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L'art
à la source
Arts premiers,
arts sauvages
Gallimard
Claude Roy est né en 1915 à Paris, d'une famille de Charente. Il a raconté sa
vie, sa formation, ses idées, dans les trois brillants volumes de son
autobiographie : Moi je, Nous, Somme toute. Poète, essayiste, romancier, il est
aussi un grand voyageur qui a toujours été attentif aux drames du monde et à
ses espoirs. La guerre, la Résistance, les États-Unis, la Chine, le tiers monde,
l'U.R.S.S. tiennent une place considérable dans son œuvre. Cette grande
rumeur du monde est souvent présente dans ses romans : La nuit est le manteau
des pauvres, A tort ou à raison, Le malheur d'aimer, Léone et les siens, La dérobée,
Le soleil sur la terre, La traversée du Pont des Arts. Une grave maladie, en 1982,
lui inspire les poèmes de A la lisière du temps. Les Goncourt lui décernent à
l'unanimité en 1985 le premier Goncourt/ Poésie.
PRÉFACE
Pendant des années, j'ai « voyagé en art », explorant les musées, les
collections, défrichant les bibliothèques, interrogeant les spécialistes, historiens
(et préhistoriens), experts, critiques, conservateurs. De l'Italie aux États-Unis,
de la Grèce à la Chine j'essayais de venir à bout d'un agacement et de vérifier
une intuition. L'agacement, je le ressentais devant les classifications et les tiroirs
bien rangés (rangés en général par des rangeurs européocentriques). Il est bien
entendu dans ces rangements-là que le classicisme est un style d'art occidental
situé géographiquement entre l'Atlantique et l'Oural et historiquement entre la
Renaissance et le Romantisme ; que le baroque est un phénomène occidental
dont l'aire d'expansion et les dates sont strictement limitées. J'avais
l'impression, au contraire, qu'à peu près toutes les cultures ont leurs passages
classiques ou baroques, que les écoles, les styles et les grandes catégories de
l'histoire de l'art correspondent surtout à des familles d'esprits qui se
retrouvent dans toutes les sociétés et à des conditions historiques dont
l'analogue se reproduit dans la plupart des civilisations. Ces années-là, je
parcourais les routes et je feuilletais les livres pour tracer des transversales
plutôt que pour dresser des frontières, pour retrouver des constantes de la
création humaine plutôt que pour trancher des catégories. Il naquit de ces
errances heureuses quelques essais, que je réunis ici aujourd'hui. C'est le travail
d'un amateur, dans tous les sens : je n'ai jamais trouvé mon bonheur qu'à
parler de ce que j'aime, même si pour ces amours j'ai beaucoup travaillé.
Ces écrits sur l'art ont une histoire subjective. Je l'ai racontée dans Somme
toute. Et le plus simple, pour les présenter, est sans doute de reprendre ici le
récit de ces « années en art » que j'ai donné dans ce troisième volume de mes
autobiographies.
Je préfère les champs aux herbiers, les maisons vivantes aux musées modèles.
Un homme n'est pas fait pour devenir momie. Une « œuvre d'art » n'a pas été
conçue pour être montrée dans une vitrine, ou exposée. Mais puisque les
musées existent, peut-être irremplaçables (et plus défendables que la plupart
des « collections particulières »), je les aurai couru depuis l'adolescence, aux
quatre coins du monde. Quand j'arrive dans une ville, un pays que je ne
connais pas, je lis ou me fais lire l'annuaire par professions, les faits divers de la
chronique locale. Je vais droit à l'église, à la mosquée ou au temple. Je traîne un
peu sur la place centrale et les marchés. Puis au musée. Avec les métiers, le
crime, l'angoisse métaphysique et les rites qui l'apaisent, avec ce qu'on nomme
« l'art », on a déjà presque tous les termes de l'équation d'un lieu, d'un peuple.
Parmi les amis qui m'ont aidé à vivre, outre quelques co-vivants, pas mal
« d'œuvres d'art » m'ont continuellement fait chaud. Je retrouve toujours avec
reconnaissance au British Museum de Londres mon amie la statue en bois de
l'homme nu de la tribu des Jigoro des Philippines. Posé sur ses talons, il appuie
ses coudes sur ses genoux repliés et tient sa tête entre ses mains. Il est lisse, beau
et lisible sans mots, comme l'idéogramme qui voudrait dire : homme-qui-pense.
J'ai une dette aussi envers les Rembrandt de la National Gallery et
d'Amsterdam, or pensif du crépuscule, envers les bronzes archaïques sardes de
Bari, envers les Klee de Berne, les sculptures Fang de la collection de Tristan
Tzara, les tableaux tout frais peints que j'allais voir dans l'atelier de mon cher
Zao Wou-Ki, et cent autres compagnons silencieux du passé, ou de
maintenant.
Statues, images, icônes sont dédiées aux dieux, mais c'est des mortels qu'elles
parlent. Quand j'entrepris ma longue exploration des hommes qui parlent sans
paroles mais s'expriment en formes, j'avais profondément besoin de cette
traversée des espaces non discursifs : « l'idéologie » risquait de me dessécher. Ce
que l'homme a cru penser, c'est forêt de vertiges. Ce que l'homme a su sentir,
est-ce si fragile qu'ineffable ? Est-ce le domaine du vague, celui des émotions
fugaces ? Sûrement non. Les systèmes du monde s'effacent, nuages que le
grand vent pourchasse. Mais si nous ne savons plus du tout ce qu'ont voulu
dire le fondeur du tripode de la dynastie Han ou le tailleur de crochet de
Sepik, leurs « œuvres » font passer autre chose : le permanent non durable,
l'éphémère récurrent. Les cinq ou six années que j'ai en partie vécues à
explorer, avec plus de méthode qu'auparavant, les domaines de la pensée
plastique m'ont guéri à jamais de quelques idées que j'avais laissées s'installer
chez moi sans les avoir jamais reçues. Par exemple, l'idée que nous
communiquons essentiellement par les mots : les femmes que j'ai aimées
profond ou désirées vif, les sculptures, tableaux, objets, musique qui m'ont
touché, les chats qui ont daigné vivre près de moi, m'ont persuadé du
contraire. Qui peut traduire en clair, déchiffrer dans toutes ses significations le
message d'une koré du VIe siècle ? Pas même le plus savant archéologue grec.
Qui peut ne pas sentir ce qu'elle exprime ? Celui même qui croit qu'elle ne lui
dit rien l'écoute.
Un autre présupposé sommeillant en moi sans examen, vestige pseudo-
hégélien incrusté par paresse dans la pensée de beaucoup de « modernes »,
c'était le déroulement d'une histoire en escaliers et paliers, que tous voudraient
grimper, mais que seuls quelques appelés escaladent et conquièrent : les
gagnants de la course. L'Histoire devient ainsi une histoire à étages, d'échecs et
de réussites. Échec : ceux des peuples qui ne sont pas parvenus à fonder des
États, qui n'ont pas réussi à atteindre en art à la « ressemblance », qui ne sont
pas arrivés à inventer la roue, la prison ou les transports en commun, qui n'ont
pas atteint la formulation des lois de la perspective, etc. Mais ce que mes
travaux-bonheurs firent entrer dans ma tête et rester dans mon cœur, c'est que
le concept d'évolution historique doit être mis en perspective avec la variété des
projets et la diversité des valeurs. Si le progrès social c'est d'arriver à descendre
assez profond sous terre pour obtenir à la fin la catastrophe minière de
Fourmies, si c'est de réussir à passer de la journée de quatorze heures à la
journée de huit heures, alors l'emploi des forces et du temps des « primitifs »
mérite peut-être d'être examiné sans pré-jugements sur le Progrès en soi. En
art, l'idée de progrès meurt une fois pour toutes à Santander, pendant l'été
de 1879, quand une petite fille vient de découvrir, en jouant, le premier
taureau d'Altamira. La perfection « figurative » de l'animalier préhistorique
contraint à renoncer à toute croyance entre un « point de départ » des arts et
un « point d'arrivée » hypothétique.
Mon fils avait quatre ans quand il résuma en deux mots l'opposition entre la
schématisation symbolique et le réalisme figuratif. J'avais sur ma table de
travail une de ces « poupées » en bois Ashanti, où « l'artiste » a posé une croix
au bras court, tige allusive du corps, un cercle où sont taillés les deux yeux,
deux sourcils, et un nez. Et, à côté, une statue de bois sombre, un nu d'homme
Baoulé. « Ça, c'est un bonhomme », dit le petit garçon en montrant le symbole
Ashanti. Et désignant la statue « naturaliste » : « Et ça, c'est un monsieur. » Je
pensais en l'écoutant qu'il y a en chacun de nous les deux virtualités : celle du
« primitif » qui dessine des bonshommes, et celle – disons : du « classique » – qui
forme des messieurs. Tout se gâte et se fausse si le « monsieur » se prend à
regarder de trop haut le « bonhomme ».
Mes recherches d'archéologie et d'histoire des arts m'ont permis, sur le vif
d'un sujet, de mieux sentir (et redouter) le babélisme de notre culture : champs
si vastes que parcellisés, dépecés entre « spécialistes », chacun forant son puits,
jeu de sapes transversales, jamais de vues à vol d'oiseau. J'ai admiré entre tous
quelques hommes qui joignaient à un savoir précis et limité (profondeur
érudite, précision minutieuse) le regard d'aigle, les relations diagonales, la
pensée comparative : le préhistorien André Leroi-Gourhan, Joseph Needham le
sinologue, Jean Bottéro le « mésopotamien », Pierre Francastel l'historien de
l'art : grands esprits qui n'auront jamais été cependant à la mode.
On a inventé il y a peu un mot neuf très pédant : pluridisciplinaire. La chose
est vieille comme l'esprit : les progrès du savoir naissent fréquemment de
l'application à un domaine de ce qu'on a découvert hors de lui. Pendant mes
années « en art », je tirai grand profit, comme tous ceux adonnés aux mêmes
recherches, des transferts de grilles : appliquer les méthodes de l'ethnographie à
l'esthétique, celles de la psychanalyse à l'ethnographie, celles de la linguistique
à l'analyse, c'est risquer parfois de buter dans des impasses, mais c'est souvent
aussi faire naître des éclairs. Herbert Kuhn raconte que c'est en Arizona que des
potiers indiens au travail lui ont soudain illuminé la signification des croisillons
sur les gobelets néolithiques de Suse. C'est d'une façon analogue que j'ai
entrevu une hypothèse, étayée ensuite, je crois, par d'autres enquêtes, que j'ai
avancée dans Arts premiers. J'étais intrigué par le passage du paléolithique au
néolithique. Le premier est à dominante « figurative et naturaliste » (même si
l'organisation des figures animales répond sans doute à un propos cosmogono-
symbolique, même si des « signes » abstraits peuvent être notés à l'entrée et à la
sortie des sanctuaires pariétaux). La petite Maria de Santuola, découvrant les
premières « fresques » d'Altamira, n'hésite pas. Elle crie à son père : « Toros !
Toros ! » Si elle avait découvert des figurations néolithiques, les aurait-elle si vite
interprétées et reconnues ? Au néolithique, la Grande déesse Mère s'abstractise
en triangle, signe abrégé du sexe. Qui déchiffre sans hésiter, aux parois de
Naquane et de Val-Camonica, le cercle strié de raies : blason du soleil ou
emblème des bois du cerf ? Mais je crus entrevoir le sens de cette évolution vers
l'abstraction en étudiant les pictogrammes indiens. Les dessins colorés des
Navajos, qu'on nomme (improprement) « peintures de sable », résument en
symboles graphiques la cosmogonie et la cosmologie Navajo. On ne peut parler
ici d'écriture. Mais en quittant le territoire Navajo, de retour à New York, je
découvris au Museum of the American Indian une boîte à plumes. Son couvercle
relevé fait apparaître une suite de dessins-symboles Chippewa. Leur analogie
avec certains « signes » Navajos me frappa. Je m'aperçus que les trois « lignes »
de symboles « reproduisaient » un chant de cérémonie. Le chanteur pouvait
déchiffrer cette partition-en-pictogrammes. Le mouvement par lequel le traceur
de signes Navajo s'efforçait d'atteindre (encore innommée, inconçue) une
écriture, le texte Chippewa l'accomplissait. Il était probable que, de même, au
néolithique, l'apparition d'un art abstrait fut le signe d'une tension vers
l'expression par une écriture. « L'art » néolithique tendait à une
communication synthétique et non plus à une représentation, même
symbolique. La forme aspirait alors à devenir une graphie, le graphisme à
engendrer l'idéogramme.
Ces moments de travail où un éclair de chaleur intellectuelle illumine
soudain un passage encore plein d'ombres (même si parfois un second examen
oblige à une prudence dubitative), m'ont apporté des joies vives. Pendant toute
la période (à vrai dire jamais close) où l'heureuse fréquentation des « œuvres
d'art » et une réflexion sans fin sur leur signification m'ont tenu en éveil,
j'aurais vécu les passions invisibles de la recherche. « Êtres de fuite »,
cristallisations inconnues qui font rêver, amour à première vue et coups de
foudre, illuminations et brusques retombées dans le noir, jalousie et parfait
amour : le théâtre du savoir reproduit les étapes et les stations de la scène du
désir. Le public s'étonne des fureurs et des obsessions qui s'emparent parfois
des savants, de leur violence soudaine à se jalouser, se déchirer, se haïr. On les
voudrait sereins, détachés, du froid lent des statues, du calme des
bibliothèques. C'est faire bon marché des nuits de l'âme et des feux du corps
qui alternent dans la conquête du savoir, le toujours dérobé.
Un autre acquis durable de ces années passées à l'école des formes et à
l'écoute des paroles sans paroles fut de fortifier ce que les voyages avaient déjà
semé en moi : l'impossibilité de me carrer dans un trop confortable
européocentrisme, pour ne pas parler de gallo-centrisme. J'avais fait mes
« humanités » dans un secteur de la planète où être totalement humain c'était,
implicitement, être gréco-latin-français et judéo-chrétien-blanc. Comme dans
les photographies de classe, où le professeur pose glorieusement au centre,
entouré de ses élèves, le groupe de la première classe d'« Humanités »
supérieures posait devant l'objectif de Dieu. Jupiter-Jéhovah disait à ses élus
latino-judéo-chrétiens : « Ne bougez plus et souriez ! » A la fameuse question :
« Je ne suis pas raciste, bien sûr, mais que diriez-vous si votre fille épousait un
Noir ? », je pouvais seulement répondre que j'étais personnellement amoureux
de plusieurs femmes de couleur : dames de la cour royale d'Ifé, fines princesses
Fang, vierges noires Baoulé, sans parler des Kouang-feï chinoises et des déesses
érotiques indiennes de Kajourao. Mon fils en était encore à me demander en
jouant avec les figurines de plastique des paquets de céréales : « Qui est-ce qui
est le plus fort, papa ? Les Romains ou les Indiens ? Les mousquetaires ou les
cow-boys ? » Mais j'avais perdu quant à moi la manie d'effectuer des
classements, de placer Héraclite avant Milarepa, de donner à Pascal deux points
d'avance sur Tchouang-tseu, et d'estimer à l'applaudimètre culturel que la
vision de l'Acropole m'avait fait battre le cœur 15 % plus vite que la
découverte du temple de Palenque émergeant de la forêt vierge mexicaine.
J'étais guéri, je crois, de toute tentation d'arrogance culturelle ou de myopie
sociologique. Un voyage en Italie avec mon ami iranien Madjid Rahnema, qui
était né musulman chiite, m'avait contraint à regarder notre héritage religieux
avec le regard du Huron. Madjid acceptait de croire que le catholicisme est un
monothéisme. Mais j'avais du mal à lui expliquer la multiplicité des chapelles
dans les églises italiennes : un seul Dieu, d'ailleurs en trois personnes, et en
même temps une multiplicité de cultes ? Madjid cherchait aussi, bravement, à
établir la cohérence des phénomènes culturels que nous observions au passage :
la dévotion aux saints et le culte des idoles du football, les pharmaciens et
médecins coexistant avec les rebouteux et les guérisseurs, les voyantes et le marc
de café, tout cela à l'ombre du Vatican. Je me rendais compte en discutant avec
lui, de Milan à Naples, que ces schémas généraux d'une civilisation que
cherchent à établir les ethnographes sont fragiles.
Un peu plus tard, travaillant sur le problème des masques, je découvris les
fêtes paysannes du carnaval dans le Valais suisse, et que les masques Dogon ont
leurs frères (un peu plus « sauvages ») en Europe. Un étudiant africain, N'ba,
qui terminait un diplôme en Sorbonne, et ami d'un ami, m'avait accompagné
à Bâle la même année.
Le Carnaval, la Fastnacht de Bâle, commence avant l'aurore. Dès trois heures
du matin, toute la population est dans les rues. La Markt Platz, que domine le
beffroi de l'Hôtel de Ville, est noire de monde. La foule reflue, se presse,
murmure comme la mer depuis la cathédrale et la Münster Platz jusqu'à
Bernouillistrasse, dans l'écheveau des rues anciennes qui s'enchevêtrent
alentour.
Un grand silence tombe sur la foule à l'instant où du beffroi se décroche le
premier coup de quatre heures. Toutes les lumières de la ville s'éteignent en
même temps : lampadaires, vitrines, fenêtres, réverbères. A l'orée de toutes les
rues qui débouchent sur la place, des fifres aigrelets tissent sans relâche un petit
modulement triste, scandé par le grondement sauvage des tambours. Ils ne
vont plus s'arrêter de faire résonner les doubles fenêtres des vieilles maisons
renfrognées.
Déjà les premières « cliques » débouchent sur la place. En tête, quelques
masques brandissent de grandes perches, au sommet desquelles oscillent des
lanternes de papier ornées de dessins grimaçants et bariolés. Puis quatre des
plus solides gaillards de la clique (qui était jadis celle d'une corporation)
portent sur leurs épaules un immense transparent rectangulaire où brûle une
centaine de bougies. D'horribles personnages s'étalent sur les énormes
lanternes, postérité grossière de Hieronymus Bosch, d'Arcimboldo ou des vrais
fous-peintres des « asiles ».
Ces rébus grotesques et obscènes mettent en accusation la ville tout entière,
et la Suisse, et le monde. Derrière ces catafalques de la satire, marchant en
rangs par quatre, masqués, costumés, au pas historique et très lent des
lansquenets et des reîtres, les fifres d'abord, puis les tambours – la musique
aigre des armées de mercenaires qui se battirent pour François Ier, Charles
Quint ou les princes italiens. Fifres stridents, modulés pauvrement, sur quoi
pianotent les doigts. Longs tambours croisillonnés d'argent qui évoquent, avec
un timbre plus sourd, les tambourins de Provence.
La foule s'ouvre devant les cortèges de lumière et de bruit. Elle se fend
comme un gâteau qu'un grand couteau trancherait. Sur la tête de chaque
musicien, il y a une lanterne. Sa lueur danse sur les masques grimaçants et les
somptueux costumes aux couleurs agressives et aux inventions déconcertantes.
Rien ici qui évoque la chienlit, le lugubre et piteux carnaval de Nice, la miteuse
mascarade. Avant de sourire ou de rire, on se sent vaguement, profondément
inquiété. Un gorille trop humain joue du fifre avec un sérieux concentré. Un
démon aztéco-suisse vous fixe de son œil glauque. Les gargouilles de Notre-
Dame jouent du tambour avec application. Une tête de mort sifflote d'un air
distrait. Un masque décharné, violet et vert véronèse, grimace indéfiniment
dans le tournoiement des lanternes.
Et les cliques vont, viennent, serpentent, se croisent, tandis que la foule
fascinée leur emboîte le pas, subjuguée par le rythme des instruments, écrasée
par ce tam-tam qui ne décroît à un bout de la rue que pour renaître à l'autre. Il
n'y a qu'un moyen d'échapper à cette ivresse collective, c'est de rentrer dans la
bonne chaleur grouillante d'une brasserie, chez Helm, par exemple, où s'achève
classiquement le Morgestreich, pour avaler la soupe à la farine et le gâteau aux
oignons.
Quand nous nous attablâmes avec N'ba, je ne le connaissais pas encore assez
pour mesurer le degré exact d'humour qu'il mit à constater : « Cérémonie très
intéressante. Ces traditions-là sont malheureusement en voie de disparition en
Afrique... » J'ai lu depuis sa thèse : le sourire y affleure, voltigeant au-dessus des
continents, des sociétés. Je me souviens aujourd'hui de l'ironie de N'ba, et d'un
proverbe africain dont il me fit don : « Tout homme est de la tribu des morts. »
L'étude des arts plastiques n'excusait pas l'innocence lucide avec laquelle à
cette époque, peintre exécrable et pas du tout « naïf », hélas, ou sculpteur
d'assemblages assez gauches, je jouai parfois à « créer ». Mais la maladresse
même de mes jeux d'amateur m'enseignait quelque chose, et mes
divertissements de peintre clandestin m'aidaient à mieux saisir les mouvements
du vrai talent, dont je savais manquer. Ce n'est qu'en oubliant les maîtres, les
musées, les ateliers de mes amis professionnels, ce n'est que dans les collages
conçus pour amuser mon fils, que je pus trouver un plaisir détendu au
graphisme. Trop de « culture », jointe à trop peu de métier, ont toujours fait
tourner court mon travail de « peintre ».
A chaque pas de mon exploration des langages de l'art, je me retrouvais
ramenée aux problèmes fondamentaux de la « nature humaine » : le débat
anthropologique et historique entre diffusionnisme et convergence.
L'hypothèse diffusionniste explique tout par des échanges et des passages de
main en main, d'esprit en esprit (mais la source première, d'où lui vient sa
trouvaille première ?). L'hypothèse de la convergence suppose que les hommes
séparés font les mêmes trouvailles, parce qu'elles montent du même fond. C'est
l'opposition qu'on retrouve en linguistique entre synchronie et diachronie,
comme dans les querelles des disciples de Freud ceux qui mettent l'accent sur
les archétypes universels s'opposent à ceux qui voient dans la biographie d'un
être son « hasard et sa nécessité ». Je suis parvenu à une réponse bien ambiguë à
ces questions : pariant sur un fond commun, en effet, sur l'hypothèse d'une
élémentaire et primordiale « nature humaine ». Mais « historiciste » en ceci
que, si les racines me paraissent échapper à la durée, les branches et le feuillage
sont probablement les enfants de l'histoire. Et sceptique devant le terme de
naturel attribué à des comportements qui sont en fait contingents,
« historiques » en effet, promis à disparaître ou à se modifier considérablement.
L'homme m'apparaît un animal infiniment possible, et – en même temps –
infiniment un. Les hommes ont plus de possibilités que ne leur en accordent
les théoriciens fixistes de « l'Homme Éternel », et moins de plasticité que ne
leur en prêtent les frénétiques du « mouvement ».
Mais dans l'ensemble, il me paraissait que les images, les statues, les
musiques, les chats, les amoureux et les enfants savent des choses que nous,
« civilisés », ne savons plus savoir dans notre état normal. Nous prenons la
parole. Mais nous prenons souvent moins part à la vie. Les expressions
plastiques de l'humanité dans lesquelles je me baignais m'apparaissaient
comme des accumulateurs d'affectivité. Les « œuvres d'art » sont chargées de
pulsions. Elles sont nos désirs organisés en formes, nos nostalgies et nos
sentiments structurés en images.
A la réponse de Mme du Deffand à la question « Croyez-vous aux
fantômes ? » (elle réplique : « Non, mais j'en ai peur »), je préfère celle de
Charles Lamb : « Non, j'en ai trop vu. » L'électricité affective dont peut être
imprégnée une « œuvre d'art » me semble un phénomène aussi évident (et
banal) que l'apparition des fantômes, « formes et mouvements, dit Goya, qui
existent seulement dans mon imagination ». Je sais d'expérience qu'on ne
fréquente pas toujours impunément une œuvre d'art. L'ami qui m'a fait don
du petit torse d'une Aphrodite hellénistique en marbre blanc, ramenée du fond
de la mer par la drague d'un navire de guerre, m'a fait bénéficier par là de
bonheurs un peu sorciers : je n'ai jamais touché ses reins sans que la « chance »
me sourie. Mais le « visage-apparition » dans une gouache de Henri Michaux
qui me venait de Paul Eluard, fit régner dans mes journées, dès que je
l'accrochai dans la pièce où je vivais, une atmosphère d'angoisse, de deuil et de
tremblement sourd. Jusqu'au jour où j'appris par Michaux qu'il avait peint ce
« masque » au moment de la mort tragique de sa femme. Il vivait alors dans un
cauchemar qui se condensait sur la feuille, et se « déversait » – des années plus
tard – dans ma vie. Je dus me séparer de cette œuvre pour retrouver le calme.
Comme je dus éloigner un masque de Nouvelle-Guinée, dont l'introduction
chez moi avait paru « déclencher » une telle série d'anicroches, petites et
grandes catastrophes, maladies, etc., que je me résolus, sans croire aux
fantômes, mais en constatant la malice de ce masque, à en faire don au Musée
de l'homme. Les œuvres des hommes reçoivent d'eux une délégation de
pouvoirs. Sans accorder de crédit à d'autres magies que la plus banale, nous
savons tous ce que c'est qu'un regard « meurtrier », des yeux qui « lancent des
éclairs », la pétrification d'une « mauvaise volonté », et le mal-vouloir qui glace
et paralyse. Mon masque océanien était beau, mais maléfique. Je n'osai le
détruire. Mais le lendemain du jour où je le remis solennellement (et avec
soulagement) au département de l'Océanie du Musée, un des
manutentionnaires du service, en transportant mon funeste don dans un dépôt
du sous-sol se foula la cheville dans un escalier. J'en eus honte. Heureux
pourtant que le maléfice océanien s'émoussât jusqu'à ne provoquer que des
croche-pieds plus fâcheux que tragiques.
L'œil et l'art : le plus court chemin d'un homme à un autre. C'est un
chemin que toute ma vie j'aurai emprunté avec gratitude.
I
Arts premiers
1
La connaissance que nous avons de nos origines est fonction de celle que
nous avons de notre présent, et des matériaux dans lesquels s'inscrivent les
archives de l'humanité. Le niveau culturel actuel de l'homme occidental et
l'existence de grottes calcaires, en France et en Espagne, nous ont conduits
jusqu'à présent à être mieux renseignés sur les débuts de la technique et de l'art
en Europe que nous ne le sommes sur leurs origines dans les autres continents.
C'est peut-être une illusion relative qui nous fait à l'heure actuelle situer
essentiellement le berceau de la première culture humaine entre la Loire et
l'Ebre, alors que les premières grandes civilisations urbaines se sont plus tard
développées en Mésopotamie, à une époque où entre l'Ebre et la Loire
l'humanité semblait au contraire stagner, baigner dans l'ombre.
Le métier semble précéder l'art, et l'outil l'image. Dans l'intervalle des
quatre grandes glaciations de la planète, qui se situent
géologiquement 600000 avant notre ère, entre 500000 et 400000,
vers 200000 et enfin entre 100000 et 10000, ceux que les paléontologues
nomment prudemment les hominiens cassent ou façonnent « bloc contre
bloc » des galets, esquissant dans la pierre les premiers outils, couteaux,
poinçons, projectiles.
Les premiers outils symétriques apparaissent entre 500000 et 100000 ans
avant notre ère, les premières sépultures datent approximativement de quarante
millénaires. Mais malgré les indices qu'apportent l'examen des couches
géologiques et la coexistence au même niveau d'objets façonnés et de fossiles
animaux ou végétaux, malgré la radio-activité qui permet d'évaluer, avec une
marge d'erreur relativement limitée, la date de la mort d'un organisme vivant,
la chronologie préhistorique demeure incertaine. La pierre, le bois, l'or, le
coquillage sont la matière première des outils premiers. C'est par opposition à
la future découverte de l'utilisation des minerais de métaux que la préhistoire
nomme paléolithique la période qui va de 500000 ans à environ 10000 ans
avant notre ère, néolithique celle qui s'achève aux alentours de 2500 ans avant
notre ère, avec l'apparition du cuivre et du bronze : ancien âge de la pierre,
nouvel âge de la pierre expriment la dominante d'un matériau.
Parures, peintures ou tatouages, tentes de peau ou d'écorce, objets fragiles et
périssables façonnés dans le bois ou le coquillage ont pour la plupart disparu
sans laisser de trace. Les plus anciens signes d'une activité esthético-magique
sont les signatures que l'homme laisse, doigts enduits de couleur ou incisions,
sur les parois des cavernes : on dirait que notre espèce essaie d'écrire avant de
savoir dessiner.
A l'heure actuelle, une des plus anciennes figures façonnées par l'homme
semble être la figure féminine de la « Dame » trouvée à Brassempouy, dans les
Landes, minuscule sculpture en ivoire de trois centimètres. Elle prouve que les
femmes de la culture solutréenne (entre 20000 et 15000 avant notre ère)
connaissaient l'art capillaire et que les sculpteurs de cette époque pratiquaient
l'art « figuratif ». Mais à peu près à la même période, on trouve des figurations
géométrisées et abstractisées de corps féminins où sont accentués les seins, le
ventre, les organes sexuels. Les recoupements de l'ethnographie et de la
préhistoire portent à croire qu'il s'agit de représentations sacrées de la Déesse
Mère, principe de fécondité et de vie.
Les fresques des grottes, au jour ou profondes, représentent les animaux que
les chasseurs paléolithiques piégeaient ou visaient (Lascaux, Altamira,
notamment). Elles dateraient d'une période située
entre 18 000 et 12 000 avant notre ère.
4
Jusqu'à la fin des grandes glaciations, qui couvrent, sans qu'on sache
pourquoi, d'énormes calottes de glace les deux tiers de la surface terrestre,
l'homme subit la nature. Il a conquis, malgré tout, le feu, l'outil, l'arme, la
tombe et l'image. Mais il ne sait jamais quel tour va lui réserver le climat. « Le
changement climatique », écrit Jean Naudon, « est la cause véritable du tournant
de l'histoire humaine ». Les hommes accompagnaient leur planète, cahin-caha.
Ils entreprennent d'en contrôler le rythme en observant ses lois. Le chasseur
guette un passage, le paysan organise un retour. Il domestique la plante et la
bête. Qui dit domestication suppose un domicile. Traqué par les vagues de
froid, traquant les bêtes vagabondes, l'homme était un nomade ou un semi-
nomade. Il va maintenant s'établir.
En Eurasie, c'est autour des trois grands bassins du Tigre et de l'Euphrate
(en Mésopotamie), du Nil (en Égypte) et de l'Indus (en Inde), que va
s'accomplir le premier enracinement relatif de l'humanité. Il semble que le
foyer central soit la Mésopotamie : c'est de là que la culture des céréales se
serait transmise vers la Syrie et l'Égypte. Il existera longtemps un décalage
chronologique et technologique entre les foyers primordiaux de civilisation
néolithique et les foyers périphériques : plus tard, et « moins bien », telle
semble être la règle de l'expansion néolithique à partir du noyau originel
mésopotamien. Le néolithique survit encore de nos jours dans certaines
sociétés primitives maintenues à l'écart du monde.
Les dates les plus anciennes de la vie néolithique se situent entre le
cinquième et le quatrième millénaire en Mésopotamie (civilisation de Hassuna,
Eridu, Samarra et Halaf ), en Iran (Sialk), en Égypte (Badari), entre le
quatrième et le troisième millénaire au Louristan (Suse), en Inde (Amri), en
Chine (Yangchao), en Grèce (Sesklo). De là l'économie agraire gagnera
l'Europe, rayonnant dans le bassin méditerranéen vers l'Espagne, l'Italie et la
Gaule, et à travers les Balkans vers le Danube et la Russie. Mais il serait
hasardeux de présenter le développement du néolithique comme un simple
phénomène d'expansion et de diffusion, comme un pur et simple apport
oriental et méditerranéen : ce qui vient de l'Orient se confond souvent avec ce
qui était né du sol même.
Labourage, brûlis des herbes pour enrichir la terre, création d'espèces
végétales non sauvages, constituent les fondements de l'économie néolithique.
En artisanat et en art, si les villageois néolithiques pratiquent le tissage, la
vannerie, le façonnage de la pierre et du cuir, c'est par le travail de la terre, dans
tous les sens du mot, que se caractérise leur culture. Un seul mot, Igdou, sert
aux Égyptiens d'alors à désigner le maçon et le potier, « la maison n'étant pas
autre chose qu'un grand pot fait comme les petits avec le limon du Nil ». La
demeure, le récipient, la statue sont bâtis ou pétris dans la même argile.
L'art néolithique semble avoir presque totalement renoncé au propos
figuratif des créations de l'art paléolithique de la fin du magdalénien : l'esprit
de la décoration de la céramique, des peintures rupestres et des monuments
décorés de l'âge néolithique est celui d'une géométrie plane, celui de la
sculpture d'une géométrie dans l'espace. Il nous apparaît que l'art est ici non
plus le dessein de créer des reflets mais le projet d'inventer des symboles. Mais
déjà, au cœur de la période la plus figurative du paléolithique, au magdalénien,
il existe un domaine de l'expression artistique qui demeure abstrait : dans les
baguettes et les pendeloques les symboles sexuels sont des abstractions. Au
néolithique, en Égypte, nous constatons que les deux céréales les plus
anciennement cultivées, le blé et l'orge, correspondent à deux des caractères
idéographiques les plus anciens, les trois grains et l'épi, qui survivront comme
idéogrammes dans un système d'écriture phonétique.
L'avenir est une invention de semeur. Avec la révolution néolithique
l'homme ne se borne plus à faire entrer ses javelots dans la chair des bêtes, il
fait entrer ses outils de bois et de pierre dans le ventre de la terre, il y fait entrer
la semaille, et par là même, il entre, irrémédiablement, dans le temps. La hache
de silex taillé qui va défricher les forêts pour faire naître des champs, la branche
coudée qui est à la houe ce que le cerf-volant est au premier aéroplane, le
premier tranchet-faucille des premières herbes tranchées qui ne sont plus une
cueillette mais déjà une récolte, l'apparition de ces outils marque la révolution
la plus radicale que l'humanité ait connue en cinquante mille ans : sur la
planète Terre l'homme était jusque-là un simple passager clandestin, qui se
débrouillait comme il pouvait. Il devient désormais navigateur, et seul maître
après Dieu, ou plutôt après la Grande Déesse Mère, la donnante au ventre
fécond, la germeuse aux surprises, la receveuse de grains et dispensatrice de
fruits, l'incertaine-insondable, la Terre.
Sept millénaires avant notre ère, le premier village de cultivateurs : Jéricho.
Ils cultivent la terre, ils ne la tournent pas : paysans, déjà, potiers, pas encore.
La mesure du temps par le carbone 14 donne environ 4700 av. J.-C. pour le
village de Jarmo, au Kurdistan : maisons de terre, pas encore de poterie, du blé
et de l'orge de culture tout frais domestiqué. Mais le néolithique n'est pas une
affaire de chronologie : ce n'est pas ce qui se passe entre tel ou tel millénaire,
c'est ce qui arrive quand l'homme arrive dans le temps, dans cette histoire qui
commence avec le premier grain enfoui en terre et dont le paysan guette le
surgissement. Comme il y a au fond des océans des animaux fossiles, il y a
aujourd'hui des peuplades néolithiques attardées. Le néolithique est un passage
de l'humanité, non une date de l'histoire.
Ce premier terrien qui n'est plus seulement un errant, un traqué en transit
sur la terre, mais qui se l'approprie, qui très souvent habite une maison de
terre, c'est dans la terre façonnée par ses mains que vont prendre forme à la fois
la satisfaction de ses besoins et l'expression de ses sentiments : la poterie dans
laquelle il mange et boit, les idoles auxquelles il a recours. Si, selon la formule
de Gordon Childe, « tous les agriculteurs n'étaient pas des potiers et tous les potiers
pas nécessairement des agriculteurs », ce n'est pas un hasard si le premier artisanat
et le premier art que la terre soumise enfin à l'homme fait s'épanouir est celui
des hommes aux mains de glaise, la vaisselle des premiers fermiers, et les idoles
des premiers implorateurs de la divinité au ventre plein comme un pot de terre,
la Déesse Mère. On est tenté de dire, en découvrant les mammouths de terre
cuite des chasseurs moraves et une agriculture des potiers, que le néolithique
c'est la conjonction de l'agriculture, du village et de la terre cuite. La première
roue dont l'histoire nous laisse la trace, c'est un chariot, un jouet de terre cuite
trouvé en Mésopotamie, datant du troisième millénaire. Mais si le modelage et
le moulage ont dû précéder le tournage, la première roue de l'histoire n'est pas
locomotrice, elle est horizontale, et son origine se situe aux alentours du
quatrième millénaire : c'est la roue du tourneur, la tournette, puis le tour sur
lequel s'édifie le pot.
S'il arrive désormais que les mêmes mains modèlent et caressent les flancs du
vase et le ventre de la Grande Déesse, la Magna Mater, la Déesse Mère, le vase
vivant de fécondité, l'outre de vie, si la divinité du néolithique est presque aussi
souvent modelée dans l'argile que taillée dans le marbre ou la pierre, si la
première déesse d'un des plus anciens villages du monde, la figurine trouvée
dans les fouilles de Jarmo, en Mésopotamie (vers 5000 ans avant notre ère),
aussi bien que les images de divinités trouvées en Égée, sont des figures
d'argile, la divinité même remonte bien au-delà du néolithique. Dieu naît au
féminin. Nous ne savons de la vision du monde des hommes de la préhistoire
que trois choses certaines : ils enterraient leurs morts avec respect, et deux êtres
étaient sacrés pour eux : la femme donneuse de vie et la grande bête mâle
engendreuse, le taureau, le bison et le cheval des sanctuaires paléolithiques. Les
deux seuls éléments sacrés absolument constants, des origines de l'homo sapiens
aux débuts des grandes civilisations urbaines, c'est la Femelle primordiale et le
Taureau fécondateur. Car si Dieu naît au féminin, il s'accomplit en deux
personnes : le taureau mâle fabuleux et Celle que les archéologues ont baptisée
d'instinct, de l'aurignacien à l'âge du bronze, la Vénus : Vénus de Lespugue,
Vénus de Brassempouy, en France, Vénus de Malta, en Sibérie, Vénus de
Vistonice, en Moravie, etc. Lucrèce dit que les dieux sont nés de la peur. Mais
la déesse première est née de l'attente, elle est promesse de vie, elle est l'espoir
fait ventre, seins, cuisses et fesses. Entre la Vénus de Lespugue, qu'on situe
environ à 20000 ans, et la Vénus de Tépé Sarab, en Iran ( – 6000 ans), entre la
divinité des grottes et celle du village, il y a une révolution fondamentale : le
passage de la horde de chasseurs au village d'agriculteurs, de l'ivoire poli à la
terre cuite. Mais il n'y a aucune différence d'esprit et de signification profonde
entre les deux déesses stéatopyges. La Vénus périgordienne comme la Vénus de
Willendorf en Autriche, avant d'être une personne, est un fruit, le fruit des
fruits. Elle n'a pas de visage, parce qu'elle n'est qu'une fonction et qu'un
mystère. Elle est, très exactement, la géométrie des sphères faite chair, elle est la
quadruple rondeur des seins et des fesses, les cuisses rondes et les épaules
rondes, le ventre rond, l'organisation de volumes sphériques dans une courbe
ovoïde. La nature a inventé l'œuf. L'esprit humain invente cet œuf sacré, la
Vénus première. La Vénus du néolithique iranien est construite en terre cuite
comme un jeu de construction de cônes : deux cônes pour les cuisses, un cône
s'évasant en col pour le corps, deux pommes étirées, les seins. Le visage, là
aussi, n'est que l'abstraction d'un visage. Mais dans les deux figures, ce qui
domine c'est la même volonté d'affirmation organique : la femme n'est ici que
la grande récipiendaire du principe vital, elle n'est que plénitude et éclatement
de vie, elle est le grand vase sacré où s'accomplit le mystère, l'outre gravide
élémentaire. Et si nous franchissons encore cinq mille ans, nous retrouvons à
Suse, au milieu du premier millénaire av. J.-C., l'idole féminine à la fois
abstraite dans sa structure, celle du violoncelle, et réaliste dans son détail, le
visage fardé, deux mains soupesant les seins, colliers aux épaules et parures de
perles (ou toison ?) sur le sexe. Vingt mille années séparent la Vénus de
Lespugue de la Vénus de Suse, mais ce que le chasseur des forêts et l'habitant
de la grande cité demandent à la déesse est identique : elle est celle qui donne
la vie, l'être d'abondance comme certains vases mythologiques sont cornes
d'abondance. Et ce n'est pas un hasard si l'on trouve en Iran comme à Minos la
même forme de vase, le buste féminin où l'eau, si on l'incline, jaillit des seins.
Pot ou idole, la Déesse Mère est le jaillissement de l'être, celle que, plus tard,
les Upanishad nommeront la Toute-Puissante, la Resplendissante, la Source de
l'Élixir de Vie, la Dispensatrice des Richesses, Celle au Souffle de Fleur.
C'est dans l'incarnation de la « déesse nue » qu'est le plus apparente
l'évolution qui conduit l'homme alors créateur de figures à s'éloigner d'autant
plus du naturalisme que l'homme agriculteur s'écarte davantage de la nature.
La nature, c'est la forêt vierge, la horde ou la tribu, la grotte ou le nomade.
Mais le labour et la semaille, la hutte et le village, c'est déjà la contre-nature.
L'homme du paléolithique prenait les choses comme elles sont, les hommes
néolithiques reprennent le monde comme ils le font. Cueillir la baie ou le fruit,
piéger ou frapper la bête est un geste naturel et concret, mais confier le grain à
la terre, c'est déjà un calcul, un raisonnement, un acte intellectuel. Un fruit est
réaliste par essence, un grain n'est que le signe d'une future fructification. La
Vénus de Lespugue est l'organisation géométrisée d'une évidence, celle des
seins gonflés de lait, du ventre gonflé de vie. Et certes, l'homme du
paléolithique connaissait déjà les ressources de l'abstraction et du schéma : on
voit sur les parois des grottes-sanctuaires les signes et les épures voisiner avec les
figurations réalistes. On a trouvé à Mézine, en Russie, comme à Predmost, en
Moravie, des figurines et des gravures sur ivoire qui sont des schémas de la
Grande Déesse, où elle est suggérée par le triangle du sexe, le cercle du ventre,
et qui sont à la Vénus de Lespugue ce que l'idéogramme chinois signifiant
femme est au croquis d'une femme. Mais en Mésopotamie comme en Crète, en
Asie comme en Europe, le néolithique est d'abord l'âge du signe,
schématisation ou géométrisation. L'art néolithique c'est déjà l'écriture d'avant
l'écriture. Comme l'esprit tend alors à substituer les lois de la nature aux
apparences du présent, la main du tailleur d'images, du graveur ou du peintre
de signes tend à substituer le symbole à l'objet, le signe au signifié. La Déesse
Mère, comme tous les thèmes que se propose « l'artiste » néolithique, devient
autre chose qu'un double, qu'un reflet ou qu'une ombre : déjà un
pictogramme, un hiéroglyphe, un symbole – le premier mouvement de l'esprit
vers ce que seront les caractères cunéiformes ou les idéogrammes.
Prenons garde ici à une confusion très répandue du langage de l'art
moderne, qui assimile bien souvent l'abstraction au non-figuratif. Même ce qui
nous apparaît à première vue, dans la céramique néolithique, comme
purement décoratif, comme des thèmes géométriques ornementaux, apparaît à
l'examen comme ayant la plupart du temps une signification symbolique : la
tête de taureau réaliste devient le bucrane, qui devient lui-même la « figure en
violon ». Celle-ci, associée à ses semblables en frises horizontales, n'apparaît
plus que comme une décoration : mais la figuration est toujours sous-jacente
aux signes. Les deux triangles opposés par leur pointe des fouilles du Haut-
Tigre cachent, fait remarquer André Parrot « le symbole de la divinité qui, avec
la bipenne, fracasse les nuages, déclenche les orages, c'est-à-dire en définitive accorde
la pluie indispensable aux bonnes récoltes ». Il semble d'ailleurs que si en
Mésopotamie de – 4000 à – 2000 l'art atteindra la plus extrême limite
d'abstraction, tout en continuant à coexister avec des formes naturalistes, c'est
dans ce qu'il faut bien nommer l'art sacré que l'abstraction, une stylisation
poussée à l'extrême sont la règle. Les quatre femmes du plat de céramique
peinte de Samarra, dont la silhouette est à l'ombre chinoise d'une femme nue
ce qu'un caractère chinois classique est à son radical ancien, ces créatures qui
sont de l'écriture-de-dessin, ont leur correspondant à travers la sculpture de
tout l'univers d'alors. Du Cachemire à la Thessalie, de Mitos à la Bulgarie, la
Déesse Mère devient un symbole en os, en marbre ou en argile, et non plus
une figure : idole « aniconique » imitant la forme pyramidale des contrepoids
du tisserand, triangle galbé sur les côtés, « violon » minoen. A la limite elle
n'est plus que le triangle fascinant et primordial du sexe, la grande matrice
absolue de tout ce qui sera. Elle naît en Europe paléolithique, puis resurgit en
Mésopotamie, on la retrouve à Troie et dans les Cyclades, dans l'Égypte
amratienne et en Italie, en Espagne, en Allemagne, au sud de la Russie.
Des archéologues qui exploraient un champ de fouilles en Transylvanie
déterrèrent, il y a quelques années, une idole féminine. Une semaine plus tard,
ils exhumaient une idole masculine : les deux statuettes « s'adaptaient
parfaitement l'une à l'autre dans la position du coït ». La Grande Déesse a un
époux : « L'union du Grand Dieu et de la Déesse, écrit Georges Contenau dans
son Manuel d'Archéologie orientale, est nécessaire pour provoquer par contrecoup
les unions humaines, la reproduction des troupeaux, et même l'union des éléments
d'où proviendra la pluie ». Ce dieu c'est celui que les Védas nommeront le
Progéniteur, Prajapati, celui que le Popoh-Vuh maya nommera le Maître géant,
l'Enfanteur, le Constructeur, le Formateur et Engendreur. Dans l'ancienne
mythologie égyptienne, c'est Amon, époux de la grande Neith, « le père des
pères et la mère des mères ». A Sumer, c'est Enki, le dieu géniteur de Nintou la
bénie, la Dame qui enfante, la Grande Épouse. Dans l'Enouma elish akkadien,
c'est Apsou, l'époux de Tiamat. De l'accouplement originel naît ce qui sera.
Les grandes cosmogonies magico-sexuelles d'avant l'écriture devaient avoir la
couleur de celles des « primitifs » d'aujourd'hui, et c'est peut-être dans les
incantations d'un des peuples dont l'art mystérieux évoque le plus
profondément l'art premier de l'humanité, le peuple de l'île de Pâques, que
l'on peut pressentir quelles invocations recevaient la Déesse Mère et le Dieu
Père : « Hauteur, en s'accouplant avec Altitude, produisit les hautes herbes du pays.
Tranchant en s'accouplant avec Herminette, produisit l'obsidienne. Le Sol Dur,
s'accouplant avec Couche de Terre, produisit la canne à sucre. La Femme Lézard,
s'accouplant avec Blancheur produisit la mouette. Meurtre, s'accouplant avec
Mince à la longue Queue, produisit le requin... »
C'est probablement cet accouplement mythique et réel dont la symétrie des
peintures paléolithiques exprimait le mystère. Et déjà, dans la nuit des temps, il
semble que le Grand Progéniteur prenne parfois le visage de l'animal le plus
violemment sexuel qui soit sans doute, le bison, que nous rencontrons à
Isturitz, dans la gravure sur os où deux femmes marquées d'un signe font
pendant à deux bisons marqués également d'un signe, et à son cousin, le
taureau. Dieu taureau ? Il apparaît parfois tel à Ur, en Assyrie, en Égypte
même, où le dieu Apis est originellement un dieu de la fécondité, à Minos. Il
est le taureau androcéphale, l'homme-taureau portant à bout de bras le soleil,
qu'on trouvera au deuxième millénaire sur les stèles hittites et les sceaux
mitanniens. Il est tour à tour le taureau mannéen au visage humain de
Hasanlu, et le Minotaure de la fable crétoise, l'homme à la tête de taureau.
Pendant tout le néolithique, le rapport du Grand Dieu et du Taureau est un
rapport ambigu, à la fois affrontement et osmose, comme dans les jeux
tauromachiques que pratiquaient déjà la Crète et l'Inde prévédique, où le tueur
de taureaux est celui qui domine et sacrifie la bête, mais en même temps
s'identifie à elle. Le taureau, semble-t-il, est l'objet d'un culte associé à celui de
la Déesse Mère, comme l'indiquent les objets trouvés dans les fouilles de
Chatal Höyuk. Mais il sera aussi, opposé et lié à l'homme, source de vie et de
force que le belluaire s'assujettit, s'assimile et sacrifie, la bête que monte un
dieu barbu, face à la déesse chevauchant un lion. Dans toute la décoration du
néolithique, l'emblème taurin, le bucrane, et la hache bipenne qui sert au
sacrifice du taureau, courent le long des vases, des rhytons et des plats. Dans la
Crète néolithique, dans les Cyclades on trouve le vase à libations en forme de
taureau, schématisé à l'extrême dans les Cyclades, que nous rencontrons plus
tard dans les vases de cette civilisation récemment découverte, dont la
chronologie et l'histoire sont encore très mal connues, la civilisation d'Amlach,
dans le Gilan iranien. Il veille au pied des morts dont nous ne savons rien, dans
les nécropoles. Il est la puissance et la vie, il est menace et prouesse, la ressource
vitale au-delà du bien et du mal, le furieux recommencement du souffle et du
sang au-delà du dernier repos, du rien, la semence de résurrection.
Que le néolithique soit le style asynchrone d'une nouvelle façon d'être
homme sur la terre, le décalage de plusieurs millénaires qui existe entre le
néolithique du Proche-Orient et celui de l'Europe barbare le prouve. Entre la
céramique de l'Asie occidentale, cinq millénaires av. J.-C., les vases décorés de
l'Égypte nagadienne, un millénaire plus tard, les poteries des Cyclades à la
même époque, la poterie néolithique chinoise du Kansou – et d'autre part les
styles néolithiques qui semblent se répandre en Europe à partir du Sud-Est et
du Sud-Ouest remontant vers l'Ukraine à partir de la Grèce et de la
Macédoine, la parenté est évidente. Les historiens se sont demandé par
exemple si les céramiques à spirales grecques et chinoises sont le fruit d'une
coïncidence ou le résultat d'échanges. Ici se pose de nouveau l'affrontement des
deux attitudes classiques de l'ethnologie, les diffusionnistes qui cherchent d'où
vient ceci sur la carte de géographie, et ceux qui pensent au contraire que des
problèmes analogues posés à des civilisations fermées, s'ignorant l'une l'autre,
trouveront des solutions analogues. Les deux vues sont tour à tour vraies.
L'archéologie nous prouve que des peuples qu'on a crus sans relations entre eux
commerçaient et se connaissaient. Evans trouve à Cnossos un disque d'ambre
encadré d'or dont des fouilles anglaises semblent prouver qu'il fut importé de
Grande-Bretagne vers 1500 av. J.-C. On a trouvé en Irak des fragments de
céramiques importées de Syrie. On trouve au Mexique et au Guatemala des
vases chinois de la dynastie Han. Eckholm et Heine-Geldern ont prouvé que,
plus près de nous, entre le VIIe et le IXe siècle de notre ère, les Maya et le
Cambodge entretenaient des relations régulières, et que depuis le premier
millénaire avant notre ère les navigateurs asiatiques traversaient le Pacifique
pour gagner l'Amérique. Mais le diffusionnisme ne peut tout expliquer : on ne
reçoit jamais que ce qu'on attendait. Cela est vrai des civilisations comme des
individus. On peut apporter la télévision aux indigènes de la Terre de Feu, ils
n'en feront rien. Donnez en revanche à un potier de la Roumanie néolithique
un vase grec, ou peut-être chinois : il en retrouvera sur son tour la courbe et
l'ornementation. Mais il est vrai aussi que le même tour, la même argile et les
mêmes vernis amèneront des artisans qui s'ignoreront toujours à faire surgir les
mêmes formes et les mêmes motifs.
L'élément dominant de l'art néolithique, c'est – répétons-le – la tendance à
l'abstraction. C'est que la forme peinte, sculptée ou incisée n'amène pas tant à
exprimer une ressemblance qu'à transmettre un message, qu'à abréger, qu'à
idéographier. Les peintures rupestres du néolithique européen, entre le second
et le premier millénaire, les figures d'esprits, de démons, d'hommes et
d'animaux, les signes géométrisés qu'on trouve dans les grottes espagnoles,
portugaises et africaines, et que nous sommes tentés de regarder comme des
ludions poétiques, les marionnettes abstraites et les pictogrammes narquois qui
fourmillent, à Val Camonica, en Italie, sur la paroi de la grande roche de
Naquane, les poignards et les blasons naïfs qui s'inscrivent, là encore, sur la
roche de Paspardo, l'archéologue sait bien qu'ils ne sont pas tracés là pour le
seul plaisir, mais qu'ils avaient (qu'ils ont) quelque chose à nous communiquer.
L'archéologue a raison de les étudier non pas seulement comme des images,
mais comme un lecteur virtuel, pareil à un personnage d'Edgar Poe cherchant à
déchiffrer un cryptogramme. Ici balbutie une langue morte qui n'a plus de
vivante que la beauté des signes. Nous ne savons pas si ce demi-cercle strié de
raies est l'emblème du soleil ou l'image des bois d'un cerf. Ce personnage
levant les bras dans un lacis, nous le saluons comme le pêcheur en train de
lancer un filet. Si nous nommons fraternellement le berger et le chasseur, le
laboureur à son araire et le guerrier au combat, nous ne savons pas lire ce
labyrinthe-à-visage qui ressemble au Père Ubu, ni ces chiffres fermés sur leur
nombre, ni ces signes obscurs comme la nuit des temps. Nous retrouvons ces
signatures indéchiffrées dans les grottes de France, à Ussat-les-Bains, Tarascon-
sur-Ariège, Labastide-de-Serou, Saint-Estève, en Allemagne, à Fritzlar. Mais
déjà en Scandinavie, ces barques et ces guerriers, ces nageurs et ces flottilles,
nous y reconnaissons les récits pictographiques des Indiens Dakota, qui sont
encore là, eux, pour en donner la clef à nos ethnographes, pour leur dire que
tel signe signifie « trente-Dakotas-tués-par-les-Indiens-Corneille », qu'un buste
piqueté de points signifie une épidémie de petite vérole, et que ce rond noir, ce
cœur de côté et cette étoile, c'est le signe d'une éclipse de soleil. Il arrive même
que les Indiens d'aujourd'hui nous aident à pénétrer les intentions des
Mésopotamiens d'il y a cinq mille ans. Un des grands gobelets néolithiques
trouvés dans les fouilles de Suse, et qui est maintenant au Musée du Louvre,
porte sur sa paroi un motif « décoratif » : double cercle porté par un animal
schématisé, probablement un bélier. Au centre du cercle double formé par les
cornes de l'animal, un autre cercle divisé en trois bandes parallèles, la bande
supérieure et la bande inférieure croisillonnées, la bande du milieu portant un
objet qu'on a longtemps interprété comme la représentation d'un peigne ou
d'un démêloir : une série de guillemets ou de lignes brisées, dont l'angle est
traversé par une droite médiane. Mais le grand archéologue et historien
Herbert Kuhn, voyageant aux États-Unis, rencontre dans l'Arizona des potiers
indiens en train de tracer sur leurs poteries exactement le même signe. Il les
interroge : le croisillon supérieur représente les nuages, les lignes parallèles la
pluie. On retrouve dans la céramique néolithique chinoise le même motif. Le
caractère chinois signifiant « pluie », yu, apparaît comme une simplification de
cette simplification, l'abstraction de cette abstraction.
Le caractère M de notre alphabet, qui en hébreu se prononce mem, et
signifie aussi eau, constitue l'extrême abréviation du signe originel évoquant les
ondes, les vagues, le flot.
Chaque fois qu'un thème plastique néolithique est soumis à l'analyse, il
nous ramène au même contenu sous-jacent. Déjà la « coccinelle » paléolithique
de Laugerie-Basse se révèle être un sexe féminin symbolisé. Ainsi « l'enquête »
d'Andersson sur ce qu'il appelait d'abord le « motif de la mort » dans la poterie
néolithique chinoise (une bande rouge bordée de blanc en dents de scie) le
conduit à découvrir le sens symbolique d'un coquillage de l'océan Indien, la
caurie ou cypraes moneta, qui servit longtemps de monnaie et dont la forme est
celle du sexe féminin. Son dessin schématisé est la clef de tous les mots chinois
dérivés de la notion de richesse. Le « motif de la mort » était en réalité un
« motif de la vie », l'élément décoratif un signe sacré.
La « décoration » du gobelet mésopotamien ou du vase trépied li chinois
n'est pas une « œuvre d'art » au sens de gratuité que nous donnons maintenant
à ce terme. L'œuvre d'art aujourd'hui est l'expression plastique de sentiments ;
nous la lisons à la fois comme une interprétation du réel et une écriture de la
sensibilité. L'art néolithique abstractisé est d'abord une écriture non
phonétique et para-idéographique qui tend à communiquer des notions : le
double cercle de la céramique mésopotamienne, qu'on rencontre dans le
monde entier, dans la céramique néolithique chinoise du Chansi, en
Boukovine et en Bessarabie, le signe de la pluie fécondante constituent un
message philosophique avant de remplir une fonction ornementale. De même
dans l'art des catacombes le poisson christique est un héraldisme théologique,
se déchiffre comme un blason, et suggère en un seul signe la complexité d'un
credo, l'articulation d'une théorie de l'incarnation, du sacrifice et du rachat.
L'artisan néolithique ne « s'inspire » pas de la nature ou de la géométrie pour
rendre son gobelet ou son vase plus gracieux, plus agréable à l'œil. Il a quelque
chose à dire, il tend à exprimer une vision cosmique de la fécondité, du nuage
qui crève en pluie donneuse-de-vie, de l'animal géniteur supportant sur ses
reins la charge de l'univers. L'art tend à l'abstraction, parce que la forme tend à
l'écriture d'une idée. Toute la thématique de la géométrie ou du schématisme
néolithique est ainsi chargée de significations : c'est une mythologie dessinée.
Si la croix de Malte des céramiques chalcolithiques de Samarra, en
Mésopotamie, ou de Sialk, en Iran (quatrième millénaire l'une et l'autre), est la
schématisation d'une « grappe » de quatre bouquetins en train de se désaltérer,
les bouquetins primitifs n'étaient sûrement pas nés de la « fantaisie » d'un
potier amateur d'animaux : la soif des bêtes avait un sens religieux. Si la svastika
est la déformation du corps de quatre femmes aux cheveux flottant au vent, ces
femmes d'avant la croix gammée n'étaient pas pour le dessinateur ce que
Gabrielle fut pour Renoir ou Hélène Fourment pour Rubens : il ne cherchait
pas à exprimer sa sensualité, son amour ou sa curiosité d'un corps féminin,
mais à signifier une connaissance sacrée. Lorsque Picasso, réinventant des
formes céramiques, retrouve les vases anthropomorphes ou zoomorphes des
hautes époques, modèle un pot en souvenir de chouette ou une amphore en
allusion de femme, il joue, il s'abandonne au plaisir de la métaphore plastique.
Mais dans la nécropole iranienne de Sialk, cette cruche dont le bec est celui
d'un oiseau, entouré de cercles à croix inscrites, de rosaces à rayons, de roues
du soleil, mais à Hassuna, en Mésopotamie, ce col de vase qui prend la forme
schématique d'un visage humain entouré de striures et de losanges, mais le vase
olmèque en terre cuite de Colima, dont le goulot suggère une tête invisible,
dont le cube a la carrure d'un torse qui s'installe sur deux jambes écartées dont
l'une a pour pied la tête d'un serpent, ce ne sont pas les produits d'un caprice
du génie, mais les enfants d'une pensée cosmique et les desservants d'un rituel.
L'abstraction, ici, qu'elle soit partielle, ou totale, que l'élément naturaliste de
base soit encore visible, ou totalement effacé par le signe qui le condense, ce
n'est jamais le témoignage d'une impuissance, c'est toujours l'affirmation
d'une volonté. L'enfant schématise son dessin non pas parce qu'il a choisi entre
deux visions, mais parce qu'il n'en a qu'une à sa disposition. L'artiste
néolithique schématise parce que l'abstraction est pour lui une économie et
une rigueur, parce qu'il est capable de dire le plus en montrant le moins. Parmi
les commencements les plus reculés que nous puissions atteindre de l'art
humain, au paléolithique, il y a les œuvres naturalistes d'Altamira ou de
Lascaux. Mais quand recommence, ou commence, l'histoire, quand naît ce que
nous nommons la civilisation, deux des œuvres les plus anciennes que nous
connaissions à l'heure actuelle, la Déesse Mère de Tépé Sarab, dont j'ai parlé
tout à l'heure, et son voisin de fouilles, le sanglier d'argile, qui sont à peu de
chose près contemporains ( – 6000 ans), obéissent à deux perspectives tout à
fait différentes : la déesse est abstraite, le sanglier réaliste. Ce n'est pas parce
que l'artisan était maladroit, grossier, fruste, primitif, gauche (le vocabulaire dont
on s'est servi longtemps pour juger les « primitifs » ou les « archaïques ») qu'il
n'a pas réussi à « figurer » une femme, et a réussi à « figurer » une bête : c'est
parce que devant le projet d'une Déesse Mère, il n'était pas intéressé par la
« ressemblance ». Il avait autre chose à dire que Praxitèle ou Houdon. Personne
ne songe à reprocher au calligraphe Song qui trace le caractère chinois ma,
cheval, de ne pas savoir dessiner un cheval, mais s'il a du talent, on l'admire de
très bien exécuter le caractère cheval. Les créateurs des formes néolithiques
n'étaient pas des copistes que trahissait leur main, mais des calligraphes d'avant
l'écriture, des inventeurs de symboles plastiques.
Mais il en est de l'art abstractisant comme de l'écriture : la même phrase, qui
a intellectuellement le même sens, n'a pas pour le regard la même beauté
« calligraphique », selon la main qui la trace. Nous ne savons rien des artisans
ni des créateurs millénaires dont la terre nous restitue les œuvres, nous savons
très peu de chose sur leurs croyances et leur sagesse. Nous refusons désormais
de considérer leurs travaux en les qualifiant de rudimentaires, en croyant y voir,
comme le faisait Hegel, un désaccord entre l'intention et l'exécution, entre le
fond et la forme. (Dans l'art archaïque, qu'il qualifiait à juste titre d'art
symbolique, Hegel voyait l'artiste « s'épuiser en vains efforts pour atteindre des
conceptions pures [...], un combat entre le fond [...] et la forme qui ne lui est pas
homogène ».)
Il faut cependant reconnaître qu'une céramique japonaise jômon ou une
coupe peinte iranienne de Sialk ne sont pas toujours belles : il ne suffit pas
qu'elles aient six ou huit mille ans, et qu'une intention d'expression sacrée ait
présidé à leur façon, pour que les impondérables de la grâce et de la beauté ne
jouent plus. Le potier remplissait une fonction, accomplissait un service, l'objet
qu'il concevait avait une destination rituelle, les signes qui le couvraient une
signification cosmique. Mais l'artisan prenait à courber et à infléchir la paroi
d'un vase, à tracer au pinceau les ornements et les dessins sacrés, un bonheur
plus ou moins grand, qui se transmet jusqu'à nous.
Entre 4000 et 2500 avant notre ère apparaissent l'usage des métaux, la
constitution des cités, la fondation de clergés, l'établissement des monarchies
héréditaires, puis l'invention des écritures.
Là encore, première des âges premiers : la Mésopotamie. Vers 4000-3500 en
Iran et Haute-Mésopotamie, Sumer, avant le grand déluge, connaît le cuivre et
la céramique polychrome à l'époque d'Obeid, le temple, la sculpture sur pierre
et le pictogramme à l'époque d'Ourouk, les temples, les palais, le droit, le char
et le calcul à l'époque de Djemdet Nasr.
L'Égypte a déjà vers 3200 une grande civilisation, Nagada, une capitale,
Héliopolis, sa première grande dynastie (vers 2850). La vallée de l'Indus
connaît vers 2500 la civilisation d'Harappa. Les pays d'Asie Mineure et du
Proche-Orient, Anatolie, Syrie, Liban jouent le rôle d'intermédiaires et de
marchands. A partir de la Mésopotamie, toute l'Asie Mineure et l'Égée se
développent : c'est la civilisation minoenne en Crète (de 2600 à 1400 environ),
celle de Troie (dès 2300), celle des Cyclades (de 2000 à 1000), celle de
l'Hellade (de 2500 à 1100), notamment Mycènes (apparaissant vers 1600). En
Europe, entre 2500 et 2000 environ, se répand la civilisation mégalithique des
dolmens. En Chine, la grande civilisation du bronze Chang semble plus
tardive, succédant vers 1500 à la civilisation néolithique de Yang-chao, et à la
civilisation Hia. Celle-ci est à peu de chose près contemporaine de la nouvelle
civilisation qui se développe après Sumer en Mésopotamie, où Hammourabi a
rétabli l'unité un moment rompue, et imposé la domination de Babylone.
On a parlé, et l'on a eu raison, de révolution néolithique. On parle aussi de
révolution urbaine. Mais le néolithique est une mutation qualitative, l'âge du
métal et des villes une augmentation qualitative : l'art de ces millénaires, c'est
l'art néolithique, c'est-à-dire encore et toujours la céramique, la cuisson de
statuettes d'argile, plus l'architecture religieuse et dynastique, la grande
statuaire, etc. C'est l'économie agraire, plus l'économie urbaine des marchés.
L'humanité commence à capitaliser ses acquisitions.
Le monde un, ce que Valéry appelle « le temps du monde fini » nous apparaît
comme une réalisation de la vapeur, du moteur et de l'atome. Mais quand on
cherche à embrasser d'un seul regard l'extraordinaire explosion de l'humanité
néolithique, on constate que ce n'est pas seulement l'âge où l'homme fend la
terre avec la première araire, mais aussi celui où il fend la mer avec les
premières barques à rames, puis les premiers navires à voiles. L'animal de bât,
puis de trait va venir. Les civilisations qui nous apparaissent d'abord comme
absolument closes et refermées sur elles-mêmes, nous découvrons bientôt
qu'elles ont rencontré et connu leurs contemporaines, s'en sont nourries. Les
plus anciennes fresques pré-néolithiques que nous connaissions actuellement,
celles du Tassili, au cœur du Sahara, qu'on situe approximativement à huit
millénaires avant notre ère, sont sans doute l'art d'un peuple de chasseurs, puis
de pasteurs, qui vit en circuit fermé. Mais bientôt nous retrouvons sur les
rochers du Hoggar le témoignage indéniable d'échanges avec l'Égypte, et
l'apparition de déesses à têtes d'oiseaux. Cette écriture par le dessin, qui est la
tendance profonde de l'homme néolithique, n'est jamais l'invention tout à fait
solitaire de peuples tout à fait reclus et reclos. La caravane et la flottille ne nous
laissent pas de traces de leur itinéraire mais des vestiges de leur chargement ou
de leur cargaison. Si déjà au paléolithique les outils de pierre des Égyptiens, des
Libyens et des Palestiniens démontrent que les pistes entre ces peuples étaient
sillonnées de voyageurs, le mouvement qui va irradier, par voie de terre et voie
de mer, la civilisation néolithique puis celle du bronze de la Babylonie et de
l'Égypte vers la Palestine, la Syrie, l'Asie Mineure, la Crète, ne va plus s'arrêter.
Immigrations, guerres, commerce vont tisser des liens de plus en plus étroits.
L'histoire ne sera plus jamais ce qui arrive aux uns, et qu'ignorent les autres.
L'Inde reçoit de Babylone et de la Grèce le plan de ses cités, la Chine reçoit de
l'Europe de l'Est et de l'Iran sa céramique peinte. Nous savons de nos jours que
l'intuition d'Alexandre von Humboldt était juste, qui était persuadé de
l'origine asiatique des civilisations maya et péruvienne. Origine, est-ce le mot
juste ? Échanges, osmoses, confrontations, action réciproque rendent compte
plus exactement du phénomène. Diffusionnisme et évolutionnisme sont deux
éclairages de la même vérité. La fameuse Elementargedanke des historiens
allemands, « l'unité psychique humaine », est indéniable. Mais comment nier
que Robert Heine-Geldern ait raison contre Toynbee, quand il constate que
« les murs invisibles dont les spécialistes avaient entouré autrefois l'Égypte, la Grèce,
la Chine, etc., se sont écroulés l'un après l'autre ». Est-ce une coïncidence due à la
seule unité profonde de l'esprit humain si les vases de marbre du Honduras
sont si proches des vases chinois de la dynastie Tcheou ? Si les statuettes
japonaises Jômon sont les sœurs des statuettes américaines de Tlatilco ? Si la
céramique grise néolithique apparaît presque simultanément en Chine, en Iran
ou au Turkestan ? Si l'on retrouve au Japon et auprès du lac Baïkal la même
hache à tenon ?
Ainsi, la civilisation et l'art qui sont apparus longtemps comme la forme la
plus simplifiée et la plus autonome, la plus géographiquement limitée de
l'histoire, les grands vestiges mégalithiques qui ont leurs acropoles en pays
celte, de Carnac à Stonehenge, du Morbihan en Angleterre, apparaissent
désormais, à la lumière de soixante années de fouilles et de recherches, comme
un style d'architecture sacrée étroitement lié aux déplacements d'hommes qui
étaient à la fois des marins, des métallurgistes et des missionnaires, et qu'André
Varagnac a nommés « les Argonautes de l'Occident ».
La fructification des semences est la loi de tous, la Déesse Mère embrasse
dans son sein fécond tous ceux qui vivent. La transformation des minerais est
le secret de quelques-uns. Le paysan est le frère de tous les paysans. Le forgeron
est à l'écart et au-dessus de la collectivité qu'il sert. Il détient un pouvoir
privilégié, il est l'initié à un mystère. La magie élémentaire est celle des
éléments : la fertilité de la terre, la reproduction des troupeaux, le pouvoir que
le désir ou la volonté, les forces intérieures de projection et de répulsion
assurent à l'homme sur ses semblables. Mais l'opération magique qui transmue
le caillou en métal et le métal en outil est déjà d'un autre ordre. Le premier
cultivateur est le premier ingénieur agronome, tandis que le premier forgeron
est le premier alchimiste. Il est aussi le premier spécialiste : celui qui sait un
secret que les autres ignorent, celui qui se consacre à une tâche que les autres
respectent. Nous ne pouvons définir un art ni une civilisation, par la seule
maîtrise de la métallurgie. En 1492, les Maya en sont encore à l'âge de pierre.
« Ils ne sauraient pour autant, constate Robert Lowie, être placés au-dessous des
Aztèques. » L'Afrique noire connaîtra le bronze et le fer avant de connaître la
construction en pierre, l'écriture, la houe, la roue. En Mésopotamie, l'âge du
bronze débute au troisième millénaire avant notre ère, au Pérou
entre 500 et 1000 de notre ère, en Amérique centrale cinq cents ans plus tard.
Mais si la possession du secret des métamorphoses du minerai ne suffit pas à
« classer » un peuple dans l'incertaine hiérarchie des cultures, elle développe en
général, dans l'esprit de ceux qui l'ont conquis, une vision de l'univers
sensiblement différente, et sur le plan des échanges crée des courants
commerciaux nouveaux. Si le potier est la plupart du temps un sédentaire, qui
exporte souvent ses produits mais non pas sa main-d'œuvre, le forgeron, lui, est
souvent un itinérant, un vagabond. « Le rétameur des campagnes d'Europe, dit
Gordon Childe, est un survivant de ce système. »
Les forgerons de l'âge de bronze vont parcourir l'Europe à partir de l'Égée et
de l'Anatolie avec leur enclume, leurs outils et leur maîtrise des métaux et du
feu. Ils apportent leurs secrets de fabrication et leurs produits manufacturés à
travers l'Espagne, le Portugal, la France, l'Italie, la Sicile, la Sardaigne,
l'Angleterre, l'Autriche et l'Allemagne, le Caucase et les Balkans. En exportant
leurs poteries campaniformes, leurs haches, leurs herminettes et leurs armes, ils
vont faire se lever partout où ils passeront les tumulus et les menhirs, les
mystérieuses moissons pétrifiées de la lande. Les trafiquants de l'étain extrait
des mines de ce pays d'Orient, que Diodore nomme la terre des Cassitérides,
d'un nom sumérien, vont, en suivant la grande voie commerciale vers le nord,
faire fructifier la grande levée des « pierres du Diable » du légendaire médiéval
d'Occident. Au pied de ces monuments celtiques et germains, les fouilles
feront surgir un jour des perles égyptiennes et des poignards mycéniens. A
deux reprises, dans le cours de l'histoire, les pays celtes vont s'approprier,
assimiler et « élémentariser » des styles et des croyances venus d'ailleurs. Les
statues-menhirs des Maurels dans la Lozère, et des Vidals dans le Tarn, sont
aux statues des divinités venues d'Asie Mineure ce que les monnaies gauloises
seront aux prototypes romains. La statue-menhir de Saint-Sernin, dans
l'Aveyron, est aux statues néolithiques de la Déesse Mère ce que les monnaies
celtibères ou armoricaines seront aux statères macédoniennes, de même que les
idoles plates de la péninsule Ibérique reproduiront, en les schématisant encore,
les idoles en violon des Cyclades et de la Mésopotamie.
Nécropoles ou lieux cultuels, les dolmens et les menhirs de l'Europe
« barbare » sont à notre passé ce que les grandes sépultures thinites et les
monuments abydéniens sont aux origines de l'Égypte. Carnac, Stonehenge
survivent dans les landes de Bretagne ou de Salisbury comme la pétrification
millénaire d'une silencieuse certitude cosmique. Leurs gigantesques pierres,
érigées dans un ordre que nous ne pouvons plus déchiffrer mais dont nous
subissons l'impérieuse exigence, suggèrent au passant ce qu'ils imposèrent au
fidèle, l'affirmation d'un acquiescement solennel à la vie malgré la présence à
leur pied de la tombe des morts. Comme on a pu supputer dans l'organisation
du temple égyptien l'existence d'un dessein astronomico-cosmique, on a pu,
sans certitude mais sans ridicule, tenter de pénétrer le sens solaire et les rythmes
planétaires, dont le Cromlech de Stonehenge, cadran solaire des colosses, serait
l'astrolabe ou le sextant géants.
La voie commerciale du métal et la voie sacrée des tumulus et des mégalithes
nous conduisent vers la grande steppe danubienne où les courants venus de
l'Ouest vont rencontrer ceux qui viennent de l'Orient. Le cavalier scythe des
plaines du Kouban et de la Russie du Sud a reçu de tous les vents et donné à
tous vents. Il a pris à la Chine et à l'Europe, à la Grèce et à la Perse, enseigné
aux Vikings et à l'Irlande. Leurs ornements de cuir et de feutre découpés sont
les ombres siamoises des découpages chinois de papier dont l'art se perpétue
encore dans les campagnes chinoises. Leur mythologie et leur bestiaire sont
ceux des grandes civilisations d'Asie Mineure, et ils affrontent la Grande
Déesse aux bêtes menaçantes comme le Proche-Orient Gilgamesh aux fauves
des ténèbres. Ils sont capables de l'extrême et sinueux baroquisme de bijoux
d'or dont le modern style retrouvera seul les contours à la fois très compliqués
et très purs, et d'objets d'une austérité taciturne, têtes d'animaux coulées dans
le bronze ou taillées dans l'os. L'Orient du repli et du foisonnement
voluptueux des formes, de la volute et de la spirale, du dragon serpentin et de
l'idéogramme complexe, et celui du dépouillement, de la forme si nue que
d'autant plus suggestive, s'unissent dans l'art scythe, cette rose des sables, cette
orchidée des steppes.
8
Que l'Homme Modèle, celui que Racine peignait tel qu'il est et Corneille tel
qu'il devrait être, ne soit qu'un choix de l'esprit parmi tous les modèles
d'hommes que nous proposent l'histoire et la géographie, Montaigne en avait
eu l'intuition, le Siècle des Lumières la certitude et le XIXe siècle la preuve. Mais
jusqu'à, disons, Schliemann en archéologie et Malinowski en ethnographie, la
bibliothèque et le musée, ces temples humanistes, offrent à l'homme occidental
le miroir magnifiant de son projet classique. La littérature possédait son enfer
et ses excentriques, l'art ses grotesques et ses magots, mais ils s'inscrivaient dans
la marge de ce qui était la norme et l'exemplaire : c'est par opposition à
l'Apollon et à la Vénus que l'amateur consentait de s'amuser du caprice ou de
la bambochade, c'est par rapport au héros et à l'honnête homme que le lecteur
acceptait de déroger ou de se divertir en se commettant avec les excentriques
du roman bourgeois ou picaresque. Il y avait une loi, donc des hors-la-loi. L'art
de la morale, c'est-à-dire l'esthétique et l'éthique, avaient leurs musées et leurs
répertoires, où n'entrait pas ce qui était du domaine des sciences : Praxitèle et
Poussin au Louvre, mais le squelette de plésiosaure et le cristal de quartz au
Muséum, la première machine à vapeur et la première chambre noire aux Arts
et Métiers, la statuette paléolithique ou l'idole des Cyclades au Musée de
Préhistoire et le masque Baga ou Bakota au Musée des « colonies ». L'art était
l'empire du général, mais le minéral, l'objet minoen ou l'idole africaine étaient
le domaine du spécialiste. Un dieu néolithique ou un dieu noir étaient alors
objets de récri ou d'effroi pour les collectionneurs « d'art » et d'intérêt
technique pour les savants : les sociologues leur demandaient de les aider à
comprendre des structures et des institutions, les psychologues des états
mentaux subnormaux ou paranormaux, les physiologistes et les médecins de les
aider à élucider le problème des races. Avant d'être a thing of beauty, l'objet
primitif (Littré : « dénotant une trop grande simplicité ») ou exotique (hors du
« naturel du pays ») furent des documents scientifiques pour l'historien ou
l'ethnologue, et à la rigueur des curiosités pour les non-initiés. Même si
l'homme des musées n'est plus cet archétype soumis aux canons rigoureux
d'une mesure métrique des proportions, et de la mesure morale, du « rien de
trop », de ce souverain de soi que la statuaire, la peinture et la pensée classique
nous offraient comme un idéal, même si le spectateur occidental acceptait les
exceptions à la règle du beau, et cette laideur sublime dont Rembrandt,
Vélasquez ou Goya lui donnaient l'image, l'homme des musées n'était pas le
même que celui du Musée de l'Homme. Un démon de Bosch était de l'art, un
démon Sepik ou la Vénus de Lespugue étaient un document. Si désormais
nous sommes capables de nous laisser séduire ou fasciner par des œuvres qui, il
y a à peine un demi-siècle, étaient des documents pour la science mais non un
plaisir pour les yeux, cette approche nouvelle des arts premiers et primitifs
s'inscrit dans le mouvement général des valeurs depuis environ soixante ans. Il
s'est opéré un déplacement des centres d'intérêts vitaux qui n'affecte pas
seulement le goût, les catégories du beau, du plaisir ou de l'excitation des yeux.
Nous ne nous sommes pas mis à trouver belles les œuvres archaïques ou
primitives comme des dilettantes blasés se mettent à trouver joli ce qui est
nouveau ou différent, mais parce que nous acceptons tous, plus ou moins
consciemment, qu'il n'y ait plus une vérité, mais des vérités. Nous demandons
à l'œuvre d'art d'exprimer la vérité d'un être, d'un peuple, d'une situation
humaine. Nous savons que la vérité d'un homme premier soumis à la nécessité
n'est pas la vérité d'un « civilisé » affronté à sa liberté, que celui pour qui une
statue est un exorcisme, une défense contre l'angoisse ou un recours contre la
mort n'exprime pas en la sculptant la même vérité que celui pour qui elle est
l'exaltation d'une harmonie ou l'affirmation d'une victoire. Les premiers
missionnaires, qui brûlaient les « idoles » des mécréants, et les primitifs qui
cherchaient à faire échapper leurs dieux à la destruction, avaient somme toute
le même point de vue sur ces œuvres. Pour les uns et les autres, l'art sacré
africain ou océanien était un art engagé : engagé dans le diable pour les bons
Pères, engagé dans le salut de la tribu pour les « indigènes ». Mais nous savons
mieux, maintenant, que tout être humain est à la fois diable et dieu, angoisse et
sérénité, que l'idole des Cyclades ou le démon Jômon et le masque pacifié du
Bouddha de Phnom Penh, que le tragique visage Maya qui semble le masque
mortuaire d'une souffrance ayant pris corps, et le doux visage lisse de la jeune
fille de Petrus Christus expriment tous des vérités intérieures contradictoires,
alternées, mais dont chaque homme a fait l'expérience. On ne peut pas dire
qu'un Christ roman est plus beau qu'un visage révulsé de Goya, que le masque
Dogon du Mali est moins beau que le sourire d'une Kouan-Yei de la dynastie
Song : il nous arrive d'être tour à tour envahis par la panique ou baignés par
l'harmonie, terrorisés ou réconciliés. Ce qui en nous est touché par des œuvres
si différentes, et qui peut acquiescer à leur présence, c'est le sentiment d'une
expression vraie. L'homme est bien davantage que les modèles de sainteté,
d'héroïsme ou de beauté qu'il s'est assignés dans le cours du temps – bien
davantage et autre chose. L'art c'est tout ce qui est vrai, tout ce qui est
l'expression d'une vérité intérieure. Si nous acceptons de prêter aussi l'oreille au
primitif qui est tapi ou surgit en dedans de nous, nous sentons qu'un masque
Batéké est aussi exact qu'un portrait de Renoir. L'expression juste en art est
tout.
Mais une vérité profonde intérieure peut aussi bien caractériser l'imagerie
sulpicienne que Giotto, le médiocre « fétiche » que le chef-d'œuvre de Sumer.
Il ne suffit pas en art de sentir vrai et de s'exprimer sincèrement : ce n'est pas
forcément avec les bons sentiments qu'on fait les bons tableaux, ni avec les
terreurs sacrées qu'on fait les divinités fascinantes. Il y a aussi des bonheurs
d'expression. Si toute expérience est authentique, toute expression, hélas ! ne
l'est pas. Mais le bonheur d'expression n'est pas une qualité extérieure, un
élément « décoratif » ajouté aux sentiments qui animent le tailleur de masque
ou de saints, à l'efficacité qu'il a voulu créer : c'est un rapport plus serré entre le
rythme intérieur du créateur et le rythme de son travail, entre son émotion ou
son attente, et les gestes, le matériau qu'il contraint et domine. C'est aussi une
grâce, dont le maître d'œuvre jamais ne sera tout à fait le maître, qu'il soit un
sorcier Sepik ou Giacometti. Que la distance soit celle de l'espace ou du temps,
des civilisations disparues ou des peuples nus d'au-delà les mers, à beau mentir
qui vient de loin : une statue n'est pas seulement belle parce qu'elle vient du
quatrième millénaire mésopotamien ou du VIe siècle égéen, des Cyclades ou du
Gabon. Elle est belle quand nous y sentons, incarnée, la vérité d'un homme, et
le don que ses dieux lui firent d'être capable de lui donner forme.
II
Arts sauvages
à Tristan Tzara
1
Il n'y a pas d'arts sauvages, parce qu'il n'y a pas de sauvages. La notion de
sauvagerie, lorsqu'il s'agit de l'espèce humaine, en général, évoque des notions
dont le préhistorien, l'ethnographe ni l'historien ne trouvent aucune trace dans
la réalité. Nous connaissons tous des sauvages. Le sauvage est au coin de la rue :
il est bourreau d'enfant, tortionnaire de police, il viole les petites filles ou il est
chef d'Etat. Il arrive que le sauvage ce soit vous, ce soit moi, à l'improviste.
Mais le sauvage géographique ? Il se définirait par une double absence : absent
des lieux que nous jugeons habités, parce que nous y habitons nous-mêmes, il
vivrait absent des règles, des préoccupations, des structures qui nous sont
familières : « sans lois, sans civilisation » écrit naïvement le Larousse du XXe siècle.
Mais, précisément, dès qu'un groupe d'hommes se constitue, il se définit
aussitôt par l'obéissance à des lois, et sécrète la civilisation comme l'abeille ses
alvéoles. Le vrai sauvage est un accident : c'est Mowgli, c'est un Robinson qui
n'aurait jamais rencontré ni Vendredi, ni Daniel Defoe, c'est le solitaire parfait,
que la solitude ramène à l'imperfection de la sauvagerie. Il n'y a pas de
Sauvage-en-Soi.
L'observateur consent avec prudence à employer le terme de primitif. On
nomme primitifs les peuples qui sont restés ignorants de l'écriture, chez
lesquels la communication qui est consubstantielle à l'humanité se limite au
langage parlé ou aux arts plastiques, où l'histoire ne se transmet que par une
tradition orale incertaine, et qui sont demeurés à l'écart d'une civilisation
particulière, celle que nous serions tentés de nommer la Civilisation, et qui se
caractérise notamment par le machinisme et l'industrie.
Le premier élément de cette définition, l'ignorance de l'écriture, ne
s'applique d'ailleurs pas à tous les peuples qu'on incline à nommer primitifs,
loin de là. L'ancien Mexique, observe Claude Lévi-Strauss, connaissait
l'écriture. On a déchiffré des inscriptions anciennes à l'île de Pâques, aux
Carolines. Beaucoup de peuples africains possèdent des alphabets ou des
idéogrammes : on constate au Cameroun l'existence (d'origine récente,
d'ailleurs) de l'écriture hiéroglyphique Ndyouya, de l'écriture syllabique Vaï, de
l'écriture cursive Bassa, de l'écriture alphabétique Nsibidi, etc. De même, le
primitif n'est pas celui qui n'a point d'histoire : il est tout au plus celui qui vit
hors de notre histoire. Les peuples primitifs ne sont pas des peuples sans
mémoire, ce sont seulement des peuples qui ont mauvaise mémoire. Aussi est-
on tenté de retenir, à la préférence de toute autre, l'admirable définition
proposée par André Leroi-Gourhan : « Le terme de primitif est celui qu'on donne
encore trop souvent aux peuples qui ne mènent pas une vie aussi perfectionnée que
la nôtre dans l'ordre matériel. » Le mot art nie le terme sauvage : dès qu'il y a
art, il y a civilisation. La préhistoire semble prouver que dès qu'il y a des
hommes, il y a des arts. On est tenté de dire, sans paradoxe, que le seuil qui,
une fois franchi, sépare l'homme de l'hominien, se définit peut-être par
l'apparition de l'œuvre d'art et de la sépulture des morts. L'état de nature,
appliqué à l'espèce humaine, est un rêve de l'esprit, une hypothèse abstraite. La
nature de l'homme est justement de n'être pas naturel. Après des siècles « nulle
part, dans aucun cas, écrit Leroi-Gourhan, on n'a pu saisir quelque chose de
l'origine historique la plus lointaine d'un peuple. On a reculé le problème aux
confins de la géologie, sans succès. »
L'ethnographe, comme l'historien de l'art, en sont arrivés aujourd'hui à
dépouiller la notion de primitivisme de toutes les nuances que les préjugés
pouvaient y attacher, et qui impliquaient une attitude de dédain, un jugement
de supériorité. Bon Sauvage ou Méchant Barbare, prétexte d'un
émerveillement souvent mal informé ou d'une réprobation parfois hypocrite,
l'indigène était décrit hier comme un autre. Ses ignorances et ses frayeurs, ses
maladresses et ses échecs renforçaient chez l'observateur la certitude d'une
supériorité dont celui-ci était d'ailleurs assuré au départ.
S'il y a une hiérarchie des cultures, une échelle des valeurs esthétiques, nul
n'est plus assuré aujourd'hui de pouvoir embrasser l'étendue des peuples en se
trouvant placé au sommet de la hiérarchie, au plus haut degré de l'échelle. On
ne peut nier qu'il n'y ait des progrès, des supériorités. Mais il faudrait beaucoup
d'outrecuidance, et d'aveuglement, pour assurer qu'il y a UN progrès absolu,
UNE supériorité plénière. Si raisonnable que puisse être notre confiance dans les
ressources de l'esprit humain, si éprouvée que puisse être une attitude
progressiste, si confirmée que soit la foi de nos contemporains dans la
perfectibilité (plutôt que dans la perfection déjà atteinte) des sociétés
humaines, nous sommes amenés aujourd'hui à constater que l'humanité n'est
pas échelonnée sur une route où ceux qui ont accompli le plus grand chemin
mériteraient automatiquement le prix d'excellence, et où les traînards seraient
les derniers de la classe. Les Noirs ou les Indiens ne sont plus nos cancres, ils
sont nos répondants.
Qu'il y ait des progrès, le fait est incontestable.
Qu'ils soient concomitants, mécaniquement corrélatifs, qu'ils
s'accomplissent tous du même pas, et se déterminent automatiquement les uns
les autres, c'est infiniment plus douteux. Toute discussion sur le progrès
accompli par telle ou telle société est toujours un de ces dialogues où les
interlocuteurs se croisent, plutôt qu'ils ne croisent le fer : ils ne parlent jamais
de la même chose. L'un observe que son pays a fait de grands progrès, puisqu'il
possède une voiture par dix habitants, et l'autre rétorque qu'il est difficile de
considérer comme un progrès la ségrégation des Noirs ou l'idolâtrie des
« stars ». L'un s'enorgueillit d'avoir supprimé dans l'économie l'exploitation de
l'homme par l'homme, et l'autre fait observer que le camp de la Kolyma ou la
liquidation totale d'un peuple peuvent malaisément être décrits comme des
progrès. Si on peut mesurer les progrès accomplis dans le domaine de la
science, de la technique, tout ce qui est du domaine des sciences humaines se
mesure avec moins de précision, et ne peut fonder que l'incertitude. Certains
facteurs font apparaître une complexité plus grande, sans que celle-ci puisse
être identifiée avec un progrès général. Les progrès accomplis par l'humanité
sont irréguliers : la nature humaine avance par bonds, par sauts. Ils
s'accompagnent fréquemment de régressions et de reculs, d'arrêts et de paliers.
Les critères objectifs dont on a le droit de se servir pour comparer les sociétés –
ceux du développement scientifique, technique, législatif, de la maîtrise plus
ou moins efficace de la nature, de l'accroissement des forces productives – ne
nous donnent pas le droit de proclamer que cette supériorité se répercute sur
tous les plans. L'outil d'acier est supérieur à l'outil de pierre taillée. Mais
Matisse ou Picasso sont-ils supérieurs aux peintres de Lascaux ou d'Altamira,
Maillol ou Laurens sont-ils supérieurs aux sculpteurs qui taillaient dans la
pierre les bisons de la grotte de la Madeleine ou à ceux de la civilisation
égéenne du bronze ?
Devant la modestie de l'ethnographe qui conclut, avec Claude Lévi-Strauss,
« qu'un peuple primitif n'est pas un peuple arriéré ou attardé, qu'il peut, dans tel
ou tel domaine, témoigner d'un esprit d'invention et de réalisation qui laisse loin
derrière lui les réussites des civilisés », de bons esprits se scandalisent et se
récrient. Les uns, comme l'expert et amateur d'art Bernard Berenson, posent
comme un fait incontestable la supériorité des arts de l'Occident sur tous les
autres arts. Des idéologues conservateurs ne craignent pas d'étendre à tous les
domaines le jugement de supériorité de Bernard Berenson. Ils inclinent à croire
qu'un excès d'humilité, d'humanité, fait pécher l'ethnographe dans le sens
inverse de celui des théoriciens du colonialisme, des chantres de la suprématie
de la race blanche, et, qu'après avoir sous-estimé les cultures primitives, on
tend par réaction à sous-estimer nos propres cultures. Certains sociologues
marxistes, de leur côté, et pour d'autres raisons, estiment que le relativisme
ethnographique constitue une erreur : « Nous disons, écrit l'un d'eux, qu'il y a
une hiérarchie réelle entre les sociétés et que, par exemple, la société capitaliste est
supérieure aux sociétés précapitalistes. » Certes, il faut se garder de céder à cette
complaisance qui fait croire au civilisé des « métropoles crues modernes » dont
parle Rimbaud, qu'il est situé exactement au centre du monde et de l'histoire.
Mais que la société capitaliste soit en fait supérieure aux sociétés précapitalistes
n'est vrai qu'à certains points de vue. Si cette supériorité était absolue, totale, il
faudrait substituer à une perspective complète et dialectique de l'histoire, qui
est la seule concevable, une vision unilinéaire du développement des sociétés.
Certains progrès s'accompagnent de certaines régressions, certaines supériorités
coexistent avec certains retours de barbarie. Non seulement toutes les sociétés et
toutes les cultures ont droit au même regard et à la même sympathie première,
car la sympathie n'est pas seulement une attitude morale, elle est aussi une
attitude scientifique. Non seulement il faut se dire, devant une société
primitive : « Qu'aurions-nous fait à la place de ces hommes, dans leur
situation ? » ; non seulement l'invention du feu ou du boomerang représente
des traits de génie aussi considérables à leur époque que l'invention de la lampe
à filament ou de la fission nucléaire à la nôtre ; non seulement l'entreprise
humaine est toujours la même, et seuls les moyens et les conditions diffèrent,
mais encore il n'est aucune société, aucune culture qui ne puisse, sur quelque
point, nous donner de précieuses leçons, et ne doive susciter notre légitime
envie. Il n'est point d'hommes si démunis, de primitifs si déshérités, dont nous
n'ayons, dans un domaine ou un autre, à admirer les réussites inégalées après
eux. Il n'est pas de sociétés où nous n'ayons à saluer la qualité humaine
témoignée par leurs membres et par les œuvres qu'ils nous lèguent. Un homme
est cet être qui se sent homme, non seulement avec ceux en qui il se reconnaît
entièrement, mais aussi en face de ceux des humains qui lui sont, en apparence,
le moins réductibles.
Si les sociologues ont raison de constater que l'asepsie, le cyclotron, la
cybernétique ou le microscope représentent des conquêtes et signifient des
progrès, ils ne peuvent en revanche oublier la dégradation morale qui peut
accompagner ceux-ci, ni que le développement de l'industrie peut, des enfants
ouvriers de Manchester du XIXe siècle aux bagnes ou aux camps de
concentration d'aujourd'hui, aller de pair avec une sauvagerie accrue. Mais
l'esthéticien conservateur a tort, absolument, d'attribuer à je ne sais quelle
« revendication de la barbarie », l'admiration que portent les connaisseurs aux
œuvres d'art des primitifs. « La barbarie est pour moi un moyen de
rajeunissement », disait Gauguin. Mais il prononçait précisément cette boutade
au début de son voyage en Océanie, avant de découvrir (et de prouver par sa
peinture comme le fit, plus tard, Victor Ségalen en littérature) qu'il ne s'agissait
pas, là-bas, d'une barbarie, mais d'une civilisation raffinée, inconnue de lui
jusqu'alors. Que la « découverte » de l'art nègre et des arts primitifs se soit
accompagnée d'enthousiasmes qui confinèrent au délire, de la recherche
délibérée de cet élément d'excitation, de piment et de choc que produit la
révélation d'une différence, que le sentiment de l'exotisme soit presque à coup
sûr le résultat d'une vision peu claire, imparfaite, mal accommodée, on le
concédera aisément. Mais qu'au premier regard, tout de surprise et de
désordre, succède un regard second, qui fait apercevoir, au-delà de la
dissemblance, la familiarité, qui fait de notre connaissance une reconnaissance,
qui dans la singularité d'une culture nous fait reconquérir l'universalité d'un
langage, comment le nier ? L'humanité profonde n'est pas une essence vague,
impalpable et immanente, qui flotterait au-dessus de l'océan des différences
comme l'Esprit au-dessus des eaux. En 1910, on a pu aimer l'art nègre, l'art
océanien CONTRE l'art classique, CONTRE l'art occidental, on a pu invoquer
l'Afrique ou l'Asie CONTRE l'Europe, contre nous-mêmes. Une découverte est
souvent un malentendu. Les premiers collectionneurs d'objets nègres croyaient
faire exploser une bombe. Mais, passé l'instant de la rupture, qui était illusoire,
vient le temps de renouer. Entre les statues Fang et les statues romanes, nous
sommes moins sensibles aujourd'hui à la dissonance qu'à l'accord. Il n'est
d'arts sauvages que dans la mesure où nous participons tous à l'illusion de la
sauvagerie. Il n'est d'arts primitifs que si nous acceptons d'oublier la complicité
profonde qui nous relie à tous ceux qui ont confié aux images et aux signes le
témoignage de la difficulté commune d'être vivant et pensant. Si l'ethnographe
donne au musée qu'il ordonne le beau nom de Musée de l'Homme, nous
savons bien que c'est un titre qui doit couronner tous les musées de la terre.
Dominant l'infinie variété des hommes, il n'y a qu'un seul, immense Musée de
l'Homme où le masque Dan n'est pas plus beau que La Femme en bleu de
Corot, où la statuette de bronze Sarde de mille ans avant notre ère n'est pas
plus belle que la statue de Rodin. La qualité humaine est ce qui ne se mesure ni
avec des instruments, ni avec les chiffres. Mais, quand de toutes les bonnes
œuvres de l'homme, l'œuvre d'art est seule à subsister, elle est ce qui rend
compte de l'art de vivre qu'ont créé des hommes inconnus.
2
L'art nègre n'existe évidemment pas : c'est seulement une notion commode.
Les concepts peuvent être le fruit d'un effort de généralisation. Il arrive aussi
qu'ils soient le résultat d'une ignorance. Si les Martiens ont les ressources que
leur prête l'imagination de certains, ils parlent sûrement d'un art terrien : c'est
aller un peu vite, parce que c'est voir d'un peu loin. Si les peuples noirs avaient
notre malice, notre hâte, ils parleraient d'un art blanc, ce qui serait court, d'un
art européen, ce qui serait hasardeux. L'art nègre n'existe pas pour les Noirs : il
est né d'une myopie des Blancs.
L'art nègre exige d'autant moins que les créateurs des objets que nous
embrassons sous ce terme générique n'ont jamais songé sans doute à se
considérer comme des artistes. Dans la mesure où l'art est art-pur, art-pour-
l'art, c'est une invention récente, et cantonnée à un tout petit canton de la
terre, l'Occident. On ne prête qu'aux riches. C'est donc à Picasso qu'on prête
cette boutade ambiguë : « L'art nègre ? Connais pas ! » On peut entendre la
plaisanterie comme l'expression cocasse d'une vérité raisonnable. Il serait faux
d'en déduire que la notion du beau, le goût artistique, la préférence esthétique
sont des sentiments étrangers aux Noirs.
L'extrême complexité des civilisations est propice à la simplicité des
sentiments, à leur pureté, dans le sens où un produit pur est le résultat d'une
suite d'opérations savantes, d'une chimie difficile, d'une succession de divisions
et de décantations. Si les créateurs de dieux, de fétiches ou de lares ne se disent
jamais : « Je vais faire une œuvre d'art », mais bien plutôt : « Je vais évoquer un
dieu, appeler un esprit, conjurer un fantôme ou incarner un pouvoir », il serait
léger d'en déduire que la notion d'art leur est inconnue, que la sensibilité
esthétique leur est étrangère. L'art n'existe sans doute pas plus pour un
sculpteur Fang ou Bakota qu'il n'existait pour les peintres de Lascaux ou les
tailleurs d'images des steppes de la Haute-Asie, c'est-à-dire qu'il n'existe pas à
l'état pur. Mais c'est que les sentiments premiers ne se distinguent pas aisément
à l'origine. Il a fallu une conjonction prodigieuse de circonstances, un
enchaînement patient de démarches, d'affinements et de dissociations pour en
arriver, par exemple, à ce que l'homme occidental nomme, depuis quelques
siècles à peine, l'amour, pour parvenir aux mythes très réels de l'amour-
courtois, de l'amour-passion, de l'amour-toujours. Cela ne veut pas dire que
l'homme primitif ignorait les sentiments de l'amour, mais cela signifie qu'il ne
les isolait pas, qu'il ne les élisait pas avec le degré d'acuité de Stendhal ou de
Proust. Il en est de la notion d'art comme de la notion d'amour : c'est une
monomanie d'origine relativement récente. L'hydrogène et l'oxygène existaient
dans l'eau de mémoire de Jehovah, mais l'homme ne les a dissociés qu'il y a
bien peu de temps – si on se place dans l'optique d'un Éternel Regard
imaginaire. Avant d'être un plaisir, qui peut se conjuguer comme le verbe
aimer, l'art fut une précaution, une nécessité, ou un exorcisme, c'est-à-dire
autre chose que de l'art. La grande simplicité des origines ignorait qu'il y eut
même des corps simples. Il y a une Société des Artistes Français : il n'y a jamais
eu une Société des Artistes Yorouba, Bamiléké ou Basonge. Au reste, il y a
probablement eu plus d'artistes dans les sociétés « sauvages » africaines que n'en
compta jamais – réellement – la Société des Artistes Français.
Les linguistes constatent que la plupart des langues africaines n'ont pas de
mot pour dire beau et beauté : c'est le cas du swahili, du baya, du batéké, du
boulou, etc. Les Noirs africains sont en ceci logés à la même enseigne que les
Grecs anciens : si les dialectes africains n'ont, la plupart, qu'un adjectif pour
dire beau et bon, n'importe quel lexique grec nous rappelle qu'agathos signifiait
tout à la fois : beau, bon, brave à la guerre. Assimiler la beauté et la bonté n'est
pas nier la première. Le wolof emploie pour louer une œuvre d'art les adjectifs
dyeka, yem, mat, que Senghor traduit par « qui convient », « qui est à la mesure
de », « qui est parfait ». La beauté est ce qui est efficace : « Le beau masque, note
Senghor, le beau poème est celui qui produit, sur le public, l'effet souhaité :
tristesse, joie, hilarité, terreur. » Mais dans la même langue une bonne action est
souvent qualifiée de belle.
Est-ce que cela veut dire qu'un objet nègre n'est beau que pour nous, dans
l'optique particulière de l'homme blanc qui l'a arraché à l'autel des ancêtres ou
au cérémonial des sorciers, pour le figer dans la lumière abstraite d'un musée
ou la frivolité familière d'un appartement ? Il arrive aux ethnographes comme
aux amateurs d'être tentés de le croire. Ainsi, notre admiration pour une
statuette Dogon ou un masque Batéké serait la conséquence heureuse d'un
mal-vu, comme il y a des malentendus. L'émotion, le plaisir que nous
donneraient ces objets se tromperaient d'adresse, puisque la destination que
nous leur attribuons est si fatalement étrangère à celle que leur donnaient ceux
qui les conçurent et les révérèrent. Notre délectation ou notre transport
constitueraient des détournements de fins : une statue d'ancêtre n'est pas faite
pour l'agrément des amateurs, mais pour l'apaisement des âmes errantes. Avant
d'être le prétexte d'une joie ou d'une surprise des regards, un fétiche doit être
une magie, une efficacité taillée dans le bois. L'image d'un dieu n'est pas
conçue pour qu'on la caresse des yeux, mais pour qu'on se prosterne devant
elle. Au reste, ajoutent les ethnographes, l'art noir disparaît radicalement dès
que disparaît la fonction avec laquelle il se confondait : convertis par les
missionnaires, avertis par les administrateurs, pervertis par les « progrès »
matériels, les sculpteurs Fang n'évoluent pas, ne transforment ni ne détournent
leur technique et leur style : ils y renoncent totalement. Après cinquante ans de
« présence blanche », les « sociétés d'hommes » qui se fondent parmi les Fang,
quand elles veulent faire sculpter un poteau symbolique ou un emblème, vont
en passer la commande aux artisans de Libreville. Quand les dieux meurent,
l'art périt : les statues meurent aussi, disent Alain Resnais et Chris Marker.
On est tenté de les corriger : les statues ne meurent pas, mais les statuaires,
mais leurs dieux. Il en est des statues africaines ou océaniennes comme des
statues grecques ou romanes. Celui qui, non seulement ne croit plus en Zeus
ou ne prie plus la Vierge Noire, mais pour qui le culte même qui leur fut rendu
est inimaginable, qui ne peut concevoir les sentiments qui animaient l'officiant
du temple ou le fidèle de la cathédrale, celui-là même est ému, est mû par la
beauté du dieu de marbre ou de Notre-Dame. Il arrive à cet incroyant de se
croire vaguement coupable : cette émotion profane n'est-elle pas une
profanation ? Il songe s'il connaissait mieux l'histoire, les dogmes, la théologie,
s'il pouvait ressentir les mouvements mystiques qui traversaient le cœur des
adorateurs de la statue qu'il juge simplement adorable, en donnant à ce mot
son sens le plus mièvre et le mieux désacralisé, il rendrait à l'œuvre qu'il admire
un hommage plus profond, et mieux fondé. En sens contraire, l'ethnographe se
sent à son tour comme en faute. « Il ne faudrait pas croire que la perception de la
beauté soit morte chez ceux qui pratiquent le primitif, écrit l'un d'eux, André
Leroi-Gourhan. Elle se double seulement d'un certain sentiment de culpabilité,
parfois de honte. » C'est que les impératifs religieux, la conception du monde
d'une tribu africaine, les rapports de parentés, les systèmes juridiques sont
objets de connaissance. On peut analyser les notions religieuses d'un peuple,
les décrire. On peut chiffrer et mesurer les diamètres d'un buste, d'une poterie.
On peut réduire à une mathématique ou aux notions d'une psychanalyse les
données fondamentales d'une société. Mais la beauté d'une œuvre, qui n'est
d'art qu'accidentellement, ou secondairement, reste vague, évasive. Aux
mesures rigoureuses, aux observations précises de l'ethnologue, il faut soudain
substituer la vanité des adjectifs, la déception des vocables indécis, ce que
Leroi-Gourhan nomme « le très pauvre vocabulaire de l'émotion ». Ainsi,
l'ignorant juge coupable et fallacieux un plaisir qui ne s'épanouit qu'à partir de
ses lacunes, et le savant a honte, quasiment peur, d'une émotion dont ses
instruments de mesure ne peuvent rendre compte. A la limite, il faudrait, pour
apprécier une statue d'ancêtre Fang, être Fang, croire à la présence quotidienne
et redoutable des morts. Mais dans ce cas même, on n'apprécierait plus : l'objet
sacré n'a pas une pure valeur esthétique, il a d'abord pour le croyant une
signification religieuse. L'art nègre n'existerait donc pas pour celui qui ne sait
rien de ce qui se passe dans l'esprit, le corps, le cœur noirs. L'art nègre
n'existerait donc pas pour le Noir, qui ignore même qu'il y ait quelque chose
nommé l'art.
Ces affirmations auraient une apparence de raison, et les complexes qui s'y
associent seraient partiellement fondés, s'il n'était question que des arts
majeurs. La statuaire des primitifs est presque toujours un art sacré. Ses sources
sont religieuses : elle relie l'homme aux divinités invisibles ou aux âmes dont
l'enveloppe s'est dissoute, elle capte des énergies, ou les détourne, elle appelle
ou elle détourne, elle conjure des pouvoirs ou exorcise des maléfices. Mais
jamais elle ne se borne à présenter ou représenter, à décorer ou embellir. Il n'en
est pas de même des arts ordinaires : outils, vêtements, parures, vaisselle,
instruments de musique, mobiliers. C'est là que s'affirme, non pas le plus
profond génie des peuples primitifs, mais leur plus libre plaisir. L'extrême
utilité des objets façonnés avec délectation par l'artisan noir va de pair avec
l'extrême gratuité du sentiment artistique. Il n'est d'art pour l'art, dans les
cultures primitives, que dans l'art fonctionnel. Le démêloir d'ivoire ou la natte
de vannerie, le cache-sexe ou le poids manifestent souvent, dans leur nécessité
d'objet qui sert, la disponibilité de celui qui ne songe qu'au plaisir qu'il
donnera – se donnera. Si l'art est cette fête que la main de l'homme donne à
son esprit, ce luxe sans raison, et cette raison sans finalité pratique, c'est dans la
décoration de la hutte, la facture de l'outil ou le mouvement de l'argile que
l'on trouve l'art à l'état naissant. Il arrive même que ce plaisir soit comme
clandestin : « Parfois, observe Robert Lowie, l'ornement reste caché et n'a pas
d'autre raison d'être que le propre plaisir de l'artisan. »
Il est vrai que devant un masque Dogon comme devant un nu de Renoir,
nous sommes très vite déportés, si nous prétendons élucider leur présence, vers
le « très pauvre vocabulaire de l'émotion » dont parlait Leroi-Gourhan,
l'opposant à une rigoureuse « grammaire des formes ». Cette évidence de la
beauté, cette certitude de l'œuvre d'art semblent ne laisser à notre disposition
que l'incertitude des épithètes vagues et des mots insaisissables. Nous n'avons
plus recours qu'à l'exclamation, si ce n'est au cri. La notion d'art, qu'il s'agisse
de l'art nègre, de l'art crétois ou de l'art impressionniste, reste à la fois
imprécise, ineffable et irritante. L'art, c'est ce qui maintient vivante l'idole,
morte en tant qu'idole. L'art c'est ce qui dans un objet continue à servir quand
il ne sert plus à rien.
Mais dans l'objet sacré lui-même, la qualité artistique n'est pas un élément
dont le créateur ni les fidèles soient vraiment inconscients. Le dieu est égal au
dieu, mais telle statue d'un dieu n'équivaut pas à telle autre statue du même
dieu. Le tailleur d'idoles ou de masques funéraires n'exprime pas seulement sa
piété, ses frayeurs ou son espoir : il manifeste aussi son talent. Quant à ce
plaisir que nous donne l'œuvre d'art, plaisir dont nous ne savons guère définir
que par ce qu'il n'est pas (l'art ne sert à rien, l'art n'est pas explicité par ce que
signifie l'œuvre, l'art n'est pas pure et simple représentation, etc.), on s'aperçoit
en l'éprouvant qu'il n'est pas réductible le moins du monde aux émotions et
aux sentiments dits religieux, mais qu'il ne leur est pas non plus antagoniste.
Le sentiment esthétique et le sentiment religieux ont ceci de commun que les
hommes s'y libèrent de la sujétion de l'utile, qu'ils leur imposent ce silence de
l'univers où l'univers semble se manifester à nous plus intensément, qu'ils les
détournent de la foule grossière des créatures pour leur faire retrouver l'essence
même des créatures. La Vierge dans son oratoire et le tableau dans son musée,
le masque Bakuélé dans l'ivresse de la danse et le monstre de Picasso dans le
silence de son cadre remplissent des fonctions dont nous savons bien qu'elles
ne sont pas absolument identiques, mais dont nous ne pouvons nier qu'elles
soient analogues.
L'art, comme la religion, relie et isole, apaise et déchaîne, exorcise et
affranchit. Nous n'avons pas chassé les dieux du monde : nous les avons
cloîtrés dans le musée. Quand est reçue, au Musée de New Delhi, quelque
délégation de lamas tibétains, les bonzes se prosternent devant les Bodhisattvas
que les visiteurs saluent au passage. Et les gardiens, après le passage des
Tibétains, ramassent dans un panier respectueux les fleurs dont ceux-ci
ornèrent l'oreille des Bouddhas. Il arrive que les cathédrales soient le musée des
touristes. Le musée est le temple de ceux qui ne croient plus, pour la plupart,
que les dieux sont divins, mais qui pressentent que l'art l'est peut-être. Les
Noirs protestaient hier parce qu'on chassait leurs dieux. Ils demandent
aujourd'hui que l'Afrique ait ses musées d'art africain. L'art nègre n'existait
pas. L'art nègre existe.
3
L'Afrique est un continent : elle n'est pas un tout. Parler de l'art africain, de
l'art nègre, c'est peut-être une commodité du langage, mais ce n'est jamais une
précision du regard. Imaginons quelque Huron occidental qui pénètre, sans
aucune préparation, dans une collection d'objets d'art africain. On lui fait
découvrir en un seul coup d'œil des têtes en terre cuite d'Ifé, des masques de
bois Baoulé et des figures d'ancêtre Bakota en cuivre. Devant les têtes en terre
cuite d'Ifé, notre Huron occidental n'aura probablement aucun haut-le-corps,
ni haut-le-cœur. Il connaît immédiatement une représentation naturaliste du
visage humain. Il est en face d'une œuvre clairement figurative, il est sensible à
la subtile majesté d'un style, plus qu'à la géométrie d'une stylisation. Ce que le
sculpteur d'Ifé a souligné ou éludé dans la structure du visage humain, les
déformations ou les accentuations qu'il a choisi de faire subir au modèle dont il
s'inspira, il faut un regard très exercé et très attentif pour le saisir. Ce portrait
d'un roi d'Ifé peut prendre place dans une galerie de portraits historiques sans
donner l'impression d'une rupture brutale, d'une dissonance : il s'inscrit dans
cette tradition que jalonnent la statuaire humaniste de l'ancien Empire
égyptien, les bustes grecs, romains, romans, gothiques, la statuaire classique
chinoise ou khmère. Nous sommes libres de placer ce monarque iféen entre
l'Aurige de Delphes et un buste de Despiau. L'histoire de l'art nous apparaîtra
alors comme une longue coulée harmonieuse, sans heurt, comme une seule et
unique aventure, où le contrepoint de la ressemblance cherchée et du style
conquis dessinent une ligne mélodique claire et rassurante.
Ce qui est vrai des œuvres africaines d'Ifé l'est encore des statues de bronze
du Bénin, des poids Ashanti.
Mais si nous posons sur le même rayon que les têtes de terre cuite d'Ifé une
figure d'ancêtre en cuivre des Bakota, notre Huron d'Occident va
probablement sursauter. Nous n'avons pas quitté l'Afrique, mais il nous semble
avoir quitté la patrie humaine où s'enfonçaient nos racines. Une armature de
bois géométrique est recouverte de feuilles de cuivre, fréquemment de deux
tons. Les feuilles de cuivre martelées sont appliquées à plat, ou bien l'artiste a
juxtaposé des lamelles de métal. L'observateur déchiffre l'idéogramme d'une
figure humaine plus qu'il n'en reconnaît l'anatomie. Une sorte de losange fait
allusion aux membres inférieurs, les bras sont ignorés, le visage est exprimé par
un ovale et des éléments géométriques (croissants, ailes). D'après certains
spécialistes le masque est concave s'il s'agit d'une femme, convexe s'il s'agit
d'un homme. Les yeux sont indiqués par deux clous de cuivre, le nez par une
pièce de cuivre rapportée, la bouche est absente la plupart du temps, le cou est
constitué par un cylindre. Il arrive souvent qu'aux cuivres de couleurs
différentes l'artiste ajoute des élements de fer et de laiton. La figure d'ancêtre
Bakota est le prototype d'un art abstrait, d'une sorte d'écriture plastique qui
entretient avec la réalité des rapports analogues à ceux des caractères
idéographiques chinois ou des tiki néo-zélandais avec les choses qu'ils
évoquent, sans prétendre les représenter. Si notre Huron occidental imaginaire
(il ne l'est pas tant qu'on pourrait le croire) tourne maintenant son regard vers
les masques de bois Baoulé, il est probable qu'après avoir contemplé les figures
Bakota, il ressentira une sorte de soulagement. Certes, il ne trouvera pas ici,
comme dans l'art d'Ifé, ces repères rassurants, qui le situent en pays de
connaissance, cette interprétation naturaliste de l'objet, cette volonté figurative
qui lui donnaient devant les terres cuites d'Ifé la certitude paisible, qu'il s'agisse
des modèles ou de leurs sculpteurs, que « ces gens-là ce sont des hommes
comme nous ». Mais le parti pris de géométrisation, d'abstraction, qui
dominait la sculpture Bakota, il ne le retrouve ici que très atténué. Le sculpteur
Baoulé simplifie, il déforme, il cherche l'expression en allongeant les traits, en
soulignant ou en amplifiant tel détail du visage, il utilise avec une audacieuse
liberté décorative les accidents de la pièce de bois dans laquelle il travaille, il
arrondit ou étire les volumes. Mais s'il soumet le visage humain aux impulsions
profondes de sa sensibilité, il ne l'assujettit pas aux impératifs de la géométrie.
Il ne substitue pas aux rythmes naturels les rythmes abstraits d'une sorte de
mathématique de la représentation. Le masque Baoulé n'appartient ni au
réalisme majestueux d'Ifé, ni à la transposition cubiste des Bakota. Réalisme
d'Ifé, géométrisme Bakota, stylisation Baoulé : nous sommes dans les trois cas
en présence d'échantillons d'art nègre. Mais s'agit-il de la même Afrique, d'un
seul et unique art noir ?
Il est toujours dangereux d'établir une corrélation étroite entre une société et
l'art qui y naît. « On sait, notait Marx lui-même, que des périodes de floraison
déterminées ne sont aucunement en rapport avec le développement général de la
société ni, par conséquent, avec la base matérielle, l'ossature, en quelque sorte, de
son organisation. » Aussi, toute explication sociologique, tout éclaircissement
historique d'une œuvre d'art constitue, si l'on peut dire, une opération à sens
unique. Qu'on applique la méthode tainienne de la race, du milieu, du
moment, ou la méthode du matérialisme dialectique, ou la sociologie
psychanalytique, il est toujours possible, en partant d'une société connue, d'un
art donné, d'établir des rapports instructifs entre l'un et l'autre. Il est certain
que la connaissance approfondie de l'économie, de la vie sociale et politique au
siècle de Louis XIV nous permet de mieux comprendre, de mieux pénétrer l'art
des Le Nain ou de Philippe de Champaigne, la tragédie de Corneille ou de
Racine, la philosophie de Descartes ou de Pascal. Mais dans l'hypothèse,
absurde, où nous ne connaîtrions d'une époque que ses structures politiques et
sociales, son économie, sa religion même, pourrions-nous en déduire l'art
qu'elle a vu naître, en pressentir la statuaire, en esquisser la littérature, en
deviner le théâtre ? Il serait hasardeux de le prétendre, présomptueux de
l'entreprendre, du moins dans l'état présent de notre connaissance des lois des
sociétés humaines.
Sur un plan plus modeste, on peut cependant observer quelques
concordances très générales, des rapports qui ne sont pas absolument rigides,
mais qui ont un certain caractère de constance, entre le développement social
et le développement des arts. On peut avancer, par exemple, que les sociétés où
l'homme est plus dominé par la nature et les forces hostiles qu'il n'est
dominateur semblent incliner vers des formes d'expression géométriques,
abstraites. Il ne s'agit pas d'une gaucherie de la main, d'une incapacité à la
représentation relativement fidèle, d'une naïveté ou d'une « grossièreté »
quelconques. Il semble qu'il s'agisse plutôt d'un choix inconscient, d'une
option profonde.
A l'extrême limite nous avons ce qu'on pourrait désigner comme les peuples
écrasés, tels en Afrique les Nigrilles, les Pygmées, chez qui les arts plastiques
sont, sinon inexistants, du moins embryonnaires, qui s'expriment surtout par
la musique et par la fable. Face à l'incommensurable hostilité de la forêt, aux
prises avec l'extrême misère et un dénuement presque total, ces peuplades
confondent leur existence avec la lutte pour la survie. Elles constituent ce
qu'on est tenté de nommer le lumpenprolétariat de l'humanité. Elles piétinent
encore en deçà du seuil de la liberté. Quand on a franchi ce seuil, on se trouve
en présence de sociétés qu'on est tenté de désigner par le terme unique de
primitives, mais dont la conception du monde, et l'expression qu'en donne
l'art, sont extrêmement différentes. Il faut constater ici que ce n'est pas ce qui
nous semble le plus primitif qui est toujours le plus ancien. Même si on nuance
et corrige beaucoup les points de vue qui conduiraient à établir une hiérarchie
des valeurs sociales trop simpliste, trop schématique, on peut parler (avec
précaution) de phénomènes de régression, de reculs relatifs. Il est clair par
exemple que les masques contemporains utilisés pour les fêtes du Carnaval par
les paysans du Tyrol autrichien ou de la vallée du Lötschental, en Suisse,
représentant, par rapport à la sculpture allemande ou helvétique de la
Renaissance, une régression. De même, le grand art magdalénien, d'Altamira à
Lascaux, nous semble plus proche de la peinture égyptienne, de Pisanello, des
animaliers chinois ou japonais, que l'art géométrique de la période
mésolithique, qui lui est cependant postérieure.
On retrouve en Afrique le phénomène d'une relation entre, d'une part, une
société où les conditions de vie expliquent une conception du monde
angoissée, fortement teintée d'animisme, à tendance mystique, et un art qui
tend à l'expression géométrique, aux formes abstraites. Et – d'autre part – entre
une société plus certaine de ses pouvoirs, où les hommes se sentent moins la
proie du destin, des forces aveugles de la nature, et un art naturaliste, figuratif,
réaliste.
Le premier style, celui de l'art que, pour aller vite, nous nommerons abstrait,
trace une courbe imaginaire qui va de la Vénus de Willendorf à la peinture de
Mondrian, en passant par les céramiques à motifs géométriques de l'âge de
bronze, les poteries funéraires de Suse, les arts protohistoriques égéens, les
styles « abstraits » d'arts africains ou océaniens, etc. Il correspond en général à
un état social qui n'est pas forcément « barbare » ou misérable, où de grandes
richesses humaines peuvent s'épanouir, dans la poésie, la mythologie, les
rapports sociaux, mais où les hommes semblent sur la défensive par rapport à
la nature, aux climats – et aux dieux.
Le second style, celui de l'art que, pour aller vite, nous nommerons réaliste,
trace une courbe également imaginaire qui va des peintures de Lascaux à l'art
figuratif moderne, en passant par l'Égypte, la Grèce, Rome, les grandes
dynasties classiques de la Chine, la statuaire d'Ifé ou du Bénin, le Moyen Âge
et la Renaissance en Occident, les classicismes, les baroques, les romantismes.
Ces styles semblent correspondre à la prépondérance d'une vision humaniste
de l'univers sur une vision animiste, à l'affermissement des pouvoirs matériels
et spirituels de l'humanité. L'homme n'est plus sur la défensive par rapport à
l'inconnu, aux forces hostiles, aux dieux. Il scelle un accord, il fonde un
équilibre.
Il y a bien entendu quelque artifice à isoler ces deux grands courants, à
schématiser ces deux attitudes, à oublier qu'elles se compénètrent et se fondent
jusque dans l'esprit de nos contemporains.
Mais, pour en revenir aux trois échantillons d'art africain que nous avons
décrits plus haut, nous sommes amenés à imaginer que l'art d'Ifé ne
correspond certainement pas au même état social que l'art des Bakota, et que
l'art Baoulé devrait correspondre à un état intermédiaire. Si l'histoire était
semblable à un escalier dont les hommes franchissent, tous ensemble, les
marches, l'une après l'autre, on serait tenté de croire que le plus archaïque des
échantillons étudiés, l'art Bakota, est le plus ancien, que celui des Baoulé lui a
succédé, et que l'art d'Ifé est un aboutissement.
Ce qui montre la diversité, la complexité, l'imbrication des types de sociétés
en Afrique, c'est qu'il n'en est rien. Les arts Bakota et Baoulé sont
pratiquement contemporains, et ne se sont éteints qu'il y a quelques années à
peine, devant l'avance de la colonisation blanche. Au contraire, l'art d'Ifé,
exhumé au cours de fouilles entreprises en 1910 par le grand africaniste
allemand, Leo Frobenius, semble dater de plusieurs siècles.
L'Afrique sauvage que nous synthétisons en quelques images sommaires est
en effet, dans une large mesure, une création historique des hommes blancs.
Lorsque ceux-ci, avec les navigateurs portugais, pénètrent en Afrique, au XVIe
siècle, le développement du continent est très inégal. D'immenses régions,
principalement sur les côtes atlantiques, se sont déjà constituées en royaumes
ou en empires. Dans les zones les moins favorisées par la nature, par le climat,
retranchées des courants d'échange, subsistent des sociétés claniques qui vivent
dans un communisme primitif, ou selon une économie encore rudimentaire,
éleveurs plus ou moins nomades de la savane, chasseurs ou cultivateurs de la
grande forêt. Mais déjà s'est amorcée une évolution vers des sociétés
caractérisées, au point de vue économique, par l'existence d'une agriculture
développée et de centres d'échanges commerciaux urbains, au point de vue
politique par l'établissement de systèmes de rapports féodaux plus ou moins
complexes. Les royaumes de Ghana, de Sosso, de Mali, du Bénin, l'empire
Ashanti peuvent se comparer, sinon à la féodalité du Moyen Âge français, du
moins à celle de la fin des temps Barbares. Les voyageurs portugais comme
ceux des pays arabes, tel Ibn Batoula, nous décrivent les cités somptueuses, les
palais, le cérémonial des cours, l'organisation administrative, les lois, les
coutumes des royaumes sur lesquels règnent de grands monarques. Le
Hollandais Dapper, en 1668, décrit la capitale du Bénin, qu'il trouve aussi
grande et belle que Haarlem et (ce n'est pas un mince éloge dans la bouche
d'un Hollandais) aussi propre. On songe, en lisant ces relations, davantage aux
Carolingiens qu'aux « tribus fétichistes » que décriront plus tard les
explorateurs, mais que Léon l'Africain, au XVIe siècle, avait rencontrées aussi :
« Ceux de la terre noire sont gens fort ruraux, sans raison ny pratique, et suivant la
manière de vivre des bestes brutes, sans loys, ni ordonnances. »
Mais la traite des Noirs, organisée bientôt à grande échelle par les
Occidentaux, et les expéditions coloniales successives balaieront ces
civilisations souvent raffinées. Certaines d'entre elles ont pu être plus ou moins
bien préservées jusqu'au XIXe siècle. Les vagues répétées d'invasions,
d'annexions, de rapines, en viendront à bout. Quand Faidherbe pénètre dans le
royaume de Cayor, nous découvrons une société féodale encore intacte, avec un
code de chevalerie qui ne le cède en rien aux codes des chevaliers français du
Moyen Âge ou aux codes des Samouraïs. Ce code exigeait du lag, ou chevalier,
non seulement le plus grand courage, la loyauté absolue, mais aussi une
générosité raffinée. Ainsi, un lag ne pouvait sans déchoir manger seul une noix
de cola. Si personne ne se trouvait auprès de lui, avec qui il la puisse partager, il
devait en rejeter une partie à terre. La civilisation qui crée la doctrine de saint
François d'Assise ou le code des lag de Cayor n'est pas une civilisation barbare.
Cinquante ans plus tard, il ne restera plus trace de tout cela. Sans exagérer
l'unité de l'Afrique avant la pénétration occidentale, sans oublier que des
sociétés primitives de chasseurs, de pasteurs ou d'agriculteurs subsistaient
encore à côté des royaumes féodaux, on peut comparer ce qui s'est passé en
Afrique entre la fin du XVIe siècle et le milieu du XIXe siècle, à ce qui s'est passé
en Europe lorsque fut balayé l'Empire romain. L'Afrique que nous découvrons,
c'est probablement (toutes choses égales d'ailleurs) l'équivalent de ce que
pouvait être la France celtique après l'effacement de la Gaule romaine. Il n'y a
aucun « chauvinisme noir » dans le rapprochement que fait l'écrivain africain
Cheikh Anta Diop entre l'état actuel de certaines peuplades « sauvages »
d'Afrique et des phénomènes dont l'Europe nous offre l'exemple : « Il serait
faux, écrit-il, d'invoquer aujourd'hui l'état de ces populations devenues primitives,
pour alléguer que l'Afrique noire n'a jamais eu de civilisation, de passé, que le
Nègre a une mentalité primitive, non cartésienne, réfractaire à la civilisation... On
peut, en effet, citer un fait analogue en Europe : c'est la régression des populations
blanches qui vivent aujourd'hui dans les vallées isolées par les neiges de la Suisse...
Elles fabriquent des masques, grimaçants et tourmentés, révélant une peur
cosmique, qui n'a d'égale que celle des Esquimaux. » Il est certain que le visiteur
des grands musées ethnographiques suisses, ceux de Genève, de Neuchâtel, de
Berne, de Bâle est frappé par le contraste qui existe entre les masques de
certains cantons reculés de Suisse, où s'expriment des forces maléfiques
évidentes, où la peur, l'angoisse, l'horreur déforment le visage humain, et la
sérénité, la noblesse calme, l'équilibre des masques Baoulé et Dan ou des
statues Fang. Peut-être entrevoyons-nous ici un des critères qui nous
permettrait d'esquisser une hiérarchie des valeurs esthétiques. En récusant la
possibilité d'une hiérarchie absolue des cultures et des sociétés, nous avons
constaté qu'il y a, non pas un progrès, mais des progrès. Nous avons souligné
aussi que ces progrès ne sont jamais unilinéaires, qu'on ne peut placer la
chapelle Sixtine au-dessus des peintures de Lascaux, qu'en art, plus encore
qu'ailleurs, le progrès est une notion qui demande à être maniée avec des
précautions infinies. Tout ceci est vrai. Mais il est vrai aussi que l'œuvre d'art
peut témoigner d'un plus ou moins grand degré de liberté. Entre le crâne
surmoulé Mallicoco des Nouvelles-Hébrides et un kouros archaïque grec, nous
pressentons bien qu'il y a toute la distance qui sépare l'être fasciné par la mort,
la menace de l'inconnu, la conspiration des ténèbres, et l'homme assuré de soi,
tenté de se considérer comme le centre de l'univers, si ce n'est comme son
maître. Entre le sorcier qui s'abandonne à l'étreinte terrible des esprits tout-
puissants et Œdipe qui regarde le Sphinx dans les yeux, il semble qu'il y ait un
pas immense franchi, le pas qui sépare le mystère admirable du symbole
humain de cuivre dont le Bakota surmonte le panier d'ossements des ancêtres,
de la puissante sérénité du visage royal d'Ifé. Il existe peut-être un progrès des
arts : il résiderait dans la déroute des paniques et l'apaisement de la peur
primordiale. L'art commence avec le premier homme, mais il n'est triomphant
qu'à l'instant, jamais le même dans l'histoire des sociétés, où la royauté de
l'homme est suffisamment affermie pour qu'il ose demander : « Mort, où donc
est ta victoire ? » Mais toute maîtrise est ambiguë : dans la débandade des
sentiments que nous nommons primitifs parce qu'ils sont premiers. Il est
possible aussi que les hommes se contentent de refouler ce que le Noir laissait
venir au jour. L'homme « civilisé » impose silence aux voix primordiales, sans
parvenir vraiment à les réduire. Il les nie plus qu'il ne les anéantit. Lorsque
Frobenius écrit que « l'histoire de la civilisation humaine, c'est l'histoire des
transformations du sentiment humain de la vie », nous voyons bien que cette
formule mutile cette histoire, qu'il la déracine de l'humus dans lequel elle
s'enfonçait, des conditions concrètes – géographie, économie, techniques,
moyens et rapports de production – grâce auxquelles s'affirme le sentiment de
la vie. Cependant, si les sentiments sont une partie essentielle de l'histoire,
leurs transformations peuvent-elles se concevoir comme une métamorphose
radicale ? La collaboration du psychanalyste avec l'ethnographe nous laisse
entrevoir l'existence de « lois universelles qui régissent les activités inconscientes de
l'esprit ». Un naïf historien de l'art écrivait un jour : « Pour éprouver devant la
sculpture des Noirs des émotions esthétiques aussi profondes que celles des peuplades
africaines, il nous faudrait oublier les canons de la sculpture grecque. » Il est
pourtant plus facile d'oublier les canons de la sculpture grecque que d'oublier
ce grand fonds primordial dans lequel le paysan Bakota, le pêcheur océanien,
l'ouvrier de Pittsburgh et le professeur de la Sorbonne se rejoignent sans doute.
Pour être touché par le sourire à fleur de pierre des bustes d'Ifé, il suffit peut-
être de se souvenir des canons de la sculpture grecque. Mais pour n'être pas
touché, ému par le mystère silencieux des masques funéraires Bakota, il nous
faudrait oublier cette part de nous-mêmes qui participe, encore et toujours,
aux vertiges et aux interrogations de l'homme primitif. « Moto te a ben nyao
mboa o mundi ma bedimo », dit le proverbe bantou : « Tout homme est de la
tribu des morts. » Si l'art primitif noir ou océanien nous est si proche, s'il nous
fait ressentir la présence du Bantou ou du Maori comme celle de notre
prochain, c'est qu'il nous replonge dans la grande complicité première de notre
espèce, qui est celle de la vie, et de son envers : la mort. Nous pouvons
aisément oublier les canons de la sculpture grecque. Pourrons-nous un jour
oublier cette eau menaçante qui monte à nos genoux à chaque instant de nos
vies, la peur secrète dont la civilisation a pu émousser la pointe, mais dont nous
ne parviendrons jamais, à moins de conquérir l'immortalité des dieux, à
détourner de notre cœur la menace ?
4
Devant la diversité des arts africains, devant la variété des styles qu'ils nous
proposent, on a cherché à établir des classements et à dégager de grandes
constantes. On observe, par exemple, pour reprendre les trois types d'œuvres
dont nous sommes partis – art d'Ifé, masques Baoulé, statuettes funéraires
Bakota, que la civilisation d'Ifé, comme celle du Bénin, s'est édifiée dans des
régions où la fureur de la nature tropicale se relâche, où l'ouverture sur l'Océan
tempère le climat, fait reculer la forêt, facilite les échanges avec l'extérieur et les
apports de cultures étrangères. Que les Bakota vivent dans la grande forêt,
prisonniers d'une nature violente, tandis que les Baoulé sont des habitants de la
savane, plus propice à l'équilibre d'une vie agricole qui écarte les menaces de la
famine, de la mort et des fléaux. On a cherché à classer les arts africains en
fonction de la géographie, opposant les peuples de la savane aux peuples
sylvestres, et ceux-ci aux nomades du désert. Mais les indications de la
géographie, le climat, la végétation, ne suggèrent que de grandes généralités
vagues. Ni le sol, ni le ciel ne parviennent à rendre compte de ces variations
humaines qui ne correspondent pas à des modifications de la qualité des terres
ou du régime des eaux. Ainsi les Fang (ou Pahouin) sont géographiquement les
voisins des Bakota, ils ont la même économie, le même genre de vie. Leurs
statues remplissent exactement la même fonction que celles des Bakota : chez
l'un et l'autre peuple le culte des ancêtres domine la sculpture. Chez les Bakota,
les ossements des morts familiaux sont conservés dans un panier, chez les Fang
dans une boîte d'écorce, et chez les deux peuples la statue des ancêtres est fixée
sur le couvercle du panier ou de la boîte. Mais comment expliquer
l'extraordinaire différence des deux styles ? Tandis que la statuaire Bakota se
caractérise par l'abstraction géométrique, la statuaire Fang nous offre des
œuvres devant lesquelles, pour employer des références qui nous sont
familières, nous songeons à la sculpture romane, ou à certaines statues de la fin
du Moyen Age. Dans la structure géométrique de l'une et dans les volumes
ovales, arrondis, savamment affinés de l'autre, il semble que deux conceptions
de la mort, deux visions du tragique s'affrontent. Une statue Bakota affirme,
une statue Fang interroge. Les purs visages Fang suggèrent une sérénité rêveuse,
une gravité tendre, qui semblent aux antipodes de la dure abstraction Bakota.
Il n'y a aucun air de parenté entre les œuvres de ces proches voisins.
Aussi, les tentatives d'opposer le réalisme de la forêt au symbolisme de la
savane, le recours à une opposition du style convexe et du style concave, les
essais de catalogue des cultures africaines en fonction des caractéristiques
ethniques (Mélano-africains, Éthiopiens, Négrilles, Khoisan) laissent-ils
échapper l'essentiel. Il existe presque autant de classifications des cultures
africaines qu'il existe de spécialistes : Frobenius oppose la culture soudanaise, la
culture érythréenne et la culture atlantique. De Théodore Monod et Karl
Kjersmeier jusqu'à Baumann et Westermann, on a multiplié les essais d'analyse
des cycles culturels africains. Mais si la dernière en date de ces tentatives semble
apporter les éléments d'appréciation les plus utiles, aucune ne répond
pleinement aux questions que se pose l'observateur des peuples africains.
L'Afrique aura été totalement labourée par les grandes vagues de fond qui la
bouleversent depuis un demi-siècle, avant qu'on ait pu se mettre d'accord sur
une classification des cultures et des arts qu'elle a vus naître, et qui
disparaissent aujourd'hui. En fin de compte, la division des arts africains en
quelques grands groupes géographiques est la plus rationnelle : « Le groupe
soudanais, écrit Charles Ratton, comprend principalement les productions des
Guinées française et portugaise, du Soudan français et de la Nigeria intérieure,
s'étendant jusqu'à l'Oubangui. » On trouve notamment dans ce groupe les
Dogon, les Bambara, les Malinké, les Bobo, les Mossi, les Sénoufo, les
Soninkès. Le caractère dominant de ces arts est une géométrisation des formes.
Sur les territoires où s'étendirent jadis les civilisations d'Ifé et du Bénin, de la
Sierra Leone au Yaoundé, il semble que ces souvenirs historiques aient perpétué
un art à tendance plus réaliste : Ewé, Ashanti, Baoulé, Bamiléké. Le groupe
Bantou, du Cameroun aux deux Congo et à l'Angola, réunit des peuples qui
ont subi tour à tour ou simultanément les deux influences, mais où la tendance
à l'art géométrisé domine néanmoins : Bakota, Fang, etc. L'émerveillement des
spécialistes européens devant la richesse, la diversité des arts africains fut tel
qu'ils eurent beaucoup de mal à croire que des primitifs aient pu créer des
œuvres aussi accomplies et des styles aussi variés. Si dans beaucoup de régions
de l'Afrique les sociétés ont vécu refermées, repliées sur elles-mêmes, les
historiens ont raison de souligner que ce n'est pas le cas de toutes. Au nord de
l'Afrique noire, l'Islam a étendu son influence, sur le littoral atlantique les
grandes fédérations africaines ont été ouvertes aux apports étrangers. Aussi,
l'admiration des ethnographes s'accompagne-t-elle souvent d'une candide
incrédulité. On voit se promener dans leurs travaux une sorte de Deus ex
machina hypothétique dont les déplacements et villégiatures expliqueraient les
coups de génie des peuples africains. A propos des œuvres d'Ifé, William Fagg
rappelle qu'on a souvent dit qu'elles étaient « l'œuvre d'Égyptiens, d'un artisan
ambulant romain ou grec, voire d'un Italien de la Renaissance ou de Jésuites
portugais ». Henry Lavachery s'interroge : « Pourquoi ne pas imaginer quelque
artisan venu des établissements romains de l'Afrique du Nord ? » Il est peut-être
plus simple et plus raisonnable, d'imaginer que les Noirs ont été parfaitement
capables de créer des cultures et des arts, tout en assimilant, comme c'est le cas
manifeste dans leurs anciennes civilisations, les apports et les enseignements
venus d'ailleurs. Il y a une naïveté paternaliste dans l'attitude des ethnographes
qui ne peuvent pas concevoir qu'un peuple sans écriture ait pu être un peuple de
génie. Si nous éprouvons une extrême difficulté à y voir clair dans la
complexité des cultures africaines, à délimiter de grandes aires culturelles dans
cette mosaïque de sociétés que fut l'Afrique noire, on ne résout absolument pas
la question en voulant rendre au César blanc et gréco-latin ce qui appartient en
fait à l'Othello africain.
Si toute tentative d'établir une sorte de géographie esthétique des arts
africains, de saisir une corrélation permanente entre un style et une végétation,
semble vouée à l'échec, du moins peut-on constater que l'art ne paraît
s'épanouir que dans les régions de savane ou dans celles où la forêt est
suffisamment hospitalière pour laisser s'organiser la société humaine. James
Johnson Sweeney a fait remarquer que l'art africain est en fait limité à une
partie relativement réduite de ce que l'on a nommé le « continent noir ». Au
cœur de la forêt, ou dans le dénuement du désert, ni une grande sculpture, ni
un art raffiné n'apparaissent jamais. Et l'art périt ou dégénère quand meurent
ou s'étiolent les croyances qui dominent la vie collective. On peut convertir un
peuple noir, on ne peut pas reconvertir son art. Qu'il s'agisse du christianisme
ou de l'Islam, il faut bien constater avec Michel Leiris que la conversion d'un
groupe africain a toujours eu « sur l'art de ce groupe, une influence que, jusqu'à
nouvel ordre, il n'est pas exagéré de dire stérilisante ».
Si l'unité profonde de l'art africain est enracinée dans une vision commune
de l'univers, il en est de même de l'unité qui apparaît dans la diversité des arts
océaniens, indiens ou esquimaux. Pourtant, au premier regard, si nous nous
tournons vers le Pacifique, des péninsules méridionales de l'Asie à l'Australie et
à l'archipel asiatique, l'Océanie semble n'avoir d'autre unité que celle d'une
lumière et d'une mer. Ses deux mille six cent cinquante îles s'éparpillent sur la
plus vaste étendue d'eau du monde, peuplée de groupes humains entre lesquels
ni l'anthropologue, ni l'ethnographe et à peine le linguiste, n'aperçoivent
d'unité : les hommes les plus démunis de la terre habitée et les habitants des
« derniers Paradis », les Australiens et les Polynésiens, les Tasmaniens et les
Micronésiens, etc.
Pourtant, des piliers de bois sculpté de la Nouvelle-Guinée, à l'Est, aux
mystérieuses figures de pierre de l'île de Pâques, à l'Ouest, des tapas de Hawaï,
à la hauteur du tropique du Cancer, aux proues des pirogues sculptées de la
Nouvelle-Zélande, sous le tropique du Capricorne, les salles des musées
d'ethnographie qui réunissent les œuvres de peuples que sépare un espace
infiniment plus vaste que celui qui va de la côte atlantique de l'Afrique à celle
de l'océan Indien, imposent à travers la disparité des styles l'unité profonde
d'un esprit. Les hésitations de l'Afrique, sa complexité, l'oscillation de ses styles
entre le réalisme magique et la géométrisation symbolique, l'entremêlement des
choix esthétiques, nulle part on ne les retrouve en Océanie. Le génie océanien
étend de la première vague à la dernière vague du Pacifique la rigueur des
mêmes refus et l'austérité des mêmes prosternations. On est tenté de sourire
devant l'illusion des explorateurs du siècle des lumières, qui s'enthousiasmaient
d'avoir découvert, avec Bougainville, le royaume même de l'innocence. « Nés
sous le plus beau ciel, nourris des fruits d'une terre féconde sans culture, régis par
des pères de famille plutôt que par des rois... » Philibert de Commerson,
naturaliste de l'Académie Royale, passager de la frégate L'Étoile, croit avoir
découvert la candeur des paradis quand il aborde aux terres de la grande terreur
ensoleillée. Il arrive aux esprits de la forêt africaine de se laisser apprivoiser ou
circonvenir, d'être des compagnons tutélaires ou des complices attendris. Les
esprits du Pacifique imposent l'agenouillement et la terreur. Les peuples
océaniens semblent ne connaître cette heureuse accalmie qui naît de l'accord
entrevu ou conquis entre les dieux et les hommes, que dans la mesure où leur
art échappe à l'emprise des morts et des génies. Le seul bonheur qui rayonne de
ces terres illuminées par le soleil le plus intact qui soit, s'inscrit dans la pure et
apaisante abstraction des géométries, et dans le rythme délirant de la poésie.
Dans la sublime décoration des tapas et dans la mélopée des anaou, les
Océaniens déploient le même génie que dans la violence fulgurante et
contractée de leurs statues et de leurs masques. Mais dans le premier cas, ce
génie exprime une réconciliation, et dans l'autre une déroute.
Si les dieux océaniens sont les maîtres de l'harmonie universelle, semblables
aux dieux africains, ils ont accompli leur tâche, et laissé le champ libre aux
forces du mal. Kane, Ku et le Grand Lono ont créé le monde, comme le relate
l'admirable cosmogonie hawaïenne que L.G. Gros a traduite d'après l'ouvrage
de Fornander, An account of the Polynesian race :
Mais maintenant que le ciel et la terre sont en mouvement, ils ne sont plus
le domaine des Créateurs ni des vivants, mais le champ clos des Ombres.
L'Océanien vit dans la dépendance constante des ancêtres. « Régis par des pères
de famille plutôt que par des Rois. » Le philosophe n'avait connu que les
apparences. Sur le koha ou dans la macabre combinaison du korwar, dans le
crâne surmoulé et peint ou sur l'appui du propulseur, à la proue de la pirogue
ou au sommet du tambour, le Vieux est là, qui surveille son héritier, régit sa
conduite, dirige sa flèche, gouverne ses pensées, écrase son destin. Le filet n'est
maintenu visible sur l'eau que parce que le flotteur est façonné au signe de
l'ancêtre et le faîtage de la case ne la couronne que parce que l'ancêtre y trône.
La mort signe de son sceau le bouclier qui défend le vivant et le masque de
rotin qui transfigure le célébrant. Elle grimace à l'étrave et sur la poupe.
Presque tout ce qui n'est pas totalement abstrait dans l'art océanien est
flamboiement funèbre, stridence panique, mortelle virulence, exubérance
macabre. Mais ce qui sauve ces objets sublimes et terribles, ce qui les
transfigure, ce qui les arrache à la fascination monotone de l'horreur, c'est la
couleur. Si dans le tapa, l'artiste océanien choisit d'ordinaire, avec un
raffinement exquis, les nuances étouffées ou l'austérité des noirs et des bruns, il
fait jaillir dans les masques et les objets rituels un extraordinaire et savant
tumulte des couleurs. La statue d'ancêtre du Musée de la France d'Outre-Mer,
avec le bonheur de ses motifs géométriques violets sur fond rose, le dieu en
pain de sucre du Musée de Chicago, avec son crâne mauve, les bandes rouges,
bleues et mauves qui strient son corps, le masque à motifs blancs, rouges et
bleus, les bras et les jambes annelés de motifs décoratifs bariolés sont des
exemples, entre tant d'autres, du génie de coloristes des Océaniens.
Si, à vol d'oiseau, les arts africains, malgré toutes les exceptions
(nombreuses) qu'on peut observer à cette « règle », se caractérisent par ce qu'on
pourrait nommer le sentiment de l'unité plastique, par la plénitude de la statue
caressée par le sculpteur avant de l'être par la lumière, l'Océanie et l'Amérique
semblent se distinguer au contraire par ce que Carl Einstein décrivait comme
les « combinaisons décoratives qu'on obtient par la discontinuité », par l'utilisation
des intervalles et des vides. Le tailleur d'images africain tend à arracher au bloc
de bois l'homogénéité de la forme en ronde bosse, autour de laquelle l'œil peut
harmonieusement tourner. Le tailleur d'images océanien ou indien aurait plus
fréquemment tendance à évider le bois, à inscrire dans l'espace un
enchevêtrement symétrique de formes entre lesquelles la lumière s'insinue et
s'immisce. Les montants de la case de la Nouvelle-Irlande, les statues Sepik ont
l'apparence d'une sorte de broderie de bois polychrome. Nous retrouvons une
tendance analogue dans les mâts totem indiens du Canada, de la Colombie
Britannique ou de la côte nord-est des États-Unis.
Il est d'ailleurs évident que si on fait abstraction de ce qui caractérise dans
son ensemble la production artistique des peuples dits « primitifs », il existe
une bien plus grande parenté d'esprit et de style entre l'art des Océaniens et
l'art des Indiens ou des Esquimaux, qu'entre ces deux groupes et l'art noir
d'Afrique. Les tapas océaniens et les ponchos de cuir peint des Apaches
Chirihuaca, les peintures sur cuir de la Nouvelle-Guinée et les décorations de
sable polychromes Navahos ont un air de famille certain. Qu'il s'agisse des
tapas à motifs géométriques des îles Fidji ou des îles Tonga, et des tissages
géométriques Navahos, des broderies Delaware, ou bien des représentations
animales stylisées dont les peintures sur écorce australienne ou les peintures sur
cuir des Sioux comme les peintures murales des Kawaika de l'Arizona du Nord
nous offrent tant d'exemples, les cultures océaniennes et les cultures
américaines nous apparaissent comme les rameaux séparés d'un même arbre.
On est amené à considérer ces analogies comme une confirmation des
hypothèses avancées par Paul Rivet, qui suppose que les Océaniens ont
rayonné dans toutes les directions, ont émigré au Nord jusqu'à l'archipel
nippon, ont suivi les courants maritimes vers le Nouveau-Monde et ont exercé
une influence considérable sur le continent américain. Se fondant sur des
travaux de linguistique comparée, Paul Rivet a établi des concordances
impressionnantes entre les cultures océaniennes et les cultures américaines. Les
travaux d'anthropologie physique de Moreno, de botanique comparée de
Friederici et d'Émory versent à ce dossier des présomptions assez fortes.
Quoi qu'il en soit, on note que les différences entre l'art africain et l'art
océano-américain semblent correspondre à des différences de conceptions
religieuses. L'animisme des Noirs africains a été parfois confondu avec le
totémisme. Maurice Delafosse souligne que c'est une grave erreur. « Le
totémisme, écrit-il, tel qu'il a été décrit par les observateurs des civilisations
américaines, consiste à attribuer à chaque famille ou clan une origine animale, à
considérer l'espèce animale dont descend le groupe humain comme le protecteur et
l'emblème de ce groupe, à donner à celui-ci le nom de l'espèce en question et à
rendre un culte à cette dernière. » Ainsi défini, le totémisme semble absolument
étranger à la pensée africaine. Il est au contraire commun aux cultures
australiennes et indiennes. A la racine des arts primitifs, fondant les différences
de styles et de techniques, on trouve plus souvent les conceptions religieuses
que les conditions géographiques ou économiques. Irréductibles aux cadres
habituels de l'esthétique, aux notions d'écoles ou de « styles » qui nous sont
familières, les arts primitifs participent tous de la dimension du sacré.
5
L'art nègre et les arts primitifs font irruption dans le domaine esthétique
occidental entre 1908 et 1920. Ceux qui arrachent des mains de l'explorateur
les « fétiches » et les statues barbares pour les faire passer du poussiéreux musée
colonial à l'éclat des galeries d'art vivant, brandissent souvent ces trophées
davantage comme une arme de guerre que comme le signe de la découverte
d'un nouvel aspect de l'esprit humain.
Avant d'être un approfondissement de nos idées sur l'homme, et sur l'art, les
arts primitifs furent un « frisson nouveau », un choc, un scandale. La nostalgie
d'une innocence native, d'un retour aux pures origines obsède l'imagination
des Occidentaux depuis trois siècles. « J'enviais la félicité des bêtes, dit Rimbaud,
les chenilles qui représentent l'innocence des limbes... Je suis une bête, un nègre...
Connais-je encore la nature ? Me connais-je ? J'ensevelis les morts dans mon ventre.
Cris, tambour, danse, danse, danse, danse. » Les arts primitifs sont annexés à ce
rêve de la candeur première : « J'aimais, dit encore Rimbaud, les peintures
idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes... refrains niais,
rythmes naifs. » Ses successeurs ajouteront : les fétiches, les masques. « A la fin
tu es las de ce monde ancien », reprend Apollinaire, un des premiers
collectionneurs d'objets « sauvages » qui se décrit dans Zone :
© Éditions Gallimard, 1992, pour cette nouvelle édition. Pour l'édition papier.
© Éditions Gallimard, 2017. Pour l'édition numérique.
DU MÊME AUTEUR
Poésie
Romans
Documentaires
Descriptions critiques
DESCRIPTIONS CRITIQUES, 1950.
LE COMMERCE DES CLASSIQUES, 1953.
L'AMOUR DE LA PEINTURE, 1955 (Folio essais, 1987).
L'AMOUR DU THÉÂTRE, 1956.
LA MAIN HEUREUSE, 1957.
L'HOMME EN QUESTION, 1960.
LES SOLEILS DU ROMANTISME, 1974.
LIRE MARIVAUX, 1947 (À la Baconnière).
ARAGON, 1945 (Éd. Seghers).
SUPERVIELLE, 1964 (Éd. Seghers).
STENDHAL PAR LUI-MÊME, 1952 (Le Seuil).
JEAN VILAR, 1968 (Seghers).
Essais
DÉFENSE DE LA LITTÉRATURE, 1968.
LES CHERCHEURS DE DIEUX, 1981.
JEAN VILAR, Calmann-Lévy, 1989.
TEMPS VARIABLE AVEC ÉCLAIRCIES, 1985.
Autobiographies
Théâtre
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Livres d'enfants
Ce livre numérique a été converti initialement au format EPUB par Isako www.isako.com à partir de
l'édition papier du même ouvrage.