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LA GOUVERNANCE COMME NOUVELLE FORME DE CONTROLE SOCIAL Dany-Robert Dufour ERES | « Connexions » 2009/1 n° 91 | pages 41.854 ISBN 9782749210780 Pour citer cet article Dany-Robert Dufour, « La gouvernance comme nouvelle forme de contréle social », Connexions 2009/1 (n° 91), p. 41-54. Dany-Robert Dufour La gouvernance comme nouvelle forme de contréle social Depuis quelques années, nous assistons sinon 4 l’abandon, du moins a une certaine désuétude, progressive, du terme moderne de gouverne- ment au profit de celui, postmoderne, de gouvernance. Bien loin de for- cer le trait en mettant ainsi d’un c6té modernité avec gouvernement, et postmodernité avec gouvernance de l’autre, je ne fais que reprendre un usage devenu officiel. [I suffit pour s’en convaincre d’aller sur le site- portail de l'Union européenne. On peut en effet lire, dans le préambule de l’article « gouvernance », que « [c]e terme correspond a la forme dite postmoderne des organisations économiques et politiques! ». Dont acte. D’ailleurs l'Union européenne a adopté en juillet 2001 Le Livre blanc de la gouvernance européenne. Nous sommes donc bien ici, avec ce terme de « gouvernance » au coeur de la conception politique post- moderne telle qu'elle tente de s’imposer au détriment des approches politiques modernes. Les notions de « gouvernement » et de « gouvernance » tendent donc a s’opposer : le terme « gouvernement » est réservé a I’ancien pouvoir hiérarchique, a |’autorité “de Etat et aux conceptions centralistes alors que la « gouvernance » suggére une nouvelle modalité, horizontale, de gestion du pouvoir. C’est cet usage flatteur, semblant procéder d’un approfondissement de la démocratie, que je voudrais interroger, en vue de montrer qu’il cache de toutes nouvelles formes de contréle social. Voici donc mon programme : dans un premier temps, je me livrerai a une déconstruction de la notion de gouvernance et, dans un second temps, j’essaicrai de montrer, d’un point de vue philosophique, ce qui oppose ces deux concepts 1. Cf. http ://ec.europa.eu/comm/governance/index_fr.htm. Dany-Robert Dufour, hitp:l{paideia paris8 free fr CONNEXIONS 91/2009-1 42 Dany-Robert Dufour Corporate governance Il est trés intéressant de savoir d’ot vient ce terme. II a été introduit par les think tanks d’inspiration ultralibérale. Son adoption et son usage généralisé 4 partir des années 1990 ne sont pas le fruit du hasard. Il ne s’agit pas 4 proprement parler d’un néologisme comme il en existe beaucoup dans la postmodernité. II provient d’un mot ancien auquel on a affecté une nouvelle signification. Ce terme est en effet utilisé depuis Je xe siécle. D’abord proche de « gouvernement », il peut aussi dési- gner la « facon de se conduire ». Le La Curne? recense cet usage : « La male gouvernance [au sens de mauvaise gouvernance] de la personne le mene a puante fin » (Percefor. V, f. 95.) — ce qui tend A signifier que la bonne méne 4 des fins plus heureuses. Aux XVII° et XVIII® siécles, la « gouvernance » se rapporte aux moyens d’équilibrer les pouvoirs, royal d'un cété et parlementaire, de l’autre. Aujourd’hui, pour beaucoup, ce terme connote spontanément un approfondissement de la démocratie. Mais les apparences peuvent étre trompeuses car la notion de « gouvernance » vient en droite ligne de l’ex- pression anglo-américaine de corporate governance (gouvernance d’en- treprise) qui, en fait, renvoie a la fois au nouveau statut des actionnaires et au renouvellement du management interne. En effet, avec l’apparition de ceux qu’on appelle les « zinzins » (c’est-d-dire les « investisseurs institutionnels » : autrement dit les fonds de pension, les assurances, les fonds de placement collectifs), les entreprises se sont trouvées engagées sur un nouveau terrain. Lorsque les actionnaires d’un groupe se comp- tent par centaines de milliers et que l’actionnariat devient un moyen de financer les retraites, un nouveau mode de gestion tend a s’imposer_: les porteurs de titres tendent en effet a exiger sécurité et rentabilité>. On peut le dire autrement : la corporate governance, bien loin de ren- voyer 4 une extension de la démocratie, ne désigne rien d’autre que la prise de pouvoir du capitalisme financier sur le capitalisme industriel, un pouvoir sinon total du moins impérieux, que certains analystes, qui n'ont rien du dangereux gauchiste, n’hésitent pas 4 qualifier de « dic- tature des actionnaires ». Ce ne sont plus alors les objectifs industriels qui sont pris en compte, mais les objectifs de rentabilité maximale pour les actionnaires qui aboutit souvent a des licenciements de pure conve- nance boursiére dans des firmes cependant prospéres ou une liquidation de secteurs pourtant rentables — les cas sont légion depuis ces derniéres années : on les a appelés des « licenciements boursiers » (par exemple, en France : Michelin, Danone, Xerox, Hewlett-Packard, Moulinex, Dim, EADS, Metaleurop, Marks & Spencer, Air Liberté...). 2. Du nom de La Curne de Sainte-Palaye, auteur au Xvi sicle d’un Glossaire de 'ancienne langue francaise, depuis son origine jusqu’au siecle de Louis XIV. 3. Voir article de Philippe Moreau Defarges, « Gouvernance. Une mutation du pouvoir ? » Le Débat, n° 115, mai-aoait 2001, p. 165-172. La gouvernance comme nouvelle forme de controle social 43 La France découvrit cette nouvelle réalité un beau jour de septem- bre 1999, alors que la « gauche plurielle » pensait étre au gouvernement pour longtemps. Le 11 septembre — car c’était aussi un 11 septembre — la société Michelin annonga simultanément des bénéfices semestriels en hausse de 20 % et... 7 500 suppressions d’emplois — certains respon- sables firent état dune « erreur de communication ». En fait la bourde était dient calculée car, de fait, le lendemain, le cours de bourse de Yaction augmentait de 12 % ! Sommé de réagir, le gouvernement de la « gauche plurielle » ne trouva alors rien de mieux A faire que de ne rien faire — on se souvient du fameux « I’Etat ne peut pas tout ! » de Lionel Jospin, ot chacun comprit que le gouvernement renongait a agir. La (corporate) gouvernance venait de remporter une bataille décisive contre le gouvernement. On sait aujourd’hui que la gauche politique eut a payer trés cher son inertie et que, depuis, beaucoup doutent de ce qui fait au juste la différence entre la gauche et la droite. Si le gouvernement ne fit rien, c’est probablement qu’il était, lui aussi, convaincu que ces pratiques dites de « licenciements boursiers » ne pouvaient effrayer que les personnes assez sensibles pour se laisser aller aux sentiments. Certes, s’indigner de ces pratiques est un beau geste, mais comme ce n’est pas avec les bons sentiments qu’on crée de Ja richesse, ne valait-il pas mieux laisser faire ? Car enfin, ce ne sont pas ces belles Ames qui le prennent, le risque. Ce sont les actionnaires. C’est du moins ce dont cherchent a convaincre les rédacteurs du site intitulé La page libérale sur I’Internet : « Il faut bien prendre conscience que le capital apporté par les actionnaires a un coiit. [Comme tout est calculable, on a inventé] le Modéle d’évaluation des actifs financiers ou MEDAF qui permet de déterminer ce coiit [...]. Les actionnaires exigent une juste rémunération pour le risque pris : [ceci s’appelle] le Pricing du risque [qui] a d’ailleurs concentré beaucoup de travaux de recherche en finance ces vingt derniéres années‘. » On pourrait facilement ironiser sur le « Pricing du risque » figrement encouru par ces valeureux actionnaires anonymes, mais sit6t les améres plaisanteries passées, il faut redevenir sérieux car nous nous trouvons Ja devant un point central des théories libérales. Celles-ci tiennent leur puissance de pouvoir tout apprécier — c’est-a-dire d’ acheter et de vendre a peu prés tout — a sa valeur exacte sur le marché, indépendamment de toute considération morale au sens kantien du terme — ce qui m’est l’oc- casion de rappeler que, pour Kant, tout n’est pas monnayable. On trouve en effet dans les Fondements de la métaphysique des meurs (1785), quasi contemporain du traité sur la Richesse des nations d’ Adam Smith, 4. L’inventeur du MEDAF, William Sharpe, a comme il se doit regu en 1990 le prix prétendu Nobel des sciences économiques pour cette invention. D’ailleurs deux tiers des prix dits « Nobel d’économie > (distinction qui n’existe pas puisqu’il s’agit seulement de « prix de la Banque de Sudde en sciences économiques ») ont 66 remis depuis 1969 aux économistes américains de l’école de Chicago, dont les modéles mathématiques servent essentiellement, comme celui de William Sharpe, & bien spéculer dans la finance. 44 Dany-Robert Dufour ceci : « Tout a ou bien un prix, ou bien une dignité. On peut remplacer ce qui a un prix par son équivalent ; en revanche, ce qui n’a pas de prix, et donc pas d’équivalent, c’est ce qui posséde une dignité>. » Voila une belle opposition : d’un cété l’inventeur de la théorie libérale, Adam Smith, pour qui tout a un prix et Kant de l’autre, éminent représentant du transcendantalisme, pour qui la dignité ne peut pas étre remplacée parce qu’elle « n’a pas de prix » et « pas d’équivalent », puisqu’elle référe seulement a l’autonomie de la volonté. Avec ces quelques reperes, on peut revenir & notre probléme. Il s’énonce désormais facilement : dans une optique libérale, celui qui n'a que ses bons sentiments 4 vendre a perdu d’avance — rien de cette nature, bons sentiments ou méme impératif moral, n’est en effet coté ni a la corbeille, ni aux tableaux du Pricing du risque ! Et, de fait, si les actionnaires de Michelin se retirent, entrevoyant de meilleurs bénéfices ailleurs, l’entreprise s’écroule. I] faut donc voir la corporate governance comme un univers prosaique oi tout se vend et s’achéte et c’est justement pour cette raison qu’il a fallu rémunérer la pression nouvelle que les actionnaires faisaient subir aux chefs d’entre- prises. Car cet univers est « juste » asa fagon, aussi juste que l’est celui de la roulette ou du poker : chacun doit jouer en défendant a mort ses intéréts (y compris en mentant ou en bluffant, qu’on pense par exemple aux cas de trucages des comptes chez Enron ou d'autres). Ce qui devait arriver arriva : ce fut aux cadres dirigeants d’entreprise, qui traditionnel- lement s’enrichissaient en vendant leurs produits sur le marché selon la loi de l’offre et de la demande, de se trouver achetés par les actionnaires pour qu’ils poursuivent des buts non plus industriels, mais financiers. Et on les acheta de trois fagons au moins : en leur donnant des salaires mirobolants, en les intéressant aux profits de l’entreprise sous forme de stock-options et en les faisant bénéficier de retraites dorées, dites « retraites-chapeau® ». Bref, dun capitalisme d’entrepreneurs devant trouver des com- promis sociaux avec les salariés, nous sommes passés a un capitalisme financier caractérisé par l’appétit des actionnaires exigeant des taux de rentabilité 4 court terme a deux chiffres (environ 15 %), fiit-ce au détri- ment de l'investissement productif. Nous sommes ainsi entrés dans un monde éminemment tendu et stressant, d’une férocité extréme, ot les « acteurs » (c'est le terme consacré) se contraignent I’un I’autre a une 5. E. Kant, Fondements de la métaphysique des meurs (1785), Paris, Garnier-Flammarion, p. 116. 6. Quelques chiffres ou informations concernant ces trois points : a) les salaires : aux Ftats- Unis, les cent plus importants PDG gagnent chacun en moyenne mille fois plus que leurs salariés « ordinaires » — qu’on se rassure : la France a rattrapé son retard ; b) les siock-options (en fi ais « options d’achat ») donnent aux dirigeants le droit d’acheter une quantité notable d’ actions lun prix trés avantageux pendant une période donnée ; c) les retraites-chapeau : par exemple, ancien PDG du groupe Carrefour, évincé pour mauvais résultats, est parti avec assurance dun complément de retraite d’un montant maximal de 29 millions d’euros ainsi qu'une indemnité d'un montant de trois ans de salaire, soit 98 millions d’euros. La gouvernance comme nouvelle forme de contréle social 45 prise de risque permanente, laquelle est d’ailleurs hautement valorisée dans les discours (si d’un cété on calcule le « Pricing du risque », de lautre on célébre « la culture du risque !7 »). Il suffit, pour avoir une idée de cette valorisation, de lire Antony Giddens, l’économiste théo- ricien de la troisigme voie blairiste : « Dans des institutions sociales restructurées plus activement [par la gouvernance, bien str], on veut souvent encourager les gens a prendre des risques plutét que les en empécher. Le risque est le fondement de |’innovation, l'innovation est Je fondement d’une attitude entreprencuriale’. » Une socialité ainsi restructurée en vient alors 4 ressembler 4 celle qui prévaut dans une partie de poker menteur ott chaque acteur contréle l’autre puisqu’il est contraint de se penser en survie permanente — ceux qui vivent dans le dénuement aussi bien que ceux qui vivent dans la surabondance. Ceux qui se sont trouvés exclus du jeu, ce sont les salariés ordinai- res, principaux producteurs de richesse et, comme tels, autrefois parte- naires et adversaires du patron de l’entreprise ; ils se sont trouvés mis a distance, affectés de tous les phénoménes attenants : invention d’un salariat « Kleenex », baisse de la représentation syndicale, démoralisa- tion, imprévisibilité des réactions. Cependant que les petits salariés étaient mis sur la touche, on obser- vait un autre changement a l’intérieur de l’entreprise : un assouplisse- ment des rapports hiérarchiques au sein du management. Celui-ci s’est dé d’étre plus « souple » et moins « autoritaire », se montrant ouvert & des changements incessants, bref « nomades » (pour reprendre un terme deleuzien), mais vivant, du coup, dans une insécurité organisée, impli- quant de sacrifier toute continuité non seulement professionnelle, mais aussi et surtout personnelle. Les directives internes ont d’autant plus pu vanter la fluidité, la symbiose, la transparence des objectifs que cela aidait a la valorisation de |’action de l’entreprise en bourse et contribuait au bonheur des actionnaires. L’actuelle célébration des quarante ans de 1968 porte a l’apprécia- tion des effets de ce grand moment de cette transformation au sein du management. II n’est pas interdit de penser que ceux qui, en cette année 68, avaient révé d’ébranler le capitalisme en s’unissant contre toute forme d’autorité, ont finalement, quelques lustres plus tard, permis ou du moins contribué a ce que le vieux capitalisme autoritaire prenne un tournant apparemment libertaire. C’est ce qu'on appelle, depuis Hegel, une ruse de lhistoire : grace 4 elle, des groupes actifs dans l’histoire peuvent atteindre des objectifs exactement contraires 4 ceux qu’ils s*étaient fixés. C°est précisément de cette modification des rapports d’autorité dans le management d’entreprise que résulte le « nouvel 7. Cri de joie lancé par un entrepreneur (vivant sur trois continents & la fois) dans Le Monde du 21 aotit 2006, 8. Conférence du professeur Anthony Giddens, directeur de la London School of Economics & Political Science, 15 juin 1999, disponible en francais sur www.periwork.com/peri_db wr_db/2006_April_12_18_57_11/ 46 Dany-Robert Dufour esprit du capitalisme » si remarquablement analysé par Boltanski et Chiapello? — le vieux capitalisme autoritaire se révélant, contre toute attente, capable d’intégrer la « critique artiste » issue du mouvement culturel et social des années 1960. Dans une intervention faite 4 Strasbourg le 17 mars 2006 a I’occa- sion d’un colloque intitulé « Le sujet résiste-t-il 4 la nouvelle société de marché ? », I’économiste Ingrid France, montre que « la revendication d’autonomie [des années 1960] a largement contribué 4 ouvrir la voie au processus de déréglementation et de désinstitutionalisation, et, par la, au déploiement de ordre marchand ». II n’est pas sans conséquences pour notre propos qu'elle situe le point de bascule de cette transformation du capitalisme autour de 1968 avec la crise du keynésiano-fordisme. Elle explique que « la crise du keynésiano-fordisme, dernier mode de régulation en date, s’ouvre en 1968-1969 avec le ralentissement des gains de productivité qui remet en cause le bouclage macro-économique instaurant une correspondance dynamique entre une production et une consommation de masse. Cette crise du compromis collectif keynésiano- fordiste se déploie a travers un processus de désinstitutionalisation : au niveau du rapport salarial, développement de la contractualisation et de la flexibilité alors que s’était institué un compromis collectif pour une redistribution des richesses sous forme de gains de pouvoir d’achat ; au niveau de l’organisation de la production on assiste 4 l’affaiblissement de la grande firme hiérarchisée au profit de pratiques aboutissant & l’émergence de réseaux flexibles ; au niveau international s’impose la notion de gouvernance mondiale qui implique la suppression du verrou des institutions nationales afin d’assurer les conditions d’extension mondiale du principe de marché ; la sphére financiére s*est autonomi- sée dans le mouvement de dérégiementation et échappe largement au contréle du politique [...] ; enfin au niveau de la forme de I” Etat, le constat est celui d’un désengagement au profit de |’autorégulation'° ». La corporate governance procéderait donc d’une imposition des contraintes financiéres voulues par les actionnaires, qui doit étre obte- nue par |’intériorisation des normes issues du modéle du marché dans les rapports sociaux ott chacun est prié de s’autoévaluer, de s’autocon- trdler, de faire preuve d’initiative et de responsabilité. Ce qui place les individus dans une situation de double bind finalement assez stressante, comme dans ces cas oi, par exemple, l’ordre est constamment donné d’€tre toujours spontané. Nous sommes exactement arrivés 4 ce point que prédisait Hannah Arendt lorsqu’elle entrevoyait la possibilité du passage a une nouvelle forme de domination, sournoise parce que dis- simulée sous une apparence libertaire, oi le pouvoir véritable serait 9. L. Boltanski et , Chiapello, Le Nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999. 10. Cf. I. France, « Le discours capitaliste libéral : fondements et porté sociale. Comment Ie discours économique fonctionne comme discours dominant », Conférence au I Colloque international de psychopathologie du lien social, Le sujet résiste-t-il & la nouvelle société de marché ?, Strasbourg, 16-18 mars 2006, a paraitre dans les Actes du colloque. La gouvernance comme nouvelle forme de contréle social 47 devenu anonyme, informe et non localisable, ce qu’elle appelait « une tyrannie sans tyran!! La corporate ieovernance conduisit done a cette étrange et inédite combinaison, tout 4 fait postmoderne : des dictatures d’actionnaires intraitables, des conseils autogérés de cadres contraints d’étre cools, libertaires, nomades et toujours branchés, et de sérieuses déprimes dans la classe ouvriére. La bonne gouvernance Lintrusion de la gouvernance dans les affaires politiques s’effectue au cours des années 1990. C’est la logique mise au point pour gérer les entreprises passées sous la coupe du capital financier qui est, en peu de temps, devenue le modéle de la gestion publique. D’ailleurs, la science administrative anglo-saxonne ne s’y est pas trompée en assimilant le gouvernement de TEtat un pur et simple management public. Le terme de gouvernance apparait dans le discours des institutions jumelles de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international (FMI), puis est repris par les autres agences dites de coopération dont le Programme des nations unies pour le développement (PNUD). I] s’agit de contréler Tusage des aides au développement de fagon a obtenir des taux de crois- sance élevés permettant le développement du commerce international, notamment dans les pays de |’Asie du Sud-Est et certains pays d’ Amé- rique latine, qui venaient de connaitre des ratées importantes. L’assimi- lation de la gouvernance politique & ala corporate governance ne reléve pas d’une comparaison approximative, elle est 4 entendre littéralement : Ja Banque mondiale et le PNUD se sont mis a jouer vis-a-vis de ces pays le réle exact que les actionnaires tenaient dans les assemblées d’inves- tisseurs en exigeant leur 15 % de rentabilité. D’un cété, il fallait que le pouvoir local en exercice gére les res- sources économiques et sociales de son pays en faveur des secteurs de production les plus rentables, de fagon 4 maximiser les échanges commerciaux avec les pays du centre — c’est ainsi que, par exemple, Ja multinationale Monsanto réussit 4 imposer au gouvernement fédéral brésilien — pour son bien, évidemment — l’introduction massive de cultu- res transgéniques alors qu’il y était fermement opposé ; et de l'autre, il fallait cesser de faire des dépenses « improductives » et réduire I’ Etat & son minimum. Le personnel politique en place fut donc paradoxalement mis 4 contribution pour réduire le politique, c’est-a-dire détruire toute forme existante ou subsistante de 1° ‘Etat garant de la souveraineté éco- nomique et de I’Etat providence, en yendant les entreprises publiques et en « assainissant » les dépenses de I’Etat destinées 4 maintenir un minimum de bien-étre en faveur des populations, notamment dans les secteurs clés du social, de ’éducation et de la santé. 11. H. Arendt, Du mensonge a la violence, Paris, Calmann-Lévy, 1972, p. 181. 48, Dany-Robert Dufour C’est donc une politique trés intrusive qu’ont pratiquée les agences internationales de développement dans les différents pays « aidés ». La théorie selon laquelle le marché doit s’exprimer le plus largement possible a été percue comme infaillible. Une telle vision, assez dogma- tique, a conduit le FMI a stéréotyper ses « prescriptions » et a les appli- quer quelle que soit la situation du pays qui lui demandait son soutien. Le « reméde magique » comprend trois ingrédients principaux : 1) la privatisation des moyens de production (au sens large), 2) I’ ouverture du pays a Ja concurrence internationale et 3) la libéralisation du secteur financier — c’est le « Consensus de Washington ». On voit donc que le terme a priori sympathique de gouvernance peut en fait recouvrir une politique trés intrusive. C’est ce qui a produit une euphémisation trés orwellienne (au sens ow cela produit une novlangue). De méme que dans notre pays, un « plan social » signifie en fait un pro- gramme de licenciements massif, 14, un plan « d’ajustement structurel » implique la liquidation de pans entiers de production, le respect de la primauté du droit signifie la prévalence du droit du commerce interna- tional sur le droit national, la bonne gestion des affaires publiques signi fie coupes dans les budgets sociaux, le développement durable signifie faire intervenir le marché local, le respect de l’environnement signifie établir des normes de pollution compatibles avec les projets industriels, la lutte contre la pauvreté signifie la suppression de secteurs jugés non rentables, etc. Que cette doctrine libérale ait conduit ici ou 1a 4 quelques désastres, plus personne n’est en droit de l’ignorer depuis que Joseph Stiglitz (un des rares néokeynésiens 4 avoir derniérement obtenu le prix dit Nobel, en 2001), parlant es qualité (ancien économiste en chef de la Banque mondiale) a révélé l’ampleur des problémes!?. Il montre combien, en Asie, les prescriptions du FMI ont été catastrophiques pour les pays qui les ont appliquées (Corée du Sud, Thailande, Indonésie) alors que les pays ayant refusé cette doctrine — la Malaisie et la Chine, par exemple — ont pu juguler plus rapidement la dépression économique de 1997. Le moment catastrophique vécu par I’ Argentine, éléve modéle du FMI, la douloureuse transition de la Russie (pillage des ressources du pays et formation d’une élite mafieuse) ne laissent aucun doute quant aux échecs de Ja politique du FMI depuis plus de vingt ans dans les domaines économique, social et environnemental |?. On met en avant l’enrichissement général obtenu et l’augmentation du revenu moyen par téte, mais on oublie de signaler que le surcroit de richesse est pour l’essentiel accaparé par les groupes financiers et les 12. Joseph E. Stiglitz, La grande désillusion, Patis, Fayard, 2002. 13. L’organisme onusien CNUCED (Conférence des Nations unies pour le commerce et le déve- loppement) s‘est d’ailleurs joint & ces critiques dans son rapport annuel publié le 31 aott 2006. Hestime que « les réformes libérales pronées par les institutions comme la Bangue mondiale ou Je Fonds monétaire international (FMI) ont été contre-productives. Ni la croissance ni le recul de la pauvreté n’ont été au rendez-vous aprés les dérégulations engagées ces vingt demiéres années », ef. Le Monde du 1® septembre 2006. La gouvernance comme nouvelle forme de controle social 49 bailleurs de fonds et que le sort de centaines de millions d’individus dans le monde évolue infiniment moins vite que ne progresse le leur, de sorte que les écarts entre les extrémes ne cessent de s’accentuer — un seul chif- fre : les 225 personnes les plus fortunées du monde ont un revenu annuel équivalent a celui de prés de la moitié la plus pauvre des individus de la planéte, ce qui donne cette étrange équation : le patrimoine de 300 indi dus environ est égal au patrimoine de 3 milliards d’autres'*. Mais cela est souvent pris pour probléme secondaire au regard du fait principal que tous ont gagné la « bonne gouvernance » démocratique. Et, de fait, cette théorie libérale de la régulation sociale est aujourd’hui déclinée & toutes les échelles. Ainsi on parle de gouvernance locale, de gouvernance urbaine, de gouvernance territoriale, de gouvernance européenne, et de gouvernance mondiale — on parle méme de « gouver- nance globale ». De méme parle-t-on de gouvernance des institutions publiques (éducation, santé, culture, justice). Toutes ces gouvernances mettent en avant la « société civile » — terme qui fonctionne comme un véritable « mot magique ». La « société civile » englobe toutes les associations privées qui se réclament de I’intérét public en se substi- tuant aux pouvoirs publics (ONG, associations charitables religieuses ou laiques, et beaucoup de groupes qui naviguent & vue entre un idéalisme du volontariat toujours bon 4 prendre et l’appat du gain) et les entrepri- ses constituant le marché. De nombreux services sociaux seront ainsi « externalisés » (autre mot magique) pour étre confiés au secteur privé et a ladite société civile. Dans un remarquable article écrit par John Brown, pseudonyme probable d’un haut fonctionnaire — ou de plusieurs —, on peut lire que « la gouvernance se référe 4 des formes de gestion des affaires publiques dans lesquelles on fait appel a l’intervention de la “société civile” en réduisant parallélement le réle des instances politiques. Cela peut se produire a tous les niveaux : local, régional, national, mondial, militaire... Il s’agit de faire en sorte qu'un gouvernement réduit 4 son expression minimale coordonne ou oriente une “société civile” qui acquiert un réle prépondérant dans 1’élaboration, |’application et le contréle des différentes politiques. Idéalement, la gouvernance devrait conduire 4 une disparition de |’Etat comme instance de détermination de I’intérét public et 4 la substitution des normes légales par des formes flexibles de régulation. On peut utiliser le titre d’une ceuvre déja clas- sique dans la défense de la gouvernance pour synthétiser l'ensemble de ce vaste programme politique : “governing without government'>” ». Il s‘agit donc de faire piéce au gouvernement afin de pouvoir faire en sorte 14, Voir les différents Rapports du PNUD sur la pauvreté (PNUD et Economica, New York) qui contiennent beaucoup de chiffres & faire se dresser les cheveux sur la tte 15. John Brown est le pseudonyme d'un auteur préiérant garder l’anonymat qui s’exprime au nom de |’« association économie et finance » (www europe-maintenantorg/avenit/). L’auteur du texte Global Public Policy, Governing without Government est Wolfgang H. Reinicke (Brookings Institution Press, Washington D.C., 1998) qui a été économiste principal du Groupe de stratégie institutionnelle de la Banque mondiale. 50 Dany-Robert Dufour que la société civile puisse se gouverner seule sans en passer par cette vieille instance désormais désuéte : le gouvernement, qui se croyait en charge de la « chose publique » La gouvernance cherche donc a ranger la chose publique au rayon des vieilleries et 4 la remplacer par l’ensemble des intéréts privés, sup- posés pouvoir s’autoréguler. C’est précisément en cette autorégulation des intéréts privés que consiste la gouvernance politique. Ce qui est pos- tulé, c'est que la somme des intéréts privés fait l’intérét général. Certes on dil que Ia gouvernance, c’est la capacité de chacun de tenir sa place, c’est-a-dire de défendre ses intéréts — ce qui en démontrerait la nature profondément démocratique. Mais c’est oublier un peu vite que cer- tains de ces intéréts, beaucoup plus puissants que les autres, disposent d’emblée des moyens nécessaires pour remporter la décision qui leur convient. Il suffit, par exemple, que les bailleurs de fonds, défendant « égoistement » (comme le recommandent les théoriciens du marché) leurs intéréts, menacent de retirer leurs capitaux (d’une entreprise ou d’un pays) pour qu’ils emportent la décision. Que péserait en effet une gréve de salariés ou une velléité de la législation devant cette menace ? Rien. Pire méme : ces actions pourraient s’avérer contre-productives, c’est-a-dire directement utilisables contre ceux qui les brandissent. Pratiquement, en fait d’approfondissement démocratique, la gou- vernance consiste souvent a se trouver enlisé dans des négociations sans fin jusqu’aé ce que la décision attendue par les bailleurs de fonds soit enfin « démocratiquement » prise. Ces rounds interminables de négociations entre les différents « acteurs » et « usagers » ont souvent pour véritable fonction de deviner la décision que les bailleurs de fonds voudraient bien que l’on prenne. sans toutefois qu “ils aient & la dire, et essayer de voir comment on pourrait au mieux s’arranger avec'® 16. L’auteur de ces lignes sait de quoi il parle. La bonne gouvernance s‘appliquant 4 l'Uni- versité, les enseignants furent sollicités de s'engager dans la réforme dite du LMD (licence, master, doctorat) lancée en 1998 avec le processus dit de Bologne visant & construire un espace européen de I’enseignement supéricur avant 2010. Nous passdmes plus d’un an en réunions multiples afin d’élaborer de nouveaux diplimes en essayant de deviner ce que le ministtre souhaitait sans toutefois vouloir le dire de peur que cela ne paraisse imposé. Et, a la fin de ce travail considérable (en tout, des milliers d’heures de travail), le ministére nous fit savoir ce qu'il voulait absolument... qu’on veuille pour habiliter les nouveaux diplémes. Ceux gu’il ne souhaitait pas qu'on veuille ne seraient tout simplement pas habilités, ni finaneés. C’est ainsi que suite cette réforme, les enseignants proposent aux étudiants des diplomes... dont ils ne veulent pas nécessairement. Méme chose pour la constitution des équipes de recherche lors du dernier plan quadriennal de l'Université. Nous fies libres d’opérer toutes les séparations et tous les regroupements nécessaires pour construire des équipes cohérentes. Nous y passimes chacun quelques dizaines heures de travail. Lorsque les propositions furent remises, le ministre nous dicta ce qu'il voulait absolument gu’on veuille, faute de quoi il ne financerait pas ces équipes. Ce qui amena a des regroupements forcés et donc & la suppression de toute cohérence. Le travail dune équipe ainsi constituée ne peut plus alors consister qu’ essayer de trouver des arrangements bancals moyens pour fonetionner avec cette incohérence. Dans les deux cas, la « bonne gouvernance » a conduit 3 ce que la décision attendue par l’ins- tance qui finance soit « démocratiquement » prise. La gouvernance comme nouvelle forme de controle social Sl La « société civile » contre I’Etat Il s’agit en fait d’une nouvelle forme de domination marquée non pas par un renforcement problématique de |’Etat, mais par un évanouis- sement du politique oii Ia « société civile » est jouée contre I’Etat. Done la question, c’est de savoir ce que signifie au juste ce terme de « société civile » dés lors qu’on se refuse 4 l’utiliser comme mot magique. Pour le savoir, il faut faire un petit retour au temps des Lumiéres. Le concept de « société civile » ouve sa formulation systématique en 1821 dans Les principes de la philosophie du droit de Hegel. Il désigne la sphére des intéréts particuliers (propriété privée et travail a c6té de la famille, par opposition a la sphére de |’Etat qui représente |’Universel). La société civile est fondée sur la concurrence économique car « les individus sont des personnes privées qui ont pour but leur intérét pro- pre » (§ 182). Mais bien que tout cela se régule de soi-méme de par la grace de Dieu comme chez Adam Smith, la société civile ne peut que trouver déchirée par des antagonismes irréductibles. « Dans la socié civile chacun est pour soi-méme une fin, tout le reste n’est rien pour lui. Toutefois. sans relation avec un autre, il ne peut pas atteindre sa fin ; les autres sont donc un moyen pour les fins du particulier » (§ 182). Il faut bien entendre ces deux idées : dans la société civile, chacun se soucie de soi et aucun ne se soucie de ce que Hegel appelle si bien « le reste », et Jes autres sont utilisables comme un moyen pour la réalisation des fins de chacun. C’est ici que se reconnait la profonde continuité entre Kant et Hegel. Hegel ne dit en effet rien d’autre que ceci : la société civile est exactement le lieu ot! aucune des deux versions de |’impératif caté- gorique présenté par Kant dans les Fondements de la métaphysique des meeurs ne peut étre respectée. (Je les rappelle en les abrégeant : « Agis uniquement d’aprés la maxime qui puisse devenir loi universelle » et « Agis de telle sorte que tu traites |’autre comme une fin, et jamais simplement comme un moyen »). C’est pour obvier au travers de la socigté civile ot chacun ne se soucie que de soi qu’il faut, selon Hegel, un Etat, pour que l’universel soit pris en compte. Dans cette mesure seu- lement, l’intérét particulier et l’intérét universel peuvent se conjuguer. Autrement dit, [Etat est ce qui permet l’accomplissement individuel dans J’intérét universel, lui seul autorise que la liberté puisse se réali- ser : « L’Etat est [Hegel y insiste], la réalité de la liberté concréte. » On retrouve 1a une idée déja développée par Rousseau — elle traverse en fait toute la pensée politique des Lumiéres. C’est pour permettre le déve- Joppement d’un individu libre qu’il faut inventer un individu collectif : « Au lieu de la personne particuligre de chaque contractant, cet acte d’association [c’est--dire ce pacte social qui met chacun de nous sous la direction de la volonté générale] produit un corps moral et collectif, composé d’autant de membres que l’assemblée a de voix, lequel recoit de ce méme acte son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté. Cette personne publique, qui sc forme ainsi par l’union de toutes les autres, 52 Dany-Robert Dufour prenait autrefois le nom de cifé, et prend maintenant celui de république ou de corps politique, lequel est appelé par ses membres Ezat quand il est passif, souverain quand il est actif » (Le contrat social, « Le pacte social », chapitre 1, 6, 65). Autrement dit, pour que personne ne soit soumis a un autre, il faut que chacun puisse invoquer un sujet collectif a qui il aura fait allégeance et dont seule la volonté a force de loi. | est hautement significatif qu’a cet endroit, Rousseau parle de pacte social et non simplement de contrat. Le contrat suppose seulement l'accord de deux parties au moins concernant des questions circonstan- ciées. Le pacte implique que « chacun de nous met[te] en commun sa personne et toute sa puissance sous la supréme direction de la volonté générale ; et [que] nous recev[iJons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout » (1, 6, 55). On pourrait dire que le contrat est froid alors que le pacte est chaud, et méme trés chaud. Ce dernier suppose deux temps : 1) une fusion d’une partie de chacun en un tout, 2) un tout que chacun recevra ensuite « en corps ». Le pacte fait irrémédiablement penser 4 ces moments effusifs ou les membres d’un groupe s’entaillent la peau, mélangent leur sang et font un serment sacré qui les liera 4 vie. Quand on relit ces lignes de Rousseau, on s’étonne qu’elles aient pu étre écrites avant la Révolution frangaise tant elles évoquent ce moment de grande fusion que Rousseau aura si bien anticipé, par exemple, dans « La féte des vendanges ou le sentiment de l’égalité » (soit « L’utopie de Clarens » de La Nouvelle Héloise (1761), et jusqu’au soir méme de sa vie, lorsque dans la neu- viéme Promenade (1778), il s’enthousiasme : « Est-il une jouissance plus douce que de voir un peuple entier se livrer 4 la joie un jour de féte et tous les cceurs s’épanouir aux rayons suprémes du plaisir ? » Toute la différence entre le contrat et le pacte tient 14 : on ne s’enthousiasme pas devant un contrat, alors que, lors du scellement d’un pacte, on le fait, parce qu’on est transporté ailleurs que dans l’usuel. On accéde, un instant, au moment transcendantal qui dépasse chacune des parties en cause. En d’autres termes, on accéde 4 un tout devenu supérieur 4 la somme des parties. C’est précisément sur ce moment fondateur que repose la démocratie : pour qu’aucun ne soit soumis a l'autre, il faut et il suffit que tous le soient aux lois. C’est tout simplement la référence permanente a ce pacte fondateur qui disparait lorsqu’on oblitére la référence au peuple souverain. En d'autres termes, si le gouvernement et, avec lui, le politique fondé sur ce pacte disparaissent au profit de la gouvernance de la société civile, alors la citoyenneté disparait aussi puisque celle-ci ne peut exister qu’accordée 4 la chose publique née de ce pacte. II n’existe plus alors qu'une société civile, constituée de l’ensemble conflictuel des intéréts particuliers. L’humanité n’aurait alors plus d’intéréts communs a défen- dre ; elle se trouverait réduite 4 une collection d’individus calculateurs mus par leurs seuls intéréts rationnels, en concurrence sauvage les uns aycc les autres — |’utilitarisme de Adam Smith I’aurait ainsi cmporté sur La gouvernance comme nouvelle forme de contréle social 33 l'injonction morale et politique des Lumiéres. La gouvernance aurait ainsi créé un nouvel espace sociétal, complétement épuré, prosaique, trivial, nihiliste, empreint d’un nouveau et puissant darwinisme social ou chacun défend bec et ongles ses propres intéréts et ot la valeur (pas la valeur symbolique, mais la valeur marchande) ne peut servir qu’a créer encore plus de valeur : les « plus adaptés » peuvent légitimement tirer profit de toutes les situations cependant que les « moins adaptés » sont tout simplement abandonnés ou traités par la charité!7. Si on suit ce raisonmement, alors les conclusions s*imposent : la gouvernance de Ja société civile par elle-méme pourrait bien constituer une profonde remise en cause de « la civilisation » puisque, ainsi, se trouve abandonné Je traditionnel devoir biopolitique incombant a tout Etat moderne, c’est- a-dire a tout gouvernement, de la protection de ses populations. On le voit, c’est la notion d’Etat, telle qu'elle fonctionne depuis les Lumiéres, qui est directement visée. Plus besoin d’Etat puisque avec la gouvernance, il n’y a plus de chose publique, mais seulement des intéréts privés. Rousseau, encore lui, avait bien repéré les dangers de cette position : « Rien n’est plus dangereux, écrivait-il dans Le contrat social (Livre III, chapitre IV), que l’influence des intéréts privés dans les affaires publiques. » Dangereux parce que ce sont alors les formes constitutionnelles de la démocratie représentative qui sont menacées par une véritable privatisation de la décision publique. Mais aujourd’hui, cette suspension de la décision publique plait car elle se présente sous une allure faussement libertaire susceptible de séduire les ego, ainsi flattés dans le sens du poil : « Pour en finir avec les vieux pouvoirs hiérarchiques | », « Plus de gouvernants et de gou- vernés, soyons tous unis dans une méme dynamique ! » — il ne manque pas de slogans quasi publicitaires pour soutenir ce nouveau dogme. En fait, la gouvernance est en train de tendre un redoutable piége a la démocratie : elle se présente comme un élargissement de cette derniére par une meilleure participation de la société civile, alors méme qu’elle est en train de détruire le seul espace out les individus peuvent accéder a la démocratie : en devenant citoyens et en cessant d’étre de simples représentants d’intéréts particuliers. 17. Lex-président Bush avait, dés le début de son mandat, entrepris de confier Ia charité aux Eglises qui se sont retrouvées en charge d’organiser un business de la charité qui marche tres bien aux Etats-Unis et ailleurs (par exemple au Brésil, voir le développement sans précédent de « L’Bglise universelle du royaume de Dieu » qui promet la rédemption par le salut matériel immédiat. L’Eglise dispose de millions de fid2les, posséde journaux, chaines de télévision, parti politique avec députés, succursales dans 64 de nombreux pays du monde, dont la France, etc. Cf. André Mary, « Les nouveaux conquérants de la foi. L"Eglise universelle du royaume de Dieu (Brésil) >, Archives de sciences sociales des religions, 128 (2004), consultable sur http :!/ asst.revues.org/document201 | html). L*idée de confier la pauvreté aux Eglises est soutenue par de nombreux populistes en Europe. Et partout oit elle se réalise, on assiste A un retour direct de jon dans les affaires publiques. 54 Dany-Robert Dufour | s’agit en fait d’oublier la legon, moderne, des Lumiéres et d’ac- céder 4 une autre conception du politique ott le marché et les intéréts privés, ayant pris toute sa place, seraient en mesure de tout contr6ler. Je conclurai en disant que c’est donc exactement 14 ot I’on dit que la démocratie devrait y gagner qu’il faut le plus se méfier car ladite démocratie risque de tout y perdre. La conséquence de I’affaiblissement de I'Etat est en effet inéluctable : le transfert de pouvoirs qu ’effectue la gouvernance libérale en faveur de la société civile équivaut 4 exproprier Ie peuple de sa souveraineté En fait de « forme » postmoderne, ne serait-ce pas plutét de coup d'Etat postmoderne qu'il faudrait parler ? Un coup d’Etat certes soft, mais se soldant par la mise en place d’une variété de cette « tyrannie sans tyran » dont parlait Hannah Arendt, ot, en l’occurrence, chacun doit suffisamment intérioriser les lois du marché empreintes de darwi- nisme social, pour qu’elles régulent « spontanément » l'ensemble des rapports. Bibliographic ARENDT, H. 1972. Du mensonge a la violence, Paris, Calmann-Lévy. BOLTANSKI. L. ; CHIAPELLO, E. 1999. Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard. Brown, J. « De la gouvernance ou la constitution politique du néolibéralisme » on line sur www europe-maintenant.org/avenir/ FRANCE, I. 2006. « Le discours capitaliste libéral : fondements et portée sociale ». Conférence au 1* Colloque international de psychopathologie du lien social, Le sujet résiste-t-il a la nouvelle société de marché ?, Strasbourg, 16-18 mars 2006, on line sur hal.archives-ouvertes.fr GIDDENS, A. « The third way according to the “guru” », conférence on line sur www periwork.com HEGEL, G.WF. 1821. Principes de la philosophie du droit, Paris, Flammarion, 1999 KANT, E. 1785. Fondemenis de la métaphysique des meeurs, Paris, Garnier-Flam- marion. MorEAU DEFARGES, P. 2001. « Gouvernance - Une mutation du pouvoir ? », Le Débat, n° 115. REINICKE, W.H. 1998. Global Public Policy, Governing without Government, Brookings Institution Press, Washington D.C SvIGLITz, JE. 2002. La grande désillusion, Paris, Fayard. Rapports du PNUD sur la pauvreté parus & PNUD et Economica, New York.

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