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Marie BLAISE

Université de Montpellier

Littérature et psychanalyse

L
a psychanalyse a longtemps constitué pour la littérature un
moyen d’approcher le texte par le biais de son auteur — « l’in-
conscient », privé ou « collectif » prenant le pas, en quelque sorte,
sur « les intentions » de l’écrivain et le texte s’interprétant selon la tra-
ductologie des dictionnaires de symboles. Les limites de ces approches
qui, « inconscient » ou pas, font de l’auteur la cause suffisante du texte
ne sont plus à montrer. Le retour à Freud avec les outils de la linguis-
tique opéré par le structuralisme lacanien et, à sa suite, le travail de
Julia Kristeva sur la « révolution du langage poétique », ceux de Pierre
Fédida et Marie-Claude Lambotte sur la mélancolie ou de Charles
Méla, Jean-Charles Huchet et Henri Rey-Flaud sur le Moyen Âge
ont ouvert de nouvelles voies à la réflexion esthétique et littéraire.
Jean Bellemin-Noël, Paul-Laurent Assoun, Max Milner et d’autres,
comme, plus récemment Pierre Bayard, ont donné les éléments d’une
poétique et d’une pensée de la littérature fondée sur la psychanalyse.
Que leurs thèses soient ou non contestées, elles ont indéniablement
marqué leur champ et la théorie de la littérature tout entière. Pourtant
aujourd’hui, et alors même que de nouvelles perspectives se dégagent
dans le champ des études littéraires, notamment au niveau du com-
mentaire et de l’histoire littéraire, la psychanalyse semble, au mieux,
constituer, pour beaucoup, l’arrière-garde du renouveau critique.
Pourtant la révolution scientifique qu’elle constitue n’en continue
pas moins d’informer le mouvement de la pensée dans les scien-
ces humaines en général — même, et surtout peut-être, dans son
déni. Et l’approche, radicalement nouvelle, de l’interprétation que les
découvertes de Freud ont manifestée, loin d’être épuisée, trouve de
nouveaux engagements dans les pensées contemporaines des possibles
du texte, dans l’histoire littéraire, dans l’articulation de la littérature à
la philosophie, dans l’esthétique.


Et, en ce qui concerne ce dernier, sur le commentaire du texte freudien.

Par exemple du côté de l’histoire.

Cet aspect, largement abordé dans les travaux de Camille Dumoulié, ne sera pas
développé ici malgré son évidente pertinence. Voir l’article de ce dernier dans le
présent volume.
148  Marie Blaise

C’est peut-être que le discours de la psychanalyse est un discours


subversif. Subversif historiquement puisqu’il a changé la conception
que l’homme avait de lui-même et subversif de manière transhistori-
que parce que ce (toujours) nouveau savoir — qui concerne plus exac-
tement les implications d’une certaine impuissance du savoir — porté
sur des questions ou des connaissances appartenant aux autres discipli-
nes touchant à la subjectivité, change radicalement le regard porté sur
elles. Ainsi, en littérature, de la conception de la genèse du texte et,
par voie de conséquence, des manières de le lire.

Du point de vue de la littérature comparée, le champ ouvert par la


psychanalyse réunit des chercheurs d’horizons théoriques et culturels
si différents qu’il serait impossible de les mentionner tous. Aussi ne
trouvera-t-on pas ici la nomenclature des différentes écoles ou cou-
rants de la psychanalyse nationale ou internationale mais plutôt une
réflexion disciplinaire sur les possibilités ouvertes à la recherche en
littérature comparée par la psychanalyse — réflexion dont la thèse
essentielle pourrait se formuler très simplement : la psychanalyse per-
met de reconsidérer la littérature comparée depuis ses fondements dis-
ciplinaires littéraires.
Mais, à cela, il faut quelques précautions. La psychanalyse, telle
qu’elle est considérée ici, n’a pas le statut d’une science qui dirait le
réel, elle ne prétend pas non plus dire la vérité de la littérature. Elle


Le centre de recherches en littératures et poétiques comparées de l’Université
de Paris X-Nanterre est sans doute l’équipe la plus ouvertement « comparatiste » en
France à travailler dans le domaine de la psychanalyse et de la poétique comparée.
L’université Paul-Valéry, Montpellier III, comporte un département de psychanalyse
qui commence au master. Les chercheurs qui lui sont affiliés s’intéressent aux pro-
blématiques liées à la littérature et, plus largement, à l’esthétique et à la théologie (le
département travaille avec la faculté de théologie protestante de Montpellier). Le Cen-
tre d’Études Romantiques et Dixneuviémistes de la même université possède un axe
« Théorie et histoire de la littérature » qui travaille sur les notions d’autorité et de poé-
tique comparée avec la psychanalyse mais aussi sur la naissance du discours « scienti-
fique » en psychanalyse et en psychologie au XIXe siècle. Mais il s’agit d’une équipe
pluridisciplinaire, comme le sont d’ailleurs celles de Paris VII et de Paris VIII qui
travaillent en psychanalyse. D’autres directeurs de recherche en littérature comparée,
à Paris III, Paris IV (Jean-Yves Masson), Paris XIII (Anne Larue, Anne Tomiche),
Orléans (Robert Smadja), Limoges (Juliette Vion-Dury), Clermont-Ferrand… diri-
gent des doctorants et des séminaires (Gabriel Saad à Paris III, par exemple, sur les
notions de réécriture et de traduction) sur des sujets ayant trait à la psychanalyse. La
liste n’est pas exhaustive. D’autant que d’autres disciplines s’intéressent à la question,
comme à Paris IV les hispanistes. À Montréal et à Québec, pour rester dans le monde
francophone, la situation est, à peu de choses près, la même. Sans doute reste-t-il à
définir une compétence particulière de la littérature comparée dans le champ des rap-
ports entre littérature et psychanalyse. C’est à quoi s’attachent les travaux de Camille
Dumoulié et c’est aussi le but et la fonction du présent article. Je prie ceux que j’ai
nommés et cités ici comme ceux que j’ai oubliés de ne pas m’en vouloir.
Littérature et psychanalyse  149

n’est pas une épistémologie. Elle n’établit pas plus une herméneutique
au sens où Paul Ricœur l’entend car elle ne constitue pas, à propre-
ment parler, une technique d’interprétation. Et elle ne prétend pas
servir dans les failles ou sur les limites des autres approches du fait
littéraire, ni compléter d’autres discours — une telle conception serait
d’ailleurs en contradiction avec la pensée de l’incomplétude qui fonde
la théorie freudienne comme elle fonde la pensée de la littérature dans
ce même XIXe siècle qui l’a vu naître.
i
La littérature générale et comparée, l’histoire de la littérature et
la théorie psychanalytique sont des disciplines qui ont pour méthode
la liaison et pour principe l’incomplétude : mise en relation de textes
et plus largement d’œuvres d’art et de cultures pour la première, de
moments d’écriture des textes pour la seconde, de significations et de
symptômes pour la dernière, dans le but de relever la spécificité d’une
œuvre, d’un événement, d’un sujet par rapport non pas tant à une
norme, inexistante dans les trois cas, qu’à l’expression d’un rapport au
monde. À cela il faut ajouter que leurs naissances sont conjointes et
déterminées les unes par les autres.
Les deux premières ont pu, un temps, se confondre. L’idée de faire
une histoire comparative des lettres chez tous les peuples pour mieux
comprendre le fait littéraire est clairement exprimée par les premiers
romantiques allemands, même si elle ne porte pas toujours le nom
d’histoire. Schelling, par exemple, parle d’une philosophie de l’art. Or
l’opération qui consiste à mettre en tension des œuvres pour mieux en
relever la spécificité constitue le fondement véritable de toute littéra-
ture comparée. De ce point de vue, il est possible de dire que, au tout
début du XIXe siècle, il n’y a de pensée de la littérature que comparée
et que le terme même de littérature implique la comparaison.

Or le moment de radicale conversion des valeurs que constitue le


romantisme repose sur un déplacement : la valeur de l’œuvre qui repo-
sait sur l’imitation — de la nature et des anciens — et la mesure, bas-
cule sur le sujet par le biais des catégories du sublime, du génie, de
l’unique, de la déformation que la Querelle des Anciens et des Moder-
nes a porté sur le devant de la scène critique. Mais à faire reposer
la valeur sur le sujet, encore faut-il légitimer ce sujet, l’autoriser en


Qui les a vu naître si l’on veut bien se souvenir que la littérature est une « inven-
tion » romantique. Ce n’est pas tant avec la fin de siècle que « la révolution » se pro-
duit, même si Julia Kristeva a raison de souligner la contiguïté de la pensée freudienne
avec celle de Mallarmé, mais au moment où s’opère la bascule de la valeur de l’œuvre
de l’imitation sur le sujet.
150  Marie Blaise

quelque sorte. Comparaison et histoire apparaissent en ce sens comme


les éléments d’une stratégie de construction de la figure de l’auteur
et de légitimation de l’œuvre et de la genèse des formes à travers un
sujet et, donc, selon des catégories subjectives. C’est ainsi qu’August
Schlegel, par exemple, propose pour catégories de lectures et de clas-
sification nouvelles des catégories, au sens propre, psycho-logiques.
Ou que la figure de l’auteur romantique adopte les traits de la mélan-
colie, tempérament du génie, et que le devenir-auteur qui fonde la
garantie de l’œuvre, repose sur la traversée d’une crise subjective qui
organise, littéralement, la genèse du texte.
Freud, dans une certaine mesure qui reste à déterminer, sera l’hé-
ritier de ce romantisme.

Dans ce contexte et contrairement à une idée largement reçue, la


psychanalyse ne conduit pas la littérature à un refus de l’histoire mais
à une nouvelle approche de celle-ci. De même elle n’enferme pas le
texte dans un particularisme d’auteur ou de situation ni, à l’inverse,
ne le dissout dans une « structure » (même névrotique…). Au contraire,
elle en relève la spécificité en l’intégrant dans un processus qui engage
l’histoire tant du point de vue contextuel et culturel que de celui de
l’interprétation et de la constitution des formes dans la langue et dans
le texte. Les liens entre littérature et psychanalyse intéressent les trois
champs du pacte littéraire, défini, au plus simple, comme le rapport
existant, en synchronie et en diachronie, entre l’instance à l’origine
d’un texte (qui n’est pas forcément l’auteur), le texte lui-même, et
son destinataire, le lecteur. Il détermine évidemment les trois autres
champs de la théorie littéraire : l’autorité, la genèse des formes et le
commentaire. C’est lui qui, à proprement parler, peut constituer le
sujet d’une rencontre entre littérature et psychanalyse dont le texte
serait l’objet. Mais pour le comprendre encore faut-il entendre les
termes de l’accord.

Le discours de la psychanalyse a changé la conception que l’homme


avait de lui-même en portant une attention particulière aux accidents
du discours que constituent les rêves, les lapsus ou les actes manqués.
La forme de cette attention établit une nouvelle approche des produc-
tions du discours. Pour Freud, comme pour la plus grande partie des
penseurs de son siècle depuis le romantisme, tout est parole, l’acte ou
son absence, le symptôme, l’angoisse… Les accidents du discours sont
donc eux-mêmes signifiants ; même s’ils ne font pas sens au niveau de


Et qui constitue, en soi, un champ de recherches très comparatiste.

Voir, à ce sujet, les travaux dirigés à l’Université de l’Illinois à Urbana-Champain
qui renvoient à l’imagologie ou à l’étude de l’espace.
Littérature et psychanalyse  151

l’articulation logique de la chaîne des significations, ils entretiennent


avec elle des relations d’ordre discursif, analysables comme telles.
Loin d’invalider le texte ou la parole qui les contient, ils ouvrent
d’autres perspectives d’appréhension de l’unité ou du sens.
Ces perspectives ont paru, dans un premier temps de l’histoire de
la psychanalyse, offrir l’accès, selon une expression de Freud, à un
« continent nouveau » : l’inconscient. Il a fallu un certain temps à son
« inventeur » pour se rendre compte qu’il n’en irait pas ainsi. En explo-
rant les voies fournies par le rêve, l’oubli de mots ou le lapsus, il
découvre que les lois régissant ce continent « obscur » sont toujours
discursives — « l’inconscient est structuré comme un langage », dira
son plus grand commentateur, Jacques Lacan — mais qu’elles fondent
toute rhétorique, jusqu’à la plus « consciente », sur l’impuissance à
dire ou la nécessité du refoulement. Il existe des signifiants cachés
qui déterminent le discours conscient en même temps qu’ils peuvent le
distendre, le rythmer, l’interrompre même, des signifiants qui peuvent
se convertir en symptôme en s’inscrivant sur le corps ou en dictant des
règles de comportement. Pour Freud, dans ce premier temps de son
exploration, amener ces signifiants à la lumière, les « traduire » en dis-
cours conscient, autoriserait une nouvelle « lecture » du discours, une
lecture en perspective en quelque sorte qui, déchiffrant le « non sens »
du symptôme et le transformant en signification lui ferait accomplir le
trajet inverse, du corps vers le discours, et réglerait ainsi les problè-
mes psychosomatiques ou comportementaux.
Cette double « traduction », de l’obscurité vers la lumière et à rebours
afin de dissoudre l’inconscient dans le conscient et le symptôme dans
le discours, est motivée par la conception d’une économie du désir qui
attribue à celui-ci les clefs de la vérité du sujet. Mais cette version
apollinienne de la psychanalyse n’a qu’un temps. Au terme de cette
recherche, durant laquelle, indubitablement, Freud a considéré l’ana-
lyste comme un herméneute de l’inconscient, ses travaux dénient à
l’homme la possibilité de détenir les signifiants de son être. Le conti-
nent nouveau ne donnera pas lieu à une nouvelle carte du Tendre par
la vertu d’un cartographe capable d’ouvrir au sujet les voies de son
désir. Désormais le désir est motivé par un trou dans le savoir incons-
cient du sujet que Freud figure comme un défaut de représentation.

Lorsque Freud acquiert cette certitude, la théorie de la psychana-


lyse, qu’il élabore depuis une quinzaine d’années, subit une mutation
radicale. Le système représentatif dans son ensemble repose à présent
sur le destin d’une représentation singulière, soumise au refoulement
originaire et donc inaccessible à la conscience, qui règle le fonction-


Le grand texte freudien de cette période est L’interprétation des rêves.
152  Marie Blaise

nement du désir en fixant la pulsion. Seul ce signifiant qui reste noué


à la pulsion pourrait véritablement représenter le sujet. Or le fonction-
nement de la chaîne signifiante — l’acquisition du langage et la struc-
turation du sujet — est soumis au refoulement de ce représentant pri-
mordial et réglé par lui. La représentation tout entière — tout le jeu du
champ du transfert, des significations, des identifications, des discours
— repose donc sur un défaut de représentation du sujet. Et ce signi-
fiant irréductible à la représentation autorise la représentation. Freud
l’appelle Vorstellungsrepräsentanz, « le représentant de la représenta-
tion ». Il lui faut encore environ dix années pour modéliser, à partir
de ce raisonnement, le rapport du sujet au langage, selon une double
opération de négation dans laquelle le refoulement du représentant de
la représentation n’apparaît qu’en second, dans la fonction d’assurer la
relève de premières « représentations non-représentatives », ou « signes
de perception », qui sont elles-mêmes le résultat d’une première perte,
représentée comme celle de la complétude initiale.
La double opération de négativité qui est à l’origine de l’accession
au langage et du fonctionnement du champ des représentations est
pensée par Freud puis Lacan comme le résultat d’une dynamique qui
se solde dans une double perte. La conséquence de cette dynamique,
cependant, n’est pas le vide mais une trace.
Dans un premier « temps10 », les « signes de perception » forment
la trace, non représentative, de la première coupure, brute, absolue,
marquant la perte d’objets qui n’ont jamais constitué le sujet11. Dans
un second « temps », ces signes eux-mêmes sont perdus. La trace de
la perte des « signes de perception » qui forme12 le « représentant de
la représentation », constitue le premier signifiant de la différence13.
Celui-ci est perceptible uniquement au niveau des effets qu’il produit
dans le champ des représentations et, comme tel, il fonde et ajuste la
symbolisation, qui engage le devenir de la subjectivité en introduisant
à l’Autre comme maître du langage.

« Jugement d’attribution » et « jugement d’existence », « forclusion » et


Henri Rey-Flaud a mis en lumière l’importance de ce concept dans Comment Freud
inventa le fétichisme et réinventa la psychanalyse, Paris, Payot, 1994. Il détermine la
double « dénégation » qui est la condition de l’accès au langage comme « forclusion » et
« symbolisation » du sujet.
10
L’idée de « temps » n’est là que pour faciliter le raisonnement. La structuration du
sujet ne peut se penser strictement, ni pour Freud, ni pour Lacan, en termes d’une
succession de moments.
11
Les objets a lacaniens.
12
À plus proprement parler c’est une place vide qui est formée ou, plutôt, ses
contours.
13
Il est identifié, dans la tradition freudienne, au « signifiant phallique ».
Littérature et psychanalyse  153

« symbolisation », quel que soit le nom que l’on donne à ces deux éta-
pes qui donnent accès au champ du discours représentatif, elles signi-
fient que le sujet advient dans le langage. En conséquence il ne peut
s’instituer que comme sujet de la parole. C’est pourquoi, pour repren-
dre une formule de Lacan, il ne peut y avoir « d’autre sujet qu’un sujet
pour un sujet ». L’autre lui-même étant pris dans le langage, il n’est
jamais un autre « réel » mais le lieu de l’articulation de la parole, seule
condition possible d’un sujet comme tel, ne se saisissant comme sujet
que dans l’autre. C’est pourquoi aussi, selon une autre formule célèbre
de Lacan, « le signifiant représente un sujet pour un autre signifiant ».
Une telle conception exclut strictement — c’est l’un des grands traits
de la théorie lacanienne — la possibilité de l’intersubjectivité et conclut
à l’existence d’une position ternaire, d’une sorte de réserve qu’aucun
sujet ne peut occuper et que Lacan appelle le « sujet supposé savoir ».
C’est l’existence de cette troisième place qui assure le fonctionnement
de l’analyse pour autant que l’analyste ne se confonde pas avec elle ;
c’est elle qui conditionne le transfert, c’est-à-dire la possibilité de
fonctionnement du champ des représentations. Ce constituant ternaire
ne doit pas être confondu avec une quelconque position « objective » ou
« neutre », il représente au contraire l’autorité qui assure le fonctionne-
ment du système. Encore faut-il entendre ici, comme dans la fameuse
formule de Lacan, le verbe « représenter » dans son acception politique :
le signifiant lacanien, en effet, ne s’offre pas plus que le « représentant
de la représentation » freudien comme image du sujet que cependant il
« représente » — cette fonction d’image, dans le système lacanien, est
assumée par le signifié —, il se donne comme tenant-lieu d’un sujet
qui n’est qu’à être représenté au parlement général que suppose l’hu-
manité, à partir du moment où elle a fait le choix de la civilisation14.

Il est évident que, dans cette optique, Freud ou Lacan attribuent


un statut très particulier au texte littéraire. Tous deux reconnaissent
aux poètes une sorte de préséance sur l’analyste et le théoricien. Tout
se passe comme si les premiers étaient les tenants d’une sorte de
prescience qui leur assurerait la position du supposé savoir, et leur
« génie », le résultat d’une structuration particulière du sujet qui le
rendrait plus proche d’une vérité dissimulée aux autres — en cela
familiers d’un état limite, voisin de la folie et de la mort. Une telle
idée du poète n’est pas nouvelle, loin de là. La psychanalyse la for-
mule simplement sous une autre forme et, d’une certaine manière,

14
Voir la comparaison menée par Guy Le Gaufey, entre « l’autorisation » de l’analyste
selon Lacan, la notion de « personne fictive » chez Hobbes et la troisième personne
grammaticale. Guy Le Gaufey, Anatomie de la troisième personne, Paris, E.P.E.L.,
1998.
154  Marie Blaise

sans grande différence d’avec Platon, dispute de la fonction de l’artiste


dans la cité.
Elle pose, autrement dit, la question de son « autorité » dans le lien
entre éthique et esthétique mais sans la séparer jamais de la question
de l’interprétation. Et elle la pose nécessairement en tension avec sa
propre conception de l’interprétation qui fait de l’analysant, à partir
du moment où il accepte le risque de l’anamnèse, l’interprète de sa
propre histoire et de l’analyste le garant de la fonction interprétative
dans la mesure où il ne se confond pas avec le savoir.
La littérature a suivi un chemin très comparable à celui-là au XIXe
siècle. L’impersonnalisation que suppose le devenir-auteur pour
Flaubert ou Mallarmé, loin de constituer une position objective, for-
malise l’autorité dans le décentrement du sujet et compose en cela une
nouvelle position lyrique : loin d’en finir avec le romantisme, elle le
radicalise. C’est ainsi que la notion de « crise », qui est au centre de la
« modernité », peut s’analyser de manière formelle, en tant que « fic-
tion d’autorité ». Il s’agirait alors de poser les modalités de la « dra-
matisation du sujet » qui autorise la littérature occidentale depuis le
romantisme en relation avec les différentes lectures qu’en a opérées le
discours critique depuis Paul Valéry au moins et tout au long du XXe
siècle. Dans la perspective « moderne », en effet, écoles et mouvements
littéraires, et plus largement artistiques, s’organisent à rebours pour
produire une eschatologie d’un genre très particulier : la « modernité »
constitue presque, sous cet angle, l’étude des fins dernières de la lit-
térature. Elle se donne comme un discours lui-même en crise, mélan-
colique, et qui adopte les mêmes stratégies de fondation de l’autorité
que celui des œuvres qu’il commente. Inconsciemment romantique, en
quelque sorte, pour paraphraser Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-
Labarthe15.

À partir de ce point, la psychanalyse ouvre différentes perspectives


mais conduit aussi à prendre certaines précautions.
Elle enseigne en effet à la critique littéraire que l’œuvre se pré-

15
L’axe « Théorie et histoire de la littérature » du Centre d’Études Romantiques et
Dixneuviémistes de Montpellier III travaille dans cette direction. Diverses journées
d’études, colloques et séminaires ont été et sont organisés autour de ces questions.
Nous menons en particulier une réflexion sur la mélancolie, à la fois comme fic-
tion d’autorité romantique (et donc moderne) et comme modèle transhistorique d’une
figure du lien entre l’éthique et l’esthétique, cela en relation avec l’idée « d’objet
esthétique » élaboré par Marie-Claude Lambotte. Pourraient aussi être analysés dans
ce cadre les liens de la philosophie à la pensée de l’objet tels qu’établis par la phéno-
ménologie lorsqu’elle « pense » l’œuvre littéraire (voir, par exemple Jacques Garelli
ou Marc Richir). Rappelons que d’autres comparatistes, comme Anne Larue, se sont
intéressés à la mélancolie.
Littérature et psychanalyse  155

sente toujours pour un autre, tiers, lecteur ou spectateur, dans l’effet


de beau qui articule, en même temps qu’il le dissimule, le nouage de
l’éthique et de l’esthétique. C’est ainsi que, paraphrasant la célèbre
phrase de Lacan, on pourrait presque écrire, pour formule des fictions
d’autorité, qu’un livre représente un auteur pour un autre livre et que
sur ce processus reposent les diverses modalités du pacte littéraire.
Mais cela suppose certaines contraintes.

Si l’on admet l’hypothèse selon laquelle, dans le romantisme, en


littérature comme en psychanalyse, la genèse des formes (littéraires ou
symptomatiques) dépend des fictions d’autorisation et des stratégies de
garantie de l’œuvre (ou du rapport au réel), une autre histoire littéraire
se dessine — non plus histoire des hommes mais histoire comparée
des formes de l’autorité et de leur rapport à la genèse des formes.
Dès lors, cependant, se pose une autre question : faire participer la
psychanalyse de la même fondation romantique de l’autorité que la
littérature du XIXe siècle ne revient-il pas, en rendant la psychanalyse
à l’histoire, à invalider son utilisation dans tout autre domaine que
ceux concernant l’Occident romantique — même considéré du point de
vue d’une conversion des valeurs qui, commençant vers le milieu du
XVIIIe siècle, continuerait d’informer la relation au monde contempo-
raine ? Ne risque-t-on pas aussi d’ériger la parole d’autorité romanti-
que en absolu et de ré-investir la tentation positiviste qui veut que le
vecteur du progrès détermine le mouvement de l’histoire ?
L’objection ne peut être dépassée que par l’histoire (dans un proces-
sus de contextualisation) et par le commentaire : si, en effet, l’appro-
che demeure pertinente, les fictions d’autorité, par exemple, doivent se
rencontrer dans toute œuvre. Mais sous quelle forme et de quoi cette
forme dépend-elle ? De l’histoire, de l’épistémologie, plus largement
de la « culture » ou plus simplement de l’analyse du « pacte littéraire »
à un moment précis qui inclut toutes ces directions ? Quelles sont les
fictions d’autorité au Moyen Âge et dans les siècles « classiques » ?
L’articulation entre leurs formes, la garantie de l’œuvre et l’écriture se
fait-elle selon les mêmes modalités, par les mêmes moyens que ceux
engagés par le romantisme ? Se module-t-elle au fil de l’histoire ou
existe-t-il quelques grandes scènes de l’autorité, figuration du pacte lit-
téraire, tels les « complexes » mis à jour par la psychanalyse, revenant
au cours du temps ? De quoi, alors, ces modèles dépendent-ils ?16
Or cela engage aussi une histoire du commentaire. N’est-il pas
étonnant que l’outil fondamental des études littéraires reste le grand
absent des conceptions théoriques ? Les manières de lire ont informé la

Voir Marie Blaise, Terres gastes, fictions d’autorité et mélancolie, Montpellier,


16

UMP3, 2005.
156  Marie Blaise

genèse des formes en même temps qu’elles ont produit des instruments
capables de les appréhender théoriquement, c’est-à-dire réflexivement.
Le commentaire est la nature — au double sens latin du terme, cela
engage aussi la naissance — de la littérature médiévale. Mais au-delà
du Moyen Âge, il demeure un genre vivace qui s’allie souvent aux
traductions des œuvres antiques — ainsi les commentaires de Madame
Dacier, par exemple, au XVIIe siècle. Avec la révolution romantique,
mythologie et philologie prennent le relais et deviennent des instru-
ments de conception de la relation au monde. Ces commentaires, à
quelque niveau de l’histoire qu’on les prenne, produisent eux aussi
des fictions d’autorité qui sont tout aussi constituantes de l’histoire de
la littérature que les textes littéraires eux-mêmes. L’invention de la
psychanalyse s’inscrit dans une histoire de l’interprétation, cela n’est
pas nouveau. Mais revenir sur cette histoire, de manière comparative,
en montrant ses liens avec l’autorité et la genèse des formes, reste à
faire.
i
Les perspectives ainsi ouvertes par la psychanalyse en littérature sont
donc à la fois extrêmement vastes et profondément exigeantes. C’est
qu’elles supposent beaucoup de précautions. Loin de tourner le dos au
texte et à son histoire, une telle approche induit que l’on se forme à
l’histoire et au commentaire. Une histoire qui ne s’écrit plus selon le
strict vecteur de la chronologie, ni à travers les biographies des grands
hommes, mais, comme on l’a vu plus haut, selon des modèles de figu-
ration du lien de l’éthique à l’esthétique, c’est-à-dire selon des styles
capables d’assurer l’œuvre et de garantir l’autorité. Franchissant les
frontières du temps et de l’espace pour mieux comprendre comment
la production et la lecture de l’œuvre s’inscrivent dans un mouvement
qui ne suit pas nécessairement le modèle de la chronologie et certai-
nement pas celui du progrès, cette histoire est fondamentalement com-
parative. D’un comparatisme qui vise non pas à confondre les œuvres
dans des mouvements, des périodes ou des « thèmes », mais à relever
leur spécificité par rapport à un fonctionnement qui s’intéresse autant
à leur forme qu’à leur contenu, ce qui, à proprement parler, renvoie la
discipline à ce qu’elle est : littérature comparée.

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