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Communication et langages

L'enfance du geste : écriture et graffiti


André Guillain

Résumé
Les tageurs sont de retour. Ils sont les ombres insaisissables qui peuplent la nuit de leur « action-painting ». Ils intriguent
ou effraient selon les murs qu'ils choisissent
d'investir. Ils ne savent pas ce qu'ils veulent exprimer, mais d'autres cherchent à le
savoir pour eux. Comme André Guillain, dont ce texte bref est une introduction à
une bibliographie déjà riche sur les tags et les tageurs.

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Guillain André. L'enfance du geste : écriture et graffiti. In: Communication et langages, n°97, 3ème trimestre 1993. pp.
46-52.

doi : 10.3406/colan.1993.2455

http://www.persee.fr/doc/colan_0336-1500_1993_num_97_1_2455

Document généré le 15/10/2015


L'enfance du geste :

écriture et graffiti

André Guillain

Les tageurs sont de retour. Ils sont les ombres insai- lent exprimer, mais d'autres cherchent à le
sissables qui peuplent la nuit de leur savoir pour eux. Comme André Guillain,
« action-painting ». Ils intriguent ou ef- dont ce texte bref est une introduction à
fraient selon les murs qu'ils choisissent une bibliographie déjà riche sur les tags et
d'investir. Ils ne savent pas ce qu'ils veu- les tageurs.

Les greffes et les tags envahissent l'espace urbain : ils occupent


les marges et imposent la présence des banlieues, des
faubourgs et des zones périphériques au cœur même des
métropoles. Ces inscriptions fugaces et mouvementées posent « la
question de la socialite des marginaux » écrit A. Vulbeau en
1991 ; à moins qu'elles ne soient le symptôme d'une «
dissolution de la notion de marginalité » corrélative d'une recomposition
des ordres sociaux, urbains et culturels (Roulleau-Berger, 1991).
Cette pratique vagabonde, qui est tout à la fois artistique et
délinquante, ébranle en effet les distinctions traditionnelles qui
hiérarchisent les espaces sociaux : centre/périphérie, rue/sous-
sol et souterrain, etc.
Les graffes et les tags sont des marques de la jeunesse. Ils
affirment dans l'imaginaire une identité menacée par l'exclusion et la
précarité. Cette recherche identitaire se fait au sein de groupes :
posses ou bandes d'écriture (writing-gangs) dont le confor-
misme peut faire pièce à l'indétermination sociale qui caractérise
cette classe d'âge tout en permettant de contrôler l'angoisse ou
le malaise qui pourraient en résulter. L'identité se construit et se
risque : le tag s'écrit comme un défi ou comme une provocation
qui interroge la société dans ses limites (Lani, 1992). Mais le

E= Ce texte constitue l'argument d'une conférence prononcée à Montpellier aux Journées


^ du CERFEE (Centre d'étude et de recherche enfance éducation formation) au mois de
O mars 1993.
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tageur entretient aussi une relation ludique avec son identité. Il


affiche un surnom qui s'efface - une identité de passage -, tout
comme il répète inlassablement le signe graphique d'une
métamorphose des plus superficielles : le tag est « une signature, un
pseudonyme, un moyen de s'affirmer sous une autre identité »
(Ben Yakhlef et Doriath, 1991).
Les graffiti seraient donc les marques éphémères d'une pratique
adolescente. Mais l'adolescence n'est pas un phénomène
naturel : elle intègre ou entremêle des composantes physiologiques,
psychologiques et sociales ; et l'instabilité critique qu'elle
manifeste aujourd'hui n'est pas sans rapport avec la mobilité
essentielle qui caractérise nos sociétés industrielles (Beauchard,
1971). Il faut donc « rechercher les effets de déphasage ou de
résonance entre la période sociologique et la période
psychologique » (ibid).

UNE ÉCRITURE SANS SOUCI DE COMMUNIQUER


Nous assistons, depuis quelque temps déjà, à l'installation
progressive d'un nouveau régime de domination. Les sociétés
disciplinaires fonctionnaient par enfermement; elles cèdent la place
aux « sociétés de contrôle » qui accroissent la vitesse d'une
circulation généralisée et fonctionnent ainsi par communication
instantanée et contrôle continu en milieu ouvert (Deleuze, 1 990).
Les tags correspondent fort bien à cette période de transition. Ils
sont toujours en mouvement : ils refusent la fixité des noms et
des lieux; et s'ils participent à la définition d'une identité pourtant
précaire, c'est dans la mesure où ils permettent de contrôler un
territoire symbolique et de tracer un itinéraire au sein des
réseaux urbains de communication. Le tag est un mot de passe
- un matricule, un numéro de code et d'identification (fig. 1 : effet
de résonance avec les formes actuelles du traitement de
l'information). Mais il est aussi l'instrument d'une résistance ambiguë
à ces nouvelles techniques de gestion (effet de déphasage). Il
peut en effet fonctionner comme une résistance nostalgique : il
reste une signature qui indique l'individu et recueille la
singularité de son geste; ou comme une résistance humoristique
lorsqu'il mime « les signes de la communication publicitaire par
l'affichage d'une marque » (Vulbeau, 1991 ; fig. 2).
Mais les graffiti renoncent plus souvent encore à cette fonction
critique en échappant au principe de la communication. Ils ne
véhiculent aucun message et circulent sans rien dire. C'est alors
qu'ils peuvent « retourner Y indétermination en extermination » :
Figure 1 . Le tag : signature et matricule. Figure 2. Le tag et la communication publicitaire.

'V ■.-' ■ ■'.


Figure 3. Sériation et tracés linéaires. Figure 4. Agrégat logique : une juxtaposition
de formes inventées.

Figure 5. Le sens du rythme. Figure 6. Flèche : Barcelone (décembre 1992).

* S A * —
:t 1.

Figure 7. Flèches : Montpellier (décembre 1992). Figure 8. La flèche : une prescription indiciaire.
Figure 9. Indice ' regarder l'indéchiffrable. Figure 10. La flèche : un connecteur graphique.

Figure 12. Le sens de l'écriture : soulignage.


Figure n Le sens de l'ecnture un gesie prolonge

Figure 14. Le corps de la lettre : pesanteur.


Figure 13. L'inversion du sens.

Figure 15. Le corps de la lettre : agilité. Figure 1 6. Chaos et cosmogenèse.


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ils mobilisent une altérité radicale sur laquelle le système et le


réseau de tous les codes viennent buter et se défaire
(Baudrillard, 1976). Les graffes et les tags affichent une écriture
illisible qui en subvertit le pouvoir disciplinaire. L'écriture est un
instrument du contrôle social. Elle code le graphisme et participe
à la formation des habitus : « un corps discipliné est le soutien
d'un geste efficace » (Foucault, 1975). À l'inverse, les graffiti
sont les produits d'une calligraphie hâtive et qui se pratique en
des lieux interdits. Ils sont une écriture « déconnectée de toute
volonté de communication » (Vulbeau, 1991). Une écriture en
deçà de l'écriture qui retient cependant certaines de ses
composantes et qui parfois isole ses strates ou ses fondements,
exhibant ainsi sur les murs de la ville comme une genèse à rebours
de l'acte graphique. Les graffiti peuvent se réduire au seul
remplissage de l'espace graphique par des tracés sériés (fig. 3) ou
combiner diversement des formes inventées (fig. 4); et les tags
se présentent comme des écritures non sémantiques, des
organisations rythmiques de lettres improbables dont la succession
obéit à quelques directions privilégiées (fig. 5).

LA FLÈCHE QUI MONTRE ET QUI NE MONTRE PAS


Les graffiti seraient donc les traces d'une indiscipline : une
archéologie de l'écriture et une déconstruction des codes
graphiques que les enfants acquièrent tout au long de leur scolarité.
Nous voudrions le vérifier sur un exemple précis, celui de la
flèche que les graffitistes utilisent fréquemment et de façons fort
diverses, au point que son traitement plastique a pu servir de
critère pour définir leurs différents styles (Chalfant et Prigoff, 1987;
fig. 6 et 7).
L'étude de la narration graphique chez l'enfant d'âge scolaire
nous a permis de montrer que la flèche y joue des rôles diffé-
& rents : elle peut désigner un événement, symboliser une direc-
« tion ou relier deux moments successifs de l'action (Guillain,
B> 1990-1991 et 1992). Dans tous ces cas, elle impose un ordre
g> qu'elle légitime et que les graffiti s'efforceront de subvertir. La
5 flèche peut attirer l'attention du passant en lui montrant ce qu'il
c doit regarder. Elle constitue alors un indice et comme un équiva-
••§ lent du geste de pointage qui caractérise le mode indicatif de la
| signification (Straten, 1991 ; fig. 8). Mais les graffiti entravent sa
I fonction de communication : elle indique en effet un texte indé-
£ chiffrable (fig. 9). La flèche peut aussi être utilisée comme un
<3 connecteur graphique. Mais contrairement au récit qui relate des
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événements inattendus, les graffiti n'induisent aucun


dynamisme de communication (Fayol, 1985). Et si parfois la flèche
relie entre elles des séquences de « lettres » ou de formes
graphiques, c'est qu'elle fonctionne alors comme un connecteur
d'énonciation ou d'inscription : j'écris... et puis j'écris un texte
qu'elle ponctue et qui restera pourtant illisible (fig. 10).
Les graffiti utilisent rarement la flèche comme un indice, et plus
rarement encore comme un connecteur. Ils l'utilisent en
revanche souvent comme le symbole d'une direction. Dans ce
cas, elle semble résulter de ce que H. Wallon appelait un
« geste d'échappement » (1938), comme si la rapidité
d'exécution des graffes et des tags laissait émerger les automatismes
et les habitudes motrices qui constituent « les fondements de
l'écriture » (Lurçat, 1966). Les flèches orientées à droite sont en
effet les plus nombreuses : elles prolongent le geste qui trace la
dernière lettre (fig. 11), à moins qu'elles ne soulignent la
séquence tout entière (fig. 12). Mais les graffiti savent échapper
aux gestes d'échappement. Ils inversent parfois cette direction
privilégiée par les facteurs kinesthésiques et moteurs, ainsi que
par les conventions (fig. 13). Et quelquefois ils restituent à
l'écriture un dynamisme que l'automatisation du geste et son
contrôle visuel avaient fini par effacer : la flèche se fait élan ou
percée, elle souligne la pesanteur d'un jambage (fig. 14) ou
l'agilité d'une arabesque (fig. 15).
On pourrait appliquer à tous les graffiti ce que A. Tronche
écrivait, en 1984, à propos des compositions du peintre Georges
Noël : « elles se résolvent dans une opposition de nature : le
désordre qui est autour de l'ordre, l'attrait de la discipline dans le
chaos ». Les graffiti construisent le chaos - ses états successifs
et ses formes transitoires. Ils le construisent par indiscipline et
par accumulation de traces passagères (fig. 16). Dans ce chaos
relatif, une flèche désigne parfois le lieu d'une cosmogenèse : un
centre originel d'où l'ordre pourrait jaillir; elle peut imposer aussi
une direction ou le sens d'une évolution, à moins qu'elle ne
fournisse un moyen de liaison qui rassemblerait quelques-unes de
ces traces accumulées.
André Guillain

Bibliographie
Baudrillard, J., « Kool Killer ou l'insurrection par les signes », in l'Échange
symbolique et la mort, Paris, Gallimard, 1976, pp. 118-128.
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