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Introduction
De notre point de vue, réfléchir sur ces questions avec Akenda qui conçoit la
philosophie de la culture comme une philosophie de la vie dans sa pluralité culturelle, c’est
rencontrer les grandes lignes de la Convention de l’UNESCO sur la protection et la promotion
de la diversité culturelle2. Puisque, réfléchir sur la pluralité des mondes culturels et des
expressions artistiques, permet de découvrir les limites de sa propre culture et de s’ouvrir à
l’humanité comme une communauté supra-culturelle3. Une telle réflexion qui conduit ainsi à
la reconnaissance et à la compréhension d’autres cultures, ne peut que constituer un espace
d’échanges capables de permettre à nos cultures de s’épanouir et d’interagir librement de
manière à s’enrichir mutuellement.
1
J-C. AKENDA KAPUMBA, Identité culturelle africaine et universalisme éthique. Tâches pratiques d’une
philosophie de la culture africaine, dans Philosophie africaine. Bilan et perspectives. Actes de la XVè
Semaine Philosophique de Kinshasa du 21 au 27 avril 1996, Kinshasa, FCK, 2002, p. 142.
2
Cf. UNESCO, Textes fondamentaux de la Convention de 2005 sur la protection et la promotion de la
diversité des expressions culturelles, Paris, UNESCO, 2013.
3
J-C. AKENDA KAPUMBA, o.c., p. 173.
2
C’est pour relever cette valeur que nous nous proposons dans cette contribution, de
planicher sur la notion de culture ainsi que sur son impact sur les politiques culturelles et sur
la production artistique. Pour ce faire, nous tâcherons d’abord d’expliciter la notion de
culture. Ensuite, nous montrerons comment une perception réductionniste de la culture ne
peut favoriser un programme intellectuel et politique courageux dans le secteur des arts et
culture. Nous aborderons enfin, la question de la production artistique sous forme d’un
partage de notre engagement en faveur d’un enseignement dynamique et pragmatique de l’art
à l’Académie des Beaux-Arts de Kinshasa.
Cette nécessité s’impose encore davantage dans toute étude sur la culture quand on sait
que, dans une mondialisation sur fond du libéralisme occidental, diverses idéologies
politiques ont prétendu organiser le monde de manière uniforme. Pour des raisons
essentiellement économiques, ces idéologies hégémoniques ont été à la base de différentes
théories pseudo-scientifiques qui ont renié la diversité culturelle de l’humanité. Elles ont
présenté le modèle occidental comme l’idéal type du long processus d’humanisation à
laquelle tous les peuples devraient aboutir.
4
L. DOLLOT, Culture individuelle et culture de masse, Paris, PUF, 1993, p. 8.
5
Ib.
6
J-C. AKENDA KAPUMBA, o.c., p. 171.
3
Dans cette perspective (générale), la notion de culture renvoie aux modes de vie et de
pensée qui orientent les comportements des membres d’une communauté. Cette notion
introduit aussi à l’ordre « symbolique » d’un peuple, à ce qui touche au « sens » que celui-ci
donne aux différents évènements et étapes de l’existence de ses membres et de la société9. De
la sorte, aujourd’hui, on peut percevoir la culture comme « une clé de voûte », un moyen pour
l’homme d’assumer son destin à la fois individuel et collectif10. Car, comme l’affirme
Akenda, « la pensée symbolique est celle qui transcende les limites culturelles et oriente vers
un monde commun de l’humanité »11.
7
Ib., p. 172.
8
D. CUCHE, La notion de culture dans les sciences sociales, Paris, La Découverte, 2010, p. 6.
9
Ib.
10
L. DOLLOT, o.c., p. 7.
11
J-C. AKENDA KAPUMBA, o.c., p. 172.
12
Ib.
4
recréer continuellement au contact avec d’autres sociétés selon les impératifs de son milieu et
les enjeux de l’ère à affronter.
Dans cette optique, la culture est cette action de transformer et de dompter la nature
pour répondre aux besoins humains de survivance tant individuelle que collective au sein d’un
groupe social. Comme processus d’« hominisation », « la culture permet à chacun d’accéder à
une vie vraiment humaine grâce au concours, aux travaux et aux découvertes des autres
hommes, mais aussi grâce à l’effort et à la réflexion personnels de chacun ou encore grâce à
l’inspiration divine »14.
C’est cette idée d’action, d’effort, de recherche qu’on retrouve déjà dans le sens
étymologique du vocable « culture ». Celui-ci tire son origine du latin « colere » qui renvoie à
une activité : cultiver, soigner, protéger, veiller sur pour fertiliser et développer les richesses
latentes. Tel est le cas de la culture des sols, des plantes, des arbres et des végétaux et même
de l’élevage des animaux15.
Elargi à l’action que l’homme exerce sur le monde qui l’entoure, la culture consiste à
améliorer l’homme comme un jardinier améliore une fleur, avec cette différence que l’homme
s’améliore lui-même par l’action qu’il mène sur lui-même16. Ainsi, par exemple, les écrivains,
les poètes, les artistes et les savants peuvent être désignés comme étant des gens « cultivés »
par le fait qu’ils s’adonnent à « l’enrichissement » personnel par l’effort, la réflexion, le
travail et la recherche17.
13
Cf. J-P. ZARADER (dir.), Les grandes notions de la philosophie, Paris, Editions Ellipses, 2015, p. 192-193.
14
L. DOLLOT, o.c., p. 8.
15
V. HELL, L’idée de culture, Paris, PUF, 1981, p. 116.
16
R. TSCHUMI, La crise culturelle, Lausanne (Suisse), Éd. L’âge d’homme, 1983, p. 15.
17
L. DOLLOT, o.c., p. 5.
5
Vue sous cet angle, la culture peut être considérée comme un capital qu’on acquiert
non seulement du fait de ses origines sociales, mais aussi de l’expérience basée sur des
rencontres vivantes et innovantes. En effet, la culture n’est pas un donné qui se transmettrait
tel quel de génération en génération. Elle est plutôt une production historique, c'est-à-dire une
construction qui s’inscrit dans l’histoire, et plus précisément, dans l’histoire des rapports des
groupes sociaux entre eux20. La culture n’est pas simplement un voyage de redécouverte ni un
voyage de retour. Elle n’est pas non plus une « archéologie ». Elle est une
production constante21. Nous pouvons dire qu’elle est un projet dynamique et jamais statique.
Comment avons-nous perçu nos cultures en RD Congo ? Quel est leur impact dans la
création artistique contemporaine ?
18
M. MEAD cité par L.-M. MORFAUX, Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines, Paris,
Armand Colin, 1999, p. 71.
19
V. HELL, o.c., p. 51.
20
Cf. G. BALANDIER cité par D. CUCHE, o.c., p. 76.
21
Cf. S. HALL, Identités et cultures. Politiques des cultural studies, Paris, Ed. Amsterdam, 2008, p. 346.
22
Ib., p.101.
6
Dans cette optique purement politique et idéologique, tout discours sur la culture se
caractérisait par une quête incessante de l’identité africaine. Les concepts « culture » et
« identité culturelle » étaient fréquemment confondus dans la mesure où ils étaient perçus
comme des entités statiques et intemporelles assimilables à une sorte de seconde nature ou à
une donnée que l’on reçoit en héritage. On ignorait que les cultures ne sont pas des
monuments homogènes puisque, au cours de leur formation, plusieurs influences parfois
opposées s’exercent sur elles et plusieurs impulsions émergent également d’elles. Comme le
souligne Akenda, « les cultures se développent et ne se programment pas. Elles ne portent pas
seulement les fruits des pensées inspirées et des actions créatrices, mais aussi les cicatrices
des blessures passées »24.
Le secteur des arts, en général, et spécialement, de l’art plastique en Afrique, n’a pas
échappé à cette perspective réductionniste de la culture. L’inaliénable souci de rendre toujours
23
D. CUCHE, o.c., p. 37.
24
J.-C. AKENDA KAPUMBA, Identités culturelles africaines comme processusd'identification croissante avec
les nouvelles exigences techno-culturelles?, dans Identités culturelles africaines et nouvelles technologies. Actes
de la XVIe semaine philosophique de Kinshasa du 10 au 16 décembre, Kinshasa, FCK, 2000, p. 23.
25
Ib.
7
compte et de vouloir à tout prix exprimer cette « identité culturelle africaine » ou de cette «
culture africaine », a engendré au fil des années, un « art » sorti du « moule de l’art africain ».
Notons ici qu’un moule est un instrument creux servant à la fabrication, par la
technique du moulage, des articles plus au moins identiques. Marqués par les caractéristiques
physiques du moule, les éléments qui y sortent sont identiques à l’exception de certaines
imperfections résultant de l’insuffisance de la matière à mouler ou de l’imperfection du moule
lui-même.
Dans cette approche, la problématique de l’art est restée sous le joug d’une
métaphysique de l’identité à partir de laquelle l’art contemporain africain a souvent été traité
en termes d'origine, d'africanité pour accentuer son point de départ afin de reproduire ce qui a
été perdu. Les artistes d’origine africaine ont souvent été vus comme des représentants des
rites ancestraux qui alimentent les imaginaires des occidentaux (collectionnaires d’art,
touristes pressés) à la recherche d’objets des sociétés primitives, des traces des pratiques du
sacré, des fragments des cosmogonies antiques, etc.
Dans les premières écoles d’art au Congo (celles-ci étaient presque toutes des ateliers
privés), c’est ce besoin de ce temps de colonisation qui orientait toute la démarche artistique.
Des autochtones étaient principalement initiés à des connaissances et techniques modernes sur
l’art selon les besoins du marché de l’art.
Par ailleurs, dans les luttes variées pour la liberté, l’émancipation, l’indépendance, la
justice, la démocratie, l’unité et la cohésion nationale, le développement intégral, ..., le
8
domaine de l’art tant plastique, dramatique que musical, a été exploité politiquement. Les
idéologies nationalistes fondée sur la promotion de l’identité africaine, ont aussi maintenu la
création artistique dans une démarche réductionniste de « l’africanisation » des œuvres de
l’esprit. En RD Congo (ex. Zaïre), l’idéologie politique du recours (retour) à l’« authenticité »
a, par conséquent, réduit l’activité artistique à une sorte de « reproduction » de l’art du
passé (les masques) pour manifester notre « identité ancestrale », notre « identité génétique »
longtemps méconnue, bafouée par l’Occident !
Comme l’a su bien observer une critique d’art, Joëlle Busca, l’art contemporain en
Afrique, s’est réduit à un reflet exact d’un contexte identitaire manifestant l’illusion d’une
unité culturelle du continent africain. Par conséquent, calqués sur le modèle de l’art
traditionnel, les arts contemporains africains ont risqué de perdre le contact avec de grandes
utopies collectives de notre temps qu’ils sont pourtant censés manifester26.
Pour revenir à la notion de culture comme action, on peut dire que dans cette
aliénation, l’art a cessé d’être une action capable d’infléchir sur la nature, sur notre
environnement sociopolitique. Tourné vers le passé, sans aucun ancrage dans le présent, ce
domaine du renouveau culturel et social a cessé d’être la manifestation des mutations, des
aspirations de nos peuples, des événements concrets de notre vécu quotidien.
Dans cette aliénation, l’art n’a pas fructifié notre patrimoine ou héritage culturel. Dans
différents contextes politiques, la création artistique a cessé d’être le lieu par excellence de
l’exercice de la liberté. Plutôt, elle a été au service du « roi ». Même Senghor n’a été un grand
mécène de la culture que dans la mesure où elle lui a servi d’asseoir l’idéologie politique de la
négritude. Maréchal Mobutu n’a été un grand protecteur des artistes que pour donner corps à
sa politique du « recours à l’authenticité », même de manière folklorique et en rupture totale
avec la vie réelle de nos populations.
26
J. BUSCA, L’art contemporain Africain. Du colonialisme au postcolonialisme, Paris, L’Harmattan, 2000 ;
Perspectives sur l’art contemporain Africain, Paris, L’Harmattan, 2002,
9
Du coup, il y a lieu de dire que ce secteur n’a bénéficié d’une attention particulière des
hommes politiques seulement quand ces derniers y tiraient d’intérêts immédiats. En effet, ne
disons-nous pas que la politique est un rapport de force basé sur des intérêts du moment!
D’après nous, l’absence des politiques culturelles nationales cohérentes dans notre
pays, est justement due à cette mauvaise perception de la culture, en général, et des arts, en
particulier. Une telle perception, à la fois utilitariste et réductionniste, ne peut aboutir à un
programme intellectuel conséquent qui exige une vision politique courageuse pour que le
secteur de la culture et des arts manifeste librement la conscience de nos populations
contemporaines. Pour que l’art participe aux réformes sociales et soit un levier efficace du
développement humain et économique de notre pays, il convient donc d’apprendre la culture
autrement et d’enseigner l’art de manière à dépasser sa phase mimétique ou reproductive afin
d’atteindre sa dimension triadique : le Beau, le Bien et le Vrai. Tel est notre plaidoyer pour un
enseignement dynamique de l’art.
Mais aussi, au sens technique et artistique qui est le nôtre, la culture renvoie au talent
qu’il faut aussi comprendre bibliquement comme un don. Selon les exigences bibliques, il faut
inventer des stratégies adéquates pour développer, fructifier, multiplier ce don. Autrement, on
finit par le perdre.
Dans le sens de la philosophie de culture que soutient Akenda, pour que l’art
maintienne éveillés les idéaux sur lesquels se fonde toute la vie sociale (la justice, la liberté,
l’autonomie, le bonheur, l’égalité, la responsabilité, le bien-être, etc.27), nos écoles d’art
doivent servir comme ce lieu d’encadrement, ce lieu où se développent les talents de nos
étudiants. Pour que la création artistique devienne mémoire, conscience et sentinelle de
l’humanité, nos écoles artistiques doivent être des institutions interdisciplinaires et
27
J.-C. AKENDA KAPUMBA, Identité culturelle africaine et universalisme éthique, p. 147.
10
transversales, des foyers dynamiques et des lieux de rencontre de diverses vues originales où
les jeunes talentueux sont accompagnés, stimulés et promus.
A l’Académie des Beaux-Arts de Kinshasa, même si tous ces moyens ne sont pas
encore réunis, c’est cette école d’art que nous préconisons pour donner une formation adaptée
aux nécessités de notre temps. Ainsi, nos étudiant sont formés de manière à pouvoir penser,
concevoir, réaliser l’art en se confrontant aux défis qui sont les leurs maintenant, de manière à
anticiper le « futur » grâce à la puissance de l’imagination créatrice, moteur du
développement de tout génie artistique.
Toutefois, il faut souligner qu’il a fallu beaucoup de temps pour que l’Académie des
Beaux-Arts puisse s’inscrire dans une démarche artistique à la fois universelle et locale,
dynamique et pragmatique qui lie l’art à la vie. De plus en plus, chez les enseignants comme
chez les étudiants, cette démarche est en train de provoquer une sorte de révolution
scientifico-artistique dans notre manière d’enseigner et de produire l’art.
Car, « l’art des Africains contemporains doit exprimer les hommes et les femmes
qu’ils sont aujourd’hui et qu’ils veulent être en dialogue avec les autres hommes et femmes de
la terre »28. L’art ou l’œuvre d’art doit être le lieu de l’ « épiphanie », c’est-à-dire de
l’apparition, de la manifestation autant de la mémoire vivante que des idéaux du peuple porté
par l’artiste.
Pour y arriver et ainsi produire des œuvres dont la valeur ontologique et l’universalité
ne peuvent être contestées, l’artiste doit s’affranchir de toutes les influences aliénantes. Il doit
être à l’écoute des mutations et des bouleversements de son temps pour pouvoir pénétrer les
28
H. KALAMA, « Problèmes contextuels et conceptuels de la "découverte" de l’art "nègre" et du renouveau de
l’art occidental », in Annales de l’ABA n°07 (2019), p. 58.
11
- former des cadres supérieurs dans le domaine des arts plastiques et des arts
graphiques ;
- promouvoir la recherche des techniques nouvelles dans ce domaine en vue de
garantir l’épanouissement de l’art congolais moderne.
Conclusion
29
Cf. H. KALAMA, « Le paradigme "Art Africain" : de l’origine à sa physionomie actuelle », in Artl@s
Bulletin, n°1 (2018), pp. 18-30.
30
J-G. BIDIMA, L’art négro-africain, Paris, PUF, p. 111.
12
Voilà pourquoi, prenant de distance par rapport à une pratique artistique longtemps
restée sous le joug d’une métaphysique de l’identité africaine, nous préconisons une approche
pragmatique et un enseignement dynamique, interdisciplinaire et transversal de l’art. Pour que
la création artistique devienne mémoire, conscience et sentinelle de l’humanité, dans le sens
de la philosophie de culture que soutient Akenda, nos écoles de l’art doivent être des lieux de
rencontre de diverses vues originales où les jeunes talentueux sont accompagnés, stimulés et
promus dans leur singularité. Malgré les nombreux défis à relever dans la mise sur pied d’une
telle démarche, c’est sur cette voie que l’Académie des Beaux-Arts de Kinshasa est engagée.
Pour nous, la figure du Professeur Akenda est un modèle à suivre dans la quête de
réponse aux défis qu’on peut rencontrer dans le domaine de l’enseignement. Même encore
aujourd’hui, il continue à mener une brillante carrière intellectuelle tout en assumant de
hautes responsabilités administratives. Lui rendre des vibrants hommages, c’est aussi et
surtout emboiter ses pas dans la recherche commune du développement durable de notre pays,
développement auquel le secteur des arts et culture doit nécessairement beaucoup contribuer.
Puisque, l’art ne saurait manquer de participer au mouvement de création d’une harmonie
générale de l’homme avec l’homme. Il a sa place dans l’exercice de la socialité, comprise
comme l’ensemble des manières communes que d’aucuns appellent « identités sociales » pour
parler des formes concrètes de la dimension sociale de l’homme31.
31
L. De SAINT MOULIN, « Quels changements sont souhaitables dans les identités sociales en RD Congo ? Pouvons-nous
y contribuer ? », in Congo-Afrique, n°464(avril 2012), p. 258.