LA GOUVERNANCE COMME NOUVELLE FORME DE CONTROLE
SOCIAL
Dany-Robert Dufour
ERES | « Connexions »
2009/1 n° 91 | pages 41.854
ISBN 9782749210780
Pour citer cet article
Dany-Robert Dufour, « La gouvernance comme nouvelle forme de contréle social »,
Connexions 2009/1 (n° 91), p. 41-54.Dany-Robert Dufour
La gouvernance comme nouvelle forme
de contréle social
Depuis quelques années, nous assistons sinon 4 l’abandon, du moins
a une certaine désuétude, progressive, du terme moderne de gouverne-
ment au profit de celui, postmoderne, de gouvernance. Bien loin de for-
cer le trait en mettant ainsi d’un c6té modernité avec gouvernement, et
postmodernité avec gouvernance de l’autre, je ne fais que reprendre un
usage devenu officiel. [I suffit pour s’en convaincre d’aller sur le site-
portail de l'Union européenne. On peut en effet lire, dans le préambule
de l’article « gouvernance », que « [c]e terme correspond a la forme
dite postmoderne des organisations économiques et politiques! ». Dont
acte. D’ailleurs l'Union européenne a adopté en juillet 2001 Le Livre
blanc de la gouvernance européenne. Nous sommes donc bien ici, avec
ce terme de « gouvernance » au coeur de la conception politique post-
moderne telle qu'elle tente de s’imposer au détriment des approches
politiques modernes.
Les notions de « gouvernement » et de « gouvernance » tendent donc
a s’opposer : le terme « gouvernement » est réservé a I’ancien pouvoir
hiérarchique, a |’autorité “de Etat et aux conceptions centralistes alors
que la « gouvernance » suggére une nouvelle modalité, horizontale, de
gestion du pouvoir. C’est cet usage flatteur, semblant procéder d’un
approfondissement de la démocratie, que je voudrais interroger, en vue
de montrer qu’il cache de toutes nouvelles formes de contréle social.
Voici donc mon programme : dans un premier temps, je me livrerai
a une déconstruction de la notion de gouvernance et, dans un second
temps, j’essaicrai de montrer, d’un point de vue philosophique, ce qui
oppose ces deux concepts
1. Cf. http ://ec.europa.eu/comm/governance/index_fr.htm.
Dany-Robert Dufour, hitp:l{paideia paris8 free fr
CONNEXIONS 91/2009-142 Dany-Robert Dufour
Corporate governance
Il est trés intéressant de savoir d’ot vient ce terme. II a été introduit
par les think tanks d’inspiration ultralibérale. Son adoption et son usage
généralisé 4 partir des années 1990 ne sont pas le fruit du hasard. Il
ne s’agit pas 4 proprement parler d’un néologisme comme il en existe
beaucoup dans la postmodernité. II provient d’un mot ancien auquel on
a affecté une nouvelle signification. Ce terme est en effet utilisé depuis
Je xe siécle. D’abord proche de « gouvernement », il peut aussi dési-
gner la « facon de se conduire ». Le La Curne? recense cet usage : « La
male gouvernance [au sens de mauvaise gouvernance] de la personne
le mene a puante fin » (Percefor. V, f. 95.) — ce qui tend A signifier que
la bonne méne 4 des fins plus heureuses. Aux XVII° et XVIII® siécles, la
« gouvernance » se rapporte aux moyens d’équilibrer les pouvoirs, royal
d'un cété et parlementaire, de l’autre.
Aujourd’hui, pour beaucoup, ce terme connote spontanément un
approfondissement de la démocratie. Mais les apparences peuvent étre
trompeuses car la notion de « gouvernance » vient en droite ligne de l’ex-
pression anglo-américaine de corporate governance (gouvernance d’en-
treprise) qui, en fait, renvoie a la fois au nouveau statut des actionnaires
et au renouvellement du management interne. En effet, avec l’apparition
de ceux qu’on appelle les « zinzins » (c’est-d-dire les « investisseurs
institutionnels » : autrement dit les fonds de pension, les assurances, les
fonds de placement collectifs), les entreprises se sont trouvées engagées
sur un nouveau terrain. Lorsque les actionnaires d’un groupe se comp-
tent par centaines de milliers et que l’actionnariat devient un moyen de
financer les retraites, un nouveau mode de gestion tend a s’imposer_:
les porteurs de titres tendent en effet a exiger sécurité et rentabilité>.
On peut le dire autrement : la corporate governance, bien loin de ren-
voyer 4 une extension de la démocratie, ne désigne rien d’autre que la
prise de pouvoir du capitalisme financier sur le capitalisme industriel,
un pouvoir sinon total du moins impérieux, que certains analystes, qui
n'ont rien du dangereux gauchiste, n’hésitent pas 4 qualifier de « dic-
tature des actionnaires ». Ce ne sont plus alors les objectifs industriels
qui sont pris en compte, mais les objectifs de rentabilité maximale pour
les actionnaires qui aboutit souvent a des licenciements de pure conve-
nance boursiére dans des firmes cependant prospéres ou une liquidation
de secteurs pourtant rentables — les cas sont légion depuis ces derniéres
années : on les a appelés des « licenciements boursiers » (par exemple,
en France : Michelin, Danone, Xerox, Hewlett-Packard, Moulinex,
Dim, EADS, Metaleurop, Marks & Spencer, Air Liberté...).
2. Du nom de La Curne de Sainte-Palaye, auteur au Xvi sicle d’un Glossaire de 'ancienne
langue francaise, depuis son origine jusqu’au siecle de Louis XIV.
3. Voir article de Philippe Moreau Defarges, « Gouvernance. Une mutation du pouvoir ? » Le
Débat, n° 115, mai-aoait 2001, p. 165-172.La gouvernance comme nouvelle forme de controle social 43
La France découvrit cette nouvelle réalité un beau jour de septem-
bre 1999, alors que la « gauche plurielle » pensait étre au gouvernement
pour longtemps. Le 11 septembre — car c’était aussi un 11 septembre
— la société Michelin annonga simultanément des bénéfices semestriels
en hausse de 20 % et... 7 500 suppressions d’emplois — certains respon-
sables firent état dune « erreur de communication ». En fait la bourde
était dient calculée car, de fait, le lendemain, le cours de bourse de
Yaction augmentait de 12 % ! Sommé de réagir, le gouvernement de
la « gauche plurielle » ne trouva alors rien de mieux A faire que de ne
rien faire — on se souvient du fameux « I’Etat ne peut pas tout ! » de
Lionel Jospin, ot chacun comprit que le gouvernement renongait a agir.
La (corporate) gouvernance venait de remporter une bataille décisive
contre le gouvernement. On sait aujourd’hui que la gauche politique eut
a payer trés cher son inertie et que, depuis, beaucoup doutent de ce qui
fait au juste la différence entre la gauche et la droite.
Si le gouvernement ne fit rien, c’est probablement qu’il était, lui
aussi, convaincu que ces pratiques dites de « licenciements boursiers »
ne pouvaient effrayer que les personnes assez sensibles pour se laisser
aller aux sentiments. Certes, s’indigner de ces pratiques est un beau
geste, mais comme ce n’est pas avec les bons sentiments qu’on crée de
Ja richesse, ne valait-il pas mieux laisser faire ? Car enfin, ce ne sont
pas ces belles Ames qui le prennent, le risque. Ce sont les actionnaires.
C’est du moins ce dont cherchent a convaincre les rédacteurs du site
intitulé La page libérale sur I’Internet : « Il faut bien prendre conscience
que le capital apporté par les actionnaires a un coiit. [Comme tout est
calculable, on a inventé] le Modéle d’évaluation des actifs financiers ou
MEDAF qui permet de déterminer ce coiit [...]. Les actionnaires exigent
une juste rémunération pour le risque pris : [ceci s’appelle] le Pricing
du risque [qui] a d’ailleurs concentré beaucoup de travaux de recherche
en finance ces vingt derniéres années‘. »
On pourrait facilement ironiser sur le « Pricing du risque » figrement
encouru par ces valeureux actionnaires anonymes, mais sit6t les améres
plaisanteries passées, il faut redevenir sérieux car nous nous trouvons
Ja devant un point central des théories libérales. Celles-ci tiennent leur
puissance de pouvoir tout apprécier — c’est-a-dire d’ acheter et de vendre
a peu prés tout — a sa valeur exacte sur le marché, indépendamment de
toute considération morale au sens kantien du terme — ce qui m’est l’oc-
casion de rappeler que, pour Kant, tout n’est pas monnayable. On trouve
en effet dans les Fondements de la métaphysique des meurs (1785),
quasi contemporain du traité sur la Richesse des nations d’ Adam Smith,
4. L’inventeur du MEDAF, William Sharpe, a comme il se doit regu en 1990 le prix prétendu
Nobel des sciences économiques pour cette invention. D’ailleurs deux tiers des prix dits « Nobel
d’économie > (distinction qui n’existe pas puisqu’il s’agit seulement de « prix de la Banque de
Sudde en sciences économiques ») ont 66 remis depuis 1969 aux économistes américains de
l’école de Chicago, dont les modéles mathématiques servent essentiellement, comme celui de
William Sharpe, & bien spéculer dans la finance.44 Dany-Robert Dufour
ceci : « Tout a ou bien un prix, ou bien une dignité. On peut remplacer
ce qui a un prix par son équivalent ; en revanche, ce qui n’a pas de prix,
et donc pas d’équivalent, c’est ce qui posséde une dignité>. » Voila une
belle opposition : d’un cété l’inventeur de la théorie libérale, Adam
Smith, pour qui tout a un prix et Kant de l’autre, éminent représentant
du transcendantalisme, pour qui la dignité ne peut pas étre remplacée
parce qu’elle « n’a pas de prix » et « pas d’équivalent », puisqu’elle
référe seulement a l’autonomie de la volonté.
Avec ces quelques reperes, on peut revenir & notre probléme. Il
s’énonce désormais facilement : dans une optique libérale, celui qui
n'a que ses bons sentiments 4 vendre a perdu d’avance — rien de cette
nature, bons sentiments ou méme impératif moral, n’est en effet coté ni
a la corbeille, ni aux tableaux du Pricing du risque !
Et, de fait, si les actionnaires de Michelin se retirent, entrevoyant
de meilleurs bénéfices ailleurs, l’entreprise s’écroule. I] faut donc voir
la corporate governance comme un univers prosaique oi tout se vend
et s’achéte et c’est justement pour cette raison qu’il a fallu rémunérer la
pression nouvelle que les actionnaires faisaient subir aux chefs d’entre-
prises. Car cet univers est « juste » asa fagon, aussi juste que l’est celui
de la roulette ou du poker : chacun doit jouer en défendant a mort ses
intéréts (y compris en mentant ou en bluffant, qu’on pense par exemple
aux cas de trucages des comptes chez Enron ou d'autres). Ce qui devait
arriver arriva : ce fut aux cadres dirigeants d’entreprise, qui traditionnel-
lement s’enrichissaient en vendant leurs produits sur le marché selon la
loi de l’offre et de la demande, de se trouver achetés par les actionnaires
pour qu’ils poursuivent des buts non plus industriels, mais financiers.
Et on les acheta de trois fagons au moins : en leur donnant des salaires
mirobolants, en les intéressant aux profits de l’entreprise sous forme
de stock-options et en les faisant bénéficier de retraites dorées, dites
« retraites-chapeau® ».
Bref, dun capitalisme d’entrepreneurs devant trouver des com-
promis sociaux avec les salariés, nous sommes passés a un capitalisme
financier caractérisé par l’appétit des actionnaires exigeant des taux de
rentabilité 4 court terme a deux chiffres (environ 15 %), fiit-ce au détri-
ment de l'investissement productif. Nous sommes ainsi entrés dans un
monde éminemment tendu et stressant, d’une férocité extréme, ot les
« acteurs » (c'est le terme consacré) se contraignent I’un I’autre a une
5. E. Kant, Fondements de la métaphysique des meurs (1785), Paris, Garnier-Flammarion,
p. 116.
6. Quelques chiffres ou informations concernant ces trois points : a) les salaires : aux Ftats-
Unis, les cent plus importants PDG gagnent chacun en moyenne mille fois plus que leurs salariés
« ordinaires » — qu’on se rassure : la France a rattrapé son retard ; b) les siock-options (en fi
ais « options d’achat ») donnent aux dirigeants le droit d’acheter une quantité notable d’ actions
lun prix trés avantageux pendant une période donnée ; c) les retraites-chapeau : par exemple,
ancien PDG du groupe Carrefour, évincé pour mauvais résultats, est parti avec assurance dun
complément de retraite d’un montant maximal de 29 millions d’euros ainsi qu'une indemnité
d'un montant de trois ans de salaire, soit 98 millions d’euros.La gouvernance comme nouvelle forme de contréle social 45
prise de risque permanente, laquelle est d’ailleurs hautement valorisée
dans les discours (si d’un cété on calcule le « Pricing du risque », de
lautre on célébre « la culture du risque !7 »). Il suffit, pour avoir une
idée de cette valorisation, de lire Antony Giddens, l’économiste théo-
ricien de la troisigme voie blairiste : « Dans des institutions sociales
restructurées plus activement [par la gouvernance, bien str], on veut
souvent encourager les gens a prendre des risques plutét que les en
empécher. Le risque est le fondement de |’innovation, l'innovation est
Je fondement d’une attitude entreprencuriale’. » Une socialité ainsi
restructurée en vient alors 4 ressembler 4 celle qui prévaut dans une
partie de poker menteur ott chaque acteur contréle l’autre puisqu’il est
contraint de se penser en survie permanente — ceux qui vivent dans le
dénuement aussi bien que ceux qui vivent dans la surabondance.
Ceux qui se sont trouvés exclus du jeu, ce sont les salariés ordinai-
res, principaux producteurs de richesse et, comme tels, autrefois parte-
naires et adversaires du patron de l’entreprise ; ils se sont trouvés mis
a distance, affectés de tous les phénoménes attenants : invention d’un
salariat « Kleenex », baisse de la représentation syndicale, démoralisa-
tion, imprévisibilité des réactions.
Cependant que les petits salariés étaient mis sur la touche, on obser-
vait un autre changement a l’intérieur de l’entreprise : un assouplisse-
ment des rapports hiérarchiques au sein du management. Celui-ci s’est
dé d’étre plus « souple » et moins « autoritaire », se montrant ouvert &
des changements incessants, bref « nomades » (pour reprendre un terme
deleuzien), mais vivant, du coup, dans une insécurité organisée, impli-
quant de sacrifier toute continuité non seulement professionnelle, mais
aussi et surtout personnelle. Les directives internes ont d’autant plus
pu vanter la fluidité, la symbiose, la transparence des objectifs que cela
aidait a la valorisation de |’action de l’entreprise en bourse et contribuait
au bonheur des actionnaires.
L’actuelle célébration des quarante ans de 1968 porte a l’apprécia-
tion des effets de ce grand moment de cette transformation au sein du
management. II n’est pas interdit de penser que ceux qui, en cette année
68, avaient révé d’ébranler le capitalisme en s’unissant contre toute
forme d’autorité, ont finalement, quelques lustres plus tard, permis ou
du moins contribué a ce que le vieux capitalisme autoritaire prenne un
tournant apparemment libertaire. C’est ce qu'on appelle, depuis Hegel,
une ruse de lhistoire : grace 4 elle, des groupes actifs dans l’histoire
peuvent atteindre des objectifs exactement contraires 4 ceux qu’ils
s*étaient fixés. C°est précisément de cette modification des rapports
d’autorité dans le management d’entreprise que résulte le « nouvel
7. Cri de joie lancé par un entrepreneur (vivant sur trois continents & la fois) dans Le Monde du
21 aotit 2006,
8. Conférence du professeur Anthony Giddens, directeur de la London School of Economics
& Political Science, 15 juin 1999, disponible en francais sur www.periwork.com/peri_db
wr_db/2006_April_12_18_57_11/46 Dany-Robert Dufour
esprit du capitalisme » si remarquablement analysé par Boltanski et
Chiapello? — le vieux capitalisme autoritaire se révélant, contre toute
attente, capable d’intégrer la « critique artiste » issue du mouvement
culturel et social des années 1960.
Dans une intervention faite 4 Strasbourg le 17 mars 2006 a I’occa-
sion d’un colloque intitulé « Le sujet résiste-t-il 4 la nouvelle société de
marché ? », I’économiste Ingrid France, montre que « la revendication
d’autonomie [des années 1960] a largement contribué 4 ouvrir la voie au
processus de déréglementation et de désinstitutionalisation, et, par la, au
déploiement de ordre marchand ». II n’est pas sans conséquences pour
notre propos qu'elle situe le point de bascule de cette transformation
du capitalisme autour de 1968 avec la crise du keynésiano-fordisme.
Elle explique que « la crise du keynésiano-fordisme, dernier mode de
régulation en date, s’ouvre en 1968-1969 avec le ralentissement des
gains de productivité qui remet en cause le bouclage macro-économique
instaurant une correspondance dynamique entre une production et une
consommation de masse. Cette crise du compromis collectif keynésiano-
fordiste se déploie a travers un processus de désinstitutionalisation : au
niveau du rapport salarial, développement de la contractualisation et de
la flexibilité alors que s’était institué un compromis collectif pour une
redistribution des richesses sous forme de gains de pouvoir d’achat ; au
niveau de l’organisation de la production on assiste 4 l’affaiblissement
de la grande firme hiérarchisée au profit de pratiques aboutissant &
l’émergence de réseaux flexibles ; au niveau international s’impose la
notion de gouvernance mondiale qui implique la suppression du verrou
des institutions nationales afin d’assurer les conditions d’extension
mondiale du principe de marché ; la sphére financiére s*est autonomi-
sée dans le mouvement de dérégiementation et échappe largement au
contréle du politique [...] ; enfin au niveau de la forme de I” Etat, le
constat est celui d’un désengagement au profit de |’autorégulation'° ».
La corporate governance procéderait donc d’une imposition des
contraintes financiéres voulues par les actionnaires, qui doit étre obte-
nue par |’intériorisation des normes issues du modéle du marché dans
les rapports sociaux ott chacun est prié de s’autoévaluer, de s’autocon-
trdler, de faire preuve d’initiative et de responsabilité. Ce qui place les
individus dans une situation de double bind finalement assez stressante,
comme dans ces cas oi, par exemple, l’ordre est constamment donné
d’€tre toujours spontané. Nous sommes exactement arrivés 4 ce point
que prédisait Hannah Arendt lorsqu’elle entrevoyait la possibilité du
passage a une nouvelle forme de domination, sournoise parce que dis-
simulée sous une apparence libertaire, oi le pouvoir véritable serait
9. L. Boltanski et , Chiapello, Le Nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
10. Cf. I. France, « Le discours capitaliste libéral : fondements et porté sociale. Comment
Ie discours économique fonctionne comme discours dominant », Conférence au I Colloque
international de psychopathologie du lien social, Le sujet résiste-t-il & la nouvelle société de
marché ?, Strasbourg, 16-18 mars 2006, a paraitre dans les Actes du colloque.La gouvernance comme nouvelle forme de contréle social 47
devenu anonyme, informe et non localisable, ce qu’elle appelait « une
tyrannie sans tyran!!
La corporate ieovernance conduisit done a cette étrange et inédite
combinaison, tout 4 fait postmoderne : des dictatures d’actionnaires
intraitables, des conseils autogérés de cadres contraints d’étre cools,
libertaires, nomades et toujours branchés, et de sérieuses déprimes dans
la classe ouvriére.
La bonne gouvernance
Lintrusion de la gouvernance dans les affaires politiques s’effectue
au cours des années 1990. C’est la logique mise au point pour gérer les
entreprises passées sous la coupe du capital financier qui est, en peu de
temps, devenue le modéle de la gestion publique. D’ailleurs, la science
administrative anglo-saxonne ne s’y est pas trompée en assimilant le
gouvernement de TEtat un pur et simple management public. Le terme
de gouvernance apparait dans le discours des institutions jumelles de la
Banque mondiale et du Fonds monétaire international (FMI), puis est
repris par les autres agences dites de coopération dont le Programme
des nations unies pour le développement (PNUD). I] s’agit de contréler
Tusage des aides au développement de fagon a obtenir des taux de crois-
sance élevés permettant le développement du commerce international,
notamment dans les pays de |’Asie du Sud-Est et certains pays d’ Amé-
rique latine, qui venaient de connaitre des ratées importantes. L’assimi-
lation de la gouvernance politique & ala corporate governance ne reléve
pas d’une comparaison approximative, elle est 4 entendre littéralement :
Ja Banque mondiale et le PNUD se sont mis a jouer vis-a-vis de ces pays
le réle exact que les actionnaires tenaient dans les assemblées d’inves-
tisseurs en exigeant leur 15 % de rentabilité.
D’un cété, il fallait que le pouvoir local en exercice gére les res-
sources économiques et sociales de son pays en faveur des secteurs
de production les plus rentables, de fagon 4 maximiser les échanges
commerciaux avec les pays du centre — c’est ainsi que, par exemple,
Ja multinationale Monsanto réussit 4 imposer au gouvernement fédéral
brésilien — pour son bien, évidemment — l’introduction massive de cultu-
res transgéniques alors qu’il y était fermement opposé ; et de l'autre, il
fallait cesser de faire des dépenses « improductives » et réduire I’ Etat &
son minimum. Le personnel politique en place fut donc paradoxalement
mis 4 contribution pour réduire le politique, c’est-a-dire détruire toute
forme existante ou subsistante de 1° ‘Etat garant de la souveraineté éco-
nomique et de I’Etat providence, en yendant les entreprises publiques
et en « assainissant » les dépenses de I’Etat destinées 4 maintenir un
minimum de bien-étre en faveur des populations, notamment dans les
secteurs clés du social, de ’éducation et de la santé.
11. H. Arendt, Du mensonge a la violence, Paris, Calmann-Lévy, 1972, p. 181.48, Dany-Robert Dufour
C’est donc une politique trés intrusive qu’ont pratiquée les agences
internationales de développement dans les différents pays « aidés ».
La théorie selon laquelle le marché doit s’exprimer le plus largement
possible a été percue comme infaillible. Une telle vision, assez dogma-
tique, a conduit le FMI a stéréotyper ses « prescriptions » et a les appli-
quer quelle que soit la situation du pays qui lui demandait son soutien.
Le « reméde magique » comprend trois ingrédients principaux : 1) la
privatisation des moyens de production (au sens large), 2) I’ ouverture
du pays a Ja concurrence internationale et 3) la libéralisation du secteur
financier — c’est le « Consensus de Washington ».
On voit donc que le terme a priori sympathique de gouvernance peut
en fait recouvrir une politique trés intrusive. C’est ce qui a produit une
euphémisation trés orwellienne (au sens ow cela produit une novlangue).
De méme que dans notre pays, un « plan social » signifie en fait un pro-
gramme de licenciements massif, 14, un plan « d’ajustement structurel »
implique la liquidation de pans entiers de production, le respect de la
primauté du droit signifie la prévalence du droit du commerce interna-
tional sur le droit national, la bonne gestion des affaires publiques signi
fie coupes dans les budgets sociaux, le développement durable signifie
faire intervenir le marché local, le respect de l’environnement signifie
établir des normes de pollution compatibles avec les projets industriels,
la lutte contre la pauvreté signifie la suppression de secteurs jugés non
rentables, etc.
Que cette doctrine libérale ait conduit ici ou 1a 4 quelques désastres,
plus personne n’est en droit de l’ignorer depuis que Joseph Stiglitz (un
des rares néokeynésiens 4 avoir derniérement obtenu le prix dit Nobel,
en 2001), parlant es qualité (ancien économiste en chef de la Banque
mondiale) a révélé l’ampleur des problémes!?. Il montre combien, en
Asie, les prescriptions du FMI ont été catastrophiques pour les pays qui
les ont appliquées (Corée du Sud, Thailande, Indonésie) alors que les
pays ayant refusé cette doctrine — la Malaisie et la Chine, par exemple
— ont pu juguler plus rapidement la dépression économique de 1997.
Le moment catastrophique vécu par I’ Argentine, éléve modéle du FMI,
la douloureuse transition de la Russie (pillage des ressources du pays
et formation d’une élite mafieuse) ne laissent aucun doute quant aux
échecs de Ja politique du FMI depuis plus de vingt ans dans les domaines
économique, social et environnemental |?.
On met en avant l’enrichissement général obtenu et l’augmentation
du revenu moyen par téte, mais on oublie de signaler que le surcroit de
richesse est pour l’essentiel accaparé par les groupes financiers et les
12. Joseph E. Stiglitz, La grande désillusion, Patis, Fayard, 2002.
13. L’organisme onusien CNUCED (Conférence des Nations unies pour le commerce et le déve-
loppement) s‘est d’ailleurs joint & ces critiques dans son rapport annuel publié le 31 aott 2006.
Hestime que « les réformes libérales pronées par les institutions comme la Bangue mondiale ou
Je Fonds monétaire international (FMI) ont été contre-productives. Ni la croissance ni le recul
de la pauvreté n’ont été au rendez-vous aprés les dérégulations engagées ces vingt demiéres
années », ef. Le Monde du 1® septembre 2006.La gouvernance comme nouvelle forme de controle social 49
bailleurs de fonds et que le sort de centaines de millions d’individus dans
le monde évolue infiniment moins vite que ne progresse le leur, de sorte
que les écarts entre les extrémes ne cessent de s’accentuer — un seul chif-
fre : les 225 personnes les plus fortunées du monde ont un revenu annuel
équivalent a celui de prés de la moitié la plus pauvre des individus de la
planéte, ce qui donne cette étrange équation : le patrimoine de 300 indi
dus environ est égal au patrimoine de 3 milliards d’autres'*.
Mais cela est souvent pris pour probléme secondaire au regard du
fait principal que tous ont gagné la « bonne gouvernance » démocratique.
Et, de fait, cette théorie libérale de la régulation sociale est aujourd’hui
déclinée & toutes les échelles. Ainsi on parle de gouvernance locale,
de gouvernance urbaine, de gouvernance territoriale, de gouvernance
européenne, et de gouvernance mondiale — on parle méme de « gouver-
nance globale ». De méme parle-t-on de gouvernance des institutions
publiques (éducation, santé, culture, justice). Toutes ces gouvernances
mettent en avant la « société civile » — terme qui fonctionne comme
un véritable « mot magique ». La « société civile » englobe toutes les
associations privées qui se réclament de I’intérét public en se substi-
tuant aux pouvoirs publics (ONG, associations charitables religieuses ou
laiques, et beaucoup de groupes qui naviguent & vue entre un idéalisme
du volontariat toujours bon 4 prendre et l’appat du gain) et les entrepri-
ses constituant le marché. De nombreux services sociaux seront ainsi
« externalisés » (autre mot magique) pour étre confiés au secteur privé
et a ladite société civile.
Dans un remarquable article écrit par John Brown, pseudonyme
probable d’un haut fonctionnaire — ou de plusieurs —, on peut lire
que « la gouvernance se référe 4 des formes de gestion des affaires
publiques dans lesquelles on fait appel a l’intervention de la “société
civile” en réduisant parallélement le réle des instances politiques. Cela
peut se produire a tous les niveaux : local, régional, national, mondial,
militaire... Il s’agit de faire en sorte qu'un gouvernement réduit 4 son
expression minimale coordonne ou oriente une “société civile” qui
acquiert un réle prépondérant dans 1’élaboration, |’application et le
contréle des différentes politiques. Idéalement, la gouvernance devrait
conduire 4 une disparition de |’Etat comme instance de détermination
de I’intérét public et 4 la substitution des normes légales par des formes
flexibles de régulation. On peut utiliser le titre d’une ceuvre déja clas-
sique dans la défense de la gouvernance pour synthétiser l'ensemble de
ce vaste programme politique : “governing without government'>” ». Il
s‘agit donc de faire piéce au gouvernement afin de pouvoir faire en sorte
14, Voir les différents Rapports du PNUD sur la pauvreté (PNUD et Economica, New York) qui
contiennent beaucoup de chiffres & faire se dresser les cheveux sur la tte
15. John Brown est le pseudonyme d'un auteur préiérant garder l’anonymat qui s’exprime au
nom de |’« association économie et finance » (www europe-maintenantorg/avenit/). L’auteur
du texte Global Public Policy, Governing without Government est Wolfgang H. Reinicke
(Brookings Institution Press, Washington D.C., 1998) qui a été économiste principal du Groupe
de stratégie institutionnelle de la Banque mondiale.50 Dany-Robert Dufour
que la société civile puisse se gouverner seule sans en passer par cette
vieille instance désormais désuéte : le gouvernement, qui se croyait en
charge de la « chose publique »
La gouvernance cherche donc a ranger la chose publique au rayon
des vieilleries et 4 la remplacer par l’ensemble des intéréts privés, sup-
posés pouvoir s’autoréguler. C’est précisément en cette autorégulation
des intéréts privés que consiste la gouvernance politique. Ce qui est pos-
tulé, c'est que la somme des intéréts privés fait l’intérét général. Certes
on dil que Ia gouvernance, c’est la capacité de chacun de tenir sa place,
c’est-a-dire de défendre ses intéréts — ce qui en démontrerait la nature
profondément démocratique. Mais c’est oublier un peu vite que cer-
tains de ces intéréts, beaucoup plus puissants que les autres, disposent
d’emblée des moyens nécessaires pour remporter la décision qui leur
convient. Il suffit, par exemple, que les bailleurs de fonds, défendant
« égoistement » (comme le recommandent les théoriciens du marché)
leurs intéréts, menacent de retirer leurs capitaux (d’une entreprise ou
d’un pays) pour qu’ils emportent la décision. Que péserait en effet une
gréve de salariés ou une velléité de la législation devant cette menace ?
Rien. Pire méme : ces actions pourraient s’avérer contre-productives,
c’est-a-dire directement utilisables contre ceux qui les brandissent.
Pratiquement, en fait d’approfondissement démocratique, la gou-
vernance consiste souvent a se trouver enlisé dans des négociations
sans fin jusqu’aé ce que la décision attendue par les bailleurs de fonds
soit enfin « démocratiquement » prise. Ces rounds interminables de
négociations entre les différents « acteurs » et « usagers » ont souvent
pour véritable fonction de deviner la décision que les bailleurs de fonds
voudraient bien que l’on prenne. sans toutefois qu “ils aient & la dire, et
essayer de voir comment on pourrait au mieux s’arranger avec'®
16. L’auteur de ces lignes sait de quoi il parle. La bonne gouvernance s‘appliquant 4 l'Uni-
versité, les enseignants furent sollicités de s'engager dans la réforme dite du LMD (licence,
master, doctorat) lancée en 1998 avec le processus dit de Bologne visant & construire un espace
européen de I’enseignement supéricur avant 2010. Nous passdmes plus d’un an en réunions
multiples afin d’élaborer de nouveaux diplimes en essayant de deviner ce que le ministtre
souhaitait sans toutefois vouloir le dire de peur que cela ne paraisse imposé. Et, a la fin de ce
travail considérable (en tout, des milliers d’heures de travail), le ministére nous fit savoir ce
qu'il voulait absolument... qu’on veuille pour habiliter les nouveaux diplémes. Ceux gu’il ne
souhaitait pas qu'on veuille ne seraient tout simplement pas habilités, ni finaneés. C’est ainsi
que suite cette réforme, les enseignants proposent aux étudiants des diplomes... dont ils ne
veulent pas nécessairement.
Méme chose pour la constitution des équipes de recherche lors du dernier plan quadriennal
de l'Université. Nous fies libres d’opérer toutes les séparations et tous les regroupements
nécessaires pour construire des équipes cohérentes. Nous y passimes chacun quelques dizaines
heures de travail. Lorsque les propositions furent remises, le ministre nous dicta ce qu'il
voulait absolument gu’on veuille, faute de quoi il ne financerait pas ces équipes. Ce qui amena
a des regroupements forcés et donc & la suppression de toute cohérence. Le travail dune équipe
ainsi constituée ne peut plus alors consister qu’ essayer de trouver des arrangements bancals
moyens pour fonetionner avec cette incohérence.
Dans les deux cas, la « bonne gouvernance » a conduit 3 ce que la décision attendue par l’ins-
tance qui finance soit « démocratiquement » prise.La gouvernance comme nouvelle forme de controle social Sl
La « société civile » contre I’Etat
Il s’agit en fait d’une nouvelle forme de domination marquée non
pas par un renforcement problématique de |’Etat, mais par un évanouis-
sement du politique oii Ia « société civile » est jouée contre I’Etat. Done
la question, c’est de savoir ce que signifie au juste ce terme de « société
civile » dés lors qu’on se refuse 4 l’utiliser comme mot magique.
Pour le savoir, il faut faire un petit retour au temps des Lumiéres.
Le concept de « société civile » ouve sa formulation systématique en
1821 dans Les principes de la philosophie du droit de Hegel. Il désigne
la sphére des intéréts particuliers (propriété privée et travail a c6té de la
famille, par opposition a la sphére de |’Etat qui représente |’Universel).
La société civile est fondée sur la concurrence économique car « les
individus sont des personnes privées qui ont pour but leur intérét pro-
pre » (§ 182). Mais bien que tout cela se régule de soi-méme de par la
grace de Dieu comme chez Adam Smith, la société civile ne peut que
trouver déchirée par des antagonismes irréductibles. « Dans la socié
civile chacun est pour soi-méme une fin, tout le reste n’est rien pour lui.
Toutefois. sans relation avec un autre, il ne peut pas atteindre sa fin ; les
autres sont donc un moyen pour les fins du particulier » (§ 182). Il faut
bien entendre ces deux idées : dans la société civile, chacun se soucie de
soi et aucun ne se soucie de ce que Hegel appelle si bien « le reste », et
Jes autres sont utilisables comme un moyen pour la réalisation des fins
de chacun. C’est ici que se reconnait la profonde continuité entre Kant
et Hegel. Hegel ne dit en effet rien d’autre que ceci : la société civile
est exactement le lieu ot! aucune des deux versions de |’impératif caté-
gorique présenté par Kant dans les Fondements de la métaphysique des
meeurs ne peut étre respectée. (Je les rappelle en les abrégeant : « Agis
uniquement d’aprés la maxime qui puisse devenir loi universelle » et
« Agis de telle sorte que tu traites |’autre comme une fin, et jamais
simplement comme un moyen »). C’est pour obvier au travers de la
socigté civile ot chacun ne se soucie que de soi qu’il faut, selon Hegel,
un Etat, pour que l’universel soit pris en compte. Dans cette mesure seu-
lement, l’intérét particulier et l’intérét universel peuvent se conjuguer.
Autrement dit, [Etat est ce qui permet l’accomplissement individuel
dans J’intérét universel, lui seul autorise que la liberté puisse se réali-
ser : « L’Etat est [Hegel y insiste], la réalité de la liberté concréte. » On
retrouve 1a une idée déja développée par Rousseau — elle traverse en fait
toute la pensée politique des Lumiéres. C’est pour permettre le déve-
Joppement d’un individu libre qu’il faut inventer un individu collectif :
« Au lieu de la personne particuligre de chaque contractant, cet acte
d’association [c’est--dire ce pacte social qui met chacun de nous sous
la direction de la volonté générale] produit un corps moral et collectif,
composé d’autant de membres que l’assemblée a de voix, lequel recoit
de ce méme acte son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté. Cette
personne publique, qui sc forme ainsi par l’union de toutes les autres,52 Dany-Robert Dufour
prenait autrefois le nom de cifé, et prend maintenant celui de république
ou de corps politique, lequel est appelé par ses membres Ezat quand il
est passif, souverain quand il est actif » (Le contrat social, « Le pacte
social », chapitre 1, 6, 65). Autrement dit, pour que personne ne soit
soumis a un autre, il faut que chacun puisse invoquer un sujet collectif
a qui il aura fait allégeance et dont seule la volonté a force de loi.
| est hautement significatif qu’a cet endroit, Rousseau parle de
pacte social et non simplement de contrat. Le contrat suppose seulement
l'accord de deux parties au moins concernant des questions circonstan-
ciées. Le pacte implique que « chacun de nous met[te] en commun sa
personne et toute sa puissance sous la supréme direction de la volonté
générale ; et [que] nous recev[iJons en corps chaque membre comme
partie indivisible du tout » (1, 6, 55).
On pourrait dire que le contrat est froid alors que le pacte est chaud,
et méme trés chaud. Ce dernier suppose deux temps : 1) une fusion d’une
partie de chacun en un tout, 2) un tout que chacun recevra ensuite « en
corps ». Le pacte fait irrémédiablement penser 4 ces moments effusifs
ou les membres d’un groupe s’entaillent la peau, mélangent leur sang
et font un serment sacré qui les liera 4 vie. Quand on relit ces lignes de
Rousseau, on s’étonne qu’elles aient pu étre écrites avant la Révolution
frangaise tant elles évoquent ce moment de grande fusion que Rousseau
aura si bien anticipé, par exemple, dans « La féte des vendanges ou le
sentiment de l’égalité » (soit « L’utopie de Clarens » de La Nouvelle
Héloise (1761), et jusqu’au soir méme de sa vie, lorsque dans la neu-
viéme Promenade (1778), il s’enthousiasme : « Est-il une jouissance
plus douce que de voir un peuple entier se livrer 4 la joie un jour de féte
et tous les cceurs s’épanouir aux rayons suprémes du plaisir ? » Toute
la différence entre le contrat et le pacte tient 14 : on ne s’enthousiasme
pas devant un contrat, alors que, lors du scellement d’un pacte, on le
fait, parce qu’on est transporté ailleurs que dans l’usuel. On accéde,
un instant, au moment transcendantal qui dépasse chacune des parties
en cause. En d’autres termes, on accéde 4 un tout devenu supérieur 4
la somme des parties. C’est précisément sur ce moment fondateur que
repose la démocratie : pour qu’aucun ne soit soumis a l'autre, il faut et
il suffit que tous le soient aux lois.
C’est tout simplement la référence permanente a ce pacte fondateur
qui disparait lorsqu’on oblitére la référence au peuple souverain. En
d'autres termes, si le gouvernement et, avec lui, le politique fondé sur
ce pacte disparaissent au profit de la gouvernance de la société civile,
alors la citoyenneté disparait aussi puisque celle-ci ne peut exister
qu’accordée 4 la chose publique née de ce pacte. II n’existe plus alors
qu'une société civile, constituée de l’ensemble conflictuel des intéréts
particuliers. L’humanité n’aurait alors plus d’intéréts communs a défen-
dre ; elle se trouverait réduite 4 une collection d’individus calculateurs
mus par leurs seuls intéréts rationnels, en concurrence sauvage les uns
aycc les autres — |’utilitarisme de Adam Smith I’aurait ainsi cmporté surLa gouvernance comme nouvelle forme de contréle social 33
l'injonction morale et politique des Lumiéres. La gouvernance aurait
ainsi créé un nouvel espace sociétal, complétement épuré, prosaique,
trivial, nihiliste, empreint d’un nouveau et puissant darwinisme social
ou chacun défend bec et ongles ses propres intéréts et ot la valeur (pas
la valeur symbolique, mais la valeur marchande) ne peut servir qu’a
créer encore plus de valeur : les « plus adaptés » peuvent légitimement
tirer profit de toutes les situations cependant que les « moins adaptés »
sont tout simplement abandonnés ou traités par la charité!7. Si on suit
ce raisonmement, alors les conclusions s*imposent : la gouvernance de
Ja société civile par elle-méme pourrait bien constituer une profonde
remise en cause de « la civilisation » puisque, ainsi, se trouve abandonné
Je traditionnel devoir biopolitique incombant a tout Etat moderne, c’est-
a-dire a tout gouvernement, de la protection de ses populations.
On le voit, c’est la notion d’Etat, telle qu'elle fonctionne depuis les
Lumiéres, qui est directement visée. Plus besoin d’Etat puisque avec
la gouvernance, il n’y a plus de chose publique, mais seulement des
intéréts privés. Rousseau, encore lui, avait bien repéré les dangers de
cette position : « Rien n’est plus dangereux, écrivait-il dans Le contrat
social (Livre III, chapitre IV), que l’influence des intéréts privés dans
les affaires publiques. » Dangereux parce que ce sont alors les formes
constitutionnelles de la démocratie représentative qui sont menacées par
une véritable privatisation de la décision publique.
Mais aujourd’hui, cette suspension de la décision publique plait
car elle se présente sous une allure faussement libertaire susceptible de
séduire les ego, ainsi flattés dans le sens du poil : « Pour en finir avec
les vieux pouvoirs hiérarchiques | », « Plus de gouvernants et de gou-
vernés, soyons tous unis dans une méme dynamique ! » — il ne manque
pas de slogans quasi publicitaires pour soutenir ce nouveau dogme.
En fait, la gouvernance est en train de tendre un redoutable piége a la
démocratie : elle se présente comme un élargissement de cette derniére
par une meilleure participation de la société civile, alors méme qu’elle
est en train de détruire le seul espace out les individus peuvent accéder
a la démocratie : en devenant citoyens et en cessant d’étre de simples
représentants d’intéréts particuliers.
17. Lex-président Bush avait, dés le début de son mandat, entrepris de confier Ia charité aux
Eglises qui se sont retrouvées en charge d’organiser un business de la charité qui marche tres
bien aux Etats-Unis et ailleurs (par exemple au Brésil, voir le développement sans précédent
de « L’Bglise universelle du royaume de Dieu » qui promet la rédemption par le salut matériel
immédiat. L’Eglise dispose de millions de fid2les, posséde journaux, chaines de télévision, parti
politique avec députés, succursales dans 64 de nombreux pays du monde, dont la France, etc.
Cf. André Mary, « Les nouveaux conquérants de la foi. L"Eglise universelle du royaume de
Dieu (Brésil) >, Archives de sciences sociales des religions, 128 (2004), consultable sur http :!/
asst.revues.org/document201 | html). L*idée de confier la pauvreté aux Eglises est soutenue par
de nombreux populistes en Europe. Et partout oit elle se réalise, on assiste A un retour direct de
jon dans les affaires publiques.54 Dany-Robert Dufour
| s’agit en fait d’oublier la legon, moderne, des Lumiéres et d’ac-
céder 4 une autre conception du politique ott le marché et les intéréts
privés, ayant pris toute sa place, seraient en mesure de tout contr6ler.
Je conclurai en disant que c’est donc exactement 14 ot I’on dit que
la démocratie devrait y gagner qu’il faut le plus se méfier car ladite
démocratie risque de tout y perdre. La conséquence de I’affaiblissement
de I'Etat est en effet inéluctable : le transfert de pouvoirs qu ’effectue la
gouvernance libérale en faveur de la société civile équivaut 4 exproprier
Ie peuple de sa souveraineté
En fait de « forme » postmoderne, ne serait-ce pas plutét de coup
d'Etat postmoderne qu'il faudrait parler ? Un coup d’Etat certes soft,
mais se soldant par la mise en place d’une variété de cette « tyrannie
sans tyran » dont parlait Hannah Arendt, ot, en l’occurrence, chacun
doit suffisamment intérioriser les lois du marché empreintes de darwi-
nisme social, pour qu’elles régulent « spontanément » l'ensemble des
rapports.
Bibliographic
ARENDT, H. 1972. Du mensonge a la violence, Paris, Calmann-Lévy.
BOLTANSKI. L. ; CHIAPELLO, E. 1999. Le nouvel esprit du capitalisme, Paris,
Gallimard.
Brown, J. « De la gouvernance ou la constitution politique du néolibéralisme »
on line sur www europe-maintenant.org/avenir/
FRANCE, I. 2006. « Le discours capitaliste libéral : fondements et portée sociale ».
Conférence au 1* Colloque international de psychopathologie du lien social,
Le sujet résiste-t-il a la nouvelle société de marché ?, Strasbourg, 16-18 mars
2006, on line sur hal.archives-ouvertes.fr
GIDDENS, A. « The third way according to the “guru” », conférence on line sur
www periwork.com
HEGEL, G.WF. 1821. Principes de la philosophie du droit, Paris, Flammarion,
1999
KANT, E. 1785. Fondemenis de la métaphysique des meeurs, Paris, Garnier-Flam-
marion.
MorEAU DEFARGES, P. 2001. « Gouvernance - Une mutation du pouvoir ? », Le
Débat, n° 115.
REINICKE, W.H. 1998. Global Public Policy, Governing without Government,
Brookings Institution Press, Washington D.C
SvIGLITz, JE. 2002. La grande désillusion, Paris, Fayard.
Rapports du PNUD sur la pauvreté parus & PNUD et Economica, New York.