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CULTURE ET CREATION ARTISTIQUE DANS LE CONTEXTE


CONGOLAIS

par le

Professeur Kalama Akulez Henri


Artiste-Peintre, Docteur en Arts plastiques et phénoménologie de l’art
Directeur général de l’Académie des Beaux-Arts de Kinshasa

Introduction

A la suite de la philosophie de culture élaborée par le Professeur Akenda comme la


mémoire, la conscience et la sentinelle de l’humanité1, nous voulons tenter de montrer
comment les différentes théories de la culture sont ou peuvent être appliquées aux questions
pratiques dans le domaine des arts et des politiques culturelles en Rd Congo. Nous partons de
la conviction selon laquelle les questions et essais de réponses sur la culture et l’art, dans un
pays, participent à la construction dynamique des identités sociales et, ainsi, à la création et à
la promotion d’une « pensée nationale », moteur du développement véritable.

De notre point de vue, réfléchir sur ces questions avec Akenda qui conçoit la
philosophie de la culture comme une philosophie de la vie dans sa pluralité culturelle, c’est
rencontrer les grandes lignes de la Convention de l’UNESCO sur la protection et la promotion
de la diversité culturelle2. Puisque, réfléchir sur la pluralité des mondes culturels et des
expressions artistiques, permet de découvrir les limites de sa propre culture et de s’ouvrir à
l’humanité comme une communauté supra-culturelle3. Une telle réflexion qui conduit ainsi à
la reconnaissance et à la compréhension d’autres cultures, ne peut que constituer un espace
d’échanges capables de permettre à nos cultures de s’épanouir et d’interagir librement de
manière à s’enrichir mutuellement.

Aussi, cette réflexion ne peut-elle que stimuler la diversité des expressions et


promouvoir la prise de conscience de la valeur du secteur de la culture et des arts dans le
renouveau social dans tout pays et dans l’édification des identités culturelles aux niveaux
local, national et international.

1
J-C. AKENDA KAPUMBA, Identité culturelle africaine et universalisme éthique. Tâches pratiques d’une
philosophie de la culture africaine, dans Philosophie africaine. Bilan et perspectives. Actes de la XVè
Semaine Philosophique de Kinshasa du 21 au 27 avril 1996, Kinshasa, FCK, 2002, p. 142.
2
Cf. UNESCO, Textes fondamentaux de la Convention de 2005 sur la protection et la promotion de la
diversité des expressions culturelles, Paris, UNESCO, 2013.
3
J-C. AKENDA KAPUMBA, o.c., p. 173.
2

C’est pour relever cette valeur que nous nous proposons dans cette contribution, de
planicher sur la notion de culture ainsi que sur son impact sur les politiques culturelles et sur
la production artistique. Pour ce faire, nous tâcherons d’abord d’expliciter la notion de
culture. Ensuite, nous montrerons comment une perception réductionniste de la culture ne
peut favoriser un programme intellectuel et politique courageux dans le secteur des arts et
culture. Nous aborderons enfin, la question de la production artistique sous forme d’un
partage de notre engagement en faveur d’un enseignement dynamique et pragmatique de l’art
à l’Académie des Beaux-Arts de Kinshasa.

I. La notion de « culture » dans les sciences sociales

Le concept de culture peut avoir plusieurs entendements souvent équivoques en


fonction de l’usage qu’on en fait. D’après Louis Dollot, le mauvais usage du mot culture
vient de son caractère insaisissable, de l’impossibilité de lui donner une définition correcte et
acceptable pour tous4. Si nous devons commencer par définir ce concept, c’est justement
parce que « un mot a surtout besoin d’être défini après un mauvais usage, de même qu’une
doctrine après une hérésie »5.

Cette nécessité s’impose encore davantage dans toute étude sur la culture quand on sait
que, dans une mondialisation sur fond du libéralisme occidental, diverses idéologies
politiques ont prétendu organiser le monde de manière uniforme. Pour des raisons
essentiellement économiques, ces idéologies hégémoniques ont été à la base de différentes
théories pseudo-scientifiques qui ont renié la diversité culturelle de l’humanité. Elles ont
présenté le modèle occidental comme l’idéal type du long processus d’humanisation à
laquelle tous les peuples devraient aboutir.

Aujourd’hui, le renouveau d’actualité que connaît la notion de culture dans les


réflexions des sciences sociales, exige de penser l’unité de l’humanité dans la diversité. Cette
diversité qui caractérise les différents peuples du monde, nous oblige de percevoir l’homme
en tant qu’un être de culture. Selon Akenda, l’homme construit et reconstruit la nature par la
création et l’usage des symboles à partir desquels il crée les diverses formes culturelles
notamment la religion, l’art, le langage, la morale, les institutions sociales, le droit, la science,
etc.6

4
L. DOLLOT, Culture individuelle et culture de masse, Paris, PUF, 1993, p. 8.
5
Ib.
6
J-C. AKENDA KAPUMBA, o.c., p. 171.
3

Ainsi, dans sa tâche primordiale, comme philosophie de la vie, la philosophie de la


culture doit aider l’homme à prendre conscience de sa vie et de son identité qui s’édifient sur
la vie et l’identité culturelles à partir des évidences ordinaires de nos vies relationnelles et
intersubjectives au sein d’une culture. Akenda pense que ce sont ces évidences qui
déterminent nos convictions profondes sur nous-mêmes, sur les autres et sur le monde. Mais
dans leur contingence historique, elles ne nous ouvrent pas naturellement à la compréhension
des évidences ordinaires qui proviennent d’autres fréquences culturelles. Il dit : « la culture
est culture en ce qu’elle crée les organes de son auto-transcendance comme condition de sa
survie : les symbolismes »7.

Effectivement, le mot culture est l’opposé du mot nature. La culture suppose la


transformation de la nature. La culture permet à l’homme non seulement de s’adapter à son
milieu, mais aussi d’adapter celui-ci (son milieu) à lui-même, à ses besoins et à ses projets.
Elle est une construction rationnelle, imaginée et contrôlée que chaque société se donne pour
répondre aux besoins de ses membres, en commençant par ceux qui correspondent au
fonctionnement physiologiques tels que la faim, le sommeil, le désir sexuel, etc8.

Dans cette perspective (générale), la notion de culture renvoie aux modes de vie et de
pensée qui orientent les comportements des membres d’une communauté. Cette notion
introduit aussi à l’ordre « symbolique » d’un peuple, à ce qui touche au « sens » que celui-ci
donne aux différents évènements et étapes de l’existence de ses membres et de la société9. De
la sorte, aujourd’hui, on peut percevoir la culture comme « une clé de voûte », un moyen pour
l’homme d’assumer son destin à la fois individuel et collectif10. Car, comme l’affirme
Akenda, « la pensée symbolique est celle qui transcende les limites culturelles et oriente vers
un monde commun de l’humanité »11.

Voilà pourquoi, selon lui, la deuxième tâche de la philosophie de culture comme


philosophie de la vie est de contempler le caractère fondamentalement symbolique de la vie
qui, dans son auto-symbolisation, évite de s’enfermer dans des cultures particulières 12. De ce
fait, de notre point de vue, la transmission et la réception d’une culture implique tout un
programme ou projet politique que chaque société doit se donner pour se renouveler, se

7
Ib., p. 172.
8
D. CUCHE, La notion de culture dans les sciences sociales, Paris, La Découverte, 2010, p. 6.
9
Ib.
10
L. DOLLOT, o.c., p. 7.
11
J-C. AKENDA KAPUMBA, o.c., p. 172.
12
Ib.
4

recréer continuellement au contact avec d’autres sociétés selon les impératifs de son milieu et
les enjeux de l’ère à affronter.

Et puisqu’aucune culture n’est évidente pour être assimilée automatiquement, une


culture va au-delà de l’ordre de l’information. Elle exige plutôt une pratique, une habitude
pour être acquise progressivement, par familiarité avec la diversité même des choses et des
évènements culturels. L’intégration de la culture exige donc le développement d’un savoir
intuitif ou un savoir pratique qui se donne immédiatement sous forme de la jouissance, c’est-
à-dire de goût. Car, d’après Jean Pierre Zarader, la culture est ce qui rend le monde intéressant
dans sa diversité ; elle est ce qui donne à la vie son sens, sa chair, son épaisseur, etc.13.

Dans cette optique, la culture est cette action de transformer et de dompter la nature
pour répondre aux besoins humains de survivance tant individuelle que collective au sein d’un
groupe social. Comme processus d’« hominisation », « la culture permet à chacun d’accéder à
une vie vraiment humaine grâce au concours, aux travaux et aux découvertes des autres
hommes, mais aussi grâce à l’effort et à la réflexion personnels de chacun ou encore grâce à
l’inspiration divine »14.

C’est cette idée d’action, d’effort, de recherche qu’on retrouve déjà dans le sens
étymologique du vocable « culture ». Celui-ci tire son origine du latin « colere » qui renvoie à
une activité : cultiver, soigner, protéger, veiller sur pour fertiliser et développer les richesses
latentes. Tel est le cas de la culture des sols, des plantes, des arbres et des végétaux et même
de l’élevage des animaux15.

Elargi à l’action que l’homme exerce sur le monde qui l’entoure, la culture consiste à
améliorer l’homme comme un jardinier améliore une fleur, avec cette différence que l’homme
s’améliore lui-même par l’action qu’il mène sur lui-même16. Ainsi, par exemple, les écrivains,
les poètes, les artistes et les savants peuvent être désignés comme étant des gens « cultivés »
par le fait qu’ils s’adonnent à « l’enrichissement » personnel par l’effort, la réflexion, le
travail et la recherche17.

Mais dans sa dimension collective, la culture est l’expression de la totalité de la vie


sociale de l’homme. Elle désigne un tout complexe ou l’ensemble des structures sociales,
religieuses, des manifestations intellectuelles, artistiques, etc., qui caractérisent une société

13
Cf. J-P. ZARADER (dir.), Les grandes notions de la philosophie, Paris, Editions Ellipses, 2015, p. 192-193.
14
L. DOLLOT, o.c., p. 8.
15
V. HELL, L’idée de culture, Paris, PUF, 1981, p. 116.
16
R. TSCHUMI, La crise culturelle, Lausanne (Suisse), Éd. L’âge d’homme, 1983, p. 15.
17
L. DOLLOT, o.c., p. 5.
5

donnée. Aussi, la culture désigne-t-elle « non seulement les traditions artistiques,


scientifiques, religieuses et philosophiques d’une société, mais encore ses techniques propres,
ses coutumes politiques et les mille usages qui caractérisent la vie quotidienne »18.

De ce fait, la culture désigne à la fois le patrimoine matériel et immatériel d’une


société. Le patrimoine matériel envisage la culture objectivement comme l’ensemble des
œuvres, des réalisations, des institutions qui déterminent l’originalité et l’authenticité de la vie
d’un groupe humain. Le patrimoine immatériel, quant à lui, consiste en l’action
psychologique et spirituelle que ces œuvres, ces réalisations et ces institutions exercent sur le
groupe humain en tant qu’être collectif et sur l’homme, considéré non pas tant comme
individu, mais comme produit de la culture ou expression de l’idée même de culture19.

Vue sous cet angle, la culture peut être considérée comme un capital qu’on acquiert
non seulement du fait de ses origines sociales, mais aussi de l’expérience basée sur des
rencontres vivantes et innovantes. En effet, la culture n’est pas un donné qui se transmettrait
tel quel de génération en génération. Elle est plutôt une production historique, c'est-à-dire une
construction qui s’inscrit dans l’histoire, et plus précisément, dans l’histoire des rapports des
groupes sociaux entre eux20. La culture n’est pas simplement un voyage de redécouverte ni un
voyage de retour. Elle n’est pas non plus une « archéologie ». Elle est une
production constante21. Nous pouvons dire qu’elle est un projet dynamique et jamais statique.

En termes d’identité culturelle, la culture fonctionne comme une « affirmation » de ce


qu’on est en tant que peuple ou ce que l’on croit être (auto-identité). Elle fonctionne aussi
comme une « assignation » (exo-identité)22. Dans tous ces deux cas, son impact sociologique
dans la définition de soi, dépend de la perception que l’on a de sa propre culture ou que les
autres ont de celle-ci. Car, si la culture produit des identités, les identités assumées, à leur
tour, produisent des œuvres proportionnelles aux choix ou à leurs niveaux de cultures.

Comment avons-nous perçu nos cultures en RD Congo ? Quel est leur impact dans la
création artistique contemporaine ?

II. La perception de la culture comme patrimoine commun

18
M. MEAD cité par L.-M. MORFAUX, Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines, Paris,
Armand Colin, 1999, p. 71.
19
V. HELL, o.c., p. 51.
20
Cf. G. BALANDIER cité par D. CUCHE, o.c., p. 76.
21
Cf. S. HALL, Identités et cultures. Politiques des cultural studies, Paris, Ed. Amsterdam, 2008, p. 346.
22
Ib., p.101.
6

Si la culture est un patrimoine ou un héritage à la fois matériel et spirituel, pour


pouvoir l’analyser, il faut s’inscrire dans une perspective synchronique à partir de
l’observation de ses données contemporaines. Car, la dimension fonctionnelle d’une culture
est à situer dans le présent et non pas dans le futur (l’évolutionnisme) ni dans le passé (le
diffusionnisme)23.

En Afrique, en général, et en RD Congo, en particulier, la culture comme un


patrimoine commun a été le leitmotiv des résistances contre le colonialisme occidental et un
outil majeur dans les luttes pour les indépendances. Tournés vers le passé, les pionniers des
indépendances africaines ont prêché le panafricanisme comme stratégie de lutte et la
négritude comme esthétique panafricaine pour chanter l’unité culturelle africaine perdue.

Dans cette optique purement politique et idéologique, tout discours sur la culture se
caractérisait par une quête incessante de l’identité africaine. Les concepts « culture » et
« identité culturelle » étaient fréquemment confondus dans la mesure où ils étaient perçus
comme des entités statiques et intemporelles assimilables à une sorte de seconde nature ou à
une donnée que l’on reçoit en héritage. On ignorait que les cultures ne sont pas des
monuments homogènes puisque, au cours de leur formation, plusieurs influences parfois
opposées s’exercent sur elles et plusieurs impulsions émergent également d’elles. Comme le
souligne Akenda, « les cultures se développent et ne se programment pas. Elles ne portent pas
seulement les fruits des pensées inspirées et des actions créatrices, mais aussi les cicatrices
des blessures passées »24.

En plus, en voulant vitaliser l’unité africaine dans un élan culturaliste, on oubliait


souvent que la taille de l’Afrique, la diversité des peuples qui l’habitent et la multiplicité des
langues parlées, font du Continent noir, une mosaïque des cultures hétérogènes. Une telle
hétérogénéité ethno-culturelle rend difficilement acceptables les expressions « culture
africaine », « identité africaine » ou « identité culturelle africaine ». Par contre, en raison du
caractère hétérogène des peuples africains, qui va d’ailleurs outre la race noire, il est
préférable de parler des cultures africaines, des identités africaines25.

Le secteur des arts, en général, et spécialement, de l’art plastique en Afrique, n’a pas
échappé à cette perspective réductionniste de la culture. L’inaliénable souci de rendre toujours

23
D. CUCHE, o.c., p. 37.
24
J.-C. AKENDA KAPUMBA, Identités culturelles africaines comme processusd'identification croissante avec
les nouvelles exigences techno-culturelles?, dans Identités culturelles africaines et nouvelles technologies. Actes
de la XVIe semaine philosophique de Kinshasa du 10 au 16 décembre, Kinshasa, FCK, 2000, p. 23.
25
Ib.
7

compte et de vouloir à tout prix exprimer cette « identité culturelle africaine » ou de cette «
culture africaine », a engendré au fil des années, un « art » sorti du « moule de l’art africain ».

Notons ici qu’un moule est un instrument creux servant à la fabrication, par la
technique du moulage, des articles plus au moins identiques. Marqués par les caractéristiques
physiques du moule, les éléments qui y sortent sont identiques à l’exception de certaines
imperfections résultant de l’insuffisance de la matière à mouler ou de l’imperfection du moule
lui-même.

Le « moule de l’art africain » a été un moule mental dont le résultat a été la


production d’un art stéréotypé et aseptisé, comprenant en plus des éléments tels que les
masques et statuaires africains, les idéogrammes africains, le sac de raphia, et tout autre
élément portant une épithète «africain». C’est le cas, entre autres, du pagne Wax hollandais «
africain » auquel s’ajoute l’appropriation de toutes les réalisations humaines réputées
primitives, qu’elles fussent européennes, américaines ou océaniennes.

Dans cette approche, la problématique de l’art est restée sous le joug d’une
métaphysique de l’identité à partir de laquelle l’art contemporain africain a souvent été traité
en termes d'origine, d'africanité pour accentuer son point de départ afin de reproduire ce qui a
été perdu. Les artistes d’origine africaine ont souvent été vus comme des représentants des
rites ancestraux qui alimentent les imaginaires des occidentaux (collectionnaires d’art,
touristes pressés) à la recherche d’objets des sociétés primitives, des traces des pratiques du
sacré, des fragments des cosmogonies antiques, etc.

Dans les premières écoles d’art au Congo (celles-ci étaient presque toutes des ateliers
privés), c’est ce besoin de ce temps de colonisation qui orientait toute la démarche artistique.
Des autochtones étaient principalement initiés à des connaissances et techniques modernes sur
l’art selon les besoins du marché de l’art.

Dans cette perspective, la production plastique en Afrique, en général, et en RD


Congo, en particulier, a été réduite aux masques et statuettes. Notre démarche scientifico-
artistique est restée longtemps marquée par le regard colonial et, encore aujourd’hui,
influencée par les sillages du marché de l’art !

Par ailleurs, dans les luttes variées pour la liberté, l’émancipation, l’indépendance, la
justice, la démocratie, l’unité et la cohésion nationale, le développement intégral, ..., le
8

domaine de l’art tant plastique, dramatique que musical, a été exploité politiquement. Les
idéologies nationalistes fondée sur la promotion de l’identité africaine, ont aussi maintenu la
création artistique dans une démarche réductionniste de « l’africanisation » des œuvres de
l’esprit. En RD Congo (ex. Zaïre), l’idéologie politique du recours (retour) à l’« authenticité »
a, par conséquent, réduit l’activité artistique à une sorte de « reproduction » de l’art du
passé (les masques) pour manifester notre « identité ancestrale », notre « identité génétique »
longtemps méconnue, bafouée par l’Occident !

En liant l’enseignement et la pratique de l’art à une permanente référence contextuelle


extérieure (le marché d’art), en considérant idéologiquement les artistes contemporains
comme des réserves de reproduction de ce qui a été perdu, on a aliéné jusqu’à bloquer la
créativité du génie africain, du génie congolais. On a privé à l’artiste d’origine africaine
(d’origine congolaise), le droit de penser le monde.

Comme l’a su bien observer une critique d’art, Joëlle Busca, l’art contemporain en
Afrique, s’est réduit à un reflet exact d’un contexte identitaire manifestant l’illusion d’une
unité culturelle du continent africain. Par conséquent, calqués sur le modèle de l’art
traditionnel, les arts contemporains africains ont risqué de perdre le contact avec de grandes
utopies collectives de notre temps qu’ils sont pourtant censés manifester26.

Pour revenir à la notion de culture comme action, on peut dire que dans cette
aliénation, l’art a cessé d’être une action capable d’infléchir sur la nature, sur notre
environnement sociopolitique. Tourné vers le passé, sans aucun ancrage dans le présent, ce
domaine du renouveau culturel et social a cessé d’être la manifestation des mutations, des
aspirations de nos peuples, des événements concrets de notre vécu quotidien.

Dans cette aliénation, l’art n’a pas fructifié notre patrimoine ou héritage culturel. Dans
différents contextes politiques, la création artistique a cessé d’être le lieu par excellence de
l’exercice de la liberté. Plutôt, elle a été au service du « roi ». Même Senghor n’a été un grand
mécène de la culture que dans la mesure où elle lui a servi d’asseoir l’idéologie politique de la
négritude. Maréchal Mobutu n’a été un grand protecteur des artistes que pour donner corps à
sa politique du « recours à l’authenticité », même de manière folklorique et en rupture totale
avec la vie réelle de nos populations.

26
J. BUSCA, L’art contemporain Africain. Du colonialisme au postcolonialisme, Paris, L’Harmattan, 2000 ;
Perspectives sur l’art contemporain Africain, Paris, L’Harmattan, 2002,
9

Du coup, il y a lieu de dire que ce secteur n’a bénéficié d’une attention particulière des
hommes politiques seulement quand ces derniers y tiraient d’intérêts immédiats. En effet, ne
disons-nous pas que la politique est un rapport de force basé sur des intérêts du moment!

D’après nous, l’absence des politiques culturelles nationales cohérentes dans notre
pays, est justement due à cette mauvaise perception de la culture, en général, et des arts, en
particulier. Une telle perception, à la fois utilitariste et réductionniste, ne peut aboutir à un
programme intellectuel conséquent qui exige une vision politique courageuse pour que le
secteur de la culture et des arts manifeste librement la conscience de nos populations
contemporaines. Pour que l’art participe aux réformes sociales et soit un levier efficace du
développement humain et économique de notre pays, il convient donc d’apprendre la culture
autrement et d’enseigner l’art de manière à dépasser sa phase mimétique ou reproductive afin
d’atteindre sa dimension triadique : le Beau, le Bien et le Vrai. Tel est notre plaidoyer pour un
enseignement dynamique de l’art.

III. Pour un enseignement dynamique, interdisciplinaire et transversal de l’art

Comme patrimoine matériel et immatériel commun à un peuple, à une nation, la


culture ne peut être une pure création ou une pure imagination. De manière dynamique, elle
est un assemblage cohérent d’éléments originaux et d’éléments importés, d’inventions propres
et d’emprunts dans la quête de réponse aux problèmes existentiels d’un peuple. Ainsi, dans
une appréhension économique marxiste, nous sommes de l’idée que la culture fonctionne sous
forme d’un capital (patrimoine) qu’on doit encadrer pour qu’il fructifie, se renouvelle et porte
bénéfice en répondant aux besoins de ses consommateurs.

Mais aussi, au sens technique et artistique qui est le nôtre, la culture renvoie au talent
qu’il faut aussi comprendre bibliquement comme un don. Selon les exigences bibliques, il faut
inventer des stratégies adéquates pour développer, fructifier, multiplier ce don. Autrement, on
finit par le perdre.

Dans le sens de la philosophie de culture que soutient Akenda, pour que l’art
maintienne éveillés les idéaux sur lesquels se fonde toute la vie sociale (la justice, la liberté,
l’autonomie, le bonheur, l’égalité, la responsabilité, le bien-être, etc.27), nos écoles d’art
doivent servir comme ce lieu d’encadrement, ce lieu où se développent les talents de nos
étudiants. Pour que la création artistique devienne mémoire, conscience et sentinelle de
l’humanité, nos écoles artistiques doivent être des institutions interdisciplinaires et

27
J.-C. AKENDA KAPUMBA, Identité culturelle africaine et universalisme éthique, p. 147.
10

transversales, des foyers dynamiques et des lieux de rencontre de diverses vues originales où
les jeunes talentueux sont accompagnés, stimulés et promus.

Certes, un tel encadrement nécessite un investissement matériel conséquent et un


personnel hautement qualifié.

A l’Académie des Beaux-Arts de Kinshasa, même si tous ces moyens ne sont pas
encore réunis, c’est cette école d’art que nous préconisons pour donner une formation adaptée
aux nécessités de notre temps. Ainsi, nos étudiant sont formés de manière à pouvoir penser,
concevoir, réaliser l’art en se confrontant aux défis qui sont les leurs maintenant, de manière à
anticiper le « futur » grâce à la puissance de l’imagination créatrice, moteur du
développement de tout génie artistique.

Toutefois, il faut souligner qu’il a fallu beaucoup de temps pour que l’Académie des
Beaux-Arts puisse s’inscrire dans une démarche artistique à la fois universelle et locale,
dynamique et pragmatique qui lie l’art à la vie. De plus en plus, chez les enseignants comme
chez les étudiants, cette démarche est en train de provoquer une sorte de révolution
scientifico-artistique dans notre manière d’enseigner et de produire l’art.

Nous sommes personnellement un des protagonistes de la première ère de ce courant


« révolutionnaire » qui soutient que la création artistique africaine de notre temps, ne doit pas
se laisser occulter par l’art du passé, aussi riche soit-il. Dans une perspective pragmatique qui
lie l’art aux signes de la mutation, du changement, des bouleversements dont l’artiste est un
témoin privilégié, nous soutenons que la création contemporaine doit se mouvoir dans
l’univers. Elle doit épouser au plus près ses rythmes comme l’écho du souci et de l’espérance
des hommes et femmes du monde complexe porté par l’artiste.

Car, « l’art des Africains contemporains doit exprimer les hommes et les femmes
qu’ils sont aujourd’hui et qu’ils veulent être en dialogue avec les autres hommes et femmes de
la terre »28. L’art ou l’œuvre d’art doit être le lieu de l’ « épiphanie », c’est-à-dire de
l’apparition, de la manifestation autant de la mémoire vivante que des idéaux du peuple porté
par l’artiste.

Pour y arriver et ainsi produire des œuvres dont la valeur ontologique et l’universalité
ne peuvent être contestées, l’artiste doit s’affranchir de toutes les influences aliénantes. Il doit
être à l’écoute des mutations et des bouleversements de son temps pour pouvoir pénétrer les

28
H. KALAMA, « Problèmes contextuels et conceptuels de la "découverte" de l’art "nègre" et du renouveau de
l’art occidental », in Annales de l’ABA n°07 (2019), p. 58.
11

espaces du plaisir, de l’imagination et légitimer la richesse de sa création29. C’est dans cet


élan qu’il peut atteindre la dimension triadique de l’art : le Beau, le Bien et le Vrai.

C’est cette démarche pragmatique que nous cherchons à promouvoir au sein de


l’Académie des Beaux-Arts de Kinshasa, sous forme d’un art de la « traversée ». Cette
traversée se veut un processus qui évalue les transformations sociales en captant des champs
divers des forces, des perceptions, des réceptions et des productions pour dessiner la
trajectoire ou une ouverture entre l’art et la vie30.

Cette démarche artistique, à la fois pragmatique et phénoménologique, marque, de


plus en plus, l’actuelle génération d’artistes de l’Académie des Beaux-Arts qui cherchent à se
démarquer d’une pratique d’art prisonnière du moule de l’ancien. En appréhendant librement
l’art dans son rapport avec l’histoire et la société, les jeunes artistes de cette génération
cherchent à produire un art vrai (original) qui reflète leurs sensibilités actuelles, leur
perception et conception du monde politique, religieux, économique, culturel, etc.

De ce fait, à partir de leur contexte sociopolitique, ils participent au développement


original de l’art de notre temps en communiant avec le reste de l’humanité. Ce résultat, de
notre point de vue, est le fruit d’un enseignement de l’art que nous nous efforçons d’assurer
tel qu’il est dispensé dans toutes les grandes institutions artistiques du monde afin d’atteindre
les missions spécifiques qui nous sont assignées par le législateur congolais :

- former des cadres supérieurs dans le domaine des arts plastiques et des arts
graphiques ;
- promouvoir la recherche des techniques nouvelles dans ce domaine en vue de
garantir l’épanouissement de l’art congolais moderne.

Si de plus en plus nous gagnons le pari de la conception d’une démarche pédagogique


qui marie les théories scientifiques aux techniques et pratiques artistiques variées dans la
production d’un art véritablement contemporain, nous sommes, toutefois, butés à bien des
défis qu’il faut relever pour participer efficacement au développement de la société
congolaise.

Conclusion

29
Cf. H. KALAMA, « Le paradigme "Art Africain" : de l’origine à sa physionomie actuelle », in Artl@s
Bulletin, n°1 (2018), pp. 18-30.
30
J-G. BIDIMA, L’art négro-africain, Paris, PUF, p. 111.
12

Dans le but d’un prolongement de la philosophie de la culture du Professeur émérite


Akenda, dans cette contribution, nous avons réfléchi sur la notion de culture et son impact sur
les politiques culturelles et sur la production artistique dans notre contexte congolais. Pour
relever la valeur du secteur des arts et culture dans le renouveau social de notre pays, nous
avons commencé par chercher le sens de la culture en soulignant l’exige actuelle de penser
l’unité de l’humanité dans la diversité des expressions qui caractérisent les différents peuples
du monde.

De notre point de vue, toute perception réductionniste de la culture ne peut favoriser la


diversité des manifestations culturelles ni promouvoir un programme intellectuel et politique
courageux dans le secteur des arts et culture. Car, si la culture produit des identités, à leur
tour, les identités assumées produisent des œuvres proportionnelles aux choix ou à leurs
niveaux de cultures.

Voilà pourquoi, prenant de distance par rapport à une pratique artistique longtemps
restée sous le joug d’une métaphysique de l’identité africaine, nous préconisons une approche
pragmatique et un enseignement dynamique, interdisciplinaire et transversal de l’art. Pour que
la création artistique devienne mémoire, conscience et sentinelle de l’humanité, dans le sens
de la philosophie de culture que soutient Akenda, nos écoles de l’art doivent être des lieux de
rencontre de diverses vues originales où les jeunes talentueux sont accompagnés, stimulés et
promus dans leur singularité. Malgré les nombreux défis à relever dans la mise sur pied d’une
telle démarche, c’est sur cette voie que l’Académie des Beaux-Arts de Kinshasa est engagée.

Pour nous, la figure du Professeur Akenda est un modèle à suivre dans la quête de
réponse aux défis qu’on peut rencontrer dans le domaine de l’enseignement. Même encore
aujourd’hui, il continue à mener une brillante carrière intellectuelle tout en assumant de
hautes responsabilités administratives. Lui rendre des vibrants hommages, c’est aussi et
surtout emboiter ses pas dans la recherche commune du développement durable de notre pays,
développement auquel le secteur des arts et culture doit nécessairement beaucoup contribuer.
Puisque, l’art ne saurait manquer de participer au mouvement de création d’une harmonie
générale de l’homme avec l’homme. Il a sa place dans l’exercice de la socialité, comprise
comme l’ensemble des manières communes que d’aucuns appellent « identités sociales » pour
parler des formes concrètes de la dimension sociale de l’homme31.

31
L. De SAINT MOULIN, « Quels changements sont souhaitables dans les identités sociales en RD Congo ? Pouvons-nous
y contribuer ? », in Congo-Afrique, n°464(avril 2012), p. 258.

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