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Alain Berrendonner
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1. Ce modèle, dont on trouvera l’exposé détaillé dans Groupe de Fribourg (2012 : 22 sq.), se caractérise notam-
ment (vs DRT, SDRT) par une stricte distinction entre les signifiés littéraux et les informations communiquées,
qui sont traités comme deux niveaux de représentation différents, l’un de type propositionnel, l’autre non. Il
sera ici surtout question du second.
2. Pour une définition de l’abduction, voir entre autres Chenu (1984 : 25), Desclés & Guentcheva (2001),
Groupe de Fribourg (2012 : 240).
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(1) En cet été 2005, quels pronostics émettre pour la rentrée ? Bien malin celui
qui peut y répondre précisément. (Web)
(2) Il est interdit de faire la lessive après 22 heures. Vous êtes priés de vous y
conformer. (Note à l’intention des locataires d’un immeuble)
3. Il existe, en deçà, une articulation en unités distinctives (phonèmes), et au-delà, une articulation en unités
interlocutives (tours de parole, liés par des dépendances d’ordre interactionnel : paires question > réponse, etc.).
Bien qu’il n’en soit pas question ici, ce qui sera dit des attentes peut aussi leur être appliqué mutatis mutandis.
Il est à noter que les conditions de pertinence auxquelles est soumise une
énonciation varient selon l’état courant de la mémoire discursive. L’assertion
J’ai ma fille, par exemple, est pertinente si elle est énoncée alors que M contient
déjà un fait connu du genre <je ne suis pas seule> ou <quelqu’un peut m’aider>.
En revanche, en tout début d’interaction, lorsque M est pratiquement vide, la
4. Entre crochets angulaires sont figurés des objets-de-discours complexes. Je me contenterai parfois, pour
faire simple, de décrire certains d’entre eux sous la forme grossière d’une paraphrase.
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même assertion devra, pour acquérir de la pertinence, être suivie d’un apport
de déterminations supplémentaires :
(7) (j’ai ma fille) 4 (elle a toujours mal à la tête) (Web)
Pour être précis, le terme gauche d’une relation4 n’est donc pas une énonciation
mais un couple ( , Mi ) formé d’une énonciation et de l’état du savoir partagé
sur lequel elle opère.
1.2.3. La combinatoire pragma-syntaxique comporte plusieurs rangs de com-
plexité.
– À un premier niveau, les unités élémentaires que sont les énonciations se
trouvent groupées en petits programmes discursifs fortement routinisés, ou
périodes ( ), délimités par une intonation finale exprimant une posture énon-
ciative (Groupe de Fribourg 2012). Les contours intonatifs jouent donc un rôle
dans le marquage des Π-dépendances de ce niveau. La première clause de (7),
par exemple, est énoncée sous intonation continuative (montée de la F0 à H+
et allongement de la syllabe finale), ce qui signale qu’elle est en relation 4 avec
un successeur. La seconde clause, elle, peut porter une intonation conclusive
(descente à B-) signalant qu’elle clôt une période et qu’elle n’entretient donc
pas de Π-dépendance avec une suite.
– Les périodes peuvent elles-mêmes nouer des relations de Π-dépendance, de
façon à composer des unités praxéologiques de rang supérieur 5 . Certains
groupes de périodes, notamment, servent à effectuer sur M une sorte d’hyper-
action, i.e. un programme d’opérations visant un but global. Ces groupes
sont les termes de macro-structures narratives, argumentatives, cognitives-
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5. Si, dans Groupe de Fribourg (2012), les périodes ont pu être présentées comme les unités maximales de la
pragma-syntaxe, je suis maintenant d’avis que tel n’est pas le cas.
6. Une recette peut éventuellement être réduite à la partie S sans L, mais ne saurait être composée à l’in-
verse d’une liste d’ingrédients sans consignes d’utilisation. La même macro-structure {L}}{S} se rencontre
par ailleurs dans toutes sortes de textes techniques (notices de montage, conseils de bricolage, modes d’em-
ploi, etc.).
2. « ATTENTES »
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ultérieur, le modèle des actions communicatives doit alors être révisé, par élimi-
nation de la variable provisoire ?V (phénomène de « garden path »).
2.1.3. Comme les relations de dépendance ont le plus souvent pour termes
des unités construites selon ces mêmes relations, une variable provisoire peut
en inférer d’autres. Si d’une occurrence de je, on doit conclure à celle d’un verbe
indéterminé ?V, l’existence de celui-ci rend probable celle d’un syntagme verbal
?SV qui l’inclut, lequel implique de même l’existence d’une proposition ?P qui
l’inclut. En gros :
L’occurrence d’un seul morphème suffit ainsi à introduire dans M toute une
structure provisoire, dont les places sont occupées par des variables d’objets
langagiers de divers rangs. (C’est là un argument en faveur des grammaires
algorithmiques qui figurent la combinatoire syntaxique sous forme d’adjonctions
d’arbres ; Abeillé, 2007 : 193.)
2.1.4. Comme les dépendances de tous ordres peuvent se superposer, l’actua-
lisation d’une unité entraîne généralement la création simultanée de plusieurs
variables provisoires de types différents :
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2.2. Fermetures
Une fois créée dans M, une variable provisoire peut connaître divers destins.
2.2.1. En général, les relations de dépendance ont leurs deux termes réalisés
côte à côte. Le terme impliquant, qui génère une variable acolyte, est immédiate-
ment suivi du terme impliqué qui vient assigner une valeur à celle-ci. Cette ins-
tanciation a lieu moyennant un calcul d’unification 8 du genre : « M vient d’être
incrémentée d’une variable d’objet langagier ?X ; or, il arrive maintenant un objet
O du même type que ?X ; donc il est probable que ?X=O ». L’interprétation de
toute structure de dépendance complète s’opère ainsi en deux temps : (i) intro-
duction dans le MAC d’une variable provisoire (i.e. création d’une attente), puis
(ii) unification de cette variable avec un objet langagier déterminé (i.e. fermeture
de l’attente).
L’étape (ii) est l’application particulière d’une procédure très générale de la
logique naturelle, qui consiste à instancier une variable d’objet en l’identifiant
avec un référent déterminé. Elle est notamment mise en œuvre dans l’interpréta-
tion des proformes anaphoriques et des connecteurs, à ceci près que la valeur à
affecter est alors introduite dans M avant la variable à instancier, et non après.
En (10), par exemple :
(10) Ça c’est vrai, que ma sœur a un million, mais il fait des petits son million, et
elle n’en donne pas. (Maupassant, L’Héritage, 1884)
Le pronom il désigne une variable d’objet (i.e. un référent dont on ne sait rien,
sinon qu’il s’agit d’un individu porteur d’un nom masculin). Son interprétation
se fait en unifiant cette variable avec un objet déterminé déjà présent en mémoire
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8. J’emprunte ce terme à la programmation logique, où il désigne le remplacement possible d’une variable par
une constante dans des expressions isomorphes, ce qui revient à donner celle-ci pour valeur à celle-là.
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Si, par un reste de bienséance, cette clause demeure inachevée, la variable
d’infinitif qu’implique l’auxiliaire causatif (faire → ?Vinf) ne peut être instanciée
univoquement, mais admet un vaste ensemble de valeurs plausibles à divers
degrés, qui n’ont en commun que la dénotation d’un procès peu gratifiant :
?Vinf = {..., voir ailleurs, cuire un œuf, tirer le portrait, shampouiner, embaucher chez
les talibans, voiler [sic], ...}. On peut considérer ce trait commun comme le contenu
intensionnel de la variable.
2.2.3. Une variable morpho-syntaxique peut aussi rester non instanciée pour
cause d’abandon-reprogrammation. Cela se produit assez souvent à l’oral,
lorsque des variables de divers ordres se superposent :
(12) j’aime bien aussi c’est regarder les pubs à la télé hein (oral, CFA 80, 222, 231)
Or, la clause ainsi amorcée est abandonnée sans être achevée, si bien que la
variable ?SN reste définitivement non instanciée. Au lieu d’une valeur congrue
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3. SORTIES DE PARENTHÈSES
Une fermeture semblable a lieu en (14), à ceci près que la variable provisoire
est une énonciation qui, en vertu d’une Π-dépendance, doit venir déterminer le
référent introduit en A1 . Elle reçoit sa valeur en A2 , ce qui complète une période
« pseudo-clivée » 11 :
9. Par parenthèse, j’entends, de façon large, toute insertion intercalaire qui vient interrompre momentanément
une construction, que celle-ci soit d’ordre Σ ou Π. Dans ce qui suit, j’exploite les résultats d’un programme de
recherche financé par le Fonds National Suisse de la Recherche Scientifique (no 100012-11387), auquel ont
collaboré F. Gachet, L. A. Johnsen et A. Tatarova. Je leur suis redevable de certains des exemples cités.
10. Les flèches pointillées figurent les opérations d’unification.
11. Le SN cette recommandation présuppose en outre un référent qui n’existe qu’à l’état de variable jusqu’à ce
que A2 en fournisse la valeur. Sur ce phénomène, voir infra § 3.2.
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(14)
La période qui figure en A1 est un début de récit, et implique une suite confor-
mément aux Π-dépendances qui structurent les routines narratives. On en infère
donc une variable du type série de périodes, comprenant l’énoncé d’une compli-
cation, etc. Après l’interruption par la parenthèse B, cette variable reçoit en A2
un début d’instanciation, qui implique à nouveau une variable du même type.
Ce n’est qu’après la seconde parenthèse C, que cette variable reçoit en A3 une
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3.3. Abandons-reprogrammations
3.3.1. Comme on l’a déjà souvent remarqué, l’intercalation d’une parenthèse
dans une structure syntaxique provoque parfois l’abandon de celle-ci, suivi
d’une reprogrammation du discours maître :
(18) A1 : on fait circuler un papier où je demande à tous ceux qui ne dînent pas/
B : je dis bien qui ne dînent pas/
A2 : voudront bien s’inscrire\ (oral)
En A1 est amorcée une première clause. Son verbe (demande) est muni d’une part
d’un argument datif (à tous ceux qui ne dînent pas), qui réfère à un destinataire
pluriel déterminé D ; et d’autre part, il laisse prévoir l’occurrence d’un régime
direct, de référent inconnu ?X (l’objet de la demande). Mais la clause ainsi
12. Cela dit en termes usuels. Mais je préférerais personnellement ne pas user des notions textualistes
d’anaphore et de cataphore, qui ne me semblent pas les plus appropriées pour décrire l’évolution des référents
au fil du discours.
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amorcée reste inachevée. Elle est suivie en A2 d’une nouvelle clause, elle aussi
fragmentaire, dont le verbe (voudront) a pour complément une proposition
infinitive (s’inscrire) nommant un fait F, et implique d’autre part un sujet pluriel
ellipsé, dénotant un être non spécifié ?Y. La cohérence discursive est assurée,
nonobstant l’anacoluthe, par l’unification de ?X avec F et de ?Y avec D. Chacune
des deux clauses verse ainsi dans M une variable d’objet-de-discours et une
valeur assignable à la variable de l’autre :
13. Plus exactement, le connecteur alors implique un terme gauche indéterminé, qui peut être unifié pertinem-
ment avec le fait <ça me demandait du temps> énoncé en fin de parenthèse.
non instancié : avec les → ?N[plur] . C’est la parenthèse B qui fournit la valeur de
cette variable, du fait qu’elle comprend un SP du même type (avec des bandits).
4. CONCLUSION
Les analyses et schématisations proposées supra ne relèvent ni d’un modèle
de l’encodage, ni d’un modèle du décodage, ni d’un modèle de l’interaction
langagière comme performances coordonnées de deux interlocuteurs. Elles
s’inscrivent plutôt dans le cadre d’une grammaire des discours possibles, i.e. d’une
entreprise visant à décrire ceux-ci comme des schémas d’actions linguistiques
virtuels (types), dotés d’une structure immanente et obéissant à un système de
régularités contraintes dont tout sujet parlant a la compétence (= chacun est
capable de mettre ces schèmes praxéologiques à exécution, i.e. de les actualiser
en tokens).
Les tentatives de description immanentiste des discours qui ont été faites
dans le passé 14 ont généralement consisté à isoler les chaînes parlées de tout
le reste, et notamment de leur contexte informationnel et référentiel, relégué
dans le domaine « extra-linguistique ». Mais comme la cohérence des textes
(i.e. la classe des textes possibles) dépend essentiellement de ces paramètres,
il est au contraire indispensable de représenter ceux-ci dans le modèle. On
doit considérer les référents élaborés au fil des discours (M) comme constitutifs
de leur structure immanente et une certaine logique naturelle comme faisant
partie de leur grammaire. Moyennant ces options, un modèle « neutre » de la
compétence discursive est possible. J’espère avoir montré ici que les phénomènes
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