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Université de Montpellier
Littérature et psychanalyse
L
a psychanalyse a longtemps constitué pour la littérature un
moyen d’approcher le texte par le biais de son auteur — « l’in-
conscient », privé ou « collectif » prenant le pas, en quelque sorte,
sur « les intentions » de l’écrivain et le texte s’interprétant selon la tra-
ductologie des dictionnaires de symboles. Les limites de ces approches
qui, « inconscient » ou pas, font de l’auteur la cause suffisante du texte
ne sont plus à montrer. Le retour à Freud avec les outils de la linguis-
tique opéré par le structuralisme lacanien et, à sa suite, le travail de
Julia Kristeva sur la « révolution du langage poétique », ceux de Pierre
Fédida et Marie-Claude Lambotte sur la mélancolie ou de Charles
Méla, Jean-Charles Huchet et Henri Rey-Flaud sur le Moyen Âge
ont ouvert de nouvelles voies à la réflexion esthétique et littéraire.
Jean Bellemin-Noël, Paul-Laurent Assoun, Max Milner et d’autres,
comme, plus récemment Pierre Bayard, ont donné les éléments d’une
poétique et d’une pensée de la littérature fondée sur la psychanalyse.
Que leurs thèses soient ou non contestées, elles ont indéniablement
marqué leur champ et la théorie de la littérature tout entière. Pourtant
aujourd’hui, et alors même que de nouvelles perspectives se dégagent
dans le champ des études littéraires, notamment au niveau du com-
mentaire et de l’histoire littéraire, la psychanalyse semble, au mieux,
constituer, pour beaucoup, l’arrière-garde du renouveau critique.
Pourtant la révolution scientifique qu’elle constitue n’en continue
pas moins d’informer le mouvement de la pensée dans les scien-
ces humaines en général — même, et surtout peut-être, dans son
déni. Et l’approche, radicalement nouvelle, de l’interprétation que les
découvertes de Freud ont manifestée, loin d’être épuisée, trouve de
nouveaux engagements dans les pensées contemporaines des possibles
du texte, dans l’histoire littéraire, dans l’articulation de la littérature à
la philosophie, dans l’esthétique.
Et, en ce qui concerne ce dernier, sur le commentaire du texte freudien.
Par exemple du côté de l’histoire.
Cet aspect, largement abordé dans les travaux de Camille Dumoulié, ne sera pas
développé ici malgré son évidente pertinence. Voir l’article de ce dernier dans le
présent volume.
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Le centre de recherches en littératures et poétiques comparées de l’Université
de Paris X-Nanterre est sans doute l’équipe la plus ouvertement « comparatiste » en
France à travailler dans le domaine de la psychanalyse et de la poétique comparée.
L’université Paul-Valéry, Montpellier III, comporte un département de psychanalyse
qui commence au master. Les chercheurs qui lui sont affiliés s’intéressent aux pro-
blématiques liées à la littérature et, plus largement, à l’esthétique et à la théologie (le
département travaille avec la faculté de théologie protestante de Montpellier). Le Cen-
tre d’Études Romantiques et Dixneuviémistes de la même université possède un axe
« Théorie et histoire de la littérature » qui travaille sur les notions d’autorité et de poé-
tique comparée avec la psychanalyse mais aussi sur la naissance du discours « scienti-
fique » en psychanalyse et en psychologie au XIXe siècle. Mais il s’agit d’une équipe
pluridisciplinaire, comme le sont d’ailleurs celles de Paris VII et de Paris VIII qui
travaillent en psychanalyse. D’autres directeurs de recherche en littérature comparée,
à Paris III, Paris IV (Jean-Yves Masson), Paris XIII (Anne Larue, Anne Tomiche),
Orléans (Robert Smadja), Limoges (Juliette Vion-Dury), Clermont-Ferrand… diri-
gent des doctorants et des séminaires (Gabriel Saad à Paris III, par exemple, sur les
notions de réécriture et de traduction) sur des sujets ayant trait à la psychanalyse. La
liste n’est pas exhaustive. D’autant que d’autres disciplines s’intéressent à la question,
comme à Paris IV les hispanistes. À Montréal et à Québec, pour rester dans le monde
francophone, la situation est, à peu de choses près, la même. Sans doute reste-t-il à
définir une compétence particulière de la littérature comparée dans le champ des rap-
ports entre littérature et psychanalyse. C’est à quoi s’attachent les travaux de Camille
Dumoulié et c’est aussi le but et la fonction du présent article. Je prie ceux que j’ai
nommés et cités ici comme ceux que j’ai oubliés de ne pas m’en vouloir.
Littérature et psychanalyse 149
n’est pas une épistémologie. Elle n’établit pas plus une herméneutique
au sens où Paul Ricœur l’entend car elle ne constitue pas, à propre-
ment parler, une technique d’interprétation. Et elle ne prétend pas
servir dans les failles ou sur les limites des autres approches du fait
littéraire, ni compléter d’autres discours — une telle conception serait
d’ailleurs en contradiction avec la pensée de l’incomplétude qui fonde
la théorie freudienne comme elle fonde la pensée de la littérature dans
ce même XIXe siècle qui l’a vu naître.
i
La littérature générale et comparée, l’histoire de la littérature et
la théorie psychanalytique sont des disciplines qui ont pour méthode
la liaison et pour principe l’incomplétude : mise en relation de textes
et plus largement d’œuvres d’art et de cultures pour la première, de
moments d’écriture des textes pour la seconde, de significations et de
symptômes pour la dernière, dans le but de relever la spécificité d’une
œuvre, d’un événement, d’un sujet par rapport non pas tant à une
norme, inexistante dans les trois cas, qu’à l’expression d’un rapport au
monde. À cela il faut ajouter que leurs naissances sont conjointes et
déterminées les unes par les autres.
Les deux premières ont pu, un temps, se confondre. L’idée de faire
une histoire comparative des lettres chez tous les peuples pour mieux
comprendre le fait littéraire est clairement exprimée par les premiers
romantiques allemands, même si elle ne porte pas toujours le nom
d’histoire. Schelling, par exemple, parle d’une philosophie de l’art. Or
l’opération qui consiste à mettre en tension des œuvres pour mieux en
relever la spécificité constitue le fondement véritable de toute littéra-
ture comparée. De ce point de vue, il est possible de dire que, au tout
début du XIXe siècle, il n’y a de pensée de la littérature que comparée
et que le terme même de littérature implique la comparaison.
Qui les a vu naître si l’on veut bien se souvenir que la littérature est une « inven-
tion » romantique. Ce n’est pas tant avec la fin de siècle que « la révolution » se pro-
duit, même si Julia Kristeva a raison de souligner la contiguïté de la pensée freudienne
avec celle de Mallarmé, mais au moment où s’opère la bascule de la valeur de l’œuvre
de l’imitation sur le sujet.
150 Marie Blaise
Et qui constitue, en soi, un champ de recherches très comparatiste.
Voir, à ce sujet, les travaux dirigés à l’Université de l’Illinois à Urbana-Champain
qui renvoient à l’imagologie ou à l’étude de l’espace.
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Le grand texte freudien de cette période est L’interprétation des rêves.
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Henri Rey-Flaud a mis en lumière l’importance de ce concept dans Comment Freud
inventa le fétichisme et réinventa la psychanalyse, Paris, Payot, 1994. Il détermine la
double « dénégation » qui est la condition de l’accès au langage comme « forclusion » et
« symbolisation » du sujet.
10
L’idée de « temps » n’est là que pour faciliter le raisonnement. La structuration du
sujet ne peut se penser strictement, ni pour Freud, ni pour Lacan, en termes d’une
succession de moments.
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Les objets a lacaniens.
12
À plus proprement parler c’est une place vide qui est formée ou, plutôt, ses
contours.
13
Il est identifié, dans la tradition freudienne, au « signifiant phallique ».
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« symbolisation », quel que soit le nom que l’on donne à ces deux éta-
pes qui donnent accès au champ du discours représentatif, elles signi-
fient que le sujet advient dans le langage. En conséquence il ne peut
s’instituer que comme sujet de la parole. C’est pourquoi, pour repren-
dre une formule de Lacan, il ne peut y avoir « d’autre sujet qu’un sujet
pour un sujet ». L’autre lui-même étant pris dans le langage, il n’est
jamais un autre « réel » mais le lieu de l’articulation de la parole, seule
condition possible d’un sujet comme tel, ne se saisissant comme sujet
que dans l’autre. C’est pourquoi aussi, selon une autre formule célèbre
de Lacan, « le signifiant représente un sujet pour un autre signifiant ».
Une telle conception exclut strictement — c’est l’un des grands traits
de la théorie lacanienne — la possibilité de l’intersubjectivité et conclut
à l’existence d’une position ternaire, d’une sorte de réserve qu’aucun
sujet ne peut occuper et que Lacan appelle le « sujet supposé savoir ».
C’est l’existence de cette troisième place qui assure le fonctionnement
de l’analyse pour autant que l’analyste ne se confonde pas avec elle ;
c’est elle qui conditionne le transfert, c’est-à-dire la possibilité de
fonctionnement du champ des représentations. Ce constituant ternaire
ne doit pas être confondu avec une quelconque position « objective » ou
« neutre », il représente au contraire l’autorité qui assure le fonctionne-
ment du système. Encore faut-il entendre ici, comme dans la fameuse
formule de Lacan, le verbe « représenter » dans son acception politique :
le signifiant lacanien, en effet, ne s’offre pas plus que le « représentant
de la représentation » freudien comme image du sujet que cependant il
« représente » — cette fonction d’image, dans le système lacanien, est
assumée par le signifié —, il se donne comme tenant-lieu d’un sujet
qui n’est qu’à être représenté au parlement général que suppose l’hu-
manité, à partir du moment où elle a fait le choix de la civilisation14.
14
Voir la comparaison menée par Guy Le Gaufey, entre « l’autorisation » de l’analyste
selon Lacan, la notion de « personne fictive » chez Hobbes et la troisième personne
grammaticale. Guy Le Gaufey, Anatomie de la troisième personne, Paris, E.P.E.L.,
1998.
154 Marie Blaise
15
L’axe « Théorie et histoire de la littérature » du Centre d’Études Romantiques et
Dixneuviémistes de Montpellier III travaille dans cette direction. Diverses journées
d’études, colloques et séminaires ont été et sont organisés autour de ces questions.
Nous menons en particulier une réflexion sur la mélancolie, à la fois comme fic-
tion d’autorité romantique (et donc moderne) et comme modèle transhistorique d’une
figure du lien entre l’éthique et l’esthétique, cela en relation avec l’idée « d’objet
esthétique » élaboré par Marie-Claude Lambotte. Pourraient aussi être analysés dans
ce cadre les liens de la philosophie à la pensée de l’objet tels qu’établis par la phéno-
ménologie lorsqu’elle « pense » l’œuvre littéraire (voir, par exemple Jacques Garelli
ou Marc Richir). Rappelons que d’autres comparatistes, comme Anne Larue, se sont
intéressés à la mélancolie.
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UMP3, 2005.
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genèse des formes en même temps qu’elles ont produit des instruments
capables de les appréhender théoriquement, c’est-à-dire réflexivement.
Le commentaire est la nature — au double sens latin du terme, cela
engage aussi la naissance — de la littérature médiévale. Mais au-delà
du Moyen Âge, il demeure un genre vivace qui s’allie souvent aux
traductions des œuvres antiques — ainsi les commentaires de Madame
Dacier, par exemple, au XVIIe siècle. Avec la révolution romantique,
mythologie et philologie prennent le relais et deviennent des instru-
ments de conception de la relation au monde. Ces commentaires, à
quelque niveau de l’histoire qu’on les prenne, produisent eux aussi
des fictions d’autorité qui sont tout aussi constituantes de l’histoire de
la littérature que les textes littéraires eux-mêmes. L’invention de la
psychanalyse s’inscrit dans une histoire de l’interprétation, cela n’est
pas nouveau. Mais revenir sur cette histoire, de manière comparative,
en montrant ses liens avec l’autorité et la genèse des formes, reste à
faire.
i
Les perspectives ainsi ouvertes par la psychanalyse en littérature sont
donc à la fois extrêmement vastes et profondément exigeantes. C’est
qu’elles supposent beaucoup de précautions. Loin de tourner le dos au
texte et à son histoire, une telle approche induit que l’on se forme à
l’histoire et au commentaire. Une histoire qui ne s’écrit plus selon le
strict vecteur de la chronologie, ni à travers les biographies des grands
hommes, mais, comme on l’a vu plus haut, selon des modèles de figu-
ration du lien de l’éthique à l’esthétique, c’est-à-dire selon des styles
capables d’assurer l’œuvre et de garantir l’autorité. Franchissant les
frontières du temps et de l’espace pour mieux comprendre comment
la production et la lecture de l’œuvre s’inscrivent dans un mouvement
qui ne suit pas nécessairement le modèle de la chronologie et certai-
nement pas celui du progrès, cette histoire est fondamentalement com-
parative. D’un comparatisme qui vise non pas à confondre les œuvres
dans des mouvements, des périodes ou des « thèmes », mais à relever
leur spécificité par rapport à un fonctionnement qui s’intéresse autant
à leur forme qu’à leur contenu, ce qui, à proprement parler, renvoie la
discipline à ce qu’elle est : littérature comparée.