifier de traditionnels dans
l’univers de la littératie : correspondances, rapports, comptes rendus, etc., dont
les formes linguistiques, le format et les réquisits sont dérivés des exigences
littéraires et qui supposent en amont une formation dite à l’écriture. Sans
nous priver pour autant de les analyser quand nous les rencontrions au fil de
nos différentes enquêtes (pas si souvent au demeurant), nous nous sommes
attachés à montrer et à faire émerger ce que l’activité d’écriture au travail dans
de multiples métiers pouvait avoir de singulier et de spécifique : à la fois ses
formats et surtout sa dépendance au contexte d’action.
La problématique des écrits au travail telle que nous l’avons construite et
défendue est donc en partie différente et disjointe de celle qui se développe
dans les milieux de la formation sous l’appellation des écrits professionnels.
Dans notre conception, les écrits au travail sont l’un des composants de ce que
j’ai proposé de nommer la part langagière du travail. Ils contribuent selon leur
régime propre à l’action et à l’activité de travail : ils sont toujours fortement
contextualisés et ne peuvent pendre sens et pertinence que dans leur lien fort
au contexte de l’activité de travail. En ce sens, notre démarche se situe aux
antipodes d’une analyse de corpus d’écrits professionnels qu’on soumettrait
aux descriptions classiques d’analyse de discours. Les écrits comme les
verbalisations produites en situation de travail ne se laissent pas ramener à
de simples corpus de textes ou d’interactions, sauf à perdre leur spécificité, à
savoir qu’ils participent toujours à l’effectuation d’une activité de travail.
Je présenterai d’abord la notion de part langagière du travail dont les écrits au
travail constituent l’un des composants, plus ou moins important et central selon
les métiers et les secteurs d’activité concernés. J’exposerai les conséquences
dans le monde du travail de la généralisation contemporaine d’exigences en
littératie. Dans une deuxième partie je décrirai quelques-uns des déterminants

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sociolinguistiques de la littéracie au travail. Enfin je proposerai quelques


propriétés des écrits au travail qui me permettent de les envisager comme des
genres professionnels.

1. La notion de part langagière du travail


Une des caractéristiques de la démarche théorique et méthodologique du
réseau Langage et Travail est certainement de privilégier une approche
ethnographique et donc qualitative des situations de travail. Nous avons
conduit de très nombreuses enquêtes dans des secteurs professionnels très
variés et avons quasiment toujours conduit des observations longues des
situations et recueilli toutes nos données en immersion dans les situations de
travail où nous enquêtons7. Nous y avons acquis la certitude que, à la différence
de problématiques linguistiques ou discursives classiques, il n’est pas aisé
de constituer les activités de langage au travail en des corpus autonomes et
les analyser requiert un rattachement et un ancrage forts dans les conditions
matérielles de leur énonciation, lesquelles impliquent toujours des actions
et des environnements techniques. En situation de travail les activités de
langage ont une finalité d’action : actions à accomplir sur une machine, sur
des objets, sur des écrans, sur d’autres êtres humains ; actions pour transformer
les situations, modifier des états des choses ou des personnes. De plus, les
pratiques langagières sont imbriquées dans des interactions complexes avec
des univers techniques, plus ou moins modernes et sophistiqués, faits de robots,
d’outillages, de machines. Isoler ce qui est de l’ordre du langagier d’un côté,
des gestes techniques de l’autre, est souvent à la fois difficile et peu pertinent :
les salariés manipulent des objets et des outils, entrent dans des chaînes d’action
collectives, tout en s’engageant dans des processus de communication plus ou
moins complexes et des chaines d’écriture collectives (Fraenkel 2001).
Nos enquêtes ont fait émerger l’importance quantitative et qualitative de plus
en plus grande des activités de langage au travail, ou de ce que je nommerai
plus tard la part langagière du travail (Boutet 2001). Il s’agit de rendre compte
du fait que, dans de très nombreux métiers qui ne sont pas pour autant des
métiers du langage, une part croissante des activités de travail consiste en des
activités symboliques : lire, écrire et parler-communiquer.
J’ai plus tard prolongé cette réflexion en proposant de catégoriser toute une
partie du salariat international actuel au sein de l’économie mondialisée, comme
étant des « travailleurs du langage » : ce sont, par exemple, tous ces salariés
des centres d’appels contemporains dont l’activité de travail est strictement
langagière, tout en étant strictement encadrée, sous contrôle de temps et
rationalisée. A la rationalisation du corps musculaire des industries lourdes du

7
Voici les principales enquêtes : usines de la métallurgie ; industries de process
(cimenterie, nucléaire, hydraulique) ; secteur de la santé, hôpitaux, dispensaires ;
BTP ; conduite des trains (SNCF) ; services publics : France Télécom, EDF, RATP, La
Poste ; accueil en Mairie ; services de rédaction : courrier présidentiel, société HLM ;
contrôle aérien ; métier des huissiers ; hôpitaux à Taïwan ; situations plurilingues ;
commerce ethnique et bilingue : la restauration grecque à Paris ; les langues de travail
à la Sonatrach (Algérie), etc.

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taylorisme, l’économie de l’information et de la communication a substitué une


rationalisation du geste vocal, de l’activité de langage : ceci autorise, selon moi,
à concevoir une continuité forte entre les ouvriers des chaînes de montage des
Trente Glorieuses et ces nouveaux salariés (Boutet 2008).
La notion de part langagière du travail souligne une évolution dans le contenu du
travail des salariés du post-taylorisme, ainsi que dans les compétences requises :
la nécessité de savoir lire-écrire-parler dans tous les métiers, y compris les plus
éloignés a priori d’un contenu informationnel ou communicationnel comme,
par exemple, les brancardiers des hôpitaux, les plombiers ou les monteurs
de ligne EDF. L’économie mondialisée de l’information, en particulier via
l’expansion du travail par téléphone et l’accroissement des plates-formes
d’appel, va bien au-delà de la généralisation d’une part langagière des activités
de travail : ces phénomènes économiques mondiaux dessinent littéralement de
nouveaux métiers du langage.
Avec l’émergence de ces « travailleurs du langage », si on accepte cette
dénomination, on voit donc apparaître dans le paysage économique mondial
une nouvelle catégorie de salariés, ainsi que de nouveaux « métiers du
langage ». Il ne s’agit plus là de personnes dont l’activité de travail comporte
une part langagière et une part non langagière, comme c’est le cas par exemple
des infirmières dont l’activité est à la fois langagière (conversations avec les
malades, transmissions, ordres, discussions, prescriptions écrites, etc.), et
non langagière (soins divers, déplacements, manipulations des patients, etc.).
Il s’agit désormais de salariés dont l’activité de langage constitue le tout du
travail : ce qui est bien le critère de reconnaissance d’un « métier du langage »8.
Cette notion de métiers du langage, je l’emprunte à Marcel Cohen qui consacre
tout un chapitre de son ouvrage de 1956 à cette question : c’est le chapitre IV
intitulé « Les métiers du langage » (1956 : 214-226). Les métiers du langage
sont donc pour lui les métiers dont les techniques sont celles de la voix et/
ou de l’écriture. Ils sont variés, tant au plan historique qu’à celui des diverses
sociétés. Des techniques diverses de l’écrit sont présentes qui visent le plus
souvent à aider à la mémorisation et à soutenir l’exercice de la profession :
« L’écriture et les procédés modernes d’enregistrement soulagent la mémoire »
(ibid. : 217). Sur ce point, M. Cohen ne va pas plus loin ; il n’analyse pas les
relations d’interdépendance qui peuvent se manifester entre les techniques de
la voix et les techniques de l’écriture. Son choix est ailleurs : c’est celui de
passer en revue les différents métiers qui, dans la diversité ethnographique et
historique des sociétés, reposent sur un usage des techniques de la voix ou de
l’écriture. Il nous a laissé le soin de poursuivre sa réflexion et d’aller voir sur le
terrain du travail ce qu’il peut bien en être de l’usage conjoint des techniques de
la voix et des techniques de l’écriture : ce que je nommerai la plurisémioticité
des univers de travail.
8
Notons que les enseignants constituent eux aussi une profession appartenant à
cette grande classe des « métiers du langage » ; mais, alors que les opérateurs des
centres d’appels constituent une profession récente (bien que son origine se situe dans
le prolongement des premières standardistes téléphoniques à la fin du 19° siècle), les
enseignants représentent un métier ancien et traditionnel dans de nombreuses sociétés.

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Selon qu’on s’intéresse à des métiers du langage comme le journalisme ou


l’enseignement, ou qu’on s’intéresse à des métiers dont le langage ne constitue
qu’une part de l’activité comme celui des grutiers ou des conducteurs de TGV,
le type d’écrits produits comme leur place dans l’activité de travail diffèrent
évidemment. Cependant, et c’est là une caractéristique du travail contemporain,
tous les métiers sont désormais concernés par l’écrit et par voie de conséquence
par les compétences des salariés en matière de littéracie.
Prenons l’exemple de formats caractéristiques de l’écrit au travail, la liste et le
tableau à double entrée.
Tableau à double entrée. Bon de magasin, métier de magasinier, EDF

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Tableau à double entrée. Cahier de texte, métier d’enseignant du secondaire


Source : D. Lahanier-Reuter (2010)
Ce sont là des artefacts et des techniques de représentation du réel d’une très
grande fréquence dans le monde du travail, communs à tous les métiers et
tous les niveaux de qualifications. Ainsi les techniciens de surface doivent-
ils désormais remplir un tableau à double entrée, souvent affiché au dos
des portes, où ils doivent consigner leurs différentes actions de travail ainsi
que les horaires de passage. Or il s’agit de professions qui, dans les années
soixante, étaient exercées par des salarié(e)s pouvant être illettré(e)s et non
francophones. C’est devenu imposible aujourd’hui.C’est pourquoi nous faisons
le constat d’une élévation sans précédent des exigences et des compétences en
matière de littéracie au travail. Cette élévation est due à de nombreux facteurs :
transformation du contenu du travail, robotisation et informatisation, nouveaux
modes de gestion des salariés, bureaucratisation du travail (contrôles, normes
ISO, traçabilité, chartes de qualité, etc.), diminution du secteur primaire au
profit du secteur tertiaire et, en son sein, importance croissante d’une économie
des services.

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2. Les déterminants sociolinguistiques de la littératie au travail


Si l’exigence de savoir lire et écrire le français est devenue en trente ans
commune à tous les salariés, elle ne se réalise pas pour autant de façon identique
pour tous. Une enquête statistique de la DARES de 1993 « Techniques et
organisation du travail » auprès de 20 000 salariés s’est intéressée aux usages
de la littéracie au travail et aux questions de « qui lit, qui écrit, quels types
de documents, avec quelles technologies, selon quelle fréquence ? ». Le
sociologue Frédéric Moatty a analysé ces données statistiques (2000). Il montre
entre autres que le mode de réception des instructions et consignes de travail
est socialement stratifié. Les ¾ des cadres reçoivent leurs instructions par écrit
(76%) tandis que les ouvriers ne sont qu’un quart. Autrement dit, les ¾ des
ouvriers reçoivent des consignes orales. Il existe une corrélation stricte entre
le niveau de scolarité, la qualification, la place dans la hiérarchie, le sexe, et la
réception des consignes et des instructions par écrit. La répartition de ces deux
canaux sémiotiques – oral et écrit – se révèle donc socialement discriminante.
Une autre enquête de la DARES, « Conditions de travail » en 2005, a comporté
un volet sur les activités de lecture et d’écriture. Les analyses qu’en ont faites
F. Moatty et Françoise Rouard (2010) montrent une stratification importante
du salariat selon des paramètres sociologiques comme le niveau d’études, la
situation professionnelle, le type d’entreprise. Au plan de l’écriture, 56% des
cadres écrivent durant ¼ ou plus de leur journée, contre 14% des ouvriers et
7% des ouvriers non qualifiés. L’envoi de messages électroniques est lui aussi
fortement stratifié socialement puisque 40% des cadres disent en envoyer
plus de 10 par jour tandis que les ouvriers n’en envoient aucun. Ces résultats
montrent aussi que, toutes choses égales par ailleurs, on lit plus au travail qu’on
n’y écrit : 31% contre 28%.

3. Quelques propriétés des écrits au travail : des genres


professionnels
Lors des enquêtes du réseau Langage et Travail, nous avons recueilli et analysé
de très nombreux documents écrits, de différents formats et usages, dans
différents lieux de travail, associés à différentes activités de travail. Ces traces
écrites, dans toute leur diversité fonctionnelle, matérielle et discursive présentent
de façon régulière des formes linguistiques et des propriétés typiques. Ces
propriétés récurrentes permettent de les caractériser en propre, de les distinguer
d’autres usages de l’écriture (en particulier des usages monumentaux comme
l’écriture du droit ou la littérature) et ainsi de les considérer comme un genre :
un genre professionnel.

3.1 Des genres premiers


Mikhaïl Bakhtine écrivait : « Nous ne parlons qu’à travers certains genres
discursifs, c’est-à-dire que tous nos énoncés possèdent certaines formes
relativement stables et typiques pour se constituer en totalités. (…) Les
formes de la langue et les formes typiques des énoncés, c’est-à-dire les genres
discursifs, intègrent notre expérience et notre conscience tout ensemble, selon

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un rapport étroit des unes aux autres. » (cité par Todorov 1981 : 129). Bakhtine
avait avant tout une ambition de théoricien de l’œuvre littéraire. Reconnaissant
la stratification des discours au sein d’une même langue nationale, il parle d’un
langage « propre aux genres, aux professions et autres strates du langage »
(1975/1997 : 123). Dans une approche de nature communicationnelle, il organise
la diversité des discours en deux grandes catégories : les genres premiers et les
genres seconds. Il distingue entre « les genres premiers qui se sont constitués
dans les circonstances d’un échange verbal spontané », et les « genres seconds
qui apparaissent dans les circonstances d’un échange culturel (principalement
écrit) – artistique, scientifique, socio-politique – plus complexe et relativement
plus évolué » (1979/1984 : 267).
Dans les textes de Bakhtine9, il ne semble pas que les genres premiers aient
été son centre d’intérêt. Dans certains textes il propose de combiner, à la
stratification du langage en genres, une « stratification professionnelle » :
À cette stratification du langage en genres s’en mêle de surcroît une autre,
tantôt coïncidant avec lui, tantôt s’en écartant, la stratification professionnelle
du langage (au sens large) : langage de l’avocat, du médecin, du commerçant,
de l’homme politique, de l’instituteur, etc. Ces langages ne se différencient
pas, naturellement, par leur seul vocabulaire ; ils impliquent des formes
d’orientation intentionnelle, des formes d’interprétation et d’appréciation
concrètes. (1975/1997 : 111)
Les genres, les usages professionnels sont autant de « forces stratificatoires »
travaillant le langage, selon l’expression de Bakhtine :
Comme résultat de toutes ces forces stratificatoires, le langage ne conserve plus
de formes et de mots neutres, « n’appartenant à personne » : il est éparpillé,
sous-tendu d’intentions, accentué de bout en bout (…) Tous les mots évoquent
une profession, un genre, une tendance, un parti, une œuvre précise, un homme
précis, une génération, un âge, un jour, une heure. Chaque mot renvoie à un
contexte ou à plusieurs, dans lesquels il a vécu son existence socialement sous-
tendue. Tous les mots, toutes les formes sont peuplées d’intentions. Le mot
a inévitablement les harmoniques du contexte, harmoniques des genres, des
orientations, des individus. (1975/1997 : 114)
Bakhtine nous a invités à penser la combinatoire variable entre les forces
stratificatoires du genre et les forces stratificatoires de la profession, mais, du
moins à ma connaissance, c’est là un programme de travail que lui-même n’a
pas engagé. Pas plus qu’il ne s’est engagé dans une étude des genres premiers.

3.2 Dépendance au contexte d’action


Dans une perspective d’analyse des genres premiers, Jean-Paul Bronckart
apporte une proposition importante qui concerne le rapport à l’action. Pour
lui, les genres premiers sont « structurés par les actions non langagières »
auxquelles ils s’articulent, tandis que les genres seconds s’en détachent et font
l’objet d’une structuration autonome et spécifiquement linguistique. Ceux-ci
constitueraient en ce sens « de véritables actions langagières » (1997 : 63). La
9
Je n’entre pas ici dans le débat historiographique ouvert par P. Sériot (2010) sur
les apports respectifs de Volochinov et Bakhtine. Débat relancé par J.-P. Bronckart et
C. Bota en 2011 et poursuivi par F. François en 2012.

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plupart des activités langagières au travail, en ce qu’elles sont en interaction


permanente avec des activités non langagières, appartiennent de façon
caractéristique, voire prototypique, aux genres premiers.
En situation de travail, et quels que soient les métiers, l’expression écrite
(comme orale) est dans une relation d’interdépendance au contexte d’action.
Les écrits permettent l’action, permettent de prévoir l’action, comme le font
les agendas par exemple. Ils sont de ce fait souvent éphémères, a contrario de
ce qu’on donne comme propriété fondamentale et fondatrice de l’écriture : son
caractère pérenne et définitif. Sont ainsi fortement dépendantes des contextes
d’action des formes d’écrits comme les memo, les post it, les tableaux des
enseignants, les passations de consignes entre équipes de travail, etc.

3.3 La plurisémioticité
L’activité verbale est le plus souvent liée à des univers techniques, à de
l’outillage plus ou moins sophistiqué. Les activités verbales écrites (comme
orales) sont rarement indépendantes des activités non verbales : activités sur
des objets techniques, des matériaux. Elles sont en interaction constante avec
les techniques intellectuelles, ce qu’on nomme aussi les artefacts cognitifs. Les
écrits se réalisent dans une intrication étroite avec d’autres modes sémiotiques
de représentation de la réalité : des modes iconiques avec les graphiques et les
maquettes ; des modes numériques avec la représentation chiffrée du réel.
Le travail des techniciens et ingénieurs dans les salles de contrôle des industries
de process, comme le nucléaire, est à cet égard tout à fait caractéristique : ils
surveillent et lisent des écrans informatiques faits de graphiques, de textes écrits
syntaxiques ou non. La représentation informatique du process construit un
univers de travail plurisémiotique où s’intriquent chiffres, écrits syntaxiques,
écrits non syntaxiques, graphiques divers.
Le travail en centres d’appels est aussi représentatif de ces activités
plurisémiotiques : les opérateurs réalisent de façon simultanée :
L’interaction orale médiée par le téléphone avec le client ;
La lecture de l’écran d’ordinateur ;
La lecture de différents documents-papiers sur la table de travail ;
L’écriture d’informations dans le dossier-client informatique.

3.4 L’économie des moyens linguistiques


Il est peu de métiers où la prescription du travail ne soit pas assortie
de contraintes de temps : une lettre à rédiger, une conférence à tenir,
une pièce à usiner, un process à contrôler, un médicament à donner…,
toutes ces activités requièrent des durées socialement encadrées. Certes
celles-ci peuvent varier et en particulier d’un pays à l’autre en fonction
des normes de productivité du travail, mais en tout état de cause elles
sont prescrites. Le temps est compté pour agir, pour écrire un rapport,

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pour transmettre des informations aux collègues, pour lire la dernière


doc. technique, etc.
L’économie de moyens linguistiques concourt à une propriété régulière des
énoncés écrits : il s’agit de leur caractère a-syntactique, au sens de Jack Goody
(1977). Ceci constitue le procédé le plus fréquemment rencontré dans les univers
de travail pour obtenir des communications rapides : mémos rapidement écrits
et lus, tableaux, listes, par exemple. Les moyens linguistiques principaux en
sont la réduction et l’élimination des morphèmes ou des catégories syntaxiques
considérés comme non indispensables à la communication : les déterminants,
certains adjectifs, les désinences verbales, les mots de liaison, les enchâssements
de propositions.
L’a-syntacticité est une caractéristique centrale de nombreux écrits de travail,
c’est-à-dire des écrits situés, souvent éphémères et ayant une valeur d’acte
au sein des activités professionnelles. Du style elliptique que prend souvent
l’écriture professionnelle et que B. Fraenkel (2001, 2010) a mis en évidence
et décrit, nous insisterons ici sur une des réalisations : le format du tableau, ou
de la liste. Rappelons que J. Goody envisageait les procédés graphiques que
sont le tableau et la liste comme fondamentaux dans le processus d’invention
de l’écriture humaine, l’énonciation orale étant inapte à les produire, voire
à les conceptualiser : « le tableau est essentiellement un procédé graphique
(et, fréquemment un procédé de culture écrite) » (1977 : 111). En situation
de travail, de nombreux dispositifs externes viennent amplifier et accroître
les capacités cognitives des salariés. Ainsi, dans les métiers qui requièrent
des formes de transmissions orales et écrites entre les équipes, comme les
infirmières ou les ouvriers et techniciens de maintenance des industries de
process, on a souvent recours à ces artefacts cognitifs que sont les listes ou les
tableaux, pour transmettre rapidement et efficacement des consignes ou des
informations. Le format cognitif des tableaux graphiques à double entrée en est
par excellence un représentant.
L’a-syntacticité est aussi spécifique du genre professionnel que constitue le
compte rendu d’intervention technique, comme on peut le voir dans l’exemple
suivant. Il s’agit d’une partie des fiches techniques accompagnant ce qu’EDF
nomme le « travail sous tension ». La liste assure ici une fonction de narration,
chronologiquement orientée, des interventions faites par les techniciens ; elle
sert à la fois à contrôler leurs différentes opérations, à les enregistrer et à en
garder la mémoire :
« ouverture IACM 2111
ouverture de la cellule pose de Commentry Départ Néris
Ferme AFC coté Néris
ouverture inter poste Les Brandes
GE 70 pour poste Les Brandes
GE 160 au poste Raymonds »

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3.5 L’univocité de l’interprétation


L’univocité de l’interprétation est en étroite relation avec les questions de risque,
de dangerosité du travail et plus largement avec la question de la responsabilité,
en particulier dans l’ensemble des univers juridiques. Il s’agit d’employer, sous
forme écrite (ou orale) des formes linguistiques non ambiguës qui assurent ou
tendent à assurer l’identité entre la production par un locuteur et/ou scripteur et
l’interprétation d’un énoncé ou d’un discours par autrui. Ce sont, par exemple,
les termes spécialisés, le vocabulaire technique tel qu’enregistré par les offices
de terminologie ; c’est l’écriture du droit, des modes d’emploi, des règlements.
Je prendrai l’exemple de l’Agence Internationale pour l’Energie Atomique de
Vienne (AIEA).
La sécurité dans les centrales nucléaires constitue pour les concepteurs comme
pour les personnels un point capital. L’ensemble des activités de conception,
mise en fonctionnement et exploitation passe par une mise en forme écrite.
Parmi d’autres documents, j’ai choisi le « Code pour la sécurité des centrales
nucléaires de l’énergie atomique » produit par l’AIEA. Ce texte énonce étape
par étape ce que doivent faire concepteurs et opérateurs dans le cadre d’un
programme « d’assurance de la qualité ». La plupart des énoncés de ce texte
dans sa version en français présentent des verbes modaux de type injonctif
comme « devoir, falloir, être obligatoire, nécessaire, indispensable ». Ces
modalités sont très souvent appliquées, non pas à des actions non langagières
mais à des actions scripturales. On doit « consigner par écrit, rédiger, faire un
rapport, noter une mesure … ». Quelques exemples :
« Sur chaque article d’une centrale nucléaire, l’état d’avancement des essais
et inspections doit être repéré au moyen de marques, estampilles, étiquettes
mobiles ou collées, fiches suiveuses, procès-verbaux de contrôle » (AIEA).
« La rédaction, l’examen, l’approbation et la publication de documents tels que
les instructions, les procédures et les plans qui sont indispensables pour exécuter
et vérifier les travaux doivent être tenus sous contrôle (AIEA) ».
Or les rédacteurs veulent, toujours pour des raisons de sécurité, obtenir une
lecture univoque de ces textes. Cela les conduit à souligner explicitement
l’interprétation que les lecteurs-utilisateurs des installations devront faire :
« L’emploi des verbes « devoir » et « falloir » au présent ou au conditionnel
permet à l’utilisateur de faire la distinction entre exigences rigoureuses et
options souhaitables » (AIEA).
Le principe d’univocité de l’interprétation a ici un usage de type catégorique :
le document écrit est conçu comme un moyen de tout dire, de tout prévoir,
de ne laisser aucune trace à l’intersubjectivité et aux interprétations multiples.
Pour prévenir des lectures particularisantes, les auteurs vont jusqu’à proposer
une « Note sur l’interprétation du texte » dans laquelle on peut lire :
« Dans plusieurs cas, l’on trouvera employés les mots « doit prendre en
considération … » ou « doit … autant que possible ». Il est alors essentiel
d’accorder à la question dont il s’agit la plus grande attention, et la décision doit
être prise en tenant compte des particularités de chaque cas » (AIEA).

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Conclusion
J’ai cherché à décrire ici quelques-unes des propriétés organisatrices des genres
professionnels ainsi que certaines formes linguistiques récurrentes. J’ai proposé
de considérer que la dépendance au contexte d’action ainsi que des formats
linguistiques contraints définissent les écrits au travail en tant que genres
professionnels. Mais j’ai conscience qu’on pourrait adopter une démarche
inverse : on pourrait chercher ce qui serait commun à d’autres écrits et à d’autres
situations de production d’écrits ; on pourrait tenter d’interpréter les faits dans
un cadre théorique unifiant, par exemple celui d’une linguistique textuelle ou
de l’analyse de discours. La pertinence scientifique d’une telle démarche est
certainement indéniable. Ce n’est cependant pas la position que j’ai construite
face aux écrits du travail et, plus largement, face à la part langagière du travail.
La description des écrits du travail n’a pas pour seule finalité la connaissance
ou l’exhibition d’usages particuliers du langage, un peu plus exotiques ou
techniques que des romans ou des poésies. Je tente d’assumer, avec d’autres
chercheurs, un objectif plus ambitieux, résolument interdisciplinaire et qui
consiste à contribuer, au moyen d’observations et de descriptions du langage, à
la connaissance et à la compréhension du travail humain.

Références bibliographiques
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Gallimard.
— (1984) [1979] : Esthétique de la création verbale, A. Aucouturier (trad.), Paris,
Gallimard.
Borzeix, A. & Fraenkel, B. (éds) (2001) : Langage et travail. Communication,
cognition et action, Paris, Éditions du CNRS.
Boutet, J. (2008) : La vie verbale au travail. Des manufactures aux centres d’appels,
Toulouse, Octares.
— (2001) : « La part langagière du travail. Bilan et évolution ». Langage et Société,
98 : 17-42.
Bronckart, J.-P. (1997) : Activité langagière, textes et discours. Pour un
interactionnisme socio-discursif. Paris, Delachaux et Niestlé.
Bronckart, J.-P. & Bota, C. (2011) : Bakhtine démasqué. Histoire d’un menteur, d’une
escroquerie et d’un délire collectif, Genève, Droz.
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Fraenkel, B. (2001) : «La résistible ascension de l’écrit au travail », in A. Borzeix
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Fraenkel, B., Pontille, D., Collard, D. & Deharo, G. (2010) : Le travail des huissiers :
transformations d’un métier de l’écrit, Toulouse, Octares.
François, F. (2012) : Bakhtine tout nu. Dialogisme, les malheurs d’un concept quand
il devient trop gros, Limoges, Lambert Lucas.
Goody, J. (1977) : La raison graphique, Paris, Éditions de Minuit.
Grosjean, M. & Lacoste, M. (1999) : Communication et intelligence collective, Paris, PUF.

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Lahanier-Reuter, D. (2010) : « Livrets de bord et travail des enseignants du 2° degré »,


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Langage et Société (2008) : Le risque du langage en situation de travail, 125.
Langage et société (2006) : Langue et nouvelle économie. Le cas du Canada, 118.
Moatty, F. & Rouard, F. (2010) : « L’écrit au travail et ses déterminants chez les
salariés en France en 2005 », Travail et emploi 122 : 39-51.
Sériot, P. (2010) : « Préface » à l’édition critique de Volochinov, Marxisme et
philosophie du langage, Limoges, Lambert Lucas.
Todorov, T. (1981) : Mikhaïl Bakhtine, le principe dialogique, Paris, Seuil.

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L’ENTREPRISE ET LA NORME
LINGUISTIQUE INTERNE
Dardo de VECCHI
Kedge Business School, Marseille

Introduction
Les entreprises et les organisations sont des lieux où des connaissances
sont mises en œuvre, partagées et transmises quotidiennement entre les
différents acteurs. En même temps, l’entreprise peut être conçue comme un
portefeuille de ressources fondé sur des savoirs qui accordent des avantages
concurrentiels (Tarondeau 1998). L’observation de la langue occupe un
rôle central dans ces activités en tant qu’elle est un élément formalisateur,
porteur des significations permettant de passer d’un espace mental à un autre
et de partager des connaissances. Elle permet de connaître non seulement la
dynamique linguistique mais aussi la dynamique des savoirs, d’une part, parce
que le langage permet de formaliser les savoirs, d’autre part, parce que, dans
cette formalisation, les concepts qui construisent ces savoirs sont appelés à
être partagés, notamment pour éviter les mauvaises interprétations. En effet, il
serait préjudiciable au bon fonctionnement d’une organisation que le langage
véhiculant ses propres savoirs puisse être interprété différemment et que les
mêmes notions subissent des altérations interprétatives selon les acteurs ou les
langues. La manière selon laquelle les concepts importants pour le groupe sont
formalisés est donc importante ; elle invite à regarder de plus près les termes
qui les expriment, ce qui est le but de la terminologie.
Nous proposons ainsi une lecture différente de la terminologie - dite classique
- du matériel terminologique des entreprises où les concepts à l’œuvre dans
l’activité nécessitent des références homogènes entre les acteurs tant en
situation monolingue que multilingue. Autrement dit, c’est non seulement
de l’identification des unités terminologiques qu’il s’agit mais aussi d’une
normalisation interne de l’interprétation et de l’usage des termes dans leur
aspect véhiculaire parmi les utilisateurs, d’autant plus que les terminologies
font partie des écrits professionnels. Cette approche implique de regarder de
près où pourrait s’appliquer une normalisation interne.
Comprendre la nature terminologique d’un parler d’entreprise exige de
la regarder, de manière concomitante, sous trois angles. D’abord celui du
domaine où les termes sont utilisés. Ensuite, celui des situations multilingues
auxquelles les termes peuvent être confrontés. Enfin, celui de leur place dans
un seul système linguistique.

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Fragmentation de la notion de domaine


La terminologie classique vise des objectifs de normalisation, c’est-à-dire de
réglementation des termes afin de faciliter la communication entre experts
d’un même domaine (L’Homme 2004). Le problème se pose lorsque l’on
veut délimiter un domaine. La terminologie définit les domaines comme des
secteurs de la connaissance humaine. Cette manière de les définir est cependant
trop vaste pour que l’on puisse considérer les concepts qui construisent les
connaissances des acteurs, notamment en situation d’activité professionnelle.
En effet, on peut considérer les termes qui expriment les connaissances dans
l’aéronautique, l’agriculture ou l’informatique, mais les domaines ainsi
délimités n’ont pas pour vocation d’inclure ni les connaissances ni les concepts
et termes mobilisés par la mise en pratique de ces connaissances dans le monde
économique, notamment dans les entreprises.
Nous avions proposé (de Vecchi 2005) de considérer que dans un même
domaine de connaissance, peuvent coexister d’autres domaines plus précis :
le domaine d’activité, le domaine d’exploitation et le domaine de produit ou
service. Le domaine d’activité est un secteur plus précis qu’un domaine de
connaissance car on peut y distinguer des activités distinctes. Par exemple :
l’aviation militaire, sportive, commerciale ou privée au sein de l’aviation.
À l’intérieur du monde de l’aviation, ces quatre activités peuvent partager
la terminologie de la physique et de la mécanique aéronautique voire de la
réglementation, tout en mobilisant des connaissances propres à chacune d’elles
en fonction de leurs nécessités qui ne sont pas systématiquement les mêmes.
Le domaine d’exploitation, quant à lui, permet de différencier, voire d’opposer,
les dénominations qui dans un domaine d’activité soutiennent les pratiques
notamment commerciales et qui doivent être clairement identifiées par les
destinataires des produits ou services proposés. Par exemple : deux compagnies
aériennes ne désignent pas leurs produits, les objets qu’elles utilisent ou leur
organisation interne nécessairement de la même manière ; deux fournisseurs
d’accès à internet ne dénomment pas leurs offres de la même manière. Le
domaine de produit ou service, enfin, permet de limiter le champ terminologique
traité aux concepts mobilisés dans le cadre d’un produit ou d’un service. Par
exemple : un même fournisseur d’accès à internet utilise la terminologie de son
propre modem (box) à destination de ses propres clients. Les domaines ainsi
distingués, voire fragmentés, rendent compte non seulement des différences
terminologiques entre entreprises mais aussi des problèmes d’identification des
produits par les clients ou des problèmes de communication dans les cas des
fusions-acquisitions (de Vecchi 2003 & 2012). Dans les deux cas, les contrastes
entre usages ne sont pas visibles immédiatement mais apparaissent lorsque les
acteurs sont confrontés à la terminologie de l’autre.
En ce qui concerne les domaines d’exploitation, un sociolecte se crée, le parler
d’entreprise ou d’organisation (de Vecchi 1999 & 2005) qui se définit comme
la terminologie propre à une entreprise ou organisation et qui lui donne par la
même occasion son identité, notamment au niveau linguistique. Sur le plan
de la langue, les unités terminologiques seraient à rapprocher des jargons, le
terme « jargon » étant une expression peu appropriée, non seulement par sa

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connotation souvent péjorative, mais aussi par le fait qu’un jargon n’est que
rarement valorisé bien que, paradoxalement, il soit incontournable dans une
activité parce qu’il supporte les connaissances qui permettent de la réaliser. Par
ailleurs et sur le plan syntaxique, le lexique composant un jargon est constitué
d’unités souvent simples, moins souvent complexes, tandis qu’en terminologie
il n’est pas rare de trouver des termes aux syntagmes longs. Finalement, c’est
souvent à l’oral que l’on identifie un jargon, contrairement à une terminologie
fixée essentiellement dans la langue spécialisée écrite. En revanche, lorsque les
parlers d’entreprise concernent le domaine d’activité, ils sont à rapprocher des
technolectes (Messaoudi 2000).
Les parlers d’entreprise invitent à observer la masse des contenus à l’œuvre au
sein des entreprises dans l’ensemble de leurs formes sémiotiques. Ces parlers
vont de la parole dite, rarement écrite et dont on ne peut évacuer la valeur
sémantique, jusqu’aux formes conceptualisées par les acteurs et identifiées
avec des signes de natures très différentes tels que les gestes montrés mais pas
toujours énoncés en langue (cf. signaux des agents qui aident le pilote à placer
l’avion à l’arrivée du point de stationnement) en passant par les écrits. Pour
cette raison et dans notre perspective, lorsque la communauté de l’entreprise
(ou organisation) est concernée, la définition du terme doit être formulée
autrement que dans sa forme classique qui énonce que le terme est l’expression
linguistique d’un concept. Nous définissons ainsi le terme comme l’aboutissant
sémiotique d’un processus de conceptualisation.
Le langage, en formalisant des concepts, est considéré autrement lorsqu’il
s’agit de créer une référence commune aux acteurs dans la mesure où il
enregistre ce qu’ils mobilisent sémiotiquement pour formaliser leur savoir. Les
contenus ainsi véhiculés par les parlers d’entreprise pour dire les connaissances
peuvent apparaître sous la forme de signes divers, être énoncés en langue
puis être appelés à être traduits. Un regard différent sur la place de la langue
en entreprise émerge alors. De la même manière, émerge aussi une manière
différente de regarder la place de la terminologie en entreprise qui concerne
autant la situation multilingue que la situation monolingue.

Du regard multilingue et monolingue


En entreprise, les connaissances sont pratiquées, adaptées, améliorées,
consolidées voire complétées dans et grâce à l’action de ceux qui travaillent :
« Le travail n’est jamais hors langage » (Pène et al. 2001). Or les connaissances
acquises lors de la formation initiale évoluent dans un cadre particulier : celui
de la culture de l’entreprise ou de l’organisation où l’on travaille, ce qui
conditionne non seulement les pratiques de travail mais aussi les pratiques
langagières. En même temps, si le langage est reconnu comme une forme
symbolique faisant partie de la culture d’entreprise (Thévenet 1999), la
manière de l’approcher diverge et va dans plusieurs directions. On y trouve
notamment la part du langage dans l’activité de travail (Boutet 1995 ; Borzeix
et Fraenkel 2003), les problématiques interculturelles (Clyne 1994), les erreurs
de communication (Louhiala-Salminen et al. 2005), la recherche d’une langue
commune dans les fusions transfrontalières (Piekkari et al. 2005), la place du

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langage dans le management international (Marschan, Welch & Welch 1997),


les enjeux de pouvoir (Vaara et al. 2005), les politiques linguistiques
(Spolsky 2009) et d’autres thèmes dans une liste non exhaustive. Les besoins
de traduction, l’utilisation de langues différentes ou les contrastes culturels dans
les implantations d’entreprises à l’étranger ne sont que des exemples où le rôle
du langage a dû être observé de plus près. Certes le système dans son intégralité
doit être observé, mais on ne doit pas laisser pour autant de côté les termes d’un
parler d’entreprise, un aspect qui a donné lieu à moins d’investigations mais
qui, pour les traducteurs, est un point cardinal.
La mondialisation a apporté souvent la nécessité de chercher une langue
commune et utile à une grande partie des participants de la vie économique
à l’échelle internationale, désireux de communiquer efficacement (Piekkari et
al. 2005). Avec la globalisation, l’anglais occupe une place aussi incontestable
et incontournable que prépondérante dans les entreprises (lire à ce propos
Truchot 2002 et 2008). Mais anglais n’est pas synonyme d’international.
International veut dire aussi multilingue. Une entreprise est internationale
lorsque et parce qu’elle est présente dans des nombreux pays, ce qui entraîne
le besoin de la pratique de plusieurs langues. Ce qui veut dire qu’une véritable
internationalisation de l’entreprise ne passe pas seulement par la maîtrise
souhaitable de l’anglais mais aussi par la coexistence de cette langue avec
d’autres. En résumé, la culture de l’entreprise est appelée à s’énoncer de
manière multilingue, surtout si les valeurs affichées de l’entreprise sont vouées
à voyager au-delà de ses frontières géographiques d’origine. Qui dit culture
d’entreprise dit nécessairement aussi parler d’entreprise et terminologie.
En même temps, il est aujourd’hui impossible de comptabiliser le nombre
d’entreprises qui sont passées d’un site internet monolingue à un site
comportant des pages en plusieurs langues en l’espace de quelques années.
À côté des entreprises pour lesquelles l’utilité du multilinguisme n’est plus à
discuter, coexistent aussi des ONG, des villes, des administrations, des écoles,
etc. qui donnent à traduire leurs sites parce que non seulement un de leurs
clients peut être concerné, mais aussi un citoyen, un touriste, un malade ou
un administré peut en avoir besoin. Une entreprise multilingue est aussi une
entreprise qui a affaire à diverses langues, ce qui ne veut pas dire que tous ses
personnels sont également polyglottes. Apparaît alors le besoin de regarder les
termes de manière multilingue. À l’instar de la connaissance active ou passive
d’une langue, il y a un multilinguisme d’entreprise passif, qui résiderait dans la
constatation de l’existence de traductions multilingues, puis un multilinguisme
actif à l’œuvre chez les personnels aptes à passer d’une langue à une autre dans
différentes situations. Beaucoup de métiers connaissent la situation (personnels
aéroportuaires, compagnies aériennes, hôtellerie, restauration, etc.). Les
personnels bi- ou multilingues savent bien, parfois de manière inconsciente,
que deux expressions (ou plus) dans des langues différentes sont équivalentes
ou, à défaut qu’elles le soient, qu’ils peuvent trouver la formulation qui permet
d’ajuster une réalité à une autre. Les personnels savent donc comment exprimer
un même concept dans des langues différentes avec les termes appropriés à
chacune.

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En amont des problématiques multilingues qui attirent l’attention de nombreuses


recherches et lorsque l’on se place du côté de la culture d’entreprise, il est
nécessaire d’observer comment une langue exprime ou rend compte de cette
culture et ce que, pour le faire, les acteurs mobilisent dans cette même langue.
La culture d’entreprise existe aussi lorsqu’une seule langue est pratiquée ; cette
culture monolingue devra, le moment venu, être exprimée dans d’autres langues.
En même temps, force est de constater que c’est souvent le système de la langue
dans son intégralité qui est observé : la présence d’une langue face à une autre,
une langue à la place d’une autre. L’entreprise n’est pas pensée de manière
multilingue, ce sont ses textes qui peuvent l’être et, avec le multilinguisme, la
terminologie avance cachée. Elle permet de créer une norme interne.
La problématique des langues dans les entreprises ne doit pas occulter les
besoins terminologiques d’une entreprise en situation monolingue. Dans ce
dernier cas, les acteurs ont en effet aussi besoin d’interpréter les expressions
quotidiennes d’une même manière. Les sigles sont un bon exemple. Autrement
dit, pour une unité sémiotique donnée, ils ont besoin d’une signification claire,
commune et propre à leur communauté. Cette signification sera d’une grande
valeur lors de la constitution de bases de données multilingues car il n’est pas
souhaitable qu’à deux endroits différents de l’entreprise, un même concept
soit interprété de manière différente ou que le terme l’exprimant aboutisse à
des traductions différentes. Si les théories terminologiques savent aujourd’hui
que la monosémie souhaitée par Eugen Wüster dans les textes fondateurs de
la terminologie (un concept, un terme ; un terme, un concept) est utopique, en
entreprise, la présence de plusieurs termes pour un même concept en situation
mono ou multilingue n’est pas souhaitable dans la mesure où ces termes
risquent de nuire à l’activité de l’entreprise. C’est pour cette raison que, dans
une ou dans plusieurs langues, les acteurs ont besoin de références communes,
objectif de la normalisation interne.
Les dictionnaires d’entreprise sont à envisager de manière complémentaire aux
propositions et méthodes lexicographiques (Leroyer 2005) mais il convient de
tenir compte de la particularité des termes dans les entreprises et organisations.
De manière différente de ceux des domaines de connaissance, ces termes
nécessitent d’être suivis à la trace du point de vue linguistico-cognitif mais
aussi sous trois aspects : par rapport aux groupes internes à l’entreprise qui les
utilisent et qui doivent les comprendre, par rapport à leur validité dans le temps,
et, enfin par rapport à leur impact en termes d’action concrète et culturelle.
Cette approche pragmaterminologique (de Vecchi 2010) permet d’aborder la
confection d’un dictionnaire d’entreprise orienté vers les personnels en suivant
la très grande plasticité de ce matériau linguistique et sémiotique. Un travail
terminologique est toujours et d’abord notionnel et monolingue.

L’importance du regard monolingue


La mondialisation et ses besoins de multilinguisme laissent par trop de côté
l’importance de regarder les études relatives à l’utilisation d’une seule langue.
Or cette observation se révèle très fructueuse. Au 1er janvier 2010, l’Institut
national de la statistique et des études économiques (INSEE) comptabilisait

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3 966 689 entreprises en France10. Ce chiffre est intéressant parce que, d’une
part, si toutes ces entreprises n’ont pas des besoins multilingues, toutes mettent
en œuvre des connaissances exprimées en au moins une langue, et parce que
d’autre part, cela oriente vers le nombre d’entreprises qui, par leur taille, sont
susceptibles d’avoir des besoins multilingues.
À l’instar des langues spécialisées dans des domaines de connaissance, les
langues se spécialisent aussi pour dire la réalité des entreprises. Les textes
écrits s’accompagnent de signes qui contribuent à les identifier comme
appartenant à un émetteur en particulier : entreprise ou organisation. Les chartes
graphiques, les logos, les noms de produits ou de services, les nomenclatures
ou codifications permettent d’identifier et de situer le lecteur dans un univers
précis de compréhension – ce même univers étant imité dans les contrefaçons
et les tentatives de phishing. Autrement dit, on interprète un texte d’une
entreprise de manière adéquate si on le situe comme appartenant à un domaine
d’exploitation et si on a les moyens de comprendre la langue mais aussi ce que
l’entreprise a fait avec la langue et les signes qui l’accompagnent.
Par exemple l’opérateur de téléphonie mobile français SFR (Société française
de radiotéléphonie) propose en janvier 2013 des forfaits nommés « SÉRIE
red 3Go » (les contrastes typographiques et la couleur d’un rouge très vif sont
importants, une autre couleur à la place nuirait à la compréhension) subdivisés
en « SÉRIE RED SMS », « SÉRIE RED 24h/24 » et « SÉRIE RED 3Go ». Du
point de vue de l’entreprise et du client, il s’instaure une relation référentielle
(Kleiber, 1984) entre le signe et le produit. Cette relation ne s’établit que
si l’entreprise porte le signe à la connaissance du client et que si ce dernier
identifie le produit comme appartenant à l’entreprise. Ce qui veut dire que les
formes graphiques et linguistiques du signe (aspect linguistico-sémiotique) ne
sont porteuses de significations (aspect cognitif) que si les deux parties client
et prestataire (aspect social) peuvent les mobiliser à un moment donné de
l’histoire de l’entreprise (aspect temporel) pour proposer et vendre le produit
– côté entreprise –, l’acheter et le payer – côté client (aspect pragmatique).
Cette entreprise ne vend pas les mêmes produits depuis sa création en 1987 et
les modifiera sans doute à l’avenir. Ces dénominations datent l’entreprise et le
produit, mais aussi le client qui est susceptible de changer d’offre en fonction
de l’évolution des produits (c’est ce qu’on appelle « faire évoluer une offre »)
vers une autre offre, dénommée forcement d’une autre manière, ce qui instaure
un nouveau lien référentiel. Les écrits ou de manière plus large tout document
écrit constituent un témoignage de cette évolution dans le temps.
À regarder de plus près le point de vue sémiotique, ces formes dénominatives
sont polymorphes. Sémiotiquement, elles font coexister des systèmes
(graphiques, chromatiques, linguistiques). La typographie et la couleur ont une
valeur identitaire. L’expression « SÉRIE RED 3Go » fait coexister à elle seule
deux langues, un chiffre et un symbole d’unité de mesure informatique. Les
10
INSEE : activités marchandes hors agriculture. À titre indicatif, 3.703.991
entreprises (93.38%) comptaient entre 0 et 9 salariés, et seulement 125 comptaient 2000
employés ou plus (0.003%). http://www.insee.fr/fr/themes/tableau.asp?reg_id=0&ref_
id=natnon09221&id=629, 29 janvier 2013.

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exemples en sont nombreux autour de nous. Ces unités font partie du parler
d’entreprise. À l’instar des noms de marques, véritables hybrides (Petit, 2000),
les considérer comme des marques est inapproprié car elles ne répondent pas
toutes aux critères légaux ; elles ne portent pas toutes une mention TM ou ®.
Tantôt noms communs, tantôt noms propres, elles occupent une place floue dans
les discours commerciaux. Du point de vue terminologique en revanche, elles
ont une place certaine dans la structuration des connaissances de l’entreprise
et des besoins du consommateur. Ces connaissances sont à énoncer de manière
monolingue, puis traduites. Par ailleurs, la démarche onomasiologique en
terminologie permet de les identifier : quel est le nom du forfait proposé
par SFR qui en janvier 2013 permet deux heures d’appel, des SMS et MMS
illimités pour la somme de 4,99€ ? Une seule réponse est possible : « SÉRIE
RED SMS ». Le lien référentiel est là en même temps que la conceptualisation
est à l’œuvre. Finalement, l’expression occupe une place dans la structuration
notionnelle – et terminologique – de l’entreprise et du client et il est impossible
de l’évacuer si l’on doit rendre compte de ce que l’on sait à propos de l’offre
commerciale de SFR. Les considérer comme des termes semble la stratégie la
plus adaptée. De plus, une terminologie est toujours d’abord monolingue. C’est
pour cette raison qu’un parler d’entreprise est à regarder d’abord en situation
monolingue, ensuite en situation multilingue.
Les unités de ce type font-elles partie de la langue française ? La réponse
peut relever d’un débat qui n’a pas sa place ici. En tout état de cause, il est
impossible de nier qu’elles font partie du français spécialisé par l’entreprise
dans son domaine d’exploitation et que, sans ce parler, toute connaissance
disparaît, et l’activité économique aussi. Ces unités qui apparaissent à l’écrit
pour des raisons commerciales et contractuelles sont de nature terminologique
et exigent une gestion particulière échappant à la lexicologie et aux théories
terminologiques classiques.
Le volume des écrits en entreprise exigerait-il une normalisation interne de
toutes ces unités ? Oui, sans aucun doute. Les besoins de comprendre des acteurs
confrontés à des terminologies qui n’apparaissent ni dans les dictionnaires de
langue ou de domaine mono ou multilingue invitent à gérer ces terminologies.
Les acteurs sont non seulement les employés mais aussi les parties prenantes.
Cette gestion terminologique d’un parler d’entreprise ou organisationnel
implique donc de tracer non seulement la nature mais aussi la signification de
l’unité « SÉRIE RED SMS » à l’adresse des publics internes et externes, à un
moment donné de l’histoire de l’entreprise, pour que des pratiques (culturelles
de l’entreprise) et des actions concrètes techniques ou de vente puissent être
effectuées.

Conclusion
Les écrits des entreprises et organisations montrent que les sens que ces
communautés véhiculent sont le résultat de la coexistence de plusieurs
systèmes. La langue n’est pas tout, mais c’est bien elle qui les prend en charge :
si ce n’est lors de l’énonciation, ce sera au moment de la définition de l’unité
terminologique considérée. Aujourd’hui, si la connaissance de l’entreprise ou

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d’une organisation a une valeur indéniable, ce qui sert à la dire ne peut être
écarté. L’entreprise ne peut être considérée seulement comme monolingue mais
comme multilingue en puissance, car de nouveaux marchés émergent là où
on ne les attendait pas. Lorsque le petit producteur unique dans son savoir-
faire qui constitue son avantage concurrentiel se lance à vendre ses produits à
l’étranger, les besoins de traduction apparaissent. Les termes qui servent son
savoir, qui le mettent en œuvre, qui servent à le partager et à le transmettre
quotidiennement entre les différents acteurs deviennent alors une partie de son
savoir, à la frontière du matériel et de l’immatériel.

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LES DOCUMENTS PROCÉDURAUX : L’APPORT


DE 40 ANS DE RECHERCHE EN PSYCHOLOGIE
COGNITIVE ET EN ERGONOMIE
Laurent HEURLEY
CRP-CPO EA 7273
Université de Picardie Jules Verne

Introduction
À une époque où le nombre d’objets techniques n’a jamais été aussi élevé, ni
la procéduralisation de l’activité de travail aussi poussée, de plus en plus de
documents professionnels ont pour objectif de communiquer des procédures.
C’est le cas, par exemple, des modes d’emploi, des consignes de sécurité,
des guides d’utilisation, des règlements, des aides au travail, des recettes de
fabrication ou de cuisine, des notices de médicaments, etc. Le fonctionnement
de ces documents, qui peuvent être qualifiés de « documents procéduraux »,
constitue un enjeu important trop souvent sous-estimé. En effet, si dans de
nombreux cas un défaut d’explication se traduit simplement par l’exécution
d’actions inadaptées sans conséquences graves, des instructions défaillantes
peuvent avoir des effets désastreux pour l’utilisateur ou l’utilisatrice et son
environnement (André 1989)11.
Au cours des quarante dernières années, l’étude du fonctionnement des
documents procéduraux a donné lieu à une recherche très active dans les
champs de la psychologie cognitive et de l’ergonomie cognitive. Les études
réalisées ont : (a) décrit les processus impliqués dans l’utilisation et la rédaction/
conception des documents procéduraux, (b) collecté une masse importante
de données empiriques, (c) conduit à l’élaboration de modèles théoriques
spécifiques, (d) débouché sur la formulation de préconisations de rédaction
destinées aux rédacteurs techniques (Ganier 2013, Heurley 2001abc, 2002,
Heurley & Ganier 2002, 2006).
Cet article, qui comporte trois parties, a deux objectifs. Le premier est de
présenter la manière dont la psychologie cognitive et l’ergonomie cognitive ont
contribué à définir le document procédural et à préciser son fonctionnement. Le
second est de situer les approches de ces deux disciplines par rapport à d’autres,
tout en proposant un mode d’articulation avec ces dernières qui permette de
parvenir à une véritable ingénierie de la formation et de la conception/rédaction
des documents procéduraux.

11
Par commodité, le terme « utilisateur » désignera tout au long de cet article une
personne de sexe masculin ou féminin exécutant des instructions à l’aide d’un document
procédural.

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1. La notion de document procédural


Pour définir la notion de document procédural nous préciserons, auparavant,
celles de procédure, de texte procédural et d'instruction .

Les procédures
Une procédure est une réponse à la question « comment faire pour … ? ». Elle se
définit comme un ensemble organisé d’opérations mentales et/ou d’actions qu’il
convient soit d’exécuter (e.g., « EMPRUNTER LE PASSAGE SOUTERRAIN »),
soit de s’abstenir d’exécuter (e.g., « NE PAS TRAVERSER LES VOIES ») en
vue d’atteindre un but donné (e.g., « COMMENT SE RENDRE SUR LE QUAI
N°2 EN TOUTE SECURITÉ SANS ÊTRE VERBALISÉ »).
Classiquement on considère qu’une procédure est censée permettre à celui qui
l’exécute de : transformer un état initial (i.e., la situation de départ) en un état
final souhaité (i.e., le but recherché) (Heurley 2001a, Hoc 1988). Dans certains
cas, notamment lorsqu’elle est communiquée par une seule instruction négative
en « Ne pas … » ou « Défense de … », elle vise au contraire à :
- empêcher la transformation d’un état initial en un état final non désiré
(e.g., « NE PAS UTILISER D’ALCOOL LIQUIDE OU D’ESSENCE
POUR ALLUMER OU RÉACTIVER LE FEU ») ;
- maintenir un état initial inchangé (e.g., « DÉFENSE D’URINER »,
« DÉFENSE D’AFFICHER »).
Même s’il arrive qu’elle ne communique qu’une seule action à exécuter (ou
à s’abstenir d’exécuter), une procédure se présente généralement comme un
système complexe qui peut être à son tour décomposé en sous-procédures
plus élémentaires. Sa structure est donc à la fois séquentielle et hiérarchique
(Heurley 1997).
Contrairement à ce que l’on peut lire dans certaines publications (e.g., van der
Meij & Gellevij 2004, Wieringa, Moore & Barnes 1993), une procédure ne doit
pas être confondue avec le document chargé de la communiquer. La procédure
correspond au « programme d’actions que le lecteur va devoir réaliser » (Vigner
1990 : 109) ; le document n’est qu’une réification particulière, le plus souvent
perfectible, d’une procédure.

Les textes/documents procéduraux


Les chercheurs s’accordent pour reconnaître certaines caractéristiques
communes aux textes procéduraux ; en revanche il n’existe pas de réel
consensus pour les désigner.

Les caractéristiques des textes procéduraux


Trouver des points communs entre le mode d’emploi d’un smartphone et une
notice pharmaceutique peut sembler une tâche impossible. Pourtant, en consultant
les publications des linguistes (e.g., Adam 2001 et Cusin-Berche 1997), des
psychologues et des ergonomes (trop nombreux pour être cités ici), on constate

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que, malgré une apparente hétérogénéité, tous les textes procéduraux ont une
caractéristique en commun : « l’exécutabilité » (Cellier 2005 : 163). D’autres
caractéristiques ont été identifiées ; les principales sont listées dans le Tableau 1.

Les textes procéduraux : problème de terminologie


La littérature regorge de termes différents pour faire référence aux textes
procéduraux. Ainsi, selon les domaines et les auteurs, quand ils ne sont pas
qualifiés de textes ou de documents procéduraux, ils sont appelés : textes de
consignes, textes programmatifs ou programmateurs, textes instructionnels,
textes injonctifs, textes d’incitation à l’action, textes à visée pragmatique,
textes régulateurs, textes de conseil, recettal, documents fonctionnels, textes
informatifs, textes techniques, instructions, instructions procédurales, textes
utilisables, descriptions de procédures, descriptions d’actions, conduites à
tenir, protocoles, modes opératoires, aides opératoires, process, procédés,
procédures écrites, techniques ou tout simplement procédures.
Pour ce qui nous concerne, nous avons toujours préféré l’expression « textes
procéduraux » aux autres dénominations. Ainsi, il y a plus de quinze ans nous
définissions le texte procédural comme :
« un texte dont la fonction principale est de communiquer une procédure,
c’est-à-dire un ensemble d’opérations et/ou d’actions à exécuter dans le but
d’atteindre un but donné (…). L’instruction apparaît comme la séquence de
base, et l’opération ou l’action à exécuter comme l’unité élémentaire de cette
séquence » (Heurley 1997 : 127).
En utilisant l’expression « texte procédural », nous reprenions une terminologie
qui avait déjà été utilisée auparavant en linguistique par Longacre (1970),
et en psychologie par (Kieras & Bovair 1986). Ce mode de désignation
a cependant été critiqué par Adam (2001) pour qui l’expression « texte

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d’incitation à l’action » serait plus adaptée pour désigner des genres, allant du
mode d’emploi à l’horoscope, qui auraient tous en commun de « faire-faire
quelque chose à quelqu’un, de l’y inciter plus ou moins fortement et surtout
de lui garantir la vérité des informations fournies » (Adam 2001 : 21). Cette
dernière nous semble pourtant moins appropriée que celle de texte procédural
pour au moins deux raisons. La première est que les modes d’emploi, les
recettes de cuisine, etc., n’incitent pas à l’action : dans la majorité des cas le
« besoin d’action » est premier et motivé par le fait que l’utilisateur, avant
de les consulter, est déjà engagé (ou anticipe de l’être) dans un processus de
résolution de problème (Ganier 2013). Le recours au texte procédural constitue
donc un moyen parmi d’autres (e.g., apprentissage par essais et erreurs, par
l’observation, par l’imitation, etc.) censé l’aider à accomplir des actions
adaptées. La composante langagière étant inféodée dans la composante de
résolution de problème, et non l’inverse, ces textes sont davantage des « aides
à l’action » (Hoc 1988) que des incitations à l’action. La seconde raison est que
de très nombreux textes procéduraux comprennent des instructions négatives
destinées à éviter, à bloquer ou à interdire la réalisation d’actions ; ils incitent
l’utilisateur à l’inaction.
Par conséquent, même si l’expression « texte procédural » n’est pas parfaite,
elle constitue, selon nous, la dénomination la plus adaptée. L’utilisation
grandissante de dispositifs et de supports numériques (i.e., ordinateurs,
smartphones, tablettes multimédia, DVD, fichiers téléchargeables, etc.) pour
communiquer des procédures impose toutefois, qu’elle soit élargie à celle, plus
générale, de « document procédural » (Arguel 2009, Ganier et Heurley 2003).
L’utilisation du terme « instruction » pour qualifier l’unité de base des textes
procéduraux était, quant à elle, motivée par le fait que ce terme constituait
(et constitue toujours) le meilleur compromis entre la terminologie utilisée
en linguistique (i.e., séquences injonctives-instructionnelles, Adam 1987), en
psychologie (Heurley & Ganier 2006) et en rédaction technique (Lannon &
Gurak 2011). Nous continuerons donc de l’utiliser de la même manière que
précédemment.

Les documents procéduraux


Si l’on adopte une approche fonctionnelle selon laquelle « tout ce qui est affiché
sur un écran ou imprimé » peut être considéré comme un document (Buckland
1998 : 4), alors les documents procéduraux peuvent être définis comme des
représentations de procédures à visée pragmatique communiquées sur des
supports physiques ou digitaux, qui peuvent prendre la forme d’instructions
verbales (orales et/ou écrites), d’illustrations statiques (images, photographies,
etc.), d’illustrations dynamiques (animations), ou de toute combinaison de ces
modes de présentation (documents multimédia).
Notre conception des documents procéduraux étant précisée, nous pouvons
désormais aborder leur fonctionnement.

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2. Le fonctionnement des documents procéduraux


Du point de vue du destinataire, le fonctionnement d’un document procédural
désigne la manière dont il est utilisé dans une situation donnée (Heurley
2001c). Il est généralement étudié selon deux approches complémentaires.
La première, l’approche explicative, caractérise celle de la psychologie
cognitive et de certains chercheurs en didactique (e.g., Garcia-Debanc
& Grandaty 2001) ; elle consiste à identifier, à décrire et à modéliser les
processus cognitifs impliqués dans l’utilisation des documents procéduraux.
Cette approche vise avant tout à expliquer, non à améliorer le fonctionnement
des documents procéduraux. La seconde, l’approche évaluative, correspond
à celle de l’ergonomie cognitive ; dans une perspective souvent appliquée,
les chercheurs de cette discipline tentent d’évaluer l’efficacité de
documents procéduraux écologiques, d’identifier les facteurs responsables
de dysfonctionnements éventuels, et de proposer des préconisations
d’amélioration de ces documents. Dans ce qui suit, ces deux approches ne
sont pas différenciées.

Quarante ans de recherche en psychologie et en ergonomie


Les premières études sur l’utilisation des documents procéduraux ont été
réalisées vers le début des années 1970 afin d’étudier la compréhension
d’instructions verbales courtes (Huttenlocher & Strauss 1968) ou de petits
textes comportant plusieurs instructions verbales (Sremec 1972).
Au cours des années 1980 et 1990, les travaux, de plus en plus nombreux, ont
porté majoritairement sur la compréhension de documents comportant du texte
et/ou des illustrations statiques. Au cours de cette période, plusieurs modèles
théoriques ont été publiés pour décrire les processus cognitifs impliqués lors
de l’utilisation de ces documents. En psychologie cognitive, les documents
utilisés étaient souvent assez artificiels (e.g., Heurley 1994) par comparaison
avec ceux, plus écologiques, étudiés en ergonomie (e.g., Carroll 1990).
Depuis la fin des années 1990 et le début des années 2000, on assiste à une triple
évolution de la recherche dans ce domaine. La première est le rapprochement de
chercheurs issus de différentes disciplines (i.e., psychologie cognitive, ergonomie
cognitive, sciences du langage, didactique, etc.), comme en témoignent : la mise
en œuvre de programmes de recherche communs (Virbel, Cellier & Nespoulous
1997), la publication de numéros spéciaux pluridisciplinaires dans certaines
revues spécialisées (Pratiques 2001, Langages 2001), et la publication d’ouvrages
collectifs (Alamargot, Terrier & Cellier 2005). La deuxième correspond à une
augmentation du nombre d’études de psychologie cognitive portant sur des
documents plus écologiques et plus proches de ceux du milieu professionnel
qu’auparavant (Ganier 2013). La troisième évolution, la plus récente, se traduit
par une focalisation grandissante de la recherche sur des documents procéduraux
numériques communiquant des instructions sous forme d’illustrations statiques
ou animées (Arguel 2009, Houard 2010).

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Ces travaux ont permis de mieux comprendre le processus d’utilisation.

L’utilisation des documents procéduraux


L’utilisation désigne l’ensemble des traitements qui interviennent au cours de
l’interaction entre un utilisateur, un document et une situation. Elle est soumise
à l’influence de très nombreuses variables (caractéristiques et connaissances
préalables de l’utilisateur, complexité de la procédure, etc.) et contraintes
(situationnelles, culturelles, techniques, juridiques, etc.) qui s’exercent soit
isolément, soit en interaction les unes avec les autres. Elle est généralement
conçue comme un macro-processus complexe qui peut être décomposé en
plusieurs sous-processus :
- formation et maintien d’un/de but(s) en mémoire ;
- prise d’information/lecture (sur le document et sur la situation) ;
- compréhension : construction d’une représentation mentale qualifiée
de « modèle mental », de « représentation référentielle », ou d’« espace-
problème » selon les chercheurs ;
- transfert d’apprentissage immédiat (i.e., mobilisation de
connaissances antérieures) ;
- élaboration de plans d’action ;
- traduction/exécution des actions à partir des instructions et des plans
d’action ;
- contrôle de l’activité et gestion des feed-back provenant de la
situation (e.g., changements d’états d’un dispositif, conséquences des
actions effectuées, etc.) ;
- procéduralisation/automatisation des connaissances acquises en
cas d’exécution répétée.
Le fonctionnement et l’articulation mutuelle de ces différents sous-processus
ont été décrits dans plusieurs modèles théoriques (cf. Heurley et Ganier
2006 pour une revue critique détaillée). Ces modèles doivent non seulement
représenter les processus identifiés et leur organisation mutuelle selon une
certaine architecture, mais également rendre compte d’un certain nombre
d’effets dont les plus importants sont présentés dans ce qui suit.

La non-consultation des documents procéduraux


Des observations effectuées sur le terrain ou en laboratoire indiquent que,
très souvent, les documents procéduraux ne sont pas consultés. Ils semblent
constituer une sorte d’ultime recours pour l’utilisateur lorsque toutes les autres
solutions (apprentissage par essais et erreurs, etc.) ont échoué (Heurley 2001a).

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L’atomisation de l’activité
L’utilisateur procède habituellement en alternant de courtes séquences
d’action avec de courtes séquences de prise d’information sur la situation ou le
document, ce qui confère au processus d’utilisation ce caractère cyclique très
caractéristique :
Prise d’information → action → Prise d’information → action → etc.
Cette fragmentation de l’activité, qui a été qualifiée d’« atomisation de
l’action » (Vermersch 1985) ou d’« atomisation de la lecture » (Heurley 1994),
a été intégrée dans la plupart des modèles comme le résultat de l’intervention
du processus de contrôle de l’activité – la composante langagière étant « au
service » d’un processus de résolution de problème plus général, le « besoin de
prise d’information » se trouve régulé par les difficultés de compréhension et
d’exécution rencontrées – ou comme une stratégie adoptée par l’utilisateur pour
compenser ses capacités de traitement (attentionnelles et mémorielles) limitées.

L’effet des connaissances initiales de l’utilisateur


Quant il consulte un document procédural pour exécuter une procédure
nouvelle, l’utilisateur n’est pas complètement démuni. Il dispose de
connaissances préalables générales, déclaratives (e.g., qu’est-ce qu’un bouton)
et procédurales (e.g., savoir appuyer sur un bouton), qui sont transférables et
réutilisables à l’infini (Kieras & Bovair 1986). Il dispose également de routines
spécifiques d’emblée opérationnelles (e.g., savoir appuyer sur la touche
« V » pour valider une opération à l’aide d’un automate). Les documents
procéduraux comportant toujours énormément d’implicite, ces connaissances
jouent un rôle compensatoire dans le processus d’utilisation. L'utilisateur doit
en effet combler les non-dits par de nombreuses inférences, sur la base des
connaissances dont il dispose et des informations, connaissances et croyances
qu’il partage ou croit partager avec l’auteur des instructions (Heurley 2001c).
Lorsque les instructions sont de qualité médiocre ou franchement défaillantes,
l’action compensatoire des connaissances initiales détermine la réussite ou
l’échec de l’exécution (Sremec 1972).
Les connaissances préalables de l’utilisateur lui servent également à adapter les
instructions à la situation en cours. Par exemple, la représentation de l’action
à effectuer pour supprimer un caractère dans un texte, n’est pas la même selon
qu’il dispose de liquide correcteur, d’un traitement de texte ou d’une simple
gomme. Ce processus de création d’une interprétation spécifique dans une
situation donnée a été qualifié de « particularisation » par Richard (1994).

Les effets d’ordre


Lorsque les instructions sont présentées uniquement sous forme verbale, des
effets d’ordre (Heurley 2001b) se manifestent au niveau :
- de la phrase (e.g., la position des informations dans une phrase affecte
les temps de lecture) ;

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- du paragraphe (e.g., lorsque le but d’une instruction est mentionné en


début d’instructionn, il assure une fonction d’information organisatrice
qui facilite la lecture et l’exécution de l’instruction) ;
- du texte (e.g., la position d’une instruction dans un texte détermine la
probabilité qu’elle soit lue ou pas).

Les effets liés à l’utilisation d’illustrations statiques et dynamiques


Depuis une dizaine d’années des études sont menées pour analyser les effets
des illustrations statiques et des animations sur l’apprentissage de procédures.
L’hypothèse générale est que l’image, qu’elle soit statique ou animée, de par
son caractère analogique, devrait avoir un effet facilitateur sur les traitements
opérés par l’utilisateur.
Les résultats montrent que l’ajout d’illustrations statiques (i.e., dessins,
schémas), pour peu qu’elles soient informatives et qu’elles présentent des
informations verbales intégrées, facilite généralement les traitements (Boucheix
& Rouet 2007 ; Houard 2010).
Concernant les illustrations dynamiques (e.g., animations, vidéos), les résultats
sont plus difficiles à interpréter. Les recherches qui ont été conduites depuis
les années 2000 pour analyser l’effet des animations sur l’apprentissage
d’informations non procédurales (i.e., descriptions de mécanismes) ont fourni
des résultats globalement décevants. En revanche, les études réalisées avec des
documents procéduraux impliquant des tâches motrices (e.g., réalisation de
nœuds) ont permis de mettre en évidence une supériorité des animations sur les
illustrations statiques (Ayres, Marcus, Chan & Qian 2009, Boucheix & Rouet
2007, Höffler & Leutner 2007). Cette supériorité est généralement expliquée
par le fait qu’elles fournissent d’emblée une visualisation de la procédure qui
est isomorphe (de par son caractère dynamique) à la suite d’actions que doit
réaliser l’utilisateur dans les tâches à forte composante motrice (Arguel &
Jamet 2009, Höffler & Leutner 2007). Les animations posent néanmoins un
certain nombre de problèmes nouveaux. Par exemple, leur caractère fugace et
le rythme de présentation des images peuvent créer une surcharge mentale de
traitement pour l’utilisateur et provoquer une diminution de ses performances
(Höffler & Leutner 2007). Pour compenser ces inconvénients, deux solutions
ont été récemment explorées avec succès : (1) permettre aux utilisateurs
d’interagir avec les animations afin qu’ils puissent exercer un contrôle sur le
rythme de présentation des informations (Boucheix & Rouet 2007 ; Schwan
& Riempp 2004) et, (2) présenter conjointement des animations et des images
statiques (Arguel & Jamet 2009).
Après ce rapide bilan des études de psychologie et d’ergonomie, il nous reste
à situer les deux approches qui les caractérisent, par rapport à d’autres et à
proposer une articulation adaptée sur laquelle pourrait s’appuyer une ingénierie
de la formation à la conception des documents procéduraux.

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3. Vers une ingénierie de la formation à la conception des


documents procéduraux
Pour parvenir à une réelle ingénierie de la formation à la rédaction/conception
des documents procéduraux, il est nécessaire d’identifier les multiples
compétences dont doivent disposer les rédacteurs techniques (Wright 1981),
ainsi que les modes d’organisation et de présentation efficaces des documents
procéduraux (Taatgen, Huss, Dickison & Anderson 2008). Mais ce n’est
pas suffisant. Il faut également améliorer l’articulation entre les différentes
approches du document procédural (Heurley 2001a).

Les différentes approches du document procédural


En plus des approches explicative et évaluative dont nous avons parlé jusqu’ici,
il est possible d’en identifier quatre autres : descriptive, normative, exécutive et
formative (Tableau 2).
L’approche descriptive consiste à décrire la structure et l’organisation des
textes/documents procéduraux. Cette approche est celle des linguistes (e.g.,
Cusin-Berche 1997) et de certains chercheurs en didactique (e.g., Vigner 1990).
L’approche normative est représentée par les organismes de normalisation qui
produisent des normes de rédaction technique (e.g., ISO/IEC Guide 37, 2012).
L’approche exécutive caractérise les rédacteurs techniques professionnels
dont le métier consiste à concevoir/rédiger les documents procéduraux, tout
en composant avec de multiples contraintes (e.g., techniques, normatives,
temporelles, économiques, juridiques, éthiques, etc.).
Enfin, l’approche formative est celle des professionnels « formant à la rédaction
technique » ou « sensibilisant aux documents qui en émanent » ; elle présente
deux versants :
- un versant prescriptif qui correspond à la tradition déjà ancienne
des formateurs de rédacteurs techniques et des auteurs de manuels de
communication technique (e.g., Blicq 1972, Lannon & Gurak 2011) ;
- un versant informatif représenté par les enseignants chargés de
sensibiliser le public aux documents procéduraux (e.g., Newcastle
1974).

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Proposition d’articulation des six approches


Selon nous, l’amélioration de la formation des rédacteurs techniques nécessite
une articulation plus efficace que celle qui existe actuellement entre les
domaines de la recherche, de la normalisation, de la formation et de la rédaction
technique. La Figure 1 propose un mode d’articulation possible des différentes
approches impliquées.

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Figure 1. Proposition d’articulation des 6 approches du document procédural


Une telle articulation confèrerait aux acteurs des approches normative et
formative le rôle d’interface entre le domaine de la recherche et celui de la
rédaction technique. Avec une telle configuration, la conception des documents
procéduraux reposerait sur un double mouvement d’anticipation (feed-forward)
et de rétroaction (feed-back). Les rédacteurs techniques appliqueraient des
normes, et suivraient des formations ou des préconisations qui prendraient
davantage en compte les résultats des études réalisées dans les différentes
approches. Ces normes, préconisations et formations auraient ainsi le statut
d’abrégés d’expériences opérationnels.

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« POUR PASSER D’UN MODE À L’AUTRE,


APPUYER SUR LE BOUTON » OU « POUR
CHANGER D’AFFICHAGE, MAINTENIR LE
BOUTON ENFONCÉ » ?
Analyse comparative de quatre notices d’utilisation
Sabine PÉTILLON* & Franck GANIER**
*MODYCO, UMR 7114 CNRS
**LAB-STICC, UMR 6285 CNRS &
Université de Bretagne Occidentale

1. Introduction
Comparativement à d’autres types de textes, tels les textes descriptifs,
explicatifs, argumentatifs ou narratifs, le texte procédural se caractérise par
sa visée pragmatique. Pour le lecteur, qualifié dans ce cas d’ « utilisateur »,
l’utilisation de ce type de texte relève de « lire pour faire » (Ganier et Heurley
2003, Sticht 1985). Elle se traduit la plupart du temps par la traduction
d’informations symboliques en actions motrices exécutées dans le monde
réel. L’un des rôles du texte procédural que nous retiendrons dans cet article
est de guider un utilisateur dans la réalisation d’une tâche inhabituelle (voir
Cellier 2005). Conjointement à cette visée pragmatique, le texte procédural
présente une garantie d’accomplissement des buts visés, généralement énoncés
dans les instructions (Cellier 2005, Fayol 2002). Il est par là même soumis à
une contrainte d’efficacité : il doit permettre une réalisation efficace et sans
erreur d’une procédure. Ainsi, suivre les instructions de programmation d’un
lecteur-enregistreur DVD de salon doit permettre d’aboutir à l’enregistrement
correct du programme choisi ; suivre une consigne de résolution d’incident
doit permettre au conducteur d’un train de rétablir la situation pour revenir à
une situation « normale ». Toutefois, malgré cette contrainte d’efficacité, les
textes procéduraux ont la réputation d’être souvent de qualité médiocre, et leur
utilisation s’avère dans certains cas inefficace (Carroll et Mack 1985, Weil-
Fassina 1979/1980). L’inefficacité de ces documents peut être due à des causes
multiples. Pour Gunnarsson (1989), ils sont souvent abstraits, comportent une
grande part d’implicite et reprennent des expressions, un vocabulaire et des
structures syntaxiques peu adaptés aux utilisateurs, souvent non spécialistes du
domaine. Ganier et Barcenilla (2007) ajoutent à ces défauts une mise en forme
matérielle inadéquate, une incomplétude du texte (qui se traduit par l’absence
d’une ou de plusieurs instructions nécessaires), un ordonnancement incorrect
des instructions, un nombre important d’informations non mentionnées, un
niveau d’abstraction des instructions trop élevé ou au contraire un niveau de
granularité trop fin, des écarts entre la terminologie utilisée par les rédacteurs
et celle des utilisateurs, etc. Une grande partie de ces défauts est sans doute

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symptomatique d’un manque de formation à la rédaction technique. En effet,


Flacke (2005) considère qu’en France, entre 80 000 et 90 000 personnes
exerceraient la profession ou les fonctions de rédacteur technique, mais au
regard des formations existantes, seulement 1 à 2% de ces personnes auraient
été formées à ce métier.
Pour compléter les observations de Gunnarsson (1989) et Ganier & Barcenilla
(2007), nous avons réalisé une analyse linguistique comparative de quatre
notices d’utilisation destinées à accompagner un même appareil commercialisé
sous des marques différentes. L’objectif était de détecter et diagnostiquer un
certain nombre de problèmes inhérents à la rédaction de documents procéduraux
dans le but d’identifier les éléments sur lesquels l’accent devrait être mis dans
la formation de rédacteurs techniques.

2. Analyse de corpus

2.1 Méthode
Le corpus retenu pour cette étude était composé de quatre notices proposées pour
un programmateur électronique (Figure 1) commercialisé en grandes surfaces
ou en magasins de bricolage sous les marques Castorama, EverFlourish,
Gefolec et PT. Cet appareil jour le rôle d’un « interrupteur programmable » qui
s’intercale entre une prise de courant et un appareil électrique afin de déclencher
la mise en marche et l’arrêt de celui-ci à des périodes prédéterminées (par
exemple, du lundi au vendredi, de 7h à 8h ; les samedis et dimanches, de 17h
à 18h, etc.). Les appareils pouvant être utilisés avec ce programmateur sont
multiples : des systèmes d’éclairage (par exemple, pour simuler une présence à
son domicile), des appareils électroménagers (cafetière, bouilloire…) ou autres
(radiateur électrique, système d’alarme …), ce qui le rend susceptible d’être
utilisé par un large public. Le nom des touches des quatre programmateurs
était directement imprimé sur les appareils. Alors que ce marquage était en
langue anglaise pour trois programmateurs (EverFlourish, Gefolec et PT), il
était en français pour le programmateur Castorama. Tous les programmateurs
présentaient des indications en anglais au niveau de l’affichage électronique
des jours de la semaine (respectivement, du lundi au dimanche : Mo, Tu, We,
Th, Fr, Sa, Su) et du mode d’affichage de l’heure sur 12 ou 24h (AM / PM).

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Figure 1. Le programmateur électronique vendu


sous les marques EverFlourish, Gefolec et PT
(marquage des touches en anglais).
L’analyse a consisté à comparer les instructions délivrées dans les quatre notices
à travers deux tâches pouvant être réalisées avec l’appareil : une tâche pouvant
s’exprimer par une manipulation (ou opération) simple de l’appareil (passage
du mode 12h au mode 24h), et une tâche nécessitant des manipulations (ou
opérations) plus complexes et pouvant être décomposée en deux sous-tâches
(réglage du jour et de l’heure courante). Les quatre notices ont été comparées
sous l’angle du type d’information (déclarative vs. procédurale : Karreman,
2004) délivrée pour décrire les opérations nécessaires à la réalisation de ces
tâches, en insistant sur l’analyse de l’information procédurale. De ce point
de vue, il s’agissait d’identifier les formulations susceptibles d’induire des
manipulations inadéquates au plan de la structure syntaxique des instructions
(par exemple, le fait que l’information sur le but soit délivrée avant ou après les
instructions) tout autant qu’au plan de leur contenu syntagmatique (par exemple,
expression du but suivie d’un verbe d’action puis de la caractérisation et de la
localisation des actions et enfin de l’expression des conditions de réussite).

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2.2 Résultats

2.2.1 Expression d’une opération simple : le passage du mode 12h au


mode 24h
Le programmateur électronique offre la possibilité d’afficher l’heure courante
soit sur un cycle de 12 heures, soit sur un cycle de 24 heures. Pour cela, il
faut appuyer sur la touche CLOCK pendant une durée déterminée (environ 3
secondes).

Parmi les quatre notices examinées, une notice (EverFlourish) ne délivre pas
l’information concernant la transition d’un mode d’affichage de l’heure à
l’autre. Ce manque d’information sur cette fonctionnalité de l’appareil peut
être gênant pour l’utilisateur qui peut se retrouver tout à fait fortuitement dans
l’un ou l’autre mode (12h ou 24h) et ne pas comprendre – par exemple – les
informations fournies par les indications AM ou PM sur l’écran de l’appareil.
Sur les autres notices (Castorama, Gefolec, PT), préalablement aux instructions,
on trouve des informations de type déclaratif. Par exemple, dans la notice
Castorama, l’information déclarative est formulée ainsi :
« 2 options de lecture sont possibles :
• 12 heures : affichage de l’heure de 12:00 à 11:59 avec affichage de
AM et PM (AM : Matin, PM : Après-midi)
• 24 heures : affichage de l’heure de 00:00 à 23:59. »
La fonction de ce type d’information est de rendre plus facile l’utilisation de
l’appareil en donnant à l’utilisateur des éléments clarifiant le processus et
l’environnement des tâches à venir. Toutefois, cette information est inexacte
dans deux des notices étudiées (Gefolec et PT) qui mentionnent « Affichage
sur 12 heures : de 1.00 à 12.59 », alors que l’affichage qui apparaît sur
l’appareil court de 00:00 à 11:59. Ce type d’erreur laisse supposer que le
rédacteur n’a pas manipulé l’appareil en rédigeant la notice (voir Ganier &
Pétillon 2011).
L’analyse de l’information procédurale présentée dans les notices Castorama,
Gefolec et PT (Tableau 1) montre que l’expression du but apparaît d’abord,
énoncée sous la forme : pour + infinitif (« Pour passer d’un mode à l’autre »
ou « Pour changer de mode »), suivie du verbe d’action (« appuyer » ou
« maintenir enfoncé »). Intervient ensuite la localisation (ou l’objet) de

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l’action (« sur le bouton CLOCK » ou « le bouton horloge »), puis soit


la caractérisation de l’action (« durant 3 secondes »), soit la condition de
réussite (« jusqu’au changement sur l’écran »), lorsque la caractérisation
de l’action ne fait pas partie intégrante du verbe d’action (« maintenir
enfoncé »).

2.2.2 Expression d’une opération complexe : réglage du jour et de


l’heure courante
L’opération de réglage du jour et de l’heure courante est qualifiée d’opération
complexe puisque – comparativement à l’opération décrite plus haut - il
s’agit de manipuler simultanément, et de manière différente, deux touches de
l’appareil.

Le réglage du jour et de l’heure impose les contraintes suivantes : d’une part,


deux actions doivent être réalisées simultanément, à l’aide de deux touches
distinctes ; d’autre part, les modalités d’action sont différentes : il faut appuyer
de manière saccadée sur une touche alors que l’autre doit être maintenue
enfoncée. Pour ces deux actions, une touche permet de faire défiler les JOURS,
HEURES ou MINUTES alors que l’autre signifie qu’on se trouve dans un
mode de programmation particulier (CLOCK ou PROG).
En ce qui concerne les titres, on note quatre formulations différentes :
« Horloge » (notice PT), « Réglage de l’horloge » (notice Gefolec), « Réglage
de l’heure » (notice EverFlourish), « Réglage du jour et de l’heure » (notice
Castorama). Les quatre titres se distinguent sur le plan de la graisse, de la taille
des caractères ou des majuscules, avec un usage cumulatif ou non de cette
ponctuation liée.
En ce qui concerne la mise en forme textuelle, pour la notice EverFlourish on
note une non-homogénéité dans la présentation des différents réglages, puisque
le réglage de l’heure n’est pas mis sur le même plan que le réglage des minutes
et des jours. En effet, la proposition « Afin de régler l’heure » apparaît en début
de paragraphe sans alinéa alors que les deux autres se signalent par un tiret et
un retrait.

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Le réglage du jour et de l’heure courante correspond à deux sous-tâches : l’une


concernant le réglage du jour et l’autre concernant le réglage de l’heure et des
minutes. L’ordre de présentation de ces différentes rubriques est abordé selon
une organisation différente dans les quatre notices. Ainsi, les notices Castorama,
Gefolec et PT adoptent l’ordre de présentation jour / heure / minute. Alors
que la notice PT distingue les trois items, les notices Gefolec et Castorama
distinguent d’une part le réglage du jour et d’autre part celui de l’heure et des
minutes combinées. La notice EverFlourish quant à elle, présente d’abord le
réglage de l’heure, puis celui des minutes et enfin celui du jour. Sur le plan de
l’interaction avec le programmateur, il n’y a pas d’ordre de réglage nécessaire
entre Jour et Heures/Minutes : ils sont substituables, mais il faut toutefois bien
les distinguer. Pour la clarté de l’analyse, nous proposons de présenter d’abord
les indications permettant de régler les jours puis celles qui concernent l’heure
et les minutes.

Réglage du jour
Du fait de l’affichage en anglais de l’abréviation du nom des jours de la semaine
sur l’écran du programmateur, on trouve une information de type déclaratif
dans les différentes notices. Il s’agit de la traduction des noms abrégés des
jours de la semaine en français – traduction qui peut être associée à l’ordre de
défilement des jours à l’écran (ou non, pour le cas de la notice EverFlourish).
Comparativement à l’opération simple décrite plus haut (passage du mode
12h au mode 24h), la particularité de cette opération est qu’il faut manipuler
deux boutons simultanément : on voit apparaître le connecteur «et», soit entre
deux verbes d’action, soit entre deux noms de touches. En ce qui concerne
l’information procédurale, on peut distinguer deux cas : soit on trouve un seul
verbe pour exprimer les actions à effectuer sur les deux touches (« Appuyer »,
notices PT et Gefolec), soit on trouve un verbe pour chaque touche
(« maintenir » et « appuyer », notices EverFlourish et Castorama). Comme
l’illustre le Tableau 2, on note des variations dans l’ordre de succession But
– Verbe d’action. Le but est exprimé de différentes façons : soit dans le titre
(« Réglage du jour », notice Castorama), soit au niveau des instructions elles-
mêmes, introduit par afin de + infinitif ou pour + infinitif. Pour ce qui est de
la localisation de l’action, on peut distinguer les cas où il y a correspondance
entre les termes utilisés dans la notice et le marquage sur l’appareil des cas
où l’on ne retrouve pas cette correspondance. La notice Castorama est livrée
avec un appareil marqué en français. Les notices Gefolec et PT sont livrées
avec un appareil marqué en anglais, et les termes désignant les touches sont
exprimés en anglais dans ces notices. En revanche, la notice EverFlourish
est livrée avec un appareil marqué en anglais, mais les termes désignant les
différentes touches apparaissent en français dans la notice. Ce dernier cas peut
induire des difficultés chez l’utilisateur non anglophone (voir Ganier 2013). Par
ailleurs, on remarque l’utilisation de typographies différentes (nom des touches
en majuscule ou non), avec éventuellement l’utilisation des guillemets. Enfin,
la condition de réussite (« jusqu’au jour souhaité ») n’est exprimée que dans un
seul cas (notice Castorama, où cette information est d’ailleurs paraphrasée par

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une nouvelle instruction : « Relâcher les deux boutons lorsque le jour souhaité
s’affiche »). Or, ce type d’information est nécessaire à l’utilisateur qui doit
autoévaluer la réussite de ses actions (Ganier 2004).

Réglage de l’heure courante


En ce qui concerne l’information procédurale concernant le réglage de l’heure
courante, la notice Castorama propose une liste d’actions sans mot de liaison,
alors que les trois autres notices proposent une série d’énoncés articulés,
notamment avec le connecteur « puis ». On pourrait presque constater une
évolution graduelle dans la conception de ces notices (autrement dit, tout semble
se passer comme si le ou les rédacteurs des différentes notices s’étaient appuyés
sur un document de base et l’avaient fait évoluer par révisions successives).
En effet, la notice EverFlourish distingue totalement les opérations de réglage
des heures et des minutes. Ceci se traduit par deux séries d’instructions dont
la formulation reste identique, avec une variante sur « HEURE » et « MIN »
et l’introduction d’un micro-paradigme adjectival : « heure souhaitée » /
« minutes désirées ». La notice PT distingue elle aussi les opérations de réglage
des heures et des minutes, tout en mettant en facteur commun la structure
verbale « Appuyer simultanément ». On note dans cette notice la présence
relativement incongrue d’un point entre les deux syntagmes prépositionnels :
« sur le bouton CLOCK […] » et « Puis sur CLOCK et MIN […] ». La
notice Gefolec rassemble ces opérations dans une seule et même phrase en
mettant elle aussi en facteur commun la structure « Appuyer simultanément ».
Dans ces deux notices, le but – « pour afficher l’heure » ou « pour afficher
les minutes » – intervient en position finale dans la phrase. Comparativement
à ces notices, la notice Castorama propose une articulation des actions plus
simple et accessible pour l’utilisateur grâce (a) à la mise en facteur commun
de l’opération de « Maintenir la touche Horloge enfoncée» avec les opérations
de réglage des heures et des minutes et (b) à la présentation de ces instructions
sous forme de liste à puces. Une seule notice (EverFlourish) prend soin de
mentionner les conditions de réussite : « Relâcher le bouton «HORLOGE»:
votre prise programmable est à l’heure ». On peut souligner la présence de
notes dans deux notices. Dans la première (notice PT), le rédacteur quitte
l’infinitif utilisé jusque là dans le texte pour s’adresser à l’utilisateur en utilisant
le pronom de seconde personne du pluriel : « vous ». Il indique que le fait de
presser simultanément deux touches – « CLOCK et HOUR » ou « CLOCK et
MIN » – ajoute 4 minutes ou 4 heures pour chaque seconde de temps d’appui
écoulé, c’est-à-dire qu’une incrémentation se ferait toutes les 250 ms, ce qui est
difficilement perceptible par l’utilisateur. La manipulation de l’appareil permet
de se rendre compte que cette information est inappropriée pour l’utilisateur. En
effet, une formulation plus appropriée consisterait à indiquer qu’en cas d’appui
simultané prolongé sur ces deux touches, le défilement des heures ou minutes
– qui n’apparaît d’ailleurs qu’après une certaine latence temporelle – est très
rapide. Dans la deuxième notice (Castorama), le rédacteur reste sur l’infinitif
pour présenter l’état attendu du système en mode de fonctionnement normal
(« L’écran doit par défaut commencer à afficher le jour et l’heure »). Il indique
ensuite quelles sont les opérations à effectuer en cas de dysfonctionnement

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(« si l’écran n’affiche pas ce mode appuyer sur Horloge »). On constate que
ces deux informations concernant d’une part l’état normal et d’autre part la
résolution de problème en cas de dysfonctionnement sont présentées dans la
même phrase alors qu’il eût été plus clair de les distinguer graphiquement et de
mettre un point entre ces deux propositions qui correspondent chacune à une
situation différente.

3. Conclusion
À partir de l’analyse comparative de différentes notices destinées à accompagner
un même appareil domestique commercialisé sous différentes marques, cet
article a permis de montrer qu’il existe des différences importantes quant à la
qualité des textes accompagnant les produits de consommation. En guise de
conclusion, nous insisterons sur plusieurs points mis au jour par cette étude
et permettant d’apporter un certain nombre d’éléments de contenu pour la
formation des rédacteurs techniques. Nous présenterons d’abord un certain
nombre de particularités identifiées par l’analyse comparative puis nous
reviendrons de façon plus large, sur le genre textuel que constitue le texte
procédural et sur ses marques linguistiques spécifiques.
L’analyse comparative des quatre notices d’utilisation a permis d’extraire six
règles de rédaction qu’il nous semble nécessaire de respecter afin d’améliorer
l’efficacité des documents procéduraux. La première de ces règles concerne
la présentation d’une information déclarative lorsque cela s’avère nécessaire.
Une telle information est en effet susceptible d’apporter des éléments de
compréhension sur les fonctionnalités de l’appareil, clarifiant ainsi le but des
opérations à réaliser (« 2 options de lecture sont possibles : 12h ou 24h. Pour
passer d’un mode à l’autre,… »). Une deuxième règle à respecter concerne la
nécessité de délivrer une information complète et précise. Manipuler l’appareil
à documenter permettrait notamment d’éviter que des informations soient
manquantes, incomplètes ou inexactes (voir Ganier et Pétillon 2011), comme
l’illustre le cas de la non-correspondance entre le nom des touches indiquées
dans la notice et le marquage sur l’appareil. Une troisième règle est liée au
respect du principe de parallélisme (Heurley 1997), tant au plan de la mise
en forme textuelle (différentes sections d’un document devraient présenter la
même forme et la même organisation) qu’au plan de la structure grammaticale
des instructions. En effet, dans certaines des notices étudiées, nous avons pu
remarquer que certaines informations de même niveau hiérarchique n’étaient
pas toujours présentées sur le même plan, ou encore que certaines instructions
présentaient un verbe à l’impératif suivi du pronom de la deuxième personne
du pluriel « vous ». Une quatrième règle à respecter tiendrait à la formulation
des titres, qui doivent correspondre à la fois aux buts de l’utilisateur et aux
informations mentionnées dans les instructions (« Réglage du jour et de
l’heure »). Une cinquième règle concernerait la mise en saillance de certaines
informations par un usage plus ou moins marqué de la typographie et de la
ponctuation liée (« Pour passer d’un mode à l’autre, appuyer sur le bouton
CLOCK »). Enfin, une sixième règle viserait l’ajout d’informations concernant
les conditions de réussite des actions réalisées par l’utilisateur («… jusqu’au

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changement sur l’écran »). Certains travaux montrent en effet que cette
information (souvent absente des notices examinées dans cette étude) apparaît
comme un élément clé pour l’utilisateur, puisqu’elle lui permet d’auto-évaluer
la réussite de ses actions (Ganier, Gombert et Fayol 2000, Ganier 2004).
En ce qui concerne le genre textuel du texte procédural, il fait partie de ce
que Maingueneau (2004) appelle les « genres institués de mode 1 ». Les
genres institués de mode 1 (le terme « institué » désigne les genres discursifs
disponibles dans les familles discursives) sont définis comme respectant
strictement une scène générique et une scénographie à contraintes. « Ce sont
des genres institués qui ne sont pas ou peu sujets à variation. Les participants
se conforment strictement à leurs contraintes : courrier commercial, acte
notarié, fiches administratives. [Ils sont régis par] des schèmes compositionnels
préétablis sur lesquels s’exerce un contrôle fort pour lesquels les participants
sont interchangeables. Il est impossible de parler d’ « auteur » pour de tels
genres. » (Maingueneau 2004 : 112 ; c’est nous qui soulignons, via l’italique).
Pour chacun de ces textes, la scénographie est inchangée : un nous administratif
pour les actes notariés, des phrases impersonnelles pour les formulaires
administratifs, une accumulation d’infinitifs (effacement de la source
énonciative) pour les textes procéduraux à style objectif.
Le texte procédural se situerait donc dans la catégorie de genre 1, c’est-
à-dire un genre qui épouse un scénario (dispositif énonciatif) et un plan
assez rigoureusement pré-déterminés. C’est ce que nous nous proposons
de voir dans cette seconde étape de notre conclusion. Le texte procédural,
en effet, obéit aux finalités du domaine dans lequel il intervient : c’est un
texte prescriptif, qui vise à faire faire. « Ces énoncés reflètent les conditions
spécifiques et les finalités de chacun de ces domaines, non seulement par
leur contenu (thématique) et leur style de langue, c’est-à-dire par le choix
des moyens linguistiques lexicaux, phraséologiques et grammaticaux [types
relativement stables d’énoncés] –, mais avant tout par leur construction
compositionnelle » (Bakhtine 1984). C’est en effet dans la structure
compositionnelle des notices que l’on peut observer qu’un même plan est
suivi. Il est structuré par les tâches à accomplir : 1) Réglage de l’heure, et
du jour 2) Réglage de(s) programmation(s), section dans laquelle peut
intervenir la mise en fonctionnement de l’appareil (notice EverFlourish),
3) Branchement, 4) Informations particulières (type de piles, et précautions
à suivre). Les notices Gefolec et PT suivent ce même processus mais sans
aucune structuration du texte en étapes successives et en plan : les actions
à effectuer sont indiquées sous forme de liste, avec juste une mise en gras
et une police supérieure pour « Réglage de l’heure » et « Mise en place
des programmes » (pour Gefolec) la notice EverFlourish fait sensiblement
de même en distinguant toutefois le fonctionnement de l’horloge (en gras
« Horloge », puis « Programmation de l’heure (marche/arrêt) » et
« Programmation du jour (marche/arrêt) ». Pour ces deux dernières notices,
il n’y a aucune numérotation de paragraphe, correspondant aux actions et
sous-actions, ni même de trait démarcatif – seulement le gras avec police
légèrement supérieure. Les notices Castorama et EverFlourish utilisent, quant

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à elles, tous les outils typographiques permettant de suivre les actions et donc
le plan du texte. Elles sont donc, de ce point de vue, plus performantes que les
notices Gefolec et PT : « Les textes d’incitation à l’action ont pour propriété
une très forte segmentation et une large exploitation des possibilités de mise
en forme typographique. Une très grande vi-lisibilité découle des indications
alphanumériques, des alinéas souvent sur-marqués par des « puces » [ou
tiret], de la présence de composantes iconiques (photographies, schémas),
qui vont de la simple illustration à l’information majeure » (Adam 2011b :
247). On notera ici que seule la notice Castorama offre une présentation du
programmateur (à quoi correspond chaque touche) et un tableau récapitulatif
et numéroté des actions à réaliser. La représentation d’action et la force
illocutoire forte (incitation à faire) sont prises en charge, dans nos notices,
par d’abondants prédicats actionnels à forte valeur illocutoire. Celle-ci est
plus importante si l’on a des impératifs plutôt que des infinitifs ce qui est
le cas dans toutes nos notices : « appuyer », « brancher », « choisir » etc.
Parallèlement à ces prédicats actionnels noyaux de propositions relevant du
faire faire, on peut souligner l’importance des informations de type déclaratif :
il s’agit là de donner des informations souvent préalables et indispensables
à la bonne exécution de l’action : par exemple, « Il vous est possible de
faire 7 programmations » (EverFlourish), « A chaque pression sur la touche
Prog, les programmes défilent du n° 1 au n° 7 […] » (Castorama). Enfin, les
caractéristiques énonciatives répondent aux critères du texte procédural : un
énonciateur effacé et un allocutaire présent sous la forme du pronom « vous »
ou « votre [programmateur] ». C’est en effet sous la seule marque du pronom
de seconde personne du pluriel que le destinataire apparaît : « Un paradoxe
apparent régit énonciativement les textes d’incitations à l’action. Ils émanent
d’un expert dont la présence énonciative est effacée » (Adam 2011 : 244). En
revanche, si le locuteur (le rédacteur, ici) s’efface, les marques commerciales
sont bien présentes : Castorama, EverFlourish, Gefolec et PT. Quant au
destinataire, nous avons souligné sa présence sous forme du pronom ou
possessif « votre [programmateur] » : « La place du sujet-agent (destinataire)
est, quant à elle, laissée pronominalement ouverte : elle peut ainsi être
occupée par chaque lecteur-utilisateur » (Adam 2011 : 245). On pourra
finalement s’arrêter sur un élément essentiel du texte : son titre, qui constitue
un élément majeur de la compréhension du texte. Dans ce sens, les notices
Gefolec et EverFlourish sont relativement synthétiques puisqu’elles titrent :
« Notice d’utilisation ». La notice PT indique, quant à elle, « Programmateur
digital notice ». Enfin, la notice Castorama est plus précise puisqu’elle
présente d’abord l’objet, puis le type de texte dont il est question. Le titre
est donc composé en deux temps : « Programmateur digital hebdomadaire
Réf. 29 12 87. » d’une part, puis en majuscules « NOTICE DE MONTAGE
ET CONSEILS D’UTILISATION ». Ces précisions sont importantes parce
qu’ « un texte n’est pas qu’une suite linéaire de parties […], c’est, en même
temps, un tout de sens sémantico-pragmatique, un ensemble réticulaire et
une unité configurationnelle presque toujours résumable par un titre. C’est sa
première façon de faire sens pour quelqu’un […] » (Adam 2011 : 267).

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Bibliographie
Adam, J.-M. (2011) : Les textes : Types et Prototypes (3e édition), Paris, Armand
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Bakhtine, M. (1984) [1979] : « Les genres du discours », in Esthétique de la création
verbale, A. Aucouturier (trad.), Paris, Gallimard : 265-308.
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Cellier, J.-M. (2005) : « Caractéristiques et fonctions des textes procéduraux », in
D. Alamargot, P. Terrier & J-M. Cellier (éds), Production, compréhension et
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Fayol, M. (2002) : « Les documents techniques : bilan et perspectives », Psychologie
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Flacke, M.-L. (2005) : « Technical documentation in France », in J. Hennig &
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Ganier, F. (2004) : « Factors affecting the processing of procedural instructions :
implications for document design », IEEE Transactions on Professional
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Ganier, F. (2013) : Comprendre la documentation technique, Paris, PUF.
Ganier, F. & Barcenilla, J. (2007) : « Considering users and their uses of procedural
texts : a prerequisite for the design of appropriate documents », in D. Alamargot,
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written documents in the workplace, Amsterdam, Elsevier : 49-66.
Ganier, F., Gombert, J.-E. & Fayol, M. (2000) : « Effets du format de présentation des
instructions sur l’apprentissage de procédures à l’aide de documents techniques »,
Le Travail Humain 63 : 121-152.
Ganier, F. & Heurley, L. (2003) : « La compréhension de consignes », in D. Gaonac’h
& M. Fayol (éds), Aider les élèves à comprendre : du texte au multimédia, Paris,
Hachette : 114-136.
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dispositif : implications sur l’élaboration de différents niveaux de représentation
et sur la qualité du texte produit », Le Travail Humain 74 : 225-251.
Gunnarsson, B.-L. (1989) : « Text comprehensibility and the writing process : The
case of laws and lawmaking », Written Communication 6 : 86-107.
Heurley, L. (1997) : « Vers une définition du concept de texte procédural : le point de
vue de la psycholinguistique », Cahiers du Français contemporain 4 : 109-133.
Karreman, J. (2004) : Use and effect of declarative information in user instructions,
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B. Grize & A.-M. Bouacha (éds), Texte et discours : catégories pour l’analyse,
Éditions Universitaires de Dijon : 107-118.
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au travail », Bulletin de Psychologie 33 : 343-349.

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Note
La très mauvaise qualité de rédaction de la notice PT 1007 F, sans doute rédigée
d’abord en chinois, puis traduite en anglais, puis de nouveau traduite en français
a été étudiée dans Ganier & Pétillon (2011).

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DU REPÉRAGE DES COMPÉTENCES À LA


FORMATION AUX ÉCRITS PROFESSIONNELS :
LE CAS DES MÉTIERS DE LA PROPRETÉ
Marie-Hélène LACHAUD
Consultante- Formatrice, Laboratoire
LIDILEM, Université de Grenoble12

La recherche présentée dans cet article porte sur la formation à l’écrit des
adultes peu ou pas qualifiés ni diplômés. Nous avons mené cette recherche
dans le cadre de notre thèse de doctorat (Chinours-Lachaud 2011). Cette étude
trouve son origine dans notre expérience de formatrice auprès d’employés
dits en difficulté avec l’écrit. En nous rendant sur les postes de travail pour
déterminer leurs besoins de formation, nous avons constaté que ces employés
mobilisent des compétences techniques. Nous nous sommes alors interrogée
sur le lien éventuel que l’on pourrait établir entre ces compétences et celles
que l’on cherche à leur faire acquérir concernant l’écrit. Cette question se situe
au départ de notre recherche. Ainsi, nos objectifs étaient de repérer les traces
de littéracie sur les lieux de travail ainsi que les compétences des employés,
relatives à l’usage de l’écrit en milieu professionnel.
Après avoir exposé l’arrière-plan théorique, nous présentons notre méthodologie
de recherche puis les principaux résultats relatifs aux compétences de
ces employés, sous l’angle du langage et plus particulièrement des écrits
professionnels.

1. Quelles relations entre langage et travail ?


Lorsque l’on s’intéresse à l’écrit et à son usage en milieu professionnel, la notion
de littéracie ainsi que les recherches menées par le courant des new literacy
studies montrent l’intérêt d’envisager l’écrit en contexte, dans sa diversité et
à partir des pratiques de lecture et d’écriture (Fraenkel et Mbodj 2010). Ainsi,
après avoir présenté l’écrit d’un point de vue anthropologique, sous l’angle de
son imbrication avec l’oral, nous aborderons son usage social et professionnel.

1.1 Imbrication de l’oralité et de la scripturalité


La notion de raison graphique (Goody 1979) met au jour l’impact de l’écriture
sur le développement des processus cognitifs tels que la classification ou la
catégorisation. Dans le prolongement de ses travaux, J. Goody propose un
dépassement de l’opposition oral-scriptural. Lorsque l’on se penche sur les
pratiques à l’oral, on constate d’autres manières de raisonner proches du
corps, comme les mesures au sol ou le comptage à l’aide des membres ou des
parties du corps (Calvet 1984, Terrail 2009). Ces raisonnements peuvent être

12
Laboratoire de linguistique et didactique des langues étrangères et maternelles.

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rapprochés des capacités présentes dans l’usage personnel des écrits notamment
pour la structuration du temps, comme l’anticipation et la planification que l’on
retrouve dans la rédaction des aide-mémoire (Lahire 1993). B. Lahire montre
également qu’il existe des compétences sur les plans de la gestion du temps et
de l’espace (Lahire 1995). Il décrit ces compétences dans des familles de milieu
populaire et montre que la gestion du temps et de l’espace pourrait rendre
compte de l’entrée dans le monde scriptural des enfants, ce qui contribuerait à
leur réussite dans leur scolarité. D’autres savoirs et savoir-faire qui ne relèvent
pas de l’écrit sont mis en lumière dans les pratiques du quotidien, ce sont les
« tours de main », « astuces » et « manières de faire » évoqués par M. de
Certeau (1990).

1.2 Conception élargie de la littéracie en milieu professionnel


Avec la notion de raison graphique, J. Goody (1979) inclut différentes formes
d’écriture comme les schémas ou les tableaux. Cette conception se différencie
de celle de l’écriture souvent associée à la norme scolaire et aux écrits
littéraires. Dans le prolongement de cette conception, le modèle de « continuum
scriptural » proposé par M. Dabène (1991 : 27) permet d’affranchir la frontière
symbolique qui sépare les écrits littéraires, valorisés par la norme scolaire, des
autres, dits « ordinaires » (Dabène 1990 : 9). Ainsi, lorsqu’on étudie l’écrit
en milieu professionnel, ces conceptions permettent d’envisager la littéracie
de manière élargie, dans son usage social et professionnel et d’établir une
typologie des écrits professionnels à partir des pratiques. Dans cette perspective,
J. Boutet propose une classification qui prend en considération les notions de
travail prescrit et réel, mises au jour par les ergonomes (Boutet 1993). Nous
présentons nos résultats à partir de cette catégorisation à laquelle nous ajoutons
la numératie et d’autres marqueurs comme les pictogrammes et les couleurs qui
constituent des formes de littéracie.

2. Une étude ethnographique du langage au travail

2.1 Choix méthodologiques : approche ethnographique


Notre problématique est centrée sur l’étude du langage en contexte professionnel
pour repérer les compétences empiriques langagières. Les recherches menées
sur le langage en milieu professionnel montrent en quoi celui-ci est imbriqué
à l’action. Inspirée de différents champs disciplinaires, notre méthodologie
de recherche s’inscrit dans la lignée des travaux du réseau Langage et travail.
Nous avons retenu la distinction entre travail réel et travail prescrit, empruntée
aux travaux des ergonomes, ainsi que celle de l’observation in situ (Borzeix,
Boutet & Fraenkel 2001). L’approche ethnologique est donc privilégiée pour
étudier au plus près le langage et les compétences langagières en lien avec les
situations de travail. Par compétence langagière, nous entendons l’ensemble
des savoirs et savoir-faire mobilisés lors de la réception et de la production
orales et écrites qui incluent les représentations sociales de l’écrit (Dabène
1992, 1996).

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2.2 Immersion dans les lieux de travail des agents de nettoyage


Selon le principe de la méthode de l’observation « flottante » qui consiste
à rester « disponible et vacant » (Pétonnet 2002), nous avons réalisé une
immersion de longue durée, sur le terrain des métiers de la propreté. Nous
avons passé une année auprès d’agents de nettoyage. Nous les avons suivis
durant leur activité mais aussi pendant leurs pauses et leurs déplacements pour
ceux qui travaillent dans différents lieux. Nous avons observé leur travail en
moyenne à trois reprises et pendant une durée moyenne de trois heures13. Au
total, nous avons réalisé 40 observations de poste.

2.2.1 Les témoins


Nous avons observé 17 agents de nettoyage au travail : âgés en moyenne de 45
ans, majoritairement non francophones et non diplômés. Dix d’entre eux ont
suivi une formation générale de type « maîtrise des écrits professionnels » ou
« remise à niveau ». Parmi les 17 employés, dix occupent un emploi précaire14
à temps partiel, six d’entre eux travaillent pour une société privée. Notre
échantillon est proche du panorama de la profession publié par le Ministère de
l’emploi et de la solidarité (BIPE 2000).
Afin de compléter les informations recueillies lors des observations, nous avons
mené des entretiens semi-directifs auprès des employés, de leur responsable
hiérarchique ou de leur formateur pour ceux qui étaient en formation.

2.2.2 Les outils de l’observation


Nous avons réalisé un enregistrement audio et pris des notes pendant toute la
durée des visites sur les lieux de travail des employés. La séance d’observation
terminée, nous avons complété notre carnet de bord en nous remémorant chaque
étape. Nous avons ensuite rédigé un compte rendu pour chaque visite de poste,
à l’aide des notes prises au moment des observations et des enregistrements
audio. Nous y avons décrit de manière détaillée les tâches des employés, les
lieux de travail ainsi que les interactions avec leurs pairs ou d’autres personnes
présentes, au moment du travail. Ces comptes rendus constituent une synthèse
des données ainsi qu’un premier niveau d’analyse. Parallèlement à la rédaction
du carnet de bord et des comptes rendus d’observation et durant toute l’étude,
nous avons tenu un journal de recherche qui a d’abord permis de conserver la
mémoire des informations recueillies au cours des premiers contacts avec les
employeurs. Ce journal de recherche contient aussi des notes prises au moment
des entretiens semi-directifs qui complètent les observations. Invitant à une
écriture réflexive, ce journal a été précieux pour l’analyse, de la rédaction des
comptes rendus à l’interprétation des données.

13
Durée moyenne d’intervention des agents employés par une société privée de
nettoyage.
14
Contrat à durée indéterminée à temps partiel subi, contrat dans le cadre d’une
insertion professionnelle ou contrat à durée indéterminée à temps partiel.

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3. Résultats : de la « raison orale » à la formation aux écrits


professionnels
L’objectif de la recherche était de repérer les traces de littéracie en contexte
professionnel, en relation avec les compétences techniques. Les données ont
été analysées à partir de trois axes : la littéracie en milieu professionnel, la
parole et la logique au travail. Nous avons également rédigé un portrait pour
chacun des 17 employés qui ont participé à notre recherche. Au delà de la
synthèse d’informations recueillies à propos de leur parcours de formation et de
leur itinéraire professionnel, nous avons orienté ces portraits sur leur rapport à
l’écrit. Des informations issues de ces portraits viennent compléter les résultats
présentés dans les trois axes d’analyse.

3.1 La littéracie en milieu professionnel


Par littéracie, nous entendons toutes les traces écrites relevées sur les postes de
travail, en relation avec l’activité des employés. Ces traces comprennent tous
types d’écrits y compris les pictogrammes, les schémas et d’autres marqueurs
de l’univers sémiotique de l’entreprise comme les couleurs qui règlementent
l’usage des outils.
Ces écrits peuvent être classés dans cinq catégories : les écrits règlementaires,
ceux du travail réel, ceux de l’environnement de travail. À ces trois premières
catégories empruntées aux travaux de J. Boutet (1993), nous en avons ajouté
deux autres : les traces de numératie, les pictogrammes et d’autres marqueurs de
l’univers sémiotique de l’entreprise. Le paragraphe suivant présente ces écrits
sous l’angle de leur usage et des compétences de réception et de production
écrite mobilisées par les employés pendant leur activité.

3.1.1 Les écrits règlementaires : la valeur symbolique de l’écrit


Nous avons rassemblé dans cette catégorie les écrits qui émanent du travail
prescrit comme les notes de service, l’étiquetage des produits d’entretien et
d’autres notes d’information relatives à l’organisation de l’activité comme les
horaires et les listes de tâches affichés sur le lieu de travail des employés.
Concernant les écrits règlementaires qui émanent de la hiérarchie, le passage à
l’écrit, lorsqu’il a lieu, est rudimentaire. Les employés doivent cocher des cases
pour compléter des tableaux, apposer leur signature ou inscrire des horaires. Il
s’agit par exemple de l’usage des fiches mises en place pour contrôler l’activité
de nettoyage dans le cadre de la démarche qualité. Ces documents apportent des
renseignements sur les horaires d’intervention des employés. Notons que pour
ce type de document, la réception écrite peut être complexe. C’est également
le cas des « protocoles d’intervention », documents longs qui comprennent
plusieurs pages dont des tableaux à double entrée. Sur la plupart des postes
de travail, l’usage des écrits règlementaires est réservé à la hiérarchie. Les
documents sont lus par les chefs d’équipe et les consignes sont transmises à
l’oral.

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Selon le « principe de hiérarchisation sociale » (de Certeau 1990), l’écrit aurait


une valeur symbolique qui contribuerait à marquer une place dans la hiérarchie
sociale de l’entreprise. Toutefois, alors qu’on leur demande des productions
écrites sommaires, les tâches de réception écrite mobilisées par les employés
durant leur activité sont complexes.

3.1.2 Les écrits du travail réel : des « pratiques clandestines » de


littéracie
Nous avons réuni dans cette catégorie les documents qui émanent des passages
spontanés à la lecture et à l’écriture chez les employés. Il s’agit notamment
de la rédaction des aide-mémoire tels que les listes rédigées par ces derniers
pour se souvenir des produits ou des outils qu’ils doivent commander pour se
réapprovisionner. Il s’agit aussi des messages qu’ils adressent aux usagers pour
leur demander de « ranger leurs affaires15 » pour pouvoir nettoyer leur bureau
ou de la lecture de ceux que les usagers rédigent à leur intention.
Les écrits du travail réel ont essentiellement pour fonction la mémorisation
et l’anticipation des actions. Les tâches d’écriture sont plus variées et plus
complexes que celles des écrits du travail prescrit.
L’engagement des employés dans ce que l’on pourrait appeler des
« pratiques clandestines » de littéracie implique des tâches de production
moins rudimentaires que celles des écrits règlementaires. Ces pratiques sont
clandestines car, comme nous l’avons évoqué au paragraphe précédent, elles
sont réservées à la hiérarchie sur la plupart des postes de travail. De plus, les
écrits du travail réel semblent davantage investis par les employés malgré
l’insécurité langagière relevée dans quelques cas.

3.1.3 Les écrits de l’environnement de travail : mobilisation de


capacités cognitives variées
Nous avons classé dans cette catégorie les écrits émis par l’établissement
qui fait nettoyer ses locaux et destinés aux usagers. Il s’agit des revues, des
catalogues d’entreprise et des plannings d’occupation des salles pour un
établissement d’enseignement. Nous classons également dans cette catégorie
les écrits qui désignent des bâtiments, des services et d’autres informations
affichées sur la porte des bureaux comme le nom, la fonction et les jours de
présence des usagers.
Pour cette catégorie d’écrits, les tâches de réception et de production écrites sont
complexes et variées et peuvent être associées à d’autres opérations cognitives
comme le tri et le classement (pour les revues) ou encore la planification du
travail. Cela concerne les employés qui travaillent dans un établissement
d’enseignement. Ils consultent chaque jour un planning d’occupation des salles
destiné aux enseignants. Ici, l’usage de l’écrit s’imbrique à l’activité. Il permet
d’organiser le travail et de l’ajuster en fonction de l’occupation des locaux.

15
Nous indiquons entre guillemets la transcription des propos des témoins.

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De même que pour les écrits du travail réel, nous constatons avec ceux de
l’environnement de travail un engagement plus marqué des employés dans les
pratiques de littéracie. Les écrits de cette catégorie donnent lieu à davantage de
passages spontanés à l’écrit, notamment en lecture. Ces écrits sont variés et les
tâches de lecture peuvent être complexes comme celles des plannings.

3.1.4 Les traces de numératie et autres marqueurs de l’univers


sémiotique de l’entreprise
Dans le sillage des travaux de J. Goody, nous considérons les traces de numératie
comme d’autres formes de littéracie. Les traces de numératie que nous avons
observées sur les postes sont représentées par les chiffres et les nombres que
les employés sont conduits à utiliser durant leur activité. Il s’agit aussi des
quantités qu’ils mesurent, notamment pour utiliser les produits d’entretien.
Enfin, le temps qui est un élément essentiel au travail de nettoyage est abordé
dans cette catégorie à travers l’organisation des tâches et le calcul des durées
d’intervention.
Les traces de numératie donnent lieu à des pratiques de littéracie associées
à des opérations cognitives variées. Ainsi, l’usage de claviers numériques
implique la mémorisation de suites numériques. Ces derniers sont utilisés pour
désactiver une alarme ou pour ouvrir une porte sécurisée. Notons que de même
que pour les écrits règlementaires, nous avons constaté des opérations de calcul
évitées par les employeurs (ou par les fabricants). Ainsi, sur certains lieux
de travail, les récipients qui contiennent les produits d’entretien sont équipés
d’une mesure et les dosages sont pré-calculés.
Au cours des observations de poste, nous avons relevé d’autres traces de
littéracie comme les pictogrammes, les logogrammes et les schémas. Les
pictogrammes peuvent donner lieu à des tâches de lecture complexes si l’on
ne connaît pas le code. C’est le cas des symboles de sécurité affichés dans
les laboratoires où les employés travaillent en présence de produits chimiques.
D’autres marqueurs sensoriels sont associés à l’activité de nettoyage tels que
les couleurs qui permettent de distinguer l’usage des produits d’entretien : le
produit de nettoyage des surfaces vitrées est bleu alors que celui des sanitaires
est rouge. Mise en place pour simplifier l’activité, dans le cadre des démarches
qualité, cette codification peut parfois rendre le travail difficile voire entraîner
des erreurs. En effet, les outils et les produits varient d’un lieu de travail à un
autre, leur couleur aussi, et il est difficile pour les employés qui travaillent dans
plusieurs endroits d’appliquer la codification.
D’après nos observations, les écrits sont donc omniprésents sur les postes de
travail et donnent lieu à des pratiques d’écriture et de lecture clandestines ou
invisibles (Fraenkel 1993), qui ne sont ni reconnues, ni encouragées, par la
hiérarchie, ni parfois évoquées par les employés eux-mêmes. Pour les écrits du
travail prescrit, les pratiques d’écriture sont souvent évitées par la hiérarchie
et par les fabricants. Cela rejoint les résultats de M. Balcou-Debussche (2004)
concernant la formation des professionnels de santé : moins les employés
sont qualifiés, moins on utilise l’écrit dans leur formation. On pourrait dire

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ici que moins les employés sont qualifiés, moins on leur donne la possibilité
d’utiliser l’écrit et que, lorsqu’ils le font, leurs pratiques ne sont pas reconnues
ni valorisées sur le poste de travail.
Nous avons noté que les passages à l’écrit sont plus nombreux dans le travail
réel que dans le travail prescrit avec davantage de situations de réception
écrite qui peuvent être complexes. L’étude de la littéracie sur le lieu de travail
permet ainsi de mettre au jour des écrits mais aussi des pratiques, et donc des
compétences relatives à la lecture et à l’écriture.

3.2 La parole au travail : discours réflexifs sur l’activité


Dans la mesure où cette recherche concerne les compétences langagières
mobilisées par les employés, nous nous intéressons également à l’usage
et à la place du langage oral dans l’activité des agents de nettoyage. Nous
avons analysé les discours enregistrés lors des observations à partir de trois
entrées : les interactions relevées en situation de travail, le vocabulaire utilisé
par les employés et les propos réflexifs sur l’activité de nettoyage.

3.2.1 Les interactions verbales en milieu professionnel


Les employés sont amenés à interagir avec les usagers, leurs pairs et leur
responsable hiérarchique durant leur travail. Pour la plupart, les interactions
avec les usagers sont peu nombreuses, voire inexistantes car certains employés
travaillent en dehors de leur présence.
Lorsqu’elles ont lieu, ces interactions permettent de mobiliser des compétences
comme la maîtrise des rituels sociolangagiers (passage du tutoiement au
vouvoiement) et des phénomènes d’alternance codique (passage d’une langue
étrangère au français), en fonction de l’interlocuteur.

3.2.2 Le vocabulaire professionnel


Nous avons noté l’usage de termes spécifiques pour désigner les lieux, les
outils et les produits d’entretien. Ceux-ci peuvent être nommés de différentes
manières, qui relèvent de différents niveaux de conceptualisation. Ainsi, les
employés évoquent la destination finale du produit (« du produit pour les
mains »), d’autres sa fonction (« le détergeant-désinfectant » et « la crème
récurante »), tandis que d’autres, encore, évoquent un terme de la composition
chimique : « du produit alcalin », ou « neutre ».
Certains témoins semblent être plus à l’aise en situation pour décrire les lieux
et les tâches de nettoyage qu’ils réalisent. L’action peut être un déclencheur
de parole et donc un déclencheur de la mobilisation de connaissances et de
compétences. Ces « compétences ignorées » (Penloup 2007) s’actualisent
dans ce contexte et nous formulons l’hypothèse qu’elles n’apparaitraient pas
dans un contexte formel comme celui de la formation. Ces compétences et
savoirs personnels, construits en dehors des apprentissages formels, concernent
notamment la maîtrise du vocabulaire technique pour nommer les lieux, les
matériels et les gestes professionnels.

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3.2.3 Les discours réflexifs sur l’activité


Les propos des employés que nous avons enregistrés au cours des observations
portent également sur leur activité. De même que pour l’évocation des
produits d’entretien, nous avons constaté des différences dans la manière de
parler de l’activité dans le temps. Ainsi, certains évoquent et planifient les
tâches sur une journée ou une semaine, et d’autres sur plusieurs mois ou sur
une année : « aujourd’hui, on fait cet étage », « le mercredi, je fais ce service
à fond », « je ferai le grand nettoyage pendant les vacances ». Ces discours
réflexifs sur l’activité montrent des capacités de planification et d’anticipation.
Notons que le temps et sa mesure sont des éléments récurrents dans les propos
des employés.
L’étude de la parole au travail montre qu’il existe des compétences : lorsqu’ils
parlent de leur travail, les employés manifestent leur capacité en matière de
rituel langagier, d’analyse du travail et au niveau lexical. Si l’on considère
que l’oral est un élément déclencheur de l’écrit, les interactions verbales
relevées en contexte professionnel pourraient constituer un corpus didactique.
Cela permettrait d’« établir une passerelle entre la réalité interactionnelle et
l’artefact social de la salle de classe » (Adami 2009 : 111). Travailler à partir
d’un corpus oral authentique permettrait une approche réflexive de la situation
langagière en contexte et donc une mise en relation des situations vécues avec
des contenus de formation. Par exemple, dans le cadre de l’accompagnement à
la rédaction d’un dossier de validation des acquis, on peut proposer de travailler
la description des situations de travail à partir de la verbalisation spontanée
enregistrée pendant l’activité. Dans ce prolongement, il est également possible
de proposer aux apprenants une étude de la spécificité de la structure des
énoncés oraux voire de les comparer à l’écrit.

3.3 Les manières de faire : la logique au travail


La notion de logique au travail est issue de l’observation des gestes et des
déplacements des employés pendant leur activité. Nous nous sommes basée sur
le repérage de faisceaux de convergence de nombreux indices pour analyser nos
données. Nous présentons les résultats à partir de deux dimensions : la logique
de la gestion des tâches dans l’espace et celle de la gestion rationnelle des
tâches dans le temps. Comme nous l’avons précisé au paragraphe précédent,
ces notions d’espace et de temps sont évoquées de manière récurrente dans les
discours réflexifs des employés sur leur activité.
Nous entendons par « logique au travail » l’autonomie dans l’organisation des
tâches, la capacité de planification des actions, d’adaptation à des imprévus et
d’analyse des situations qui en découlent. C’est notamment le cas des employés
qui ne peuvent pas nettoyer un lieu parce qu’il est occupé par les usagers.
La logique au travail concerne également les « astuces » et les « tours de
main », pour reprendre les termes de M. de Certeau. Par exemple, des employés
dévissent le siphon d’un lavabo pour remplir un seau et éviter ainsi de revenir
sur leurs pas. D’autres déposent plusieurs sachets au fond d’une même corbeille.
Cela leur permet d’en avoir toujours d’avance, de travailler plus rapidement et

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d’anticiper un éventuel surcroit d’activité. D’autres encore repèrent les lieux


les plus fréquentés par les usagers ou les zones de salissure sur le mobilier qui
nécessitent plus d’attention pour le nettoyage. Ainsi, une employée remarque
que l’occupante d’un bureau a les mains moites. « Je suis obligée de le refaire
au moins deux ou trois fois, c’est une vraie catastrophe ! » s’exclame-t-elle
au cours d’une observation. Cette même personne indique qu’elle observe les
déplacements des usagers pour repérer leurs habitudes. Cela lui permet d’agir
en leur absence et de respecter les consignes transmises par sa hiérarchie. Ces
astuces permettent aux employés d’économiser des pas et de gagner du temps,
rendant le travail efficace et un peu moins pénible.
Concernant la logique au travail, nous avons ainsi relevé de nombreuses
compétences et capacités (Gillet 1991 ; Rey 1996), lesquelles relèvent de
l’oral : observation fine des lieux et des habitudes des usagers, mémorisation
des tâches, de leur succession, des lieux et des habitudes des usagers, autonomie
dans l’organisation du travail, anticipation et planification des actions, analyse
des situations notamment lorsque les employés doivent faire face à l’imprévu
et réorganiser leur travail. Nous avons observé la mise en œuvre de ces
compétences et capacités pendant l’activité et les avons repérées dans leurs
discours réflexifs.

Conclusion : pistes didactiques pour la formation aux écrits


professionnels dans le prolongement de la « raison orale »
Les employés observés pendant leur travail mobilisent de nombreuses
compétences qui prennent des formes diverses, passant par des stratégies de
contournement, ou se réalisant parfois de façon clandestine. Nous les nommons
« compétences ignorées », en référence aux travaux de M.-C. Penloup.
Les compétences empiriques ignorées ou clandestines que nous avons relevées
en contexte professionnel, sont représentées par l’ensemble des savoirs et des
savoir-faire issus de l’expérience. Ils ne sont pas valorisés par les employeurs
ni par les formateurs. Il s’agit de ce que nous avons observé à travers des actes,
mais surtout de ce que nous avons pu inférer, à partir de la verbalisation de ces
actes. Rappelons que les propos analysés sont des propos émis spontanément
par les employés qui, tout en travaillant, parlent de leur travail, de la façon dont
ils s’y prennent, de la façon dont ils organisent les tâches dans l’espace et dans le
temps. Ces verbalisations émergent lorsque les employés sont amenés à parler
tout en agissant, dans leur milieu de travail, ce milieu qui leur est familier. Ainsi,
au terme de ces analyses, nous avons proposé la notion de « raison orale », en
écho à la notion de raison graphique de J. Goody (1979). Nous supposons que
ces verbalisations orales manifestent des compétences généralement associées
à l’écrit. Ce qui nous conduit à formuler une autre hypothèse, celle d’une
possibilité pour les formateurs de s’appuyer sur ces compétences pour faciliter
l’entrée dans l’écrit. Des solutions de continuité existent peut-être entre l’oral
et l’écrit. Les compétences qui relèvent de l’oral, dont certaines sont proches de
l’écrit, pourraient être exploitées en formation.

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Des pistes didactiques pourraient être envisagées, d’une part, pour la formation
des formateurs et, d’autre part, pour l’élaboration des programmes de formation
à l’écrit des adultes, notamment peu lecteurs-scripteurs. Dans le cadre d’une
approche formative individualisée, les formateurs pourraient déterminer les
besoins de formation à partir des compétences existantes des apprenants.
Celles-ci seraient interrogées dès l’entrée en formation. Dans le cadre de la
formation professionnelle, on pourrait envisager de compléter les informations
déclaratives recueillies auprès des apprenants par un recueil des besoins réalisé
sur le poste de travail, lequel permettrait de repérer et de mettre en relief les
compétences de littéracie mobilisées sur les postes de travail par les apprenants,
comme la rédaction d’aide-mémoire et de messages destinés aux usagers.
Ainsi, les formateurs pourraient envisager l’apprentissage de l’écrit à partir
de l’oral mais aussi des compétences ignorées qui existent à l’écrit. Dans le
prolongement des travaux de Dolz & Schneuwly (1998), des situations orales
pourraient être catégorisées à partir des genres formels en relation avec les
situations de la vie quotidienne : se présenter au téléphone, présenter son travail,
ses activités. Élaborer des programmes de formation basés sur les compétences
existantes pourrait être réalisé à partir des représentations qu’ont les apprenants
de la langue et de son apprentissage. L’apprentissage de l’écrit pourrait ainsi
être réalisé à partir de la production écrite de l’apprenant (Ferrand 2002) et
s’effectuerait à partir des compétences de la personne et des représentations
qu’elle a de l’écrit.
Dans le cadre d’une démarche de formation basée sur les écrits professionnels,
une production écrite libre réalisée par l’apprenant pourrait constituer un fil
rouge permettant de s’approprier l’écrit au delà de ses fonctions sociales et
professionnelles. Ce type d’écrit permettrait de mobiliser les compétences
existantes et les nouveaux savoirs acquis pendant la formation.
La présence de ces compétences conforte également l’hypothèse d’un possible
continuum entre « ordre de l’oral et ordre de l’écrit », plutôt que celui d’une
rupture radicale entre les deux ordres (Peytard 1970). Les témoins en situation
de travail parlent spontanément, manifestant alors ces compétences langagières
« ignorées ». Ainsi, dans le sillage des travaux de Dolz et Schneuwly (1998)
qui montrent également qu’il existe un continuum et non pas une rupture
entre l’oral et l’écrit, on peut considérer que l’action est propice à la parole
spontanée. De plus, le recueil in situ permet de déterminer des formes
discursives qui pourraient être exploitées pendant les formations, dans le cadre
de l’enseignement de l’écrit.
Ces pistes didactiques basées sur la raison orale et les compétences existantes
mériteraient d’être approfondies. Elles pourraient être envisagées en
relation avec la dimension réflexive de la langue dans l’apprentissage (ou le
ré-apprentissage) linguistique chez les adultes (Rivière 2012). La réflexivité
s’entend ici comme « processus cognitif et communicationnel de retour sur ou
de mise à distance d’une expérience » (p. 169).

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Bibliographie
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J.-M. Besse, M.-M. de Gaulmyn, D. Ginet & B. Lahire (éds.), L’illettrisme en
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C. Barré-De Miniac (éd.), Vers une didactique de l’écriture. Pour une approche
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LES PRATIQUES SCRIPTURALES, LIEU DE


CRISTALLISATION DES DIFFÉRENCIATIONS
Maryvette BALCOU-DEBUSSCHE
MCF, Université-ESPE de La Réunion
Laboratoire LCF-Icare

Introduction
À partir d’une recherche effectuée auprès de quatre espaces de formation
professionnelle dans le monde de la santé, nous questionnons ici la construction
des différenciations au niveau des positionnements socioprofessionnels et des
hiérarchies sociales à travers les pratiques scripturales. La réflexion s’engage
sur ce qui se joue dans et à travers les pratiques scripturales mises en place
avec des étudiants qui, dans l’espace de formation professionnelle, sont
amenés à vivre un passage entre le monde scolaire d’où ils sont issus et le
monde du travail qui va les accueillir. Les pratiques scripturales sont pensées
comme le reflet des organisations, des valeurs et des cultures mises en place
dans différents lieux, mais aussi comme l’espace dans lequel ces dernières
s’élaborent, se construisent et se négocient. Cette perspective interroge
l’inscription sociale des énoncés et la complexité de l’activité langagière en
situation en étudiant notamment la pratique discursive, les contenus et leurs
codages lexico-syntaxiques, les procédures énonciatives et les conduites
sociocognitives mobilisées. Les pratiques scripturales contribuent à construire
des discours, des pensées et des rapports sociaux spécifiques (Vygotski 1934),
de même que des mises à distance et des accroissements du savoir et de l’action
sociale qui autorisent des phénomènes de contextualisation et d’objectivation
(Goody 1977 , Bautier 1995). L’ensemble de la construction théorique permet
ainsi d’aller au-delà de l’idée que les pratiques scripturales seraient le seul
reflet des socialisations et des hiérarchies professionnelles, pour les envisager
comme un puissant organisateur de ces dernières.
Les réflexions présentées ici prennent appui sur un recueil de données qui a
été réalisé il y a plus d’une dizaine d’années auprès d’ambulanciers, d’aides-
soignants, d’infirmiers et de sages-femmes en formation professionnelle à
l’île de La Réunion. Les questionnements, toujours d’actualité, permettent
de rappeler qu’il est possible d’identifier des formes spécifiques d’écrit et des
usages particuliers des pratiques en analysant la participation de l’écriture à
l’organisation de l’institution et à son système hiérarchique, aux conflits, aux
exclusions et à la reconnaissance ou non de la place de l’être humain dans
l’organisation.

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Un retour sur la recherche


La recherche a été menée entre février et avril 1999 auprès de 293 futurs
professionnels de santé en formation initiale au Centre de Formation du Centre
Hospitalier Départemental de Saint-Denis de la Réunion (Balcou-Debussche
2004). Plusieurs types de données ont été récoltés : 293 textes produits pour les
besoins de la recherche (ambulanciers : 34 ; aides-soignants : 36 ; infirmiers :
166 ; sages-femmes : 57), 19 entretiens semi-directifs avec des étudiants, 10
autres avec les formateurs et responsables de direction, des observations in
situ (visites à l’hôpital, journées de cours), les écrits régissant la formation
(dossiers, projets, emplois du temps, programmes, notes, journaux intimes),
40 lettres de motivation écrites par les ambulanciers, les « transcriptions » de
cours, les réécritures des étudiants, les écritures dans les dossiers de soins, les
mémoires professionnels des infirmiers et des sages-femmes.
Les 293 futurs professionnels sont à situer sur un continuum qui va du
public pour qui la scolarité est éloignée (les ambulanciers) à un public jeune,
homogène, qui sort presque directement du lycée avec un profil scientifique
déjà confirmé (les sages-femmes). Entre ces deux pôles, les infirmiers
représentent une sorte de groupe charnière : une majorité d'étudiants est plutôt
jeune, sans charges familiales et sort presque directement du lycée, tandis qu'un
groupe minoritaire se rapproche des aides-soignants/aides-puéricultrices (AS/
AP). Avec une moyenne d’âge plus élevée, les AS/AP constituent un groupe
fortement impliqué dans les réalités sociales, mais le niveau global de formation
est supérieur à celui des ambulanciers.

Ouvrir le regard sur les pratiques scripturales : les épreuves


de recrutement et les évaluations
Les pratiques d’écriture proposées aux candidats lors des épreuves de
recrutement peuvent se répartir en deux groupes. D’une part, des pratiques
d’écriture qui se présentent uniquement comme les vecteurs des connaissances
dont dispose le candidat. Sur le plan linguistique, ces épreuves mobilisent
essentiellement des savoirs lexicaux, syntaxiques et morphosyntaxiques
relativement simples. D’autre part, des pratiques d’écriture qui mettent en jeu
des compétences textuelles obligeant à des analyses pragmatiques, sémantiques
et syntaxiques beaucoup plus complexes que dans le premier cas. Dans les
épreuves de « culture générale », il s’agit d’analyser un texte en montrant la
relation que le candidat établit avec ses propres connaissances ou expériences.
Au moment de nos analyses, seul le recrutement des sages-femmes met en jeu
ces compétences de production de discours écrit.
Chez les infirmiers, les épreuves de recrutement et de l’examen final montrent que
l’on n’attend pas un haut niveau de compétences dans la maîtrise de la langue,
bien qu’il soit reconnu comme nécessaire de disposer d’un minimum « utile »
afin de ne pas perturber les actes courants de communication et d’expression. Dès
l’entrée en formation, le futur infirmier est confronté à une multiplicité de savoirs
disciplinaires. En principe, le futur infirmier ne peut négliger aucun domaine
puisque chacun donne lieu à une évaluation particulière. La polyvalence s’inscrit

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de fait dans le programme de formation, avec l’entrée en conflit d’une logique de


capitalisation de savoirs avec une logique de formation du futur professionnel.
Le découpage des savoirs est construit autour du concept de maladie alors que
les objectifs de la formation sont construits autour du concept de malade. Pendant
la formation, la plupart des étudiants ne reconnaissent aucun apport de savoirs
scripturaux. Les rares interventions sont le plus souvent effectuées de manière
informelle, sans être mises en cohérence avec les autres savoirs qui entrent en jeu
dans les actes professionnels sur lesquels les acteurs travaillent. Pour la majorité
des étudiants, l’écriture relève d’ailleurs essentiellement de la pratique si bien
qu’elle ne bénéficie ni de la distinction, ni de la supériorité qui est conférée au
temps « intellectuel » de la pratique théorique (Verret 1975 : 742).
Les occasions dans lesquelles les ambulanciers se retrouvent contraints d’écrire
sont rares. Connaissant les conditions difficiles dans lesquelles les ambulanciers
effectuent leur formation, les formateurs ont tendance à ne rien demander (ou
presque) sur le plan personnel (Balcou-Debussche 2003). Lors des cours,
l’usage massif des polycopiés et des photocopies impose un ordonnancement
spécifique des contenus, ce qui n’est pas sans incidences sur les rapports à
l’écriture et aux savoirs des apprenants (Balcou-Debussche 2007). La plupart
des formateurs reconnaissent qu’ils supposent des difficultés de lecture-écriture
chez les stagiaires, mais ils avouent ne pas savoir quelles sont leurs réelles
compétences. Les ambulanciers bénéficient ainsi d’un certain nombre d’aides :
dictée du formateur pour faire noter ce qui est essentiel et commentaires pour
signaler, à l’inverse, ce qu’il n’est pas indispensable d’écrire. En procédant à
des aménagements visant à faciliter la tâche des stagiaires, l’institution anéantit
presque toutes les occasions de mise en scène potentielle et d’exposition des
difficultés d’écriture, ce qui n’est pas sans conséquences sur le rapport au
savoir et à la formation de la majorité de ces ambulanciers. Le niveau global
de formation des stagiaires est profondément discriminant, puisque que ce sont
ceux qui disposent du plus fort « capital scolaire » qui mettent en œuvre des
pratiques d’écriture relativement efficaces en situation de cours (ils prennent
des notes, même si le formateur dit que cela n’en vaut pas la peine) ainsi que
des pratiques de restructuration des savoirs en dehors du temps de formation.
Chez les AS/AP, l’épreuve écrite n’intervient que pour un quart du total des
points (au moment de nos analyses, l’épreuve comporte six questions permettant
d’apprécier les connaissances du candidat, sa faculté de compréhension et de
réflexion et sa capacité à s’exprimer par écrit). Les candidats disposant d’un
faible niveau de maîtrise de la langue française réussissent le plus souvent à
obtenir leur diplôme par le biais des compensations des notes. Qu’il s’agisse des
AS/AP ou des ambulanciers, les épreuves d’examen (en dehors des épreuves
pratiques) se déclinent globalement entre une partie écrite et une partie orale,
ce qui permet également une autre forme de compensation, notamment lorsque
le niveau de maîtrise de l’écrit est relativement faible.
Dès lors, il paraît pertinent d’analyser les pratiques scripturales proposées dans
les lieux de formation autrement qu’en rendant compte du niveau de maîtrise
des savoirs disciplinaires et de la langue française dont elles seraient le reflet, y
compris en interrogeant les points suivants :

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Les épreuves de recrutement et les évaluations

Les épreuves conduisent-elles les candidats à mettre en jeu des pratiques


scripturales ?
Ces épreuves obligent-elles à mobiliser des savoirs lexicaux, syntaxiques et
morphosyntaxiques simples, complexes ?
Les épreuves mettent-elles en jeu des compétences textuelles obligeant à des
analyses pragmatiques, sémantiques et syntaxiques simples, complexes ?
Les épreuves obligent-elles les candidats à mettre en jeu les compétences de
production de discours écrit ?
Les épreuves rendent-elles compte d’une logique de capitalisation de savoirs ou
d’une logique de formation du futur professionnel ?
La pratique scripturale relève-t-elle essentiellement de la pratique ou bénéficie-t-
elle de la distinction et de la supériorité conférées au temps intellectuel ?
L’institution gère-t-elle diverses occasions de mise en scène potentielle et
d’exposition des difficultés d’écriture des candidats ? Déni ? Évitement ? Dispositifs
de remédiation ?
Les épreuves permettent-elles des phénomènes de compensation entre d’un côté
une faible maîtrise à l’écrit et, de l’autre, de meilleures performances à l’oral ?

Produire ou non des savoirs


Dans les formations professionnelles, demander ou non à des étudiants de
produire un mémoire constitue une importante différenciation. N’étant pas
amenés à écrire un mémoire professionnel (MP), les élèves ambulanciers
et les AS/AP ne pouvaient pas se positionner comme acteurs potentiels de
changement des pratiques professionnelles puisqu’ils ne disposaient pas
de la pratique scripturale, espace qui en aurait permis l’expression. Certes,
ils disposaient de la parole, mais envisager la parole et l’écriture comme
des activités équivalentes consisterait à oublier tout le pouvoir symbolique
conféré tant à l’écriture elle-même qu’à celui qui la produit (Fabre 1993). Les
analyses montrent par ailleurs qu’il ne suffit pas de demander à des étudiants
de produire un MP pour que cette pratique soit au service d’un travail de
professionnalisation et d’un positionnement possible en tant qu’acteur des
transformations professionnelles. Là où le MP des sages-femmes prend une
place centrale dans le dispositif, le MP des futurs infirmiers est un « mort-
né » symbolique (Balcou-Debussche 2004). Plusieurs éléments participent de
cette distinction : faiblesse des recueils de données dans les MP des infirmiers,
manque de faisabilité des actions proposées, faible valorisation des travaux
réalisés. D’où la pertinence de s’interroger sur les points suivants :

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Présentation des MP et contenus

Nombre de pages

Temps d’élaboration effectif moyen

Thématique du MP centrée sur la profession / sur le professionnel


Modalités de présentation utilisant ou non des techniques d’ordre spatial pour
soutenir et accompagner l’effort de la pensée
Introduction clarifiant les limites de l’agir et les conditions de son déploiement

Fortes exigences ou non sur la construction d’un cadre théorique / cadre d’analyse
Mode de recueil des données (questionnaire, entretiens…) et adéquation avec le
questionnement
Mise en lien des outils théoriques et des données recueillies
Croisement de données encouragé ou non (ex : questionnaire et entretien semi-
directif, entretiens et observations…)
Ampleur de l’investigation menée par rapport à la complexité des réalités sociales
Nature des propositions d’action. Énoncés généraux ? Actions concrètes et
réalisables ?
Présence d’une bibliographie et nombre de références

Accompagnement et valorisation des MP

Type de structuration proposée par les formateurs : grille d’élaboration, guidance,


plans ?
Regard d’un seul formateur sur le MP ou pluralité de regards ?

Type d’appréciations portées par les formateurs sur les MP : notes, commentaires,
corrections, ouvertures ?
Accès au MP en bibliothèque : aisé, compliqué, impossible ?

Type de réseau de valorisation interne / externe mis en place

Participation encouragée ou non à des concours / à des publications dans des revues
professionnelles
Le MP constitue ou non une rupture / transition structurante avec les socialisations
antérieures
Le MP est pensé ou non dans une perspective professionnalisante

Objectiver l’action
Dans le discours des étudiants en formation professionnelle, l’association entre
l’écriture et la prise de distance par rapport aux savoirs est rarement effectuée
et ce, quelle que soit la formation. L’analyse des discours permet néanmoins
de montrer que les principales différences entre les étudiants peuvent se définir

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selon trois niveaux distincts qui correspondent à des places et rôles différenciés
de l’objectivation des savoirs dans le parcours de formation :

L’étudiant conceptualise, identifie les différences entre


Rapport intellectuel à les situations de cours, anticipe, prévoit et dispose de
l’objectivation modèles stratégiques qui lui font gagner en temps et en
efficacité.
Rapport instrumental L’étudiant, moins efficace, reste en prise directe avec les
à l’objectivation situations dans lesquelles il se trouve.
L’étudiant ne connaît pas les effets potentiels des
opérations conduites sur les savoirs, dont les opérations
Rapport ignoré à
cognitives et sociales conduites à travers la manipulation
l’objectivation
du langage écrit. Il se sent aussi dans l’impossibilité, au
sens du non-droit, d’agir sur ces savoirs.

Dans les quatre formations, le rapport ignoré à l’objectivation concerne surtout


les professionnels qui intègrent une formation en ayant pour seule base des
acquis scolaires de faible niveau, de surcroît très lointains. Ils évoquent toutes
sortes de difficultés (manque de mémoire, fautes d’orthographe, neurones
qui fonctionnent lentement...), mais ils ne mesurent pas le manque de
connaissances relatives aux pratiques constitutives des apprentissages réussis.
Ils ne manipulent ni ne transforment les savoirs dispensés, notamment du fait
de l’invisibilité de ces pratiques. Mais surtout, ils n’osent pas imaginer qu’ils
pourraient eux-mêmes mener une quelconque action sur les savoirs. Bon nombre
d’ambulanciers, mais aussi certains étudiants AS/AP ou infirmiers développent
ce type de rapport ignoré à l’objectivation des savoirs, notamment du fait de
représentations sociales de l’écrit et des savoirs, qui tendent à sacraliser tantôt
l’écrit (Pène 1995 : 108), tantôt le scripteur (Fraenkel 1993). Cette situation est a
priori renforcée par son inscription dans un contexte où des rapports spécifiques
aux savoirs ont pu se développer, du fait de l’histoire particulière de la société
réunionnaise et de son système éducatif (Wolff & Watin 2010). L’objectivation
des savoirs dispensés pendant les cours se présente ainsi comme une pratique
intellectuelle nécessaire dans le cadre de la formation professionnelle, mais son
identification reste très difficile d’une part parce qu’elle se travaille à travers
des pratiques non visibles dans le cadre de la formation et d’autre part parce
que les institutions elles-mêmes ne les valorisent pas. C’est ainsi que seul dans
le niveau supérieur de formation (celui des sages-femmes), le lien écriture-
objectivation est le mieux construit.

S’approprier les savoirs


À partir d’un même cours, les étudiants produisent des écrits fort différents. Du côté
des transcriptions réalisées en cours, les différences interindividuelles principales
se situent au niveau de l’organisation et de la sélection de l’information. Quant
aux réécritures réalisées en dehors des cours, les variations s’inscrivent au niveau
des suppressions, des déplacements, des ajouts et des mises en relation qui sont
effectués entre les éléments de savoirs. En réécrivant leurs cours, les étudiants
réorganisent l’oral et reclassent les informations : ils hiérarchisent non seulement

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le discours, mais aussi la pensée. Ils établissent des relations d’appartenance,


d’ordre et de valeur, ce qui se traduit dans la plupart des cas par une réduction des
savoirs. Les marques les plus visibles des hiérarchisations sont les mises en valeur
des mots-clefs et les utilisations différenciées de la couleur : elles témoignent de
la façon dont l’étudiant (re)structure un discours qu’il a le plus souvent transcrit
de façon linéaire, en suivant le seul ordonnancement de la parole. L’activité de
réécriture oblige à travailler le cours, à le lire, à le questionner. C’est un moment
privilégié qui a des incidences sur la compréhension que l’étudiant a de son cours,
ainsi que sur la capacité à mémoriser des informations qui en sont issues (Goody
1977). L’ensemble de ces analyses invite à questionner les éléments suivants :

Les transcriptions de cours


L’étudiant retranscrit les cours à partir du cours lui-même, ou à partir d’une
transcription d’un autre étudiant
La retranscription est une transcription « mot à mot » ? Ou bien fait-elle
l’objet d’un travail de sélection des informations ?
Dans les transcriptions des cours, des marques d’un travail cognitif et de
réorganisation personnelle menés in situ apparaissent : hiérarchisations des
idées, sur et soulignements, présence de couleurs
Des annotations personnelles apparaissent, en plus des savoirs transmis par les
formateurs
L’étudiant utilise des abréviations

Les réécritures

L’étudiant réécrit ou non les cours

L’étudiant consacre on non un temps conséquent à cette activité

Il investit dans cette activité : fiches cartonnées, classeurs, dossiers…

La réécriture fait l’objet d’un travail important de sélection des informations

Des marques d’un travail cognitif de réorganisation personnelle différé (après


le cours) apparaissent : hiérarchisations des idées, sur- et soulignements,
présence de numéros, de couleurs
Des annotations personnelles et des mises en liens apparaissent (lectures,
autres cours), en plus du contenu du cours
L’étudiant garde précieusement ses fiches ? Il les prête à d’autres étudiants ?

Construire son inscription professionnelle


L’observation des pratiques scripturales majoritaires dans le champ
professionnel montre la nécessité de rendre compte de la cohérence qui existe
entre ce que propose la formation et ce que doivent effectuer les professionnels
par la suite, y compris sur le plan des pratiques scripturales. Les infirmiers sont
foncièrement voués à des « transcriptions » qui sont à mettre en lien avec une
pratique scripturale professionnelle régulière : l’écriture des actes réalisés dans

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le dossier de soins. Dans ce cadre général, l’exercice du mémoire professionnel


est symboliquement une pratique hors-cadre puisque le travail des dimensions
cognitives, intellectuelles, psychosociales qu’il permet n’est pas pensé comme
étant utile eu égard aux fonctions effectives du futur infirmier. Contrairement
aux sages-femmes, les infirmiers sont pensés à travers une logique de l’action
qui ne les autorise ni à prescrire ni à dépasser les cadres dans lesquels ils sont
supposés faire valoir leur travail. Ainsi, selon qu’une institution met en avant
une logique de l’action ou de l’acteur, les pratiques scripturales n’ont ni les
mêmes fonctions, ni les mêmes exigences :

Logique de l’action Logique de l’acteur


Objectifs Participation à la construction
Maîtrise des savoirs et
principaux de de la profession et à son
développement du savoir-faire
la formation avancement
Fonction des Structuration de la pensée,
Transmission, conservation,
pratiques organisation, action,
évaluation
scripturales programmation
Qualités Lisibilité, pas de fantaisies Esthétique, personnalisation
requises Efficacité, rapidité Créativité
Orientation Sur le produit Sur le processus
des pratiques
scripturales Sur la scription Sur le scripteur

Chez les ambulanciers et les AS/AP, la logique de l’action conduit les étudiants
à travailler les savoirs indispensables à un bon exercice de la profession
ultérieure et les pratiques d’écriture ne constituent qu’un outil pour y parvenir.
Dominante à l'école des sages-femmes, la logique de l’acteur structure pour
partie les pratiques des futurs infirmiers. Dans un Institut de Formation en
Soins Infirmiers (IFSI) qui se cherche entre les deux modèles, les rapports
sociaux effectifs se construisent à la fois en conformité (les acteurs font ce
que les directives disent de faire), mais aussi en décalage (le MP n’en est pas
un, et les résultats sont plus cachés qu’exhibés). L’écriture n’y est donc pas
pleinement mobilisée puisqu’elle ne sert pas vraiment à apprendre de son
action, ni à donner du sens à cette action en la situant dans l’espace des rôles
sociaux (Wittorski 2003). Les analyses montrent ainsi que plus les niveaux
de recrutement et de formation sont faibles, plus les étudiants sont confrontés
à des tâches d’écriture qui correspondent à des situations de soumission et
qui les préparent à être exécutants : « transcription » des cours, rédaction de
plans synthétiques des cours en vue de la préparation des examens, pas ou peu
d’écrits dont ils sont les auteurs, au sens de la production et de la création. Là
où les activités d’écriture sont fortement normées et cadrées, elles ne laissent
qu’une très faible marge de manœuvre aux scripteurs.
Les pratiques scripturales questionnent enfin la construction identitaire des
scripteurs en formation professionnelle, ainsi que les rapports qui s’élaborent
aux autres (les collègues, les formateurs, les professionnels en poste) et au
monde dans lequel les étudiants sont amenés à s’inscrire. Les façons dont

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la subjectivité, la créativité et la dimension esthétique font ou non l’objet de


valorisations dans les différents espaces sont pertinentes à analyser. Il en est de
même pour les rapports aux temps qui se négocient et se transforment au fil de
la formation, y compris en analysant les doutes et les incertitudes des acteurs,
en lien étroit avec les apprentissages et les désapprentissages qui se réalisent du
fait de la construction de nouveaux savoirs :

Thématiques Indicateurs
Emploi du je, nous, on
Expression de la Tonalité des productions écrites
subjectivité et de la Gestion conjointe du cadrage institutionnel et de la
créativité personnalisation des écrits
Ouverture sur les réseaux extérieurs
Traitement des difficultés d’écriture
Organisation spatiale des écrits, respect des lignes
Exercice du doute et Ponctuation mobilisée dans les écrits, type, fréquence
de l’insécurité Présence ou non d’injonctions (il faut que…)
Présence de ratures, traces diverses, gommages
Souffrance des étudiants en difficultés
Adoption de nouvelles abréviations, lexique, structures
Apprentissages / Longueur des textes et tonalité d’ensemble
désapprentissages Apports de savoirs scripturaux pendant la formation
Abandon de pratiques antérieures

Conclusion
Les analyses présentées à travers cette contribution soulignent l’intérêt d’un
regard ethnosociologique sur les pratiques scripturales mises en place dans
les instances de formation professionnelle, enrichissant ainsi la nécessaire
approche pluridisciplinaire d’un objet fort complexe (Plane et al. 2010). Cet
élargissement du regard permet notamment de ne pas toujours faire porter
aux individus la responsabilité de certains problèmes qui relèvent souvent
de profonds paradoxes qui dépassent les individus eux-mêmes, puisqu’ils
impactent l’ensemble de la construction sociale dans laquelle les étudiants
s’intègrent. La distance entre ce qui est travaillé au cours de la formation et ce
qui relève des pratiques professionnelles effectives est pertinente à analyser,
de même que la nature, la fréquence et la diversité des pratiques scripturales
proposées dans les différents niveaux de formation. Les rituels qui permettent
de passer du statut d’étudiant à celui de professionnel sont aussi à étudier,
de même que les dimensions communicationnelle, sociale et symbolique
des mémoires lorsqu’ils sont pensés pour accompagner le parcours du futur
professionnel. Les pratiques scripturales apparaissent ainsi comme un véritable
espace de travail et de construction qui engage les scripteurs et permet aussi de
réinterpréter les rôles et positionnements des différents acteurs de la formation.
On voit alors comment se traversent (et non se transfèrent) les pratiques
langagières en formation, en engageant de fait les formateurs et les futurs
professionnels formés (Daunay & Treignier 2004).

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À des moments où les enjeux, les organisations et les contenus des


formations professionnelles sont en mouvement, il apparaît utile d’engager
la réflexion sur les espaces dans lesquels se construisent et s’élaborent ces
mutations, y compris à travers ce qu’engendrent internet et les nouvelles
technologies. Ici, nous avons cherché à montrer combien l’analyse des
pratiques scripturales constitue l’un des prismes à travers lesquels les
socialisations professionnelles et les hiérarchies sociales peuvent se
lire, s’analyser et se réinterpréter. D’autres espaces, nombreux, méritent
encore d’être investigués. Puissent nos grilles de lecture aider à exercer
ce regard, tout en s’enrichissant et en accompagnant l’ensemble des
acteurs dans un questionnement qui, a priori, ne devrait laisser personne
indifférent.

Bibliographie
Balcou-Debussche, M. (2007) : « Rapports des enseignants aux formes de
savoirs et à l’écriture vus à travers l’usage des photocopies à l’école »,
Revue française de pédagogie 161 : 15-23.
Balcou-Debussche, M. (2004) : Écriture et formation professionnelle. L’exemple
des formations de la santé, Lille, Presses Universitaires du Septentrion.
Balcou-Debussche, M. (2003) : « Inégalités d’accès à une réflexion sur l’action
par les pratiques scripturales : l’exemple de 4 formations professionnelles
dans le domaine de la santé », Recherche et Formation 44 : 149-166.
Bautier, É. (1995) : Pratiques langagières, pratiques sociales. De la
sociolinguistique à la sociologie du langage, Paris, L’Harmattan.
Daunay, F. & Treignier, J. (2004) : « Les pratiques langagières en formation :
une problématique émergente en formation initiale et continue », Repères
30 : 3-11.
Fabre, D. (1993) : « Lettrés et illettrés. Perspectives anthropologiques », in
B. Fraenkel (éd.), Illettrismes. Variations historiques et anthropologiques,
Paris, Centre Georges Pompidou, BPI, Collection Études et recherche :
171-186.
Fraenkel, B. (1993) : « Enquête sur les pratiques d’écriture en usine », in
B. Fraenkel (éd.), Illettrismes. Variations historiques et anthropologiques,
Paris, Centre Georges Pompidou, BPI, Coll. Études et recherche : 267-283.
Goody, J. (1977, 1979) : La raison graphique. La domestication de la pensée
sauvage, Trad. de J. Bazin & A. Bensa (1979), Paris, Éditions de Minuit.
Pène, S. (1995) : « Traces de mains sur les écrits gris », in J. Boutet (éd.),
Paroles au travail, Paris, L’Harmattan : 105-122.
Plane, S. et al. (2010) : « Présentation : pour une approche pluridisciplinaire des
contraintes de la production écrite », Langages 177 : 3-5.
Wolff, É. & Watin, M. (2010) : La Réunion : une société en mutation, Paris,
Anthropos-Economica, Collection Univers créoles 7.
Verret, M. (1975) : Le temps des études, Thèse d’état, Université de Paris V,
Paris, Librairie Honoré Champion.
Vygotski, L. S. (1934, 1985) : Pensée et langage, Traduction de F. Sève (1985),
Paris, Messidor / Éditions Sociales.

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Wittorski, R. (2003) : « L’écriture sur la pratique comme outil de


professionnalisation (la contribution de l’écriture sur la pratique
professionnelle à la fabrication des savoirs et des compétences) », in
O. Douard (éd.), Dire son métier : les écrits des animateurs, Paris,
L’Harmattan : 47-63.

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QUAND L’ÉCRITURE EST L’OBJET DU


TRAVAIL : QUELLES FORMATIONS
POUR LES PROFESSIONNELS ?
Anne-Catherine OUDART
CUEEP, Lille 1

Pour certains professionnels, l’écriture est un instrument de travail, une trace


liée au travail : elle accompagne, précède ou traduit la tâche à accomplir
(Rousseau 2007). Pour d’autres, c’est l’activité de travail, voire l’objet du
travail : écrire est l’essence même du métier. C’est le cas de professionnels
dont la tâche est de répondre aux lettres de réclamation. Ces types d’écrits ont
une valeur cognitive et pragmatique importante. Ce sont des écrits finalisés,
des « formes d’agir à part entière » (Denis 2009 : 87) dont les propriétés sont
étroitement liées aux situations de communication, aux enjeux et aux stratégies
des organisations (Guibert 2003). Ils ont une relation d’interdépendance avec
le contexte d’action (Boutet 2005 : 26).
Alors que ces écrits dits « fonctionnels » structurent le quotidien professionnel
de nombreux travailleurs (Borzeix & Fraenkel 2005), qu’ils sont souvent le
prolongement d’échanges oraux fondamentaux au travail, ils sont pourtant peu
valorisés. Taxés d’ordinaires (Delcambre 1997), de normatifs, ils sont souvent
perçus comme des écrits qui se plient à des modes d’organisation textuelle
et qui estompent les traces de l’engagement individuel. Pour beaucoup, écrire
au travail, c’est accepter des conditions d’écriture contraintes et des formes
discursives souvent figées. Pour autant, l’écrit au travail est-il sans auteur ?
Peut-on se contenter de réduire l'apprentissage de ces écrits à des prescriptions
normatives ? A quelles compétences langagières le formateur se doit-il de
préparer les professionnels en charge de cette activité d’écriture ?
Afin de répondre à ces questions, nous nous proposons de procéder à l’analyse
de deux recueils de données. Le premier provient de plusieurs ouvrages et
manuels de référence sur lesquels de nombreux formateurs et enseignants
s’appuient pour bâtir leurs outils didactiques. Le second résulte de l’observation
de la tâche rédactionnelle qui consiste à répondre à une lettre de réclamation. A
cet effet, nous avons eu recours aux méthodes d’analyse de l’activité mobilisées
notamment par la didactique professionnelle (Pastré 2011) : l’observation
de l’activité d’écriture, l’analyse des traces produites (courrier rédigé) et
l’autoconfrontation aux traces par les professionnels. Au terme de ces deux
analyses, nous questionnerons les pratiques actuelles et envisagerons quelques
pistes formatives.

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1. Écrire en contexte professionnel : ce que les ouvrages


préconisent
Depuis plusieurs années, les ouvrages consacrés à l’apprentissage des
écrits professionnels et les formations destinées au développement de ces
compétences scripturales abondent. Leur analyse nous permet de faire émerger
des invariants dans les principes rédactionnels préconisés. Deux grandes
tendances se dégagent. Une approche généralisante, relative au genre de
discours professionnel : on parle du compte-rendu, de la lettre de réclamation,
de mémoire professionnel etc. Une approche formelle à partir de principes
d’écriture : principe de clarté, de lisibilité, de précision, de style etc. Les
connaissances à acquérir sont des connaissances générales que l’on suppose
adaptables à toutes les situations d’écriture professionnelle.
Si ces principes peuvent permettre à l’écrivant de mieux appréhender le genre
et de rentrer dans l’activité d’écriture, on en perçoit néanmoins les limites :
imposition prescriptive de normes d’expression et de valeurs arbitraires sous
la forme d’injonctions « faire et ne pas faire », modèles textuels enfermants
(plans-types), modèles comportementalistes stéréotypés. Voici quelques
éléments de cette analyse à partir d’extraits de plusieurs ouvrages didactiques
issus de la formation continue ou initiale.

1.1 Des modèles prescriptifs


Parce que ces écrits au travail ont souvent des visées de communication non
ambiguës, ils invitent à la prescription. La fréquence des formules impératives
(« évitez de »), des formules déontiques sous forme d’injonctions (« il vaut
mieux supprimer »), etc. témoignent de ce souci de développer des modèles
de formalisation idéalisés et uniformisés. Nous citerons ici quelques grands
principes prescriptifs observés (Oudart 2001).

1.1.1 Choisir le « bon » ton, le « bon » style


Les écrits professionnels se décrivent tantôt par un niveau de langue « courant »,
tantôt par un niveau de langue « soutenu ». Ces niveaux font référence au
concept de « style », ou au concept de « ton ». Dans tous les cas, il existe
bien un « ton » professionnel. Si le « style » ou le « registre de langue » est
qualifié de « sobre » et de « modéré », le « ton » est, quant à lui, qualifié par les
auteurs de « juste, positif, neutre, courtois, mesuré » (Guittard, Nechem, Daude
& Laurenço 2003 :173). C’est d’ailleurs ainsi que le définissent Weistheimer et
Mastro (1991 : 89) : « un ton juste signe d’une grande professionnalité ». Cette
juste « distance » est celle préconisée dans tout échange épistolaire (Dezutter
2002 : 87).
La « neutralité » est le style professionnel de prédilection car, nous rappellent
Fayet et Nischimata (1998 : 9), la langue professionnelle « est le royaume
de l’uniformité, de l’absence d’originalité, du style neutre par excellence ! ».
Westheimer & Nelson (1991 : 90) ordonnent de « ne pas être grossier, aigre,
récalcitrant ou agressif ». le ton neutre se caractérise principalement par la

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courtoisie : « clarté et courtoisie sont deux impératifs à respecter » (Guiraud


2002 : 6). Pour Riou & Maillet (1995 :12), il faut réserver « le style courtois
au client important » mais « choisir un style simple pour communiquer d’égal
à égal et éviter d’être distant et froid » . En opposant curieusement « style
courtois » (valeur sémantique) à « style simple » (valeur syntaxique), les
auteurs plaident pour la modération et l’amabilité. L’excès ne peut appartenir
au monde professionnel, a fortiori commercial…

1.1.2 Faire court, faire simple, éliminer


Les préconisations les plus récurrentes pour les écrits professionnels de type
fonctionnel portent sur les critères de lisibilité : faire court, être bref, être concis :
« Vos phrases doivent être courtes. Evitez les détails superflus pour une meilleure
concision » (Riou & Maillet 1995). A cet effet, Laprie & Minana (2011 : 234)
proposent de remplacer « davantage » par « plus » ; « parce que » par « car ».
Les attitudes préconisées pour atteindre ces objectifs de lisibilité sont
sensiblement toujours les mêmes : la suppression de ce qui nuit à la lisibilité
ou de ce qui pourrait être trop long (Guittard & Nechem 1997 : 99). Les
incitations à « éliminer, éviter, alléger, supprimer en vue de rendre plus court,
plus précis, plus simple » sont fréquentes. Ainsi, certains outils grammaticaux
sont régulièrement dans le collimateur de la lisibilité. Les adverbes sont
jugés « inutiles, superflus, gênants », pas « assez dynamiques ». Westheimer
& Mastro (1991 : 166) proposent de les repérer, puis de « les éliminer pour
obtenir une phrase plus dynamique ». Sartout (1990 : 38) va jusqu’à dire que
« les adverbes encombrent les phrases et leur ôtent de la force ». Les adjectifs
manquent « d’objectivité » et sont préjudiciable à la neutralité.
Des formes verbales sont elles aussi mises au ban des accusés, soupçonnées
d’être sans intérêt pour le message. Le participe présent n’est « pas assez direct »
(Caparros & Gonzalez 2009 :195), « disgracieux » (Sartout 1990 : 39) ou trop
lourd (« il ne faut pas abuser de l’emploi du participe présent qui peut donner une
impression de lourdeur » (Guittard & Nechem 1997 : 102). La voix passive subit
le même sort, et ce d’autant plus qu’elle est en outre privée d’agent : « La voix
passive est toujours plus lourde et impersonnelle » (Laprie & Minana 2011 : 234).
Quant aux verbes, ils doivent rester dans le langage courant mais ne pas être
« creux » (Capas, Demiche & Gonzales 2004 : 6) : « Faire et avoir sont des verbes
faciles à éviter » (Riou & Maillet 1995 :10). Leurs caractères « énergétiques »
(Raisky 1997 : 38) doivent inciter à l’action.
Eliminer devient un réflexe d’écriture que les auteurs encouragent en fournissant
parfois des listes noires. Landel (1995 : 56) « suggère de limiter l’emploi des
mots négatifs » ; Guittard, Nechem, Daude & Laurenço (2003 : 171) proposent
d’éviter les termes aux connotations négatives (« problème, danger, ennui, coût,
dépense, risque, craindre, perdre »), et d’en privilégier d’autres : « solution,
succès, confort, efficacité, compétence, gagner ». Les négations formelles (ne…
pas, ne… que), les assertions restrictives (malheureusement, par contre) sont
suspectées de laisser une impression désagréable et doivent donc être écartées.

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Former aux écrits professionnels consiste bien souvent à définir des principes
d’écriture (clarté, lisibilité, etc.) et à systématiser des techniques d’élimination
afin d’y parvenir. Pour ces auteurs, il y aurait un lien étroit entre simplicité
syntaxique et clarté sémantique : il suffit d’être bref pour être compris. On
retrouve ici quelques principes idéologiques qui reposent sur la conviction
qu’ordre syntaxique égale ordre de la pensée.
Ces injonctions reposent le plus souvent sur des préconisations subjectives, qui
deviennent dès lors les normes du « bien écrire » en contexte professionnel.

1.2 Des modèles subjectifs


La référence au ressenti est très clairement préconisée dans les conseils
rédactionnels. On encourage ainsi l’apprenant à se laisser guider par ses
impressions pour faire ses choix langagiers. Par exemple, les auteurs vont mettre
en concurrence les connecteurs et outils de cohésion à partir de perceptions
visuelles et auditives très subjectives.

1.2.1 Du perceptif au cohésif


Giraudy & Soulez (1994 : 99) conseillent de privilégier les mots de liaison
courts (« donc ») plutôt que longs (« en conséquence »). Ces derniers, nous
précisent Westheimer & Nelson (1991 : 18), sont plus « guindés » alors que
« donc » comme « mais » sont plus détendus. Un peu plus loin, ils poursuivent
leur démonstration en précisant que « le mais est plus détendu que le toutefois
car il est moins lourd » (p. 104). Les connecteurs sont parfois classés en fonction
de ressentis non explicités : les « fluides » et « naturels » (si, comme, aussi,
donc etc.), les « soutenus » (étant donné que, sous réserve que, etc.), les « secs »
(par conséquent, etc.). Les connecteurs revêtent ainsi des allures esthétiques,
auditives qui leur confèrent légitimité et intérêt. Ils sont plébiscités pour leur
sonorité, pour leur brièveté ou parfois même pour leur mode (« Cependant est
assez en vogue actuellement mais il y a aussi d’ailleurs, en outre et donc »
(Weisthmer & Nelson 1991).
Les arguments linguistiques sont minorés, voire absents, ce qui a pour effet
de conduire les apprenants à mettre en place des stratégies rédactionnelles
très subjectives (« le par conséquent n’est pas commercial parce qu’il est trop
sec »)16. Le scripteur est focalisé sur ce qu’il doit ressentir ou percevoir : « cela
sonne bien, cela fait beau, c’est brusque, c’est trop long, etc. »
Pourtant, ces arguments seraient éclairants pour les scripteurs. Hybertie (1996 :
60) explique par exemple que « donc » engage le co-énonciateur en présentant
la relation comme préexistante à l’énonciation alors que « par conséquent »
la présente comme co-extensive à l’énonciation. De même l’usage du « car »
argumentatif sert à renforcer la vérité de l’énoncé : « Vous n’avez pu bénéficier
de notre offre car la date de validité était dépassée ».
En réduisant le bien écrire à des sensations subjectives et à des comportements
prescriptifs, l’apprentissage ne se fonde guère sur le fonctionnement de
16
Propos tenus par des apprenants en formation aux écrits professionnels.

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la langue. Proscription, prescription, élimination, ressenti, impression


prédominent, réduisant le plus souvent les compétences langagières à des
compétences rédactionnelles normatives. Les dimensions pragmatiques
(cognitives, communicationnelles, linguistiques) telles que les définit Boutet
(1995) sont plus souvent évoquées en vue de systématiser des règles d’écriture
générales que pour favoriser une approche réflexive singulière sur la situation
de communication et sur ses contraintes.
Par exemple, le « A qui j’écris et pourquoi ? » est un préalable pertinent à
l’écriture mais ne donne souvent lieu ni à de réelles activités didactiques
spécifiques, ni à des manipulations d’outils linguistiques appropriées aux
nuances de la situation réclamante. Dans nos entretiens, les professionnels
évoquent pourtant la prise en compte de paramètres contextuels, susceptibles
de transformer leurs pratiques rédactionnelles : la fidélité du client, la récidive,
l’objet du litige, la situation d’urgence, la responsabilité de l’entreprise, les
sentiments du client (peur, tristesse, colère), etc.

1.2.2 Des comportements-types


Le désir de standardisation et d’uniformisation des pratiques langagières
s’inscrit dans une tendance actuelle de gestion rationnelle des comportements.
A cet égard, les formations vantent le bénéfice en gain de temps et en efficacité
des modèles-types ou des profils-types. Prenant appui sur les outils proposés par
la Programmation Neuro Linguistique, l’analyse transactionnelle, etc. (Cudicio
1998), les auteurs généralisent des comportements adaptables à toute situation.
On peut s’interroger sur leur transférabilité systématique. Par exemple, les outils
de négociation de type « Gagnant/Gagnant » souvent préconisés présupposent
que les enjeux de l’entreprise sont les mêmes que ceux du professionnel.
Sans une clarification préalable de la posture du professionnel en charge de la
négociation, sa légitimité, son champ d’action (jusqu’où peut-il aller ?), cette
approche reste limitée. Comment l’analyse de la tâche et de l’objet (la réponse
à une lettre de réclamation) vient-elle nuancer ces façons d’apprendre ? et
donner d’autres pistes d’apprentissage ?

2. La réponse à une lettre de réclamation : un écrit « fonctionnel


transactionnel »
Des études récentes (Bobillier, Dubois & Retour 2010) mettent en évidence la
montée en puissance des activités de service au sein des organisations de travail.
Du fait de la mobilisation croissante des nouvelles modalités d’interaction via
des technologies innovantes et de nouvelles formes de sollicitations sociétales
(renseigner, conseiller, guider, etc.), la communication au travail devient un
objet d’attention car un enjeu de travail. De nombreuses organisations cherchent
d’ailleurs à contrôler cette part langagière en affichant des règles et des normes,
y compris dans les métiers de service.
La lettre de réponse à une réclamation fait partie de ces écrits dits « fonctionnels »
mais qui, nous le verrons, sont essentiellement « transactionnels » car l’objectif

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de ces lettres est clairement affiché : être lu, compris, déclencher l’action
désirée, mais surtout réguler l’interaction. Elle se distingue d’un écrit littéraire
par le fait qu’elle est entièrement au service de l’information émise et non au
service de son auteur. Son ancrage dans la vie sociale la rend difficilement
transmissible en dehors des règles qui la codifient et qui lui donnent une
validité institutionnelle et en dehors de leur situation singulière d’interaction.
Nous évoquerons ci-après quelques propriétés de ce sous-genre professionnel.

2.1 Un écrit dans une relation triangulaire en contexte sensible


Répondre à une réclamation implique des activités cognitives incontournables :
fonder un diagnostic, lever les ambiguïtés sur un malentendu, réduire les
incertitudes, maintenir le contact, réparer, questionner, etc.
Ces activités s’inscrivent dans une relation de triangulation entre un
« réparateur », l’objet ou le service à réparer et le propriétaire de cet objet
(Goffman 1987). La réussite de l’interaction dépend de la confiance qui va
s’établir entre les interactants et de la façon dont les trois volets de la compétence
relationnelle s’emboitent : le volet technique qui implique notamment le savoir
questionner, le volet contractuel qui nécessite des capacités de négociation et
de reformulation, le volet « civilité » qui renvoie aux règles sociales en usage.
Cette communication va engager une transaction dans une dimension
émotionnelle forte. Parfois le sujet-réclamant se contente de demander une
explication ou d’exprimer un souhait (« Je ne comprends pas pourquoi je
n’ai pas pu bénéficier d’une réduction ») mais, le plus souvent, il exprime
des émotions, menaçant ainsi moralement l’interlocuteur par le chantage ou
la rupture (« Si je n’ai pas satisfaction, je ferai appel à une association de
consommateurs » ; « je ne peux plus vous faire confiance ») ou l’accusant
(« vous n’êtes pas honnête »). Deux attitudes récurrentes sont observées : la
victimisation du sujet-plaignant ou la diabolisation de l’entreprise (Borzeix,
Fischer, De Fornel & Lacoste 1995). Que ce soit l’une ou l’autre, elles ont
pour but de transformer le rapport social engagé ; il y a une sorte de mise à
l’épreuve de l’autre dans son autorité et dans son pouvoir : « l’insulteur cherche
d’une certaine façon une dévalorisation effective de l’autre » (Anscombre &
Ducrot 1988).
Mais en même temps, la réponse attendue est l’ultime recours après des
négociations infructueuses ou des promesses non tenues (« J’ai attendu avant
de me décider de vous écrire », « c’est mon dernier espoir »). Derrière ces
termes chargés d’affects, il y a souvent le souvenir douloureux d’une histoire
non aboutie, une demande de trancher, de passer outre…

2.2 Un écrit instrumenté transparent


Sans rentrer dans le détail de l’usage instrumenté mis en place par les
organisations pour accélérer le processus rédactionnel, nous évoquerons
les effets de ces outils d’aide. Si ces derniers permettent de décharger le
professionnel de l’effort d’invention en lui proposant un stockage mémorisé de
locutions figées, telles que « vous faites mention de...», « en ce qui concerne » ou

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d’expressions préfabriquées comme « J’ai le plaisir de… », « A titre commercial


et exceptionnel… », ces outils créent en revanche une certaine désaffectation à
l’égard du langage produit (Grunig 1997). Certains professionnels, en proie à
la présence mémorielle forte de ce « prêt-à-consommer », n’ont plus la distance
nécessaire pour analyser leur production écrite. Le recours à des emprunts pour
construire leur courrier crée parfois des ruptures dans la linéarité intelligible du
discours (« C’est avec intérêt que j’ai pris connaissance de votre dernière lettre
et je comprends très bien que vous en soyez contrariée ») ou des maladresses
communicationnelles (« J’ai le plaisir de vous demander la somme de …»).
L’assemblage, sans mise à distance, génère alors de l’impropriété.
Enfin, avec les systèmes de mémorisation informatisés qui permettent
de conserver la traçabilité, la lettre de réponse devient transparente. A la
disposition de tous, consultable et contrôlable à tout moment, elle n’a ni
intimité, ni secret. Elle devient preuve irrévocable, témoin, et peut ressurgir
dans l’histoire interactionnelle à tout instant. On ne peut jamais nier ce que l’on
a décidé, promis, regretté. Tout est classé pour être facilement retrouvé. A cet
effet, les libellés servant au rangement des courriers « annulation commande »,
« cadeau épuisé », « colis égaré », « différé », etc. sont exprimés derrière des
nominalisations univoques. Cette univocité, caractéristique des écrits au travail
(Boutet 2005 : 31), permet certes d’accéder au sujet du litige rapidement mais
a pour effet d’en réduire la complexité.

2.3 Un écrit signé et personnalisé


Ces dernières années sont marquées par une tendance affichée à exiger des
professionnels des attitudes d’implication (Thévenet 2000). Dans les activités
de service particulièrement, le travail se construit dans la relation et exige un
engagement personnel (Bobillier, Dubois & Retour 2010). En abandonnant
les noms d’emprunt en guise de signature, les entreprises demandent aux
professionnels de s’impliquer dans un courrier personnalisé signé (Fraenkel
1992). Ce glissement imperceptible de l’impersonnel vers le personnel met
le professionnel « en première ligne », face à son discours qui devient plus
que jamais sa propriété : complexité d’un écrit qui implique le sujet-écrivant
dans une lettre signée de son nom alors que l’engagement et la promesse ne
dépendent pas réellement du signataire. Affirmer dans un courrier : « Vous
recevrez votre colis sous huitaine » engage celui qui signe.

2.4 Un écrit pour « agir sur »


Cet écrit est surtout destiné à agir sur autrui ou à l’amener à réagir. Dans cette
« situation d’interlocution » qui renvoie à la dimension sociale de l’échange,
chacun a intérêt à se parler, à aboutir à l’instauration d’un consensus dans une
réponse dialoguée. On peut parler d’interaction discursive par le fait que le
langage ici n’est pas utilisé exclusivement comme un moyen pour les locuteurs
de transmettre des messages, mais comme une activité qui va modifier une
situation en faisant reconnaître à son interlocuteur une intention pragmatique.
Dans cette approche interactionniste, « dire » c’est aussi « faire » et « faire
faire ». Pour entrer dans une stratégie d’action efficace, l’écrivant a besoin de

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se construire intérieurement l’image du destinataire à l’aide d’indices issus


d’un processus d’intériorisation. Il va ainsi relever dans le courrier réclamant
des indicateurs subjectifs (sincérité, niveau d’exigence, susceptibilité, fidélité,
niveau culturel, etc.) afin d’ajuster son propos et de permettre la régulation
sociale de l’échange.

3. Répondre à une lettre de réclamation : une tâche impliquante


« Répondre à une lettre de réclamation », c’est certes accepter des conditions
d’écriture contraintes, conformes au genre, mais c’est aussi, comme on vient de
le voir, se confronter à des activités cognitives complexes, à des positionnements
impliquants et à des constructions identitaires subjectives. Par l’autoconfrontation
des professionnels à leur activité d’écriture, nous avons pu repérer des points de
tension liés à quatre tâches inhérentes à la situation de communication : répondre
« au nom de », gérer l’incertitude, être courtois ou sincère, maîtriser les affects.

3.1 Répondre « au nom de… »


En répondant « au nom de l’entreprise », le professionnel assume dans sa tâche
trois postures : posture d’expert, de porte-parole et de médiateur.
En tant qu’expert, il observe les composantes de la situation problématique à
travers le prisme de ses croyances personnelles et de ses expériences : il acte,
vérifie, confirme en son nom (« Je constate que… », « j’ai vérifié »). C’est le
« je » de l’engagement personnel. Dans sa posture de porte-parole, il est amené à
prendre position au nom d’une autorité institutionnelle (« nous ne pouvons accéder
à votre demande »). C’est le « nous » garant des dérives et des normes, mais c’est
aussi le « nous » subordonné aux décisions et stratégies conjoncturelles. Enfin,
dans sa posture de médiateur, il cherche à concilier les intérêts de l’entreprise
(« nous »), ceux du client (« lui »), tout en préservant son autorité (« je »): « Je
comprends parfaitement votre demande mais… ». Ainsi, le professionnel est
confronté dans l’écriture à des conflits de valeurs entre ce qu’il veut dire au nom
de ses expériences et croyances et ce qu’il doit dire au nom de l’entreprise et
de ses valeurs. L’abondance d’énoncés de forme rapportée dans les courriers a
sans doute un lien avec la gestion de ces postures (« Notre technicien vient de
nous informer qu’il ne peut procéder à la remise en état de votre aspirateur »).
Par ces paroles rapportées et l’effacement énonciatif perceptible (Vion 2001), le
professionnel cherche à ne pas endosser toute la responsabilité mais à donner une
certaine légitimité, une valeur probante aux propos tenus.

3.2 Gérer l’incertitude


L’écrit confronte le professionnel au « possible » de deux temporalités : le passé
et l’avenir. D’un côté, il est face à l’hypothétique évènementiel passé : qu’est-il
arrivé ? Que m’en dit-on ? Qu’est-ce que j’en sais ? Et de l’autre, il est face au
futur hypothétique : est-ce que cela risque de se reproduire ? Puis-je m’engager ?
Sans cesse confronté à l’incertitude plus qu’à la certitude, le professionnel met
en place des stratégies d’écriture lui permettant de dire sans dire, de décider
sans assumer la responsabilité d’une prise en charge explicite. Comment être le

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porte-parole d’une promesse bien souvent incertaine ? Comment assumer, dans


l’écriture, l’énonciation d’une vérité qu’on ne connaît pas ?
Il se livre alors à un certain nombre de conjectures pour appréhender la réalité
telle qu’elle se présente à lui. Il use d’expressions hypothétiques (« Votre
colis a sans doute été égaré » ; « Il semble que notre courrier ne vous soit
pas parvenu ») ; il choisit des adverbes modaux logiques (« Vous devriez
probablement le recevoir sous huitaine »).
En utilisant ces modalisateurs, il pose l’information comme possible et non
comme certaine. Cette prudence lui permet de pondérer une erreur (« il semble
que vous ayez omis le code ») ou de préserver sa face (Goffman 1987). Certaines
locutions comme « je regrette que » cristallisent d’ailleurs particulièrement
ces conflits de valeurs, ces points de tension entre ce que le professionnel doit
et / ou veut dire. En effet, écrire : « Je regrette que votre cadeau ne vous soit pas
parvenu » ou « Je regrette que vous n’ayez pas reçu notre colis », présuppose
que le client n’a pas reçu l’envoi. Or on ne peut regretter que ce que l’on
considère comme vrai. C’est ce que souligne Beyssade (1998) en montrant que
si A regrette que F, cela présuppose simplement que F est une croyance de A.
Voilà un des aspects délicats de cette relation interlocutive, bâtie le plus souvent
sur la croyance, faute de preuves.

3.3 Être courtois ou sincère ?


En affirmant ce qu’il ne croit pas, en s’engageant au-delà de ce qu’il peut tenir,
en disant plus qu’il ne ressent, le professionnel peut être amené à émettre un
discours en contradiction avec ses émotions. Le « Je suis heureuse de... »,
expression porteuse d’une charge affective forte, génère de la dissonance s’il
existe un écart entre ce qui est ressenti réellement et la démonstration des
sentiments. Un conflit permanent oppose la sincérité et la courtoisie ainsi que
la franchise et le tact. Pour Kerbrat-Orecchioni (1997 : 274) « les exigences
du parler vrai et celles du discours poli ne font pas toujours bon ménage ».
La maxime de qualité consiste, selon elle, à préférer « sacrifier la franchise
sur l’autel de la politesse ». Entre le « faut pas mentir » et le « faut être poli »,
il y a l’enjeu de la rupture de l’interaction. De ce fait, le professionnel use de
formules neutres, parfois équivoques pour concilier les exigences de la sincérité
avec celle de la politesse. Il dit « il y a eu un malentendu », même s’il est sûr
du contraire, et « je ne comprends pas ce qui a pu se passer », même s’il le sait.
« L’ego et l’alter » sont ici dans une relation antagoniste. Comment concilier la
préservation de soi et le respect de l’autre ? Comment satisfaire l’autre sans trop
se sacrifier soi-même ? Equilibre délicat lorsque l’acte de politesse implique
aussi une autre : l’entreprise pour qui l’on parle.

3.4 Maîtriser ses émotions, ses affects


La question des affects et de leur maîtrise dans les situations communicationnelles
au travail fait l’objet de bien des attentions. Grosjean, Ribert & Van de
Weeerdt (2010 : 103) montrent que dans les métiers de relation de service, le
professionnel a des injonctions pour maîtriser l’expression de ses émotions : il

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y a ce qui est autorisé et ce qui est prescrit. Soares (2002) évoque trois grandes
catégorisations : l’intégrateur qui intègre les règles de civilité comme le sourire
(métier commercial etc.), le dissimulateur qui cherche à neutraliser l’émotion
(métiers de la santé, etc.), le différenciateur qui cherche à exprimer du malaise
en vue de provoquer des effets (métiers de la justice et de la police, etc.).
La relation sociale et interlocutive engagée dans la situation réclamante
interroge cette maîtrise des affects. Agressivité, agacement, impatience, etc.
ne peuvent s’exprimer ouvertement dans une relation clientèle (Grosjean,
Ribert & Van de Weeerdt 2010 : 104) : la relation est de fait asymétrique. Dès
lors, le recours aux implicites et aux sous-entendus permet au professionnel
d’exprimer d’une certaine façon des affects mais avec retenue : « je m'étonne
que vous n’ayez pas reçu… ; je vous l’avais déjà signalé… ».

En guise de conclusion
L’analyse de cet écrit « La réponse à une lettre de réclamation » en contexte,
montre les limites d’un apprentissage qui se réduirait à des approches technicistes,
subjectives et décontextualisées. Dans de nombreuses formations, les principes
formatifs reposent principalement sur des préconisations normatives, limitant
l’activité d’écriture à des savoir-faire formels, à des ressentis subjectifs, sans
se fonder sur le fonctionnement social de la langue et sur la situation de
communication. Dans les formations à la relation clientèle, les apprenants sont
particulièrement invités à se conformer à des modèles discursifs enfermants,
souvent non négociables17, à des implications contraintes (Durand 2004)
prenant le risque ainsi de l’épuisement professionnel (Oudart 2001).
Comme on vient de le montrer, apprendre à « répondre à une lettre de
réclamation » nécessite de développer des compétences d’ajustement : prendre
en compte, s’adapter, écouter, reformuler, comprendre, affiner, etc. Ces
compétences sont d’autant plus importantes à développer que c’est, comme le
montre Mayen (cité par Pastré 2011 : 205), le concept pragmatique « ressenti
client » qui organise souvent l’activité dans les métiers de service. Cette
complexité interlocutive est peu abordée dans les formations et les ouvrages
spécifiques, ou du moins peu mise en perspective avec le travail réel et les
outils linguistiques mobilisables pour en rendre compte.
Comment prendre en compte cette réalité communicationnelle ? Quelle place
accorder à la situation de travail et aux compétences linguistiques spécifiques
aux situations ? Dans leur article, Rinck & Sitri (2012 : 79) proposent de
permettre aux apprenants de se familiariser avec la diversité des genres
professionnels en s’appropriant les contraintes énonciatives et pragmatiques à
partir d’observations de terrain. Cette piste fait partie de celles que nous avons
privilégiées au cours de notre formation-action recherche. Dans un premier
temps, nous avons cherché à comprendre comment et à partir de quoi les
professionnels construisaient leur courrier. Par l’autoconfrontation à la trace,

17
On va notamment établir des grilles d’évaluation en lien avec les séquençages
imposés (accueillir, écouter, reformuler, traiter l’information saluer) et les mots utilisés
(positifs, vendeurs, empathiques, etc.).

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les entretiens sur les situations de travail, l’analyse de leurs écrits, nous avons
pu repérer les stratégies discursives, souvent intuitives, que les professionnels
mobilisaient dans leur activité d’écriture.
A partir de ces données, nous avons construit des situations didactiques (étude
de cas, outils linguistiques, etc.) et les avons soumises aux apprenants en
formation. Notre intention didactique était de permettre à ces derniers de prendre
conscience des indices objectifs et subjectifs qu’ils mobilisent dans l’activité
d’écriture, d’identifier leurs postures énonciatives, de repérer les affects qui
guident leurs conduites d’actions, de faire émerger les normes implicites
auxquelles ils se réfèrent pour agir et pour écrire. L’instauration d’attitudes de
révision dans les activités d’écriture a favorisé leur mise à distance à l’égard
de leurs représentations du « bien écrire », de leurs croyances et valeurs. Nous
avons ainsi cherché à mettre le sujet face à l’objet de son travail en tant que
sujet « agissant » en situation, sujet « réfléchissant » sur son activité d’écriture
(Pastré 2011) mais aussi en tant que sujet « auteur » impliqué dans la situation
de communication.
Les lacunes actuelles constatées en matière d’apprentissage des écrits
professionnels proviennent, de notre point de vue, d’une absence persistante
des apports que pourraient amener l’étude de la langue et l’analyse des activités
d’écriture en contexte de travail.

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LA FORMATION AUX ÉCRITS


PROFESSIONNELS EN FRANÇAIS SUR
OBJECTIF UNIVERSITAIRE (FOU)
Jean-Marc MANGIANTE
Université d’Artois – EA 4541 Grammatica

1. Introduction générale : le contexte du FOU


Nous rappelons ici que le FOU constitue une déclinaison du Français sur
Objectif Spécifique (Mangiante et Parpette 2004) et qu’en cela il relève d’une
démarche didactique consistant à construire un programme de formation
linguistique à partir des besoins langagiers précis d’un public identifié et réuni
autour d’un objectif commun. Appliquée au contexte des études universitaires
en français pour des étudiants allophones inscrits ou susceptibles de s’inscrire
dans l’enseignement supérieur, la démarche peut être schématisée ainsi :
• Identification de la demande/ commande
• La réussite universitaire au niveau d’un semestre ou d’une année.
• Analyse des besoins
• La compréhension des cours (Cours magistraux, Travaux
dirigés…), le respect des exigences disciplinaires, la méthodologie
de production d’écrits, les situations de la vie étudiante…
• Collecte des données
• Documents issus des cours dispensés en français et enregistrements
de cours, énoncés d’examens, corrigés, annales, modèles,
documents supports…
• Analyse des données
• Elaboration didactique
L’étude du contexte universitaire « à la française » révèle que le processus
d’enseignement évolue de la compréhension orale des cours avec prise de notes
vers la production d’écrits spécifiques constituant l’essentiel de l’évaluation des
étudiants dans la plupart des filières disciplinaires. La préparation linguistique
et méthodologique à la production d’écrits fera donc partie des objectifs
prioritaires des formations linguistiques en FOU destinées aux étudiants
allophones.
Dans le cursus universitaire, comme nous le verrons plus loin, les écrits
professionnels sont étudiés comme sources de connaissances et d’informations
souvent dans le but de contextualiser la formation disciplinaire, et ce dès le cycle
de Licence. En fin de cursus, les écrits professionnels deviennent davantage des
modèles à (re)produire, les étudiants se rapprochant de leur future insertion
professionnelle.

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Cet article cible plus particulièrement la place et le traitement des textes


professionnels au sein des formations universitaires et leur prise en compte
dans les programmes de formation linguistique des étudiants étrangers. Dans
ce cadre, nous nous intéresserons aux simulations et études de cas utilisées
pour favoriser la production d’écrits spécialisés. En quoi cette modalité
d’apprentissage permet-elle de relier le cours à une situation professionnelle
à laquelle les étudiants seront confrontés à l’issue de leur formation ? En
quoi l’étude de cas favorise-t-elle la compétence discursive à l’œuvre dans la
production d’écrits professionnels ?

2. Vers une typologie des productions écrites universitaires


exigées des étudiants
L’étude des productions écrites réalisée par le laboratoire de recherche
Grammatica de l’Université d’Artois, à travers le recueil des énoncés, corrigés,
copies d’étudiants…, conduit à repérer des exigences méthodologiques
et linguistiques transversales aux disciplines ou transférables d’un groupe
disciplinaire à l’autre. Il se dégage ainsi des macro-compétences communes
identifiables sur le Cadre européen commun de Référence pour les langues
(CECR), susceptibles de constituer une carte de compétences pour l’intégration
universitaire.
En convoquant dans la démarche d’analyse suivie, la théorie des genres textuels
héritée de Bakhtine qui amène à répertorier les différents textes selon leurs règles
de composition soumises à différentes régulations (thématique, structurelle
et stylistique), et celle des types discursifs inspirée de la pragmatique et qui
s’appuie sur les intentions de communication des destinateurs, il est possible de
réaliser une catégorisation progressive des productions écrites.
Les genres universitaires apparaissent ici comme « des entités langagières,
culturelles et socio-historiques » (Beacco 2004 : 109), posant de nombreuses
difficultés aux étudiants issus de cultures académiques différentes.
Les types discursifs de nature adamienne (Adam 2005) décrivent, quant à
eux, des actes langagiers présents souvent dans le même genre textuel : la
synthèse de documents comporte aussi bien des énoncés descriptifs, explicatifs
qu’argumentatifs. De même l’étude de cas qui fait l’objet de notre étude ici
suppose de maîtriser les processus de narration.
Les genres textuels universitaires, pour leur part, comme les dissertations,
restitutions de cours, synthèses ou résumés, obéissent à des règles précises de
composition portant sur la forme et le fond (plan thématique, par exemple).
Ces règles sont héritées de l’évolution historique des disciplines et sont souvent
transférables au sein d’un même domaine (sciences humaines, sciences
exactes…).
De cette étude des récurrences lexicales et syntaxiques associée au repérage
des genres textuels, une catégorisation se dégage et fait apparaître globalement
trois grandes catégories de productions écrites :

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• les restitutions du cours, plus fréquentes en début de cursus (1ère et 2ème


année de Licence) ;
• les commentaires et synthèses de documents (2ème année et surtout en 3ème
année et Master 1) ;
• les études de cas ou simulations, analyses d’expérimentations, qui
correspondent à des démarches d’analyse et de production écrite proches
de la situation professionnelle (L3, M1, M2).
Cette catégorisation des écrits universitaires, qui s’appuie sur la compréhension
orale des cours magistraux, constitue ce que l’on pourrait qualifier de « culture
universitaire à la française ». Chaque catégorie répond à un ensemble
de consignes d’écriture et à une mobilisation de compétences cognitives
particulières de la part des étudiants quand ils préparent leurs examens à partir
de leurs notes de cours et quand ils utilisent les documents annexés aux énoncés.
Les étudiants sont soumis aux contraintes d’écriture liées aux régulations
discursives de la vie universitaire comme « tout membre d’une communauté
est confronté à un univers de textes «déjà là», univers organisé en «genres»
empiriques et historiques, c’est-à-dire en formes d’organisation concrètes qui
se modifient avec le temps. » (Bronckart 1996 : 34).
Les genres du discours universitaire organisent ainsi leur « parole de la même
façon que l’organisent les formes grammaticales (syntaxiques) » (Bakhtine,
1952/1979 : 285).

Vers un référentiel transversal des compétences écrites requises


Il se dégage de l’analyse des productions écrites en contexte universitaire, trois
catégories de macro-compétences langagières transversales aux disciplines
pouvant conduire à l’élaboration d’un référentiel de compétences langagières
pour la formation linguistique des étudiants et la préparation aux études
supérieures : re-produire, re-formuler, re-lier (voir tableau plus loin).
Nous définirons la notion de macro-compétence comme un ensemble cohérent
et coordonné de compétences langagières dont l’objectif est de réaliser une
macro-tâche au sens du CECR : une mission ou un projet comportant un
ensemble de tâches réalistes18 (en dehors de la situation pédagogique de la
classe de langue) à réaliser selon un certain ordre (scénario). La définition de la
macro-compétence de l’apprenant dont « la fonction est de gérer les ressources
à sa disposition dans son répertoire langagier » (Porquier & Py, 2004) peut
aussi s’appliquer ici en distinguant différentes macro-compétences en fonction

18
Voir à ce propos l’article de Durietz & Jérôme (2009), « Perspective actionnelle et
approche basée sur scénario. Un compte rendu d’expérience aux Nations unies », Le
Français dans le monde, recherches et applications, n°45 (pp. 62-70), dont le public
cible de toutes les tâches et dispositifs décrits est constitué d’étudiants. Les tâches sont «
réalistes » dans la mesure où elles sont ancrées dans le contexte réel de ces apprenants : il
s’agit de travaux que doit effectuer habituellement un étudiant (un exposé, une synthèse,
un mémoire).

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des macro-tâches que l’étudiant allophone doit réaliser à différents stades de


son parcours universitaire.
Cette gestion des connaissances et la mise en évidence des compétences
langagières qu’elle implique, indexées sur le CECR, conduisent à faire émerger
les bases d’un référentiel langagier transversal mobilisable pour la formation
linguistique en FOU :

Réalisation de macro -
Macro-compétences Productions attendues
tâches langagières

Reproduire, reconstituer Être capable : Réponses à des


les données notionnelles d’identifier les éléments questions de cours,
du cours à partir des clés d’une partie de cours, définitions, descriptions
informations de l’énoncé de repérer les structures de dispositifs et de
-déclencheur (mots-clés) ; définitoires, explicatives phénomènes, appliquer une
les énoncés démonstratifs et expositives propres démonstration présentée
en appliquant de nouveaux aux parties du cours en cours, à des données
paramètres (processus de auxquelles renvoient les différentes,
l’instanciation) énoncés déclencheurs, Explication des notions
de définir les objets et les vues en cours
acteurs spécialisés,
d’identifier et nommer,
(objets, notions,
phénomènes…),
de recopier, classer,
d’imiter, appliquer,
déduire (maths), induire,
de répondre aux
sollicitations écrites
(injonctions)

Reformuler Être capable de : Commentaires de textes


la compilation des notes comparer, exposer, des (arrêtés, décrets, textes
de cours complétées, notions différentes ou des littéraires…), synthèses
annotées, explicitées au formulations différentes de documents, comptes-
sein d’un « inter-espace de la même notion, rendus d’expériences et de
d’appropriation du cours », donner son point de vue, travaux pratiques,
les notions du cours son opinion, altérer, dissertations
présentes dans les modifier, commenter (à
documents annexes à partir du cours),
étudier démontrer (rendre valide,
vérifier en maths et
sciences expérimentales),
reconstituer des ensembles
d’informations, mettre en
perspective

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Relier, associer Être capable : Documents professionnels


des connaissances, d’analyser une situation, simulés, études
des faits, de situer des faits et des de cas, analyses
connaissances dans le d’expérimentations ou de
des concepts,
temps, l’espace et dans le protocoles, de processus,
des systèmes de dispositifs
champ disciplinaire,
par rapport au cours :
d’adapter des notions-
infra-curriculaire (à
clés à d’autres structures
l’intérieur d’une partie
théoriques,
identifiée du cours),
d’argumenter et contester,
supra-curriculaire (des
notions issues de parties d’interpréter, estimer,
différentes du cours), mesurer,
extra-curriculaire (des d’innover, créer,
notions du cours, des faits, de résumer en
événements ou concepts sélectionnant les
extérieurs au cours). informations essentielles
et en les reliant dans une
progression structurée.

Comme nous le voyons dans ce tableau récapitulatif, les écrits professionnels


étudiés et reproduits dans le cursus universitaire relèvent d’une macro-
compétence de mise en relation de données infra, supra ou extra-curriculaires
et nécessitent la mobilisation de ressources et de savoir-faire plus complexes.
Les macro-tâches ainsi définies comportent un ensemble de tâches langagières
associées à l’acte d’écrire, relevant d’un processus cognitif de « mise en
relation contextualisée » et indexées, dans le CECR, à des niveaux de langue
susceptibles de guider l’institution universitaire dans ses procédures d’accueil
des étudiants allophones :
« (le locuteur)… peut écrire des textes articulés simplement sur une gamme de
sujets variés dans son domaine en liant une série d’éléments discrets en une
séquence linéaire (B1) ;
… en faisant la synthèse et l’évaluation d’informations et d’arguments
empruntés à des sources diverses…(B2) ; …
en soulignant les points pertinents les plus saillants et en confirmant un point
de vue de manière élaborée, par l’intégration d’arguments secondaires,
de justifications et d’exemples pertinents pour parvenir à une conclusion
appropriée (C1)… » (CECR 2001 : 51-56)
L’acte d’écrire à l’université consiste donc à « gérer des connaissances, les faire
circuler et chercher à convaincre » (Gauthier 2001 : 73).

3. Les simulations et études de cas avec productions écrites à


caractère professionnel
Plus on se rapproche de la fin des études supérieures, à partir de L3 et surtout
en Master, plus les productions écrites exigées doivent préparer à la vie
professionnelle et donc elles se rapprochent des écrits professionnels. Pour

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cela, les énoncés d’examens ou de travaux dirigés contextualisent davantage


l’expression de ces écrits, les situent dans un schéma de communication
spécialisée inspirée de la réalité et qui demande de la part de l’étudiant d’intégrer
des connaissances extérieures au cours et aux documents complémentaires
fournis le cas échéant par l’enseignant. L’étudiant doit alors surtout utiliser des
expériences vécues ou des événements d’actualité dont il a eu connaissance par
les médias par exemple, ou dans le cadre d’un stage, une visite d’entreprise,
une conférence…
Là encore nous retrouvons une catégorie textuelle transversale aux différentes
disciplines : l’étude de cas ou la simulation débouchant souvent (mais pas
toujours) sur un écrit professionnel spécifique inspiré de la réalité et qui peut se
décliner différemment selon les domaines de spécialité.
L’étude de cas consiste à développer une méthode de résolution de problèmes
et de prise de décision qui implique de la part de l’étudiant de « sortir » de son
rôle habituel pour incarner l’acteur d’un continuum communicationnel inspiré
du réel, de prendre une initiative en exprimant un point de vue argumenté à
partir d’un faisceau de données de sources différentes : les cours, les documents
annexes, les paramètres de la situation fournis dans l’énoncé, les résultats et
acquis de ses expériences et ses connaissances des événements de l’actualité
relative à son domaine. Il ne s’agit plus de reproduire le cours, ni de seulement
comparer les connaissances passives du cours et ses applications à d’autres
données extérieures, mais de contextualiser, mettre en perspective, innover,
prendre parti et produire, le cas échéant, un document extérieur au domaine
universitaire.
Il s’agit donc d’une « méthode pédagogique permettant d’entraîner les étudiants
ou les responsables à aborder des situations concrètes tirées de cas d’entreprises
réelles (ou de tout autre domaine tiré de la vie réelle), particulièrement pour
exercer leur esprit à effectuer un diagnostic, à poser correctement les problèmes
malgré la complexité des critères d’importance et d’urgence, à rechercher les
solutions qui répondent le plus complètement aux problèmes à résoudre, et
à prévoir leur mise en œuvre en choisissant les moyens et en planifiant les
actions » (Serraf 1985). Un « cas » pose un problème concret, tiré généralement
d’une situation réelle, et qui appelle un diagnostic ou une décision. L’étudiant
devra d’abord analyser le cas, en recherchant les faits et les liens qui les
unissent, puis interpréter les relations découvertes entre les différentes
données du problème, juger de la situation existante et étudier les solutions
envisageables à proposer, choisir la meilleure solution et, enfin, déduire du (ou
des) cas étudié(s) des principes opérationnels ou des règles à suivre, applicables
à des cas ou situations similaires.
L’extrait suivant issu de l’examen du cours d’économie des territoires du Master
2 d’Economie de l’université d’Artois, consiste en une étude de cas décrivant
dans un premier temps la situation de l’association Emmaüs de Dunkerque
pour donner des instructions à l’étudiant :

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L’association Emmaüs Dunkerque est une association reconnue d’utilité


publique dont l’objectif est d’accueillir des SDF (sans domicile fixe). Ceux-ci
deviennent des compagnons dans la communauté. Les objectifs de l’association
sont les suivants :
–– offrir le gîte et le couvert à toute personne sans domicile fixe qui
deviendra un compagnon. La communauté Emmaüs Dunkerque accueille
actuellement 30 compagnons ;
–– aider les personnes accueillies à se reconstruire en leur donnant une
estime de soi et une dignité ;
–– les aider à s’insérer, s’ils le souhaitent, dans la vie active puisque le
compagnon peut rester définitivement dans la communauté.
Elle utilise pour cela différents moyens :
–– elle finance l’hébergement des compagnons grâce à des ressources
marchandes (70% de son budget) et à des dons (3% de son budget) mais
ne reçoit cependant aucune subvention. L’activité marchande correspond
à un magasin où l’on vend des objets récupérés. Ce magasin est tenu par
des bénévoles qui représentent trois équivalents temps plein et par les
compagnons. Les dons correspondent à des dons en espèces ou à des legs.
Toutefois Emmaüs fait partie de la banque alimentaire et bénéficie à ce
titre d’un approvisionnement journalier de la part des grandes surfaces.
–– Elle utilise le travail comme moyen pour aider les personnes à se
reconstruire. Les compagnons travaillent à l’entretien des locaux et des
espaces verts de la communauté ou en cuisine. Ils travaillent à la vente et
à la réparation des objets récupérés.
–– La gestion de la communauté, l’écoute et l’accueil des compagnons sont assurés
par un directeur salarié et un adjoint. Une grande partie de l’aide médicale et
psychologique est réalisée en partenariat avec les services concernés.
–– Elle met en place un certain nombre de règles de vie que les compagnons
doivent absolument respecter sous peine d’être exclus de la communauté.
Ces règlent portent sur l’hygiène, la sécurité, le respect de l’autre.
Comme toutes les structures de ce type, Emmaüs manque de moyens financiers.
En partant de la théorie néoclassique du don vous conseillerez le directeur sur
la stratégie de communication qu’il devra mettre en œuvre pour augmenter les
dons. Argumentez votre réponse.
La montée de l’exclusion contraint le directeur de l’association à vouloir
étendre son activité à 50 compagnons. Pensez-vous qu’il ait intérêt à le faire ?
Justifiez votre réponse en partant de la théorie des clubs et de l’approche en
termes d’économie de la grandeur.
Il pense par ailleurs embaucher un salarié supplémentaire qui sera directement
au contact des compagnons. Discutez cette proposition et proposez-lui un
profil de poste.
Ici l’étudiant doit plutôt argumenter, dans une sorte de jeu de rôle (vous
conseillerez le directeur…). La production écrite comporte « une discussion »,
relevant d’un « oral scripturé » impliquant une posture de conseil, une prise
de position et une écoute, c’est-à-dire des comportements langagiers issus de
situations professionnelles.

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Le profil du poste constitue ici l’écrit professionnel à produire. Il repose sur des
règles précises d’écriture et nécessite que l’étudiant se mette à la place d’un
dirigeant de l’association.
La construction de l’étude de cas nécessite de relier les faits décrits dans l’énoncé
entre eux, avec des connaissances issues du cours (la théorie néoclassique
du don, la théorie des clubs…) et avec des faits d’actualité (la montée de la
précarité…). L’étudiant devra donc réaliser les opérations suivantes pour
préparer sa production (Mangiante & Parpette 2011 : 152) :
• identifier la nature des problèmes,
• analyser l’importance des problèmes,
• mobiliser les connaissances acquises,
• justifier les décisions,
• émettre une stratégie et proposer une hypothèse de travail,
• restituer les connaissances vues en cours mais contextualisées,
• s’appuyer sur les informations données et sur des informations
extérieures au cas.
A partir d’un cadre contraint d’écriture dirigée, l’étudiant doit faire preuve de
créativité et de cohérence dans son argumentation. L’expression de l’opinion et
l’argumentation nécessitent la maîtrise de termes axiologiques (bien, précieux,
agréable, ennuyeux…), les comparatifs et superlatifs, les modalisations
d’intensité, de manière…

4. Quelles applications didactiques pour aborder les


caractéristiques de l’écrit professionnel dans un cours de
FOU ?
Nous avons pu mesurer, dans l’analyse des productions écrites attendues
des étudiants, la diversité et la complexité des discours universitaires.
Ces productions nécessitent trois types de compétences linguistiques : la
compréhension écrite des énoncés avec leurs consignes et leurs mots-clés
notionnels et la compréhension des textes-supports, la connaissance des règles
d’écriture propres aux genres de textes attendus des étudiants, la compétence
discursive, transversale aux trois macro-tâches décrites plus haut et définie
comme « l’aptitude à maîtriser les règles d’usage de la langue dans la diversité
des situations » (Charaudeau & Maingueneau 2002 : 113-114) ou encore
comme « l’aptitude à produire et interpréter des énoncés qui relèvent d’une
formation discursive déterminée » (Maingueneau 1984 : 67).
Cette compétence fait appel à la compréhension de l’agencement interne
des discours, à l’articulation des phrases et des paragraphes entre eux, à la
connaissance d’un méta-langage grammatical transversal à la plupart des
domaines de spécialité.

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Nous touchons ici au cœur de ce que tout étudiant doit pouvoir maîtriser,
quelles que soient les productions écrites à réaliser, dans l’acte d’écrire : le
positionnement correct dans un genre textuel, la compréhension de l’enjeu de
communication écrite (but et fonction de l’écrit attendu), l’ordonnancement des
énoncés (la logique de la progression et la cohésion). Il est donc essentiel de
partir de la compréhension écrite des productions attendues des étudiants pour
un travail de repérage de ces caractéristiques et règles d’écriture.
Comme le souligne Moirand (1990 : 145), l’écrit « possède certains avantages
sur l’oral dans l’approche de certains faits grammaticaux » comme les
relations temporelles ou logiques, les procédés anaphoriques, etc., phénomènes
linguistiques présents à l’oral mais davantage repérables à l’écrit par la forme
matérialisée du texte. La difficulté réside dans le passage de ce travail de
repérage et d’identification des structures récurrentes et caractéristiques de la
cohérence et de la cohésion textuelle au réemploi dans une production écrite.
Or les textes en langue étrangère des étudiants se caractérisent généralement, par
rapport aux textes en langue maternelle, par une syntaxe moins complexe avec moins
d’enchâssements au moyen de conjonctions de subordination (Woodley 1985 : 62),
avec une volonté de se mettre « à l’abri des risques » (Scarcella 1984 : 676).
Le passage à la production écrite suppose un processus de conceptualisation
des structures syntaxiques et des formes discursives repérées dans les
activités de compréhension écrite avec deux principes didactiques à appliquer
(Moirand 1990 : 147) : le recours aux documents authentiques (les corrigés)
pour un travail d’analyse et de réflexion collective des mécanismes discursifs et
l’analyse des productions des étudiants, non pour les évaluer mais pour en étudier
les erreurs et les faire rectifier.
De plus, un travail de mise en évidence des « relations existant entre les
fonctions du texte et les formulations de l’énoncé » s’avère nécessaire pour
faciliter l’expression des idées et opinions : repérer, par exemple, qu’un énoncé
explicatif exprime les causes d’un état de fait et recèle donc des articulations
logiques de causalité que l’on va lister et comparer, qu’un énoncé prescriptif,
injonctif comportera des formes impératives, de conseil…
D’une façon générale, cette approche par les fonctions des textes se concentrera
sur les caractéristiques linguistiques suivantes (Moirand 1990 : 147) :
–– les relations anaphoriques,
–– les articulateurs logiques (dont les liens de causalité)
–– les relations temporelles,
–– les énoncés définitoires (avec les différentes formes de définitions
en sciences),
–– la nominalisation – verbalisation,
–– le passif et ses différentes formes,
–– les discours rapportés.

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Les activités pédagogiques proposées aux étudiants allophones formés en FOU


devront prendre en considération ces contenus linguistiques. La maîtrise des
écrits professionnels nécessitera une procédure spécifique d’analyse de la part
des étudiants à faire acquérir au sein du cours de FOU.
Elle comportera les étapes progressives suivantes :
• Une phase de sensibilisation c’est-à-dire une opération de
modélisation dans laquelle les étudiants se réfèrent aux règles
d’écriture d’un genre professionnel qu’ils ont repéré.
• Une phase de contextualisation ou opération de repérage des
connaissances et informations (données disciplinaires et faits
d’actualité). Les étudiants s’appuient ici sur leur connaissance
du cours, leurs expériences personnelles et le recueil de données
issues du contexte médiatique…
• Une phase d’ordonnancement au cours de laquelle les étudiants
doivent classer les relations logiques mises en évidence dans le
récit narratif et descriptif de l’énoncé (raisonnement factuélo-
déductif, relations de causalité, chaîne de temporalité...).
• Une phase de mobilisation linguistique et de « mise en texte » dans
laquelle les étudiants opèrent une sélection et une combinaison
d’éléments linguistiques (convocation des connecteurs,
articulateurs, lexique de spécialité, structures syntaxiques
pertinentes…).
L’enseignant de FOU devra accompagner ce processus d’appropriation des
caractéristiques linguistiques et discursives des écrits professionnels par les
étudiants, avec des exercices de reformulation (nominalisation – verbalisation
par exemple), de mise en relation de mots ou expressions équivalentes ou liées
par un rapport de proximité, de provenance, de causalité, etc., de recherche
d’hyperonymes ou d’hyponymes, de mise en évidence de liens co-référentiels
(recherche de liens anaphoriques dans le texte par exemple).

Conclusion (provisoire)
Comme nous avons tenté de le montrer, dans l’étude de cas, le genre
professionnel et le genre universitaire se confondent dans la production d’écrits.
Il s’agit ici d’un écrit réflexif (Bautier 2005 : 60) nécessitant « l’appropriation
d’un genre discursif, la mobilisation de différentes ressources pour penser et
écrire, le tissage des voix mobilisées ». Pour le maîtriser, l’étudiant étranger doit
puiser au sein de plusieurs systèmes de données à mettre en relation, rappelés
par Cavalla (2007 : 38) : le savoir disciplinaire, la méthodologie universitaire,
le système linguistique et terminologique.
A l’université, l’écrit professionnel se situe à la convergence d’opérations
langagières différentes et complexes : il est à l’origine d’un réseau d’échanges
prévisibles d’écrits convenus et il constitue un espace de positionnement des
locuteurs au sein du réseau professionnel concerné.

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La difficulté de maîtriser ces opérations langagières est d’autant plus grande


pour les étudiants étrangers que leur principal problème est de re-lier « l’ordre de
la pensée et l’ordre des mots, dans une logique française, alors qu’ils réagissent
face aux difficultés de leurs études par une tendance à la dissociation : au niveau
des programmes de formation (en langue générale et langue de spécialité par
exemple), des pratiques d’enseignement et de leur approche de la langue
étrangère » (Souchon 2004 : 31).

Bibliographie
Adam, J.-M. (2005) : Les textes, types et prototypes : récit, description, argumentation,
explication et dialogue, Paris, Nathan.
Bakhtine, M. (1984) [1979] : « Les genres du discours », in Esthétique de la création
verbale, A. Aucouturier (trad.), Paris, Gallimard : 265-308.
Bautier, E. (2005) : « Mobilisation de soi, exigences langagières scolaires et processus
de différenciation », Langage et Société 111 : 51-72.
Beacco, J.-C. (2004) : « Trois perspectives linguistiques sur la notion de genre
discursif », Langages 153 : 109-119.
Bronckart, J.-P. (1996) : « Genres de textes, types de discours et opérations
discursives », Enjeux 37-38 : 31-47.
Cadre européen commun de Référence pour les Langues (CECRL) : Apprendre,
enseigner, évaluer (2001), Conseil de l’Europe, Paris, Didier.
Cavalla, C. (2007) : « Réflexion pour l’aide à l’écrit universitaire auprès des étudiants
étrangers entrant en master et doctorat », in J. Goes & J.-M. Mangiante (éds),
L’Accueil des étudiants étrangers dans les universités francophones : sélection,
formation et évaluation, Arras, Artois Presses Universitaires : 37-48.
Charaudeau, P. & Maingueneau, D. (2002) : Dictionnaire d’Analyse du Discours,
Paris, Seuil.
Gauthier, L. (2001) : « l’Aventure universitaire », in M. Roy (éd), L’Université : une
fois entré, comment bien s’en sortir ! Université de Sherbrooke, Service à la vie
étudiante.
Maingueneau, D. (1984) : Genèses du Discours, Liège, Mardaga.
Mangiante, J.-M. & Parpette, C. (2004) : Le Français sur Objectif Spécifique. De
l’analyse des besoins à l’élaboration d’un cours, Paris, Hachette FLE.
Mangiante, J.-M. & Parpette, C. (2004) : Le Français sur Objectif Universitaire,
Grenoble, PUG.
Moirand, S. (1990) : Une grammaire des textes et des dialogues, Paris, Hachette.
Porquier, R. & Py, B. (2004) : Apprentissage d’une LE : contextes et discours, Paris,
Didier.
Scarcella, R. C. (1984) : « How writers orient their readers in expository essays : a
comparative study of native and non- native English writers », TESOL Quaterly
18 : 671-688.
Serraf, G. (1985) : Dictionnaire méthodologique du marketing, Paris, Les Éditions
d’Organisation.
Souchon, M. (2004) : « FOS : de l’ordre de la pensée à l’ordre des mots », Le Français
dans le Monde, Recherches et Applications 25-39.

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Woodley, M.-P. (1985) : « Grammaire de texte et apprentissage de l’écrit », Le Fran-


çais dans le Monde 192 : 60-64.

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FORMER À RÉDIGER DES ÉCRITS


PROFESSIONNELS :
OBSTACLES ET LEVIERS
Florence MOURLHON-DALLIES
Université Paris Descartes, Laboratoire EDA (EA 4071)

Notre propos prend en compte l’ensemble des contextes d’entraînement à la


rédaction professionnelle : les modules de français langue étrangère (sur objectifs
spécifiques), les formations au français langue seconde, qui s’ouvrent depuis peu à
la professionnalisation (français professionnel, Français Langue Professionnelle)
et enfin les cours destinés aux natifs (dits parfois de techniques d’expression et
de communication) qui existent depuis longtemps dans les écoles spécialisées
et dans certains cursus universitaires. Le terme « enseignant » est utilisé pour
désigner la personne qui planifie le cours et le dispense, sans forcément opérer
à chaque fois la distinction entre l’enseignant académique (spécialiste d’une
discipline) et le formateur (qui intervient sur un spectre plus large et non
strictement linguistique). De même, nous n’entrerons pas dans le détail de la
conception qui fait qu’un ingénieur de formation peut avoir, en amont, établi
les grandes lignes d’un module dispensé, dans les faits, par une autre personne.
Ce haut degré de généralité exprime notre souci de constituer un mémento des
points clés à ne pas perdre de vue quand on vise à améliorer les compétences de
rédaction professionnelle d’un quelconque public.
Dans les cas qui nous intéressent, l’enseignant est mis en position de faire
rédiger des écrits stéréotypés (rapports, courriers, comptes-rendus, etc.) dont les
caractéristiques sont supposées d’autant plus claires que l’activité de travail est
elle-même routinisée. La plasticité de ces écrits est présentée dans la limite des
registres (plus ou moins formels) et des domaines (plus ou moins spécialisés).
Entraîner à la rédaction est cependant ardu car cela demande d’articuler trois
arrière-plans disciplinaires (au moins) dans le champ des Sciences du langage :
l’analyse des discours professionnels, comme moyen privilégié d’identifier
les régularités et les variabilités formelles de genres discursifs donnés ; la
sociolinguistique, qui ancre la rédaction dans une activité de travail située et
renvoie ainsi aux acteurs et aux domaines concernés ; la didactique (du français
pour nous), chargée de surmonter les difficultés langagières que peuvent
rencontrer en pratique des personnes la plupart du temps non expertes, dans un
cadre institutionnel plus ou moins facilitateur.
Au croisement de ces disciplines, les obstacles freinant la formation à la rédaction
sont de deux types. Les premiers, systémiques, renvoient à l’ajustement de la
situation d’enseignement/apprentissage aux réalités professionnelles. Il s’agit
de facteurs pouvant être retravaillés et qui se métamorphosent alors en leviers
si on les identifie correctement. Les seconds en revanche sont plus profonds,
car d’ordre épistémologique : ils se nouent à la croisée de la sociolinguistique et

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de l’analyse du discours car ils interrogent la capacité à penser le lien entre les
discours professionnels, les acteurs et les domaines. En effet, afin d’être décrits,
les genres discursifs (au sens de l’analyse du discours post-bakhtinienne)
sont couramment rapportés à leurs conditions de production et de circulation
les plus évidentes et immédiates, alors qu’ils s’insèrent souvent, au travail,
dans plusieurs circuits de communication dont on peut supposer qu’ils sont
simultanément présents à l’esprit du rédacteur expérimenté. Des disciplines
comme l’analyse des discours médiée (Scollon 2005) ainsi que différents
courants d’analyse des discours (Gunnarson 2009, Mourlhon-Dallies 2009)
montrent à quel point les écrits professionnels traversent différents espaces
de lecture et concentrent en leur sein plusieurs sortes de préoccupations. Ce
polyadressage (même à l’état potentiel) est accru par l’informatisation, qui
donne à l’écrit19 un caractère reproductible, transférable dans l’instant (par
fichier joint) et convocable bien des années après. Nous faisons donc l’hypothèse
que le poids de la « pluricontextualisation » des écrits professionnels pèse très
fortement sur leur rédaction et que la prise en compte de cet état de faits, opérée
depuis peu en analyse du discours, n’est que très partiellement réalisée en
didactique. Ce décalage entre la modélisation simplifiée de la communication
professionnelle mobilisée durant les formations et la réalité actuelle de cette
même communication expliquerait une partie des difficultés rencontrées par les
étudiants amenés à produire des écrits professionnels.

1. Les freins à la formation


Dans la perspective d’une analyse systémique préalable à la conception de
toute formation, l’entrainement à la rédaction d’écrits professionnels se heurte
à de nombreux obstacles exprimables en termes d’accessibilité, de recevabilité,
de format, de code linguistique et enfin de modalités de travail.

1.1 Le manque d’accessibilité des écrits professionnels


Pour diverses raisons, les écrits professionnels restent fréquemment étrangers
au monde des enseignés comme à celui des enseignants. Les personnes à
former ne sont généralement pas des professionnels chevronnés, du moins
en début et en milieu de cursus (Mourlhon-Dallies 2008). De son côté,
l’enseignant ne connaît généralement pas de manière approfondie l’univers
dont relèvent les écrits professionnels qu’il est censé présenter. Ceci pose tout
d’abord des problèmes de sélection et d’identification des genres à enseigner.
Conscient de son extériorité au domaine, l’enseignant s’en remet le plus
souvent à un « informateur ». Cela étant, faire appel à un collègue d’une
spécialité scientifique ou technique n’est pas suffisant. Les lettres de demande
d’informations entre entreprises, découvertes en enquêtant auprès de cadres
informatiques et signalées par eux-mêmes comme très importantes, n’avaient

19
Cela serait vrai aussi de l’oral, qui est de plus en plus souvent enregistré. On pense
ici aux cours à l’université qui sont enregistrés par les étudiants sur autorisation. La
parole immédiate du face à face pédagogique est ainsi appelée à être transportée, voire
retranscrite, commentée, réutilisée, et même convoquée en cas de réclamation ultérieure
à propos des notes d’un partiel, par exemple.

116
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été citées par aucun des professeurs d’informatique de l’école spécialisée où


nous avons enseigné trois ans : ils souhaitaient avant tout que les étudiants
sachent rédiger de la documentation technique et des rapports. Les écrits à
maîtriser ne vont pas de soi, même quand des programmes officiels existent.
De plus, comme certains écrits professionnels sont confidentiels, des genres
discursifs importants dans la pratique professionnelle échappent à l’enseignant.
Aux problèmes d’accessibilité matérielle s’ajoutent des difficultés de
compréhension et d’analyse : spécialiste de langue de littérature et de
civilisation, l’enseignant de langue s’est longtemps tenu à l’extérieur des champs
disciplinaires (notamment scientifiques et techniques) les plus demandeurs en
formation à la rédaction. Pour le non spécialiste, les documents à produire sont
parfois peu clairs, du fait du lexique spécialisé et des tournures typiques des
genres d’écrits en question. Une telle extériorité explique vraisemblablement le
succès connu par l’entrainement à la correspondance professionnelle qui peut
paraître, de prime abord, plus accessible et familière. C’est ainsi qu’en Français
Langue Etrangère, le courriel, destiné à fixer des rendez-vous ou des réunions,
apparaît comme un type rédactionnel extrêmement prisé dans les formations
en tourisme, en commerce ainsi que dans les préparations aux métiers du
secrétariat20.
Pour autant, le choix d’écrits rédigés par des professionnels mais bien connus
du « grand public » ne rend pas forcément leurs caractéristiques rédactionnelles
plus visibles ou davantage maîtrisables. Mayen (2007 : 54) montre combien
la familiarité avec certaines situations professionnelles dans lesquelles on
intervient comme usager ou client contribue à nier la part de professionnalisme
de telles activités : ainsi, « beaucoup d’activités de service ressemblent à des
activités ordinaires dont chacun de nous a l’expérience. La construction et le
développement de schèmes professionnels suppose alors au moins autant de
ruptures que de continuités. ». Dans les formations d’enseignants de français
langue étrangère, nous avons constaté que partir souvent en vacances à
l’étranger ne donne pas de compétences spécifiques en matière de rédaction
d’écrits touristiques. Comme le fait remarquer Mayen (2007 : 54), « Analyser
le travail, ça peut donc être analyser aussi ce que nous croyons du travail, ce
qu’en croient ceux qui ont à le concevoir, le prescrire, l’organiser et le contrôler,
ceux qui ont à concevoir et conduire les formations supposées préparer ou aider
à l’exercice du travail. Dans le cas des activités qui nous occupent, ce que nous
pouvons appeler des familiarités trompeuses font partie des obstacles auxquels
nous avons à faire. ». Un questionnement des représentations préalables paraît
indispensable, non pas pour corriger ni pour formater les représentations
des enseignants mais pour en faire un élément moteur des programmes de
formation, par confrontations successives à des variantes rédactionnelles et aux
témoignages des professionnels.

20
Nous en voulons pour preuve la publication à succès français.com (2007), CLE
international. On peut citer pour l’anglais : Email English (2010), paru chez Macmillan.

117
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1.2 La question de la recevabilité de la formation


Même si l’enseignant de langue se familiarise avec l’univers professionnel
dont participent les écrits à enseigner et même s’il connaît parfaitement la
réalisation langagière des genres discursifs en jeu, cette double maîtrise ne
garantit pas la réussite de son enseignement. L’adaptation à son public entre
également en ligne de compte pour qu’une formation fonctionne : comme
dans toute situation d’enseignement/apprentissage, il faut que la formation soit
recevable. Nous avons ainsi proposé aux élèves de dernière année de l’école
d’informatique où nous enseignions de travailler la rédaction de documentation
technique, sur le conseil du reste de l’équipe pédagogique. Au bout de deux
semaines, les étudiants nous ont accusée de les juger incapables de toute réussite
professionnelle : on leur enseignait à rédiger de la documentation technique,
la plupart du temps confiée aux bons soins des techniciens ! Un tel objectif
leur laissait penser qu’ils ne feraient pas valoir leur diplôme d’ingénieur sur
le marché du travail. L’objectif, pertinent dans les faits, était irrecevable au
sein du groupe, car il mettait en cause l’identité professionnelle (plus ou moins
fantasmée) des étudiants de dernière année, qui ont déclaré qu’ils auraient
accepté un tel entrainement en première année, quand ils étaient encore « au
bas de l’échelle ». La formation à la rédaction semble devoir gérer l’écart entre
les exigences professionnelles effectives et les représentations des métiers
qu’ont à un moment donné les personnes en formation.

1.3 La simplification des formats


Pour des raisons pratiques, comme le nombre de pages qu’une institution
accepte de photocopier ou la place consacrée à chaque unité didactique dans
un ouvrage édité, on assiste à une réduction des formats réels de certains écrits
professionnels, présentés toujours dans leur version la plus courte. Or, dans le
monde professionnel, un même genre discursif peut se décliner différemment
en fonction notamment de la taille des marchés. On peut citer le cas des appels
d’offres, qui existent sous trois formes au moins : les petits appels d’offres (de
moins de 10 pages), les appels d’offres moyens (de 10 à 50 pages environ)
et les gros appels d’offres, qui excèdent la centaine de pages. Cette diversité
de volume entraine des variantes rédactionnelles, généralement passées sous
silence faute de pouvoir être présentées. Quand l’enseignant a conscience de
l’importance de ces variantes, il arrive qu’il rejette le genre discursif hors de
son programme, ce qui explique sans doute le peu de place consacré dans les
formations et les ouvrages édités à la rédaction d’appels d’offres, qui sont
pourtant des écrits stratégiques tous domaines professionnels confondus dans
les économies de marché. On peut s’interroger alors sur l’intérêt de formations
qui délaissent des écrits professionnels phares.

1.4 Le monolinguisme
Confié à un enseignant de français (ou à un formateur en langue), l’entrainement
à la rédaction professionnelle passe le plus souvent par une exposition
monolingue au genre discursif visé, dès lors que la formation ou le cours est
étiqueté(e) comme un enseignement de français (langue étrangère, seconde ou

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maternelle). Or, à l’heure des communautés communicatives translangagières,


où les « manières de faire » identiques rapprochent « les manières de dire »
(Beacco 1992), on peut s’interroger sur le caractère artificiel de cette approche.
Lorsqu’on a par exemple des publics étrangers, il peut arriver que le genre à
produire soit déjà connu en anglais. Prendre la version anglaise comme point
de départ et décliner ensuite la version française, dans le respect des traditions
rhétoriques et culturelles, peut faire gagner un temps précieux. Mais une telle
prise en compte a aussi ses dangers, car l’apprenant peut juger superflu le
passage par le français. Il peut alors être utile pour lever ce frein à l’apprentissage
de se référer à des travaux récents21 qui montrent que l’univers de travail,
notamment dans les domaines techniques, commerciaux et diplomatiques,
est de plus en plus souvent plurilingue, du fait des échanges électroniques et
téléphoniques. Souligner que le professionnalisme passe par la maîtrise de
plusieurs langues, avec de bonnes compétences de production, est important si
l’on veut que l’apprenant réactive l’ensemble de ses acquis antérieurs et étende
son répertoire langagier. C’est dans cette perspective qu’on peut conduire des
tâches à caractère plurilingue au plus près des réalités de terrain (Bailly-Werhle
2003), y compris dans des cours dits de français de spécialité pour des étudiants
étrangers qui se forment au français.

1.5 La rédaction individuelle


Une caractéristique des écrits professionnels est souvent d’être composés à
plusieurs mains ou d’être retouchés par un supérieur hiérarchique. Or, bien
des pratiques d’entrainement font comme si le rédacteur (débutant en général
ou peu expérimenté) devait s’acquitter tout seul de cette tâche, en prenant
appui sur des modèles jugés parlants et parfaits. Ceci s’explique souvent
par la nécessité d’évaluer individuellement les personnes formées, dans un
cadre encore très marqué par la vision scolaire. Toutefois on peut considérer
comme un obstacle le fait de proposer exclusivement des épisodes de rédaction
individuelle. A ce titre, l’approche actionnelle qui privilégie les processus
collaboratifs par projets ou la résolution de problèmes peut atténuer la difficulté
de la rédaction. La simulation globale, plus ancienne et rattachée à l’approche
communicative en didactique des langues, peut également intervenir afin de
mobiliser les compétences rédactionnelles de manière plus collective. Dans
une formation aux écrits professionnels réalisée auprès d’un public d’élèves
en école d’ingénieurs, on peut par exemple subdiviser, à l’occasion d’un
cours de technique d’expression et de communication conduit sous forme de
simulation, la réponse à un gros appel d’offres en répartissant les différentes
rubriques qui composent cet écrit en sous-groupes d’étudiants supposés être
des collègues de travail au sein de différents services (techniques, financiers,
commerciaux). La rédaction opérée en cours intervient alors selon les mêmes
modalités collaboratives que celle faite dans les entreprises, avec de nombreuses
discussions en sous groupes mais aussi toute une série de navettes entre les
sous-groupes afin d’harmoniser le tout.

21
Comme le montre la thèse (soutenue en mai 2013) d’Eve Lejot sur les pratiques
langagières en milieu professionnel international à Hambourg.

119
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2. La complexité des écrits professionnels


À côté des obstacles listés précédemment interviennent des phénomènes
beaucoup plus difficiles à prendre en compte dans la conception d’une
formation aux écrits professionnels. Nous faisons l’hypothèse que nombre de
ces écrits ne se laissent pas enfermer dans un schéma de communication unique,
avec des objectifs pragmatico-discursifs aussi clairement identifiables que les
enseignants ne le (sup)posent. Cela tient vraisemblablement à la complexité de
leur contextualisation.

2.1 Des écrits à usage multiple


S’il est communément admis que les écrits professionnels sont fortement
imbriqués dans des activités de travail précises, il est peu fréquent que soit
établie en cours une différence entre la situation concrète dans laquelle tel écrit
est rédigé (son contexte immédiat) et le contexte global dans lequel il s’inscrit.
Or, comme le rappelle Kerbrat-Orecchioni (2001 : 73) le contexte dit externe
«va de la situation, c’est-à-dire de l’environnement immédiat, à la société dans
son entier, en passant par le niveau de portée intermédiaire qu’est le contexte
institutionnel. ». Pour les discours professionnels, cette gradation des contextes
a été modélisée par Günnarson (2009) qui propose un modèle de reconstruction
contextuelle en cercles concentriques : au centre est placé l’événement de
communication situé (« situated communication event ») qui se trouve enserré
dans un deuxième cercle composé du groupe de travail, lui-même encerclé
par le lieu de travail puis la branche professionnelle à l’échelon local, puis
l’organisation au niveau national et enfin la corporation au plan international.
Pour notre part (Mourlhon-Dallies 2009), nous avons établi un modèle
par cercles concentriques offrant quatre niveaux, allant du poste de travail
individuel au groupe de collègues et de partenaires proches, puis à l’institution
de rattachement (entreprise, collectivité locale, etc.) et enfin à l’ensemble du
dispositif économique d’un pays donné. Ce modèle avait été inspiré, entre
autres, par un travail sur les ordonnances de médicaments rédigées par les
médecins généralistes (dans une perspective d’enseignement sur objectifs
spécifiques). Dans leur cadre de rédaction premier, les ordonnances sont des
prescriptions écrites doublées de commentaires oraux adressés au patient, dans
le cabinet médical. Cela amène à les catégoriser comme discours de consigne,
et dans ce cas, on ne peut que s’étonner de leur caractère souvent imprécis,
lacunaire et illisible, même si le discours oral qui les accompagne est censé
clarifier les modalités de prise du médicament. Si on les replace dans le circuit
professionnel médical, un second destinataire émerge, à savoir le collaborateur
du médecin traitant qu’est le pharmacien, pour lequel l’ordonnance se ramène
à une liste de médicaments à fournir, ce qui implique au plan rédactionnel un
caractère fortement elliptique. Si l’on prend en compte que les ordonnances sont
aussi envoyées à la sécurité sociale qui fonctionne comme un surdestinataire
de ce type d’écrit, on cerne alors le caractère contraint de la prescription : par
exemple, on peut envisager l’impact des directives ministérielles qui favorisent
les médicaments génériques et invitent à limiter les antibiotiques. L’ordonnance
est alors pensée comme faisant l’objet d’un contrôle, avec un certain discours

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à tenir. Enfin, sachant que le patient repart toujours de la pharmacie avec un


duplicata de la prescription, il est possible de repositionner le patient comme
quatrième destinataire de l’ordonnance, une fois rentré chez lui. L’ordonnance
entre alors en concurrence – si elle n’est pas pensée au moment de sa rédaction
en complémentarité avec elle – avec la notice placée dans la boîte même du
médicament, ceci en tant que discours procédural. Ce ne sont pas moins de
quatre situations de réception que vise donc de manière plus ou moins consciente
la rédaction de ce type d’écrit, avec à chaque fois des fonctions pragmatiques
distinctes. L’ordonnance apparaît alors dans sa complexité : explicative mais
brève, personnalisée mais conforme aux régulations du système de santé ; tout
dépend de la sphère de contextualisation où l’on se place tour à tour.
D’autres exemples existent dans des domaines différents, qui vont dans le
même sens. Pour les rapports de signalement de l’enfance en danger, Rousseau
(2008 : 52-53) pointe ainsi « deux niveaux de réalité » qui mettent sous tension
la rédaction de l’éducateur : « celui de la décision à prendre par le juge » et
« celui de la relation éducative ». Dans la même publication, Garnier (2008 :
79-80) rappelle l’ensemble du circuit suivi par ce type d’écrit, qui intègrent
un troisième type de destinataire « depuis que la loi de mars 2002 autorise les
familles à prendre connaissance de leur dossier ». Au fil des ans, la multiplicité
des lecteurs potentiels s’accroît. Lors d’une journée récente sur ces mêmes
écrits22, ont été évoqués d’autres usages de rapports de la protection judiciaire
de la jeunesse, comme leur lecture au jeune délinquant pour lui faire prendre
conscience de ses actes ou plus fortuitement l’exhumation par la presse
d’extraits de rapports lors de procès médiatisés, quelques années plus tard
après leur rédaction. L’un des participants au séminaire du CEDITEC, Douyère
(Labsic, Université Paris 13), a fait à cet égard mention de la « carrière de
l’écrit » comme élément important pour comprendre les tensions pesant sur la
rédaction de tels rapports.
Cette polyvalence croissante des écrits professionnels renforce la pertinence
de l’analyse des discours médiée. Scollon (2005 : 28) souligne que toute
« action particulière [est] un point de circulation d’autres cycles de plus
longue périodicité. ». Nous proposons de parler de « pluricontextualisation »
pour faire état de l’appartenance de tel ou tel écrit à des circuits de lecture
et d’usage différents, avec des portées temporelles et spatiales variées. La
pluricontextualisation est, comme chez Günnarson, une recontextualisation
qui met à plat le potentiel de circulation du discours professionnel et non
l’énumération de situations réelles qu’un écrit professionnel donné rencontrera
à coup sûr. Cette pluricontextualisation se définit comme la variété maximale
de contextes potentiels raisonnablement probables que l’on peut superposer
mentalement au moment de la rédaction (ou de la lecture) d’un genre discursif
d’écrit professionnel donné.

22
L’intitulé de la journée organisée par le CEDITEC le 30 novembre 2012 était très
exactement : « L’écriture professionnelle dans l’accompagnement éducatif : pratiques
professionnelles et routines discursives.».

121
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2.2 Des destinataires au degré de ratification variable


Bien que posée à propos d’écrits, la notion de « pluricontextualisation »
réinterroge la notion de « cadre participatif », bien connue des analystes de
l’oral. Dans « Les composantes de base de l’interaction verbale », Kerbrat-
Orecchioni (2010 : 82-83) revient sur le modèle goffmanien du « participation
framework ». Certes, dans le cas de l’oral, la notion de « participant » suppose
une présence physique simultanée des interactants, le terme recouvrant
« l’ensemble des personnes qui se trouvent figurer à un moment donné dans le
même espace perceptif », mais l’on peut trouver intéressante la distinction entre
participants ratifiés « qui font officiellement partie du groupe conversationnel »
et les « bystanders » plus ou moins prévus, qui assistent plus indirectement
à l’échange. Ainsi pour l’ordonnance médicale, le pharmacien n’est pas
présent lors de la consultation mais devient pourtant un interlocuteur actif
et incontournable dans l’officine. Cette « ratification à éclipses » renvoie
à l’élasticité du « participant » chez Goffman : Kerbrat-Orecchioni (2010 :
82) rappelle que : « Chaque fois qu’un mot est prononcé, tous ceux qui se
trouvent à portée de l’événement [in perceptual range of the event] possèdent,
par rapport à lui, un certain statut de participation. ». L’expression « être à
portée de l’événement » ou « être dans son environnement perceptif » semble
également valoir si l’on adopte la modélisation fondée sur l’idée de
« pluricontextualisation » qui superpose les circuits potentiels de transit et
d’utilisation des écrits professionnels.
D’aucuns peuvent s’interroger sur l’extension à donner à la pluricontextualisation
des écrits professionnels. Même si cela reste à prouver de manière plus exhaustive,
on peut penser que tout écrit professionnel est tendanciellement plus ouvert dans
sa destination qu’un écrit privé, qui est nommément adressé à un moment donné
à un individu par une autre personne pour des motifs affectifs ou pratiques.

2.3 Vers une réorganisation des enseignements


La vision des écrits professionnels que l’on vient de développer n’est pas sans
conséquences dans la mise en œuvre de formations à leur rédaction. Elle invite
tout d’abord à caractériser chaque genre d’écrit sous l’angle de ses usages et
destinataires potentiels et ensuite seulement en termes de traits linguistiques
formels. Cela suppose une excellente connaissance des circuits empruntés par
chaque type d’écrit, tant d’un point de vue officiel qu’officieux (relectures,
retouches, censures), en prenant en compte les écarts toujours possibles entre
le travail prescrit et le travail réel. On mesure combien cela est difficile pour
l’enseignant de français extérieur au domaine, tel qu’il a déjà été décrit en 1.1.
Cet enseignant peut toutefois prendre appui sur les apprenants eux-mêmes, s’il
lui est accordé de les rencontrer en amont de la formation et si lesdits apprenants
ont entre temps accès à un terrain professionnel. L’enseignant peut par exemple
demander d’observer l’environnement de travail en prêtant attention aux écrits
qui sont lus par les employés en activité (qui lit? à quelle occasion ? dans quel
but ? que devient le texte lu ?). Le professeur ou le formateur ne sollicite pas
d’emblée l’expertise en matière de rédaction professionnelle des personnes qu’il
a à former et qui en général en sont dépourvues ou peu pourvues (ce qui explique

122
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qu’on les envoie en formation). Il active essentiellement l’aptitude à cerner le


fonctionnement de l’organisation de travail, c’est-à-dire des compétences qui ne
sont pas strictement langagières. Si les étudiants ou les stagiaires sont dispersés
dans plusieurs institutions, l’enseignant peut également lors de regroupements
demander quels sont les écrits les plus importants à chaque endroit et dégager
ainsi les genres discursifs à cibler, en accord avec son public en formation.
Ces modalités de fonctionnement supposent toutefois une forme d’alternance
entre la salle de formation (ou de cours) et des terrains, alors que la plupart
des modules d’entrainement à la rédaction professionnelle se déroulent par
blocs dans des centres ou des espaces d’enseignement clos sur eux-mêmes.
En l’état en France, les masters professionnels en alternance (ou proposant
des stages longs) ou les formations pré-professionnelles (pour l’insertion dans
l’emploi de publics dits de bas niveau de qualification principalement) sont
d’une certaine manière les plus propices à cette approche, car ces formules
mêlent généralement cours, rencontres avec des professionnels et pratique
professionnelle. De fait, si l’on veut que le constat des usages effectifs éclaire
le « comment » de la rédaction professionnelle, cela suppose de revisiter
l’organisation de l’enseignement, dans le temps et dans l’espace. Il s’agit
d’aller des métiers à la langue, en mettant en avant l’idée de pratique langagière
avant celle de maîtrise grammaticale ou lexicale. Le point délicat est ensuite
de renforcer le français en lui-même, de manière suffisamment systématique
pour consolider des acquis sans que la décontextualisation inhérente à la
généralisation ne conduise à un cours de langue décroché des objectifs
professionnels à l’origine de la formation. On voit là que la transposition
didactique de la « pluricontextualisation » des écrits professionnels à des fins
d’entrainement à leur rédaction n’en est encore qu’à l’étape du projet pilote,
dont les grandes lignes méthodologiques restent à consolider.

Bibliographie
Bailly-Wehrle, A. (2003) : « Enseigner les langues de spécialité, la simulation
d’entreprise », Le français dans le monde 333 : 25-29.
Beacco, J.-C. (1992) : « Les genres textuels dans l’analyse du discours : écriture
légitime et communautés translangagières », Langages 105 : 8-27.
Garnier, S. (2008) : « L’évaluation dans les rapports de signalement », Les Carnets du
Cediscor 10 : 79 -91.
Günnarson, B.-L. (2009) : Professional discourse, London-New York, Continuum.
Kerbrat-Orecchioni, C. (2011) : Le discours en interaction, Paris, Armand Colin.
Kerbrat-Orecchioni, C. (2010) : Les interactions verbales. 1. Approche interactionnelle
et structure des conversations, Paris, Armand Colin.
Lejot, E. (2013) : Regards croisés sur le multilinguisme en contexte professionnel à
Hambourg : entre politiques linguistiques et usages effectifs, thèse de doctorat en
didactique, Université Paris 3.
Mayen, P. (2007) : « Quelques repères pour analyser les situations dans lesquelles
le travail consiste à agir pour et avec un autre », Recherches en Sciences de
l’éducation 4 : 51-64.

123
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Mourlhon-Dallies, F. (2009) : De l’analyse des discours ordinaires et professionnels


à l’ingénierie de formation pour l’enseignement des langues, mémoire d’HDR,
Université Paris 3.
Mourlhon-Dallies, F. (2008) : « Langue de spécialité et logiques professionnelles :
enseigner le français en fin de cursus professionnalisant », in O. Bertrand et I.
Schaffner (éds), Le français de spécialité, enjeux culturels et linguistiques, Paris,
Éditions de l’École Polytechnique : 71-81.
Mourlhon-Dallies, F. (1996) : « De la description des discours à la construction de
l’exposition discursive », Le français dans le monde, Recherches et applications :
150155.
Rousseau, P. (2008) : « La pratique de l’éducateur mise en mots », Les Carnets du
Cediscor 10 : 37-54.
Scollon, R. (2005) : « The rythmic integration of action and discourse : work, the
body and the heart », in S. Norris et R.-H. Jones (2005), Discourse in Action :
Introducing mediates discourse analysis, London, Routledge

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LA RECHERCHE SUR LA FORMATION


AUX ÉCRITS PROFESSIONNELS AUX
ÉTATS-UNIS, ENTRE DEUX UNIVERS :
ACADÉMIQUE ET PROFESSIONNEL
David R. RUSSELL et David D. FISHER
Iowa State University & University
of Arkansas, Little Rock

Introduction
La recherche sur la formation aux écrits professionnels en Amérique du
Nord atteste de ressemblances intéressantes avec la recherche et la théorie
francophones sur la question. Des deux côtés de l’Atlantique, apparaissent
des difficultés similaires lorsqu’on essaye de concilier le besoin d’analyser le
langage et les textes (tâche du linguiste) et le besoin d’analyser le fonctionnement
des organisations (ce qui relève des disciplines telles que l’ergonomie), ainsi
que la problématique de l’analyse didactique (France) et de la pédagogie
(USA). La tradition de recherche dans laquelle notre article trouve son origine,
les « Workplace Studies » aux USA, comme le souligne Boutet (ce numéro)
permet de « concevoir les écrits du travail non comme de simples traces que le
linguiste constituerait en corpus, mais comme des actions de nature sémiotique
qui participent de plein droit à l’effectuation d’une action qui les englobe :
« l’action laborieuse ». Il ne s’agit donc pas simplement, comme Mangiante (ce
numéro) le dit, d’une analyse des « besoins langagiers » des étudiants natifs ou
allophones pour telle formation linguistique (similaire au cadre de la recherche
sur les English for Specific Purposes [ou FOS] ).
Zaid (ce numéro) formule bien cette problématique: « En quoi ces formes
d’écrits contribuent-elles à articuler les activités de formation des deux
séquences de formation entre l’université et l’entreprise ? ». Son article, comme
plusieurs dans ce numéro, souligne le lien entre les activités de formation à
l’université et dans l’entreprise. Nous définirons d’abord la tradition théorique
qui conçoit le genre en tant qu’action sociale, en référence à la tradition
française de recherche ergonomique basée également sur la théorie du genre de
Bakhtine, celle de Clot (Clot & Faïta 2000). Je décrirai ensuite une intervention
dans la dernière année de formation d’une filière d’ingénierie qui utilise une
simulation multimédia pour préparer les étudiants à la communication et aux
pratiques auxquelles ils seront confrontés lors de leur premier stage ou durant
leur première insertion professionnelle. Ce faisant, nous rendrons compte de
certaines conclusions d’une analyse de cette intervention qui suggère des lignes
de connexion théorique potentielle entre les traditions.

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Genres et métiers : écologies des genres


Pour traiter de cette problématique, les « Workplace Studies » et surtout les
« North American genre studies » ont développé comme unité d’analyse
les systèmes ou réseaux d’activité socioculturels fondés sur Vygotski et sur
sa méthode génétique, et sur les pragmatistes américains (Bazerman 2004,
Bazerman & Russell 2003, Russell & Bazerman 1997, Russell 1997). Les
apprenants s’inscrivent dans un système d’activités enchevêtrées (l’école, la
famille, la discipline, etc.) médiées de façon hétérogène par la technologie de
l’écrit entre autres. « Les écrits sont considérés ici comme des traces de la
dynamique de formation, spécifiée par des savoirs spécifiques à la pratique
de l’ingénieur » (Zaid, ce numéro). Mais comment analyser les traces de la
dynamique de formation langagière que sont les écrits professionnels ?
Dans cette recherche nord-américaine, la réponse – comme dans certaines
traditions françaises récentes – passe par le genre. Mais pas le genre conçu
comme catégorisation de textes ou comme type de texte, mais plutôt le genre en
tant qu’action sociale. Dans la perspective « North American genre studies »,
un genre est « une réponse typifiée aux actions répétées qui, au cours du temps,
forment et cadrent les attentes et les réponses » (Miller 1984). La typification,
selon Schutz et Luckmann (1973), entre en jeu dans la perception des actions et
des fonctions sociales. Par exemple, face à un vendeur « typique », on s’attend
habituellement à ce qu’il souhaite vendre quelque chose, on s’attend à ce qu’il
fasse preuve d’une certaine politesse, etc. – ceci étant lié à un monde vécu. Le
monde social a ainsi diverses attentes en lien avec des typifications du monde
vécu. Les genres ne sont pas simplement des formes de mots, mais, comme
dirait Charles Bazerman à la suite de Wittgenstein, des « formes de vie »
(1994), des « sphères hétérogènes d’activité humaine » comme le dit Bakhtine
(1994).
Comprendre le rôle de l'écrit dans l’apprentissage et le développement c’est
analyser des genres multiples dans des contextes multiples. Le lien entre genre
comme acte social et sphères d'activité est basé sur le concept bakhtinien
d’intertextualité. Les genres se forment ainsi dans des réseaux intertextuels
ou des systèmes de genres (Bazerman 1994) ou bien des écologies de
genres (Spinuzzi 2003), où s’inscrivent les configurations et les pratiques
disciplinaires/professionnelles. Par exemple, le professeur donne par écrit au
tableau un genre, la consigne d'une dissertation, qui implique un autre genre
écrit par les étudiants, la dissertation, suivi par les réponses du professeur sous
forme d’autres genres écrits ou oraux : le commentaire en marge de la copie
et une note, cette dernière devient un chiffre dans un autre genre, le carnet de
notes… Ce système ou écologie des genres nous mène intertexuellement vers
un système d'activité bureaucratique/universitaire, ou bien intertexuellement
vers un système d'activité disciplinaire de connaissances et de pratiques. Le
manuel du cours mène aux articles scientifiques et aux pratiques associées,
c'est-à-dire à un système professionnel, ou bien ouvre la voie aux autres genres
plus populaires, avec différentes formes d'énoncés, plus journalistiques peut-
être. L'écologie des genres de la salle de classe offre aux étudiants des sentiers
de genre qu'ils peuvent suivre ou non (avec les conséquences qui en résultent).

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La théorie du genre d'Yves Clot (1999, 2002), parmi plusieurs autres théories
francophones du genre, offre une approche de la notion qui ressemble sur
certains points à celle de genre en tant qu'action sociale. La théorie de Clot est
une théorie des genres techniques qui est inspirée et est en lien avec une théorie
du genre textuel-discursif, celle de Bakhtine. Clot et Faïta (2000) ont étendu
la théorie du genre de Bakhtine de façon à englober l’activité technique, plus
largement, et en particulier, au niveau professionnel, en relation avec la théorie
du développement de Vygotski, y compris la zone proximale de développement.
Ils voient les genres comme des « formes communes de la vie professionnelle »
(p. 9). On pourrait dire qu'ils sont « l'âme sociale de l'activité » (p. 11). « Celui
ou ceux qui travaillent agissent au travers des genres tant qu'ils répondent aux
exigences de l'action » (p. 15).
Clot et Faïta (2000 : 12) ont proposé de regarder également comme un genre de
techniques le régime d’utilisation des techniques dans un milieu professionnel
donné. En toute rigueur, le geste professionnel d’un sujet est une arène de
significations. Ceci est une réminiscence du genre comme action sociale qui
analyse aussi « les présupposés sociaux de l’activité en cours, une mémoire
impersonnelle et collective qui donne sa contenance à l’activité personnelle
en situation : manières de se tenir, manières de s’adresser, manières de
commencer une activité et de la finir, manières de la conduire efficacement à
son objet ».
Du point de vue de Clot et Faïta (2000 : 13), et de la théorie du genre nord-
américaine, les genres sont « à la fois des contraintes et des ressources », une
norme et un instrument. Une division complexe du travail est élaborée et
maintenue à travers un langage spécialisé, appris principalement in situ.

Écologies de genres entre mondes : le défi de la recherche sur


la formation aux écrits professionnels
La théorie de l’écologie de genres a, comme nous l’avons souligné, informé la
recherche sur le genre en formation professionnelle. Lorsque les enseignants
tentent de simuler le lieu de travail par les genres qui sont en usage dans le
contexte professionnel en la présence de professionnels (même lorsque les
étudiants doivent porter des tenues de travail en classe pour une présentation
orale), les étudiants reconnaissent et créent des textes appartenant à l'écologie
des genres de la formation, bien que les enseignants proposent des textes pour
la lecture ou l’écriture qui ont été extraits des écologies des genres du lieu de
travail. Freedman et d’autres chercheurs (Dias et al 1999, Freedman et al. 1994)
suggèrent qu’il n'existe que peu ou pas de transfert, parce que l’acquisition
d’un genre signifie acquérir une activité et apprendre à agir dans le contexte.
De même que les résultats de Balcou (ce numéro), les résultats du groupe
canadien « questionnent ainsi les liens entre les pratiques d'enseignement, et
les pratiques d'écriture in situ. » Dans les milieux professionnels, l’écriture
« se produit comme une partie intégrante, mais tacite, de la participation
dans les communautés de pratique, dont les activités sont orientées vers des
résultats pratiques ou matériels » (Freedman et al. : 40-41). Le motif social

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de la formation (épistémique) est fondamentalement différent de celui du


travail (pragmatique). Un phénomène similaire est noté dans la recherche en
formation en ingénierie française. Zaid (sous presse) constate que les rapports
de stage rédigés par les apprentis ingénieurs « reflètent une hésitation entre
deux écritures, l’une académique et l'autre, professionnelle, ou même entre
deux pratiques différentes. » Par ailleurs, « bien que les apprentis aient été
dans une situation industrielle, ils ont officialisé leur activité en fonction des
catégories de connaissances utilisées… d'une façon académique ».
Cela amène à une contradiction fondamentale entre motifs épistémiques
et pragmatiques. Dans les contextes professionnels, l'acte d'écrire est
essentiellement collectif, collaboratif, et conduit à un produit ou à un service.
À l'opposé, dans le contexte universitaire, l'acte d'écrire est essentiellement
individuel, en vue d'une évaluation et d'une note. Insérer les textes écrits par
d’autres étudiants est souvent assimilé à de la tricherie. À l'université, par
conséquent, il existe peu de « document cycling » : cycles de collaboration et de
correction de chaque document important, boucles de feedback et de révision,
courants dans les milieux professionnels.
Selon Freedman et al. (1994), pour participer aux actions de la communauté de
pratique professionnelle, les étudiants ont besoin de ressentir de telles pratiques.
Or, les étudiants n’accèdent à aucun de ces savoir-faire par l’intermédiaire
des simulations traditionnelles (Freedman et al. 1994 : 221), qu’elles soient
réalistes ou non, minutieusement mises en scène ou non. Dans le cadre d’une
recherche basée sur une observation de classes utilisant les études de cas
traditionnelles, Freedman et ses collaborateurs estiment que les étudiants ne
peuvent pas atteindre le « ressenti de l’intérieur » dans le cadre habituel d’une
salle de classe.

Nouvelles simulations pour relier les mondes


Pour résoudre ce problème, l’équipe MyCase (2009) a construit des simulations
virtuelles (en ligne) d’entreprises fictives. L’objet est conçu pour permettre aux
étudiants de « ressentir de l’intérieur » la communication professionnelle, tout
en restant dans un environnement beaucoup plus contrôlé et moins coûteux
- et dans lequel il est possible de réfléchir sur les deux sphères d’activités
et de les critiquer L’analyse porte ici sur la simulation Omega, une start-up
en biotechnologie. Dans un cours de communication technique destiné à 24
étudiants dans la filière de bio-ingénierie en dernière année de formation, les
étudiants y jouaient le rôle de bio-ingénieurs engagés comme consultants par
la firme Omega. L’enseignant endossait différents rôles mais principalement,
celui de chef d’équipe de ces consultants.
Les étudiants/consultants vont au travail en ligne (voir figure 1), se connectent
et ont accès aux documents (audio et vidéo) dans un éventail de genres qui
représentent l'histoire en cours de l'entreprise, les derniers évènements au
sein de l'entreprise (représentés au moyen de courriels, vidéo clips, etc.) et un
calendrier de la firme – bref, une écologie de genres qui fournit un système
d'activité virtuelle et fictionnelle (Fisher 2007).

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Figure 1: Le Portail Moléculaire Omega : les textes


d’ouverture se combinent pour créer un chronotope.
Les étudiants/consultants interagissent avec le contenu du cours dans un espace
et dans un temps virtuels dans leur rôle de consultants. Grâce à l'écologie des
genres, ils sont confrontés à un certain nombre de questions, incluant :
• le décalage entre ce que les gestionnaires disent dans les réunions
publiques et les données financières et scientifiques (ou l’absence
de celles-ci)
• Les questions de propriété intellectuelle et leurs relations aux
enjeux de l'activité : humanitaires ou lucratifs ?
La simulation devient un objet-frontière (Leigh Starr 2010 : 18) entre les deux
sphères d'activité, scolaire et professionnelle, qui « comportent trois éléments :
la flexibilité interprétative, la structure des besoins et des arrangements du
processus de travail et de l'informatique, et la dynamique à l'oeuvre entre des
utilisations mal structurées des objets et d'autres plus adaptées » (Figure 2).
La flexibilité interprétative de la simulation comme objet-frontière, combinée
à la capacité de poser pour les étudiants à la fois des problèmes mal structurés
et d'autres plus structurés, suggère que la simulation fonctionne en tant
qu'environnement « encourageant au transfert » (Tuomi-Grohn, Engestrom
&Young 2003, Fisher, Russel & Williams 2008). C’est-à-dire qu’elle offre aux
étudiants des opportunités pour entreprendre et pratiquer en milieu de travail,
en même temps, une réflexion sur celui-ci. Afin d'élaborer cet environnement,
une recherche relevant de l'approche ethnologique a été menée.

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Figure 2 : Simulation en ligne en tant qu’objet-frontière


Dans une recherche précédente sur une autre simulation de l’équipe MyCase,
une analyse des transcriptions des entretiens de groupe (n = 16), a montré
qu’avec la simulation, les étudiants attribuaient vraisemblablement beaucoup
plus leur apprentissage avec la simulation à un travail professionnel, en
comparaison de leur apprentissage soit dans une classe traditionnelle, soit au
moyen d’études de cas traditionnelles (Fisher 2006). Afin de donner suite à
cette recherche, dans la simulation Omega en bio-ingénierie, les deux questions
principales pour cette recherche qualitative sont :
1. Comment représenter en ligne un système d’activités et une écologie
de genres professionnels?
2. Comment les étudiants répondent-ils à cet objet-frontière ?

Méthodes
Des données ont été recueillies à partir d’interviews d’instructeurs, d’entretiens
de groupe semi-structurés, d’observations en classe, d’une analyse de
documents, et d’une analyse du nombre de manipulation des documents en
ligne par les étudiants. Pour un compte rendu complet des méthodes spécifiques
de collecte de données et d’analyse, voir Fisher (2006, chapitre 4).

Résultats
L’équipe de recherche a étudié une start-up en biotechnologie réelle. Elle a
recueilli des documents, interrogé des professionnels de différentes sphères et
observé les processus, ainsi que la littérature sur les controverses relatives à
cette industrie. Pour représenter les activités professionnelles communicatives
en ligne, il faut choisir (ou construire) des textes statiques et les animer dans
un réseau humain de pratiques scripturales. Selon la perspective de Clot

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(2002), « le métier est un chronotope, » pour reformuler encore un concept que


Bakhtine a mis au point dans un autre contexte. On entend par là la réponse
professionnelle/pratique, la tâche à accomplir qui, traversant l'activité de
chacun, forme une donnée spatio-temporelle à l'intersection du passé et du
présent.
Le chronotope du métier ou du lieu de travail est très diffèrent de celui d'une
salle de classe ou d’une formation, dans lesquelles la simulation est, bien
sûr, intégrée. La simulation, comme objet-frontière, englobe, de manière
délibérément contradictoire, les deux relations temporo-spatiales. Le concept
de chronotope de Bakhtine (1984, Schryer 2002) est d'une grande aide ici parce
qu'il théorise la relation entre le genre et la structure d'activité spatio-temporelle
– condition nécessaire pour ressentir le genre et le travail professionnel « de
l'intérieur ». Autrement dit, les documents que les étudiants/consultants trouvent
et manipulent les placent dans un chronotope d’actions discursives possibles.
Quand les sujets reconnaissent un énoncé comme appartenant à un certain
type, à un certain genre, ils connaissent non seulement les types d'acteurs, les
objets et les actions qui sont véritablement – bien que jamais automatiquement
– impliqués, mais aussi le milieu spatio-temporel invoqué. Ils connaissent le
paysage des interactions dans la simulation. Individuellement et en groupes,
ils sont confrontés aux exigences et aux tâches multiples et ils produisent de la
communication requise par ces situations de discours exigeantes.
Le groupe d'étudiants que nous observons ici s'engage dans le processus
cyclique qui consiste à traiter un certain nombre de textes professionnels, dans
un système intertextuellement connecté. Ils ont besoin d'assembler une histoire
cohérente au sujet de l'entreprise et de sa situation actuelle, histoire basée
sur l'information fournie sous forme d'artefacts, et par conséquent d’adapter
cette histoire à des publics et à des thèmes variés (par exemple : demande
de financement pour des projets humanitaires en opposition à des demandes
d’investissement). Il leur faut apporter leur propre contribution à cet univers de
documents, dans le cadre des genres professionnels, « sur le terrain » de cette
organisation fictionnelle (voir Fisher 2007).

L’espace d’évocation
L'environnement d'apprentissage virtuel est conçu pour permettre la
représentation spatiale de genres à la fois en termes d’ampleur et en termes
de profondeur des genres (Russell 2002). Par exemple, le Document Server
(Figure 3) est un espace organisé en fiches qui contient des documents de divers
genres.

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Figure 3 : Le serveur de documents Omega. Cette composante représente


le serveur du fichier de l’entreprise. Des documents supplémentaires et des
dossiers supplémentaires apparaissent progressivement dans cet outil.
Les fichiers représentent de nombreuses branches (et professions) au sein de
l'entreprise : gestion, marketing, comptabilité, recherche, etc. La comptabilité
par exemple, est évoquée en partie par ses genres caractéristiques : bilans,
relevés des flux de trésorerie, etc.
Les documents de comptabilité et de recherche disponibles dans le
serveur « document », soulèvent potentiellement des questions éthiques. Les
étudiants doivent explorer en détails l’écologie des genres pour mettre à jour
l’information (et construire une histoire et projeter un futur) ce qui est utile pour
leur travail de consultants. Par exemple, l'un de leurs « projets » du point de vue
de la classe et du point de vue du travail de consultant est d’écrire un « bulletin
d’investigation » qui se réfère aux données puisées sur le terrain – données
qui sont contredites par des propos tenus par le PDG lors d’une publicité pour
l’entreprise, ce qui soulève des questions éthiques pour eux.
Les projets sont donnés aux étudiants par des membres du personnel fictif ou par
l'enseignant dans son rôle de chef d'équipe/consultant non comme des projets
académiques, mais comme des tâches à réaliser, livrables au cabinet d'expertise
sous forme de mémos. Les huit projets (prenant 10 semaines d'un cours de
15) sont conçus pour forcer les étudiants à explorer de façon opportune et
les amener à reconnaître et à utiliser les genres en système, de façon active,
pour ajouter de la valeur aux données/informations en réalisant des genres
professionnels.

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Les étudiants travaillent en groupes et individuellement. Mais, même s’ils


travaillent individuellement, ils peuvent partager les informations. Pour les
étudiants dans le rôle de consultants, un espace de partage de documents est
disponible. Ils peuvent disposer de cet espace (Figure 4). Ainsi, l’environnement
d’apprentissage virtuel représente l’ensemble des genres (Russell 2002),
l’étendue spatiale des genres.
Voici le commentaire d’un étudiant lors d’un entretien :
« Pendant que j’essayais d’écrire un bulletin d’investigation, j’étais en
train de parler avec quelqu’un qui essayait de m’aider à le faire, et il a
dit : "Eh bien, sachant que c’est comme une sorte de société/entreprise
réelle, ici, avec toutes les information dont nous disposons, nous ne
pouvons vraiment rien inventer. Et nous devons prendre la concurrence
au sérieux parce que dans la réalité la concurrence existe. Donc, tu sais,
cela nous donne l’expérience de travailler en fait pour quelqu’un plutôt
que pour une quantité de projets qui aboutiront à une note23" ».
Dans ce chronotope le genre du bulletin d’investigation a imposé certaines
contraintes sur lesquelles l’étudiant pouvait travailler en contraste avec le
chronotope d’une classe traditionnelle. Mais le genre et le chronotope ont
également fourni des ressources qui ne sont pas disponibles dans une classe
traditionnelle : la capacité à agir et à apprendre avec les autres dans le cadre
d’un espace donné. La simulation, en tant qu’objet-frontière, donne aux
étudiants la possibilité de reconnaître les contraintes et les ressources à la fois
de la formation académique et des lieux de travail.

Figure 4 : Le partage de documents Omega : les étudiants postent des projets et des
devoirs dans ces dossiers et peuvent y accéder depuis n’importe où.

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Le temps d’évocation
Le système de gestion du contenu (CHS) permet aussi la représentation du
genre sur le paramètre temps. Il y a d’abord un calendrier (Figure 5). Mais les
dates limites sont conçues comme un accroissement de l’écologie de genres
de l’entreprise fictive. Les dates sont placées sur le calendrier dans le temps
fictif de l’entreprise et peuvent changer selon de « nouvelles » informations
ajoutées au serveur de documents, à la bibliothèque vidéo, etc.… Comme
cela a été démontré par Yates & Orlikowski (2002), le temps est perçu au sein
d’une écologie de genres non pas en termes de temps calendrier mais, en terme
de kairos ou « capacité à saisir le moment opportun » (Brichaux 2003). La
conscience et l’usage stratégique des écologies de genre et la forme active
des moments kairotiques (plutôt que l’acceptation passive de la chronologie)
sont mis en avant dans la communication électronique complexe et les
étudiants utilisent le temps dans l’environnement d’apprentissage virtuel pour
comprendre quelles actions sont disponibles et formuler des réponses à temps.
Le calendrier élabore les dates du personnel fictif de l’entreprise, élabore les
dates des étudiants et vice versa.

Figure 5 : Calendrier des évènements. Les tâches à accomplir proviennent des


exigences du lieu de travail (ex : le Directeur de Marketing préparant un glossaire
pour de nouveaux recrutements, le PDG allant à un séminaire sur le capital à
risque, le Directeur de Marketing allant à une exposition commerciale).
La simulation met en action l’ensemble des genres et crée le temps kairotique et
le chronotope de l'écologie de genres au moyen d'outils de communication qui
évoquent la communication en entreprise plutôt que la communication dans la
classe (bien que la première, très souvent, serve à la seconde).
Au moyen d’un système de courriels dans le portail Omega, les étudiants
peuvent correspondre non seulement avec d’autres étudiants mais aussi avec
l’enseignant/chef d’équipe et avec les membres de l’entreprise en cas de
questions ou de préoccupations (Figure 6).
L’instructeur répond en jouant le rôle du personnage auquel le courriel est
envoyé. Un certain nombre d'étudiants utilisent cet outil pour envoyer un
message aux personnages fictifs de façon à combler les carences informatives
trouvées dans le portail.

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Les genres des courriels entre étudiants et enseignants (tâches explicatives,


etc.) que les étudiants connaissent bien deviennent des genres de courriels
entre employés et superviseur (tâches professionnelles explicatives) : ce sont
des genres apparentés.

Figure 6 : Le courriel organisationnel Omega. Les étudiants envoient


des emails non seulement aux autres étudiants et à l’enseignant,
mais aussi aux membres de l’organisation fictive. L’instructeur
joue le rôle du personnage à qui le courriel a été envoyé.
Les étudiants reçoivent des commentaires sur leur travail par l’intermédiaire
des personnages fictifs. Cette caractéristique permet à l'instructeur d'adopter
une identité de commentateur afin qu’elle corresponde à celle du personnage
de la firme fictive auquel le document a été soumis. Comme avec les courriels
à rôle sensible, la fonction commentaire autorise l’instructeur à commenter en
jouant les rôles de différents personnages, de même que plusieurs employés
d’une entreprise réelle font des commentaires sur un document professionnel
important.

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Figure 7 : L’enseignant qui endossait le rôle de Jake Steubens, Directeur de Marketing,


a commenté un rapport technique effectué par un étudiant jouant le rôle de consultant.
Les étudiants soumettent tous les avant-projets à l’outil de partage de documents
(Figure 5). L’instructeur reconsidère les documents en tant que personne
attachée à une entreprise, le directeur de Marketing, par exemple (Figure 7)
et soumet les documents examinés à l’outil de partage de documents. Les
seuls projets non soumis à l’outil sont les projets notés que l’instructeur envoie
directement aux étudiants.
Nos analyses des réponses des étudiants suggèrent que le chronotope et le
kairos de la simulation forcent les étudiants à réfléchir sur leurs décisions
quant aux mesures communicatives, leurs « speech acts ». Un exemple en est
le contrat de non-concurrence (interdiction de travailler pour un concurrent
durant les deux ans qui suivent les exercices professionnels) que les étudiants
devaient signer avant de commencer à travailler pour Omega. Cet acte public
oblige les étudiants à se projeter dans une échelle de temps qui s’étend
(fictivement) au-delà de leur mission de consultants. Il leur faut mener leur
future activité professionnelle en une écologie des genres juridiques qui
doivent être négociés aujourd’hui avec des conséquences ultérieures. Après
discussion, certains étudiants ont modifié la clause, voir ci-dessous (Figure 8).

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Figure 8 : Réponse d’un étudiant qui formule des questions éthiques spécifiques.
L’étudiant fait valoir son droit à signaler les violations éthiques. Il demande que
le temps de probation soit raccourci à six mois au lieu de deux ans, et il précise
qu’Omega devrait livrer une liste des organisations qu’elle juge concurrentes.
Par conséquent, cet étudiant est engagé à la fois dans le temps (durée de non-
concurrence) et dans l’espace métaphorique (la position d’Omega par rapport à
d’autres concurrents et le paysage juridique et éthique du champ).

Discussion
Nos résultats montrent qu’il est possible de manière significative de représenter
en ligne une entreprise professionnelle et une écologie des genres professionnels
en prenant en compte les dimensions chronotopiques du travail professionnel
et des genres professionnels. Plusieurs espaces contenant des documents et des
vidéos à partir d’un grand nombre de participants dans des rôles et des métiers
différents ont dû être construits. Par ailleurs, ces artéfacts ont dû être placés
dans une relation temporelle, non seulement en termes de chronologie de leur
construction ou de leur accessibilité, mais aussi en fonction de leur utilisation
potentielle. Même ainsi, le chronotope de l’organisation fictive n’était que
l’esquisse d’une véritable organisation, et son chronotope était en conflit
avec le chronotope de la classe et de son programme. Néanmoins, il semble
que les media électroniques le rendent possible afin de créer une écologie de
genres qui représente l'activité à la fois de façon spatiale et temporelle. Comme
nous avons essayé de le montrer, ces simulations électroniques permettent la
reconnaissance du genre en relation avec le temps et l’espace.

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Les étudiants ont répondu à cet objet-frontière de façon contradictoire,


comme cela était prévu. Ils ont activement «joué le jeu», même si certains
étaient initialement dans la confusion ou dans une attitude très critique. Ils
ont sélectionné, lu, et fourni des textes d’une facture semblable à celle des
professionnels dans le domaine. En cela, ils ont montré une capacité à « ressentir
de l’intérieur » le contexte communicatif, ce que Dias, Freedman, Medway
& Paré (1999) pensaient impossible. Cependant, ils ont manifestement pris
conscience qu’il s’agissait bien d’un jeu et que leur orientation était encore,
à bien des égards, celle d’un étudiant, comme d’autres recherches sur les
apprentis ingénieurs l’ont montré (Zaid sous presse). Ces résultats suggèrent
que pour beaucoup d’étudiants la simulation est un « encouragement au
transfert » (Tuomi-Grohn, Engestrom & Young 2003). Mais des recherches
supplémentaires sont nécessaires pour préciser dans quelle mesure la simulation
permet d’exposer les étudiants de façon nettement plus efficace que les autres
dispositifs, et de loin, à une écologie de genres en tant qu’action sociale et de
la représenter dans des espaces organisationnels de façon plus complexe qu’en
salle de classe.
Du point de vue théorique, nos expériences, en inscrivant l’activité de travail
dans des environnements d’apprentissage électroniques, suggèrent l’utilité
du concept de genre en tant qu’action sociale et l’utilité des écologies du
genre y compris leurs chronotopes dans la construction de telles simulations
électroniques
Les étudiants indiquaient spécifiquement les éléments qui simulaient l’écologie
de genres du travail professionnel comme les menant à ces attributions :
partage du travail, commentaires de professionnels fictifs, etc. Ils ont élaboré
des problèmes et des réponses pour eux-mêmes à partir d’interactions parmi
des genres divers dans l’écologie de genres de la simulation, l’objet-frontière
(Fisher 2006). Cependant, la médiation électronique potentielle pour la mise en
place d’environnements facilitant l’apprentissage vient juste d’être explorée.
Certaines traditions francophones de la recherche en didactique et de la recherche
ergonomique peuvent être particulièrement utiles. Premièrement, l’analyse
didactique des lieux de travail en relation avec la formation scientifique,
comme celle de Zaid, permettrait une compréhension plus systématique des
lieux de travail ciblés et des métiers afin de les utiliser dans les simulations.
Deuxièmement, l’analyse des métiers effectuée par Clot suggère de nouvelles
façons de conceptualiser la formation aux écrits professionnels en termes
de genres techniques. Plus précisément, sa méthode de recherche, l’auto-
confrontation en clinique de l’activité, a pour fonction de faire « dérailler » le
discours en offrant aux professionnels « des moyens détournés pour surmonter
des impasses en développements génériques du chronotope professionnel. »
(Clot 2002). Une variante de cette méthode pourrait être appliquée aux étudiants
afin de les obliger à affronter les contradictions entre les genres / chronotopes
du travail académique et du travail professionnel.

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LE « MÉMOIRE D’APPLICATION » :
UNE SITUATION DISCURSIVE PARADOXALE
Carole GLORIEUX
Université libre de Bruxelles
Centre de méthodologie universitaire et de didactique du français

Introduction
Je me pencherai sur un genre de discours universitaire (DU) particulier,
le « mémoire d’application » (MAP), au sein de la filière Information et
communication - dite Infocom - à l’Université libre de Bruxelles : il s’agit
d’un genre encore méconnu, voire inconnu. Je tâche ici de montrer en quoi
le statut du MAP peut apparaître comme paradoxal, d’une part, au sein de
l’université, et, d’autre part, au sein de la filière. Il s’avère que cette situation
discursive paradoxale du MAP est notamment liée à des représentations, tant
étudiantes qu’enseignantes, quant aux genres attendus à l’université ; cette
dimension éclaire la question de la légitimation du genre, qui interroge la place,
à l’université, d’écrits professionnalisants.
Cette réflexion débouche sur une première proposition didactique qui concerne
le début du parcours du mémorant24 : un questionnaire en guise d’outil réflexif.

Champ de recherche
Cette recherche s’inscrit dans le champ de la didactique du français à
l’université ou plutôt, selon la proposition de Reuter, dans le champ - encore
en construction - des didactiques des disciplines universitaires (2012 : 171), en
lien avec le concept de littératie universitaire25 défini comme l’acculturation
aux DU par les étudiants tout au long de leur parcours scriptural et lectural. La
notion de genre de discours, essentielle pour les didactiques, est adoptée ici pour
cerner un genre spécifique à une discipline universitaire et aux apprentissages
disciplinaires visés (d’après Reuter 2010 : 119).
En effet, le focus est dirigé vers un genre créé pour répondre à un besoin
particulier : le mémoire d’application, qui implique une dimension
professionnalisante et compte trois parties distinctes. Cependant, s’il existe
depuis près de vingt ans, il reste non décrit et illégitimé. Il s’inscrit dans le
contexte de la filière Infocom, principalement pour la finalité qui forme des
journalistes, à l’ULB, université francophone de Belgique, qui « […] s’affirme

24
« Mémorant », vocable calqué sur « doctorant », désigne en Belgique l’étudiant de
Master en situation de production d’un mémoire.
25
Voir notamment les travaux récents de Pollet (2012), Delcambre (2012 ; 2010),
Rinck (2012) pour le monde francophone, et ceux de Donahue (2012) pour le monde
anglo-saxon.

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comme une université de recherche […] » (Devriese-Marchant 2010 : 112). Cette


dimension contextuelle s’avère déterminante : de nombreuses études portant
sur les DU ont montré « le rôle fondamental que jouent dans l’élaboration des
écrits les contextes où ils sont produits » (Delcambre, Lahanier-Reuter 2010 :
22). À des fins de cohérence, l’Information-communication est ici appréhendée
en tant que discipline universitaire26. Bien que Reuter semble vouloir distinguer
les « littéracies universitaires » des « littéracies disciplinaires » (2012 : 172), je
soutiens l’idée de littératies universitaires disciplinaires : il s’agit de cerner ici
les pratiques de la littératie universitaire de l’Infocom.
Au-delà, la notion de professionnalisation apparaît comme centrale dans
le propos, en tant qu’elle vise à rendre la formation universitaire plus
professionnelle, en opérant une tentative de rapprochement entre la recherche,
la formation et le marché du travail (d’après Morisse et al. 2011 : 4-5).

Supports mobilisés dans le cadre de la recherche


Outre les entretiens avec les responsables et enseignants de la filière, la présente
contribution s’appuie sur le vade-mecum d’Infocom et sur les premiers
résultats de l’analyse des réponses d’étudiants à un questionnaire. Ce vade-
mecum (VM) consiste en un guide méthodologique émis par les autorités de la
filière et adressé aux étudiants de Master pour les aider dans la réalisation de
leur mémoire. Quant au questionnaire, élaboré par mes soins, il est destiné aux
mémorants en début de parcours et se compose de huit questions principales27.
Ce questionnaire a été rempli par 77 étudiants au début de leur première année
de Master, en octobre 2010 ; il vise, par le biais des déclarations étudiantes, à
faire émerger leurs représentations et à mesurer leur degré d’information quant
au MAP et au MA (mémoire dit « académique », voir infra) – les étudiants
peuvent en effet présenter soit un MAP, soit un MA.
L’objectif principal de cette contribution est donc d’amorcer une réflexion sur
la caractérisation du genre, sur la base des premiers résultats28 d’analyse des
DU convoqués.

Définitions en contexte
Le VM définit le MA comme un :
« mémoire universitaire classique : vous choisissez un sujet et une ou plusieurs
questions de recherche et vous entreprenez des recherches, tant bibliographiques
que de terrain (entretiens, analyses, etc.) pour y apporter des éléments de
réponses à travers un éclairage rigoureux et innovant, en commençant par un
état de l’art ». (VM : 3) ».

26
Cependant, cette acception est loin d’être une évidence et la question du statut
disciplinaire du champ reste pendante (voir Nordenstreng 2011 ; Heinderynck 2007).
27
Voir le détail des questions en annexe.
28
Mais je ne reviendrai pas sur le détail des hypothèses ou le traitement des données
(voir Glorieux 2012 à par.).

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Quant au MAP, il doit comporter deux volets : d’une part, une brochure qui
comprend une synthèse documentaire et un exposé méthodologique, d’autre
part, une réalisation pratique. La synthèse documentaire consiste en réalité
en un MA succinct, mais en lien avec la réalisation pratique ; l’exposé
méthodologique, quant à lui, doit expliciter la démarche suivie pour la réalisation
pratique et comprendre la méthode adoptée pour l'exploitation des sources, la
genèse de la réalisation pratique, la description des techniques professionnelles
utilisées et le "journal de bord" du travail. Quant à la réalisation pratique, il
s’agit d’un reportage ou d’une enquête sous forme radiophonique, télévisuelle
ou imprimée, pour la finalité "journalisme" (VM : 3).
Premier paradoxe: un mémoire d’application revêt une dimension
essentiellement pratique ; or, l’université forme avant tout aux discours
de recherche.

Du mémoire de recherche…
L’université a pour vocation de former aux discours scientifiques, et le mémoire
« traditionnel » en est une illustration aboutie. Cependant, ce mémoire « académique »
trahit une ambiguïté car il suppose à la fois la fin et le début de quelque chose : il
symbolise, selon le VM, le « couronnement de la carrière de l’étudiant » (VM : 1)
et marque ainsi la fin de son parcours mais, dans un même temps, il produit un
discours de recherche qui le fait entrer dans le monde des chercheurs : l’injonction
institutionnelle peut être considérée comme paradoxale car il s’agit de « se poser
en tant que chercheur tout en sachant qu’un des enjeux essentiels de l’écrit produit
est justement la certification de chercheur » (Reuter 1998 : 17) ; d’ailleurs, cette
« tension […] rend difficile le travail d’écriture des étudiants » (Delcambre,
Lahanier-Reuter 2010 : 19) et on peut s’interroger, avec Penloup (2000 : 154), sur
le degré d’acculturation de l’étudiant de master au monde de la recherche. Or, la
plupart des étudiants ne vont pas entrer dans le monde de la recherche mais dans
un monde professionnel autre ; les compétences mises en œuvre pour produire un
mémoire ne sont a priori pas directement transférables dans leur futur métier (sauf
s’ils deviennent chercheurs) et on verra comment le mémoire d’application apporte
une dimension nouvelle à cette question.

… Au mémoire d’application
On peut s’interroger : le MAP, puisqu’il se focalise sur le « pratique », ne constitue-
t-il pas une sorte de « détournement » de la vocation du mémoire universitaire ?
Cependant, la situation ne s’avère pas si paradoxale, parce que le MAP constitue
un genre hybride, parce que son éventualité apparaît dans d’autres filières et parce
qu’Infocom s’affirme comme une filière professionnalisante.
Le MAP est un genre hybride : malgré ses dimensions pratiques, il comporte
aussi une synthèse documentaire présentée comme un MA succinct et implique
un travail sur l’écriture scientifique. Ainsi, le MAP est, pour la partie synthèse
documentaire, à ranger parmi les écrits de recherche en formation et relève
donc des discours scientifiques29.
29
Voir infra p.7.

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En outre, la possibilité de présenter un MAP existe dans les autres filières de la


Faculté de philosophie et lettres. Il faut cependant nuancer cette assertion, parce
qu’il s’agit d’une éventualité récente et peu suivie, laquelle illustre le processus
de légitimation en cours, le caractère précurseur ou marginal d’Infocom. Ainsi,
soit le MAP finira par se développer dans toute la faculté de Philosophie et
Lettres, soit le MAP restera un genre cantonné à Infocom. Néanmoins, la
possibilité, même latente, de présenter un MAP, pour tous les étudiants de
la faculté, interroge le statut du mémoire à l’université ; cette potentialité
traduit-elle une évolution des genres de DU en regard des exigences du monde
professionnel ?
De surcroît, Infocom apparaît comme une filière qui met tout particulièrement
l’accent sur la pratique et se veut professionnalisante : elle « […] met tout en
œuvre pour former des journalistes du plus haut niveau, armés d'un solide
bagage universitaire, mais aussi rompus aux techniques et à la pratique du
journalisme […] grâce à la collaboration de journalistes professionnels qui
mettent leur talent et leur expérience au service d’un enseignement actif 30».
Ainsi, la synthèse documentaire relève des écrits de recherche en formation et sa
validation a trait à la fin du parcours de l’étudiant dans une université qui forme aux
discours scientifiques, alors que les autres parties du MAP relèvent des discours
que j’ai appelés professionnalisés pour les situer sur le terrain de l'apprentissage
d'une profession. Au sein des discours professionnalisés, je distingue discours
professionnalisants en tant que discours de formation professionnelle qui émanent
soit d’enseignants, soit d’étudiants, et discours professionnels qui concernent les
activités d’écriture en tant que pratiques professionnelles (Cros et al. 2009 : 3)
et émanent des (futurs) professionnels dans le cadre ou l’optique de leur métier ;
ces discours sont inhérents à la profession mais émis au sein de l’université. Ces
discours professionnels, en tant que catégorie des DU, se distinguent des discours
professionnels émis au sein de la sphère professionnelle ; pour lever l’ambiguïté,
ces derniers seront désignés ici sous l’expression « discours des professions »
(Maingueneau 2009 : 118).
En somme, l’exposé méthodologique appartient aux discours
professionnalisants : il se veut un écrit réflexif qui revient sur la réalisation
pratique et dont la validation a trait à la fois à la fin du parcours de l’étudiant
et au début du parcours du professionnel. La réalisation pratique, quant à elle,
relève des discours professionnels émis au sein de l’université ; sa validation a
trait au début du parcours du futur professionnel.

Organigramme contextualisé et comparaison avec le MA et le MP


L’organigramme ci-dessous31, typologie contextualisée des DU en Infocom,
permet d’appréhender la nature composite du MAP, son statut particulier et de
le situer par rapport au MA. Cette catégorisation n’est ni étanche, ni exhaustive,
à quelque palier qu’on se situe dans l’organigramme.
30
http://comm.ulb.ac.be/enseignement/information-et-communication, site consulté
le 3 mars 2012.
31
Noter que D. renvoie à discours, E. à écrit, ACA à académique.

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Les DU sont les discours produits dans le cadre d’une institution universitaire
par les membres de cette institution dans l’exercice de leurs fonctions
(d’après Defays et al. cités par Galatanu 2009 : 70). Au sein des DU, j’ai pu
distinguer, mais ils peuvent s’inter-pénétrer : les discours (d.) institutionnels,
les discours scientifiques et les discours professionnalisés. Dans les discours
scientifiques, j’ai pu isoler les discours de recherche, les discours de diffusion
(d’un chercheur vers un public non spécialiste mais averti) et les discours
didactiques (de l’enseignant-chercheur vers ses étudiants) (Pollet 2001 : 30).
Les discours de recherche correspondent à la production de différents types d’écrits
d’étudiants et de chercheurs qui ont pour but la production de savoir (Reuter
1998 : 11). Au sein des discours de recherche, j’ai établi trois catégories sur la
base d’une typologie dégagée par Delcambre & Lahanier-Reuter (2010 : 24-25) :
écrits de recherche en formation (mémoire, thèse) écrits académiques au sens strict
(examens, travaux d’étudiants autres que la thèse ou le mémoire) et écrits des
chercheurs (ouvrage et article scientifiques, projet et rapport de recherche…).
Le MA ne peut être assimilé à l’article scientifique, ni à une thèse. Il doit être
considéré, enseigné et évalué, comme un discours de recherche particulier : un
écrit de recherche en formation, tout comme le MAP, du moins dans son aspect
de synthèse documentaire.
J’avais envisagé dans un premier temps l’assimilation du MAP au mémoire
professionnel (MP), tel qu’il est défini en France, ou au TFE (travail de fin
d’études) belge. Or, au vu de la littérature sur le sujet (par ex. Guigue-Durning
1995), le MAP compte de nombreux points communs avec le MP mais il
offre des caractéristiques typiques. De façon schématique, le MAP se situe à
l’intersection entre MA et MP.
Le MP n’existe pas sous cette désignation en Belgique ; néanmoins, quand il
est appelé « portfolio », « rapport de stage » ou encore « TFE » (voir Scheepers
2012), il apparaît à l’université (en Infocom, par exemple, les étudiants doivent
remettre un rapport de stage) ou en « Haute Ecole32 ». Cependant, toutes ces
formes de MP présentent la même particularité : « […] il s’agit avant tout
d’apprendre à expliciter et analyser des situations et pratiques professionnelles »
(Barré-de Miniac 2011 : 21), dans le cadre d’une formation professionnelle :
l’apprenant est considéré comme professionnel ou stagiaire. Dans le MA,
« […] il s’agit de produire des connaissances nouvelles et d’apprendre à écrire
selon les normes du métier de chercheur » (Ibidem).
Par ailleurs, si le MP apparaît comme un écrit académique sans lien direct
avec les écrits à produire dans sa profession, le MAP semble davantage lié aux
discours des professions car la réalisation pratique et l’exposé méthodologique
- en tant qu’il expose une technique professionnelle utilisée (exemple :
un conducteur de reportage) - présentent un lien direct avec ces discours.
Cependant, la réalisation pratique du MAP n’appartient pas aux discours des
professions, même si la forme linguistique semble identique. En effet, ce n’est

32
En Belgique, cette catégorie désigne l’enseignement supérieur non universitaire,
traditionnellement tourné vers la professionnalisation.

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pas la forme mais la fonction qui différencie le genre (Russell 2012 : 25) : la
réalisation pratique sert à apprendre en contexte universitaire. Dans la suite
de ma recherche, l’analyse de cette partie des MAP permettra peut-être de
cerner les (représentations des) genres caractéristiques de la discipline ou de la
profession afin de donner à voir des aspects de l’épistémologie fondamentale et
de la méthode du champ et d’étudier comment comparer des genres homologues
éducatifs et professionnels (Russell 2012 : 27).
Ainsi, les fonctions du MAP et du MP diffèrent : le MP est envisagé dans
une optique de formation mais peut aussi servir à transformer des pratiques
professionnelles. La complexité de la situation énonciative du MP peut être liée
à la pluralité des destinataires et des contextes de référence (Guigue-Durning
1995 : 85). Le MAP, quant à lui, vise avant tout à former. L’attention, dans la
suite de ma recherche, sera portée sur ce qui est évalué : l’apprentissage ou
l’écriture ? (Russell 2012 : 26).
Les rapports de stage, MP, TFE et MAP apparaissent comme des genres de
textes composites ; certaines caractéristiques semblent comparables, comme la
présence d’îlots narratifs (Scheepers 2012 : 120) - par exemple dans le journal
de bord - ; les dimensions réflexive33 et méta-discursive ; la question du rôle
des savoirs académiques dans la construction des savoirs professionnels (Clerc
2011 : 63). Cependant, c’est surtout l’équilibre entre les discours à l’œuvre
ainsi que leur construction, pour chacun d’eux et l’un par rapport à l’autre, qui
diffèrent. Par exemple, selon F. Merhan, les rapports de stage comprennent
en permanence deux dimensions, l’une dédiée à l’expérience vécue, l’autre à
son analyse, avec des aspects réflexifs et théoriques très présents (2011 : 48) :
il semble que doit s’opérer une intrication constante de deux types de discours
pour problématiser l’expérience dans le MP, même si Scheepers distingue dans
les TFE qu’elle analyse une « partie théorique » et une « partie pratique » (2012 :
123). Pour cerner le MAP, il s’agira de mesurer cette éventuelle intrication et
ses lieux, en lien avec la posture de l’étudiant.
Une différence fondamentale devrait séparer le MP du MAP et rapprocher
ce dernier du MA. Pour le MP, l’expérience professionnelle précède
le processus scriptural ou se situe dans la même temporalité (d’après
Leclercq 2006) : le MP tout entier consiste en un retour sur la pratique,
à l’intérieur duquel l’écrit progresse de la narration vers l’argumentation
réflexive, progression nourrie par des lectures théoriques pour affiner la
problématique. Quant au MAP, il implique un chemin d’écriture différent,
non pas spiralaire mais itératif, avec le même point de départ que le MA : un
état de l’art. Seulement ensuite devrait être produite la réalisation pratique.
Dans un troisième temps, l’exposé méthodologique doit être rédigé
complètement, même si certaines parties de celui-ci, comme le journal
de bord, auront dû être écrites tout au long du processus. Or, l’expérience

33
Cependant, dans l’exposé méthodologique du MAP, l’étudiant ne revient pas sur sa
pratique professionnelle mais sur l’objet discursif produit - la réalisation pratique - et
sa construction.

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enseignante34, relayée par les premières analyses des questionnaires, révèle


que les étudiants commencent par la réalisation pratique puis, se penchent
sur la littérature théorique (l’analyse des questionnaires montre que pour
plus de 50% des étudiants, l’importance de la revue de la littérature est
moindre pour le MAP par rapport au MA ; il semble en outre que les
étudiants focalisent la revue de la littérature sur le début du processus
d’écriture et/ou sur un moment et un lieu précis de ce processus) et rédigent
la synthèse documentaire en toute fin. Ils procèdent ainsi à l’inverse de ce
qui est attendu selon le VM, par exemple, qui signale une marche à suivre
(VM : 7) mettant en avant le caractère premier de la revue de la littérature.
L’écriture en tant qu’écriture scientifique est secondarisée par rapport à la
production des discours professionnalisés. Ces discours professionnalisés
seraient donc – c’est un point à vérifier dans la suite de ma recherche – en
partie invalidés par le manque de fondement théorique qui aurait dû précéder et
accompagner la réalisation pratique.
En bref, le MAP implique la maîtrise et la juste intrication de plusieurs DU : des
discours professionnels, maitrise et de recherche.

Second paradoxe : peu de mémorants d’Infocom optent pour


le MAP
S’il l’on admet qu’un MAP à l’université n’est pas si paradoxal, particulièrement
en Infocom, un autre paradoxe se dégage : alors que le MAP se veut davantage
professionnalisant que le MA et qu’Infocom revendique cette formation
professionnalisante, les étudiants choisissent massivement le MA.
Le questionnaire passé par les mémorants trahit déjà ce paradoxe : les réponses
des 77 étudiants confirment le net désavantage dès le départ du MAP par
rapport au MA. En effet, j’ai recueilli les discours étudiants quant à leurs
34
Cf. entretiens avec J.-J. Jespers, F. Heindryckx, F. Le Cam, professeurs et directeurs
de mémoires en journalisme à l’ULB, avril 2013.

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intentions en ce début de Master : 35 étudiants disent vouloir entreprendre un


mémoire « traditionnel », 12, un MAP et 29 n’ont pas encore opéré un choix.
Les étudiants choisissent massivement le MA, se conformant en cela à l’image
de l’université comme lieu de formation aux discours scientifiques. Le MA
relève d’une longue tradition et peut apparaître plus rassurant.
En réalité, la majorité des étudiants méconnaît le MAP. En effet, c’est
surtout parce que le MAP apparaît toujours comme un genre neuf, bien qu’il
existe depuis près d’une vingtaine d’années, qu’il n’a pas la préférence des
étudiants : 50% des étudiants paraissent entièrement focalisés sur la seule
dimension « pratique », concrète du MAP, comme si l’autre n’existait pas.

Légitimation du genre
Bien entendu, le MA a tout son sens à l’université. Il ne s’agit pas de développer
un plaidoyer pour la tradition (le MA) ou pour la nouveauté (MAP) mais plutôt
d’envisager le statut du MAP, un genre existant et mis en œuvre mais qui
souffre de son caractère hybride et de ses paradoxes.
Ainsi, un statut doit être accordé au MAP afin de le légitimer, d’abord dans
son identité : le MAP est bien un genre à part entière et non un sous-
genre, son statut est validé par l’institution et les enseignants de la filière,
il est inscrit au programme et certificatif au même titre que le MA. Le VM,
notamment, parce qu’il relaye officiellement les voix de l’institution et
des autorités de la filière, permet cette reconnaissance du MAP en tant que
genre à part entière : par la définition et les caractéristiques qu’il fournit
pour guider l’étudiant, il donne à voir la - relative - stabilité de l’écrit.
Néanmoins, si le VM s’avère un outil qui permet de fonder le genre, ce
dernier n’en est pas pour autant encore reconnu par tous. Il s’agit aussi de
légitimer le MAP dans sa spécificité, en tant que genre hétéro-doxe, en
regard de sa fonction propre, spécifique par rapport au MA et au sein de la
filière car le MAP s’accorde à une exigence de professionnalisation et dans
son affiliation en tant que genre orthodoxe, car le MAP appartient bien aux
DU et, pour partie, aux discours scientifiques.
Cette triple légitimation implique notamment la description fine du genre,
une formalisation plus assumée de celui-ci et le remaniement des actions
didactiques menées auprès des étudiants.

Propositions didactiques
Ces propositions didactiques visent, de manière générale, à remplacer la
politique actuelle d'information par un processus de formation, amorcé dès
le début du master. C’est au tout début de son parcours de mémorant, alors que
les représentations de l’étudiant sont floues ou déjà figées que s’opère le choix
(irréversible ?) du type de mémoire – et particulièrement du MA au détriment
du MAP : d’après le questionnaire, il appert que deux tiers des étudiants ont
déjà choisi le genre de leur mémoire avant le début de la séance.

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Si la séance d’information a l’ambition de faire réfléchir l’étudiant à son choix de


mémoire et de déconstruire les représentations, elle n’est sans doute pas le meilleur
outil ; en revanche, la prise en charge de l’étudiant dès le début du Master est un
acquis qu’il conviendrait de sauvegarder mais sous une autre forme : dès le début
du Master, l’étudiant serait tenu de remplir un questionnaire, comme première étape
du processus de formation mais aussi pour acculturer l’étudiant au MAP. En effet,
il s’agirait d’inscrire le questionnaire35, à reconstruire avec les enseignants de la
filière, comme premier outil de formation, pour mettre à jour des représentations; le
questionnaire deviendrait ainsi un outil réflexif et métacognitif pour les mémorants
débutants, destiné à déclencher une prise de conscience par rapport à un choix de
mémoire et aux opérations de lecture et d’écriture que ce choix va impliquer.
Le questionnaire impliquerait ensuite un retour, pour et par les étudiants,
confronté au retour de la part du corps enseignant. La deuxième phase de la
formation serait constituée par des séminaires en groupes - car la construction
sociale des apprentissages résulte de l’interaction entre pairs (Delcambre 1998 :
122). Il faudrait permettre à l’étudiant d’abord de revenir sur les réponses
qu’il a émises dans le questionnaire : il pourrait expliquer, compléter, nuancer,
voire changer d’avis. Il s’agit ainsi pour lui de réfléchir de façon construite et
constructive à son choix de mémoire et aux stratégies lecturales et scripturales
à mettre en place. En outre, ce serait peut-être le lieu où valoriser le choix du
MAP par rapport au MA, s’il existe une volonté de la filière en ce sens.

Conclusion
Le MAP apparaît donc comme un genre discursif hybride paradoxal et
émergent. L’affinement de ces propositions didactiques sera opéré ultérieure-
ment grâce à l’analyse d’autres discours. En effet, un questionnaire avec des
questions identiques a été soumis à la même cohorte d’étudiants, en début
de deuxième année de Master. Je veux voir comment le même outil réflexif
pourrait trouver un sens à mi-parcours, en permettant aux étudiants un retour
réflexif sur les stratégies déjà mises en œuvre. Il s’agira ensuite, et c’est
là un pan essentiel de ma recherche, d’analyser dix MA et dix MAP afin de
décrire et formaliser davantage le genre et de développer les propositions
didactiques annoncées ici.

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35
Celui-là même qui a servi à recueillir les déclarations étudiantes dans le cadre de
cette recherche.

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Source
Vade-mecum du mémoire de master en Information et communication,
Département des sciences de l’information et de la communication, ULB,
2010-2012.

Annexe : les huit questions posées dans le questionnaire destiné aux


mémorants
1) Selon vous, qu’est-ce qu’un mémoire académique ?
2) Selon vous, qu’est-ce qu’un mémoire d’application?
3) Quel type de mémoire avez-vous choisi ou allez-vous choisir ? Pourquoi ?
4a) Selon vous, à quoi sert la « littérature théorique » -la littérature scientifique,
l’état de l’art- dans le cadre d’un mémoire académique? Quelle part y prendra-
t-elle ?
4b) Selon vous, à quoi sert la « littérature théorique » - la littérature scientifique,
l’état de l’art- dans le cadre d’un mémoire d’application? Quelle part y prendra-
t-elle ?
5) Quelle(s) procédure(s) suivrez-vous pour établir votre bibliographie? A
quel(s) moment(s) de l’élaboration de votre mémoire vous livrerez-vous à cette
tâche ?
6) Approximativement, combien d’ouvrages de ce type devrez-vous lire pour
votre mémoire ? Sur quoi vous basez-vous pour répondre à cette question ?
7) Quand vous lisez un ouvrage théorique, comment isolez-vous et stockez-
vous l’information ? (une ou plusieurs méthodes) :
résumés : OUI- NON
fiches: OUI- NON
plans : OUI- NON
photocopies avec surlignements : OUI- NON
autres : ……………………………
8) Pour chaque ouvrage retenu, quelles informations vous semble-t-il impératif
de noter ? Comment les notez-vous ? Que laissez-vous tomber ?

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LE PORTFOLIO COMME INSTRUMENT


DE DÉVELOPPEMENT PROFESSIONNEL
France MERHAN
Laboratoire RIFT – Equipe Formation et Organisation

Introduction
La présente contribution s’appuie sur l’analyse de discours provenant d’un corpus
de recherche de quinze portfolios de développement professionnel, rédigés par
des étudiants engagés dans une formation universitaire fondée sur le principe
de l’alternance, qui les prépare à exercer dans le domaine de la formation des
adultes.
Dans ce cursus, le portfolio s’inscrit de façon centrale dans le dispositif de
professionnalisation où l’étudiant en (trans)formation développe son identité
professionnelle et révèle un discours en propre dans lequel il se positionne.
Présenté aux étudiants comme une démarche de reconnaissance personnelle et
professionnelle de la construction de leur identité de formateur/trice d’adultes,
cet écrit a pour objectif de permettre de restituer de manière organisée les actions
et réflexions menées durant leur stage pour répondre aux demandes de missions
confiées par les institutions d’accueil ainsi que les apprentissages qui en résultent.
Cet écrit nous a paru intéressant à étudier du point de vue de la problématique
de l’écriture performative, à savoir celle qui serait susceptible de faire advenir de
nouveaux cadres interprétatifs et/ou de nouvelles actions grâce à la mobilisation
d’une activité langagière (Merhan 2009) permettant d’actualiser par le discours,
dans l’ici et maintenant d’une situation de formation universitaire, une
expérience vécue avant et ailleurs, dans un milieu de travail. Plus précisément,
notre préoccupation de recherche concerne les indicateurs de la construction de
l’identité professionnelle des étudiants concernés, telle qu’on peut l’inférer à
partir de l’analyse des portfolios.
Pour apporter un éclairage à cette problématique de l’écriture performative et
de ses rapports avec la construction de l’identité professionnelle en contexte
d’alternance, nous proposerons une conceptualisation de ce que les portfolios
fournissent comme base d’analyse, en mettant en évidence quelques constatations
relatives au genre des écrits professionnalisants dans le contexte des formations
par alternance. Nous décrirons ensuite brièvement le cadre universitaire de
production des portfolios rédigés par des étudiants, afin de tenter de définir les
particularités de cet écrit. En nous basant sur nos travaux antérieurs et en cours,
nous partirons de l’hypothèse que l’impact formateur de cet écrit pour la personne
repose sur une conceptualisation permettant une reprise de l’expérience de stage
réalisée. L’alternance universitaire correspond ainsi à deux déplacements ou
ruptures par rapport à l’histoire de l’étudiant et à ses repères : le stage en lui-
même puis la confrontation aux savoirs formalisés, permise par le portfolio.

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La formation universitaire en alternance comme espace de


problématisation, de conceptualisation et de formalisation
Les études abordant la pédagogie de l’alternance, au-delà des divergences
des modèles théoriques convoqués, soulignent généralement la nécessité d’un
dispositif de formation qui élabore et expérimente des modalités pédagogiques
appropriées prenant en compte le sens complexe des expériences vécues par
les stagiaires et contribuant ainsi à leur construction identitaire professionnelle.
Ainsi, du point de vue de la didactique professionnelle, la fonction essentielle de
l’alternance est de révéler les écarts entre travail prescrit et travail réel et aussi
entre savoirs académiques et besoins professionnels, pour les prendre comme
potentialités d’enseignement et d’apprentissage. Il convient d’analyser ces
écarts comme une construction de nouvelles significations et de sens par mises
en relation. Les écarts introduisent du « jeu » et constituent un espace potentiel
d’apprentissage et de développement (Winicott 1971), d’une intelligence
et d’un rapport aux savoirs susceptibles d’appréhender la complexité des
situations de travail. Selon cette perspective, travailler les contradictions avec
les « alternants » pour tisser des liens entre les acquisitions académiques et les
apprentissages du travail permettant de favoriser la construction de nouvelles
significations (Mayen 1999) devrait être le but essentiel des interventions de
ceux qui ont pour fonction d’accompagner l’alternance.
Selon les recherches contemporaines néo-piagétiennes ou inspirées par les
théories de Vygotski (1934/1997), cette appropriation advient si les points de
vue entre les différents acteurs de l’alternance s’opposent de manière à créer
un débat, un conflit socio-cognitif (Carugati & Mugny 1991). C’est la mise en
synergie de pôles de formation différents qui provoque l’apprentissage et la
construction de l’identité professionnelle des « alternants » en leur permettant
d’envisager, à partir de problèmes complexes, l’existence de solutions
alternatives nécessitant d’articuler généralement plusieurs cadres de référence.
Ainsi, faire décrire et raconter des situations et des actions vécues (journal de
bord, apprentissages, mise en récits d’expériences) en recourant à une démarche
de problématisation – conceptualisation – formalisation paraît pouvoir
contribuer à faire analyser l’expérience dont on sait qu’elle est indissolublement
émotive et cognitive. Cette problématisation-formalisation de l’expérience
paraît être un outil d’apprentissage essentiel tout particulièrement lorsque celui-
ci comporte une dimension identitaire car il favorise une mise en sens pour
l’apprenant. Dans cette perspective, bien des considérations sur l’alternance
se situent dans une approche subjectiviste. L’alternant, dûment accompagné,
soutenu par des formes d’évaluation régulatrice et formatrice, est supposé se
transformer en acteur autonome et réflexif. Il y a lieu néanmoins de s’interroger
sur les processus médiateurs qui sont à l’œuvre dans le dispositif auquel nous
référons. Quels outils, quelles interventions, quelles modalités d’évaluation,
quelles tâches et prescriptions viennent infléchir les modes de pensée et de faire
de l’alternant ? Quelles transactions opère-t-il dans les contextes de formation
qu’il traverse ? A travers quelles opérations intellectuelles et énonciatives les
étudiants élaborent-ils des significations dans leurs discours subjectifs ?

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Dans le dispositif de formation que nous étudions, les étudiants reçoivent des
instruments destinés à textualiser leurs observations et actions de stage. Ces
instruments sont dans la mesure du possible négociés avec eux. Au-delà du type
de partenariat qui peut exister entre les terrains professionnels et l’université,
c’est cependant aux étudiants qu’il incombe d’intégrer les différents savoirs
avec lesquels ils sont en contact. Ces savoirs sont à la fois des savoirs de
référence, issus de la recherche et des organisations (ici, l’université et les
institutions de formation) ; des savoirs disciplinaires transformés en savoirs
enseignables et indexés aux savoir-faire qu’ils nécessitent ; des savoirs issus de
spécialistes du champ de la formation des adultes. Les étudiants sont en outre
en position d’acteurs sur le terrain ; ils sont ainsi en contact avec des savoirs
expérientiels acquis dans les contingences et les régularités des situations de
travail. Ces savoirs de nature différente sont susceptibles de se transformer en
significations utiles pour réélaborer l’expérience de formation des étudiants et
leur image d’eux-mêmes dans leur agir lorsqu’ils sont sollicités par l’université
pour parler de ce qu’ils font.
La question de l’image de soi et de son évolution chez les étudiants conduit
à préciser notre usage de la notion d’identité professionnelle. Celle-ci nous
apparaît comme inséparable du travail par lequel le futur praticien se forge,
par la description, la mise en récit, l’interprétation ou l’analyse de cet agir,
un sentiment de cohérence interne lui permettant de se saisir comme individu
singulier – en recourant à des étayages langagiers qui ont en particulier
la propriété de « désimpliciter » les savoirs inscrits dans les pratiques
professionnelles et de faire porter l’attention sur ce qui pourrait passer inaperçu
pour l’apprenti-praticien.

Le portfolio à l’Université de Genève


L’analyse des portfolios des étudiants doit tenir compte de l’influence des
consignes. Celles-ci s’inscrivent dans l’évaluation finale de séminaires
collectifs dits d’intégration où les expériences de stage sont partagées : vécues,
puis racontées et problématisées à la fois en direction des autres étudiants et
de l’équipe pédagogique chargée de l’accompagnement individuel des stages.
Les critères d’évaluation invitent à une objectivation de savoirs issus de la
rencontre entre des expériences de terrain et le recours à la conceptualisation
fondée sur des théories explicites. Ces critères portent sur l’organisation du
document selon des principes de cohérence, de pertinence et de lisibilité et sur
le degré de réflexivité relative aux actions de stage restituées.
Tout n’est donc pas permis, dans un tel dispositif, en termes de sémiotisation
– ou d’élaboration de significations. Comme le soulignent Vanhulle, Mottier-
Lopez & Deum (2007 : 246) à propos de la rédaction de portfolios dans le
cadre d’une licence universitaire préparant au métier d’enseignant, « il s’agit
d’intérioriser le système de médiation proposé par l’université et la construction
de sens à laquelle sont invités les étudiants s’appuie sur des contenus théoriques
– des pistes descriptives, argumentatives, explicatives et prescriptives »,
contenus délimités, dans notre cas, non seulement par le champ des sciences de
l’éducation, mais aussi par les dimensions scientifiques et techniques propres

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au champ de la formation des adultes. Il n’y a pas d’identité sans altérité, et cette
altérité est ici celle du langage qui oblige le sujet, en l’occurrence l’étudiant,
à expliciter sa pensée afin de faciliter la tâche interprétative des formateurs
auxquels sont adressés ses discours.
Ainsi, dans notre contexte, les discours écrits des étudiants peuvent apparaître
non seulement comme des outils d’objectivation de l’expérience, mais aussi
comme un mode de pensée où il s’agit de se définir en prenant en compte
les horizons d’attente supposés des formateurs universitaires. Selon cette
perspective, on peut penser que c’est en prenant part à une communauté de
discours et en mobilisant des représentations qui marquent son appartenance
à plusieurs communautés, en l’occurrence l’université et le monde du travail,
que l’étudiant de l’alternance est en mesure d’acquérir les savoirs et les savoir-
faire qui contribuent à son développement identitaire. Il importe donc que le
dispositif de formation soit en mesure d’offrir les conditions nécessaires pour
que chaque étudiant dispose des ressources qui fassent sens pour alimenter sa
construction identitaire professionnelle.
Selon cette orientation, pour l’élaboration du portfolio, chaque enseignant-
référent négocie avec chaque étudiant des pistes de réflexion ou des consignes
qui, au-delà de celles présentées plus haut, prennent en compte les situations
professionnelles singulières rencontrées en cours de formation.

Le portfolio : un genre de texte composite


La lecture des portfolios met en évidence la grande diversité de leurs formes
textuelles. Ils comportent des éléments de récits biographiques, de récits
d’apprentissage ou de formation, de chroniques, de récits ou d’analyse de
pratiques ou des extraits de journaux de bord. Le portfolio apparaît donc
comme un genre discursif hybride : il s’agit d’un écrit « professionnel » en ce
qu’il porte sur une expérience professionnelle, mais il s’adresse à des personnes
accompagnatrices-évaluatrices investies à la fois comme des formateurs
d’adultes et des enseignants universitaires. Cet écrit est donc aussi un texte
académique intégrant des références conceptuelles. Cette production textuelle
apparaît par ailleurs comme fondamentalement dialogique en raison du
croisement des voix des multiples acteurs rencontrés par les étudiants, que ce
soit sur leur lieu de stage ou à l’université. Dans la situation inédite de l’écriture
du portfolio, qui s’inscrit dans une perspective de validation d’une formation
où le professionnel en devenir écrit un texte spécifique différent de ceux qu’il a
eu l’habitude d’écrire jusqu’alors, le passage à l’écriture est difficile et source
de nombreuses tensions scripturales.
Une première lecture des portfolios met d’abord en relief que cette production
discursive ne peut se réaliser sans garder des traces écrites sous la forme d’un
journal de bord, sorte de brouillon permettant à l’étudiant de comprendre son
action, selon des règles d’écriture plus ou moins chaotiques.
Le travail de composition du portfolio à destination de l’université au moyen
d’une écriture inscrivant les pensées d’une façon successive et ordonnée
semble représenter pour la plupart des étudiants une ressource importante

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d’apprentissage et de développement professionnel. On le sait, l’écriture est


contraignante. Elle oblige à des choix de mots, de phrases, de styles… Ces
choix relèvent d’un usage, pris en charge par chaque étudiant, des mots de la
langue, mots dont le caractère social indélébile est sans doute au cœur même de
la réflexivité que chacun développe.

Dimensions narrative et théorique des portfolios


Dans ce contexte universitaire, les portfolios produits comportent en fait
en permanence deux dimensions. L’une dédiée à l’expérience vécue, où la
dimension narrative est sollicitée, l’autre à son analyse, où les aspects réflexifs
et théoriques sont très présents. Deux types de discours (Bronckart 1997)
sont ainsi repérables dans les portfolios : l’un de type narratif, qui développe
une scène où le sujet est mis à l’épreuve, rendant compte d’une activité mise
en œuvre dans le cadre du stage, l’autre de type théorique, avec références
conceptuelles, précisions métalinguistiques et propos à portée généralisante. Le
portfolio est en ce sens un travail de contextualisation (rendre compte de ce qui
a été observé, discuté, analysé, mis en œuvre au cours du stage, et qui appartient
à la personne en ce cadre particulier) et de décontextualisation avec un effort
de montée en généralité (déterminer ce qui, dans l’expérience singulière,
dépend des processus généraux ou de dimensions formelles). Il comporte ainsi
de nettes prédominances de séquences argumentatives et explicatives à valeur
didactique.
Les dimensions narratives du portfolio permettent d’appréhender le stage
comme une épreuve se déroulant dans un espace éloigné des repères habituels
du sujet et que les séquences narratives développées dans le portfolio permettent
d’analyser. Le processus d’apprentissage des étudiants de l’alternance peut
ainsi se caractériser selon deux niveaux : le premier est constitué par le
caractère inédit du stage, compte tenu du parcours antérieur du sujet (parcours
d’apprentissage, biographique et identitaire). Comme on peut le constater dans
les textes des étudiants, chacun est confronté dans le contexte de l’alternance,
à une étrangeté et à une altérité : rencontres avec d’autres acteurs et d’autres
groupes sociaux, mais aussi avec de nouvelles manières de penser et d’agir
qui sont sans doute les conditions mêmes de la formation réalisée. Il y a
transformation parce qu’il y a déplacement et rupture par rapport à la formation
antérieure du sujet, à ses croyances, à ses représentations de soi et du monde et
à ses manières habituelles d’agir. Le second niveau est défini comme l’impact
du contexte universitaire lui-même, sa valeur ajoutée, qui fait que l’expérience
doit être problématisée. Le portfolio, en ce sens, correspond à une rupture
seconde en ce qu’il permet une confrontation aux savoirs formalisés et un effort
de montée en généralité au moyen d’une écriture se rapprochant de ce que l’on
pourrait appeler « l’écriture scientifique », avec des marques de discursivité
scientifique où il ne s’agit pas seulement pour les étudiants d’exposer un savoir
établi.
C’est ce double déplacement qui caractérise le processus de formation propre
à l’alternance considéré ici et dont la puissance se mesure plus ou moins, selon
que les étudiants réussissent ou non à conceptualiser leur expérience avec les

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cadres référentiels utiles à éclairer la construction d’une professionnalité en


formation d’adultes. Certains sujets soulignent ainsi que la composition du
portfolio prend nécessairement beaucoup de temps et exige un investissement
profond qui met en particulier à l’épreuve leur capacité à s’interroger. Comme
l’écrit une étudiante dans l’introduction de son portfolio :
La rédaction de ce document est issue d’une réflexion de longue haleine.
Tenter chapitre après chapitre, de décrire une expérience vécue au travers
d’un stage, d’associer cette dernière à des concepts théoriques et surtout
l’analyser de manière critique, afin que ce soit productif l’apprentissage
nécessite une grande remise en question de soi.
Nous constatons ainsi que cet écrit adressé à l’université présuppose que
les étudiants adoptent un genre de texte approprié à la situation, ce qui lui
confère une singularité propre où les processus langagiers apparaissent comme
médiateurs à la fois des processus de socialisation et de développement des
étudiants.

Formes de réflexivité
Il est frappant de remarquer que ces portfolios, qui ont tous en commun de
témoigner des actions et réflexions conduites par les étudiants durant leurs stages,
adoptent sensiblement la même macrostructure : la description du lieu et de la
mission de stage, les modalités d’apprentissage en lien avec la spécificité d’un
contexte, les difficultés rencontrées dans la réalisation de la mission, les ressources
mobilisées, la posture du stagiaire, ses réflexions sur la formation des adultes
et sur la profession de formateur. Ainsi, les formes de réflexivité développées
par les étudiants sont socialement marquées : elles dépendent des interactions
sociales et des médiations formatives à partir desquelles chaque étudiant se forme
au contact des savoirs, des valeurs, des normes et des rôles issus des différents
contextes de l’alternance. En ce sens, les portfolios apparaissent globalement
moins comme des produits que comme des pratiques, c’est-à-dire qu’ils reposent
sur des échanges et une coopération entre étudiants, dans le cadre des séminaires
d’intégration, entre étudiants, référents universitaires et tuteurs professionnels,
dans le contexte de l’accompagnement individualisé, des cours universitaires et
des entretiens tripartites.
Cependant, en même temps, nous remarquons que la rédaction de ce texte fait
apparaître des formes de réflexivité différentes d’un étudiant à l’autre, en fonction
de son histoire personnelle et sociale, de ses ressources, de sa dynamique
biographique et identitaire, de ses motifs d’engagement dans le dispositif et des
types de tensions éprouvées dans le contexte de la formation ou du travail.
Pour la plupart des portfolios que nous avons étudiés, l’écriture semble favoriser
chez les étudiants le développement d’une posture épistémologique critique qui
contribue à influer sur leur dynamique identitaire tout en générant une intensité
du processus motivationnel. Pour ces étudiants, la rédaction du portfolio leur
permet de se (re)présenter en tant que futurs professionnels de la formation,
capables d’appartenir à une communauté de pratique et à une culture d’action
spécifique, celle des formateurs d’adultes. Le portfolio comme construction

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représentationnelle discursive permet généralement à ces étudiants d’offrir une


image positive de soi et des significations qui manifestent parfois de précieuses
constructions de sens. Au stade exploratoire où se situe notre recherche, les
indicateurs de cette construction représentationnelle discursive apparaissent être
les suivants :
• une démarche de subjectivation où les étudiants valorisent leurs
connaissances à travers un positionnement en « je » ;
• une autoévaluation positive des compétences acquises en stage et/
ou à l’université étayée par l’utilisation de preuves, de réalisations
concrètes et valorisées ;
• des traces de sentiment d’intégration, de reconnaissance émanant
du lieu de stage, de sentiment d’efficacité relié à la mise en
évidence de la cohérence de la formation entre l’université et le
lieu de travail ;
• l’énonciation de savoirs, savoir-faire et valeurs qui font des
étudiants des professionnels dans le champ de la formation des
adultes ;
• la représentation par les étudiants de leur future pratique
professionnelle.
Les formes textuelles des portfolios des étudiants qui s’inscrivent dans cette
dynamique d’acquisition professionnelle avec un objectif de légitimation
identitaire privilégient généralement une réflexivité portant sur les dimensions
praxéologiques liées à leur contexte d’action. Pour eux, c’est d’abord la pratique
du stage qui donne sens aux savoirs « savants », issus de la recherche, et à leur
formation. L’écriture permet alors l’expression de projets d’avenir par rapport
au métier de formateur.
Ainsi que l’exprime une étudiante en conclusion de son portfolio :
L’écriture du portfolio me permet de comprendre ce que j’ai vécu et d’asseoir
ce que j’ai appris. Ce portfolio, c’est un document pratique et concret qui est
extrêmement précieux. Il me permet de m’approprier les compétences que j’ai
pu construire en stage.
Ce portfolio contient la substance de mon projet professionnel. Cela a été une
introspection parfois douloureuse, mais je sors de cet écrit enfin capable de
mettre des mots sur mes « valeurs sûres ».
Inversement, d’autres étudiants s’inscrivent dans une dynamique de redéfinition
par rapport au dispositif d’alternance, en s’interrogeant et en cherchant un sens
à leur formation professionnalisante. Ces étudiants, peu portés à s’identifier aux
acteurs des milieux professionnels qu’ils rencontrent ou déçus par leur stage,
investissent le dispositif d’écriture du portfolio comme moyen de valorisation
et comme support de reconstruction d’une image positive conduisant parfois à
leur transformation ou au moins à une réorientation de leurs représentations.
Les indicateurs qui émergent de cet investissement dans le dispositif d’écriture
à des fins de restauration d’une identité déstabilisée sont les suivants :

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• un positionnement en « je » où le texte fonctionne comme un


révélateur des tensions affectives et cognitives éprouvées en stage
par les étudiants ;
• une démarche de subjectivation mise en œuvre pour se donner les
moyens de comprendre ce qui s’est passé en stage ;
• des traces des conduites adoptées et des stratégies mises en œuvre
pour faire face aux difficultés rencontrées ;
• des références conceptuelles utilisées en cours sont proposées pour
étayer l’interprétation de la situation de stage et formaliser les
apprentissages ;
• les étudiants se donnent de nouveaux objectifs et/ou des axes
possibles à travailler tout en interrogeant leurs connaissances,
actions, réactions, attitudes, comportements, valeurs, difficultés,
engagement/ désengagement.
En témoigne le passage évaluatif suivant :
Ce portfolio a joué un rôle déterminant qui a permis une décentration par
rapport à mes affects et par rapport à ce stage qui a été une grande claque pour
moi : pas réellement de place pour me déployer en tant que formateur d’adultes,
pas de reconnaissance, et ce regard pesant de ma tutrice qui m’oppressait et
me donnait l’impression de tout faire de travers. Avec la théorie, je me suis
décentré, j’ai relativisé ma situation.
J’ai abordé mon stage un peu dans la noosphère avec un regard très théorique et
puis j’ai réalisé peu à peu qu’agir, c’est agir dans un contexte donné avec ses aléas.
Je me représentais le monde du travail comme un univers en noir et blanc où le
juste est nettement différencié de l’injuste, mon regard naïf se met à évoluer…
Le travail va bien au-delà d’une réalité normalisée et standardisée.
Dans ce dispositif d’écriture des portfolios, il est frappant d’observer que l’usage
des savoirs théoriques comporte en réalité une dimension d’interprétation bien
plus qu’une simple dimension d’assimilation de ces savoirs. Dans ce contexte,
l’écriture, comme figuration de l’expérience, apparaît comme un outil de
professionnalisation (i) lorsqu’elle permet aux étudiants d’intégrer les différents
apprentissages réalisés à l’université et dans le monde du travail ; (ii) lorsqu’elle
leur permet d’adopter une posture critique qui paraît indispensable pour que ces
futurs formateurs puissent développer une pensée lucide par rapport aux enjeux
paradoxaux du métier de formateur d’adultes dans la société actuelle.
Notre lecture des portfolios permet de penser que cette écriture peut constituer une
expérience formatrice susceptible de favoriser les processus réflexifs. En même
temps, il semble que cette production écrite est une épreuve à deux niveaux :
premièrement dans le sens d’une mise à l’épreuve des capacités des étudiants
à écrire l’expérience vécue, deuxièmement en ce qu’il leur est demandé d’aller
jusqu’au bout de l’expérience du stage, dans une quête qui n’est pas sans rappeler
certaines dimensions du roman de formation36.
36
Du moins celui des Années d’apprentissage de Wilhelm Meister de Goethe, où il
s’agit de se convertir à soi ou d’aller jusqu’au bout de soi.

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Comme nous l’avons vu précédemment, l’accès à l’action des étudiants,


son intelligibilité est médiatisée, dans la mesure où deux niveaux d’action
sont impliqués dans les portfolios. Tout d’abord l’action d’écrire : écrire
son expérience de stage fait appel à une activité langagière qui se déploie
sous la contrainte de genres de textes à la disposition des sujets ; l’activité
d’écrire dans le contexte universitaire conditionne, contraint l’objet de leur
discours. Ensuite, à un second niveau, ce qui est rapporté, le référent d’une
telle activité langagière, est à son tour de l’action. Ce que nous avons étudié
au travers des portfolios produits est bien ce que, en vertu de la mimesis
de Ricœur (1990), ces textes représentent. C’est donc de la représentation
de l’action dont il s’agit dans les portfolios, et non pas de l’action en tant
que telle. L’analyse des portfolios met ainsi en relief que ces textes, comme
constructions discursives opérées par les étudiants, comportent comme
tout acte de communication un enjeu de (re)présentation de soi donnée à
autrui, en l’occurrence l’équipe d’accompagnement universitaire chargée de
l’évaluation de ces textes. Cet enjeu implique que les pratiques des étudiants
sont essentiellement des discours qu’ils tiennent sur leurs activités, ce qui
relativise la portée du portfolio comme instrument permettant de développer
de réelles compétences professionnelles.
À certains égards, cet écrit a pour enjeu de former l’étudiant à être un
professionnel capable de rendre compte à autrui de son activité tout en
énonçant le savoir qui est censé la fonder. Les actes de communication
sur l’activité ont, comme on le sait, beaucoup d’importance dans la vie
professionnelle, mais il importe aussi qu’ils contribuent à des transformations
de significations et que, au-delà de présenter une image positive de soi, les
portfolios permettent aux étudiants de s’engager dans des projets où ils
puissent affirmer leur existence, leurs intérêts, leurs valeurs et leurs positions.
Or, ce n’est pas toujours le cas. Nous avons pu observer que les phénomènes et
risques de mise en conformité, par rapport aux attentes supposées de l’équipe
d’accompagnement chargée de l’évaluation, sont susceptibles de constituer
pour certains étudiants des obstacles à une mise en mots de la formation telle
qu’elle est réellement vécue. En revanche, lorsque les étudiants utilisent les
ressources discursives du langage écrit pour raconter, argumenter, décrire,
se positionner, sans complaisance narcissique et sans non plus chercher
absolument à se conformer à une rhétorique académique, il apparaît que
l’écriture peut opérer comme un outil puissant de professionnalisation et de
travail sur soi, sur ses conceptions, ses valeurs, ses savoirs, tout en permettant
à la pensée de s’affirmer et de s’affiner.

Conclusion : pour un accompagnement à l’écriture


Notre étude met d’abord en évidence que si la construction de l’identité
professionnelle de ces étudiants de l’alternance suppose une structure narrative
trouvant dans le récit une médiation privilégiée, cette identité n’est pas qu’un récit
individuel. Elle est aussi le fruit d’une appartenance à des espaces d’apprentissage
culturel – en l’occurrence universitaire ou professionnel – permettant à la fois
aux étudiants d’établir leur singularité et de s’insérer dans des représentations

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collectives ou partagées, où les différentes dimensions de leur agir sont mises en


forme dans des productions langagières ne se déployant pas exclusivement dans
les seuls textes narratifs.
L’étude des portfolios fait en même temps ressortir que lorsque l’écriture incite
le sujet à (se) réfléchir à partir de son action, elle constitue une opportunité
importante de son processus de formation qui l’oblige à la fois à se distancier
et à dire « je ». Nous ne prétendons pas, avec Vanhulle (2009), que l’écriture
réflexive constitue le mode de subjectivation par excellence. Mais elle peut être
explorée (i) dans la mesure où elle est de la pensée en train de se forger et de se
transformer au fil de la mise en discours ; (ii) dans la mesure où elle consiste à
mobiliser sans cesse le langage avec ses caractéristiques, ses mécanismes, ses
codes et ses ressources. À partir des travaux de Vygotski (1934/1997), nous
savons que la langue écrite, parce qu’elle diffère de l’oral et du langage intérieur,
peut constituer un lieu de nouvelles fonctions psychiques, à condition toutefois
d’être investie volontairement par le sujet ; mais en réalité, celui-ci doit souvent
commencer par désacraliser l’écriture et lui donner sa juste place d’outil pour
qu’elle puisse devenir un support efficace du travail de la conscience. Dans
cette perspective, quant à l’accompagnement à l’écriture, il paraît nécessaire
d’aider l’étudiant à dépasser les inhibitions associées aux normes des écritures
académiques en suggérant, par exemple, de recueillir les traces du quotidien
du stage dans un journal de bord. Il s’agit ainsi de stimuler l’écriture en lien
avec des enjeux réels : si les activités liées au contexte de l’alternance mettent
les sujets en tension, « leur prolongement dans la solitude scripturale doit
incorporer une sorte d’urgence. Il faut d’abord qu’ils puissent écrire à partir de
ce qu’ils ont vécu, aimé, détesté, mal compris, découvert, remis en cause, etc. »
(Vanhulle 2009), ceci dans des textes engagés utilisant la subjectivité comme
outil de travail. Dans notre étude des portfolios, il a été remarquable de constater
que les étudiants qui investissent le plus l’écriture à partir de leurs émotions
sont ceux qui vont le plus loin dans le renouvellement des significations. Ainsi
que le dit Clot (2009 : 76), en s’appuyant sur Spinoza, « le développement
du pouvoir d’agir n’est possible que grâce à un autre développement, celui
du pouvoir d’être affecté, c’est-à-dire grâce à la reconquête d’une palette
subjective de possibilités souvent insoupçonnées, plasticité qui permet de voir
autrement ce qui est réalisable dans le milieu professionnel ».
À partir de ce développement, on perçoit que le rôle du dispositif
d’accompagnement universitaire à l’écriture est essentiellement de favoriser
le développement des compétences langagières et cognitives des étudiants,
afin qu’ils soient en mesure de construire et de s’approprier un ensemble
de significations susceptibles de les amener à redéfinir constamment leurs
rapports à autrui et à eux-mêmes dans des situations – de formation ou de
travail – génératrices de mises sous tensions permanentes. Ceci implique que
les enseignants et accompagnants universitaires (dont nous sommes) soient
capables d’analyser les situations de travail, en s’appuyant notamment sur la
notion d’activité. Il n’y a en effet pas de construction identitaire professionnelle
sans activité, c’est-à-dire par rapport à la tâche prescrite, sans mobilisation d’un
sujet confronté à la réalité du travail. Cette réalité va bien au-delà de ce qui

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est visible : le travail réel, c’est aussi le travail pensé, empêché, possible, etc.
du sujet, ainsi que le montre la clinique de l’activité mise en œuvre par Clot
(2009).
Dès lors, un des rôles essentiels de l’accompagnement à l’écriture est de donner
toute leur importance aux situations de travail tout en accordant une place
importante à la dimension collective de l’apprentissage permettant la confrontation
des points de vue entre les différents acteurs de l’alternance, tout en fournissant
des outils métathéoriques et méthodologiques appropriés pour mener à bien cette
confrontation. L’écriture du portfolio permet ainsi la formulation d’un point de
vue propre et la pensée personnelle de l’apprenant par le biais de la coopération
comme moteur de construction des savoirs et de l’identité professionnelle.
Dans cette perspective, il importe, entre autres, que le dispositif accorde une
place importante à une évaluation fondée à la fois sur des critères bien définis
en fonction de chaque situation singulière et sur un dialogue formatif dans
lequel la prise en compte de l’expérience professionnelle du sujet joue un
rôle essentiel. In fine, il s’agit d’accompagner un sujet faisant l’expérience de
processus de changements dans son rapport à lui-même, à autrui, au monde, à
partir de l’hypothèse selon laquelle l’écriture du portfolio permet que ce rapport
gagne en profondeur et en élargissement, aussi bien au plan des significations
que du point de vue de l’activité de ce sujet.

Bibliographie
Bronckart, J.-P. (1997) : Activité langagière, textes et discours. Pour un
interactionnisme socio-discursif, Lausanne, Delachaux et Niestlé.
Carugati, F. & Mugny, G. (1991) : « La théorie du conflit socio-cognitif », in G.
Mugny (éd.), Psychologie sociale du développement cognitif, Berne, Peter Lang :
93-108.
Clot, Y. (2009) : « La recherche fondamentale de terrain ; une troisième voie »,
Education Permanente 177 : 67-77.
Mayen, P. (1999) : « Des situations potentielles de développement », Education
permanente 139 : 65-86.
Merhan, F. (2009) : « Le portfolio de développement professionnel à l’université :
enjeux et significations », in F. Cros, L. Lafortune & M. Morisse (éds), Les
écritures en situations professionnelles, Presses de l’Université du Québec : 205-
229.
Ricœur, P. (1990) : Soi-même comme un autre, Paris, Seuil.
Vanhulle, S., Mottier-Lopez, L. & Deum, M. (2007) : « La co-construction de soi et
de ses savoirs professionnels comme effet de l’alternance : quels indicateurs ? »,
in F. Merhan, C. Ronveaux & S. Vanhulle (éds), Alternances en formation,
Bruxelles, De Boeck : 241-257.
Vanhulle, S. (2009) : Des savoirs en jeu au savoir en je. Cheminements réflexifs
et subjectivation des savoirs chez de jeunes enseignants en formation, Berne/
Neuchâtel, Peter Lang.
Vygotski, L.-S. (1997) [1934] : Pensée et langage, (F. Sève, trad. 3e éd.), Paris, La Dispute.
Winicott, D.-W. (1971) : Jeu et réalité ; l’espace potentiel, Paris, Gallimard.

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L’ÉCRIT EN FORMATION D’INGÉNIEURS


EN ALTERNANCE : UN RÉVÉLATEUR
DE TEMPORALITÉS EN TENSION
Abdelkarim ZAID37
IUFM du Nord Pas-de-Calais
Théodile-CIREL

Introduction
Ce texte se réfère à une recherche en cours sur les temporalités dans une
formation d’ingénieurs en alternance38. La problématique générale développée
est celle de la confrontation alternée d’apprentis ingénieurs à des lieux
sociaux différents (entreprise et université). Ces espaces-temps sont a priori
distincts, par leurs organisations, leurs acteurs et leurs fonctions, mais ils sont à
reconstruire comme des lieux de formations et d’apprentissages cohérents. La
préoccupation centrale porte ainsi sur l’articulation d’une part des temporalités
de formation et de production en situation de travail et d’autre part la temporalité
de la formation à l’université ou à l’école d’ingénieurs. L’étude privilégie
l’entrée par l’analyse des rapports d’alternance des apprentis ingénieurs et se
focalise sur les temporalités caractéristiques d’une situation de formation en
alternance. En prenant les écrits produits par les apprentis ingénieurs comme
entrée pour documenter la temporalité de l’apprentissage en alternance, une
première question s’impose : en quoi les écrits et les modes d’écriture sont-ils
de bons révélateurs de la conscience du temps?

1. L’écrit comme entrée pour caractériser la temporalité de


la formation en alternance
L’hypothèse qui sous-tend ce travail est que la temporalité caractéristique de
l’apprentissage en alternance peut être appréhendée dans les écrits produits
par les apprentis ingénieurs. Cette hypothèse s’appuie sur les acquis des
recherches sur les écrits produits à l’université et les façons d’écrire des
étudiants (Delcambre & Laborde-Milaa 2002 ; Cartonnet 2002 ; Delcambre &
Lahanier-Reuter 2010) ; en Europe (Lillis & Scott 2007 ; Street, 1984), aux
USA (Russell & Bazerman 2003) et en Amérique Latine (Carlino 2005). Ces
recherches s’accordent à souligner deux idées : d’une part, l’écrit est situé, en
particulier d’un point de vue temporel, inséré dans des relations sociales et
donc considéré en tant que discours. D’autre part, l’écrit est spécifié par un
37
Ce texte s’appuie sur la communication à la journée d’étude «La formation aux écrits
professionnels : statuts, normes, genres», à l’Iufm de Paris le 13 avril 2012, présentée
avec Dominique Lahanier-Reuter et Isabelle Delcambre.
38
Formation d’ingénieurs au Centre de Formation par Apprentissage (CFA) Ingénieurs
2000.

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contenu, disciplinaire ou de spécialité, enjeu de la formation d’ingénieurs en


alternance. Il s’agit donc d’analyser les « rapports d’alternance » en portant
une attention particulière à la manière dont les temporalités de la formation
en alternance, et plus spécifiquement celles des processus de construction des
contenus en jeu et de leur appropriation, s’y actualisent : comment les apprentis
reconstruisent-ils les temporalités de la formation en alternance et comment les
actualisent-ils en réalisant leurs tâches de formation et/ou de production et en
en rendant compte dans leurs écrits ?
De notre point de vue, le choix d’une temporalité de l’alternance détermine
l’édification temporelle des contenus en jeu et, conséquemment, celles des
compétences scientifiques, techniques et professionnelles des apprentis
ingénieurs. En ce sens, « le rapport d’alternance» est une source incontournable
pour documenter la temporalité de l’alternance reconstruite par les apprentis
ingénieurs. Or, peu de recherches ont étudié la temporalité des formations
professionnelles et encore moins celle des formations en alternance articulant
des temporalités de formation académique, de formation en situation de
travail, de production, etc. Dans les travaux francophones, on peut distinguer
d’une part les travaux sur l’alternance, où la question temporelle n’est pas
thématisée - c’est un point aveugle, à quelques exceptions près (Roquet 2010).
On peut distinguer d’autre part les travaux didactiques où le temps didactique
est caractérisé par la progression dans le texte du savoir, c’est-à-dire la suite
organisée des objets de savoir qui sont enseignés ; le passage de ce temps se
mesure donc par le progrès dans l’exposition du savoir (Mercier 2001)39. Dans
les travaux anglophones40, la conception temporelle prépondérante est celle qui
fait du temps une contrainte ou une ressource ; le temps est parfois évoqué
pour désigner une modalité de formation ou de production particulière (tel
que le projet)41 ; le temps de la pratique de l’ingénieur ou de sa formation est
rarement42 traité comme facteur ayant des effets sur la construction des savoirs.
Malgré la grande diversité des questions et des conceptions temporelles que
suggèrent ces différentes recherches, il en ressort deux points importants.
D’une part, on peut identifier un temps didactique caractéristique de la situation
contractuelle de formation et de son contenu, le temps de la construction des
savoirs et des compétences au sein d’une dynamique que l’on peut qualifier de
didactique (puisqu’elle est structurée par une intention de faire apprendre un
contenu à quelqu’un). D’autre part, en se référant en particulier aux travaux
de McGrath & Kelly (1992) et de Zerubavel (1981) sur le temps vécu dans les

39
Dans ces travaux, la chronogenèse est un concept central mobilisé pour penser ce
temps particulier. Il désigne l’ensemble des opérations qui organisent le déroulement
chronologique des objets de savoir. Certaines décisions de l’enseignant sont considérées
alors comme des opérations de chronogénèse.
40
Une revue des recherches a porté sur les publications suivantes : Engineering
Studies, Design Studies et European Journal of Engineering Education.
41
Trevelyan 2010 ; Anderson, Courter, McGlamery, Nathans-Kelly & Nicometo
(2010) ; Pahl, Badke-Schaub & Frankenberger (1999).
42
Badke-Schaub & Frankenberger (1999) ; Gainsburg, Rodriguez-Lluesma & Bailey
(2010) ; Kolari, Savander-Ranne & Viskari (2008) ; Swarta, Lombard & de Jager (2010).

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organisations, dans les situations de travail ou dans la vie ordinaire, collective


ou individuelle, on peut distinguer deux niveaux d’analyse : organisationnel
(correspondant au temps prescrit) et transactionnel (correspondant au temps
vécu, une actualisation en situation du temps organisationnel prescrit).
Ce sont donc les tensions entre des temporalités différentes structurant des
genres d’écrits différents (Gee 1990 ; Russell 1997) que nous analyserons dans
les écrits des apprentis ingénieurs. Ce sont des tensions pour le sujet, qui occupe
des positions à la fois similaires (d’apprenti) et différentes (chargé de mission
ou de tâches à accomplir, étudiant chargé de montrer certaines performances,
salarié temporaire, etc.). Ce sont des tensions qui ne sont pas seulement de
positions ou de missions d’acteur mais aussi des tensions entre des savoirs, des
savoir-faire, des compétences etc. d’ordres différents.

2. Méthode
La temporalité des formations du CFA est progressive, c’est-à-dire que les
séquences de formation en entreprise s’allongent depuis la première année à la
troisième, et les écrits qui en rendent compte sont de trois types :
• En première année, le rapport d’alternance est intitulé « rapport
de situation professionnelle » et consiste à présenter le secteur
d’activité de l’entreprise d’accueil, de son organisation, du service
d’accueil ; à esquisser une première réflexion sur la culture de
l’entreprise ; et à rendre compte de l’évolution de l’activité de
l’entreprise.
• En deuxième année, le rapport est intitulé « Rapport de mission
technique » et consiste à présenter l’entreprise et les activités
menées par l’apprenti ; à situer l’apprenti dans le projet que lui
a affecté le tuteur ingénieur ; à mener un retour critique sur la
séquence industrielle (difficultés rencontrées, organisation adoptée
pour mener à bien la mission et description des compétences
acquises).
• En troisième année, il s’agit de produire un « rapport d’alternance »
où l’apprenti rend compte de son projet d’ingénieur et met en
perspective les compétences professionnelles acquises.
Nous avons constitué un corpus de convenance43 de 27 écrits (trois rapports par
filière et par niveau). Nous avons focalisé une partie obligée de chaque rapport :
la conclusion. Nous avons procédé à une double analyse : thématique et lexicale.
L’analyse thématique (Mucchielli 1994 ; Blanchet & Gotman 2007) a consisté
en un travail progressif et itératif à la recherche des thèmes principaux qui

43
Le corpus d’analyse est constitué des rapports d’alternance disponibles dans les
archives de la formation d’ingénieurs sollicitée et ne s’appuie pas sur un échantillonnage
statistique. Cependant, nous avons cherché à ce que ce corpus soit représentatif des
différentes filières et des différents niveaux de formation d’apprentis ingénieurs, d’où le
choix de trois rapports par filière et par niveau.

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structurent la temporalité racontée44 dans les rapports d’alternance ainsi que des
éléments de tension entre différentes temporalités. En vue de vérifier l’existence,
ou non, d’un construit significatif par rapport au thème de la temporalité, nous
avons procédé par une analyse lexicale selon la méthode Alceste (Reinert 2001 ;
Marpsat 2010) en utilisant le logiciel Iramuteq45. L’analyse lexicale cherche
moins à compter la fréquence des mots (ou formes) qu’à mettre en évidence la
régularité de l’usage de certains mots et la conjonction de leurs apparitions dans
des portions similaires de textes (Reinert Ibid. ; Bart 2011). Ainsi, l’analyse
lexicale des conclusions des rapports d’alternance consiste d’une part en une
classification hiérarchique descendante (CHD) et, d’autre part, en une analyse
factorielle de correspondance (AFC). Cette analyse porte sur un corpus textuel
découpé en 198 Unités de Contexte Élémentaires (UCE46) dont 64,65% seront
effectivement analysées, soit 128 UCE.

4. Caractérisation des temporalités à travers les rapports


d’alternance
Les rapports analysés mettent en évidence différentes temporalités vécues
par l’apprenti ingénieur : de production, de la formation en alternance, de la
séquence industrielle de la formation, de la séquence académique de formation
et du scripteur. Ce récit laisse transparaître en filigrane du temps vécu puis
raconté (donc transactionnel), le temps organisationnel de l’alternance
reconstruit. Les principaux thèmes relevant de la temporalité qui ressortent
de l’analyse thématique des rapports d’alternance sont présentés. L’analyse
lexicale nous permettra de repérer dans le corpus textuel « conclusions » des
espaces lexicaux (ou classes lexicales) qui pourraient nous aider à reconstituer
des espaces sémantiques significatifs par rapport au thème de la temporalité.
4.1 La temporalité de l’entreprise en tant que lieu de production
industrielle
La temporalité de l’entreprise se donne à voir à travers un passage obligé
de tous les rapports d’alternance que nous avons explorés (nous trouvons là
une des premières normes du genre « rapport d’alternance » comme écrit de
formation), à savoir le descriptif historique de l’entreprise. C’est un « temps de
l’entreprise » qui est présenté de façon isolée, sans rupture, de façon fluide en
quelque sorte. Nous ne développons pas cette analyse ici.
La temporalité de l’entreprise se donne à voir également à travers des
caractéristiques et des contraintes temporelles telles que le rythme et les pics
de la production ainsi que les délais et les moments d’occurrences de certaines
44
Nous reprenons ici l’idée de Ricœur (1985 : 439) : « il ne serait de temps pensé que
raconté ».
45
Voir la présentation des fonctionnalités du logiciel à l’adresse http://www.iramuteq.org/.
46
L’unité de contexte élémentaire est composée d’un ou plusieurs segments de texte
de longueur inférieure à 240 caractères pouvant se terminer par une ponctuation. L’UCE
est considérée comme l’unité statistique de base par le logiciel. L’objectif de l’analyse
lexicale est d’obtenir un classement de ces UCE en fonction de la distribution des
formes (ou des mots utilisés).

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actions spécifiques (de maintenance par exemple), etc. Nous avons relevé dans
les conclusions des rapports analysés différentes mentions de la temporalité
de l’entreprise. Il y a d’abord les contraintes temporelles de la réalisation d’un
projet :
–– GMU1 « il nous faut respecter les devis, au mieux afin d’avoir des
bénéfices sur les projets. En effet, cela est lié au respect des devis,
et notamment aux heures prévues sur le projet. Faire moins d’heure
que prévu permet un gain supplémentaire alors qu’en faire plus
provoque des pertes ».
Il y a aussi la description du régime d’occurrence d’une action telle que la
maintenance conditionnée par l’état du matériel ou les rencontres régulières
avec un service de l’entreprise :
–– MFPI2 « La première séquence était orientée vers la maintenance
conditionnelle, donc axée sur le court terme ».
La faible présence de la temporalité de l’entreprise dans les rapports pose
la question de la contribution réelle de cet écrit à la formation de l’apprenti
au métier d’ingénieur. Il nous semble en effet que l’un des objectifs de cette
formation est l’appropriation de cette temporalité, au travers notamment de
l’anticipation des tâches qui incombent au stagiaire ainsi que la perception de
quelques-unes des spécificités de ce temps.

4.2 La temporalité de la formation en alternance

4.2.1 La temporalité globale de la formation (trois années)


La temporalité « objective » : peu présente, cette temporalité apparaît dès lors
que l’étudiant indique une durée en temps réel, comme par exemple le nombre
de jours consacrés à une séquence industrielle en entreprise. Les conclusions
des rapports d’alternance montrent que l’indication de cette temporalité est très
ponctuelle et isolée, comme le montre le cas de cet apprenti qui précise :
–– IR1« la première mission sera utilisée durant les mois de septembre
et octobre 2008 »
Nous ne relevons pas de comparaison (entre les durées des différents séquences
de formation, entre les durées respectives des séquences académiques et
industrielles) ou de quelconques rapprochements, pas plus que l’expression
d’une durée « ressentie » (c’est long/c’est court).
La temporalité organisationnelle actualisée dans les écrits d’alternance : elle
peut être différenciée en deux temporalités, celle de la tâche (production ou
projet dont est chargé l’apprenti) et celle des activités effectives de l’apprenti en
entreprise (démarches, contacts, réunions etc.). Chacune de ces temporalités est
plus ou moins présente dans ces rapports d’alternance et reçoit des désignations
différentes. Elles sont plus ou moins continues : nous avons pu relever aussi
bien des temps fluides, dont les avancées sont régulières ou pour le moins
non problématisées, que des temps discontinus, de flux différents, marqués

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d’événements qui ont plus ou moins un statut de « rebondissement ». Ces


divers temps s’entremêlent parfois dans la rédaction du rapport d’alternance,
selon deux grands types d’organisation. D’une part, l’énumération discontinue
qui correspond à des organisations où nous ne trouvons pas de connecteurs –
mais, néanmoins, etc. – ou d’articulations – pendant ce temps, notons aussi
etc. – entre les divers paragraphes sous-tendant ces temporalités et où la
conduite discursive prédominante est descriptive ou informative. D’autre part,
nous avons noté des insertions narratives qui correspondent à des organisations
où nous trouvons des connecteurs ou des articulations qui sous-tendent des
temporalités et où la conduite dominante discursive est narrative.
L’actualisation de la temporalité organisationnelle s’opère dans la réalisation
de la tâche confiée à l’apprenti. Sa réalisation est caractérisée par une
temporalité fixée par le tuteur (le tuteur ingénieur, un autre salarié, un service
ou un dispositif de l’entreprise) ou par l’apprenti lui-même dans une double
visée de production et/ou de formation. Ainsi, malgré leur caractère résumé et
synthétique, les conclusions comportent des extraits qui situent temporellement
la tâche de l’apprenti en en détaillant le processus de mise en place (plutôt de
mise en temps), comme le montre cet extrait :
–– MFPI1 « Pendant ces six mois d’apprentissage au sein de l’usine
Continental à Clairoix et plus spécialement dans le Service
Installations Maintenance, j’ai pu réaliser les missions de réduction
des coûts indirects de production, d’amélioration du suivi des
actions préventives et d’amélioration de la communication interne
dans l’entreprise ».
L’actualisation de la tâche prescrite est également indiquée dans l’écrit par
l’association de l’apprenti ingénieur d’un temps (une année, une séquence
de formation donnée) et la perception d’un progrès en termes de position en
entreprise ou d’un progrès en termes de nouvelles responsabilités impliquées
par une nouvelle tâche:
–– IR1 « J’ai réussi à passer du statut de technicien à celui
d’ingénieur »
–– IR2 « J’ai durant cette deuxième année en entreprise occupé des
postes pour lesquels j’étais responsable de mon travail. »
La temporalité de la tâche est enfin indiquée en exprimant ou en annonçant des
attentes de mobilisation ou de consolidation de savoirs.
–– GMU2 « J’espère pouvoir continuer sur ma lancée lors de ma
dernière cession professionnelle, c’est-à-dire me voir confier des
responsabilités encore plus importantes »
D’autres extraits expriment plutôt les ressentis et les attentes des apprentis au
regard du bilan ou du déroulement de la séquence industrielle :
–– MFPI2 « Ma dernière année me permettra d’accentuer mes efforts
sur l’organisation et le pilotage des actions, mais aussi dans les

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méthodes de travail et les qualités techniques, de façon à atteindre


toutes les qualités nécessaires à mes missions futures »
D’autres extraits expriment enfin des comparaisons des acquis des apprentis
pendant les trois années de formation en entreprise :
–– MFPI3 « Cette 3éme séquence professionnelle de six mois a été
particulièrement riche et ce de tous points de vue… Le travail
réalisé l’an dernier était un atout pour mener à bien cette nouvelle
mission ».

4.2.2 La temporalité de la séquence académique


La temporalité de la séquence universitaire est rarement mentionnée dans les écrits
des apprentis et nous semble également assez isolée. Nous ne l’avons relevé que
très peu si ce n’est sous la forme d’une indication finale (cette tâche a nécessité
l’utilisation de telle ou telle notion). Elle constitue en tous les cas un temps passé
(nous n’avons pas relevé de projections) et stable comme le montre cet extrait :
–– IR3 « De manière générale, j’ai amélioré mes compétences
techniques par rapport à l’année dernière, grâce au projet sur
lesquels j’ai eu l’occasion de travailler, mais aussi grâce aux
méthodes de travail acquises durant la séquence académique ».

4.3 La temporalité du scripteur / apprenti ingénieur


Le sujet du rapport d’alternance est au moins double : il est l’auteur du rapport, le
scripteur et aussi le personnage principal de celui-ci. Ainsi les variations des statuts
du « je » sont des indications intéressantes de ces différents temps. En même temps,
le scripteur du rapport d’alternance est un sujet didactique, c’est-à-dire un acteur
de la dynamique didactique au cœur du processus de formation en alternance. La
temporalité peut ainsi être déclinée dans ses différentes incarnations didactiques, en
particulier la temporalité du rapport aux contenus et enjeux de la formation.
La temporalité du rapport aux contenus est chronologiquement différenciée.
Elle s’exprime selon une évolution depuis l’identification des savoirs acquis en
première année, en passant par la comparaison des savoirs acquis en deuxième
année, jusqu’à ceux acquis précédemment pour aboutir à un bilan des trois
années en troisième année. Dans les écrits de la première année de formation
(quelle que soit la filière), les apprentis associent des acquis spécifiques à cette
première année ou à l’une de ses périodes industrielles ou identifient les progrès
attendus en termes de savoirs à construire dans les années à venir.
–– GMU1 « Cette première année m’a été très bénéfique sur 3 aspects :
technique, financier et humain ».
La temporalité du rapport aux contenus dans les écrits de la deuxième année de
formation est indiquée en comparant la deuxième année avec la première année
en termes de savoir acquis, de perception de l’importance de certains savoirs,
de perception de l’approfondissement ou de l’exploration d’autres savoirs.
C’est ce qu’illustre cet extrait :

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–– GMU2 « cette deuxième séquence professionnelle a été beaucoup


plus instructive et enrichissante pour ma culture d’ingénieur que la
première séquence professionnelle ».
La temporalité du rapport aux contenus dans les écrits de la troisième année
est indiquée dans une sorte de bilan global des savoirs (mais aussi en termes de
compétences, d’aptitudes et de dispositions) acquis, consolidés ou nouvellement
mobilisés au terme de la dernière année de formation. C’est ce que montre cet
extrait :
–– IR3 « De manière générale, j’ai amélioré mes compétences
techniques par rapport à l’année dernière, grâce au projet sur
lesquels j’ai eu l’occasion de travailler, mais aussi grâce aux
méthodes de travail acquises durant la séquence académique ».
L’indication de ces temporalités (je peux maintenant… etc.) marquent des
bouleversements ou pour le moins des transformations de ce sujet : les ruptures,
les événements, les continuités sont à rechercher. Reste à savoir quelles sont ces
transformations, comment l’histoire personnelle est retracée, si elle l’est et en
quels termes, et surtout comment ces temporalités du sujet se combinent dans
ce discours, articulées aux autres temporalités.

4.4 Tensions temporelles inhérentes à la tension formation/


travail

4.4.1 Différentes figures temporelles de la tension formation/travail


L’analyse lexicale permet de mettre en évidence trois classes dans le corpus
des conclusions des rapports d’alternance comme le montre le graphique sous
forme d’arbre (ou dendrogramme) de la CHD représenté sur la figure 1.

Figure 1 : Dendrogramme de la CHD mettant en évidence les


classes identifiées dans les conclusions des rapports d’alternance

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La classe C1 représente 37 unités de contexte élémentaires (UCE), soit 28,91%


des UCE du corpus analysé, la classe C2 compte 60 UCE et représente 46,88%
et la classe C3 comporte 31 UCE et représente donc 24,22%. La classification
obtenue représente d’une part une classe C3, la première à apparaître de manière
stable. Elle représente d’autre part deux classes emboîtées, la C1 et la C2 dont
l’emboîtement souligne la proximité des profils lexicaux. La classification
obtenue met donc en évidence trois espaces lexicaux dont nous explorerons les
espaces sémantiques correspondants.
La classe C1 représente le deuxième nombre d’UCE (37) c’est-à-dire 28,91%
des UCE analysées. Le graphe de la classe (figure 2) met en évidence un espace
lexical centré sur la forme « projet ». C’est une forme dynamique, en même
temps objet (de l’apprenti, de l’entreprise), situation (de l’apprenti, des autres
acteurs) et mode d’être en entreprise (ingénieur en devenir) ayant plusieurs
facettes (temporelle, de gestion, financière, réglementaire, technique et
économique). Le projet-objet est construit dans le temps et implique des tâches
inscrites dans les missions de l’ingénieur (missions de gestion, d’évaluation,
de négociation avec la direction), mais en cohérence avec la finalité de la
formation.

Figure 2 : Graphe de la classe C1

173
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La forme « projet » est fortement corrélée aux formes « étude » et « direction »47.
Cette dernière forme renvoie aux sens de direction générale, technique,
des opérations, commerciale ou d’infrastructure, etc. Elle fixe la tâche de
l’apprenti dans et par rapport au projet de différentes manières : affecter sa
mission et définir son périmètre d’étude (services, directions concernés), faire
le suivi régulier du projet (solliciter des présentations des études réalisées
par l’apprenti), évaluer et autoriser (ou pas) la réalisation d’un projet étudié
(en s’appuyant sur des études présentées), négocier la réalisation d’un projet,
lancer l’étude, définir la temporalité, etc. Par ailleurs, que ce soit pour agir sur le
projet-objet ou pour être dans le projet-situation, en vue de communiquer avec
les différents acteurs, notamment la direction, différents écrits techniques sont
mobilisés, constituant ainsi un genre écrit technique, qui peut être spécifique à
chaque entreprise ou générique (ex.: écrire un cahier des charges fonctionnel
vs utiliser un formalisme graphique spécifique). Ecrire dans cette profession
voudrait dire produire et intégrer ce genre écrit spécifique.
La classe C1 identifie donc le projet comme forme d’organisation prépondérante
du travail en entreprise, porté par une équipe, étudié et négocié avec une
direction. La temporalité du projet est centrale et elle est en même temps
temporalité de production et de formation. C’est ce que montre l’extrait d’UEC
significatif de la classe C1 suivant :
–– « Ce projet s’est inscrit dans la continuité et la finalité de mes trois
années de formation d’ingénieur maintenance. Tout d’abord, les
deux séquences professionnelles où la direction technique m’avait
confié la réalisation des études de fiabilité annuelles concernant
l’exploitation de la flotte B737_300 Europe Airpost … »
Une analyse similaire de la classe C2 met en évidence deux espaces lexicaux :
l’un centré sur la forme « permettre » et l’autre sur la forme « entreprise ». Les
formes significatives de cette classe expriment les acquis permis par la formation
en apprentissage dans sa globalité et par chacune de ses deux séquences. Quant
à la classe C3, elle correspond à un discours centré sur le travail acquis ou
visé, en particulier en situation professionnelle de formation, en en spécifiant
les temporalités, les objectifs, la nature, et les logiques de réalisation, tous
composants marqués par la tension formation/travail. L’analyse lexicale des
conclusions des rapports d’alternance met ainsi en évidence trois espaces
sémantiques dans les écrits des apprentis :
• Le premier espace, représenté par la classe C1, désigne le projet
comme mode d’organisation du travail prépondérant en entreprise.
La temporalité des tâches prescrites à l’apprenti, dans une visée de
formation ou de production, est spécifiquement une temporalité du
projet.

47
Respectivement : khi2 : 22,51 (test statistique de la corrélation entre deux formes
ou entre une forme et une classe lexicale) – p<0,00001 (indique la signification du lien
statistique entre deux formes ou entre une forme et une classe lexicale) et khi2 : 20,99
– p<0,00001.

174
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• Le second espace, représenté par la classe C2, consiste en une


énumération des acquis permis par la formation en apprentissage
dans sa globalité et dans chacune de ses deux séquences. Les acquis
des apprentis sont exprimés en termes de position, de trajet et de
temporalité en entreprise, plutôt qu’en termes de compétences et
de savoirs.
• Le troisième espace, représenté par la classe C3, suggère la
caractérisation du travail réalisé ou visé en situation de travail en
termes d’objectifs, de nature et de logiques de réalisation, en y
repérant les enjeux de formation. La temporalité de l’apprentissage
est en même temps une temporalité de production.

4.4.2 Tensions entre temporalités et tensions entre genres d’écrit


La représentation des trois classes du discours sur le plan factoriel défini par les
deux facteurs (ou construits) qui expliquent respectivement 52,73% et 47,27%
de la variance observée (se traduisant par l’identification des trois classes),
permet de clarifier l’articulation des trois classes (figure 3).

Figure 3 : répartition des classes de discours sur le plan factoriel


Vu les positions des formes des trois classes par rapport aux deux facteurs, le facteur
1 peut être intitulé « le projet : mode d’organisation du travail », tandis que le facteur
2 peut être désigné « la dynamique formation/travail ». L’analyse du plan factoriel

175
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ainsi orienté suggère donc une sorte d’actualisation de la prescription académique


concernant les écrits d’alternance : les écrits produits répondent à la prescription
qui fixe pour les premières années de présenter le secteur d’activité de l’entreprise
d’accueil et de son organisation, pour les deuxièmes années de se situer dans le
projet pris en charge et pour les troisièmes années de rendre compte de son projet
d’ingénieur et de mettre en perspective les compétences professionnelles acquises.
Il y a là le signe d’une autre tension, cette fois entre un genre d’écrit universitaire de
type « rapport de fin d’étude » et un genre d’écrit de type « technique », spécifique
à la pratique de l’ingénieur. La spécialité (ou filière) de la formation ne discrimine
pas le discours conclusif de manière nette.

Conclusion
Dans les rapports d’alternance analysés, c’est la temporalité organisationnelle
de l’alternance, reconstruite du point de vue de l’apprenti, qui nous semble
dominante. En référence à cette temporalité, l’apprenti ingénieur en tant
que professionnel en devenir raconte son trajet individuel (même s’il est
accompagné) à l’intérieur de l’entreprise, bien plus que ses acquis cognitifs, en
termes de compétences et de savoirs, même s’il y a des apprentissages réalisés.
Notre analyse met en évidence que la question de la temporalité ne relève pas
uniquement d’une préoccupation d’organisation, elle participe du contenu de
la formation. Choisir une temporalité n’affecte pas seulement la temporalité
« objective », représentée par le calendrier de l’alternance par exemple, mais
elle influence également la perception de l’apprenti ingénieur des temporalités
de la tâche, des savoirs, des rapports entre acteurs, de son propre trajet et de son
identité d’ingénieur conçue comme temporalité du trajet professionnel.

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TABLE RONDE
QUELLES FORMATIONS UNIVERSITAIRES
AUX ÉCRITS PROFESSIONNELS ?
Présentation
Comment mettre en place à l’université une formation aux écrits professionnels ?
Quel est le rôle respectif des universitaires et des professionnels dans une telle
formation ? Comment aborder la question de la norme et des normes, celle
de l’évaluation ? C’est autour de ces questions qu’une table ronde a réuni,
à l’issue de la journée d’études qui est à l’origine de cette publication, des
universitaires responsables de formations aux écrits professionnels et des
professionnels intervenant dans ces formations : Patrick Emourgeon (Master
1 Communication politique et publique, UPEC-Université Paris Est Créteil,
et Master 2 Science politique Action territoriale/communication publique et
concertation, Université Lille 2), Jean-Marc Leblanc (Master 2 Rédaction-
Traduction et licence 3 Lettres Rédaction Professionnelle et Communication
Multimédia, UPEC), Fanny Rinck et Frédérique Sitri (Master 2 Ecrifore,
« Ecriture, Formation, Remédiation », Université Paris Ouest Nanterre), Marie-
Christine Lala et Denis Mazzucchetti (Master 2 LATERP « Lettres appliquées
aux techniques éditoriales et à la rédaction professionnelle », Université Paris
III-Sorbonne Nouvelle) et Sylvie Plane (Master Enseignement Éducation
Médiation, ESPE de Paris).
Les relations université/monde professionnel sont fréquemment placées sous
le sceau d’une dichotomie simpliste « théorie/pratique » qu’il faut dépasser.
Certes, les exigences en matière d’écrits professionnels diffèrent d’un côté et de
l’autre en termes de finalité, de temporalité mais aussi de rapport à l’écrit. Mais,
comme le souligne l’un des intervenants, l’université - et c’est sa raison d’être
- peut aider les entreprises à mieux comprendre les mutations technologiques
rapides qui affectent le lire-écrire. Par ailleurs, le rôle de l’université est
également d’apprendre à l’étudiant à analyser ce qui se joue dans un écrit
professionnel : à rebours des formations « clefs en main » délivrant des
recettes à appliquer, elle favorise la réflexion non seulement sur les genres
en usage dans le monde professionnel, leurs caractéristiques linguistiques
et pragmatiques, leur mode de circulation, les instances énonciatives en jeu
mais aussi sur les compétences et les opérations discursives à l’œuvre de
façon transversale dans ces genres variés, en mettant en œuvre des procédures
d’analyse, d’observation et de réécriture. La tension ou l’articulation entre la
dimension réflexive privilégiée par l’université et son adaptation à la demande
de l’entreprise existe : c’est toute la question de la mise en situation, déjà
longuement évoquée dans les contributions qui précèdent. La présence et le
dialogue, au sein d’une formation, d’universitaires et de professionnels peut
constituer une réponse, de même que le principe de l’alternance, qui permet le
« retour sur expérience ». La formation à l’écrit des futurs enseignants abordée
par Plane, bien que se situant dans un univers professionnel différent, avec

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des contraintes institutionnelles (préparation à un concours) et didactiques


(rôle de l’écrit dans les apprentissages) spécifiques, met également en jeu
des thématiques proches : la prise de conscience de l’écriture comme activité
réflexive et l’hiatus qui peut surgir entre la formation et le « terrain » dans le
processus des stages en alternance.

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Patrick EMOURGEON
Editeur
Master 1 Communication politique et publique,
UPEC-Université Paris Est Créteil, et Master 2
Science politique Action territoriale/communication
publique et concertation, Université Lille 2

Un malentendu tenace
Les relations universités/entreprises souffrent d’un malentendu tenace, lié sans
nul doute à une méconnaissance mutuelle ancienne. Ignorance réciproque de
mondes éloignés de fait, par leurs objets mêmes, par des pratiques culturelles,
une histoire et des représentations souvent contradictoires. Beaucoup de
discours convenus ont été prononcés par les institutions ces dernières années
sur ce sujet, paroles qui tiennent bien souvent beaucoup plus de l’incantation
ou du politiquement correct que de la réalité. De ce malentendu naît un
discours autoproduit simplificateur pétri de stéréotypes et de poncifs. D’un
côté, nous aurions une université détachée du monde, théorisante voire
prétentieuse et de l’autre des entreprises cyniques, exploiteuses ou pour
certains le symbole de l’efficacité et du pragmatisme dans un discours souvent
idéalisé à partir des années 80. La réalité est toute autre. L’entreprise demeure
avant tout un mode d’organisation de production de biens ou de services et
l’université un lieu de production et de diffusion des savoirs, le tout dans un
système fortement concurrentiel. Ces deux univers, constitués de femmes et
d’hommes de leur temps, n’existent pas en dehors du monde et de sa réalité
politique, économique, sociale et technologique. De ce fait, même s’ils ne
seront jamais ni en opposition pure, ni en recherche de légitimité mutuelle,
rien ne les empêche de tisser des liens utiles et intelligents. L’université
attendrait trop souvent des entreprises qu’elles jouent uniquement le rôle de
financeur et de « placement » de ses étudiants et l’entreprise demanderait
exclusivement à l’université de produire des salariés « clefs en main ».
Ces visions caricaturales freinent la diffusion des savoirs dans une société.
Car l’entreprise et l’université produisent toutes deux des savoirs de toutes
formes. Dans l’industrie, par la recherche mais aussi dans les services, de la
plus petite structure à la grande holding, le monde économique façonne des
savoirs, des pratiques et réfléchit sur ses usages au quotidien ; l’entreprise
pourrait même, sans en avoir l’air, théoriser un peu ses pratiques…

Un monde qui change


L’université et l’entreprise vivent ensemble, depuis le début du siècle, une
révolution industrielle qui impacte considérablement à la fois les modèles
économiques anciens mais aussi la production traditionnelle des savoirs.
La désintermédiation des connaissances et des informations, la vitesse de
diffusion, l’évolution rapide des modes d’expressions écrits et oraux via
les technologies d’information bouleversent le champ du savoir et donc, de

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fait, de sa production. L’université et l’entreprise voguent dans les mêmes


eaux et se retrouvent aujourd’hui dans le même bateau : comprendre,
connaître, prévoir et inventer de nouvelles formes d’organisation, les
modes de production, les rapports sociaux… Internet transforme ces deux
institutions à une vitesse impressionnante et nous aurions tort, entrepreneurs
et universitaires, de sous-estimer la puissance de ces mouvements de fond.
Tout change et évolue si vite que les questions traditionnelles des relations
entreprises/universités paraissent souvent assez désuètes même si beaucoup
d’aspects de cette question conservent leur pertinence. Il ne s’agit pas de
savoir qui serait à la traîne l’un de l’autre face à cette révolution, mais plutôt
comment profiter de cette situation hors normes pour instituer des relations
nouvelles de complémentarité.

Une belle opportunité pour l’université


L’université dispose d’une formidable opportunité de valorisation de son
savoir-faire en s’engageant sur l’analyse de ce mouvement de fond et sur la
formation des étudiants à la maîtrise de ces nouveaux outils. Comprendre
un minimum ce qu’attendent les entreprises pour former des jeunes adaptés
aux besoins de l’entreprise est certes nécessaire, mais l’université sera encore
plus utile au monde socio-économique et à la société dans son ensemble en
décryptant les tendances du monde nouveau dans lequel nous allons vivre,
en détectant ses incohérences et/ou ses opportunités, en effectuant une veille
précise et précieuse sur les expériences internationales, en donnant des clefs
aux décideurs économiques, sociaux et politiques pour effectuer les bons choix
stratégiques et en formant les étudiants dans ce sens. Seule l’université dispose
des moyens humains et des compétences pour se placer au cœur de cette
problématique centrale pour les années futures. L’université a de nombreuses
cartes à jouer : son réseau international, sa méthodologie, son prestige, son
approche multidisciplinaire ; elle peine trop souvent à les valoriser face à un
monde économique centré sur lui-même.

Vers un partenariat d’un nouveau type


Notre monde change. Nous nous trouvons tout de même dans une situation
pour le moins originale où un étudiant de cinquième année dispose bien
souvent de plus d’aptitudes et d’expérience que beaucoup de cadres
supérieurs ou de professeurs d’université dans la maîtrise des médias online
et des réseaux sociaux, dans la recherche d’information, de sourcing sur
le web. C’est cette compétence que la plupart des entreprises recherchent.
De la même façon, les écrits professionnels et les modes de gestion ont
été bouleversés en à peine dix années, les intranets, courriels, SMS, blogs,
réseaux sociaux, moteurs de recherche, visioconférences, applications,
RSS… ont modifié considérablement le rapport à l’écrit, à l’oral, au partage
des connaissances à l’université comme dans l’entreprise. Par ailleurs, les
professionnels qui interviennent à l’université, confrontés quotidiennement à
ces évolutions, pourraient devenir de bons relais, de bonnes passerelles entre
ces deux mondes qui ont des intérêts objectifs à travailler en partenariat dans

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ce contexte. Plus ils seront associés et intégrés aux équipes pédagogiques


autour de projets communs, plus l’université pourra valoriser et construire
une expertise qui les éloignera du sentiment de la logique utilitaire à court
terme. Les vieilles habitudes, les représentations, l’ignorance mutuelle restent
bien sûr de vrais freins au rapprochement de l’université et de l’entreprise.
L’époque que nous vivons, certes marquée par la crise et la raréfaction des
moyens, reste enthousiasmante. Les révolutions technologiques sont, pour les
entreprises comme pour les universités, des moments rares de bouillonnement
intellectuel et de besoin de compréhension. C’est à mon sens le bon moment
pour mieux se parler, se connaître, se comprendre, s’enrichir réciproquement
autour de projets utiles. Il n’y a pas mieux pour combattre les lieux communs
et cette opposition que j’ai toujours trouvée un peu simpliste entre savoirs
pratiques et savoirs théoriques…

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Jean-Marc LEBLANC
MCF
Master 2 Rédaction-Traduction
Responsable de la Licence 3 Lettres Rédaction
Professionnelle et Communication Multimédia, UPEC

C’est comme enseignant chercheur, maître de conférences en sciences du langage,


dont la spécialité de recherche est la linguistique de corpus et la lexicométrie
que j’interviens au sein du master 2 Rédaction-Traduction de l’UPEC mais
aussi dans le cadre du parcours de licence 3 Lettres Rédaction Professionnelle
et Communication Multimédia dont je suis responsable. Fort d’une expérience
d’enseignement au sein d’une formation multimédia et d’un parcours d’édition
numérique en Franche Comté (infographie webdesign, production de documents
numériques de communication), je me suis intéressé aux interfaces et aux
questions de visualisation que j’ai appliquées à mon domaine de recherche.
Au sein du master Rédaction-Traduction, j’encadre les étudiants dans la
construction d’un site web multilingue. Je leur fournis les bases afin qu’ils
maîtrisent les outils infographiques, informatiques et d’édition web puisqu’ils
seront amenés à travailler en autonomie comme traducteurs indépendants ou au
sein d’une équipe comme salariés.
Le parcours de L3 Lettres Rédaction Professionnelle et Communication
Multimédia n’est pas sans rapport avec ce master. Les étudiants y sont formés
à la pratique de la synthèse et de la réécriture de textes, abordent les genres de
discours en situation professionnelle, mais sont aussi formés au multimédia. Dans
le cadre des cours d'informatique, ils réalisent des tutoriels, produisent des courts
métrages d'animation qu'ils scénarisent, élaborent des plannings prévisionnels -
travaux qui relèvent aussi de l'écrit professionnel.
Dans ces formations à l’écrit professionnel, il paraît essentiel de privilégier
l’observation, l’expérimentation, la description plutôt que de recourir
exclusivement à des procédures de l’ordre de la recette.
Ainsi, le benchmark, pratiqué lors de la construction d’un site web - qui revient en
réalité à constituer un corpus et à en tirer des régularités - procède de cette observation.
Il en va de même lorsqu’il s’agit d’aborder la notion de genres au moyen d’approches
lexicométriques. Observer, comparer ces discours et les décrire, les classer, en
repérer les régularités, les caractériser (lexique, énonciation, longueurs des phrases,
grammaticométrie...) constituent une entrée permettant de comprendre comment
fonctionnent un communiqué de presse, une chronique, un portrait...
L’adaptabilité des étudiants aux situations de communication, aux supports et aux
contextes, constitue l’autre point central de la formation à l’écrit professionnel.
L’observation, comme complément à l’approche théorique, développe cette capacité.
Dans ce contexte de formation professionnalisante, la relation avec le monde
professionnel est évidemment primordiale, même s’il convient de préciser - et
d’abord aux étudiants - que l’enseignant est lui aussi un professionnel.

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Il n’appartient pas à l’université de livrer au monde du travail des étudiants prêts


à l’emploi, mais de les préparer à évoluer tout au long de leur carrière.
Pour autant, l’université est parfois présentée comme étant déconnectée du monde
réel. Trois facteurs sont avancés qui la couperaient de cette réalité : l’engagement
de la responsabilité des étudiants, la temporalité et les budgets. Il convient alors,
passée la phase d’observation, de théorisation et d’exercices, de placer les étudiants
en situation réelle. Outre les stages, certaines collaborations y sont propices.
L’interaction/collaboration avec des professionnels peut être pratiquée au sein
même de l’université par le montage de projets en association avec les chargés de
communication, responsables éditoriaux, webmestres du site institutionnel. Ces
projets dépassent le strict cadre de l’université lorsqu’il s’agit de traiter avec les
prestataires, les imprimeurs, de respecter des délais, d’étudier des devis...
Ainsi les étudiants du parcours Rédaction Professionnelle et Communication
Multimédia ont élaboré des projets de financement, recueilli des devis, rédigé des
rapports, soutenu leur projet devant une commission, en responsabilité, et obtenu
des financements pour mettre en œuvre ces projets. Leur discours et leur action
les engagent alors pleinement.
Les étudiants du Master Rédaction-Traduction engagent aussi leur responsabilité
ainsi que celle de l’université lorsqu’ils produisent des newsletters, dont la
rédaction et la diffusion sont soumises à des règles strictes.
Le rôle de l’enseignant chercheur est, dans cette configuration, d’apprendre aux
étudiants à communiquer avec les professionnels. Ce faisant, il se situe lui-même
à l’interface de ces deux mondes que sont l’université et l’univers professionnel.
Etudiants et enseignant doivent être en mesure de dialoguer avec les acteurs
professionnels, de connaître les contraintes mais aussi la terminologie et donc
de maîtriser, outre les notions techniques, les discours de spécialité : webdesign,
zoning, ergonomie. Ils doivent être en capacité d’interagir avec un imprimeur
(définition des images, support, numérique ou papier...), d’acheter un nom de
domaine, d’installer un serveur web...
Le statut de l’enseignant est celui d’un universitaire qui connaît les contraintes et les
codes du monde professionnel, sans y être pour autant complètement immergé, ce
qui permet le nécessaire recul et la réflexion sur ces pratiques. L’enseignant doit par
ailleurs être la mémoire des pratiques et des technologies, ayant toujours à l’esprit
les évolutions. Dans un cours sur les grandes étapes du webdesign, il peut être
intéressant d’expliquer la façon dont on construisait un site il y a dix ans. Cette
notion d’évolution des pratiques, des métiers, des approches et des techniques est
essentielle, car les étudiants une fois insérés dans le monde professionnel devront
avant tout être capables d’évoluer. Les techniques enseignées ne sont pas figées,
elles subiront de profondes mutations tout au long de la carrière de ces futurs
professionnels. Il convient alors d’enseigner avant tout la méthode et de développer
la capacité d’apprendre à apprendre.

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Fanny RINCK
MCF, responsable du Master Ecrifore48
Frédérique SITRI
MCF, responsable du Master Ecrifore
Master 2 Ecrifore, « Ecriture, Formation,
Remédiation », Université Paris Ouest Nanterre

Parmi les formations qui se développent actuellement dans le domaine des


écrits professionnels et de la rédactologie, nous représentons le parcours
Ecrifore (Ecriture, Formation, Remédiation), parcours du Master FLDL
(Fonctionnements Linguistiques et Dysfonctionnements Langagiers) de
l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense rattaché au département de
Sciences du Langage et au laboratoire Modyco49. Ce parcours est ouvert depuis
septembre 2009 et accueille des étudiants en formation initiale et continue, avec
pour objectif de les former comme rédacteurs professionnels et formateurs à
l’écrit.
L’enjeu d’une telle formation est le suivant : il ne s’agit pas uniquement
de pratiquer tel ou tel genre professionnel mais de donner aux étudiants
des outils d’analyse leur permettant de s’adapter à des situations de
communication variées et de former à leur tour des professionnels,
sur l’écrit en général ou sur l’écrit dans le cadre spécifique de leur
activité.

Une formation universitaire adossée aux recherches sur l’écrit


La maîtrise de l’écrit représente une demande forte dans le monde du
travail, comme en témoignent d’une part les discours déplorant les
défaillances observables chez les étudiants et chez des professionnels
que l'on suppose qualifiés et d’autre part la multiplication des offres de
formation et des manuels d’aide à la rédaction. Sur Internet, tout un chacun
peut même, fier de son statut d’expert ès écriture ou de son expérience en
la matière, se faire pourvoyeur de conseils sur la manière de réussir un
CV, une lettre de motivation, un compte-rendu ou un rapport.
Se pose dès lors la question des référents théoriques à convoquer pour la
conception et la mise en œuvre d’une formation aux écrits professionnels
dans le cadre universitaire, c’est-à-dire adossée à la recherche. Le parti
pris dans un parcours de Master comme Ecrifore est de développer une
offre de formation disciplinaire, tirant parti en l’occurrence des recherches
en Sciences du langage. L’importance des savoirs disciplinaires et de la
formation par la recherche nous semble donc être un critère décisif qui
distingue un Master dédié aux spécialistes de l’écrit professionnel d’une
formation de type « rédiger efficacement ». A nos yeux, ce critère vaut
48
Jusqu'en 2012
49
Plus d’informations sur le parcours Ecrifore sur http://www.u-paris10.fr/masterfldl

187
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plus largement pour la question de la professionnalisation à l’université,


qui est loin d’être aussi simple que l’idée bien admise selon laquelle il
faut aider les étudiants à s’insérer dans la vie active50.
Ainsi considérons-nous que les sciences du langage peuvent être mises à profit
pour bâtir une formation de rédacteurs et de formateurs à l’écrit qui soit en prise
avec les recherches menées sur le lire-écrire, les littéracies universitaires, le
langage au travail, ou encore la rédaction technique, la rédactologie et l’écriture
dite experte. Aux sciences du langage peuvent s’associer en outre d’autres
disciplines ayant l’écrit comme objet (l’anthropologie de l’écrit, la sociologie,
la psychologie cognitive...). L’ensemble de ces recherches apporte des
éclairages précieux sur les besoins des publics, les caractéristiques des textes et
des pratiques sociales où ils sont en usage, le développement des compétences
rédactionnelles (générales ou spécifiques à tel genre), et permet d’interroger
l’écrit d’un point de vue didactique, en termes de formations à mettre en place.

Genres de textes et compétences rédactionnelles générales


Dans ce cadre général, comme Ecrifore s’adresse à de futurs rédacteurs mais
aussi à des formateurs à l’écrit, la compétence clé visée par la formation n’est pas
seulement, comme on l’a dit, la production de textes, mais l’analyse des textes,
des processus d’écriture et des situations mobilisant le ‘lire et écrire’. C’est de
cette posture d’ordre réflexif que nous proposons de traiter dans ce qui suit, en
précisant plus largement les options didactiques privilégiées dans Ecrifore.
Les genres de texte représentent un principe central dans notre formation (voir
Rinck & Sitri 2011). D’une part, la notion de genre a ceci d’intéressant qu’elle
postule, malgré l’unicité de tout acte d’énonciation ou la singularité de toute
situation de production, des modèles relativement stables de textes correspondant
à des situations de communication relativement typiques. D’autre part, elle
permet d’envisager les textes sous l’angle de leurs normes mais aussi de leur
diversité (i.e. la variation attestée ou possible au sein d’un même genre).
Dans le cas des écrits professionnels, on a affaire à des situations de
communication extrêmement variées et en constante évolution (parce que les
pratiques professionnelles évoluent, ou parce que les modes de communication
évoluent, comme actuellement avec tout ce qui concerne la rédaction web).
Même si l’on s’en tient à la formation de rédacteurs, on ne saurait se contenter de
leur transmettre des normes ; on doit les rendre aptes à s’adapter à de nouvelles
situations voire à innover. Par ailleurs, sur cette question des normes, si les écrits
professionnels sont pour certains très contraints, d’autres laissent davantage de
place à la créativité ou, du moins, à un espace des possibles ; par exemple, la
dénomination « compte-rendu » renvoie à des formes différentes selon que le
compte-rendu sera plus exhaustif ou plus synthétique, basé sur la citation ou sur
la reformulation etc.

50
L’opération Phoenix défend ainsi l’intérêt de formations de haut niveau en sciences
humaines et sociales pour le monde de l’entreprise, alors qu’elles sont souvent
soupçonnées d’être coupées du monde du travail.

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L’analyse de genres et de la diversité des textes entrant dans une même catégorie
générique peut ainsi servir à structurer la formation dans le sens d’une prise de
conscience des normes du genre et de leur diversité. Cependant, les compétences
rédactionnelles attendues de la part de rédacteurs professionnels supposent aussi
de reconnaître les limites de la notion de genre dès lors que l’on s’interroge
sur l’écriture qualifiée d’experte, en référence aux modèles de l’expertise en
psychologie cognitive.
Un journaliste, un rédacteur web, un rédacteur de comptes-rendus, un chercheur
n’ont-ils pas en commun des compétences rédactionnelles transversales aux
genres qu’ils pratiquent dans leur quotidien51 ? En d’autres termes, l’expertise
développée dans les genres qu’ils pratiquent est-elle transférable, et à quelles
conditions, dans d’autres genres de la rédaction professionnelle, sinon experte ?
La question du transfert de compétences rédactionnelles est particulièrement bien
étudiée (par ex. Dias et al. 1999 ; Dias et al. 2000 ; Kellogg 2008 ; Russell 1995)
et en particulier pour ce qui a trait à la transition entre université et monde
professionnel. Elle doit également permettre de s’interroger sur le transfert
entre des situations professionnelles variées. Elle renouvelle donc l’idée que
les compétences littéraciques sont des compétences situées en postulant des
habiletés générales et des opérations rédactionnelles communes aux genres ou
qui se combinent aux spécificités des genres.
La notion de mise en situation représente un incontournable des formations
pratiques à la rédaction professionnelle : il s’agit typiquement de répondre à
une commande (par ex. Beaudet & Smart 2002 ; Beaudet & Clerc 2012 ; Equoy
Hutin 2012), authentique ou simulée. Compte-tenu de ce que nous avons
développé supra, la formation Ecrifore réinvestit ce principe de mises en situation
mais postule qu’elles ne sauraient tenir lieu de formation. Concrètement, en
classe, notre point de départ est donc la mise en situation, mais elle est relayée
par des activités à même de développer des compétences d’analyse. Nous nous
basons alors sur l’observation de corpus structurés en référence aux genres (une
diversité de textes du même genre ou attestant de sous-genres différents). Nous
nous rattachons ainsi aux principes du teaching and learning with corpora, en
postulant que l’observation de corpus peut servir d’outil de prise de conscience
des caractéristiques des textes et des opérations de lecture et d’écriture. La
compétence d’analyse ainsi visée est évidemment centrale pour la formation de
futurs formateurs ; elle l’est aussi pour produire des textes, si l’on convient qu’un
bon rédacteur sait se relire, se mettre à la place de son lecteur et réécrire pour
améliorer ses textes – ou ceux de ses collaborateurs.

Références bibliographiques
Beaudet, C. & Smart, G. (éds) (2002) : « Les compétences du rédacteur professionnel »/
« The expertise of professional writers », Technostyle 18(1), Canadian Association
for the Study of Discourse and Writing (CASDW) / l’Association canadienne de
rédactologie (ACR), University of the Fraser Valley.

51
Ne serait-ce qu’en référence à des critères spontanément utilisés de correction
linguistique, de clarté ou d’intelligibilité des textes ?

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Beaudet, C. & Rey, V. (2012) : « De l’écrit universitaire à l’écrit professionnel :


comment favoriser le passage de l’écriture heuristique et scientifique à l’écriture
professionnelle ? », Scripta 30 : 169-196.
Dias, P., Freedman, A., Medway, P. & Pare, A. (1999) : Worlds Apart: Acting and
Writing in Academic and Workplace Contexts, Mahwah, NJ, Lawrence Erlbaum
Associates.
Dias, P. & Pare, A. (2000) : Transitions: Writing in Academic and Workplace Settings,
Cresskill, NJ, Hampton.
Equoy Hutin, S. (2012) : « (Re)Lire, (Ré)écrire pour créer : du brief annonceur à la
production de documents de communication », Scripta 30 : 197-216.
Kellogg, R. T. (2008) : « Training writing skills : A cognitive developmental
perspective», Journal of writing research 1(1) : 1-26.
Rinck, F. & Sitri, F. (2012) : « Pour une formation linguistique aux écrits
professionnels », Pratiques 153-154 : 71-83.
Russell, D. R. (1995) : « Activity Theory and its Implications for Writing Instruction »,
in J. Petraglia (éd.) Reconceiving Writing, Rethinking Writing Instruction,
Hillsdale, NJ, Erlbaum : 61-78.
Russell, D. R. (2012) : « Écrits universitaires / écrits professionnalisants / écrits
professionnels : est-ce qu’»écrire pour apprendre» est plus qu’un slogan ? », Pratiques
153-154 : 21-34.
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Marie-Christine LALA, Maître de conférences-HDR,


co-responsable du master professionnel
Denis MAZZUCCHETTI, Rédacteur professionnel
Master 2 LATERP « Lettres appliquées aux techniques
éditoriales et à la rédaction professionnelle »,
Université Paris III-Sorbonne Nouvelle

Les savoirs universitaires et la voie professionnelle de la


formation en master
Le Master Professionnel adossé à la recherche
Le Master 2 professionnel « Lettres appliquées aux techniques éditoriales
et à la rédaction professionnelle » est une spécialité à part entière du Master
Lettres qui recrute chaque année une promotion d’étudiants ayant validé quatre
années d’études supérieures dans différentes disciplines (lettres, philosophie,
histoire, droit, sciences po, métiers du livre…). Le recrutement sur concours
permet d’apprécier la détermination du candidat et ses dispositions à travailler
l’articulation entre les compétences langagières de haut niveau requises et
la cohérence du projet professionnel. La vocation de ce master de rédaction
professionnelle, de plus en plus spécialisé en techniques éditoriales, s’est
précisée au fur et à mesure de la réflexion menée en collaboration étroite par
des enseignants-chercheurs (eux-mêmes rattachés à des Ecoles Doctorales et
à des groupes de recherche en lettres et en sciences du langage) et par des
professionnels de pratiques d’écriture in situ – soit écrivain, rédacteur, professeur
associé éditeur, maquettiste PAO, professionnel de l’édition électronique…
Cette élaboration commune n’a cessé de créer des synergies entre les quatre
modules : (1) langue française : lexique, sémantique, terminologie ; (2)
rédaction professionnelle ; (3) édition : enjeux, acteurs, pratiques ; (4) nouvelles
technologies au service de l’édition, de la communication et de la circulation de
l’écrit. La place des savoirs universitaires demeure un enjeu permanent puisque
l’enseignement et l’apprentissage se renégocient à chaque étape dans une
dynamique où les pratiques d’écriture en situation semblent devoir imposer,
souvent dans l’urgence, des critères d’efficacité pragmatique au détriment de la
réflexion critique sur l’écriture.
La réappropriation de mécanismes d’écriture en langue et en discours
Dans ce cadre, la formation aux écrits professionnels occupe une place
centrale dans ce Master LATERP au sens où chaque module est concerné à
des degrés divers par la production d’écritures spécialisées dans le domaine de
l’édition. Le module de rédaction professionnelle au sein de cette formation, en
complémentarité avec le module de langue française, se donne comme objectif
particulier de mettre au jour – par des analyses de textes et de discours, par
des études de cas, par l’exercice d’une écriture créative et par des exercices
de simulation de rédaction en situation professionnelle – des invariants

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typologiques correspondant à des formes d’écrits liées à des positionnements


et à des savoirs spécifiques sur la langue et sur le discours. Ces apprentissages
sont parfois ressentis dans un premier temps comme « théoriques » par des
étudiants qui aspirent à « entrer dans le monde du travail » pour y exercer
immédiatement des responsabilités professionnelles. Or il s’avère que les
compétences discursives mobilisées par les apprenants-stagiaires de façon
empirique, en situation concrète de rédaction professionnelle, non seulement
se trouvent décryptées mais acquièrent une certaine systématicité, à l’aide des
opérations linguistiques et discursives, et des genres du discours, transmis
dans les enseignements. L’apprenti-rédacteur fait l’épreuve directe de ce qui
« fonctionne » et découvre, dans le processus même de production de l’écrit
en situation professionnelle, à la fois sa propre réappropriation des règles de la
langue, qu’il pense avoir acquises, et ses capacités d’autonomie créatrice entre
deux injonctions : d’un côté, complexité des opérations langagières en jeu, de
l’autre, demande sociale de l’entreprise.

Ecrire sur commande en situation professionnelle : comment


se préparer ?
Le champ d’activité
Le champ d’activité de la rédaction professionnelle est mouvant et mal balisé –
ce que reflètent bien les incertitudes terminologiques qui y règnent. Qu’est-ce
qu’un « rédacteur » professionnel ? Alors que l’émergence d’une société de la
connaissance, le développement d’une économie du savoir et de la mémoire et
la transformation des modes de communication suscitent un besoin croissant
de spécialistes de l’écrit, il n’existe aucune reconnaissance sociale d’un
métier spécifique lié à la prestation de tels services. Plusieurs dénominations
cohabitent, correspondant soit à des professions déjà constituées, soit à des
activités émergentes : écrivain, écrivain-conseil, écrivain public, éditeur,
journaliste, chargé de communication, attaché de presse, historien public,
plume, ghostwriter, biographe… Dans la pratique, les frontières entre ces
différents métiers sont pourtant poreuses, et l’on travaille de plus en plus
fréquemment à la tâche.
En terme d’objectifs
En conséquence, le premier objectif d’une formation à la rédaction
professionnelle doit être de circonscrire un champ d’activité, de le décrire
et d’aider les futurs professionnels du secteur à s’y positionner. La notion
d’adaptabilité est ici fondamentale – à condition qu’elle soit strictement
encadrée. Les pratiques de rédaction professionnelle possèdent en effet des
caractéristiques communes : il s’agit d’une écriture sur commande, négociée,
collective ou partagée, qui met en jeu le réel ; en outre, ces pratiques relèvent
de quelques opérations discursives de base : corriger, transposer, résumer,
reformuler, décrire, exprimer… Dans ce cadre, et dans la perspective d’une
confrontation quotidienne avec des professionnels issus d’autres secteurs,
mais qui disposent d’une compétence rédactionnelle propre, le déploiement
d’une argumentation sur sa propre pratique de l’écriture est essentiel. Si, dans

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un marché professionnel extrêmement tendu, on souhaite être reconnu comme


un spécialiste de l’écriture et ne pas être transformé en machine à produire
du texte, l’impératif d’adaptabilité doit être prolongé par une réflexion sur
l’éthique du métier et par le maintien d’un potentiel de créativité en situation
de contrainte forte.
Le dialogue entre universitaires et professionnels
Dans cette perspective, le dialogue entre universitaires et professionnels trouve
naturellement sa place à travers une articulation entre théorie et pratique. Il existe
une pression sociale pour que l’on transmette des méthodes clés en main pour la
rédaction d’une quatrième de couverture, d’un discours, d’une synthèse ou d’un
article de vulgarisation, en vue de former des professionnels immédiatement
« employables ». Il convient d’y résister et de privilégier un travail sur la
dimension réflexive de l’écriture, qui inclut l’étude des opérations discursives,
des genres discursifs et des types de textes, et d’envisager l’intervention du
rédacteur professionnel sous l’angle, non d’une quelconque norme, mais
de sa pertinence, qui est la notion opératoire fondamentale pour évaluer les
productions du secteur. Cela implique une réévaluation du rapport personnel à
l’écriture – très fort dans la culture française – qui passe par le questionnement
de la notion de style. Cela implique aussi une clarification des instances en jeu,
afin de bien distinguer les personnes physiques, les sujets psychologiques, les
fonctions économiques et sociales (commanditaire, professionnel, entreprise,
institution, public, cible…) et les catégories discursives (locuteur, énonciateur,
allocutaire, éthos…). Écrire sur commande, c’est se cliver, c’est s’inscrire dans
une écriture bricolée, négociée et/ou partagée, c’est aussi trouver la bonne
distance dans la mise en jeu de soi à travers l’écriture ; or il n’est pas évident
de séparer les sphères intime, professionnelle et rédactionnelle, surtout dans
un métier où l’exercice solitaire prévaut. La complémentarité de l’approche de
l’universitaire, qui apporte les connaissances théoriques utiles, et de celle du
professionnel, qui répercute les questionnements issus de situations pratiques,
est de ce point de vue fondamentale.

En conclusion
Il est évident que la mise en situation constitue l’angle mort de ce type de formation.
Même accompagné de contraintes fortes, notamment en termes de délais, un
exercice de formation à la rédaction professionnelle s’inscrit nécessairement
dans un cadre universitaire qui, par définition, laisse de côté ces dimensions
essentielles de l’activité rédactionnelle en contexte professionnel : la matérialité
de l’écrit face à la mise en jeu du réel et la responsabilité de l’écrivant. Si le
Master 2 Professionnel LATERP à Paris III propose une formation en alternance,
comportant deux jours d’enseignements et trois jours de stage, c’est afin de
favoriser ces retours immédiats entre théorie et pratique pendant une période
courte qui est celle de la formation. En raison des caractéristiques du champ
d’activité et de la spécialisation de ce master dans le domaine des techniques
éditoriales, les offres de stage en dehors de ce secteur restent secondaires. La
transmission de leur expérience par les intervenants professionnels est de ce fait
irremplaçable pour les étudiants qui apprennent à en tirer profit.

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Bibliographie générale
André, A. & Cifali, M. (2007) : Ecrire l’expérience : Vers la reconnaissance des
pratiques professionnelles, Paris, PUF.
Beaudet, C. (1999) : « Les compétences linguistiques et discursives du rédacteur
professionnel : un ensemble à circonscrire », in Z. Guével & I. Clerc (éds.),
Les professions langagières à l’aube de l’an 2000 : recherches pédagogiques
et linguistiques en traduction, rédaction et terminologie, Actes du colloque de
l’ACFAS, CIRAL, Publication B-217 : 3-18.
Floch, J.-M. (2002) : Sémiotique, marketing et communication : sous les signes, les
stratégies, Paris, PUF.

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Sylvie PLANE
Professeur, responsable du
Master Enseignement Éducation Médiation,
ESPE de Paris, Université Paris Sorbonne

Les dilemmes de la formation


Mon propos portera sur la formation dispensée aux étudiants se destinant au
professorat des écoles et qui, pour se préparer à ce métier, suivent le cursus de
master Enseignement Éducation Médiation (en abrégé EEM) proposé par l’ESPE
de Paris puis, à partir de la rentrée 2013, le master Métier de l’Enseignement et de
la Formation (en abrégé MEF) à l’ESPE de l’Académie de Paris.
Les questions relatives à l’écriture jouent un rôle important dans la profession
d’enseignant, et il va de soi que la formation des professeurs des écoles s’y
intéresse de près. Mais dans ce secteur l’écriture est un objet à la fois crucial
et problématique, notamment en raison des statuts multiples qu’elle a dans la
classe. En effet, son rôle est capital car, tout au long de l’école élémentaire, quel
que soit le niveau de classe, l’écriture est un outil de travail pour l’enseignant
et un outil d’apprentissage pour l’élève. Ce rôle s’exprime sous la forme des
écrits techniques qu’élaborent les enseignants pour encadrer l’activité de leurs
élèves : ils doivent savoir rédiger ou adapter à des situations particulières des
textes procéduraux, principalement sous la forme de consignes d’exercices, et
organiser des notations improvisées au fil du déroulement des cours sur le tableau
de la classe pour fixer l’attention des élèves, garder une trace des interactions
orales ou structurer les contenus notionnels manipulés au cours d’une séance
de classe. L’acquisition de ces techniques est donc étroitement articulée à une
réflexion sur l’apprentissage et s’effectue dans le cadre de la formation didactique
aux différents domaines disciplinaires de l’école primaire.
Mais l’écriture a également le statut d’objet d’étude, et les futurs enseignants
doivent se préparer à l’enseigner. Il leur revient de faire entrer les jeunes élèves
dans la culture de l’écrit puis de développer leurs compétences rédactionnelles.
C’est donc là une préoccupation majeure de la formation offerte par le master
EEM, mais celle-ci se trouve contrecarrée par les contraintes imposées par le
concours de recrutement que doivent passer les étudiants au cours du master. En
effet, l’entrée dans la profession d’enseignant est soumise à une double condition,
l’obtention d’un master et la réussite à un concours, ce qui fait que le master a
également pour visée de préparer efficacement à ce concours. Or les épreuves
du concours évaluent non pas les compétences nécessaires pour enseigner le
français à l’école primaire mais la capacité d’effectuer des exercices rhétoriques
calqués sur les pratiques rédactionnelles propres à l’enseignement secondaire.
La formation à l’écriture dans les masters menant au professorat des écoles pâtit
donc de l’obligation de poursuivre simultanément des objectifs partiellement en
concurrence entre eux.

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« L’écriture et ses apprentissages » : une spécialisation


associant recherche et professionnalisation
Pour faire contrepoids aux contraintes imposées par le concours, il est proposé
aux étudiants du master un choix entre plusieurs spécialisations dont l’une est
consacrée à l’écriture. Cette option intitulée « L’écriture et ses apprentissages »
intéresse un nombre d’étudiants supérieur à ses capacités d’accueil et,
étant obligée de sélectionner, elle recrute des étudiants ayant un bon niveau
initial, issus pour la plupart des filières de sciences du langage, littérature ou
psychologie. Elle se propose deux objectifs majeurs : aider les futurs enseignants
à analyser l’acte d’écriture et à identifier ses difficultés dans une perspective
acquisitionnelle et développementale et les initier à la construction de dispositifs
didactiques d’enseignement de l’écriture adaptés aux différents niveaux de la
scolarité primaire. Ces deux grandes thématiques donnent lieu à une initiation
à la recherche assurée par des enseignants-chercheurs en sciences du langage
spécialistes du domaine. Les étudiants sont également invités à assister à une
journée d’étude chaque année, ce qui leur permet de prendre contact avec les
recherches les plus récentes.
De leur côté, les étudiants ont à réaliser deux types de travaux : ils doivent
d’une part constituer un corpus de productions d’élèves recueilli selon une
méthodologie précise visant à permettre une analyse centrée sur certains aspects
de l’acte d’écriture et, d’autre part, rédiger un mémoire prenant pour substrat
empirique le corpus qu’ils ont établi. En première année de master les contenus
d’enseignement sont focalisés sur les spécificités linguistiques de la langue écrite
française, les processus cognitivo-langagiers à l’œuvre dans la production de texte,
les mécanismes d’acquisition de l’écrit depuis les premiers graphismes jusqu’à
la production de texte, l’évolution historique des principes de typologisation
des écrits dans l’univers scolaire et les référents théoriques sur lesquels ils se
fondent. Le traitement de ces thématiques conjugue des approches linguistiques,
psycholinguistiques et sociolinguistiques. Ainsi, la question de l’orthographe du
français, qui est un point capital dans l’enseignement de l’écrit, est abordée d’un
triple point de vue : on examine la manière dont l’état actuel de la langue porte
les traces des évolutions antérieures et s’organise en un système complexe et
hétérogène ; on situe l’effort cognitif exigé par la gestion orthographique dans
l’ensemble du processus scriptural ; on étudie la fonction sociale de l’orthographe
et les représentations sociales y afférant. En deuxième année de master, l’accent
est mis sur l’analyse et la construction de dispositifs didactiques et la réflexion
se focalise sur les problèmes que posent la progressivité des apprentissages,
l’articulation entre les sous-disciplines du français et l’évaluation des productions
écrites.
Ces thèmes sont travaillés conjointement avec les maîtres-formateurs qui
accueillent dans leurs classes les étudiants à l’occasion de stages ou les encadrent
lorsque ceux-ci ont été acceptés pour une formation en alternance. La rencontre
avec le milieu professionnel, qui s’intensifie en deuxième année de master,
permet aux étudiants de se construire un répertoire de pratiques aisément
réinvestissables. Mais ce contact avec le terrain est parfois un peu décevant car

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les étudiants sont amenés à constater de visu que, mis à part dans les classes des
maîtres formateurs, les pratiques d’enseignement de l’écriture sont quelquefois
un peu frustes, et surtout qu’elles reposent assez rarement sur une analyse de
l’acte d’écriture aussi fine que celle à laquelle ils se sont exercés.
Il s’agit donc d’une formation réflexive, au sens propre du terme, dans la mesure
où l’attention portée à l’acte d’écriture et aux problèmes d’évaluation de l’écrit
dans une perspective d’enseignement conduit ces étudiants à s’observer eux-
mêmes en train d’écrire et parfois à infléchir leur propre manière d’écrire. Mais
la formation des professeurs des écoles est une formation à la polyvalence dont
l’ampleur oblige à faire des choix, et il est tout à fait compréhensible que certains
d’entre eux optent pour d’autres spécialisations. On peut néanmoins regretter que
la concentration de la formation professionnelle dans les deux années du master
ne permette pas d’initier plus précocement une réflexion sur l’écriture car celle-ci
aurait des effets positifs sur l’ensemble du parcours universitaire des étudiants.

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POSTFACE
Céline BEAUDET
Professeure titulaire
Université de Sherbrooke

Les coordonnatrices de ce numéro m’ont aimablement invitée à y ajouter une


postface du fait de mon inscription dans le champ de la recherche sur l’écriture et
les écrits professionnels au Québec. La postface est un genre intéressant, et je me
permettrai de la définir ainsi : tenant à la fois du résumé et du commentaire, elle
permet de souligner des constantes dans les questionnements et les observations,
et d’y ajouter un point de vue extérieur. C’est ce que je me suis exercée à faire
ici, en toute modestie.
Ce numéro de la revue Le discours et la langue témoigne bien du fait que écritures
et écrits professionnels suscitent un intérêt grandissant comme objets de recherche
scientifiques en France et en Belgique, en dépit du fait que les formations offertes
dans le domaine soient plus ou moins disparates. En effet, les auteurs ayant
contribué à ce numéro signalent la diversité des pratiques d’enseignement, le
profil éclaté des destinataires de ces enseignements, la multiplicité des objectifs
poursuivis et des contextes de travail auxquels sont reliés écrits et écritures
professionnels. Une constante revient toutefois dans le propos des auteurs : la
nécessité de repenser l’enseignement de la rédaction d’écrits professionnels hors
des cadres traditionnels des disciplines de référence de la plupart des enseignants
du domaine, soit la littérature et les sciences du langage. La nature des écrits et
leur inscription en contexte sont au cœur des difficultés.
Certains écrits professionnels sont des transcriptions d’actions complétées
dans le cours d’une tâche ; ces écrits ont une valeur programmatique (suivi des
instructions) et une valeur récapitulative. Ces documents de suivi sont utiles
aux organisations qui les produisent. Le scripteur consigne les gestes posés
dans des documents souvent préconçus, où il a très peu de liberté d’expression
(Balcou-Debussche ici). Dans ce type de documents, la terminologie est souvent
en rapport direct avec l’action plutôt qu’avec une réflexion sur l’action ; elle
est choisie pour désambiguïser le rapport entre le mot et la chose nommée. Le
langage de l’entreprise, par exemple, inclut des mots-valises comme « Série RED
3 Go » (de Vecchi ici) auxquels aucun synonyme ne peut être substitué, sauf à
faire courir le risque de confusions. C’est un langage où la monosémie est une
valeur ajoutée.
Ces écrits professionnels sont en général considérés comme peu exigeants par
leurs premiers destinataires, à la fois lecteurs et scripteurs. Ils accompagnent le
travail de nombreux exécutants dans divers domaines d’activité, du plus simple
au plus complexe : les scripteurs, personnel d’entretien, infirmier auxiliaire ou
mécanicien peuvent consigner leurs actions sans élaborer de phrases complètes
et n’ont pas à décider du contenu de l’information à consigner. Leur jugement

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est convoqué pour signaler que la réalité est en adéquation avec les éléments
énumérés dans un document. Mais s’agit-il bien de rédaction professionnelle ?
Les scripteurs ne sont ni concepteurs ni producteurs de l’écrit, conditions
élémentaires pour définir la tâche d’un rédacteur professionnel (Schriver 2012,
Beaudet & Clerc 2008). Ils participent à une action langagière pour établir le
lien entre l’écrit et l’action programmée.
Pour le scripteur à qui on demande de consigner ses actions, l’écriture peut
poser problème du fait que son niveau de littératie est faible (voir grille de
l’Organisation de coopération et de développement économique-OCDE), que
la langue de travail n’est pas sa langue maternelle, que les conditions de travail
ne lui laissent pas le temps de produire l’écrit demandé, ou que le document sur
lequel doivent être consignées des informations n’est pas lisible ou n’est pas
intelligible. Dans les deux premiers cas de figure, ce n’est pas spécifiquement
l’écriture professionnelle qui pose problème, c’est l’entrée en littératie. Comme
l’écrit Boutet ici : « Selon qu’on s’intéresse à des métiers du langage comme
le journalisme ou l’enseignement, ou qu’on s’intéresse à des métiers dont le
langage ne constitue qu’une part de l’activité comme celui des grutiers ou des
conducteurs de TGV, le type d’écrits produits comme leur place dans l’activité
de travail diffèrent évidemment. Cependant, et c’est là une caractéristique du
travail contemporain, tous les métiers sont désormais concernés par l’écrit et par
voie de conséquence par les compétences des salariés en matière de littératie. »
Toutefois, il est difficile de penser des formations de base qui ne traiteraient
que de littératies spécifiques à un domaine de travail, par exemple l’hôpital. Il
serait préférable de traiter les problèmes de compétences en lecture et écriture
en amont. Cette focalisation sur un domaine apparaît plutôt comme une sur-
spécialisation. Dans le troisième cas de figure, l’organisation du travail est en
cause, ce sur quoi l’enseignant en rédaction a peu de prise. Cet état de fait
traduit néanmoins le peu de cas accordé à la lecture et l’écriture comme actions
signifiantes en milieu de travail, ce qu’observe Lachaud dans sa recherche sur
les métiers de la propreté (ici). Lire et écrire sont des activités invisibles et peu
valorisées dans la plupart des sphères du travail : l’écrit n’apparaît pas comme
le résultat d’un travail spécifique et l’expertise du scripteur ou du rédacteur
est rarement reconnue, qu’il produise un écrit stéréotypé ou un écrit moins
normé. Dans ces trois cas de figure, le scripteur dont il est question jusqu’ici se
distingue nettement du rédacteur professionnel : pour ce dernier le niveau de
littératie est nécessairement élevé, la langue dans laquelle il écrit est la langue
maternelle et le temps de travail équivaut au temps de l’écriture. Scripteur sur
les lieux de travail et rédacteur professionnel sont donc des personnes aux
compétences distinctes.
Derrière la production d’écrits à scénographie contraignante (Pétillon &
Ganier ici) se cache en fait une activité complexe. Qu’il s’agisse de rédiger le mode
d’emploi d’un autocuiseur ou encore des formulaires issus des administrations
gouvernementales (Heurley ici ; Clerc 2008 ; Clerc & Kavanagh 2006), le
rédacteur professionnel est responsable de la lisibilité et de l’intelligibilité des
écrits professionnels. À ce dernier niveau de problème, force est de constater
que les écrits simples, comme des feuilles de présence, ne sont pas les seuls à

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considérer. L’efficacité communicationnelle est l’objectif auquel souscrivent


les auteurs de tous les genres d’écrits professionnels : instructions de montage,
appel d’offres, rapport d’audit, dossier d’expertise, rapport de signalements,
parmi d’autres, sont des outils de transition entre langage et action. Leur clarté
est de la responsabilité des concepteurs-rédacteurs et non pas des utilisateurs
des documents. Parmi tous ces genres d’actions langagières, il en existe des
plus complexes que d’autres et cela ne relève pas du genre comme tel mais
des contraintes des situations de communication où ces actions prennent
place. La rédaction du guide de montage d’un moteur d’avion ou l’allocution
de sympathie et d’excuses du président d’une compagnie ferroviaire après un
accident mortel renvoient à des situations de communication complexes : cela
engage des formations nécessairement distinctes.
Autrement dit, former à l’écriture professionnelle ne suscite pas le même
questionnement selon qu’on enseigne au secondaire, au collège52 ou à
l’université, que l’on forme des ingénieurs, des policiers, des infirmiers, des
administrateurs ou des employés d’entretien. Les genres d’écrits s’inscrivent
dans des contextes (Mourlhon-Dalhies ici) et les contextes sont plus ou moins
chargés de contraintes selon la complexité du travail à accomplir et le degré de
responsabilité du sujet en regard de ses actions professionnelles (Oudart ici).
Dès lors, il est difficile de traiter de LA formation à l’écriture professionnelle
comme d’un ensemble fini d’éléments. Une fragmentation du tout s’impose
pour favoriser la compréhension des enjeux.
Une première distinction s’impose entre les ordres d’enseignement en raison de
la finalité des formations. Qu’auront à lire et à écrire les diplômés de tous ces
programmes d’enseignement au secondaire, au collège et à l’université pour
accomplir leur travail ? La question est étroite mais la formation à l’écriture
professionnelle ne peut pas être assimilée à une entrée en littératie approfondie
pour tous. L’analyse du discours appliquée aux écrits produits en milieu de travail
éclaire le rôle fondamental du langage dans la création et la reproduction des
rapports hiérarchiques qui se tissent entre les divers personnels dans un même
lieu. Elle se révèle utile pour écrire efficacement une lettre de congédiement ou
de refus, un rapport annuel, mais peu utile pour remplir une feuille de présence,
un constat d’effraction ou un devis pour la rénovation d’une toiture. Le contenu
des formations à l’écriture professionnelle sera forcément distinct selon les
ordres d’enseignement.
Une deuxième distinction s’impose entre formation aux écrits techniques et
scientifiques et formation aux écrits généraux. Les formations universitaires
sur les écrits d’ingénieurs, de comptables, de médecins ou de physiciens, par
exemple, qui entrent dans la première catégorie, bénéficient d’une constance
relative des genres d’écrits en raison du caractère objectivable de plusieurs
contenus traités, limitant les variations sur le plan des contraintes avec
lesquelles jongler. L’entrée dans ces littératies spécialisées s’appuie autant
sur la maîtrise des contenus disciplinaires que sur les habiletés langagières

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Etablissement d’enseignement post-secondaire au Québec et, plus largement, dans
les pays anglo-saxons.

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et communicationnelles des sujets. À cet égard, l’enseignement basé sur


des simulations d’écrits en milieu de travail (Russell & Fisher ici) ou encore
le parcours d’études en alternance au cours duquel lequel l’étudiant rédige
un portfolio de développement professionnel (Merhan ici) se révèlent des
expériences pédagogiques des plus intéressantes.
Dans le même esprit ont été créés, en Amérique du Nord, y compris en français
au Québec53, des centres d’enseignement de la rédaction dans la discipline
(mouvement WID ou Writing Inside the Discipline dans le monde anglo-
saxon) qui fonctionnent en partenariat avec les unités disciplinaires (pour une
synthèse récente sur cette pratique, voir Babcock & Thonus 2012). Un spécialiste
de l’enseignement de la rédaction travaille, par exemple, avec un professeur
de la faculté d’administration (expert de contenu) et intervient régulièrement
dans le cours ou dans le séminaire pour aborder la problématique de l’écriture
professionnelle. De cette manière, l’accès aux écrits professionnels authentiques
est facilité, d’une part, et, d’autre part, les étudiants n’ont pas l’impression de
suivre un cours hors de leur spécialisation avec un enseignant qui ne connaît pas
leur domaine.
Il demeure que, malgré la part routinisée ou stéréotypée de nombreux écrits
techniques et scientifiques, le rédacteur est confronté au fait que le langage n’est
pas transparent, que l’écrit doit être lu et compris, que des stratégies d’écriture
favorisant la clarté des textes doivent être acquises.
La formation universitaire à l’écriture professionnelle générale, pour sa part,
suppose le développement de compétences langagières de haut niveau (Beaudet,
Graves & Labasse 2011 ; Alamargot & Beaudet 2009). Cette formation s’adresse
aux personnes qui choisiront essentiellement de gagner leur vie par l’écriture.
Leurs compétences incluent la recherche d’information, la sélection des idées, la
structuration du propos, la gestion de la cohérence thématique et énonciative, les
stratégies d’argumentation, les techniques de lisibilité, l’adaptation de l’écriture
à la situation de communication et, en particulier, au lecteur. Le rédacteur
généraliste écrit sur une grande variété de sujets, se voit confier la rédaction d’une
gamme très étendue de genres d’écrits. Conséquemment, sa culture générale est
un socle sur lequel il doit pouvoir s’appuyer dans de nombreuses situations.
La troisième distinction à considérer pour éclairer le contenu des formations à
l’écriture professionnelle dans la discipline est liée au fait que le parcours d’études
d’un diplômé universitaire s’échelonne sur plusieurs années et commence
dans les faits au collège. Former à l’écriture universitaire n’est pas une activité
dissociée de la formation à l’écrit professionnel dans la discipline (Beaudet &
Rey 2012) : pour la plupart des étudiants universitaires de première année, écrire
consiste à reproduire des connaissances dans un genre normé comme le résumé
ou la dissertation, et ce, dans le but d’obtenir une note. Toutefois, à l’instar de
Monsieur Jourdain qui parle en prose sans le savoir, l’étudiant acquiert ainsi
des habiletés scripturales qu’il transfèrera, au fur et à mesure de son parcours,
dans la pratique d’écrits professionnalisants et, éventuellement professionnels
(Mangiante ici), pour autant que de telles pratiques soient prévues dans son
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Voir CIRCE : http://www.usherbrooke.ca/centredelangues/circe/

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cursus, qu’il soit appelé à rédiger souvent des textes courts ou longs, de genres
différents, et que cette pratique s’accompagne de rétroactions fréquentes de
la part de l’enseignant (Lafortune 2011 ; Kellogg & Whiteford 2009). En
rédigeant un mémoire d’application (Glorieux ici), par exemple, ou un rapport
de stage, l’étudiant s’inscrit progressivement dans la littératie universitaire
dont il découvre les conventions, mais entre discrètement dans la littératie de la
pratique professionnelle qui sera bientôt la sienne. Cette acculturation se déroule
dans le temps, comme le démontre bien Zaid dans ce numéro, en examinant
la construction de la temporalité dans les rapports d’alternance d’apprentis-
ingénieurs produits sur trois ans.
La valorisation institutionnelle du passage de l’écrit universitaire d’apprentissage
classique aux écrits professionnalisants ou professionnels et la reconnaissance
de son importance pour la qualité de nombreux parcours de formation restent
un défi, comme en témoignent les nombreux auteurs ayant contribué à cette
publication. Il en est de même au Québec. Le constat justifie la multiplication
des collaborations et solidarités interculturelles et interdisciplinaires. À suivre, et
à relancer, avec intérêt.

Bibliographie
Alamargot, D. & Beaudet, C. (2009) : « Rédiger contre son opinion : un conflit de
valeurs est-il surmontable chez des étudiants avancés en communication ? »,
Pratiques 143-144 : 218-232.
Babcock, R.D. & Thonus, T. (2012) : Researching the Writing Center. Towards an
Evidence-Based Practice, Berne, Peter Lang.
Beaudet, C. & Rey, V. (2012) : « De l’écrit universitaire à l’écrit professionnel :
comment favoriser le passage de l’écriture heuristique et scientifique à l’écriture
professionnelle ? », Scripta 30 : 169-193.
Beaudet, C., Graves, R. & Labasse, B. (2012) : « Writing Under the Influence (of the
Writing Process) », in V. Berninger (éd.),. Past, Present, and Future Contributions
of Cognitive Writing Research to Cognitive Psychology, New York, Psychology
Press : 105-134.
Beaudet, C. & Clerc, I. (2008) : « Enseigner la rédaction au Québec: quels fondements
disciplinaires ? Quelle reconnaissance institutionnelle? », in Actes De la France
au Québec : l’écriture dans tous ses états, Université de Poitiers, [En ligne]
http://www.poitou-charentes.iufm.fr/spip.php?article1048.
Clerc, I. (2008) : « La simplification des écrits gouvernementaux au Québec : bilan des
travaux du Groupe Rédiger et réflexion sur le rôle du chercheur dans le cadre d’un
contrat de recherche », Technostyle 22(1) : 86-98. [En ligne] http://cjsdw.arts.ubc.ca/
pdf/technostyle_aug08-1.pdf
Clerc, I. & Kavanagh, É. (2006) : De la lettre à la page Web. Savoir communiquer avec le
grand public, Québec, Les publications du Québec.
Kellogg, R. & Whiteford, A. (2009) : « Training Advanced Writing Skills: The Case for
Deliberate Practice », Educational Psychologist vol. 44, n° 4 : 250-266.
Lafortune, L. (2011) : « Des fonctions de l’écriture réflexive dans l’accompagnement
d’un changement », in M. Morisse, L. Lafortune, & F. Cros (éds), Se
professionnaliser par l’écriture. Quels accompagnements ? Presses de
l’Université du Québec : 206-232.

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Schriver, K. (2012) : « What We Know About Expertise in Professional


Communication », in V. Berninger (éd.), Past, Present, and Future Contributions
of Cognitive Writing Research to Cognitive Psychology, New York, Psychology
Press : 275-314.
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