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éducation

et communication
interculturelle
martine abdallah-pretceille
louis porcher

l'éducateur
Éducation
et communication interculturelle
COLLECTION DIRIGÉE PAR GASTON MIALARET
Professeur honoraire de l’Université de Caen
L'ÉDUCATEUR

Éducation
et communication
interculturelle

MARTINE ABDALLAH-PRETCEILLE
Professeur des universités

LOUIS PORCHER
DRE. Professeur des universités

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PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE


ISBN 2 13 047916 2

Dépôt légal — 1" édition : 1996, décembre


© Presses Universitaires de France, 1996
108, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris
SOMMAIRE

ER ROUE TON en ee a nn ReUn SE

PREMIERE PARTIE
Entre « reproduction » et production :
L'école face aux défis de la diversité et de la diversification

CHAPITRE PREMIER. — De la culture aux cultures ............ 13


Les composantes culturelles de l'institution éducative ........ 14
Cultures sexuelles... 2n0enpRnRR se Ru 15
Cultures génératonteleS Set L'EMRMEL NS MIREN"T 16
Cultures professionnelles ses tement 17
ÉUHUFES DÉMOS 18
CUITATESMÉTEATIBERES Re en em me rm C0 18
Les mélanges culturels : +2,62. 800 POV ROME A 19
Lesarthipels du savoir Er se, cetodonne
ee 20
Lestoniuis hÉTIES nes 202 7 0: ceam Edit: 28
Fescapitaux culturelses. 22 LS tin 28
ES ÉADitar SOCIALE AMC AE leu ei ann 7 32
Les enrichissement mUtHeIS EN C entereren 33
La culture et les compétences de classement ............... 33
La queshonde'habitus memes
sesRORONA RRATRER 38

CHAPITRE II. — Pour un autre paradigme de la culture : de la cul-


ture die CAUrA RE ER Eee rs a srl eee re 43
ON R DIUE GED à ee noi: noie à géle ma rue dd di ne 2R
Ha liberté fondatrice OU SUITE :.: 0 2. me, pe 45
TÉTTE SUD IEEE AÉE A a 2 A ee nc E 48
PORT RS ER en des dreute MD ER ce à 0 PE CN 53
Le sujet, l'éducation, l’interculturel ............... 37
VI ÉDUCATION ET COMMUNICATION INTERCULTURELLE

De la culture à la culturalité, ou, pour en finir avec « Babel » 60


Fin de l'illusion référentialiste ................... 60
Fin d'un chuis-clos ne, etats act 63
Défense et illustrat ion du « baroque culturel » ....... 66

La culture'et ses doubles PR 0 eee 70


Culturalité et herméneutique ..:............... 70
Culturalité et pragmatique ...................... 72

DEUXIÈME PARTIE

L'altérité en pratique ou les pratiques de l’altérité

CHAPITRE PREMIER — « L'histoire ne peut plus être ce qu’elle était »


L'histoire comme apprentissage du multiple ...............
Pluralité des pratiques de l’histoire ...............
Pluralité des enseignements "Mens rene.
Pluralité de l’histoire / Pluralisme des histoires ......
Histoire comparée .… : …….… sanctions amis
L'histoire comme connaissance et expérience de l’altérité ......
L’altérité en trompe-l'œil …....e+leers aecslier 3
L’altérité maîtrisée os. l’altérité dissoute ............
Faltéritéemenipulée 22529223 2. POUR EST
De l'hisioire.:à la mémoire”: 15 222822800008
SPP PE
Les usages sociaux de la mémoire :.....:........
La mémoire àtravers.le miroir EX

CHAPITRE II. — Pragmatique de la culturalité à travers la didactique


des langues et des cultures 1: ff dd acts 105
De l’usage de la culture dans la classe de langue, entre « l’arlé-
sienne » et « l'auberge espagnole » .................... 106
Pourun can cullurels EPP UE 116
Entre l’imputation culturelle et l’amputation ........ 117
LÉTTICHEMICIESENOU MIAMEE T «e « « se Mens eds 2e
Entre reproduction, production et coproduction ...... 118
De la logique de clôture à celle de l’écart ........... 120
SOMMAIRE VII

De la grammaire à une rhétorique culturelle ............... 123


L’emphase ou la survalorisation d’un trait culturel .... 128
La-redondance sulurelle 4.2 5 ne 0e nues om 128
Présence/absence d’ambiguïtés culturelles ........... 129
DR M LT tam en na ad imec de 129
130
133
133
anticipation culturelle et ses avatars . ......,...... 134
Méta-communication et méta-culture .............. 135

CHAPITRE IIL. — L'expérience de l’altérité et de la diversité cultu-


relle dans leurs rapports à la littérature ................... 137
eEumoesscel-Sinedhiensx Ce. 0er nat. cdi 141
Écritures/lectures et discours sur l’homme ................. 148
La littérature comme espace de distanciation .............. 154
De l’usage des typologies et de l’arpège ................... 157
La littérature comme dernier bastion de la communication 160
La littérature, lieu emblématique de l’interculturel .......... 162

CHAPITRE IV. — Les médias entre le patrimonial et l’internationa-


HSGHOR SAMEDI NE ATEN ENORME à TA 165
LR IPIPDISTON DIUTICHLPUTELIE à.» ele sum ve: ci = Se ce ou ae 166
L’ubiquité de la télévision et le « village planétaire» . 166
La puissance pluriculturelle de la télévision ......... 168
Lairélénision etes mentalités das er cts dance 173
Une culture nouvelle. es Eee 175
Une-nopulahon nouvelle”... ....:,... 4". 178
Léduitanonianélias, d'rnoutreeretion. d'éfnontter d 179
Une compétence iconologiquen) es ce ee 180
Lesicompétences technologiquese. 2. hsxér
pue fsuins 134

Conchisionthue. diam. lames nid. nos ol 187

Cnentation DID OSFADRIQUE, . 4 se umm ses se nas» à ee os 189


éèt D etes mherésrag és ARR

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=.
Introduction

Aussitôt que l’on évoque les problèmes de culture et de


pluralité culturelle, les passions l’emportent rapidement et
obscurcissent le débat. Or, on ne pourra indéfiniment faire
Péconomie d’une réflexion sur le statut et le traitement de la
pluralité culturelle dans notre société. Il est regrettable que
dans un domaine aussi délicat et brûlant, les solutions d’ur-
gence prennent le pas sur l’analyse comme autant de cata-
plasmes sur une jambe bois comme le dit l’adage.
Le surgissement de la culture dans sa forme ataxique et
plurielle (dont les mécanismes ont été maintes fois évoqués
et analysés jusqu’à la banalisation : médias, immigrations,
échanges, internationalisation et régionalisation...) replace
l’individu au cœur des enjeux de société et, pour ce qui nous
concerne, au cœur des apprentissages. La dimension cultu-
relle des apprentissages fait désormais l’objet d’un large
consensus auquel personne n’oserait s’opposer sans risque
de passer soit pour un ignorant et/ou un incompétent, soit
pour un « dinosaure » de la pédagogie.
La modernité se marque par une pluralité dans les
formes de socialisation, d’enculturation, d’éducation comme
dans la sociabilité, la structuration identitaire, le langage et
la communication. Face à ce constat, la question demeure de
savoir quel individu, l’école peut-elle, veut-elle, doit-elle for-
mer. En effet, dire que la société française est marquée du
sceau de la diversité culturelle, c’est faire un simple constat
qui ne permet pas de régler les problèmes sociaux et éduca-
? ÉDUCATION ET COMMUNICATION INTERCULTURELLE

tifs. Par ailleurs, la pluralité n’est pas un fait ni sociologi-


quement, ni politiquement nouveau. Ce qui, par contre, est
nouveau, ce sont les conditions d’actualisation de cette
pluralité.
Alors que les mutations technologiques sont souvent,
pour ne pas dire systématiquement perçues de manière posi-
tive et font l’objet d’un empressement voire d’une précipita-
tion pour leur intégration par l’école (au risque parfois d’un
manque de discernement par rapport à des effets de mode),
les mutations sociales et culturelles sont accompagnées de
défiance, de regrets et de discours pessimistes, dramatiques
et négatifs. Elles s'imposent donc par les faits, directement
sur le terrain. Cette irruption ataxique engendre des dys-
fonctionnements auxquels les enseignants doivent faire face.
Le silence lourd sur la question de la pluralité culturelle ne
peut que provoquer des désordres et nuire à l’identité même
de l’école en tant que vecteur de socialisation et d’éducation.
Il devient urgent de situer, de re-situer des analyses déjà
effectuées mais souvent mal entendues.
L'institution éducative est traversée aujourd’hui de ten-
sions structurantes qu’il lui appartient d’articuler, de polari-
tés doubles qu’il faut équilibrer pour continuer à exercer les
fonctions que la société lui délègue. Tout système vit des
tensions qui l’habitent et l’école n’échappe pas à cette règle.
Celles-ci sont désormais suffisamment fortes pour définir la
situation contemporaine de l’institution. Nous en recense-
rons cinq autour desquelles se joue le destin scolaire de
notre société et doivent s’opérer ses choix.

Entre le passé et l'avenir

L'école, et c’est son premier rôle majeur, est d’abord un


conservatoire, c’est-à-dire un lieu chargé de léguer aux
élèves l’histoire dont ils sont le produit et qu’il leur revient
de prolonger. Cette transmission du passé assure la fonction
INTRODUCTION 3

de socialisation du système éducatif, son devoir de faire pas-


ser d’une génération à l’autre les spécificités françaises
(comme cela est vrai des institutions éducatives de n’im-
porte quel pays), ce qui constitue L'identité de la France!, ce
par quoi, les Français sont les Français, avec leur définition
singulière.
C’est une fabrique de citoyens français que l’école ne
conduit pas seule (les familles y tiennent aussi une place
importante) mais dont elle forme la colonne vertébrale. Il y a
donc une orientation scolaire nécessaire prenant en charge le
passé et il serait absurde (et dangereux) qu’un goût débridé
pour la modernité détourne l’école de cette mission première.
Les critiques souvent adressées à l’école sur un passéisme pré-
sumé sont à cet égard toujours à double tranchant : elle doit
assumer la transmission d’un héritage singulier.
Mais, en même temps, comme le dit bien Marc Bloch,
lun des plus grands historiens, fondateur avec Lucien
Febvre, de l’École des Annales, on ne peut pas comprendre
le passé si l’on ne s’intéresse pas au présent (même si l’in-
verse, plus habituel, est vrai aussi). L’école est donc orien-
tée vers l’avenir, auquel elle est chargée de préparer les
élèves. Elle travaille toujours pour le futur et doit, par
conséquent, se renouveler sans cesse, se transformer, s’effor-
cer d’anticiper. Il lui incombe de doter les élèves des équi-
pements intellectuels nécessaires pour qu’ils puissent
s’adapter leur vie durant aux changements incessants qui
caractérisent désormais l’évolution des compétences. Cet
outillage conceptuel, cette armature, il leur faut évidemment
être tournés résolument vers l’avenir. L’articulation et
l'équilibre entre hier et demain fondent donc l’une des spé-
cificités de l’institution éducative, et cette tension forme la
vie même de l’école, exactement son présent.

1. E Braudel, L'identité de la France, Paris, Flammarion, 1970.


2. E Braudel, L'étrange défaite, Paris, Gallimard, Folio, 1990.
4 ÉDUCATION ET COMMUNICATION INTERCULTURELLE

Entre le proche et le lointain

L’internationalisation de la vie, dans chacun de ses


secteurs, professionnels ou personnels, est dorénavant une
donnée qui n’appartient plus à la volonté de personne. Le
mouvement m’ira, à l'évidence, qu’en s’accentuant et les
interdépendances sont appelées à se multiplier encore. II est
indispensable d’inscrire les élèves dans cette nouvelle
donne, de développer chez eux la conscience qu’ils appar-
tiennent à un ensemble planétaire et, en même temps, leur
donner les moyens intellectuels de maîtriser cette situation.
Pour la première fois, historiquement, ils vivent vraiment
dans le monde. Une telle appartenance internationale exige
évidemment ses propres repères, ceux de la modernité et de
l'ouverture aux autres civilisations, une pédagogie de
l'échange et de la circulation, du partage et du dialogue, une
forme inédite de la solidarité (des solidarités) et de la tolé-
rance. Les élèves se trouvent livrés à cet environnement et 1l
revient à l’école de les éclairer sur la situation qui est la leur,
même s'ils ne le savent pas, même s’ils ne le veulent pas.
Leur destin est taillé dans ce tissu-là, il serait absurde de ne
pas le voir et de ne pas en mesurer les enjeux.
En même temps, cependant, pour construire ces réfé-
rences nécessaires, les valeurs et les biens patrimoniaux,
identitaires, les enracinements, la connaissance des proximi-
tés, sont indispensables. J’appartiens simultanément à mon
coin (mon pays, ma région, mon lieu) et au monde. Les
enseignements proches, contextualisés, ont changé de fonc-
tion tout en conservant leur rôle fondamental. Les élèves
doivent être au clair avec leurs appartenances, leurs réfé-
rences et leurs héritages spécifiques. Ils se trouvent précisé-
ment à l’articulation dialectique entre le voisinage et la pla-
nète. Ils ne parviendront pas à dominer l’un sans l’autre et
c’est l’école seule, là encore (aidée cette fois par les voyages
et les médias) qui est en charge de cet équilibre, entre le
INTRODUCTION 5

nomade et le sédentaire, le voyageur et le résident, la mobi-


lité et l’ancrage ; tous ceux qui prennent la mer ont besoin
d’un port, seules les attaches permettent de partir.

Entre la communication et l’expression

L’internationalisation n’est possible, et n’est devenue


inéluctable que par l’existence des moyens de communica-
tion. Mais ceux-ci associent un autre enjeu au premier:
nous vivons dorénavant dans des sociétés à l’intérieur des-
quelles la communication, comme circulation, échanges
d’information, partage, est un ingrédient constitutif. C’est
lPinformation qui, en tant que « matière immatérielle », sym-
bolise le plus fortement cette situation totalement inédite.
Communiquer c’est entrer en relation avec l'Autre,
l’ailleurs, le différent, c’est instaurer un mouvement à
double polarité, un dialogue au sens technique du terme.
Les hommes d’aujourd’hui, sont de manière beaucoup plus
compacte et multiple qu’autrefois, en contact permanent
avec autrui, et même avec un autrui qu'ils ne connaissent
pas et qui, éventuellement, se trouve à l’autre bout de la
terre. La communication c’est, fondamentalement, l’extério-
rité, ce qui ne relève pas directement de l’identité vécue.
Or, là aussi, pour qu’une telle démarche soit possible et
que les élèves y soient opératoirement préparés, il est indis-
pensable de construire un espace de libre affirmation de soi,
d'expression authentique, de manifestation de l’existence
propre et singulière. La communication a tendance à mini-
miser l’identité vécue, l’expression, elle, lui, réserve toute la
place. Le développement des médias, par exemple, comme
emblèmes de la communication, est inéluctablement appelé
à dégager une place pour l’expression personnelle et cultu-
relle, comme le montrent bien les évolutions récentes de
l'informatique domestique.
C’est pourquoi il serait erroné d’installer un enseigne-
6 ÉDUCATION ET COMMUNICATION INTERCULTURELLE

ment totalement orienté vers les technologies (bien que


celui-ci reste, à l’évidence, indispensable) et vers ce qui per-
met de les maîtriser. Les apprentissages de l’autonomie per-
sonnelle, de l'expérience propre, de la maîtrise de sa propre
identité incomparable s'imposent pour aider les élèves à
s’équiper des moyens d’être eux-mêmes et de s’ouvrir des
espaces inaliénables de liberté, de subjectivité.

Entre la diversité et l'égalité

L'augmentation remarquable, depuis cinquante ans, de


la population scolaire, s’est très normalement accompagnée
d’une extrême diversification. Les publics de l'institution
éducative, aujourd’hui, se caractérisent d’abord par leur
variété, la co-présence d’appartenances (sociales et histo-
riques) multiples, la coexistence d’identités à la fois com-
munes et différentes. La bigarrure, le bariolage, sont deve-
nus des composantes ordinaires du métier pédagogique. La
diversité est entrée dans la citadelle et n’en sortira plus.
C’est probablement le bouleversement le plus profond qui
ait atteint l’institution éducative au cours de son histoire, ce
qui a le plus pesé sur la transformation du métier d’ensei-
gnant (et aussi du métier d’élève). L'école doit l’assumer
pleinement, d’abord parce qu’elle n’y peut rien, malgré
quelques passéistes, ensuite parce qu’il lui revient de gérer
cette diversification exceptionnellement regroupée dans
un même lieu. Il lui faut inventer des modes nouveaux
de travail où chacun puisse trouver ce qu’il lui convient
dans sa situation singulière. La centration sur l’apprenant,
qui est toujours une personne unique, est aujourd’hui
l'unique voie.
Mais cette gestion de cette diversité ne doit pas faire
perdre de vue la fonction sociale majeure de l'institution
éducative, celle de construire l’égalité des chances, c’est-à-
dire celle d’exercer légalisation des chances. Enjeu d’une
INTRODUCTION F

extrême difficulté technique mais aussi d’une importance


exactement cruciale. Il faut donc, qu’à partir de la diversité,
l’école bâtisse les conditions optimales de l’accès pour tous à
un traitement visant l'égalité. L’équité, l’équivalence, ne
sont pas des données scolaires, elles sont des conquêtes, sans
cesse à remettre sur le chantier. La tension entre la diver-
sité, qui, elle, est une donnée, et l’égalité qui est une exi-
gence, est sans doute la plus puissante de toutes les polarités
qui orientent le système d’enseignement. Son enjeu, croisé
avec celui des trois tensions précédentes et avec celui de la
suivante, représente certainement le destin même de l’insti-
tution scolaire.

Entre identité et altérité

La diversification qui est entrée dans l’école et en forme


désormais le matériau, a engendré des relations neuves entre
les cultures, les appartenances, les personnes, les identités.
Chacun apporte avec lui ses propres capitaux culturels et ses
habitus singuliers, ses héritages et ce qui le définit comme
individu unique, y compris le fait qu’il soit né sous d’autres
cieux ou d’autres latitudes et qu’il porte avec lui une culture
(des cultures ?) ethnologiquement différente. L’altérité a
accru sa place dans le monde scolaire : le public n’est plus
une masse indifférenciée (comme il avait tendance à l’être
autrefois à l’école primaire) ni une infime cohorte prélevée
sélectivement sur la population globale (comme cela fut
pendant longtemps le cas dans l’enseignement secondaire).
La relation à autrui, c’est désormais l’ordinaire des jours
dans l’enceinte scolaire. Cela suppose que chacun des parte-
naires soit assuré de sa propre identité (l’identité est enten-
due ici comme une identité construite selon une logique

3. G. Langouet, Téchnologie de l'éducation et démocratisation de l’enseigne-


ment, Paris, PUF, 1982.
8 ÉDUCATION ET COMMUNICATION INTERCULTURELLE

d'ouverture et non de fermeture), qu’il en ait conscience


d’abord, et qu’il l’assume ensuite. L’enseignement est un
échange intersubjectif multiple (entre enseignants et élèves,
entre les élèves, entre divers protagonistes de l’institution),
assez bien symbolisé par le « projet d’établissement » qui
vise à introduire une cohérence dans la diversité.
La cohésion éducative, indispensable, passe à la fois par
une orientation vers autrui et une pleine conscience de soi.
La maîtrise de sa propre identité intègre l’Autre comme élé-
ment constitutif, et, symétriquement, la relation positive à
l’altérité repose sur l’assomption, par chacun, de son unicité,
c’est-à-dire de sa subjectivité. Le sentiment des apparte-
nances et des références forme le ciment des publics sco-
laires d’aujourd’hui qui sont amenés à vivre dans un même
lieu, à conduire des projets communs, sans pour autant
renoncer, chacun à son identité personnelle. Le partenariat
est désormais l’état ordinaire du travail pédagogique, et tous
doivent y jouer leur rôle, le mien ne se confondant nulle-
ment avec celui du voisin mais entrant en orchestration
avec celui-ci.
Au total, on voit bien que la pédagogie interculturelle
fournit le seul chemin qui permette d’articuler ces cinq ten-
sions-mères. Il n’y a pas, à vrai dire, d’autres choix, quelles
que soient les options didactiques dont on se réclame. Un
enseignement de l’échange, du partage, qui croise entre elles
les diversités et enrichit chacun de celle de l’autre. Une
transaction permanente où les bénéfices sont réciproques et
où les apprentissages s’effectuent, sous la responsabilité de
chaque apprenant et la guidance des enseignants, dans la
complémentarité.
L’interculturel repose sur un principe fort et simple,
déjà dit : l’Autre est à la fois identique à moi et différent de
moi. S’il manque l’un des deux termes, on se trouve inévita-
blement projeté vers un enseignement de l’exclusion ou de
la relégation. La pédagogie interculturelle instaure une
dynamique, insuffle une vie cohérente à un ensemble par
INTRODUCTION 9

nature disparate. Elle se situe du côté du mouvement contre


l’immobilisme et les positions défensives vindicatives, elle
fait de l’école à la fois un lieu d’apprentissage et un lieu
de vie.
C’est elle qui incarne, en outre, l’optimisme éducatif, la
confiance en l’institution, le développement de celle-ci par
ses protagonistes même, tous ses protagonistes. Elle est dif-
ficile, certes, sans cesse remise en question, mais elle est
aussi l’étoile vers laquelle tout le monde va, chacun à son
propre pas et avec ses propres bagages. Il n’est pas utopique
de postuler que les hommes peuvent travailler ensemble, à
la fois en s’oubliant et sans s’oublier. Dans cette perspective,
la pédagogie interculturelle trace une voie, et c’est elle seule
qui peut « parer les ruines de lierre de vigne vierge et de
rosiers » (Apollinaire).
La problématique de l’altérité revient donc sur le devant
de la scène sociale et éducative à travers la question de
l'étranger, des étrangers, mais aussi à travers une actualité
présentée et perçue comme dramatique. Rappelons cepen-
dant, que l’altérité est consubstantielle à l’éducation. Tout
apprentissage est un voyage et un métissage, comme le sou-
ligne M. Serres dans Le Tiers-Instruit’.
Toutefois, les conditions sociologiques et anthropolo-
giques ainsi que l’éclosion des philosophies de la différence
conduisent à repenser l’altérité. Ce sont ces mutations que
nous chercherons à comprendre, dans une première partie,
avant de rechercher des solutions sociales et éducatives. La
notion de culturalité, par sa valeur dynamique et générative
semble en mesure de rendre compte de manière opération-
nelle les mutations en cours. Elle sera donc centrale ; alliée,
sous certaines conditions, à celle de communication, elle
nous permettra d’introduire en force le principe d’altérité et
par-delà le retour du sens, qu’il ne faudrait pas confondre
avec le dogmatisme.

4, M. Serres, Le Tiers-Instruit, Paris, François Bourin, 1991.


10 ÉDUCATION ET COMMUNICATION INTERCULTURELLE

Dans une seconde partie, on précisera les termes dans


lesquels se pose l’altérité quand elle est conjuguée avec la
diversité culturelle. On tentera de cerner les implications de
la diversité culturelle sur certains enseignements comme
l’histoire, les langues étrangères et la littérature ainsi que les
médias.
Une réflexion sur les relations entre l’éducation et les
cultures, c’est-à-dire en fait sur le thème de l’altérité à tra-
vers la question de la diversité culturelle, ne peut s’énoncer
sans assumer dans le même temps un engagement discursif
dont la tonalité sera humaniste : on ne peut, en effet, parler
de l’altérité et donc de l’Autre, du bout des lèvres, du « bout
des doigts » en restant au niveau d’un discours d’adjectiva-
tion (selon la formule de Michel Foucault) discours qui
reste de l’ordre du discours SUR l’autre et non pas d’une ren-
contre de l’Autre, de la communication AVEC. En redécou-
vrant, paradoxalement, la problématique de l’altérité, l’école
redécouvre la question de l’éthique et donc d’une éthique ;
un postulat énoncé sous forme de cri, compte tenu de la
pesanteur, de la lourdeur voire de la gravité du contexte
social actuel.
PREMIÈRE PARTIE

Entre « reproduction » et production :


l’école
face aux défis de la diversité
et de la diversification
5 étaismate on Dr
CHAPITRE PREMIER

De la culture aux cultures

L'école que l’on accuse souvent, à tort, d’immobilisme,


s’est au contraire, profondément modifiée depuis un demi-
siècle. La démographie scolaire, d’abord, a changé avec l’ac-
cès croissant aux études longues : une certaine démocratisa-
tion, au moins quantitative s’est opérée. La première
révolution scolaire radicale, c’est le bouleversement de son
public. Ensuite, les évolutions du monde (extra-scolaire),
notamment pour ce qui touche aux voyages et aux médias
électroniques, ont été d’une telle ampleur qu’elles ont
atteint toutes les institutions.
C’est pourquoi, désormais l’hétérogénéité culturelle de
l'institution scolaire s’est puissamment accentuée, au point
d'en constituer aujourd’hui une dimension ordinaire.
L'école est plurielle dans sa composition même, grâce à la
diversification de ses publics et, en même temps, à la diver-
sification culturelle qui affecte dorénavant tout individu,
quel qu’il soit, et fait partie de sa définition, de son identité.
Il est nécessaire, pour comprendre la transformation his-
toriquement la plus profonde de l'institution éducative, de
décrire les conditions d’apparition et de manifestation de
cette diversité, afin de se donner les moyens de passer à
l'instauration d’une pédagogie interculturelle, c’est-à-dire
qui s’appuie sur la pluralité culturelle constitutive en la
14 L'ÉCOLE ENTRE DIVERSITÉ ET DIVERSIFICATION

dépassant pour installer une circulation et un échange au


sein même de cette diversité. Linterculturel incarne un
dynamisme, une mise en mouvement de la diversification
culturelle à l’école. Il instaure des communications entre les
personnes, des enrichissements réciproques, des partages,
où aucun ne perd son identité, mais où chacun est inscrit
dans une circulation vers l’altérité et de celle-ci vers lui.
L'interculturel est, même si on ne le sait pas, le cœur de
l’école contemporaine, sa spécificité, sa condition structu-
relle et quotidienne ordinaire, son mode devie. Les publics
ont augmenté, leur diversité s’est accrue : les composantes
de la communauté éducative sont désormais celles-ci.

LES COMPOSANTES CULTURELLES


DE L'INSTITUTION EDUCATIVE

On assimile souvent le pluriculturalisme (entendu ici au


sens de diversité culturelle) à la présence d’étrangers parmi
les nationaux. Celle-ci n’est pas contestable, certes, et consti-
tue une donnée forte de la situation. Il n’en reste pas moins
que l’hétérogénéité culturelle traverse les nationaux eux-
mêmes, dans la mesure où ceux-ci, à l’intérieur de chacun
d’entre eux, se définissent par leur multi-dimensionnalité
culturelle. Chaque culture, en effet, y compris les cultures
individuelles, est faite de subcultures variées: le préfixe
« sub », ici, n’est pas pris dans une connotation péjorative
quelconque; il exprime simplement le fait qu’une culture
est toujours composée de cultures plus petites, de moindre
volume, même si, bien entendu, elles sont toutes égales
en dignité!. En France, donc, comme ailleurs, la culture

1. L. Porcher, L’interculturalisme et la formation des enseignants en Europe,


Strasbourg, Conseil de l’Europe, 1980.
DE LA CULTURE AUX CULTURES 15

nationale assemble des cultures à la fois spécifiques et


diverses, qu’il est donc nécessaire d’identifier comme
composantes.

Cultures sexuelles

Les filles ne sont pas élevées comme les garçons, dans


aucune société du monde. La manière de les traiter, les habi-
tudes qu’on leur donne, la représentation que l’on se fait de
leur avenir adéquat, tout montre que les filles relèvent d’une
culture propre, comme par définition, les garçons’. Elles
doivent toujours refaire leurs preuves, prouver leur valeur
scolaire.
Ensuite joue la représentation dominante de leur
avenir : si une élève est faible en mathématiques (discipline
sociologiquement discriminante dans le système français),
c’est un regret familial mais ce n’est pas un drame. Qu'un
garçon, au contraire, échoue dans cette matière, et voilà l’ap-
parition d’une quasi-tragédie, comme son avenir était défi-
nitivement obéré par cette situation. La représentation
dominante est que les filles ne sont pas « faites » pour deve-
nir scientifiques, alors que les garçons si. Leur avenir
conforme, à elles, se trouve plutôt du côté des langues
vivantes ou de la littérature. Différence d’image donc, même
si, dans ce domaine, et si la situation globale continue de
s'améliorer’. Il y a donc une culture sexuelle, des pratiques
culturelles caractéristiques de chaque sexe, des « habitus »
différents, des inculcations distinctes.

2. M. Duru-Bellat, L'école des filles: quelle formation pour quels rôle


sociaux ?, Paris, L'Harmattan, 1990.
3. Ph. Baudelot, R. Establet, Allez les filles, Paris, Seuil, 1991.
16 L'ÉCOLE ENTRE DIVERSITÉ ET DIVERSIFICATION

Cultures générationnelles

La transformation récente de l’enfance résulte d’un


changement profond des modes de vie, eux-mêmes liés à
Purbanisation (phénomène mondial et national d’une
extrême puissance) et aux évolutions technologiques (les
médias et les moyens de déplacements en particulier). Il y a
toujours eu des pratiques culturelles générationnelles, mais
elles étaient beaucoup moins marquées que maintenant, et,
surtout, beaucoup moins nombreuses‘. |
Désormais il y a de multiples générations, notamment
dans les tranches d’âges les plus jeunes. Ce changement se
repère aussi à l’autre bout de la chaîne par l’apparition, radi-
calement nouvelle elle aussi, de pratiques culturelles caracté-
ristiques de vieux. Pour les jeunes, on assiste à une sorte de
pellicularisation des générations, celles-ci devenant de plus
en plus courtes : entre un enfant de huit ans, et un enfant de
dix ans, aujourd’hui, il existe des différences profondes dans
les goûts, les pratiques, les préférences, les manières de se
comporter et de choisir. La pression du groupe des pairs, qui
est un groupe d'âge, est de plus en plus forte.
Une tranche d’âge est devenue une communauté, avec
ses rites, ses croyances, ses valeurs et ses tabous. L’existence
de cultures générationnelles pose un problème à l’institu-
tion scolaire : en effet, les générations d’élèves ne changent
pas en âge, elles se renouvellent seulement dans leurs pra-
tiques, alors que, par définition, les enseignants vieillissent
et, par conséquent, un même enseignant, au fur et à mesure
qu’il avance en âge, s’éloigne des pratiques culturelles de ses
élèves. Il a forcément plus de difficultés à les comprendre
(et, encore plus à les partager).

4. Ph. Ariès, L'enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Paris, 1960.
5. L. Porcher, Télévision, culture, éducation, Paris, A. Colin, 1994.
DE LA CULTURE AUX CULTURES 17

Dans l’optique d’un enseignement « centré sur l’appre-


nant », la situation se complique donc dans la mesure où la
distance générationnelle s’accroît entre enseignants et
apprenants. La formation professionnelle continue des pro-
fesseurs devrait s’intéresser à ce phénomène trop souvent
occulté, ou inaperçu, et qui commande pourtant les pra-
tiques pédagogiques elles-mêmes. éloignement génération-
nel constitue désormais un problème pédagogique en soi.

Cultures professionnelles

Chaque métier, et c’est vrai depuis très longtemps,


sécrète ses propres pratiques culturelles qui sont autant de
marques distinctives, comme des rites d’appartenance, des
signes de solidarité, des manières de se différencier des
autres. Il y a une culture du monde médical, du monde juri-
dique, une culture ouvrière, une (ou des) culture rurale, etc.
Lattention s’est portée sur les séparations entre les cultures
légitimes dans les différents groupes professionnels.
« La bonne volonté culturelle »/ qui décrit l’un des traits
des couches professionnelles en mobilité sociale ascendante,
se démarque par exemple de la culture des « gens de peu »f,
bien que toutes les deux appartiennent à ce que l’on conti-
nue d’appeler, d’un terme remarquablement vague, les cul-
tures populaires. Les mentalités engendrées par de telles
pratiques différentielles, ou supposées par celles-ci, contri-
buent à déterminer les classements sociaux aussi puissants
qu’ils sont inavoués, invisibles, mais bel et bien ressentis par
les intéressés (et repérés par les autres).

6. W. Labov, Sociolinguistique, Paris, Éd. de Minuit (pour la trad. fran-


çaise) 1976. d
7. P Bourdieu, A. Darbel, L'amour de l’art, Paris, Ed. de Minuit, 1967.
8. P Sansot, Les gens de peu, Paris, PUF, 1991.
18 L'ÉCOLE ENTRE DIVERSITÉ ET DIVERSIFICATION

Cultures régionales

Il n’y a pas, là, à insister. L'existence et la vivacité des


cultures régionales, n’ont jamais été aussi fortes, malgré
l'omniprésence, apparemment uniformisante, des médias
internationalisés. Les revendications patrimoniales, identi-
taires, pour préserver l'identité historique locale, mont
jamais été aussi puissantes que maintenant. Ce n’est pas la
même chose d’être poitevin que d’être lyonnais, d’être alsa-
cien que d’être catalan. La France qui, depuis la royauté
relayée par la Révolution, a essayé de s’unifier culturelle-
ment (et, d’abord, linguistiquement), notamment par l’ac-
tion de l’école, est aujourd’hui en changement profond vers
une résurrection des spécificités régionales.

Cultures étrangères

On veut seulement caractériser ici (cette question sera


explorée et approfondie dans la seconde partie) la présence,
au sein de la nation, de cultures venues d’ailleurs, quelle que
soit leur origine et quelle que soit leur destinée. Elles ont
d’autres racines historiques que la culture nationale,
d’autres habitudes, souvent d’autres croyances. Elles corres-
pondent à des pratiques culturelles propres, qui tendent ou
non à s’assimiler à leur culture dominante. Elles consti-
tuent, à l’évidence, les cultures les plus fondamentalement
distinctes de celle-ci, et leur présence, dans l'institution
éducative comme dans la société incarne un enjeu capital.
Les travaux abondent là-dessus, et nous n’y insisterons donc
pas” tout en soulignant la valeur déterminante de ces cul-
tures, qui introduisent des mentalités autres et fournissent
un matériau fondamental pour l’instauration de pédagogies.

9. M. Abdallah-Pretceille, Vers une pédagogie interculturelle, Paris,


Publications de la Sorbonne, 1986 (2° éd., 1990).
DE LA CULTURE AUX CULTURES 19

Les mélanges culturels

Bien entendu, ces diverses cultures, ici distinguées pour


les besoins de l’exposition, non seulement coexistent, mais
peuvent être co-présentes à l’intérieur d’une même person-
nalité (cf. infra). Ce ne sont pas seulement des composantes
sociologiques, mais aussi des variables psychologiques, per-
sonnelles. Chacun d’entre nous se trouve inscrit dans plu-
sieurs de ces appartenances et parfois dans elles toutes. Pour
cette raison, elles forment le tissu social lui-même, et, par
conséquent, la trame éducative.
Michel Serres!’ a le plus clairement marqué cette multi-
plicité qui fabrique l’identité. Nous relevons, dit-il, d’une
culture « tatouée », « tigrée », « arlequinée », bref, « métis-
sée ». Il n’existe pas de culture pure, qui se serait conservée
intacte. Toute culture est un mélange, un métissage élaboré
au fil des siècles et qui a peu à peu conquis son originalité,
sa définition, ses spécificités. La pluralité est la condition
ordinaire des hommes, et prétendre à le refuser est simple-
ment une absurdité.
Une conclusion s’impose donc: l’école, comme toutes
les institutions sociales d’aujourd’hui, est plurielle, compo-
sée fondamentalement de cultures diversifiées, qui fondent
la diversité des publics éducatifs qui coexistent dans une
même classe. L'enjeu interculturel est alors précisément le
suivant : faire en sorte que cette pluralité culturelle ne soit
pas celle d’une juxtaposition sans porosité ni interpénétra-
tion, fixiste et construite sur des séparations et des enferme-
ments. Echapper à l’immobilisme qui pourrait résulter de
cette multiplicité des appartenances culturelles.
L'option interculturelle en pédagogie (et ailleurs), c’est
précisément le contraire. Il s’agit d’instaurer et d’alimenter
sans cesse les circulations entre les cultures, les échanges, les

10. M. Serres, Le Tiers-instruit, Paris E Bourin, 1991.


20 L'ÉCOLE ENTRE DIVERSITÉ ET DIVERSIFICATION

passerelles (qu’on emprunte évidemment dans les deux


sens), les connexions, les partages. S’enrichir de ses diffé-
rences parce que, fondamentalement, nous sommes iden-
tiques, telle est la philosophie de l’hypothèse interculturelle.
Mettre en commun sans renoncer à sa singularité, exploiter
à l’optimum la diversité, faire que l’hétérogénéité constitue
une valorisation réciproque.

LES ARCHIPELS DU SAVOIR

Les conditions épistémologiques du savoir changent avec


le temps, on le sait. « Tout discours scientifique est un dis-
cours de circonstances »!!. Aucune époque n'échappe à cette
règle qui, malgré les apparences, n’est pas contradictoire avec
le fait que certains savoirs, dans leurs résultats, sont consti-
tués une fois pour toutes (la loi de la chute des corps, par
exemple). Ce sont leurs modes de construction qui se modi-
fient, et la représentation que s’en donne la culture savante,
celle qui repose sur l’administration de la preuve.
Jusqu'à une époque récente (la Première Guerre mon-
diale), le savoir scientifique était considéré comme une sorte
de totalité, une plénitude potentielle. Il suffisait, pour l’at-
teindre, de combler les vides, c’est-à-dire ce que l’on igno-
rait encore, mais qui serait découvert tôt ou tard. C’étaient
les siècles pendant lesquels, selon le mot fameux de Diderot
«un vol de papillons dans les îles de la Sonde avait quelque
chose à voir avec la ruade d’un cheval dans la campagne
française ». La connaissance, à l’horizon, était un tout.
Les choses ont changé lentement, au cours du dernier
siècle. Le statut du savoir s’en est trouvé peu à peu boule-
versé. Les épistémologies contemporaines montrent qu’au-

11. G. Bachelard, op. cit.


DE LA CULTURE AUX CULTURES 21

jourd’hui, la connaissance est de nature insulaire, ou,


comme on dit plus adéquatement, archipélagique. Il y a des
îlots de savoir, des territoires émergés (mais de nature
discontinue) qui sont, par nature, lacunaires, non liés
entre eux/?.
Ce que nous maîtrisons, ce sont des morceaux de savoir,
des bribes, des connaissances disséminées et circonscrites.
Toute connaissance est désormais insulaire, avec, entre les
îles, un océan d’ignorances. La découverte d’une nouvelle
île de savoir peut bouleverser ce savoir, le réorganiser de
fond en comble, y compris en faisant disparaître certaines
des îles anciennes. Bien entendu, la construction de la
connaissance scientifique continue de résulter de « l’union
des travailleurs de la preuve » mais le statut des résultats
atteints est spécifiquement nouveau.
C’est dire, évidemment, que l’un des enjeux majeurs de
la connaissance en train de s’élaborer, c’est la construction
de passerelles, de ponts, de passages, qui relient une île à
une autre. La relation entre des savoirs divers est mainte-
nant au centre du débat scientifique, les frontières entre eux
bougent constamment, se trouvent, à la lettre, sans cesse
remises en question, sur le chantier. Il suffit, pour en avoir
une illustration concrète, de voir combien de secteurs scien-
tifiques portent désormais un nom double : bio-chimie,
socio-linguistique, géo-politique, physico-chimie, etc. Les
identités, en ces domaines, sont plurielles.
Le savoir se caractérise donc, paradoxalement en appa-
rence, par son incertitude, son doute, sa mobilité, sa trans-
formation permanente, sa précarité, sa fragilité, sa nature
provisoire!# « Il n’y a pas de vérité première, il n’y a que des .
erreurs premières »!. L'acte typiquement scientifique, dans

12. M. Serres, Le Tiers-instruit, Paris, E Bourin, 1991.


13. G. Bachelard, op. cit.
14. M. Serres, op. cit.
15. G. Bachelard, op. cit.
22 L'ÉCOLE ENTRE DIVERSITÉ ET DIVERSIFICATION

l'élaboration de la connaissance, c’est celui de la rectifica-


tion, du bouleversement des repères, de la modification des
frontières, de la flexibilité. Des archipels nouveaux se
construisent, des îles apparaissent et disparaissent, des pas-
sages inédits s’établissent.
Le rêve d’une totalité close, ronde, fermée, dont on
pourrait un jour atteindre le bout, s’est évanoui. Ce n’est pas
qu’il est devenu impossible: il est simplement inadéquat,
inadapté à ce que l’on peut espérer connaître. Il n’y a plus
une seule ligne d’horizon fixe mais un paysage mouvant,
que personne n’est plus capable d’embrasser dans son entiè-
reté. Le savoir contemporain est fait, avait dit Montaigne,
de « lopins », de miettes, de dispersion.
Il s’agit d’essayer de rassembler ces morceaux épars, de
les raccorder, et, ce faisant, on se donne une chance supplé-
mentaire de découvrir des configurations encore inconnues,
de fabriquer des liens entre des connaissances éloignées.
Une invention scientifique, dorénavant, c’est une terre qui
naît, et qui, en naissant, crée inéluctablement de nouvelles
questions, c’est-à-dire met en évidence l’océan jusqu’alors
ignoré qui l’entoure.
Or, un lien irrépressible lie toujours le savoir qui se
construit et le savoir qui s’apprend: L'apprentissage consti-
tue, à l’évidence, au moins depuis Bachelard!®, une modalité
de l’élaboration de la connaissance. Celui qui apprend suit
les chemins de ceux qui ont inventé, marche dans leurs pas,
se réapproprie les démarches mises en œuvre dans la diffi-
culté et le doute (ces deux traits pouvant aussi caractériser
opératoirement un apprentissage). Il y a comme une nou-
velle jeunesse (et genèse) du savoir dans son apprentissage.
L'institution éducative ne saurait donc rester étrangère
aux bouleversements épistémologiques profonds qui ont tra-
versé le siècle. Elle se trouve affectée de plein fouet par ces

16. G. Bachelard, La formation de l'esprit scientifique, Paris, Vrin, 1965.


DE LA CULTURE AUX CULTURES 23

transformations parce que, même si elle reste d’abord un


conservatoire, c’est-à-dire le lieu essentiel (avec la famille)
où s’opère la transmission « entre les générations adultes et
celles qui ne le sont pas encore »'?, elle est aussi l’endroit où
se lègue le savoir vivant, où chaque élève recommence le
chemin commun de la connaissance, qu’il vit à sa manière.
On a si souvent reproché au système scolaire de diffuser
des savoirs dépassés, en retard, c’est-à-dire des états anté-
rieurs de la connaissance, qu’il n’est pas question de laisser
passer cette critique sans réagir. On peut lui faire une
réponse double. D’une part, il est normal que l’école soit
régie par un certain retard par rapport aux connaissances
récemment établies, donc représentatives de l’état contem-
porain du savoir. Par définition, il faut qu’une connaissance
neuve soit assimilée, et cela se passe toujours lentement,
pour être disponible à tous et, donc susceptible d’être trans-
mise. La culture savante se diffuse toujours sur un rythme
ralenti. D’autre part, l’institution scolaire n’a pas pour fonc-
tion de répandre les savoirs de pointe, les derniers-nés. Sa
responsabilité consiste à former les intelligences et à celles-
ci l’état de la connaissance immédiatement antérieure. Il n’y
a à cela aucun inconvénient : la connaissance ne progresse
pas linéairement, il serait vain de vouloir la suivre dans tous
ses méandres, elle résulte du passé qu’elle a fait évoluer, et la
maîtrise de celui-ci est absolument nécessaire à la compré-
hension du processus scientifique en lui-même, de sa
démarche qui est l’essentiel.
Il faut, par conséquent, affirmer avec force que l’école n’a
pas à être contemporaine du savoir qui s’élabore. Ce n’est
pas sa fonction. Il est en revanche capital de dire avec la
même fermeté que l’institution d’enseignement n’a pas non
plus à transmettre des savoirs périmés. Il lui est nécessaire
d'établir un équilibre optimal entre le passé (qui relève de la
discipline historique) et le présent, qui n’est jamais, pour

17. E. Durkheim, Éducation et sociologie, Paris, PUF, 1922.


24 L'ÉCOLE ENTRE DIVERSITÉ ET DIVERSIFICATION

elle, la science en train de se faire, mais l’état de la connais-


sance établie, démontrée.
L’hétérogénéité des publics est dorénavant l’un des traits
dominants de l’école. Elle s’adresse à l’ensemble de la
cohorte sociale en âge de recevoir l’éducation indispensable.
La formation initiale est à la fois la maîtrise d’un certain
nombre de savoirs sans lesquels on ne peut pas construire
linstrumentation intellectuelle, conceptuelle, nécessaire à
lautonomie de l’apprenant, qui constitue le but dernier, et
la préparation à l’adaptation, c’est-à-dire
ici à la formation
continue. Les anglo-saxons affirment volontiers que la for-
mation dure « du berceau à la tombe ». La formation conti-
nue est devenue une nécessité permanente. Chaque élève
des générations actuelles sera amené à changer plusieurs fois
de métiers au cours de son existence professionnelle, et ces
changements supposent une aptitude à la mobilité intellec-
tuelle, à l’adaptation, à la reconversion. Pour cette raison
lun des buts de la formation initiale consiste à doter les
apprenants des moyens leur permettant d’assumer ces
reconversions désormais inévitables. C’est dire que l’école,
aujourd’hui, vise à distribuer un capital culturel dont la pre-
mière vertu doit être d’être transférable.
Le bouleversement, à cet égard, a été radical au cours du
dernier demi-siècle. L’école d'autrefois avait pour fonction
de délivrer à chaque élève (dont une partie infime « conti-
nuait ses études ») des rations de connaissances, considérées
comme utiles jusqu’à la fin de sa vie. Ce « bagage » consti-
tuait exactement un « viatique » dont la validité restait per-
tinente pour l’ensemble d’une génération. C’étaient des
connaissances stables qui étaient livrées toutes faites et for-
maient le citoyen définitif. Il n’en va plus de même aujour-
d’hui dans la mesure exacte où la démographie scolaire s’est
profondément transformée, chacun ayant accès aux études
longues, que les élèves sont de plus en plus nombreux à
embrasser. L'éducation s’allongeant dans sa durée, elle
modifie très normalement ses perspectives, et les premières
DE LA CULTURE AUX CULTURES 25

années sont devenues aujourd’hui seulement la préparation


indispensable aux années ultérieures, celles-ci tendant elles
aussi à s’orienter vers la maîtrise de l’avenir.
Dès lors, le processus de massification scolaire s’accom-
pagne inévitablement, et sans paradoxe, d’une individualisa-
tion plus forte de l’apprentissage (je ne dis pas de l’ensei-
gnement). C’est désormais chaque élève, comme être
singulier, incomparable à tout autre, qui joue son futur à tra-
vers son cursus scolaire. Il s’agit de lui en particulier, dans
son unicité. l’enseignement, aujourd’hui, est amen, comme
disent les anglo-saxons, à se centrer sur l’apprenant, à le pri-
vilégier. La transformation méthodologique fondamentale,
pédagogique, consiste en ceci : la primauté de l’élève (dont
il est essentiel de souligner que, dans la loi Jospin définis-
sant l’éducation, en 1989, il figure explicitement comme
étant « le centre du dispositif », ce qui est une « première »
historique) met en évidence que l’objectif primordial de
l'enseignant ne consiste plus à expliquer maïs à faire com-
prendre. Révolution copernicienne qui fait de chaque élève
un sujet, co-responsable de ses apprentissages.
Dans ces conditions, l’interculturel arrive tout naturelle-
ment au centre du jeu. Une classe étant dorénavant un
ensemble d’individus distincts, donc un groupe hétérogène,
est inéluctablement de composition pluriculturelle (même
dans le cas où elle n’est peuplée que d’apprenants « franco-
français »). Elle devient, par conséquent, qu’on le veuille ou
non, qu’on le sache ou pas (et il vaut évidemment beaucoup
mieux que les enseignants le sachent, en aient pleine
conscience puisqu'il y va de leur rôle) un lieu des inter-
cultures.
C’est au pédagogue qu’il revient de transformer cette
dimension plurielle, c’est-à-dire de faire de la classe un lieu
d'échanges où la contribution de chacun enrichit, et où tous
bénéficient de manière optimale des capitaux culturels dif-
férents maîtrisés par chaque participant. L’interculturel,
c’est la circulation, le partage, l’enrichissement par les diffé-
26 L'ÉCOLE ENTRE DIVERSITÉ ET DIVERSIFICATION

rences. Le maître n’a plus seulement à apporter du savoir, il


lui incombe, en plus, de gérer les informations détenues par
chaque apprenant et que celui-ci a puisées ici ou là (dans les
médias notamment), de les mettre en commun sans les
dépersonnaliser, d’en faire une matière d’échange à bénéfice
réciproque. Les réflexions et les pratiques sur les réseaux
d'échanges de savoirs!® relèvent d’une analyse symétrique.
Raison de plus pour s'engager dans cette perspective.
La culture plurielle s'inscrit dorénavant dans la
démarche éducative. La diversification des publics est aussi
- celle des savoirs, des identités personnelles. Tous les enfants
se ressemblent, et, en même temps, aucun ne ressemble à
aucun autre. Ils constituent une communauté fortement dif-
férenciée, par opposition à l’homogénéité de jadis où chacun
disposait, peu ou prou, des mêmes capitaux culturels, et se
posait en récepteur soumis des prestations scolaires. La plu-
ralité culturelle est la source de l’identité d’une classe, elle
est sa bigarrure fondamentale.
C’est sur ce fond favorable que peut se construire vérita-
blement une pédagogie interculturelle, précisément parce
que les élèves contemporains sont habitués à l’échange dont
ils sont même devenus des spécialistes. On remarque sou-
vent l’absence de racisme et de xénophobie qui caractérise
l'enfance. Telle en est justement la raison: la capacité de
négociation suppose que l’on considère l’Autre comme un
partenaire, c’est-à-dire comme un égal, un prestataire de ser-
vices réciproques. La transaction est devenue la conduite
quotidienne ordinaire, qui va de soi.
L'enseignant se trouve objectivement placé (donc qu’il le
veuille ou non qu’il le sache ou pas) en position d’organisa-
teur de l’hétérogénéité, de fabricant des convergences, d’ac-
coucheur de consensus, de conducteur des négociations. Il

18. CL. et M. Hébert-Suffrin, L'école éclatée, Paris, Desclée Brouwer,


1981 ; Echanger les savoirs, Paris, Desclée Brouwer, 1992; Le Cercle des
savoirs reconnus, Paris, Desclée de Brouwer, 1993.
DE LA CULTURE AUX CULTURES 27

lui incombe d’optimiser la diversité, de la faire passer du


négatif au positif, de la transformer en ce qu’elle est fonda-
mentalement, c’est-à-dire un avantage, contrairement à ce
qu’elle pourrait sembler être au premier abord. Une classe
hétérogène est toujours plus riche qu’une autre, pleine d’ini-
tiatives antagonistes qu’il s’agit de coordonner, d’articuler.
C’est dire aussi qu’une telle classe ne se conduit pas
comme les groupes plutôt homogènes d’antan. Elle
demande un « management » plus complexe, plus attentif
aux différences, plus vigilant sur les personnalités. Une
pédagogie interculturelle, de même qu’elle s’appuie sur l’en-
gagement des apprenants, sollicite aussi l’implication des
enseignants, la singularité de leurs conduites, et non la
simple répétition du même ou récitation du tout préparé.
Les capacités d'improvisation de l’enseignant fournissent
un ingrédient substantiel d’une didactique interculturelle. Il
n’y a évidemment pas lieu d’idéaliser la situation. On ne
saurait ignorer les cas, hélas nombreux, où l’hétérogénéité
d’une classe est tellement large qu’elle peut représenter une
véritable fracture que nulle pédagogie classique ne parvient
à refermer. La diversification scolaire atteint, en certains
lieux, une extrémité si tendue qu’elle engendre, presque
nécessairement, des conflits, des blocages, l’inefficacité.
L’échec de l’école, c’est le refus de l’école parce que per-
sonne ne s’y retrouve plus et qu’on ne voit pas ce qu’on peut,
pratiquement, en espérer. Il n'empêche que l’horizon inter-
culturel est le seul qui, même dans ces conditions, autorise à
dessiner des perspectives, trace une voie sur laquelle chemi-
ner, si lentement et cahotiquement que ce soit. Même s’il
n’est pas atteint, il montre un but commun, indique une
direction, ouvre des possibilités. Il amène, en tout cas, à ne
pas baisser les bras, à ne pas laisser faire, à ne pas s’aban-
donner aux lignes de pente de la société globale : il refonde
la mission de l’institution éducative, lui redonne son sens
plein, et dessine des projets, c’est-à-dire un avenir. Il est
absurde, comme le font certains experts pressés, de considé-
28 L'ÉCOLE ENTRE DIVERSITÉ ET DIVERSIFICATION

rer l’interculturel comme la clef qui ouvrirait toutes les ser-


rures scolaires. Il est aussi absurde, et, de surcroît, dange-
reux, explosif, d’affirmer que cette voie serait celle d’une
utopie de chercheur loin du terrain. D’abord, c’est toujours,
« par l’abstrait qu’on maîtrise le concret »!° et l’institution
scolaire a aujourd’hui grand besoin de se redonner un élan,
un espoir, une perspective, même au prix d’utopies provi-
soires. Ensuite, la situation est là et le devoir du système est
de la prendre comme elle est : hétérogénéité et diversité des
publics sont aujourd’hui l’ordinaire de la vie de l’enseigne-
ment. Enfin, défendre, comme le fait l’interculturel, l’idée
que l’Autre est à la fois différent de moi et identique à moi,
quoi de plus juste? Et même, les choses étant ce qu’elles
sont, quoi de plus beau, de plus noble ?

LES CAPITAUX HÉRITÉS

La diversité du public scolaire s’apprécie évidemment


par l'identification de ce que Lévi-Strauss a nommé «les
écarts différentiels »?, c’est-à-dire les distinctions culturelles
entre les élèves eux-mêmes, qui conduisent à concevoir un
enseignement à la fois massif et individualisé, intégrant
l’hétérogénéité (par différence d’avec l’homogénéité qui
caractérisait l’école d’antan) comme une dimension éduca-
tive qui s’impose aujourd’hui et doit donc être maîtrisée.

Les capitaux culturels

Ce concept a été enraciné par Bourdieu?! pour analyser


et décrire les biens symboliques dont dispose chacun d’entre

19. G. Bachelard, Le nouvel esprit scientifique, Paris, PUF, 1934.


20. CI. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1961.
21. P Bourdieu, La distinction, Paris, Éd de Minuit, 1979.
DE LA CULTURE AUX CULTURES 29

nous. Il présente l’avantage inestimable d’être opératoire,


c’est-à-dire d’autoriser et de fonder une action maîtrisée. Le
terme lui-même est évidemment essentiel : un capital, cela
se gère (par l’individu qui le possède et avec l’aide de ses
partenaires : familles et enseignants); on y fait des place-
ments, on y décide des investissements, on y trouve des
gains et on y subit des pertes, bref on le dynamise et le
transforme sans cesse, pourvu qu’on ait conscience d’une
part de le posséder, et d’autre part de l’action volontaire, des
décisions, qu’on peut exercer à son égard.
Mon capital culturel, c’est l’ensemble des connaissances
et des savoir-faire dont je dispose, dans tous les domaines,
même si, pour certains d’entre eux, je ne sais pas que j'en
dispose. Ce sont mes savoirs disponibles, ceux qui définis-
sent, à un moment donné, mon identité culturelle singu-
lière, ceux qui font ma richesse et qu’il m’appartient de
gérer, c’est-à-dire d’accroître et de diversifier, un bien qu’il
me revient de mettre en valeur.
Comme toutes les « espèces »?? de capital (le plus visible
d’entre eux, qui est aussi le plus modélisant, étant le capital
économique), le capital culturel peut se définir à partir de
trois caractéristiques : il est quantifiable (je possède un plus
ou moins grand « volume »* de savoirs), il est plus ou moins
diversifié (je possède des connaissances venues de domaines
plus ou moins multiples), il s’accroît et se diversifie d’autant
plus aisément qu’il est déjà plus grand et plus diversifié. Il
se comporte, en somme, exactement comme le capital éco-
nomique : il est beaucoup plus facile de gagner de l’argent si
j'en possède déjà beaucoup et dans des secteurs divers.
Chaque individu possède ses capitaux culturels propres,
définis donc par leur volume et leur « structure »*, c’est-à-
dire par leur organisation. Chaque fois que mon capital cul-

22. P Bourdieu, La distinction, op. cit.


23. Ibid.
24. Ibid.
30 L'ÉCOLE ENTRE DIVERSITÉ ET DIVERSIFICATION

turel s’accroît (à travers l’action de l’école, par exemple), il


se réorganise en même temps, se restructure, se rehiérar-
chise, prend une configuration nouvelle. L’action pédago-
gique n’exerce donc pas seulement une influence quantita-
tive d’augmentation des capitaux disponibles, elle produit
aussi, et simultanément, des effets qualitatifs qui aboutis-
sent à la remise en ordre constante du capital.
Or, mes capitaux culturels sont d’abord hérités : c’est ma
famille qui commence à les constituer, même sans le vouloir,
dès mes premiers âges. C’est là que s’enracine l’inégalité des
‘élèves devant l'institution scolaire. Chacun d’entre eux
arrive avec son capital culturel propre (ce qui fonde l’hété-
rogénéité des publics apprenants), mais, surtout, avec un
capital inégal à celui de son voisin : il sait plus ou moins de
choses que celui-ci. Dans ces conditions, l’institution éduca-
tive voit se dessiner son premier rôle: légalisation des
chances, c’est-à-dire la dotation en capital culturel adéquat
de ceux qui possèdent le plus faible et le moins diversifié.
Fonction absolument fondamentale.
Ces capitaux culturels existent sous deux formes: ils
sont, d’une part, «incorporés »”*, c’est-à-dire présents de
manière invisible dans l'individu lui-même, qui les a
assimilés, absorbés et digérés comme une nourriture, et
qui, selon la célèbre «amnésie des apprentissages »% de
Bourdieu, a « oublié » qu’il les avait acquis, soit par inculca-
tion familiale soit par l’enseignement scolaire, soit par tout
autre moyen. Ils font désormais partie de lui, de son iden-
tité, et contribuent par conséquent à définir celle-ci. Il se les
est appropriés, les a intériorisés. Mais les capitaux culturels
existent de manière «objectivée »”, c’est-à-dire incarnés
dans des objets. Les livres, les tableaux, ou tout autre maté-
riel, font partie de cette forme de capital culturel. Il est bien

25. P Bourdieu, La distinction, op. cit. )


26. P. Bourdieu, A. Darbel, L'amour de l’art, Paris, Éd. de Minuit, 1967.
27. P Bourdieu, op. cit.
DE LA CULTURE AUX CULTURES 31

clair alors que plus le capital objectivé qui m’entoure dès


mon plus jeune âge est nombreux et diversifié, plus il faci-
lite « incorporation » de capitaux culturels, propres, per-
sonnels. Un enfant qui a vécu au milieu de livres ne se
trouve pas dans la même situation, en arrivant à l’école, que
celui qui n’en a jamais rencontré dans le milieu familial.
Le capital objectivé favorise donc le capital culturel
incorporé. Le rôle égalisateur de l’école se trouve ainsi exac-
tement déterminé: elle doit construire le capital culturel
incorporé de ceux qui n’ont pas eu la chance de vivre au
milieu d’un capital culturel objectivé riche et divers.
Fonction de compensation donc. Mais, si l’enseignant
apporte son aide à ces élèves, il appartient à ceux-ci d’exer-
cer leur propre initiative pour incorporer sans cesse de nou-
veaux capitaux et, donc, les restructurer. L'action propre de
Papprenant constitue par conséquent le facteur détermi-
nant : 1l faut libérer cette action par la pédagogie, ne pas se
substituer à l’élève le placer en situation d'apprendre.
Existe enfin une dernière dimension : l’école privilégie
certaines formes du capital culturel, dites désormais acadé-
miques. Si elle aide l’élève à construire ou à gérer son capi-
tal culturel singulier, elle va avoir tendance à développer son
capital conforme, ressemblant, à celui qu’elle valorise. Mais
celui-ci n’est qu’une des incarnations du capital culturel : il
existe désormais bien d’autres sources de capitalisation cul-
turelle que l’école. On apprend aussi à l’extérieur. Il relève
de celle-ci d'intégrer ces capitaux venus d’ailleurs, de les
exploiter, de les légitimer. L'institution éducative a tendance
à se voir elle-même d’une part comme distributive exclusive
des capitaux culturels, et d’autre part comme ayant pour
fonction quasi-unique cette distribution même. C’est là une
double erreur. Elle n’est plus la seule dépositaire du savoir,
et, en outre, le distribuer ne constitue plus sa seule fonction
ni même peut-être la principale.
32 L'ÉCOLE ENTRE DIVERSITÉ ET DIVERSIFICATION

Les capitaux sociaux

Mon capital social, c’est l’ensemble de mes relations,


c’est-à-dire des personnes et des institutions que je connais,
et dont, surtout, je suis connu. Comme le capital culturel, il
est défini par son volume (épaisseur du carnet d’adresses,
par exemple) et sa structure (sa diversité hiérarchisée), et
existe sous forme incorporée (le capital social que j’ai dans la
tête, en somme), et sous forme objectivée (bottins, listes
multiples, annuaires, etc.).
Là encore, l’héritage joue un rôle déterminant. Je dis-
pose d’emblée du capital social de ma famille et j’ai beau-
coup plus de facilités à l’accroître et à le diversifier s’il est
déjà grand et diversifié («les amis de mes amis sont mes
amis », etc.). Une inégalité forte est ainsi introduite parmi
les élèves, la dotation héritée des uns étant sans commune
mesure avec celle des autres. L’école se doit d’être la source
de capital de ceux qui n’ont pas de capital. Or, l'institution
scolaire a toujours considéré que la gestion du capital social
ne faisait pas partie de son rôle.
Elle juge que sa fonction est seulement liée au dévelop-
pement des capitaux culturels. Dans le monde contempo-
rain, qui est très fortement relationnel, « communication-
nel » (Adorno), le capital social est devenu fondamental.
C’est même lui qui assure la valorisation sociale, la visibilité
du capital culturel. Il faut absolument que l’école travaille à
construire les capitaux sociaux des élèves parce qu’ils sont
aujourd’hui discriminants (dans la recherche d’un emploi,
par exemple).
Il est nécessaire que les élèves connaissent un maximum
de personnes et d’institutions et soient connus d’elles. Le
mouvement est d’ailleurs lancé : les classes sortent désormais
souvent de leurs quatre murs : visites au musée, dans l’entre-
prise, voyages scolaires, invitation de spécialistes extérieurs à
l'Éducation nationale en fournissent maint exemple.
DE LA CULTURE AUX CULTURES 33

Les enrichissements mutuels

Il est clair que, dorénavant, capitaux culturels et capi-


taux sociaux sont très différents d’un élève à l’autre : c’est
une des sources fondamentales de la diversité de l’école
contemporaine. Dès lors une circulation peut s’instaurer
dans la classe, des échanges, des partages de capitaux
(sachant, en particulier, que le capital culturel possède un
trait distinctif essentiel : il ne s’affaiblit pas quand je le par-
tage ; quand j'apprends quelque chose à quelqu'un, je n’en
continue pas moins à le savoir). Telle est la source primor-
diale d’une pédagogie authentiquement interculturelle,
pédagogie du travail en commun et de la réciprocité, qui se
met en place comme une circulation entre les apprenants (et
les enseignants) tout en protégeant les identités singulières,
les personnalités autonomes.

LA CULTURE ET LES COMPÉTENCES


DE CLASSEMENT

La définition de la culture est évidemment présupposée


par ce qui précède. Il est indispensable, dans la démarche
décrite ci-dessus, de construire une définition opératoire de
la culture, c’est-à-dire une définition dont on puisse se ser-
vir et sur laquelle on peut agir#.
C’est, dit Bourdieu, la capacité de faire des différences,
c’est-à-dire de ne pas confondre, de ne pas amalgamer, de ne
pas mélanger, de distinguer, donc. L’aboutissement, l’hori-
zon, l’objectif de la culture, c’est justement, « la distinction ».
Je ne confonds pas Balzac et Stendhal, la Cousine Bette avec
Eugénie Grandet, le père Goriot avec Eugénie, etc. Plus je

28. P Bourdieu, Anatomie du goût, in Actes de la Recherche en Sciences


sociales, 1977.
34 L'ÉCOLE ENTRE DIVERSITÉ ET DIVERSIFICATION

suis cultivé, plus je suis capable d’opérer des distinctions


qu’un moins cultivé ne perçoit pas, et ce dans n'importe
quel domaine. Un bon connaisseur en vins ne confond pas
deux vins qu’un moins bon connaisseur mélangera.
Il est à noter ici que tout apprentissage, par définition
acquisition de culture, s’opère selon ce processus :
apprendre c’est acquérir de nouvelles capacités de distinc-
tion. L'enfant qui apprend à lire, au début, dit Bourdieu, ne
voit sur la page que des taches noires et des taches blanches.
Son apprentissage consiste à isoler, dans ce paysage global,
des configurations spécifiques (les lettres et les mots), c’est-
à-dire à ne plus voir un paysage indifférencié mais un
ensemble de différences objectives et systématiques.
L'enseignement a par conséquent pour objet de trans-
mettre des systèmes et des règles de distinction, caractéris-
tiques d’une communauté. L'enfant apprend à opérer les
mêmes différences que les adultes et intériorise les modali-
tés de ces actions de distinction. Cet accès n’est évidemment
jamais terminé, une culture n’ayant, par définition, pas de fin:
il y a toujours de nouvelles distinctions à repérer, construire,
à élaborer. C’est ainsi que se bâtit une compétence culturelle.
La diversité culturelle de l’école fournit ici une condi-
tion favorable. Chacun ne fait pas les mêmes distinctions,
selon ses héritages et ses appartenances, selon son itinéraire
propre aussi. Une pédagogie interculturelle s’enracine de
manière féconde en un tel terrain différencié. Un apprentis-
sage de l’autre devient aussi possible par l’identification des
distinctions qu’il opère et qui ne sont pas les mêmes que les
miennes. L’échange est possible et fructueux et l’on peut
dire, avec une exactitude parfaite, que l’on s’enrichit de ses
différences et que l’on construit un sol à la fois commun et
distinctif.
Les compétences de classement constituent l’objectif
scolaire primordial. Savoir distinguer c’est savoir classer’.

29. P Bourdieu (avec Loïc Wacquand), Réponses, Paris, Seuil, 1992.


DE LA CULTURE AUX CULTURES 35

Ce qu’il faut transmettre aux élèves, c’est la capacité de clas-


ser, c’est-à-dire à la fois de ranger et de hiérarchiser, afin,
Justement, de ne pas mélanger. Celui qui ne sait pas classer
est perdu, dans le brouillard, et, par conséquent, enfermé
dans sa solitude. Laptitude au tri, à l’ordonnancement, à
la non-confusion, est le résultat auquel doit aboutir toute
éducation.
« Nous sommes, dit Bourdieu, des classeurs classés par
nos classements »*. À chaque instant, nous sommes amenés
à classer parce que c’est la seule manière de s’orienter dans
le monde et dans la vie. Identifier quelqu'un par exemple,
ne pas le confondre avec un autre, c’est lui attribuer un cer-
tain nombre de traits distinctifs qui ne s’appliquent qu’à lui,
le placer dans des catégories, communes (âge, sexe, profes-
sion, etc.) mais qui, à elles toutes, composent, par leur croi-
sement particulier, une identité singulière qui le distingue
de tous les autres. Je suis moi-même classé par les autres,
inscrit dans des cases. Mon identité vécue (la manière dont
je me ressens) ne se confond pas avec mon identité par le
regard des autres et celui-ci est toujours inéluctablement,
classant. C’est un savoir absolument fondamental et qu’il est
difficile d'acquérir : maîtriser ce que je suis pour les autres,
la manière dont ils me voient et me classent, l’identité qu’ils
me confèrent malgré moi.
Je peux aussi, bien entendu, me servir de ce phénomène,
et travailler à constituer, chez les autres, l’identité que je
souhaite qu’ils m’attribuent. J’entre là dans ce qu’il est
désormais convenu d’appeler, d’un terme d’ailleurs exact et
significatif, la « gestion des apparences », c’est-à-dire la com-
position de mon personnage pour les autres. Mon identité
de classeur-classé s’exprime donc de manière double, mais il
mest impossible d'échapper, même si je le voulais, à l’une
de ces composantes. Je peux valoriser l’une plus que l’autre
mais elles sont toujours présentes ensemble.

30. P Bourdieu, La distinction, op. cit.


36 L'ÉCOLE ENTRE DIVERSITÉ ET DIVERSIFICATION

Enfin, la façon dont je classe me classe. Mes « goûts »*!,


c’est-à-dire mes préférences, ma propre hiérarchisation, sont
jugés par mes partenaires. Il y a, dans un champ, des modes
de hiérarchisation privilégiés qui expriment les préférences
des dominants du champ, qui, parce qu’ils sont dominants
(et c’est même exactement cela la domination) sont parve-
nus à faire considérer par tout (donc aussi par les dominés)
que leurs goûts sont objectivement fondés, c’est-à-dire pos-
sèdent une valeur intrinsèque, qui doit, par conséquent, être
respectée par tous. Une domination est réussie quand les
dominés confondent de bonne foi les goûts des dominants
avec les goûts tout court et finissent par adhérer à ceux-ci,
par les partager, et même à les défendre”.
Dans ces conditions, si je n’opère pas les mêmes distinc-
tions que les dominants, si je n’utilise pas le même système
de classement, je suis classé comme « n’ayant pas de goût »
ou comme étant de « mauvais goût ». Pour transgresser les
classements installés, s’en libérer pour affirmer son autono-
mie, il est indispensable d’avoir compris les modes de clas-
sement dit «légitimes », c’est-à-dire ceux qui recueillent
l’assentiment dominant, c’est-à-dire ceux qui ont été sociale-
ment et historiquement légitimés (il n’y a pas de légitimité
intrinsèque, elle est toujours fabriquée).
Il existe des instances sociales préposées à justifier ce
classement et cette hiérarchie légitime des préférences. On
les appelle précisément « instances de légitimation »#. Pour
la littérature, par exemple, l'institution scolaire et universi-
taire est l’instance de légitimation : c’est elle qui choisit « les
grands écrivains » et relègue les autres, comme si son juge-
ment était intrinsèquement valide et s’imposait à tous,
objectivement. Dès lors, aimer un «petit» écrivain, c’est
être infailliblement classé soit parmi les non-connaisseurs

31. P Bourdieu, Anatomie du goût, op. cit.


32. P Bourdieu (avec L. Wacquand), op. ait.
33. P Bourdieu, La distinction, op. cit.
DE LA CULTURE AUX CULTURES 37

soit, au contraire, parmi les plus « distingués », mais, dans


ce dernier cas, il faut absolument connaître le classement
légitime, connaissance manifestée qui seule permet et justi-
fie qu’on ait des goûts autres, autonomes.
Pour être légitimement différent donc, il est impératif
d’être capable d’être ressemblant. La transgression est stig-
matisée si elle s’ignore*, distinctive si elle repose sur une
volonté délibérée de ne pas obéir aux classements communs
qu’on connaît pourtant. Dans tous les cas de figure, l’acqui-
sition d’une compétence active de classement est une condi-
tion de la réussite scolaire et sociale, et comme telle, elle
constitue un but de l’école.
Là encore, une pédagogie authentiquement intercultu-
relle peut s’instaurer dans l’école parce que celle-ci est,
consubstantiellement, pluriculturelle. En effet, si une cul-
ture c’est une manière de classer toutes choses, toute culture
se trouve définie par les classements qu’elle installe et fait
respecter. Les élèves auront donc à apprendre plusieurs
manières de classer : celle de leur culture et celle de la cul-
ture des autres. Les comparaisons et les différences contri-
buent ainsi à la décentration des apprenants et celle-ci est,
comme on l’a vu, l’un des objectifs fondamentaux de toute
éducation. La compétence culturelle étrangère consiste,
dans ces conditions, à connaître les modes de classement de
lPautre, à les comprendre, tout en conservant les miens
propres, mais cette fois en sachant clairement qu’ils sont les
miens seulement (et non pas absolument valides) et que
d’autres cohérents existent.
Tel est probablement le lieu capital de linstallation
active d’une véritable compréhension mutuelle. C’est là, en
effet, que s’opèrent les confrontations, c’est-à-dire la percep-
tion des différences et des identités. C’est là que se noue la
dialectique du Même et de l’Autre, de l’altérité et de
l’ipséité. Chacun classant l’autre et classant le monde, une

34. P Bourdieu (avec L. Wacquand), op. cit.


38 L'ÉCOLE ENTRE DIVERSITÉ ET DIVERSIFICATION

communication et une circulation s’engendrent nécessaire-


ment, et autorisent « l’espérance pratique »* d’un partage.

LA QUESTION DE L’HABITUS

L’habitus, c’est la « grammaire générative de nos com-


portements »*, le principe selon lequel, en nous sans nous,
s’établissent nos préférences propres, notre système de hié-
rarchisation, l’échelle de nos goûts. Tout se passe comme s’il
y avait en nous une grille de classement, un opérateur de
distinctions, qui constituait notre identité (notamment aux
yeux des autres qui nous classent), et qui fait que nos choix,
dans des domaines divers, se ressemblent entre eux, ont un
air de parenté, qui, au total, forge notre personnalité et nous
distingue (justement).
Ce n’est pas un processus conscient, bien entendu, qui
relèverait de notre seule décision’. C’est « une orchestration
sans chef d’orchestre »#. Il est, à son origine, hérité des
« inculcations »* familiales, c’est-à-dire de cette éducation
informelle par laquelle notre entourage nous forme dès
notre naissance, nous confère des habitudes, nous lègue des
goûts et des attitudes, nous transmet des comportements et,
surtout, des manières de classer et de hiérarchiser. L’habitus,
le nôtre, est la racine et le principe de notre personnalité et
il nous caractérise définitivement. Il travaille constamment
sur plusieurs plans, relevant tous, peu ou prou, de l’héritage.
D'une part il s’inscrit dans nos appartenances, c’est-à-dire ce

35. P Bourdieu, Ce que parler veut dire, Paris, Fayard, 1982.


36. P Bourdieu, La distinction, op. cit.
37. L. Porcher, Champs de signes, Paris, Didier-CREDIF, 1987.
38. P Bourdieu, La distinction, op. cit. x
_ P Bourdieu, J.-CI. Passeron, La reproduction, Paris, Éd de Minuit,
DE LA CULTURE AUX CULTURES 39

qui ne dépend pas de nous (âge, sexe, histoire sociale et per-


sonnelle, etc.). Il marque ainsi tous nos comportements:
Bourdieu remarque, par exemple, qu’il existe une manière
d'écrire, de calligraphier, qui relève de la culture profession-
nelle médicale (et qui n’est véritablement lisible que pour
les pharmaciens...)* et qui est reconnaissable, identifiable,
et, par conséquent, constitue un trait distinctif.
Nul r’ignore que, dans une langue donnée, il existe des
manières spécifiques nationales, culturellement transmises,
de calligraphier. Qui ne reconnaîtrait une écriture améri-
caine, par exemple ? Qui ne reconnaîtrait, chez nous, l’écri-
ture normalisée, équilibrée, des gens qui n’ont pas accompli
d’études autres que primaires avant la Deuxième Guerre
mondiale ? Il y a donc un habitus communautaire, produit
d’une appartenance collective, et historiquement transmis.
Mais il existe aussi, évidemment, des habitus indivi-
duels, ceux par lesquels je suis l’individu unique, incompa-
rable que je suis. C’est une manière propre, personnelle,
d'intégrer et d’interpréter les habitus d'appartenance. Chaque
personne se reconnaît à ses habitus et ceux-ci lui appartien-
nent comme un bien identitaire, à la fois singulier et patri-
monial. L'histoire individuelle, celle qui distingue chaque
personne et la sépare de ses semblables (précisément), est à
la fois inscrite dans l’habitus et en partie produite par lui.
L’habitus est donc une caractéristique distinctive.
Il est important de souligner qu'aucune coupure ne
s’instaure entre ce que l’on pourrait appeler des habitus col-
lectifs et les habitus individuels. Un individu singulier est
toujours construit de morceaux communs (comme notre
numéro de Sécurité sociale n’est composé que de chiffres qui
ne s’appliquent pas qu’à nous : sexe, année de naissance, etc.
et pourtant n’identifie que nous) dont seul l’ajustement,
l'équilibre, l’organisation sont uniques. Une personne est un

40. P Bourdieu, La distinction, op. cit.


40 L'ÉCOLE ENTRE DIVERSITÉ ET DIVERSIFICATION

assemblage sans équivalent de caractéristiques qui, elles


sont partagées et communes.
Il est absurde, épistémologiquement, d’opposer sociolo-
gie et psychologie, l’une comme science des groupes, des
collectivités, et l’autre comme science des individualités dif-
férentielles. Les postulats sociologiques ne nient évidem-
ment pas l’unicité de tout individu. Ils posent seulement
que, pour comprendre une personne singulière, il est indis-
pensable de repérer d’abord ses appartenances, c’est-à-dire
les composantes, qui, en elle, ne relèvent pas d’elle. Une ori-
ginalité est toujours tissée de fils communs : c’est leur mode
d'organisation seul qui est incomparable à tout autre.
Ce point est, manifestement, fondamental pour enraci-
ner une pédagogie interculturelle. Celle-ci suppose en effet
qu’on accepte l’idée que les hommes sont à la fois (et c’est
bien entendu, le « à la fois » qui compte) identiques et tous
différents. Pour que l’échange soit possible et l’enrichisse-
ment mutuel, c’est une condition méthodologique impéra-
tive. La sociologie de l’objectivation fournit à cet égard
l'équipement intellectuel le plus adéquat pour assurer cette
base conceptuelle-là.
Mes habitus fondent, au total, mon rapport à la réalité,
ma « vision du monde ». Je suis donc obligé de passer par
eux, je ne peux en faire l’économie même si je le voulais.
C’est par conséquent, à travers ses habitus qu’un élève reçoit
le message pédagogique (comme tout autre message) : l’ha-
bitus est sa grille de lecture, de tri, de sélection. Sans repé-
rage des habitus des apprenants, aucun enseignement ne
peut espérer une quelconque efficacité : c’est en fin de
compte, toujours le destinataire du message qui élabore la
portée de celui-ci, comme on devrait le savoir depuis
Jakobson.
Tout habitus étant à la fois commun et individuel, le
message pédagogique va inéluctablement donner lieu à des
interprétations à la fois semblables et différentes. La circu-
lation de ces interprétations, leur confrontation, leur
DE LA CULTURE AUX CULTURES 41

échange, tel est le comportement éducatif interculturel


approprié. L'éducation est, pourrait-on dire de manière ima-
gée, un télescopage des habitus guidés et maîtrisés par
l'enseignant, qui, lui aussi, en outre, est doté d’un habitus
propre qui résulte à la fois de sa position (il y a une culture
enseignante, spécifique, par exemple un privilège sincère
accordé aux modes scolaires d’accumulation du capital cul-
turel, au détriment des autres voies possibles : familles,
voyages, amis, etc.) et de sa personnalité distinctive. Une
pédagogie qui se donnerait pour objet d’articuler les habitus
sans chercher à les transformer, serait à la fois impossible et
déontologiquement discutable.
Dans une société marquée par l’hétérogénéité, la com-
préhension de l’Autre devient un enjeu considérable. Or, la
question de l’altérité conduit directement à celle du sens,
elle est de l’ordre de l’ontologie, elle est du côté de l’être et
non de l’avoir. Reste donc à tenter de définir les contours
théoriques de l’approche de l’altérité en situation de diver-
sité culturelle.
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CHAPITRE II

Pour un autre paradigme


de la culture :
de la culture à la culturalité

La diversification de l’institution scolaire résulte de


deux mouvements historiques longs: la démocratisation
quantitative de l’école, l’allongement de la durée des études,
qui conduit un nombre de plus en plus grand d’élèves à fré-
quenter le système de manière durable; et les transforma-
tions profondes de la société globale, notamment par l’urba-
nisation, les voyages, et les médias, qui amènent chaque
élève à disposer d’une identité culturelle singulière, dis-
tincte de celle de son voisin, au contraire d’une époque où la
ruralité dominante et la faible mobilité dotaient les gens
d’une culture ressemblante.
Il n’en reste pas moins que les héritages conservent leur
puissance d’identification (de construction d’une identité),
et s’inscrivent dans la définition des élèves eux-mêmes, bien
que ceux-ci, la plupart du temps, comme chacun d’entre
nous, n’en aient pas conscience. L’accumulation indivi-
duelle du capital culturel s’est considérablement accrue,
mais elle opère toujours sur la base structurante des capi-
taux hérités. Ceux-ci, certes, sont moins immobiles qu’aupa-
ravant parce que la diversification sociale forte a commencé
44 L'ÉCOLE ENTRE DIVERSITÉ ET DIVERSIFICATION

désormais il y a une cinquantaine d’années (éclatement des


métiers, surgissement de nouvelles pratiques culturelles,
etc.) mais leur poids demeure décisif.
L’hétérogénéité culturelle constitue aujourd’hui la
dimension ordinaire de l’école, la situation habituelle des
classes réelles, et elle n’ira probablement qu’en s’accentuant.
Il importe d’en repérer les composantes et celles-ci relèvent
encore massivement de l’héritage, les acquisitions cultu-
relles individuelles, en très forte augmentation, s’appuyant
sur ce dernier tout en contribuant à le modifier de généra-
tion en génération, très rapidement certes (par rapport aux
époques antérieures), mais concrètement de manière relati-
vement lente comme les évolutions sociales. Pour cette rai-
son, la sociologie est une science nécessaire à la compréhen-
sion de l’enseignement, non pas une sociologie de
l’éducation, comme cela a été le cas décisif il y a une tren-
taine d’années, mais bel et bien une sociologie de la culture,
celle qui permet d’éclairer la diversité culturelle scolaire et
ses conséquences pédagogiques: la nécessité de l’instaura-
tion et de la banalisation de l’interculturel comme objectif
et pratique d’une école démocratique.

EGO ET ALTER EGO

La question primordiale qui touche conjointement


léducation et l’interculturel est évidemment celle du sujet,
de la personne singulière et active dont l’existence propre
tisse la vie pédagogique. L'enseignement est un échange
entre des sujets, dont chacun possède son identité qui fonde
son autonomie. Une philosophie du sujet se trouve, dans ces
conditions, à la racine de toute analyse d’un système éduca-
tif comme de l’interculturel qui le traverse désormais de
part en part. Les statuts et les rôles, dans cette situation,
sont nécessairement en position seconde.
DE LA CULTURE A LA CULTURALITÉ 45

C’est la phénoménologie qui offre, dans ce contexte, les


- sources les plus fécondes, en ce qu’elle s’efforce, justement,
de construire le concept de sujet comme être libre, respon-
sable de soi, et inscrit dans une communauté de semblables.
On peut s’étonner de ce que les sciences de l’éducation aient
eu tendance, depuis leur naissance institutionnelle, à négli-
ger cet enracinement philosophique central, à le minimiser
au moins, comme si leur réalité même ne soulevait pas, iné-
luctablement, le problème de son fondement, c’est-à-dire de
sa nature réflexive.
La constitution de l’apprenant comme sujet, et celle de
l'enseignant, apparaissent pourtant avec la netteté des ori-
gines, et, dans l’époque tourmentée que traverse aujourd’hui
l’école, c’est le retour à son identité philosophique qui per-
mettrait probablement de tracer les nouveaux chemins, de
s'orienter dans le maquis qu’est devenu le système d’ensei-
gnement où l’impression de pilotage au jour le jour, le nez
dans le guidon, domine chez les usagers comme chez les
acteurs.
La phénoménologie a sans doute souffert, en France,
d’avoir été popularisée par Sartre, dont l’éclat sulfureux et
polymorphe a nui à la perception claire de ses prises de posi-
tion proprement philosophiques. C’est pourtant l’aspect le
plus durable de son œuvre considérable, et, en outre, même
s’il s’est peu intéressé à l’éducation, Sartre y est resté sensible
(peut-être parce qu’il est resté professeur de lycée pendant
vingt ans), en soutenant puissamment Freinet lorsque celui-
ci a été en butte aux difficultés officielles que l’on connaît!.

La liberté fondatrice du sujet

Sartre a lu Husserl et Heidegger, dans les années trente,


et, comme il le faisait toujours, se les ait appropriés à sa

1.S. de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, Paris, Gallimard, 1960.
46 L'ÉCOLE ENTRE DIVERSITÉ ET DIVERSIFICATION

manière, en les respectant mais aussi en les transformant en


Sartre. On ne discutera pas ici de cet aspect, qui est celui des
techniciens de la philosophie, et ne présente pas un intérêt
décisif pour nous. Il n’y a pas de dogme husserlien de la
phénoménologie, sauf sur quelques principes fondateurs que
Sartre, comme les autres, ne transgresse jamais.

Pour qu’il y ait sujet, il faut qu'il y ait liberté. — La « réalité


humaine »?, comme dit Sartre dans son idiolecte propre,
c’est-à-dire l’homme, est défini par sa liberté, qui constitue à
la fois le fondement de son existence et son trait distinctif.
La liberté est une composante inaliénable de l’humanité,
personne n’est en mesure de l’éradiquer, elle appartient,
pourrait-on dire dans des termes autres, à la nature de
l’homme. Or, cette liberté, c’est la négativité, cette capacité
dont dispose l’homme, inscrite en lui et qui le différencie de
tous les autres êtres de la nature, de ne jamais coïncider avec
lui-même.
C’est dans la « conscience » que s’incarne cette liberté. La
conscience est, dit joliment Sartre, « trou dans l’être », elle est
toujours en avant et en arrière de soi : l’homme est cet être, le
seul, qui a un passé et un avenir et qui se trouve ainsi défini
par un présent qui n’est que le croisement de ces deux dimen-
sions temporelles. Le vide, le négatif, qui habite la conscience
et lui confère sa singularité, c’est l’aptitude à la rupture, au
refus. Aucune situation, aussi contraignante soit-elle, ne peut
faire disparaître la liberté qui fonde la conscience. « Le travail
du négatif », hérité de Hegel’, c’est ce qui enracine ma liberté
et fait que, fondamentalement, chaque homme fabrique sa
propre vie, l’oriente, de manière incomparable (avec tous les
autres hommes), par un « projet existentiel »‘, c’est-à-dire

2 . J.-P Sartre, L'être et le néant, Paris, Gallimard, 1943.


3 . G. W. EF Hegel, Phénoménologie de l'esprit, Paris, Aubier (trad. fran-
çaise), 1 944.
4. J.-P Sartre, L’être et le néant, op. cit.
DE LA CULTURE A LA CULTURALITÉ 47

une représentation active de l’avenir et l’action par laquelle


on essaie de construire celui-ci. L'homme est un être de pro-
Jet, sa liberté constitutive bâtit à chaque instant son identité,
et c’est en cela qu’il est un sujet, donc un être qui, parce
qu’il est fondamentalement libre est fondamentalement
aussi, responsable de soi.
Mon projet existentiel, c’est l’identité que je me donne,
que j'élabore au fur et à mesure de mon existence, et qui fait
que je suis totalement responsable de moi, c’est-à-dire de
mes actes (et non pas de mes intentions: l'identité d’un
sujet n’est pas dans ses intentions mais seulement dans les
actions qu’il mène véritablement): « faire et en faisant se
faire et n’être que ce que l’on s’est fait », telle est la destinée
humaine, qu’il importe donc d’assumer le plus pleinement
possible, c’est-à-dire en agissant de manière autonome,
libre, volontariste.
C’est par mon existence active que je construis jour
après jour mon essence, et celle-ci n’est évidemment identi-
fiable que lorsque j’ai terminé ma vie. Mon identité change
donc constamment, se transforme par mon action et mon
projet, dont je suis libre et responsable, et sur lesquels seuls
je peux être jugé. Mes actions me caractérisent, me confè-
rent mon identité singulière, incomparable, comme Sartre
la montré magistralement dans sa biographie de Flaubert:.

Le projet libre et la conscience. — On peut noter, d’ores et


déjà, la proximité de cette analyse avec celle de Bachelard
pour lequel « le monde n’est ni mon sujet ni mon objet, mais
mon projet ». En effet, le fondement de la phénoménologie,
c’est que «toute conscience est conscience de quelque
chose »’. Le sujet libre n’existe pas par soi-même seulement,
il suppose qu’il y ait quelque chose, un extérieur (choses,

5. J.-P Sartre, L'idiot de la famille, Paris, Gallimard, 1972.


6. G. Bachelard, Le nouvel esprit scientifique, op. cit.
7. E. Husserl, Méditations cartésiennes, Paris, Vrin, 1931.
48 L'ÉCOLE ENTRE DIVERSITÉ ET DIVERSIFICATION

vivants, hommes) sur lequel il s’appuie et qui lui permet de


se réaliser. Il n’y a pas, en somme, d’identité sans contenu et
c’est une grande leçon pédagogique : on ne peut pas former
l'intelligence d’un apprenant, l’équiper intellectuellement,
sans lui transmettre des contenus, des savoirs, qui condi-
tionnent l’exercice de sa propre liberté, lui donnent son sup-
port nécessaire, lui fournissent ses points d’appui.
Pour qu’il y ait sujet il faut donc qu’il y ait objet, et cela
est vrai dans tous les domaines de la conscience, y compris
dans l’affectivité®. Je suis responsable aussi de mon affecti-
vité, comme de tout le reste, elle est une forme de la
conscience, et non pas, comme chez Piaget”, une simple
« énergétique » qui se contenterait de donner l’impulsion et
la force. C’est, par conséquent, vis-à-vis du monde que j’éla-
bore mon projet existentiel singulier. Je suis, que je le
veuille ou non et que je le sache ou pas, « un être-dans-le-
monde », et non une solitude isolée, coupée, détachée. Pour
cette raison encore, je ne suis pas jugé sur mes intentions
mais sur ce que je fais effectivement.
Les conséquences pédagogiques d’une telle analyse sont
évidemment considérables. Aussi bien les enseignants que
les apprenants ne sauraient être caractérisés d’abord par une
quelconque bonne volonté. L’intention ne vaut pas l’action,
et seule celle-ci compte dans l’élaboration de mon identité
(d'enseignant ou d’apprenant). Je suis responsable de moi
dans mon rapport au monde et j’en assume les effets comme
sujet libre (d’accepter ou de refuser, d’affirmer ou de nier).

L'intersubjectivité

Ma conscience, qui me définit par la liberté qui la


constitue, forme ma relation avec le monde, « elle se pose en

8 J-P Sartre, Esquisse d’une théorie des émotions, Paris, Hermann, 1969.
9. J. Piaget, Psychologie et pédagogie, op. cit.
DE LA CULTURE A LA CULTURALITÉ 49

s’opposant ». Là encore une parenté forte avec Bachelard se


lit aisément, dans l’héritage commun de Nietzsche’. La
pensée, selon Bachelard, n’avance que « malgré, elle travaille
toujours contre quelque chose, y compris à l’intérieur d’elle-
même qui est encombrée de pré-notions, de faux savoirs qui
constituent les “obstacles épistémologiques” à l’élaboration
d’un savoir nouveau et qui soit proprement le mien, un
savoir autonome »!!.
« La philosophie du non » guide mes pas, et, comme on
sait, Bachelard, qui s’intéressait beaucoup et concrètement
aux questions pédagogiques, y voit aussi la voie nécessaire
de tout apprentissage. Celui-ci est une lutte contre les préju-
gés, les miens propres et ceux de mon milieu, de mon
époque. L’interculturel, cette fois, est au centre du débat,
parce qu’il résulte toujours d’une lutte contre les spontanéi-
tés et les convictions toutes faites qui se prennent (souvent
de bonne foi) pour des savoirs.
Il convient donc d’établir (et d’aider les élèves à établir)
une différence forte entre ce que je crois que je sais (ainsi
que ce que je sais que je crois et ce que je sais que je sais).

Un sujet parmi d’autres sujets. — Comme être dans le


monde, et qui ne saurait exister sans lui, ma conscience
libre, c’est-à-dire moi comme sujet, se trouve immergé
parmi d’autres sujets qui eux aussi, chacun dans sa singula-
rité au milieu des autres singularités, poursuivent leur
propre projet existentiel, c’est-à-dire construisant leur iden-
tité. La situation d’un sujet, par conséquent, est toujours
liée à celle des autres. Elle n’est jamais déterminée par une
solitude, une séparation, mais par une relation multiple.
Il n’y a pas de sujet, en somme, sans intersubjectivité,
sans un tissu de relations intrinsèques avec d’autres sujets.

10. FE Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, Paris, Gallimard (trad. fran-


çaise), 1971.
11. G. Bachelard, La philosophie du non, Paris, PUF, 1940.
50 L'ÉCOLE ENTRE DIVERSITÉ ET DIVERSIFICATION

Dans le langage spécifique de Sartre, il nexiste pas de


«pour-soi sans pour-autrui»}?. Je suis inscrit dans une
constellation de sujets et mon identité ne saurait se
construire sans eux. Je me fais moi-même mais au milieu
des autres et par eux. La condition fondamentale pour que
je sois un sujet est que tous les autres en soient eux aussi.
La très célèbre phrase de Simone de Beauvoir, «on ne
naît pas femme, on le devient »* repose sur ce fondement-là.
C’est avec les autres, parmi les autres, que je me bâtis.
L’intersubjectivité est au cœur du sujet singulier. L'Autre
est donc à l’intérieur de moi-même, comme je suis à l’inté-
rieur de lui. Nous nous conditionnons mutuellement et réci-
proquement. Il n'y a pas de «je» sans «tu», d’une part,
mais d’autre part et surtout, pas de « je » sans « nous ». La
communauté des sujets fonde chacun de ceux-ci. Cette com-
munauté est faite d’alliances, de solidarités, mais aussi de
conflits, d’oppositions, de luttes. Ce qui compte c’est que
l'existence de chacun comme sujet est nécessaire à chacun.
Comment ne pas voir qu’on se trouve là au centre des
préoccupations éducatives en même temps qu’au nœud des
comportements interculturels ? L’échange est constitutif de
l'identité personnelle, le dialogue forme le contexte ordi-
naire de la constitution de ma singularité. Je suis, inélucta-
blement, solidaire des autres qui sont présents, substantiel-
lement, en moi-même. Il n’y a pas de juxtaposition des
personnes, comme des « monades »* fermées les unes aux
autres, cloisonnées, sans liens. Le sujet, en lui-même,
comme être particulier, est une pluralité.
Tout ego est un alter, tout alter est un alter ego. La dyna-
mique interculturelle est incarnée ici de manière exemplaire
comme articulation, connexion, passage, pont, entre les uns
et les autres. L'Autre est indissolublement partie du Même.

12. J.-P Sartre, L'être et le néant, op. cit.


13. S. de Beauvoir, Le deuxième sexe, Paris, Gallimard, 1949.
14. G. W. Leibnitz, La monadologie, Paris, E. Boutroux Ed., 1930.
DE LA CULTURE A LA CULTURALITÉ 51

Le mouvement d’éducation, de transmission, découvre lui


aussi, dans cet enracinement fondateur, la source primor-
diale de sa légitimité et sa vraie nature : celle d’un dialogue
à responsabilité égale, même si chacun des partenaires a son
rôle propre à jouer. La communauté scolaire est avant tout
un ensemble de sujets libres, responsables (de soi et des
autres) et interdépendants. L'école est bel et bien d’abord un
lieu de vie, une société.

Les rôles et les personnages. — Cette relation fondatrice


avec autrui s'inscrit dans des situations qui nous précèdent
et au sein desquelles nous sommes amenés à tenir les rôles
qu’appellent les contextes qui nous situent (justement). On
sait l’importance que Sartre attachait au concept de « situa-
tions », au point de le donner pour titre générique à une
bonne dizaine de volumes de son œuvre. C’est dans une
multiplicité de situations que nous évoluons chaque jour et
celles-ci déterminent les conditions de notre liberté, c’est-à-
dire les modalités d’exercice de notre responsabilité et de
construction de notre identité!.
Je joue librement, dans chaque situation, le rôle qu’elle
appelle et que j'interprète à ma manière, reconnaissable
parmi toutes les autres mais qui entretient un air de parenté
avec celles-ci. Je peux à chaque instant décider de ne pas le
jouer, mais dès lors, je romps, je me sépare, je modifie la
situation. Le célébrissime exemple du « garçon de café » de
Sartre, qui «joue à être garçon de café »!f, c’est-à-dire qui
tient son rôle propre en l’exhibant pour les autres (et aussi
pour sa propre représentation de lui-même comme être
libre) illustre remarquablement l’analyse.
Il s’en déduit une conséquence radicalement décisive:
les apparences font partie de la réalité. Elles ne sont certes
pas la réalité, mais celle-ci ne se cache pas derrière elles qui

15. J.-P Sartre, Les chemins de la liberté, Paris, Gallimard, 1943-1949.


16. J.-P Sartre, L'être et le néant, op. cit.
52 L'ÉCOLE ENTRE DIVERSITÉ ET DIVERSIFICATION

ne seraient qu’illusion et tromperie. Les relations entre les


sujets ne peuvent s’élaborer que sur le mode et la base des
apparences. Je suis irrémédiablement en état d’extériorité
par rapport à autrui, à l’autre sujet. Je ne suis en mesure de
le connaître que par « les profils »!’ qu’il me montre, les sil-
houettes qu’il m’offre et qui dépendent de la situation
concrète dans laquelle je me trouve par rapport à lui. Je vois
toujours autrui, et autrui toujours me voit, SOUS un certain
angle, dans une perspective donnée, c’est-à-dire de manière
partielle, incomplète. Seule une variation des angles, grâce à
laquelle je peux «tourner » autour de l’Autre, me permet
d'atteindre une connaissance plus complète de lui. C’est ce
qui se passe lorsque je fréquente régulièrement quelqu'un :
j'apprends à le mieux connaître en le découvrant dans des
situations diverses et selon des « profils » multiples. Mais je
ne pénétrerai jamais en son cœur même, à l’intérieur de lui.
Je ne le saisirai que de l’extérieur, à travers ses apparences
(les « apparitions » qu’il me fournit), et c’est à partir de ces
données nécessairement externes que j'induirai, j’inférerai,
son identité. Il n’aura jamais pour moi que celle que je lui
attribue.
Comment ne pas souligner, là encore, le caractère opéra-
toire d’une telle description à la fois pour le métier d’éduca-
tion et pour les options interculturelles ? Chacun n’accède à
son (ses) partenaire(s) que de l’extérieur et ne saurait préju-
ger à coup sûr de sa subjectivité. Les solidarités s’opèrent
par des sortes de paris, à chaque instant renouvelés, sur
l'identité de l’autre que je ne peux, dans ces conditions et
par définition, atteindre que partiellement et jamais de
manière absolument certaine.
Tel est le fondement de la diversité des sujets et la source
exacte de ce qu’ils peuvent espérer les uns des autres dans
un échange et un travail communs. La préservation de l’in-
tériorité propre (c’est-à-dire de l’existence subjectivement

17. J.-P Sartre, L’imaginaire, Paris, Gallimard, 1940.


DE LA CULTURE A LA CULTURALITÉ 53

vécue) s’opère en même temps que la construction de l’iden-


tité attribuée (par les autres), qui fait, elle aussi, et quoi que
J'en aie, partie de ma singularité, de mon incomparabilité,
de mon unicité. On n’existe jamais seulement à ses propres
yeux, on dépend toujours aussi, simultanément, du regard
des autres. Cette double identité, dont aucune des deux
composantes n’est réductible, c’est le fondement même des
solidarités (mais aussi, notons-le, des conflits).
Les représentations que j'ai de l’Autre font partie de
PAutre mais font en même temps partie de moi. Elles for-
ment l’hétérogénéité d’un groupe (captif ou non) et sa diver-
sité. C’est sur cette base que fonctionne une communication
scolaire dans laquelle chaque élève, mais aussi l'enseignant,
se trouvent inscrits, situés, comme sujets à la fois auto-
nomes, et vus de l’extérieur.

Le regard des autres

Cette relation nécessairement externe à l’altérité, fait le


prix de mes rapports avec autrui, qui ne peuvent jamais rele-
ver pleinement de la spontanéité mais renvoient toujours à
des représentations, c’est-à-dire à des images à coup sûr
incomplètes et peut-être inexactes. La socialisation, qui est
la fonction première de l’école (avant même celle de trans-
mission des savoirs), a pour objet d’articuler les sujets entre
eux, et, par conséquent, de leur faire percevoir qu’ils sont à
la fois, inéluctablement, le Même et l’Autre, que celui-ci est
présent dans leur identité propre comme ils le sont dans
la sienne.
Mais cette présence se manifeste nécessairement sur le
mode de l'incertitude, du pari à construire ensemble, avec
ses conflits et ses complicités. Il s’agit d’une réalité existen-
tielle à laquelle il importe de se former parce qu’elle caracté-
rise la situation intersubjective qui, elle-même, constitue
l'une des composantes de la définition du sujet. Encore une
54 L'ÉCOLE ENTRE DIVERSITÉ ET DIVERSIFICATION

fois, l'éducation et l’interculturel en viennent pratiquement,


sur le plan philosophique, à se confondre, comme lieu de la
construction d’une identité intime qui passe par l’identité
intime de l’Autre.

Les hommes et les choses dans les hommes. — Puisque mes


relations avec autrui « en chair et en os »#, bien qu’il soit en
moi, s’opèrent par l’extérieur, elles passent nécessairement
par le regard. Je vis sous le regard d’autrui qui vit sous le
mien. Ce rapport externe entraîne une conséquence déci-
sive : en regardant autrui, j'ai tendance à le transformer en
chose, à le « chosifier »!” dans le langage sartrien propre.
Réciproquement lui exerce à mon égard le pouvoir symé-
trique. Hegel avait, le premier, pointé cette composante de
la vie”, radicalisée par la phénoménologie. Je suis toujours
pour l’Autre à la fois un sujet et une chose. Le trop fameux
« l'enfer c’est les autres» de Sartre exprime de manière
emblématique cette réalité. Le déroulement des relations
intersubjectives m’entraîne sans recours sur cette pente-là.
L'existence inauthentique, c’est-à-dire le renoncement à ma
liberté, qui est constitutive de moi-même comme sujet res-
ponsable, consiste à me transformer en chose, à m’abandon-
ner à l’inertie. Roquentin est absorbé par cette forme du
destin consenti’!. Il devient chose, et, plus gravement, se fait
chose. Il ne cesse pas pour autant d’être un sujet, parce que
cela est impossible, mais il en quitte les prérogatives, se
réfugie dans le « on » heideggerien??, c’est-à-dire cette exis-
tence conforme, comme celle d’une pierre, l’abandon des
responsabilités, la fuite devant le projet existentiel, l'entrée
dans l’anonymat du semblable « inerte »#.

18. Husserl, op. cit.


19. J.-P Sartre, L'être et le néant, op. cit.
20. Hegel, La phénoménologie de l'esprit, op. cit.
21. J.-P Sartre, La nausée, Paris, Gallimard, 1938.
22. Heidegger, L'être et le temps, Paris, Gallimard (trad. française), 1964.
23. J.-P Sartre, La nausée, op. cit.
DE LA CULTURE A LA CULTURALITÉ 55

Nous ne rappellerons pas ici les analyses bien connues


de Sartre sur les situations, toujours renouvelées comme
autant de tentations, dans lesquelles nous nous laissons aller
à devenir des choses. « La mauvaise foi »#* incarne l’exemple
même de cette attitude typique, à laquelle nous succombons
tous régulièrement, dans la facilité de se laisser guider par le
courant comme une écorce. C’est le confort de ne plus pen-
ser, de ne plus assumer sa propre existence comme celle
d’un sujet. La chosification est un comportement qui nous
guette constamment et auquel nul n’échappe.
On voit à quel point ces analyses phénoménologiques
permettent de rendre compte opératoirement du métier
pédagogique. Celui-ci repose en effet sur la vigilance, l’ini-
tiative (celle des élèves comme celle des enseignants), la
liberté assumée, la responsabilité. Mais on sait bien aussi
qu’elle se trouve sans cesse guettée par la lassitude, l’aban-
don, l’inertie. Les élèves doivent être aidés d’une part à
prendre conscience de ce qu’ils sont des sujets libres et auto-
nomes, et c’est le rôle des enseignants. Ceux-ci, à leur tour,
ont besoin d’être soutenus dans leurs comportements à la
fois libres et fragiles, toujours tentés par le conformisme.
Il est également clair qu’il en va de même pour l’intercul-
turel. Celui-ci ne constitue nullement une réalité immobile.
Il relève d’une activité, et d’une activité libre, qui sollicite la
participation des sujets en tant que sujets, et non pas de
sujets « chosifiés ». Il demande une lutte sans cesse neuve
contre l’inertie, qui est toujours un refus de l’Autre en même
temps qu’un refus de soi-même. L’égoisme, philosophique-
ment, n’a plus de sens, l’oubli de l’Autre est un oubli de soi,
l'épanouissement de l’Autre est, simultanément, le mien.
L'interculturel est une nécessité à chaque instant conquise.

La psychanalyse existentielle. — Sartre n’a jamais intégré


les apports du freudisme parce qu’il considérait que la

24. J.-P Sartre, L'’être et le néant, op. cit.


56 L'ÉCOLE ENTRE DIVERSITÉ ET DIVERSIFICATION

« topologie » freudienne était justement « chosifiante ». Le


ça et le surmoi lui paraissaient des instances que Freud avait
indûment hypostasiées, c’est-à-dire transformées en réalité
de soi, introduisant ainsi une sorte de découpage interne à la
subjectivité. Or, dans la perspective phénoménologique, la
subjectivité est évidemment indivisible, insécable, non com-
partimentable. L’inconscient freudien contredisait l’affirma-
tion de la liberté sartrienne.
Pour qu'un homme soit pleinement responsable de ses
actes (et c’est le fondement même de la philosophie de
Sartre), il est bien entendu indispensable qu’il soit totale-
ment libre, d’une liberté qui ne saurait se limiter, ni même se
fractionner. Qu’il soit encombré par un inconscient que, par
définition, il ne contrôle pas, voilà qui est, théoriquement,
incompatible avec la position sartrienne. L’inconscient freu-
dien se trouve donc relégué au magasin des accessoires. Mais
Sartre percevait bien, cela va de soi, le bouleversement
apporté par la psychanalyse dans la conception même de
l'identité personnelle et dans le rapport à autrui. Il s’est donc
efforcé de « récupérer » Freud en s’appuyant sur la notion de
psychanalyse existentielle, au sein de laquelle le sujet n’est
pas déterminé par son passé, mais s’en trouve comme lesté,
susceptible en tout cas de le maîtriser pour construire le pro-
jet existentiel qui le définit dans sa singularité.
Il est clair cependant que Freud a été une difficulté théo-
rique sur le chemin sartrien, et que les prises de position de
Sartre à son égard dénotent un malaise, une sorte de passage
à la limite de la théorie de la liberté constitutive. Sartre n’a
pas intégré les apports psychanalytiques parce qu’il n’est pas
parvenu à les rendre compatibles avec ses choix théoriques.
Il a raté, ce qui était pourtant inscrit en creux dans sa phé-
noménologie, le fait que nous étions, toujours « étrangers à
nous-mêmes »” et qu’une coupure identitaire nous traver-
sait de l’intérieur, comme une singularité fissurée.

25. J. Kristeva, Étrangers à nous-mêmes, Paris, Fayard, 1987.


DE LA CULTURE A LA CULTURALITÉ 57

Il y a de l’étranger en nous, et pas seulement des étran-


gers avec nous, telle est l’une des leçons psychanalytiques.
Bachelard, à travers sa «psychanalyse matérielle »*, qui
fonde ses travaux non épistémologiques, a plus profondé-
ment senti la radicalité de la révolution freudienne. Sartre a
bien pensé que l’Autre était en moi et que l’intersubjectivité
était la condition humaine même, mais il n’a pas dominé le
fait que je suis à moi-même un autre. Il avait pourtant lu
Rimbaud, « l’illumination de tous les chemins » (Claudel),
et le « je est un autre », lui a pourtant échappé.

Le sujet, l'éducation, l’interculturel

La phénoménologie a fait apparaître, sans s’y intéresser


directement, que l’interculturel s’ancrait dans l’intersubjec-
tivité, c’est-à-dire dans les individus eux-mêmes, comme
personnes incomparables. Il serait erroné, dans ces condi-
tions, de croire, comme on le fait cependant presque tou-
jours, que l’interculturel est uniquement un phénomène
sociologique ou même anthropologique. La culture, quelle
que soit la définition qu’on en donne, c’est le sujet indivi-
duel qui la vit, l’incarne, la porte, est traversée par elle et,
par là même, la rend vivante. L'enjeu est extrêmement
important d’affirmer que l’option interculturelle est d’abord
intersubjective, présente au plus près des exigences person-
nelles propres. Cela signifie, par conséquent, que le travail
d'échange, d’articulation, de liaison, de mise en rapport, qui
donne sa chair au choix de l’interculturel, commence dans
les personnes mêmes et que, dans ces conditions, nul ne
peut s’en exonérer comme s’il n’était pas embarqué. Il
appartient à chaque sujet de mettre en œuvre le parcours
selon lequel laltérité est inscrite en lui, comme lui porte sa
trace dans l’Autre. C’est par là aussi qu’il est possible de

26. G. Bachelard, Psychanalyse du feu, Paris, Corti, 1938.


58 L'ÉCOLE ENTRE DIVERSITÉ ET DIVERSIFICATION

montrer qu’en vérité, l’interculturel n’est pas une option


simple : il est au cœur de la « réalité humaine » et personne,
à ce sujet, ne peut se permettre de choisir une autre voie.
Les conséquences pédagogiques de ce qu’on appellera,
pour simplifier, « l’interculturel phénoménologique », sont
elles aussi considérables. Les apprenants ne sont pas appre-
nants vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et même pen-
dant qu’ils le sont, ils restent des sujets, caractérisés par leur
unicité, par leurs modalités singulières de rapport au savoir,
aux autres, à l’institution, au pouvoir, avec leurs chagrins,
leurs passions, leurs capitaux intimes. Les enseignants,
symétriquement, ne sont pas des machines à enseigner, mais
des personnes elles aussi singulières, qui viennent en classe
dotés de leur propre projet existentiel, leurs chagrins, leurs
passions, leurs capitaux intimes. Ils ne peut pas y avoir
d’autre éducation qu’une éducation interculturelle si l’on
considère qu’elle repose sur des solidarités organisées, des
mises en commun, des contestations, des « polémiques »?7
qui, selon Bachelard, constituent le mode même de fabrica-
tion et d’apprentissage d’un savoir. L'enseignement ne
relève pas d’une récitation mais d’une innovation, d’une éla-
boration, d’une négociation. L'éducation « n’est pas fille de
la sympathie, mais fille de la discussion »#. Elle est un
acte de liberté, d'autonomie, et, en fin de compte, de prise
de responsabilité.

La confrontation quotidienne avec des formes exacer-


bées de l’altérité et de la diversité culturelle peut induire :
— soit une recherche d’ordre explicatif et causal (pour
ensuite arracher les fameuses « racines du mal »). Le cul-
turalisme correspond à ce type de synthèse en attribuant
à la culture une valeur explicative. La pédagogie inter-
culturelle a souvent été assimilée à ce type d’analyse mal-

27. G. Bachelard, Le nouvel esprit scientifique, op. cit.


28. Ibid.
DE LA CULTURE A LA CULTURALITÉ 59

gré les écrits (et ils sont maintenant nombreux) qui sou-
lignent les dérives d’une perception unidimensionnelle
et déterministe ;
— soit une recherche de modalités d’appropriation des pro-
blèmes qui permettent de comprendre les situations et
d'y faire face sans pour autant sombrer dans une forme
d’abstraction déréalisante, ni dans l’enlisement événe-
mentiel. L’approche interculturelle de l’éducation repré-
sente une tentative pour rendre compte de l’intelligibi-
lité de faits inscrits dans une structure caractérisée par la
pluralité linguistique et culturelle.
L'éducation interculturelle ne s’adresse pas uniquement
et exclusivement aux enfants dits immigrés. Il ne peut pas
être question de revenir sur l’ensemble des analyses, mais il
conviendrait que les pratiques sociales, éducatives et poli-
tiques (au sens de la gestion du collectif) tiennent enfin
compte des acquis de la recherche et ne se laissent pas domi-
nées par les lourdeurs sociologiques (et c’est un euphé-
misme). En un mot, si c’est possible, en une phrase au
moins, on définira l’éducation interculturelle comme une
des modalités possibles de traitement de la diversité cultu-
relle au sein de l’école, de toutes les formes de diversité (plu-
ralité européenne, régionale, migratoire, linguistique) en
liaison notamment avec l’apprentissage des langues étran-
gères. L’autre forme de réponse est le pluri- ou le multicul-
turalisme, réponse anglo-saxonne notamment, qui présente
les lacunes, les carences, voire les échecs que nous connais-
sons malheureusement tous à travers une actualité drama-
tique ponctuée de conflits et d’émeutes, liés à toutes les
formes d’enfermements identitaires.
La dérive culturaliste de la compétence culturelle se
définit par une survalorisation de la variable culturelle, sur-
valorisation qui débouche sur une approche réductionniste
car la culture se voit attribuer la quasi totalité des significa-
tions et des interprétations au détriment des dimensions
sociologique, psychologique, historique.
60 L'ÉCOLE ENTRE DIVERSITÉ ET DIVERSIFICATION

DE LA CULTURE A LA CULTURALITÉ,
OÙ POUR EN FINIR AVEC « BABEL »

La complexité et l’hétérogénéité croissantes du tissu


social imposent de repenser le concept même de culture
ainsi que le mode d’accès aux cultures. La différenciation
culturelle ne se réduit pas à une juxtaposition de groupes et
de sous-groupes antagonistes, supposés être homogènes,
mais induit, au contraire une définition de la culture dans
un espace de relations et une praxis. Cependant, la dérive
culturaliste pèse lourdement sur les analyses et les pratiques.
Il convient donc de définir un autre paradigme de la cul-
ture et proposer un cadre opérationnel d’analyse puis d’in-
tervention sociale et éducative, non pas de la culture mais
des rapports fonctionnels qu’entretiennent la communica-
tion et la culture, non pas seulement au niveau du message
mais de la relation à l’Autre. Il est en effet, curieux de
constater qu’autrui est relativement occulté au profit d’une
focalisation sur le message. Le retour de la subjectivité et de
lPaltérité implique de faire tomber quelques « barricades ».
La nécessité de forger une notion susceptible de forcer le
regard, de « déconstruire » des habitudes est impérieuse.
C’est en ce sens que le terme de culturalité, est susceptible de
réveiller certaines léthargies, semble pouvoir mieux rendre
compte des mutations socio-anthropologiques actuelles et
induire de nouvelles pratiques.

Fin de l'illusion référentialiste

La culture, pas plus que le langage, ne reproduit la


réalité. Elle la créée. Et pour reprendre des propos de
J.-P Sartre nous dirons que « si rien de vécu ne peut échap-
DE LA CULTURE A LA CULTURALITÉ 61

per au savoir, sa réalité demeure irréductible. En ce sens, le


vécu comme réalité concrète se pose comme non-savoir »?.
Toute culture n’est que l’expression d’un point de vue sus-
ceptible d’être confirmé ou infirmé par d’autres versions. En
ce sens, elle n’est pas le reflet d’une réalité objective mais le
résultat d’une activité sociale et langagière. La culture
n'existe que par une formulation discursive dont le silence et
le non- verbal sont aussi des modalités. On ne retrouve pas
au niveau du terme de culture la distinction entre langue et
langage, d’où la confusion et les difficultés pour parler de la
culture mais aussi et surtout de l’usage — des usages — de la
culture. C’est pourquoi, les représentations et les discours
sur la culture sont assimilés à la réalité elle-même.
La culture comme la langue est un lieu de mise en scène
de soi et des autres. Ancrée dans l’histoire, dans la relation,
la culture joue et se joue des enfermements et des nominali-
sations, elle échappe aux définitions de clôture. Hypostasier
une tradition, un item culturel, une culture revient à une
forme de dogmatisme voire d’ « intégrisme culturel ». Pour
J. Le Goff”, « l’intégrisme se fonde sur une mise en action de
la littéralité des textes sacrés ou des traditions. Or, une des
voies essentielles du progrès dans les diverses sociétés, c’est
l'éloignement du sens littéral par les interprétations.» La
culture est actualisée c’est-à-dire théâtralisée à travers des
comportements, des discours, des actions. De fait, il y a un
déplacement de l’intérêt du contenu culturel à son «énon-
ciation », à sa mise en scène. La question des rapports entre
langue et culture est en fait caduque car, selon R. Barthes’! la
« culture, sous tous ses aspects, est une langue » de même que
pour E. T. Hall”, elle est communication.

29. J.-P Sartre, Situations philosophiques, Paris, Gallimard, 1990 (texte or.
1972), p. 300.
30. J. Le Goff, in Le Monde, 4 février 1992.
31. R. Barthes, Le bruissement de la langue. Essais critiques IV, Paris,
Seuil, 1984 (texte or. 1966), p. 23. À
32. E. T. Hall, Le langage silencieux, Paris, Ed Seuil, 1984, p. 118.
62 L'ÉCOLE ENTRE DIVERSITÉ ET DIVERSIFICATION

Les représentations, les caractéristiques culturelles ne


sont pas autonomes mais actualisent un contexte et expri-
ment une relation. La manière de décrire un fait culturel ne
sera pas identique et variera en fonction des interlocuteurs,
du contexte historique, politique, économique, etc., en un
mot en fonction des différents paramètres qui définissent
une situation de communication. De même qu’il n’y a pas,
selon P Bourdieu, d'autonomie de la langue par rapport à
ses conditions de production, il n’y pas de culture hors des
conditions de production. Ainsi, la culture.est à la croisée de
deux déterminations : la logique relationnelle et la logique
d'appartenance qui opèrent l’une sur l’idée de réseau, l’autre
sur celle de structure et de code.
La question qui se trouve ainsi posée en filigrane est celle
de la véracité d’un énoncé culturel, c’est-à-dire ce qui déter-
mine qu’un énoncé est vrai par rapport à ce qui est supposé
définir une culture. Tout discours sur la culture est obnubilé
par la réalité et la vérité et l’exigence d’interprétation juste.
Or, le « fictionnel » et la subjectivité sont, paradoxalement,
les seuls registres discursifs pour pouvoir parler de la culture,
ce qui ne signifie pas pour autant mensonge et affabulation.
Que ces discours soient produits par des autochtones ou par
des allochtones, le « faux en écriture » guette.
De même, il conviendra de se méfier de toute forme de
preuve au nom de l’expérience conférant à celle-ci un statut
de vérité (« j’ai été dans tel pays. donc je sais... », « j’ai tra-
vaillé avec... donc je sais... », «j'ai vu. donc je sais. »).
L'expérience ne fournit que du contingent et du singulier et
n'a aucune valeur formative sans analyse appuyée, par
ailleurs, sur une théorie solide. C’est pourquoi, lidée
d'échanges linguistiques et de séjours à l'étranger ne sont pas
(sur le plan de la découverte de l’altérité) des formules bonnes
a prion, c’est-à-dire en dehors de toute formation spécifique.
Afin d'éviter de conférer à la réalité observée un statut
de vérité, une des issues épistémologiquement et pédagogi-
quement possible, est de considérer les données ethnogra-
DE LA CULTURE A LA CULTURALITÉ 63

phiques comme des données illustratives et non pas néces-


sairement réelles. Dans une perspective de formation, tra-
vailler sur une fiction du réel est méthodologiquement cré-
dible et n’est pas sans rappeler les formations à partir de
simulateurs de vol, dans le cadre de la formation des pilotes,
par exemple. La « culture-fiction » inclut le principe de rela-
tivité. C’est d’ailleurs, au prix de l’abandon de l'illusion
référentialiste que la littérature, comme une des modalités
d’accès à l’altérité et à l’étrangéité, est potentiellement riche.
Lutilisation de la littérature, sur un autre mode que celui de
la connaissance des textes, n’est peut-être pas à prohiber.
Rappelons à ce titre que des anthropologues et des histo-
riens exploitent largement les textes littéraires dans un
objectif d’investigation (E Laplantine, G. Vigarello...).

Fin d’un « huis-clos »

Toute anthropologie essentialiste dont une des formes


dérivées est le culturalisme, ne peut aboutir qu’à un scien-
tisme culturel et donc à la négation de l’homme dans les
sciences humaines, ce qui est pour le moins paradoxal. Les
connaissances positivistes ne permettent pas toujours de
mieux « pratiquer » le monde et ne donnent pas systémati-
quement accès à sa compréhension. Il existe une distance
indéniable entre les modèles d’explication et de présenta-
tion d’une culture et les pratiques de la culture dans le quo-
tidien, dans les discours, les engagements, les actions, en un
mot dans toutes les formes et occasions de relation à l’Autre.
C’est dans cette distance que peut se situer l’éducation à l’al-
térité et à la diversité. C’est cette distance qu’il faut tra-
vailler et exploiter sous peine de sombrer dans une forme de
tautologie culturaliste.
Levi-Strauss® rappelle à ce propos que Niels Bohr, l’un

33. CI. Lévi-Strauss, in Le Monde, 8 octobre 1991.


64 L'ÉCOLE ENTRE DIVERSITÉ ET DIVERSIFICATION

des fondateurs de la physique quantique va jusqu’à dire que,


pour approcher le monde quantique, le langage de la logique
et de la raison n’est plus approprié et qu’il convient d’em-
prunter à celui de la psychologie ou à celui de l’art. En tant
que science du singulier, les sciences de l'Homme sont
proches de l’art. En ce sens, la position de G. Bachelard, qui
allie poésie et philosophie des sciences, retrouve une actua-
lité et une réelle pertinence. Le tabou d’évitement des autres
disciplines ne peut pas tenir dans le domaine des études cul-
turelles comprises comme une approche de l’altérité et de la
diversité. Le « huis-clos » disciplinaire tombe en désuétude
sous la nécessité de développer un « agir culturel ».
On retrouve une préoccupation semblable chez
K. Brown“ qui prône une analogie entre les activités scien-
tifiques et les activités esthétiques. Ces dernières « visent à
l'élaboration de paradigmes dont la fonction est de faciliter
la compréhension de l’expérience humaine ». De même,
E Guattari® se donne pour objectif de « faire transiter les
sciences humaines et les sciences sociales des paradigmes
scientistes vers des paradigmes éthico-esthétiques ». Et pour
les sceptiques des transgressions des frontières, on pourra
aussi rappeler que J. Habermas demande à l’expérience de
jeter un pont entre le discours de la connaissance, celui de la
politique et celui de l’éthique.
La logique du flou, issue des travaux sur l’informatique
et l’intelligence artificielle, appliquée à la problématique des
cultures nous rappelle que l’activité communicationnelle est
fondée essentiellement sur des intuitions, des probabilités et
non pas sur des certitudes. Il faut apprendre à interpréter et
comprendre des informations ambiguës, à moduler les
incertitudes et à travailler à partir de données incomplètes.
Dès lors, pourquoi vouloir s’obstiner à rechercher à tout

34. R. Brown, Clefs pour une poétique de la sociologie, trad. de l’anglais


par R. Clignet, Paris, Actes du Sud, 1989.
35. F Guattari, Chaosmose, Paris, Éd. Galilée, 1992 (cf. Le Monde du
2 avril 1992).
DE LA CULTURE A LA CULTURALITÉ 65

prix une positivité et une légitimité scientifique dans des


modèles en obsolescence? Les différentes disciplines, au
service de l’apprentissage de la communication et l’altérité
ont intérêt à puiser dans l’irrespect des frontières et non pas
dans une technicisation maximum de savoirs culturels.
L’abandon de l’exigence de spécialisation par parcellisation
et atomisation des savoirs, redistribue les objectifs d’appren-
tissage en fonction d’une conception de l’homme comme
une totalité et non plus comme une addition de savoirs. Que
ce soit dans le domaine de la linguistique, de la culture, de
la littérature ou de l’histoire, l’enjeu consiste à passer du
stade descriptif au processus d’engendrement et d’interpré-
tation en s’appuyant sur des savoirs mêlés. On dépasse ainsi
largement les demandes de formation de type « connais-
sances des cultures ».
La construction, non pas d’un modèle mais d’un cadre
de référence respectant la complexité des processus, s’im-
pose. I. Stengers* parle à ce propos de science narrative « où
il s’agit de raconter, de comprendre, d'évaluer ce qui a joué
un rôle et lequel, comment les choses se sont produites, de
créer une intelligibilité qui n’est pas une déduction, mais
une reconstitution de quelque chose qui s’est produit qui
apporte de l’intelligibilité, mais qui ne remplace pas l’objet
par une vérité plus générale... » Et pour les nostalgiques des
sciences «pures et dures», c’est-à-dire en fait pour les
sciences qui réussissent à maîtriser et à simplifier leur objet,
I. Stengers précise « qu’une science de type narratif n’est pas
une science en attente de véritable science mais constitue un
autre style de science autonome par rapport aux sciences de
type dur et qui n’est pas en déficit de connaissance, mais
peut être le seul type de connaissance pertinent, étant donné
ce à quoi elles ont affaire. »

36 I. Stengers, La complexité, une mode et/ou un besoin ? in Du cosmos


à l’homme, comprendre la complexité, ouvr. coll., Paris, L'Harmattan, 1986,
p. 85-86.
66 L'ÉCOLE ENTRE DIVERSITÉ ET DIVERSIFICATION

Les usages du concept de culture renvoient malheureu-


sement trop souvent à des formes de simplisme et de réduc-
tionnisme alors que les enjeux se situent sur le registre de la
complexité, de la fluidité, de la contradiction voire de
l’incohérence. Parler de culturalité semble de ce fait plus
approprié.

Défense et illustration du « baroque culturel »

La modernité” ou la sur-modernité* se caractérise par la


surabondance événementielle et spatiale ainsi que par l’indi-
vidualisation des références et non, comme on a trop ten-
dance à le croire, par une mondialisation des cultures. Cette
segmentation du temps et de l’espace ainsi que la fragmen-
tation des groupes favorisent les « jeux culturels ». La multi-
plication des contacts et des échanges pulvérise la notion
d’acculturation qui dépasse largement la confrontation
binaire et s’inscrit dans une multipolarisation des apparte-
nances. Ainsi, plus aucun individu ne peut se sentir à l’aise
dans un seul cadre culturel, les emprunts provisoires ou
durables ponctuent et structurent le paysage culturel. On
assiste à une vacillation de l’affiliation au profit d’une per-
sonnalisation de la culture par le biais d'emprunts et de glis-
sements. Ceci conduit les sujets à des pratiques de « zapping
culturel » et au butinage complexifiant d’autant les proces-
sus de décodage et de compréhension.
La culture, les cultures sont actuellement prises dans
une tension dont les pôles sont définis, l’un par l’enferme-
ment et le repli, l’autre par l’ouverture et le métissage. On
observe le paradoxe suivant, à savoir d’une part, un dévelop-

37. G. Balandier, Anthropo-logiques, Paris, Librairie Générale Française,


1985.
38. M. Augé, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmoder-
nité, Paris, Seuil, 1992.
DE LA CULTURE A LA CULTURALITÉ 67

pement du polymorphisme culturel et d’autre part, un


recours de plus en plus fort à toutes les formes d’homogé-
néité culturelle. Ces deux logiques qui se contredisent
« cohabitent » et perturbent considérablement les modalités
d'analyse et d’interprétation des processus culturels.
Qu'elle soit présentée au singulier ou au pluriel, la cul-
ture reste souvent analysée sans remettre fondamentalement
en question le principe d’homogénéité et de cohérence. La
multiplication des sous-groupes de référence et/ou d’appar-
tenance s’accompagne d’une logique de clôture et de ferme-
ture qui conduit à l’éclosion voire à l'inflation de micro-
cosmes. La pluralité est traduite en pluralisme alors que
c’est l’idée même de variation qui devrait être considérée
comme principe constitutif de toute formation culturelle.
Le mythe de la culture unitaire et homogène persiste dans
les représentations communes. Il contribue ainsi au déve-
loppement et au renforcement d’une conception tradition-
nelle de l’identité culturelle; conception qui voisine avec
l'identique.
Malgré cette tendance à l’ « ilotisme » culturel, au repli
et aux différentes formes d’intégrisme, de culturalisme et
d’ethnisme qui sont des réponses collectives (certes néga-
tives, mais des réponses quand même), le mouvement est
davantage à une diversification maximum et une hétérogé-
néisation croissante qu’une normalisation par indifférencia-
tion. Cette persistance, accompagnée malheureusement sou-
vent d’une dramatisation sanglante, de cette logique de
système, de clôture est aussi teintée (pour ne pas dire enta-
chée) du mythe de la pureté des origines. Elle est contre-
carrée par un mouvement inverse de brassage, de transgres-
sion et de «créolisation » des cultures selon l’expression
d’E. Glissant.
Les références ne sont plus seulement celles du stable et
de l’homogène mais du changement et du complexe. « A
lPimaginaire de l'identité racine-unique» est substitué
« l'imaginaire de l’identité-relation » qui conduit au « chaos-
68 L'ÉCOLE ENTRE DIVERSITÉ ET DIVERSIFICATION

monde » qu’E. Glissant* définit comme le choc des cultures


dont nous n’avons pas commencé à saisir ni le principe ni
l’économie. Plus que le métissage des cultures, c’est la cul-
ture de métissage qui tend à devenir l’axe de création des
processus culturels. Il est significatif de noter Pamplifica-
tion du recours à la diversité et à la marginalité à travers,
par exemple, des ouvrages comme Marges de J. Derrida“,
L'Art des confins de J.-E Lyotard*, L'âme tigrée de G. Durand“
et Le Tiers instruit de M. Serres“.
L’affaiblissement pour ne pas dire la fin des paradigmes
de causalité, de cohérence et de logique unitaire ouvre la voie
à la notion de réseau, au primat de la relation au détriment de
l'esprit de système, à l’apologie des interstices, de la diago-
nale, des chemins de traverse, d’une logique de la transition
et de la transgression. Si on ne compte plus les tentatives
pour formaliser le divers, la pluralité («pluralitude» pour
G. Durand), la différence (le « différend » pour J.-F Lyotard
et la « différance » pour J. Derrida), on peut s’interroger sur la
relative discrétion voire le silence qui les entoure“ au profit
d’une exaspération des différences. Le point nodal de toutes
ces philosophies réside dans l’élaboration d’une pensée duale
et non pas dualiste, qui ne s’attarde pas sur le contenu des
catégories mais sur le processus du « mixte ». La culture est
en ce sens, une « œuvre ouverte » (U. Eco) susceptible de plu-
sieurs lectures interprétatives et d'expressions plurielles.

39. E. Glissant, in Conférence inaugurale du Carrefour des littératures euro-


péennes le 4 novembre 1993 à Strasbourg (Le Monde, 5 novembre 1993).
40. J. Derrida, Marges, Paris, Ed. de Minuit, 1972.
41. J.-E Lyotard, L'Art des confins, Paris, Ed. Galilée, 1972.
42. G. Durand, L'âme tigrée. Les pluriels de psyché, Paris, Denoël-
Gonthier 1980.
43. M. Serres, Le Tiers instruit, Paris, François Bourin, 1991.
44. Cf. à titre indicatif : J. Derrida, L'écriture de ladifférence, Paris, Seuil,
1967. G. Deleuze, Différence et répétition, Paris, Ed. de Minuit, 1972.
FE Jacques, Différence et subjectivité. Anthropologie d’un point de vue relanion-
nel, Paris, Aubier Montaigne, 1982. J.-E Lyotard, Le différend, Paris, Ed. de
Minuit, 1983. F Laruelle EF, Les philosophes de la différence, Paris, PUF,
1986. Ch. Ruby, Les archipels de la différence, Paris, Ed. Felin, 1989.
DE LA CULTURE A LA CULTURALITÉ 69

Cette réfraction à l'infini des cultures à travers le temps


et les lieux, les conjonctures et les subjectivités, les struc-
tures et les circonstances pose la question de la pertinence
de l'initiation aux cultures. Le baroque, par son idée de jux-
taposition d’une quantité d’éléments divers et variés, hors
de tout ordonnancement systématique et rigide, illustre
lambivalence actuelle de la culture qui génère des muta-
tions et des « mutants » culturels échappant ainsi à toute
typologie traditionnelle et donc à toute identification a
prior. Le « baroque culturel » est, en quelque sorte, une invi-
tation à sortir du piège identitaire, du récit sur les racines et
du mythe des origines qui sont autant de formes obsoles-
centes des discours sur la culture.
La pensée est nourrie par un imaginaire qui n’est plus de
l’ordre de l’homogène mais du divers, elle est enrichie par la
multitude des langues et des cultures même si on n’en maî-
trise qu’une seule. C’est donc cette transition qu’il nous faut
apprendre à opérer. L’anthropologie du métissage reste à
faire et ce, de manière urgente compte tenu de l’accroisse-
ment des contacts directs et indirects entre les individus et
les groupes appartenant et/ou se déclarant appartenir à des
cultures différentes.
L'image du « village planétaire » appliquée par Mc Luhan
aux médias exprime bien, pour la culture aussi, cette osmose
du proche et du lointain, du singulier et de l’universel, du
structurel et du conjoncturel, de la continuité et de la rup-
ture. C’est en quelque sorte à la compréhension de l’errance,
du butinage, à l’initiation à une « pensée de la trace par
opposition à la pensée du système », pour reprendre une for-
mule d’E. Glissant*, qu’il nous faut aboutir.
Ainsi, le concept de culture apparaît trop strict, trop
étroit alors que le terme de culturalité est susceptible de
mieux rendre compte des mutations car plus dynamique et
plus labile. Entre culture et culturalité, il n’y pas qu’une

45. E. Glissant, Carrefour des littératures européennes, op. cit.


70 L'ÉCOLE ENTRE DIVERSITÉ ET DIVERSIFICATION

simple différence de formulation, mais le passage d’une ana-


lyse en termes de structures et d’états à celle de processus,
de situations complexes, imprévisibles et aléatoires. La cul-
turalité privilégie la fonction instrumentale de la culture au
détriment de sa fonction ontologique et met l’accent sur les
bricolages, les manipulations et les stratégies.

LA CULTURE ET SES DOUBLES

Dans la mesure où il est impossible d’unifier l’objet, il


convient d’apprendre à utiliser les variations, les distor-
sions, les réfractions culturelles dans une démarche de com-
préhension et d’interprétation, selon un double axe :
— d’une part, la connaissance de faits culturels car, si la
démarche interprétative ne se réduit pas à l’accumula-
tion de savoirs, elle s’appuie, au moins en partie, sur eux.
— d'autre part, l'articulation de la culturalité et de la com-
munication puisque la culture n’existe que parce qu’elle
est exprimée et énoncée dans des comportements
sociaux et discursifs.

Culturalité et herméneutique

Une première ligne d’investigation s’appuie sur une


définition de la culture comme un ensemble de signes. Or,
ou bien ceux-ci sont transparents, et il convient de dévelop-
per un décodage au sens d’une grammaire, ou bien ils sont
« cachés » et cela relève d’une herméneutique. L’anthropo-
logie est en réalité une herméneutique dans la mesure où
elle effectue un travail d'interprétation et non d’explication
comme on a souvent tendance à le croire. En effet, la tenta-
tion est forte d’expliquer les comportements d’autrui par ses
caractéristiques culturelles en s’appuyant sur des techniques
DE LA CULTURE A LA CULTURALITÉ A

de codage et de décodage. La connaissance est alors suppo-


sée anticiper et faciliter la compréhension d’autrui.
Une culture n'existe que si elle est « vue », si elle est
« lue », ce qui implique de doubler et de dépasser l’approche
sémiologique par une phénoménologie sociale qui permet
d'éviter le réductionnisme culturel en reconnaissant la
vision et l’interprétation des acteurs. C’est pourquoi, plutôt
que de connaissances culturelles on parlera de questionne-
ments, de formulations d’hypothèses. Chaque manifestation
culturelle est au confluent de plusieurs interprétations et
c'est ce sens caché qui est l’objet même de la démarche
d’appropriation culturelle de type herméneutique. Travailler
sur la question de la culture c’est, nécessairement, rencon-
trer les philosophies de la différence et de l’altérité (E. Levi-
nas, P-.J. Labarrière). Or, c’est cette irruption de l’altérité
qui exige une mise en perspective plurielle et fluide, qui
suggère davantage une posture afin de ne pas entrer dans un
discours de maîtrise et qui débouche ainsi sur l’éthique.
L'Autre n’est pas un objet, mais une aventure, un processus,
un devenir, un événement et ne peut donc être réduit,
momifié ou aseptisé. Pour E. Levinas « Autrui n’est pas
objet de compréhension d’abord et interlocuteur ensuite.
Les deux relations se confondent »*. L’anthropologie rejoint
en ce sens la philosophie et est solidaire d’elle. Elle est, par
ailleurs, arrimée à une théorie du langage et de la communi-
cation par la pragmatique et la dramaturgie (cf. infra).
L’anthropologie herméneutique s’attarde sur la culture
en action, à la culture en situation et, à ce titre, prend en
charge à la fois l’intention des interlocuteurs, la relation
interpersonnelle et l’énoncé. C’est bien, selon J.-P Sartre, la
praxis qui fait l’unité structurale et non l'inverse. Il s’agit
non pas de décrire les faits culturels mais d’investiguer le
sens qui, par ailleurs, n’existe que dans une relation inter-

46. E. Levinas, Entre Nous. Essais sur le penser-à-l’autre, Paris, Grasset,


1991, p. 18.
72 L'ÉCOLE ENTRE DIVERSITÉ ET DIVERSIFICATION

subjective. Le noyau du sens ne s’atteint pas facilement, cela


exige une démarche d’analyse qui tient à distance les inter-
prétations spontanées et la compréhension immédiate.
Même décrypté, le fait culturel ne relève pas de l’évidence et
au contraire donne à voir et à penser. En fait, l’objectif ne
serait pas de connaître des faits culturels (coutumes, tradi-
tions...) mais de découvrir du sens culturel en évitant la
« fiction idéalisante » qui tire son savoir de la clarté explica-
tive et non de la validité.
En réalité, l'anthropologie herméneutique s’appuie aussi
sur une pragmatique de la communication. Certes, toute
tentative pour restituer un sens ne peut se faire que sur la
base de données culturelles, elles-mêmes résultat d’une
objectivation préalable, mais il convient de dépasser ce stade
d'investigation qui dans ses dérives peut déboucher sur la
formation de stéréotypes. La compréhension n’est pas de
l’ordre de l’inventaire et toutes les grammaires, les diction-
naires, les guides culturels ne restent qu’à la surface des
choses et des êtres et confondent les péripéties, la mise en
scène avec la signification. Certes, toute analyse à besoin
d'outils, toute recherche de sens nécessite des systèmes de
formalisation, mais il ne faut pas réduire l’analyse aux
outils. Le culturalisme, comme les formes de psycholo-
gisme, de sociologisme ou d’historicisme, tombe justement
dans le piège de la description et de l’explication.

Culturalité et pragmatique

Si la compréhension des cultures ne relève pas d’un


paradigme du savoir (inventaire de particularismes entre
autres), si la culture et la communication sont isotopiques,
on peut légitimement postuler que la pragmatique repré-
sente une hypothèse forte pour l’analyse culturelle et la
structuration de la démarche.
L’individu sélectionne, en fonction d’un objectif, d’une
intention, de ses intérêts et des situations, les informations
DE LA CULTURE A LA CULTURALITÉ 73

culturelles dont il a besoin. Il ne communique pas avec le


« tout » de la culture mais uniquement avec des bribes qu’il
manipule selon les circonstances, les hasards et les nécessi-
tés. En conséquence, pour communiquer, il ne suffit pas de
connaître «la réalité » culturelle mais de développer une
compétence pragmatique qui permet de saisir la culture à
travers le langage et la communication, c’est-à-dire la cul-
ture en acte, la culturalité.
Comme pour la compétence linguistique, la référence à
la culturalité n’est pas une simple capacité technique mais
aussi une capacité statutaire. La conformité ou la transgres-
sion des normes culturelles est aussi fonction des positions
sociales et non pas uniquement fonction de l’intentionnalité
et/ou de la volonté. Les analyses de Bourdieu sur le linguis-
tique ont une résonance encore plus grande dans le champ
de la culture : codage, décodage, surcodage.…., la culture est
objet de manipulations qui n’autorisent pas l’analyse à par-
tir d’un décryptage culturel au premier degré.
Ce n’est donc pas tant la culture qui détermine les com-
portements y compris les comportements langagiers, mais
les individus qui utilisent la culture pour DIRE et SE DIRE. Il
convient dès lors d'apprendre à distinguer, dans une situa-
tion de communication donnée, les éléments de « mise en
scène » de la culture. La culture ne doit pas tuer la cultura-
lité en restant uniquement au niveau de la forme et du code.
Si l’on s’accorde à reconnaître que l’enjeu consiste à
apprendre à penser l’altérité sans partir de la présupposition
de l’Autre comme objet, en considérant qu’autrui n’est pas
seulement la visée de la communication mais qu’il est aussi
co-producteur de la relation et donc du contenu du message,
alors, on peut envisager de proposer une pragmatique de la
culture élaborée, en homothétie à la pragmatique du langage.
C’est ainsi que l’on retrouvera, entre autres, le modèle
orchestral de la communication par opposition au modèle
linéaire. Chaque individu est, dans cette perspective, co-res-
ponsable de l’énoncé qui peut être élaboré avec et à partir de
74 L'ÉCOLE ENTRE DIVERSITÉ ET DIVERSIFICATION
v

traits culturels. La dimension transactionnelle est indisso-


ciable de la production de sens ce qui impose de concevoir
toute formulation culturelle (discursive ou comportemen-
tale) comme le résultat d’une activité conjointe, de mise en
commun. La signification devra, dans cette perspective, être
attachée à la réponse de l’Autre (cf. principe dialogique
décrit notamment par E Jacques‘).
La culture de l’Autre n’est pas une culture-cible et ne
peut, à ce titre, être érigée en objet autonome d'étude.
Marquée par le contexte, inscrite dans un réseau d’intersub-
jectivités, la culture est utilisée pour signifier quelque chose,
pour dire, pour agir. Elle assure ainsi une fonction pragma-
tique au détriment des fonctions structurale et dénotative
dans lesquelles on a trop tendance à l’enfermer. De ce fait,
elle échappe d’une part, à toute logique normative qui per-
met de dire quelque chose sur, en pointant les différences ;
d'autre part, à toute logique attributive qui vise la connais-
sance sur... la connaissance de..., en « adjectivant » (selon
l'expression de M. Foucault) l’Autre.
En conclusion, on peut faire l’hypothèse qu’une pragma-
tique de la culturalité faciliterait la connaissance des proces-
sus culturels, la connaissance de la culture en situation, de la
culture en acte et non pas de la culture en tant que monade,
puisque, conformément à la définition de G. Bachelard
« c’est le composé et la relation qui suscitent les propriétés,
c’est l’attribution qui éclaire l’attribut »*%. Le danger des études
culturelles pour ne pas dire des études culturalistes est de
rester au niveau d’un certain formalisme culturel alors qu’il
faudrait s’interroger sur les opérations qui fondent le sens,
c’est-à-dire sur la culturalité.

47. KE Jacques, Différence et subjectivité. Anthropologie du point de vue rela-


ñionnel, Paris, Aubier-Montaigne, 1982.
48. G. Bachelard, Le nouvel esprit scientifique, Paris, PUF, 1987 (Éd. OT.,
1934) p. 165 (c’est nous qui soulignons).
DEUXIÈME PARTIE

L'altérité en pratique
ou
les pratiques de l’altérité
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Fe
CHAPITRE PREMIER

« L'histoire ne peut plus être


ce qu’elle était »

Quel est l'impact de la pluralité culturelle sur l’enseigne-


ment de l’histoire? La réponse à cette question nécessite
une réflexion sur la définition de l’histoire, sur les objectifs
d'enseignement, ce qui revient à préciser la place et le rôle
de l’histoire non seulement à l’école mais aussi dans la
société. L’accentuation de la dimension académique (lhis-
toire comme connaissance) ou humaniste (l’histoire comme
expérience de l’Autre) renvoie à des analyses différentes qui
peuvent certes être complémentaires mais qui n’en sont pas
moins spécifiques. La didactique de l’histoire, ayant large-
ment exploré le premier aspect, nous aimerions insister sur
le second afin d’arrimer l’histoire aux mutations actuelles,
notamment à l’internationalisation de l’environnement quo-
tidien et à l’hétérogénéité culturelle croissante du tissu
social et scolaire. C’est donc essentiellement en fonction de
cette perspective que nous conduirons la réflexion, ce qui
n’invalide pas pour autant les propositions pédagogiques
déjà effectuées. Toute l’interrogation sera marquée par la
volonté de prendre en compte les principes de diversité et
d’altérité.
Les défis de l’enseignement de l’histoire sont l’appren-
tissage de l’altérité et de l’identité, de l’ouverture et de l’ap-
78 L'ALTÉRITÉ EN PRATIQUE

partenance. La formulation n’est peut-être pas nouvelle,


mais la contextualisation est différente et n’est pas sans inci-
dences sur les finalités, les objectifs et les méthodes. Pour
l’heure, on n’évoquera pas tant la question de la didactique
de l’histoire mais essentiellement celle de ses finalités. A
charge ensuite à chacun d’en déduire des objectifs d’appren-
tissage ainsi que des démarches.
Quelle est la place de l’histoire dans la compréhension de
la complexité la vie sociale actuelle, dans la construction du
présent comme du futur ? Le paradoxe auquel doit faire face
l’histoire est d’une part, une forme d’éradication du passé par
le règne de l’éphémère et d’une contemporanéité forcée, et
d’autre part, une hypertrophie des références au passé par le
biais du développement de l’esprit de conservation, et de la
passion pour toute forme d’histoire et de mémoire. C’est
donc sous le double registre de la prise de conscience (fonc-
tion critique) et de l’engagement par rapport à l’avenir (fonc-
tion civique) que se situera l’analyse, c’est-à-dire à l’interface
entre l’histoire et l'éthique ainsi qu’au carrefour entre l’his-
toire comme science et l’histoire comme fait de société.

L’HISTOIRE COMME APPRENTISSAGE


DU MULTIPLE

L'histoire ne peut rester en marge des grands enjeux de la


société: mondialisation des échanges, médiatisation, proxi-
mité du lointain, internationalisation du quotidien, hétéro-
généité croissante... Elle ne peut plus se faire sans prendre en
compte la tension entre d’une part, les résonances mondiales
et d'autre part, les enracinements régionaux et culturels.
Entre l’ouverture à l’international ou le repli sur soi, il ne
faut pas choisir, l’adaptation est de rigueur.
L'histoire est une discipline plurielle par ses objets, ses
méthodes, ses objectifs, ses finalités et ses enjeux sociaux.
« L'HISTOIRE NE PEUT PLUS ÊTRE CE QU'ELLE ÉTAIT » 79

Force est donc de garder cette diversité et de la retrouver au


niveau des enseignements de l’histoire. En effet, il paraît
impossible de répondre par un modèle unique d’enseigne-
ment (du primaire à l’université). Le pari de la complémen-
tarité des objectifs, des approches entre les différents niveaux
d'enseignement semble plus réaliste et plus opérationnel. A
la pluralité des pratiques pourrait correspondre une pluralité
dans les enseignements et les approches; pluralité qui ne
saurait pas exclure une cohérence d'ensemble. À vouloir faire
la même histoire quel que soit l’âge et les objectifs, quel que
soit le public, on risque de «tuer» l’histoire. Ainsi, par
exemple, on peut légitimement s'interroger sur la volonté de
pratiquer une histoire académique de niveau universitaire au
moins dans la démarche, à l’école primaire. L’ambition aca-
démique peut, paradoxalement, être le fossoyeur de l’ensei-
gnement de l’histoire, notamment à l’école primaire.

Pluralité des pratiques de l’histoire

Pratiques identitaires. — Parmi les nombreuses instru-


mentalisations de l’histoire, celle relative à la recherche de
racines constitutives d’une identité collective reste une
constante par-delà les temps et les espaces. Il serait faux et
inutile de nier que l’histoire est investie d’une mission
contradictoire. D’une part, elle contribue à forger la
conscience historique et la mémoire (nationale, régionale,
ethnique...), d’autre part elle participe à la démystification
des théories explicatives, des idéologies, en un mot, des
produits mêmes de l’histoire et assure en ce sens une fonc-
tion cathartique par sa dimension critique.
Sans vouloir refaire (ou faire) l’historiographie du rôle
de l’histoire dans la construction identitaire, il faut convenir
et admettre que les discours actuels sur ce que certains dési-
gnent comme une «crise de valeurs », une «crise d’iden-
tité », que les revendications régionalistes et culturelles, que
80 L'ALTÉRITÉ EN PRATIQUE

les conflits ethniques relancent la question de l’identité col-


lective et renforcent du même coup la fonction symbiotique
de l’histoire et de son enseignement. Après avoir fustigé,
renié voire combattu cette dimension, mieux vaudrait
essayer d’en contrôler le retour et éviter ainsi tout déborde-
ment potentiel. Les historiens ne sont plus les seuls à inter-
préter et à produire des identités collectives. La maîtrise par
les médias et les structures associatives, parallèles et alterna-
tives des connaissances historiques et contribuent aussi à la
construction identitaire. Dans le passé c’étaient les Etats et
les gouvernants qui tentaient de dominer le discours histo-
rique. Désormais, l’histoire n’appartient pas qu'aux histo-
riens et, quoiqu’on en pense, cette diversité des acteurs et
des producteurs est potentiellement riche car c’est aussi une
invitation à la pondération, à l’équilibre, à la sauvegarde de
cette hétérogénéité qui, en réalité, permet de garantir les
valeurs démocratiques.
Avant de traiter l’apport de la connaissance historique à
la compréhension de la diversité de l’expérience humaine, il
convient de ne pas escamoter le débat sur la fonction inté-
grative de l’histoire tant par rapport au passé que par rap-
port à l’avenir. Certes, le risque est grand de voir l’enracine-
ment dans le passé dériver vers des politiques de repli
identitaire mais un des objectifs de l’histoire est de penser
les identités et les liens sociaux. Négliger cette dimension au
moment où la demande sociale est très forte, eu égard à la
construction européenne, aux effets de la décentralisation
et de la recrudescence de « féodalités », aux conséquences
des flux migratoires sur la composition sociale, relèverait
de l’irresponsabilité.

Pratiques consommatrices. — Contrairement à d’autres dis-


ciplines, on assiste à une dilatation de l’histoire par l’an-
nexion de nouveaux territoires et de nouveaux objets! ainsi

1. C£. TJ. Le Goff, P Nora, Faire de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975, 3 vol.
« L'HISTOIRE NE PEUT PLUS ÊTRE CE QU'ELLE ÉTAIT » 81

qu’à une consommation « boulimique ». Comme les langues,


l’histoire a un marché en dehors du monde scolaire et uni-
versitaire et ce marché est très florissant.
Sous surveillance à l’école, l’histoire est débridée hors de
l’école. Elle devient un événement par les médias, un spec-
tacle par le cinéma (Napoléon, La Marseillaise, Danton,
Lacombe Lucien, JFK, 1492, etc.), une fiction par la littéra-
ture. Lhistoire est plus que jamais aux portes de la maison,
de la cité, au cœur du quotidien. Les faits historiques ali-
mentent la fiction des romans et des œuvres cinémato-
graphiques. La frontière entre le fait et la fiction est de plus
en plus ténue et de plus en plus transgressée. Le temps n’est
pas aux regrets, ni aux lamentations mais au contraire à la
prise en compte de la diversité des pratiques, pour les goû-
ter et les apprécier en tant que telles sans mélange des
genres et pour insister plus que jamais sur la nécessité
d'apprendre la distanciation et le discernement par la cri-
tique, par une familiarisation avec une pratique « savante »,
l’histoire. Plus qu’une discipline, elle est devenue aussi une
manière de voir, de penser et de vivre (si l’on se réfère
notamment au devoir de mémoire et à l’importance prise
par la mémoire dans les activités culturelles et associatives
par exemple.
Le public conserve un goût pour l’histoire non acadé-
mique, pour l’histoire-spectacle mais aussi pour l’histoire
spéculative, philosophique et littéraire. Un ouvrage sur
quatre parus en 1994 concerne l’histoire. Les best-sellers du
livre ont toujours une dimension historique. L’édition his-
torique est en pleine vitalité et les grands succès de librairie
sont assurés autant par des chercheurs que par des non spé-
cialistes (Le nom de la rose d’U. Eco, L’Allée du Roi de
E Chandernagor, Henri IV de E Bayrou..). Alain Decaux,
André Castelot sont de moins en moins fustigés et stigmati-
sés par les historiens de métier. Le succès des rééditions des
récits de découverte confirment cette tendance ainsi que la
passion pour les recherches généalogiques et biographiques.
82 L'ALTÉRITÉ EN PRATIQUE

Il est désormais reconnu que les vacances sont l’occasion


de lire des guides et des romans historiques, de faire les
traditionnelles visites des sites historiques, des musées et
de participer aux manifestations culturelles liées à une
mémoire régionale (cf. spectacle du Puy du Fou en Vendée
ou sur Jaurès à Nevers, pour ne citer que ceux-là).
L'histoire narrative qui utilise les registres de l’émotion
et de la dramatisation est acceptée comme une pratique de
l’histoire parmi d’autres. Elle cohabite mieux avec l’histoire
construite et produite par les spécialistes. Des historiens
confirmés voient leurs travaux consacrés non seulement par
leurs pairs mais également par le grand public (/’Historre de
la France rurale de G. Duby, Montaillou, village occitan
d'E. Le Roy-Ladurie, ainsi que les ouvrages de KEBraudel et
de bien d’autres qu’il est impossible de citer). Ce rapproche-
ment entre l’histoire académique et l’intérêt voire la passion
des Français pour l’histoire se traduit aussi par la multipli-
cation des publications de revues dites de vulgarisation
auxquelles participent des enseignants-chercheurs [Notre
Histoire (30 000 exemplaires), Historia (60 000) et Historama
(70 à 80 000). L’ostracisme et la condescendance ne sont plus
de mise. Certes, il n’y a pas confusion mais complémenta-
rité. Ainsi, l’historien est en position d’assurer sa fonction
sociale, non plus comme par le passé auprès et sur la
demande des gouvernants, mais «en direct », sans intermé-
diaires, en l’absence de médiation d'hommes politiques ou
d'enseignants.
Désormais, on peut considérer que la fracture est moins
grande entre l’histoire des historiens et les lecteurs qu’entre
l'histoire et les enseignants. C’est plus l’enseignement de
l'histoire qui est en crise, que l’histoire elle-même. On
assiste d’ailleurs au développement des écoles historiques au
niveau universitaire et à un intérêt grandissant au niveau du
public. Malgré les fractures entre d’une part, les chercheurs
et les enseignants chargés de la diffusion (en primaire et au
secondaire), d’autre part, entre les enseignants et la société,
« L’'HISTOIRE NE PEUT PLUS ÊTRE CE QU'ELLE ÉTAIT » 83

mais grâce au rapprochement entre les sociétés savantes


d'histoire et le public, on peut considérer que l’histoire est
revivifiée par les mutations modernes. L'histoire doit sa
vitalité à cette diversité infinie de ses pratiques et de ses
vocations (scientifique, militante, thérapeutique) qui parfois
se juxtaposent, se recouvrent, se confondent, mais dont la
sauvegarde garantit la richesse et le renouvellement.

Apprendre à penser historiquement le présent. — Le rôle de


lPactualité, la permanence des informations (une chaîne télé-
visée entière est désormais consacrée à l’information), le
recouvrement instantané par les médias des événements,
induisent un usage public de l’histoire et notamment de sa
fonction critique. L’internationalisation des problèmes, leur
interdépendance, obligent à visualiser, mémoriser, analyser
de plus en plus de données, à mieux sérier les causalités (ou
plus exactement les «conditions d’apparition » des phéno-
mènes pour suivre une recommandation terminologique
d'H. I. Marrou). Par ailleurs, la multiplication des inter-
prétations négationnistes et révisionnistes (P Faurisson et
T. Wolton, par exemple) qui passent directement par les
médias nécessitent le développement d’une capacité
d'analyse.
La participation « en direct » à l’histoire du présent, l’af-
faiblissement de la médiation par les enseignants fragilisent
d’autant la réception et l’interprétation des événements. Il
devient de plus en plus difficile de savoir comment sont
reçues les informations, comment sont compris les événe-
ments. L'histoire est portée par les médias. Ce sont eux qui,
actuellement, produisent l’événement et non plus l’histo-
rien. Informations, faits historiques, faits divers, sont autant
de modalités pour dire le vécu. À charge pour le lecteur, le
spectateur ou l’auditeur de faire le tri entre le conjoncturel
et le structurel, le détail et le global, le fictionnel et l’événe-
mentiel. Comme l’historien-chercheur, le spectateur ou le
lecteur travaillent à partir de traces d’indices, d’informa-
84 L'ALTÉRITÉ EN PRATIQUE

tions lacunaires, partielles voire partiales. Cette pratique de


l’histoire du présent exige une capacité critique forte que
l’école peut développer.
L'autre argument qui plaide en faveur du développe-
ment de la fonction critique de l’histoire est l’inflation évé-
nementielle. A la rareté des sources du passé et aux difficul-
tés de leur accès, on peut opposer la surcharge, la
simultanéité et la rapidité de transmission des faits d’actua-
lité. L'histoire se vit en temps réel, tout devient important et
il est difficile de faire une sélection. De même, l’abondance
des témoignages, des documents fortement chargés en émo-
tion et en horreur, jusqu’à l’impudeur parfois, provoque une
adhésion spontanée pas toujours propice à une nécessaire
distanciation. L'absence de contextualisation contribue à
cette horizontalité événementielle, à cette réduction à un
plan unique, selon un point de vue unique.
Recherche d’intelligibilité du passé, l’histoire est aussi
une quête d’intelligibilité du présent. Elle retrouve une vita-
lité dans la nécessité d’apprendre à mieux connaître et maî-
triser le présent. C’est pourquoi l’histoire est loin d’être une
discipline en désuétude.

Pluralité des enseignements

La crise de l’enseignement de l’histoire (au niveau de


l’école élémentaire notamment) est sans doute moins liée à
une question de didactique qu’à celle de la définition des
finalités de l’enseignement à ce niveau de la scolarité. Au
pluralisme des pratiques et des théories, l’école élémentaire
s’est vue assigner comme tâche d’assurer, dans un temps
court et avec un très jeune public, toutes les fonctions de
l’histoire. Ainsi, à la pluralité des pratiques, des objectifs,
des démarches, l’enseignement répond par un modèle
unique et uniforme. À mission impossible, on ne peut
répondre que par l’ignorance, l’inertie ou la vocation !
« L'HISTOIRE NE PEUT PLUS ÊTRE CE QU'ELLE ÉTAIT » 85

Si l’on se réfère d’une part, à la traditionnelle distinction


entre l’histoire racontée et l’histoire produite (notamment
par les historiens), d’autre part à la reconnaissance du rôle de
histoire dans la construction identitaire et mémorielle, on
peut se demander pourquoi l’école élémentaire se priverait
encore longtemps d’une définition des objectifs de l’enseigne-
ment de l’histoire à partir de ces indicateurs. Il faut admettre
que l’enseignement de l’histoire contribue, entre autres, à
créer un sentiment d’appartenance. On ne peut, dans le
même temps lancer des anathèmes contre les dynamiques
d'intégration et d’exclusion et vilipender systématiquement
toute participation à la construction d’une identité, pourvue
que celle-ci se décline dans la pluralité (à ne pas confondre
avec le pluralisme qui n’est qu’une addition d’entités closes)’.
Mieux vaudrait d’ailleurs, que les enseignants acceptent
d’assurer, aussi, cette fonction intégrative de l’histoire.
Rien n’oblige, cependant, à élaborer une identité collec-
tive sur le mode de la fermeture et de l’exclusion mais, au
contraire, tout concourt à démontrer que l’école n’a aucun
intérêt à déserter le terrain et à le livrer ainsi à toutes les
formes de sectarisme, de dogmatisme et d’obscurantisme. Si
l’école ne s'intéresse ni aux valeurs, ni au sens, il est à
craindre que cette recherche se fasse en dehors et sous la res-
ponsabilité d’acteurs divers (sectes, partis totalitaires..).
Encore faudrait-il que l’école se voit autoriser à concourir à
cette construction du sens. La nostalgie de l’école de la
Troisième République s’explique en partie par cette cohé-
rence qu’il y avait entre les fonctions assignées à l’école dans
la construction d’une société. Le contrat était clair et sans
ambiguïté, à charge à chacun de l’assurer et/ou de le faire
évoluer.

2.Cf. travaux sur le multiculturalisme et l’interculturalisme de


L. Porcher, M. Abdallah-Pretceille.
3. On ne reprendra pas ici le débat sur l’école et l’intégration mais on
pourra se référer à l'ouvrage Quelle école pour quelle intégration ?
(M. Abdallah-Pretceille, Paris, Hachette/CNDP, 1992).
86 L'ALTÉRITÉ EN PRATIQUE

L'histoire-plaisir, l’histoire narrative n’excluent pas les


autres dimensions mais il est surprenant que l’école élémen-
taire doive assurer à elle seule l’ensemble des exigences d’un
enseignement académique et néglige, dans le même temps,
les registres sur lesquels elle serait plus performante et plus
opérationnelle. À partir de l’hétérogénéité des pratiques, de
la diversité des approches et des fonctions, on pourrait rai-
sonnablement engager une réflexion sur une complémenta-
rité des enseignements en fonction des âges ; plutôt que de
transformer sans cesse l’école élémentaire en arche de Noé.

Pluralité de l’histoire / pluralisme des histoires

L'histoire est un véritable kaléidoscope qui multiplie les


points de vue, les effets de sens. Les différentes significa-
tions et controverses attestent de la vitalité et de la com-
plexité de l’histoire. Cette complexité est féconde et il ne
sert à rien de la réduire. Les contradictions et les questions
sont plus formatrices que les certitudes et les réponses et,
c’est à partir d’elles que se construit l’histoire.
Que Jeanne d’Arc soit perçue tantôt comme un grand
chef militaire, tantôt comme une sainte, l’essentiel réside
moins dans la recherche de la « vérité » que dans la compré-
hension des enjeux des différentes perspectives. La finesse
et la sensibilité dépendent de la capacité à voir le complexe
derrière le simple. Là encore, c’est une question de démar-
che et non de fait. L’histoire naît de plusieurs foyers, et
ceux-ci sont avec le temps de plus en plus nombreux. Ils dif-
fusent et produisent tous une histoire particulière qui
répond à une vision du monde et donc à des normes, des
fonctions et des formes différentes : histoire régionale, his-
toire des minorités, des sous-groupes sociaux ou culturels
(exclus, marginaux...), histoire des Etats, des peuples, his-
toire européenne et internationale. C’est pourquoi, l’his-
toire et l’historiographie sont indissociables.
« L'HISTOIRE NE PEUT PLUS ÊTRE CE QU'ELLE ÉTAIT » 87

Dans un ouvrage que l’on pourrait désormais élever au


rang de « classique », Marc Ferro souligne le fait que vouloir
«mouliner une “histoire universelle” à partir d’un seul
foyer, voire d’une seule institution, ressort de l’imposture,
ou de la tyrannie ». Pour lui, « c’est le propre de la Liberté
de laisser plusieurs traditions historiques cohabiter, voire de
se combattre ». Selon que l’on est allemand ou français,
républicain ou royaliste, catholique ou non. chacun don-
nera, lira les événements à travers un filtre, à travers son
filtre. L'objectif n’est pas de supprimer le filtre pour sombrer
dans l'illusion d’une histoire neutre, d’une histoire objective
mais d’avoir conscience de son propre filtre et d’apprendre à
reconnaître les points de vue des autres (cf. par exemple,
l'émission télévisée Histoires parallèles de M. Ferro). Il y a
autant de narrations qu’il y a de peuples et de groupes et
toute tentative d’homogénéisation, toute recherche d’une
historicité unique (que ce soit pour les peuples ou pour les
arts, les mouvements sociaux et économiques, les événe-
ments politiques, etc.), serait totalisante et donc stérilisante
pour l’histoire car totalitaire dans ses finalités.
Si l’histoire est une pratique, c’est aussi un discours. On
retrouve là toutes les analyses déjà effectuées sur les pra-
tiques discursives. Elles restent valables et applicables aux
discours historiques. Quand on aura réaffirmer que tout dis-
cours est lié au non-discursif, on aura pointé et souligné une
nouvelle fois la cohérence de l’argument général.
Décoder et comprendre les modes de production des
sens de l’histoire, des histoires, est consécutif à cette intru-
sion du lointain, de l’Autre et à ce devoir d’ouverture sur la
diversité, à la familiarisation avec l’étrangéité. L’historio-
graphie constitue indéniablement un point d’appui très fort
si l’on accepte d’inscrire l’histoire dans sa pluralité fonda-

4. M. Ferro, Comment on raconte l'Histoire aux enfants à travers le monde


entier, Paris, Payot, 1983, p. 300.
88 L’ALTÉRITÉ EN PRATIQUE

mentale et originelle et de rendre à l’enseignement une de


ses vocations à savoir ici l'expérience de l’altérité.
En outre, compte-tenu des mutations socio-anthropolo-
giques déjà évoquées, l’histoire est confrontée à des tempo-
ralités multiples ainsi qu’à la fluidité des espaces-temps.
Mais la relativité du temps et de l’espace peut conduire à un
pluralisme radical et déboucher sur un relativisme absolu
qui ne peut être corrigé que par un appel à l’universalité. Or,
les procès systématiques dressés au mot «universel » en
retiennent l’accès. Ce rejet provient d’un double amalgame,
-entre généralisation et universalité d’une part, entre univer-
salité et universalisme d’autre part. La généralisation est un
acte qui consiste à extrapoler à partir d’un cas particulier, à
rechercher et à reproduire du même, de l’identique pour
l’étendre à un ensemble, à une catégorie. L’universalité est
un principe qui fonde la reconnaissance de l’Autre. Elle
n’est ni un objet, ni une donnée mais elle suggère une
démarche, une rencontre, un regard. Ainsi, s’il convient de
se garder de toute confusion entre la généralité et l’univer-
salité, il faut admettre qu’il n’y a pas de singularité sans
reconnaissance de l’universel. On ne peut s'intéresser à
l’homme singulier sans postuler son appartenance à une
commune humanité.

Histoire comparée

L'histoire comparée, relativement bien développée dans


les pays anglo-saxons, est peu répandue en France malgré
impulsion donnée par Marc Bloch dès 1928. Elle pourrait,
cependant, être considérée comme un bon stimulateur de
l’apprentissage du divers et de l’altérité. Bien que les diffi-

5. M. Bloch, Pour une histoire comparée des sociétés européennes, in


. de synthèse historique, 1928, XLVI, repris dans Mélanges historiques,
963.
« L'HISTOIRE NE PEUT PLUS ÊTRE CE QU'ELLE ÉTAIT » 89

cultés et les pièges du comparatisme soient réels, elle méri-


terait une considération plus grande car elle est susceptible
de répondre, partiellement au moins, aux attentes notam-
ment sur la nécessité de sortir des frontières nationales et de
travailler sur la variation. La construction européenne et
l’internationalisation risquent d’être des moteurs pour un
développement de l’histoire comparée.
La comparaison a une grande force d’attraction par son
apparente simplicité et son recours facile. Cependant, ses
limites sont tout aussi fortes et méritent d’être rappelées
sans pour autant s’appesantir sur le sujet‘. On notera ainsi,
sous une forme elliptique par nécessité, quelques précau-
tions et exigences méthodologiques :
— existence d’un synchronisme dans les phénomènes
comparés ;
— usage modéré et contrôlé des procédés métaphoriques et
analogiques ;
— méfiance à l’égard des grandes synthèses (cf. A. Toynbee
et O. Spengler) et des explications généralisantes par
abus des regroupements, des ressemblances, des conver-
gences que l’on trouve souvent parce qu’on les cherche
a priori ;
— rejet des juxtapositions, les monographies sur le mode
additif qui implique que le lecteur fasse lui-même la syn-
thèse ou, à défaut, réduise l’histoire à un archipel de diffé-
rences, à une nomenclature et une typologie exsangues;
— nécessité de prendre en compte le contexte d’émergence
des processus observés, des faits et des phénomènes ana-
lysés. Les comparaisons justifient trop souvent des géné-
ralisations hâtives, des anachronismes et des amalgames
par négation du contexte ;

6. Cf. M. Abdallah-Pretceille, Les limites de la comparaison et de l’ana-


logie, in Vers une pédagogie interculturelle, op. cit.
90 L’ALTÉRITÉ EN PRATIQUE

— nécessité de prendre aussi en compte les emprunts, les


transferts et les phénomènes liés au processus d’accultu-
ration. Le comparatisme a tendance à s’appuyer sur des
entités closes et stables et à ne pas prendre assez en
compte les stratégies d’ouverture et les dynamismes
inhérents à toute culture, à tout état, à toute région ;
— obligation d’énoncer les critères de la comparaison et
d’objectiver le modèle implicite de référence qui sous-
tend la comparaison ;
— refus des évidences et des lieux communs peu opéra-
toires pour la compréhension ainsi que des jugements de
valeurs par hiérarchisation des traits observés ;
— prise en compte des différents systèmes de classement
ainsi que des temporalités et des découpages synchro-
niques liés à chaque culture sans oublier les variations
linguistiques sur lesquelles il est inutile d’insister tant
leur évidence est grande.

Pour P Veyne, l’histoire comparée (comme la littérature


comparée) serait une heuristique. Son originalité relève
davantage de sa démarche que de ses résultats qui sont tout
simplement de l’histoire. En effet, elle « désigne deux et
même trois démarches différentes: le recours à l’analogie
pour suppléer aux lacunes d’une documentation ; le rappro-
chement à des fins heuristiques de faits empruntés à des
nations ou à des périodes diverses, enfin l’étude d’une caté-
gorie historique ou d’un type d'événements à travers l’his-
toire, sans tenir compte des unités de temps et de lieu »’.
Par sa valeur heuristique, la comparaison favorise le
renouvellement du questionnement ainsi que la découverte
de nouveaux objets et territoires. On retrouve là la richesse
créatrice de la dialectique du Même et de l'Autre. La
construction identitaire ne se suffit pas de l’espace national
et hexagonal. Au contraire, elle s’enrichit de la confronta-

7. P Veyne, Comment on écrit l’histoire, Paris, Seuil, 1971, p 85.


« L'HISTOIRE NE PEUT PLUS ÊTRE CE QU'ELLE ÉTAIT » 91

tion et de la distanciation. Les risques de dissolution dans (à


cause de) l’ouverture ne relèvent que de craintes subjectives
car la recherche de contrastes et le travail sur la varia-
tion renforcent la mise en évidence des spécificités et des
particularités.
Les zones frontalières et les entités trans-régionales sont
des lieux d’observation et d’analyse privilégiés à condition
toutefois, de prendre soin de garder une distance critique
par rapport aux dérives identitaires toujours possibles. En
effet, dans ce domaine peut-être plus que dans d’autres,
l'histoire court toujours le risque d’être instrumentalisée à
des fins politiques.
En conclusion, le comparatisme en histoire est, comme
tous les outils, à prendre avec une certaine circonspection et
prudence. Utilisé dans une batterie et un éventail d’ap-
proches, il peut avoir un rôle d’impulsion et d’innovation
non négligeable. Il permet d’inscrire l’altérité comme prin-
cipe et non simplement comme un objet d’analyse. Le chan-
gement de statut de l’altérité dans l’approche comparative
en histoire est à ce titre potentiellement riche par rapport
aux finalités annoncées. C’est sans doute une des raisons qui
permettra à l’histoire comparée de sortir de sa relative mar-
ginalité (l’histoire comparée n’est pas encore vraiment légiti-
mée par le « haut », c’est d’ailleurs ce qui explique peut-être
lPabsence de revues spécialisées et de groupes de recherches
spécifiques). La littérature comparée a en ce domaine quel-
ques coudées d’avance, même si elle reste encore quelque peu
minorée par rapport aux écoles littéraires traditionnelles.

L'HISTOIRE COMME CONNAISSANCE


ET EXPÉRIENCE DE L'ALTÉRITÉ
L'histoire se définit comme une rencontre de l’altérité,
comme une mise en scène de l’Autre pour reprendre une
92 L’ALTÉRITÉ EN PRATIQUE

expression de M. de Certeauf. Avec la littérature, les langues


et les cultures, l’histoire est une des modalités particulières
de l’expérience de l’altérité. La connaissance du passé relève
d’un processus identique à la connaissance des autres. On ne
peut, en ce sens, qu'être en accord avec les réflexions
d'H. I. Marrou qui mentionnait que la compréhension des
documents relatifs au passé « n’est pas différente d’un point
de vue logique, de la compréhension des signes et des
indices qui nous rendent possible la connaissance d’autrui
dans l’expérience du présent »’. L’histoire comme l’anthro-
. pologie sont deux disciplines de l’altérité. La connaissance
d’autrui est toujours médiate et s’effectue par le biais des
conduites, des discours, des pratiques. Il s’agit donc d’élabo-
rer un discours, de construire l’histoire. Ce qui fait dire à
certains qu'il n’y pas d’histoire, qu’il n’y a que des histo-
riens. Et, pour reprendre une formule de Ch. V. Langlois et
Ch. Seignobos, on considérera que l’anthropologie et l’his-
toire sont, non pas des sciences de l’observation mais des
sciences du raisonnement".
L'expérience d’autrui n’est pas une expérience facile et
naturelle. Elle exige une rigueur, une prudence et un respect
qui relèvent autant d’une démarche intellectuelle que d’une
éthique. Si le thème de l’altérité est à la mode parce qu’im-
posé par les circonstances et l’évolution des sociétés, il
recouvre plusieurs modalités contradictoires et paradoxales
du fait du recouvrement partiel et labile entre mémoire, his-
toire et actualité, entre proche et lointain, entre différence et
indifférence, entre ouverture à l’autre et repli sur soi. Cette
présence-absence de l’Autre s’inscrit dans une série de ten-

8. M. de Certeau, L'opération historique, in Faire de l’histoire, tome 1:


Nouveaux problèmes, Paris, Gallimard, 1975, p. 33.
9. H.I. Marrou, De la connaissance historique, Paris, Seuil, 4° éd. 1964,
p. 86-87 (Ed. or. 1954).
10. Ch.-V. Langlois, Ch. Seignobos, Introduction aux études historiques,
Paris, Hachette, 2° éd. 1899, p. 187 (1" éd. 1898).
« L'HISTOIRE NE PEUT PLUS ÊTRE CE QU'ELLE ÉTAIT » 93

sions propres à la modernité et présente un certain nombre


de pièges et de défis qui balisent le cheminement et le
raisonnement.

L'altérité en trompe-l’œil

Une des difficultés réside dans la nécessité de ne pas


confondre les traces et les indices d’une réalité contingente
et accidentelle avec la réalité, globale et structurante.
L'histoire n’enregistre que des événements contingents qui
impliquent d’apprendre à discriminer ce qui est permanent
et ce qui est accidentel. De la même manière, il convient de
ne pas confondre l’image avec le réel, l’événement avec le
fait. La distance critique de l’historien trouve son expres-
sion naturelle dans ce réflexe méthodologique qui veut que
le fait historique, soit, par essence, une construction de
l’historien. Evident dira-t-on ! déjà connu ! idée ancienne !
Certes, mais pourquoi l’oublie-t-on aussi souvent, voire
aussi systématiquement ?

L'altérité maîtrisée vs. l’altérité dissoute

L'obligation de transparence est le lot des dominés!!. La


connaissance d’autrui n’est pas exempte de tentative de maî-
trise et de contrôle d’autrui. On ne reprendra pas ici, bien
qu’il en soit une magistrale exemplification, le débat sur
Pimmigration. Cette remarque pourrait presque être énon-
cée à l’imparfait. En effet, si l’opacité pouvait être considé-
rée comme le privilège des « princes », c’est actuellement la
foule (malgré l’addition voire la massification des altérités

11. Cf. M. Abdallah-Pretceille, L'intégration par l’école : paradoxes et


ambiguïtés, in Quelle école pour quelle intégration ?, Paris, Hachette/CNDP,
1992.
94 L'ALTÉRITÉ EN PRATIQUE

singulières) qui devient le lieu de l’anonymat. Ce sont les


gouvernants ainsi que les dirigeants d’entreprise, en un mot
les acteurs publics de la société qui sont assignés à la trans-
parence (cf. par exemple, les nombreux procès en cours).
Ainsi, on comprendra d’autant mieux que l’altérité soit
l’objet d’enjeux en fonction des rapports de pouvoir, symbo-
lique ou réel, et donne lieu à des stratégies de cache-cache, à
des simulations et à des manipulations qui ne peuvent être
déjouées que par l’analyse et non à partir d’une hypostase de
l'expérience et de l’immédiateté comme critère de vérité et
- de validité.
Le discours sur l’Autre n'implique pas systématique-
ment la rencontre, bien au contraire, il peut être un moyen
d’enfermement par catégorisation, par adjectivation. De la
même manière, la cohabitation avec autrui n’implique mal-
heureusement pas une reconnaissance mais peut au contraire
être source d’éclipse de l’altérité par indifférence et igno-
rance. Le proche n’est pas proche par la proximité spatiale et
géographique mais par une démarche, par un acte.
L'objectif de l’apprentissage de l’altérité n’est pas tant la
connaissance du passé que la connaissance des manières dont
les groupes organisent leur rapport au passé selon leurs inté-
rêts et les circonstances. De même, la reconstitution cultu-
relle de l'Autre au sens de maîtrise de l’Autre est moins
importante que de comprendre le rapport (individuel ou col-
lectif) aux autres. L’histoire est plus un jeu sur la différence
conçue comme une relation et les écarts que sur des objets,
des faits. Le fait est une différence, un rapport. À travers
l'évocation, la reconstitution, la mémoire c’est bien la relation
au passé qui est mise en scène plus que le passé lui-même.
Que l’on tente de comprendre l’Autre à partir du passé ou du
présent, ce qui prime ce n’est pas tant autrui dans sa réalité
que le rapport à autrui (cf. travaux sur l’interculturalité)?2.

12. Cf. M. Abdallah-Pretceille, Vers une pédagogie interculturelle, Paris,


Publications de la Sorbonne/INRP, 2° éd. 1990 (Ed. or. 1986).
« L'HISTOIRE NE PEUT PLUS ÊTRE CE QU'ELLE ÉTAIT » 95

C’est bien le rapport au passé qui détermine le choix des


objets d’étude: la réhabilitation de la tradition monar-
chique, les droites, les religions. sont autant de manifesta-
tions d’un changement de perspective.

L’altérité manipulée

Une hypothèque difficile à lever quand on s’attarde à


vouloir comprendre l’Autre dans sa totale singularité est
d'éviter les généralisations abusives, les simplismes et les
réductionnismes pour sauvegarder la tension entre le singu-
lier et l’universel. Si les acteurs de l’histoire sont des indivi-
dus réels, chacun d’entre eux « agit à la fois comme homme
général, comme homme temporaire et enfin, comme carac-
tère singulier »*. Le passage de spécificités réelles et com-
plexes à des catégories abstraites et totalisantes multiplie les
références à des entités exsangues : la bourgeoisie, le prolé-
tariat, les Africains, les Arabes, les musulmans, etc. Tout
acte humain porte le triple sceau du général, du temporaire
et du singulier. Ce n’est donc pas sur la nature des choses,
des hommes ou des faits qu’il faut porter le regard, mais sur
la manière dont ils se donnent à voir, sur leurs représenta-
tions, sur leurs présentations. En ce sens, ce sont les condi-
tions d’émergence qui sont significatives et non pas les
causes qui induisent trop un mouvement linéaire, unidi-
mensionnel et continu.
Que ce soit à travers l’histoire, la politique, la biologie, la
communication, la médecine. l’altérité est de plus en plus
manipulée (changement de sexe, manipulation génétique,
catégorisation et enfermement identitaire à travers les eth-
nismes, les intégrismes, les fondamentalismes..). L’inflation
événementielle d’une part, et la banalisation par extension à

13. R. Lacombe, De l’histoire considérée comme science, Paris, Hachette,


1894, p. 248.
96 L'ALTÉRITÉ EN PRATIQUE

tous et à tout du faire-croire, du faire-semblant, des jeux de


cache-cache deviennent un écran à la compréhension et à la
perception de l’Autre. Elles tendent à opacifier l’altérité.
Discipline lacunaire par essence, l’histoire est actuellement
littéralement assaillie par un «trop-plein ». L'histoire de
chaque peuple est vécue en direct, dans l'instant, dans l’ur-
gence, dans le drame non empreinte d’ailleurs d’une cer-
taine forme de « voyeurisme ». Cette surcharge d’histoire ne
facilite ni le recul, ni la distanciation et encore moins la
sérénité, pourtant nécessaires à toute prise de position, à
- toute compréhension. L’impossibilité de vérifier la masse
des informations, de contrôler les affirmations, les asser-
tions des uns et des autres occulte la rencontre de l’Autre.
Plus présent que jamais, plus proche que jamais, autrui est
paradoxalement plus obscur que jamais. Cette altérité rap-
prochée court le risque de n’être qu’une altérité factice, une
altérité-écran. Le recours à l’analyse historique, au raisonne-
ment est plus que jamais un impératif.

DE L’HISTOIRE A LA MÉMOIRE

L’hétérogénéité socio-culturelle du tissu social conduit à


repenser le rapport à l’histoire pour le pluraliser sans le dis-
soudre. Simultanément et sous des formes paradoxales voire
contradictoires se développe une autre relation au passé et à
l'avenir en liaison avec la mémoire. Dans les sociétés homo-
gènes et traditionnelles, on peut considérer qu’histoire et
mémoire se recouvrent partiellement sinon totalement.
Actuellement, on assiste non seulement à une distinction
entre ces deux modalités de mise en perspective du temps
mais à une diversification des pratiques et des usages.
« L'HISTOIRE NE PEUT PLUS ÊTRE CE QU'ELLE ÉTAIT » 97

Les usages sociaux de la mémoire

Mondialisation, perspective européenne, effets de la


décentralisation et de l’immigration, développement de la
communication. sont autant de facteurs qui concourent à
la complexification des structures et des relations inter-
groupales et inter-personnelles. Cette complexification s’ac-
compagne d’une série de tensions et d’ambivalences car on
n’assiste pas à un changement total par substitution d’un
système à un autre mais à une superposition, à une juxtapo-
sition des systèmes. Parmi ces mouvements à la fois concur-
rentiels et complémentaires, on mentionnera plus particu-
lièrement ceux qui affectent la gestion de la temporalité.
Tout changement social entraîne un nouvel équilibre social
et des innovations dans l’expression collective.
+ Les rituels collectifs (commémorations, fêtes natio-
nales, anniversaires.) qui assurent une continuité histo-
rique et contribuent à la construction du groupe et donc à
intégration de chacun des membres, tendent à perdre leur
sens par rapport à cette finalité, sans pour autant d’ailleurs
être abandonnés et oubliés. L’ambivalence de la situation
actuelle provient du fait que les rituels collectifs perdent de
leur force et que, par contre, le recours à la mémoire se déve-
loppe, prenant ainsi le relais de la transmission des nou-
velles forces sociales et culturelles. Tout se fait comme si la
mémoire, plus que l’histoire, était capable d’assurer à la fois
la transmission d’un héritage mais aussi les facteurs d’évolu-
tion, comme si elle savait mieux traduire la pluralité et la
complexité de la vie, comme si elle anticipait le mouvement
même de l’histoire.
+ La fonction de transmission de la mémoire par les 1ins-
tances traditionnelles (l’école et la famille) n’est plus assu-
rée. Dès lors, se développent d’autres lieux, d’autres formes
de transmission qui répondent aussi à une diversification
des attentes et des objectifs : régionalisme culturel, recours
98 L'ALTÉRITÉ EN PRATIQUE

aux identités collectives ethniques, culturelles ou religieuses


_ avec toutes les réserves qui doivent être formulées sur ce
qui l'accompagne : discours sur les racines, passéisme, valo-
risation a priori de la tradition, des valeurs (mot valise qui a
une dimension mythique voire mystificatrice..) —, place
dans le concert européen, etc.
+ L'activité mémorielle supporte une identité perçue
comme morcelée et vaillante et paradoxalement fait vivre, à
travers le passé, des liens communautaires ressentis comme
affaiblis dans le présent. D. Borne!‘ évoque à ce sujet la pos-
sibilité d'ouverture sur de nouvelles solidarités.
+ La valeur thérapeutique de l’appel à la mémoire est à
relier à l’angoisse consécutive aux mutations profondes et
rapides de la société. La méconnaissance et la non-compré-
hension du présent amènent à hypertrophier le passé et à se
réfugier dans l’évocation, le souvenir. Ce processus est
accentué par le fait que l’accélération des transformations
invalide les projections sur l’avenir (la vogue des parapsy-
chologies confirme les difficultés de penser rationnellement
et raisonnablement le futur). Plus avenir paraît incertain et
difficile, plus la volonté de maîtriser le passé et de marquer
le présent est forte. La complexité des liens sociaux (certains
parlent, trop facilement, de rupture) facilite la focalisation
sur la mémoire que l’on peut modeler en fonction de ses
souhaits et de ses désirs. Subjective, par nature, elle ne s’ap-
puie pas sur le respect d’une vérité et n’obéit à aucune exi-
gence de vérification et de validation. Fugace et fugitive,
elle échappe aux normes et aux normalisations. La subjecti-
vité de l’acteur y trouve plus facilement son compte.
De par ses caractéristiques, la mémoire peut, comme
l’histoire, faire l’objet de manipulations, de subversions, de
silences, d’où la nécessité de garder une distance critique.
Centrée sur soi, sur le même, sur l’identique, elle peut entrai-

14. D. Borne, Communauté de mémoire et rigueur critique, in Passés


recomposés. Champs et chantiers de l’histoire, Paris, Ed Autrement, 1995.
« L’'HISTOIRE NE PEUT PLUS ÊTRE CE QU'ELLE ÉTAIT » 99

ner des logiques de fermeture et d’exclusion (ethnismes,


intégrismes, culturalismes..….) car l’excès de particularismes
et de différences enferme les groupes voire les ghettoïse.
+ La mémoire devient l’objet d’un marché et d’une ins-
titutionnalisation, à travers les bibliothèques, les musées, les
associations, les publications, les productions artistiques, les
expositions, les commémorations, etc. Ainsi, outil d’études
(pas toujours respecté malheureusement !), la bibliothèque
est érigée au rang de symbole en tant que support de la
mémoire, d’une mémoire (sélective par définition et néces-
sité). Alain Resnais a tourné un film sur la Bibliothèque
nationale intitulé Toute la mémoire du monde. Les nouvelles
technologies permettent d’actualiser plus facilement la
mémoire, toutes les mémoires : les technologies de conser-
vation, de rénovation, d’archivage, de reproduction démo-
cratisent l’accès à la mémoire en favorisant l’ouverture au
plus grand nombre. La mémoire est de moins en moins la
propriété des historiens, le terrain privilégié des chercheurs
et des spécialistes, elle est à la portée de tous pour une
« consommation » libre et ouverte. Certains le regretteront,
d’autres se réjouiront, peu importe, un constat reste un
constat, à charge à chacun d’assumer ses responsabilités.

La mémoire à travers le miroir

La mémoire se distingue de l’histoire à plusieurs titres.


En effet, elle fait fi de la chronologie et elle est de l’ordre de
laffectif plus que du savoir. Elle s’exprime de manière
conjoncturelle, diffuse, spontanée, elle est labile et inatten-
due. Elle investit les événements, les objets, les situations
davantage au gré de l'instinct, de l’émotion que de la
logique. En ce sens, elle est une puissance créatrice qui
représente l’intérêt d’être peut-être plus démocratique que
l’art car davantage accessible et pouvant se vivre en groupe.
Elle assure ainsi une forme de lien social.
100 L’ALTÉRITÉ EN PRATIQUE

La mémoire favorise la confusion des temporalités : par


le biais des festivals comme des musées dont la croissance
est exponentielle, la nostalgie est présente, vécue non plus
uniquement sur le mode de l’amertume et du regret, mais au
contraire comme un plaisir (cf. chaîne radio, ouvrages, com-
pilations de chansons à succès des années soixante et
soixante-dix, etc., la nostalgie est partout !); par le biais
aussi de la matérialisation rapide des traces, par la « muséi-
fication » de tous les indices sans attendre la traditionnelle
consécration du temps. Tout se passe comme si les individus
tentaient de conjurer les contractures du temps et de l’es-
pace en imposant leur ordre, leur interprétation, leur sens.
À ce titre, on peut raisonnablement s’interroger sur la
perception de l’histoire qu’ont les enfants, à la suite d’un
spectacle comme celui du Puy du Fou (pour ne citer que
celui-là) si la séance n’est pas relayée par une analyse et un
enseignement.
Histoire et mémoire ne peuvent être confondues et ne
relèvent pas d’une démarche identique, bien au contraire.
D’un acte raisonné, d’une pensée et d’une construction du
passé on passe à une remémoration qui prend des aspects
protéiformes et se nourrit d’anachronismes, de simplismes,
d'images et d’amalgames. En ce sens, la mémoire, par son
caractère souple et non normalisé correspond mieux à un
public diversifié car chacun se sent propriétaire d’un bien
collectif sans que celui-ci soit vraiment fixé.
Dans les sociétés traditionnelles définies par leur rela-
tive homogénéité et leur évolution lente, histoire et
mémoire se confondent et sont indifférenciées. La pluralité,
d’une part de l’histoire et d’autre part, de la mémoire,
implique des rapports potentiellement conflictuels non seu-
lement entre les différents groupes mais entre les groupes et
leur expression nationale à travers l’État et la nation. On
revient dès lors à une gestion des équilibres et des tensions,
c’est-à-dire à une gestion de la diversité et de l’hétérogénéité
autrement que par la réduction au Même, autrement que par
« L'HISTOIRE NE PEUT PLUS ÊTRE CE QU'ELLE ÉTAIT » 101

une normalisation volontaire et autoritaire. La pluralité et la


diversité reviennent comme des leitmotivs.
La mémoire n’est pas seulement une chambre d’enregis-
trement des traditions et du folklore. Ferment entre les
individus et les groupes, source d'initiatives et moteur, elle
est productrice et créatrice même si elle n’est pas soumise
aux rigueurs identiques à celles de l’histoire. Derrière cette
prise en charge du sens et des objets résiduels et symbo-
liques se profilent une responsabilisation et une forme de
citoyenneté. La mémoire n’est pas vécue sur le seul mode de
la consommation, elle n’est plus seulement subie et malgré
les dérapages, les faiblesses et les écarts elle renvoie à une
forme de devoir par l’engagement qu’elle suggère tant par
rapport au passé qu’à l’avenir. Autre forme d'inscription
dans le temps et dans l’espace, elle favorise par sa malléabi-
lité l'expérience de la diversité et de l’altérité et entre ainsi
de plein droit dans l’apprentissage et la construction de
histoire.
La mémoire n’existe pas en tant que telle en dehors de
toute appropriation individuelle ou collective. Elle devient
ainsi un moyen pour chacun de dire, de se dire, d’énoncer sa
relation au passé comme à l’avenir notamment, par le choix
des objets (personnes, lieux, monuments, événements...), par
la manière de les mettre en scène et de les théâtraliser. Le
caractère hétéroclite et imprévisible des sélections confirme
la dimension à la fois nébuleuse et dynamique de la
mémoire (cf. Les lieux de mémoire, op cit.) : l'Olympia (salle
de music-hall), l’hôtel du Nord (en référence au film de
M. Carné, bien que le film n’ait jamais été tourné dans ce
lieu), laffaire Dreyfus, etc. Les critères de sélection chan-
gent et ne recoupent pas systématiquement ceux de la cul-
ture-cultivée. L'influence de l’anthropologie est forte et tra-
duit bien cette évolution. Les groupes minoritaires ou
marginalisés s’autorisent à investir, produire, exprimer leur
mémoire (immigrés, régionalistes, groupements profession-
nels — mineurs, paysans).
102 L'ALTÉRITÉ EN PRATIQUE

Le florilège des initiatives tout azimut pour la réévalua-


tion des vestiges du passé recoupe une autre mode, celle de
la valorisation (parfois excessive !) de la nature et de toutes
ses formes dérivées à travers notamment les mouvements
écologiques (éco-musées, par exemple). Tout aussi significa-
tives sont l'inflation des références et la valorisation de tout
ce qui est de l’ordre du petit: qui ne revendique pas son
micro-climat, sa micro-société, son micro-système !
La récupération de ce courant patrimonial comme du
courant écologique par des idéologies passéistes constitue
une dérive potentielle qu’il ne faut pas minimiser, mais ce
n’est pas dans ces quelques pages que nous pourrons ouvrir
et fermer le débat. On ne peut négliger le fait que la nature
et le patrimoine ne peuvent et ne doivent pas être érigés au
niveau de valeurs. Si tout devient important, par principe,
on risque le nivellement par banalisation progressive et par
surcharge numérique et émotionnelle.
L'objet privilégié de visualisation sociale et culturelle de
la mémoire est ce que l’on regroupe actuellement sous le
vocable de patrimoine dont la force est qu’il peut se situer
sur le double registre de l’histoire et de la mémoire. La
notion de patrimoine est suffisamment diffuse pour juste-
ment permettre toutes les appropriations voire les réappro-
priations. Au croisement de la tradition et de la modernité,
de l’économique et du social, de la culture académique
et des arts et traditions populaires, le patrimoine, selon
P Nora!’, entérine non pas une extension des objets mais un
changement de statut. « On est passé d’un patrimoine maté-
riel à un patrimoine immatériel, d’un patrimoine à caractère
historique à un patrimoine mémoriel, d’un patrimoine
national à un patrimoine de type social. le patrimoine n’est
plus l'inventaire des chefs-d'œuvre totémiques de la gran-
deur nationale mais est devenu le bien collectif d’un groupe
particulier qui déchiffre dans sa récupération une part

15. P Nora, in Le Monde, 29 novembre 1994.


« L’HISTOIRE NE PEUT PLUS ÊTRE CE QU'ELLE ÉTAIT » 103

essentielle et constitutive de son identité : patrimoine pay-


san ou industriel, corse, breton, occitan, des fabricants de
sabots ou des chauffeurs de locomotive... »
La marchandisation et l'inscription du patrimoine
comme bien culturel entraînent dans leur sillage une florai-
son d'initiatives dont on ne peut dire s’il s’agit d’une opéra-
tion de « lifting » pour relancer l’enseignement de l’histoire
ou d’une véritable mutation, année du patrimoine, création
d’une école nationale du patrimoine, entretiens du patri-
moine... initiatives qui font l’objet d’un consensus spontané
et à peu près systématique dans une période où les accords
sont difficiles voire rares !
Mémoire ou histoire, faut-il choisir ? Certes, non, la
multiplication des modalités d’accès au passé et d’anticipa-
tion du futur représente sans doute la seule réponse possible
à la complexification de plus en plus grande des structures
et des processus. Il s’agit de deux registres différents qui
peuvent être complémentaires car ils répondent à une
demande sociale forte à laquelle seule l’histoire académique
peut échapper au risque d’ailleurs, non pas de se perdre,
mais d’être isolée par rapport aux enjeux sociaux et culturels
en cours. Quelles que soient les faiblesses, les erreurs et les
errances potentielles de cet investissement par les acteurs de
leur propre temps et espace, on ne peut que souligner les
forces de renouvellement et d'innovation qu’elles renfer-
ment et par-delà les potentialités pour la construction d’une
nouvelle symbolique sans laquelle aucun groupe ne saurait
durer et évoluer. Histoire(s) et mémoire(s) concourent diffé-
remment à la construction d’une identité plurielle ce qui ne
signifie pas mosaïque. La prise en compte de cet enjeu est
tout aussi important que la prise en compte des mutations
scientifiques et technologiques ainsi que des récents boule-
versements politiques. Plus que jamais une des fonctions de
lPécole se doit d’être réhabilitée, celle de la construction du
sens, sens social, historique et culturel ainsi que la diffusion
et l'appropriation des valeurs humanistes dans une société
104 L’ALTÉRITÉ EN PRATIQUE

marquée par la pluralité (et non par le pluralisme ni le com-


munautarisme) et la familiarisation (volontaire ou non) avec
l’'étrangéité et l’altérité. L’hétérogénéité a des modes de
fonctionnement et de régulation, des systèmes symboliques
et d’actualisation de valeurs qui lui sont propres, il est du
devoir de tous de les rechercher, de les façonner et de les dif-
fuser. L’histoire est une leçon d’engagement, le terreau
d’expériences multiples qui permettent de sortir du registre
victimaire et défaitiste très répandu actuellement. La véhé-
mence du propos peut paraître superfétatoire, elle est pour-
tant à la hauteur des enjeux et des choix sans lesquels il ne
peut y avoir ni enseignement ni éducation. La neutralité
n’est pas neutralisation. L’histoire et la mémoire en sont des
exemples presque emblématiques.

En conclusion, on rappellera la cohérence d’ensemble


puisque la compréhension historique se présente comme une
saisie du différent à partir du semblable, et du semblable à
partir du différent. Discipline humaniste par excellence, elle
est souvent soit, reléguée au second plan et minorisée au pro-
fit de savoirs technicisés, soit réduite à un exercice de style
d’où l’Autre, en tant que sujet singulier — individuel ou col-
lectif — est paradoxalement exclu. L’étude du passé a pour
fonction de signifier l’altérité et la différence, elle permet de
découvrir, selon l’expression de M de Certeau « de l’hétéro-
gène qui soit techniquement utilisable »!é. L'histoire s’appuie
sur une problématique de la différence comme point de
départ des apprentissages et non pas comme un objectif. Il ne
s’agit pas d’apprendre à respecter les différences — formule
malheureuse malgré les bonnes intentions sous-jacentes —
mais de les considérer comme des données initiales à partir
desquelles se construisent des savoirs.

16. M. de Certeau, L'opération historique, in Faire de l’histoire, sous la


dir. de J. Le Goff et P Nora, Paris, Gallimard, tome 1 (Nouveaux problèmes),
1975, p. 48.
CHAPITRE II

Pragmatique de la culturalité
à travers la didactique
des langues et des cultures

Les langues sont des disciplines scolaires qui incarnent,


par leur nature même, la présence de l’étranger. Elles sont
orientées vers lui, l’intègrent dans la classe et obligent celle-
ci à faire à l’altérité sa place nécessaire. D’autres matières
(l’histoire par exemple ou la géographie) conduisent à se
décentrer, à regarder l’autre et à le laisser entrer dans l’en-
ceinte, mais selon d’autres modalités. Seules les langues,
dites justement étrangères, contiennent intrinsèquement en
leur sein cette dimension de l’ « étrangeté de l’étranger » qui
constitue l’un des aspects de l’interculturel.
Or, au cours des dernières années, les langues ont pro-
fondément changé de statut à l’intérieur du système éduca-
tif. Une enquête très récente (avril 1995) sur un ensemble
représentatif de parents d’élèves montre que ceux-ci placent
désormais l’apprentissage des langues au troisième rang de
leurs préoccupations, juste derrière les mathématiques et le
français. Révolution radicale, par rapport à un passé plus
lointain, où les langues ne tenaient que le bas bout de la
table pédagogique, comme une sorte de supplément d’âme.
Cette transformation mérite d’être élucidée, et doit l’être
pour comprendre les raisons de cette modification des
106 L’ALTÉRITÉ EN PRATIQUE

attentes scolaires, et pour essayer d’en tirer les conséquences


didactiques les plus urgentes. La situation de l'institution
éducative à l’égard des langues a changé, sans que les ensei-
gnants et les élèves y soient pour quelque chose. C’est une
nouvelle charge qui revient à l’école, un défi inédit auquel
elle se trouve confrontée.
Le souci des langues étrangères préoccupe aujourd’hui
tout le monde, quelle que soit son appartenance, et l’hétéro-
généité culturelle des publics d’élèves ne constitue que l’une
des dimensions de cette nouveauté. Le comportement des
apprenants s’en trouve modifié, et, en conséquence, celui
des enseignants. L’attitude globale envers les langues est
devenue largement positive parce que celles-ci forment une
discipline dont les usagers voient clairement l’utilité pos-
sible dans la vie sociale et professionnelle, hors de l’école.

DE L'USAGE DE LA CULTURE
DANS LA CLASSE DE LANGUE :
ENTRE « L’ARLESIENNE »
ET « L'AUBERGE ESPAGNOLE »

Selon Pétrone «le monde entier joue la comédie », dans


la classe, mais aussi dans le moindre échange langagier.
C’est donc sur le registre du masque et de l’apparence qu’il
convient d'appréhender la question des interférences de la
culture et du langage. Niée dans un premier temps, puis
introduite sur le mode homéopathique, la culture est en
passe d’être prise trop au sérieux car analysée au premier
degré comme si le moindre fait culturel était évident et
simple. La reconnaissance de la culture en didactique des
langues, loin de s’inscrire dans une logique de transparence
et d’élucidation entraîne, au contraire, l’irruption de la com-
plexité et l’obligation d’analyse avant toute justification et
explication culturalistes. Apprendre à suspendre nos certi-
PRAGMATIQUE DE LA CULTURALITÉ 107

tudes et notamment nos certitudes culturelles, tel sera donc


un des objectifs.
Le glissement du civilisationnel au culturel traduit, au-
delà des mots, une ouverture mais, surtout une réorienta-
tion. La présentation pédagogique des faits de civilisation
avait, subrepticement et paradoxalement, évacué la dimen-
sion proprement humaine des productions civilisation-
nelles. « On pourrait appliquer au langage ce que Bergson
dit de la vision : les mots sont l’organe-obstacle du sens » a
écrit V. Jankelevitch! rappelant que le langage n’est pas uni-
quement de l’ordre du paraître mais aussi de l’être et que
les enjeux d’un échange langagier ne relèvent pas que du
linguistique.
Sans revenir sur la question des rapports langue/culture
et langue/civilisation très largement exposée dans des études
et ouvrages spécialisés (auxquels nous renvoyons aimable-
ment le lecteur) l’émancipation du culturel par rapport au
linguistique reste posée. L'enseignement et l’apprentissage
des cultures ont-ils un objet propre, identifiable et
cernable ? Quelle en serait la pertinence tant par rapport à la
maîtrise des langues que par rapport à une connaissance de
l’homme ?
Dans cette optique, on pourra regretter que la didactique
des langues ait privilégié la linguistique appliquée? au détri-
ment d’une conception plus humaniste qui interpelle plus
directement l’ensemble des sciences humaines. En effet,
tant que l’on restera au niveau de l’instrumentalisation (de
la langue ou de la communication), la valeur humaniste de
cet enseignement sera éludée par dissolution de laltérité
dans une forme de fonctionnalisme : parler SUR, AUTOUR, A
PARTIR DE... mais pas parler AVEC. « Homme de paroles »

1. V. Jankélévitch, La méconnaissance. Le malentendu, Paris, Seuil, 1980,


p. 30.
2. L’abandon du vocable ne préjuge en rien l’absence d’influence du
modèle dans l’évolution de la didactique.
108 L'ALTÉRITÉ EN PRATIQUE

selon la formule de CI. Hagège*, l'individu risque d’être


réduit à un « moulin à paroles » si la communication s’enlise
dans un rapport (paradoxalement) autistique à autrui.
Comprendre, connaître la culture de l’Autre, communiquer
avec lui sont-elles des opérations complémentaires, antino-
miques ou exclusives l’une de l’autre ? Y a-t-il un recouvre-
ment partiel ou au contraire des relations d’inclusion ?
L'hypothèse formulée est que c’est une confusion dans
les finalités et donc, par ricochet dans les objectifs et les
méthodologies, qui est à l’origine de l’enfermement des
approches communicative et culturelle ; enfermement mais
aussi atomisation en une myriade d’activités dont la cohé-
rence et la cohésion ne sont pas toujours perçues ni par les
enseignants, ni par les élèves. Ce qui expliquerait, au moins
en partie, le manque d’adhésion et l’absence de continuité
dans les engagements pédagogiques au profit d’actions
ponctuelles, partielles et sans grande synergie entre elles. La
question des finalités de l’apprentissage des langues et des
cultures à l’école est un véritable nœud gordien et mériterait
d’être reposée.
À un développement et une meilleure maîtrise des
langues et des cultures en réponse à des impératifs scolaires
(succès aux examens) et/ou professionnels, à la mondialisa-
tion des échanges, à l’internationalisation des biens, etc.
(sans oublier tous les poncifs à la mode sur ce sujet) corres-
pond un souci d’opérationnalité qu’il ne faut d’ailleurs pas
chercher ni à minimiser, ni à mépriser. A une finalité plus
humaniste qui vise une meilleure connaissance de l’homme
à travers ses activités communicationnelles correspondent
des choix éducatifs et pédagogiques spécifiques. Les hésita-
tions actuelles de l’école entre le « tout fonctionnel » et les
aspirations à une formation intellectuelle et humaniste
à

3. CI. Hagège, L'homme de paroles. Contribution linguistique aux sciences


humaines, Paris, Fayard, 1985.
PRAGMATIQUE DE LA CULTURALITÉ 109

vierge de toute contingence sociale et économique se retrou-


vent dans la définition des méthodes et des objectifs. En ce
sens, l’irruption du culturel stigmatise les enjeux. Si la lin-
guistique a pu se développer en l’absence de l’homme, en
cherchant notamment à s’inscrire et à se faire reconnaître
comme science exacte, rien ne prouve que la didactique des
langues, et à plus forte raison l’approche des cultures, puisse
faire cette économie. A travers la maîtrise d’une ou plusieurs
langues et cultures, ce qui importe c’est la compréhension et
de l’usage du Monde.
Si on reprend l’histoire de la didactique des langues
étrangères, on remarquera sans peine que les rapports entre
langue et culture ou entre langue et civilisation ont forte-
ment évolué. On est passé successivement par des époques
de dissociation, de confusion voire d’ignorance réciproque.
On retrouvera derrière ces modalités l’influence des diffé-
rentes théories linguistiques et des enjeux sociaux. Force est
de tenter de relever quelques ambiguïtés, paradoxes et inter-
rogations quant à la place de la culture dans l’enseignement
des langues. Sans ordre de priorité, ni souci d’exhaustivité,
il convient d’évoquer :
1 / L’obsolescence de l’enseignement des civilisations en
tant que savoir dispensé sur le mode accumulatif et supplé-
tif (éventuellement optionnel) par rapport au linguistique.
Réduite à une somme d’informations factuelles sur la litté-
rature, l’histoire, les arts. « la civilisation se meurt ».
Il n’est pas nécessaire de s’étendre sur l’argumentaire
puisqu’au-delà des regrets pour les uns, ou des satisfactions
pour les autres, ce déclassement relève désormais d’un
constat et d’un truisme. En tout état de cause, c’est essen-
tiellement par rapport à une définition des objectifs donnés
à cet enseignement ainsi qu’à celui de l’apprentissage des
langues qu’il faudrait porter un jugement et non pas en
fonction d’a priori. Un enseignement n’a pas de valeur
intrinsèque et son degré d’efficience est corrélatif des
objectifs.
110 L'ALTÉRITÉ EN PRATIQUE

2 / La résurgence du syndrome de Babel par la technici-


sation et l’instrumentalisation des langues, conséquence de
la préemption de la linguistique sur la communication.
En réduisant les langues à leur singularité de système
(linguistique et/ou culturel) au détriment de leur universa-
lité communicative, on postule implicitement la mise en
place d’un enseignement et d’un apprentissage en termes de
codage et décodage d’une langue ou d’une culture.
Apprendre une langue se résume à apprendre un code lin-
guistique et apprendre une culture consiste à s’initier à un
autre code culturel. Les manuels destinés aux étudiants
étrangers et aux touristes afin de les aider dans leur décryp-
tage culturel restent à la surface des phénomènes et suggè-
rent une communication autistique qui ne s’adressent pas à
autrui mais l'utilisent en le chosifiant c’est-à-dire en le
condamnant à n’être que le récepteur du message et non pas
un Co-auteur, un acteur. Ainsi, toute compétence culturelle
comprise comme un « guide », un outil au service de la com-
munication, comporte le risque d'imposer une forme d’idéo-
logie qui filtrerait la communication au lieu de la faciliter.
La grammaire culturelle comme outil et/ou comme idéolo-
gie se rejoignent sur ce point puisque tout système de déco-
dage culturel non seulement reste au niveau des traits cultu-
rels et que toute cartographie, toute typologie est une forme
d'interprétation du monde.
Dans une communication, il est essentiel de comprendre
la situation d’ensemble et pas seulement des indices. La
connaissance des traits culturels est différente de la connais-
sance des événements dans lesquels intervient ou peut inter-
venir la culture. En donnant la primauté à une approche
fonctionnaliste, il ne faudrait pas que la grammaire cultu-
relle devienne l’étouffoir de la communication, qu’une trop
grande formalisation supplante le dynamisme de celle-ci et
occulte l’accès à l’expérience de l’altérité et de la diversité.
On revient là sur le terrain de la définition des finalités d’un
apprentissage des langues à l’école. Outre la performance
PRAGMATIQUE DE LA CULTURALITÉ 111

linguistique, directement évaluable et qui ne saurait être


remise en question, on peut légitimement attendre de l’école
un élargissement de l’objectif.
3/ L’intronisation de la compétence de communication
et l’institutionnalisation de l’usage des documents authen-
tiques (on ne refera pas ici le « vrai-faux » procès de la perti-
nence du terme) ont, depuis longtemps, introduit « le loup
dans la bergerie » et banalisé l’approche culturelle.
Que ce soit sur le mode allusif et occasionnel ou volon-
tariste et systématique, la culture est présente dans le cours
de langue. Dès lors, la question n’est pas tant sa reconnais-
sance que les modalités de traitement et d’analyse. Liées
incontestablement à l’approche communicative, les cultures
n’en sont pas pour autant les subordonnées. Marginalisées
voire niées dans le cadre d’un enseignement polarisé sur la
linguistique, elles courent le risque d’être banalisées dans
une perspective strictement communicative. Entre la néga-
tion et la dilution, l’inscription des cultures dans la didac-
tique des langues suit une trajectoire en chicane.
Le concept de communication ne permet pas plus que
celui de culture de sortir de l’impasse en permettant de défi-
nir et d’opérationnaliser les compétences « ad hoc » au-delà
des déclarations d’intention. « Concepts-valise », l’un et
l’autre renvoient à une variété d’acceptions, de pratiques, de
virtualités pédagogiques. Ressentis comme essentiels, ils ne
débouchent cependant pas sur des propositions didactiques
suffisamment convaincantes pour forcer l’adhésion des pra-
ticiens des langues (enseignants et apprenants). L'impossi-
bilité d’effectuer une description systématique et achevée
d’un corpus de savoirs et de savoir-faire redouble cette
impression de non-pertinence.
Faut-il pour autant se satisfaire de cette position en
forme d’impasse et rejeter « le bébé avec l’eau du bain » et
ranger les concepts de culture et de communication au
rayon des accessoires ?
4/ La prégnance de la formalisation logico-mathéma-
112 L’ALTÉRITÉ EN PRATIQUE

tique dans la littéralisation de la langue, et des modèles issus


des sciences de la nature a focalisé l’intérêt sur le contenu
du message.
L'ouverture sur la dimension communicative n’a pas
permis de sortir ni de la fonctionnalité ni du caractère d’ins-
trumentation de la langue dans la mesure où l’accent est mis
sur l’accroissement de la compétence de l’énonciateur selon
un schéma toujours linéaire de l’énonciation (modèle de
Jacobson revu et corrigé certes, éventuellement affiné, mais
toujours présent implicitement). L’élargissement au cultu-
rel, au non-verbal, au code-switching, la prise en compte du
contexte, la multiplication des paramètres situationnels
n’ont pas remis en cause la polarisation sur le message et sur
sa source de production. Il s’agit d'apprendre à mieux DIRE,
dans le meilleur des cas à mieux SE DIRE. Autrui reste le
récepteur passif voire chosifié d’une communication qui
l’englobe mais le dépasse.
Le développement des théories linguistiques et l’élargis-
sement à l’ethnolinguistique par intégration de la dimen-
sion culturelle de la langue et du langage ont, en fait, peu
changé les données du problème. Il s’agit de variantes d’une
même démarche. L’enlisement du questionnement et des
pratiques devrait autoriser à recadrer le défi posé par l’ir-
ruption du culturel.
5 / Les difficultés à mettre en place une formation spéci-
fique des enseignants, à élaborer un corpus de savoirs et de
savoir-faire ainsi qu'une méthodologie appropriée, expli-
quent cette stagnation d’une approche structurée et structu-
rante des cultures.
L’enjeu n’est pas de proposer des activités pédagogiques
à base de culturel (sur ce registre là l’inflation guette déjà
malgré les réticences mentionnées) mais d’inscrire l’ap-
proche des cultures dans une cohérence théorique. Il ne suf-
fit pas d’aligner des pratiques pour cautionner une épisté-
mologie. En ce sens, l’acharnement culturaliste peut
détruire l’objet même en sclérosant et en momifiant les cul-
PRAGMATIQUE DE LA CULTURALITÉ 113

tures. Malgré l’incontestable effet de panache produit par


l'élaboration de toutes les grammaires de comportements
culturels, les dictionnaires relatifs au non-verbal, les
tableaux synoptiques des comparaisons culturelles et les
présentations panoramiques des cultures, malgré l'illusion
de leur portée directement utilitaire et réaliste, la question
de leur pertinence demeure car l’ensemble relève simple-
ment d’un élargissement factuel des connaissances. Il ne
saurait être question d’invalider, a priori, ces productions
mais de s’interroger sur leur opérationnalité par rapport à
lapprentissage de l’altérité à travers l’apprentissage des
langues.
Le vide laissé par l’abandon de l’enseignement des civi-
lisations ne saurait être comblé par des mesures en demi-
teintes. La recherche infinie d’un enseignement et d’un
apprentissage pertinent des cultures pose finalement la per-
tinence même de la question. La culture est-elle vraiment
une condition indispensable à la compréhension et à la pro-
duction langagières ? Interrogation sacrilège certes, mais
qui est induite par l’inertie, sur le « front culturel », des
enseignants et des apprenants. Il faut donc bien en convenir,
ou la question des cultures est mal posée en didactique des
langues ce qui expliquerait amplement son enlisement,
ou elle n’a aucune raison d’être. On ne peut continuer à
creuser indéfiniment dans le même trou et accepter de ne
rien trouver.
Que ce soit par induction (à partir du constat de vacuité
des pratiques) ou par déduction (à partir de l’ambivalence
contenue dans la définition des objectifs), l’efficience d’une
approche culturelle élaborée sur des connaissances factuelles
est problématique. Tant que le savoir culturel sera construit
sur un cadre théorique modélisé par la linguistique (elle-
même calquée sur les sciences de la nature) il restera exté-
rieur aux sujets car réduit à des informations SUR l’Autre.
C’est sur ce point que les apprentissages linguistique et cul-
turel divergent. En effet, une maîtrise linguistique entraîne
114 L'ALTÉRITÉ EN PRATIQUE

un effet de réel: parler avec les mots de l’Autre augure


d’une communication correcte, alors que « parler » la cul-
ture de l’Autre n’a pas de caractère opérationnel immédiat et
directement observable. L’illusion référentielle n’est pas la
même. Les compétences linguistique (y compris la compé-
tence communicative) et culturelle énoncées selon un para-
digme utilitariste et fonctionnel engendrent le mirage de la
communication : en ce sens, le DIRE cache le « FAIRE* com-
municationnel ». Si la maîtrise linguistique est une condi-
tion nécessaire, mais pas suffisante, pour communiquer, la
connaissance culturelle a, elle, du mal à sortir du registre du
«supplément d'âme» voire de l’artifice et reste asympto-
tique par rapport à la langue et au langage.
6/ La pertinence de la prise en compte de la variable
culture n’est pas aussi systématique et renvoie à un certain
nombre de questionnements que certains qualifieraient sans
doute d’impertinents.
Il faut oser dire que la culture n’est pas un passage obligé
pour l'efficacité du message. La multitude d'exemples de
malentendus qualifiés de culturels n’autorise pas à infirmer
cette assertion : le culturel n’a de valeur et de sens que dans
un dysfonctionnement communicatif au niveau de la rela-
tion et non pas du contenu du message. C’est ce que nous
tenterons de démontrer par la suite. L’intuition du caractère
factice de la culture par rapport à l’appropriation du mes-
sage explique sans doute les réticences voire l’opposition
passive des enseignants et des apprenants. De fait, il sem-
blerait que la compétence culturelle se rattacherait davan-
tage à l’expérience de l’altérité et de l’étrangéité qu’à celle de
l'expérience linguistique.
C’est sans doute au prix d’une amputation de la culture
comme variable explicative des dysfonctionnements de la
communication que l’on sortira de l’enlisement du culturel

4, Par démarquage de la célèbre formule d’Austin « quand dire c’est


faire ».
PRAGMATIQUE DE LA CULTURALITÉ 115

dans la didactique des langues. La séparation des deux types


d'enseignement (linguistique et culture) est non seulement
souhaitable mais elle est consommée de fait. C’est au prix
d’un exercice de distinction que la culture retrouvera son
identité et donc sa singularité dans la didactique des
langues. Ce postulat méthodologique dont la valeur est
essentiellement pragmatique ne remet pas en question un
autre postulat théorique, celui des liens indissolubles entre
langue/civilisation/culture. La réitération à l’infini de ce
postulat ne permet aucunement de résoudre de manière opé-
rationnelle la question de l’enseignement des cultures autre-
ment que sur le mode anecdotique dans lequel il est actuel-
lement enlisé.
Lexemplification à partir d’anecdotes de la vie quoti-
dienne servira d’antidote à cette proposition qui ne man-
quera pas d’être perçue comme hérétique par certains. C’est
le principe de réalisme qui commande la didactique et
notamment la didactique des cultures et qui lui permettra
de sortir de son ornière et non pas la conviction, surtout
quand celle-ci relève davantage de truismes.
Ainsi, par exemple, la gestualité associée à l’acte de
parole prend un sens différent selon les cultures. Il serait
outrecuidant d’affirmer que ces différences sont sources de
véritables dysfonctionnements de la communication, tout
au plus font-ils l’objet d’un étonnement et/ou provoquent-ils
quelques sourires amusés.
Les Chinois et les Américains se servent de l’index pour indiquer
le chiffre 1 alors que les Français utilisent le pouce Or, dresser le
pouce est un signe de compliment chez les chinois (« très bien ! »).
Dès lors, on peut aisément imaginer le désappointement d’un com-
merçant chinois faceà une cliente française qui lui exprimerait en uti-
lisant le pouce son souhait d’avoir 1 kg de fruits, par exemple’.

S. Exemple extrait d’un article de Chen Chao ying: Éléments pour une
étude contrastive sur les gestes et les comportements des chinois et des
français, in {ntercultures, n° 9, avril 1990, p. 75-81.
116 L’ALTÉRITÉ EN PRATIQUE

Si donc l’objectif reste fondamentalement la communi-


cation, la culture ne peut être envisagée que dans ses rap-
ports avec elle et non pas comme un savoir en soi. Si la cul-
ture reste à la remorque de la linguistique, il y a fort à parier
qu’elle ne sera que l’équivalent de la « cerise sur le gâteau »,
qu’une variable supplémentaire avant de devenir variable
supplétive. Le paradoxe des études sur la culture est qu’il est
nécessaire de concevoir en même temps le changement et la
permanence. Et puisque la culture ne peut se réduire à une
analyse mécanique, même la plus fine possible, à partir de
faits culturels, l'exigence de s’appuyer sur une théorie de la
culture et de la communication s’impose.

POUR UN « AGIR CULTUREL »

Comment étudier les cultures sans créer un artefact?


Quand elles sont au service d’une didactique des langues et
des cultures, les études culturelles doivent faire le deuil de la
généralité et de la prédictibilité sous peine de travailler
selon une conception déterministe qui stigmatise autrui au
lieu de l’ériger en sujet et interlocuteur à part entière. La
question posée est donc de définir un type d’intelligibilité
transmissible qui permette de comprendre et de communi-
quer avec autrui, intelligibilité qui soit d’un autre ordre que
celui de la réduction et de la causalité linéaire, c’est-à-dire
qui réponde à des critères contradictoires de compréhension
circonstancielle tout en visant un degré d’opérationnalité
située nécessairement au-delà des contingences.
La nécessité d’inscrire la didactique des cultures dans
une perspective de compréhension et non pas d’explication
de la communication et surtout de ses dysfonctionnements,
implique de s’appuyer sur une épistémologie de la com-
plexité et non de la simplification. L’enjeu est de trouver une
pertinence d’analyse, un point de vue qui puisse fonder une
PRAGMATIQUE DE LA CULTURALITÉ 147

analyse cohérente de la culture qui n’est, selon KR. Barthes


qu’un «champ de dispersion », «un objet paradoxal, sans
contours, sans terme oppositionnel, sans reste ». L’approche
pragmatique semble pouvoir constituer ce nœud d’équilibre
entre le dogmatisme culturel et l’évanescence même de
l’objet. La pragmatique peut, en ce sens, être introduite
dans les études sur les cultures et la communication inter-
culturelle, elle s’appuierait sur une série de postulats suscep-
tibles d’assurer une cohérence théorique et fonctionnelle.

POSTULAT N° 1 : Entre l’imputation culturelle et l’amputation


Le réel de la culture est l’usage de la culture ainsi que le
discours porté sur elle. C’est pourquoi, la culture n’a pas de
sens intrinsèque et n'existe que parce qu’elle est actualisée
dans un acte, nécessairement inscrit dans une situation d’in-
terlocution. Ainsi, le seul moyen de comprendre les éléments
culturels de la communication (qu’ils soient utilisés comme
référents ou comme signaux dans une stratégie discursive,
c’est-à-dire qu’ils soient directement l’objet du discours ou
au service de celui-ci) n’est pas de connaître la culture mais
d’analyser la situation de communication. Il s’agira donc de
travailler essentiellement au niveau des objectifs, c’est-à-dire
au niveau pragmatique et non pas seulement sémantique
(pour le langage) ou sémiologique (pour la culture). Un fait
culturel n’est pas détachable d’une pratique énonciative qui
rend les cultures opaques à elles-mêmes. Ceci explique la
vacuité de tout apprentissage, de tout enseignement des cul-
tures sur le simple registre descriptif et dénotatif.

POSTULAT N° 2 : « Tricher, c’est jouer ! »


Les individus échangent du sens et non pas seulement
des signes. Les messages n’ont pas comme seule fonction

6. R. Barthes, Le bruissement de la langue, Paris, Seuil, 1984 (texte or.


1971), p. 113.
118 L'ALTÉRITÉ EN PRATIQUE

l'information, d’autres enjeux, d’autres rapports se jouent. Il


est même rare, selon P Bourdieu’, que l’information soit le
but ultime de l’échange linguistique, et la recherche de pro-
fit symbolique justifie souvent la communication. On peut
donc retrouver toutes les stratégies déjà décrites, stratégie de
condescendance, de subversion et d’hypercorrection. Dans
le domaine culturel comme dans celui du linguistique,
« celui qui est sûr de son identité culturelle peut jouer avec
la règle du jeu culturel ». Les effets d’insistance, de conni-
vence, d’évitement, d’ignorance, etc. sont alors au service
d’un « dire », d’une signification qui n’est pas toujours, voire
rarement de l’ordre du culturel.
En ce sens ignorer les traditions culturelles d’un pays en
matière, par exemple, d'entretiens, peut signifier une mécon-
naissance mais aussi une volonté délibérée d’ignorance et de
négation. On a alors affaire à un rapport de force symbolique
qu’il convient de décoder. La compréhension de la situation
ne peut être effectuée en dehors d’une analyse et en aucun
cas a priori. Le recours à la pragmatique est nécessaire.
Les signes et les codes culturels se transforment en
signaux, en indices auxquels on peut se fier ou pas, qui peu-
vent être détournés de leur sens premier et originel, qui
peuvent être manipulés, amplifiés ou au contraire « bémoli-
sés », etc. afin de communiquer à travers eux un message,
une information (de type relationnel et non de contenu).
Les indices culturels deviennent alors les symptômes d’une
relation et sont porteurs d’un sens qui peut ne pas relever de
l’ordre du culturel.

POSTULAT N° 3 : Entre reproduction, production et co-production


Le sens d’une communication est dialogique, c’est-à-dire
qu’il est co-produit. L’altérité anthropologique est relation-

7. P Bourdieu, Ce que parler veut dire. L'économie des échanges linguis-


tiques, Paris, Fayard, 1982.
8. Ibid., p. 131.
PRAGMATIQUE DE LA CULTURALITÉ 119

nelle et se pense dans un réseau d’intersubjectivités. Ainsi,


on ne peut risquer de nier le contexte d’une interlocution
sans risquer de nier l’Autre. L’interaction est donc primor-
diale dans la production culturelle. Comme structure, elle
nécessite de posséder quelques données culturelles ; comme
situation émergente et contextuelle, elle renvoie à des pro-
cessus, une dynamique, des stratégies. En tant que création
totale elle est imprévisible et les informations culturelles
sont à ce stade totalement inefficaces puisqu’elles ne sont
pas significatives hors contexte.
Certes, la culture n’est pas une simple agrégation de
manipulations individuelles et l’approche interactionniste
(ou intersubjective selon les dénominations des uns ou des
autres) n'exclut pas l’approche structuraliste, elle l’intègre et
la dépasse. Cette production, cette construction du culturel
engagent les acteurs dans la définition même de la situation
de communication et entraînent des difficultés dans la dis-
tinction entre les répercussions des causes et des effets d’une
situation. La circularité de la communication, au détriment
de sa linéarité, jusque là largement admise, impose de
reconsidérer la place de la culture dans la communication :
est-elle cause ou conséquence du dysfonctionnement et des
malentendus? On attribue, trop rapidement et trop systé-
matiquement la source des difficultés de communication à
des appartenances et des habitudes culturelles, alors que
l’origine du différend est d’abord et avant tout une mauvaise
relation que l’on va ensuite chercher à justifier en faisant
appel à des différences culturelles faute de vouloir remettre
la relation elle-même en cause. Il est souvent plus facile
d’avouer de ne pas connaître ou de ne pas aimer des pra-
tiques culturelles que de dire à son interlocuteur que l’on
éprouve aucune sympathie pour lui. Le « culturel-alibi » est
souvent utilisé, mais souvent nié, comme facteur explicatif
des dysfonctionnements communicationnels.
On aboutit au paradoxe suivant selon lequel c’est la rela-
tion qui donne sens à la culture et non l’inverse. La relation
120 L'ALTÉRITÉ EN PRATIQUE

englobe le contenu culturel, ce n’est pas la culture qui déter-


mine les relations. Ce sens est aussi valable pour soi que
pour les autres. CI. Lévi-Strauss avait déjà noté que « pour
comprendre la nature des liens sociaux, on ne doit pas poser
d’abord des objets et chercher ensuite à établir entre eux des
connexions. Renversant la perspective traditionnelle, il faut
percevoir au départ les relations comme des termes, et les
termes eux-mêmes comme relations. Autrement dit, dans le
réseau des rapports sociaux, les nœuds ont une priorité sur
les lignes, bien que sur le plan empirique, celles-ci engen-
drent ceux-là en se croisant »°. Rappelons, à ce titre, que la
didactique des langues et des cultures a (ou pourrait avoir)
pour objectif, non pas la connaissance académique des cul-
tures, mais une meilleure compréhension et une meilleure
maîtrise de la communication et donc des rapports sociaux.
La définition de ma culture, de mon identité est autant le
produit de mes relations à autrui que le produit de mon affir-
mation propre et unique. La description des différences, des
marqueurs culturels dépend du projet pragmatique. Les
qualificatifs ainsi que la description culturelle sont marqués
par des effets fonctionnels qui dépendent des rapports entre-
tenus avec autrui.
On passe ainsi insensiblement d’une conception de la
culture comme code, qui implique donc une initiation aux
procédures de codage et de décodage, à une conception de la
culture comme une relation qui induit une approche plus
pragmatique. La culture ne relèverait plus d’une théorie des
codes mais de celle des comportements et surtout des com-
portements non-verbaux.

POSTULAT N° 4 : De la logique de clôture à celle de l’écart


Dans une société bien ordonnée às évolution lente et
donc structurée par des références à la tradition, les descrip-

9. CI. Lévi-Strauss, Le regard éloigné, Paris, Plon, 1983, p. 12.


PRAGMATIQUE DE LA CULTURALITÉ 12

tions culturelles s’inscrivent dans une logique de clôture.


Les caractères de La Bruyère, par exemple, correspondent
à cette perspective: il s’agit de décrire des mondes qui
en fait sont statiques et fermés. La durée et la stabilité sont
les garants de la société. Actuellement, dans le cadre de
la modernité (sur-modernité ou post-modernité selon les
uns et les autres), ce sont, au contraire, les écarts, les mixtes
qui sont la norme. La formation aux études culturelles se
doit donc de tenir compte de cette mutation profonde
sous peine d'invalidité par obsolescence conceptuelle et
épistémologique.
L’accroissement de toutes les formes du « mixte » et du
métissage repousse les limites de l’absolutisation culturelle,
ce qui explique peut-être en partie, les difficultés des diffé-
rents groupes pour accepter toutes ces tentatives directes ou
indirectes, conscientes ou inconscientes de fuite par rapport
à la prégnance normative d’un groupe. L’analyse du rôle
joué par «le métis» dans la littérature serait, à ce titre,
significative.
Il n’est, en conséquence, pas souhaitable de développer
des guides des comportements culturels, pour au moins
deux raisons. La première est que toute mise à plat, toute
élucidation entraînera 1p50 facto des stratégies de dissimula-
tion, de travestissement, etc. entraînant une complexifica-
tion de plus en plus grande des processus de codage et donc
de décodage culturels. La seconde raison réside dans le fait
que plus le comportement d’un individu est prévisible
moins il a d'influence sur le groupe et dans l’interaction. La
liaison avec les stratégies de distinction décrites par
P Bourdieu sont une autre forme d’explication du même
processus. De sorte que les stratégies de « cache-cache » sont
très exploitées par les individus d’influence. La connais-
sance de l’Autre est un enjeu de maîtrise et de possession
voire d’anéantissement, au sens symbolique du terme. Ne se
laisse par « voir », ne se laisse pas deviner qui veut ! Plus le
comportement est prédictible moins est grande l'influence.
122 L'ALTÉRITÉ EN PRATIQUE

En ce sens, il convient de garder une extrême vigilance


quant à cette recherche systématique de clarification, de
transparence. La communication est incompatible avec le
non-respect d’une zone d’intimité, au sens ici d’intimité cul-
turelle. Le sentiment d’aliénation commence souvent avec
celui de la transparence et il convient donc de prôner la pru-
dence qui confine à ce niveau là avec une certaine forme
d'éthique.

Tous ces postulats débouchent sur une pragmatique de la


- culture ou plus exactement de la culturalité. Reste à tenter
de proposer et de décrire une typologie des procédures prag-
matiques de production et d'utilisation du culturel. Ce qui
signifie le refus de tout dogmatisme et de tout déterminisme
culturels au profit de la prise en compte des nécessités
d'adaptation à la conjoncture et à la situation. Dans cette
perspective, la culture sera davantage considérée par rapport
à l’action et au devenir plus que sur le mode descriptif et
dénotatif. Il s’agit de proposer une méthode d’analyse et de
compréhension, non pas de la culture comme une entité en
soi mais de l’ «agir culturel » (pour reprendre en la paro-
diant une formule de J. Habermas!). Le rôle du langage ia
la culture est d’agir avec des mots et des discours. De fait,
pour nous, la signification de la culture sera la signification
de l’usage de la culture. La culture s’appréhende au niveau
des pratiques, des actions qui sont autant de formes discur-
sives. La compréhension culturelle ne se réduit donc pas à
une compréhension analytique. La culture peut avoir selon
les situations de communication, un statut fort ou un statut
faible, c’est-à-dire être porteur d’un sens fort ou faible selon
le contexte.
Plutôt que de s'engager à dresser une cartographie ou
une grammaire des cultures, où même encore une gram-
maire des comportements culturels, il serait nécessaire de

10. J. Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, Paris, Fayard, 1987.


PRAGMATIQUE DE LA CULTURALITÉ 123

tenter de dresser une typologie des moyens avec lesquels


sont produits, reconnus et utiliser les signaux culturels.
L'étude de la culture ne relève plus, dans cette perspective,
d’une étude des structures et des faits mais des rationalités
et des stratégies, puisqu'on assiste à une mise en intrigue de
l'événement culturel et non pas simplement à son exposi-
tion. Apprendre à repérer, voir, comprendre et mesurer les
modalités et le sens attribué aux éléments culturels dans la
communication, tel est en fait l’objectif d’une compétence
interculturelle.

DE LA GRAMMAIRE
À UNE RHETORIQUE CULTURELLE

De même que le texte prévoit le lecteur (U. Eco!!), toute


production culturelle postule SON interlocuteur. Sur le plan
culturel comme sur le plan linguistique, on ne dit pas la
même chose et pas de la même manière en fonction du
récepteur. C’est dans la prise de conscience de la distance
entre les locuteurs que se glisse justement la rhétorique et le
jeu sur la culture à partir de la culture. Le jeu sur les impli-
cites culturels, la recherche d’effets de rupture, l’usage des
relations d’opposition et de contradiction. sont autant de
modalités de production du sens culturel, à condition toute-
fois de posséder un minimum de références communes.
Loin d’être transitif, le discours culturel (discours qui
porte sur la culture ou qui emprunte à la culture), dit tou-
jours plus que ce qui est formulé. Il peut donc faire l’objet
d’un travail de poétique. Dès lors, on peut formuler l’hypo-
thèse qu’il existe des formules, des procédés en rhétorique
culturelle comme en rhétorique du discours. On pourrait
ainsi concevoir une rhétorique de la culturalité sur le

11. U. Eco, Lector in fabula, Paris, Grasset, 1985.


124 L'ALTÉRITÉ EN PRATIQUE

modèle de la rhétorique de la textualité. Par l’appel au cul-


turel, l'individu, comme pour un texte, dit autre chose que
la signification de la somme des énoncés. C’est pourquoi, la
connaissance des caractéristiques culturelles ne permet pas
d’avoir accès ni à la culture, ni à la communication. La cul-
ture contribue au caractère plurivoque du message, ce qui
justifierait que la rhétorique cantonnée à la textualité sorte
de ses frontières pour investir les sciences humaines. Le tra-
vail au niveau de la culture impulse la fin « d’un huis-clos »
et suggère l’éloge de l’hybridation disciplinaire. C’est l’objet
. qui commande la méthodologie et non la rigueur méthodo-
logique qui fait l’objet. Notons, par ailleurs que l’idée d’une
rhétorique culturelle ne s’accompagne pas nécessairement
d’un «guide culturel » au même titre que l’inclusion du
traité des passions dans les manuels de rhétorique. A
l’époque, la connaissance de la psychologie des auditeurs
était considérée comme indispensable à l’art de bien
convaincre.
Ainsi, il ne serait pas incongru d'élaborer une théorie
des opérations de production d’une signification culturelle à
l'instar des figures traditionnelles déjà répertoriées comme
l’ellipse, l’allusion, l’emphase, la condensation, la réduction,
lPinsinuation, l’amplification, l'invention, l’ornement, la
condensation, la métaphore et la métonymie, etc. Toutes ces
figures de style ont de fait leurs correspondants en psycho-
sociologie :

— la synecdoque qui traduit le tout par une partie qui est


vue comme essentielle a son équivalent dans la manière
dont sont évoquées certaines caractéristiques culturelles
qui ne réfèrent qu’à un sous-groupe voire à une seule
personne mais qui sont présentées comme étant parta-
gées par la majorité sinon la totalité des membres d’un
groupe («les mangeurs de grenouille » pour désigner les
Français, par exemple). Elle s’inscrit dans une relation
d’inclusion ;
PRAGMATIQUE DE LA CULTURALITÉ 125

— la métaphore qui est fondée sur la ressemblance est un


procédé presque banalisé dans le domaine de la compa-
raison culturelle ;
— en tentant de traduire un rapport au monde, la méto-
nymie qui travaille sur la continuité, trouve son équi-
valent sur le plan culturel par l’usage de certains proces-
sus de globalisation, les latins pour parler des français
(alors que la composition pluriculturelle de la popula-
tion française actuelle n’autorise plus cette association
systématique) ;
— quant à l'humour, il est, selon J. Poirier, une novation de
la modernité car il ne peut se développer « qu’à partir du
moment où les grandes disciplines et les modèles “sacra-
lisés” du groupe se relâchent. En son principe, il est
antisocial : dévastateur, irrespectueux ; il est dérision, il
ne respecte aucune valeur, même s’il s’applique souvent
à son propre auteur... Il est un luxe que seules certaines
classes privilégiées des sociétés nanties pouvaient se per-
mettre »2. Dans cette perspective, la culture sera aussi
l’objet d’utilisation, au moins, au second degré. En ne
considérant pas l’existence d’un point de vue unique, en
jouant sur la différence, en exhibant l'arbitraire et en
insistant sur la logique des singularités, l’humour, selon
une formule de J.-E Lyotard, veut faire reconnaître
qu’ «il n’y a que des minorités »*. La logique sociale
rejoint ici la rhétorique en assignant à l’humour et l’iro-
nie une place prépondérante dans les formes discur-
sives ; autre forme de désacralisation de la culture et de
son utilisation dans une perspective de manipulation
stratégique. Dans le même ordre d’idées, il est à craindre
que les différentes formes d’intégrismes culturels qui se
développent actuellement n’effacent ce rôle de l’humour

12. J. Poirier (ouv. coll.), De la tradition à la postmodernité, in Histoire


des mœurs, Paris, Gallimard, 1991, p. 1555. :
13. J.-F Lyotard, Rudiments païens, op. cit., p. 9.
126 L'ALTÉRITÉ EN PRATIQUE

et amènent à ne comprendre les êtres et les événements


qu’au premier degré. L’étude de l'humour, ou plus exac-
tement de l’absence ou de la disparition de l’humour
dans certaines sociétés servirait de révélateur d’un type
d'évolution sociale.

On pourrait aussi envisager d’autres modes de jeu cultu-


rel dans la mesure où tout message comporte au moins deux
plans, celui du contenu (signifié) et celui de l’expression
(signifiant). Ainsi, par une opération de décrochage ou
d'amplification, le plan de l’expression peut aussi être le
moyen de dire autre chose, d'envoyer un second message.
Le fait d’utiliser tel ou tel trait culturel renvoie à une inter-
prétation potentiellement multiple, en tout cas pas à sens
univoque a priori. Si on ajoute à ces considérations le fait
que tout message comprend deux niveaux de contenu, le
niveau digital et le niveau analogique qui exprime la rela-
tion (cf. école de Palo Alto sur la nouvelle communication),
on s’aperçoit que les potentialités de jeu pour les produc-
tions culturelles sont extrêmement riches et variées.
Comme toute production, langagière, discursive ou com-
portementale, la culture s’appuie sur des opérations d’inté-
gration, de restructuration et d'innovation qui débouchent
sur une théâtralisation construite sur un jeu entre le fond, la
forme et le sens. L’intégration des « modèles culturels », des
patterns selon une approche structuraliste de la culture, ne
se définit, d’ailleurs, pas autrement que comme la capacité à
générer à tout moment des combinatoires nouvelles et inat-
tendues.
Mettre en relief les différents modes de production du
culturel constitue un des objectifs de la didactique des cul-
tures. À l’instar de la typologie d’U. Eco“, on pourrait envi-
sager des modalités de :

14. U. Eco, La production des signes, Paris, Librairie générale française,


1992, p. 67.
PRAGMATIQUE DE LA CULTURALITÉ 127

— reconnaissance,
— ostension,
— réplique,
— invention.

Tous les indices culturels ne sont ni codés, ni décodés au


même niveau: certains sont en état de latence (U. Eco
évoque des éléments narcotisés), d’autres peu évoqués,
quant à ceux qui sont utilisés ils le sont en fonction des
nécessités, des impératifs et des relations entretenues. La
linéarité de l’interprétation culturelle est sans cesse battue
en brèche par ces stratégies de production culturelle. De
fait, le signe culturel comme les autres signes doit être vu,
selon U. Eco, comme « le résultat d'opérations complexes au
cours desquelles entrent en jeu diverses modalités de pro-
duction et de reconnaissance »*. Il est vrai que la marge de
manœuvre n’est pas totale car la cohérence groupale et l’idée
même de communication supposent le partage d’un « mini-
mum culturel garanti». La question posée est donc une
nouvelle fois une question de frontière entre la compréhen-
sion et l’incompréhension culturelles comme elle a déjà été
posée dans d’autres domaines, le normal et le pathologique,
le réel et l’imaginaire, etc.
La culture pose problème, surtout par rapport à l’énon-
ciation. Elle devient alors un espace de création, d’effets et
de quiproquos. En tant que théorie des opérations du dis-
cours, la rhétorique est aussi une théorie des opérations cul-
turelles sur, dans et par le discours. Dans quelles mesures
peut-on envisager une typologie des scénarios culturels ainsi
que la possibilité d’une différence entre des scénarios com-
muns partagés par la plupart des individus et des scénarios
plus complexes réservés à une certaine «élite» selon une
distinction déjà opérée pour les registres de langue ?

15. U. Eco, 1bid., p. 5.


128 L’ALTÉRITÉ EN PRATIQUE

Dans cette perspective, on peut envisager les procédures


suivantes :

L’emphase ou la survalorisation d’un trait culturel

Elle lui donne une autonomie qui lui fait perdre sa


valeur singulière.

La redondance culturelle

La redondance permet de lever les ambiguïtés et de


confirmer une définition de la situation de communication.
Il n’est pas rare, en effet, d’avoir confirmation de la première
interprétation par d’autres signes et indices. L’usage plus ou
moins soutenu de cette forme de reprise introduit des
nuances, un jeu de cache-cache qui permet d’adapter la
situation de communication à l’environnement qui peut être
sur le plan humain hostile, amical, conflictuel, etc.
Toute relation convenable exige l’échange d’informa-
tions afin qu’il n’y ait pas malentendu justement sur la
situation. Le refus de donner des informations culturelles
peut correspondre à une volonté de mettre l’interlocuteur en
difficulté et dans l’obligation d’être prudent car réduit à
vivre l’interlocution à partir seulement de quelques hypo-
thèses interprétatives.
Les difficultés peuvent s’accroître si les signaux envoyés
sont contradictoires. La volonté de semer le trouble corres-
pond à une stratégie discursive bien connue et qui peut
prendre appui pas uniquement sur des mots mais sur des
bribes culturelles. Dans la mesure où il est plus facile d’in-
tervenir sur des mots que sur des faits de culture, il est facile
d'imaginer l’ingéniosité qui peut être mise au service de
l'échange langagier.
PRAGMATIQUE DE LA CULTURALITÉ 129

Présence/absence d’ambiguités culturelles

L'appel au culturel dans un processus communicationnel


peut vouloir signifier une marque soit de connivence soit de
prudence, et en tout état de cause, il introduit une dimen-
sion émotionnelle et affective plus forte. En outre, le choix
du terrain culturel permet de s’appuyer une connivence cul-
turelle et donc de rendre plus fonctionnelle l’argumentation
puisqu'on peut s’appuyer sur des formulations logiques
implicites. L'expérience d’une culture non-partagée ne peut
faire l’économie des formulations et exige davantage d’expli-
cations et d’objectivations.
Dans ce cas, l’appel à la culture relève bien d’une volonté
de rapprochement et est donc de l’ordre du relationnel. Le
silence, le retrait peut être synonyme soit d’une volonté de
distinction, de distance ou encore révéler tout simplement
une méconnaissance.
La référence explicite à la culture dans un discours en
situation d’hétérogénéité, c’est-à-dire en fait dans toutes les
situations puisque l’homogénéité culturelle n’est qu’un
leurre, est un indice signifiant. La différence culturelle est
transformée en signe de reconnaissance. En effet, on
n’évoque, on ne parle que de ce qui ne va pas de soi. En
conséquence, évoquer tel ou tel trait culturel n’intervient
que pour dire, pour signifier quelque chose de plus, pour
lever ou, au contraire introduire une ambiguïté, provoquer
une interrogation.

L’implicitation

L'implicitation qui n’est pas à confondre avec l’impli-


cite, donne davantage à entendre et à comprendre qu’à dire
littéralement. La culture est, dans cette perspective, un vec-
teur puissant du message.
130 L'ALTÉRITÉ EN PRATIQUE

DE L'USAGE
D'UNE ANTHROPOLOGIE HERMÉNEUTIQUE
Alors que la rhétorique concerne la production d’une
signification, l’herméneutique concerne l'interprétation et
la compréhension. L'analyse culturelle (comme l’analyse lit-
téraire d’ailleurs) ne doit pas être uniquement centrée sur
l’auteur mais aussi sur le récepteur. La culturalité est ainsi
au carrefour de la rhétorique et de l’herméneutique. Si la
culture est perçue à travers une théorie mécaniste, c’est-à-
dire comme un ensemble de signes géré par un nombre de
règles, les dysfonctionnements sont analysés comme des
erreurs de codage et/ou de décodage d’où l’appel à la
connaissance et aux savoirs. Or, le fait d’admettre que la cul-
ture est davantage un espace social et relationnel nécessite le
recours à une science qui s'intéresse au processus et à leur
mise en scène, qui s’attarde sur le contexte d’émergence plus
que sur les signes eux-mêmes. De fait, pour comprendre,
non pas une culture, mais un propos dont la dimension cul-
turelle peut être forte, il ne suffit pas de s’arrêter aux élé-
ments observables — relevant de ce que l’on suppose ou
détermine comme étant de l’ordre du culturel — mais de
tenter une analyse de la signification qui ne se situe pas
nécessairement au premier degré. C’est pourquoi, la dimen-
sion cognitive loin d’être première est secondaire par rap-
port à la dimension communicationnelle. Il s’agit ainsi
d'opérer un changement radical de point de vue par rapport
aux tentatives effectuées pour « enseigner » les cultures. De
même qu’ « il est impossible d’interpréter un acte de com-
munication dans les limites d’une analyse purement linguis-
tique »", il est impossible de comprendre une culture à par-

16. P Bourdieu, Réponses, Paris, Seuil, 1992, p. 118.


PRAGMATIQUE DE LA CULTURALITÉ 131

tir d’une analyse purement culturaliste, c’est-à-dire à partir


de la connaissance de faits culturels. En tant que système
symbolique, la culture n’est pas simplement un instrument
au service du message mais aussi un instrument potentiel de
domination
Il existe toujours, entre la production et la réception, une
zone d’incertitude, une « nébuleuse discursive » pour U. Eco,
qui est réduite en fonction de l’expérience des individus, de
leur capacité de perception et d'évaluation des enjeux. Par
ailleurs, il faut admettre que la question du décodage se pose
essentiellement dans les situations de dysfonctionnement de
la relation. C’est le déséquilibre, le désaccord, la mésentente
qui incite les interlocuteurs à sur-coder leurs messages et à
opérer une série d’opérations destinées à rétablir une rela-
tion à leur avantage. L’absence d’enjeux et de conflits asep-
tise la communication et les manquements culturels sont
interprétés comme des incidents sans gravité. Les difficultés
au niveau du décodage sont induites non pas par une
méconnaissance des us et des coutumes mais par le mauvais
état de la relation. Les individus organisent, présentent leur
culture en fonction des objectifs, des profits, attendus ou
non, ainsi que des contextes de sorte que la connaissance et
la compréhension culturelles ne sont jamais acquises. Elles
relèvent d’une construction sans fin, toujours provisoire,
d’une interprétation labile et souvent lacunaire.
Terrain fertile pour les connotations, la culture en tant
que production suggère une lecture complexe notamment
au niveau des silences, des implicites, des non-dits, des
« pudeurs » et des retenues. Comme toute lecture, comme
toute démarche de compréhension, il s’agit d'opérer une
opération de décryptage «textuelle et intertextuelle ».
L’herméneutique observe et analyse la culture « en action »,
la culture « au travail », elle abandonne la position de juge-
ment (si facile pour tout ce qui concerne la culture) au pro-
fit de celle d’interprète. La lecture de signes culturels sup-
pose des opérations complexes et non pas un simple
132 L'ALTÉRITÉ EN PRATIQUE

décodage de signes préconstitués, car les signes sont eux-


mêmes des textes et non pas des unités simples (U. Eco).
C’est pourquoi, les signes culturels qui sont susceptibles
d’articulation multiple ne peuvent être totalement « digitali-
sés » c’est-à-dire faire l’objet d’une traduction et d’une inter-
prétation intégrales.
L'individu n’est pas toujours conscient de tout ce qu’il
communique, ce qui suppose l’acceptation d’un décalage et
éventuellement d’un désaccord entre la production et la
réception culturelles. Or, c’est justement dans ces interstices
_ que se glissent les incompréhensions, et les malentendus qui
ne peuvent être surmontés que si les individus acceptent
d’une part de reconnaître cet écart et d’autre part d’en par-
ler en faisant appel à une discussion de l’ordre de la « méta-
culture», par analogie avec la méta-communication des
tenants de l’école de Palo-Alto.
L'interprétation tient compte de l’énonciateur, de
l'énoncé, de la situation mais aussi de la relation entre les
interlocuteurs. C’est malheureusement ce niveau qui a été
souvent négligé. Par ailleurs, la compétence des interlocu-
teurs n’est pas nécessairement identique et similaire, ce qui
complique d’autant les analyses et multiplient les sources
potentielles d’incompréhension. C’est ce décalage entre la
source de production et la source de l'interprétation qui
peut éventuellement se transformer en frontière et rendre la
communication impossible. Reste la question des limites de
l'interprétation. Hors contexte, tout est permis, la seule
limite est sans doute celle liée à la situation interlocutive qui
lie les protagonistes.
Les procédures d’interprétation sont soumises à un
modèle de compréhension dont il convient d’éviter
quelques pièges :
PRAGMATIQUE DE LA CULTURALITÉ 133

La référentialité

Comprendre une culture ne se limite pas à comprendre


ce qu’elle désigne. Les faits culturels ne sont pas de simples
référents car ils n’ont aucune autonomie et ne prennent sens
que dans un contexte de sorte que le réalisme et le nomina-
lisme ne sont que des maladies infantiles des études cultu-
relles. En réalité, le travail sur la culture nous invite à reve-
nir aux recommandations déjà énoncées par G. Bachelard
quand il écrivait qu’il « faut résister à un positivisme du pre-
mier examen. Si l’on manque à cette prudence, on risque de
prendre une dégénérescence pour une essence »/.
Il ne s’agit pas de tenter d’expliquer la culture par réfé-
rence à son auteur, ni d’être à la recherche du réel dont l’ex-
pression culturelle serait un miroir, mais de chercher le
point du vue du spectateur. La référentialité est présente
chez le locuteur mais pas chez le récepteur. En substituant à
tort la réalité culturelle à sa représentation, le récepteur
s’inscrit dans une posture allocutoire qui définit une com-
munication globale chargée d’une intentionnalité spéci-
fique. Il n’y pas de réalité culturelle puisque celle-ci est
ouverte. Tout appel à la culture est une textualisation du réel
et une théâtralisation de la situation de communication. La
référentialisation systématique est donc négative.

L'illusion intentionnelle

Si la culture n’a d’unité que dans le regard et l’intention-


nalité, et si la connaissance est constitutive de l’intentionna-
lité, une des difficultés d’interprétation vient cependant de
l'illusion intentionnelle, c’est-à-dire de la confusion entre
l’auteur d’un discours et sa production discursive et cultu-

17. G. Bachelard, Le nouvel esprit scientifique, op. cit., p. 159.


134 L’ALTÉRITÉ EN PRATIQUE

relle. En effet, toute allusion, toute déclaration culturelle


d’une part ne garantit aucunement la validité de l’assertion
et d’autre part, n'implique pas une adhésion de l’auteur à ses
propres propos et affirmations. La possibilité d’un décalage,
d’un décrochage entre ces deux niveaux est virtuellement
présente et ne peut être oubliée.

L'anticipation culturelle et ses avatars

_ Les connaissances culturelles qui s’inscrivent dans une


logique d’attribution et de catégorisation permettent d’anti-
ciper sur la conduite d’autrui et ont de ce fait, une fonction
très stabilisatrice et rassurante. Or, le jeu de la communica-
tion et du brouillage culturel troublent cette capacité d’anti-
cipation des comportements surtout lorsque l’un des inter-
locuteurs, de manière consciente ou non, se trouve en
contradiction par rapport à ce qu’on attend de lui. La règle
de conformité est transgressée et provoque une perturbation
communicationnelle d’autant plus forte que le sens et les
intentions échappent au récepteur.
Il s’avère que dans un contexte de pluralité culturelle,
Panticipation des conduites culturelles et langagières de
l'Autre est de plus en plus difficile et aléatoire. La prédic-
tion correspond à une conception normative par rapport à
des entités culturelles perçues comme stables et homogènes.
Dans la mesure où c’est actuellement la variation et la varia-
bilité qui représentent la norme, l’interprétation ne peut
plus s’appuyer sur des logiques prédictives mais aléatoires.
La conformité et le conformisme deviennent, dans cette
perspective, une des stratégies possibles et non pas seule-
ment le modèle prégnant.
La formulation culturelle tient compte de la représenta-
tion de la réponse et des images de l’interlocuteur qu’elle
anticipe. Par adaptation et/ou anticipation, la culture est
aussi un jeu sur l’image de l’autre, sur son interprétation, et
PRAGMATIQUE DE LA CULTURALITÉ 135

en tant que telle, elle affirme le primat de l'interaction sur le


contenu culturel et s’adjoint le principe dialogique, notam-
ment de Bakhtine et E Jacques. La fonction d’adaptation
(W. James) intervient directement dans «la formation des
concepts et le processus de nos raisonnements, dans la for-
mation même de nos catégories » par un « processus où l’in-
térêt joint à l’attention et à la volonté joue un rôle
moteur »®. La culture est soumise aux intérêts instinctifs et
pratiques, elle ne peut donc être appréhendée en dehors
de son contexte, de ses conditions de production et de son
historicité.

Méta-communication et méta-culture

La culture ne peut être un obstacle à la communication,


à condition toutefois que les individus soient capables de
méta-communiquer (selon les propositions des tenants de
l’école de Palo-Alto) c’est-à-dire en l’occurrence de parler
sur la culture, sur les comportements culturels, sur le code
culturel et son utilisation. Encore faut-il admettre que les
signes culturels puissent être l’objet d’une mécompréhen-
sion voire d’une mauvaise interprétation. Ce qui est primor-
dial, c’est déjà cette capacité de repérage des sources de dys-
fonctionnements qui seront éventuellement réduites par,
justement, la communication. De fait, la compétence cultu-
relle se définit essentiellement comme une compétence
générique qui s’appuie sur différents exemples mais qui
n’exige pas nécessairement la connaissance totale et inté-
grale de la culture de l’Autre. Compétence qui s’appuie sur
l'anthropologie de la communication et non, comme nous
Pavons déjà dit, sur l’ethnographie de la communication:
primat de la variation sur la différence.

18. W. James, cité par P Gauchotte in Le pragmatisme, Paris, PUF, coll.


Que sais-je ?, 1992, p. 47 et 50.
136 L'ALTÉRITÉ EN PRATIQUE

En guise de conclusion, on notera toutefois, que toute


définition de la culture à partir de la notion de stratégies
présente le double inconvénient, d’une part de diluer la
dimension collective au profit de l’individuel, d’autre part
de statuer sur un important degré de conscience et de cohé-
rence des individus. En effet, il serait erroné de penser que
les sujets ont toujours une claire conscience de leurs actions.
Une pragmatique de la culturalité s’inscrit dans une tension
dont les pôles sont d’une part, une « culturalisation de la
culture », par un essentialisme fondamental et d’autre part,
une instrumentalisation systématique et consciente, tou-
jours objectivée et objectivable. Les pratiques culturelles
sont gouvernées par des mécanismes dont les sujets ne sont
pas toujours conscients.
CHAPITRE III

L’expérience
de l’altérité et de la diversité culturelle
dans leurs rapports à la littérature

Depuis plus d’un siècle, le développement des technolo-


gies a été formidable, vertigineux, irréversible. Très tôt, on a
mesuré l’ampleur du phénomène!, sa capacité à transformer
le monde et la vie des hommes. L’enseignement des sciences
s’est imposé comme une nécessité dans un système scolaire
voué à préparer le futur. Les techniques ont aujourd’hui
tout envahi, elles commandent la totalité de nos actions,
monopolisent nos vigilances et nos efforts, et personne n’est
plus en mesure d’exister sans elles. Ce bouleversement ainsi
surgi, des philosophes ont pressenti sa profondeur et ses
dangers?, notamment celui d’un asservissement aux techno-
logies, d’une sorte d’absorption par l’uniformité, d’un
renoncement à tout ce qui n’est pas de l’ordre de la machi-
nerie. Crainte fondée probablement, mais qui ne disparaîtra
pas par l’espoir absurde de voir reculer le monde technolo-

1. T. Veblen, Une théorie de la classe de loisir, Paris, Gallimard (trad. fran-


çaise), 1971.
2. M. Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard
(trad. française), 1961.
138 L’ALTÉRITÉ EN PRATIQUE

gique. Celui-ci est au contraire de plus en plus présent, en


croissance extrêmement rapide. Il est, exactement, un
moment de la civilisation.
Ce sont plutôt des contre-feux qu’il faut allumer, ne pas
se laisser dévorer par le Léviathan technologique, ne pas y
perdre son identité. Il est évidemment indispensable que
l’école l’enseigne, et qu’elle accentue même cette dynamique
de l’éducation. Mais il est de son devoir aussi, « adverse »,
au même moment, d'élaborer un espace où les élèves, les
hommes rencontrent leur imaginaire libre, le creusent, l’ex-
plorent, et celui-ci n’est pas nécessairement d’ordre techno-
logique. Les ordinateurs n’ont ni émotions, n1 passions. Et
c’est pourquoi le champ de l’enseignement de la littérature
doit s’élargir au sein de l’institution éducative. La littéra-
ture c’est l’humanité de l’homme, son espace personnel. Elle
rend compte à la fois de la réalité et du rêve, du passé et du
présent, du matériel et du vécu. Il faut probablement qu’elle
s’enseigne sous des formes neuves, inédites, correspondant
aux besoins des hommes d’aujourd’hui.
Le texte littéraire, production de l’imaginaire, repré-
sente un genre inépuisable pour l'exercice artificiel de la
rencontre AVEC l’Autre: rencontre par procuration certes,
mais rencontre tout de même. Produit de la culture, dans les
deux sens du terme (« culture-cultivée » et culture anthropo-
logique), le texte littéraire retrouve progressivement ses
titres de noblesse. Réduit, dans un premier temps à n'être
qu’un support d'apprentissage linguistique ou qu’une repré-
sentation factuelle de faits de civilisation, il est actuellement
redécouvert comme un médiateur dans la rencontre et la
découverte de l’Autre. La littérature permet d’étudier
l’homme dans sa complexité et sa variabilité. C’est cette
dimension humaniste qui curieusement resurgit et est direc-
tement interpellée en didactique des cultures ainsi qu’en

3. CI. Lévi-Strauss, L'homme nu, Paris, Plon, 1970.


ALTÉRITÉ ET LITTÉRATURE 139

formation générale. C’est ainsi, par exemple, que « l’autre et


l’'ailleurs » a été le thème de l’épreuve de français à l’entrée
des grandes écoles scientifiques (1992-1994) à travers l’étude
des œuvres d’'Homère (L'Odyssée), Michaux (Un barbare en
Asie) et Lévi-Strauss (Tristes tropiques).
La littérature stabilise, produit, actualise et anticipe cer-
taines visions du monde, elle est en ce sens un « boulevard »,
un « tremplin » pour les études culturelles. Elle permet d’ex-
plorer une pluralité de personnages, de situations, de cul-
tures, etc., et ainsi, d’éviter la référence à un seul modèle
érigé en vérité universelle.
Sans vouloir remettre en question l’utilité et la valeur de
analyse textuelle, ni le regard esthétique que l’on pose sur
toute œuvre, sans oublier le plaisir gratuit de la lecture, le
texte littéraire peut être le prétexte à une approche anthropo-
logique. Dans la mesure où il n’est pas un « objet sacré » mais
un espace de langage, il peut aussi être investi par les anthro-
pologues. Les « puristes » ne manqueront pas de dénoncer ce
détournement et nous nous garderons bien d’entrer dans une
querelle de «salons » pour nous autoriser à faire, à lire, à
vivre, à explorer la littérature comme nous le voulons, comme
nous le souhaitons sans écouter les « gardiens du temple » qui
n’est en fait qu’un temple, celui des gardiens, justement.
L'origine de cette évolution est à rechercher dans la psy-
chologie sociale qui, en tentant de renouveler ses méthodes
d'investigation, s’est intéressée aux histoires de vie, for-
mules littéralisées des études de cas, elles-mêmes outils pri-
vilégiés des psychologues. Ce regain d'intérêt pour le
« vécu » correspond aussi à la vogue des romans autobiogra-
phiques et historiques. Les ethnologues (américains notam-
ment) utilisent depuis longtemps déjà, les récits de vie
comme instruments d'investigation. L’objectif est toujours
de rechercher le général à travers le singulier. Certes, cette
méthode de travail ne prétend pas à une représentativité sta-
tistique, mais elle permet, néanmoins d’appréhender les
faits et les situations à partir de leur profondeur subjective,
140 L’ALTÉRITÉ EN PRATIQUE

ce qui leur rend, ipso facto leur dimension humaine. Intro-


duire la dimension culturelle ne consiste pas à rechercher
systématiquement un contenu culturel selon une démarche
catégorisante à partir d’indices culturels, mais à rechercher
l'étrange familiarité de l’altérité.
On notera, au passage, les tentatives de FE Laplantine*
qui après avoir étudié l’anthropologie de la maladie à partir
de textes littéraires, récidive et propose d’entrer en Amé-
riques latines par le roman latino-américain. Parmi d’autres
itinéraires possibles, on pourra : « arriver par l’Argentine en
empruntant Le tunnel d’Ernesto Sàbato. De là, ce n’est pas
bien loin passer en Uruguay par Le Chantier d’Onetti, plon-
ger dans Les bas-fonds du rêve, passer la frontière brésilienne,
suivre Les chemins de la faim, de Jorge Amado. Du Brésil, se
diriger ver le Pérou en remontant l’Amazone. Séjourner
dans La ville et les chiens de Llosa. Se diriger vers la
Colombie et y séjourner longtemps (Cent ans de solitude, de
Garcia Màrquez). Traverser l'Amérique centrale, arriver au
Mexique dans La plus limpide région de Carlos Fuentes.
Prendre le bateau pour Cuba, en empruntant Le partage des
eaux d’Alejo Carpentier. Une fois arrivé, écouter Le concert
baroque, du même Carpentier. Revenir en Europe. »
L'Autre est le ressort par excellence de la création litté-
raire et si l’expérience de l’altérité est une finalité de l’édu-
cation, on trouvera dans la littérature de nombreux textes-
prétextes.
Que la rencontre avec autrui se fasse directement par
contact, dialogue ou échange, ou par la médiation d’un sup-
port (film, livre, article de presse, etc.), la plus grande diffi-
culté consiste à éviter l’amalgame entre une présentation
conjoncturelle et une forme d’invariance dans le temps et
l’espace. Il semble que la littérature facilite cet apprentissage
et plusieurs arguments plaident en faveur de la réintégration

4. E Laplantine, Transatlantique. Entre Europe, Amériques latines, Paris,


Payot, 1994, p. 118.
ALTÉRITÉ ET LITTÉRATURE 141

de la littérature dans les sciences humaines. La question


posée est de savoir quelle expérience de l’altérité nous pro-
pose la littérature et comment il est possible de l’utiliser à
école.
Sans entrer dans une typologie contraignante et souvent
réductrice, nous proposerons plusieurs modalités possibles
d'approche anthropologique du texte littéraire.

« L'UNIVERSEL-SINGULIER »

Le concept d’ « universel-singulier » a été forgé d’abord


par Hegel, au début du xix° siècle, pour exprimer la syn-
thèse possible entre un individu, une particularité, une sin-
gularité, et la présence de l’universalité. Un universel-singu-
lier, c’est l’incarnation concrète de l’universalité dans une
personne précise, vivante, donc mortelle’. Napoléon, d’une
certaine façon, pouvait, aux yeux du philosophe allemand,
traduire de manière métaphorique ce concept.
Sartre, dans son œuvre la plus monumentale, la bio-
graphie de Flaubert‘, s’est efforcé de refonder l’universel-
singulier en l’appliquant à un cas précis. Flaubert était
d’une part Gustave, comme vous et moi, mais possédait en
plus la caractéristique d’enfermer en lui (dans ses livres)
l’universalité tout entière. Il était une sorte d’homme-
monde et c’est pour cette raison que Sartre a décidé de l’ap-
préhender sous l’angle de l’universel-singulier, qui, selon
lui, permet de le comprendre le plus profondément.
Louis Porcher’ a essayé de montrer que les universels-
singuliers constituaient les objets exemplaires d’un ensei-
gnement des compétences cultures étrangères (comme c’est

S. Hegel, La phénoménologie de l’espnit, op. cit.


6. J.-P Sartre, L’idiot de la famille, op. cit.
7. L. Porcher, Manières de classe, op. cit.
142 L'ALTÉRITÉ EN PRATIQUE

le cas en langues vivantes, ou en histoire, ou en géographie).


Dans ces conditions, un universel-singulier est une réalité
(matérielle ou symbolique) qui existe partout, et que chaque
société interprète pourtant à sa manière, différente de toutes
les autres. L’eau, par exemple, constitue un cas parfaitement
éclairant. Elle est présente partout, en réalité ou en préoccu-
pations (elle est donc universelle), et en même temps ses
significations, les désirs qu’elle évoque, les rêves qu’elle pro-
duit, les mots qu’elle engendre, les objets qu’on fabrique à
son propos, varient d’une culture à l’autre (elle est donc sin-
gulière). Elle est partout présente dans les arts, dans la géo-
graphie, dans la langue («tranquille comme une eau qui
dort... »). Elle permet donc une pédagogie véritablement
comparatiste.
C’est sur ce concept que se construit un enseignement
qui mérite le qualificatif d’interculturel. Il prend en charge
en effet les deux composantes fondamentales : tout être
humain est à la fois différent de moi et identique à moi. Il
autorise chaque élève à exprimer son opinion propre sur un
phénomène qui le touche directement et qu’il perçoit de
manière singulière, échangeable avec la manière singulière
de chacun des autres. Il ouvre enfin la construction de
savoirs communs et qui s'imposent à tous, dans les consen-
sus de la démonstration.
La littérature est un universel-singulier. Elle incarne
emblématiquement cette articulation entre l’universalité et
la singularité. Les écrivains s’adressent à tout le monde et
sont reçus différemment par chacun. Ils traduisent à la fois
une réalité vérifiable (le monde de la presse au temps de
Balzac) et une affectivité sans frontières, un vécu propre,
bref des sentiments, qui, d’ailleurs, eux aussi, pour certains
d’entre eux au moins, peuvent être universels : l'amour, la
jalousie, la cupidité, etc. La littérature parle à chacun
d’entre nous et pour nous tous.
Elle crée un espace d’authenticité partagée, un imagi-
naire contradictoire, à la fois commun et absolument singu-
ALTÉRITÉ ET LITTÉRATURE 143

lier. Elle dit au lecteur la même chose et une autre chose,


elle s'adresse à lui en particulier, c’est-à-dire à la fois comme
un être humain en général et comme un individu totale-
ment incomparable, irréductible. Les œuvres littéraires par-
lent d’elles-mêmes, parlent des autres en parlant de nous,
parlent du monde comme il change et ne change pas, et elles
sont les seules à pouvoir le faire.
À première vue, en effet, elles partagent ce pouvoir avec
l’ensemble des œuvres d’art. Pédagogiquement cependant, il
n’en va pas de même pour la raison décisive que la littéra-
ture c’est de la langue, un tissu de phrases et de mots, une
chair linguistique vivante et qui fonde l’humanité de
l’homme. Celui-ci est l’animal qui parle et c’est par la parole
qu’il accède à la fonction symbolique, d’où l’art dérivera
ensuite, historiquement. Mais c’est le langage qui est fonda-
teur, la source première, l’origine même.
La littérature vit de l’imaginaire mais, simultanément,
se rencontre à n'importe quel carrefour. C’est elle seule
qui peut devenir la garante, à côté des technologies, de ce
qui est irréductible dans une individualité, de ce qui ne
saurait se comparer et se compare pourtant. Qu’est-ce qui
fait, demande remarquablement Philippe Hamonf que Balzac
traduit reste Balzac, que Balzac mis au cinéma reste Balzac,
bref que toute littérature échappe à une définition fermée
comme l’eau s’échappe toujours d’une fontaine.
L’interculturel même s’incarne dans la littérature préci-
sément parce que celle-ci est présente partout et se multiplie
toujours. Elle exprime pleinement l'échange (qu'est-ce
d’autre que lire sinon échanger ?), le partage, le don de ce qui
m'est le plus propre, le plus intime, et que je donne pourtant
sans me trouver appauvri par ce don, mais en m’enrichissant
au contraire du don symétrique que me fait mon obligé’. Et

8. Ph. Hamon, Poétique, Paris, 1982.


9. M. Mauss, Essai sur le don : forme et raison de l’échange dans les
sociétés archaïques in L'’Année sociologique, tome 1, 1923-1924, repris dans
Sociologie et anthropologie, PUF, 1950.
144 L’ALTÉRITÉ EN PRATIQUE

puis la littérature parle aussi de la vie des hommes, dans sa


vérité quotidienne comme dans son histoire, dans son ici et
maintenant comme dans ses ailleurs. Elle constitue une
source d'informations souvent irremplaçables, ainsi que le
montrent bien les travaux des historiens (Duby, Leroy-
Ladurie, Chartier, Ariès, Darnton, etc.). Elle n’est pas réser-
vée aux littéraires ou aux enseignants de la littérature. Ceux-
ci n’en sont que les dépositaires et non les propriétaires.
Chacun bénéficie, en littérature, du droit d'inventaire.
Il ne saurait être question de confondre littérature et
anthropologie. Cependant, toute œuvre littéraire est, comme
lPanthropologie, à la fois particulière et universelle. Parti-
culière, au sens où elle s’appuie sur des faits spécifiques, très
souvent biographiques, qui font écho chez les lecteurs par
leur caractère, précisément universel, et par leur pouvoir de
signifier à travers une exemplification et des différences de
surface, des ressemblances profondes. Le contexte roma-
nesque enracine et individualise des universaux ; autre for-
mulation pour redire ce que J.-P Sartre évoquait à propos de
S. Kierkegaard: «il n’est pas d’absolu historique qu’enra-
ciné dans le hasard; par la nécessité de l’ancrage, il n’est
pas d’incarnation de l’universel que dans l’irréductible
opacité du singulier »". Et, toujours selon Sartre, «il y a
toujours une manière de comprendre l’idiot, l’enfant, le
primitif ou l’étranger, pourvu qu’on ait les renseignements
suffisants. En ce sens, nous pouvons dire qu’il y a univer-
salité de l’homme; mais elle n’est pas donnée, elle est
perpétuellement construite. Je construis l’universel en me
choisissant »!!.
Le romancier procède différemment de l’ethnologue. Il
s’arrête plus volontiers sur le singulier et le marginal alors
que les « monographies d’ethnologues ressemblent à une

10. J.-P Sartre, Situations philosophiques, Paris, Gallimard, 1990, p. 312.


11. J.-P Sartre, L'existentialisme est un humanisme, Paris, Nagel, 1970,
p. 70.
ALTÉRITÉ ET LITTÉRATURE 145

partition musicale sans silences, sans altérations, ni contre-


chants »!. La première dérive d’une utilisation des œuvres
romanesques, dans le cadre d’une approche anthropologique
de la culture, serait d’opérer un amalgame entre le particu-
lier du roman et le général de l’ethnologie, de se prêter à
l'illusion réaliste qui consiste à croire que la littérature est
un simple reflet de la réalité. Rappelons aussi que cette der-
nière n’est en fait qu’une construction de l'esprit.
Pour l'écrivain, les items culturels (croyances, rites, sym-
boles..) ne sont que des prétextes à nourrir son imaginaire
en transcendant la réalité. Les faits ne sont pas retenus pour
eux-mêmes mais pour la charge affective et émotionnelle
et/ou poétique qu’ils représentent ou qu’ils peuvent susciter.
Ainsi, par exemple, la fascination d’A. Artaud! pour les
civilisations précolombiennes lui sert de tremplin à une
expression totalement personnelle en lui permettant
d’habiller ses visions. Si le texte, selon une formule de
L. Porcher!* est un prétexte (pédagogique), la culture est
aussi un prétexte au texte. Les textes littéraires ne sont pas
de simples descriptions mais aussi des systèmes de réminis-
cence qui permettent de libérer les souvenirs et l’imaginaire.
L'interculturalité travaille la littérature et illustre cette
tension entre l’universel et le singulier. Des écrivains réunis
dans le cadre du Carrefour des littératures européennes!”
s'interrogent sur l’identité européenne, sur ses frontières,
ses déchirements mais aussi sur sa vocation à savoir : « s’ou-
vrir à d’autres espaces et faire place aux concepts de diffé-

12. J. Meunier, Le monocle de Foseph Conrad, Paris, Ed. de la Décou-


verte, 1987, p. 53.
13. A. Artaud, Les Tarahumaras, Paris, Gallimard, 1971.
14. L. Porcher, Manières de classe, Paris, Alliance française/Didier, 1987,
. 39.
u 15. Carrefour des littératures européennes, Strasbourg, 8-11 novem-
bre 1991. Quelques écrivains européens ont lancé le « Manifeste de
Strasbourg ».
146 L'ALTÉRITÉ EN PRATIQUE

rence, d’anomalie, de mélange et de déracinement »*. Dans


cette perspective, afin de ne pas sombrer dans les pièges du
culturalisme et des différentes formes d’ethnisme et d’inté-
grisme culturel, un appel systématique aux biographies
métissées, aux parcours en chicane, aux engendrements cul-
turels.. permet d'inscrire les cultures dans une universalité
(à ne pas confondre avec les différentes formes d’universa-
lisme) seule susceptible de garantir la singularité de chacun.
Les publics scolaires ou les publics d’apprenants sont sur ce
registre, riches en expériences personnelles souvent vécues
sur le mode de la culpabilité parce que hors de ce qui est
présentée comme la norme, à savoir l’homogénéité et la
continuité culturelles. L'obligation de tenir compte du
public pour les études culturelles impose de ne pas négliger
la pluralité des origines et des parcours. Cette pluralité qui
est presque banale dans le quotidien est souvent occultée
dans le cadre scolaire A titre indicatif nous mentionnerons
quelques-uns de ces parcours.
Arthur Koestler, né en Hongrie, élevé en Autriche,
formé en France et britannique par naturalisation écrit dans
un de ses ouvrages :
« Je suis venu d’Asie appauvri plutôt qu’enrichi. J’eus l’impression
d’avoir été remis à ma place, et cette place était en Europe. Mais en
même temps, regardant ce petit continent depuis les vastes étendues
asiatiques, je vis mieux combien il était compact et cohérent et j’eus
plus intensément conscience de son histoire unique dans l’espace, de
son unité dans la variété, de sa continuité dans le changement... J'étais
parti pour mon pèlerinage dans l’habit du pénitent; je suis revenu
assez fier d’être européen. »
Arthur Koestler, Le lotus et le robot'?.

« Je n’ai jamais su où j'étais. Quand j'étais en Egypte, j'étais en


France. Depuis que je suis en France, je suis ailleurs. Encore le pro-
blème de l’étranger. L’étranger ne sait plus quel est son lieu. L’étranger

16. À l’occasion de la publication de Le désir d'Europe, les Cahiers de


Strasbourg, Paris, La Différence, 1992 ; in Le Monde, 11 septembre 1992.
17. A. Koestler, Le lotus et le robot, Paris, Calmann-Levy, 1961.
ALTÉRITÉ ET LITTÉRATURE 147

part pour un pays comme s’il pouvait se réfugier dans une image
idéale. Mais aucun pays ne ressemble à une pareille image. »
«Il n’y a que la langue. Si un étranger vient dans un pays parce
qu’il en choisit la langue, il y trouve son lieu. Mais il trouve son lieu
où ? Simplement dans cette langue. Or, cette langue qu’il ne cesse de
perfectionner n’est plus la langue qui se parle autour de lui. Son lieu,
c’est le lieu de la langue : le livre. »
« Dès que nous nous fixons, nous perdons le sens de l’étranger. Le
mot «installation » est un mot que j’effacerais volontiers du vocabu-
laire. Je ne comprends pas ce que « s’installer » signifie. L’étranger ne
peut pas se fixer, se figer. »
Edmond Jabes,
Un étranger avec, sous le bras, un livre de petit format®.

Le travail sur les mythes, sur le temps, sur les racines,


l’histoire. permet, à travers un corpus littéraire bien choisi
de retrouver les questions existentielles et les réponses qui
sont données par les uns et les autres. C’est ainsi, par
exemple, qu'une étude sur les écritures interculturelles aux
Etats-Unis!” s’est arrêtée sur le temps : « le temps de la fidé-
lité, des ruptures, des déchirements, des compromis ou de
l’ouverture au « devenir-autre »... D’un côté, le temps du
mythe, où s’abolit dans la mémoire des origines, et se
résorbe en cycles d’éternels retours. De l’autre, le temps de
l’histoire, où le mythe éclate devant l’évidence des frac-
tures. » Entre la sauvegarde des origines, de la tradition,
d’un temps qui se fige et conduit à une écriture réitérative,
entre une volonté de s’inscrire dans l’histoire et de revisiter
les mythes en fonction de l’avenir, les modalités pour « habi-
ter » le temps sont nombreuses et variées. Entre une straté-
gie de repli identitaire et une stratégie d’évolution, chaque
texte est une réécriture du temps, en même temps qu’une
prise de possession de celui-ci.

18. Ed. Jabès, Un étranger avec, sous le bras, un livre de petit format, Paris,
Gallimard, 1989.
19. Multilinguisme et multiculturalisme en Amérique du Nord.
Temps, mythe et histoire, Annales du centre de recherches sur l'Amérique
anglophone, n° 14, 1989, Bordeaux, Maison des Sciences de l'Homme
d'Aquitaine, p. 185.
148 L’ALTÉRITÉ EN PRATIQUE

L’exil, la distance, la différence, la déviance, etc., nour-


rissent des formes esthétiques fécondes car elles travaillent à
la fois sur l’universel et le singulier.
Le roman n’est pas un témoignage, M. Kundera lui-
même s’insurge contre ce préjugé et explique que dans La
vie est ailleurs, qui raconte l’histoire d’un jeune poète à
l’époque du stalinisme le plus exacerbé, il ne s’agissait pas
pour lui de faire découvrir le stalinisme mais que le thème
du livre est existentiel : « celui du lyrisme, le lyrisme révo-
lutionnaire de la Terreur communiste a jeté une lumière
inattendue sur l’éternel penchant lyrique de l’homme »°.
Que ce soit dans l’espace, ou dans le temps, il n’est pas
nécessaire de chercher à voir une œuvre d’art uniquement
avec les yeux des contemporains. Selon, H. Damisch, histo-
rien et philosophe de l’esthétique, « étudier une œuvre d’art,
c’est d’abord être conduit à s’interroger sur ce qu’il est de
notre propre regard à nous et de se demander plutôt com-
ment ; à quels titres, sous quelles espèces cette œuvre conti-
nue de fonctionner, une fois séparée de son contexte d’ori-
gine, et ne cesse pas de nous intriguer, de nous captiver »2!.
Le fait d'étudier les textes, non pas seulement à travers le
temps qui les a vus naître, mais à travers le temps qui les
connaît, permet d’approcher l’idée d’universalité qui est
constitutive d’une éducation humaniste.

ÉCRITURES/LECTURES
ET DISCOURS SUR L'HOMME

Une œuvre littéraire raconte toujours une histoire, peu


ou prou, c’est-à-dire que quelque chose s’y passe, qu’un fil
s’y déroule, même si chacun reste libre de saisir ce fil là où

20. M. Kundera, in Le Monde, 24 septembre 1993.


21. H. Damisch, in Le Monde, 18 mars 1993.
ALTÉRITÉ ET LITTÉRATURE 149

il le désire. Il n’est plus rare, d’ailleurs, qu’on lise en remon-


tant, c’est-à-dire en allant de la fin au début, ou en diago-
nale, ou par bribes. L’auteur est cependant, constamment,
pour le lecteur, un raconteur, quelqu’un qui met debout une
histoire (ou des histoires dans l’histoire) et qui entraîne son
partenaire sur ses chemins à lui, même si celui-ci conserve
le droit de prendre des diagonales, des chemins de traverses,
des voies « buissonnières », pour reprendre une expression
de Michel de Certeau.
Faire apparaître les voies de la narratologie, les manières
d'organiser le texte, les modes de construction de cette
œuvre spécifique qu'est un texte, relève évidemment du tra-
vail de l’enseignant qui vise à faire du lecteur un meilleur
partenaire pour l’auteur. Il y a dans un texte, du visible, de
l’immédiatement manifeste, et cela les élèves le voient tout
de suite. Mais une vie textuelle souterraine, masquée, existe
aussi, qui se cache sous l’apparence de la première lecture, et
qui élabore la polyphonie d’une œuvre, sa polysémie, sa
puissance de significations et de suggestions, sa pluralité et
exactement, son inépuisabilité.
La sémiologie (dite aujourd’hui sémiotique) a été définie
par Saussure comme « la science générale des signes dans la
vie sociale ». En tant que sémiotique littéraire, elle fournit
des pistes pour circuler les yeux ouverts à travers les textes,
sans se laisser abuser par le sens apparemment premier (ou,
pour les élèves, apparemment unique). Il y a du latent sous
le patent, du non-explicitement dit (mais dit tout de même)
sous le manifeste. La sémiotique est la pratique scientifique
qui débusque les pluralités, les significations multiples, les
chemins par lesquels on peut parcourir le texte comme un
territoire.
Il lui revient de rendre visible (puisque le lisible est tou-
jours d’abord du visible) ce que l’auteur a savamment caché
dans son œuvre, ou qu’il y a mis sans le vouloir ni le savoir

22. FE de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1916.


150 L'ALTÉRITÉ EN PRATIQUE

mais qui s’y trouve pourtant. La sémiotique permet à la fois


de conserver une lecture naïve et le plaisir propre, immé-
diat, qui lui est associé, et de construire une lecture plus
subtile, plus distinctive, qui sécrète elle aussi son propre
plaisir, d’un autre ordre que le premier, aussi dense mais
moins lié à l’instant, encore plus puissant peut-être.
Lorsque Philippe Hamon, analysant les Phares de
Baudelaire, met en évidence qu'après plusieurs quatrains
commençant par le nom d’un peintre célèbre (« Rubens,
fleuve d’oubli, jardin de la paresse... ») apparaît tout à coup
un nouveau groupe de quatre vers qui, lui, naît par les mots
suivants «colère de boxeur... », il pointe un phénomène
certes immédiatement apparent mais qui reste énigmatique.
Il appartient au sémioticien de s’efforcer d’élucider cette
énigme repérée, d’en rendre compte en postulant, apport
pédagogiquement capital pour les élèves, que rien, textuelle-
ment, n’est sans raison. Dans le cas présent, le sémioticien
exhibe que, dans « colère de boxeur », il y a « bo » (xeur),
« de », et (co) «lère », c’est-à-dire Baudelaire (bo-de-lère).
L'auteur, en somme, subrepticement, de manière masquée,
se glisse parmi les phares de l’humanité, se place au niveau
des plus grands par un message crypté, qui devient évident
dès qu’on l’a repéré. Mais la difficulté consiste justement à
le repérer, et c’est tout l’apport de la sémiotique littéraire à
la formation à la fois intellectuelle et sensible des élèves.
Le texte littéraire est un des modes d’accès à la compré-
hension du monde, c’est un des moyens d’investigation car
il est lui-même une écriture du monde. Miroir, déformant
certes, mais miroir quand même, le texte littéraire est un
révélateur privilégié des visions du monde. Et, puisque
celui-ci n’est que représentations, quelle différence de
nature existe-t-il entre une représentation fictionnelle et
une représentation sociale ou psychologique, collective ou
individuelle? Si toute connaissance est représentation, la
littérature a sa place à part entière dans les discours sur
l’homme. Elle n’est pas plus fictionnelle qu’un entretien,
ALTÉRITÉ ET LITTÉRATURE 151

qu’une enquête. Les précautions d’analyse sont en fait du


même ordre. Dès lors, il convient de sortir la littérature de
son enfermement dans l’esthétique et oser s’en servir et pas
seulement la servir. La littérature permet de « rencontrer »
des archétypes, des « idéaux » de faire l’expérience de l’alté-
rité et de l’étrangéité et donc de vivre des images virtuelles
de soi et des autres.
Le réalisme en littérature n’est (mais est-il utile de le rap-
peler), qu’une forme de discours dont la règle fondamentale
est justement de faire disparaître ou tout du moins d’atté-
nuer au maximum toute marque d’énonciation afin de don-
ner l’impression que le discours est transparent. Le réalisme
est un point de vue et ne correspond pas à un type de réalité,
il n’est qu’une des modalités d’illustration du monde. En ce
sens, toute tentative de prendre les romans réalistes comme
des manifestations littéraires du monde serait la caricature
même d’une approche anthropologique. Contre cette dérive,
un seul « remède », la lecture (ou la relecture) des travaux de
Barthes, Bersani, Hamon, Riffaterre et Watt”.
Il convient donc de se méfier de toute utilisation du texte
littéraire comme témoignage ou description de la réalité.
Ch. Bonn, notamment, a maintes fois alerté contre cette ten-
tation de céder à l'illusion référentialiste et regretté, par
exemple, que la littérature algérienne de langue française ait
été étudiée « essentiellement comme des documents sur leur
société d’origine, ou comme des prises de positions poli-
tiques diverses. C'est-à-dire, dans les deux cas, comme un
contenu »#*. Le texte est alors traité, non pas comme un objet
complexe et polysémique, mais uniquement au premier
degré, oubliant que la dimension référentielle du texte n’est
ni définie a priori, ni unique, mais au contraire, plurielle.

23. R. Barthes et al., Littérature et réalité, Paris, Seuil, 1982.


24. Ch. Bonn, La lecture de la littérature algérienne par la gauche
française, le «cas » Boudjedra, in Peuples méditerranéens, n° 25, octobre-
décembre 1983, p. 3.
152 L’ALTÉRITÉ EN PRATIQUE

Il est intéressant de constater que, très souvent, dès qu’il


s’agit de culture, l'énoncé oblitère l’énonciation. Celle-ci est,
paradoxalement, reléguée au second plan voire niée aussitôt
que la culture est évoquée ou invoquée. On ne peut que sou-
tenir F Affergan”* quand il affirme qu’un « discours sans
pratique énonciative et sans référence circonscrite finit par
ne parler de rien, mais, ce qui est plus grave en anthropolo-
gie, annule aussi son propre objet, l’Autre. L’Autre est le
corollaire asymétrique mais réciproque du sujet énonciateur.
Si ce dernier fait l’objet d’un processus d’effacement, celui-
là ne répondra plus à sa position de référent premier. » Il est
à craindre que, dans un cadre fortement marqué par la diffi-
cile histoire des mouvements de décolonisation ou de mau-
vaises relations on tente, trop souvent, d’appeler « le cliché
culturel à la rescousse du cliché idéologique, l’un et l’autre
niant délibérément, au nom d’une lecture univoque, le
contenu reconnaissable, l’ambiguïté et la polysémie de
l'écriture, tout comme l'écriture elle-même »*#.
Le roman est un excellent moyen de retrouver la diver-
sité du quotidien, de vivre l’altérité à travers une fiction.
C’est un prisme qui traduit la valeur exponentielle de la réa-
lité. La définition du roman inclut le principe de pluralité.
Peu importe la distinction entre l’imaginaire et le réel, ce
qui compte c’est de s’initier à la notion de point de vue, de
décentration, d’empathie avec les personnages. Rappelons, à
ce titre, que les rencontres quotidiennes ne nous permettent
pas vraiment de rencontrer des individus dans leur vérité
profonde mais bien dans des formes de théâtralisation.
D'ailleurs, pour M. Bataille’, une des fonctions du roman
est bien de « restituer la vérité multiple de la vie ».
Il n’y a pas de lecture/écriture neutre et les conditions
socio-historiques de production interfèrent sur la nature et

25. E Affergan, Exotisme et altérité, Paris, PUF, 1987, p. 247.


26. Ch. Bonn, op cit. p. 8-9.
27. M. Bataille, cité par F Laplantine in Transatlantique, op cit., p. 37.
ALTÉRITÉ ET LITTÉRATURE 153

la forme du message. Le texte fonctionne comme une


« structure ouverte » (U. Eco) où le destinateur et le destina-
taire font des échanges constants. La forme littéraire est une
œuvre ouverte autant au niveau de l’écriture que de la lec-
ture, elle est toujours en instance plurielle d’explicitation et
d'interprétation. Elle permet donc d’appréhender une varia-
tion, une modulation qui respecte l’Autre dans son intégra-
lité ontologique. Le lecteur chemine, construit, crée et ne se
contente pas d'imprimer ses certitudes, il se laisse imbibé.
Loin des classifications, des catégorisations et éventuelle-
ment des hiérarchisations qui conduisent à une connais-
sance de l’Autre sans re-connaissance, l’analyse plurielle
correspond davantage à la valeur pragmatique et stratégique
de la culture.
L'expérience de l’altérité culturelle suppose de savoir
lire, c’est-à-dire, pour M. Leiris#, « vivre le monde, l’his-
toire et sa propre existence comme un déchiffrement perma-
nent » et justement « l’objet de la littérature est de nous
apprendre à lire». Ainsi, par exemple, l’étude de l’école
coranique vue à travers des extraits du Passé simple
(D. Chraïbi), de La mémoire tatouée (A. Khatibi) et Au pays de
mes racines (M. Cardinal) permettrait de travailler sur la
notion de point de vue et de regards croisés. De même, dans
Le jeu de l’oubli, M. Berrada” se donne plusieurs voix pour
raconter l’histoire d’une famille traditionnelle de la médina
de Fès. |
La pratique de la lecture libre (et simplement guidée)
conduit toujours aussi à apprendre à lire, c’est-à-dire à fabri-
quer sa propre liberté, qui est une conquête et non pas une
donnée immédiate. C’est pourquoi l’enseignement de la lit-
térature ne se résume pas au développement de l’imaginaire
personnel ni aux prélèvements, dans les livres, d’informa-

28. Ph. Sollers, in Le Monde, 11 février 1994.


29. M. Berrada, Le jeu de l'oubli, Paris, Actes du Sud, 1993 (trad. de
l'arabe, Éd. or. 1987).
154 L'ALTÉRITÉ EN PRATIQUE

tions diverses (la sociologie de Proust, par exemple, qui


constitue pourtant un gisement mirifique), mais fonctionne
toujours comme une formation à la vigilance, où l’attention
portée aux détails, aux doubles sens, à ce qui se cache sous la
première apparence (qui reste, cependant, essentielle dans le
vécu des élèves).

LA LITTÉRATURE
COMME ESPACE DE DISTANCIATION

L’ethnologue comme le romancier est un médiateur, un


initiateur qui favorise la technique de décentration. L’un et
l’autre se jouent de la distance et de la multiplicité des
regards. Ils produisent des documents bruts qui exigent ana-
lyses et suscitent des interrogations. Comme tous les autres
types de discours d’ailleurs, les textes ethnographiques ne
sont pas plus objectifs a priori que les textes littéraires car ils
sont aussi enracinés dans une énonciation.
La distance que le texte littéraire entretient avec le lec-
teur est certes une distance créatrice et interprétative mais
c’est aussi une distance qui permet au lecteur de se distan-
cier, de voir et de se voir en « oblique » et qui autorise, en
conséquence, l’intellectualisation et l’objectivation néces-
saires à toute démarche de compréhension. Par ailleurs, le
fait que l'écriture soit toujours nouvelle, toujours différente,
qu’elle recrée sans cesse la réalité en fonction des langages,
facilite l’analyse. Cela renvoie à l’interprétation et suspend
les certitudes par une formulation permanente d’hypo-
thèses. Curieusement, face à un événement, les individus
ont tendance à privilégier le registre des certitudes et des
affirmations reléguant le doute à des situations rares et par-
ticulières alors que celui-ci est essentiel à toute analyse,
réflexion et donc à tout apprentissage. Se méfier des évi-
dences, des perceptions premières est paradoxalement plus
ALTÉRITÉ ET LITTÉRATURE 155

difficile au quotidien. La fiction littéraire, justement par


son statut de fiction, impose au contraire une démarche de
prudence et d’expectative. La polysémie du texte est propice
à une formation à l’analyse polyphonique et polychrome.
Dans Leçons américaines, I. Calvino* évoque un de ses
ouvrages Si par une nuit d’hiver un voyageur, et explique que
son intention «était d'offrir l’essence du romanesque,
concentrée en dix amorces de roman qui développent de
manière très différente un thème commun, et agissent dans
un cadre qu’elles déterminent autant qu’il les détermine lui-
même. Fournir des échantillons de la multiplicité poten-
tielle des récits possibles. » L’auteur poursuit en précisant
que « ce même principe est à l’œuvre dans Le château des des-
nins croisés, qui veut être une sorte de machine à multiplier
les récits, à partir d’éléments figuratifs interprétables en
divers sens, en l’occurrence un jeu de tarots ».
L'éducation à la décentration peut être illustrée par de
nombreux romans, nous n’aurons pas l’outrecuidance de
tenter de les citer tous, cependant, on ne peut pas manquer
de mentionner La vie mode d’emploi de G. Perec, ainsi que les
Enfants de Sanchez d’O. Lewis. L'écriture comme l’investiga-
tion ethnologique ne fait que favoriser le décentrement
nécessaire à l’expérience de l’altérité. On ne restera pas
insensible au titre, très évocateur de J. Cortàzar, Le Tour du
jour en 80 mondes’!, ainsi que Marelle, l'œuvre de Borges,
sans oublier Le Singe grammairien d’O. Paz”, etc. Quant à
A. Breton qui découvrit le Mexique en 1938, il considérait
que ce pays était l'expression même du surréalisme.
En conséquence, les textes susceptibles de provoquer
une distanciation par rapport à soi-même, ne doivent pas
nécessairement être fortement marqués par de nombreuses

30. I. Calvino, Leçons américaines. Aide-mémoire pour le prochain millé-


naire, Paris, Gallimard, 1989, (Éd or. 1988).
31. J. Cortazar, Le Tour du jour en 80 mondes, Paris, 1987.
32. O. Paz, Le Singe grammairien, Paris, 1982.
156 L'ALTÉRITÉ EN PRATIQUE

références culturelles. On s’attachera davantage à sélection-


ner des textes inducteurs, des « textes-prétextes ».
Citons, à titre d'exemple, un texte de CI. Lévi-Strauss
qui, pour expliciter des pratiques culturelles, éprouve le
besoin de se référer à sa propre expérience.
« Peu de peuples sont aussi profondément religieux que les Boro,
peu ont un système métaphysique aussi élaboré. Mais les croyances
spirituelles et les habitudes quotidiennes se mêlent étroitement et il
ne semble pas que les indigènes aient le sentiment de passer d’un sys-
tème à un autre. J’ai retrouvé cette religiosité bon enfant dans les
temples bouddhistes de la frontière birmane où les bonzes vivent et
- dorment dans la salle affectée au culte, rangeant au pied de l’autel
leurs pots de pommade et leur pharmacie personnelle et ne dédaignant
pas de caresser leurs pupilles entre deux leçons d’alphabet.
Ce sans-gêne vis-à-vis du surnaturel m’étonnait d’autant plus que
mon seul contact avec la religion remonte à une enfance déjà
incroyante, alors que j’habitais pendant la Première Guerre mondiale
chez mon grand-père, qui était rabbin de Versailles. La maison, adja-
cente à la synagogue, lui était reliée par un long corridor intérieur où
lon ne se risquait pas sans angoisse, et qui formait à lui seul une fron-
tière impassable entre le monde profane, et celui auquel il manquait
précisément cette chaleur humaine qui eût été une condition préalable
à sa perception comme sacré. En dehors des heures de culte, la syna-
gogue restait vide et son occupation temporaire n’était jamais assez
prolongée ni fervente pour meubler l’état de désolation qui paraissait
lui être naturel, et que les offices dérangeaient de façon incongrue. Le
culte familial souffrait de la même sécheresse. Ce n’est pas que la reli-
gion eût plus de prestige chez les Boro : bien au contraire, elle allait de
soi. Dans la maison des hommes, les gestes du culte s’accomplissaient
avec la même désinvolture que tous les autres, comme s’il s'agissait
d’actes utilitaires exécutés pour leur résultat, sans réclamer cette atti-
tude respectueuse qui s’impose même à l’incroyant qui pénètre dans
un sanctuaire. »
CI. Lévi-Strauss, Tistes tropiques*.

Sur un registre très différent, les quelques lignes de


Michel Leiris dans son Journal, peuvent servir de point de
départ à une analyse et un exercice de décentration. La briè-

33. CL Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Paris, UGE, p. 197-198.


ALTÉRITÉ ET LITTÉRATURE 157

veté du texte en facilite un usage pédagogique. L'auteur s’in-


terroge sur ce qui le définit comme français et note le
28 juillet 1940 sous forme d’inventaire :
« manque de disposition pour les langues étrangères ; goût de la
facilité, de la légèreté, défaut d’esprit philosophique ; paresse menant
à l’inertie politique, scepticisme de “celui à qui on ne la fait pas”... ;
manque d'esprit de solidarité sociale... ; défaut de sens historique
(propension à penser : “après moi le déluge” !.…. ; goût d’une certaine
sécurité bourgeoise, horreur du risque... »

Michel Leiris, Journal (1922-1989)*.

Une confrontation avec d’autres textes semblables facili-


terait d’autant plus la discussion et la réflexion: Qu’est-ce
qu’un français ? de Pierre Daninos”, par exemple.

DE L'USAGE
DES TYPOLOGIES ET DE L’ARPÈGE
Contrairement à la tradition disciplinaire universitaire
qui construit des objets homogènes, stables et observables,
la littérature, comme la vie, mélange rationnel et irration-
nel, imaginaire et réalisme, idéologie et pragmatisme, vérité
et mensonge. et c’est justement dans ces intervalles, dans
ces écarts que peut se glisser l’analyse. Les écrivains ne ces-
sent, d’ailleurs, de dire sous des formes variées la même
chose, de décrire les mêmes faits voire de se dire, à eux et
aux autres, leur étrangeté et leur singularité. L'écriture est
cette élucidation permanente et renouvelée de soi et de soi
par rapport à autrui. Dans cette quête, ce qui importe c’est
moins l’aboutissement que la démarche elle-même. Le plus

34. M. Leiris, Journal 1922-1989, Paris, Gallimard, 1992.


35. P Daninos, Les Carnets du Major Thompson, Paris, Hachette, 1954.
158 L’ALTÉRITÉ EN PRATIQUE

difficile à réaliser, n’est pas de percevoir l’Autre dans sa dif-


férence, mais bien de percevoir la distance qui nous sépare
de l’Autre, de concevoir que la diversité est, par nature,
polycentrique alors que la différence est duelle et se situe
toujours sur le registre de l’inégalité.
On sait désormais que le classement et la typologie des
individus et des groupes, qui ont pour objectif de rendre
intelligibles les comportements d’autrui, non seulement ne
sont pas indispensables à la communication mais peuvent la
bloquer. La recherche de l’invariance culturelle à travers des
descriptions qui se réduisent parfois à des prescriptions,
masque les difficultés de l’errance communicationnelle et
dialogique. En réalité, ce sont les interstices qui favorisent
l'approche du complexe.
La littérature et le texte fictionnel au contraire, ne privi-
légient pas les occurrences de l’auxiliaire être qui inscrivent
le discours dans une dimension ontologique, essentialiste et
décontextualisée du type «les Français sont... ». Dans les
sociétés marquées par la tradition, c’est-à-dire par une défi-
nition de la culture en termes de déterminisme et de causa-
lité linéaire, les types présentés dans la littérature permet-
tent une meilleure approche de l’autre. De même, les
typologies et les cartographies culturelles entrent dans cette
logique de grille de lecture susceptible de favoriser un
meilleur décodage.
Au contraire, à l’heure des variations, des acculturations
réciproques, seule une lecture ouverte permet de multiplier
les perspectives et donc de développer une compétence
pragmatique de décodage, d’encodage en fonction des points
de vue et des enjeux. Les variations sont constitutives du
réel. Au modèle descriptif, statique et fermé s’oppose le
modèle interprétatif, dynamique et ouvert. À la monade et à
la différence succède l’atomisation, la diversité et la varia-
tion. Dans la littérature se rencontrent des types idéaux, des
archétypes qui nous donnent l’occasion de connaître et sur-
tout de mieux re-connaître autrui à partir de l’interprétation
ALTÉRITÉ ET LITTÉRATURE 159

des conduites et des situations. C’est cette expérience réfrac-


tée à l'infini qui autorise une approche de l’universalité à
travers une perception démultipliée des singularités.
Une claire distinction entre la notion de point du vue et
la réalité conditionne la compréhension de la modernité
caractérisée justement par le métissage, les méandres, les
parcours en chicane, les dissonances, etc. C’est en ce sens
que l’on peut suivre M. Leiris qui considère que « pour
exprimer les traits essentiels d’un pays, la poésie, le discours
comme à bâtons rompus et le dessin tracé en toute liberté,
sans intention naturaliste, s'avèrent plus efficaces que la
manière descriptive commune à la plupart des spécialistes
du récit de voyage, genre certes attrayant, mais que son
caractère de vue prise du dehors (sans même parler des trop
tentants coups de pouce) rend bien souvent. fallacieux »*.
On remarquera à ce propos que le métissage culturel
dans la littérature est admis, suscité, soutenu alors que le
métissage dans le quotidien est suspect voire banni au nom
d’une hypothétique identité culturelle. C’est dans ce sens et
presque sous la forme d’un appel que des écrivains, au
Carrefour des littératures européennes“ revendiquaient le
« droit à la littérature » comme une moyen de lutter contre
«les mutismes identitaires ». Le travail littéraire déjoue les
appartenances car il permet, selon J. Kristeva*, une « mise
en pratique d’une singularité en mouvement » et c’est peut-
être selon l’auteur «la seule résistance possible aux cla-
nismes et aux nationalismes » car « la littérature ne résiste
pas au national: elle l’absorbe, le traverse, le met en évi-
dence, elle l’absout ».
Un travail sur les biographies « métissées » dans les par-
cours et/ou les productions littéraires permettrait de mettre
en relief cette sociologie de la bigarrure qui est celle de la

36. M. Leiris, Zebrage, Paris, Gallimard, Folio Essais, 1992, p. 90.


37. Carrefour des littératures européennes, Strasbourg, novembre 1993.
38. J. Kristeva, in Le Monde, 14 mai 1993.
160 L’ALTÉRITÉ EN PRATIQUE

modernité. Toujours, sans aucune volonté d’exhaustivité


mais au contraire d’éclectisme affiché, nous mentionnerons
quelques extraits significatifs.
« Mon père s’appelle Abraham et — comble d’ironie — s’est tou-
jours fait appeler Adolphe pour se fondre dans la masse. Ma mère fut
déclarée apatride pendant la Seconde Guerre mondiale. Notre patro-
nyme déclenche toujours la même sempiternelle question quant à la
prononciation et ses origines. En France, à chaque nouvelle rencontre,
on m’affuble de toutes sortes de nationalités, hors la française et en
Allemagne, j’ai appris que j'étais « typiquement française », tellement
parisienne... »
Andrée Chedid, Fraternité de parole”.

Le secrétaire général de l'ONU, Boutros Boutros Ghali


déclarait lui-même dans un hebdomadaire“ :
«Mes parents me grondaient en français pour épargner mon
amour propre devant les domestiques. On parlait en français entre
amis, anglais au Guerigeh Club, arabe à l’office.. Sadate m’appelait
Boutros quand il était de bonne humeur, Pierre quand il était fâché ou
si quelque chose n'allait pas dans une négociation. »

LA LITTÉRATURE
COMME DERNIER BASTION
DE LA COMMUNICATION

A l’heure où les enjeux, symboliques ou non, imposent


une loi d’airain au langage et le réduisent à un formalisme
de plus en plus prégnant par rapport au message, la littéra-
ture crée paradoxalement un espace de libre expression.
L’élargissement de la « langue de bois », jusque-là réservée à
des situations très spécifiques et très formalisées, à des situa-
tions langagières de plus en plus nombreuses interroge.

39. À. Chedid, Fraternité de parole, Paris, Flammarion, 1976.


40. Le Nouvel Observateur, avril 1993.
ALTÉRITÉ ET LITTÉRATURE 161

Italo Calvino*' dénonce justement cette épidémie de peste


qui « a atteint l'humanité dans sa fonction la plus caractéris-
tique, l’usage de la parole ; cette peste langagière se traduit
par une moindre force cognitive et une moindre immédia-
teté, par un automatisme niveleur qui aligne l’expression
sur les formules les plus générales, les plus anonymes, les
plus abstraites, qui dilue le sens, qui émousse les pointes
expressives, qui éteint toute étincelle jaillie de la rencontre
des mots avec des circonstances inédites ». Il pense que « la
littérature est en mesure de créer des anticorps qui s’oppo-
sent au développement du fléau ».
Le primat de la dimension fonctionnelle du langage au
détriment de sa valeur ontologique a engendré un enseigne-
ment défini essentiellement comme une instrumentation et
une technicisation (y compris dans le domaine culturel) du
langage et de la communication. La question n’est pas de
savoir si cette évolution est bonne et mauvaise, elle est, et
cela suffit. Toutefois, la question de la finalité de l’éducation
demeure. Faut-il apprendre à connaître une ou des langues,
une ou des cultures, une ou des littératures, ou une des his-
toires. ou faut-il chercher à comprendre l’Autre, à commu-
niquer avec à travers notamment sa langue, sa culture, sa lit-
térature, son histoire ?
L’altérité qui est au cœur de la communication est, para-
doxalement évacuée par négation ou par banalisation. Or, si
l’on en croit Ed. Jabès*, même « le monologue exige l’autre.
Grâce à l’autre, il est possible de s’exprimer. On ne retient
souvent de l’autre que ce qui permet de poursuivre le mono-
logue. Le vrai dialogue ne peut naître qu’entre deux étran-
gers. Chacun attend de l’autre ce qui l’éveillera à lui-
même ».

41. I. Calvino, Leçons américaines, op. cit., p. 99. . |


42. Ed. Jabès, Un étranger avec, sous le bras, un livre de petit format, op. cit.
162 | L'ALTÉRITÉ EN PRATIQUE

LA LITTÉRATURE,
LIEU EMBLÉMATIQUE DE L’INTERCULTUREL

Il va de soi que cette initiation libre à la littérature envi-


sage celle-ci sous son vrai visage, qui est double. La littéra-
ture est en effet, toujours, à la fois internationale (lisible
exactement pour tout le monde) et enracinée dans une cul-
ture spécifique dont elle exprime précisément les traits
caractéristiques. Pour l’enclenchement d’une pédagogie
interculturelle, elle tient donc un rôle absolument singulier,
irremplaçable, de communication, de partage, d'échange, au
plus profond des appartenances culturelles et des intimités
personnelles.
Les écrivains étrangers font évidemment partie du patri-
moine commun, auquel chaque élève doit avoir un accès
direct, puisque les textes parlent toujours dans le registre de
lPuniversalité, même lorsqu'ils ne s’intéressent, apparem-
ment, qu’à un tout petit aspect des préoccupations partagées.
L'enseignement de la littérature suppose qu’on franchisse
les frontières, que l’on se situe dans une perspective résolu-
ment internationale, que l’on dépasse son bout de champ.
Les frontières, ici, n’ont pas de signification éducative, elles
sont hors-jeu.
L'une d’entre ces frontières est cependant décisive : celle
de la langue dans laquelle a été écrite originellement l’œuvre
lue. Il convient ici d’affirmer avec force que la traduction
d’une œuvre étrangère en français est d’abord, pour le lec-
teur, du français, qui n’est en rien différent du français
immédiat. Il convient simplement d’aider les élèves à resi-
tuer les origines de l’œuvre, son contexte d’ancrage propre,
dans le temps comme dans l’espace.
Rien n'empêche d’ailleurs, dans certains cas, d’utiliser
des éditions bilingues, pour sensibiliser aux problèmes de la
traduction, et, donc de la langue. Il en existe qui sont spé-
ALTÉRITÉ ET LITTÉRATURE 163

cialement conçus pour l’apprentissage (chez Presses Pocket,


par exemple, dans la collection « les langues pour tous »), et
permettent aux apprenants de prendre la bonne distance par
rapport au texte et de mesurer ce qui constitue la spécificité
d’une langue. Reste que la lecture de Tolstoï en français,
c’est d’abord, sur le même plan, du Tolstoï et du français, le
phénomène de la traduction n'étant ici que secondaire pour
la sensibilité et pour la culture du lecteur.
Rien n’est plus favorable, à cet égard, qu’une familiarisa-
tion systématique avec des écrivains qui ont écrit dans plu-
sieurs langues ou seulement dans une autre langue que leur
langue maternelle. Nabokov, Conrad, Julien Green, consti-
tuent quelques exemples du premier cas. Panaït Istrati four-
nit une illustration emblématique du second. Kundera, qui
traduit désormais lui-même ses propres textes d’origine en
français, procure, de manière symbolique, la manifestation
la plus forte de cette sorte de double appartenance (ou
double référence).
Cette prise de vue résolument internationaliste ne doit
évidemment pas occulter le fait qu’une œuvre littéraire pos-
sède un lieu de naissance, dans le temps et dans l’espace, et
qu’elle en porte nécessairement les marques distinctives. La
littérature est à la fois de partout et de quelque part. Dans
une visée pédagogique de la socialisation, c’est-à-dire de
lintériorisation-incorporation d’un patrimoine, de l’appro-
priation indigène, il est clair que la littérature française
(appuyée désormais par la littérature francophone), occupe
la place de tête dans la mesure où elle contribue à forger une
appartenance, l'insertion dans une communauté historique
et sociologique.
Telle est probablement la plus grande leçon de l’intercul-
turel : pour nouer avec l’étranger des rapports d'échange, de
partage, d'égalité, de respect, il est indispensable de disposer
d’un ancrage culturel propre, de se sentir appartenir à une
communauté propre qui possède ses traits caractéristiques,
ses spécificités, ses singularités. Il n’y a pas véritablement
164 L’ALTÉRITÉ EN PRATIQUE

d’apatrides radicaux en ce domaine. On entre en relation


positive avec l’Autre quand on maîtrise son indigénat, ses
emblèmes (pour un Français, l'emblème peut être d’avoir
entendu, avant toute compréhension, qu’on chantait pour
lui « au clair de la lune »).
L’interculturel ne saurait se fonder sur l’effacement ou
oubli de la culture singulière d’un individu dans un groupe
lui-même de culture spécifique. C’est un dialogue entre des
appartenances qu’il s’agit. Pour qu’il y ait don-contre-don, il
est impératif que chacun des partenaires possède quelque
chose qu’il peut donner. L’échange constitue la grande loi
fonctionnelle des relations à l’intérieur d’une société, mais
aussi des rapports entre les sociétés. La littérature dispose
intrinsèquement de ce que l’on pourrait appeler cette double
nationalité (ou plutôt nationalité multiple). Dans le monde
des technologies, elle exprime les intimités, c’est-à-dire les
valeurs fondatrices, celles pour lesquelles les hommes vivent
et meurent, leur trésor commun et distinct. Elle enferme un
ensemble d’apports, intellectuels et sensibles, sans équiva-
lent dans le monde technologique, et qui permet de mettre
celui-ci à sa vraie place et de bâtir un espace de liberté dont
chacun à besoin, liberté de l’imaginaire, liberté de l’expres-
sion personnelle, liberté du point de vue. Lire, à cet égard,
est une activité formatrice unique, qui s’inscrit dans le déve-
loppement de la personnalité, c’est-à-dire l’autonomie de
lapprenant.
CHAPITRE IV

Les médias entre le patrimonial


et l’internationalisation

Les médias occupent désormais une place irrécusable (et


extrêmement volumineuse) dans la vie des gens. Les
Français y consacrent près de six heures par jour, dont plus
de trois pour la seule télévision. Il est donc simplement
juste de souligner que celle-ci constitue un morceau impor-
tant de l'existence de chacun d’entre nous, trois cent
soixante-Cinq jours sur trois cent soixante-cinq. Les élèves
n’échappent pas à la règle commune, et il n’est pas possible
qu’une telle pratique, aussi massive n’entraîne pas de consé-
quences sur leur mentalité et, par conséquent, sur leurs
comportements scolaires.
Or, la télévision, par sa nature même, est puissamment
pluri-culturelle, selon les mécanismes qu’il convient d’éluci-
der afin que les enseignants puissent intégrer au mieux dans
leur activité. Ils ne peuvent plus faire autrement, en effet,
s’ils veulent que leur enseignement ressemble aux élèves,
s'adresse à eux dans leur spécificité, les prennent là où ils
sont (et non pas là où l’on voudrait qu’ils soient, ou là où l’on
croit qu’ils sont). Il y a aujourd’hui une véritable immersion
médiatique, comme on parle d'immersion linguistique.
L’hétérogénéité contemporaine, qui définit l’école,
intègre de plein fouet les apports des médias, elle ne saurait
166 L’ALTÉRITÉ EN PRATIQUE

l’éviter, et ce d’autant moins que le nombre des chaînes dis-


ponibles (accessibles) s’accroît constamment. Cette augmen-
tation considérable de l’offre de télévision, qui va, très vite
(vers la fin de l’année 1995), connaître un développement
énorme par la banalisation de la numérisation et des canaux
satellitaires, entraîne, de manière mécanique, un accroisse-
ment de la fréquentation et une diversification de celle-c1.
On compte qu’à la fin de l’année, plus de deux cents chaînes
seront ainsi accessibles aux Français. De même que l’aug-
mentation du nombre des médecins s’accompagne d’une
augmentation des consultations (et non des malades comme
on le dit trop souvent de manière absurde) la multiplication
des chaînes va ouvrir encore le public des téléspectateurs,
dont la culture, par conséquent, sera d’abord de source
télévisuelle.

LA TÉLÉVISION PLURICULTURELLE

La télévision parle de tout parce qu’elle est partout et


que son but est de produire un flot d’images visant à toucher
les destinataires les plus nombreux et les plus variés.

L’ubiquité de la télévision et le « village planétaire »

Ce qui caractérise les principaux médias (téléphone,


radio, télévision) c’est qu’ils ne présupposent, chez l’usa-
ger, aucune compétence préalable, contrairement à l’im-
primé, par exemple, qui implique au moins qu’on sache
lire. Ils sont « en accès direct », c’est-à-dire dans ces condi-
tions, profondément universalistes puisqu'ils peuvent tou-
cher tout le monde (au sens strict). Le public potentiel est
exactement celui des habitants de la terre entière, sans
exception.
MÉDIAS ET CULTURES 167

La télévision (comme les autres médias) est dotée d’un


pouvoir sans équivalent : l’ubiquité!, c’est-à-dire, la capacité
à toucher, en direct, dans l'instant, n’importe quel destina-
taire, en n'importe quel point du globe, et depuis n'importe
quel autre. Elle abolit les distances spatiales et temporelles
et place le spectateur au centre du dispositif, amenant le
monde chez lui sans qu’il ait besoin de se déplacer. Le
monde entier se livre au monde entier.
C’est pourquoi Marshall McLuhan a montré qu'une des
conséquences du développement des médias électriques,
était de transformer le monde habité en «village plané-
taire ». La terre est devenue un village parce que chacun
peut désormais voir entrer chez lui l’événement qui est en
train de se dérouler à l’autre bout du monde. L’assassinat en
direct de Kennedy fournit l’exemple emblématique de ce
phénomène, mais il se reproduit aujourd’hui chaque jour.
Je, téléspectateur, suis informé immédiatement sur ce qui
peuple la terre. Comme dans un village, donc, je sais tout
ou, du moins, je le crois. Comme dans un village aussi, en
effet, ce n’est qu’une illusion. Les références communes
créées par la télévision pour l’ensemble de la planète, lais-
sent en effet dans l’ombre tout ce qui fait aussi la vie d’un
village, et qui n’est pas partagé par tous ses habitants : les
rumeurs souterraines, les bisbilles entre voisins, les opposi-
tions claniques, bref toute la vie concrète et non publique
du village.
L'important, dans l'expression « village planétaire »,
c’est le soulignement du fait que, par les médias, le monde
se rétrécit et que le lointain (l’antipode) possède exactement
le même statut télévisuel que ce qui se passe au coin de la
rue: en quelques secondes, moi, parisien, j’assiste à une
manifestation dans les rues de la capitale, à deux pas de chez
moi, et à un tremblement de terre au Japon. Le téléspecta-

1. J. Cazeneuve, La société de l’ubiquité, Paris, Denoël, 1972.


2. M. McLuhan, La galaxie Gutenberg, Paris, (trad. française), 1964.
168 L'ALTÉRITÉ EN PRATIQUE

teur se trouve immergé dans la télévision qui, au sens


propre, construit son monde (à elle et à lui) : «le médium,
dit McLuhan, c’est le message »°.
Ce que dit constamment la télévision, en somme, c’est
qu’elle est là, que c’est d’elle qu’il s’agit et que le monde,
tout, passe par elle. Elle incarne, pour emprunter une for-
mule heideggerienne, à propos de tout autre chose, «la
proximité du lointain »*. Le loin et le proche se confondent
et je deviens, grâce à la télévision, spectateur du monde tout
en restant enraciné au pied de mon clocher. Elle me livre, à
la lettre, toutes les cultures de la planète. Son pouvoir d’im-
médiateté et d’ubiquité tisse un nouvel horizon de ma vie,
une sorte de « nouvelle frontière ».

La puissance pluniculturelle de la télévision

On ne porte pas de jugement ici, pour l'instant, sur la


valeur qualitative de ce qui livre le petit écran ; on s’attache
seulement à montrer, dans l’objectivation, qu’il annule les
distances géographiques et temporelles, et qu'aucun lieu du
monde ne lui demeure inaccessible. On discutera plus tard
sur le prix à accorder à une telle information : l’essentiel,
pour l'instant, consiste à souligner que celle-ci est un fait et
que ce fait en lui-même constitue une nouveauté radicale,
une révolution. Par sa nature technologique propre, dans ses
conditions, la télévision se caractérise par sa pluriculturalité
propre. Elle vient de partout et va partout. Il est donc impé-
ratif, pour maîtriser ce phénomène, dé le comprendre, c’est-
à-dire d’en repérer les modes de fonctionnement et les
ingrédients constitutifs spécifiques, ce que l’on appellerait
ailleurs « les traits pertinents ».

3. M. McLuhan, Pour comprendre les médias, Paris, Mame-Seuil (trad.


française), 1966.
4. L. Porcher, Télévision, culture, éducation, Paris, A. Colin, 1994.
MÉDIAS ET CULTURES 169

L'actualité. — C’est elle qui fournit la nourriture conti-


nue de la télévision, sans aucun instant d’arrêt. Il faut être le
premier sur l'information et celle-ci incarne aujourd’hui
l'illustration moderne du tonneau des Danaïdes : il ne cesse
Jamais de se remplir et pourtant, à chaque instant, il
demeure vide et tout est à recommencer, ou plutôt à conti-
nuer. L'actualité télévisuelle, c’est le fugitif, l’éphémère, le
mort aussitôt que né, l’oublié aussitôt que su, mais c’est
aussi malgré tout, ce qui encombre l'instant, le remplit, le
peuple, le fait vivre.
Le spectateur est entraîné dans cette spirale : rien n’est
plus important pour lui que d’être informé dans l'instant
même s’il sait très bien que, dès le lendemain, l’ancienne
actualité sera morte. Ce mécanisme est difficile à com-
prendre et pourtant il faut absolument le maîtriser pour
avoir une chance de l’exploiter pédagogiquement et d’aider
les élèves à le dominer au lieu de se laisser aspirer par lui,
sans distance ni regard critique.
Les journaux d’information, quotidiens, et les maga-
zines, incarnent l’actualité à la télévision, et ce qui se passe
à l’étranger y tient la même place que ce qui a lieu ici. Il y a
donc une accoutumance à l’étrangeté de l’étranger, une
banalisation de celui-ci, une habitude de le fréquenter, dont
on verra qu’elle ne diminue en rien, malheureusement, le
racisme et la xénophobie. Le téléspectateur, en tout cas, est
entraîné chaque jour, à « franchir les monts qui bornent cet
état», à regarder ailleurs, à apprivoiser le lointain, l’in-
connu.

Les « sujets » universalistes. — La télévision traite aussi,


chaque jour, des situations qui projettent le spectateur, où
qu’il soit, dans un monde qui n’est pas le sien direct, mais le
touche cependant parce qu’il rencontre, sur un mode neuf,
un certain nombre de préoccupations universelles, présentes
dans la vie de chacun d’un bout du monde à l’autre.
Quelques exemples, particulièrement caractéristiques, doi-
170 L'ALTÉRITÉ EN PRATIQUE

vent être fournis ici, mais il y en aurait beaucoup d’autres,


en nombre exactement indéfini’.

L'histoire. — La télévision propose régulièrement des


émissions historiques, le plus souvent liées indirectement à
des commémorations, c’est-à-dire à des anniversaires, c’est-
à-dire encore à l’actualité. Par définition, ces contributions
sont rattachées à une histoire nationale, mais, comme on
sait, celle-ci met toujours en jeu des relations avec l’étran-
ger. Il arrive ainsi que l’étranger soit traité pour lui-même,
quand il est supposé intéresser l’ensemble du monde. Ces
émissions sont donc, par nature, pluriculturelles, et elles
constituent à coup sûr, désormais, la source primordiale de
l'information historique des élèves. Les souvenirs du débar-
quement, en 1994, ont occupé les écrans pendant plusieurs
semaines.

La géographie. — Celle-ci tient une grande place dans les


prestations télévisuelles. La connaissance géographique sup-
porte bien l’intervention de la télévision précisément parce
que celle-ci peut, technologiquement, parler n'importe où.
La multiplication de satellites® ne fera qu’amplifier ce phé-
nomène. Une illustration minuscule, mais fortement signifi-
cative, est la transformation constante d’une des prestations
télévisuelles les plus prisées par les usagers: les bulletins
météorologiques qui, désormais, ne se bornent plus à la
France mais couvrent l’ensemble de l’Europe. Il est à souli-
gner, d’ailleurs, qu’une partie importante des cours de géo-
graphie délivrés autrefois par l’école (connaissance de la
France : départements, régions, montagnes, fleuves, etc.) se
trouve désormais distribuée par la télévision, les prévisions
météorologiques sont devenues «le grand instituteur géo-
graphique » des Français, petits ou grands.

_ FE Mariet, La télévision en Amérique, Paris, Economica, 1990.


P Moeglin, Le satellite éducatif, CNET, 1994.
6. P
MÉDIAS ET CULTURES 171

L'anthropologie. — La télévision s’intéresse fortement aux


modes de vie, aux descriptions des habitudes d’ici ou
d’ailleurs. Elle jette un regard de nature « anthropologique »
(avec tous les guillemets qu’on veut) sur les civilisations du
monde, les mentalités, les us et coutumes. La « culture de
l'étranger » aussi bien que la «culture de proximité » est
présente 1ci et fournit au spectateur une vision de l’infinie
diversité des cultures du monde, considérées dans leurs
caractéristiques propres. On peut dire, sans exagérer, que la
télévision joue, dans ces conditions, son double rôle essen-
tiel : celui de l’internationalisation et celui de conservation
de structures patrimoniales, identitaires, liées à l’histoire
d’une communauté et à ses racines.

Le monde animal. — Aucune chaîne ne néglige cette


dimension de la vie des hommes : leurs relations avec les
animaux, sauvages, domestiques, familiers. Le public est
abondamment et remarquablement fidèle à ces émissions.
Le développement des sociétés technologiques, urbanisées
de plus en plus, fait ressortir la nostalgie de la nature aban-
donnée et, en particulier, le désir de fréquenter l’animalité,
symbole de la vie naturelle, du mythe selon la célèbre défi-
nition de Lévi-Strauss: «le mythe c’est l’époque où les
hommes et les animaux n'étaient pas encore séparés »’. Dans
une récente enquête (avril 1995), la Cinquième chaîne
(« chaîne de la connaissance ») a appris que ses émissions
sur les animaux figuraient parmi les plus valorisées par les
téléspectateurs, qui y reconnaissaient leurs préoccupations
affectives, écologistes.
Les publicitaires ne s’y sont pas trompés. Dans la plu-
part des spots désormais, même ceux qui vantent des pro-
duits qui n’ont rien à voir avec le monde animal, des ani-
maux sont présents, sans rôle fonctionnel défini, mais pour
mobiliser le « capital affectif » des spectateurs, qui est tou-

7. CI. Lévi-Strauss, Histoire de lynx, Paris, Plon, 1991.


172 L’ALTÉRITÉ EN PRATIQUE

jours positif à l'égard de ces lointains ancêtres devenus


« frères inférieurs » et compagnons de route. Et puis, gar-
dons à l’esprit cette donnée statistique souvent ignorée mais
qui distingue la France de tous les autres pays du monde : il
y a chez nous, neuf millions de chiens et six millions de
chats (sans compter les autres animaux familiers).

Le cas particulier du sport. — Le sport est fortement sous-


estimé, depuis toujours, dans notre système éducatif qui
s'oppose radicalement, sur ce plan, au système anglo-saxon.
Or, les pratiques sportives ont été bouleversées par le surgis-
sement de la télévision. Celle-ci a promu, d’une part, des
sports neufs, bien adaptés à l’époque et qui ne relèvent de la
frontière avec le loisir : la voile en est un exemple le plus
emblématique, mais on pourrait y ajouter les sports de neige
aussi bien que les sports pédestres. D’autre part, les sports
universels, c’est-à-dire pratiqués dans tous les pays du
monde, et au premier rang desquels se trouve le football, ont
pris, à travers la télévision, une nouvelle dimension, celle de
l’internationalisation. La télévision relaie, et donne un écho
formidable, aux grandes compétitions qui, signe des temps
justement, mettent en jeu, de plus en plus souvent, des
équipes relevant de pays différents. La compétence inter-
nationale des amateurs français de football s’est considéra-
blement accrue et ils sont devenus familiers du football
mondial : il suffit de séjourner quelques instants dans n’im-
porte quel café pour prendre une consciente concrète du
phénomène.
Or, le football est doté, par son universalité même, d’une
très forte puissance multiculturelle. D’abord parce que son
goût est partagé et qu’il permet donc les échanges avec de
multiples interlocuteurs étrangers, culturellement différents,
sur un terrain commun. Ensuite parce qu’il favorise les
connaissances mutuelles et développe ce que l’on pourrait
appeler une « compétence internationale », c’est-à-dire une
aptitude à se comparer et, par conséquent, à se décentrer.
MÉDIAS ET CULTURES 173

Les enseignants, dans l’ensemble, ne sont pas orientés


positivement vers la sensibilisation au football comme
ingrédient pédagogique. Ils ont manifestement tort parce
que le football est exactement une culture partagée, une
expérience vécue commune et, dès lors, un formidable vec-
teur potentiel de communication interculturelle. C’est à
l'enseignant que revient la responsabilité de s’appuyer sur ce
« lieu commun » pour instaurer cette option interculturelle,
c’est-à-dire d'échange égalitaire. Le football est, intrinsèque-
ment, multiculturel seulement parce qu’il est partagé par-
tout selon les mêmes modalités et des règles identiques.
Passer du multiculturel à l’interculturel, dynamiser donc,
tel est le travail de l’enseignant.

LA TÉLÉVISION ET LES MENTALITÉS

La longue et ininterrompue exposition à la télévision


exerce une influence forte sur le façonnage des manières de
penser, des habitudes culturelles, des relations au savoir,
bref des rapports avec le monde. Selon la célèbre théorie de
McLubhan, que chaque jour vérifie un peu plus, la transfor-
mation des moyens de communication est le moteur de
l’histoire, ce qui produit les changements de civilisation et
marque les tournants de la vie socialef.
On le sait, McLuhan identifie trois grandes coupures
dans l’histoire de l’humanité. D’abord, l’invention de l’écri-
ture, «contemporaine de la naissance des empires »°”, qui
contribue à un premier stockage (fonction essentielle des
médias, nous le verrons) et à une première démocratisation
de l’accès à l’information. Il suffit de savoir lire pour parve-
nir au savoir. Les tenants du pouvoir oral se sont évidem-

8. M. McLuhan, La galaxie Gutenberg, op. cit.


9. CI. Lévi-Strauss, Thistes tropiques, Paris, Plon, 1953.
174 L'ALTÉRITÉ EN PRATIQUE

ment opposés à cette invention qui leur enlevait de leur légi-


timité et de leur domination. Ils ont proclamé hautement le
décadentisme entraîné irrésistiblement, selon eux, par l’écri-
ture: encouragement à la passivité, atteinte à la fonction
majeure (dans la communication orale) de la mémoire, bref
abaissement moral.
Les réactions des tenants du titre ont été exactement les
mêmes lors de la seconde coupure historique profonde,
l'invention de l’imprimerie, l’entrée dans la «galaxie
Gutenberg ». Celle-ci se caractérise en effet par l’industriali-
sation (c’est-à-dire la fabrication rapide et en grande quan-
tité d’ouvrages exactement identiques) et par la normalisa-
tion (création des normes orthographiques et production en
série). Le pouvoir ancien, celui des copistes notamment, et
celui des enseignants, est battu en brèche. Tout le monde
peut désormais avoir accès à tout, sans intermédiaire. Pour
les tenants du titre cette démocratisation représente, encore
une fois, une décadence, un encouragement à la paresse, une
chute dans la facilité, bref une menace pour la culture et,
plus globalement, pour la société.
Le troisième virage historique est incarné par la nais-
sance des médias électriques et électroniques, radio et télé-
phone, d’abord, télévision ensuite. La révolution radicale
ainsi engendrée consiste en ce que l’accès à ces nouveaux
moyens de communication ne suppose aucune compétence
préalable, pas même celle de savoir lire. Ils représentent
donc le degré maximum de la démocratisation formelle,
c’est-à-dire l’égalisation des chances, l’absence d’intermé-
diaires nécessaires, l’identité de tous avec tous.
On sait aujourd’hui qu’il n’en est rien et que les inégali-
tés devant les médias sont tout à fait prégnantes!!. Il n’em-
pêche : les médias sont ouverts à tous, disponibles, et cha-
cun les utilise comme il veut ou peut. Là encore, les tenants
du titre, c’est-à-dire les dominants de la culture imprimée

10. F Mariet, Laissez-les regarder la télé, op. cit.


MÉDIAS ET CULTURES 175

(au premier rang desquels les enseignants) ont exhibé


l'argumentation habituelle : les médias favoriseraient la pas-
sivité, amenuiseraient l'esprit critique, développeraient la
paresse, détruiraient la culture.
Culture de l’imprimé et culture médiatique se différen-
cient par plusieurs caractères, qu’il importe de repérer, mais
ce n’est nullement une raison pour les opposer radicale-
ment. Cela constitue au contraire un motif lourd de penser
leurs complémentarités, leur alliance, leur contribution arti-
culée à la formation des mentalités aujourd’hui!!. En outre,
argument capital, la lutte contre les médias est perdue
d'avance parce qu’ils possèdent ce trait majeur: ils sont
attractifs et ce, universellement. Les gens les fréquentent
massivement sans y être contraints, ils s’y plaisent et leur
sont profondément attachés. Mieux vaut, par conséquent,
essayer de les maîtriser, de travailler avec eux sans renoncer
à sa propre identité personnelle et professionnelle. Encore
faut-il, pour cela, bien les connaître, leur donner leur véri-
table définition.

Une culture nouvelle

Les médias contribuent à fabriquer les mentalités et


engendrent des manières inédites de penser, dont une des-
cription minimale, en termes de traits caractéristiques, est
au moins nécessaire.

La brièveté. — C’est leur modalité dominante d’interven-


tion. Les médias vont vite, privilégient l’actualité qui meurt
tout de suite, s’épanouissent dans l’éphémérité. De ce point
de vue, ils fonctionnent à l’opposé de la culture imprimée
qui, elle repose sur la lenteur (due à la linéarité de la lecture
et à la complexité de l’écriture). L'immédiateté qui définit

11. L. Porcher, Télévision, culture, éducation, op. cit.


176 L'ALTÉRITÉ EN PRATIQUE

les médias entraîne une nouvelle dimension des comporte-


ments contemporains devant le savoir et l’apprentissage:
l'apparition rapide de la lassitude et de l’impression de
monotonie. La culture médiatique est celle du changement
incessant.
Rien n’en rend mieux compte que le développement du
zapping qui consiste à sauter constamment d’une émission à
l’autre, à regarder en zig-zag, à procéder par prélèvements
discontinus et sans relation les uns avec les autres. Là
encore existe un fort antagonisme envers la culture de
imprimé qui, elle repose au contraire sur la continuité, la
succession sans rupture. La culture des médias est une cul-
ture du télescopage, du saut, du flash. Les « téléninos »,
enfants nés avec la télévision, n’ont pas une capacité moindre
de concentration que celle de leurs aînés, contrairement à ce
que disent de trop bonnes âmes : simplement leur concen-
tration change plus souvent d’objet, a besoin de se déplacer,
elle procède par phrases courtes (mais aussi intenses
qu'auparavant).

La globalité. — L'image constituant le matériau majeur


de la communication médiatique, celle-ci s’engendre évi-
demment sur le mode de la globalité, de l’impression d’en-
semble, à la différence de la communication imprimée qui,
elle, s'appuie sur la linéarité (caractéristique de l’écriture),
c’est-à-dire sur un comportement à dominante analytique.
Les médias fonctionnent, de manière antagoniste, sous la
modalité dominante de la synthèse, de la saisie globale. Le
sens ne se construit pas pas à pas mais surgit en bloc, en
réception synthétique.

La sensorialité. — Alors que la culture de l’imprimé déve-


loppe la rationalité, l’abstraction, la réflexion (la re-flexion,
retour constant sur soi), les médias procèdent selon l’ordre
de la sensorialité, c’est-à-dire d’un privilège de l’émotionnel,
de la réaction, de l’appel aux formes sensibles primordiales
MÉDIAS ET CULTURES 177

qui construisent la personnalité affective d’un individu. Les


médias affectent les téléspectateurs, c’est-à-dire, précisé-
ment, les travaillent dans leurs affections, dans leur intimité
propre, dans leur singularité, alors que l’imprimé fonc-
tionne plutôt sur le mode du consensus construit, de l’assen-
timent élaboré, de l’argumentation partagée, de l’échange
intellectuel. L’un privilégie les capacités relevant de l’intel-
lect, l’autre celles qui appartiennent à l’affectivité propre.

La polychromie du temps”. — Les médias ont fait appa-


raître en une durée historique relativement courte (un
demi-siècle), une gestion du temps totalement inédite qui
heurte profondément ceux qui ont été nourris à la culture de
Pimprimé. Or, comme on sait, le rapport au temps constitue
un élément fondamental de tout apprentissage, personnel ou
institutionnel. C’est probablement en ce lieu que le système
éducatif se trouve confronté, devant les médias, à l’obstacle
le plus radical, à la transformation la plus révolutionnaire
dans les manières de penser et de travailler.
Les enfants d’aujourd’hui vivent dans un « temps poly-
chrome », multicolore, c’est-à-dire un temps où l’on mène
plusieurs activités différentes de front, apparemment
contradictoires entre elles (au moins pour les tenants généra-
tionnels de la culture de l’imprimé, qui, eux, quand ils lisent,
ont été habitués à ne faire que cela en un moment donné). Il
est fréquent maintenant que nos enfants fassent leurs devoirs
en ayant la télévision allumée, la radio en marche, en télé-
phonant et en allant voir dans le réfrigérateur.
Une fois de plus il faut comprendre ici que ce sont les
modalités qui ont changé, et non pas le fond. Nous, adultes
au milieu de notre âge, sommes absolument incapables de
conduire simultanément une telle pluralité de travaux. Eux,
les enfants de la télévision, ils ont appris, sans nous, à vivre
dans ces situations qui constituent leur ordinaire généra-

12. E Mariet, op. cit.


178 | L’ALTÉRITÉ EN PRATIQUE

tionnel. Il est impératif que les enseignants intègrent cette


idée qu’il y a désormais des cultures générationnelles qui
leur échappent, mais ne forment cependant pas un pêché
contre la méthode ni contre la raison.

Une population nouvelle

On peut, sans forcer la note, parler d’une population


médiatique, qui recoupe la population scolaire parce qu’elle
est la même. Elle est descriptible d’abord en termes d’hété-
rogénéité: non seulement il y a hétérogénéité d’apparte-
nances (historiques, sexuelles, etc.) mais hétérogénéité per-
sonnelle, chacun prélevant dans l’offre des médias ce qu’il
souhaite et rien d’autre. La diversité constitutive du public
de l'institution éducative se trouve encore accrue par la fré-
quentation des médias qui sont à la fois un facteur de rap-
prochement et d’éloignement entre les usagers.
Le rapprochement, c’est-à-dire ce qui fait la commu-
nauté des élèves, c’est leurs appartenances générationnelles.
Il existe désormais, même si l’on se refuse souvent à le voir,
une culture propre à chaque tranche d’âge, celle-ci ayant
d’ailleurs tendance à se rétrécir (il n’y a plus rien de com-
mun, aujourd’hui, entre les pratiques culturelles, et, en par-
ticulier médiatiques, des enfants de huit ans et ceux de dix
ans, comme tous les publicitaires le savent). Une culture des
pairs, appuyée essentiellement sur la télévision est doréna-
vant née, et elle est vécue comme une identité collective.
L’éloignement c’est que chacun de ces pairs vit, reçoit,
transforme la télévision selon sa propre personnalité. Il
intègre celle-ci à son capital culturel singulier qui se détache
sur le «lieu commun » télévisuel. C’est exactement à cette
articulation entre le personnel et le générationnel que peut
s’enraciner une pédagogie interculturelle authentique, fon-
dée sur l’échange, le débat, la variété des points de vue sur la
base d’une culture véritablement partagée.
MÉDIAS ET CULTURES 179

L'ÉDUCATION AUX MÉDIAS

L’omniprésence des médias et leur insertion comme l’une


des voies majeures de notre vie culturelle et quotidienne, en
particulier celle des élèves, conduit à la nécessité, pour le sys-
tème scolaire, de les intégrer dans les enseignements, non
seulement en tant que moyens habituels mais aussi en tant
qu’objets même de l’éducation. Leur place indispensable se
dessine de plus en plus nettement à cet égard et leur entrée
s’opère désormais de moins en moins rarement.
Le CLEMI (Centre de Liaison entre l'Enseignement et les
Moyens d'Information), organisme public, existe depuis une
douzaine d’années, chargé d’aider l’institution éducative à
concevoir et mener à bien ce qu’il est convenu d’appeler
aujourd’hui, une « éducation aux médias », qui n’est pas une
« discipline » scolaire nouvelle (pour l'instant), mais plutôt
une coloration ordinaire, obligée, de toute action pédago-
gique. C’est un signe que le besoin est fort et que de plus en
plus nombreux sont les enseignants qui le ressentent et le
perçoivent.
Il doit être clair, en effet, que l’accès aux médias, contrai-
rement aux apparences, n’est pas un processus simple et qui
irait de soi. Il faut en acquérir l’usage et la maîtrise, et, ce
savoir nouveau, seule l’école est en mesure de le délivrer de
manière égalitaire, c’est-à-dire conformément aux besoins
spécifiques de chaque élève: il lui incombe de traiter les
médias comme un secteur du savoir, dont la contribution à
la culture de chacun est devenue décisive. On peut dire fer-
mement que l’éducation aux médias est aujourd’hui un
aspect important de la formation des enseignants, notam-
ment pour toutes les matières qui relèvent, peu ou prou des
sciences sociales.
L'option interculturelle dans l’institution éducative est,
dorénavant, traversée par les médias puisque ceux-ci sont,
180 L'ALTÉRITÉ EN PRATIQUE

quasiment par nature, multiculturels®. Sources incontrôlées


de savoirs divers et chaotiques, les médias exigent que
l’école dégage, à leur propos, des lignes de conduite posi-
tives, opératoires, en cessant de les bannir de la citadelle
scolaire, mais aussi en ne les prenant pas pour argent comp-
tant, c’est-à-dire, au total, en les utilisant et en les dominant.
Il y a évidemment plusieurs dimensions de l’éducation
aux médias, toutes étant indispensables, par leur conver-
gence même, à la formation d’un «nouvel esprit télévi-
suel »* que Mariet élabore sur le modèle transparent du
« nouvel esprit scientifique » de Bachelard. Il ne s’agit nul-
lement d’une rupture avec l’enseignement traditionnel, qui
reste évidemment nécessaire, mais d’une transformation de
celui-ci, liée à la modernité technologique dont l’absence à
Pécole serait à la fois absurde et fortement pénalisante pour
les usagers.

Une compétence iconologique

L'image est le matériau principal de la communication


médiatique, même si, comme le dit Tardy!*, nous avons tou-
jours à faire à des sémies mixtes, qui allient, de manière spé-
cifique, les sons et les images. Le degré de l’attraction télé-
visée est constitué par ses aspects visuels ; c’est le regard qui
nous fixe devant l’écran et c’est donc d’abord d’une éduca-
tion du regard'f qu’il est question ici, comme une nécessité
pédagogique.

Le « langage des images ». — Une image mécanique, bien


qu’elle soit, à première vue, une pure reproduction, duplica-

13. L. Porcher, Télévision, culture, éducation, op. cit.


14. E Mariet, Laissez-les regarder la télé, op. cit.
15. M. Tardy, Le professeur et les images, Paris, PUF, 1973.
16. M. Debray, Cours de médiologie générale, Paris, Gallimard, 1991.
MÉDIAS ET CULTURES 181

tion, de la perception visuelle ordinaire, un « analogon de la


réalité »/”, est en fait une construction, une élaboration,
résultant des choix d’un auteur (ou, le plus souvent, d’une
équipe). Comme telle, elle constitue un message codé, dont
il faut maîtriser les règles de codification pour en tirer béné-
fice, et qui demande donc, chez l’élève (comme chez tous les
autres), une véritable compétence de lecture, de décodage,
condition d’appropriation autonome.
La sémiotique des images est désormais relativement
ancienne, puisque Barthes, son fondateur en France (relayé
par Tardy sur le plan pédagogique) en a mis en évidence à la
fois l’indispensabilité et les lois constitutives. Considérer
l’image comme un langage est probablement une métaphore
technique, les langues possédant des caractéristiques fortes
(la double articulation en particulier) dont ne dispose pas
un ensemble iconique, mais c’est une métaphore particuliè-
rement féconde pour fonder une sémiotique rigoureuse et
opératoire.
Le modèle sur lequel s’est formée la sémiotique des
images, ou l’iconologie, selon l’appellation fixée d’abord par
Panofsky puis apprivoisée et implantée par Tardy sur le ter-
rain de l’enseignement, est celui de la linguistique, qui,
comme l’a bien montré Lévi-Strauss!'® est la première des
sciences sociales à avoir atteint sa pleine maturité épistémo-
logique. Les travaux sémiologiques ont abondé dans cette
lignée, et c'était nécessaire!°.
Pour démontrer, en effet, que les images fonctionnent
comme un langage, il était méthodologiquement de bonne
démarche de s’appuyer sur la science même du langage : la
linguistique. Il est d’ailleurs notable, à ce propos que le père
de la linguistique moderne, Saussure, avait lui-même envi-

17. R. Barthes, Rhétorique de l’image, in Communications, Paris, Seuil,


n° 4, 1966.
18. CI. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1962.
19. E. Panofsky, Essais d’iconologie, Paris, Gallimard (trad. française),
1987.
182 L’ALTÉRITÉ EN PRATIQUE

sagé la nécessité d’une sémiologie, « science générale des


signes -de la vie sociale », dont la linguistique, science du
langage, n’était que le compartiment premier, fondateur,
source épistémologique de tous les autres (sciences de
l’image, du geste, des objets, etc.)”?. L'école française de
sémiotique iconique a été particulièrement active et vivante,
et reste aujourd’hui d’une vigueur spécifique dont on peut
quelque peu regretter qu’elle n’ait pas pénétré davantage
l'institution éducative (malgré d'immenses progrès en une
trentaine d’années). Outre Barthes et Tardy, il est simple-
ment justice de pointer ici les contributions décisives de
Christian Metz qui, le premier, a montré que la force singu-
lière de la télévision était « l’impression de la réalité »’!
qu’elle produisait. Les images, en outre, ne sont presque
jamais muettes, mais doublées de langage, en sorte qu’une
«leçon de choses est toujours une leçon de mots »°.
Dans les relations entre les images et les langues,
Barthes a mis en place deux fonctions pédagogiquement (et
rhétoriquement) fondamentales : celles d’ « ancrage » et de
« relais »#. L’ancrage prend appui sur un trait distinctif de
l’image, qui est sa polysémie, sa capacité à délivrer plusieurs
significations (à plusieurs récepteurs ou à un seul); l’ad-
jonction de langue à une image ou une séquence d’images
permet à l’autre (l’émetteur) de souligner, pour le destina-
taire-lecteur, le sens qu’il a voulu donner. C’est la fonction
essentielle, par exemple, des légendes placées sous une pho-
tographie ou d’un commentaire (oral ou écrit) d’un film ou
d’une émission. Le relais, c’est une fonction qui se trouve
déclenchée à chaque fois que l’image seule ne parvient pas,
de manière satisfaisante, à délivrer le message souhaité. Le

20. FE de Saussure, Cours de linguistique générale, op. cit.


21. Ch. Metz, in Commumications, Paris, Seuil, n° 15, 1970.
22. Ch. Metz, ibid.
23. R. Barthes, Rhétorique de l’image, in Communications, Paris, Seuil,
n° 4, op. cit.
MÉDIAS ET CULTURES 183

langage, dans ces conditions, se substitue à elle et assume les


responsabilités sémantiques qu’elle n’est pas en mesure de
maîtriser. Bien entendu, ce phénomène est quotidien à la
télévision qui constitue l'emblème même d’une communica-
tion mixte, proprement audio-visuelle.
La fécondité pédagogique, dans une formation des ensei-
gnants orientée vers la maîtrise médiatique, et centrée, en
dernier ressort, comme il le faut impérativement, sur l’élève
lui-même, d’une telle armature conceptuelle est manifeste-
ment optimale. C’est elle qui fonde la sémiotique des images
comme pratique rigoureuse, et permet donc à l’enseignant
d'apprendre aux élèves à lire les images, c’est-à-dire à les
recevoir de manière active et maîtrisée, à les utiliser à leur
profit, à se les approprier, à les incorporer dans leur capital
culturel singulier, donc à en tirer un bénéfice d’apprentis-
sage à la fois spécifique et « diagonales » (traversant toutes
les disciplines enseignées).
Geneviève Jacquinot a dit là-dessus, à plusieurs reprises,
l'essentiel“. Les instruments et les méthodes de formation
sont donc disponibles. Reste à les faire entrer dans les
mœurs pédagogiques comme des pratiques ordinaires et
habituelles. L’enjeu est devenu beaucoup plus urgent qu’à
l’époque de la fondation de la sémiologie des images parce
que, depuis lors, et avec une rapidité (une ampleur) que per-
sonne n'avait prévue, ni parmi les spécialistes des médias ni
parmi ceux de l’éducation, les médias ont littéralement ins-
tallé leur campement, définitif, dans notre quotidienneté. Ils
sont aujourd’hui les partenaires de tous les élèves, notre
matière première.
Il faut, par conséquent, plaider fermement pour que la
sémiotique iconique entre obligatoirement dans la forma-
tion des enseignants, au sein d’une éducation aux médias
qui vise à armer intellectuellement les apprenants devant
ces nouvelles routes du savoir, à les équiper des outils indis-

24. J. Jacquinot, L'école devant les écrans, Paris, ESF, 1985.


184 L’ALTÉRITÉ EN PRATIQUE

pensables à l’optimisation éducative des médias. Seuls les


enseignants, relayés par les familles, sont en mesure de (et
doivent être qualifiés pour) délivrer cette compétence-là.

Les compétences technologiques

Les relations avec les médias sont réputées simples;


elles ne le sont pas. Elles sont, en effet, accessibles à n’im-
porte qui, comme le montre la vie quotidienne, mais elles
demandent des savoir-faire qui, eux ne vont pas de soi (son-
gez à vos démêlés initiaux avec votre magnétoscope !). Les
enseignants ont besoin d’être aidés dans ce domaine, et
cet apprentissage fait partie de la construction de leurs
compétences professionnelles spécifiques. L'utilisation des
machines, si banales soient-elles devenues, soulève toujours
des problèmes concrets et précis®. En outre, la panoplie
technologique se diversifie, et donc se complique, pratique-
ment chaque jour tant les évolutions, en ce domaine, sont
rapides. Il est du devoir d’une formation opératoire des
enseignants, d'anticiper sur un avenir plus que probable. Il
n’y a aucun doute que la présence des technologies à l’école
va s’accroître et qu’elles deviendront des instruments com-
muns. Formation initiale et formation continue régulière
doivent être ici étroitement complémentaires.
Enfin, la maîtrise des technologies contribue puissam-
ment à la sémiotique des images elles-mêmes. C’est en
sachant se servir des appareils, pour produire eux-mêmes
des messages et en faire produire par les apprenants, que les
enseignants parviendront le plus efficacement à en expli-
quer les modes de fonctionnement. C’est en fabriquant du
sens qu’on délivre la compréhension du sens et de ses moda-
lités d'élaboration. La communication médiatique n’a pas de

25. G. Simondon, Du mode d'existence des objets techniques, Paris, Aubier,


1961.
MÉDIAS ET CULTURES 185

secrets, elle s’acquiert. Encore faut-il mettre en place les


démarches indispensables.
L'institution scolaire, au sein de l’éducation aux médias,
est impérativement appelée à dégager une place pour la pré-
paration à ce type nouveau de rapport personnel au savoir.
Elle joue un rôle de consultation, de conseil, de guidance,
d’aide, et de rectification (qui reste, bachelardiennement, le
processus d’enseignement et d’apprentissage le plus impor-
tant). Du savoir continue évidemment à venir d’elle seule,
mais désormais, les savoirs disponibles ailleurs sont beau-
coup plus puissants, en volume et en diversité. Il lui appar-
tient donc de ne pas s’enfermer sur elle-même, mais de
déployer une ouverture interculturelle optimale qui, loin de
laffaiblir, renforce même ses fonctions nécessaires (et, en
outre, les anoblit). Elle n’a rien à craindre de ces sources qui
ne sont pas des concurrents mais des partenaires toujours
prêts ; elle a tout, au contraire, à en espérer.
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Conclusion

En interpellant la culture, le risque majeur est une


dérive réductionniste et la tentation de définir un nouveau
modèle explicatif des comportements et notamment de
l’échec scolaire. Après un long cheminement à travers diffé-
rentes disciplines et problématiques, c’est au contraire un
danger de dissolution qui guette. En effet, dans la mesure où
la culture n’a pas de spécificité propre indépendamment de
son contexte d’émergence, elle est susceptible d’être diluée
voire de nouveau ignorée. Entre le «tout culturel » et le
«zéro culturel », entre la globalisation et la négation, il
convient d’apprendre à gérer l’hétérogénéité culturelle en
s’appuyant sur un paradigme spécifique qui tient compte du
principe de variation et non pas d’une logique additive des
différences, logique qui conduit, à plus ou moins long
terme, à celle de l’exclusion.
À une anthropologie centrée sur l’Autre, on privilégiera
une anthropologie axée sur les problèmes, les situations, les
dynamiques. L’enjeu consiste à sortir de la notion du
modèle comme explication pour passer à une capacité de
saisie du changement. Celui-ci ne sera pas perçu à partir des
caractéristiques des systèmes culturels en présence considé-
rés comme des monades isolées, mais à partir de probléma-
tiques centrées sur les contacts, les interactions, les accultu-
rations, les dysfonctionnements et d’une obligation
d'interprétation renouvelée. Prise isolément, l’anthropolo-
gie, pas plus que la psychologie ou la sociologie, n’est d’une
188 ÉDUCATION ET COMMUNICATION INTERCULTURELLE

quelconque utilité pour l’acteur social et éducatif confronté


à une pratique complexe et multidimensionnelle. Il nous
faut désormais admettre que le défi posé à l’école par la plu-
ralité culturelle, permet d’engager la formation sur des voies
nouvelles marquées par un impératif de recontextualisation
dans le social et l’humain par un appel à toutes les « disci-
plines du sens ». C’est le signe d’un renoncement à l’élève
mythique et désincarné, produit d’abstractions déréalisantes
successives, ou, au contraire, à un élève surdéterminé par
son appartenance culturelle ainsi qu’à un enseignant
exsangue à force de n’être que pédagogue.
Pour conclure, nous reprendrons une formulation de
Marc Bloch à propos de la formation en histoire, qui préci-
sait que « l’objet de la formation est par nature l’homme.
Disons mieux, les Hommes. Plutôt que le singulier, favo-
rable à l’abstraction, le pluriel qui est un mode grammatical
de la relativité convient à une science du divers »!.

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L'ÉDUCATEUR

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Bien vivre la classe
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L'éducateur et l’auto-évaluation
SNYDERS Georges
Pédagogie progressiste
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Éducation et protection de l'environnement
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La socialisation à l’école
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Une écologie de l’école
VAYER Pierre et RONCIN Charles
L'enfant et le groupe, la dynamique des groupes d'enfants dans la
classe
VIAL Jean
Jeu et éducation
Les ludothèques
MONACO Aron.
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La diversité des publics scolaires est la caractéristique la
plus nette des systèmes éducatifs d'aujourd'hui. Elle appelle
nécessairement une diversification des pratiques pédago-
giques et met au premier rang les préoccupations inter-
culturelles. Celles-ci se fondent sur l'échange et l'élaboration
mutuelle des savoirs.
L'évolution des sociétés et des personnes qui les compo-
sent est désormais double, sans antagonisme : l'internationa-
lisation, chaque jour croissante, et le désir d'ancrage dans le
milieu proche, dans les appartenances patrimoniales. C'est
à l'articulation des deux que se situe aujourd'hui l'enseigne-
ment efficace, celui qui lie la formation et l'autonomie de
l'élève.
Les médias tiennent dans ce processus radicalement
nouveau une place essentielle, même si personne ne sait
encore de source sûre quelle est leur influence véritable.
L'institution scolaire ne peut plus les contourner, elle ne
doit pas non plus baisser les bras devant eux. Il importe
d'inventer une complémentarité entre les deux, au sein de
laquelle l'École remplit à la fois son rôle de construction des
apprentissages et sa fonction de socialisation.
L'élaboration d'une authentique communication inter-
culturelle au sein de l'institution éducative constitue cer-
tainement l’un des plus hauts enjeux de ce temps et le moyen
le plus sûr de redonner à l'enseignement pertinence et
modernité.

Martine Abdallah-Pretceille est professeur des Universités


à Valenciennes et directeur de recherches à Paris II.

Louis Porcher est professeur des Universités à Paris III -


Sorbonne nouvelle.

98 FF 22411993 / 12 / 96 9 LI! 4191


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