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Présentation

« À vous dont le sentiment d’exister a été attaqué, ébranlé ou détruit, la


société ne propose plus qu’une issue : la “dépression”. Il y a pourtant des
alternatives. Elles sont libératrices. Elles redonnent une dignité. Je vous les
présente dans ce livre. »

Robert NEUBURGER

Psychiatre, psychanalyste, thérapeute de couple et de famille, Robert


Neuburger exerce à Paris et en Suisse. Il est notamment l’auteur, aux
Éditions Payot, de Le Couple  : le désirable et le périlleux, L’Art de
culpabiliser, et « On arrête ?… On continue ? » Faire son bilan de couple.
ÉDITIONS PAYOT & RIVAGES

106, boulevard Saint-Germain

75006 Paris

www.payotrivages.fr

Couverture : © www.annelaurebaudrillart.com - Illustration : © fineartimages/leemage, Gustav


Klimt, L’Accomplissement, détail de la fresque murale réalisée en 1904-1909 dans le palais du
banquier bruxellois Adolphe Stoclet.

© 2012, Éditions Payot & Rivages

© 2014, Éditions Payot & Rivages pour la présente édition

ISBN : 978-2-228-91020-0

Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage privé du client. Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, à titre gratuit ou onéreux, de tout ou
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de poursuivre toute atteinte à ses droits de propriété intellectuelle devant les juridictions civiles ou pénales
À mes parents,

à Svéti, Alice, Frédéric, Paul-Louis, Éthel,

source de mon sentiment d’exister.


«  Il ne suffit pas de mettre des hommes au monde pour qu’ils
puissent exister. »
René LAFORGUE 
 
«  L’homme n’est pas une nature, mais une histoire… L’homme
n’est pas une chose, mais un drame… Sa vie est quelque chose qui
doit être choisi, inventé alors qu’il progresse, et un homme est dans
ce choix et cette invention. Chaque homme est son propre auteur, et
bien qu’il puisse choisir entre être un auteur original ou un plagiaire,
il ne peut échapper à ce choix… Il est condamné à être libre. »
José ORTEGA Y GASSET 
Introduction
Vivre et exister

«  Je sens mon cœur battre, mes poumons respirer, mon corps vivre, et
pourtant je ne sens pas que j’existe », dit une jeune femme victime d’abus
sexuel. « J’ai l’impression d’être transparente », se plaint une autre. « Je ne
me sentais plus exister », lâche un homme pour justifier sa décision subite
de quitter sa femme et ses enfants.
Je suis frappé depuis une dizaine d’années par la fréquence de cette
forme d’expression de la souffrance. Un désespoir perce chez ces femmes et
ces hommes lorsqu’ils confient que leur sentiment d’exister est, sinon
anéanti, du moins fortement attaqué.
En y réfléchissant, j’ai été conduit à distinguer la vie de l’existence. La
vie nous est donnée. Elle demande que nous l’entretenions. Le corps a ses
exigences. Nous devons manger, boire, surveiller notre santé. L’existence
est autre chose. Ce que j’entends par sentiment d’exister consiste à être en
accord avec la façon dont se déroule notre vie. Ce sentiment est d’intensité
variable. Parfois, nous existons pleinement dans notre vie, dans notre
couple, dans notre profession, nous sommes en accord avec nous-mêmes et
avec notre entourage, proches du bonheur. Parfois, nous existons beaucoup
moins. Et si cet état se prolonge, il arrive alors que nous éprouvions un
sentiment de désespérance qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler –  en
reprenant une métaphore météorologique chère aux laboratoires
pharmaceutiques – une « dépression ».
Nous n’avons guère conscience de ce sentiment tant que tout va bien,
sauf en de rares moments comme celui qu’exprime Rousseau dans Les
Rêveries du promeneur solitaire : « Quand le soir approchait je descendais
des cimes de l’île et j’allais volontiers m’asseoir au bord du lac, sur la
grève, dans quelque asile caché  ; là le bruit des vagues et l’agitation de
l’eau fixant mes sens et chassant de mon âme toute agitation la plongeaient
dans une rêverie délicieuse où la nuit me surprenait souvent sans que je
m’en fusse aperçu. Le flux et le reflux de cette eau, son bruit renflé par
intervalles, frappant sans relâche mon oreille et mes yeux, suppléaient aux
mouvements internes que la rêverie éteignait en moi et suffisaient pour me
faire sentir avec plaisir mon existence, sans prendre la peine de penser. De
temps à autre naissaient quelques faibles et courtes réflexions sur
l’instabilité des choses de ce monde dont la surface des eaux m’offrait
l’image ; mais bientôt ces impressions légères s’effaçaient dans l’uniformité
d’un mouvement continu qui me berçait. »
Mais si quelque chose survient qui crée une brèche dans cette belle
construction, l’existence se met à nous peser, voire à nous échapper. Le plus
souvent, nous prenons conscience de ce qu’est le sentiment d’exister
lorsque celui-ci vient à manquer. Se sentir exister n’est pas une donnée
biologique, c’est une construction.
Naturellement, la vie et l’existence sont en étroit rapport. Si notre
sentiment d’exister faiblit au point que nous envisagions le suicide, c’est
bien le corps, donc la vie, qui est menacé. Inversement, quand le corps nous
lâche à cause d’une maladie, c’est le sentiment d’exister qui est affecté. Le
tout est lié à une conscience toujours présente de l’écoulement du temps.
Un patient avait posé sur son bureau, de manière à l’avoir toujours sous les
yeux, une note disant : Today is the first day of your last days – aujourd’hui,
c’est le premier de tes derniers jours… Un autre avait en réserve une
quantité de barbituriques lui rappelant constamment la possibilité qu’il avait
d’abréger ses jours. À l’époque baroque, où la durée de vie moyenne était
d’environ trente-cinq ans, les tableaux présentaient souvent dans un coin un
crâne qui signifiait au propriétaire du tableau que son temps était compté.
C’est ce qu’on appelait des vanités ou memento mori.
Dans ces conditions, puisqu’on a le sentiment que la vie est brève,
pourquoi ne pas tenter de jouir le plus possible de cette possibilité qui nous
est donnée ? Il y a trois raisons à cela. Premièrement, toute jouissance est
construite sur le mode de la jouissance sexuelle. Elle est de type
orgasmique, donc temporaire, et suivie d’une période d’inexcitabilité
physiologique1, donc d’insatisfaction programmée. Deuxièmement, les
raisons de jouir s’épuisent au fur et à mesure qu’on les utilise. Nous
sommes ainsi constamment en devoir de quêter des sensations nouvelles.
Troisièmement, notre sentiment d’exister semble être étroitement lié à notre
dignité d’être humain, à l’opinion que nous avons de nous-même et à celle
que les autres ont de nous. Cette dignité est elle-même liée au respect que
nous ressentons vis-à-vis de nous-même et à celui que les autres nous
accordent. Et ce respect est lié à l’éthique qui nous a été transmise sous la
forme d’une morale, sinon religieuse, du moins en rapport avec un système
de croyances qui sont le produit d’une construction appelée « nous ».
L’existence est liée à la croyance, à ce que l’on croit qu’est ou devrait
être notre existence. C’est une construction –  et une construction jamais
achevée. Dans L’Écriture ou la vie, Jorge Semprun raconte comment, grâce
au travail d’écriture, il est revenu à l’existence à sa sortie de camp de
concentration : « Nous sommes vivants, maintenant, il s’agira de nous faire
exister. » C’est une phrase particulièrement juste.
Ce que les médecins nomment « dépression » est, selon moi, le fait de ne
plus se sentir exister ou, tout au moins, de se sentir moins exister, ce qui se
traduit par le sentiment de ne pas se percevoir d’avenir, de se trouver sans
projet, hors du temps. Les «  déprimés  » n’ont plus qu’à se fier à la
médecine pour se sortir de cet état qui les identifie comme des malades. Or
il ne s’agit pas d’une maladie, mais du symptôme qu’un événement est venu
troubler la construction du sentiment d’exister, entraînant un doute sur le
droit de ces personnes à exister dans ce monde. Cet état douloureux
représente un signal-symptôme, quelque chose comme la douleur
provoquée par une brûlure et qui nous dit : « Mon sentiment d’exister a été
attaqué  ! Par quoi  ? Comment  ?  » C’est la conséquence normale d’une
attaque douloureuse contre quelque chose d’essentiel, cette construction qui
nous occupe depuis l’enfance et qui consiste à nous faire exister, à nous
conférer une dignité humaine, qui nous donne le droit et les raisons de
vivre.
Le sentiment d’exister doit être distingué du sens de la vie. Viktor Frankl,
Irvin Yalom2 et les tenants de la thérapie existentielle invoquent l’idée que
l’homme a besoin pour vivre de donner un sens à sa vie. Je pense qu’il
s’agit là d’une conséquence et non d’une cause. Le sens de sa propre vie, de
son utilité, surgit lorsque le sentiment d’exister est déjà présent. Ce n’est
pas le but qui confère l’existence, c’est le fait de se sentir exister qui permet
d’imaginer que l’existence a un but. Je rejoindrai cependant Viktor Frankl
sur un point essentiel, quand il affirme que le sentiment d’un vide
existentiel n’est pas une maladie  : «  En ce qui concerne le sentiment de
non-sens de notre existence, nous ne devons pas faire l’impasse et oublier
que ce n’est pas en soi une situation pathologique, c’est plutôt la preuve de
notre humanité3. »
Cela dit, cette question de choisir les moyens par lesquels nous nous
faisons exister est liée au contexte politique. Si je vis dans une société
démocratique, c’est bien à moi que revient cette tâche. Dans une société
totalitaire, en revanche, c’est l’État qui se charge de diriger mon existence.
Une femme d’origine roumaine avait passé une grande partie de sa vie sous
la dictature communiste, un régime qui ne lui laissait guère de choix dans
la construction de son existence. Quand elle est venue consulter, elle avait
un sentiment, non pas de dépression, mais de vide existentiel. Elle m’a
demandé mon diagnostic, je lui ai répondu  : «  Votre maladie, c’est la
liberté ! »
Ce livre vous montrera d’abord comment nous construisons notre
sentiment d’exister, les matériaux qui vont nous conférer ce sentiment. Il
s’agira pour l’essentiel des relations que nous établissons avec les autres et
celles que les autres établissent avec nous, ainsi que nos appartenances à
des groupes qui nous reconnaissent et nous acceptent.
J’éclairerai ensuite les situations qui manifestent un défaut de
construction du sentiment d’exister, ainsi que celles qui, ultérieurement,
témoignent d’une attaque au sentiment d’exister et les réactions qui peuvent
en découler, réactions négatives liées au désespoir, mais aussi tentatives
d’autoréparation dont certaines sont à l’origine de chefs-d’œuvre
artistiques.
Enfin, j’indiquerai, au travers de ma pratique, ce que peut apporter une
thérapie qui prend en compte une lecture dépathologisante des souffrances
psychiques. On le verra, plus que les symptômes qu’ils présentent, c’est la
dignité des sujets que je privilégie. Il ne s’agit pas de leur faire croire
qu’une fois leurs symptômes effacés par des moyens chimiques, ils seront
heureux, mais de valoriser chez eux la liberté de choisir.

1. On appelle cette période aphanasis, terme utilisé pour la première fois en 1927 par le psychanalyste Ernest Jones dans un article sur le développement précoce de la sexualité de
la femme.

2. Voir Irvin Yalom, Thérapie existentielle, Paris, Galaade, 2008.

3. Viktor E. Frankl, Man’s Search for Meaning, New York, Beacon Press, 1959, p. 141 ; trad. fr. Découvrir un sens à sa vie, Montréal, Éditions de l’Homme, 2005.
CHAPITRE PREMIER
Comment se construit le sentiment d’exister

Qu’est-ce qui nous pousse à construire un couple et à fonder une


famille  ? Pourquoi ressentons-nous le besoin d’appartenir à un cercle
amical ou associatif  ? Quel est le sens pour nous d’une relation
professionnelle ? Pourquoi souffrons-nous quand nous nous sentons rejetés,
abandonnés, méprisés par des êtres avec lesquels nous avions pensé qu’une
relation s’était construite  ? Pourquoi des injustices, des humiliations, des
violences subies, physiques ou psychiques, liées à des appartenances à des
groupes, ou à des refus ou des rejets de ces mêmes groupes, engendrent-
elles chez nous le désir de disparaître ou des rages qui nous entraînent
parfois à commettre des actes illicites ?
Le sentiment d’exister n’a rien de naturel. C’est une construction destinée
à échapper à l’angoisse fondamentale que suscite la conscience de notre
mort inéluctable. Et c’est dès la naissance que nous sont enseignés les
matériaux qui nous permettront plus tard de nous faire exister.

Naître et exister

Dès que nous apparaissons au monde, voire un peu avant, débute le


phénomène d’humanisation, et ce, de deux façons. Bien sûr, il y a la relation
à la mère, ou, du moins, à une personne stable qui crée une relation investie,
qui sait nous parler, nous regarder, nous prendre dans ses bras, nous nourrir,
nous caresser, nous aimer. Cette relation dite fusionnelle est vitale. Le
psychanalyste américain René Spitz l’a bien compris pendant la Seconde
Guerre mondiale, lorsqu’il chercha ce qui affectait les bébés londoniens
éloignés de la ville pour des raisons de sécurité et qui se laissaient mourir
d’avoir été brutalement séparés de leur mère.
Mais un autre facteur intervient dans ce processus d’humanisation, qui
n’est pas moins important : l’enfant se voit introduit dans une appartenance
à des groupes humains. D’abord sa famille  : il est reconnu, et l’on sait
l’importance de ce premier regard porté sur l’enfant. « Elle ressemble à la
tante Ursule. » « C’est tout à fait un Dupont. » « Il a le nez de son grand-
père.  » Ces phrases ne sont pas anodines. Elles correspondent à un rituel
d’entrée dans un groupe, la famille, qui, dès lors, est censée lui faire une
place, avoir une responsabilité sur son existence. Un autre rituel important
est la nomination  : on donne à l’enfant un prénom, parfois deux. La
coutume aujourd’hui veut que le prénom usuel corresponde au désir des
parents et l’introduise dans la famille actuelle, tandis que le deuxième
prénom se réfère davantage à un axe transgénérationnel qui le relie à tel ou
tel ancêtre ou grand-parent. Autre rituel important  : le fait de déclarer le
nouveau-né à la mairie, ce qui lui donne un état civil, une nationalité. Des
cérémoniels religieux peuvent compléter ces supports d’existence.
Tous ces rituels ont pour fonction de nous relier dès la naissance à des
groupes d’appartenance, ce qui revient à nous conférer une identité. Boris
Cyrulnik a montré l’importance de cette phase à partir de sa propre
expérience des orphelinats roumains, expliquant que des enfants, par
ailleurs nourris et en relation avec un personnage stable, mais qui n’avaient
pas reçu le complément d’humanisation que sont ces différentes
appartenances, ne se développaient pas psychiquement.
Les matériaux qui confèrent à l’enfant son humanité, donc les moyens de
se faire exister, sont donc essentiellement les relations : celle, primaire, avec
une mère  ; celles avec d’autres personnes de l’entourage  ; et le fait de se
voir attribuer une identité de par les appartenances essentiellement
familiales et sociales qui lui sont données… On existe, ou mieux, on
apprend à exister par le regard de ses parents et avec l’aval de la société.

Comment définir la relation et l’appartenance ?

La relation peut se définir comme un échange : j’existe dans le regard de


l’autre, l’autre existe dans mon regard. C’est une souffrance que de ne plus
se sentir exister aux yeux de l’autre, d’être devenu transparent. La relation
est un rapport privilégié entre deux êtres, un attachement réciproque et
affectivement investi.
Mais il ne suffit pas d’établir des relations interpersonnelles pour exister,
encore faut-il que ces relations se situent à l’intérieur de cercles
d’appartenance.
La relation d’appartenance est un partage, avec d’autres personnes, de
valeurs, de croyances, de buts, d’intérêts qui créent une communauté réelle
et/ou psychologique. L’appartenance impose un engagement vis-à-vis du
groupe. L’un des effets de ce type de relation est qu’il crée une solidarité,
une loyauté entre les membres d’un groupe. C’est le monde de l’identité.
L’existence de chacun repose sur ce double réseau constitué d’un réseau
relationnel sur lequel se superpose un système d’appartenance. D’un côté,
l’attachement ; et de l’autre, l’engagement.
La relation interpersonnelle met en lien deux êtres. Les relations d’appartenance passent par le fait que les membres du groupe appartiennent au même cercle.

Ces deux systèmes relationnels sont distincts et complémentaires. Il peut


exister des relations interpersonnelles sans qu’elles se situent à l’intérieur
d’un cercle d’appartenance. C’est par exemple le cas de la rencontre
amoureuse. De même, il peut exister des appartenances communes entre
des êtres sans pour autant que ceux-ci puissent ou souhaitent développer des
relations interpersonnelles. C’est par exemple le cas des syndicats ou des
associations professionnelles. Mais il  semble que, pour être structurantes,
les relations interindividuelles doivent se  situer dans des groupes
d’appartenance, le premier d’entre eux étant le groupe familial. De même,
pour être un support identitaire consistant, une relation d’appartenance doit
contenir une relation entre au moins deux êtres. Dans tous les cas, nous
avons besoin des deux types de relation –  relation interpersonnelle et
relation d’appartenance – pour nous sentir exister.

Le monde des relations interpersonnelles

Les relations sont des éléments essentiels au sentiment d’exister. En


témoigne la douleur que l’on éprouve à la perte d’une relation investie. Le
rapport à nos relations ressemble aux investissements boursiers  : si l’on
n’investit pas, c’est-à-dire si l’on ne s’attache pas, on ne peut pas gagner,
mais si l’on investit, si l’on s’attache, on peut perdre… En ce sens, toute
relation est une aliénation, mais une aliénation nécessaire, vitale.
Il existe quatre sortes de relations interpersonnelles  : la relation
nourricière, la relation d’autorité, la relation fraternelle ou égalitaire, et
enfin la relation amoureuse.

LA RELATION NOURRICIÈRE

Les premières étapes qui permettent au nouveau-né d’exister comme être


vivant, mais aussi comme être humain, proviennent de la relation primaire à
la mère ou à son substitut, valable s’il est stable. Le nourrisson a un besoin
vital de cette relation fusionnelle qui le fait exister aux yeux de sa mère,
mais il s’agit, comme dans toute relation, d’un échange et la mère a donc
besoin d’être reconnue comme telle par son enfant. On sait les dégâts
occasionnés par le fait que certaines mères ont le sentiment d’être rejetées
par leur nouveau-né  : refus du sein, impression d’étrangeté, d’un être
qu’elles n’arrivent pas à reconnaître comme provenant d’elles.
Un enfant qui ne se sent pas reconnu par sa mère adoptera des conduites
de retrait qui vont de l’anorexie à l’autisme. Une mère qui ne se sent pas
reconnue par son enfant risque la dépression du post-partum.
Cette relation primaire est symbolisée par le nourrissage, modèle d’une
relation ultérieure que les humains rechercheront toute leur vie sous des
formes plus ou moins sublimées. C’est une relation de dépendance
asymétrique dont on trouve des traces dans certains comportements adultes.
LA RELATION D’AUTORITÉ

Je préfère parler de «  relation d’autorité  » plutôt que de «  relation


paternelle  ». De même, je préfère  parler de «  relation nourricière  » plutôt
que de  «  relation maternelle  ». C’est que la fonction nourricière et la
fonction d’autorité sont aujourd’hui exercées par des hommes aussi bien
que par des femmes. La fonction et le sexe sont dissociés. Une femme
adoptera, si besoin, le rôle de père de famille, tandis qu’un homme peut
témoigner de qualités maternelles, et l’un comme l’autre le feront avec
talent et compétence. Dans les situations de monoparentalité, les deux rôles
sont présents chez la même personne, qu’elle soit femme ou homme. Cette
nouvelle distribution des rôles, qui ne lie plus rôle et identité sexuée comme
c’était le cas dans le passé, rend possible des solutions familiales neuves.
Les familles homoparentales, par exemple, sont actuellement loin d’être
rares et l’on n’a pas noté chez elles de pathologie particulière, pas plus
d’ailleurs que chez les enfants des veuves de la Grande Guerre…
La relation d’autorité peut être définie comme une relation également
asymétrique, où l’un dispose d’une autorité qui lui est conférée de par sa
position de parent qui implique une responsabilité éducative qu’il ou elle
doit exercer et qui doit être  reconnue socialement, et l’autre, l’enfant, lui
devant respect et obéissance. Cette autorité, donc cette responsabilité,
concerne des secteurs variés : santé, hygiène, apprentissages divers, morale
sociale, responsabilisation, etc. Il est clair que ce type de relation,
fondamentale dans le passé, est aujourd’hui amplement battue en brèche par
une société qui s’interpose de plus en plus entre l’enfant et ceux qui sont
censés occuper cette place d’autorité.

LA RELATION FRATERNELLE

Elle est ce que l’enfant apprend au contact de ses « frères ». J’entends par
là les autres enfants de sa propre famille ou les enfants qu’il va connaître à
la crèche ou plus tard à l’école maternelle, voire simplement au square dans
le bac à sable. Les premiers rapports sont souvent rugueux. Découvrir que
l’on n’est pas le seul de son espèce dans le regard maternel est une rude
épreuve qui engendre ce que Lacan appelle le complexe fraternel. Sur ce
point, le psychanalyste était nanti, ayant un frère qui, non seulement lui
faisait de l’ombre à l’intérieur de sa famille, mais aussi était frère en
religion, donc lui volait une part importante du regard de Dieu !
Si le modèle en est la relation à un frère, c’est-à-dire un semblable dans
la famille, la relation fraternelle nous relie à d’autres êtres que nous élisons
comme étant des «  frères  » au sens de «  semblables  ». C’est une relation
fondamentalement ambivalente. Bien sûr, il y a le réflexe normal de voir
dans l’autre un rival. Mais ce n’est que dans une relation triangulaire que
cette rivalité se manifeste, le troisième pôle de cette rivalité étant d’abord la
mère ou toute autre figure qui implique un partage d’affection. L’autre face
de cette relation se manifeste dans un rapport duel : c’est le plaisir d’avoir
une relation avec un semblable, un même. Le maître-mot de cette relation
est le partage, le fait de vivre une expérience qui prend consistance
justement parce qu’un autre la partage, d’exister dans ce plaisir partagé. Je
parle ici de l’amitié, qui suppose chez chacun une loyauté et une confiance1.
C’est un rapport complexe, car loyauté et confiance ne se confondent
pas : la confiance s’accorde, la loyauté est ce qui est attendu de la confiance
accordée. C’est aussi un rapport symétrique puisque chacun est supposé
accorder sa confiance à l’autre en échange de sa loyauté. Chez les Romains,
loyauté et confiance appartiennent au vocabulaire institutionnel  : ils font
partie des mots qui fondent les institutions, qui créent les liens sociaux.
C’est dire leur importance. La confiance, c’est la fides, soit ce que détient
un puissant qui peut la remettre à un sujet en échange de sa loyauté : « Je
t’accorde ma confiance, tu me dois ta loyauté. » Le sujet dépositaire de la
confiance fait alors partie de la clientèle du puissant et devra le soutenir en
toute occasion, qu’il s’agisse d’un conflit guerrier ou d’une simple élection.
En échange, le puissant se doit d’être le protecteur de son vassal.
Curieusement, dès lors, le vassal dispose d’un pouvoir sur le puissant : il a
la possibilité de le trahir ou de lui faire défaut à un moment crucial. De
même, le puissant peut abandonner le vassal. Celui qui trahit, c’est le
perfide, celui qui a trahi la fides. Cet historique a laissé des traces. Dans un
rapport fraternel, chacun peut être trahi par l’autre et chacun peut être
abandonné par l’autre. La relation fraternelle, comme toute relation,
comporte des risques.

LA RELATION AMOUREUSE
C’est la plus dévorante. Elle nous fait privilégier de manière irrationnelle
une relation duelle exclusive avec un être élu. Lorsqu’elle se développe, elle
domine toutes les autres relations. Sur elle, beaucoup a été écrit et peu a été
compris. L’attirance sexuelle n’en est qu’une composante. Une seconde
composante est liée au besoin de se faire exister dans le regard de l’autre :
ce qu’on cherche chez l’autre, c’est l’amour qu’il nous témoigne et le désir
qu’on peut éveiller chez lui. Chacun est en quelque sorte amoureux de
l’amour de l’autre. « Aimer, disait Lacan, c’est essentiellement vouloir être
aimé2.  » Camus n’écrivait pas autre chose  : «  À lui faire sentir si souvent
qu’elle existait pour lui, il la faisait exister réellement3. »

Les quatre relations que je viens brièvement de décrire sont


fondamentales. Elles déterminent en grande partie nos comportements selon
que l’on privilégie tel ou tel type de relation. Ainsi du choix et du mode
d’exercice d’une carrière professionnelle.
Il est des amoureux de la relation nourricière. Celle-ci peut marquer la
vie professionnelle, par exemple chez ceux qui ne peuvent imaginer leur
futur que dans une situation de dépendance. Mais elle marque aussi ceux
qui ne peuvent se projeter que dans une carrière de nourrisseur, qui
deviendront enseignants, cuisiniers, donneurs de conseils de façon
générale !
De même, il est des amoureux de la relation d’autorité qui aiment se
trouver dans une relation de soumission ou, inversement, à des postes de
« chefs », quel que soit le domaine.
Pour les amoureux de la relation fraternelle, l’amitié est un maître-mot.
Ils envisageront difficilement une carrière où ils fonctionneraient isolément.
On les verra plutôt travailler en tandem dans des liens complexes,
ambivalents, avec un associé par lequel ils se sentiront tôt ou tard trahis…
En ce qui concerne les amoureux de la relation amoureuse, leur carrière
dépendra étroitement du sentiment, souvent caché, qui les reliera à telle ou
telle figure, souvent un patron, qu’ils serviront de façon fidèle et prolongée.
Quoi qu’il en soit, bien que privilégiant un mode relationnel plutôt qu’un
autre, chacun tend à gérer son existence afin d’entretenir des relations des
quatre types pour ne pas être trop démuni en cas de perte de l’une ou de
l’autre.
Mais ce qui est spécifique à l’espèce humaine est que le type de relation
ne dépend pas totalement de la personne avec laquelle la relation est
engagée : on peut avoir une relation amoureuse avec un frère ou nourricière
avec un père, voire engager toutes sortes de relations avec un seul objet. Le
conjoint, la compagne peuvent être investis de relations de plusieurs types :
on peut, par moments, développer une relation amoureuse, se montrer
fraternel dans la gestion du quotidien, et, à d’autres moments, la relation
peut être nourricière ou témoigner d’un rapport d’autorité. C’est une des
causes des difficultés dans les couples, quand l’un de ces types relationnels
prend le pas sur les autres.

Le monde des appartenances

Je m’étendrai plus sur les appartenances et leurs fonctions dans le


maintien de ce sentiment d’exister, car leur rôle a longtemps été sous-
estimé, voire connoté négativement. Nombre de thérapeutes restent
convaincus que leurs patients, pour s’en sortir, doivent quitter leur famille
ou leur couple à cause des effets aliénants qu’ils auraient sur eux. Mais cela
revient à demander à une tortue d’abandonner sa carapace ! Quelles sont les
chances de survie d’une tortue ainsi dépouillée de ses défenses ?
S’il n’y avait que les relations pour nous conférer le sentiment d’exister,
nous serions constamment dans une position périlleuse. La relation a besoin
d’être encadrée, socialisée. C’est la fonction des appartenances. Une
relation laissée à elle-même, sans socialisation, mène à une impasse. La
relation de nourrissage conduit à la psychose si elle est exclusive et
prolongée ; la relation d’autorité peut entraîner la mort psychique d’un sujet
qui y est soumis  ; la relation fraternelle est souvent létale, la mort
surgissant, soit dans la rivalité meurtrière, soit dans la fusion gémellaire ; la
relation amoureuse, sexuelle, passionnelle ne peut se prolonger que dans la
dévoration réciproque ou le suicide conjoint, à moins qu’elle ne se perde
dans l’indifférence. Il ne suffit donc pas d’établir des relations
interpersonnelles pour se sentir exister, encore faut-il que ces relations se
situent à l’intérieur de cercles d’appartenance qui les contiennent.
Le fait d’appartenir à un groupe humain, quel qu’il soit, est une relation
réciproque  : appartenir signifie que l’on donne des gages aux autres
membres du groupe, que l’on s’engage, donc que l’on contribue à son
fonctionnement, voire à son renforcement. En échange, la reconnaissance
de notre appartenance par d’autres du groupe est un support identitaire
fondamental pour nous donner ce sentiment d’exister.
Toutes les appartenances ne sont pas équivalentes. Émile Durkheim
utilisait pour désigner les groupes d’appartenance le mot «  société  ». Ce
terme est aujourd’hui désuet dans le sens qui était celui de son époque, à
savoir des groupes humains organisés  : on parlait d’une «  société  » de
musique ou d’un «  cercle social  ». Le sociologue distinguait parmi les
groupes d’appartenance, les «  sociétés organiques  » et les «  sociétés
mécaniques » : « Nous avons distingué d’une part les sociétés inorganisées
ou, comme nous avons dit, amorphes qui s’échelonnent de la horde de
consanguins à la cité, et de l’autre, les États proprement dits qui
commencent à la cité pour finir aux grandes nations contemporaines. Puis
l’analyse de ces deux types sociaux nous a fait découvrir deux formes très
différentes de solidarité sociale, l’une qui est due à la similarité des
consciences, à la communauté des idées et des sentiments, l’autre qui est au
contraire un produit de la différenciation des fonctions et de la division du
travail. Sous l’effet de la première, les esprits s’unissent en se confondant,
en se perdant pour ainsi dire les uns dans les autres, de manière à former
une masse compacte qui n’est guère capable que de mouvements
d’ensemble. Sous l’influence de la seconde, par suite de la mutuelle
dépendance où se trouvent les fonctions spécialisées, chacun a sa sphère
d’action propre, tout en étant inséparable des autres. Parce que cette
dernière solidarité nous rappelle mieux celle qui relie entre elles les parties
des animaux supérieurs, nous l’avons appelée organique et nous avons
réservé pour la précédente la qualification de mécanique4. »
Durkheim distinguait, donc, des groupes d’appartenance où la solidarité
est liée au fait que tous dans le groupe partagent les mêmes convictions et
des groupes d’appartenance où la solidarité provient de la complémentarité
des tâches effectuées. Cela dit, il a émis des doutes sur la possibilité de
groupes exclusivement «  organiques  » ou exclusivement «  mécaniques  »,
sauf dans des situations extrêmes  : «  […]  simple définition de mots, qui
même ne nous a satisfait que médiocrement, mais dont nous nous sommes
contenté faute de mieux. Quoiqu’à parler à la rigueur, il soit peut-être
possible de dire que ces deux espèces de solidarité n’ont jamais existé l’une
sans l’autre, cependant nous avons trouvé la solidarité mécanique à l’état de
pureté presque absolue dans ces sociétés primitives où les consciences et
même les organismes se ressemblent au point d’être indiscernables, où
l’individu est tout entier absorbé par le groupe, où la tradition et la coutume
règlent jusque dans le détail les moindres démarches individuelles. Au
contraire, c’est dans les grandes sociétés modernes que nous avons pu le
mieux observer cette solidarité supérieure, fille de la division du travail, qui
laisse aux parties leur indépendance tout en renforçant l’unité du tout. »
Son propos reste d’actualité  : on trouve des groupes extrêmes de type
mécanique dans les sectes, les groupes idéologiques fanatiques qui ne
manquent pas aujourd’hui, et des sociétés organiques basées
essentiellement sur la complémentarité des tâches effectuées, comme dans
la société contemporaine où la solidarité s’affaiblit considérablement.
Dans la plupart des autres situations d’appartenance, on voit des aspects
mécaniques, une solidarité qui s’appuie sur la communauté des pensées, des
croyances, des pratiques et un aspect pratique, organique, qui est marqué
par le partage des tâches. Cela dit, le passage d’un système à l’autre pour un
même groupe n’est pas de l’ordre de l’évidence. Ainsi, des jeunes couples
structurés par des idéaux communs, des mythes forts, se trouvent en
difficulté lorsqu’ils sont confrontés au fait de devoir partager plus de tâches,
par exemple après la naissance d’un enfant, qui suppose le passage d’une
société mécanique à une société organique.
Il me semble que l’on peut compléter l’apport de Durkheim en proposant
une autre classification qui distingue, comme dans le cas des relations
interpersonnelles, quatre types de groupes d’appartenance selon ce qui les
structure au niveau mythique, c’est-à-dire celui des croyances partagées qui
forment l’ossature du groupe  : familial, conjugal, fraternel, idéologique  ;
chacune de ces appartenances offrant un support identitaire distinct.

LES GROUPES FAMILIAUX

La famille humaine, comme le rappelle Jacques Lacan, est loin de


reposer sur des critères uniquement biologiques  : elle est d’abord un
phénomène culturel5. Une famille, c’est l’idée d’une famille. La spécificité
de ce groupe est sa fonction, qui consiste essentiellement à transmettre  :
« Entre tous les groupes humains, la famille joue un rôle primordial dans la
transmission de la culture. Si les traditions spirituelles, la garde des rites et
des coutumes, la conservation des techniques et du patrimoine lui sont
disputées par d’autres groupes sociaux, la famille prévaut dans la première
éducation, la répression des instincts, l’acquisition de la langue justement
nommée maternelle. Par là elle préside aux processus fondamentaux du
développement psychique, à cette organisation des émotions selon des types
conditionnés par l’ambiance, qui est la base des sentiments selon Shand  ;
plus largement, elle transmet des structures de comportement et de
représentation dont le jeu déborde les limites de la conscience.
» Elle établit ainsi entre les générations une continuité psychique dont la
causalité est d’ordre mental. Cette continuité, si elle révèle l’artifice de ses
fondements dans les concepts mêmes qui définissent l’unité de lignée,
depuis le totem jusqu’au nom patronymique, ne se manifeste pas moins par
la transmission à la descendance de dispositions psychiques qui confinent à
l’inné  ; Conn a créé pour ces effets le terme d’hérédité sociale. Ce terme,
assez impropre en son ambiguïté, a du moins le mérite de signaler combien
il est difficile au psychologue de ne pas majorer l’importance du biologique
dans les faits dits d’hérédité psychologique. »
Par le biais de cette transmission, l’enfant nouveau-né reçoit sa première
identité, celle qui lui est attribuée par ses parents, les parents de ses parents
ou les proches qui l’identifient, le nomment, bref, le reconnaissent. Cette
inscription au sein d’une famille est donc essentielle pour le développement
ultérieur de l’enfant. C’est alors qu’il reçoit la sécurité de base qui l’inscrit
dans la vie et lui donne l’assurance d’avoir le droit d’exister. Tous les
enfants ne reçoivent pas ce don. Le sentiment d’exister que confère
l’appartenance à une famille tient à ce que nous sommes reconnus aptes à la
transmission et dignes de transmettre. Autrement dit, la fonction d’une
famille est de transmettre la capacité de transmettre. Nous existons en tant
que maillon d’une chaîne qui unit nos descendants à nos ascendants.
Le besoin de ce type d’appartenance va marquer la vie de tout un chacun
de plusieurs façons. Créer une famille est la façon la plus banale de
témoigner un intérêt pour la transmission. C’est vouloir à la fois être fidèle
à ses ancêtres et s’assurer une survie en se créant des descendants. C’est se
faire exister entre passé et futur. La vie professionnelle peut offrir des
opportunités analogues, par exemple quand on crée une entreprise. Cette
appartenance familiale n’est pas une évidence chez certaines personnes qui
n’ont pas le sentiment d’avoir été reconnues dans leur contexte familial, de
sorte qu’elles vont passer leur vie à la recherche d’une reconnaissance, d’un
lien de filiation dans un contexte familial, professionnel, politique.

LES GROUPES FRATERNELS


La notion de fraternité ne trouve pas son origine dans la famille. Si l’on
reprend les mythes anciens ou tout simplement les exemples donnés par
l’Ancien Testament, on ne peut pas dire qu’il en ressorte une image positive
des relations entre frères de sang. L’étymologie fournit un éclairage plus
réaliste. Chez les Grecs anciens, la phratrie est un groupe d’hommes reliés
par un ancêtre commun, un père mythique. C’est une «  confrérie  » dont
l’objet est de créer un sentiment de fraternité entre ses membres. Pour
désigner des frères et sœurs de mêmes parents, les Grecs ont dû trouver un
autre terme, adelphos, qui a donné adelphè pour la sœur. Ce terme,
adelphos, signifie «  co-utérin  »  : issu du même utérus. On soulignera le
primat du maternel dans les fratries biologiques, opposé au père mythique
de la phratrie. Le latin, pour distinguer fraternité de fratitude, a créé frater
d’un côté et frater germanus, frère de sang, de l’autre, qui a donné
l’espagnol hermano. L’italien contemporain distingue les suore, les
religieuses, et les sorelle, sœurs co-utérines. Le français d’aujourd’hui
confond les termes : on peut être frère en religion, frère au combat, frère en
politique… et frère de sang. Or, si la solidarité est la règle dans les groupes
structurés autour du partage d’idées, elle est rare, voire exceptionnelle, dans
les fratries de sang. Souvent, c’est dans un deuxième temps que se
développe ce sentiment fraternel, le lien originel étant plutôt du côté de la
rivalité meurtrière.
À l’école, l’enfant va comprendre qu’il a intérêt à se sentir solidaire de
son groupe de pairs s’il ne veut pas être marginalisé. Généralement, l’école
est, après sa famille, la deuxième appartenance de l’enfant. Il y apprend la
rivalité, la fraternité, le partage, la solidarité face au monde extérieur. J’y
vois un facteur important de développement. La vision classique du trajet
de l’adolescent me paraît critiquable : il est censé naître dans une famille et,
à un certain moment, il doit s’autonomiser, c’est-à-dire prendre des
distances que la famille doit respecter. Cette hypothèse procède de l’idée
que le passage de l’enfance à l’adolescence est un décalque de ce qui se
passe dans la petite enfance. Lorsqu’un enfant naît, il entretient une relation
fusionnelle avec sa mère. Puis, il lui faut se décoller de sa mère. Cela se fait
assez naturellement : il y a défusionnement primaire, irruption du nom du
père… L’enfant peut alors avancer dans la vie et sortir de l’état d’infans
(celui qui n’a pas la parole). Cette phase de défusionnement primaire est
vitale.
Le problème survient lorsqu’on transpose cette situation observée dans
un contexte très précis (celui du bébé et de sa mère) dans une autre situation
et dans un autre contexte, celui de l’enfant grandi. Cette idée qu’il en va de
même entre le bébé et sa mère qu’entre l’adolescent et sa famille contredit
ce que l’on peut observer. On voit l’adolescent, non pas abandonner sa
famille, mais superposer à son appartenance familiale une autre
appartenance, celle de son groupe de pairs, et adopter des mœurs et une
culture qui ne sont pas celles de la famille, mais celles de la culture sociale
dans laquelle il évolue, c’est-à-dire celles des copains ou des copines en ce
qui concerne les vêtements, les lectures, les goûts musicaux, etc. Lors du
processus normal de passage à l’adolescence, on n’observe pas cette
autonomisation dont les parents rêvent. Au contraire, on constate
généralement que l’enfant accroît ses dépendances  : en plus d’être
dépendant de sa famille, il le devient d’une culture différente, celle de son
groupe de pairs.
Il semble donc que ce soit un processus normal  : l’autonomisation de
l’adolescent débute par une autre dépendance. L’adolescent se retrouve
alors au carrefour de deux cultures, de deux appartenances, chacune ayant
sa structure et ses exigences propres. Toutefois, au lieu de s’additionner, ces
deux dépendances se soustraient. L’adolescent dispose alors de deux
identités  : une image de lui dans sa famille (l’identité qui lui est donnée,
conférée, ce que l’on attend de lui) et, sur un autre mode, une image de lui
dans son groupe d’âge, le  groupe d’amis. Il a donc deux lectures de lui-
même, deux images qui lui permettent de commencer à se reconnaître, alors
qu’une seule ferait miroir.
C’est dire l’importance de l’acquisition de cette seconde appartenance
qui se pose en alternative à celle offerte par le cercle familial. Elle
représente le début d’un trajet vers l’autonomie qui n’est pas une coupure
avec l’appartenance originelle puisqu’elle offre une complémentarité, une
diversité. Ce n’est là que la première étape d’un processus de socialisation
qui ira en s’amplifiant. Progressivement, l’adolescent investira d’autres
appartenances, créera d’autres images de lui.
Cette phase d’acquisition d’une appartenance de type fraternel est aussi
une école structurante qui enseigne outre la rivalité, la solidarité, l’amour du
prochain, le respect de l’autre. Nous verrons ceux que l’éducation a
marqués dans ce sens exister sur les terrains de sport, exerçant une activité
collective, se plaisant dans des organisations, se retrouvant rarement seuls.
LE GROUPE COUPLE

Aujourd’hui, le couple a quitté la famille. On peut se souhaiter un couple


et une famille sans nécessairement lier ces deux institutions. Ce n’est pas
parce qu’un couple a procréé, donc créé une famille, qu’il s’impose de
perdurer s’il s’est banalisé, «  désidéalisé  » (si je puis me permettre ce
néologisme évocateur). Car le couple est aujourd’hui une source majeure du
sentiment d’exister. Chacun est donc devenu exigeant sur ce que cette
appartenance peut lui apporter.
Qu’apporte, en effet, le couple au sentiment d’exister ? Un autre amour
que l’amour relationnel. Dans le couple, il y a deux amours, d’une part celui
que l’on porte à son partenaire et que nous porte notre partenaire, et d’autre
part celui que les deux partenaires portent au couple qu’ils ont construit, la
petite institution que j’appelle volontiers la «  maison-couple6  ». C’est
l’appartenance à la maison-couple qui donne cette sécurité, ce sentiment
d’exister, complémentaire de celui conféré par le fait de se sentir aimé. Au-
delà d’un besoin de sécurité matérielle que le couple actuel ne garantit
guère, c’est bien le besoin d’appartenir à un couple qui est la motivation
première pour se lancer dans cette aventure bien périlleuse si l’on en juge
les statistiques, qui livrent un nombre impressionnant d’échecs après une
durée moyenne de deux à trois ans !
Comment le couple intervient-il dans la construction du sentiment
d’exister ? De façon très particulière et sous-estimée, voire méconnue : en
renforçant notre identité sexuée, qui nous fait exister en tant qu’homme ou
en tant que femme. Ce rôle important joué par le sentiment d’exister dans
notre identité sexuée a été largement sous-estimé, peut-être parce
qu’autrefois c’était une évidence sociale. Ce sentiment était conféré par une
société sexiste qui distinguait clairement le destin des êtres en fonction de
leur sexe dans les rôles parentaux, professionnels et autres. Ce n’est plus le
cas aujourd’hui et seul le couple est encore là pour nous conforter dans cette
identité. Telle est probablement l’explication de la fragilité des couples
actuels, chacun attendant de la maison-couple qu’elle le renforce, le
soutienne et le reconnaisse dans ce que la société ne nous fournit plus : la
certitude de posséder une identité sexuée.

LES GROUPES IDÉOLOGIQUES


Ces groupes d’appartenance se constituent autour d’une idéologie forte,
une croyance qui peut être religieuse, scientifique, politique, artistique, etc.
Pour en faire partie, il faut adhérer à des dogmes, c’est-à-dire des croyances
qui ne sont pas remises en cause. Souvent se développe au sein de ces
groupes une forme particulière de langage, avec un vocabulaire spécifique,
au travers duquel les adeptes se reconnaissent. L’appartenance à ces groupes
implique un engagement qui se matérialise en général par le biais d’une
participation financière et de rituels ou réunions qui témoignent de
l’implication des membres dans la vie du groupe.
Le sentiment d’exister conféré par les groupes idéologiques est
paradoxalement lié au fait qu’on abandonne une part variable de sa propre
autonomie, de sa liberté de pensée, au profit de la possibilité de se fondre
dans un corps rassurant, soutenu et structuré par des certitudes. On trouve le
meilleur et le pire dans ce type d’appartenance : des groupes scientifiques
ayant engendré des découvertes fondamentales, des groupes de
bienfaisance, des groupes de réflexion politique, religieux, des groupes
ayant adopté un fonctionnement sectaire, et les sectes elles-mêmes.
Les groupes sectaires impliquent une loyauté totale et une obéissance au
chef charismatique qui est le représentant vivant de l’idéologie du groupe,
le garant de sa «  vérité  ». Pour avoir le sentiment d’exister dans ces
groupes, il faut avoir renoncé à toute critique et à toute autre appartenance,
même familiale ou de couple. L’individu se sacrifie à une collectivité forte,
hiérarchisée, organisée autour d’un « phallus », le chef, diversement nommé
suivant les groupes. On n’existe là qu’en fusion avec le groupe.
On notera ici l’absence d’une catégorie d’appartenance, celle du monde
du travail. Non qu’elle soit contingente, mais parce qu’elle peut être
investie de différentes façons : certains s’y verront comme dans une famille,
d’autres y trouveront un sentiment de fraternité avec leurs collègues, et
d’autres encore y projetteront un besoin de support idéologique, par
exemple un idéal altruiste ou scientifique.

Nous gérons nos appartenances comme nos relations interpersonnelles.


Nous avons tendance à participer à des groupes des quatre types que je
viens de décrire, témoignant ainsi d’un besoin, non seulement d’asseoir
notre identité par le biais de cette participation, mais aussi d’appartenances
de types différents. Pour la plupart, nous appartenons ainsi à plusieurs
groupes de type fraternel (groupe amical, groupe professionnel), à un ou des
groupes de type familial (famille actuelle, famille d’origine), à une maison-
couple, à des groupes structurés par une idéologie, une église, des
associations…
La fonction de ces groupes, outre de nous offrir un sentiment
d’appartenance, d’être des supports identitaires, est de contenir les relations
interpersonnelles, elles aussi de types différents et répondant à des besoins
d’un ordre différent  : besoins relationnels, besoins de sources affectives,
qu’elles soient sur le modèle du nourrissage, de la rivalité, ou de la relation
amoureuse.
Il est évident qu’en matière de choix du type de groupe d’appartenance
comme du type de relation, chacun privilégie un modèle. Il est des
amoureux de groupes des quatre types et ce choix influence la façon dont
chacun gère sa vie, par exemple professionnelle. Certains vont ainsi
«  familialiser  » leur milieu professionnel. Du côté des entreprises, cela
s’appelle la « culture d’entreprise », qui tend à faire croire à l’employé que
les membres de l’entreprise sont comme une grande famille, à qui l’on doit
donc respect et solidarité, tous unis dans un même but, celui de faire
prospérer cette grande famille qui les nourrit. Les employés qui ont
tendance à « familialiser » les liens avec leur lieu professionnel s’exposent
à des désillusions. Je dois dire qu’actuellement, les jeunes générations ont
repéré la fragilité des liens qui les unissent à leur employeur et ont plutôt
tendance à se méfier d’un tel discours, privilégiant leur propre intérêt par
rapport à celui de l’entreprise qui les emploie…
Ceux qui privilégient les groupes fraternels vont probablement s’investir
dans des activités syndicales, dans des groupes de pairs, rester en relation
avec ceux qui font partie de leur promotion…
Ceux pour lesquels la maison-couple est la valeur importante, leur
ressource identitaire majeure, feront dépendre leur vie professionnelle de ce
qui est compatible avec une vie de couple épanouie, au besoin en sacrifiant
des possibilités d’avancement si elles nécessitent un plus grand
investissement en termes de temps et de disponibilité.
Enfin, pour ceux qui militent dans des groupes idéologiques, il est clair
que l’idéologie et les pratiques du milieu professionnel doivent être
compatibles avec les idéaux soutenus par leur appartenance. J’ai rencontré,
parce qu’elle vivait un grand malaise existentiel, une jeune femme très
engagée dans des groupes trotskistes et qui avait été propulsée à un poste de
responsabilité dans une banque d’affaires…
Chacun joue son existence sur un instrument à huit touches : quatre pour
les relations, quatre pour les appartenances. On peut ainsi suivre un trajet de
vie au travers des choix opérés en ce qui concerne les relations privilégiées
avec d’autres êtres et les appartenances investies, entre attachement et
engagement.

1. « L’amitié est l’union de deux personnes liées par un amour et un respect égaux et réciproques », disait Kant dans sa Doctrine élémentaire de l’éthique.

2. Jacques Lacan, Le Séminaire, livre XI : Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (1964), Paris, Seuil, coll. « Points », 1990.

3. Albert Camus, L’Exil et le Royaume, Paris, Gallimard, 1957.

4. Émile Durkheim, « Introduction à la sociologie de la famille » (1888), in Textes. 3. Fonctions sociales et institutions, Paris, Minuit, 1975.

5. Jacques Lacan, « Les complexes familiaux » (1938), in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001.

6. Voir Robert Neuburger, Nouveaux couples, Paris, Poches Odile Jacob, 2000 et « On arrête ?… on continue ? » Faire son bilan de couple, 3e éd. augmentée, Paris, Payot, 2013.
CHAPITRE II
« Exister »

Exister est un sentiment jamais entièrement intériorisé, mais qui tient au


rapport que nous entretenons avec le monde extérieur. Le besoin
d’autonomie et le besoin de dépendance sont liés. En effet, l’homme n’a pas
la capacité de se faire auto-exister. La liberté humaine consiste donc à
choisir ses dépendances, c’est-à-dire les relations qu’il tisse avec d’autres
êtres et ses appartenances à des groupes qui lui offrent une reconnaissance.
Paradoxalement, plus on a de dépendances, plus on est libre  ! «  Plus un
système vivant est autonome, écrit Edgard Morin, plus il est dépendant à
l’égard de l’écosystème  ; en effet, l’autonomie suppose la complexité,
laquelle suppose une très grande richesse de relations de toutes sortes avec
l’environnement, c’est-à-dire dépend d’interrelations, lesquelles constituent
très exactement les dépendances qui sont les conditions de la relative
indépendance1.  » Le paradoxe de l’existence humaine est dans ce désir
d’exister, de s’autonomiser, de penser, de décider de son destin, d’une part
et, de l’autre, dans le besoin de dépendance, besoin d’établir des relations
de différents types, amicaux, amoureux ou autres, et d’être reconnu par des
groupes, besoin d’appartenance qui se manifeste par cette recherche
d’intégrer ou de créer des groupes  : familles, couples, cercles amicaux,
professionnels, sportifs, politiques, religieux, etc.
Le désir d’autonomie de l’homme est théorisé par la psychanalyse, mais
celle-ci tend à négliger le besoin de dépendance, tout aussi contraignant
mais souvent connoté négativement, les psychanalystes n’y voyant qu’une
résistance du sujet à se confronter à lui-même, alors que l’on peut aussi le
considérer comme une nécessité vitale. (Cela n’empêche pas les
psychanalystes de constituer des groupes d’appartenances particulièrement
investis et valorisés !)
Le sentiment d’exister se construit dans une interface où chacun
recherche ce qui peut le nourrir en termes d’appartenances et de relations et
ce que le monde extérieur peut ou veut offrir. C’est un rapport entre soi et le
monde extérieur que l’on peut définir en termes de dignité : recherche d’une
dignité individuelle, d’un accord avec soi-même, et d’une dignité
d’appartenance, celle qui nous est accordée par le monde qui nous entoure.
Le tout définit un territoire d’intimité personnelle qui n’existe que parce
qu’il est reconnu, accepté par le monde extérieur. Mais la condition de cette
acceptation est que le comportement du sujet témoigne d’un respect pour
les normes du monde extérieur. Entre les deux, il y a une limite fragile qui
peut être remise en question, limite constituée par un rapport entre dignité
personnelle et dignité d’appartenance, entre l’intime et la norme extérieure.
En effet, la dignité de l’homme ne gît pas seulement dans sa capacité à
tendre vers sa propre vérité en tant qu’être de désir, dignité dans l’indignité
comme le montrait Pascal, dignité essentiellement conférée au sujet par lui-
même, mais aussi dans la dignité d’appartenance, conférée par un groupe
qui reconnaît le sujet comme membre, avec ce que cela suppose de capacité
de renoncement à des attitudes et des convictions personnelles.
La notion de dignité est effectivement centrale et mérite d’être éclairée.
La difficulté à comprendre ce terme provient du fait, selon moi, qu’il y a
deux dignités, deux conceptions de la dignité qui, bien que
complémentaires, peuvent entrer en conflit. Ces deux acceptions du terme
dépendent de ce que le mot «  dignité  » ne recouvre pas un fait ou une
action, mais est défini par un rapport. Selon l’endroit où l’on se situe, ce
sont deux paysages distincts qui émergent. Si je me situe à l’extérieur d’un
individu, par exemple en tant que représentant social ou membre d’une
communauté quelconque, je vais définir ce qui me paraît devoir être son
comportement pour qu’il soit compatible avec l’éthique du groupe auquel
j’appartiens, que ce soit le couple, la famille, ou un groupe plus vaste qui
peut être l’humanité entière afin que je lui reconnaisse son droit à être
respecté, droit à sa dignité. Maintenant, si je me situe du côté de l’individu,
il peut avoir sa conception personnelle de ce qui est digne ou pas dans son
comportement et de ce qui est digne ou non dans les groupes auxquels il
appartient.
La dignité d’appartenance est le droit qui nous est accordé d’appartenir à
un groupe spécifique. Par exemple, pour Cicéron c’était le droit d’accéder à
la dignité de citoyen, celui qui a le droit de cité. Cette dignité correspond à
une reconnaissance par un ensemble de sujets. Elle ne se paie pas de mots :
quand on considère que vous êtes digne d’appartenir, il y a un présupposé
de solidarité au groupe qui va d’ailleurs éventuellement jusqu’au sacrifice
de votre vie. Ainsi, en cas de guerre, on demande à un certain nombre de
gens de risquer leur vie pour le groupe. De même, certains comportements
sont attendus de vous qui, si vous transgressez, risquent de vous mettre au
ban de la société. À Rome, on attendait de tout citoyen qu’il se montrât non
soumis et actif, y compris dans sa vie amoureuse. Une citoyenne romaine
ne pouvait pratiquer une fellation à un non-citoyen, ou pire, à un esclave,
sans risquer l’opprobre, voire la perte de son statut.
Chacun de nous dispose de diverses dignités d’appartenance, qu’elle soit
nationale, à un couple, à une famille, à une profession, ou à des clubs
sportifs ou autres, à des associations professionnelles, à des groupes
religieux, etc.
Chaque groupe définit ses propres règles d’appartenance sur ce qui
convient ou non, afin d’être digne d’en faire partie, mais chaque groupe
peut à certains moments se montrer cruellement, voire injustement, rejetant.
On opposera à cette dignité d’appartenance, une dignité individuelle qui
est liée au statut même de l’homme. C’est le rapport de l’homme face à lui-
même, témoignant de sa capacité d’accéder à une dignité spirituelle ou
morale par les choix qu’il opérera dans sa vie, choix de vie,
d’appartenances, de relations… Ce qui est en question ici, c’est le degré de
liberté dont jouit l’individu dans la conduite de son existence.
Ces deux conceptions sont complémentaires  : si je suis admis dans un
groupe qui m’accorde cette dignité d’appartenance, c’est en raison d’un
certain nombre de qualités que l’on m’attribue ou que l’on me suppose.
Mais ma liberté, c’est le jugement que j’ai à l’égard de ce groupe. Si je
considère qu’il dysfonctionne, que ses idéaux ne répondent plus aux miens,
je peux tenter soit d’agir sur le groupe, par exemple en entrant en politique
ou en allant en thérapie de couple ou en thérapie familiale, soit de le quitter
quand cela est possible. Ainsi, le philosophe Jacques Bouveresse,
professeur au Collège de France, jugeant négativement la politique du
gouvernement, qu’il trouvait indigne selon ses critères, a refusé d’accepter
une marque de reconnaissance, en l’occurrence la Légion d’honneur, par un
courrier qui contenait ces paroles  : «  Il ne peut, dans ces conditions, être
question en aucun cas pour moi d’accepter la distinction qui m’est proposée
et –  vous me pardonnerez, je l’espère, de vous le dire avec franchise  –
certainement encore moins d’un gouvernement comme celui auquel vous
appartenez, dont tout me sépare radicalement et dont la politique adoptée à
l’égard de l’Éducation nationale et de la question des services publics en
général me semble particulièrement inacceptable. »
Cependant, si le groupe ne m’apprécie pas, considère que je ne remplis
pas mes obligations, que je trahis ses idéaux, il peut soit tenter de me mettre
au pas (camps de rééducation idéologiques du temps de Mao), soit
m’éliminer, me renvoyer, m’exclure, m’excommunier. Cela dit, il y a une
appartenance dont, sauf exceptions graves (les massacres ethniques), on ne
peut être exclu, c’est celle de l’espèce humaine. Et, cette dignité nous est
accordée sans que nous la sollicitions, dès avant la naissance et au-delà de
la mort. La vie comme la mort sont ainsi protégées par la société, tout
humain méritant comme marque de respect de sa dignité le fait qu’il
appartient à l’espèce humaine. C’est ainsi que la violation de sépulture est
tout autant condamnable que les infanticides.
La double signification du mot «  dignité  » permet de comprendre
certaines contradictions. Ainsi les positions par rapport à l’avortement ou à
l’euthanasie. Tous s’expriment au nom de la dignité, ceux qui veulent
interdire l’avortement ou l’euthanasie et ceux qui pensent que c’est le droit
de chacun de décider de ce qui lui convient en ces matières. Si je privilégie
la notion groupale de dignité, c’est-à-dire si je prends le parti de me situer
dans le groupe, alors je peux décider que la dignité humaine consiste à
protéger la vie sous toutes ses formes dès la conception, car le fait
d’appartenir à un groupe, ici le groupe des humains, fait que l’on ne
s’appartient pas, mais que l’on a une dette à l’égard du groupe, que
l’humain ne saurait s’appartenir et qu’il ne peut disposer de lui-même. Par
contre, si je me situe du côté de l’individu qui, certes, appartient au groupe,
mais garde son droit à la dignité individuelle, alors ce dernier est libre de
disposer de lui-même. Cette hypothèse rend compte des difficultés des
débats sur l’euthanasie qui se situent effectivement à la croisée des deux
conceptions concernant la dignité humaine.
Un autre exemple illustrera cette différence, celui d’un Suisse, Bernard
Rappaz, qui, depuis quelques années, défraye la chronique. Le problème  :
cet homme a transgressé plusieurs lois, dont celle qui interdit l’exploitation
de chanvre indien (cinq tonnes dans son cas  !). Il s’est rendu coupable
d’autres délits, des escroqueries notamment. Pour tout cela, il a été
condamné à une peine de cinq ans de prison. Il a refusé la peine en arguant
que la culture de chanvre indien devait être légalisée, point de vue partagé
par certains élus. La peine étant définitive, il a été placé en détention. Il a
décidé alors de faire la grève de la faim, considérant sa condamnation
comme injuste. Il a ainsi placé la justice et les médecins devant un
problème éthique : le voyant s’amaigrir chaque jour et approcher d’un point
critique de non-retour, que faire  ? Fallait-il le nourrir de force ou bien
respecter la volonté qu’il avait clairement exprimée de se laisser mourir si
sa peine n’était pas amnistiée ? Je passe les débats passionnés dont la presse
s’est faite l’écho pour rapporter la différence entre l’opinion des autorités
dans deux cantons suisses, celui dont il est originaire, le Valais, et celui où il
est détenu, Genève. Les autorités valaisannes ont enjoint aux médecins
genevois de le nourrir de force. Ceux-ci ont refusé, arguant de la volonté de
Bernard Rappaz. La différence entre les deux cantons ne peut être plus
claire  : Genève est une ville protestante où prime la responsabilité
individuelle  ; on doit donc respecter la dignité de chaque individu, quelle
que soit sa décision. Le Valais est catholique et la conclusion s’inverse  :
chaque être appartient à Dieu et ne peut disposer de lui-même. La dignité
d’appartenance est ce qui prime. Donc, il n’est pas question de le laisser
décider de sa mort.
Il me semble que dans chaque société, à chaque époque, existe un jeu
entre ces deux conceptions de la dignité. Chaque époque va donner un
certain nombre de solutions qui correspondent dans mon hypothèse à un
compromis entre ces deux ordres de dignité. On peut parler à ce propos
d’une série d’équilibres, mais cette série d’équilibres sera toujours remise
en question et il suffit pour cela d’un déséquilibre trop marqué d’un côté ou
de l’autre.
En effet, si cela tire trop vers la dignité d’appartenance, le risque est de
passer de l’élection de ceux qui sont dignes à la sélection de ceux qui sont
considérés comme indignes. Cette perversion de la logique entraîne des
effets violents, par exemple l’élimination d’éléments jugés non productifs
ou considérés comme polluant l’image du groupe par leur présence. Cela
peut advenir dans tous les groupes, depuis le couple jusqu’à une société
dans son ensemble. Au niveau social, on reconnaîtra les tentations
eugéniques : un mouvement de pensée prônait aux XIXe et XXe siècles l’idée
d’une purification de la race. William Bateson, père du célèbre éthologue
Gregory Bateson, écrivait ainsi  : «  Des mesures peuvent être prises pour
éliminer les sujets présentant des traits considérés comme indésirables et
inadéquats, pour encourager la persistance d’éléments considérés comme
désirables. » Dans le plus petit des groupes humains – le couple –, cela se
traduit par la stigmatisation d’un compagnon ou d’une compagne qui se
trouve ne porter que des traits indésirables, en tout cas incompatibles avec
une vie de couple !
On voit les conséquences d’une prise de pouvoir de la dignité
d’appartenance, mais on trouve également une dérive possible si l’idéologie
tire trop du côté de la dignité individuelle –  idéologie du libre choix, du
libre arbitre  – et les déviations produisent des comportements qui vont de
l’indifférence à d’autres, carrément inhumains. Pour illustrer cette situation,
voici deux exemples, l’un se situant dans le monde politique, et l’autre tiré
de ma pratique clinique.
Montaigne, l’auteur des Essais, était maire de Bordeaux. Dans sa
fonction, il s’est indigné du sort réservé aux enfants abandonnés. Pourquoi ?
Il y avait à Bordeaux, comme dans de nombreuses autres villes à cette
époque, un dispositif qui permettait aux mères d’abandonner leur enfant et
qu’on appelait le tourniquet. Les enfants abandonnés étaient placés dans ce
tourniquet, puis pris en charge par des religieuses dont le premier souci était
de les faire baptiser. Ce qui a indigné Montaigne, c’est qu’une fois baptisés
on les confiait à des nourrices fort mal payées chez qui les enfants
mouraient le plus souvent. Pour les religieuses, ils étaient baptisés, tout était
dit. Cela signifie qu’elles privilégiaient la dignité individuelle de ces
enfants, leur accession personnelle au Paradis… Le point de vue de
Montaigne était différent. Il prenait en compte une autre dignité, celle de
l’appartenance de ces enfants à une communauté sociale  : pour lui, ils
appartenaient à la res publica, à la «  chose publique  », donc leur survie
relevait de la responsabilité collective. Il avait repéré la dérive consistant à
privilégier la dignité individuelle au détriment de la dignité d’appartenance
due à tout citoyen quel que soit son âge.
Voici à présent le cas d’un couple qui consultait pour leur fils âgé d’une
quarantaine d’années. Celui-ci était dans un état physique catastrophique et
dans un état mental encore pire, grand délirant, et cela durait depuis des
années sans qu’il ait été l’objet de soins médicaux. Je m’en suis étonné, ils
m’ont répondu avec conviction et comme une évidence : « Mais parce que
chez nous, on respecte la personnalité des gens. » C’est donc par respect de
la dignité individuelle de leur fils qu’ils n’avaient pas voulu s’immiscer
dans sa vie !
Chacun développe une sensibilité personnelle par rapport aux deux
dignités. Certains vont privilégier la dignité d’appartenance, représenter les
normes sociales, familiales, de couple. D’autres, au contraire, vont
privilégier leur dignité personnelle, leur liberté de penser et d’agir en
fonction de leurs propres critères. Les uns seront porteurs des normes, les
autres défendront leurs convictions intimes. Cette répartition des
investissements entre les deux dignités nous constitue dans notre différence.
Ce qui n’est pas investi d’un côté est investi de l’autre  : les proportions
entre l’importance des normes et l’importance accordée à la liberté
individuelle peuvent varier et représentent un rapport constitutif personnel,
des façons différentes de se faire exister.
Pour visualiser ce rapport, on peut imaginer une répartition sur 10 des
investissements. Ce rapport entre intime et norme pourrait être qualifié de
«  rapport d’opacité  », au sens où il témoigne de la perméabilité plus ou
moins grande de chacun quant aux normes sociales. On pourrait convenir
qu’à gauche figurerait l’évaluation du besoin d’intimité : plus il serait élevé,
plus la volonté de disposer d’un soi autonome serait marquée. À droite
figurerait le chiffre restant, qui représenterait le choix d’adhérer plutôt aux
normes contextuelles. Certains auraient un profil 5/5, ou 1/9 ou
inversement, 8/2 selon que leur trajet les amène à équilibrer leurs besoins,
ou la volonté de défendre la liberté individuelle ou à privilégier
l’appartenance au collectif. C’est une empreinte personnelle, puisque
chacun aurait, selon moi, tendance à reproduire ce rapport dans toutes ses
appartenances, couple, famille, groupe professionnel, groupe amical,
sportif, religieux, politique… Ce rapport va aussi déterminer la sensibilité
de chacun aux aléas de l’existence. Il est clair que celui qui s’investit dans
le collectif sera particulièrement sensible à des problèmes avec son
contexte, et, inversement, celui qui est plus préoccupé à défendre son
intimité, par des intrusions à ce niveau.

1. Edgar Morin, Le Paradigme perdu : la nature humaine, Paris, Seuil, coll. « Points », 1979, p. 32.
CHAPITRE III
Perdre sa raison d’exister

Une fois acquis, le sentiment d’exister confère une sécurité de base qui
tient au fait que l’on se sent exister dans un espace et dans un temps.
Ce rapport au temps est fondamental : si j’existe, j’existe dans le temps, je
sais que j’ai un passé et je peux alors m’imaginer un futur, rêver des projets,
donc je sais comment agir ici et maintenant.
Dans le cas contraire, je ne me sens pas exister, je suis hors du temps, ou
dans des répétitions stériles, ou dans des ruminations sur le passé.
À  l’origine de cette situation, on trouve deux types de difficultés. D’une
part, des remises en question, des manques ou des attaques contre les
supports d’existence que sont nos relations avec d’autres êtres –  relations
investies, importantes pour nous  – et nos appartenances à des groupes.
D’autre part, des attaques nous visant plus directement, des attaques contre
notre personne, qui ébranlent notre construction, ce qui nous constitue dans
notre identité à partir de ces matériaux que sont nos relations et nos
appartenances, et que l’on peut aussi appeler notre dignité personnelle,
notre intimité.

Quand nos relations et nos appartenances posent problème

Rappelons ceci : pour savoir se faire exister, il faut d’abord avoir reçu de
l’amour à la naissance et avoir été reconnu, essentiellement par sa famille.
Ce capital inestimable fournit une sécurité de base. Et plus tard, il faut avoir
su s’investir dans des relations et des appartenances.
Mais ce qui contribue à nous faire exister peut aussi nous faire souffrir ou
mourir : tout investissement affectif relationnel ou d’appartenance comporte
un risque. Il peut disparaître ou devenir problématique. C’est ce que nous
apprennent chagrins, deuils, trahisons et conflits, y compris le simple fait de
croire en l’humain ! Le thérapeute belge Siegi Hirsch en témoigne dans un
article intitulé « Nous avons dû apprendre à pleurer sans larmes », consacré
à son expérience concentrationnaire. Il rapporte que dans les camps, pour
des raisons de survie, il n’était pas souhaitable d’établir des relations
affectivement investies  : «  Une autre chose que nous avons apprise là-
dedans : il ne fallait jamais créer de processus relationnel, parce qu’on ne
savait jamais qui dormirait avec vous demain. C’étaient des lits à trois
étages, et celui qui était avec vous, il n’était jamais sûr qu’il serait là le
lendemain. Ce qui veut dire que s’engager dans une appartenance,
s’intégrer dans une relation était extrêmement dramatique, parce que, si on
le faisait, on était confronté à des souffrances intolérables. »
Le sentiment d’exister est fragile, car il repose sur une construction qui
dépend étroitement des relations avec d’autres qui nous l’accordent ou pas.
Comme l’écrit Hannah Arendt, « la dignité est le droit à la vie octroyé par
la société ». Cela signifie qu’une société peut refuser ce droit ou le dénier.
Ce pouvoir de reconnaissance, donc éventuellement de destruction, est
également aux mains de tous ceux que nous aimons et des groupes qui nous
acceptent en leur sein ou que nous avons contribué à construire.
Je distinguerai deux situations problématiques, celle où un être humain
n’a pas reçu à sa naissance ou dans son enfance ce capital de confiance qui
lui est dû, d’être reconnu, identifié, aimé. Puis celle où des événements
survenus dans la vie ont  pu déstabiliser, remettre en question cette
construction personnelle qui est le sentiment d’exister.
Le premier cas recouvre les situations où un enfant n’est pas le bienvenu
dans la vie  : enfant surnuméraire, non souhaité, naissance à un moment
inopportun, mère déprimée, isolement maternel, absence de contexte
familial… On reconnaît ces êtres qui leur vie durant vont tenter d’obtenir
une reconnaissance dont ils savent pourtant qu’ils ne la  recevront jamais.
Georges Simenon en est un exemple. Pour des raisons que nous ignorons, la
mère de Simenon a toujours eu une préférence pour son autre fils, Christian,
de trois ans plus jeune, qui pourtant était un personnage peu reluisant. Elle a
toujours considéré que c’était le plus beau, le plus intelligent, le plus doué.
À Georges, elle disait : « Pourquoi es-tu venu [c’est-à-dire né] ? »
Toute sa vie, il essaiera en vain d’obtenir une reconnaissance de la part de
sa mère. Le décès de son frère n’y fera rien. On sait que ce dernier a été
condamné à mort par contumace après guerre pour son activité de
collaborateur. Il a pu fuir grâce à Georges, s’est engagé dans l’armée
française et est mort en Indochine. Leur mère regrettera toujours ce décès,
au point de laisser entendre clairement à Georges qu’elle aurait préféré que
ce soit lui qui mourût  : «  Quel dommage que ce soit Christian qui soit
mort », disait-elle.
Plus tard, alors que Georges Simenon menait une carrière d’écrivain
mondialement reconnue, il l’invitait dans sa résidence. Une fois sur place,
elle interpellait les employés de maison pour leur demander s’ils étaient
payés, si la maison appartenait bien à leur maître. Dans ces occasions, elle
ne manquait pas de mettre ses habits les plus pauvres afin de montrer son
mépris pour la supposée réussite de son fils. Le point d’orgue fut atteint,
alors que depuis des années Georges lui envoyait une allocation mensuelle,
quand elle lui rapporta en une fois, à l’occasion de l’une de ses courtes et
surtout écourtées visites à son fils, tout l’argent qu’il lui avait envoyé au
cours des années et auquel elle n’avait jamais touché !
À sa mère, Simenon dira avec amertume  : «  Tout le monde m’admire,
sauf toi… » Même sur son lit de mort, elle gardera cette attitude et refusera
à son fils la reconnaissance qui lui était si nécessaire.
Louis Althusser, le philosophe dont le destin s’est terminé tristement
après qu’il a étranglé son épouse, semble avoir été dans le même cas. Dans
ses Mémoires, il exprime la souffrance d’une existence gouvernée par le
fantasme primordial de ne pas exister, ou plutôt de ne pas avoir eu le droit
d’exister du fait d’une non-reconnaissance de la part de sa famille1.
Dans mon expérience, le fait de ne pas avoir bénéficié de cette
reconnaissance est une souffrance qui ne quitte pas ceux ou celles qui se
trouvent dans cette position de mal-aimés, au point qu’ils renoncent
difficilement, contre toute évidence, à tenter d’obtenir ce qu’ils
n’obtiendront manifestement jamais. Il est particulièrement difficile, voire
impossible, de renoncer à ce que l’on n’a jamais obtenu…
Quant aux aléas de la vie, ils sont nombreux qui peuvent entraîner des
vacillements de notre sentiment d’exister. Citons-en quelques-uns.
Le désamour. Pascal Quignard écrit : « Rien n’abaisse et n’avilit comme
n’être plus aimé2…  » La douleur qu’engendre le désamour est une source
fréquente de souffrance. Il faut rappeler que l’on ne saurait confondre
douleur et souffrance  : la douleur est un signal-symptôme, quelque chose,
un événement ou autre, a fait irruption en nous, a créé une brèche. Mais la
douleur n’engendre pas toujours de la souffrance. La souffrance est la
conséquence de la douleur, mais la douleur peut aussi rester à ce stade et
engendrer une réaction qui la supprime. Enfin, chez certains êtres, la
douleur peut engendrer une jouissance. Mais la souffrance est clairement au
rendez-vous lorsqu’on est confronté au constat du désamour de la part
d’une personne proche. Comme le disait une patiente après une rupture
amoureuse, « je me suis sentie rayée de la carte ».
Les séparations. Elles sont souvent la conséquence du désamour et
peuvent d’autant plus altérer le sentiment d’exister de ceux qui les subissent
que la relation était plus investie et surtout empreinte de confiance.
Le deuil. Il en va de même dans les situations de deuil, lorsque disparaît
un être qui nous était cher, auquel on était attaché, qui, par son existence,
nous faisait nous-mêmes exister. On peut parler de deuil aggravé quand la
personne disparue, outre l’attachement que l’on pouvait éprouver pour elle,
tenait un rôle important dans un groupe auquel on était également attaché.
J’ai rencontré ce type de situation dans des familles où le pilier, celui ou
celle autour duquel la famille se regroupait, trouvait son sens, disparaissait.
Il arrive souvent dans ces cas que la famille se disperse, voire que des
conflits de transmission viennent empoisonner l’ambiance. À la douleur de
la perte se superpose alors le sentiment d’une autre perte irrémédiable, celle
d’une appartenance familiale source d’identité, de sécurité.
Problèmes d’appartenance. Autre aléas, le refus d’une reconnaissance
dans une appartenance attendue, souhaitée, peut laisser des traces vives et
aller jusqu’à altérer durablement le sentiment d’exister de ceux ou celles qui
se sont vus ainsi refuser. Il peut s’agir par exemple d’êtres, hommes ou
femmes, qui n’ont jamais été acceptés ou reconnus par et dans la famille de
leur conjoint. Ou bien d’autres qui se sont vu être refusés dans une
appartenance où leurs compétences seraient reconnues. J’ai été frappé, par
exemple, que Claude Lévi-Strauss avait ressenti une immense douleur à ne
pas être admis comme professeur au Collège de France, douleur dont la
trace était encore présente des décennies plus tard, bien que ce refus n’ait
été que temporaire. De même, se trouver rejeté hors d’une appartenance
investie est souvent une cause de dépression prolongée. Les conséquences
de la perte d’une situation professionnelle peuvent se comprendre ainsi, car
il ne s’agit pas seulement de la perte d’une source de gain, mais souvent
d’une blessure plus grave, car provoquée par la perte d’un support
identitaire important. La blessure sera d’autant plus douloureusement
ressentie que le sujet ne sera pour rien dans son renvoi, ce qui est le cas
fréquent aujourd’hui lors des rachats d’entreprises ou lorsqu’il s’agit de
satisfaire les actionnaires en « dégraissant » les effectifs.
Les migrations forcées, les pertes de nationalité,  les exclusions diverses
font partie de ces pertes d’appartenance tout aussi dommageables. Un
exemple en est le drame de certains juifs allemands nationalistes, voire
anciens combattants, qui se sont vu retirer leur nationalité pour des
prétextes mensongers.
Les conflits de loyauté entre appartenances font partie des situations
difficiles, par exemple lorsqu’un conjoint est sommé de choisir entre sa
famille d’origine et son couple. Cela peut conduire certains à se réfugier
sous une étiquette psychiatrique pour éviter un choix trop difficile.
La solitude et la misère. Elles engendrent des souffrances proches des
précédentes, liées au sentiment de certains de ne pas avoir de place, de ne
pas ou plus être reconnus comme appartenant à la société qui les entoure.

Les attaques à la personne

Un être humain peut être confronté à des situations où sa personnalité,


son intimité, son identité sont bafouées, attaquées, voire détruites, avec
comme conséquence une atteinte à sa conviction d’avoir le droit, voire le
désir, d’exister. Cela peut advenir de plusieurs façons.
Les atteintes morales. L’injustice, la moquerie, la dérision, voire la
médisance, le mépris, engendrent des souffrances dénoncées par Viktor
Frankl  : «  Le supplice moral causé par l’injustice et par l’absurdité de
certains sévices surpasse de loin la douleur physique3.  » Ces faits peuvent
provoquer une rage salutaire, mais ils font parfois aussi retour sur la
personne qui les a subis au point de provoquer des auto-accusations qui
peuvent engendrer un désespoir mortel du fait de la rencontre avec la honte,
la culpabilité, la rage impuissante.
Les atteintes corporelles. La dégradation physique  : l’invalidation de
certaines fonctions, les limitations des capacités d’autonomie liées à des
maladies ou à l’âge sont parfois en cause dans la remise en question du
sentiment d’exister. Freud s’est suicidé en 1939. Depuis plusieurs années,
son cancer de la mâchoire l’empêchait de se rendre à des congrès ou de
prononcer des conférences. Sa fille Anna lui servait de lien avec le monde
extérieur, car son cancer de type nécrosant dégageait une odeur
difficilement supportable. Selon Max Schur, qui fut son ami et son médecin
personnel, la décision de se suicider du père de la psychanalyse est liée au
fait que son chien, offert par la princesse Marie Bonaparte et qui ne le
quittait jamais, même pendant ses consultations, lorsqu’il en donnait
encore, avait refusé d’entrer dans sa chambre4. La perte de ce lien lui a ôté
toute envie de poursuivre son existence.
Les agressions et autres violences : ne pas être respecté dans son corps.
Je distinguerai deux situations, celles où l’agresseur ou l’auteur de la
violence est dans un rapport personnel avec la victime et d’autres où la
violence a frappé à l’aveugle. Bien sûr, dans le premier cas, on pense aux
violences dans les couples. Il en est de deux sortes : parfois la violence est
provoquée par le fait de sentir l’autre s’éloigner, violence pour retenir
l’autre  ; parfois la violence s’exerce pour décourager l’autre, l’éloigner.
Mais sur le plan psychologique une autre situation apparaît plus
dommageable. C’est celle où la victime n’a pas de lien avec le perpétreur de
la violence. Ainsi lors de viols commis au hasard d’une mauvaise
rencontre : à la violence subie s’ajoute le fait d’une déshumanisation, dans
le sens où la victime n’est pas choisie, ne l’est pas dans sa personne mais
parce qu’elle est porteuse d’organes féminins. Ce n’est que ce caractère
partiel qui intéresse l’agresseur ! On se trouve alors dans le type de situation
de violence absolue, celle qui dénie à la victime son appartenance au genre
humain en la réduisant à un objet de jouissance. C’est aussi le cas dans les
violences sexuelles intrafamiliales où il est rarement question d’amour mais
d’utiliser l’enfant comme objet de jouissance. Cela me conduit à développer
les situations où le sentiment d’exister est le plus menacé.
Les déshumanisations. Il n’y a que deux façons de regrouper des êtres,
deux logiques constitutives des groupes  : une logique d’élection, logique
d’appartenance, et une logique de sélection. Quelle est la différence  ? La
logique d’élection est celle qui fait que l’on décide, à partir d’un groupe
d’humains, qu’un autre humain est digne d’appartenir à notre propre
groupe. La logique de sélection est bien différente, puisqu’il s’agit, à partir
d’un point de vue extérieur, d’isoler, de regrouper des êtres en fonction d’un
caractère commun, dans des ensembles distincts de celui dont font partie
ceux qui décident de ce regroupement. Ainsi le point de  vue sexiste isole
dans un groupe spécifique « toutes les femmes », ou « tous les hommes ».
Ou bien, on va parler « des étrangers », sous-entendu : ceux qui ne font pas
partie de notre groupe. De même, décider que certains êtres disposent d’un
patrimoine génétique défectueux sous prétexte qu’ils se montrent
«  dépressifs  » relève de la logique de sélection. C’est les inclure dans un
ensemble diagnostique décidé par les médecins qui les enferme avec
d’autres porteurs du même symptôme, quels que soient les trajets qui les
mènent à exprimer sur le mode dépressif des souffrances dont l’origine peut
être très différente. Ce n’est qu’un trait partiel qui justifie cette juxtaposition
d’êtres.
Si l’élection confère une dignité d’appartenance, la sélection aucune. En
ce sens, la sélection est une déshumanisation où des sujets ou des groupes
se voient réduits à un trait particulier, et  non à leur personne ou à un
ensemble de personnes. Ainsi un propos raciste va isoler un groupe ou une
personne appartenant à ce groupe, du fait que ces personnes sont toutes
censées porter des traits similaires. Cette logique est malheureusement
simple à exercer, car il suffit de dire : « Tous sont ainsi… »
«  La vie, c’est la capacité de préserver une différence  », disait le
biologiste Francisco Varela. Or, on voit comment la logique inclusive
dédifférencie, classe en catégories, déspécifie ce qui fait la singularité de
chaque être humain. C’est une source de souffrance que de ne pas se sentir
reconnu dans sa différence, dans son identité propre. Une formule aussi
simple et banale que : « C’est bien l’idée d’une femme (ou d’un homme) »,
dans ce qu’elle représente de classificatoire, donc d’enfermant, est une
ƒsource de malaise. C’est dire ce que peut provoquer cette logique de la
sélection quand elle touche au droit le plus élémentaire qui est le respect de
notre différence, que l’on peut nommer autrement par les termes d’identité,
d’intimité, celui qui est reconnu par la Déclaration universelle des droits de
l’homme dont le premier article commence ainsi : « Tous les êtres humains
naissent libres et égaux en dignité et en droits. »
Toutes ces difficultés engendrent des souffrances liées à notre conviction
que «  cela n’aurait pas dû être5  ». C’est de l’inacceptable en fonction de
l’image que nous avons de nous-mêmes. Ce qui nous rend la vie impossible
est le fait de subir un sort injuste.
Autrement dit, il s’agit d’événements qui ne sont pas compatibles avec
l’idée que nous nous faisons de notre propre dignité. On voit le rapport
étroit entre cette construction qui est celle de notre sentiment d’exister et la
notion de dignité. Un changement de contexte peut altérer et même détruire
cette croyance. Il y a un rapport entre la conception que nous avons d’un
droit à disposer d’une dignité personnelle et la dignité accordée, autorisée,
reconnue par le contexte relationnel, social, d’appartenance. Quand des
événements ƒviennent mettre en doute, voire détruire, cette conviction, le
sentiment d’exister est fortement remis en cause. On comprend que cela
puisse entraîner des idées suicidaires : « Lorsque l’on n’a plus le droit d’être
un homme, il ne reste plus que la mort6. »
Marie-Georges Simenon, fille de Georges Simenon, dont nous parlerons
plus loin, écrit dans la lettre adressée à son père où elle annonce son
intention de se suicider : « J’ai perdu ma dignité, la seule chose qui donne
sens à l’existence.  » On ne peut que la suivre dans l’expression de sa
souffrance : pour toutes les situations précédemment décrites, il est possible
de les lire comme étant des attaques à la dignité des sujets. Ce que
provoquent ces atteintes à la dignité sont des effondrements de ce rapport
entre notre intimité et le monde extérieur. C’est une atteinte à ce qui est
peut-être le plus intime en nous  : cette conviction d’un type de rapport
stable et sécurisant entre nous et notre contexte conjugal, familial,
national…
Dans toutes ces situations, la mort rôde. Le suicide est le fait de tuer la
vie parce qu’on se sent déjà mort, mort dans la mesure où l’on ne voit plus
de sens à l’existence. Serait-ce la seule issue  ? Il semble que ces
expériences douloureuses nous entraînent au plus profond de notre être.
Nous y rencontrons une forme de liberté, celle qui nous impose de décider
de notre sort. Il ne faut pas méconnaître que se retrouver dans ces situations
a permis à certains d’élaborer des œuvres majeures. Lorsqu’on touche au
désespoir, on n’est pas loin du sublime, qui en est le double caché.

1. Louis Althusser, L’avenir dure longtemps, suivi de Les faits. Autobiographies, Paris, Stock/IMEC, 1992.

2. Pascal Quignard, Vie secrète, Paris, Gallimard, 1997, p. 100.

3. Viktor E. Frankl, Man’s Search for Meaning, New York, Beacon Press, 1949, p. 141.

4. Max Schur, La Mort dans la vie de Freud, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1982.

5. Das dürfte nicht sein, phrase tirée d’une interview de Hannah Arendt et projetée en boucle au musée juif de Berlin, à propos de la Shoah.

6. Primo Levi, Si c’est un homme, Paris, Pocket, 1988.


CHAPITRE IV
Le sublime et le désespoir

Ces situations douloureuses nous confrontent au « nu de la vie ». C’est la


liberté au sens d’une rupture avec ce qui était notre armature, ce qui n’était
après tout qu’une construction, un rêve d’avoir pensé notre environnement
relationnel, nos appartenances comme étant un dû ou un acquis définitif.
Cette liberté engendre la nécessité de faire des choix pour survivre ou
revivre. Quels sont les choix possibles  ? Deux voies extrêmes s’offrent à
celui ou celle qui est confronté à une chute de son sentiment d’exister, et ce,
quelle qu’en soit la cause : le sublime et le désespoir.

Une échappée par le haut

« Nul n’a jamais écrit, peint, sculpté, modelé, construit, inventé, que pour
sortir en fait de l’enfer1.  » Le sublime est une échappée par le haut, se
redonner le sentiment d’exister au travers d’une création, d’une œuvre qui
est une façon d’échapper à la souffrance de la réalité. Selon le talent et les
ressources de chacun, cela peut se traduire par le fait de créer une œuvre
d’art, de se plonger dans une ambiance mystique, mais cela peut aussi
engendrer la folie qui est une autre façon de sublimer sa  souffrance  ; la
conviction d’être promis à un destin particulier, ainsi se croire marqué par
un destin divin, politique ou autre qui peut aller jusqu’au délire. Le sublime
peut être atteint par délégation  : une façon de se faire exister en cas de
difficulté est de se réfugier dans la rêverie, une vie fantasmatique, une vie
par délégation au travers le destin de vedettes, d’altesses, d’héroïnes, de
sportifs célèbres…
Je donnerai en exemple de choix du sublime quelques êtres qui ont pu,
grâce à leur talent, utiliser l’expression artistique pour échapper à l’angoisse
existentielle. J’ai choisi des artistes confrontés à des drames de séparation,
peut-être parce que la séparation est au cœur de notre pratique
psychothérapique. C’est essentiellement pour des raisons liées à des
séparations que nous sommes sollicités. Soit pour les empêcher (les
couples), soit pour les favoriser (relations parents-enfant), soit enfin pour
les accompagner (deuil, exil). C’est aussi peut-être parce qu’on peut avoir
l’intuition qu’il y a un lien entre le drame de la séparation et la beauté. Est-
ce un fait du hasard si l’on se souvient surtout des séparations ? Et si l’on se
sent mourir dans les situations de séparation  ? «  Pourquoi l’amour ne
s’éprouve-t-il que dans la violence de la perte ? écrit Pascal Quignard. Parce
que sa source est l’expérience de la perte. Naître, c’est perdre sa mère, c’est
quitter la maison de sa mère, sa trace est toute chose perdue, tout perdu
commémore l’amour comme au premier instant. Je définis comme amour la
violence de l’obscurité perdue2. »
De plus, l’art n’est-il pas essentiellement un art de la séparation ? L’art,
c’est ce qui fait signe, et le signe signifie la séparation. Le premier trait sur
une toile, la première touche de couleur, la première lettre sur le papier sont
des séparations. Que représente créer pour un artiste, sinon séparer, c’est-à-
dire tenter l’impossible  : représenter la séparation, autrement dit
l’irréversible, l’irréparable, l’irrémédiable. Mais toute création échappe à
son créateur, s’en sépare, car elle nous est offerte.
S’il m’a semblé intéressant de convoquer ici des œuvres d’artistes
marqués par la séparation, ce n’est donc pas seulement parce qu’ils sont
artistes, mais du fait d’une confrontation personnelle à des séparations
douloureuses dans leur existence : séparation de couple, mort d’un proche.
J’ai choisi de laisser parler trois œuvres de contemporains, un roman de
Dan Franck, La Séparation, une création de Sophie Calle, Douleur exquise,
et une série de tableaux, créations d’un peintre suisse, Ferdinand Hodler.
Dans le roman de Dan Franck3, dès les premières pages, le sujet est posé
de façon définitive : une séparation est consommée à cause d’une attaque à
un rituel du couple. Une des façons les plus efficaces de détruire un couple
est de s’attaquer aux rituels que l’on peut définir comme des
comportements intimes qui ont pour fonction de renforcer le sentiment
d’appartenance. Un rituel de ce couple était que les époux avaient
l’habitude, lorsqu’ils assistaient à un spectacle, de se tenir la main.
Écoutons le récit de Dan Franck :
« Elle est assise à son côté […]. D’habitude, elle pose son visage sur son
épaule, observe son profil et se moque gentiment de sa concentration. Ce
soir-là, rien.
»  Il prend sa main. Paume alanguie dans la sienne. Aucun mouvement
des doigts, pas la moindre pression. Une peau morte. […] Elle se crispe,
serrant son pouce, essaie d’ôter sa main, mais il la garde… Il profite du
relâchement pour insérer son propre poing dans sa paume ouverte,
l’obligeant au contact par un mouvement de reptation de l’annulaire qui
coince l’auriculaire et, ainsi engagé, défait doucement ses phalanges jusqu’à
y glisser les siennes, en replie l’extrémité sur le dos de la main et serre un
peu, ses doigts entre les siens, dans la position de qui aime et est aimé, les
premiers jours, quand on marche dans une forêt, au printemps, sous un ciel
diaphane, avec des oiseaux.
» Elle dit, à voix basse, exaspérée : “Mais laisse-moi regarder la pièce !”
Puis se détache brusquement et s’écarte, appuyée de l’autre côté. »
On ne peut qu’être frappé par la façon minutieuse, quasi obsessionnelle,
avec laquelle Dan Franck décrit longuement ce moment douloureux où
émerge la conscience qu’une relation est irrémédiablement perdue.
La destruction du couple s’avère effectivement irréversible. Dan Franck
est un écrivain qui a produit des romans, mais aussi des scénarios de films
et des bandes dessinées. Par ailleurs, il s’est investi contre toutes les causes
qui isolent, exilent, ostracisent, victimisent. Par exemple, il milite à
l’association Droit au logement. On a le sentiment que pour lui, la
séparation, c’est inacceptable, bien que l’on ne sache qui l’a provoquée. Cet
inacceptable, il le décrit pourtant, le dissèque et nous l’offre.
Sophie Calle, quant à elle, est une artiste plasticienne, photographe,
écrivain, dont l’œuvre est essentiellement constituée d’elle-même dans son
rapport à l’autre et qui, surtout, laisse entrer l’autre dans son œuvre. Elle
fait souvent participer des inconnus à ses créations. Elle est célèbre pour
des actions spectaculaires : une de ses premières œuvres a consisté à suivre
un inconnu dans Paris en le photographiant de dos et à l’accompagner
clandestinement, ce qui l’a conduite jusqu’à Venise. Elle a également fait
dormir des inconnus dans son lit, sans elle, pour les photographier dans leur
sommeil. Elle s’est fait engager comme femme de chambre dans un hôtel,
photographiant en leur absence ce qui, dans le désordre laissé, représentait
l’intimité des hôtes. C’est une spécialiste de l’intime et de la séparation.
Un de ses travaux est intitulé Douleur exquise. Le mot « exquis » est à
entendre au sens médical, qualifiant une douleur vive et nettement localisée.
Cette œuvre est organisée en deux parties  : 92  jours avant une rupture
amoureuse dramatique, et 99 jours après. La première partie du livre
s’intitule « Avant la douleur » et la deuxième « Après la douleur ». Dans la
première partie, Calle relate un voyage qui l’a éloignée de son amant. C’est
quelqu’un dont elle était amoureuse déjà à l’âge de dix ans, un ami de son
père qu’elle avait convaincu de tomber amoureux d’elle. Elle obtient une
bourse de l’État français pour aller faire un voyage d’études au Japon. Elle
décide de prendre un moyen lent pour rejoindre le Japon, le Transsibérien.
Elle envoie des textes à son amant pour lui parler de son voyage. Elle sait
qu’au terme de ces 92 jours, ils doivent se retrouver à New Delhi. Peu avant
de le retrouver, elle écrit  : «  Plus qu’un seul jour, je n’ai jamais été aussi
heureuse, tu m’as attendu. »
Le lendemain, elle reçoit le télégramme suivant  : «  M.  ne peut vous
rejoindre à Delhi en raison accident à Paris et séjour hôpital. Contacter Bob
à Paris. Merci. » Bob, c’est son père, médecin, cancérologue, qu’elle finit
par joindre au téléphone après plusieurs heures. Il va découvrir que
l’accident est un banal panaris, et le tout, une façon peu courageuse pour
M. d’annoncer qu’il a décidé de ne pas la retrouver. Elle est désespérée, car
elle comprend qu’il a engagé une autre relation. Elle rentre en France brisée
et décide de se confronter à sa souffrance. Elle écrit ceci : «  De retour en
France le 28 janvier 1985, j’ai choisi par conjuration de raconter ma
souffrance plutôt que mon périple. En contrepartie, j’ai demandé à mes
interlocuteurs, amis, ou rencontres de fortune  : Quand avez-vous le plus
souffert ? Cet échange cesserait quand j’aurais épuisé ma propre histoire à
force de la raconter ou bien relativisé ma peine face à celle des autres. La
méthode a été radicale, en trois mois, j’étais guérie. »
Sur toutes les pages de gauche de son ouvrage figure, répété de façon
obsessive, le récit de sa souffrance, mais les caractères blancs se grisent
jusqu’à se fondre dans le noir et à disparaître au bout de 99 jours. Sur la
page de droite figurent des textes de personnes qu’elle a interpellées une par
une en leur posant la question de ce qui dans leur vie les a le plus fait
souffrir. La conclusion : « Il y a 98 jours, l’homme que j’aimais m’a quittée,
le 23 janvier 1985, chambre 261, hôtel Impérial New Delhi, suffit. »
Le peintre Ferdinand Hodler, né en 1853, a connu un parcours personnel
douloureux. Il a eu une enfance difficile, marquée par de nombreux décès.
Toute sa famille a été décimée par la tuberculose. Son père est mort
lorsqu’il avait huit ans, sa mère quand il en avait quinze, et il a perdu tous
ses frères et sœurs. Il est le seul survivant. Son rapport à l’art était
totalement vital. Sa première femme, Augustine, lui a donné un enfant. Il la
quitte et apprend un jour qu’elle est très malade. Il se précipite et assiste à
son agonie, jusqu’à son décès. Cela dure un jour et demi. Pendant ce jour et
demi, il fait des esquisses et plusieurs tableaux dans lesquels on voit
progressivement Augustine s’éteindre. Son rapport à la mort, marqué par
son enfance, se manifestera d’autres façons : représenter un paysan sur son
lit de mort, son meilleur ami qui décède dont il fait le portrait posthume. La
compagne la plus importante dans sa vie est Valentine. Elle tombe malade,
manifestement atteinte d’un cancer. Progressivement, elle dépérit. Son
agonie va durer un an et demi. Hodler ne la quittera pas et fera pendant
cette période des centaines de croquis, des dizaines de tableaux, des dessins
magnifiques qui accompagneront Valentine depuis le début de ses troubles
jusqu’à son lit de mort.
Franck, Calle, Hodler : leurs œuvres sont donc marquées doublement par
la séparation  : le fait de créer qui implique déjà une séparation, et des
créations qui sont liées à une nécessité, celle de se confronter à des
séparations douloureuses.
Mais il ne s’agit pas simplement de témoigner de la souffrance. C’est un
affrontement de la douleur, une tentative de la sublimer. Une citation de
Dan Frank montre bien la différence : « Il [lui] se souvient de A.F., une de
ses amies, écrivain elle-même, morte d’un cancer… Son amie disait qu’elle
combattait la mort comme son père (mort dans un camp de concentration)
l’avait fait avant de succomber. Il ressent, comprend ce besoin de ne pas
s’évader, de poser le doigt sur la plaie, et de la combattre ainsi. Désespoir,
contre désespoir, nu. C’est pourquoi il écrit. »
Créer lorsqu’on souffre et que l’on est un artiste, cela paraît assez
logique. Se confronter à la douleur, écrire, peindre, mettre en musique sa
souffrance est une démarche qui soulage, extériorise, fixe, permet de
considérer sa douleur comme du dehors. Ce qui m’a surpris, c’est la
démarche suivante, qui consiste à rendre publique une souffrance privée.
Que Hodler puisse souffrir de la disparition prochaine de ses bien-aimées et
que cette souffrance s’exprime par le moyen qu’il connaît le mieux, ne
surprend pas. Mais pourquoi signer ces œuvres  ? S’il s’agit d’une
souffrance intime, son traitement ne regarde que lui. De même, les démêlés
amoureux de Sophie Calle ou de Dan Frank sont peut-être tristes, mais ne
nous concernent pas. Pourquoi les publier  ? C’est là que l’artiste se
distingue. Rien ne lui appartient. La signature, c’est le baiser d’adieu. Celui
qui sépare l’artiste de son œuvre, qui devient res publica, chose publique.
Créer implique deux temps : un temps intime, où l’artiste s’explique avec
lui-même, et un temps public, la séparation, la séparation d’avec l’œuvre
qui dispose alors d’une vie autonome. Mais il y a un prix à payer. Quignard
l’exprime très bien : « L’art se fait seul, il est absolutus, et les œuvres, plus
elles sont communication au monde qu’elles entraînent dans le jour, plus
elles esseulent celui qui les a faites et qui n’est pas elles. » L’acte de créer
entraîne un esseulement, une solitude. Mais alors, pourquoi offrir au monde
ces créations si elles esseulent ?
Pour Elias Canetti, ce passage où l’on offre au monde est inhérent à la
condition d’artiste, quel que soit le risque qu’il prenne ce faisant. Parce que
cela comporte des risques : risque de dépossession de sa souffrance, risque
d’une absence de reconnaissance, qui elle-même sera source de souffrance.
Ainsi Hodler a-t-il été martyrisé par la critique genevoise, accusé de voir
laid, de faire une œuvre de fou, exclu par le maire de Genève pour
obscénité, ostracisé par le directeur du musée de Zurich. Sophie Calle a
souffert pendant longtemps d’une méconnaissance dans son pays d’origine.
Comme l’exprime Canetti, «  tout dans l’art est encore à venir. Il ne suffit
pas qu’on ait quelque chose ou que l’on soit quelque part. Il  faut le faire
voir aux autres. Cela doit être fait4. » L’art, c’est s’exposer. C’est pourquoi
l’artiste signe. Pourquoi apposer sa signature si l’œuvre restait ce qui la
suscite, l’expression d’une souffrance intime ? Il n’y a rien de plus intime
que la douleur de la séparation. L’artiste s’adresse d’emblée à des tiers. Il
convoque le monde. Même dans la douleur la  plus vive, cette expression
esthétique, cette recherche du beau, l’œuvre n’est pas un cri nu. C’est de
l’art, donc une tentative de fasciner l’autre, de le captiver, de happer son
attention, son regard, par la beauté, par le rythme, par le rite. Citons
Hodler  : «  Accepter la mort de toute notre conscience, de toute notre
volonté, voilà qui peut donner lieu aux grandes œuvres  ». L’art est
séparation, il est ce qui permet de poursuivre. «  Je continue parce que je
n’ai jamais réussi », disait le peintre Francis Bacon en 1954 à la télévision
suisse-romande.
L’artiste nous fait saisir que la douleur, certes, est source de souffrance en
même temps qu’objet de fascination, car elle nous fait ressentir ce qu’est
l’irréversible, l’irrémédiable, le désespoir, mais elle nous permet également
de ressentir au plus près ce qu’est exister, sentiment d’exister qui n’est peut-
être conscient et précieusement conscient que dans ces instants où sa
fragilité éclate. Le biologiste Humberto Maturana dit : « Sans la mort, il n’y
a que la mort.  » On pourrait, sans le trahir, le paraphraser  : sans la
séparation, il n’y a que la mort. Un patient me confiait ceci : « J’ai huit ans,
je suis à l’arrière de la voiture, mes parents sont devant, mon père au volant.
Le véhicule s’arrête à un passage à niveau. Je vois sur ma droite un tas de
cailloux, probablement laissé par des ouvriers. Je le regarde intensément
avec cette pensée  : je ne  le  reverrai jamais. Je verrai probablement bien
d’autres tas de cailloux dans ma vie, mais celui-là, plus jamais. Je ne suis
pas triste, seulement, c’est un constat. Constat du plus jamais, constat de
l’irréversible de la séparation. Quand la voiture redémarre, c’en est fini. J’ai
toujours en mémoire ce moment et la certitude que je ne pouvais pas en
parler à mes parents, que ce serait leur faire de la peine. C’est resté mon
secret.  » Ce tas de cailloux n’est rien d’autre pour cet enfant que
l’équivalent de ce que notre regard d’adulte cherche dans l’œuvre d’art, ce
qui attache, ce qui relie, ce qui sépare.
Elias Canetti a souffert de nombreux exils, de séparation avec sa langue
maternelle et avec sa mère. Il dit : « Dis-moi quel est ce jeu sacrilège auquel
tu t’es toujours livré avec les séparations  ? […] Vivre dangereusement,
quelle vie peut-être plus dangereuse qu’une vie de séparation ? […] Qui a
besoin de respirer son air à lui pour pouvoir penser : seul l’assure au moyen
redoutable des séparations. Voilà ce que tu imposes à ton enfant dès son âge
le plus tendre. Pour poursuivre tes pensées, tu l’habitues aux séparations.
[…] Et si la mort n’existait pas, par quoi remplacerait-on la douleur de la
séparation  ? Serait-ce la seule vertu de la mort  ? Satisfaire ce besoin en
nous de la plus grande des douleurs sans laquelle nous ne mériterions pas
d’être appelés des hommes5. »
Une façon de se donner le sentiment d’exister ou de le réparer est de
laisser des traces. Si ce n’est produire une œuvre d’art, cela peut être faire
un enfant, construire une maison, planter un arbre, laisser une fortune…
C’est ce qui explique la prolifération extraordinaire de livres, de Mémoires,
de blogs, de productions de toutes sortes qui ont comme fonction de nous
faire exister dans le regard des autres, de nous donner une place sociale
reconnue. Toute création est séparation. Le problème est donc la séparation.
Une fois que l’œuvre est produite, quelle qu’elle soit, enfin, livre, tableau,
elle ne nous appartient plus, elle mène une vie autonome…
Tel est le drame du créateur  : sa création ne le soulage que
temporairement, car elle ne lui est pas destinée. Une fois produite, il n’y a
plus qu’à recommencer.

Désespoir

Le double noir du sublime est le désespoir. Les deux semblent


intimement liés. Un témoignage en est la tirade de Didon «  Thy hand
Belinda » dans le Didon et Enée de Purcell, un des plus beaux chants qu’il
nous soit donné d’entendre. Il parle de mort, de séparation, d’oubli. Didon
se suicide après le départ d’Enée6 et ses derniers mots sont : « Ne m’oublie
pas, mais oublie mon destin.  » Se faire exister après la mort, n’est-ce pas
l’ultime recours contre le désespoir ? Mais on peut aussi tuer dans le même
but. J’ai choisi parmi les désespérés de l’existence deux témoignages très
différents, deux êtres qui ont tiré des conclusions opposées face à leur
conviction que leur existence n’avait pas de sens  : Marie-Jo Simenon et
Louis Althusser.

SE TUER

La question du suicide est au rendez-vous lorsque le désespoir semble la


seule voie possible. Mais qu’est-ce que le désespoir  ? La réponse qui me
semble la plus juste est celle que j’ai extraite de l’ultime lettre, déjà citée,
de Marie-Jo Simenon où elle exprimait  : «  J’ai perdu ma dignité, la seule
chose qui donne sens à l’existence.  » Le suicide serait donc le remède au
désespoir, désespoir lié au fait d’avoir le sentiment d’avoir perdu la dignité
d’homme, de sujet, de ce qui peut créer une attache sur terre, le rêve
d’existence et d’existant.
Marie-Georges Simenon, appelée Marie-Jo, de par son courage, sa
détermination, sa clairvoyance, sa sincérité, mérite que l’on s’arrête sur son
cas. Sa lettre ultime va nous servir de guide. C’est un document
exceptionnel à la fois pour sa qualité d’écriture et par ce qu’elle apporte
comme témoignage de ce que peut être le désespoir. Nous connaissons cette
lettre parce que son père, Georges Simenon, à qui elle était adressée, je dirai
plutôt destinée, la publie dans un ouvrage autobiographique intitulé de
façon paradoxale Mémoires intimes7, qu’il a dédié à sa fille et qui est une
tentative à la fois pour rechercher les raisons de son acte et pour se justifier,
échapper à un sentiment de culpabilité toujours présent. Lorsque Georges
Simenon dicte ce document, car son état de santé ne lui permet plus
d’écrire, il a soixante-dix-sept ans. Cela fait deux ans que sa fille est morte.
Voici quelques extraits de cette lettre :
« Mon grand vieux Dad que j’aime, je viens de t’avoir au téléphone, je
voulais être sûre avant de m’en aller pour toujours que tu allais bien, que tu
étais heureux et que tu n’aurais pas trop de peine… Je m’en vais parce que
je ne sais plus lutter… J’ai trop rêvé… Petit à petit, j’ai perdu ma dignité, la
seule chose qui donne son sens à l’existence… Je reprends une phrase que
tu as écrite dans “les autres” et qui m’a frappée  : “J’étais trop ambitieuse
pour l’être”… Quand tu la recevras, dis-toi bien que je serai enfin tout près
de toi en paix et sans plus me plaindre. Je serai redevenue ta petite fille qui,
bras dessus, bras dessous, s’en allait avec toi dans le soleil jusqu’au bar du
Burdenstock. La petite fille de Tenessee Walls. Ne retiens que ça de moi,
pour le reste, oublie. Il vaut mieux. » Puis elle énumère tout ce qui, d’après
elle, fait exister  : «  Et surtout sois heureux, continue à vivre en savourant
chaque minute qui passe avec toute la sensualité que tu as. C’est ça la vie, le
soleil sur la peau nue, un regard d’un passant que l’on croise, l’odeur d’une
ville qui s’éveille, deux corps qui se mélangent sans fausse pudeur  » et
qu’elle a manqué  : «  Je n’ai jamais su vraiment parler à une personne.
Maintenant il faut que j’aie le courage de ma lâcheté, ma lâcheté de vivre
[…] je suis inutile. Alors pourquoi vivre pour moi seule, me débattre pour
vivre dans ce monde qui m’angoisse et pour lequel je me sens si mal
armée. » Elle oppose son mal à exister à la construction qu’en a faite son
père : « Je me surprends à rêver à l’existence que tu t’es construite. » Elle
termine en donnant la raison de ce qui l’empêche de construire son propre
sentiment d’exister qui est l’amour passionnel, exclusif qu’elle porte à son
père. On ne peut se construire sur une seule relation surtout si celle-ci est
désespérée : « Dad, je t’ai aimé plus que tout au monde, je te le répète une
dernière fois. Crois-moi, je t’en supplie. C’était ma seule raison d’être… En
plus de mon Dieu que je priais souvent, tu étais mon Dieu concret, la force
à laquelle je me raccrochais. Tu l’es encore, tu l’es à jamais. »
Pour comprendre ce drame, il faut en présenter les protagonistes. Le
premier est Simenon, un auteur à succès extraordinairement prolifique. Il
était belge, wallon, né dans une famille très modeste. Son père est mort
assez tôt. Le jeune Simenon doit se débrouiller seul. Son premier emploi est
celui de grouillot pour une ligue d’extrême droite, puis il est employé par
un monsieur titré comme secrétaire particulier. Cet homme l’introduit
auprès de gens bien placés. Petit à petit, Simenon se met à écrire et tout à
coup il se découvre une capacité d’écriture considérable. Il commence par
des nouvelles, des contes, écrits à un rythme effréné, plusieurs contes par
jour. Il est publié dans des petits journaux d’abord, puis dans des journaux
plus importants, puis il se met au roman, et un beau jour, il invente Maigret
et cela lui apporte un succès international et la fortune.
Simenon avait une autre faculté qui n’était pas banale. Il avait faim, faim
de la vie, et faim tout court quand il était jeune, faim d’argent et surtout
faim de sexe, de femmes. C’est un monsieur qui depuis très jeune
mentionne cet intérêt, je dirai carnassier, pour la chair féminine. Je ne peux
pas appeler cela autrement, car on ne peut pas dire que Simenon fût un
grand sentimental dans ses activités sexuelles. Il montrait un clivage –
 fréquent, semble-t-il, chez les personnes de sexe masculin – entre l’affect et
la vie sexuelle8. Il affirmait avoir eu des relations sexuelles avec dix mille
femmes dans sa vie. Il avait en général plusieurs relations sexuelles par
jour, et avec des femmes différentes. Certaines acceptaient par amitié ou par
affection, d’autres étaient des femmes payées pour cela.
Simenon s’est marié deux fois. Sa première épouse était une personne
psychologiquement stable, ce qui n’est pas le cas de la deuxième, mère de
Marie-Jo. Il la rencontre à New York, alors qu’il recherche une secrétaire
particulière. On lui présente Denyse. La jeune femme, dira-t-il, n’est pas à
son goût : l’ayant rapidement convaincue de coucher avec lui, il la découvre
maigrichonne avec, en outre, une grande balafre sur le ventre. Mais elle lui
jette un défi sexuel, car il se prend à douter de la jouissance qu’il était censé
lui procurer : « Elle était nue, plus maigre que je ne le pensais, elle avait des
seins de toute jeune fille et son ventre était barré d’une large cicatrice d’un
rouge presque vif. Je me jetai sur elle et je l’avais à peine pénétrée qu’elle
gémissait en tremblant de tous ses membres. Le gémissement devint cri et
on devait l’entendre de la chambre voisine. Enfin, alors que des spasmes la
secouaient, ses yeux se révulsèrent et je fus presque effrayé de n’en plus
voir que le blanc. J’avais connu beaucoup de femmes mais je n’en avais
jamais vu jouir de la sorte. Un instant je me demandais si c’était réel.  »
Simenon en conclut qu’elle a eu de piètres professeurs en amour avant lui.
Son premier objectif sera donc de lui faire connaître la jouissance.
Mais Denyse lui pose un second défi, qui a trait au sentiment d’exister.
« Quand je suis arrivée hier à New York c’était avec l’idée de me suicider.
Il y a longtemps que cette idée me hante, vois-tu. […] Je sais que j’ai raté
ma vie, que je ne suis bonne à rien, que les hommes me traitent comme un
jouet…  » Tout à coup, Simenon se sent chargé d’âme, chargé de la faire
jouir, chargé de la faire exister. Se joue alors un jeu dangereux, Denyse
ayant très vite compris que ce qui l’attire en elle, c’est le besoin de la
réparer. Tâche impossible. La course-poursuite – Simenon tente de la rendre
heureuse, elle s’y refuse – se transforme en descente aux enfers. Denyse se
montre excessive en tout, en dépenses, en alcool. Il dit plusieurs fois  :
« J’aurais dû intervenir, mais je ne pouvais pas parce que je m’étais engagé
à la rendre heureuse.  » Elle sombre dans un alcoolisme qui n’a rien de
mondain, et l’y entraîne. Il dit : « Je ne peux pas la laisser boire seule. »
Elle a tout de même des qualités et l’une d’entre elles, Denyse le dira tout
de suite, c’est qu’elle n’est pas jalouse. Non seulement elle ferme les yeux
sur les activités sexuelles annexes de Simenon, mais en plus elle les
encourage. Mieux, elle lui trouve des femmes et participe de temps à autre à
leurs ébats. Ils se rendent dans des maisons spécialisées, où ils ont des
relations sexuelles avec une femme ou deux, c’est selon. Tout cela va fort
mal se terminer, mais entre-temps ils ont des enfants. D’abord des garçons
qui ne poseront pas trop de problèmes. Et puis, ils ont une fille.
Le rêve de Simenon était de faire un enfant qui porterait son nom et son
prénom. Mais son frère avait déjà donné ce prénom à l’un de ses fils. Quand
cette fille naît, Simenon lui donne alors un nom lourd à porter  : Marie-
Georges, que tout le monde appellera plus tard Marie-Jo. Marie-Georges
déclenche chez Simenon une réaction passionnelle. Il voit dans ses yeux,
dès qu’elle est bébé, une demande d’amour impossible à combler. Il en aura
la preuve très tôt, lors d’un incident qui se produit tandis que Marie-
Georges a un an et demi. Avant que la nurse l’emmène en promenade,
Simenon allait toujours l’embrasser. Un jour, voyant la nurse sortir le
landau alors qu’il arrive en voiture, il s’apprête à arrêter son véhicule pour
aller embrasser sa fille. Mais une voiture arrivant à ce moment-là en sens
inverse, il ne veut pas risquer de mettre le landau en danger, et passe. Quand
il revient chez lui deux heures après, il trouve la maison en émoi. Le
médecin est là, Marie-Jo est comme un cadavre, elle est dans un état
hypotonique total, sans explication somatique aucune. Le médecin a une
idée géniale : il prend Marie-Jo, la met dans les bras de son père et elle se
réveille alors, toute guillerette comme si elle lui avait joué un tour. Il lit
dans son regard : « Ah ! je t’ai bien eu », et chacun finit par dire, la nounou
y compris, que l’incident est survenu parce qu’elle a vu passer son père et
qu’il ne s’est pas arrêté. Marie-Jo est ressuscitée par son père. Un lien
extrêmement fort se noue entre eux. On voit bien ici comment Simenon se
faisait exister lui-même en s’arrangeant pour que l’existence d’autres êtres
dépende de ce qu’il pouvait leur apporter. Le problème est que, ce faisant, il
les condamnait à être toujours dépendants car, que ce soit Denyse ou Marie-
Jo, les deux ont compris que la raison de l’intérêt qu’elles suscitaient chez
Simenon était le fait qu’il ne parvenait jamais à les réparer tout à fait.
Marie-Jo va grandir. À huit ans, survient un événement important. Elle se
promène avec son père dans les rues de Montreux. Ils s’arrêtent devant une
bijouterie et elle tombe en extase. Il lui demande ce qu’elle veut, elle
désigne une alliance. Elle veut «  ça  ». Simenon la lui achète. Bien sûr, le
bijou n’est pas à sa taille. Simenon fait rétrécir l’anneau nuptial à la taille du
doigt de Marie-Jo. Dans sa lettre ultime, elle émettra le souhait qu’on lui
laisse cette alliance après sa mort.
Les années passent. Marie-Jo n’est pas toujours facile, un peu introvertie,
sensible, très curieuse des relations entre ses parents. Simenon est persuadé
qu’elle écoute aux portes quand il fait l’amour avec sa mère. Denyse
s’alcoolise de plus en plus et ses rapports avec Simenon se dégradent. Aux
pires moments, Denyse a des comportements d’errance. Elle n’arrive pas à
dormir. Elle a absolument besoin d’une oreille attentive, et quand ce n’est
pas sa secrétaire, elle prend sa fille comme confidente. Cela peut durer toute
la nuit. Il semble que la mère de Marie-Jo, en plus du viol psychique
consistant à lui faire des confidences sur la sexualité du couple, se soit
livrée à des attouchements sur sa fille. En outre, Marie-Jo a été violée à
quatorze ans par un ami de son frère, un homme d’âge déjà mûr. Ce fait
n’entraîne aucune reconnaissance de la part de son entourage face aux
dénégations de cet homme. Ses parents rompent quelque temps plus tard,
quand un nouveau personnage entre dans la vie de Simenon. C’est Teresa,
une femme merveilleuse selon lui, ancienne secrétaire de Denyse, avec
laquelle Simenon a bien entendu des relations sexuelles, mais qui va jouer
un rôle très différent de Denyse, dans le sens où, cette fois, c’est elle qui
prendra soin de lui. Elle sera tout à la fois une amante, une infirmière et une
secrétaire.
Dans ce contexte fortement érotisé, Marie-Jo présente très tôt des
symptômes de malaise existentiel en adoptant des rituels de lavage de
mains. Plus tard, elle rencontrera de grandes difficultés dans ses relations
amoureuses, ce qui n’est pas pour étonner. Mais elle reste maladivement
attachée à l’amour qu’elle porte à son père. Ils gardent des contacts presque
quotidiens, que ce soit par courrier ou par téléphone. Une scène tout à fait
décisive va se dérouler alors que Simenon a près de soixante-quinze ans et
elle, vingt-cinq, c’est-à-dire peu de temps avant son suicide. Marie-Jo fait
irruption un soir chez son père et le trouve en compagnie de Teresa. Elle lui
fait une scène de jalousie violente, le sommant de lui expliquer pourquoi il
vit avec Teresa et non avec elle. « Pourquoi elle et pas moi ? » Simenon lui
explique : « Tu sais, les rapports que j’ai avec elle ne sont pas simplement
amicaux, on a aussi une vie sexuelle. » Marie-Jo rétorque : « Et alors ? Tout
ce qu’elle peut faire, je peux le faire. » À partir de là, Marie-Jo multiplie les
tentatives de suicide. Elle est toujours suivie sur le plan psychiatrique et par
un psychanalyste. Un jour, comme elle ne répond pas au téléphone, un de
ses frères s’inquiète et fait forcer sa porte. Marie-Jo est morte. Elle s’est
suicidée avec un pistolet 22 à une balle, en vente libre à cette époque. La
lettre destinée à son père  est adressée ainsi  : «  Strictement personnel, à
remettre à M.  Simenon, 12  avenue des Figuiers, 1012 Lausanne, Vaud,
Suisse. » Elle lui parviendra après sa mort.
Marie-Jo avait vingt-cinq ans. Elle est incinérée selon son souhait avec
l’anneau nuptial que lui a offert son père. Simenon répand lui-même ses
cendres dans le jardin, sous la fenêtre de la pièce où il se tient d’habitude
quand il écrit.

« Je détruis, donc j’existe »

Détruire, mutiler, annihiler, torturer  : voilà une façon de se faire exister


proche de la perversion, mais aussi de l’emprise que l’on peut exercer sur
des objets ou sur des êtres vivants. Ce comportement n’est pas rare, loin de
là. Parfois, il prend la forme de : « Je détruis ce qui ne sera jamais à moi. »
C’est le cas des crimes passionnels et du vandalisme. Parfois, il prend une
forme qui justifie le racisme : « Je détruis, donc je suis un surhomme, très
supérieur à ces larves ! »
Un témoignage particulièrement important, si l’on exclut celui de Sade,
est celui du philosophe Louis Althusser qui finit par étrangler son épouse,
ce dont il rend compte dans ses Mémoires écrits peu de temps avant sa
mort9. L’intérêt de ce texte tient à la conviction exprimée par Althusser de
ne jamais avoir existé. Il relie directement son acte à ce sentiment, au point
de faire de la formule « destrugo ergo sum » (je détruis, donc j’existe) son
adage personnel.
L’origine de ce sentiment –  ne jamais avoir existé  – se situe selon lui
dans le fait que sa mère n’a jamais vu en son fils autre chose qu’un avatar,
le remplaçant d’un mort, en l’occurrence son oncle Louis, dont il porte le
prénom et qui a disparu à Verdun à bord de son avion pendant la Première
Guerre mondiale, Louis dont elle est restée amoureuse jusqu’à sa mort,
alors même qu’elle épousera son frère, Charles, qui a pris sa  place. Les
deux familles se sont en effet accordées pour marier, qui ses deux filles
Juliette et Lucienne, la future mère de Louis, et qui ses deux garçons
Charles et Louis. Voici donc deux couples prédestinés par leurs deux
familles  : Louis et Lucienne, Charles et Juliette. Mais le destin en décide
autrement : Louis meurt à la guerre. Charles annonce la nouvelle aux deux
familles et, alors qu’il est destiné à épouser Juliette, c’est vers Lucienne,
pourtant promise à Louis, qu’il se tourne. Lucienne accepte, quoique sa vie
durant elle lui en voudra d’avoir supplanté son frère, qu’elle idéalisait.
Il semble qu’elle ait eu d’autres raisons de ne guère l’apprécier : Charles
se révèle un père indifférent et un mari médiocre, du moins c’est ce
qui  ressort de ce qu’en dit d’Althusser. On comprend que pour lui, ce
prénom fût un fardeau. Il écrit  : «  Louis  : un prénom que très longtemps
j’eus littéralement en horreur. […] il disait aussi un peu trop, à ma place :
oui, et je me révoltais contre ce “oui” qui était le “oui” au désir de ma mère,
pas au mien. Et surtout il disait : lui, ce pronom de la troisième personne,
qui sonnant comme l’appel d’un tiers anonyme me dépouillait de toute
personnalité propre, et faisait allusion à cet homme derrière mon dos : Lui,
c’était Louis, mon oncle, que ma mère aimait, pas moi. »
Althusser traînera toujours un sentiment dépressif lié au fait qu’il se vit
comme un avatar de son oncle. Le jeune Louis tente de se faire exister par
lui-même de plusieurs façons. D’abord, par la séduction. Il partageait avec
Simenon – et ce n’est pas un hasard – une passion pour le sexe qui peut être
interprétée comme une tentative d’auto-engendrement. Puis, par
l’engagement politique, la lutte et, enfin, par le crime  : détruire celle qui
l’aime. La raison invoquée ? Althusser voulait par cet acte lui épargner de
vivre avec le monstre qu’il pensait être devenu. À soixante-deux ans, il
étrangle Hélène, sa compagne. Il meurt dix ans plus tard, après s’être
expliqué de son acte dans un dernier ouvrage posthume  : «  Dans la
destruction de l’existence d’autrui, dans la réfutation implacable de toutes
les formes de secours, de soutien et de raison qu’on tentait de m’offrir, ce
que je recherchais était bien évidemment la preuve, la contre-épreuve de ma
propre destruction objective, la preuve de ma non-existence, la preuve que
j’étais bel et bien déjà mort à la vie, à toute espérance de vie, et de salut.
[…] Ma destruction propre passait symboliquement par la destruction des
autres10. »

Mais entre le sublime et le désespoir, d’autres formes de solutions se


profilent qui tentent d’apporter une réponse aux difficultés existentielles.

1. Antonin Artaud, Van Gogh, le suicidé de la société, Paris, Gallimard, coll. « Arcades », 2001.

2. Pascal Quignard, Vie secrète, Paris, Gallimard, 1998, p. 123.

3. Dan Franck, La Séparation, Paris, Seuil, coll. « Points », 1998.

4. Elias Canetti, La Langue sauvée. Histoire d’une jeunesse, 1905-1921, Paris, Albin Michel, 2005.

5. Elias Canetti, Le Cœur secret de l’horloge. Réflexions, 1973-1985, Paris, Livre de poche, 1998, p. 119.

6. Une des plus belles versions est celle de Jessye Norman accompagnée par le English Chamber Orchestra.

7. Georges Simenon, Mémoires intimes, suivis du Livre de Marie-Jo, Paris, Presses de la Cité, 1981.

8. Voir Robert Neuburger, « Préface », in Sigmund Freud, Psychologie de la vie amoureuse, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2010.

9. Louis Althusser, L’avenir dure longtemps, Paris, Stock/IMEC, 1992 et German Arce Ross, « L’homicide altruiste de Louis Althusser », Cliniques méditerranéennes, 1, 2003.

10. Louis Althusser, L’avenir dure longtemps, op. cit., p. 269.


CHAPITRE V
Peut-on se faire auto-exister ?

Le pari de l’auto-appartenance

Entre sublime et désespoir, certains choisissent de se faire exister en


pariant qu’ils arriveront à se conférer à eux-mêmes ce sentiment. Hélas,
comme le rappelle Hérodote dans L’Enquête, « aucun individu humain isolé
ne peut se suffire ». Se faire auto-exister, en effet, c’est être capable de créer
avec soi-même un monde personnel équivalent au tissu de relations et
d’appartenances qui nous relie au monde extérieur et qui, ce faisant, nous
permet d’éprouver le sentiment d’exister. C’est comme tenter de
s’accoucher soi-même ou de se soulever de terre en relevant ses propres
bretelles  ! Autant dire, et les logiciens le confirment, que «  l’auto-
appartenance est strictement impossible. Nul ensemble ne peut se contenir
lui-même, ce qui serait supposer qu’un même être mathématique soit à la
fois un ensemble et un élément de cet ensemble1  ». Bertrand Russell, père
de la philosophie analytique, a d’ailleurs démontré que la notion d’auto-
appartenance engendre des paradoxes insurmontables  : «  La formule x  x
qui implique qu’un ensemble appartient à lui-même est totalement
irrationnelle. »
Mais ce n’est pas parce qu’il est impossible que ce pari n’est pas tenté.
La fonction des tentatives est de trouver ou de retrouver, de réparer, par une
voie détournée, un sentiment d’exister qui n’a pas été obtenu ou maintenu
par les voies habituelles, relationnelles ou d’appartenance. Nombreux sont
les humains qui s’engagent dans cette voie. Ils le font de diverses façons,
mais ont tous en commun de tenter de se faire exister en se mettant eux-
mêmes en position de tiers. C’est un jeu avec soi-même. Parmi ces
tentatives, on trouve donc essentiellement des comportements à risque
appelés aussi conduites ordaliques, des tentatives de prendre comme tiers
des toxiques, alcool, drogues, les automutilations, le jeu, et certains
comportements passionnels…

Toucher la mort pour se sentir exister

L’expression «  conduites ordaliques  » provient d’une forme


moyenâgeuse de justice où l’on s’en remettait au jugement de Dieu pour
décider de la culpabilité ou de l’innocence d’un suspect. C’étaient souvent
des épreuves physiques – la main placée dans le feu ou les suspects plongés
dans une mare  – et, si l’on en sortait indemne, on était nécessairement
déclaré innocent. Cette expression a d’abord été reprise par les praticiens
s’occupant de toxicomanes pour qualifier leur rapport de défi avec la mort.
Une scène inoubliable du film La Fureur de vivre illustre ce comportement,
celle où James Dean, au volant d’une voiture, roule à toute allure vers un
précipice et se jette hors de son véhicule le plus tard possible, juste avant
que l’auto bascule dans le vide. Son explosion de joie lorsqu’il franchit
cette épreuve où il défie la mort est impressionnante. « Faire ce qu’il faut
pour risquer sa vie, et, dans le même temps, adorer la vie. Et enfin la minute
où le risque de la mort est compris comme une façon de donner du ton à la
vie », écrivait Henry de Montherlant2.
De nombreuses conduites à risque, en particulier chez les adolescents,
sont interprétées à tort comme des équivalents suicidaires. Or, il manque à
ces actes, pour être qualifiés ainsi, une intention. En effet, ces sujets n’ont
pas décidé d’en finir, mais de passer une sorte d’épreuve initiatique qui leur
permet justement de se sentir exister : « Si j’ai dépassé cette épreuve, cela
signifie non seulement que j’existe, mais aussi que j’ai droit à l’existence. »
L’important, pour eux, est qu’ils ne savent pas si leur acte va les conduire à
la mort. C’est seulement une possibilité excitante. Cette différence est
cruciale, de sorte qu’il ne s’agit pas d’actes suicidaires, mais au contraire de
tentatives de guérison d’un mal de vivre souvent lié au fait que l’adolescent
ne se sent pas reconnu dans sa famille, pas entendu, pas compris.
Ces conduites ne sont pas l’apanage exclusif des adolescents. On peut
aussi les observer, sous des formes différentes, chez nombre d’adultes qui
jouent les trompe-la-mort, recherchent le danger, par exemple dans les
sports extrêmes. La mort n’est pas visée, mais l’excitation d’un danger
mortel qui, une fois dépassé, engendre un état d’élation où le sujet se sent
pleinement exister. Cet état d’excitation lié au fait d’avoir traversé avec
succès un danger que le sujet a lui-même engendré est à la fois la définition
des conduites à risque et leur finalité. Des fantasmes suicidaires jouent un
rôle analogue. Ils sont d’une grande fréquence, y compris chez des êtres
réputés «  normaux  ». Évoquer cette possibilité suicidaire nous permet de
mieux ressentir notre existence  : «  Je ne vis que parce qu’il est en mon
pouvoir de mourir quand bon me semblera  : sans l’idée de suicide, je me
serais tué depuis toujours3. »
La vie de Serge Gainsbourg peut être mieux comprise au prisme de cette
hypothèse. Il a montré tout au long de son parcours des comportements de
défi à la mort  : tabagisme, alcoolisme, mode de vie. En mai 1973, il est
victime d’une crise cardiaque. Il continue pourtant de boire et de fumer,
fidèle à son personnage. Il mourra lors de la cinquième crise cardiaque.
Cela signifie qu’il a traversé la mort quatre fois  ! Sans compter celle
qui  le  menaçait lorsqu’il portait l’étoile jaune à quinze ans. Il ne faut pas
méconnaître dans la vie de Gainsbourg le fait que, à un âge précoce, il a été
conscient de ce que certains voulaient sa mort en raison de ses origines et
que cette menace s’est matérialisée dans l’étoile jaune qu’il fut obligé
de porter. Son premier emploi, ce fut éducateur dans une maison d’enfants
ou de parents déportés. Bien des années plus tard, il a exprimé
lapidairement cette trace indélébile : « J’ai grandi sous une bonne étoile…
jaune. » Doit-on voir dans ce traumatisme originel la source de son rapport
ambigu à la vie, ce doute permanent sur son sentiment d’exister, ce défi
répété à la mort  ? En tout cas, les traces de ce jeu avec la mort sont
nombreuses dans son œuvre  : «  Quand on a tout, on n’a rien, d’où mon
désespoir… » « J’ai besoin d’être toujours en mouvement. Au premier arrêt
image, je sais que je vais crever… » « J’ai tout réussi, sauf ma vie. » « Il
n’y a rien de tel qu’une victoire efficace remportée contre le désespoir et la
mort pour éloigner de nous la pensée du suicide. » « Je connais mes limites,
c’est pourquoi je vais au-delà… »
Il s’exprime encore plus clairement dans certaines de ses chansons, par
exemple « Quand mon 6.35 me fait les yeux doux » :
Quand mon 6.35
Me fait les yeux doux
C’est un vertige
Que j’ai souvent
Pour en finir
Pan !
Pan !

Ou encore, dans « Pas long feu » :


Alors moi je sens que je f’rai
Pas long feu pas long feu pas long feu ici
Pas long feu
Pas long feu pas long feu dans cett’ chienn’ de vie
Pas long feu

Automutilations et scarifications

Ce sont plutôt les jeunes filles qui tentent de se faire auto-exister en se


mutilant ou s’infligeant des scarifications. Ce comportement ne date pas
d’hier. Écoutons, par exemple, la confession de Marie de l’Incarnation
(1599-1672) : « Si auparavant j’avais commencé à me mortifier, tout cela ne
me semblait rien. Coucher sur les ais m’était trop sensuel. Je mettais tout le
long un cilice sur lequel je couchais. Les disciplines d’orties dont je me
servais l’été étaient si sensibles après en avoir employé trois ou quatre
poignées à chaque fois qu’il me semblait être dans une chaudière brûlante.
Et pour l’ordinaire, je m’en sentais trois jours durant puis je recommençais.
La douleur en était si grande que je ne sentais pas les chardons, voulant
m’en servir après. Je ne me lassais pas de me servir de disciplines de chêne,
mais ce n’était rien en comparaison de la douleur des orties. J’avais si
fréquemment la haire et le cilice sur le dos que cela s’était tourné en
habitude…  » «  Je désire blesser ce corps que désormais j’abomine  »,
écrivait sainte Marguerite de Cortone au Moyen Âge.
Si l’automutilation n’est pas en soi un symptôme nouveau, ce qui l’est,
en revanche, c’est sa banalisation actuelle et sa diffusion. Ce comportement
touche plutôt les filles, puisque 80  % des automutilateurs sont des
automutilatrices, et on peut l’observer dès l’âge de quatorze ans. La
fréquence augmente jusqu’à l’âge de vingt ans, puis on constate une décrue
importante. L’automutilation semble donc liée au passage de l’adolescence
vers la postadolescence. Aux États-Unis, on considère qu’environ 0,75  %
de la population totale s’automutile, ce qui représente plus de deux millions
de personnes. En Angleterre, des statistiques sur des jeunes filles de
quatorze à dix-huit ans donnent des chiffres étonnants  : environ 10  %
d’entre elles auraient à un moment ou un autre des comportements
automutilateurs.
Une automutilation est une blessure que l’on s’inflige à soi-même. Il
s’agit donc d’une violence physique. Pour l’essentiel, elle consiste à se
lacérer jusqu’au sang les avant-bras et les cuisses, mais ce peuvent être
aussi des brûlures de cigarette ou des grattages répétés et violents.
Un point important : la violence auto-infligée est intentionnelle, mais le
but n’est pas de se donner la mort, il est de se faire souffrir physiquement.
Les lacérations du bras, fréquentes dans ce cas, ne doivent pas être
confondues avec des tentatives de veinosection. Quelquefois, la marge est
étroite.
Parmi les facteurs favorisants, on trouve des antécédents de situations où
le corps de ces jeunes filles n’a pas été respecté  : les statistiques donnent
une moyenne de 50  % d’abus sexuels dans le passé de ces patientes.
D’autres facteurs proches sont en cause, comme les injustices  : une étude
canadienne montre que les automutilations dans les prisons de femmes sont
fréquentes, beaucoup plus que dans la population générale. Les punitions
collectives entraînent souvent des actes automutilateurs chez les
délinquantes incarcérées quand elles sont vécues comme iniques. D’autres
facteurs favorisants sont signalés par les automutilatrices elles-mêmes  : la
rage tournée contre soi, l’impossibilité d’exprimer ses sentiments, ou encore
la solitude.
Mais pourquoi ce choix de s’exprimer par des automutilations  ? Les
automutilatrices disent que cela soulage une douleur intérieure : le sang qui
coule remplace les larmes. Beaucoup expriment que ces comportements et
cette souffrance leur permettent de se sentir exister : « C’est mon corps, si
je fais ça c’est pour prouver que j’existe bel et bien. »
Les comportements automutilateurs sont des équivalents ordaliques, une
épreuve que le sujet s’impose pour se sentir le droit d’exister. Mais de  ce
fait, l’acte devient rapidement répétitif. Plusieurs automutilatrices
témoignent de ce que leur cérémoniel sanglant a l’effet d’une prise de
drogue : « C’est comme l’héroïne, ça coûte moins cher, mais son effet dure
moins longtemps ! »
Ces jeunes filles posent très précisément la question cruciale du lien entre
le corps et la psyché. Ce lien n’a rien d’organique chez l’humain. Ce qui est
spécifique à l’être humain, c’est qu’il peut opérer un clivage entre corps et
psyché. Nous disposons donc d’une certaine liberté d’utiliser notre corps
à notre convenance. Bien sûr, nous devons tenir compte des limites à cette
liberté qui nous sont imposées par la société et ses représentants. Il s’agit
donc d’une liberté « conditionnelle ». L’autre limite provient du corps lui-
même puisqu’il dispose de sa propre autonomie. Par exemple, il vieillit. Il y
a donc une autonomie du corps comme il y a une autonomie de la psyché.
Les automutilatrices témoignent dans leur pratique de cette capacité de
cliver corps et psyché. Il n’est pas surprenant que nombre d’entre elles aient
subi des abus sexuels, car les abusées nous apprennent que, pour survivre à
l’abus, elles ont procédé en se réfugiant dans leur tête, c’est-à-dire en
préservant leur intimité psychique tandis qu’elles abandonnaient leur corps
aux abus. L’acte sexuel a ici l’effet inverse de celui qu’il est censé jouer
dans l’existence de chacun, d’être un acte qui réunit corps et psyché au
travers de la jouissance qui est précisément jouissance de se sentir réuni à
son corps. C’est au contraire un renoncement du lien psyché-corps qui
témoigne de cette capacité de l’être humain à jouer avec ce lien. On peut
alors interpréter les cérémoniels d’automutilation de ces jeunes femmes
comme des tentatives pour renouer avec ce lien, de ressentir leur corps
comme leur appartenant au travers des souffrances qu’elles lui imposent et
qu’elles peuvent ressentir avec lui, tentative de jouir d’une réunification
corps-psyché qui ne passe pas par l’acte sexuel, mais par cette pénétration
de la lame de rasoir.
Les automutilatrices nous montrent qu’à un certain moment le lien est si
distendu qu’il se rompt. En ce sens, on peut considérer que leur
comportement automutilateur est un traitement, une façon de se
réapproprier leur corps, une tentative d’auto-appartenance. On relie son
corps à soi en créant ces sensations. Le sentiment d’existence ou de
jouissance qu’elles signalent, signifie le plaisir de se réunifier, de retrouver
son corps, fût-ce au prix de souffrances qui d’ailleurs disparaissent dans la
jouissance physique.
L’automutilation est essentiellement une tentative pour traiter par soi-
même une problématique particulière, celle où, à l’adolescence, le lien entre
le corps et la psyché semble rompu, où le corps est vécu comme étranger.
Ce «  traitement  » ne semble pas dépourvu d’efficacité puisque la plupart
des automutilatrices guérissent spontanément vers l’âge de vingt ans,
qu’elles aient été aidées ou non, sauf peut-être celles qui ont « bénéficié »
d’une étiquette diagnostique…
Le texte suivant, trouvé sur un site Internet où des automutilatrices
échangent leurs expériences, exprime au mieux la souffrance que sous-tend
leur comportement :
Une larme de sang s’échappe de mon bras,
Déchirée de sanglots, moi je ne pleure pas.
Le temps suit les contours des montres de Dali,
Le monde devient flou, j’oublie un peu ma vie.
Je relève ma lame et frappe une autre fois :
Le sang coule et s’enfuit sur ma main et mes doigts.
Il tombe goutte-à-goutte sur le carrelage,
Efface la douleur et toutes ses images.
Je ne sais plus parler, ne peut que me couper.
J’ai trouvé le silence et je m’y suis terré.
C’est un langage sourd que personne n’entend,
Une prison muette et j’ai grandi dedans.
C’est un gouffre sans fond avec des murs trop lisses.
Je me souviens encore de ces mains qui glissent,
Qui touchent, pétrifient, saisissent, terrifient
Et tuent un corps d’enfant abîmé et sali.

Paradis artificiels

La plupart des toxicomanies sont également des tentatives pour se faire


auto-exister, mais elles reposent sur un scénario légèrement différent. La
relation du toxicomane à son toxique est complexe et ressemble plus à une
relation d’appartenance qu’à une relation simple. Sa drogue est pour lui un
support identitaire, donc une source du sentiment d’exister. Ce n’est pas un
hasard s’il humanise son toxique, le prénomme White Angel (morphine),
Rambo (héroïne), Marie-Jeanne (cannabis) ou White Horse (cocaïne).
Quand on rencontre un toxicomane ou un alcoolique, c’est à un couple que
l’on a affaire. C’est pourquoi il est si difficile de le faire se déprendre.
Comme l’écrit Henri Michaux  : «  Une drogue, plutôt qu’une chose, c’est
quelqu’un. Le problème est donc la cohabitation…  » Nous retrouvons ici
Gainsbourg, dont l’arsenal utilisé pour conforter son sentiment comprenait
une relation familière avec la drogue :
La mort a pour moi le visage d’une enfant
Au regard transparent
Son corps habile au raffinement de l’amour
Me prendra pour toujours
Elle m’appelle par mon nom
Quand soudain je perds la raison4
L’idée du toxicomane est de se passer de la relation affective avec des
humains, de toute appartenance, que ces nécessités n’en soient plus,
qu’elles deviennent contingentes, qu’il ne dépende plus de témoignages
d’affection ou de reconnaissance. On assiste à une personnification
imaginaire de la substance toxique dans l’esprit du sujet. Toute relation
affectivement investie est vécue comme un danger, de même que tout
engagement est une charge trop lourde.
Dans «  Le Poison  », Charles Baudelaire illustre le contraste entre la
drogue toujours fidèle et la relation périlleuse, non maîtrisable. Le poison,
en l’occurrence, n’est pas ce que l’on peut imaginer, à savoir la drogue,
mais la femme :
L’opium agrandit ce qui n’a pas de bornes,
Allonge l’illimité
Approfondit le temps, creuse la volupté,
Et de plaisirs noirs et mornes
Remplit l’âme au-delà de sa capacité.
Tout cela ne vaut pas le poison qui découle
De tes yeux, de tes yeux verts
Lacs où mon âme tremble et se voit à l’envers…
Mes songes viennent en foule
Pour se désaltérer à ces gouffres amers.

Tout vaut mieux que les relations, ici avec une femme, mais l’amertume
de Baudelaire englobe une grande partie du genre humain, dont sa mère, à
qui il ne pardonnera jamais son remariage avec un militaire. Dès l’enfance,
son rapport à l’existence s’avère complexe  : « Tout enfant, j’ai senti dans
mon cœur deux sentiments contradictoires : l’horreur de la vie et l’extase de
la vie.  » Son recours à des drogues diverses – opium, haschisch (il faisait
partie du club des haschischins)  – pouvait créer chez lui l’illusion de se
faire exister en se passant de ce que le monde bourgeois et sa famille lui
refusaient : la reconnaissance de son talent. Sa tendance à tenter le pari de
l’auto-existence se lit dans une de ses paroles  : «  Il serait peut-être doux
d’être alternativement victime et bourreau » (Mon cœur mis à nu, 1864).

Jeux de hasard

Sacha Guitry a exprimé mieux que les psychologues ce que peut


représenter l’addiction au jeu dans son rapport avec les comportements
ordaliques  : «  J’aime le jeu –  et j’aime le jeu non point seulement parce
qu’il donne le goût du risque, mais bien plus encore parce qu’il témoigne de
confiance – de confiance en soi d’abord, et de confiance aussi dans la vie,
dans le destin –  car le hasard, à mes yeux, n’est pas autre chose que le
destin, et le Destin, pour moi, c’est le bon Dieu. Je ne suis pas éloigné de
penser qu’être joueur, c’est croire en Dieu5 ! »
Les jeux dits de hasard sont justement ceux qui créent le fantasme qu’il
n’y en a pas, que le destin n’est pas aléatoire et qu’il ne va pas tarder à faire
en sorte que le joueur intègre le club des heureux élus de la fortune ! C’est
attendre du sort la confirmation de son existence, confirmer sa croyance en
une bonne étoile… Cela dit, on saisit mal pourquoi Sacha Guitry avait tant
besoin de confirmer son droit à exister, dans la mesure où les bonnes fées
s’étaient penchées sur son berceau : son parrain était le tsar Alexandre III et
son père, Lucien Guitry, un des acteurs les plus fameux de son époque, a
fait le succès des premières pièces de théâtre qu’il a écrites. Il avait un goût
prononcé pour les femmes, malgré ses propos misogynes, et était très
soucieux de se montrer grand séducteur, rôle dans lequel il eut quelques
difficultés à se faire reconnaître en dépit de ses nombreux mariages. Peut-on
en déduire que son manque d’assurance quant à son sentiment d’exister
était lié, comme celui de Simenon ou d’Althusser, à un manque du côté de
sa mère ?

Passions

À l’origine, la passion signifiait que l’âme se laissait dominer par le


corps  : «  La volonté pervertie crée la passion  », dit saint Augustin. Et
Descartes  : «  Passion est passivité de l’âme et activité du corps.  » La
passion est donc une façon active de se montrer passif, c’est accepter
activement de se laisser envahir par des sentiments passionnels.
La passion est une des ressources dont nous disposons pour nous
maintenir hors de la dépression. C’est une autre façon de tenter de nous
faire exister sur le mode de l’auto-appartenance. Il s’agit de maîtriser
l’environnement en utilisant un tiers comme objet. Mais ce tiers n’en est pas
vraiment un, car il est intégré dans la vie du passionné. On pourrait
autrement dire que le passionné a absorbé le tiers, en a fait sa chair. C’est
ainsi qu’il est possible de parer à l’angoisse existentielle en la fixant sur un
objet qui est censé combler tous les manques. Certains ne sont pas dupes de
ce leurre. « Tout ce qui nous rassure dans la vie, sans nous plaire vraiment,
écrit Françoise Sagan, nous attache d’une manière affreuse, insidieux
comme des serpents. […] On se rend compte qu’il faut être libre de tout
pour être libre de soi. Et qu’il ne faut rien supporter, jamais, que la passion ;
parce que justement, elle, n’est pas rassurante6. »
Parmi les nombreuses passions, j’en citerai deux, la passion amoureuse et
le collectionnisme, en sachant qu’il y en a bien d’autres.

LA PASSION AMOUREUSE

Toute passion est unique  : on ne peut être passionnément amoureux de


deux êtres ou de deux sujets à la fois. C’est ce qui la distingue de l’affection
qui peut, elle, être partagée. Autre différence : dans l’affection, on distingue
bien celui qui aime et celui qui est aimé. La passion est, elle, dévorante,
exclusive, unique, intemporelle, tout simplement parce que l’on n’a pas une
passion, on est  sa passion, on n’aime pas l’objet, on est l’objet ou dans
l’objet ou l’objet est en nous. La passion nous conduit à vouloir faire un
avec l’objet, le passionné est l’objet et l’objet est le passionné. C’est une
incorporation dans le corps de l’autre. Pour paraphraser Georges Balandier :
La passion me constitue partie d’un vaste ensemble, qui m’englobe et que je
contiens et qui me fait exister.
Pourquoi vouloir être en passion  ? La réponse est chez Pascal, dans le
Discours sur les passions de l’amour  : «  Ainsi l’on est heureux  ; car le
secret d’entretenir toujours une passion, c’est de ne pas laisser naître aucun
vide dans l’esprit, en l’obligeant de s’appliquer sans cesse à ce qui le touche
si agréablement. »
Mais la passion est toujours individualiste, individuelle, pour ne pas dire
égoïste, donc vécue comme asociale, personnelle, à l’opposé des intérêts du
groupe, du collectif. Pour Roland Barthes, «  la passion amoureuse est un
délire7 ».
Soit on utilise cette capacité et l’on risque d’avoir des remords, soit on ne
l’utilise pas et l’on risque de ressentir des regrets… Qui n’a entendu l’appel
de la passion et décidé de la vivre ou de la refouler  ? Peut-être pour
l’accepter faut-il être désespéré  ? Car entrer en passion (ou tomber en
passion, pour paraphraser les Québécois), c’est entrer dans l’aveuglement,
renoncer à la clairvoyance, à la maîtrise, au choix. C’est « s’abîmer » dans
la passion.
Comme il s’agit d’un mécanisme vital au sens vrai du mot, on y tient et
l’on fait tout pour le préserver, mais toute passion est dévoratrice,
possessive, excessive. Le risque est celui de la « dépassion nerveuse » : « Il
y a dans toute passion un point de rassasiement qui est effroyable, écrit
Pascal Quignard dans Vie secrète. Quand on arrive à ce point, on sait
soudain qu’impuissant à augmenter la fièvre de ce qu’on est en train de
vivre, ou même incapable de la perpétuer, elle va mourir. »
On peut tenter d’éviter cette «  dépassion  » par différents moyens, en
changeant d’objet (donjuanisme), en sublimant, voire en agressant l’objet
s’il se montre récalcitrant (crime passionnel), en délirant pour préserver le
rêve d’objet (délire de jalousie, érotomanie), hypomanie, monomanie,
mysticisme, etc. Mais dans la plupart des cas, on se retrouve face à une
sensation douloureuse de vide, vide en soi, vide autour de soi, solitude
intense, perte du sentiment d’exister.
La passion peut être malheureuse, peut induire des états pathologiques,
mais on peut aussi penser que le risque vaut la peine d’être pris d’un état
qui met des étoiles dans le regard, qui rend inaccessible, qui nous place hors
du monde, hors du temps. C’est donc délirer. Mais c’est aussi comme voir
le monde pour la première fois, c’est l’émerveillement de l’enfant devant sa
première émotion esthétique, ou devrais-je dire  : extatique  ? C’est la
découverte de la possibilité d’exister puisque le monde existe et qu’il est
beau grâce à mon regard qui s’émerveille. C’est le rêve vécu. On sait que le
rêve peut devenir cauchemar. On ne réveille pas impunément un rêveur  !
Chacun aspire à vivre une relation passionnelle mais le craint à la fois car
on sait qu’elle sera peut-être unique et passagère. Savoir que l’on n’a peut-
être qu’une chance, que l’on peut saisir ou non, c’est comme partir à la
guerre avec un fusil et une seule balle. C’est comme savoir que l’on est
mortel ou que l’on est né par hasard : on le sait et on ne le saura jamais…
Laissons le mot de la fin à Stefan Zweig puisqu’il nous concerne tous :
« Seuls les êtres qui ignorent totalement la passion connaissent peut-être, à
des moments, exceptionnels, des débordements d’émotion aussi brusques et
torrentiels : là, des années entières se précipitent dans leur poitrine, avec la
violence des forces inemployées8. »

LA PASSION POUR L’OBJET 9


La passion de la collection a une fonction analogue de permettre de se
sentir exister. Je prendrai comme exemple le grand collectionneur que fut
Sigmund Freud. Rappelons qu’il vivait à Vienne, ville où l’antisémitisme ne
s’est jamais démenti. Le fait de ne jamais être reconnu dans une
appartenance légitime est une souffrance qui met en péril, y compris le
sentiment d’exister. Il est, à mon sens, possible de relier l’activité de
collectionneur à une volonté de se faire autoreconnaître par la maîtrise que
l’on a sur les objets collectionnés, au travers desquels on obtient une forme
de reconnaissance et de réassurance.
Depuis le mois de juillet 1986, à Londres, il est possible de visiter la
maison que Freud habita entre octobre 1938 et septembre 1939, année de sa
mort, après son exil forcé, et de voir les objets qui ont constitué son
environnement. Il dut quitter Vienne en juin 1938, après l’annexion de
l’Autriche par l’Allemagne nazie, sa vie et celle de ses proches étant
menacées. Son départ fut négocié par la princesse Marie Bonaparte et par
l’ambassadeur des États-Unis. Ils obtinrent, moyennant le paiement d’une
« taxe », qu’il puisse emporter tous ses meubles et objets.
La collection d’objets antiques que Freud a constituée principalement
entre 1898 et 1930 comprend environ mille neuf cents objets, tous visibles à
Hampstead, au musée Freud. Si la qualité de cette collection est discutable
– nous y reviendrons –, l’investissement de Freud dans cette activité ne fait,
lui, aucun doute  : Max Schur parle d’un «  besoin que seul dépassait en
intensité le besoin de nicotine ». Chaque mercredi, il faisait le tour de ses
marchands qui, eux-mêmes, ne manquaient pas de venir le voir s’ils avaient
quelque pièce nouvelle. Collectionner fut toujours pour lui une passion
« qui lui procurait un énorme délassement ».
Mais une collection n’est pas une simple accumulation, un «  tas  »
d’objets indifférenciés. Même si le plus grand désordre semble régner, on
peut toujours retrouver une logique constitutive de l’ensemble et une
dynamique qui détermine la circulation des objets.
En effet, l’idée «  d’ensemble  » est première chez le collectionneur  : il
s’agit d’un ensemble à compléter. Chaque objet qui entre dans la collection
n’est pas n’importe quel objet, mais un objet qui, à un niveau quelconque,
est destiné à compléter la collection, à combler un manque.
Citons Freud qui, en 1938, écrit à Jeanne Lampl de Groot : « Il faut bien
dire qu’une collection à laquelle plus rien ne s’ajoute est à proprement
parler morte  !  » Ce témoignage bouleversant dans la bouche d’un homme
qui voit sa propre mort approcher à grands pas (il meurt en 1939) nous
montre quelque chose d’important  : c’est qu’il situe, contrairement à
l’opinion commune, la collection, pourtant constituée d’objets inanimés, du
côté de la vie, du fait qu’il s’agit d’un ensemble vivant, et vivant par
l’entrée de nombreux objets (achats, dons) et la sortie, par vente ou plutôt,
pour Freud, à la suite d’échanges ou de cadeaux. C’est bien parce qu’il crée
un monde vivant que le collectionneur existe.
Mais il y a, selon moi, deux façons de faire vivre une collection  : par
« appartenance » ou par « inclusion ».
Dans les collections par inclusion, il s’agit de constituer des ensembles
d’objets choisis parce qu’ils ont tous un caractère commun, quelles que
soient les qualités esthétiques ou autres de l’objet lui-même.
Ce caractère commun peut être une fonction : toutes les bagues de cigare,
tous les ouvre-boîtes, tous les tire-bouchons, toutes les boîtes d’allumettes,
tous les timbres chinois, etc.
Il peut être une représentation : tous les objets où figurent des chats, des
lapins ou des éléphants, etc. : un tableau représentant un chat entre dans la
collection, quelles que soient ses qualités.
L’esthétique de ce type de collection provient, on l’imagine aisément, de
sa disposition  : de l’effet d’ensemble. Un collectionneur veillera à ne pas
choisir un thème trop restreint pour ne pas courir le risque d’achever sa
collection qui, une fois complète, ne sera plus une collection, mais un objet
mort.
Quant à la collection par appartenance, il s’agira là, au contraire, de
choisir dans une série d’objets ceux qui seront dignes ou non d’accéder au
statut d’objet de la collection. Ainsi, le collectionneur de peinture moderne,
d’art primitif ou d’archéologie, visite les marchands, voit des collections,
assiste à des ventes, recherchant l’objet, l’objet merveilleux qui sera admis
dans son petit monde.
L’intérêt de ce type de collection provient de la variété des objets
contenus, de la «  personnalité  » de chacun. La qualité de l’ensemble est
déterminée beaucoup plus, cette fois, par la qualité de chaque objet, mais
sur un mode complémentaire, une interdépendance certaine, comme dans
une « famille ». De fait, Freud vivait avec ce petit monde dans une grande
« familiarité » – et le mot n’est pas fortuit.
Le collectionnisme de Freud était plus qu’un passe-temps. C’était une
passion. Et cette passion le faisait exister dans un monde hostile. N’alla-t-il
pas jusqu’à demander que, après sa mort, ses cendres soient déposées dans
l’une des urnes grecques de sa collection ?

1. Fabien Tarby, La Philosophie d’Alain Badiou, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 59-60.

2. Henry de Montherlant, Va jouer avec cette poussière. Carnets, 1958-1964, Paris, Gallimard, 1966.

3. Emil-Michel Cioran, Syllogismes de l’amertume, Paris, Gallimard, 1952.

4. « Cannabis », chanson tirée de la bande originale du film de Pierre Koralnik, Cannabis, 1970.

5. Sacha Guitry, Mémoires d’un tricheur (1935), Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1973.

6. Françoise Sagan, Le Cheval évanoui, Paris, Livre de poche, 1969, p. 61.

7. Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Paris, Seuil, 1977, p. 123.

8. Stefan Zweig, Vingt-quatre heures de la vie d’une femme (1927), traduit par Aline Weill, préface de Yannick Ripa, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2013, p. 136-
137.

9. Pour plus de détails, voir Robert Neuburger, « Freud collectionneur », Psychologie médicale, 20 (2), 1988.
CHAPITRE VI
La « dépression » : une rage impuissante

Toutes les sociétés, en tous lieux et à toutes les époques, ont su proposer
une issue aux sentiments de désespoir provoqués par des situations
d’humiliation, d’injustice ou de violence en les transformant en pathologies
licites, autorisées, balisées, banalisées, bref, en organisant le hors-jeu social.
Ce qu’on appelle aujourd’hui «  une dépression  » est une manière de
contenir le sentiment de désespoir, qui consiste à ne plus percevoir un
avenir, un but à notre existence, et ce, pour diverses raisons qui, si elles ne
sont pas immédiatement perceptibles, n’en sont pas moins toujours
présentes. Ce sentiment ne tombe ni du ciel ni des gènes. Ce n’est pas un
destin, encore moins un destin biologique. C’est de l’humain à l’état pur. Il
est le produit d’un questionnement fondamental sur ce qui nous relie à notre
existence. Et ce questionnement a toujours posé problème aux sociétés.
Pour éviter qu’il ne fasse tache d’huile, elles offrent, à ceux qui se posent ou
risquent de poser trop de questions, une façon aseptisée d’enfermer ce
sentiment dans un cadre d’anormalité normale, une façon normale, c’est-à-
dire socialement acceptable, d’être anormal.
Pascal Quignard a prodigieusement résumé ces tentatives sociales pour
faire taire les êtres en souffrance : « Caelius dit que le taedium vitae est un
abattement (maestitudo). Sénèque dit que le taedium, la maladie des
humains, vient de la connaissance qu’ils ont d’avoir un corps compris entre
deux limites ignobles, que lui assigne le coït dont ils proviennent et le
pourrissement de la mort où ils se corrompent. Avec la mélancolie (tristitia
traduit melagcholia) apparaît aussitôt le cortège des dégoûts et des haines.
Phobos signe la melagcholia (l’effroi signe le dégoût de la vie). La tristitia
romaine rassemble dans une même notion la desthumié (le mal-être), la
nausea, l’attraction de la nuit, la haine de l’entourage (anachorisis),
l’ensevelissement dans la terreur pour des riens, enfin le dégoût du coït.
Lucrèce subsume les symptômes sous cinq catégories  : souci, chagrin,
crainte, oubli et remords. Il les caractérise comme anticipation de la mort,
léthargie, maladie de la mort1.  » Seule l’Église n’a pas reconnu l’aspect
thérapeutique de cet étiquetage. Selon saint Thomas d’Aquin, « le désespoir
est un péché. […] C’est la mort de l’âme  ; désespérer, c’est descendre en
enfer. […] Le désespoir vient de deux causes : de la luxure et de la paresse
(sic)2.  » Nous trouverons à une époque plus récente la neurasthénie, le
spleen et… la « dépression ».
Il y a donc un hors-jeu social dans la «  dépression  », qui contient un
questionnement sur notre sentiment d’exister dans un environnement
insatisfaisant, menaçant, parfois traumatisant, où notre dignité a été
bafouée, blessée, ou seulement méconnue. Pour l’ethnopsychanalyste
Georges Devereux, ce sentiment est le produit de l’inadéquation ou de
l’inadaptation normale d’un sujet à un contexte anormal. Selon lui, un
déprimé est un inadapté normal. Ces hypothèses ne sont pas des négations
de la souffrance que l’on peut ressentir à se trouver dans cet état de
désespérance. Bien au contraire, elles rappellent qu’il n’y a rien de plus
humain que cette souffrance. Le contraire de la dépression, ce n’est pas un
état supposé «  normal  », c’est la rage  ! Une expression du XVIIIe  siècle
mériterait d’ailleurs d’être ressuscitée  : «  Il a la rage dans le cœur.  » Elle
rend compte du sentiment éprouvé par toutes les victimes d’injustices,
d’humiliations ou d’abandon.
Mais il est clair que la société ne peut tolérer les vengeances privées ou
les causes de désordre. C’est pour cela que la loi et la justice existent. On se
confie à la justice en cas de dol prévu par la loi. Cependant, nombre
d’injustices ne sont pas justiciables. C’est ce que montrent les récentes
légiférations sur le divorce, qui tendent à minimiser la recherche du
coupable, voire du responsable de la situation de rupture en banalisant les
séparations. Le divorce aux torts n’est plus envisagé qu’en dernier ressort,
laissant une amertume considérable à celui ou celle qui s’estime victime de
la situation et qui souhaiterait que ce statut soit reconnu. Ainsi cette patiente
humiliée, trompée, bafouée par son mari que son entourage et son médecin
ont doucement persuadée que sa rage impuissante, sa tristesse, son
désespoir même, étaient l’effet d’une « dépression » qui, donc, nécessitait
des soins. Résultat, elle s’est murée dans une position passive-agressive qui
a contribué à mettre en échec les efforts des médecins pour la sortir de cette
dépression dans laquelle elle avait été enfermée.
Autre exemple, celui d’une femme qui, similairement, contient ses
sentiments de rage impuissante dans sa «  maladie  ». Depuis plusieurs
années, cette patiente est hospitalisée de façon répétée pour une
«  dépression  ». Elle est sous traitement pharmacologique constant depuis
quinze ans. Par ailleurs, elle a tenté plusieurs psychothérapies qui ne l’ont
apparemment pas aidée. Son comportement énigmatique et les échecs à
l’aider ont été à l’origine de la demande d’un collègue qui me l’adresse. Je
décide de la recevoir avec son conjoint, espérant que cette constellation
apportera plus d’informations que des suivis individuels qui, jusqu’à
présent, n’ont guère fait avancer le traitement. Leur présentation est
contrastée  : autant Monsieur est impeccablement habillé, très élégant et
soigné, autant Madame ressemble à une souillon, le cheveu gras, mal
attifée, non maquillée.
D’emblée, elle s’accuse, se reconnaît comme unique responsable de la
situation  : «  Tout est de ma faute, je suis nulle, je suis moche, je suis
malade », dit-elle. Elle clame son attachement à son mari, le fait qu’elle a
besoin de lui, mais comme un enfant d’un parent. Lui voudrait avoir plus de
relations sexuelles, elle s’y refuse. Au cours de la thérapie, Monsieur
annonce en séance et sans l’avoir évoqué précédemment qu’il a décidé de la
quitter. Je la vois donc seule lors  de la séance suivante. Elle paraît
effondrée, continue de s’accuser. Je lui fais remarquer qu’elle semble avoir
fait tout ce qui était en son pouvoir pour éloigner son mari ! Cette remarque
déclenche sa fureur et des dénégations frénétiques. Ce n’est pas ce qu’elle
souhaitait ! Tout cela, c’est parce qu’elle est malade, dit-elle.
J’ajoute  : «  Peut-être aviez-vous de bonnes raisons de lui en vouloir, et
ce, depuis longtemps  ?  » Cette hypothèse paraît l’intéresser. Jusqu’à
présent, l’histoire présentée tournait autour du fait que s’il y avait des
problèmes dans son couple, c’était en raison de son état et qu’elle imposait
à son mari une femme malade. Peu à peu, un autre scénario a émergé. Pour
résumer, ce couple s’est constitué essentiellement parce qu’ils étaient d’un
même milieu, que cela convenait aux deux familles et qu’il la trouvait
intéressante et cultivée. Elle avait un amour d’enfance auquel elle avait
renoncé en faveur de cette union. Du côté de son mari, il est apparu au bout
de quelques mois de mariage qu’il était depuis des années amoureux d’une
autre femme qui, curieusement, portait le même prénom que la patiente,
mais qui ne convenait pas à sa famille. Il a rapidement renoué avec celle-ci
après le mariage tout en maintenant les apparences d’un couple uni avec
son épouse, puis d’une famille parfaite. La patiente a découvert cette
situation lors de la naissance de son premier enfant. Elle s’en est ouvert à
son père. Mais celui-ci, loin de la soutenir, lui a fait comprendre qu’elle
avait choisi son destin et qu’il ne lui restait qu’à l’assumer, ce qu’elle a fait
tant bien que mal pendant plusieurs années en étouffant sa rage et ses
frustrations, jusqu’au moment où elle est «  mystérieusement  » tombée en
dépression… La paix de la famille a été ainsi protégée pendant des années
au prix de la « maladie ».
Il en va de même chez certains sujets victimes de licenciements qu’ils ne
jugent pas justifiés. Les réparations financières qui les accompagnent ne
suffisent pas à réparer leur dignité blessée. Dans ces cas, un refuge est offert
à la rage et à la frustration : la « dépression ».
Si l’on suit mon hypothèse, le comportement dépressif peut être
considéré comme une façon de faire grève. C’est aussi l’opinion du
philosophe Jean-Pierre Dupuy  : «  On sait que les cabinets médicaux sont
remplis de “grévistes”. Je ne veux pas nécessairement dire des grévistes du
travail. Il est bien d’autres grèves que le droit n’envisage pas. Faire grève de
son rôle de mari, d’amant, de père, de fils, de maître ou d’élève, de
responsable, etc., voilà ce que le fait social de la maladie autorise. Il est
socialement admis que tout problème de mal-être, quelle qu’en soit
l’origine ou la nature –  mauvaises relations dans le travail ou dans le
couple, retard scolaire des enfants, etc.  – se traduise en demande d’aide
adressée à l’institution médicale […]. La maladie est une déviance tolérée,
mais à condition d’apparaître comme un désordre organique dont l’étiologie
n’est pas imputable au malade, ni d’ailleurs à la société […]. C’est une
entité extérieure à l’individu et à sa relation au milieu qui, par hasard, vient
perturber son fonctionnement vital. Cette représentation du mal fonde
l’accord entre le médecin et son malade, et permet leur relation.
»  L’inflation médicale a donc un effet, sinon une fonction  : de plus en
plus de gens sont convaincus que s’ils vont mal, c’est qu’ils ont en eux
quelque chose de déréglé, et non qu’ils réagissent sainement par un refus
d’adaptation à un environnement ou des conditions de vie difficiles, et
même parfois, inadmissibles […]. Cette médicalisation du mal-être est tout
à la fois la manifestation et la cause d’une perte d’autonomie  : les gens
n’ont plus besoin ou envie de régler leurs problèmes dans le réseau de leurs
relations. Leur capacité de refus s’en trouve étiolée, leur démission de la
lutte sociale facilitée. La médecine devient l’alibi d’une société
pathogène3. »
Le rôle des médecins est d’offrir cette possibilité de canaliser la rage. Le
discours médical fait taire les questionnements et réflexions qui risquent de
déstabiliser une famille, un couple, une institution.
À la décharge des médecins, soulignons que les victimes s’expriment peu
sur l’origine de leur « dépression ». Il ne faut pas sous-estimer le poids de la
culpabilité, de la honte, de la peur de ne pas être entendu ou cru, de la
pudeur, de la difficulté à trouver les mots pour exprimer ce qui a produit cet
état. N’oublions pas, comme l’écrit Christine Angot, que « les victimes, on
les plaint, on ne les aime pas4  ». De plus, les causes de ces états
«  dépressifs  » font parfois l’objet d’un refoulement ou sont carrément
oubliées sans que leur effet cesse pour autant. C’est par un travail patient de
reconstitution du scénario catastrophe, opéré dans un climat de confiance,
que le patient peut se relier à des sentiments de rage légitime.
Le choix de la « dépression » pour se faire exister dans des contextes de
difficulté peut se révéler particulièrement aliénant  : il est facile, en effet,
d’accéder à ce statut. En revanche, il est difficile de s’en déprendre. La
médecine peut aliéner aisément le patient au dispositif d’aide. Il suffit de
rendre celui-ci dépendant de prescriptions médicamenteuses ou d’une
relation idéalisée lors de thérapies interminables.
Surtout, la médecine offre une identité substitutive. Dans son discours,
vous êtes un ou une déprimé-e, appartenant à la classe des déprimé-e-s.
Dès lors, vous pouvez vivre une appartenance spécifique, d’autant plus
qu’on essaie de vous persuader que faire partie de ce groupe-là d’humains
relève de votre destin biologique ! Mais il y a des conséquences et, comme
le philosophe Pierre Teilhard de Chardin nous en avertit, elles ne sont pas
anodines  : «  [La biologie] inclinerait à faire du vivant le témoin passif et
impuissant de transformations qu’il subit sans en être responsable, et sans
pouvoir les influencer5. »
Ce diagnostic repose sur des bases théoriques fragiles. Même les
concepteurs des catégories diagnostiques expriment des doutes sur la réalité
de  catégories de pathologies isolables telle la «  dépression  ». Dans un
article de 2003, les psychiatres Robert Kendell et Assen Jablensky
écrivent  : «  Il n’y a pas de preuves qui témoigneraient en faveur de la
validité de la plupart des diagnostics psychiatriques actuels, car ceux-ci sont
toujours définis par des syndromes entre lesquels l’existence de frontières
naturelles reste encore à démontrer6. » Plus loin, ils notent : « Le terme de
maladie emprunté au registre des maladies organiques où l’on peut
clairement déterminer une cause est, dans le cadre de la psychiatrie, un
concept flou dont l’utilité est principalement de donner à ceux qui l’utilisent
la confortable illusion de croire que tout le monde sait ce qu’il signifie.  »
Ou encore : « Quelque chose devient une maladie quand une profession ou
une société la nomment en tant que telle.  » Même les créateurs de ce
système de classification préviennent les praticiens de son aspect très
relatif : « Il n’y a pas de preuves du fait que chaque catégorie de troubles
mentaux soit une entité autonome avec des frontières absolues la séparant
d’autres catégories de troubles ou même d’une absence de troubles
mentaux7. » Arnold Munnich, grand généticien français, ajoute : « Il n’y a
pas – il n’y aura pas – un gène de l’homosexualité, un gène de la violence,
un gène de la schizophrénie, un gène de l’autisme… La personne humaine
ne peut être réduite à son génome, et nous sommes heureusement loin d’être
déterminés par nos seuls gènes8. »
Malgré la fragilité des arguments «  scientifiques  », la psychiatrie est
devenue une machine à transformer la rage, la révolte, l’indignation en
maladie9. C’est à l’avantage non seulement de la société, des familles ou des
couples, mais aussi des laboratoires pharmaceutiques qui se sont engouffrés
dans ce créneau en le valorisant, allant jusqu’à inventer une «  dépression
masquée  » à l’intention de ceux qui rechignent à être enfermés dans ce
diagnostic… Ce faisant, ils ont rendu certains praticiens sourds et aveugles
aux causes spécifiques qui conduisent un patient à exprimer sa souffrance
psychique au moyen du langage de la « dépression ».

1. Pascal Quignard, Le Sexe et l’Effroi, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1993, p. 243.

2. Abbé F. Lebreton, Petite somme théologique de saint Thomas d’Aquin, Paris, Gaume & Duprey, 1862.

3. Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain, Paris, Seuil, 2002.

4. Christine Angot, L’Inceste, Paris, Stock, 1999.

5. Pierre Teilhard de Chardin, Le Phénomène humain (1955), Paris, Seuil, coll. « Points », 2007.

6. Robert Kendell, Assen Jablensky, « Distinguishing between the validity and utility of psychiatric diagnoses », American Journal of Psychiatry, 160, 2003, p. 4-12.

7. DSM-IV (p. XXII) in Stuart Kirk et Herb Kutchins, Aimez-vous le DSM ? Le triomphe de la psychiatrie américaine, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 1998.

8. Arnold Munnich, La Rage d’espérer, Paris, Plon, 1999, p. 121.

9. Voir Christopher Lane, Comment la psychiatrie et l’industrie pharmaceutique ont médicalisé nos émotions, Paris, Flammarion, 2009.
CHAPITRE VII
Revivre au monde : la « curiosité bienveillante »

Entrez tous, les tristes, les humiliés, les traumatisés, abusés, trompés,
frappés par l’injustice, par le malheur, par les pertes, par la honte, par des
sentiments de culpabilité, les blessés de la vie et les égratignés de
l’existence ! Entrez tristes et sortez… « déprimés » ! Telle est la formule qui
devrait aujourd’hui figurer au fronton de nombreux cabinets médicaux. Il
semble aisé de transformer des victimes de la vie en « malades ». Pourtant,
les conséquences ne sont pas anodines. Si la cause de ma « dépression », ce
sont des gènes défectueux ou un destin biologique, alors pourquoi me
révolter, pourquoi lutter  ? Il ne me reste qu’à accepter mon sort et avaler
passivement les petites pilules que mon état justifie. Beaucoup
de  comportements qualifiés comme étant des maladies sont juste des
réactions normales à un environnement anormal, à un contexte ayant
engendré une blessure grave qui a le défaut de ne pas se voir, mais qui n’en
est pas moins douloureuse, une blessure produite par une atteinte à la
dignité de ces êtres en souffrance. Quitter l’état de passivité où la médecine
place les sujets n’est pas une évidence. C’est pourquoi il est important de
repérer les réactions médicales dans ce qu’elles peuvent avoir de dangereux.
On fait principalement trois erreurs dans les prises en charge des
«  dépressions  ». La première est que l’on veut obtenir du patient qu’il se
montre à nouveau d’humeur égale alors qu’étant donné ce qu’il a subi, il
devrait plutôt manifester de la rage. Il m’arrive, face à un patient suicidaire,
de tout faire pour le mettre en colère afin que la rage qu’il tournait contre
lui s’exprime différemment ! Face à un autre, licencié injustement, je peux
aussi encourager le fantasme très réaliste de scénarios où il se voit tuer le
responsable de sa situation.
La deuxième erreur, plus grave, est que le traitement le plus souvent
proposé s’adresse, par le biais de drogues pharmacologiques, au corps du
patient, donc à sa vie, à sa partie biologique, alors qu’il s’agit d’un
problème d’existence. Le pire est de croire que la «  dépression  » est la
conséquence d’un dispositif génétique, donc d’un destin irrémédiable. Cette
position permet aux praticiens de s’arroger un pouvoir exorbitant, celui de
ne pas guérir puisqu’il s’agirait d’un problème lié au destin programmé par
la génétique chez leurs patients  ! Michel Foucault avait repéré ce
sophisme  : «  De mettre en rapport directement la déviation des conduites
avec un état qui est à la fois héréditaire et définitif, la psychiatrie se donne
le pouvoir de ne plus chercher à guérir1. » D’où des patients qui s’entendent
dire que leur état dépressif étant dû à un défaut génétique, ils devront
prendre des drogues « antidépressives » leur vie durant. Le médecin s’érige,
ce faisant, en maître du destin !
La troisième erreur est de proposer une approche simplificatrice en
étiquetant les supposés malades. Pour établir un diagnostic, le psychiatre
cherche la différence entre ce qui, selon ses propres conceptions, est un état
normal et ce qui est un état pathologique. De cette façon, il crée une
catégorie d’humains à part, «  les malades  », qu’il se doit de traiter. Il me
semble que lorsqu’un psychiatre donne un diagnostic, cela nous en apprend
plus sur sa propre façon de créer son monde que sur le patient lui-même.
« Diagnostic : une des maladies les plus répandues », disait Karl Kraus au
début du siècle dernier2. Curieusement, c’est un ethnologue, Claude Lévi-
Strauss, qui a pris le parti des patients en montrant à quel point le fait pour
un humain d’être exclu du monde des «  normaux  » en étant diagnostiqué
«  déprimé  » pouvait être douloureux et aliénant. Il écrit  : «  La première
leçon de la critique, par Freud, de l’hystérie de Charcot, fut de nous
convaincre qu’il n’existe pas de différence essentielle entre les états de
santé et de maladie mentale ; que de l’un à l’autre se produit, tout au plus,
une modification dans le déroulement d’opérations générales que chacun
peut observer pour son propre compte  ; et que, par conséquent, le malade
est notre frère, puisqu’il ne se distingue pas de nous sinon par une
involution –  mineure dans sa nature, contingente dans sa forme, arbitraire
dans sa définition, et en droit au moins, temporaire – d’un développement
qui est fondamentalement celui de toute existence individuelle. Il était [et il
est toujours !] plus confortable de voir dans le malade mental un être d’une
espèce rare et singulière, le produit objectif de fatalités externes ou internes,
telle que l’hérédité, l’alcoolisme ou la débilité3. »
Il est possible d’aborder le problème de façon très différente en
considérant que la plupart des «  déprimés  » sont en réalité des sujets
normaux confrontés ou ayant été confrontés à un contexte anormal. Le
«  déprimé  » est d’abord notre frère  : il n’y a pas de destin programmé.
Chacun peut, si les circonstances s’y prêtent, se relier à un sentiment
dépressif en raison d’une remise en question de ce qui soutient son
sentiment d’exister. Je propose d’introduire un concept thérapeutique calqué
sur le concept freudien de neutralité bienveillante  : la curiosité
bienveillante. Il s’agit en priorité de ne pas se laisser enfermer dans des
poncifs aveuglants comme la recherche de diagnostics dont le moins que
l’on puisse dire est qu’ils sont douteux.
Une démarche consciente de la fragilité de la construction du sentiment
d’exister et de ses aléas implique d’écouter, de comprendre ce que le patient
exprime au travers du langage de ses symptômes, et de tenter de lui
redonner sa dignité afin qu’il réintègre la communauté des humains. Pour
éclairer ce point de vue, voici un exemple4. Il s’agit d’une situation qui a été
traitée par des professionnels, certes avertis, mais également encombrés par
tout un fatras de savoirs pseudo-scientifiques qui consiste en premier lieu à
isoler le patient dans une catégorie diagnostique.
Une jeune femme de trente ans est trader dans une banque. Elle fait
preuve d’une grande compétence professionnelle et, pour atteindre le
niveau enviable qui est le sien, elle a suivi un parcours sans fautes. Son cas
m’est présenté parce que, depuis quelque temps, elle a cessé son travail et
vit cloîtrée. Elle est revenue habiter chez ses parents, un couple retraité très
modeste. Elle peut éventuellement sortir, mais seulement si elle est
accompagnée par sa mère. Le diagnostic de dépression a été rapidement
posé. Un traitement ad hoc à base d’antidépresseurs à doses croissantes a
été institué – sans résultats. Puis, les médecins ont décidé de l’hospitaliser.
Dans ce cadre, la situation n’a fait qu’empirer, engendrant une escalade
thérapeutique, de sorte qu’on ne savait plus si l’état de stupeur de cette
jeune femme était dû à la dépression ou aux médicaments. Les médecins
ont commencé à évoquer la possibilité d’un état chronique avec de faibles
chances de guérison.
La situation s’est éclairée à partir du moment où l’on a considéré qu’il
s’agissait d’un symptôme et non d’une maladie. La différence est
considérable. Avec une maladie, un trouble organique sur lequel le patient
n’a pas de pouvoir, on pense que le traitement ne peut être que
pharmacologique ou à base de ce qu’on appelle aujourd’hui avec pudeur
des électronarcoses, c’est-à-dire des électrochocs, ce qui, dans le cas de
cette jeune femme, avait du reste été tenté – sans plus de succès. Avec un
symptôme, la situation bénéficie d’une lecture très différente puisqu’on
s’interroge alors sur ce que la patiente tente de nous communiquer au
travers de son comportement dépressif. Telle est la curiosité bienveillante. Il
nous fallait chercher ce qui s’était passé chez cette femme en pleine
ascension professionnelle qui, soudainement, s’était retrouvée dans la
situation dramatique d’avoir perdu ses raisons d’exister  – d’être en deuil
d’elle-même.
À partir de cette conviction – les symptômes ne tombent ni du ciel ni des
gènes  –, il n’a pas été très difficile de comprendre le scénario catastrophe
qui avait conduit cette jeune femme à se replier et à s’isoler comme elle
l’avait fait. Après avoir été mise en confiance, une relation s’établit entre
elle et le praticien. Assez vite, nous apprenons qu’elle a eu une liaison, ce
qui pour elle n’était pas quelque chose de commun. Il s’agit d’un homme
nettement plus âgé, puisqu’il a l’âge de son père, qui occupe un poste
important dans la même banque, un homme marié, père et grand-père,
respectable, avec lequel elle a eu une liaison clandestine pendant plusieurs
années. Un jour, et sans qu’elle l’anticipe, il rompt avec elle, invoquant la
différence d’âge et avançant d’autres explications peu convaincantes. La
jeune femme s’effondre alors. Un deuxième élément est pour moi
déterminant dans cette «  dépression  »  : elle a découvert que toute son
histoire était connue au bureau, alors qu’elle pensait sa liaison secrète. Tout
le monde était donc au courant, non seulement de la liaison, mais aussi que
cet homme l’avait brutalement abandonnée.
Voici l’hypothèse que j’ai proposée  : cette pathologie n’est pas une
dépression, c’est le produit de la honte ! Cette femme meurt de honte. Elle a
essayé de sortir de son milieu, a réussi, a fait un parcours sans fautes, et là,
elle a fauté. La honte nécessite la présence d’un tiers. Sinon, c’est de la
culpabilité. La collègue qui m’avait présenté ce cas s’est alors souvenue que
sa patiente lui avait effectivement parlé de sa honte. Mais la honte n’étant
pas un diagnostic relevant des catégories actuellement en vigueur, elle
n’avait pas saisi l’importance de ce sentiment pour la jeune femme,
sentiment qui la conduisait à commettre un véritable suicide mental. Dès
que ma collègue a pu se défaire de ses œillères diagnostiques, la patiente
s’est sentie comprise et soutenue, et la situation a commencé à s’améliorer.
Voyons un autre exemple, malheureusement très courant de nos jours.
Une personne se fait licencier de son emploi, non pas à cause d’une
incompétence, mais pour des raisons conjoncturelles  : son entreprise s’est
rapprochée d’une autre et le poste de cette personne est devenu inutile, ou
l’entreprise s’est délocalisée, ou il y a eu un « plan social » essentiellement
destiné à contenter les actionnaires. Pour cette personne, cet emploi
signifiait plus qu’une source de revenus, il était aussi un support identitaire
qui entretenait de façon importante son sentiment d’exister. On pourrait en
conclure que le non-respect de son identité professionnelle et de ses
capacités constitue une attaque à ce sentiment d’exister. Mais il est toujours
possible, si l’entreprise est bien organisée, de trouver un soutien auprès
d’un institut chargé du reclassement des employés. Dans ce cas, on peut
soutenir que la dignité de cette personne est respectée et qu’elle a la
possibilité de retrouver un élan pour dépasser le trauma subi. Mais
imaginons –  et ce n’est pas difficile  – que ce licenciement intervienne
quand l’économie dans son ensemble est peu florissante, ou lorsque la
société est conduite par un gouvernement insensible aux souffrances
sociales. La situation est alors très différente. Le dol de cette personne n’est
plus reconnu, sa dignité est peu respectée, ses démarches sont vaines, voire
méprisées (« On va voir si on peut vous utiliser », dit un recruteur anglo-
saxon). Le risque est alors de voir le sujet basculer dans une identité
substitutive qui fera de lui non pas un chômeur, mais un « déprimé » – et
c’est précisément ce que la société, par le biais de la médecine, lui suggère.
Face à des situations de ce genre, il m’arrive de proposer à ces personnes,
en complément du suivi thérapeutique, qu’elles retrouvent un ancrage dans
une activité, même bénévole, que ce soit aux Restaurants du cœur ou chez
Emmaüs, en participant à un programme d’alphabétisation ou à toute autre
activité qui puisse leur redonner un sentiment de dignité, celui de se sentir
utiles et fraternels. Leur maladie, en effet, ne s’appelle pas dépression, mais
humiliation ! Retrouver une dignité d’appartenance m’apparaît plus adéquat
qu’un traitement médical qui, dans le contexte d’un licenciement,
n’apportera qu’un surcroît de culpabilité.
La finalité de la psychiatrie, si elle ne veut pas se transformer en une
psychiatrie vétérinaire, ce n’est pas la santé, mais la dignité. Elle vise à
restaurer la dignité humaine, c’est-à-dire la liberté qui est attachée à la
condition humaine, la capacité de choisir son destin, de réfléchir, de se
confronter à ses angoisses existentielles. Dans cette perspective, toute
pathologie est considérée à la fois comme une attaque à ce qui fait la dignité
de l’homme et comme une tentative de parer à cette attaque. Car elle est
aussi une solution, certes dysfonctionnelle, mais respectable en tant que
telle puisqu’il s’agit par ce biais d’essayer de résoudre une question liée à
l’existence, c’est-à-dire à la problématique la plus complexe et la plus
profondément humaine  : comment construire et préserver un sentiment
d’exister si l’on a conscience de la brièveté de la vie ? L’être humain, écrit
Jean-Paul Sartre, n’est pas «  une mousse, une pourriture ou un chou-fleur
[…]. [Il] est d’abord un projet5. » Il vit, certes, mais il lui revient aussi de se
construire.

1. Michel Foucault, Les Anormaux. Cours au Collège de France, 1974-1975, Paris, Gallimard / Le Seuil, 1999.

2. Karl Kraus, Aphorismes. Dits et contre-dits (1909), Paris, Rivages, 2011.

3. Claude Lévi-Strauss, Le Totémisme aujourd’hui, Paris, PUF, 1962.

4.  On trouvera beaucoup d’autres exemples de cette façon de considérer le rôle du thérapeute in Robert Neuburger, Première séance. 20 raisons d’entreprendre (ou non) une
psychothérapie, Paris, Payot, 2010.

5. Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme (1946), Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1996.
Conclusion

Le plus intime et fragile des sentiments humains

Les humains ont un vieux fantasme, celui d’une drogue miracle capable
de guérir le taedium vitae, l’angoisse existentielle, une drogue qui les
débarrasserait d’une interrogation fondamentale qui les distingue de
l’animal  : la question de leur destin, de ce qu’ils viennent faire sur cette
planète, de leur place, de leur identité, de leurs croyances, en sachant que la
vie est limitée. Freud s’est laissé prendre à ce mirage. Il croyait avoir trouvé
le remède dans un produit, la cocaïne, qui, pensait-il, lui ouvrirait les portes
de la reconnaissance et de la gloire. Il n’en fut rien et son ami Ernst von
Fleischl en fit les frais, qui mourut d’une overdose de cette drogue que
Freud lui avait conseillé de prendre pour guérir sa dépression. Ce vieux rêve
persiste chez les médecins qui préconisent tel ou tel « antidépresseur », ou
chez des patients qui pensent éviter ainsi de questionner leur être profond.
Les philosophes ne font pas exception  : ils se font exister en posant une
question, celle de notre existence, dont on sait qu’elle est sans réponse, les
religieux faisant de même en croyant au contraire qu’il y a une réponse.
Le cap à franchir est l’idée qu’il n’existe pas de destin hors celui qui dit
que notre vie est limitée, qu’il n’y a que des constructions. L’aliénation
fondamentale de l’homme est sa liberté.
Le grand psychiatre français Henry Ey l’exprimait ainsi : « L’angoisse est
immanente à la nature humaine […]. C’est parce que la vie est seulement en
puissance dans l’organisation de notre être […]. C’est parce que notre
destin nous engage et nous propose à chaque instant un choix entre  des
possibles […] que nous avons peur d’avoir peur […], l’angoisse apparaît
comme un vertige vécu dans l’abîme des temps […], telle est l’angoisse
[…] conscience de notre nature et de notre destin […] qui va s’exprimer au
travers de dispositifs qui représentent dans notre organisme les caractères de
l’espèce à laquelle nous appartenons et par quoi la joie, la douleur et la peur
prennent figure humaine1. »
La vie est une tentative, la seule, pour se faire exister, malgré l’échec
certain. C’est pour cela aussi que chaque être, lorsqu’il est menacé par le
désespoir, a droit à une écoute de sa souffrance dans ce qu’elle a de
particulier, de singulier. Rien n’est plus fragile, plus intime, plus humain
que le sentiment d’exister.

1. Cité par Henri Mignot, L’Évolution psychiatrique, fascicule IV, 1947, p. 649.
ROBERT NEUBURGER AUX ÉDITIONS PAYOT

Le Couple : le désirable et le périlleux


« On arrête ?… on continue ? » Faire son bilan de couple
L’Art de culpabiliser
Les Rituels familiaux
L’Autre Demande. Psychanalyse et thérapie familiale
Première séance. 20 raisons d’entreprendre (ou non) une psychothérapie
À propos de cette édition 

Cette édition électronique du livre Exister de Robert Neuburger a été


réalisée le 02 décembre 2013 par les Éditions Payot & Rivages.
Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage (ISBN : : 978-2-228-
91019-4).
Le format ePub a été préparé par PCA, Rezé.

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