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BECKETT, LINGUISTE DE BENVENISTE

Dany-Robert DUFOUR

in Actes du colloque "Corps d'écriture-Corps politiques",

Revue Textuel (publication de l’'U.F.R. L.A.C. Lettres, Arts,


Cinéma, Université Paris-Diderot),
Premier semestre 2004.
Beckett, linguiste de Benveniste.
Dany-Robert Dufour.
Université de Paris 8.

On sait par Julia Kristeva que Benveniste aurait confessé, au


moment de mourir, qu'il n'y avait à ses yeux que deux grands linguistes
français, Artaud et Mallarmé1. Le linguiste, en somme, aurait rendu les
armes devant le poète. On le comprend, bien sûr. On sait assez que nul
n'a plus redéfini la langue, la métrique, le rythme, le poème et le Livre
que Mallarmé. Quant à Artaud linguiste, on sait qu'il a dû inventer une
langue, c'est-à-dire "préféré devenir fou" plutôt que "de forfaire" à ce
qu'il concevait comme "une certaine idée supérieure de l'honneur
humain" (XIII, 17). L'honneur humain, c'était pour Artaud de ne pas se
laisser "envoûter", notamment par Dieu. Étrange connivence si l'on y
pense entre le plus raisonnable des linguistes et le plus fou des poètes.
Mais cette entente n'est pas si étonnante qu'elle puisse paraître :
Benveniste a, lui aussi, parfaitement vu venir une mutation décisive
dans la condition du sujet parlant. Je n'irai pas par quatre chemins et
je dirai tout crûment que Benveniste a transféré au simple sujet parlant
la définition autrefois réservée à Dieu - ce qui n'est peut-être pas si
étonnant quand on sait que Benveniste a fait ses études à l'École
rabbinique (de Paris) avant de devenir le linguiste que l'on sait2. Ce fut
en effet Benveniste, après la seconde guerre mondiale, qui a défini le
sujet parlant par la formule : "est je qui dit je". Or, bien que Benveniste
n'y fasse nulle part allusion dans son œuvre, cette formule paraît
décalquée de l'ancienne définition par laquelle Dieu, à travers Moïse, se
nommait et se présentait aux hommes : soit le fameux "Ehyeh ascher
ehyeh" de l'Exode III 14. Traduisez cela en français comme vous voulez
(je ne veux pas ici discuter de cette question), mais surtout faites
entendre deux fois l'équivalent du ehyeh (c'est-à-dire le verbe hayah,
"être" ou "devenir", à la première personne du singulier de ce temps de
l'hébreu qui s'appelle l'inaccompli). Je m'en tiendrai ici à la traduction
la plus courante, "Je suis celui qui suis", et je remarquerai que
Benveniste a en somme attribué au simple sujet parlant la définition
auto-référentielle autrefois accordée à Dieu.3 Ce transfert de définition
aurait dû frapper les esprits. Il a été probablement trop sidérant pour
avoir été perçu.
Cette formule inédite, d'une simplicité vraiment toute biblique,
pour définir le sujet parlant, "est je qui dit je", semble bien élémentaire,
mais il ne faut pas s'y fier. On remarque sans peine qu'il s'agit d'une
formule d'allure auto-référentielle, c'est-à-dire d'une proposition dans

1 Propos rapporté par Julia KRISTEVA dans son article "Mémoires" in L’Infini, n° 1, hiver 1983.
2 On trouve quelques indications biographiques sur Benveniste dans J-C. MILNER, Le périple
structural, Seuil, Paris, 2002, "Benveniste II", p. 101 et sq. Milner lui-même se réfère à un article
de Françoise BADER, "Une anamnèse littéraire d'E. Benveniste" in Incontri Luiguistici, 22, 1999,
p. 11-55.
3 Sur ce point, voir mon livre Le bégaiement des maîtres - Benveniste, Lacan, Lévi-Strauss..., op.
cité.

2
laquelle le prédicat consiste en une reprise du sujet, où le je se trouve
défini par lui-même. J'ai appelé ailleurs "unaire" ce type de définition
qui a toujours beaucoup intéressé les philosophes. Depuis Aristote
jusqu'à Russell en passant par Kant et Hegel. Je pourrai parler du
jugement analytique chez Kant, qui est le rapport où le prédicat
appartient déjà au sujet. Mais je n'ai guère le temps que de m'en tenir
ici à Hegel, notamment à ce qu'il écrit dans la quatrième partie de la
Préface à la Phénoménologie de l'esprit. Il y indique que, dans la
proposition philosophique, la différence entre le sujet et le prédicat doit
être maintenue (ce que ne fait pas cette formule). Sinon, il se passe des
choses fort étranges telles que celle-ci : la pensée, "au lieu de continuer
à avancer dans le passage du sujet au prédicat (...) se sent freinée", "elle
perd le ferme terrain et le sol objectal qu'elle avait chez le sujet, elle est
renvoyée dans le prédicat, et revient dans le sujet du contenu"4. Dans
cette quatrième partie, Hegel explore justement ce monde, le monde de
l'"Un, divisé en lui-même" qui se manifeste par un "mouvement
tautologique" qui se reporte au niveau de l'entendement même : on se
trouve "devant une explication qui non seulement n'explique rien du
tout, mais qui est même si claire que, dès lors qu'elle se dispose à dire
quelque chose de ce qui a déjà été dit, elle ne dit au contraire rien, mais
se contente de répéter creusement la chose même". Hegel a perçu que
ces propositions faisaient entrer dans un "monde inversé" où -je cite-
'l'autre est l'en soi", où "ce qui est sucré au goût (...) serait aigre", où "le
pôle Nord sur la boussole réelle du phénomène serait le pôle Sud en
l'être interne" et où "l'identique est non identique à soi, et le non-
identique, identique à soi". On entre dans un "monde à l'envers" où les
"termes sont dédoublés".
Que ce type de définition s'applique à Dieu, c'est - disons - le
minimum divin requis puisque Dieu est le seul être capable d'assumer
ce type de définitions en forme d'antilogies ou d'oxymores. Elles font,
par exemple, que Dieu puisse se révéler en se dissimulant (ce que décrit
le fameux tzimtzum de la Kabbale, qui renvoie au moment où la
pluralité émerge de l'unité absolue). Mais que cela marche pour les
hommes, c'est à voir.
En tout cas, en l'adoptant, Benveniste a cru découvrir le point
d'Archimède d'une nouvelle linguistique, celle de la parole, c'est-à-dire
le point de bascule à partir duquel la langue se convertissait en
discours. Pour peu que ce point d'énonciation du "je" soit effectivement
assumé par un sujet parlant, on devait assister une fantastique mise en
ordre du discours. Le sujet devait, en quelque sorte, se révéler à lui-
même. Le discours en effet s'ordonne à partir du moment où un
interlocuteur assume de se désigner par je : l'autre interlocuteur
devient instantanément un tu, ce dont ils parlent réfèrent alors à un il.
Grâce à ce dispositif trinitaire, essentiel au discours, se trouvent fixés
les repères spatiaux et temporels à partir desquels toute confusion
cesse : "ici" désigne le lieu où je et tu parlent et "là" le lieu du monde où
se situe l'objet dont ils parlent ; "maintenant" s'indexe sur la présente

4 Les citations qui précèdent sont extraites de la traduction de J. Hyppolite de la Préface à la


Phénoménologie de l'Esprit de HEGEL parue cher Aubier (Paris, 1966).

3
instance de discours, et permet du même coup la désignation de ce qui
en est contemporain, de ce qui vient "avant" et de ce qui vient "après"5.
Ce dispositif trinitaire permet tout simplement la communication
intersubjective.
Benveniste amène donc au niveau du simple sujet parlant l'usage
d'un "je" pleinement auto-référentiel qui était, autrefois, comme
l'occurrence biblique le montre, réservé à Dieu. Ainsi se trouvent fondés
les droits sémiotiques d'un nouveau sujet, qu'il faut bien appeler
démocratique, puisque cette autonomie sémiotique ouvre et débouche
sur une autonomie symbolique et juridique.
On comprend alors pourquoi Benveniste repousse la formule de
Rimbaud, le fameux "Je est un autre" de la "Première lettre du Voyant"
(à Georges Izambard, le13 mai 1871). Et pourquoi il va refuser à
Rimbaud ce qu'il finira par accorder à Mallarmé et Artaud. Il se pourrait
bien qu'à travers cette formule, il entrevoie jusqu'où sa propre formule,
posant un je défini par lui-même, pourrait aller : jusqu'à une panne
effective de définition, avec un je manquant en fin de compte à lui-
même dans sa définition même et ouvert pour cette raison non pas à
l'identité discursive, mais un "je" troué par l'altérité radicale. C'est cette
perspective que Benveniste se met en devoir de repousser en
proscrivant assez cavalièrement la formule de Rimbaud : cela "fournit,
dit-il l'expression typique de ce qui est proprement l' «aliénation
mentale», où le moi est dépossédé de son identité constitutive"6. La
formule de l'identité absolue posée par Benveniste (est je qui dit je) ne
doit surtout pas rencontrer sa propre limite. Il faut proscrire toute
question sur ce je auto-référentiellement défini qui pourrait devenir
autre. Il est seulement nécessaire de dire que le je doit correspondre à
lui-même pour que le discours s'enclenche. Si ce point d'origine n'est
pas fixé, rien n'est possible, s'il est fixé, tout devient possible…
Je crois que c'est là un acte politique que Benveniste réalise. En
effet, comme la plupart des grandes découvertes en matière de langage,
la trouvaille de Benveniste lui permettant de fonder les prémisses d'une
linguistique du discours est aussi une découverte politique. C'était vrai,
par exemple de la grammaire de Port Royal dans son rapport au portrait
du Roi et au pouvoir absolu (voir les travaux de Louis Marin). C'est
encore vrai de la découverte de Benveniste qui survient, en l'occurrence,
juste après la seconde guerre mondiale, c'est-à-dire après la Shoa,
événement évidemment majeur, catastrophique, dans l'histoire de
l'humanité et dans l'histoire de la pensée7. C'est en effet un acte
politique que de définir le sujet parlant par lui-même. Cela veut dire
qu'aucune des définitions anciennes ne vaut plus. On ne peut plus
désormais définir le sujet de façon hétéro-référentielle : les définitions
du sujet comme sujet de Dieu ou sujet du Roi ou même par une
instance quasi transcendante comme le Peuple ne conviennent plus

5 Je me permets sur ce point de renvoyer à mes travaux sur le ternaire parus dans D-R. DUFOUR,
Les mystères de la trinité, Gallimard, Paris, 1990.
6 BENVENISTE, Problèmes de linguistique générale I, Gallimard, Paris, 1966, p. 230.
7 Je rappelle au passage que ces événements affectèrent Benveniste personnellement puisque les
mesures antisémites de Vichy l'ont frappé en lui interdisant l'éducation, ainsi que d'autres
universitaires d'ailleurs comme Marcel Mauss, Jules Bloch, Isidore Levy...

4
après qu'elles ont conduit à la catastrophe nazie de la définition par la
Race. La seule définition qui vaille désormais est auto-référentielle. Le
sujet, pour se faire valoir comme tel, n'a plus à s'autoriser que de lui-
même. C'est donc bien sur une révolution politique que cette définition
linguistique prend appui : nous sommes avec cette nouvelle définition
dans le régime, dit démocratique, de pleine autonomie symbolique du
sujet.
La question que je voudrais donc poser est la suivante. Certes,
nous sommes avec cette formule devant la promulgation par Benveniste
des nouveaux droits sémiotiques d'un sujet parlant auto-
référentiellement défini, mais, pour le dire trivialement, cela marche-t-il
vraiment ? Je pense que tout se trame dans cette éviction catégorique
de la formule de Rimbaud. Je crois que s'il l'avait admise, Benveniste
aurait tout simplement couru le risque que la nouvelle et fantastique
mise en ordre du discours et de la subjectivité obtenue à partir d'un "je"
auto-référentiel s'effondre comme un château de cartes.
Or, il va justement y avoir quelqu'un pour reprendre cette formule
et la lancer avec une belle violence dans ce jeu interlocutoire
parfaitement réglé. C'est Beckett. Tout se passe comme si Beckett s'était
mis à systématiquement explorer l'envers de la formule benvenistienne
et découvrir le manque du sujet à lui-même. Je veux dire par là que les
deux œuvres vives de Benveniste et de Beckett, exactement
contemporaines mais de genre éminemment différents, font système.
L'hypothèse que je fais, est que c'est cette nouvelle condition promise
par Benveniste que Beckett explorera, sans le savoir, mais de façon
systématique, en en visitant toutes les impasses.
En 1946, donc c'est-à-dire à l'époque même de la grande
découverte de Benveniste, quelqu'un qui ne connaît pas Benveniste
découvre, en même temps que lui, la même formule - à ceci près qu'il
apparaît tout de suite que cette formule prête immanquablement aux
pires désordres et à la folie - à l'aliénation mentale comme dirait
Benveniste. Beckett est en effet l'auteur d'une mémorable formule
contre-benvenistienne : "je dis je en sachant que ce n'est pas moi"8. Et,
si ce n'est pas moi, c'est bien sûr un autre… Beckett retrouve donc avec
cette formule le tranchant de celle de Rimbaud, le fameux "je est un
autre", que Benveniste proscrivait absolument. Inutile d'arguer que le
"je", ce n'est pas le "moi" et que Benveniste et Beckett ne parlent pas de
la même chose. En effet, d'un côté Benveniste prend bien soin de lier les
deux pronoms en précisant qu'en "disant «je», je ne puis pas ne pas
parler de moi"9. De l'autre, ce que Beckett met en question, c'est bien
essentiellement la première personne sujet comme le prouve assez cette
forte imprécation : "assez de cette putain de première personne à la
fin"10, déclarera-t-il après avoir longuement parlé du "je". Si le "je" ne
produit rien, c'est donc qu'en dépit de l'usage et de la profération de la
formule auto-référentielle, quelque chose d'essentiel, qui devait
fonctionner, est resté en suspens, voire en échec, dans l'accès à la

8 BECKETT, L'innommable, 10|18, Minuit, Paris, 1953, p. 176.


9 BENVENISTE, Problèmes de linguistique générale I, Gallimard, Paris, 1966, p. 228.
10 BECKETT, L'innommable, op. cité, p. 82.

5
condition subjective que cette formule devait garantir. Ce qui devait
réussir ne marche pas. La question est de savoir pourquoi. Et pour le
savoir, il faut lire L'Innommable, d'où cette formule est tirée.
Ce sur quoi Benveniste aurait fait l'impasse renverrait à la
possibilité ou non, pour le nouveau sujet qui se présente dans l'histoire,
d'assumer directement une définition auto-référentielle. C'est
précisément là, à cet endroit précis d'un impensé benvenistien, qu'est
écrit L'Innommable de Beckett : nous y voyons un sujet de tout venant,
un petit sujet, devant assumer la formule auto-référentielle des grands
Sujets et cela donne un sujet supposé ne plus savoir qui, où, quand et
combien il est.
Bien loin que le discours se mette instantanément en ordre
comme Benveniste l'affirmait, l'usage des déictiques, dont le premier
d'entre eux, le je, plonge celui qui le dit dans un imbroglio subjectif, un
malentendu prolongé, un mal-dit incurable, une confusion sans
remède, un désordre récurrent dont le malheureux narrateur de
L'Innommable ne se sortira jamais. Innommable, il était au début du
texte, innommable, il restera à son terme et ce n'est pas faute d'avoir
persévéré dans l'usage du je qui sera d'ailleurs donné, plus d'une fois,
pour responsable de ce massacre ("Je. Qui ça ?", p.73).
Pourquoi donc ce chaos exactement là où la clarté était promise ?
Le narrateur use donc d'une formule unaire, tout comme le Dieu
de la Bible usait d'une formule unaire, mais cela ne boucle pas sur le
sujet, et ne produit que des paralogismes et des confusions spatiales et
temporelles irréparables. Avec la définition unaire, on ne sait plus ce
qui est cause et ce qui est effet, on ne sait plus ce qui vient avant par
rapport à ce qui vient après. On ne sait pas davantage ce qui est "ici"
par rapport à ce qui est "là". Hegel.
L'Innommable se déroule sur une scène de théâtre unaire, c'est-à-
dire une scène où il y a un personnage dédoublé dont l'identité se joue
dans une identification impossible avec lui-même. En d'autres termes,
ce personnage est à la fois seul, puisqu'il est un personnage, et pas
seul, puisqu'il est dédoublé. Nous sommes dans une histoire unaire de
division interne du même où la multiplication du narrateur en plusieurs
personnages est le fruit d'une division. Cette coïncidence incongrue
laisse entr'apercevoir une étrange zone où la division du sujet se
confond avec la multiplication des individus. Multitude. Il y a effet de
crase entre l'expérience intérieure du sujet et le dédoublement social
des individus : l'être-soi se perd et se mélange dans l'être-ensemble.
Ici, ça ne boucle pas, le narrateur ne peut jamais, comme il le dit,
"fermer les menottes". Fermer les menottes pour se retrouver avec les
autres dans "le parloir", c'est-à-dire dans la prison du présent. Ça ne
ferme pas et ça n'en finit plus de tourner, comme dans certains
autoportraits de Francis Bacon, où le visage semble tenter de
s'organiser à partir d'un processus giratoire situé autour du nez, ou
comme dans certains portraits, celui de George Dyer de 1966 par
exemple, où l'assise du personnage pose tout entière sur le principe
rotatif d'un siège pivotant. Le narrateur de L'Innommable est, comme le
Narcisse des Métamorphoses, incapable de se rejoindre dans son

6
image11. Il ne peut boucler la boucle sur lui-même. Le thème de la
clôture, de l'enroulement impossible traverse d'ailleurs tout le texte.
À chaque tour, un nouveau personnage s'échappe si bien que le
narrateur se retrouve à devoir gérer une prolifération de personnages
qui envahissent progressivement son discours.
Il est bien évident que le narrateur, avec tant de créatures, s'y
perd complètement, soit qu'il se prend un instant pour elles, soit
qu'elles se prennent pour lui, soit encore qu'elles se confondent.
Reste que ces créatures ne cessent de le harceler pour qu'il
devienne "quelqu'un" : "eux ils existent comme ils s'acharnent à vouloir
que moi je le fasse" (p.57). Le but de l'opération est d'entraîner le
narrateur dans le discours : "comme si c'était ma voix à moi, disant des
mots à moi, des mots me disant en vie, puisque c'est là qu'ils veulent
que je sois" (p.71).
On pourrait, dans ces conditions, se demander pourquoi le
narrateur ne se tait-il pas une bonne fois pour toutes. Face à ce funeste
sort, le narrateur suppute trois solutions possibles qui reviennent en
alternance dans tout le texte : parler pour se taire, parler pour se
trouver et, si rien ne marche, casser le langage.
Je n'ai pas le temps d'examiner les deux premières solutions, je
passe tout de suite à la troisième, extrême et radicale. Elle procède de la
révolte contre le discours qu'il ne resterait plus qu'à utiliser puisque
c'est la fatalité, mais pour le fracasser : "M'avoir collé un langage dont
ils s'imaginent que je ne pourrai jamais me servir sans m'avouer de leur
tribu, la belle astuce. Je vais le leur arranger, leur charabia " (p.55), "je
le leur arrangerai leur sabir, après je dirai n'importe quoi, tout ce qu'ils
voudront, avec joie, pendant l'éternité, enfin avec philosophie" (p. 56).
Puisque le narrateur ne trouve pas de je à sa convenance, il placera un
"œil", un "eye" (c'est-à-dire un "I", bien sûr, un "je") au hasard dans le
discours pour jouir de sa désorganisation : alors "ils sauront ce que
c'est que d'être un sujet de conversation (...), je leur foutrai un œil
quelque part dans le tas, comme ça au jugé" (p.138). Une fois le langage
renvoyé à ce qu'il n'a jamais cessé d'être, un sabir, un charabia, la
pulsion parlante est désamorcée et l'on peut enfin parler pour dire
n'importe quoi : "et si je parlais pour ne rien dire, mais vraiment rien"
'(p.22).
Si c'est vraiment, comme je le prétends, une dramaturgie unaire
qui ne peut faire référence unitaire qui organise ce texte, on devrait
trouver mention d'un corps morcelé, en panne devant le signifiant,
devant une Gestalt ou une quelconque image orthopédique. Et de fait,
partout, dans L'innommable, c'est un corps morcelé qui se présente :
rien que "des têtes, des troncs, des bras, des jambes et tout ce qui
s'ensuit" (p.29). De ceci, on peut peut-être inférer une unité : "il m'est
ainsi loisible de supposer que l'unijambiste manchot de tout à l'heure et
le tronc à tête de poisson où je suis actuellement en panne ne
constituent bel et bien que deux aspects d'une seule et même enveloppe

11 Thomas Hunckeler a montré que la référence aux figures du mythe d'Ovide, Narcisse et Echo,
était centrale dans les premières œuvres de Beckett. Cf. Th. HUNCKELER, Echos de l'égo,
L'Harmattan, Paris, 1998.

7
charnelle" (p.64), mais le plus vraisemblable est que le tout ne
s'assemble pas autrement que comme tas : "je suis las d'être matière,
matière tripotée sans cesse en vain. Ou que de guerre lasse ils
m'abandonnent, en tas, dans un tas tel qu'il ne se trouve jamais plus
assez fou pour vouloir lui donner forme" (p.90).
Ce qui fait de la trilogie beckettienne une des grandes matrices
narratives de la post-modernité, c'est justement qu'il arrange notre
charabia en collant au plus près de la nouvelle condition subjective,
celle qui naît après la seconde guerre mondiale avec le sujet de la
démocratie, auto-référé, libéré de tout tiers, mais aux prises avec le
paradoxe de l'auto-fondation, c'est-à-dire devant désormais supporter
directement l'unaire. Là où Benveniste reconnaît et établit les nouveaux
droits sémiotiques de ce nouveau sujet, Beckett en parcourt la nouvelle
condition tragique. Il explore en somme tous les inconvénients de la
mort de Dieu. Et l'on se retrouve devant une inédite Odyssée où le sujet
tourne indéfiniment en rond en se courant derrière lui-même pour se
rattraper.
Cette condition explorée par le narrateur beckettien, c'est la
situation générique du sujet libéré de tout tiers, contraint d'assumer de
front la forme unaire et réduit à vivre entre mélancolie latente et fuite en
avant dans les faux self - voire même dans ce qu'on appelle maintenant
le symptôme des personnalités multiples (assez à l'ordre du jour pour
qu'un cinéaste comme David Lynch se mette à l'explorer à sa façon). Je
conçois le sujet post-moderne comme celui qui est défini par la
souffrance nouvelle née d'un usage frontal de la forme unaire, soit que
le sujet reste en deçà, bloqué dans une crainte de l'effondrement, soit
qu'il passe par-delà, se retrouvant trop vite pris dans une personnalité
d'emprunt dont il ne peut que vouloir changer au plus vite.
Je pourrais conclure ici en disant que le sujet parlant
benvenistien, au centre du discours, auto-référentiellement ajusté à lui-
même, et le sujet beckettien, parlant sans savoir de quoi il parle, ni où,
ni quand, ni qui, ni combien il est, me semblent donc former couple
comme l'endroit et l'envers du nouveau sujet de l'histoire, celui des
démocraties post-modernes.
Je me suis cependant aperçu, depuis que j'avais cru trouver des
éléments d'analyse allant dans ce sens12, qu'il fallait ajouter une
nouvelle dimension dans la perte du savoir et de la disposition de soi.
Elle est d'ailleurs perceptible dans la trilogie : le narrateur beckettien ne
sait plus non plus s'y repérer dans la différence sexuelle.
Comment se présente cette perte de savoir du sexe chez le
narrateur beckettien ? Pour le savoir, il faut relire ce passage de
Molloy13 où le narrateur a décidé de retourner chez sa mère. Il ne sait
plus où c'est, mais il y va quand même, à vélo. À mesure qu'il avance,
ses jambes se raidissent et il devra apprendre à pédaler avec une jambe
raide en tenant sa béquille.

12 C'est-à-dire depuis D-R DUFOUR, Folie et démocratie, Gallimard, Paris, 1996, cf. chapitre X, "De
l'Innommable".
13 BECKETT, Molloy, Minuit, Paris, 1951.

8
L'épisode dont je veux parler se situe juste avant l'abandon du
vélo. Il vient, avec cette bicyclette, d'écraser un chien sur la route, ce
qui lui vaut, entre autres ennuis, la connaissance de sa propriétaire,
une dénommée Lousse. Lousse a l'air tellement éprouvée par la
disparition de son fidèle compagnon que Molloy décide de tenter de
remplacer "le chien" "dans son cœur". Or, cette proximité avec une
femme va le conduire à s'interroger sur ce qui peut bien se nouer entre
les hommes et les femmes. Et, allez savoir pourquoi, c'est à quelque
chose comme au non-rapport qu'il conclut. Mais il découvre aussi autre
chose caché dans le non-rapport. Si l'on est tous sujets au non-rapport,
quel que soit son sexe, alors cela ne peut vouloir dire qu'une chose :
quelque part, hommes et femmes se ressemblent. Et, peut-être même,
beaucoup plus qu'on ne le croit. Au point que toutes les femmes sont
peut-être des hommes. C'est ainsi qu'avant de quitter Lousse (en
emportant évidemment l'argenterie), il se demandera qui elle était au
juste14 : "Lousse était une femme extraordinairement plate, au physique
s'entend, à tel point que je me demande encore ce soir, dans le silence
tout relatif de ma dernière demeure, si elle n'était pas plutôt homme, ou
tout au moins un androgyne. Elle avait le faciès légèrement velu, ou est-
ce moi qui l'imagine, pour la commodité du récit ? Je l'ai si peu vue, la
malheureuse, si peu regardée aussi. Et sa voix n'était-elle pas d'une
gravité douteuse ?". Cette interrogation cruciale éveille aussitôt le
soupçon sur les autres femmes qu'il a connues. Molloy se demande
alors si ces autres femmes, elles aussi, n'étaient pas en réalité des
hommes. Le voici mobilisant donc ses souvenirs amoureux : "Eh bien, je
ne peux plus le cacher, oui, j'en ai frôlé une.(...) C'est elle qui me fit
connaître l'amour. Elle s'appelait du paisible nom de Ruth je crois, mais
je ne peux le certifier (...) Elle avait un trou entre les jambes. Oh pas la
bonde que j'avais toujours imaginée, mais une fente, et je mettais, elle
mettait plutôt mon membre soi-disant viril dedans, non sans mal, et je
poussais et ahanais jusqu'à ce que j'émisse ou que j'y renonçasse ou
qu'elle me suppliât de me désister. Un jeu de con à mon avis et avec ça
fatigant, à la longue (...) Elle se penchait par-dessus le cosy, à cause de
ses rhumatismes, et je l'enfilais par derrière. (...) Peut-être qu'après tout
elle me mettait dans son rectum. Cela m'était souverainement égal,
vous pensez bien". Sauf qu'ici surgit la grande question : "Mais est-ce le
vrai amour dans le rectum ? Voilà ce qui me chiffonne. N'aurais-je pas
connu l'amour, après tout ?". Par cette voie, peut-on dire, resurgit,
renouvelé, le soupçon que, là aussi, avec Ruth, il a peut-être eu affaire à
un homme : "c'était une femme éminemment plate aussi (...) C'était
peut-être un homme aussi, encore un".
Certes, homme ou femme, ça ne change pas grand chose.
Mais l'idée que ça ne change rien ne tient pas longtemps parce
qu'elle apparaît vite comme le masque possible d'une vérité douloureuse
et bien dissimulée. S'il rencontre des hommes là où il croit avoir affaire
à des femmes, cela tient peut-être aussi au fait que les femmes lui sont
interdites : "je ne peux m'empêcher de me poser la question que voici ?

14 BECKETT, Molloy, op. cité. Les citations qui suivent sont tirées de l'épisode avec Lousse (pages 73
à 80).

9
(...) une telle rencontre était-elle possible, je veux dire entre moi et une
femme ? Les hommes j'en ai frôlés quelques uns, mais les femmes ?".
Pas sûr que cette rencontre soit possible car, dit-il, toutes ces femmes
"se confondent dans ma mémoire et je suis tenté de n'y voir qu'une
seule et même vioque, aplatie et enragée par la vie. Et dieu me
pardonne, pour vous livrer le fond de mon effroi, l'image de ma mère
vient quelquefois se joindre aux leurs, ce qui est proprement
insupportable, de quoi se croire en pleine crucifixion".
S'il y a une chose qui, parmi ces doutes abyssaux, tend quand
même à prouver que Molloy, lui, est bien un homme, c'est qu'il joue un
air bien connu, à peu près énonçable ainsi : il n'y en a qu'une, ma
maman, et elle est interdite. Peut-être qu'il ne rencontre pas de femmes
parce qu'il en a toujours déjà rencontré une et que la place est
définitivement prise. Pour approcher une autre femme, il devrait alors
passer sur le corps de sa mère. Ce qui est impossible, quoi qu'il en soit.
Mais justement, plus il est avec sa mère, moins il est sûr de rencontrer
d'autres femmes, et plus il se trouve préoccupé par l'autre sexe, sachant
que pour lui l'amour passe par là, par un corps féminin. Or, le réel du
sexe de l'autre ne cesse de se dérober - même après examen approfondi.
Car Molloy fait ce que tout le monde ferait en pareille circonstance. Il
s'enquiert de savoir si - il faut bien le dire crûment - "elle en a" ou pas.
D'accord, "peut-être qu'après tout, elle me mettait dans son rectum (...)",
d'accord, "c'était peut-être un homme, encore un". Mais ! "Mais dans ce
cas, déclare-t-il, sûr d'avoir enfin trouvé la réponse à l'objection, nos
testicules ne se seraient-ils pas entre-choqués, pendant que nous
frétillions ?" Malheureusement, la conjecture est sans réponse : il est
tout à fait impossible de savoir le sexe de l'autre car, je cite, "elle tenait
les siens serrés dans sa main peut-être, exprès pour y obvier". Molloy
doute donc sans remèdes. La recherche méthodique des preuves de la
féminité de Ruth ne donne donc rien. Il a peut-être connu l'amour et
rencontrer l'autre sexe, mais il n'est pas fichu de le savoir. Molloy ne
peut rien conclure de l'examen où généralement se confirme le sexe du
partenaire. Car chaque preuve avancée peut faire l'objet d'une contre-
preuve.
L'appel à l'opinion publique, supposé pallier au défaut de preuve
de l'examen intime, est alors invoqué, comme dernier recours. Molloy
espère, dans un ultime espoir, qu'il existe quand même une sorte
d'Autre, l'assertion commune, qui pourrait enfin contrebalancer la trop
fragile certitude intime : "ça devait être une femme quand même, le
contraire se serait su, dans le quartier". Mais justement, n'est-ce pas là
demander confirmation à ceux qui ne veulent rien savoir du problème:
"il est fort possible, dit-il, que le fait d'avoir trouvé un homme là où il
aurait fallu trouver une femme fût aussitôt refoulé et oublié, par les
quelques-uns qui eurent le malheur de le savoir". On ne peut donc
même pas se fier à ce qui était le dernier recours, l'opinion publique,
pour connaître le sexe de l'autre. Puisqu'il n'y a pas d'Autre digne de ce
nom, je ne peux rien savoir du sexe de l'autre.
Je me sépare donc nettement ici de l'avis de Alain Badiou qui,
dans une lecture de Worstward Ho (Cap au pire), indique que, "pour

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Beckett, la différentiation des sexes est à la fois absolument certaine et
absolument improuvable" - selon Badiou, ce serait tout simplement
pour Beckett une évidence pré-langagière ou, pour le dire de façon
husserlienne, antéprédicative. C'est peut-être vrai pour Cap au pire (ce
dont je doute), mais ce n'est pas vrai pour la trilogie. Et, de fait, si le
narrateur beckettien était si sûr, il n'aurait nul besoin d'aller rechercher
si obstinément l'avis des autres, voire de l'opinion publique tout entière.
En fait, on comprend l'erreur de Badiou à la phrase suivante lorsqu'il
écrit : "Il est certain [pour Beckett] qu'il y a femme et homme, en
l'occurrence vieille femme et vieil homme"15. Badiou a tout simplement
conclu de la distinction vieille femme/ vieil homme à la certitude de la
différence sexuelle. Or, l'une ne permet nullement d'inférer l'autre. En
effet, ce n'est pas parce que le narrateur beckettien n'est sûr que de
deux choses, son propre sexe et celui de sa mère, qu'il est certain du
reste. Entre les deux, c'est-à-dire pour tous les autres individus qui se
présentent, quels qu'ils soient, tout est parfaitement possible et rien
n'est sûr - justement parce qu'il n'y a pas d'Autre à qui se fier. Il s'en
faut donc de beaucoup que, chez Beckett, la différentiation des sexes
soit certaine. Elle est au contraire extrêmement problématique.
Ce qui apparaît, avec ce défaut de l'Autre, c'est que non
seulement les catégories symboliques d'espace, de temps et de
personnes se sont évanouies, mais que le réel du sexe également se
perd de vue. Le sujet de la post-modernité serait donc un sujet qui, du
fait du défaut de l'Autre, ne sait plus qui, où, quand, combien il est, ni à
quel sexe il a affaire. Un sujet nulle part et partout. Je parle bien sûr du
sujet structural de la post-modernité, peut-être - je laisse cette question
à votre appréciation - reste-t-il des individus empiriques qui pourraient
(éventuellement) échapper à cette fatalité historique.
Benveniste avait posé les droits sémiotiques d'un nouveau sujet
parlant, affranchi de toute transcendance ; la "trilogie" en général et
L'Innommable en particulier peuvent être considérés comme une
radicale mise à l'épreuve de ce nouveau sujet. Le roman de Beckett est
en effet lisible comme un essai, au sens littéral d'expérimentation, de la
nouvelle condition promise par les formules benvenistiennes. Bien loin
que les nouvelles définitions du sujet parlant permettent l'efficacité
promise, elles ouvrent directement sur ce qu'il faut bien appeler une
nouvelle folie, post-théologique, spécifiquement post-moderne, une
nouvelle condition tragique, qui n'est probablement pas sans rapport
avec ce que nous sommes en train de vivre aujourd'hui. J'ai déjà
indiqué qu'à l'heure de sa mort, Benveniste avait livré une première liste
des "grands linguistes français" dans laquelle figuraient deux noms :
Artaud et Mallarmé. Il conviendrait d'actualiser cette liste et d'y faire
figurer Beckett. Beckett, en tant que linguiste de Benveniste.

15 Alain BADIOU, Petit Manuel d'inesthétique, Seuil, Paris, 1998. Cf. chap. 9, "Être, existence,
pensée : prose et concept", p. 151-152 (soul. par nous).

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