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Frédéric SAENEN

Chargé d’enseignement en FLE (ISLV / ULiège)

Maître de conférences

DIDACTIQUE DE LA CULTURE CONTEMPORAINE

DE FRANCE ET DE BELGIQUE
Frédéric SAENEN

Chargé d’enseignement en FLE (ISLV / ULiège)

Maître de conférences

DIDACTIQUE DE LA CULTURE CONTEMPORAINE

DE FRANCE ET DE BELGIQUE
TABLE DES MATIÈRES

TABLE DES MATIÈRES p. 1

I. SAISIR LE CONCEPT DE CULTURE p. 2


1. Avatars d’un terme caméléonesque p. 3
2. Brève histoire du mot culture en français p. 6

II. PEUT-ON DIDACTISER LA CULTURE ? p. 31


1. Introduction p. 31
2. Avènement de la compétence culturelle p. 34
3. Approche des compétences culturelles et interculturelles dans le CECR p. 40

III. PROBLÈMES D’ORDRE (INTER)CULTUREL EN CLASSE DE FLE p. 49


1. Origines des confrontations interculturelles dans le cadre de la classe de FLE p. 49
2. Cas très concrets de problèmes (inter)culturels p. 50

IV. REPRÉSENTATION(S) DU FRANÇAIS CHEZ L’ÉTUDIANT EN FLE p. 54


1. Retour sur Rivarol p. 54
2. Pourquoi appendre le français ? p. 57

V. INTERROGER LA CULTURE BELGE p. 60


1. Interroger la notion de « culture belge » p. 60
2. L’identité belge vue par les intellectuels et les écrivains p. 61
3. Problématiques de la littérature belge p. 77
4. Rire des Belges, avec les Belges… : quelques balises p. 80

Frédéric SAENEN – Cours de Didactique de la culture contemporaine de France et de Belgique – ISLV / ULg 1
I. SAISIR LE CONCEPT DE CULTURE

« La culture, c’est ce qui reste lorsque l’on a tout oublié », disait Édouard Herriot1, marquant par
là, d’une façon ironique, à quel point la culture est à la fois fondamentale à la constitution
psychique, mentale, d’un individu et indépendante de toute science laborieusement acquise, via
l’école par exemple… Le concept de culture est éminemment difficile à saisir et la seule
consultation de la notice Wikipédia qui lui est consacrée ne suffit pas à l’appréhender dans toute
sa complexité.

En philosophie, le mot culture désigne ce qui est différent de la nature.


En sociologie, la culture est définie de façon plus étroite comme « ce qui est commun à un groupe d'individus »
et comme « ce qui le soude ». Ainsi, pour une institution internationale comme l'UNESCO : « Dans son sens
le plus large, la culture peut aujourd'hui être considérée comme l'ensemble des traits distinctifs, spirituels et
matériels, intellectuels et affectifs, qui caractérisent une société ou un groupe social. Elle englobe, outre les
arts, les lettres et les sciences, les modes de vie, les droits fondamentaux de l'être humain, les systèmes de
valeurs, les traditions et les croyances. » Ce « réservoir commun » évolue dans le temps par et dans les
formes des échanges. Il se constitue en manières distinctes d'être, de penser, d'agir et de communiquer.
Par abus de langage, on utilise souvent le mot « culture » pour désigner presque exclusivement l'offre de
pratiques et de services culturels dans les sociétés modernes, et en particulier dans le domaine des arts et
des lettres
Aussi, en éthologie et en primatologie comparée des travaux récents[Lesquels ?] auraient montré l'existence
de cultures animales.2.

Déjà dans les années 50, les sociologues en avaient recensé pas moins de 150 définitions. Dès lors,
plutôt que de tenter d’en imposer une vision, tentons de voir les potentialités sémantiques que
recèle ce vocable, qui change de sens selon qu’il est utilisé au pluriel ou au singulier, après un
article défini ou indéfini, et qui a été morphologiquement décliné en adjectifs plus tard
resubstantivés (culturel devenant le culturel), ou en verbes biscornus (acculturer, inculturer,
etc.). Pour ce faire, nous commencerons par un examen des différents avatars de ce vocable tel
que nous en usons (et abusons ?) aujourd’hui. Nous poursuivrons par diverses définitions du terme
en français depuis ses origines, puis nous le confronterons à deux autres concepts avec lesquels il
entretient une relation tantôt oppositive tantôt complémentaire : civilisation et nature.

1 Homme politique et écrivain français (1872-1957).


2 https://fr.wikipedia.org/wiki/Culture (page consultée le 3 février 2020). Il est intéressant de noter que dans la version
précédente, le premier paragraphe était plus long : « … différent de la nature, c'est-à-dire ce qui est de l'ordre de
l'acquis et non de l'inné. La culture a longtemps été considérée comme un trait caractéristique de l'humanité, qui la
distinguait des animaux. Néanmoins, des travaux récents en éthologie et en primatologie ont montré l'existence de
cultures animales. »

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1. AVATARS D’UN TERME CAMÉLÉONESQUE

La culture, prise dans son sens le plus large, est une notion abstraite que l’on oppose souvent à
celle de nature (parce qu’elle suppose une artificialité et une acquisition), que l’on compare /
assimile à / distingue de / celle de civilisation, et qui fait souvent l’objet d’une
institutionnalisation politique (en tout cas, dans les sociétés occidentales ; cf. Ministère de la
Culture).

Le terme acquiert une autre dimension quand il est employé avec les déterminants indéfinis :
lorsque l’on se dit le tenant d’une culture, que l’on souligne la richesse et la diversité des
cultures du monde, on additionne au terme une délimitation géographique, ou du moins spatiale,
comme pour identifier des aires culturelles cohérentes et ce, même si elles demeurent mouvantes,
non limitées à des frontières physiques. Il en va ainsi pour les blocs civilisationnels (l’Occident /
l’Orient ; le judéo-christianisme / l’Islam (avec majuscule) ; les cultures dites premières
(auparavant primitives) –, mais aussi pour des ensembles plus restreints – cultures nationales,
voire locales, ou « identitaires » (les cultures anglo-saxonne, américaine, française, allemande,
juive, arabe, cajun, basque,… wallonne ?).

Au moment d’envisager l’étymologie du mot, le lien avec l’activité pratique de la culture du sol »
apparaîtra (c’est d’ailleurs historiquement son acception première). C’est ce sens qui est activé
dans l’expression culture physique comme développement du corps, souvent vue comme
complémentaire à la culture de l’esprit (cf. image de l’humanisme renaissant prônant la formation
d’un homme accompli sur tous les plans).

Dans nos sociétés, la culture générale fait partie des processus de reconnaissance sociale, hérités
de l’époque où la conversation s’érigeait en art de vivre mondain. L’expression est cependant à
double tranchant, si l’on sous-entend par là une certaine superficialité des connaissances ou quand
elle est l’enjeu d’une compétition (jeux télévisés) ou d’une pose sociale (« La culture, c’est
comme la confiture, moins on en a, plus on l’étale. », dixit Françoise Sagan).

À l’opposé de la précédente, la culture savante relève du savoir, de l’étude, voire de l’érudition.


Qu’elle soit académique (transmise par une institution scolaire ou académique) ou autodidacte
(participant de la boulimie de connaissances), son vecteur principal est l’écrit (importance du
livre, ou du moins du texte). L’adjectif cultivé est, avec des gradations, applicable à la culture
générale comme savante. Une catégorie de la culture scolaire est la culture dite classique, liée
à une formation latin-grec et au contexte de la scolarité, décriée quand elle est opposée à la
modernité, et jugée alors passéiste, figée dans le temps, anti-utilitaire et donc morte.

Selon une grille de lecture sociopolitique, les binômes culture dominante / dominée, culture
populaire / savante, culture bourgeoise / ouvrière (autrement dit, culture de classe) forment
des doublons très fréquemment rencontrés. La culture populaire est une étiquette, elle aussi,
très englobante. Ses manifestations (vie quotidienne, pratique, folklore, loisirs) émanent du / sont
accessibles via / et sont véhiculées par / le « peuple ». Elle s’oppose en cela à la culture savante
dans la mesure où elle constitue un héritage de pratiques quasi rituelles et orales (d’où
l’importance qu’y prennent les mythes, les contes, etc.). Elle participe d’activités
authentiquement populaires : l’artisanat ; les musiques folk, blues, jazz, rock ; le patchwork ; des
pratiques culinaires. Enfin, elle s’articule à la culture de masse par la littérature populaire (SF,
policier, feuilleton) et l’industrie du divertissement (cinéma, séries). Le développement des
cultures de classe (aristocratique, bourgeoise, ouvrière, etc.) tient aux habitudes de vie, aux

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pratiques, aux représentations mentales et imaginaires, aux valeurs d’une classe sociale (cf. la
colombophilie, les fanfares locales chez les ouvriers ; l’ameublement bourgeois ; le golf, la chasse
à courre ou le bridge dans les classes aisées).

S’il est des cultures sociales, il est aussi des cultures politiques, liées à un corpus politique précis
(on peut dire ainsi d’un intellectuel qu’il est de culture marxiste, libérale, etc.), ou à un courant
idéologique et à l’ensemble des valeurs qui lui sont associées (culture de gauche, de droite).

On assiste à une généralisation et une institutionnalisation du terme culture dans les années 20-
30. La culture devient objet d’étude comme phénomène de société à part entière.
L’industrialisation croissante des biens culturels (livre, presse, musique, cinéma) aboutit à l’idée
de culture de masse. La culture remplace peu à peu la religion dans l’état moderne laïc, elle
assume un rôle de formation des individus. Elle est dès lors l’enjeu de politiques éducatives, de
patrimonialisation et de professionnalisation de l’activité créatrice, soit de politiques
culturelles. À partir des années 30, une impulsion est donnée aux sciences sociales par les
entreprises et la société afin de connaître leur public et leurs clients : analyse de l’influence des
comics sur les jeunes, de la propagande sur les masses, etc. Il y a dès lors concurrence avec
l’intelligentsia qui ressent les mass medias comme une menace contre les hautes valeurs
artistiques et intellectuelles. De ce fait, la culture de masse est pour les uns le symbole même de
l’outil de l’aliénation du peuple, son nouvel « opium », distillé par la propagande (publicité,
médias et système artistique officiels) ; et pour les autres, l’enjeu d’une réelle démocratisation
susceptible de donner accès au savoir et à l’éducation au plus grand nombre. Une réflexion sur
cette consommation de culture s’ébauche avec la sociologie des mass media qui apparaît dans les
années 30 aux USA. On assiste, en outre, au développement de la critique marxiste des industries
culturelles par l’école de Francfort (définition du kitch, aliénation, manipulation). Dans les années
60, avec la naissance des cultural studies en Angleterre et de la sociologie de la culture de Pierre
Bourdieu, la recherche s’approfondit sur les champs culturels, leur reconnaissance, leur
consécration et leur hiérarchisation. Roland Barthes propose une approche critique de la culture
de masse petite-bourgeoise dans ses Mythologies, à travers l’analyse sémiologique du « ce qui va
de soi » dans certains référents créés de toutes pièces par le marché (le phénomène médiatique
que fut L’Abbé Pierre, les martiens, Le Tour de France, le steack frites…). Les phénomènes
culturels ont envahi les autres disciplines à partir des années 80-90 (histoire, sciences de la
communication, science politique, économie). La notion même de culture nécessite d’être
redéfinie par rapport à la mondialisation (notions d’exception culturelle proche du sens restreint
de culture, ou de diversité culturelle proche de la dimension anthropologique, toutes deux
opposées à la culture de masse).

Les appellations contre-culture ou sous-culture ont été tantôt appliquées dans un but de
dévalorisation de leur objet – surtout concernant des aspects de la culture jeune ou non officielle
–, tantôt revendiquées par des artistes qui en ont fait leur mode d’expression (influence de
l’anglicisme subculture, souvent appliqué en culture hip-hop ou pour le rap, le slam, etc. et qui
insiste davantage sur le côté « souterrain », underground, que sur l’idée d’une hiérarchie…).

Le terme a été introduit dans le langage managérial via une expression telle que culture
d’entreprise, afin de désigner l’ensemble des identités, de comportements, de stratégies qui
s’acquièrent pour correspondre au mieux au profil attendu par l’entreprise et pour répondre à ses
impératifs de rentabilité.

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Selon Wikipedia, « La culture numérique est une expression qui fait référence aux changements
culturels produits par les développements et la diffusion des technologies numériques et en
particulier d'Internet et du web3. » Il s’agit d’une culture transversale, qui agrège d’autres formes
de cultures autrefois séparées (l’oral et l’écrit par exemple, à travers le multimédia) et où le
vecteur transcende le contenu. Il faut y souligner l’importance du maillage des relations et de
l’information réticulaire (par réseau). La culture numérique bouleverse, entre autres, la notion
d’auteur et de sa légitimité par la mise en commun des savoirs, les dynamiques de créations
collectives et partagées (cf. Wikipedia), les pratiques de lecture, l’émergence d’humoristes, de
bloggeurs, d’influenceurs.

L’adjectif culturel s’applique désormais à tout va, si bien que son emploi s’est substantivé. On
travaille dans « le culturel » (ellipse de dans le « secteur » culturel). Cette désignation est censée
s’appliquer à toute manifestation d’art présent ou passé, classique ou contemporain. Elle est un
peu devenue une étiquette fourre-tout, qui brasse des enjeux économiques énormes, non
seulement via le marché des biens culturels mais aussi par sa dimension moins matérielle (a priori
seulement), dans le secteur tertiaire, qu’est le tourisme. Si bien que l’expression exception
culturelle, après avoir été une revendication esthétique, s’est imposée dans le domaine juridique
comme un concept de droit international et de politique culturelle, qui vise à limiter le libre
échange commercial des biens culturels entre États et à promouvoir leurs propres artistes (la
fameuse exception culturelle française pour contrer l’américanisation du cinéma).

Le multiculturalisme est une notion-clé de compréhension de la globalisation démocratique des


années 80-90. Elle va de pair avec le mouvement de mondialisation qui pousse la société vers le
progrès, le développement, la croissance. La fin des idéologies (historiquement identifiée vers
1989-1991 avec l’effondrement du communisme), l’intensification des mouvements migratoires
ainsi que la concrétisation politico-économique d’ensembles transnationaux tels que la
Communauté européenne, accélèrent les échanges, les contacts et remettent en question les
anciennes frontières. Tout cela redéfinit l’idée figée de culture et est censé la dynamiser. L’idéal
d’une société multiculturelle est de voir cohabiter pacifiquement les ethnies, communautés,
nationalités, etc. présentes en son sein, tout en favorisant l’expression de la diversité culturelle
et en protégeant ses communautés et ses « minorités » des discriminations.

Alors qu’on parle de choc des civilisations (le mot n’est plus guère utilisé que dans un cadre
conflictuel ou agressif), le terme « culture » est en filigrane de phénomènes plus progressifs
comme l’acculturation, la transculturation, etc. pour qualifier les assimilations globales ou
partielles d’éléments culturels d’une culture à l’autre, ou variables selon les individus.

L'acculturation est l'ensemble des phénomènes qui résultent d'un contact continu et direct entre
des groupes d'individus de cultures différentes et qui entraînent des modifications dans les
modèles culturels initiaux de l'un ou des deux groupes. Le terme serait apparu en 1880 chez John
Wesley Powell (1834-1902) pour désigner les « transformations des modes de vie et de pensée des
immigrants au contact de la société américaine ». À l’époque, il n’y a pas encore d’idée de
réciprocité dans les modifications : l’attention est focalisée sur l’individu qui doit s’assimiler à sa
société d’accueil. Le concept a été repris par l’anthropologue américain Melville Herskovits
(anthropologie culturelle) dans les années 30, qui estime que les faits culturels issus
d’acculturation sont aussi dignes d’intérêts que les faits culturels purs, supposés observables chez
les « primitifs ». Cela nécessite une typologie des contacts culturels.

3 https://fr.wikipedia.org/wiki/Culture_num%C3%A9rique (page consultée le 3 février 2020).

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Cette typologie que nécessite l’approche de l’acculturation est encore plus cruciale dans le
phénomène de la transculturation. Son concepteur, l’anthropologue cubain Fernando Ortiz, a
tenté de souligner la dimension créatrice surgissant des situations de contacts entre cultures et
de démontrer la réciprocité de l’enrichissement (exemple : le créole haïtien, composé d’une base
en français additionné d’éléments de langue africaine).

Signalons les termes d’inculturation (en missiologie, adaptation de la diffusion de l’évangile dans
une culture donnée) et d’enculturation (forgé par l’anthropologue Margaret Mead pour désigner,
chez l’enfant, les processus de transmissions de caractères culturels par le groupe dès sa
naissance). Enfin, les termes négatifs de déculturation (titre d’un essai de l’écrivain Renaud
Camus en 2008) et d’aculturation (négation totale des traits culturels par l’assimilation parfaite)
ont aussi été créés, pour désigner, en la déplorant, la perte ou la disparition des traits culturels
par un individu, un groupe.

Enfin, l’interculturalité est un concept capital en didactique et ce, dans la mesure où, au fil du
temps, les compétences interculturelles des étudiants se sont avérées aussi importantes que leurs
compétences linguistiques ou cognitives. Cette notion-clé en didactique, qui a été transmise par
le biais des sciences humaines, envisage l’enrichissement mais aussi les difficultés de l’échange
culturel au sein d’un groupe. Nous y reviendrons ultérieurement.

2. BRÈVE HISTOIRE DU MOT CULTURE EN FRANÇAIS

Voici la version allégée de la définition du mot culture dans le Trésor de la Langue Française en
ligne :

CULTURE, subst. fém.


I. Traitement du sol en vue de la production agricole.
II. Au fig. Fructification des dons naturels permettant à l'homme de s'élever au-dessus de sa condition initiale
et d'accéder individuellement ou collectivement à un état supérieur.
A. Ensemble des moyens mis en œuvre par l'homme pour augmenter ses connaissances, développer et
améliorer les facultés de son esprit, notamment le jugement et le goût.
Absol. Travail assidu et méthodique (collectif ou individuel) qui tend à élever un être humain au-dessus de
l'état de nature, à développer ses qualités, à pallier ses manques, à favoriser l'éclosion harmonieuse de sa
personnalité.
B. P. méton. Bien moral, progrès intellectuel, savoir à la possession desquels peuvent accéder les individus
et les sociétés grâce à l'éducation, aux divers organes de diffusion des idées, des œuvres, etc.
Absol. Ensemble de connaissances et de valeurs abstraites qui, par une acquisition généralement
méthodique, éclaire l'homme sur lui-même et sur le monde, enrichit son esprit et lui permet de progresser : Je
n'hésite jamais à le déclarer, le diplôme est l'ennemi mortel de la culture. VALÉRY, Variété III, 1936, p. 275.

2. [Construit avec un adj. ou un compl. d'obj. dir.] Qualité, compétence que la possession d'un savoir étendu
et fécondé par l'expérience donne à une personne ou à une société dans un domaine de connaissances
particulier, à une époque ou dans un lieu déterminé.
a) [L'adj. ou le compl. d'obj. dir. désigne un/des domaine(s) de connaissances ou un degré quantitatif,
qualitatif] Le sens fin du ridicule ne suffit pourtant pas à remplacer la culture artistique, morale, religieuse,
scientifique, les voyages, les idées, et tout le bagage d'une forte éducation spirituelle (AMIEL, Journal, 1866,
p. 130) :
SYNT. Culture livresque, musicale ; culture marxiste, socialiste, culture élémentaire, encyclopédique,
étendue ; grande, profonde ; solide culture ; degré, niveau, vernis de culture.

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Culture générale. Ensemble des connaissances de base dans les domaines intellectuels considérés comme
importants par la société en place, qui précède la spécialisation et correspond à un niveau d'instruction
secondaire. On peut être illettré (...) et posséder un don particulier qu'aucune culture générale ne remplace
(PROUST, J. filles en fleurs, 1918, p. 433).
b) [L'adj. ou le compl. d'obj. dir. désigne un peuple ou une classe soc.] Culture nationale, populaire.
Mettre ici au courant de l'ensemble de la culture allemande (J.-J. AMPÈRE, Corresp., 1826, p. 407).
L'opposition du XIXe siècle entre culture ouvrière et culture bourgeoise semble (...) s'estomper (DUMAZEDIER,
RIPERT, Loisir et cult., 1966, p. 302) :
SOCIOL. Culture de masse. ,Sous le nom de « culture de masse », on a ainsi décrit un ensemble
de mythes, de notions, d'images, de modèles culturels assez rudimentaires qui sont répandus par tous ces
organes et moyens de diffusion (la télévision, la radio, le cinéma, les magazines, la publicité). Cette culture de
masse, que l'on a accusée de servir la société de consommation, de répandre le conformisme, (...) ou que l'on
a inversement créditée d'une élévation dans les habitudes de vie et de pensée de la classe populaire, se
développerait en dehors des circuits traditionnels de l'éducation scolaire ou universitaire`` (Sociol. 1970, p.
71).
c) [Avec déterminant référant à une époque ou à un peuple, le syntagme évoquant le patrimoine de
connaissances et de valeurs (tirées des œuvres littér., philos., artistiques) propre à une ou plusieurs nations
à un moment donné de leur histoire] Culture classique, moderne. Soldat qui dans le défaut de nos professeurs
maintenez, défendez la culture. Français héritier de la culture antique et de la même culture française (PÉGUY,
V.-M., Comte Hugo, 1910, p. 833). L'homme européen devait se libérer de la culture gréco-latine pour pouvoir
comprendre la psychologie des primitifs (Hist. sc., 1957, p. 1460).
Rem. À la faveur d'une ressemblance formelle, culture est parfois utilisé (mis entre guillemets ou glosé)
pour le mot allemand Kultur qui désigne « un mode-système de vie », une « civilisation » (cf. MALRAUX, Voix
sil., 1951, p. 617 : Pourquoi la théorie allemande des « cultures » (au sens de civilisations tenues pour des
organismes autonomes et mortels) (...) a-t-elle rencontré une si grande fortune ?). Les écrivains soucieux de
l'usage classique distinguent ces concepts et évitent de confondre les termes qui les dénomment. À l'inverse,
qq. aut., plus ou moins pénétrés par la philos. allemande ou sensibles aux traits que les 2 notions possèdent
en commun, traitent ces mots comme des synon. (cf. civilisation B 2 a rem.) :
http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/affart.exe?19;s=1270138680;?b=0;

D’après leTLF :
– Premier sens : « terre cultivée » (attesté circa 1150) avec orthographe colture.
– 1549 : premières attestations de l’emploi au sens figuré par Joachim du Bellay dans sa
Deffence et Illustration de la Langue Françoyse, où il parle de culture de la langue.

Extrait du chapitre 3 « Pourquoi la langue française n’est si riche que la grecque et la latine »
Ainsi puis-je dire de notre langue, qui commence encore à fleurir sans fructifier, ou plutôt, comme une plante
et vergette, n’a point encore fleuri, tant s’en faut qu’elle ait apporté tout le fruit qu’elle pourrait bien produire.
Cela certainement non pour le défaut de la nature d’elle, aussi apte à engendrer que les autres, mais pour la
coulpe de ceux qui l’ont eue en garde, et ne l’ont cultivée à suffisance, mais comme une plante sauvage, en
celui même désert où elle avait commencé à naître, sans jamais l’arroser, la tailler, ni défendre des ronces et
épines qui lui faisaient ombre, l’ont laissée envieillir et quasi mourir. Que si les anciens Romains eussent été
aussi négligents à la culture de leur langue, quand premièrement elle commença à pulluler, pour certain en si
peu de temps elle ne fût devenue si grande. Mais eux, en guise de bons agriculteurs, l’ont premièrement
transmuée d’un lieu sauvage en un domestique ; puis afin que plus tôt et mieux elle pût fructifier, coupant à
l’entour les inutiles rameaux, l’ont pour échange d’iceux restaurée de rameaux francs et domestiques,
magistralement tirés de la langue grecque, lesquels soudainement se sont si bien entés et faits semblables à
leur tronc, que désormais n’apparaissent plus adoptifs, mais naturels. De là sont nées en la langue latine ces
fleurs et ces fruits colorés de cette grande éloquence, avec ces nombres et cette liaison si artificielle, toutes
lesquelles choses, non tant de sa propre nature que par artifice, toute langue a coutume de produire. Donc si

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les Grecs et Romains, plus diligents à la culture de leurs langues que nous à celle de la nôtre, n’ont pu trouver
en icelles, sinon avec grand labeur et industrie, ni grâce, ni nombre, ni finalement aucune éloquence, nous
devons nous émerveiller, si notre vulgaire n’est si riche comme il pourra bien être, et de là prendre occasion
de le mépriser comme chose vile, et de petit prix. Le temps viendra (peut-être) et je l’espère moyennant la
bonne destinée française que ce noble et puissant royaume obtiendra à son tour les rênes de la monarchie,
et que notre langue (si avec François n’est du tout ensevelie la langue française) qui commence encore à jeter
ses racines, sortira de terre, et s’élèvera en telle hauteur et grosseur, qu’elle se pourra égaler aux mêmes
Grecs et Romains, produisant comme eux des Homères, Démosthènes, Virgiles et Cicérons, aussi bien que
la France a quelquefois produit des Périclès, Nicias, Alcibiades, Thémistocles, Césars et Scipions.
Joachim Du Bellay, Défense et illustration de la langue française,
« Pourquoi la langue française n’est si riche que la grecque et la latine » (1549).

– 1691 : emploi dans le sens « formation de l’esprit par l’éducation » par La Bruyère dans
Les Caractères.
– Circa 1790 : émergence du terme allemand Kultur, proche de « civilisation », voire
synonyme.
– 1923-24 : acception ethnologique sous la plume du sociologue Marcel Mauss, qui peut
s’utiliser au pluriel pour marquer la diversité (expression employée dans Les Cultures
andines en 1936).

C’est entre le XVe et le XVIe siècle que la notion de culture apparaît à proprement parler en
français, pour qualifier l’enrichissement de l’esprit au moyen d’exercices intellectuels4. On
demeure ici dans une dimension individuelle de la culture, envisagée comme forme ultime de
développement personnel. La perspective se situe bien alors dans le droit fil de la formation
humaniste.

4 Elle tire ses origines de la distinction opérée en latin par Cicéron entre agri cultura (culture du sol) et animi cultura
(culture de l’esprit).

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2.1. Le binôme culture / civilisation

Un premier tournant se marque à la fin du XVIIIe siècle, avec l’émergence en allemand du concept
de Kultur. Le mot est emprunté au français, il a plutôt le sens de « civilisation » et est développé
par des philosophes comme Johann Gottfried Herder5 (puis plus tard Wilhelm von Humboldt 6,
Jakob Burckhardt7 et jusqu’au philosophe Nietzsche) dans une perspective particulariste,
nationaliste, non plus universelle. Le terme est surtout accaparé par la bourgeoisie, qui tient à
marquer sa distance avec l’aristocratie. Cette dernière est vue comme la détentrice des valeurs
de civilisation, propre à la vie de cour, participant du raffinement social. La Kultur, étant ce qui
contribue au développement de tout individu, n’est donc pas l’apanage des hautes sphères de la
société. Alors que le terme Bildung qualifie en allemand la « culture individuelle »,
l’« éducation », la Kultur germanique désignerait le « génie » propre à chaque peuple ainsi que
ses formes d’expression caractéristiques, son patrimoine, son identité collective. Elle tend à
distinguer, partant à opposer, les mœurs, les coutumes, les usages de chaque peuple. L’idée de
culture singulière entre dans un cadre de concurrences, voire de conflits, entre cultures pour
affirmer leur suprématie.

Voici une réflexion illustrant l’opposition culture populaire vs culture savante en Allemagne selon
Herder.

Le XVIIIe siècle peut être considéré comme la première période de formation du sens moderne de culture,
période dans laquelle son sens primitif – travail de la terre – devient le sens figuré – travail de l’esprit. Tel était
déjà, en effet, l’un des sens du terme culture dans le dictionnaire de l’Académie Française de 1718. […] Ainsi
que l’a souligné Denys Cuche dans un chapitre sur l’évolution du terme culture, celui-ci « finit par s’employer
[…] pour désigner la “formation”, l’“éducation” de l’esprit. Puis on passe de “culture” comme action (action de
s’instruire) à “culture” comme état (état de l’esprit cultivé par l’instruction, état de l’individu “qui a de la
culture”) » (p. 8-9). Toujours selon Cuche, au XVIII e siècle le mot « culture » est employé généralement au
singulier, ce qui reflète l’humanisme universaliste des philosophes : « la culture est le propre de l’Homme (avec
majuscule), au-delà de toute distinction de peuples ou de classes » (p. 9). Ce qui s’exprime dans cette
acception, bien évidemment, est l’idéologie dite des Lumières qui était répandue dans les grandes villes
d’Europe, et plus tard aussi d’Amérique, pendant le XVIIIe siècle. Dans le cadre de cette idéologie, culture est
très proche d’un autre mot, étudié par ailleurs par Émile Benveniste dans l’un des articles de son Cours de
linguistique générale, le mot civilisation. Il est important d’insister sur ce point : comme culture, cet autre mot
de civilisation n’est employé qu’au singulier et pour signifier tout ce qui concerne le progrès, « l’amélioration
des institutions, de la législation, de l’éducation » (D. Cuche, p. 10), mais non d’un peuple en particulier sinon
de l’humanité en général.
La deuxième période de formation du concept actuel de culture prend son essor à partir de la deuxième moitié
du XVIIIe siècle. Elle est issue notamment en Allemagne d’une confrontation avec l’acception de culture en
tant que civilisation qui était habituelle en France. Il semblerait que le mot Kultur au sens figuré apparaît dans
la langue allemande au XVIIIe siècle comme une transposition du mot français. Il ne faut pas oublier le prestige
qu’avaient la langue et la culture françaises dans les classes supérieures en Allemagne (songez à Leibniz,
par exemple, dont de nombreux ouvrages ont été écrits en français, ou à Frédéric II de Prusse). Mais le succès
allemand du mot Kultur n’est pas tant issu de ce prestige que contre lui. Comme d’autres auteurs l’ont déjà
montré, vers la fin du XVIIIe siècle, en Allemagne, la bourgeoisie était assez éloignée de l’aristocratie de son
pays. En résumant un travail du sociologue allemand Norbert Elias, Denys Cuche écrit : « La noblesse est
relativement isolée par rapport aux couches sociales moyennes, les cours princières sont très fermées, la

5 (1744-1803) Figure importante pour le courant romantique. Il voit dans la langue et la culture l’expression de l’âme
populaire.
6 (1767-1835) Fondateur de l’anthropologie comparée, linguiste. Il voit dans le langage « l’organe qui forme la pensée ».

Il est l’auteur de Sur la différence de structure des langues humaines et son influence sur le développement intellectuel
de l’humanité (1820).
7 (1818-1897) Spécialiste suisse de l’histoire de l’art et de la civilisation.

Frédéric SAENEN – Cours de Didactique de la culture contemporaine de France et de Belgique – ISLV / ULg 9
bourgeoisie est écartée dans une large mesure de toute action politique. Cette distance sociale nourrit un
certain ressentiment, notamment chez bon nombre d’intellectuels qui, dans la seconde moitié du siècle, vont
opposer les valeurs dites “spirituelles”, fondées sur la science, l’art, la philosophie et aussi la religion, aux
valeurs “courtoises” de l’aristocratie. À leurs yeux, seules les premières sont des valeurs authentiques,
profondes ; les secondes étant superficielles et dépourvues de sincérité » (p. 10-11). L’hostilité des
intellectuels des classes moyennes allemandes envers l’aristocratie est aussi une hostilité contre les manières
civilisées, c’est-à-dire françaises, des princes des États allemands. « Deux mots », écrit Denys Cuche, « vont
leur permettre de définir cette opposition des deux systèmes de valeurs : tout ce qui relève de l’authentique et
qui contribue à l’enrichissement intellectuel et spirituel sera considéré comme relevant de la culture ; au
contraire, ce qui n’est qu’apparence brillante, légèreté, raffinement de surface, appartient à la civilisation. La
culture s’oppose donc à la civilisation, comme la profondeur s’oppose à la superficialité. Pour l’intelligentsia
bourgeoise allemande, la noblesse de cour, si elle est civilisée, manque singulièrement de culture. Comme le
petit peuple en est également dépourvu, cette intelligentsia se considère en quelque sorte investie d’une
mission, celle de développer et de faire rayonner la culture allemande » (p. 11). Deux conflits se chevauchent :
un conflit de classe et un conflit national. Or, dans une grande mesure c’est ce dernier, le conflit national, qui
va prévaloir. Les mœurs civilisées, c’est-à-dire françaises, des cours allemandes, vont être dénoncées comme
une forme d’aliénation ; d’autre part, et je cite une nouvelle fois l’idée que Denys Cuche prend de Norbert
Elias, « l’unité nationale allemande n’étant pas encore réalisée, et ne semblant pas alors réalisable sur le plan
politique, l’intelligentsia, qui a une idée de plus en plus haute de sa mission “nationale”, va rechercher cette
unité du côté de la culture » (p. 11). Cette évolution va recevoir les apports d’auteurs omniprésents dans les
études sur les origines de la notion actuelle de culture, spécialement le philosophe allemand Johann Gottfried
Herder, l’un des premiers à utiliser la notion de « génie du peuple », Volkgeist, comme quelque chose
d’essentiel et d’original aux peuples, et qui va être lié d’une façon très intime à la notion de culture au XIXe
siècle. La théorie de Herder s’oppose à l’universalisme des Lumières et vise à trouver et à signaler ce qui est
spécifique au peuple allemand et ne recevait que du mépris de la part de l’aristocratie du pays. Plus tard, en
Espagne aussi la culture populaire va être découverte comme une forme d’opposition à la domination française
de l’époque de Napoléon.
À cette critique de l’esprit universaliste des Lumières s’ajoute une autre critique qui lui est très différente,
certes, mais qui forme avec elle un tout presque indissociable : la critique adressée à toute forme d’art trop
attaché aux règles abstraites des poétiques normatives du classicisme au détriment de l’originalité et de la
spontanéité. Or, c’est aussi à la notion de génie qu’Herder a recours pour caractériser sa propre vision de la
poésie comme expression spontanée et originale du sujet créateur. En cela, Herder comme beaucoup d’autres
Allemands après lui, va exalter la tradition anglaise, spécialement la figure de Shakespeare, conçu comme
quelqu’un qui a créé non pas à travers l’application des règles universelles mais en suivant l’élan de son génie
naturel, un génie, selon la conception du Volkgeist, qui avait forcément un soubassement national. Comme le
dit Philippe Forget, historien de la littérature allemande : « l’apport de Herder à la théorie du génie réside dans
la liaison très appuyée qu’il réalise entre lui et la notion de nation » (p. 41). Or, si on prend en compte que
pour Herder le lien entre la nation et le génie est la langue (la langue que tous apprennent du peuple à travers
les mères ou les nourrices), on arrive à la thèse selon laquelle un écrivain original, un vrai poète est toujours,
selon Herder, un poète national, ou ce qui revient au même, un poète du peuple, un poète populaire. Il s’agit
de l’idée de la poésie du peuple ou Volkspoesie ; le dépositaire de cette poésie du peuple étant l’homme en
contact avec la nature, de façon privilégiée donc le paysan, mais aussi l’artisan, et non les individus cultivés,
raffinés ou civilisés, c’est-à-dire artificiels (lettrés, savants). Les idées de Herder se trouvent en effet à l’origine
des théories romantiques qui ont poussé un peu partout en Europe et en Amérique pendant le XIX e siècle.[…]8

La notion latine ou romane de civilisation est étroitement liée à celle de civilité. Elle est héritière
de l’idéal de « vie civile » magnifié par Dante dans le De Monarchia (début XIVe), modèle
théologique qui présente une exaltation de l’Empire romain comme garant de la paix universelle,
miroir de la paix divine sur terre, où l’homme peut vivre « civilement ». Le ciment de la vie civile
est le langage, question déjà traitée dans le De vulgari eloquentia (1305), où la recherche d’une

8
Daniel Attala, Culture populaire et culture savante. Quelques notions et un peu d’histoire, Université de Bretagne-
Sud / HCTI http://web.univ-ubs.fr/hcti/presenta/documents/cult_pop.pdf

Frédéric SAENEN – Cours de Didactique de la culture contemporaine de France et de Belgique – ISLV / ULg 10
langue commune (le parler illustre d’Italie) transcendant les différences dialectales, est vue
comme le facteur civilisationnel suprême, qui permet de créer une communauté langagière.

Durant la Renaissance, le philosophe humaniste Érasme avance que :

« La civilité […], ou bien engendre l’amour, ou bien, lorsqu’elle se rencontre chez un grand prince,
adoucit la haine du peuple auquel elle est très chère. 9 »

Il est à noter que, dans l’usage français, le terme de civilisation découle de la tradition humaniste
renaissante et désigne plutôt l’ensemble des conditions de réduction de l’état de violence. Au
XVIe, Montaigne se montre précurseur en exprimant sa conscience du relativisme à propos du
jugement sur la supposée « barbarie » des « autres » :

« Chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage ; comme de vrai, il semble que nous n’avons
autre mesure de la vérité et de la raison que l’exemple et idée des opinions et usances du pays où
nous sommes. Là est toujours la parfaite religion, la parfaite police, le parfait et accompli usage de
toutes choses…10 »

Dans le Dictionnaire d’Antoine Furetière11, le verbe civiliser signifie « rendre civil et poli,
traitable et courtois ». Ce dernier terme est important : il identifie l’idée de civilisation dans un
cadre de rapports de cour, marqué par des usages codifiés et la manifestation d’un savoir-vivre
en société.

Cette conception de la civilisation débouche comme naturellement sur une vision universaliste de
la culture. D’après le philosophe des Lumières Nicolas de Condorcet :

« Ce n’est point la politique des princes, ce sont les lumières des peuples civilisés qui garantissent à
jamais l’Europe des invasions ; et plus la civilisation s’étendra sur le terre, plus on verra disparaître
la guerre et les conquêtes comme l’esclavage et la misère.12 »

La première occurrence en français du sens moderne de civilisé, en opposition avec l’état de


sauvagerie, de barbarie d’un peuple, se rencontrerait dans la seconde moitié du XVIIIe :

« Lorsqu’un peuple sauvage vient à être civilisé, il ne faut jamais mettre fin à l’acte de la civilisation
en lui donnant des lois fixes et irrévocables. Il faut lui faire regarder la législation qu’on lui donne
comme une “civilisation continuée”. 13 »

La notion humaniste de civilisation perd de sa dimension individuelle pour se concentrer sur l’idée
de processus évolutif qu’un peuple est amené à connaître grâce à un autre, qui transmet au
premier de nouveaux usages afin de le sortir de l’état de primitif. Le terme de civilisation devient
aussi englobant (une civilisation peut englober plusieurs cultures, comme par exemple la
civilisation occidentale recouvre les cultures française, allemande, italienne, espagnole, etc.) et
est marqué par une connotation évolutionniste dans la mesure où il s’applique aux sociétés
développées par les progrès scientifique et technique, l’urbanisation, l’organisation sociale, etc.

9 Érasme (1467-1536) dans Institutio principis christiani, 1540.


10 Montaigne (1533-1592) dans Les Essais, vers 1580-90.
11 Au milieu du XVIIe, Furetière (1619-1688) travaille sur un Dictionnaire concurrençant les travaux du Dictionnaire de

l’Académie. L’ouvrage a été publié de manière posthume sous le nom de Dictionnaire universel contenant généralement
tous les mots françois, tant vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences et des arts.
12 Condorcet (1743-1794) dans Vie de Voltaire, 1789.
13 Boulanger et d’Holbach, L’Antiquité dévoilée par ses usages, 1766.

Frédéric SAENEN – Cours de Didactique de la culture contemporaine de France et de Belgique – ISLV / ULg 11
Le terme a été réactivé enfin, sur un plan géostratégique cette fois, depuis une quinzaine
d’années, sous l’influence des États-Unis, avec la parution des théories de Samuel Huntington sur
le « choc des civilisations ».

L’histoire des hommes, c’est l’histoire des civilisations

Tout d’abord, on distingue généralement « civilisation » au singulier et « civilisations » au pluriel. L’idée de


civilisation a été introduite au XVIIIe par les penseurs français en opposition au concept de « barbarie ». Selon
eux, la société civilisée diffère de la société primitive en ce qu’elle repose sur des institutions, se développe
dans des villes et repose sur un degré plus ou moins grand d’éducation. Être civilisé serait bien, ne pas l’être
serait mal. Le concept de civilisation a fourni une norme et, durant tout le XIX e siècle, les Européens ont
déployé beaucoup d’énergie intellectuelle, diplomatique et politique à concevoir si les sociétés non
occidentales étaient assez « civilisées » pour être acceptées comme membres du système international
dominé par l’Europe. En même temps, on s’est petit à petit mis à parler de civilisations au pluriel. Cela
supposait de « renoncer à définir la civilisation comme un idéal ou plutôt comme l’idéal » et de rompre avec
l’idée qu’il existerait une seule norme de la civilisation, « restreinte à un petit nombre de peuples ou de groupes
constituant “l’élite” de l’humanité », selon la formule de Braudel. Il y aurait en fait plusieurs civilisations,
chacune étant civilisée à sa façon. Le terme « civilisation » utilisé au singulier a ainsi « perdu de sa superbe ».
Une civilisation, au sens pluriel, pourrait en fait ne pas être civilisée au sens singulier du terme. […]
Deuxièmement, une civilisation est une entité culturelle. Sauf en Allemagne. Les penseurs allemands du XIXe
siècle ont nettement distingué la civilisation, qui inclut la mécanique, la technologie, ainsi que d’autres facteurs
matériels, de la culture, laquelle implique les valeurs, les idéaux, les caractéristiques intellectuelles et morales
d’une société. Cette distinction demeure vivante dans la pensée allemande, mais elle n’est pas admise partout.
Certains anthropologues l’ont même renversée. Pour eux, les sociétés primitives, stables et non-urbaines sont
caractérisées par la culture, tandis que les sociétés plus complexes, développées, urbaines et dynamiques
forment des civilisations. […]
Civilisation et culture se réfèrent à la manière de vivre en général. Une civilisation est une culture au sens
large. Ces deux termes incluent « les valeurs, les normes, les institutions et les modes de pensée auxquels
des générations successives ont, dans une société donnée, attaché une importance cruciale. » (définition de
Bozeman) Une civilisation est, selon Braudel, « un espace, une “région culturelle”, une collection de traits et
de phénomènes culturels ». Wallerstein y voit « une concaténation bien déterminée de visions du monde, de
coutumes, de structures et de culture (au sens matériel aussi bien que plus élevé) formant une sorte de tout
historique et coexistant (bien que pas toujours en même temps) avec d’autres variétés de ce phénomène ».
Une civilisation est, selon Dawson, le produit d’« un processus original de créativité culturelle, qui est l’œuvre
d’un peuple particulier », tandis que, pour Durkheim et Mauss, c’est « une sorte de milieu moral englobant un
certain nombre de nations, chaque culture nationale n’étant qu’une forme particulière du tout ». […] La culture
est l’élément commun à toutes les définitions possibles de la civilisation. […]
Civilisation et race ne sont pas la même chose. Des populations de même race peuvent être divisées par la
civilisation ; des populations de même race peuvent être unies par la civilisation. En particulier, les grandes
religions prosélytes, le christianisme et l’islam, regroupent des sociétés relevant de différentes races. Les
distinctions sociales entre groupes humains concernent leurs valeurs, leurs croyances, leurs institutions et
leurs structures sociales, non leur taille physique, la forme de leur crâne ni leur couleur de peau.
Troisièmement, les civilisations sont englobantes, c’est-à-dire qu’aucune de leurs composantes ne peut être
comprise sans référence à la civilisation qui les embrasse. […] Une civilisation représente l’entité culturelle la
plus large. Les villages, les régions, les groupes ethniques, les nationalités, les groupes religieux : tous ont
des cultures différentes à différents niveaux d’hétérogénéité culturelle. La culture d’un village de l’Italie du Sud
peut être différente de celle d’un village du Nord, mais tous deux ont en commun la culture italienne, laquelle
les différencie des villages allemands. Des communautés européennes différentes, à leur tour, partagent des
traits culturels qui les distinguent des communautés chinoises ou hindoues. Toutefois, les Chinois, les Hindous
et les Occidentaux ne font pas partie d’une entité culturelle plus large. Ils forment des civilisations différentes.
Une civilisation est ainsi le mode le plus élevé de regroupement et le niveau le plus haut d’identité culturelle
dont les humains ont besoin pour se distinguer des autres espèces. Elle se définit à la fois par des éléments
objectifs, comme la langue, l’histoire, la religion, les coutumes, les institutions, et par des éléments subjectifs
d’auto-identification. L’identité comporte des niveaux : un habitant de Rome peut se définir de façon plus ou

Frédéric SAENEN – Cours de Didactique de la culture contemporaine de France et de Belgique – ISLV / ULg 12
moins forte comme Romain, Italien, catholique, chrétien, Européen, Occidental. La civilisation à laquelle il
appartient est le niveau d’identification le plus large auquel il s’identifie. Les civilisations sont les plus gros
« nous » et elles s’opposent à tous les autres « eux ». […]
Les civilisations n’ont pas de frontières clairement définies, ni de début ni de fin précis. On peut toujours
redéfinir son identité, de sorte que la composition et les formes de civilisations changent au fil du temps. Les
cultures interagissent et se chevauchent. [Elles] n’en sont pas moins des entités significatives et, alors même
que les frontières entre elles sont rarement nettes, elles sont bien réelles. […]
Quatrièmement, les civilisations sont peut-être mortelles, mais elles ont la vie dure. Elles évoluent, s’adaptent
et constituent les modes d’associations humaines les plus résistants. […] Les empires naissent et meurent,
les gouvernements vont et viennent, les civilisations restent et « survivent aux aléas politiques, sociaux,
économiques et même idéologiques ». (Braudel) […]
Les civilisations durent, mais elles évoluent aussi. Elles sont dynamiques ; elles naissent et meurent ;
elles fusionnent et se divisent. […] Elles évoluent en passant d’une période de troubles ou de conflits à
l’installation d’un État universel, avant de connaître le déclin et la désagrégation. […]
Cinquièmement, puisque les civilisations sont des entités culturelles et non politiques, elles n’ont pas pour
fonction de maintenir l’ordre, de dire le droit, de collecter les impôts, de mener des guerres, de négocier des
traités, en un mot d’accomplir ce qui est la tâche des gouvernements. La composition politique des civilisations
varie entre elles et selon le temps. Une civilisation peut englober une ou plusieurs unités politiques. Celles-ci
peuvent être des cités-États, des empires, des fédérations, des confédérations, des États-nations ou des États
multinationaux et elles adoptent des formes de gouvernement très diverses. […]
Le Choc des civilisations (1996), extraits du chapitre 2, « Les civilisations hier et aujourd’hui », éditions Odile Jabob, traduction de 1997.

Frédéric SAENEN – Cours de Didactique de la culture contemporaine de France et de Belgique – ISLV / ULg 13
2.2. L’opposition culture / nature

Un second clivage définitionnel par rapport au terme « culture » a lieu au milieu du XIXe siècle,
quand le concept se développe parallèlement dans les sciences humaines, alors naissantes, et
s’oppose aux facteurs d’explications naturalistes (liés aux contingences de race, d’instinct, de
besoins, d’hérédité, voire d’influence du climat, etc.).

La nature est elle-même, en tant que concept et vue de l’esprit, une représentation culturelle !
Elle est un facteur présent dans l’humain sous les formes du biologique, du pulsionnel, de
l’infantile, du libidinal, etc. En cela, l’exigeante « Mère Nature » est souvent envisagée comme
une part contraignante de l’existence, par le déterminisme auquel elle tend à nous soumettre. La
culture est, quant à elle, placée du côté de la liberté, ou du moins d’une émancipation par rapport
à la nature, en cela qu’elle est censée nous amener à la maîtriser (par les taxinomies ou la
technologie, par exemple). Enfin, alors que la temporalité naturelle est répétitive, cyclique, sans
mémoire et sans projet, la temporalité historique propre à la culture est vue comme capable de
leçons, de renouvellements et même, dans certaines idéologies, de progrès.

Pourtant, la nature est aussi associée à la pureté, et la culture à une certaine corruption : cf. dans
la Bible, l’état idyllique du premier homme qui, accédant à la connaissance et sortant de son état
de nature parce qu’il se découvre honteusement nu, est bien puni de sa curiosité. Chez les
présocratiques grecs, la nature est ce qu’il faut imiter pour vivre sagement.

La rupture d’avec cette philosophie est à chercher du côté de Platon. On voit, en effet, dans son
dialogue du Cratyle ou Sur la justesse des noms que la philosophie se dégage du naturalisme en
opposant nature (physei) à loi (nomos). Le personnage de Cratyle estime que les noms sont
décalqués sur la nature des choses ; son opinion relève de l’illusion que la langue maternelle est
comme naturelle. En face de lui, Hermogène soutient que l’association nom-chose est arbitraire,
conventionnelle entre locuteurs qui décident de reconnaître un objet sous telle appellation ; elle
est donc culturelle.

Frédéric SAENEN – Cours de Didactique de la culture contemporaine de France et de Belgique – ISLV / ULg 14
Cette conception d’une étroite association entre langage, nature et culture se retrouvera chez
Gottfried Wilhelm Leibniz14 (1646-1716) et est illustrée par l’histoire du roi antique qui isole deux
enfants dans une île avec des serviteurs muets afin de voir quelle langue instinctive ils allaient
utiliser. Au XIXe siècle, l’intérêt pour les enfants sauvages aura pour fondement la même
préoccupation d’observer un humain à l’hypothétique « état de nature ».

L’influence de la théorie de Charles Darwin (1809-1882) sur l’évolution, qui décrit le


développement de l’homme comme soumis aux mêmes processus évolutifs que celui des animaux,
sera déterminante dans la réévaluation de la distinction entre sciences naturelles et faits
culturels. Elle favorisera la différenciation entre l’anthropologie sociale (anthropologie culturelle
aux USA, ethnologie en français) et l’anthropologie physique (étude des groupes humains au point
de vue physique et du fondement biologique de leurs comportements, proche du racialisme en ses
débuts).

On doit au linguiste et anthropologue structuraliste Claude Lévi-Strauss (1908-2009) d’avoir, dans


son essai Race et histoire (1952), établi l’absence de liens entre la race au sens biologique du
terme et le niveau de développement culturel. Dès lors, pour marquer la spécificité de l’homme
parmi les espèces animales, les critères réellement déterminants sont ceux de la faculté
langagière et de la dimension culturelle de son existence, de sa vie en société.

2.3. Quelques tentatives de définition…

La première définition anthropologique de la culture est due à l’Anglais Edward Burnett Tylor
(1832-1917).Dans son essai Primitive Culture (1871), même s’il emploie le terme culture comme
synonyme de civilisation, Tylor lui donne un sens spécifique, qui embrasse la totalité de la vie
sociale humaine :
« La culture ou la civilisation, entendue dans son sens ethnographique étendu, est cet ensemble
complexe qui comprend les connaissances, les croyances, l’art, le droit, la morale, les coutumes, et
toutes les autres aptitudes et habitudes qu’acquiert l’homme en tant que membre d’une société. »

Tylor, qui partage la vision évolutionniste, est novateur en ce qu'il considère la culture comme un
fait universel acquis par les différentes populations. Il est le premier à envisager les faits culturels
dans une visée générale, à l’étudier dans toutes les sociétés et sous tous ses aspects (matériels,
symboliques, corporels). Il n’envisage pas les « primitifs » comme des dégénérés, mais comme
arrêtés à un stade de développement entre culture primitive et culture avancée. Il se détache du
sens français originel de culture comme « marque de distinction », suggéré par exemple dans
l'expression un être cultivé. Sa définition offre une perspective autant diachronique que
synchronique et elle marque la naissance de l’anthropologie culturelle. C’est sur elle que se
fondera l’école anthropologique française. Le terme de culture prend alors pleinement place dans
le cadre d’opposition avec le concept de nature, dont il tend à se distinguer plus ou moins
radicalement.

De nombreux chercheurs se sont penchés sur la question de savoir ce qui constituait l’essence
même de la culture. Les travaux de l’Américain Alfred Kroeber(1876-1960) ont permis de dégager
quatre critères définitoires :

14Philosophe allemand qui a écrit les Nouveaux essais sur l’entendement humain. Le Livre III nous intéresse
particulièrement.

Frédéric SAENEN – Cours de Didactique de la culture contemporaine de France et de Belgique – ISLV / ULg 15
« 1. Elle n’est pas transmise et perpétuée par le mécanisme génétique de l’hérédité […] 2. Quelles
que soient ses origines dans les individus ou par l’intermédiaire de ceux-ci, la culture tend
rapidement à devenir supra-personnelle et anonyme. 3. Elle s’inscrit dans des modèles, ou des
régularités de forme, de style et de signification. 4. Elle incarne des valeurs qui ne peuvent être
formulées (explicitement, en tant que règles) ou ressenties (implicitement, en tant que traditions
populaires) par la société porteuse de cette culture. 15 »

L’apport des chercheurs en sciences humaines (anthropologie, sociologie, histoire, etc.) est
considérable quant à la spécification du concept de culture. On trouve ainsi chez Sapir cette
précision : « Le véritable de la culture, ce sont les interactions individuelles et sur le plan
subjectif, l’univers de significations que chacun peut se construire à la faveur de ses relations
avec autrui16 », cette définition très féconde sous se dehors tautologiques chez Kluckhohn : « […]
la culture est cette partie de son milieu que l’homme a lui-même créée17. » ; chez Camilleri enfin
la nuance fondamentale entre « culture explicite » (indices matériels, visibles ou tangibles tels
que les costumes, les techniques, les œuvres, etc.) et « culture implicite » (attitudes transmises
par l’éducation, valeurs partagées par une communauté)18.

Claude Lévi-Strauss envisage la culture comme la totalité de la société et de ses institutions :


langage, droit, art, religion, mœurs, communication verbale ou corporelle. Une culture est un
système de parenté qui fournit à l’individu généalogie et identité, mais aussi des lois coutumières,
une économie, des techniques, des modes de production et de consommation… Ces manifestations
forment « un système analysable dans les termes d’un système plus général », constitué
d’éléments qui sont autant de signes. « Les hommes communiquent au moyen de symboles et de
signes ; pour l’anthropologie, qui est une conversation de l’homme avec l’homme, tout est
symbole et signe qui se pose comme intermédiaire entre deux sujets. » Une culture se définit donc
comme « la façon propre dont chaque société a choisi d’exprimer et de satisfaire l’ensemble des
aspirations humaines.19 »

La réflexion de Lévi-Strauss est également très éclairante quant à la notion de diversité culturelle,
qui a selon lui une double cause : 1) l’isolement, chaque culture étant dessinée par un contexte
pas seulement géographique, mais aussi social, historique particulier (cf. les cultures de
l’Amérique précolombienne) ; 2) la proximité qui, par la relation de voisinage qu’elle induit,
entraîne un « désir de s’opposer, de se distinguer, d’être soi ». Les choses se complexifient dans
la mesure où Lévi-Strauss constate que, au sein de chaque société, le problème des rapports
culturels réciproque se pose aussi pour « les castes, les classes, les milieux professionnels ou
confessionnels, etc.20 »

Florence Windmuller remarque à très juste titre qu’« un individu n’est jamais en contact direct
avec la culture dans sa globalité. Même s’il partage des valeurs communes avec le reste de la
société, il circule continuellement à travers des sous-groupes et des sous-cultures dont il
s’imprègne plus ou moins. Nous sommes ici à la croisée de l’identité individuelle et de l’identité
collective21 ».

15 Alfred Kroeber, The nature of culture, 1952.


16 E. Sapir, Anthropologie I. Culture et personnalité, Minuit, 1967, p. 96.
17 C. Kluckhohn, Initiation à l’anthropologie, Dessart, 1968, p. 25.
18 C. Camilleri et M. Cohen-Enerique, Chocs de cultures : concepts et enjeux pratiques de l’interculturel,

L’Harmattan, p. 24
19 Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, Denoël et Gonthier, 1975, p. 73.
20 Claude Lévi-Strauss, op. cit., p. 16.
21 Florence Windmuller, « Apprendre une langue, c’est apprendre une culture. » Leurre ou réalité ?, Glessener

Elektronische Bibliothek, 2015, pp. 34-35.

Frédéric SAENEN – Cours de Didactique de la culture contemporaine de France et de Belgique – ISLV / ULg 16
Le philosophe de la pensée complexe (au sens premier de complexus, « tissé ensemble ») Edgar
Morin (1921-) insiste sur le côté forcément fragmentaire des études culturelles, qui ne sont pas
unifiées mais offrent en réalité une juxtaposition, une agrégation de recherches et de regards.
Morin explique que nous vivons dans des sociétés polyculturelles « où coexistent et entrent en
conflit diverses cultures : culture scolaire, culture nationale, cultures religieuses, cultures
politiques et la “culture cultivée” bien entendu »22.

« Certains auteurs tendent aujourd’hui à surmonter la difficulté [de définir la culture] en considérant
que relève de la culture tout ce qui est chargé de sens ; dès lors, la culture serait non pas tant un
secteur de la vie sociale qu’une dimension omniprésente dans la vie sociale. Il nous semble cependant
impossible de donner une définition exhaustive de la culture. La culture se situe au carrefour même
de l’intellectuel et de l’affectif, elle serait l’équivalent au point de vue social du système psycho-
affectif qui structure et oriente les instincts, construit une représentation ou vision du monde, opère
l’osmose entre réel et imaginaire à travers symboles, mythes, normes, idéaux, idéologies. Une culture
fournit des points d’appui et d’incarnation pratique à la vie imaginaire, des points d’issue et de
cristallisation imaginaires à la vie pratique.23 »

Le sociologue québécois Guy Rocher(1924) propose, quant à lui, la définition suivante :


« La culture est un ensemble lié de manières de penser, de sentir ou d’agir plus ou moins formalisées
qui, étant apprises et partagées par une pluralité de personnes, servent, d’une manière à la fois
objective et symbolique, à constituer ces personnes en une collectivité particulière et distincte 24. »

Analysons la définition :
–« manières de penser, de sentir ou d’agir » : Cela inclut pensées, connaissances,
sentiments, expressions, actions… Toute activité humaine est donc culturelle, qu’elle soit
cognitive, affective ou conative25.
–« plus ou moins formalisées » : Lois, formules, rituels, protocoles, technologie, théologie ;
codifications moins strictes dans les arts contemporains (transgression) ou les relations
interpersonnelles.
–« étant apprises » : Opposition à l’inné. L’acquisition de la culture n’est en rien biologique.
L’hérédité conditionne les transmissions de caractères physiques, la culture est plutôt
affaire d’héritage. « Héritage social » : « La culture remplit pour l’homme la même fonction
d’adaptation à soi-même et à l’environnement que remplit l’instinct chez l’animal. »
L’instinct de l’homme semble avoir reculé au profit de son intelligence, de la fonction
symbolique et de la culture.
–« par une pluralité de personnes » : En anthropologie, il n’existe pas de culture
individuelle. Elle n’est pas uniquement celle d’un peuple ou d’une nation, mais peut l’être
d’une classe sociale, d’un gang, etc. ; d’une entreprise, d’une région ; elle peut devenir une
sous-culture comme on le dirait d’un sous-ensemble…
–« d’une manière à la fois objective et symbolique. » : Il y a à la fois un caractère
d’évidence, communément partagé par les membres d’une même communauté culturelle.
La culture est à la source de ce qu’Émile Durkheim (1858-1917) appelle la solidarité sociale

22 Edgar Morin, définition du terme culture dans l’Encyclopédie Universalis, 2009.


23 Edgar Morin, article culture de masse dans l’Encyclopédie Universalis, 2009.
24Toutes les citations concernant Guy Rocher sont extraites d’Introduction à la sociologie générale, Première partie :

L’Action sociale, chapitre IV « Culture, civilisation et idéologie,Montréal, Éditions Hurtubise HMH ltée, 1992, pp. 101-
127. http://jmt-sociologue.uqac.ca/www/word/387_335_CH/Notions_culture_civilisation.pdf
25La fonction conative est centrée sur le récepteur et concerne son influence, sa persuasion. Elle est surtout exprimée

dans le mode impératif.

Frédéric SAENEN – Cours de Didactique de la culture contemporaine de France et de Belgique – ISLV / ULg 17
ou Auguste Comte (1798-1857) le consensus de la société. Le lien entre tenants d’une même
culture peut être perçu et exprimé à travers un vaste réseau symbolique, auquel l’individu
participe ou non à travers sa conduite.

D’après Rocher, la culture a une double fonction :


a) sociale : Les liens naturels deviennent sociaux grâce à la culture ; les liens biologiques du
sang deviennent liens de parenté par les interdits (prohibition de l’inceste), les rites (le
mariage) ; la cohabitation sur un même territoire devient culturelle quand elle génère des
idées comme la nation, la patrie, des normes comme la propriété, la hiérarchie sociale, etc.
b) psychique : « Moulage » des individualités dans des modes de pensée, de comportement,
de sentiments, de communication, même de gestion des besoins physiologiques26. Mais le
moule, bien que limité, peut être souple. Rocher évoque l’adoption idiosyncratique.

« La culture apparaît comme l’univers mental, moral et symbolique, commun à une pluralité de
personnes, grâce auquel et à travers lequel ces personnes peuvent communiquer entre elles, se
reconnaissent des liens, des attaches, des intérêts communs, des divergences et des oppositions, se
sentent enfin, chacun individuellement et tous collectivement, membres d’une même entité qui les
dépasse et qu’on appelle un groupe, une association, une collectivité, une société. »

En définitive, selon Rocher, la fonction principale de la culture est d’« humaniser l’homme ».

C’est bien sur un tel projet que repose la définition que l’Unesco27 donne de la culture :
« Dans son sens le plus large, la culture peut aujourd'hui être considérée comme l'ensemble des traits
distinctifs, spirituels et matériels, intellectuels et affectifs, qui caractérisent une société ou un
groupe social. Elle englobe, outre les arts et les lettres, les modes de vie, les droits fondamentaux de
l'être humain, les systèmes de valeurs, les traditions et les croyances. 28 »

L’Unesco définit de même la notion de « patrimoine culturel immatériel », où la diversité


culturelle apparaît comme un élément déterminant :
« Ce patrimoine culturel immatériel, transmis de génération en génération, est recréé en permanence
par les communautés et groupes en fonction de leur milieu, de leur interaction avec la nature et de
leur histoire, et leur procure un sentiment d'identité et de continuité, contribuant ainsi à promouvoir
le respect de la diversité culturelle et la créativité humaine. 29 »

La définition et son champ d’application deviennent ici clairement politiques : la culture recouvre
les droits mêmes de l’individu, son inscription dans le projet démocratique mondial.

26« L’enfant qui naît et grandit dans une culture particulière (nationale, régionale, de classe, etc.) est destiné à devoir
aimer certains mets, à les manger d’une certaine manière, à relier certains sentiments à certaines couleurs, à se marier
selon certains rites, à adopter certains gestes ou certaines mimiques, à percevoir les “étrangers” dans une optique
particulière, etc. »
27 « United Nations Educational, Scientific and Cultural Organisation », institut spécialisé de l’ONU fondé en 1946. USA

retirés en 1984, GB en 1985.


28 Définition reprise de la Déclaration de Mexico sur les politiques culturelles, juillet – août 1982.
29 Ibidem.

Frédéric SAENEN – Cours de Didactique de la culture contemporaine de France et de Belgique – ISLV / ULg 18
2.4. L’avis critique de Philippe MURAY : extrait d’Ultima necat, Journal III (1989-
1991), Belles Lettres, 2019, p. 83 à 87.

Frédéric SAENEN – Cours de Didactique de la culture contemporaine de France et de Belgique – ISLV / ULg 19
[…]

Philippe Muray (1945-2006)

Frédéric SAENEN – Cours de Didactique de la culture contemporaine de France et de Belgique – ISLV / ULg 20
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2.5 Prendre conscience de la relativité culturelle : quelques illustrations…
2.5.1 géographiques

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2.5.2 chronologiques

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Frédéric SAENEN – Cours de Didactique de la culture contemporaine de France et de Belgique – ISLV / ULg 27
http://www.histoire-des-belges.be/quelques-frises/les-grandes-sequences-de-lhistoire-des-belges

http://www.histoire-des-belges.be/quelques-frises/le-royaume-de-belgique

Frédéric SAENEN – Cours de Didactique de la culture contemporaine de France et de Belgique – ISLV / ULg 28
2.5.3 sémantiques

De quoi, de qui veut-on parler lorsqu’on utilise le mot « arabe »... pour les autres, et pour
soi même ? par Faysal Riad30

Largement utilisé dans le langage courant (notamment dans les médias) pour désigner tantôt
une ethnie, tantôt un groupe de pays jamais bien défini, il est aussi souvent employé pour
qualifier l’origine d’une partie de la population française.
Mais que signifie-t-il vraiment, et surtout quelles sont les implications de l’utilisation souvent
irréfléchie de ce terme ? Après avoir tenté de montrer les implications théoriques et politiques
de l’emploi usuel du syntagme « arabe » en France, je tenterai d’analyser les potentialités
qu’il « offre » aux personnes désignées par ce terme.

Le Petit Robert nous en donne plusieurs définitions :

1. « Originaire de la péninsule arabique » ; les exemples donnés sont les « tribus » et les
« chevaux » arabes...

2. « Des populations arabophones »...

3. Dans le langage courant : « Personne originaire du Maghreb ».

4. « Issu de la civilisation arabe ».

Ces définitions sont très intéressantes car elles établissent des liens entre des éléments tout à fait
inattendus : un peuple ? Une civilisation ? Un groupe linguistique ? Les mots et l’utilisation qu’on
en fait révèlent à de nombreux égards notre vision du monde. Qu’est-ce à dire ? Il existerait dans
le monde un peuple qui serait solidaire au nom d’une hypothétique origine commune. Au nom
d’une langue qu’il ne pratique pas partout de la même manière... Des membres de ce groupe
peuvent-ils s’« intégrer » à « notre » société ? Comment est-ce possible s’ils possèdent en eux une
caractéristique transmissible de générations en générations, qui les pousse irrémédiablement à
être solidaires des membres d’un autre groupe ?

Evidemment il n’est pas question de dire que ce mot est insignifiant : Maxime Rodinson, Jacques
Berque entre autres spécialistes du « monde arabe » ont parfaitement délimité géographiquement
et culturellement leur objet d’étude.

Mais qu’en est-il d’un Gilles Kepel, qui autorisé par sa connaissance de la langue arabe, établit
des rapports vertigineux entre des situations politico-économiques aussi différentes que celles de
l’Arabie du VIIe siècle et le périurbain français du XXIe siècle ? L’exemple de ce « spécialiste »
très souvent invité à la télévision pour au choix donner son avis sur l’endroit où se cache Ben
Laden ou pour parler de « l’islam de banlieue » est assez significatif du flou idéologique qui
caractérise cette notion d’arabité, dans la mesure où pour l’idéologie journalistique la plus
répandue elle est très liée à la religion musulmane avec laquelle elle constitue une civilisation à
part entière (arabo-islamique).

Or, nombreux sont les véritables spécialistes du Maghreb et du Machrek (notions géographiques
beaucoup plus claires pour le coup !) qui nous invitent depuis quelques temps à relativiser, voire
à détruire cette notion de civilisation arabo-islamique : Georges Corm explique dans Le Proche-
Orient éclaté que cette idée repose sur une approche très simpliste de l’altérité : puisqu’en gros
ils parlent tous l’arabe, eh bien, ce sont des arabes qui forment une unité autour d’une religion

30 http://lmsi.net/De-quoi-de-qui-veut-on-parler, mis en ligne le 9 novembre 2009.

Frédéric SAENEN – Cours de Didactique de la culture contemporaine de France et de Belgique – ISLV / ULg 29
constituant un « fait social total » qui permet de tout expliquer : sociologie, économie,
politique... D’où l’autorisation que se donne un Kepel à partir de sa seule connaissance de la
langue arabe (qu’il s’empresse toujours de rappeler modestement) de parler de domaines aussi
divers en n’épargnant aucun raccourci, aucune simplification vertigineuse.

Maxime Rodinson s’étonnait il y a quelques années dans Islam, Politique et Croyances, du fait que
de nombreux prétendus spécialistes mélangeaient ainsi les genres uniquement lorsqu’il était
question d’objets d’études touchant à une altérité quelque peu perçue comme problématique : il
ne viendrait en effet à l’esprit de personne d’expliquer par exemple la politique de Louis XIV
uniquement en se fondant sur une analyse des Evangiles... Nous savons lorsqu’il est question de
nous que tout ne peut s’expliquer par les idéologies en général et par la religion en particulier :
pourquoi en irait-il autrement pour les musulmans ?

Pour Georges Corm, la civilisation arabo-islamique a historiquement existé, mais elle ne recouvre
aujourd’hui qu’une réalité très relative, comparable en cela à la civilisation gréco-latine dont
nous sommes en partie héritiers. Mais comme les italiens ne sont plus tout à fait des romains, les
algériens par exemple ne peuvent plus aujourd’hui être assimilés complètement à un prétendu
groupe « arabo-islamique » qui fonctionnerait comme une totalité organique.

Et pourtant... Qu’est-ce que « l’épicier arabe » par exemple a réellement « d’arabe » ? Qu’a-t-il
en commun avec le roi Fahd, Sindbad et Ali Baba ? Il parle souvent berbère, n’est certainement
pas originaire de la péninsule arabique et en ce qui concerne la civilisation arabe, il en est la
plupart du temps aussi proche que le vendeur de pizzas l’est de Cicéron.

Qu’en est-il de moi-même, Français né en France, professeur de français qui n’ai jamais migré,
mais qui suis pourtant souvent considéré comme un « immigré de deuxième génération » ?

Il est possible d’être « musulman » éventuellement, « algérien » même, si en vertu des accords
d’Evian je désire garder la nationalité de mes parents, « maghrébin » à la limite, si on lie cela à
ma nationalité algérienne, « arabophone » si je choisis cette langue en option à la fac, mais
« arabe » ?

En réalité cette appellation d’arabe appliquée aux maghrébins date de la période coloniale. Tout
comme les berbères ont été appelés ainsi par leurs envahisseurs (berbère de barbarus, c’est à dire
« barbare »), les habitants de ce qui s’appelle aujourd’hui l’Algérie étaient en effet en grande
partie arabophones... De là à considérer qu’ils appartenaient avec les moyen-orientaux à un seul
et même peuple à partir d’une caractéristique linguistique ! Il est d’ailleurs intéressant de
constater que dans ce cas précis, la connaissance d’une langue confère une sorte de nationalité :
il serait plaisant que l’on appliquât la même méthode avec les immigrés francophones...

Toujours est-il que les Belges ou les Québécois francophones ne sont pas à proprement parler
français : la nation française n’est malheureusement pas uniquement fondée sur la francophonie.
Pourquoi en serait-il autrement de « l’arabophonie » ? […]

Frédéric SAENEN – Cours de Didactique de la culture contemporaine de France et de Belgique – ISLV / ULg 30
II. PEUT-ON DIDACTISER LA CULTURE ?
(DE LA « CIVILISATION » À L’« INTERCULTUREL »)

1. INTRODUCTION

« Apprendre une langue, c’est apprendre une culture ; par conséquent, enseigner une langue,
c’est enseigner une culture31. » Comment dès lors intégrer l’objet désigné par le terme
« culture », dont nous avons vu à quel point le concept qu’il recouvre est malaisé à cerner,
complexe, multiple et riche, dans une classe de langue étrangère ? Dans le contexte scolaire,
pendant très longtemps, la culture ne pouvait être que « savante », « cultivée » et était réservé
à des contenus spécifiques, retenus comme représentatifs, symboliques, de la culture envisagée.
Cette tendance a bien entendu survécu, mais elle a bien dû céder la place à une « culture
vivante », à caractère plus humaniste, qui inclut, comme dans les visions relevant des sciences
humaines que nous avons abordées, toutes les formes d’expression d’une société. Il ne s’agit pas
ici de refaire une histoire des méthodes de FLE à travers l’histoire, mais de voir quelle part y ont
eu les contenus culturels et comment ils ont été intégrés, envisagés, traités.

Vincent Louis, dans son ouvrage de référence Interactions verbales et communication


interculturelle en FLE, a très bien synthétisé les origines de la compétence culturelle dans le
cadre de l’enseignement du FLE et ce, à travers une réévaluation du concept qui précédait cette
notion : celui de civilisation française.

Cette vision d’une civilisation française nous vient du XVIIIe siècle, âge d’or où le français se
pratique dans les cours d’Europe et est, suite à la Révolution française, considéré comme le
vecteur idéal de l’idéologie du progrès. Après avoir été la langue de la raison (époque
cartésienne), de l’esprit, de l’universalité (selon Rivarol) et de la diplomatie, elle sera celle de la
modernité, des sciences des Lumières.

En France, c’est en 1829, par ordonnance du roi Charles X, que l’enseignement des langues
étrangère s’impose dans l’enseignement. Attention, on ne parle pas encore ici du FLE – même si
les classes populaires, usant parfois de dialectes ou ignorantes de l’écrit, n’étaient pas loin de la
situation d’apprenants non-francophones – mais il est intéressant de voir que le modèle
d’enseignement se calque sur celui du latin. La grammaire-traduction, qui consiste à expliquer
des textes (vocabulaire et grammaire) et à traduire dans le sens thème ou version, caractérisera
les méthodes de français jusqu’au milieu du XXe siècle.

Le début du XXe siècle va marquer un tournant, qui voit naître les premières méthodologies de
FLE. Il faut dire qu’à la fin du XIXe siècle, avec l’avènement de l’école républicaine, le progrès
social passe par l’enseignement et l’éducation. Cette conception s’articule à la vision coloniale,
et sera soutenue aussi bien par l’effort missionnaire des religieux que par l’état laïc bourgeois. Le
français s’exporte donc hors de la métropole, et l’identité francophone déborde largement le
cadre hexagonal pour devenir une langue de rayonnement. L’enseignement de la civilisation
française passe surtout par ses gloires historiques, au point qu’on aboutit à ce que Vincent Louis
décrit comme des « fourre-tout folklorisant » de contenus à transmettre, où se mêlent les grands

31 Michael Byram, Culture et éducation en langue étrangère, Hatier / Didier, 1992, p. 67.

Frédéric SAENEN – Cours de Didactique de la culture contemporaine de France et de Belgique – ISLV / ULg 31
hommes, les inventions, les découvertes, les sports et loisirs, etc. Cet ensemble de connaissances
est alors vu comme une plus-value humaniste à l’enseignement de la langue. Après la guerre de
14-18 apparaissent les premières méthodes directes, qui privilégient la dimension orale, et où le
texte littéraire reprend droit de cité. Langue et civilisation (synonyme de culture et représentée
par la littérature) y sont considérées comme deux disciplines distinctes. La méthode repose donc
la question des « limites de l’interdépendance entre l’objectif pratique de la langue et celui de
l’objectif culturel32 ».

Dans les années 1950 triomphe la méthode active, qui prolonge et précise la méthode directe de
lecture de texte par un « schéma de classe », puis qui voit dans les années 60 l’introduction de
supports pédagogiques nouveaux, audiovisuels, servant à illustrer le propos civilisationnel. Cette
période marque une espèce de phase dialectique où les tendances des réformes de l’enseignement
oscillent entre les deux premières formes de méthodologies et le débat sur la place de la langue
usuelle / langue littéraire ne sera pas résolu. Les manuels mettent en scène des familles
moyennes, dans un cadre de vie typiquement français stéréotypé. (Gaston Mauger, Cours de
langue et civilisation françaises en 1957)

La modernisation des méthodes audio-orales aux USA (influencées notamment par le


behaviourisme et axées sur la répétition de structures) marque le primat de l’approche
scientifique sur l’idéal pédagogique dans l’enseignement des langues. Y sont en effet appliqués
des principes de linguistique structurale (ou distributionnaliste) et de psychologie du
comportement (behaviorisme), ce qui laisse davantage de place au réflexe conditionné qu’à la
réflexion. L’enseignement de la littérature et de la culture en est exclu, et l’écrit peu présent.
Les variations sociales de la langue sont neutralisées au profit de l’approche des structures du
langage, qui s’acquièrent par imitation et répétition. La civilisation devient en France une espèce
de « toile de fond » et s’acquiert par « imprégnation inconsciente ».

En France, dans les années 60, la méthode SGAV (structuro-globales audiovisuelles), dans le sillage
de la précédente, est en vogue. Elle tire son origine des problèmes d’intégration linguistiques
rencontrés par les migrants arrivés massivement après-guerre, qui inspirent aux Ministères des
affaires étrangères et de l’Éducation nationale la création d’organismes, le lancement de projets,
dont feront partie Voix et images de France, cours audio-visuels avec enseignement de la langue
authentique, ou encore la revue Le Français dans le Monde. Le nom vient du fait que les maîtres
d’œuvre de cette méthode, Guberina et Rivenc, demandaient que, pour communiquer
efficacement, l’apprenant restructure tous les facteurs de la communication orale (verbaux, non-
verbaux, sociaux, psychologiques, paralinguistiques, contextuels etc.) et porte son attention sur
les deux sens les plus sollicités dans une situation d’échange verbal, l’ouïe et la vue. Des contenus
civilisationnels (photos, pubs, articles de presse, dossiers culturels comme des prospectus
touristiques, textes fabriqués sur les auto-stéréotypes, etc.) sont mobilisés mais leur approche
reste lexicale, de surface et n’est qu’un prétexte à un apprentissage seulement langagier, pas
culturel au sens large.

Les sciences sociales et humaines vont faire irruption dans le cadre de l’enseignement des langues
et de la « civilisation » dans les années 70. Plusieurs travaux (Reboullet, Fichou, Michaud et Marc)
aboutissent à une approche plus anthropologique, qui confère une dimension scientifique à
l’approche de la civilisation (on parle de civilisation appliquée en référence à la linguistique
appliquée), mais qui prend aussi en compte les éléments dynamiques de compréhension que sont

32 Florence Windmuller, op.cit. p. 54.

Frédéric SAENEN – Cours de Didactique de la culture contemporaine de France et de Belgique – ISLV / ULg 32
les normes, valeurs, attitudes, représentations, mythes, idéologies, etc. Cette approche sera vite
abandonnée car jugée trop ambitieuse, couvrant un champ trop large, totalisant. L’enseignement
traditionnel de la civilisation française va être battu en brèche par des spécialistes (Louis Porcher,
Luc Collès) qui lui adresseront des critiques à divers niveaux :

– idéologique (transmission d’une culture de nantis visant à transformer des étrangers en


locuteurs natifs),
–épistémologique33 (le concept de civilisation et de culture sont mal définis au départ, donc
quels contenus prendre ?),
–idéologico-épistémologique (la délimitation de l’aire culturelle francophone pose aussi
problème ; en regard de l’hégémonie hexagonale, que faire de la « périphérie » ?),
–anthropologique (ethnocentrisme et transmission de stéréotypes par l’enseignant)
-pédagogique (quel rôle doivent jouer les apprenants dans l’acquisition du savoir culturel ou
civilisationnel ?),
– etc.

Dans les années 80, l’approche communicative34 triomphe, considérant que la langue est un
instrument d’interaction sociale. La didactique de la culture en FLE passe d’une perspective
centrée sur son objet (la langue) à une perspective centrée sur le sujet de l’apprentissage, soit
l’apprenant. La dévalorisation de la culture cultivée et l’ancrage des stratégies communicatives
dans l’apprentissage des langues (concept de compétence de communication forgé par Dell Hymes
dans les années 80) provoquent un regain d’intérêt pour la dimension culturelle dans l’échange
linguistique. Les compétences culturelles et interculturelles sont introduites dans les méthodes,
voire les échelles de validation (niveaux-seuils), et sont vues comme complémentaires des
compétences communicationnelles. Le fait de considérer la langue comme le moyen
d’appréhender la culture étrangère est fondamental dans le courant didactique dit
communicativiste.

L’approche notionnelle-fonctionnelle se situe dans le prolongement de la précédente, en prenant


en compte une nouvelle discipline de référence, la pragmatique, et en insistant sur le concept
d’actes de parole, qui concerne l’action, les effets de la parole. Une telle approche intègre donc
la dimension situationnelle de la communication, son cadre, l’identité de ses acteurs, la
sémantique du message. L’élément grammatical, les structures langagières, y sont quant à eux
envisagés avant tout dans leur dimension fonctionnelle. La culture est donc exploitée ici non plus
de manière savante, mais plutôt ethnologique, puisqu’elle ne manifeste plus seulement les
contenus « nobles » mais aussi les habitudes quotidiennes, les modes de vie… On en trouve des
exemples dans la méthode Archipel. Cette façon de procéder n’a pas que des avantages : on y
mise beaucoup sur la compréhension globale d’énoncés complexes de la part des étudiants dont

33En philosophie, « étude critique des sciences, destinée à déterminer leur origine logique, leur valeur et leur portée » ;
en didactique, « théorie de la connaissance et de sa validité ».
34« Il semble […] que ce soit Dell Hymes (traduit en 1984) qui ait créé le concept de compétence de communication aux

alentours de 1972. L’acte de parole n’est plus perçu comme une simple énonciation de mots organisés par la grammaire,
mais comme un échange, une interaction entre des êtres vivants dotés de caractéristiques sociales, psychologiques, et,
bien sûr, culturelles. C’est pourquoi les méthodes fonctionnelles-notionnelles, puis communicatives ne vont plus se
focaliser sur le vocabulaire et la grammaire, mais bien sur la dimension pragmatique de l’acte communicatif. Pour elles,
désormais, apprendre une langue étrangère, c’est « apprendre à se comporter socialement avec la langue » (Benadava,
1982, 35). Les apprentissages formels (lexicaux et grammaticaux) vont être subordonnés aux besoins communicatifs des
apprenants. L’objectif désormais poursuivi est de développer, chez les apprenants, la capacité à réagir à des situations
de communication variées et d’interagir avec leurs interlocuteurs. La compréhension des paramètres sociaux et culturels
intervenant lors de tout échange va, à l’évidence, constituer un des passages obligés pour la nouvelle méthode en voie
d’élaboration.»Vincent Louis, Interactions verbales et communication interculturelle en FLE, p. 44.

Frédéric SAENEN – Cours de Didactique de la culture contemporaine de France et de Belgique – ISLV / ULg 33
les moyens langagiers sont limités, alors que le travail de décryptage du message culturel passe
de toute façon par le linguistique ! En fait, presque tout repose sur le professeur, qui reste le
passeur unilatéral du savoir.

Enfin, dans les années 2000, s’impose l’approche actionnelle, définie dans le CECRL. Cette
approche…
« considère avant tout l’usager et l’apprenant de langue comme des acteurs sociaux ayant à
accomplir des tâches (qui ne sont pas seulement langagières), celles-ci s’inscrivent elles-mêmes à
l’intérieur d’action en contexte social qui seules leur donnent pleine satisfaction. Il y a tâche dans
la mesure où l’action est le fait d’un (ou de plusieurs) sujet(s) qui y mobilise(nt) stratégiquement
des compétences dont il(s) dispose(nt) en vue de parvenir à un résultat déterminé ». (CECRL, 2005,
chap.2.1., 15)

La classe de langue, mieux encore quand elle est composé d’un public hétérogène, devient donc
un espace social, un lieu de partage, où s’exerce ce que Puren a nommé la « compétence co-
culturelle », soit « la capacité à construire une culture commune d’action avec les autres », la
« co-culture » étant « cette culture constituée de l’ensemble des conceptions partagées élaborées
conjointement par et pour l’action collective35 ». La méthode la plus illustrative de cette optique
est la méthode Rond-point (2004), la plus récente est Version originale (2011). Les activités y sont
la plupart du temps réalisées en duo, en groupes, qui sont amenés à confronter des points de vue,
à comparer des faits, des réalités, entre culture-cible et culture-source… Par rapport à cette
méthode à caractère universaliste, Florence Windmüller s’interroge à juste titre sur
« l’évincement qui peut-être opéré ici envers la culture étrangère dont les apprenants font
l’apprentissage » au profit d’une « compétence multiculturelle36 » qui déborde le cadre de la
langue étrangère-cible.

2. AVÈNEMENT DE LA COMPÉTENCE CULTURELLE ET INTERCULTURELLE

2.1. Insertion dans la compétence communicationnelle

Florence Windmuller rappelle que la compétence communicationnelle est en somme une macro-
compétence qui recouvre non seulement la compétence linguistique mais aussi sociolinguistique,
socioculturelle… mobilisées par tout individu, en tant que savoir et savoir-faire dans une situation
de communication. « Dans une situation d’apprentissage non naturel d’une classe de langue, seul
l’enseignant, et tout ce qui se rattache à lui en matière méthodologique et de pédagogie, peut
offrir aux apprenants les moyens d’acquérir ces compétences. »37

35 Claude Puren, De l’approche communicative à la perspective actionnelle, et de l’interculturel au co-culturel.


http://www.christianpuren.com/mes travaux/2008e/
36 Florence Windmüller, op. cit, p. 83.
37 Florence Windmüller, op. cit, p. 23.

Frédéric SAENEN – Cours de Didactique de la culture contemporaine de France et de Belgique – ISLV / ULg 34
Parmi les principes novateurs de la méthode communicative, on relève :

- L’élaboration des unités d’apprentissage d’après des objectifs communicatifs déterminés ;


- La diversification des thèmes, situations, en rapport avec les réalités socioculturelles
rencontrées par les apprenants ;
- La prise en compte des variétés et registres de la langue ;
- L’introduction de documents authentiques ;
- L’Enseignement de la grammaire inductive ;
- L’approche intonative, expressive, phonétique, à l’oral.
- La réintroduction de l’écrit ;
- La volonté de ne pas séparer langue et civilisation.

La fonction expressive du langage, centrée sur l’expression affective, revient en force ainsi que
« l’intention didactique d’accréditer la place qu’occupe la culture dans la communication, plus
exactement la maîtrise des stratégies de communication et les éléments socioculturels et
psychosociologiques qui les sous-tendent38. »

L’un des premiers à avoir posé la question du rapport entre langue et culture a été en France
Robert Galisson qui adopte le parti de mener de pair l’approche des deux dimensions, notamment
via l’apprentissage lexical. Comment la langue reflète-t-elle la culture ? Il dénonce par là le fait
que la compétence culturelle reste toujours inféodée à la compétence communicative :

Si former un sujet capable de communiquer, c’est-à-dire d’entrer en contact avec l’Autre étranger,
de mettre en commun, d’échanger avec lui des expériences singulières demeure l’objectif privilégié,
avec la communication comme référentiel, la culture retrouve de l’importance, mais joue toujours
un rôle de faire-valoir : elle est à la solde de la communication, comme elle était dans la mouvance
de la littérature ou dans l’ombre de la langue. Inféodée à un référentiel qui l’instrumentalise, elle
sert son bon fonctionnement.39

Ce qu’il apparaît important de didactiser, c’est davantage le rapport entre langue-culture que
l’un ou l’autre de ces seuls aspects… En passant de l’approche civilisationnelle à l’approche
culturelle, la notion de culture qui est en jeu s’est enrichie de maints apports :

– prise en compte de l’aspect socio-anthropologique (aspects du quotidien dans les


comportements) qui complète la culture savante du civilisationnel ;

– dimension ethno-socioculturelle (prise de conscience des représentations qu’une


communauté a d’elle-même et des autres) ;

– dimension socioculturelle (différentes normes d’interaction et socio-langagières).

38 Florence Windmüller, op. cit., p. 70.


39 Robert Galisson, Christian Puren, La Formation en questions, Clé international, Collection « DLE », 1999, p. 113.

Frédéric SAENEN – Cours de Didactique de la culture contemporaine de France et de Belgique – ISLV / ULg 35
2.2. Compétences culturelle et interculturelle

Florence Windmuller pose une question fondamentale : « S’agit-il de transmettre “les contenus
culturels” sous forme de connaissances culturelles à acquérir ou s’agit-il de développer chez les
apprenants de langue des capacités, des savoir-faire culturels qui leur permettront d’évoluer dans
des contextes situationnels étrangers aux leurs ?40 » Ces « contenus » d’une part et ces
« capacités » d’autre part peuvent être recouverts par les champs de deux compétences parfois
difficiles à distinguer :

La compétence culturelle, qui comprend :


a) Ensemble de savoirs thésaurisés, objectifs et éclectiques sur différents aspects telles la
géographie, l’histoire, la littérature du pays dont on apprend la langue. Ces contenus étaient
auparavant désignés sous l’étiquette de civilisation et marqués du sceau de la culture
savante ou culture cultivée, dont l’apprentissage fut longtemps abandonné au profit d’une
méthodologie directe.
b) Étude des mentalités collectives, du système symbolique et de valeurs que constitue la
culture-cible (dimension héritée de l’anthropologie).
c) Usages de langage, pratiques sociolinguistiques et socioculturelles dans le cadre des
interactions verbales (proxémie, par exemple).

La compétence interculturelle :
a) Démarche qui participe d’une dimension complémentaire à celles du culturel et qui, par
l’articulation des trois précédents aspects, tend vers la reconnaissance et la compréhension
de la culture de l’Autre, en tant que facteur d’enrichissement par la confrontation avec la
différence, la diversité, etc.
b) Développement des capacités de compréhension (de soi et de l’Autre), de réflexion, de
relativisation.
c) Analyse des dysfonctionnements dans le cadre de la communication entre locuteurs
provoqués par des malentendus.

D’après Vincent Louis41, la vogue de l’interculturel s’explique pour deux raisons :


a) une raison externe : l’accroissement de la population migrante et de la nécessité de la
scolarisation de la seconde, voire troisième génération (la première occurrence du terme
interculturel figurerait dans un document du Ministère de l’Éducation nationale sur le sujet,
en 1978) ;
b) une raison interne : l’évolution de la réflexion sur la compétence culturelle même. La
culture de chacun doit être envisagée comme un « instrument essentiel de
l’intercompréhension ».

Il revient à Martine Abdallah-Pretceille d’avoir vraiment opéré la distinction entre culturel et


interculturel afin d’éviter le réductionnisme qui consiste à ramener un individu à sa culture. Les
connaissances culturelles sont indispensables mais « elles ne peuvent être suffisantes pour
comprendre les jeux culturels dans le cadre des interactions langagières. » « Un interlocuteur n’a
pas affaire au tout de la culture de l’Autre, il s’appuie sur une connaissance partielle sans cesse
remise en cause selon ses intérêts et les contraintes et évolution de la situation.42 » « Comment

40Florence Windmuller, op.cit., p. 38.


41Vincent Louis, Op. cit., pp. 88 et sqq.
42Martine Abdallah-Pretceille, « Compétence culturelles, compétence interculturelle. Pour une anthropologie de la

communication », in : Français dans le Monde, janvier 1996, pp. 28-38.

Frédéric SAENEN – Cours de Didactique de la culture contemporaine de France et de Belgique – ISLV / ULg 36
un individu utilise-t-il la culture (la sienne ou celle de ses interlocuteurs) ou, plus exactement,
comment utilise-t-il des bribes de ses cultures pour communiquer ? »

En somme, deux approches de l’interculturel sont possibles en classe :


a) une approche comparatiste : qui conçoit l’interculturel comme la mise en relation (plus
ou moins conflictuelle) de systèmes culturels en présence, qui apparaissent comme des touts
homogènes, objectivables, clairement délimités ; une approche surtout prônée par
Baumgrantz-Gangl dans Compétence transculturelle et échanges éducatifs (1993). Cette
démarche du dialogue des cultures sera critiquée par Geneviève Zarate qui y voit un possible
danger d’élitisme (ne sélectionner que les éléments de la Culture majuscule, littéraire,
artistique, etc.) et négliger la dimension interpersonnelle ;
b) une approche interactionnelle : axée sur la rencontre entre personnes disposant de savoir-
faire diversifiés qui relèvent d’une ou plusieurs cultures, s’intéressant à ce qui se passe entre
elles, en matière de (non-) compréhension, d’affinités ou de rejets, durant l’interaction…

Les quatre étapes de la découverte interculturelle ont, quant à elles, été systématisées par
Besse et Collès :
a) choc culturel qui est la confrontation des apprenants avec des documents de la culture à
découvrir.
b) verbalisation critique qui leur permet de mesurer la distance entre les deux cultures.
c) interprétation pour « tenter d’appréhender en quoi l’étranger trouve naturel ou normal
ce qui nous paraît étrange » (Besse).
d) généralisation d’une expérience, d’un document, à d’autres domaines (Collès).

Dans le cadre linguistique, l’objectif de la culture, selon Vincent Louis, est double :
a) favoriser l’intercompréhension des apprenants (et, en creux, éviter les malentendus liés
à la confrontation culturelle) ;
b) lutter contre l’ethnocentrisme et faire prendre conscience de la relativité des cultures.

L’étudiant doit pouvoir sortir de l’horizon fermé de ses certitudes, en passant d’abord par
l’identification de ses propres stéréotypes. Jusqu’où aller dans le relativisme, par exemple dans
le cas des valeurs morales ou des Droits de l’homme ? Collès et Abdallah-Pretceille proposent de
résoudre le problème en prenant la Déclaration des Droit de l’homme comme horizon :

« Il y a problème, non pas lorsqu’il y a écart, voire un désaccord dans l’application des normes, mais
quand les valeurs éthiques et le respect dû aux personnes ne sont pas respectées.43 »

« L’interculturel implique décentrage et ajustement de son système d’interprétation, mais non oubli
ou dévalorisation de soi-même.44 »

Vincent Louis souligne « la transformation du professeur lui-même » via l’échange interculturel en


classe :
« Qu’il soit natif ou non de la culture enseignée, le professeur ne joue pas le rôle d’un simple
intermédiaire entre les deux cultures. Sa position d’arbitre des débats pourrait le faire croire ; il ne
faut cependant pas oublier qu’il est lui-même un acteur parmi d’autres de l’exercice de décentrage.
Parce qu’il est toujours de quelque part, qu’il est un être forcément culturel, il ne pourra jamais plus
prétendre être cet informateur innocent et omniscient qu’un enseignant obsolète de la civilisation
faisait invariablement de lui […]. S’il est natif de la culture des apprenants, il aura dû lui-même

43 Martine Abdallah-Pretceille, L’Éducation interculturelle, Que sais-je ?, 1999.


44Vincent Louis, Op. cit, p. 117.

Frédéric SAENEN – Cours de Didactique de la culture contemporaine de France et de Belgique – ISLV / ULg 37
prendre ses propres distances par rapport à sa culture maternelle avant de susciter semblable
décentrage de la part de ses élèves. S’il est, par contre, natif de la culture enseignée, il devra
pratiquer cet exercice de décentrage nécessaire, d’une part, pour aller au-devant de la culture des
apprenants et, d’autre part, pour éviter d’adopter une attitude ethnocentrique qui annihilerait, chez
eux, cette empathie véritable qu’il doit au contraire faire naître. Ceci n’est pas chose aisée, il y faut
de la disponibilité et du tact ; il faut, en outre, être capable de susciter les débats et les questions,
mais aussi de calmer, chez les apprenants, ce sentiment de vertige que provoque la relativité de leur
culture et de leurs valeurs. Plus que toute autre peut-être, l’activité interculturelle exige doigté et
psychologie de la part du maître. Jamais celui-ci ne sortira indemne d’une activité interculturelle
puisqu’il sera toujours le premier à vivre cette expérience de décentrage qu’il doit précisément vivre
chez les autres.45 »

Et sur quoi se baser ? Un exemple d’approche du culturel selon Christian Puren :


a) sur les structures sociales (institutions politiques, économiques, juridiques, éducatives ;
lieux de socialité comme le café, la discothèque, le cinéma…) ;
b) sur les structures linguistiques (tournures idiosyncrasiques en grammaire, découpage du
réel via le lexique) ;
c) sur les fondements (histoire, géographie, repères du passé qui structurent encore les
mentalités actuelles) ;
d) sur le représentatif (littérature, cinéma, arts, mode…) ;
e) sur la langue (de type structural : champs sémantiques ; de type interactionnelle :
connotations, règles sociales d’usage, connotations, interprétations différentes selon les
cultures) ;
f) sur les repères culturels coordonnés (mise en relation de faits culturels afin d’offrir une
vision horizontale et cohérente) ;
g) sur le contact (correction des stéréotypes, ouverture et connaissance de soi via le contact
avec l’autre) ;
h) sur le parcours (l’apprenant effectue son propre parcours, ses expériences pour s’en faire
sa propre représentation) ;
i) sur l’action commune (co-construction des conceptions avec les autres de la classe,
réalisation d’un projet).

45Ibidem, pp. 102-103.

Frédéric SAENEN – Cours de Didactique de la culture contemporaine de France et de Belgique – ISLV / ULg 38
2.3 Une parenthèse sur le choc culturel

- Etudié pour la première fois dans les années 50 par l’anthropologue canadien d’origine
finlandaise Kalervo OBERG ; travaille avec des émigrants résidant en pays étranger
- Constate l’intensité variable du phénomène
- Phases définies par Oberg :

o Lune de miel : euphorie face à la nouveauté.

o Crise : les éléments qui avaient séduit l’étudiant dans la phase précédente
entament sa confiance en lui ; perception des différences comportementales dans
la culture d’accueil ; réaction possible de repli communautariste ; facilité de la
critique / à la culture d’accueil ; recours à des clichés stéréotypes.

o Récupération : s’opère souvent grâce à l’apprentissage de la langue, qui permet


de surmonter la crise. Reprise de confiance, humour et distanciation.

o Adaptation : l’individu acquiert avec plaisir certains usages de la nouvelle


culture.

- Sentiments associés au choc culturel (définis par Iglesias, 2003) :

o Tension
o Stress
o Perte de confiance, peur du rejet
o Désorientation
o Sensation de perte et d’exil
o Surprise négative, très forte

Tout cela peut déboucher sur de la somatisation et de la dépression

- Bautista (2004) propose des stratégies pour surmonter le choc culturel, parmi
lesquelles :
o Acceptation des différences culturelles
o Discernement des stéréotypes
o Refus de fréquenter uniquement des pairs ou de se replier sur sa communauté
o Ouverture à la nouveauté culturelle
o Mise en évidence des points communs et pas uniquement des différences

Frédéric SAENEN – Cours de Didactique de la culture contemporaine de France et de Belgique – ISLV / ULg 39
3. APPROCHE DES COMPÉTENCES CULTURELLES ET INTERCULTURELLES DANS LE
CECR

Si bien sûr les dimensions (inter)culturelles de l’apprentissage des langues sont envisagées en
maints chapitres du référentiel publié en 2001, la « culture » comme enjeu central de l’acquisition
aux savoir, savoir-faire et savoir-être, mais également comme base de la compétence
communicative, est, quant à elle, plus systématiquement traitée dans les pages 82 à 85. La culture
– entendue dans son sens de « savoir », ou aptitude pratique en relation avec un savoir-faire, ou
encore élément de la dynamique interculturelle qui s’établit entre apprenants – est la première
des compétences générales qui « contribuent, d’une façon ou d’une autre, à la capacité de
communiquer de l’apprenant ». (p.82)

Luc Collès écrivait d’ailleurs à propos de cette partie spécifique de l’ouvrage :

« Le cadre parle de savoirs socioculturels qui supposent la connaissance de divers aspects d’une
société en ce qui concerne la vie quotidienne des individus qui la composent, leurs valeurs, croyances,
et bien d’autres choses encore. Et enfin, il est question de prise de conscience interculturelle, notion
relativement nouvelle en didactique des langues. […] L’apprenant a ainsi une meilleure vision de la
place qu’occupent sa langue et sa culture dans le monde.46 »

Mon propos sera d’envisager certains aspects problématiques du chapitre 5 du référentiel « Les
compétences de l’utilisateur / apprenant », en particulier de la section « Compétences
générales » (pp. 82 à 85)47, qui concerne l’approche culturelle et interculturelle en classe de FLE.
En effet, dans leur utilisation et leur formulation, quelques passages / concepts / avis présentés
dans cette section peuvent susciter la curiosité ou le doute chez les utilisateurs, parce qu’ils
demeurent trop vagues, sont exprimés en termes inadéquats, apparaissent comme non pertinent
dans un cadre pédagogique et didactique.

3.1. La culture comme « savoir »


La culture est tout d’abord approchée dans le CECR dans sa dimension la plus large, celle de
« culture générale » ou de « connaissance du monde », censée être reflétée par une certaine
maîtrise de la langue maternelle. L’approche du réel est donc ici extensive à l’infini, dans la
mesure où, selon l’axiome « Tout est culturel » souvent discuté en sciences humaines, n’importe
quelle production humaine, abstraite ou concrète, est susceptible d’entrer dans la catégorie
« culture ».

À la lecture du préambule sur la question de la « culture générale », l’embarras des auteurs est
assez perceptible quant à la délimitation de leur champ. Dès la première phrase, les concepts
convoqués et les étiquettes utilisées peuvent être soumis à examen critique :« Les adultes ont,
dans leur ensemble, une image du monde et de ses mécanismes extrêmement développée, claire
et précise, en proximité étroite avec le vocabulaire et la grammaire de leur langue maternelle. »
(p.82) La désignation, très floue, d’« adultes », opacifiée par la mention « dans leur ensemble »
paraît peu pertinente pour désigner la catégorie de locuteurs concernés par cette supposée
connaissance du monde. De qui parle-t-on au juste dans ce passage introductif, et pourquoi prêter
d’office à cette collectivité mal définie une vision du monde et du réel « développée, claire et

46 Luc Collès, « Les Implications du Cadre Européen Commun de Référence dans l’enseignement des langues », in :
Cahiers pédagogiques, Dossier « Enseigner les langues vivantes avec le Cadre européen », Hors-Série Numérique n° 18,
avril 2010, p. 4.
47 Édition utilisée : Cadre européen commun de référence pour les langues : apprendre, enseigner, évaluer, Conseil de

l’Europe, Division des Politiques Linguistiques, Paris, Éditions Didier, 2005.

Frédéric SAENEN – Cours de Didactique de la culture contemporaine de France et de Belgique – ISLV / ULg 40
précise » avec pour seul paramètre d’appréciation la prise en compte du facteur de la maturité
acquise avec l’âge ?

« En fait, image du monde et langue maternelle se développent en relation l’une à l’autre. »


(p.82) poursuit le CECR. Le lien de causalité exprimé par le « En fait » est difficilement
compréhensible, et les deux propositions auraient dû apparaître en ordre inverse pour être plus
logiquement concaténées : en effet, n’est-ce pas plutôt parce que « image du monde et langue
maternelle » (soit donc perfectionnement de cette langue au fil du temps) sont liées que, avec le
temps, l’on acquiert de ces deux dimensions une vision et une maîtrise plus nettes ? C’est en tout
cas le mécanisme qui préside à l’approfondissement de la compréhension scientifique de l’univers,
et qui permet aussi à deux locuteurs de pouvoir entrer en communication et de partager leur
vision respective du monde.

Le CECR explique ensuite : « La langue courante suit une voie plus organique et la relation entre
les catégories de forme et le sens varie un tant soit peu d’une langue à l’autre encore que dans
des limites étroites imposées par la nature effective de la réalité. » (p.82) Outre la syntaxe
laborieuse de cette phrase (qui aurait bien mérité un peu de ponctuation et un connecteur logique
de restriction mieux choisi que « encore que »), le sens du message est quelque peu obscur. En
quoi consistent cette « voie organique » que suivrait la langue courante ainsi que cette marge de
variation (exprimée par l’expression « un tant soit peu ») entre forme et sens selon les différentes
langues ? Que sous-entend surtout l’idée que l’écart forme / sens du langage est « étroitement
limité » par le réel ? La notion d’arbitraire du signe s’en trouve, en un tour de phrase, bouleversée,
et l’on revient presque ici à une vision selon laquelle la nature « imposerait » sa forme au langage.
Une position défendue par Cratyle dans le dialogue socratique éponyme, peu utile dans la
didactique moderne…

La portée encyclopédique de l’énumération qui enchaîne après ces considérations et qui décrit en
quoi consiste la « connaissance du monde » fait écho au constat rappelé plus haut, selon lequel
« Tout est culturel ». « La connaissance du monde englobe la connaissance […] : des lieux,
institutions et organismes, des personnes, des objets, des faits, des processus et des opérations
dans différents domaines. » (p.82) Même s’il n’y pas de hiérarchisation des données inventoriées,
il reste étonnant de constater que, dans l’énumération proposée, les « institutions et organismes »
précèdent les « personnes ». Mais ce qui est plus accablant est la mention, contenue dans
l’encadré qui suit et qui indique : « Les utilisateurs du Cadre de référence envisageront et
expliciteront selon le cas quel niveau de culture générale ou de connaissance du monde
l’utilisateur / apprenant sera tenu d’avoir ou sera censé avoir […] durant son apprentissage »
(p.82) Qu’il soit attendu de l’apprenant en FLE qu’il s’informe quelque peu sur la culture française
ou francophone, c’est l’évidence même ; mais que l’enseignant s’aventure à définir un niveau
général de culture chez ses étudiants, qu’il le fixe même comme limite exigée, semble beaucoup
plus discutable sur le plan méthodologique comme pédagogique. Car (au risque de formuler un
truisme) la culture attendue par le professeur, n’étant définie nulle part, ne sera dès lors que la
sienne ! C’est là réactiver une vision fort rigide, et somme toute assez archaïque, du rapport
professeur / étudiant, d’autant moins défendable qu’elle investit le premier d’une référentialité
qu’il lui est impossible d’assumer dans la réalité. Tout simplement parce qu’un prof-encyclopédie
tel qu’il est implicitement décrit ici, cela n’existe pas.

Frédéric SAENEN – Cours de Didactique de la culture contemporaine de France et de Belgique – ISLV / ULg 41
3.2. La culture comme « savoir socioculturel »
Le propos devient plus précis – car il adhère mieux à son objet, à savoir l’apprentissage d’une
langue étrangère – lorsqu’il s’agit d’envisager la culture comme « savoir socioculturel ». La
question de la déformation du savoir antérieur de l’apprenant par les stéréotypes, les clichés et
autre représentations, est en effet au cœur de la didactique des langues étrangères.

Le CECR tente de dégager, sous forme de listes, « les traits distinctifs d’une société européenne »
et leurs rapports avec divers aspects regroupés sous les étiquettes : vie quotidienne ; conditions
de vie ; relations interpersonnelles ; valeurs croyance et comportements ; langage du corps ;
savoir-vivre ; comportements rituels. Bien que ces ensembles soient loin d’être étanches et
présentent même de nombreuses intersections possibles, ce qui m’intéressera est le contenu de
chacune d’entre elles.

Rien d’étonnant à ce que le premier point, la Vie quotidienne, concerne la nourriture, les boissons,
les usages pour les repas : l’approche des pratiques alimentaires et culinaires est un must en
matière d’expérience du choc culturel, à travers les goûts, les ingrédients, les cuissons, le rapport
au gras, les façons de porter la nourriture à la bouche, etc. On remarque juste à nouveau dans
cette première rubrique l’absence de hiérarchisation des exemples, puisqu’en deuxième point,
l’on rencontre les congés légaux, avant les horaires et les habitudes de travail…

La rubrique Condition de vie s’ouvre sur un premier point particulièrement délicat, celle des
niveaux de vie, et spécifie : « avec leurs variantes régionales, ethniques et de groupe social ».
Pour avoir, en tant que prof de FLE en Belgique, travaillé avec de nombreux étudiants Erasmus,
j’ai pu constater à quel point cette question pouvait être explosive dans une classe hétérogène et
n’avait pas le même poids que des considérations sur les conditions de logement, le coût de la
vie, etc. dans le pays d’accueil. D’autant plus que corréler des considérations d’ordre économique
avec des facteurs d’explications régionaux, sociaux ou pire encore « ethniques », peut s’avérer
particulièrement périlleux. Dans un pays comme le nôtre où ces questions divisent les sphères
politiques tout comme celles de l’opinion, vouloir soulever avec des étudiants qui viennent de
pays traversant des crises profondes est particulièrement complexe, et l’on entrevoit difficilement
le bénéfice, linguistique comme culturel, que chacun pourrait en retirer. Ainsi, expliquer la
situation d’un groupe communautaire ou social (auquel parfois appartient l’étudiant, alors qu’il
est face à un étudiant du même pays mais provenant d’un autre groupe !) nécessite une maîtrise
de la langue qui cantonne déjà ce genre de débats pour des étudiants de niveaux très avancés. Si
les étudiants détiennent les savoir-faire linguistiques suffisants pour se lancer dans la discussion,
quel résultat attendre d’une telle confrontation de vécus ? Parlant un jour du problème du
chômage dans un pays tel que la Belgique, j’ai vite compris, aux mines doucement rigolardes qui
s’affichaient devant des chiffres que moi j’estimais catastrophiques, que mes étudiants
nourrissaient encore de la Belgique la vision d’un pays de Cocagne comparé au leur propre. Dans
la classe de langue, si l’on veut éviter absolument la stigmatisation de tel ou tel étudiant, voire
de l’enseignant lui-même, il s’agit de préparer très scrupuleusement l’approche de tels sujets
sensibles, voire polémiques.

Dans les Relations interpersonnelles, deux mentions attirent l’attention, car il est très malaisé de
discerner ce qu’elles recouvrent et en quoi elles peuvent constituer un atout dans la classe de
langue. Il s’agit d’abord, à côté des relations entre générations, au travail ou entre classes
sociales, des « relations entre les sexes (courantes et intimes) ». Premier constat : le CECR n’ayant
pas encore été réactualisé depuis sa première mouture, les auteurs n’y ont donc pas encore
remplacé la notion de « sexe » par celle de « genre », dont l’émergence linguistique repose sur

Frédéric SAENEN – Cours de Didactique de la culture contemporaine de France et de Belgique – ISLV / ULg 42
de véritables enjeux socio-politiques. Mais ce qui paraît davantage incongru est de rencontrer
l’idée que l’on puisse ainsi aborder en classe, parmi les thèmes culturels, celui des relations
« courantes et intimes » entre sexes ! Distinguer ces deux degrés est déjà cocasse en soi, mais, de
surcroît, que propose-t-on d’évoquer dans une séquence sur la dimension « intime » ? Faut-il
rappeler que les rapports aux mœurs, bonnes ou mauvaises, se déclinent dans toute l’Europe selon
une palette de réalités, de codes, de jugements et de valeurs, etc. dont l’on se demande si la
classe de langue est le lieu propice où les envisager…

Deuxième mention, particulièrement dérangeante : « les relations entre races et communautés ».


Il n’est pas de long commentaire à faire ici pour souligner la non-pertinence du terme de « races »
et la suggestion de mettre en rapport ce « critère » (?) définitionnel de l’individu avec l’idée de
« communautés ». Quel dialogue (inter)culturel prétend-on fonder à partir de l’utilisation de
concepts aussi invalides (pour le premier) et chargés idéologiquement (pour le second) ?

Dans la section fourre-tout Valeurs, croyances et comportement se rencontrent des considérations


financières (la classe sociale, la fortune [sic]), locales (les cultures régionales, la tradition),
politiques (les minorités), sociétales (la sécurité), artistiques (musique, littérature, théâtre). Les
deux derniers points forment aussi une association assez malheureuse, puisque la liste se conclut
par la religion et l’humour, dont l’actualité remet régulièrement en lumière les antagonismes
souvent rédhibitoires.

Le point Langage du corps (dont on aurait pu attendre qu’il soit intégré dans la partie relation
interpersonnelle) est traité expéditivement, pourtant il constitue l’un des points les plus sensibles
et les plus difficilement appréhendables dans le processus de la découverte et du rapport à
l’Autre. L’on rappellera ici toute l’importance à accorder justement au décryptage des codes
proxémiques dans l’approche d’un individu provenant d’une culture qui nous est nouvelle.

Les parties conclusives Savoir-vivre et Comportements rituels regroupent des points


incontournables quand il s’agit d’aborder ces questions (événements marquants de la vie tels
qu’une naissance, un mariage, un décès ; façon de vivre les fêtes et les célébrations, etc.). Elles
sont bien détaillées et ne comprennent pas d’incongruité flagrante comme il s’en trouve en
d’autres sections.

3.3. Le savoir comme objet de la « prise de conscience interculturelle »


Un bref paragraphe est enfin consacré à la mutuelle conscientisation interculturelle des
apprenants. Le projet est assez ambitieux et flirte avec le processus d’acculturation, dans la
mesure où, selon le CECR, « la prise de conscience interculturelle inclut la conscience de la
diversité régionale et sociale des deux mondes. » (p.83) Une telle intégration de la différence
peut-elle être menée sans une occultation de l’identité personnelle ? En quoi ne menace-t-elle
pas l’apprenant d’une surcharge informative – puisque, d’après le CECR, la conscience
interculturelle englobe une connaissance « objective » (aux modalités non définies, mais que l’on
suppose relever des capacités cognitives) et une connaissance plus subjective, essentiellement
basée sur des stéréotypes… Surtout, comment aboutir à une prise de conscience interculturelle
aussi complète dans une situation de classe hétérogène, où cohabitent des étudiants provenant
d’horizons, d’aires civilisationnelles, très variés ?

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3.4. Perspectives de réflexion et conclusion
Il serait intéressant d’examiner le projet formulé par le CECR d’investir l’étudiant en langue
étrangère des rôles et fonctions d’« intermédiaire culturel » (p.84). Les aptitudes et savoir-faire
interculturels attendus de sa part étant en grande part inhérents au niveau de connaissance
linguistique, l’on peut déplorer l’absence d’un descriptif concernant l’échelle de progression
attendue des compétences, allant du niveau A au niveau C, en matière de développement de la
compétence (inter)culturelle.

De même, dans la partie 5.1.3. consacrée au « savoir-être », l’intrication de facteurs de


personnalité et de facteurs culturels, qui influencerait l’apprentissage des étudiants, pose
question. À nouveau, les « utilisateurs du Cadre » sont invités à établir des diagnostics à propos
de leurs étudiants, non plus sur le plan pédagogique, mais personnel cette fois. Il leur faudra ainsi
« évaluer les caractéristiques personnelles, s’il y en a [sic], que les apprenants auront besoin de
développer, ou devront développer, ou seront encouragés à développer, ou dont ils devront
disposer ou dont ils auront à faire preuve. » (p.85) Le discours oscille, on le voit, en permanence
entre observance de la contrainte, élaboration de prescriptions et souci de formation…

La difficulté à définir l’objet « culture » n’est pas sans rappeler la fable des géographes imaginée
par l’écrivain argentin Borgès, et dont la carte de l’Empire finissait par se superposer au territoire
dans son entier… Dans le CECR, cette difficulté est en tout cas manifeste, et le proverbe « Qui
trop embrasse, mal étreint » pourrait décrire les maladresses induites par l’ambition de vouloir
couvrir un champ du savoir dont l’on s’aperçoit rapidement qu’il est constitué… de tout le savoir !
À prétendre atteindre la complétude des compétences culturelles, l’on arrive en tout cas à
renvoyer l’image d’un « étudiant-idéal », formé par un enseignant qui le serait tout autant. Un
beau projet de part et d’autre, mais en grande part déceptif.

Plus délicat encore est le fait d’autoriser l’enseignant à se prononcer sur des aspects de la
personnalité de l’étudiant qui débordent du cadre strictement pédagogique. À mon sens, le statut
de référentialité de l’enseignant n’en sort pas renforcé, dans la mesure où il se retrouve dans
l’ambivalente position de juge (canalisant les attitudes de ses apprenants) et partie (acteur de la
communisation interculturelle en tant que locuteur de la langue-cible).

L’examen de la compétence (inter)culturelle telle qu’elle est envisagée dans le CECR nous montre
en tout cas à quel point elle est délicate à traiter, a fortiori lorsqu’il s’agit d’en proposer un
descriptif et d’en souligner les enjeux dans un document officiel !

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3.5. Documents en question

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III. PROBLÈMES D’ORDRE (INTER)CULTUREL EN CLASSE DE FLE

1. ORIGINES DES CONFRONTATIONS INTERCULTURELLES DANS LE CADRE DE LA


CLASSE DE FLE

Toute interaction verbale consiste en la confrontation de deux univers référentiels singuliers,


chargés d’un vécu, d’une sensibilité, d’une vision du monde, etc. Le langage peut être à cet égard
autant vecteur de concorde et d’harmonie que de malentendu et d’opposition. La situation de
communication dicte déjà certains choix linguistiques ; une grande part incombe aussi à
l’interprétation du message reçu, quand il s’y trouve par exemple un sous-entendu, une
référence à un événement ou un fait, un jeu de mot, une marque d’ironie, une modalité
particulière, etc. ; puis il y a tous ces éléments kinésiques et proxémiques qui s’incarnent dans
les gestes, les postures, les attitudes, et font partie du « langage silencieux » analysés par Hall
dans les années 8048.

D’où peuvent surgir les confrontations interculturelles dans le cadre de la classe de FLE ?

1. Croyances : Héritées de la religion ou d’un ensemble de « dogmes piliers » de la culture du pays d’où
l’on provient, comme de l’éducation (croyance en Dieu, athéisme…) Peu / pas d’action du sens critique
envers ces dogmes.

2. Valeurs : Souvent liées aux premières ou déterminées par elles, principes qui régissent la vie individuelle
en adéquation avec le système des croyances (mariage, famille, fidélité conjugale, travail, libertés
d’expression, sexuelle, etc.)

3. Opinions : Idées que l’on se forge soit sous l’influence de l’idéologie dominante (même en démocratie,
mainstream), des polarisations idéologiques (droite /gauche), ou encore selon des prises de position
personnelles dans le cadre d’un débat (« pour ou contre » le retour de l’uniforme à l’école, la peine de
mort, l’entrée de la Turquie en Europe).

4. Représentations : Stéréotypes hérités de la culture envers une autre, voire le reste du monde (concerne
les capacités intellectuelles, les « ridicules », les « bizarreries » qui ne le sont que parce qu’elles sont des
différences). Les stéréotypes peuvent donner lieu à des jugements plus forts, qui peuvent confiner au
racisme, voire en être s’il est systématiquement dépréciateur, blessant pour l’individu visé.

5. Attitudes sociales : Comportements des individus en société, relatifs selon les aires de culture, de
civilisation et leurs propres racines… (par exemple, usages à table, rapport au corps, à la proxémie).

6. Facteur générationnel : Facteur qui dépend du moment où l’on est né dans une société (par exemple,
les étudiants de l’Est qui ont encore vécu sous le communisme, pendant leur enfance).

7. Culture scolaire : Attitudes vis-à-vis du prof, du savoir, des projets, de l’organisation, de l’évaluation,
etc.

8. Goûts individuels : Esthétiques, culinaires, vestimentaires, etc. « Ceux qui ne se discutent pas » à l’instar
des couleurs, mais en réalité souvent hérités du culturel.

48Florence Windmuller rappelle l’existence des situations d’homonymie culturelle quand, dans un échange entre deux
individus de cultures différentes, « l’interprétation d’une attitude renvoie à deux significations divergentes au sein
de deux cultures étrangères», op.cit ; p. 43.

Frédéric SAENEN – Cours de Didactique de la culture contemporaine de France et de Belgique – ISLV / ULg 49
2. CAS TRÈS CONCRETS DE PROBLÈMES (INTER)CULTURELS

1) Un étudiant de Bologne pleure parce qu’il a obtenu 14 à un examen et ne peut pas concevoir
cela comme une bonne note.
→ Cr. – Val. – Op. – Repr.– Att.soc. – G. Ind. – F. gén. – Cult. scol.

2) Une étudiante lituanienne se lève deux fois en plein milieu du cours pour répondre à son
téléphone portable.
→ Cr. – Val. – Op. – Repr.– Att.soc. – G. Ind. – F. gén. – Cult. scol.

3) Une étudiante étasunienne quitte la classe parce que la prof propose un exercice d’évocation
du futur basé sur l’horoscope.
→ Cr. – Val. – Op. – Repr.– Att.soc. – G. Ind. – F. gén. – Cult. scol.

4) Une étudiante polonaise se dispute avec une étudiante hollandaise qui défend le droit des gays
à adopter des enfants.
→ Cr. – Val. – Op. – Repr.– Att.soc. – G. Ind. – F. gén. – Cult. scol.

5) Une étudiante hongroise soutient que les Belges sont froids, renfermés et pas sympas parce
qu’elle a eu un problème avec l’un d’entre eux.
→ Cr. – Val. – Op. – Repr.– Att.soc. – G. Ind. – F. gén. – Cult. scol.

6) Des étudiants chinois apportent en classe des « œufs de mille ans » que certains refusent de
goûter.
→ Cr. – Val. – Op. – Repr.– Att.soc. – G. Ind. – F. gén. – Cult. scol.

7) Un étudiant japonais prend, avant chaque réponse orale, un temps de réflexion longuissime.
→ Cr. – Val. – Op. – Repr.– Att.soc. – G. Ind. – F. gén. – Cult. scol.

8) Une étudiante madrilène se dispute avec une étudiante de Bilbao au sujet de l’indépendance
du Pays Basque.
→ Cr. – Val. – Op. – Repr.– Att.soc. – G. Ind. – F. gén. – Cult. scol.

9) Dans un exercice de débat collectif, une étudiante finlandaise ne prend pas la parole parce
qu’elle n’arrive pas à gérer la spontanéité des échanges entre étudiants méditerranéens.
→ Cr. – Val. – Op. – Repr.– Att.soc. – G. Ind. – F. gén. – Cult. scol.

10) Une quadragénaire russe vient au cours en manteau de fourrure, tenue très moulante,
ostensiblement maquillée et parfumée au cours.
→ Cr. – Val. – Op. – Repr.– Att.soc. – G. Ind. – F. gén. – Cult. scol.

11) Un étudiant romain fait remarquer à un Napolitain qu’ils sont quand même tous un peu
voleurs dans cette ville.
→ Cr. – Val. – Op. – Repr.– Att.soc. – G. Ind. – F. gén. – Cult. scol.

12) Un étudiant syrien n’adresse pas la parole à un étudiant israélien pendant tout le stage.
→ Cr. – Val. – Op. – Repr.– Att.soc. – G. Ind. – F. gén. – Cult. scol.

Frédéric SAENEN – Cours de Didactique de la culture contemporaine de France et de Belgique – ISLV / ULg 50
13) Une prof utilise dans une classe de Chinois un document sur les événements de la Place Tien
an Men ; les élèves sont effarés car ils n’étaient pas au courant.
→ Cr. – Val. – Op. – Repr.– Att.soc. – G. Ind. – F. gén. – Cult. scol.

14) Une sexagénaire mexicaine se vexe parce qu’on assimile les États-Unis à l’Amérique tout
entière et dit que son pays est aussi américain.
→ Cr. – Val. – Op. – Repr.– Att.soc. – G. Ind. – F. gén. – Cult. scol.

15) Un étudiant camerounais destiné à devenir pasteur arbore une grande croix dorée ou porte
des tee-shirts affichant des messages évangéliques.
→ Cr. – Val. – Op. – Repr.– Att.soc. – G. Ind. – F. gén. – Cult. scol.

16) Plusieurs étudiants italiens d’architecture ratent leur projet à cause d’incompatibilité avec
la vision de la discipline qui leur est inculquée chez eux.
→ Cr. – Val. – Op. – Repr.– Att.soc. – G. Ind. – F. gén. – Cult. scol.

17) Un étudiant slovène appelle pour rire un étudiant sicilien très bronzé « l’Abbysinien ».
→ Cr. – Val. – Op. – Repr.– Att.soc. – G. Ind. – F. gén. – Cult. scol.

18) Des étudiants finlandais manifestent leur étonnement face au peu de maîtrise du néerlandais
du prof et ne comprennent pas du tout le non-bilinguisme des Belges.
→ Cr. – Val. – Op. – Repr.– Att.soc. – G. Ind. – F. gén. – Cult. scol.

19) Un étudiant marocain fait une remarque vestimentaire à une prof car, selon lui, elle ne
devrait pas porter le pantalon.
→ Cr. – Val. – Op. – Repr.– Att.soc. – G. Ind. – F. gén. – Cult. scol.

20) Un étudiant danois fait une blague d’humour noir sur le handicap, qui ne fait pas du tout rire
certains autres étudiants.
→ Cr. – Val. – Op. – Repr.– Att.soc. – G. Ind. – F. gén. – Cult. scol.

21) Un étudiant brésilien voulant faire étalage de sa culture reprend le prof sur sa connaissance
des bières belges.
→ Cr. – Val. – Op. – Repr.– Att.soc. – G. Ind. – F. gén. – Cult. scol.

22) Une étudiante tchèque soupire et regarde l’heure parce qu’elle a fini l’exercice avant les
autres et aimerait que l’on poursuive au plus vite.
→ Cr. – Val. – Op. – Repr.– Att.soc. – G. Ind. – F. gén. – Cult. scol.

23) Alors que le prof vient d’expliquer qu’il avait été absent suite à la « disparition » d’un ami,
une étudiante brésilienne lui fait remarquer qu’il devrait dire simplement « décédé » pour que
ce soit plus clair.
→ Cr. – Val. – Op. – Repr.– Att.soc. – G. Ind. – F. gén. – Cult. scol.

24) Un étudiant louisianais parlant le cajun persiste à utiliser les mots de son particularisme
linguistique (« char » pour « voiture ») au risque de ne se faire comprendre par personne.
→ Cr. – Val. – Op. – Repr.– Att.soc. – G. Ind. – F. gén. – Cult. scol.

Frédéric SAENEN – Cours de Didactique de la culture contemporaine de France et de Belgique – ISLV / ULg 51
25) Une étudiante étasunienne s’étonne que personne ne soit employé à lui emballer ses courses
à la caisse du supermarché.
→ Cr. – Val. – Op. – Repr.– Att.soc. – G. Ind. – F. gén. – Cult. scol.

26) Des étudiants chinois trichent à un test qui ne compte pas pour des points et vont, pendant
la pause, fouiller dans les documents du prof pour connaître leurs résultats.
→ Cr. – Val. – Op. – Repr.– Att.soc. – G. Ind. – F. gén. – Cult. scol.

27) Des étudiants espagnols se moquent ouvertement de l’accent d’un étudiant mexicain.
→ Cr. – Val. – Op. – Repr.– Att.soc. – G. Ind. – F. gén. – Cult. scol.

28) Des étudiants israéliens travaillant dans une agence de sécurité restent impassibles pendant
le cours et ne veulent rien livrer d’eux-mêmes, fût-ce des informations très générales.
→ Cr. – Val. – Op. – Repr.– Att.soc. – G. Ind. – F. gén. – Cult. scol.

29) L’étonnement d’un prof choque un étudiant très basané quand celui-ci affirme être suédois.
→ Cr. – Val. – Op. – Repr.– Att.soc. – G. Ind. – F. gén. – Cult. scol.

30) Des étudiants marocains de Casablanca appellent l’un de leurs compatriotes « L’Algérien »
parce qu’il vient d’Oujda.
→ Cr. – Val. – Op. – Repr.– Att.soc. – G. Ind. – F. gén. – Cult. scol.

31) Un professeur choque une étudiante turque en illustrant de manière très ironique la diversité
des pratiques et des goûts culinaires par une photo de cannibale mordant dans un pied humain,
et légendée « À table ! ».
→ Cr. – Val. – Op. – Repr.– Att.soc. – G. Ind. – F. gén. – Cult. scol.

32) Un étudiant syrien ne répond pas à la prof si elle s’adresse à lui en public mais bien si elle se
rapproche de lui et lui parle comme « en privé » au sein de la classe.
→ Cr. – Val. – Op. – Repr.– Att.soc. – G. Ind. – F. gén. – Cult. scol.

33) Des évangélistes étasuniens proposent à des étudiants de prolonger la classe par des activités
conviviales doublées de discussions sur la Bible.
→ Cr. – Val. – Op. – Repr.– Att.soc. – G. Ind. – F. gén. – Cult. scol.

34) Un étudiant marocain, gêné de faire son exposé oral en public, le reporte à maintes reprises
puis finit par présenter un travail hyper pointu sur une question de chirurgie qui intéresse peu
de monde.
→ Cr. – Val. – Op. – Repr.– Att.soc. – G. Ind. – F. gén. – Cult. scol.

35) Un étudiant afro-américain demande à brûle-pourpoint au prof de justifier l’attitude


coloniale de la Belgique au Congo.
→ Cr. – Val. – Op. – Repr.– Att.soc. – G. Ind. – F. gén. – Cult. scol.

36) Une étudiante italienne et végétarienne apprend avec désarroi que les vraies frites belges
soient cuites dans de la graisse animale.
→ Cr. – Val. – Op. – Repr.– Att.soc. – G. Ind. – F. gén. – Cult. scol.

Frédéric SAENEN – Cours de Didactique de la culture contemporaine de France et de Belgique – ISLV / ULg 52
37) En culture belge, un prof choque des étudiantes ukrainiennes en utilisant une blague du Chat
où il fait de l’humour sur Tchernobyl…
→ Cr. – Val. – Op. – Repr.– Att.soc. – G. Ind. – F. gén. – Cult. scol.

38) Lors d’un débat sur les réalités belges, une étudiante ouzbèk et une étudiante indonésienne,
toutes deux résidant en Belgique, se déchirent sur les allocations de chômage en Belgique. Le
cours se termine dans les larmes…
→ Cr. – Val. – Op. – Repr.– Att.soc. – G. Ind. – F. gén. – Cult. scol.

39) Deux Turcs sortent de la classe, en colère, lors d’un exposé d’une Chypriote qui, au milieu
des beautés touristique de l’île, projette des cimetières de personnes mortes « à cause des
Turcs ».
→ Cr. – Val. – Op. – Repr.– Att.soc. – G. Ind. – F. gén. – Cult. scol.

40) Une femme russe considère les étudiants issus de l’ex-URSS comme faisant toujours partie de
son pays. Certains acceptent cette position satellitaire ; d’autres en sont offusqués.
→ Cr. – Val. – Op. – Repr.– Att.soc. – G. Ind. – F. gén. – Cult. scol.

Frédéric SAENEN – Cours de Didactique de la culture contemporaine de France et de Belgique – ISLV / ULg 53
IV. REPRÉSENTATION(S) DU FRANÇAIS CHEZ L’ÉTUDIANT EN FLE
(DE RIVAROL À LA FRANCOPHONIE)

1. RETOUR SUR RIVAROL

EN RÉPONSE À UN SUJET PROPOSÉ PAR L'ACADÉMIE DE BERLIN EN 1783 :


- Qu'est-ce qui a rendu la langue Française universelle ?
- Pourquoi mérite-t-elle cette prérogative ?
- Est-il à présumer qu'elle la conserve ?

Extrait 1 (incipit) : L’idée de civilisation en filigrane


Une telle question, proposée sur la langue latine, aurait flatté l'orgueil des Romains, et leur histoire l'eût
consacrée comme une de ses belles époques : jamais, en effet, pareil hommage ne fut rendu à un peuple plus
poli par une nation plus éclairée.
Le temps semble être venu de dire le monde français, comme autrefois le monde romain, et la philosophie,
lasse de voir les hommes toujours divisés par les intérêts divers de la politique, se réjouit maintenant de les
voir, d'un bout de la terre à l'autre, se former en république sous la domination d'une même langue. Spectacle
digne d'elle que cet uniforme et paisible empire des lettres qui s'étend sur la variété des peuples et qui, plus
durable et plus fort que l'empire des armes, s'accroît également des fruits de la paix et des ravages de la
guerre !
Mais cette honorable universalité de la langue française, si bien reconnue et si hautement avouée dans notre
Europe, offre pourtant un grand problème. Elle tient à des causes si délicates et si puissantes à la fois que,
pour les démêler, il s'agit de montrer jusqu'à quel point la position de la France, sa constitution politique,
l'influence de son climat, le génie de ses écrivains, le caractère de ses habitants, et l'opinion qu'elle a su
donner d'elle au reste du monde, jusqu'à quel point, dis-je, tant de causes diverses ont pu se combiner et
s'unir pour faire à cette langue une fortune si prodigieuse. […]

Extrait 2 : Parallèle avec le concept germanique de Kultur et ce qui compose le génie d’une langue
On demande souvent ce que c'est que le génie d'une langue, et il est difficile de le dire. Ce mot tient à des
idées très composées ; il a l'inconvénient des idées abstraites et générales ; on craint, en le définissant, de le
généraliser encore. Mais, afin de mieux rapprocher cette expression de toutes les idées qu'elle embrasse, on
peut dire que la douceur ou l'âpreté des articulations, l'abondance ou la rareté des voyelles, la prosodie et
l'étendue des mots, leurs filiations, et enfin le nombre et la forme des tournures et des constructions qu'ils
prennent entre eux, sont les causes les plus évidentes du génie d'une langue, et ces causes se lient au climat
et au caractère de chaque peuple en particulier. […]

Extrait 3 : La France comme garante de l’équilibre et comme arbitre


Mais la France, qui a dans son sein une subsistance assurée et des richesses immortelles, agit contre ses
intérêts et méconnaît son génie quand elle se livre à l'esprit de conquête. Son influence est si grande dans la
paix et dans la guerre que, toujours maîtresse de donner l'une ou l'autre, il doit lui sembler doux de tenir dans
ses mains la balance des empires et d'associer le repos de l'Europe au sien. Par sa situation, elle tient à tous
les États ; par sa juste étendue, elle touche à ses véritables limites. Il faut donc que la France conserve et
qu'elle soit conservée : ce qui la distingue de tous les peuples anciens et modernes. Le commerce des deux
mers enrichit ses villes maritimes et vivifie son intérieur, et c'est de ses productions qu'elle alimente son
commerce ; si bien que tout le monde a besoin de la France, quand l'Angleterre a besoin de tout le monde.
Aussi, dans les cabinets de l'Europe, c'est plutôt l'Angleterre qui inquiète, c'est plutôt la France qui domine.
Sa capitale, enfoncée dans les terres, n'a point eu, comme les villes maritimes, l'affluence des peuples ; mais
elle a mieux senti et mieux rendu l'influence de son propre génie, le goût de son terroir, l'esprit de son
gouvernement. Elle a attiré par ses charmes plus que par ses richesses ; elle n'a pas eu le mélange, mais le
choix des nations ; les gens d'esprit y ont abondé, et son empire a été celui du goût. Les opinions exagérées
du Nord et du Midi viennent y prendre une teinte qui plaît à tous. Il faut donc que la France craigne de détourner
par la guerre l'heureux penchant de tous les peuples pour elle : quand on règne par l'opinion, a-t-on besoin
d'un autre empire ? […]

Frédéric SAENEN – Cours de Didactique de la culture contemporaine de France et de Belgique – ISLV / ULg 54
Extrait 4 : Le tropisme parisien, déjà !
Il y eut un admirable concours de circonstances. Les grandes découvertes qui s'étaient faites depuis cent
cinquante ans dans le monde avaient donné à l'esprit humain une impulsion que rien ne pouvait plus arrêter,
et cette impulsion tendait vers la France. Paris fixa les idées flottantes de l'Europe et devint le foyer des
étincelles répandues chez tous les peuples. L'imagination de Descartes régna dans la philosophie, la raison
de Boileau dans les vers ; Bayle plaça le doute aux pieds de la vérité : Bossuet tonna sur la tête des rois, et
nous comptâmes autant de genres d'éloquence que de grands hommes. Notre théâtre surtout achevait
l'éducation de l'Europe : c'est là que le grand Condé pleurait aux vers du grand Corneille, et que Racine
corrigeait Louis XIV. Rome tout entière parut sur la scène française, et les passions parlèrent leur langage.
Nous eûmes et ce Molière, plus comique que les Grecs, et le Télémaque, plus antique que les ouvrages des
anciens, et ce La Fontaine qui, ne donnant pas à la langue des formes si pures, lui prêtait des beautés plus
incommunicables. Nos livres, rapidement traduits en Europe et même en Asie, devinrent les livres de tous les
pays, de tous les goûts et de tous les âges. La Grèce, vaincue sur le théâtre, le fut encore dans des pièces
fugitives qui volèrent de bouche en bouche et donnèrent des ailes à la langue française. Les premiers journaux
qu'on vit circuler en Europe étaient français et ne racontaient que nos victoires et nos chefs-d’œuvre. C'est de
nos académies qu'on s'entretenait, et la langue s'étendait par leurs correspondances. On ne parlait enfin que
de l'esprit et des grâces françaises ; tout se faisait au nom de la France, et notre réputation s'accroissait de
notre réputation. […]

Extrait 5 : Les dons de la civilisation française


Depuis cette explosion, la France a continué de donner un théâtre, des habits, du goût, des manières, une
langue, un nouvel art de vivre et des jouissances inconnues aux États qui l'entourent, sorte d'empire qu'aucun
peuple n'a jamais exercé. Et comparez-lui, je vous prie, celui des Romains, qui semèrent partout leur langue
et l'esclavage, s'engraissèrent de sang et détruisirent jusqu'à ce qu'ils fussent détruits ! […]

Extrait 6 : Le rapport avec les autres nations


Il semble que c'est vers le milieu du règne de Louis XIV que le royaume se trouva à son plus haut point de
grandeur relative. L'Allemagne avait des princes nuls ; l'Espagne était divisée et languissante ; l'Italie avait
tout à craindre ; l'Angleterre et l'Écosse n'étaient pas encore unies ; la Prusse et la Russie n'existaient pas.
Aussi l'heureuse France, profitant de ce silence de tous les peuples, triompha dans la paix, dans la guerre et
dans les arts ; elle occupa le monde de ses entreprises et de sa gloire. Pendant près d'un siècle, elle donna à
ses rivaux et les jalousies littéraires, et les alarmes politiques, et la fatigue de l'admiration. Enfin l'Europe, lasse
d'admirer et d'envier, voulut imiter : c'était un nouvel hommage. Des essaims d'ouvriers entrèrent en France
et rapportèrent notre langue et nos arts, qu'ils propagèrent. […]

Extrait 7 : La langue française


Quoiqu'il en soit, l'événement a démontré que, la langue latine étant la vieille souche, c'était un de ses rejetons
qui devait fleurir en Europe. On peut dire, en outre, que, si l'anglais a l'audace des langues à inversions, il en
a l'obscurité, et que sa syntaxe est si bizarre que la règle y a quelquefois moins d'applications que d'exceptions.
On lui trouve des formes serviles qui étonnent dans la langue d'un peuple libre, et la rendent moins propre à
la conversation que la langue française, dont la marche est si leste et si dégagée. Ceci vient de ce que les
Anglais ont passé du plus extrême esclavage à la plus haute liberté politique, et que nous sommes arrivés
d'une liberté presque démocratique à une monarchie presque absolue. Les deux nations ont gardé les livrées
de leur ancien état, et c'est ainsi que les langues sont les vraies médailles de l'histoire. Enfin la prononciation
de cette langue n'a ni la plénitude ni la fermeté de la nôtre. […]

Extrait 8 : Génie et Raison


Il me reste à prouver que, si la langue française a conquis l'empire par ses livres, par l'humeur et par l'heureuse
position du peuple qui la parle, elle le conserve par son propre génie.
Ce qui distingue notre langue des langues anciennes et modernes, c'est l'ordre et la construction de la phrase.
Cet ordre doit toujours être direct et nécessairement clair. Le français nomme d'abord le sujet du discours,
ensuite le verbe qui est l'action, et enfin l'objet de cette action : voilà la logique naturelle à tous les hommes ;
– voilà ce qui constitue le sens commun. Or cet ordre, si favorable, si nécessaire au raisonnement, est presque
toujours contraire aux sensations, qui nomment le premier l'objet qui frappe le premier. C'est pourquoi tous
les peuples, abandonnant l'ordre direct, ont eu recours aux tournures plus ou moins hardies, selon que leurs

Frédéric SAENEN – Cours de Didactique de la culture contemporaine de France et de Belgique – ISLV / ULg 55
sensations ou l'harmonie des mots l'exigeaient ; et l'inversion a prévalu sur la terre, parce que l'homme est
plus impérieusement gouverné par les passions que par la raison.
Le français, par un privilège unique, est seul resté fidèle à l'ordre direct, comme s'il était tout raison, et on a
beau par les mouvements les plus variés et toutes les ressources du style, déguiser cet ordre, il faut toujours
qu'il existe ; et c'est en vain que les passions nous bouleversent et nous sollicitent de suivre l'ordre des
sensations : la syntaxe française est incorruptible. C'est de là que résulte cette admirable clarté, hase éternelle
de notre langue. Ce qui n'est pas clair n'est pas français ; ce qui n'est pas clair est encore anglais, italien, grec
ou latin. Pour apprendre les langues à inversion, il suffit de connaître les mots et leurs régimes ; pour
apprendre la langue française, il faut encore retenir l'arrangement des mots. On dirait que c'est d'une
géométrie tout élémentaire, de la simple ligne droite, et que ce sont les courbes et leurs variétés infinies qui
ont présidé aux langues grecque et latine. La nôtre règle et conduit la pensée ; celles-là se précipitent et
s'égarent avec elle dans le labyrinthe des sensations et suivent tous les caprices de l'harmonie : aussi furent-
elles merveilleuses pour les oracles, et la nôtre les eût absolument décriés. […]

Extrait 9 : L’allure naturelle


Mais la langue française, ayant la clarté par excellence, a dû chercher toute son élégance et sa force dans
l'ordre direct ; l'ordre et la clarté ont dû surtout dominer dans la prose, et la prose a dû lui donner l'empire.
Cette marche est dans la nature : rien n'est en effet comparable à la prose française.
Il y a des pièges et des surprises dans les langues à inversions. Le lecteur reste suspendu dans une phrase
latine comme un voyageur devant des routes qui se croisent ; il attend que toutes les finales l'aient averti de
la correspondance des mots ; son oreille reçoit, et son esprit, qui n'a cessé de décomposer pour composer
encore, résout enfin le sens de la phrase comme un problème. La prose française se développe en marchant
et se déroule avec grâce et noblesse. Toujours sûre de la construction de ses phrases, elle entre avec plus
de bonheur dans la discussion des choses abstraites, et sa sagesse donne de la confiance à la pensée. Les
philosophes l'ont adoptée parce qu'elle sert de flambeau aux sciences qu'elle traite, et qu'elle s'accommode
également et de la frugalité didactique et de la magnificence qui convient à l'histoire de la nature. […]

Extrait 10 : De la phonétique à la diplomatie


La prononciation de la langue française porte l'empreinte de son caractère : elle est plus variée que celle des
langues du Midi mais moins éclatante ; elle est plus douce que celle des langues du Nord, parce qu'elle
n'articule pas toutes ses lettres. Le son de l'e muet, toujours semblable à la dernière vibration des corps
sonores, lui donne une harmonie légère qui n'est qu'à elle.
Si on ne lui trouve pas les diminutifs et les mignardises de la langue italienne, son allure est plus mâle.
Dégagée de tous les protocoles que la bassesse inventa pour la vanité et la faiblesse pour le pouvoir, elle en
est plus faite pour la conversation, lien des hommes et charme de tous les âges ; et, puisqu'il faut le dire, elle
est, de toutes les langues, la seule qui ait une probité attachée à son génie. Sûre, sociale, raisonnable, ce
n'est plus la langue française, c'est la langue humaine : et voilà pourquoi les puissances l'ont appelée dans
leurs traités ; elle y règne depuis les conférences de Nimègue, et désormais les intérêts des peuples et les
volontés des rois reposeront sur une base plus fixe ; on ne sèmera plus la guerre dans des paroles de paix.
Aristippe, ayant fait naufrage, aborda dans une île inconnue, et, voyant des figures de géométrie tracées sur
le rivage, il s'écria que les dieux ne l'avaient pas conduit chez des barbares : quand on arrive chez un peuple
et qu'on y trouve la langue française, on peut se croire chez un peuple poli. […]

Extrait 11 : L’immortalité
L'Europe présente une république fédérative composée d'empires et de royaumes, et la plus redoutable qui
ait jamais existé. On ne Peut en prévoir la fin, et cependant la langue française doit encore lui survivre. Les
États se renverseront, et notre langue sera toujours retenue dans la tempête par deux ancres, sa littérature et
sa clarté, jusqu'au moment où, par une de ces grandes révolutions qui remettent les choses à leur premier
point, la nature vienne renouveler ses traités avec un autre genre humain. […]

Antoine de Rivarol, extraits de Discours sur l’universalité de la langue française, 1784

Frédéric SAENEN – Cours de Didactique de la culture contemporaine de France et de Belgique – ISLV / ULg 56
2. POURQUOI APPRENDRE LE FRANÇAIS ?

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Frédéric SAENEN – Cours de Didactique de la culture contemporaine de France et de Belgique – ISLV / ULg 59
V. INTERROGER LA « CULTURE BELGE »

1. Interroger la notion de « culture belge »

1. En qui l’expression « culture belge » vous semble-t-elle pertinente, juste, encore valable
aujourd’hui ou alors problématique, discutable, obsolète ?

2. Comment situez-vous la « culture belge » par rapport à la « culture française » ?

3. Citez ce qui vous apparaît comme trois traits dominants, caractéristiques, de la « culture
belge » :
-

4. Citez cinq figures (historiques ou de l’actualité, artistiques, médiatiques, etc.) qui vous
apparaissent comme représentatives de la « culture belge » :

5. Citez cinq éléments concrets (objets, plats, lieu, site ou monument…) qui, selon vous,
appartiennent au patrimoine de la « culture belge » :

6. Citez trois aspects prioritaires auxquels vous sensibiliseriez / que vous transmettriez à /
vos étudiants si vous deviez les initier à la « culture belge » (il peut y avoir des redites
par rapport aux trois questions précédentes).

Frédéric SAENEN – Cours de Didactique de la culture contemporaine de France et de Belgique – ISLV / ULg 60
2. L’identité belge vue par les intellectuels et les écrivains

Edmond PICARD (1836-1924)

« L’Âme belge », dans La Revue Encyclopédique, Paris, Larousse, 24 juillet 1897, pp.595-599.

La notoriété d’Edmond Picard ne tient pas seulement à l’éclat de ses


plaidoiries au barreau de Bruxelles. Le bourgeois réformiste, qui avait
choisi pour devise un provocant « Je gêne », fut aussi, dès 1881, le
fondateur d’une revue-phare de la modernité artistique et littéraire,
L’Art moderne, et un protagoniste haut en verve de l’ébullition
intellectuelle de la capitale au tournant des 19e et 20e siècles. Sa
promotion d’une littérature nationale engagée prend pied sur un double
combat personnel, socialiste et national. Convaincu qu’en dépit de sa
constitution récente, en marge des puissants États-nations, la Belgique
s’unifie autour d’un impérieux vouloir-vivre en commun, perceptible en
termes de complémentarité et non d’uniformité, il déploie, à travers le
mythe de l’âme nationale, cher à tout le 19e siècle, des arguments de
consolidation symbolique du jeune État belge.

« L’Âme belge »

Extrait 1

L’âme d’un peuple ! L’âme d’un petit peuple ! grande, peut-être, comme petite peut être l’âme d’un
grand peuple ! La recherche, la découverte de cette chose essentiellement fluide, fuyante, cachée dans
les mystérieuses cavernes des psychologies nationales, des psychologies humaines ; de cette chose
cosmique lentement façonnée au cours des temps par les influences historiques, sortie de la race,
malaxée par les événements, travaillée par les météorologies du climat et par les géologies, par les afflux
et les violences des conquêtes, par la mimique des imitations, par les gestes impérieux des Illustres !
Cette chose, opiniâtre en ses foncières directions, aboutissant peu à peu à une intégration de qualités et
de défauts indestructibles, s’indurant en une immuable source, inépuisable alors, de pensées, de
sentiments, d’efforts et d’œuvres ; se manifestant en un « Caractère » désormais visible, réservoir
d’originalité et de puissance pour qui en a l’orgueil et en suit humblement les impulsions ; cause aussi
parfois d’hostilité et de sarcasme pour qui, pris lui-même dans le lacis et l’enchevêtrement d’une autre
âme nationale, ne comprend pas la beauté et la fécondité salutaire de ces diversités et de ces oppositions.

L’Âme belge, longtemps obscure, niée, bafouée, moquée et méprisée, moins peut-être par
l’étranger que par le Belge lui-même, non pas en la généralité des citoyens de cette patrie étroite comme
la Grèce, mais par ces superficiels et ces souffrants qui ne savent s’accommoder des inévitables torts
locaux, ou des déceptions commandées par leur insuffisance. Car au moment où, d’une plume hésitante et
tremblante, je commence cette rapide profession d’une foi que j’eus toujours et qu’ont invigorée tant
d’années de vie turbulente sur ce sol patrial, que mes pieds ont foulé dans tous les sens, parmi ces hommes
dont j’ai ressenti les caresses et les coups, avec tristesse je me remémore les injustices de plusieurs
pour ce pays, cher et singulier, qu’une si étrange destinée a maintenu à travers les siècles, malgré
d’ininterrompues submersions et une série unique de ravageurs orages.

Frédéric SAENEN – Cours de Didactique de la culture contemporaine de France et de Belgique – ISLV / ULg 61
Et vraiment, la raison principale qui m’apparut souvent pour croire à la spécialité de cette âme,
dont l’essence lentement se précise aux regards des clairvoyants et des obstinés, c’est ce phénomène de
persistance qui, depuis les plus profonds lointains historiques, s’affirme sur ce territoire spécial, sur ce
triangle géographique formant carrefour entre trois nations typiques parmi toutes : la France,
l’Allemagne, l’Angleterre. Un groupe ethnique presque insignifiant, se maintenant quand même sur un sol
sans apparente importance, formant centre et point de choc des peuples courant au-devant les uns des
autres pour les batailles, les invasions, le commerce, les luttes de religions, pour tous les conflits de la
matière et de la pensée. Et, par un prodige historique inouï, ce ne fut pas assez de trois nations contiguës
pour y mêler et leurs mains et leurs cerveaux : du midi de l’Europe, au travers des espaces, des
intermédiaires et des obstacles, une quatrième, alors aussi grande et aussi différente, l’Espagne, vint à
son tour déferler sur ces provinces, comme si vraiment il eût fallu que tous les vents ethniques y
soufflassent et y répandissent les poussières, les germes et les calamités dont ils sont chargés.
Auparavant, Rome et César n’y avaient-ils pas apporté l’Italie et la civilisation latine ?

Carrefour, oui ! Arène d’aboutissements pour les rendez-vous des peuples, oui ! Une attirance
fatale pour le passage des migrateurs, des envahisseurs, des batailleurs. Quelque chose comme ces cols
de montagne imposant l’itinéraire aux piétons et aux multitudes.

Et quand, le front penché sur un atlas, on regarde par où se délinéent les voies de déplacement
et d’invasion, cette Belgique s’inclinant vers la mer en une déclivité douce de soixante lieues, commençant
à l’Ardenne, élevant ses cimes à sept cents mètres, pour s’achever dans l’ourlet d’or pâle des dunes
côtières se déroulant en un large tapis de paysages paisibles, au milieu desquels s’ouvrent les estuaires
hospitaliers de grands fleuves bienveillants, cette Belgique apparaît comme la route indiquée par la
Nature même à ceux que la Destinée poussait venant du sud, de l’est ou du nord. L E CHEMIN DES NATIONS !

Durant des siècles y affluent des parcours dans les deux sens. Durant des siècles le résidu
d’idées, de mœurs, de sentiments, d’agitations, de ces multitudes voyageuses, passionnées par les grands
événements dont elles étaient les acteurs fatidiques, y tombe. Un mélange constant des intellects et des
corps. Des langues diverses s’interpénétrant dans les mots pour une interprétation plus viscérale des
pensées. Et, par une attraction de cette terre, souple aux fertilisations, étonnamment maternelle et
féconde, enveloppée dans la beauté d’un climat changeant, à quatre saisons de variété séductrice,
réalisant une moyenne rare des charmes et des ennuis que dispensent les météores caressants et cruels
du printemps, de l’été, de l’automne, de l’hiver, les passants, les errants se fixent dans ce pays dont il
suffit de voir la représentation dans les peintures de l’école dite « flamande » alors qu’il faudrait dire
« belge », pour en comprendre l’infinie et secrète séduction sur les âmes. Une population plus dense que
celle de toute contrée du monde, sauf peut-être quelques districts de la Chine, atteste statistiquement,
par l’engouement de l’habitat, ces conditions privilégiées de climat, de paysage, de souvenirs et de bien-
être.

Extrait 2

L’Âme belge donc est multiple en les facteurs qui l’ont engendrée et influencée, quoique
assurément désormais unique en son essence. Elle procède de l’âme germaine et de l’âme latine, ces deux
variétés les plus saillantes de la race aryenne, « essentiellement progressive, indéfiniment éducable,
irrésistiblement colonisatrice », si superbement épanouie dans les nations européo-américaines et à

Frédéric SAENEN – Cours de Didactique de la culture contemporaine de France et de Belgique – ISLV / ULg 62
laquelle, malgré les apparentes faiblesses chevaleresques de son désintéressement, la primauté du Monde
semble dévolue.

La Belgique, située au confluent de la France et de l’Allemagne, dans leur zone de pénétration


réciproque, apparaît teintée de l’une ou de l’autre couleur, comme les bandes intermédiaires, si
harmonieusement dégradées, qui séparent les grands tons primitifs violents de l’arc-en-ciel.

Les deux langues qui se partagent presque exactement la nation, le néerlandais et le français, se
fractionnant en dialectes et en patois nombreux, sont une frappante expression de ce dualisme, mais un
indice trompeur quand il s’agit de pénétrer l’intimité des caractères, des aspirations et des tendances.
Alors que les deux idiomes se séparent nettement, les pensées, les instincts et les cœurs sont moins
distincts et participent d’une communauté de nature qui forme le fond véritable et qui est le résidu
précieux et immuable de la communauté bimillénaire dans la destinée historique. Seul, un esprit
superficiel peut s’attacher à ce signe extérieur, trop aisément dégageable pour ne pas attirer et séduire
les amateurs de distinctions faciles.

La vérité est que l’amalgamation des psychologies est beaucoup plus avancée que la fusion des
langues. La dualité de celles-ci, en ouvrant des issues et des portes d’arrivée, d’une part pour la civilisation
française, d’autre part pour la civilisation allemande, et leurs productions innombrables, doit même être
considérée comme un inappréciable avantage et, d’après moi, comme le facteur le plus énergique dans la
formation et l’intensification du caractère national. Je préciserai tantôt les données principales de ce
caractère, autant qu’il est possible en une nation aussi grevée de brumes historiques. Mais dès à présent
je puis dire qu’il faut être aveugle pour ne pas apercevoir l’influence du génie des deux langues et des
deux variétés ethniques, la latine et la germaine, dans les œuvres de tous les artistes belges, qui,
dédaignant le pastichage des littératures et des arts étrangers, s’abandonnent à leurs instincts propres
et tiennent pour maxime majeure qu’on ne vaut quelque chose que par l’originalité, par l’obéissance aux
forces en quelque sorte telluriques que chacun recèle au tréfonds de soi-même, aux arcanes de la
subconscience. Tel ce puissant et inépuisable Lemonnier, l’archétype de nos prosateurs contemporains,
tel cet admirable et tourmenté Verhaeren, l’archétype de nos poètes. Tel ce compatissant et émouvant
sculpteur, Constantin Meunier. Tel ce peintre violent et bizarre, Henry Degroux. Tel ce musicien à la
vaste compréhension, aux larges allures, Peter Benoit. Tel cet historien harmonieux et devinateur, Victor
Arnould. Tel ce dramaturge suscitateur de rêves, Maeterlinck. Tel ce graveur satanique et voluptueux,
Félicien Rops. Tel cet orateur tumultueux et rubénien, Paul Janson. Tel cet architecte aux conceptions
colossales, Poelaert. Et autour d’eux, en beaux édifices environnant les beffrois centraux, cette légion
d’hommes remarquables, incessamment grossie, qui ont forcé l’attention et de leurs concitoyens d’abord
incrédules, et des étrangers d’abord dédaigneux, malgré les défiances, les hostilités, les pitiés
méprisantes pour les tout-petits que nous paraissions être.

[…]

***

Frédéric SAENEN – Cours de Didactique de la culture contemporaine de France et de Belgique – ISLV / ULg 63
Jules DESTRÉE (1863-1936)

« Lettre au roi sur la séparation de la Wallonie et de la Flandre », dans Revue de Belgique,


Bruxelles, Weissenbruch, (15 août-1er septembre) 1912, pp.1-24.

Tout en prenant part au mouvement littéraire de la génération fin de siècle, l’avocat


socialiste Jules Destrée avait fait son entrée au barreau de Bruxelles sous la houlette
d’Edmond Picard. Lorsqu’en août 1912 – dans un contexte marqué, il est vrai, par
l’expansionnisme impérial allemand – il rédige sa fameuse épître à l’attention du roi
Albert Ier, il remodèle de fond en comble l’héritage spirituel du directeur de L’Art
moderne. Énoncé chiffres à l’appui, avec une rigueur qui se veut positiviste, son
constat est sans appel : le rêve d’une Belgique unifiée et francophone n’est que
chimère ; demeurent seulement en présence deux « races », irréductibles, au futur
problématique. L’intellectuel militant, qui viendra ministre des Sciences et des Arts
au lendemain de la Première Guerre mondiale (il parlera alors d’un « sentiment national belge »), mesure, avec une
lucidité anticipative et douloureuse, l’antagonisme culturel qu’a exacerbé bien involontairement le socialisme
démocratique qu’il défend. Alors que le suffrage universel et l’instruction obligatoire vont donner à la Flandre les
outils de son émancipation linguistique et culturelle, la violence de ce plaidoyer rétif au métissage culturel apparaît
comme un cri d’alarme plus désespéré que sectaire face à la ruine de l’idéal unitariste francophone.

« Lettre au Roi sur la séparation de la Wallonie et de la Flandre »

Extrait 1

Je m’excuse de la liberté que je prends de Vous écrire, Sire. Je m’en excuse respectueusement.
Mais il me paraît que mon devoir m’y force. Vous devez être étrangement renseigné sur les questions
dont je veux Vous entretenir ; Votre formation intellectuelle, Votre entourage, tout doit Vous mettre,
vis-à-vis de nous, en prévention défavorable.

Et d’autre part, parce que Vous êtes le premier citoyen du pays, placé au-dessus de nos batailles
coutumières, peut-être, comme le voyageur au sommet de la montagne qui découvre un plus large horizon,
verrez-Vous mieux que Vos conseillers en proie aux soucis de la plaine, les nuages noirs qui là-bas se
forment et s’amoncellent, et l’orage qui menace.

Il faut donc que je Vous parle. Et veuillez oublier tout d’abord, Sire, que celui qui ose ainsi
s’adresser à Vous est un député socialiste. Ce que je veux Vous dire, un catholique, un libéral pourrait
aussi Vous le dire, comme moi. Un citoyen n’appartenant à aucun parti, aussi. La question dépasse les
partis politiques. Elle s’y mêle parfois, mais elle leur est supérieure. Et pour bien la voir, il faut la voir de
haut.

Je sais qu’on Vous dira que les socialistes sont des sans-patrie, que la propagande wallonne est
une œuvre malsaine, et que nous cherchons insidieusement à détruire Votre royaume. Écoutez-moi
jusqu’au bout, Sire ; ensuite, Vous déciderez. Il y a peut-être plusieurs manières d’aimer son pays et de
le prouver ; il y a peut-être, dans l’appréciation de notre propagande, le dépit d’un égoïsme dérangé ; il y
a peut-être deux façons de comprendre l’avenir de l’unité nationale.

Sans doute, les socialistes sont internationalistes, et je pense, avec mes amis, qu’il est bon de
multiplier les ententes entre les peuples, de généraliser les conquêtes de la civilisation, de resserrer les
liens entre tous les membres de la grande famille humaine. Mais, l’Internationale, par définition, suppose
des nations. Plus ces nations seront logiquement constituées, fortement organisées, indépendantes et

Frédéric SAENEN – Cours de Didactique de la culture contemporaine de France et de Belgique – ISLV / ULg 64
libres, plus les conventions qu’elles formeront entre elles seront fécondes et solides. Un despotisme
centralisateur qui supprimerait par la force la vie propre des nationalités serait exactement le
contrepied de l’Internationale.

Extrait 2

Et maintenant que me voilà introduit auprès de Vous, grâce à cette sorte de confession laissez-
moi Vous dire la vérité, la grande et horrifiante vérité : il n’y a pas de Belges.

J’entends par là que la Belgique est un État politique, assez artificiellement composé, mais qu’elle
n’est pas une nationalité. Elle date de 1830, ce qui est vraiment peu. Je sais qu’on prétend qu’elle existait
antérieurement, à l’état latent et que notamment sous les ducs de Bourgogne, elle faillit se réaliser déjà.
Mais combien il faut, pour cela, solliciter les faits. De ce que deux fragments, extrêmes tous deux, l’un
de l’empire germanique, l’autre de la royauté française, ont pu tous deux chercher pareillement à
s’affranchir du pouvoir lointain, de certaines similitudes de leur histoire, il est vraiment osé de conclure
à la communauté de vie, de mœurs et d’aspirations qui constitue un peuple. Au reste, laissons ces
controverses sur le passé aux historiens et aux journalistes, et voyons les faits actuels.

Nos superbes forêts de l’Ardenne étalent leur manteau vert sur des collines aux assises
rocheuses, et les jardins de la Flandre s’étendent dans le vaste horizon calme sur des terrains de sable.
Géologiquement, le pays est double et les aspects du paysage correspondent à la différence du sous-sol.

Les gens qui vivent dans ces contrées diverses sont divers comme elles et les âmes sont aussi
différentes que le sont les paysages. Un paysan campinois et un ouvrier wallon sont deux types distincts
d’humanité. L’un et l’autre Vous ont pour Roi, Sire ; mais une communauté d’existence politique ne suffit
point à les rendre semblables.

Observez-les : et Vous constaterez tout d’abord combien les activités auxquelles ils se vouèrent,
par l’influence du milieu, sont différentes et presque opposées. La Flandre est, en grande majorité,
agricole ; la Wallonie est, en grande majorité, industrielle.

Et, nécessairement, cette diversité des conditions économiques devait accentuer, au lieu de
l’affaiblir, la diversité originale commandée par la race et par le sol.

Observez-les encore et tâchez à comprendre leur mécanisme intérieur. En dehors de traits


communs à tous les habitants de l’Europe occidentale, vous apercevrez vite des différences profondes :
le Flamand est lent, opiniâtre, patient et discipliné ; le Wallon est vif, inconstant et perpétuellement
frondeur de l’autorité. Les sensibilités sont différentes : telle idée, tel récit, qui enthousiasmera les uns,
laissera les autres indifférents, peut-être même leur fera horreur.

Il s’explique dès lors que les divergences sur la façon de comprendre la vie aient leur écho dans
la manière de se laisser impressionner par les problèmes de l’au-delà de la vie. La Flandre est en grande
majorité catholique et parfois, assez agressivement et bassement catholique ; en Wallonie, au contraire,
la foi n’est plus guère qu’une habitude et les libres penseurs sont très nombreux.

Mais il est une preuve plus caractéristique et plus décisive encore de la dualité foncière de Votre
royaume, plus incontestable que celles qui se peuvent déduire du sol, des paysages, des activités, des
tempéraments et des croyances, c’est la langue.

Frédéric SAENEN – Cours de Didactique de la culture contemporaine de France et de Belgique – ISLV / ULg 65
Une langue est un trésor accumulé au cours des âges par une communauté humaine. Elle y a inclus
le souvenir et l’écho de ses mœurs, de ses croyances, de ses douleurs. Elle éveille en ceux qui la parlent
des impressions confuses qui remontent aux jours incertains de l’enfant balbutiant sur les genoux
maternels, et plus loin encore, des correspondances avec les ancêtres immémoriaux. Il y a du mystère
dans l’attachement à la langue, parce qu’il tient, moins à notre être raisonneur, qu’à notre inconscient
profond. Et ce n’est que lorsqu’on conçoit ainsi le problème, qu’on pense à ses millions de racines ténues
qui s’enfoncent dans le passé le plus reculé, que l’on comprend le caractère sacré d’une langue, et combien
sont délicates et insolubles par les seuls procédés de l’intelligence, les questions que son usage soulève.

Dès 1836, sous l’inspiration de M. Snellaert, les Flamands fondaient à Gand une société sous ce
titre-programme : De taal is gansch het volk. Ils affirmaient par là que la langue est la caractéristique
essentielle de ce qui constitue un peuple.

Or, si nous ouvrons l’Annuaire statistique, à la page répartissant les habitants âgés de plus de 15
ans, d’après la langue parlée, d’après le recensement général de 1900, nous y trouvons :

1,896,003 ne parlant que le français, soit 41.47 p.c. ;

1,874,722 ne parlant que le flamand, soit 41.01 p.c. ;

18,385 ne parlant que l’allemand ;

673,554 parlant le français et le flamand ;

57,279 parlant le français et l’allemand ;

6,251 parlant le flamand et l’allemand ;

39,870 parlant les trois langues.

Retenons surtout les deux premiers chiffres. Leur énormité, relativement aux autres, est
saisissante, et achève définitivement la démonstration que je voulais faire : Vous régnez sur deux
peuples. Il y a, en Belgique, des Wallons et des Flamands ; il n’y a pas de Belges.

Il est bien évident que cette proposition est l’expression d’une vue d’ensemble. Elle est trop
absolue si l’on veut s’attarder aux détails.

On pourrait m’objecter par exemple qu’il faut considérer comme Belges, au point de vue qui nous
occupe actuellement, les 673,554 parlant les deux langues nationales. Même si l’on ajoute, les 39,870
polyglottes, qui ne voit que ces « Belges » ne sont encore qu’une proportion infime en comparaison des
deux autres groupes et qui ne sait, en regardant un peu autour de soi, que la majorité de ces bilingues
est de race flamande ?

Nous n’avons donc dans cette statistique, pour établir l’existence d’une mentalité belge, aucun
indice révélateur. Nous en sommes réduits à des investigations personnelles : elles nous renseignent deux
catégories de Belges : la première, la plus importante par le rôle en évidence qu’elle joue, comprend le
monde officiel, constituant toute la structure de notre État politique, tous les fonctionnaires attachés
à la Belgique par leur situation, leurs honneurs, leurs traitements, chez lesquels les Brabançonnes tant
entendues et les clichés des discours de parade ont développé un patriotisme superficiel plus ou moins

Frédéric SAENEN – Cours de Didactique de la culture contemporaine de France et de Belgique – ISLV / ULg 66
sincère. C’est tout ce monde-là qui vous entoure, Sire, et je crains qu’il ne Vous fasse illusion. Il faut
regarder par-dessus pour apercevoir les forces vives de vos deux peuples.

Une seconde espèce de Belges s’est formée dans le pays, et principalement à Bruxelles. Mais elle
est vraiment peu intéressante. Elle semble avoir additionné les défauts de deux races, en perdant leurs
qualités. Elle a pour moyen d’expression, un jargon innommable dont les familles Beulemans et Kakebroek
ont popularisé la drôlerie imprévue. Elle est ignorante et sceptique. Elle a pour idéal un confortable
médiocre. Elle ne croit à rien, est incapable de générosité ou d’enthousiasme, soupçonne toujours chez
autrui le mobile bas et intéressé, abaisse par la « zwanze » toute idée qui la dépasse. Certains laudateurs
de cette latitude en ont voulu faire une vertu : le « middelmatisme », mot aussi laid que l’état d’esprit
signifié. Le patriotisme de ces middelmates est nul, ils accepteraient bénévolement toute domination qui
ne dérangerait point leurs aises coutumières. Cette population de la capitale, dont quelques échantillons
épars existent en province, n’est point un peuple : c’est un agglomérat de métis.

Il n’est point de règles sans exception. Lorsqu’on cherche à établir des vues générales, il est
toujours possible de se voir objecter des cas isolés. Il est, certes, parmi ces produits croisés, des
individualités particulièrement éclatantes de nature à faire oublier les autres. Un homme comme Edmond
Picard, par exemple, est le fils d’un père wallon et d’une mère flamande. Mais que de Kakebroek pour un
Edmond Picard !

Et si M. Edmond Picard a été l’un des plus ardents défenseurs de cette illusion falote qu’on a
appelée « l’âme belge », l’ironie des destins a voulu qu’il fût aussi, dans ses écrits sur l’Antisémitisme par
exemple, le théoricien des races, du danger et de la stérilité de leurs croisements, le dénonciateur
implacable de l’infériorité des métis.

Non, Sire, il n’y a pas d’âme belge. La fusion des Flamands et des Wallons n’est pas souhaitable ;
et la désirât-on, qu’il faut constater encore qu’elle n’est pas possible.

La distinction des races et des langues a pu s’expliquer jadis par la Forêt charbonnière ; depuis
des siècles, cet obstacle aux communications a disparu et l’interpénétration ne s’est point faite. Des
gouvernements se sont usés à cette œuvre vaine et ont cherché à faire reculer soit le flamand, soit le
français. La frontière linguistique est restée immuable, attestant la volonté têtue des deux peuples de
ne point se confondre.

Extrait 3

Mais quelle que soit mon incompétence sur ces sujets controversés, un aspect significatif des
dernières commémorations me paraît à noter. Il semble que le patriotisme rétrospectif des Flamands ne
se plaise qu’à célébrer des massacres de Français. La bataille des Éperons d’or, si éloignée (1302 !) est
devenue extraordinairement populaire parce qu’elle fut l’écrasement de la chevalerie française. Toute la
Campine fut soulevée en 1898 pour le centenaire de la Guerre des paysans ; on exalta avec raison
l’héroïsme de ces pauvres gens révoltés par amour de leur terre et de leur foi, mais dans tout cet élan,
dans tous ces discours, on découvrait le sentiment mauvais de la haine de la France, la malédiction de
l’étranger. Certains fanatiques flamingants, quand ils vous parlent d’histoire, semblent toujours
regretter le temps où la mauvaise prononciation de Schild en vriend était punie de mort immédiate.

Frédéric SAENEN – Cours de Didactique de la culture contemporaine de France et de Belgique – ISLV / ULg 67
Ils nous ont pris nos artistes. Le maître pathétique de Tournai, Roger de la Pasture, l’un des plus
grands artistes du XVe siècle, est incorporé parmi les Flamands sous le nom de Vader Weyden. L’art
flamand brille d’un éclat radieux. L’art wallon est ignoré.

Je me souviens, Sire, de l’honneur que j’eus de guider sa Majesté la Reine et Vous dans cette
exposition des Beaux-arts de Charleroi qui fut un essai de réagir contre l’erreur courante. Je n’ai pas
oublié Vos étonnements et Votre attention bienveillante et compréhensive. Vous avez voulu tout voir.
Vous avez voulu apprécier la variété et l’éclat de ces fleurs de Wallonie.

On peut discuter encore s’il y a un art wallon ; on ne peut plus contester qu’il y ait eu des artistes
wallons, à toutes les époques de l’histoire. La filiation de Jacques Dubrœucq et de Victor Rousseau est
saisissante et si l’on joint à ces deux noms ceux de Beauneveu et de Constantin Meunier, on peut affirmer,
contrairement à l’opinion généralement répandue, que nous ne sommes pas exclusivement des peintres.
Je m’illusionne sans doute, en raison de la part que j’y ai prise, sur la portée d’une démonstration comme
celle qui fut tentée à Charleroi ; mais j’espère qu’elle a rendu à la Wallonie conscience de son glorieux
passé méconnu et stimulé ainsi les possibilités de l’avenir.

Ils nous ont pris les emplois publics. Partant de ce principe juste : que le fonctionnaire est fait
pour le citoyen et non le citoyen pour le fonctionnaire, ils ont exigé que tout agent de l’État connût les
deux langues, en Flandre d’abord, dans tout le pays ensuite. À multiples reprises, cette exigence s’est
manifestée, toujours plus impérieuse. Sa conséquence directe, c’est l’exclusion des emplois publics de
ces deux millions de Wallons qui ne comprennent que le français. Nul n’est forcé d’être fonctionnaire, me
dira-t-on, et si le Wallon le veut devenir, qu’il apprenne le flamand ! Le raisonnement est plausible en
théorie, mais il ne tient pas compte des faits. Le premier fait, qu’on peut déplorer, mais qu’on doit
constater, c’est la répugnance marquée que le Wallon a pour l’étude de la langue flamande. Le second fait,
c’est que les Flamands des grandes villes se trouvent, pour apprendre le français, dans des conditions
infiniment plus favorables que le Wallon désireux d’apprendre le flamand. Le troisième fait, enfin, c’est
qu’il est déraisonnable d’exiger le bilinguisme de toute une série de fonctionnaires et d’agents qui ne sont
pas en rapports directs et fréquents avec des populations bilingues. La vérité, c’est qu’il serait à souhaiter
que le juge d’instruction, le gendarme chargé de faire une enquête, le juge de paix connussent le patois
de leur région ; mais qui donc se souciera de cette application saine et pratique de la règle que j’énonçais
au début de ce paragraphe ? Ce sont des examens sur le néerlandais littéraire qu’on exigera des
fonctionnaires, des plus modestes agents d’autorité ou de gestion, d’un garde-barrière d’un passage à
niveau en Wallonie, du greffier du conseil de prud’hommes d’appel ! Et ainsi quand la rigueur des principes
théoriques remplace la bonne volonté, l’exigence devient blessante et vexatoire et les Wallons se
trouvent et se trouveront de plus en plus écartés, en Flandre et en Wallonie même, des emplois publics.

Ils nous ont pris notre argent. Nous payons le tribut, ainsi qu’un peuple vaincu. Ceux qui s’occupent
de ces calculs ardus ont maintes fois prétendu que la Wallonie payait plus à l’État qu’elle n’en recevait.
Ils ont comparé les dépenses faites par le Trésor public dans le nord et dans le sud du pays. Ils ont dit
que la Wallonie était sacrifiée. Ce sont des questions complexes et d’une étude malaisée. La comptabilité
étant unique, il est périlleux de distinguer dans les recettes la part des deux régions, et quant aux
dépenses, il ne suffit pas évidemment qu’une dépense soit faite en Flandre pour qu’elle soit au bénéfice
exclusif des Flamands. Je n’ai pas besoin, par exemple, de rappeler l’intérêt énorme de nos centres
industriels à voir aménager convenablement le port d’Anvers. Mais quoi qu’il en soit, des observations
quotidiennes peuvent nous démontrer que la Wallonie est moins bien traitée que la Flandre. Il suffit de
récapituler les grands travaux publics en souffrance ou en projet. Il suffit d’aller de Bruxelles à Anvers,

Frédéric SAENEN – Cours de Didactique de la culture contemporaine de France et de Belgique – ISLV / ULg 68
de Bruxelles à Charleroi, et de comparer. Il suffit d’opposer les gares de Charleroi et de Liège, à la gare
de Bruges, comme une église, ou à la gare d’Anvers, comme un palais. Il suffit d’écouter chaque hiver les
lamentations de nos industriels wallons à qui l’État ne fournit point les wagons réclamés. Il suffit de
rappeler les malencontreux projets de détournement des grands express internationaux. D’autre part,
on ne peut oublier que par le jeu des droits protecteurs, la cherté des vivres, des produits de l’élevage
et de l’agriculture, fait le désespoir de la ménagère wallonne et la joie du propriétaire et du paysan
flamand. C’est encore une façon, et cruelle, de payer tribut ! Enfin, la différence de traitement entre
l’exposition de Charleroi et l’exposition de Gand laisse une impression douloureuse. À l’une, le bénéfice
problématique d’une tombola et une promesse d’une garantie de 400,000 francs ; à l’autre, sept millions !
Dans le premier cas, le maigre subside subordonné à pareille contribution de la province du Hainaut ; dans
le second cas, rien ne fut demandé à la province de la Flandre orientale.

Ils nous ont pris notre sécurité. Nous ne sommes plus à l’aise vis-à-vis d’eux ; nous sommes, à
cause d’eux, inquiets vis-à-vis de l’étranger. Nous la sentons chaque jour approcher comme un fléau
terrible, la guerre entre nos voisins du sud et de l’est et nous savons par des révélations récentes, que
nous sommes le chemin de l’invasion et impuissants à l’empêcher. La répugnance des Flamands à accepter
le devoir militaire, le niemand gedwongen soldaat, la veulerie des gouvernants fait que nous n’avons pas
préparé la résistance nécessaire. Les Flandres resteront loin des conflits ; Anvers, réduit national, s’il
n’est pas aux mains des Allemands qui y sont déjà installés en maîtres, laissera passer l’orage à l’abri de
ses forts, mais nous, Wallons, nous serons livrés aux horreurs des combats. Les vallées de la Meuse et
de la Sambre sont un chemin commode pour l’envahisseur, – on le lui facilite encore par la construction
d’un chemin de fer de Malmédy à Stavelot ! – et les grandes plaines de Fleurus, un merveilleux champ de
bataille. Ah ! si, au lieu de nous demander chaque année des sacrifices énormes pour un vain simulacre de
protection, on nous laissait libres d’organiser nous-mêmes la garde de nos frontières ! La seule Wallonie,
avec le système suisse de la nation armée, pourrait mettre en ligne une armée de 200,000 hommes,
supérieure à tout ce que pourrait donner l’organisation militaire de la Belgique entière à l’heure actuelle ;
et cette armée, ayant à défendre ses foyers et sa terre, aurait une cohésion et une énergie morales
incomparables dans l’action défensive !

Ils nous ont pris notre liberté. Ce point touche directement à la politique, Sire. J’ai été mêlé à
celle-ci, passionnément, avec toute l’impétuosité de convictions ardentes. Cependant, j’essayerai d’en
parler de façon toute objective, avec l’indifférence d’un entomologiste observant des insectes ou d’un
chimiste suivant une expérience de laboratoire.

[…]

***

Frédéric SAENEN – Cours de Didactique de la culture contemporaine de France et de Belgique – ISLV / ULg 69
Pierre MERTENS (1939-…)

« De la difficulté d’être belge », dans Les Nouvelles Littéraires, dossier « Une autre
Belgique », Bruxelles, 4 novembre 1976, pp.13-14.

En 1976, un dossier spécial des Nouvelles Littéraires intitulé « Une autre


Belgique », dossier concocté par le romancier Pierre Mertens et par le
sociologue Claude Javeau, lance le concept de « belgitude ». La seconde
renaissance des Lettres belges de langue française prend ainsi date. Sans
doute apparaît-il aujourd’hui que les traits caractéristiques du versant
belge, alors méconnu, de la production littéraire en français s’y définissent
encore trop souvent en creux par rapport aux valeurs fondatrices de la
littérature produite en France (amnésie historique, désengagement
politique ou autodérision). Mais qu’importe ! Un concept nouveau est mis en
œuvre, fertile en débats intellectuels et singulièrement propice à
l’émergence de jeunes auteurs. À l’heure des francophonies, il assure, au
nord de la France, une dynamique littéraire qui ne s’est pas démentie depuis.

« De la difficulté d’être belge »

« D’où viens-tu donc ? » demanda un jour une jeune Sibérienne à un journaliste belge qui
consacrait un reportage à son immense pays. Quand il le lui eut expliqué, elle s’exclama : « Mais c’est au
bout du monde ! »

Tout est relatif bien sûr. Et lorsqu’il m’advînt, au cours de l’été soixante-sept, de me voir poser
la même question par un feddaï que la guerre avait exilé à Beyrouth, il se méprit sans doute un peu sur
l’embarras de ma réponse. « Jamais, me dit-il, je n’ai entendu quelqu’un parler de son pays en de pareils
termes ! » Peut-être aurais-je pu lui rétorquer que j’avais moins de raisons que lui de verser dans le
nationalisme et que je n’avais pas eu, quant à moi, « la chance » d’être privé de ma terre natale…

Comme on peut voir, le Belge n’a pas meilleure conscience qu’il n’a bonne réputation. Nous avons
tous encore dans l’oreille les invectives de Baudelaire et en mémoire une phrase de René Leys : « Il était
commerçant et Belge de surcroît »… Et beaucoup d’entre nous subissent leurs modestes origines telle
une circonstance aggravante du crime originel d’exister ! C’est que la Belgique, comme la Suisse, n’est pas
« au-dessus de tout soupçon ». Elle excelle cependant à oblitérer ce qu’elle commet de pire comme ce
qu’elle réalise de mieux. Une catastrophe minière envisagée telle une catastrophe naturelle, l’assassinat
d’un député communiste dans des circonstances analogues à celles qui ont entouré en Grèce la suppression
de Lambrakis, le monstrueux gâchis d’une dérisoire épopée coloniale, constituent des événements
qu’assez commodément la Belgique réussit à évacuer de son Histoire : dans quel manuel y sera-t-il jamais
fait allusion ? Mais aussi, quand donc appréciera-t-on à sa juste valeur l’attitude de notre peuple à l’égard
des Juifs durant la guerre ? Ou, dans un autre ordre d’idées, quand donc rendra-t-on vraiment au
surréalisme belge l’hommage qu’il mérite ? Cet honneur et cette indignité seraient bien dus à un pays
tantôt épargné, tantôt négligé. Et de là bien des choses découlent au plan des mentalités et d’un état
d’esprit qui fait si souvent de l’intellectuel d’ici, en particulier, un non-Belge, un anti-Belge, ou un a-Belge.
Sois Belge et tais-toi.

Frédéric SAENEN – Cours de Didactique de la culture contemporaine de France et de Belgique – ISLV / ULg 70
No man’s land ou cul du monde ? Absurdie ou mini-Cacanie ? Tant d’entre nous se sentent
dispensés de partir pour trouver l’exil : ne l’ont-ils découvert d’emblée ici et maintenant ? Quel voyage
pourrait encore accroître leur déracinement ?

Paris est si proche ; Amsterdam n’est pas loin. On se vit ici comme nègre blanc, on joue les Juifs
allemands…

Bachelard disait : « Tout ce qui est général est superficiel. » Et on aimerait penser que la
meilleure façon, la seule chance d’être universel, ce serait d’assumer son indigénisme.

Seulement voilà : un écrivain francophone de Belgique, s’il n’est édité à Paris, se voit privé de
toute existence intellectuelle. Et un Flamand, s’il ne fait pas le détour d’Amsterdam, n’a pas beaucoup
plus de surface. On se retrouve, comme sans y penser, dans la peau d’un homme de lettres français ou
hollandais tout juste muni d’un passeport belge. Du coup on ne se définit plus, dans la réaction aussi bien
que dans l’adhésion, que par rapport à l’Autre, soit qu’on donne dans une imitation servile, soit qu’on se
retranche dans une récusation outragée. Quand nous ne sombrons pas dans le conformisme le plus épais,
nous pratiquons avec brio le terrorisme intellectuel : seule l’authenticité nous ferait-elle donc peur ? La
peur d’être dupe, la suspicion généralisée, une certaine répulsion pour la grandeur : au milieu de tout cela
on se retrouve vite seul !

Le soupçon pourrait alors surgir que ce petit drame provincial repose sur un malentendu. Que
nous sommes seulement en proie à un faux problème. La Belgique ne serait-elle qu’un songe ?

En cherchant bien, on pourrait certes inventorier une littérature spécifique, « bien de chez
nous », et des auteurs qui ont bravement assumé leur « belgitude ». Mais leurs œuvres sont-elles
marquées au coin de la nécessité ? Force est bien de reconnaître que jusqu’ici les renégats et les
transfuges ont attesté plus de savoir-faire que les locataires du ghetto.

Et pourtant. Cela pourrait changer.

La France est si féconde : sa culture l’écrase autant qu’elle l’exalte. La voilà vouée à un incurable
narcissisme, frappée d’une ineffable absence de curiosité pour autrui et comme repliée sur ses richesses.
Aussi égocentrique qu’infidèle ou ingrate. Oublieuse de certains de ses plus grands artistes de même
qu’elle demeure sourde à tant de messages venus d’ailleurs. Ne parlons même pas du parisianisme : on a
parfois le sentiment que certains intellectuels du sixième arrondissement, lorsqu’ils dépassent la rue de
Buci, mettent le pied en terra incognita !

Pour les voisins de la France, il devrait y avoir là plus d’une leçon à tirer. Quand donc saurons –
nous vivre comme un privilège notre bâtardise, notre statut de fils de personne ? Quand donc cesserons-
nous de vivre par Paris ou Amsterdam interposés ? Quand ne serons-nous plus accrochés comme à la
locomotive le tender ? Quand donc découvrirons-nous le bonheur de ne devoir de comptes à aucune
culture et celui d’être situés au point d’intersection de toutes les influences ? Toutes les curiosités, tous
les appétits, toutes les boulimies que d’autres n’auront pas éprouvés, nous nous les payerions comme un
luxe. À égale distance d’une vergogne imbécile et d’un orgueil déplacé, telle pourrait être notre
« troisième voie ». Tel serait – si l’on ose rêver – le « défi belge ». N’étant plus tributaires de personne,
nous serions enfin de nulle part et de partout. Ni Belges honteux, ni Belges arrogants. N’ayant plus à

Frédéric SAENEN – Cours de Didactique de la culture contemporaine de France et de Belgique – ISLV / ULg 71
affirmer de spécificité, il nous serait donné de courir toutes les aventures. Ce serait là notre limite,
notre richesse, notre secret. Une situation à envisager sans romantisme, sans complexe, sans
masochisme. J’ai même rencontré des Belges heureux. Nous travaillerions seuls, comme par devant, mais
dans un autre climat. Il ne s’agirait désormais plus d’un divorce mais d’une condition. Il nous faudrait
tenter d’être Belges. Marginaux peut-être, minoritaires certainement, exilés à coup sûr et sur place,
nous marquerions pourtant notre territoire comme fait l’animal traqué mais aussi le chasseur qui le
traque.

Nous n’aurions plus à rester dans ce pays parce qu’il nous fascine mais nous y pourrions demeurer
aussi dans la mesure où il nous fait horreur. Un écrivain n’est pas s’il n’est par contre. Ici, nous connaissons
l’adversaire, nous avons pris sa mesure. Nous savons le sens de notre combat.

Puissions-nous ne nous retrancher que dans une tour d’ivoire aux portes battantes…

***

Claude JAVEAU (1940-…)

« Y a-t-il une belgitude ? », dans Les Nouvelles Littéraires, dossier


« Une autre Belgique », Bruxelles, 4 novembre 1976, p.15.

En 1976, un dossier spécial des Nouvelles Littéraires intitulé


« Une autre Belgique », dossier concocté par le romancier
Pierre Mertens et par le sociologue Claude Javeau, lance le
concept de « belgitude ». Voici le chapeau de l’article « Y a-
t-il une belgitude ? » de ce dernier : « Par delà une division linguistique longtemps ressentie comme mortelle, peut-
on espérer l’avènement d’une “belgitude” ? Dans la commune appartenance à une réalité culturelle spécifiquement
belge, Claude Javeau, sociologue à l’Université Libre de Bruxelles, décèle le ciment d’une unité que l’histoire n’a pas
réussi à mettre en œuvre. »

« Y a-t-il une belgitude ? »

On connaît la vieille plaisanterie du sergent qui, lors de l’incorporation des recrues, sépare le
contingent qui lui est confié, en disant, dans les deux langues nationales : « Les Wallons à gauche, les
Flamands à droite. » L’ordre exécuté, on s’aperçoit qu’il reste alors, immobile, un petit Juif, qui demande
timidement : « Et les Belges, où doivent-ils aller ? » Pendant quelque temps, les Bruxellois ont repris à
leur compte la situation du petit Juif. Mais à présent, la tentation fédéraliste les tenaille, si bien que le
Belge n’est plus qu’une abstraction pour dictionnaires étrangers ou pour discours royaux.

Frédéric SAENEN – Cours de Didactique de la culture contemporaine de France et de Belgique – ISLV / ULg 72
Aussi ma question : « Y a-t-il une belgitude ? » pourrait paraître fort incongrue dans le contexte
actuel. Mais, après tout, la Belgique est elle-même incongrue dans son principe. Terre d’incongruités, je
ne crois pas totalement incongru de la questionner d’incongrue manière.

Remarquons, pour parler un peu de ce que je crois connaître, sinon mon métier, du moins le monde
où il s’exerce, que les sociologues de nationalité belge se sont peu penchés sur les traits spécifiques de
leur pays, qui n’en manque pourtant pas. Les Belges n’ont guère intéressé les chercheurs belges, sinon
sous divers aspects comptables. Ce serait le cas de thèses sur l’audience de la radio et de la télévision
dans la vie quotidienne (Thoveron), sur la pratique religieuse (Voyé), ou de mon livre sur les Vingt-Quatre
Heures du Belge. La Belgique n’a pas eu son Michelet, elle n’a pas encore son Ziegler. Il serait malhonnête,
évidemment, d’ignorer le monumental travail de Pirenne, mais son Histoire des Belges, en quelque sorte,
fonde le Belge, en tant qu’acteur d’une histoire spécifique, de l’« extérieur ». L’Histoire fait les Belges,
les Belges ne font pas l’Histoire, car, on le sait depuis Destrée – mais Talleyrand l’avait déjà dit un siècle
avant lui – il n’y a pas de Belges.

Et pourtant, Sire

L’oubli (volontaire) des sociologues est troublant : faut-il croire que le Pouvoir, dispensateur des
mannes en matière de recherche, n’a jamais songé à confier des recherches sur nos problèmes (pour
parler pudiquement) à des universitaires avides de financements ? C’est donc que le Pouvoir se voile la
face. Il repose sur une pétition de principe : il y a des Belges, puisque je règne sur eux et les gouverne.
Mais il importe surtout de ne pas voir de près ce qui constitue le commun dénominateur, car alors il se
pourrait bien que la pétition perde tout son sens, que le Pouvoir perde toute légitimité.

Et pourtant, Sire, il y a des Belges, mais ce ne sont pas ceux dont parle le Pouvoir. Leur existence
résulte d’une curieuse dialectique. Dans la mesure où les deux (les trois ?) nations qui composent ce pays
ont été reconnues (les navigateurs « reconnaissaient » les terres nouvellement découvertes), sinon en
droit, du moins en fait, on dirait que la nationalité belge en acquiert, en conséquence, un sens que la lutte
pour la reconnaissance avait oblitéré. Admettons que ce sens n’est perçu que par quelques couches
d’intellectuels, généralement ancrés dans la capitale. Faut-il redire ce que Gramsci a déjà dit du rôle des
intellectuels dans la formation et l’alimentation d’une culture ? Pendant que les vieilles élites assistaient,
consternées, au naufrage d’un patriotisme belge imposé d’en haut, une nouvelle communauté émergeait
petit à petit, qui se définissait précisément contre l’État qui imposait ce patriotisme-là.

C’est dans la contestation d’une certaine société établie (la Monarchie, la Société Générale, le
côté Villette de la vie culturelle bruxelloise, la médiocrité de la presse, la mesquinerie des passions
politiciennes, etc.) que des Belges des deux nations se sont retrouvés. Ils y ont du coup redécouvert une
Belgique de luttes ouvrières, d’enjeux toujours escamotés (l’avortement, la liberté d’expression, la
justice), et c’est à l’aménagement d’un nouveau territoire politique qu’ils consacrent leurs énergies.

Disons, pour simplifier les choses, que les clivages d’origine linguistique n’affectent guère, en
Belgique, la gauche radicale, le mouvement de libération des femmes, le cinéma belge, les luttes contre
la répression policière, psychiatrique ou autre. Chacun parle sa langue, sans complexe (ni de supériorité,
ni d’infériorité), et il existe de plus en plus de gens qui, s’ils éprouvent des difficultés à se parler, en
arrivent cependant à se comprendre de mieux en mieux.

Frédéric SAENEN – Cours de Didactique de la culture contemporaine de France et de Belgique – ISLV / ULg 73
Belgitude-projet

Peut-on, se réclamant de tels faits – si grossièrement esquissés –, proclamer l’existence d’une


« belgitude » ? Certes, l’héritage politique du pays dessine un cadre que les plus radicaux ne peuvent
ignorer : la tradition d’autonomie communale, par exemple, est un facteur dont il faut tenir compte dans
des comparaisons, notamment avec la France. Mais il me semble que le sens éventuel du concept est plutôt
de nature prospective. Dans une Belgique fédéralisée, qui se débarrassera bien un jour des oripeaux que
le XIXe siècle mercantiliste, satisfait de soi et nominaliste, lui a légués, la place existe pour un sentiment
d’appartenance (de « reliance » disent certains sociologues), à une certaine communauté trans-belge, qui
n’acquiert son existence qu’en relation dialectique avec l’existence désormais reconnue des communautés
nationales flamande et wallonne – et bruxelloise ? Cette communauté-là aura son propre projet, qu’il est
malaisé de ne pas situer « à gauche », dans la mesure où il est contestation des ordres, des
enfermements, des climatisations cauchemardesques. Comme son terrain d’action restera la Belgique
géographique, on peut parler, mais du bout des lèvres, de belgitude. Belgitude-projet, en quelque sorte,
davantage que belgitude-héritage.

Je ne doute pas que de tels propos risquent d’être fort contestés. On pourra prétendre que
lorsque les nations de la Belgique seront constituées, c’est en leur sein que se définiront les enjeux, dans
l’ignorance superbe des enjeux définis ailleurs. Je n’ai fait qu’avancer une hypothèse. Espérons que les
sociologues, les politicologues, etc., de nationalité belge, acceptent un jour de l’examiner, afin de la
confirmer ou de l’infirmer. Déjà je retrousse mes manches.

***

Jean MUNO (1924-1988)

« J’habite Malaise, Belgique », dans Jean Muno, Lausanne, L’Âge d’homme, 1989, pp.141-
144. Texte inédit envoyé à Jean Gyory en vue d’une anthologie qui ne fut pas réalisée et
partiellement repris dans Histoire exécrable d’un héros brabançon.

Protagoniste discret mais engagé du renouveau littéraire des années 1980, Jean
Muno a choisi, pour sa part, l’arme de l’ironie et de l’autodérision pour illustrer
la réalité communautaire complexe qui exclut irrémédiablement en Belgique
toute forme de simplisme dualiste. Les hasards de la toponymie lui font un
plaisant clin d’œil.

« Malaise »

Belgique, heureuse Belgique… Ce titre ! Mon premier mouvement est de ricaner. À cause du mot
Belgique (mais ça n’existe pas !), de l’épithète heureuse (qu’est-ce que ce bonheur ?), de l’insolite
accolement des deux. Et puis non, soyons objectif, quitte à paraître un peu plat. C’est vrai que j’ai le
sentiment que la majorité de mes compatriotes sont relativement heureux, en effet, autant qu’on peut
l’être aujourd’hui. Bien nourris, confortablement vêtus, logés de même, beaucoup roulant carosse… gens
paisibles et positifs.

Frédéric SAENEN – Cours de Didactique de la culture contemporaine de France et de Belgique – ISLV / ULg 74
Et moi, dans cette Belgique heureuse, suis-je heureux ? Couci-couça, mon cher, vaille que vaille.
Depuis toujours, me semble-t-il, j’éprouve comme un malaise.

Et si je n’étais pas un Belge véritable ? Là, je proteste. À maints égards, je me sens très Belge
au contraire, très localisé autant qu’indéfinissable. Ni Flamand ni Wallon ni même Bruxellois. Un mélange
des trois, oui, une addition bizarre, assez inopportune, d’appartenances imparfaites que, faute de mieux,
et non sans quelque provocation, je qualifierai intempestivement de belge.

J’aimerais pouvoir me proclamer citoyen du monde, moi aussi, polyglotte et polyvalent, vaste
d’esprit à vocation planante et planétaire, baignant allègrement dans la culture universelle. Hélas ! pour
moi, les frontières, ça compte. Honteusement. Celles qui délimitent mon territoire affectif, marqué par
mes souvenirs d’enfance du nord au sud (mais les distances sont si courtes que ces termes n’ont guère
de sens), qui m’y enferment comme dans un trois pièces donnant vue sur la mer, qui m’entretiennent dans
l’illusion quelque peu romantique d’une protection en même temps que d’une évasion possible mais
improbable. Ces frontières-là qu’il m’arrive de franchir avec toujours un sentiment délicieux
d’expatriation – et l’autre, la sensible, la parfois douloureuse, qui me traverse.

Le hasard – mais est-ce bien le hasard ? – a fait que j’habite depuis plus de vingt ans très
précisément sur ladite frontière intérieure. Elle coupe en deux, dans toutes sa longueur mon avenue/laan.
Il y a quelques années, d’obscures tractations politicardes m’ont fait basculer du côté flamand. Depuis,
je relève d’un village, à trois kilomètres de là, qui s’appelle Maleizen.

En français : Malaise.

Eh oui, au cœur de votre heureuse Belgique, j’habite sur une frontière, en un lieu qui s’appelle
Malaise, et je me reconnais dans cette topographie comme dans un miroir.

Le matin, quand je descends mon avenue, pour peu que je tienne le haut du pavé (ce qui m’arrive
comme à tout le monde), j’ai un pied en Wallonie et l’autre en Flandre. Idem pour le cerveau : un lobe de
chaque côté. Idem pour les bras, les jambes, tout ce qui va par deux. Comme je porte le cœur à gauche,
ainsi qu’il sied, il est wallon le matin, sur le versant de mon grand-père paternel, le socialiste ; mais le
soir, quand je rentre chez moi à l’heure des nostalgies, il lui arrive d’être flamand, mijn hart, de s’attarder
sur le versant des femmes qui, de Wemmel et de Gand, vinrent à Bruxelles au début de ce siècle pour y
faire des enfants et, en deux générations, perdre leur langue et leur foi.

Que suis-je ? Qui suis-je ? Je m’interroge. Il n’est pas facile d’être un petit homme coupé en
deux par une frontière en un lieu portant le nom prédestiné de Malaise. Pas facile d’éviter les
contradictions, les ambiguïtés, voire les reniements. Parfois, j’ai l’impression d’avoir deux cœurs, un de
chaque côté de mon épine dorsale ; parfois de n’en plus avoir du tout. Tantôt mes deux moitiés se
disputent, et tantôt l’une prend le pas sur l’autre. Il arrive aussi qu’elles se fassent des concessions et
pour un temps se réconcilient. Pacte, compromis : on connaît l’antienne. C’est alors que je me sens le plus
Belge et, paradoxalement, le plus inauthentique, le moins franc, le plus « marginal ». À la fois dedans et
dehors, avec et cependant autre.

« Et si, d’amputation en amputation, vous n’étiez après tout qu’un méchant Bruxellois bâtard ? »
À la rigueur, Bruxelles, ça existe, je serais au moins quelque chose. Pourtant, à bien y réfléchir… Toujours
cette topographie-miroir. J’habite un quartier de villas qui, pour la plupart, sont précisément occupées
par des Bruxellois. Nous avons plus d’un point en commun, c’est vrai. On ne nous voit guère pendant la

Frédéric SAENEN – Cours de Didactique de la culture contemporaine de France et de Belgique – ISLV / ULg 75
semaine, car nous traitons nos affaires ailleurs. Le week-end, en revanche, pétardant de concert (jolie
musique !), nous tondons les vertes pelouses de nos jardins d’agrément, tandis que les dames font la
toilette des rosiers, ou prennent le soleil, ou lisent du Troyat dans une balancelle. Surtout, nous parlons
la même langue : il y a là une solidarité de fait. Tout indique d’ailleurs qu’elle s’exprime massivement lors
des élections et que, outrés d’être rattachés à une communauté qui n’est pas la nôtre, nous nous
rejoignons dans un même vote linguistique et de protestation.

Je m’en voudrais de me soustraire à cette solidarité-là, que les circonstances imposent. Mais en
même temps, comment faire taire la sympathie, plus profonde celle-là que j’éprouve pour les gens du cru,
petits paysans qui, à la périphérie de mon quartier, bêchent patiemment leurs jardins parmi les poules et
les lapins, certains en plâtre ? Comment ignorer que, alors qu’ils parlent flamand, je les comprends mieux
que mes voisins immédiats, et depuis plus longtemps, me semble-t-il ? Leur obstination, leur ruse, leur
prosaïsme goguenard, et jusqu’à leurs silences.

Je donnerais gros pour que mes solidarités soient moins confuses. Ni Flamand ni Wallon ni
Bruxellois. Ni citoyen du monde. Que reste-t-il, mon Dieu ?

« Européen ?

– Un peu prématuré, non ?

– Homme parmi les hommes !

– Sans doute, mais les autres ont une étiquette. C’est injuste.

– Mais qu’importe l’étiquette !

– Si c’est sans importance, autant que je sois Belge. Cela me rassurerait.

– Belge ne veut rien dire, tous les experts le savent. »

Alors, je me raccroche à l’écriture, et les choses ne se clarifient pas, au contraire. Quand je


parle, ce sont mes origines, cette étrange topographie qui, pour une part, la moins culturelle mais sans
doute la plus essentielle, parlent à travers moi. Et pour la même part, le petit homme qui, sous un ciel
souvent gris, monte et descend une avenue quelconque, un pied en Flandre et l’autre en Wallonie, est un
écrivain « belge », qu’il le veuille ou non, même s’il ne parvient pas à donner une définition satisfaisante
du terme. Une continuelle distanciation, un sentiment constant de non-appartenance a développé chez lui
le sens de la relativité des choses, du dérisoire et de la dérision, de l’humour qui lui est un refuge, un pis-
aller, une manière de résistance, une façon, qui sait ? de se situer malgré tout. Il pourrait reprendre à
son compte le mot d’un écrivain d’Europe centrale : « J’ai vu que j’étais beaucoup plus triste que le
Français et beaucoup moins sérieux. »

Qu’on me pardonne d’avoir l’âme à ce point frontalier : je ne l’ai pas choisi. Lorsque je tente de
me définir par rapport à l’heureuse Belgique, c’est par mes refus, j’en suis conscient, plus que par mes
adhésions. Il y a belle lurette, tout petit déjà, que pour échapper à l’asphyxie, je suis un résistant
tranquille. À qui bon gueuler quand tout le monde gueule ? Pour faire chorus ?... Aujourd’hui, je crains
autant de céder au sentiment d’infériorité et de frustration qui me guette que de m’assoupir satisfait
dans la tiédeur du foyer local, benoîtement empantouflardé dans l’estime de mes compagnons d’exil.

J’habite Malaise, Belgique. Si ma parole est française, mes silences ne le sont pas.

Frédéric SAENEN – Cours de Didactique de la culture contemporaine de France et de Belgique – ISLV / ULg 76
3. Problématiques de la littérature belge

1. La désignation ?
- « Littérature belge » / « Littérature française de Belgique » - « Littérature belge
d’expression française » / « Littérature francophone de Belgique »

2. Le point de départ ?
- Quand commence l’histoire de la littérature belge ? Au Prince de Ligne ? En 1830 ? En
1867 ? En 1881 ?

3. Le rapport à la langue
- Le français comme langue de domination et de classe
- Langue française / imaginaire du Nord, cadre flamand
- Le rapport au « français de France » : présence dans le style de particularismes, de mots
archaïques, flamands, régionaux ?
- Double réaction : purisme et « Bon usage » / hyperclassicisme ou ensauvagement ?

4. Le centre de reconnaissance et la question de la périphérie ?


- La Belgique terre de contrefaçon et territoire de repli des écrivains français
- Regarder vers Bruxelles ou vers Paris ?
- « Périphérie limitrophe »
- La reconnaissance hors-frontière : Prix Nobel, Prix Goncourt, Académie française,
conquête des maisons d’édition « germanopratines »

5. L’affirmation d’une identité


- « Soyons-nous » / « Faisons comme eux, voire mieux qu’eux »
- L’âme belge
- La Belgitude
- L’autodérision

6. Le phasage avec les grands courants littéraires français


- Romantisme
- Réalisme
- Naturalisme / symbolisme
- Avant-gardes et surréalisme
- [Réalisme magique]
- Nouveau roman

7. Les genres représentés


- Importance de la paralittérature (fantastique, policier)
- La BD
- La poésie

Frédéric SAENEN – Cours de Didactique de la culture contemporaine de France et de Belgique – ISLV / ULg 77
La littérature belge : une proposition de ligne du temps…

1862 1867 1881 1881-3 1888 1892 1893-5 1897


Hugo publie Les Charles De Coster, Naissance de deux Camille Georges Eekhoud, Georges Émile Verhaeren, Edmond Picard
Misérables chez La Légende de Thyl revues Lemonnier, Un La Nouvelle Rodenbach, Les Campagnes définit le concept
Lacroix et Ulenspiegel importantes : mâle. Sacré Carthage Bruges-la-morte hallucinées et Les d’« âme belge »
Verboekhoven La Jeune Belgique « Maréchal des Villes tentaculaires
et L’Art moderne Lettres Belges »

1905 1911 1916 1921 1924 1929 1931 1931


Henry Carton de Maurice Émile Verhaeren André Baillon, Paul Nougé Hergé crée le Simenon invente Marie Gevers, La
Wiart, La Cité Maeterlinck reçoit meurt Histoire d’une inaugure la série personnage de le personnage de Comtesse des
ardente le Prix Nobel de accidentellement Marie de tracts Tintin Maigret digues
Littérature en gare de Rouen surréalistes de
Correspondance

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1931 1936 1937 1937 1943 1953 1957 1960
Robert Poulet, Première édition du Madeleine Charles Plisnier Prix Jean Ray, Constant Malva, Ma Alexis Curvers, Marcel Thiry,
Handji Bon Usage de Bourdouxhe, La Goncourt pour Faux Malpertuis nuit au jour le jour Tempo du Roma Nouvelles du Grand
Grevisse Femme de Gilles passeport possible

1974 / 76 / 78 1976 1979 1982 1983 1984 1986 1990


Trilogie de Javeau et Mertens Jean-Pierre Marguerite Labor lance la Jean Muno, Histoire Jean-Philippe Henry Bauchau,
l’autobiographie définissent la Verheggen, Le Degré Yourcenar première collection Espace exécrable d’un héros Toussaint, La salle de Œdipe sur la route
hallucinée de Conrad « Belgitude » Zorro de l’écriture femme à l’Académie nord brabançon bain
Detrez française

1995 1996 1998 2008 2009 2016 2017 2018


Pierre Mertens crée Caroline Lamarche, Marc Quaghebeur, Mort du poète Mort du critique Amélie Nothomb Prix Rossel à Laurent Nombreux prix pour
la polémique avec Le Jour du chien Balises pour l’histoire liégeois Jacques littéraire Pol membre de Demoulin pour La vraie vie
Une paix royale des lettres belges Izoard Vandromme l’Académie Royale Robinson d’Adeline Dieudonné
de Belgique

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4. Rire des Belges, contre les Belges, avec les Belges, de la Belgique, malgré
la Belgique… : quelques balises

- Charles Baudelaire : le ressentiment et la haine

- Germinal de Zola, une œuvre révélatrice

- Léopold II, roi le plus caricaturé de notre histoire

- Astérix chez nous

- Coluche : son avis et celui de Walter

- Pierre Desproges

- La Belgique, « terre de surréalisme » (Magritte, Mariën, Broodthaers)

- Se jouer de la langue : Haddock et Verheggen

- Se jouer de l’accent : Stéphane Steeman, Brel

- Se jouer de la logique : Raymond Devos

- Un humour très noir : Franquin

- De l’irrévérence jusqu’au scandale : Jan Bucquoy, Geluck avant Le Chat…

- Le décalage absolu caméra épaule : l’émission Strip tease, Poelvoorde, JCVD, Le Gloupier

- Le déphasage français : de « Rien à déclarer » à « il était une fois une fois »

- La caricature : Kroll, Kanar

- Au Nord aussi on rit : Bert Kruismans, les Frères amis

- Le réenracinement sur les planches : François Pirette

- Les « binamés » du visuel : les Taloche

- Une nouvelle génération à l’écran et sur les ondes : Damiens, Hocq, Vizoreck, Gunzig

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Rire des Belges, avec les Belges, malgré les Belges, contre les Belges…

Retour sur la prétendue faculté autodérisionnelle


d’un peuple méconnu d’Europe occidentale

Frédéric Saenen49

Pour tenter de cerner la problématique identité de mon pays, il est souvent fait référence à un
terme cousin de la « négritude » de Senghor et adapté conjointement par l’écrivain Pierre Mertens
et le sociologue Claude Javeau en 1976 : la belgitude. À parcourir la notice Wikipédia qui lui est
consacrée, on remarque qu’un fossé s’est creusé entre la création lexicale du duo Mertens-Javeau
et l’acception plus contemporaine du concept. « La belgitude est l’étendue de l’interrogation
identitaire des Belges avec le sens aigu de l’autodérision qui les caractérise », affirme
l’encyclopédie libre. L’adjonction d’une composante humoristique, « autodérisionnelle », est un
indice du changement de perspective récemment opéré quant à l’idée nodale de belgitude.
L’attelage marque un point de bascule dans la réflexion sur soi qu’était censé représenter le
néologisme, une évolution dont il est possible de retracer l’avènement et l’imposition dans les
mentalités, endogènes comme extérieures au pays, à travers quelques faits symboliques.
Mais avant cela, revenons un instant aux propos originels de Pierre Mertens, qui portait un
regard tragique sur un pays affichant volontiers ses côtés « dérisoires » (le mot autodérision n’est
jamais employé par le romancier) pour mieux dissimuler, partant exonérer, les béances de son
histoire. Mertens mettait en balance des événements politiques ou sociaux sanglants (accident de
mine du Bois du Casier en 1956, assassinat d’un député communiste, passé colonial sombre,
attitude envers les Juifs durant la Seconde Guerre mondiale, etc.) avec quelques réussites
certaines, principalement celle du surréalisme à la belge, avant d’aboutir à une double conclusion.
Il affirmait, d’une part, qu’il est impossible pour un intellectuel d’émerger et de survivre dans un
tel étouffoir et, d’autre part, que la double position de soumission culturelle et de bâtardise
ethnique de la Belgique envers la France l’amène à faire reposer sa condition sur rien. Telle est
peut-être en définitive sa chance :

Quand donc découvrirons-nous le bonheur de ne devoir de comptes à aucune culture et


celui d’être situés au point d’intersection de toutes les influences ? Toutes les curiosités,
tous les appétits, toutes les boulimies que d’autres n’auront pas éprouvés, nous nous les
payerions comme un luxe. À égale distance d’une vergogne imbécile et d’un orgueil
déplacé, telle pourrait être notre « troisième voie ». Tel serait – si l’on ose rêver – le « défi
belge ». N’étant plus tributaires de personne, nous serions enfin de nulle part et de
partout. Ni Belges honteux, ni Belges arrogants. N’ayant plus à affirmer de spécificité, il
nous serait donné de courir toutes les aventures. Ce serait là notre limite, notre richesse,
notre secret. Une situation à envisager sans romantisme, sans complexe, sans masochisme.
[…] Il nous faudrait tenter d’être Belges. Marginaux peut-être, minoritaires certainement,
exilés à coup sûr et sur place […].

Force est de constater que ce défi n’a jamais vraiment été relevé. N’ayant pu se désengluer
de ses complexes fondateurs, le Belge a préféré les instrumentaliser et les consensualiser plutôt
que les abolir…
Dans la question « Les Belges ont-ils toujours ri d’eux-mêmes ? », deux termes font débat :
l’adverbe et le gentilé. Toujours remonte-t-il en effet à la date institutionnelle de la création de

49 Article paru dans la revue canadienne L’Inconvénient, n° 78, Automne 2019, p. 20- 25.

Frédéric SAENEN – Cours de Didactique de la culture contemporaine de France et de Belgique – ISLV / ULg 81
la Belgique (le 21 juillet 1831, jour où le roi Léopold 1er prête serment sur la Constitution), ou
alors à plus loin dans le temps ; par exemple à ce jour de 1619 où Jérôme Duquesnoy sculpte le
Manneken- Pis, gamin potelé figé dans une éternelle miction et voué à devenir l’un de nos
symboles nationaux – avec les moules frites, l’équipe de foot, le roi ? Est-il au monde un autre
pays affublé d’une icône aussi risible ?
Dans l’une des toutes premières attestations de leur existence, les traits prêtés aux peuplades
nommées « Belgae » sont, davantage que l’humour spéculaire, ceux de la sauvagerie pure et
simple – rappelons que Jules César n’explique notre hargne au combat que par le fait que nous
sommes le peuple le plus éloigné de la civilisation et de ses raffinements –, ou plus proprement
ceux hérités de l’art flamand. Le Belge a dans ce cas pour modèle Le roi boit de Jordaens,
ripailleur, festoyeur, gras, buveur de gueuze et trousseur de gueuses, jouant du flageolet dans
des kermesses breughéliennes, léger dans sa lourdeur, nettoyant les fonds de plat avec le doigt.
Le gentilé, ensuite. Les Belges présentent ce paradoxe fondateur qu’ils sont à la fois une nation
jeune sur l’échiquier politique du 19e siècle et un assemblage de peuples séculaires sur le plan
historique, à l’homogénéité ethnique par définition introuvable. Le pays a tout de l’assemblage
artificiel, créé certes sur la base d’une impulsion révolutionnaire propre, mais également reconnu
par les puissances étrangères comme un très commode « État tampon », et malgré sa petitesse, il
est encore l’objet de scissions internes profondes, très difficilement compréhensibles pour un
individu issu d’un pays centralisé comme la France.
Dès lors, aux yeux de notre prestigieux voisin – nation millénaire, porteuse des Lumières et des
idéaux droits-de-l’hommistes par le véhicule d’une langue aux vertus universelles (dixit Rivarol) –
, la Belgique aura tôt fait de représenter le plus proche des pays exotiques, l’inconnu, bien plus
lointain de ses repères que toutes les autres contrées limitrophes, la chaude Espagne, l’Allemagne
sœur ennemie ou la disciplinée Suisse. Outre-Quiévrain se tient en effet la première marche (sens
ancien) du Nord, aux villes empreintes de brume telle la Bruges révélée aux Parisiens par le
romancier Georges Rodenbach – c’est évidemment ignorer les cités industrielles ou portuaires
comme Seraing ou Anvers, les bourgeoises provinciales que sont Namur ou Tournai, etc. ; aux
habitants dont on ne sait s’ils parlent le français (quand ils appartiennent à l’élite, et encore,
avec un affreux croassement bruxellois) ou quelque guttural patois germanique (quand ils sont des
ruraux flamands, les variétés dialectales du wallon et son existence même étant ignorées des
Français) ; aux mœurs plus germaniques sans doute que latines, baignées de libéralités
hollandaises. À tel point que la Belgique est devenue aux yeux de son voisin hexagonal un imbroglio
institutionnel, linguistique et culturel que résume à merveille le constat systématiquement posé
par l’anthropologue gaulois Astérix face à l’Autre : « Ils sont fous, ces Belges ! »
Avant de devenir « nos amis » pour les Français, les Belges ne leur ont pas été d’office aimables
et ne prêtaient pas vraiment à rire. Le poète Baudelaire, c’est de notoriété publique, les a haïs.
Il faut voir déborder ses sentiments haineux dans les pages préparatoires de son pamphlet demeuré
inachevé par le secours d’un propice anévrisme, La Belgique déshabillée. Dans des passages qui
préfigurent, par leur virulence, les diatribes de Louis-Ferdinand Céline à l’adresse des tribus
d’Israël, Baudelaire vomit les Belges, ces singes imitateurs de la France qui s’accouplent à des
femmes horribles et ne pensent qu’aux aspects matériels de l’existence, ces boutiquiers bornés
vivant dans la crasse aux abords de fleuves croupissants (la Senne de Bruxelles) et se plaisant à
ingurgiter une bière « deux fois bue ». Le témoignage de Baudelaire, même s’il ne sera divulgué
que plusieurs années après sa rédaction, trahit néanmoins de la part d’un éminent représentant
du monde des lettres français un certain regard sur la Belgique, qui n’est d’ailleurs pas exclusif à
une seule couche sociale. Dans Germinal, publié en 1855, Zola a dépeint la haine croissante qui
s’exerce à l’encontre des mineurs puisés dans le Borinage au moment d’arrêt du Voreux, des
suppléants vus comme des « briseurs de grève » et sur lesquels les prolétaires du cru hurlent,
crachent, jettent des pavés, cognent.

Frédéric SAENEN – Cours de Didactique de la culture contemporaine de France et de Belgique – ISLV / ULg 82
Jusqu’au tournant fatidique de la Première Guerre mondiale, à l’époque où l’irrédentisme
flamingant était moins marqué et où le français prédominait comme langue de culture, Bruxelles
tenait le haut du pavé sur le plan littéraire. C’est là que sont parus Les Misérables de Hugo, le
premier des Chants de Maldoror, Une saison en enfer de Rimbaud, la première édition des Poésies
de Mallarmé. C’est dans une revue belge que Huysmans fait l’apologie de L’assommoir, qui marque
le second élan de reconnaissance du mouvement naturaliste après la préface de Thérèse Raquin
(publié par le Belge Albert Lacroix). Les écrivains belges de la deuxième moitié du 19e siècle osent
alors user du français en y imprimant leur génie, sans complexe, afin d’affirmer leur consistance,
leur existence. « Soyons nous ! » clament les animateurs romantiques de la revue La jeune
Belgique. Charles De Coster carnavalise son style au point de se hisser au niveau d’un Rabelais
moderne dans l’irrévérencieuse Légende d’Ulenspiegel. Camille Lemonnier est surnommé « le
Dictionnaire en rut » par ses contemporains, que la coruscance et la sophistication de son écriture
effarent. Jean-François Elslander porte à son comble la démesure fin de siècle dans une débauche
de moyens lexicaux pour décrire les pires vices ou les processus de la décomposition cadavérique.
Verhaeren désarticule définitivement le vers hugolien. Le peintre James Ensor transporte la
démence de ses macabres motifs picturaux dans des discours hallucinés qu’il assène aux sociétés
artistiques de son époque…
Une fois la Belgique posée sur les rails de la division communautaire, les écrivains d’expression
française renient leur originalité, en gomment les traits visibles (en premier lieu les fameux
belgicismes ou les particularismes) et, pour atteindre à une correction qui va à coup sûr leur
assurer la reconnaissance de Paris, adoptent un style moins localement situé, moins marqué ou
connoté « belge ». Dans les années 1920-1930, avec les romans durs de Simenon, les délires
d’André Baillon, les promenades sur les digues de Marie Gevers, la superbe épure de La femme de
Gilles de Madeleine Bourdouxhe, le journal éprouvant du mineur de fond Constant Malva contant
sa Nuit au jour le jour ; plus tard avec Les mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar ou le
stendhalisme d’un Alexis Curvers dans Tempo di Roma, on est loin des outrances verbales et des
cabrioles à la « macaque flamboyant » de la génération précédente.
Pourquoi parler littérature dans un article consacré à l’humour ? Parce que dans la voie
médiane entre langue désentravée des ensauvagés et plume corsetée des classicisants se situe le
socle d’une troisième voie créative, celle du surréalisme belge. L’étiquette est martelée
aujourd’hui comme une espèce de marque de fabrique innée, alors qu’elle a une histoire
complexe, bien plus chevillée aux tourments de l’élaboration d’une identité que celle du
mouvement qui se structura autour de l’excommunicateur Breton.
Parmi les grands noms de la constellation surréaliste belge, un en particulier mérite toute
notre attention. Comme celui de Van Gogh ou de Dali, l’art de René Magritte a beau avoir été
galvaudé (en proportion inverse à sa valeur financière), les principes esthétiques et philosophiques
qui le sous-tendent nous ramènent directement aux sources de l’humour belge.
Dans Les mots et les images, Magritte fonde une esthétique du décalage entre ce qui est vu et
ce qui est lu, entre le crédible et l’impossible, entre le réel et la fiction. Un artiste peint une
colombe en essor et pourtant c’est un œuf non éclos qui est son modèle ; des silhouettes élégantes
d’« hommes bien mis avec un chapeau », comme les aurait décrits ma grand-mère, tombent en
pluie sur une ville anonyme ; une pomme ou une rose occupent l’espace d’une pièce entière ; un
buste saigne de la tempe ; une fenêtre s’ouvre à la fois sur le décor extérieur et sur la toile où
elle est esquissée ; le croissant de lune apparaît devant une feuille d’arbre… On pourrait ainsi
multiplier les exemples de mises en abîme, d’audaces formelles, de trompe-l’œil et de berne-
l’esprit qu’a tendus Magritte tout au long d’une production qui demeure pourtant d’une parfaite
cohérence interne dans son projet de détournement des images. À quelques exceptions près, il y
a très peu de tableaux de Magritte qui choquent, le trait en est trop léché, la statuaire y est
préférée au dynamisme ; par contre, chacune de ses propositions interroge le mystère des choses

Frédéric SAENEN – Cours de Didactique de la culture contemporaine de France et de Belgique – ISLV / ULg 83
et la valeur du langage. En peignant une pipe et en la légendant « Ceci n’est pas une pipe »,
Magritte a synthétisé l’état d’esprit belge, mélange d’ironie, de moquerie narquoise frôlant
l’irrespect et de bon nonsense désarmant.
Quand Marcel Broodthaers invente en 1937 des lunettes à un seul verre mais munies de deux
branches, qu’il nomme L’improbable, ou quand il peint un fémur en noir-jaune-rouge et un autre
en bleu-blanc-rouge pour distinguer l’os belge du français ; quand Marcel Mariën, dans les années
1950, ajoute une minuscule chaussure à talon à la branche inférieure d’une étoile de mer et
intitule sa composition La danseuse étoile ; tous deux, à l’instar de Magritte, jouent avec la
matière (le réel), le langage et le sens, pour en faire jaillir l’humour.
Ne cherchez pas de Manifeste surréaliste belge, c’est inconcevable, aussi bien de la part du
groupe de Bruxelles que de celui du Hainaut (car oui, il y eut deux groupes surréalistes en Belgique,
pays de la division virale). Ne cherchez pas non plus en Paul Nougé – « la tête la plus forte du
surréalisme en Belgique, voire de ce temps », selon Francis Ponge – la tentation du leadership ou
des velléités théoriciennes et dogmatiques : l’homme, biochimiste de profession, considérera son
activité créatrice avant tout comme une « expérience continue », menée avec discrétion et
modestie. Ce sera son seul programme.
Le surréalisme belge n’a pas inventé l’humour belge, loin s’en faut ; mais il a ménagé la
distance nécessaire à son plein exercice. Il a vécu, en toute fécondité et liberté, jusqu’au 13
décembre 2006, jour de sa mort brutale et de son retournement complet en « autodérision », ainsi
que l’entendait la sphère médiatico-culturelle.
Ce jour-là, la chaîne de télévision nationale publique, la RTBF, interrompt ses programmes
peu après vingt heures pour une édition spéciale du JT (diffusé normalement entre dix-neuf heures
trente et vingt heures). La mine accablée d’un journaliste très populaire apparaît alors sur l’écran,
pour annoncer d’une voix grave que des faits de la plus haute importance sont en train de se
dérouler dans la capitale et au nord du pays : la Flandre vient de déclarer son indépendance, le
roi et sa famille prennent le chemin de l’exil, le pays est brutalement coupé en deux. Pendant
plusieurs minutes, la séquence enchaîne les duplex à Bruxelles (autonomistes flamands enragés
filmés devant le Palais, tramways immobilisés) et les propos alarmistes de François de Brigode.
Puis une mention apparaît discrètement au bas de l’écran, sous un énigmatique logo affiché là
depuis le début et figurant le Pornocratès de Félicien Rops (une femme nue tenant un cochon en
laisse) : « Ceci est une fiction. »
Je comprends aujourd’hui seulement les enjeux de ce qui s’est passé ce soir-là et dans quoi a
versé depuis mon pays, soit une forme de délire autofictionnel et autodérisionnel. Ce canular
connu sous le nom de Bye bye Belgium – façon « guerre des mondes » et que, sous le coup de la
colère qu’il m’avait inspirée, j’avais rebaptisé dans un article rageur « guerre d’immondes » –
était tout sauf drôle. Fomenté depuis deux ans en secret, ce fake à dimension fédérale qui devait
jouer le rôle pédagogique d’un lanceur d’alerte et être le moteur d’une prise de conscience, se
muait en putsch médiatique, sous-tendu par des intérêts banalement politiciens. En attendant, la
bonne blague belge avait provoqué quelques malaises vagaux, des crises d’angoisse chez certaines
personnes fragilisées, une surchauffe téléphonique d’ampleur nationale, ce qui arrangeait bien
les opérateurs de télécoms, gros gagnants de l’affaire. Et là, pour le coup, nous avons été la risée
de l’Europe entière, qui s’est demandé ce qu’était un tel régime, qui traitait aussi maladroitement
de ses problèmes de fond.
Par-delà le remuement stérile des querelles communautaires qu’il ne contribua qu’à aggraver
et à obscurcir, Bye bye Belgium reconfigura complètement le rapport des artistes belges à la
fiction. En se croyant en devoir de dévoiler le pot aux roses durant la retransmission même de
l’imposture, pour enchaîner avec un débat empreint de sérieux sur la question de l’éclatement
du pays, les journalistes enserraient les esprits des spectateurs dans un véritable double bind qui

Frédéric SAENEN – Cours de Didactique de la culture contemporaine de France et de Belgique – ISLV / ULg 84
consistait à leur seriner à la fois : « Rassurez-vous – c’est une fiction – mais ayez crainte – car cela
adviendra ainsi. » Tout le contraire de la démarche libératrice du surréalisme.
Le rapport réel/imaginaire est devenu, depuis ce jour, problématique, sinon insoluble, en
Belgique. L’étiquette « Ceci est une fiction » sert à se dédouaner aisément du risque réel que l’on
encourt en s’aventurant dans les zones limites du sacro-saint droit d’expression. Ce risque, pour
l’artiste d’aujourd’hui, c’est non plus d’être, ô sort cruel, incompris dans sa création, mais
d’opacifier les intentions qui l’animent. La Belgique a, paraît-il, inventé le réalisme magique, dont
le premier roman représentatif serait Handji de Robert Poulet, paru en 1931. Elle semble
désormais sombrer dans le déni du réel, symptôme déjà fort inquiétant chez un sujet individuel ;
alors à la dimension d’un pays…

Mais revenons-en à l’humour et à l’autodérision, avec une nouvelle qui n’est peut-être guère
plus réjouissante que celle qui précède : au contraire des Juifs, à qui il arrive de raconter des
histoires juives et qui sont d’ailleurs les plus autorisés à le faire, les Belges ne se racontent pas
d’histoires belges. Les Wallons, quand ils veulent rigoler aux dépens d’une collectivité, n’orientent
pas le tir vers les Français mais vers les Flamands. Les Belges ne rient donc pas d’eux-mêmes mais
de ce qui, sur leur propre territoire, leur offre une cible : le Différent. Car les Wallons et les
Flamands sont très différents, selon les stéréotypes clivants qu’ils nourrissent les uns envers les
autres depuis qu’ils ont été contraints à la cohabitation dans un deux-pièces. Au fond, les seules
blagues belges unitaires doivent être celles qui stigmatisent les populations immigrées, les
Italiens, les Marocains, les Turcs. Au début des années 1970, un certain Tribal Mustachol (de toute
évidence un pseudonyme) faisait un tube avec sa chanson « À la moutouelle / Que la vie est
belle… », dans laquelle un narrateur « macaroni » se targue de vivre aux crochets de la Sécurité
sociale après s’être dépêché d’attraper une maladie chronique. Une telle incorrection politique
n’a pas d’équivalent en France, où la chanson de droite populaire était incarnée par Sardou et
adoptait un ton autrement grandiloquent.
À qui s’enquiert de savoir de quoi rient vraiment les Belges, il sera répondu qu’ils ont osé rire
de tout, surtout du pire. Dans les années 1980, Jan Bucquoy décore la Grand-Place avec des photos
pornographiques et remplace les visages des modèles par ceux des membres (hum…) de la famille
royale. Il récidive peu après en publiant des BD explicites sur la vie sexuelle de Tintin, des
Schtroumpfs, de Lucky Luke… Au moment des affaires de pédophilie qui bouleversent la société
belge tout entière au milieu des années 1990, les ados se racontent des devinettes sordides
mettant en scène les coupables ou, pire, leurs victimes. Le sexe, la mort, la religion, le pouvoir…
Longtemps, tout a été risible en terre de Belgique. Le sommet de cette outrance est atteint en
1992, quand sort sur les écrans un véritable ovni qui va révéler l’existence d’un autre cinéma
belge – jusqu’alors (re)connu seulement par les films misérabilistes des frères Dardenne –, C’est
arrivé près de chez vous.
On mesure mal l’impact d’un tel film, hors normes à tous égards et qui, abattant tous les
filtres entre le spectateur-voyeur-complice et les actes criminels du protagoniste, marque
l’apothéose de l’humour féroce en Belgique. Le parti pris de filmer caméra à l’épaule, en noir et
blanc, avec des plans très serrés, à la manière d’un reportage sur le vif, sème déjà le trouble. Le
décalage entre, d’une part, les élucubrations philosophico-éthiques du tueur en série (incarné par
un Benoît Poelvoorde hypertendu) et ses accès poétiques de bazar et, d’autre part, ses crimes
atroces commis à froid, ses courses nu dans les dunes, ses rendus sur table de moules-bière, sa
vulgarité, est assumé jusqu’à son terme, avec radicalité.
Sous ses dehors improvisés, C’est arrivé… obéit toutefois à des codes stricts et n’en détourne
et dérègle pas moins tous les sens. J’avais dix-neuf ans quand ce film est sorti et je dois être allé

Frédéric SAENEN – Cours de Didactique de la culture contemporaine de France et de Belgique – ISLV / ULg 85
le voir cinq fois en une quinzaine de jours. Nous en connaissions, avec mes camarades, des
répliques cultes par cœur – c’était la première fois qu’un tel effet de mémorisation
immédiatement partagée se produisait en Belgique avec un film nôtre, comme cela arrivait en
France depuis des lustres, avec les pagnolades, La grande vadrouille, Les bronzés. Je me souviens
de personnes qui quittaient la salle en plein milieu de la projection ; et aussi que, si j’étais hilare
de bout en bout la première fois, chaque visionnement successif s’avérait plus difficile à encaisser,
car je redoutais de voir arriver l’insoutenable scène du viol, dont je détournais finalement le
regard. Il m’était impossible de me blaser de ce film, que du contraire, et il m’inspire encore
aujourd’hui une forme de peur anticipative, exactement comme le chef-d’œuvre Equus dont je
sais que je ne supporterais pas de revoir la scène où un adolescent tourmenté crève les yeux aux
chevaux d’un haras.
C’est arrivé près de chez vous restera un hapax dans l’histoire du cinéma mondial. Mais ce qui
le rendait suprêmement belge, c’est qu’il immergeait sans ménagement son spectateur dans la
diversité des accents de Namur, de Bruxelles, de Liège ; dans une cohabitation anarchique et
bâtarde de parlures, typique de la tradition carnavalesque déjà évoquée avec De Coster.
L’accent… Voilà bien l’un des ressorts fondamentaux de l’humour exercé à nos dépens et qui
allume le signal « Attention, Belgique ». Qui n’a encore dans l’oreille les échos du sketch de
Coluche, opportunément rendu inaudible par la piètre qualité de l’enregistrement aujourd’hui en
circulation sur le Net, et mettant en scène un couple de Belges d’une idiotie achevée, articulant
un français tout en raclements de gorge, gonflements de joues et claquements de langue ? Cette
caricature de marollien (parler des Marolles, un quartier populaire de Bruxelles) est devenue, au
tournant des années 1980, un paradigme pour les suiveurs. De Thierry Le Luron à Michel Leeb, les
humoristes gaulois singèrent Coluche nous réduisant à notre plus simple expression,
approfondissant notre complexe de périphériques « allèye une fois dis ».
Il n’avait pas suffi que, dans les années 1960, Stéphane Steeman fonde la plupart de ses
spectacles sur la truculence et la zwanze (la gouaille bruxelloise) typiques de la capitale, qui
faisaient se gausser de l’oral populaire les bourgeois fransquillons belges. Ni que le plus belge des
grands interprètes du répertoire français, Jacques Brel, décrète que « plus personne n’a c’t
accent-là » dans son autoparodie de la chanson « Les bonbons » version 1967. « Sof Brel, à la
tèlèvision », ajoutait-il, péremptoire.
Si l’on cherche un exemple de posture autodérisionnelle chez un chanteur belge, c’est bien
chez l’interprète de « Ne me quitte pas » qu’on le trouvera. L’homme était certes facétieux,
faisait inévitablement rire, mais quelle déchirure de soi en permanence, quel écorché vif. En fait,
si l’on observe l’évolution des thèmes liés à la Belgique chez Brel, on s’aperçoit qu’ils suivent une
courbe assez parallèle à celle de leur exploitation dans la littérature : ils sont d’abord
majoritairement cités comme éléments de décor de l’exotisme du Nord (« Le plat pays »,
« Marieke », « Il neige sur Liège »…), puis vient une veine drolatique naïve (« Bruxelles », « Les
bonbons » première version, en 1964), suivie d’une ironie aux traits expressionnistes (« Les
Flamandes ») poussant jusqu’à la veine pamphlétaire (« Les flamingants »), pour conclure avec
une posture autodérisionnelle signalant un fatalisme impuissant et désespéré (« Les bonbons »
version 1967, « La, la, la »…). Brel termine en clown triste de la belgitude – mot qu’il aurait
d’ailleurs forgé en 1971, soit avant Mertens et Javeau, pour l’écriture d’une chanson demeurée
longtemps inédite et récemment rendue au public, « Mai 40 ».
Aujourd’hui valorisés dans des spots promotionnels vantant notre richesse culturelle et
émanant du ministère de la Fédération Wallonie-Bruxelles, les divers accents de notre pays restent
largement méconnus dans l’Hexagone, au point que si un Liégeois s’adresse spontanément à un
Francilien, celui-ci le soupçonnera d’emblée d’être… suisse. Au mieux sont-ils rapprochés du
parler picard – autre zone du vaste Nord ignorée du Parisien, qui croit tout découvrir de la province

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de son propre pays par des films sans finesse tels que L’enquête corse ou Bienvenue chez les
Ch’tis.
Où l’on comprend que le regard que nous portons sur nous-mêmes est en fait largement calqué
sur le regard français, empreint de stéréotypes, tel qu’on le retrouve par exemple dans les
tribulations d’Astérix et Obélix. La fameuse autodérision des Belges ne serait-elle au final qu’une
vue de l’esprit élaborée de l’extérieur, façon de légitimer son existence grâce à celle d’une
moquerie à leur encontre, et dont ils auraient docilement intégré le principe après dressage et
conditionnement, en fidèles et meilleurs amis des Français ?
Et si tout à coup le caniche royal mordait la main qui, feignant de le caresser, cherche en
réalité à le contraindre à faire coucouche panier ? L’humoriste Walter, revendiqué « Belge et
méchant », a récemment tranché dans le vif – même s’il a été établi qu’il a plagié divers showmen
américains pour certains de ses sketches – en tenant des propos sur Saint-Coluche dont
« heureusement un camion avait définitivement fermé la grande gueule », qui ont fait
immanquablement gémir et huer le public (français).
Pour redevenir un véritable réflexe de survie intellectuelle, il s’agirait que l’autodérision –
label, on l’a compris, construit de toutes pièces et fondé sur la recherche d’une approbation dans
le regard de l’Autre plutôt que sur celle d’une remise en cause de soi – redevienne la dérision
pure et simple. Car cette forme d’ironie supérieure qui n’atteint pas à la cruauté du cynisme est
autrement subversive et garante d’une valeur aussi importante, sinon davantage, que la liberté
d’expression : la légèreté d’esprit.

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