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Narratologie classique et narratologie post-classique

Gerald Prince
University of Pennsylvania, Philadelphia
La catégorie (sinon l’étiquette) “narratologie post-classique” et la
comparaison classique/post-classique se voient explicitement
discutées pour la première fois en 1997 dans un article de David
Herman intitulé “Scripts, Sequences, and Stories: Elements of a
Postclassical Narratology”. Deux ans plus tard, dans l’introduction à
Narratologies: New Perspectives in Narrative Analysis, un recueil
d’articles édité par Herman, le narratologue met en relief l’opposition
qu’il avait ébauchée et souligne la nature post-classique des textes
qu’il a rassemblés. En 2005, Monika Fludernik reprendra cette
opposition, tout en la modulant, dans son “Histories of Narrative
Theory (II): From Structuralism to the Present”, où elle esquisse une
ou deux histoires de l’évolution des études narratologiques et
caractérise brièvement les tendances récentes de la narratologie. Ainsi,
en une dizaine d’années, il semble que se soit consolidée, officialisée,
la distinction proposée par Herman1.

Si la narratologie classique est une théorie du récit d’inspiration


structuraliste, aux ambitions scientifiques, qui examine ce que tous les
récits et seulement les récits ont en commun et ce qui leur permet de
différer les uns des autres; si elle renvoie à la linguistique
saussurienne par son intérêt pour ce qui constitue la langue narrative
(plutôt que les paroles narratives); si elle compte parmi ses
représentants les plus illustres les pères fondateurs français ou
francophones—Roland Barthes (et le véritable manifeste que
représente l’“Introduction à l’analyse structurale des récits”), Tzvetan
Todorov, à qui l’on doit le terme même de “narratologie” (qu’il définit
dans Grammaire du Décaméron comme “science du récit”), Gérard
Genette (le plus influent, sans doute, des narratologues), A.-J. Greimas
(et l’“école sémiotique de Paris”), Claude Bremond (et sa Logique du
récit)—les pères fondateurs, donc, leurs ancêtres russes formalistes
(ou quasi-formalistes), de lointains compagnons de voyage comme
Wayne Booth ou Franz Stanzel et des disciples ou continuateurs
comme Mieke Bal ou Seymour Chatman; enfin, si elle brille tout
particulièrement dans les années soixante et soixante-dix, la
narratologie post-classique—qui, d’après Herman, commence à
s’imposer dès les années quatre-vingt—présente un profil relativement
différent, que je vais tenter de préciser.
Comme le suggère son nom, la narratologie post-classique ne
constitue pas une négation, un rejet, un refus de la narratologie
classique mais bien plutôt une continuation, une prolongation, un
raffinement, un élargissement. De l’avis même de représentants aussi
connus que Herman, elle l’englobe comme une de ses étapes ou
composantes décisives, elle la repense et la recontextualise, elle en
expose les limites mais en exploite les possibilités, elle en réserve les
bases et en réapprécie la portée, elle constitue une nouvelle version
d’une discipline qui fut une fois elle aussi nouvelle. La narratologie
post-classique pose les questions que posait la narratologie classique:
qu’est-ce qu’un récit (au contraire d’un non-récit)? en quoi consiste la
narrativité? Et aussi qu’est-ce qui l’accroît ou la diminue, qu’est-ce
qui en influence la nature et le degré ou même qu’est-ce qui fait qu’un
récit soit racontable? Mais elle pose également d’autres questions: sur
le rapport entre structure narrative et forme sémiotique, sur leur
interaction avec l’encyclopédie (la connaissance du monde), sur la
fonction et non pas seulement le fonctionnement du récit, sur ce que
tel ou tel récit signifie et non pas seulement sur la façon dont tout récit
signifie, sur la dynamique de la narration, le récit comme processus ou
production et non pas simplement comme produit, sur l’influence du
contexte et des moyens d’expression, sur le rôle du récepteur, sur
l’histoire du récit autant que son système, les récits dans leur
diachronie autant que dans leur synchronie, et ainsi de suite. Du moins
pour certains de ses promoteurs et de ses partisans les plus fervents, il
semblerait même qu’aucune question, que rien dans les récits ou dans
leurs multiples contextes ne lui soit étranger. En fait, David Herman
déclare dans son introduction à Narratologies: “Notez que j’emploie le
terme narratologie très généralement, d’une façon qui le rend plus ou
moins interchangeable avec études narratives. Cet emploi général
reflète d’ailleurs, sans doute, l’évolution de la narratologie elle-même.
Ne désignant plus tout juste un sous-ensemble de la théorie littéraire
structuraliste, narratologie peut maintenant s’employer pour désigner
toute approche raisonnée de l’étude du discours narrativement
organisé, qu’il soit littéraire, historiographique, conversationnel,
filmique ou autre2.”

Pour répondre à ces questions, la narratologie post-classique emploie


des instruments très divers et fréquemment nouveaux: non plus la
linguistique structurale mais la linguistique informatique, l’analyse
conversationnelle, la sociolinguistique, la psycholinguistique; et non
seulement la linguistique mais toutes les ressources des sciences
cognitives et textuelles. Elle se déploie à partir d’un corpus abondant
et varié: les grands récits de la tradition, certes, mais aussi des textes
moins canoniques ou plus retors, plus subversifs, des récits non-fictifs
et non-littéraires, des récits oraux “naturels” ou spontanés, des récits
filmiques mais aussi théâtraux, picturaux, musicaux, sans parler de
domaines moins narratifs (pour ne pas dire non-narratifs) comme le
droit, l’économie politique ou la médecine. Elle est elle-même
plurielle, comme l’indique le titre du recueil édité par David Herman
ainsi que le recours de plus en plus fréquent à des expressions
composées pour en caractériser différentes manifestations
(narratologie féministe, narratologie post-moderne, narratologie post-
coloniale, ethnonarratologie, socionarratologie, psychonarratologie).
Elle adopte toutes sortes d’orientations, d’inflexions, d’accents:
bakhtiniens, derridiens, psychanalytiques, logico-philosophiques,
rhétoriques, éthiques. En son sein foisonnent les études formalistes du
récit de même que les analyses dialogiques ou phénoménologiques.
Les approches aristotéliciennes, tropiques ou post-structuralistes
abondent aussi; et les opinions cognitivistes, les points de vue
politiques, historiques et anthropologiques, les prises de position
féministes, les spéculations “queer” ne manquent guère.

En somme, la narratologie post-classique est ou se veut plus réflexive


et plus exploratoire que la narratologie classique, plus
interdisciplinaire et plus ouverte aux courants théorico-critiques qui
l’entourent, plus hospitalière, plus expansive (rassemblant, englobant
ce que la narratologie classique essayait de distinguer, le critico-
interprétatif autant que le poético-théorique, la théorie du récit, la
critique narratologique et l’étude des textes, accueillant toutes les
questions que la narratologie classique s’efforçait de ne pas poser),
plus “modeste” en même temps et consciente des difficultés de son
entreprise, plus utilitaire aussi, plus empirique et même expérimentale,
plus impure, enfin plus portée sur l’idéologique comme sur l’éthique
et certainement plus politiquement correcte (on sait combien, jusqu’à
présent, la mise entre parenthèses de l’histoire, par exemple, peut
paraître réactionnaire).

Le remplacement graduel d’une posture classique par des attitudes


post-classiques, l’ascendant progressif de ces dernières, peut
s’expliquer de plusieurs façons. En premier lieu, à l’enthousiasme
suscité par le formalo-structuralisme vont succéder les mises en
question. Après l’ivresse, le dégrisement; après le rêve, le réveil; après
l’“Introduction à l’analyse structurale des récits” de Barthes et la
Sémantique structurale de Greimas, les travaux de Todorov et de
Bremond, le chef-d’œuvre qu’est le “Discours du récit”de Genette, un
certain essoufflement, un piétinement, le doute. Si dans le domaine du
discours, dans une narratologie que l’on peut presque appeler
genettienne tant l’influence de Genette fut décisive, la réussite est
éclatante, dans le domaine de l’histoire, dans le domaine du narré, les
résultats ne sont pas aussi parlants. Il y a prise de conscience que la
distance est grande entre structure narrative et forme textuelle et que la
syntaxe narrative est sans doute dérisoire à côté de la sémantique ou
de la pragmatique. Alors que “Discours du récit” constitue un
“paradigme” exemplaire (dans le sens originel que Thomas Kuhn
donnait à ce terme), au point que l’on a pu penser qu’il ne restait plus
qu’à polir, régler, raffiner le modèle genettien, les travaux sur le narré
ne proposent guère de paradigmes, suscitent beaucoup de résistances
(malgré les contributions importantes de Todorov, de Bremond, de
Greimas), au point que l’on a pu suggérer que les grammaires du
récit—je pense tout particulièrement à celles que j’ai moi-même
esquissées3—étaient des montagnes qui accouchaient de souris.
D’autre part, les sciences humaines (dans ce qu’elles sont
“humaines”), les humanités dans le contexte triomphal de la science
tout court, ont autant (sinon plus) d’intérêt pour l’indiscipliné que
pour la discipline, sont romantiques et impatientes, suspicieuses des
grands récits et autres vérités, fascinées par le particulier, le local, le
singulier, par le style plus que la grammaire, par le différent plus que
le semblable. Paradoxalement, le tournant narratif, qui dès les années
soixante ou soixante-dix accompagna le tournant linguistique, n’est
pas seulement un signe de l’essor de la narratologie et des instruments
analytiques comme des points de repères qu’elle propose pour
caractériser des textes, des objets, des événements de toutes sortes, des
entreprises intellectuelles, des domaines scientifiques (l’histoire, bien
entendu, la philosophie, l’anthropologie, les sciences naturelles); le
tournant narratif est aussi un signe du déclin qui menace la discipline
puisque c’est avec lui que le mot même de “récit” commence à
déloger d’autres termes (on emploiera “récit” pour dire “explication”
ou “argumentation”, on préférera “récit” à “théorie” ou “hypothèse”,
on parlera de récit plutôt que d’idéologie, on substituera “récit” à
“fiction”, “art”, “message”) et que c’est avec lui que le “scientisme
narratologique” va être ébranlé, pour ne pas dire réfuté. Au fond, cette
“science du récit” n’est peut-être qu’un des multiples exemples de son
objet. “If you can’t beat them, join them”. Forcée de revenir de ses
prétentions et de ses illusions sous peine de condamnation pour
naïveté et d’exclusion pour scientisme, remise à sa place par la
critique du structuralisme qui va vite être baptisée (du moins aux
Etats-Unis) post-structuralisme et par une dévotion toujours vivace à
l’histoire et au contextuel, craignant d’être dépassée, débordée, laissée
pour compte par des disciplines (ou des sous-disciplines) de plus en
plus sensibles aux inflexions et influences de la race, de la classe, du
genre, la narratologie essaie de les assimiler, de s’y assimiler sans
abandonner la plupart de ses questions ou de ses acquis et devient
post-classique.

Mais ces explications sont peut-être trop grossières, cette histoire est
peut-être trop dramatique. Peut-être que, comme je l’ai suggéré plus
haut, la transformation d’une narratologie classique en une
narratologie post-classique n’est pas si radicale. Peut-être qu’il s’agit
d’une évolution, non d’une révolution, et d’une évolution on ne peut
plus normale, on ne peut moins inattendue. Peut-être que la
narratologie classique est toujours déjà post-classique, de même que le
moderne est toujours déjà post-moderne et que le structuralisme est
toujours déjà post-structuraliste. Faut-il rappeler que l’histoire de la
narratologie (comme sa préhistoire) a été marquée depuis le début non
seulement par la diversité des inspirations (linguistiques,
anthropologiques, rhétoriques, philosophiques) mais aussi par les
controverses, les transformations et les remises en question, Lévi-
Strauss rabrouant Propp, Greimas et Bremond le remaniant
profondément, van Dijk reconfigurant Todorov et beaucoup de
praticiens divergeant quant à la nature même de la discipline. Par
ailleurs, que de champs d’études connaissent une interaction souvent
imprévisible et souvent forte avec de nouvelles technologies ou de
nouveaux domaines et contextes qu’ils ont touchés ou pénétrés. Dans
le cas de la narratologie, il y aurait par exemple le passage d’une
linguistique structurale à des linguistiques nettement différentes—
transformationnelle-générative ou informatique—et, avec cette
dernière, un intérêt pour les scripts et les scénarios, c’est-à-dire un
intérêt pour l’encyclopédie et le contexte. Il y aurait aussi, avec la
conquête de l’Amérique (et beaucoup davantage), outre les apports
des explorations jamesiennes de la technique narrative, ceux de la
philosophie analytique de l’action ou encore ceux de la théorie des
actes de parole, c’est-à-dire un intérêt accru pour la pragmatique.

De plus, peut-être que les modifications apportées par le post-


classicisme narratologique ne sont finalement pas aussi importantes
qu’on pourrait le croire. Après tout, William Hendricks soulignait il y
a déjà plus de trente ans la difficulté de passer algorithmiquement
d’une structure narrative profonde à sa manifestation sémiotique et
l’importance de savoir le faire4; Bremond et Todorov avaient parlé de
virtuel, d’hypothétique et d’optatif avant les travaux décisifs de Marie-
Laure Ryan ou d’Uri Margolin; dès la fin des années soixante, les
analyses sociolinguistiques de récits oraux “naturels” proposées par
William Labov et Joshua Waletzky et le modèle les sous-tendant
influencent un certain nombre de narratologues; et c’est avant la fin
des années soixante-dix que la dimension pragmatique des degrés de
narrativité est explicitement discutée. On me permettra de mentionner
aussi que la deuxième édition de mon Dictionary of Narratology,
parue en 2003 quelque quinze ans après la première, peut se vanter
d’une bibliographie beaucoup plus longue mais ne contient que dix ou
douze nouveaux termes et ne révise qu’une cinquantaine de
définitions sur plusieurs centaines. Il est vrai que l’une d’entre elles
est la définition de la narratologie. Si, par exemple, dans la première
édition, j’insistai avant tout sur l’inspiration structuraliste de la
discipline, dans la deuxième, j’ajoutai les lignes suivantes: “ce qui
était une discipline relativement unifiée, s’intéressant surtout au récit
en tant que récit (type textuel plutôt que contexte, grammaire plutôt
que rhétorique, forme plutôt que force), s’est diversifié et manifeste
des intérêts plus variés (contextuellement engagés,
herméneutiquement orientés, méthodologiquement pluriels). La
narratologie structuraliste ou ‘classique’ a évolué en des ‘narratologies
post-classiques’5.” Peut-être donc que les modifications apportées par
le post-classicisme narratologique sont finalement moins
considérables qu’on ne pourrait penser. David Herman lui-même
semble être d’accord lorsqu’il cite Barbara Herrnstein-Smith et
Arkady Plotnitsky avec approbation: “la logique post-classique de
l’indécidabilité peut être appliquée à l’opposition même entre
classique et post-classique. Car cette opposition, elle aussi, ne peut
être établie une fois pour toutes, que ce soit théoriquement ou
historiquement; pas plus qu’une hiérarchie quelconque ne peut être
inconditionnellement établie entre ses constituants6.”

Néanmoins, il est difficile de nier l’apport de ce qu’on désigne comme


post-classique à notre connaissance du récit. Plus fondamentalement,
il est impossible de nier la prolifération des approches narratologiques
et des accents qui les colorent de même qu’il est difficile de nier le fait
que “narratologie” maintenant est souvent synonyme d’“études
narratives”. Comme le souligne David Herman, alors qu’en 1980
David Lodge—critique de tendance formalo-structuraliste qui est
aussi l’auteur de Changement de décor et d’Un tout petit monde—
distinguait nettement trois domaines dans le champ des études
narratives—celui d’une quête et d’une formulation de la langue
narrative; celui de la poétique du récit et de la fiction, de la description
des techniques de représentation narratives; et celui de l’analyse
rhétorique, l’analyse du niveau de la manifestation textuelle—de nos
jours, je l’ai déjà remarqué, ces trois domaines et d’autres encore se
sont amalgamés. Alors que l’on distinguait la narratologie de la
critique narratologique (une critique se servant des instruments
développés par la narratologie) comme d’autres approches critico-
interprétatives ou évaluatives des récits, on tend de plus en plus à ne
pas le faire.

On peut le regretter (tout en étant conscient que l’examen d’un texte


dans un contexte particulier peut illuminer les mécanismes du récit,
éprouver la validité et la rigueur des différentes catégories ou
distinctions narratologiques et identifier des éléments que l’on a trop
négligés ou dont on a trop sous-estimé ou surestimé l’importance
narrative) de même que l’on peut regretter la très grande hétérogénéité
des méthodes employées pour étudier les textes narratifs. En effet, il
est parfois difficile de synthétiser des résultats venus d’horizons très
différents. De plus, la distinction des tâches à accomplir et des
questions qu’elles impliquent permet de mieux circonscrire un objet
d’études et de progresser de façon plus systématique et plus réfléchie
en vue de son éclaircissement. Etant donné un texte comme “Jean
devint champion d’Europe et champion du monde”, on peut se
demander combien d’événements il représente (interrogation
classique) et on peut se demander aussi pourquoi il parle de Jean et
non de Jeanne (interrogation post-classique). La narratologie classique
essayait d’écarter certaines questions. La narratologie post-classique
cède peut-être trop facilement à la tentation de les poser toutes.

Cependant, même si elle finit quelquefois par oublier ou par noyer son
objet, il est non seulement certain que la narratologie d’inspiration
plus récente a contribué de façon décisive à la bonne santé des études
narratives (à ce que Monika Fludernik appelle “The Rise and Rise of
Narratology”); il est également certain qu’en soulevant toutes sortes
de questions, en orientant ses explorations de façon inusitée
(féministe, cognitive, post-coloniale ou autre), en fournissant une
multiplicité d’optiques différentes pour considérer les récits, elle
découvre et/ou invente des procédés, des techniques, des formes, des
éléments narratifs inexploités, insoupçonnés. Je pense par exemple
aux observations de Robyn Warhol sur les narrateurs engageants ou
rébarbatifs, aux remarques de Susan Lanser sur les catégories de la
personne et de la voix, à celles de David Herman sur les narrations
polychroniques (qui impliquent et emploient un système plurivalent
d’ordonnance temporelle, y compris des valences ou des concepts
comme “situé de façon indéterminée par rapport au point de repère
temporel X”) ou encore aux travaux sur la métalepse réunis par John
Pier et Jean-Marie Schaeffer7.

Généralement parlant, au moyen de nouveaux instruments, de corpus


élargis et d’inflexions originales, la narratologie post-classique nous
encourage à identifier ou à (ré)examiner différents aspects du récit et à
les (re)définir et les (re)configurer. D’autre part, la narratologie post-
classique définit, indique ou suggère également une série de travaux à
poursuivre ou à entreprendre. Certains d’entre eux me semblent
particulièrement intéressants et, pour terminer, j’aimerais les discuter
très rapidement. Tout d’abord, il faudrait incorporer une “voix du
lecteur (ou du récepteur)” dans les descriptions du fonctionnement des
récits. Peut-être pourrait-on faire ressortir, par exemple, que les
ambiguïtés narratologico-textuelles sont résolubles par décision du
récepteur—tel passage utilise, ad libitum, le singulatif ou l’itératif, tel
autre passage adopte le discours narrativisé ou le discours indirect
libre, tel autre encore implique la coordination ou la subordination—et
que leur résolution influe sur la manière dont le récit “fait sens” (ainsi
que, bien évidemment, sur le sens du récit).
Certes, ménager une place pour la voix d’un récepteur ne mettra pas
fin aux multiples questions concernant le rôle et l’importance de
nombreux traits narratifs. Pourquoi les récepteurs estiment-ils ces
derniers différemment? A quel point sont-ils sensibles aux
changements de distance ou de point se vue? Comment construisent-
ils divers types d’auteur impliqué? Sur quelle base choisissent-ils telle
interprétation au lieu de telle autre ou établissent-ils différents degrés
de narrativité? Voilà toute une série de problèmes concrets qui exigent
des réponses expérimentalement fondées. Cependant, classiques ou
post-classiques, les narratologues ont effectué peu d’études
observationnelles ou expérimentales soutenues de ces problèmes et je
crois que nous avons trop souvent eu tendance à prendre des thèses
localement persuasives et suggestives sur la réception et la
compréhension pour des vérités universelles. Sans doute ce genre
d’études comporte-t-il lui-même un certain nombre de difficultés. Il
n’est pas facile de trouver ou d’inventer des spécimens de laboratoire
qui ne souffrent ni de maladresse ni de bizarrerie, pas plus qu’il n’est
facile d’établir des protocoles pour une détermination valable de
traitements textuels et de réactions interprétatives. Néanmoins, suivant
l’exemple de Marisa Bortolussi et Peter Dixon (que signalent Herman
aussi bien que Fludernik), de Willie van Peer et Henk Pander Maat,
Els Andringa ou Richard Gerrig8. nous devons essayer de fonder
expérimentalement la narratologie si nous voulons rendre compte de
ce qui est.

Il convient de souligner une énième fois que la théorie doit


s’imprégner de réel, la description doit s’accorder au phénomène, le
modèle doit correspondre au modelé. Nous devrions donc élaborer un
modèle du récit qui soit expérimentalement justifié, qui soit réaliste. Il
faudrait aussi que ce modèle soit explicite et complet (qu’il vaille pour
tous les récits et seulement les récits) et qu’il caractérise la
compétence narrative (la capacité de produire des récits et
d’interpréter des textes comme récits). Sans doute l’enthousiasme
modélisateur a-t-il diminué depuis les beaux jours de Todorov,
Greimas, van Dijk, Pavel, etc. (ou, du côté des psychologues, Nancy
Stein, Jean Mandler, David Rumelhart). Mais, bien que la narratologie
ait changé, elle n’a pas pour autant, comme le souligne d’ailleurs
David Herman, “renoncé à son ambition originelle de développer les
meilleurs modèles descriptifs et explicatifs possibles”9. Que l’on
préfère les positions post-classiques ou classiques, que l’on emploie
plus ou moins d’instruments, que l’on souligne ou non l’importance
du rapport sémantique-sémiotique, que l’on fasse ressortir ou pas le
rôle du contexte, qu’on infléchisse l’étude du texte en termes
d’intérêts particuliers ou que l’on refuse de le faire, que l’on pose
toutes sortes de questions ou seulement certaines d’entre elles, il me
semble que le développement de “modèles descriptifs et explicatifs”
adéquats renforcera la narratologie et facilitera l’étude de son objet.

1Voir David Herman, “Scripts, Sequences, and Stories: Elements of a


Postclassical Narratology”, PMLA 112 (1997): 1046-59 et
Narratologies: New Perspectives on Narrative Analysis (Columbus:
Ohio State University Press, 1999); Monika Fludernik, “Histories of
Narrative Theory (II): From Structuralism to the Present” in James
Phelan et Peter J. Rabinowitz, éds, A Companion to Narrative Theory
(Oxford: Blackwell Publishing, 2005), 36-59. On pourra lire
également l’article de Ansgar Nünning et Vera Nünning, “Von der
strukturalistischen Narratologie zur ‘postklassischen’ Erzähltheorie:
Ein Überblick über Ansätze und Entwicklungstendenzen” in Ansgar
Nünning et Vera Nünning, éds, Neue Ansätze in der Erzähltheorie
(Trier: Wissenschaftlicher Verlag Trier, 2002), 1-33.

2David Herman, Narratologies, 27. C’est moi qui traduis (comme


dans le reste de ma discussion).

3Gerald Prince, A Grammar of Stories (La Haye: Mouton, 1973) et


“Aspects of a Grammar of Narrative”, Poetics Today 1.3 (1980): 49-
63.

4William O. Hendricks, Essays on Semiolinguistics and Verbal Art


(La Haye: Mouton, 1973).

5Gerald Prince, A Dictionary of Narratology, 2e édition (Lincoln:


University of Nebraska Press, 2003), 66.

6Barbara Herrnstein-Smith et Arkady Plotnitsky, “Introduction:


Networks and Symmetries, Decidable and Undecidable”, South
Atlantic Quarterly 94 (1995): 386. Cité par David Herman dans
Narratologies, 28-9.

7Voir Susan Lanser, “Toward a Feminist Narratology”, Style 20


(1986): 341-63 et “Queering Narratology” in Kathy Mezei, éd.,
Ambiguous Discourse: Feminist Narratology and British Women
Writers (Chapel Hill: University of North Carolina Press, 1995), 85-
94; Robyn Warhol, Gendered Interventions: Narrative Discourse in
the Victorian Novel (New Brunswick et Londres: Rutgers University
Press, 1989); David Herman, Story Logic: Problems and Possibilities
of Narrative (Lincoln: University of Nebraska Press, 2002); John Pier
et Jean-Marie Schaeffer, Métalepses. Entorses au pacte de la
représentation (Paris: Editions de l’Ecole des Hautes Etudes en
Sciences Sociales, 2005).
8Marisa Bortolussi et Peter Dixon, Psychonarratology: Foundations
for the Empirical Study of Literary Response (Cambridge: Cambridge
University Press, 2003); Willie van Peer et Henk Pander Maat,
“Perspectivation and Sympathy: Effects of Narrative Point of View”
in Roger J. Kreuz et Mary Sue McNeally, éds, Empirical Approaches
to the Arts and Literature (New York: Ablex, 1996), 143-56; Els
Andringa, “Effects of ‘Narrative Distance’ on Readers’ Emotional
Involvement and Response”, Poetics 23 (1996): 431-52; Richard
Gerrig, Experiencing Narrative Worlds: On the Psychological
Activities of Reading (New Haven: Yale University Press, 1993).

9David Herman, Narratologies, 3.

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