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Robert NEUBURGER
75006 Paris
www.payotrivages.fr
ISBN : 978-2-228-91020-0
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À mes parents,
« Je sens mon cœur battre, mes poumons respirer, mon corps vivre, et
pourtant je ne sens pas que j’existe », dit une jeune femme victime d’abus
sexuel. « J’ai l’impression d’être transparente », se plaint une autre. « Je ne
me sentais plus exister », lâche un homme pour justifier sa décision subite
de quitter sa femme et ses enfants.
Je suis frappé depuis une dizaine d’années par la fréquence de cette
forme d’expression de la souffrance. Un désespoir perce chez ces femmes et
ces hommes lorsqu’ils confient que leur sentiment d’exister est, sinon
anéanti, du moins fortement attaqué.
En y réfléchissant, j’ai été conduit à distinguer la vie de l’existence. La
vie nous est donnée. Elle demande que nous l’entretenions. Le corps a ses
exigences. Nous devons manger, boire, surveiller notre santé. L’existence
est autre chose. Ce que j’entends par sentiment d’exister consiste à être en
accord avec la façon dont se déroule notre vie. Ce sentiment est d’intensité
variable. Parfois, nous existons pleinement dans notre vie, dans notre
couple, dans notre profession, nous sommes en accord avec nous-mêmes et
avec notre entourage, proches du bonheur. Parfois, nous existons beaucoup
moins. Et si cet état se prolonge, il arrive alors que nous éprouvions un
sentiment de désespérance qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler – en
reprenant une métaphore météorologique chère aux laboratoires
pharmaceutiques – une « dépression ».
Nous n’avons guère conscience de ce sentiment tant que tout va bien,
sauf en de rares moments comme celui qu’exprime Rousseau dans Les
Rêveries du promeneur solitaire : « Quand le soir approchait je descendais
des cimes de l’île et j’allais volontiers m’asseoir au bord du lac, sur la
grève, dans quelque asile caché ; là le bruit des vagues et l’agitation de
l’eau fixant mes sens et chassant de mon âme toute agitation la plongeaient
dans une rêverie délicieuse où la nuit me surprenait souvent sans que je
m’en fusse aperçu. Le flux et le reflux de cette eau, son bruit renflé par
intervalles, frappant sans relâche mon oreille et mes yeux, suppléaient aux
mouvements internes que la rêverie éteignait en moi et suffisaient pour me
faire sentir avec plaisir mon existence, sans prendre la peine de penser. De
temps à autre naissaient quelques faibles et courtes réflexions sur
l’instabilité des choses de ce monde dont la surface des eaux m’offrait
l’image ; mais bientôt ces impressions légères s’effaçaient dans l’uniformité
d’un mouvement continu qui me berçait. »
Mais si quelque chose survient qui crée une brèche dans cette belle
construction, l’existence se met à nous peser, voire à nous échapper. Le plus
souvent, nous prenons conscience de ce qu’est le sentiment d’exister
lorsque celui-ci vient à manquer. Se sentir exister n’est pas une donnée
biologique, c’est une construction.
Naturellement, la vie et l’existence sont en étroit rapport. Si notre
sentiment d’exister faiblit au point que nous envisagions le suicide, c’est
bien le corps, donc la vie, qui est menacé. Inversement, quand le corps nous
lâche à cause d’une maladie, c’est le sentiment d’exister qui est affecté. Le
tout est lié à une conscience toujours présente de l’écoulement du temps.
Un patient avait posé sur son bureau, de manière à l’avoir toujours sous les
yeux, une note disant : Today is the first day of your last days – aujourd’hui,
c’est le premier de tes derniers jours… Un autre avait en réserve une
quantité de barbituriques lui rappelant constamment la possibilité qu’il avait
d’abréger ses jours. À l’époque baroque, où la durée de vie moyenne était
d’environ trente-cinq ans, les tableaux présentaient souvent dans un coin un
crâne qui signifiait au propriétaire du tableau que son temps était compté.
C’est ce qu’on appelait des vanités ou memento mori.
Dans ces conditions, puisqu’on a le sentiment que la vie est brève,
pourquoi ne pas tenter de jouir le plus possible de cette possibilité qui nous
est donnée ? Il y a trois raisons à cela. Premièrement, toute jouissance est
construite sur le mode de la jouissance sexuelle. Elle est de type
orgasmique, donc temporaire, et suivie d’une période d’inexcitabilité
physiologique1, donc d’insatisfaction programmée. Deuxièmement, les
raisons de jouir s’épuisent au fur et à mesure qu’on les utilise. Nous
sommes ainsi constamment en devoir de quêter des sensations nouvelles.
Troisièmement, notre sentiment d’exister semble être étroitement lié à notre
dignité d’être humain, à l’opinion que nous avons de nous-même et à celle
que les autres ont de nous. Cette dignité est elle-même liée au respect que
nous ressentons vis-à-vis de nous-même et à celui que les autres nous
accordent. Et ce respect est lié à l’éthique qui nous a été transmise sous la
forme d’une morale, sinon religieuse, du moins en rapport avec un système
de croyances qui sont le produit d’une construction appelée « nous ».
L’existence est liée à la croyance, à ce que l’on croit qu’est ou devrait
être notre existence. C’est une construction – et une construction jamais
achevée. Dans L’Écriture ou la vie, Jorge Semprun raconte comment, grâce
au travail d’écriture, il est revenu à l’existence à sa sortie de camp de
concentration : « Nous sommes vivants, maintenant, il s’agira de nous faire
exister. » C’est une phrase particulièrement juste.
Ce que les médecins nomment « dépression » est, selon moi, le fait de ne
plus se sentir exister ou, tout au moins, de se sentir moins exister, ce qui se
traduit par le sentiment de ne pas se percevoir d’avenir, de se trouver sans
projet, hors du temps. Les « déprimés » n’ont plus qu’à se fier à la
médecine pour se sortir de cet état qui les identifie comme des malades. Or
il ne s’agit pas d’une maladie, mais du symptôme qu’un événement est venu
troubler la construction du sentiment d’exister, entraînant un doute sur le
droit de ces personnes à exister dans ce monde. Cet état douloureux
représente un signal-symptôme, quelque chose comme la douleur
provoquée par une brûlure et qui nous dit : « Mon sentiment d’exister a été
attaqué ! Par quoi ? Comment ? » C’est la conséquence normale d’une
attaque douloureuse contre quelque chose d’essentiel, cette construction qui
nous occupe depuis l’enfance et qui consiste à nous faire exister, à nous
conférer une dignité humaine, qui nous donne le droit et les raisons de
vivre.
Le sentiment d’exister doit être distingué du sens de la vie. Viktor Frankl,
Irvin Yalom2 et les tenants de la thérapie existentielle invoquent l’idée que
l’homme a besoin pour vivre de donner un sens à sa vie. Je pense qu’il
s’agit là d’une conséquence et non d’une cause. Le sens de sa propre vie, de
son utilité, surgit lorsque le sentiment d’exister est déjà présent. Ce n’est
pas le but qui confère l’existence, c’est le fait de se sentir exister qui permet
d’imaginer que l’existence a un but. Je rejoindrai cependant Viktor Frankl
sur un point essentiel, quand il affirme que le sentiment d’un vide
existentiel n’est pas une maladie : « En ce qui concerne le sentiment de
non-sens de notre existence, nous ne devons pas faire l’impasse et oublier
que ce n’est pas en soi une situation pathologique, c’est plutôt la preuve de
notre humanité3. »
Cela dit, cette question de choisir les moyens par lesquels nous nous
faisons exister est liée au contexte politique. Si je vis dans une société
démocratique, c’est bien à moi que revient cette tâche. Dans une société
totalitaire, en revanche, c’est l’État qui se charge de diriger mon existence.
Une femme d’origine roumaine avait passé une grande partie de sa vie sous
la dictature communiste, un régime qui ne lui laissait guère de choix dans
la construction de son existence. Quand elle est venue consulter, elle avait
un sentiment, non pas de dépression, mais de vide existentiel. Elle m’a
demandé mon diagnostic, je lui ai répondu : « Votre maladie, c’est la
liberté ! »
Ce livre vous montrera d’abord comment nous construisons notre
sentiment d’exister, les matériaux qui vont nous conférer ce sentiment. Il
s’agira pour l’essentiel des relations que nous établissons avec les autres et
celles que les autres établissent avec nous, ainsi que nos appartenances à
des groupes qui nous reconnaissent et nous acceptent.
J’éclairerai ensuite les situations qui manifestent un défaut de
construction du sentiment d’exister, ainsi que celles qui, ultérieurement,
témoignent d’une attaque au sentiment d’exister et les réactions qui peuvent
en découler, réactions négatives liées au désespoir, mais aussi tentatives
d’autoréparation dont certaines sont à l’origine de chefs-d’œuvre
artistiques.
Enfin, j’indiquerai, au travers de ma pratique, ce que peut apporter une
thérapie qui prend en compte une lecture dépathologisante des souffrances
psychiques. On le verra, plus que les symptômes qu’ils présentent, c’est la
dignité des sujets que je privilégie. Il ne s’agit pas de leur faire croire
qu’une fois leurs symptômes effacés par des moyens chimiques, ils seront
heureux, mais de valoriser chez eux la liberté de choisir.
1. On appelle cette période aphanasis, terme utilisé pour la première fois en 1927 par le psychanalyste Ernest Jones dans un article sur le développement précoce de la sexualité de
la femme.
3. Viktor E. Frankl, Man’s Search for Meaning, New York, Beacon Press, 1959, p. 141 ; trad. fr. Découvrir un sens à sa vie, Montréal, Éditions de l’Homme, 2005.
CHAPITRE PREMIER
Comment se construit le sentiment d’exister
Naître et exister
LA RELATION NOURRICIÈRE
LA RELATION FRATERNELLE
Elle est ce que l’enfant apprend au contact de ses « frères ». J’entends par
là les autres enfants de sa propre famille ou les enfants qu’il va connaître à
la crèche ou plus tard à l’école maternelle, voire simplement au square dans
le bac à sable. Les premiers rapports sont souvent rugueux. Découvrir que
l’on n’est pas le seul de son espèce dans le regard maternel est une rude
épreuve qui engendre ce que Lacan appelle le complexe fraternel. Sur ce
point, le psychanalyste était nanti, ayant un frère qui, non seulement lui
faisait de l’ombre à l’intérieur de sa famille, mais aussi était frère en
religion, donc lui volait une part importante du regard de Dieu !
Si le modèle en est la relation à un frère, c’est-à-dire un semblable dans
la famille, la relation fraternelle nous relie à d’autres êtres que nous élisons
comme étant des « frères » au sens de « semblables ». C’est une relation
fondamentalement ambivalente. Bien sûr, il y a le réflexe normal de voir
dans l’autre un rival. Mais ce n’est que dans une relation triangulaire que
cette rivalité se manifeste, le troisième pôle de cette rivalité étant d’abord la
mère ou toute autre figure qui implique un partage d’affection. L’autre face
de cette relation se manifeste dans un rapport duel : c’est le plaisir d’avoir
une relation avec un semblable, un même. Le maître-mot de cette relation
est le partage, le fait de vivre une expérience qui prend consistance
justement parce qu’un autre la partage, d’exister dans ce plaisir partagé. Je
parle ici de l’amitié, qui suppose chez chacun une loyauté et une confiance1.
C’est un rapport complexe, car loyauté et confiance ne se confondent
pas : la confiance s’accorde, la loyauté est ce qui est attendu de la confiance
accordée. C’est aussi un rapport symétrique puisque chacun est supposé
accorder sa confiance à l’autre en échange de sa loyauté. Chez les Romains,
loyauté et confiance appartiennent au vocabulaire institutionnel : ils font
partie des mots qui fondent les institutions, qui créent les liens sociaux.
C’est dire leur importance. La confiance, c’est la fides, soit ce que détient
un puissant qui peut la remettre à un sujet en échange de sa loyauté : « Je
t’accorde ma confiance, tu me dois ta loyauté. » Le sujet dépositaire de la
confiance fait alors partie de la clientèle du puissant et devra le soutenir en
toute occasion, qu’il s’agisse d’un conflit guerrier ou d’une simple élection.
En échange, le puissant se doit d’être le protecteur de son vassal.
Curieusement, dès lors, le vassal dispose d’un pouvoir sur le puissant : il a
la possibilité de le trahir ou de lui faire défaut à un moment crucial. De
même, le puissant peut abandonner le vassal. Celui qui trahit, c’est le
perfide, celui qui a trahi la fides. Cet historique a laissé des traces. Dans un
rapport fraternel, chacun peut être trahi par l’autre et chacun peut être
abandonné par l’autre. La relation fraternelle, comme toute relation,
comporte des risques.
LA RELATION AMOUREUSE
C’est la plus dévorante. Elle nous fait privilégier de manière irrationnelle
une relation duelle exclusive avec un être élu. Lorsqu’elle se développe, elle
domine toutes les autres relations. Sur elle, beaucoup a été écrit et peu a été
compris. L’attirance sexuelle n’en est qu’une composante. Une seconde
composante est liée au besoin de se faire exister dans le regard de l’autre :
ce qu’on cherche chez l’autre, c’est l’amour qu’il nous témoigne et le désir
qu’on peut éveiller chez lui. Chacun est en quelque sorte amoureux de
l’amour de l’autre. « Aimer, disait Lacan, c’est essentiellement vouloir être
aimé2. » Camus n’écrivait pas autre chose : « À lui faire sentir si souvent
qu’elle existait pour lui, il la faisait exister réellement3. »
1. « L’amitié est l’union de deux personnes liées par un amour et un respect égaux et réciproques », disait Kant dans sa Doctrine élémentaire de l’éthique.
2. Jacques Lacan, Le Séminaire, livre XI : Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (1964), Paris, Seuil, coll. « Points », 1990.
4. Émile Durkheim, « Introduction à la sociologie de la famille » (1888), in Textes. 3. Fonctions sociales et institutions, Paris, Minuit, 1975.
5. Jacques Lacan, « Les complexes familiaux » (1938), in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001.
6. Voir Robert Neuburger, Nouveaux couples, Paris, Poches Odile Jacob, 2000 et « On arrête ?… on continue ? » Faire son bilan de couple, 3e éd. augmentée, Paris, Payot, 2013.
CHAPITRE II
« Exister »
1. Edgar Morin, Le Paradigme perdu : la nature humaine, Paris, Seuil, coll. « Points », 1979, p. 32.
CHAPITRE III
Perdre sa raison d’exister
Une fois acquis, le sentiment d’exister confère une sécurité de base qui
tient au fait que l’on se sent exister dans un espace et dans un temps.
Ce rapport au temps est fondamental : si j’existe, j’existe dans le temps, je
sais que j’ai un passé et je peux alors m’imaginer un futur, rêver des projets,
donc je sais comment agir ici et maintenant.
Dans le cas contraire, je ne me sens pas exister, je suis hors du temps, ou
dans des répétitions stériles, ou dans des ruminations sur le passé.
À l’origine de cette situation, on trouve deux types de difficultés. D’une
part, des remises en question, des manques ou des attaques contre les
supports d’existence que sont nos relations avec d’autres êtres – relations
investies, importantes pour nous – et nos appartenances à des groupes.
D’autre part, des attaques nous visant plus directement, des attaques contre
notre personne, qui ébranlent notre construction, ce qui nous constitue dans
notre identité à partir de ces matériaux que sont nos relations et nos
appartenances, et que l’on peut aussi appeler notre dignité personnelle,
notre intimité.
Rappelons ceci : pour savoir se faire exister, il faut d’abord avoir reçu de
l’amour à la naissance et avoir été reconnu, essentiellement par sa famille.
Ce capital inestimable fournit une sécurité de base. Et plus tard, il faut avoir
su s’investir dans des relations et des appartenances.
Mais ce qui contribue à nous faire exister peut aussi nous faire souffrir ou
mourir : tout investissement affectif relationnel ou d’appartenance comporte
un risque. Il peut disparaître ou devenir problématique. C’est ce que nous
apprennent chagrins, deuils, trahisons et conflits, y compris le simple fait de
croire en l’humain ! Le thérapeute belge Siegi Hirsch en témoigne dans un
article intitulé « Nous avons dû apprendre à pleurer sans larmes », consacré
à son expérience concentrationnaire. Il rapporte que dans les camps, pour
des raisons de survie, il n’était pas souhaitable d’établir des relations
affectivement investies : « Une autre chose que nous avons apprise là-
dedans : il ne fallait jamais créer de processus relationnel, parce qu’on ne
savait jamais qui dormirait avec vous demain. C’étaient des lits à trois
étages, et celui qui était avec vous, il n’était jamais sûr qu’il serait là le
lendemain. Ce qui veut dire que s’engager dans une appartenance,
s’intégrer dans une relation était extrêmement dramatique, parce que, si on
le faisait, on était confronté à des souffrances intolérables. »
Le sentiment d’exister est fragile, car il repose sur une construction qui
dépend étroitement des relations avec d’autres qui nous l’accordent ou pas.
Comme l’écrit Hannah Arendt, « la dignité est le droit à la vie octroyé par
la société ». Cela signifie qu’une société peut refuser ce droit ou le dénier.
Ce pouvoir de reconnaissance, donc éventuellement de destruction, est
également aux mains de tous ceux que nous aimons et des groupes qui nous
acceptent en leur sein ou que nous avons contribué à construire.
Je distinguerai deux situations problématiques, celle où un être humain
n’a pas reçu à sa naissance ou dans son enfance ce capital de confiance qui
lui est dû, d’être reconnu, identifié, aimé. Puis celle où des événements
survenus dans la vie ont pu déstabiliser, remettre en question cette
construction personnelle qui est le sentiment d’exister.
Le premier cas recouvre les situations où un enfant n’est pas le bienvenu
dans la vie : enfant surnuméraire, non souhaité, naissance à un moment
inopportun, mère déprimée, isolement maternel, absence de contexte
familial… On reconnaît ces êtres qui leur vie durant vont tenter d’obtenir
une reconnaissance dont ils savent pourtant qu’ils ne la recevront jamais.
Georges Simenon en est un exemple. Pour des raisons que nous ignorons, la
mère de Simenon a toujours eu une préférence pour son autre fils, Christian,
de trois ans plus jeune, qui pourtant était un personnage peu reluisant. Elle a
toujours considéré que c’était le plus beau, le plus intelligent, le plus doué.
À Georges, elle disait : « Pourquoi es-tu venu [c’est-à-dire né] ? »
Toute sa vie, il essaiera en vain d’obtenir une reconnaissance de la part de
sa mère. Le décès de son frère n’y fera rien. On sait que ce dernier a été
condamné à mort par contumace après guerre pour son activité de
collaborateur. Il a pu fuir grâce à Georges, s’est engagé dans l’armée
française et est mort en Indochine. Leur mère regrettera toujours ce décès,
au point de laisser entendre clairement à Georges qu’elle aurait préféré que
ce soit lui qui mourût : « Quel dommage que ce soit Christian qui soit
mort », disait-elle.
Plus tard, alors que Georges Simenon menait une carrière d’écrivain
mondialement reconnue, il l’invitait dans sa résidence. Une fois sur place,
elle interpellait les employés de maison pour leur demander s’ils étaient
payés, si la maison appartenait bien à leur maître. Dans ces occasions, elle
ne manquait pas de mettre ses habits les plus pauvres afin de montrer son
mépris pour la supposée réussite de son fils. Le point d’orgue fut atteint,
alors que depuis des années Georges lui envoyait une allocation mensuelle,
quand elle lui rapporta en une fois, à l’occasion de l’une de ses courtes et
surtout écourtées visites à son fils, tout l’argent qu’il lui avait envoyé au
cours des années et auquel elle n’avait jamais touché !
À sa mère, Simenon dira avec amertume : « Tout le monde m’admire,
sauf toi… » Même sur son lit de mort, elle gardera cette attitude et refusera
à son fils la reconnaissance qui lui était si nécessaire.
Louis Althusser, le philosophe dont le destin s’est terminé tristement
après qu’il a étranglé son épouse, semble avoir été dans le même cas. Dans
ses Mémoires, il exprime la souffrance d’une existence gouvernée par le
fantasme primordial de ne pas exister, ou plutôt de ne pas avoir eu le droit
d’exister du fait d’une non-reconnaissance de la part de sa famille1.
Dans mon expérience, le fait de ne pas avoir bénéficié de cette
reconnaissance est une souffrance qui ne quitte pas ceux ou celles qui se
trouvent dans cette position de mal-aimés, au point qu’ils renoncent
difficilement, contre toute évidence, à tenter d’obtenir ce qu’ils
n’obtiendront manifestement jamais. Il est particulièrement difficile, voire
impossible, de renoncer à ce que l’on n’a jamais obtenu…
Quant aux aléas de la vie, ils sont nombreux qui peuvent entraîner des
vacillements de notre sentiment d’exister. Citons-en quelques-uns.
Le désamour. Pascal Quignard écrit : « Rien n’abaisse et n’avilit comme
n’être plus aimé2… » La douleur qu’engendre le désamour est une source
fréquente de souffrance. Il faut rappeler que l’on ne saurait confondre
douleur et souffrance : la douleur est un signal-symptôme, quelque chose,
un événement ou autre, a fait irruption en nous, a créé une brèche. Mais la
douleur n’engendre pas toujours de la souffrance. La souffrance est la
conséquence de la douleur, mais la douleur peut aussi rester à ce stade et
engendrer une réaction qui la supprime. Enfin, chez certains êtres, la
douleur peut engendrer une jouissance. Mais la souffrance est clairement au
rendez-vous lorsqu’on est confronté au constat du désamour de la part
d’une personne proche. Comme le disait une patiente après une rupture
amoureuse, « je me suis sentie rayée de la carte ».
Les séparations. Elles sont souvent la conséquence du désamour et
peuvent d’autant plus altérer le sentiment d’exister de ceux qui les subissent
que la relation était plus investie et surtout empreinte de confiance.
Le deuil. Il en va de même dans les situations de deuil, lorsque disparaît
un être qui nous était cher, auquel on était attaché, qui, par son existence,
nous faisait nous-mêmes exister. On peut parler de deuil aggravé quand la
personne disparue, outre l’attachement que l’on pouvait éprouver pour elle,
tenait un rôle important dans un groupe auquel on était également attaché.
J’ai rencontré ce type de situation dans des familles où le pilier, celui ou
celle autour duquel la famille se regroupait, trouvait son sens, disparaissait.
Il arrive souvent dans ces cas que la famille se disperse, voire que des
conflits de transmission viennent empoisonner l’ambiance. À la douleur de
la perte se superpose alors le sentiment d’une autre perte irrémédiable, celle
d’une appartenance familiale source d’identité, de sécurité.
Problèmes d’appartenance. Autre aléas, le refus d’une reconnaissance
dans une appartenance attendue, souhaitée, peut laisser des traces vives et
aller jusqu’à altérer durablement le sentiment d’exister de ceux ou celles qui
se sont vus ainsi refuser. Il peut s’agir par exemple d’êtres, hommes ou
femmes, qui n’ont jamais été acceptés ou reconnus par et dans la famille de
leur conjoint. Ou bien d’autres qui se sont vu être refusés dans une
appartenance où leurs compétences seraient reconnues. J’ai été frappé, par
exemple, que Claude Lévi-Strauss avait ressenti une immense douleur à ne
pas être admis comme professeur au Collège de France, douleur dont la
trace était encore présente des décennies plus tard, bien que ce refus n’ait
été que temporaire. De même, se trouver rejeté hors d’une appartenance
investie est souvent une cause de dépression prolongée. Les conséquences
de la perte d’une situation professionnelle peuvent se comprendre ainsi, car
il ne s’agit pas seulement de la perte d’une source de gain, mais souvent
d’une blessure plus grave, car provoquée par la perte d’un support
identitaire important. La blessure sera d’autant plus douloureusement
ressentie que le sujet ne sera pour rien dans son renvoi, ce qui est le cas
fréquent aujourd’hui lors des rachats d’entreprises ou lorsqu’il s’agit de
satisfaire les actionnaires en « dégraissant » les effectifs.
Les migrations forcées, les pertes de nationalité, les exclusions diverses
font partie de ces pertes d’appartenance tout aussi dommageables. Un
exemple en est le drame de certains juifs allemands nationalistes, voire
anciens combattants, qui se sont vu retirer leur nationalité pour des
prétextes mensongers.
Les conflits de loyauté entre appartenances font partie des situations
difficiles, par exemple lorsqu’un conjoint est sommé de choisir entre sa
famille d’origine et son couple. Cela peut conduire certains à se réfugier
sous une étiquette psychiatrique pour éviter un choix trop difficile.
La solitude et la misère. Elles engendrent des souffrances proches des
précédentes, liées au sentiment de certains de ne pas avoir de place, de ne
pas ou plus être reconnus comme appartenant à la société qui les entoure.
1. Louis Althusser, L’avenir dure longtemps, suivi de Les faits. Autobiographies, Paris, Stock/IMEC, 1992.
3. Viktor E. Frankl, Man’s Search for Meaning, New York, Beacon Press, 1949, p. 141.
4. Max Schur, La Mort dans la vie de Freud, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1982.
5. Das dürfte nicht sein, phrase tirée d’une interview de Hannah Arendt et projetée en boucle au musée juif de Berlin, à propos de la Shoah.
« Nul n’a jamais écrit, peint, sculpté, modelé, construit, inventé, que pour
sortir en fait de l’enfer1. » Le sublime est une échappée par le haut, se
redonner le sentiment d’exister au travers d’une création, d’une œuvre qui
est une façon d’échapper à la souffrance de la réalité. Selon le talent et les
ressources de chacun, cela peut se traduire par le fait de créer une œuvre
d’art, de se plonger dans une ambiance mystique, mais cela peut aussi
engendrer la folie qui est une autre façon de sublimer sa souffrance ; la
conviction d’être promis à un destin particulier, ainsi se croire marqué par
un destin divin, politique ou autre qui peut aller jusqu’au délire. Le sublime
peut être atteint par délégation : une façon de se faire exister en cas de
difficulté est de se réfugier dans la rêverie, une vie fantasmatique, une vie
par délégation au travers le destin de vedettes, d’altesses, d’héroïnes, de
sportifs célèbres…
Je donnerai en exemple de choix du sublime quelques êtres qui ont pu,
grâce à leur talent, utiliser l’expression artistique pour échapper à l’angoisse
existentielle. J’ai choisi des artistes confrontés à des drames de séparation,
peut-être parce que la séparation est au cœur de notre pratique
psychothérapique. C’est essentiellement pour des raisons liées à des
séparations que nous sommes sollicités. Soit pour les empêcher (les
couples), soit pour les favoriser (relations parents-enfant), soit enfin pour
les accompagner (deuil, exil). C’est aussi peut-être parce qu’on peut avoir
l’intuition qu’il y a un lien entre le drame de la séparation et la beauté. Est-
ce un fait du hasard si l’on se souvient surtout des séparations ? Et si l’on se
sent mourir dans les situations de séparation ? « Pourquoi l’amour ne
s’éprouve-t-il que dans la violence de la perte ? écrit Pascal Quignard. Parce
que sa source est l’expérience de la perte. Naître, c’est perdre sa mère, c’est
quitter la maison de sa mère, sa trace est toute chose perdue, tout perdu
commémore l’amour comme au premier instant. Je définis comme amour la
violence de l’obscurité perdue2. »
De plus, l’art n’est-il pas essentiellement un art de la séparation ? L’art,
c’est ce qui fait signe, et le signe signifie la séparation. Le premier trait sur
une toile, la première touche de couleur, la première lettre sur le papier sont
des séparations. Que représente créer pour un artiste, sinon séparer, c’est-à-
dire tenter l’impossible : représenter la séparation, autrement dit
l’irréversible, l’irréparable, l’irrémédiable. Mais toute création échappe à
son créateur, s’en sépare, car elle nous est offerte.
S’il m’a semblé intéressant de convoquer ici des œuvres d’artistes
marqués par la séparation, ce n’est donc pas seulement parce qu’ils sont
artistes, mais du fait d’une confrontation personnelle à des séparations
douloureuses dans leur existence : séparation de couple, mort d’un proche.
J’ai choisi de laisser parler trois œuvres de contemporains, un roman de
Dan Franck, La Séparation, une création de Sophie Calle, Douleur exquise,
et une série de tableaux, créations d’un peintre suisse, Ferdinand Hodler.
Dans le roman de Dan Franck3, dès les premières pages, le sujet est posé
de façon définitive : une séparation est consommée à cause d’une attaque à
un rituel du couple. Une des façons les plus efficaces de détruire un couple
est de s’attaquer aux rituels que l’on peut définir comme des
comportements intimes qui ont pour fonction de renforcer le sentiment
d’appartenance. Un rituel de ce couple était que les époux avaient
l’habitude, lorsqu’ils assistaient à un spectacle, de se tenir la main.
Écoutons le récit de Dan Franck :
« Elle est assise à son côté […]. D’habitude, elle pose son visage sur son
épaule, observe son profil et se moque gentiment de sa concentration. Ce
soir-là, rien.
» Il prend sa main. Paume alanguie dans la sienne. Aucun mouvement
des doigts, pas la moindre pression. Une peau morte. […] Elle se crispe,
serrant son pouce, essaie d’ôter sa main, mais il la garde… Il profite du
relâchement pour insérer son propre poing dans sa paume ouverte,
l’obligeant au contact par un mouvement de reptation de l’annulaire qui
coince l’auriculaire et, ainsi engagé, défait doucement ses phalanges jusqu’à
y glisser les siennes, en replie l’extrémité sur le dos de la main et serre un
peu, ses doigts entre les siens, dans la position de qui aime et est aimé, les
premiers jours, quand on marche dans une forêt, au printemps, sous un ciel
diaphane, avec des oiseaux.
» Elle dit, à voix basse, exaspérée : “Mais laisse-moi regarder la pièce !”
Puis se détache brusquement et s’écarte, appuyée de l’autre côté. »
On ne peut qu’être frappé par la façon minutieuse, quasi obsessionnelle,
avec laquelle Dan Franck décrit longuement ce moment douloureux où
émerge la conscience qu’une relation est irrémédiablement perdue.
La destruction du couple s’avère effectivement irréversible. Dan Franck
est un écrivain qui a produit des romans, mais aussi des scénarios de films
et des bandes dessinées. Par ailleurs, il s’est investi contre toutes les causes
qui isolent, exilent, ostracisent, victimisent. Par exemple, il milite à
l’association Droit au logement. On a le sentiment que pour lui, la
séparation, c’est inacceptable, bien que l’on ne sache qui l’a provoquée. Cet
inacceptable, il le décrit pourtant, le dissèque et nous l’offre.
Sophie Calle, quant à elle, est une artiste plasticienne, photographe,
écrivain, dont l’œuvre est essentiellement constituée d’elle-même dans son
rapport à l’autre et qui, surtout, laisse entrer l’autre dans son œuvre. Elle
fait souvent participer des inconnus à ses créations. Elle est célèbre pour
des actions spectaculaires : une de ses premières œuvres a consisté à suivre
un inconnu dans Paris en le photographiant de dos et à l’accompagner
clandestinement, ce qui l’a conduite jusqu’à Venise. Elle a également fait
dormir des inconnus dans son lit, sans elle, pour les photographier dans leur
sommeil. Elle s’est fait engager comme femme de chambre dans un hôtel,
photographiant en leur absence ce qui, dans le désordre laissé, représentait
l’intimité des hôtes. C’est une spécialiste de l’intime et de la séparation.
Un de ses travaux est intitulé Douleur exquise. Le mot « exquis » est à
entendre au sens médical, qualifiant une douleur vive et nettement localisée.
Cette œuvre est organisée en deux parties : 92 jours avant une rupture
amoureuse dramatique, et 99 jours après. La première partie du livre
s’intitule « Avant la douleur » et la deuxième « Après la douleur ». Dans la
première partie, Calle relate un voyage qui l’a éloignée de son amant. C’est
quelqu’un dont elle était amoureuse déjà à l’âge de dix ans, un ami de son
père qu’elle avait convaincu de tomber amoureux d’elle. Elle obtient une
bourse de l’État français pour aller faire un voyage d’études au Japon. Elle
décide de prendre un moyen lent pour rejoindre le Japon, le Transsibérien.
Elle envoie des textes à son amant pour lui parler de son voyage. Elle sait
qu’au terme de ces 92 jours, ils doivent se retrouver à New Delhi. Peu avant
de le retrouver, elle écrit : « Plus qu’un seul jour, je n’ai jamais été aussi
heureuse, tu m’as attendu. »
Le lendemain, elle reçoit le télégramme suivant : « M. ne peut vous
rejoindre à Delhi en raison accident à Paris et séjour hôpital. Contacter Bob
à Paris. Merci. » Bob, c’est son père, médecin, cancérologue, qu’elle finit
par joindre au téléphone après plusieurs heures. Il va découvrir que
l’accident est un banal panaris, et le tout, une façon peu courageuse pour
M. d’annoncer qu’il a décidé de ne pas la retrouver. Elle est désespérée, car
elle comprend qu’il a engagé une autre relation. Elle rentre en France brisée
et décide de se confronter à sa souffrance. Elle écrit ceci : « De retour en
France le 28 janvier 1985, j’ai choisi par conjuration de raconter ma
souffrance plutôt que mon périple. En contrepartie, j’ai demandé à mes
interlocuteurs, amis, ou rencontres de fortune : Quand avez-vous le plus
souffert ? Cet échange cesserait quand j’aurais épuisé ma propre histoire à
force de la raconter ou bien relativisé ma peine face à celle des autres. La
méthode a été radicale, en trois mois, j’étais guérie. »
Sur toutes les pages de gauche de son ouvrage figure, répété de façon
obsessive, le récit de sa souffrance, mais les caractères blancs se grisent
jusqu’à se fondre dans le noir et à disparaître au bout de 99 jours. Sur la
page de droite figurent des textes de personnes qu’elle a interpellées une par
une en leur posant la question de ce qui dans leur vie les a le plus fait
souffrir. La conclusion : « Il y a 98 jours, l’homme que j’aimais m’a quittée,
le 23 janvier 1985, chambre 261, hôtel Impérial New Delhi, suffit. »
Le peintre Ferdinand Hodler, né en 1853, a connu un parcours personnel
douloureux. Il a eu une enfance difficile, marquée par de nombreux décès.
Toute sa famille a été décimée par la tuberculose. Son père est mort
lorsqu’il avait huit ans, sa mère quand il en avait quinze, et il a perdu tous
ses frères et sœurs. Il est le seul survivant. Son rapport à l’art était
totalement vital. Sa première femme, Augustine, lui a donné un enfant. Il la
quitte et apprend un jour qu’elle est très malade. Il se précipite et assiste à
son agonie, jusqu’à son décès. Cela dure un jour et demi. Pendant ce jour et
demi, il fait des esquisses et plusieurs tableaux dans lesquels on voit
progressivement Augustine s’éteindre. Son rapport à la mort, marqué par
son enfance, se manifestera d’autres façons : représenter un paysan sur son
lit de mort, son meilleur ami qui décède dont il fait le portrait posthume. La
compagne la plus importante dans sa vie est Valentine. Elle tombe malade,
manifestement atteinte d’un cancer. Progressivement, elle dépérit. Son
agonie va durer un an et demi. Hodler ne la quittera pas et fera pendant
cette période des centaines de croquis, des dizaines de tableaux, des dessins
magnifiques qui accompagneront Valentine depuis le début de ses troubles
jusqu’à son lit de mort.
Franck, Calle, Hodler : leurs œuvres sont donc marquées doublement par
la séparation : le fait de créer qui implique déjà une séparation, et des
créations qui sont liées à une nécessité, celle de se confronter à des
séparations douloureuses.
Mais il ne s’agit pas simplement de témoigner de la souffrance. C’est un
affrontement de la douleur, une tentative de la sublimer. Une citation de
Dan Frank montre bien la différence : « Il [lui] se souvient de A.F., une de
ses amies, écrivain elle-même, morte d’un cancer… Son amie disait qu’elle
combattait la mort comme son père (mort dans un camp de concentration)
l’avait fait avant de succomber. Il ressent, comprend ce besoin de ne pas
s’évader, de poser le doigt sur la plaie, et de la combattre ainsi. Désespoir,
contre désespoir, nu. C’est pourquoi il écrit. »
Créer lorsqu’on souffre et que l’on est un artiste, cela paraît assez
logique. Se confronter à la douleur, écrire, peindre, mettre en musique sa
souffrance est une démarche qui soulage, extériorise, fixe, permet de
considérer sa douleur comme du dehors. Ce qui m’a surpris, c’est la
démarche suivante, qui consiste à rendre publique une souffrance privée.
Que Hodler puisse souffrir de la disparition prochaine de ses bien-aimées et
que cette souffrance s’exprime par le moyen qu’il connaît le mieux, ne
surprend pas. Mais pourquoi signer ces œuvres ? S’il s’agit d’une
souffrance intime, son traitement ne regarde que lui. De même, les démêlés
amoureux de Sophie Calle ou de Dan Frank sont peut-être tristes, mais ne
nous concernent pas. Pourquoi les publier ? C’est là que l’artiste se
distingue. Rien ne lui appartient. La signature, c’est le baiser d’adieu. Celui
qui sépare l’artiste de son œuvre, qui devient res publica, chose publique.
Créer implique deux temps : un temps intime, où l’artiste s’explique avec
lui-même, et un temps public, la séparation, la séparation d’avec l’œuvre
qui dispose alors d’une vie autonome. Mais il y a un prix à payer. Quignard
l’exprime très bien : « L’art se fait seul, il est absolutus, et les œuvres, plus
elles sont communication au monde qu’elles entraînent dans le jour, plus
elles esseulent celui qui les a faites et qui n’est pas elles. » L’acte de créer
entraîne un esseulement, une solitude. Mais alors, pourquoi offrir au monde
ces créations si elles esseulent ?
Pour Elias Canetti, ce passage où l’on offre au monde est inhérent à la
condition d’artiste, quel que soit le risque qu’il prenne ce faisant. Parce que
cela comporte des risques : risque de dépossession de sa souffrance, risque
d’une absence de reconnaissance, qui elle-même sera source de souffrance.
Ainsi Hodler a-t-il été martyrisé par la critique genevoise, accusé de voir
laid, de faire une œuvre de fou, exclu par le maire de Genève pour
obscénité, ostracisé par le directeur du musée de Zurich. Sophie Calle a
souffert pendant longtemps d’une méconnaissance dans son pays d’origine.
Comme l’exprime Canetti, « tout dans l’art est encore à venir. Il ne suffit
pas qu’on ait quelque chose ou que l’on soit quelque part. Il faut le faire
voir aux autres. Cela doit être fait4. » L’art, c’est s’exposer. C’est pourquoi
l’artiste signe. Pourquoi apposer sa signature si l’œuvre restait ce qui la
suscite, l’expression d’une souffrance intime ? Il n’y a rien de plus intime
que la douleur de la séparation. L’artiste s’adresse d’emblée à des tiers. Il
convoque le monde. Même dans la douleur la plus vive, cette expression
esthétique, cette recherche du beau, l’œuvre n’est pas un cri nu. C’est de
l’art, donc une tentative de fasciner l’autre, de le captiver, de happer son
attention, son regard, par la beauté, par le rythme, par le rite. Citons
Hodler : « Accepter la mort de toute notre conscience, de toute notre
volonté, voilà qui peut donner lieu aux grandes œuvres ». L’art est
séparation, il est ce qui permet de poursuivre. « Je continue parce que je
n’ai jamais réussi », disait le peintre Francis Bacon en 1954 à la télévision
suisse-romande.
L’artiste nous fait saisir que la douleur, certes, est source de souffrance en
même temps qu’objet de fascination, car elle nous fait ressentir ce qu’est
l’irréversible, l’irrémédiable, le désespoir, mais elle nous permet également
de ressentir au plus près ce qu’est exister, sentiment d’exister qui n’est peut-
être conscient et précieusement conscient que dans ces instants où sa
fragilité éclate. Le biologiste Humberto Maturana dit : « Sans la mort, il n’y
a que la mort. » On pourrait, sans le trahir, le paraphraser : sans la
séparation, il n’y a que la mort. Un patient me confiait ceci : « J’ai huit ans,
je suis à l’arrière de la voiture, mes parents sont devant, mon père au volant.
Le véhicule s’arrête à un passage à niveau. Je vois sur ma droite un tas de
cailloux, probablement laissé par des ouvriers. Je le regarde intensément
avec cette pensée : je ne le reverrai jamais. Je verrai probablement bien
d’autres tas de cailloux dans ma vie, mais celui-là, plus jamais. Je ne suis
pas triste, seulement, c’est un constat. Constat du plus jamais, constat de
l’irréversible de la séparation. Quand la voiture redémarre, c’en est fini. J’ai
toujours en mémoire ce moment et la certitude que je ne pouvais pas en
parler à mes parents, que ce serait leur faire de la peine. C’est resté mon
secret. » Ce tas de cailloux n’est rien d’autre pour cet enfant que
l’équivalent de ce que notre regard d’adulte cherche dans l’œuvre d’art, ce
qui attache, ce qui relie, ce qui sépare.
Elias Canetti a souffert de nombreux exils, de séparation avec sa langue
maternelle et avec sa mère. Il dit : « Dis-moi quel est ce jeu sacrilège auquel
tu t’es toujours livré avec les séparations ? […] Vivre dangereusement,
quelle vie peut-être plus dangereuse qu’une vie de séparation ? […] Qui a
besoin de respirer son air à lui pour pouvoir penser : seul l’assure au moyen
redoutable des séparations. Voilà ce que tu imposes à ton enfant dès son âge
le plus tendre. Pour poursuivre tes pensées, tu l’habitues aux séparations.
[…] Et si la mort n’existait pas, par quoi remplacerait-on la douleur de la
séparation ? Serait-ce la seule vertu de la mort ? Satisfaire ce besoin en
nous de la plus grande des douleurs sans laquelle nous ne mériterions pas
d’être appelés des hommes5. »
Une façon de se donner le sentiment d’exister ou de le réparer est de
laisser des traces. Si ce n’est produire une œuvre d’art, cela peut être faire
un enfant, construire une maison, planter un arbre, laisser une fortune…
C’est ce qui explique la prolifération extraordinaire de livres, de Mémoires,
de blogs, de productions de toutes sortes qui ont comme fonction de nous
faire exister dans le regard des autres, de nous donner une place sociale
reconnue. Toute création est séparation. Le problème est donc la séparation.
Une fois que l’œuvre est produite, quelle qu’elle soit, enfin, livre, tableau,
elle ne nous appartient plus, elle mène une vie autonome…
Tel est le drame du créateur : sa création ne le soulage que
temporairement, car elle ne lui est pas destinée. Une fois produite, il n’y a
plus qu’à recommencer.
Désespoir
SE TUER
1. Antonin Artaud, Van Gogh, le suicidé de la société, Paris, Gallimard, coll. « Arcades », 2001.
4. Elias Canetti, La Langue sauvée. Histoire d’une jeunesse, 1905-1921, Paris, Albin Michel, 2005.
5. Elias Canetti, Le Cœur secret de l’horloge. Réflexions, 1973-1985, Paris, Livre de poche, 1998, p. 119.
6. Une des plus belles versions est celle de Jessye Norman accompagnée par le English Chamber Orchestra.
7. Georges Simenon, Mémoires intimes, suivis du Livre de Marie-Jo, Paris, Presses de la Cité, 1981.
8. Voir Robert Neuburger, « Préface », in Sigmund Freud, Psychologie de la vie amoureuse, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2010.
9. Louis Althusser, L’avenir dure longtemps, Paris, Stock/IMEC, 1992 et German Arce Ross, « L’homicide altruiste de Louis Althusser », Cliniques méditerranéennes, 1, 2003.
Le pari de l’auto-appartenance
Automutilations et scarifications
Paradis artificiels
Tout vaut mieux que les relations, ici avec une femme, mais l’amertume
de Baudelaire englobe une grande partie du genre humain, dont sa mère, à
qui il ne pardonnera jamais son remariage avec un militaire. Dès l’enfance,
son rapport à l’existence s’avère complexe : « Tout enfant, j’ai senti dans
mon cœur deux sentiments contradictoires : l’horreur de la vie et l’extase de
la vie. » Son recours à des drogues diverses – opium, haschisch (il faisait
partie du club des haschischins) – pouvait créer chez lui l’illusion de se
faire exister en se passant de ce que le monde bourgeois et sa famille lui
refusaient : la reconnaissance de son talent. Sa tendance à tenter le pari de
l’auto-existence se lit dans une de ses paroles : « Il serait peut-être doux
d’être alternativement victime et bourreau » (Mon cœur mis à nu, 1864).
Jeux de hasard
Passions
LA PASSION AMOUREUSE
2. Henry de Montherlant, Va jouer avec cette poussière. Carnets, 1958-1964, Paris, Gallimard, 1966.
4. « Cannabis », chanson tirée de la bande originale du film de Pierre Koralnik, Cannabis, 1970.
5. Sacha Guitry, Mémoires d’un tricheur (1935), Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1973.
7. Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Paris, Seuil, 1977, p. 123.
8. Stefan Zweig, Vingt-quatre heures de la vie d’une femme (1927), traduit par Aline Weill, préface de Yannick Ripa, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2013, p. 136-
137.
9. Pour plus de détails, voir Robert Neuburger, « Freud collectionneur », Psychologie médicale, 20 (2), 1988.
CHAPITRE VI
La « dépression » : une rage impuissante
Toutes les sociétés, en tous lieux et à toutes les époques, ont su proposer
une issue aux sentiments de désespoir provoqués par des situations
d’humiliation, d’injustice ou de violence en les transformant en pathologies
licites, autorisées, balisées, banalisées, bref, en organisant le hors-jeu social.
Ce qu’on appelle aujourd’hui « une dépression » est une manière de
contenir le sentiment de désespoir, qui consiste à ne plus percevoir un
avenir, un but à notre existence, et ce, pour diverses raisons qui, si elles ne
sont pas immédiatement perceptibles, n’en sont pas moins toujours
présentes. Ce sentiment ne tombe ni du ciel ni des gènes. Ce n’est pas un
destin, encore moins un destin biologique. C’est de l’humain à l’état pur. Il
est le produit d’un questionnement fondamental sur ce qui nous relie à notre
existence. Et ce questionnement a toujours posé problème aux sociétés.
Pour éviter qu’il ne fasse tache d’huile, elles offrent, à ceux qui se posent ou
risquent de poser trop de questions, une façon aseptisée d’enfermer ce
sentiment dans un cadre d’anormalité normale, une façon normale, c’est-à-
dire socialement acceptable, d’être anormal.
Pascal Quignard a prodigieusement résumé ces tentatives sociales pour
faire taire les êtres en souffrance : « Caelius dit que le taedium vitae est un
abattement (maestitudo). Sénèque dit que le taedium, la maladie des
humains, vient de la connaissance qu’ils ont d’avoir un corps compris entre
deux limites ignobles, que lui assigne le coït dont ils proviennent et le
pourrissement de la mort où ils se corrompent. Avec la mélancolie (tristitia
traduit melagcholia) apparaît aussitôt le cortège des dégoûts et des haines.
Phobos signe la melagcholia (l’effroi signe le dégoût de la vie). La tristitia
romaine rassemble dans une même notion la desthumié (le mal-être), la
nausea, l’attraction de la nuit, la haine de l’entourage (anachorisis),
l’ensevelissement dans la terreur pour des riens, enfin le dégoût du coït.
Lucrèce subsume les symptômes sous cinq catégories : souci, chagrin,
crainte, oubli et remords. Il les caractérise comme anticipation de la mort,
léthargie, maladie de la mort1. » Seule l’Église n’a pas reconnu l’aspect
thérapeutique de cet étiquetage. Selon saint Thomas d’Aquin, « le désespoir
est un péché. […] C’est la mort de l’âme ; désespérer, c’est descendre en
enfer. […] Le désespoir vient de deux causes : de la luxure et de la paresse
(sic)2. » Nous trouverons à une époque plus récente la neurasthénie, le
spleen et… la « dépression ».
Il y a donc un hors-jeu social dans la « dépression », qui contient un
questionnement sur notre sentiment d’exister dans un environnement
insatisfaisant, menaçant, parfois traumatisant, où notre dignité a été
bafouée, blessée, ou seulement méconnue. Pour l’ethnopsychanalyste
Georges Devereux, ce sentiment est le produit de l’inadéquation ou de
l’inadaptation normale d’un sujet à un contexte anormal. Selon lui, un
déprimé est un inadapté normal. Ces hypothèses ne sont pas des négations
de la souffrance que l’on peut ressentir à se trouver dans cet état de
désespérance. Bien au contraire, elles rappellent qu’il n’y a rien de plus
humain que cette souffrance. Le contraire de la dépression, ce n’est pas un
état supposé « normal », c’est la rage ! Une expression du XVIIIe siècle
mériterait d’ailleurs d’être ressuscitée : « Il a la rage dans le cœur. » Elle
rend compte du sentiment éprouvé par toutes les victimes d’injustices,
d’humiliations ou d’abandon.
Mais il est clair que la société ne peut tolérer les vengeances privées ou
les causes de désordre. C’est pour cela que la loi et la justice existent. On se
confie à la justice en cas de dol prévu par la loi. Cependant, nombre
d’injustices ne sont pas justiciables. C’est ce que montrent les récentes
légiférations sur le divorce, qui tendent à minimiser la recherche du
coupable, voire du responsable de la situation de rupture en banalisant les
séparations. Le divorce aux torts n’est plus envisagé qu’en dernier ressort,
laissant une amertume considérable à celui ou celle qui s’estime victime de
la situation et qui souhaiterait que ce statut soit reconnu. Ainsi cette patiente
humiliée, trompée, bafouée par son mari que son entourage et son médecin
ont doucement persuadée que sa rage impuissante, sa tristesse, son
désespoir même, étaient l’effet d’une « dépression » qui, donc, nécessitait
des soins. Résultat, elle s’est murée dans une position passive-agressive qui
a contribué à mettre en échec les efforts des médecins pour la sortir de cette
dépression dans laquelle elle avait été enfermée.
Autre exemple, celui d’une femme qui, similairement, contient ses
sentiments de rage impuissante dans sa « maladie ». Depuis plusieurs
années, cette patiente est hospitalisée de façon répétée pour une
« dépression ». Elle est sous traitement pharmacologique constant depuis
quinze ans. Par ailleurs, elle a tenté plusieurs psychothérapies qui ne l’ont
apparemment pas aidée. Son comportement énigmatique et les échecs à
l’aider ont été à l’origine de la demande d’un collègue qui me l’adresse. Je
décide de la recevoir avec son conjoint, espérant que cette constellation
apportera plus d’informations que des suivis individuels qui, jusqu’à
présent, n’ont guère fait avancer le traitement. Leur présentation est
contrastée : autant Monsieur est impeccablement habillé, très élégant et
soigné, autant Madame ressemble à une souillon, le cheveu gras, mal
attifée, non maquillée.
D’emblée, elle s’accuse, se reconnaît comme unique responsable de la
situation : « Tout est de ma faute, je suis nulle, je suis moche, je suis
malade », dit-elle. Elle clame son attachement à son mari, le fait qu’elle a
besoin de lui, mais comme un enfant d’un parent. Lui voudrait avoir plus de
relations sexuelles, elle s’y refuse. Au cours de la thérapie, Monsieur
annonce en séance et sans l’avoir évoqué précédemment qu’il a décidé de la
quitter. Je la vois donc seule lors de la séance suivante. Elle paraît
effondrée, continue de s’accuser. Je lui fais remarquer qu’elle semble avoir
fait tout ce qui était en son pouvoir pour éloigner son mari ! Cette remarque
déclenche sa fureur et des dénégations frénétiques. Ce n’est pas ce qu’elle
souhaitait ! Tout cela, c’est parce qu’elle est malade, dit-elle.
J’ajoute : « Peut-être aviez-vous de bonnes raisons de lui en vouloir, et
ce, depuis longtemps ? » Cette hypothèse paraît l’intéresser. Jusqu’à
présent, l’histoire présentée tournait autour du fait que s’il y avait des
problèmes dans son couple, c’était en raison de son état et qu’elle imposait
à son mari une femme malade. Peu à peu, un autre scénario a émergé. Pour
résumer, ce couple s’est constitué essentiellement parce qu’ils étaient d’un
même milieu, que cela convenait aux deux familles et qu’il la trouvait
intéressante et cultivée. Elle avait un amour d’enfance auquel elle avait
renoncé en faveur de cette union. Du côté de son mari, il est apparu au bout
de quelques mois de mariage qu’il était depuis des années amoureux d’une
autre femme qui, curieusement, portait le même prénom que la patiente,
mais qui ne convenait pas à sa famille. Il a rapidement renoué avec celle-ci
après le mariage tout en maintenant les apparences d’un couple uni avec
son épouse, puis d’une famille parfaite. La patiente a découvert cette
situation lors de la naissance de son premier enfant. Elle s’en est ouvert à
son père. Mais celui-ci, loin de la soutenir, lui a fait comprendre qu’elle
avait choisi son destin et qu’il ne lui restait qu’à l’assumer, ce qu’elle a fait
tant bien que mal pendant plusieurs années en étouffant sa rage et ses
frustrations, jusqu’au moment où elle est « mystérieusement » tombée en
dépression… La paix de la famille a été ainsi protégée pendant des années
au prix de la « maladie ».
Il en va de même chez certains sujets victimes de licenciements qu’ils ne
jugent pas justifiés. Les réparations financières qui les accompagnent ne
suffisent pas à réparer leur dignité blessée. Dans ces cas, un refuge est offert
à la rage et à la frustration : la « dépression ».
Si l’on suit mon hypothèse, le comportement dépressif peut être
considéré comme une façon de faire grève. C’est aussi l’opinion du
philosophe Jean-Pierre Dupuy : « On sait que les cabinets médicaux sont
remplis de “grévistes”. Je ne veux pas nécessairement dire des grévistes du
travail. Il est bien d’autres grèves que le droit n’envisage pas. Faire grève de
son rôle de mari, d’amant, de père, de fils, de maître ou d’élève, de
responsable, etc., voilà ce que le fait social de la maladie autorise. Il est
socialement admis que tout problème de mal-être, quelle qu’en soit
l’origine ou la nature – mauvaises relations dans le travail ou dans le
couple, retard scolaire des enfants, etc. – se traduise en demande d’aide
adressée à l’institution médicale […]. La maladie est une déviance tolérée,
mais à condition d’apparaître comme un désordre organique dont l’étiologie
n’est pas imputable au malade, ni d’ailleurs à la société […]. C’est une
entité extérieure à l’individu et à sa relation au milieu qui, par hasard, vient
perturber son fonctionnement vital. Cette représentation du mal fonde
l’accord entre le médecin et son malade, et permet leur relation.
» L’inflation médicale a donc un effet, sinon une fonction : de plus en
plus de gens sont convaincus que s’ils vont mal, c’est qu’ils ont en eux
quelque chose de déréglé, et non qu’ils réagissent sainement par un refus
d’adaptation à un environnement ou des conditions de vie difficiles, et
même parfois, inadmissibles […]. Cette médicalisation du mal-être est tout
à la fois la manifestation et la cause d’une perte d’autonomie : les gens
n’ont plus besoin ou envie de régler leurs problèmes dans le réseau de leurs
relations. Leur capacité de refus s’en trouve étiolée, leur démission de la
lutte sociale facilitée. La médecine devient l’alibi d’une société
pathogène3. »
Le rôle des médecins est d’offrir cette possibilité de canaliser la rage. Le
discours médical fait taire les questionnements et réflexions qui risquent de
déstabiliser une famille, un couple, une institution.
À la décharge des médecins, soulignons que les victimes s’expriment peu
sur l’origine de leur « dépression ». Il ne faut pas sous-estimer le poids de la
culpabilité, de la honte, de la peur de ne pas être entendu ou cru, de la
pudeur, de la difficulté à trouver les mots pour exprimer ce qui a produit cet
état. N’oublions pas, comme l’écrit Christine Angot, que « les victimes, on
les plaint, on ne les aime pas4 ». De plus, les causes de ces états
« dépressifs » font parfois l’objet d’un refoulement ou sont carrément
oubliées sans que leur effet cesse pour autant. C’est par un travail patient de
reconstitution du scénario catastrophe, opéré dans un climat de confiance,
que le patient peut se relier à des sentiments de rage légitime.
Le choix de la « dépression » pour se faire exister dans des contextes de
difficulté peut se révéler particulièrement aliénant : il est facile, en effet,
d’accéder à ce statut. En revanche, il est difficile de s’en déprendre. La
médecine peut aliéner aisément le patient au dispositif d’aide. Il suffit de
rendre celui-ci dépendant de prescriptions médicamenteuses ou d’une
relation idéalisée lors de thérapies interminables.
Surtout, la médecine offre une identité substitutive. Dans son discours,
vous êtes un ou une déprimé-e, appartenant à la classe des déprimé-e-s.
Dès lors, vous pouvez vivre une appartenance spécifique, d’autant plus
qu’on essaie de vous persuader que faire partie de ce groupe-là d’humains
relève de votre destin biologique ! Mais il y a des conséquences et, comme
le philosophe Pierre Teilhard de Chardin nous en avertit, elles ne sont pas
anodines : « [La biologie] inclinerait à faire du vivant le témoin passif et
impuissant de transformations qu’il subit sans en être responsable, et sans
pouvoir les influencer5. »
Ce diagnostic repose sur des bases théoriques fragiles. Même les
concepteurs des catégories diagnostiques expriment des doutes sur la réalité
de catégories de pathologies isolables telle la « dépression ». Dans un
article de 2003, les psychiatres Robert Kendell et Assen Jablensky
écrivent : « Il n’y a pas de preuves qui témoigneraient en faveur de la
validité de la plupart des diagnostics psychiatriques actuels, car ceux-ci sont
toujours définis par des syndromes entre lesquels l’existence de frontières
naturelles reste encore à démontrer6. » Plus loin, ils notent : « Le terme de
maladie emprunté au registre des maladies organiques où l’on peut
clairement déterminer une cause est, dans le cadre de la psychiatrie, un
concept flou dont l’utilité est principalement de donner à ceux qui l’utilisent
la confortable illusion de croire que tout le monde sait ce qu’il signifie. »
Ou encore : « Quelque chose devient une maladie quand une profession ou
une société la nomment en tant que telle. » Même les créateurs de ce
système de classification préviennent les praticiens de son aspect très
relatif : « Il n’y a pas de preuves du fait que chaque catégorie de troubles
mentaux soit une entité autonome avec des frontières absolues la séparant
d’autres catégories de troubles ou même d’une absence de troubles
mentaux7. » Arnold Munnich, grand généticien français, ajoute : « Il n’y a
pas – il n’y aura pas – un gène de l’homosexualité, un gène de la violence,
un gène de la schizophrénie, un gène de l’autisme… La personne humaine
ne peut être réduite à son génome, et nous sommes heureusement loin d’être
déterminés par nos seuls gènes8. »
Malgré la fragilité des arguments « scientifiques », la psychiatrie est
devenue une machine à transformer la rage, la révolte, l’indignation en
maladie9. C’est à l’avantage non seulement de la société, des familles ou des
couples, mais aussi des laboratoires pharmaceutiques qui se sont engouffrés
dans ce créneau en le valorisant, allant jusqu’à inventer une « dépression
masquée » à l’intention de ceux qui rechignent à être enfermés dans ce
diagnostic… Ce faisant, ils ont rendu certains praticiens sourds et aveugles
aux causes spécifiques qui conduisent un patient à exprimer sa souffrance
psychique au moyen du langage de la « dépression ».
1. Pascal Quignard, Le Sexe et l’Effroi, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1993, p. 243.
2. Abbé F. Lebreton, Petite somme théologique de saint Thomas d’Aquin, Paris, Gaume & Duprey, 1862.
3. Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain, Paris, Seuil, 2002.
5. Pierre Teilhard de Chardin, Le Phénomène humain (1955), Paris, Seuil, coll. « Points », 2007.
6. Robert Kendell, Assen Jablensky, « Distinguishing between the validity and utility of psychiatric diagnoses », American Journal of Psychiatry, 160, 2003, p. 4-12.
7. DSM-IV (p. XXII) in Stuart Kirk et Herb Kutchins, Aimez-vous le DSM ? Le triomphe de la psychiatrie américaine, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 1998.
9. Voir Christopher Lane, Comment la psychiatrie et l’industrie pharmaceutique ont médicalisé nos émotions, Paris, Flammarion, 2009.
CHAPITRE VII
Revivre au monde : la « curiosité bienveillante »
Entrez tous, les tristes, les humiliés, les traumatisés, abusés, trompés,
frappés par l’injustice, par le malheur, par les pertes, par la honte, par des
sentiments de culpabilité, les blessés de la vie et les égratignés de
l’existence ! Entrez tristes et sortez… « déprimés » ! Telle est la formule qui
devrait aujourd’hui figurer au fronton de nombreux cabinets médicaux. Il
semble aisé de transformer des victimes de la vie en « malades ». Pourtant,
les conséquences ne sont pas anodines. Si la cause de ma « dépression », ce
sont des gènes défectueux ou un destin biologique, alors pourquoi me
révolter, pourquoi lutter ? Il ne me reste qu’à accepter mon sort et avaler
passivement les petites pilules que mon état justifie. Beaucoup
de comportements qualifiés comme étant des maladies sont juste des
réactions normales à un environnement anormal, à un contexte ayant
engendré une blessure grave qui a le défaut de ne pas se voir, mais qui n’en
est pas moins douloureuse, une blessure produite par une atteinte à la
dignité de ces êtres en souffrance. Quitter l’état de passivité où la médecine
place les sujets n’est pas une évidence. C’est pourquoi il est important de
repérer les réactions médicales dans ce qu’elles peuvent avoir de dangereux.
On fait principalement trois erreurs dans les prises en charge des
« dépressions ». La première est que l’on veut obtenir du patient qu’il se
montre à nouveau d’humeur égale alors qu’étant donné ce qu’il a subi, il
devrait plutôt manifester de la rage. Il m’arrive, face à un patient suicidaire,
de tout faire pour le mettre en colère afin que la rage qu’il tournait contre
lui s’exprime différemment ! Face à un autre, licencié injustement, je peux
aussi encourager le fantasme très réaliste de scénarios où il se voit tuer le
responsable de sa situation.
La deuxième erreur, plus grave, est que le traitement le plus souvent
proposé s’adresse, par le biais de drogues pharmacologiques, au corps du
patient, donc à sa vie, à sa partie biologique, alors qu’il s’agit d’un
problème d’existence. Le pire est de croire que la « dépression » est la
conséquence d’un dispositif génétique, donc d’un destin irrémédiable. Cette
position permet aux praticiens de s’arroger un pouvoir exorbitant, celui de
ne pas guérir puisqu’il s’agirait d’un problème lié au destin programmé par
la génétique chez leurs patients ! Michel Foucault avait repéré ce
sophisme : « De mettre en rapport directement la déviation des conduites
avec un état qui est à la fois héréditaire et définitif, la psychiatrie se donne
le pouvoir de ne plus chercher à guérir1. » D’où des patients qui s’entendent
dire que leur état dépressif étant dû à un défaut génétique, ils devront
prendre des drogues « antidépressives » leur vie durant. Le médecin s’érige,
ce faisant, en maître du destin !
La troisième erreur est de proposer une approche simplificatrice en
étiquetant les supposés malades. Pour établir un diagnostic, le psychiatre
cherche la différence entre ce qui, selon ses propres conceptions, est un état
normal et ce qui est un état pathologique. De cette façon, il crée une
catégorie d’humains à part, « les malades », qu’il se doit de traiter. Il me
semble que lorsqu’un psychiatre donne un diagnostic, cela nous en apprend
plus sur sa propre façon de créer son monde que sur le patient lui-même.
« Diagnostic : une des maladies les plus répandues », disait Karl Kraus au
début du siècle dernier2. Curieusement, c’est un ethnologue, Claude Lévi-
Strauss, qui a pris le parti des patients en montrant à quel point le fait pour
un humain d’être exclu du monde des « normaux » en étant diagnostiqué
« déprimé » pouvait être douloureux et aliénant. Il écrit : « La première
leçon de la critique, par Freud, de l’hystérie de Charcot, fut de nous
convaincre qu’il n’existe pas de différence essentielle entre les états de
santé et de maladie mentale ; que de l’un à l’autre se produit, tout au plus,
une modification dans le déroulement d’opérations générales que chacun
peut observer pour son propre compte ; et que, par conséquent, le malade
est notre frère, puisqu’il ne se distingue pas de nous sinon par une
involution – mineure dans sa nature, contingente dans sa forme, arbitraire
dans sa définition, et en droit au moins, temporaire – d’un développement
qui est fondamentalement celui de toute existence individuelle. Il était [et il
est toujours !] plus confortable de voir dans le malade mental un être d’une
espèce rare et singulière, le produit objectif de fatalités externes ou internes,
telle que l’hérédité, l’alcoolisme ou la débilité3. »
Il est possible d’aborder le problème de façon très différente en
considérant que la plupart des « déprimés » sont en réalité des sujets
normaux confrontés ou ayant été confrontés à un contexte anormal. Le
« déprimé » est d’abord notre frère : il n’y a pas de destin programmé.
Chacun peut, si les circonstances s’y prêtent, se relier à un sentiment
dépressif en raison d’une remise en question de ce qui soutient son
sentiment d’exister. Je propose d’introduire un concept thérapeutique calqué
sur le concept freudien de neutralité bienveillante : la curiosité
bienveillante. Il s’agit en priorité de ne pas se laisser enfermer dans des
poncifs aveuglants comme la recherche de diagnostics dont le moins que
l’on puisse dire est qu’ils sont douteux.
Une démarche consciente de la fragilité de la construction du sentiment
d’exister et de ses aléas implique d’écouter, de comprendre ce que le patient
exprime au travers du langage de ses symptômes, et de tenter de lui
redonner sa dignité afin qu’il réintègre la communauté des humains. Pour
éclairer ce point de vue, voici un exemple4. Il s’agit d’une situation qui a été
traitée par des professionnels, certes avertis, mais également encombrés par
tout un fatras de savoirs pseudo-scientifiques qui consiste en premier lieu à
isoler le patient dans une catégorie diagnostique.
Une jeune femme de trente ans est trader dans une banque. Elle fait
preuve d’une grande compétence professionnelle et, pour atteindre le
niveau enviable qui est le sien, elle a suivi un parcours sans fautes. Son cas
m’est présenté parce que, depuis quelque temps, elle a cessé son travail et
vit cloîtrée. Elle est revenue habiter chez ses parents, un couple retraité très
modeste. Elle peut éventuellement sortir, mais seulement si elle est
accompagnée par sa mère. Le diagnostic de dépression a été rapidement
posé. Un traitement ad hoc à base d’antidépresseurs à doses croissantes a
été institué – sans résultats. Puis, les médecins ont décidé de l’hospitaliser.
Dans ce cadre, la situation n’a fait qu’empirer, engendrant une escalade
thérapeutique, de sorte qu’on ne savait plus si l’état de stupeur de cette
jeune femme était dû à la dépression ou aux médicaments. Les médecins
ont commencé à évoquer la possibilité d’un état chronique avec de faibles
chances de guérison.
La situation s’est éclairée à partir du moment où l’on a considéré qu’il
s’agissait d’un symptôme et non d’une maladie. La différence est
considérable. Avec une maladie, un trouble organique sur lequel le patient
n’a pas de pouvoir, on pense que le traitement ne peut être que
pharmacologique ou à base de ce qu’on appelle aujourd’hui avec pudeur
des électronarcoses, c’est-à-dire des électrochocs, ce qui, dans le cas de
cette jeune femme, avait du reste été tenté – sans plus de succès. Avec un
symptôme, la situation bénéficie d’une lecture très différente puisqu’on
s’interroge alors sur ce que la patiente tente de nous communiquer au
travers de son comportement dépressif. Telle est la curiosité bienveillante. Il
nous fallait chercher ce qui s’était passé chez cette femme en pleine
ascension professionnelle qui, soudainement, s’était retrouvée dans la
situation dramatique d’avoir perdu ses raisons d’exister – d’être en deuil
d’elle-même.
À partir de cette conviction – les symptômes ne tombent ni du ciel ni des
gènes –, il n’a pas été très difficile de comprendre le scénario catastrophe
qui avait conduit cette jeune femme à se replier et à s’isoler comme elle
l’avait fait. Après avoir été mise en confiance, une relation s’établit entre
elle et le praticien. Assez vite, nous apprenons qu’elle a eu une liaison, ce
qui pour elle n’était pas quelque chose de commun. Il s’agit d’un homme
nettement plus âgé, puisqu’il a l’âge de son père, qui occupe un poste
important dans la même banque, un homme marié, père et grand-père,
respectable, avec lequel elle a eu une liaison clandestine pendant plusieurs
années. Un jour, et sans qu’elle l’anticipe, il rompt avec elle, invoquant la
différence d’âge et avançant d’autres explications peu convaincantes. La
jeune femme s’effondre alors. Un deuxième élément est pour moi
déterminant dans cette « dépression » : elle a découvert que toute son
histoire était connue au bureau, alors qu’elle pensait sa liaison secrète. Tout
le monde était donc au courant, non seulement de la liaison, mais aussi que
cet homme l’avait brutalement abandonnée.
Voici l’hypothèse que j’ai proposée : cette pathologie n’est pas une
dépression, c’est le produit de la honte ! Cette femme meurt de honte. Elle a
essayé de sortir de son milieu, a réussi, a fait un parcours sans fautes, et là,
elle a fauté. La honte nécessite la présence d’un tiers. Sinon, c’est de la
culpabilité. La collègue qui m’avait présenté ce cas s’est alors souvenue que
sa patiente lui avait effectivement parlé de sa honte. Mais la honte n’étant
pas un diagnostic relevant des catégories actuellement en vigueur, elle
n’avait pas saisi l’importance de ce sentiment pour la jeune femme,
sentiment qui la conduisait à commettre un véritable suicide mental. Dès
que ma collègue a pu se défaire de ses œillères diagnostiques, la patiente
s’est sentie comprise et soutenue, et la situation a commencé à s’améliorer.
Voyons un autre exemple, malheureusement très courant de nos jours.
Une personne se fait licencier de son emploi, non pas à cause d’une
incompétence, mais pour des raisons conjoncturelles : son entreprise s’est
rapprochée d’une autre et le poste de cette personne est devenu inutile, ou
l’entreprise s’est délocalisée, ou il y a eu un « plan social » essentiellement
destiné à contenter les actionnaires. Pour cette personne, cet emploi
signifiait plus qu’une source de revenus, il était aussi un support identitaire
qui entretenait de façon importante son sentiment d’exister. On pourrait en
conclure que le non-respect de son identité professionnelle et de ses
capacités constitue une attaque à ce sentiment d’exister. Mais il est toujours
possible, si l’entreprise est bien organisée, de trouver un soutien auprès
d’un institut chargé du reclassement des employés. Dans ce cas, on peut
soutenir que la dignité de cette personne est respectée et qu’elle a la
possibilité de retrouver un élan pour dépasser le trauma subi. Mais
imaginons – et ce n’est pas difficile – que ce licenciement intervienne
quand l’économie dans son ensemble est peu florissante, ou lorsque la
société est conduite par un gouvernement insensible aux souffrances
sociales. La situation est alors très différente. Le dol de cette personne n’est
plus reconnu, sa dignité est peu respectée, ses démarches sont vaines, voire
méprisées (« On va voir si on peut vous utiliser », dit un recruteur anglo-
saxon). Le risque est alors de voir le sujet basculer dans une identité
substitutive qui fera de lui non pas un chômeur, mais un « déprimé » – et
c’est précisément ce que la société, par le biais de la médecine, lui suggère.
Face à des situations de ce genre, il m’arrive de proposer à ces personnes,
en complément du suivi thérapeutique, qu’elles retrouvent un ancrage dans
une activité, même bénévole, que ce soit aux Restaurants du cœur ou chez
Emmaüs, en participant à un programme d’alphabétisation ou à toute autre
activité qui puisse leur redonner un sentiment de dignité, celui de se sentir
utiles et fraternels. Leur maladie, en effet, ne s’appelle pas dépression, mais
humiliation ! Retrouver une dignité d’appartenance m’apparaît plus adéquat
qu’un traitement médical qui, dans le contexte d’un licenciement,
n’apportera qu’un surcroît de culpabilité.
La finalité de la psychiatrie, si elle ne veut pas se transformer en une
psychiatrie vétérinaire, ce n’est pas la santé, mais la dignité. Elle vise à
restaurer la dignité humaine, c’est-à-dire la liberté qui est attachée à la
condition humaine, la capacité de choisir son destin, de réfléchir, de se
confronter à ses angoisses existentielles. Dans cette perspective, toute
pathologie est considérée à la fois comme une attaque à ce qui fait la dignité
de l’homme et comme une tentative de parer à cette attaque. Car elle est
aussi une solution, certes dysfonctionnelle, mais respectable en tant que
telle puisqu’il s’agit par ce biais d’essayer de résoudre une question liée à
l’existence, c’est-à-dire à la problématique la plus complexe et la plus
profondément humaine : comment construire et préserver un sentiment
d’exister si l’on a conscience de la brièveté de la vie ? L’être humain, écrit
Jean-Paul Sartre, n’est pas « une mousse, une pourriture ou un chou-fleur
[…]. [Il] est d’abord un projet5. » Il vit, certes, mais il lui revient aussi de se
construire.
1. Michel Foucault, Les Anormaux. Cours au Collège de France, 1974-1975, Paris, Gallimard / Le Seuil, 1999.
4. On trouvera beaucoup d’autres exemples de cette façon de considérer le rôle du thérapeute in Robert Neuburger, Première séance. 20 raisons d’entreprendre (ou non) une
psychothérapie, Paris, Payot, 2010.
5. Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme (1946), Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1996.
Conclusion
Les humains ont un vieux fantasme, celui d’une drogue miracle capable
de guérir le taedium vitae, l’angoisse existentielle, une drogue qui les
débarrasserait d’une interrogation fondamentale qui les distingue de
l’animal : la question de leur destin, de ce qu’ils viennent faire sur cette
planète, de leur place, de leur identité, de leurs croyances, en sachant que la
vie est limitée. Freud s’est laissé prendre à ce mirage. Il croyait avoir trouvé
le remède dans un produit, la cocaïne, qui, pensait-il, lui ouvrirait les portes
de la reconnaissance et de la gloire. Il n’en fut rien et son ami Ernst von
Fleischl en fit les frais, qui mourut d’une overdose de cette drogue que
Freud lui avait conseillé de prendre pour guérir sa dépression. Ce vieux rêve
persiste chez les médecins qui préconisent tel ou tel « antidépresseur », ou
chez des patients qui pensent éviter ainsi de questionner leur être profond.
Les philosophes ne font pas exception : ils se font exister en posant une
question, celle de notre existence, dont on sait qu’elle est sans réponse, les
religieux faisant de même en croyant au contraire qu’il y a une réponse.
Le cap à franchir est l’idée qu’il n’existe pas de destin hors celui qui dit
que notre vie est limitée, qu’il n’y a que des constructions. L’aliénation
fondamentale de l’homme est sa liberté.
Le grand psychiatre français Henry Ey l’exprimait ainsi : « L’angoisse est
immanente à la nature humaine […]. C’est parce que la vie est seulement en
puissance dans l’organisation de notre être […]. C’est parce que notre
destin nous engage et nous propose à chaque instant un choix entre des
possibles […] que nous avons peur d’avoir peur […], l’angoisse apparaît
comme un vertige vécu dans l’abîme des temps […], telle est l’angoisse
[…] conscience de notre nature et de notre destin […] qui va s’exprimer au
travers de dispositifs qui représentent dans notre organisme les caractères de
l’espèce à laquelle nous appartenons et par quoi la joie, la douleur et la peur
prennent figure humaine1. »
La vie est une tentative, la seule, pour se faire exister, malgré l’échec
certain. C’est pour cela aussi que chaque être, lorsqu’il est menacé par le
désespoir, a droit à une écoute de sa souffrance dans ce qu’elle a de
particulier, de singulier. Rien n’est plus fragile, plus intime, plus humain
que le sentiment d’exister.
1. Cité par Henri Mignot, L’Évolution psychiatrique, fascicule IV, 1947, p. 649.
ROBERT NEUBURGER AUX ÉDITIONS PAYOT