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Claude Roy

L'art
à la source

Arts premiers,
arts sauvages

Gallimard
Claude Roy est né en 1915 à Paris, d'une famille de Charente. Il a raconté sa
vie, sa formation, ses idées, dans les trois brillants volumes de son
autobiographie : Moi je, Nous, Somme toute. Poète, essayiste, romancier, il est
aussi un grand voyageur qui a toujours été attentif aux drames du monde et à
ses espoirs. La guerre, la Résistance, les États-Unis, la Chine, le tiers monde,
l'U.R.S.S. tiennent une place considérable dans son œuvre. Cette grande
rumeur du monde est souvent présente dans ses romans : La nuit est le manteau
des pauvres, A tort ou à raison, Le malheur d'aimer, Léone et les siens, La dérobée,
Le soleil sur la terre, La traversée du Pont des Arts. Une grave maladie, en 1982,
lui inspire les poèmes de A la lisière du temps. Les Goncourt lui décernent à
l'unanimité en 1985 le premier Goncourt/ Poésie.
PRÉFACE
Pendant des années, j'ai « voyagé en art », explorant les musées, les
collections, défrichant les bibliothèques, interrogeant les spécialistes, historiens
(et préhistoriens), experts, critiques, conservateurs. De l'Italie aux États-Unis,
de la Grèce à la Chine j'essayais de venir à bout d'un agacement et de vérifier
une intuition. L'agacement, je le ressentais devant les classifications et les tiroirs
bien rangés (rangés en général par des rangeurs européocentriques). Il est bien
entendu dans ces rangements-là que le classicisme est un style d'art occidental
situé géographiquement entre l'Atlantique et l'Oural et historiquement entre la
Renaissance et le Romantisme ; que le baroque est un phénomène occidental
dont l'aire d'expansion et les dates sont strictement limitées. J'avais
l'impression, au contraire, qu'à peu près toutes les cultures ont leurs passages
classiques ou baroques, que les écoles, les styles et les grandes catégories de
l'histoire de l'art correspondent surtout à des familles d'esprits qui se
retrouvent dans toutes les sociétés et à des conditions historiques dont
l'analogue se reproduit dans la plupart des civilisations. Ces années-là, je
parcourais les routes et je feuilletais les livres pour tracer des transversales
plutôt que pour dresser des frontières, pour retrouver des constantes de la
création humaine plutôt que pour trancher des catégories. Il naquit de ces
errances heureuses quelques essais, que je réunis ici aujourd'hui. C'est le travail
d'un amateur, dans tous les sens : je n'ai jamais trouvé mon bonheur qu'à
parler de ce que j'aime, même si pour ces amours j'ai beaucoup travaillé.
Ces écrits sur l'art ont une histoire subjective. Je l'ai racontée dans Somme
toute. Et le plus simple, pour les présenter, est sans doute de reprendre ici le
récit de ces « années en art » que j'ai donné dans ce troisième volume de mes
autobiographies.

Je préfère les champs aux herbiers, les maisons vivantes aux musées modèles.
Un homme n'est pas fait pour devenir momie. Une « œuvre d'art » n'a pas été
conçue pour être montrée dans une vitrine, ou exposée. Mais puisque les
musées existent, peut-être irremplaçables (et plus défendables que la plupart
des « collections particulières »), je les aurai couru depuis l'adolescence, aux
quatre coins du monde. Quand j'arrive dans une ville, un pays que je ne
connais pas, je lis ou me fais lire l'annuaire par professions, les faits divers de la
chronique locale. Je vais droit à l'église, à la mosquée ou au temple. Je traîne un
peu sur la place centrale et les marchés. Puis au musée. Avec les métiers, le
crime, l'angoisse métaphysique et les rites qui l'apaisent, avec ce qu'on nomme
« l'art », on a déjà presque tous les termes de l'équation d'un lieu, d'un peuple.
Parmi les amis qui m'ont aidé à vivre, outre quelques co-vivants, pas mal
« d'œuvres d'art » m'ont continuellement fait chaud. Je retrouve toujours avec
reconnaissance au British Museum de Londres mon amie la statue en bois de
l'homme nu de la tribu des Jigoro des Philippines. Posé sur ses talons, il appuie
ses coudes sur ses genoux repliés et tient sa tête entre ses mains. Il est lisse, beau
et lisible sans mots, comme l'idéogramme qui voudrait dire : homme-qui-pense.
J'ai une dette aussi envers les Rembrandt de la National Gallery et
d'Amsterdam, or pensif du crépuscule, envers les bronzes archaïques sardes de
Bari, envers les Klee de Berne, les sculptures Fang de la collection de Tristan
Tzara, les tableaux tout frais peints que j'allais voir dans l'atelier de mon cher
Zao Wou-Ki, et cent autres compagnons silencieux du passé, ou de
maintenant.

Statues, images, icônes sont dédiées aux dieux, mais c'est des mortels qu'elles
parlent. Quand j'entrepris ma longue exploration des hommes qui parlent sans
paroles mais s'expriment en formes, j'avais profondément besoin de cette
traversée des espaces non discursifs : « l'idéologie » risquait de me dessécher. Ce
que l'homme a cru penser, c'est forêt de vertiges. Ce que l'homme a su sentir,
est-ce si fragile qu'ineffable ? Est-ce le domaine du vague, celui des émotions
fugaces ? Sûrement non. Les systèmes du monde s'effacent, nuages que le
grand vent pourchasse. Mais si nous ne savons plus du tout ce qu'ont voulu
dire le fondeur du tripode de la dynastie Han ou le tailleur de crochet de
Sepik, leurs « œuvres » font passer autre chose : le permanent non durable,
l'éphémère récurrent. Les cinq ou six années que j'ai en partie vécues à
explorer, avec plus de méthode qu'auparavant, les domaines de la pensée
plastique m'ont guéri à jamais de quelques idées que j'avais laissées s'installer
chez moi sans les avoir jamais reçues. Par exemple, l'idée que nous
communiquons essentiellement par les mots : les femmes que j'ai aimées
profond ou désirées vif, les sculptures, tableaux, objets, musique qui m'ont
touché, les chats qui ont daigné vivre près de moi, m'ont persuadé du
contraire. Qui peut traduire en clair, déchiffrer dans toutes ses significations le
message d'une koré du VIe siècle ? Pas même le plus savant archéologue grec.
Qui peut ne pas sentir ce qu'elle exprime ? Celui même qui croit qu'elle ne lui
dit rien l'écoute.
Un autre présupposé sommeillant en moi sans examen, vestige pseudo-
hégélien incrusté par paresse dans la pensée de beaucoup de « modernes »,
c'était le déroulement d'une histoire en escaliers et paliers, que tous voudraient
grimper, mais que seuls quelques appelés escaladent et conquièrent : les
gagnants de la course. L'Histoire devient ainsi une histoire à étages, d'échecs et
de réussites. Échec : ceux des peuples qui ne sont pas parvenus à fonder des
États, qui n'ont pas réussi à atteindre en art à la « ressemblance », qui ne sont
pas arrivés à inventer la roue, la prison ou les transports en commun, qui n'ont
pas atteint la formulation des lois de la perspective, etc. Mais ce que mes
travaux-bonheurs firent entrer dans ma tête et rester dans mon cœur, c'est que
le concept d'évolution historique doit être mis en perspective avec la variété des
projets et la diversité des valeurs. Si le progrès social c'est d'arriver à descendre
assez profond sous terre pour obtenir à la fin la catastrophe minière de
Fourmies, si c'est de réussir à passer de la journée de quatorze heures à la
journée de huit heures, alors l'emploi des forces et du temps des « primitifs »
mérite peut-être d'être examiné sans pré-jugements sur le Progrès en soi. En
art, l'idée de progrès meurt une fois pour toutes à Santander, pendant l'été
de 1879, quand une petite fille vient de découvrir, en jouant, le premier
taureau d'Altamira. La perfection « figurative » de l'animalier préhistorique
contraint à renoncer à toute croyance entre un « point de départ » des arts et
un « point d'arrivée » hypothétique.
Mon fils avait quatre ans quand il résuma en deux mots l'opposition entre la
schématisation symbolique et le réalisme figuratif. J'avais sur ma table de
travail une de ces « poupées » en bois Ashanti, où « l'artiste » a posé une croix
au bras court, tige allusive du corps, un cercle où sont taillés les deux yeux,
deux sourcils, et un nez. Et, à côté, une statue de bois sombre, un nu d'homme
Baoulé. « Ça, c'est un bonhomme », dit le petit garçon en montrant le symbole
Ashanti. Et désignant la statue « naturaliste » : « Et ça, c'est un monsieur. » Je
pensais en l'écoutant qu'il y a en chacun de nous les deux virtualités : celle du
« primitif » qui dessine des bonshommes, et celle – disons : du « classique » – qui
forme des messieurs. Tout se gâte et se fausse si le « monsieur » se prend à
regarder de trop haut le « bonhomme ».
Mes recherches d'archéologie et d'histoire des arts m'ont permis, sur le vif
d'un sujet, de mieux sentir (et redouter) le babélisme de notre culture : champs
si vastes que parcellisés, dépecés entre « spécialistes », chacun forant son puits,
jeu de sapes transversales, jamais de vues à vol d'oiseau. J'ai admiré entre tous
quelques hommes qui joignaient à un savoir précis et limité (profondeur
érudite, précision minutieuse) le regard d'aigle, les relations diagonales, la
pensée comparative : le préhistorien André Leroi-Gourhan, Joseph Needham le
sinologue, Jean Bottéro le « mésopotamien », Pierre Francastel l'historien de
l'art : grands esprits qui n'auront jamais été cependant à la mode.
On a inventé il y a peu un mot neuf très pédant : pluridisciplinaire. La chose
est vieille comme l'esprit : les progrès du savoir naissent fréquemment de
l'application à un domaine de ce qu'on a découvert hors de lui. Pendant mes
années « en art », je tirai grand profit, comme tous ceux adonnés aux mêmes
recherches, des transferts de grilles : appliquer les méthodes de l'ethnographie à
l'esthétique, celles de la psychanalyse à l'ethnographie, celles de la linguistique
à l'analyse, c'est risquer parfois de buter dans des impasses, mais c'est souvent
aussi faire naître des éclairs. Herbert Kuhn raconte que c'est en Arizona que des
potiers indiens au travail lui ont soudain illuminé la signification des croisillons
sur les gobelets néolithiques de Suse. C'est d'une façon analogue que j'ai
entrevu une hypothèse, étayée ensuite, je crois, par d'autres enquêtes, que j'ai
avancée dans Arts premiers. J'étais intrigué par le passage du paléolithique au
néolithique. Le premier est à dominante « figurative et naturaliste » (même si
l'organisation des figures animales répond sans doute à un propos cosmogono-
symbolique, même si des « signes » abstraits peuvent être notés à l'entrée et à la
sortie des sanctuaires pariétaux). La petite Maria de Santuola, découvrant les
premières « fresques » d'Altamira, n'hésite pas. Elle crie à son père : « Toros !
Toros ! » Si elle avait découvert des figurations néolithiques, les aurait-elle si vite
interprétées et reconnues ? Au néolithique, la Grande déesse Mère s'abstractise
en triangle, signe abrégé du sexe. Qui déchiffre sans hésiter, aux parois de
Naquane et de Val-Camonica, le cercle strié de raies : blason du soleil ou
emblème des bois du cerf ? Mais je crus entrevoir le sens de cette évolution vers
l'abstraction en étudiant les pictogrammes indiens. Les dessins colorés des
Navajos, qu'on nomme (improprement) « peintures de sable », résument en
symboles graphiques la cosmogonie et la cosmologie Navajo. On ne peut parler
ici d'écriture. Mais en quittant le territoire Navajo, de retour à New York, je
découvris au Museum of the American Indian une boîte à plumes. Son couvercle
relevé fait apparaître une suite de dessins-symboles Chippewa. Leur analogie
avec certains « signes » Navajos me frappa. Je m'aperçus que les trois « lignes »
de symboles « reproduisaient » un chant de cérémonie. Le chanteur pouvait
déchiffrer cette partition-en-pictogrammes. Le mouvement par lequel le traceur
de signes Navajo s'efforçait d'atteindre (encore innommée, inconçue) une
écriture, le texte Chippewa l'accomplissait. Il était probable que, de même, au
néolithique, l'apparition d'un art abstrait fut le signe d'une tension vers
l'expression par une écriture. « L'art » néolithique tendait à une
communication synthétique et non plus à une représentation, même
symbolique. La forme aspirait alors à devenir une graphie, le graphisme à
engendrer l'idéogramme.
Ces moments de travail où un éclair de chaleur intellectuelle illumine
soudain un passage encore plein d'ombres (même si parfois un second examen
oblige à une prudence dubitative), m'ont apporté des joies vives. Pendant toute
la période (à vrai dire jamais close) où l'heureuse fréquentation des « œuvres
d'art » et une réflexion sans fin sur leur signification m'ont tenu en éveil,
j'aurais vécu les passions invisibles de la recherche. « Êtres de fuite »,
cristallisations inconnues qui font rêver, amour à première vue et coups de
foudre, illuminations et brusques retombées dans le noir, jalousie et parfait
amour : le théâtre du savoir reproduit les étapes et les stations de la scène du
désir. Le public s'étonne des fureurs et des obsessions qui s'emparent parfois
des savants, de leur violence soudaine à se jalouser, se déchirer, se haïr. On les
voudrait sereins, détachés, du froid lent des statues, du calme des
bibliothèques. C'est faire bon marché des nuits de l'âme et des feux du corps
qui alternent dans la conquête du savoir, le toujours dérobé.
Un autre acquis durable de ces années passées à l'école des formes et à
l'écoute des paroles sans paroles fut de fortifier ce que les voyages avaient déjà
semé en moi : l'impossibilité de me carrer dans un trop confortable
européocentrisme, pour ne pas parler de gallo-centrisme. J'avais fait mes
« humanités » dans un secteur de la planète où être totalement humain c'était,
implicitement, être gréco-latin-français et judéo-chrétien-blanc. Comme dans
les photographies de classe, où le professeur pose glorieusement au centre,
entouré de ses élèves, le groupe de la première classe d'« Humanités »
supérieures posait devant l'objectif de Dieu. Jupiter-Jéhovah disait à ses élus
latino-judéo-chrétiens : « Ne bougez plus et souriez ! » A la fameuse question :
« Je ne suis pas raciste, bien sûr, mais que diriez-vous si votre fille épousait un
Noir ? », je pouvais seulement répondre que j'étais personnellement amoureux
de plusieurs femmes de couleur : dames de la cour royale d'Ifé, fines princesses
Fang, vierges noires Baoulé, sans parler des Kouang-feï chinoises et des déesses
érotiques indiennes de Kajourao. Mon fils en était encore à me demander en
jouant avec les figurines de plastique des paquets de céréales : « Qui est-ce qui
est le plus fort, papa ? Les Romains ou les Indiens ? Les mousquetaires ou les
cow-boys ? » Mais j'avais perdu quant à moi la manie d'effectuer des
classements, de placer Héraclite avant Milarepa, de donner à Pascal deux points
d'avance sur Tchouang-tseu, et d'estimer à l'applaudimètre culturel que la
vision de l'Acropole m'avait fait battre le cœur 15 % plus vite que la
découverte du temple de Palenque émergeant de la forêt vierge mexicaine.
J'étais guéri, je crois, de toute tentation d'arrogance culturelle ou de myopie
sociologique. Un voyage en Italie avec mon ami iranien Madjid Rahnema, qui
était né musulman chiite, m'avait contraint à regarder notre héritage religieux
avec le regard du Huron. Madjid acceptait de croire que le catholicisme est un
monothéisme. Mais j'avais du mal à lui expliquer la multiplicité des chapelles
dans les églises italiennes : un seul Dieu, d'ailleurs en trois personnes, et en
même temps une multiplicité de cultes ? Madjid cherchait aussi, bravement, à
établir la cohérence des phénomènes culturels que nous observions au passage :
la dévotion aux saints et le culte des idoles du football, les pharmaciens et
médecins coexistant avec les rebouteux et les guérisseurs, les voyantes et le marc
de café, tout cela à l'ombre du Vatican. Je me rendais compte en discutant avec
lui, de Milan à Naples, que ces schémas généraux d'une civilisation que
cherchent à établir les ethnographes sont fragiles.
Un peu plus tard, travaillant sur le problème des masques, je découvris les
fêtes paysannes du carnaval dans le Valais suisse, et que les masques Dogon ont
leurs frères (un peu plus « sauvages ») en Europe. Un étudiant africain, N'ba,
qui terminait un diplôme en Sorbonne, et ami d'un ami, m'avait accompagné
à Bâle la même année.
Le Carnaval, la Fastnacht de Bâle, commence avant l'aurore. Dès trois heures
du matin, toute la population est dans les rues. La Markt Platz, que domine le
beffroi de l'Hôtel de Ville, est noire de monde. La foule reflue, se presse,
murmure comme la mer depuis la cathédrale et la Münster Platz jusqu'à
Bernouillistrasse, dans l'écheveau des rues anciennes qui s'enchevêtrent
alentour.
Un grand silence tombe sur la foule à l'instant où du beffroi se décroche le
premier coup de quatre heures. Toutes les lumières de la ville s'éteignent en
même temps : lampadaires, vitrines, fenêtres, réverbères. A l'orée de toutes les
rues qui débouchent sur la place, des fifres aigrelets tissent sans relâche un petit
modulement triste, scandé par le grondement sauvage des tambours. Ils ne
vont plus s'arrêter de faire résonner les doubles fenêtres des vieilles maisons
renfrognées.
Déjà les premières « cliques » débouchent sur la place. En tête, quelques
masques brandissent de grandes perches, au sommet desquelles oscillent des
lanternes de papier ornées de dessins grimaçants et bariolés. Puis quatre des
plus solides gaillards de la clique (qui était jadis celle d'une corporation)
portent sur leurs épaules un immense transparent rectangulaire où brûle une
centaine de bougies. D'horribles personnages s'étalent sur les énormes
lanternes, postérité grossière de Hieronymus Bosch, d'Arcimboldo ou des vrais
fous-peintres des « asiles ».
Ces rébus grotesques et obscènes mettent en accusation la ville tout entière,
et la Suisse, et le monde. Derrière ces catafalques de la satire, marchant en
rangs par quatre, masqués, costumés, au pas historique et très lent des
lansquenets et des reîtres, les fifres d'abord, puis les tambours – la musique
aigre des armées de mercenaires qui se battirent pour François Ier, Charles
Quint ou les princes italiens. Fifres stridents, modulés pauvrement, sur quoi
pianotent les doigts. Longs tambours croisillonnés d'argent qui évoquent, avec
un timbre plus sourd, les tambourins de Provence.
La foule s'ouvre devant les cortèges de lumière et de bruit. Elle se fend
comme un gâteau qu'un grand couteau trancherait. Sur la tête de chaque
musicien, il y a une lanterne. Sa lueur danse sur les masques grimaçants et les
somptueux costumes aux couleurs agressives et aux inventions déconcertantes.
Rien ici qui évoque la chienlit, le lugubre et piteux carnaval de Nice, la miteuse
mascarade. Avant de sourire ou de rire, on se sent vaguement, profondément
inquiété. Un gorille trop humain joue du fifre avec un sérieux concentré. Un
démon aztéco-suisse vous fixe de son œil glauque. Les gargouilles de Notre-
Dame jouent du tambour avec application. Une tête de mort sifflote d'un air
distrait. Un masque décharné, violet et vert véronèse, grimace indéfiniment
dans le tournoiement des lanternes.
Et les cliques vont, viennent, serpentent, se croisent, tandis que la foule
fascinée leur emboîte le pas, subjuguée par le rythme des instruments, écrasée
par ce tam-tam qui ne décroît à un bout de la rue que pour renaître à l'autre. Il
n'y a qu'un moyen d'échapper à cette ivresse collective, c'est de rentrer dans la
bonne chaleur grouillante d'une brasserie, chez Helm, par exemple, où s'achève
classiquement le Morgestreich, pour avaler la soupe à la farine et le gâteau aux
oignons.
Quand nous nous attablâmes avec N'ba, je ne le connaissais pas encore assez
pour mesurer le degré exact d'humour qu'il mit à constater : « Cérémonie très
intéressante. Ces traditions-là sont malheureusement en voie de disparition en
Afrique... » J'ai lu depuis sa thèse : le sourire y affleure, voltigeant au-dessus des
continents, des sociétés. Je me souviens aujourd'hui de l'ironie de N'ba, et d'un
proverbe africain dont il me fit don : « Tout homme est de la tribu des morts. »
L'étude des arts plastiques n'excusait pas l'innocence lucide avec laquelle à
cette époque, peintre exécrable et pas du tout « naïf », hélas, ou sculpteur
d'assemblages assez gauches, je jouai parfois à « créer ». Mais la maladresse
même de mes jeux d'amateur m'enseignait quelque chose, et mes
divertissements de peintre clandestin m'aidaient à mieux saisir les mouvements
du vrai talent, dont je savais manquer. Ce n'est qu'en oubliant les maîtres, les
musées, les ateliers de mes amis professionnels, ce n'est que dans les collages
conçus pour amuser mon fils, que je pus trouver un plaisir détendu au
graphisme. Trop de « culture », jointe à trop peu de métier, ont toujours fait
tourner court mon travail de « peintre ».
A chaque pas de mon exploration des langages de l'art, je me retrouvais
ramenée aux problèmes fondamentaux de la « nature humaine » : le débat
anthropologique et historique entre diffusionnisme et convergence.
L'hypothèse diffusionniste explique tout par des échanges et des passages de
main en main, d'esprit en esprit (mais la source première, d'où lui vient sa
trouvaille première ?). L'hypothèse de la convergence suppose que les hommes
séparés font les mêmes trouvailles, parce qu'elles montent du même fond. C'est
l'opposition qu'on retrouve en linguistique entre synchronie et diachronie,
comme dans les querelles des disciples de Freud ceux qui mettent l'accent sur
les archétypes universels s'opposent à ceux qui voient dans la biographie d'un
être son « hasard et sa nécessité ». Je suis parvenu à une réponse bien ambiguë à
ces questions : pariant sur un fond commun, en effet, sur l'hypothèse d'une
élémentaire et primordiale « nature humaine ». Mais « historiciste » en ceci
que, si les racines me paraissent échapper à la durée, les branches et le feuillage
sont probablement les enfants de l'histoire. Et sceptique devant le terme de
naturel attribué à des comportements qui sont en fait contingents,
« historiques » en effet, promis à disparaître ou à se modifier considérablement.
L'homme m'apparaît un animal infiniment possible, et – en même temps –
infiniment un. Les hommes ont plus de possibilités que ne leur en accordent
les théoriciens fixistes de « l'Homme Éternel », et moins de plasticité que ne
leur en prêtent les frénétiques du « mouvement ».
Mais dans l'ensemble, il me paraissait que les images, les statues, les
musiques, les chats, les amoureux et les enfants savent des choses que nous,
« civilisés », ne savons plus savoir dans notre état normal. Nous prenons la
parole. Mais nous prenons souvent moins part à la vie. Les expressions
plastiques de l'humanité dans lesquelles je me baignais m'apparaissaient
comme des accumulateurs d'affectivité. Les « œuvres d'art » sont chargées de
pulsions. Elles sont nos désirs organisés en formes, nos nostalgies et nos
sentiments structurés en images.
A la réponse de Mme du Deffand à la question « Croyez-vous aux
fantômes ? » (elle réplique : « Non, mais j'en ai peur »), je préfère celle de
Charles Lamb : « Non, j'en ai trop vu. » L'électricité affective dont peut être
imprégnée une « œuvre d'art » me semble un phénomène aussi évident (et
banal) que l'apparition des fantômes, « formes et mouvements, dit Goya, qui
existent seulement dans mon imagination ». Je sais d'expérience qu'on ne
fréquente pas toujours impunément une œuvre d'art. L'ami qui m'a fait don
du petit torse d'une Aphrodite hellénistique en marbre blanc, ramenée du fond
de la mer par la drague d'un navire de guerre, m'a fait bénéficier par là de
bonheurs un peu sorciers : je n'ai jamais touché ses reins sans que la « chance »
me sourie. Mais le « visage-apparition » dans une gouache de Henri Michaux
qui me venait de Paul Eluard, fit régner dans mes journées, dès que je
l'accrochai dans la pièce où je vivais, une atmosphère d'angoisse, de deuil et de
tremblement sourd. Jusqu'au jour où j'appris par Michaux qu'il avait peint ce
« masque » au moment de la mort tragique de sa femme. Il vivait alors dans un
cauchemar qui se condensait sur la feuille, et se « déversait » – des années plus
tard – dans ma vie. Je dus me séparer de cette œuvre pour retrouver le calme.
Comme je dus éloigner un masque de Nouvelle-Guinée, dont l'introduction
chez moi avait paru « déclencher » une telle série d'anicroches, petites et
grandes catastrophes, maladies, etc., que je me résolus, sans croire aux
fantômes, mais en constatant la malice de ce masque, à en faire don au Musée
de l'homme. Les œuvres des hommes reçoivent d'eux une délégation de
pouvoirs. Sans accorder de crédit à d'autres magies que la plus banale, nous
savons tous ce que c'est qu'un regard « meurtrier », des yeux qui « lancent des
éclairs », la pétrification d'une « mauvaise volonté », et le mal-vouloir qui glace
et paralyse. Mon masque océanien était beau, mais maléfique. Je n'osai le
détruire. Mais le lendemain du jour où je le remis solennellement (et avec
soulagement) au département de l'Océanie du Musée, un des
manutentionnaires du service, en transportant mon funeste don dans un dépôt
du sous-sol se foula la cheville dans un escalier. J'en eus honte. Heureux
pourtant que le maléfice océanien s'émoussât jusqu'à ne provoquer que des
croche-pieds plus fâcheux que tragiques.
L'œil et l'art : le plus court chemin d'un homme à un autre. C'est un
chemin que toute ma vie j'aurai emprunté avec gratitude.
I

Arts premiers
1

Il y a d'abord la paroi sauvage, abrupte, et le seul griffement sur ses flancs


d'une pierre échappée du sommet, ou bien le tracé rugueux d'une avalanche
qui la strie. Il y a le tronc d'épicea farouche, que nul forestier jamais n'a
marqué du chiffre des lots à abattre. Il y a la plage de sable intacte, à l'infini
déroulée, où la seule marque est celle d'une méduse, d'un coquillage, d'une
épave de branche, trace si vite effacée par la mer respirante. Il y a la nature sans
nous, jamais marquée, comme on le fait d'une bête de troupeau, la nature sans
signe d'homme, sans signature d'habitant, de possesseur. La grande surface lisse
de ce qui est, avant que nous soyons, la neige plate, le rocher nu, le sable étale,
l'écorce vierge, les pages blanches de l'univers, comme si personne. Le livre non
écrit.
Mais notre cœur d'enfant battait (comme il avait raison) quand Œil de
Faucon soudain faisait halte, et ce niais de Longue Carabine, avec son visage
pâle, ne voyait rien, l'aveugle ! Ne voyait pas la branche brisée comme par le
vent, la feuille pliée, comme par une bête, le tronc éraflé, comme par un pic,
l'écriture silencieuse des signes de la piste, et le message qu'Œil de Faucon,
guttural, sentencieux, long-sachant, épelait, traduisait : « Vu famille de la tribu
Comanche, onze personnes, dont deux guerriers, à la chasse, il y a deux lunes,
avoir passé ici, avoir tué trois daims, être très fatigués, dormi à une demi-
journée de marche vers l'Est... » Et comme ils nous faisaient rêver, les signes et
les grimoires des pirates, la chasse au trésor, les messages cryptés, les têtes de
mort gravées dans une grotte marine, avec la date, 1682, les indéchiffrables
repères dessinés par les boucaniers pour retrouver leur cache, l'or enfoui dans
l'île par leur chef borgne ! Nous avons tous, à peine savions-nous lire, écrire,
nous avons tous charbonné ou tracé à la craie sur les murs de l'enfance ces
bonshommes et ces bonnes femmes qui étaient l'écriture de notre secret
domaine : les cœurs percés d'une flèche et frappés d'initiales chéries, les graffiti
qui parlaient notre langue, et non celle de l'abécédaire, la langue des fables de
La Fontaine, des problèmes de robinets et de trains. Dessiner, c'était laisser
parler son cœur. La page d'écriture, c'est d'abord un devoir. Le barbouillage,
c'est d'abord un jeu. Le monde (la paroi d'une grotte, le mur de l'école, le
papier au mur de la chambre d'enfant), le monde est à nous lorsque nous
l'avons signé. Nos grands-parents, attristés, avaient beau hocher la tête, nous
dire que « les murs sont le papier des sots », nous ne les écoutions pas.
Entre 8000 avant notre ère et le premier millénaire, les murs qui n'étaient
pas de main d'homme ont été, à travers le monde, signés par la main des
hommes. Au premier regard, un seul homme, le même homme. Il semble
tracer les mêmes signes sur la montagne de Val Camonica et sur le rocher
d'Albacète, à Evenhus et Ekeberg, en Norvège, et dans le Sahara, au Tafili,
comme à Zalagrouva et Peri-Noss, en Russie. Les savants, les sondeurs de la
nuit des temps, nous disent que ces signeurs des murailles naturelles n'ont pas
dû se connaître, que les dessins rupestres d'Espagne ont été tracés entre la fin
du paléolithique et l'apogée de la grande révolution néolithique, que ceux de
Suède et de Norvège sont plus tardifs (entre 3000 et 1500 au lieu de
6000 à 4000 avant notre ère), que les montagnards Camoniens, de Pozzi à
Scianica, de Naquane à Campanine, là-haut, entre Bergame et l'Adige, ont dû
tracer, entre le début et la moitié du second millénaire, à l'âge du bronze, sur
les six cents roches que découvrit, ou du moins redécouvrit et dévoila
Emmanuel Anati, les 20 000 dessins-signes qui nous fascinent aujourd'hui.
Pourtant, les Espagnols d'avant l'Espagne, les Italiens d'avant l'Italie, les
Scandinaves d'avant la Suède, la Norvège et le Danemark, les « barbares »
d'avant la Russie, pendant cinq mille ans semblent avoir le même âge intérieur,
la même main, et le même projet.
L'illusion de l'identité d'un seul artiste rupestre immortel, pendant cette
longue coulée de temps, se dissipe bien entendu à l'examen attentif. Mais
quand on compare les figures humaines abstraites de la grande roche de
Naquane et celles qu'on a découvertes en Espagne, à Hos de Guadiana, à la
Cueva de Los Letreros, quand on compare les figurations simplifiées d'animaux
et de troupeaux de toutes les parties de l'Europe, les cerfs de Val Camonica et
les rennes de Järrestad ou de Ekeberg, quand enfin on confronte les signes qui
ponctuent les figurations schématisées ou abstraites, cercles rayonnants dont
on hésite à les déchiffrer comme un soleil ou comme des bois de cerf, disques
solaires, emblèmes d'un héraldisme oublié, on se sent en face de manuscrits de
pierre où les hommes de la préhistoire auraient tracé, chacun avec leur
tempérament, leur style, leurs moyens, les signes d'une même écriture. L'art
rupestre dont les roches de Naquane et de la région de Val Camonica offrent
sans doute la collection la plus importante se présente à nous comme les
variations que plusieurs calligraphes peuvent tracer à partir du même répertoire
de signes.
De quoi parlent les Camoniens, les peuples ibériques de la préhistoire, les
Scandinaves de l'aurore ? Si on suit le déroulement probable de leur art (mais
les thèmes se chevauchent et se prolongent du néolithique à l'âge du fer
récent), ils semblent commencer par tracer les signes les plus abstraits,
labyrinthes, disques solaires à trois groupes de rayons, ou bien concentriques et
rayonnants, marqués d'un point au centre, ou avec une croix inscrite dans le
cercle, groupes de cupules, symboles simplifiés, etc. Puis, toujours ponctués de
ces signes géométriques, apparaissent les figurations humaines, les petits
personnages linéaires levant les bras, où certains préhistoriens voient des figures
d'orants, d'autres des chasseurs, et des hommes dont nous lisons parfaitement
les gestes, pêcheurs lançant leurs filets, chasseurs pointant la lance, levant la
sagaie ou la hache, maniant les outils. Autour des hommes, le grand
piétinement schématique et gracieux des troupeaux sauvages ou domestiques,
cerfs, bouquetins, bœufs, moutons, le peuple des bêtes, chiens et poissons,
oiseaux et volailles, animaux mal reconnaissables (dans le nord de l'Europe, ce
sont aussi les rennes). Médiateurs entre l'homme et la nature, les outils et les
armes, l'araire primitif, la bêche, les hameçons, les nasses et les filets, l'enclume
et le marteau du forgeron, le métier à tisser, les carrioles à mulets, les lances et
les poignards, les chars et les chariots.
La première lecture des murailles et des rochers nous restitue donc un
peuple, ses travaux et ses jours, le livre de raison de ses saisons, de ses
occupations, labour et chasse, pêche et artisanat. Mais les millénaires qui
séparent l'homme paléolithique de l'homme néolithique, la transition entre un
homme qui est une sorte de passager clandestin de la terre et celui qui en
devient le propriétaire, le locataire de droit, marque le passage d'une façon de
représenter les animaux à une tentative de les signifier. A l'aube obscure des
premiers tracés de la main humaine, les signes épars que recueillent les
préhistoriens, du Châtelpéronnien à l'Aurignacien (entre 30000 et 25000
avant notre ère) sont des signes dont le message est pour nous indéchiffrable :
traits parallèles gravés, lignes, gribouillis énigmatiques, incisions, cupules,
faisceaux emmêlés. L'hypothèse d'André Leroi-Gourhan semble la plus
plausible : il s'agit probablement de « marques rythmiques », de « repères »
comparables peut-être aux coches dont un chasseur de gros gibier entaille le
canon de son arme chaque fois qu'il a abattu une bête, ou aux bâtonnets avec
lesquels les agriculteurs comptent les chars de céréales ou les sacs engrangés.
(On retrouve le même système de « marques rythmiques » dans les cordelettes
à nœuds qui servent de comptabilité à beaucoup de peuples anciens, de la
Mésopotamie à la Chine, et dont une forme encore en usage est le chapelet,
qui est utilisé au décompte des prières ou formules rituelles.) Leroi-Gourhan a
raison de désigner ces balbutiements sous le nom d'art préfiguratif : ce n'est pas
encore un art abstrait ; l'abstraction suppose un art concret à partir duquel elle
élabore des abstractions signifiantes. L'art véritablement abstrait apparaîtra à la
suite d'un art qu'il faut bien nommer, malgré l'imprécision de ces termes, et les
équivoques qu'il engendre, un art réaliste, naturaliste, ou figuratif. Il y a peut-
être des chaînons manquants, des étapes dont on n'a pas retrouvé encore trace,
mais à ce moment d'avant l'Histoire, l'évolution de l'art se fait par un passage
brutal, une mutation du graffiti informel au grand art animalier réaliste des
grottes de grands chasseurs paléolithiques. Les débuts de cet art peuvent
apparaître peu réalistes aux spécialistes, au sens où un trompe-l'œil du XVIIIe
siècle est réaliste. « Sur les figures d'animaux les contours dorsaux sont presque
identiques pour toutes les espèces », remarque André Leroi-Gourhan qui partage
ce point de vue. Mais il ajoute aussitôt que la précision des détails (cornes du
cervidé ou du bovidé, barbiche du bison, crinière du cheval) « assure la
détermination sans équivoque, mais avec le maximum d'économie ». Il n'y a pas
d'art sans économie, c'est-à-dire sans style. C'est justement la détermination sans
équivoque qui sépare la volonté de représentation, même économique, du
« peintre » de Lascaux ou d'Altamira de l'intention de suggestion graphique du
« dessinateur » de Val Camonica ou des Asturies. Un cheval ou un bison
périgourdin est immédiatement saisi comme « reflet économique » du cheval
ou du bison de la nature. Le cerf ou le bœuf de Naquane est un signe qui doit
être interprété. L'un est évident, l'autre demande une lecture. Le premier
affirme : je suis cheval ou bison. Le second laisse entendre : je signifie un cerf
ou un bœuf. Le premier est figure, le second est graphisme.
Il n'y a pas de progrès en art : l'artiste aurignacien, il y
a 25 000 ou 30 000 ans, possède une main aussi habile et des outils aussi bons
que Picasso ou Giacometti. Si sa palette est moins étendue, elle est de qualité
probablement supérieure aux meilleures couleurs industrielles actuelles : le
manganèse râpé, l'ocre de Lascaux sont admirables. Les poils du gibier
constituent les meilleures brosses du monde, les burins de silex valent les
burins d'acier.
Il n'y a pas de progrès en art, mais le progrès des techniques agraires,
pastorales et artisanales s'accompagne en art d'une simplification qui, à un
observateur naïf, ou formé par une tradition récente, peut apparaître comme
un progrès à rebours. Les Camoniens sont beaucoup mieux armés que leurs
ancêtres du paléolithique : ils ne vivent plus de la cueillette et de la seule
chasse, ils travaillent et fécondent la terre, la cultivent avec l'araire et
l'herminette, ils creusent des puits et irriguent leurs champs, ils élèvent des
animaux domestiques, ils sont bergers et cow-boys. Ils n'ont plus seulement à
leur disposition des outils de pierre taillée ou de bois, mais leurs forgerons les
fournissent en haches et fers de lance. Ils extraient du sol le fer, le cuivre,
l'argent. Ils construisent des maisons à charpentes, sur pilotis, munies
d'escaliers, qui constituent des villages importants. Ils ont des vêtements tissés
avec des métiers droits à poids. Ils ne sont plus des figurants de hasard,
démunis et menacés, dans un paysage sur lequel ils n'ont pas de prise. La
« révolution néolithique » les a libérés dans une large mesure, sinon de la mort
et du malheur, du moins de ces malheurs premiers, la faim, le froid, la totale
incertitude du lendemain. Et c'est cet homme enfin devenu le maître modeste,
mais le maître, de sa terre, dont les dessins risquent d'apparaître comme une
régression par rapport à ceux de ses grands-parents, les hommes nus et
misérables du paléolithique. Nous reconnaissions à première vue les motifs des
« fresques » d'Albarracin, près de Tervel, de Covalonas, d'Altamira, de Lascaux.
Mais les graffiti de Val Camonica, en Italie, de Kivik, en Suède, d'Almeria, en
Espagne, nous devons adapter notre vue à leur apparition, les interroger avant
de les lire, les déchiffrer. Pour le profane, les hommes qui ont couvert leurs
pierres de ces dessins « ne savaient pas dessiner », leur main était enfantine et
leur technique malhabile, ils avaient perdu ce qu'avaient su leurs prédécesseurs.
Si Lascaux est la Chapelle Sixtine de la Préhistoire, si Altamira est le Louvre des
cavernes, Val Camonica en serait donc la classe enfantine, la galerie d'art naïf :
un retour aux balbutiements griffonnés des premiers âges de l'homme, en tant
qu'espèce, et comme individu.
Mais la question qui se pose ici, est de savoir si l'artiste du néolithique se
posait la même question que l'artiste du paléolithique, s'il avait le même projet,
si ce qu'il cherchait était la même chose.
La beauté ? Comme le dit Speiser, « la beauté n'est pas un fait d'émission, c'est
un fait de réception ». Le créateur ne se dit pas simplement : je vais faire une
chose belle. Il sent qu'il a quelque chose à exprimer qui sera chose-de-beauté-
et-de-vérité. Ni l'animalier de Lascaux, ni le graveur de pierres de Val
Camonica ne doivent davantage se penser artistes, se vouloir créateurs d'objets
ou d'images esthétiques que Giacometti ne se veut artiste. « Je fais de la peinture
et de la sculpture, disait-il, pour mordre sur la réalité, pour me défendre, pour me
nourrir, pour grossir : grossir pour mieux me défendre, pour mieux attaquer, pour
accrocher, pour avancer le plus possible sur tous les plans, dans toutes les directions,
pour me défendre contre la faim, contre le froid, contre la mort, pour être le plus
libre possible. » L'intention esthétique n'est que rarement première, elle n'est
qu'exceptionnellement réduite à elle-même. C'est vrai de l'artiste qui se
reconnaît le titre d'artiste, du créateur moderne. C'est vrai davantage encore du
« primitif », dont le propos est de fléchir ou de détourner des pouvoirs
extérieurs à lui, d'exorciser ses angoisses ou ses désirs, d'exercer une fonction
sacrée ou sociale, de servir son peuple ou d'être le desservant de ses dieux, mais
non pas, primordialement de « faire œuvre d'art ». Si art il y a, ce n'est jamais
de l'art pour l'art ; c'est le souci de donner à une forme son économie la plus
élégante pour accorder à un objet religieux ou usuel son efficacité la plus
grande. Dans la section centrale de la grande roche de Naquane, vaste
composition fourmillante comme un ciel, où s'organise dans le rythme d'un
galop joyeux le piétinement de l'immense troupeau de cerfs, ponctué par
l'apparition de chasseurs et le surgissement de signes abstraits, la beauté n'est
probablement ni involontaire, ni inaperçue de celui ou de ceux qui ont conçu
cette « fresque narrative ». Chaque trait ici a son élégance et son charme, le
mouvement de chaque animal et le mouvement de l'ensemble sont
merveilleusement composés. Mais le plaisir que nous prenons à contempler ces
images ne serait-il pas comparable à celui que nous pouvons prendre à regarder
le manuscrit d'une partition de musique dont l'écriture, l'agencement sur les
portées, sont beaux en eux-mêmes, mais ne peuvent se réduire à un spectacle
pour les yeux, puisque l'ensemble de ces signes renvoie à une construction
sonore, puisque cette page manuscrite renvoie à une musique, et que l'espace à
une dimension de la page signifie l'espace auditif et l'architecture des notes ?
L'Occidental qui ignore la signification des caractères chinois ou japonais peut
sentir la grâce et la rigueur d'un rouleau où le calligraphe a recopié un poème
classique, sans comprendre cependant le sens de ce poème. De même, devant le
déroulement sur les rochers de Val Camonica des annales rurales et sacrées du
peuple camonien, nous ne savons pas ce que cela veut dire, mais nous sentons
que cela est émouvant. Le message nous atteint mal, la beauté nous touche
droit.
Ce n'est plus la beauté des peintres de l'homme du paléolithique, dont nous
ne connaissons d'ailleurs pas davantage l'intention ni la fonction qu'il
attribuait à la création d'images. Mais qu'il s'agisse de la vieille hypothèse d'une
évocation magique destinée à faciliter la chasse du gibier représenté, ou des
conjectures fondées sur les travaux admirables de Mme Flaming-Emperaire et
d'André Leroi-Gourhan, qui ont démontré que les figures d'animaux des
grottes s'organisent selon un ordre, des symétries et des correspondances dont
la clef se dérobe mais dont la rigueur s'impose, la représentation de l'animal
aspire à nous donner ce qu'il faudrait appeler l'illusion intellectuelle de la
présence concrète : « réalisme du mouvement », « réalisme de détail », modelé,
jeux de la lumière, de la matière des pelages, etc. Mais avec les dessins-signes
du néolithique, à la volonté d'illusion intellectuelle (celle d'une image dont on
sait que c'est une image et non un double ou une copie conforme, mais qui
pourtant fait se récrier « Comme c'est bien, ça ») se substitue la volonté d'une
allusion idéographique. L'artiste de Val Camonica ne renonce sans doute pas
au modelé, aux couleurs, aux détails anatomiques, à la précision stylisée du
peintre paléolithique, parce qu'il serait incapable de la même « maîtrise », parce
qu'il ne saurait plus dessiner, peindre, parce qu'il aurait perdu le secret que
possédaient ses très lointains devanciers. Il a accompli de gigantesques progrès
dans d'autres domaines, il a maîtrisé des techniques incroyablement délicates
quand on pense aux moyens dont il disposait, il a déjà déchiffré ou analysé des
principes et des lois de la nature d'une très grande complexité. Comment
concevoir que dans le seul domaine de l'expression artistique, il soit
« redescendu » ? Il n'y a certes aucune concomitance automatique entre les
progrès des techniques et ceux de la sensibilité, entre les arts et métiers et le
métier des arts, entre les machines ou les outils et les tableaux ou les sculptures.
On peut très bien concevoir une société affirmant triomphalement des
pouvoirs accrus sur la matière, et perdant en même temps presque tout contact
avec la sensibilité et la poésie, dont l'art s'exténue ou se dégrade tandis que la
technique s'enrichit et se développe. Les exemples ne manquent pas. Serait-ce
le cas des traceurs d'images préhistoriques ? Auraient-ils appris les secrets de la
métallurgie, et perdu les secrets de l'art ? Auraient-ils maîtrisé les prémisses
d'une chimie pratique, de la métamorphose des minerais, et laissé échapper les
recettes d'une alchimie plus mystérieuse, celle qui transmue les émotions en
formes, les idées en images et la vie intérieure en œuvres extérieures ?
Le plaisir que nous donnent aujourd'hui les dessins incisés des civilisations
qui s'étendent entre le néolithique et l'âge du bronze est pourtant d'abord un
plaisir esthétique. Les grandes roches gravées de Val Camonica rencontrent en
nous des spectateurs plus lointains dans le temps mais plus proches par la
sensibilité artistique que ne peuvent l'être les contemporains de Van Eyck, de
Poussin ou de Delacroix : nous avons vécu ce moment de la culture où
l'extrême raffinement se termine dans l'extrême dénuement, où la parole la
mieux déliée se plaît à feindre le balbutiement, où les enfants d'un siècle qui se
croit à la fin des siècles ont la nostalgie des origines, et rêvent d'une innocence
retrouvée. Nous avons traversé cette tentation profonde d'un recours lustral au
recommencement de tout. Nous y avons admirablement ou piteusement
succombé : à l'orgueil d'être semblables à des dieux, les artistes d'Occident ont
substitué l'angélisme méthodique de ceux qui se veulent pareils à des enfants, à
des primitifs, aux débutants de l'espèce humaine. De même que dans la
littérature contemporaine, l'art de Samuel Beckett en vient à pousser
l'économie la plus rigoureuse jusqu'aux extrémités de la parcimonie, rature le
vif de ses dialogues jusqu'à les réduire à quelques paroles toujours
recommencées, composées de quelques mots d'une volontaire, d'une austère
pauvreté, de même dans les arts plastiques nous avons vu la toile tenter de
redevenir page blanche, candeur, virginité première : de moins en moins de
signes, de moins en moins de couleurs, de moins en moins de matière.
Kandinsky et Henry Michaux, Paul Klee et Tobey, Joan Miró et Hartung nous
ont restitué un univers du regard réduit à quelques signes chargés d'émotion, à
une calligraphie des états intérieurs.
Mais si les grands artistes modernes ont cherché à remonter aux origines,
ont admiré et médité les arts archaïques ou sauvages, les dessins d'enfants, leur
démarche est radicalement différente de ce que devaient chercher, par exemple,
les Camoniens. Klee ou Michaux essaient non pas d'oublier qu'ils sont
intelligents, mais d'aller au-delà de leur intelligence. Leur culture leur sert à
dépasser leur culture. Un des grands courants de l'art et de la pensée modernes,
c'est celui de ce que je serais tenté de nommer l'École des Robinsons
volontaires, qui laissent sur leurs rivages familiers la richesse dont la profusion
les accable et dont la complexité les empêtre, pour se vouloir, dans l'île déserte
de leur nostalgie, nus et dépouillés, désarmés et allégés. L'art moderne est une
suite d'oublis volontaires, une manière de désapprendre. Klee, c'est quelqu'un
qui doit d'abord oublier Michel-Ange et Manet, Giacometti c'est quelqu'un
qui doit d'abord oublier Phidias et Rodin, Beckett c'est quelqu'un qui doit
d'abord oublier Ibsen et Claudel. Les navigateurs de la modernité sont pareils à
ces aéronautes qui pour être plus légers que l'air et monter plus libres ne
cessent de jeter du lest. La peinture abstraite, le roman expérimental, le théâtre
actuel se définissent par ce qu'ils renoncent à savoir, renoncent à dire,
renoncent à utiliser. Toute simplicité aujourd'hui est au risque de se perdre un
choix de simplicité.
Dans les « arts » rupestres, au contraire, la simplicité du tracé, la stylisation
du dessin poussée jusqu'au schématisme expressif représentent une recherche
de complexité, un effort vers une plus grande richesse de signification.
L'émotion qu'à travers des milliers d'années nous ressentons devant les surfaces
couvertes de centaines de dessins par les « artistes » de Naquane est une
émotion intellectuelle. Nous devinons ici une aspiration à charger le signe
d'une fonction que ne lui assignaient pas de la même façon les chasseurs du
paléolithique. Ce qui est en train de naître là sous nos yeux, ce n'est pas
exactement le dessin ou la peinture tels qu'ils ont déjà existé à Lascaux, tels
qu'ils existeront à Pompéi ou à Florence, c'est un autre langage du trait : c'est
l'écriture.
Cet art tend à l'écriture, il n'est pas encore l'écriture. Il tend à l'abstraction,
il n'est pas encore abstraction. On pourrait considérer qu'il y a écriture lorsque
l'homme essaie d'établir par le dessin une communication dans l'espace avec
autrui, ou dans le temps avec lui-même. En ce sens, tout dessin est message ou
aide-mémoire, une narration que le dessinateur fait à ses semblables ou note
pour lui-même, afin de se remémorer une succession d'événements. Mais
même si nous parvenions à saisir le sens que les hommes de la civilisation
camonienne, par exemple, donnent aux signes abstraits qui se mêlent dans
leurs récits dessinés aux figurations des activités humaines, aux animaux, aux
représentations abrégées d'objets ou d'êtres vivants, il est infiniment probable
que ces signes ne seraient pas davantage une écriture que les panneaux de la
circulation routière ne constituent des caractères : ils sont les abréviations
graphiques d'une information concrète, ils n'ont pas encore les caractères
fondamentaux d'une écriture idéographique ou phonétique. Entre le
pictogramme des Indiens de l'Amérique du Nord et l'écriture proprement dite,
il n'y a pas évolution, transition insensible, passage progressif d'un discours
figuratif, du compte rendu d'une succession de faits à l'expression figurée d'une
idée abstraite : il y a une mutation, un changement qui n'est plus quantitatif
mais qualitatif. L'accession au caractère, idéogramme, phonème, alphabet n'est
pas une accumulation, c'est une métamorphose. Dans le secteur central de la
grande roche de Naquane, nous avons une composition qui groupe une
centaine d'animaux (cerfs, chênes, chiens, chevaux, volailles), une trentaine de
figures humaines, une douzaine de marques ou signes abstraits. On peut
supposer des déchiffrements plausibles de cet ensemble : les Camoniens y
racontant les événements clefs d'une saison ou d'une année, les travaux
auxquels a été consacrée une période donnée, la vie de leur peuple pendant une
certaine durée. On pourrait multiplier par dix ou par cent la surface couverte
et la complexité des événements relatés sans passer de la représentation
pictographique à la synthèse écrite. Le pictogramme se mue en écriture lorsque
le signe ne « représente » plus un objet ou un être concrets, mais une idée liée à
cet objet : lorsqu'un homme n'est plus tel ou tel individu de la tribu, mais
l'idée de masculinité ou d'humanité. Lorsque le soleil ne signifie plus
directement l'astre du jour, mais la notion de chaleur, de vie ou de lumière.
Lorsque l'économie que représente le signe n'est pas seulement une économie
de temps et d'énergie, la rapidité plus grande du tracé, un gain qui peut se
mesurer en heures (mettons qu'il faut vingt heures pour figurer un renne avec
la technique de l'artiste de Lascaux ou de Pisanello, et cinq minutes pour tracer
un renne comme le fait l'artiste de Val Camonica ou comme le ferait Paul
Klee) mais une économie mentale. Il y a écriture lorsque s'opère cette brusque
condensation, ce précipité qui nous fait basculer des annales pictographiques à
l'analyse idéographique ou phonétique, lorsque a lieu ce saut périlleux qui
sépare, d'un côté la représentation aussi simplifiée, schématisée, stylisée,
raccourcie qu'on voudra d'une action réelle, et, de l'autre, l'idée générale. Dans
son Histoire des écritures Doblohfer nous fournit deux exemples typiques de la
représentation dans la mesure où elle s'oppose à l'écriture. Lorsque les
Youkagires de Sibérie représentent le rapport personnel et amoureux entre trois
personnes par des emblèmes si éloignés de la figuration, en apparence, qu'il
faut pour les reconnaître être initié : une jeune fille, c'est ce fuseau où la
chevelure est signifiée par un pointillé ; un jeune homme russe et un homme
marié, une maison, un voyage, ce sont des schémas très géométriques,
indéchiffrables à première vue. Mais ces dessins abstraits représentent des faits
concrets, le compte rendu d'une série d'événements individuels, une anecdote
personnelle. Untel est avec Unetelle, la quitte pour aller vivre avec une autre,
etc. Au contraire, les Noirs nigériens des tribus de l'Ibo et de l'Efik possèdent
une écriture idéographique où on peut passer de la narration concrète à l'idée
générale, où le signe lisible comme un oreiller séparant deux époux qui se
tournent le dos, condense la notion déjà abstraite de « querelle de ménage ».
Dans la pictographie schématique youkagire on peut nous mettre au courant
de ce qui est arrivé à tel ou tel individu concret, mais dans l'écriture Nsibidi de
l'Ibo et de l'Efik on peut nous transmettre la notion générique de « querelle de
ménage ». Une écriture comme la chinoise combine des éléments qui sont
pictographiques à l'origine, les Wen, images ou symboles, qui peuvent se
combiner sans changer de nature profonde, demeurer figuratifs, mais dont la
combinaison peut également nous faire passer du concret à l'abstrait. Ainsi
l'idéogramme chinois qui signifie « filet de pêcheur » se transforme légèrement
pour signifier « réseau quelconque, toile d'araignée, dessin réticulé » et
exprimer enfin l'idée de « réunir ». Le passage de l'idéogramme d'origine
concrète à l'idée abstraite se complique du fait de l'utilisation phonétique de
certains caractères ou radicaux. Si le chiffre dix mille se prononce Wan en
chinois, l'écriture emprunte à une des graphies du mot scorpion un caractère
qu'elle détourne de son sens concret, et le mot myriade en chinois est signifié
par une queue et deux pinces.

Mais si le passage de la figuration simplifiée du concret à l'écriture de


l'abstraction est une véritable révolution, et non simplement une évolution,
l'art néolithique géométrique ou abstractisé nous montre l'homme au moment
où il n'a pas encore inventé l'écriture, mais en ressent impérieusement le
besoin. L'art ici est en train de créer l'instrument graphique qui permettra
bientôt de créer l'écriture. La volonté de transmettre et de condenser, de
résumer et d'économiser, de parler en signes n'a pas encore engendré cette
étincelle qui naît quand au signe se substitue le symbole, quand l'expression
concrète se transmue en concept, quand le fait immédiat s'élargit à l'idée
générale, quand le dessin devient enfin le langage écrit. Mais les paysans de Val
Camonina, sur ces rocs qui ne portent pas plus leur âge que la neige, et le ciel,
et la forêt le leur, essaient de faire passer le mot de passe qui n'a pas encore
trouvé ce fil bon conducteur de l'électricité des hommes, l'écriture. Ils ne
savent pas encore écrire, ils savent déjà dessiner. Ils n'ont pas à leur disposition
des caractères, ils ont simplement – déjà – un style. Le style, c'est l'homme, et
ses sentiments, qui traversent les millénaires, de la nuit des temps à la lumière
de nos jours.
Ces hommes qui ne savent pas encore écrire nous parlent pourtant. Ils ont
les mots sur le bout de la langue, dès la nuit des temps.
La nuit des temps ? La formule est-elle exacte ? Non.
Napoléon commet une légère erreur de chiffres pour frapper une belle
formule, quand il déclare à ses soldats : « Du haut de ces Pyramides quarante
siècles vous contemplent. » Il n'y a que cent ans environ que nous sommes
absolument sûrs que l'art des hommes, donc l'humanité, l'homme comme
créateur, est vieux d'au moins quatre cents siècles. La découverte du monde
s'accomplit pour l'essentiel entre 1485, quand Diaz double le cap de Bonne-
Espérance, et 1577, le voyage de Drake autour du monde. Il reste encore des
terres incognitae, mais l'essentiel est découvert. La découverte du passé
s'accomplit à partir du milieu du XIXe siècle : en Égypte, après les savants
français de Bonaparte, le point de départ sera l'expédition de Lepain
entre 1843 et 1845, et la découverte des tablettes de Tell el-Amarna en 1881.
En Mésopotamie, Botta inaugure à Ninive en 1842 et Layard à Nimroud-
Kalhon en 1845 les découvertes que vont poursuivre Woolley, Parrot,
Mallowan. En Inde, c'est en 1865 que Bruce Foote et W. King font les
premières grandes fouilles. Si en Chine et au Japon les premières découvertes
fondamentales d'Andersson à Yangchao et d'Homada à Ko sont
de 1921 et 1918, Schliemann a déjà exhumé les ruines de Troie, Mycènes et
Tirynthe entre 1871 et 1879. Les grandes grottes paléolithiques seront
découvertes un bon demi-siècle plus tard (le Mas d'Azil et Altamira en 1902).
Voltaire condamne toutes les traditions sur les origines de l'humanité comme
« un tableau des sottises du genre humain » et les compare « aux généalogies des
grandes maisons qui commencent toutes par des fables ». Les chronologies des
historiens de Babylone et de la Chine sont pourtant plus près de la vérité que
ne le croyait Voltaire. Le déluge est un mythe et une fable qu'on découvre avoir
été une histoire et un fait. Les Babyloniens voient l'humanité
traverser 432000 ans pour devenir humaine, les Chinois évaluent cette durée
à 594000 ans. Ces chiffres font sourire en 1763, ils semblent cependant
exagérés maintenant.
2

Est-il possible de prendre une vue d'ensemble de la naissance et du


développement de ces activités humaines qui n'ont aucune fonction
immédiatement vitale, qui ne concourent ni à la nutrition, ni à la reproduction
de l'espèce, qui s'accomplissent dans une matière façonnée par l'homme, sous
forme d'objets mobiliers, ou de monuments et de peintures immobiliers, dont
l'utilité n'apparaît jamais immédiate, et qui éveillent autant de sentiments
vagues que d'incertitudes de l'esprit : les arts plastiques ? Une hache, un
grattoir ou une herminette nous disent ce que font les hommes pour chasser, se
nourrir, se vêtir, se chauffer, se déplacer, etc. Une statue, une peinture ou un
mégalithe nous disent ce que font les hommes, une fois nourris, vêtus,
chauffés, etc. Pourquoi ? Peut-être : pour supporter d'être hommes ? Les castors
font des barrages, les écureuils et les hamsters des provisions, les insectes des
« maisons ». Mais l'homme, en plus, invente des règles et des jeux, s'invente
des règles du jeu. Ce qui est défendu – les lois, les interdits, les morales, et ce
qui fait plaisir – les arts – nous définissent parmi les autres êtres vivants.
Décider que ceci est mal, estimer que ceci est beau, voilà, plus que le rire, le
propre de l'homme : les chiens ont le sens de l'humour, mais pas celui du bien
ou du mal, ni de l'esthétique.
J'envisage ici les premiers arts dont nous gardons la trace : ce qu'on nomme
l'art de la préhistoire, les arts des sociétés historiques avant l'écriture, les arts
qu'on nomme archaïques. J'arrêterai mon étude à ce moment de l'histoire, qui
n'est pas synchrone dans l'ensemble des civilisations, où apparaît ce qu'on est
convenu d'appeler un art classique, en tout cas un art où les valeurs de naturel,
de vraisemblance, de fidélité dans la figuration de l'homme et de la nature,
l'emportent sur les valeurs de signification sacrée, d'expression, où il semble
que le propos du peintre ou du sculpteur, même s'il est assujetti à des canons,
soit de serrer au plus près la ressemblance, où l'œuvre d'art, quels que soient les
partis pris de choix, de rapports et donc de stylisation, s'écarte de la
présentation d'une image pour se rapprocher davantage de la représentation
d'un reflet, ou d'un double. Nous voyons ainsi la charnière varier dans le
temps, se situer aux alentours de 1750-1500 avant notre ère en Crète : les
idoles des Cyclades sont l'idée d'un Dieu informée et affirmée dans la pierre,
mais la Déesse aux serpents est déjà l'apparition d'une femme qui est aussi une
déesse. En Grèce, une charnière analogue se distingue aux alentours du VIe
siècle, jusqu'à l'apparition du classicisme à Delphes, Olympie et Athènes. Il est
des civilisations qui ne connaîtront pas leur classicisme, ou à peine : les
Etrusques. D'autres où il n'y a pas transition et maturation, passage lent, mais
irruption d'une influence extérieure qui bouleverse la société, et l'art : par
exemple entre le Japon pré-bouddhique et l'instauration par les Soga du
bouddhisme chinois, à partir de 552.
Parler de naissance des arts, c'est impliquer leur croissance : une adolescence,
une maturité, une vieillesse. Dire : les arts premiers, c'est supposer un âge
second, un âge tertiaire. On est tenté dès lors d'imaginer l'histoire des arts
comme on conçoit l'histoire d'un être humain. Le « primitif » ou l'homme
premier est supposé, comme l'enfant, avoir le même projet que l'artiste de la
Renaissance ou que l'adulte : si l'idole des Cyclades s'inscrit dans un composé
de figures géométriques, où le visage est un trapèze et un ovale, où le nez est un
triangle à base droite, où les yeux, ni la bouche, ni les oreilles ne sont même
indiqués, c'est que le sculpteur n'est pas arrivé à faire ce qu'il souhaitait faire, et
que le buste de Houdon ou le nu de Carpeaux arriveront à réaliser. Il y aurait
une arrivée de la course à la création plastique : quand l'artiste arrive à
surmonter la résistance du matériau, l'insuffisance de l'outil, la maladresse de
sa main, la faiblesse de sa vue. De même l'enfant commence par dessiner des
bonshommes, et quand il est grand, s'il est doué et travaille, il dessine enfin des
vrais hommes, ressemblants. Mais si le sculpteur des Cyclades et l'enfant
n'étaient pas simplement des maladroits, des retardataires ? S'ils s'étaient fixé
un but, défini un projet différents de ceux qui fonderont l'entreprise de Phidias
ou de Clodion ?
Au XIXe siècle, Dieu étant mort, dont Hegel rédige le constat de décès,
l'homme s'invente un nouveau dieu, l'Histoire, dont le même Hegel va édifier
la philosophie, comme on trace une grande route. Persuadés qu'être un
homme est une situation insignifiante, les hommes vont demander à la
succession des hommes de leur donner cette signification qu'ils se refusent
individuellement. Il y a des progrès des techniques et des sciences. Ils en
déduiront un progrès de l'Esprit. Cependant, en ce qui concerne les arts, l'idée
de progrès meurt un après-midi de l'été 1879, près de Santander, en Espagne,
lorsqu'un archéologue qui explore les grottes d'Altamira avec sa petite fille est
appelé par celle-ci : l'enfant vient de découvrir les bisons d'Altamira. Dans la
perspective même de l'évolution historique de Hegel, l'œuvre du « peintre »
d'Altamira qui surgit à la lumière après des millénaires fait vaciller la croyance
en un point de départ et en un point d'arrivée. Le départ ici est déjà arrivée.
Hegel n'avait pas la naïveté de croire que le but et la joie de l'art sont d'imiter
la nature. Le but et la joie de l'art, pour lui, sont dans la victoire que l'esprit et
la main de l'homme remportent sur la nature, en se l'appropriant, non en la
doublant. Mais cette appropriation lui semble d'autant plus accomplie que
l'apparence de l'objet créé est plus naturelle. « Quel but l'homme poursuit-il en
imitant la nature ? Celui de s'éprouver lui-même, de montrer son habileté et de se
réjouir d'avoir fabriqué quelque chose ayant une apparence naturelle. »
Le progrès était une idée neuve en art. Les hommes les mieux persuadés de
l'immensité des progrès accomplis par l'intelligence et l'adresse humaines, les
encyclopédistes, hésitent à employer le terme dans son sens totalitaire. Ouvrons
l'Encyclopédie au mot progrès : « Progrès, s.m. (Gram.) mouvement en avant : le
progrès du soleil dans l'écliptique ; le progrès du feu ; le progrès de cette racine. » Et
le rédacteur ajoute, avec prudence : « Il se prend aussi au figuré, et l'on dit faire
des progrès rapides dans un art, dans une science. » Condorcet lui-même, dans
son Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain, emploie le
mot dans son acception générale (ce que Diderot définit comme « l'industrie de
l'homme appliquée aux productions de la nature, ou par son luxe, ou par son
amusement, ou par sa curiosité, qui donne naissance aux sciences et aux arts »). Il
limite les progrès des arts au faire et non à l'être : « Si nous passons aux arts (...)
leurs procédés sont susceptibles du même perfectionnement, des mêmes
simplifications que les méthodes scientifiques ; les instruments, les machines, les
métiers ajouteront de plus en plus à la force, à l'adresse des hommes. » Hegel verra
l'art comme un « développement de l'idée », une suite de tâtonnements, le
passage de l'art symbolique où « l'idée cherche encore sa véritable expression », à
l'art classique qui « pousse le développement de son concept assez loin pour pouvoir
représenter d'une façon parfaite l'idée », et à l'art romantique « dépassant » ces
étapes. Ces encyclopédistes et Condorcet constatent seulement un progrès des
outils et des techniques. Mais la conception hégélienne du développement et
du progrès des arts est devenue le lieu commun inexaminé du sens en effet
commun : le visiteur moyen d'un musée européen, en parcourant les salles dans
leur ordre chronologique, a du mal à éviter l'impression qu'il ne suit pas
seulement l'ordre d'une succession mais aussi la montée d'un progrès. S'il fait
succéder à l'exploration d'un musée d'art ancien celle d'un musée d'art
moderne, les statues de Brancusi, de Laurens et de Moore représentent pour lui
une retombée en enfance, un retour régressif à la nuit des temps.
L'art invente des dieux, et Dieu invente l'art. Il invente l'art le jour où par la
voix de son prophète Osée, il donne à la critique d'art cette forme extrême qui
s'appelle l'iconoclastie :
Il renversera leurs autels
Il dévastera leurs stèles.
Car ils pèchent encore, de leur argent ils se font des statues de fonte, des
idoles de leur invention ; travail d'artisans que tout cela !

Pendant des millénaires, une statue et une peinture, un masque et un relief,


avant d'être des objets de culture sont les objets d'un culte : de la Déesse Mère
du paléolithique aux statues-menhirs, de l'idole féminine précolombienne de
Tlatilco à la « démone » japonaise du deuxième millénaire avant notre ère, les
premières œuvres de l'homme sont investies d'un pouvoir avant d'être parées
d'une beauté. On juge les dieux aux actes, non sur la mine. On sculpte une
divinité pour éloigner de soi des menaces et des dangers, non pour se
rapprocher d'une réalité. On lui demande une délivrance, et non une
ressemblance. C'est le jour où Dieu révèle à ses fidèles qu'il n'a pas de visage et
ne se veut pas de forme, que l'image peut renvoyer enfin au visage de l'homme
et aux formes de la nature : elle y renvoie, mais elle ne s'y réduit pas. C'est un
romantique allemand, Novalis, qui résume en une ligne l'esthétique des arts
premiers : « Où trouver le germe originel, le moule de la nature entière, la nature
de la nature ? » C'est un classique grec, Isidore, qui définit en quelques mots
l'esthétique du « naturel » : « La peinture est une image qui rend l'apparence d'un
objet. » Mais ce n'est pas parce qu'ils étaient trop ignorants, trop nus, trop
désarmés, ce n'est pas parce qu'ils ne savaient pas faire, que les hommes des
origines ne « rendent pas l'apparence des objets ». Ils cherchent à exprimer autre
chose. Car l'art commence là où il devrait finir si la métaphore de l'enfance, de
l'âge adulte et du vieillissement rendait vraiment compte de l'histoire de l'esprit
et de l'art. Il commence comme le cinéma débute, qui fait entrer en gare un
train plus vrai que les vrais trains : ce taureau de Lascaux qui charge, ce n'est
pas le graffiti d'un enfant, c'est la fresque d'un maître, qui sans doute ignore
l'anatomie, qui utilise des conventions figuratives, c'est-à-dire qui impose un
style à son œuvre, mais dont le propos évident est de faire immédiatement
reconnaître son modèle, de donner à voir un taureau.
3

La connaissance que nous avons de nos origines est fonction de celle que
nous avons de notre présent, et des matériaux dans lesquels s'inscrivent les
archives de l'humanité. Le niveau culturel actuel de l'homme occidental et
l'existence de grottes calcaires, en France et en Espagne, nous ont conduits
jusqu'à présent à être mieux renseignés sur les débuts de la technique et de l'art
en Europe que nous ne le sommes sur leurs origines dans les autres continents.
C'est peut-être une illusion relative qui nous fait à l'heure actuelle situer
essentiellement le berceau de la première culture humaine entre la Loire et
l'Ebre, alors que les premières grandes civilisations urbaines se sont plus tard
développées en Mésopotamie, à une époque où entre l'Ebre et la Loire
l'humanité semblait au contraire stagner, baigner dans l'ombre.
Le métier semble précéder l'art, et l'outil l'image. Dans l'intervalle des
quatre grandes glaciations de la planète, qui se situent
géologiquement 600000 avant notre ère, entre 500000 et 400000,
vers 200000 et enfin entre 100000 et 10000, ceux que les paléontologues
nomment prudemment les hominiens cassent ou façonnent « bloc contre
bloc » des galets, esquissant dans la pierre les premiers outils, couteaux,
poinçons, projectiles.
Les premiers outils symétriques apparaissent entre 500000 et 100000 ans
avant notre ère, les premières sépultures datent approximativement de quarante
millénaires. Mais malgré les indices qu'apportent l'examen des couches
géologiques et la coexistence au même niveau d'objets façonnés et de fossiles
animaux ou végétaux, malgré la radio-activité qui permet d'évaluer, avec une
marge d'erreur relativement limitée, la date de la mort d'un organisme vivant,
la chronologie préhistorique demeure incertaine. La pierre, le bois, l'or, le
coquillage sont la matière première des outils premiers. C'est par opposition à
la future découverte de l'utilisation des minerais de métaux que la préhistoire
nomme paléolithique la période qui va de 500000 ans à environ 10000 ans
avant notre ère, néolithique celle qui s'achève aux alentours de 2500 ans avant
notre ère, avec l'apparition du cuivre et du bronze : ancien âge de la pierre,
nouvel âge de la pierre expriment la dominante d'un matériau.
Parures, peintures ou tatouages, tentes de peau ou d'écorce, objets fragiles et
périssables façonnés dans le bois ou le coquillage ont pour la plupart disparu
sans laisser de trace. Les plus anciens signes d'une activité esthético-magique
sont les signatures que l'homme laisse, doigts enduits de couleur ou incisions,
sur les parois des cavernes : on dirait que notre espèce essaie d'écrire avant de
savoir dessiner.
A l'heure actuelle, une des plus anciennes figures façonnées par l'homme
semble être la figure féminine de la « Dame » trouvée à Brassempouy, dans les
Landes, minuscule sculpture en ivoire de trois centimètres. Elle prouve que les
femmes de la culture solutréenne (entre 20000 et 15000 avant notre ère)
connaissaient l'art capillaire et que les sculpteurs de cette époque pratiquaient
l'art « figuratif ». Mais à peu près à la même période, on trouve des figurations
géométrisées et abstractisées de corps féminins où sont accentués les seins, le
ventre, les organes sexuels. Les recoupements de l'ethnographie et de la
préhistoire portent à croire qu'il s'agit de représentations sacrées de la Déesse
Mère, principe de fécondité et de vie.
Les fresques des grottes, au jour ou profondes, représentent les animaux que
les chasseurs paléolithiques piégeaient ou visaient (Lascaux, Altamira,
notamment). Elles dateraient d'une période située
entre 18 000 et 12 000 avant notre ère.
4

Une expression devenue quasi proverbiale : « l'homme des cavernes » ; les


dessins humoristiques qui utilisent comme ressort comique l'image d'un
hominien velu armé d'une massue, assommant les femelles qu'il veut séduire ;
la statue de l'hominien-gorille sortie d'un mauvais film d'horreur qui se dresse
sur le site préhistorique des Eyzies, en Dordogne, statue qu'un paléontologue
appelle « la grotesque effigie qui déshonore le roc de Cro-Magnon », telle est
l'image la plus répandue de l'homme premier, l'archétype mental qu'évoque
presque toujours, dans l'esprit de l'Occidental moyen, l'expression homme
préhistorique.
Des objets sculptés exprimant une acuité du regard analytique que les grands
artistes animaliers des plus hautes civilisations ne dépasseront pas, dont les
Chinois de la dynastie T'ang ou Song, les miniaturistes persans ni Pisanello,
Degas ni Picasso ne surpasseront l'élégance et l'intelligence, les fresques
pariétales qui expriment à la fois la fraîcheur de l'observation, la subtilité du
trait, l'élan heureux du mouvement suggéré et restitué, le goût extrême dans
l'utilisation des couleurs et du matériau, telle est la seule certitude absolue que
nous ayons sur l'homme premier.
Les paléontologues constatent que l'homme a été précédé sur la terre par des
primates tertiaires, des anthropomorphes mio-pliocènes, des humanités
fossiles – australo-pithéciens, pithécanthropiens, sinanthropes – des
Néandertaliens. La prudence de ces savants, et de leurs confrères les
préhistoriens, inciterait à résumer avec une impertinence très sage leur science,
en disant que, somme toute, l'homme a été précédé sur la terre par des
hommes qui n'étaient pas des hommes. « L'homme est entré sans bruit » dit le P.
Teilhard de Chardin. Mais dès qu'il est entré, il semble qu'il soit déjà tout
l'homme, fabricant d'outils, de dieux donne-vie ou d'idoles trompe-la-mort,
enterreur de ses morts et créateur d'images. Au-delà de ce que André Leroi-
Gourhan appelle « cette frontière si vague de l'Homo Faber » il y a une mâchoire,
celle d'Heidelberg, quelques crânes et un fémur, à Java, d'autres crânes, à
Pékin, et « trois ou quatre théories qui se disputent ces quelques reliques ». En
deçà, il y a l'Homo Sapiens, déjà pourvu, dit le professeur Camille Arambourg
« de ses caractéristiques psychiques essentielles qui ne différaient qualitativement en
rien de celles des hommes actuels ». Aucun singe n'avait dessiné un homme, mais
la première chose que fait l'homme, c'est de dessiner un singe – ou un renne,
ou un cheval. L'homme entre sans bruit, mais déjà tout humain.
Tout humain, et cependant les mains encore vides. Le premier grand art du
monde, l'art premier, est l'œuvre des hommes les plus désarmés de l'histoire.
Les civilisations les plus complexes, ayant acquis la ressource d'un outillage
perfectionné, la possession de sources d'énergie puissante, les capitalisations de
mémoire et de pouvoir que représentent l'écriture, la cité et la transmission des
recettes agricoles, industrielles et morales, ne produiront aucune œuvre
qualitativement supérieure à celle de ces chasseurs-cueilleurs, chassant et
piégeant les fauves, balayés par les glaciations, qui constituent sans doute les
plus démunis des roseaux pensants. Les peintres de Lascaux ignoraient le
métal : on peut donc voir naître un Musée du Louvre sans Fonderies du
Creusot, et le rapport entre la technique et la culture n'est pas si simple que
l'ont cru certains. La qualité de l'esprit est là, avant la quantité des machines et
des richesses.
Jusqu'à un certain point. On serait tenté de dire que la réflexion
désintéressée, la pensée libre, l'art commencent avec cette distance que l'outil
permet d'établir entre le monde et l'homme. (Mais, bien entendu, l'outil lui-
même est fruit de la réflexion, de la pensée, et – au sens le plus ouvert – de
l'art.)
Si nous prenons comme base le découpage chronologique très prudemment
approximatif d'André Varagnac, et comparons les étapes de l'apparition des
instruments et des œuvres « d'art », que voyons-nous ?
Du paléolithique inférieur (de 600000 environ à 140000 ans avant notre
ère) le bras humain est le manche des marteaux, des hachoirs, des poinçons.
Galets cassés, bifaces taillés, silex éclatés, à la rigueur projectiles, plus
couramment coups-de-poing, doivent être peu efficaces. Lorsque les hommes
créent des œuvres d'art, elles sont de l'espèce qui ne laisse aucune trace, telles
que parures, peintures corporelles, vannerie, etc.
L'art se prépare le jour (aux temps du paléolithique moyen) où le bras de
l'homme se prolonge par le manche de bois ou de pierre
(de 140000 à 40000 av. J.-C.). Il apparaît enfin au paléolithique supérieur
(d'environ 40000 à 10000 ans avant notre ère) le jour où l'homme est capable,
par l'invention du propulseur, d'atteindre au loin avec une marge de précision
assez grande un gibier en mouvement. Si l'âge du Renne ancien (Aurignacien
et Périgordien) et l'âge du Renne moyen (Solutréen) ne nous laissent qu'un très
petit nombre d'échantillons de statuettes, d'os, de galets et de plaquettes de
pierre gravés, il faut voir à notre sens bien plus qu'une coïncidence dans le fait
qu'un des premiers exemplaires d'art animalier naturaliste, le faon sculpté en or
de la grotte du Mas d'Azil (dans l'Ariège), soit aussi un propulseur. Le
propulseur, c'est cette planchette ou baguette destinée à allonger le bras du
lanceur de lance ou de harpon, et qui augmente la force de propulsion d'une
arme de jet. Qu'une des plus anciennes statues réalistes du monde soit
l'ornement d'un outil qui permet d'augmenter la distance entre la bête et
l'homme chasseur, admirons ce fait : l'arme grâce à laquelle l'animal est observé
et frappé avec plus de sûreté a pour poignée décorative l'image de cet animal
même. Il n'est pas indifférent non plus que cet objet soit à la fois fonctionnel,
gracieux et gai : l'humour est aussi une distance. Lejeune isard qui se retourne,
étonné, regardant les deux oiseaux en train de faire ripaille avec la crotte qui
sort de son derrière, c'est le premier échantillon de ce véritable esprit gaulois
qui, de nos ancêtres les magdaléniens aux tailleurs de pierre des cathédrales, et
de Hieronymus Bosch à Roger Vitrac, est exactement le contraire de la
gauloiserie. L'homme de la Madeleine savait faire des outils, des projectiles,
regarder, sculpter – et rire. Et probablement, croyait-il aux esprits. Mais très
certainement, il avait de l'esprit.
Si l'on embrasse en Europe la période qui va du paléolithique supérieur à la
fin du néolithique, c'est-à-dire approximativement de 40000 ou 30000 à
2 000 ans avant notre ère, nous ne pouvons pas, placés comme nous le
sommes, à la seconde moitié du XXe siècle, ne pas être frappés de retrouver dans
ces quelques millénaires une évolution analogue à celle que nous avons presque
vue s'accomplir dans les arts d'Occident en quelques décades. Des chevaux de
Lascaux aux mégalithes, il y a le même mouvement que des chevaux de
Géricault aux sculptures abstraites. Mais à l'intérieur même de cet art
paléolithique dont le caractère dominant est un naturalisme plus ou moins
stylisé, une fidélité linéaire plus ou moins intellectualisée, on saisit une
évolution qui conduit de l'art rigide, austère et monumental (même dans les
petits formats) de l'Aurignacien ou du Solutréen à une expression plus souple,
plus sensible, et qui fait que les chevaux en train de courir sur la paroi de
Lascaux font davantage penser à Degas qu'aux chevaux de bronze scythes
trouvés dans les fouilles de Sibérie, qui ne datent que de 600 ou 800 ans avant
notre ère. Ce qui nous paraît le moins primitif, moins premier qu'une idole des
Cyclades ou qu'une figure Bakota, est ce qui, de l'art universel, apparaît le plus
originel.
Pourquoi l'artiste d'Altamira, de Font-de-Gaume ou de Lascaux veut-il
peindre le renne, le taureau et le cheval comme ils sont, et l'artiste néolithique
d'Estramadure ou de Laugerie-Basse va-t-il sculpter, lui, les idoles et les dieux
tels que la géométrie devrait les concevoir ? Pourquoi la petite Maria de
Santuola, quand elle découvre les premiers animaux de la grotte d'Altamira,
crie-t-elle à son père : « Toros ! Toros ! », tandis que l'archéologue qui découvre
dans la sierra Morena les idéogrammes rongés en forme d'allusion à des êtres
humains inscrits sur la paroi de Fuencaliente est-il tenté de s'écrier : « Tiens, un
Miró, un Klee ou un Michaux ! » ? La réponse est peut-être simple : parce que
le renne, le taureau et le cheval intéressent avant tout le chasseur du
paléolithique, et que le paysan du néolithique, ce qui l'intéresse, lui, n'est pas
visible. Si déjà au paléolithique il semble qu'il y ait coexistence d'un art
naturaliste (et animalier) et d'un art expressionniste et stylisé – les déesses dites
de la fécondité, ne sont que sphères et courbes, seins, fesses, hanches, vulves,
c'est que ce qui intéresse les hommes dans le premier cas, c'est une cible, une
proie et une nourriture, et dans l'autre cas un mystère : la vie.
Non que l'art de Lascaux, l'art franco-cantabrique soit l'art détaché d'artistes
qui prennent plaisir à évoquer les spectacles de leur vie quotidienne. On peut,
par induction et analogie, supposer que les animaux décrits avec constance
dans les décorations pariétales, bisons et mammouths, chevaux, rennes, cerfs,
bouquetins, sont soumis à des opérations magiques, dont les signes abstraits
qui les avoisinent, les griffures qui les strient, les flèches qui les percent sont des
éléments, et que leur reproduction est appropriation : on ne chasse pas pour
dépeindre, on dépeint pour chasser. Les travaux de l'abbé Breuil, de Carthailac,
ont soit envisagé la possibilité d'une destination rituelle et magique des
« sanctuaires » préhistoriques, soit (dans le cas du dernier) supposé une activité
gratuite et arbitraire. Tout récemment, Mme Laming-Emperaire puis André
Leroi-Gourhan et Francis Hours ont tenté de vérifier l'hypothèse directrice de
la première en soumettant toutes les grottes de France et d'Espagne à un
examen de structure : l'intuition à vérifier étant celle d'une organisation
rigoureuse des centaines d'animaux qui semblaient courir au hasard sur les
parois souterraines et dont le déroulement pourrait être au contraire régi « par
un système de correspondance, d'équivalence, de complémentarité entre toutes les
figures ». Il est apparu que les bêtes ne se répartissent pas indifféremment, que
l'association d'espèces différentes semble la règle, que certaines sont
évidemment privilégiées, et qu'il existe une structure des fresques, des lois de
leur organisation, une intention secrète dans leur mise en place. Francis Hours
conclut les travaux poursuivis par les préhistoriens en constatant que « la
disposition d'ensemble et la répartition des animaux à l'intérieur des grottes
témoignent d'une pensée créatrice singulièrement complexe, et le peu d'équivalences
et de symboles que laisse entrevoir la fonction des signes nous introduit dans une
mentalité qui dépasse de beaucoup l'idée qu'on se faisait de ces primitifs : une
représentation cosmogonique du monde animal, une sorte de mythologie dessinée,
valorisée par l'association et la complémentarité des sexes. Le thème général est
évidemment celui de la fécondité. » La vérité naturaliste semble aussi être le
véhicule d'une pensée. L'homme premier, parasite nu d'une nature qui l'écrase,
est un artiste et peut-être un philosophe. Tel était, et non le gorille
approximatif des légendes, « l'homme des cavernes ».
5

Jusqu'à la fin des grandes glaciations, qui couvrent, sans qu'on sache
pourquoi, d'énormes calottes de glace les deux tiers de la surface terrestre,
l'homme subit la nature. Il a conquis, malgré tout, le feu, l'outil, l'arme, la
tombe et l'image. Mais il ne sait jamais quel tour va lui réserver le climat. « Le
changement climatique », écrit Jean Naudon, « est la cause véritable du tournant
de l'histoire humaine ». Les hommes accompagnaient leur planète, cahin-caha.
Ils entreprennent d'en contrôler le rythme en observant ses lois. Le chasseur
guette un passage, le paysan organise un retour. Il domestique la plante et la
bête. Qui dit domestication suppose un domicile. Traqué par les vagues de
froid, traquant les bêtes vagabondes, l'homme était un nomade ou un semi-
nomade. Il va maintenant s'établir.
En Eurasie, c'est autour des trois grands bassins du Tigre et de l'Euphrate
(en Mésopotamie), du Nil (en Égypte) et de l'Indus (en Inde), que va
s'accomplir le premier enracinement relatif de l'humanité. Il semble que le
foyer central soit la Mésopotamie : c'est de là que la culture des céréales se
serait transmise vers la Syrie et l'Égypte. Il existera longtemps un décalage
chronologique et technologique entre les foyers primordiaux de civilisation
néolithique et les foyers périphériques : plus tard, et « moins bien », telle
semble être la règle de l'expansion néolithique à partir du noyau originel
mésopotamien. Le néolithique survit encore de nos jours dans certaines
sociétés primitives maintenues à l'écart du monde.
Les dates les plus anciennes de la vie néolithique se situent entre le
cinquième et le quatrième millénaire en Mésopotamie (civilisation de Hassuna,
Eridu, Samarra et Halaf ), en Iran (Sialk), en Égypte (Badari), entre le
quatrième et le troisième millénaire au Louristan (Suse), en Inde (Amri), en
Chine (Yangchao), en Grèce (Sesklo). De là l'économie agraire gagnera
l'Europe, rayonnant dans le bassin méditerranéen vers l'Espagne, l'Italie et la
Gaule, et à travers les Balkans vers le Danube et la Russie. Mais il serait
hasardeux de présenter le développement du néolithique comme un simple
phénomène d'expansion et de diffusion, comme un pur et simple apport
oriental et méditerranéen : ce qui vient de l'Orient se confond souvent avec ce
qui était né du sol même.
Labourage, brûlis des herbes pour enrichir la terre, création d'espèces
végétales non sauvages, constituent les fondements de l'économie néolithique.
En artisanat et en art, si les villageois néolithiques pratiquent le tissage, la
vannerie, le façonnage de la pierre et du cuir, c'est par le travail de la terre, dans
tous les sens du mot, que se caractérise leur culture. Un seul mot, Igdou, sert
aux Égyptiens d'alors à désigner le maçon et le potier, « la maison n'étant pas
autre chose qu'un grand pot fait comme les petits avec le limon du Nil ». La
demeure, le récipient, la statue sont bâtis ou pétris dans la même argile.
L'art néolithique semble avoir presque totalement renoncé au propos
figuratif des créations de l'art paléolithique de la fin du magdalénien : l'esprit
de la décoration de la céramique, des peintures rupestres et des monuments
décorés de l'âge néolithique est celui d'une géométrie plane, celui de la
sculpture d'une géométrie dans l'espace. Il nous apparaît que l'art est ici non
plus le dessein de créer des reflets mais le projet d'inventer des symboles. Mais
déjà, au cœur de la période la plus figurative du paléolithique, au magdalénien,
il existe un domaine de l'expression artistique qui demeure abstrait : dans les
baguettes et les pendeloques les symboles sexuels sont des abstractions. Au
néolithique, en Égypte, nous constatons que les deux céréales les plus
anciennement cultivées, le blé et l'orge, correspondent à deux des caractères
idéographiques les plus anciens, les trois grains et l'épi, qui survivront comme
idéogrammes dans un système d'écriture phonétique.
L'avenir est une invention de semeur. Avec la révolution néolithique
l'homme ne se borne plus à faire entrer ses javelots dans la chair des bêtes, il
fait entrer ses outils de bois et de pierre dans le ventre de la terre, il y fait entrer
la semaille, et par là même, il entre, irrémédiablement, dans le temps. La hache
de silex taillé qui va défricher les forêts pour faire naître des champs, la branche
coudée qui est à la houe ce que le cerf-volant est au premier aéroplane, le
premier tranchet-faucille des premières herbes tranchées qui ne sont plus une
cueillette mais déjà une récolte, l'apparition de ces outils marque la révolution
la plus radicale que l'humanité ait connue en cinquante mille ans : sur la
planète Terre l'homme était jusque-là un simple passager clandestin, qui se
débrouillait comme il pouvait. Il devient désormais navigateur, et seul maître
après Dieu, ou plutôt après la Grande Déesse Mère, la donnante au ventre
fécond, la germeuse aux surprises, la receveuse de grains et dispensatrice de
fruits, l'incertaine-insondable, la Terre.
Sept millénaires avant notre ère, le premier village de cultivateurs : Jéricho.
Ils cultivent la terre, ils ne la tournent pas : paysans, déjà, potiers, pas encore.
La mesure du temps par le carbone 14 donne environ 4700 av. J.-C. pour le
village de Jarmo, au Kurdistan : maisons de terre, pas encore de poterie, du blé
et de l'orge de culture tout frais domestiqué. Mais le néolithique n'est pas une
affaire de chronologie : ce n'est pas ce qui se passe entre tel ou tel millénaire,
c'est ce qui arrive quand l'homme arrive dans le temps, dans cette histoire qui
commence avec le premier grain enfoui en terre et dont le paysan guette le
surgissement. Comme il y a au fond des océans des animaux fossiles, il y a
aujourd'hui des peuplades néolithiques attardées. Le néolithique est un passage
de l'humanité, non une date de l'histoire.
Ce premier terrien qui n'est plus seulement un errant, un traqué en transit
sur la terre, mais qui se l'approprie, qui très souvent habite une maison de
terre, c'est dans la terre façonnée par ses mains que vont prendre forme à la fois
la satisfaction de ses besoins et l'expression de ses sentiments : la poterie dans
laquelle il mange et boit, les idoles auxquelles il a recours. Si, selon la formule
de Gordon Childe, « tous les agriculteurs n'étaient pas des potiers et tous les potiers
pas nécessairement des agriculteurs », ce n'est pas un hasard si le premier artisanat
et le premier art que la terre soumise enfin à l'homme fait s'épanouir est celui
des hommes aux mains de glaise, la vaisselle des premiers fermiers, et les idoles
des premiers implorateurs de la divinité au ventre plein comme un pot de terre,
la Déesse Mère. On est tenté de dire, en découvrant les mammouths de terre
cuite des chasseurs moraves et une agriculture des potiers, que le néolithique
c'est la conjonction de l'agriculture, du village et de la terre cuite. La première
roue dont l'histoire nous laisse la trace, c'est un chariot, un jouet de terre cuite
trouvé en Mésopotamie, datant du troisième millénaire. Mais si le modelage et
le moulage ont dû précéder le tournage, la première roue de l'histoire n'est pas
locomotrice, elle est horizontale, et son origine se situe aux alentours du
quatrième millénaire : c'est la roue du tourneur, la tournette, puis le tour sur
lequel s'édifie le pot.
S'il arrive désormais que les mêmes mains modèlent et caressent les flancs du
vase et le ventre de la Grande Déesse, la Magna Mater, la Déesse Mère, le vase
vivant de fécondité, l'outre de vie, si la divinité du néolithique est presque aussi
souvent modelée dans l'argile que taillée dans le marbre ou la pierre, si la
première déesse d'un des plus anciens villages du monde, la figurine trouvée
dans les fouilles de Jarmo, en Mésopotamie (vers 5000 ans avant notre ère),
aussi bien que les images de divinités trouvées en Égée, sont des figures
d'argile, la divinité même remonte bien au-delà du néolithique. Dieu naît au
féminin. Nous ne savons de la vision du monde des hommes de la préhistoire
que trois choses certaines : ils enterraient leurs morts avec respect, et deux êtres
étaient sacrés pour eux : la femme donneuse de vie et la grande bête mâle
engendreuse, le taureau, le bison et le cheval des sanctuaires paléolithiques. Les
deux seuls éléments sacrés absolument constants, des origines de l'homo sapiens
aux débuts des grandes civilisations urbaines, c'est la Femelle primordiale et le
Taureau fécondateur. Car si Dieu naît au féminin, il s'accomplit en deux
personnes : le taureau mâle fabuleux et Celle que les archéologues ont baptisée
d'instinct, de l'aurignacien à l'âge du bronze, la Vénus : Vénus de Lespugue,
Vénus de Brassempouy, en France, Vénus de Malta, en Sibérie, Vénus de
Vistonice, en Moravie, etc. Lucrèce dit que les dieux sont nés de la peur. Mais
la déesse première est née de l'attente, elle est promesse de vie, elle est l'espoir
fait ventre, seins, cuisses et fesses. Entre la Vénus de Lespugue, qu'on situe
environ à 20000 ans, et la Vénus de Tépé Sarab, en Iran ( – 6000 ans), entre la
divinité des grottes et celle du village, il y a une révolution fondamentale : le
passage de la horde de chasseurs au village d'agriculteurs, de l'ivoire poli à la
terre cuite. Mais il n'y a aucune différence d'esprit et de signification profonde
entre les deux déesses stéatopyges. La Vénus périgordienne comme la Vénus de
Willendorf en Autriche, avant d'être une personne, est un fruit, le fruit des
fruits. Elle n'a pas de visage, parce qu'elle n'est qu'une fonction et qu'un
mystère. Elle est, très exactement, la géométrie des sphères faite chair, elle est la
quadruple rondeur des seins et des fesses, les cuisses rondes et les épaules
rondes, le ventre rond, l'organisation de volumes sphériques dans une courbe
ovoïde. La nature a inventé l'œuf. L'esprit humain invente cet œuf sacré, la
Vénus première. La Vénus du néolithique iranien est construite en terre cuite
comme un jeu de construction de cônes : deux cônes pour les cuisses, un cône
s'évasant en col pour le corps, deux pommes étirées, les seins. Le visage, là
aussi, n'est que l'abstraction d'un visage. Mais dans les deux figures, ce qui
domine c'est la même volonté d'affirmation organique : la femme n'est ici que
la grande récipiendaire du principe vital, elle n'est que plénitude et éclatement
de vie, elle est le grand vase sacré où s'accomplit le mystère, l'outre gravide
élémentaire. Et si nous franchissons encore cinq mille ans, nous retrouvons à
Suse, au milieu du premier millénaire av. J.-C., l'idole féminine à la fois
abstraite dans sa structure, celle du violoncelle, et réaliste dans son détail, le
visage fardé, deux mains soupesant les seins, colliers aux épaules et parures de
perles (ou toison ?) sur le sexe. Vingt mille années séparent la Vénus de
Lespugue de la Vénus de Suse, mais ce que le chasseur des forêts et l'habitant
de la grande cité demandent à la déesse est identique : elle est celle qui donne
la vie, l'être d'abondance comme certains vases mythologiques sont cornes
d'abondance. Et ce n'est pas un hasard si l'on trouve en Iran comme à Minos la
même forme de vase, le buste féminin où l'eau, si on l'incline, jaillit des seins.
Pot ou idole, la Déesse Mère est le jaillissement de l'être, celle que, plus tard,
les Upanishad nommeront la Toute-Puissante, la Resplendissante, la Source de
l'Élixir de Vie, la Dispensatrice des Richesses, Celle au Souffle de Fleur.
C'est dans l'incarnation de la « déesse nue » qu'est le plus apparente
l'évolution qui conduit l'homme alors créateur de figures à s'éloigner d'autant
plus du naturalisme que l'homme agriculteur s'écarte davantage de la nature.
La nature, c'est la forêt vierge, la horde ou la tribu, la grotte ou le nomade.
Mais le labour et la semaille, la hutte et le village, c'est déjà la contre-nature.
L'homme du paléolithique prenait les choses comme elles sont, les hommes
néolithiques reprennent le monde comme ils le font. Cueillir la baie ou le fruit,
piéger ou frapper la bête est un geste naturel et concret, mais confier le grain à
la terre, c'est déjà un calcul, un raisonnement, un acte intellectuel. Un fruit est
réaliste par essence, un grain n'est que le signe d'une future fructification. La
Vénus de Lespugue est l'organisation géométrisée d'une évidence, celle des
seins gonflés de lait, du ventre gonflé de vie. Et certes, l'homme du
paléolithique connaissait déjà les ressources de l'abstraction et du schéma : on
voit sur les parois des grottes-sanctuaires les signes et les épures voisiner avec les
figurations réalistes. On a trouvé à Mézine, en Russie, comme à Predmost, en
Moravie, des figurines et des gravures sur ivoire qui sont des schémas de la
Grande Déesse, où elle est suggérée par le triangle du sexe, le cercle du ventre,
et qui sont à la Vénus de Lespugue ce que l'idéogramme chinois signifiant
femme est au croquis d'une femme. Mais en Mésopotamie comme en Crète, en
Asie comme en Europe, le néolithique est d'abord l'âge du signe,
schématisation ou géométrisation. L'art néolithique c'est déjà l'écriture d'avant
l'écriture. Comme l'esprit tend alors à substituer les lois de la nature aux
apparences du présent, la main du tailleur d'images, du graveur ou du peintre
de signes tend à substituer le symbole à l'objet, le signe au signifié. La Déesse
Mère, comme tous les thèmes que se propose « l'artiste » néolithique, devient
autre chose qu'un double, qu'un reflet ou qu'une ombre : déjà un
pictogramme, un hiéroglyphe, un symbole – le premier mouvement de l'esprit
vers ce que seront les caractères cunéiformes ou les idéogrammes.
Prenons garde ici à une confusion très répandue du langage de l'art
moderne, qui assimile bien souvent l'abstraction au non-figuratif. Même ce qui
nous apparaît à première vue, dans la céramique néolithique, comme
purement décoratif, comme des thèmes géométriques ornementaux, apparaît à
l'examen comme ayant la plupart du temps une signification symbolique : la
tête de taureau réaliste devient le bucrane, qui devient lui-même la « figure en
violon ». Celle-ci, associée à ses semblables en frises horizontales, n'apparaît
plus que comme une décoration : mais la figuration est toujours sous-jacente
aux signes. Les deux triangles opposés par leur pointe des fouilles du Haut-
Tigre cachent, fait remarquer André Parrot « le symbole de la divinité qui, avec
la bipenne, fracasse les nuages, déclenche les orages, c'est-à-dire en définitive accorde
la pluie indispensable aux bonnes récoltes ». Il semble d'ailleurs que si en
Mésopotamie de – 4000 à – 2000 l'art atteindra la plus extrême limite
d'abstraction, tout en continuant à coexister avec des formes naturalistes, c'est
dans ce qu'il faut bien nommer l'art sacré que l'abstraction, une stylisation
poussée à l'extrême sont la règle. Les quatre femmes du plat de céramique
peinte de Samarra, dont la silhouette est à l'ombre chinoise d'une femme nue
ce qu'un caractère chinois classique est à son radical ancien, ces créatures qui
sont de l'écriture-de-dessin, ont leur correspondant à travers la sculpture de
tout l'univers d'alors. Du Cachemire à la Thessalie, de Mitos à la Bulgarie, la
Déesse Mère devient un symbole en os, en marbre ou en argile, et non plus
une figure : idole « aniconique » imitant la forme pyramidale des contrepoids
du tisserand, triangle galbé sur les côtés, « violon » minoen. A la limite elle
n'est plus que le triangle fascinant et primordial du sexe, la grande matrice
absolue de tout ce qui sera. Elle naît en Europe paléolithique, puis resurgit en
Mésopotamie, on la retrouve à Troie et dans les Cyclades, dans l'Égypte
amratienne et en Italie, en Espagne, en Allemagne, au sud de la Russie.
Des archéologues qui exploraient un champ de fouilles en Transylvanie
déterrèrent, il y a quelques années, une idole féminine. Une semaine plus tard,
ils exhumaient une idole masculine : les deux statuettes « s'adaptaient
parfaitement l'une à l'autre dans la position du coït ». La Grande Déesse a un
époux : « L'union du Grand Dieu et de la Déesse, écrit Georges Contenau dans
son Manuel d'Archéologie orientale, est nécessaire pour provoquer par contrecoup
les unions humaines, la reproduction des troupeaux, et même l'union des éléments
d'où proviendra la pluie ». Ce dieu c'est celui que les Védas nommeront le
Progéniteur, Prajapati, celui que le Popoh-Vuh maya nommera le Maître géant,
l'Enfanteur, le Constructeur, le Formateur et Engendreur. Dans l'ancienne
mythologie égyptienne, c'est Amon, époux de la grande Neith, « le père des
pères et la mère des mères ». A Sumer, c'est Enki, le dieu géniteur de Nintou la
bénie, la Dame qui enfante, la Grande Épouse. Dans l'Enouma elish akkadien,
c'est Apsou, l'époux de Tiamat. De l'accouplement originel naît ce qui sera.
Les grandes cosmogonies magico-sexuelles d'avant l'écriture devaient avoir la
couleur de celles des « primitifs » d'aujourd'hui, et c'est peut-être dans les
incantations d'un des peuples dont l'art mystérieux évoque le plus
profondément l'art premier de l'humanité, le peuple de l'île de Pâques, que
l'on peut pressentir quelles invocations recevaient la Déesse Mère et le Dieu
Père : « Hauteur, en s'accouplant avec Altitude, produisit les hautes herbes du pays.
Tranchant en s'accouplant avec Herminette, produisit l'obsidienne. Le Sol Dur,
s'accouplant avec Couche de Terre, produisit la canne à sucre. La Femme Lézard,
s'accouplant avec Blancheur produisit la mouette. Meurtre, s'accouplant avec
Mince à la longue Queue, produisit le requin... »
C'est probablement cet accouplement mythique et réel dont la symétrie des
peintures paléolithiques exprimait le mystère. Et déjà, dans la nuit des temps, il
semble que le Grand Progéniteur prenne parfois le visage de l'animal le plus
violemment sexuel qui soit sans doute, le bison, que nous rencontrons à
Isturitz, dans la gravure sur os où deux femmes marquées d'un signe font
pendant à deux bisons marqués également d'un signe, et à son cousin, le
taureau. Dieu taureau ? Il apparaît parfois tel à Ur, en Assyrie, en Égypte
même, où le dieu Apis est originellement un dieu de la fécondité, à Minos. Il
est le taureau androcéphale, l'homme-taureau portant à bout de bras le soleil,
qu'on trouvera au deuxième millénaire sur les stèles hittites et les sceaux
mitanniens. Il est tour à tour le taureau mannéen au visage humain de
Hasanlu, et le Minotaure de la fable crétoise, l'homme à la tête de taureau.
Pendant tout le néolithique, le rapport du Grand Dieu et du Taureau est un
rapport ambigu, à la fois affrontement et osmose, comme dans les jeux
tauromachiques que pratiquaient déjà la Crète et l'Inde prévédique, où le tueur
de taureaux est celui qui domine et sacrifie la bête, mais en même temps
s'identifie à elle. Le taureau, semble-t-il, est l'objet d'un culte associé à celui de
la Déesse Mère, comme l'indiquent les objets trouvés dans les fouilles de
Chatal Höyuk. Mais il sera aussi, opposé et lié à l'homme, source de vie et de
force que le belluaire s'assujettit, s'assimile et sacrifie, la bête que monte un
dieu barbu, face à la déesse chevauchant un lion. Dans toute la décoration du
néolithique, l'emblème taurin, le bucrane, et la hache bipenne qui sert au
sacrifice du taureau, courent le long des vases, des rhytons et des plats. Dans la
Crète néolithique, dans les Cyclades on trouve le vase à libations en forme de
taureau, schématisé à l'extrême dans les Cyclades, que nous rencontrons plus
tard dans les vases de cette civilisation récemment découverte, dont la
chronologie et l'histoire sont encore très mal connues, la civilisation d'Amlach,
dans le Gilan iranien. Il veille au pied des morts dont nous ne savons rien, dans
les nécropoles. Il est la puissance et la vie, il est menace et prouesse, la ressource
vitale au-delà du bien et du mal, le furieux recommencement du souffle et du
sang au-delà du dernier repos, du rien, la semence de résurrection.
Que le néolithique soit le style asynchrone d'une nouvelle façon d'être
homme sur la terre, le décalage de plusieurs millénaires qui existe entre le
néolithique du Proche-Orient et celui de l'Europe barbare le prouve. Entre la
céramique de l'Asie occidentale, cinq millénaires av. J.-C., les vases décorés de
l'Égypte nagadienne, un millénaire plus tard, les poteries des Cyclades à la
même époque, la poterie néolithique chinoise du Kansou – et d'autre part les
styles néolithiques qui semblent se répandre en Europe à partir du Sud-Est et
du Sud-Ouest remontant vers l'Ukraine à partir de la Grèce et de la
Macédoine, la parenté est évidente. Les historiens se sont demandé par
exemple si les céramiques à spirales grecques et chinoises sont le fruit d'une
coïncidence ou le résultat d'échanges. Ici se pose de nouveau l'affrontement des
deux attitudes classiques de l'ethnologie, les diffusionnistes qui cherchent d'où
vient ceci sur la carte de géographie, et ceux qui pensent au contraire que des
problèmes analogues posés à des civilisations fermées, s'ignorant l'une l'autre,
trouveront des solutions analogues. Les deux vues sont tour à tour vraies.
L'archéologie nous prouve que des peuples qu'on a crus sans relations entre eux
commerçaient et se connaissaient. Evans trouve à Cnossos un disque d'ambre
encadré d'or dont des fouilles anglaises semblent prouver qu'il fut importé de
Grande-Bretagne vers 1500 av. J.-C. On a trouvé en Irak des fragments de
céramiques importées de Syrie. On trouve au Mexique et au Guatemala des
vases chinois de la dynastie Han. Eckholm et Heine-Geldern ont prouvé que,
plus près de nous, entre le VIIe et le IXe siècle de notre ère, les Maya et le
Cambodge entretenaient des relations régulières, et que depuis le premier
millénaire avant notre ère les navigateurs asiatiques traversaient le Pacifique
pour gagner l'Amérique. Mais le diffusionnisme ne peut tout expliquer : on ne
reçoit jamais que ce qu'on attendait. Cela est vrai des civilisations comme des
individus. On peut apporter la télévision aux indigènes de la Terre de Feu, ils
n'en feront rien. Donnez en revanche à un potier de la Roumanie néolithique
un vase grec, ou peut-être chinois : il en retrouvera sur son tour la courbe et
l'ornementation. Mais il est vrai aussi que le même tour, la même argile et les
mêmes vernis amèneront des artisans qui s'ignoreront toujours à faire surgir les
mêmes formes et les mêmes motifs.
L'élément dominant de l'art néolithique, c'est – répétons-le – la tendance à
l'abstraction. C'est que la forme peinte, sculptée ou incisée n'amène pas tant à
exprimer une ressemblance qu'à transmettre un message, qu'à abréger, qu'à
idéographier. Les peintures rupestres du néolithique européen, entre le second
et le premier millénaire, les figures d'esprits, de démons, d'hommes et
d'animaux, les signes géométrisés qu'on trouve dans les grottes espagnoles,
portugaises et africaines, et que nous sommes tentés de regarder comme des
ludions poétiques, les marionnettes abstraites et les pictogrammes narquois qui
fourmillent, à Val Camonica, en Italie, sur la paroi de la grande roche de
Naquane, les poignards et les blasons naïfs qui s'inscrivent, là encore, sur la
roche de Paspardo, l'archéologue sait bien qu'ils ne sont pas tracés là pour le
seul plaisir, mais qu'ils avaient (qu'ils ont) quelque chose à nous communiquer.
L'archéologue a raison de les étudier non pas seulement comme des images,
mais comme un lecteur virtuel, pareil à un personnage d'Edgar Poe cherchant à
déchiffrer un cryptogramme. Ici balbutie une langue morte qui n'a plus de
vivante que la beauté des signes. Nous ne savons pas si ce demi-cercle strié de
raies est l'emblème du soleil ou l'image des bois d'un cerf. Ce personnage
levant les bras dans un lacis, nous le saluons comme le pêcheur en train de
lancer un filet. Si nous nommons fraternellement le berger et le chasseur, le
laboureur à son araire et le guerrier au combat, nous ne savons pas lire ce
labyrinthe-à-visage qui ressemble au Père Ubu, ni ces chiffres fermés sur leur
nombre, ni ces signes obscurs comme la nuit des temps. Nous retrouvons ces
signatures indéchiffrées dans les grottes de France, à Ussat-les-Bains, Tarascon-
sur-Ariège, Labastide-de-Serou, Saint-Estève, en Allemagne, à Fritzlar. Mais
déjà en Scandinavie, ces barques et ces guerriers, ces nageurs et ces flottilles,
nous y reconnaissons les récits pictographiques des Indiens Dakota, qui sont
encore là, eux, pour en donner la clef à nos ethnographes, pour leur dire que
tel signe signifie « trente-Dakotas-tués-par-les-Indiens-Corneille », qu'un buste
piqueté de points signifie une épidémie de petite vérole, et que ce rond noir, ce
cœur de côté et cette étoile, c'est le signe d'une éclipse de soleil. Il arrive même
que les Indiens d'aujourd'hui nous aident à pénétrer les intentions des
Mésopotamiens d'il y a cinq mille ans. Un des grands gobelets néolithiques
trouvés dans les fouilles de Suse, et qui est maintenant au Musée du Louvre,
porte sur sa paroi un motif « décoratif » : double cercle porté par un animal
schématisé, probablement un bélier. Au centre du cercle double formé par les
cornes de l'animal, un autre cercle divisé en trois bandes parallèles, la bande
supérieure et la bande inférieure croisillonnées, la bande du milieu portant un
objet qu'on a longtemps interprété comme la représentation d'un peigne ou
d'un démêloir : une série de guillemets ou de lignes brisées, dont l'angle est
traversé par une droite médiane. Mais le grand archéologue et historien
Herbert Kuhn, voyageant aux États-Unis, rencontre dans l'Arizona des potiers
indiens en train de tracer sur leurs poteries exactement le même signe. Il les
interroge : le croisillon supérieur représente les nuages, les lignes parallèles la
pluie. On retrouve dans la céramique néolithique chinoise le même motif. Le
caractère chinois signifiant « pluie », yu, apparaît comme une simplification de
cette simplification, l'abstraction de cette abstraction.
Le caractère M de notre alphabet, qui en hébreu se prononce mem, et
signifie aussi eau, constitue l'extrême abréviation du signe originel évoquant les
ondes, les vagues, le flot.
Chaque fois qu'un thème plastique néolithique est soumis à l'analyse, il
nous ramène au même contenu sous-jacent. Déjà la « coccinelle » paléolithique
de Laugerie-Basse se révèle être un sexe féminin symbolisé. Ainsi « l'enquête »
d'Andersson sur ce qu'il appelait d'abord le « motif de la mort » dans la poterie
néolithique chinoise (une bande rouge bordée de blanc en dents de scie) le
conduit à découvrir le sens symbolique d'un coquillage de l'océan Indien, la
caurie ou cypraes moneta, qui servit longtemps de monnaie et dont la forme est
celle du sexe féminin. Son dessin schématisé est la clef de tous les mots chinois
dérivés de la notion de richesse. Le « motif de la mort » était en réalité un
« motif de la vie », l'élément décoratif un signe sacré.
La « décoration » du gobelet mésopotamien ou du vase trépied li chinois
n'est pas une « œuvre d'art » au sens de gratuité que nous donnons maintenant
à ce terme. L'œuvre d'art aujourd'hui est l'expression plastique de sentiments ;
nous la lisons à la fois comme une interprétation du réel et une écriture de la
sensibilité. L'art néolithique abstractisé est d'abord une écriture non
phonétique et para-idéographique qui tend à communiquer des notions : le
double cercle de la céramique mésopotamienne, qu'on rencontre dans le
monde entier, dans la céramique néolithique chinoise du Chansi, en
Boukovine et en Bessarabie, le signe de la pluie fécondante constituent un
message philosophique avant de remplir une fonction ornementale. De même
dans l'art des catacombes le poisson christique est un héraldisme théologique,
se déchiffre comme un blason, et suggère en un seul signe la complexité d'un
credo, l'articulation d'une théorie de l'incarnation, du sacrifice et du rachat.
L'artisan néolithique ne « s'inspire » pas de la nature ou de la géométrie pour
rendre son gobelet ou son vase plus gracieux, plus agréable à l'œil. Il a quelque
chose à dire, il tend à exprimer une vision cosmique de la fécondité, du nuage
qui crève en pluie donneuse-de-vie, de l'animal géniteur supportant sur ses
reins la charge de l'univers. L'art tend à l'abstraction, parce que la forme tend à
l'écriture d'une idée. Toute la thématique de la géométrie ou du schématisme
néolithique est ainsi chargée de significations : c'est une mythologie dessinée.
Si la croix de Malte des céramiques chalcolithiques de Samarra, en
Mésopotamie, ou de Sialk, en Iran (quatrième millénaire l'une et l'autre), est la
schématisation d'une « grappe » de quatre bouquetins en train de se désaltérer,
les bouquetins primitifs n'étaient sûrement pas nés de la « fantaisie » d'un
potier amateur d'animaux : la soif des bêtes avait un sens religieux. Si la svastika
est la déformation du corps de quatre femmes aux cheveux flottant au vent, ces
femmes d'avant la croix gammée n'étaient pas pour le dessinateur ce que
Gabrielle fut pour Renoir ou Hélène Fourment pour Rubens : il ne cherchait
pas à exprimer sa sensualité, son amour ou sa curiosité d'un corps féminin,
mais à signifier une connaissance sacrée. Lorsque Picasso, réinventant des
formes céramiques, retrouve les vases anthropomorphes ou zoomorphes des
hautes époques, modèle un pot en souvenir de chouette ou une amphore en
allusion de femme, il joue, il s'abandonne au plaisir de la métaphore plastique.
Mais dans la nécropole iranienne de Sialk, cette cruche dont le bec est celui
d'un oiseau, entouré de cercles à croix inscrites, de rosaces à rayons, de roues
du soleil, mais à Hassuna, en Mésopotamie, ce col de vase qui prend la forme
schématique d'un visage humain entouré de striures et de losanges, mais le vase
olmèque en terre cuite de Colima, dont le goulot suggère une tête invisible,
dont le cube a la carrure d'un torse qui s'installe sur deux jambes écartées dont
l'une a pour pied la tête d'un serpent, ce ne sont pas les produits d'un caprice
du génie, mais les enfants d'une pensée cosmique et les desservants d'un rituel.
L'abstraction, ici, qu'elle soit partielle, ou totale, que l'élément naturaliste de
base soit encore visible, ou totalement effacé par le signe qui le condense, ce
n'est jamais le témoignage d'une impuissance, c'est toujours l'affirmation
d'une volonté. L'enfant schématise son dessin non pas parce qu'il a choisi entre
deux visions, mais parce qu'il n'en a qu'une à sa disposition. L'artiste
néolithique schématise parce que l'abstraction est pour lui une économie et
une rigueur, parce qu'il est capable de dire le plus en montrant le moins. Parmi
les commencements les plus reculés que nous puissions atteindre de l'art
humain, au paléolithique, il y a les œuvres naturalistes d'Altamira ou de
Lascaux. Mais quand recommence, ou commence, l'histoire, quand naît ce que
nous nommons la civilisation, deux des œuvres les plus anciennes que nous
connaissions à l'heure actuelle, la Déesse Mère de Tépé Sarab, dont j'ai parlé
tout à l'heure, et son voisin de fouilles, le sanglier d'argile, qui sont à peu de
chose près contemporains ( – 6000 ans), obéissent à deux perspectives tout à
fait différentes : la déesse est abstraite, le sanglier réaliste. Ce n'est pas parce
que l'artisan était maladroit, grossier, fruste, primitif, gauche (le vocabulaire dont
on s'est servi longtemps pour juger les « primitifs » ou les « archaïques ») qu'il
n'a pas réussi à « figurer » une femme, et a réussi à « figurer » une bête : c'est
parce que devant le projet d'une Déesse Mère, il n'était pas intéressé par la
« ressemblance ». Il avait autre chose à dire que Praxitèle ou Houdon. Personne
ne songe à reprocher au calligraphe Song qui trace le caractère chinois ma,
cheval, de ne pas savoir dessiner un cheval, mais s'il a du talent, on l'admire de
très bien exécuter le caractère cheval. Les créateurs des formes néolithiques
n'étaient pas des copistes que trahissait leur main, mais des calligraphes d'avant
l'écriture, des inventeurs de symboles plastiques.
Mais il en est de l'art abstractisant comme de l'écriture : la même phrase, qui
a intellectuellement le même sens, n'a pas pour le regard la même beauté
« calligraphique », selon la main qui la trace. Nous ne savons rien des artisans
ni des créateurs millénaires dont la terre nous restitue les œuvres, nous savons
très peu de chose sur leurs croyances et leur sagesse. Nous refusons désormais
de considérer leurs travaux en les qualifiant de rudimentaires, en croyant y voir,
comme le faisait Hegel, un désaccord entre l'intention et l'exécution, entre le
fond et la forme. (Dans l'art archaïque, qu'il qualifiait à juste titre d'art
symbolique, Hegel voyait l'artiste « s'épuiser en vains efforts pour atteindre des
conceptions pures [...], un combat entre le fond [...] et la forme qui ne lui est pas
homogène ».)
Il faut cependant reconnaître qu'une céramique japonaise jômon ou une
coupe peinte iranienne de Sialk ne sont pas toujours belles : il ne suffit pas
qu'elles aient six ou huit mille ans, et qu'une intention d'expression sacrée ait
présidé à leur façon, pour que les impondérables de la grâce et de la beauté ne
jouent plus. Le potier remplissait une fonction, accomplissait un service, l'objet
qu'il concevait avait une destination rituelle, les signes qui le couvraient une
signification cosmique. Mais l'artisan prenait à courber et à infléchir la paroi
d'un vase, à tracer au pinceau les ornements et les dessins sacrés, un bonheur
plus ou moins grand, qui se transmet jusqu'à nous.

Ce bonheur d'expression et de forme, rien ne le suggère en Chine avec plus de


force que ces tripodes li de céramique de la fin du néolithique, que l'on a
trouvée dans les provinces septentrionales du Honan et du Kansou.
La plupart des historiens et des amateurs de céramique chinoise accordent
peu d'attention et peu de prix à ces chaudrons exhumés par Andersson, et leurs
préférences vont très nettement à la poterie peinte de la période néolithique.
Ces récipients utilitaires, d'une argile modeste, qui n'ont peut-être pas eu de
destination rituelle, mais ont été probablement utilisés dans la vie ménagère
familiale, apparaissent à la plupart des spécialistes comme de « la poterie
grossière », des objets « de peu de caractère », « la forme inférieure » d'un
artisanat dont la céramique peinte fut la « forme supérieure ». On leur accorde
seulement, d'ordinaire, le mérite d'avoir engendré les tripodes li-ting de l'âge
du bronze, utilisés dans le rituel religieux de l'époque Han et des Royaumes-
Combattants. Les tripodes de la dynastie légendaire des Chang
(1500 à 1000 av. J.-C.), dont la surface est souvent couverte de stries parallèles,
sont pesants, trapus, tout à fait dépourvus de grâce. Mais sous la dynastie
Tcheou (1000 à 221 av. J.– C.) le tripode li trouve sa forme la plus parfaite. Il
a pour fonction d'être posé sur la flamme. Il était surmonté d'un grillage ou
d'un tamis, sur lequel on posait une jarre tsêng : le millet et le riz étaient cuits
ainsi à la vapeur d'eau qui bouillait dans le li (le caractère chinois archaïque qui
signifie li est un véritable pictogramme, l'image d'un tripode simplifié). Nous
sommes ici en présence d'un des plus anciens exemples de beauté purement
fonctionnelle : si les tripodes li de la dynastie Tcheou sont plus beaux que ceux
de la dynastie Chang, c'est de toute évidence parce qu'ils sont plus efficaces. Les
trois éléments du tripode se sont allégés, ils ont pris la forme élémentaire d'un
sein de femme, ils s'organisent dans une harmonie robuste et paisible. Mais en
même temps le tripode doit « marcher » mieux : l'angle qui sépare les trois
pointes posées sur la braise est plus ouvert, donc la flamme a plus d'espace. Le
renflement des trois mamelles d'argile est plus grand, donc le tripode contient
davantage d'eau. L'ingéniosité de l'artisan et le génie premier de l'artiste (le
même homme) coïncident ici parfaitement. L'émotion que nous ressentons
devant ces objets qui ont la netteté et la rigueur d'un raisonnement bien
conduit et d'une solution mathématique élégante, est une émotion dont
l'analyse technologique peut rendre compte. Nous avons le sentiment d'une
chose parfaite, pleine, absolument suffisante, dont on ne pourrait modifier un
seul élément ni un seul rapport de proportion sans l'altérer, et sans en diminuer
le bonheur : ce sentiment n'est pas vague, ce bonheur n'est pas indéfinissable.
Ce « je ne sais quoi » dont les hommes du siècle des Lumières feront un si
fréquent usage, cet impondérable, nous pouvons, devant un tripode li de
l'époque Tcheou, le peser et le définir : c'est la perfection d'une forme méditée,
qui rend service et fait joie.
On ne saurait, bien entendu, ramener à une beauté aussi élémentaire et
précise toutes les céramiques de l'âge néolithique. Mais très souvent, c'est
l'efficacité d'un objet usuel ou cultuel qui fonde son élégance : la courbe des
aiguières à bec de l'Helladique ancien, des saucières de Troie II, ou du minoen,
des vases à long bec verseur de Sialk ou de Hurvin, la jarre à étrier des débuts
de la civilisation agraire au Pérou, les vases en forme de nacelle des paysans
néolithiques de la steppe sibérienne, constituent, eux aussi, les résolutions et les
solutions de problèmes de matériaux, de destination et de maniabilité qui sont
à la fois pratiquement satisfaisantes et esthétiquement réjouissantes. Même en
céramique, art à la fois usuel et intellectuel, abstrait parce que concret, où
l'esprit du potier fonctionne à la fin comme celui d'un ingénieur calculant des
résistances et une architectonique, comme celui d'un fournisseur appelé à
satisfaire une commande, et celui d'un artiste cherchant à créer une chose de
beauté, même ici la part du jeu, de la fantaisie, de la trouvaille est très grande.
Le long bec versoir étudié pour « ne pas goutter » devient aussi le bec d'un
oiseau, le col de l'amphore devient un visage humain, la métaphore plastique se
donne libre et joyeux cours. Ou bien la forme du vase commande et rythme
celle des motifs peints, la torsion des spirales retrouve les mouvements du
potier construisant son vase en spirale, avant l'invention du tour, ou le
caressant et le modelant dans le mouvement spiriforme du tourneur.
Non, ce n'est pas une illusion, devant ces déesses de pierre et d'argile, ces
pots et ces plats de terre cuite, devant les admirables cruches de pierre taillées
dans les stalactites par les Crétois de Mochlos ou les coupes de bitume élamites,
ce n'est pas un leurre que de ressentir la présence d'une humanité primordiale
dont nous sommes sans doute en train de voir disparaître les derniers
survivants. Sans doute le Bon Sauvage, l'innocent et heureux « primitif » n'est-
il qu'un mythe né d'une nostalgie. Ce qu'il y a de plus poignant dans le regret
du Paradis perdu, c'est peut-être qu'il n'ait jamais été perdu, n'ayant jamais été.
Mais l'homme néolithique, nous savons qu'il fut celui d'une confiance
nouvelle, et d'un recours fondamental : il attendait de la terre au ventre
profond l'accomplissement de sa destinée, il s'en remettait au rythme des
saisons et des germinations. Le sens de la vie, c'était ce cycle sans fin du germe
et de l'éclosion, de la mort et de la renaissance, dont tous les mystères sacrés
des mondes ruraux reproduisent le cours. La terre donnait tout : les moissons
qui allaient rendre l'homme plus vivant, mieux vivant, plus nombreux, la
pierre ou l'argile dans laquelle il taillait ou pétrissait la vaisselle où manger les
céréales de son champ et la viande de ses troupeaux, et les statues de la divinité
invisible et omniprésente qui présidait à la houle sans fin des vagues de la vie et
des vagues de la mort. L'homme n'avait été jusque-là sur la terre qu'une
minorité précaire et menacée. Il va devenir cette majorité croissante dont la
vague aujourd'hui recouvre la planète, et déjà la menace.
Le bond décisif que l'humanité accomplit dès les débuts du néolithique va
permettre désormais les seuls progrès réellement perceptibles, qui sont des
progrès techniques ou quantitatifs : de moins en moins d'affamés, donc de plus
en plus d'individus disponibles pour les tâches non fondamentales : deux
hommes, c'est deux chasseurs – dix hommes, c'est dix paysans – mais cent
hommes, c'est un village : soixante laboureurs, plus dix bergers, plus deux
forgerons, etc. La division du travail va aboutir à une société divisée en classes.
L'accroissement des naissances va aboutir à la civilisation urbaine. Mais un
certain nombre de données sont acquises pour toujours : la peinture n'a pas
fait de progrès depuis le paléolithique, la céramique n'a pas fait de progrès
depuis Jarmo. Mais la métallurgie va constituer un progrès technique, la
constitution de cités va entraîner une augmentation qualitative du pouvoir des
hommes. Ils ne connaissaient que la Grande Déesse, ils vont concevoir les
dieux.
6

Pendant les millénaires qui vont des âges néolithiques du Proche-Orient, de


la mer Égée, de l'Inde du Sud-Est asiatique, de l'Europe et de l'Extrême-Orient
jusqu'à l'époque des empires maritimes et continentaux qui se constitueront
entre le IXe et le VIe siècle avant notre ère, nous savons ce que les hommes ont
acquis : ils ont créé la métallurgie, ils ont inventé l'écriture, ils ont organisé la
mesure du temps, c'est-à-dire l'astronomie et les mathématiques. Ils ont réalisé
la concentration dans l'espace, c'est-à-dire les cités. Ils se sont donné des
alphabets, des forges, des capitales, des rois. Mais dans le domaine de l'art,
nous savons aussi à quoi ils ont été indifférents : le moi. « Seul le moi brûle en
enfer », dit Ruysbroek l'Admirable. L'art premier en ceci nous restitue le
paradis premier. Plus tard vont apparaître des visages différenciés, les caractères,
les personnes, la ressemblance, la psychologie, et même lorsque le regard de
l'artiste sera un regard tout intérieur, et l'art l'expression d'une sensibilité
davantage qu'une interprétation du réel, il restera encore l'affirmation d'un
moi. Un jour le traceur d'images et le créateur de formes diront Je, et finiront
par ne plus dire que cela. Mais ni l'art ni la poésie sacrée ou épique des
civilisations préclassiques ne décrivent des types : ils dressent des prototypes. Il
n'y a pas dans le Rig Veda un seul hymne à un dieu personnalisé, mais des
invocations génériques. Il n'y a pas un visage, mais des forces : le Dieu
primordial, « celui qui donne souffle et vigueur, le géniteur de la Terre qui
engendra le Ciel et créa les grandes, les scintillantes Eaux » – la Terre, « mère des
plantes, immuable et vaste Terre que maintient la Loi, puissions-nous marcher le
long d'elle toujours ». Les hymnes de Sumer, de Babylone, d'Uruk s'élèvent vers
Ishtar, la Déesse d'avant toute chose, vers le « dieu inconnu » qui apparaît pour
la première fois dans un hymne babylonien, vers Anou, le créateur akkadien,
mais il faudra traverser encore plus de trois mille ans pour que les prières des
hommes, ou leur révérence, aillent vers des dieux qui ont une biographie et
vers des statues qui aient un visage particulier. Même lorsque les cités vont
s'organiser en classes, avant d'être quelqu'un le monarque est quelque chose. Il
est une fonction plutôt qu'une personne, et l'épopée de Gilgamesh comme les
épopées des trois âges héroïques indo-européens célèbrent des héros dont S.N.
Kramer dit très justement qu'ils sont « presque dépourvus d'individualité » ; il
faudra attendre Homère pour que les héros ne soient plus des statues mais des
hommes de chair, et pour que les statues soient presque des portraits et non
plus seulement des emblèmes.
Qu'on adopte pour définir les grandes articulations de l'histoire sociale le
passage d'une technique dominante à une autre, et qu'on parle de l'âge de la
pierre, puis de l'âge du bronze, ou bien qu'on préfère mettre l'accent sur le
passage de l'économie agraire des villages à l'économie de marché des cités, ou
qu'on choisisse enfin la révolution de l'écriture comme le repère qui va
modifier profondément les relations des hommes, l'art continue, comme
l'esprit religieux qu'il exprime, à être l'incarnation du général et l'affirmation
du générique.
Si l'on prend l'exemple de civilisations que séparent des milliers de
kilomètres et d'océans, qui s'inscrivent dans des chronologies sans parallélisme,
et d'arts qui ne correspondent sans doute pas à des religions tout à fait
comparables, si l'on passe de la mer Égée et de la Méditerranée à la mer du
Japon, nous restons cependant face à face avec des dieux qui pendant plusieurs
millénaires ont justement pour caractéristique d'être des Figures, et dont le
visage est plus une présence d'être que la présence d'an être. Les idoles de
marbre des Cyclades, où les symboles expressifs de la Déesse Mère du
néolithique deviennent allusion murmurée à la femme sacrée, ont la rigueur
paisible d'une présence essentielle. Si la géométrie ici gouverne les formes
heureuses de la fécondité, du désir et du sexe, c'est pour les contenir et non les
accentuer. Mais à Minos, à Mycènes, en Sardaigne, en Syrie ou à Chypre, en
Crète ou en Argos, l'esprit des figures va rester identique jusqu'au VIe siècle :
c'est d'abord qu'elles n'auront pas de figure. Le sexe des idoles cycladiennes est
un triangle, mais leur visage est une allusion. Quand soudain surgit ce qui
ressemble pour nous à un portrait, quand sur la muraille de Cnossos apparaît
non plus une divinité, mais une suivante ou une princesse, nous partageons la
stupeur d'Évans, et cette créature est « ramenée à nous » : nous la surnommons
naïvement la Parisienne. La « Déesse aux Serpents » a un regard : il semble que
ce soit comme par inadvertance. Le jour n'est pas venu où Dieu se fera
homme, où l'empreinte d'un visage s'inscrira sur le voile de Véronique, auquel
les artistes chercheront à faire ressembler leur création. Les dieux des origines
n'ont pas de traits, ils ont une signification : l'Être, non des êtres.
De même au Japon, entre les divinités et les figures funéraires néolithiques
Jômonshiki et Yayoishiki, environ trois mille ans avant notre ère, et les
statuettes Haniwa, entre le IVe et le VIe siècle de notre ère, il y a moins de
différence qu'entre les plus récentes de ces figures et les premières œuvres de la
statuaire bouddhique. Les dieux du Japon préhistorique et protohistorique sont
comme les divinités des Cyclades ou de la Crète minoenne, des esprits qui
prennent forme. Mais les premiers Bouddhas, comme les premiers Christs,
seront un homme fait Dieu, même si Bouddha refuse de l'être, et un Dieu fait
homme, même si Jésus n'est qu'un prédicant post-essénien.
La grande tête cycladienne du Musée du Louvre, grande dans ses
proportions et le sentiment qu'elle impose bien plus qu'en elle-même,
puisqu'elle mesure 35 centimètres – et la tête de « démone » de pierre trouvée à
Ibaragi, au Musée National de Tokyo, n'ont en commun ni le style, ni le
matériau, ni très probablement le système de références mythologiques ou la
fonction sacrée. La divinité d'Amorgos est une de ces œuvres pour lesquelles on
inventera, quatre mille ans plus tard, le terme de cubiste. Elle se construit
verticalement avec les masses impérieures et élémentaires d'un visage réduit à
un tronc de cône, d'un nez résumé en une demi-pyramide effilée. La divinité
de Tachinaba, même si l'on tient compte de l'érosion des siècles, est d'abord la
rondeur d'une sphère allongée, le trou du regard absent ; elle est à son frère
lointain d'Amargos ce qu'une statue de Laurens est à une statue de Lipschitz.
Mais si nous sommes en présence de deux façons différentes de construire une
forme, de deux continents, de deux cultures et de deux styles, nous devinons
une même volonté de la part des deux artistes inconnus : ils respectaient trop
leurs dieux pour en faire des « hommes comme nous ». Dans le même musée
de Tokyo où se trouve le « monstre » humain d'Ibaragi, on trouve aussi le
Shaka Nyorai de l'époque Asuka (VIIe siècle), une des plus anciennes statues
bouddhiques connues : c'est déjà la perfection d'un homme et non plus
l'élémentarité d'un principe. De même, deux siècles à peine séparent l'Apollon
dédalique de Manticlos du Musée de Boston et l'Athena dite communément
« mélancolique », qui repose son front sur sa lance au Musée de l'Acropole.
Nous sommes passés ici de l'idole à la statuaire, du principe à l'accident, et de
l'universalité élémentaire à la psychologie individuelle. Les dieux premiers ne
nous demandent pas de nous identifier à eux, de nous « mettre à leur place ».
Ils sont d'ailleurs, de cet ailleurs qui est notre berceau, notre matrice et notre
nuit vitale.
La question qu'il faut poser aux hommes qui essayèrent les premiers d'être
hommes, ce n'est pas seulement : « De quels outils disposiez-vous ? De quelles
nourritures vous restauriez-vous ? De quels astres connaissiez-vous l'orbe ? »
Les hommes qui en Mésopotamie bâtirent Ur, Érech, Éridu et Lagash
possédaient le cuivre, le navire à voiles, la roue, l'écriture et le char à bœufs.
Ceux qui en Amérique centrale bâtirent les premiers centres culturels et
politiques de Tlatilco, d'Oaxaca, de Teotihuacan ou de Cuicuilco ne
possédaient aucun outil de métal, ni de bêtes de somme ou de trait, et
ignoraient la roue. Mais les statuettes de Tlatilco et les figurines Jômon, les
idoles des Cyclades et les statues sumériennes d'Obeid, œuvres d'artistes soi-
disant « maladroits », ne sont pas définies par un état de la technique ou un
niveau social. Elles nous renvoient toutes, dans la diversité plastique et la
différence des matériaux, à un état d'esprit, à une sagesse commune, celle des
peuples pour qui l'homme est associé à un destin commun avant d'avoir une
biographie particulière, et appartient à une espèce avant d'être un individu.
7

Entre 4000 et 2500 avant notre ère apparaissent l'usage des métaux, la
constitution des cités, la fondation de clergés, l'établissement des monarchies
héréditaires, puis l'invention des écritures.
Là encore, première des âges premiers : la Mésopotamie. Vers 4000-3500 en
Iran et Haute-Mésopotamie, Sumer, avant le grand déluge, connaît le cuivre et
la céramique polychrome à l'époque d'Obeid, le temple, la sculpture sur pierre
et le pictogramme à l'époque d'Ourouk, les temples, les palais, le droit, le char
et le calcul à l'époque de Djemdet Nasr.
L'Égypte a déjà vers 3200 une grande civilisation, Nagada, une capitale,
Héliopolis, sa première grande dynastie (vers 2850). La vallée de l'Indus
connaît vers 2500 la civilisation d'Harappa. Les pays d'Asie Mineure et du
Proche-Orient, Anatolie, Syrie, Liban jouent le rôle d'intermédiaires et de
marchands. A partir de la Mésopotamie, toute l'Asie Mineure et l'Égée se
développent : c'est la civilisation minoenne en Crète (de 2600 à 1400 environ),
celle de Troie (dès 2300), celle des Cyclades (de 2000 à 1000), celle de
l'Hellade (de 2500 à 1100), notamment Mycènes (apparaissant vers 1600). En
Europe, entre 2500 et 2000 environ, se répand la civilisation mégalithique des
dolmens. En Chine, la grande civilisation du bronze Chang semble plus
tardive, succédant vers 1500 à la civilisation néolithique de Yang-chao, et à la
civilisation Hia. Celle-ci est à peu de chose près contemporaine de la nouvelle
civilisation qui se développe après Sumer en Mésopotamie, où Hammourabi a
rétabli l'unité un moment rompue, et imposé la domination de Babylone.
On a parlé, et l'on a eu raison, de révolution néolithique. On parle aussi de
révolution urbaine. Mais le néolithique est une mutation qualitative, l'âge du
métal et des villes une augmentation qualitative : l'art de ces millénaires, c'est
l'art néolithique, c'est-à-dire encore et toujours la céramique, la cuisson de
statuettes d'argile, plus l'architecture religieuse et dynastique, la grande
statuaire, etc. C'est l'économie agraire, plus l'économie urbaine des marchés.
L'humanité commence à capitaliser ses acquisitions.
Le monde un, ce que Valéry appelle « le temps du monde fini » nous apparaît
comme une réalisation de la vapeur, du moteur et de l'atome. Mais quand on
cherche à embrasser d'un seul regard l'extraordinaire explosion de l'humanité
néolithique, on constate que ce n'est pas seulement l'âge où l'homme fend la
terre avec la première araire, mais aussi celui où il fend la mer avec les
premières barques à rames, puis les premiers navires à voiles. L'animal de bât,
puis de trait va venir. Les civilisations qui nous apparaissent d'abord comme
absolument closes et refermées sur elles-mêmes, nous découvrons bientôt
qu'elles ont rencontré et connu leurs contemporaines, s'en sont nourries. Les
plus anciennes fresques pré-néolithiques que nous connaissions actuellement,
celles du Tassili, au cœur du Sahara, qu'on situe approximativement à huit
millénaires avant notre ère, sont sans doute l'art d'un peuple de chasseurs, puis
de pasteurs, qui vit en circuit fermé. Mais bientôt nous retrouvons sur les
rochers du Hoggar le témoignage indéniable d'échanges avec l'Égypte, et
l'apparition de déesses à têtes d'oiseaux. Cette écriture par le dessin, qui est la
tendance profonde de l'homme néolithique, n'est jamais l'invention tout à fait
solitaire de peuples tout à fait reclus et reclos. La caravane et la flottille ne nous
laissent pas de traces de leur itinéraire mais des vestiges de leur chargement ou
de leur cargaison. Si déjà au paléolithique les outils de pierre des Égyptiens, des
Libyens et des Palestiniens démontrent que les pistes entre ces peuples étaient
sillonnées de voyageurs, le mouvement qui va irradier, par voie de terre et voie
de mer, la civilisation néolithique puis celle du bronze de la Babylonie et de
l'Égypte vers la Palestine, la Syrie, l'Asie Mineure, la Crète, ne va plus s'arrêter.
Immigrations, guerres, commerce vont tisser des liens de plus en plus étroits.
L'histoire ne sera plus jamais ce qui arrive aux uns, et qu'ignorent les autres.
L'Inde reçoit de Babylone et de la Grèce le plan de ses cités, la Chine reçoit de
l'Europe de l'Est et de l'Iran sa céramique peinte. Nous savons de nos jours que
l'intuition d'Alexandre von Humboldt était juste, qui était persuadé de
l'origine asiatique des civilisations maya et péruvienne. Origine, est-ce le mot
juste ? Échanges, osmoses, confrontations, action réciproque rendent compte
plus exactement du phénomène. Diffusionnisme et évolutionnisme sont deux
éclairages de la même vérité. La fameuse Elementargedanke des historiens
allemands, « l'unité psychique humaine », est indéniable. Mais comment nier
que Robert Heine-Geldern ait raison contre Toynbee, quand il constate que
« les murs invisibles dont les spécialistes avaient entouré autrefois l'Égypte, la Grèce,
la Chine, etc., se sont écroulés l'un après l'autre ». Est-ce une coïncidence due à la
seule unité profonde de l'esprit humain si les vases de marbre du Honduras
sont si proches des vases chinois de la dynastie Tcheou ? Si les statuettes
japonaises Jômon sont les sœurs des statuettes américaines de Tlatilco ? Si la
céramique grise néolithique apparaît presque simultanément en Chine, en Iran
ou au Turkestan ? Si l'on retrouve au Japon et auprès du lac Baïkal la même
hache à tenon ?
Ainsi, la civilisation et l'art qui sont apparus longtemps comme la forme la
plus simplifiée et la plus autonome, la plus géographiquement limitée de
l'histoire, les grands vestiges mégalithiques qui ont leurs acropoles en pays
celte, de Carnac à Stonehenge, du Morbihan en Angleterre, apparaissent
désormais, à la lumière de soixante années de fouilles et de recherches, comme
un style d'architecture sacrée étroitement lié aux déplacements d'hommes qui
étaient à la fois des marins, des métallurgistes et des missionnaires, et qu'André
Varagnac a nommés « les Argonautes de l'Occident ».
La fructification des semences est la loi de tous, la Déesse Mère embrasse
dans son sein fécond tous ceux qui vivent. La transformation des minerais est
le secret de quelques-uns. Le paysan est le frère de tous les paysans. Le forgeron
est à l'écart et au-dessus de la collectivité qu'il sert. Il détient un pouvoir
privilégié, il est l'initié à un mystère. La magie élémentaire est celle des
éléments : la fertilité de la terre, la reproduction des troupeaux, le pouvoir que
le désir ou la volonté, les forces intérieures de projection et de répulsion
assurent à l'homme sur ses semblables. Mais l'opération magique qui transmue
le caillou en métal et le métal en outil est déjà d'un autre ordre. Le premier
cultivateur est le premier ingénieur agronome, tandis que le premier forgeron
est le premier alchimiste. Il est aussi le premier spécialiste : celui qui sait un
secret que les autres ignorent, celui qui se consacre à une tâche que les autres
respectent. Nous ne pouvons définir un art ni une civilisation, par la seule
maîtrise de la métallurgie. En 1492, les Maya en sont encore à l'âge de pierre.
« Ils ne sauraient pour autant, constate Robert Lowie, être placés au-dessous des
Aztèques. » L'Afrique noire connaîtra le bronze et le fer avant de connaître la
construction en pierre, l'écriture, la houe, la roue. En Mésopotamie, l'âge du
bronze débute au troisième millénaire avant notre ère, au Pérou
entre 500 et 1000 de notre ère, en Amérique centrale cinq cents ans plus tard.
Mais si la possession du secret des métamorphoses du minerai ne suffit pas à
« classer » un peuple dans l'incertaine hiérarchie des cultures, elle développe en
général, dans l'esprit de ceux qui l'ont conquis, une vision de l'univers
sensiblement différente, et sur le plan des échanges crée des courants
commerciaux nouveaux. Si le potier est la plupart du temps un sédentaire, qui
exporte souvent ses produits mais non pas sa main-d'œuvre, le forgeron, lui, est
souvent un itinérant, un vagabond. « Le rétameur des campagnes d'Europe, dit
Gordon Childe, est un survivant de ce système. »
Les forgerons de l'âge de bronze vont parcourir l'Europe à partir de l'Égée et
de l'Anatolie avec leur enclume, leurs outils et leur maîtrise des métaux et du
feu. Ils apportent leurs secrets de fabrication et leurs produits manufacturés à
travers l'Espagne, le Portugal, la France, l'Italie, la Sicile, la Sardaigne,
l'Angleterre, l'Autriche et l'Allemagne, le Caucase et les Balkans. En exportant
leurs poteries campaniformes, leurs haches, leurs herminettes et leurs armes, ils
vont faire se lever partout où ils passeront les tumulus et les menhirs, les
mystérieuses moissons pétrifiées de la lande. Les trafiquants de l'étain extrait
des mines de ce pays d'Orient, que Diodore nomme la terre des Cassitérides,
d'un nom sumérien, vont, en suivant la grande voie commerciale vers le nord,
faire fructifier la grande levée des « pierres du Diable » du légendaire médiéval
d'Occident. Au pied de ces monuments celtiques et germains, les fouilles
feront surgir un jour des perles égyptiennes et des poignards mycéniens. A
deux reprises, dans le cours de l'histoire, les pays celtes vont s'approprier,
assimiler et « élémentariser » des styles et des croyances venus d'ailleurs. Les
statues-menhirs des Maurels dans la Lozère, et des Vidals dans le Tarn, sont
aux statues des divinités venues d'Asie Mineure ce que les monnaies gauloises
seront aux prototypes romains. La statue-menhir de Saint-Sernin, dans
l'Aveyron, est aux statues néolithiques de la Déesse Mère ce que les monnaies
celtibères ou armoricaines seront aux statères macédoniennes, de même que les
idoles plates de la péninsule Ibérique reproduiront, en les schématisant encore,
les idoles en violon des Cyclades et de la Mésopotamie.
Nécropoles ou lieux cultuels, les dolmens et les menhirs de l'Europe
« barbare » sont à notre passé ce que les grandes sépultures thinites et les
monuments abydéniens sont aux origines de l'Égypte. Carnac, Stonehenge
survivent dans les landes de Bretagne ou de Salisbury comme la pétrification
millénaire d'une silencieuse certitude cosmique. Leurs gigantesques pierres,
érigées dans un ordre que nous ne pouvons plus déchiffrer mais dont nous
subissons l'impérieuse exigence, suggèrent au passant ce qu'ils imposèrent au
fidèle, l'affirmation d'un acquiescement solennel à la vie malgré la présence à
leur pied de la tombe des morts. Comme on a pu supputer dans l'organisation
du temple égyptien l'existence d'un dessein astronomico-cosmique, on a pu,
sans certitude mais sans ridicule, tenter de pénétrer le sens solaire et les rythmes
planétaires, dont le Cromlech de Stonehenge, cadran solaire des colosses, serait
l'astrolabe ou le sextant géants.
La voie commerciale du métal et la voie sacrée des tumulus et des mégalithes
nous conduisent vers la grande steppe danubienne où les courants venus de
l'Ouest vont rencontrer ceux qui viennent de l'Orient. Le cavalier scythe des
plaines du Kouban et de la Russie du Sud a reçu de tous les vents et donné à
tous vents. Il a pris à la Chine et à l'Europe, à la Grèce et à la Perse, enseigné
aux Vikings et à l'Irlande. Leurs ornements de cuir et de feutre découpés sont
les ombres siamoises des découpages chinois de papier dont l'art se perpétue
encore dans les campagnes chinoises. Leur mythologie et leur bestiaire sont
ceux des grandes civilisations d'Asie Mineure, et ils affrontent la Grande
Déesse aux bêtes menaçantes comme le Proche-Orient Gilgamesh aux fauves
des ténèbres. Ils sont capables de l'extrême et sinueux baroquisme de bijoux
d'or dont le modern style retrouvera seul les contours à la fois très compliqués
et très purs, et d'objets d'une austérité taciturne, têtes d'animaux coulées dans
le bronze ou taillées dans l'os. L'Orient du repli et du foisonnement
voluptueux des formes, de la volute et de la spirale, du dragon serpentin et de
l'idéogramme complexe, et celui du dépouillement, de la forme si nue que
d'autant plus suggestive, s'unissent dans l'art scythe, cette rose des sables, cette
orchidée des steppes.
8

La horde paléolithique tend au village néolithique, le village à la cité, la cité


à l'empire. Un millénaire et demi avant notre ère, malgré les tendances
centripètes des féodalités qui se constituent à l'ombre des monarchies, malgré
ou à cause des invasions et des guerres de domination, le monde évolue vers la
constitution de grands ensembles monarchiques. En Égypte, Aménophis Ier
élargit les frontières de l'empire. En Mésopotamie, Samsi-Adad III étend son
pouvoir jusqu'en Cappadoce. Dans le Proche-Orient l'empire hittite s'organise.
En Égée le royaume maritime de Minos contrôle ou influence un territoire
énorme, de Iasylos à la Grèce centrale. En Chine, la dynastie Chang tend déjà à
dépasser le proto-féodalisme primitif dans une société qui va bientôt parvenir à
l'âge du bronze. Partout l'écriture va devenir l'expression de la foi et
l'instrument du pouvoir, les tablettes portant aux marches des empires les
décrets du monarque et les ordres de ses ministres. Partout l'art, qui imposait,
et continuera d'imposer la fascination du divin, va transmettre aussi l'imagerie
d'un pouvoir temporel. Le sculpteur et le peintre étaient les serviteurs du
spirituel, ils vont devenir par surcroît les propagandistes du charnel, du visage
prépondérant de la nouvelle société des hommes : le portrait du roi, du
pharaon et de l'empereur. Dans l'Amérique précolombienne, c'est aussi aux
alentours de 1500 que l'on constate l'apparition des premières grandes
civilisations (Zacatenco-Copilco) mais la constitution des grands empires sera
dans ce cas infiniment plus tardive.
Les statues depuis des millénaires étaient la plupart du temps la projection
d'un immortel dans le temps. Elles vont devenir la projection d'un mortel dans
l'éternité. La vie dans l'art, ce qu'on appelle naïvement la ressemblance, naît de
la mort, et du défi que lui lance cette magie-mort, l'image sculptée ou peinte.
Un artiste égyptien de la XIIe dynastie, dans le texte d'une stèle du Louvre,
révèle les ressources de sa science et les mérites de son art. Ce qu'il dit doit
valoir pour d'autres civilisations que la sienne, partout où l'artiste est devenu à
la fois le serviteur des dieux, l'employé du roi, le détenteur d'une sagesse et le
fonctionnaire d'un passage vers l'au-delà, mage et faiseur d'image : « Je connais
le secret des paroles des dieux, le cérémonial des fêtes et toute magie. Je les utilise
sans que rien ne m'en échappe. Je sais l'allure de l'homme, la démarche de la
femme, l'attitude courbée de celui qui est frappé. Je sais faire qu'un œil regarde
l'autre. » Même si le propos d'un artiste de l'aurore des grands empires n'est
jamais de retrouver ce que voit le regard subjectif mais de restituer, par les
conventions de la perspective rabattue latérale, et de ce que Julius Lange a
nommé inexactement « la loi de frontalité », la totalité de ce qu'il sait sur son
modèle, par la mémoire, l'analyse et l'expérience, l'art n'est déjà plus tout
entier une allusion abstraite à l'invisible, puisqu'il est une référence concrète au
monarque visible et à ses serviteurs, échansons égyptiens, danseuses Tang,
l'immense peuple éternellement servile des métropoles royales, le peuple qui
doit survivre dans les tombeaux avec le souverain pour le servir encore au-delà
de cette vie.
Le village devient bourg, le marché périodique devient bazar ou quartier des
marchands, la terre donne un surplus, l'autel rustique devient temple, le sorcier
ou le chaman deviennent un clergé, l'Ancien devient Roi, le bourg devient
ville. On a nommé tour à tour cette mutation de la société humaine en la
définissant par les matériaux dominés, l'âge du bronze ou l'âge du fer, par la
concentration réalisée, l'âge de la civilisation urbaine, par la découverte d'une
transmission codée de l'information, l'âge de l'écriture. Quand on la considère
du point de vue des œuvres d'art qui lui correspondent, on serait tenté de
nommer la grande étape franchie entre le troisième et le second millénaire en
Mésopotamie, plus ou moins tard ailleurs : l'Age du Nombre. Ici la foule fait
son entrée. La masse des hommes devient pour la première fois un des sujets de
l'œuvre d'art.
Sur les parois rocheuses du néolithique, nous avions entrevu la tribu, le
fourmillement des chasseurs schématiques et des pasteurs abstraits de Val
Camonica, en Italie, les danseurs rituels de Cueva Remigia, en Espagne, la
myriade d'archers de la grotte des Dogues, également en Espagne, ou les
cavaliers des peintures pariétales d'Afrique du Sud. Mais l'art nous restituait
essentiellement non point les images des adorants, mais celle de l'Adorée. La
Grande Déesse, son Époux Sacré, les démons et les génies, ce sont eux qui
surgissent d'abord des couches de fouilles les plus anciennes. S'il est une
assemblée, c'est seulement celle des dieux, du couple générique de la
hiérogamie primitive à la triade originelle, du premier triumvirat sacré aux
premiers panthéons.
Quand la ville commence à se constituer, l'œuvre d'art reste religieuse, mais
elle s'ouvre cependant peu à peu à ceux qui célèbrent cette religion et ne
s'adresse plus uniquement aux Êtres qu'elle révère et qu'elle honore. Le cortège
des fidèles fait son apparition dans la représentation sacrée. La procession des
prêtres s'écoule au pied des dieux.
Ces dieux, et la Déesse première, avaient un visage. Ils ont désormais pour
nous aussi une voix. Celle qui prend tour à tour, en Mésopotamie, le nom
d'Innin à Uruk, de Nanshe à Lagash, d'Ishtar à Babylone, celle qu'Akkad
désigne par les mots de Bêlet ilé, la Maîtresse des Dieux, « la matrice qui crée les
destins », celle qui se nommera Isis en Égypte, Coatlicue ou Chicomecoalt chez
les Aztèques, et Marie Mère de Dieu chez les chrétiens. Les tablettes de Nippur
nous révèlent qu'elle n'était pas seulement le symbole d'une fécondité mais
aussi l'expression d'une exigence. Elle est
Celle qui connaît l'oppression de l'homme par l'homme
Elle est la reine qui attire le réfugié en son giron
Et qui trouve un abri pour le faible (celle qui vient)
Pour consoler l'orphelin, faire qu'il n'y ait plus de veuve,
Pour préparer un lieu où seront détruits les puissants,
Pour livrer les puissants aux faibles
Nanshe scrute le cœur des gens.

Les dieux n'assument plus seulement une fonction organique d'abondance


et de vie, ils accomplissent déjà une fonction sociale : la religion est désormais
cette projection inversée de l'ordre humain, cet autre monde meilleur que notre
monde, plus juste, où les derniers de la cité terrestre seront devenus les
premiers de la cité spirituelle, où la miséricorde s'oppose au courroux, la
charité au pouvoir, la compassion de la Mère divine à la rigueur du Père et Roi.
Les hommes ont d'abord sculpté et peint leurs dieux, puis ils se sont
représentés en train de sacrifier à leurs dieux. André Parrot souligne à juste titre
l'importance considérable du grand vase d'albâtre sumérien du Musée de
Bagdad, découvert à Warka, et qui date des environs de l'an 3000 avant notre
ère. La déesse ici est invisible, vers qui cheminent les célébrants, portant les
offrandes du sacrifice, jarres d'huile, corbeilles de fruits, béliers. Innin n'est
présente que par les deux gerbes nouées qui sont l'emblème de son pouvoir,
comme les deux épis de maïs étaient, dans le Mexique central, celui de la déesse
des moissons, la « sœur du dieu des pluies », la souveraine des floraisons. La
déesse est cachée, mais la présence des hommes est celle d'un geste et d'un don,
elle n'est pas celle d'individus. Les quinze donateurs qui avancent aux flancs du
vase rituel ne se différencient que par ce qu'ils portent, ou par leur vêtement
quand il s'agit de celui qu'on suppose être le grand prêtre, mais non par leur
expression, leurs traits ou leur silhouette. Ce grand cortège qui est en train de
pénétrer dans l'histoire et dans l'art, ce chœur qui va dérouler la frise de ses
choreutes au flanc des vases d'Uruk et le long des cylindres de Mari, sur la
mosaïque de matières précieuses incrustées qui constitue ce qu'on a nommé
« l'étendard » d'Ur du British Museum, c'est la répétition de figures qui sont le
symbole d'une fonction, d'un office ou d'un hommage, mais jamais
l'expression d'un être particulier. Les « adorants » que Frankfort exhume à Tell
Asmar semblent des masques de tragédie dans la posture de la prière, non des
êtres humains caractérisés et individualisés. Nous connaissons par les tablettes
sumériennes le nom des rois et des princes-pontifes, les ishakkus, nous
entendons parler d'Urukagina et de Shu-Sin, mais le sculpteur sumérien ne
cherche pas à nous dire qui ils étaient. Ils n'ont pas un type, un âge, un destin
personnel, inscrit dans la chair : ce sont des archétypes, et non des personnes,
des représentants de tous, et non des caractères privés. Il n'est pas toujours vrai
que l'homme ait créé ses dieux à son image, puisqu'il leur a si souvent donné le
visage du lion, du taureau ou du faucon, quand il n'inscrivait pas leur présence
par un signe abstrait dans la pierre ou dans l'os. Mais il est vrai que les hommes
ont d'abord représenté les hommes selon l'image qu'ils se formaient des dieux :
impassibles et indifférenciés, majestueux et génériques, accomplissant quelque
chose avant d'être quelqu'un. Dans la mesure où le monarque temporel va
assumer le pouvoir spirituel, et sinon se confondre avec les dieux, du moins se
présenter comme leur mandataire et leur légat, les fonctionnaires, les soldats,
les conseillers et les courtisans qui seront représentés à sa suite sur les stèles, les
bas-reliefs et les fresques n'auront pas davantage d'individualité que les
officiants du sacrifice et les orants du Dieu. Sur la stèle des Vautours du Roi
Eannatum de Lagash, les lanciers n'ont qu'un seul visage, comme ils n'ont
qu'une seule lance, et un seul corps, comme ils n'ont qu'un seul casque.
Ce qu'on a défini comme les canons des arts premiers, ce rapport invariable
des proportions du corps dans un même style, qui inscrit le personnage
sumérien dans un type constant et trapu, presque aussi large que haut dans la
statuaire, rectangulaire dans les bas-reliefs, qui « découpe » l'anatomie
égyptienne dans les vingt et une parties un quart décrites par Diodore, qui
allonge la silhouette de la statuaire égéenne et sarde, qui mesurera dans la
statuaire grecque le corps humain selon le module défini par Polyclite, ce chiffre
des proportions de la représentation humaine correspond non seulement à une
volonté esthétique mais aussi à une conception éthique : l'homme n'est ici que
ce vers quoi il tend, le miroir du dieu ou le servant du monarque, le fidèle ou le
sujet. Lorsque deux millénaires et demi plus tard, à Persépolis, sur les Propylées
de Xerxès, le Roi des Rois va faire se dérouler la procession géante des peuples
qu'il domine, des notables qu'il commande et des guerriers qu'il conduit,
l'immense cortège déploie son faste dans l'austère monotonie des profils
identiques. La loi de frontalité qui assujettit aussi bien les pleureuses et les
paysans, les danseuses et les porteuses d'offrandes des frises funéraires des
nécropoles d'Égypte et les musiciennes, les danseuses et les serviteurs des
minoennes de Hagia Triada ou de Cnossos, est le symbole de cet effacement de
l'individu devant les rapports cosmiques ou collectifs. Il y a moins de distance
entre le graffiti qui inscrit un homme sur la muraille de Lascaux et le défilé des
guerriers ou des cavaliers sur une amphore attique du VIe siècle, qu'entre celui-
ci et la Reddition de Bréda de Vélasquez. Les chasseurs abstraits des grottes du
paléolithique, les figures idéographiques signifiant l'espèce homme dans les
peintures rupestres néolithiques ou les céramiques géométriques, les figurines
de terre cuite des tombes chinoises de la dynastie Han, où la forme humaine
est réduite à un paraphe d'argile et les pleureuses à un point d'exclamation
géométrisé, les grandes processions de captifs, de fidèles et de dignitaires qui
vont dérouler leurs fastes cérémoniels sur les propylées de Mésopotamie et les
métopes des temples doriques appartiennent, malgré l'inflexion que chaque
peuple donne à la même note fondamentale, au même univers : ici l'homme
est défini par ce à quoi il est relié, par l'état de la religion ou la religion de
l'État. Un jour, les scribes auront un visage, des rides, une verrue, un jour les
guerriers auront une trogne ou une cicatrice, les yeux humains auront chacun
leur couleur et leur mystère, les bouches humaines leur amertume ou leur
sensualité. Un jour viendra où, à la monodie des origines, succédera la
polyphonie des pluralités. Le scribe sumérien est un rouage du monde. Le vieil
écrivain de Rembrandt sera un monde à soi seul.
9

Que l'Homme Modèle, celui que Racine peignait tel qu'il est et Corneille tel
qu'il devrait être, ne soit qu'un choix de l'esprit parmi tous les modèles
d'hommes que nous proposent l'histoire et la géographie, Montaigne en avait
eu l'intuition, le Siècle des Lumières la certitude et le XIXe siècle la preuve. Mais
jusqu'à, disons, Schliemann en archéologie et Malinowski en ethnographie, la
bibliothèque et le musée, ces temples humanistes, offrent à l'homme occidental
le miroir magnifiant de son projet classique. La littérature possédait son enfer
et ses excentriques, l'art ses grotesques et ses magots, mais ils s'inscrivaient dans
la marge de ce qui était la norme et l'exemplaire : c'est par opposition à
l'Apollon et à la Vénus que l'amateur consentait de s'amuser du caprice ou de
la bambochade, c'est par rapport au héros et à l'honnête homme que le lecteur
acceptait de déroger ou de se divertir en se commettant avec les excentriques
du roman bourgeois ou picaresque. Il y avait une loi, donc des hors-la-loi. L'art
de la morale, c'est-à-dire l'esthétique et l'éthique, avaient leurs musées et leurs
répertoires, où n'entrait pas ce qui était du domaine des sciences : Praxitèle et
Poussin au Louvre, mais le squelette de plésiosaure et le cristal de quartz au
Muséum, la première machine à vapeur et la première chambre noire aux Arts
et Métiers, la statuette paléolithique ou l'idole des Cyclades au Musée de
Préhistoire et le masque Baga ou Bakota au Musée des « colonies ». L'art était
l'empire du général, mais le minéral, l'objet minoen ou l'idole africaine étaient
le domaine du spécialiste. Un dieu néolithique ou un dieu noir étaient alors
objets de récri ou d'effroi pour les collectionneurs « d'art » et d'intérêt
technique pour les savants : les sociologues leur demandaient de les aider à
comprendre des structures et des institutions, les psychologues des états
mentaux subnormaux ou paranormaux, les physiologistes et les médecins de les
aider à élucider le problème des races. Avant d'être a thing of beauty, l'objet
primitif (Littré : « dénotant une trop grande simplicité ») ou exotique (hors du
« naturel du pays ») furent des documents scientifiques pour l'historien ou
l'ethnologue, et à la rigueur des curiosités pour les non-initiés. Même si
l'homme des musées n'est plus cet archétype soumis aux canons rigoureux
d'une mesure métrique des proportions, et de la mesure morale, du « rien de
trop », de ce souverain de soi que la statuaire, la peinture et la pensée classique
nous offraient comme un idéal, même si le spectateur occidental acceptait les
exceptions à la règle du beau, et cette laideur sublime dont Rembrandt,
Vélasquez ou Goya lui donnaient l'image, l'homme des musées n'était pas le
même que celui du Musée de l'Homme. Un démon de Bosch était de l'art, un
démon Sepik ou la Vénus de Lespugue étaient un document. Si désormais
nous sommes capables de nous laisser séduire ou fasciner par des œuvres qui, il
y a à peine un demi-siècle, étaient des documents pour la science mais non un
plaisir pour les yeux, cette approche nouvelle des arts premiers et primitifs
s'inscrit dans le mouvement général des valeurs depuis environ soixante ans. Il
s'est opéré un déplacement des centres d'intérêts vitaux qui n'affecte pas
seulement le goût, les catégories du beau, du plaisir ou de l'excitation des yeux.
Nous ne nous sommes pas mis à trouver belles les œuvres archaïques ou
primitives comme des dilettantes blasés se mettent à trouver joli ce qui est
nouveau ou différent, mais parce que nous acceptons tous, plus ou moins
consciemment, qu'il n'y ait plus une vérité, mais des vérités. Nous demandons
à l'œuvre d'art d'exprimer la vérité d'un être, d'un peuple, d'une situation
humaine. Nous savons que la vérité d'un homme premier soumis à la nécessité
n'est pas la vérité d'un « civilisé » affronté à sa liberté, que celui pour qui une
statue est un exorcisme, une défense contre l'angoisse ou un recours contre la
mort n'exprime pas en la sculptant la même vérité que celui pour qui elle est
l'exaltation d'une harmonie ou l'affirmation d'une victoire. Les premiers
missionnaires, qui brûlaient les « idoles » des mécréants, et les primitifs qui
cherchaient à faire échapper leurs dieux à la destruction, avaient somme toute
le même point de vue sur ces œuvres. Pour les uns et les autres, l'art sacré
africain ou océanien était un art engagé : engagé dans le diable pour les bons
Pères, engagé dans le salut de la tribu pour les « indigènes ». Mais nous savons
mieux, maintenant, que tout être humain est à la fois diable et dieu, angoisse et
sérénité, que l'idole des Cyclades ou le démon Jômon et le masque pacifié du
Bouddha de Phnom Penh, que le tragique visage Maya qui semble le masque
mortuaire d'une souffrance ayant pris corps, et le doux visage lisse de la jeune
fille de Petrus Christus expriment tous des vérités intérieures contradictoires,
alternées, mais dont chaque homme a fait l'expérience. On ne peut pas dire
qu'un Christ roman est plus beau qu'un visage révulsé de Goya, que le masque
Dogon du Mali est moins beau que le sourire d'une Kouan-Yei de la dynastie
Song : il nous arrive d'être tour à tour envahis par la panique ou baignés par
l'harmonie, terrorisés ou réconciliés. Ce qui en nous est touché par des œuvres
si différentes, et qui peut acquiescer à leur présence, c'est le sentiment d'une
expression vraie. L'homme est bien davantage que les modèles de sainteté,
d'héroïsme ou de beauté qu'il s'est assignés dans le cours du temps – bien
davantage et autre chose. L'art c'est tout ce qui est vrai, tout ce qui est
l'expression d'une vérité intérieure. Si nous acceptons de prêter aussi l'oreille au
primitif qui est tapi ou surgit en dedans de nous, nous sentons qu'un masque
Batéké est aussi exact qu'un portrait de Renoir. L'expression juste en art est
tout.
Mais une vérité profonde intérieure peut aussi bien caractériser l'imagerie
sulpicienne que Giotto, le médiocre « fétiche » que le chef-d'œuvre de Sumer.
Il ne suffit pas en art de sentir vrai et de s'exprimer sincèrement : ce n'est pas
forcément avec les bons sentiments qu'on fait les bons tableaux, ni avec les
terreurs sacrées qu'on fait les divinités fascinantes. Il y a aussi des bonheurs
d'expression. Si toute expérience est authentique, toute expression, hélas ! ne
l'est pas. Mais le bonheur d'expression n'est pas une qualité extérieure, un
élément « décoratif » ajouté aux sentiments qui animent le tailleur de masque
ou de saints, à l'efficacité qu'il a voulu créer : c'est un rapport plus serré entre le
rythme intérieur du créateur et le rythme de son travail, entre son émotion ou
son attente, et les gestes, le matériau qu'il contraint et domine. C'est aussi une
grâce, dont le maître d'œuvre jamais ne sera tout à fait le maître, qu'il soit un
sorcier Sepik ou Giacometti. Que la distance soit celle de l'espace ou du temps,
des civilisations disparues ou des peuples nus d'au-delà les mers, à beau mentir
qui vient de loin : une statue n'est pas seulement belle parce qu'elle vient du
quatrième millénaire mésopotamien ou du VIe siècle égéen, des Cyclades ou du
Gabon. Elle est belle quand nous y sentons, incarnée, la vérité d'un homme, et
le don que ses dieux lui firent d'être capable de lui donner forme.
II

Arts sauvages
à Tristan Tzara
1

Il n'y a pas d'arts sauvages, parce qu'il n'y a pas de sauvages. La notion de
sauvagerie, lorsqu'il s'agit de l'espèce humaine, en général, évoque des notions
dont le préhistorien, l'ethnographe ni l'historien ne trouvent aucune trace dans
la réalité. Nous connaissons tous des sauvages. Le sauvage est au coin de la rue :
il est bourreau d'enfant, tortionnaire de police, il viole les petites filles ou il est
chef d'Etat. Il arrive que le sauvage ce soit vous, ce soit moi, à l'improviste.
Mais le sauvage géographique ? Il se définirait par une double absence : absent
des lieux que nous jugeons habités, parce que nous y habitons nous-mêmes, il
vivrait absent des règles, des préoccupations, des structures qui nous sont
familières : « sans lois, sans civilisation » écrit naïvement le Larousse du XXe siècle.
Mais, précisément, dès qu'un groupe d'hommes se constitue, il se définit
aussitôt par l'obéissance à des lois, et sécrète la civilisation comme l'abeille ses
alvéoles. Le vrai sauvage est un accident : c'est Mowgli, c'est un Robinson qui
n'aurait jamais rencontré ni Vendredi, ni Daniel Defoe, c'est le solitaire parfait,
que la solitude ramène à l'imperfection de la sauvagerie. Il n'y a pas de
Sauvage-en-Soi.
L'observateur consent avec prudence à employer le terme de primitif. On
nomme primitifs les peuples qui sont restés ignorants de l'écriture, chez
lesquels la communication qui est consubstantielle à l'humanité se limite au
langage parlé ou aux arts plastiques, où l'histoire ne se transmet que par une
tradition orale incertaine, et qui sont demeurés à l'écart d'une civilisation
particulière, celle que nous serions tentés de nommer la Civilisation, et qui se
caractérise notamment par le machinisme et l'industrie.
Le premier élément de cette définition, l'ignorance de l'écriture, ne
s'applique d'ailleurs pas à tous les peuples qu'on incline à nommer primitifs,
loin de là. L'ancien Mexique, observe Claude Lévi-Strauss, connaissait
l'écriture. On a déchiffré des inscriptions anciennes à l'île de Pâques, aux
Carolines. Beaucoup de peuples africains possèdent des alphabets ou des
idéogrammes : on constate au Cameroun l'existence (d'origine récente,
d'ailleurs) de l'écriture hiéroglyphique Ndyouya, de l'écriture syllabique Vaï, de
l'écriture cursive Bassa, de l'écriture alphabétique Nsibidi, etc. De même, le
primitif n'est pas celui qui n'a point d'histoire : il est tout au plus celui qui vit
hors de notre histoire. Les peuples primitifs ne sont pas des peuples sans
mémoire, ce sont seulement des peuples qui ont mauvaise mémoire. Aussi est-
on tenté de retenir, à la préférence de toute autre, l'admirable définition
proposée par André Leroi-Gourhan : « Le terme de primitif est celui qu'on donne
encore trop souvent aux peuples qui ne mènent pas une vie aussi perfectionnée que
la nôtre dans l'ordre matériel. » Le mot art nie le terme sauvage : dès qu'il y a
art, il y a civilisation. La préhistoire semble prouver que dès qu'il y a des
hommes, il y a des arts. On est tenté de dire, sans paradoxe, que le seuil qui,
une fois franchi, sépare l'homme de l'hominien, se définit peut-être par
l'apparition de l'œuvre d'art et de la sépulture des morts. L'état de nature,
appliqué à l'espèce humaine, est un rêve de l'esprit, une hypothèse abstraite. La
nature de l'homme est justement de n'être pas naturel. Après des siècles « nulle
part, dans aucun cas, écrit Leroi-Gourhan, on n'a pu saisir quelque chose de
l'origine historique la plus lointaine d'un peuple. On a reculé le problème aux
confins de la géologie, sans succès. »
L'ethnographe, comme l'historien de l'art, en sont arrivés aujourd'hui à
dépouiller la notion de primitivisme de toutes les nuances que les préjugés
pouvaient y attacher, et qui impliquaient une attitude de dédain, un jugement
de supériorité. Bon Sauvage ou Méchant Barbare, prétexte d'un
émerveillement souvent mal informé ou d'une réprobation parfois hypocrite,
l'indigène était décrit hier comme un autre. Ses ignorances et ses frayeurs, ses
maladresses et ses échecs renforçaient chez l'observateur la certitude d'une
supériorité dont celui-ci était d'ailleurs assuré au départ.
S'il y a une hiérarchie des cultures, une échelle des valeurs esthétiques, nul
n'est plus assuré aujourd'hui de pouvoir embrasser l'étendue des peuples en se
trouvant placé au sommet de la hiérarchie, au plus haut degré de l'échelle. On
ne peut nier qu'il n'y ait des progrès, des supériorités. Mais il faudrait beaucoup
d'outrecuidance, et d'aveuglement, pour assurer qu'il y a UN progrès absolu,
UNE supériorité plénière. Si raisonnable que puisse être notre confiance dans les
ressources de l'esprit humain, si éprouvée que puisse être une attitude
progressiste, si confirmée que soit la foi de nos contemporains dans la
perfectibilité (plutôt que dans la perfection déjà atteinte) des sociétés
humaines, nous sommes amenés aujourd'hui à constater que l'humanité n'est
pas échelonnée sur une route où ceux qui ont accompli le plus grand chemin
mériteraient automatiquement le prix d'excellence, et où les traînards seraient
les derniers de la classe. Les Noirs ou les Indiens ne sont plus nos cancres, ils
sont nos répondants.
Qu'il y ait des progrès, le fait est incontestable.
Qu'ils soient concomitants, mécaniquement corrélatifs, qu'ils
s'accomplissent tous du même pas, et se déterminent automatiquement les uns
les autres, c'est infiniment plus douteux. Toute discussion sur le progrès
accompli par telle ou telle société est toujours un de ces dialogues où les
interlocuteurs se croisent, plutôt qu'ils ne croisent le fer : ils ne parlent jamais
de la même chose. L'un observe que son pays a fait de grands progrès, puisqu'il
possède une voiture par dix habitants, et l'autre rétorque qu'il est difficile de
considérer comme un progrès la ségrégation des Noirs ou l'idolâtrie des
« stars ». L'un s'enorgueillit d'avoir supprimé dans l'économie l'exploitation de
l'homme par l'homme, et l'autre fait observer que le camp de la Kolyma ou la
liquidation totale d'un peuple peuvent malaisément être décrits comme des
progrès. Si on peut mesurer les progrès accomplis dans le domaine de la
science, de la technique, tout ce qui est du domaine des sciences humaines se
mesure avec moins de précision, et ne peut fonder que l'incertitude. Certains
facteurs font apparaître une complexité plus grande, sans que celle-ci puisse
être identifiée avec un progrès général. Les progrès accomplis par l'humanité
sont irréguliers : la nature humaine avance par bonds, par sauts. Ils
s'accompagnent fréquemment de régressions et de reculs, d'arrêts et de paliers.
Les critères objectifs dont on a le droit de se servir pour comparer les sociétés –
ceux du développement scientifique, technique, législatif, de la maîtrise plus
ou moins efficace de la nature, de l'accroissement des forces productives – ne
nous donnent pas le droit de proclamer que cette supériorité se répercute sur
tous les plans. L'outil d'acier est supérieur à l'outil de pierre taillée. Mais
Matisse ou Picasso sont-ils supérieurs aux peintres de Lascaux ou d'Altamira,
Maillol ou Laurens sont-ils supérieurs aux sculpteurs qui taillaient dans la
pierre les bisons de la grotte de la Madeleine ou à ceux de la civilisation
égéenne du bronze ?
Devant la modestie de l'ethnographe qui conclut, avec Claude Lévi-Strauss,
« qu'un peuple primitif n'est pas un peuple arriéré ou attardé, qu'il peut, dans tel
ou tel domaine, témoigner d'un esprit d'invention et de réalisation qui laisse loin
derrière lui les réussites des civilisés », de bons esprits se scandalisent et se
récrient. Les uns, comme l'expert et amateur d'art Bernard Berenson, posent
comme un fait incontestable la supériorité des arts de l'Occident sur tous les
autres arts. Des idéologues conservateurs ne craignent pas d'étendre à tous les
domaines le jugement de supériorité de Bernard Berenson. Ils inclinent à croire
qu'un excès d'humilité, d'humanité, fait pécher l'ethnographe dans le sens
inverse de celui des théoriciens du colonialisme, des chantres de la suprématie
de la race blanche, et, qu'après avoir sous-estimé les cultures primitives, on
tend par réaction à sous-estimer nos propres cultures. Certains sociologues
marxistes, de leur côté, et pour d'autres raisons, estiment que le relativisme
ethnographique constitue une erreur : « Nous disons, écrit l'un d'eux, qu'il y a
une hiérarchie réelle entre les sociétés et que, par exemple, la société capitaliste est
supérieure aux sociétés précapitalistes. » Certes, il faut se garder de céder à cette
complaisance qui fait croire au civilisé des « métropoles crues modernes » dont
parle Rimbaud, qu'il est situé exactement au centre du monde et de l'histoire.
Mais que la société capitaliste soit en fait supérieure aux sociétés précapitalistes
n'est vrai qu'à certains points de vue. Si cette supériorité était absolue, totale, il
faudrait substituer à une perspective complète et dialectique de l'histoire, qui
est la seule concevable, une vision unilinéaire du développement des sociétés.
Certains progrès s'accompagnent de certaines régressions, certaines supériorités
coexistent avec certains retours de barbarie. Non seulement toutes les sociétés et
toutes les cultures ont droit au même regard et à la même sympathie première,
car la sympathie n'est pas seulement une attitude morale, elle est aussi une
attitude scientifique. Non seulement il faut se dire, devant une société
primitive : « Qu'aurions-nous fait à la place de ces hommes, dans leur
situation ? » ; non seulement l'invention du feu ou du boomerang représente
des traits de génie aussi considérables à leur époque que l'invention de la lampe
à filament ou de la fission nucléaire à la nôtre ; non seulement l'entreprise
humaine est toujours la même, et seuls les moyens et les conditions diffèrent,
mais encore il n'est aucune société, aucune culture qui ne puisse, sur quelque
point, nous donner de précieuses leçons, et ne doive susciter notre légitime
envie. Il n'est point d'hommes si démunis, de primitifs si déshérités, dont nous
n'ayons, dans un domaine ou un autre, à admirer les réussites inégalées après
eux. Il n'est pas de sociétés où nous n'ayons à saluer la qualité humaine
témoignée par leurs membres et par les œuvres qu'ils nous lèguent. Un homme
est cet être qui se sent homme, non seulement avec ceux en qui il se reconnaît
entièrement, mais aussi en face de ceux des humains qui lui sont, en apparence,
le moins réductibles.
Si les sociologues ont raison de constater que l'asepsie, le cyclotron, la
cybernétique ou le microscope représentent des conquêtes et signifient des
progrès, ils ne peuvent en revanche oublier la dégradation morale qui peut
accompagner ceux-ci, ni que le développement de l'industrie peut, des enfants
ouvriers de Manchester du XIXe siècle aux bagnes ou aux camps de
concentration d'aujourd'hui, aller de pair avec une sauvagerie accrue. Mais
l'esthéticien conservateur a tort, absolument, d'attribuer à je ne sais quelle
« revendication de la barbarie », l'admiration que portent les connaisseurs aux
œuvres d'art des primitifs. « La barbarie est pour moi un moyen de
rajeunissement », disait Gauguin. Mais il prononçait précisément cette boutade
au début de son voyage en Océanie, avant de découvrir (et de prouver par sa
peinture comme le fit, plus tard, Victor Ségalen en littérature) qu'il ne s'agissait
pas, là-bas, d'une barbarie, mais d'une civilisation raffinée, inconnue de lui
jusqu'alors. Que la « découverte » de l'art nègre et des arts primitifs se soit
accompagnée d'enthousiasmes qui confinèrent au délire, de la recherche
délibérée de cet élément d'excitation, de piment et de choc que produit la
révélation d'une différence, que le sentiment de l'exotisme soit presque à coup
sûr le résultat d'une vision peu claire, imparfaite, mal accommodée, on le
concédera aisément. Mais qu'au premier regard, tout de surprise et de
désordre, succède un regard second, qui fait apercevoir, au-delà de la
dissemblance, la familiarité, qui fait de notre connaissance une reconnaissance,
qui dans la singularité d'une culture nous fait reconquérir l'universalité d'un
langage, comment le nier ? L'humanité profonde n'est pas une essence vague,
impalpable et immanente, qui flotterait au-dessus de l'océan des différences
comme l'Esprit au-dessus des eaux. En 1910, on a pu aimer l'art nègre, l'art
océanien CONTRE l'art classique, CONTRE l'art occidental, on a pu invoquer
l'Afrique ou l'Asie CONTRE l'Europe, contre nous-mêmes. Une découverte est
souvent un malentendu. Les premiers collectionneurs d'objets nègres croyaient
faire exploser une bombe. Mais, passé l'instant de la rupture, qui était illusoire,
vient le temps de renouer. Entre les statues Fang et les statues romanes, nous
sommes moins sensibles aujourd'hui à la dissonance qu'à l'accord. Il n'est
d'arts sauvages que dans la mesure où nous participons tous à l'illusion de la
sauvagerie. Il n'est d'arts primitifs que si nous acceptons d'oublier la complicité
profonde qui nous relie à tous ceux qui ont confié aux images et aux signes le
témoignage de la difficulté commune d'être vivant et pensant. Si l'ethnographe
donne au musée qu'il ordonne le beau nom de Musée de l'Homme, nous
savons bien que c'est un titre qui doit couronner tous les musées de la terre.
Dominant l'infinie variété des hommes, il n'y a qu'un seul, immense Musée de
l'Homme où le masque Dan n'est pas plus beau que La Femme en bleu de
Corot, où la statuette de bronze Sarde de mille ans avant notre ère n'est pas
plus belle que la statue de Rodin. La qualité humaine est ce qui ne se mesure ni
avec des instruments, ni avec les chiffres. Mais, quand de toutes les bonnes
œuvres de l'homme, l'œuvre d'art est seule à subsister, elle est ce qui rend
compte de l'art de vivre qu'ont créé des hommes inconnus.
2

L'art nègre n'existe évidemment pas : c'est seulement une notion commode.
Les concepts peuvent être le fruit d'un effort de généralisation. Il arrive aussi
qu'ils soient le résultat d'une ignorance. Si les Martiens ont les ressources que
leur prête l'imagination de certains, ils parlent sûrement d'un art terrien : c'est
aller un peu vite, parce que c'est voir d'un peu loin. Si les peuples noirs avaient
notre malice, notre hâte, ils parleraient d'un art blanc, ce qui serait court, d'un
art européen, ce qui serait hasardeux. L'art nègre n'existe pas pour les Noirs : il
est né d'une myopie des Blancs.
L'art nègre exige d'autant moins que les créateurs des objets que nous
embrassons sous ce terme générique n'ont jamais songé sans doute à se
considérer comme des artistes. Dans la mesure où l'art est art-pur, art-pour-
l'art, c'est une invention récente, et cantonnée à un tout petit canton de la
terre, l'Occident. On ne prête qu'aux riches. C'est donc à Picasso qu'on prête
cette boutade ambiguë : « L'art nègre ? Connais pas ! » On peut entendre la
plaisanterie comme l'expression cocasse d'une vérité raisonnable. Il serait faux
d'en déduire que la notion du beau, le goût artistique, la préférence esthétique
sont des sentiments étrangers aux Noirs.
L'extrême complexité des civilisations est propice à la simplicité des
sentiments, à leur pureté, dans le sens où un produit pur est le résultat d'une
suite d'opérations savantes, d'une chimie difficile, d'une succession de divisions
et de décantations. Si les créateurs de dieux, de fétiches ou de lares ne se disent
jamais : « Je vais faire une œuvre d'art », mais bien plutôt : « Je vais évoquer un
dieu, appeler un esprit, conjurer un fantôme ou incarner un pouvoir », il serait
léger d'en déduire que la notion d'art leur est inconnue, que la sensibilité
esthétique leur est étrangère. L'art n'existe sans doute pas plus pour un
sculpteur Fang ou Bakota qu'il n'existait pour les peintres de Lascaux ou les
tailleurs d'images des steppes de la Haute-Asie, c'est-à-dire qu'il n'existe pas à
l'état pur. Mais c'est que les sentiments premiers ne se distinguent pas aisément
à l'origine. Il a fallu une conjonction prodigieuse de circonstances, un
enchaînement patient de démarches, d'affinements et de dissociations pour en
arriver, par exemple, à ce que l'homme occidental nomme, depuis quelques
siècles à peine, l'amour, pour parvenir aux mythes très réels de l'amour-
courtois, de l'amour-passion, de l'amour-toujours. Cela ne veut pas dire que
l'homme primitif ignorait les sentiments de l'amour, mais cela signifie qu'il ne
les isolait pas, qu'il ne les élisait pas avec le degré d'acuité de Stendhal ou de
Proust. Il en est de la notion d'art comme de la notion d'amour : c'est une
monomanie d'origine relativement récente. L'hydrogène et l'oxygène existaient
dans l'eau de mémoire de Jehovah, mais l'homme ne les a dissociés qu'il y a
bien peu de temps – si on se place dans l'optique d'un Éternel Regard
imaginaire. Avant d'être un plaisir, qui peut se conjuguer comme le verbe
aimer, l'art fut une précaution, une nécessité, ou un exorcisme, c'est-à-dire
autre chose que de l'art. La grande simplicité des origines ignorait qu'il y eut
même des corps simples. Il y a une Société des Artistes Français : il n'y a jamais
eu une Société des Artistes Yorouba, Bamiléké ou Basonge. Au reste, il y a
probablement eu plus d'artistes dans les sociétés « sauvages » africaines que n'en
compta jamais – réellement – la Société des Artistes Français.
Les linguistes constatent que la plupart des langues africaines n'ont pas de
mot pour dire beau et beauté : c'est le cas du swahili, du baya, du batéké, du
boulou, etc. Les Noirs africains sont en ceci logés à la même enseigne que les
Grecs anciens : si les dialectes africains n'ont, la plupart, qu'un adjectif pour
dire beau et bon, n'importe quel lexique grec nous rappelle qu'agathos signifiait
tout à la fois : beau, bon, brave à la guerre. Assimiler la beauté et la bonté n'est
pas nier la première. Le wolof emploie pour louer une œuvre d'art les adjectifs
dyeka, yem, mat, que Senghor traduit par « qui convient », « qui est à la mesure
de », « qui est parfait ». La beauté est ce qui est efficace : « Le beau masque, note
Senghor, le beau poème est celui qui produit, sur le public, l'effet souhaité :
tristesse, joie, hilarité, terreur. » Mais dans la même langue une bonne action est
souvent qualifiée de belle.
Est-ce que cela veut dire qu'un objet nègre n'est beau que pour nous, dans
l'optique particulière de l'homme blanc qui l'a arraché à l'autel des ancêtres ou
au cérémonial des sorciers, pour le figer dans la lumière abstraite d'un musée
ou la frivolité familière d'un appartement ? Il arrive aux ethnographes comme
aux amateurs d'être tentés de le croire. Ainsi, notre admiration pour une
statuette Dogon ou un masque Batéké serait la conséquence heureuse d'un
mal-vu, comme il y a des malentendus. L'émotion, le plaisir que nous
donneraient ces objets se tromperaient d'adresse, puisque la destination que
nous leur attribuons est si fatalement étrangère à celle que leur donnaient ceux
qui les conçurent et les révérèrent. Notre délectation ou notre transport
constitueraient des détournements de fins : une statue d'ancêtre n'est pas faite
pour l'agrément des amateurs, mais pour l'apaisement des âmes errantes. Avant
d'être le prétexte d'une joie ou d'une surprise des regards, un fétiche doit être
une magie, une efficacité taillée dans le bois. L'image d'un dieu n'est pas
conçue pour qu'on la caresse des yeux, mais pour qu'on se prosterne devant
elle. Au reste, ajoutent les ethnographes, l'art noir disparaît radicalement dès
que disparaît la fonction avec laquelle il se confondait : convertis par les
missionnaires, avertis par les administrateurs, pervertis par les « progrès »
matériels, les sculpteurs Fang n'évoluent pas, ne transforment ni ne détournent
leur technique et leur style : ils y renoncent totalement. Après cinquante ans de
« présence blanche », les « sociétés d'hommes » qui se fondent parmi les Fang,
quand elles veulent faire sculpter un poteau symbolique ou un emblème, vont
en passer la commande aux artisans de Libreville. Quand les dieux meurent,
l'art périt : les statues meurent aussi, disent Alain Resnais et Chris Marker.
On est tenté de les corriger : les statues ne meurent pas, mais les statuaires,
mais leurs dieux. Il en est des statues africaines ou océaniennes comme des
statues grecques ou romanes. Celui qui, non seulement ne croit plus en Zeus
ou ne prie plus la Vierge Noire, mais pour qui le culte même qui leur fut rendu
est inimaginable, qui ne peut concevoir les sentiments qui animaient l'officiant
du temple ou le fidèle de la cathédrale, celui-là même est ému, est mû par la
beauté du dieu de marbre ou de Notre-Dame. Il arrive à cet incroyant de se
croire vaguement coupable : cette émotion profane n'est-elle pas une
profanation ? Il songe s'il connaissait mieux l'histoire, les dogmes, la théologie,
s'il pouvait ressentir les mouvements mystiques qui traversaient le cœur des
adorateurs de la statue qu'il juge simplement adorable, en donnant à ce mot
son sens le plus mièvre et le mieux désacralisé, il rendrait à l'œuvre qu'il admire
un hommage plus profond, et mieux fondé. En sens contraire, l'ethnographe se
sent à son tour comme en faute. « Il ne faudrait pas croire que la perception de la
beauté soit morte chez ceux qui pratiquent le primitif, écrit l'un d'eux, André
Leroi-Gourhan. Elle se double seulement d'un certain sentiment de culpabilité,
parfois de honte. » C'est que les impératifs religieux, la conception du monde
d'une tribu africaine, les rapports de parentés, les systèmes juridiques sont
objets de connaissance. On peut analyser les notions religieuses d'un peuple,
les décrire. On peut chiffrer et mesurer les diamètres d'un buste, d'une poterie.
On peut réduire à une mathématique ou aux notions d'une psychanalyse les
données fondamentales d'une société. Mais la beauté d'une œuvre, qui n'est
d'art qu'accidentellement, ou secondairement, reste vague, évasive. Aux
mesures rigoureuses, aux observations précises de l'ethnologue, il faut soudain
substituer la vanité des adjectifs, la déception des vocables indécis, ce que
Leroi-Gourhan nomme « le très pauvre vocabulaire de l'émotion ». Ainsi,
l'ignorant juge coupable et fallacieux un plaisir qui ne s'épanouit qu'à partir de
ses lacunes, et le savant a honte, quasiment peur, d'une émotion dont ses
instruments de mesure ne peuvent rendre compte. A la limite, il faudrait, pour
apprécier une statue d'ancêtre Fang, être Fang, croire à la présence quotidienne
et redoutable des morts. Mais dans ce cas même, on n'apprécierait plus : l'objet
sacré n'a pas une pure valeur esthétique, il a d'abord pour le croyant une
signification religieuse. L'art nègre n'existerait donc pas pour celui qui ne sait
rien de ce qui se passe dans l'esprit, le corps, le cœur noirs. L'art nègre
n'existerait donc pas pour le Noir, qui ignore même qu'il y ait quelque chose
nommé l'art.
Ces affirmations auraient une apparence de raison, et les complexes qui s'y
associent seraient partiellement fondés, s'il n'était question que des arts
majeurs. La statuaire des primitifs est presque toujours un art sacré. Ses sources
sont religieuses : elle relie l'homme aux divinités invisibles ou aux âmes dont
l'enveloppe s'est dissoute, elle capte des énergies, ou les détourne, elle appelle
ou elle détourne, elle conjure des pouvoirs ou exorcise des maléfices. Mais
jamais elle ne se borne à présenter ou représenter, à décorer ou embellir. Il n'en
est pas de même des arts ordinaires : outils, vêtements, parures, vaisselle,
instruments de musique, mobiliers. C'est là que s'affirme, non pas le plus
profond génie des peuples primitifs, mais leur plus libre plaisir. L'extrême
utilité des objets façonnés avec délectation par l'artisan noir va de pair avec
l'extrême gratuité du sentiment artistique. Il n'est d'art pour l'art, dans les
cultures primitives, que dans l'art fonctionnel. Le démêloir d'ivoire ou la natte
de vannerie, le cache-sexe ou le poids manifestent souvent, dans leur nécessité
d'objet qui sert, la disponibilité de celui qui ne songe qu'au plaisir qu'il
donnera – se donnera. Si l'art est cette fête que la main de l'homme donne à
son esprit, ce luxe sans raison, et cette raison sans finalité pratique, c'est dans la
décoration de la hutte, la facture de l'outil ou le mouvement de l'argile que
l'on trouve l'art à l'état naissant. Il arrive même que ce plaisir soit comme
clandestin : « Parfois, observe Robert Lowie, l'ornement reste caché et n'a pas
d'autre raison d'être que le propre plaisir de l'artisan. »
Il est vrai que devant un masque Dogon comme devant un nu de Renoir,
nous sommes très vite déportés, si nous prétendons élucider leur présence, vers
le « très pauvre vocabulaire de l'émotion » dont parlait Leroi-Gourhan,
l'opposant à une rigoureuse « grammaire des formes ». Cette évidence de la
beauté, cette certitude de l'œuvre d'art semblent ne laisser à notre disposition
que l'incertitude des épithètes vagues et des mots insaisissables. Nous n'avons
plus recours qu'à l'exclamation, si ce n'est au cri. La notion d'art, qu'il s'agisse
de l'art nègre, de l'art crétois ou de l'art impressionniste, reste à la fois
imprécise, ineffable et irritante. L'art, c'est ce qui maintient vivante l'idole,
morte en tant qu'idole. L'art c'est ce qui dans un objet continue à servir quand
il ne sert plus à rien.
Mais dans l'objet sacré lui-même, la qualité artistique n'est pas un élément
dont le créateur ni les fidèles soient vraiment inconscients. Le dieu est égal au
dieu, mais telle statue d'un dieu n'équivaut pas à telle autre statue du même
dieu. Le tailleur d'idoles ou de masques funéraires n'exprime pas seulement sa
piété, ses frayeurs ou son espoir : il manifeste aussi son talent. Quant à ce
plaisir que nous donne l'œuvre d'art, plaisir dont nous ne savons guère définir
que par ce qu'il n'est pas (l'art ne sert à rien, l'art n'est pas explicité par ce que
signifie l'œuvre, l'art n'est pas pure et simple représentation, etc.), on s'aperçoit
en l'éprouvant qu'il n'est pas réductible le moins du monde aux émotions et
aux sentiments dits religieux, mais qu'il ne leur est pas non plus antagoniste.
Le sentiment esthétique et le sentiment religieux ont ceci de commun que les
hommes s'y libèrent de la sujétion de l'utile, qu'ils leur imposent ce silence de
l'univers où l'univers semble se manifester à nous plus intensément, qu'ils les
détournent de la foule grossière des créatures pour leur faire retrouver l'essence
même des créatures. La Vierge dans son oratoire et le tableau dans son musée,
le masque Bakuélé dans l'ivresse de la danse et le monstre de Picasso dans le
silence de son cadre remplissent des fonctions dont nous savons bien qu'elles
ne sont pas absolument identiques, mais dont nous ne pouvons nier qu'elles
soient analogues.
L'art, comme la religion, relie et isole, apaise et déchaîne, exorcise et
affranchit. Nous n'avons pas chassé les dieux du monde : nous les avons
cloîtrés dans le musée. Quand est reçue, au Musée de New Delhi, quelque
délégation de lamas tibétains, les bonzes se prosternent devant les Bodhisattvas
que les visiteurs saluent au passage. Et les gardiens, après le passage des
Tibétains, ramassent dans un panier respectueux les fleurs dont ceux-ci
ornèrent l'oreille des Bouddhas. Il arrive que les cathédrales soient le musée des
touristes. Le musée est le temple de ceux qui ne croient plus, pour la plupart,
que les dieux sont divins, mais qui pressentent que l'art l'est peut-être. Les
Noirs protestaient hier parce qu'on chassait leurs dieux. Ils demandent
aujourd'hui que l'Afrique ait ses musées d'art africain. L'art nègre n'existait
pas. L'art nègre existe.
3

L'Afrique est un continent : elle n'est pas un tout. Parler de l'art africain, de
l'art nègre, c'est peut-être une commodité du langage, mais ce n'est jamais une
précision du regard. Imaginons quelque Huron occidental qui pénètre, sans
aucune préparation, dans une collection d'objets d'art africain. On lui fait
découvrir en un seul coup d'œil des têtes en terre cuite d'Ifé, des masques de
bois Baoulé et des figures d'ancêtre Bakota en cuivre. Devant les têtes en terre
cuite d'Ifé, notre Huron occidental n'aura probablement aucun haut-le-corps,
ni haut-le-cœur. Il connaît immédiatement une représentation naturaliste du
visage humain. Il est en face d'une œuvre clairement figurative, il est sensible à
la subtile majesté d'un style, plus qu'à la géométrie d'une stylisation. Ce que le
sculpteur d'Ifé a souligné ou éludé dans la structure du visage humain, les
déformations ou les accentuations qu'il a choisi de faire subir au modèle dont il
s'inspira, il faut un regard très exercé et très attentif pour le saisir. Ce portrait
d'un roi d'Ifé peut prendre place dans une galerie de portraits historiques sans
donner l'impression d'une rupture brutale, d'une dissonance : il s'inscrit dans
cette tradition que jalonnent la statuaire humaniste de l'ancien Empire
égyptien, les bustes grecs, romains, romans, gothiques, la statuaire classique
chinoise ou khmère. Nous sommes libres de placer ce monarque iféen entre
l'Aurige de Delphes et un buste de Despiau. L'histoire de l'art nous apparaîtra
alors comme une longue coulée harmonieuse, sans heurt, comme une seule et
unique aventure, où le contrepoint de la ressemblance cherchée et du style
conquis dessinent une ligne mélodique claire et rassurante.
Ce qui est vrai des œuvres africaines d'Ifé l'est encore des statues de bronze
du Bénin, des poids Ashanti.
Mais si nous posons sur le même rayon que les têtes de terre cuite d'Ifé une
figure d'ancêtre en cuivre des Bakota, notre Huron d'Occident va
probablement sursauter. Nous n'avons pas quitté l'Afrique, mais il nous semble
avoir quitté la patrie humaine où s'enfonçaient nos racines. Une armature de
bois géométrique est recouverte de feuilles de cuivre, fréquemment de deux
tons. Les feuilles de cuivre martelées sont appliquées à plat, ou bien l'artiste a
juxtaposé des lamelles de métal. L'observateur déchiffre l'idéogramme d'une
figure humaine plus qu'il n'en reconnaît l'anatomie. Une sorte de losange fait
allusion aux membres inférieurs, les bras sont ignorés, le visage est exprimé par
un ovale et des éléments géométriques (croissants, ailes). D'après certains
spécialistes le masque est concave s'il s'agit d'une femme, convexe s'il s'agit
d'un homme. Les yeux sont indiqués par deux clous de cuivre, le nez par une
pièce de cuivre rapportée, la bouche est absente la plupart du temps, le cou est
constitué par un cylindre. Il arrive souvent qu'aux cuivres de couleurs
différentes l'artiste ajoute des élements de fer et de laiton. La figure d'ancêtre
Bakota est le prototype d'un art abstrait, d'une sorte d'écriture plastique qui
entretient avec la réalité des rapports analogues à ceux des caractères
idéographiques chinois ou des tiki néo-zélandais avec les choses qu'ils
évoquent, sans prétendre les représenter. Si notre Huron occidental imaginaire
(il ne l'est pas tant qu'on pourrait le croire) tourne maintenant son regard vers
les masques de bois Baoulé, il est probable qu'après avoir contemplé les figures
Bakota, il ressentira une sorte de soulagement. Certes, il ne trouvera pas ici,
comme dans l'art d'Ifé, ces repères rassurants, qui le situent en pays de
connaissance, cette interprétation naturaliste de l'objet, cette volonté figurative
qui lui donnaient devant les terres cuites d'Ifé la certitude paisible, qu'il s'agisse
des modèles ou de leurs sculpteurs, que « ces gens-là ce sont des hommes
comme nous ». Mais le parti pris de géométrisation, d'abstraction, qui
dominait la sculpture Bakota, il ne le retrouve ici que très atténué. Le sculpteur
Baoulé simplifie, il déforme, il cherche l'expression en allongeant les traits, en
soulignant ou en amplifiant tel détail du visage, il utilise avec une audacieuse
liberté décorative les accidents de la pièce de bois dans laquelle il travaille, il
arrondit ou étire les volumes. Mais s'il soumet le visage humain aux impulsions
profondes de sa sensibilité, il ne l'assujettit pas aux impératifs de la géométrie.
Il ne substitue pas aux rythmes naturels les rythmes abstraits d'une sorte de
mathématique de la représentation. Le masque Baoulé n'appartient ni au
réalisme majestueux d'Ifé, ni à la transposition cubiste des Bakota. Réalisme
d'Ifé, géométrisme Bakota, stylisation Baoulé : nous sommes dans les trois cas
en présence d'échantillons d'art nègre. Mais s'agit-il de la même Afrique, d'un
seul et unique art noir ?
Il est toujours dangereux d'établir une corrélation étroite entre une société et
l'art qui y naît. « On sait, notait Marx lui-même, que des périodes de floraison
déterminées ne sont aucunement en rapport avec le développement général de la
société ni, par conséquent, avec la base matérielle, l'ossature, en quelque sorte, de
son organisation. » Aussi, toute explication sociologique, tout éclaircissement
historique d'une œuvre d'art constitue, si l'on peut dire, une opération à sens
unique. Qu'on applique la méthode tainienne de la race, du milieu, du
moment, ou la méthode du matérialisme dialectique, ou la sociologie
psychanalytique, il est toujours possible, en partant d'une société connue, d'un
art donné, d'établir des rapports instructifs entre l'un et l'autre. Il est certain
que la connaissance approfondie de l'économie, de la vie sociale et politique au
siècle de Louis XIV nous permet de mieux comprendre, de mieux pénétrer l'art
des Le Nain ou de Philippe de Champaigne, la tragédie de Corneille ou de
Racine, la philosophie de Descartes ou de Pascal. Mais dans l'hypothèse,
absurde, où nous ne connaîtrions d'une époque que ses structures politiques et
sociales, son économie, sa religion même, pourrions-nous en déduire l'art
qu'elle a vu naître, en pressentir la statuaire, en esquisser la littérature, en
deviner le théâtre ? Il serait hasardeux de le prétendre, présomptueux de
l'entreprendre, du moins dans l'état présent de notre connaissance des lois des
sociétés humaines.
Sur un plan plus modeste, on peut cependant observer quelques
concordances très générales, des rapports qui ne sont pas absolument rigides,
mais qui ont un certain caractère de constance, entre le développement social
et le développement des arts. On peut avancer, par exemple, que les sociétés où
l'homme est plus dominé par la nature et les forces hostiles qu'il n'est
dominateur semblent incliner vers des formes d'expression géométriques,
abstraites. Il ne s'agit pas d'une gaucherie de la main, d'une incapacité à la
représentation relativement fidèle, d'une naïveté ou d'une « grossièreté »
quelconques. Il semble qu'il s'agisse plutôt d'un choix inconscient, d'une
option profonde.
A l'extrême limite nous avons ce qu'on pourrait désigner comme les peuples
écrasés, tels en Afrique les Nigrilles, les Pygmées, chez qui les arts plastiques
sont, sinon inexistants, du moins embryonnaires, qui s'expriment surtout par
la musique et par la fable. Face à l'incommensurable hostilité de la forêt, aux
prises avec l'extrême misère et un dénuement presque total, ces peuplades
confondent leur existence avec la lutte pour la survie. Elles constituent ce
qu'on est tenté de nommer le lumpenprolétariat de l'humanité. Elles piétinent
encore en deçà du seuil de la liberté. Quand on a franchi ce seuil, on se trouve
en présence de sociétés qu'on est tenté de désigner par le terme unique de
primitives, mais dont la conception du monde, et l'expression qu'en donne
l'art, sont extrêmement différentes. Il faut constater ici que ce n'est pas ce qui
nous semble le plus primitif qui est toujours le plus ancien. Même si on nuance
et corrige beaucoup les points de vue qui conduiraient à établir une hiérarchie
des valeurs sociales trop simpliste, trop schématique, on peut parler (avec
précaution) de phénomènes de régression, de reculs relatifs. Il est clair par
exemple que les masques contemporains utilisés pour les fêtes du Carnaval par
les paysans du Tyrol autrichien ou de la vallée du Lötschental, en Suisse,
représentant, par rapport à la sculpture allemande ou helvétique de la
Renaissance, une régression. De même, le grand art magdalénien, d'Altamira à
Lascaux, nous semble plus proche de la peinture égyptienne, de Pisanello, des
animaliers chinois ou japonais, que l'art géométrique de la période
mésolithique, qui lui est cependant postérieure.
On retrouve en Afrique le phénomène d'une relation entre, d'une part, une
société où les conditions de vie expliquent une conception du monde
angoissée, fortement teintée d'animisme, à tendance mystique, et un art qui
tend à l'expression géométrique, aux formes abstraites. Et – d'autre part – entre
une société plus certaine de ses pouvoirs, où les hommes se sentent moins la
proie du destin, des forces aveugles de la nature, et un art naturaliste, figuratif,
réaliste.
Le premier style, celui de l'art que, pour aller vite, nous nommerons abstrait,
trace une courbe imaginaire qui va de la Vénus de Willendorf à la peinture de
Mondrian, en passant par les céramiques à motifs géométriques de l'âge de
bronze, les poteries funéraires de Suse, les arts protohistoriques égéens, les
styles « abstraits » d'arts africains ou océaniens, etc. Il correspond en général à
un état social qui n'est pas forcément « barbare » ou misérable, où de grandes
richesses humaines peuvent s'épanouir, dans la poésie, la mythologie, les
rapports sociaux, mais où les hommes semblent sur la défensive par rapport à
la nature, aux climats – et aux dieux.
Le second style, celui de l'art que, pour aller vite, nous nommerons réaliste,
trace une courbe également imaginaire qui va des peintures de Lascaux à l'art
figuratif moderne, en passant par l'Égypte, la Grèce, Rome, les grandes
dynasties classiques de la Chine, la statuaire d'Ifé ou du Bénin, le Moyen Âge
et la Renaissance en Occident, les classicismes, les baroques, les romantismes.
Ces styles semblent correspondre à la prépondérance d'une vision humaniste
de l'univers sur une vision animiste, à l'affermissement des pouvoirs matériels
et spirituels de l'humanité. L'homme n'est plus sur la défensive par rapport à
l'inconnu, aux forces hostiles, aux dieux. Il scelle un accord, il fonde un
équilibre.
Il y a bien entendu quelque artifice à isoler ces deux grands courants, à
schématiser ces deux attitudes, à oublier qu'elles se compénètrent et se fondent
jusque dans l'esprit de nos contemporains.
Mais, pour en revenir aux trois échantillons d'art africain que nous avons
décrits plus haut, nous sommes amenés à imaginer que l'art d'Ifé ne
correspond certainement pas au même état social que l'art des Bakota, et que
l'art Baoulé devrait correspondre à un état intermédiaire. Si l'histoire était
semblable à un escalier dont les hommes franchissent, tous ensemble, les
marches, l'une après l'autre, on serait tenté de croire que le plus archaïque des
échantillons étudiés, l'art Bakota, est le plus ancien, que celui des Baoulé lui a
succédé, et que l'art d'Ifé est un aboutissement.
Ce qui montre la diversité, la complexité, l'imbrication des types de sociétés
en Afrique, c'est qu'il n'en est rien. Les arts Bakota et Baoulé sont
pratiquement contemporains, et ne se sont éteints qu'il y a quelques années à
peine, devant l'avance de la colonisation blanche. Au contraire, l'art d'Ifé,
exhumé au cours de fouilles entreprises en 1910 par le grand africaniste
allemand, Leo Frobenius, semble dater de plusieurs siècles.
L'Afrique sauvage que nous synthétisons en quelques images sommaires est
en effet, dans une large mesure, une création historique des hommes blancs.
Lorsque ceux-ci, avec les navigateurs portugais, pénètrent en Afrique, au XVIe
siècle, le développement du continent est très inégal. D'immenses régions,
principalement sur les côtes atlantiques, se sont déjà constituées en royaumes
ou en empires. Dans les zones les moins favorisées par la nature, par le climat,
retranchées des courants d'échange, subsistent des sociétés claniques qui vivent
dans un communisme primitif, ou selon une économie encore rudimentaire,
éleveurs plus ou moins nomades de la savane, chasseurs ou cultivateurs de la
grande forêt. Mais déjà s'est amorcée une évolution vers des sociétés
caractérisées, au point de vue économique, par l'existence d'une agriculture
développée et de centres d'échanges commerciaux urbains, au point de vue
politique par l'établissement de systèmes de rapports féodaux plus ou moins
complexes. Les royaumes de Ghana, de Sosso, de Mali, du Bénin, l'empire
Ashanti peuvent se comparer, sinon à la féodalité du Moyen Âge français, du
moins à celle de la fin des temps Barbares. Les voyageurs portugais comme
ceux des pays arabes, tel Ibn Batoula, nous décrivent les cités somptueuses, les
palais, le cérémonial des cours, l'organisation administrative, les lois, les
coutumes des royaumes sur lesquels règnent de grands monarques. Le
Hollandais Dapper, en 1668, décrit la capitale du Bénin, qu'il trouve aussi
grande et belle que Haarlem et (ce n'est pas un mince éloge dans la bouche
d'un Hollandais) aussi propre. On songe, en lisant ces relations, davantage aux
Carolingiens qu'aux « tribus fétichistes » que décriront plus tard les
explorateurs, mais que Léon l'Africain, au XVIe siècle, avait rencontrées aussi :
« Ceux de la terre noire sont gens fort ruraux, sans raison ny pratique, et suivant la
manière de vivre des bestes brutes, sans loys, ni ordonnances. »
Mais la traite des Noirs, organisée bientôt à grande échelle par les
Occidentaux, et les expéditions coloniales successives balaieront ces
civilisations souvent raffinées. Certaines d'entre elles ont pu être plus ou moins
bien préservées jusqu'au XIXe siècle. Les vagues répétées d'invasions,
d'annexions, de rapines, en viendront à bout. Quand Faidherbe pénètre dans le
royaume de Cayor, nous découvrons une société féodale encore intacte, avec un
code de chevalerie qui ne le cède en rien aux codes des chevaliers français du
Moyen Âge ou aux codes des Samouraïs. Ce code exigeait du lag, ou chevalier,
non seulement le plus grand courage, la loyauté absolue, mais aussi une
générosité raffinée. Ainsi, un lag ne pouvait sans déchoir manger seul une noix
de cola. Si personne ne se trouvait auprès de lui, avec qui il la puisse partager, il
devait en rejeter une partie à terre. La civilisation qui crée la doctrine de saint
François d'Assise ou le code des lag de Cayor n'est pas une civilisation barbare.
Cinquante ans plus tard, il ne restera plus trace de tout cela. Sans exagérer
l'unité de l'Afrique avant la pénétration occidentale, sans oublier que des
sociétés primitives de chasseurs, de pasteurs ou d'agriculteurs subsistaient
encore à côté des royaumes féodaux, on peut comparer ce qui s'est passé en
Afrique entre la fin du XVIe siècle et le milieu du XIXe siècle, à ce qui s'est passé
en Europe lorsque fut balayé l'Empire romain. L'Afrique que nous découvrons,
c'est probablement (toutes choses égales d'ailleurs) l'équivalent de ce que
pouvait être la France celtique après l'effacement de la Gaule romaine. Il n'y a
aucun « chauvinisme noir » dans le rapprochement que fait l'écrivain africain
Cheikh Anta Diop entre l'état actuel de certaines peuplades « sauvages »
d'Afrique et des phénomènes dont l'Europe nous offre l'exemple : « Il serait
faux, écrit-il, d'invoquer aujourd'hui l'état de ces populations devenues primitives,
pour alléguer que l'Afrique noire n'a jamais eu de civilisation, de passé, que le
Nègre a une mentalité primitive, non cartésienne, réfractaire à la civilisation... On
peut, en effet, citer un fait analogue en Europe : c'est la régression des populations
blanches qui vivent aujourd'hui dans les vallées isolées par les neiges de la Suisse...
Elles fabriquent des masques, grimaçants et tourmentés, révélant une peur
cosmique, qui n'a d'égale que celle des Esquimaux. » Il est certain que le visiteur
des grands musées ethnographiques suisses, ceux de Genève, de Neuchâtel, de
Berne, de Bâle est frappé par le contraste qui existe entre les masques de
certains cantons reculés de Suisse, où s'expriment des forces maléfiques
évidentes, où la peur, l'angoisse, l'horreur déforment le visage humain, et la
sérénité, la noblesse calme, l'équilibre des masques Baoulé et Dan ou des
statues Fang. Peut-être entrevoyons-nous ici un des critères qui nous
permettrait d'esquisser une hiérarchie des valeurs esthétiques. En récusant la
possibilité d'une hiérarchie absolue des cultures et des sociétés, nous avons
constaté qu'il y a, non pas un progrès, mais des progrès. Nous avons souligné
aussi que ces progrès ne sont jamais unilinéaires, qu'on ne peut placer la
chapelle Sixtine au-dessus des peintures de Lascaux, qu'en art, plus encore
qu'ailleurs, le progrès est une notion qui demande à être maniée avec des
précautions infinies. Tout ceci est vrai. Mais il est vrai aussi que l'œuvre d'art
peut témoigner d'un plus ou moins grand degré de liberté. Entre le crâne
surmoulé Mallicoco des Nouvelles-Hébrides et un kouros archaïque grec, nous
pressentons bien qu'il y a toute la distance qui sépare l'être fasciné par la mort,
la menace de l'inconnu, la conspiration des ténèbres, et l'homme assuré de soi,
tenté de se considérer comme le centre de l'univers, si ce n'est comme son
maître. Entre le sorcier qui s'abandonne à l'étreinte terrible des esprits tout-
puissants et Œdipe qui regarde le Sphinx dans les yeux, il semble qu'il y ait un
pas immense franchi, le pas qui sépare le mystère admirable du symbole
humain de cuivre dont le Bakota surmonte le panier d'ossements des ancêtres,
de la puissante sérénité du visage royal d'Ifé. Il existe peut-être un progrès des
arts : il résiderait dans la déroute des paniques et l'apaisement de la peur
primordiale. L'art commence avec le premier homme, mais il n'est triomphant
qu'à l'instant, jamais le même dans l'histoire des sociétés, où la royauté de
l'homme est suffisamment affermie pour qu'il ose demander : « Mort, où donc
est ta victoire ? » Mais toute maîtrise est ambiguë : dans la débandade des
sentiments que nous nommons primitifs parce qu'ils sont premiers. Il est
possible aussi que les hommes se contentent de refouler ce que le Noir laissait
venir au jour. L'homme « civilisé » impose silence aux voix primordiales, sans
parvenir vraiment à les réduire. Il les nie plus qu'il ne les anéantit. Lorsque
Frobenius écrit que « l'histoire de la civilisation humaine, c'est l'histoire des
transformations du sentiment humain de la vie », nous voyons bien que cette
formule mutile cette histoire, qu'il la déracine de l'humus dans lequel elle
s'enfonçait, des conditions concrètes – géographie, économie, techniques,
moyens et rapports de production – grâce auxquelles s'affirme le sentiment de
la vie. Cependant, si les sentiments sont une partie essentielle de l'histoire,
leurs transformations peuvent-elles se concevoir comme une métamorphose
radicale ? La collaboration du psychanalyste avec l'ethnographe nous laisse
entrevoir l'existence de « lois universelles qui régissent les activités inconscientes de
l'esprit ». Un naïf historien de l'art écrivait un jour : « Pour éprouver devant la
sculpture des Noirs des émotions esthétiques aussi profondes que celles des peuplades
africaines, il nous faudrait oublier les canons de la sculpture grecque. » Il est
pourtant plus facile d'oublier les canons de la sculpture grecque que d'oublier
ce grand fonds primordial dans lequel le paysan Bakota, le pêcheur océanien,
l'ouvrier de Pittsburgh et le professeur de la Sorbonne se rejoignent sans doute.
Pour être touché par le sourire à fleur de pierre des bustes d'Ifé, il suffit peut-
être de se souvenir des canons de la sculpture grecque. Mais pour n'être pas
touché, ému par le mystère silencieux des masques funéraires Bakota, il nous
faudrait oublier cette part de nous-mêmes qui participe, encore et toujours,
aux vertiges et aux interrogations de l'homme primitif. « Moto te a ben nyao
mboa o mundi ma bedimo », dit le proverbe bantou : « Tout homme est de la
tribu des morts. » Si l'art primitif noir ou océanien nous est si proche, s'il nous
fait ressentir la présence du Bantou ou du Maori comme celle de notre
prochain, c'est qu'il nous replonge dans la grande complicité première de notre
espèce, qui est celle de la vie, et de son envers : la mort. Nous pouvons
aisément oublier les canons de la sculpture grecque. Pourrons-nous un jour
oublier cette eau menaçante qui monte à nos genoux à chaque instant de nos
vies, la peur secrète dont la civilisation a pu émousser la pointe, mais dont nous
ne parviendrons jamais, à moins de conquérir l'immortalité des dieux, à
détourner de notre cœur la menace ?
4

Devant la diversité des arts africains, devant la variété des styles qu'ils nous
proposent, on a cherché à établir des classements et à dégager de grandes
constantes. On observe, par exemple, pour reprendre les trois types d'œuvres
dont nous sommes partis – art d'Ifé, masques Baoulé, statuettes funéraires
Bakota, que la civilisation d'Ifé, comme celle du Bénin, s'est édifiée dans des
régions où la fureur de la nature tropicale se relâche, où l'ouverture sur l'Océan
tempère le climat, fait reculer la forêt, facilite les échanges avec l'extérieur et les
apports de cultures étrangères. Que les Bakota vivent dans la grande forêt,
prisonniers d'une nature violente, tandis que les Baoulé sont des habitants de la
savane, plus propice à l'équilibre d'une vie agricole qui écarte les menaces de la
famine, de la mort et des fléaux. On a cherché à classer les arts africains en
fonction de la géographie, opposant les peuples de la savane aux peuples
sylvestres, et ceux-ci aux nomades du désert. Mais les indications de la
géographie, le climat, la végétation, ne suggèrent que de grandes généralités
vagues. Ni le sol, ni le ciel ne parviennent à rendre compte de ces variations
humaines qui ne correspondent pas à des modifications de la qualité des terres
ou du régime des eaux. Ainsi les Fang (ou Pahouin) sont géographiquement les
voisins des Bakota, ils ont la même économie, le même genre de vie. Leurs
statues remplissent exactement la même fonction que celles des Bakota : chez
l'un et l'autre peuple le culte des ancêtres domine la sculpture. Chez les Bakota,
les ossements des morts familiaux sont conservés dans un panier, chez les Fang
dans une boîte d'écorce, et chez les deux peuples la statue des ancêtres est fixée
sur le couvercle du panier ou de la boîte. Mais comment expliquer
l'extraordinaire différence des deux styles ? Tandis que la statuaire Bakota se
caractérise par l'abstraction géométrique, la statuaire Fang nous offre des
œuvres devant lesquelles, pour employer des références qui nous sont
familières, nous songeons à la sculpture romane, ou à certaines statues de la fin
du Moyen Age. Dans la structure géométrique de l'une et dans les volumes
ovales, arrondis, savamment affinés de l'autre, il semble que deux conceptions
de la mort, deux visions du tragique s'affrontent. Une statue Bakota affirme,
une statue Fang interroge. Les purs visages Fang suggèrent une sérénité rêveuse,
une gravité tendre, qui semblent aux antipodes de la dure abstraction Bakota.
Il n'y a aucun air de parenté entre les œuvres de ces proches voisins.
Aussi, les tentatives d'opposer le réalisme de la forêt au symbolisme de la
savane, le recours à une opposition du style convexe et du style concave, les
essais de catalogue des cultures africaines en fonction des caractéristiques
ethniques (Mélano-africains, Éthiopiens, Négrilles, Khoisan) laissent-ils
échapper l'essentiel. Il existe presque autant de classifications des cultures
africaines qu'il existe de spécialistes : Frobenius oppose la culture soudanaise, la
culture érythréenne et la culture atlantique. De Théodore Monod et Karl
Kjersmeier jusqu'à Baumann et Westermann, on a multiplié les essais d'analyse
des cycles culturels africains. Mais si la dernière en date de ces tentatives semble
apporter les éléments d'appréciation les plus utiles, aucune ne répond
pleinement aux questions que se pose l'observateur des peuples africains.
L'Afrique aura été totalement labourée par les grandes vagues de fond qui la
bouleversent depuis un demi-siècle, avant qu'on ait pu se mettre d'accord sur
une classification des cultures et des arts qu'elle a vus naître, et qui
disparaissent aujourd'hui. En fin de compte, la division des arts africains en
quelques grands groupes géographiques est la plus rationnelle : « Le groupe
soudanais, écrit Charles Ratton, comprend principalement les productions des
Guinées française et portugaise, du Soudan français et de la Nigeria intérieure,
s'étendant jusqu'à l'Oubangui. » On trouve notamment dans ce groupe les
Dogon, les Bambara, les Malinké, les Bobo, les Mossi, les Sénoufo, les
Soninkès. Le caractère dominant de ces arts est une géométrisation des formes.
Sur les territoires où s'étendirent jadis les civilisations d'Ifé et du Bénin, de la
Sierra Leone au Yaoundé, il semble que ces souvenirs historiques aient perpétué
un art à tendance plus réaliste : Ewé, Ashanti, Baoulé, Bamiléké. Le groupe
Bantou, du Cameroun aux deux Congo et à l'Angola, réunit des peuples qui
ont subi tour à tour ou simultanément les deux influences, mais où la tendance
à l'art géométrisé domine néanmoins : Bakota, Fang, etc. L'émerveillement des
spécialistes européens devant la richesse, la diversité des arts africains fut tel
qu'ils eurent beaucoup de mal à croire que des primitifs aient pu créer des
œuvres aussi accomplies et des styles aussi variés. Si dans beaucoup de régions
de l'Afrique les sociétés ont vécu refermées, repliées sur elles-mêmes, les
historiens ont raison de souligner que ce n'est pas le cas de toutes. Au nord de
l'Afrique noire, l'Islam a étendu son influence, sur le littoral atlantique les
grandes fédérations africaines ont été ouvertes aux apports étrangers. Aussi,
l'admiration des ethnographes s'accompagne-t-elle souvent d'une candide
incrédulité. On voit se promener dans leurs travaux une sorte de Deus ex
machina hypothétique dont les déplacements et villégiatures expliqueraient les
coups de génie des peuples africains. A propos des œuvres d'Ifé, William Fagg
rappelle qu'on a souvent dit qu'elles étaient « l'œuvre d'Égyptiens, d'un artisan
ambulant romain ou grec, voire d'un Italien de la Renaissance ou de Jésuites
portugais ». Henry Lavachery s'interroge : « Pourquoi ne pas imaginer quelque
artisan venu des établissements romains de l'Afrique du Nord ? » Il est peut-être
plus simple et plus raisonnable, d'imaginer que les Noirs ont été parfaitement
capables de créer des cultures et des arts, tout en assimilant, comme c'est le cas
manifeste dans leurs anciennes civilisations, les apports et les enseignements
venus d'ailleurs. Il y a une naïveté paternaliste dans l'attitude des ethnographes
qui ne peuvent pas concevoir qu'un peuple sans écriture ait pu être un peuple de
génie. Si nous éprouvons une extrême difficulté à y voir clair dans la
complexité des cultures africaines, à délimiter de grandes aires culturelles dans
cette mosaïque de sociétés que fut l'Afrique noire, on ne résout absolument pas
la question en voulant rendre au César blanc et gréco-latin ce qui appartient en
fait à l'Othello africain.
Si toute tentative d'établir une sorte de géographie esthétique des arts
africains, de saisir une corrélation permanente entre un style et une végétation,
semble vouée à l'échec, du moins peut-on constater que l'art ne paraît
s'épanouir que dans les régions de savane ou dans celles où la forêt est
suffisamment hospitalière pour laisser s'organiser la société humaine. James
Johnson Sweeney a fait remarquer que l'art africain est en fait limité à une
partie relativement réduite de ce que l'on a nommé le « continent noir ». Au
cœur de la forêt, ou dans le dénuement du désert, ni une grande sculpture, ni
un art raffiné n'apparaissent jamais. Et l'art périt ou dégénère quand meurent
ou s'étiolent les croyances qui dominent la vie collective. On peut convertir un
peuple noir, on ne peut pas reconvertir son art. Qu'il s'agisse du christianisme
ou de l'Islam, il faut bien constater avec Michel Leiris que la conversion d'un
groupe africain a toujours eu « sur l'art de ce groupe, une influence que, jusqu'à
nouvel ordre, il n'est pas exagéré de dire stérilisante ».
Si l'unité profonde de l'art africain est enracinée dans une vision commune
de l'univers, il en est de même de l'unité qui apparaît dans la diversité des arts
océaniens, indiens ou esquimaux. Pourtant, au premier regard, si nous nous
tournons vers le Pacifique, des péninsules méridionales de l'Asie à l'Australie et
à l'archipel asiatique, l'Océanie semble n'avoir d'autre unité que celle d'une
lumière et d'une mer. Ses deux mille six cent cinquante îles s'éparpillent sur la
plus vaste étendue d'eau du monde, peuplée de groupes humains entre lesquels
ni l'anthropologue, ni l'ethnographe et à peine le linguiste, n'aperçoivent
d'unité : les hommes les plus démunis de la terre habitée et les habitants des
« derniers Paradis », les Australiens et les Polynésiens, les Tasmaniens et les
Micronésiens, etc.
Pourtant, des piliers de bois sculpté de la Nouvelle-Guinée, à l'Est, aux
mystérieuses figures de pierre de l'île de Pâques, à l'Ouest, des tapas de Hawaï,
à la hauteur du tropique du Cancer, aux proues des pirogues sculptées de la
Nouvelle-Zélande, sous le tropique du Capricorne, les salles des musées
d'ethnographie qui réunissent les œuvres de peuples que sépare un espace
infiniment plus vaste que celui qui va de la côte atlantique de l'Afrique à celle
de l'océan Indien, imposent à travers la disparité des styles l'unité profonde
d'un esprit. Les hésitations de l'Afrique, sa complexité, l'oscillation de ses styles
entre le réalisme magique et la géométrisation symbolique, l'entremêlement des
choix esthétiques, nulle part on ne les retrouve en Océanie. Le génie océanien
étend de la première vague à la dernière vague du Pacifique la rigueur des
mêmes refus et l'austérité des mêmes prosternations. On est tenté de sourire
devant l'illusion des explorateurs du siècle des lumières, qui s'enthousiasmaient
d'avoir découvert, avec Bougainville, le royaume même de l'innocence. « Nés
sous le plus beau ciel, nourris des fruits d'une terre féconde sans culture, régis par
des pères de famille plutôt que par des rois... » Philibert de Commerson,
naturaliste de l'Académie Royale, passager de la frégate L'Étoile, croit avoir
découvert la candeur des paradis quand il aborde aux terres de la grande terreur
ensoleillée. Il arrive aux esprits de la forêt africaine de se laisser apprivoiser ou
circonvenir, d'être des compagnons tutélaires ou des complices attendris. Les
esprits du Pacifique imposent l'agenouillement et la terreur. Les peuples
océaniens semblent ne connaître cette heureuse accalmie qui naît de l'accord
entrevu ou conquis entre les dieux et les hommes, que dans la mesure où leur
art échappe à l'emprise des morts et des génies. Le seul bonheur qui rayonne de
ces terres illuminées par le soleil le plus intact qui soit, s'inscrit dans la pure et
apaisante abstraction des géométries, et dans le rythme délirant de la poésie.
Dans la sublime décoration des tapas et dans la mélopée des anaou, les
Océaniens déploient le même génie que dans la violence fulgurante et
contractée de leurs statues et de leurs masques. Mais dans le premier cas, ce
génie exprime une réconciliation, et dans l'autre une déroute.
Si les dieux océaniens sont les maîtres de l'harmonie universelle, semblables
aux dieux africains, ils ont accompli leur tâche, et laissé le champ libre aux
forces du mal. Kane, Ku et le Grand Lono ont créé le monde, comme le relate
l'admirable cosmogonie hawaïenne que L.G. Gros a traduite d'après l'ouvrage
de Fornander, An account of the Polynesian race :

Ô Kane, Ô Ku, toi qui as picoré la terre hors de l'abîme


Et toi le Grand Lono qui résides sur la face de l'eau,
Voici ce que sont le ciel et la terre mis à jour,
Voici qu'ils sont doués de vie, de croissance, de mouvement
Et qu'ils se lèvent et se séparent en continents.
Le grand Océan de Kane,
L'Océan avec ses mers dont les îles sont le pelage tacheté,
L'Océan avec les grands poissons,
Et avec les petits poissons,
Les requins et les énormes Niuhis,
Les baleines,
Et les gros Hihimanus de Kane.
L'armée des étoiles de Kane,
Les étoiles au firmament,
Les étoiles qui de partout au ciel de Kane
Sont solidement accrochées,
Et les étoiles errantes,
Les étoiles ensorcelées de Kane,
Les mouvantes étoiles de Kane ;
Des myriades sont les étoiles :
Les grandes étoiles,
Les petites étoiles,
Les rouges étoiles de Kane. Ô espace infini ?
La grande lune de Kane.
Le grand soleil de Kane,
Mouvant et flottant,
Qui se met en mouvement dans le grand espace de Kane.
La grande terre de Kane,
La terre Kapakapaua dont Kane a pressé le limon,
La terre que Kane a mise en mouvement.
En mouvement sont les étoiles, en mouvement la lune,
En mouvement la grande terre de Kane.

Mais maintenant que le ciel et la terre sont en mouvement, ils ne sont plus
le domaine des Créateurs ni des vivants, mais le champ clos des Ombres.
L'Océanien vit dans la dépendance constante des ancêtres. « Régis par des pères
de famille plutôt que par des Rois. » Le philosophe n'avait connu que les
apparences. Sur le koha ou dans la macabre combinaison du korwar, dans le
crâne surmoulé et peint ou sur l'appui du propulseur, à la proue de la pirogue
ou au sommet du tambour, le Vieux est là, qui surveille son héritier, régit sa
conduite, dirige sa flèche, gouverne ses pensées, écrase son destin. Le filet n'est
maintenu visible sur l'eau que parce que le flotteur est façonné au signe de
l'ancêtre et le faîtage de la case ne la couronne que parce que l'ancêtre y trône.
La mort signe de son sceau le bouclier qui défend le vivant et le masque de
rotin qui transfigure le célébrant. Elle grimace à l'étrave et sur la poupe.
Presque tout ce qui n'est pas totalement abstrait dans l'art océanien est
flamboiement funèbre, stridence panique, mortelle virulence, exubérance
macabre. Mais ce qui sauve ces objets sublimes et terribles, ce qui les
transfigure, ce qui les arrache à la fascination monotone de l'horreur, c'est la
couleur. Si dans le tapa, l'artiste océanien choisit d'ordinaire, avec un
raffinement exquis, les nuances étouffées ou l'austérité des noirs et des bruns, il
fait jaillir dans les masques et les objets rituels un extraordinaire et savant
tumulte des couleurs. La statue d'ancêtre du Musée de la France d'Outre-Mer,
avec le bonheur de ses motifs géométriques violets sur fond rose, le dieu en
pain de sucre du Musée de Chicago, avec son crâne mauve, les bandes rouges,
bleues et mauves qui strient son corps, le masque à motifs blancs, rouges et
bleus, les bras et les jambes annelés de motifs décoratifs bariolés sont des
exemples, entre tant d'autres, du génie de coloristes des Océaniens.
Si, à vol d'oiseau, les arts africains, malgré toutes les exceptions
(nombreuses) qu'on peut observer à cette « règle », se caractérisent par ce qu'on
pourrait nommer le sentiment de l'unité plastique, par la plénitude de la statue
caressée par le sculpteur avant de l'être par la lumière, l'Océanie et l'Amérique
semblent se distinguer au contraire par ce que Carl Einstein décrivait comme
les « combinaisons décoratives qu'on obtient par la discontinuité », par l'utilisation
des intervalles et des vides. Le tailleur d'images africain tend à arracher au bloc
de bois l'homogénéité de la forme en ronde bosse, autour de laquelle l'œil peut
harmonieusement tourner. Le tailleur d'images océanien ou indien aurait plus
fréquemment tendance à évider le bois, à inscrire dans l'espace un
enchevêtrement symétrique de formes entre lesquelles la lumière s'insinue et
s'immisce. Les montants de la case de la Nouvelle-Irlande, les statues Sepik ont
l'apparence d'une sorte de broderie de bois polychrome. Nous retrouvons une
tendance analogue dans les mâts totem indiens du Canada, de la Colombie
Britannique ou de la côte nord-est des États-Unis.
Il est d'ailleurs évident que si on fait abstraction de ce qui caractérise dans
son ensemble la production artistique des peuples dits « primitifs », il existe
une bien plus grande parenté d'esprit et de style entre l'art des Océaniens et
l'art des Indiens ou des Esquimaux, qu'entre ces deux groupes et l'art noir
d'Afrique. Les tapas océaniens et les ponchos de cuir peint des Apaches
Chirihuaca, les peintures sur cuir de la Nouvelle-Guinée et les décorations de
sable polychromes Navahos ont un air de famille certain. Qu'il s'agisse des
tapas à motifs géométriques des îles Fidji ou des îles Tonga, et des tissages
géométriques Navahos, des broderies Delaware, ou bien des représentations
animales stylisées dont les peintures sur écorce australienne ou les peintures sur
cuir des Sioux comme les peintures murales des Kawaika de l'Arizona du Nord
nous offrent tant d'exemples, les cultures océaniennes et les cultures
américaines nous apparaissent comme les rameaux séparés d'un même arbre.
On est amené à considérer ces analogies comme une confirmation des
hypothèses avancées par Paul Rivet, qui suppose que les Océaniens ont
rayonné dans toutes les directions, ont émigré au Nord jusqu'à l'archipel
nippon, ont suivi les courants maritimes vers le Nouveau-Monde et ont exercé
une influence considérable sur le continent américain. Se fondant sur des
travaux de linguistique comparée, Paul Rivet a établi des concordances
impressionnantes entre les cultures océaniennes et les cultures américaines. Les
travaux d'anthropologie physique de Moreno, de botanique comparée de
Friederici et d'Émory versent à ce dossier des présomptions assez fortes.
Quoi qu'il en soit, on note que les différences entre l'art africain et l'art
océano-américain semblent correspondre à des différences de conceptions
religieuses. L'animisme des Noirs africains a été parfois confondu avec le
totémisme. Maurice Delafosse souligne que c'est une grave erreur. « Le
totémisme, écrit-il, tel qu'il a été décrit par les observateurs des civilisations
américaines, consiste à attribuer à chaque famille ou clan une origine animale, à
considérer l'espèce animale dont descend le groupe humain comme le protecteur et
l'emblème de ce groupe, à donner à celui-ci le nom de l'espèce en question et à
rendre un culte à cette dernière. » Ainsi défini, le totémisme semble absolument
étranger à la pensée africaine. Il est au contraire commun aux cultures
australiennes et indiennes. A la racine des arts primitifs, fondant les différences
de styles et de techniques, on trouve plus souvent les conceptions religieuses
que les conditions géographiques ou économiques. Irréductibles aux cadres
habituels de l'esthétique, aux notions d'écoles ou de « styles » qui nous sont
familières, les arts primitifs participent tous de la dimension du sacré.
5

L'Homme blanc est content de lui, il est content de sa planète. Il s'installe


les jambes fièrement plantées au sommet d'un monde qui est divisé en
longitudes, comme le melon de Bernardin de Saint-Pierre était partagé en
tranches, afin d'être mangé en famille : en famille occidentale, bien entendu.
Les cousins pauvres, qui ont l'âme noire, qu'on ne voit pas blancs, qui sourient
jaune, auront droit aux reliefs du festin. Ils ne sont pas admis à figurer dans
l'admirable photographie de famille, celle où le groupe gréco-latin pose devant
l'objectif de Dieu en déclarant en chœur : « Ne bougeons plus et sourions. »
Nous voici au centre du monde, au centre de l'histoire, à cet instant suspendu
et parfait de plénitude, dont les autres civilisations n'ont jamais connu la
récompense. L'occident-centrisme rayonne sur tous les visages.
Il rayonne sur celui de cet historien des religions et des mythologies qui
commence majestueusement le chapitre qu'il consacrera à l'Afrique en
décidant : « Nulle part, en Afrique noire, la religion n'est arrivée à une forme
définitive... L'imagination indisciplinée de l'indigène n'a pas permis à la religion
de la nature de s'épanouir en mythes poétiques analogues à ceux de l'Inde ou de la
Grèce. » Admirable satisfaction, bienveillante condescendance. On cherche en
vain la religion prototype à laquelle songe notre Ubumythologue, celle qui
serait arrivée à « une forme définitive » ? S'agirait-il du catholicisme romain,
dont chaque siècle voit le catalogue des dogmes s'enrichir, qui s'accroît en un
peu plus d'un demi-siècle du dogme de l'Infaillibilité pontificale, de celui de
l'Immaculée Conception, de quel autre demain ? Quant à l'écolier africain, il
obtient zéro de conduite pointé : « Élève bien doué, pourrait mieux faire :
imagination indisciplinée. » L'extraordinaire mythologie noire, dont les volumes
du Decameron noir de Frobenius n'épuisent pas la richesse, dont le talent des
poètes qui s'en inspirent ne peut qu'affadir la beauté, les cosmogonies
océaniennes que recueillit Malinovski, les mythes des Indiens d'Amérique dont
Kroeber, Sauer et les spécialistes américains nous font entrevoir la majestueuse
poésie, ce trésor de genèses, de métamorphoses et de fables est repoussé du pied
au bas de l'échelle des croyances, un peu en dessous de l'Inde, qu'on consent à
nommer pour montrer qu'on est impartial, très loin de la fameuse Grèce,
grand-mère des arts, des armes et des lois dont l'Europe est la mère.
Contre cette sottise arrogante, de bons cœurs, à défaut de bons esprits,
s'inscrivent en faux avec véhémence et générosité. Martinet, cité plus haut,
estimait que l'imagination indisciplinée des Noirs avait empêché que leurs
religions fussent définitives. Un missionnaire belge, le Père Tempels, après de
longues années passées à évangéliser les Bantous, a trouvé si admirables leurs
croyances et leurs cérémonies qu'il n'a pu se retenir de les organiser. Où les uns
voyaient un magma méprisable de superstitions, d'idolâtries et de pratiques
aberrantes, le missionnaire croit saisir le développement d'une théologie, la
symétrie d'un système. Il lie en un faisceau rationnel les affirmations et les
intuitions de ces élèves à l'imagination jusque-là indisciplinée. Il entrevoit la
rigueur d'un dogme là où on n'avait aperçu jusqu'à lui que la broussaille des
idolâtries : ces « fétichistes » étaient donc des philosophes, ces hérétiques
obéissaient à une orthodoxie. Ils étaient monothéistes, et il ne faudra plus
qu'un bien petit effort pour faire rentrer ces croyants de la brousse dans le sein
de la catholicité dont ils sont plus proches qu'on ne l'aurait imaginé. « La
civilisation Bantoue sera chrétienne ou ne sera pas », conclut le Père Tempels : on
avait cru jusque-là, à l'entendre, qu'il existait déjà une civilisation Bantoue...
Il ne saurait être question de renvoyer dos à dos le méprisant mythologue et
l'enthousiaste missionnaire. Où l'un ne voit que fatras et chaos, l'autre est
peut-être trop tenté d'apercevoir de grandes structures rationnelles. Ce qui est
significatif, c'est que l'admiration sincère que ressent le Père Tempels pour la
sagesse Bantoue, pour l'empirisme de leurs comportements, le conduit à les
ramener à nous-mêmes. « Cherchons l'idée et nous comprendrons le
comportement », écrit-il. On décrivait hier ces peuples comme dépourvus de
principes et de lois, lorsqu'on n'allait pas, comme Lévy-Bruhl au début de sa
carrière, jusqu'à définir je ne sais quelle « mentalité prélogique », qui
cantonnerait à jamais le primitif hors des jardins à la française de la pensée
rationnelle. On succombe par réaction à la tentation de les décrire identiques à
l'image que nous nous faisons du clair génie latin : ce sont des philosophes qui
s'ignorent, des cartésiens sans le savoir, des chrétiens inconscients. Hier ils
étaient radicalement autres, aujourd'hui ils sont définitivement pareils. Mais
c'est une double erreur que de définir d'une part « l'esprit occidental » comme
un système de valeurs et de notions parfaitement harmonieuses et ordonnées,
et que de vouloir, en supprimant les complexes de supériorité injustifiés et en
refusant la condescendance des privilégiés, tenir pour négligeable ce qui
différencie les cultures et les individus. On rêve d'un ethnographe Bantou qui
s'attacherait à systématiser les croyances aberrantes et contradictoires d'une
femme blanche des classes moyennes, au milieu du XXe siècle. Il constaterait
chez celle-ci, si elle est ce qu'on nomme croyante, la coexistence d'un certain
nombre de mécanismes d'esprit, qu'il aurait beaucoup de mérite à rendre
convergents ou cohérents. Il la verrait accepter la possibilité des miracles, dans
l'univers de la foi, et l'impossibilité des exceptions aux lois de la nature, dans le
domaine de la science. Son panthéon intérieur accorderait sans doute Pasteur
et l'asepsie, saint Antoine de Padoue et la découverte des parapluies perdus, la
croyance aux prières du Paroissien romain et la confiance dans les indications de
l'horoscope de la semaine du journal de modes, l'assistance à la messe du
dimanche et la visite à la cartomancienne-voyante du samedi. Il en déduirait,
comme ces ethnographes rapides dont parlait Marcel Griaule, que les peuples
auxquels appartiennent les individus étudiés « sont indifférents au manque de
coordination de leur savoir, au disparate des éléments qui le composent ». Ou bien,
suivant en ceci l'exemple du Père Tempels, il chercherait à remonter des
comportements au principe qui les ordonne, il se mettrait en quête de la clef
universelle qui permet d'embrasser dans une même perspective
l'agenouillement au confessionnal, le marc de café, la certitude que les signes
du Zodiaque influent sur notre foie et nos rencontres, la dévotion au Sacré-
Cœur, le recours à l'aspirine et aux antibiotiques, le mystère des salles obscures
et l'adoration des vedettes, la visite de Toussaint à la tombe des ancêtres, la
pratique de la gymnastique et le port de médailles consacrées attachées à une
chaînette d'or passée autour du cou. Il est probable que notre ethnographe
Bantou trouverait en effet un système rendant compte de tous ces
phénomènes, éclairant de façon irréfutable leur articulation et leur
homogénéité. On trouve toujours ce qu'on cherche passionnément. Ce n'est
pas forcément la vérité.
Si les arts primitifs sont la plupart du temps inspirés par les sentiments
religieux, des préoccupations sacrées, nous devons néanmoins nous garder de
confondre celles-ci avec un système théologique ou avec l'organisation d'une
église.
La Somme de saint Thomas d'Aquin ne peut pas nous expliquer dans le
détail le comportement religieux d'une paysanne tourangelle du XVe siècle. De
même Robert Lowie a raison d'attirer notre attention sur le fait que « lorsque
nous étudions la religion des Polynésiens, nous ne devons pas nous laisser hypnotiser
par les élucubrations des prêtres indigènes. C'étaient des spécialistes et, comme tous
les spécialistes, ils tendaient à la virtuosité, c'est-à-dire à faire ostentation de leur
habileté à manier et à amplifier les traditions ». Chez les « primitifs » comme
chez les « civilisés », la foi du charbonnier n'est sûrement pas la même que la
foi du cardinal ou du chaman.
Lorsque l'Europe a découvert les arts africains, océaniens, indiens, elle a eu
le sentiment de voir se dresser devant elle une forêt de dieux, l'armée
foisonnante d'un polythéisme enchevêtré. Les réactions des premiers
Occidentaux contemplant les « fétiches » noirs ou polynésiens me font
irrésistiblement penser à cet ami iranien, musulman chiite, qui
m'accompagnait dans une église italienne, et qui voyait la preuve évidente du
polythéisme catholique dans la multiplicité des chapelles, des saints, des saintes
et des autels. Lui expliquer que le christianisme romain est une religion
monothéise qui, au demeurant, professe que le Dieu unique est trois
personnes, n'était pas une entreprise aisée. Je ne suis pas certain d'y avoir
réussi.
Quelles sont les sources fondamentales des « croyances » primitives, et des
arts qu'elles engendrent ? Il faut se garder ici, comme de la peste, d'un esprit de
système qui ne peut conduire qu'à des erreurs. Trop de théoriciens sont
semblables ici à celui dont parlait Henri Frank : « Il avait l'esprit trop clair pour
bien comprendre tout. » Si nous taillons une route à travers la forêt, nous aurons
traversé la forêt : nous n'en aurons pas épuisé la ressource. Les civilisations
océaniennes, indiennes ou esquimaudes de la pirogue et de la chasse, les
civilisations africaines de la houe et du bétail ont un fonds analogue de
croyances et de vénérations. Qu'est-ce qui domine leur existence ? Un mystère :
celui de la fécondité, une résistance, celle de la nature, un mur d'ombre, celui
de la mort.
Le premier réflexe de l'homme, c'est de s'émerveiller de la fécondité, de
s'insurger contre la résistance des choses, des éléments et des êtres, de redouter
le terme de sa vie. Dans le même mouvement, il rend grâces de ce qui lui est
donné, se rebelle contre ce qui lui est refusé, se révolte contre ce qui le menace.
Avant d'être un fait biologique, avant même que ne s'établisse un rapport
naturel entre l'étreinte des parents et la naissance de l'enfant, entre les semailles
et la moisson, la vie qui croît dans les entrailles de la mère ou de la terre est un
miracle qu'on salue. De même, plus il est démuni et désarmé devant l'opacité
des choses, plus l'homme cherche à les vaincre par les ressources de l'esprit.
L'invocation, le charme, l'incantation, le sortilège, le talisman tentent de pallier
les maladresses de la main, les insuffisances de l'arme, les carences de l'outil.
Dès qu'il y a des hommes, ils existent en société. Ils savent que l'homme est
celui qu'on peut convaincre et persuader, fléchir ou attendrir : la psychologie
précède toujours la technologie. Le tout petit enfant « civilisé » injurie le jouet
qui refuse de se prêter docilement aux caprices de sa gaucherie. Le primitif
insulte ou supplie la bête qui refuse de se laisser capturer ou abattre, la terre qui
refuse de porter des moissons. Il a l'injustice de Jésus, qui punit l'arbre qui ne
donnait point de fruits, quoique ce ne fût point en la saison des fruits. A ses
yeux le figuier a tort d'être stérile, puisque lui, homme, désirait mordre dans
une figue. Raisonner bien, c'est savoir se donner tort. Mais l'homme premier
estime d'abord qu'on lui a fait tort. Il entretient avec la nature des rapports
analogues à ceux qu'il entretient avec les siens : il la doue d'intentions, de
volonté, bonne ou mauvaise. Il la flatte et la menace, il la conjure et la cajole.
On peut ruser avec les hommes, on peut leur mentir, les séduire, détourner ou
attirer leur attention, on peut les duper, déjouer leurs projets. Le primitif vit de
pair à compagnon avec les éléments. La foudre, la pluie, la lumière sont des
inconnus qui jouent à cache-cache avec nous. Nous sommes en ceci tous
primitifs, nous parlons des forces de la nature comme de vieilles
connaissances : le vent souffle, le tonnerre gronde. Il n'est pas naturel de penser
que la Nature est la Nature. Il est plus naturel de chercher à se mettre dans ses
bonnes grâces, il est plus expéditif de la convaincre que de la vaincre. On la
paie de bonnes paroles : c'est la prière – de petits ou de grands cadeaux : c'est le
sacrifice – on l'étourdit de manigances : c'est le sortilège – on l'hypnotise avec
un objet : c'est le talisman – on concentre sa fureur ou ses grâces sur un leurre :
c'est l'image, le signe ou la statue. Un principe général rend compte de toutes
ces attitudes : c'est l'animisme. Une pratique universelle illustre ces réactions :
c'est l'art. Avant d'être un trompe-l'œil à l'intention des humains, l'art est un
trompe-malice à l'intention des esprits. Il fait un signe visible aux puissances
invisibles : il est une délivrance, parce qu'il donne la certitude d'avoir joué un
bon tour aux forces hostiles ou incertaines, d'avoir détourné leurs coups sur un
appeau ou dispersé leur vol grimaçant comme le fait des oiseaux un
épouvantail, parce que la statue a pris au piège leur force vitale. Avant d'être
une joie, l'art est une ruse de guerre dans cette guerre sans relâche que l'homme
mène contre la nature, le destin, la fatalité, ou ce qu'il croit être fatal – contre
la mort. Les hommes ne destinent pas d'abord leur art aux hommes, parce
qu'ils redoutent moins ceux-ci que les esprits, les cataclysmes, la présence
militante, malicieuse et mystérieuse des forces hostiles. S'il arrive que celles-ci
prennent dans leur imagination forme humaine, c'est la forme des morts. Il
faut apaiser les morts, les consoler d'être ailleurs, leur déconseiller de revenir,
les bercer dans leur sommeil entrecoupé. L'œuvre d'art, effigie, signe ou
paratonnerre, est une entreprise de séduction et de détournement. Elle induit
en erreur l'esprit et les esprits. Elle les fixe, elle les enchaîne.
Plus tard, au plaisir de dessiner, de graver ou de tailler l'image qui conjure
ou séduit les esprits, succède peut-être le pur plaisir de créer pour créer. A l'art
pour ne pas mourir succède l'art pour mieux vivre, à l'art pour les esprits,
l'esprit de l'art pour autrui.
A ces caractères très généraux des arts primitifs, qui s'appliquent également
aux arts des peuples nomades cueilleurs de fruits, des pêcheurs et des marins,
l'art nègre ajoute celui d'être fondamentalement un art de paysan. Dans ses
légendes et sa poésie, ses proverbes et ses créations plastiques, le Noir est
d'abord un homme de la terre. Toutes les caractéristiques qu'on a cru
longtemps définir ces bons grands enfants noirs, patients, balourds, contents de
peu, naïfs et rusés, définissent en fait celui qu'on serait tenté de nommer le
paysan éternel, si la mécanisation de l'agriculture, le bouleversement des
rapports de production à la terre comme dans l'industrie n'étaient en train de
modifier foncièrement l'image traditionnelle de l'homme à la houe. Le paysan
des fabliaux du Moyen Âge et des comédies de Plaute, reconnaissez-le : c'est un
nègre. Le paysan paysannant de Shakespeare et de Molière, allez-y voir de plus
près : c'est un nègre. Le nègre est un paysan moins habillé que les nôtres.
L'ouvrier est celui qui fait, le chasseur ou le pêcheur sont ceux qui
conquièrent : le paysan est celui qui fait qu'il se puisse faire. L'artisan façonne,
l'ouvrier œuvre, mais le paysan est celui qui prépare son lit au miracle : que le
manioc, le mil ou le blé poussent, c'est toujours une merveille,
incommensurable avec l'effort accompli pour la permettre. D'autres peuvent
prendre la nature à bras-le-corps, la terrasser, la lier. Lui se borne à lui faire
l'amour. Il est le grand fécondeur patient. L'ouvrier croit en ses mains, en ses
outils, en la matière. Le paysan fait confiance à l'obscure germination des
grains sous la terre. Il fait sa part, il attend que la nature fasse le reste. Le
paysan primitif est doublement livré : livré aux esprits, livré à la terre. Que le
sorcier ou l'initié soit possédé par une âme indiscernable et présente, qu'il entre
en transe, qu'il écume, habité soudain par une violence qui le transporte,
comment le paysan noir s'en étonnerait-il ? Il a devant lui ses champs, possédés
à la saison de la maturité par une puissance aussi évidente et aussi confuse,
soulevés eux aussi, travaillés par la sourde violence des épanouissements. Aussi
l'objet d'art est-il d'abord un outil. La serpette, le plantoir, la houe sont les
instruments qui assurent la maîtrise de la terre. Les statuettes d'ancêtres, les
poupées, les masques sont les instruments qui assurent la neutralité ou la
bienveillance des esprits.
Lorsque au XVIIIe siècle on passa de la description des pays inconnus à une
tentative d'interprétation de leurs coutumes (dont l'objet était souvent une
mise en question des coutumes de la société européenne) on crut d'abord que
toute statuaire noire figurait des dieux : les fétiches. Le Président de Brosses,
qui connaissait l'Italie de première main, et l'Afrique de dixième, publia
en 1760 son traité Du culte des dieux fétiches, et contribua jusqu'à nos jours à
populariser une erreur (fétiche vient du portugais feitico qui signifie objet
fabriqué, imitation factice). Certains peuples noirs croient à l'existence d'un
Dieu unique, mais on n'en a rencontré nulle part la représentation. Les
Guisigua du Nord-Cameroun le nomment Bouilmoulvoung. Les Bantous
Niowé, les Yaoundé Zamba. Le Créateur du monde est aux yeux des Noirs une
cause première, qui s'est borné à donner le branle à l'univers, qui n'agit plus
sur lui, un démiurge auquel son œuvre échappe, qui s'abstient désormais
d'intervenir dans le déroulement et la course des événements à l'origine
desquels il présida.
L'usage le plus fréquent de la statuaire n'est donc pas d'incarner quelque
idole : elle est d'établir, si l'on peut dire, un modus vivendi avec les morts. La
statue des ancêtres ou la statue d'un esprit chargé de veiller sur leur repos,
d'apaiser leur mauvaise humeur, se rencontre à peu près partout en Afrique
noire : des Sénoufo aux Kissi, des antiques Sao aux modernes Fang, des Baluba
aux Baoulé. A l'exception du fait que la plupart de ces statues nous offrent une
représentation de face, sont soumises à la loi de frontalité, il est impossible de
dégager des traits assez généraux pour s'appliquer, indifféremment, à toutes ces
statues. Certains ont tenté de définir des canons de l'art noir, croyant pouvoir
avancer que la tête y est toujours très grosse, disproportionnée avec le corps, les
jambes toujours courtes, les bras toujours rigoureusement parallèles (c'est en
effet fréquent), etc. Mais ces prétendues lois connaissent tant d'exceptions que
leur valeur est douteuse. Il y a des civilisations, l'Égypte, la Grèce, où
l'historien est à l'aise, dans la mesure où l'art entier obéit à des principes
rigoureux, où « l'artiste » se sent heureux comme un vaillant soldat parce qu'il
marche au canon. Il y a d'autres civilisations où le fil d'Ariane de l'unité
stylistique est constamment rompu : il est aussi difficile de parler en général des
arts étrusques, des arts noirs ou des arts océaniens que de réduire à des données
fondamentales l'École de Paris. Embrasser dans une seule perspective une
statuette Sénoufo et un masque Dogon, une tête Warega et une poupée
géométrique Akuaba, c'est ramener à un même style l'œuvre de Maillol et celle
de Brancusi, Pevsner et Giacometti. La seule unité qui existe entre les arts noirs
est l'unité de fonction.
Si les statues d'ancêtres sont chargées de faire tenir tranquilles les morts,
dont le paysan sédentaire, à la différence du nomade, n'est jamais séparé, les
petites figurines dont nous trouvons des modèles variés chez les Bambara, les
Yoruba, les Batéké, les Ashanti, sont chargées de fonctions plus précises : leur
dénominateur commun c'est le principe du double. La poupée Batéké est le
double de l'enfant, elle détourne sur elle les influences maléfiques, et il la jette
une fois la puberté atteinte. Au Dahomey, la poupée du jumeau mort rétablit
l'équilibre rompu par la disparition d'un des frères. Ailleurs la poupée
concrétise le principe de fécondité, assure d'heureuses maternités.
On trouve des objets utilitaires traités comme des œuvres d'art : bobines de
tissage Baoulé ou Gouro, fourneaux de pipe et sièges du Cameroun, du
Dahomey, de la Côte-d'Ivoire, appui-tête du Congo, des Somalis, serrures
Sénoufo ou Dogon, poids de bronze ou de cuivre, etc. Il ne faut pas se hâter de
voir là une application purement décorative, le seul souci d'embellir un objet
usuel. Là aussi, la plupart du temps l'objet répond à des préoccupations
sacrées ; il est destiné au monarque, dont l'essence est religieuse. L'appui-tête
n'est pas simplement un meuble, une commodité : il doit aussi et d'abord
écarter des dangers. « L'horreur du vide, écrit E. Torday, est un caractère très net
de l'art Bakuba. » Le Bakuba sculpte et décore tout ce qui l'entoure. Mais il
n'est pas sûr que ce soit seulement pour plaire à l'œil : c'est vraisemblablement
pour plaire également aux esprits, aux âmes errantes, à l'animus ambiant.
En Océanie, il n'est aucune activité humaine qu'on puisse détacher du
contexte mythique et religieux. La demeure elle-même, autant qu'un abri
contre les intempéries et qu'un refuge contre la nature, est une assurance
contre les invisibles. Le poteau de case des Papous est une sorte de paratonnerre
magique, enraciné dans le séjour infernal, la tête émergeant dans le monde
supérieur des esprits. L'appui-tête océanien ou africain n'est pas simplement
un oreiller, il est aussi une protection magique. Il n'assure pas seulement à la
nuque du dormeur un appui, mais à l'esprit du rêveur une compagnie. La pipe
de pierre sculptée des Indiens d'Amérique, ornée de l'effigie de l'animal totem,
ours, canard sauvage, aigle, loup, n'est pas simplement destinée au plaisir de
fumer les feuilles de sumac, de manzanita et de tabac : elle est un objet rituel.
La griserie légère du tabac n'est pas recherchée, comme chez nos
contemporains, pour le simple plaisir : l'art de fumer-pour-fumer, de s'enivrer-
pour-s'enivrer, de même que l'art-pour-l'art, sont des inventions récentes. Si
aujourd'hui les drogues servent à l'homme à s'oublier lui-même, elles servaient
jadis à rejoindre les dieux. Ce qui n'est pour nous que l'instrument d'une
absence est pour les « primitifs » l'auxiliaire d'une présence : celle des esprits,
des ancêtres, du totem ou des génies.
Quant aux masques, qu'on retrouve en Afrique, en Océanie, en Amérique,
ils sont également utilisés à des fins rituelles, au cours de cérémonies
traditionnelles. On retrouve partout le principe de sociétés et de confréries,
réservées en général aux hommes, dont les sessions sont consacrées soit aux
cérémonies d'initiation des adolescents, soit à la célébration de rites agraires,
soit aux relations compliquées que les vivants entretiennent avec les morts.
L'organisation de sociétés secrètes, de confréries, l'usage des masques n'est
d'ailleurs pas particulier à l'Afrique noire. Il suffit d'avoir assisté au Carnaval de
Bâle pour se retrouver soudain, dans le décor des buildings et des autobus des
cités « civilisées », replongé dans l'atmosphère des grandes célébrations
« primitives ». « Quels sont ces cris, ces bruits de sonnailles ? écrit un voyageur. Les
« Tchäggata » (ou Barbouillés) s'avancent : démons couverts de peaux de bêtes, aux
têtes effrayantes, porteurs de masques aux expressions torturées ou cruelles. Rien qui
rappelle même un seul instant les fêtes du Carnaval de Nice. Rien de gai, de
caricatural, d'aimable. Les femmes ne prennent pas part au cortège... » Sommes-
nous au Cameroun ou aux îles Marquises ? Non : en Suisse, au Lötschental,
pendant le Carnaval de Kippel. Et il est probable qu'une description des
cérémonies initiatiques grecques, du masque antique, persepon mycénien ou
grec, persona romain, ne serait pas très différente de celle que le touriste
rapporte de Suisse ou l'ethnographe d'Afrique.
Le masque est une parure durable. Les décorations, les scarifications, les
peintures et maquillages, les tatouages et incisions sont le premier degré de
cette métamorphose au cours de laquelle l'homme primitif se dédouble, et
demande aux pouvoirs conjugués du travestissement, de la musique, de la
poésie et de la danse, la liberté de la représentation. Du sorcier préhistorique de
la grotte des Trois-Frères au porteur de masque Bamiléké, du masque de la
tragédie grecque au masque de Carnaval de Bâle, il s'agit toujours de mimer le
drame cosmique, le cycle des saisons ou le déroulement de la destinée
humaine, d'offrir aux forces telluriques ou à la satire sociale l'exutoire ordonné
du drame.
Ce qui a été représenté a été accompli. Les stages de l'initiation, d'Eleusis au
Dogon, l'enchaînement implacable du spectacle tragique, d'Eschyle aux
cérémonies noires, constituent à la fois une répétition et une assurance :
l'homme s'y fortifie, s'y prépare aux épreuves réelles qu'il devra subir, et peut-
être les écarte-t-il : celui qui a mimé la mort sur le théâtre ou dans le cercle de
la danse a peut-être écarté celle-ci de ceux qu'elle allait frapper. Tout spectacle
sacré participe de la Messe : il substitue à la réalité du meurtre une immolation
simulée, il délègue au célébrant le fardeau qui pesait sur l'épaule de tous. La
représentation est, en premier lieu, un transfert.
Mettre l'accent sur le caractère religieux et consacré du masque ne doit pas
en faire oublier les aspects comiques ou ironiques. Rire est aussi le propre de
l'homme noir. Parmi les masques il en est également qui ont un sens satirique
et social : le Vieillard chevrotant, le Brigand sans scrupules, la Jeune Femme de
petite vertu. Jouer un rôle, celui d'un Esprit, d'un mort ou d'un voisin, c'est
aussi un jeu. L'homme masqué ne s'identifie aux plus puissants que lui que
pour mieux les assujettir, et le clown suit le Démon ou le héros tragique
comme le rire suit la peur.
6

L'arbre est la première statue, le premier dieu. Fatigués d'être humains,


Philémon et Beaucis deviennent leur propre monument : leur corps se
métamorphose en écorce, leurs membres se font branches, leur sang se mue en
sève. Le flux vital qui animait deux corps traverse maintenant deux troncs
enracinés dans la terre maternelle. Dans l'immobilité des deux arbres un
sculpteur, un jour, réinventera un couple. Le bois est le matériau premier de
l'artisan noir ou océanien. L'esprit qui habitait déjà sa fibre vivante va
s'informer grâce à l'effort du sculpteur. Celui-ci se fera le complice des formes
naturelles du bois, de ses nœuds, de ses fourches. Soulignant les métaphores
que la nature propose à son regard, dégrossissant le bloc d'une seule pièce,
l'ouvrier africain ou océanien est celui que définissait Picasso en parlant de lui-
même : il ne travaille pas tant d'après la nature qu'avec la nature.
Quels outils a-t-il en main ? Le feu, la hache ont abattu l'arbre. Reste à le
tailler. L'artisan utilise pour cela essentiellement l'herminette. C'est
certainement un des plus vieux instruments du monde : l'homme du
néolithique le manie déjà. L'Europe l'a manié, des Lapons aux Tchoucktchi, et
l'Afrique entière. Sa lame fut de silex, de pierres à grain fin, de bronze.
L'herminette raconte l'histoire de l'homo faber. Les formes et les matériaux de
sa lame, ses emmanchements, la ligne droite ou courbe du manche évoluent
avec les cultures, suivent les progrès techniques des sociétés. Cette petite hache,
où la lame, au lieu d'être parallèle au manche, lui est perpendiculaire, trouve en
Afrique sa forme la plus simple et la plus efficace. Le sculpteur noir est un
tailleur d'images. Sauf dans les grandes civilisations africaines disparues, il
ignore la plupart du temps l'usage du ciseau et du marteau, qui viennent à
bout de la pierre, et qui fut l'outil des Égyptiens, des Grecs, des Précolombiens.
Il pratique rarement le modelage. On trouve à Ifé, au Bénin, chez les Ashanti
aujourd'hui, la technique du modelage, de la fonte à cire perdue, le travail des
métaux. Les bronzes anciens du Bénin, les bronzes d'Ifé, les poids Lobi et
Ashanti, les bijoux en or Baoulé sont d'abord modelés dans la cire ou l'argile
recouverte de cire. Ce modèle unique est enrobé de glaise, puis d'une couche
de terre, et l'on ménage dans cette enveloppe des canaux. On obtient ainsi un
moule qu'on chauffe. La cire fond et s'écoule par les canaux ; il ne reste plus
qu'à faire pénétrer par ceux-ci des morceaux de métal, continuer de chauffer le
moule. Le métal fond, épouse la forme du moule, on le brise et on obtient une
réplique du modèle disparu – pièce unique, d'où le nom de fonte « à cire
perdue ».
Mais le travail de la cire et du métal représente l'exception. En revanche,
l'argile est un matériau très fréquemment utilisé. Mais les œuvres de terre
séchée ou cuite sont fragiles, s'effritent, se brisent, disparaissent rapidement.
L'art africain, océanien ou indien survit essentiellement par les œuvres taillées
dans les bois durs, ou fondues. Plus rare (l'île de Pâques en offre les plus beaux
exemples), le travail de la pierre est pratiqué ici et là. Les Bakota recouvrent
une armature de bois avec des lamelles de cuivre ou de laiton martelés. Dans
certaines régions, on sculpte l'ivoire. Mais au pays de la forêt reine, le bois est le
matériau roi. Jusque dans les objets usuels, la calebasse l'emporte sur la poterie.
Le bloc de bois est épannelé directement. La masse une fois dégrossie, et
l'équilibre des parties esquissé, l'artiste a recours au couteau, ou bien utilise
l'herminette comme un couteau, en la tenant non plus par le manche, mais par
la lame. Henry Lavachery a très bien décrit le travail d'un artisan Sénoufo qu'il
vit opérer : « L'artiste, après quelques repères tracés au crayon, avait attaqué le bloc
avec une véritable furia, le frappant obliquement avec toute sa force de
l'herminette, exactement comme un menuisier exercé enfonce des clous. Cependant
les copeaux que ces coups prenaient au bois étaient menus et comme mesurés au
même modèle. La pénétration vers l'intérieur avançait, comme à la découverte
d'une forme qui y serait cachée. Elle était, en fait, très mesurée et cette furia n'était
qu'apparence. »
La taille achevée, l'artiste procède en général au polissage de la surface. Il
utilise pour cela des feuilles rugueuses, qui font office de papier de verre, des
grattoirs, des pierres, la ponce – là où elle existe. Le polissage terminé, il
procède à l'opération de la patine. La perfection atteinte par celle-ci a abusé
parfois les spécialistes sur le degré d'antiquité des œuvres de la statuaire noire.
Imprégné d'huile de palme, de charbon de bois pilé ou de noir de fumée mêlé
à l'huile, de poudres d'écorces, lustré et relustré, l'objet caressé, massé,
apprivoisé, prend ce beau noir des statues Baoulé ou Fang, le rouge foncé des
ivoires. Il est prêt à remplir son office, à offrir sa surface déjà patinée par son
créateur à la patine des années, à se laisser noircir pendant des générations par
la fumée des cases et les feux rituels.
Si la plupart des sculptures sont monochromes, les masques sont
fréquemment peints. L'artisan africain utilise des couleurs d'origine naturelle,
blanc de chaux (comme en Extrême-Orient le blanc est ici la couleur de la
mort), rouge des écorces pilées, noir de la latérite argileuse, noir de fumée, etc.
Chez les Africains comme chez les Polynésiens ou les Indiens, l'homogénéité
des matières est rare, surtout en ce qui concerne les masques. Le masque
africain est orné et enrichi d'éléments de vannerie, de coquillages, de fragments
de verroterie, de clous de fer ou de cuivre, enduit de sang coagulé, de bouillies
de céréales. Chez les Indiens Pueblos ou Hopi, des plumes, des fibres, des
fragments d'os sont incorporés ou ajoutés au masque ou à la poupée de bois.
Aux Nouvelles-Hébrides et en général dans toute l'Océanie, le masque est
fréquemment coiffé d'une perruque de fibres, d'écorce, enduit de terre, de cire
ou de résine, la bouche sertie de défenses de sanglier ou de dents animales (ou
humaines). Les couleurs, qu'elles soient utilisées pour la polychromie des
statues ou des masques, ou pour peindre les peaux, l'écorce, les murs, sont
obtenues par les colorants naturels : terres, charbons, coquillages, décoctions
végétales. Chez les Océaniens et les Indiens, on trouve également une
utilisation admirable des duvets d'oiseaux.
Ainsi, dans tous les domaines, l'artiste primitif « fait feu de tout bois ».
7

L'art nègre et les arts primitifs font irruption dans le domaine esthétique
occidental entre 1908 et 1920. Ceux qui arrachent des mains de l'explorateur
les « fétiches » et les statues barbares pour les faire passer du poussiéreux musée
colonial à l'éclat des galeries d'art vivant, brandissent souvent ces trophées
davantage comme une arme de guerre que comme le signe de la découverte
d'un nouvel aspect de l'esprit humain.
Avant d'être un approfondissement de nos idées sur l'homme, et sur l'art, les
arts primitifs furent un « frisson nouveau », un choc, un scandale. La nostalgie
d'une innocence native, d'un retour aux pures origines obsède l'imagination
des Occidentaux depuis trois siècles. « J'enviais la félicité des bêtes, dit Rimbaud,
les chenilles qui représentent l'innocence des limbes... Je suis une bête, un nègre...
Connais-je encore la nature ? Me connais-je ? J'ensevelis les morts dans mon ventre.
Cris, tambour, danse, danse, danse, danse. » Les arts primitifs sont annexés à ce
rêve de la candeur première : « J'aimais, dit encore Rimbaud, les peintures
idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes... refrains niais,
rythmes naifs. » Ses successeurs ajouteront : les fétiches, les masques. « A la fin
tu es las de ce monde ancien », reprend Apollinaire, un des premiers
collectionneurs d'objets « sauvages » qui se décrit dans Zone :

Tu marches vers Auteuil tu veux aller chez toi à pied


Dormir parmi tes fétiches d'Océanie et de Guinée
Ils sont des Christ d'une autre forme et d'une autre croyance
Ce sont les Christ inférieurs des obscures espérances.

Mais déjà, dans l'analogie condescendante qu'établit le poète entre ses


fétiches et les Christ « inférieurs », se dessine une perspective qui n'est plus
celle du siècle des lumières. Le Bon Sauvage va céder la place à l'Homme Nu.
Les premiers découvreurs du monde croient avoir mis pied à terre sur le rivage
du Paradis Perdu : « Ce que j'ai dit des Naturels de la Nouvelle-Hollande, écrit le
Capitaine Cook en 1770, pourrait faire croire que ce peuple est le plus misérable
qui existe ; mais en réalité ils sont beaucoup plus heureux que nous Européens,
étant totalement ignorants non seulement du superflu, mais aussi des commodités
nécessaires tellement recherchées en Europe... Ils vivent dans une tranquillité que ne
trouble pas l'inégalité des conditions... Ils ne convoitent pas des maisons
magnifiques pourvues de nombreux serviteurs. Ils vivent dans un climat beau et
chaud... »
Les philosophes vont fertiliser et utiliser l'image fallacieuse rapportée par
l'explorateur. Le Bon Sauvage devient une machine de guerre, le Cheval de
Troie chargé de démanteler la citadelle qu'ils investissent. Une armée de
Hurons, d'Algonquins, de Canadiens est levée, qui doit ridiculiser par
l'exemple de son égalité les inégalités de l'Ancien Régime, dont la religion
naturelle doit jeter le discrédit sur l'édifice de l'Église, dont la simplicité fera
rougir les privilégiés du luxe dont ils s'entourent, et dont le bon sens réduira les
arguments byzantins des théologiens romains, des théoriciens de la monarchie
absolue et des défenseurs de l'ordre établi.
Depuis environ un siècle, l'étude des sociétés dites primitives démontre que
cette idylle était un malentendu, et cette image d'Épinal le fruit d'une illusion.
Sans noircir à l'excès la vie des peuples primitifs, il faut bien constater que leur
existence n'a rien de paradisiaque, même si notre civilisation ne peut
s'enorgueillir d'avoir à coup sûr accru les chances de bonheur de l'individu. Le
Bon Sauvage ne semble pas meilleur (ni sans doute pire) que le Civilisé. Sa
vision du monde, le système animiste qui domine son destin, le réseau de
tabous, de magies, d'interdits, de pratiques qui enserre son existence font peser
sur ses jours une angoisse permanente : « Le Noir africain, écrit Maurice
Delafosse, en dépit de l'insouciance qu'on lui attribue, passe une bonne partie de
sa vie dans la peur de maux qui le menacent et contre lesquels il n'a d'autre recours
que les pratiques religieuses ou magiques basées sur la même crédulité qui engendre
sa peur. » Quant à la « simplicité » de la vie des primitifs, les travaux des
sociologues et des ethnographes, de Frazer à Lévi-Strauss, de Malinovski à
Lowie ont fait justice de cette fable. Les rapports de parenté, l'ordre politique
et social, les prescriptions et les interdictions enserrent le primitif dans un
système à la fois extraordinairement compliqué et rigide. Quelle que soit la
complexité des relations humaines dans la civilisation industrielle, dans
l'organisation des corps immenses de nations ou de fédérations de nations du
monde industrialisé, il est vraisemblable que nos sociétés sont finalement plus
simples que les sociétés primitives.
Aussi ne pouvons-nous devant les arts primitifs poursuivre le rêve de nous
replonger, grâce à eux, dans le climat des paradis effacés. Si nous sommes tentés
d'y trouver un baume à nos blessures, un refuge à nos angoisses, nous serons
déçus. Il n'est pas seulement artificiel de chercher à se « retremper » dans la
clarté des origines : c'est de plus une entreprise chimérique. Il n'est nulle part,
ni dans le temps, ni dans l'espace, de fontaine de Jouvence. « Il est bien difficile,
constatait déjà Gérard de Nerval, de reconstruire l'édifice mystique dont les
innocents et les simples admettent dans leur cœur la figure toute tracée... Pouvons-
nous rejeter de notre esprit ce que tant de générations intelligentes y ont versé de bon
ou de funeste ? L'ignorance ne s'apprend pas. »
L'ignorance ne s'apprend pas : mais elle peut enseigner. Si les œuvres d'art,
les mythes, les fables et les notions des peuples qui ont ignoré, ou ignorent
encore, l'esprit scientifique, font partie aujourd'hui de notre culture, si nous
considérons avec la même attention et le même respect le masque océanien et
la statue romane, l'ancêtre Fang et la stèle funéraire grecque, le tapa et la
fresque de Masaccio, ce n'est pas parce que nous sommes blasés, que nous
recherchons des excitants ou des évasions, que nous sommes en quête du
piment de l'exotisme, ou du gant de crin tonifiant de la plongée dans un
ailleurs « barbare ». Si le temps du monde fini, cette planétisation dont parlait le
Père Teilhard de Chardin, nous fait entrer lentement dans ce que Claude Lévi-
Strauss a défini comme celui de la « culture démocratique », si nous
entreprenons aujourd'hui de confronter les cosmogonies gréco-latines aux
cosmogonies aztèques ou bantoues, les épopées homériques aux épopées
indiennes, les représentations classiques aux figurations primitives, ce n'est plus
la conséquence d'un défi, d'une abjuration ou d'un reniement des valeurs qui
nous ont nourris. La première ferveur manifestée au début de ce siècle pour les
arts sauvages exprimait une sorte de fureur dévastatrice, et ceux qui saluaient
les statues d'Afrique ou d'Océanie étaient aussi les iconoclastes des effigies de
l'Occident. « La Grèce n'a jamais existé », s'écriait André Breton dans un poème
à la gloire de l'île de Pâques. Mais de Dada au surréalisme, puis aux
mouvements d'idées récents, les dévastateurs d'hier sont devenus les artisans
d'un humanisme total. Il est probable qu'André Breton serait plutôt tenté de
dire aujourd'hui, non pas « que la Grèce n'a jamais existé », mais que
« l'Océanie, l'Afrique ont aussi existé ». L'entrée des arts primitifs et des
cultures non classiques dans le domaine commun de l'humanité ne s'accomplit
pas comme un chassé-croisé, où les masques et les tapas remplaceraient les
kouros et les tableaux qui seraient relégués aux oubliettes de la culture, mais
comme un enrichissement. Les arts primitifs, ceux qui les découvraient ont été
peut-être tentés de croire qu'ils allaient prendre la place des manifestations
d'un monde qu'ils jugeaient exsangue et exténué. Non. Les arts primitifs ont
pris place dans notre réflexion et notre sensibilité, sans en chasser les grandes
œuvres qui avaient pu les nourrir et les enrichir.
Si ces œuvres, après avoir piqué notre curiosité, alimentent aujourd'hui
notre méditation et suscitent notre émotion, ce n'est plus désormais comme un
dépaysement que nous les considérons, mais comme un acte de reconnaissance.
Parmi les disciplines et les découvertes qui ont dominé la fin du XIXe siècle et la
première moitié de celui-ci, ce n'est pas un hasard qui a fait se développer
parallèlement les sciences qui font redécouvrir à l'homme les étapes oubliées de
son cheminement : la psychanalyse, qui nous restitue notre enfance, l'histoire
et l'ethnographie, qui nous font reconquérir notre passé nous ont enseigné à
nous reconnaître dans ceux-là même qui nous apparaissaient le moins nos
semblables : l'enfant, le malade, le primitif, le barbare. Il ne saurait être question
de contester ce que la civilisation a pu nous donner, ce que nous avons pu
conquérir, les richesses dont nous avons pu nous accroître. Il ne s'agit pas de
récuser « la totalité des œuvres et organisations dont l'institution nous éloigne de
l'état animal de nos ancêtres et qui servent à deux fins : la protection de l'homme
contre la nature et la réglementation des relations des hommes entre eux » (Freud).
Mais ce que nous demandons à la psychanalyse comme à l'archéologie, à la
sociologie comme à l'histoire de l'art, c'est une compréhension plus profonde
des mouvements et des rythmes de la vie psychique et sociale. Nous n'avons
pas trop de toutes les manifestations, rudimentaires ou raffinées, de tous les
témoignages, immédiats ou reculés, que l'homme a pu porter sur l'aventure de
son âme et le destin de son espèce, pour obéir à l'appel incessant qui nous dit :
« Connais-toi toi-même. » Si le visage incisé et bariolé de l'Indien, la statuaire du
Noir ou du Papou nous offrent des reflets de nous-mêmes où nous étions
tentés de ne rien retrouver de nous, nous savons désormais que c'est là trop de
présomption et d'orgueil. Comme l'archéologie, comme l'histoire et
l'ethnographie, la contemplation des œuvres d'art des peuples « arriérés » nous
aide à nous mieux connaître, en nous permettant de nous reconnaître dans ce
qui semblait nous nier. Si nous surmontons l'appréhension, l'étonnement et
parfois le dégoût que peuvent, injustement, nous inspirer des œuvres si
éloignées de celles qu'assemblaient nos musées ou dont s'ornaient nos
demeures, c'est que, une fois déjouées les comédies que l'esprit se joue à lui-
même, nous avons appris à nous prendre au piège, dans les formes d'existence
dont autrefois nous refusions d'accepter qu'elles eussent une valeur et une
portée. Nous n'avons pas senti moins de richesses en nous dès lors que la vie
psychique de l'enfant ou du primitif nous est apparue dans toute sa
profondeur : mais nous avons trouvé dans l'enfant et le primitif des richesses
que nous ne soupçonnions plus, dont nous avions oublié les nuances et la
signification, et qui nous ont donné de nous-mêmes une intelligence plus
aiguë. Nous ne pouvons nous faire pareils ni aux enfants, ni aux primitifs, et le
pourrions-nous, que ce serait là un désir impie et vain. Mais ce qui est
primordial, c'est d'avoir découvert ce qui, dans l'enfant ou le primitif, nous est
commun.
Arts des peuples animistes, les arts « sauvages » réveillent en nous mieux que
des nostalgies ou des tendances paresseuses à quelque régression berceuse. Ils
nous restituent la grandeur et le tragique des premiers efforts de l'homme pour
surmonter les menaces qui nous assaillent toujours. Au décret péremptoire de
Maurras, qui affirme : « Aucune origine n'est belle, la beauté véritable est au terme
des choses », répond Claude Lévi-Strauss, quand il parle de « l'indéfinissable
charme des commencements ». C'est qu'il ne s'agit pas ici de ce que nous
nommons beauté, mais de la vérité, de notre vérité. Si les statues d'Afrique,
d'Amérique, d'Océanie nous sont fraternelles, c'est que le destin des hommes
qui les façonnent est celui de frères, qui ne sont ni inférieurs, ni arriérés, mais
simplement plus démunis. Ces œuvres nous parlent un langage premier. Elles
évoquent la lutte de l'homme contre lui-même, contre les instincts de mort, de
destruction et d'agressivité qui disputent son âme aux sentiments d'amour et
de sympathie. Elles dénudent cette tension primordiale qui définit l'homme,
être social, qui ne peut jamais consentir tout à fait à vivre avec les autres
hommes, mais qui ne peut jamais accepter non plus de vivre sans eux. Car,
répétons-le, aussi loin que nous remontions, nous ne rencontrons jamais
l'homme seul, asocial. S'il fallait définir l'état de nature par l'isolement,
l'homme n'a jamais connu un tel état, et Voltaire a raison, qui écrit : « Si on
rencontre une abeille errante, devra-t-on conclure que cette abeille est dans l'état de
pure nature, et que celles qui travaillent en société dans la ruche ont dégénéré ? »
Les premières manifestations de l'art, nées des activités magiques, des croyances
animistes, de l'effort de la collectivité humaine pour assurer sa cohérence et sa
survivance, de la double tension de l'esprit pour résister à ce qui en lui refuse la
vie sociale et l'ordre, pour résister aussi à la pression de la nature, pour exorciser
enfin les menaces de la souffrance et de la mort, ces premières manifestations
de l'art ne témoignent pas simplement de l'ignorance ou du dénuement de
ceux qui projetèrent en elles leurs angoisses et leurs déchirements. Elles
témoignent aussi des premières victoires remportées par l'homme sur lui-
même, sur les autres, sur les forces ennemies de son environnement, sur la
mort elle-même. Elles nous émeuvent et nous fascinent comme les monuments
commémoratifs des triomphes, précaires mais admirables, remportés par ces
hommes en qui nous nous reconnaissons, non pas avilis ou dégradés, mais
dénudés. « Dans l'art seulement, dit Freud, il arrive encore qu'un homme,
tourmenté par des désirs, accomplisse quelque chose qui ressemble à une
satisfaction. » L'art est, avec l'amour et la connaissance, la seule issue réelle qui
puisse arracher l'homme au cauchemar du temps, au petit enfer tant bien que
mal colonisé que nous nommons la vie. L'histoire de l'art est celle des
moments de silence que l'homme impose à l'Histoire. Aussi, finalement, n'est-
il pas très important de connaître l'économie des tribus Bakota ou Baoulé pour
admirer les statues que leurs artisans façonnèrent, ni d'avoir pénétré les
structures de la parenté, les techniques agricoles ou les conceptions religieuses
d'un peuple pour communier avec l'art de ses créateurs. Nous pouvons
toujours appeler à notre secours l'archéologie, l'ethnographie, l'économie
politique ou l'histoire sociale pour situer une œuvre – mais, une fois située, elle
échappe à ce qui la localise et l'entoure. Elle nous parle exactement du
contraire de ce dont nous parlent l'historien ou l'anthropologue. Ceux-ci nous
racontent l'histoire des batailles et des calamités, des petits progrès douloureux
et des grands désastres collectifs, ils nous parlent de la longue et haletante peine
des hommes. Mais l'artiste nous parle de la grande et constante joie des
hommes, de cet instant où ils passent de l'autre côté du miroir, de ce côté du
miroir où il n'y a plus de « sauvages » et de « civilisés », de « barbares » ni de
« savants », mais seulement des mortels qui oublient un moment qu'ils ne sont
que des mortels – et qui ne le sont peut-être plus.
Goethe a dit : « Celui qui possède la Science et l'Art possède aussi la Religion ;
celui qui ne les possède pas toutes deux, qu'il ait du moins la Religion ! »
GALLIMARD

5, rue Gaston-Gallimard, 75328 Paris cedex 07


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© Éditions Gallimard, 1992, pour cette nouvelle édition. Pour l'édition papier.
© Éditions Gallimard, 2017. Pour l'édition numérique.
DU MÊME AUTEUR

Aux Éditions Gallimard


(sauf indication contraire)

Poésie

LE POÈTE MINEUR, 1949.


UN SEUL POÈME, 1955.
POÉSIES, dans la collection de poche Poésie/Gallimard, 1970.
ENFANTASQUES, poèmes et collages, 1974.
NOUVELLES ENFANTASQUES, poèmes et collages, 1978.
SAIS-TU SI NOUS SOMMES ENCORE LOIN DE LA
MER ? épopée cosmogonique, géologique, hydraulique, philosophique et
pratique, en douze chants et en vers, 1979, Collection Poésie/Gallimard,
1983.
À LA LISIÈRE DU TEMPS, 1984.
LE VOYAGE D'AUTOMNE, 1987.
LE NOIR DE L'AUBE, 1990.

Romans

LA NUIT EST LE MANTEAU DES PAUVRES, 1949.


LE SOLEIL SUR LA TERRE, 1956.
LE MALHEUR D'AIMER (Collection Folio, 1974), 1958.
LÉONE, ET LES SIENS, 1963.
LA DÉROBÉE, 1968.
LA TRAVERSÉE DU PONT DES ARTS (Collection Folio, 1983),
1979.
L'AMI LOINTAIN, 1987.

Documentaires

CLEFS POUR L'AMÉRIQUE, 1949.


CLEFS POUR LA CHINE, 1953.
LE JOURNAL DES VOYAGES, 1960.
SUR LA CHINE, 1979.
LA FRANCE DE PROFIL, 1952 (La Guilde du Livre).
LA CHINE DANS UN MIROIR, 1953 (La Guilde du Livre).

Descriptions critiques
DESCRIPTIONS CRITIQUES, 1950.
LE COMMERCE DES CLASSIQUES, 1953.
L'AMOUR DE LA PEINTURE, 1955 (Folio essais, 1987).
L'AMOUR DU THÉÂTRE, 1956.
LA MAIN HEUREUSE, 1957.
L'HOMME EN QUESTION, 1960.
LES SOLEILS DU ROMANTISME, 1974.
LIRE MARIVAUX, 1947 (À la Baconnière).
ARAGON, 1945 (Éd. Seghers).
SUPERVIELLE, 1964 (Éd. Seghers).
STENDHAL PAR LUI-MÊME, 1952 (Le Seuil).
JEAN VILAR, 1968 (Seghers).

Essais
DÉFENSE DE LA LITTÉRATURE, 1968.
LES CHERCHEURS DE DIEUX, 1981.
JEAN VILAR, Calmann-Lévy, 1989.
TEMPS VARIABLE AVEC ÉCLAIRCIES, 1985.

Autobiographies

MOI JE, 1969 (Collection Folio, 1978).


NOUS, 1972 (Collection Folio, 1980).
SOMME TOUTE, 1976 (Collection Folio, 1982).

Théâtre

LE CHARIOT DE TERRE CUITE, 1969 (Le Manteau d'Arlequin,


Théâtre français et du Monde entier, 1988).

Livres de bord

PERMIS DE SÉJOUR, 1977-1982 (1983).


LA FLEUR DU TEMPS, 1983-1987 (1988).
L'ÉTONNEMENT DU VOYAGEUR, 1987-1989 (1990).
LE RIVAGE DES JOURS, 1990-1991 (1992).

En collaboration avec Anne Philipe

GÉRARD PHILIPE, 1960.

Livres d'enfants

LA FAMILLE QUATRE CENTS COUPS, texte et collages, 1954


(Club Français du Livre).
C'EST LE BOUQUET. Illustrations d'Alain Le Foll, 1964 (Delpire)
(Collection Folio-Cadet, 1980).
LA MAISON QUI S'ENVOLE. Illustrations de Georges Lemoine (Collection
Folio-Junior, 1977).
PROVERBES PAR TOUS LES BOUTS. Illustrations de Joëlle Bouché
(Collection Enfantimages, 1980).
LE CHAT QUI PARLAIT MALGRÉ LUI. Illustrations de Willi
Glasauer (Collection Folio-Junior, 1982).
LES ANIMAUX TRÈS SAGACES. Illustrations de Georges Lemoine
(Collection Folio-Cadet, 1983).
CLAUDE ROY UN POÈTE (Collection Folio-Junior en poésie, 1985).
LES COUPS EN DESSOUS. Illustrations de Jacqueline Duhême (Collection
Folio-Cadet, 1987).
DÉSIRÉ BIENVENU. Illustrations de Georges Lemoine (Collection Folio-
Junior, 1989).
LA COUR DE RÉCRÉATION. Illustrations de Georges Lemoine (Collection
Folio-Cadet, 1991).
Claude Roy
L'art à la source. I. Arts premiers, arts sauvages

« Est-il possible de prendre une vue d'ensemble de la naissance et du


développement de ces activités humaines qui n'ont aucune fonction
immédiatement vitale, qui ne concourent ni à la nutrition, ni à la reproduction
de l'espèce, qui s'accomplissent dans une matière façonnée par l'homme, sous
forme d'objets mobiliers, ou de monuments et de peintures immobiliers, dont
l'utilité n'apparaît jamais immédiate, et qui éveillent autant de sentiments
vagues que d'incertitudes de l'esprit : les arts plastiques ? Une hache, un
grattoir ou une herminette nous disent ce que font les hommes pour chasser, se
nourrir, se vêtir, se chauffer, se déplacer, etc. Une statue, une peinture ou un
mégalithe nous disent ce que font les hommes, une fois nourris, vêtus,
chauffés, etc. Pourquoi ? Peut-être : pour supporter d'être hommes ? Les castors
font des barrages, les écureuils et les hamsters des provisions, les insectes des
“maisons”. Mais l'homme, en plus, invente des règles et des jeux, s'invente des
règles du jeu. Ce qui est défendu – les lois, les interdits, les morales – et ce qui
fait plaisir – les arts – nous définissent parmi les autres êtres vivants. Décider
que ceci est mal, estimer que ceci est beau, voilà, plus que le rire, le propre de
l'homme. »
C.R.
Cette édition électronique du livre L'art à la source. I. Arts premiers, arts sauvages de Claude Roy a été
réalisée le 12 juin 2017 par les Éditions Gallimard.
Elle repose sur l'édition papier du même ouvrage (ISBN : 9782070327324 - Numéro d'édition : 57724).
Code Sodis : N84792 - ISBN : 9782072691980 - Numéro d'édition : 306925

Ce livre numérique a été converti initialement au format EPUB par Isako www.isako.com à partir de
l'édition papier du même ouvrage.

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