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Crédits des documents dans le cahier hors texte

Émile Deschamps par Charles-Émile Callande de


Champmartin (musée du Louvre) © RMN-Grand Palais
(musée du Louvre)/Hervé Lewandowski

Maurice Quay par Henri-François Riesener © RMN-Grand


Palais (musée du Louvre)/René-Gabriel Ojéda

Tony Johannot, Soirée d’artistes. © Roger-Viollet

Camille Rogier, Un déjeuner dans le salon de la rue de


Doyenné. © Roger-Viollet.

Gustave Courbet, Salle de la Brasserie Andler © BNF/RMN

E. Loevy, Dîner au restaurant Magny. © Roger-Viollet

Primoli, Le Grenier de Goncourt (1894) © Fondation


Custodia,

collection Frits Lugt, Paris

Couverture : Josseline Rivière

Document : Auguste Renoir, L’Atelier de la rue Saint-


Georges,

huile sur toile 45 × 36,7cm, 1876.

© North Simon Museum

© Librairie Arthème Fayard, 2013.


ISBN : 978-2-213-67589-3
À Céline

À Victoria
Table des matières
Couverture

Page de titre

Page de Copyright

Avant-propos

Introduction

Le cénacle, drame en trois actes

Qu’est-ce qu’un cénacle ?

Situation du peintre et de l’écrivain au xixe siècle

Les quatre paradoxes de l’Artiste

Sacralisation, autonomisation, individuation,

communication

Un angle mort des études littéraires

Aux sources du cénacle

PREMIÈRE PARTIE

Le temps des cénacles

La Brigade

Le cercle de Conrart

La Table Ronde
Le salon d’Holbach

Les origines (1800-1820)

La secte des Méditateurs

Le groupe de Coppet

Le faisceau romantique (1820-1835)

La restauration de la sociabilité

Le cénacle de La Muse française

Le Grenier de Delécluze

Les Dimanches de l’Arsenal

Le Cénacle de la rue Notre-Dame-des-Champs

Les Mercredis de Vigny

Le Petit Cénacle

Le Doyenné

Les sociabilités d’artistes (1835-1860)

Le regain des salons

L’invention du « cénacle » bohémien

La société des Buveurs d’eau

Le cénacle réaliste

Le « salon » de l’avenue Frochot

Cénacles hagiographiés
Cénacles romancés

La constellation parnassienne (1860-1870)

Hâte de faire secte !

L’année 1862

Les dîners Magny

Les Samedis du boulevard des Invalides

Autres cénacles parnassiens

(Mendès, Ricard, Lemerre)

La stratégie du Parnasse

Le « groupisme » (1870-1885)

Une mosaïque de sociabilités

Mondanisation du cénacle

Les Vivants et les Morts

Le Cercle zutique

Les Hydropathes de Goudeau et le « salon » de Nina

Le café Guerbois

Les Jeudis de Zola

L’année 1880

Le groupe des impressionnistes

La mêlée symboliste (1885-1900)


Les Mardis de Mallarmé

Les Nabis

Le Grenier d’Auteuil

Les Samedis de Heredia

Les Jeudis littéraires de Monsieur

et Madame Daudet

Cénacles marginaux (Verlaine, Moréas,

Huysmans et alii)

Cénacles de revue (La Plume, L’Ermitage, Le Mercure)

La crise des valeurs cénaculaires (1900-1914)

Les signes avant-coureurs du déclin

L’année 1900 : l’heure des bilans

Atomisation du champ littéraire

Le « groupe de la NRF »

DEUXIÈME PARTIE

Physiologie du cénacle

Panorama des sociabilités culturelles parisiennes

Les sociabilités ponctuelles

Les sociabilités d’auditoire

La sociabilité de divertissement

La sociabilité mondaine
La sociabilité d’ostentation

La sociabilité spectaculaire

La sociabilité conviviale

La sociabilité communautaire

La sociabilité professionnelle

La sociabilité confraternelle

La sociabilité de consécration

La sociabilité cénaculaire

Aspect topographique

Aspect protocolaire

Les divertissements

La causerie

Cahier de conversations

La lecture

TROISIÈME PARTIE

Le cénacle en mouvement

Phase de formation

La « loi » de l’homogénéité

Trajectoires sociales et convergence cénaculaire

Facteurs d’exclusion, facteurs d’inclusion


Phase de cohésion

Une composition idéale

La cohésion négative

Le noyau amical

Les mécanismes de la solidarité

Les amitiés électives

Chef de chœur

Une chartreuse à soi

Le sociolecte cénaculaire

Les « francs-maçons de l’art »

Phase d’institutionnalisation

L’épreuve de la dénomination

L’épreuve de la médiatisation

L’épreuve de la mobilisation

L’épreuve de la hiérarchisation

Phase de dissolution

Une structure précaire

Sanctuarisation

Routinisation

Mondanisation
Perpétuation

QUATRIÈME PARTIE

Le cénacle en représentation

La correspondance

Album amicorum

Épigraphes et dédicaces

La critique de complaisance

Préfaces et « manifestes »

La poésie cénaculaire

Satires du cénacle

Cellulairement

Bande noire

Apologies du cénacle

Invisibilité médiatique ?

La contre-offensive parnassienne

L’art de communiquer : le cas naturaliste

La médiatisation restreinte

Les cénacles de fiction

Panorama des romans cénaculaires

Les illusions cénaculaires


Le cénacle à l’épreuve du roman

La littérature du souvenir

La légende dorée du cénacle

De la légende à l’histoire

Télescopage de mémoire

Une image brouillée

Conclusion

Grandeurs et misères du cénacle

L’esprit et la lettre du cénacle

Cénacles et barricades

La Bella scuola

Notes

Bibliographie sélective

Annexes

Remerciements

Légendes détaillées des illustrations

Index des noms

Cahier photos
Avant-propos
« À l’origine de toutes les fermentations humaines, à la naissance
de toutes les écoles, et même des plus grandes religions, il y a
toujours de très petites coteries, d’imperceptibles groupes
longtemps fermés, longtemps impénétrables ; bafoués, fiers de
l’être, et avares de leurs clartés séparées. Au sein de ces secrètes
sociétés germe et se concentre la vie des très jeunes idées et se
passe le temps de leur première fragilité. L’amitié, la sympathie, la
communauté des sentiments, l’échange immédiat des espoirs et
des découvertes, la résonance des sentiments analogues qui se
renforcent par leur reconnaissance réciproque, et jusqu’à
l’admiration mutuelle, sont des conditions précieuses et peut-être
essentielles de renouvellement intellectuel. Ces petites églises où
les esprits s’échauffent, ces enceintes où le ton monte, où les
valeurs s’exagèrent, ce sont de véritables laboratoires pour les
lettres. Il n’y a point de doute, Messieurs, que le public, dans son
ensemble, n’ait droit aux produits réguliers et éprouvés de
l’industrie littéraire, mais l’avancement de l’industrie exige de
nombreuses tentatives, d’audacieuses hypothèses, des
imprudences même ; et les seuls laboratoires permettent de
réaliser les températures très élevées, les réactions rarissimes, les
degrés d’enthousiasme sans quoi les sciences ni les arts n’auraient
qu’un avenir trop prévu. Tels étaient nos cénacles. »
(Paul Valéry, Discours de réception à l’Académie française,
1927)

Cénacle. Ce mot n’a plus aujourd’hui qu’une connotation péjorative. Si


d’aventure il réapparaît sous la plume de nos contemporains, c’est pour
dénoncer l’œuvre occulte d’un groupuscule ourdissant quelque complot.
Alors qu’il renvoyait à un objet complexe et bien réel au xixe siècle, le mot
«  cénacle  » s’est dévalué au point de ne plus désigner dorénavant que le
comportement suspect d’un groupe d’individus. Pire, il s’est trouvé amputé
de l’élément qui lui donnait tout son sens : son lien consubstantiel à l’art et
à la littérature, à la création artistique en général. Pour l’homme du
xixe  siècle il allait pourtant de soi que le cénacle était un regroupement
d’artistes, plus précisément, un cercle restreint d’écrivains et de peintres
animés par des liens d’amitié réciproques et par des convictions esthétiques
convergentes, qui se retrouvaient périodiquement au domicile de l’un
d’entre eux pour confronter leurs idées, unifier leurs vues et raffermir leur
volonté. Cette acception s’est maintenue aussi longtemps qu’il y a eu des
cénacles à Paris, c’est-à-dire de l’Empire à la Belle Époque, après quoi, les
mouvements artistiques et littéraires d’avant-garde s’appuyant sur d’autres
formes de sociabilité (cafés, comités de rédaction de revue, centrales,
maisons d’édition, etc.), l’association Cénacle/Art s’est peu à peu défaite,
nous coupant à jamais de son sens originel.
Le cénacle n’a pas connu la fortune d’autres sociabilités du xixe  siècle,
qui, elles, se sont fixées dans notre imaginaire collectif. Icône de l’histoire
nationale française depuis l’Ancien Régime, le « salon littéraire » est encore
brandi à toute occasion. Le «  café  », systématiquement associé à la
littérature, a été promu au rang de «  lieu de mémoire  ». L’Académie
française, comme lieu de rassemblement des plus grands écrivains de la
Nation, continue d’occuper notre attention. Salons, cafés et Académie
appartiennent à un passé lointain, mais glorieux, que ravivent
quotidiennement des livres d’art, des essais romancés, des ouvrages
historiques, des guides littéraires, des romans à clés, des discours de
commémoration, des pages spéciales dans les quotidiens, les
hebdomadaires, ou les revues spécialisées, des émissions de radio, des
séries à la télévision, des films au cinéma, des posts dans les réseaux
sociaux.
Le phénomène de «  l’avant-garde  » n’est pas en reste. Associée aux
mouvements qui vont du futurisme à Tel Quel en passant par le dadaïsme, le
surréalisme et le situationnisme, l’histoire des avant-gardes est saluée
périodiquement par des expositions, colloques, revues, romans, et cahiers
spéciaux. L’École a d’ailleurs une grande responsabilité dans la diffusion et
la prégnance de l’idée avant-gardiste : n’apprend-on pas dès le lycée que les
écrivains et les artistes forment des groupes et se choisissent une bannière
en -isme (romantisme, naturalisme, cubisme, etc.) pour mieux s’imposer ?
Ce lieu commun trouve par la suite un relais efficace dans les médias,
Internet et les ouvrages de vulgarisation. Aussi ne doit-on pas s’étonner
qu’il constitue, avec le trio du salon, du café et de l’Académie, l’un des
points de repère fondamentaux de l’imaginaire social de l’art et de la
littérature.
L’idée selon laquelle l’histoire de l’art et de la littérature (auteurs,
œuvres, idées) est indissociable de ses lieux physiques de rassemblement
(restaurants, brasseries, ateliers, maisons d’écrivains) et de ses espaces
symboliques de ralliement (mouvements, réseaux, maisons d’édition) est
donc bien implantée. Le cénacle, quoique acteur de premier plan de cette
histoire un siècle durant, n’a pas profité de cet engouement  : absent des
manuels, exclu des lieux du tourisme littéraire, invisible dans la presse, il ne
fait toujours pas partie des «  lieux de l’esprit  » connus du grand public.
Presque toujours amalgamé à d’autres formes (salon, cercle, dîner,
académie, café), il n’a guère retenu non plus l’attention des chercheurs.
Considérant qu’il ne s’agissait que d’un fait anecdotique ne touchant qu’aux
échafaudages de la littérature et de l’art et non à sa fabrique intime, les
spécialistes du xixe  siècle, à quelques exceptions près, ont laissé de côté
cette question, en sorte qu’il n’existe à ce jour aucun recensement exhaustif
des confraternités littéraires et artistiques –  pourtant nombreuses  – qui
jalonnent l’histoire de ce siècle, aucune étude systématique qui s’efforce de
comprendre comment naissent, vivent et meurent ces groupes ; comment ils
parviennent ou non à s’imposer dans le champ artistico-littéraire  ; quelles
formes institutionnelles ils prennent  ; quels rôles ils jouent dans la
formation des esthétiques  ; comment enfin ils pénètrent les textes (lettres,
articles de journaux, satires, souvenirs, poésies, romans).
Nous nous efforçons ici de combler cette lacune en décrivant
méticuleusement le fonctionnement des cénacles du xixe  siècle, des plus
connus d’entre eux : le Cénacle de Hugo, les Samedis de Leconte de Lisle,
les Mardis de Mallarmé, le Grenier de Goncourt  ; aux plus méconnus : la
secte des Méditateurs, la société des Buveurs d’eau, les Jeudis de Zola, le
groupe des Nabis. L’hypothèse que nous avançons est que la forme
«  cénacle  », de 1800 à 1914, –  sans se substituer aux autres formes de
sociabilité qui la concurrencent – est la structure de sociabilité de référence
des écrivains et des artistes, à l’heure de former un mouvement esthétique.
S’inscrivant en faux contre l’idée que le xixe  siècle n’aurait pas connu
une sociabilité aussi intense que les siècles antérieurs et ultérieurs ; contre
cette autre idée, tout aussi tenace, que ce siècle ne devrait rien – ou si peu –
au groupe et tout à l’individu (tour à tour élevé au rang de génie, de mage,
de prophète, de voyant ou de maudit), cet essai tente de montrer que la
dynamique collective traverse tout le xixe  siècle, qu’elle agit à plusieurs
titres sur la création artistique et que le cénacle est l’habitacle privilégié de
cette action. Étudiant tour à tour les formes de constitution, de structuration,
d’institutionnalisation, mais aussi de représentation et de médiatisation du
cénacle, nous examinerons les facettes multiples de cette institution
fondamentale du xixe siècle.
À l’heure où les cénacles, qui l’avaient accueilli et fêté, lui jeune poète
débutant, ont disparu depuis des lustres, Paul Valéry leur rend un hommage
solennel dans son discours de réception à l’Académie française. Avec le
recul, l’académicien a l’intime conviction que ces «  très petites coteries  »
sont à l’origine de ce qui s’est fait de plus grand dans l’histoire de la
littérature et des arts du xixe siècle. Ce livre se propose d’en apporter, sinon
la preuve, du moins la vérification.
Introduction
« Dans le cénacle mystérieux où s’ébauchent les réputations de
l’avenir1… » (Gautier)

Le cénacle, drame en trois actes

Septembre  1828, un jeune critique, Charles-Augustin Sainte-Beuve


soumet à son mentor et ami Victor Hugo le manuscrit de Vie, Poésies et
Pensées de Joseph Delorme. « De quel beau livre vous allez doter l’art2 ! »,
lui répond sur-le-champ le poète des Odes et Ballades. Quelques mois plus
tard, au moment de sa parution en avril 1829, les membres du petit groupe
d’écrivains et d’artistes que Hugo reçoit chez lui depuis un an et demi,
crient à leur tour leur enthousiasme. Parmi les Poésies que Sainte-Beuve
met sous le nom de Joseph Delorme, figure un poème écrit à la gloire du
groupe et de son leader, intitulé : « Le Cénacle ». Ce mot, que Sainte-Beuve
emprunte à dessein au vocabulaire biblique3, vise à sacraliser par avance un
événement jugé capital à ses yeux pour l’histoire littéraire, comme la Cène
l’avait été pour l’histoire religieuse  : la fondation d’un mouvement
poétique. Le Cénacle tiendra pour le romantisme le rôle qu’a tenu
l’assemblée des apôtres pour le christianisme :

Quelques disciples saints, les soirs, dans le cénacle


Se rassemblaient, et là parlaient du grand miracle,
À genoux, peu nombreux,
Mais unis, mais croyants, mais forts d’une foi d’ange ;
Car, des langues de feu voltigeaient, chose étrange !
Et se posaient sur eux.

Comme son modèle biblique, le cénacle poétique est cependant en


butte à l’adversité des « pharisiens » (les classiques) :
Que faire alors ? se taire ?… Oh ! non pas, mais poursuivre,
Mais chanter, plein d’espoir en celui qui délivre,
Et marcher son chemin ;
Puis, les soirs quelquefois, loin des moqueurs barbares,
Entre soi converser, compter les voix trop rares
Et se donner la main ;

Et Sainte-Beuve d’encourager ses coreligionnaires :

Tous réunis, s’entendre, et s’aimer, et se dire :


Ne désespérons point, poètes, de la lyre,
Car le siècle est à nous.
Il est à vous : chantez, ô voix harmonieuses,
Et des humains bientôt les foules envieuses
Tomberont à genoux4.

Tel que le peint Sainte-Beuve à cette date, le « cénacle » est une


innocente confrérie de poètes délivrant une Parole comprise des
seuls initiés. Marchant derrière le labarum de leur prophète, ces
jeunes hommes sont convaincus qu’ils feront un jour tomber « les
foules envieuses » à genoux et s’écrouler les tours vacillantes de la
Jéricho littéraire.
 
Octobre  1829. Dans la Revue de Paris, Henri de Latouche, ancien
compagnon de route des romantiques, fait paraître un pamphlet intitulé
«  De la camaraderie littéraire  ». La riposte qu’il adresse aux strophes
apostoliques de Sainte-Beuve est foudroyante. Latouche s’en prend à la
critique partisane qui gouverne la petite cour romantique  : «  Qui donc a
changé nos mœurs littéraires au point de faire qu’on ne rencontre plus que
des princes et des courtisans, des grands hommes et leurs serviteurs, ou
plutôt des charlatans et des compères ? » Le journaliste raille en particulier
les louanges prodiguées lors des lectures semi-publiques des drames
romantiques :
Si vous n’étiez pas doué à un très haut degré de la faculté d’applaudir
en face, d’atteindre à l’exaltation d’un enthousiasme à bout portant, de
guinder votre ivresse au degré qui produit l’extase, nous ne vous
conseillerions pas d’aborder jamais cette réunion. […] Là, on s’est fait
de la louange une servitude, un vasselage de tous les instants  ; c’est
dans la petite église ultra-romantique, la prière du matin et du soir  ;
c’est la dîme que toute lecture, confidence d’un projet, révélation d’un
hémistiche auquel on travaille, a droit de lever sur les contribuables.
Entre tout adepte rencontré par un autre adepte, il s’échange à toute
heure un regard qui veut dire : Frère, il faut nous louer5 !
En utilisant le terme de « camaraderie », Latouche jette l’opprobre
sur le mythe naissant du cénacle. Son attaque fera mouche : les
deux mots, cénacle et camaraderie, sonneront désormais comme
les deux faces, sublime et hideuse, d’une même réalité.
 
Février  1830. La «  bataille d’Hernani  » s’engage sur les planches du
Théâtre-Français. Plusieurs semaines durant, le groupe réuni autour de
Victor Hugo depuis bientôt trois ans s’élargit à une nouvelle génération
d’écrivains et d’artistes, les Jeunes-France, et à des bandes d’individus non
directement affiliés à la Cause, pour soutenir le drame censé mettre le feu à
l’illustre Maison. Pour les romantiques et leur chef, c’est un moment
exceptionnel d’affirmation collective. Mais pour le Cénacle de Hugo, en
proie aux querelles d’ego et aux tensions entre générations, c’est le signal
de la dispersion. La percée du romantisme sur la place publique prive le
cénacle de sa raison d’être et provoque sa fermeture, laissant derrière lui
regrets et amertume chez ses membres fondateurs.
 
Ce drame en trois actes, dont les acteurs principaux sont des écrivains ou
des peintres, sera joué et rejoué tout au long du siècle. Certes, selon des
modalités différentes et des temporalités variables, mais avec une
récurrence extraordinaire. La liste suivante, ordonnée chronologiquement,
permet de s’en faire une première idée  : secte des Méditateurs à partir de
1798, cénacle de La Muse française, Cénacle de Hugo, premier salon de
l’Arsenal, Grenier de Delécluze, Mercredis de Vigny, Petit Cénacle, société
des Buveurs d’eau, cénacle réaliste, Samedis de Leconte de Lisle, Mardis
de Mendès, Vendredis du Guerbois, Dimanches de Flaubert, Jeudis de Zola,
Jeudis de Daudet, cénacle des Nabis, Samedis de Heredia, Dimanches de
Goncourt, Mardis de Mallarmé jusqu’à la mort du poète en 1898 ; liste que
l’on peut encore augmenter de formations plus hybrides, cousines du
cénacle, tels que le groupe du Doyenné, le salon de la rue Frochot, les
dîners Magny, le salon de Nina de Villard, les réunions du Passage
Choiseul, ou encore le premier cercle zutique. La forme-cénacle connaît
donc à Paris une fortune constante au xixe  siècle. Non qu’aux époques
précédentes et suivantes des mouvements ne se soient pas structurés, mais
ce fut avec d’autres formes de sociabilité (salon, café, etc.) et selon d’autres
mécanismes institutionnels. Non qu’en dehors de la capitale française6 des
avatars du cénacle n’aient pas vu le jour, mais c’est là qu’il a connu sa
pleine maturité morphologique et qu’il a animé la vie littéraire un siècle
durant. Bref, à considérer la régularité d’apparition du phénomène
«  cénaculaire  », son lien organique avec les mouvements artistiques et
littéraires (romantisme, réalisme, symbolisme, etc.), sa persistance dans
l’espace littéraire et médiatique (presse, fiction, souvenirs), le xixe  siècle
français mérite à bon droit d’être considéré comme l’âge des cénacles.

Qu’est-ce qu’un cénacle ?

C’est un phénomène historiquement circonscrit qui condense en lui-


même trois ordres de réalité  : une forme de sociabilité, une institution
littéraire et une construction imaginaire.
Forme de sociabilité. Un cénacle est la réunion fréquente d’un nombre
restreint d’écrivains et d’artistes dans un lieu privé, généralement au
domicile de l’un d’entre eux. Composé majoritairement d’écrivains et de
peintres, il tend, par souci d’homogénéité, à rejeter tout élément exogène
(femmes, mondains, journalistes). Ces caractéristiques le distinguent
d’emblée de formes de sociabilité avec lesquelles il est souvent confondu :
à la différence de celles qui se passent au café, ouvert au public, les
réunions au cénacle se déroulent dans un cadre privatif, a minima dans un
espace cloisonné, à l’abri du passage. Contrairement à l’association et à
l’académie, les relations entre ses membres ne sont pas réglées d’après des
statuts, ni organisées en hiérarchies explicites7. Cette plasticité le
différencie également du salon mondain, qui obéit à des codes spécifiques
et s’articule autour de divertissements (danse, lecture, théâtre, conversation,
jeux) alors que le cénacle resserre ses pratiques autour de la lecture et de la
discussion. L’homme de lettres et l’artiste s’y rendent moins pour se
délasser de leur activité créatrice que pour la réactiver et éprouver leurs
œuvres au contact des pairs.
Quoique le cénacle ne soit pas un atelier d’écriture collective, on y
observe des pratiques qui relèvent de la collectivisation. Il se transforme en
comité de rédaction lorsque ses membres fondent une revue à l’effigie du
groupe, élaborent de conserve un recueil ou préparent une exposition. Il se
mue à l’occasion en comité de lecture quand il réunit ses membres pour
entendre, en avant-première, un ouvrage à l’état d’ébauche. Composé d’un
public d’experts, on se sert de lui comme d’un banc d’essai : Hugo y essaye
sa Préface de Cromwell, Stendhal son Racine et Shakespeare, Musset ses
Contes d’Espagne et d’Italie, les jeunes Parnassiens soumettent leurs vers à
Leconte de Lisle et à Heredia. Plus que la lecture, la discussion – baptisée
«  causerie  » – occupe l’essentiel des séances. Les correspondances et les
journaux intimes nous renseignent abondamment sur le contenu de ces
échanges tantôt sérieux, tantôt légers. Tel jour on rapporte des ragots, tel
autre on expose ses vues. On médit des confrères, on peaufine ses idées. Le
romantisme se façonne au jour le jour chez Delécluze, Nodier et Hugo. Le
réalisme se bricole à la brasserie Andler. Le naturalisme se forge chez Zola
et s’orfèvre chez Goncourt. Le symbolisme se remplit d’une signification
profonde chez Mallarmé. À la longue, le ciel des idées s’éclaircissant,
naissent des projets, des ébauches, enfin des livres  : plaquettes, recueils,
essais, romans – publiés en tir groupé.
La fréquentation intense et régulière des confrères enclenche également
des mécanismes de socialisation. Très vite, le cénacle devient cohésif. Cette
cohésion est assurée, de façon positive, par la conscience d’appartenir à une
même corporation et par la croyance dans les modes de légitimation dont la
corporation s’est dotée ; de façon négative, par son refus de l’establishment
littéraire, des institutions dominantes et du marché de la littérature. La
solidarité est le corollaire naturel de cette unité professionnelle et
vocationnelle. Les cénacliers s’encouragent, se stimulent, s’entraident, en
un mot : fraternisent. En temps de paix, ils se serrent les coudes ; en temps
de guerre, ils serrent les rangs. La règle non écrite du cénacle, c’est le
soutien mutuel, rebaptisé «  camaraderie littéraire  » par ceux qui n’en
bénéficient pas. Cette solidarité fraternelle, plus encore peut-être que
l’amitié qui en est le soubassement fragile, est la véritable pierre angulaire
du cénacle. C’est elle qui pousse l’écrivain moyen à se transcender ; c’est
elle qui propulse le débutant sur le devant de la scène, c’est elle enfin qui
fait fructifier le capital symbolique du groupe. Car le cénaclier œuvre à la
fois pour le cénacle et par le cénacle. Pour le cénacle, parce qu’il recherche
obsessionnellement le suffrage de ses pairs  ; par le cénacle, parce que ses
productions portent, après y être passées, la marque du collectif.
Institution littéraire. Intimement associé à un complexe de valeurs
éthiques et esthétiques dont il vise, avec plus ou moins de fortune, la
systématisation et l’explicitation, le cénacle est, au xixe  siècle, l’habitacle
privilégié des mouvements littéraires et artistiques. En quoi, il participe
directement et activement à leur institutionnalisation. Une fois formé et
pérenne, le cénacle finit par occuper, lui aussi, une fonction institutionnelle
dans le champ littéraire et artistique : instance « intra-littéraire8 », il réunit
des représentants d’une fraction dominée du champ qui aspirent à
l’indépendance vis-à-vis des institutions officielles et du marché de l’art.
Économiquement et symboliquement dominés, les cénacliers se détournent,
à des degrés divers, des consécrations académiques et de l’estime du public
pour se concentrer uniquement sur la reconnaissance de leurs compagnons,
seule garante à leurs yeux de la validité de leurs productions. En d’autres
termes, l’institution cénaculaire, indifférente aux sanctions externes, génère
ses propres modes de légitimation. Ce faisant, le cénacle fonctionne, pour le
dire avec les mots de Bourdieu, comme un accumulateur de capital
symbolique et de capital social dont profite tout le groupe. Le fondement de
ce système autolégitimant est la croyance collective que l’élite cénaculaire
détient à elle seule une force de légitimation littéraire. Cette croyance, dont
dépend la survie du cénacle – la perte de foi entraînant automatiquement sa
faillite à plus ou moins court terme  – est entretenue grâce à un dispositif
sophistiqué, dans lequel le choix du lieu, la périodicité des rencontres,
l’instauration de rites protocolaires, la différenciation des rôles sociaux et
l’aura du leader occupent un rôle prépondérant.
La temporalité interne du cénacle en fait cependant une institution à part
dans le champ littéraire. L’institution, rappelons-le, désigne à la fois le
processus qui vise à constituer un groupe en corps légitime, autoritaire et
durable et le produit de ce processus9  : l’institution est toujours la chose
instituée d’une part (nécessairement figée) et le processus d’auto-création
continue lui permettant de s’établir de façon durable d’autre part. À partir
du moment où elle a réussi à imposer sa légitimité, toute institution tend à
asseoir son autorité en mettant en place un système de gratification
(promotions, prix, hommages) et à la pérenniser en installant un dispositif
symbolique immuable (candidatures, visites, réceptions, rites d’intégration,
de consécration et d’excommunication). Il n’en va pas de même au cénacle.
Animé, dans sa phase initiale, d’une volonté d’affirmer ses valeurs contre
les valeurs dominantes, celui-ci, une fois institué, entre en crise – même si
cette crise peut s’étaler sur de longues années. Pourquoi  ? Parce qu’il est
déchiré entre le désir de demeurer une institution secrète et le désir de faire
éclater au grand jour le mouvement dont il est porteur. Le cénacle réagit à
ces tentations, soit en se déterritorialisant (reconversion progressive en
machine de guerre), soit en se reterritorialisant (installation d’un dispositif
rituel, lui garantissant une certaine longévité). Mais, en dépit des moyens
mis en œuvre pour le faire durer, il demeure fragile. À mesure en effet que
s’accroît son capital symbolique collectif, il est de plus en plus exposé aux
sirènes des consécrations externes (élection à l’Académie, triomphe de
salons, hommages de la critique, sollicitation des grands éditeurs). S’ensuit
une déstabilisation générale, qui préfigure souvent la dissolution. Le
cénacle est donc une institution paradoxale, en ce sens qu’il se délite
précisément au moment où il est sur le point d’atteindre son plein régime
institutionnel. Ce paradoxe s’explique par le fait qu’il est travaillé, de
l’intérieur, par des pulsions contradictoires. Il se trouve en effet placé
devant le dilemme suivant  : soit il préserve son intégrité en refusant
obstinément d’entrer dans «  l’arène littéraire  » (Sainte-Beuve), et dans ce
cas il prend le risque de tourner à vide  ; soit au contraire il profite de sa
légitimité grandissante pour exercer une autorité dans le champ littéraire et
dans ce cas la plus-value que constitue le cénacle pour ses membres (un
espace d’amitié, d’estime, de solidarité au sein d’un univers concurrentiel)
se perd. Cependant la dissolution à plus ou moins brève échéance du groupe
cénaculaire n’empêche pas la survie du complexe d’idées et de valeurs qu’il
a mis en place : le mouvement artistico-littéraire incarné par le cénacle, une
fois calcifié, engendre à son tour, par réaction, un ou plusieurs autres
mouvements concurrents, accompagnés de leur lot de cénacles. Ainsi
s’explique la révolution permanente des mouvements et des esthétiques, qui
fut l’un des principaux moteurs de l’art et de la littérature du xixe siècle.
Construction imaginaire. À la fois forme de sociabilité induisant des
phénomènes de socialisation et machine à fabriquer de la légitimation
institutionnelle, le cénacle est enfin une figure de l’imaginaire, un objet de
discours. De même qu’il y a un « écrivain imaginaire » diversement décliné
au xixe  siècle10, il y a un imaginaire du cénacle recouvrant son existence
matérielle et, d’une certaine manière, se substituant à lui et le façonnant en
retour. Une chose en effet est de comprendre comment le cénacle
fonctionne, une autre de savoir ce qu’il signifie11. Or, pour accéder à cette
signification, il faut prendre en considération les discours sociaux où le
cénacle se trouve scénographié. Loin de se borner à un cas unique (le
Cénacle de Daniel d’Arthez imaginé par Balzac dans Illusions perdues), ces
discours abondent. D’une part, les cénacliers ne cessent de se mettre en
scène de façon plus ou moins codée dans leurs épigraphes, leurs dédicaces,
leurs articles, leurs préfaces, leurs manifestes, leurs conférences et leurs
interviews. De l’autre, le cénacle fait beaucoup parler de lui, via les
descriptions qui en sont données dans la presse satirique, les romans à clés
et les livres de souvenirs. Tous ces textes (ajoutons-y une poignée de
représentations peintes ou dessinées), sont traversés par des topiques qui
forgent par accumulation et croisements un imaginaire du cénacle.
Cette question de l’imaginaire cénaculaire pose le problème de la foi
exclusive accordée, dans l’historiographie, à quelques auteurs choisis,
supposés représentatifs du champ littéraire. Parce qu’ils ne souhaitaient pas
se trouver mêlés à la comédie des lettres, ou apparaître comme de simples
tâcherons de la littérature, certains écrivains (Vigny, Flaubert, Baudelaire,
Goncourt, Mallarmé) se sont forgé une image d’artiste a-sociable, image
construite de toutes pièces, que la critique a largement relayée et même
amplifiée, se gardant bien de proposer une contre-expertise qui tiendrait
compte de la parole des acteurs non exceptionnels. Or, à y regarder de près,
pléthore de documents ont été produits par les écrivains sur l’espace social
qu’ils partagent avec leurs confrères. Littérairement, nul siècle plus que le
xixe ne s’est montré aussi obnubilé de lui-même12, observant le
« personnage » de l’écrivain sous toutes ses coutures, décrivant par le menu
ses manies, scrutant ses tactiques, démontant ses stratégies, dévoilant au
grand jour ses arrière-pensées. Sans même parler des journaux intimes et
des correspondances, qui restent confidentiels, on n’en finirait pas de
recenser les centaines de « portraits », de biographies anecdotiques (souvent
accompagnées de caricatures), de chroniques, d’échos, de parodies, de
pamphlets, d’interviews, qui mettent l’écrivain et les artistes en scène,
individuellement ou collectivement. Montagne vertigineuse de discours, à
laquelle il faudrait ajouter, pour être complet, la littérature panoramique (Le
Livre des Cent-et-Un, Les Français peints par eux-mêmes), les
« physiologies » et l’immense corpus des romans de la vie littéraire13. Dans
tous ces textes, l’homme de lettres agit en «  ethnologue de la tribu
littéraire » et en « éthologue de ses comportements14 ». C’est dire combien
est réductrice, et en grande partie erronée, l’idée selon laquelle l’Écrivain,
enfermé dans sa tour d’ivoire, n’aurait laissé aucune autre image de lui-
même que celle d’un martyr solitaire de l’écriture.
Bien qu’il ait veillé à se protéger au maximum du scalpel du journaliste,
du physiologiste ou du romancier indiscret, le cénacle n’échappe pas à
l’implacable loi de la dissémination du secret dans l’espace public via les
appareils modernes d’information et de diffusion. Certes, il n’y est pas aussi
présent que le salon dont les petits faits s’étalent à longueur de pages dans
les journaux, mais son image –  fantomatique plus que photographique  –
n’en traverse pas moins tout le siècle. Cette résistance relative qu’il oppose
à l’indiscrétion du journal s’explique par sa double nature  : en tant que
forme de réunion privée, le cénacle a vocation à demeurer un lieu de parole
réservé aux seuls initiés et par conséquent à ne rien laisser filtrer au dehors.
En tant que lieu d’hébergement d’un mouvement, il est porté en revanche à
se dire ou tout du moins laisser entendre qu’il agit, seule façon pour lui de
s’imposer face à des concurrents.
Le chercheur ne peut ignorer ces discours, aussi sujets à caution soient-
ils. Il le peut d’autant moins que –  les comptes rendus de séance faisant
défaut – ce que l’on peut dire du cénacle provient essentiellement de ce que
l’on en a dit15. Ceci étant posé, toute la difficulté réside dans l’exploitation
adéquate de ces discours. Sont notamment en cause les romans à clef que la
critique a trop souvent amalgamés à des discours référentiels, les
confondant avec des sources d’informations fiables a priori alors qu’ils
construisent, d’abord, des objets imaginaires. Inversement, ignorer ce type
de discours au prétexte qu’ils sont invérifiables est non moins
dommageable. En les ignorant, le chercheur passe à côté d’une source
précieuse, d’abord parce qu’ils sont souvent écrits par des hommes qui ont
fait l’expérience du cénacle, ensuite parce que ces textes sont lus, passés au
crible, par les intéressés (combien de références au cénacle d’Illusions
perdues !), enfin parce que ces discours, une fois incorporés, retentissent sur
les cénacles eux-mêmes, allant jusqu’à infléchir leurs pratiques. Quoique
fictifs, les cénacles imaginaires pèsent sur le réel. Nous sommes donc
fondés à les examiner aussi scrupuleusement que ceux qui, dans la réalité
sociale, les ont inspirés.

Situation de l’écrivain et du peintre au xixe siècle

«  L’âge des cénacles  » doit moins s’entendre comme le siècle où


émergent une myriade de cénacles que comme l’époque qui a permis leur
émergence. Si les écrivains et les peintres ont éprouvé le besoin de se
retrouver entre eux, hors des cadres institutionnels et sociabilitaires existant,
c’est que les conditions nécessaires à la satisfaction de ce besoin n’étaient
pas réunies dans l’offre présente. Aussi le cénacle doit-il être considéré
comme un artefact né de la configuration spécifique du champ artistique et
littéraire au xixe siècle. Le rapprochement que ce livre s’autorisera tout du
long entre les écrivains et les peintres –  les autres professions artistiques
(sculpteurs, musiciens, chanteurs, acteurs, etc.) étant sous-représentées  –
n’est pas fortuit  : il répond à l’une des singularités fortes de la forme-
cénacle dont la population est composée – majoritairement – d’écrivains et
de peintres. Ces derniers fréquentent en effet, dans des proportions
variables, la plupart des cénacles. Cinq d’entre eux ont même une
dominante artistique –  les Méditateurs, les Buveurs d’eau, le cénacle de
Courbet, le « groupe des Batignolles » et les Nabis. Cette mixité, conjuguée
à ce que Théophile Gautier a appelé l’« immixtion » des arts plastiques dans
la littérature et de la littérature dans les arts plastiques, exclut un traitement
unidisciplinaire de la forme-cénacle. La plume et le pinceau16 font très
souvent cause commune (ainsi du réalisme, du romantisme et du
symbolisme), et quand tel n’est pas le cas, s’épaulent, s’encouragent
mutuellement. Aussi les a-t-on volontiers confondus au xixe siècle dans un
même vocable : de même qu’il y a autonomisation de la notion de littérature
par rapport à celle de belles-lettres et de la notion d’art par rapport à celle
d’artisanat, de même hommes de lettres, peintres et, dans une moindre
mesure, sculpteurs et musiciens, s’identifient à la figure de l’Artiste17.
Identification justifiée, car, à bien des égards, les écrivains et les peintres
partagent une situation analogue, vivent une même expérience du monde
social. Pour les uns comme pour les autres, le xixe siècle français est placé
sous le double signe de la massification et de la stratification. Au cours du
siècle, la France rattrape son retard économique, industriel et social sur
d’autres pays européens18. Les villes, tout particulièrement Paris,
connaissent une poussée démographique spectaculaire, causée en premier
lieu par l’exode rural19. Cette migration massive accentue les différences
sociales entre la bourgeoisie (bourgeoisie populaire, moyenne, bonne et
haute bourgeoisie), le prolétariat (ouvriers et petits artisans) et l’aristocratie
financière et politique. Les conséquences de cette massification et de cette
stratification de la population parisienne sont connues  : épidémies,
instabilité politique, criminalité, luttes sociales. L’un des grands chantiers
publics de la bourgeoisie libérale, soucieuse de relever le défi démocratique
en même temps que d’accroître son contrôle sur les esprits, est
l’enclenchement du processus d’alphabétisation avec la loi Guizot (1833) et
les lois Ferry (1879-1882). La généralisation de l’enseignement primaire est
la première étape de la mise en place d’un système méritocratique par la
formation scolaire, tant au niveau secondaire et supérieur. La méritocratie,
qui prend la suite du système napoléonien, se consolide au cours du siècle
pour aboutir à la constitution d’un corps d’étudiants nombreux, issus de
couches sociales moyennes et, plus rarement, inférieures. Cet effort sans
précédent pour instruire les masses a des effets directs dans le domaine de
la culture lettrée : en quelques décennies, se forme une vaste entité sociale
qui peut à la fois assouvir son appétit de lecture et asseoir sa participation à
« l’espace public20 ».
Cette forte demande a des répercussions sur la production imprimée,
notamment littéraire. Artisanale encore en 1820, l’imprimerie bénéficie de
nouvelles techniques (fabrication continue du papier), de machines
performantes (presse à vapeur puis à rotatives) et de moyens de transport
modernes (chemin de fer). En dépit de difficultés économiques récurrentes,
les livres et les journaux, en nombre croissant mais à coût décroissant,
circulent de plus en plus vite et sur des espaces de plus en plus vastes. La
production imprimée passe ainsi de 3 763 titres en 1816 à 7 823 en 1829 ;
puis, après une baisse pendant la monarchie de Juillet, à 14  195  titres en
1875 et à 24  443 en 1913. Les ouvrages «  littéraires  » (poésie, théâtre,
roman) suivent une progression identique, quoique moins appuyée  :
544 titres en moyenne pour les années 1840-1875 ; 1 394 pour les années
1900-1905. Sous l’effet conjugué de la baisse du prix du livre et de
l’élargissement du lectorat, les tirages moyens augmentent (autour de 1 100
sous la Restauration  ; 1  500 sous la monarchie de Juillet  ; 2  500 sous le
Second Empire), tandis que les juteuses opérations de librairie se
multiplient.
Cependant, la croissance de la production ne touche pas les genres
littéraires de la même manière. La percée du roman aux dépens de la poésie,
fait attesté21, mériterait un réexamen. Si le théâtre et le roman sont
pourvoyeurs de succès public, ils peuvent aussi bien, à l’instar de la poésie,
genre réservé à une élite et prisé par l’institution, accueillir des innovations
de forme ou de contenu : c’est le cas des naturalistes qui, à la fin du siècle,
fondent une avant-garde sur un genre entaché depuis toujours de
« banquisme22 ». Contrairement à une idée reçue, l’essor de la production
romanesque ne suit pas, en France comme ailleurs23, une courbe continue.
Si le roman connaît une progression de 1  700  % entre 1816 et 1935, il
stagne entre 1825 et 1848 ; de même, après une forte poussée au début de la
Troisième République (de 250 titres en moyenne par an à 750), il
s’essouffle de 1885 à 1910. Ces chiffres rappellent que les romanciers, non
contents de la seule reconnaissance commerciale, ont cherché à obtenir,
parallèlement, une légitimation auprès du Monde24, de l’Académie, et de
l’avant-garde. La poésie, quant à elle, ne connaît pas le déclin éditorial
qu’on lui prête. Après être retombée à une moyenne annuelle de 78 titres
entre 1840 et 1875, sa production moyenne grimpe à 139 titres entre 1876
et 1885, pour se maintenir un peu en deçà des 250 titres jusqu’à la fin du
siècle. Il est indéniable en revanche qu’elle concerne un cercle de plus en
plus restreint de producteurs ou d’amateurs lettrés, alors que le roman, lui,
élargit son « personnel » et son public de manière considérable25.
Les journaux et les revues suivent un mouvement similaire de
massification et de diversification26. Qu’il s’agisse des quotidiens, des
périodiques hebdomadaires ou des revues générales et spécialisées, le
nombre de titres croît. La production est tirée vers le haut à la fois par les
évolutions technologiques et par les nouvelles stratégies commerciales  :
introduction de la publicité, du roman-feuilleton et de la photographie.
Alors que le tirage moyen plafonnait à 10  000  exemplaires sous la
Restauration, celui de La Presse atteint 35  000 en 1854, celui du Petit
Journal s’élève à 259 000 en 1865 et celui du Petit Parisien à 1,5 million
d’exemplaires en 1914  ! Dans l’éventail des débouchés qui s’offre à
l’homme de lettres du xixe siècle, le théâtre tient une place non négligeable.
Enjeu crucial durant la période révolutionnaire, en vertu de son accessibilité
au public illettré et de l’abolition (temporaire) des privilèges royaux et de la
censure, le théâtre est le divertissement populaire par excellence. Des
mélodrames de l’Ambigu-Comique aux drames de l’Odéon en passant par
les pièces du Grand-Guignol, le public bourgeois se presse au parterre de
toutes les salles de Paris, s’aventurant même dans les théâtres « à un sou »
qui prolifèrent dans les quartiers ouvriers. La production théâtrale subit, elle
aussi, une progression spectaculaire  : sur l’ensemble du siècle, plus de
30  000  pièces sont créées, soit près d’une par jour. Avec le xixe  siècle,
s’ouvre donc une ère de la « littérature industrielle » (Sainte-Beuve) et de la
presse de masse, malgré la crise économique presque constante que vit le
marché de l’édition, malgré aussi les pertes dues avant 1852 à la
contrefaçon belge et les entraves de la censure.
Cette série de phénomènes, tous corrélés entre eux, bouleverse de façon
radicale le système de la communication littéraire et artistique. Elle a pour
premier effet une explosion démographique de la population des hommes
de lettres. Si les données manquent pour les périodes antérieures, on sait
que la catégorie des écrivains, des journalistes, des savants et des
publicistes s’élève en 1876 à 4 173 individus et à 9 148 trente ans plus tard.
Pour nous en tenir au cas des romanciers, des poètes et des dramaturges,
leur nombre à Paris atteint 407 entre 1865 et 1875 et 722 entre 1891 et
189927. La production de cet immense corps de spécialistes ne concerne pas
que la «  littérature  », elle comprend aussi les articles de presse, les
contributions aux dictionnaires et aux encyclopédies, les publications
pédagogiques, etc. La carrière d’homme de lettres étant plus que jamais
ouverte, de nouvelles couches sociales y font leur entrée, issues
principalement de la classe moyenne et de la petite bourgeoisie28. À
l’intérieur de ce corps, le degré d’éducation crée une ligne de partage entre
les plus et les moins instruits : pour la même période, 70,9 % d’entre eux
ont achevé l’enseignement secondaire, 39,2  % l’enseignement supérieur
(surtout dans des études de Droit ou de Médecine, formations inadaptées à
la carrière littéraire). À peine 2,6 % n’ont pas dépassé l’école primaire.
En résumé, les « hommes de lettres » qui, à partir de 1820, arrivent sur le
marché littéraire parisien disposent d’un capital scolaire et culturel
nettement plus considérable que leurs ressources financières. De quoi
vivent-ils  ? Pour beaucoup, d’un métier alimentaire qui leur permet
d’exercer leur activité littéraire. D’autres vivent de leur plume, mais
rencontrent des difficultés considérables du fait de la concurrence féroce et
de l’encombrement des carrières. Conséquence  : après 1840, émerge une
« intelligentsia prolétaroïde29 », à savoir une population composite, faite de
littérateurs échevelés, d’artistes ratés, mais aussi d’employés de librairies et
de bibliothèques, rangés pêle-mêle dans la catégorie commode de la
« bohème ». Les mieux lotis trouvent un secours temporaire, voire un appui
durable, dans les pensions et autres gratifications qui leur sont accordées.
La logique du marché de la littérature s’oppose désormais –  ce qui
n’interdit pas, par ailleurs, une combinaison des effets  – à celle des
institutions. Le mécénat et le clientélisme, qui avaient joué un rôle
économique prépondérant sous l’Ancien Régime30, continuent à agir sous la
forme d’un mécénat d’État bureaucratisé. Une petite minorité d’écrivains
profitent des largesses du roi ou de l’empereur en place ; d’autres, reçoivent
des pensions imputées aux budgets des ministères comme celui de
l’Instruction publique. La bureaucratisation de l’institution mécénale se
traduit par une baisse du nombre de pensions, souvent assimilées à un acte
de charité publique, et par l’augmentation du nombre de sinécures, en
particulier dans les bibliothèques (Bibliothèque Mazarine pour Sainte-
Beuve, Sandeau, Flaubert ; Bibliothèque du Sénat pour Leconte de Lisle et
Anatole France). Ces sinécures, confortables quoique peu rentables,
permettent aux écrivains qui en bénéficient de se consacrer à plein-temps à
leurs travaux littéraires. Elles ne concernent toutefois qu’une faible
proportion d’hommes de lettres : la plus grande partie d’entre eux se trouve
enchaînée à des besognes abrutissantes n’ayant qu’un rapport éloigné avec
l’art, suscitant du même coup une nostalgie ambiguë du mécénat de
l’Ancien Régime.
Au xixe siècle, la dépendance des hommes de lettres vis-à-vis du mécénat
et du clientélisme se déplace vers une dépendance à l’égard du marché des
biens culturels, avec son cortège de prix littéraires, de contrats d’édition, de
luttes d’influence –  parfois très âpres  – avec les gestionnaires du livre.
Impensables du temps de Voltaire, les négociations financières avec les
éditeurs, les directeurs de journaux et de théâtres sont devenus le lot
quotidien des professionnels de la littérature31, dont la situation matérielle,
souvent précaire, dépend du succès de ces négociations. Vaste corporation
en butte aux aléas du marché, la société des hommes de lettres est pour ainsi
dire forcée, pour défendre leurs intérêts, d’inventer des instances collectives
appropriées à leurs besoins nouveaux. Afin de se distribuer mutuellement
les ressources disponibles, de se doter d’instruments de négociation
efficaces avec les éditeurs, ou plus simplement de partager leur expérience
d’écriture, les hommes de lettres mettent en place des réseaux et intensifient
leur vie sociale. C’est ainsi que prolifèrent dans la capitale une multitude de
lieux de rencontre (cafés, cabarets, restaurants, cénacles) et que naissent des
associations de type syndical (Société des gens de lettres, Société des
Auteurs et Compositeurs dramatiques).
La situation des peintres32 est à bien des égards comparable à celle des
écrivains, bien qu’ils bénéficient à l’origine d’un statut différent. Durant la
période révolutionnaire et impériale, d’intenses discussions sur le rôle des
institutions d’Ancien Régime aboutissent à la remise en cause de ce statut :
suite à l’abolition des privilèges royaux décrétée par la Convention, le
système d’administration des arts, dont l’Académie est à la fois le symbole
et le pivot, est fortement ébranlé (suppression de l’Académie et des
corporations en 1793, création de l’Institut deux ans plus tard). N’étant plus
sommés de se plier au corporatisme académique, les artistes reconquièrent
leur liberté en accédant librement à leur profession – malgré le système de
la patente, aboli en 1798. La quatrième classe de l’Institut, devenue
« Académie des beaux-arts » sous Louis XVIII, a pour tâche de régir tout le
système de légitimation artistique, depuis le contrôle du prix de Rome
jusqu’à la sélection des œuvres admises au Salon (jusqu’en 1864)  ; elle
exerce de fait sa tutelle sur l’École des beaux-arts. C’est dire l’énorme
pouvoir de cette petite assemblée. Ses prérogatives sont toutefois
contrebalancées par l’intervention de l’État, via le mécénat et la Légion
d’honneur. À la différence de la littérature et du théâtre dont l’activité suit
une évolution continue, la peinture connaît un rythme annuel avec le
«  Salon  », manifestation culturelle de masse (1,2  million de visiteurs en
1846, 519 000 en 1876) amplement commentée dans la presse. Alors que la
population des artistes croît de façon exponentielle33, le système
d’administration des beaux-arts se rigidifie dans «  un mélange de
protectionnisme institutionnel et de libéralisme juridico-social34  ». La
sélection individuelle des œuvres pour les Salons interdisant toute autre
manifestation, s’ensuit une paupérisation de la population des artistes et
l’obligation pour les peintres d’avant-garde de trouver des solutions
alternatives.
Pour répondre à la sclérose du système de reconnaissance officielle, les
artistes – qui partagent avec les écrivains la valorisation de la liberté et de
l’indépendance à travers la notion d’originalité – forment des corporations
autonomes (sociétés d’artistes), organisent leurs propres manifestations
(expositions parallèles) ou se tournent vers les marchands d’art et les
collectionneurs, dont l’activité ira croissant au cours du siècle. Les
associations d’artistes visent alors clairement à rendre l’art indépendant des
pouvoirs publics. Malgré l’échec des tentatives menées dans les années
186035, les effets de cette nouvelle politique sont sensibles : en 1881 il est
décidé que le jury du Salon ne sera plus sous la tutelle de l’État mais sous
l’égide de membres élus de la Société des Artistes français. Le « Salon des
Indépendants  » est créé trois ans plus tard  ; par la suite, d’autres lieux
d’exposition alternatifs verront le jour. Le marché de l’art au xixe  siècle
prend alors plusieurs formes : en 1820, des salles d’exposition de tableaux
sont mises à la disposition des peintres qui peuvent y vendre leur
production. Sous la monarchie de Juillet se développe le marché de
l’édition de gravures. L’imitation des œuvres des grands maîtres leur
procure un revenu d’appoint non négligeable ; enfin, on tolère la copie de
tableaux et de sculptures à destination des institutions publiques ou pour la
vente aux particuliers. Toutes ces activités parallèles sont autant de rentrées
financières potentielles pour l’artiste du xixe siècle.

Les quatre paradoxes de l’Artiste

Écrivains et peintres n’ont pas seulement en commun de se débattre dans


un univers professionnalisé soumis aux diktats de l’économie capitaliste, ils
communient également, au plan symbolique, dans la croyance en la valeur
de la Littérature, de l’Art et de l’Idée. Après la Révolution, l’élite
intellectuelle (écrivains et artistes) est en effet confrontée à une série
d’injonctions paradoxales que le cénacle lui permettra, temporairement (et
parfois illusoirement), de surmonter36.
D’abord, l’Artiste est tenu, selon Paul Bénichou37, d’investir l’espace
laissé vacant par le prêtre en faisant de la littérature, cette pratique laïque,
une religion38. Que ce pouvoir soit réel ou non (il est évident qu’un Eugène
Sue, un Scribe ou un Georges Ohnet pèsent plus sur la société de leur temps
qu’un Vigny, un Flaubert ou un Mallarmé), la croyance dans le prestige de
la communication artistique atteint son apogée au xixe siècle. On voit dans
le poète un prophète ou un « voyant », capable de révéler et de transcrire les
choses inaperçues du commun et d’influer sur les comportements. Or, ce
n’est pas tant dans la quête du Vrai et du Bien que la religion de l’Art s’est
exprimée que dans la quête exclusive du Beau. En poésie surtout, qui
occupe le haut de la hiérarchie des biens symboliques jusqu’à la fin du
siècle, on entre dans «  l’âge du Style39  ». L’écroulement de l’illusion
prophétique, en germe depuis 1830, redouble après 1848 l’effet de croyance
dans l’Art, mais cet effet s’accompagne d’un repli progressif de l’art sur soi,
qui se manifeste typiquement par un recroquevillement sur la forme
(l’écriture-artiste, l’art pur, l’art pour l’art), dernier bastion d’absolue
autonomie sociale.
L’Artiste doit aussi –  deuxième injonction paradoxale  – conquérir
l’autonomie institutionnelle alors qu’il évolue dans un champ où l’art et la
littérature sont en voie de professionnalisation. Comment produire de la
légitimation sans l’appui et l’aval des instances traditionnelles qui sont aux
mains des plus professionnalisés des écrivains et des artistes ? Le xixe siècle
est en effet marqué par la cristallisation d’une opposition – génératrice de
tensions – entre un régime imaginaire de la vocation et un régime effectif de
la profession40. De la croyance absolue en la valeur symbolique de l’art et
de la littérature découle l’idée que ses officiants (artistes et écrivains) sont
seuls aptes à juger de ce qui en est digne ou indigne. D’où une nouvelle
déontologie de l’Artiste selon laquelle art et morale, esthétique et éthique,
gloire et succès, sont strictement distincts41. Cette illusion collective
s’élabore aussi bien sur un ensemble de refus : contre l’idéologie utilitariste,
contre le pouvoir politique, contre la morale bourgeoise, contre la langue
commune, contre le marché de la littérature, et, en premier lieu peut-être,
contre le «  grand public  ». Ainsi, plus l’art et la littérature tendent à se
professionnaliser, plus ses représentants tendent à se régler sur une éthique
de la vocation qui donne naissance à des œuvres difficiles à destination des
pairs, selon des critères d’appréciation et des modes de classement
spécifiques, en tout point opposés à ceux qui ont cours dans le reste du
monde social (utilité, rentabilité, accessibilité42).
Troisième paradoxe : l’Artiste aspire à l’originalité absolue mais veut en
même temps communier avec ses pairs. D’où cette question  : comment
conjuguer la collectivisation des attitudes avec l’individuation des
postures ? Sur ce désir forcené de solitude, il n’est que de rappeler ce que
Vigny fait dire à son Moïse  : «  Hélas  ! je suis, Seigneur, puissant et
solitaire, / Laissez-moi m’endormir du sommeil de la terre43 » ; Hugo voit
dans l’écrivain un «  solitaire apprenti de nature et de vérité, qui s’est de
bonne heure retiré du monde littéraire par amour des lettres44 ». Vingt ans
plus tard, les Goncourt méditeront à leur tour sur l’« ourserie forcée […] de
l’homme de lettres du xixe siècle45 ». Voué à son œuvre, il s’isole pour s’y
consacrer tout entier. Il fuit les mondanités, méprise la foule, dédaigne les
rassemblements. S’il parle au Peuple, c’est en surplomb, de loin, tel le
Voyageur contemplant une mer de nuages du peintre Friedrich  ; s’il traite
des questions de société, c’est à huis clos, loin de l’arène. Ainsi conçue,
l’activité créatrice paraît incompatible avec la vie en société, la sociabilité
conviviale, voire l’amitié. Or les mêmes qui protestent de leur irréductible
singularité ne cessent d’appeler de leurs vœux une communauté fraternelle
dans laquelle se fondre. L’auteur d’Eloa rend ainsi grâce aux confrères et
amis, «  élus entre mille milliers de mille46  », qui l’écoutent et le
comprennent ; l’ours de Croisset ne voit d’important « qu’un petit groupe
d’esprits, toujours les mêmes, et qui se repassent le flambeau47 ». En outre,
si lointaine soit la retraite dans laquelle l’Artiste s’isole, la vie sociale du
peintre et de l’écrivain du xixe siècle – leurs lettres en témoignent – n’en est
pas moins très active. En réalité, l’homme de lettres ne se retire du monde
que pour mieux s’y engouffrer. La «  cité des intellectuels48  » est son
univers. Mais alors, « comment être plusieurs quand on est singuliers49 ? ».
Comment, dans un univers littéraire concurrentiel, affirmer son unicité tout
en adhérant à une communauté50 ?
Au xixe  siècle, l’Artiste met un point d’honneur à ne point écrire et
peindre comme tout le monde. Révolté par la prose du Journal –  cet
«  universel reportage  » dénoncé par Mallarmé  – qui réduit l’écriture à un
moyen, l’écrivain n’a de cesse de se distinguer, d’imposer sa marque, de se
forger une «  écriture  » qui lui soit propre. À l’écriture à la ligne des
quotidiens, le poète oppose l’écriture-artiste. Manière aussi, dira Barthes,
d’«  abhorrer sa condition bourgeoise51  ». Or, ultime paradoxe, en même
temps qu’il est attiré vers l’idéal inaccessible du « Style », l’écrivain (ou le
peintre) est aspiré par la spirale de la communication médiatique, tenté,
malgré l’éthique de l’originalité qui l’oblige à se distinguer de ses
semblables, de faire partager au plus grand nombre, via les nouveaux
organes d’information qui se mettent en place (revues, petite presse,
lithographies, prospectus, affiches), ses vues, voire ses œuvres. Tout au long
du siècle la gent littéraire et artistique subit donc cette double contrainte  :
créer pour quelques-uns/communiquer avec tous.

Sacralisation, autonomisation, individuation, communication

Si la forme-cénacle a un tel pouvoir d’attraction auprès de l’Artiste, c’est


qu’elle autorise la croyance en une littérature autotélique et intransitive en
même temps que l’idée d’un champ artistico-littéraire autonomisé. Cette
structure de sociabilité offre, d’une part, la possibilité d’un «  détachement
esthète » (Bourdieu), lequel détachement se traduit par la pratique de l’art
pour l’art ou de la poésie pure52  ; d’autre part, l’opportunité d’un
effacement de la figure de l’écrivain au profit de l’œuvre (la fameuse
«  disparition élocutoire  » de Mallarmé), voire au profit d’un style (pour
l’écrivain) ou d’une touche (pour le peintre) porteurs d’une révolution
esthétique ou d’une nouvelle appréhension de la réalité53.
Pour éviter toute généralisation abusive, il faut se garder néanmoins
d’appliquer à l’ensemble du champ littéraire une conception élitiste de l’art
et de la littérature qui, pour être avérée, n’en est pas moins,
quantitativement, minoritaire : les voix de Baudelaire, Goncourt, Flaubert et
Mallarmé, élevés au rang de seuls énonciateurs légitimes, ne font pas
autorité54, d’autant que leur discours sur la littérature est souvent un
plaidoyer pro domo marqué par une certaine autolâtrie55. Le raisonnement
spécieux consistant à faire de «  l’art pour l’art  » (doctrine accompagnée
généralement d’une morale de l’ascétisme, du désintéressement, de la
solitude, de l’irresponsabilité) l’unique credo du xixe siècle littéraire conduit
à écarter des voix dissonantes par rapport à une certaine doxa rétrospective :
la voix mondaine d’un Jean Lorrain, celle, devenue académique, d’un Henri
de Régnier, celle, bohème, d’un Murger, engagée, d’un Vallès, féministe,
d’une Louise Michel. Toutes ces voix n’en sont pas moins représentatives
des manières dont on pense la littérature et les écrivains au xixe siècle. Le
triple rejet par la branche la plus éprise d’autonomie du champ littéraire,
premièrement de l’économie de marché du livre, deuxièmement de la
reconnaissance par les institutions officielles, troisièmement de la politique,
à la suite des événements de 184856, n’épuise pas, tant s’en faut, la question
de l’« autonomie », si l’on se souvient que l’écrivain se définit aussi dans
son rapport conflictuel (ou adhésif) avec d’autres «  forces  »
hétéronomiques57 telles que le modernisme industriel (Du Camp),
l’athéisme (Richepin), la mondanité (Bourget) ou encore la science
biologique (Zola)58. À force de se fier à quelques voix consacrées, à force
d’édifier sous leur dictée une échelle axiologique unique pour lire le siècle,
on oublie que le champ littéraire est un univers complexe en perpétuelle
tension, non réductible à un espace supposé autonome, rêvé par quelques-
uns mais nullement vécu par tous.
Ces précautions prises, nous avancerons l’hypothèse que l’adhésion
spontanée d’une fraction importante des écrivains et des peintres d’avant-
garde à la forme-cénacle s’explique par le fait que cette structure
conjuguant sociabilité et institution permet de dépasser, sous l’aspect d’un
compromis satisfaisant, les quatre paradoxes inhérents à la condition sociale
du peintre et de l’homme de lettres et à la construction imaginaire de
l’Artiste du xixe siècle. Reprenons-les un à un.
Que les écrivains adhèrent ou non au scénario prophétique, l’art prend de
toute façon une valeur sacrée et ceux qui s’y vouent endossent un rôle
sacerdotal. Pour ces nouveaux « prêtres » que sont les écrivains, le cénacle
tient donc lieu –  métaphoriquement  – d’église. C’est en cénacle que les
fanatiques de l’art, en butte à une société incrédule, pratiquent le culte de la
littérature, entretiennent leur foi auprès des camarades. De ce point de vue,
le choix de l’image christique prend tout son sens  : plus qu’un simple
groupe, le cénacle est le cœur d’une religion nouvelle – celle de l’Art. C’est
là que le «  sacre de l’écrivain  » peut s’accomplir. Que cette religion
nouvelle se soit incarnée tour à tour, et suivant les époques, dans divers
courants (romantisme, Parnasse, symbolisme, réalisme, naturalisme) ne
présente, à la limite, aucune importance. Les écrivains et les peintres se
retrouvent spontanément dans l’église-cénacle, essentiellement parce que,
hors de son sein, les premiers subissent les règles du marché de l’édition et
la contrainte du journal, les seconds subissent la loi du Salon et le caprice
des marchands. Le rapprochement dans le cénacle de ces deux corporations
résulte donc moins d’une prise de position esthétique commune que d’une
même conception axiologique, à savoir que l’Art est, pour tous ces
hommes, la valeur suprême, devant laquelle tout doit s’incliner.
L’écrivain résout l’équation de l’auto-légitimation institutionnelle en
postulant que le jugement des pairs (celui des cénacliers donc) prévaut sur
tous les autres, en l’occurrence celui du critique, de l’académicien et du
public. En se distribuant mutuellement des brevets de Poésie, les écrivains
accèdent de facto à une forme d’autonomie : le cénacle fait office d’instance
de légitimation alternative. L’agrément d’un chef de cohorte est un
indicateur de valeur, qui décuple le capital symbolique d’un novice. Au
contact de leurs égaux, les peintres et les écrivains renforcent leur
conviction d’appartenir à une caste à part : le débutant, qui hésite ou doute,
trouve dans son enceinte rassurante confirmation éclatante et définitive de
sa vocation. Cette confirmation passe par le partage d’un même langage,
d’une même attitude. La confiance venant, elle s’étend à des gestes amicaux
et solidaires. Le rêve d’autonomisation et le sentiment de la vocation
prennent ainsi corps dans un système de dons et de contredons variés qui
vont de « l’attouchement maçonnique59  » en privé à l’adoubement affiché
en public (l’article de complaisance), en passant par l’épigraphe au
camarade, la dédicace au coreligionnaire ou encore la mention récurrente de
l’ami. Tous ces signes remplissent une double fonction  : en interne, ils
servent à raffermir l’unité du groupe ; en externe, à affirmer l’existence du
collectif dans le champ.
Le cénacle apporte également une réponse au problème de
l’incompatibilité (supposée) de l’identité collective60 et de l’affirmation de
soi. Comment exister en tant qu’individu à l’intérieur d’un groupe  ?
Comment éviter la dissolution du moi dans la communauté ? Le « groupe »
permet à l’Artiste d’échapper à ces deux écueils que sont d’un côté la
« particularité de l’expérience artistique » et de l’autre, « la dissolution dans
la généralité d’une tradition61  ». Le cénacle, en tant que structure sociale
solidaire et habitacle d’une éthique commune (vision partagée des buts de
l’art), propose un remède efficace. Ni trop rigide, ni trop flexible, il présente
une plasticité telle qu’il permet à chacun de frayer sa propre voie tout en
communiant dans les principes du groupe. Morphologiquement, il se
démarque de l’académie avec son protocole et de l’association avec son
règlement intérieur. Il se distingue aussi de ces structures molles que sont le
salon et le café, qui rassemblent un agrégat d’individus, sans les subsumer
sous un idéal collectif. En cénacle, l’Artiste se place, sans s’y soumettre, à
l’enseigne d’une certaine idée de l’art, auquel il donnera, ou non, une
dénomination  : romantisme, réalisme, Parnasse, naturalisme, symbolisme.
L’Artiste n’est tenu d’être fidèle qu’à l’esprit de la doctrine défendue par
son groupe.
Rester entre soi ou s’ouvrir au public, s’adresser à quelques élus ou parler
à tout le monde : tel fut l’éternel dilemme de l’Artiste au xixe siècle. Jamais
complètement résolu, ce problème fut la source de grandes tensions et
l’objet de vifs débats entre cénacliers. L’impératif de communication (faire
de la littérature industrielle, monter des pièces de théâtre, écrire dans les
journaux, parader dans les salons, se présenter à l’Académie) ne
contrevenait-il pas à l’impératif de perfection (écrire de la poésie difficile,
publier dans des revues confidentielles, mépriser le journalisme, maudire
les institutions, s’isoler dans sa thébaïde)  ? Significativement, les romans
mettant en scène des cénacles ont centré leur intrigue sur ce tiraillement.
D’Illusions perdues au Soleil des Morts (Mauclair), en passant par Charles
Demailly (Goncourt) et L’Œuvre (Zola), le scénario, invariable, oppose
l’intransigeance de ceux qui considèrent qu’on ne doit jamais quitter les
hautes cimes de l’art à ceux qui estiment au contraire que ce n’est pas
s’avilir que de «  bondir dans l’arène62  ». Dès l’origine, le cénacle pâtit
d’être à la fois une manifestation privée tournée sur elle-même et une rampe
de lancement destinée à mettre un mouvement en orbite. Tous les cénacles,
sans exception, ont rencontré cet obstacle et ont cherché des expédients
pour le contourner. On peut y voir d’ailleurs l’une des causes du faible
nombre de descriptions contemporaines de leur activité  : jaloux de leur
tranquillité, les cénacliers ont imposé la loi du silence dans leur clan, et,
pour éviter toute fuite intempestive, ont interdit l’accès de leur « chapelle »
aux journalistes et aux reporters, craignant, à bon droit, les chroniques
rafistolées et les propos mal rapportés. À la différence des cafés, qui furent
l’objet de nombreuses physiologies, des salons ouverts aux échotiers
faméliques, des banquets d’écrivains dont les journaux font leurs choux
gras, les cénacles se sont voulus opaques, se refusant même pour la plupart
à accepter l’idée qu’ils devraient nécessairement, un jour ou l’autre, parler
d’eux et faire parler d’eux pour se survivre dans le mouvement né à huis
clos et nourri clandestinement durant des années.

Un angle mort des études littéraires

En regard du rôle qu’il a joué au xixe siècle, l’occultation du cénacle dans


les études littéraires ne laisse pas de surprendre. Les rares chercheurs qui se
sont penchés sur le sujet ont eu tendance à l’amalgamer à des notions
étrangères à sa nature et à sa fonction. Quatre types d’amalgame sont
recensables. Premièrement, entre une configuration concrète et des
déterminations abstraites (chapelle, école, courant)  ; deuxièmement, entre
une forme de sociabilité déterminée et des formes apparentées (salon, café,
club, cabaret, association)  ; troisièmement, entre un groupe littéraire et
l’esthétique qu’il porte à un temps donné de son histoire (le romantisme, le
réalisme, le naturalisme) ; quatrièmement, entre une formation réelle et des
représentations imaginaires (cénacles fictifs, généralement romanesques).
Noyé dans un flou terminologique, le cénacle nécessite donc une
déconstruction méthodique, à l’instar de celle qu’a opérée Maurice Agulhon
avec le cercle63. Comme ce dernier, il revêt diverses significations suivant
le contexte, tandis qu’inversement des formations présentant les
caractéristiques de la forme-cénacle reçoivent d’autres qualifications
(« club », « société littéraire » « salon littéraire »). Se libérer des contraintes
lexicologiques qui pèsent sur lui implique donc d’abord qu’on laisse de côté
les appellations consacrées par l’histoire ou la tradition (souvent peu
fiables, voire impropres), ensuite qu’on se défie des dénominations floues,
enfin qu’on se concentre sur les aspects fondamentaux de la structure.
Reprenons ces différents amalgames pour les lever un à un. Une première
tendance a consisté, chez certains historiens, à évacuer la forme de
sociabilité au profit des idées qu’elle véhicule. Partant du principe que la
littérature n’a d’intérêt qu’en tant qu’elle est «  porteuse d’idées64  », Paul
Bénichou ne s’intéresse aux cénacles romantiques que dans la mesure où ils
sont les habitacles d’une pensée (esthétique, religieuse, mystique ou autre).
En conséquence de quoi, le cénacle, chez lui, est nié dans sa dimension
concrète  : sociologique, matérielle, économique. Étrangement, l’auteur du
Sacre de l’écrivain, ne songe pas –  ce qui aurait pourtant paru logique au
regard de la thèse qu’il défend – à mettre en relation la religiosité poétique
de la littérature avec la symbolique religieuse du mot. À ses yeux, le
cénacle est une structure philosophique et spirituelle désincarnée. La
formation des groupes romantiques s’explique, dans son optique, par une
convergence idéologique entre des individus à un temps donné, laquelle se
concrétisera (ou non) dans ce qu’il appelle – sans préciser davantage – une
« expérience vécue brièvement, avec intensité65 ».
La sociologie de la littérature, emmenée par Bourdieu, s’est efforcée
d’identifier le rôle systémique tenu par les cénacles dans la littérature du
e
xix  siècle. Non qu’elle ait pleinement rendu compte de ses mécanismes de
sociabilité et de socialisation, mais, rompant avec l’idée reçue d’une
transcendance de l’œuvre d’art, elle a resserré la problématique autour des
médiations (presse, édition, revues, institutions, sociabilités) et des
médiateurs (éditeur, directeur de revue, académicien, journaliste, maîtresse
de salon, chef de cénacle), rétablissant ainsi le processus complexe
d’imposition des valeurs légitimes de l’art. Ce projet de reconstitution
intégrale de la morphologie du champ a eu pour effet de remettre au
premier plan toutes les formes de regroupement littéraire –  cénacle
compris – en les présentant non plus comme la face visible et contingente
d’une «  école  », ou pire, le décor anecdotique d’un milieu social, mais
comme l’expression d’une prise de position esthétique, la manifestation
d’une stratégie consciente ou inconsciente dans un univers concurrentiel.
Les Règles de l’art font un sort au phénomène cénaculaire. Bourdieu le
présente, dans sa définition du champ littéraire, comme l’un des « lieux de
ralliement » les plus pertinents pour « repérer une position66 ». Indifférent à
la morphologie concrète de l’espace littéraire, le sociologue laisse de côté
ses propriétés fondamentales. Plus ou moins assimilé aux autres formes de
sociabilité, le cénacle demeure chez lui un objet indéfini67. Les travaux qui
se réclament de son héritage ont nuancé, complété, voire redirigé les efforts
d’explicitation des phénomènes culturels collectifs vers une meilleure prise
en compte des relations concrètes entre les acteurs –  sans toutefois se
départir totalement d’une vision agonique, où l’on ne s’unit jamais que pour
mieux s’opposer.
Le deuxième amalgame concerne les formes mêmes de sociabilité  :
nombreux sont les travaux de vulgarisation qui ont traité sur un même pied
le cénacle et d’autres formes de sociabilité apparentées, en particulier le
« café littéraire » et le « salon littéraire68 ». Des chercheurs, aussi divers par
l’esprit que par la méthode, se sont attachés à retracer l’histoire et à décrire
le fonctionnement des «  salons littéraires  » postrévolutionnaires issus du
modèle classique, afin d’évaluer leur influence69. La particularité de ces
ouvrages est qu’ils n’établissent pas de frontières entre les salons et les
cénacles : le salon de la Princesse Mathilde est traité comme le « salon du
poète Mallarmé  ». Les cafés, considérés a priori comme l’un des hauts
lieux de la sociabilité parisienne, continuent de fasciner les historiens. Du
Procope des encyclopédistes au Flore des existentialistes en passant par le
Momus de la bohème et le Cyrano des surréalistes, les livres d’art et autres
revues de vulgarisation n’en finissent pas d’égrener les noms de ces
établissements célèbres, où se seraient nouées des aventures esthétiques et
fondés des mouvements artistiques70. Là encore, aucune distinction n’est
faite entre le café et le cénacle : le François Ier (Verlaine) et la Rue de Rome
(Mallarmé) sont mis sur le même plan. Encore aujourd’hui les cafés et les
salons occupent dans l’imaginaire collectif une place considérable, sans
commune mesure avec le cénacle. L’adjectif «  littéraire  », accolé
systématiquement aux mots «  salon  » et «  café  » –  souvent sans
discernement – en dit long sur leur réputation, tout se passant comme si ces
«  lieux de l’esprit71  » étaient, par excellence, l’espace le plus propice à
l’accueil de la gent lettrée, le cadre le plus apte à stimuler sa créativité.
Pourtant, si le café et le salon sont des « lieux de mémoire », ils ne semblent
pas avoir joué un rôle aussi crucial que le cénacle, leur parent méconnu.
Contrairement aux synthèses vulgarisatrices, les travaux de certains
spécialistes réservent une place particulière au cénacle. Toutefois, cette
place est souvent circonscrite au mouvement romantique qui l’a vu naître.
Dans la plupart des manuels d’histoire littéraire le mot « cénacle » et le mot
«  romantisme  » vont de pair, comme si l’un ne pouvait être dissocié de
l’autre. Le phénomène cénaculaire y est considéré, au mieux comme la
phase préparatoire du romantisme, au pire comme un fait circonstanciel
entourant sa naissance72. Cette perception réductrice est un héritage des
études parues sur le sujet au tout début du xxe  siècle. Léon Séché est le
premier à l’avoir mis aux premières loges en inscrivant le mot dans le titre
de deux de ses ouvrages : Le Cénacle de la Muse française73, et Le Cénacle
de Joseph Delorme74. Séché y évoque l’histoire accidentée du romantisme
en mettant l’accent sur les relations compliquées entre les différents
protagonistes (jalousies, amitiés, conflits). Bien que disposant d’une
documentation exceptionnelle et en grande partie inédite, l’auteur y
multiplie les analyses psychologisantes et les anecdotes piquantes,
confortant ainsi la « légende » du cénacle romantique, mise en orbite par les
mémorialistes, notamment par Gautier dans son Histoire du romantisme
(1874). Dans ces mêmes années paraissent des monographies analogues
permettant au lecteur de découvrir, ou de redécouvrir, l’existence des
Buveurs d’eau75, du cénacle réaliste76, du salon de Mallarmé77, de
l’association de l’Abbaye78. Ces travaux, très marqués par le paradigme de
l’auteur, ont accordé une grande attention aux groupes (comme aux éditeurs
et aux journaux), mais seulement dans la mesure où des écrivains, et parmi
eux de futurs grands noms, y contribuaient, confortant ainsi le mythe du
génie créateur. Les petits rouages de la grande machine littéraire y sont
ignorés, au même titre que les autres facettes de l’activité créatrice
(journalisme, édition de textes, besognes alimentaires). À partir des années
1960 et durant toute la période de gloire de la Nouvelle Critique, l’étude des
cénacles a subi une désaffection presque totale alors que l’histoire littéraire
comme discipline était rejetée au profit de l’analyse des formes, des genres
et des écritures.
Il faut attendre les années 1980 pour que paraissent des travaux
universitaires de grande ampleur échappant au régime narratif  : certains
groupes sont repris à nouveaux frais (c’est le cas du cénacle de Nodier79 et
de celui de Leconte de Lisle80), d’autres refont surface, tels la secte des
Méditateurs, le Cercle zutique, le groupe de Carnetin ou le Petit Cénacle.
Ces sommes monographiques rassemblent, avec un grand souci
d’exhaustivité, toute la documentation disponible sur le sujet, s’offrant ainsi
comme une base de données utile pour une étude comparée et différentielle
des cénacles du xixe  siècle, et au-delà pour sa compréhension globale.
Toutefois ces groupes sont analysés isolément, sans coordination historique
ou mise en relation structurale avec ceux qui ont précédé ou suivi.
Pour définir l’objet cénacle, les dictionnaires suivent une pente inverse de
celles des manuels d’histoire littéraire en lui prêtant, dans et hors de la
littérature, une sorte de valeur universelle. Pierre Larousse le définit ainsi,
très généralement, comme une « réunion ou parti de gens qui partagent les
mêmes idées, ont les mêmes habitudes ou poursuivent un même but81  ».
Littré y voit, quant à lui, une « réunion d’hommes de lettres, d’artistes, etc.,
qui se voient souvent et sont accusés de s’admirer mutuellement82 ». Cette
dernière acception, comptable de la querelle de la camaraderie littéraire83, a
finalement prévalu sur la première  : l’entrée «  Cénacle  » du Dictionnaire
historique de la langue française (1992), excluant tout autre trait
définitoire, ne renvoie plus qu’à une «  coterie littéraire ou artistique  ».
L’hésitation entre une approche spécifique (micro-historique) et générique
(transhistorique) est manifeste dans le Dictionnaire de la littérature
française et francophone84, qui propose deux entrées  : «  Cénacle  » et
« Cénacles romantiques » ! Ce traitement en deux temps de la notion, sur la
base d’une définition par ailleurs assez pertinente85, trahit une double
tentation : celle d’universaliser le phénomène à une temporalité non définie,
celle au contraire de le circonscrire à la seule période romantique. Dans le
premier article, le sens est étendu à toutes les réunions d’écrivains, depuis la
Pléiade jusqu’à Tel Quel, approche totalisante86 que résume une phrase
laconique extraite d’un autre dictionnaire  : «  Chaque époque possède ses
cénacles87.  » Dans le second article en revanche, en tant que structure
oppositionnelle, il est lié spécifiquement à l’insurrection romantique. Vidé
ainsi de son sens original, il en vient à désigner des structures de sociabilité
qui n’ont entre elles que de lointaines ressemblances88.
Le dernier amalgame – et non le moindre – consiste en l’indifférenciation
de deux strates référentielles correspondant au niveau social (les cénacles
réels) et au niveau fictionnel (les cénacles imaginaires). Il n’est pas rare en
effet, dans l’historiographie, que le « Cénacle de Daniel d’Arthez » (mis en
scène dans Illusions perdues) soit mis sur le même plan que les cénacles
«  historiques  ». Or, la convocation de ce spécimen littéraire à titre de
modèle pose un problème en ce sens qu’un cénacle de papier, inscrit dans
un cadre romanesque, ressortit à un tout autre régime d’analyse –  plus
sociocritique que sociologique. Pour éviter de telles confusions, nous
veillerons à établir le corpus complet des cénacles imaginaires et à les
confronter, de manière critique, aux cénacles dont ils sont tantôt l’image
réfractée, tantôt la métaphore.
Il est nécessaire d’effectuer un tri entre les notions qui viennent d’être
évoquées. Une première série de précisions vise à distinguer le cénacle des
formes abstraites. Pour échapper aux errances de l’histoire littéraire,
toujours encline à se reposer sur des mouvements constitués et des
antagonismes stables, nous entendrons par école littéraire un programme
doctrinal (exposé dans un ou plusieurs textes à caractère manifestaire)
auquel une communauté large ou restreinte est invitée à adhérer, sans que
cette «  doctrine  » soit adossée à un groupe humain réuni physiquement –
 tels ces groupes invisibles, purement dénominatifs, qui essaimeront à la fin
du siècle  : Synthétisme, Somptuarisme, Intégralisme, Impulsionisme,
Visionarisme, Sincérisme, Intensisme, etc. Par mouvance littéraire, on
comprendra le rapprochement par la critique, et non par ceux auxquels
l’étiquette est accolée, d’œuvres et d’auteurs selon des critères éthiques,
esthétiques ou sociaux. C’est le cas de «  l’école du désenchantement  »
(Balzac) ou de «  l’école frénétique  » (Nodier). Le réseau littéraire89 sera
pris ici dans le sens de série significative d’interactions entre des individus
(par exemple, la fréquentation du même café ou la participation au même
journal), sans que des éléments de doctrine soient communs, le cas idéal-
typique étant la bohème, dont les membres se rapprochent par leur position
dans le champ littéraire, par leurs lieux de publication et de réunion, mais
que n’habite aucune tentation de «  faire école  ». Quant au mouvement
littéraire ou artistico-littéraire, nous le considérerons comme l’adoption par
un ou plusieurs groupes, réuni(s) selon des modalités variables, d’éléments
de doctrine esthétiques et/ou éthiques plus ou moins formalisés. Dans
l’optique qui est la nôtre, cette dernière distinction est capitale car le
cénacle n’est pas soluble dans la doctrine esthétique qu’il véhicule, et
inversement celle-ci n’est pas exclusive à un groupement. Dans les faits, les
mouvements du xixe  siècle ne coïncident jamais exactement avec une
formation sociabilitaire unique. Derrière la «  communauté intensive
d’intérêts, de projets et d’affinités90  » qui forme chaque cénacle, se cache
toujours un vaste courant d’idées qui la porte et la nourrit. Aussi l’étude
d’un mouvement doit-elle nécessairement prendre en compte les différents
regroupements qui lui ont été associés, et en retour l’étude de ces
regroupements ne doit pas oublier qu’il n’y aurait là que des coquilles vides
sans le mouvement qui les anime et qu’ils animent. Dans la plupart des cas,
les cénacles ne s’entendent donc qu’au pluriel. Vis-à-vis du mouvement qui
les englobe, chacun d’entre eux se trouve en concurrence, en confluence et
en congruence avec les autres.
Attachons-nous pour finir à la notion centrale, quoique polysémique, de
sociabilité. Dans un cas, elle est disposition psychologique à se plaire dans
la compagnie des autres  ; dans l’autre, elle correspond à un mécanisme
social. Jean-François Sirinelli, pour son histoire des intellectuels, reprend à
son compte ces deux valeurs : l’une se caractérise par la régularité relative
d’un mode relationnel et l’intériorisation, qui en découle, de normes de
comportement  ; l’autre (la sociabilité organisée) est une pratique
relationnelle structurée par des objectifs précis91. La première acception
renvoie à l’histoire des mentalités, la seconde à l’histoire des associations92.
De cette dualité résulte un certain impressionnisme dans les études
consacrées aux sociabilités littéraires. C’est pourquoi nous entendrons ici
par forme de sociabilité la concaténation d’un certain nombre de
caractéristiques relativement fixes93 sous une désignation communément
admise : « salon », « cercle », « café », « cabaret », « académie ». À chaque
forme de sociabilité correspondront donc plusieurs formations
sociabilitaires historiquement observables  : à celle du cabaret seront
associées, par exemple, des formations telles que «  les Hydropathes  » ou
«  le Chat noir  »  ; à celle du café «  le Tortoni  » ou «  la Brasserie des
Martyrs  »  ; à celle du salon «  le salon Ancelot  » ou «  le salon
Charpentier  »  ; à celle du cénacle «  le Grenier de Delécluze  » ou «  les
Mardis de Mallarmé ».

Aux sources du cénacle

L’historien du cénacle se retrouve aujourd’hui dans la situation de


l’archéologue s’efforçant de reconstituer une réalité disparue à partir de
quelques morceaux épars. Plus d’un siècle nous sépare d’un objet dont ne
subsistent que des vestiges. Or, si les sources sont en quantité suffisante,
leur hétérogénéité complique la reconstitution. Qu’on en juge par
l’inventaire suivant, où sont recensées en vrac tous les types de document
susceptibles de contenir des informations directes ou indirectes, factuelles
ou fictionnelles, sur le cénacle  : journal intime, correspondance, album
amicorum, recueil collectif, préface, portrait, manifeste, revue, souvenir,
roman à clés, conférence, dédicace, pamphlet, compte rendu, poème
cénaculaire, essai, portrait de groupe. La diversité de support, de genre, de
forme et de régime d’énonciation pose le problème de l’usage de ces
sources. Traitera-t-on sur le même plan une satire du cénacle publiée dans la
petite presse et une lettre d’un cénaclier à un autre ? Exploitera-t-on de la
même manière une note écrite le jour même dans un journal personnel et
une page extraite de mémoires rédigés vingt ans plus tard94 ?
Reconstruire le cénacle implique une mobilisation intégrale et une
exploitation différentielle des sources. Les documents bruts et
contemporains (correspondances, journaux intimes), en raison de leur plus
grande fiabilité, sont des matériaux de premier choix pour en faire
l’histoire. Les documents raffinés et lointains (souvenirs, fictions) se prêtent
mieux à l’exploration de ses représentations. L’échelle de valeur varie en
fonction des approches en sorte qu’aucune source n’est a priori supérieure à
une autre. Certaines sont néanmoins défaillantes. À la différence des
académies et des associations, le cénacle ne laisse derrière lui aucune
archive rendant compte officiellement de ses faits et gestes. Il rejoint en
cela d’autres manifestations relativement informelles telles que les salons
mondains95 et les dîners d’écrivains, dépourvus de traces écrites
réglementaires. Autre lacune embarrassante : les cénacles n’ont donné lieu,
en leur temps, à aucune étude systématique, qui en dessine le contour
général ou en dresse la typologie. Alors que les cafés sont l’objet de
nombreuses physiologies96, le phénomène des cénacles, pour des raisons
qui tiennent à son goût de la clandestinité, n’a pas été cartographié. Pour les
mêmes motifs, ils sont quasi absents de la presse. Contrairement aux salons,
ouverts aux journalistes, ils tiennent leurs portes fermées aux échotiers et
aux chroniqueurs, de sorte qu’on ne trouve qu’exceptionnellement mention
de tel ou tel cénacle dans les rubriques mondaines. De leur côté, les
cénacliers (même ceux qui travaillaient pour des journaux) n’ont que
rarement médiatisé leurs activités, préférant laisser parler les œuvres ou se
murer dans le silence. Nos sources sont donc en majeure partie des rapports
effectués de l’intérieur par les membres d’un cénacle ou alors de l’extérieur
par des pamphlétaires qui ne l’ont pas connu. Points de vue orientés dans
les deux cas qui compliquent le traitement, imposant pour tous les
documents exploités un rappel de leur contexte d’énonciation.
Le corpus le plus substantiel est constitué par la littérature du souvenir.
Publiés en feuilleton dans la presse, puis rassemblés en volume par d’ex-
cénacliers, les témoignages rétrospectifs offrent une vision en bloc d’un
cénacle, peint avec les couleurs refroidies de l’éloignement. Au point de
vue documentaire, cette source est doublement suspecte parce que s’y opère
une sélection par défaut (défaillance de la mémoire) et une sélection par
choix qui oriente les faits dans un sens (le plus souvent) valorisant. Avec le
recul –  la distance qui sépare les faits de leur remémoration pouvant
atteindre plusieurs décennies97 –, les « témoins » ont tendance à déformer la
réalité dans le sens qui les arrange. Cette ressource n’est cependant pas à
dédaigner car ce que les souvenirs perdent en exactitude et en objectivité,
ils le regagnent ailleurs en perspicacité et en profondeur. L’éloignement
débouche sur une meilleure intelligence d’un phénomène souvent illisible
dans l’ivresse du présent.
En raison de sa proximité avec les faits, la littérature diariste, à la
différence de la littérature mémorialiste, se situe au sommet de l’échelle de
fiabilité. Aussi constitue-t-elle, pour l’historien, une source de premier
ordre. Les journaux personnels apportent des informations concrètes sur la
temporalité (date, heure, jour, durée, fréquence des réunions), sur le
personnel (liste nominative des présents) et sur les activités (rite, causerie,
lecture). Les journaux intimes réintroduisent de la complexité dans le
schéma simplifié et idéalisé du cénacle tel que nous le présentent les
mémorialistes ou les romanciers. Leur force réside dans le fait que, rédigés
sur le vif, sans intention de publication, ils échappent au délit de
« calcul98 », mettant ainsi à la disposition de l’historien et de l’ethnographe
des données sûres. Leur faiblesse, contrepartie du genre, tient dans la
myopie de ses auteurs. Privés de cette conscience de l’Histoire que les
mémorialistes ont si vive, les diaristes manquent parfois l’essentiel,
s’attardent sur des détails insignifiants, s’arrêtent sur des points secondaires
qui regardent leur ego ou leurs petits intérêts et passent sur les événements
capitaux. À ce manque de discernement, contrebalancé par l’observation de
« petits faits vrais » sur les cénacles, vient s’ajouter le fait que les journaux
intimes n’embrassent qu’une période restreinte, et pas forcément la plus
riche. Par exemple, le Journal de Juste Olivier, qui rend compte des
Mercredis de Vigny, ne porte que sur deux petits mois (de mai à
juillet 1830). La correspondance des cénacliers ne permet pas de pallier les
insuffisances des journaux intimes. Bien qu’abondantes, les lettres se
révèlent en définitive assez pauvres en informations. Le fait que la
correspondance ne fasse que rarement part –  sauf dans les cas d’un
événement exceptionnel ou d’une péripétie qui a troublé la routine du
groupe – des affaires intérieures du cercle n’a cependant rien d’étonnant : le
cénacle est un moyen de communication qui supplée à la
correspondance99 : ce qui est dit au cénacle n’a pas besoin d’être redit par
lettres, sauf peut-être lorsqu’il s’agit de néophytes100. Dans ce cas
particulier, l’émetteur de la lettre, désireux de faire partager son étonnement
ou son enthousiasme, se montre très prodigue en détails sur ce qu’il a vu et
entendu. Malheureusement, passé le moment d’euphorie, la correspondance
se raréfie. Le débutant, qui ouvrait de grands yeux sur le spectacle du
cénacle, incorpore ses usages ; bientôt, il cesse de raconter le cénacle pour
le vivre. La source est tarie.
Les « productions cénaculaires » – nous regroupons sous cette étiquette
commode l’ensemble composite des matériaux textuels qui émanent du
groupe  : albums, préfaces, manifestes, recueils, comptes rendus, revues,
épigraphes, dédicaces, poèmes cénaculaires, tableaux de groupe  –
constituent une autre mine de renseignements, quoique délicate à exploiter.
En effet, à l’exception des poèmes cénaculaires et des portraits collectifs,
ces documents donnent du cénacle une représentation en négatif. Muets sur
le déroulement réel des réunions, ils attestent seulement de la synergie
intellectuelle du groupe et de son fonctionnement solidaire. Enfin, sauf cas
de collaboration attestée101, aucun des ouvrages écrits par les membres du
cénacle relevant de ce qu’il est convenu d’appeler les «  grands genres  »
littéraires (romanesque, lyrique, dramatique), ne porte son sceau. Aussi se
voit-on réduit à des conjectures sur la part de responsabilité du collectif
dans la gestation de ces œuvres, y compris celles de nature plus théorique
dont on attendrait qu’elles fussent revendiquées haut et fort par le groupe :
préfaces, manifestes, essais. Pour toutes ces raisons, la production
cénaculaire reste une source problématique, mobilisable à condition d’y
appliquer une grille d’analyse spécifique, moins occupée de l’énoncé que de
l’énonciation.
On l’a dit, la plupart des sources sont issues du sérail. Il en est certaines
pourtant qui échappent à la règle  : il s’agit des pamphlets ou des satires
prenant pour cible un cénacle en particulier102. Que ces textes soient animés
par une forte intention polémique n’enlève rien à leur intérêt. Publiés dans
la presse, en revue ou en plaquette, les pamphlets anti-cénaculaires
s’attachent à démonter le «  système  » du cénacle pour mieux exhiber ses
tares et ses vices. Leur impact sur l’imaginaire collectif peut être
considérable : l’article de Latouche sur la « Camaraderie littéraire » (1829),
souvent cité, fixera ainsi pour longtemps dans les esprits l’image du cénacle
comme groupe sectaire, nanti d’une solidarité en trompe-l’œil.
Le dernier lot de documents est formé par les fictions de la vie littéraire.
Ce corpus n’intéresse, en première apparence, que les représentations
cénaculaires  : le fameux Cénacle de Daniel d’Arthez imaginé par Balzac
n’est-il pas une vue de l’esprit, déconnectée du réel  ? Et cependant, ces
fictions n’en sont pas moins riches d’enseignements sur le plan
documentaire, appuyées qu’elles sont, le plus souvent, sur une observation
attentive de formations réelles, voire inspirées de faits vécus par les auteurs
eux-mêmes. De Murger à Mauclair, en passant par Goncourt, Zola et
Rosny, les romanciers parlent de leur cénacle sous couvert de la fiction.
Usant des libertés permises par le genre, ils en dévoilent les dessous en
même temps qu’ils s’autorisent une réflexion générale sur la forme même
du cénacle, ses objectifs et ses limites.
Ce rapide panorama est, à première vue, peu rassurant. D’abord parce
que les documents recensés sont d’une décourageante variété générique et
énonciative. Ensuite parce que les objets étudiés sont inégalement servis :
autant certains sont bien pourvus, autant d’autres font figure de parent
pauvre. Que savons-nous, par exemple, du cénacle d’Émile Deschamps
hormis ce que nous en apprend indirectement la lecture de La Muse
française ? Que saurions-nous du Cercle zutique et de ses membres sans
l’album qu’ils nous ont laissé  ? La correspondance de jeunesse de Nodier
eût-elle disparu, nous ignorerions à peu près tout de la secte des
Méditateurs. Sur le groupe de Hugo et celui de Leconte de Lisle, deux
cénacles majeurs, les informations sont rares et fragiles. Les Dimanches de
Delécluze ne nous sont connus que par le témoignage de son hôte. Vigny
n’a laissé aucun souvenir, de sorte que notre connaissance des Mercredis
repose entièrement sur les notes hasardeuses de Juste Olivier, visiteur de
passage. Tant du point de vue de la quantité que de la qualité des sources,
chaque cénacle a ses failles : l’Arsenal de Nodier croule sous les souvenirs
mais ceux-ci couvrent la période d’après 1827, soit la période après laquelle
le cénacle dégénère en salon. L’Histoire du romantisme de Gautier nous
donne l’impression de connaître intimement le Petit Cénacle or nous
ignorons tout ou presque du quotidien des Jeunes-France, faute d’une
documentation contemporaine des faits. La publication de la
correspondance de Murger et des autres cénacliers103, vingt ans après,
corrige les effets de l’image déplorable qu’avait donnée de la société des
Buveurs d’eau Murger lui-même dans deux romans à clés104, mais
l’absence de journaux intimes et de souvenirs troublent la visibilité de ce
groupe éphémère. Sur le cénacle réaliste, malgré deux eaux-fortes et
quelques pages de souvenirs éloignés et discutables, dues à Schanne et à
Champfleury, le flou demeure total. Le cénacle de Mendès, aperçu à travers
la satire du Parnassiculet contemporain, se révèle tout aussi insaisissable.
Et on pourrait en dire autant des Jeudis de Zola, des réunions des Nabis, des
Vendredis du Guerbois, des Jeudis de Daudet et des Samedis de Heredia,
toutes formations qui n’ont laissé que peu de traces de leur passage.
Les Mardis de Mallarmé et le Grenier des Goncourt sont au contraire
largement commentés  : sur le salon de la rue de Rome, les souvenirs, les
lettres, les journaux, la littérature endogène, les articles critiques et les
fictions abondent  ; les Dimanches d’Auteuil ont laissé derrière eux une
brassée de souvenirs et un récit à clés (Le Termite de Rosny aîné) qui en
restituent le décor, le climat et les pratiques. Mais, dans leur cas aussi, des
vides demeurent. Renseignés à foison sur la phase terminale des Mardis
(1890-1898), nous sommes très ignorants de leur état naissant (1878-1885) ;
le Journal de Goncourt est une source inestimable pour suivre au jour le
jour le déroulement des réunions, mais il ne contient aucune sténographie
des conversations tenues au Grenier, uniquement des aperçus fugitifs, des
indications de thème et des impressions sans suite.
Pour peu qu’on ne privilégie aucune source a priori, qu’on adopte un
regard critique sur chacune d’elles et qu’on procède à leur croisement
systématique, l’hétérogénéité de la documentation cesse d’apparaître
comme un handicap pour devenir au contraire un avantage105. Quant aux
lacunes documentaires, si elles constituent un obstacle à la connaissance des
cénacles, elles n’en constituent pas à l’intelligence du cénacle, considéré
dans ses invariances. Au total, la documentation dont on dispose, toute
composite et parcellaire qu’elle soit, paraît suffisante pour en écrire
l’histoire, en décrire les activités, en démonter les ressorts institutionnels et
en dessiner les contours imaginaires.
PREMIÈRE PARTIE

Le temps des cénacles
« À cette époque, le temps des cénacles, […] où on pût causer de
poésie, rien que de poésie, était loin1. » (A. Racot)

« Dans leur enthousiasme, dans leur amour pour l’art, ils avaient
[…] formé un camp à part, échafaudé des théories, bâti des
systèmes artistiques, en démolissant tout ce qui les entourait. Ils
avaient même institué pour leur usage exclusif la Société des Vrais
Bons. Jusqu’ici tout allait bien mais sitôt engagés dans cette voie,
ces Messieurs se crurent arrivés : ils s’imaginèrent avoir dompté le
succès ; ils se drapèrent dans leur gloire… future2. » (Ferlet)
Si on le compare à d’autres phénomènes qui ont marqué la vie littéraire et
artistique tels que le spectacle vivant, la presse périodique ou le Salon de
peinture, le cénacle a une durée de vie assez brève. Sa longévité est
toutefois suffisante pour qu’il soit possible d’en écrire l’histoire, depuis son
émergence vers 1800 jusqu’à sa déshérence peu après 1900. Cette histoire
ne commence pas ex nihilo, ni ne s’arrête ex abrupto (le cénacle a une
préhistoire et connaît un épilogue), mais, globalement, elle couvre le
xixe siècle.

L’histoire du cénacle dialogue de bout en bout avec celle de son siècle.


Mais quelle histoire ? Il y a lieu de distinguer trois fils. Premièrement, le fil
de l’Histoire au sens classique du terme, avec ses déclinaisons
événementielle (les coups d’État, les révolutions, les guerres), politique (la
succession des régimes et des gouvernements), législative (les lois sur la
censure et sur l’enseignement), économique, sociale, technique, industrielle,
idéologique, morale et pratique. Deuxièmement, le fil de l’histoire littéraire
et artistique telle qu’elle nous est racontée dans les manuels avec ses faits
marquants (triomphe d’une œuvre, publication d’un manifeste, mort d’un
auteur), ses tendances fortes (succession des mouvements et des écoles,
apparition et disparition des genres), et ses instances de production (édition,
presse) de légitimation et de consécration (salons, expositions, académie).
Troisièmement, le fil biographique, c’est-à-dire l’histoire privée des
individus qui font l’histoire de la littérature et des arts avec son cortège
d’événements prévisibles et imprévisibles (maladie, mariage, voyage,
mort).
Chacun de ces fils est susceptible de se croiser et parfois de se mêler,
durant un temps, à celui du cénacle. La Révolution de Juillet retentit sur le
Petit Cénacle ; la Commune fait souffler un vent révolutionnaire sur le club
zutique de Rimbaud. L’immixtion de l’Histoire dans les cénacles se fait plus
insinuante dans le cas des Mardis, troublés par l’affaire Dreyfus. On ne peut
pas dire pour autant que l’Histoire dicte sa loi aux cénacles : la plupart du
temps, ceux-ci la regardent passer de loin, indifférents à ses soubresauts.
D’une manière générale, ils ne portent pas le sceau de leur temps et
demeurent peu poreux aux événements du dehors : ainsi, alors qu’il existe
des salons estampillés Second Empire ou Troisième République, il n’y a pas
de cénacle Restauration ou Belle-Époque. Le fait qu’on les qualifie de
« romantique », « réaliste », « naturaliste », « symboliste » semble indiquer
qu’ils interagissent davantage avec l’histoire littéraire et artistique. De fait,
les cas d’événements ayant pesé sur le destin d’un cénacle sont légion : de
l’échec d’une revue (La Muse française) à l’élection d’un membre à
l’Académie (Alexandre Soumet), en passant par l’attaque d’un confrère
(pamphlet de Latouche) ou le triomphe médiatique d’un élément du groupe
(François Coppée), le cénacle enregistre des chocs qui le laissent rarement
indemne.
Reste que l’histoire des cénacles échappe le plus souvent – c’est même là
une de ses caractéristiques  – aux accidents, heureux ou malheureux, qui
jalonnent l’histoire littéraire. Certes, tous sécrètent de l’esthétique et visent
pour la plupart à matérialiser, institutionnaliser, des mouvements littéraires,
mais cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas d’exceptions (ainsi de la « secte
des Méditateurs  » ou du cénacle des Buveurs d’eau), ni même que l’on
puisse prendre pour un fait acquis l’identification entre un cénacle et un
mouvement  : celui de Hugo n’accepte l’étiquette de «  romantique  » que
tardivement et du bout des lèvres  ; celui de Mallarmé rejette le label
« symboliste ». Le cénacle étant aussi une affaire humaine, il s’ensuit qu’il
est exposé aux vicissitudes des individus qui le composent  : le
déménagement de Hugo rue Goujon met un terme aux réunions
quotidiennes de la rue Notre-Dame-des-Champs ; le voyage de Delécluze à
Rome entraîne la suspension de ses Dimanches  ; le scandale autour de la
pension impériale de Leconte de Lisle porte atteinte à la réputation de son
salon  ; le décès de Mallarmé signe de facto l’arrêt de mort des Mardis…
Toutefois, là encore, il faut se garder de surévaluer l’impact des accidents
biographiques  : le cénacle étant créé a priori pour durer, il n’est que
passagèrement exposé aux aléas (sauf funestes), et peut fort bien se relever
de l’absence du chef de file ou de la défaillance d’un de ses membres  :
malgré la mort de son fils Anatole en 1879, Mallarmé reprend ses Mardis,
qui dureront plus de quinze ans ; le décès du fondateur des dîners Magny
(Gavarni), dès la première année de sa création, n’entrave en rien sa bonne
marche jusqu’en 1869.
Ainsi, bien que l’histoire des cénacles soit tributaire des événements
historiques, littéraires et biographiques qui la doublent, elle suit son cours
de manière relativement autonome. Cette autonomie explique que la
chronologie cénaculaire ne s’indexe pas sur les chronologies
conventionnelles – celles de l’Histoire et de l’histoire littéraire – avec leurs
dates charnières et leurs périodes circonscrites. Les journées de Juin  1848
n’inaugurent pas une nouvelle ère cénaculaire ; non plus que les « procès »
de 1857 (Les Fleurs du Mal et Madame Bovary), ou la mort de Hugo en
1885. Même la chronologie des mouvements artistico-littéraires et celle des
cénacles ne se superposent pas exactement  : les cénacles labellisés sont,
c’est logique, florissants durant la période où le romantisme, le naturalisme
ou le symbolisme font l’objet de fervents débats et se font plus rares dans
les intervalles où les mouvements sont en retrait. Mais cette similitude
chronologique a des limites, car la vie des mouvements ne se situe pas sur
le même plan, ni ne s’accomplit au même rythme que les cénacles qui leur
sont associés. En fait, ces derniers ont leur propre tempo  : loin de se
succéder comme les gouvernements (ou les mouvements), ils se
chevauchent allégrement durant une période donnée, ou disparaissent
purement et simplement du paysage de l’histoire. Encore la vacance du
phénomène cénaculaire à certaines périodes doit-elle être relativisée. Si l’on
admet en effet que la présence historique d’un phénomène inclut l’ordre des
représentations, autrement dit sa prégnance dans la mentalité collective,
alors la chronologie cénaculaire se révèle moins chaotique qu’il n’y paraît.
En superposant l’axe des faits et celui des représentations littéraires et plus
généralement discursives, on s’aperçoit que le fil du cénacle n’est jamais
totalement coupé. La disparition matérielle des cénacles n’entraîne pas leur
disparition dans les esprits, tant s’en faut, le discours prenant en quelque
sorte le relais des faits. Dans les intervalles où ils sont inactifs, des
«  événements  » textuels surviennent qui en comblent l’effacement
momentané  : articles, pamphlets, poèmes, romans de la «  vie littéraire  »
mettant en scène des cénacles, etc. À cela s’ajoute le fait que, lorsque le
cénacle s’absente, d’autres formes apparentées ou dérivées, assurent en
quelque sorte l’intérim. La sociabilité a horreur du vide  : certains salons
mixtes, dîners, réunions de café, rencontres dans les clubs sont autant de
succédanés du cénacle, pour peu que les conditions de son existence ne
soient plus réunies. Par conséquent, si son histoire connaît des hauts et des
bas, elle n’est en rien discontinue : sa chronologie se déploie par vagues et
dépressions successives, sans connaître de véritable coup d’arrêt.
Ce qui suit est une histoire littéraire et artistique du xixe  siècle sous
l’angle des sociabilités en général et des cénacles en particulier3. Elle
s’appuie en priorité sur des données brutes, contemporaines des faits
évoqués (correspondances, journaux intimes, articles de presse) plutôt que
sur des sources rétrospectives résultant d’un quelconque raffinage
(souvenirs, fictions, romans à clefs). Cette traversée du siècle a pour
objectif principal de procurer au lecteur des repères lui permettant de situer
aussi précisément que possible chaque cénacle sur l’axe chronologique,
mais elle est portée également par l’ambition de lui fournir une batterie
d’informations relatives au personnel (nombre, âge, qualité, rôle), aux
activités (lectures, conversations, publications à l’enseigne du groupe,
mobilisations collectives, stratégies diverses) et à la régulation (périodicité
des réunions, rites d’intégration, système de pérennisation, protocole
d’exclusion) de chaque cénacle. Chacun d’entre eux ayant sa propre histoire
–  étalée parfois sur plus de dix ans  –, on se montrera attentif à son
évolution, en détaillant les phases marquantes de son existence (fondation,
ascension, apogée, déclin). Ce récit sera également entrecoupé de plusieurs
« intermèdes », périodes interstitielles durant lesquelles des sociabilités ou
des fictions occupent le devant de la scène en lieu et place des cénacles
réels.

Si l’on ouvre grand le compas des siècles, on bute d’emblée sur le


problème de la transhistoricité du phénomène cénaculaire. Dans un texte
resté célèbre, Sainte-Beuve soutient qu’il y eut de tout temps des « soirées
littéraires, dans lesquelles les poètes se réuniss[ai]ent pour se lire leurs vers
et se faire part mutuellement de leurs plus fraîches prémices4  ». Depuis
l’Antiquité grecque jusqu’à la Révolution, en passant par l’Italie de
Pétrarque et la France de la Pléiade, «  il a été bien naturel et presque
inévitable, écrit-il, que les hommes voués à ce rare et précieux métier se
recherchassent, voulussent s’essayer entre eux et se dédommager d’avance
d’une popularité lointaine, désormais fort douteuse à obtenir, par une
appréciation réciproque, attentive et complaisante ». Les dictionnaires et de
nombreuses histoires de la littérature française ont accrédité cette
conception transhistorique de la sociabilité cénaculaire. Alain Viala soutient
que « la formation de groupes et de lieux de rencontres et échanges est une
constante des structures de l’activité littéraire en France5  », mais tous ces
groupes ont-ils eu dès la Renaissance et jusqu’à nos jours, une
configuration cénaculaire  ? Plusieurs cercles ou groupes antérieurs au
xixe  siècle ont reçu la dénomination de «  cénacle  » par les historiens  :
citons, parmi les plus connus, et les plus régulièrement dénommés comme
tels, la Pléiade, le cercle de Conrart, les Chevaliers de la Table Ronde dont a
fait partie La Fontaine et le salon du baron d’Holbach. Un rapide examen de
chacun de ces cas représentatifs permettra de vérifier dans quelle mesure ils
répondent à la définition énoncée précédemment.

La Brigade

La Pléiade occupe dans l’historiographie de la littérature française une


fonction matricielle rarement contestée. Depuis le Tableau de la poésie
française au xvie  siècle, où un Sainte-Beuve débutant voyait en elle un
premier modèle de regroupement d’une «  famille d’esprits  », l’idée est
généralement admise qu’un groupe s’est formé, porteur d’une même vision
de la littérature, avec Ronsard pour chef de file et la Défense et illustration
de la langue françoise (1549) pour dogme, sorte de « manifeste » avant la
lettre, écrit sur un ton véhément, où Du Bellay défend le français en tant
que langue littéraire légitime, au même titre que le grec et le latin, au-delà
même de l’italien. Dans cette langue prendront naissance une poésie
nouvelle, un langage nouveau, des genres nouveaux. L’effet de la Défense
et illustration ainsi que des recueils de Ronsard L’Olive et les Odes parus
peu après, a été puissant avant que l’âge classique ne vienne imposer un
nouvel ordre : les Rhétoriqueurs, Marot et autres devanciers sont relégués à
l’arrière-garde en même temps que les genres hérités du Moyen Âge
(« rondeaux, ballades, virelais, chants royaux et autres telles épiceries ») ;
d’autres modèles, grecs, latins et italiens (Boccace, Dante et Pétrarque, en
particulier) leur sont substitués et sont abondamment imités et traduits ; des
genres nouveaux ou remis au goût du jour sont à l’honneur (l’ode, le théâtre
à l’antique, l’épopée nationale, l’épigramme, la satire, l’épître, l’églogue,
l’élégie).
Or, la Pléiade –  et c’est sans doute là ce qui a le plus forcé l’analogie
avec ce qu’entreprendront les cénacles du xixe  siècle  – fonde cette
révolution poétique sur la fabrication d’un imaginaire sacralisant la poésie
et le poète : la poésie, selon Ronsard et ses compagnons, est d’inspiration
divine. Elle confère gloire et immortalité à celui qui la chante parce que
celui-là s’y adonnera sans réserve, parce qu’il saura convertir le don des
Muses par un travail acharné. Cette conception sacerdotale du poète,
profondément liée à la diffusion de la pensée néo-platonicienne en France,
s’essoufflera ensuite mais rejaillira au xixe siècle. La révolution romantique
sera dotée des mêmes ambitions et y répondra avec des moyens en hommes
et des capacités de diffusion autrement plus élevés, avec la même volonté
de faire feu de tout bois, de révolutionner la littérature tout entière, y
compris l’imago de l’écrivain.
La vision idéalisante d’une Pléiade de poètes unis et tendus vers une
même ambition révolutionnaire repose cependant sur un substrat historique
des plus friables. L’appellation trouve son origine dans un écrit de Ronsard :
« Il me souvient d’avoir autrefois accomparé sept poëtes de mon temps à la
splendeur des sept estoilles de la Pléiade, comme autrefois on avoit fait des
sept excellens poëtes Grecs qui florissoient presque d’un mesme temps6.  »
La renommée de l’écrivain a rapidement contribué à corroborer cette
version  ; pourtant les sources soutenant la formation du groupe de la
Pléiade sont ténues et les faits de sociabilité peu sûrs. Aucun des poètes
désignés par Ronsard pour faire partie de la constellation de la Pléiade n’a
confirmé le terme, a fortiori n’a relaté son histoire. Ronsard lui-même n’a
écrit le mot qu’à deux reprises, en 1553 puis en 1556 dans l’«  Élégie à
Chrestophle de Choiseul  » écrite en l’honneur d’un jeune compagnon,
Belleau, et mise en tête des Odes d’Anacréon de celui-ci. Pour compliquer
l’affaire, cette seconde citation associe le terme de pléiade à un autre  :
«  Belleau, qui viens en la brigade / Des bons, pour accomplir la setiesme
Pliade [sic]7 ». Le terme de « brigade » est utilisé à plusieurs reprises par
Ronsard. Comme en témoigne le début des Bacchanales de 1549, ce terme
désigne pour lui la troupe de ses compagnons à l’époque où, avec Baïf, Du
Bellay et quelques autres, il suivait les cours de Jean Dorat au collège de
Coqueret à Paris (Ronsard en a été l’élève de 1545 à 1549). L’ambiguïté n’a
pas été tout à fait dissipée entre le groupe de jeunes étudiants fêtards – de
« compains », dit Ronsard – et les participants à la réforme de l’art poétique
identifiés sous le nom de Pléiade. Les listes fournies par Ronsard ne
s’accordent d’ailleurs pas sur les noms  : entre autres substitutions, dans
l’élégie À Jean de la Peruse, les sept sont Ronsard, Du Bellay, Pontus de
Tyard, de Baïf, Étienne Jodelle, Des Autels et La Péruse. Dans la Vie de
Ronsard, rédigée par Binet, les cinq premiers restent mais les deux derniers
sont remplacés par Dorat et Remy Belleau. Quant à la forme de sociabilité
attachée à cette école littéraire primordiale, le seul témoignage –  de
Ronsard toujours, dans Réponse à quelque ministre – qui avère l’existence
concrète de la brigade, et par extension indue de la Pléiade, concerne la
représentation d’une tragédie, Cléopâtre captive, qui aurait réuni les
groupes de Coqueret et de Boncourt (le collège de Boncourt comptait parmi
ses élèves Belleau, Jodelle et La Péruse). Le succès de la tragédie avait été
suivi d’une fête appelée la «  pompe du bouc  »  : les jeunes gens auraient,
dans l’ivresse du moment, contrefait les rites antiques du triomphe en
offrant à Jodelle un bouc couronné de lierre et en prononçant un
dithyrambe, le tout dans les rires et les libations. Aucune autre rencontre n’a
pu être documentée. En fait de cénacle, il y aurait plutôt à considérer dans
la Pléiade la réalisation d’une «  école littéraire  », première du genre,
autrement dit, d’un ensemble fondé non sur l’activité sociabilitaire ou sur
une collaboration effective mais sur la fabrication, en bonne partie
imaginaire, d’un collectif en vue de soutenir un corps de doctrine et un
réseau d’influences. Sur ce point du moins, l’entreprise de la Pléiade a
parfaitement réussi. Le terme et l’image de la Pléiade sont rapidement
adoptés, le mythe se fixe pour un temps, d’abord au prix de sarcasmes8,
puis s’installe définitivement au xixe  siècle, avec la quête d’un mythe
fondateur par des poètes (les romantiques) qui ont tenté «  d’inventer
rétrospectivement la chose pour laquelle elle avait reçu un nom9 ».
Il est notable que cette opération ait été menée par celui qui est reconnu
sans conteste comme le poète consacré de la Pléiade. Ronsard a grandement
contribué à forger lui-même10, ou par l’intermédiaire de son biographe, la
légende de la Pléiade, il l’a entretenue dans ses échanges épistolaires et
poétiques, il en a fabriqué par bribes et par à-coups un imaginaire
spécifique. Quoi qu’il en ait été de l’existence réelle de ce groupe, il y a
dorénavant un précédent français dans l’élaboration de la croyance en une
poésie sacralisée et en un groupe utopique de poètes mis à son service.

Le cercle de Conrart

Avançons de 80 ans dans l’histoire pour aller à la rencontre du « cercle de


Conrart  », constamment sollicité dans l’historiographie pour consolider le
mythe de la fondation de l’Académie française. À son sujet nous ne savons
que ce que Pellisson en a dit dans son Histoire de l’Académie française. Ces
pages (« De l’établissement ») permettent de se faire une idée assez précise
de la morphologie d’un groupe, qui, par bien des traits, préfigure le modèle
cénaculaire :
Environ l’année 1629 quelques particuliers logés en divers endroits
de Paris, ne trouvant rien de plus incommode dans cette grande ville
que d’aller fort souvent se chercher les uns les autres sans se trouver,
résolurent de se voir un jour dans la semaine chez l’un d’eux. Ils étaient
tous gens de lettres et d’un mérite fort au-dessus du commun.
M.  Godeau, maintenant évêque de Grasse qui n’était pas encore
ecclésiastique, M.  de Gombauld, M.  Chapelain, M.  Conrart, M.  Giry,
feu M. Habert, commissaire de l’artillerie, son frère, M. de Sérizay, et
M.  de Malleville [sic]. Ils s’assemblaient chez M.  Conrart qui s’était
trouvé le plus commodément logé pour les recevoir, et au cœur de la
ville, d’où tous les autres étaient presque également éloignés. Là ils
s’entretenaient familièrement, comme ils eussent fait en une visite
ordinaire, et de toute sorte de choses, d’affaires, de nouvelles, de belles
lettres. Que si quelqu’un de la Compagnie avait fait un ouvrage, comme
il arrivait souvent, il le communiquait volontiers à tous les autres qui lui
en disaient librement leur avis  ; et leurs conférences étaient suivies,
tantôt d’une promenade, tantôt d’une collation qu’ils faisaient
ensemble. Ils continuèrent ainsi trois ou quatre ans, et comme j’ai ouï
dire à plusieurs d’entre eux, c’était avec un plaisir extrême et un profit
incroyable  ; de sorte que quand ils parlent encore aujourd’hui de ce
temps-là, et de ce premier âge de l’Académie, ils en parlent comme
d’un âge d’or, durant lequel avec toute innocence et toute la liberté des
premiers siècles, sans bruit et sans pompe, et sans autres lois que celles
de l’amitié, ils goûtaient ensemble tout ce que la société des esprits et la
vie raisonnable ont de plus doux et de plus charmant. Ils avoient arrêté
de n’en parler à personne ; et cela fut observé fort exactement pendant
ce temps-là. […] Et quand Boisrobert eut vu de quelle sorte les
ouvrages édités y étaient examinés, et que ce n’était pas là un
commerce de compliments et de flatterie, où chacun donnait des éloges
pour en recevoir, mais qu’on y reprenait hardiment et franchement
toutes les fautes jusqu’au moindre, il en fut rempli de joie et
d’admiration11.
Cette description est pour le moins troublante et, en première
apparence, donne raison à Marc Fumaroli lorsqu’il écrit dans La
Coupole, que l’Académie française est le « paradigme sur lequel se
sont déclinés, au xixe, les “cénacles”12 ». Comment ne pas être
frappé en effet par les similitudes morphologiques de ce groupe,
qui fut, comme on sait, la cellule-mère de l’Académie française,
avec celles des cénacles du xixe siècle ? À s’en tenir au récit de
Pellisson et à celui, tout aussi enchanté, de l’abbé de la Chambre13,
maints traits invitent à voir dans la « petite académie naissante » de
Conrart, une anticipation de nos cénacles. Tout semble se passer
comme si, de 1629 (cercle de Conrart) à 1829 (Cénacle de Hugo),
une même forme sociabilitaire s’était trouvée reconduite à
l’identique, avec son cercle restreint de spécialistes, se réunissant
hebdomadairement, en secret, au domicile du leader, pour se
« perfectionner mutuellement » par « amour des Lettres ».
Séduisante, cette hypothèse ne résiste cependant pas à l’examen de
Nicolas Schapira dans son ouvrage consacré à Valentin Conrart14, qui
montre tout ce que le fameux cercle doit à l’imaginaire social. Sans remettre
en question l’existence du groupe, il émet de sérieux doutes sur la relation
de Pellisson, estimant qu’il a surévalué l’intensité de son activité, et
surestimé son indépendance littéraire et politique. Pour ce faire, l’historien
s’appuie sur des incohérences chronologiques (le cercle n’a pas connu trois
années d’âge d’or, comme il est dit, mais une), et s’attache à rappeler la
position des acteurs du groupe dans l’espace socio-politique. Il s’avère, à
l’issue de cette relecture, que nombre de caractéristiques ne sont
qu’illusoirement cénaculaires. À commencer par la fonction du leader. À la
différence des leaders charismatiques du xixe  siècle, tels Hugo ou
Mallarmé, Conrart, plus éditeur de textes qu’écrivain, n’est pas un « chef de
file » proprement dit, mais un « maître de salon » et un protecteur pour son
réseau d’amis. Ces derniers, dont la situation est alors très précaire, trouvent
en lui une sorte de mécène, qui leur offre assistance (repas et argent). En
retour, Conrart parvient grâce à son cercle à « tenir son rang dans la société,
[à] manifester son aisance financière, [à] se poser en bel esprit15  ». Les
relations n’y sont donc pas celles d’un maître à disciple, mais d’un
protecteur à protégé. Autre point discuté par Schapira et fortement remis en
question : les activités du groupe. À en croire Pellisson, le cercle – qui ne
cherchera jamais à se doter d’une dénomination commune, à la différence
de la Pléiade – aurait été exclusivement occupé par des affaires littéraires,
se donnant en particulier pour mission de « purifier » la langue, suivant les
préceptes de Malherbe. Là encore, les choses sont plus nuancées. En fait de
cénacle littéraire, le cercle de Conrart est une réunion d’individus avant tout
préoccupés d’asseoir leur position dans le monde. Schapira rappelle que les
invités de Conrart sont pour la plupart des «  domestiques des grands  » et
que le cercle de Conrart a eu sans doute pour fonction première de faciliter
l’échange d’informations et d’asseoir les pratiques de solidarité pour
renforcer leur position dominante dans l’espace socio-politique. Si la
communion dans la doctrine malherbienne constitue un facteur de cohésion,
la raison d’être du groupe est dans le partage de compétences destinées à
faire valoir leurs intérêts professionnels. Experts en littérature, les confrères
de Conrart sont avant tout des spécialistes en affaires politiques, au sens
large.
Restent la non intégration d’éléments exogènes (mondaines, politiciens,
aristocrates) et le goût de la réclusion et du secret, qui se retrouveront dans
les cénacles du xixe  siècle, hostiles a priori à l’introduction de membres
étrangers à la « corporation » des artistes et des lettrés. Schapira pointe à ce
propos l’étrange contradiction d’un groupe se réclamant d’un
fonctionnement sectaire et basculant quelques mois plus tard (1630) dans la
plus éclatante publicité en s’affichant comme l’embryon de l’Académie
française. En 1629, tous les membres du cercle se sont en effet rapprochés
du Cardinal, certains d’entre eux sont déjà pensionnés par lui, les autres
recherchent ou envient sa protection. Loin d’avoir un caractère fortuit,
comme le prétend Pellisson, l’institutionnalisation du groupe est
l’aboutissement logique d’une stratégie groupale visant à renforcer le
pouvoir individuel de ses membres, à un moment où justement le pouvoir, à
travers la personne de Richelieu, aspire à patronner les hommes de lettres
pour en faire un contre-pouvoir du Parlement. Alliance objective, on le voit,
qui conduit à réviser largement le mythe des origines de l’Académie, forgé
rétrospectivement par Pellisson, faisant de cette dernière une institution
pure et libre, jalouse de son indépendance16.

La Table Ronde

Le cas du groupe de la Table Ronde, qui prend forme vers 1646, a partie
liée avec le précédent. La Fontaine en est l’élément resté célèbre mais
certainement pas l’élément moteur  : il ne le fréquente qu’au cours de ses
séjours à Paris pendant ses études et jusqu’à son mariage17. La Fontaine,
déjà lié à Maucroix et à Furetière, rencontre alors Tallemant des Réaux,
Antoine Rambouillet de La Sablière, François Cassandre. Ils ont tous
environ 20 ans et sont issus de bonnes familles. Ils côtoient des musiciens,
fréquentent des cabarets, surtout celui de la Table Ronde qui donne son nom
collectif aux « Paladins ». Survenue une dizaine d’années après la fondation
de l’Académie française, la formation de ce groupe ne peut se penser
indépendamment de celle-ci. C’est même l’Académie, par son
institutionnalisation rapide et efficace, qui force le groupe des jeunes
hommes de lettres à investir une forme de sociabilité plus souple, plus
festive. Le cabaret joue dès cette époque un rôle de soupape pour un grand
nombre d’hommes de lettres. On ne compte plus ceux qui ont fréquenté
« La Pomme de pin » : Saint-Amant, Charles Sorel, Furetière, Théophile de
Viau, Cyrano de Bergerac, trouvant ainsi une échappatoire aux normes
politiques imposées ainsi qu’aux normes religieuses. Au cabaret on peut
opposer la chanson grivoise et irrévérencieuse au langage docte et mondain
des salons et des académies. Le cabaret se prête mal cependant à
l’élaboration d’une stratégie collective, et sans doute est-ce pour cette
raison que les Chevaliers se sont mis à l’abri, dans le secret de l’intérieur
que le xviie  siècle tend justement à segmenter (installation de toilettes,
changement de statut de la chambre à coucher qui devient un lieu interdit)
et à protéger des atteintes, ou des regards, de l’extérieur. Après quelque
temps de flottement, le groupe se fixe chez Pellisson – le même auquel on
doit le récit de fondation de l’Académie. La solidarité amicale y bat son
plein. Document inestimable pour notre propos, la lettre que Cassandre
envoie à Maucroix, pour le tenir informé de ce qu’il manque des festivités
parisiennes, donne, dans le genre de la poésie cénaculaire, une idée sûre des
activités du groupe.

Primo donc, le sieur Furetière


A lu satire presque entière
Contre nos saigneurs Médecins
Qui font mourir des gens bien sains.
Plus cette même après-dîner,
La lettre écrite contre Énée
Reçut tout l’applaudissement
Que mérite un style charmant.
[…]
Item, épigrammes nombreuses
Avec rencontres très heureuses,
Qu’en latin, mais non de pédant
Nous fit voir Maynard, Président18…
À en croire ce témoignage, le groupe joue un rôle actif dans
l’élaboration et la réception des œuvres de ses membres. Certains
discours paratextuels confirment la cohésion du groupe : les
Poésies diverses de Furetière, en 1655, contiennent ainsi des pièces
dédiées à Maucroix, Pellisson, Cassandre et Conrard. En outre, si
les questions politiques se discutent autant chez Pellisson que les
questions de technique poétique, l’épître de Cassandre relate qu’on
s’est interrogé chez Pellisson, dans la lignée de Ménage, sur les
rapports entre les écrivains (les « gens d’étude ») et le pouvoir (« le
sage gouvernement »), c’est-à-dire que l’on a pris le parti de
l’indépendance de l’homme de lettres face aux « grands ».
Toutefois, il manque aux Paladins, pour se maintenir en tant que
groupe agissant – les séances chez Pellisson vont se poursuivre
jusqu’à l’affaire Fouquet, en 1656, avec une interruption au
moment de la Fronde – la volonté de rompre avec les pouvoirs en
place. Il n’est pas anodin que les deux chefs de file successifs ne
soient pas ceux qui portent en eux le plus grand espoir de
renouveau littéraire mais ceux qui sont les mieux introduits auprès
des milieux autorisés : le premier, Tallemant des Réaux, a ses
entrées au salon de la marquise de Rambouillet ; le second, Paul
Pellisson, protestant comme Tallemant des Réaux, est issu d’une
grande famille de robe. Il n’y aura pas de distinction nette entre
cette « académie des jeunes » et l’Académie officielle, en sorte
qu’on peut y voir plutôt, passé l’épisode du cabaret, une sorte de
marchepied vers l’Académie officielle pour des jeunes gens à la
recherche de protection et d’assise sociale.

Le salon d’Holbach

Après un ralentissement jusqu’en 1710 environ, l’activité mondaine


prend toute son expansion dans la seconde moitié du xviiie  siècle. Les
salons –  ou plutôt la sociabilité mondaine dans laquelle se rangent toutes
sortes de formes de sociabilité ramenées par commodité à l’artefact
historiographique des « salons » – forment alors un vaste tissu sociabilitaire
qui, avec les académies et les cafés, quadrille l’activité sociale des hommes
de lettres. Commence l’âge des salons, dont Antoine Lilti a fait une
description aussi minutieuse que convaincante en jetant bas, documents à
l’appui, la plupart des mythes de la vie de salon19 : son étude a notamment
montré que le mécénat et le clientélisme s’intègrent dans une économie
mondaine du don, que les salons sont autant des lieux de rencontre des
élites urbaines que des instances agissantes dans le champ littéraire. Lilti
rapproche plutôt les salons de la Cour – les éloignant d’autant de la sphère
publique comme centre de critique à l’égard du gouvernement (thèse que
soutenait Habermas)  –, conteste l’idée d’un espace salonnier égalitaire et
irénique sous les auspices de la conversation et enterre la fameuse
opposition entre salons féminins frivoles et salons masculins sérieux. Il
restitue ainsi à cette forme de sociabilité protéiforme et proliférante toute sa
complexité. C’est à la lumière de cette étude capitale qu’il convient
d’envisager le fameux salon d’Holbach, assimilé de longue date à un
cénacle. Clique, coterie, synagogue, sanhédrin, toutes ces images dont on a
affublé le salon réuni par d’Holbach vont ressurgir au moment du
«  complot  » romantique dont on a tant craint, lors de la Restauration
monarchique et catholique de 1815-30, qu’il contamine la France. Où se
situe donc le salon d’Holbach tant par rapport au cadre mondain dans lequel
il s’inscrit que par rapport aux cénacles du xixe  siècle qu’il est censé
annoncer ?
Sainte-Beuve a vu avant tout le monde comment configuration sociale,
position dans le champ littéraire (ou philosophique) et classes de textes (ou
discours constituants) étaient inextricablement liées. «  Au dix-huitième
siècle, la philosophie, en imprimant son cachet à tout, mit bon ordre à ces
récidives de tendresses auxquelles les poètes sont sujets si on les abandonne
à eux-mêmes20  », écrit-il. Non que la poésie ait disparu des tablettes des
libraires, mais elle a principalement trouvé place comme divertissement de
salon, transmise de bouche à oreille, par lettre ou, plus rarement, dans des
recueils de poésies fugitives. Dans ce second xviiie siècle, poursuit Sainte-
Beuve, «  il naquit une multitude de fadaises prodigieusement spirituelles,
qui, avec les in-folio de l’Encyclopédie, faisaient l’ordinaire des toilettes et
des soupers ». Dispersée à travers toute la sphère mondaine, la poésie légère
est devenue alors l’affaire de « tous les gens d’esprit, du monde, de lettres,
ou de cour, des mousquetaires, des philosophes, des géomètres, et des
abbés ». Les poètes, qui avaient les belles-lettres pour profession, prenaient
place quand ils y avaient accès dans les salons, lesquels leur servaient
d’interface pour atteindre et fréquenter les mécènes et les protecteurs
potentiels, ou alors dans les académies, pourvues d’un pouvoir de
consécration plus spécifiquement intellectuel. Les moins bien dotés et lotis
des hommes de lettres venaient grossir les rangs d’une bohème non admise
dans l’espace privé des salons. Naviguant autant que faire se peut entre ces
sphères nullement étanches, ni les uns ni les autres n’avaient en
conséquence de raison de faire quelque chose comme un cénacle. Pourquoi
en effet se seraient-ils enfermés sur une base régulière entre eux et dans une
forme sociabilitaire qui a beaucoup l’apparence du salon. «  Les lectures
d’ouvrages en vers n’avaient pas lieu à petit bruit entre soi, résumera
Sainte-Beuve, […] on ne vit rien alors de pareil à une poésie distincte ni à
une secte isolée de poètes. »
La tentation cénaculaire, comprise comme inclination à donner des
marques tangibles aux relations affinitaires liant les membres du groupe,
n’a pas épargné le xviiie  siècle  : elle s’est acclimatée à un espace
sociabilitaire dominé par les salons et les académies. Elle s’est en outre
déplacée, logiquement, vers le centre d’attraction des hommes de lettres à
cette époque  : la philosophie. Le gigantesque atelier d’idées de
l’Encyclopédie, dirigé par Diderot et d’Alembert à partir de 1747, n’a pas
connu véritablement de lieu attaché à son élaboration. En revanche, elle a
eu des salons acquis à sa cause, dont le plus célèbre est le salon du baron
d’Holbach.
La réputation de la «  coterie holbachique  », selon l’expression de
Rousseau, était solidement établie quand Sainte-Beuve la prend pour ultime
exemple de «  soirées littéraires  » et la raille pour son côté hôtel de
Rambouillet et pour la « débauche d’athéisme » qui s’y dépensait. Ainsi que
l’a révélé Alan Charles Kors21, le salon d’Holbach a bénéficié, avant de
sombrer dans les oubliettes de l’histoire littéraire22, d’une construction
mythique efficace. Comme souvent, l’image qui s’est imposée dans les
histoires littéraires trouve son origine dans des témoignages sujets à
caution, mais validés au fil du temps à l’aide de citations tronquées et de
périphrases univoques. Les Confessions de Rousseau montrent la « coterie
holbachique  » composée d’athées intolérants  ; le philosophe ne précise
cependant pas qui il vise dans cette évocation fielleuse fort orientée par sa
propre rupture avec Grimm, Diderot et d’Holbach lors de la fameuse
controverse avec Hume. En 1797, tandis que la Révolution agonise, les
Mémoires pour servir à l’histoire du Jacobinisme d’Augustin de Barruel
enfoncent le clou  : il y aurait eu un complot de philosophes et de francs-
maçons contre l’édifice religieux, le salon d’Holbach en aurait été le centre
nerveux, Voltaire le grand orchestrateur (alors qu’il ne faisait pas partie des
habitués du salon) et l’Encyclopédie la machine de guerre. Se fondant sur le
texte de Barruel, un roman historique de Madame de Genlis, les Dîners du
baron d’Holbach (1822), soutient à son tour l’hypothèse du complot dans le
«  sanhédrin philosophique  » d’Holbach qui aurait mené, selon elle, aux
horreurs de la Révolution et de la Terreur. Villemain23, Tocqueville et
d’autres reprendront ensuite tout ou partie de la légende forgée morceau par
morceau.
Les choses sont en fait infiniment plus nuancées. L’unité du principe
d’athéisme chez d’Holbach est une fiction : il y avait là autant de déistes, de
théistes, de sceptiques que d’athées convaincus. L’homogénéité sociale des
membres du salon n’est guère plus manifeste. Certes, les hommes de lettres
qui composaient majoritairement cette assemblée étaient des hommes
jeunes (la trentaine) jouissant d’un important capital culturel, issus de villes
de province et montés à Paris, et ayant rapidement bénéficié de protecteurs.
Mais on y trouvait aussi des médecins, des chimistes, des géologues venus
présenter leurs dernières découvertes, des aristocrates mondains ainsi que
«  tous les étrangers de quelque mérite et de quelque talent qui venaient à
Paris24 ». La gent féminine n’était pas exclue : outre la baronne et la belle-
mère d’Holbach, d’autres femmes étaient régulièrement présentes25. Le
Baron lui-même, homme fortuné et tout à fait intégré à la grande société
parisienne, était à la fois un acteur du monde intellectuel et un riche
protecteur. Le lien avec l’Encyclopédie est plus précaire qu’on ne l’a
prétendu : le salon a ouvert ses portes en 1749 et n’a donc rien à voir avec
le lancement de l’entreprise quelques années auparavant. Certes, nombreux
sont les habitués à y avoir contribué (ils forment à eux seuls un cinquième
des 139 collaborateurs de l’Encyclopédie et la majorité des auteurs des
articles qui avaient pour ambition de réformer les pratiques de l’État et de
l’Église, tels D’Alembert, Diderot, Grimm, Le Roy, Marmontel, Morellet,
Naigeon, Saint-Lambert, sans oublier Rousseau), mais nombreux sont aussi
les fidèles du salon à avoir été tenus à l’écart du projet. Contrairement à une
idée reçue, Diderot n’a pas fait de ce lieu le comité de rédaction et moins
encore l’atelier d’écriture des articles de l’Encyclopédie. Il venait s’y
nourrir d’idées, renforcer son goût pour les opinions novatrices, entretenir
ses relations avec certains rédacteurs. Si le salon d’Holbach a eu une
influence sur l’Encyclopédie, c’est plutôt de manière indirecte. Ni athéisme
unificateur, ni projet collectif, ni doctrine politique établie  : il semble que
les contempteurs de la «  coterie holbachique  », aient considérablement
surévalué la cohésion doctrinale, le pouvoir d’organisation et la légitimité
institutionnelle du salon. Les invités partageaient certes des principes
communs (tolérance, progrès), une « sensibilité collective26 », mais pas un
projet unique et cohérent.
Il n’y a donc pas eu de dérive sectaire chez d’Holbach, qui a plutôt mené
vingt années durant un salon plus cohésif, plus homogène et plus subversif
que la plupart des autres. D’après le témoignage de Morellet, le plus
souvent cité, la société d’Holbach (celle de Paris, parce que d’Holbach
réunissait aussi des convives dans sa résidence de Grandval27) se retrouvait
au cours de deux dîners hebdomadaires : le premier, semble-t-il, rassemblait
les relations mondaines, les voyageurs et les diplomates «  qui aimaient et
cultivaient même les arts de l’esprit » ; l’autre ne regroupait que les intimes.
Cette sociabilité à plusieurs étages, ou plutôt en cercles concentriques,
n’avait rien d’unique28 et permettait de jouer en parallèle le jeu de la
cohésion et celui de la mondanité. D’un côté, on jouait (au tric-trac, au
whist ou encore au piquet), de l’autre, on discutait «  histoire, politique,
finance, belles-lettres, philosophie », nous apprend Diderot en 1765. On y
faisait «  grosse chère, mais bonne  » et l’on avait «  beaucoup de disputes,
jamais de querelles », se souvient Morellet. C’est donc sur le terrain de la
parole que le salon d’Holbach a innové. Pas tant dans le contenu politique
des sujets abordés, puisque les salons mondains dans leur ensemble
s’occupaient également, comme le montre Lilti, d’affaires politiques à
travers la transmission de nouvelles de la Cour et des cours étrangères, que
dans la forme des échanges  : chez Mme Lambert ou Mme  du Deffand, on
badinait sur des sujets interchangeables, s’interdisant toute conversation
savante ou réflexion poussée. Chez d’Holbach l’esprit de sérieux avait plus
de droits : « c’est là qu’il fallait entendre, écrit Morellet, la conversation la
plus libre, la plus animée et la plus instructive qui fût jamais : quand je dis
libre, j’entends en matière de philosophie, de religion, de gouvernement, car
les plaisanteries libres dans un autre genre en étaient bannies. » Et il ajoute
à propos des modalités de la conversation : « Souvent un seul y prenait la
parole, et proposait sa théorie paisiblement et sans être interrompu. D’autres
fois, c’était un combat singulier en forme, dont tout le reste de la société
était tranquille spectateur29. » Sans entamer les fondations de la sociabilité
mondaine, d’Holbach a donc réussi à fissurer la loi d’airain des salons
mondains, ce fameux «  esprit de joie  » qu’exigeait Mademoiselle de
Scudéry.
La quasi absence, ou du moins le statut ancillaire du discours littéraire
chez d’Holbach interdit de rattacher son salon aux cénacles du siècle
suivant. Si lieu de sociabilité spécifique il y a chez d’Holbach, c’est dans le
champ politique et le champ philosophique, et accessoirement dans le
champ littéraire, qu’il a agi. Les questions littéraires et artistiques n’y
étaient débattues que latéralement, tandis que celles-ci devaient devenir
centrales, obsessionnelles même, dans les cénacles du xixe  siècle. La
littérature, encore intégrée aux «  belles-lettres  », peine à être considérée
comme un sujet sérieux au xviiie siècle.

Tout change en 1789 avec la brusque disparition de la Cour, dont


dépendaient, directement ou indirectement, les académies et les salons.
C’est dans cette vacance de sociabilité que les hommes de lettres et les
peintres, armés du statut d’artiste dégagé des belles-lettres et des arts
mécaniques, vont échafauder leurs propres formes de sociabilité. De la
Renaissance à la Révolution, nombreux avaient été les groupes à avoir
connu ce que nous pourrions appeler la tentation du cénacle, sans y verser
pourtant  : fondés sur des affinités électives, peu ritualisés, peu soumis au
charisme d’un individu unique, ces groupes n’avaient pas – à l’exception de
l’improbable Pléiade  – investi toute leur énergie dans la défense d’une
cause artistico-littéraire. Ils n’avaient pas non plus, du fait de leur
attachement au pouvoir mondain, académique ou curial, inventé une forme
de sociabilité spécifique, mais plutôt procédé à l’hybridation de formes
préexistantes de sociabilité : le café (La Fontaine), l’académie (Conrart, La
Fontaine), le salon (d’Holbach), tantôt fusionnant avec elles, tantôt
conservant une spécificité relative. Ce phénomène s’explique aisément  : à
l’âge des salons, non plus qu’à l’âge des cénacles, une seule forme de
sociabilité, fût-elle dominante dans un champ, ne peut parvenir à
l’hégémonie. L’espace des sociabilités est un espace de concurrences où
certaines formes s’éteignent (la société chantante dans la seconde moitié du
e
xix   siècle), d’autres naissent ou renaissent (les cabarets à spectacle
littéraire à la même époque) et d’autres encore se maintiennent en tension
sur une longue période (les loges maçonniques, les salons, les académies).
Toutefois, la fonction matricielle de ces groupes, à travers l’historiographie
qui connaît son plein développement au xixe siècle, tient moins à leur forme
réelle – méconnue – qu’à leur forme imaginaire. Ces ancêtres des cénacles
ont engendré, en raison des succès qui leur ont été associés (fondation de
l’Académie, refondation de la poésie par la Pléiade, diffusion des idées
philosophiques à travers l’Encyclopédie), un imaginaire groupal dont vont
se saisir les écrivains et les artistes après la Révolution. Les lieux collectifs
peu institutionnalisés dépendent intimement des traces qu’ils laissent dans
les textes, de l’image qu’ils projettent dans les poésies de circonstance, les
correspondances, les livres de souvenirs et les histoires littéraires. Ces
représentations, fondées ou non sur un substrat historique vérifiable, ont
nourri, tout au long du xixe  siècle, l’imaginaire d’écrivains et d’artistes
avides de pouvoir à leur tour, et cette fois sans le concours d’autres acteurs
sociaux, faire groupe, accomplir leur propre sociodicée.

*
Les origines (1800-1820)

La secte des Méditateurs

L’histoire des cénacles commence avec un groupe qui n’a laissé pour
ainsi dire aucune trace dans l’histoire des arts30 et de la littérature. La
«  société de peintres et de poëtes31  » qui se rassemble autour de Maurice
Quaï à la toute fin du xviiie  siècle ne se rattache à aucun mouvement à
venir  : elle n’anticipe même pas ce qui suivra vingt ans plus tard avec le
romantisme. Elle préfigure en revanche, structuralement, un type de
sociabilité spécifique promis à un bel avenir. La secte des « méditateurs »
est en effet dotée des quatre composantes groupales que l’on retrouvera
chez Hugo en 1830, Leconte de Lisle en 1865 ou Mallarmé en 1885  : un
lieu de sociabilité régulier, un chef charismatique entouré de disciples, des
rites très sophistiqués, une religion de l’art poussée jusqu’au fanatisme. La
secte, comme nous l’apprend Étienne Delécluze dans ses Souvenirs32 sur
l’atelier de David, se réunit au Louvre dans l’entresol situé au-dessus de
l’atelier des Horaces, où logeaient les frères Franque33. C’est là, vers 1797,
que Maurice Quaï, élève brillant de David, commence à endoctriner ses
confrères en leur exposant des théories supposées renouveler radicalement
les principes artistiques. L’audace du jeune homme impressionne son
entourage : il est vrai que Maurice Quaï ne propose rien de moins qu’une
« révolution ». L’artiste veut « reprendre l’art ab ovo34 » en se tournant vers
les Grecs de l’âge primitif. Encore cette rupture va-t-elle au-delà de la seule
contestation de l’esthétique davidienne, car l’élève rebelle préconise
également de ressusciter les «  belles mœurs et les beaux vêtements des
premiers siècles35  », c’est-à-dire de vivre comme à l’époque des Grecs et
des Étrusques. Ses prises de position séduisent quelques disciples de David,
et, bientôt, un groupe de sécessionnistes se constitue, reconnaissables à leur
tunique blanche et à leurs longs cheveux36. C’est cette curieuse «  secte  »
que Charles Nodier intègre en 1802, lors de son deuxième séjour dans la
capitale37 :
Tu avais ouï parler souvent […], écrit-il à son ami Weiss, de ces
artistes qui portaient l’habit phrygien, qui ne se nourrissaient que de
végétaux, qui habitaient en commun, et dont la vie pure, et hospitalière,
était une vivante peinture de l’âge d’or ? Je les ai trouvés. – Il y a deux
mois que je passe mes journées au milieu des méditateurs, que je vis
avec eux, que je mange leur lait et leur miel ; que je m’assieds sur leurs
nattes, et que je retrempe tout mon être à leur école38.
Le portrait que fait le jeune Franc-Comtois du leader de la secte et
de ses cosectaires fait sourire tant il est teinté d’excès. Il n’empêche
qu’il permet de comprendre pourquoi, malgré le peu de consistance
de sa doctrine, le jeune dissident fait un « véritable ravage39 » dans
l’imagination de ceux qui l’écoutent. Maurice Quaï, plus qu’un
« maître », est un leader, dont le charisme passe autant par
l’éloquence que par l’apparence. Nodier y insiste à plusieurs
reprises dans ses lettres à Charles Weiss : il faut le voir40. Ainsi se
trouve dévoilé, dès le début du xixe siècle, le mystère de l’attrait
surnaturel du cénacle, dont l’« influence » s’exerce d’abord
physiquement par la coprésence de tous les membres en un lieu
donné. Au-delà du complexe d’idées sous-tendues par un
prophétisme de la pureté retrouvée, mêlant éthique et esthétique41,
il y a d’abord un visage et une voix : « Sa figure était belle, admet
Delécluze, et sa barbe, qu’il portait contre l’usage général, donnait
de la gravité à sa physionomie, d’ailleurs très avenante. Doué d’une
élocution facile, il portait promptement la conviction dans l’esprit
des autres, aussi devint-il bientôt un véritable sectaire dans l’école
de David, qu’il abandonna en entraînant avec lui plusieurs de ses
camarades42. » « Sa voix, écrit un Charles Nodier totalement
subjugué, est comme l’harmonica, et son éloquence est comme un
parfum délicieux qui flatte doucement les sens, et qui pénètre
toutes les facultés […]. Ajoute à tout cela, les formes sublimes de
l’antique, et ces accessoires romanesques de turban, de manteau de
pourpre, de brodequins, d’essences et de parfums… tu verras que
cet homme est une féerie, un demi-Dieu43 ! » Maurice Quaï tire son
autorité de sa rupture audacieuse avec David qui représente l’ordre
ancien, mais cette autorité est décuplée par une posture
excentrique, qui en fait un modèle fascinant, presque surhumain,
pour ses disciples. Restait à inventer une sociabilité spécifique qui
transformât les « belles leçons44 » du peintre en une « Cène45 »
mystique : le groupe se donne rendez-vous dans un couvent
désaffecté (la Visitation Sainte-Marie), à Chaillot, à l’écart de Paris,
ou bien, s’il fait nuit, chez l’un des cénacliers46 : là on s’assoit en
rond sur des tapis, on fume des tabacs d’orient dans des pipes de
bambous, on mange des oranges et des figues sèches, on lit la
Bible, Homère ou Ossian, et surtout on écoute les sermons inspirés
du Maître : « Maurice s’est levé, il a déployé son grand manteau de
pourpre, et il a parlé une langue si éloquente et si magnifique, que
je croyais lire encore la Bible47. » À l’époque où Nodier participe
aux cérémonies des « Illuminés de l’art », le groupe est composé
d’une dizaine d’individus : Horace et Joseph Hue, Hilaire Perié,
Pierre et Joseph Franque, Auguste Gleizes, Lucile Messageot,
Marcel Prault, Fabre d’Églantine fils48. L’auteur des Proscrits ne
doute pas que ces « noms jusqu’ici négligés par la renommée,
figureront avec honneur parmi ceux des maîtres de la peinture, et
des héros de l’humanité49 ». En réalité, tous sombreront dans
l’oubli après la mort prématurée du maître50. Mais le souvenir du
groupe des Méditateurs, premier cénacle identifiable, demeurera
vivace dans la mémoire collective jusque tard dans le siècle…
Son statut d’hapax dans les vingt premières années du xixe siècle pourrait
laisser penser que la secte des Méditateurs n’appartient qu’accidentellement
à l’histoire des cénacles, qu’elle n’en est que le signal de départ fortuit. Or,
son rattachement à notre chronologie n’a rien d’artificiel car la secte
prolonge son existence dans le discours social. Trente ans après son
extinction, la secte des Méditateurs ressuscite à l’occasion de la publication
d’un article de Delécluze51 dans lequel il établit un parallèle entre les
« Méditateurs de l’Antique » et les poètes du « Petit Cénacle ». Le point de
départ de cette comparaison est ténu (le port de la barbe) mais, explique
Delécluze, il cache quelque chose de profond : les « Gothiques de 1832 »
ont en commun avec les « Antiques de 1799 » la volonté de régénérer les
arts par un retour à la pureté primitive (ici l’Antiquité, là le Moyen-Âge), en
s’inspirant non seulement des canons de l’époque, mais en adoptant son
modus vivendi. S’appuyant sur leur incapacité créative et sur la pauvreté de
leur production, le critique ne se prive pas d’ironiser sur la naïveté de « ces
jeunes têtes » qui s’imaginent « avoir un talent vrai, fort et poétique », qui
se persuadent « de donner une direction nouvelle et heureuse aux lettres et
aux arts52 », uniquement parce qu’ils restaurent « les idées, les usages et le
costume » de leurs ancêtres. Mais, riposte Nodier qui prend leur défense la
même année, en dépit de la bizarrerie de leur comportement et du ridicule
de leur accoutrement, quand bien même ils auraient délaissé la création53
pour se «  réfugier dans la méditation54  », Maurice Quaï et ses cosectaires
méritent considération parce qu’ils sont les premiers à avoir cru dans le
pouvoir régénérateur de l’art et à s’être donné pleinement les moyens de
parvenir à leur idéal de pureté. Au reste, ajoute-t-il, si rien de concret n’a
résulté de cette aventure spirituelle, il n’est pas douteux que Maurice Quaï a
influé sur ses disciples et qu’il « prolonge un reflet réel, quoique inaperçu à
travers notre littérature et nos arts55 ».
De l’aventure fugitive et sans lendemain des Méditateurs, on peut donc
tirer ce premier enseignement que, si le cénacle a besoin d’un substrat
d’idées nouvelles pour prendre, il n’est pas nécessaire que ces idées soient
puissantes ou fécondes. Du moment qu’elles sont appuyées sur les
« principes fixes56 » d’une souveraineté de l’art et de la poésie et articulées
à un savant dispositif rituel, du moment surtout qu’elles sont portées par
une figure charismatique exceptionnelle, elles remplissent leur fonction
cohésive. Les éléments de doctrine approximatifs, voire fumeux57 –
 insuffisants en tout cas pour déboucher sur un mouvement – n’empêchent
pas la secte des Méditateurs de faire groupe. Son succès est avant tout
l’œuvre d’un leader qui, en assimilant l’art à un sacerdoce, réussit à se faire
passer pour un messie, à transformer ses compagnons en disciples et à les
faire adhérer à une même religion de l’Art. Dans la secte des Méditateurs
s’origine donc une formule sociabilitaire qui fait des hommes pratiquant
l’art, non pas seulement de simples agents, mais des mystiques chargés
d’une mission plus haute. C’est à ce titre que cette « tribu d’ange », comme
la qualifiera joliment Nodier, mérite de figurer, en dépit de sa non
descendance, dans l’histoire des cénacles comme son point d’origine, sa
cellule-souche.

Le groupe de Coppet

Une génération plus tard, un faisceau de cénacles voient le jour.


Comment expliquer cette longue période d’interruption  ? L’histoire
mouvementée de l’Empire peut fournir une explication suffisante.
Napoléon, qui se défie des lettrés, des philosophes et autres gens d’esprit,
surveille leurs allées et venues, et met en place, pour les domestiquer, un
système élaboré de gratifications (la fameuse Légion d’honneur, la
reconstitution du tissu académique). Toutes les activités à caractère
clandestin sont traquées, et éliminées. Un texte de Nodier, écrit quelques
mois après la dissolution de la secte des Méditateurs, permet de prendre la
mesure du climat policier qui régnait alors, et de l’absence d’espace pour
l’expression des idées et des formes nouvelles :
Voilà une génération tout entière à laquelle les événements politiques
ont tenu lieu de l’éducation d’Achille. Elle a eu pour aliments la moelle
et le sang des lions  ; et maintenant qu’un gouvernement qui ne laisse
rien au hasard, et qui fixe l’avenir, a restreint le développement
dangereux de ses facultés  ; maintenant qu’on a tracé autour d’elle le
cercle étroit de Popilius, et qu’on lui a dit, comme au Tout-Puissant aux
flots de la mer : Vous ne passerez pas ces limites, sait-on ce que tant de
passions oisives et d’énergies réprimées peuvent produire de funeste ?
Sait-on combien il est prêt de s’ouvrir au crime, un cœur impétueux, qui
s’est ouvert à l’ennui58 ?
Sainte-Beuve a beau prétendre qu’il existe, en 1802, un groupe
littéraire59 autour de Chateaubriand, Fontanes et Joubert, la réalité est tout
autre  : les écrivains et les artistes travaillent séparément, éparpillés qu’ils
sont sur le territoire européen. De 1793 à 1820, tous les penseurs qui
comptent sont soit exilés comme Staël, Constant, Maistre, soit émigrés
comme Chateaubriand, Bonald, Senancour, Rivarol. Les élites sont
contraintes à une vie hasardeuse. La question littéraire est remisée au
second plan, la politique et la philosophie, seules, occupent l’espace. Les
discussions – quand elles trouvent un lieu pour se déployer – se polarisent
autour des moyens d’installer la société sur de nouvelles bases et non pas
sur les fondements à donner à la littérature. C’est le règne des idéologues60,
peu propice aux délires de la poésie, réduite au rang peu enviable de
divertissement.
Le symbole paradoxal de cette dispersion des forces intellectuelles, de
cette impossibilité de se placer collectivement sous une même bannière
artistique et littéraire, c’est le fameux « groupe de Coppet61 » : pendant près
de vingt ans et jusqu’à la fin de l’Empire, Germaine de Staël va recevoir
dans le château familial, près de Genève, « les états généraux de l’opinion
européenne62  ». Constant, Sismondi, Schlegel, mais aussi Byron, Talma,
Chateaubriand, Custine, Guizot, Chamisso, Humboldt, La Harpe, Monk
Lewis, Montmorency, Juliette Récamier, Cuvier, Suard y passent chacun
quelques mois ou quelques années, constituant ainsi une sorte de péricentre
de l’activité intellectuelle. Coppet n’a donc rien du cercle restreint sous les
traits duquel on a voulu le peindre. Stendhal était plus proche de la vérité
quand il parlait des «  six cents personnes les plus distinguées de
l’Europe63  ». D’après un relevé de Béatrice W.  Jasinski, il s’agirait en
réalité de deux cent cinquante personnes, dont bon nombre de couples, qui
auraient fréquenté Coppet entre 1799 et 181664. De quelle sorte de
sociabilité s’agissait-il  ? Les métaphores dont les commentateurs se sont
servis donnent une idée du vague dans lequel Coppet est maintenu  :
«  rendez-vous  », «  bastion  », «  centre  », «  foyer  », «  creuset  », «  lieu de
ralliement  », «  salon  », «  port  », «  lanterne magique  », et bien sûr
« groupe ». Même les invités, fait significatif de son ambivalence, n’ont pas
cherché à le baptiser officiellement. Finalement, l’expression la plus juste
serait peut-être celle de Patrice Thompson : un « atelier65 », ou encore une
« sociabilité portes-ouvertes, permanente et mobile », un lieu de mobilités,
de réseaux, d’échanges, de circulations, bref de paradoxes66. On saisira en
quelques traits ce qui a fait sa singularité. Le rôle de Germaine de Staël ne
peut pas, d’abord, se confondre avec celui d’une maîtresse de salon  : à
Coppet, elle agit comme une « régente67 », une inspiratrice, une animatrice
et en même temps l’une des têtes pensantes. La parole qui s’échange à
Coppet n’est pas non plus la conversation mondaine des salons, ni la
causerie entrecoupée de lectures des cénacles ; c’est un échange d’idées et
de points de vue parfois peu conciliables, qui nourrit la réflexion et dont les
effets se répercutent sur les œuvres des participants. Enfin, les habitants du
château, s’ils se soutiennent dans la presse, s’ils se traduisent les uns les
autres, ne se donnent pas l’ambition d’une œuvre collective. Les nombreux
écrits qui s’y composent – Corinne et De l’Allemagne de Staël, le Tableau
de la littérature française au xviiie  siècle de Barante et Wallstein de
Constant pour la seule période 1805-1810  – se répondent autant qu’ils se
complètent. Enfin, mais ceci vaudrait pour toutes les communautés
artistiques de l’époque, Coppet brille par son interdisciplinarité : les débats
philosophiques, moraux et religieux y tiennent autant de place que
l’engagement politique et littéraire. Cette réunion d’écrivains et d’amis
privilégiés ne ressemble donc finalement à rien de ce qui a pu exister, ou
existera plus tard. « [Les amis de Mme de Staël] ne forment pas une société
codifiée, avec des buts précisés, des statuts, comme une académie. Ils n’ont
pas pour objectif de fonder une revue. Ils n’ont rien d’un parti politique, ou
d’une secte religieuse. Le groupe ne prône pas non plus une certaine forme
littéraire […] ni la révolte. Il diffère également des salons parisiens du
e
xviii  siècle, même s’il en procède, […] en ce qu’il a un caractère tout à fait
international68.  » Bref, quelle que soit son influence intellectuelle69, le
groupe de Coppet n’a guère exercé de pouvoir d’attraction pour les futures
sociabilités cénaculaires.
Le faisceau romantique (1820-1835)

La restauration de la sociabilité

Après l’étouffoir de l’Empire, l’essor des cénacles romantiques profite


d’une explosion généralisée de toutes les formes de sociabilité. Les salons
parisiens, notamment les salons aristocratiques du faubourg Saint-Germain,
renaissent de leurs cendres. La « Restauration » ne s’effectue pas seulement
politiquement avec la remise sur pied d’un régime disparu depuis la
Révolution, elle se réalise aussi corrélativement, au plan des sociabilités,
avec la résurgence d’un modèle mis en veilleuse durant la période de
l’émigration. Parmi les salons « ressuscités », il faut citer ceux de Mme de
Broglie, qui avait repris le salon de sa mère, de Mme  de Staël (point de
ralliement des doctrinaires), de Mme de Duras, de Mme Swetchine, qui eut
une influence notable sur le mouvement religieux de l’époque, de
Mme  Baraguey d’Hilliers, qui réunit les nostalgiques de l’Empire  ; mais
aussi ceux de Mme Récamier, tout entier dévolu au culte de Chateaubriand,
du peintre Gérard, de Mme Ancelot, chez qui se rencontraient les défenseurs
du classicisme et les jeunes romantiques. Les salons ne sont pas les uniques
espaces à profiter du regain d’intérêt de la haute société pour les choses de
l’esprit : l’Université avec les cours très fréquentés de Cousin, Villemain et
Guizot, l’Athénée relancée par les conférences libérales de Constant et
Mignet, la très royaliste Société des Bonnes lettres avec ses nouvelles
recrues romantiques (les frères Hugo), et surtout l’Académie française, ce
fleuron de l’Institut, avec ses réceptions grandioses (Mathieu de
Montmorency) très courues, ne désemplissent pas, et s’offrent comme
autant de lieux de ralliement obligés des hommes de lettres et des femmes
du monde.
Sous la Restauration, il n’est pas toujours aisé de faire le départ entre les
cénacles littéraires et les salons mondains. Contrairement à une idée reçue,
les hommes de lettres ne dédaignent pas de fréquenter ces derniers, assurés
qu’ils sont d’y trouver, à défaut d’un camarade à qui parler littérature, des
personnages influents susceptibles de leur apporter un appui. À une époque
où vivre des seules ventes de ses livres est un luxe rare, les écrivains
viennent encore aux salons dans une posture de client, alors que les
détenteurs du capital économique s’y présentent en protecteurs. Le salon
réactive ainsi la conception cicéronienne du clientélisme, appuyée sur une
relation asymétrique d’échange entre une personne, « le patron », qui offre
protection et aisance en jouant de son crédit, et le « client » qui lui doit en
retour loyauté et soutien70. Inversement, les cénacles des années 1820 se
calquent peu ou prou sur le fonctionnement des salons, dont ils reproduisent
le protocole (civilité, politesse, usages du monde, distinction, présence des
femmes). En 1830, Sainte-Beuve déclara que « le Cénacle n’était après tout
qu’un salon71 ». Cette réévaluation du cénacle, rabaissé au rang de simple
«  salon  », n’était pas dénuée d’arrière-pensées de la part de celui qui en
avait chanté les louanges deux ans auparavant. Mais, au-delà des raisons
personnelles et stratégiques qui la motivent, cette appréciation demeure à
bien des égards pertinente  : à cette époque, en effet, rien ne distingue en
apparence le salon du cénacle hormis le fait que dans ce dernier, c’est un
homme de lettres, et non une femme ou un homme du monde, qui reçoit.
«  C’est sous la forme du salon privé, précise Maurice Agulhon, que se
déroulent, au temps de la Restauration, non seulement la vie de pur loisir et
de délassement, mais encore la vie collective à préoccupation littéraire. Les
cénacles de l’époque du romantisme naissant sont des salons par leur forme
sociologique […] L’évocation des cénacles nous montre d’ailleurs qu’il n’y
avait pas de salons que dans les très hautes classes. Un bourgeois assez aisé
et assez bien logé pouvait fort bien tenir salon pour un entourage moins
bien pourvu72.  » Le cénacle, en somme, est un avatar bourgeois du salon
d’Ancien Régime adapté à l’environnement social post-révolutionnaire. À
l’instar de ce dernier, il n’a d’autre finalité prédéfinie que la co-présence de
particuliers au domicile de l’un d’entre eux, c’est-à-dire qu’il s’agit dans les
deux cas de lieux de sociabilité fondamentalement privés, à l’abri du
passage et fermés aux auditeurs libres. Tous deux ne connaissent également
aucune formalisation institutionnelle particulière  : ils ne reposent sur
aucune charte, sur aucun statut, n’adoptent pas d’ordre du jour. La place
occupée par le « divertissement », si elle n’est plus centrale comme avant la
Révolution, demeure prépondérante, ainsi que le montre l’une des rares
représentations iconographiques73 (voir cahier d’illustrations) qui nous
soient restées de ces réunions que Vigny qualifiait significativement de
«  rares et légères74  ». Cette lithographie, qui représente le «  salon  » de
l’Arsenal, ne nous peint pas des poètes affairés autour d’une table, lisant ou
discutant de grandes questions littéraires et artistiques, mais des hommes et
des femmes, habillés élégamment, dansant la valse, jouant aux cartes,
devisant avec insouciance dans une atmosphère festive. Bref, la forme-salon
et la forme-cénacle s’influencent mutuellement, et rien ne serait plus naïf
que de s’imaginer que le cénacle trouve d’emblée sa formule. Certaines
réunions se trouvent d’ailleurs exactement à équidistance des deux modèles,
tels le salon de Mme Récamier (dont il sera question plus loin) et celui de
Jules de Rességuier qui réalise « l’interface » parfaite entre le petit monde
des lettres et le grand monde des aristocrates :
Il y avait rue Taitbout un de ces véritables cénacles de la littérature et
de l’art où le goût, la grâce et l’élégance se donnaient rendez-vous avec
la critique, réunion charmante d’esprits d’élite et de femmes distinguées
qui, par sa composition, quelquefois aussi par les noms historiques
qu’elle renfermait, rappelait tout à fait l’hôtel de Rambouillet, moins les
précieuses. Malheureusement chez le comte de Rességuier le poète était
doublé d’un homme du monde d’autant plus occupé qu’il était plus
recherché. […] Il fallait voir Jules de Rességuier au milieu de son salon
rempli, entouré et pressé par un essaim de jolies femmes qui lui
demandaient quelques-uns de ses vers inédits75.
Subissant malgré lui l’influence du passé, le cénacle, sous la
Restauration, demeure à l’état de salon. Comme nous le rappellent
les observations rétrospectives d’anciens cénacliers76 – et non des
moindres –, la réunion des poètes n’a rien de proprement artistique,
elle se plie à une codification étrangère, et son identité
institutionnelle demeure – pour le moment – équivoque.
On ne saurait toutefois rabattre complètement le phénomène des cénacles
sur celui d’une sociabilité mondaine restaurée. Le cénacle n’est pas qu’un
lieu de sociabilité  : c’est un groupe fondé sur une homogénéité sociale et
une identité collective. On se rencontre au cénacle entre soi, et, à quelques
exceptions près, entre hommes. Ce point constitue, de fait, la principale
ligne de démarcation entre les deux modèles. On se réunit entre pairs
justement pour échapper à la subordination des salons où règne la maîtresse
des lieux, à qui il faut payer son tribut symbolique. Les poètes comprennent
peu à peu qu’ils ne peuvent compter que sur eux-mêmes pour partager leur
amour de la poésie et mutualiser leurs découvertes. Les raisons qui les
poussent à inventer une sociabilité à leur image sont de plusieurs ordres : en
dépit de leur vitalité retrouvée, les institutions littéraires traditionnelles ont
vu leur prestige s’évanouir et ne remplissent plus, comme avant, leur
fonction légitimante ; les salons de la Restauration ne sont en réalité que de
pâles copies des salons «  littéraires  » influents de l’âge classique  ;
l’Académie, vieillissante, a largement perdu de sa crédibilité et, partant, de
son attractivité77 auprès des hommes de lettres de la « nouvelle école » ; les
autres institutions, accueillantes aux jeunes, telle la Société des Bonnes-
Lettres, finissent elles aussi par décevoir, vidées qu’elles sont de leurs
forces vives. Cette désertion des espaces conventionnels de sociabilité
s’explique plus fondamentalement par la prise de conscience chez les
«  jeunes  » d’appartenir à une caste spécifique. La très moutonnière
Restauration –  Stendhal n’a de cesse de le déplorer  – se révèle,
institutionnellement, en décalage avec les aspirations de la génération
nouvelle, dont l’énergie créative et la volonté de puissance sont sans cesse
bridées par la génération antérieure installée aux postes-clés du pouvoir. Si
les cénacliers sont enclins à se rapprocher les uns des autres et à se
retrouver régulièrement, c’est principalement parce qu’ils appartiennent à la
même génération (ils ont entre vingt et trente ans en 1824) et qu’ils
partagent une même vision dynamique de la société –  en dépit de leurs
prises de position politiques distinctes. Mais cet effet de génération n’aurait
sans doute pas été suffisant s’il n’avait été doublé de ce qu’on pourrait
appeler un effet de vocation. Sous la Restauration, la figure du poète est
auréolée d’une gloire sans précédent. On sera Chateaubriand, Staël, Byron,
Goethe, Lamartine, ou rien  ! On ne sera plus ces «  bouffons qu’on
pensionnait » sous l’Ancien Régime, ces « amuseurs » que le grand monde
« bourrait de cadeaux78 », mais méprisait. « Sous la Restauration, explique
Auguste Jal, […] les artistes et les écrivains ont senti […] qu’ils étaient
quelque chose et que dans le monde ils composaient un monde à part. Ils
ont craint de retomber dans l’état d’où la Révolution de 89 les avait tirés,
voilà tout, et ils se sont groupés79. » Le fait nouveau c’est que les artistes,
fiers de leur condition, préfèrent l’estime de leurs coreligionnaires. Dans les
cénacles, poursuit Jal, «  les artistes se sentaient sous le regard de gens
capables d’apprécier, et c’était assez pour désirer d’avoir leurs
suffrages80  ». Du coup, la préférence va spontanément vers des lieux où
l’on a plus de chance de rencontrer ses semblables : ce seront, côté artiste,
les soirées de Cicéri, les réunions de Duval Le Camus, et les Dimanches des
Devéria ; et côté écrivains, les cénacles de Deschamps, Nodier, Delécluze,
Vigny, Dumas, Hugo…
C’est sur ce fond de liberté retrouvée, d’indépendance revendiquée, et de
fierté partagée de la classe diffuse des artistes et des écrivains que vont
éclore presque simultanément les cénacles romantiques. Durant une
quinzaine d’années (1819-1835), pas moins de sept cénacles voient le jour.
En 1828 un écrivain romantique pouvait aussi bien aller rue Ville-l’Évêque
(chez Émile Deschamps) que rue de Sully (chez Nodier), rue Notre-Dame-
des-Champs (chez Hugo), rue Miromesnil (chez Vigny) ou rue Chabanais
(chez Delécluze). Musset, qui avait ses entrées partout, passait d’un cénacle
à l’autre. Il n’est pas le seul. À cette époque, on observe de constants
transferts de population, malgré les forts clivages politiques. Le libéral
Mérimée, habitué du Grenier de Delécluze, assistera à la lecture de Marion
Delorme chez Hugo, en juillet  1829, et fera quelques apparitions
remarquées chez Nodier. Sainte-Beuve, proche des doctrinaires du Globe à
ses débuts, répond présent aux invitations de Hugo, assiste aux Mercredis
poétiques de Vigny et fréquente les Dimanches de Nodier.
La chronologie des cénacles romantiques se déroule schématiquement en
quatre temps  : le premier s’étend de 1819 à 1824, la date de début
coïncidant avec la publication des Œuvres d’André Chénier par Latouche et
la date de fin avec le « naufrage » de La Muse française, autour de laquelle
s’était cristallisé le cénacle éponyme ; durant la même période le Grenier de
Delécluze, cénacle concurrent parce que libéral et «  prosaïque  », connaît
aussi sa phase la plus intense. La naissance du Globe en 1824, qui vide le
cénacle de la rue Chabanais de ses meilleurs éléments recrutés par Dubois
pour son journal, ouvre une nouvelle ère durant laquelle les romantiques
ultras, orphelins de leur organe, trouvent refuge chez Nodier, qui leur ouvre
grand les portes de son logement de fonction à l’Arsenal. À cette phase de
maturation, où s’élabore tranquillement la doctrine romantique, succède au
bout de trois ans une époque houleuse, militante, marquée simultanément
par le coup de tonnerre de la préface de Cromwell (1827), et par le
déménagement de Hugo, rue Notre-Dame-des-Champs, qui lui permet de
recevoir lui-même ses amis  : le salon du poète devient rapidement le
« quartier général » du romantisme, attirant à lui toutes les figures fortes et
créatives de la poésie et de l’art. Sous l’impulsion du Maître, on passe de la
réflexion à l’action (organisation de lectures, publications de préface,
enrôlement de provinciaux, alliance avec le camp libéral, montage de
pièces). Cette phase hyperactive du cénacle conduit logiquement, tandis que
les autres cénacles se mondanisent (Nodier), balbutient (Vigny lance ses
mercredis en novembre 1828) ou s’affaiblissent (Deschamps et Delécluze),
au point d’orgue qu’est la première d’Hernani en 1830, aboutissement
logique des efforts accomplis. La dernière phase, qui nous mène jusqu’en
1835, constitue une sorte d’épilogue à l’épopée romantique qui l’a
précédée, dont les cénacles ont été les moteurs, et leurs membres les héros.
Autour de Pétrus Borel, se crée en 1830 le Petit Cénacle, modèle réduit du
grand, dont il exacerbe et assume les défauts  : camaraderie revendiquée,
fanatisme de l’art, goût du scandale et des excentricités. Ce cercle, animé
d’un fort dynamisme interne, mais coupé de la dynamique générale qui
avait porté tous les romantiques vers le triomphe d’Hernani, débouche sur
un échec programmé, mais ne s’éteint pas tout à fait ; il connaît un ultime
soubresaut en 1834 avec sa renaissance, sous une forme abâtardie, moins
cénaculaire et plus communautaire, à l’impasse du Doyenné. Cependant, le
cœur n’y est plus. Le temps des mots d’ordre est passé ; celui des farces et
des fêtes lui succède. Ce cénacle aux allures bohèmes, à la décontraction
désenchantée, annonce la grande dépression cénaculaire qui suivra  : les
grands romantiques, partis chacun de leur côté, laissent les jeunes troupes
sur le carreau (les uns repartent dans leur province, les autres se recyclent
dans la petite presse). Le désir d’être ensemble a perdu sa raison d’être. Le
romantisme ayant réussi, le cénacle, foyer de pensées puis tremplin du
succès, s’éteint. Il faudra attendre les années 1860 pour voir resurgir une
vague cénaculaire aussi puissante…

Le cénacle de La Muse française


Le cénacle de La Muse française commence sa carrière bien avant la
fondation de la revue qui lui donne son nom. Le premier cercle romantique
s’ouvre en fait chez Édon au mois de juillet 1818. Abel Hugo lance l’idée
d’un dîner mensuel chez ce modeste restaurateur de la rue de l’Ancienne-
Comédie où l’on compenserait «  l’insuffisance du menu par une poésie
variée ». Chacun des convives serait tenu de « montrer un échantillon de ce
qu’il [a] fait dans le mois81 » : couplets grivois, essais de prose et de poésie.
« M. Ader et moi, se souvient le docteur Véron, nous chantâmes chacun une
chanson, taillée sur le patron de toutes les chansons du temps.
M. Malitourne lut de la prose, et M.  Victor Hugo, alors dans sa première
jeunesse, nous récita la traduction en vers d’un des chants de l’Énéide.82  »
Fantaisie de potaches épris de poésie, cabaret improvisé, ce Banquet
littéraire se donne néanmoins comme une première ébauche de
regroupement, d’autant que le projet d’écrire un recueil de contes ne tarde
pas à naître. Victor Hugo, seize ans, est cependant le seul à livrer sa
contribution et les banquets mensuels cessent dans le courant de 1819.
L’initiative n’échoue qu’en apparence puisque l’on retrouve les noms de
plusieurs participants au sommaire d’une revue que les frères Hugo,
récemment diplômés, décident de fonder. Lancée en décembre  1819, la
revue, farouchement catholique et royaliste, s’intitule Le Conservateur
littéraire pour mieux se placer sous l’égide de Chateaubriand et ajouter une
sorte de supplément littéraire au Conservateur, principal organe des
penseurs ultraroyalistes.
Dans ses deux premières années d’existence, Le Conservateur littéraire
est pour l’essentiel rédigé par les trois frères Hugo, mais dans le troisième
volume (d’octobre  1820 à mars  1821) apparaissent quelques signatures
nouvelles  : celles de Saint-Valry, d’Émile Deschamps, de Jules de
Rességuier et d’Alexandre Soumet, signe que dans l’intervalle un
authentique groupe de poètes s’est formé. Jacques Deschamps, bourgeois et
fin lettré, avait naguère eu l’honneur de recevoir régulièrement dans sa
maison de la rue Saint-Florentin la fine fleur de la poésie impériale,
Fontanes, l’abbé Delille, Ducis, Lebrun, Parny. Quinze ans plus tard, ses
deux fils, Émile et Antony, cherchent à renouveler cette féconde
expérience. Le groupe se forme par affinité et capillarité : Soumet, qui avait
logé chez les Deschamps lors d’un séjour à Paris, amène ses compatriotes
toulousains Guiraud et Rességuier, Deschamps présente Hugo à Vigny, ce
dernier attire ses compagnons d’armes France d’Houdetot et Gaspard de
Pons, Latouche, collègue de Deschamps au ministère et co-auteur avec lui
de deux pièces de théâtre, introduit les libéraux Jules Lefèvre et Louis
Belmontet, Victor Hugo présente son ami d’enfance Saint-Valry à
l’assemblée, et ainsi de suite. À l’exception des libéraux, il s’agit, comme
l’écrira Sainte-Beuve avec une pointe de mépris, de «  jeunes hommes, la
plupart d’éducation distinguée ou d’habitudes choisies, aimant l’art, la
poésie, les tableaux flatteurs, la grâce ingénieuse des loisirs, nés royalistes,
chrétiens par convenance et vague sentiment83 ». Ces petits messieurs sont
tellement attachés à la Société des Bonnes-Lettres qu’ils laissent les
Annales de la littérature et des arts, l’organe de la Société, absorber Le
Conservateur littéraire. L’opération est un soulagement pour Hugo, qui
écrit à Rességuier en avril  1821  : «  Le Conservateur s’est réuni aux
Annales. Cette réunion des deux recueils m’a fait plaisir en me débarrassant
d’un travail permanent qui me fatiguait depuis longtemps ; d’un autre côté,
je n’aurai plus un journal à la disposition de mes amis, comme l’était le
Conservateur, et cette privation compense, de reste, le plaisir84. » À force
de se fréquenter régulièrement, des habitudes s’acquièrent, des rites
s’instituent, qui renforcent les liens d’amitié entre les membres. Cette
amitié inconditionnelle s’accompagne d’une tendance suspecte à
l’admiration mutuelle, dénoncée avec ironie par Sainte-Beuve :
L’on était là tout entre soi dans la loge grillée… C’était au premier
abord, dans ces retraites mondaines, quelque chose de doux, de
parfumé, de caressant et d’enchanteur  ; l’initiation se faisait dans la
louange  ; on était reconnu et salué poète à je ne sais quel signe
mystérieux, à je ne sais quel attouchement maçonnique, et, dès lors,
choyé, fêté, applaudi à en mourir. Je n’exagère pas  : il y avait des
formules de tendresse, des manières adolescentes et pastorales de se
nommer85.
Pour le critique, le salon des Deschamps ressemble décidément
trop à une chapelle. Le temps est proche où Latouche dénoncera
publiquement les pratiques douteuses de ces « petits princes de la
poésie86 » trop empressés de se décerner des lauriers.
En attendant, à la fin d’année 1821, s’amorce un nouveau cap. Le groupe
se décide à entrer dans «  l’arène littéraire87  ». Chacun, si l’on en croit
Hugo, travaille à son œuvre  : «  Lefèvre est encore dans l’incertitude,
Soumet fait des vers superbes, Pichat cherche son manuscrit, Émile nous
promet toujours le Fou du roi, Gaspard rit à Versailles, Rocher pleure à
Grenoble près de son père dangereusement malade, S[ain]t-Valry fait ses
Pâques à Montfort88.  » L’année suivante, quatre poètes se lancent  : Hugo
publie ses premières Odes, Vigny ses Poèmes, Soumet et Guiraud
triomphent dans les théâtres parisiens, l’un avec ses Macchabées, l’autre
avec Saül et Clytemnestre. Enfin, Persan publie les Tablettes romantiques,
premier d’une longue série de keepsakes placés sous l’égide du romantisme.
À ce groupe si bien lancé, si bien accueilli, ne manque désormais qu’un
chef de file… Les candidats sont nombreux. Il y a Soumet et Guiraud, tout
auréolés de leurs succès récents ; Nodier, qui a rejoint le groupe en 1823 et
qui depuis plusieurs années écrit des articles de critique pour défendre le
romantisme ; enfin Hugo, dont la puissance perce déjà derrière la jeunesse.
Chacun d’eux, à ce stade, peut prétendre à la direction du groupe.
La cohésion et les succès poussent le cénacle à concevoir, au printemps
1823, le projet d’une revue mensuelle de critique et de création qui serait sa
voix en restant plus indépendante que feu le Conservateur littéraire. Ce sera
La Muse française, de glorieuse mémoire malgré ses onze mois d’existence
à peine. Pour mettre au point le sommaire, on se réunit chez l’un ou l’autre
des rédacteurs  : «  Avec quel plaisir, se souvient Charles Brifaut, je me
rappelle nos réunions du matin, ces déjeuners sans apprêts, mais non sans
agrément, où MM.  Victor Hugo, Alfred de Vigny, Émile Deschamps,
Soumet, Guiraud et tant d’autres apportaient si obligeamment chez moi leur
riche contingent de vers et de prose ! Mon petit appartement si joli et si frais
de la vilaine rue du Bac semblait une ruche d’abeilles89 […].  »
L’enthousiasme est réel, mais l’audace est relative. La prudence idéologique
de la revue et l’hétérogénéité de ses membres ont été maintes fois discutées.
Sans entrer trop dans les détails, retenons qu’il s’agit d’une publication
spécifiquement littéraire en un temps de politisation extrême de la
littérature, que cette publication a produit au moins un manifeste – «  Nos
doctrines » que signe Guiraud dans la livraison de janvier 1824 – et qu’elle
s’est montrée suffisamment séditieuse pour déclencher un séisme dans la
famille royaliste. En neuf mois, entre décembre  1823 et août  1824, des
représentants de la Société des Bonnes-Lettres, du Mémorial catholique de
Lamennais, de l’Institut et de l’Université vont prendre la parole, relayés
dans plusieurs cas par le Moniteur, pour fustiger les «  excès  » du
mouvement romantique90. La rédaction avait pourtant été mise en garde : en
septembre  1823, Lamartine avait écrit à Hugo  : «  Vous parlez enfin
littérature dans un sens net et vigoureux, vous êtes sorti de l’hémistiche et
de la diphtongue, vous attaquez le vif, il le fallait  ; seulement allez
doucement dans le début, suivez la pente et le courant de l’opinion qui se
forme ; ne la devancez pas trop, autrement vous ferez un haro universel ! »
Vue a posteriori, La Muse française peut paraître timide, il n’empêche
qu’elle a franchi les bornes de l’acceptable aux yeux des institutions
officielles qui étaient censées la soutenir, y compris financièrement. Des
trois phases par lesquelles passe une avant-garde, le cénacle romantique de
1824 a en définitive accompli les deux premières  : adhésion et
différenciation91. La troisième, celle de la rupture, sera franchie contre son
gré…
Un faisceau de causes ont été avancées pour expliquer le sabordage de La
Muse française qui eut lieu, malgré la fronde de Vigny, Hugo et Nodier, à
l’été 1824  : les ambitions académiques de Soumet92, et dans une moindre
mesure de Guiraud, le renvoi de Chateaubriand du ministère des Affaires
étrangères et l’offensive académique en seraient responsables93. Dans les
trois cas, le lien aux institutions est en cause. La grande affaire de
l’étiologie de La Muse française concerne la rupture avec les sociétés et les
académies dans le giron desquelles elle était née. Victor Hugo, plus que tout
autre, est un poète lauréat, comme l’a bien compris Léon Thiessé, critique
du Mercure du xixe siècle, quand il écrit  : il «  est une des colonnes de la
Société des Bonnes-Lettres : on l’accueille dans certains salons ; de grands
seigneurs le protègent  ; le Trésor le pensionne94  ». Il en va de même de
Soumet et du distant Lamartine, pensionnés, et de Guiraud, titulaire de la
Légion d’honneur. Le lien organique n’est pas moins fort à l’égard des
instances de consécration que des institutions culturelles d’État  : les
poétesses Louise Belloc, Delphine Gay et Amable Tastu ont été primées par
l’Académie française, de même que Pichat, Guiraud, Hugo et Soumet, ces
trois derniers ayant également reçu des palmes aux Jeux-Floraux. À
l’inverse des groupes ultérieurs, le mouvement romantique des poètes de La
Muse française n’est pas né contre le pouvoir en place, mais au sein de
puissantes institutions officielles. Il n’accédera vraiment à la maturité et à la
légitimité qu’en se libérant d’elles95, non sans avoir, pour y parvenir,
inventé sa propre forme de sociabilité.

Le Grenier de Delécluze

Dans l’autre camp politique, on n’est pas moins désireux de bousculer


l’ordre établi –  quoique d’une manière différente. Entre les façons un peu
rudes des libéraux et les manières affectées des royalistes, l’écart est
perceptible. L’habitus est différent. Le principe de regroupement des deux
clans repose en revanche sur les bases analogues d’un réseau d’amitiés
fortifié par le « culte des lettres96 » et par des sympathies politiques. Tandis
qu’Émile Deschamps reçoit ses camarades rue Saint-Florentin, Étienne
Delécluze commence, vers 1820, à inviter chez lui, dans son appartement
situé à l’angle de la rue Chabanais et de la rue des Petits-Champs, une
poignée de jeunes littérateurs, prosaïques et réalistes, formant ce qu’un
chroniqueur du Journal de Paris appelle «  la quatrième école des
romantiques97 ». Dépourvu de charisme et de volontarisme, Delécluze n’a
pas l’étoffe d’un chef d’école. «  D’abord, il est fort laid98  » (Stendhal)  ;
ensuite, il est «  un peu simple  » et «  assez ignorant  » (Sainte-Beuve).
L’homme a «  beaucoup écrit99  », mais peu de choses marquantes –  à
l’exception de son tardif David (1855)  –, rien qui justifie qu’on vienne
l’écouter ou le consulter. La jeunesse libérale aurait-elle trouvé en lui un
franc-tireur romantique  ? Pas davantage. Delécluze est un incurable
classique, pire, un «  adversaire  » acharné des romantiques qui n’aura de
cesse de « combattre, de railler, de chicaner, de diminuer ou de nier [leur]
mouvement100 ».
Le succès de ses Dimanches s’explique par une série de facteurs
concomitants : à défaut de porter l’auréole du Poète, Delécluze porte celle
du critique d’art dans le journal des Débats, grande revue dont il tient la
rubrique des «  beaux-arts  » depuis 1822. Ce poste prestigieux lui confère
une grande autorité auprès de la jeune génération. À cette qualité d’expert
en peinture, Delécluze joint celle d’artiste peintre (c’est un ancien élève de
David) et d’excellent connaisseur des littératures étrangères, grecque et
anglaise en particulier, qu’il lit dans le texte. À défaut d’être un créateur
génial ou un penseur original, Delécluze est un homme qui a beaucoup lu et
beaucoup vécu. En définitive, et aussi paradoxal que cela puisse paraître, ce
que les visiteurs viennent chercher au Grenier, et qui les y retient, c’est le
contradicteur éclairé, l’objecteur cultivé, discutant de bonne foi, et avec de
solides arguments, les doctrines romantiques. En sus de ses qualités
humaines et intellectuelles, le maître de maison a deux atouts, le premier
d’ordre matériel, le second d’ordre relationnel. Propriétaire d’un logement
simple mais bien décoré, Delécluze dispose d’un espace d’autant plus
favorable à la réception intime de ses confrères et amis qu’il est célibataire
et par conséquent, libre de les accueillir à tout moment  : les invités sont
attendus le dimanche après-midi de 14  h à 17  h dans le «  donjon du
cinquième  », mais aussi le mercredi pour des séances supplémentaires
consacrées à la traduction des auteurs anglais, voire d’autres jours de la
semaine pour des lectures exceptionnelles. Enfin, Delécluze jouit d’un
réseau de relations très riche, dû à sa fréquentation des rédacteurs du Lycée-
Français, des journalistes des Débats et des habitués des soirées de Viollet-
le-Duc, son oncle, dont les «  Vendredis101  » se tiennent dans le même
immeuble. À ceux-là se joignent, également, les «  lecteurs  » de
Shakespeare102, les connaissances de l’éditeur Sautelet103, et un peu plus
tard, les collaborateurs du Globe104  ; au total, une quarantaine d’invités
potentiels, qui, dans la réalité, ne dépasseront jamais plus de six à dix
personnes par séance.
La force d’attraction des Dimanches doit cependant beaucoup à un
homme  : Stendhal –  qu’on appelait encore Henri Beyle  – gravit pour la
première fois les cinq étages de l’immeuble de la rue Chabanais en
février  1822, introduit sans doute par le baron de Mareste, et devient
rapidement «  l’attraction  » principale du Grenier. Ses déclarations à
l’emporte-pièce, mi-sérieuses, mi-bouffonnes, sont aussi attendues que
redoutées par l’assistance. Le sage Delécluze a beau s’en irriter, il ne peut
s’empêcher, par-devers lui, de leur trouver de la profondeur105, à tout le
moins de l’esprit. Beyle dérange mais séduit. Bien qu’il n’admire point
l’homme et encore moins ses théories, Sainte-Beuve admet que c’est grâce
à sa présence roborative que «  les matinées de M.  Delécluze  » ont été si
«  suivies  », au point, dit-il, que le «  bruit en transpira dans le monde
lettré106  », grâce aussi à ses doctrines inouïes sur le romantisme que le
cénacle de la rue Chabanais a joué un rôle si important dans le mouvement
de rénovation littéraire des dernières années de la Restauration. Ironie du
sort, c’est en tolérant chez lui cet homme qu’il considérait comme un
« bouffon » et qui était en réalité le « général d’avant-garde de la révolution
littéraire107 », que Delécluze propulsa ses Dimanches dans l’Histoire.
Mais les séances hebdomadaires du Grenier ne se résument pas à une
logomachie entre un classique têtu et un romantique enragé sous le regard
d’une assistance béate. D’abord, comme le rappelle Sainte-Beuve, le
« galetas plafonné108 » de la rue de Chabanais n’abrite pas n’importe qui :
entre 1824 et 1830, se retrouve là toute l’intelligentsia libérale  ; académie
brillante composée de littérateurs tels que Jean-Jacques Ampère, Albert
Stapfer, Ludovic Vitet, Paul-Louis Courier, Charles de Rémusat, Théodore
Leclercq, Cavé et Dittmer, Duvergier du Hauranne ou Mérimée auxquels
s’ajoutent des historiens, des naturalistes, des voyageurs et des érudits.
Ensuite, l’aréopage participe activement aux débats lancés par l’hôte et son
trublion : au Grenier – c’est Beyle lui-même qui le dit – « la discussion est
ferme et franche sur tout et avec tous109 ». Le maître des lieux veille sur la
conversation, coupant dans leur élan tous ceux qui veulent disserter en solo,
flatter autrui ou faire de l’esprit. Comme le montrent les procès-verbaux de
Delécluze110, l’engagement des participants est réel, parfois très vif  :
chacun dit son mot, défend son point de vue, argumente sans concession. Si
le cercle s’accorde à trouver la poésie détestable, en particulier celle des
romantiques de «  l’autre bord  », il diverge sensiblement sur la question
épineuse du romantisme – le sujet du moment – quand bien même le théâtre
de Shakespeare fait l’unanimité. Conscient d’avoir en face de lui un parterre
d’élite – ce public de happy few dont il rêve depuis longtemps en secret –,
Stendhal n’hésite plus à avancer les propositions les plus téméraires pour
réformer le théâtre français. Les pages clés de son second Racine et
Shakespeare sont discutées âprement au printemps 1825111. Passées les
résistances initiales, Beyle finit par faire des émules. En quête de voies non
encore frayées, la jeunesse «  écoute Beyle pour retirer de ses discours
incohérents, mais toujours spirituels et parfois lumineux, ce qu’ils
renferment de bon, pour en faire l’application à des essais dramatiques112 ».
Mérimée et Vitet sont de ceux-là. Les conversations portent leurs fruits,
débouchant sur des œuvres, testées au cours de lectures ouvertes à un public
plus élargi que celui du cénacle : le mardi 22 février 1825, Rémusat lit sa
pièce, Les Noirs, drame en cinq actes, devant un auditoire « nombreux113 »,
composé des cénacliers et de quelques notabilités extérieures en vue
(Lebrun, Trognon, Scheffer, Jouffroy). Le 14 mars suivant, c’est au tour de
Mérimée, l’enfant prodige du groupe, de donner la primeur de ses pièces
dramatiques en un acte. L’auteur lit, en quatre séances successives étalées
sur un mois, tout le Théâtre de Clara Gazul. L’année 1826 offre également
son lot de lectures  : c’est d’abord Ludovic Vitet en janvier  1826 avec ses
Barricades, puis Charles de Rémusat avec un «  drame nouveau de sa
composition (Féodalité)  », enfin Théodore Leclercq récite deux nouveaux
Proverbes le 12  avril 1826 devant un large parterre pour moitié composé
« d’inconnus », pour l’autre moitié de familiers du Grenier114. En raison du
nombre important d’invités, le cénacle est transféré dans des lieux plus
adaptés aux circonstances (salon d’Ampère, de Cerclet, de Dubois et de
Fiévée). Cercle de lectures érudites à l’origine, puis foyer de discussions
littéraires, il évolue donc peu à peu vers une formule orientée vers l’action
et la médiatisation, associant lectures semi-publiques d’œuvres en cours et
critique sur le vif de ses qualités et de ses défauts, anticipant ainsi sur une
évolution structurelle que devaient également connaître, plus tard, les
réunions de Hugo et de Vigny, avec leurs fameuses lectures de drames
romantiques.
Ne connaissant depuis 1820 que deux interruptions115, le cénacle de
Delécluze monte en puissance jusqu’en 1828, pour décliner et s’éteindre en
1830. Pourquoi le Grenier –  auquel Stendhal rendra pourtant ce vibrant
hommage : « Je ne saurais exprimer trop d’estime pour cette société. Je n’ai
jamais rien rencontré, je ne dirais pas de supérieur, mais même de
comparable116  » –  n’a-t-il pas laissé la même empreinte que son rival
poétique  ? Les causes sont multiples  : il y a d’abord le fait qu’il est pris
dans un réseau de sociabilités réunissant, à des occasions nombreuses, les
mêmes hommes : les salons de Lady Morgan, de Stapfer, de Viollet-le-Duc,
de La Fayette, de Guizot. Même si on lui reconnaît sa spécificité, le cénacle
de Delécluze tend à se perdre dans la masse des sociabilités de l’opposition
libérale. Il y a aussi l’inappétence de Stendhal et Mérimée à s’imposer
comme leader : le premier est trop ironique, le second pas assez combatif.
Au reste, Beyle s’est retiré très tôt du débat romantique après avoir constaté
que son Racine et Shakespeare était passé inaperçu. Un troisième obstacle
vient de ce que le Grenier subit dès 1824 la concurrence d’une société sœur,
au destin plus glorieux. En septembre de cette année, le premier numéro du
Globe sort des presses. Alors que Hugo en est encore à ignorer
«  profondément ce que c’est que le genre classique et que le genre
romantique117  », la nouvelle revue se réclame du romantisme, et ne tarde
pas à être identifiée par les classiques comme le corps d’armée principal des
rénovateurs littéraires. Or le noyau de la rédaction du Globe correspond à
celui des Dimanches de Delécluze  : Dubois, rédacteur en chef, Vitet,
Duvergier de Hauranne, Rémusat, Ampère, Cavé, Dittmer, Mérimée…
Malgré la concurrence de Dubois qui, à partir de la fin de 1824, prendra
l’habitude d’inviter chaque lundi ses collaborateurs dans son appartement
de la rue Saint-Benoît118, le Grenier poursuit tant bien que mal sa carrière,
jusqu’au moment où il est rattrapé par l’Histoire : à l’approche de 1830, les
préoccupations politiques effacent les questions littéraires. Le désir de jouer
un rôle dans les événements, l’empressement à obtenir une place119, ont
raison du « petit club120 » de Delécluze. « La politique avait rassemblé les
membres du Cénacle ; la politique les disperse121 », résume Robert Baschet.
En attendant, aura passé par ce modeste cénacle, sans hélas y laisser de
descendance (l’école romantique libérale achève là sa carrière), à la façon
d’un météore, «  ce mouvement d’idées, ce courant, ce conflit brillant et
tumultueux » qui a agité le monde littéraire de 1825 à 1830.

Les Dimanches de l’Arsenal

«  On continua de se voir isolément et de s’aimer à distance122.  » Ce


qu’écrit Sainte-Beuve à propos des années 1824-1827 est exagéré, même si
la sociabilité romantique traverse durant cette période une espèce de
passage à vide. Les romantiques impénitents sortent affaiblis du sabordage
de La Muse française, mais libérés de leurs entraves académiques et
politiques. En outre, ils ont trouvé un refuge providentiel à l’Arsenal.
Charles Nodier s’y installe en effet avec sa famille le 14  avril 1824 pour
prendre possession de ses nouvelles fonctions de bibliothécaire du comte
d’Artois. Dès les premiers mois d’ouverture du salon, Vigny et Hugo (on se
souvient qu’ils avaient fait corps pour défendre l’encombrante Muse
française, contre l’avis de Soumet, Guiraud, Deschamps et Rességuier qui
voulaient, eux, la sacrifier) se montrent très assidus. Ils y font la
connaissance des amis de Nodier : le baron Taylor, futur administrateur du
Théâtre-Français, et Alphonse de Cailleux, directeur des Musées royaux. Ils
se frottent également à une multitude de littérateurs et d’artistes de diverses
obédiences qui font partie du «  réseau  » de l’auteur de Trilby  : Amédée
Pichot, le traducteur de Lord Byron, Auguste Jal, critique d’art et historien,
Charles Weiss, le bibliothécaire de Besançon, ami d’enfance du maître de
maison, Achille Devéria et son frère Eugène, auteur de la « perle » du Salon
de 1827 (La Naissance d’Henry IV), Alfred Johannot, son frère Tony, futur
illustrateur de l’Histoire du Roi de Bohême. Charles Nodier n’est pas une
forte tête comme Hugo, mais dans les premiers mois de l’année 1825,
l’homme fait l’unanimité auprès des jeunes romantiques qui se cherchent un
maître : depuis la défection de Soumet, Nodier s’impose comme le patron
naturel du romantisme, et l’Arsenal comme son quartier général.
Significativement, une Épître sur le Romantisme, parue fin avril  1825,
rappelant les mésaventures dont a été victime le groupuscule de La Muse
française, donne le premier rôle à Nodier et à son salon. S’adressant à
Monseigneur l’évêque d’Hermopolis, qui les avait fustigés en son temps,
l’auteur, G. Maillard, écrit :

Naguère on les a vus, honteux et consternés,


Cacher dans leur album leurs vers infortunés :
Mais quand tu leur montrais la véritable route
Loin d’y vouloir entrer, leur cohorte en déroute,
Indocile aux avis de la saine raison
Fuyait, en maudissant ta prudente leçon,
Et courait chez Nodier entretenir le schisme123.

Ce 16 août 1824, jour où Mgr Frayssinous avait prononcé son


Discours, La Muse était déjà défunte, mais, chez les classiques, on
avait dû rapidement se rendre à l’évidence, et constater que le
groupe qui l’avait fondée restait bien vivant. Dans une note ajoutée
à la fin de son Épître, G. Maillard se montrait d’ailleurs plus
explicite sur le rôle joué par le maître de l’Arsenal : « M. Charles
Nodier est l’un des plus ardents disciples de l’école romantique. Il
la défend dans toutes les occasions, avec un zèle et une chaleur qui
pourraient même le faire considérer comme le chef de cette
nouvelle littérature.124 » Il n’est pas sûr que l’intéressé se soit senti
à l’aise dans cet emploi (vacant)… Ulric Guttinguer note dans ses
Mémoires qu’à la lecture de ce passage Nodier aurait « fait la moue
et levé ses grands bras en l’air125 », geste désabusé qui semble
traduire un embarras vis-à-vis du rôle de leader que ses camarades
rêvaient de lui voir endosser, et dont maintenant ses adversaires lui
renvoyaient l’image. Indiscutablement, les jeunes romantiques
attendaient beaucoup de lui, en particulier qu’il s’imposât comme
leur théoricien et s’engageât résolument dans la lutte. À défaut d’un
patron, ils trouvèrent en Nodier un parrain : en dépit de son
scepticisme souriant (résumé dans sa devise favorite : « Qu’est-ce
que cela me fait126 ? »), le bibliothécaire de l’Arsenal se révèle un
défenseur efficace de la cause romantique, toujours prêt à soutenir
ses représentants dans la presse, à leur prodiguer des conseils, à les
entourer de son affection.
Ce parrainage a pour théâtre l’Arsenal. Chaque dimanche, le maître de
maison accueille son ancien cercle d’amis et ce qui subsiste du « faisceau
d’amitiés littéraires127  » de La Muse française  : le cénacle romantique
s’élargit donc, s’enrichissant encore, après 1827, de nouvelles recrues
aspirées par la réputation des soirées de l’Arsenal (Dumas, Musset, Sainte-
Beuve). Les romantiques prennent désormais l’habitude de se retrouver vers
six heures du soir pour un dîner d’une douzaine de convives (les « dîneurs
de fondation » et les « dîneurs de hasard128 »). L’après-dîner est réservé à la
« causerie », laissant souvent la part belle à Nodier qui aime à essayer ses
histoires sur un public choisi129. La fin de la soirée, de dix heures du soir à
une heure du matin, est consacrée au jeu (whist, boston ou écarté), à la
lecture (drames ou poèmes), au chant (les « Mélodies130 » de Marie) et à la
danse (valse et contredanse). Dans cet asile du romantisme, les hommes
éprouvent leurs idées, testent leurs vers, élargissent leur horizon de pensée,
consolident leur amitié… Entre 1824 et 1827, les sujets de discussion ne
manquent pas : on réagit – ironiquement  – aux attaques des classiques131,
on commente âprement les articles du Globe (qui propose, en quelques
mois, pas moins de vingt définitions différentes du romantisme132), on
déplore l’élection manquée de Lamartine à l’Académie, on se réjouit de la
nomination de Taylor au Théâtre-Français, on planifie des voyages en
commun, on met au point des collaborations (L’Album des quatre
voyageurs), on s’attelle à la fondation d’une Académie provinciale, on
réfléchit ensemble à la fondation d’un «  théâtre du temps133  », bref, on
s’évertue collectivement à poser, conformément aux vœux d’un disciple
impatient, «  les bases immuables du romantisme134  »… Les libéraux ne
participent pas directement à cette réflexion  ; ils sont rares dans ce salon,
pour ne pas dire absents (Stendhal n’y mettra jamais les pieds et Mérimée y
fera une apparition tardive et fugitive). Cependant l’ouverture d’esprit est
suffisante pour qu’on y discute loyalement les thèses libérales de
«  l’adversaire  » qui, contrairement aux habitués de l’Arsenal, dispose de
plusieurs organes de presse (Le Globe et Le Mercure). C’est aussi chez
Nodier que le clan de La Muse française découvre que le romantisme n’est
pas seulement un phénomène littéraire : des éditeurs (Tastu, Ladvocat), des
illustrateurs (Johannot et Devéria), des décorateurs (Julien-Michel Gué),
des peintres (Delacroix), des musiciens (Zimmermann), des directeurs de
revue (Pichot), des journalistes (Janin, plus tard Planche), des écrivains
venus de province (Turquety, Galloix) se mêlent au petit groupe des poètes.
Le cénacle a désormais un pied dans tous les milieux intellectuels et
artistiques. L’atmosphère y est aussi moins confinée, plus décontractée, que
dans le petit salon de Deschamps. Nodier, en somme, solidifie les liens
amicaux entre « romantiques » tout en assouplissant leurs positions, jugées
parfois trop radicales de son point de vue. En conviant à ses Dimanches de
vieilles amitiés issues du bord opposé (Auger, Duval, Ancelot), Nodier
invite ses amis à faire connaissance avec leurs « ennemis ».
Là s’abordaient de la meilleure grâce du monde, les champions des
deux camps dont le salon de Nodier était l’unique point de rencontre, et
qui, nulle part ailleurs, ne se fussent croisés sans se heurter. […] Grâce
aux douceurs de l’armistice, les romantiques s’avisaient qu’il y avait
des classiques sans perruque, et ceux-ci que tous les romantiques
n’étaient pas de mise à Charenton135.
Auguste Jal fut également frappé par ce climat de tolérance qui
enveloppait les soirées de l’Arsenal :
On rencontrait des adversaires chez Nodier, jamais des ennemis ; les
partis y conservaient leur force de raison, ils abdiquaient leur aigreur et
la violence de leur logique. […] Dans les temps de la plus grande
exaspération, lorsque […] l’art tentait des routes nouvelles et jetait le
fanatisme dans quelques têtes passionnées, les soirées de l’Arsenal
étaient remarquables par l’union qui ne cessa jamais de régner entre
tous les visiteurs de cette maison136.
L’Arsenal, dans la lutte assez vive qui oppose classiques et romantiques
durant la Restauration, est donc une sorte de terrain neutre. Or cet espace de
neutralité convient parfaitement à son hôte, homme de lettres en vue, bien
en cour et proche des ultras au pouvoir, mais usé prématurément par la
maladie. Né en 1780, Nodier est, en 1825, le doyen du clan romantique  :
ancien professeur, détenteur de la Légion d’honneur, membre de
l’Académie de Besançon, et bientôt de l’Académie française, il occupe une
position trop confortable au sein des institutions pour occuper la fonction de
conquérant symbolique. Comprenant les limites de son action, conscient
qu’il ne pourra lui-même se faire leader du mouvement, Nodier se dévoue à
la cause de son pupille : « Si jamais on se souvient de moi, écrit-il à Hugo
quelques années plus tard, c’est parce que vous l’aurez voulu, parce que j’ai
été, non pas même l’obscur précurseur indigne de délier les cordons de vos
souliers, mais un vieil ami qui a chéri votre jeune gloire, et qui a fêté votre
berceau137.  » En septembre  1825, Nodier remet symboliquement les clefs
du mouvement à celui qu’il considère déjà comme le véritable «  gérant
universel et majordome des romantiques  »  : «  Nos propositions ont été
accueillies comme je m’y attendais. Il ne s’agit plus que de les réaliser, et
de mettre en système ce qui n’est qu’en hypothèse. C’est maintenant votre
affaire138 […]. » Nodier passe donc le relais, et livre ses ultimes consignes à
son cadet  : il faut structurer le romantisme, lui offrir un système, une
doctrine, faire d’un salon mondain une école littéraire à part entière, afin de
mieux abattre les concurrents potentiels. Hugo prendra cette exhortation au
sérieux, tandis que le « bon Nodier », donnant à son salon une forme plus
mondaine, se repliera sur des travaux n’engageant plus que lui (contes,
souvenirs, bibliophilie).
En 1825, l’unité du romantisme n’est pas encore réalisée : tout oppose les
artistes du salon de Nodier aux normaliens du Grenier de Delécluze. Les
rédacteurs du Globe marquent une hostilité persistante à l’égard des
romantiques de l’aile droite réfugiés à l’Arsenal. On soupçonne ces derniers
de demeurer des adversaires acharnés des Lumières, on raille leurs façons
salonnières, leurs mystérieuses allures d’initié. Un article de 1825 résume
en quelques traits saillants ce qui oppose les deux groupes… en omettant de
mentionner tout ce qui les rapproche : « Ennemis de la Révolution, les uns
ne demandent à la littérature nouvelle que des pleurs, des gémissements et
surtout des inspirations religieuses  ; tandis que les autres la voudraient
énergique et vraie, philosophique et positive139.  » Lamartine d’un côté,
Stendhal de l’autre… La ligne de fracture ne passe pas seulement par
l’inspiration, elle passe aussi par le genre  : les amis de Nodier sont des
versificateurs, les confrères de Dubois des prosateurs, préoccupés
essentiellement de la question dramatique (ils appellent de leurs vœux un
théâtre national historique en prose, délivré des unités, libre et vrai). Tous
leurs efforts portent sur ce domaine. On défend Shakespeare, on porte aux
nues le Théâtre de Clara Gazul de Mérimée, on encense le Racine et
Shakespeare  II (qui égratigne au passage les deux principaux leaders du
romantisme adversaire  : Hugo, Nodier)  : «  Toujours prêt au combat,
l’auteur poursuit l’ennemi, le harcèle, le presse, sous quelque forme qu’il se
présente140 », écrit un rédacteur anonyme du Globe. Malgré les nombreux
points de convergence, plus nombreux désormais que les sujets de
dissensions, le rapprochement peine à se faire entre les deux courants
rivaux du romantisme. C’est de cette situation que rend compte, de manière
très pittoresque, un rédacteur du Courrier des théâtres en 1825 : « C’est une
chose singulière que le parti romantique, à voir comme il est composé ! Il a
comme une armée, ses troupes légères et sa phalange pesante ; il a son aile
droite et son aile gauche, et quelquefois les deux ailes se combattent sans se
reconnaître, comme dans les attaques de nuit141. »
Peu à peu, le climat devient plus favorable à la réconciliation entre les
deux « écoles142 » : d’abord l’adversaire commun faiblit. En 1825 les voix
radicalement opposées au romantisme se raréfient. La cause romantique
progresse dans tous les journaux, spécialement dans la presse dite libérale.
Le meilleur exemple est l’évolution du Mercure de France. Hostile aux
romantiques de la Muse, ce journal, passé des mains de Thiessé à celles de
Latouche, est moins sévère pour leurs œuvres et va jusqu’à accueillir les
collaborateurs de la défunte revue dans ses colonnes (Deschamps, Vigny,
Guttinguer y donnent quelques pièces). Inversement, ces poètes expriment
leur adhésion aux principes du Mercure et du Globe. De Deschamps à
Latouche, de Latouche à Dubois, de Dubois à Rémusat et de ce dernier à
Stendhal, la chaîne se lie entre tous les jeunes romantiques, monarchistes,
libéraux ou indépendants. Deschamps est même sollicité par Dubois en
février  1825 pour rédiger une rubrique de «  Variété  » dans son journal…
Aboutissement naturel de cette évolution  : les amis de Nodier font une
« visite collective143 » à Dubois pour le remercier des réponses vigoureuses
qu’il a données contre l’ennemi commun. Ce ne sont pas là les seuls signes
encourageants  : en 1825, la nomination du Baron Taylor au Théâtre-
Français est accueillie favorablement par Le Globe.
Certes, les hommes du Globe, par réflexe partisan, se montrent toujours
très sévères pour les productions des fidèles de l’Arsenal : ni Cinq-Mars, ni
Bug-Jargal, ni Les Poèmes antiques et modernes n’ont leur faveur. Pour
Duvergier de Hauranne, par exemple, l’un des théoriciens du Globe, ces
œuvres ne sont pas satisfaisantes  : «  aucun ouvrage d’imagination n’est
venu confirmer la nouvelle doctrine144.  » Les disciples de Nodier sont
encore tournés vers le passé, la poésie germanique, et sacrifient trop à la
veine frénétique… Si les hommes sont là, et les idées aussi, les œuvres
manquent, qui les illustrent. Il n’empêche, les signes s’accumulent
indiquant un rapprochement : le romantisme dit « conservateur » s’affirme
de plus en plus, notamment par la voix de Hugo. Dans la préface de ses
Odes et Ballades (novembre  1826), celui-ci rédige une sorte de manifeste
dans lequel il revendique la liberté pour le poète : « La pensée est une terre
vierge et féconde, dont les productions veulent croître librement145. » Voilà
qui ressemble singulièrement aux revendications du Globe et du Mercure en
faveur de la liberté de l’art. Réaction de la Société royale des Bonnes
Lettres dans les Annales  : « C’est un terrible révolutionnaire en littérature
que M. V. Hugo146. » Le Globe, pour sa part, se réjouit de cette évolution, et
ne se prive pas de le remarquer :
Nous avons bien souvent relevé avec sévérité, écrit Dubois, les
défauts de ce jeune poète, son dédain sauvage de la langue, ce goût des
images incohérentes, cette rudesse de rythme, et bien plus encore cette
affectation du désordre et de l’étrange dans les idées. Cependant, il faut
le reconnaître, quelque déplaisir qu’on éprouve à la lecture de ces
compositions, elles frappent l’imagination ; c’est un délire, si l’on veut,
mais un délire de poète. M.  Victor Hugo est en poésie ce que
M. Delacroix est en peinture147…
Ainsi, tandis que Hugo fait un pas vers la liberté, Le Globe en fait
un vers le lyrisme. Tout est prêt pour que les deux fractions du
romantisme se rapprochent jusqu’à, dans une certaine mesure,
fusionner.

Le Cénacle de la rue Notre-Dame-des-Champs

En 1824, l’Académicien Auger, pour déstabiliser la «  secte naissante  »,


ironisait en ces termes sur la désunion des romantiques : « Comme ils n’ont
ni dogme fixe, ni discipline établie, ni chef institué, ils ne marchent pas tous
de front, ni du même pas148. » À l’époque, en effet, le romantisme péchait
par manque de cohérence et d’unité. À partir de 1827 et jusqu’en 1830, la
«  secte  » se cristallise  : le romantisme trouve son nom, son chef, sa
discipline et peut-être son dogme, comme en témoigne cette lettre
enthousiaste d’Évariste Boulay-Paty, jeune provincial qui vient de pénétrer
dans le salon de Victor Hugo  : «  Il y a toujours des gens de lettres de la
nouvelle école ou des artistes à s’y réunir. […] C’est une société d’amis où
l’on est sans étiquette, et où l’on chante à cœur ouvert […] je t’assure que
c’est une douce jouissance que de se retrouver au milieu de tous ces
talents149.  » Au printemps 1827, les époux Hugo ont quitté le logis des
beaux-parents, rue du Cherche-Midi, pour s’installer dans un appartement
de la rue Notre-Dame-des-Champs. C’est là que naît le Cénacle avec un
grand « C » dont l’origine remonte à la rencontre de Hugo et Sainte-Beuve,
alors jeune journaliste au Globe, juste après la parution en janvier 1827 de
deux articles sur les Odes et Ballades, favorables et profonds. Très vite, une
amitié quasi fusionnelle naît entre l’apprenti rimeur et le poète confirmé.
Adopté par la famille tout entière, Sainte-Beuve, qui sera bientôt
l’hagiographe de Hugo et de son cercle, se révèle l’allié idéal et le meilleur
gatekeeper, au sens que donne à ce terme Michael Farrell150. Passées les
lectures de Cromwell, plusieurs personnalités d’exception vont se joindre au
duo : les anciens de La Muse (Soumet, Deschamps, Vigny), des fidèles de
Nodier, des confrères de Sainte-Beuve et des indépendants (Ulric
Guttinguer, Dumas et Balzac), une cohorte de jeunes poètes (Paul Foucher,
Fontaney, Nerval, Musset), de brillants critiques (Gustave Planche, Jules
Janin, Victor Pavie) et des artistes (Delacroix, Devéria, Boulanger, David
d’Angers), tous prêts à se vouer corps et âme à l’idéal romantique, tous
fascinés par l’aura de celui qui l’incarne. La fermentation littéraire est
intense au milieu de tous ces talents. Dans ce cénacle, on travaille plus
qu’on ne se délasse. La productivité de Hugo crée une forte émulation  :
«  Nous travaillons tous, écrit Paul Foucher, son beau-frère, Victor est
comme une colonne au milieu de nous tous et nous jette de temps en temps
une Orientale comme un pavé sur des fourmis151.  » Ceux qui fréquentent
simultanément le salon de Nodier et le Cénacle de Hugo sentent la
différence  : «  Ici, écrit Victor Pavie, l’on respirait comme une odeur de
poudre […] L’on eût dit un conseil de guerre152 […].  » La métaphore
guerrière est significative  : le Cénacle de Hugo a pour vocation de
constituer une armée, la plus large et unie possible, pour aller à l’assaut des
classiques. Si l’Arsenal était le camp retranché du romantisme, le Cénacle
de Hugo en est le quartier général. La bataille romantique peut alors
débuter. Les chants et les danses, les rencontres avec les académiciens et les
ministres sont réservés aux seuls Dimanches de Nodier. Chez Hugo on ne se
réunit plus qu’entre alliés et on regarde dans la même direction : vers l’unité
doctrinale et le triomphe collectif.
Contrairement à Deschamps, Nodier, Delécluze et Vigny, qui ont leur
jour, la famille Hugo tient table ouverte, créant là un précédent, une entorse
au protocole mondain. Cette disponibilité permanente (le maître reçoit des
visites à toute heure de la journée153) crée une continuité affective qui
contribue puissamment à la cimentation du clan. Victor Pavie est le seul
cénaclier à avoir laissé une peinture circonstanciée de ces soirées
mémorables154 : après le dîner familial, dîner sans façon et plein d’entrain,
les hommes gagnent «  la chambre au lys d’or  » pour parler littérature.
Grâce aux informations glanées ici et là dans les lettres et les journaux
intimes, on apprend que tel jour le Cénacle a passé « toute l’Académie en
revue155  », que tel autre il a fait des «  objections  » sur la préface des
Orientales156, que tel autre encore il a écouté Planche lire un projet de
préface157 pour ce même recueil  ; le plus souvent, si l’on en croit Adèle
Hugo, on se dit les vers158 de la veille ou on en improvise159 de nouveaux ;
mais aussi bien on médite sur les conceptions nouvelles160 ou réagit à
l’actualité littéraire et théâtrale161. La conversation est générale, quoique
«  soumise à l’ascendant irrésistible de Hugo, à sa doctrine lumineuse,
énoncée avec un organe enchanteur162  ». Le charisme du chef de file
impressionne les nouveaux venus, qui se dévouent immédiatement à sa
cause. Les objections sont admises, à condition qu’elles ne portent pas
atteinte aux principes. Dans l’enceinte du Cénacle, la critique est en effet
subordonnée à la Cause romantique. Pour avoir oublié cette règle,
Théophile Foisset, qui s’est permis un jour une «  timide remarque  »,
soulève un tollé : heureusement, « le Dieu se montr[e] clément. D’un geste
olympien, [Hugo] ramène le calme. “Voyez-vous, mon cher Foisset, nous
autres, nous ne nous critiquons jamais, parce que la critique nuit à
l’originalité. D’ailleurs la critique est une chose impie, car c’est Dieu qui a
fait le poète !” Des tonnerres d’applaudissements saluèrent cet oracle163 ».
Turquety n’est pas moins surpris par la violence que déchaîne une critique
déplacée dans la presse :
Croiriez-vous que, pour quelques mots défavorables à Hugo qui ont
été mis dans La Quotidienne dernièrement, dans un article signé J.-J.
(Jules Janin), Hugo a menacé de le faire périr sous le bâton  ? Sainte-
Beuve brandissait une clef qu’il tenait à la main, en prononçant des
invectives164…
Si le Cénacle ne plaisante pas avec la Poésie, les soirées n’ont rien
d’une grand-messe solennelle, surtout pendant le dîner. Pavie est
héberlué de la gaieté qui règne autour de la table :
Pour celui qui envisagerait le génie d’un homme dans son adresse à
découper le gigot de mouton, le pauvre poète jouerait un triste rôle ; car
il s’est montré, dans cette opération, fort au-dessous de ses Odes, et
même de ses Ballades. Il versa une assez grande quantité de sauce sur la
table pour s’attirer les risées de sa femme et les plaisanteries du beau-
père165.
Moins collet monté que le groupe de La Muse française, le Cénacle
n’hésite pas à faire des virées au Cabaret de la Mère Saguet pour de
joyeuses agapes. Son chef, au reste, n’a rien de la solennité d’un Maurice
Quaï ou de la sévérité qui caractérisera plus tard Leconte de Lisle. Selon
Marie Nodier, «  Hugo préférait de beaucoup le tabarinisme166 le plus
pernicieux à la plus éloquente des tirades, et [il] était homme à le travailler,
à le roder, à l’aggraver, et à en rire jusqu’à extinction167 ». À l’époque, les
calembours, les proverbes travestis et les locutions détournées font fureur
rue Notre-Dame-des-Champs. Deschamps les multiplie à l’envi168. Tel qui
veut intégrer le clan doit maîtriser ses codes au plus vite. David d’Angers
qui fait son entrée au Cénacle en février  1829 réussit son examen de
passage  : «  Il mange et cause bien, et débute dans le calembour avec
succès169 », rapporte Victor Pavie, rompu depuis longtemps à cette pratique.
Ainsi, au Cénacle, on communie autant dans la poésie que dans la
plaisanterie…
La découverte mutuelle de Sainte-Beuve et de Hugo conduit en premier
lieu au rapprochement entre les deux branches du romantisme. Magnin,
Mérimée et plusieurs autres assisteront dorénavant à ces moments
climatériques que sont les lectures dramatiques. L’adoption par Hugo de la
formule du romantisme comme « libéralisme en littérature » et ses prises de
position contre la peine de mort scellent cette nouvelle alliance. Au reste, le
syncrétisme du Cénacle n’est pas que politique  : désormais peintres,
musiciens, historiens et écrivains polygraphes s’épaulent et font marche
commune vers un romantisme universalisé, sous l’égide de Hugo.
Deuxième basculement  : le temps des ruptures succède à l’ère des
compromis. Ruptures de ton d’abord, qui s’accumulent en 1829 (Les
Orientales ou la tentation du livre sur rien ; les Poésies de Joseph Delorme
ou l’alignement de la poésie sur la langue du quotidien  ; Le Dernier jour
d’un condamné ou le roman pamphlet)  ; ruptures doctrinales ensuite et
accumulation de préfaces et d’œuvres à vocation prescriptive ou
programmatique  : la préface de Cromwell de Hugo, véritable «  code de
littérature170  » (décembre  1827), celle des Études françaises et étrangères
d’Émile Deschamps (novembre 1828), la Lettre à lord *** de Vigny (écrite
en octobre  1829), ainsi que le Tableau historique et critique de la poésie
française et du théâtre français au xvie siècle (juillet 1828) et les Pensées de
Joseph Delorme de Sainte-Beuve (avril  1829) qui ont toutes deux des
accents manifestaires. Enfin, troisième processus, le mouvement
romantique se donne pour vocation, à partir de 1828, la conquête des
instances de consécration et du public des théâtres. Cela passe d’abord par
une campagne de lectures publiques sur les lieux de réunion du groupe. À
cette occasion, le noyau habituel s’enrichit de personnalités nouvelles.
Opération « médiatique » brillamment inaugurée par Hugo avec Cromwell
au début de 1827. Ces lectures se succèdent régulièrement en 1828, et
s’accélèrent durant l’été 1829 : le 9 juillet a lieu chez Hugo la plus célèbre
d’entre elles, la lecture d’Un duel sous Richelieu, qui deviendra Marion
Delorme  ; le 17, devant moins d’écrivains et plus de marquises, Vigny lit
chez lui sa traduction d’Othello ; le 30 septembre : retour chez Hugo pour
la lecture d’Hernani171. Le Cénacle devient de ce fait un lieu de
galvanisation  : chaque lecture, sorte de rite de passage pour les jeunes
poètes, s’achève sur un concert d’exclamations louangeuses et de
congratulations, parfois surjouées, donnant une quantité infinie de grain à
moudre aux ennemis de la «  camaraderie littéraire  », expression qui sera,
après le pamphlet de Latouche en septembre 1829, à tout jamais associée au
romantisme. À partir de la réussite de Dumas avec Henri  III et sa cour,
l’épreuve suprême sera alors celle des premières de drames au Théâtre-
Français et à l’Odéon. Refusant de jouer le jeu de la claque payée, les
romantiques font le choix décisif de recruter tous azimuts, en province, dans
les ateliers d’artistes et dans les écoles, de jeunes soldats pour les batailles
qu’ils projettent. Tout est mis en œuvre pour grossir les rangs de l’armée
romantique, jusqu’à la bataille d’Hernani qui décidera, pour diverses
raisons, de l’issue de la guerre.
Vus de l’extérieur, les romantiques font bloc et occupent tout l’espace de
réception et de commentaire. Hier secte émergente, le mouvement apparaît
maintenant d’autant plus menaçant que le Globe a pris fait et cause pour
une version « prosaïque » ou philosophique du romantisme. Dorénavant les
deux tendances voisines marchent de concert dans un mouvement artistique
qui assume son statut d’avant-garde complexe et ramifiée172. La publication
de Vie, Poésies et Pensées de Joseph Delorme, et surtout celle du poème
«  Le Cénacle  », remettent le feu aux poudres. Les antiromantiques
reprennent vigueur, comme en font foi les comptes rendus pleins de
dérisions et de réfutations que publient divers journaux, la pétition envoyée
au roi en janvier  1829 et signée par sept auteurs classiques pour plaider
l’interdiction du drame romantique, et les innombrables pastiches et
parodies173 (Les Occidentales, Le Dernier jour d’un employé, Oh  !
qu’nenni, Harnali).
Latouche publie « De la camaraderie littéraire » au beau milieu de cette
hystérie collective. Le pamphlet paraît dans la Revue de Paris, le 11 octobre
1829, deux semaines après la lecture par Victor Hugo de Marion Delorme,
une semaine après la réception d’Hernani au Théâtre-Français, et au
moment où Lamartine s’apprête à franchir le seuil de l’Académie. Les
allusions fielleuses au Cénacle de la rue Notre-Dame-des-Champs y sont
nombreuses et transparentes  : à tout seigneur tout honneur, une première
flèche est décochée contre le chef du Cénacle, puis une autre à son bras
droit (Sainte-Beuve) et une dernière à l’un des camarades les plus actifs du
groupe (David d’Angers). Henri de Latouche, écrira Balzac dans la préface
d’Un grand homme de province à Paris, « a eu la gloire de doter la langue
d’un mot qui restera174  »  : celui de camaraderie. Et en effet, tout en
reprenant des topiques déjà à l’œuvre chez Molière, Latouche a le mérite de
cristalliser les griefs portés contre la posture collective des romantiques
dans un terme au pouvoir d’évocation et de dénigrement énorme. Sans
refaire l’analyse détaillée de cette bombe médiatique ambiguë à plusieurs
égards175, relevons les deux principaux points d’achoppement avec le
mouvement romantique. Le premier concerne la critique et plus
particulièrement les éloges dénués de réserves que les romantiques
s’adressent les uns aux autres, la complaisance de leur jugement au nom du
précepte énoncé par Chateaubriand en 1819 «  d’abandonner la petite et
facile critique des défauts, pour la grande et difficile critique des
beautés176  ». Second artefact de la camaraderie  : le spectacle de
l’admiration au cours des lectures en cénacle qui s’étaient soldées par des
concerts de louanges sonores. Latouche en révèle la teneur, rompant ainsi le
code de conduite des invités aux grands-messes romantiques. S’il s’en était
tenu là, Latouche n’eût en effet inventé qu’un «  mot nouveau  » dans la
généalogie de la critique anti-romantique. Or, il s’en prend également au
principe même de l’institution cénaculaire en tant qu’elle met en péril, par
excès de flatterie, « l’avenir des lettres ». Si Latouche porte un coup sévère
au Cénacle, Victor Hugo lui porte le coup de grâce en se lançant à corps
perdu dans la bataille d’Hernani.

Les Mercredis de Vigny

« Vigny donne des soirées littéraires et ne m’invite pas177 », gémit Paul


Foucher dans une lettre d’avril 1828 à son ami Victor Pavie. Depuis mars,
l’auteur d’Éloa a en effet emménagé dans un nouvel appartement au n° 30
de la rue de Miromesnil178  ; logement somptueux179 qui lui offre
l’opportunité, à l’instar des Hugo, de recevoir dignement ses
coreligionnaires  : ainsi naissent les «  Mercredis poétiques  », quatrième
cénacle ouvert en l’espace de quelques années. Vigny n’est pas ce poète
ombrageux et orgueilleux enfermé dans sa «  tour d’ivoire  », c’est un
homme de lettres au contraire très sociable, le plus sociable des grands
romantiques180. En atteste la durée de vie de son salon (une quinzaine
d’années) qui ne ferme ses portes qu’avec l’entrée du maître à l’Académie
en 1845. En attestent surtout l’intensité et la constance de sa fréquentation à
une époque, à la toute fin de la Restauration, où plusieurs cénacles se
disputent l’élite romantique. Face à la concurrence, les Mercredis tirent leur
épingle du jeu  : en 1828, ils font jeu égal avec le salon des Nodier, le
Grenier de Delécluze et même avec les soirées de Hugo. Contrairement à
une idée trop répandue selon laquelle le cercle hugolien aurait vidé les
autres cénacles de leurs forces vives et œuvré seul à la victoire du
romantisme, le salon de Vigny est un foyer de premier ordre dont l’action a
été décisive dans la bataille collective. On sait que son fondateur s’est plu,
peut-être par dépit, à amoindrir son rôle dans le groupe, soutenant, contre
l’opinion de Sainte-Beuve, que ces «  réunions rares et légères  » n’avaient
eu, au fond, qu’une importance relative «  dans sa vie littéraire181  ». La
lecture de sa correspondance et des journaux intimes182 de quelques-uns de
ses fidèles décrivant par le menu les Mercredis aboutit à l’impression
contraire183  : au plus fort de la lutte qui oppose les romantiques aux
classiques (1827-1829), Vigny se dépense sans compter pour faire de ses
réunions hebdomadaires le rendez-vous obligé de «  l’avant-garde  ».
L’usage qu’il fait de son cénacle n’est pas très différent de celui de Hugo : à
l’instar de ce dernier, Alfred de Vigny conçoit ses Mercredis comme un lieu
de rencontre permettant le maintien et l’extension du réseau des relations
amicales, mondaines184 et professionnelles  ; comme un espace de débat
collectif destiné à faire éclore «  les idées neuves et régénératrices185  »  ;
comme un lieu de validation anticipée des œuvres en cours par «  l’élite  »
cénaculaire (lecture des poèmes et des pièces dramatiques) ; enfin comme
un lieu de recrutement de supporters pour assurer le succès des pièces au
théâtre. On se trompe donc en présentant son cénacle comme un salon
frileux et autiste  : les Mercredis ne sont ni un rendez-vous mondain
particulièrement lettré ni une chartreuse poétique. Dès sa fondation le
cénacle de la rue Miromesnil est une machine de guerre qui dépasse en
activisme le Cénacle de la rue Notre-Dame-des-Champs. Dans le discours
de Vigny, la métaphore belliqueuse est omniprésente. «  Il est bien temps,
écrit-il en avril 1828, de prendre les armes que nous avons déposées avec la
Muse. » Et le poète, emporté par sa ferveur combative, de proposer à Hugo
de (re)  fonder un journal d’avant-garde, qui aurait pour titre «  la Réforme
littéraire », en vue de lutter contre la vieillerie poétique. Malgré l’échec de
ce projet, les ardeurs militaires de Vigny sont intactes : quelques mois plus
tard le voilà qui part à l’assaut de «  cette vieille citadelle de la rue
Richelieu186  » avec Othello pour bélier (il s’agit, dit-il, de faire une
« brèche »). On enrôle des « conjurés187 » en attendant de guerroyer. Deux
ans avant Hernani, l’offensive est donc déjà lancée. Et Vigny entend bien,
malgré sa décontraction feinte188 («  cela m’amuse  »), jouer un rôle de
premier plan dans cette bataille.
Qui « plantera le drapeau189 » le premier ? Qui assurera le leadership du
groupe romantique  ? Tel semble être, en dépit de leurs protestations
mutuelles d’amitié et de fraternité, ce qui préoccupe et même obsède les
chefs du romantisme. Dans cette course folle à la gloire, Hugo, présent sur
tous les fronts, a une longueur d’avance, mais il est talonné de près par
Deschamps, Sainte-Beuve, Dumas, Musset et Vigny, seuls en mesure alors
de rivaliser avec le favori – Mérimée, Nodier et Stendhal ayant abandonné.
Sur le front de la poésie, Vigny résiste vaillamment à l’avalanche des
Orientales avec la deuxième et troisième édition de ses Poèmes. Sur le front
théâtral, il a pris un avantage certain (son Othello devance de justesse
Hernani au Théâtre-Français). Dans le domaine des idées, il occupe
également le terrain avec ses Réflexions sur la vérité dans l’art (28 février
1829) et sa Lettre à Lord*** (23 janvier 1830). Reste le dernier domaine, le
plus sensible de tous et qui d’une certaine manière les comprend tous, bien
qu’il ne relève pas de la sphère créatrice : celui de l’aura. Or c’est là que le
cénacle joue un rôle crucial, car la domination du leader passe d’abord par
la fréquentation de son cercle, c’est-à-dire par la fidélisation d’un public
d’élite : se rendre chez untel (plutôt que chez un autre) n’est pas anodin  :
c’est un acte d’allégeance. Vigny comprend l’importance stratégique du
cénacle. Il n’est pas le seul  ! Deschamps, Dumas et Musset s’activent de
leur côté pour attirer chez eux, c’est-à-dire à eux, la fine fleur du
romantisme. « Il faut absolument que vous veniez samedi prochain 18 8bre à
5  heures précises faire un dîner de garçon avec Victor, Antoni [sic] et
Lamartine, chez moi  », insiste Émile qui cherche depuis 1826 à réactiver,
rue de la Ville-l’Évêque, le cercle que son père avait tenu rue Saint-
Florentin190. Le débutant Alexandre Dumas organise lui aussi des lectures
en petit cercle : devenu l’amant de Mélanie Waldor, il a investi le salon de
son père, Mathieu Villenave, où il fréquente des classiques libéraux (Jay,
Tissot, Viennet) ; il règne là sur un petit groupe de romantiques, Ferdinand
Denis, Belmontet et Cordellier-Delanoue. Avec l’appui de sa maîtresse, il
s’arrange pour que la lecture de son Henri  III et sa cour, futur premier
triomphe romantique au Théâtre-Français191, ait lieu dans « son » cénacle.
Musset, quant à lui, fait la promotion de ses Contes d’Espagne et d’Italie en
invitant ses pères « in litteris192 » chez son père, et s’arrangera pour qu’une
autre séance ait lieu dans le salon de Nodier.
Vigny n’est pas en reste : toutes les occasions lui sont bonnes pour capter
l’attention des romantiques. Le lundi 19  janvier 1829, pour la lecture de
Roméo et Juliette, il invite les hommes qui comptent (Hugo, Taylor, Sainte-
Beuve, Deschamps, Soumet, Dumas) ; mais il convie également les autres,
les sans grades, nouvellement entrés dans l’église romantique, et dont il
veut faire ses féaux  : en tout, pas moins de soixante personnes  ! Le
17  juillet suivant, Vigny récidive pour la lecture intégrale du More de
Venise : « La soirée fut très brillante, se souvient Turquety, on n’annonçait
que comtes et barons. […] je vis là beaucoup d’hommes de lettres dont je
connaissais les ouvrages. Il ne manquait que Charles Nodier193.  » On voit
que Vigny ne lésinait pas sur les moyens pour séduire le ban et l’arrière-ban
du réseau romantique… La composition du public invité à ces lectures
couvre l’ensemble des chapelles  : on y trouve les anciens de La Muse
française (Soumet, Rességuier, Guiraud, Pons), les piliers du Cénacle
(Sainte-Beuve, Boulanger, Foucher, David, Pavie), les habitués de
Delécluze rattachés au Globe (Mérimée, Magnin, Damiron, Rémusat,
Vitet), les fidèles de l’Arsenal (Soulié, Fontaney, Taylor, Dumas, les
Devéria) et une kyrielle de «  jeunes  » (Boulay-Paty, Péhant, Wailly,
Barbier, Édouard de la Grange, Turquety)  : bref, la tribu romantique au
grand complet194. À la différence de Hugo qui laisse venir à lui ses
admirateurs, Vigny fait preuve de volontarisme. Soucieux d’apparaître
comme le patron des romantiques, il clientélise les nouveaux venus en
marquant, au plan symbolique, son intérêt pour leurs premiers essais et en
leur proposant, au plan matériel, des appuis ou des sinécures195. Son désir
de créer une « communauté émotionnelle » dévouée à sa cause est tel qu’il
n’hésite pas même à manœuvrer pour « débaucher » le premier lieutenant
de Hugo196.
Vigny parvint-il à faire de son cénacle l’instrument de son succès ? Oui et
non. En terme de longévité et de notoriété, celui-ci l’emporte sans contredit
sur le Cénacle de Hugo, déserté comme on sait par ses fidèles après le coup
de tonnerre d’Hernani : les Mercredis survivent aux événements de 1830, et
deviennent même si réputés durant la monarchie de Juillet que s’y pressent
des personnalités étrangères (Mickiewicz, Andersen, Heine). Planche,
Musset, Brizeux, pour ne citer que quelques-uns de ceux qui le
fréquentèrent assidûment durant cette période, goûtent fort les après-midi
de la rue Miromesnil (en réalité, Vigny reçoit dès le matin et jusqu’en fin
d’après-midi). Sous l’œil bienveillant du maître des lieux, ils y causent
librement de tout, en grignotant des gâteaux secs et en buvant du thé
anglais. La liberté de ton de ce cercle a frappé le très chaste Juste Olivier
qui, de passage à Paris, a assisté à quelques-unes de ces «  séances
littéraires  » si courues. Ses comptes rendus, d’une précision inouïe, nous
dévoilent un cénacle libéré de toute contrainte dogmatique, débarrassé de
toute ambition militante, livré à la pure fantaisie, au trait fulgurant, à la
saillie spirituelle. Les sujets abordés tournent autour de la poésie, du théâtre
et de l’art, pour l’essentiel. Les grandes têtes fortes du romantisme sont
égratignées avec une subtile férocité  : Lamartine, Dumas, Latouche,
Mérimée, Hugo, tous en prennent pour leur grade. Malheur aux absents…
On redevient grave lorsqu’on cause art. Shakespeare, sujet favori de Vigny,
inspire des réflexions subtiles. On réfléchit sur la musique ; on s’interroge
sur les conditions de possibilité d’une statuaire moderne. En maître de salon
consommé, Vigny met à l’aise ses invités, anime la conversation, sans
accaparer la parole. Il n’impose pas ses vues comme Hugo. La présence de
Musset ou Planche donne à la conversation une tournure frivole, voire
débridée. On rit des blagues de l’auteur de la Ballade à la lune, on savoure
les allusions fielleuses et pleines d’esprit de l’auteur d’Éloa. Ce dernier
n’hésite pas d’ailleurs à interrompre la conversation pour lire des vers ou
chanter un air197. Bref, c’est un cercle chaleureux, décontracté et jubilatoire,
à condition toutefois d’en connaître les codes (la plupart des
« plaisanteries » échappent à l’ingénu Juste Olivier). Les anecdotes futiles,
les cancans du jour, se mêlent aux pensées originales et aux intuitions
géniales. Quelque chose du salon de conversation, il faut bien le dire,
subsiste dans ce cercle. Avec le recul, Vigny admettra que «  l’esprit de
conversation198  » inspirait la plupart des «  jugements  » prononcés par ses
invités…
Mais les Mercredis n’ont pas toujours eu cette physionomie. Deux phases
peuvent être distinguées  : avant et après 1830. Le cercle connaît une
première inflexion avec «  l’amer succès199  » d’Othello. De mars  1828 à
octobre  1829, les Mercredis, réglés sur le régime du cénacle, sont animés
par un esprit militant et, par conséquent, tournés vers l’extérieur. Le salon
est l’anti-chambre de la scène  : on y teste, entre amateurs éclairés, les
dernières productions avant de les jeter en pâture au vulgum pecus. Après
cette date, le cercle tend à se contracter, à se recentrer sur la vocation qui
avait été celle du cénacle de La Muse française, à savoir, celle de chambre
close de la poésie. Les difficultés et les déceptions rencontrées par Vigny
dans la sphère du théâtre ne sont pas étrangères à ce revirement  : «  La
Poésie, constate-t-il, se dégrade lorsqu’elle descend sur la scène et qu’elle
se fait homme200.  » À quoi bon s’aventurer au-dehors  ? Pourquoi vouloir
séduire la plèbe, quand on peut plaire à l’élite : « Pour moi, se confie-t-il, la
cause [a été] jugée le jour où cent personnes, chez moi, ont applaudi cette
tragédie. C’était l’élite, le bataillon sacré auquel seul il faut vouloir plaire,
qui devance le profanum vulgus201. » Le Cénacle aurait-il, tout compte fait,
plus d’importance que la Scène  ? Déchiré entre deux conceptions
antagonistes du cénacle, l’auteur de Joseph Delorme n’est pas loin de
partager son sentiment. Comme Vigny, Sainte-Beuve sait les dangers du
cénacle introverti (type Muse française). Comme lui, il sait les effets
dévastateurs du cénacle extraverti (type Cénacle de Hugo). La raison le
porte à préconiser l’ouverture, mais, par inclination personnelle, il conserve
et conservera toujours la préférence pour la fermeture. Tandis que Hugo
sacrifie son cénacle sur l’autel du drame, Sainte-Beuve se réjouit de voir
Vigny redonner au sien une forme plus religieuse en le recentrant sur le
genre qui lui sied, la poésie  : «  Vous voilà revenu au monde idéal et aux
Élévations  ; je vous en félicite202.  » Certes, le rêve théâtral n’est pas
abandonné203, tant s’en faut, mais il a perdu de son éclat. La scène est
désormais perçue comme un mal nécessaire : « il le faut bien pour le salut
de tous, autrement elle ne vivrait qu’au milieu des Élus204. » Reste qu’une
limite est franchie et, dès ce moment, le cénacle change de nature  : ni
passerelle, ni forteresse, il devient un rempart contre les tentations de la
prostitution de la poésie, un lieu de ressourcement où le poète pourra
«  retremper son âme  », s’y laver de la «  boue et de la poussière du
monde205  ». Cette réputation de sanctuaire de la poésie va s’attacher
définitivement aux Mercredis, et Vigny, grandement aidé par Planche qui
joue l’auteur d’Éloa contre l’auteur d’Hernani206, fera tout pour entretenir
cette image auprès de ceux qui estiment que ses confrères ont compromis la
poésie dans le théâtre. Depuis l’Espagne, Fontaney préfère se souvenir des
Mercredis de Vigny que des soirées de Hugo :
Nous étions quelques élus, qui restions bien tard avec vous près de
votre cheminée, nous laissant emmener par nos longues causeries sur
l’art et la poésie. Nous en causions en effet beaucoup et c’était un
bonheur, le seul peut-être que nous leur dussions ; car hors de deux ou
trois petits salons, derniers sanctuaires où s’étaient réfugiés ces dieux
tombés, il n’y avait plus moyen de prononcer leur nom. Partout ailleurs,
ce n’était que rire et mépris pour eux et ceux qui les voulaient soutenir.
Mais entre nous ce n’était pas de même. Il y avait encore de bonnes et
pures soirées207.
Le cénacle de Vigny a évolué en « boudoir-sanctuaire208 » (Sainte-
Beuve), en « cour céleste de poésie209 » (Adolphe Dumas), où se
rassemblent les oubliés du cénacle, des artistes de toute obédience
(Berlioz, Delacroix, Ingres) et de jeunes poètes à la recherche d’un
Guide. Là est la clé de la longévité des Mercredis. Aux yeux des
romantiques désenchantés, le salon de la rue de Miromesnil est le
dernier lieu de culte de l’art pur, dont Vigny est l’incarnation
vivante210. Entre conviction intellectuelle et dépit personnel, Vigny
s’est plu à cultiver le mythe d’un cénacle autotélique, à entretenir
l’illusion d’un cercle d’élus211, où le poète pourrait se passer
magiquement de l’épreuve du Livre ou de la Scène : « Je garde,
écrit-il à Sainte-Beuve, pour un futur Cénacle, afin de me faire
pardonner mes gros livres, des Élévations que je vous prierai d’y
venir entendre, dans l’espoir de renouveler nos échanges de vers et
au milieu des anciens Poètes qui nous sont restés et des meilleurs
parmi les nouveaux que la Muse nous a donnés212. » Le cénacle
constituerait-il pour Vigny un horizon indépassable ? On peut
raisonnablement penser que ses Mercredis, élevés après 1830 au
rang de mythe, lui ont permis de continuer à faire carrière, avec
tout ce que cela suppose de compromis avec les institutions
(éditeurs, directeurs de revue, académiciens), sans dégrader son
image de Poète pur, indifférent aux Masses213. Pari gagné en termes
de « scénographie auctoriale214 ». Pari perdu en termes de
production livresque. Vigny conserve son cénacle mais sombre
dans l’impuissance215. Hugo perd le sien mais gagne en puissance.

Le Petit Cénacle
« Vous êtes tout à coup devenu leur prophète, leur Dieu, écrit Alexandre
Duval en 1830  ; vous avez parlé, ils vous ont écouté avec respect  ; vous
avez prêché votre loi, ils ont suivi vos préceptes  ; vous avez ordonné des
chefs-d’œuvre, ils ont travaillé ; enfin vous avez opéré des miracles, et les
théâtres sont tombés.216 » Inexact, si l’on se réfère à la dynamique interne
des cénacles romantiques, ce résumé montre à quel point l’ascendant du
leader charismatique sur la communauté émotionnelle qui l’entoure s’est
accru avec les semaines de mobilisation pour Hernani. Le déplacement de
la ferveur romantique vers le Théâtre-Français en annonce un autre  : le
déménagement de la famille Hugo, rue Jean-Goujon (le voisinage ne tolère
plus les allers et venues de l’appartement de la rue Notre-Dame-des-
Champs), coïncide avec une nouvelle configuration du Cénacle. Pas plus
que le salon de l’Arsenal n’a cessé ses réunions du Dimanche et le salon de
Vigny ses matinées du Mercredi, le Cénacle de Victor Hugo n’a subitement
disparu au lendemain des batailles. En revanche, les habitués de
l’appartement de la rue Jean-Goujon, puis de la Place Royale, ne sont plus,
pour une bonne part, ceux de la rue Notre-Dame-des-Champs. Le lieu de
sociabilité a survécu, mais avec un personnel considérablement rajeuni et
dans un autre quartier de Paris, loin de Sainte-Beuve, des Devéria et des
Deschamps. La mutation ne s’est pas opérée sans douleur  : Sainte-Beuve
rapporte par exemple que Guttinguer ne voulait plus remettre les pieds chez
Hugo, tandis que l’archéologue Leprévost décidait d’y rester de mauvais
gré217. Les souvenirs de Théodore Pavie sont précieux à cet égard, tant pour
l’énumération des nouveaux intimes que pour la mesure de l’idolâtrie dont
le maître des lieux faisait l’objet :
Souvent je me reporte aux années de bonheur et de gloire, au temps
où Victor Hugo habitait ce bel appartement de la place Royale, tout
rempli de souvenirs historiques, où nous passions de si douces soirées.
Le cénacle s’était en partie dissous, de nouveaux visages remplaçaient
les anciens : Théophile Gautier, caché sous le pseudonyme d’Albertus,
Pétrus Borel, Jehan Duseigneur, qui plus tard se nomma tout
simplement Jean, etc. Après le dîner, durant les beaux jours, on ouvrait
la fenêtre à deux battants, et le poète, dans tout l’éclat de sa renommée,
portant haut sa belle tête que David allait couronner de lauriers,
paraissait sur le balcon. Il y avait toujours, sur la place, un certain
nombre de curieux, provinciaux, parisiens et étrangers, qui guettaient ce
moment, et tournaient à la fois leurs regards vers Hugo, qu’entourait un
cortège d’amis. Je me retirais alors au second plan, pour que ce public
en quête de célébrités n’égarât pas ses regards sur un inconnu218.
Ces « nouveaux visages » apparaissent chez Hugo durant l’été
1829219. Il est plus que vraisemblable que le groupe composant le
Petit Cénacle se soit constitué à peu de distance du couronnement
hugolien. La situation de Théophile Gautier, à cheval sur l’art et la
littérature, hésitant entre deux carrières, est celle de la plupart de
ses compagnons. À l’exception de Nerval, tous pratiquent peu ou
prou les arts plastiques. Aucun hasard donc à ce que ce soit dans
l’atelier de Garnaud, en 1828, que Pétrus Borel ait lié connaissance
avec Jules Vabre, apprenti architecte comme lui, et avec Jean
Duseigneur. Ces trois-là fréquentaient l’atelier d’Eugène Devéria, il
est donc fort probable que ce soit par l’intermédiaire du lithographe
qu’ils aient trouvé sur leur route Gautier, Nerval et Maquet –
 proches quant à eux depuis le collège Charlemagne.
S’ils se réunissent dès avant février  1830, s’ils ont déjà à cette date
envahi les principaux lieux de sociabilité romantique, c’est évidemment
Hernani qui va leur servir de point de ralliement. Seule nous intéresse ici la
liste des fidèles claqueurs dans le récit donné par Adèle Hugo de la soirée
du 25 février :
J’ai retrouvé, raconte le témoin de la vie de Victor Hugo, une liste
des tribus Gautier, Gérard, Pétrus Borel, etc. J’y lis les noms suivants :
Balzac, Berlioz, Cabat, Augustus Mac-Keat (Auguste Maquet), Préault,
Jehan du Seigneur, Joseph Bouchardy, Philadelphe (celui-ci n’a pas
encore adopté l’anagramme de son prénom) O’Neddy, Gigoux,
Laviron, Amédée Pommier, Lemot, Piccini, Ferdinand Langlé,
Tolbecque, Tilmant, Kreutzer, etc., mêlés d’approbations collectives  :
l’atelier d’architecture de Gournaud, treize places, l’atelier
d’architecture de Labrousse, cinq, l’atelier d’architecture de Duban,
douze, etc.220
À l’exception d’Alphonse Brot (Célestin Nanteuil est cité plus haut
dans le texte), tous les Jeunes-France221 sont là, molestant les
« grisâtres » et autres « perruques ». Tout cela appartient à la
légende d’Hernani, comme le gilet cerise ou le lion de Mlle Mars.
Le Petit Cénacle n’est connu que par de rares sources dont les principales
sont, au moment des faits, Feu et flamme de Philothée O’Neddy et Les
Jeunes-France de Gautier, ainsi que l’Histoire du romantisme d’un
Théophile Gautier vieillissant. Dans le conte des Jeunes-France, la chambre
de Philadelphe ressemble à s’y méprendre à l’atelier de Duseigneur décrit
quarante ans plus tard dans l’Histoire du romantisme, avec ses croquis de
Devéria, ses compositions de Boulanger et son morceau de cuir de Bohême
au mur, avec la tête de mort pour pendule et l’exemplaire de Cromwell,
signé par le maître, trônant sur une étagère222. On retrouve dans le « chaos
indébrouillable223 » de Philadelphe un exemplaire des Orientales, la tête de
mort, le papier à cigarette espagnole, ainsi que les accessoires
indispensables du jeune-France, une dague de Tolède et un verre à
Champagne. Pénétrons maintenant dans le «  jeune atelier de Jehan  » sis
dans une boutique de fruitière près de la rue de Vaugirard mais transformé
par O’Neddy en « magique et profond sanctuaire224 ». Les mêmes objets y
reparaissent : « un clair-semé de bosses, d’oripeaux, / De papel espagnol, de
médailles, de pots. » Et encore, pêle-mêle, « une œuvre de sculpture », de
«  poudreux mannequins, de jaunâtres squelettes225  ». Quelle que soit la
source, le même ensemble hétérogène et hétéroclite reparaît, ce capharnaüm
auquel va répondre le désordre des paroles. Éclairé par «  la gerbe de
punch », embrumé par les « vingt calumets », l’atelier ne tarde pas en effet
à accueillir «  un tourbillon d’incohérentes phrases, / De chaleureux devis,
de tudesques emphases226 ». Les contempteurs des camaraderies raillent-ils
la polyphonie argotique, fermée au non initié  ? Qu’à cela ne tienne. Chez
l’un, ce sera une compétition de «  Coq-à-l’âne, rébus, sornettes,
calembourgs [sic]227 », un « chaos de jurons, de boutades / De Hurrahs, de
tollés et de rodomontades228 », chez l’autre, ce seront « [d]es juremens, des
soupirs, des cris, des grognemens229  ». S’amuse-t-on des concours
d’exclamations romantiques ponctuant chaque lecture publique ? O’Neddy
propose des acclamations qui «  s’élancèrent / Avec plus de fougue, de
fureur / Qu’un Te Deum guerrier, sous le grand Empereur230  !….  »  :
« c’était, conclut-il, du siècle un fidèle reflet, / Un pandæmonium bien riche
et bien complet !….231 »
Ces descriptions sont à prendre avec prudence. Le quotidien, dans le
« sombre atelier », devait être plus studieux et moins orgiaque, à en croire
Nerval qui écrit à Sainte-Beuve, en 1832, qu’il est depuis deux ans « entré
dans le petit cénacle dont [Du Seigneur] fait partie et où je m’attache de
plus en plus. Certes, il n’a pas été formé dans l’intention de parodier l’autre,
le glorieux cénacle que vous avez célébré, mais seulement pour être une
association utile et puis un public de choix où l’on puisse essayer ses
ouvrages d’avance et satisfaire jusqu’à un certain point ce besoin de
publication qui fait qu’on éparpille un avenir de gloire en petits triomphes
successifs. C’est aussi un aiguillon bien puissant de s’entendre demander
tous les jours  : qu’as-tu fait  ? et que de voir autour de soi des gens qui
travaillent232 ».
En fait, du quotidien du Petit Cénacle, hors la légende dorée d’Hernani,
on ne sait à peu près rien. Quelques épisodes et quelques frasques sont
connus  : le tapage nocturne qui conduit Nerval pour quelques jours à
Sainte-Pélagie ou encore le camp des Tartares dans lequel les Jeunes-France
s’enferment pour quelques semaines d’insouciance et de rébellion
gentiment réprimées par la maréchaussée233. On en sait davantage sur leurs
productions littéraires. La fondation de L’Artiste, en février 1831, servira de
tremplin à la plupart des «  Bousingots  » comme on les appelle à tort  : en
1832 et 1833, Alphonse Brot y place cinq contes, Pétrus Borel plusieurs
articles. Bouillonnante en 1832, la production jeune-France connaît son
année la plus florissante en 1833234, alors même que le Petit Cénacle a
commencé de se débander. L’accueil critique est plutôt chaleureux dans la
presse de gauche, sous la plume de Buchez et de Pierre Leroux, et dans
L’Artiste, mais partout ailleurs les railleries alternent avec les
éreintements235. Force est de constater que, malgré la renommée dont ils
jouiront post mortem, malgré leurs entrées à l’Arsenal et en dépit de
l’intérêt souvent malveillant des journaux, les membres du Petit Cénacle,
Nerval excepté, sont ignorés du grand public pendant le temps de leur
engagement. Ces «  enfants perdus du romantisme  » sont, comme tant
d’autres venus de province à Paris pour y trouver la gloire, victimes de la
surpopulation poétique.
La date de dispersion du groupe demeure très obscure. On sait seulement
que, dans les derniers mois de 1833, seuls Duseigneur et Jules Vabre
côtoient encore Borel au quotidien dans une maison de la rue Fontaine-au-
Roi où il vit dans la misère. Philothée O’Neddy, redevenu Théophile
Dondey, a dû abandonner la carrière littéraire quand son père est mort du
choléra-morbus, Alphonse Brot et Bouchardy se sont détachés et entament
leurs carrières respectives, l’un de romancier, l’autre de dramaturge.
Maquet fait de même, avant d’inaugurer sa longue et fructueuse
collaboration avec Dumas. Seuls restent Gautier, qui écrit en 1833 son
premier «  Salon  », Nerval et Célestin Nanteuil. Ceux-là se dirigent vers
l’impasse du Doyenné, où ils vont constituer la première communauté de la
bohème littéraire.

Le Doyenné

«  Une vaillante jeune garde, composée de capitaines, s’avançait sur les


ruines –  je pourrais dire sur les trahisons  – du cénacle236.  » Ainsi
commence le chapitre qu’Arsène Houssaye dédie au groupe du Doyenné.
On se souvient en effet que le reniement de Sainte-Beuve, l’éloignement de
Musset, l’effacement des Deschamps, l’isolement de Vigny et le « cavalier
seul  » du chef Hugo avaient laissé l’escouade des petits romantiques
orpheline, et pour ainsi dire livrée à elle-même. Quelque temps à peine
après l’extinction du Petit Cénacle, voici qu’en naît un nouveau sur les
décombres du Grand. Ce groupuscule est formé d’un noyau de quatre
individus vivant «  à quatre237  »  : Théophile Gautier, Gérard de Nerval,
Camille Rogier et Arsène Houssaye, auxquels viennent rendre visite à toute
heure du jour et de la nuit –  le salon de Rogier est une véritable auberge
espagnole  –, des artistes, des poètes et des journalistes  : Édouard Ourliac,
Alphonse Esquiros, Jules Janin, Alphonse Karr, Nestor Roqueplan, Roger
de Beauvoir, Gavarni, Auguste de Châtillon, Prosper Marilhat, Célestin
Nanteuil. Un événement contingent est à l’origine de ce groupement  : en
1834, Gautier loue, rue du Doyenné, un petit pied-à-terre à deux pas de
l’appartement de Camille Rogier, peintre et vignettiste qui habite au
1er étage de l’hôtel du Doyenné, 3, impasse du Doyenné, à l’emplacement
actuel de la place du Carrousel et de la pyramide de Peï. Dans son salon, les
boiseries sont couvertes de peintures signées des plus grands peintres
romantiques de l’époque (Nanteuil, Corot, Chassériau et bien sûr Rogier
lui-même238). Du jour où, s’étant « reconnus frères239 », Rogier propose à
Houssaye et Nerval, errants, de les héberger chez lui, l’appartement devient
un « logement commun240 » et bientôt, selon le mot de Houssaye, une sorte
de « phalanstère » fréquenté par toute une faune d’artistes désireux de créer
en s’amusant, ou plutôt de s’amuser en créant… Il faut dire que l’endroit est
propice à la création, et les conditions favorables à l’amusement  : le
quartier, sorte d’enclave en plein Paris, est une «  oasis de solitude et de
silence, sauvage et sinistre241 », autorisant les « amitiés bruyantes » et les
débordements amoureux ; quant à l’hôte, il est suffisamment à l’aise pour
entretenir ses invités impécunieux, et leur offrir des fêtes.
Mais est-on fondé à parler de cénacle à propos de cette « petite colonie
d’artistes242 » ? Rien n’est moins sûr à en croire les témoignages tardifs de
Nerval et de Houssaye. Il n’est que d’observer le dessin de Camille
Rogier243 (voir cahier d’illustrations) représentant le groupe du Doyenné en
pleine orgie (romantique) pour comprendre pourquoi les historiens de ce
«  cénacle d’esprits fantasques244  », comme le qualifie Houssaye, l’ont
inscrit dans l’histoire des imaginaires de la bohème plutôt que dans celle
des cénacles. Qu’y voit-on  ? Six hommes «  barbus  » et quatre femmes
légèrement vêtues portant un toast autour d’une table en désordre au milieu
de chaises renversées… Certains traits rapportés par les principaux acteurs
de ce groupuscule introduisent cependant un doute. Nerval parle d’un salon
où «  nous nous communiquions nos inspirations poétiques  », et qui
« retentissait de nos rimes galantes245 ». Houssaye, de loin le plus disert sur
le sujet (pas moins de 80 pages de ses Confessions lui sont consacrées246),
nous apprend que le groupe, loin de passer son temps à flemmarder ou
festoyer, était une véritable « ruche » :
C’était en chantant qu’on se mettait à l’œuvre, Théo à Mademoiselle
de Maupin, Gérard à la Reine de Saba, Ourliac à Suzanne, moi à la
Pécheresse. Je ne compte pas les sonnets et les chansons que Rogier
mettait en musique sans perdre un coup de crayon, car il dessinait toute
la journée ou peignait des aquarelles, illustrant tour à tour Hoffmann et
Byron. Dans le salon […] l’un écrivait au coin du feu, l’autre rimait
dans un hamac  ; Théo, tout en caressant les chats, calligraphiait
d’admirables chapitres, couché sur le ventre  ; Gérard toujours
insaisissable allait et venait avec la vague inquiétude des chercheurs qui
ne trouvent pas247.
À la différence de la bohème dont Murger fixe le modèle dans ses
Scènes, le groupe du Doyenné se montre très actif durant le temps
de sa cohabitation : on collabore à des revues (Le Monde
dramatique fondé par Nerval), on se lit « les premiers vers » (La
Comédie de la Mort de Gautier), on écoute Nerval développer ses
« théories sur le théâtre248 », on bâtit des projets à quatre mains
(Les Confessions galantes de deux gentilshommes périgourdins de
Gautier et Nerval), on cause, on réfléchit, bref, on produit de
concert dans une perpétuelle émulation. « Nous étions, insiste
Houssaye, studieux, obstinés, résolus249. » Mais résolus à quoi ?
Sur ce point, les choses sont plus incertaines. Aussi désabusés que
les membres du Petit Cénacle, les doyenniens rechignent, par
principe, aux « vaines discussions de poésie et d’art250 ».
Interdiction de se prendre au sérieux. « Notre esthétique, ajoute
l’auteur de La Pécheresse, était plus vivante251. » Par ce mot de
« vivant », Houssaye suggère que les membres du groupe
préféraient se laisser aller individuellement à leur fantaisie plutôt
que de chercher à unifier leurs vues. Au reste, dans le salon de
Camille Rogier, nul credo (esthétique, religieux ou politique) et une
seule certitude, négative : la haine du bourgeois (qu’on appelle
« philistin »), le rejet de toute forme d’académisme. On est
romantique, mais sans révérence exagérée (différence notable avec
le Petit Cénacle, qui vénérait Hugo). Tout est bon pour affirmer son
indépendance, son originalité, sa liberté, et cet affranchissement
doctrinal passe autant par un geste esthétique inassimilable (la
fantaisie) que par un comportement échappant à la norme. On
s’accoutre de manière bizarre, on se livre à des « gamineries252 »
anti-bourgeoises, on multiplie les « paradoxes irrévérencieux253 »,
on va jusqu’à négliger l’art pour la fête. Les artistes du Doyenné
organisent des bals, des soupers, des bals costumés, sortent au
cabaret (La Chaumière), pratiquent le « noctambulisme ». Quoique
« dorée » (Rogier et Nerval sont fortunés), cette bohème-là anticipe
la bohème des années 1840 et 1870. L’amitié, plus que la
camaraderie, est le ciment de cette bande d’illuminés, qui prisent
autant l’amour que l’art (les femmes – les fameuses « Cydalises » –
y occupent une place cruciale, sinon centrale). Au final, voici
comment Houssaye définit ce drôle de cénacle, dont le destin, faute
de doctrine et de leader, devait se dénouer de manière décevante :
Ce qu’il y eut de plus caractéristique dans notre bohème, ce fut notre
révolte ouverte contre tous les préjugés, je dirai presque contre toutes
les lois. Réfugiés là comme dans une citadelle d’où nous faisions des
sorties belliqueuses, nous nous moquions de tout. Il semblait que notre
existence dût se passer dans le sévère amour de l’art, dans le gai sans-
souci des joies amoureuses. En dehors de l’esprit et du cœur, il n’y avait
plus rien254.
Ce groupe accouple trop de contraires (sévérité/gaieté,
réclusion/révolte, esprit/cœur) pour imprimer sa marque sur le
territoire sociabilitaire, a fortiori sur la carte littéraire. Pour faire
cénacle, l’amitié, aussi « franche et gaie » soit-elle, ne suffit pas. La
société du Doyenné, rieuse et studieuse à la fois, devait
logiquement succomber aux nécessités professionnelles, à la
tentation du confort, aux jalousies amoureuses et aux appels du
voyage255. « Voilà pourquoi nous nous séparâmes », conclut
cavalièrement Houssaye. Le quarteron se désintègre aussi vite qu’il
s’était formé. Le Doyenné, premier cénacle bohème s’il en est, ne
fut en définitive qu’un groupe de « dilettantes », « plus préoccupés
des aventures de la vie que des aventures d’idées256 ». À défaut de
marquer l’histoire de l’art et de la littérature, il donnera lieu à des
textes de souvenirs et à des poésies cénaculaires remplis d’une
nostalgie vibrante257.
Les sociabilités d’artistes (1835-1860)

Le regain des salons

Avec la fermeture définitive du Cénacle de Hugo en 1830, la


boudoirisation des Mercredis de Vigny après 1835 et la mondanisation de
l’Arsenal dans ces mêmes années, c’est donc toute la sociabilité
cénaculaire, comme véhicule du mouvement romantique, qui s’effondre
d’un coup. À quoi attribuer cet effondrement ? Sans doute au déplacement
des enjeux alors qu’éclosent La Presse et Le Siècle, que le roman-feuilleton
s’impose et que la publicité, via le journal, explose ; mais surtout au fait que
la victoire romantique (celle de ses principaux représentants) est
consommée. Victoire, ou plutôt «  révolution symbolique  » au sens de
Bourdieu, portant quasiment sur l’ensemble des domaines de la pensée et,
avec un temps de retard, sur toutes les institutions.
La consécration publique du romantisme, prolongée logiquement en
consécration institutionnelle à travers l’élection à l’Académie française de
ses principaux chefs (Soumet, Guiraud, Hugo, Nodier, Lamartine, Sainte-
Beuve, Vigny) –  tandis que les anciens du Globe se lancent dans des
carrières politiques –, prive le cénacle de sa raison d’être. Pour un temps du
moins. À partir de 1834, le modèle cénaculaire, sans mouvement littéraire
nouveau où s’incarner, disparaît de la surface sociale, ne laissant derrière lui
que regrets, nostalgie et amertume… Sainte-Beuve et Gautier sont les deux
grands perdants de l’affaire, n’ayant pas tiré, contrairement aux autres, tous
les profits symboliques et matériels de leur passage dans les cénacles. Le
premier renonce à la poésie pour faire de l’histoire, le second se met le
boulet de la presse au pied. À la différence des leaders qui ont tourné la
page cénaculaire, Gautier et Sainte-Beuve restent les yeux fixés sur le
passé. Mémorialistes du Cénacle, dont ils ont connu les grandes heures, ils
n’auront de cesse de transmettre la tradition aux générations suivantes.
Dans une série continue d’articles sur l’état de la littérature258, et
particulièrement de la poésie, Sainte-Beuve dresse un bilan désabusé. Il y
déplore l’absence de « chef d’école », de « guide », capable d’ordonner le
champ littéraire autour d’une bannière unique. En lieu et place du bel
ordonnancement des troupes de naguère  : la débandade, la dispersion,
l’éparpillement. Gautier259 vivra lui aussi toutes ces années dans le deuil
d’une « individualité pivotale, autour de laquelle les autres s’implantent et
gravitent comme un système de planètes autour de leur astre260 ». En 1835,
il lance avec désinvolture sa dernière fusée, sorte de baroud d’honneur de
l’esprit de conquête de 1830, en écrivant la préface de Mademoiselle de
Maupin, texte manifestaire qui ne portera ses fruits que vingt ans plus tard,
quand l’heure sera venue de hisser le drapeau de l’art pour l’art pour faire
pièce au romantisme agonisant. En attendant, l’heure est au repli solitaire,
ou à la retraite mondaine.
Les cénacles de Vigny, Nodier et Delécluze évoluent vers une sociabilité
non militante, consensuelle. On vit sur sa réputation. L’Arsenal devient un
lieu de pèlerinage261, prisé principalement par les provinciaux qui n’ont pas
oublié que son maître avait préparé l’avènement de Victor Hugo. Ce dernier
reçoit désormais dans son nouvel appartement de la Place Royale, mais le
climat plutôt mondain qui règne dans ces réceptions tranche avec celui des
années 1827-30. Signe des temps –  celui de l’ascension de la presse en
général et de la réussite de La Presse de Girardin en particulier – l’un des
salons les plus courus de la monarchie de Juillet est celui de Delphine Gay,
épouse Girardin. Celle qui, en 1824, avait incarné le renouveau poétique est
devenue une chroniqueuse mondaine qui signe ses « papiers » du nom du
Vicomte de Launay, et une maîtresse de salon modèle. La bonne société se
presse au 11, rue Saint-Georges, où paradent des écrivains romantiques
arrivés de la grande époque : Hugo, Balzac, Lamartine, Musset… L’homme
de lettres romantique, farouche en 1828, prend de nouveau plaisir à
s’afficher dans le monde : il redevient le causeur agréable d’une soirée, au
lieu qu’il était le centre nerveux de son propre cercle. En 1840, apogée du
salon de Mme Girardin, on rencontre des hommes du monde, de la politique,
de la diplomatie, du journalisme, de la finance et des hommes de lettres en
frac noir262. Pour y être admis, il n’est plus besoin de montrer patte blanche,
il suffit d’adopter les codes de la mondanité.
Théophile Gautier, employé par Girardin, devient le pilier de son salon.
On mesure à l’aune de cette fréquentation quotidienne de l’épouse de
Girardin le degré de renoncement du poète à une certaine idée de la poésie.
Sainte-Beuve, autre orphelin des cénacles, aspire également, en ces temps
post-cénaculaires, à une sociabilité pure ; en 1835, il écrit à George Sand :
«  Je rêve toujours […] un dîner chez Lointier [restaurant de la rue
Richelieu] ou à l’Île d’amour [restaurant de Belleville], où il y aurait avec
Chateaubriand le plus grand de tous, le malin Béranger, l’abbé de La
Mennais [sic] qui ne va pas sans lui, madame Sand, seule femme, au
milieu ; (pas d’Hugo, il n’entend pas assez raillerie) ; Lamartine peut-être,
s’il consentait à laisser sa politique sociale et à redevenir comme au temps
des Gardes du corps263. »
Trouve-t-il dans l’Abbaye-aux-Bois matière à combler son appétit de
cénacles ou une simple consolation à sa solitude ? Toujours est-il qu’il est
très assidu aux réceptions de Mme Récamier, dont Chateaubriand est alors le
centre. Dans l’article qu’il consacre à l’ex-Merveilleuse, Sainte-Beuve parle
d’un «  petit cercle d’initiés  », d’un «  sanctuaire délicieux264  », formules
troublantes, qui rappellent celles utilisées pour peindre le Cénacle de Hugo
dans son fameux poème éponyme… L’activité centrale de ces années –  la
lecture par Chateaubriand des premières pages de ses Mémoires265  –
pouvait en effet lui rappeler par sa solennité le temps glorieux des lectures
au 11 rue Notre-Dame-des-Champs. Tel un disciple, Sainte-Beuve consigne
pieusement dans son journal intime les pensées de Chateaubriand266. Mais
l’Abbaye n’est décidément pas le Cénacle, et celle-là ne tarde guère à lui
apparaître sous son vrai jour, c’est-à-dire comme un salon ; un salon certes
plus «  littéraire  » que les autres, mais un salon tout de même, avec ses
comtesses fardées, ses ducs poudrés, sa maîtresse de maison rompue dans
l’art de recevoir. La lecture n’y est pas, comme au cénacle, un exercice de
mise à l’épreuve discutée par les pairs, mais un événement mondain dont on
attend les répercussions dans la presse. Bien qu’il ait rendu un hommage
vibrant à ce «  monde d’élite267  », Sainte-Beuve n’est pas dupe de
l’ignorance que cette société a de la littérature  : «  Mme Récamier (et son
monde), note-t-il, ne comprend pas bien la poésie268. » Il est loin le temps
où le cénacle faisait de la Poésie une Religion, et de sa pratique un
sacerdoce.
Mais si le cénacle s’est mondanisé après 1834 au point de perdre son
identité, est-on bien certain que ce symbole du triomphe romantique a
sombré corps et biens avec les grands maîtres de la Restauration ? Est-on si
sûr qu’il disparaisse totalement entre 1835 et 1860, date après laquelle on
verra reparaître des collectifs d’écrivains analogues aux groupes
cénaculaires de 1830  ? En réalité, le collectif cénaculaire ne connaît pas
d’éclipse totale, il subit plutôt un double déplacement : vers le domaine de
l’art d’une part – les artistes s’emparant de la tradition cénaculaire, là où les
poètes romantiques l’avaient abandonnée. Vers le domaine des
représentations d’autre part –  le cénacle faisant son entrée dans la fiction
romanesque et se diffusant dans le discours hagiographique par ceux qui
l’ont vécu, contribuant ainsi à l’ériger en mythe.

L’invention du « cénacle bohémien »

Le cénacle, épuisé en tant qu’objet social, aurait-il trouvé un second


souffle dans les représentations des artistes de la bohème, comme l’annonce
sans équivoque le premier chapitre269 des Scènes de la vie de bohème  :
« Comment fut institué le cénacle ? ». À en croire Henri Murger, le café et
la mansarde auraient remplacé le domicile de l’écrivain, et constitueraient
un terrain tout aussi favorable aux réunions littéraires et artistiques. Et les
arguments fournis par cette «  autofiction270  » (Murger a fréquenté un
groupe gravitant autour du Corsaire-Satan) ne manquent pas pour faire le
saut inverse –  du social à l’imaginaire, et retour  – et ranger ainsi cette
« haute société littéraire et artistique271 » dans la catégorie « cénacles ».
Cette « association fraternelle », où chaque art est représenté (un poète,
un musicien, un peintre et un philosophe), se réunit régulièrement, tantôt au
Momus, tantôt rue de la Tour-d’Auvergne (ce sont les «  Mercredis de
Rodolphe »). La sympathie morale et l’harmonie intellectuelle qui règnent
au sein du clan sont comparées à un «  concert de mœurs, d’opinions, de
goûts et de caractères272  ». Fondé sur une connivence de tempérament,
d’habitudes et d’idées, le groupe est soudé par des ambitions communes  :
«  partis du même point pour aller au même but273  », ils n’hésitent pas, si
nécessaire, à étaler « fièrement le programme de leur ambition274 ». Comme
dans tout cénacle, l’unité du groupe repose donc à la fois sur des sentiments
affectifs (l’amitié et la camaraderie), sur des valeurs morales (la fraternité,
la loyauté, la solidarité), sur des principes esthétiques (s’agissant de leur
«  opinion dans l’art  », Murger nous dit qu’ils vivent sous le même
« drapeau275 » et qu’ils ont des antipathies communes, « le faux en haine et
le commun en mépris276  ») et sur des objectifs convergents (parvenir,
obtenir reconnaissance et succès). Autre trait de l’ethos cénaculaire,
l’idiolecte  : la communauté, à force d’intimité, crée son propre langage,
compris des seuls initiés : « ils avaient, dit Murger, un langage intime dont
les étrangers n’auraient pas su trouver la clef277.  » Du cénacle, le clan de
Rodolphe reprend enfin le fonctionnement institutionnel spécifique  :
fondation, intégration de nouveaux membres, inscription dans la durée,
dispersion. Le cénacle bohémien, dont Murger se fait l’historiographe, est
présenté – avec certes toute la distance parodique nécessaire – comme une
micro-institution. Elle instaure des rites, invente des protocoles qui visent à
sa perpétuation  : le premier chapitre des Scènes raconte l’histoire de sa
fondation symbolique (« Comment fut institué le cénacle de la bohème ? »),
un autre, celle de l’agrégation d’un impétrant («  Une réception dans la
bohème »), le dernier, la dissolution auto-proclamée du groupe278. Au total,
l’institution cénaculaire de la bohème fait ses preuves, puisqu’elle dure plus
de six ans279, c’est-à-dire au moins autant que la moyenne des cénacles
ordinaires… « La plus loyale fraternité, conclut Murger, se pratiquait sans
emphase dans ce cénacle où tout était à tous et se partageait en entrant,
bonne ou mauvaise fortune280. » Cénacle idéal, donc, puisqu’il amène entre
les cénacliers un «  accord d’idées […] sans altérer l’individualité bien
tranchée de chacun281 ».
Mais il y a loin du roman à la réalité. Si les réunions du Momus, où se
retrouvaient les rédacteurs du Corsaire-Satan (Murger, Champfleury,
Nadar, Baudelaire, Banville), eurent bien lieu, ces rassemblements
informels ne débouchent sur rien de concret. En fait, le café est loin de
remplir la fonction du cénacle romantique : c’est « un lieu public, où l’on ne
fait que passer, le temps d’une rencontre avec ses contemporains, mais non
pour échafauder l’avenir282  ». Champfleury, prenant le contre-pied de
Murger, confirme après-coup le manque de liant de cette «  joyeuse
compagnie283  », dépourvue d’idéal esthétique et même de conviction
politique, qui ne connaît que la blague et la dérision, les «  jeux et les
ris284  », et rien de plus  : tous ces gens, se rappelle l’auteur de Chien-
Caillou, « ne se connaissaient pas, ils n’avaient entre eux que peu d’amitié,
pas de camaraderie285  ». Il faut donc être un vrai nostalgique de 1830
comme Gautier pour se laisser prendre au piège de Murger, et s’imaginer
naïvement que la bohème des années 1840 fut vraiment «  un cénacle de
rapins ayant l’amour de l’art, […] fous, les uns de poésie, les autres de
peinture, celui-ci de musique, celui-là de philosophie, poursuivant
bravement l’idéal à travers la misère et les obstacles renaissants286  ». La
réalité est tout autre. Bien avant « l’amour de l’art », la quête de la pièce de
cent sous est la préoccupation première de la bohème de Murger.

La société des Buveurs d’eau

Le cénacle fabriqué de toutes pièces par Murger dans son roman –


 cénacle d’opérette que Puccini mettra en scène en 1896 – fait écran à un
cénacle authentique, que le romancier a mis en scène à plusieurs reprises :
la société des Buveurs d’eau est décrite dans les Scènes de la vie de bohème
avec une sévérité de jugement qui trahit à l’évidence le parti-pris de son
auteur287  : «  Nous avons autrefois connu, se souvient Murger dans la
préface, une petite école composée de […] types si étranges qu’on a peine à
croire à leur existence  : ils s’appelaient les disciples de l’art pour l’art.
Selon ces naïfs, l’art pour l’art consistait à se diviniser eux-mêmes288.  »
Dans «  Le manchon de Christine  », Murger approfondit sa critique en
mettant le groupe en scène. Son leader, « Lazare », est un personnage qui
exerce une autorité tyrannique sur ses disciples. Son intransigeance est telle
qu’il n’hésite pas à exclure l’un des membres, un sculpteur, Jacques D., au
prétexte qu’il a sacrifié l’art à l’amour… Le récit pathétique de cette
exclusion (les Buveurs d’eau, inflexibles, n’assistent même pas à ses
obsèques) est assorti d’une description circonstanciée des principes qui
régissent la secte : dévotion absolue à l’art pur, refus de toute concession au
marché, conduite de vie ascétique, respect du règlement, obéissance
aveugle au chef.
Cette raideur morale et ce formalisme exagéré sont de nouveau au centre
du portrait, certes plus nuancé mais toujours aussi critique, que brosse
Murger quelques années plus tard, de la société des Buveurs d’eau dans son
roman éponyme de 1855289. Dans ces Scènes de la vie d’Artiste, où l’auteur
prétend retracer avec l’exactitude d’un «  procès-verbal290  » «  les
souffrances  » du groupe, de nouvelles preuves sont apportées des effets
pervers du cénacle lorsque sa logique est poussée à l’extrême. Francis, le
héros de la première Scène, séduit au début par les principes
d’indépendance absolue que prône fièrement la secte, ne tarde pas, après
l’avoir intégrée, à déchanter. Le règlement, censé faire barrage aux
séductions de l’industrie et préserver le groupe de toute forme de
corruption, engendre des frustrations permanentes chez les coassociés,
détruisant ce qu’il y a de plus précieux dans leur société  : les sympathies
amicales et les intelligences artistiques. Sous la conduite autoritaire de son
chef, le groupe tend à adopter un mode de vie totalitaire – rien n’échappant
à son contrôle, pas même la vie privée – qui trouve son expression la plus
radicale dans l’ajout d’un article visant à obliger les sociétaires à avoir
« leur domicile dans le quartier habité par le président représentant le siège
de la société291  ». On ignore si cet aberrant article  5 est authentique ou
inventé par Murger, toujours est-il qu’il illustre, sur le mode grotesque, les
dérives d’une association artistique, aussi nobles soient ses aspirations,
lorsqu’elle fait de l’indépendance matérielle, et de la réclusion volontaire
qui en est le corollaire, une priorité absolue, oubliant au passage que la
liberté, condition nécessaire à la création, nécessite quelques concessions au
« monde », sans quoi elle réduit l’artiste à l’esclavage.
Mais les Buveurs d’eau sont-ils vraiment, comme le dit l’auteur dans ces
deux fictions, un cénacle de sectaires farouches déconnectés de leur temps,
prisonniers d’idéaux passéistes, «  pétrifiés dans l’égoïsme de l’art292  »,
incapables de s’adapter à leur époque  ? Des témoignages issus des rangs
mêmes du groupe, viennent corriger293 la description partisane de Murger.
Grâce à Adrien Lelioux, Nadar et Léon-Noël, qui ont reconstitué l’histoire
de ce groupuscule, nous sommes mieux à même de comprendre son
fonctionnement interne et d’identifier les causes de sa disparition
prématurée.
Tout commence à la fin de l’année 1841. Un groupe de rapins et de
poètes, dont les relations s’étaient nouées par capillarité vers 1838-1839,
décide de s’ériger en association (avec un nom, un « bureau », des statuts)
et de se réunir mensuellement dans la petite mansarde de Lelioux et
Murger, au 1-3 de la rue de la Tour-d’Auvergne. Le modèle organisationnel
adopté est moins cénaculaire, quoi qu’en dise Murger, qu’associatif. À cette
époque, la sociabilité associative, bien réglementée, prend un grand essor et
s’impose dans les milieux républicains et fouriéristes, dans le courant
mutualiste et dans certains cercles. Ce référent peut expliquer la forme
hyper-articulée que prend la société. Son président est André Léon-Noël et
son secrétaire, Murger  ; mais le véritable leader est Joseph Desbrosses, le
«  Lazare  » des Scènes. Les Buveurs d’eau poussent la logique de la
solidarité collective, qui n’était que symbolique à l’époque romantique,
jusqu’à mettre en place un système d’entraide financière : chaque membre
verse une cotisation destinée à aider les plus démunis294. Mais l’autonomie
économique, absente –  notons-le au passage  – des préoccupations des
cénacliers de l’époque romantique, n’est pas un but en soi, elle n’est qu’un
moyen d’atteindre le véritable idéal qui est l’indépendance artistique.
«  L’article  5  » des statuts, qui paraît plausible, est sur ce point sans
ambiguïté : « Le but de la Société étant principalement de maintenir chacun
de ses membres dans la stricte intégrité de son art, aucun d’eux ne pourra
s’en éloigner, ni se livrer à des productions dites de commerce, quel que soit
d’ailleurs le bénéfice qu’il pourrait en retirer295… » Le chef de la secte se
charge de faire respecter à la lettre ce principe, quitte à faire régner la
terreur… En attendant, les premiers mois d’existence du groupe sont
marqués par l’état de grâce, si l’on en croit Lelioux :
Réunis, nous devenions tous, sans calcul et sans préméditation, les
parties obéissantes d’une seule intelligence dont l’art était l’unique
préoccupation. La conversation générale, théorique ou critique, ne
s’éteignait pas, mais, tour à tour, l’un ou l’autre s’isolait pour songer à
son œuvre. […] nous étions convaincus. C’était J.  Desbrosses (Christ)
esquissant ses projets de monuments et de statues ; c’était son frère (le
Gothique) cherchant des effets de paysage, c’était… C’étaient tous, se
critiquant, se jugeant mutuellement et surtout se venant en aide les uns
aux autres296.
Joseph Desbrosses est porté par des convictions phalanstériennes ;
il exige l’engagement intégral de ses ouailles : les membres, triés
sur le volet, doivent, au cours d’une cérémonie, prêter serment297 et
jurer l’observation stricte des règles. Cette discipline, dans les
premiers temps, porte ses fruits, et l’encouragement mutuel interne
pallie l’absence de reconnaissance externe. La petite communauté,
aiguillonnée par son chef, tourne à plein régime : « Lelioux a
terminé le troisième acte de son drame, et Murger vient
d’accoucher d’un gros poëme. Quant à moi, vous me permettrez de
garder encore le silence sur le produit achevé de mes élucubrations,
parce que je compte vous surprendre un peu lorsque je vous en
ferai juger de visu. Enfin, nous travaillons tous298. » À ceux qui
doutent comme Léon Noël, Christ – c’est le nom que s’est donné
Joseph Desbrosses ! – redonne courage en leur rappelant leur
vocation : « Non, non, Dieu n’a pas permis au souffle mercantile de
l’époque d’atteindre toutes les âmes et de dessécher tous les cœurs.
Allons, ami, ayez foi en vous et en nous ! Marchons du même pas !
Marchons sans regarder en arrière299 ! »
Mais le cadre réglementaire dont s’est dotée la société pour mieux
résister aux tentations mercenaires engendre rapidement des tensions. Ainsi,
les articles des statuts concernant les récompenses honorifiques300, au lieu
de créer une synergie vertueuse, «  sème entre les associés des germes de
jalousie et de rivalité dangereuse301  », allant jusqu’à provoquer une
première crise grave au printemps, marquée par des échanges violents en
assemblée générale. Quelques jours plus tard, la société est au bord de
l’implosion, à cause, cette fois, de la clause de confidentialité violée par
l’un des membres (Bisson). Pour se débarrasser du «  traître  », le franc-
noyau (Murger, Lelioux et Christ) prépare une machination destinée à
évincer les indésirables et à épurer302 la société. Mais les désaccords entre
les membres sont décidément trop profonds  : la manœuvre échoue, et le
groupe, sans surprise, se dissout à la fin de l’année 1842. Il n’aura vécu que
quelques mois.
Le caractère contraignant du règlement et l’attitude intransigeante du
gourou expliquent-ils la dissolution de l’association ? Rien n’est moins sûr.
Il semble que la faille véritable de ce cénacle se situe ailleurs, en
l’occurrence dans son absence de vision. Fanatiques de l’Art, les Buveurs
d’eau, en bons héritiers des romantiques, le sont indiscutablement, mais de
quel art ? Défiant à l’encontre de toute forme d’enrégimentement doctrinal
(qu’il soit esthétique ou idéologique), le groupe, dépourvu de ligne
directrice, sans bannière collective, s’est privé d’un liant social essentiel303.
Trop persuadés qu’un «  système commun d’opinions était plutôt un péril
qu’une force304  », les Buveurs, à l’image du Cénacle de d’Arthez dans
Illusions perdues, ont commis l’erreur de croire qu’il suffisait de discuter
évasivement d’esthétique et de construire une structure solidaire «  pour
grandir et arriver les uns par les autres305  ». Or, comme le reconnaît à
plusieurs années de distance Adrien Lelioux, cette liberté accordée à chacun
d’œuvrer comme il l’entendait se révéla nocive  : «  Le respect des
aspirations individuelles fut si religieusement observé qu’il fut en germe
une des causes de la dissolution de la société. Comment, se demande-t-il,
admirer sans réserve, et surtout comment louer sans restriction le poëme, le
roman, le tableau, la statue, glorification ou symbole d’une idée qu’on ne
partageait pas306 ? » Pas de cénacle durable sans credo commun. Telle est la
moralité de cette aventure sans lendemain que fut l’association des Buveurs
d’eau.
Son échec ne doit pourtant pas masquer l’essentiel : la particularité de la
société des Buveurs d’eau tient à ce que le personnel des littérateurs y est en
infériorité numérique et en position hiérarchique défavorable. Qui sont en
effet les Buveurs d’eau, sinon des hommes issus du milieu des ateliers : les
frères Desbrosses, les frères Bisson, Cabot, Tabar, Vastine, Nadar, Villain,
Guilbert, Chintreuil et Karol d’Anelle sont des peintres, des sculpteurs, des
graveurs, des lithographes, des caricaturistes. La société ne compte que trois
littérateurs  : Murger, Adrien Lelioux et Léon-Noël. Les «  poètes  » font
certes entendre leur voix (ils sont membres du bureau) mais demeurent sous
la coupe de Joseph Desbrosses, « tête et cœur du cénacle307 ». En d’autres
termes, avec les « Buveurs d’eau », le cénacle passe aux mains de ceux qui
tiennent le pinceau et le ciseau. Le salon douillet où le poète lisait ses
premiers essais laisse place à la mansarde-atelier où l’artiste fait ses
premières ébauches. L’album de vers est remplacé par le carton à dessin308.
Vers 1840, le cénacle d’artistes succède donc au cénacle de poètes, vacant :
« À défaut de ces milieux disparus, analyse Adolphe Racot, quelques jeunes
gens tourmentés du démon poétique furent, directement ou par relations,
amenés à en chercher d’autres dans les ateliers de peintres ou de
sculpteurs309. »

Le cénacle réaliste

Huit ans plus tard, en 1849, naît un groupe qui présente des similitudes
avec les cénacles de la grande époque romantique  : c’est le «  cénacle
réaliste  », qui se tient, une fois n’est pas coutume, dans un café, à la
brasserie Andler-Keller310, l’ex café de la Rotonde. La brasserie est ouverte
au public (comme tous les débits de boisson), mais le groupe se réunit dans
«  une salle du fond, prise sur la cour de la maison, derrière le billard et à
côté de la cuisine311  » (voir cahier d’illustrations). On est donc entre soi,
séparé symboliquement du tout-venant, des joueurs de dominos et des
lecteurs de journaux. Courbet a fait de ce café situé au 28 rue des
Hautefeuille312 une sorte d’annexe de son atelier (situé au n° 32) où il s’est
installé au printemps 1849313. C’est là qu’il dîne, mais c’est surtout là qu’il
«  tient ses assises314  ». Car dans cette petite salle enfumée, on ne se
contente pas de boire des chopes de bière, de manger de la soupe au
fromage et des saucisses, ou de fumer la pipe, à la façon des paysans de
Franche-Comté, on prêche la nouvelle doctrine. Le pape du réalisme,
flanqué de son évêque, Champfleury, catéchise les fidèles à midi (le jeudi),
pendant le déjeuner. «  Comme les fouriéristes, se souvient Champfleury,
Courbet parlait hardiment de tous les arts, de toutes les sciences et donnait
des conseils », « après le repas, chaque soir, c’étaient des conférences sur la
poésie315 ». La description un peu ironique que fait l’auteur des Bourgeois
de Molinchart de ce drôle de cénacle fait ressortir la dimension sectaire du
groupe  : la Brasserie Andler est un «  temple  », un «  sanctuaire  », une
« thébaïde », un « réfectoire monacal316 ». Courbet en est le grand prêtre –
 excommunicateur, si l’on s’écarte du dogme. Le dosage artiste/écrivain est
plus équilibré que chez les Buveurs d’eau, même si la dominante reste
artistique  : à côté de Bonvin, Chenavard, Castagnary, Préault, Armand
Gautier, Corot, Daumier, on trouve Duranty, Henri Thulié, Jules Assézat,
Barbara, Fernand Desnoyers, Th. Pelloquet, Jules Vallès, Montégut, Pierre
Dupont, G.  Mathieu et Max Büchon. Les femmes, il va sans dire, sont
absentes de cette « fête quotidienne de six à onze heures du soir317 ». Les
soirées, quoique animées, se différencient des estaminets et autres caboulots
où journalistes, écrivains ratés, chanteurs, dandys cherchent pêle-mêle à se
faire voir et se faire entendre. Champfleury, pour marquer cette rupture
avec la tradition anarchique du café, insiste sur le fait que les réalistes de la
Brasserie Andler ne « conservaient aucune trace des ornières de la Bohême
par lesquelles la plupart avaient passé318  ». À la différence des clans
bohémiens, le groupe réaliste a un chef de file et une doctrine solidement
charpentée (n’a-t-elle pas donné lieu à un «  Manifeste  » et à une série
d’explications, en manière de défense et d’illustration, par Champfleury lui-
même  ?). Certes cette école n’a «  ni journaux, ni revenus, ni fidèles pour
payer le casuel319  », mais elle a un leader charismatique, des disciples
dociles, des rites spéciaux, une doctrine cohérente, un étendard visible en -
isme et même, tardivement il est vrai, une revue défendant ses thèses320.
Surtout, elle a la ferveur qui caractérise les groupes d’avant-garde. De 1850
à 1860321, peintres, critiques, désillusionnés, « habiles cherchant à tirer parti
de la nouvelle école322  », débutants, oisifs et curieux se pressent à
l’enseigne de la Rotonde, car la « Brasserie », sous le régime autoritaire de
Courbet, a acquis l’aura du Cénacle de Hugo. Champfleury, dans ses
Souvenirs, ne peut du reste s’empêcher de faire le parallèle avec les
cénacles de l’âge d’or : « Ces réunions avaient quelque rapport avec celles
du romantisme ; il s’y mêlait en plus une saveur rustique particulière323. »
Ce qui est sûr, c’est qu’avec ce cénacle, un nouveau mode d’affirmation de
l’avant-garde se met en place, qui rappelle le romantisme par
l’enthousiasme de ses membres, et annonce le naturalisme par ses
interventions spectaculaires dans l’espace public et par son goût de la
polémique324.

Le « salon » de l’avenue Frochot


«  Ce qui pourrait ressembler davantage à un Cénacle, en tout cas à un
centre plus intime, c’était le salon de Mme Sabatier, la Présidente, […] chez
qui on se réunissait tous les dimanches325  », écrit Albert Cassagne. On
comprend la prudence du critique dans le choix des termes pour qualifier ce
drôle de salon… Car rien n’est plus éloigné, à première vue, du cénacle –
 entendu au sens strict – que les fameux dîners donnés par la Femme piquée
par un serpent, où se côtoya durant près de quinze ans (1847-1861) le Tout-
Paris artistique, littéraire et mondain. Qu’est-ce qui différencie les soirées
de cette «  demi-mondaine  » de celles d’une Jeanne de Tourbay, d’une
Païva, ou de celles d’actrices comme Suzanne Lagier ou Alice Ozy, qui
reçoivent durant la même période dans leur hôtel particulier les
personnalités en vue de la capitale ? Ne s’y adonne-t-on pas comme ailleurs
à ces distractions futiles qui caractérisent la «  sociabilité bâtarde  » du
Second Empire  : charades, tableaux vivants, pièces de théâtre, musique,
bals masqués, joutes poétiques, croquis improvisés, conversations
scabreuses, le tout précédé d’un dîner somptuaire où se dégustent les mets
les plus fins et les vins les plus rares. Quel artiste officiel ou écrivain
renommé n’aurait succombé à une telle avalanche de plaisirs, agrémentés
de surcroît par les faveurs d’une femme aussi belle que légère ? Reste qu’on
ne saurait balayer du revers de la main un foyer qu’ont fréquenté et salué
les trois plus grands écrivains du mitan du siècle  : Gautier, Baudelaire et
Flaubert326. Leur présence revendiquée en ces lieux mérite à tout le moins
qu’après Thierry Savatier327 on se penche à nouveaux frais sur le cas
« Frochot ».
Un certain nombre de traits font de ce cercle une véritable singularité
dans le paysage des sociabilités de l’époque, le rapprochant de la forme-
cénacle autant qu’ils l’éloignent de la forme-salon. La personnalité de la
maîtresse de maison y est pour beaucoup. À la différence des salonnières
types, Apollonie Sabatier n’exige pas de ses invités une attitude conforme à
celle qu’on impose aux hommes en présence du beau sexe. Élevée dans le
milieu des ateliers de l’hôtel de Pimodan, celle qui est née Aglaé Savatier
(1822-1890), ex-blanchisseuse puis danseuse à l’Opéra, ignore les usages
mondains et les bonnes manières. Habituée depuis le début à se comporter
comme les hommes, la jeune femme n’attend pas « qu’on lui fasse la cour,
et permet aux hommes de parler devant elle des choses les plus sérieuses et
les plus abstraites328  », voire des sujets les plus crus. Aussi les écrivains,
qui supportent mal d’être bridés en société, prisent-ils fort sa compagnie. Le
fait qu’elle puisse tout entendre et donner la répartie sur les sujets les plus
divers crée un climat de camaraderie proche, toutes proportions gardées, de
celui du Doyenné où les femmes n’imposaient pas leur loi. «  Nous y
vivions en bons camarades, se souvient Feydeau, comme si nous avions
tous été du même sexe329  ». En bonne logique, les dames ne sont pas les
bienvenues à ces dîners tout masculins. Bien qu’organisatrice des festivités,
la Présidente cède le premier rôle à son animateur vedette, Théophile
Gautier. Plus que l’hôtesse, l’auteur d’Émaux et camées est l’âme véritable
de ce groupe issu du cercle d’artistes constitué autour de Fernand
Boissard330, dont il était déjà le cœur. Aussi les Goncourt ont-ils raison de
dire que c’est «  le monde de Gautier331  » que l’on retrouve chaque
dimanche à la table de la Présidente. Grâce à son réseau de relations,
Gautier, dont la réputation est immense dans les milieux artistiques et
littéraires, conduit rue Frochot tous ceux qu’il croise dans les bureaux de
L’Artiste : avant 1850, Nerval, Ernest Reyer, Auguste Vacquerie, Charles
Jalabert, Enfantin, Gustave Ricard ou encore Ernest Hebert  ; après 1850,
Louis de Cormenin, Maxime Du Camp, Edmond About, Gustave Nadaud,
Baudelaire, Saint-Victor, Flaubert, Bouilhet, Ernest Feydeau. De ce
frottement régulier naissent des complicités qui se traduisent par l’usage de
codes compréhensibles des seuls initiés. Chaque invité est ainsi affublé d’un
surnom grotesque332 ; les mots à double entente, souvent graveleux, sont en
faveur333. Il faut en être pour en rire. Comme chez Nodier, Hugo ou
Delécluze, n’entre pas qui veut dans la confrérie. On est recruté par
cooptation  : les artistes puritains, les académiciens à la triste figure, les
écrivains à succès sont jugés indésirables. Bien qu’ami de Gautier, Ernest
Feydeau, dont l’infatuation déplaît334, doit attendre plusieurs mois avant de
s’asseoir à la table dominicale. Les convives se montrent jaloux de leurs
prérogatives. On les comprend. Au début du Second Empire, le salon de la
rue Frochot est « le seul coin agréable de Paris335 » où les écrivains et les
artistes, fuyant les ateliers et la corvée des feuilletons, peuvent se délasser.
La demeure de Mme  Sabatier n’aurait-elle donc été qu’un havre  ?
Avançons que les Dimanches de la rue Frochot adoptèrent, à certains
moments de leur carrière, l’aspect d’un véritable cénacle. Tel est le cas
lorsque Maxime Du Camp y fait son entrée en 1851 avec son ambitieux
projet de revue littéraire336, auquel vont se retrouver associés
financièrement ou intellectuellement les camarades de Mme  Sabatier. «  Le
premier numéro […] étant sorti début octobre, on peut penser, écrit Thierry
Savatier, qu’une partie des dimanches soir de l’été finissant, la rue Frochot
prit des airs de salle de rédaction337. » Certes, l’unité de doctrine de ce petit
groupe d’amis laisse fort à désirer puisqu’on y retrouve d’anciens
romantiques, des partisans de «  l’art pour l’art  » et des représentants de
«  l’art utile  »  : il n’empêche, de 1850 à 1860, la société de la Présidente
forme – et les seuls noms de Flaubert et Baudelaire suffiraient à l’attester –
une fraternité d’écrivains et d’artistes qui s’opposent à la littérature
industrielle, défendent bec et ongles l’indépendance de l’art. Les
Dimanches connaissent des passages à vide, par exemple lorsque Gautier ou
Du Camp partent en voyage, ou que Baudelaire se volatilise, mais jusqu’en
1861338, grâce à l’arrivée de nouvelles recrues (Flaubert en 1856, Feydeau
en 1858), les soirées conservent une haute tenue intellectuelle, stimulant
même, par émulation, la création de quelques-uns de ses membres.
L’examen de l’évolution de la composition du personnel de ce groupe,
constitué au départ d’un noyau de peintres, fait apparaître une augmentation
constante de la fréquentation des hommes de lettres  : peu à peu, le cercle
d’artistes devient un groupe d’hommes de lettres, amorçant avant l’heure
une évolution qui verra bientôt les poètes redonner à la littérature la place
qu’elle avait perdue avec l’éclipse des «  grands chefs d’école  », ces
«  guides poétiques339  » (Sainte-Beuve). Le salon de la Présidente, espace
cénaculaire transitionnel, préfigure donc la renaissance imminente des
cénacles à dominante poétique (Leconte de Lisle, Ricard, Mendès), en
même temps qu’il annonce, par sa liberté d’esprit et de ton, le « défouloir »
du Magny, qui prendra en quelque sorte le relais des Dimanches de la
Présidente en 1862340… Preuve que la transmission du modèle cénaculaire
s’est bien effectuée pendant ces années de trouble politique et de profonde
transformation du champ littéraire.

Cénacles hagiographiés
Le cénacle ne saurait toutefois être considéré sous le seul angle de
l’histoire sociale  : il est aussi affaire d’imaginaires. Lorsqu’on sort de la
chronologie des faits sociaux pour entrer dans celle des discours, on
s’aperçoit que le cénacle n’a jamais cessé de travailler les imaginaires de
l’art et de la littérature341. À l’époque romantique, le discours social sur le
cénacle doublait déjà la vie matérielle des cénacles. Ce discours, rappelons-
le, avait pris plusieurs formes  : dans le genre apologétique, les poésies
cénaculaires –  dont le modèle-type est la pièce de Sainte-Beuve de 1829
intitulée «  le Cénacle  » – avaient proclamé l’union sacrée des cénacliers.
Les articles polémiques ou satiriques avaient visé au contraire à démystifier
les pratiques cénaculaires, à démasquer ses impostures, à mettre à nu les
ressorts du cénacle. Attaques régulières qui, en dépit de leur violence, ou à
cause d’elle, avaient entretenu malgré tout la légende du cénacle.
S’y ajoute, à partir de 1840, un discours hagiographique dont bénéficient
plusieurs cénacles effacés de la mémoire collective. Les récits idéalisés de
Sainte-Beuve (1840, 1844), de Dumas (1849, 1852) et de Hugo (1849),
ressuscitent les Dimanches de l’Arsenal342, contribuant du même coup à
lancer le mythe d’un âge d’or où les poètes œuvraient de concert. La mort
de Nerval, en 1855, dernière victime en date du bataillon sacré, offre
l’occasion aux survivants de l’époque bénie du romantisme de rendre un
nouvel hommage au cénacle. Gautier fait publier le recueil de La Bohème
Galante343, dans lequel Nerval évoque ses souvenirs du Doyenné. Le
groupe, jusqu’alors méconnu du grand public, entre dans la légende dorée
des cénacles romantiques.
Qui se souvient encore de la rue du Doyenné ? C’est pourtant de là,
c’est pourtant d’une des maisons de cette rue, aujourd’hui oubliée et
rayée de la topographie parisienne, que sortirent un jour, avec tout un
bagage de charmants chefs-d’œuvre, quelques-uns des plus rares
écrivains et enchanteurs de ce siècle. Peintres, musiciens, poëtes,
romanciers et statuaires, c’était un cénacle au grand complet que le
cénacle de la place du Carrousel, et un des foyers les plus ardents, les
plus tumultueux, et, en définitive, les plus féconds de la poésie et de
l’art contemporains344.
L’idée que les chefs-d’œuvre de la littérature naissent en milieu
cénaculaire, que les œuvres majeures jaillissent presque toujours
d’une collectivité enthousiaste, commence à s’installer dans la
conscience collective. Mais l’Arsenal et le Doyenné ne sont pas les
seuls cercles à refaire surface. En 1856, Champfleury, dans un
article de « sa » Gazette, fait revivre les rites d’intronisation de
cette « bande de matamores », tous jeunes-France « à cœur de
salpêtre », qu’on appelait alors « société du Bousingot » :
Entre autres choses curieuses de ce cénacle, où l’on se réunissait
certain jour de la semaine pour y lire ces admirables poésies et ces
romans pharamineux qui devaient former par la suite une série de
volumes intitulés les Soirées du bousingot, Gérard m’a conté qu’un
certain jour le poète Alphonse Brot lut une histoire d’une invention
merveilleuse [suit l’histoire rapportée] et que cette nouvelle obtint un tel
succès, que M. Alphonse Brot fut reçu membre du Bousingot et sacré
poète345.
On est bien sûr dans la légende, mais il n’est pas anodin qu’au
même moment, Bouchardy se souvienne lui aussi du Petit Cénacle
dans une lettre qui ne sera publiée qu’une quinzaine d’années plus
tard dans l’Histoire du romantisme de Théophile Gautier :
Sainte et belle réunion, mon cher Théo, que celle où chacun était
pour le frère qui aime, l’ami qui se dévoue et le compagnon de route qui
fait oublier la longueur ou la fatigue du chemin. Réunions plus belles
qu’on ne peut le dire, où tous souhaitaient le succès de tous sans
exagération insensée et sans vanité collective, où chacun de nous offrait
de prêter son épaule au pied de celui qui voulait tenter de gravir et
d’atteindre346.
De son côté, plus de cinquante ans après sa disparition, Delécluze
rappelle à ses contemporains l’existence de la secte des
Méditateurs347. Son chef, jadis tourné en dérision348, est présenté
cette fois sous un jour favorable : « dans les traits de [Maurice
Quaï], dans son caractère, il y avait quelque chose de ce qui
distingue les hommes appelés à commander à leurs
semblables349. » L’heure est à la commémoration. À défaut
d’occuper l’espace social, le cénacle occupe le terrain de
l’imaginaire. Après 1840, il n’est plus permis de douter qu’il a joué
un rôle historique dans la création artistique et littéraire. Les
Parnassiens s’en souviendront.
Le déplacement du cénacle vers le domaine de l’art, observé
précédemment, se marque quant à lui par l’apparition de gravures
représentant des groupes restreints. Henri Valentin fait paraître en 1849
dans Le Magasin pittoresque un dessin représentant un atelier d’artistes, où
l’on reconnaît les figures de Gautier et de Nerval, cernées par des peintres
et des sculpteurs350. Quelques années plus tard, Courbet allégorise sa
domination sur le monde des arts dans L’Atelier du peintre : l’homme qui
tient le pinceau est au centre de la toile, tandis que le poète (Baudelaire) est
relégué à droite du tableau… Une mise à l’écart de la figure du poète, jadis
centrale, est également repérable dans l’eau-forte de Léopold Flameng351,
où le même Baudelaire se tient les bras croisés dans le coin sombre d’une
mansarde d’artistes, où sont réunis autour du grabat du propriétaire une
pléiade de rapins352. Mais c’est sans doute dans un dessin au fusain intitulé
La Brasserie Andler-Keller353 (vers 1855) que Courbet illustre de la
manière la plus forte l’ascendant pris par la peinture sur la littérature en
milieu cénaculaire (voir cahier d’illustrations) : on y voit le peintre plein de
morgue s’entretenir avec deux disciples (Trapadoux et Wallon) qui boivent
littéralement ses paroles. Tout un symbole résumant ce que tend à devenir le
cénacle à l’exact milieu du siècle : une réunion d’artistes354.

Cénacles romancés

À côté de ces hommages aux cénacles de l’ancien temps paraissent entre


1835 et 1860 des romans qui scénographient des groupes ayant adopté la
forme cénaculaire. Le plus connu d’entre eux est Un grand homme de
province à Paris (1839). Ce texte essentiel clôt une décennie de querelles
autour de la « camaraderie littéraire » en s’attachant à penser le cénacle hors
des cadres littéraires et hors de la référence au romantisme. Le « Cénacle »
–  ainsi Balzac le baptise-t-il  – n’apparaît que par intermittence dans
l’épopée de la désillusion au cours de laquelle Lucien de Rubempré,
oscillant entre Daniel d’Arthez et Étienne Lousteau, passera de petite gloire
provinciale à journaliste parisien crève-la-faim. Balzac n’en érige pas moins
le Cénacle de d’Arthez en contre-modèle de la « prostitution de l’esprit »,
selon l’expression de Lukács355, en seul lieu de résistance et d’intégrité face
à la dépravation et à la vénalité de l’univers parisien. « Ces neuf personnes
composaient un Cénacle où l’estime et l’amitié faisaient régner la paix entre
les idées et les doctrines les plus opposées356. » Ainsi se conclut la galerie
de portraits de ce Cénacle qui unit un médecin, un philosophe, un peintre,
un écrivain comique, un scientifique, un publiciste, sans oublier d’Arthez,
l’écrivain, et Louis Lambert, le chef déchu et disparu. Le groupe n’a donc
rien d’un cénacle littéraire et moins encore d’un cénacle romantique, mais
c’est peut-être cette mise à distance qui a le mieux autorisé Balzac à donner
naissance à un cénacle véritablement archétypal. Le chapitre primitivement
intitulé « Le Cénacle357 » ramasse ainsi en quelques paragraphes les grands
principes de ce micro-univers unique dans La Comédie humaine  :
homogénéité sociale entre des hommes desservis par une origine roturière
et naviguant hors de zones par lesquelles le parvenu s’extirpe de sa
condition ; mode de rencontre (la mansarde de d’Arthez les abrite pour des
conversations)  ; principes régulateurs  : l’ostracisme, l’élection quasi
magique des membres (« le sceau d’un génie spécial358 » que chacun porte
au front), la cohésion assurée par la domination charismatique de d’Arthez,
par la fraternité intime et par la solidarité interne  : «  l’ennemi de l’un
devenait l’ennemi de tous, ils eussent brisé leurs intérêts les plus urgents
pour obéir à la sainte solidarité de leurs cœurs359.  » La double loi
structurelle du cénacle y apparaît également en pleine lumière : d’une part,
l’esprit du don est à l’origine de toutes ses transactions symboliques,
d’autre part, l’amitié induit entre eux un pacte de non-agression, une amitié
collective sans tache, qui dirige chacune de leurs actions. Un seul trait, mais
capital, manque en définitive pour corréler tout à fait la création de Balzac
et l’épure sociologique du cénacle, romantique ou autre  : sa finalité. La
« marmite de l’avenir » d’Illusions perdues, pour reprendre l’expression de
Marx, ne vise à rien d’autre qu’à sa propre perpétuation, elle fédère des
hommes et des positions, raffermit une éthique mais ne s’associe à aucun
mouvement. Ce n’est pas un hasard si le Cénacle échappe à toutes les
controverses du temps, s’il ne se prononce pas entre les classiques et les
romantiques, s’il recèle autant un royaliste convaincu qu’un républicain
militant. Le Cénacle surplombe les petites querelles, les transcende pour
viser à l’éthique sublime du travail, de l’étude, et de la « solidarité sainte ».
Le Cénacle de Daniel d’Arthez, réuni vingt années durant, est un cercle de
«  grands esprits360  » purs, une congrégation unique d’«  êtres d’élite361  »,
travaillant dans différents domaines : voilà pourquoi il peut former un îlot
de pureté dans un monde social régi par la marchandisation des êtres et des
idées.
Dix ans plus tard, les Scènes de la vie de bohème (dont la publication est
saluée par la critique et la version théâtrale, plébiscitée par le public)
redistribuent les cartes. L’histoire littéraire, si elle s’est peu souvenue des
regroupements poétiques du milieu du siècle, accole volontiers à cette
période, pour caractériser le mode de vie des poètes, une formule, ou une
scénographie auctoriale362, qui porte en elle l’idée de collectif  : la
bohème363. Que le mode de vie clanique des gens de la bohème tel que le
décrit Murger soit en tout point opposé à celui des romantiques du cénacle
(ici, une forme de sociabilité privée, ritualisée, régie par des codes de
conduite tacites mais agissants ; là, une socialité sauvage, déterritorialisée,
ostentatoire, en rupture avec les modes de socialisation occidentaux)
importe peu. Ce qui compte, c’est que Murger ait jugé nécessaire de
récupérer le mot «  cénacle  » pour décrire la posture collective de la
bohème. Ce faisant, il a redonné au cénacle un éclat sans précédent en
l’adaptant à la situation nouvelle de l’écrivain. L’heure n’est plus à
l’imitation héroïque du Cénacle de la rue des Quatre-Vents, mais à son
ouverture aux nouvelles opportunités du marché. Tirant toutes les
conséquences des impasses du cénacle élitiste dans un champ littéraire en
pleine démocratisation, Murger élabore par la fiction puis, dans la préface,
par l’historicisation, un cénacle démocratique adapté à la demande moderne
et à l’esprit du moment, en particulier à cette mentalité bourgeoise fascinée
par son double antagoniste qu’est le bohème : un cénacle non plus élitaire,
donc, mais égalitaire, non plus fermé mais ouvert, non plus dogmatique
mais pragmatique, non plus laborieux mais paresseux, non plus austère
mais jubilatoire. À la faveur de ce tour de passe-passe terminologique,
Murger réussit un coup double  : d’un côté il fait entrer la bohème dans
l’Histoire littéraire en l’inscrivant dans le Grand Récit des avant-gardes, de
l’autre il rompt avec le passé en fondant un cénacle moderne, coupé de ses
illustres quoique écrasantes origines romantiques.
Les Scènes de la vie de bohème ne sont pas le dernier mot de Murger, on
l’a dit, sur le cénacle. En 1853, avec Les Buveurs d’eau, la question est
reprise à nouveaux frais. Certes, Murger y maintient ses griefs contre le
«  puritanisme exagéré364  » du groupe et désapprouve leur «  parti pris
d’isolement365 », mais l’ironie facile qui dominait dans les Scènes n’est plus
de mise. Murger salue désormais l’initiative de «  ces jeunes gens qui,
associant leurs espérances et leurs travaux, avaient entrepris de rétablir dans
la vie d’artiste les traditions de travail indépendant et sérieux, qui s’oublient
si facilement surtout quand elles ont à lutter contre les entraînements de la
vogue passagère, ou contre les séductions de l’industrie366  ». Le groupe,
présenté naguère comme un agrégat d’individus «  naïfs  » dépourvus de
talent, est composé maintenant « de jeunes gens véritablement doués d’une
vocation réelle367  ». L’honneur des Buveurs d’eau est donc rétabli. Mais
Murger va plus loin en esquissant une réhabilitation du cénacle, honni
naguère pour son «  héroïsme insensé368  ». Ces «  centres d’esprits
fraternels », lit-on dans le roman, ont un « bon côté » : « dans les moments
de faiblesse, on [y] puise une force nouvelle dans la persévérance
commune369.  » L’artiste solitaire, à cet «  incessant contact avec des
intelligences fraternelles », acquiert la foi qui lui manque ; et au fond, rien
n’est plus profitable pour un créateur, poète ou peintre, que de vivre « dans
un milieu d’enthousiasme, au centre d’affections actives370 »… Quels sont
donc, d’après Murger, les mauvais côtés du cénacle ? La réponse se déduit
de la mésaventure de son héros Francis, qui passe successivement d’une
association d’artistes à une autre, sans y trouver ce qu’il cherche. Dans le
premier cercle d’amis –  calqué sur le patron romantique  – le jeune artiste
fait l’expérience amère de la camaraderie : après l’avoir glorifié à huis clos,
ses compagnons, jaloux de ses premiers succès publics, se détournent de
lui. Dans le second (le club des Buveurs d’eau), Francis subit les
désagréments contraires  : au nom des principes égalitaires qui animent le
groupe (il faut tout partager), l’initié est sans cesse rabaissé par ses
coassociés, et, du coup, brisé dans son élan créateur. Bref, les deux
«  cénacles  » manquent chacun à leur vocation, mais pour des raisons
exactement inverses  : le premier, par défaut d’éthique (triomphe de la
vanité)  ; le second, par excès de morale (terrorisme de l’humilité). L’un
pâtit de l’inexistence d’un code de conduite qui atténue les aspérités du moi.
L’autre, en revanche, subit l’omnipotence d’un règlement qui étrangle l’ego.
On comprend, à lire Murger, que «  ces sortes d’associations qui ont pour
règle de s’aider les uns et les autres  » sont vouées à l’échec, soit parce
qu’elles laissent trop de place à l’individu, soit au contraire parce qu’elles
ne lui en laissent pas assez. L’idéal serait un cénacle – mais il faudrait « un
miracle » pour que celui-ci fût possible – qui permettrait à tous « d’arriver
en même temps371 »…
Est-ce la quête du cénacle idéal qui incite les Goncourt, presque au même
moment372, à écrire un roman mettant lui aussi en scène un groupe
d’écrivains et d’artistes ? Tout porte à le croire tant est évident leur désir de
se démarquer du modèle cénaculaire imposé par Murger373. Avec Les
Hommes de lettres, publié en 1860, on assiste en effet à un retour en force
des fondamentaux du cénacle. Non que la «  société du Moulin rouge  » –
 ainsi est désigné le groupe qui se réunit tous les jeudis dans le restaurant du
même nom pour causer  – soit un décalque du cénacle romantique, mais
cette société se présente comme l’un de ses avatars. Mais que peut bien être
un cénacle «  romantique  » après 1848, «  après le tapage des partis
politiques, littéraires, artistiques, des assemblées et des cénacles374  »  ? À
cette question, les Goncourt répondent de manière complexe en imaginant
un groupe partagé entre le désir de s’unir et l’incapacité de faire corps. Le
collectif du Moulin rouge, à l’image du champ atomisé dans lequel il naît et
évolue (l’histoire se déroule dans les années 1850), est en effet constitué de
divers « débris375 » ; ce collectif mérite donc plus le nom d’agrégat que de
groupe. Les hommes du Moulin rouge ne revendiquent aucune doctrine
esthétique, ne portent aucun projet collectif et affichent même des
divergences politiques marquées. Raison pour laquelle, sans doute, les
Goncourt ne leur décernent pas le titre, trop lourd à porter, de « cénacle »,
réservé aux glorieux ancêtres. Cela n’empêche pas le solitaire et dépressif
Charles Demailly de se trouver «  tout de suite à l’aise dans ce monde où
chacun se montrait tel qu’il était et pensait tout haut376  ». Du cénacle, la
petite société du Moulin rouge possède les deux vertus cardinales, à savoir
« la sûreté des amitiés » et « la mutualité de l’estime, de la reconnaissance
du talent ou de l’intelligence377  ». Convaincus que le contact d’autres
esprits, même contradictoires, est nécessaire à «  l’incubation de l’esprit  »,
qu’une « allée et venue d’opinions », un « choc d’individualités morales »
ne peut que «  mettre en train les facultés créatrices378  », les cénacliers se
lancent dans d’incessantes « batailles de paroles, à propos de toute chose et
de tout homme  ». De ces joutes oratoires ne ressort rien de concret, si ce
n’est la conviction renforcée d’appartenir –  pour le dire avec les mots de
Sainte-Beuve  – à une «  même famille d’esprit  »… À la différence des
Buveurs d’eau, cette petite société, qui compte un poète, un romancier, un
philosophe, un peintre, un musicien, n’a pas besoin de « règlement » pour
consolider ses liens. Son unité n’en demeure pas moins fragile. Tournée
vers le passé, bercée par cet âge héroïque où « les hommes d’art, peintres
ou poètes, marchaient sous le même drapeau, vivaient des mêmes victoires,
des mêmes passions, souvent sous le même toit, dans une alliance armée et
bienveillante379 ; dressée contre ce présent qu’elle déteste (la démocratie, la
« ploutocratie », la médiocratie), la société du Moulin rouge est incapable
de se projeter vers l’avenir. Ce cénacle est au fond moins un laboratoire
qu’un conservatoire de l’esprit. Ses représentants, «  un échantillonnage à
peu près complet du monde de l’intelligence », semblent pressés de monter
dans l’arche de Noé380  ! Persuadés d’appartenir à une «  grande et noble
race381 », ces hommes rares n’en sont pas moins conscients que cette race
est promise à l’extinction. Ce qui les fait tenir ensemble, en attendant le
« déluge », ce n’est pas la quête positive d’un idéal, c’est leur lutte tragique
contre la marchandisation de la pensée. La phalange du Moulin rouge est un
cénacle de résistance, certes, comme le Cénacle de la rue des Quatre-Vents,
mais sans illusion  : l’hydre du Journalisme, grâce à l’essor du «  petit
journal  », est devenue invincible. Aspirés par la Mélancolie, alors que les
amis de Daniel d’Arthez étaient tirés, eux, par l’Utopie, les dîneurs du
Moulin rouge sombrent dans la déréliction. Sans surprise, le groupe se
désintègre en quelques mois, rattrapé par la « méchanceté trop littéraire382 »
du temps, miné par le scepticisme blagueur contre lequel il avait tenté de
lutter.
Les représentations romanesques du cénacle, de 1840 à 1860, se prêtent à
une double lecture. En même temps qu’elles en expriment la faillite en tant
que structure sociabilitaire, elles en soulignent la persistance comme
modèle utopique. Dans tous ces romans (celui de Balzac compris), le
cénacle est en effet mis en échec par le «  Système  » qui l’absorbe ou
l’anéantit, mais d’un autre côté, il est présenté comme la seule alternative à
l’individualisme des carrières et à la prolétarisation littéraire, preuve que le
rêve d’une solidarité entre artistes n’est pas mort avec le romantisme. Cette
situation paradoxale reflète l’état ambivalent d’un champ littéraire qui, sans
accorder encore sa place au cénacle, le maintient comme horizon d’attente.
Il faudra patienter encore quelques années avant qu’il ne redevienne réalité.
La constellation parnassienne (1860-1870)

Hâte de faire secte !

« Plus d’école, ni de parti ; plus une idée, ni un drapeau », lit-on dans le


journal fictif de Charles Demailly383. Ces jérémiades, présentes à l’origine
dans le Journal des Goncourt à la date du 6 mai 1856384, se retrouvent en
substance sous la plume de Sainte-Beuve dans les articles où il dresse le
constat de la situation poétique de son temps. La défection des chefs a
amené une débandade totale, de sorte que, relève-t-il une première fois en
1840385, puis en seconde fois en 1852, il y a «  quantité de directions qui
s’entrecroisent386 » mais aucune ligne directrice qui se dessine. Après l’âge
des « royautés littéraires », pour reprendre l’expression de Gustave Planche,
nous entrons donc dans une époque confuse, qu’illustre jusqu’à la caricature
cet inventaire des «  écoles  » dressé par Baudelaire en 1852  : «  Écoles
classique, classique galante, romantique naissante, satanique, olympienne,
plastique, païenne, poitrinaire, du bon sens, mélancolicofarceuse387. » Trois
ans plus tard, Sainte-Beuve rectifie brusquement son jugement : les écoles
poétiques, toujours aussi nombreuses, «  s’efforcent de se détruire les unes
les autres  »  : «  Non seulement chaque école qui s’élève en veut à mort à
l’école qui a précédé, mais les branches d’une même école n’ont rien de
plus pressé que de se fractionner et de réagir contre leurs voisines et leurs
parentes : on a hâte de faire secte388. » On songe, en lisant cette phrase, au
climat électrique des années 1824-1830 où les clans se faisaient une guerre
perpétuelle. Que s’est-il passé entre-temps ?
L’élément nouveau, c’est que les écrivains, poètes en tête, ont repris les
armes. Le premier à se lancer dans la bataille est Leconte de Lisle, dont la
préface des Poésies antiques liquide l’héritage romantique et pose les bases
d’une esthétique nouvelle : « L’art et la science, longtemps séparés par suite
des efforts divergents de l’intelligence, doivent […] tendre à s’unir
étroitement, si ce n’est à se confondre389. » Son geste rupteur et prophétique
ne fait pas mouvement, du moins pas pour le moment, mais Leconte de
Lisle est imité par d’autres écrivains, aussi désireux que lui de développer
leur propre credo. En quelques années, avec un pic en 1855, se succèdent
pas moins d’une douzaine de textes à tendance manifestaire390. Le
manifeste, on le sait, est le geste inaugural performatif et théorique par
lequel un écrivain ou un artiste exprime sa volonté de faire école, de
constituer un groupe d’avant-garde ou de souder un groupe déjà existant391.
Or, cette recrudescence de préfaces-manifeste, après une éclipse de
plusieurs décennies, n’est pas dénuée de signification  : elle traduit une
aspiration à sortir de l’isolement, à agir de nouveau collectivement. Comme
si le champ avait atteint son degré d’atomisation maximal, chacun semble
soudain soucieux de réunir les troupes disséminées, d’inventer une formule
d’art, bref, de souder une génération nouvelle autour d’une esthétique
fédératrice. Sauf que ces manifestes produisent un effet contraire à celui
désiré  : au lieu d’avoir un effet rassembleur, ils ont un effet diviseur.
Aucune théorie n’emporte l’adhésion. Leconte de Lisle se met à dos tous les
romantiques. Du Camp hérisse les partisans de l’art pour l’art. Champfleury
n’attire plus personne. On comprend dans ces conditions l’exaspération
d’un Baudelaire et d’un Flaubert392 obligés, dans ces années, de slalomer
entre mille «  bavardages d’école puérils393  » pour faire entendre leur
voix394.
Tandis que Sainte-Beuve ironise sur l’empressement de ceux qui – tel Du
Camp – armés d’une préface « altière, militante, pleine de prédictions et de
promesses395  » ont hâte de faire secte, Baudelaire, de son côté, fustige la
naïveté désarmante de ceux qui – tel Champfleury – croient à « l’influence
magique396 » des mots en -isme. Il ne suffit pas, ironise-t-il, de « lever son
drapeau  » pour rallier à soi une «  colonie de disciples397  ». Si les
Champfleury, les Du Camp, les Leconte de Lisle échouent dans leur
manœuvre, c’est qu’ils prennent l’effet pour la cause : au lieu de constituer
un groupe pour «  faire leur proclamation398  », ils font leur proclamation
pour constituer un groupe. Paradoxalement, les raisons pour lesquelles le
cénacle ne prend pas après 1848 se révèlent exactement contraires à celles
qui présidaient à leur désaffection dans les années précédentes. Avant 1850,
l’absence de cénacles poétiques s’expliquait par la domination molle du
Romantisme et la suprématie des artistes. Après 1850, c’est la profusion
d’esthétiques fortes, mais divergentes, qui fait obstacle à la constitution de
groupes organisés en cénacle. Ce qui n’empêche pas ceux qui lancent un
nouveau programme, en rupture avec le romantisme, de s’entendre sur un
point : l’urgence de rassembler les poètes autour d’un projet fédérateur.
Le recensement des doctrines soutenues vers 1855 fait en effet apparaître
un leitmotiv, celui de l’âge d’or. Malgré les divergences d’opinions, il y a
accord général sur le fait que le romantisme a été une période faste pour les
lettres. On admire dans le mouvement romantique, non pas sa doctrine,
mais la ferveur et la solidarité dont ses membres ont fait preuve au combat.
Dans les années 1850, les romantiques, Hugo excepté, n’occupent plus le
devant de la scène, mais leur réputation, comme héros de l’épopée de 1830,
reste intacte aux yeux des jeunes : on loue unanimement leur discipline et
leur détermination dans la phase de conquête du pouvoir symbolique. Telle
est la leçon transmise aux générations futures  : la doctrine compte moins
que la force collective qui l’a portée. Le romantisme, on s’en avise avec
force, est un triomphe de groupe. Il faut donc, écrit Du Camp, reformer le
«  bataillon sacré399  », reconstituer un corps jeune et solidaire autour d’un
projet solide. La formule de cette recette qui a porté la littérature au sommet
de la hiérarchie des arts et au pinacle de la Société, qui a fait des poètes des
Mages et des Prophètes, tient en deux mots : armée et religion. Les poètes
doivent par conséquent retrouver la foi du prêtre, et la combativité du
soldat.
Un large consensus se dégage autour d’une simple et grande idée  :
régénérer la littérature. De sa collusion avec la Presse, de son copinage
avec le Monde, de sa soumission à l’Institution, de son assujettissement à
l’Éditeur, la littérature n’est pas sortie grandie mais affaiblie. Pour lui
redonner sa vigueur et sa pureté perdues, il convient de réemprunter la voie
suivie avec succès par les glorieux ancêtres, à savoir : resserrer les rangs, se
tenir à l’écart du public, des journalistes, des mondains, des académiciens.
Dans la nébuleuse de « l’Art pour l’Art » s’exprime avec force le désir de
reconstituer une élite choisie, de fonder une association d’experts. L’artiste,
remarquait déjà Murger en 1853, « se préoccupe beaucoup plus de l’opinion
d’un groupe que de celle de la multitude400  ». Les Goncourt approuvent
cette idée, en l’étendant à la population des écrivains : « Dans le monde des
lettres, de pareils suffrages d’un seul, [sont] plus chers et plus doux à la
conscience que les suffrages du public401 » ; depuis longtemps, Baudelaire
ne jure plus que par l’approbation des gens qualifiés  : «  Quant aux
écrivains, leur prix est dans l’estime de leurs égaux402 […]. » À défaut de se
rassembler, on en exprime le désir, en privé et bientôt publiquement. Au
confidentiel cri de ralliement de Flaubert adressé à Louise Colet en 1853,
« Aimons-nous en l’art, comme les mystiques s’aiment en dieu403 », répond
l’appel solennel de Du Camp : « J’ai rêvé l’union des gens de lettres ; j’ai
rêvé qu’oubliant les vieilles dissidences, de sots malentendus, et de puériles
dissensions, ils s’assembleraient un jour sous le même drapeau [et seraient
prêt à] mourir pour lui404. » Il semble donc désormais acquis que « la gloire
d’un écrivain ne relève pas du suffrage universel, mais d’un petit groupe
d’intelligences qui à la longue impose son jugement405 », que l’excellence
se conquiert dans la compagnie exigeante et exclusive des pairs, seuls aptes
à juger de la qualité poétique d’une œuvre. Gustave Planche, qui a pourtant
connu jadis les dérives de la camaraderie, aspire lui aussi à voir renaître une
«  génération nouvelle  », une «  phalange littéraire  » qui ait la force de la
précédente, mais, tempère-t-il, «  il y a encore trop de pensées à l’état de
germination pour formuler un arrêt qui échappe au reproche de la témérité.
Il convient d’attendre encore quelques années406  ». Champfleury, moins
timoré, claironne dans l’avant-propos de sa revue : « Une génération jeune
et indisciplinée s’avance de toute part. Ce que veut cette génération, ses
pensées, ses croyances, ses aptitudes nouvelles, ses désirs, ses aspirations,
je m’efforcerai de le démêler à travers la lutte407.  » Tout semble donc
désormais en place, au moins dans les esprits, pour que les cénacles
retrouvent le lustre de jadis. Manque le drapeau autour duquel se
rassembleront les jeunes et les anciens poètes : ce sera celui du Parnasse408.

L’année 1862

Après plusieurs années de relatif ostracisme, le cénacle amorce donc son


retour en grâce à la fin des années 1850 pour s’implanter durablement dans
le champ littéraire au début des années 1860. S’il n’y a pas de date-
événement marquant l’irruption de cette deuxième vague cénaculaire, il y a
en revanche une année qui en illustre l’irrésistible montée. En 1862 conflue
une série d’événements aussi bien factuels que textuels qui indiquent que le
cénacle, mis sous le boisseau pendant une vingtaine d’années, sort de
l’ombre.
Dans le registre mémoriel, il faut signaler d’abord la parution de trois
volumes qui, chacun à leur manière, remettent le cénacle à l’honneur. Dans
son Histoire anecdotique des cafés et cabarets de Paris, Alfred Delvau
consacre un chapitre spécial à la brasserie Andler-Keller, ce «  temple du
Réalisme, dont M.  Courbet était alors le souverain-pontife et
M.  Champfleury le cardinal officiant409  ». L’auteur est sévère avec cette
curieuse assemblée jargonneuse, mais il n’en reconnaît pas moins la
fécondité et la vitalité de ce «  groupe d’artistes  » magnétisés par la
personnalité exubérante du Peintre d’Ornans. En 1855, on s’en souvient,
Delécluze avait sorti la secte des Méditateurs de l’oubli. Sept ans plus tard,
le voici qui se retourne vers son propre cénacle, concurrent de celui de La
Muse française. Dans ses Souvenirs de soixante années, Delécluze restitue
le climat qui régnait dans son « Grenier », mais il fait plus, allant jusqu’à
restituer le verbatim de conversations entières entre invités. L’homme qui,
en 1822, s’agaçait dans son journal intime des billevesées de Stendhal,
transcrit désormais pieusement ses déclarations sur le romantisme. C’est
qu’en quarante ans, Beyle est devenu Stendhal, c’est-à-dire la personnalité
la plus illustre du petit Grenier de la rue Chabanais. D’obscure, divagante et
mystificatrice, la parole de Stendhal est devenue dans les Souvenirs
« spirituelle et parfois lumineuse410 » ; non plus stérile, mais féconde. Son
influence avérée sur les convives du cénacle, son rôle décisif dans certaines
de leurs productions, lui confèrent rétrospectivement un prix qu’elle n’avait
pas en 1824. Delécluze reconnaît qu’en dépit de leur extravagance «  les
prédications de Beyle […] ne passèrent pas sans produire une vive
impression sur la jeunesse qui s’avançait sous la bannière romantique411  ».
Forcé d’admettre enfin avec ses contemporains que «  les idées de Beyle
avaient prévalu412 », Delécluze ressuscite la parole de Stendhal, dont l’éclat
auréolait son propre cénacle. C’est une volonté analogue de laisser une
trace mémorable dans l’Histoire qui anime les auteurs de l’Histoire de
Mürger pour servir à l’histoire de la vraie bohème par trois buveurs d’eau.
L’objectif affiché est de faire la part du réel et de la fiction. La méthode se
différencie cependant de celle de Delécluze. Quand ce dernier arrange la
réalité pour offrir une représentation idéalisée de son cénacle, Lelioux,
Nadar et Léon-Noël s’attèlent à rétablir les faits pour donner une image
« simple et sincère413 » du leur. Ces témoignages croisés sur le quotidien de
la société sont complétés par la transcription des lettres de leur
coreligionnaire Murger. Celui-ci avait fait croire que le cénacle des Buveurs
d’eau n’était qu’une «  réunion de sectaires farouches étouffant sous le
fanatisme de l’art les élans de cœur et d’amitié414 ». À cela les ex-Buveurs
rétorquent qu’ils formaient au contraire un «  petit groupe, fraternel  »,
désireux avant tout de «  mettre en commun non seulement l’étude et
l’expérience, mais encore l’activité et les relations de tous ses
membres415  ». Grâce à ce livre, la société des Buveurs d’eau sort de la
fiction où elle demeurait enfermée, pour entrer dans l’histoire des cénacles
artistiques du xixe siècle.
Avec ces trois témoignages, l’histoire cénaculaire, rabattue sur le mythe
romantique (Hugo, Nodier, le Doyenné), s’enrichit de celle, moins
spectaculaire mais tout aussi marquante, des cénacles qui ont suivi. Ces
publications trouvent un écho favorable dans la presse  : les Souvenirs de
Delécluze sont gratifiés d’un grand article dans Le Constitutionnel. L’ex-
thuriféraire du Cénacle devenu historien de la littérature, Sainte-Beuve en
personne, y rend justice aux « matinées » de la rue Chabanais, ce «  salon
modeste  » où passa le «  mouvement moderne  », où se noua, dit-il, le
« conflit brillant et tumultueux416 » du romantisme. En 1862, le cénacle se
débarrasse donc –  momentanément  – des dernières superstitions qui
s’attachaient à lui (camaraderie, fanatisme, orgueil, isolement) : il redevient,
aux yeux de la gent lettrée, et peut-être même aux yeux de l’opinion, ce que
Balzac en avait fait dans la fiction, à savoir une « fédération de sentiments
et d’intérêts », un faisceau de « jeunes gens d’élite417 ».
À vingt ans, Mallarmé est typiquement de «  ces gens à gloire
posthume », « de ces esprits solitaires qui pensent pouvoir attirer le monde
à eux […] en fanatisant les jeunes imaginations par une croyance en leur
force418 ». Certes, le jeune poète n’a pas encore les moyens de fonder une
famille poétique – il les aura trente ans plus tard dans son appartement de la
rue de Rome  –, mais il porte déjà en lui la conviction que la littérature,
« chose sacrée », a tout à perdre à se « vulgariser », et tout à gagner à se
«  retrancher à l’abri d’arcanes dévoilés au seul prédestiné419  ». Cette
position radicale, le jeune Mallarmé la soutient dans un article de L’Artiste
de septembre 1862 qui sonne comme un avertissement auprès de ses pairs
et comme une provocation à l’encontre des partisans de l’art pour tous. « Ô
poëtes, lance-t-il sur un ton de défi, vous avez toujours été orgueilleux  ;
soyez plus, devenez dédaigneux420  !  » Dans l’esprit du futur auteur
d’Hérodiade, le poète –  aristocratique par nature  – ne doit pas céder à la
tentation démocratique, il doit, s’il est logique avec lui-même, réserver ses
découvertes «  aux seuls êtres d’élite  »  : qu’un poète «  ambitionne la
popularité  » au lieu de se contenter «  des suffrages du sanhédrin de
l’art421 », voilà qui, à ses yeux, constitue la véritable hérésie. À cette date –
 charnière – le cénacle a cessé d’être scandaleux ou ridicule ; il est redevenu
aimable, et même vital.
Ce «  sanhédrin de l’art  », Mallarmé n’est pas le seul à l’appeler de ses
vœux. D’autres écrivains, fanatiques de l’Art comme lui, aspirent depuis
quelque temps à dresser un rempart contre la foule, à tracer autour d’eux le
cercle de Popilius. À la différence toutefois du poète isolé dans sa province
se bornant à rêver du cénacle, ces écrivains-là s’activent pour trouver, dans
la capitale, un lieu correspondant à leurs aspirations. De 1857 à 1862, les
Goncourt multiplient les initiatives en ce sens : un premier essai a lieu au
Café Riche, dans le salon qui donne sur la rue Le Peletier, un second « au
fin fond du Café du Helder422 ». Ni l’un ni l’autre ne rencontre le succès :
comme il est impossible de « causer sans être entendus423 », on décide de
transférer le «  cénacle  » à domicile  ; pendant quelques mois les
«  Dimanches  » de Mario Uchard et les dîners de Charles-Edmond
remplissent cet office, mais la «  lanterne magique  » de ces agapes
littéraires, où sont traitées « les grandes questions, les to be or not to be de
l’Art  », est vite rattrapée par la fange du Journal  : «  Je crois que nous
enterrons aujourd’hui les dîners de Mario, déplorent les Goncourt. Aussi
bien, c’était tout à l’heure le jardin d’Académus […] Puis tout cela est
parti : Figaro est rentré dans ce Portique ; et nous sommes tombés dans les
nouvelles à la main, dans la boue de la semaine dernière et dans le fait-
scandale de demain424. » Il ne suffit pas d’être chez soi pour faire cénacle,
encore faut-il être entre soi425…
La rencontre d’un pur en mai 1859 fait naître un nouvel espoir. Lassé de
« sa vie retirée, sauvage, même à Paris, enfermée et fermée426 », Flaubert
ouvre, sans tambour ni trompette, ses «  Dimanches  » littéraires dans les
premiers mois de l’année 1860427. Le cercle se resserre autour de quelques
personnalités choisies  : Saint-Victor, Charles-Edmond, Bouilhet, Feydeau.
L’entente n’est pas parfaite dans le salon du boulevard du Temple, mais il y
a une mutualité d’estime et une certaine rencontre sur le terrain des idées
littéraires. Flaubert y confie ses secrets de fabrication («  dans mon roman
Carthage, je veux faire quelque chose de pourpre  »), y lit le premier
chapitre de Salammbô. Certains après-midis, les discussions atteignent des
hauteurs insoupçonnées :
Ce sont des causeries qui sautent de sommet en sommet, remontent
aux origines du paganisme, aux sources des dieux, fouillent les
religions, vont des idées aux hommes, des légendes orientales au
lyrisme de Hugo, de Boudha [sic] à Goethe. On feuillette du souvenir
les chefs-d’œuvre, on se perd dans les horizons du passé, on parle, on
pense tout haut, on rêve aux choses ensevelies, on retrouve et on tire de
sa mémoire des citations, des fragments, des morceaux de poètes pareils
à des membres de dieux  ! Puis de là, on s’enfonce dans tous les
mystères des sens, dans l’inconnu et l’abîme des goûts bizarres, des
tempéraments monstrueux. Les fantaisies, les caprices, les folies de
l’amour charnel sont creusés, analysés, étudiés, spécifiés. On
philosophe sur de Sade, on théorise sur Tardieu. L’amour est déshabillé,
retourné  : on dirait les passions passées au spéculum. On jette enfin,
dans ces entretiens –  véritables cours d’amour du xixe  siècle  –, les
matériaux d’un livre qu’on n’écrira jamais et qui serait pourtant un beau
livre : l’Histoire naturelle de l’amour428.
Mais les Dimanches de Flaubert ne tiennent pas leurs promesses :
le succès venant, l’auteur de Salammbô (1862), fêté par le Tout-
Paris, prend goût aux soirées mondaines : habitué des
« Dimanches » d’Apollonie Sabatier, il répond présent aux
invitations de Jeanne de Tourbey et de Suzanne Lagier, et devient
un fidèle des « Mercredis » de la Princesse Mathilde429. Les séjours
prolongés à Croisset, où il expie son appétit de mondanités,
n’arrangent rien : ils font de ses Dimanches un rendez-vous
intermittent, trop aléatoire pour créer des habitudes de groupe,
unifier les esprits, a fortiori fonder une école. Les réunions de
Flaubert se maintiennent tant bien que mal grâce à l’aura du
maître430, sans toutefois évoluer en cénacle, comme l’espéraient les
Goncourt. Alors qu’elles auraient pu facilement s’imposer comme
l’un des grands foyers littéraires des années 1860, elles sont
éclipsées par un rendez-vous nouveau, promis à une belle carrière
et dont la première réunion a lieu le 22 septembre 1862.

Les dîners Magny

Précisément à cette date, les Goncourt notent dans leur journal  :


«  Gavarni a organisé avec Veyne, le médecin de la Bohème, et
Chennevières, nous et Sainte-Beuve, un dîner, deux fois par mois, qui doit
s’élargir comme convives. C’est aujourd’hui l’inauguration de cette réunion
et le premier dîner chez Magny, où Sainte-Beuve a ses habitudes431. » Ces
dîners bimensuels, qui ont lieu le lundi dans un petit salon particulier, vont
durer sept ans, et rassembler une douzaine de convives. À première vue, les
rencontres du Magny satisfont aux critères du cénacle : la composition du
personnel (en majorité des hommes de lettres432), la taille de l’effectif, la
délimitation de l’espace, le caractère sélectif du recrutement433,
l’homogénéité sociale et l’identité sexuelle des dîneurs (masculine, à deux
exceptions près434), la confidentialité des échanges435, plaident en faveur du
modèle cénaculaire. À l’instar des cénacles romantiques, le conclave du
Magny est à la fois un lieu d’inspiration et un terrain d’expérimentation
pour les œuvres en cours. Le «  morceau de la phtisie  » dans Madame
Gervaisais trouve sa source, de l’aveu même des auteurs, dans une causerie
improvisée du Docteur Robin436. Mais ce sont surtout les critiques (Sainte-
Beuve, Saint-Victor, Charles-Edmond, Edmond Scherer, Auguste Nefftzer)
qui profitent de ces conversations à bâtons rompus. Les études
biographiques qui paraissent chaque lundi dans le Constitutionnel doivent
beaucoup aux dîners Magny437. « [Sainte-Beuve] veut se mettre au courant,
observent les Goncourt, il tâtonne, il interroge, il essaye de nous faire
causer. […] J’ai retrouvé, dans l’article sur les Le Nain de Sainte-Beuve,
sept fois l’épithète “crayeux”, jetée en l’air dans la causerie de samedi chez
Magny438.  » Ce qui différencie le «  banquet fraternel  » de la rue
Contrescarpe-Dauphine des salons où l’on cause et s’ennuie, c’est que la
parole y est considérée non plus comme un divertissement, mais comme
une pratique qui stimule la création littéraire. À vrai dire, la chose n’est pas
nouvelle, les romantiques avaient déjà compris la puissance fécondante de
la parole, voire pressenti sa valeur littéraire, sauf que, pour la première fois
peut-être, des hommes en prennent conscience et le disent : Sainte-Beuve,
qui vient de découvrir la traduction des Entretiens de Goethe avec
Eckermann439, n’hésite pas à faire de ce recueil de conversations le chef-
d’œuvre du poète allemand. Quant aux Goncourt, soucieux de ne rien
perdre de cette «  vapeur440  » que les cénacliers lâchent chaque lundi en
société, ils dressent dans leur journal le procès-verbal des propos tenus à
leur table pour en faire le matériau d’un livre futur. Cette idée qu’une
conversation peut aboutir à un beau livre est un fait sans précédent  ; elle
préfigure un renouvellement des enjeux de la sociabilité cénaculaire,
centrée de plus en plus sur la parole créatrice.
Il n’est pas certain pourtant que le «  cénacle  » de Magny, comme le
qualifient les Goncourt en 1867441, puisse prétendre à cette dénomination.
Plusieurs traits inclinent à en faire la matrice d’une forme de sociabilité
voisine qui connaîtra son plein essor sous la Troisième République  : le
dîner. Si l’on se penche sur la composition du groupe, on observe en effet
que celui-ci n’obéit à aucune hiérarchie. Les membres, une fois élus ou
cooptés, ont les mêmes droits. Cette égalité de traitement se traduit par une
prise de parole anarchique, souvent chaotique, qui tranche avec l’écoute
attentive ou participative des disciples face à leur chef de file. Le
témoignage de George Sand rend bien compte de cette distribution
indifférenciée de la parole :
Ils ont été très brillants […] Gautier, toujours éblouissant et
paradoxal ; Saint-Victor charmant et distingué ; Flaubert, passionné […]
Les Goncourt, trop d’aplomb, surtout le jeune qui a beaucoup d’esprit,
mais qui tient trop tête à ses grands oncles. Le plus fort en paroles et en
grand sens avec autant d’esprit que qui que ce soit, est encore l’oncle
Beuve […] Le dîner est médiocre. On fume beaucoup  ; on parle en
criant à tue-tête, et chacun s’en va quand il veut442.
Le cercle du Magny réunit des écrivains arrivés (Renan, Taine) ou
consacrés (Gautier, Sainte-Beuve) ; des hommes dont la formation
intellectuelle est achevée et les convictions esthétiques bien
chevillées. On y chercherait en vain des « jeunes » en quête de
conseils ou d’appui comme il y en eut tant autour de Nodier, Hugo
et Vigny. Sainte-Beuve préside, mais ne patronne pas… L’absence
de leader attitré est corrélée à un autre élément, qui constitue
l’argument le plus décisif pour son non-rattachement à la forme-
cénacle : l’absence de revendications unitaires. En dépit de ses
discussions régulières et passionnées sur l’art et la littérature, le
Magny n’est porteur d’aucun mot d’ordre. Les amis de Sainte-
Beuve ne se réunissent pas pour partager des idées communes,
mais pour confronter leurs opinions en toute liberté. Pas de
catéchisme esthétique chez Magny, nulle doctrine d’art ; au mieux,
de vagues convergences « philosophiques » : le scepticisme, relevé
par Nietzsche443 ; l’athéisme stigmatisé par la presse444. La
violation des dogmes, quels qu’ils soient, est la règle de cette table
« où l’on agite tout, où l’on manque de respect à tout, où la
philosophie du scepticisme pur, du matérialisme brut, de
l’épicurisme vert touche à tout445 ». On ne discute pas, on se
dispute. Quelquefois très fort. On se livre sans réserve, et malheur à
celui qui ne se « compromet446 » pas. On comprend alors, à lire le
Journal des Goncourt où sont consignés plusieurs échanges, et
notés scrupuleusement les sujets des conversations, que le Magny
n’est pas un laboratoire mais un défouloir447. Avec le recul, les
Goncourt discernent la fonction toute cathartique de ces rencontres,
où l’on se dit tout sans préjugés, sans craindre de froisser autrui :
c’est, notent-ils, l’un « des derniers cénacles de la vraie liberté de
penser et de parler448 ». Les raisons qui expliquent la longévité de
cette formation sociabilitaire ne sont donc pas à chercher dans une
quelconque religion esthétique, mais au contraire dans une défiance
systématique envers toute forme d’enrégimentement. Logiquement,
le groupe aurait dû imploser – la mort de Sainte-Beuve en 1869 y
mettra fin –, mais il tient par un besoin irrépressible de sociabilité,
de se « réchauffer449 » à tout prix, et par la nécessité de s’assurer
que la société comporte encore quelques esprits frondeurs et
causeurs. Ce sont des motifs tout autres qui poussent, au même
moment, des poètes à se rassembler et à former le premier vrai
cénacle depuis l’ère romantique.

Les Samedis du boulevard des Invalides

Une vision par trop synchronique du «  salon  » de Leconte de Lisle a


conféré à la fameuse préface-manifeste que le poète écrivit en 1852 une
importance exagérée dans la naissance de ce cénacle, l’un des plus typiques
de ce siècle. Durant la décennie qui suit la publication de ce brûlot contre le
romantisme et l’École du bon sens, la jeune génération de poètes, séduite
par les valeurs de l’Art pour l’Art, a moins les yeux tournés vers Leconte de
Lisle, qu’elle a un peu oublié du fait de son absence sur le front poétique,
que vers Gautier, Banville et Baudelaire, dont les jeunes poètes attendent
direction et protection. Attentes déçues puisqu’aucun d’entre eux – pour des
raisons différentes – ne relèvera le défi de l’esthétique nouvelle. Si l’année
1862 mérite à meilleur titre que l’année 1852 de figurer dans les annales de
l’histoire des cénacles, c’est qu’elle voit paraître les Poésies barbares, qui
rappellent avec éclat que l’avant-garde poétique dispose, en la personne de
son auteur, un maître tout trouvé. Conscient de l’intérêt que les jeunes
poètes lui vouent et soucieux d’en tirer profit, Leconte de Lisle ouvre au
printemps 1863 un «  salon  », boulevard des Invalides, qui deviendra
pendant six ans le rendez-vous obligé des Parnassiens. Rémy Ponton a
fourni de ce cénacle une modélisation qui en explique l’influence
durable450. Auréolé de son prestige intellectuel –  la préface de 1852
revêtant après coup un caractère prophétique  – et de son succès poétique,
Leconte de Lisle n’a aucun mal à imposer son autorité aux jeunes gens
avides de conseils que sont alors Georges Lafenestre, Léon Dierx, José
Maria de Heredia, Louis Ménard, petit noyau de fidèles bientôt rejoint par
Mendès, Coppée, Villiers, Verlaine, France, Marras, Sully Prudhomme, et
une pléiade d’occasionnels451. Loin de décliner –  à l’instar d’un Nodier
timide ou d’un Mallarmé prudent  – son rôle de mentor, Leconte de Lisle
endosse sans complexe le costume de Chef.
Comparé parfois à un prêtre452, l’homme incarne avant tout, aux yeux de
ses disciples – et c’est là une des singularités de ce cénacle – la figure du
maître, au sens professoral du terme  ; dictant ses règles prosodiques,
imposant sa conception du vers, corrigeant ses élèves, leur faisant passer
des «  épreuves453  », allant jusqu’à leur décerner des «  brevets454  » de
poésie. Les témoignages abondent sur l’attitude sévère, plus intimidante que
véritablement terrorisante, de cet hôte à la « cordialité un peu hautaine455 ».
Dans le petit salon modestement meublé et formidablement enfumé,
chacun, en arrivant, fait part de ses projets, apporte ses vers nouveaux,
sollicite le «  jugement des camarades456  ». On cause littérature et art
exclusivement  ; puis chaque poète récite quelque chose à tour de rôle457,
adossé à la cheminée, sous l’œil critique de celui dont on attend, fébrile,
l’approbation. Ce dernier –  trop rarement de l’avis des invités  – consent
parfois à leur communiquer quelques vers inédits. Le poète déclame alors
ses vers d’une voix lente et grave, soulignant les césures, marquant les
syllabes accentuées458  : « Leconte de Lisle, récitant ses propres vers, était
très intéressant à observer, se souvient Coppée, […] la voix, un peu sourde
et presque tremblante, prenait l’auditeur aux entrailles. […] Les yeux
surtout devenaient effrayants. Ils se creusaient  ; et sous les paupières
palpitantes, les prunelles montaient comme dans l’extase459.  » Mais c’est
surtout dans l’analyse du vers que Leconte de Lisle excelle : l’homme n’a
pas son pareil pour en repérer les faiblesses, ou en révéler la puissance  :
ainsi l’entend-on un soir «  fixer l’idée théorique  » de la «  sensation
prolongée460  » en citant un vers des Feuilles d’automne. En somme,
Leconte de Lisle réintroduit une discipline dans la facture du vers et dans la
composition du poème, que le romantisme avait fait oublier au nom de la
sacro-sainte inspiration. Les témoignages les plus complets sur les Samedis
du boulevard des Invalides nous viennent de Louis-Xavier de Ricard dans
ses Petits Mémoires d’un Parnassien, dont un chapitre entier est consacré
au cénacle, et de François Coppée dans son Franc parler. Bien qu’il
s’agisse de souvenirs assez lointains, ces deux peintures méritent d’être
citées longuement, tant elles rendent avec justesse l’atmosphère du lieu et
l’esprit du groupe, moins austères qu’on ne l’a dit :
On grimpait, chez lui, nous dit Louis-Xavier de Ricard, à la file
indienne, par un étroit escalier. C’était le maître lui-même,
généralement, qui ouvrait, emplissant la porte de sa massive carrure,
son monocle à l’œil, et tempérant d’un sourire de bienvenue la menace
d’ironie, toujours vibrante à ses lèvres tendues en arc sur leurs deux
commissures. Deux pièces, petites et d’un modeste ameublement,
étaient livrées aux poètes. Dans la première se tenait d’ordinaire
Mme  Leconte de Lisle […]. Comment se passaient ces soirées  ? On y
récitait et on y disait beaucoup de vers. Naturellement, chaque poète
avait hâte –  bien qu’il ne le fît souvent qu’en tremblant un peu  – de
soumettre son dernier poème au maître, et aussi aux camarades, et ce
n’est pas sans angoisse que, tout en récitant ou tout en lisant, il
observait de temps en temps, à la dérobée, le terrible monocle et les
lèvres, plus terribles encore, du grand juge. Villiers de L’Isle-Adam y
jouait et mimait souvent quelque nouvel épisode de sa fantastique
épopée de Tribulat Bonhomet, ou quelques scènes d’une de ses
souveraines évocations dramatiques –  Elen ou Axël  – […] Mais les
soirées de « grands galas » – celles où tout le monde se pressait dans les
deux salons du poète – étaient celles pour lesquelles il avait annoncé la
lecture de quelque poème qu’il venait de terminer ou quelque fragment
d’un poème en train. C’est ainsi que nous entendîmes le Lévrier de
Magnus, le Kaïn et quelques vers de ses États du Diable, laissés […]
inachevés461.
Voici maintenant la description de François Coppée, réalisée à plus
de trente ans de distance :
C’est au quatrième étage d’une maison du boulevard des Invalides,
que loge l’auteur des Poëmes barbares. Nous gravissons l’escalier, le
samedi soir, Catulle Mendès, Albert Glatigny, Villiers de L’lsle-Adam,
Léon Dierx, Louis-Xavier de Ricard, Paul Verlaine, Georges Lafenestre,
moi-même, d’autres encore. Souvent Sully Prudhomme nous
accompagne, […]. Toujours, dans le gai bavardage de nos voix
juvéniles, retentit le timbre d’airain de José Maria de Heredia. Ce sont
les disciples du Maître, […]. Ils grimpent les marches lestement, avec
des rires de gamins, les étudiants en rimes. Cependant leur cœur est
plein d’une émotion respectueuse. Ils songent que si le grand artiste à
qui ils vont rendre hommage demeure si haut, c’est parce qu’il est
pauvre et qu’il a consacré sa vie tout entière à la poésie pure, avec une
inébranlable fidélité, un désintéressement absolu, sans une seule
concession à la mode qui passe, au caprice éphémère du public. Tous
ces jeunes gens ont déjà leur rêve original, leur idéal personnel. Ils ne
sont point des élèves qui vont demander des leçons. Le poète qu’ils
admirent et qu’ils aiment leur donne plus et mieux, – un grand exemple.
En vérité, vers 1866, mes camarades et moi, nous allions, tous les
samedis soirs, chez Leconte de Lisle, – Victor Hugo étant trop loin, à
Guernesey, – comme les Croyants vont à la Mecque. […] Notre venue
encombrait, tout d’abord, les deux petites pièces, […] qui constituaient
tout l’appartement de réception. Un brouillard y régnait bientôt, la
cigarette étant permise ; […]. On causait alors, et seulement de ce que
nous aimions tous, de littérature et de poésie ; […]. Sur son invitation,
nous récitions, à tour de rôle, nos plus récents poèmes. On s’adossait à
la cheminée, où triomphait l’excellent buste en bronze du Maître, par le
sculpteur Moulin. J’ai entendu là Mendès, avec sa diction précise, nous
dire plusieurs beaux fragments de son Hesperus. C’est par la tendre
voix de Sully que j’ai connu, avant le public, les plus admirables pages
des Épreuves. L’organe de cuivre de Heredia, que troublait parfois un
léger bégaiement, claironnait des sonnets merveilleux. Devant cette
cheminée, j’ai vu le pauvre Villiers, secoué de tics nerveux, roulant ses
yeux de visionnaire, jeter, en traits épars et confus, la première esquisse
de son prodigieux Bonhommet. J’ai dit là, pour la première fois, ma
Bénédiction. Mais notre grande joie, –  elle était assez rare,  – c’était
quand Leconte de Lisle lui-même consentait à nous communiquer
quelques vers inédits. Je me rappelle notre «  chair de poule  »
d’enthousiasme, lorsqu’il lut son Qaïn462.
Bien qu’ils souffrent un peu de l’autorité de Leconte de Lisle –
 Régnier trouve qu’il a « la dent dure » –, les disciples lui
reconnaissent d’incontestables compétences en matière poétique, et
au plan moral, une forme de désintéressement vrai à l’égard des
travaux de ses auditeurs. Jusqu’en 1871, Heredia, son « élève bien
aimé463 », lui soumet ses vers pour qu’il les améliore. Esprit
indépendant, Sully Prudhomme rend hommage lui aussi à ses
préceptes : « C’est chez Leconte de Lisle, dans les réunions où il
voulut bien m’admettre, que j’ai, pour la première fois, bien
compris ce que c’est qu’un vers bien fait. J’étais novice alors ;
j’écoutais avidement les récitations que plusieurs des disciples, et
parfois le Maître lui-même, faisaient de leurs poésies inédites, et je
fus frappé de l’admirable solidité des vers de ce poète altier464. »
Mendès, que cette autorité agaçait parce qu’il la lui disputait,
explique l’ascendant de Leconte de Lisle sur la jeunesse par le fait
qu’à cette époque « il nous fallait […] une règle imposée de
haut465 ». L’auteur de Qaïn abusa-t-il de son autorité ? Avec le
recul466, Mendès concède que « si ses conseils furent excellents en
ce qui concerne la discipline de l’art et le respect de la beauté, […]
le joug de son génie (que, certes, il ne songeait pas à nous imposer,
mais que nous subissions en notre émerveillement juvénile de son
verbe) nous fut assez dur et étroit467 ». La majorité des disciples
n’eurent, pendant la période d’activité du cénacle, que des
bénéfices à retirer de l’enseignement rigoureux et des conseils
avisés de ce « conducteur incomparable468 » ; certains toutefois,
plus affirmés et moins soumis par nature, sentirent assez vite les
limites de cette doxa, qui enfermait la poésie dans un carcan
étranger à sa liberté essentielle. Mallarmé, Villiers et Verlaine
furent de ceux qui passèrent chez Leconte de Lisle sans s’y
attarder469… Mais ce sont des cas isolés, car durant leurs années
d’existence, les Samedis des Invalides s’imposent comme le
quartier général de la nouvelle garde poétique. La puissance
magnétique de ce cercle tenu d’une main de fer par l’homme au
« large monocle » est attestée par maints articles, contemporains de
son essor. En 1867, Adolphe Racot confirme sans équivoque la
suprématie du leader : « C’est une chose grave, considérable en ces
temps-ci, répétons-le, que la réunion autour de ce grand nom d’un
pareil groupe, d’un pareil cénacle, voué sans partage, sans arrière-
pensée qui le distraie du but à atteindre, à l’expression de l’art, de
la poésie, du beau470. » La même année, Gautier donne un cachet
tout officiel à ces réunions poétiques dans son Rapport sur le
progrès des lettres : « Retiré dans sa fière indifférence du succès ou
plutôt de la popularité, Leconte de Lisle a réuni autour de lui une
école, un cénacle, comme vous voudrez l’appeler, de jeunes poètes
qui l’admirent avec raison, car il a toutes les hautes qualités d’un
chef d’école, et qui l’imitent du mieux qu’ils peuvent, ce dont on
les blâme à tort.471 » Le Parnasse, en 1866, est identifié au cénacle
de Leconte de Lisle, comme le romantisme en 1829 l’était au
Cénacle de Hugo472.

Autres cénacles parnassiens (Mendès, Ricard, Lemerre)

Mais ce lieu de sociabilité recouvre-t-il la totalité du mouvement


parnassien ? Des travaux récents sur l’histoire du Parnasse ont montré que
si le cénacle de Leconte de Lisle fut le centre de coalition le plus en vue des
forces nouvelles, il ne fut pas le seul lieu de rendez-vous des Parnassiens473.
Les cénacles du Parnasse forment en réalité une constellation. Comme le
rappelle Catulle Mendès, « le salon de Leconte de Lisle avait de joyeuses
succursales474 ». De 1861 à 1870, plusieurs foyers de nature plus ou moins
cénaculaires voient le jour, cohabitant, rivalisant même avec les Samedis de
Leconte de Lisle. Deux d’entre eux précèdent l’ouverture du salon des
Invalides. Sans y inclure les épisodiques « Jeudis de Banville » rue de Buci,
où avaient lieu, dans une décontraction toute bohémienne, des
«  conversations d’art et de poésie475  », on doit rappeler l’existence d’un
cercle dont la fondation remontait à 1855, la Conférence Labruyère476, qui
comptait parmi ses adhérents réguliers Georges Lafenestre, Sully
Prudhomme et Heredia ; et celle d’un groupe constitué autour de Mendès et
son éphémère Revue fantaisiste477. Réunis d’abord passage Mirès (siège de
la revue), les amis de Mendès, privés d’organe, continuent de se voir
régulièrement dans un hôtel situé sur la rive gauche de la Seine, près de la
rue Dauphine : on ignore à peu près tout du déroulement de ces « séances
littéraires  » hebdomadaires, mais elles laissèrent une trace suffisante pour
inspirer à Paul Arène une parodie goguenarde à la manière des Jeunes-
France de Gautier. La caricature reprend les topoï de la satire cénaculaire et
les acclimate à la mode parnassienne. On découvre dans le Parnassiculet
contemporain478 que les rites du « Cénacle du Dragon-Bleu » n’ont rien à
envier à ceux des petits romantiques… Assis par terre sur des coussins, les
Impassibles mâchent du haschich, pendant qu’une jeune fille en costume de
statue prend des poses. Ces « exercices hebdomadaires » sont destinés « à
entretenir intacts le sentiment du bizarre et l’esprit des doctrines pures  »,
explique-t-on à un poète chinois nouvellement introduit dans le cercle. Afin
d’initier ce dernier, le chef de clan reformule le «  dogme saint de
l’impassibilité  », puis lit son poème. La lecture est accueillie par les
acclamations louangeuses de rigueur  : «  l’auditoire nage dans
l’enthousiasme », se promettant pour finir de publier tous les vers récités au
cours de la soirée. Cette peinture est redevable de ce que l’on sait des
Parnassiens depuis qu’ils ont accédé à la notoriété avec la première
livraison du Parnasse contemporain (1866). Elle n’en fournit pas moins des
indications plausibles sur les pratiques sectaires du groupe de poètes479
réunis chaque semaine autour de Mendès à l’hôtel du Pérou, entre 1862 et
1863.
L’ouverture du salon des Invalides n’entraîne pas un ralliement
systématique des groupes épars à Leconte de Lisle, comme les y invite
Glatigny480. En contrepoint des Samedis se tiennent d’autres réunions très
fréquentées par la jeune garde. Mendès, encore lui, réunit une dizaine de
poètes, chaque mardi, depuis le début de l’année 1864, dans son petit rez-
de-chaussée de la rue de Douai. L’histoire littéraire a oublié ce cénacle dont
l’influence ne fut pas moins décisive que celle du cercle de Leconte de
Lisle : « On m’encouragea, se souvient Coppée, dans le cénacle présidé par
Catulle Mendès, où je venais de pénétrer. Je dois une reconnaissance infinie
à Mendès. Jamais sans lui je n’aurais pris confiance en moi481. » L’auteur
de Philoméla n’a pas le prestige de celui des Poèmes barbares, mais son
défaut d’autorité est compensé par un charisme éprouvé  : n’a-t-il pas su
rallier, autour de lui et de sa revue, les plus grands noms du moment  ?
Qu’on le veuille ou non, à vingt-cinq ans, Mendès est une force littéraire,
une personnalité imposante auprès de ceux qui hésitent, doutent, tâtonnent.
Ses camarades trouvent en lui un militant-né, convaincu que la littérature
nouvelle va triompher, comme à la fabuleuse époque du romantisme. Rue
de Douai, on se soucie moins de fixer une loi commune que de communier
dans l’art. On fraternise plutôt qu’on ne théorise. Les Mardis portent la
marque de leur hôte : ce sont des soirées déboutonnées et champagnisées –
 plus « fantasques482 » que celles de Leconte de Lisle, où l’on ne boit que
du thé. Mais la décontraction tout amicale n’empêche pas l’attention portée
au fait poétique  : «  Sous le regard d’une belle personne en robe rouge
[Judith Gautier], qui fume des cigarettes, étendue sur le canapé483  », les
amis de Mendès réaffirment leur haine du Ponsardisme, «  bête noire du
Cénacle484 », et clament leur passion pour la métrique savante et raffinée.
On sait ce que l’on ne veut pas, et l’on sent ce que l’on veut. Le Maître de
maison invite les convives à déclamer leurs vers. Coppée se rappelle avoir
entendu Glatigny, Villiers, et avoir lui-même, encouragé par Mendès,
sacrifié au rite de la lecture. On retrouve dans la composition du cercle ce
mixte de désinvolture et de sérieux, qui caractérise le groupe parnassien
dans sa «  période embryonnaire » (Coppée). Aux côtés des incontrôlables
Cladel, Glatigny et Villiers, siègent l’exquis Mallarmé, le grave Léon Dierx
et l’impeccable Heredia485. Isolés jusqu’alors, tous ces poètes découvrent
rue de Douai qu’ils ont des aspirations convergentes  : «  Liés
intellectuellement par des communautés de convictions, ils se joignirent
dans la vie, nécessairement  ; de là le groupe486  », résume Mendès. En
somme, le cénacle de la rue de Douai assure la cohésion sociale des
« Parnassiens », sans laquelle la cohésion doctrinale, assurée chez Leconte
de Lisle, n’aurait pu avoir lieu.
Le salon de Mme  de Ricard remplit peu ou prou le même rôle de
consolidation des liens bien que le climat y soit très différent de celui du
rez-de-chaussée de Douai  : chez la femme du Marquis, ironise Mendès,
«  nous faillîmes devenir mondain487  ». La mondanité n’y est cependant
qu’un vernis : l’habit noir de rigueur, le « public de soie et de dentelles »
(entendez les femmes), les jeux de salon (on joue la comédie) n’arrêtent pas
les poètes, qui viennent déclamer leurs œuvres (les sonnets estrambotes
sont récités en costume de notaire488). Parmi les fidèles de ce «  cénacle
incomparable489 », on trouve, bien entendu, les anciens collaborateurs de la
Revue du Progrès, Louis-Xavier de Ricard, son fondateur, Adolphe Racot,
Verlaine, mais aussi les futurs collaborateurs de L’Art, Sully Prudhomme,
Léon Dierx, Edmond Lepelletier, et les amis de Mendès  : Villiers et
Coppée. Pour Julia Allard, qui les fréquenta tous deux autour de 1864, le
« salon » de la Marquise contraste avec le salon de Mme Ancelot. Boulevard
des Batignolles, les poètes conduisent les opérations : les « organisateurs »,
Ricard aidé de Mendès et Coppée, entretiennent chez la marquise «  une
passion de l’art, un élan vers l’avenir  », qui font de ces réunions le
« berceau490 » de la poésie parnassienne. Le contraste est également patent
avec le cénacle de Leconte de Lisle, comme le souligne Ricard dans ses
Mémoires, qui consacre un chapitre à son cénacle :
C’était le samedi que l’on se réunissait ; mais entre quelques intimes,
nous nous voyions presque tous les soirs. Nous étions d’ailleurs presque
tous voisins491. […] Et même les amis un peu plus lointains ne
s’effrayaient pas de la distance et venaient souvent discuter esthétique,
entendre ou lire des vers ou présenter quelque nouveau camarade. Car
on pense bien que, même dans les soirées du samedi où d’autres
éléments492, d’ailleurs sympathiques aux Parnassiens, se mêlaient à
nous, la grande affaire était toujours de lire ou d’entendre des vers et de
la prose aussi, de discuter esthétique et de malmener, d’ailleurs fort
équitablement, la littérature officielle ou officieuse, de complaisance, de
routine ou de métier, contre laquelle était précisément dirigée toute la
révolte parnassienne. […] Ce qui distinguait des autres soirées
parnassiennes, celles du boulevard des Batignolles, c’était l’absolue
liberté que nous y avions tous de penser tout haut toutes nos fantaisies,
même les plus paradoxales ou qui le semblaient. Nous n’avions là
aucune autorité de maître pour nous tenir en respect, comme chez
Leconte de Lisle, par exemple, où, tout de même, on était pourtant
obligé de se réserver sur certaines questions et en certaines discussions.
[…] On alternait d’ailleurs les lectures, les récitations, les discussions,
la musique et la danse. On avait souvent la bonne fortune que le piano
fût tenu par Emmanuel Chabrier, qui le pétrissait avec une si terrible
fougue que les cordes du pauvre supplicié en gémissaient longtemps.
[…] Et l’on jouait aussi des charades, dans lesquelles François Coppée
[…] remplissait presque invariablement le rôle de Bonaparte. […] On
s’enhardissait même à mieux que des charades : on s’attaqua un soir au
premier acte de Marion Delorme493.
Toutes choses étant égales, le salon de Ricard est au cénacle de
Leconte de Lisle ce que le salon de Nodier est au Cénacle de
Hugo : un « terrain neutre », un havre où l’on desserre, dans la
bonne humeur et dans la dérision des codes mondains, l’étau
dogmatique.
L’été 1865 voit enfin la naissance d’un nouveau foyer, sans équivalent
dans toute l’histoire des sociabilités littéraires  : il s’agit de l’entresol de
l’éditeur Lemerre, étroite boutique où tous les Parnassiens se donnent
rendez-vous en fin d’après-midi dans une atmosphère surchauffée. « C’était
une ruche bourdonnante, se souvient Theuriet. On y entendait voler des
mots sonores, des exclamations admiratives, et souvent aussi des huées où
l’on conspuait l’école du “bon sens”  ; on y récitait des sonnets, on y
disputait à grands cris sur la césure mobile et la consonne d’appui494.  »
Rien ne prédisposait cet endroit inconfortable, « ouvert à tous vents495 », à
devenir le refuge favori des poètes parnassiens, et partant l’un des cénacles
les plus fréquentés de l’avant-garde poétique. Mais voilà. Le jeune éditeur,
à l’exemple des Ladvocat et Canel, est accueillant à la nouveauté, et signe
les yeux fermés tous les contrats qu’on lui soumet. Après avoir publié
Ricard, la librairie du Passage Choiseul devient le « dépôt central et presque
le bureau de rédaction496  » de L’Art, et bientôt l’état-major du Parnasse.
Moins sélectif497 que tous les cénacles réunis, et plus attractif qu’eux parce
qu’il offre des possibilités sérieuses de publication, l’Entresol est fréquenté
par un groupe de poètes plus élargi, désireux de profiter de la dynamique de
groupe sur le point de se mettre en place. Dans les Triolets (1870) de
Gabriel Marc498 –  l’équivalent du Cénacle (1829) de Sainte-Beuve  –, de
nouveaux noms apparaissent à côté de la pléiade connue, enrichissant
encore la constellation parnassienne  : Armand Renaud, Henri Cazalis,
André Theuriet, Armand Silvestre, Emmanuel des Essarts, Anatole France,
Jean Aicard… L’Entresol de Lemerre complète idéalement le salon de
Leconte de Lisle. Ici on apprend à faire des vers, là on décide de leur
publication. À la cohésion doctrinale s’ajoute désormais la cohésion
éditoriale, qui réalise l’unité du groupe. Le projet d’un recueil parnassien,
dont le périmètre est âprement débattu chez Lemerre, apporte la touche
manquante : la labellisation du collectif. Ce sera le Parnasse.

La stratégie du Parnasse

La diversité de l’offre cénaculaire des années 1860, on vient de le voir,


contredit l’idée reçue d’un Parnasse centralisé autour du seul cénacle de
Leconte de Lisle. Un autre préjugé tenace consiste à croire que cette période
correspond à une phase d’autarcie poétique, de claustration heureuse.
Soucieux de pureté – Leconte ne rêvait-il pas, en 1852, d’un « sanctuaire de
repos et de purification499 » –, les cénacliers se seraient complus dans une
circulation privée de leurs tentatives poétiques. Or, il n’en est rien. Loin de
fonctionner en vase clos, les Parnassiens ne cessent, dans la phase de
gestation, d’intervenir sur la place publique. L’avertissement de Sainte-
Beuve expliquant en 1862 que «  le malheur aujourd’hui de la plupart des
poètes est de ne pas sortir de la sphère des amis500 » aurait-il été entendu ?
Le fait est que le Parnasse ne se contente pas du silence du sanhédrin. À
côté de la suractivité d’un Mendès ou d’un Ricard, toujours prompts à
fonder des revues, on relève que le groupe, malgré son dédain
aristocratique, ne dédaigne pas l’arène. Conscients que les petites revues,
confidentielles et éphémères (on en dénombre pas moins d’une dizaine de
1850 à 1864), ne touchent qu’un public d’initiés, les poètes optent pour une
autre stratégie conjuguant initiative individuelle et projet collectif  : ils
publient leur propre recueil en multipliant les signes d’allégeance au Maître
et les marques d’amitié aux camarades. Mérat et Valade, dans Avril, mai,
juin (1863), écrivent un sonnet dédié «  À Leconte de Lisle  »  ; Glatigny,
dans la préface de ses Flèches d’or (1864), se place sous le patronage de
l’auteur des Poèmes barbares. La camaraderie, elle, se manifeste tous
azimuts par des poèmes dédicatoires où fleurissent les noms –  encore
méconnus du public  – de Villiers, Cladel, Lemoyne, Heredia, Sully
Prudhomme, Marras, Ernest d’Hervilly, dans les recueils de Mendès
(Philoméla, 1863) Lafenestre (Les Espérances, 1863) et Dierx (Poèmes et
Poésies, 1864). Les comptes rendus issus des rangs parnassiens sont à
l’avenant ; on y manie sans retenue l’encensoir pour célébrer les camarades.
Mais cette rafale de publications, qui rappelle les tentatives des cénacliers
de 1824 pour sortir de leur « chartreuse », ne satisfait pas Leconte de Lisle
et Mendès, qui lancent conjointement l’idée sans précédent de lectures
publiques dans le courant de l’année 1865. «  Nous fondons des lectures
poétiques, c’est-à-dire que tous les huit jours, tous les mardis sans doute,
cinq ou six poètes liront, dans une salle vaste, quelquefois des études
esthétiques, souvent des traductions de poésies anciennes ou étrangères,
presque toujours des vers d’eux-mêmes501. » L’objectif est clair : ouvrir le
petit cercle d’initiés au grand public, dans l’espoir d’en recueillir les fruits
pour financer leur publication. Le projet échoue, en partie, semble-t-il, par
la faute de Banville, mais cet échec ne décourage pas ses promoteurs, qui
aussitôt « tent[ent] autre chose502 » : ce sera le Parnasse contemporain sous
la houlette de Lemerre, sorte de salon poétique rassemblant pêle-mêle les
adeptes de l’art pour l’art. Ce n’est pas le lieu ici de faire l’histoire de ce
recueil503. Tout juste convient-il de noter qu’il participe d’une stratégie
collective globale visant à requérir l’attention d’un lectorat plus large, à
sortir des frontières étroites du cénacle. Cette tactique est poussée à
l’extrême avec le soutien inattendu apporté par le groupe, en
décembre  1865, à la représentation d’Henriette Maréchal, pièce pourtant
étrangère à son esthétique. Edmond Lepelletier révélera plus tard que la
présence des Parnassiens n’avait été motivée que par le souci de « révéler
[leur] existence  » et –  ajouterons-nous pour notre part  – le souhait de
reproduire le scénario de la « Bataille d’Hernani », qui avait tant apporté à
la reconnaissance publique du Romantisme. Preuve qu’elle était disposée à
se saisir de n’importe quel prétexte, ou symbole, pour « faire du bruit », la
troupe se mobilise à nouveau pour la reprise de la pièce mythique de Victor
Hugo en 1867.
Les réactions de la presse confirment, en négatif, le succès de cette
stratégie. De 1866 à 1870, les articles hostiles au Parnasse pleuvent,
apportant au groupe une publicité inespérée. Le premier –  et non des
moindres  – à attirer l’attention du public sur ces «  naufragés de
l’indifférence publique504  » est Barbey d’Aurevilly505. L’esthétique des
Parnassiens est visée en priorité par ses détracteurs, mais pas seulement. Se
trouvent également attaquées leur stratégie manifestaire et leurs pratiques
solidaires. Conséquence de ces attaques  : le cénacle, jeté au rebut durant
trente ans, revient sur le devant de la scène, redevenant même, comme aux
«  beaux jours de 1829  », la cible privilégiée des critiques  : «  La
Renaissance de 1866 a élu domicile chez un éditeur du Passage Choiseul,
[…] c’est de là que le Cénacle vient de lancer urbi et orbi [son]
manifeste506 », ironise Victor Fournel. Associé dès l’origine au cénacle, le
soupçon de camaraderie refait logiquement surface sous la plume
d’Alceste : « Ils forment un cénacle, ils sont une bande, […] Ils se savent
faibles, et s’unissent afin de se soutenir au besoin507.  » Notre nouveau
Latouche, derrière lequel se cache le jeune Zola, complète sa satire d’une
peinture ridiculisant les rites des Parnassiens –  largement redevable au
perfide Parnassiculet, publié un an auparavant : « Le réduit est gentil, peint
en faux marbre, avec des inscriptions hindoues et chinoises du meilleur
effet. […] On couche sur des nattes et on mange des grains de riz avec des
aiguilles à tricoter508. » Mendès riposte pour la forme : il sait d’ores et déjà
que l’avenir leur donnera raison509. Grâce aux «  querelles violentes510  »
déclenchées par ses ennemis, le groupe du Parnasse est entré dans l’histoire
littéraire : «  Sans le Parnassiculet et les railleries de la petite presse, note
Racot huit ans plus tard, le Parnasse n’eût peut-être été qu’un aérolithe
obscur. Grâce à la parodie et aux sarcasmes, il eut l’air d’une petite comète,
et c’en était une en effet, y compris la chevelure511  !  » Le «  cénacle du
Parnasse », entendu métonymiquement, accède donc à la notoriété en 1868 ;
mais quel avenir pour les cénacles réels qui ont permis sa mise en orbite ?
Le « groupisme » (1870-1885)

Une mosaïque de sociabilités

«  Cette belle union dura jusqu’à la guerre de 1870 [qui] parcella le


cénacle en groupes, les groupes en couples, les couples en individualités512
[…].  » Verlaine songe peut-être, en écrivant cette phrase, à sa propre
trajectoire qui l’a conduit, de fractionnement en fractionnement, des
cénacles épanouis de Leconte de Lisle, Mendès et Ricard, au très marginal
Cercle zutique, à l’alliance avec l’insociable Rimbaud, enfin à la solitude
d’une prison. Une chose est sûre, après la défaite de Sedan, et surtout après
le traumatisme de la Commune, la sociabilité cénaculaire entre dans une
phase de turbulence. Ricard résume mieux que quiconque ce qui se produit
durant ces années-là :
Dès 1868, la dispersion avait commencé. Les nécessités, les luttes et
les incidents de la vie, les divergences d’idées et de desseins  ; les
incompatibilités de tempérament et de caractères, les amitiés nouvelles
désagrégeaient chaque jour le groupe de 1865. Puis éclata l’année
terrible, qui acheva la dispersion. Non seulement elle nous projeta
chacun en des directions diverses, […] Jamais, je crois, génération
n’aura été si désastreusement et si lamentablement interrompue tout
juste au début de son œuvre. […] Vers la fin de l’Empire, elle se croyait
proche du grand élan d’âme auquel elle s’était préparée pendant dix
ans  ! Est-ce sa faute si, au moment de prendre l’essor, elle a les ailes
fracassées par le coup d’assommoir de 1870 ? Génération sacrifiée qui
mériterait peut-être plus d’indulgence de la part des générations
déprimées qui l’ont suivie513.
À la belle organisation du cénacle des Impassibles succède une
sociabilité désordonnée, se déployant littéralement dans tous les
sens. Les artistes sont et vont partout : dans les salons, les
brasseries, les dîners, les cercles, les clubs, les cafés chantants ou
encore les cabarets. Les cénacles, trop fermés, trop protocolaires,
en un mot trop « sérieux », ne correspondent plus à l’esprit
contestataire, fumiste avant l’heure, qui est en train de naître. Une
nouvelle ère s’ouvre pour l’histoire des cénacles, en tout point
opposée à celle qui avait précédé l’essor du Parnasse avec ses
écrivains forcés à une solitude orgueilleuse ou à un isolement
contraint, en ce sens qu’elle est marquée non par un déficit, mais
par un excédent de sociabilité. Cette période, qui s’étend grosso
modo de 1870 à 1885, pourrait être placée sous le signe du
« groupisme », si l’on entend par ce terme une tendance
compulsive à faire groupe sans se soucier nécessairement de
cohérence esthétique. La volonté de détournement est manifeste
dans les étiquettes que se choisissent, par dérision, les mille et un
groupuscules du moment : Totalistes, Zutistes, Vilains
Bonshommes, Hirsutes, Incohérents, Fumistes, Intentionnistes, Je-
m’en-foutistes ; liste qui contraste à la fois avec les dénominations
sérieuses des « mouvements » (romantisme, réalisme, Parnasse,
symbolisme, naturalisme) et les dénominations prétentieuses des
écoles (décadisme, cymbalisme, école romane). Après 1870, les
artistes et les écrivains s’affublent de mots en -isme, non pour
s’imposer dans le champ mais pour en dénoncer, par l’absurde, la
vanité à faire date par un système cohérent de principes.
L’incohérence doctrinale est clamée haut et fort ! Seul demeure le
désir de partager la poésie, dans un cadre festif, en y incluant, le
cas échéant, le public. Charles Cros est exemplaire de cette posture
nouvelle : anticipant sur la dérive des « écoles », il fonde le concept
de groupisme, qui affirme tout en le niant la nécessité structurale,
pour l’écrivain, d’avancer groupé. Pour lui, le « désir d’animer une
communauté amicale » l’emporte sur « la volonté d’élaborer une
esthétique d’école514 ». La parodie groupale sert à conjurer les
tentations dogmatiques du poète. Cros ira plus loin en créant de
toutes pièces des groupes aussi éphémères que fantaisistes. En
1874, dans un article intitulé « Revue littéraire515 » (reproduit en
annexe), l’auteur du Coffret de Santal crée un mouvement dissident
renchérissant sur le Parnasse, dénommé Église des Totalistes, qui
brûle les étapes de la vie d’un cénacle. Cette parodie montre à quel
point Cros connaît les ressorts de la machine cénaculaire : comme
toute église poétique qui se respecte, le groupe Totaliste a son
« État-Major » (hiérarchie) et des « réunions secrètes » (clôture),
où nul ne comprend ce qui se dit (idiolecte). On y fomente des
révolutions poétiques (avant-gardisme) ; mais la « nouvelle secte »
n’échappe pas à son destin : la zizanie des cénacliers, générée par
des divergences théoriques, conduit à un schisme qui donne
naissance à une « sous-secte », plus radicale que la première
(dissolution). On ne peut mieux allégoriser par l’humour les effets
pervers de la « doctrine » sur un groupe, et partant, l’urgence de se
recentrer sur une sociabilité d’émulation sans Loi ni Maître.
Leconte de Lisle avait symbolisé l’unité cénaculaire des années
1860 ; Charles Cros, inventeur du groupisme, incarne à lui seul sa
déconstruction parodique pour la décennie suivante.

Mondanisation du cénacle

Le cénacle de Leconte de Lisle survit certes au traumatisme de 1870,


mais il a perdu beaucoup de son prestige initial. Plusieurs facteurs
expliquent la désaffection des poètes pour les Samedis, tandis que, par un
paradoxe qui n’est qu’apparent, le mouvement parnassien connaît succès et
reconnaissance. Le premier coin enfoncé dans la belle unité des années
1862-1869 est le triomphe du Passant de Coppée, pièce en un acte reçue,
jouée et fêtée au Théâtre National de l’Odéon en janvier  1869. Le succès
aussi inattendu que foudroyant de l’obscur poète du Reliquaire, propulsé en
quelques mois au zénith de la célébrité, suscite des jalousies à l’intérieur du
clan, créant une première lézarde dans le bloc de la fraternité parnassienne.
Le Second Parnasse, entrepris la même année, aurait dû en principe
ressouder le bataillon sacré de 1866, mais la guerre de 1870 réduit l’effort à
néant  : l’engagement patriotique, revendiqué publiquement par les leaders
du groupe, jure avec la poétique de neutralité affichée dans le recueil. Deux
événements consécutifs à l’humiliation de 1870 parachèvent la destruction
du socle cénaculaire. Le premier atteint son maître en plein cœur  : le
30 septembre 1870, la presse révèle que Leconte de Lisle a touché, à l’insu
de ses disciples, une pension impériale depuis 1865  ; politiquement, cette
révélation embarrassante discrédite le supposé opposant à Napoléon  III et
éloigne de lui tous les Parnassiens fidèles à la République (Ménard, Marras,
Andrieu et Verlaine). Le second est un effet collatéral de la Commune  :
comme plus tard l’affaire Dreyfus, l’insurrection communaliste divise les
poètes en deux camps. Les dissensions idéologiques, que la foi en l’Art pur
avait estompées, éclatent désormais en pleine lumière. Leconte de Lisle et
quelques-uns de ses proches affichent leur haine du Peuple et leur goût de
l’Ordre516. La fracture est inévitable avec les Parnassiens
«  révolutionnaires  » à l’heure où Victor Hugo est revenu à Paris. Le reste
d’esprit frondeur des débuts disparaît avec les premières récompenses
honorifiques et l’amélioration du statut social (1873) du leader du
cénacle517  : l’emménagement dans l’appartement du boulevard Saint-
Michel (1872) coïncide avec cette nouvelle vie de fonctionnaire pensionné
et de poète installé ; mais elle coïncide aussi avec le basculement du cénacle
d’avant-garde en groupe d’individus coalisés, inquiets de leurs intérêts
particuliers, soucieux de faire fructifier leur capital symbolique. En 1872,
les insurgés poétiques de naguère se retrouvent dans une position de
conservatisme, autant littérairement que politiquement. Devenus
fréquentables, les Parnassiens sont sollicités par la grande presse (le Gil
Blas, L’Écho de Paris, le Journal des débats, La Patrie) pour y occuper le
fauteuil de critique. L’Académie, quant à elle, commence à regarder d’un
autre œil les rebelles de 1866  : elle couronne Les Humbles de Coppée,
récompense L’Idole de Mérat et s’apprête bientôt à les accueillir tous en son
sein. Ce déplacement, consécutif à la consécration du Parnasse, se traduit
logiquement par une mondanisation de la sociabilité cénaculaire. Le groupe
des pairs de la période 1863-1870 est remplacé peu à peu par une nouvelle
génération d’épigones (Jules Breton, Rollinat, Dorchain, Bourget, Plessis),
tandis que les femmes, exclues jusqu’alors, font leur entrée. Comme le
résume, avec une pointe de sarcasme, Fernand Calmettes : « Plus de pipe et
de veillées d’armes  ; mais la cigarette discrète et des froufrous de
femmes518.  » Ce changement d’atmosphère et d’auditoire détourne le
cénacle de sa fonction initiale  : non plus conquérir, mais conserver le
pouvoir symbolique. À la relation prophète-disciple ou professeur-élève se
substitue un rapport d’essence plus mondaine, liant une figure consacrée à
des admirateurs béats et des admiratrices transies. Les disciples confirmés
s’éloignent du Maître pour faire carrière individuellement, les autres,
désireux de frayer des voies nouvelles, espacent de plus en plus leurs visites
chez Leconte de Lisle. En 1876, le cénacle est moribond  : «  on n’y va
plus519 », note sobrement Mallarmé.

Les Vivants et les Morts

La perte d’aura du salon de Leconte de Lisle au cours des années 1870


dissimule une crise qui, au-delà de la remise en question de l’esthétique du
Parnasse, prend l’aspect d’une contestation de la forme-cénacle devenue
synonyme, pour la jeune génération, d’enfermement et d’endoctrinement.
Les historiens de la littérature ont beaucoup insisté sur la dimension
poéticienne de la contre-offensive menée par les ennemis du Parnasse, sans
s’aviser que se trouvait également attaqué le fonctionnement collectif qui y
était associé. Dans une série d’articles consacrés aux Parnassiens, Zola est
le premier à établir une corrélation entre la poétique des Parnassiens et leur
système sociabilitaire  : «  Nos poètes, écrit-il en 1868, se sont creusé une
jolie cave où ils vivent, les mains aux oreilles, pour ne pas entendre les
coups de foudre de la science et de l’industrie.520 » Pour le jeune critique, il
y a homologie entre leur inspiration poétique tournée vers les mythologies
mortes et leur organisation tribale fondée sur la réclusion. Le motif est
approfondi dans un grand texte panoramique sur la «  poésie
contemporaine » de 1878 :
Naturellement, ces jeunes poètes faisaient bande à part. […] Se
sentant entourés d’indifférence et de railleries, ils devaient se cloîtrer
dans le coin où ils se réunissaient, fermer les portes et les fenêtres, faire
de la poésie une véritable religion. Fatalement, les pratiques idolâtres,
les entêtements de sectaires, les exagérations de fanatiques, allaient
trouver là un excellent terrain. Toujours la persécution appelle la
dévotion outrée. Aussi le mouvement poétique qui se déclara eut-il tous
les côtés étroits d’une chapelle fermée. Ce n’était plus la belle évolution
de 1830 s’accomplissant au grand soleil, au milieu d’une époque folle
de poésie ; c’était une conspiration d’illuminés, se reconnaissant à des
gestes francs-maçonniques, à des formules bizarres. Comme les fakirs
de l’Inde qui s’absorbent dans la contemplation de leur nombril, les
Parnassiens passaient des soirées à s’admirer les uns les autres, en se
bouchant les yeux et les oreilles, pour ne pas être troublés par le milieu
vivant qui les entourait521.
« Vivant », le mot est prononcé ; il autorise Zola à se livrer à une
critique implicite du cénacle considéré comme un environnement
mortifère, inapproprié à la poésie énergique – naturaliste –, qu’il
appelle de ses vœux. Il n’ignore pas à cette date que son appel a été
devancé par un groupe522 qui fait justement de la vitalité, et même
de la brutalité, son mot d’ordre : les « Vivants », à la dénomination
si évocatrice, nés en 1872, s’opposent aussi bien à la poétique
momifiée du Parnasse qu’à son goût immodéré de la claustration :
« On criait […] à la renaissance de la poésie, d’une poésie plus
vivante, moins renfermée en des tabernacles par les mains pieuses
des servants de la rime riche ; on voulait ranimer l’impassible
muse, lui rendre les muscles et les nerfs, et la voir marcher, moins
divine, plus humaine, parmi les foules souveraines523 », se rappelle
Goudeau qui fréquenta la bande de Richepin, Ponchon et Bouchor,
réunie au Sherry-Cobler. Ainsi, innover, en ces années, ce n’est pas
seulement rompre avec la versification corsetée des Impassibles,
mais sortir de l’univers capitonné du salon pour « courir vers la rue
vivante524 » à la recherche de l’inspiration nouvelle. Ce besoin de
réinsuffler de la vie dans la poésie est perceptible dans les recueils
publiés par la dissidence parnassienne de 1873 à 1878 : Le Coffret
de Santal (Cros), Une Saison en Enfer (Rimbaud), Les Amours
jaunes (Corbière), La Chanson des Gueux (Richepin), Fleurs de
bitume (Goudeau). Il se traduit aussi par la fréquentation de lieux
moins renfermés et moins hiérarchisés.
Depuis 1868, le salon de Nina de Villard attire en effet tous ceux que
l’atmosphère irrespirable du salon du boulevard des Invalides indispose : la
demeure de la rue Chaptal, par sa liberté d’esprit et par la population
bigarrée qui la fréquente, est un antidote idéal au cénacle doctrinal de
Leconte de Lisle. Ici, les poètes parnassiens côtoient les peintres et les
musiciens bohèmes, sans exclusive. Ce monde mêlé s’adonne de dix heures
à cinq heures du matin à des conversations joyeuses et bruyantes,
entremêlées de saynètes, de chants et de déclamations de vers, le tout arrosé
non de thé mais de vin. Avant 1870, le premier salon de Nina (1868-1870),
qui n’est pas (encore) l’«  atelier de détraquage cérébral525  » dont parlera
Goncourt, est déjà un lieu plus décontracté poétiquement et politiquement
que le salon étriqué de Leconte de Lisle. Les poètes parnassiens y dominent
encore (Mendès, Mérat, Valade), mais commencent à s’y mêler des
collaborateurs de La Renaissance littéraire et artistique, revue rassemblant
des poètes qui aspirent à tourner la page du Parnasse. Le succès des Dîners
des Vilains Bonshommes qui se tiennent de 1869 à 1873 fournit un autre
indicateur des nouvelles aspirations sociabilitaires des poètes à la veille de
la Guerre franco-allemande. Comme chez Nina, mais en respectant le
protocole assigné aux dîners littéraires mensuels (les discussions
esthétiques y sont suivies de lectures organisées), on pratique volontiers
l’autodérision par le truchement d’albums. Cette attitude parodique est
poussée beaucoup plus loin dans le Cercle zutique fondé en 1871, cas limite
d’un groupe qui épouse les formes du cénacle comme pour mieux le
dynamiter de l’intérieur.

Le Cercle zutique

Le premier Cercle zutique (automne 1871) résiste à toute forme de


classement, et constitue à ce titre une sorte d’exception dans l’histoire des
sociabilités littéraires. «  Quel était ce cercle, salon, café  ?  », demande
Delahaye à Rimbaud. La réponse de ce dernier nous plonge dans le
désarroi :
Un cercle ? pas précisément… Un salon ? oui, si l’on voulait… Un
café ? encore…, sans être cela, tout en l’étant… Les « bonshommes »
que j’y avais vus  : artistes, écrivains –  parmi eux quelques débris du
Parnasse  – avaient trouvé ceci  : louer un local pour y causotter,
buvotter, fumotter… dans une liberté relative, c’est-à-dire sans être
astreints à des procédés cérémonieux vis-à-vis d’un hôte, ni exposés
aux voisinages, souvent ennuyeux, parfois hostiles, des gens que l’on
rencontre dans les lieux publics526…
La question d’Ernest Delahaye mérite d’autant plus d’être
reposée527 qu’elle soulève le problème plus large de la crise que
traverse la forme-cénacle de 1870 à 1885. Rappelons que le Cercle
zutique est un groupe restreint d’une vingtaine de membres
socialement homogènes, unis par une communauté d’intérêts et
soudés par des liens affectifs forts. Si l’on ajoute à cela le fait qu’il
dispose d’un lieu de sociabilité fixe et privé (l’Hôtel des Étrangers),
qu’il se dote d’une dénomination en -isme et qu’il s’adonne
régulièrement à des pratiques collectives (discussion, album), on
aura tôt fait de conclure que le Cercle est un cénacle poétique qui
ne dit pas son nom. Mais le rapprochement s’arrête là, car, pour le
reste, le club zutique est le contraire d’un cénacle, ou plutôt son
négatif. Bien que les membres de ce groupuscule, issus d’une
fraction dissidente du Parnasse, s’opposent frontalement à ce
dernier tant du point de vue esthétique que politique (ils ont pris
parti pour la Commune), il ne cherchera jamais à s’organiser pour
devenir une force d’opposition crédible. Les Zutistes, à la
différence des autres groupes littéraires structurés en cénacle,
n’avancent aucune proposition, n’échafaudent aucun programme,
n’élaborent aucune stratégie. Leur seule réalisation collective est le
fameux album, sorte de journal de bord à usage interne, privé de
toute valeur manifestaire. À l’instar de l’association des Buveurs
d’eau, le Cercle zutique se réunit à huis clos. Mais contrairement à
elle, il méconnaît toute hiérarchie : Rimbaud fait jeu égal avec le
« président » (Cros) et avec le doyen (Cabaner). On conçoit dans
ces conditions que le groupe ne soit pas parvenu à percer, et n’ait
laissé aucune trace dans l’histoire. Mais le voulait-il et surtout le
pouvait-il ? En s’opposant à la logique des « écoles », dont le
Parnasse avait fourni le modèle, le Cercle zutique s’interdisait de
facto de reproduire les mécanismes qui en avaient assuré la
conquête, et partant, se condamnait à l’obscurité. Un cénacle peut-
il en effet fonctionner durablement sur la base d’un rejet de la
hiérarchie au nom de l’anarchie, du refus d’une esthétique
formalisée au nom de l’exigence absolue de liberté ? La réponse est
non. Solidaire dans ses haines, soudé par un rire parodique, le
Cercle zutique sort assez logiquement de sa phase de connivence
pour sombrer dans le non-sens, à l’image de la dénomination qu’il
s’est choisie. L’aventure aura-t-elle été sans fruit ? Pas forcément.
En faisant de la politique l’élément décisif pour rompre avec
l’esthétique dominante, les Zutistes se sont délivrés collectivement
de l’emprise du Parnasse, ouvrant ainsi la porte à de nouvelles
aventures poétiques. Cet anti-cénacle a donc eu un rôle libérateur,
cathartique, pour ses membres ; en l’occurrence, il ouvre la voie,
Charles Cros en tête, à une spectacularisation de la poésie que les
Cabarets littéraires se chargeront de pousser jusqu’à ses plus
extrêmes limites.

Les Hydropathes de Goudeau et le « salon » de Nina

On se souvient qu’en 1862 Mallarmé s’indignait que la Littérature pût


s’adresser à tous  : il fallait à la poésie un public d’élus, trié sur le volet,
communiant dans une même foi dans un lieu retiré. Leconte de Lisle devait
se charger de réaliser le rêve mallarméen en créant un cénacle élitaire ajusté
à l’idée haute qu’on se faisait alors de l’Art. Après 1870 et jusqu’en 1885
s’opère un complet renversement annoncé par le Cercle zutique et le salon
de Nina de Villard. Désormais, la poésie sera démocratique, ou ne sera pas :
«  C’est en s’adressant, sinon au suffrage universel, du moins au suffrage
universel restreint des capacitaires bourgeois, rois de l’époque, prophétise
Goudeau, qu’on peut se faire connaître et apprécier528.  » La position du
fondateur du Cercle hydropathe est exactement symétrique de celle de
Leconte de Lisle, qui considérait à l’inverse, vingt ans plus tôt, que le
suffrage public était le signe le plus manifeste de l’échec du poète529. Pour
les nouveaux venus dont Goudeau se fait le porte-parole, il est urgent de
«  faire pénétrer dans les cervelles des jeunes bourgeois des notions de
poésie et d’art, de forcer les jeunes poétiques à entrer en lice530 ». L’idée
fait son chemin, convainquant même Francisque Sarcey, qui écrit dans le
e
xix  siècle en décembre 1878 : « Ce nombreux auditoire vaudra mieux pour
leur former le goût et les avertir de leurs défauts que ces petites chapelles
soi-disant poétiques [qui] gardent leurs fenêtres soigneusement fermées aux
grands courants de l’opinion publique531. » Les « groupements sévères532 »
des romantiques et des Parnassiens, ainsi que les qualifie un critique de
L’Écho de Paris, cèdent donc le pas aux assemblées joyeuses, où chacun
laisse libre cours à sa fantaisie sous les hourras ou les huées d’un large
public, sans le regard inquisiteur et castrateur d’un pontife. Le Club des
Hydropathes, tel que le conçoit Goudeau, aux antipodes de la «  petite
église  », est «  une sorte de forum ouvert à tous533  » dégagé de toute
influence d’école. Le premier venu peut y pénétrer «  sans crainte d’y
respirer l’atmosphère chargée d’encens des petites chapelles littéraires dont
les fidèles énervés s’aplatissent à l’envi devant un tas d’idoles bizarres534 ».
Ainsi, pendant que les Parnassiens gèrent leur patrimoine, la nouvelle
génération s’émancipe de l’idée même de mouvement, et de tout ce qui s’y
rattache  : cénacle, doctrine, pontificat. Dans cette décennie, les jeunes
poètes développent une espèce d’allergie à tout ce qui ressemble de près ou
de loin à un endoctrinement. Les revues qui voient le jour entre 1870 et
1880 sont à l’unisson  : quoique portées par l’idée d’avant-garde, elles
rejettent en bloc tout système poétique codifié. Qu’il s’agisse de La
Renaissance littéraire et artistique, de La République des lettres ou de La
Revue du monde nouveau, toutes placent en exergue leur éclectisme535,
s’attachent à desserrer l’étau dogmatique, mettant un point d’honneur à
accueillir, dans un méli-mélo improbable, toutes les sensibilités, tous les
courants (les futurs « naturalistes » y côtoient les ex-Parnassiens). Mendès,
conscient que l’heure n’est plus à la férule, rassure tout le monde dans la
déclaration d’intention de sa nouvelle revue  : «  L’idée de groupe, ici,
n’implique pas l’idée d’école. La communauté des travaux n’exigera pas
des collaborateurs une entière conformité de tendances536. »
Le salon de Nina, qui démarre sa deuxième carrière rue des Moines en
1874 après une période d’exil, n’est pas étranger à ce changement d’état
d’esprit. Ce salon prélude aux réunions des Hydropathes et aux soirées du
Chat noir537, en ce sens que Nina y joue, comme Goudeau plus tard, non
pas le rôle de directrice, mais d’animatrice  ; en ce sens surtout que toutes
les excentricités y sont permises et les innovations accueillies avec
enthousiasme. Ici aussi l’éclectisme est de mise  ; il suffit pour être admis
d’avoir écrit de la musique ou des vers, peint ou gravé quelque chose
d’original. Les habitués –  confirmés ou débutants  – sont exhortés à lire
leurs dernières productions et à donner la primeur de leurs idées. «  Vous
n’êtes d’aucune école  ?  », s’étonne un gommeux en habit noir tombé un
soir par erreur dans ce nid de poètes (il y a ce jour-là Marras, Dierx,
Richepin et Mallarmé). «  Nous sommes de l’école des Pas-de-
Préface538 ! », lui répond Mendès en souriant. Les amis de Nina sont entrés
dans l’ère post-parnassienne. Rendus à leur liberté ou poussés vers la sortie
par l’intransigeance du jury du troisième Parnasse contemporain (c’est le
cas de Cros, Mallarmé et Verlaine), les ex-séides de Leconte en profitent
pour radicaliser leur position, Mallarmé en tête, avec son Après-midi d’un
faune. Chez Nina, l’indiscipline est de mise. Les soirées y dégénèrent
souvent en bacchanales poétiques. Quoiqu’il ne faille sans doute pas le
prendre au pied de la lettre, le récit de Rollinat (rapporté par les Goncourt)
des faits et gestes de cette «  drôle de maison539  » donne un aperçu de
l’ambiance un peu folle qui y dominait :
[…] Un cénacle de jeunes et révoltées intelligences se livraient,
fouettées par l’alcool, à toutes les débauches de la pensée, à toutes les
clowneries de la parole, remuant les paradoxes les plus crânes et les
esthétiques les plus subversives, dans la surexcitation de la présidence
d’une jolie femme et d’une muse légèrement démente. Une sorte
d’ivresse intellectuelle haschichée […] qui empêchait le travail, le
mettant tout entier dans la dépense orgiaque de la conversation, en ce
logis où on se disait qu’on causait comme en nul autre endroit de
Paris540.
Les cercles littéraires prolongent l’esprit des soirées de Nina de
Villard : même volonté de laisser la place aux jeunes, même
volonté de dégager la poésie du carcan des prescriptions : « la
doctrine hydropathesque, assène Goudeau, consiste précisément à
n’en avoir aucune541. » La seule contrainte sera organisationnelle.
Les Cercles se dotent d’un cadre réglementaire (ils ont un
président, un statut, des procès-verbaux) pour juguler les énergies,
ce qui n’empêche pas, tant s’en faut, les débordements. Les soirées
des Hirsutes, société édifiée à la hâte sur les ruines des
Hydropathes, tournent rapidement au chahut. Trouve-t-on plus
d’ordre du côté de « l’ennemi » durant ces années 70-80 ? Les
« naturalistes », encore balbutiants, balancés entre plusieurs chefs,
hésitent entre différentes formules (dîner, cénacle, café), sans se
fixer sur aucune d’elles. Pour Zola, le cénacle est synonyme
d’emmurement. Mais peut-on se passer de cet instrument pour
créer un mouvement ?

Le café Guerbois

On fait généralement remonter à 1880 la naissance de «  l’école


naturaliste  » avec la publication du Roman expérimental, où s’affirme la
doctrine (la « méthode »), et la parution du recueil des Soirées de Médan,
où s’affiche un collectif (les «  médanistes  »). En réalité, si l’on observe
l’évolution du mouvement sous l’angle de ses sociabilités, les efforts de
Zola pour constituer une avant-garde remontent à plus loin. L’auteur de
L’Assommoir fréquente plusieurs groupes avant de constituer le sien propre,
rue de Boulogne, et de devenir le chef du groupe naturaliste. Avant la
trentaine, Zola connaît une première expérience cénaculaire, en milieu
artiste, qui laissera chez lui une trace profonde. À partir de 1866 et jusqu’en
1874542, Manet prend l’habitude de réunir ses amis dans un café, situé au 11
Grande-Rue des Batignolles (9, avenue de Clichy), à quelques pas de son
atelier. D’accidentelles et informelles au début, les rencontres du café
Guerbois deviennent régulières et rituelles : s’y retrouvent tous les artistes
et écrivains que la figure du peintre d’Olympia (1863) fascine. Comme
Courbet en son temps, Manet impressionne par sa verve, son esprit de
saillie, la justesse de son jugement sur les choses d’art. Sa qualité d’artiste
persécuté, repoussé des Salons, en fait le chef naturel des peintres hostiles à
l’art officiel. La comparaison ne s’arrête pas là  : comme Courbet, Manet
tient ses assises, chaque vendredi, en soirée, dans une salle à part, sombre
et mystérieuse, dont la physionomie tranche avec la salle principale,
«  blanche, dorée et pleine de glaces  ». Ses «  six colonnes trapues  », son
« plafond bas », et « ses murs de couleur brune, protestante », lui donnent
l’aspect d’une crypte (voir cahier d’illustrations). Nulle messe n’y est
pourtant célébrée : Manet, qui n’a pas l’âme d’un pontife, laisse s’exprimer
toutes les sensibilités, s’entrechoquer les opinions. Aussi ses réunions, où
les plus vives questions d’esthétiques se mêlent à des plaisanteries d’atelier,
sont-elles fréquentées par des gens de tous bords, et d’origines disparates,
quoiqu’unis par une sorte d’enthousiasme qui n’a pas encore trouvé son
axe, sa stratégie. Les proches de l’école dite des Batignolles s’entretiennent
des expositions récentes, s’occupent des talents naissants, évoquent surtout
les œuvres à exécuter543.
Rien de plus intéressant que ces causeries – c’est Monet qui parle –,
avec leur choc d’opinions perpétuel. On s’y tenait l’esprit en haleine, on
s’y encourageait à la recherche désintéressée et sincère, on y faisait des
provisions d’enthousiasme qui, pendant des semaines et des semaines,
vous soutenaient jusqu’à la mise en forme définitive de l’idée. On en
sortait toujours mieux trempé, la volonté plus ferme, la pensée plus
nette et plus claire544.
Composé d’une petite cour d’amis habitant le même quartier que
Manet (Bazille, Legros, Guillemet, Bracquemond, Fantin-Latour),
le cercle s’élargit d’année en année, mêlant peintres (Monet, Degas,
Renoir, Pissarro, Guillaumin, Béraud), poètes (Henri Cantel,
Armand Silvestre), graveurs (Belot, Desboutins), romanciers
(Duranty, Cladel), critiques (Babou, Burty), photographe (Nadar),
sculpteur (Zacharie Astruc)545.
Dans cette « galerie de consommateurs artistiques et littéraires546 », Zola
occupe une place de choix. Il est même un des piliers du groupe. Jouant le
rôle de «  baguette magique547  », le pugnace journaliste force l’estime des
cénacliers par son aplomb et ses idées courageuses sur l’art moderne : « Il
parlait toujours, se souvient Armand Silvestre, avec le calme des gens sûrs
d’eux-mêmes […] formulant une pensée toujours claire dans une forme
pittoresque sans être désordonnément imagée548. » On trouve une preuve de
la part active que Zola prenait aux réunions du Vendredi dans les tableaux
de groupe de Latour et Bazille549 où il figure au premier plan ; et un signe
du vif intérêt qu’il portait au cénacle de Manet dans L’Œuvre (1886) où le
romancier fait revivre par la fiction les heures fraternelles du groupe des
Batignolles. Le « Café Baudequin », ainsi rebaptisé, y est décrit comme le
« berceau d’une révolution550 » où s’invente « l’école du plein air », autre
nom de l’impressionnisme. Dans ce roman à clés, Zola-Sandoz ne se
contente pas de fréquenter le «  clan de sauvages551  » conduit par Claude
Lantier, il organise lui-même des soirées, où dominent la franche amitié et
l’estime désintéressée  : «  C’étaient les bonnes soirées de Sandoz. Même
aux heures de misère, il avait toujours eu un pot-au-feu à partager avec les
camarades. Cela l’enchantait, d’être en bande, tous amis, tous vivant de la
même idée.552 » Zola déforme à peine les faits. À cette époque, l’auteur de
Thérèse Raquin, qui habite les Batignolles, accueille chez lui ses amis
peintres, avec qui il partage ses espérances et ses haines553, et dont il se
sent, en dépit de son âge, un peu le père554. Sa pratique personnelle du
cénacle semble, à première vue, entrer en contradiction avec son discours
critique sur la forme cénaculaire. En réalité, il n’en est rien : Zola s’oppose
au cénacle parnassien en tant qu’espace coercitif et narcissique. Comme
Manet, il aime «  la lutte avec les adversaires avérés, et non l’encens dans
les petits cénacles intimes555 ». À ses yeux, cette forme de sociabilité n’est
légitime et viable que si elle demeure –  ce qu’elle est généralement à ses
débuts  – un lieu de confrontation et d’émulation. Dès qu’elle tombe dans
l’acquiescement aveugle, elle perd toute dynamique, et donc tout intérêt.
C’est précisément ce qui arrive au Café Baudequin, si dynamique au
commencement, agonisant à force d’unanimité  : «  Le café n’avait pas
changé, on s’y réunissait toujours […] mais la bande s’y noyait dans un flot
de nouveaux venus, on était peu à peu submergé par la banalité montante
des élèves du plein air.556  » Pour Zola, donc, le cénacle est bénéfique à
condition de rester un lieu vivant, voire violent557.

Les Jeudis de Zola

En 1870, Zola n’a pas encore noué de relations amicales avec les
principaux tenants du réalisme. Cette solitude ne l’empêche pas de se
projeter en chef d’école. Porté par ses convictions, Zola déclare sans
ambages, en 1868, «  appartenir […] à un groupe d’écrivains
naturalistes558  », tout à fait fictif à cette date. Zola récidive en 1872 en
évoquant, comme si elle existait déjà, « l’école moderne du naturalisme »,
promettant l’action prochaine de « ce groupe naturaliste559 ». Se rêve-t-il en
Manet du naturalisme ? S’inspire-t-il du prophétisme de Leconte de Lisle ?
Ou n’applique-t-il pas plutôt les recettes de la Maison Hachette où il a
travaillé comme responsable de la publicité  ? Quoi qu’il en soit, sa
détermination est telle qu’il est admis, dès 1872, aux Dimanches de
Flaubert et aux soirées de l’éditeur Charpentier : il fait désormais partie de
la « bande des quatre » (Daudet, Goncourt, Flaubert, Zola). En 1874, Zola
intègre pour la première fois de sa carrière un groupe littéraire  : c’est le
« Dîner des cinq » (les quatre et Tourgueniev) qui se tiendra irrégulièrement
pendant six ans. Zola prise énormément ces «  batailles théoriques entre
gens qui, au fond, s’entendaient560 », peut-être parce qu’elles lui rappellent
les salutaires logomachies du Guerbois. Il y conquiert l’estime de ses pairs
sans parvenir à leur imposer ses vues : non seulement ses commensaux se
défient de cet ambitieux cadet, mais aucun d’eux n’est favorable à
l’adoption d’une bannière collective. « J’appartiens à une école, ou plutôt à
un groupe littéraire561 », rectifie significativement Zola en 1875. On assiste
en quelque sorte au retour de l’ère du soupçon (1829), marquée par la
défiance systématique à l’encontre de tout ce qui s’apparente de près ou de
loin à un groupe doctrinal. Zola se plie, bon gré mal gré, à la situation. On
le voit fréquenter différents milieux littéraires  : il se rapproche de Catulle
Mendès à qui il remet son Assommoir (c’est l’époque où Mendès reçoit rue
de Bruxelles les collaborateurs de La République des Lettres)  ; il répond
présent aux soirées des Daudet où se mélangent poètes et prosateurs, ex-
Parnassiens et futurs naturalistes562.
Zola comprend cependant peu à peu que, s’il veut se pousser sans
froisser ses pairs, il lui faudra passer par une stratégie groupale, constituer
son propre cénacle. Heureusement, celui-ci existe déjà à peu de choses près.
Joris-Karl Huysmans réunit en effet dès 1875 ses amis et quelques
collègues du ministère dans son logis de la rue de Vaugirard, les mercredis :
autour de «  tasses de thé563  » se rassemblent Henry Céard, Maurice Du
Seigneur (le fils de Jean Duseigneur, l’hôte du Petit Cénacle), Albert
Pinard. Dans la préhistoire du groupe de Médan, le cénacle de Huysmans
occupe une place particulière parce que s’y tisse in vivo le réseau
sociabilitaire. C’est en effet par Huysmans, dira Céard, que « Zola nous fut
révélé […]. L’œuvre ne nous suffisait plus, nous étions travaillés du désir de
voir l’homme, de faire connaissance avec l’écrivain564  ». Suite à cette
«  révélation  », Henry Céard va rendre visite à Zola. À l’issue de cette
première rencontre, Zola saisit l’occasion  : il l’invite à revenir. Mieux, il
l’appelle à reterritorialiser le cénacle : « Vos amis seront les bienvenus », lui
assure-t-il565. Les Jeudis débutent en 1876 dans le petit hôtel avec jardin
qu’il occupe rue Saint-Georges (n°  21)  : «  Ce fut là […] que se
rencontrèrent, pour la première fois, un groupe de jeunes hommes de lettres,
que les journaux ont désignés parfois sous cette appellation énormément
spirituelle : la queue de Zola566 ». Qui sont ces jeunes ? Céard, Huysmans,
Hennique, Maupassant et Alexis, tous romanciers, un peu déçus de la
mollesse « des trois maîtres de l’heure présente567 ». « Dès lors, nous fûmes
cinq. Notre petit groupe se trouva constitué. Un beau jeudi soir, tous les
cinq, en colonne serrée, nous nous rendîmes chez Zola. Et, depuis, chaque
jeudi, nous y sommes retournés.568 » L’auteur de Thérèse Raquin reproduit-
il, malgré lui, le cénacle féodal des romantiques et des Parnassiens  ? Se
pose-t-il à son tour en chef charismatique tyrannisant ses disciples  ? Paul
Alexis, dans ses Notes d’un ami, clarifie les choses, soulignant ce qui
différencie ce cercle fraternel des cénacles solennels569 antérieurs :
La vérité est que nos rapports avec Zola, loin d’être des rapports
d’élèves à maître, ne diffèrent nullement de l’intimité, de la camaraderie
affectueuse qui règne entre nous cinq. Au contraire, chacun de nous, je
crois, se gênera moins avec lui qu’avec les autres, lui confiera plus
librement certaines choses. Lui, un pion  ? un normalien in partibus  ?
Allons donc  ! Un pontife  ? Pas davantage  ! Cet intérieur de la rue de
Boulogne, où l’on ne fait jamais de lectures, où l’on dit ce qui vous
passe par la tête, où chacun est souvent d’un avis très différent, où l’on
n’est même pas forcé d’avoir un avis, où le plus souvent il n’y a pas de
conversation générale, enfin ce grand cabinet de travail où nous passons
de si bonnes soirées, riant parfois comme des enfants, de tout, de tous,
et même les uns des autres, est bien l’opposé d’une chapelle, malgré les
vitraux des deux fenêtres570.
Si Zola reste discret sur ses Jeudis, il ne peut éviter (ou le souhaite-
t-il secrètement ?) que le bruit ne s’en répande. Dans le meilleur
des cas, cela le rapproche d’hommes rares comme Mallarmé, qui
accepte, ravi, l’invitation du romancier571 ; dans le pire, cela
déclenche dans la presse folâtre toutes sortes de fantasmes scabreux
sur les mœurs collectives des naturalistes. C’est désormais l’ombre
du cénacle bousingot qui plane sur les Jeudis des Batignolles !
Huysmans est obligé de dégainer sa plume pour mettre fin aux
« racontars ». Ni impassible, ni excentrique, le cénacle de Zola est
tout simplement « bourgeois », comme Zola le revendiquera lui-
même dans la préface de L’Assommoir572 :
Un soir par semaine ce «  ventre cérébral  » (l’expression est de
M.  Barbey d’Aurevilly) reçoit quelques amis ou quelques élèves.
Plusieurs jeunes romanciers : Marius Roux, Paul Alexis, Henry Céard,
Hennique, Guy de Valmont [Maupassant] qui professent pour l’homme
une sincère sympathie et pour l’écrivain un fervent enthousiasme, se
réunissent, à la nuitée, dans son « petit salon ». Zola […] cause, parle
posément, dit quels sont ses plans, s’émerveille d’être si mal compris
par la critique, mais son langage ne décèle ni découragement, ni
aigreur573.
Ironie du sort, en 1877, les attaques que Zola avait déclenchées
contre le cénacle se retournent contre lui. La stratégie cénaculaire
éprouve ses limites. Mais il est trop tard pour reculer. Zola relève le
gant : hissant le drapeau naturaliste, il fonde la légende
médaniste574. En 1880 – est-ce la mort du grand maître du réalisme
qui l’y pousse ? – Zola semble déterminé à « ne négliger aucun
moyen de gloire et d’influence575 ».

L’année 1880

Si le cénacle de Leconte de Lisle a joué un rôle de repoussoir après 1870,


engendrant les effets de sociabilité que l’on sait (cercles, clubs, salons
détraqués, dîners naturalistes), le « cénacle » de Flaubert, pour des raisons
différentes, a constitué une sorte d’obstacle mental pour Zola. Jusqu’en
1880, l’auteur de Salammbô reçoit ses confrères et amis au 240 de la rue du
Faubourg-Saint-Honoré. Il n’a jamais été question pour lui de jouer au
grand Prêtre du roman. Son idéal, depuis toujours, est « un petit cénacle de
bons garçons, tous gens d’art, vivant ensemble et se réunissant deux ou trois
fois par semaine pour manger un bon morceau, arrosé d’un bon vin, tout en
dégustant quelque succulent poète576 ! » La peinture que fait Maupassant de
son «  salon  », trente ans plus tard, est conforme au rêve formulé dans la
jeunesse. Flaubert, considéré comme un dieu vivant par ses confrères, ne
cherche pas à profiter de sa position, il se borne à animer son cercle par une
causerie aussi fantasque que paradoxale :
Il amusait par ses emportements, charmait par sa bonhomie,
stupéfiait souvent par son érudition prodigieuse que servait une
mémoire fantastique, terminait une discussion d’un mot clair et
profond, parcourait les siècles d’un bond de sa pensée pour rapprocher
deux faits de même ordre577.
Si les causeurs, trop emportés, se lancent dans des « théories
excessives », ils sont freinés dans leur élan « par les grands éclats
de Flaubert578 ». Le maître des lieux ne hait rien tant que les
discussions sérieuses ou dogmatiques. « Il y avait de l’aïeul en lui,
se souvient Paul Alexis, du grand-père heureux d’avoir autour de
lui des moutards579. » En termes de classes d’âge, le groupe bat des
records d’hétérogénéité : pas moins de trois générations se croisent
chez lui. L’aura du « colosse » dissout les différences : « La grande
affection que chacun éprouvait pour Gustave Flaubert, servait de
trait d’union suffisant580 », rapporte encore Alexis dans ses Notes
d’un ami.
À cette époque, Zola est contraint à toutes sortes de contorsions pour ne
pas donner le sentiment de tuer le Père, geste sacrilège qui consommerait sa
rupture avec certains de ses confrères. Aussi se montre-t-il assidu aux
Dimanches et révérencieux à l’égard de son hôte. Zola se défend
publiquement de vouloir créer une école ou de constituer un groupe. Mais
Flaubert n’est pas dupe  : «  Le tort de Zola, c’est d’avoir un système, de
vouloir faire école. Ses feuilletons dans Le Bien public m’indignent
hebdomadairement. Vous n’avez pas l’idée des torrents d’injures dont je
l’abreuve tous les dimanches581. » Le 19 février 1877, on apprend en effet
par les Goncourt que Flaubert, en présence de Zola, a tonné contre «  les
préfaces, les doctrines, les professions de foi naturalistes582 » par lesquelles
Zola accompagne le succès de ses livres.
La mort de Flaubert (8 mai 1880) coïncide avec la publication du Roman
expérimental et la parution du recueil des Soirées de Médan. Sans
surinterpréter cette coïncidence, on peut soutenir qu’avec la disparition de
Flaubert, se trouve levé l’interdit qui frappait le naturalisme, considéré à la
fois comme école et comme groupement. Jusqu’en décembre 1879, Zola –
  notamment dans l’article qu’il consacre à la réédition de L’Éducation
sentimentale  – ménageait la susceptibilité de Flaubert en bridant son
dogmatisme. Après la parution de l’essai, Zola feint encore de s’offusquer
que la critique l’ait traité de « messie, de pontife, de chef d’école583 », mais
en réalité, un pas décisif est franchi, qui va le conduire à délaisser son
cénacle réel pour lui substituer un cénacle virtuel, le groupe des Soirées de
Médan, à l’efficacité publicitaire plus grande. La préface de Zola précédant
le fameux collectif ne propose pas de programme défini, mais fait état de
l’existence d’un groupe relié par des principes communs, quand bien même
le volume, par la disparité de ses productions, dément cette affirmation  :
« Notre seul souci a été d’affirmer publiquement nos véritables amitiés et,
en même temps, nos tendances littéraires584. » Le geste est sans précédent :
ni les romantiques, ni les Parnassiens n’avaient eu l’idée –  l’audace  ? –,
pour se faire connaître du public, de lui révéler son lieu de rassemblement.
Avec les Soirées, Médan devient l’emblème, le symbole même du
naturalisme. Maupassant a beau protester –  mollement il est vrai  –, dans
une chronique célèbre585 où il raconte la genèse fictive du collectif, que
Médan n’est pas une école et que les Soirées n’ont pas valeur de manifeste,
il n’en contribue pas moins, en peignant le maître entouré de ses chers
disciples, à renforcer l’effet de groupe. Si le groupe de Médan est une
construction médiatique qui échappe à ses concepteurs, un mythe586 sans
fondement, les pratiques solidaires du groupe et les projets collectifs sont
bien réels. Dans la foulée des Soirées, Zola donne son accord pour fonder
une revue hebdomadaire, un «  journal de combat587  »  : La Comédie
humaine, et multiplie les critiques de complaisance dans le Figaro. La
presse, irritée de cette nouvelle «  camaraderie littéraire  », daube sur
«  l’armée du général Zola588  ». Le féroce Bergerat transpose les séances
littéraires du Dragon Bleu à Médan en les accommodant, comme il se doit,
à la sauce naturaliste :
Médan, près de Poissy est un lieu d’aisance et de plaisance, où de
jeunes fanatiques, prosternés jours et nuits devant un cheik constipé
écoutent les gargouillades sacrées de son ventre et tâchent de les imiter
par des bruits de bouche similaires589.
L’entrée du cénacle naturaliste dans sa phase militante (Nana au
théâtre en janvier 1881) s’accompagne des premières lézardes. Zola
se montre peu amène avec ses fidèles lieutenants, Céard et
Huysmans. Ces derniers s’irritent de leur côté de l’excès de zèle du
protégé de Zola, Alexis, qui publie ses Notes hagiographiques. Les
conflits se multiplient entre disciples de la « petite bande », attisés
par les aînés (Goncourt), qui poursuivent leur travail de sape. Les
Jeudis qui s’étaient prolongés rue Saint-Georges s’interrompent au
printemps 81. Le cénacle de Zola, au sens strict, n’aura eu que
quatre ans d’existence. À la fin de l’année, Alexis ne peut que
dresser ce constat d’échec : « les jeunes des Soirées de Médan » se
sont « suicidés en tant que groupe590 ». Au début des années 1880,
parvenu au sommet de la gloire, Zola se retrouve donc
paradoxalement isolé, incarnant à lui seul le naturalisme. Non
seulement le cénacle ne lui est plus d’aucune utilité, mais cette
espèce de ghetto littéraire contredit son désir d’embrasser un large
public. Désormais, Zola va se tourner vers une autre forme de
regroupement, plus en adéquation avec le « métier d’écrivain591 ».
Tandis que Goncourt rêve de créer un « salon littéraire », que
Mallarmé ébauche le sien rue de Rome, Zola songe à prendre la
direction de la Société des gens de lettres pour défendre les intérêts
de la profession…

Le groupe des impressionnistes

Curieusement, durant la décennie 1870-1880, la lisibilité des


groupements littéraires et artistiques est inversement proportionnelle à celle
des mouvements : alors qu’évoluent en parallèle une dizaine de groupes aux
morphologies variées (Cercle zutique, Cercle hydropathe, café Guerbois,
dîner Brébant, salon de Nina, Dimanches de Flaubert, Dîner des cinq,
Jeudis de Zola), se dessinent avec netteté deux mouvements majeurs  : le
naturalisme et l’impressionnisme. Bien qu’ils aient été l’un et l’autre
couronnés de succès, l’ascension parallèle de ces deux mouvements ne
signifie pas, tant s’en faut, qu’ils aient suivi une trajectoire analogue. Ainsi,
tandis que le naturalisme précède l’existence du groupe de Zola,
l’impressionnisme procède des réunions des Batignolles. Encore ce chassé-
croisé reflète-t-il inexactement l’évolution des deux mouvements dont
l’aspect doctrinal et la structure groupale sont très différents. L’idée selon
laquelle une brigade de peintres, leader en tête, aurait défendu et illustré, à
l’instar de Zola, une nouvelle conception d’art, relève du mythe592. Les
fidèles de Manet partagent certes de fortes affinités esthétiques (le « plein
air  », que Manet lui-même rechignait à pratiquer), mais ne se réclament
d’aucun système. Contrairement à Zola et ses disciples hissant fièrement le
drapeau du naturalisme, le groupe des Batignolles n’aura de cesse, jusqu’à
la fin de l’aventure, de refuser son identification à l’impressionnisme. En
fait, les préoccupations de ces peintres indépendants vont d’abord à leur
situation matérielle et aux moyens de l’améliorer collectivement. C’est dans
ce contexte – syndical, et non doctrinal – que naît, en avril 1874, le projet
d’une Société anonyme593 visant à faire pièce à la logique du Salon. Paul
Alexis ne se trompe pas sur la nature de l’entreprise : « leur association ne
sera d’ailleurs pas une chapelle. Ils ne veulent unir que des intérêts et non
des systèmes  ; ils souhaitent l’adhésion de tous les travailleurs594.  » Le
groupe est en effet si étranger à «  l’esprit de chapelle  » qu’il tolère des
artistes admis au salon  : sur les cent-soixante-cinq œuvres exposées chez
Nadar en 1874, moins de la moitié sont issues du groupe des Batignolles.
L’opposition à l’Institut et le refus des tendances académiques apparaissent
comme des gages suffisants  : pour le reste, les membres actifs songent
surtout à s’assurer de meilleures conditions d’exposition595, et à rentrer
dans leur fonds en vendant le plus d’œuvres possible. Manet encourage
mais ne dirige pas ses jeunes cadets  : il invite chacun à trouver sa propre
voie, se montrant hostile, par principe, à toute forme de dogme, qu’il soit
traditionnel ou moderne : en dépit de leurs articles prenant fait et cause pour
la «  nouvelle peinture  », Zola et Duranty596, jugés trop théoriciens, sont
maintenus à distance respectueuse. La recherche de solutions pragmatiques
pour échapper à la tutelle administrative et assurer la survie économique
prévaut donc sur les considérations esthétiques.
Le caractère professionnel de leurs échanges n’empêche pas ces peintres
de goûter les plaisirs de la sociabilité. À partir de 1874, Renoir rassemble
ses amis dans son atelier de la rue Saint-Georges (n°  35). Réunion sans
exclusive où l’on cause moins, à la demande du maître des lieux, peinture
que musique ou littérature. Se retrouvent là en fin de journée, autour de
Renoir, des peintres (Frédéric Cordey, Marcellin Desboutin, parfois
Pissarro et Monet), mais aussi un critique (Georges Rivière), des écrivains
(Félix Bouchor, Paul Arène, Théodore Duret), des musiciens (Cabaner et
Emmanuel Chabrier) et même des amateurs. On n’y parle pas doctrine : si
«  nous avions sur l’art, comme sur presque toutes choses, des opinions
communes », Renoir avait « l’horreur de la discussion sur quelque sujet que
ce fût  » et était même «  l’ennemi de tout prosélytisme597  ». Ces réunions
d’amis, Renoir les a immortalisées sur une toile598 (voir illustration de la
couverture). On y voit cinq hommes599, élégamment vêtus de noirs, causant
calmement autour d’un livre ouvert ; ainsi se représenterait-on volontiers un
cénacle d’hommes de lettres. Seul un tableau accroché au mur à l’arrière-
plan rappelle qu’il s’agit d’un atelier (comme l’indique le titre) et non du
salon d’un poète. Renoir a-t-il voulu donner une apparence de respectabilité
aux peintres, comme pour rompre avec le cliché de l’artiste bohème au
milieu de son atelier ? Dans la réalité, l’assemblée ne fut pas aussi sérieuse
que les apparences le laissent croire  : de temps en temps, un modèle, une
Nini ou une Margot, rejoint le groupe d’hommes. Renoir emmène ensuite
tout son monde boire un bock à La Nouvelle Athènes, nouveau quartier
général des Impressionnistes, ou danser au Moulin de la Galette. L’atelier
du peintre, contrairement à l’intérieur de l’homme de lettres, n’est pas un
lieu clos. C’est un espace semi-public, un lieu d’exposition potentiel où
vont et viennent les gens de la profession (mécènes, marchands, critiques,
confrères, modèles).
L’atelier de Manet, où se retrouvent pêle-mêle journalistes, peintres,
littérateurs, tous admirateurs de l’auteur d’Olympia, donne une idée plus
juste des réunions des «  impressionnistes  ». Chez lui, au milieu des
chevalets et des toiles empilées, assis sur un canapé, un divan et quelques
fauteuils, les habitués prolongent gaiement la vie de café (un garçon apporte
des bocks et des apéritifs) :
On s’attarde interminablement à fumer des cigarettes, à bavarder, à
cravacher le prochain. Ce sont des chroniques parlées où chacun glisse
son mot et sa blague et qui pétillent et pétaradent comme des feux
d’artifice. Manet en oublie bientôt son modèle et la toile commencée.
Parisien jusqu’au bout des ongles, lettré, ayant beaucoup lu et beaucoup
retenu, aussi sceptique qu’il est possible de l’être, il saupoudre comme
de pincées de poivre la conversation engagée. On se croirait à la foire
des Loges devant ces étalages de fantoches qu’on renverse à coups de
balle. Quel massacre inclément ! Les paradoxes cabriolent. Les théories
éclatent. Les calembours se croisent moqueurs, tintamarresques600.
La scène se déroule vers cinq heures, rue d’Amsterdam, et
rassemble, nous dit René Maizeroy, Antonin Proust, Chabrier,
Rochefort, Renoir, Guillemet, Gervex. À cette époque tardive, on
vient saluer un maître célèbre, quoique fatigué601. Cependant, dans
l’atelier de la rue Saint-Pétersbourg comme au café Guerbois
quinze ans plus tôt, jamais les réceptions autour de Manet ne
prirent un tour cénaculaire. L’eût-il voulu d’ailleurs qu’il eût buté
sur la dysharmonie d’un groupe composite, miné à la fois par des
querelles de jalousie, des mésententes sur le statut de la Société,
des divergences de stratégie sur la participation au Salon,
tributaires des trajectoires sociales de chacun602. On a préféré se
rencontrer dans le salon de la femme de l’éditeur Charpentier, où
l’on côtoie les naturalistes603. Ironie du sort, ce n’est qu’après la
dissolution de la Société en 1886, que les ex-compagnons de Manet
connaîtront les joies du cénacle. Chaque jeudi, durant huit ans,
Berthe Morisot conviera ses amis peintres (Renoir, Degas et
Monet) à un dîner intime dans son domicile de la rue Villejust
(n° 40). Réceptions que l’un de ses habitués – Mallarmé –
appréciera tant qu’il leur rendra un vibrant hommage en 1896604.

On fait généralement remonter les Mardis de Mallarmé à la fin des


années 1870 en se fondant sur une lettre de décembre 1877, dans laquelle le
maître des lieux indique à son correspondant qu’il est à la maison « tous les
Mardis soir à coup sûr605 ». En réalité, il est peu probable que les rencontres
hebdomadaires du petit salon de la rue de Rome se soient mises en place
aussi tôt ; et a fortiori invraisemblable qu’elles aient pris, dès cette époque,
l’aspect hyper ritualisé qu’on leur connaît606. Jusqu’en 1885, Mallarmé est
en effet moins visité que visiteur. Arrivé à Paris en 1871, après un long
séjour en province, le jeune poète (il a à peine trente ans) se constitue un
réseau de relations pour échapper à l’isolement. Il voit Leconte de Lisle,
Banville, Villiers, Kahn, Manet, Zola et d’autres encore dans les cafés, les
dîners, les salons, les salles de rédaction, les librairies, les salles de
spectacles, les ateliers. Sa réputation est loin d’être celle qui sera la sienne
dans les années 1890, au cœur de la « mêlée symboliste ». Mallarmé n’est
alors qu’un disciple – excentrique – de l’école parnassienne, traité avec si
peu d’égards qu’on l’évinça sans ménagement du Parnasse607 de 1876. À la
charnière des années 80, Mallarmé commence certes à recevoir des
confrères, mais ses soirées gardent un caractère informel, mi-familial mi-
mondain. Poètes, confrères et collègues sont reçus avec leur épouse  :
Banville, Dauphin, Marras, Mendès, Prunaire (graveur), Roujon
(journaliste), Kahn, Villiers, Coppée. Ses (rares) publications sont
méconnues, et ce que la critique en dit ne le sert pas : en 1878, Zola déclare
que l’esthétique de Mallarmé n’est que la «  théorie des Parnassiens, mais
poussée jusqu’à ce point où la cervelle se fêle608 ». Coppée, plus aimable,
parle du «  compliqué  » mais «  exquis609  » Stéphane Mallarmé. À cette
époque, on fait moins le déplacement610 rue de Rome par admiration pour
le poète que par amitié pour l’homme. Certes, Mallarmé a déjà un
admirateur en la personne de Gustave Kahn, mais comme l’avouera lui-
même l’auteur d’Hérodiade dans une notice biographique à l’attention de
Verlaine datée de 1885, ses Mardis, avant d’être assiégés par les poètes,
restèrent « longtemps vacants611 ».
Cette « vacance » caractérise, de manière plus générale, la période 1880-
1885, après laquelle on verra s’emballer de nouveau le phénomène des
regroupements avec la montée en puissance des Mardis, l’inauguration du
Grenier des Goncourt, le déménagement des Daudet rue de Bellechasse,
l’ouverture du salon de Heredia et la création du cercle des Nabis. Côté
naturaliste, on entretient tant bien que mal la tradition des Dîners (dîner des
Cinq, dîner Brébant), pourtant le cœur, semble-t-il, n’y est plus. L’offensive
zolienne de 1880 a créé une fracture, qui trouve sa conclusion logique dans
la sécession retentissante de 1887 : bientôt, Zola, accusé d’avoir « émigré »
égoïstement à Médan (« désertion physique de l’homme612 »), de ne penser
plus qu’à ses ventes («  trahison de l’écrivain devant son œuvre  »), n’aura
plus «  avec lui  » cette «  jeunesse littéraire613  » qui l’avait suivi avec tant
d’abnégation. Les disciples les plus doués, Huysmans et Maupassant,
frayent leur propre voie. Le premier se rapproche de Mallarmé, avec qui il
se découvre des affinités littéraires, le second profite de sa gloire naissante
pour fréquenter des lieux de sociabilité mondains ou alternatifs où il se sent
plus à l’aise : Baude de Maurceley qui l’a vu chez Nina de Villard, flanqué
de Tourgueniev, témoigne  : «  C’est surtout dans ce salon de la rue des
Moines […] que je le vis le plus naturel, le plus expansif614. » La « Maison
de la vieille », comme l’a rebaptisée Mendès dans son roman à clés615, est
pourtant déjà sur la pente déclinante. De 1880 à 1884 (Nina meurt, folle, le
22  juillet), le salon subit de vives attaques lancées par des hommes de
lettres qu’elle avait parfois reçus chez elle, tel Champsaur  : «  Jadis on
rencontrait chez elle des artistes, aujourd’hui l’on n’y trouve plus que des
parasites616. » Sur le front des cercles poétiques de la bohème, la situation
n’est guère meilleure. Après le sabordage des Hydropathes, c’est au tour
des Hirsutes, pâle copie de l’invention géniale de Goudeau, de mettre fin à
leurs activités (avril  1883). Charles Cros tente bien, en août  1883, de
ressusciter l’ancien Cercle zutique au Chalet de Bois, mais le groupe, à
peine né, se dissout cinq mois plus tard : « Encore une société littéraire qui
disparaît617  », lit-on simplement dans Lutèce. Le désordre, inhérent à la
formule des cercles, a raison de la volonté de leur fondateur de promouvoir
la poésie nouvelle. Seul Le Chat noir ouvert le 18  novembre 1881,
boulevard Rochechouart, résiste au naufrage, mais il est vrai qu’entre-temps
(il commence sa seconde carrière en 1885, rue Laval), la formule a changé :
«  d’antre hermétique618  », il est devenu un temple du divertissement, un
« cabaret artistique » où le Tout-Paris se presse et s’observe. Si le besoin de
réunion, chez les poètes et les artistes, est toujours aussi pressant, les
structures, elles, font défaut. Ni tribune, ni animateur. «  Les Parnassiens,
comme les romantiques, avaient leur bannière littéraire et leur foi.
Aujourd’hui, constate avec une pointe de regret un critique de L’Écho de
Paris, les jeunes prennent leur volée comme ils peuvent, chacun tirant de
son côté619. » Cependant, au milieu de ce chaos, des figures que le Parnasse
avait tenté de couler refont surface :
Dès lors, se souvient Goudeau, de nouveaux chefs étaient trouvés,
non point des chefs personnalistes, disant à chacun  : Fais à ta guise,
pourvu que tu fasses bien ! non, mais la reconstitution des écoles et des
chapelles. Les nouveaux venus se rallièrent autour du maître Verlaine,
ou du chef Mallarmé, et de là devaient sortir les décadents […], les
symbolistes et les instrumentistes620.
La mêlée symboliste (1885-1900)

Les Mardis de Mallarmé

On peut dater de la publication de l’article biographique que Verlaine


consacre à Mallarmé en 1884 dans Les Poètes maudits le moment où celui-
ci va «  intéresser  » les jeunes à son cénacle. Outre la reproduction de
plusieurs poèmes inédits, qui révélaient l’excellence de sa maîtrise et
l’originalité de sa poétique, on découvrait en conclusion une phrase qui ne
pouvait qu’exciter la curiosité de ceux qui aspiraient à une formule
nouvelle  : «  Il travaille à un livre, indiquait Verlaine, dont la profondeur
étonnera non moins que sa profondeur éblouira tous sauf les aveugles621. »
Il n’en fallait pas plus pour rallier à lui tous les enfants perdus du Parnasse,
désireux comme le Pauvre Lélian d’être dans le secret de ce nouveau Dieu.
D’autant qu’au même moment Mendès, Huysmans et Barrès622 ajoutaient
chacun un voile de mystère au personnage. Mallarmé était décrit dans À
Rebours comme un poète vivant « à l’écart des lettres, abrité de la sottise
environnante par son dédain, se complaisant loin du monde, aux surprises
de l’intellect, aux visions de sa cervelle […]623  ». Les effets de cette
publicité inattendue autour de son nom ne se firent pas attendre. Le
témoignage de René Ghil, l’un des premiers avec Gustave Kahn à s’être
placé sous l’autorité de Mallarmé, montre de façon exemplaire comment
s’opère la fascination. Dans le chapitre liminaire de sa chronique du
symbolisme, Ghil rappelle l’espèce de confusion qui régnait autour des
cénacles de Montmartre et de la rive gauche en 1884 : aucune formule, pas
même celle de Verlaine autour duquel s’est pourtant constitué un
«  groupement d’admiration  », n’emporte la conviction du jeune poète.
Jusqu’au jour où Mendès lui lit L’Après-midi d’un faune : « D’un coup nous
sentîmes que quelque chose d’inconnu et qui nous hantait était là en
puissance624. » Deux mois plus tard, paraît la Légende d’âmes et de sang,
aussitôt envoyée à Mallarmé, auquel le novice rend un vif hommage dans la
préface. « Peu d’œuvres jeunes sont le fait d’un esprit qui ait été, autant que
le vôtre, de l’avant », lui répond le destinataire, qui conclut par la formule,
bientôt rituelle : « Je suis à la maison pour quelques amis, dont vous êtes, le
mardi soir […] nous penserons tout haut, moi comme camarade plus vieux,
mais avec toute la sympathie que j’éprouve pour un de ceux de qui
certainement notre Art doit beaucoup attendre625.  » Avec cette lettre, Ghil
possède le viatique pour se rendre rue de Rome. Le Maître l’accueille
simplement, lui propose du tabac, engage la conversation.
[…] Il me parlait de moi avec un plaisir évident. À propos de mon
plan d’œuvre, il se laissait aller à parler de lui, de l’Œuvre que lui-
même méditait, depuis longtemps. Elle occupait constamment sa
pensée, me dit-il, ses parties s’harmonisaient en son esprit, lentement :
mais il ne se sentait assez de loisirs, ni, avouait-il avec une si simple
modestie, assez de certitude encore en tout son art, pour se mettre à
l’écriture du premier livre. Il en préparait cependant, à toute heure, des
matériaux, qui consistaient en la mise en notes, sur de petits carrés de
papier, de toutes pensées surgissant valables et propres à prendre place
en quelque endroit de cette Œuvre à venir. Il avait, me dit-il, une
armoire, qu’il me désigna, pleine de ces petits papiers alourdis à tout
instant d’un thème de méditation. […] Mallarmé n’entendait pas les
trains passer et me parlait maintenant de l’orgueil de comprendre
autrement que tous le spectacle du monde : il parlait, comme un prêtre
suprêmement initié, du « Symbole626 ».
À quoi la séduction de Mallarmé tient-elle à l’heure où les
« Mardis » n’ont pas encore trouvé leur formule définitive ? Pas
encore à ces « fabuleuses causeries » qui sidéreront le petit parterre
des fidèles au point de les réduire au mutisme, ni à ce « luxe
rituel627 » qui transformera peu à peu le petit salon en un théâtre
magique628. Elle tient à l’instauration d’une relation privilégiée
mêlant amitié et admiration ; elle tient surtout à la promesse, en
partie tenue – quoique déçue si l’on considère l’échec du Livre, ce
« poème en vingt volumes » ! (Dujardin) –, de la révélation par le
Maître des secrets de la Littérature. Ainsi, à quelques années
d’écart de la mort des cénacles de Leconte de Lisle et de Zola, un
autre système voit le jour, qui exacerbe les dimensions
charismatique et amicale qui avaient cours respectivement dans
chacun d’eux, sans pour autant céder à la tentation de
l’endoctrinement ou du professorat. Là est la première explication
de la longévité exceptionnelle des Mardis, chez qui les habitués
trouveront ce qu’ils désirent : une parole prophétique sur la poésie
à faire et une parole approbatrice sur la poésie faite.
En comptant large, 1878-1898, les Mardis auraient donc duré près de
vingt ans, un record qu’égale seul le cénacle imaginaire d’Illusions
perdues… On se méprendrait toutefois en s’imaginant qu’ils ont évolué
«  sans choc ni mécomptes  » à l’instar des réunions de Daniel d’Arthez.
L’apparente fixité des Mardis cache une évolution accidentée qui, sans
troubler leur stabilité, en a souvent ébranlé la tranquillité. Contrairement à
ce que laissent croire les témoignages rétrospectifs, qui ont figé les Mardis
dans le mythe, les petites réunions de la rue de Rome ont une histoire qu’on
pourrait qualifier, en jouant sur les mots, de mouvementée, en ce sens
qu’elle interagit avec celle des mouvements littéraires, nombreux à cette
époque629. Si le cénacle de Mallarmé passe à travers les mailles de
l’Histoire – malgré les remous que provoque l’Affaire Dreyfus –, il est en
butte à l’obsession doctrinale qui agite tous les acteurs du champ littéraire,
des naturalistes aux symbolistes, en passant par les décadentistes, les vers-
libristes, les symbalo-intrumentistes, et autres écoles en –  isme, qui se
livrent une concurrence acharnée… L’histoire interne des Mardis se résume
à une résistance pacifique, quoiqu’opiniâtre, de leur Maître à la tentation de
rationaliser sa poétique et de diffuser ses idées autrement que sous la forme
de causeries éphémères et confidentielles.
À peine le salon commence-t-il à se remplir que surgissent les premières
anicroches. Se prévalant de sa relation privilégiée avec Mallarmé qui l’a
adoubé, et de ce que celui-ci a accepté de rédiger un « Avant-Dire » à son
Traité du Verbe, Ghil s’empare du label mallarméen pour lancer son
«  groupe Symbolique-Instrumentiste630  ». Mallarmé fait part de son
irritation à Édouard Dujardin : « Vous avez lu la lettre déplorable écrite par
Ghil au Figaro, je viens de lui marquer à quel point je le regrette.
Symbolisme instrumentiste ! Quel pavé, et comme on est des choses sans le
savoir631.  » Le disciple reconnaît qu’il a eu tort de mêler son nom à ces
« petites batailles », mais l’ambition de Ghil l’aveugle, et, au printemps de
l’année 1888, intervient, en plein cénacle, la rupture fameuse :
Discourant de l’Idée comme seule représentative de la vérité du
Monde, [Mallarmé] se tourna vers moi, et, avec quelque tristesse peut-
être, mais une intention très nette, il me dit :
– Non, Ghil, l’on ne peut se passer de l’Éden !
Je répondis doucement, mais nettement aussi :
– Je crois que si, cher Maître632…
S’ensuit un refroidissement, dont Ghil pâtit le premier. La nouvelle
génération, qui l’avait adulé un temps à l’égal de Verlaine et
Mallarmé, se détourne de lui633. Ghil aurait pourtant dû se souvenir
de la répugnance de Mallarmé pour tout ce qui est « professoral
appliqué à la littérature634 ». En 1886, le Manifeste de Moréas,
publié dans le supplément du Figaro du 18 septembre, avait valu à
son rédacteur un sévère avertissement : « Comme vous y allez !
Manifeste évident et journal explicite. Tout ce que vous faites en ce
moment illustre cette donnée exacte, qu’il faut, si l’on fait de la
littérature, parler autrement que les journaux. Partons de là pour
être tout à fait d’accord635. »
Pour autant, Mallarmé ne pratique pas l’excommunication. L’amitié est
un principe inaliénable. Sauf cas extrême (insulte dirigée contre sa
personne, ce que seul osera faire Adolphe Retté), Mallarmé laisse grande
ouverte sa porte aux dissidents. «  Soyons quelques bons amis pas même
tout-à-fait d’accord636  », écrit-il à Régnier pour souligner son ouverture.
Reste que Mallarmé a le plus grand mal à convaincre ses « amis » de rester
en dehors de ce qu’il appelle la «  réclame  ». Les plus téméraires lui
réclament une préface, les plus timides un article pour une revue nouvelle.
Or, Mallarmé n’entend pas se laisser « étiqueter » de quelque manière que
ce soit. Kahn (Le Symboliste), Dujardin (La Revue wagnérienne), Vielé-
Griffin (Écrits pour l’art), Léo d’Orfer (La Décadence), Baju (Le
Décadent), Mockel (La Wallonie), pas un Mardiste qui ne lui demande, un
jour ou l’autre, une collaboration, un poème ou une lettre qui soit «  un
drapeau et une égide à la fois637  ». Il arrive que Mallarmé cède638, mais
toujours avec réticence. À Léo d’Orfer qui vient de lui arracher « La Pipe »
et «  Placet  », le poète répond  : «  Mais quel titre abominable que La
Décadence et comme il serait temps de renoncer à tout ce qui y
ressemble639  !  » Le soutien qu’il apporte aux uns suscite des jalousies,
auxquelles s’ajoutent les incompatibilités de tempérament (Mauclair et
Morice se fâchent ; Vielé-Griffin et Mendès se battent en duel), sources de
complication pour l’organisation des soirées, obligeant parfois le maître des
lieux à d’incroyables contorsions  : on prévient Whistler de l’absence de
Wilde en langage codé  ; on fait revenir Dujardin aux Mardis en lui
indiquant que « Ghil est en voyage ».
Ceux qui connaissent « le sphinx des Batignolles » savent qu’il est vain
de chercher à le rattacher à une quelconque école ou d’en faire un «  chef
moral, le directeur spirituel640  » d’une revue. Aussi prend-on bien garde,
dans son entourage, de respecter son indépendance. Mais Vielé-Griffin a
beau répéter que Mallarmé n’est pas le « chef théorique, autocrate et partial
des phalanges symbolistes641  », il ne peut faire que certains auditeurs ne
s’emparent de «  l’esquisse parlée de ses idées642  », sous couvert de
répandre la bonne parole symboliste. Avec la seconde vague de disciples
arrivés en 1890, Mallarmé doit faire face à la dilapidation livresque du
trésor de sa parole. De même que Socrate eut son Platon, Mallarmé eut ses
sténographes plus ou moins autorisés. L’évangile mallarméen se compose,
du vivant du poète, de trois livres  : La Littérature de tout à l’heure de
Charles Morice (1889), le Traité du Narcisse de Gide (1891) et l’Eleusis de
Camille Mauclair (1894). Si Morice et Gide bénéficièrent de l’accord tacite
du Maître, Mauclair, pour s’être attribué la paternité de sa philosophie, fut
gentiment rappelé à l’ordre par Mallarmé643. Il n’est pas certain cependant
que celui-ci ait été moins gêné par le «  larcin  » que par l’entorse à sa
conception toute personnelle d’une poétique indicible, non réductible à des
concepts et a fortiori non convertible en préceptes. À l’exception de deux
textes, « La musique et les lettres » (1894) et « le Mystère dans les lettres »
(1896), parus tardivement dans La Revue blanche, Mallarmé s’est bien
gardé de théoriser ses idées ou de formuler un programme. Il n’a pu
cependant empêcher, à mesure que son prestige grandissait, que ses Mardis
deviennent notoires, et que certains disciples zélés soient tentés de
monnayer l’énorme capital symbolique accumulé depuis quinze ans, rue de
Rome, pour en faire une force d’avant-garde conquérante et triomphante,
sur le modèle des cénacles de Hugo et de Leconte de Lisle. Le 15  mars
1892, Mauclair, encore lui, annonce à Mallarmé sa décision de se porter
candidat à la direction artistique de l’Odéon pour fonder un théâtre
entièrement consacré aux œuvres symbolistes :
Nous avons voulu, malgré l’échec très possible, prendre une attitude,
dire que nous nous croyons assez forts pour sortir des cénacles et aller
au grand public sans peur. Le projet peut être discutable, irréalisable,
téméraire  ; au moins est-il noble et fera-t-il une impression profitable
pour l’avenir : il créera un précédent. […] J’ai tenu à vous l’écrire, afin
que ce soir même où viendront de jeunes poètes chez vous, ils laissent
de côté l’ironie facile pour comprendre que la solidarité s’impose en
cette circonstance, et que nous avons travaillé pour tous. […] Pouvons-
nous compter que vous nous défendrez, soit ce soir si nos amis, bons
mais sceptiques, voulaient railler, soit plus haut peut-être, aux Beaux-
Arts, alors que la chose prendra corps ? Songez bien qu’il n’y a là qu’un
intérêt commun ; qu’il faut oser644 […].
On ignore quelle fut l’attitude de Mallarmé ce soir-là, s’il appuya
ou non le projet de Mauclair… Le ton d’exceptionnelle gravité de
cette lettre montre en tout cas que l’auteur d’Eleusis avait
conscience d’enfreindre l’une des lois non écrites d’un cénacle
hostile à toute forme de publicité et de militantisme. Le projet ne
vit pas le jour et le cénacle demeura, jusqu’en 1898, tel que son
Maître avait toujours voulu qu’il fût : un cercle consommant lui-
même ce qu’il produit – essentiellement de la parole – et assurant
de l’intérieur sa reconnaissance en marge de l’agitation du monde
des revues à laquelle contribuent les cénacliers par ailleurs.
Le cénacle de Mallarmé a en effet ceci de particulier qu’il ne tombe dans
aucun des pièges habituellement tendus à ce type de formation : il résiste à
la tentation de la dénomination qui l’aurait assimilé à une école ; il refuse
de se laisser absorber par une revue qui l’aurait transformé en comité de
rédaction ; il contourne la logique manifestaire qui aurait fixé sa doctrine ; il
se garde enfin d’entrer dans la fosse théâtrale qui l’aurait livré aux fauves
du public et du journal. Cet évitement des stratégies collectives
conventionnelles ne permet pas d’expliquer à lui seul la permanence du
groupe. Sa traversée sans encombre des turbulences littéraires de la fin de
siècle montre que le cénacle disposait de ressources propres suffisantes pour
contenir les débordements et parer à l’éclatement. Quelles sont ces
ressources  ? On a évoqué l’art qu’avait Mallarmé de distribuer
équitablement son amitié ainsi que la fascination exercée par l’œuvre
promise. On pourrait y ajouter l’absence d’ambition personnelle du Maître
et cette abnégation rare qui le porte à s’intéresser moins à ses propres essais
qu’à ceux de ses amis. Ces explications tiennent jusqu’en 1885, à l’heure où
les Mardis ne sont fréquentés que par quelques admirateurs récents (Ghil,
Régnier, Vielé-Griffin, Dujardin, Tailhade) ou amis de longue date
(Dauphin, Mendès, Villiers, Kahn), mais elles se révèlent insuffisantes à
partir du moment où la fréquentation des Mardis tend à croître rapidement.
Au noyau des fidèles de la première heure s’agrègent presque chaque
semaine de nouveaux adeptes, qui formeront la seconde génération des
Mardis, tels Louÿs, Mauclair, Valéry ou Gide, plus assidus et plus militants
que leurs aînés  : au total, on estime à plus de deux cents le nombre de
personnes qui ont franchi le seuil de l’appartement de Mallarmé.
Comment le cénacle a-t-il pu si longtemps préserver son unité  ? Les
témoignages des Mardistes fournissent la clé de ce mystère en insistant sur
deux aspects  : la sophistication des rites du cercle et l’excellence de la
parole de l’hôte. S’agissant du premier aspect, la fille de Mallarmé a laissé
une description de l’orchestration des séances qui donne une idée de son
extrême minutie :
Tout de suite après le dîner, on préparait la petite salle à manger, car
beaucoup, bien qu’ayant pour la plupart Paris à traverser, arrivaient tôt.
On pliait sur elle-même en demi-cercle la table ancienne Louis  XVI,
afin de donner plus de place, on y disposait le vieux pot de chine plein
de tabac dans lequel chacun puiserait tout à l’heure, le papier à
cigarettes, un bouquet. Tout autour de la table on rangeait les chaises,
serrées contre elles, car la chambre était petite et les coups de sonnette
nombreux. On arrangeait la suspension de la lampe dont un volant de
crépon japonais adoucissait la clarté645.
Certes, ces « arrangements » n’ont rien en soi d’exceptionnel, mais
ils sont portés chez Mallarmé à un degré de précision qui excède
les limites ordinaires. La reconduction maniaque du dispositif a
pour fonction de transformer une soirée poétique en cérémonie
mystique, ou en spectacle de magie646 ; elle a aussi pour objectif,
inavoué, de créer les conditions nécessaires à une communication
d’un genre spécial.
Assez vite en effet les soirées ont évolué en un sens que ne souhaitait pas
forcément Mallarmé mais que ses disciples par leur mutisme et leur respect
du rite ont fortement encouragé  : celui d’un entretien inspiré et inspirant
« qui va, s’arrête, repart, s’interrompt et mêle ses circuits aux cercles ailés
de la fantaisie647  ». Tous ceux qui ont assisté aux «  improvisations  »
virtuoses du Maître rivalisent d’ingéniosité pour caractériser cette parole
rare qui agit comme un sortilège sur les écoutants :
Chacun faisait silence pour entendre pieusement le maître de la
maison  : jamais causeur plus exquis, plus varié, plus fécond en
trouvailles. Il orientait ses propos, avec un art invisible et discret, vers
l’idéalité la plus haute, sans négliger pourtant de cueillir en chemin
toutes les fleurs de sa riche fantaisie. En mots vivants, précis,
diaphanes, exacts et lumineux, en phrases limpides comme le cristal,
d’une voix un peu sourde et qui, par instants, faisait songer au timbre de
Villiers, sans fatigue ni trêve, il déroulait, trésor infini, ses nobles
paradoxes. Il formulait une sagesse rare, une philosophie élégante et
dédaigneuse648.
Chez Mallarmé, les auditeurs, par la magie conjuguée du lieu et du
verbe, sont littéralement mis « en état de poésie649 ». Cette
atmosphère extatique, si opposée à l’hystérie des cabarets, clubs,
brasseries, banquets et autres kermesses poétiques, explique que
tant de poètes, convertis à l’idée d’une poésie sacrée, se soient
régulièrement rendus dans cette « petite maison de Socrate650 »,
sans intention d’en retirer un profit immédiat pour leur carrière. Si
quelques individus purent s’immiscer dans les rangs serrés de « ce
cours plus que supérieur651 » parce que cela « cotait d’être invité
chez Mallarmé652 », ces « intrus653 » n’ont jamais pu rompre tout à
fait l’enchantement d’un cercle dont le maintien exceptionnel
s’explique avant tout par le charisme654 de Mallarmé, que seule
pouvait briser sa mort inopinée en 1898.

Les Nabis

À l’exception de Whistler, Redon, Helleu et (certains soirs) Gauguin, les


peintres sont aussi absents des Mardis qu’ils sont présents sur les murs du
salon (tableaux) et dans la bouche du Maître (causeries). Bien que
Mallarmé ait fait sienne la formule de la « fraternité des arts », chère aux
romantiques, son cercle reste, malgré tout, un cénacle intellectuel et,
comme tel, intimidant pour des peintres habitués, par tradition, à des
sociabilités moins recueillies, plus décontractées, comme celles des ateliers
et des brasseries. Cependant, la force de séduction du modèle cénaculaire
est telle à cette époque qu’elle pousse certains d’entre eux à adopter la
formule. En 1888, une poignée de jeunes peintres, dégoûtés du réalisme
officiel enseigné à l’Académie Julian et à l’École des Beaux-Arts, décident
de faire sécession et de se regrouper. L’initiative en revient à Paul Sérusier,
converti du jour au lendemain à la manière révolutionnaire de Gauguin,
sous l’impulsion duquel il a peint un petit paysage constitué de motifs de
couleurs pures  : Le Bois d’Amour dit aussi Le Talisman655. Ce tableautin,
lors de sa présentation, suscite des débats intenses entre les différents
ateliers. L’opposition rencontrée a pour effet de souder les liens entre les
partisans de la rénovation. Tirant les conséquences de ce désaccord, Paul
Sérusier prend la tête de la fronde, entraînant avec lui Pierre Bonnard,
Édouard Vuillard, Henri Ibels, Paul Ranson et Maurice Denis. Le groupe se
dote rapidement de tous les instruments indispensables à sa pérennisation :
une dénomination (Nabi), une sociabilité (un dîner mensuel), des rites656 et
un « manifeste » (le tableau de Sérusier, rebaptisé Le Talisman). Ce nom de
« Nabi657 » (« Prophète » en hébreu) sonne comme une provocation de la
part de très jeunes rapins inexpérimentés – tous ont autour de vingt ans. Il
n’en traduit pas moins, au-delà de son aspect canularesque, une aspiration
réelle –  très sérieuse pour le coup  – à restituer à l’art de peindre sa
dimension spirituelle. Ce «  nom, vis-à-vis des ateliers, faisait de nous des
initiés, une sorte de société secrète d’allure mystique, et proclamait que
l’état d’enthousiasme prophétique nous était habituel658  », se souvient
Maurice Denis. Prophétisme, enthousiasme, mysticisme, on le voit, le
mouvement Nabi renoue en ligne directe avec la grande tradition du
cénacle, qui faisait du poète un élu, un être à part, touché par la grâce.
Encore cette postulation romantique va-t-elle bien au-delà d’une simple
posture. À l’instar de ce qui se passe au même moment dans la petite
société secrète de la rue de Rome, les Nabis élargissent leurs investigations
à tous les domaines, en particulier au domaine intellectuel et spirituel.
Sérusier, le mentor du groupe, exhorte ses amis à boire à d’autres sources
que l’art, en faisant valoir l’importance des idées et du symbole : on étudie
Swedenborg, on commente Édouard Schuré, on se passionne pour Wagner,
on lit Baudelaire, on interprète Mallarmé659… Pour consolider leurs liens
d’amitié et approfondir leurs vues, le groupe se réunit chaque mois, passage
Brady (dixième arrondissement actuel), à l’entresol d’un restaurant appelé
L’Os à Moelle, et, chaque samedi, dans l’atelier de Ranson, 25 boulevard du
Montparnasse, rebaptisé « le Temple ». Dans sa phase utopique, le cénacle,
en quête des sources primitives de l’art, trouve dans la métaphysique et la
philosophie (notamment celle de Plotin), l’aliment qui lui sied pour explorer
des voies nouvelles. Peu à peu, cependant, les Nabis se dégagent de
l’emprise de Sérusier. Avec Maurice Denis, le cénacle mystique devient une
école esthétique. Le tableau Le Talisman, qui leur tenait lieu jusqu’alors de
« manifeste » magique, est remplacé par un discours dogmatique, qui pose
les bases rationnelles du mouvement. En août  1891, «  Le nabi aux belles
icônes  », –  ainsi a-t-on surnommé Maurice Denis  –, lance un manifeste
dans la revue Art et critique. Son premier article propose une remise à plat
du geste pictural qui n’est pas sans faire penser à la mise au point de
L’Avant-Dire de Mallarmé (« Je dis une fleur […] ») : « Se rappeler qu’un
tableau –  avant d’être un cheval de bataille, une femme nue, ou une
quelconque anecdote – est essentiellement une surface plane recouverte de
couleurs en un certain ordre assemblées660.  » À partir de cette date, le
groupe sort de sa retraite confortable pour s’aventurer dans l’espace public :
les Nabis exposent leurs œuvres à la galerie Le Barc de Boutteville, créent
des décors pour les pièces du théâtre de Lugné-Poë, collaborent à La Revue
blanche de Natanson, illustrent les œuvres des symbolistes. Le groupe
s’enrichit de nouvelles recrues (Percheron, Lacombe, Maillol, Vallotton,
Verkade), séduites à leur tour par la formule nouvelle, qui porte désormais,
comme il se doit, un nom en –  isme  : «  néo-traditionnisme  ». Cette
rationalisation du mouvement se paye d’une division en courants  :
symbolique et ésotérique d’un côté, avec Sérusier et Denis, moderne et
décoratif de l’autre, avec Bonnard et Vuillard661. Grâce à des amitiés
solides, entretenues par une correspondance régulière et par des rencontres
fréquentes, le groupe des Nabis se maintient jusqu’en 1899. L’aventure
cénaculaire des Nabis aura duré plus de dix ans. Très différent du cénacle
de Mallarmé par sa composition (uniquement des peintres, à l’exception de
Camille Mauclair), le cénacle des Nabis se rapproche néanmoins de ce
dernier par son exigence intellectuelle et par sa recherche concentrée de
l’art pur, en haine de tout académisme et de tout naturalisme. Le rêve
formulé par Sérusier au mois de juillet  1888 «  d’une confrérie épurée,
uniquement composée d’artistes persuadés, amoureux du beau et du
bien662  » s’est finalement réalisé, comme s’est réalisé le rêve mallarméen
d’une «  chapelle de poésie pure  » (Mondor). Abstraction faite des
spécialités de chaque groupe, la remarque de Valéry selon laquelle
« rarement plus de ferveur, […] plus de recherches théoriques, […] plus de
disputes ont été en si peu d’années consacrées au problème de la beauté
pure663  » s’applique en définitive aussi bien au cénacle des Mardis qu’à
celui des Nabis.

Le Grenier d’Auteuil

Qu’est-ce qui pousse Edmond de Goncourt, à peu près au même moment,


à fonder son propre cénacle ? Est-ce l’envie, comme Mallarmé et Sérusier,
de se retrouver entre « homogènes664 » pour communier dans l’art pur ? Ou,
plus prosaïquement, de satisfaire un besoin frustré de sociabilité, consécutif
à la faillite des réunions naturalistes (Dîner des Cinq, Dîner Brébant) et des
soirées de la Princesse665 ? Toujours est-il que le dimanche 1er février 1885
a lieu l’inauguration du «  Grenier  ». L’opération a été préparée de longue
date. Dès l’automne 1884, Goncourt a chargé l’architecte Frantz Jourdain
d’abattre les cloisons du deuxième étage de sa maison d’Auteuil pour y
aménager une espèce d’atelier sans baie, puis il l’a décoré de bibelots
orientaux, de tapisseries et de tableaux. Des cartons d’invitation666 ont été
envoyés  ; on a même convié un journaliste du Figaro. La publicité faite
autour de cet événement, le luxe exubérant de la pièce de réception, la
volonté proclamée d’y faire revivre la conversation d’antan, semblent à
première vue rattacher les Dimanches à la tradition du « salon littéraire »,
dont Goncourt avait si grande nostalgie. D’autres traits, plus profonds, le
rapprochent toutefois du modèle cénaculaire, tels l’absence de
divertissements667, l’intérêt exclusif porté à la littérature et aux arts, la
présence dominante des hommes de lettres, le rejet de «  l’élément
féminin668  », la sélection drastique des invités, la confidentialité des
échanges et la relation d’allégeance des disciples à l’endroit du maître.
Goncourt, se rappelle Jourdain, se montra toujours d’une inflexible
sévérité sur le choix des invitations, qui, jusqu’à sa mort, demeurèrent
limitées à un nombre restreint d’intimes, cercle fermé, réunion qui se
renouvelait fort peu. Cette réserve attirait de sourdes malveillances
contre ce bourru qui, bravant les froissements, les rancunes, les
déceptions, les jalousies, osait résister aux tentatives faites pour
pénétrer dans une maison qu’on désirait d’autant plus connaître que
l’accès en était presque impossible669.
Avec une régularité impressionnante, Goncourt va accueillir dans son
écrin tous ceux qui se reconnaissent peu ou prou dans son idéal
romanesque, tous ceux qui placent le goût au-dessus du gain. Comme
Mallarmé, Goncourt n’a aucune sympathie pour les systèmes, mais il
répond toujours présent pour délivrer un conseil, un encouragement, une
aide auprès des jeunes qui le sollicitent. Jouant à plein son rôle de patron,
l’hôte prodigue sans compter ses avis, use de son influence auprès des
éditeurs, fait jouer ses relations pour lancer un débutant, suggère à l’un
d’adapter un roman pour le théâtre, à l’autre d’écrire une préface pour l’une
de ses œuvres. Mercredi 27  mars 1895, Jules Renard vient «  chercher
auprès de [lui] un peu d’affermissement dans la grande doctrine de l’art » et
s’entretenir «  des idées qu’[il] a jetées au travers des esprits à propos du
roman, du théâtre670 ». Sur sa recommandation, Frantz Jourdain s’attelle à
un roman inspiré de souvenirs de jeunesse des années passées à l’École des
Beaux-Arts671. Geffroy est « poussé » à faire une « étude de jeune fille du
peuple menée jusqu’à la puberté672 ». En 1890, il donne l’idée à Ajalbert de
faire une pièce de La Fille Élisa673. Paul Alexis adapte au théâtre Les
Frères Zemganno et Charles Demailly. Geffroy écrit une préface pour
Germinie Lacerteux. Les jeunes lui savent gré de sa générosité  : J.-H.
Rosny le remercie d’avoir « puissamment aidé à sa carrière674 » ; Mirbeau
défend Goncourt des attaques dont il fait l’objet à la sortie de son Journal.
Pour le consoler de l’échec de La Patrie en danger, les gens du Grenier
organisent un comité d’entraide et lui donnent un dîner675. Goncourt est
touché, même s’il estime que ses «  gens  » n’en font jamais assez. Les
cénacliers se montrent également solidaires quand l’un des leurs est attaqué.
Au moment du procès intenté à Descaves pour son roman Sous-Offs, le
groupe signe une pétition pour protester contre les poursuites. L’heureuse
issue de l’affaire (le 15 mars 1890) a pour effet de plonger le cénacle dans
l’euphorie : « On est aujourd’hui, chez moi, tout à la joie et à la surprise de
l’acquittement de Descaves676. » Les succès individuels sont vécus comme
une réussite collective, dont Goncourt est le premier à tirer orgueil : « Il va
pas mal mon Grenier ! Il est en train de s’emparer de l’attention de Paris,
avec la pièce d’Hennique à l’Odéon, la pièce d’Alexis et de Méténier aux
Variétés, avec le livre de Descaves et son acquittement », s’exclame-t-il le
même jour.
Comme tous les cénacles durables, la petite société d’Auteuil traverse
des crises graves, mais aucune d’elles n’ébranle sérieusement l’organisation
des Dimanches. Le Manifeste contre La Terre, rédigé en 1887 par cinq
habitués du Grenier, officialise une rupture inévitable avec Zola, dont
Goncourt sort finalement auréolé. La satire de Rosny contre le Grenier dans
le chapitre  VI du Termite (1889), se retourne contre son auteur lequel,
devant l’hostilité générale, est exhorté à se faire plus discret. La publication
du Journal, plein d’allusions blessantes, trouble un temps la relation entre
Goncourt et Daudet, sans toutefois mettre un terme aux visites dominicales
de ce dernier. Si le maître des lieux n’est pas un homme facile, c’est un
personnage respecté. Avec les années, au lieu de s’affaiblir, sa «  chapelle
littéraire677  », comme l’appelle Zola, s’est renforcée et même enrichie.
Grâce au prestige littéraire qu’il a acquis auprès de la jeunesse, la
fréquentation de la mansarde ne cesse d’augmenter. «  Du monde au
Grenier, beaucoup de monde678 », note Edmond avec satisfaction, quelques
mois avant sa mort. À la trentaine d’«  habitués  » de la première heure
(Daudet, Huysmans, Bonnetain, Rosny, Hennique, Descaves, Toudouze,
Alexis, Margueritte, Ajalbert, Mirbeau, Hermant679) se sont agrégés de
nouveaux venus, tels Villedeuil, Vidal, Morel, Barrès, Renard, Lecomte,
Bonnamour, Mourey. Encore cette extension du personnel ne concerne-t-
elle pas seulement les romanciers  ; ces derniers ont été rejoints par des
peintres (Raffaëlli, Carrière, Ziem, Régamey, Besnard), des coloristes
(Chéret), des critiques littéraires (Geffroy), des critiques d’art (Burty), des
graveurs (Bracquemond), des éditeurs (Charpentier), des dramaturges
(Méténier), et même des poètes (Régnier, Mallarmé, Heredia, Rodenbach).
À soixante-dix ans, Goncourt peut se glorifier d’avoir créé autour de son
nom, sans le secours d’une doctrine bien constituée, une constellation
d’élite. En 1894, date à laquelle le maître se fait photographier680 (voir le
cahier d’illustrations) entouré de ses «  familiers  » pour immortaliser son
chef-d’œuvre de sociabilité, son Grenier vole la vedette aux « écoles » qui
se disputent l’hégémonie du champ littéraire, et rivalise avec les salons du
Tout-Paris. Le 1er  mars 1895, les efforts de Goncourt pour réconforter la
«  jeunesse montante681  », lâchée par Zola, sont récompensés par un
banquet682 organisé par ses fidèles.
Il n’est pas certain cependant que les Dimanches d’Auteuil aient été au
naturalisme ce que les Mardis de la rue de Rome ont représenté pour le
symbolisme : une pépinière de talents fécondés par un maître à penser, un
foyer propagateur d’idées et de formes nouvelles. Lorsque Goncourt
inaugure son Grenier, sa carrière est pour ainsi dire achevée683… à l’inverse
de celle de Mallarmé, dont le grand Œuvre est à venir. En réalité, le succès
du Grenier – longévité, notoriété, fréquentation – est un succès en trompe-
l’œil. Sa réussite procède moins d’une osmose exceptionnelle entre un
maître et des disciples –  comme ce fut le cas chez Mallarmé  – qu’elle ne
résulte d’une alliance objective entre un homme inquiet de sa gloire et une
jeunesse désireuse de profiter de sa réputation684. Le Grenier est moins un
cénacle performatif (comme les Mardis), qu’un cénacle de confirmation.
N’en déplaise à Georges Lecomte –  l’un des rares à soutenir que les
causeries du Grenier exercèrent une «  influence salutaire685  » sur les
jeunes – l’auteur de La Faustin déçoit ses visiteurs. Car Goncourt, en dépit
de son autorité morale, est loin, très loin même, d’avoir le charisme de
Mallarmé. L’homme, froid de nature, met mal à l’aise. Sa conversation est
jugée terne et parcimonieuse : « Je n’étais pas le seul, se souvient Albalat, à
éprouver à son égard ce mélange de respect et de méfiance. On ne pouvait
pas dire qu’il fût antipathique, et cependant on n’était pas attiré vers
lui686.  » Au lieu de s’enquérir de l’avenir de ses protégés, le maître en
revient toujours à lui-même  : «  Ses propos […] se rapportaient
fréquemment à sa propre personne, ou plutôt à son œuvre687.  » Cette
attitude renfrognée et égoïste lui vaut la concurrence de Zola et Daudet,
figures plus attractives, « qui étaient là comme chez eux et qui avaient l’air
de recevoir688  ». Étrange cénacle que ce Grenier qui échappe à son
propriétaire  ! Ces deux géants littéraires ne suffisent cependant pas à
réveiller l’atmosphère funèbre du Grenier. Régnier, qui fréquente les
Mardis, est frappé du contraste des deux univers  : «  Oh, quel triste
dimanche de gens qui ne causent que de la vente de leurs livres ou des
répétitions de leurs pièces, ou de l’argent que font les pièces des autres. Est-
ce bien la peine de se rassembler ainsi, à Auteuil, avec de fraîches verdures
sous les fenêtres, des Boucher et des Watteau aux murs, pour causer de ces
affaires de comptoirs et de guichets689 ? » Régnier met le doigt sur une des
particularités de cette assemblée, relevée par maints témoins : son obsession
viscérale des « questions de boutique690 », sa passion maladive pour tout ce
qui entoure la littérature, et qui n’est pas elle. Dans son roman, Abel
Hermant se livre à un inventaire édifiant des lieux communs en faveur au
Grenier  : «  de l’influence du monde sur la littérature, de la vilénie des
ambitions d’argent et de l’agrément d’en gagner, […] des tirages et des
acceptions diverses du mot succès691.  » Ce fait est vérifié à la lecture des
journaux de Rosny et Goncourt, où sont consignés les sujets abordés.
Dimanche 8 janvier 1888 : « La causerie du Grenier est aujourd’hui sur le
Supplément littéraire du Figaro, tripoté par Bonnetain et Geffroy, sous la
direction occulte de Daudet692. » Un Rosny veut-il élever la conversation au
niveau des idées générales, il est aussitôt rabroué  : «  Oh  ! pour Dieu  !
Monsieur, pas de conférences ici693  !  » Mais à quoi peut donc servir un
cénacle qui se refuse à aborder les grandes questions d’art du moment, à
envisager l’avenir de la littérature  ? C’est ici qu’il faut revenir aux
motivations sous-jacentes qui gouvernent chacune des parties de ce cénacle.
Dans les dernières années de sa vie, Goncourt n’incarne plus une
alternative sérieuse pour la jeunesse. Serré d’un côté par le naturalisme de
Zola, qu’il déteste, et de l’autre par le symbolisme de Mallarmé, qu’il
méprise, Goncourt est dans l’impasse. Tout ce qu’il a à opposer, et à
proposer à la jeunesse, c’est l’exemple d’une œuvre originale qui, sans
céder à aucun dogme, satisfait autant à l’idéalisme qu’au matérialisme.
«  Pourquoi, se défend-il, s’enrégimenter tout à fait ou dans le camp
naturaliste ou dans le camp spiritualiste  ? Est-ce que la fabrication d’une
Germinie Lacerteux empêche la fabrication d’une Madame
Gervaisais694  ?  » Prise de position louable, mais insuffisante aux yeux de
certains éléments de la seconde génération naturaliste qui attendent autre
chose, à l’image de l’ambitieux Rosny poussant les familiers du Grenier à le
suivre dans une voie nouvelle. Présenté comme un « décourageateur de la
jeunesse695 », Goncourt n’en continue pas moins d’apparaître, aux yeux des
débutants, comme le patron du naturalisme, et son Grenier comme un centre
littéraire majeur.
Il y a, à ce paradoxe, une explication qui fait intervenir des facteurs
étrangers au fonctionnement ordinaire d’un cénacle. À la différence des
autres chefs de cénacle, peu dotés à l’ouverture de leur cercle, Goncourt
dispose d’un «  capital social  » considérable qui lui permet d’obtenir
facilement pour ses favoris des récompenses et des gratifications, que les
familiers ne se privent pas de solliciter en usant de son entremise. Encore
n’est-ce pas là l’essentiel. Depuis longtemps (1874696), Goncourt rêvait de
fonder une académie qui fût le prolongement, après sa mort, de son
cénacle697. Cette institution devait assurer aux heureux élus une rente qui
leur permettrait de penser et d’écrire en toute indépendance à l’égard des
pouvoirs politiques, journalistiques, académiques ou autres. Nul n’ignorait,
et les familiers moins que quiconque, que leur maître avait rédigé un
testament promettant aux plus fidèles (dix d’entre eux) une pension
annuelle de six mille francs. Si quelques Greniéristes, tel Georges Lecomte,
purent se rendre chez Goncourt, «  sans aucune arrière-pensée ambitieuse,
pour le simple plaisir de voir698  », on peut raisonnablement penser que la
majorité d’entre eux espérait s’attirer les faveurs posthumes du maître… Ce
projet d’académie éclaire en retour les motivations réelles de Goncourt,
pour qui le Grenier n’a de sens et d’importance qu’en regard de l’image
qu’il se bâtit pour la postérité. Son cénacle est un « défi à la mort699 », au
même titre que l’écriture du Journal et la fondation de l’Académie, autres
monuments élevés à sa gloire future. La jeunesse, qu’il accueille à bras
ouverts, mais dont il espère qu’elle perpétuera son souvenir, lui sert de
faire-valoir. De ce point de vue, le Grenier des Goncourt constitue une
exception dans l’histoire des cénacles, en ce sens qu’il est entièrement
tourné vers l’immortalisation anticipée d’une œuvre injustement reconnue
aux yeux de son auteur. L’histoire du Grenier montre qu’on n’est jamais
aussi bien servi que par soi-même. L’année même où il ouvre la mansarde à
ses fidèles, Goncourt écrit  : «  idée de tous les moments, chez moi, de
défendre dans l’avenir de l’oubli ce nom de Goncourt par toutes les survies,
survie par les œuvres, survie par les fondations700 […]  ». Le Grenier,
cénacle mémorial, participe de cette lutte contre l’oubli.

Les Samedis de Heredia

Marie de Régnier soutient que les Samedis de la rue de Balzac eurent


«  autant d’importance pour cette génération de poètes et aussi de
romanciers que les Mardis de la rue de Rome701 ». Les jugements portés sur
le cénacle de Heredia par nombre de ses habitués semblent accréditer cette
idée. «  Le samedi était à Heredia, comme le mardi soir à Mallarmé702  »,
écrit Régnier. De Valéry à Mauclair, en passant par Lazare, Gide et Albalat,
tous s’accordent à reconnaître la fécondité de son enseignement. Avec
Mallarmé, note encore Régnier dans son journal intime, il est le seul
homme «  à qui j’ai entendu dire des choses ingénieuses et profondes au
sujet de la poésie française703  ». En 1893, le cénacle parnassien du poète
des Trophées fait jeu égal avec celui du poète du Sonnet en X, au point de
capter une partie de ses invités, voire de débaucher certains d’entre eux, tel
Charles Guérin, abandonnant le salon de la rue de Rome pour celui de la rue
de Balzac. Après 1890, un débutant pouvait hésiter entre les deux foyers
tant ils présentaient de similitudes. Ici comme là, on rencontrait deux
hommes de la même génération, qui avaient subi l’influence du Parnasse,
approché les plus grands (Baudelaire, Leconte de Lisle, Verlaine, Banville),
pratiqué une poésie rare (en grande partie non publiée), accumulé enfin un
prestige énorme. Pour un œil plus exercé, ces similitudes demeuraient
cependant superficielles. Bien que Gide et Régnier aient rendu un hommage
appuyé à Heredia, ils n’ont pas manqué de souligner, le premier avec
élégance, le second avec plus de férocité, ce qui distinguait
fondamentalement ces deux univers. Leur analyse permet de mieux
comprendre ce que les visiteurs venaient trouver chez Heredia qu’ils ne
trouvaient pas chez Mallarmé et inversement. Pourvus d’un capital de
sympathie équivalent auprès des jeunes, les deux hommes ne disposent pas
de moyens similaires pour étendre leur influence. L’écart se mesure à la fois
en termes de surface d’accueil et de surface sociale  : le salon de Heredia,
« six fois plus grand que la petite salle à manger de la rue de Rome704 », lui
permet de convier une population qui dépasse le cercle restreint des poètes.
«  Dès quatre heures son fumoir s’emplissait de monde  : diplomates,
journalistes, poètes705  » se souvient Gide. Les femmes –  parmi lesquelles
figurent en bonne place les trois filles de Heredia : Hélène, Marie et Louise,
âgées de quinze à vingt ans – sont reçues dans un salon attenant. L’homme,
très au fait du monde parisien, évolue à l’aise au milieu de cette foule
bigarrée : il marche en faisant sonner les talons, va de l’un à l’autre, la boîte
de cigares toujours offerte, raconte des histoires surprenantes, fait éclater
son rire sonore. Heredia, qui se targue d’être un aussi parfait poète qu’un
élégant homme du monde, réussit l’union de la poésie et de la mondanité.
L’homme a des relations et veut le fait savoir. Ses Trophées, couronnés par
son élection à l’Académie (1894), lui ont acquis une réputation immense,
qui en fait un personnage de premier plan aux yeux des poètes qui lui
dédient maintes pièces. Pour ceux qui fréquentent les deux cénacles
simultanément, le contraste entre l’agitation des Samedis et l’atmosphère
silencieuse des Mardis est saisissant. « Autant on parlait bas chez Mallarmé,
autant on criait fort chez l’auteur des Trophées706  », témoigne Mauclair.
Que Heredia survienne aux Mardis, et une espèce de gêne s’installe  : «  Il
était amusant, volubile, d’une véhémence fleurie, se rappelle Arthur
Symons, mais sa voix sonore n’était pas sans éprouver [Mallarmé]707 ».
Pourquoi des disciples de Mallarmé, et non des moindres, ont-ils pris le
chemin des Samedis ? On peut invoquer ici des raisons similaires à celles
proposées pour les familiers du Grenier : pour tel qui cherchait un éditeur,
espérait une récompense, sollicitait une sinécure, Heredia gagnait à être
connu… Mais ce serait faire injure au ciseleur de sonnets que de le
cantonner dans ce rôle de protecteur et de mécène. De nombreux témoins
insistent avec force sur la part active qu’il a prise dans le perfectionnement
de leur art et dans le développement de leurs facultés. Tout mondain qu’il
est, Heredia n’épargne pas sa peine ni son temps pour conseiller,
encourager, corriger les débutants  : «  [Heredia] vous dirigeait, vous
conseillait et, au besoin, vous ouvrait paternellement les yeux. Il vous
prenait dans un coin, il épluchait vos vers, vous indiquait les défauts, le
manque de sensibilité, l’épithète banale, le terme impropre708.  » Albalat
n’est pas le seul à avoir bénéficié de ses lumières, une pléiade de
rimailleurs709 font le siège du « fumoir » pour assister à ses « consultations
de poésie710 ». Dans les notes qu’il a écrites sur Heredia, Régnier montre le
chef de cénacle en pleine action, délivrant autant que recevant des avis :
Ce parfait critique aimait à ce qu’on lui fît des observations. Ce
conseiller excellent acceptait volontiers des conseils. D’un jeune
homme même une remarque juste l’arrêtait. Il modifiait
continuellement ses vers, soumettait à l’auditeur le texte qui ne lui
paraissait jamais définitif. Il faisait part de ses scrupules, de ses
hésitations. Je le revois, tenant à la main une de ces grandes feuilles de
Hollande sur lesquelles il écrivait […] lisant, soit debout, soit assis. Il
s’arrêtait, proposait une variante, discutait avec lui-même le choix d’un
mot. Puis il passait la feuille à la ronde, la reprenait, notait une
correction, qui s’ajoutait à celles qui couvraient déjà de ratures le large
feuillet711.
Sans doute ces séances de corrections collectives, qui placent les
disciples sur un pied d’égalité avec le maître et les introduisent
dans le secret du métier, expliquent-elles, mieux que toute autre
raison, la fascination durable qu’exercèrent les Samedis de la rue
de Balzac sur les poètes. Au contact d’Heredia, quiconque faisait
des vers, pouvait se croire poète… Du moins le maître, par sa
disponibilité de tous les instants et son enthousiasme communicatif,
pouvait-il les en persuader. D’où vient que certains boudèrent
quelquefois le maître ? C’est que ceux-là avaient goûté aux Mardis.
Dans l’article nécrologique qu’il consacre à Mallarmé, Gide
résume en une phrase ce qui manque au maître de la rue de Balzac :
« la conversation de Heredia, toute de verve, nourrissait peu712. »
Comprenons : moins que celle de Mallarmé qui, elle, touchait « la
réalité de la pensée713 », apportant ainsi l’aliment indispensable à
des poètes de la trempe de Valéry, Louÿs, Claudel et Régnier, que
ne pouvait satisfaire un discours étroit sur la versification. Conseils
techniques sur le vers d’un côté, conversation métaphysique sur la
poésie de l’autre… En définitive, durant leur temps d’activité
parallèle, les deux cénacles de Heredia et de Mallarmé se
concurrencent moins qu’ils ne se complètent : le despotisme
involontaire de Mallarmé, exercé par ce « magique esprit714 »,
trouve un antidote idéal et providentiel dans le cabinet de travail du
« libéral et compréhensif Heredia715 », au contact duquel les poètes,
tétanisés par le dire mallarméen, retrouvent assurance et foi dans
leur talent. C’est en ce sens, et en ce sens seulement, que l’on peut
soutenir, avec Marie de Régnier, que les Samedis eurent « autant
d’importance » que les Mardis.

Les Jeudis littéraires de Monsieur et Madame Daudet

On peut se demander pareillement, versant naturaliste cette fois, quelle


place ont occupée les « Jeudis716 » de Daudet par rapport aux Dimanches de
Goncourt. La plupart des jeunes, assure Rosny, «  admiraient à la fois les
deux écrivains717  ». Et d’ajouter, pour montrer que les deux cercles
suscitaient le même intérêt auprès de leurs habitués : « Rue de Bellechasse,
venaient en nombre les fidèles du “Grenier”  ; quelques-uns, amis de
Goncourt, étaient devenus amis de Daudet  ; d’autres amis de Daudet,
s’étaient mis à fréquenter Auteuil.  » Mauclair abonde dans le sens de
Rosny, estimant que «  le salon de Daudet […] fusionnait avec celui des
Goncourt718  ». De 1885 à 1895, les Dimanches du premier forment un
complément aux Jeudis du second, sans que nul n’y trouve à redire, ni les
hôtes719, ni les invités. Mais ces derniers les fréquentent-ils pour les mêmes
raisons ?
Il n’y a pas lieu de revenir sur le rayonnement d’un homme qui éclipse
Goncourt et Zola sur leur propre terrain : à Auteuil comme à Médan, on n’a
d’yeux et d’oreilles que pour l’enchanteur du Midi. Mais ce serait faire
injure à l’auteur de Tartarin de Tarascon que d’attribuer son pouvoir
d’attraction au seul rayonnement720 de sa personne. Car – et c’est un aspect
trop souvent inaperçu du personnage  – Daudet encourage et parraine
activement les jeunes. L’homme parle d’or, c’est entendu, mais sait aussi
écouter les autres721. Il répond avec bienveillance aux demandes de
conseils, se démène pour obtenir une recommandation, s’active pour
trouver un éditeur, intercède pour régler un différend. « Alphonse Daudet
excellait à réconforter, à pousser dans la bonne voie les hésitants qui se
succédaient à sa consultation722 », se souvient Descaves, à qui le maître de
Champrosay trouvera en 1887 une place de chroniqueur au Petit Moniteur
Universel. Daudet a le bras long et le cœur sur la main. Nombre d’auteurs
en détresse profitent de sa générosité, souvent à leur insu. Daudet paye ainsi
Lemerre en secret afin qu’il publie les Contes d’Amérique de Louis
Mullem723. Considérant qu’il est « naturel » qu’un homme de lettres « qui
gagne beaucoup d’argent, […] fasse quelque chose pour ceux qui ne sont
pas heureux dans le métier724  », Daudet envoie à Rosny, en charge de
quatre enfants et sans autres ressources que celle que lui fournit sa
participation à La Revue indépendante, une lettre où il lui «  demande la
permission  » de lui envoyer mensuellement une somme d’argent en
attendant qu’il rentre dans ses fonds. Sa prodigalité n’est pas que financière,
elle est aussi littéraire. « On ne sortait jamais découragé, se souvient encore
Descaves, le romancier s’en allait avec une indication précieuse et le
journaliste, non pas avec un, mais avec dix sujets d’articles, répandus par le
causeur prodigue et providentiel qu’était notre maître725. » À une époque où
les naturalistes se disputent tous les « sujets » nouveaux, la fréquentation de
Daudet est une aubaine. À telle enseigne que l’intéressé s’en alarme : « En
déjeunant ce matin, Daudet se plaint de ce que nous parlons trop, de ce que
nous fournissons aux autres trop de confidences et surtout trop d’idées726. »
Cette «  fourniture aux autres  » rappelle la libéralité de Mallarmé, à qui
certains de ses disciples, dont Whistler, conseillaient de « serrer l’argenterie
de [ses] trouvailles727 » ; mais n’est-elle pas le prix à payer pour être aimé
par les « jeunes » en face d’un Goncourt qui serre sa propre argenterie trop
jalousement ? Malgré l’amitié fraternelle qui lie Daudet et Goncourt depuis
vingt ans, une rivalité sourde, dont l’enjeu est l’ascendant sur la jeunesse,
mine leur relation. Goncourt exprime le fond de sa pensée dans une page
amère du Journal :
Les trois quarts des familiers du Grenier avaient très injustement, en
y entrant, une très médiocre estime de la littérature de Daudet et me
disaient en avoir une très haute pour la mienne. Eh bien, depuis qu’ils y
viennent, ils ont été conquis par l’esprit, la coquetterie d’attentions, le
charme séducteur de Daudet, et maintenant sont des admirateurs bien
plus grands de Daudet que de Goncourt728.
Daudet est pourtant loin d’avoir l’autorité intellectuelle d’un Goncourt et,
à plus forte raison, d’un Mallarmé. Sur ce point, les témoignages
concordent, concédant à Daudet un talent hors du commun pour causer,
mais une inaptitude totale à conceptualiser  : «  C’est étonnant, remarque
Rosny, qu’avec un tel esprit il n’ait pas du tout d’idées générales729.  »
L’homme, en effet, tant sur le plan esthétique que philosophique, n’a que
des « opinions flottantes », n’admettant qu’un « certain bon sens, exclusif
de principes730 ». Cette absence de vision explique sans doute que Daudet
n’ait jamais fait école, ni réussi – mais le voulut-il ? – à faire de ses Jeudis
l’équivalent des Dimanches de Goncourt. Contrairement à son aîné, Daudet
n’est pourtant pas dépourvu d’esprit collectif et même de génie stratégique.
En témoigne cette surprenante idée, lancée en 1890, de « fonder une revue
qui s’appellerait la revue de Champrosay731 », que son initiateur remet sur
le tapis un an plus tard :
Daudet, ce soir, est repris de son idée de la fondation d’une revue, qui
s’appellerait La Revue de Champrosay, où il serait prêt à mettre
100  000  francs et où il grouperait autour de lui notre monde, dont il
paierait la copie comme oncques directeur ne l’a fait jusqu’ici. Il voit
dans des interviews –  des interviews autres que ceux qui se font dans
les journaux courants  –, un moyen, sans la fatigue de la rédaction, un
moyen de propagation intellectuelle tout nouveau, un moyen qu’il veut
beaucoup employer dans sa revue732.
Goncourt approuve, mais tique sur la dénomination (« un peu
étroite »). À quoi Daudet répond en « parlant de l’action de Voltaire
à Ferney, de l’action de Goethe à Weimar et de l’indépendante
littérature qui se fait en dehors des centres de population, dans les
petits coins733 ». Cet échange à fleuret moucheté montre deux
choses : d’une part, que Daudet avait une haute idée de sa mission
(propager ses idées, tels Goethe et Voltaire) ; d’autre part, que
Goncourt redoutait que ce mot de Champrosay rattachât le
mouvement réaliste-naturaliste à la seule personne de Daudet
(comme celui de Médan à Zola).
Mais suffit-il, comme Émile Deschamps en 1828, de fonder une revue734
et d’accueillir chez soi des écrivains pour devenir chef d’école  ? La
comparaison avec l’auteur des Études françaises et étrangères, homme
velléitaire et mondain, est assez éclairante. Daudet fait certes l’unanimité
sur sa personne, mais cette sympathie cache un défaut majeur : le manque
de «  bravoure littéraire735  ». Au détour d’une page de son journal, Julia
Daudet lâche cette phrase qui peint le personnage en son entier  : «  mon
mari, écrit-elle, tâche de relier les éléments contraires736. » Conciliateur né,
Daudet séduit tout le monde, mais n’attache personne. Au suffrage de
quelques personnes choisies, l’homme de lettres a la faiblesse de préférer
l’approbation du Tout-Paris. Daudet entretient des relations privilégiées
avec son « surmoi littéraire737 », comme l’atteste sa correspondance intime
avec Goncourt, mais il se montre par ailleurs très friand de «  figures
nouvelles738  », quitte à indisposer son ami de toujours, plus sélectif.
Rappelons qu’avec sa femme, Daudet forme l’un des couples les plus
sociables du xixe siècle : le ménage commence à recevoir très tôt, Place des
Vosges. Les réceptions se poursuivent, au gré des déménagements739,
durant trente ans, sans interruption, établissant en la matière une sorte de
record. La fréquentation des Jeudis est non moins impressionnante que leur
longévité  : tout ce que la capitale a compté de plus prestigieux dans les
domaines littéraire, artistique, médical, politique, mondain, a franchi au
moins une fois le seuil de l’appartement des Daudet. Or, c’est là, dans cette
présence composite de poètes, de peintres, de journalistes, d’hommes du
monde et de bas-bleus, que gît la faiblesse cénaculaire des réceptions des
Daudet. S’assoient à leur table toutes celles et ceux qui ont une position
brillante sur la place de Paris, un «  tas de noms retentissants740  »
(Goncourt), tels que, pour les citer en vrac  : Coppée (poète), Clemenceau
(député), Scholl (chroniqueur), Gyp (romancière), Rollinat (musicien),
Drumont (polémiste), Madame Adam (salonnière), Pailleron (académicien),
Porel (acteur), Carolus-Duran (peintre), Rodin (sculpteur), Jourdain
(architecte), Charcot (neurologiste), Charpentier (éditeur), Larroumet
(historien d’art), etc.741 Non seulement les réceptions ne sont pas
« sèches742 » (on y dîne), mais elles ne connaissent jamais d’interruptions :
quand arrive la belle saison, le couple déménage à Champrosay743 et
continue de recevoir. Les femmes, exclues du Grenier, sont accueillies à
bras ouverts  : on vient «  en ménage  » et non en célibataire. C’est que les
Jeudis de la rue de Bellechasse sont autant ceux de Monsieur que ceux de
Madame. L’épouse d’Alphonse peut soutenir une discussion littéraire avec
n’importe quel homme de lettres, même si, pour elle, les valeurs du monde
restent prédominantes744. Julia Daudet a pesé sur les Jeudis, au grand dam
de Goncourt qui eût sans doute préféré qu’ils conservassent l’aspect d’un
cénacle de spécialistes. Le 11 février 1886, les Daudet reçoivent Leconte de
Lisle, nommé dans la journée académicien  ; le soir même, Goncourt note
dans son Journal : « Les soirées de Daudet deviennent trop mondaines, trop
bruyantes, l’esprit ne s’y écoute plus745. » Dix ans plus tard, les choses se
sont aggravées  : «  Grand dîner chez Daudet. Les ménages Ganderax,
Charpentier, la mère et la fille Lemaire, Montesquiou, Brochard. Un dîner
assourdissant, un dîner de perruches, avec toutes ces femmes babillantes
dans une espèce de surexcitation, avec tout le bruit vide sortant de leurs
bouches746.  » Aux yeux de Goncourt, rien ne distingue désormais les
soirées de Daudet de celles de la Princesse Mathilde, jugées si sévèrement
en 1872747. Plus «  vivant  » que les cénacles d’initiés de Mallarmé et de
Goncourt, le « cénacle-salon » de Daudet satisfait aux besoins de mondanité
des hommes de lettres, mais échoue à jouer son rôle de nouage «  des
affections cérébrales […] entre les communiants d’une même pensée, d’une
même élaboration intellectuelle748  ». En 1894, alors que les «  Jeudis
littéraires » n’ont plus que quelques mois à vivre749, Julia reconnaît à demi-
mot l’échec de ces réunions qu’elle a coorganisées pendant plus de vingt
ans :
C’est souvent une surprise pour moi que, de la réunion d’hommes
supérieurs comme mon mari, François Coppée, Edmond de Goncourt,
Émile Zola, ne sorte pas une conversation éminemment spirituelle ou
élevée, bien au-dessus des intérêts et des rivalités de la littérature ; on
dirait qu’au lieu de s’exalter l’un l’autre, ils s’annihilent par de fausses
comparaisons de leurs talents ou de leur génie réciproque. […]
Combien de nos dîners d’hiver où je me réjouissais d’avance du grand
plaisir de la conversation en illustre compagnie  ! La déception venait
vite.
Et Julia Daudet d’expliquer le phénomène de la manière suivante :
« Trop de ténors dans un opéra ou de virtuoses dans un orchestre
gênent l’exécution, où personne ne consent à se sacrifier, ce qui
nous prive du morceau de bravoure750. » La véritable explication
est ailleurs et peut s’énoncer ainsi : si le salon tire sa raison d’être
des « noms » qui le composent, le cénacle tire la sienne des idées
qui animent ses membres anonymes.

Cénacles marginaux (Verlaine, Moréas, Huysmans et alii)

Vers qui se tourner, lorsque, désireux de se placer sous l’égide d’un


Maître et d’adhérer à un groupe, les portes des « grands » cénacles restent
closes ? Cette question, moult jeunes gens se la sont posée dans les années
1890. D’Ernest Raynaud à Gustave Kahn, en passant par Camille Mauclair,
Antoine Albalat et Adolphe Retté, nombreux sont ceux qui, pour conjurer
l’isolement, ont battu le pavé de la capitale en quête d’un pater in litteris
(Musset) qui leur mette le pied à l’étrier, ou d’une fratrie littéraire qui leur
donne du cœur à l’ouvrage. En dehors des quatre maisons susdites,
inaccessibles sans le sauf-conduit d’une recommandation amicale ou d’un
volume publié, il existait des solutions alternatives permettant à l’apprenti-
poète ou au romancier en herbe d’assouvir sa soif de cénacle. La première
consistait à se tourner vers une revue indépendante (La Plume, L’Ermitage,
Le Mercure, Les Entretiens, La Conque) ; la seconde à se tourner vers une
figure indépendante (Verlaine, Moréas, Ghil, Huysmans). La sociabilité
rattachée aux petites revues, relativement ouverte, regroupe, sans étiquette,
tous les collaborateurs attitrés de ladite revue, lors de réunions régulières
présidées par son directeur (Deschamps, Mazel, Vallette/Rachilde)  ; la
seconde, à l’inverse, très restreinte, fait se croiser, de manière aléatoire et
souvent irrégulière, des individus que lie leur admiration pour une figure
marginale (ou marginalisée), en rupture de ban sociale ou littéraire.
Verlaine fait partie de ces marginaux-là. À la fin des années 1880,
l’auteur des Fêtes galantes est, avec Mallarmé, le poète dont toute la jeune
génération se réclame. Mais, autant le premier, perché au 4e étage de la rue
de Rome, est hors de portée, autant le second est accessible à n’importe qui,
dans les cafés (le François  Ier surtout, mais aussi le Café du Gaz, le
Procope, La Source, le Voltaire et le Rat mort), dans les hôpitaux
(Broussais, Tenon, Cochin, Asile national de Vincennes) ou simplement
« chez lui », dans les hôtels garnis qu’il occupe successivement à la fin de
sa vie. Aussi la jeunesse ne se prive-t-elle pas de lui rendre visite. Dès 1887,
le flot des admirateurs est tel, nous apprend Ernest Raynaud, que le poète se
voit contraint de faire à sa célébrité le sacrifice d’une soirée. « Bien que mal
fortuné déjà, j’avais mes mercredis, écrit fièrement Verlaine dans ses
souvenirs. Et ces soirs-là, ma petite chambre qui n’avait pourtant rien de
commun avec la maison de Socrate, contenait parfois jusqu’à quarante
personnes des deux sexes751.  » Ces soirées, commencées à l’hôtel Royer-
Collard, après avoir migré de garni en garni, « battent leur plein » à l’Hôtel
de Lisbonne (4 rue de Vaugirard). Là, poursuit Verlaine,
des amis de plus en plus nombreux, flanqués aussi bien de simples
connaissances, d’indifférents, voire de curieux, surabondaient dans mes
salons… composés d’ailleurs d’une très sortable, mais seule et unique
«  carrée  ». On disait peu de vers, le pater familias, qui était moi,
objectant le plus souvent à ce mode de distraction, mais on riait et en
somme la cordialité régnait. De la bière plus que du thé aux instants de
richesse. Dans l’autre cas, de l’eau sucrée avec du rhum, fruit
quelquefois d’une contribution des camarades. Du tabac et quelque
gaîté toujours en commun752.
À cette époque, Verlaine n’a pas qu’une « popularité de
cénacle753 », comme le note Bourget en 1885 : il dispose de
moyens matériels et humains pour ouvrir un cénacle de l’envergure
de celui de Mallarmé.
Or, les Mercredis de Verlaine sont restés lettre morte. L’ivrognerie
légendaire de l’hôte et son goût immodéré de la truanderie, contraire à
l’habitus bourgeois du cénacle, sont pour beaucoup dans cet échec.
L’homme, en société, contrôle aussi peu sa posture que sa parole, ce qui en
fait l’antithèse d’un Mallarmé ou d’un Leconte de Lisle. Au cours d’une
soirée, il n’est pas rare, raconte Raynaud, que Verlaine «  bouscule ses
invités  », «  éclate en jurons754  », puis les plante sans prévenir pour se
rendre au café du coin, où l’attendent ses camarades terrassiers. Dans
l’ensemble, sa causerie, pleine « d’esprit, de malice et de charme » (« dans
les rares moments où l’alcool ne le possède point755 »), déçoit les auditeurs
en quête d’une pensée, d’une orientation ou d’un conseil. « On avait peine à
causer avec lui, si trébuchant était-il à chaque bout de phrases756  », se
souvient Henri Mazel. Verlaine n’est « maître de lui » qu’aux Mardis, sous
le joug de Mallarmé et de sa pieuse escorte. Hors de là, le personnage se
dérobe à son rôle de mentor. Les propos qu’il tient à Jules Huret illustrent
cette fuite devant ses responsabilités : impossible de lui « arracher, sur les
théories d’art, des opinions rigoureusement déduites757  », déplore le
journaliste. Inapte à transmettre son « savoir-faire » à l’instar d’un Heredia,
impuissant à enseigner sa vision de la littérature à l’exemple d’un
Mallarmé, Verlaine se montre tout aussi incapable de fidéliser les jeunes qui
se réclament de son nom : « Qu’on prouve que je suis pour quelque chose
dans cette paternité-là758 » lance-t-il à Jules Huret. À force d’incartades et
de provocations, Verlaine décourage ses disciples, qui s’éloignent de lui
pour rejoindre des patrons plus affables. Alors que de 1890 à 1896 se
rassemble autour de Mallarmé toute l’élite poétique et artistique de la
France et de l’Europe, s’agrège à l’entourage de Verlaine un tas
« d’individualités falotes759 », à laquelle se mêle la plèbe des curieux, des
snobs, des ivrognes et des prostituées des faubourgs.
La salle du café représentait, pour Verlaine, un « véritable cénacle, où se
pressaient les jeunes écrivains pour discuter760 », affirme Alain Buisine. Si
le fait est plus que douteux pour l’auteur de Jadis et Naguère, il est avéré
pour Jean Moréas, qui réunit effectivement ses disciples dans un café à
partir de 1881 (d’abord, à la Côte d’or, puis au Vachette). Comme Verlaine,
Moréas est un noctambule invétéré761  ; mais, à la différence de
l’inconséquent Verlaine, Moréas est en proie à deux idées fixes  : devenir
chef d’école et former une «  brigade  ». Pour réaliser le premier objectif,
Moréas s’emploie, très tôt, à théoriser ses conceptions poétiques (il est
l’auteur du Manifeste du symbolisme) et à les allégoriser dans une revue
(Le Symboliste762). Pour réaliser le second, Moréas se forge un personnage
de leader (monocle, moustache, grand manteau, parler haut, goûts
capricieux, colères homériques763) – il est une sorte de Leconte de Lisle au
carré – et des habitudes sociales. Tous les jours, on peut le trouver au Café
Vachette où il guette ses «  disciples  », n’hésitant pas, pour en accroître le
nombre, à appeler près de lui de simples connaissances. Stratégie payante :
la presse parle du « Palikare  » comme du chef de l’école symboliste. Des
poètes viennent se joindre à lui764 ; ses confrères organisent un banquet en
son honneur en 1891 (commandité par ses soins). Le très mondain Oscar
Wilde, qui avait réussi à s’immiscer dans la chapelle de la rue de Rome, se
rend au coin de la rue des Écoles et du boulevard Saint-Michel (n° 27), pour
saluer Moréas.
Les témoignages de ceux qui ont fréquenté le Vachette écornent le mythe
d’une brigade qui aurait joué un rôle équivalent à celles de Heredia ou
Mallarmé. En fait de groupe, les habitués du Vachette forment une cour
d’amis, de curieux, d’admirateurs béats et de poètes naïfs : « son auditoire
changeait, ses disciples variaient, selon ses écoles et ses manifestes765 » se
souvient Ajalbert. En guise de discussions esthétiques, Moréas aligne les
paradoxes («  C’est pour mieux aimer mon pays que je l’ai quitté  »), les
provocations («  Je ne me trompe jamais. J’ai toujours raison  ») et les
jugements à l’emporte-pièce contre les plus grands (« Victor Hugo est un
con  »  ; «  Flaubert est un imbécile766  »). Le poète prononce des phrases
sibyllines auxquels il accorde une profondeur mystérieuse, ou récite des
vers sur un ton prophétique «  dans une sorte de sainte colère767  ».
Humainement, nous sommes aux antipodes de Mallarmé : Moréas humilie
ses disciples en permanence, ne supporte pas la contradiction, n’autorise de
conversation qu’à condition d’y tenir le premier rôle. Sa vanité n’a d’égale
que l’humilité de Mallarmé : « Venez dîner avec moi, dit-il à un néophyte,
vous pourrez dire un jour que vous avez dîné avec un grand poète768. » Le
cénacle n’est pour lui qu’un théâtre où il peut exercer sa domination à loisir,
et endosser à moindres frais le costume de « chef d’école ». Au Vachette,
Moréas peaufine ses entrées, ménage ses effets, prépare ses réparties
comme un acteur. Comme le voit fort bien Antoine Albalat, Moréas est un
« esclave de la sociabilité769 », qui ne recherche la compagnie de ses amis
que pour les dominer. Autant Verlaine sous-estime son influence, autant
Moréas surestime la sienne. Autant l’un fuit la compagnie des admirateurs,
autant l’autre la recherche avec une avidité presque puérile. Le premier est
un vrai maître sans cénacle, le second est un faux maître, qui s’est créé, à
son usage personnel, un cénacle d’opérette.
Le choix de recevoir ses pairs ou ses amis, dans un café ou à domicile,
lorsqu’on est homme de lettres, n’est pas anodin  : il participe d’une
stratégie d’affirmation qui peut s’assimiler à une forme de rébellion lorsque
ledit homme de lettres s’estime assez fort pour imposer ses vues aux autres,
ou trop fort pour être ravalé au rang de simple suiveur. De ce point de vue,
le choix d’un jour de réception peut avoir une portée symbolique égale,
voire supérieure, au lancement d’un manifeste ou à la création d’une revue.
La sociabilité devient le cadre d’une lutte sourde, dont l’enjeu est la
captation de disciples. À l’époque romantique, les cénacles se livraient déjà
à une lutte d’influence par cénacle interposé  : c’était à qui (Hugo, Vigny,
Dumas) aurait les visiteurs les plus assidus et les plus dévoués. De même à
l’époque parnassienne, où Leconte, Mendès et Ricard se disputaient la
jeunesse. Chez les symbolistes, Mallarmé triomphe haut la main. Il n’a pas
de rivaux à sa hauteur dans ce domaine. Verlaine est insaisissable, Moréas
insupportable. Les autres se tiennent tranquilles de peur d’offenser le
Maître. René Ghil, après avoir rompu avec son idole, tente bien de monter
un cénacle, chaque vendredi, dans son appartement de la rue Lauriston770.
Sans succès. Son coup de force au plan théorique n’est pas suivi d’effet au
plan de la sociabilité. Mirbeau et Rodenbach, seuls, réussissent à attirer des
confrères à leurs dîners de semaine, cependant ni l’un ni l’autre n’ont la
prétention de leur donner la forme d’un cénacle. Du côté des
Impressionnistes, on se voit chez Robert Caze (Seurat, Signac, Pissarro) où
vont aussi des écrivains d’obédiences diverses771. Du côté des naturalistes,
la sociabilité cénaculaire est monopolisée par Goncourt, Zola et Daudet qui
absorbent la tribu nombreuse des romanciers772.
Un seul «  disciple  », et non des moindres, tire son épingle du jeu  :
Huysmans. Dès ses débuts, l’homme avait fait entendre une note dissonante
dans le concert naturaliste. L’auteur d’À Rebours, que l’on avait déjà vu
hôte d’un cénacle de transition dix ans auparavant, récidive dans son
appartement, au cinquième étage de la rue de Sèvres. S’y rendent chaque
dimanche Villiers de L’Isle-Adam, l’abbé Mugnier, Jean-Louis Forain,
Lucien Descaves, Léon Bloy. Mais la maturité et le talent ne suffisent pas
pour être un bon chef de cénacle, il faut encore y joindre une ténacité, une
application, une abnégation, toutes qualités étrangères à Huysmans,
caractère trop farouche et individualiste pour séduire durablement des
disciples773.

Cénacles de revue (La Plume, L’Ermitage, Le Mercure)

«  À la place des salons disparus, s’ouvrirent des foyers plus restreints,


comme celui de Goncourt, d’Alphonse Daudet, comme les rédactions de
revues, principalement celles où se formèrent les nouvelles écoles, La
Plume, Le Mercure de France, et les vingtaines de petites chapelles ou
d’associations provinciales, La Cigale, La Pomme, La Prune774. » En 1901,
Charles Simond s’attelle à la tâche délicate de comprendre ce qui s’est
passé dix ans auparavant sur le front des sociabilités littéraires parisiennes.
Son panorama est incomplet –  les foyers de Mallarmé, Heredia, Verlaine,
Moréas manquent – mais son observation, au point de vue historique, reste
pertinente  : 1890 marque en effet un tournant en ce sens qu’éclôt cette
année-là une myriade de revues indépendantes offrant aux jeunes un espace
de publication et de réunion. Ces «  petites revues  », comme les appelle
Gourmont (qui en a recensé plus d’une centaine), ont en commun
d’organiser à côté de leur activité éditoriale des réceptions hebdomadaires
permettant aux rédacteurs de faire connaissance, d’échanger leurs vues, de
livrer les prémices de leurs travaux, sous la présidence du fondateur de la
revue ou d’une personne ayant un lien privilégié avec lui. Indissociable de
la revue qui lui fournit le gros de son personnel, cette forme de sociabilité –
 c’est là sa particularité – n’est pas celle d’un comité de rédaction, mais une
sociabilité de divertissement (conversation, chant, musique) ou de
performance (lectures, exposés), séparée de l’activité liée à la politique
éditoriale ou à la confection matérielle du périodique. À L’Ermitage, par
exemple, les décisions relatives à la direction du journal et à la composition
du numéro ne concernent que son directeur Mazel et ses deux secrétaires
généraux Retté et Boylesve. Les Mercredis de la rue de Varenne (n°  26)
sont créés dans le but, afférent à la revue, de « resserrer encore les liens775 »
entre les collaborateurs. Rue de l’Échaudé-Saint-Germain (n°  15), les
Mardis de Rachilde776 répondent grosso modo au même objectif : offrir une
séance récréative, autour d’un thé, aux collaborateurs réguliers du Mercure,
et accessoirement recruter de nouvelles plumes. Alfred Vallette, son
directeur, ne paraît jamais aux réceptions qu’organise sa femme : il demeure
dans son bureau, tout entier absorbé par sa revue. Schéma identique à La
Revue blanche où les soirées de Misia servent de contrepoint à l’activité
éditoriale des frères Natanson, sans interférer avec elle. À en croire Francis
Vielé-Griffin, qui en parle comme d’un «  fumoir spéculatif777  », les
rencontres organisées par le directeur des Entretiens politiques et littéraires
n’ont pas d’autre but que de deviser d’art et de littérature entre intellectuels
sympathiques.
Le fondateur de La Plume systématise le découplage de la pratique
sociabilitaire et de l’activité de la revue, inscrivant même l’une et l’autre
dans un projet plus vaste incluant la gestion d’une maison d’édition,
l’organisation de banquets et la mise à disposition de salles d’expositions,
projet d’ensemble qui a pour objectif de promouvoir la littérature d’avant-
garde en fournissant aux jeunes les moyens matériels d’être publiés, de se
frotter à leurs pairs, de rencontrer leurs maîtres, d’essayer leurs œuvres en
public, bref de faire leurs premières armes. Dans ce projet global, la
sociabilité joue un rôle de premier plan que son inventeur s’est attaché lui-
même à définir et à réglementer : les « Soirées de La Plume », bimensuelles
puis hebdomadaires – elles ont lieu d’abord au Café Fleurus, puis au sous-
sol du Soleil d’Or  –, sont destinées à «  aguerrir les lutteurs en leur
permettant de s’adresser verbalement à un auditoire choisi et d’y essayer
leurs œuvres778  ». Grâce à Léon Maillard779 et Ernest Raynaud780, qui en
ont fourni des descriptions circonstanciées, on sait comment se déroulaient
ces manifestations littéraires. Au fond d’une salle en T, perché sur une
estrade, Léon Deschamps, encadré de deux secrétaires, préside aux
hostilités poétiques. Après avoir signé la feuille de présence, les poètes et
les chansonniers, à l’invitation du président qui maintient l’ordre au moyen
d’une sonnette, récitent leurs œuvres. La soirée, commencée à 19  h,
s’achève rituellement en chansons, vers minuit. Adolphe Retté propose de
ces performances un récit laconique qui en restitue le climat cordial et
festif :
Beaucoup de fumée, beaucoup de tapage, un piano enrhumé, une
sonnette stridente, un hourra formidable, à notre entrée. Un palais ? pas
du tout, et trois cents personnes où il n’en tiendrait guère que cent –
  encore pas trop à l’aise. Et puis un flot, une cascade, un fleuve de
poèmes et de chansons, qui déclamés, qui chantées, ou à peu près, par
une cinquantaine de personnages bien vivants, bien portants, et d’une
exquise bonne enfance781.
Parmi ces personnages, du beau monde (Moréas, Verlaine,
Rachilde, Tailhade, Ghil, Retté, Louÿs) perdu au milieu d’une foule
de dames, de poètes chevelus, d’étudiants, de rapins et
d’anarchistes. Ces soirées ont un air de famille avec celles des
Hydropathes et des Hirsutes (dont Deschamps se réclame) mais,
contrairement à ces dernières, elles ne constituent pas une fin en
soi : elles participent d’une stratégie782 visant à promouvoir le label
« La Plume », enseigne d’une revue sérieuse783 et d’une maison
d’édition ambitieuse784. Bien qu’il lâche la bride sur le cou de ses
camarades, Deschamps contrôle la situation, se servant des
« Samedis de La Plume » et des « banquets », cette « vraie
trouvaille de réclame785 », comme d’un levier pour sa revue
éponyme.
À la différence des réunions de La Revue blanche, snobs et
mondaines786, les Mardis de Rachilde, les Mercredis de Mazel et les
Samedis de Deschamps, malgré leurs différences respectives, ont quelque
chose en commun, dans l’esprit, avec le cénacle, à savoir  : un amour
désintéressé de l’art, une curiosité à l’égard des courants nouveaux
(symbolisme, impressionnisme, tachisme), une fascination pour les pensées
révolutionnaires (anarchie, socialisme), un intérêt pour les arts connexes et
les sciences humaines, un désir d’indépendance vis-à-vis des esthétiques
régnantes (naturalisme et Parnasse), une bienveillance pour les jeunes, un
refus absolu des concessions évoluant en projet d’autonomie éditoriale, un
dégoût des institutions officielles, une hostilité de principe envers la grande
Presse et ses chroniqueurs. « Sans relations, sans notoriété, sans argent787 »,
ces groupes de jeunes gens, ouverts à toutes les manifestations de
l’intelligence, ivres d’art et de poésie, se pensent – sans jamais prononcer le
mot  – comme des «  avant-gardes  ». La bonne intelligence et la cordialité
franche qui règnent entre les membres rappellent celles qui dominent dans
les intérieurs des poètes réunis entre eux  : «  Il faut voir l’exubérante
jeunesse s’épanouir en ces agapes fraternelles. Les bonnes figures ouvertes,
les franches poignées de main ! L’envie est inconnue à ces lutteurs ; chacun
applaudit au succès de l’autre. Ils se sentent monter ensemble788.  » Cette
description due à Aurélien Scholl, sans doute enjolivée, rencontre
l’approbation d’Adolphe Retté, qui confirme que les réunions de La Plume
étaient « empreintes d’une bonhomie fraternelle », bien différentes en cela
de celles du Chat Noir, « où l’art tourne vite au puffisme et à la parodie ! »
Et d’ajouter cette petite phrase, caractéristique de la convivialité
cénaculaire  : «  On est chez soi789.  » Chez soi, parce qu’entre soi. Si la
génération nouvelle, explique Henri Mazel, fraternise avec tant d’ardeur,
c’est parce que, « trouvant toutes les portes fermées dans la République des
Lettres », elle trouve des « abris provisoires » dans les revues jeunes d’alors
et dans les réceptions organisées en parallèle, cette «  admiration mutuelle
[…] indispensable aux écrivains et aux artistes, lesquels ne peuvent œuvrer
que dans une atmosphère de chaleur sympathique790 ». Les occupations des
Mardistes de l’Échaudé, des «  Ermites791  » de la Rue de Varenne, et des
Plumistes du Soleil d’Or, décalquent celles des cénacles, axées en priorité
sur la discussion et sur la récitation. Il existe de ces soirées intellectuelles et
poétiques plusieurs comptes rendus qui montrent que, à l’instar de ce qui se
passe dans les cénacles, le centre de gravité des échanges penche fortement
du côté des questions d’art et de littérature. On peut en juger par cet
«  instantané très vivant […] et très significatif792  » d’une conversation
sténographiée par George Bonnamour, mettant aux prises les membres de
La Revue indépendante, qui se regroupaient chaque vendredi après-midi :
Le Mage [Victor-Émile Michelet]. – Le roman ? De l’Art à la portée
des bourgeois, de l’Art inférieur… Mais soit, je respecte la supériorité
dans toutes les branches… Un beau lutteur est pour moi supérieur à un
homme comme Coppée par exemple…
Le second siamois [Bonnamour]. – Permettez !…. Il a eu son heure,
Coppée. Je veux bien qu’il ait gâché son temps et par trop flâné en
littérature, mais, tout de même, il avait en lui l’âme d’un poète
moderne… Ne riez pas, je sais de lui des vers que Mallarmé signerait…
Le Jeune homme blond [Mauclair]. – Laissez Mallarmé !….
Le Second siamois [Bonnamour]. – Mallarmé ! Voilà leur bon Dieu.
Ah ! ce pur artiste, mais c’est plein de sottises sa philosophie, puisque
vous appelez ça de la philosophie, vous, des causeries d’artistes… Et
son art  ? des vers de charades  ! Lisez son Savetier, dans la dernière
Revue Incolore [Revue Blanche]… Bientôt il rimera des annonces… Et
ce salon, son salon, d’où les jeunes gens reviennent déments et pourris
d’orgueil  ; est-ce qu’on ne va pas bientôt le fermer par mesure de
salubrité intellectuelle ?
Le jeune homme blond [Mauclair]. –  Mallarmé, je ne suis plus
d’accord avec lui sur aucune question… Mais vous insultez la
génération, vous ?
Le second siamois [Bonnamour]. –  Et après  ? Ah  ! elle est jolie la
jeune génération793 !
Ici, comme aux Mardis de Rachilde ou aux Mercredis de
L’Ermitage (et a fortiori aux Soirées de La Plume), il n’est que
rarement question de la revue. On discute plutôt de l’actualité
littéraire, on soulève des questions de philosophie, on parle des
tendances nouvelles, on confronte ses opinions esthétiques, on
médit copieusement des maîtres, on ironise sur les chapelles
littéraires, comme dans n’importe quel cénacle…
Qu’est-ce donc, alors, qui différencie la sociabilité des « petites revues »
de celle des cénacles  ? Essentiellement trois choses  : la première est
l’absence de maître désigné, de leader charismatique. Henri Mazel, Léon
Deschamps, Alfred Vallette, les frères Natanson, George Bonnamour ne
sont pas des directeurs de conscience, mais des directeurs de publication.
Aucun d’eux ne joue le rôle de mentor. Le premier, «  personnage à
l’intelligence assez courte794 », a la sagesse de s’effacer derrière sa revue.
Le deuxième se contente de créer les conditions d’une entente autour de son
périodique, pour lequel, comme Deschamps, il se dévoue corps et âme,
travaille jour et nuit : dans son salon, « allègre et sautillant, il abouche les
gens faits pour s’entendre, parle tour à tour, de stratégie, d’esthétique et de
religion et, avec une bonne grâce parfaite, met tout le monde à l’aise795 ».
Le troisième, absorbé par la gestion de sa revue, délègue ses fonctions
d’intercesseur à sa femme, laquelle, d’après les témoignages, remplit
parfaitement cette tâche : « simple verseuse de thé796 ». Rachilde s’efforce,
à l’instar des dames de salon du temps jadis, de mettre ses invités en valeur,
de les mettre en relation. Ces lieux de sociabilité sans direction se
différencient donc radicalement des groupes gouvernés d’une main de fer
(ou de velours) par Hugo, Leconte, Mallarmé ou Goncourt. Par ailleurs, les
participants ne sont inféodés à aucune esthétique. Portés vers la nouveauté,
ces groupes sont à l’image de la revue qu’ils supportent  : éclectiques. La
Plume est d’un «  éclectisme capricant797  »  ; Bonnamour maintient son
périodique « en expression de haut éclectisme798 » ; Le Mercure tend vers
«  un éclectisme de grande revue799  », et ainsi de suite800. De même
qu’aucun de ces périodiques n’est subordonné à la personne qui la dirige, de
même aucun de ces groupes n’est soumis au maître ou à la maîtresse de
maison qui les réunit. En découle un climat d’agitation, de désordre, voire
d’anarchie contrastant avec la sérénité du cénacle. «  C’était une rédaction
vivante, amusante, se souvient Mauclair à propos des Mardis de Rachilde,
et les mardis dans l’après-midi – certains allaient de là, ayant vite dîné, aux
soirées de Mallarmé –, le vacarme de cette gestation littéraire stupéfiait la
placide et lépreuse rue de l’Échaudé801. » Enfin, la dernière raison a trait à
la médiatisation des pratiques. On a vu combien le cénacle était sourcilleux
sur ces questions, redoutant l’effraction des intrus, qu’ils se présentent sous
les espèces du Monde, du Journal, ou du Public. De ce point de vue, les
«  Soirées de La Plume  » font doublement entorse au modèle cénaculaire,
parce qu’elles s’ouvrent à une population non initiée, et parce que son
président fournit un compte rendu des activités des Soirées dans la feuille
périodique à laquelle elles sont associées802. Les Mardis et les Mercredis
sont plus réservés, dans les deux sens du terme, que les Samedis de La
Plume, mais ne versent pas pour autant dans une clandestinité de franc-
maçonnerie. Loin de procéder à un filtrage sévère, comme Goncourt ou
Mallarmé, Rachilde s’efforce d’attirer à elle tous les débutants de la
capitale, pourvu qu’ils soient «  prometteurs  ». Ses Mardis sont un «  pêle-
mêle de tempéraments, […] de Jules Renard à Saint-Pol-Roux803  ». En
outre, la Patronne du Mercure ne considère pas d’un mauvais œil qu’on
parle de son « salon ». Si personne ne le fait, elle s’en charge elle-même :
publié en 1889, Le Mordu décrit une soirée-type, avec des clefs évidentes
qui font surgir les noms glorieux de Lorrain, Laforgue, Verlaine, Barrès et
Mendès. Les soirées de Mazel sont plus resserrées (une douzaine de
réguliers, et une poignée d’occasionnels804), mais leur existence est révélée
aux lecteurs de la revue par les Propos Épars805 de Retté, alias Harold
Swan, où se trouvent recensés les faits, gestes et paroles des Mercredis de
L’Ermitage.
Que ces paracénacles, en dépit de leur éclectisme mou, de leur goût de la
réclame, et de leur direction falote, aient remporté un tel succès806 n’a rien
de surprenant. Après 1890, tel qui n’a pas ses entrées chez Mallarmé,
Goncourt, Daudet ou Heredia, trouve matière à se consoler en la compagnie
vivante et stimulante des « Ermites » de Mazel, des Mardistes de Rachilde
et des camarades de Deschamps. Ces sociétés, si superficielles soient-elles
sous leurs aspects mondains (Mercure, L’Ermitage) ou bohèmes (La
Plume), disposent d’un atout de taille, que n’ont pas les cénacles  : un
organe de diffusion, voire pour deux d’entre elles, une maison d’édition
(c’est le cas de La Plume, dès 1890, et du Mercure, à partir de 1894).
Comme le rappelle en effet Adolphe Retté dans ses Souvenirs, «  par
l’Ermitage, […], les Entretiens, le Mercure de France et La Plume, nous
arrivions enfin à exposer nos idées et à imprimer nos vers dans des papiers
viables. Et malgré les railleries de la presse, un public assez nombreux nous
venait807  ». Qu’offre, en comparaison, un cénacle orthodoxe  ? Aucune
perspective concrète, juste la jouissance cérébrale d’une posture copiée sur
le Maître. De ce point de vue, la sociabilité des « Petites revues » présente
un schéma inverse de celui du cénacle  : alors que la première découle du
périodique autour duquel elle prospère, la seconde, au contraire, lui
préexiste ou, plus fréquemment, s’en passe, préférant soit s’enclore un peu
plus dans la tour d’ivoire, soit au contraire se jeter dans l’arène en affrontant
directement la scène. Mais plus encore peut-être que d’offrir des débouchés
éditoriaux, les soirées revuistes ont offert un cadre propice à la création.
Telle est l’opinion de Retté pour qui les cénacles des « petites revues », par
opposition aux chapelles sclérosées, ont été une bouffée d’oxygène.
L’auteur de Thulé des Brumes établit une frontière nette entre ces deux
sociabilités, fustigeant la première, célébrant la seconde  : «  Vous voyez,
conclut-il dans son chapitre sur L’Ermitage, que le symbolisme ne fut pas
ce cénacle d’esthètes lugubres et pervers dont les Fouquier808 jaunâtres
dénonçaient, avec indignation, les mœurs et le style809. » Camille Mauclair,
plus nuancé, les met quasiment sur le même plan  : les cénacles-revue,
comme les cénacles purs, appartiennent à ce « petit monde bas de plafond ».
Pour lui, la vraie fracture est ailleurs : entre ceux qui ont la naïveté de croire
que « le monde littéraire finit là », et ceux « qui savent que la conquête de
la grande presse est nécessaire pour la diffusion de leurs idées810 ». Après
avoir longuement fréquenté le petit milieu fermé des cénacles et des revues,
Mauclair, comme tant d’autres, se jettera dans le bouillon du journalisme.
La crise des valeurs cénaculaires (1900-1914)

Les signes avant-coureurs du déclin

Les quatre grands cénacles de la fin de siècle ferment leur porte


simultanément sous l’effet conjugué de l’épuisement des maîtres (Goncourt,
Mallarmé, Daudet, Heredia) et du renforcement de « l’Affaire » : le sort du
capitaine Dreyfus, qui occupe tous les esprits depuis 1897, empoisonne les
relations entre les hommes de lettres, troublant par ricochet la paix des
cénacles. Goncourt, Daudet et Heredia, antidreyfusards convaincus,
froissent nombre d’habitués qui ont pris fait et cause pour le capitaine
(Lazare, Zola). Plusieurs poètes, habitués du salon de Heredia, prennent
leurs distances. Mallarmé, plus circonspect, opte pour la neutralité. Mais il
semble que les Mardis aient pâti malgré tout du non-engagement du
Maître : les dreyfusards lui en veulent de n’avoir signé aucune pétition ; à
l’inverse, un Valéry, qu’incommode la présence de Marcel Schwob à ses
côtés, est irrité de l’accueil fait aux juifs rue de Rome. Anticipant sur
d’inévitables tensions qui eussent troublé l’unité de ses Mardis, Mallarmé
choisit de se retirer en 1898 à Valvins sans attendre l’été811.
Cette disparition des quatre pôles de rassemblement majeurs de la
jeunesse littéraire débouche sur une période trouble. « Qu’est-il advenu du
magnifique essor vers l’avenir qui nous exaltait, de 1890 à 1900812 ? », se
demande André Fontainas. Sur le front poétique, si le symbolisme et le
naturalisme poursuivent vaille que vaille leur carrière, les cénacles, eux,
interrompent la leur. Après 1900, les groupements d’élite organisés autour
d’une esthétique et rassemblés autour d’un chef charismatique, tendent à
disparaître. À leur place, naissent des groupements solidaires ou conviviaux
(communautés dépourvues de programme), des esthétiques formalisées
(écoles sans sociabilité associée) et des figures indépendantes (chefs sans
école et sans disciple). On assiste donc, dans ces années-là, à une
dissociation des trois ingrédients qui composaient la formule magique du
cénacle  : sociabilité groupale ritualisée, autorité d’un chef charismatique,
principes esthétiques convergents.
Si la disparition des cénacles relève de causes contingentes (déclin des
chefs de la génération précédente, montée de l’antisémitisme), elle s’origine
plus profondément dans une inadéquation de la forme-cénacle avec les
valeurs de l’élite sociale et littéraire de la Belle-Époque. La trajectoire d’un
Mauclair adhérant fanatiquement dans un premier temps à l’idéalisme
élitaire d’un Mallarmé, pour se tourner ensuite – via le journalisme – vers
des préoccupations sociales (anarchistes puis socialistes puis enfin
fascistes) est symptomatique. Elle montre les limites d’une formule qui,
après avoir rempli ses bons offices, ne répond plus aux attentes de
« l’intellectuel » en quête d’ascension sociale.
La prise de conscience de ce décalage ne date pas de la disparition
effective des cénacles. Elle remonte à plus loin. En 1891, dans un article de
La Revue indépendante, Abel Pelletier s’inquiétait déjà de leur
anachronisme  : après avoir épinglé comme il se doit la camaraderie
littéraire, le critique dénonce – après Zola – le caractère malsain de ce type
d’association  : «  Le cénacle c’est le logis fermé, où […] les yeux se
déshabituent du soleil et du grand air », or, « c’est au grand soleil que les
virilités se développent813  ». En s’enfermant, les poètes s’affaiblissent et
deviennent pour ainsi dire des «  eunuques  »  ; ils opposent une inertie
coupable à une « époque où toutes les bonnes volontés des intellectuels sont
sollicitées vers l’avènement d’un monde nouveau814 ». Pour Abel Pelletier,
le cénacle symbolise une littérature frileuse, gracile, compliquée, évoluant à
rebours de son temps. Sa critique est prématurée et plutôt injuste en ce sens
qu’elle s’appuie essentiellement sur l’Enquête de Huret et prend pour cible
Moréas et son école étriquée  ; elle n’en annonce pas moins celles, plus
graves, que deux renégats des Mardis s’apprêtent à formuler  : Adolphe
Retté et Camille Mauclair.
En 1895, Adolphe Retté se lance dans une campagne de dénigrement
systématique contre Mallarmé et ses Mardis, qui si elle a pour premier effet
bénéfique de resserrer les liens entre les fidèles, n’ébranle pas moins les
bases du cénacle incriminé. Dans le numéro du 1er  janvier 1895 de La
Plume815, Adolphe Retté, qui a fréquenté le salon de la rue de Rome816 et
rendu plusieurs fois hommage à son hôte817, s’en prend violemment à
l’auteur de La Musique et les Lettres. Dans une longue introduction, le
critique avertit le lecteur qu’il va violer la sacro-sainte règle du «  respect
des Aînés  » et exercer sa liberté de parole  : suit un véritable réquisitoire
contre Mallarmé, qui ne laisse aucune de ses qualités inattaquées  :
réputation surfaite, influence surestimée, production stérile, style
abominable. Se défendant de parler « au nom d’un groupe », Retté décrète
« qu’en dehors de ses livres, son attitude, sa conversation ou son silence ne
peuvent intéresser personne sauf, sans doute, de vagues reporters  ».
L’attaque se concentre sur la poétique de Mallarmé, sans épargner les
« thuriféraires du Pontife » qui subissent sa férule. Ibels et Morice818 tentent
de lui répondre. Retté riposte à son tour, accusant Mallarmé de pervertir la
jeunesse en tissant autour d’elle un « cocon de rêves insaisissables819 ». La
querelle aurait pu s’achever là, mais elle est réactivée par une poignée de
fidèles zélés (Gide en tête820), qui, contre l’avis de Mallarmé821, répondent
à leur tour aux attaques de Retté. De cette bataille interminable (deux ans),
Mallarmé sort vainqueur : Adolphe Retté a finalement échoué à instiller le
doute dans l’esprit des Mallarmistes. Les Mardis poursuivent leur
ascension. En revanche, le critique a porté un coup fatal à l’idée du cénacle,
apparu soudain, au profit de cette réclame intempestive, comme un concile
de mystagogues dénués d’énergie, préoccupés de choses minuscules,
«  blottis en un coin d’ombre loin du conflit social822  », bref, comme un
sanctuaire d’énervés en complet déphasage avec l’époque. Si les critiques
de Retté à l’encontre du poète Mallarmé trahissent un véritable
aveuglement823, celles qui touchent son cénacle ne manquent pas de
discernement. Ce que voit le critique de La Plume en 1895 que ne voient
pas les autres –  soit parce qu’ils sont à l’intérieur du cénacle et qu’ils y
participent, soit parce qu’ils sont à l’extérieur et qu’ils ne le connaissent
pas –, c’est la faillite, sinon le déclin imminent, d’un modèle de sociabilité
incarné par la forme cénaculaire, fondé sur une conception aristocratique et
religieuse de la poésie. Ce modèle-là, qu’il connaît à fond pour l’avoir subi,
Retté considère non seulement qu’il est néfaste, mais fatal à la poésie. À
l’instar de Latouche en son temps, mais à nouveaux frais, Retté désenchante
le cénacle en montrant que les valeurs qu’il véhicule sont caduques. Malgré
son insignifiance apparente (une querelle de plus), le geste iconoclaste de
Retté préfigure un changement de paradigme  : le passage du principe de
l’Art pour l’Art à celui d’un Art pour la Vie, le basculement d’une
modernité centripète (celle de Baudelaire) à une modernité centrifuge (celle
d’Apollinaire) – révolution dont le cénacle fera les frais.
Le roman de Camille Mauclair, Le Soleil des morts, publié en 1898, peut
également se lire comme une parabole sur la fin du cénacle. Un petit cercle
de poètes et d’artistes, où l’on reconnaît sans difficulté Mallarmé et son
groupe, fait l’expérience douloureuse de la Réalité. Prônant les valeurs
absolues de l’Art, défendant avec vigueur le principe de la claustration
nécessaire de l’artiste, l’Élite (tel est le nom que donne Mauclair à ce
cénacle) rencontre sur sa route l’obstacle de l’anarchisme, porteur de
valeurs antagonistes, celles de l’action immédiate sur la société par l’usage
de la force dans l’espace public. Calixte Armel, le chef de ce cénacle idéal,
campe orgueilleusement sur ses positions : il choisit la littérature contre la
vie, la chartreuse contre la rue, le silence du livre contre la détonation de la
bombe. Mais ses disciples le lâchent un à un, pour se tourner vers Claude
Pallat, le chef charismatique de l’anarchisme. Comme chez Abel Pelletier et
Retté, c’est l’impuissance consubstantielle du cénacle qui est là dénoncée.
Le repli hautain, en cette fin de siècle, est devenu coupable. Le cénacle est
mis en accusation par ceux qui revendiquent une intervention directe sur le
monde. Le Soleil des morts raconte le drame de l’homme de lettres (tel qu’il
a été personnellement vécu par l’auteur), déchiré entre le besoin impérieux
de jouer un rôle actif dans la vie politique et sociale de la France fin de
siècle et la crainte inavouée d’abandonner définitivement les exigences de
l’art824  ; mais il raconte aussi, collatéralement, le déclin d’une forme de
sociabilité périmée du fait de sa négation dédaigneuse de l’Histoire.

L’année 1900 : l’heure des bilans

Au tournant du siècle, sitôt disparus les principaux cénacles, sonne


l’heure des bilans. Camille Mauclair en 1899825, André Gide en 1900826 et
Gustave Kahn en 1902827 s’interrogent sur «  l’influence  » des maisons
qu’ils ont fréquentées dans leur jeunesse. Le moment est favorable à ce type
de réflexion  : les «  salons mondains  » n’ont jamais été aussi influents –
  quoique leur pouvoir se cantonne aux espaces académiques et mondains.
En revanche, les grands cénacles d’artistes ont fermé leur porte les uns
après les autres, laissant derrière eux un vide immense  : «  les maisons de
Leconte de Lisle et de Stéphane Mallarmé sont à jamais closes » et « depuis
que Goncourt et Daudet sont morts, les romanciers ne savent plus où aller »,
déplore Mauclair828. Or ce vide ne laisse pas d’inquiéter le critique, pour
qui seules «  les réunions des artistes influent sur l’âme d’une époque, sur
son art, sur sa morale  » alors que les réunions du monde «  n’influent que
sur la mode  ». Et Mauclair de rappeler, à titre d’exemple, l’importance
énorme du petit salon de la rue de Rome dans l’orientation des tendances
essentielles de la génération française de 1885, et, corrélativement, le
rayonnement de ses idées esthétiques dans l’Europe littéraire tout entière.
Verra-t-on s’ouvrir de nouveaux « petits temples […] où l’art est dieu » ?
Verra-t-on renaître ces centres de mouvements intellectuels où la jeunesse
bénéficiait de l’enseignement d’un « maître causeur » ?
Dans la conférence qu’il donne au printemps 1900, André Gide se pose
peu ou prou les mêmes questions. Le poète s’inquiète du néant intellectuel
qui règne depuis l’extinction des grands guides littéraires : « [aujourd’hui],
plus de puissant courant, plus de canal, plus de grande influence générale
qui groupe et unisse les esprits en les soumettant à quelque grande croyance
commune, à quelque grande idée dominatrice. » Ce constat amène l’auteur
de Paludes à faire un éloge paradoxal de ce qu’il appelle « les écoles » –
 terme qui recouvre plutôt l’idée de cénacle :
Une école est composée toujours de quelques rares esprits directeurs
–  et de toute une série d’autres subordonnés, qui forment comme le
terrain neutre sur lequel ces quelques grands esprits peuvent s’élever.
Nous y reconnaissons d’abord une subordination, une sorte de
soumission tacite, inconsciente, à quelques grandes idées que les esprits
moins grands prennent pour vérité. – Et, s’ils suivent ces grands esprits,
peu m’importe  ! car ces grands esprits les mèneront plus loin qu’ils
n’eussent su aller par eux-mêmes. […] Souvent une grande idée n’a pas
assez d’un seul grand homme pour l’exprimer, pour l’exagérer tout
entière  ; un grand homme n’y suffit pas  ; il faut que plusieurs s’y
emploient, reprennent cette idée première, la redisent, la réfractent, en
fassent valoir une nouvelle beauté. Enfin, disons que si toute une suite
de grands esprits se dévouent pour exalter une grande idée, il en faut
d’autres, qui se dévouent aussi, pour l’exagérer, puis la compromettre et
la détruire829.
Alors que Gide a commencé, depuis 1897830, à prendre ses
distances avec le symbolisme mallarméen pour frayer une voie
opposée, le poète s’efforce, dans une sorte de plaidoyer pro domo,
d’expliquer au grand public ce qui peut conduire un poète, individu
supposément rebelle à toute loi, à se soumettre aveuglément à un
Maître ou à une Doctrine dans un cadre cénaculaire. Pour Gide –
 qui se démarque en cela de ses coreligionnaires – le cénacle n’est
qu’une étape transitoire, pendant laquelle le disciple, entraîné par
les « esprits directeurs », galvanisé par le groupe, concourt à faire
vivre et prospérer une certaine conception de la poésie en attendant
que – cette dernière idée est implicite dans la conférence, mais se
déduit de la trajectoire de Gide –, s’étant peu à peu élevé au-dessus
des forces ordinaires, il puisse voler de ses propres ailes et
conquérir son indépendance. Tel est en effet le paradoxe du
cénacle, qu’exerçant une domination forte, presque asservissante,
sur les esprits des poètes, il se trouve aussi être l’une des conditions
nécessaires à leur épanouissement et, le cas échéant, à leur
émancipation.
Gustave Kahn porte un regard moins affectif mais tout aussi lucide sur
cette époque bénie où les débutants étaient pris en mains. Sa lecture du
groupe cénaculaire est celle d’un véritable sociologue de la littérature. De
l’examen du siècle littéraire qui vient de s’achever, Kahn dégage en effet
avant l’heure l’une des lois fondamentales de la dynamique des groupes
littéraires, fatale au cénacle à terme :
Quand une élite a apporté son œuvre et qu’on est en train de tirer de
cette œuvre le maximum d’effets qu’elle comporte, une autre élite, plus
jeune, prépare un canon de l’œuvre d’art absolument différent, et qui a
son expansion pleine à la période suivante. Ce mouvement neuf est
alors combattu ou par une réaction vers l’école précédente, ou par une
formule nouvelle  : c’est-à-dire qu’au moment où une formule est en
vigueur, où une école est maîtresse en apparence du champ littéraire, un
groupe composé d’artistes plus jeunes se prépare obscurément à
apporter aux hommes une matière de joie ou d’ennui tout opposée, une
modulation toute diverse des sentiments. Au moment où cette nouvelle
école éclate, souvent elle ne trouve plus devant elle les protagonistes
même de l’école précédente, mais plus généralement des disciples
intelligents. C’est l’école nouvelle qui compte des cerveaux créateurs,
et après une lutte plus ou moins longue, elle triomphe831.
Expérience collective à caractère transitoire dans le parcours
individuel d’un poète avec Gide, le cénacle devient avec Gustave
Kahn un phénomène sociologique dont on peut prévoir le
surgissement et la disparition. Il cesse d’être un événement
contingent et mystérieux – un « miracle » – pour devenir un
événement explicable. L’émergence du cénacle n’est que la
conséquence mécanique d’une loi structurale du champ littéraire
qui veut qu’une « école » succède à une « autre » à partir du
moment où cette dernière a épuisé son capital de nouveauté. Ce
faisant, Kahn écorne le mythe du cénacle, en même temps qu’il
inaugure l’ère de la « stratégie littéraire ».

Atomisation du champ littéraire

Dix ans après l’ouvrage de Kahn paraît une Introduction à l’étude de la


stratégie littéraire832. L’intuition de l’auteur de Symbolistes et Décadents
s’est vérifiée au-delà de ses espérances : la loi que Kahn formulait en 1902
est devenue le principe organisateur – ou plutôt désorganisateur – du champ
littéraire. Les groupements naturels833 qu’évoquait jadis Sainte-Beuve, dont
le cénacle était l’aboutissement formalisé, se sont transformés en
groupements artificiels, bricolés à la hâte, pour s’assurer une place au
soleil. La prolifération des écoles en -isme à laquelle on assiste de 1900 à
1914 témoigne de l’atomisation de l’espace littéraire de l’avant-garde.
Certes, la stratégie consistant à lancer un mouvement en brandissant un
étendard d’école, en publiant un manifeste dans la presse, ou en organisant
des «  soirées  » à l’enseigne d’une esthétique n’est pas nouvelle (on se
souvient des Zutistes et autres jemenfoutistes dans les années 1870-1880),
sauf qu’entre 1900 et 1914, la dérision qui animait les Cercles de Goudeau
et consorts a laissé place au sérieux. À l’époque où les cénacles dominaient,
certaines formations, construites sur ce patron (Ghil, Moréas, Wyzewa,
Saint-Pol Roux, Verhaeren), avaient bien tenté, elles aussi, de s’imposer,
mais elles avaient été étouffées dans l’œuf par la suprématie des grands
courants. À partir de 1900, il en va autrement. Le champ étant libre, il ne se
passe pas une année, pas un mois, sans que surgisse ex abrupto un
« groupe » porteur d’une nouvelle théorie. Après le Naturisme de Bouhélier
(1895) et «  l’école française  » de Maurice Magre (1898), premières
réactions à l’impérialisme du symbolisme par un retour à la vie naturelle, se
succèdent sans discontinuer : le Synthétisme de Jean de la Hire (1901), le
Somptuarisme d’Hector Fleischmann (1902), l’Humanisme de Fernand
Gregh (1902), l’Intégralisme d’Adolphe Lacuzon (1904), le Néo-
Mallarmisme de Jean Royère (1905), le Néo-Romantisme d’André Joussain
(1905), l’Impulsionisme de Floran-Parmentier (1906), l’Unanimisme de
Jules Romains (1908), le Visionarisme d’André Colomer (1909), le
Sincérisme de Louis Xazzi (1909), l’Intensisme de Charles de Saint-Cyr
(1910), le Floralisme de Lucien Rolmer (1911), le Dramatisme et le
Simultanéisme de Henri-Martin Barzun (1912), le Dynamisme de Henri
Guilbeaux (1913), écoles d’un jour, auxquelles on peut encore ajouter, pour
dire à quel point la machine en -isme s’est emballée  : l’Effrénisme, le
Bonisme, le Druidisme, le Plurisme, le Pluralisme, le Patriartisme, le
Philoprésentanéisme, le Vivantisme, le Sérénisme, etc.
Cette revue étourdissante des écoles littéraires des années qui ont précédé
la Grande Guerre témoigne de la fiévreuse activité qui agite les milieux
littéraires à un moment où les esthétiques dominantes sont en perdition,
mais elle montre surtout que « l’effet de groupe », créé facticement par le
choix d’une dénomination en –  isme834, s’est substitué au désir de
constituer une communauté d’hommes unis autour de principes communs.
Cela ne veut pas dire pour autant que les regroupements ont disparu. Mais
la sociabilité littéraire a perdu son caractère électif. Les hommes de lettres
fréquentent désormais des lieux éclectiques  : Paul Fort rassemble tous les
Mardis, à la Closerie des Lilas, deux à trois cents poètes issus de tous les
bords. Karl Boès, directeur de La Plume, ressuscite en 1903 les « Soirées »
poétiques qu’avait instituées son prédécesseur, Léon Deschamps. Rachilde
continue de recevoir, dans son salon, chaque mardi, les écrivains les plus
divers qui écrivent dans Le Mercure de France. Les salons littéraires
occupent l’espace vacant en captant les figures les plus en vue  : Lemaître
triomphe chez Madame de Loynes, Bourget parade dans le salon de Rosalie
von Gutmann, comtesse de Fitz-James, Anatole France pontifie chez
Madame de Caillavet, Pierre Loti pérore chez Madame Adam, le jeune
Proust brille chez Madame Straus, etc835.
L’absence d’idéologie artistique dominante entre 1900 et 1914 produit
donc un double effet : d’un côté, elle pousse les arrivistes à s’autoproclamer
chefs d’école quitte à se passer de disciples  ; d’un autre, elle conduit les
« habiles » à se rencontrer dans des lieux de sociabilité à profit relativement
sûr ou immédiat (salons mondains, cercles poétiques, comités de revue).
Une troisième voie –  plus timide  – se dessine durant ces années qui
s’inspire, elle, du modèle communautaire : il s’agit de partager une même
expérience d’art hors de la capitale pour échapper aux tentations
mercantiles, et d’expérimenter des formes d’autarcie littéraire. Trois
communautés – bien que très différentes les unes des autres – entrent dans
ce cas de figure : le Phalanstère de Corbeil-Essonnes (1898), le Groupe de
Carnetin (1906) et le groupe de l’Abbaye (1907-1908).
L’expérience menée par Jarry a surtout valeur de symptôme  : le but
recherché est d’échapper aux obligations, professionnelles, éditoriales,
médiatiques et mondaines de Paris, de réinventer une vie collective placée
sous le signe de la liberté. Le Phalanstère, qui réunit chaque fin de semaine
la famille Vallette, Herold, Marcel Collière et Pierre Quillard dans une
petite villa en bord de Seine, n’est pas un lieu où l’on travaille (sauf lorsque
Jarry y demeure), mais un terrain où l’on partage des plaisirs champêtres836.
Comme le groupe du Phalanstère, le Groupe de Carnetin émane d’un réseau
d’amitié tissé de longue date. Charles-Louis Philippe en est le cœur. Autour
de lui naît le projet de se retrouver régulièrement dans une petite commune,
Carnetin, près de Lagny, pour vivre en collectivité  : «  Nous avons loué à
six : Iehl, Philippe, Fargue, Jourdain, Hammer et moi une vaste maison où
passer les dimanches837  », écrit Chanvin. On s’y divertit, on y travaille
aussi  : Iehl et Philippe écrivent, Jourdain peint. Fargue garde le souvenir
d’«  une époque de vie intense, de débats passionnés, de plein air et de
courses838 ! » Le groupe est éclectique par ses goûts et ses opinions, mais
fonctionne harmonieusement parce qu’il repose sur des sympathies
profondes et anciennes.
Plus volontariste et autrement plus ambitieuse est l’association de
l’Abbaye installée à Créteil (rue du Moulin), dans une propriété abandonnée
sur les bords de la Marne. Créteil se veut le contraire d’une officine
littéraire où se cuisine quelque formule nouvelle. Rompant avec la double
logique du profit immédiat et de la soumission doctrinale, le groupe
s’affiche avec fierté comme un phalanstère d’artistes persuadés qu’il est
possible, sans le dénominateur commun d’un dogme esthétique, de concilier
les nécessités de l’existence matérielle avec l’indépendance artistique. En
1905, dans la revue La Vie, René Arcos pose abruptement la question  :
comment, dans une société qui ravale l’idéal artistique au rang du snobisme
et du mercantilisme, « les artistes pourront-ils, sans mourir de faim, et sans
prostituer l’art, réaliser l’œuvre qu’ils sentent vivre en eux839  »  ? La
réponse est donnée à la fin de l’article : en créant une « thébaïde ». Vildrac
est le premier à imaginer le rêve de l’abbaye840, mais pour lui pas question
de se claustrer comme les Greniéristes et les Mardistes des années 1890
dans une chambre close. Pour rétablir le courant entre l’art et l’univers, il
convient de trouver un lieu qui soit ouvert et fermé à la fois. Fermé aux
marchands, ouvert sur les champs841. Le désir de couper les ponts avec
Paris, ville corruptrice, d’offrir un refuge à tous ceux qui souffrent du
carcan de la capitale est à la base du projet. Son corollaire est
l’indépendance artistique et matérielle, clamée hautement dans «  L’Appel
de 1906 », rédigé par les Thélémites :
Jeunes écrivains, poètes, peintres, nous sommes épris de notre art et
voués à lui, profondément. […] Nous avons acquis cette certitude qu’à
moins de circonstances exceptionnelles, où la valeur n’a que peu à
intervenir, il faut au moins la moitié de toute une vie à l’écrivain et à
l’artiste sans fortune, pour n’être plus harcelés par les soucis matériels.
[Nous ne voulons pas] condescendre à la prostitution et prendre les
dangereux chemins de descente, qu’on ne remonte pas. […] Nous
sommes jeunes et non encore châtiés par une vie médiocre, de tout idéal
tangible et de toute vigueur. Les sympathies de nos confrères, le
chaleureux accueil de nos aînés et de nos maîtres, la sanction des jurys,
[…] nous ont donné cette joyeuse certitude que nous pouvons œuvrer
utilement. C’est pourquoi, opiniâtrement, nous voulons acquérir […] le
plus de liberté possible. […] Nous voulons rester hors des luttes
d’intrigues basses et de soudoiements qui constituent, entre autres,
l’arrivisme littéraire. Sans prôner la Tour d’ivoire, nous rêvons
cependant cette demeure dont parle Nietzsche, cette demeure trop haute
et trop escarpée pour tous les impurs, et par laquelle nous échapperons
aux bas-fonds. Et nous avons pensé ceci  : fonder hors la ville notre
abbaye  ; un refuge de l’Art, de la Pensée, loin de l’utilitarisme, des
appétits des luttes économiques, tout comme l’abbaye du Moyen-Âge
fut un refuge, loin des guerres féodales […]. En somme, réaliser à
quelques-uns une libre Villa Médicis, dont les hôtes, sans le joug d’une
erreur officielle, travailleraient en toute paix, communiant dans leurs
enthousiasmes, unissant leurs besoins, associant leurs ressources842.
Pour réaliser cette utopie, Charles Vildrac, escorté de René Arcos,
Georges Duhamel, Albert Gleizes, Henri-Martin Barzun et Lucien
Linard (auxquels viendront se joindre plus tard Mercereau et
Doyen), décident de mêler étroitement artisanat et création843 : les
membres, est-il inscrit dans les statuts, devront donner
quotidiennement quatre heures de leur temps à la besogne
d’imprimerie censée assurer leur existence matérielle, et consacrer
le reste du temps à l’art et à la pensée. L’Abbaye se veut donc tout
à la fois « un phalanstère, une coopérative et un couvent844 ». Le
groupe dénie toute idée d’appartenance scolastique, en particulier à
l’Unanimisme de Jules Romains, ami mais non membre de
l’Abbaye. Le rêve est pourtant de courte durée : l’installation de
l’abbaye achevée, les Thélémites investissent les lieux en 1907,
mais faute d’argent, la société est dissoute au début du mois de
janvier 1908. L’expérience, unique en son genre, aura duré
quatorze mois. Par son refus de la compromission, son vœu
d’isolement et son fonctionnement solidaire, le groupe de l’Abbaye
réalise quelques-uns des idéaux du cénacle. Mais, comme l’avait
déjà prouvé l’exemple de la société des Buveurs d’eau puis celui du
Cercle zutique, un groupe littéraire et artistique ne peut espérer
subsister par les seuls ressorts de la solidarité économique, il lui
faut encore se nourrir de la conviction qu’il peut, par l’esthétique
qu’il véhicule, transformer le paysage artistique et intellectuel de
son temps845. Cette ultime tentative de « faire cénacle » signe
symboliquement, par son échec, l’acte de décès de cette forme de
sociabilité.

Le « groupe de la NRF »

Lancer, manifeste à l’appui, une « école » – aussitôt supplantée par une


autre, plus téméraire. Pactiser avec les «  institutions  » en fréquentant les
salons, en courtisant l’Académie, en signant des contrats avec les grands
éditeurs, ou en collaborant avec le Journal. Fonder une communauté
autarcique coupée des réseaux de diffusion parisiens. Créer une revue qui
trouvera chez ses collaborateurs un public acquis à sa cause ou un lectorat
curieux. Renoncer à la littérature en explorant d’autres voies (c’est le cas,
isolé, de Valéry)… Au début du xxe  siècle, les écrivains ont épuisé toutes
les possibilités pour continuer d’exister dans un monde qui les somme
d’être autre chose que simples poètes  : intellectuel engagé, homme
politique, savant confirmé, professeur d’université. Et pourtant, avec la
naissance de la Nouvelle Revue française, se produit un petit « miracle846 »
qui va faire advenir l’impensable  : la conjonction du prestige et de la
réussite  ; le mariage du commerce et de l’excellence, la conciliation de
l’Élite et du Public. L’auteur de cet exploit a pour nom André Gide. Formé
à l’école de Mallarmé, l’homme n’est pas le mieux placé pour réconcilier
les extrêmes. Et pourtant, c’est par lui que va se trouver démontré que le
cénacle n’est plus un passage obligé pour accéder à la consécration sans
compromission.
Mais que recouvre l’expression « Groupe de la NRF » couramment usitée
pour désigner la petite équipe qui créa la revue la plus prestigieuse de la
Belle-Époque, et, dans la foulée, mit en orbite la maison d’édition
culturellement la plus puissante du xxe  siècle  ? Il est établi847 que ce
collectif s’est passé de l’outil « cénacle » pour imposer ses vues artistiques
et devenir, en quelques années, une « institution littéraire ». À la différence
des revues de la fin de siècle (La Revue blanche, L’Ermitage, Le Mercure,
La Plume), dont elle s’inspire, la NRF ne joue pas la carte cénaculaire : les
cinq hommes qui se regroupent autour de leur mentor –  Marcel Drouin,
Henri Ghéon, Jacques Copeau, André Ruyters et Jean Schlumberger  –
forment, stricto sensu, un réseau, pas un cénacle. Liés par de forts
sentiments d’amitié, dont témoigne l’abondante correspondance, ces jeunes
gens se voient souvent pour se lire leurs œuvres et s’entre-critiquer, mais ne
formalisent, ni ne ritualisent leurs rencontres. Lorsque celles-ci ont lieu, le
groupe parle d’abord « métier ». La soudure ne s’effectue pas autour d’un
programme esthétique, ni autour d’un chef charismatique (Gide se dérobe),
mais autour d’un projet matériel, une revue, puis une collection que le
collectif s’efforcera par tous les moyens de faire prospérer. Gide a-t-il
pressenti en 1909 les limites du modèle cénaculaire dont il a fait l’heureuse,
quoique frustrante, expérience durant dix ans848 avec les Mardis ? Toujours
est-il qu’à l’approche de la quarantaine et après s’être accroché longtemps à
l’idéal de littérature pure et désintéressée849, l’auteur de La Porte étroite
aspire à sortir du splendide isolement pour connaître la reconnaissance
publique850. Le projet d’une revue élitiste pour tous s’inscrit dans cette
philosophie. À défaut de programme, Gide entérine l’idée d’une ligne
éditoriale obéissant au principe vague, mais stratégiquement payant d’un
« classicisme moderne », rompant avec le passé tout en révérant la tradition.
Mais comment s’y prendre sans retomber dans les erreurs et les errements
des prédécesseurs851  ? Après quelques tâtonnements, le groupe se jette à
l’eau et publie son premier numéro en février  1909. À première vue –  le
recours à une sociabilité connexe excepté – la NRF reprend les recettes des
revues « avancées852 » de la fin de siècle, qui, grâce à un éclectisme éclairé
et une gestion rigoureuse, étaient parvenues, bon an mal an, à conquérir un
lectorat excédant la seule communauté des pairs. Mais, signe que les temps
ont changé, l’équipe dirigeante de la NRF va mettre en place une stratégie
de conquête du champ littéraire appuyée sur la conviction, contraire à la
philosophie du cénacle, qu’il est possible d’allier légitimité artistique et
viabilité commerciale.
Cette stratégie inventive se déploie sur plusieurs fronts. Usant de son
crédit dans les cercles qu’il a fréquentés au début de sa carrière, Gide
recrute des collaborateurs sans se montrer regardant sur leurs positions  :
Paul Claudel côtoie Charles-Louis Philippe, la comtesse Anna de Noailles,
le professeur Albert Thibaudet. La NRF accueille des auteurs d’horizons
très différents, n’utilisant son veto que pour les académiciens et les
mondains853. Mais le groupe ne courtise pas seulement les indépendants, il
tend aussi des perches aux écoles et aux groupes littéraires  : les
Unanimistes de Jules Romains, les membres du Groupe de l’Abbaye et les
fidèles des Cahiers de la Quinzaine sont invités à rejoindre les rangs de la
NRF. Il s’agit – on l’aura compris – d’alliances stratégiques, qui n’engagent
en rien idéologiquement ou esthétiquement la revue, mais lui permettent
d’élargir son assiette et, ce faisant, d’aspirer toutes les individualités
puissantes et les collectifs prometteurs. Avec la NRF, un autre verrou – que
le cénacle avait contribué à installer – saute : celui de la publicité. Affiches,
prépublications, échos payés, prospectus, envoi de bulletins, d’exemplaires,
de circulaires et de spécimens, la revue use de toutes les méthodes de la
réclame moderne pour augmenter le nombre de ses abonnés. Ce qui, en
1890, dans l’entourage de Mallarmé, Goncourt et Heredia, eût paru
inadmissible devient, en 1910, acceptable, voire souhaitable : « Je ne serais
pas éloigné d’employer, déclare sans ambages Jacques Rivière, les moyens
de publicité les plus révoltants. J’irais presque jusqu’à l’affiche dans les
rues. […] Pourquoi serait-ce toujours ce qu’il y a de plus mauvais qui se
vendrait le mieux854  ?  » Le résultat ne se fait pas attendre  : en quelques
années la revue passe la barre des mille abonnés. Initialement revue pour
initiés, la NRF devient une revue à fort tirage, sans perdre de son prestige.
Décomplexés par leur succès, les amis de Gide vont plus loin en créant des
« entreprises satellites855 » : la revue fonde sa propre maison d’édition en
s’adjoignant les services de Gaston Gallimard. En 1909, naît le « comptoir
d’édition ». La philosophie de cette maison est à peu de chose près la même
que celle de la revue  : allier le purisme littéraire aux exigences du
commerce. Les deux pôles se renforcent l’un l’autre. À partir de 1913, la
NRF se lance dans l’aventure théâtrale avec le Théâtre du Vieux-Colombier,
tribune nouvelle où officie Jacques Copeau. Pour compléter son tableau de
chasse, la NRF accepte de coorganiser les Entretiens d’Été à l’Abbaye de
Pontigny. Grâce aux Décades, la revue apprivoise le monde, présumé
hostile, des professeurs. Ces sociabilités estivales et les «  matinées
poétiques856 » de Copeau, qui rassemblent d’un côté le gratin universitaire
et de l’autre l’élite théâtrale, paraissent nous rapprocher du modèle
cénaculaire. Il n’en est rien. Ces échanges orchestrés par la NRF, très
calculés, visent à capter des « corps » professionnels qui avaient jusque-là
échappé à l’orbite des cercles littéraires, et ce, faisant, à occuper tout le
spectre intellectuel. Bref, de 1910 à 1914, le groupe de la NRF a tellement
élargi son domaine d’activité qu’il est devenu incontournable. Après l’ère
souveraine des cénacles, c’est donc ce « système » basé sur la conjugaison
de l’élitisme littéraire et du pragmatisme commercial qui, croisé avec le
modèle activiste de l’avant-garde, deviendra le modèle institutionnel de
référence du xxe siècle.

Après la Première Guerre mondiale, les conditions socio-historiques


d’émergence du cénacle se trouvent, en principe, de nouveau réunies. Or
celui-ci ne refait pas surface. La raison principale en est que, si le statut de
l’écrivain reste mutatis mutandis inchangé par rapport à ce qu’il était au
e
xix  siècle, le statut de la littérature, lui, a subi une complète transformation.
Cette transformation ne date pas des événements traumatiques de 14-18. À
partir de 1895, la littérature se voit en effet débordée, et par les évolutions
techniques fulgurantes, et par les mouvements sociaux violents. L’écrivain
se trouve engagé malgré lui dans une sorte de course contre la montre avec
le siècle, course folle à laquelle il lui faut impérativement participer, sauf à
se retrouver décroché, ou, pour le dire avec les mots d’Apollinaire,
prisonnier du «  monde ancien857  ». De là une fracture entre les poètes
disposés à prendre le train en route, et ceux qui, comme Valéry, préfèrent
rester sur le quai  ; entre les partisans d’une littérature repliée sur ses
acquêts, et les zélateurs d’une littérature réconciliée avec la vie. Les
premiers s’enferment dans leur chapelle et s’épuisent dans des querelles
byzantines. Les autres, tel Apollinaire, Jules Romains, Marinetti ou Tzara,
jouent pleinement le jeu de la modernité. Sentant souffler «  l’esprit
nouveau », ces derniers se lancent à corps perdu dans le torrent du siècle,
exaltant pour certains le règne de la vitesse et de la machine, vantant pour
d’autres les forces vitales et sociales. L’avant-gardisme poétique et pictural
– les artistes sont en première ligne858 – incarne cette volonté farouche, non
plus seulement d’être en avant, comme l’écrivait Rimbaud, mais d’aller de
l’avant, de devancer la révolution qui s’annonce dans tous les domaines.
Ces valeurs nouvelles qui submergent le monde littéraire de la fin du
e
xix  siècle et qui feront vaciller le suivant sur ses bases, un mot les résume :
« avant-garde ». Un mot d’autant plus délicat à manier qu’il désigne autant
une manifestation historique, relativement datable, qu’une posture
récurrente dans l’histoire de l’art et de la littérature859. Relativement timide
en France avant 1914, l’avant-gardisme artistique et littéraire s’impose
après la guerre, s’incarnant dans divers mouvements tels que le dadaïsme, le
surréalisme, Le Grand Jeu, plus tard le lettrisme, le situationnisme et le
groupe Tel Quel. Ces collectifs, comme tous ceux qui en ont préparé
l’avènement en Europe dans les années 1910 (expressionnisme en
Allemagne, futurisme en Italie, constructivisme en Russie, cubisme en
France) ont certes des fonctionnements distincts et des idéaux propres, mais
ils s’appuient sur un socle axiologique commun. Or ces valeurs dont se
réclament les « groupes d’avant-garde » s’opposent terme à terme à celles
qu’avaient portées haut, toutes tendances confondues, les mouvements
réunis en cénacle depuis le romantisme. Comme l’a montré Michel
Trebitsch, il existe « une relation structurelle entre les valeurs et les formes
de sociabilité860  ». Aussi la révolution axiologique des années 1910
entraîne-t-elle mécaniquement un bouleversement des structures
sociabilitaires traditionnelles. Ce qui était vrai pour le «  salon  » de l’âge
classique l’est pour le «  groupe  » de l’âge avant-gardiste  : de nouvelles
formes de sociabilité émergent avec les groupes littéraires et artistiques de
l’avant-garde, qui lui correspondent structuralement. Quelles sont ces
valeurs nouvelles qu’invente le xxe siècle, et par quelles formes nouvelles
de sociabilité se traduisent-elles  ? Sans prétendre en fournir l’inventaire
exhaustif, arrêtons-nous sur les deux plus structurantes d’entre elles.
À rebours de l’attitude de fermeture qui caractérisait l’écrivain du
e
xix   siècle, l’écrivain d’avant-garde fait montre d’un désir d’ouverture sur
le monde extérieur, d’intégration de toutes les composantes de la société
«  moderne  », qu’elles soient sociale, politique, technique, industrielle,
médiatique, publicitaire ou scientifique. Toutes les zones que les « écoles »
du xixe siècle avaient désertées ou ignorées – réduisant ainsi leur périmètre
d’inspiration et d’action  – se voient réinvesties avec enthousiasme. Cet
appétit retrouvé pour la vie intégrale (déjà perceptible dans l’Unanimisme
d’un Jules Romains, dans L’Appel de Vildrac et ses amis et, plus tôt encore,
dans la profession de foi de Bouhélier et Le Blond861), ce désir de
réconcilier à tout prix l’art et la société, éclate dans toutes les productions
de l’avant-garde du début du xxe siècle. Ce désir est patent, avant la guerre
dans les injonctions de Marinetti862, il le demeure, cependant, sous la plume
d’un Apollinaire refusant de «  cantonner [la poésie] hors de ce qui
l’entoure, [de] méconnaître la magnifique exubérance de vie que les
hommes par leur activité ajoutent à la nature et qui permet de machiner le
monde de la façon la plus incroyable863 ». Un vers des Poèmes élastiques,
publiés l’année suivante, emblématise cette posture nouvelle : « les fenêtres
de ma poésie, écrit Cendrars, sont grandes ouvertes sur les boulevards864. »
Ce temps où l’intellectuel – poète ou romancier – pouvait rester « enfermé
comme un indien dans sa caste865 », indifférent à la cité, claquemuré dans
sa Tour d’Ivoire, ou dans son cénacle fortifié semble révolu. Cette ouverture
se traduit, sur le plan des sociabilités, par un réinvestissement de l’espace
urbain, et par la confrontation directe avec le public. Désormais, les poètes
et les artistes se retrouveront dans les cafés, les tavernes, voire les dancings,
au milieu des consommateurs et des clients, sans chercher à se distinguer du
quidam, comme c’était le cas au xixe  siècle. Pour les tenants de l’avant-
garde, le café représente plus qu’un lieu de rencontre commode, c’est un
espace interactif où, dira Breton, se « pratique la poésie866 », autrement dit,
un espace où l’on apprend à vivre poétiquement. Le café devient à la fois un
lieu d’inspiration, d’exhibition et d’initiation. D’inspiration parce que les
éléments du décor sont intégrés dans le texte, au même titre que d’autres
objets de la modernité urbaine  : rue, extraits de journaux, publicité,
séquences de films. D’exhibition, parce qu’on y organise des spectacles
vivants (Cabaret Voltaire) et on y réalise des happenings surréalistes867.
D’initiation enfin, parce que les leaders y recrutent «  sur le tas  » les
nouveaux venus, enrôlant des personnalités extérieures, souvent non
littéraires868.
À la différence du Poète du xixe  siècle vouant un culte à l’Art (Hugo,
Gautier, Leconte, Flaubert, Mallarmé, Valéry), l’homme d’avant-garde
affiche son mépris à l’égard de la forme belle, n’hésitant pas à profaner la
poésie. À la sacralisation fanatique de la littérature, il oppose la
dénonciation ironique de ses artifices. La démocratisation de l’art,
revendiquée par les avant-gardes, conduit à la démythification du Poème et
au démontage impie de la figure du Poète. Réservée naguère à une élite, ces
prétendus experts en littérature, la poésie est désormais conçue comme une
activité intégrale et éphémère (la poésie-activité de Tzara) et non comme le
résultat d’une opération concertée (l’objet poème). Elle s’élargit à de
nouvelles pratiques et à de nouveaux praticiens. La conception désacralisée
de l’art débouche logiquement sur des pratiques d’un genre nouveau,
volontairement irrespectueuses des codes et des dogmes. Chez les
Dadaïstes, les poèmes ne sont plus lus successivement (comme c’était le cas
en cénacle), mais simultanément  ! Chez les surréalistes, on renonce à
l’écriture sous contrôle pour se livrer à l’écriture spontanée, automatique ou
onirique. N’étant plus considérée comme l’apanage de quelques poètes
inspirés ou habiles, la littérature acquiert une dimension collective nouvelle,
que résume l’injonction pleine de défi d’Isidore Ducasse, reprise en chœur
par l’avant-garde  : «  La poésie doit être faite par tous. Non par un  ». La
juxtaposition des signatures, telle qu’elle se pratique dans les recueils,
keepsakes et revues au xixe siècle, laisse place aux manifestes non signés,
aux tracts anonymes, aux œuvres écrites à plusieurs mains. La «  poétique
du partage869 » l’emporte sur l’esprit de collaboration.
Ce rapide examen des pratiques sociabilitaires de l’avant-garde vérifie
donc la règle selon laquelle il existe une homologie structurale entre la
sociabilité d’un groupe littéraire et artistique et les valeurs esthétiques et
éthiques qu’il revendique. On y observe en effet que le primat est donné à
l’expérience existentielle (changer la vie) sur la science littéraire (changer
la littérature), à la politique (transformer le monde) sur la poétique
(transformer l’art), à l’action sur l’expression, à l’éthique (souci de
l’homme) sur l’esthétique (souci du beau). On constate, en résumé, que la
révolution axiologique en cours informe une sociabilité, non plus centripète,
mais centrifuge ; non plus introvertie, mais extravertie ; non plus défensive
mais agressive ; non plus cérébrale mais viscérale ; non plus intimiste mais
exhibitionniste. L’âge des cénacles se referme, l’âge des groupes d’avant-
garde s’ouvre.
DEUXIÈME PARTIE

Physiologie du cénacle
« Aujourd’hui, on va, on vient, on s’écrit, on se télégraphe, on
s’invite, on se donne rendez-vous, on va se chercher en auto. On
ne conçoit guère un de nos contemporains, misanthrope décidé, se
retirant au milieu d’un désert immense, dans une île inhabitée, afin
de fuir l’humanité exécrée ! Non ! on organise des réunions, des
matinées, des soirées, des fêtes, des réceptions, des bals, des
représentations, des concours. Souvent tout cela n’est pas encore
assez, on fonde des cercles, on élabore des statuts de clubs pensant
au précepte du proverbe : “Qui se ressemble, s’assemble1”. » (P.-
L. Hervier)
«  Physiologie  : étymologiquement, science de la nature.  » Le Robert
définit la physiologie comme l’étude des fonctions « normales » d’un être
vivant. Appliquée au monde social, elle consiste à décrire une réalité
humaine de manière objective. « Les physiologies » désignent également, à
partir de 1835, des ouvrages décrivant les caractéristiques
comportementales d’un groupe social ou professionnel2 (le concierge, le
notaire, le forçat, la grisette, etc.). Comme l’a montré Walter Benjamin3, le
xixe  siècle a eu la passion des types sociaux. La littérature dite
«  panoramique  » a passé au crible certaines mythologies des temps
modernes4. Elle a oublié le cénacle.
Les pages qui suivent ne prétendent pas réparer cette lacune, elles
entendent seulement dresser son portrait à travers l’analyse de ses
comportements typiques. « Les Cénacles peints par eux-mêmes », tel aurait
pu être le titre de cette partie, qui laisse délibérément de côté l’action du
cénacle dans et sur le champ littéraire –  sa fonction, qu’on traitera en
troisième partie –, pour se focaliser sur ses invariants morphologiques – sa
nature.
Envisagé sous cet aspect, le cénacle appelle une multitude de questions,
d’abord en ce qui concerne sa spatialisation (localisation, disposition,
ameublement, décoration)  ; ensuite quant à sa fréquentation (effectif
moyen, périodicité des rencontres, règlement intérieur) ; enfin à propos de
ses activités : que fait-on d’ordinaire dans un cénacle ? Y parle-t-on et y lit-
on ses œuvres comme dans un salon ? Y débat-on comme à l’académie ? Y
plaisante-t-on comme dans un café  ? Qu’a de si particulier la parole
cénaculaire qui justifie sa durable fascination sur les contemporains ?
La récurrence sur un siècle entier d’un phénomène tel que le cénacle
induit logiquement une certaine permanence structurale. Qui veut en
esquisser les contours doit cependant au préalable déjouer les pièges de la
terminologie. Comme nous l’avons en effet rappelé en introduction,
s’appuyer sur la dénomination est un leurre  : Sainte-Beuve refusa
rétrospectivement l’appellation de cénacle au cercle de Hugo en disant qu’il
ne s’était agi que d’un « salon5 » ; Vallès emploie le mot pour évoquer les
réunions du «  Café Mariage6  »  ; des historiens tels qu’André Billy,
accentuant la confusion, parlent de «  cafés cénaculaires7  », etc.
Inversement, nous savons dorénavant que certaines formations
sociabilitaires baptisées « cénacle » par les contemporains, n’en ont pas eu
les caractéristiques. Aussi le physiologiste doit-il résister à deux tentations
symétriques : la première consiste à sous-estimer ce que recouvre le mot, la
seconde au contraire à le surestimer. Le « cénacle », en tant que concept de
sociabilité, ne mérite ni cet excès d’honneur d’être présenté comme la
forme dominante de sociabilité qui aurait phagocyté toutes les autres –
 cénacularisant le salon, l’académie et le café  –, ni cet excès d’indignité
d’être dilué dans les autres formes de sociabilité, en alléguant par exemple
qu’il ne serait qu’un des avatars (sous un nom nouveau, mais fallacieux) de
formes préexistantes telles que le salon, le café et le cercle. En fait, le
cénacle, forme nouvelle de sociabilité au xixe  siècle, côtoie en bonne
intelligence toutes les autres formes existantes. Aussi nous reviendra-t-il
d’évaluer dans quelle mesure il se distingue morphologiquement des formes
concurrentes et concomitantes, afin de lui octroyer sa véritable place au sein
des sociabilités culturelles du xixe siècle.
Deux méthodes seront mobilisées dans cette partie pour modéliser la
forme-cénacle  : la première –  comparative  – s’efforcera de confronter le
cénacle à l’éventail des sociabilités littéraires en mettant l’accent sur les
divergences et les convergences morphologiques. La seconde – inductive –
s’attachera à repérer les invariances, à dresser la liste des caractéristiques
communes des formations sociabilitaires correspondant a priori à la forme-
cénacle. Cette seconde approche visera à entrer plus avant dans la
connaissance de cette cellule sociale, secrète à bien des égards, qu’est le
cénacle. Au final, le croisement de ces deux enquêtes devrait permettre d’en
offrir un portrait fidèle.
*
Panorama des sociabilités culturelles parisiennes
Pour situer le cénacle dans la constellation des sociabilités culturelles de
Paris que fréquentent les hommes de lettres, il convient d’abord d’effectuer
un premier tri entre différents ordres de sociabilités, selon que ces
sociabilités sont régulières ou ponctuelles, fondées sur la participation
active ou non des hommes de lettres, mixtes ou purement littéraires. On
s’aperçoit alors que le cénacle n’est en réalité qu’un sous-ensemble d’un
ensemble très vaste des sociabilités auxquelles les hommes de lettres
parisiens participent au xixe  siècle. Le cénacle appartient en effet à la
catégorie spécifique des sociabilités régulières, participatives et littéraires,
au même rang que les comités de rédaction (par exemple le groupe du
Globe), les syndicats littéraires (la Société des gens de lettres), ou les
académies (l’Académie française)  ; et, de manière plus globale, à la
catégorie des sociabilités participatives mais non exclusivement littéraires,
tels que les cercles, les loges, les salons, les cafés, les conférences, les
cabarets, les dîners, les communautés.

Les sociabilités ponctuelles

Passons rapidement sur les sociabilités les plus éloignées à première vue
du modèle cénaculaire – si l’on s’en tient du moins aux trois critères retenus
de la périodicité, de la participation et de la mixité  : les sociabilités
ponctuelles. Elles réunissent des hommes de lettres à l’occasion d’un
événement exceptionnel. Parmi elles, citons les visites, amicales ou de
courtoisie, d’hommes de lettres à un confrère, comme en reçoivent
fréquemment les Goncourt  ; ou celles plus codifiées d’un néophyte au
maître (Hugo à Chateaubriand)  ; à un illustre poète emprisonné (Dumas,
Sainte-Beuve et Hugo reçus à la Force par Béranger8) ou hospitalisé (Pierre
Louÿs reçu par Verlaine). Relèvent également de cette tradition les visites
de l’écrivain auprès de l’académicien, ou les interviews d’écrivains
réalisées par des reporters ou des écrivains-journalistes9 chez l’interviewé
ou dans un lieu public – ainsi Jules Huret interrogeant Verlaine au François
Ier pour L’Écho de Paris10.
Les hommes de lettres se rencontrent aussi quand surviennent de grands
événements de la vie privée  : les cérémonies de mariage, de plus en plus
fréquentes à mesure que le métier d’homme de lettres tend à devenir
«  respectable  » (mariages de Marie Nodier et Jules Mennessier, de Judith
Gautier et Catulle Mendès, de Marie de Heredia et Henri de Régnier, de
Jeanne Hugo et Léon Daudet)  ; les soupers organisés pour célébrer la
fondation d’un journal ou d’une revue  ; les bals costumés et autres fêtes
plus ou moins réservés aux artistes et hommes de lettres (ainsi, le bal
costumé organisé par Alexandre Dumas en mars 1833 et le bal naturaliste
tenu chez les Charpentier en 1878) et les enterrements (celui de Balzac en
1850, celui, grandiose, de Victor Hugo en 1885, celui de Francisque Sarcey
où se presse le Tout-Paris littéraire et intellectuel en 1899).
Un cas limite est celui des «  banquets littéraires  » de la Troisième
République. Calquée sur le modèle républicain, cette manifestation réunit
un grand nombre d’hommes de lettres en l’honneur d’un homologue, avec
le soutien financier d’un éditeur ou d’un journal, éventuellement sur la base
de l’attachement à un mouvement littéraire. Relevons, parmi tant d’autres :
le banquet en l’honneur de Sully Prudhomme en 1881, le banquet du
81e  anniversaire de Victor Hugo en 1883, le banquet offert en 1884 par
Lemerre pour l’élection à l’Académie française de François Coppée et pour
la réception de sa propre Légion d’honneur, le banquet en hommage à
Mallarmé en 1888 et le déjeuner en l’honneur d’Émile Zola en 1893. Le
banquet se justifie soit pour honorer un grand homme, soit pour des raisons
promotionnelles et publicitaires, lors de la fondation d’une revue ou de la
publication d’un livre qui a fait événement comme le Pèlerin passionné de
Jean Moréas en 1891. L’événement se veut d’autant plus porteur de
consécration que le programme du banquet et les discours qui y sont
prononcés sont diffusés dans des journaux et des revues. Le banquet
représente également l’occasion d’une célébration dépassionnée,
œcuménique, de la communauté des hommes de lettres, auxquels
s’adjoignent certains éditeurs (le déjeuner Zola, pour l’achèvement des
Rougon-Macquart, est aussi une sorte de banquet pour son éditeur
Charpentier) et certains journalistes11. Le cas des « banquets » de La Plume
est plus problématique encore parce que l’hybridation des formes de
sociabilité – entre banquet, dîner, spectacle et cénacle – y est très forte12.
Ces sociabilités ponctuelles, bien qu’elles n’aient aucun rapport
morphologique avec le cénacle, entrent parfois en résonance avec lui. La
visite auprès d’un maître de cénacle est souvent la première marche qui
conduit l’aspirant à son introduction dans le sanctuaire et à son intégration
par la communauté. Inversement, le banquet littéraire en représente la
dernière, en quelque sorte le couronnement : pour manifester leur gratitude,
les fidèles organisent un banquet en l’honneur de leur chef (c’est le cas des
« jeunes » pour les maîtres du naturalisme, des Greniéristes pour Goncourt
et des Mardistes pour Mallarmé). Le cénacle étant, au propre comme au
figuré, une petite famille, il n’est pas étonnant non plus de retrouver, dans
une touchante unité, l’ensemble des cénacliers autour d’une tombe, d’un
autel ou d’une vasque pour un baptême. Tous ces événements participent de
la synergie cénaculaire, en ce sens que s’y renforcent les liens affectifs
cultivés dans l’enceinte du cénacle.

Les sociabilités d’auditoire

Les sociabilités d’auditoire sont autant d’occasions supplémentaires pour


les « acteurs de la culture » de se rencontrer – pour le coup, régulièrement.
Les écrivains n’y jouent pas un rôle actif, n’étant là que spectateurs d’une
manifestation dans laquelle ils ne prennent aucune part. Dans ces raouts, la
mixité est totale13  : les hommes de lettres y côtoient, sur le même pied,
journalistes, mondains, hommes politiques, bref le Tout-Paris de «  l’élite
démocratique14 ». Au nombre de ces sociabilités d’auditoire, il faut compter
en premier lieu les séances de réception des académies15, où il est de bon
ton d’être aperçu. Stendhal ironise, depuis Londres, sur cette comédie
typiquement parisienne16. Delphine de Girardin, alias le vicomte de Launay,
sur un ton moins irrévérencieux, offre un compte rendu anticipé de la
séance de réception de Dupaty  : «  L’assemblée aura été nombreuse, une
foule de femmes célèbres s’y sera fait remarquer17.  » Les cours de la
Sorbonne sont aussi courus que les séances académiques  : celui de Victor
Cousin par lequel est passée la plus grande partie des rédacteurs du Globe
sous la Restauration, de même que celui de Michelet au Collège de France,
passionnément suivi par le jeune Jacques Vingtras du Bachelier de Jules
Vallès, rassemblent tout le gratin intellectuel. D’autres lieux
d’enseignement, alternatifs ou privés, attirent aussi un large public : avant
1830, les libéraux se rendent à l’Athénée, rue de Valois, pour écouter
Artaud, Benjamin Constant ou Antoine Jay18, tandis que les royalistes
militants assistent aux cours publics de la Société royale des Bonnes-
Lettres, fondée en 182119. Les associations « progressistes » ne sont pas en
reste  : nourrie par les rangs saint-simoniens, fouriéristes et carbonari,
l’Association libre pour l’éducation du peuple a ouvert des cours qui ont été
très suivis dans les années 1830. À la fin du siècle, l’École libre des
sciences politiques, fondée en 1871, et le Collège libre des sciences sociales
d’inspiration socialiste, créé en plein Quartier latin en 1895, participent de
la sociabilité d’auditoire. Enfin, les cours privés, comme celui ouvert par
Jouffroy lorsqu’il a été écarté de sa chaire de l’École normale, engendrent
des phénomènes beaucoup plus resserrés et intenses. À l’exception de ce
cours, qui se rapproche peu ou prou, par sa taille et son dispositif, de
l’organisation cénaculaire, ces manifestations, du fait de leur mixité sociale
et, plus encore, de leur physionomie « mondaine », se situent aux antipodes
du farouche cénacle.
Sans surprise, les hommes de lettres fréquentent assidûment les
spectacles d’art vivant : on les retrouve au parterre de l’Opéra, au concert,
dans la salle et dans les coulisses des grands et des petits théâtres, ou encore
attablés dans les cafés-concerts. À première vue, on voit mal ce qui pourrait
rattacher ce petit théâtre clos sur lui-même qu’est le cénacle aux salles
parisiennes ouvertes au Tout-Paris. Et pourtant, il existe des passerelles
entre ces deux mondes : des groupes se reconstituent, le temps d’une soirée,
dans les loges des théâtres. Ainsi, en toute logique, les cénacliers
s’échangent des invitations lorsque l’un d’eux monte une pièce. Parfois, le
cénacle au grand complet s’affiche au parterre  : en dehors du cas bien
connu d’Hernani, on se souvient qu’Henriette Maréchal des frères
Goncourt a fait sortir tout le cénacle parnassien de sa tanière… Le groupe
est moins là pour assister au spectacle que pour se donner lui-même en
spectacle, hisser en public la bannière de l’avant-garde  : « Au fond, nous
cherchions une occasion de faire du bruit, de manifester, de révéler notre
existence. Henriette Maréchal ne fut qu’un prétexte20. »
Enfin, certains lieux se montrent propices à la présence d’hommes de
lettres, sans pour autant qu’il y ait de forme de sociabilité suivie : les cafés
et les brasseries (le Divan Le Peletier, le Procope, la Nouvelle Athènes, le
Café des Vosges), les restaurants (Magny, Brébant), les maisons de jeu, les
cabinets de lecture, les bibliothèques, les cabinets d’éditeurs, les maisons
closes (le Chabanais, la Villa des Roses, le Cristal Palace), les jardins (en
particulier celui du Luxembourg), ou encore tout le répertoire des
sociabilités mondaines : les bals de toutes les sortes (le bal « grandiose », le
« bal de vanité », le « bal indigène », le « bal de garçon », le « bal de cour »
comme les détaille le vicomte de Launay21, voire les bals publics, les
guinguettes et autres bastringues), le Jockey-Club, les panoramas et même
le sport de groupe22, sans compter, parmi les mille et une occasions offertes
aux écrivains de se rencontrer, ces lieux de déambulation prisés que sont les
Boulevards, les Tuileries, le Bois de Boulogne et les Passages.

Les sociabilités participatives forment le principal contingent des lieux


fréquentés par les hommes de lettres. Ce qui les différencie entre elles n’est
pas tant la mixité sexuelle ou sociale de leur population que la finalité
qu’elles se donnent, leur degré de fermeture et leur niveau de ritualisation,
trois critères qui accentuent (selon les cas) les écarts avec la forme-cénacle.
Relativement fermées au public, sauf dans des occasions particulières, ces
sociabilités reposent généralement sur des formes d’adhésion et de
réglementation explicites. Elles n’occupent enfin, à la différence des
sociabilités non mixtes (telles que les comités de rédaction, les syndicats et
les académies), qu’une fonction institutionnelle négligeable au sein du
champ littéraire.

La sociabilité de divertissement : cercles, loges et cabarets


Au xixe  siècle, la classe bourgeoise tend à occuper utilement et
agréablement ses loisirs hors du foyer familial, en particulier dans ce que
Maurice Agulhon a nommé de façon générique le «  cercle  ». «  Forme
typique de la sociabilité bourgeoise en France dans la première partie du
e 23
xix  siècle   », le cercle est défini par Agulhon comme une «  association
d’hommes24 organisés pour pratiquer en commun une activité désintéressée
(non lucrative), ou même pour vivre en commun la non-activité ou
loisir25 ». Répondant adéquatement au besoin de loisirs qui se fait sentir à
travers toute la société française bourgeoise26, les cercles connaissent une
nouvelle expansion au cours de la Troisième République : d’une vingtaine
en 1860, leur nombre passe à 73 en 1885, avant de connaître un long déclin.
Cette massification conduit à une spécialisation du recrutement social
(extension au public populaire), du regroupement professionnel et de
l’organisation sociabilitaire27. Ainsi les clubs aristocratiques du Faubourg
Saint-Germain se distinguent-ils des «  cafés-cercles  » dans lesquels se
réunissent les représentants de telle profession –  voir le projet d’un Club
d’artistes soutenu par L’Artiste28 et la fondation d’un éphémère Cercle des
arts au début des années 1830. Ici et là, tout en restant un lieu «  semi-
public  », le cercle tend donc à rendre son recrutement plus sélectif. Le
principe de cette sociabilité de loisirs, dont la raison d’être est la sociabilité
elle-même, se maintient tout de même jusqu’à la fin du siècle29.
D’autres lieux, plus sélectifs, jouent dans la vie bourgeoise un rôle
analogue à celui des cercles30. Il s’agit d’abord des loges maçonniques,
dont on sait le rôle moteur avant la Révolution, lorsqu’elles réunissaient
plus de 80  000  personnes issues principalement du Tiers-État. Depuis
l’Empire, ayant perdu une part de son influence directe, une sociabilité
maçonnique de sensibilité libérale, laïcisée, davantage tournée vers les
professions juridiques, s’est développée à Paris et en province. Le rythme
des réunions est devenu pratiquement quotidien, chaque loge offrant une
salle de lecture et une salle de conversation où les frères se retrouvent pour
lire les journaux, boire et discuter des affaires du jour. Progressivement, la
loge maçonnique s’est détachée du modèle de la société secrète pour se
rapprocher de celui du cercle d’hommes, discret et convivial31.
Les cabarets appartiennent eux aussi à la sociabilité de divertissement.
Présents à l’époque classique, ils ont ensuite plus ou moins disparu pour
réapparaître dans les années 1760 avec la formation d’un prolétariat des
lettres32. Exclue des salons et des académies, la bohème littéraire s’y
retrouve pour quêter articles de dictionnaire, comptes rendus ou ouvrages
pornographiques à rédiger. Au xixe  siècle, ils accueillent les sociétés
chantantes (les Soupers et les Soirées de Momus, la Société lyrique des
Bergers de Syracuse, la Société des Joyeux et surtout le Caveau et les
Enfants du Caveau), offrant ainsi au genre de la chanson, en pleine
expansion avec le succès de Béranger et Désaugiers, un port d’attache
solide dans la bourgeoisie. Ces lieux de sociabilité, situés au carrefour de
différents modes de sociabilité conviviale et souriante (gastronomie, goût
du vin, poésie, chanson, humour, gauloiserie), offrent une série de
particularités33 : admission par parrainage, quelquefois sur demande écrite,
tutoiement mais habit noir de rigueur, protocole et emploi du temps stricts
(repas, vers de circonstance, chansons à tour de rôle), élection périodique
d’un président de société, fidélité des membres qui fréquentent parfois le
cabaret trente années durant. Fréquentés par les acteurs, les publicistes et les
artistes, les boutiquiers et les petits fonctionnaires s’y rencontrent aussi,
sans distinction d’obédience. La « Société des Joyeux », réunie au cabaret
de la mère Saguet34, reçoit fréquemment la visite des habitués de la rue
Notre-Dame-des-Champs  ; de même, les compagnons du Petit Cénacle
aiment à quitter de temps en temps l’atelier de Jean Duseigneur pour se
rendre chez Graziano, dit le Petit Moulin Rouge35. De nombreuses sociétés
chantantes ouvrières naissent après 1815  : on parle alors de goguettes,
réunies dans des cafés, des cabarets ou des salles de quartier, dotées d’un
président mais sans statuts ni réglementation particulière (la Société des
lapins, les Gamins, les Lyriques). Le Second Empire les interdira en raison
de leur impact séditieux supposé : la sociabilité d’auditoire du café-concert,
institution plutôt destinée à la bourgeoisie, occupera donc progressivement,
en parallèle avec le cabaret artistique, l’espace laissé vacant par les
goguettes ainsi que par les sociétés chantantes, en pleine décadence36.
De la sociabilité de divertissement, le cénacle hérite le plaisir d’être
ensemble et de partager une passion commune, en quoi il correspond à l’air
du temps et s’inscrit en plein dans l’ère bourgeoise. Mais la comparaison
s’arrête là, car pour le reste, il offre cette particularité, par rapport aux
loges, cabarets et cercles, de faire de la passion qui réunit ses membres –
 l’art et la littérature – non pas un objet de divertissement mais un objet de
préoccupation.

La sociabilité mondaine : les salons

Avant comme après la Révolution française, le salon constitue l’unité de


base de la sociabilité mondaine –  que croise, selon des modalités et dans
des proportions extrêmement variables, la sociabilité des hommes de
lettres37. Encore faut-il préciser ces termes de « salon » et de « mondanité ».
Qu’entend-on par salon ? Le terme, dans son acception de forme et de lieu
de sociabilité, n’apparaît qu’à la fin du xviiie  siècle  : on lui préfère
auparavant ceux de «  cercle  » («  assemblées qui se tiennent dans des
maisons particulières, principalement chez les dames  » selon le
Dictionnaire de Trévoux), de «  compagnie  » («  assemblée de plusieurs
personnes qui sont en conversation  » selon Féraud), ou encore de
«  société  » («  compagnie de gens qui se réunissent ordinairement pour le
jeu ou les parties de plaisir  » selon Féraud encore). Ces définitions
fournissent trois indicateurs capitaux de la sociabilité salonnière  : son
caractère privé, mixte et axé sur le loisir. Contrairement à un discours
souvent repris, la vie mondaine n’a connu qu’un provisoire coup d’arrêt
avec la Révolution  : reconvertie sous l’Empire, restaurée ensuite, elle n’a
fait au xixe siècle que s’étendre, c’est-à-dire élargir sa base sociale. À partir
du Premier Empire, non seulement les hauts fonctionnaires, les dignitaires
et les membres de la noblesse impériale pénètrent les salons aristocratiques
qui ont rouvert, mais des salons se créent dans nombre de demeures de la
moyenne bourgeoisie38. La forte concurrence entre les salons impose là
aussi des formes de spécialisation. Spécialisation d’abord entre les finalités
des différents salons. Adeline Daumard distingue, par exemple, entre le
salon de compagnie et de divertissement, le salon d’idées ou de discussion
(survivance du salon lettré d’Ancien Régime, qui réunit habituellement
gens du monde, de la politique et de la littérature) et le salon d’influence,
parfois réuni autour d’un homme important (Molé, Guizot, Chateaubriand),
qui utilise le jeu des relations mondaines pour aider à la réussite des
carrières, à la manière d’un groupe de pression39. La vie mondaine
s’organise entre autres autour de ces rendez-vous réguliers et différenciés ;
d’où, pour le ou la responsable d’un salon, l’habitude de se choisir un jour
de la semaine (le « jour marqué »). Spécialisation ensuite, en interne, par la
différenciation, déjà existante au xviiie  siècle, entre un «  petit  » et un
«  grand jour  », le premier s’ouvrant au seul noyau des familiers, l’autre
servant davantage aux bals, aux « raouts » ou simplement à la formation de
plusieurs cercles de causerie40.
On se fiera ici à la définition du salon proposée par Antoine Lilti : « Un
domicile ouvert régulièrement à ceux qui ont été présentés, et abritant une
sociabilité mixte, régie par les normes de la civilité41.  » Il s’agit donc
premièrement d’un espace privé, à la différence des académies, des jardins
et des cafés, où l’on est nommément invité, sans qu’il puisse être question
d’adhésion formalisée. Il s’agit ensuite d’une forme de sociabilité reposant
sur la régularité et la pérennité des rencontres et où se constitue un groupe
d’habitués. Quant aux règles de la «  civilité  » et de la politesse, elles
dominent essentiellement par souci de distinction : le recrutement social des
salons, surtout avant la Révolution, ne repose pas sur une fusion
harmonieuse des classes sociales, mais sur une «  fiction égalitaire42  » qui
permet l’échange verbal sans abolir la conscience des différences de statut.
Telle est la fonction de la politesse, de la bienséance et de la civilité dans
l’espace salonnier : une manière de gérer des relations inégalitaires sur un
mode non hiérarchique, d’entretenir la fiction d’un groupe dont la
supériorité est fondée sur des valeurs partagées. La responsabilité du maître
ou, plus souvent, de la maîtresse de maison s’en trouve encore accrue parce
qu’il ou elle endosse en même temps les rôles d’animateur, d’hôte et de
responsable du recrutement.
Le salon s’inscrit à plusieurs égards sous le signe de la mixité. Mixte,
cette forme de sociabilité l’est dans son fonctionnement interne  : le salon
constitue à proprement parler un lieu de loisir destiné à une population
souvent oisive, où, par conséquent, il faut répondre à l’absolue nécessité de
ne pas sombrer dans l’ennui. La diversité des activités est de mise  : à la
conversation s’ajoutent donc le repas, le jeu (le jeu de cartes mais aussi les
jeux de petits papiers littéraires chez la comtesse Diane de la Bédollière), la
lecture à haute voix, la musique et la danse43. Le théâtre s’invite très
souvent au salon : soit que la maîtresse de maison s’improvise dramaturge,
soit qu’elle fasse de son salon un banc d’essai pour les scènes parisiennes
(Henri Becque et Ibsen en ont profité), soit encore que l’auteur lise, comme
il le faisait devant le comité de la censure puis devant les comédiens, sa
pièce tout entière au salon (ainsi de Vigny pour Othello ou de
Chateaubriand pour un Moïse jamais représenté mais lu à l’Abbaye-aux-
Bois en 1829). C’était aussi l’occasion pour les salonniers, comme souvent
au xviiie  siècle et à Coppet, de s’essayer au théâtre de société en
s’improvisant acteurs.
Reste à tordre le cou à un mythe qui a la vie dure. Le « salon littéraire »,
dont on sait la fortune et la résonance dans les imaginaires de la littérature,
se révèle en réalité, au xixe  siècle, un trompe-l’œil de l’histoire littéraire.
Certes, de nombreux hommes de lettres ont fréquenté des salons tout au
long du siècle, soit qu’ils appartenaient eux-mêmes au monde ou au demi-
monde, soit qu’ils venaient y chercher appui, protection, mécénat, relations.
Les hommes de lettres pouvaient même occuper au salon une position
privilégiée (chez la princesse Mathilde, chez Virginie Ancelot, chez
Mme Aubernon, etc.) grâce à leur maîtrise du langage et des codes de la
conversation (surtout lorsque fut relancée la mode de la controverse, sport
dans lequel un Léon Daudet et un Renan excellaient44). Certains salons
avaient, dit-on, vocation littéraire avant 1848 : ceux de Mme de Genlis, de
Juliette Récamier à l’Abbaye-aux-Bois, de Sophie Gay, de Delphine de
Girardin, de la comtesse d’Hautpoul et, plus tard, de la princesse Mathilde,
de la Païva et de Madame Sabatier. Sauf exception, c’est-à-dire hybridation
avancée, le salon compte souvent des hommes de lettres dans ses rangs
comme il compte d’autres acteurs sociaux. Par nature, il est le lieu d’un
intense brassage de « personnalités » relevant de domaines aussi divers que
les arts, les sciences, la politique ou encore le théâtre. Instance de
reconnaissance tout à la fois dans les champs artistique, littéraire, politique,
le salon a pour principe la co-présence d’agents sociaux au statut social
différencié : il fait se rencontrer, se côtoyer et cohabiter, sous la conduite le
plus souvent d’une femme, héritiers et mandarins, détenteurs du capital
social et économique (aristocrates, parlementaires, hauts magistrats), et
détenteurs du capital culturel. Reste que le salon, cette «  institution
bâtarde45  » comme la qualifie Pierre Bourdieu, ne met pas seulement en
présence aristocrates de naissance, d’argent et d’esprit  : il articule aussi
leurs mondes. Avant la Révolution, à une époque où vivre des seules ventes
de ses livres était un luxe rare, les écrivains venaient aux salons dans une
posture de client, alors que les détenteurs du capital économique s’y
présentaient en protecteurs. Les règles implicites à l’œuvre dans les salons
changent après la Révolution mais cette forme de sociabilité reste un espace
mixte de relations où les influences circulent de façon privilégiée, un espace
de captation de capital social et de capital symbolique.
Par ailleurs, les hommes de lettres et leurs médiateurs, comme d’autres
représentants de la bourgeoisie lettrée, ont fréquemment adopté les codes de
la vie mondaine. L’éditeur a ainsi fréquemment tâché de s’élever, en
nouveau parvenu de l’intelligentsia, au rang d’amphitryon. Ainsi,
Panckoucke a été le premier, avec son « Foyer », à tenir maison46, ce qui a
sans doute incité Balzac à le classer avec Didot parmi les «  libraires
instruits », par opposition aux « libraires ignares » que l’écrivain-journaliste
voit proliférer après 181547. Panckoucke ne fait toutefois que préfigurer une
pratique qui va devenir plus commune après 1830 grâce à une
démocratisation de la mondanité croisée avec une élévation du statut
symbolique de l’éditeur. Citons la veuve Béchet qui reçoit chez elle « dans
des réunions habilement composées, des auteurs connus, des auteurs
célèbres, et, au milieu de cette pléiade, des écrivains dont la gloire, sans être
parvenue encore au zénith, [répand] cependant de belles clartés au-dessus
de l’horizon48  ». Charles Gosselin reçoit également, de même qu’Edmond
Werdet tient table ouverte chez lui où, raconte-t-il dans ses mémoires,
«  douze gaillards d’un appétit insatiable  » se gavaient couramment49.
Madame Charpentier tient salon, Renduel tient un « cabinet de librairie », et
plus tard Louis Hachette au château de Plessis-Piquet, Michel Lévy place
Vendôme font salon ou «  librairie à chaises  ». On pourrait multiplier les
exemples d’une pratique exploitée pour signaler au Tout-Paris des arts et
lettres l’éditeur en vue, mais aussi le patron de presse (Émile de Girardin,
Hippolyte de Villemessant) ou le marchand de tableaux (Kahnweiler)50.
Quant aux hommes de lettres, nombreux sont ceux qui ont ouvert dans leur
intérieur des lieux de sociabilité qui s’apparentaient davantage au salon
qu’au cénacle ou qui ont évolué du cénacle vers le salon  : c’est le cas du
salon de Jules de Rességuier, de l’Arsenal après 1830, du salon de Leconte
de Lisle une fois passé le temps du Parnasse contemporain ou du salon de
Victor Hugo après l’exil. Même si le cénacle et le salon s’opposent par bien
des aspects (mixité sociale, finalité ludique, codes de civilité, système
hiérarchique sous-jacent, instrumentalisation des arts et des lettres), il y a
des zones de contact et des éléments de transfert entre ces deux types de
sociabilité, parce que le cénacle a souvent, au plan morphologique, des
antécédents mondains (cénacle de La Muse française), et parce qu’il y a un
devenir-salon du cénacle, lorsque celui-ci a atteint un certain niveau de
consécration (le salon de Nodier).

La sociabilité d’ostentation : cafés et cafés-concerts

Sortons à présent des demeures privées pour entrer dans les cafés, les
restaurants, les tavernes, les brasseries et autres cabarets. La liste qui
précède, non exhaustive, ne doit pas laisser penser qu’il y ait des cloisons
étanches entre tous ces lieux. Les cafés qui faisaient cabaret étaient
nombreux (le Chat Noir, le Soleil d’Or), de même que ceux qui faisaient
restaurant (le café de Paris, le Procope, le café Riche)  ; pareillement, les
termes de brasserie, de taverne et de restaurant sont souvent
interchangeables. Une particularité les réunit tous cependant  : il s’agit de
lieux ouverts, sans droit d’entrée, mais où les consommations sont payantes.
Conséquence logique  : tous ces lieux, quoique socialement différenciés,
sont le théâtre d’un grand brassage de populations. Se pose alors la question
de savoir comment s’effectue le passage du simple café, fréquenté
occasionnellement, ou même régulièrement, par des hommes de lettres, au
«  café littéraire  », considéré comme forme de sociabilité spécifiquement
culturelle, voire au « café cénaculaire » ?
Création littéraire et lieu de consommation d’alcool sont liés dans
l’imaginaire de la littérature51. «  Toujours les littérateurs fréquentèrent le
cabaret et cette affection n’a pas été sans leur nuire dans l’esprit bourgeois,
écrit ainsi Ernest Gaubert en 1910. Leur pauvreté, leur dédain et leur
ignorance des soins et des soucis d’un foyer, leur imposant le goût de ces
lieux publics où ils retrouvaient, avec l’amitié de gens ayant les mêmes
goûts, l’apparence d’un beau décor, une atmosphère familière et la double
excitation de discuter et de boire52. »
Comme tous les mythes, celui du café littéraire contient une part de
réalité. Sa fréquentation par les hommes de lettres est vérifiée à chaque
grande période de l’histoire littéraire – Maurice Agulhon a raison d’écrire à
cet égard que le café est un «  personnage historique53  ». Apparus au
e
xviii  siècle, quand le café devient une boisson prisée à côté du chocolat et
du thé les cafés ont connu un engouement jamais démenti54. Au xixe siècle,
une hiérarchisation se dessine, depuis les «  assommoirs  » jusqu’aux
luxueux « cafés » des boulevards, en passant par les bistrots de quartier. Les
hommes de lettres les fréquentent sans discontinuer. Les romantiques ont
défilé sur les cafés des Grands Boulevards, la bohème des années 1840 s’est
réfugiée dans les brasseries du Quartier latin, les naturalistes se sont
retrouvés dans les «  cabinets particuliers  » des grands cafés de la rive
droite, les symbolistes et les décadents ont fréquenté les cafés de la rive
gauche. On se souvient d’avoir aperçu Baudelaire au Momus, Verlaine au
François Ier, Villiers à la brasserie Pousset, Barbey au Tabourey, Mendès au
Napolitain, Champfleury à la brasserie Andler, Zola au café Guerbois. Pour
autant, il est exceptionnel qu’un café ou qu’une brasserie soit devenu le lieu
d’élection et de réunion d’un groupe littéraire. Le cas des cafés des
Boulevards (ils formaient une chaîne quasi ininterrompue sur le boulevard
de Gand, puis des Italiens) est significatif. Les témoignages dont on dispose
sont sans ambiguïté : on vient là essentiellement pour être vu55. Le Tortoni
est une scène où l’homme de lettres est en représentation56. Plus que le
carrefour des tendances littéraires, c’est le théâtre des élégances
vestimentaires. Aussi les dandys et autres lions s’y sentent-ils à l’aise. Ils ne
sont pas les seuls. Les cafés ont été le quartier général, tôt dans le siècle,
des vaudevillistes, des chroniqueurs et autres journalistes. Pour ces derniers,
qui s’interdisent les discussions élevées, le café représente une forme de
sociabilité incontournable.
S’il est désormais établi, en ce qui concerne du moins le xixe siècle, que
le stéréotype de l’écrivain composant dans une salle de café est sans
fondement, en revanche, le journal et le vaudeville, deux formes d’écriture
fondamentalement collective au xixe siècle, sont intimement reliés au café.
Malgré la prudence que doivent inspirer les sources en la matière, les cafés
ont été, autant que les salles de rédaction, les foyers du journalisme57.
Ainsi, Dinochau ou la brasserie des Martyrs passent pour les lieux où se
sont «  improvisés  » et composés nombre de petits journaux du Second
Empire. De la même façon, le Sherry-Cobbler auquel est associée la figure
de Catulle Mendès vers 1875, abrite, selon Émile Goudeau, un « incroyable
mélange d’écrivains et de générations58 » : de vieux Parnassiens reconnus,
de jeunes « Vivants » et de futurs « Hydropathes ». Mendès, qui préside les
réunions, ne s’y pose pas en chef d’école, mais en directeur d’une revue (La
République des Lettres), qui se donne pour unique objectif de regrouper,
sans parti pris et toutes tendances confondues, des talents confirmés et des
poètes débutants59. Il en va de même, au moins sous la monarchie de Juillet,
des auteurs de vaudevilles et de mélodrames écrits à la chaîne et le plus
souvent en collaboration. Dans le «  café de vaudevillistes  », écrit Félix
Pyat, le littérateur amateur aura garde de ne pas laisser traîner ses bonnes
répliques, sinon «  l’on vous enferme au garde-manger littéraire, où l’on
entasse au milieu des plans, des fins de couplets et des bons mots, achetés,
surpris, volés dans la journée60  ». Les vaudevillistes «  mangent là, ils
travaillent là, ils dorment là ; c’est leur domicile ; c’est aussi leur bourse de
commerce, où l’on cote les cours des théâtres61 ».
Ce n’est pas pour autant, quoi qu’en ait dit l’histoire anecdotique des
sociabilités littéraires, que les « cafés littéraires » se sont mis à abriter des
hommes de lettres réunis en groupes combatifs. Ne prenons qu’un
exemple : le François Ier appelle irrésistiblement le nom de Verlaine. À lui
seul, il semble témoigner de la «  fécondité  » poétique du café. Loin
d’opposer une résistance à cette image de « poète de brasserie », Verlaine
s’est complu à la renforcer en se laissant décrire, croquer, photographier et
même interviewer dans le café. Mais il semble plus que douteux que les
symbolistes y aient « tenu leurs assises62 ». Rares, voire inexistants, sont les
documents qui nous montrent Verlaine en leader charismatique, instruisant
ses disciples ou leur montrant la voie… Si Verlaine est un chef de file, il est
un chef fantomatique, « impossible à saisir » (Gide) auquel on ne peut se
référer qu’abstraitement63.
En tant qu’espace public (commercial et de loisir), le café propose donc
une sociabilité ouverte. Tourné vers l’extérieur, il se définit avant tout
comme une scène (ou arène) littéraire, offrant à chacun, selon ses talents, la
possibilité d’une reconnaissance immédiate (c’est la fameuse «  machine à
gloire »), voire un succès public, sans passer par les voies institutionnelles
(salon, maison d’édition, presse critique, et Académie). Il suppose par
conséquent un recours obligatoire à des pratiques bruyantes (déclamations,
chansons), humoristiques (parodies, satires, blagues64), excessives
(canulars, provocations diverses), avec, pour seule garantie de sortir du lot,
la surenchère. Qu’il s’agisse du Momus, du Dagneaux, du Dinochau, de la
brasserie des Martyrs ou du Divan Le Peletier, il est inconcevable de
trouver là la moindre tranquillité, l’isolement nécessaire  : le poète doit
consentir à partager l’espace avec une clientèle étrangère, sinon hostile, aux
grandes questions de l’Art. Ce sont moins –  pour nous servir du mot de
Julien Gracq – des lieux de ralliement que des lieux de « collision65 ». En
quoi les cafés s’opposent, sauf dans le cas – exceptionnel – d’un lieu offrant
un espace privatisable, au cénacle, espace calme, clos et sélectif.

La sociabilité spectaculaire : cabarets littéraires et conférences


poétiques

La Troisième République va donner tout son essor à une forme


relativement nouvelle de sociabilité. La création du Cercle des
Hydropathes, premier de ces cercles à vocation spectaculaire, est restée
célèbre parce que son initiateur Émile Goudeau en a raconté l’histoire et
décrit le fonctionnement. Au départ, quelques poètes et artistes (Abram,
Goudeau, Lorin, Rives, Rollinat) se retrouvent à quelques reprises à une
table d’hôte autour d’un piano ; ils décident de se réunir plus régulièrement
et avec une assistance plus fournie ; quelques jours plus tard, le 11 octobre
1878, la fondation des Hydropathes a lieu devant soixante-quinze
personnes, nous dit Goudeau. Aussitôt les membres du cercle arrêtent les
principes d’une forme de sociabilité censée rivaliser avec les salons et les
cénacles. Pour faire pièce aux églises littéraires, Goudeau propose en effet
un «  forum  », une «  sorte de théâtre de la poésie ouvert à tous  », où les
artistes sont invités à «  entrer en lice66  », et sommés de se confronter
directement à un auditoire nombreux. Contrairement au cénacle, où un petit
cercle d’initiés s’adonne en silence à la religion de l’Art, et à l’inverse du
salon qui officie comme groupe de pression plus ou moins occulte, le
cercle-cabaret –  une «  Chambre des Députés en réduction  », écrit encore
Goudeau  – est conçu comme «  une société ouverte  » où se mêlent les
tendances les plus diverses dans un formidable chahut poétique où chacun
s’exprime librement, qui par la chanson, qui par la musique, qui par le
monologue ou l’invective blagueuse. Tout effort doctrinal y est logiquement
proscrit  : «  La doctrine hydropathesque consiste précisément à n’en avoir
aucune. Le talent d’où qu’il vienne, quelque forme qu’il revête, est accueilli
à portes ouvertes. Le public, réuni là, juge silencieusement, voilà tout67. »
Soutenue par un journal éponyme chargé (de janvier  1879 au printemps
1880) de faire la promotion, mais aussi la caricature des membres du cercle
fondateur (Goudeau, Jouy, Allais, Cros, Coppée auront leur numéro), la
formule des Hydropathes obtient un franc succès, sans parvenir pour autant
à durer. Le «  cabaret littéraire  » se saborde en 1880 et ne parviendra pas,
malgré une tentative en 1884, à renaître de ses cendres. L’initiative ne tarde
pas à faire des émules, dont le plus célèbre est le Chat Noir fréquenté par
toute la gent lettrée. D’autres cabarets plus spécialisés se développent  : le
Mirliton d’Aristide Bruant, fondé en 1885, le Cabaret de l’Enfer dans lequel
les serveurs se déguisaient en démons et qui avait adopté un décor
luciférien, le Café des Truands qui livrait ses clients à des criminels
d’opérette, ou encore, plus proche des Hydropathes, le cercle des Hirsutes.
Les « cabarets littéraires » s’installent le plus souvent dans un café, dans
une cave aménagée ou dans une salle spécialement louée et décorée. Ses
activités sont variées (récitation, chanson, danse, consommation d’alcool et
de nourriture) et son règlement plutôt anarchique  : le Cercle des
Hydropathes constitue une association sans parrainage (seuls les
« hydropathes d’honneur » sont cooptés), sans adhésion, sans constitution,
mais avec un président et des vice-présidents, et un secrétaire qui tient les
comptes rendus de ses séances. Cette forme de sociabilité est caractérisée
par son esprit fumiste68 et parodique. On est là aux antipodes du sérieux qui
règne dans les cénacles – encore que l’on verra, plus loin, que le cénacle n’a
pas méconnu la plaisanterie – et de la bienséance mondaine, et de la gravité
académique, cible parodique de choix69. Tour à tour et ensemble, café,
cercle, atelier d’écriture, théâtre amateur, théâtre d’ombres, salle de
rédaction, lieu de concert et même librairie (des titres étaient en vente au
Chat Noir), le cabaret littéraire peut à bon droit être comparé au grand
magasin dont le développement est contemporain : « Il mêlait des produits
de genres variés, il offrait un mélange de commerce et de fantaisie et
maintenait une politique d’“entrée libre”70. » Les produits en vente dans ce
grand magasin spectaculaire n’étaient autres que les hommes de plume et de
pinceau débutants, issus de la bohème.
Mais, si les cabarets ont permis à toute une génération de poètes, et en
particulier à sa fraction la plus dominée, de se rencontrer facilement et de
s’exprimer librement –  on ne vient pas au cabaret pour apprendre, mais
pour se faire entendre  –, ils n’ont généré aucune esthétique, et n’ont
accouché d’aucun groupe véritable. Moins qu’un laboratoire intellectuel où
s’échafauderaient de savantes doctrines, le cabaret est un lieu
d’expérimentation d’attitudes nouvelles, décomplexées, par lesquelles la
bohème tourne en dérision la littérature dominante (irrespect envers les
« pontifes », goût des refrains idiots). Destinés à ouvrir de nouvelles voies
d’accès aux zones plus légitimées du champ littéraire, les cabarets littéraires
représentent bien sur le plan des sociabilités l’intrusion accrue de la société
médiatique dans l’univers littéraire. Sans se départir de leur esprit fumiste et
fantaisiste, les Hydropathes de Goudeau et leurs successeurs ont tenté de
convertir une mythologie de la bohème – le succès des Scènes de la vie de
bohème de Murger et l’iconisation de Courbet, Glatigny ou encore Verlaine
y avaient pourvu – en moyen pour faire sortir l’homme de lettres miséreux
de sa mansarde. Avec le cabaret, la bohème, jusqu’alors emprisonnée, au
plan de l’imaginaire, dans une posture réfractaire, devient effectivement
cette «  franc-maçonnerie de la réclame71 » que les Goncourt dénonçaient.
Les soirées littéraires du Caveau du Soleil d’Or, dites d’abord Soirées de La
Plume, à l’extrême fin de siècle, procèderont de même, le fumisme en
moins. On y retrouve tous les ingrédients qui ont fait le succès des cercles
du Quartier latin et des cabarets montmartrois  : absence de parti pris
esthétique, éclectisme des participants, accueil privilégié des jeunes,
diversité des pratiques culturelles, publicité assurée par le biais d’une revue
(La Plume et Vers et Prose), consommation d’alcool, goût pour la
performance, atmosphère festive et, surtout, présence d’un public nombreux
(plusieurs centaines de personnes)  : «  Les artistes, écrit Léon Deschamps,
fondateur des soirées, se donnent rendez-vous pour dire ou entendre des
vers, faire de la musique ou deviser d’Art. […] La salle étant un lieu public,
chacun peut y venir sans présentation, sûr d’avance du bon accueil de tous
les camarades en général et, en particulier, du président72.  » Comme
Goudeau et Salis, Léon Deschamps conçoit les soirées du Soleil d’Or, et la
revue qui en est «  l’outil de propagande  », comme un moyen efficace
d’aguerrir les lutteurs littéraires, de les préparer à l’épreuve du grand public.
Il s’agit en somme de mettre fin aux querelles internes qui affaiblissent la
gent artiste en lui offrant une plate-forme commune.
Les conférences données par des hommes de lettres, sur le modèle anglo-
saxon, ont connu elles aussi un succès retentissant sous la Troisième
République  : les Conférences de l’Odéon où viennent «  pontifier  »
Francisque Sarcey, Émile Faguet, Jules Lemaître  ; les Conférences du
mercredi de la Bodinière  ; les Entretiens de la rue de la Paix  ; les
Conférences du Boulevard des Capucines73. Il s’agit là de manifestations
publiques où les hommes de lettres sont invités, contre rémunération, à
livrer leur savoir ou leur pensée. Le public présent n’est pas le public
guindé des salons ni celui averti des cabarets littéraires  : la fonction du
conférencier est, écrit Firmin Maillard, de «  plaire à tout le monde, [de]
secouer le dîneur assoupi qui mâchonne son cure-dents en entendant parler
des gens et des choses dont le plus souvent il n’a nul souci74 ». Les poètes
se sont pliés à cette mode tout en tâchant de lui conférer une dignité
cénaculaire : Mallarmé, Heredia, Laurent Tailhade et même Alfred Jarry ont
prononcé des conférences réservées à un public lettré, sans faire de
concession au public. Avant eux, Leconte de Lisle et Catulle Mendès
avaient tenté de lancer des «  lectures poétiques75  », mais le refus du
ministère d’accorder une autorisation mit fin à la tentative, pour donner
naissance au recueil du Parnasse contemporain76. Le succès phénoménal
rencontré par les cabarets littéraires et les conférences poétiques marque le
goût de plus en plus prononcé du public pour les performances,
préfiguration d’une certaine «  société du spectacle  » promise à un avenir
aussi radieux qu’inquiétant. Le cénacle – cette contre-société du spectacle –
apparaît de ce point de vue comme une forme de résistance à la
spectacularisation de la littérature et de ses acteurs, quand bien même ses
membres ne dédaignent pas, quand les conditions le permettent, d’y
participer.
La sociabilité conviviale : les dîners

Avec le développement des grands restaurants, dont l’agencement


intérieur favorise ce type de rencontres, les dîners mensuels ou bimensuels
vont se multiplier dans la seconde moitié du xixe siècle. Leur ambition est
de réunir les hommes de lettres pour échanger, deviser, discuter sans esprit
partisan. Les dîners Magny créent un précédent et font pour ainsi dire école.
Leur exemple inspire les naturalistes qui affectionnent ce type de rencontre.
Le dîner Flaubert, devenu «  dîner des Auteurs sifflés  » ou «  dîner des
Cinq » (Goncourt, Flaubert, Zola, Tourgueniev, Daudet) se réunit sur une
base mensuelle dans plusieurs restaurants et tavernes à partir de 1874  ;
après la mort de Flaubert, le dîner reprend avec Huysmans et Céard, déjà
membres d’un dîner des Six né vers 1877 du «  groupe de Médan  »
(Huysmans, Céard, Hennique, Alexis, Maupassant, Mirbeau). Les écrivains
rattachés au symbolisme ne sont pas en reste  : ils fondent le dîner des
Cygnes en 1868 (Mérat, Valade, Coppée, Verlaine), qui devient l’année
suivante le dîner des Vilains-Bonshommes, puis en 1873 le dîner des
Sansonnets. Ces dîners «  littéraires  », restés célèbres, ne représentent
toutefois qu’une partie infime des dîners où sont conviés des hommes de
lettres (dîner de La Vrille, dîner du Cercle de la critique, dîner de la Cigale
et cent autres qu’Auguste Lepage a recensés77). À la fin du siècle, chaque
association professionnelle, chaque province d’origine, chaque obédience se
doit d’organiser un dîner périodique pour assurer la socialisation de ses
représentants.
Cette forme de sociabilité se caractérise par son extrême plasticité. On ne
peut lui assigner ni un lieu déterminé (il y a des dîners au restaurant, au
café, à la maison), ni une périodicité (il y a une dominante mensuelle mais
on trouve aussi des dîners hebdomadaires), ni une taille approximative (de
trois à plusieurs dizaines de participants), ni même une quelconque
homogénéité sociale ou professionnelle  : ici il y aura rencontre entre des
hommes de lettres exclusivement (y compris dans le sens sexué de
l’expression), là les invités seront réunis en fonction de leur rang social ou
symbolique dans telle ou telle activité (artistique, journalistique, politique,
diplomatique). Significativement, les dîners Bixio se faisaient d’abord
appeler «  dîner des gens d’esprit  » et les membres appartenaient aux
mondes des lettres, des sciences, de la politique, des arts. Chez Magny, il
s’agit de réunir des individus remarquables et socialement compatibles : les
Goncourt, Gautier, Renan, Taine y côtoient Auguste Neffzer, directeur
politique du Temps, ou encore le chimiste Marcelin Berthelot. On voit donc
clairement où s’établit la démarcation avec le cénacle. Celui-ci n’offre que
des réceptions « sèches78 » (on ne s’y sustente que de tabac ou de thé) ou, si
tel n’est pas le cas, ne fait pas du repas (servi sans façon) le cœur et le
centre des réunions  ; le cénacle se contente du home et de quelques amis
choisis dans la fratrie littéraire. La sélectivité du recrutement –  si tant est
qu’on puisse parler de recrutement avec le cénacle, qui fonctionne plutôt
par cooptation ou par concaténation, sans jamais procéder à un vote
quelconque – rapproche seule le dîner du schéma cénaculaire. Ne s’assied
pas qui veut autour de la table. Certaines assemblées acceptent l’impétrant
sur la base de la majorité des voix, d’autres exigent l’unanimité (ainsi au
dîner Bixio). Autre différence, l’adoption systématique d’une dénomination
ou d’un titre : tous les dîners sont baptisés, le plus souvent du nom de leur
fondateur (dîner Taylor, dîner Dentu) ou de celui du chef de file (dîner
Flaubert, dîner Daudet)  ; d’autres usent de noms plus ou moins
métaphoriques (dîner des Cygnes, des Vilains-Bonshommes, des
Sansonnets, des Têtes de Bois, de la Marmite79), d’autres encore, pour
signifier la clôture du groupe, se désignent par leur nombre : dîner des Cinq,
des Six, dîner des Sept sages, fondé par Henri de Régnier en 1891. À
l’exception des dîners Magny, qui flirtent avec le cénacle par l’intérêt que
portent ses membres aux questions littéraires dans leurs conversations, les
dîners, qu’ils soient fréquentés ou non exclusivement par des hommes de
lettres, complètent plus qu’ils ne se substituent aux rendez-vous
cénaculaires.

La sociabilité communautaire

Plus rares et atypiques sont les formations communautaires. Celles-ci


mêlent dans un espace fermé, supposé imperméable aux agitations
extérieures, la vie quotidienne et le travail intellectuel ou artistique, sans
support doctrinal obligatoire. La première de ces expériences, et aussi la
plus longue, est celle dont il a déjà été question dans la partie précédente :
le groupe de Coppet. Le socialisme utopique, sous la monarchie de Juillet, a
donné lieu à d’autres tentatives de la part des Saint-Simoniens80. La
dernière idée de Saint-Simon avait été, pour accomplir l’utopie de
«  l’association d’amour et de fraternité universelle  » d’unir les premiers
apôtres dans une religion et dans une Église nouvelles. Après la mort de
leur prophète et la fin de leur revue Le Producteur (1828-29), les saint-
simoniens décident de réaliser son rêve. Nommé avec Bazard, Père suprême
de la nouvelle Église, Enfantin loue en 1830 une maison de la rue
Monsigny et s’y installe avec trois autres saint-simoniens ; cette maison, où
sont également situés les bureaux du Globe, devient immédiatement un lieu
de réunions régulières. Quelques curieux s’y introduisent, comme Sainte-
Beuve, Souvestre et Liszt, mais l’essentiel de l’activité apologétique
concerne les adeptes seuls. Ils empruntent à la Charbonnerie et à la franc-
maçonnerie quelques-uns de leurs cérémonials (passage d’un degré à
l’autre, collation des grades, admissions, fêtes), mais y greffent en sus le
modèle familial (pères, frères, fils…). Deux ans plus tard, après la
disparition du Globe, Enfantin décide de mener l’expérience plus avant. Il
embarque quarante adeptes (médecins, ingénieurs, artistes, femmes) dans
une maison familiale de Ménilmontant et tente avec eux d’en faire un lieu
de culte et une école d’apostolat. L’organisation est contraignante  :
répartition précise des tâches domestiques, interdiction de quitter la maison,
obligation de célibat, adoption d’un accoutrement reconnaissable (pantalon
blanc, gilet rouge, tunique bleu violet). Expérience intense, mais fragile : au
terme d’une violente campagne de presse, la communauté est confrontée à
un retentissant procès qui conduit Enfantin, Duveyrier et Michel Chevalier
en prison81. La maison ne ferme pas ses portes, mais à partir de 1834,
l’Église éclate en sous-groupes, l’action collective est réinvestie dans la
collaboration à des revues comme La Revue indépendante, L’Europe
littéraire et L’Artiste.
Les exemples ne manquent pas de communautés plus ou moins durables
impliquant directement des écrivains. Durant l’été 1831, les Jeunes-France
du Petit Cénacle investissent le «  camp des Tartares  », installé dans une
maison louée par Pétrus Borel en bas de la colline Montmartre. Isolés par
des fourrés, les camarades campent sous une tente, couchent nus sur des
peaux de bêtes et font grand tapage. Au bout de quelque temps, les
protestations du propriétaire et les menaces de descente de police obligent
la troupe à quitter le camp. L’expérience se poursuit sur un mode moins
radical, mais tout aussi extravagant, entre 1834 et 1836, à l’impasse du
Doyenné, dans l’appartement loué par le peintre Camille Rogier, dans
lequel s’installent Arsène Houssaye et Gérard de Nerval. Théophile Gautier
loge tout à côté, et y passe le plus clair de son temps. Cette « petite colonie
d’artistes », ce « campement de bohèmes pittoresques et littéraires » mène
là «  une existence de Robinson Crusoé82  ». Composée également de
Nanteuil, Esquiros, Delacroix, Préault, Brot, Borel, Lassailly, Roqueplan,
Beauvoir, Gavarni et d’autres, la «  ruche  » vit et travaille au Doyenné du
matin au soir, sauf lorsqu’elle se déplace au cabaret, écrit Arsène Houssaye,
pour « faire une vraie débauche de bière83 ». Comme à Coppet, on monte
des spectacles où chacun est à la fois auteur, acteur et spectateur, mais on
survit grâce aux travaux de journalisme, de librairie et d’illustration. Culte
de l’Art, fraternité des arts, interdisciplinarité, anarchie douce, le Doyenné a
beaucoup des derniers cénacles romantiques, l’aspect militant et la volonté
de conférer à l’action une dimension institutionnelle en moins. Au cours du
siècle, d’autres communautés naissent, qui ne poussent pas aussi loin
l’expérience. Ainsi de l’éphémère «  club des Haschischins  » réuni par
Boissard à l’hôtel Pimodan, sur l’île Saint-Louis. Il ne s’agit que de
quelques soirées en 1843, auxquelles Roger de Beauvoir, Baudelaire,
Gautier et d’autres ont participé, mais le «  retrait délibéré  », voire le
«  retranchement ségrégatif84 » qu’ils y ont pratiqué pour la bonne marche
de l’expérience initiatique rapproche les soirées de Pimodan d’autres
tentatives analogues. Ainsi encore du « Phalanstère » fondé par Alfred Jarry
avec quelques rédacteurs du Mercure de France (les Vallette, Pierre
Quillard, Marcel Collière, André-Ferdinand Herold, puis Rachilde) dans
une maison de Corbeil, au bord de la Seine. La bande y passe les fins de
semaine avec au programme  : pêche, bicyclette, canotage, jeux, lecture.
Seul Jarry y écrit régulièrement. L’expérience se répète avec le « groupe de
Carnetin  », du nom de la maison louée en commun au tournant du siècle,
près de Lagny-sur-Marne, par Charles-Louis Philippe, Marguerite Audoux,
Francis Jourdain, Léon Werth et Léon-Paul Fargue.
La tentative communautaire la plus aboutie voit le jour à la fin du siècle
avec le groupe de l’Abbaye de Créteil. Le projet des « Thélémites » est de
poursuivre, à l’écart de Paris, un travail artistique et intellectuel en vivant
grâce au métier d’imprimeur exercé collectivement (une vingtaine de
volumes ont été publiés à l’enseigne de l’Abbaye). Les journées
s’organisent par l’alternance entre le travail manuel, le travail artistique et la
vie de campagne  ; le dimanche, des fêtes sont organisées au cours
desquelles les œuvres des «  poètes-artisans  » sont récitées, leurs toiles
exposées, leurs compositions jouées. Suite à des difficultés financières,
l’Abbaye doit fermer ses portes deux ans plus tard, non sans donner
naissance à une formation sociabilitaire parisienne : le « Dîner des amis »
auquel ont participé, outre les anciens membres de l’Abbaye, leurs proches,
Jules Romains, Max Jacob et Jean-Richard Bloch.
Brèves, rares et disparates, les expériences communautaires relèvent
d’une forme de sociabilité atypique et plutôt hétérogène : annexée sur des
formes de sociabilité religieuse (église saint-simonienne, abbaye), elle
s’inspire, au plan moral, du modèle familial et, au plan économique, du
système de la coopérative. L’accent y est davantage mis sur la collaboration
interartistique –  en quoi elle préfigure le groupe d’avant-garde axé sur le
partage intégral des expériences – que sur l’unité doctrinale. Les cénacles,
parfois tentés par la vie communautaire (c’est le cas de la secte des
Méditateurs), ne s’y sont que rarement résolus, sans doute parce que les
luttes pour la captation du capital symbolique excluaient toute expérience
groupale trop cohésive.

Dans l’éventail des possibilités offertes à l’écrivain de rencontrer ses


semblables, soit pour assister, soit pour participer à une manifestation
culturelle ou existentielle (dans le cas des structures communautaires),
certaines sont spécifiquement réservées aux hommes de lettres, et sont donc
marquées par une homogénéité sociale plus forte, et, le plus souvent,
vectorisée par un projet, professionnel ou institutionnel  : il s’agit des
comités de rédaction, des syndicats d’écrivains et des institutions
académiques, trois formes qui présentent des contiguïtés fortes avec la
forme-cénacle, en même temps que de grandes disparités.
La sociabilité professionnelle : les comités de rédaction

La forme d’activité intellectuelle la plus inséparable du phénomène


collectif, la presse périodique, est sans doute celle qui résiste le plus à une
étude sur les formes concrètes de sociabilité85. Est d’abord en cause la
difficulté à faire parler les sources  : comment en effet faire reposer une
étude des sociabilités journalistiques sur des textes bien souvent
fictionnalisés et publiés par les journaux eux-mêmes ? Tâche d’autant plus
délicate que, contrairement au cénacle dont la morphologie ne varie guère
d’une extrémité du siècle à l’autre, la forme des comités de rédaction évolue
considérablement –  notamment en taille  – au cours du siècle, du fait de
l’essor spectaculaire de la presse. Ajoutons que la spécialisation progressive
des rôles engendre des sous-groupes et des attitudes différentes : alors que
le reporter de la fin de siècle est attaché aux bureaux du journal, le
feuilletoniste et le chroniqueur le fréquentent peu et préfèrent déposer leur
article à date fixe tandis que les critiques dramatiques et les échotiers
courent les soirées et les théâtres pour obtenir des nouvelles ou des potins86.
Enfin, les comités de rédaction occupent une position à part dans les
sociabilités d’hommes de lettres dans la mesure où ils participent d’une
association rémunérée, le journal, et non d’une sociabilité de loisir ou de
confraternité : la logique qui gouverne le journal, comme celle qui règne sur
d’autres formes de collaboration (pour l’opéra, les vaudevilles, les
keepsakes, la littérature panoramique), vise une réalisation rapide et un
profit immédiat –  du jour de la parution au jour, souvent rapproché, de la
prochaine livraison.
Pour toutes ces raisons, le profil sociabilitaire des groupes rédactionnels
résiste à la typologisation. En dehors des immenses machines comme Le
Petit Journal (fondé en 1863) ou l’agence de presse Havas (créée en 1835),
il semble qu’il n’y ait guère de sociabilité propre au journalisme. Pour les
écrivains-journalistes, les cafés et les brasseries tiennent lieu de salles de
rédaction. On se souvient, pour ne citer qu’un exemple entre mille,
comment Firmin Maillard montre, à la brasserie des Martyrs, un «  petit
groupe très affairé  : c’est la rédaction du Diable boiteux dont le premier
numéro – qui doit paraître demain – est là étalé sur la table (inter pocula)
encore tout humide de l’imprimerie87 ». Les cafés ne sont pas les seuls ports
d’attache des hommes de presse : les dîners (dîners de La Plume, dîners de
Villemessant, dîners du Pluvier), les salons (les Jeudis d’Émile de Girardin
pour La Presse), les cabinets d’éditeur, les locaux d’imprimeur, voire les
parterres des théâtres et les boulevards, y pourvoient aussi bien pour des
réunions de rédaction plus ou mois informelles et improvisées. Les bureaux
du journal proprement dit, souvent rudimentaires88, servent exclusivement à
recevoir les visiteurs et les colis. Dans son Code du littérateur et du
journaliste, Horace Raisson ne consacre que deux petites pages à décrire le
« bureau d’un journal » pour en faire le « rendez-vous ordinaire d’une foule
d’originaux qu’on ne rencontre dans aucun autre endroit89 ». Ce n’est donc
pas là qu’on trouve des hommes de lettres en conversation. On a bien plus
de chances de les croiser dans les lieux que choisissent les rédacteurs de
revues littéraires pour discuter de la prochaine livraison. Encore que, là
aussi, les comités de rédaction soient mobiles (café, appartement, cabinet
d’éditeur), et que la «  salle de rédaction  » ressemble plus à un lieu de
passage (pour les solliciteurs, les créanciers, les visiteurs comme les
Goncourt qui s’attardent à plusieurs reprises dans les bureaux de L’Artiste
vers 1857) qu’à un lieu de travail en dehors du personnel technique et
d’administration90. Forme de sociabilité fantôme donc que celle du comité
de rédaction de revue, parce qu’elle se greffe sur d’autres formes de
sociabilité : celle des cafés, des dîners (La Plume) mais aussi, ce qui nous
intéresse au premier chef, sur le cénacle : c’est le cas de La Muse française,
dont le cénacle éponyme rassemble tous les rédacteurs de cette petite revue
romantique, de La République des Lettres de Mendès, de La Conque de
Pierre Louÿs et des Mercredis de L’Ermitage. Il ne s’ensuit pas que le
cénacle s’élabore nécessairement autour d’un organe de publication – c’est
même plutôt l’exception que la règle  – ni à plus forte raison qu’il y ait
similitude entre le fonctionnement du comité de rédaction, dont les efforts
se portent tout entier vers l’édification et la perpétuation de la revue, et
celui du cénacle dont les finalités sont à la fois plus indécises et plus
complexes, voire contradictoires. Hétérogène dans sa composition, à
l’image des différentes rubriques que contient l’organe périodique, et des
compétences diverses que mobilise son élaboration, la forme de sociabilité
associée aux comités de rédaction de journaux et de revues littéraires est
soumise avant tout à l’objectif qu’elle se donne (boucler le prochain
numéro), laissant peu de place à la divagation littéraire ou à la réflexion
artistique. Ni lieu de divertissement, ni lieu d’approfondissement des
questions d’art, le comité de rédaction est un lieu de production, où l’on
travaille collectivement sous l’impulsion d’un rédacteur en chef ou d’un
patron de presse et sous la contrainte temporelle inhérente aux publications
quotidiennes, hebdomadaires ou mensuelles.

La sociabilité confraternelle : syndicats et congrès

Soumis au système des ateliers, contraints de passer par le Salon annuel


(et donc indirectement par l’Académie des Beaux-Arts où se recrutent les
membres du jury), assujettis plus ou moins à leurs clients et à leurs
mécènes, les artistes peinent à transmuer les corporations d’Ancien Régime
en associations nouvelles adaptées au champ artistique postrévolutionnaire.
Certaines corporations ont repris vigueur sous la Troisième République
(Société des aquarellistes, Société des peintres-graveurs), précédées par des
structures de secours mutuel comme la fondation du baron Taylor91. Pour
mieux faire face collectivement à la lourde charge des institutions, on fonde
des sociétés d’artistes au caractère à la fois syndical et coopératif, telle la
« Société anonyme coopérative » des impressionnistes qui expose en 1874
pour faire concurrence au Salon annuel. Le champ littéraire, moins
professionnalisé, moins structuré et aussi plus dispersé entre diverses
activités, s’est doté plus précocement de structures représentatives couplées
à des formations sociabilitaires. Ces sociétés d’hommes de lettres datent de
l’époque romantique et signifient avec force le processus d’autonomisation
de la littérature tant vis-à-vis de l’autorité politico-économique que des
autres disciplines artistiques92. La Société des auteurs et compositeurs
dramatiques, créée par Beaumarchais avant la Révolution, est remise à plat
par Scribe et Pixerécourt en 1829, sous la forme d’une «  Commission
dramatique » unique. Victor Hugo, Fontan, Dumas s’y montrent assidus. La
puissante Société des gens de lettres est fondée quant à elle en
décembre  183793 sur l’initiative de Louis Desnoyers, et adopte des
principes assez proches des associations républicaines94. Dès janvier 1838,
l’assemblée décide de nommer un comité, où siègent Villemain comme
président, Desnoyers comme vice-président, et plusieurs membres tels que
François Arago, Dumas, Gozlan, Granier de Cassagnac, Hugo, Lamennais,
Nisard et Frédéric Soulié. À sa fondation, la Société des gens de lettres
regroupe des journalistes mais aussi des écrivains, des économistes, des
historiens, voire des éditeurs, pour la plupart journalistes à l’occasion. La
structuration de la Société va bon train dans les années 1840 : le nombre de
votants augmente, des statuts sont déposés puis révisés, une cotisation est
décidée, le principe d’un double parrainage pour chaque nouveau membre
est adopté95. Malgré l’avis de nombre de contemporains – «  jamais, écrit
Charles Louandre en 1846, agents d’affaires ou commerçants n’ont apporté
dans le négoce un esprit plus positif, une préoccupation plus grande des
bénéfices96 » – les préoccupations de la Société des gens de lettres ne sont
pas que d’ordre financier, à l’instar de la Société des Auteurs et
Compositeurs dramatiques qui, chargée de la perception des recettes, agit
aussi, avec plus ou moins d’efficacité, contre la censure97.
Multipliant les réunions et les initiatives de tous ordres, la Société des
gens de lettres entend parler d’une voix unique au nom de la corporation
des hommes de lettres et jouer un rôle dans la socialisation de ses
membres98. Malgré son succès (environ 1  160  membres en 1907), elle
éprouve tout au long du siècle des difficultés chroniques à obtenir
l’unanimité parmi ses adhérents et à faire passer l’idée que sa mission de
confraternité ne concerne pas que des questions financières. Raison pour
laquelle, à la fin du siècle, naissent plusieurs projets alternatifs visant à
rassembler les écrivains sur une base internationale99. Stéphane Mallarmé,
aussi surprenant que cela puisse paraître de la part d’un homme qui a
cultivé les relations électives dans son écrin de la rue de Rome, est le
premier à lancer l’idée d’une entente internationale regroupant tous les
poètes d’Europe sous la forme d’un réseau pourvu de statuts, avec
l’instauration de rencontres régulières. Une éphémère Société internationale
des poètes sort des limbes avec le concours de Catulle Mendès : des statuts
sont imprimés et une première assemblée générale de la section française se
tient le 7  décembre 1873. L’initiative, sans suite, se reconvertit, sous
l’action de Mendès, en une revue justement nommée La République des
Lettres100. Vingt ans plus tard, une Société des romanciers est créée, sans
plus de succès. En 1901 enfin, un Congrès des poètes tient sa première
assemblée dans une salle parisienne comble. L’objectif est double  :
« resserrer entre tous les poètes les liens de la confraternité littéraire et […]
préciser l’état actuel du lyrisme français  ». Hélas, l’échec du deuxième
objectif, en ce temps de conflits autour du vers-libre, entraîne le fiasco du
premier : l’assemblée se sépare au bout de deux réunions101. Malgré l’échec
de ces tentatives, dû au moins en partie aux querelles doctrinales, l’ambition
demeure présente, tout au long du siècle, d’imaginer des lieux de
rassemblement œcuménique, pour faire pièce à la chapellisation du champ
littéraire. Tant du point de vue de sa structure que de son règlement, tout
oppose à première vue les « syndicats » et les cénacles : les premiers visent
à élargir au maximum l’intégration des gens de la profession pour accroître
leur poids auprès des institutions, les seconds visent au contraire à
restreindre cette base pour augmenter leur capital symbolique. Reste que,
sans s’être donné explicitement et a fortiori officiellement cette ambition, le
cénacle a concouru, par le rassemblement régulier d’hommes pratiquant la
même profession, à la prise de conscience que les écrivains et les artistes
formaient une corporation à part, et que la survie de cette corporation
passait par des pratiques solidaires mutuelles. De ce point de vue, le fait que
des hommes de cénacle tels que Hugo, Zola ou Mallarmé ont participé à la
sociabilité confraternelle des syndicats et des congrès n’apparaît plus aussi
contradictoire.

La sociabilité de consécration : académies et jurys de prix

Les académies littéraires, parisiennes et provinciales, ont un mode de


fonctionnement analogue aux autres sociétés savantes102. Si elles doivent
être ici considérées à part, c’est que leur double fonction institutionnelle –
  la consécration dont bénéficie celui qui y entre et la consécration qu’elle
accorde par voie de remise de prix  – leur confère un statut particulier. Ce
qui les différencie des formes de sociabilité précédemment examinées, c’est
leur dépendance économique à l’État (subventions) et leur soumission
symbolique au pouvoir (contrôle). C’est le cas de l’Académie des Jeux-
Floraux, soutenue par l’État (et la ville de Toulouse), et bien sûr de
l’Académie française pour laquelle chaque élection doit être ratifiée par le
chef de l’État. Le recrutement se fait par cooptation. Extrêmement
réglementée et ritualisée –  que n’a-t-on dit sur l’habit vert et l’épée des
immortels – l’Académie française, qui ne reprendra ce titre qu’en 1816, ne
laisse rien au hasard : son unique classe est dirigée par trois officiers : un
directeur, un chancelier, tous deux élus pour trois mois, ainsi qu’un
secrétaire perpétuel (chargé entre autres de la distribution des places lors
des assemblées publiques). Deux commissions permanentes animent la vie
de groupe  : la Commission chargée de l’administration des propriétés et
fonds particuliers de l’Académie et la Commission du Dictionnaire de la
langue française. L’Académie française tient une séance hebdomadaire et se
réunit en public lors des séances de réception et des séances annuelles de
rentrée, réglées à la minute près et suivies chacune d’une « réception103 ».
Plus modestement, l’Académie des Jeux-Floraux concentre toute son
activité, outre une séance annuelle, sur la remise de ses prix104.
Toujours accusée de choisir les mauvais immortels ou de favoriser les
membres de telle ou telle coterie, l’Académie française n’a cessé de voir
son pouvoir institutionnel remis en question par les hommes de lettres, en
raison de sa collusion avec le pouvoir politique et religieux. Cette
contestation a pris l’aspect de satires nombreuses et féroces (on se souvient
de celle de Barbey d’Aurevilly), mais elle a aussi, parfois, pris la forme
matérielle de projets alternatifs visant à contrecarrer son pouvoir. La
première contre-académie, appelée « Académie provinciale », est fondée à
l’initiative de trois Lyonnais, Alphonse Rastoul, Charles Durand et Aimé de
Loy en 1826. Elle comporte trois sections  : la première se compose de
cinquante membres ayant le titre d’académiciens, la deuxième de cent
membres « correspondants » et la troisième de membres « associés », dont
le nombre peut aller jusqu’à mille105. L’Académie provinciale se dote par
ailleurs d’un président honoraire en la personne de Chateaubriand, d’un
président annuel (Charles Nodier), d’un secrétaire perpétuel (Charles
Durand) et d’un secrétaire particulier (Aimé de Loy). Rastoul, quant à lui,
occupe la direction de l’Indépendant, journal officiel de l’Académie
provinciale106. Il s’agit, comme l’écrit Charles Nodier à Victor Hugo, « de
faire une Académie à côté de l’Académie, un journal à côté des journaux,
une littérature à côté de la littérature107  ». Espoir vite déçu  : faute de
réunions (les Parisiens rechignant à se déplacer jusqu’à Lyon), l’Académie
provinciale n’aura que quelques mois d’existence. En 1843 s’ébauche le
projet d’une Académie des femmes destinée à concurrencer l’Académie
masculine de France. Le nombre trop élevé de candidates (soixante pour
quarante fauteuils) et des querelles internes (entre Delphine de Girardin et
George Sand notamment) font capoter le projet au bout de quelques mois.
Enfin, sur un mode bouffon mais dans une perspective finalement proche –
  bousculer, sinon renverser, la Vieille Dame  –, plusieurs académies
parodiques voient le jour au xixe siècle : l’Académie des ânes, l’Académie
Canaque (Pierre Louÿs, Valéry, Blum, Berthelot, Proust, Gide), l’Académie
des Sans-le-sou de l’esprit.
La véritable nouveauté dans l’ordre des sociabilités de consécration
survient à la charnière du xixe et du xxe  siècle, avec la création de prix
littéraires indépendants des académies officielles. Lorsque, dans Le Roman
expérimental, Émile Zola, évoquant le projet de création d’un prix de Rome
littéraire, s’indigne contre cette « laide maladie que nous avons en France
d’être protégés et encouragés par l’État  », il exprime là une revendication
d’autonomie qui se fait de plus en plus pressante108. De ce point de vue, la
création du prix Goncourt en 1904 apparaît comme une date capitale.
Rappelons-en les modalités, telles qu’elles figurent dans le testament
d’Edmond de Goncourt. Une « société littéraire » est chargée de remettre un
prix annuel de 5 000 francs à un ouvrage littéraire rédigé en prose. Il exclut
du jury, originellement composé de fidèles du Grenier, tout élément
exogène  : «  Pour avoir l’honneur de faire partie de la société, il sera
nécessaire d’être homme de lettres, rien qu’homme de lettres, on n’y
recevra ni grand seigneur, ni hommes politiques.  » Une clause stipule en
outre – preuve qu’il s’agit une fois de plus d’un projet visant à contrecarrer
le pouvoir de l’Institution  – que toute élection à l’Académie française
« entraînera de droit la démission de ce membre109 ». Rien n’étant laissé au
hasard, Edmond de Goncourt prévoit également l’organisation des réunions
de cette académie bis, créée sur les ruines de son cénacle  : celle-ci se
réunira, de novembre à mai, pour un « dîner mensuel à vingt francs par tête
dont feront partie les dix membres désignés110  ». Le seul élément non
précisé est le lieu des délibérations  : elles n’auront jamais un siège bien
localisé, mais les membres prendront l’habitude de se réunir chez Drouant,
chaque convive ayant son couvert de vermeil111. Les différences entre la
forme-académie et la forme-cénacle sont si apparentes qu’il est à peine
besoin d’y insister  : dépendance vis-à-vis de l’État contre indépendance à
l’égard de l’autorité, rigidité des règles versus souplesse du protocole,
recrutement conservateur d’un côté et ouverture aux talents nouveaux de
l’autre.
Pourtant, et le projet de l’académie provinciale, appuyé par le chef de
l’Arsenal, et celui de l’académie Goncourt, né au sein même du Grenier
semblent bien aller dans ce sens ; le cénacle entretient des rapports ambigus
avec son illustre devancière. Il y a un refoulé académique de la part des
cénacliers qui s’exprime ou se trahit à travers une tendance à reproduire
inconsciemment le système académique tout en le niant ou le parodiant. Le
cénacle est, qu’il le veuille ou non, une sorte de petite académie en
miniature, qui distribue, à la manière de la grande, des prix et des
récompenses sous la forme symbolique de l’approbation (invitation à
rejoindre le cercle des élus, encouragements mutuels, applaudissements en
séance privée) à ceux qu’il juge dignes des (hautes) valeurs littéraires et
artistiques qu’il défend. De même qu’il y a dans certains cénacles un
devenir-salon, de même dans d’autres, il y a un devenir-académie, qui en est
le prolongement logique  : l’académie Goncourt et, ce que l’on appellera
plus loin, « l’académie Mallarmé ».

En définitive, loin d’effacer par sa suprématie les autres formes de


sociabilité, le cénacle est inséré dans un vaste réseau dont il n’est qu’un
élément parmi d’autres. Ses fidèles le placent très haut –  et pour cause  –,
mais cela ne les empêche pas de se fréquenter ailleurs. Cette circulation
permanente du cénacle au salon, du salon au café, du café au comité de
rédaction, du comité de rédaction à l’Académie, de l’Académie au cabaret,
s’explique sans doute par les similitudes morphologiques entre toutes ces
formes, et partant, explique la relative impureté de la forme-cénacle. Celle-
ci est d’ailleurs si peu étanche au monde extérieur qu’elle peut à tout
moment, pour une raison ou pour une autre, basculer dans une forme qui
n’est pas la sienne. En temps normal, cette forme nouvelle reproduit
certains traits des modèles environnants : le cénacle tient ainsi du salon par
son goût élitiste des divertissements ; du café et du cabaret par son goût de
la causerie corrosive ; du cercle communautaire par son fanatisme de l’art et
sa religion de la littérature  ; du comité de rédaction lorsqu’il organise sa
sociabilité autour d’un organe périodique  ; du syndicat par son sens de la
solidarité interprofessionnelle et par ses réflexes corporatistes  ; de
l’académie, enfin, par son désir de reconnaissance et son rêve secret de
consécration. Est-ce à dire qu’il n’a pas d’identité propre, qu’il n’est qu’un
assemblage composite  ? Il s’en faut de beaucoup. Si la forme-cénacle
participe, au même titre que les formes concurrentes, de cette boulimie de
sociabilité qui caractérise l’homme de lettres du xixe  siècle, elle répond
aussi, comme on va le voir, à des besoins spécifiques.
La sociabilité cénaculaire
Les cénacles se définissent, on vient de le voir, par rapport aux autres
formes de sociabilité culturelle, mais cette interaction horizontale se
complique, sur le plan morphologique, d’une interaction verticale  : le
cénacle a une histoire longue et mouvementée qui ne laisse pas sa
morphologie indemne. De même que chaque mouvement littéraire s’édifie
sur les ruines et sur l’imaginaire du précédent, de même chaque cénacle se
construit dans un continuum avec les formations antérieures. Pour dégager
les invariants et les lignes de force de la sociabilité cénaculaire, rappelons
pour commencer que le cénacle se caractérise par l’adoption d’un lieu de
sociabilité isolé et cloisonné. Aucun cénacle ou presque n’échappe à cette
loi de l’isolement et du cloisonnement, dictée parfois par des contraintes
pratiques – lorsque les cénacliers n’ont pas le choix de se rencontrer ailleurs
que chez l’un d’eux – mais imposée aussi, plus fondamentalement, par une
nécessité interne. Se retrouver chez soi, c’est en effet rester entre soi,
autrement dit : cultiver un esprit de groupe, se forger une identité collective.
Désertant les salons pompeux et les cafés bruyants, le cénaclier opte donc
pour un espace résolument bourgeois (un appartement ou un lieu analogue)
qui porte la marque de sa position dans le champ : ni complètement exclu
comme l’est l’artiste bohème forcé d’écumer les cafés pour rencontrer ses
pairs ; ni totalement inséré, à l’image de l’écrivain mondain forcé de passer
sous les fourches caudines du salon, l’homme de cénacle évolue dans un
espace socialement intermédiaire, familier et modeste, à l’abri des intrus,
des curieux et des reporters. De ce point de vue, le cénacle, en tant que lieu
de rencontre plébiscité par une élite bourgeoise, marque un tournant majeur
dans l’histoire des sociabilités littéraires et artistiques : pour la première fois
l’homme de lettres met fin à la confiscation des lieux de sociabilité par les
institutions officielles ou les élites mondaines : il est chez lui. Il n’est plus
l’invité mais l’invitant. Ce faisant, il prend le contrôle d’une pratique
sociale qui jusqu’alors était l’apanage des académies, des cours privés, des
ateliers et des salons de l’aristocratie. Naguère otage d’une sociabilité
aristocratique, l’écrivain devient au xixe  siècle l’auteur d’une sociabilité
conçue à son image et adaptée à ses besoins.

Aspect topographique

Cette petite révolution se paie d’une contrepartie  : celle d’offrir aux


visiteurs des lieux généralement peu propices aux activités en société, voire
carrément incommodes. Accessibilité délicate, superficie restreinte, confort
minimal, absence de service, austérité du décor : l’espace cénaculaire a de
quoi décourager les plus enthousiastes… Les témoignages abondent sur les
mille obstacles à vaincre pour atteindre le sanctuaire, perdu dans quelque
coin de Paris ou de la banlieue  ! Sans parler des cas particuliers de
communautés cénaculaires installées à la campagne (Le Phalanstère,
l’Abbaye de Créteil, Carnetin), le Paris d’avant les transformations
haussmanniennes recèle aussi quelques lieux secrets qui ont un parfum de
campagne  : ainsi de l’impasse du Doyenné, isolée dans le quartier du
Louvre112. Malgré tout, le cénacle reste un objet urbain. Mais dans l’espace
parisien, où les différenciations sociales recouvrent les différenciations
spatiales (par arrondissements), les cénacles bousculent la géographie
littéraire traditionnelle : à la polarisation des salons et des cafés littéraires –
 concentrés sur deux ou trois quartiers privilégiés, Marais, Faubourg Saint-
Germain, Nouvelle Athènes pour les premiers, Quartier latin et Montmartre,
pour les seconds  – répond l’atomisation des cénacles, disséminés sur le
territoire parisien jusqu’aux confins et même, pour certains, au-delà des
«  barrières  ». La bibliothèque de l’Arsenal, repaire des romantiques vers
1825, est décrite comme un lieu reculé («  quartier inconnu, rue déserte,
terrains vagues qui avoisinaient la Seine113 ») ; le balcon du salon de Nodier
donne sur une île sauvage (l’île Louviers). La maison d’Auteuil, propriété
d’Edmond de Goncourt, se dresse dans le 16e arrondissement actuel, en un
quartier où la végétation n’avait pas encore disparu au profit des
habitations  : «  Autour, écrit Rosny, on apercevait cent jardins,
l’enchantement de la vieille France, des arbres, des herbes, des corolles sans
nombre114. » Quant aux Méditateurs, c’est « sous les jolis cerisiers en fleur
de nos terrasses de Chaillot115  », à l’ombre du couvent de la Visitation
Sainte-Marie, sur la colline Mazet, qu’ils tenaient leurs réunions.
Les autres cénacles se trouvent dans les arrondissements centraux (rive
gauche) et dans l’ouest de la ville (rive droite), soit dans les zones les plus
prisées par «  l’avant-garde  » de la fin du siècle, par opposition aux
arrondissements élus (1er, 9e, 16e) par les classes les plus dominantes116.
Rive gauche : la brasserie Andler où se réunissent les réalistes, l’Hôtel des
Étrangers où se retrouvent les Zutistes bordent le boulevard Saint-Michel,
de même que la maison dont Leconte de Lisle occupe un étage. S’y
trouvent encore l’appartement de Victor Hugo rue Notre-Dame-des-Champs
et, à proximité, l’atelier de Jean Duseigneur où se réunit le Petit Cénacle. La
rive droite attire les autres cénacles : près des Champs-Élysées, la rue Saint-
Florentin qu’habite Jacques Deschamps et la rue Jean-Goujon où
déménagent Victor Hugo et sa famille en 1830. La concentration est plus
intense dans le 8e arrondissement actuel : Vigny habite rue Miromesnil puis
rue des Écuries-d’Artois (aujourd’hui rue d’Artois), Flaubert loge rue
Murillo, à côté du parc Monceau, puis au 240 de la rue du Faubourg-Saint-
Honoré, Heredia quant à lui occupe le 11 bis de la rue Balzac. Plus loin,
enfin, le quartier des Batignolles est préféré par Zola et Mallarmé  : le
premier, malgré ses nombreux déménagements dans les années 1860 et
1870, ne le quitte pas, le second ne fera qu’un saut de puce du 87 au 89 de
la rue de Rome.
Pénétrons à l’intérieur de ces demeures –  appartements, mansardes,
maisons, établissements divers  – où les cénacliers tiennent leurs assises.
L’atmosphère du café, du restaurant et du cabaret ne convenant guère à
l’intimité cénaculaire, il s’agit généralement de lieux privés, de domiciles
loués ou achetés par l’hôte du cénacle. Mais il y a des exceptions. Les
membres des dîners Magny, par exemple, se sont construit un petit cocon,
isolé du public dans un cabinet particulier, au premier étage du restaurant
éponyme. Le même phénomène se produit avec les Nabis à l’Os-à-Moelle
et les réalistes à la brasserie Andler. Les autres cénacles préfèrent se tenir à
l’abri des regards et des importuns, dans le secret d’un logement privé. Les
hommes de lettres s’alignent ainsi sur le modèle devenu dominant de la
sociabilité bourgeoise avec sa tendance à murer la vie privée dans la maison
familiale. Cette dernière ne constitue pas seulement, dans ce contexte, un
espace adéquat à la causerie, mais un signe de bonne santé morale et
financière, le signe extérieur d’une conquête d’autonomie tant vis-à-vis des
ascendants – la demeure de Jacques Deschamps, père d’Émile, et de Pierre
Foucher, beau-père de Victor Hugo, ne sont que des étapes dans
l’élaboration de leurs cénacles respectifs – que des espaces conventionnels
que fréquente le tout-venant des hommes de lettres. La claustration du
groupe dans le salon de l’écrivain délimite le cadre de l’existence familiale
et celui de la représentation à destination des hôtes  : c’est dans le salon,
nettement séparé des autres pièces dans les constructions récentes au nom
de la rationalisation de l’espace, que se concentre le commerce social,
tandis que les domestiques, les femmes et les enfants, présents au salon par
intermittence, se retirent dans un coin ou dans une pièce adjacente. Quant
aux appartements ou aux maisons des célibataires (Goncourt, Flaubert), ils
poussent plus loin encore cette logique du repli dans un univers ultra-
confiné117.
Le lieu occupé par le cénacle n’est pas nécessairement unique, lorsque le
chef charismatique, s’il est doublé d’un hôte, ne s’est pas encore imposé.
On pourrait citer le cas du cénacle de La Muse française, traditionnellement
réuni chez Jacques Deschamps, mais parfois déporté chez Brifaut et, en une
occasion au moins, chez l’éditeur Tardieu. On pourrait surtout relever celui
des cénacles parnassiens qui se distribuent à différents endroits de Paris  :
Leconte de Lisle ouvre le sien en 1863 mais il est devancé par Mendès à
l’Hôtel du dragon bleu et doublé jusqu’en 1866, rue de Douai. Louis-Xavier
de Ricard réunit le samedi chez sa mère des écrivains comme Verlaine,
Racot, Longuet, Antony Deschamps et Villiers qui y voisinent avec le
public mondain proche de la maîtresse des lieux. Ce n’est pas tout  : en
1866, la librairie Lemerre devient le quartier général du Parnasse
contemporain  ; l’on s’y réunit quotidiennement pendant deux heures118,
dans une petite pièce spécialement assignée à l’entresol. Mais cette
chapellisation ne gêne que partiellement la cohésion du groupe parnassien,
en pleine efflorescence.
Le logement des cénacliers n’est pas toujours facile d’accès. Se rendre
rue de Rome avec ses routes empoussiérées, ou rue de Sully avec ses
terrains vagues alentour, relève de l’expédition  : c’est en soi un petit
«  voyage119  », écrit Fontaney qui se rendait chaque semaine à l’Arsenal.
Les rares reporters qui ont pénétré dans ces foyers clandestins sont surpris
de la distance qui les sépare du cœur de Paris : ainsi du reporter de L’Éclair
lorsqu’il se rend au Grenier :
L’autre jour, nous allions dans un pays très lointain, à Médan, rendre
visite à Émile Zola. Aujourd’hui, nous allons presque aussi loin… À
Auteuil, chez Edmond de Goncourt. C’est qu’Auteuil est à l’extrémité
de Paris, c’est-à-dire à l’extrémité du monde. […] Ce n’est pas chose
facile de trouver un cocher de bonne volonté pour se rendre à onze
heures ou minuit, 53, boulevard Montmorency120.
Arrivé sur place, il faut encore gravir plusieurs étages pour pénétrer
dans le Sanhédrin : six étages chez Delécluze (Stendhal parle de
« quatre-vingt-quinze marches » à gravir121), cinq chez Leconte de
Lisle, cinq chez Murger (rue de la Tour d’Auvergne), quatre chez
Mallarmé et deux (très escarpés) chez Goncourt.
L’absence de domesticité, constatée presque partout, exclut une réception
fastueuse. On reçoit sans façon, « à la bonne franquette ». C’est le Maître
qui va lui-même ouvrir la porte, comme un simple domestique, quand on
sonne rue de Rome. Les épouses des hôtes sont souvent mises à
contribution pour sustenter les invités (dîner, thé, punch, tabac). L’une des
pièces de l’appartement, la plus grande ou la plus commode, tient lieu de
«  salle des fêtes  »  : salon modeste chez Leconte de Lisle, petite chambre
chez Hugo, salle à manger « minuscule » chez Mallarmé, cabinet de travail
chez Heredia, mansarde aménagée chez Delécluze et Goncourt. Quoi qu’il
en soit, jamais d’intérieurs somptueux, nuls jardins de vastes dimensions
comme dans les maisons des faubourgs où l’on tient salon. Aucune folie
bourgeoise de décoration et d’architecture, il va sans dire. Les écrivains,
même accomplis, vivent ordinairement dans des lieux plutôt exigus,
propices à l’échange intime, ajustés à leur budget122. Le salon de réception
des Nodier à l’Arsenal ne dépassait pas 30 m2. Dans l’appartement de la rue
Notre-Dame-des-Champs, composé d’une cuisine et de cinq pièces, seule la
«  chambre au lys d’or  », après le repas, était ouverte aux invités. Le
«  salon  » de Mallarmé rue de Rome était si modeste que les invités n’y
pouvaient pas tenir à plus de quinze, sauf à rester debout. Edmond de
Goncourt, lui, recevait dans «  deux pièces dont la moins spacieuse ouvre
sur la grande, par une baie qui lui donne l’aspect d’un petit théâtre dont la
toile serait relevée123 ». Un petit théâtre à l’usage des initiés, tel est conçu
l’espace cénaculaire.
Selon l’usage de l’époque, les pièces de réception sont très chargées124.
C’est à travers l’accumulation d’objets décoratifs, de riches tentures et de
meubles sculptés que passe aussi l’édification d’un sweet home rassurant,
contrastant avec un monde extérieur perçu comme inquiétant. À cet égard,
la mansarde de Murger, « si basse de plafond qu’un homme d’une taille un
peu élevée n’aurait pu y garder son chapeau125  », comme la chambre de
l’Hôtel des Étrangers, « taudis sombre où le blond Jacquet se sert de tapis
infects ainsi que de crachoirs126  », sont des cas extrêmes parce que les
écrivains (ou les femmes qui les entourent, parfois aidées de domestiques)
tiennent en général propres les lieux où ils accueillent leurs pairs ou plutôt
ne commencent à tenir cénacle que lorsqu’un certain confort matériel (et
symbolique) les y autorise. En règle générale, on y trouve presque toujours
un ou plusieurs canapés127 et une cheminée –  celle-ci marquant la
distinction de l’homme de lettres parvenu, supérieur à l’incontournable
poêle de la mansarde bohémienne. Chez Nodier et Zola, on a mis un piano
dans un coin. Une table, basse ou haute, est souvent placée au centre de la
pièce. C’est là, chez Mallarmé et chez Heredia (où l’on ne dînait pas),
qu’était posé un pot à tabac dans lequel les convives étaient invités à puiser.
Aux murs sont accrochés des toiles ou des dessins, avec une préférence
pour les œuvres des artistes associés au groupe. Chez Hugo, la chambre de
réception arbore le Lys obtenu aux Jeux-Floraux, plaçant d’emblée les
réunions à l’enseigne de la poésie. On y voit aussi des gravures de
Boulanger, un tableau d’Eugène Devéria, des médaillons de David
d’Angers, et naturellement le fameux Ronsard, où sont déposés les sonnets
des amis128. On peut se faire une idée précise du mobilier à partir de la
description très détaillée que Juste Olivier, en visite à Paris, donne du
nouvel appartement de Hugo, rue Jean-Goujon129, qui vraisemblablement
recueille ce qui se trouvait déjà rue Notre-Dame-des-Champs : le cabinet est
rempli de tableaux (Les Sorcières de Macbeth), de lithographies (de
Boulanger  : «  Les Fantômes  », «  La Baigneuse  », le «  Rêve d’un
condamné  », qui portent toujours au bas  : «  À mon bien-cher Victor
Hugo  », «  À mon ami Hugo  »), d’esquisses, d’ébauches, de paysages, de
dessins. L’ameublement est simple (un petit canapé recouvert d’une toile
blanche), mais il y a quand même des éléments de mobilier, des bibelots,
qui signent l’appartenance au romantisme : un poignard suspendu à un clou,
un oiseau blanc empaillé, des petits vases de terre de forme assez bizarre,
des tableaux de sang et de mort130. Dans le Grenier de Delécluze, les
marques romantiques sont discrètes, il y a même (est-ce provocation ou
révérence envers les anciens  ?) des décorations classiques, comme nous
l’apprend Stendhal dans l’hommage qu’il rend à son hôte (rebaptisé M. de
L’Étang)  : «  Les murs sont ornés de gravures et d’objets d’art curieux et
agréables. Il y avait un superbe portrait du cardinal de Richelieu que je
regardais souvent. À côté, était la grosse figure lourde, pesante, niaise de
Racine131. »
À l’intérieur de la salle à manger de la rue de Rome, on peut lire comme
dans un livre ouvert. On trouve le portrait du maître de céans réalisé par
Édouard Manet et celui de Mlle  Mallarmé par Whistler mais aussi, bien
visibles, un paysage de rivière de Claude Monet, une esquisse de Manet
représentant Hamlet et le Spectre sur la terrasse d’Elseneur, une eau-forte
de Whistler, une aquarelle de Berthe Morisot, un pastel de fleurs d’Odilon
Redon et une statuette de Gauguin. Le visiteur est cerné par les œuvres des
artistes chers au Maître, dont la plupart sont des habitués des Mardis.
L’esthétique de la suggestion que l’auteur du «  Sonnet en X » s’évertue à
rendre intelligible à ses disciples trouve son contrepoint dans les œuvres des
impressionnistes, dont Mallarmé se sent si proche. Mais c’est
indiscutablement chez Goncourt que l’espace est le plus chargé de « l’idée
du Cénacle ». Les Greniéristes y sont doublement présents, d’abord par leur
corps, ensuite par leurs œuvres exhibées sous une vitrine ou accrochées au
mur, tout se passant comme si Goncourt, après avoir collectionné les
œuvres d’art, avait voulu aussi collectionner les hommes d’art.
L’agencement de son Grenier exprime de façon spectaculaire le rêve de
fusion (et non plus seulement de cohésion) qui hante le cénacle depuis
l’origine. Si les décors du cénacle font rarement corps avec leurs membres –
  comme dans la maison d’Auteuil  –, il n’en reste pas moins vrai que le
cadre dit presque toujours quelque chose de l’esprit qui y préside. Il n’est
pas anodin, par exemple, que les Méditateurs, pénétrés de mysticisme, se
soient réunis sur les ruines d’un cloître : là encore le cadre met en abyme
l’ambition profonde du cénacle qui y élit domicile.
Les peintres, du fait de la précarité chronique de leur situation financière,
bénéficient de conditions plus rudimentaires : on se tasse dans l’arrière-salle
d’un café (café Guerbois, Brasserie Andler, café de l’Os-à-Moelle), on se
retrouve dans des lieux désaffectés (le 3e étage de l’Hôtel des Étrangers, les
ruines du Couvent Sainte-Marie, l’abbaye de Créteil). L’atelier, lieu de
paroles bruyantes et désordonnées, porte le désordre jusque sur ses
murs132  : les œuvres qui les évoquent décrivent l’amoncellement
improbable d’objets entassés pêle-mêle, le fouillis des possessions sans
valeur. La description par Philothée O’Neddy de l’atelier de Jean
Duseigneur colle au stéréotype  : «  Le plafond laisse voir, dans ses angles
obscurs, […] De gothiques cimiers  ; Aux bras d’un échafaud de bizarre
structure, / Surgit pompeusement une œuvre de sculpture133.  » Infiniment
mieux ordonnés, les intérieurs des hommes de lettres qui reçoivent en
cénacle n’en sont pas moins également peuplés d’objets choisis avec soin.
Le logis de Leconte de Lisle était égayé de « mille petits riens qui […] en
faisaient un salon original. C’étaient, pour la plupart, des tentures et des
bibelots de provenance japonaise134 ». De même chez Zola : « À gauche, la
cheminée fourmille de bibelots japonais, monstres à queues torses et à yeux
retroussés et moqueurs, toute l’absurde et délicieuse fantaisie de ce peuple
étrange ; à droite, un piano également encombré de petits meubles en laque,
de figurines à parasols, de cache-pots garnis de fleurs135. » Enfin Edmond
de Goncourt a très exhaustivement décrit dans un « croquis écrit » les objets
et bibelots qui ornent son Grenier : quatre kakémonos et autres chinoiseries
de grand prix, des médaillons de grandes dames du xviiie  siècle, des
bronzes, une petite pendule, sans compter les nombreux ouvrages précieux
qui composent sa bibliothèque et que le diariste se flatte de montrer à
quelques élus136. Les décorations, les ornements, les bibelots exotiques sont
nombreux mais sans recherche ostentatoire. Tout au plus veut-on «  en
imposer » à ses amis en leur offrant à la fois un cadre chaleureux et un lieu
gonflé d’arts  : «  Je ne trouve rien, écrit exemplairement Huysmans, qui
dénote chez Zola l’intention d’esbroufer son monde137. »

Aspect protocolaire

Comme toute structure de sociabilité, les cénacles se pourvoient d’un


modus vivendi destiné à régir la cohabitation régulière de ses membres – et
de la famille de l’hôte, dans les cas de Hugo, Nodier, Heredia, Mallarmé et
Zola. La tradition qui veut que l’on prenne un « jour marqué » plonge ses
racines loin dans le xviiie  siècle138. La sociabilité bourgeoise du siècle
suivant s’y conforme, moins par respect des usages que par souci pratique,
l’espace-temps des sociabilités étant souvent saturé. On se voit ainsi le
dimanche après-midi chez Delécluze, le dimanche soir à l’Arsenal et le
mercredi en journée chez Vigny. Sous la Troisième République, la
répartition se complique encore  : on va mardi chez Rachilde ou chez
Mallarmé, jeudi chez Catulle Mendès ou chez Zola, samedi en fin d’après-
midi chez Heredia et en soirée chez Leconte de Lisle, dimanche après-midi
chez Flaubert ou, après la mort de celui-ci, chez Goncourt. Rares bien sûr
sont les hommes de lettres admis dans tous ces cénacles concurrents, mais il
apparaît que le cénacle n’est qu’exceptionnellement exclusif  : il s’inscrit
dans l’agenda des autres manifestations littéraires. Les cénacliers passent
couramment d’un cercle à l’autre dans la même semaine, et quelquefois
dans la même journée139. Loin d’être isolés les uns des autres, les cénacles
sont en perpétuelle interaction. Grâce à cette planification non concertée
mais réfléchie, un Régnier peut se rendre, sans faire de tort à personne, le
vendredi chez Ghil, le jeudi chez Haraucourt (ou Alphonse Daudet), le
samedi chez Heredia (ou Leconte de Lisle, ou encore Mirbeau), le
dimanche chez les Goncourt (ou Whistler), le mardi chez Mallarmé ou
Rachilde, le mercredi chez Mazel140. L’intense activité sociable d’un
Régnier n’a d’égale que celle d’un Fontaney, qui dans la même semaine
(année 1831-1832) peut passer, s’il le veut, de Hugo (jour indifférent) à
Ancelot (Mardis), de Gérard (Mercredis) à Nodier (Dimanches), de
Mme Dorval (Dimanches) à Custine (Jeudis), de Delphine Gay (Jeudis) à
Vigny (Mercredis). Ainsi se trouve confirmée l’idée que le cénacle
n’absorbe pas toutes les énergies, qu’il ne satisfait pas tous les besoins de
sociabilité.
Certains groupes adoptent pour leurs réunions une périodicité non
hebdomadaire. Pour autant que l’on sache, les Méditateurs se retrouvaient
quotidiennement, tout comme les réalistes de la brasserie Andler, même si
« les jeudis étaient les grands jours141 ». Chez Hugo, ce sont d’incessantes
allées et venues : « Tous les soirs indistinctement, écrit Boulay-Paty, je suis
invité d’aller dîner chez Hugo  : il y a toujours des gens de lettres de la
nouvelle école ou des artistes à s’y réunir, et là, s’il n’y est pas, sa femme
reçoit, elle ne sort presque jamais142. » L’irrégularité est la règle aussi dans
le Petit Cénacle et, on s’en doute aussi, dans le groupe du Doyenné, né de
relations de voisinage et de cohabitation143.
Le même flottement se remarque à propos des horaires : les réunions des
rédacteurs de La Muse française se font en soirée, mais certains
témoignages évoquent des matinées ; les Buveurs d’eau se retrouvent le soir
mais la réunion peut se prolonger jusqu’à la nuit144. Chez Vigny, Nodier et
Delécluze, et cela ira en s’accentuant au cours du siècle, la rencontre prend
un tour plus formalisé  : à l’Arsenal, les dîneurs sont attendus à 18  h, les
autres invités arrivent au compte-gouttes jusqu’à minuit ; Delécluze limite
ses séances à l’après-midi, de 14  h à 17  h (Stendhal parle d’un horaire
« incommode145 ») ; l’avant-soirée est privilégiée chez Heredia et l’après-
midi chez Goncourt pour permettre aux « gens du Grenier » de se rendre au
dîner offert par Alphonse Daudet et son épouse le soir même. Mallarmé ne
reçoit ses auditeurs qu’après huit heures pour une soirée qui n’ira pas au-
delà de minuit146. Si les chefs de cénacle veillent à se choisir un jour vacant
pour éviter les chevauchements malencontreux avec les confrères et
concurrents (on remarquera qu’autour de 1890, tous les jours, ou presque,
sont occupés), l’invitation n’en garde pas moins un caractère informel, non
officiel, voire secret. C’est là une différence importante avec le monde des
salons, qui n’a de cesse de marquer son territoire en indiquant, par voie de
presse, le jour, l’horaire, et le programme des festivités  : l’agenda
cénaculaire, contrairement au semainier mondain, reste implicite, les
invitations circulant de bouche à oreille entre initiés, ou empruntant le canal
conventionnel du billet. Goncourt est le seul, par la plume de Gayda, à faire
connaître l’ouverture de son Grenier le 1er février 1885, mais c’est aussitôt
pour le regretter, tant le compte rendu du journaliste est truffé d’erreurs147 !
Faute de recensements réguliers et exhaustifs, la question de l’affluence
demeure assez problématique. Rappelons en effet que les cénacles ne
tiennent pas registre, à l’instar des associations, de la présence ou de
l’absence des conviés. Ce qui ne signifie pas, tant s’en faut, qu’on y entre
librement comme dans un café. Les invités sont « triés sur le volet », soit
qu’ils ont reçu une invitation du maître des lieux, soit qu’ils ont bénéficié
de la recommandation d’un habitué. Mais, en dehors des dîners priés, les
invitations ne revêtent qu’exceptionnellement un caractère solennel. Dans
les correspondances, on lit couramment des formules du type : « Nous vous
attendrons jeudi  » ou, «  Nous avons regretté de ne pas vous voir
dimanche ». Une fois admis, le cénaclier n’a plus qu’à se présenter à l’heure
dite à l’adresse qu’il connaît d’avance : « Pas besoin de sonner ! La porte du
petit appartement toujours entr’ouverte  : il n’y avait qu’à pousser, et l’on
entrait sans frapper », se souvient Paul Alexis à propos des Dimanches de
Flaubert148. Les cénacles, dépourvus d’une heure d’arrivée fixe, voient
leurs rangs grossir ou diminuer au fil de la séance. Chez Vigny, raconte
Juste Olivier, la réunion du 16 juin 1830 se déroule de la façon suivante :
arrivée de Prosper Robert, puis d’un couple anglais accompagné d’un
Italien, discussion sur une traduction de Shakespeare ; retrait du couple et
de l’Italien  ; discussion sur la littérature en Suisse  ; arrivée d’Émile
Deschamps  ; Vigny lui fait lire des Scènes populaires de Monnier, etc.149
En dehors des cénacles soumis à un numerus clausus (Buveurs d’eau), il
pouvait venir ainsi entre dix et vingt personnes lors des séances régulières,
effectif modeste imposé par l’exiguïté des lieux.
Ces constats cassent le stéréotype du groupe ultra-sélectif, constitué
d’une poignée d’élus inamovibles. Contrairement à ce que nous disent les
livres de souvenirs avec leur liste de noms célèbres, contrairement à ce que
laisse penser Illusions perdues avec son cénacle de neuf membres, pas un
de plus, se retrouvant régulièrement pendant vingt ans, les personnalités
introduites au cénacle, lorsqu’on les comptabilise, sont très nombreuses. Le
«  personnel  » du cénacle ne cesse de tourner, modifiant sans cesse sa
physionomie, sans toucher pour autant à son esprit… Même le cercle de
Magny, à l’excellence duquel le fondateur veille jalousement150, accepte de
nouveaux venus à mesure que les membres meurent (Gavarni) ou
s’absentent (Gautier). Sans doute la table ne peut-elle pas contenir plus de
dix personnes, mais la «  tablée  », d’une semaine sur l’autre, n’est jamais
exactement composée des mêmes individus. Au total, lorsqu’on croise les
informations des journaux intimes avec celles des correspondances privées,
on s’aperçoit, non sans surprise, que, sur le long terme, ce ne sont pas dix
individus, mais vingt, trente, voire plus qui fréquentent le cénacle  : les
membres réguliers ou occasionnels du Petit Cénacle peuvent ainsi être
évalués à une vingtaine, ceux du cénacle des Deschamps à une trentaine,
ceux du Grenier de Goncourt à soixante et ceux qui ont franchi le seuil de
l’appartement de Mallarmé (en quinze ans) à plus de cent.
Très peu d’informations nous sont parvenues sur la disposition spatiale
adoptée ou souhaitée par les chefs de cénacle et leurs disciples. Il semble
qu’aucun modèle n’ait prévalu : les Méditateurs s’asseyaient en rond, sans
accorder de position surélevée au «  Christ  » Maurice Quaï  ; les Jeunes-
France du Petit Cénacle sont, nous dit Philothée O’Neddy,
« pachalesquement jetés sur un amas / De coussins dont maint siècle a troué
le damas151  ». À l’Arsenal, les meilleures places sont octroyées aux
habitués et aux hôtes  : Marie Nodier est à son piano, Nodier devant la
cheminée, Cailleux et Taylor dans leur bergère. La station debout, accoudé
à la cheminée, revient au leader. C’est dans cette attitude que Leconte de
Lisle attendait ses invités et que Mallarmé se lançait dans ses
improvisations. Autour de lui, chacun s’asseyait en demi-cercle, où il
pouvait – exceptés Whistler, qui avait sa place attitrée sur la banquette, et
Pierre Louÿs la sienne sur une chaise près du maître (voir le plan esquissé
par ce dernier dans le cahier d’illustrations). Chez les Buveurs d’eau, la
pauvreté des lieux est telle qu’elle fait des chaises une denrée rare et un
quasi enjeu de pouvoir  : «  Noël présidait, rue de la Tour-d’Auvergne, en
possession de l’unique chaise encore pourvue de son dossier. À sa droite, se
tenait Murger, secrétaire, et à sa gauche, Christ trésorier152. » Quand Julia
Daudet vient chercher son mari chez Edmond de Goncourt, elle trouve
installés, sans ordre prédéfini «  sur le divan, le grand siège à bascule, les
lourds fauteuils en tapis d’Orient, les plus intimes, les fidèles rarement
engagés dans une conversation générale, mais souvent finissant à mi-voix
une discussion commencée153 ».
On le voit à ces quelques exemples, «  l’interaction centrée154  », pour
reprendre les termes de la grammaire interactionnelle, est privilégiée, soit
qu’elle prenne la forme d’un amphithéâtre avec foyer unique, soit celle d’un
cercle mais d’un cercle centré sur lui-même rendant toute intrusion difficile
puisqu’il faudrait alors l’élargir pour intégrer le nouveau venu. Les salons
résolvent ce problème en mettant en place une interaction multi-centrée
offrant plusieurs foyers d’attention simultanés155. Si l’ordre du salon,
imposé par la bienséance, agrée les hommes du monde, il indispose les
hommes de lettres. Les seuls cénacles qui adoptent cette disposition sont
déjà en voie de mondanisation : plus il se rapproche du modèle salonnier et
des enjeux institutionnels qu’il soulève, plus le cénacle en épouse les codes
cérémoniels. La même remarque vaut pour l’ordre intérieur du cénacle.
Certes les Buveurs d’eau avaient adopté des statuts  : il était interdit aux
membres de faire partie d’aucune société secrète et «  les réunions
mensuelles excluaient toute discussion politique156  ». Le groupe de
l’Abbaye avait fait de même. Mais de tels dispositifs réglementaires sont
exceptionnels, et ont plutôt tendance à confirmer la règle. Car ailleurs c’est
une sorte de bienséance tacite –  différente toutefois de la «  civilité  »
mondaine  – qui règle les réunions autant que les admissions et ce tout
particulièrement lorsque des relations d’amitié se sont nouées entre les
cénacliers. La loi non écrite du protocole y exerce une domination aussi
douce qu’impérieuse.

Les divertissements

Faire du cénacle un anti-salon est bien trop schématique. En réalité,


celui-là hérite en partie de celui-ci. Si le cénaclier ne goûte guère la vanité
salonarde et son cortège de petites distractions concertées, il ne dédaigne
pas pour autant le délassement avec ses semblables, toujours bienvenu après
l’activité créatrice solitaire. Cette oisiveté salutaire, le cénacle la lui offre
quelquefois en lui proposant des « divertissements » adaptés à ses goûts et à
ses besoins. Le premier d’entre eux est le plaisir de la table.
La gastronomie occupe dans les plaisirs du cénacle une place marginale
quoique non négligeable. Chez certains, un repas est offert à quelques
convives choisis, suivant le principe du «  repas prié  », en usage au siècle
précédent. Nodier procédait de la sorte, de même que Hugo qui prenait soin
de prévenir par lettre ceux qu’il souhaitait voir à la table familiale. Mais les
cénacles organisés autour d’un dîner sont l’exception, et plutôt l’apanage
des naturalistes. Daudet et Zola avaient ainsi coutume de passer tout ou
partie de la soirée à table. Là le groupe, ce «  ventre cérébral  » (Barbey
d’Aurevilly), se sustentait tout en causant. La famille Zola accordait une
grande attention à la qualité de ces repas : « Il nous donne un dîner très fin,
très succulent, un vrai dîner de gourmet  », se plaît à noter Goncourt157.
D’autres écrivains ou artistes offraient régulièrement des dîners à leurs
amis : Gautier, Gavarni, Charles-Edmond. Une telle hospitalité est toutefois
coûteuse  : hors Nodier, qui demandait une participation ponctuelle des
invités pour les dîners – Cailleux parle d’une « rente du Dimanche158 » –, la
responsabilité financière du repas revient à l’hôte. Aussi, dans les cénacles
plus proches de la bohème, chacun paie-t-il son écot ou met-il la main à la
pâte  : «  Tout le monde était à l’œuvre pour ce déjeuner  », se souvient
Houssaye à propos du Doyenné, « chacun de nous avait prouvé que le ciel
l’avait fait naître cuisinier autant que poète159 ». Au cénacle ne sont souvent
proposés que des compléments, lesquels ne tardent pas à devenir des
accessoires cérémoniels : thé anglais et biscuits secs chez Vigny, grog (avec
rondelle de citron) et cigarettes chez Mallarmé. L’alcool ne coule pas à flot
comme dans les brasseries  : la soûlographie est une affaire de cafés et de
tavernes, on s’y adonne volontiers lors des dîners au restaurant auxquels la
plupart des hommes de lettres se rendent, mais l’excès d’alcool sur le lieu
du cénacle met à mal les convenances. Chez Goncourt, tout au plus, était
dressée une « petite table, placée auprès d’une fenêtre, et que garnissaient
du cognac Martell, des flacons de bière, des cigarettes160  ». Le tabac, en
revanche, colonise les guéridons des cénacles de la fin de siècle, comme s’il
participait, à la différence de la nourriture et la boisson, à l’émulation
artistique collective. Le cabinet de travail de Heredia était un «  temple
tabagique161  » dans lequel s’épanouissaient fumeurs de cigares, de
cigarettes et de pipe. Mallarmé mettait à disposition «  [u]n énorme pot à
tabac où l’on puisait, chacun roulant des cigarettes162 ».
Si la danse et le théâtre de salon sont proscrits parce que trop directement
associés à l’esprit et au cadre mondain163, la musique a parfois droit de cité
au cénacle. Soit que la fille (ou la femme) du maître de maison se mette au
piano – Marie Nodier en est l’exemple typique, qui composait et interprétait
ses propres mélodies sur des paroles des poètes du cénacle –, soit que des
compositeurs fassent partie du cercle  : «  On disait des vers, se souvient
Julia Daudet, on se tenait au courant de toutes les publications nouvelles, et
que de fois Massenet, Raoul Pugno, Léon Pillaut, Aima Rouch, le prince
Edmond de Polignac, Maurice Rollinat, Émile Pessart, mêlèrent le charme
de la musique au rythme des vers qui lui est si ressemblant164  !  » De tels
intermèdes interviennent couramment. En revanche, le chant en groupe est
plutôt réservé aux sociétés bachiques comme la «  Société des Joyeux  » à
laquelle participent la plupart des membres du Cénacle de Hugo. Charles de
Rémusat est l’un des rares à oser, chez Delécluze, chanter des chansons à la
manière de Béranger sur Napoléon et le Congrès de Vérone. Les cénacliers,
tout empreints de poésie ou de roman, renâclent à entonner les chansons à
boire165. Les orgies et les beuveries sont davantage l’apanage de la bohème
et de sa sociabilité plus ouverte. Aussi les groupes qui se trouvent à la
lisière de la bohème et de l’avant-garde s’y prêtent-ils plus volontiers : à la
brasserie Andler, on se livrait « à des “beuveries mirifiques” entrecoupées
de conversation à gilet déboutonné et de chansons à gorge déployée166  ».
Les Jeunes-France se plaisaient, moins cependant que l’histoire littéraire
n’a voulu le dire, à des orgies en hommage au Han d’Islande de Hugo ou
lors des fêtes byroniennes de Newstead Abbey. Le cénacle se range du côté
du symposion au cours duquel des convives se réunissent en vue d’un
échange philosophique, et la bohème du côté du deipnon qui est son
travestissement satirique et au cours duquel le repas et l’alcool deviennent
les principaux centres d’intérêt167.
On ne joue, en cénacle, qu’exceptionnellement. La table d’écarté est
tolérée dans le salon de Nodier, mais sa place est comptable d’une passion
qui ne regarde guère que le maître de maison. Il y a aussi le cas très
particulier du Doyenné. Ses locataires, éternels potaches, s’amusaient à des
« gamineries », pêchant les poissons de la voisine du dessous, se jouant des
voisins, se faisant passer pour des écrivains publics168, etc. À supposer
qu’on inclue les jeux « littéraires » dans la catégorie « jeu de société », une
place peut être faite à ce divertissement qui a passionné les romantiques, si
l’on en croit Marie Nodier :
Il fut un temps – que ce temps est loin ! – où [l’on] se réunissait non
pas pour dire des vers ou pour en entendre, mais dans le simple but de
commanditer au milieu des éclats d’une gaieté sans pareille, des
distiques de douze pieds composés de mots ayant la même
prononciation, se suivant dans le même ordre, mais différant par le sens,
quand par hasard ils avaient un sens. On peut s’imaginer à quelles
combinaisons insensées pouvait arriver ce jeu stupéfiant169.
Quelques bribes nous sont parvenues de ces « combinaisons
insensées », sortes de calembours poétiques, que les amis de Hugo
s’amusaient à enfiler à l’Arsenal ou rue Notre-Dame-des-Champs.
Hugo leur a donné pour titre significatif : « Nos amusements avec
Lamartine, Soumet, Vigny, les deux Deschamps, Sainte-Beuve et
Nodier, vers 1827170. » En voici un exemple :

Le Roi de Sardaigne le jour de l’insurrection constitutionnelle.


 
Quoi, messieurs, dit le roi Victor Emmanuel,
Moi-même me brûler, ce serait trop cruel !
Un syrien le peut, mais un sarde, ah ! n’a pas le
Courage de brûler comme un Sardanapale.

Le goût pour ces « jongleries » est confirmé par Fontaney dans son
Journal intime : c’est Hugo, un jour, alignant des calembours « à
perte de vue sur le Dey pendant le dîner171 », ou Émile Deschamps
« débitant pendant la route un tas d’acrostiches et de niaiseries de
même force ».
Le divertissement reprend ses droits dans les grandes occasions (aux bals
costumés chez les Nodier ou chez les Charpentier172) ou lors de « sorties »
hors du cadre cénaculaire. Une fois fondus dans la foule d’une fête ou dans
les rues de Paris, les hommes de lettres savent rire, chanter et danser comme
tout un chacun. À l’époque romantique, les dîners littéraires ne remplissant
pas encore les agendas, les écrivains s’échappaient de l’intérieur
confortable du cénacle pour festoyer dans des endroits plus variés. Les
soirées chez Hugo s’agrémentaient couramment de promenades pour voir
les couchers de soleil sur les plaines de Montrouge ou en haut des tours de
Notre-Dame. Pétrus Borel a organisé plusieurs bals costumés, dont aucun
cependant n’a égalé celui organisé en 1833 par Alexandre Dumas avec ses
trois cents invitations, ses décorateurs d’intérieur (Delacroix, Boulanger,
Nanteuil, Grandville, Alfred et Tony Johannot) et ses centaines de bouteilles
de vin. Les Jeunes-France quittaient fréquemment l’atelier de Duseigneur
pour aller choquer le bourgeois ailleurs  : «  Un beau jour, se souvient
Théophile Dondey, quelques-uns d’entre nous firent quelque part un dîner
assez vif. En s’en revenant, sub nocte per urbem, on était très bruyant, on
chantait une chanson peu attique dont le refrain était Nous avons fait ou
Nous ferons du bouzingo (notez bien l’orthographe). Bref, on scandalisa
tout un quartier de Lutèce, et on commit amplement le délit de tapage
nocturne173 ». On se donne enfin rendez-vous au théâtre pour soutenir une
pièce dont c’est la première, déterritorialisation ponctuelle, qui, quoique
exceptionnelle, apporte la preuve a contrario que le cénacle a moins pour
vocation de divertir ses membres que de les souder autour d’une cause
artistique.

La causerie

Ce qui s’échange dans un cénacle est essentiellement de la parole, mais


l’usage qu’en fait le cénaclier n’a rien à voir avec celui du mondain. Les
historiens qui se sont penchés sur la question174 s’accordent sur un point : le
e
xix  siècle marque une rupture ou plutôt un tournant dans l’art de converser.
« Converser » n’est d’ailleurs plus le mot adéquat, désormais on cause ou
on discute. Car la «  conversation  » est marquée idéologiquement,
littérairement et sociologiquement  : son emploi, après la Révolution,
renvoie à l’Ancien Régime, au Classicisme, aux salons. Dans l’élite
bourgeoise, s’y attachent, malgré une sorte de nostalgie obligée, de fortes
connotations négatives –  oisiveté, préciosité, féminité, mondanité,
superficialité  – qui en font un véritable repoussoir pour une caste
intellectuelle majoritairement masculine, convertie après 1830 au
rationalisme, à l’utilité sociale, au progrès technique, à l’action industrielle.
Il ne s’ensuit pas pour autant, comme l’affirme un peu rapidement Larousse
en 1871, que la conversation est morte. Son «  art  » se transmet, tant bien
que mal, jusqu’à la fin du siècle, connaissant encore de belles heures dans
les salons renaissants de la Restauration, du Second Empire et de la Belle-
Époque. Mais son déclin paraît inexorable avec le recul de l’aristocratie et
le cantonnement social des femmes – les « maîtresses de salon » – qui en
assuraient le rayonnement. L’histoire de la conversation au xixe siècle est en
fait l’histoire d’une interminable agonie, dont le symptôme le plus
révélateur est sa fossilisation dans les romans (Balzac, Barbey d’Aurevilly),
les essais historiques (Sainte-Beuve, Goncourt), les mémoires (Duras,
Genlis) et les manuels de conversation (Morellet), qui n’en finissent pas de
regretter sa « disparition ». La conversation, en somme, devient ce qu’elle
était destinée à devenir un jour ou l’autre : un « lieu de mémoire ».
Au-delà de la conversation, c’est l’usage de la parole privée qui devient
suspect. Alors même que la parole publique, celle des orateurs, des avocats,
des parlementaires, des académiciens, des professeurs conquiert une
audience extraordinaire par l’intermédiaire d’une presse et d’une édition qui
la relaient, la discutent, la contestent  ; alors que les «  spectacles de la
parole » prennent une place croissante dans les loisirs culturels offerts à la
population des grandes villes175, la conversation privée subit une profonde
dépréciation auprès des élites littéraires. Là encore, l’essor de l’écrit y est
pour beaucoup : à quoi bon gaspiller de la salive chez une dame de la haute
société si l’on peut faire passer ses idées par le truchement du livre ou du
journal ? Le temps n’est plus très loin où Proust prononcera le divorce entre
l’écrit et la parole en décrétant qu’on devient écrivain à partir du moment
où l’on cesse de converser : « […] Les vrais livres doivent être les enfants
non du grand jour et de la causerie mais de l’obscurité et du silence176.  »
Tandis que, dans les siècles antérieurs, il était le prolongement de la
conversation, l’écrit s’émancipe de cette dernière au xixe  siècle pour
conquérir son autonomie. En retour, la parole voit son rayon d’influence
diminuer. Stendhal capte cette évolution : « À présent tout le monde écrit et
presque tout le monde écrit dans les journaux, aussi tous ces hommes lettrés
ont-ils l’air de courir les salons pour chercher la matière d’un article177.  »
De façon irrémédiable, au cours du siècle, le salon est de moins en moins
considéré comme un moyen de diffusion sérieux ; il devient un cabinet de
curiosités verbales, un réservoir de bons mots, un milieu intéressant à
observer, exotique, utile pour la tâche qui attend l’écrivain-journaliste  : la
rédaction d’une chronique ou d’un roman. Désormais, il est de bon ton de
blaguer la parole oiseuse des salons, d’ironiser sur sa survivance, de moquer
son anachronisme : « Les Français n’aiment ni la lecture, ni la musique, ni
la poésie – mais la société, les salons, l’esprit, la prose178 », s’irrite Vigny
en 1828. Les hommes de lettres (encore) assez naïfs pour se laisser prendre
au piège de la « conversation » sont montrés du doigt par leurs pairs, voire
ostracisés. Désormais, il y a d’un côté les écrivains qui écrivent, de l’autre
les écrivains qui parlent. Sainte-Beuve, qui a pourtant fait beaucoup pour
embaumer la conversation d’antan, n’est pas tendre avec les causeurs du
xixe  siècle. À ses yeux, Stendhal est un parleur génial mais un écrivain
médiocre, ou plus exactement, un mauvais littérateur parce que beau
parleur :
Beyle n’a laissé que des livres décousus. […] Ses livres, en un mot,
ne sont pas de nature à donner de lui une idée supérieure à celle
qu’imprimait sa personne présente [en société]. Là, était le triomphe de
Beyle, à table entre amis, ou les soirs de mardi après minuit chez
Mme Ancelot, ou les matins du dimanche chez M. Delécluze179.
À Juste Olivier qui lui demande pourquoi son compatriote, Imbert
Galloix, a échoué tragiquement à Paris, le même Sainte-Beuve
explique : « Il avait du talent, […] il était venu ici croyant percer
facilement. [Mais] il cherchait à s’échapper à lui-même en parlant
beaucoup180. » Malheur à qui cause son œuvre :
Si je veux continuer, écrit Henri de Régnier, à fréquenter le monde et
à me mêler aux gens, il faudra, chaque matin, comme contrepoids,
travailler quelques heures. […] Je ne veux pas avoir cultivé mon esprit
pendant dix ans de haute tension intérieure pour en distribuer le fruit en
causeries de salon ou en réparties de fumoir181.
L’écrivain doit-il nécessairement renoncer à l’esprit (en société) pour
cultiver son génie (en solitaire)  ? Sacrifier la parole dispendieuse à
l’écriture laborieuse  ? En réalité, la parole occupe toujours un espace
immense, à condition toutefois d’être perçue comme utile, de ne pas être
réduite à de la « conversation », au sens où la définit Mme de Staël : «  Le
genre de bien-être que fait éprouver une conversation animée, écrit-elle
dans un chapitre fameux de De l’Allemagne, ne consiste pas précisément
dans le sujet de la conversation […] ; c’est une manière d’agir les uns sur
les autres182  ». Et de poursuivre : « Le nécessaire en fait de conversation,
c’est l’amusement  : si l’on dépasse cette mesure, l’on tombe dans la
discussion, dans l’entretien sérieux, qui est plutôt une occupation utile
qu’un art agréable183. » Or c’est précisément ce type d’« occupation » qui
s’impose peu à peu dans le champ intellectuel du xixe  siècle184, et qui lui
fait retrouver un certain crédit auprès des élites. Pour le dire avec les mots
d’Emmanuel Godo, «  la conversation cesse d’être un jeu pour devenir un
enjeu185 ». D’intransitive, elle devient transitive, de détournée, elle devient
directe. L’homme du xixe siècle consent bien à gaspiller son temps à parler
à condition que cette dépense soit profitable. Parler, oui, mais pour faire
quelque chose (de l’argent, du commerce, de la littérature) et non pour
plaire. Les femmes, confinées à un rôle domestique, sont les grandes
perdantes de ces causeries modernes où l’expertise économique, politique,
littéraire l’emporte sur l’exercice gratuit de la conversation. Delécluze,
homme du xviiie siècle, déplore sans conviction ce décrochage des femmes
du monde :
La société est bien triste pour la plupart des femmes aujourd’hui
depuis que les hommes ont pris l’habitude ou contracté le besoin de ne
traiter, dans la conversation, que des sujets de haute politique, de
philosophie et de métaphysique. Les femmes réellement spirituelles,
instruites et qui ne sont pas dominées par une timidité invincible, sont
les seules qui, dans les salons d’à présent, peuvent prendre part aux
entretiens courants et s’en amuser186.
Virginie Ancelot et Sophie Gay, en première ligne, font le même
constat désenchanté, mettant l’accent sur le pouvoir envahissant de
l’argent : la première regrette les maisons de la Restauration où
l’on « ne parlait jamais d’affaires » et où « le mot d’argent [ne]
pénétrait pas187 ». La seconde rend directement responsable ce
« nouveau dieu du jour » de la défaite du bel esprit au nom de la
triste modernité affairiste188.
Les sociabilités cénaculaires sont-elles contaminées elles aussi par le
«  calcul qui dessèche tout  »  ? Si l’on entend par calcul «  stratégie de
réussite  » (investissement dans l’étude, logique de carrière, quête de
relations, recherche de promotion, sollicitation de gratification), cela ne fait
aucun doute, aux yeux du moins de Delécluze, ce fin observateur des
transformations qui s’opèrent dans le monde intellectuel. Il note en effet
que, chez les littérateurs, les conversations désintéressées sont en recul,
tandis que la parole utilitaire, elle, gagne du terrain. Les cours de Cousin à
la Sorbonne, les conférences d’Andrieux au Collège de France, les prêches
de Buchez rue Taitbout, les discours des Immortels aux Académies, les
tirades des maîtres de la finance, des notables politiques et des avocats de la
place sont très prisés par le public lettré et cultivé. Tous les lieux de
sociabilité où la parole est susceptible d’apporter ou de rapporter quelque
chose connaissent un réel succès à partir de la Restauration. La parole,
reconvertie en discussion orientée vers un but utilitaire immédiat ou différé,
devient peu à peu une monnaie d’échange.
Forme de sociabilité radicale par son confinement, sa cohésion, son statut
institutionnel, le cénacle entretient un rapport complexe à la parole. En
principe, le culte de l’écrit, la défiance à l’égard de la parole dépensée
auraient dû condamner l’oralité en son sein, plus qu’en nul autre lieu de
sociabilité. Or il n’en est rien : la religion de la Lettre n’a pas empêché les
cénacliers d’adorer l’Esprit. Entre la condamnation théorique dont la parole
est l’objet par les poètes et sa pratique quotidienne, l’écart est considérable.
Vigny et Mallarmé, par exemple, ces fétichistes de l’écriture, ont largement
sacrifié au démon de la causerie. Et ces deux figures ne font pas exception :
de Maurice Quaï à Maurice Denis, en passant par Stendhal, Nodier, Dumas,
Gautier, Courbet, Flaubert, Sainte-Beuve, Mendès, Manet et Daudet, le
e
xix   siècle a connu autant de causeurs brillants que les siècles précédents.
Le cas de Hugo est symptomatique du malentendu autour de la supposée
incompatibilité de la parole et de l’écriture, de l’esprit et de la lettre. Le
poète, contrairement à une idée reçue (on a beaucoup ironisé sur son
manque d’éloquence à la Chambre), s’est autant abandonné à la pente de la
causerie qu’à celle de la rêverie. Tous ceux qui l’ont fréquenté de près
s’accordent à noter son goût des parlottes littéraires et des causeries
familières : « Volontiers, écrit Stapfer, on se représente Victor Hugo comme
une espèce de demi-dieu difficilement accessible, abrupt, concentré en lui-
même, parlant peu, rendant des oracles189.  » En vérité, il n’en est rien  :
Hugo est un grand bavard qui ne se fait jamais prier pour entrer dans la
discussion, raconter une anecdote, évoquer un souvenir, développer ses
théories favorites190. Aux dires de ses contemporains, Hugo est un
redoutable raisonneur, doublé d’un fabuleux raconteur d’anecdotes. C’est
aussi un inventeur formidable de bons mots. Banville, qui l’a entendu
déployer les trésors de sa causerie un jour à la Conciergerie, apporte un
témoignage qui détruit l’opposition entre esprit et génie : « Les amants du
lieu commun doivent ignorer toujours que le titan du génie, est, quand il le
veut, un simple homme d’esprit, supérieur à tous les autres191 !  » Que cet
esprit ne soit pas du goût de Sainte-Beuve importe peu (il parle de sa
« grosse cavalerie d’esprit192 »), ce qui compte, c’est de voir qu’il y a mille
formes d’esprit. Victor Hugo, par exemple, avait, selon Jules Claretie, « un
esprit à lui, railleur et bon enfant à la fois, énorme […] et exquis,
déconcertant par l’imprévu dans la formule, la pensée, le trait  ; –  l’esprit
d’un grand enfant qui s’amuse, et qui brusquement redevient un grand
poète, une sorte de prophète ému ou indigné193 ».
Étant admis que le cénacle, à travers ses brillants causeurs, n’a pas
méconnu la parole vive, la question qui se pose alors est de savoir quel type
de « conversation » se développe en milieu cénaculaire. Question délicate à
laquelle il n’est envisageable de répondre qu’à la condition de renoncer à
penser avec les catégories des siècles classiques, qui concevaient la
conversation comme un but en soi, le réceptacle de l’esprit, l’étalon
suprême de l’art de converser. Le cénacle, parce qu’il brouille les emplois
habituels en société (avant, la distribution était immuable  : l’homme de
lettres était invité pour «  briller  » devant la compagnie, la maîtresse de
maison avait pour rôle de mettre celui-ci en valeur, les autres de lui donner
la répartie), il convient, pour comprendre ce qui se joue de neuf en cénacle,
de repenser le fonctionnement conversationnel en l’appréhendant sous son
aspect collectif. On peut en effet supposer que le cénacle, en rassemblant
des individus qui sont sur le même pied socialement, qui appartiennent à
une même sphère d’intérêt professionnellement, introduit des
bouleversements, et dans le schéma de communication, et dans le contenu
des conversations.
Pour faire la physiologie d’une discussion de cénacle, il faudrait pouvoir
disposer d’un matériau (procès-verbaux des échanges) qui fait hélas défaut
au chercheur, ou à défaut disposer de réflexions générales ou d’analyses
réflexives des contemporains sur la causerie cénaculaire – comme c’est le
cas pour la conversation mondaine. Or les cénacles n’ont laissé que peu de
traces ; et n’ont pas non plus inspiré chez leurs zélateurs de « dictionnaire
de la causerie194 ». On ne saurait donc s’avancer sur ce terrain qu’avec la
plus grande prudence, d’autant que la causerie a subi une idéalisation à
outrance dans les livres de souvenirs et les romans de la vie littéraire. Ces
derniers insistent tous sur le niveau stratosphérique des conversations
tenues en cénacle. Balzac a fixé le topos de la causerie de cénacle, en
utilisant des formules d’une puissance d’évocation telle qu’elles ont marqué
à jamais l’esprit des contemporains et, corollairement, la perception des
historiens de la littérature : « Les conversations pleines de charmes et sans
fatigue, embrassaient les sujets les plus variés. Légers à la manière des
flèches, les mots allaient à fond tout en allant vite. […] Certains de se
comprendre, leur esprit divaguait à l’aise  ; aussi ne faisaient-ils point de
façon entre eux, ils se confiaient leurs peines et leurs joies, ils pensaient et
souffraient à plein cœur.  » Les «  douces soirées du Cénacle  », résume
Balzac, sont remplies « de causeries, de profondes méditations, de poésies,
de confidences, de courses à pleines ailes dans les champs de l’intelligence
[…]195  ». La barre, placée très haut dès 1839, se maintiendra à ce niveau
jusqu’à la fin du siècle : dans la « société d’intelligences » du Moulin rouge
(Charles Demailly), la conversation atteint des sommets ; dans la Confrérie
de Calixte Armel (Le Soleil des morts), elle devient céleste. Les
mémorialistes donnent tous dans l’hyperbole pour peindre les échanges
cénaculaires  : à en croire leurs rapports, le cénacle n’aurait connu que les
«  longues causeries sur l’art et la poésie  », et méconnu les futilités
mondaines, les «  blagues  » de brasserie, les discussions politiques, les
cancans littéraires, les silences pesants. Ces physiologies romanesques
fournissent une image lisse, homogène et idéale du cénacle, mais il n’est
pas sûr qu’elle corresponde à la réalité…
Pour appréhender la causerie de cénacle, il faut se tourner vers d’autres
sources, moins sujettes à caution, en particulier vers les écrits intimes
(journaux et carnets) qui restituent sans fard, sans le maquillage de la fiction
ou le grimage du souvenir, les propos tenus en cercle. Ces extraits saisis sur
le vif (ils sont notés le soir même, au plus tard le lendemain), ne sont que la
partie émergée de l’iceberg de la parole, et ne sont pas toujours d’une
fiabilité totale (ils n’ont pas l’objectivité des procès-verbaux de séance, ni, a
fortiori, celle des enregistrements mécaniques196). Pour autant ces
témoignages sont les seuls documents sur lesquels on puisse s’appuyer pour
se faire une idée du dispositif et du contenu de la parole. Une modélisation
de la causerie cénaculaire paraissant cependant vouée à l’échec du fait de la
fragilité et de l’hétérogénéité des matériaux, nous avons pris le parti de
livrer en bloc, verbatim, quelques morceaux choisis des conversations
enregistrées au cours du siècle dans divers cénacles197. L’objectif visé ici
n’est pas tant de comprendre que de faire entendre la parole cénaculaire
dans ce qu’elle a de libre et presque chaotique, aux antipodes de la
représentation ordonnée et mise en récit qu’on peut s’en faire à partir des
souvenirs et des romans. La lecture des journaux intimes ébranle en effet le
mythe d’une conversation cénaculaire idéale, mais en même temps qu’elle
en rompt le charme, elle en fait naître un autre, d’une qualité différente, qui
est de nous faire entrer de plain-pied dans la causerie, de nous propulser
dans l’espace-temps du cénacle. Tel est le but poursuivi dans les pages qui
suivent : appréhender l’échange conversationnel dans sa durée réelle, dans
sa texture originale, dans sa tonalité première, dans sa complexité d’origine.
Avant de donner à lire ces extraits, il convient de justifier le choix qui a
présidé à leur sélection et d’expliciter leur mode de lecture. Les cénacles
sélectionnés l’ont été par défaut, cinq d’entre eux seulement ayant bénéficié
d’un compte rendu sténographié. S’agissant des autres, le lecteur devra en
faire son deuil : il ne saura jamais, sous réserve de nouvelles découvertes,
ce qui s’est dit chez Hugo, Leconte de Lisle, Zola ou encore Heredia, faute
de témoignages. Il se consolera avec les comptes rendus des Dimanches de
Delécluze, des Mercredis de Vigny, des Lundis de Magny, des Dimanches
des Goncourt et les Mardis de Mallarmé, parvenus jusqu’à nous grâce,
respectivement, à Delécluze, Juste Olivier, Goncourt, Rosny et Jean de
Tinan. Certes, la balance penche du côté du manque –  étant entendu, de
surcroît, que les causeries sauvées de l’oubli ne portent elles-mêmes que sur
quelques semaines ou sur des moments très circonscrits. Ce déséquilibre ne
porte cependant pas préjudice à notre enquête : l’exploitation d’un matériau
partiel comme palliatif des manques constatés ailleurs s’inscrit dans la
démarche méthodologique de ce livre, qui est d’éclairer les cénacles les uns
par les autres afin d’obtenir in fine une image approchante de la forme-
cénacle.
Se pose en second lieu la question du choix des extraits dans le corpus
considéré et de leur présentation. Le but recherché étant celui d’une
immersion dans la causerie de cénacle, il a semblé logique de privilégier les
passages les plus suivis où se donne à entendre, mais aussi à voir, une
collectivité en pleine action discursive  : nos morceaux choisis font
intervenir plusieurs interlocuteurs dans un temps d’échange suffisant pour
que, de réplique en réplique, on ait l’illusion d’assister en direct au
spectacle de la parole. Pour faciliter la lecture et permettre la comparaison,
nous avons pris l’initiative d’harmoniser les extraits en veillant toutefois à
garder un équilibre entre fidélité au texte original et intelligibilité des
échanges  ; nos «  secrétaires  » nous ont facilité la tâche puisqu’ils ont
presque tous adopté le même code de transcription, à savoir  : la forme
dialoguée, avec indication du nom des locuteurs et insertion de didascalies.
Ainsi l’harmonisation n’a-t-elle entraîné que de légères modifications198.
L’adoption par nos diaristes de ce dispositif énonciatif présente l’intérêt
d’offrir une mise à nu du propos, à la différence du dialogue narrativisé
direct, ou a fortiori indirect qui donne une place trop grande à
l’énonciateur : dans les extraits qui vont suivre, les paroles des intervenants
semblent se dérouler d’elles-mêmes, comme si elles procédaient d’une
sténographie (au reste, plusieurs transcripteurs revendiquent, sinon la
technique, le principe de cette méthode moderne, à savoir d’une restitution
exacte, sans ajout, ni embellissement, de ce qui a été entendu). Ces
précautions prises, il devient possible de pénétrer dans cette «  chambre
d’écho » qu’est le journal personnel, pour réentendre les voix cénaculaires
qui se sont tues.
CAHIER DE CONVERSATIONS

extrait n° 1

Les logomachies de la rue Chabanais (dimanche 11 février


1827199)

Comme il le confie dans ses Souvenirs, Delécluze avait pris « l’habitude


[…] d’écrire le soir ce qu’il avait recueilli d’intéressant pendant la
journée200 », habitude qui devait lui fournir les moyens, quarante ans plus
tard, «  de faire parler les hommes comme ils pensaient à telle ou telle
époque donnée  ». On trouve dans les sept cahiers de son journal des
rapports circonstanciés des échanges qu’il a eus avec les grands
intellectuels libéraux de la Restauration201. Toutefois, sa transcription n’est
ni systématique, ni intégrale. Sur la quarantaine (il s’agit d’une estimation)
de réunions dominicales qui ont eu lieu de 1824 à 1828, seules dix-sept
donnent lieu à une mention dans le journal, et encore de manière souvent
expéditive, trois à un compte rendu détaillé, et une seule à un procès-verbal
exhaustif – l’extrait qu’on va lire ci-dessous202. Grâce aux soins du greffier,
nous pénétrons pour la première fois dans le Grenier de la rue Chabanais,
et assistons, comme si nous y étions, à une «  logomachie  » entre une
poignée de cénacliers. « C’est un passage des Soirées de Saint-Pétersbourg,
de M. de Maistre203, qui a beaucoup fait parler ce matin chez moi », précise
Delécluze en préambule. Ce passage concerne les connaissances
scientifiques (la loi de la transformation de l’eau, par exemple), qui, selon
l’auteur, sont dépassées par une connaissance plus haute, intuitive et non
empirique, qu’il appelle la « conscience intellectuelle », prenant sa source
dans la foi. Beyle, interpellé par ce passage lu à l’auditoire par Delécluze,
réagit.
*

Liste des personnages


 
Delécluze, critique au Journal des Débats.
Cerclet, rédacteur général du Producteur.
Meynier, alsacien.
Beyle, critique, historien d’art et essayiste littéraire.
Guizard, rédacteur aux Tablettes universelles.
 

Beyle. –  M. de Maistre est un homme qui écrit bien, mais c’est un


coquin.
Cerclet. – Eh pourquoi cela, s’il vous plaît ?
Beyle. –  Un homme qui commence par me parler de la conscience  !
qu’est-ce que la conscience, je vous en prie ? Il n’y a qu’un hypocrite qui
s’adresse à des sots pour en faire des dupes qui se permettent aujourd’hui
d’aller invoquer le témoignage de la conscience. (Cette remarque
prononcée d’un ton décisif n’étant pas relevée par l’auditoire, qui redoutait
une discussion inutile, Beyle a continué). Si nous croyons à la conscience
ici, prenez que je n’ai rien dit, et passons à un autre point. J’ai vu
décomposer et recomposer de l’eau, je l’ai vu, vu de mes yeux, ce qui
s’appelle vu. Or, je ne suis pas le seul en Europe, et personne aujourd’hui ne
doute de ce phénomène204. Que voulez-vous que je pense de M. de Maistre
qui, dès les premières pages de son livre, commence par mentir comme un
lâche ou un coquin ? Je sens qu’il veut me tromper, donc c’est un coquin.
Delécluze. –  Mais en niant ce phénomène particulier, l’auteur n’y
attache pas d’autre idée que de présenter la conscience intellectuelle comme
supérieure, dans ses jugements, à tous les résultats réunis des sciences.
Beyle. – Et c’est justement ce dont je me plains. Il fait ce que font tous
les gueux de prêtres qui mettent des idées vagues à la place des faits, parce
que les faits ne sont pas si complaisants que les idées. Les faits, on les toise,
on les mesure, on les prouve !
Meynier. – Mais, monsieur, est-ce que vous ne comptez pas pour rien le
consentement unanime des…
Beyle. –  Le consensus omnium gentium de Cicéron est pour moi une
bêtise, qui a pu faire fortune dans son temps, mais qui est devenue si plate
que personne ne peut plus la défendre.
Cerclet. – Vous voyez bien qu’il y a des gens, et même des gens d’esprit,
tels que M. de Maistre, non seulement qui la défendent, mais qui en font la
base de tous leurs raisonnements.
Beyle. – Aussi tous ces gens-là sont-ils des coquins, quand ils ne sont pas
des bêtes. C’est l’histoire des prêtres de tous les pays et de tous les temps ;
ils ont été bêtes ou méchants, il n’y a pas de terme moyen. D’où je conclus
que les gouvernements ont tort de les payer.
Cerclet. – Ah ça mettons, comme vous le dites, que tous les prêtres sont
des bêtes ou des coquins, je vous l’accorde. Si les peuples veulent des
prêtres ?
Beyle. – Ils n’en veulent pas.
Delécluze. – Prenez garde, vous qui êtes pour les faits, de nier ceux qui
existent.
Beyle. –  Voulez-vous savoir ce que font les prêtres depuis le
commencement du monde ? Ils savent que nous avons tous un petit mal que
nous apportons en naissant, les uns au bras, les autres à la cuisse, etc. Que
dit le prêtre en lui-même ? Si je laisse cet animal tranquille avec son mal, il
va s’y accoutumer, l’oublier, peut-être en guérir. Voyons, faisons-lui peur et
tirons parti de sa peur en irritant toujours la blessure. Le prêtre, sous
prétexte de guérir, met la main sur le mal, le touche, l’irrite  ; il y revient
souvent ; il y revient sans cesse, tant qu’enfin le pauvre malade le devient
sérieusement et ne peut pas plus se passer de son coquin de prêtre, que,
dans d’autres cas, il ne se passerait d’un coquin de médecin. D’où je
conclus qu’il n’y a que des coquins et des bêtes dans ce monde, soit dit,
exception faite de l’honorable société.
Delécluze. – Mais on vous accorderait tout ce que vous avancez que la
question que vous a adressée Cerclet n’en reste pas moins sans réponse : si
les peuples veulent des prêtres ?
Beyle. – Que chacun les paye comme il l’entendra, mais que ce ne soit
pas l’État qui les paye, et qu’on ne lève pas d’impôts pour cela, parce qu’il
est évident qu’en donnant un fixe aux prêtres, vous les engagez à gratter le
mal de chacun, et à inspirer des terreurs affreuses de la mort, si l’on n’a pas
recours à eux. « Écoute-moi, fie-toi à moi, paye-moi, dit le prêtre, ou sans
cela je te maudis, je te précipite dans l’enfer et tu seras cuit pendant
l’éternité dans les chaudières bouillantes, etc., etc. »
Delécluze. – Mais vous ne faites que déranger la difficulté de place sans
la résoudre. Nous vous accordons que les hommes sont des imbéciles, des
bêtes grossières, mais si ces bêtes grossières s’accordent dans leur erreur
pour reconnaître Dieu, pour vouloir des prêtres qui leur servent de ministres
entre eux et lui, ce sera un fait bien positif puisqu’il dure depuis que le
monde est monde. Irez-vous, vous qui ne voulez pas être mené par des
prêtres, forcer des gens qui aiment à être conduits par eux, à s’en passer ? À
ce compte, on ne ferait que changer la nature du despotisme, sans ôter la
tyrannie.
Beyle. – Mais qui est-ce qui croit en Dieu par le temps qui court ?
Cerclet. – Beaucoup de gens.
Beyle. – Passons là-dessus. Pour ma part, je ne sais s’il y en a un. Mais
quel est l’homme raisonnable qui croit, s’il y a un Dieu, que ce Dieu est
bon ? Comment, vous voulez me faire adorer et aimer un Dieu qui a inventé
la peste et la gale ? qui me dresse des embûches à chaque pas pour me faire
souffrir, qui me fait naître pour attraper des maladies et le reste ?
Meynier. – Vous avez touché le point important. Tous les hommes, après
avoir parcouru tous les degrés que vous venez d’indiquer, sont arrivés à
l’idée d’une justice divine, dont nous ne concevons que difficilement les
véritables lois, à cause de l’imperfection de notre nature, mais dont nous
avons tous cependant le sentiment intérieur, dans cette conscience
intellectuelle dont parle M. de Maistre.
Beyle. –  À cela je ne puis rien vous répondre, si ce n’est que j’ai vu
décomposer et recomposer de l’eau, tandis que je ne pense pas qu’il y ait un
seul homme qui ait encore décomposé et recomposé la conscience
intellectuelle. Or, M.  de Maistre me nie un fait physique, bien démontré,
bien prouvé. Comment n’aurait-on pas le droit, quand il nous parle de sa
conscience intellectuelle, dont personne n’a entendu parler, de la nier ? Moi,
je la nie, net. Il dit encore ailleurs que la religion catholique a constamment
protégé et répandu les sciences  ; c’est un mensonge. Car l’inquisition a
condamné Galilée, pour avoir prouvé que Josué n’a pas pu arrêter le soleil.
Quand un auteur me fait un mensonge dans son livre, c’est une affaire faite,
il dirait les plus belles choses du monde, après, je ne le crois plus. C’est
l’histoire de Platon, de Jésus-Christ, de Bossuet et de M. de Maistre. (M. de
Guizard entre dans ce moment.) Ah ! tenez, messieurs, voilà M. de Guizard
qui va nous conter quelques bonnes aventures des dames de la cour, cela
vaudra bien mieux.
Guizard. – Je n’en sais pas, mais si cela vous arrange je vous parlerai des
bruits qui courent sur la nomination des quarante pairs.
Beyle. – Ah, bravo ! Quarante pairs ! et tous évêques sans doute ?
Guizard. – Tous évêques, comme vous dites.
Cerclet. – Mais le ministère est-il bien sûr que les quarante voix qu’il va
se donner de cette manière ne lui en feront pas perdre soixante ou cent
ailleurs  ? Les pairs existants vont être blessés de l’introduction de cette
fournée épiscopale. Il y a de quoi rendre libéraux les plus enragés ultras en
blessant leur vanité.
Beyle. –  Il y a beaucoup de pairs qui ne sont pas riches  : le ministère
tient ceux-là. Quant aux bêtes et aux coquins, les jésuites les feront bien
aller.
(La conversation continue près de la cheminée. À l’extrémité du cabinet
se forme un groupe.)
Meynier. – Quel homme singulier que ce M. Beyle !
Cerclet. – C’est un brise-raison. Il me fait l’effet de ne comprendre que
lui, d’être privé de la faculté qui fait sympathiser avec les autres.
Delécluze. –  C’est sa grande prétention. Lorsqu’on parle avec raison
avec lui et que l’on diffère de son opinion, il termine ordinairement la
conversation en disant  : Que voulez-vous  ? Il n’y a pas moyen que nous
nous entendions. Je suis un rat, et vous êtes un chat.

extrait n° 2

Les rosseries de la rue Miromesnil (mercredi 23 juin 1830205)

Comme Delécluze, Juste Olivier utilise son journal pour exprimer ses
sentiments et ses pensées intimes, sans dessein de le publier. Comme lui, il
note le soir ce qu’il a entendu le jour même dans les réunions littéraires
qu’il fréquente. Mais la comparaison s’arrête là, car, pour le reste, tout
oppose les deux hommes. Autant le premier, parfaitement inséré dans le
tissu des sociabilités parisiennes, circule à l’aise dans tous les milieux,
s’autorisant des jugements tranchés sur tel ou tel de ses contemporains  ;
autant le second, ignorant des codes, ouvre de grands yeux étonnés sur ce
qu’il voit et entend. Cette candeur fait paradoxalement le prix de son
témoignage. À la différence de Delécluze qui pense son temps en même
temps qu’il le consigne, Olivier enregistre à l’aveugle les choses vues et
entendues. C’est du reste pour cela qu’on l’a envoyé dans la capitale. À
vingt-deux ans, couronné dans les concours académiques pour ses Poèmes
Suisses, le jeune Vaudois a pour mission de parfaire ses connaissances en
fréquentant les milieux littéraires et universitaires de Paris. Discipliné,
Juste Olivier se rend au cours de Villemain, aux prédications de Buchez, au
Collège de France pour entendre Andrieux, s’efforce « d’attraper quelques
conversations avec les hommes distingués dans les lettres206  ». À force
d’obstination, le jeune homme vainc sa timidité et parvient, muni de lettres
de recommandation, à pénétrer dans le sanctuaire de la rue Miromesnil.
Autorisé par le maître des lieux à y revenir, Olivier fait cinq visites durant
son séjour à Paris (4 mois), dont il rapporte cinq procès-verbaux. Le
troisième –  celui que nous avons retenu pour la qualité de sa
sténographie207  – rapporte les propos tenus le mercredi 23  juin dans le
salon de Vigny durant trois heures. Il trouve sur place deux personnes, l’une
qui se tait et un jeune homme qu’il croit d’abord être Ballanche, mais qui
est en réalité Gustave Planche, jeune homme sûr de lui qui tient à lui seul le
dé de la causerie, et qui choque, par ses propos très crus, le très pudibond
Olivier. D’autres invités arrivent ensuite, plus discrets.

Liste des personnages


 
Alfred de Vigny, poète, romancier, dramaturge, essayiste.
Gustave Planche, critique d’art, ancien étudiant de médecine.
Un jeune homme, qui ne parle pas.
Juste Olivier, poète et professeur.
Un anglais (présumé), qui connaît Lamartine.
Adolphe Dittmer, critique et écrivain, auteur des Soirées de Neuilly.
Guinon, inconnu.
Un jeune homme, qui connaît Victor Hugo et Dumas.
Gaspard de Pons, poète.
 
Planche. – Fontan (enfermé à Poissy208) n’est intéressant que comme la
représentation d’un symbole, d’une idée, car il ne mérite pas d’intérêt par
lui-même ; il paraît que c’est une canaille, un pilier d’estaminet.
Vigny. – M. de La Fayette aussi n’est que le représentant d’une idée, ce
n’est certes pas un grand homme.
Planche. – Oui, ce n’est qu’un niais illustre, un niais grand homme, mais
enfin il est propre, on peut le toucher, tandis que Fontan, on ne le
ramasserait pas avec des pincettes. […] Oh  ! ne me parlez pas de cette
pourriture de peuple. Il ne vaut pas la peine qu’on s’occupe de lui. C’est
une fille vérolée avec laquelle on ne peut pas coucher. Je suis convaincu
qu’on ne refusera pas l’impôt. Et si on le refuse, comme l’impôt foncier ne
comprend guère que deux cent cinquante millions (le quart du budget), on
trouvera à emprunter. Les capitalistes offriront des actions et on en achètera.
M.  Laffitte lui-même le premier. Les bons bourgeois en achèteront aussi
parce que, diront-ils, au fait le roi a raison et fera taire tous ces mutins…
Vigny. – Il est sûr que ce côté gauche va être bien ridicule.
Planche. – Je vous demande un peu : M. Laffitte qui parle, qui disserte à
la tribune et qui va ensuite à la Cour. […] Ces messieurs les députés
libéraux mettent beaucoup de gloire à faire quelques retranchements au
budget, mais ils ne recherchent pas ceux qu’il y aurait vraiment profit et
grand profit à faire, parce qu’il faudrait étudier la matière et qu’il faudrait la
comprendre. Tenez, j’ai un cousin tanneur : il est presque toujours nommé
député. C’est une bête ! […] Victor Hugo n’étudie pas. Il croit tout savoir
par intuition. Je les trouvai un jour, lui et ses amis qui lui lisent des vers,
bâtissant des théories sur les fossiles  : il ne peut pas y avoir d’hommes
fossiles, parce qu’il ne se peut pas qu’un corps qu’une âme a habité se
pétrifie. Je leur dis alors qu’il n’y a pas d’hommes fossiles parce que
l’homme, étant un corps plus composé, est par là plus vite décomposé et
que la pétrification n’a pas le temps de s’opérer ; qu’un corps d’homme se
décompose plus vite qu’un corps de chien et que l’âme humaine n’a rien à
faire là. Ils me répondirent que ce n’était pas une raison. Je répliquai : oui,
ce sont des raisons, mais des raisons raisonnables.
Vigny. –  Oui, ils sont étonnants. Je trouvai un jour Victor, Abel et
Eugène (celui qui est mort fou) occupés à construire une espèce de
machine. (Vigny en fait la description.)
Planche. – Cela revenait précisément à prendre un oiseau en lui mettant
du sel sous la queue. […] Victor Hugo a pris un arrangement avec son
libraire qui lui paye dix mille francs et à qui il doit livrer, le 1er  janvier
prochain (je crois) un roman de quatre volumes qui n’est pas encore
commencé [Notre-Dame de Paris]. […] Quant à moi, j’ai un système par
lequel j’arrange l’athéisme et le théisme. Je ne suis pas panthéiste. […]
Mérimée n’est jamais allé en Espagne. N’est-ce pas comme il en a bien
saisi le caractère ? Il s’est fait Espagnol. Il écrit peu à la fois. En recopiant,
il ne retranche pas, il ajoute. Il sait bien ce qu’il veut décrire. Il a étudié. Il
ne fait pas de broches, comme certains auteurs, Fenimore Cooper, par
exemple : le Corsaire en est rempli. Du reste, il va partir pour l’Espagne ; il
est muni de plus de quatre-vingts lettres de recommandation pour les
archevêques, les évêques d’Espagne et tout ce qu’il y a de mieux ; il se les
est procurées ici ; il connaît tout Paris (Planche décrit le tuyau de pipe de
Mérimée en cerisier de Bosnie). Mérimée se trouva un jour chez madame
de Broglie et dans sa société puritaine. Il y avait là M. Guizot, Villemain et
tous les bas bleus. On parlait de Martínez La Rosa, qui va donner un drame
à la Porte Saint-Martin : « Mais, dit Mérimée, pour un conspirateur, il me
semble qu’il a une figure bien demoiselle ! » – « Eh bien ! quand on lutte
pour des idées morales, dit Madame de Broglie, est-il nécessaire qu’il y ait
du sang versé ? » (Geste et expression de M. Planche, signifiant : « Voyez
quelle bêtise ! »)
Vigny. – Comment est-il écrit, ce drame ?
Dittmer. – Oh ! comme le Télémaque !
Vigny. –  Oui, c’est ainsi qu’écrivent toujours les étrangers. Ils veulent
faire du beau français tout de suite, et pas du français tout simple  : les
épithètes à droite et à gauche, où l’idée se trouve comme entre le bon et le
mauvais larrons.
Dittmer. – Il y a quelques scènes où il y a de la passion, du naturel, et le
mot simple, le mot propre s’y trouve.
Planche. – Mais M. Guizot, M. Villemain lui feront bien vite corriger et
employer le beau langage. […]
Vigny. – Lamartine, il y a quelques vers enjambés, dans les Harmonies,
mais peu.
Planche. – Et puis, il n’ose pas encore tout dire par son nom : l’eau qui
sort d’une urne écumeuse au lieu d’une bouillotte. […] M. Lamartine s’est
peut-être hasardé, dans ses Harmonies, à dire une hanche  ; autrefois il
aurait dit la ligne sinueuse, etc.
Vigny. – Il me dit, il y a quelque temps : Ah ! j’ai acheté les tableaux de
Martin, le Festin de Balthazar209, etc. –  Quelles gravures  ? les gravures
anglaises, j’espère – Non ! – Oh ! bien, mon ami, on vous a volé ; les autres
ne valent rien. – Qu’est-ce que cela me fait ? Ce ne sont pas les détails que
je veux, c’est l’idée. (Exclamation de dédain de Planche.)
(Vigny fait l’éloge de son portrait par Devéria et de son médaillon par
David d’Angers.)
Vigny. – Le buste [de Lamartine par David d’Angers] est beaucoup trop
beau, beaucoup plus beau [que n’est Lamartine].
Planche. –  C’est un mauvais ouvrage, un ouvrage honteux pour la
statuaire.
Dittmer. – Dans Milly, je n’aime pas autant le commencement que la fin.
Cette description de l’Italie ne me paraît pas d’un caractère assez arrêté.
L’Anglais. – Lamartine lit très bien les vers. Je n’ai rien éprouvé de plus
poétique qu’en l’entendant lire la Pensée des Morts. […] Il y a, dans ses
Harmonies, une pièce adressée à un de ses amis d’enfance. On dit que
quand celui-ci l’a lue, cet ami a dit qu’il ne savait point tout cela, qu’il
n’avait pas fait ce chemin, qu’il voudrait bien que Lamartine lui expliquât,
etc. […]
Planche. – Il paraît qu’il se fait des lectures de vers chez Victor Hugo. –
Le sujet de son roman est Louis  XI. Il en a envisagé seulement la partie
triste et recueillie.
Vigny. – Ah ! c’est heureux ! C’est bien !
Planche. – C’est la chanson de Béranger, mais en quatre volumes, ce qui
est fort long. Il n’a point considéré la partie libertine. Il ne le veut pas.
Quand on n’étudie que psychologiquement, on ne peut pas savoir ces
choses-là, et il faut les savoir, les avoir faites pour les raconter. Tenez ! il y a
dans le Sopha de Crébillon un chapitre sur l’enchantement rompu (je
crois !) que vous liriez à une jeune fille, à une femme qui n’aurait couché
qu’avec son mari : elle n’y comprendrait rien. Mais une vieille douairière de
la Cour, oui. Il faut avoir fait, avoir connu cela pour le peindre.
Vigny. –  Nous nous promenions, Victor Hugo et moi, un jour, sur les
quais, et nous regardions la gravure anglaise du Festin de Balthazar. Je lui
faisais admirer cette lumière, etc. – Oh ! vous ne savez pas ce qui me frappe
là-dedans ? C’est, dans le fond, la Tour de Babel. – Mais mon ami, il s’agit
ici du temps du prophète Daniel ! La Tour de Babel était détruite ! Il n’en
existait plus vestige !
Planche. – Oui, ces messieurs veulent juger de tout par intuition. Il faut
savoir, et pour savoir il faut étudier. Mais c’est long ! C’est comme ce petit
jeune homme qui, interrogé par son professeur sur les propriétés des deux
cercles, se passa la main dans les cheveux, comme se disant : Voyons, je la
trouverai bien. Alors le professeur lui dit : – Mon ami, je vous avertis que si
vous ne savez pas quelles sont les propriétés des cercles, vous ne les
découvrirez pas. S’il s’agissait d’un madrigal ou d’une élégie et que vous
eussiez de l’esprit, peut-être en viendriez-vous à bout, mais les propriétés
des deux cercles, ce n’est pas comme cela ! – Je suis sûr que Victor Hugo
s’imaginerait découvrir les propositions d’Euclide par intuition. Quant à
moi, je ne crois pas que Pascal les ait jamais devinées. […] À propos, on
prétend (c’est Charles Nodier) que les Pensées de Pascal ne sont pas de lui,
que ce sont des notes qu’il avait recueillies de toutes parts et que sa famille
remit à des libraires qui les firent imprimer sous le titre de Pensées de
Pascal. […] La Vénus de Milo (envoyée par M. Rivière) est à mon gré plus
belle que la Vénus de Médicis et que l’Apollon. Et même que le Laocoon.
Vigny. – Oh ! je ne sais pas…
Planche. – Oui, car dans le Laocoon, les enfants, ce sont bien des figures
d’enfant, mais avec une anatomie de personnes de trente ans. Au reste, la
statuaire grecque avait pour type vingt-cinq ans  ; elle ne représente pas
l’enfance. Il y a bien l’Apolline qui a seize ans, mais c’est de la statuaire
romaine. Les bas-reliefs du Parthénon, le Parthénon lui-même, beaucoup de
personnes qui ont été à Athènes ne le trouvent pas beau ! Il faut apprendre à
juger, ce n’est qu’après avoir entendu cent ou deux cents fois une
symphonie, une ouverture, qu’on la comprendra. Les bas-reliefs, ils sont de
Phidias. Ils sont magnifiques. Ce sont des guerriers qui combattent, des
chevaux superbes, un combattant qui tombe, etc. On peut les voir en plâtre,
très beaux, chez Jacquet, où il y a de fort belles choses.
Vigny. – De nos jours, on élève un temple à l’argent ; on le nomme du
nom de ce petit sac où l’on dépose l’argent.
Planche. – Oui, et l’on trouve moyen, dans les chapiteaux des colonnes,
d’entremêler aux feuilles d’acanthe des ancres, etc. C’est un fort beau détail
à observer (en riant) […] Il y a, au Louvre, un plafond dont la peinture est
tout ce qu’il y a de plus ridicule  : Louis  XVIII donnant la Charte, qu’il a
l’air de laisser tomber comme une jeune fille son mouchoir. Et Montesquieu
qui s’avance avec l’Esprit des Lois sous le bras, comme un laquais de
grande maison qui crie : « Voulez-vous une assiette ? »
Dittmer. – Il faut voir le monument élevé à Malesherbes dans la salle des
Pas-Perdus.
Planche. – Oh ! oui, on ne perdra pas ses pas.
Dittmer. – Il paraît que la famille de Malesherbes en possédait un buste
assez ressemblant. On l’a fiché sur un corps de prêtre, d’évêque, de
Bossuet, qui était sans tête. Et Malesherbes est là dans un temple, qui pèse
bien plusieurs milliers…
Vigny. –  Quelle ridicule économie  ! Je m’étais laissé prendre à cette
histoire de Rothschild qui devait acheter Jérusalem, – ce terrain couvert de
masures qu’on nomme Jérusalem –  et aller s’y établir. C’était une belle
conquête, une conquête toute d’argent, succédant à celle de la force par
Napoléon. (Il parle de la Bourse) […] Au moins, lui, ne veut pas se faire
homme d’État ; il est tout simplement homme d’argent. […] Il y a un bien
beau vers dans les Harmonies :
 
Ce qui n’a point de rame et qui pourtant arrive.
 
Et puis tout est bien large. Mais souvent, en finissant, il s’en va, en
quelque sorte. Il ressemble à ces chanteurs qui s’arrêtent tout à coup parce
que l’haleine leur manque, –  puis des pointes. Il est toujours dans sa
nacelle ; il n’a guère que les flots, les soupirs du vent, sa campagne.

extrait n° 3
Le « parloir de Magny210 » (lundi 22 juin 1863211)

Une trentaine d’années plus tard – le samedi 22 novembre 1862 – a lieu
l’inauguration du premier dîner de quinzaine chez Magny, qui ne réunit
alors que cinq convives  : Sainte-Beuve, Gavarni, Veyne et les frères
Goncourt, avant de s’élargir à plus d’une dizaine. Ce jour-là, le critique du
Constitutionnel est en veine de conversation : il raconte des anecdotes sur
Planche (encore lui !), parle du meilleur gouvernement possible pour l’Art,
évoque les femmes de lettres de l’Ancien Régime, puis lâche ces mots
découragés : « C’est terrible, toutes ces choses qui se perdent d’un temps,
les mots, les conversations ! Ah oui ! que de choses perdues212 ! » Le soir
même, les Goncourt notent dans leur Journal : « Il pensait sans doute à ce
qu’il sauverait, lui, de son temps, de l’accent fugitif et instantané des
hommes et des choses, du bruit, de la causerie, des indiscrétions, des
anecdotes, des mœurs, des vices, des caractères. Sans doute, il caressait de
la pensée ses causeries d’outre-tombe, ses critiques posthumes, ses
mémoires qu’il doit laisser et qu’il laissera, m’a-t-on dit. Et moi, je pensais
que j’allais écrire pour l’avenir, aussi, ce qu’il me disait là et ce qu’il
croyait tomber dans le vide, dans le néant, dans l’oubli, dans une oreille et
non dans un livre213.  » Ce que Sainte-Beuve –  cet arroseur arrosé  –
ignorait, c’est que les frères Goncourt prenaient régulièrement note des
propos tenus par leurs confrères et amis, et que, fait aggravant, ces notes
seraient publiées du vivant de ces derniers ! De 1862 à 1869, les Goncourt
vont rapporter les conversations du dîner Magny, offrant ainsi à leurs
contemporains et à la postérité un témoignage unique sur l’un des plus
grands rendez-vous intellectuels du xixe  siècle. Si Magny n’est pas à
proprement parler un cénacle, ce dîner rassemble des hommes que lie entre
eux une passion extrême pour les arts, les idées et les lettres, en dehors de
tout cadre officiel (académie) et de toute considération utilitaire
(association). On est donc fondé à s’arrêter sur ce cas, ne serait-ce que
pour avoir une idée de la manière dont cause l’homme de lettres au mitan
du siècle, dans cet intervalle problématique qui va du romantisme au
symbolisme. Après les logomachies de la rue Chabanais et les rosseries de
la rue Miromesnil, voici donc un extrait des causeries « d’un des derniers
cénacles de la vraie liberté de penser et de parler214  ». Nous sommes le
22 juin 1863, et le groupe tourne à plein régime. Dix convives, et non des
moindres, sont assis à la table du cabinet particulier du restaurant de la rue
Contrescarpe. Manquent seuls à l’appel ce jour-là Flaubert et Tourgueniev.

Liste des personnages :


 
Théophile Gautier, poète, romancier, chroniqueur.
Hippolyte Taine, historien de la littérature.
Edmond de Goncourt, romancier.
Paul de Saint-Victor, critique dramatique.
Jules de Goncourt, romancier.
Charles-Augustin Sainte-Beuve, poète, critique littéraire.
Eudore Soulié, conservateur du château de Versailles.
Ernest Renan, historien et philosophe.
Auguste Nefftzer, critique (fondateur et directeur du Temps).
François Veyne, médecin (des artistes et des écrivains).
Charles-Edmond [Chojecki], écrivain et journaliste.
Edmond Scherer, critique littéraire.
Paul Gavarni, dessinateur et illustrateur.
 
Gautier. –  Les bourgeois  ? Il se passe des choses énormes chez les
bourgeois. J’ai passé dans quelques intérieurs, c’est à se voiler la face. La
tribaderie est à l’état normal, l’inceste en permanence et la bestialité…
Taine. –  Moi, je connais des bourgeois, je suis d’une famille
bourgeoise… D’abord, qu’est-ce que vous entendez par bourgeois ?
Gautier. – Des gens qui ont de quinze à vingt mille livres de rente et qui
sont oisifs.
Taine. –  Eh bien, je vous citerai quinze femmes de bourgeois que je
connais, qui sont pures !
Edmond. – Qu’en savez-vous ? Dieu lui-même l’ignore !
Taine. –  Tenez, à Angers, les femmes sont si surveillées qu’il n’y en a
qu’une qui fasse parler d’elle.
Saint-Victor. – Angers  ? Mais c’est plein de pédérastes  ! Les derniers
procès…
Jules. – Ils ont effondré le pont !
Sainte-Beuve. –  Mme  Sand va faire quelque chose sur un fils de
Rousseau, pendant la Révolution… [Les Mémoires de Jean Paille] Ce sera
tout ce qu’il y a de généreux dans la Révolution… Elle est pleine de son
sujet. Elle m’a écrit trois lettres, ces jours-ci… C’est une organisation
admirable.
Soulié. –  Il y a eu un vaudeville de Théaulon sur les enfants de
Rousseau…
Renan. – Mme Sand, le plus grand artiste de ce temps-ci et le plus vrai !
La table. – Oh !…. Ah !…. Hi !….
Saint-Victor. – Est-ce curieux, elle écrit sur du papier à lettres !
Edmond. – Elle restera… comme Mme Cottin !
Renan. – Par vrai, je n’entends pas le réalisme !
Sainte-Beuve. – Buvons… Je bois, moi ! Allons, Scherer…
Taine. – Hugo ? Hugo n’est pas sincère.
Saint-Victor. – Hugo !
Sainte-Beuve. –  Comment, vous, Taine, vous mettez de Musset au-
dessus d’Hugo ! Mais Hugo, il fait des livres !…. Il leur a volé sous le nez,
à ce gouvernement-ci, qui est pourtant bien puissant, le plus grand succès
de ce temps-ci… Il a pénétré partout… Les femmes, le peuple, tout le
monde l’a lu. Il s’épuise de huit heures à midi… Moi, quand j’ai lu ses
Odes et Ballades, j’ai été lui porter tous mes vers… Les gens du Globe
l’appelaient un barbare… Eh bien, tout ce que j’ai fait, c’est lui qui me l’a
fait faire. En dix ans, les gens du Globe ne m’avaient rien appris.
Saint-Victor. – Nous descendons tous de lui.
Taine. – Permettez ! Hugo est dans ce temps-ci un immense événement,
mais…
Sainte-Beuve. –  Taine, ne parlez pas d’Hugo  ! Ne parlez pas de
Mme Hugo215 ! Vous ne la connaissez pas… Nous ne sommes que deux ici,
Gautier et moi… Mais c’est magnifique !
Taine. –  C’est que je crois que maintenant, vous appelez poésie de
peindre un clocher, un ciel, de faire voir les choses. Ce n’est pas de la
poésie, c’est de la peinture.
Saint-Victor. – Je la connais !
Gautier. – Taine, vous me semblez donner dans l’idiotisme bourgeois à
propos de la poésie, lui demander du sentimentalisme ! La poésie, ce n’est
pas ça. C’est une goutte de lumière dans un diamant, des mots rayonnants,
le rythme et la musique des mots. Ça ne prouve rien, ça ne raconte rien, une
goutte de lumière  ! Ainsi le commencement de Ratbert, il n’y a pas de
poésie au monde comme cela, si haute ! C’est le plateau de l’Himalaya…
Toute l’Italie blasonnée est là ! Et rien que des noms !
Nefftzer. – C’est qu’il y a une idée, si c’est beau !
Gautier. – Toi, ne parle pas ! Tu t’es raccommodé avec le bon Dieu pour
faire un journal, tu t’es remis dans le vieux !
(La table rit.)
Taine. – Tenez, par exemple, la femme anglaise…
Sainte-Beuve. – Oh ! la femme française, il n’y a rien de plus charmant !
Une, deux, trois, quatre, cinq, six femmes, c’est délicieux  ! Elles ont une
grâce, elles sont si aimables !…. Est-ce que notre amie est revenue ?…. Et
dire qu’au moment du terme, on en a une masse de ravissantes pour rien, de
ces malheureuses-là  ! Car le salaire des femmes… Voilà une chose à
laquelle jamais les gens comme Thiers ne penseront. Il faut renouveler
l’État par là. Ce sont des questions…
Veyne. – C’est-à-dire que s’il y avait une Convention…
Saint-Victor. –  Il n’y a pas moyen, pour une femme, de vivre… La
petite Chose, du Gymnase, avec quatre mille francs par an, me disait hier…
Gautier. – La prostitution est l’état ordinaire de la femme, je l’ai dit.
Jules. – Mais on veut donc tuer tous les commerces de luxe !
Quelqu’un. – Alors nous revenons à Malthus !
Charles-Edmond. – C’est une infamie, Malthus !
Taine. –  Mais il me semble qu’on ne doit mettre au monde des enfants
que quand on est sûr de leur assurer… Des filles qui partent pour être
institutrices en Russie, c’est affreux !
Soulié. –  Comment  ! C’est de la première immoralité  ! Vous voulez
limiter… Eh bien, si les enfants meurent, ils meurent  ; mais il faut en
faire…
Une voix. – Mouchez la chandelle !
Une autre voix. – C’est de l’égoïsme !
Edmond. – Comment, de l’égoïsme ? De ne pas décharger ?
Charles-Edmond. – Oui !
Gautier. – Votre maîtresse est stérile ?
Charles-Edmond. – Oui !
(Rires.)
Saint-Victor. – Mon Dieu, c’est la nature, c’est le grand Pan !
Une voix. – Et la nature se venge, quand…
(Sainte-Beuve se pend des cerises aux oreilles. On accroche la question
de la propriété littéraire)
Gautier. – J’ai fait un si beau discours à la commission, que j’ai manqué
de faire passer le principe de la rétroactivité.
Sainte-Beuve. – Comment ! Mais ça n’a pas le sens commun ! D’abord,
au fond, moi, je suis contre toute propriété. Je vends tous les ans une petite
propriété de volumes. Ça me sert à donner quelques petites choses aux
femmes… Aux étrennes, elles sont si gentilles, qu’on ne peut pas…
(Le nom de Racine tombe dans une assiette)
Nefftzer, à Gautier. – Toi, ce matin, tu as fait une infamie. Tu as vanté
ce matin, dans ton feuilleton du Moniteur, le talent de Maubant et de
Racine.
Gautier. –  C’est vrai, Maubant est plein de talent… J’ai demandé un
décor… Mon ministre a l’idée idiote de croire aux chefs-d’œuvre. Alors je
rends compte d’Andromaque. Au reste, Racine, qui faisait des vers comme
un porc, je n’ai pas dit un mot élogieux de cet être… On a lâché une
nommée Agar dans ce genre de divertissement…
(Gautier n’appelle plus Sainte-Beuve que mon oncle ou l’oncle Beuve)
Scherer, épouvanté, regardant la table du haut de son pince-nez. –
  Messieurs, je vous trouve d’une intolérance… Vous procédez par voie
d’exclusion… Enfin, à quoi donc tâcher ? C’est à se réformer, à combattre
ses opinions d’instinct. Le goût, ce n’est rien, il n’y a que du jugement. Il
faut du jugement…
Jules. –  Du goût, au contraire, et pas de jugement  ! Le goût, c’est le
tempérament.
Saint-Victor, timidement. –  Moi, j’avouerai que j’ai un faible pour
Racine…
Edmond. – Eh ! bien, voilà ce qui m’a toujours étonné. C’est qu’on aime
en même temps la salade avec beaucoup de vinaigre et avec beaucoup
d’huile, Racine et Hugo.
(Brouhaha final)
Une voix. – On ne s’entend pas.
Gavarni. – On s’entend trop !
Exeunt.

extrait n° 4

Les aigreurs du Grenier (dimanche 20 février 1887216)


Changement de décor, changement d’acteurs (Goncourt excepté),
changement d’époque aussi avec cet enregistrement d’une conversation
survenue le dimanche 20  février 1887 dans le Grenier d’Edmond au 54,
boulevard de Montmorency. L’auteur de ce document n’est pas l’hôte lui-
même comme on aurait pu s’y attendre, mais l’un de ses « jeunes » invités,
J.-H. Rosny. Par son «  profil  », le romancier tranche avec les précédents
diaristes. Rosny n’est en effet ni un témoin naïf (comme Juste Olivier), ni un
observateur averti (comme Delécluze), mais un débutant brillant, un
naturaliste surdoué, un « jeune » adoubé et protégé par Goncourt. Auteur
d’un roman remarqué, Le Bilatéral, Rosny a fait sa première entrée dans le
cénacle en novembre  1886. Le jeune homme (31  ans) tient un journal
personnel depuis quelques mois seulement où il consigne pêle-mêle des
notes sur ses enfants et des notes sur le monde littéraire, et en particulier
sur le Grenier. Ces dernières ne sont pas dénuées d’arrière-pensées, car
assez tôt Rosny envisage d’utiliser ses observations documentaires saisies
sur le vif pour en faire un roman naturaliste sur la vie littéraire des…
naturalistes – ce sera Le Termite (1890). En d’autres termes, si Rosny tient
un journal intime, il le tient à la manière d’un naturaliste, c’est-à-dire en
portant une attention maniaque aux détails, sans souci de leur donner,
puisque ce sont des documents préparatoires, une forme littéraire (la mise
en forme romanesque venant plus tard). Sa perspective n’est donc pas celle
d’un mémorialiste, mais se rapproche plutôt de celle d’un Zola accumulant
des données dans l’optique d’une œuvre d’art. Aussi l’exactitude de ses
transcriptions atteint-elle un niveau de fidélité extrême, dont la contrepartie
est le caractère un peu discontinu, voire incohérent. Étrangement, la
rencontre littéraire dont rend compte Rosny, le 20  février 1887, n’est pas
mentionnée par Goncourt dans son Journal. Non qu’il ne s’y soit rien
passé  ! Au cours des premiers mois de l’année 1887, une rivalité sourde
oppose les trois maîtres du naturalisme, Goncourt, Zola et Daudet, autour
de l’adaptation scénique de leurs romans. Pour comprendre le passage qui
va suivre, il faut en effet avoir en mémoire que la première de Numa
Roumestan avait eu lieu six jours auparavant, qu’elle avait été saluée par
le public et la critique, mais qu’elle avait éveillé la jalousie de Zola (qui
donnait au même moment Le Ventre de Paris) et réveillé l’envie de
Goncourt lui-même, frustré d’un succès au théâtre avec sa Renée
Mauperin. Ce jour-là, donc, la tension, quoique latente, est à son comble
entre les trois naturalistes, et perce à travers des paroles fielleuses, que
rend le procès-verbal de Rosny soucieux d’apparaître au-dessus de la
mêlée, et, déjà, comme l’égal des plus grands.

Liste des personnages :


 
Alphonse Daudet, romancier, conteur et dramaturge.
Émile Zola, romancier, journaliste et dramaturge.
Léon Hennique, romancier et dramaturge.
J.-H. Rosny, jeune romancier.
Edmond de Goncourt, romancier, dramaturge, essayiste.
Robert de Bonnières, conteur, romancier et chroniqueur au Figaro et au
Gaulois.
 
Daudet. – Oh ! ces acteurs… tous nous gâtent la vérité par leurs effets…
je voudrais supprimer les applaudissements pour supprimer les effets… ils
sont là à compter sur l’effet… à dire… tel passage… telle ligne… y a un
effet… il faut que ça sorte.
Zola. –  Mais en supprimant l’applaudissement vous ne supprimez pas
l’effet… l’effet restera toujours… vous direz toujours à tel passage on a
pleuré… on a ri…
Daudet. – N’importe, je veux supprimer l’effet.
Zola. –  Dites que vous voulez supprimer la claque, je serai de votre
avis… mais l’effet…
Hennique. –  Mais on a bien obtenu à Bayreuth, pour les opéras de
Wagner, la suppression des applaudissements.
Daudet. – Justement j’y songeais…
Zola. – Ça n’entraîne pas la suppression des effets, voyons !
Rosny. –  Non, certainement. Mais il ne peut être dans la pensée de
Daudet de supprimer tout effet, mais seulement le gros bruit matériel de
l’applaudissement qui brutalise l’acteur et le public… Dans ces choses-là, il
n’y a pas d’absolu, mais seulement des réductions à une finesse plus
grande… […]
Goncourt. – Daudet217 est mécontent de Mounet et de la [Cerny]… et il
a raison… Mounet est un protestant…
Rosny. – Comme il m’a dit l’autre jour… D’ailleurs tout le monde a été
surpris de ces Méridionaux blêmes… dont pas un ne rappelait « cette race
de grillons bruns » dont parle Numa. […]
Goncourt. – La X… on l’applaudissait tout le temps au 5e acte… tandis
qu’au 1er…
Rosny. – Elle faisait une impression terrible au 1er acte… quelque chose
de sinistre.
Zola. –  Oh  ! exécrable  ! Pas méridionale pour un sou… Quant à
Mounet…
Rosny. – Sans lourdeur – préparant ses mots… les jetant !
Goncourt. –  Et la… Dans la scène du 3e  acte… Est-ce assez
conservatoire… une bien belle scène pourtant – pour le théâtre.
Zola. –  Voulez-vous me laisser dire, Goncourt  ? J’aime beaucoup
Daudet, je l’ai prouvé… eh bien  ! cette scène du 4e  acte est gâtée…
alambiquée… ce n’est pas avec cette complication-là que ça aurait dû se
passer !
Rosny. –  Et puis, est-il bien vraisemblable qu’une Parisienne ne sache
pas que son père a dû commettre quelques fredaines ?
Goncourt. – Ah  ! pardon  ! Ça s’est passé comme ça dans la réalité…
Daudet m’a avoué. En lisant ça dans le roman, j’avais eu l’idée que quelque
chose de semblable avait dû se passer dans son intimité.
Zola. – Je ne dis pas non… mais dans la réalité ça a dû se passer d’une
façon plus ronde… entre les deux femmes seulement… ce juge est absurde
là.
Goncourt. – Moi, je trouve dans cette scène du sublime, de la vie… cet
homme austère, si respecté, consentant à se laisser abaisser devant sa fille
qui le vénère !
Zola. – Sublime ! Le sublime est un mouvement brusque de l’âme. Ceci
est une chose compliquée, alambiquée. […]
Bonnières. – Et ce magistrat… avec sa sortie… sa rentrée… on voit que
l’auteur a peur d’être ridicule… et tout le temps, il l’est !…
Zola. –  Le baiser refusé, encore une complication… Et puis, dans le
roman… du moins, nous savons encore le caractère du magistrat… ici nous
ne l’avons à peine vu… vous avouerez qu’il faut un fameux effort pour voir
là du sublime. […] Tenez… cette affaire du tambourinaire… ça aussi
Daudet prétend que c’est vrai… et c’est faux… comment imaginer une
Parisienne fine, délicate, s’enthousiasmant, et continuant à aimer un
paysan… avec cette musique bête… car c’est bête ce flûtet et ce
battement… c’est pas de la belle musique du tout…
Goncourt. – Ça c’est vrai, l’histoire du tambourinaire, je ne l’ai jamais
aimée non plus !
Zola. –  Voulez-vous me laisser dire, Goncourt  ? Eh bien  ! au Figaro,
quand Numa a été près de paraître, j’en ai parlé. – J’ai signalé l’affaire du
tambourinaire… et quand Daudet est revenu, il m’a dit que l’histoire était
vraie… qu’elle s’était bien passée à peu près comme ça… mais savez-vous
comment ? Elle s’était passée avec Mistral…Vous avouerez que la distance
est grande de Mistral à un tambourinaire ! Sans doute il paraît que Mistral,
superbe dans son costume de là-bas, n’est plus du tout la même chose à
Paris, qu’il a l’air d’un paysan en habit… et que malgré ça, la jeune fille
avait persévéré… Mais enfin, Mistral, c’est Mistral ! On comprend qu’une
Parisienne distinguée… d’ailleurs Daudet ne m’a jamais dit quelle
Parisienne…
Goncourt. – Écoutez, Zola, vous et moi ne sommes pas des Méridionaux
comme Daudet… un tambourinaire ça nous paraît ridicule… mais à lui, ça
ne lui paraît pas absurde du tout.
Rosny. – Eh bien ! La faute n’en est pas moindre… car un vrai romancier
naturaliste ne va pas aller donner ses impressions à lui pour celles d’une
Parisienne raffinée. […]
Zola. – Tenez. Au 5e… quand Numa se cache derrière le rideau… ça ne
vous paraît pas drôle à vous autres que le masquement [sic] de l’unique
fenêtre de la pièce ne détermine pas une demi-ombre, une diminution de la
lumière dans la chambre ?
Hennique. –  Une chose bien curieuse… c’est, quand Numa parle à
l’extérieur, qu’aucun bruit ne pénètre et, dès qu’on ouvre la fenêtre…

extrait n° 5

Les divagations de la rue de Rome (mardi 6 février 1894218)

Sans doute pour les raisons qu’on a soulignées auparavant (le charme de
la parole du maître des lieux), c’est le cénacle de Mallarmé qui a bénéficié
de la meilleure couverture sténographique, puisque pas moins de quatre
disciples se sont improvisés secrétaires de sa parole : Régnier, qui couvre
une décennie entière (1887-1897), Fontainas quatre ans (1894-1897),
Bonniot douze mois (1893) et Jean de Tinan… un jour de l’année 1894.
C’est ce dernier, malgré la maigreur de son rapport (une page), que nous
avons retenu. Aussi riches soient les procès-verbaux des trois premiers
mallarmistes, ils présentent l’inconvénient d’isoler des pans de discours
sans jamais proposer une séquence suivie, sans jamais surtout donner la
parole aux « auditeurs ». Tinan, dont c’est la première visite rue de Rome,
est le seul des preneurs de notes à embrasser une soirée entière et, partant,
à restituer –  fait sans précédent  – les interventions des invités, y compris
celles des invités les plus discrets, brisant du même coup l’idée, admise
peut-être un peu vite, selon laquelle Mallarmé parlait seul en face d’un
parterre silencieux. Rien de tel, on va le voir, dans l’extrait qui suit, quand
bien même Mallarmé domine de sa présence magnétique et de son verbe
magique la petite assemblée qui s’est groupée autour de lui. Comme la
plupart des jeunes symbolistes de l’époque (Gide, Valéry, Louÿs), Tinan
tient un journal intime, hélas vite abandonné… Sa position est un peu
comparable à celle de Juste Olivier en 1830. Elle est celle d’un jeune
romancier plein d’espoir  : son premier livre (Un document sur
l’impuissance d’aimer) allait être publié à la fin du mois à la librairie de
L’Art indépendant. En 1894, Tinan est à la recherche d’une voie et d’une
voix – celle d’un maître qui l’oriente. À moins de vingt ans, le futur auteur
de Penses-tu réussir ? a conscience du privilège qui est le sien de rencontrer
un monstre sacré de la littérature, porté aux nues depuis dix ans par tous
les poètes de la capitale  ; la fraîcheur de son regard et la qualité de son
enregistrement rendent son témoignage d’autant plus saisissant qu’il se
trouve complété –  heureux hasard  – par celui de Régnier219, présent le
même jour. Pour présenter ce morceau de conversation, laissons la parole à
Tinan lui-même : « Mallarmé ouvre, […] nous sommes introduits dans une
petite salle à manger plus que simple –  avec une table, tabac, cendriers,
verres de punch, quelques chaises  – un fort mauvais canapé, où je
m’assois. »

Liste des personnages :


 
Stéphane Mallarmé, poète.
Robert Scheffer, poète et romancier.
Henri de Régnier, poète.
Jean de Tinan, romancier.
Edmond Bailly, éditeur de la librairie de L’Art indépendant.
André Lebey, poète.
André-Ferdinand Herold, poète.
 
Mallarmé, à propos de l’Eleusis de Mauclair220, qui va paraître sous
peu. –  Une façon de traiter en surface des choses les plus profondes…
(Mallarmé en fait grand cas – cite une phrase de Poe, « qui souvent a servi
de prétexte à des rêveries ».)
Scheffer, parlant de Loti. – Un bel exemple de non-sincérité. Il a dit, à
propos de la candidature Heredia à l’Académie : « Vous pouvez compter sur
ma voix si Jean Aicard ne se présente pas. »
Quelqu’un. – Tailhade prépare une ballade de refrain :
« Qui donc a dit que Jean Aicard est bête ? »
Mallarmé. – Je disais à Catulle, à propos de ce Parnasse auquel Lemerre
fera bien de renoncer221, car avec qui le ferait-il, qu’en admettant que
depuis quelques années le mouvement n’existe pas, et pour moi il est très
intéressant, le Parnasse ferait bien d’être reconnaissant car si on avait
continué, on serait au bout maintenant.
Quelqu’un, à propos de ceux qui vont chez Mendès. –  Oui, les jeunes
poètes couronnés par L’Écho de Paris222. […]
Mallarmé. – Un jour, après la guerre, [je] trouve Théophile Gautier avec
un volume de Jean Aicard : il [me] le montre : « Ce n’est pas plus mauvais
que beaucoup d’autres choses.  » […] Dierx est expéditeur à un ministère
quelconque. Il y a quelques jours, il écrit à l’archiviste du ministère –
  distraitement, exemple d’obsession, il écrit sur l’enveloppe  : Monsieur
L’anarchiste…, et tranquillement il commence sa lettre  : Monsieur
L’anarchiste… L’archiviste n’est pas encore revenu de son étonnement. […]
On va donner d’Axël une représentation à la Gaîté au profit de quelconques
pouponnières – ce sera toujours cela, puisque l’on ne peut pas, comme nous
le voudrions, jouer cela avec de vrais diamants. Il paraîtrait que le pauvre
Victor223 sait Axël par cœur.
(Régnier arrive. On parle littérature  : Boileau, Ronsard, Théophile,
Hugo – que Mallarmé appelle « Le Père Hugo »)
Mallarmé. – Le vrai Victor Hugo ne date que des Contemplations [Il a
dû être heureux dans son exil quand il s’est senti devenir autre chose, quand
il s’est senti devenir ce qu’il a été. Ce fut une grande époque. Jusque-là, il
avait élargi ses débuts de délicat lettré sans génie jusqu’à une vraie maturité
de talent. Le vocabulaire s’accroissait, la main se faisait.] –  Jusque-là, il
n’avait été qu’un rhétoricien, cependant il était déjà Hugo, puis tout à coup,
[vinrent de grands événements], la mort de sa fille, l’exil [et la terrible
fissure de douleur et d’orgueil par où s’engouffrèrent, jusqu’au fond de son
être, toute] la mer [et tous les vents] et cette floraison extraordinaire : Les
Contemplations. [Ce sont Les Contemplations qui donnent la note juste de
cette crise. Tout le Hugo postérieur découle de là, mais un phénomène
singulier eut lieu. Dans Les Contemplations, voici les choses sublimes et
profondes ressenties, telles que ce fut.] Ce fut la puissance, cependant [cette
première extase calmée, cette première suffocation de génie],
l’amplificateur, le [vieux] rhétoricien reparaît, [revient, maître de lui, et on
voit le poète transformer, agrandir, amplifier par des trucs énormes ce qu’il
avait ressenti et pensé avec l’ingénuité du génie.] Il amplifie Les
Contemplations. [On sent la mainmise du gigantesque ouvrier sur la rêverie
du poète, on entend la forge qui martèle et amalgame la parcelle d’or
recueillie dans les ruisseaux et sur les grèves d’une riche pensée. Prenez des
pièces comme « Le Mendiant » : on voit le poème de légendes des siècles
qu’en pourra façonner le grand artisan. Et c’est de l’étonnante et admirable
«  Bouche d’ombre  » que sort le souffle sibyllin qui fait chanter plus tard
« Le clairon de l’abîme ».]
Régnier. – Cela se voit sur ses portraits – d’abord un adolescent mièvre
et étriqué – presque chauve, et puis : le chevelu, de la crinière presque dans
les yeux.
(Mallarmé raconte qu’il est né passage Laferrière224 dans la maison où
Hugo fut pris en flagrant délit avec Mme Biard et où il excipa, pour se tirer
d’affaire, de sa médaille de Pair de France.)
Mallarmé. – Certains prosateurs sont inquiets de ce que pour terminer le
vers, pour la rime, il faut mettre un mot que l’on ne pense pas. […] On
sonne chez Odilon Redon, une Parisienne se présente quand il ouvre,
intimidée, essoufflée, en encourageant une autre qui se dissimule derrière
elle  : « Monsieur Redon, nous venons voir vos monstres » […] Qu’est-ce
que Racine pouvait bien penser de Boileau ? Peut-être pensait-il naïvement
que cet homme avait des secrets. […] Le xviie n’est pas à la hauteur, en
littérature, de son architecture, de son art, qui sont un aboutissement du
génie français et du génie grec – et non latin, malgré Paul Adam. Le xviiie,
lui, est latin  – il a cet immense mérite d’avoir compris qu’avant lui une
grande chose s’était accomplie, et de l’avoir étudiée – de Voltaire, il restera
les lettres et les contes  – les lettres sont étonnantes, surtout quand on lit
celles auxquelles elles répondent –  Mme  du Deffand par exemple. Mais,
dans tout cela, pas un poète : J.-B. Rousseau, mais cela est du même ordre
que les opéras de Quinault, qui viennent d’ailleurs directement de Ronsard.
(Il parle de Ronsard et Michelet, de La Harpe et Chateaubriand). La Harpe
aurait corrigé la seconde édition d’Atala, ce qui m’a toujours donné envie
de lire la première. […]
Mallarmé, à Tinan. –  Monsieur, vous avez appris le chemin de la
maison.

Par définition volatile, la parole se laisse malaisément circonscrire, à plus


forte raison quand, portée par plusieurs locuteurs, elle sort du schéma
conventionnel (devenu une forme littéraire en soi au xixe  siècle) de
l’entretien ou de l’interview… Aussi ne saurait-on prétendre ici, à partir de
ces seuls échantillons, établir une physiologie de la causerie de cénacle.
Ténus, ces vestiges de la parole cénaculaire sont cependant suffisamment
instructifs pour battre en brèche quelques-uns des poncifs les plus
récalcitrants à son sujet, véhiculés depuis un siècle par le truchement de la
littérature de souvenir et les ouvrages de fiction.
S’il y avait un seul enseignement à retenir de cette incursion dans la
chambre sonore du cénacle, ce serait que la parole n’y est ni tout à faire
conforme, ni tout à fait non plus contraire au stéréotype forgé par les
romanciers et par les mémorialistes. « Les discussions sérieuses225 » et les
«  longues causeries sur l’art et la poésie226  », dont se souviennent avec
émotion Sainte-Beuve et Fontaney ont bien le cénacle pour théâtre. En cet
espace, seul, on parle de littérature en experts consommés, et non en
amateurs distingués. La causerie de Vigny est émaillée d’aperçus lumineux
sur la poésie, celle de Beyle fuse d’intuitions géniales, celle de Gautier
regorge de trouvailles splendides, celle de Zola est nourrie de remarques
pénétrantes et scrupuleuses, et celle de Mallarmé rayonne d’intelligence et
de subtilité. L’écart, de ce point de vue, est flagrant avec le salon, où l’on
parle de la littérature et l’art, mais avec détachement, comme de tout autre
sujet d’ailleurs, en se souciant avant tout du «  beau langage  ». Sainte-
Beuve, qui a fréquenté tous les cénacles de 1830 (sauf celui de Delécluze),
est sans doute le mieux à même de voir ce qui, de ce point de vue, distingue
un salon littéraire d’un cénacle d’artistes. Bien qu’il ait rendu un hommage
vibrant à ce «  monde d’élite227  » qui se réunissait chaque semaine à
l’Abbaye-aux-Bois, il n’est pas dupe de son ignorance de la chose
littéraire : « Mme Récamier (et son monde), note-t-il, ne comprend pas très
bien la poésie228. » Le cénacle, lui, comprend la poésie, et c’est parce qu’il
la comprend et la pratique qu’il en fait l’objet favori de ses discussions.

Parler

«  Nous étions là quelques-uns à parler de Hugo  », note Régnier229. Ce


pronom est couramment utilisé pour désigner l’assemblée du cénacle. Mais
à quel nombre de participants correspond-il  ? Nos morceaux choisis
apportent une réponse sans équivoque  : le cénacle est un cercle très
restreint. Sept ou huit personnes, guère plus, forment le groupe ordinaire –
 encore certaines d’entre elles se tiennent-elles coites, jouant plus le rôle de
figurant que d’acteur. Cette question de l’effectif, sous ses apparences
futiles, est en réalité essentielle. L’homme qui en a le mieux saisi
l’importance est Delécluze. Au-delà de cinq personnes, soutient-il, la
conversation verse dans la frivolité. Ainsi chez Dubois, le lundi
27 décembre 1824, où la réunion trop nombreuse (plus de trente personnes)
a pour effet d’ôter toute « vivacité au discours ». Delécluze en tire la règle
suivante :
Dès que dix personnes lettrées sont réunies sous la direction d’une
espèce de président, on retrouve à l’instant même tous les inconvénients
d’une académie. On passe le temps à exercer des critiques frivoles sur
des sujets ou des ouvrages qui n’en valent pas la peine. Toutes les
pensées, aussi bien que les phrases dans lesquelles on les enferme,
prennent une ressemblance de famille qui engendre l’ennui.
Une quinzaine de jours plus tard, chez Stapfer, même scénario. Ce
qui nous vaut cette intéressante analyse :
Les sociétés nombreuses sont très bonnes quand les chagrins ou les
excès de travail vous rendent la distraction indispensable. Mais, si l’on
cherche à jouir de la société, à profiter des entretiens auxquels on se
livre, nul doute qu’il ne soit infiniment préférable de se trouver dans un
cercle étroit d’amis ou de connaissances. On passe son temps plus
agréablement, je dirai même qu’on apprend davantage en écoutant
tranquillement des gens médiocres qui peuvent développer leurs idées
de suite, qu’en saisissant à la volée les pensées éparses de gens
supérieurs qui parlent à bâtons rompus230.
Selon le nombre de présents, il y aurait, selon Delécluze, deux
ordres de sociabilité : une sociabilité de distraction, élargie, où
domine la parole futile (sociabilité mondaine ou académique), et
une sociabilité d’instruction, composée d’une poignée d’individus
soucieux d’approfondir un sujet. Le cénacle, on l’a compris,
appartient à la seconde catégorie, quoiqu’il ne soit jamais à l’abri,
pour peu que le cercle s’élargisse, d’un basculement dans la
première. Menace à laquelle n’échappe pas le propre cénacle de
Delécluze231…
La taille modeste de l’effectif a un corollaire, évident en tout cas dans nos
extraits  : le partage de la parole. Jusqu’alors, soit par tradition (dans les
salons), soit par commodité (dans les académies), la conversation était sous
le contrôle d’une Maîtresse ou d’un Président. Avec le cénacle, la parole est
rendue à tous ; chacun peut intervenir, placer son mot quand il le souhaite,
sans craindre d’être rabroué ou humilié. Dans la mansarde de la rue
Chabanais, Stendhal accapare la parole comme s’il était le maître des lieux.
Planche fait de même, sans se préoccuper de la bienséance ou de la
préséance. Les codes, hérités de la mondanité, qui veulent qu’on laisse la
parole à l’invité d’honneur ou à l’organisateur sont ici bafoués. Au Magny,
la démocratie conversationnelle tourne à l’anarchie : pour se faire entendre,
il faut « gueuler », couvrir l’autre de sa voix. Dans le Grenier des Goncourt,
un nouveau venu tel que Rosny n’est pas tenu, au nom d’on ne sait quel
protocole, d’écouter religieusement l’hôte ou tel personnage prestigieux. Il
lui est loisible d’applaudir comme de contredire l’opinion des habitués. Ce
partage équitable de la parole est plus inattendu chez Mallarmé. Certes,
Tinan reste muet durant toute la soirée, tétanisé qu’il est sans doute par le
prophète vivant qu’il a en face de lui, mais ses coreligionnaires, plus
habitués des Mardis, n’hésitent pas, eux, contrairement à ce que l’on a trop
souvent cru, à glisser une répartie entre les sermons de Mallarmé. À la
différence d’autres formes de sociabilité littéraires, le cénacle offre à chacun
la possibilité de s’exprimer, de faire valoir son opinion, d’apporter sa
contribution au débat collectif. Certes, les hiérarchies sont respectées  : ce
sont les plus gradés et les plus expérimentés qui interviennent (Stendhal
chez Delécluze, Régnier chez Mallarmé, Daudet et Zola chez Goncourt,
Gautier et Sainte-Beuve au Magny), mais l’individu étant moins considéré
en milieu cénaculaire pour ce qu’il est que pour ce qu’il dit – d’intelligent,
d’amusant, de profond  –, n’importe qui peut tirer son épingle du jeu, et
apparaître, au moins temporairement, comme un esprit fort, une intelligence
supérieure. Un personnage tel que Planche parvient ainsi à se faire passer
dans les cénacles romantiques pour un écrivain de première importance,
sans avoir publié un seul livre  ! Le très falot Mesnier se sent assez en
confiance pour faire des objections à Stendhal. Inversement, la réputation
littéraire n’apporte aucune garantie de succès en cénacle : Sand, accueillie
aux dîners Magny, assomme tous les convives de sa parole morne.
Talentueuse dans ses livres, la romancière est ennuyeuse dans sa
conversation.
Le fait que tout cénaclier, quel que soit son grade, ait voix au chapitre a
de fortes incidences sur le déroulement, ou plutôt sur le déroulé de la
conversation, ponctuée de ruptures, de sauts et d’envolées perpétuels. À la
différence de la conversation de salon, surveillée et contrôlée (parfois
sonnette en main), la causerie de cénacle, soumise aux caprices des
causeurs, bat la campagne. Ce qui frappe dans cette parole telle qu’elle se
donne à voir et à entendre dans nos extraits, c’est son caractère non-codifié,
presque débridé. Une extrême liberté (qui n’exclut d’ailleurs pas la rigueur
et la précision de l’argumentation) est à l’œuvre dans ces échanges, liberté
de parole qui tranche vivement avec la rigidité et la codification de la
conversation classique. Cette émancipation des usages, notons-le, affecte
autant la forme (orchestration de la conversation), que le contenu (variété
des sujets). La causerie cénaculaire se révèle moins lisse qu’on ne le
croyait, présentant même parfois des aspects chaotiques, anarchiques. La
digression n’y est pas l’exception mais la règle. Guizard survient-il, Beyle
en profite pour faire bifurquer la conversation sur l’élection des pairs.
Planche sautille d’un sujet à un autre ; dans le cabinet Magny, il suffit que le
nom de Racine «  tombe dans une assiette  » pour que le dramaturge
devienne, en un instant, le sujet de discussion de toute la tablée. Même aux
Mardis, on ne s’astreint pas à une continuité rigoureuse dans le propos. De
Loti, on passe allégrement à Aicard, d’Aicard à Mendès, de Mendès à
Dierx, etc. De fil en aiguille, tous les anciens du Parnasse y passent ! Pour
autant, rien de commun avec le décousu et le débraillé des conversations de
brasserie. Quoique libre et capricante, la causerie cénaculaire reste tenue et
tendue. Tenue par la raison, et tendue vers son objectif. À la différence des
bohèmes, dont l’esprit est souvent embrouillé par l’alcool et perturbé par le
bruit, les cénacliers parlent en toute lucidité et se montrent plutôt rigoureux
dans leurs échanges. Au-delà de la décontraction apparente, les discussions
sont serrées, mettant aux prises des discoureurs aux arguments solides et
acérés. Dans la discussion qui l’oppose à ses adversaires, Beyle doit faire
face à des objections très sérieuses. Chaque point est examiné avec soin,
analysé scrupuleusement, et gare aux sophismes… Cette volonté d’aller au
fond des choses, de ne pas rester en surface, est un trait discriminant entre
la causerie de cénacle et la conversation de salon. Ici on se satisfait
d’approximations du moment qu’elles sont enveloppées de beau langage, là
au contraire on creuse le sujet à fond sans souci des formes. Tout avinés
qu’ils sont, les causeurs du Magny défendent chèrement leur point de vue,
qu’il s’agisse de l’honnêteté de la femme bourgeoise ou de la supériorité
littéraire de Hugo. Daudet émet-il un jugement au Grenier (il faut supprimer
les applaudissements au théâtre), son idée est aussitôt examinée sous toutes
les coutures, contestée, reformulée, en un mot  : discutée. Les «  mais  »
tombent en cascade (ceux de Zola et Hennique), plaçant d’un côté les
opposants à cette opinion et de l’autre celui qui la défend, en attendant
qu’un nouvel intervenant (Rosny), prenant les choses de plus haut, se fasse
l’avocat de Daudet.
Du coup, un autre préjugé tombe, celui qui fait de la conversation de
cénacle un concert d’approbations, une symphonie consensuelle. Si les
cénacliers communient sur un certain nombre de valeurs essentielles, si tous
se reconnaissent, hors le cas Magny, dans un même mouvement littéraire,
ils divergent et même s’opposent sur de nombreux points. Les amis de
Delécluze, quoiqu’héritiers des Lumières, gardent un fond de spiritualisme
que Beyle, plus radical, a éradiqué depuis longtemps. Vigny et Planche
s’entendent sur à peu près tout, mais ne se gênent pas pour exprimer leur
désaccord quand il existe : alors que Vigny apprécie le buste de Lamartine
par David d’Angers, Planche décrète qu’il s’agit d’un « ouvrage honteux ».
Mallarmé fait l’unanimité dans l’extrait que nous avons choisi  ; mais,
comme nous l’avons signalé dans la partie précédente, son discours a
parfois été en butte aux objections (Dujardin, Mauclair) voire à la
contestation (Ghil, Retté). Dans le Grenier de la Maison d’Auteuil, on
pinaille sur le moindre détail, on ergote sur tout, même si l’enjeu est ailleurs
que dans ces pinaillages : derrière l’échange à fleurets mouchetés à propos
de la pièce de Daudet, percent l’envie (Zola), la frustration (Goncourt) et
l’ambition (Rosny). La querelle de mots dissimule un combat de
prétendants.

Médier

On a fait du cénacle le lieu d’une parole dogmatique où s’énoncerait, par


la voix d’un gourou, l’évangile esthétique à l’attention de quelques disciples
muets et serviles. En réalité, le discours y est beaucoup plus contradictoire
que doctrinal. On y confronte ses vues, défend ses arguments, oppose ses
idées, avec une virulence qui confine parfois à la violence. L’amitié n’y est
pas si sacrée qu’elle inhibe les vanités. On s’accroche, on se déchire, on
s’engueule parfois. Les aveux d’admiration, les congratulations mutuelles,
sont en fin de compte exceptionnels, contredisant ce que véhicule le
discours anticénaculaire. Solidaire face à l’ennemi, le cénaclier, devant son
frère d’armes, n’est pas, tant s’en faut, paralysé par la peur du conflit.
L’amitié littéraire, on le comprend à travers ces extraits, est davantage une
vue de l’esprit née dans la tête des détracteurs qu’une réalité vécue dans le
quotidien cénaculaire.
Mais on se ferait une idée encore trop simple de la causerie de cénacle si
on la ramenait à une dispute de philosophes ou à une controverse littéraire.
Dans les faits, il y a place pour les anecdotes, les paradoxes, les allusions à
l’actualité, les ragots de presse, les bruits mondains, les souvenirs de
l’ancien temps, les analyses stylistiques, les critiques d’art. L’éventail des
discours (argumentatif, narratif, informatif, descriptif) y est aussi ouvert que
celui des registres, tour à tour, comique, polémique, épique, lyrique,
didactique, épidictique, satirique, délibératif. Quant aux sujets abordés, ils
sont d’une variété désarmante pour qui s’imaginait que des hommes de
lettres, réunis en cercle intime, ne parlent que littérature ! Dans les thèmes
abordés, c’est entendu, les lettres se taillent la part du lion (et pour cause,
ces gens en font profession), mais les affaires politiques, les faits divers, les
anecdotes historiques, les questions philosophiques, les cancans du monde,
ne sont pas en reste. Prenons le cas des matinées de Delécluze. Sur seize
occurrences, six seulement concernent stricto sensu les affaires littéraires
(romantisme, académies, pamphlet de Stendhal, pièces de Mérimée, sacre
de Lamartine) ; toutes les autres évoquent des sujets aussi différents que la
religion, les jésuites, la mort de David, la langue française, la prise de
Missolonghi, la loi contre la presse et les ouvrages de M. de Maistre. Cette
diversité caractérise aussi les Mercredis de Vigny, en témoigne cette liste de
thèmes abordés le 16  juin 1830  : les théâtres, les meilleures places à
l’Opéra, les tableaux, les statues, les boissons inspiratrices, les caricatures,
Odry et ses Brioches à la mode, la statuaire à l’âge moderne (David,
Canova), M. Henri Ternaux, les États-Unis, les vers de Sainte-Beuve, Paul
Foucher, Camargo dans Manon Lescaut, le Duc de Chartres, le dernier
article de Sainte-Beuve dans le Constitutionnel, les vers de Lamartine.
Comme le note Olivier, étourdi par ce tourbillon, Musset (présent ce jour-
là) a parlé de «  plusieurs sujets  ». La multiplicité infinie des thèmes
examinés par Mallarmé durant les quinze ans qu’il a tenu son salon est
proprement vertigineuse. Tinan, dans ses modestes notes, en donne un
aperçu qui ne laisse pas d’impressionner  : pas moins de quinze motifs,
tournant principalement autour de la littérature, sont jetés dans la
conversation. Leur recension au Magny est tout aussi décourageante, même
si se dégagent des thèmes de prédilection récurrents de lundi en lundi : les
femmes (« le cul »), la religion (Dieu), la politique (le gouvernement), et les
religions littéraires (Hugo, Sand, Balzac). La variété des conversations est
moins grande au Grenier, que préoccupent davantage les tirages, les ventes,
les recettes, l’accueil critique, les succès ou les fours des premières, et
secondairement les questions d’esthétique, mais la conversation dérape
aussi quelquefois sur des sujets inattendus  : un soir on parle de
l’homosexualité d’Oscar Wilde (30  avril 1893), un autre de la liaison de
Zola avec sa femme de chambre, Jeanne Rozerot (14  mai 1893), un autre
encore de la dénationalisation de la littérature française (10 mai et 31 mai
1891), etc. La variété reste immense, et l’on peut conjecturer qu’il en est de
même dans les cénacles dont les causeries ne nous sont pas parvenues.
Ce qui frappe tout de même lorsqu’on jette un regard panoramique sur
ces conversations, c’est la part considérable qu’y occupe «  l’actualité  »,
qu’elle soit littéraire ou non. La sortie d’un livre, le vote d’une loi, la mort
d’une célébrité, tous ces événements « médiatiques », que véhicule la presse
et colportent les salons, sont l’aliment de base des causeries de cénacle.
Nous sommes loin, encore une fois, de l’image embaumée du cercle
d’intellectuels refermés sur eux-mêmes, coupés de l’extérieur, éloignés du
quotidien, préoccupés uniquement de questions d’art ou de problèmes
abstraits. La plupart des conversations de cénacle trouvent leur amorce, ou
leur ressort, dans les « nouvelles » du jour, délivrées par les journaux. Si le
cénacle, contrairement au comité de rédaction, résiste à la cadence de la
périodicité de la presse, il se laisse contaminer par ses grands titres. Nouvel
exemple des effets collatéraux de la sphère médiatique sur le champ
littéraire. L’incarcération scandaleuse de L.-M. Fontan à Sainte-Pélagie le
15  avril 1830 offre une entrée en matière idéale pour Vigny et ses
camarades –  au moins à titre d’apéritif. Pour le plat de résistance, en ce
printemps 1830, c’est la publication des Harmonies qui fait la une des
Mercredis, tandis qu’on ne se lasse pas de tourner les pages du feuilleton
des représentations calamiteuses d’Hernani à la Comédie française. Deux
faits d’actualités courent en filigrane dans la discussion animée de l’après-
midi du lundi 22  juin 1863 dans le cabinet du restaurateur Magny  : un
procès de mœurs à Angers et la sortie du Victor Hugo raconté par un
témoin de sa vie. Le 20 février 1887, chez Goncourt, la première de Numa
Roumestan occupe tous les esprits, et donc toutes les conversations des
Greniéristes, obnubilés par le « triomphe » de la pièce de Daudet. Mallarmé
ne goûte guère, on le sait, la prose de « l’universel reportage ». Pour autant,
il ne manque jamais l’occasion de rebondir sur un fait divers, si celui-ci
recèle quelque chose de poétique232. Pour le reste, on fait rue de Rome
comme dans tous les cénacles : on parle du dernier livre paru en librairie, de
l’ultime livraison d’une revue amie, voire de la basse cuisine littéraire
(concours de poésie, réception à l’Académie, etc.). L’examen des mille
sujets brassés chaque semaine montre en tout cas que le cénacle est
beaucoup plus poreux au monde extérieur que voulurent le faire croire ses
détracteurs.

Médire

À côté des nouvelles du monde qui intéressent les causeurs, figurent en


bonne place celles du tout petit monde de la littérature. Potins, cancans,
commérages et racontars en tout genre  : le cénacle est friand des petits
secrets et autres scandales qui rythment la vie littéraire. C’est aussi pour
cela qu’on vient : s’informer de ce qui se passe dans le bocal des lettres et
débiner en douce les confrères. Le cénacle fonctionne, de ce point de vue, à
la fois comme une centrale d’information et comme un défouloir collectif.
L’embrayeur de ces ragots qu’on chuchote avec gourmandise, et qui attirent
des sourires satisfaits en coin, est la locution « il paraît que », source de tant
de fantasmes et d’autant de disputes : « Il paraîtrait que le pauvre Victor sait
Axël par cœur  » (Mallarmé)  ; «  Il paraît que Mistral, à Paris, a l’air d’un
paysan en habit » (Zola) ; « Il paraît que Fontan est une canaille, un pilier
d’estaminet » (Planche)  ; « Il paraît qu’il se fait des lectures de vers chez
Victor Hugo  » (encore Planche)  ; «  Il paraît que la famille Malesherbes
possédait un buste [de Malesherbes] assez ressemblant  » (Dittmer). Les
informations sont douteuses, voire suspectes ? Qu’importe ! Rien de mieux
qu’un «  scoop  » pour briller dans un cercle de causeurs. À défaut d’être
spirituel, on montre qu’on est informé, voire qu’on est dans le secret des
dieux littéraires : « Mme Sand, confie Sainte-Beuve, va faire quelque chose
sur un fils de Rousseau, pendant la Révolution… Ce sera tout ce qu’il y a
de généreux dans la Révolution… Elle est pleine de son sujet. Elle m’a écrit
trois lettres ces jours-ci233.  » Le Magny bourdonne de révélations
scabreuses – mais il est vrai que c’est un peu la règle de ce cénacle-parloir,
où l’on doit «  compromettre  » autrui et se compromettre soi-même.
L’endroit où l’on s’attendrait le moins à entendre des potins – le salon de la
rue de Rome – n’échappe pas à ce travers : on charge Loti, on déblatère sur
Aicard, on ironise sur Mendès, on raille Dierx. Mallarmé, dont on a peut-
être surestimé la bonhomie naturelle et la bienveillance universelle, n’est
pas toujours tendre avec ceux dont il estime qu’ils ont trahi l’idéal
artistique : tantôt le maître égratigne Mendès, son ami de toujours, à demi-
mot («  Il parle des changements que le temps apporte à tout, de Mendès,
qui, dans leur jeunesse, leur semblait la proue même du vers s’avançant
dans la vie et qui, maintenant… ») ; tantôt il défend Zola contre tous ceux
qui le honnissent mais stigmatise la voracité du romancier (« Il n’a jamais
pu mesurer la valeur d’une œuvre d’art qu’à l’étalon de ses tirages »). Les
amis et les confrères sont-ils mieux traités quand ils dévient de la voie,
trahissent la cause, ou lui faussent compagnie ? Pas si sûr : « Il s’est plaint
de Ghil, note Régnier, et de ces bêtes imitations qui s’emparent de
l’esquisse parlée de ses idées234.  » Témoignage plus troublant pour son
image, Mallarmé se livre à un démolissage en règle, arachnéen comme il
sait le faire, de celui qui avait pourtant contribué à le rendre célèbre  :
« C’est d’abord le principe posé, respectueusement, adhésif, que Huysmans
est plein de talent. Puis viennent de petites restrictions, qui rognent,
dépouillent et ne laissent de ce fantôme enluminé qu’une blanche carcasse
d’imbécile235.  » Comme dans les lettres à double entente que Mallarmé
écrit à ses amis et confrères pour les remercier d’un envoi de livre, la
flatterie exquise de sa causerie dissimule des flèches terribles. La médisance
est naturelle dans la maison d’Auteuil ; on y médit plus qu’on ne médie : ce
ne sont que colportages de saletés sur les confrères, avec une préférence
marquée pour ceux qui touchent les « amis ». Le Journal des Goncourt est
rempli de ces petits débinages dominicaux : Daudet vient à peine de tourner
les talons qu’on écharpe l’auteur de Numa, sous couvert de critiquer les
acteurs : la pièce est alambiquée (Zola), invraisemblable (Rosny), ridicule
(Bonnières), fausse (Goncourt), bizarre (Hennique), le tout exprimé de
manière pateline, faussement cordiale.
On a longtemps cru que ces rosseries étaient l’apanage du Grenier. Chez
les romantiques, on se livre aussi avec exquisité au dénigrement des
confrères  : de Hugo à Lamartine, en passant par Sainte-Beuve, Musset,
Dumas, Paul Foucher, Latouche, toutes les têtes fortes du romantisme en
prennent pour leur grade  : c’est Musset citant des vers de Sainte-Beuve
pour les moquer, c’est Vigny distillant des remarques fielleuses sur la
«  manière large, peut-être trop large…  » de Lamartine, c’est Planche
fustigeant l’ignorance crasse de Hugo, c’est Musset, de nouveau, faisant un
portrait-charge de Dumas avec ses grooms, c’est Sainte-Beuve racontant,
avec délectation, les déboires de Hugo avec Mademoiselle Mars, etc. Ce
concert de médisances, auquel assiste, médusé, l’innocent Juste Olivier, lui
arrache cette réflexion  : «  On peut voir par les phrases de la conversation
que ces messieurs ne se congratulent pas tant les uns les autres, et que
l’histoire de la camaraderie n’est guère plus vraie que celle de la longue
barbe, dont M. Deschamps et moi avons bien ri236. » Olivier a lu, comme
tous les hommes qui s’intéressent de près ou de loin aux choses de la
littérature, le fameux pamphlet de Latouche sur la «  Camaraderie
littéraire ». Or, ce qu’il constate de ses propres yeux ne va pas du tout dans
le sens de la satire. Loin de se caresser dans le sens du poil, les romantiques
se tirent dans les pattes. En 1824, Delécluze déplorait déjà une dégradation
sans précédent des relations amicales237 qui faisaient, dit-il, le charme et le
prix de ses réunions d’antan, avant que le « mauvais esprit  » ne s’empare
des jeunes romantiques. «  Ma société ordinaire s’est réunie ensuite. Mon
cabinet devient un vrai bureau d’esprit. On n’y parle plus que de la pièce ou
même de la brochure nouvelle. On y juge les gens avec une légèreté et une
amertume qui me déplaisent et m’attristent. Ce n’est plus l’envie de
s’éclairer qui anime ceux qui s’y rassemblent, c’est le désir de dire un mot
piquant, de flétrir une renommée, de salir une réputation238.  » Pour
Delécluze la «  bonhomie s’est exilée de [son cénacle]239  ». Mais cette
bonhomie a-t-elle jamais existé ? La tentation de la médisance ne s’empare-
t-elle pas de tout homme de lettres dès qu’il se trouve en compagnie de ses
pairs, fût-ce en cénacle ?

Rire

Le cénacle est aussi potinier et malveillant qu’il peut être gai et sémillant.
L’atmosphère de légèreté dans laquelle sont enveloppées la plupart des
causeries recensées ébranle le mythe d’une conversation prise dans les
glaces de la gravité. S’il est vrai que la secte des Méditateurs n’est pas
festive (les soirées se passent à lire l’Apocalypse assis en rond ou à écouter
pieusement Maurice Quaï, dit «  Christ  », prêcher)  ; que les Samedis de
Leconte de Lisle n’ont pas laissé le souvenir d’un entrain débordant
(l’homme au terrible monocle fait régner une espèce de terreur sur ses
disciples qui vont chez lui, rappelons-nous, « comme les croyants vont à la
Mecque240 »), peu de cénacles sont restés impassibles. Sans parler du Petit
Cénacle, du groupe du Doyenné et, plus tard, du Cercle zutique, formations
qui prirent leur distance vis-à-vis du modèle écrasant du cénacle militant,
on constate que nombre d’entre eux se sont abandonnés à la plaisanterie, à
la facétie, voire à la bouffonnerie. Quoique le maître des lieux ne les
apprécie guère241, le Grenier de Delécluze sourit d’aise aux paradoxes
hénaurmes de Stendhal. Les boutades de Beyle sur le romantisme, dites
« avec un air grave à travers lequel perçait son instinct de bouffonnerie »,
emportent l’adhésion. Delécluze se souvient encore, quarante ans après, des
fous rires auxquels prenaient part Mérimée, Rémusat, Cavé, Dittmer et
Vitet242.
Contrairement à une idée reçue, le Cénacle de Hugo n’est pas le dernier à
se dérider. Les témoins présents à ces soirées nous apprennent qu’elles
n’avaient rien d’une grand-messe solennelle. Pendant le dîner, la séparation
n’était pas nette entre les affaires littéraires et culinaires : « J’ai vu ce matin
Victor Hugo à son turbulent déjeuner de famille. À travers des
glapissements perpétuels de femme et d’enfants sur les sept tons de la
gamme, j’ai cru distinguer ces mots  : Hernani sera joué dans trois mois,
échappé à grande lutte de toutes les mutilations littéraires, plumé
politiquement seulement243.  » Dans la Chambre au Lys d’or, le Cénacle
retrouve son sérieux, mais le chef du Romantisme n’a rien du prophète Quaï
ou du professeur Leconte de Lisle. D’après Marie Nodier, « Hugo préférait
de beaucoup le tabarinisme le plus pernicieux à la plus éloquente des
tirades, et [il] était homme à le travailler, à le roder, à l’aggraver, et à en rire
jusqu’à extinction244 ».
Côté plaisanterie, l’Arsenal n’est pas en reste. Le salon de Charles Nodier
est même connu pour sa gaieté primesautière. Des expressions populaires,
habilement détournées de leur fonction, suscitent l’hilarité générale. Aussi
puériles puissent-elles paraître, ces pratiques langagières témoignent d’une
réelle complicité  : être du cénacle, c’est pouvoir rire de ce qui s’y dit. À
travers ces jeux de mots, les amis de Nodier inventent une forme inédite
d’humour fondée sur la dérision. Le rire de l’Arsenal, plus largement le rire
des romantiques en cénacle, a sa particularité. Il s’agit, estime Mme Ancelot,
d’un rire outré :
C’était un ton continuel de plaisanterie très excentrique. […] Jamais
aucune parole sérieuse, jamais rien de profond, de sensé ou de simple ;
tout était destiné à faire rire, à faire de l’effet. Plus les choses étaient
inattendues, c’est-à-dire moins elles étaient naturelles, plus le succès en
devenait prodigieux. Je me trouvais là comme une étrangère. […] On
s’y moque de tout245.
L’actualité donne lieu à des plaisanteries qui trahissent un penchant
certain pour l’humour noir. Pendant l’épidémie de choléra qui
frappe les Parisiens en 1832 (et certains proches des invités de
l’Arsenal, – Nodier perd par exemple son portier), les rires se
déchaînent : samedi 28 avril, « nous avons ri prodigieusement
d’anecdotes cholériques. – Les fossoyeurs sautant et dansant sur les
corps pour les tasser, dans les enterrements d’hospices, pendant la
nuit246 ». La mondaine Mme Ancelot ne voit dans ces « actions
bizarres, ces choses insensées, ces sottises éclatantes247 » qu’un
moyen de choquer le bourgeois, d’épater le Tout-Paris. Rien n’est
moins sûr. Cette conduite excentrique doit plutôt être interprétée
comme le désir, propre à une collectivité, de rompre en visière avec
un habitus mondain qui ne correspond plus aux nouvelles
aspirations.
Il y a d’un cénacle à l’autre des différences, mais il semble bien que,
durant ces années où l’on s’ennuie ferme dans les salons, où les cafés n’ont
pas encore atteint leur plein essor, un certain rire, fondé sur l’usage déréglé
du langage et accordé aux expérimentations poétiques du moment, naît dans
l’enceinte du cénacle. Lorsqu’on se plonge dans les journaux intimes de
l’époque, on découvre également un rire caustique, tourné contre les
membres mêmes de la confrérie. Le clan romantique a des «  rires
inextinguibles  » à la seule évocation de Mme Waldor dansant la valse. En
1832, rue Jean Goujon, Hugo, Deschamps et Marie Nodier passent la fin de
la soirée à lire «  en [se] tordant des marines de Rose Ravel [sic]248 ». Le
plaisir, un rien pervers, consiste à se retrouver autour d’un rejet commun
pour une certaine littérature, soit en sabotant la lecture, soit, plus
radicalement, en faisant des pastiches  : «  Nous causons des poètes à
procédé. Saint-Félix, Musset. […] Vers types : Le citoyen finit où le soldat
commence. Nous en faisons une trentaine249.  » On a vu que, chez Vigny,
l’ironie contre les confrères était féroce. Sans doute le fut-elle plus encore,
la bienveillance en moins, chez Leconte de Lisle et dans le Grenier des
Goncourt. Juste Olivier, qui fait ses premiers pas dans le cénacle, ne
comprend pas l’ironie bien rodée de ses membres  : «  Vous croyez qu’ils
vous disent quelque chose sérieusement et la suite vous fait voir que ce
n’était qu’une vaine et creuse parole250. »
Le rire du cénacle, très différent de celui des brasseries, des cercles, ou
des cabarets, fonctionne comme signe de reconnaissance, tantôt sous la
forme du «  rire d’accueil  » qui facilite l’intégration des nouvelles têtes,
tantôt inversement sous la forme du « rire d’exclusion251 » qui renforce les
liens de la communauté au détriment des sujets raillés. On a souvent
présenté le cénacle de Mallarmé comme un temple où officiait un Prêtre
intimidant dont la parole sidérante plongeait le groupe dans le mutisme. Or,
Mallarmé le premier déplorait le climat hiératique qui s’était installé, depuis
1890, à ses Mardis252. À la dévotion des disciples, le maître des lieux
préfère l’agitation de Whistler, qui n’hésite pas à laisser éclater sa bonne
humeur. Quand il est présent, note Régnier, «  plus de sourdine et de ces
sentences obscures que l’on psalmodie à mi-voix. On va jusqu’à rire253 ».
Villiers et Verlaine sont appréciés également pour l’animation qu’ils mettent
dans le cercle. En l’absence de ces trois figures plus extraverties que les
autres, Mallarmé supplée à l’absence de rire en revêtant lui-même le
costume de l’humoriste : « En un incessant va-et-vient entre le sublime et le
familier, la plaisanterie naissait à tous les recoins de la causerie, si élevée
fût-elle254. » Régnier, grand observateur, fut sensible comme Dujardin à la
vis comica de son idole  : «  L’esquisse merveilleuse [de sa causerie]
s’éparpillait en croquis légers, la haute théorie s’enguirlandait d’anecdotes
charmantes qui, exquises dans leur grâce ou plaisantes en leur malice,
valaient un rire juste et sobre255. » Qu’est-ce au juste que ce rire ? Un rire
intérieur qui ne peut se communiquer qu’à ceux qui ont l’habitude d’une
longue fréquentation de Mallarmé. On lui demande un soir de rappeler sa
réponse fameuse à Daudet s’étonnant de son obscurité  : «  Écrire n’est-ce
pas mettre du noir sur du blanc ? » et le maître, souriant, d’enchaîner sur un
souvenir d’un collégien noir qu’il adorait envoyer au tableau écrire à la
craie, pour se donner la volupté inouïe de voir «  un noir s’exprimer en
blanc256 ». Ou encore – et c’est cette fois Pierre Louÿs qui rapporte ce fait
dans une lettre  : «  Toute cette chambrée était ennoblie par la présence de
Mallarmé qui, la cigarette aux doigts, discourait didactiquement sur les
amours des éléphants. Ils se cachent pour aimer, dit-il, mais les singes
devinent leurs intentions et les poursuivent en grimaçant et leur jetant des
cailloux257. » C’est cela le rire Mallarmé, compréhensible des seuls initiés,
et prononçable uniquement dans l’espace hyper-codifié de son salon. De ce
point de vue, on peut parler, dans le cas des Mardis, mais peut-être aussi de
tous les cénacles du xixe siècle, d’une « esthétique du rire258 » exactement
ajustée au public d’élite qui le constitue.

Les « suceurs de conversation259 »

Du fait de son caractère endogamique, la causerie cénaculaire présente


aussi quelques dangers, liés en particulier au plagiat. À partir de 1880
surtout, chacun veille sur les perles de sa conversation, ou comme le dira
autrement Whistler à propos de Wilde, sur son «  argenterie  ». Cette
obsession atteint son comble avec Edmond de Goncourt, mais elle remonte
en réalité à l’époque du Magny. Sous le Second Empire, les auteurs de
Charles Demailly soupçonnent Sainte-Beuve de « faire tomber sur la table
le plus de mots, d’idées possibles autour du livre qu’il jugera la semaine
prochaine260  ». «  Il veut se mettre au courant. Il tâtonne, il interroge, il
essaye de nous faire causer  », notent, soupçonneux, les Goncourt le
3  janvier 1863 à la suite du dîner. Cette monomanie des Goncourt ne
s’arrange pas avec le temps. Elle empoisonne leurs relations avec les
confrères, et en premier lieu avec Zola, accusé sans relâche de pompage
éhonté. La crispation croissante de Goncourt n’entame pas la bonne humeur
de Daudet dont la verve chatoyante réveille, chaque dimanche, le morne
cénacle de la rue d’Auteuil. Dans un article d’octobre  1887, où il rend
compte du tome deux du Journal, Daudet, impressionné par ce qu’il appelle
les «  tutti de chez Magny  », clame son enthousiasme aux lecteurs du
Figaro : « Toutes ces fortes machines pensantes, dont l’activité ne s’est pas
épuisée dans une journée de travail, tous ces puissants générateurs laissent
dans la rue, au ruisseau, ce qui leur reste de vapeur.261 » Il y a, derrière la
formule, une idée intéressante. Daudet sous-entend en effet que les
écrivains, ces locomotives de la littérature, poursuivent par d’autres moyens
leur activité d’écrivain en libérant ce qu’il leur reste d’énergie créatrice
dans la conversation. De là à penser que ces « miettes de génie », comme
les qualifiera Claretie en parlant de la parole de Hugo, ont une valeur
littéraire, que toutes ces idées qu’on remue à plusieurs, que tous ces articles
de haute philosophie qu’on improvise au courant de la parole, puissent
fournir la matière d’un livre, il n’y a qu’un pas, franchi, quelques mois plus
tard par Daudet. Encore sous le choc de sa lecture récente des Entretiens de
Goethe avec Eckermann, il confie à Goncourt son regret de n’avoir pas à sa
disposition «  un Eckermann, […] notant […] tout ce qui flue de nous
d’original dans les moments d’abandon ou de fouettage par la conversation,
enfin, toute cette expansion de cervelle ou de cœur, bien supérieure à ce que
nous mettons dans nos livres, où l’expression de la pensée est comme figée
par l’imprimé262 ».
L’idée que la parole brute de l’écrivain ait un prix, alors qu’elle n’en
avait aucun auparavant, n’est pas nouvelle. Sainte-Beuve, le premier, en
avait eu l’intuition, dès 1850, en lisant ces mêmes Konversationen non
encore traduites263. La publication dans les années 1880 du Journal des
Goncourt, qui transcrit mot à mot maints propos d’écrivains et en particulier
ceux tenus dans le cénacle de Magny, relance l’idée qu’un artiste complet
est autant dans ses livres que dans ses causeries. Mais cette prise de
conscience est précédée de plusieurs signes avant-coureurs. En 1862,
foudroyé par les Entretiens, Sainte-Beuve révèle au monde littéraire
l’existence d’un «  livre  » constitué presque exclusivement des paroles de
Goethe. La même année, Delécluze publie ses Souvenirs dans lesquels il
restitue textuellement les propos de Stendhal. L’ouvrage d’Eckermann fait
des émules  : il donne l’idée à Émile Bergerat de faire causer Gautier. Ses
Entretiens, publiés en 1879, sont précédés d’une préface de Goncourt qui
salue la «  pensée parlée  » du poète d’Émaux et Camées. Toutes ces
publications, qui restaurent la parole dans sa dignité première, retentissent
sur le cénacle, arrachant celui-ci à sa naïveté de lieu d’échange gratuit et
confidentiel, pour le propulser dans l’ère médiatique du soupçon. Avec la
publication du Journal des Goncourt, ce n’est plus uniquement
«  l’entretien  » formalisé, unissant contractuellement un écrivain et son
secrétaire, qui peut se retrouver dans un livre264, mais la conversation
privée, transcrite de manière sauvage, de quelques intellectuels réunis en
cénacle. Le Journal crée un précédent  : tout cénaclier devient
potentiellement un greffier, un «  suceur de conversation  » en puissance,
forçant de facto les causeurs à surveiller leurs propos265. En 1885, quand
s’ouvre le Grenier, le soupçon de vol n’est plus une fiction, c’est une réalité
confirmée par le comportement prédateur de cénacliers sans scrupule,
prompts à exploiter pour leur propre compte ce qui ne relève pas (encore)
de la propriété littéraire  : la parole cénaculaire. La mutualisation de la
parole, ce partage généreux et sans arrière-pensée des idées et des mots, qui
avait fait la grandeur du Cénacle hugolien à une époque où personne
n’aurait songé à en faire un usage personnel, est devenue un « problème ».
Elle n’arrête cependant pas Mallarmé, qui poursuit, impavide, ses
divagations cénaculaires, quand bien même il s’agace de la désinvolture de
Ghil ou peste contre la préemption de ses théories par Mauclair ; mais elle
exaspère Goncourt et inquiète Daudet : « [il] se plaint de […] ce que nous
fournissons aux autres trop […] d’idées  ; et cela l’embête, quand il les
trouve vulgarisées, ces idées, dans un journal avec, dessous, la signature
d’un imbécile.266 » Pour les débutants de la fin du siècle, s’ajoute à l’intérêt
de profiter de la dynamique groupale, une motivation nouvelle,
tendancieuse, celle de vampiriser en douce la pensée des maîtres,
d’enregistrer la causerie des confrères, pour l’exploiter littérairement… Ce
plagiat revêt deux aspects distincts, dont le second, seul, est nouveau. Le
vol de la substance des conversations, impossible à quantifier, bénéficie
depuis toujours d’une espèce de tolérance implicite appuyée sur la
conviction – constitutive de l’esprit d’avant-garde en régime collectif – que,
dans la bataille littéraire contre la vieillerie, l’avancée réalisée par un des
membres profite au groupe tout entier. Il n’en est pas de même du vol de la
parole dans sa forme originale qui dépossède l’auteur de ses propos, le
mettant devant le fait accompli de l’expropriation de son dire. De là peut-
être le recours fréquent à la fiction pour masquer le plagiat  : usant des
artifices du roman, Rosny et Mauclair transposent, en toute bonne
conscience, les conversations qu’ils ont enregistrées respectivement aux
Dimanches et aux Mardis, le premier dans Le Termite, le second dans Le
Soleil des morts. Subtil stratagème qui leur permet de dérober l’argenterie
du cénacle sans s’attirer les foudres de ses propriétaires.

Le parler vrai

Cet intérêt nouveau pour la littérarité des causeries de cénacle,


convertibles en objet livresque, soulève corollairement la question de sa
particularité au plan rhétorique. Existe-t-il un parler cénaculaire ? Qu’est-ce
qui, en dernière analyse, motive la présence régulière d’un intellectuel dans
un cénacle, hors les motivations d’ordre institutionnel qui seront abordées
plus loin ? Nous en avons énuméré quelques-unes : les uns viennent là pour
se divertir du labeur solitaire (Gautier ou Flaubert)  ; les autres, pour
s’approvisionner en bons mots et en potins (Stendhal ou Planche), pour
s’instruire auprès des maîtres (Pavie ou Fontainas), pour tester des idées
nouvelles (Mérimée et Ghil)  ; d’autres enfin pour enregistrer de la parole
(Goncourt ou Mauclair). À toutes ces raisons, plus ou moins intriquées, s’en
ajoute une dernière relative à la certitude d’y trouver une parole qui résonne
autrement, une parole dépouillée de son vernis académique ou de son fard
mondain. Ce qu’offre le cénacle pour quiconque a la chance d’en franchir le
seuil, c’est une immersion vivifiante et régénérante dans une langue
rompant en visière avec le langage convenu, factice et, pour tout dire, faux,
des sociabilités culturelles traditionnelles. «  Les femmes, prévient Daudet
dans son grand article sur le tome  II du Journal, seront exposées à des
crudités, des âpretés de langage » si elles lisent « les propos de table entre
Sainte-Beuve, Renan, Taine, Berthelot, Gavarni, les Goncourt, Saint-Victor,
Gautier, Flaubert et deux ou trois autres concertants à fortes embouchures ».
Or, cette âpreté verbale n’est pas l’apanage des brasseries, ni même de ce
cercle un peu particulier qu’est le Magny  : elle domine dans tous les
cénacles, aussi bien chez Vigny que chez Mallarmé, aussi bien chez
Delécluze que chez Goncourt.
Aux Mercredis, l’insolent Gustave Planche est loin d’être le seul à oser
dire des « choses assez crues ». Musset, de même, parle « sans façon », sans
périphrases, avec une franchise qui effarouche et fascine en même temps le
jeune Juste Olivier. Le plus surprenant n’est pas tant l’audace verbale qui
électrise le salon de la rue de Miromesnil que la complaisance avec laquelle
Vigny, cet homme du monde, l’accueille et même l’encourage, par
exemple, dans cet échange très complice entre le poète d’Éloa et le poète de
la « Ballade à la Lune », à propos des Harmonies : « Sans doute ce n’est pas
amusant… Mais tenez  ! la Bible, croyez-vous que cela soit amusant  ? La
Bible n’est point amusante, je le sais bien, moi.  » Réplique de Musset  :
«  Enfin, je ne sais pas… Ces Harmonies… Tout cela ne vaut pas
Faublas267. » On ne fait guère preuve de plus de retenue chez Delécluze : le
« coquin » de Beyle, répété quatre fois, claque dans le Grenier comme un
«  coup de pistolet dans un concert  ». Delécluze déplore les écarts de
langage sans vraiment s’en offusquer, car cette langue abrupte –  il en a
parfaitement conscience – est le prix à payer pour aller au fond des choses,
et ainsi s’approcher de la vérité. Stendhal, analyse Delécluze, est un cas
intéressant, car il maîtrise à merveille les codes de la conversation fausse et
truquée. Raison pour laquelle on doit le pousser dans ses retranchements
pour qu’il exprime le fond de sa pensée : « Il n’est jamais plus amusant que
quand il s’est imposé la loi d’être mielleux dans ses discours, doucereux
même dans ses manières, et que, tout à coup, se sentant vivement ému par
quelque chose qui le choque, il parle avec véhémence, et lâche quelque trait
bien mordant, ou quelque parole bien inconvenante. » M. de Maistre est un
homme qui écrit bien, mais c’est un coquin est exactement le genre de
phrase qui ne peut s’entendre qu’en cénacle, où la franchise est de mise, où
l’enjeu n’est pas de parler beau mais de parler vrai. Delécluze, qui
fréquente les cercles académiques et les salons mondains, est bien placé
pour le savoir. Son expérience de la rhétorique de salon, ennuyeuse et
creuse, sa connaissance des discours des professeurs musqués lançant leurs
arrêts littéraires au milieu d’un salon garni de femmes, ne lui rendent que
plus précieuses les conversations de ses amis du dimanche, qui,
contrairement aux élèves serviles de La Harpe, ne parent pas leur ignorance
«  des grâces du langage  », mais emploient sans détour les «  mots de la
tribu » parce qu’ils pensent par eux-mêmes. De la vérité à la vulgarité, de
l’usage du mot propre à l’usage du mot sale, dicté, dira Vigny, par « l’esprit
de la conversation  », la limite est ténue. Au Magny, la volonté de penser
librement est poussée à un tel degré qu’elle entraîne les convives à dépasser
la mesure, à basculer dans le grivois, à flirter avec le blasphème. Goncourt
note, avec une satisfaction perverse, que « Taine, pour se mettre à la hauteur
du ton du dîner et jeter sa robe d’universitaire aux orties, s’écrie  :
“Rousseau, un laquais qui se tire la queue  !”.  » Renan, quant à lui, ne
parvient pas à s’habituer à cette «  violence d’idées et de mots  », et
«  demeure un peu effarouché, muet, curieux pourtant, intéressé, attentif,
buvant le cynisme des paroles, comme une femme honnête ». Tout est dit,
dans cette phrase, sur l’attraction ambiguë qu’exerce le cénacle sur les
intellectuels du xixe  siècle, seul espace où l’on est autorisé à parler une
langue débarbouillée des afféteries du siècle passé. Mais Daudet n’entend
pas qu’on confonde le Magny avec une vulgaire brasserie : « Même dans la
discussion la plus furieuse, quand ils semblent s’arracher entre eux les mots
de la bouche, on sent un souci de tenue cérébrale de tous ces lettrés en face
les uns des autres268. » Tel est en effet le miracle qu’accomplit le cénacle
chaque semaine pour ses habitués : donner à chacun la possibilité de mêler
« l’essaim blanc des idées au peuple noir des mots ».
Si le parler vrai domine à ce point en cénacle au point de heurter les âmes
les plus sensibles, c’est qu’il s’inscrit dans une quête plus vaste et plus
ambitieuse de la vérité en littérature, empoisonnée depuis des siècles par le
toc et le factice. Aucun de nos cinq dialogues n’échappe à cette
problématique  : le mensonge littéraire. Cette question inquiète autant les
amis de Delécluze qu’elle agite les convives du Magny, taraude les invités
des Mercredis, travaille les fidèles du Grenier et interroge les habitués des
Mardis. « Quand un auteur me fait un mensonge dans son livre, c’est une
affaire faite, il dirait les plus belles choses du monde, après, je ne le crois
plus  », assène Beyle. Pour Stendhal, la beauté n’est plus un passeport
suffisant pour faire de la bonne littérature. Le seul critère qui vaille est celui
de la vérité. Les compagnons de Delécluze résistent à cette idée, mais sur le
fond, ils sont d’accord : les réunions du Dimanche rassemblent des hommes
que motive leur désir de se rapprocher du réel. Stendhal et Delécluze, au-
delà de leurs points de friction, sont tous deux convaincus que Shakespeare
est plus vrai que Racine. La conversation chez Vigny porte sur le même
sujet. Ce qui est attaqué avec force, sous deux angles différents, c’est la
connaissance intuitive contre la science véritable et le déni de réalité
poétique. Planche plaide pour la «  raison raisonnable  » contre l’intuition
hugolienne qui embellit le réel. Vigny défend, lui, le «  français tout
simple » contre le « beau français », qui place « les épithètes à droite et à
gauche, où l’idée se trouve comme entre le bon et le mauvais larrons  ».
C’est le même cheval de bataille qu’enfourchent, avec plus de fougue
encore, les dîneurs du Magny, fanatiques du mot propre et de l’idée vraie.
Feu sur la rhétorique factice  ! Feu sur la morale hypocrite  ! En toutes
choses, on remet les idées à leur place : les bourgeois ne sont pas ce qu’ils
paraissent, pour peu qu’on pénètre dans leurs intérieurs : « La tribaderie [y]
est à l’état normal, l’inceste en permanence et la bestialité… » Quant à la
poésie, elle n’est pas non plus ce qu’en disent les bourgeois par idiotisme ;
« la Poésie, corrige Gautier, ce n’est pas ça. […]. Ça ne prouve rien, ça ne
raconte rien  ». Chez Goncourt, le débat tourne également –  mais on s’en
étonnera moins de la part de naturalistes  – autour de la vérité de la
représentation. «  Ça s’est passé comme ça dans la réalité  », argumente le
maître pour défendre son ami des attaques fielleuses de Zola. Ici le
problème se complique du fait que le vrai peut paraître faux, s’il n’est pas
vraisemblable  : «  Comment imaginer, objecte Zola, une Parisienne fine,
délicate, s’enthousiasmant, et continuant à aimer un paysan ? » Rosny prend
de la hauteur en faisant remarquer que la quête de la vérité, pour un « vrai
romancier naturaliste », ne va pas de soi, qu’il ne suffit pas, en art, de copier
le réel pour être dans le vrai. Le grand monologue de Mallarmé sur Victor
Hugo soulève des questions identiques  : la vérité, même pour un génie
littéraire, n’est jamais acquise. Il y a, explique Mallarmé, deux Hugo  : un
vrai et un faux. Le Hugo des Contemplations s’est libéré du rhétoricien qui
était en lui, grâce au double événement de la mort et de l’exil, mais, passé
cette «  suffocation de génie  », le rhétoricien a reparu. Tout écrivain est
guetté –  telle pourrait être l’idée directrice de ces cinq dialogues  – par le
démon de « l’effet » qui lui fait manquer la vérité, soit parce qu’il ne sait
pas la voir, soit parce qu’il reste esclave des formes vieilles, soit parce qu’il
la déforme par des « trucs énormes ».
Ces cinq dialogues ne peuvent prétendre, à eux seuls, résumer les grandes
topiques de la causerie cénaculaire, mais ils pointent quelques-unes des
obsessions récurrentes du cénaclier, homme travaillé par la hantise du faux,
tout entier absorbé dans la tâche de la réconciliation de la beauté et de la
vérité. Il nous paraît tout à fait révélateur, à cet égard, que, à la fin de la
soirée, Mallarmé, portant son attention sur les xviie et xviiie  siècles de la
rhétorique et de la conversation, porte un jugement si sévère sur les auteurs
classiques («  Mais, dans tout cela, pas un poète  »). Si le xixe  siècle, «  en
littérature », ne sait pas ce qu’il veut (il tâtonne, il expérimente, il discute),
il sait en revanche exactement ce qu’il ne veut plus : le « beau langage ». Le
cénacle témoigne de cette recherche collective concentrée et décontractée à
la fois, qui fait espérer à ses membres, pour chaque génération, la conquête
de la formule vraie.

La lecture

En 1882, après une lecture en «  petit comité  » des Rois en exil, suivie
d’une discussion où chacun apporte sa «  note personnelle  », Julia Daudet
inscrit dans son journal  : «  On devrait toujours dans un tout petit cercle
lettré, faire connaître d’avance l’œuvre en préparation, roman ou drame, et
l’essayer sur un groupe sympathique et pourtant disparate269.  » L’épouse
d’Alphonse Daudet exprime là un vœu partagé par nombre d’hommes de
lettres du xixe  siècle  : renouer avec la grande tradition romantique des
lectures en cercle restreint avant publication. Ces lectures correspondent à
une phase d’élaboration du livre, oubliée ou méconnue de l’historiographie.
Entre la conception solitaire (sur manuscrit) et la lecture individuelle (sur
ouvrage) s’intercale en effet une étape intermédiaire faisant intervenir
l’aréopage de lettrés sympathiques du cénacle. Cette manifestation
collective est différente de la « lecture de salon », divertissement mondain
le plus souvent dépourvu d’enjeux littéraires, ou de la «  lecture priée  »,
moins mondaine mais plus professionnelle, qui mobilise un cercle élargi
d’acteurs du livre (éditeurs, directeurs de théâtre, critiques de revue,
académiciens) : la lecture cénaculaire correspond à une phase expérimentale
au cours de laquelle un petit parterre d’écrivains et d’artistes, soudés par des
relations amicales et par la participation à un même mouvement littéraire,
se donne pour charge de critiquer l’œuvre en cours, de signaler ses points
forts, de remédier à ses faiblesses. Certaines de ces lectures «  test  » ont
laissé des traces dans le souvenir de ceux qui y assistèrent. Musset les
évoque dans ses stances à Charles Nodier  : «  Quelqu’un récitait quelque
chose/Vers ou prose270 » ; Dumas les ressuscite dans ses Mémoires : «  On
ne manquait jamais à une convocation faite par notre cher Nodier. […]
Notre cercle ordinaire de l’Arsenal [était] exact au rendez-vous271.  »
Appréciées rue de Sully, ces récitations le sont tout autant ailleurs, rue
Notre-Dame-des-Champs, rue Miromesnil ou rue Chabanais : on dit chaque
semaine des vers chez Hugo, Devéria et Deschamps  ; on en lit aux
Mercredis de Vigny, aux Dimanches de Delécluze et dans les soirées du
Petit Cénacle.
Contrairement aux groupes d’avant-garde du xxe  siècle qui pratiquent
l’écriture collective, les cénacles littéraires du xixe siècle concentrent, on l’a
vu, essentiellement leur activité sur la « causerie ». Mais comme le montre
cet extrait d’une lettre de Sainte-Beuve à Lamartine, la médiation littéraire
y est bien présente via les lectures à haute voix des œuvres issues du cercle :
Nous nous voyons assez souvent, aussi souvent qu’on le peut dans ce
grand vilain Paris, où l’on est si loin l’un de l’autre. C’est au reste le
seul moyen de se rendre la vie de Paris tolérable que de se voir, de
converser, de se lire entre soi ce qu’on fait, de s’échauffer
mutuellement, les plus faibles aux rayons des forts272.
Cette lecture « entre soi » n’est pas une nouveauté, elle a même
accompagné tous les groupes littéraires restreints depuis la Pléiade.
Les salons français du xviiie s’offraient comme des chambres
d’essai pour l’élite littéraire et philosophique. Les d’Alembert, les
Diderot devaient soutenir leurs réflexions devant les grands salons
parisiens pour obtenir leur assentiment. Les philosophes et les
hommes de lettres cédaient ainsi aux salons le monopole de la
première publication273. À en croire cependant Antoine Lilti, la
lecture en société aurait moins servi à valider des œuvres qu’à
promouvoir socialement leurs auteurs, grâce notamment à
l’intercession de la maîtresse de maison274. Les performances en
public appelaient plutôt les manifestations de soutien que les
conseils et les réserves…
Quoi qu’il en soit, au xixe  siècle, la lecture en cercle, parce
qu’étroitement associée à la mondanité, traîne derrière elle une réputation
douteuse aux yeux de l’élite littéraire et artistique. Activité fort appréciée de
la haute société, elle fait invariablement partie du programme des festivités
des salons, qui en maintiennent la tradition jusqu’en 1914  : pas de soirée
réussie sans la récitation de quelque poème par un auteur à la mode. Les
satires de cette pratique salonarde sont fréquentes. Celle de Balzac275 est
connue. On connaît moins celle d’Henri de Latouche publiée dans le Figaro
du 22  décembre 1831. Parodiant une invitation, le publiciste y ironise sur
l’engouement factice des salonnières pour la lecture :
Vous êtes prié d’assister au petit comité d’artistes que Mme  ***
présidera le …. courant. Une jeune personne doit lire des vers dictés
aux pieds d’un saule. On entendra une Ode aux Djinns, d’un monsieur
qui désire garder l’incognito. Mme  *** daignera communiquer à
l’assemblée un fragment de son roman de passion. Enfin, cette soirée
brillante sera terminée par une dissertation de M. Raoul-Rochette sur le
caractère de physionomie du bœuf Apis. L’aimable académicien a
promis d’être fidèle au rendez-vous.
Sainte-Beuve, dans l’article qu’il consacre l’année suivante aux
« soirées littéraires », n’est pas moins ironique que son confrère :
Dans les salons, au milieu d’une assemblée non officiellement
poétique, si deux ou trois poètes se rencontrent par hasard, oh ! la bonne
fortune  ! vite un échantillon de ces fameuses soirées  ! le proverbe ne
viendra que plus tard, la contredanse est suspendue, c’est la maîtresse
de maison qui vous prie, et déjà tout un cercle de femmes élégantes
vous écoute276.
Si nos deux critiques sont aussi sévères pour les lectures mondaines, c’est
qu’ils estiment qu’elles instrumentalisent la littérature à des fins qui lui sont
étrangères, et transforment les poètes en bouffon. Le compte rendu que fait
Étienne-Jean Delécluze d’une soirée de lecture à laquelle il a assisté à
l’Abbaye-aux-Bois le 25 juin 1825 chez Mme Récamier semble aller dans ce
sens : ce soir-là, Delphine Gay est l’invitée d’honneur :
[La maîtresse de maison] demande à la muse comment elle désire se
placer. Mlle Delphine a pris une chaise, s’est tournée du côté du tableau
de Corinne et a dit : Je suis bien. Chacun s’est assis ou placé le long des
murs, portant un œil curieux sur celle qui allait parler et attendant avec
le plus grand silence. La muse a commencé. Elle nous a récité une pièce
de cent vers environ sur le sacre du Roi Charles X277.
Commentaire du diariste : « Je suis en général peu curieux de
toutes les singeries qui se font dans le monde, mais celle-là mérite
d’être vue. »
Le jugement de Delécluze sur les lectures mondaines nous intéresse
d’autant plus qu’au même moment celui-ci en organise dans son propre
Grenier… Il n’est pas le seul. Les lectures sont courantes, parfois
quotidiennes, dans les cénacles romantiques de la Restauration. Victor
Pavie, habitué du cercle de la rue Notre-Dame-des-Champs, nous livre un
témoignage à chaud :
La soirée de cette mémorable journée se passait chez Victor Hugo où
j’étais invité à dîner avec Boulanger, M.  Foucher le père, et le père
d’Aluzon… Sainte-Beuve, De Musset et Paul [Foucher] sont venus
après. On s’est assis, et Paul nous a donné lecture d’un étincelant drame
en trois actes intitulé la Goule […]. Ensuite Victor Hugo nous a lu des
Orientales inouïes et doublement inouïes. Il en fait à mesure, il ne peut
s’en décancher. […] Ensuite on a lu des vers de Lamartine adressés à
Hugo en réponse aux siens. Grand Dieu ! que c’était beau ! […] Sainte-
Beuve a terminé par des vers à Lamartine. Il est bon de te dire que
Sainte-Beuve se place immédiatement après les trois colosses278.
Pourquoi la lecture, condamnée en vertu de ses résonances
mondaines, est-elle pratiquée par les cénacles ? Comment
comprendre qu’un Nodier puisse d’une main fustiger le « poète à la
mode, débitant, le sourcil élevé en signe d’inspiration, des vers
flasques et froids que l’inspiration a trahis, […] fier de les entendre
résonner sous les voûtes du palais, à la faveur d’un écho qu’ils ne
trouveront ni dans le public ni dans la postérité279 » et de l’autre
encourager d’une tape sur l’épaule le poète débutant qui vient
réciter ses dernières productions sous les ors de l’Arsenal280 ?
La réponse à cette question se trouve peut-être dans la préface du Racine
et Shakespeare n° II (1825). Stendhal y raconte une séance de lecture qui a
–  ou aurait  – précédé la publication de son opuscule  : «  À peine ma
brochure terminée, je l’ai lue, ou plutôt j’ai tenté de la lire à quelques bons
amis brûlant de me siffler281. » Ces bons amis ne sont autres que les hôtes
du Grenier de Delécluze, lesquels ont effectivement assisté à la lecture du
pamphlet par son auteur en 1825. Rapidement, narre Stendhal, la séance
tourne au fiasco : « Un froid mortel se répand dans [le] petit salon. » Cette
froideur subite vient de ce que Beyle a eu l’idée de faire précéder sa
réponse aux attaques d’Auger par la lecture in extenso du Manifeste de ce
dernier. Excédé, l’un des auditeurs interrompt notre lecteur et le sermonne
en ces termes :
Les phrases élégantes que vous nous débitez, sont bonnes à être
récitées dans une assemblée solennelle ; mais comment ne savez-vous
pas qu’en petit comité il faut au moins une apparence de raison et de
bonne foi ? Tant que l’on n’est que sept à huit, tout n’est pas excusé par
la nécessité de faire de l’effet  ; chacun voit trop clairement que
personne n’est trompé. Dans une assemblée nombreuse on pense
toujours à Paris que l’autre côté de la salle est pris pour dupe et admire.
Une séance de l’Académie est une cérémonie. […] À peine rassemblé,
le public s’occupe des femmes élégantes qui arrivent et se placent avec
fracas  ; plus tard, il s’amuse à reconnaître les ministres présents et
passés qui ont daigné se faire de l’Académie ; il considère les cordons
et les plaques. Enfin ce qui sauve les discours à l’Institut, c’est qu’il y a
spectacle. Mais vous, mon cher, si vous ne trouvez pas d’autre manière
de commencer votre pamphlet que de citer M.  Auger, vous êtes un
homme perdu282.
Ce que montre ici Stendhal, c’est que la lecture spectacle n’a pas sa
place au cénacle, lieu où prévalent d’autres codes que ceux de la
civilité. Singerie littéraire jadis, la lecture devient, en régime
cénaculaire, une affaire sérieuse283. Sérieuse, mais pas ennuyeuse.
Il est rare en effet que la lecture en cénacle, réservée le plus
souvent à la poésie, inflige à ses auditeurs des milliers de vers284.
Au contraire, chacun se prête à l’exercice à tour de rôle et chaque
lecture entraîne, non des applaudissements frénétiques, mais des
commentaires, des conseils, des réserves. L’épreuve de la récitation
permet de discuter les thèmes, les procédés poétiques, de
convaincre l’auteur de bifurquer ou de poursuivre. Ce moment
confère à l’œuvre et à son auteur une première reconnaissance,
prélude rituel à un succès encore virtuel grâce aux bons soins de la
communauté285.
Car c’est bien d’un rite qu’il s’agit, rite de passage ou, mieux, «  rite
d’institution286  » dans un cénacle qui est le premier consommateur de ses
propres productions. Ici, les œuvres en chantier sont à l’honneur en sorte
que le cénacle, comme l’écrit Alain Viala, n’œuvre pas comme lieu de
gestion mais comme lieu de pratique : « La littérature est là au point exact
de jonction entre création et réception287. » Chaque camarade participe à la
création, et c’est la lecture privée qui lui confère ce rôle de premier plan :
tour à tour auditeur, destinataire, commentateur, il se révèle en définitive
co-créateur de l’œuvre, partie prenante d’un processus créatif qui l’engage.
Le cénacle remplit alors pleinement sa fonction de médiation littéraire.
Aussi convaincu soit-il de son génie, Hugo comprend tout l’intérêt de ces
coups de sonde : en 1827, il teste sa préface de Cromwell chez Nodier avant
d’y mettre le point final288 ; en 1829, dans la chambre au Lys d’or, il écoute
les «  vives objections289  » que lui font ses amis après une lecture des
Orientales. Nerval, dans une lettre à Sainte-Beuve, se félicite d’avoir au
sein du Petit Cénacle «  un public de choix où l’on puisse essayer ses
ouvrages d’avance290  ». Tel est en effet l’apport essentiel de la lecture  :
permettre à un écrivain d’éprouver l’œuvre auprès d’un auditoire d’experts,
le cas échéant, de la corriger, avant de la livrer au public.
Encore n’est-elle une « épreuve » que pour les débutants, qui ont tout à
perdre ou à gagner face à ce jury aussi sympathique qu’exigeant. Le
sauvage Aloysius Bertrand, de passage à l’Arsenal en 1828, est de ceux-là :
« Il nous récita, raconte Sainte-Beuve, sans trop se faire prier, et d’une voix
sautillante, quelques-unes de ses petites ballades en prose […] entre autres,
la petite drôlerie [du Maçon], laquelle se grava à l’instant dans nos
mémoires291. » Si l’auteur du Gaspard de la Nuit passe avec brio le test de
la récitation, d’autres s’en sortent moins bien, tel Charles Didier, dont la
performance laisse l’auditoire perplexe –  excepté le très spirituel Émile
Deschamps, qui, in extremis, sauve l’apprenti poète du naufrage :
Il venait de lire […] un sonnet  : sur quoi silence profond  ; rien à
louer, rien à citer. Chacun baissait la tête, attendant de là-haut quelque
intervention salutaire, quand des rangs de l’assemblée partit ce mot de
délivrance : « Comme c’est Genevois292 ».
Même des poètes plus aguerris comme Sainte-Beuve hésitent à lire
leur production devant leurs camarades, craignant, à raison, la
comparaison avec les maîtres. « Et vous », lui demande [Hugo] qui
avait l’habitude de dire à ses visiteurs les vers qu’il avait faits dans
la journée, « dites-nous donc quelque chose, c’est à votre tour de
parler293. » Adèle Hugo soutient que Sainte-Beuve ne se pliait
qu’« embarrassé » à l’exercice, « recommandant aux enfants de
faire du bruit pendant qu’il parlait294 ». Musset, à l’inverse, vient
sans complexe « chercher l’avis » de ses confrères pour ses Contes
d’Espagne et d’Italie. « Il leur disait la Ballade à la lune, la
Camargo, et d’autres poésies295. » Désireux d’asseoir sa position de
leader, Hugo s’empresse de relever les « erreurs » du jeune homme.
À l’occasion de ces récitations poétiques, des discussions
techniques s’engagent sur la rime, les uns – tel Deschamps –
plaidant la cause des rimes riches, les autres (Hugo) défendant un
« système » plus souple. Bref, tout le monde, même Planche,
« pla[ce] son mot dans le concile des Lettres296 ».
Les documents sur les lectures cénaculaires sont hélas très rares. Le seul
rapport un peu circonstancié – mais qu’il faut prendre avec précaution car il
est fort probable que son auteur n’ait pas assisté à la scène  – nous vient
d’Émile Souvestre. Ce jeune journaliste raconte une soirée au cours de
laquelle son compatriote, Edouard Turquety297, lut quelques-unes de ses
Esquisses poétiques dans le cercle de l’Arsenal, réuni au grand complet ce
soir-là298. La lecture n’est pas programmée mais improvisée  : «  Ils eurent
une courte conversation. Nodier semblait presser le jeune homme qui se
défendait mollement ; enfin, il me parut qu’il l’avait fait consentir à l’objet
de sa demande  ». En un instant se forme un groupe autour d’eux. Victor
Hugo se place près du jeune poète et lui fait un signe d’encouragement. La
récitation du premier poème est accueillie par un « murmure flatteur mêlé
de quelques battements de mains ». Nodier désigne alors au jeune poète les
deux pièces qu’il doit lire, reçues après lecture par des « exclamations vives
et ininterrompues » et par « un serrement de main de Victor Hugo ». Tous
les cénacliers « l’entourent » et le félicitent. Édouard Turquety est adoubé.
Gouverné par des motivations chauvinistes (il s’agit pour Souvestre de
montrer à ses compatriotes que la Bretagne a aussi son poète), le récit
«  légèrement orné299  » du journaliste n’en comporte pas moins des
informations intéressantes sur le déroulement des lectures en milieu
cénaculaire. On note d’abord une quasi disparition du protocole régissant
les lectures «  solennelles  », académiques ou mondaines  : l’Arsenal rompt
avec l’orchestration traditionnelle telle qu’elle se donne carrière par
exemple à l’Abbaye-aux-Bois, où la maîtresse de maison «  faisait former
avec des sièges cinq ou six cercles assez distants l’un de l’autre300  ». La
lecture en cénacle obéit moins aux codes externes de la civilité qu’elle ne
répond à une nécessité interne de la part de ses membres. Elle s’inscrit dans
un processus long et complexe de patronage, dont elle n’est qu’une
séquence.
Voici, en résumé, l’histoire de ce patronage : le jeune poète est en relation
épistolaire avec Charles Nodier depuis 1827. Sur les suggestions de celui-
ci, le poète apprenti retravaille pendant deux ans les vers de son manuscrit.
Sollicité à son tour, Hugo propose de l’aider «  dans le choix et dans
l’arrangement des morceaux301  ». Nodier va plus loin  : après avoir revu,
relu et corrigé le cahier de vers de Turquety, il use de tout son crédit auprès
de Delangle pour le faire éditer. Avec succès. L’étape suivante est la
présentation au cénacle. Turquety fait la connaissance de Deschamps sur le
balcon de l’Arsenal : « Je lui dis de mes vers, il me récita les siens et, en me
quittant, il me demanda mon adresse pour m’emmener faire une lecture
chez le comte de Vigny302. » Aux Mercredis, le jeune poète fraternise avec
le poète d’Éloa et fait son entrée dans le club très fermé des conviés aux
lectures des drames romantiques de Hugo et Vigny (Marion Delorme, Le
More de Venise). La lecture chez Nodier constitue donc un point d’orgue
dans l’intégration du néophyte, mais cet événement n’est pas le point final
du processus. «  Puissant auxiliaire à la grande cause303  », le recueil de
Turquety est l’objet de toutes les attentions de la part du groupe. Nodier
suggère un autre titre qu’Élégie (le volume s’intitulera finalement Esquisses
poétiques) ; et alors que ses poésies sont sous presse, le cénacle maintient
son emprise en exhortant la nouvelle recrue à placer une préface pro-
romantique en tête de l’ouvrage :
Tous m’engagent à faire une préface ; et voilà ce qui me tourmente.
Je crains de me faire des ennemis, que je parle ou que je ne parle pas.
J’ai d’un côté les romantiques à ménager, d’abord parce que je les
admire, ensuite parce qu’ils m’ont comblé de politesses, et de l’autre,
j’ai Delangle qui prétend que les romantiques veulent m’accaparer et
qu’il ne faut pas entrer dans leur coterie304.
Temps fort dans la promotion d’une œuvre et de son auteur, la
lecture n’est donc pas une fin en soi : elle a sa place marquée dans
un scénario plus vaste de création collective qui va de la conception
du volume à sa publication.
Après la période faste du romantisme, la pratique des lectures tend à
s’essouffler. Les Parnassiens, vers 1865, en sont encore friands, tel Leconte
de Lisle, qui tient à ce que la poésie soit examinée avant d’être imprimée : à
en croire le témoignage de Louis-Xavier de Ricard, chaque disciple
soumettait «  en tremblant305  » son dernier poème au maître et aux
camarades. La lecture, se souvient Régnier, y garde un caractère solennel,
en accord avec la haute idée que se fait le Maître du métier poétique :
Août : J’ai entendu Leconte de Lisle lire Si l’aurore. C’était chez lui,
dans le salon, il était adossé à la cheminée. Il tenait à la main le volume
qu’il approchait de lui pour y voir le commencement de chaque strophe,
qu’il disait ensuite par cœur. Il lisait bien, de sa voix tendre, avec le
petit roulis des « r » et des inflexions molles306.
La lecture est moins, comme chez les romantiques, une fête qu’une
enquête : « On étudiait, au microscope, les moindres facettes d’une
locution ou d’un mot ; on pesait chaque adjectif ; on faisait luire un
vers comme une dague307. » Lire en cénacle parnassien, c’est moins
partager la poésie qu’enseigner l’art poétique. Les novices, tel
Sully Prudhomme, écoutent avidement les récitations, espérant
trouver dans la « diction grave et lente308 » du maître une réponse
aux problèmes métriques ou prosodiques que pose la poésie
parnassienne. Julia Daudet se rappelle le soin tout particulier que
les Parnassiens mettaient à dire leurs vers dans le salon de la
marquise de Ricard, s’efforçant chacun « d’ajouter l’originalité de
la diction personnelle à celle de leur propre talent309 ». Si la femme
de Daudet garde un souvenir ébloui de Léon Dierx déclamant Les
Filaos, de François Coppée lisant Le Reliquaire, de Sully
Prudhomme récitant des fragments de ses Stances et Poèmes, de
José-Maria de Heredia martelant les vers de ses Trophées, ou
encore de Villiers de L’Isle-Adam disant Le Corbeau, Mallarmé,
refroidi peut-être par l’affaire du Parnasse contemporain, se
montre plus circonspect. Au sortir d’une lecture de Kahn chez
Leconte de Lisle, il confie à Régnier : « Voyez-vous, tout cela c’est
bien, mais, depuis la grande déviation homérique, il n’y a que moi
qui ai su ce que c’était que la Poésie310. »
Comme Mallarmé, Baudelaire ne partage déjà plus l’enthousiasme de son
cadet pour cette pratique. En 1865, le poète des Fleurs du mal décline
l’invitation de Catulle Mendès à participer à des «  lectures poétiques  » en
cercle élargi :
J’avais eu autrefois une idée analogue à la vôtre, c’était une série de
récitations (entrecoupées d’observations critiques) [mais] le grand
danger de votre entreprise, c’est de devenir une foire, une exhibition
d’impuissances et de vanités, et de médiocrités. Cinq ou six poètes par
soirées  ! Grand dieu  ! Dans les siècles féconds, il y en a dix, peut-
être311.
Baudelaire n’ignorait pas, pour en avoir fait l’expérience, l’énorme
profit qu’un poète débutant peut tirer des lectures en petit cercle.
Louis Ulbach raconte une lecture que donna le (futur) poète des
Fleurs du mal chez Banville devant un lectorat d’avant-garde,
« sorte de cénacle, en souvenir de 1830 » (la scène se déroule vers
1842) : « Il commença d’une voix grave, au timbre légèrement
vibrant, avec un air ascétique, et il nous récita le poème de Manon
la Pierreuse. » Face à ce poème « superbe d’allure » mais
incompatible avec les « principes littéraires » du cénacle encore
empreint de romantisme hugolien, le petit comité sent le sol
poétique se dérober sous ses pieds : « Les mots les plus crus,
merveilleusement enchâssés, les descriptions les plus hardies se
succédaient, et nous écoutions, pleins de stupeur, rougissant,
repliant nos poèmes séraphiques, et sentant battre sur nos fronts les
ailes effarées de nos anges gardiens, effarouchés du scandale312. »
En 1868, préfaçant Les Fleurs du mal, Gautier confirme que
Baudelaire ne cessait de tester ses poèmes en petit comité pour en
vérifier l’effet ou en repérer les défauts : « Dans le cénacle
mystérieux où s’ébauchent les réputations de l’avenir, il passait
pour le plus fort313. » Jusqu’en 1860, il est encore envisageable
pour un poète de se tailler une réputation en lisant des fragments à
des confrères, après cette date, il semble que la lecture ait perdu
beaucoup de sa force de rayonnement.
Dans les cénacles réalistes et naturalistes, la lecture est assez peu goûtée.
Alexis rapporte que, chez Zola, on ne «  fai[sai]t jamais de lectures314  »,
marquant ainsi nettement la frontière entre le cénacle des romanciers, « où
l’on dit ce qui vous passe par la tête315  », et le cénacle ultra codifié des
poètes, où l’on est tenu de se plier au rite de la lecture. Les Goncourt et les
Daudet ne la pratiquent de leur côté qu’à titre exceptionnel, et uniquement
pour les drames316. À leurs yeux, la lecture est avant tout l’affaire des
poètes, autrement dit une compétence superflue qui n’intéresse pas le
romancier. Mais s’y livrerait-on qu’il y aurait encore à prendre en
considération le risque du vol. La lecture, ce don gratuit fait à la
communauté littéraire, est-elle encore possible en régime concurrentiel ? La
réponse de Goncourt, victime – du moins en est-il persuadé – de plagiat, est
sans appel : « Vraiment, il ne faut pas lire ce qu’on fait à ses amis littéraires.
J’ai lu à Zola la promenade de ma fille Élisa battant le quart, et je la
retrouve, cette promenade, je ne dirai pas tout à fait plagiée, mais bien
certainement inspirée par ma lecture317. »
Parfois, chez certains poètes, la lecture provoque un véritable rejet. On en
veut pour preuve la fameuse algarade de Rimbaud318 à la soirée des Vilains-
Bonshommes du 2  mars 1872, laquelle pourrait bien avoir valeur de
symptôme si l’on se souvient que le point de départ de cette affaire est le
sabotage d’une lecture : « Au dessert on récitait des vers. Jean Aicard, de sa
voix chaude, vibrante, en déclamait depuis assez longtemps déjà, de ses
vers au lyrisme facile qu’il excelle à dire. Arthur Rimbaud, en un coin, les
scandait d’un mot sans cesse répété : M[erde] ! M[erde] ! M[erde]319 ! » La
lecture serait-elle redevenue une singerie ? Une chose est sûre, Mallarmé,
en 1885, la bannit de son salon de la rue de Rome. «  On était ici entre
poètes d’excellente compagnie, se souvient Laurent Tailhade, on ne disait
point de vers, comme si, dans la serre chaude où fleurissaient les paroles du
Maître, il eût été grossier de montrer n’importe quelles autres fleurs320. »
Orgueil du poète comprenant déjà la poésie autrement ? ou malaise d’un
homme devant l’exercice obligé –  un rien obscène  – de la lecture  ? Le
« Sphinx des Batignolles » en tout cas se défie de la déclamation collective.
Il peut arriver que Mallarmé, pour colorer une idée, se mette à dire des vers,
comme ce jour où il déclame La Sensitive de Shelley, ou bien qu’il « donne
la primeur d’un sonnet et d’un fragment d’article321 », mais jamais il ne dit
ses propres vers. Pour entendre le poème, il faut que certaines conditions
soient réunies. La lecture, au sens où Mallarmé l’entend, est une opération
bien trop grave pour être improvisée, précipitée, noyée dans le flux de la
causerie : elle suppose un engagement de tout l’être et un dispositif inouï,
qui en réduit considérablement les possibilités d’apparition322. Doit-on en
conclure que la lecture, en tant que pratique de partage, disparaît des
sociabilités littéraires de la fin de siècle  ? Il s’en faut de beaucoup. En
réalité, la lecture-récitation, entre 1870 et 1910, connaît un succès inouï
dans le monde littéraire, à ceci près qu’elle a lieu ailleurs, dans des cadres
spectaculaires plus conformes à son caractère performatif («  Cercles  »
zutique ou hydropathe, cabarets bohèmes, cafés-concerts, salles de
brasserie, conférences publiques, salons mondains). Après avoir joui d’une
grande faveur dans les cénacles romantiques, et en particulier à l’Arsenal, la
lecture en cercle restreint disparaît des cénacles fin de siècle qui lui
préfèrent, avec Mallarmé, la causerie en forme de divagations.
*

Placé en regard des autres formes de sociabilité où cohabitent les


hommes de lettres, le cénacle se distingue, paradoxalement, autant par sa
rigidité que par sa plasticité. D’un côté, son refus d’hétérogénéiser le
recrutement social de ses membres, son retrait de l’espace public, le
resserrement et la persistance de ses activités privilégiées (la lecture, la
causerie et dans une moindre mesure le repas et les jeux de mots) situent le
cénacle à la pointe la plus autonome de l’espace des sociabilités d’hommes
de lettres. De l’autre, aucune de ses activités ne lui est absolument propre :
la forme-cénacle s’édifie au départ de formes de sociabilité préexistantes et
en interaction constante avec elles. Qu’est-ce qui, en définitive, fait la
spécificité de la sociabilité cénaculaire et en quoi se rapproche-t-elle
d’autres formes de sociabilité concomitantes ou concurrentes  ? Du salon,
elle hérite un certain goût du délassement, poussé dans certains cas à un
degré tel qu’elle relègue presque au second plan l’objet qui réunit ses
membres, à savoir l’art et la littérature : le plaisir de se voir, de pratiquer la
conversation, de se livrer aux plaisirs, de cultiver l’amitié qu’on a les uns
pour les autres, prend le dessus chez un Nodier, un Flaubert, un Heredia, un
Daudet et parfois même chez un Goncourt, sur l’intérêt de l’échange entre
«  professionnels de la manipulation des biens symboliques  ». Ce goût est
prépondérant, par exemple, aux dîners Magny qui, au fond, ne tiennent que
par cela. À l’inverse, le cénacle a en commun avec l’académie la volonté
d’incarner les valeurs suprêmes, universelles et atemporelles, de l’art. Il
s’ensuit que, poursuivant à son insu – il ne saurait être question d’imitation
explicite – le même but qu’elle, le cénacle tend à adopter certains traits de
l’économie académique  : sélection drastique des membres, régularité
métronomique des réunions, rites d’intégration et de communion, centrage
de ses activités sur la littérature. Le cénacle a-t-il une parenté avec le café
littéraire  ? Morphologiquement, les analogies sont évidentes (groupe
restreint, liberté de parole, population socialement dominée), mais autant la
sociabilité de café s’avère centrifuge (le café est un point de rendez-vous de
sous-groupes de journalistes, de vaudevillistes, de peintres, aux valeurs et
aux ambitions diverses, parfois inconciliables), autant celle du cénacle est
centripète  : on s’y réunit autour du même leader et du même noyau de
fidèles (même si les invités occasionnels se succèdent), armés d’une même
conception du rôle de la littérature, entés sur un même mouvement
littéraire323. Enfin, le cénacle n’est pas sans parenté avec les cercles, les
sociétés secrètes et plus généralement avec la forme de l’association.
Certains cénacles, comme la société des Buveurs d’eau, se sont même laissé
tenter par ce système qui présente l’avantage illusoire, grâce à un arsenal de
règles préétablies, de garantir une existence durable au collectif. Mais le
cénacle n’a qu’exceptionnellement versé dans ce formalisme, préférant à
l’autoritarisme des règles écrites, la subordination volontaire à un ordre
implicite dicté par le charisme du leader. Comme en témoigne la conduite
des causeries dans cet univers restreint, le cénacle a besoin de flexibilité
pour fonctionner, il est plus gouverné par le désir d’être ensemble que par la
nécessité de vivre ensemble ou de se soumettre aux mêmes règles. Il
échappe donc à deux travers opposés, qui sont, d’une part, d’être un
conglomérat hétéroclite en ébullition (café), d’autre part d’être un groupe
figé sans but ou sans perspective (salon, académie, association). Le cénacle
ne brasse pas du vide, ni ne produit de l’inerte. Il accouche d’une réalité
substantielle, dont la durée de vie varie en fonction du processus
institutionnel adopté.
TROISIÈME PARTIE

Le cénacle en mouvement
« L’union fait la force1. » (Baudelaire)
L’arrêt sur image que nous avons opéré sur le cénacle ne doit pas faire
oublier sa dimension dynamique. La représentation qu’en donne Balzac
dans Illusions perdues est à cet égard trompeuse  : à le lire, le cénacle
naîtrait de manière spontanée, vivrait d’une vie égale et mourrait sans
laisser de trace. La réalité est tout autre  : loin de «  durer sans choc ni
mécomptes pendant vingt années2  », il évolue sans cesse, traversant des
phases d’incubation, de cohésion, de fusion, de dépression, de fission, de
dissolution. En clair, il a sa propre temporalité.
À la différence d’autres sociabilités centrées sur le divertissement, il n’est
pas réductible à un intervalle agréable entre deux périodes d’activité
créatrice  : il s’agit avant tout d’un lieu de fécondation et de transmission
artistique. Constat qui amène à se poser l’épineuse question du rapport entre
l’existence d’un groupe et le mouvement (romantisme, naturalisme,
symbolisme) qui lui correspond  : quels leviers mettent le cénacle en
mouvement ? À cette question, l’étude des mécanismes de constitution et de
transformation des groupes permettent d’apporter quelques éléments de
réponse. Modéliser le cénacle sous cet aspect n’est cependant pas tâche
facile, car si l’objet se laisse correctement appréhender, on vient de le voir,
dans sa dimension synchronique (un lieu, un groupe, des activités), il n’en
va pas de même au plan diachronique. La correspondance et les journaux
intimes, qui en narrent la vie au jour le jour, donnent certes des repères
temporels, mais pas en nombre suffisant pour retracer ses étapes
marquantes. On peut encore moins compter sur les mémoires et les
souvenirs qui présentent les cénacles «  en bloc et d’une seule pièce3  »,
comme s’ils n’avaient pas d’histoire. Aussi est-on fondé, pour pallier cette
difficulté, à se tourner vers des travaux de sociologie ou de philosophie
sociale réalisés sur des objets analogues.
Pour comprendre l’économie interne des petits groupes, plusieurs
modélisations ont en effet été tentées. Dans la Critique de la raison
dialectique, Jean-Paul Sartre a théorisé le devenir des groupes, depuis la
«  série  » (rassemblement sans unité organique) jusqu’à l’«  institution  »
(considérée comme une totalité figée), en passant par le «  groupe en
fusion  » qui fait coïncider l’action commune, l’action individuelle et
l’organisation4. Sartre met en tension deux notions essentielles pour
appréhender l’objet cénacle  : celle de groupe et celle d’institution. La
première a retenu l’attention des psychosociologues, qui se sont interrogés
sur l’adoption de codes de conduite au sein du collectif, sur la nécessité
d’une ou de plusieurs finalités ou d’intérêts communs aux membres du
groupe et sur la concordance entre ceux-ci et les finalités avec lesquelles les
individus entrent dans le groupe. Kurt Lewin, fondateur de la dynamique
des groupes, l’appréhende ainsi comme un système de forces en tension,
dont les deux principales sont les «  forces de progression  », qui tirent le
groupe vers les buts qu’il s’est assignés, et les «  forces de cohésion  » qui
soutiennent la conservation du groupe comme réalité physique et comme
image idéale5. La seconde a intéressé Jacques Chevallier qui, contre la
tendance sartrienne à la considérer comme une totalité inerte, a décrit
l’institution comme un « processus évolutif6 ». Son analyse met en exergue
le double sens du mot  : chose instituée –  et donc figée  – d’une part,
processus d’auto-création continue d’autre part visant à la perpétuation.
Grâce à cette nouvelle définition d’une institution non statique, il devient
concevable qu’un cénacle, parti du stade fusionnel, évolue vers un stade
institutionnel, sans que ce stade ultime apparaisse comme un point final.
Le caractère dynamique des groupes a été fortement mis en avant par
Michael P.  Farrell7, qui décompose le processus de développement en six
phases  : formation (mise en relation des membres)  ; rébellion (révolte
contre l’autorité qui permet la cohésion)  ; négociation (élaboration d’une
vision commune)  ; création (mise au net collective de la vision)  ; action
(gestion planifiée d’un projet)  ; séparation (exacerbation des conflits).
Farrell propose en outre une typologie originale des « rôles », qui éclaire la
fonction spécifique que chacun des membres occupe dans les différentes
phases du processus : on y trouve la figure du leader charismatique qui fait
office de prophète et de guide, mais aussi celles, plus inattendues, du
«  gardien  » (gatekeeper) qui oriente la vision commune, du «  marieur  »
(matchmaker) qui met en relation les membres, du pacificateur
(peacemaker) qui module la négativité, résout les conflits, enfin celle du
«  marqueur de frontières  » (Boundary marker) qui pousse les autres
membres dans leurs retranchements par sa conduite excessive. Bien que
cette distribution des rôles constitue, au même titre que la subdivision en six
phases, un cadre trop rigide pour penser la dynamique cénaculaire, elle a le
mérite de souligner la complexité de la transformation morphologique et de
pointer l’importance qu’y jouent les acteurs.
Les analyses de Rémy Ponton et Joseph Jurt, respectivement sur le
Parnasse et le symbolisme, utilisent conjointement des outils conceptuels
empruntés à Max Weber et à Pierre Bourdieu8. Une première phase, dite
« prophétique », antérieure à la constitution proprement dite du groupe, est
celle où le futur leader, encore solitaire, marque sa différence par rapport à
l’esthétique dominante, créant ainsi un appel d’air du côté de ceux qui
aspirent secrètement à la rénovation. Suit la «  phase d’accumulation du
capital symbolique » où se construit autour du prophète, une « communauté
émotionnelle  », c’est-à-dire un groupement d’admirateurs entièrement
dévoués à la cause du maître, qui va renforcer son pouvoir charismatique.
Le groupe s’efforce ensuite de se doter d’une identité collective, soit
négativement en s’opposant à ses adversaires, soit positivement en
formalisant son esthétique. Après quoi il entre dans une période de
« routinisation », enclenchée par le fait qu’il cherche non plus à accumuler
du capital symbolique mais à le monnayer auprès des institutions
dominantes. Une ultime étape, facultative celle-là, fait entrer le groupe, déjà
disloqué, dans l’ère de la «  mondanisation  » avec l’ouverture du cercle à
une population mixte et exogène9.
De ces tentatives de modélisation, on retiendra ceci  : que le groupe
artistique passe au minimum par trois phases  : une phase fusionnelle
(cohésion), une phase rationnelle (cimentation) et une phase fissionnelle
(séparation). Ce groupe est tout au long de son histoire travaillé par des
forces visant soit à sa conservation soit à sa progression, c’est-à-dire qu’il
peut à tout moment se rétracter ou se dilater. Le leader y joue un rôle capital
dans l’orientation  : resserrement vers le centre (le foyer cénaculaire) ou
expansion vers la périphérie (le champ littéraire et le champ artistique dans
leur ensemble). L’institutionnalisation – ou « tendance à se muer en corps
légitime  » – constitue l’élément moteur du groupe littéraire. On retiendra
enfin qu’il n’existe pas de frontières « naturelles » fixant à date certaine le
commencement ou la fin d’un groupe, et qu’il revient par conséquent au
sociologue et à l’historien de fixer ces frontières en assumant la part
d’arbitraire inhérente à ce choix : le groupe démarre-t-il avec la prophétie,
avec la mise en relation des membres du noyau, ou avec l’amorce d’une
sociabilité régulière ? Le groupe finit-il quand les réunions cessent, quand
ses membres ont atteint la consécration, ou quand s’amorce la phase
régressive de mondanisation ?
En dépit des avancées considérables qu’elles proposent (la
reconnaissance du rôle du leader, la répartition en phases, l’étude des
dispositions sociales des membres, les phénomènes d’institutionnalisation
et de mondanisation), ces études, du fait qu’elles ne prennent pas vraiment
en compte la double nature concrète (le cénacle comme groupe humain et
forme de sociabilité) et immatérielle (le cénacle comme habitacle d’un
mouvement) de l’objet, laissent nombre d’aspects de son fonctionnement
dans l’ombre. Ainsi ne sait-on pas grand-chose de ce qui maintient ou
détruit la cohésion du groupe  : repose-t-elle sur les origines socio-
culturelles des membres ? Vient-elle de l’amitié, de l’intérêt, de la solidarité
ou du charisme du leader  ? Plusieurs zones d’ombre subsistent également
autour de cette période-clé au cours de laquelle le groupe fixe (et non fige)
sa doctrine et se lance collectivement à la conquête du pouvoir symbolique :
par quels moments ou «  épreuves  » le cénacle doit-il passer pour opérer
cette mutation institutionnelle ? Qu’en est-il enfin de la phase terminale du
cénacle ? Sa dissolution est-elle corrélée à la dispersion du mouvement ? Y
a-t-il plusieurs scénarios de fin ?
Phase de formation

La « loi » de l’homogénéité

Ceux qui se ressemblent s’assemblent-ils nécessairement  ? Et si oui,


jusqu’à quel point doivent-ils se ressembler pour s’assembler ? Les groupes,
dit-on quelquefois, se forment sur la base d’affinités. Ce terme est certes
pertinent pour les relations duales d’amour ou d’amitié. Mais l’est-il pour
expliquer la confraternité durable qui lie plus de deux individus  ? Une
chose est sûre, si la relation amicale ou amoureuse peut quelquefois,
transcendée par ses finalités, passer par-dessus les différences sexuelles,
sociales, religieuses, idéologiques, la relation cénaculaire, elle, est beaucoup
plus sensible aux origines et tributaire des situations de chacun : le groupe
ne peut prendre forme sans le sentiment collectivement partagé d’évoluer
entre soi, tant physiquement que socialement. La fortune du cénacle – son
existence et sa survivance  – suppose une certaine homogénéité  :
homogénéité des dispositions sociales  ; homogénéité des positions dans
l’espace relationnel du champ littéraire ; homogénéité des prises de position
dont la principale est l’adhésion à une vision globalement commune du
monde et de l’art.
Sainte-Beuve, toujours à l’affût des « familles d’esprit », a écrit une page
éclairante sur cette question :
Je définis le groupe [littéraire], non par l’assemblage fortuit et
artificiel de gens d’esprit qui se concertent dans un but, mais
l’association naturelle et comme spontanée de jeunes esprits et de
jeunes talents, non pas précisément semblables et de la même famille,
mais de la même volée et du même printemps, éclos sous le même astre,
et qui se sentent nés, avec des variétés de goût et de vocation, pour une
œuvre commune10.
Cette caractérisation, énoncée en termes imagés par Sainte-Beuve, peut
être retraduite en termes sociologiques. Aux expressions «  du même
printemps », « jeunes esprits » et « jeunes talents » correspond une première
forme d’homogénéité, d’ordre générationnel. Le terme de «  volée  »
qu’utilise ensuite Sainte-Beuve brille par sa polysémie, au point qu’on
pourrait y faire entrer toutes les données relevant tant de l’homogénéité
«  dispositionnelle  » que de l’homogénéité «  positionnelle  ». La première
repose sur un certain nombre d’attributs sociaux tels que la provenance
géographique, la profession du père, le cursus scolaire et la profession de
l’écrivain lui-même. La seconde peut se mesurer au gré de plusieurs
indicateurs institutionnels, principalement l’obtention de prix (prix de
l’Académie française, prix de Rome), l’entrée –  par cooptation ou par
concours  – dans une revue ou un journal. La distinction que pose Sainte-
Beuve entre les « gens d’esprit » et les « jeunes esprits et jeunes talents »
pour qui l’activité intellectuelle et artistique constitue sinon une raison de
vivre, du moins une raison d’être dans le champ, rappelle à juste titre que
l’homogénéité d’un groupe s’établit autant sur l’exclusion que sur le
rapprochement, et que les individus animés du seul désir de «  briller  » en
société n’ont pas leur place dans un groupe que la manipulation experte des
biens symboliques réunit. Le groupe, « assemblage fortuit » c’est-à-dire non
motivé par une fonction strictement délimitée, ne se construit pas sur les
mêmes bases qu’une académie. Les futurs membres doivent enfin se sentir
« nés […] pour une œuvre commune » pour faire groupe, autrement dit, ils
doivent être convaincus au préalable de la mission qui leur incombe.
Doivent-ils avoir des « prises de position » convergentes ou similaires pour
construire un être-ensemble ? Ce critère paraît plus problématique que les
deux précédents (dispositions et positions). En fait, dans ce domaine,
l’hétérogénéité semble l’emporter sur l’homogénéité. Politiquement, par
exemple, les membres du Petit Cénacle sont désaccordés : « le brave Petrus
était montagnard, le jeune O’Neddy, lui, était girondin11  » se souvient
Théophile Dondey. Malgré le royalisme ambiant du cénacle de Deschamps,
les libéraux-républicains Latouche et Lefèvre-Deumier y ont leurs entrées ;
plus tard, dreyfusards et anti-dreyfusards se retrouveront autour de la table
de Mallarmé. Au plan doctrinal et générique, les Dimanches de Flaubert
accueillaient autant le parnassien François Coppée que le naturaliste Zola ;
les poètes (Mallarmé, Heredia, Régnier, Rodenbach), symbolistes de
surcroît, ne sont pas persona non grata dans le Grenier de Goncourt. Bref,
si tout cénacle vise à l’essor d’un mouvement littéraire qu’il exprime
socialement, ledit mouvement tourne rarement à l’exclusivisme sectaire. Si
elle est réelle, dans la plupart des cas, l’hétérogénéité des prises de position
concerne en général le réseau étendu des personnalités gravitant autour du
cénacle, davantage que son noyau dur. Cette hétérogénéité ne doit pas faire
oublier non plus l’adhésion des membres de chaque cénacle à des valeurs
communes  : l’indépendance vis-à-vis du pouvoir politique, la méfiance à
l’égard de la grande presse, le faible investissement dans le théâtre, la
prépondérance de la poésie ou alors d’un roman destiné à une forte
légitimation. Bref, ils appartiennent au même secteur du champ littéraire et,
dans les moments où le positionnement politique devient discriminant12, ils
ne sont jamais trop éloignés sur l’échiquier. L’«  œuvre commune  » dont
parle Sainte-Beuve doit, en définitive, être comprise en termes stratégiques.
Cette œuvre, c’est la « course en commun à la gloire » (autre expression de
Sainte-Beuve13), course gagnable à condition de faire partie d’une force
collective d’avant-garde, quel qu’en soit, à la limite, le contenu.

Trajectoires sociales et convergence cénaculaire

Quels sont, dans l’éventail des attributs sociaux, les éléments


indispensables pour que les membres soient compatibles et que s’installe
une dynamique de groupe  ? À l’évidence, le critère générationnel, qui a
souvent prévalu, s’avère insuffisant. La notion de génération pose en effet
plusieurs questions : quel rythme donner à la succession des générations et,
par là, à quelles frontières se fier ? Quelle date repère considérer : la date de
naissance, la vingtième année, celle de la «  maturité  »  ? Quelle part
accorder à l’évènement (1789, 1830, 1848), considéré comme fait et
expérience traumatique, dans la détermination d’une génération ? Comment
distinguer entre les phénomènes psychologiques et statistiques que recouvre
la génération, puisque nombreux ont été ceux qui se sont reconnus dans les
événements subis ou vécus par une autre génération biologique14  ? Et
encore  : hors des statistiques démographiques, quels individus choisir qui
soient représentatifs de leur génération ? Qui sélectionner pour porte-parole
et comment opérer le glissement entre l’individuel et le collectif  ? Les
sélections opérées jusqu’à présent ont tendance à reconduire la domination
des grandes figures au détriment des minores qui sont la réalité d’un
mouvement et d’une époque littéraires. Problématique en soi, la notion de
génération devient litigieuse pour le xixe siècle. C’est en effet de l’époque
romantique en particulier que date l’acception actuelle de la notion de
génération et que s’affirme l’idée même d’une unité générationnelle. La
proximité de la Révolution y est évidemment pour beaucoup : Musset a fait
le portrait de cette génération « ardente et nerveuse » de l’après-événement,
de cette génération différée, comme l’écrit Sainte-Beuve, « qui était venue
trop tard pour participer à l’effervescence politique et s’embraser à
l’illusion révolutionnaire évanouie vers 182415  ». À l’échelle de la
discipline de l’histoire littéraire, c’est encore Sainte-Beuve qui a fixé
l’interprétation dominante de la trajectoire collective des «  hommes de
1830 » lorsqu’il a dressé le tableau d’une « génération qui, née tout à la fin
du dernier siècle, encore enfant ou trop jeune sous l’Empire, s’est
émancipée et a pris la robe virile au milieu des orages de 1814 et 1815 » et
qui occupe, dans ces premières années de la monarchie de Juillet, «  les
affaires, les Chambres, les Académies, les sommités du pouvoir et de la
science16  ». Heureux calvaire, réduit à quelques stations stables et
partagées.
Si la génération romantique (celle de 1820, s’entend) a pris une valeur
«  matricielle et archétypale  », c’est aussi et surtout parce qu’elle est la
première à prendre conscience d’elle-même, à proclamer et à valoriser à
l’extrême sa jeunesse contre la «  gérontocratie  »  : «  Une génération
nouvelle s’élève », proclame Jouffroy en 1825 dans « Comment les dogmes
finissent17  ». Victor Hugo, à l’heure du triomphe d’Hernani, s’incline
devant «  cette élite de jeunes hommes, intelligente, logique, conséquente,
vraiment libérale en littérature comme en politique, noble génération qui ne
se refuse pas à ouvrir les deux yeux à la vérité et à recevoir la lumière des
deux côtés18 ». Les romantiques abusent de l’argument générationnel et le
portent à l’envi en étendard. Eux qui devaient se contenter de l’après, dans
l’histoire, se veulent, Pierre Barbéris l’a montré19, sans précédent dans
l’histoire littéraire  ; la valeur à laquelle ils ne peuvent prétendre en
politique, ils la fondent en littérature. La « génération nouvelle20 », tel est
bien le mot d’ordre du romantisme quand il s’autoproclame. Les
mouvements suivants emprunteront exactement la même voie : il n’est que
de lire la réponse de Mallarmé à l’enquête de Jules Huret pour s’en
convaincre. Tout en se maintenant à l’interface des deux générations et en
désignant Verlaine comme le « vrai père de tous les Jeunes », il indique que
«  si, d’un côté, les Parnassiens ont été, en effet, les absolus serviteurs du
vers, y sacrifiant jusqu’à leur personnalité, les jeunes gens ont tiré
directement leur instinct des musiques, comme s’il n’y avait rien eu
auparavant21  ». Or, un danger guette la recherche historique lorsqu’elle se
trouve d’emblée contrainte, par son objet d’étude lui-même, à convertir la
revendication identitaire du groupe qu’il étudie en grille d’analyse. Le
« jeunisme », foyer permanent d’identité collective, n’offre guère un cadre
méthodologique fiable22.
Sans se résumer au facteur générationnel, le rapprochement entre les
futurs cénacliers résulte de causes objectives, multifactorielles, incluant le
lieu de naissance, la profession du père, le niveau d’études, le statut social,
mais encore, l’âge d’entrée dans la profession, la spécialité choisie
(littérature, peinture, musique), les genres pratiqués, les distinctions
honorifiques. Des travaux sociologiques menés en ce sens permettent d’y
voir un peu plus clair. Le pionnier de ce type de recherche reconstituant
patiemment les trajectoires sociales des acteurs est Rémy Ponton avec sa
thèse sur le champ littéraire du dernier tiers du xixe siècle23. Son analyse
fait ressortir une homogénéité du groupe parnassien, en termes de sexe
(masculin) et d’âge (même «  génération  »), qui facilite, semble-t-il, le
rapprochement des cénacliers du Boulevard des Invalides. Les travaux de
Joseph Jurt sur les symbolistes, de Christophe Charle sur les naturalistes et
de Norbert Bandier sur les surréalistes24 arrivent à des conclusions
similaires.
Les progrès accomplis par les méthodes socio-statistiques permettent de
replacer chaque cénacle, réseau, institution et acteur en perspective les uns
par rapport aux autres. Les approximations n’y résistent pas, s’agissant
d’une large population, et les effets d’homogénéité apparaissent aussi
nettement que possible. Ce type d’analyse, effectué sur une centaine
d’écrivains présents dans les principaux cénacles romantiques entre 1819 et
183625 (cénacles de La Muse française, de Delécluze, de Nodier, de Hugo,
de Vigny et Petit Cénacle), introduit des paramètres aussi divers que la date
et le lieu de naissance, la profession du père, le niveau d’études atteint, la
profession exercée au cours de la période concernée, le volume et la
distribution générique des œuvres publiées et la reconnaissance par les
instances littéraires. Ces quatre facteurs font apparaître des régularités entre
des caractéristiques sociales partagées. En l’occurrence, l’analyse factorielle
met en évidence quatre types d’individus parmi les écrivains romantiques.
Le premier (par exemple Nodier, Lamartine, Sophie Gay) est un aristocrate
ou un grand bourgeois né en province vers 178026, qui a eu un précepteur,
publié des recueils de poésie (et plus souvent encore des ouvrages
historiques), édité chez Ladvocat, fréquenté les académies, et reçu après
1820 le soutien de toutes les instances de consécration, qu’elles soient
d’ordre social (pension royale, Légion d’honneur, sinécures) ou littéraire
(élection à l’Académie française et à l’Académie des Jeux-Floraux de
Toulouse, prix décernés par ces mêmes académies). Au temps où il fait
partie d’un mouvement romantique encore balbutiant, on le lit dans La
Muse française ou, s’il a quelque accointance libérale, au Mercure de
France du dix-neuvième siècle  ; on le rencontre aux «  Dimanches  » de
l’Arsenal ou dans les salons aristocratiques reformés sous la Restauration.
Les enfants de la moyenne bourgeoisie provinciale, entrés relativement
jeunes en littérature, issus de familles au statut social comparable,
appartenant aux mêmes classes d’âge (ils sont nés entre 1790 et 1810),
donnent naissance à deux autres types qui doivent être distingués par leur
capital scolaire et la suite de leur trajectoire : autour de Mérimée apparaît la
branche libérale du mouvement romantique, réunie d’abord au sein du
Grenier d’Étienne Delécluze puis par Le Globe. Cet individu a achevé des
études de droit en Sorbonne (c’est le cas de Mérimée, Vitet et Duvergier de
Hauranne), s’est illustré en littérature et tout particulièrement dans les
domaines du théâtre et du roman, puis, profitant de la chasse aux places
officielles consécutive à la révolution de Juillet, a atteint de hautes fonctions
dans l’appareil d’État (Dittmer sera inspecteur général des Haras, Cavé
responsable de la censure au Ministère de l’Intérieur) ou dans le
professorat. L’autre individu de cette classe d’âge, incarné à la perfection
par Victor Hugo, n’a guère brillé dans son parcours scolaire. C’est
l’individu romantique par excellence, qui a pu chasser les prix au début de
sa carrière, qui tente l’aventure du drame vers 1828 (Frédéric Soulié,
Foucher, Vigny) et se consacrera ensuite, au cours des années 1830, aux
revues et à son œuvre publiée par Renduel ou par tel autre grand éditeur
romantique. On trouve à ses côtés des écrivains issus de couches sociales
moins dotées, mais qui ont su compenser ce déficit par la pénétration
réussie de plusieurs réseaux importants : il en va ainsi de Sainte-Beuve, de
Jules Janin ou encore d’Alexandre Dumas. Ces deux figures modales se
caractérisent enfin par leur fréquentation active de différents cénacles.
C’est aussi dans les cénacles des années 1827-1832 que se rencontre le
dernier type. Celui-ci, le moins bien doté en toutes sortes de « capitaux », se
fait remarquer par un investissement fort dans la «  communauté
émotionnelle » romantique. Il appartient à la petite bourgeoisie parisienne,
est plutôt désargenté et publie beaucoup en revue et dans les journaux. Sa
production en volumes est peu abondante, bien qu’il soit entré dès le plus
jeune âge en littérature. Les Jeunes-France en sont le plus proches sans
nécessairement se confondre avec lui. S’ils ne sont pas seuls dans ce
groupe, ils y figurent tous. Prenons un échantillon de dix écrivains qui ont
été assimilés aux Jeunes-France  : Lassailly, Borel, Brot, Gautier, Maquet,
Bouchardy, Dondey, Escousse, Nerval et Esquiros. Sept sur dix sont nés à
Paris, tous (sauf Nerval, fils de médecin) sont enfants de la petite
bourgeoisie intellectuelle ou plus souvent commerçante ; mis à part Maquet,
aucun n’a suivi d’études longues, et l’enseignement artistique concerne
trois d’entre eux. Enfin tous (moins Dondey), feront profession d’homme
de lettres après 1830, pour quelques années du moins. En revanche, entrés
très tôt dans le champ littéraire – au même âge, les Hugo et les Gaspard de
Pons étaient déjà de vraies bêtes à concours poétiques – ils n’ont pas reçu
de prix (parce qu’ils n’ont pas concouru), n’ont participé à aucune société
savante ou académie. En somme les Jeunes-France n’existent littérairement
que par leurs publications (dans le meilleur des cas chez Renduel et dans
quelques périodiques comme L’Artiste, La France littéraire ou Le Cabinet
de lecture) et par leur formidable investissement dans la bataille
romantique.

Facteurs d’exclusion, facteurs d’inclusion

Il suffit de raisonner a contrario pour se rendre compte que les attributs


relatifs à la disposition et à la position sont prégnants, même s’il faut se
garder de surdéterminer leur importance. L’exclusion explicite, ou la mise à
distance implicite, des femmes, des mondains, des journalistes, des
bohèmes, des amateurs, des académiciens, des hommes politiques, se passe
de commentaire. Toutes ces catégories d’individus ont leurs propres
réseaux, leurs propres lieux de sociabilité qui les tiennent à distance des
cercles d’avant-garde. Quant à ceux qui, ignorants des codes du cénacle, s’y
aventurent de force, ils sont systématiquement refoulés du Sanhédrin, faute
d’un habitus et d’un hexis adéquats. Une posture hétérogène est un obstacle
insurmontable pour le quémandeur, aussi doué soit-il. Aloysius Bertrand,
qui a pourtant incorporé les us et coutumes du Cénacle hugolien, n’y
remettra plus les pieds… faute d’un habit convenable  ; Murger est écarté
des réunions chez Mario Uchard en 1857 parce qu’il paraît trop bohème.
Combien de provinciaux complexés et timides n’ont pas tremblé, malgré
l’accueil chaleureux que leur réserve le bon Nodier, en gravissant les
marches de l’Arsenal ? Le Vaudois Juste Olivier, qui a réussi à s’introduire
dans le cénacle de Vigny, mesure avec effroi la distance culturelle qui le
sépare des amis de Vigny. Les femmes, sauf si elles s’appellent George
Sand et qu’elles répondent au titre de «  grand homme  », sont les bêtes
noires des cénacliers. En 1885, pour l’inauguration de son grenier, Goncourt
est on ne peut plus clair à ce sujet  : les femmes ne sont pas admises, les
réunions seront « toutes masculines27 » et il conviendra que les femmes des
invités viennent chercher leur mari «  tard, tard, tard  ». Moins misogynes
que leurs confrères, Mallarmé et Heredia s’arrangent quand même pour les
écarter (à ce titre, le tabac fait office de repoussoir). Celles qui insistent rue
de Rome, telle la poétesse Tola Dorian, le regrettent amèrement, tant elles
sont malmenées  : «  Chez M[allarmé] la vieille Dorian, coquette dans un
coin, avec des airs de fausse naïveté énervants. Elle se fait rouler des
cigarettes par Stéphane, qui cingle d’ironie ses bêtises et en relève cinq ou
six vertement28.  » La «  mondaine  », qui conjugue les deux tares (sexe et
origine), subira doublement l’ostracisme des cénacliers29.
Le cénacle ne juge pas forcément un individu sur son étiquette sociale
(surtout s’il s’agit d’un écrivain de talent), mais il l’exclura, ou le bannira,
s’il constate que l’individu en question ne sait pas faire taire ses instincts
sociaux, sexuels, culturels, religieux ou ethniques. Oscar Wilde, incapable
de se déprendre de ses manières d’homme du monde lors de son passage
rue de Rome, s’attire l’antipathie générale des Mardistes. Un autre exemple
particulièrement frappant de cette inadéquation de l’habitus mondain avec
l’habitus cénaculaire, figure dans le témoignage d’André Fontainas, habitué
des Mardis, irrité de l’attitude toute de morgue et de supériorité du Comte
de Montesquiou, que Heredia accueille à ses Samedis30 : dans ces deux cas,
comme dans celui de Charles Buet –  que Goncourt traite de «  pédéraste
assermenté31 » – ou, plus tôt dans le siècle, d’Astolphe de Custine, il n’est
pas douteux qu’une certaine forme d’homophobie soit venue s’ajouter au
reproche de mondanité.
Le critère national est moins prégnant  : les cénacles de la Capitale ont
accueilli en leur sein des personnalités artistiques et littéraires issues de
toute l’Europe. Certes, la présence étrangère reste ultra minoritaire dans la
plupart des cénacles, en tout cas ponctuelle et jamais suivie. Mais elle n’en
a pas moins laissé des traces profondes chez ceux qui sont parvenus à
s’introduire dans le cercle des élus. À l’époque romantique et sous le
Second Empire, Tourgueniev excepté (l’écrivain russe est en effet
régulièrement présent aux Dîners Magny et aux Dimanches de Flaubert), les
cénacles demeurent résolument franco-français. Ce sont les écrivains et
artistes de France qui se déplacent vers l’Allemagne, l’Angleterre ou l’Italie
et non l’inverse (Stendhal à Naples, Delécluze à Rome, Nodier en Écosse,
David d’Angers à Weimar, Sainte-Beuve à Liège). Et on ne sache pas que
ces hommes rompus aux usages cénaculaires aient cherché à importer le
modèle au cours de leurs voyages ou « pèlerinages »… À la fin du siècle en
revanche, il n’est pas rare, et même fréquent, de croiser un écrivain
américain, un artiste anglais, un poète allemand ou un critique italien – sans
compter la colonie belge  – à la table des symbolistes ou des naturalistes.
Encore les étrangers d’adoption, écrivains émigrés installés à Paris et
écrivant en langue française (ils sont légion : de Moréas, à Vielé-Griffin, en
passant par Theodor Wyzewa et Stuart Merrill) doivent-ils être distingués
des étrangers vivant à Londres, Berlin, ou Rome, qui font un passage éclair
ou prolongé dans la capitale (Oscar Wilde, Verhaeren, Luigi Gualdo).
Ouvert aux cultures étrangères (en particulier anglo-saxonnes) à la fois par
goût personnel et conviction poétique, Mallarmé s’est montré spécialement
accueillant, rue de Rome, à l’égard des poètes et des artistes venus
d’ailleurs, de sorte que son cénacle peut passer, à bon droit, pour l’un des
plus cosmopolites de Paris. Cette ouverture, au demeurant, n’a rien qui
doive surprendre de la part d’un homme qui, dès 1873, rêva avec Mendès,
de créer une Société internationale des poètes réunissant, sur le modèle
d’une «  franc-maçonnerie ou [d’]un compagnonnage32  » toute l’élite
littéraire de l’Europe. Projet vite abandonné certes, mais ressuscité vingt
ans plus tard, et d’une certaine façon réalisé, quoique sous un autre mode,
avec ses Mardis où prit effectivement forme (malgré l’absence de tout
statut) une «  association purement littéraire  », à l’enseigne non plus du
Parnasse français, mais d’un symbolisme se réclamant de toutes les
tendances étrangères.
Les cénacles ne sont pas l’apanage des hommes de lettres. Le
recensement des formations sociabilitaires répondant aux critères du
cénacle aboutit même au constat inverse – surprenant à première vue – que
les cénacles purement littéraires sont minoritaires (il s’agit, en l’occurrence,
des Mercredis de Vigny, du cénacle de la Muse française, des cénacles de
Leconte de Lisle, de Flaubert et de Zola). Les autres formations se
subdivisent en deux groupes : le premier est composé de cénacles dominés
numériquement par des écrivains, auxquels s’agrègent deux ou trois figures
isolées d’« artistes » : c’est le cas du cénacle de Delécluze, dont l’hôte est
un peintre devenu critique d’art ; du Cénacle de Hugo dont Louis Boulanger
et David d’Angers sont les piliers  ; des Dimanches de l’Arsenal auxquels
Tony Johannot et les frères Devéria sont assidus ; du Grenier d’Auteuil que
fréquentent Raffaëlli, Carrière et Helleu  ; ou encore des Mardis de
Mallarmé où Whistler a sa place marquée. Le second rassemble des
cénacles dans lesquels les écrivains sont en infériorité numérique : ce sont
la secte des Méditateurs, la société des Buveurs d’eau, le cénacle réaliste, le
café Guerbois, le groupe des Impressionnistes, les Nabis, que fréquentent
respectivement Nodier, Murger, Champfleury, Zola, Mallarmé et Mauclair ;
ce sont enfin, bien sûr, le Petit Cénacle et le Doyenné avec leur groupe
éclectique de peintres, de sculpteurs et d’écrivains.
De cette analyse de la composition professionnelle des cénacles, on peut
tirer deux observations. La première est que les cénacles spécifiquement
littéraires constituent moins une règle qu’une exception. La mixité des
disciplines, sans constituer à proprement parler une norme, se présente
comme l’une des caractéristiques fortes du cénacle ; de sorte qu’il paraîtrait
plus juste de parler de « cénacles d’artistes » (artiste pris au sens large), que
de «  cénacles littéraires  ». Cet aspect se vérifie lorsqu’on examine la
composition des cénacles imaginaires qui portent eux aussi la marque de
l’interdisciplinarité  : les cénacles inventés par Balzac, Murger, Goncourt,
Zola et Mauclair sont un mélange composite d’écrivains et d’artistes de
toutes sortes. Leurs inventeurs vont même plus loin – preuve que le cénacle
idéal était pensé comme un collectif mixte  – puisqu’ils y introduisent un
représentant de chaque spécialité. Ainsi, dans Charles Demailly, figurent
deux romanciers, un poète, un musicien, un peintre, deux dessinateurs-
graveurs, un critique littéraire, un critique théâtral et un philosophe. Le
cénacle est conçu un peu à la manière d’une « arche de Noé » rassemblant
différentes espèces menacées du monde artistique. Par ailleurs, deux
professions artistiques sont surreprésentées  : les peintres et les écrivains.
Les musiciens, les sculpteurs, les philosophes, les acteurs et a fortiori les
graveurs et les typographes dont la profession se prolétarise,
n’appartiennent pas au noyau dur du cénacle et n’y font que des apparitions
épisodiques. Cette domination des arts de la plume et du pinceau se
retrouve dans « l’organigramme » des cénacles, dont les chefs de file sont
pour les deux tiers des écrivains (Deschamps, Vigny, Hugo, Nodier, Borel,
Nerval, Leconte, Flaubert, Goncourt, Mallarmé, Heredia) et, pour le dernier
tiers, des peintres (Maurice Quaï, Joseph Desbrosses, Courbet, Manet,
Maurice Denis). Professionnellement donc, le cénacle reste une structure
très homogène (il rejette hors de ses frontières les gens qui ne sont pas du
métier –  hommes politiques, professeurs, scientifiques, ecclésiastiques,
femmes du monde – ainsi que les personnalités n’exerçant pas des activités
artistiques de marque  : reporters, éditeurs33, libraires, acteurs, chanteurs,
danseurs), mais cette homogénéité est bipolaire en ce sens qu’elle mêle
deux professions au prestige égal : celle d’écrivain et celle de peintre.
Comment comprendre cette cohabitation harmonieuse du peintre et de
l’écrivain dans l’espace clos du cénacle  ? Comment rendre compte de ce
phénomène inouï, qui veut que des hommes de lettres préfèrent la
compagnie d’hommes exerçant un métier différent du leur, à celle de leurs
confrères exerçant la même activité ? Le xixe siècle marque de ce point de
vue une rupture en inaugurant le principe, révolutionnaire, d’une
«  fraternité des arts34  » (Sainte-Beuve)  : «  En ce temps-là, dira plus tard
Gautier, la peinture et la poésie fraternisaient35. » Cette correspondance et
cette convergence des arts étaient pourtant loin d’aller de soi à la fin du
e
xviii   siècle, époque où les pratiques artistiques étaient fortement
cloisonnées dans l’espace social et dans la mentalité collective  : arts
mécaniques d’un côté, arts libéraux de l’autre. Pour la première fois, les
clivages de corps sont dépassés au nom d’une alliance supérieure ; pour la
première fois, le poète trouve son égal non plus dans celui qui tient la
plume, mais dans celui qui, plus généralement, crée, en utilisant le pinceau,
le ciseau ou la lyre… Au xixe  siècle, l’homme de lettres, au moment de
construire son réseau de sociabilité et de s’intégrer à une institution
défendant ses intérêts, peut se rallier à son corps de métier naturel
(corporation, syndicat, société), ou au contraire –  encore qu’il n’y ait pas
incompatibilité entre les deux formes de ralliement  – former un groupe
alternatif d’artistes aux sensibilités convergentes. N’a-t-on pas vu Hugo se
détacher de la Société Royale des Bonnes-Lettres, où il était pourtant fêté,
pour rejoindre le groupuscule de La Muse française puis ouvrir toutes
grandes les portes de son salon aux peintres  ? N’a-t-on pas vu, trente ans
plus tard, Zola rejoindre un cénacle d’artistes avant d’ouvrir son propre
cénacle d’écrivains ?
Le cénacle est sans doute la manifestation la plus spectaculaire de ce
rapprochement de corps de métier que séparent pourtant et leurs systèmes
de formation et leurs instances de consécration. À ceci près que ce
phénomène de fusion ne fait qu’acter une tendance perceptible à travers les
pratiques mêmes des peintres et des écrivains, qui, non contents d’appeler à
la «  fraternité des arts  », s’efforcent de la réaliser concrètement en
estompant les frontières entre l’art d’écrire et l’art de peindre. On voit ainsi
des écrivains s’essayer à la peinture ou au dessin (Hugo) et inversement des
peintres se convertir à la littérature (Gautier). Ces expérimentations
traduisent une fascination croissante des peintres pour les écrivains et
réciproquement, laquelle débouche sur de multiples collaborations : c’est le
dessinateur illustrant les œuvres de l’homme de lettres, c’est l’homme de
lettres écrivant des « salons » pour le peintre ou faisant des « transpositions
d’art ». Le rapprochement transparaît de manière plus évidente encore dans
les représentations, cet indicateur infaillible des structures mentales
collectives. Les romans mettant en scène des artistes, les tableaux ou eaux-
fortes représentant l’imbrication des deux corps, les artistes de la couleur et
les experts du verbe, sont nombreux36. Ces échanges permanents
débouchent logiquement sur «  l’invention  » d’un mot faisant office de
fanion : l’artiste37.
Mais qu’est-ce qui lie le destin du peintre à celui de l’écrivain  ?
Comment expliquer –  pour aller au-delà du simple constat de leur
coprésence  – que le cénacle ait pu constituer objectivement un espace
adéquat de regroupement pour les poètes et les rapins  ? Au-delà des
affinités amicales, des hasards de rencontre, et même des convergences
esthétiques, il y a dans cette adéquation d’une forme de sociabilité avec la
communauté mixte des artistes des causes d’ordre sociologique et
axiologique. Ce qui incite les peintres à rejoindre les associations
d’écrivains, ou à créer eux-mêmes des structures associatives nouvelles,
c’est d’abord la disparition, après la Révolution, des institutions,
notoirement la patente, et des corporations représentant les intérêts de la
profession : faute d’encadrement institutionnel (entre l’académie d’Ancien
Régime et la classe des beaux-arts de l’Institut, le nombre d’artistes
pensionnés passe de 150 à 28), la majorité des peintres, livrés à eux-mêmes,
organisent des confraternités solidaires, auxquelles les écrivains s’associent
d’autant plus naturellement qu’ils n’ont jamais disposé d’institutions
équivalentes à part l’Académie. Cette rencontre n’aurait cependant pas pu
s’opérer sans l’ascension récente, parallèlement, dans l’échelle hiérarchique
de prestige, des arts de l’image qui, sortis de l’opprobre «  mécanique  »,
accèdent au rang d’art libéral. Méprisés naguère par les poètes, les peintres
deviennent « fréquentables » – même s’ils traînent après eux une réputation
de désordre et d’inculture. En 1830, un Delacroix discute d’égal à égal avec
Hugo. Vingt ans plus tard, Courbet donnera des leçons d’esthétique à
Champfleury. Quant à ces deux chefs d’école que sont Manet et Mallarmé à
la fin du siècle, ils sont auréolés d’une même gloire et exercent une
influence égale auprès de leurs disciples, peintres et poètes confondus.
Sans doute la concurrence féroce que se livre la population des
«  artistes  », en constante augmentation au xixe  siècle, n’est-elle pas
étrangère à la fortune du cénacle, structure, rappelons-le, fondée sur une
économie solidaire et un système d’entraide ; mais ce que les peintres et les
poètes tendent à partager depuis la fin du xviiie  siècle, ce n’est pas
seulement une expérience commune, ce sont aussi et surtout des valeurs
communes. Comme l’a montré Nathalie Heinich, le xixe  siècle marque le
passage d’un régime de valeurs d’activité à un autre : l’artiste se détache de
l’idée de profession, pour s’attacher à celle de vocation, nouveau repère
identitaire. En clair, l’artiste cesse progressivement de se percevoir comme
un artisan pour se penser en artiste, c’est-à-dire en « appelé de l’art ». La
vocation, explique la sociologue, c’est le fait de « se sentir appelé à exercer
une activité, non par calcul d’intérêt ou par obéissance à des convenances
ou des obligations, mais comme un désir personnel, intérieur, d’embrasser
une carrière pour laquelle on se sent fait, à laquelle on se sent destiné. C’est
gagner sa vie pour pouvoir créer (régime vocationnel) et non pas créer pour
gagner sa vie (régime artisanal ou professionnel)38 ». Cette révolution dans
la manière de concevoir l’activité dite «  artistique  » prend à contre-pied
l’ordre économique bourgeois (on reconnaît là le concept d’«  économie
inversée » de Bourdieu) et jette logiquement les peintres dans les bras des
écrivains, qui, parallèlement, tendent aussi de plus en plus à sacraliser leur
art, à considérer la  profession d’écrivain non plus comme un «  métier  »
mais comme un sacerdoce. Rien d’étonnant, dans ces conditions, à ce que
les écrivains et les peintres, les premiers confrontés au marché de l’édition
et au métier de journaliste, les seconds soumis au diktat institutionnel du
Salon annuel et aux contraintes économiques du marché de l’art mais
adeptes tous deux d’une même religion (celle de l’art), se soient retrouvés
dans l’église-cénacle. Le rapprochement entre peintres et littérateurs résulte
donc moins d’une prise de position esthétique commune (on se retrouverait
sous la bannière du romantisme, du Parnasse, du symbolisme) que d’une
même conception axiologique de l’art, à savoir que l’Art est la valeur
devant laquelle tout doit s’incliner. Cette posture nouvelle permet de
comprendre le schisme de Maurice Quaï opéré en 1799 avec l’école de
David et, corrélativement, la formation du cénacle des Méditateurs  : Quaï
voulut donner à l’Art la place qu’il méritait, laquelle excédait à ses yeux, la
seule pratique picturale. Ainsi s’explique également l’attraction fantastique
que ce groupe exerça sur le jeune Nodier, qui, dans ces années-là, voulait
faire carrière dans les lettres. Au contact de Maurice Quaï et de son groupe,
Nodier oublie ses bonnes résolutions et intègre le cercle : comme il l’avoue
dans ses lettres à son ami Charles Weiss, le peintre lui ouvre des
perspectives nouvelles en hissant l’art au niveau d’une philosophie. En
entrant dans la secte, Nodier devient un fanatique de l’Art, prêt à tout
sacrifier pour lui. Ce sera, avec force nuances, la position et l’état d’esprit
de presque tous les cénacliers du xixe siècle.
La «  fraternité des arts  » retentit sur la physionomie des cénacles. En
pénétrant dans l’enceinte, le peintre apporte non seulement un savoir et un
savoir-faire propres à sa spécialité, mais des dispositions durablement
incorporées touchant l’ensemble de son comportement (manière de
s’habiller, de se tenir, de manger, de s’exprimer), dispositions souvent
différentes de celles de l’homme de lettres. D’une certaine manière, la
distinction hiérarchique entre arts libéraux (nobles) et arts mécaniques
(moins nobles) se retrouve dans l’hexis corporelle différenciée du peintre et
du littérateur : brute pour le premier, policée pour le second. Le partage de
valeurs rend ce rapprochement probable entre un habitus marqué par la
fréquentation séculaire des hommes du monde et un habitus marqué par la
fréquentation ancestrale des prolétaires de la peinture. Cette différence, qui
s’est estompée avec le temps, restait néanmoins évidente pour les
contemporains. En 1828, il était encore saugrenu que des poètes tirés à
quatre épingles (Hugo) pussent côtoyer des rapins chevelus et barbus
(Gautier). Mais, peu à peu, à force de se fréquenter, les hommes de lettres
ont quitté leur air guindé, assoupli leur protocole, adopté le franc-parler des
peintres, acquis par mimétisme leur « naturel39 » ; les peintres, en retour, à
force de fréquenter la gent lettrée, s’assagissent, s’adoucissent, perdent en
excentricité, gagnent en respectabilité. Certes, ils ont toujours un faible pour
les brasseries mais, fait nouveau, ils y paradent en tenue de ville, comme les
hommes de lettres  : un dessin au fusain de Courbet, datant de 1848 (voir
cahier d’illustrations), représente le chef du Réalisme élégamment vêtu, à la
dandy (pantalon à carreaux, redingote, chapeau haut-de-forme, lavallière
nouée), en compagnie de Jean Wallon (écrivain) et de Marc Trapadoux
(peintre), tous deux suspendus à ses lèvres. L’Hommage à Delacroix (1864)
de Fantin-Latour réunit de manière indifférenciée des littérateurs et des
artistes-peintres40. La sociabilité cénaculaire dissout les habitus contraires
en un habitus «  artiste  » médian, même si, d’un cénacle à l’autre,
s’observent encore des différences d’attitudes, oscillant entre bohème et
mondanité, selon la proportion plus ou moins forte de peintres ou de
littérateurs. Globalement, les cénacles à dominante « littéraire » conservent
des usages et des rites davantage mondains en les recentrant sur la lecture et
la discussion, tandis que les cénacles à dominante « picturale » se montrent
plus extravertis, plus axés sur l’agir que sur le dire.
Cela étant, ce serait céder à une vision par trop positiviste que de poser
comme principe absolu que l’agglomération cénaculaire trouve sa cause
unique dans l’homogénéité des capitaux accumulés par les membres qui la
composent. Tous ces paramètres agissent plutôt comme des conditions
nécessaires mais non suffisantes. D’autres leviers, échappant aux causalités
objectives, interviennent. Il ne faut pas sous-estimer en effet l’impact des
relations concrètes, subjectives, qui lient les écrivains, relations trop
souvent occultées par la sociologie qui se focalise sur les relations abstraites
et objectives, conduisant du même coup à une déréalisation du phénomène.
À la base d’un cénacle, on trouve presque toujours un petit réseau amical et
familial qui constitue sa cellule-souche. Si l’Arsenal réunit en 1824 des
hommes que rapprochent effectivement leurs trajectoires sociales (jeunes
gens, poètes, royalistes, études secondaires courtes), ce cénacle repose aussi
bien sur des relations réticulaires fonctionnant sur la base d’amitiés
anciennes (Taylor, Cailleux, Jal, Pichot, Latouche) qui s’agrègent
harmonieusement au cercle des hommes de lettres. Les alliances de nature
familiale jouent également un rôle non négligeable  : le Cénacle de Hugo,
sur lequel plane l’ombre des frères Abel et Eugène, inclut dans son cercle
les frères Deschamps, les frères Devéria, la famille Nodier (père et fille), les
frères Johannot, les frères Musset, le beau-frère Paul Foucher. Edmond de
Goncourt, dont le Grenier occupe symboliquement la chambre du frère
défunt, accueille les frères Rosny et la famille Daudet au complet (père,
mère et fils). Toutefois, il ne suffit pas que des hommes soient combinables,
au plan professionnel, intellectuel et affectif, pour que la combinaison
fonctionne. Pour que l’addition de «  moi  » compatibles évolue vers un
« nous » cohésif, il faut quelque chose de plus.
Phase de cohésion

Une composition idéale

Pourquoi et comment le cénacle, à l’état de germe, se développe-t-il,


pour constituer un corps viable  ? Voilà une sorte de mystère. Un petit
miracle surtout, car le cénacle est un organisme fragile, sensible à son
environnement. Pour expliquer le phénomène, les premiers commentateurs
ont recouru à des métaphores –  on se souvient de l’image aviaire utilisée
par Sainte-Beuve pour rendre compte de sa naissance. Francis Jourdain,
ancien membre du Groupe de Carnetin, use, lui, de la métaphore picturale
pour expliquer le processus cohésif :
Le total d’une addition n’abolit pas la valeur de chaque nombre, il ne
se substitue pas à eux ; s’il ne constitue pas une « unité », il a cependant
sa valeur propre. L’intimité, elle, opère, par cristallisation et aussi par
osmose. Ce n’est pas en déteignant les uns sur les autres, que les
éléments du groupe s’unifient. Il s’agit d’harmonie plutôt que de
synthèse et l’harmonie s’obtient par un assemblage de couleurs dont
chacune garde son éclat. […] Bien qu’ayant pour origine une certaine
communauté de sentiments, [cette solidarité] n’a pas nécessairement
pour conséquence une communauté d’opinions, ni une standardisation
des intelligences, mais quelques-uns des rouages qui actionnent celles-
ci se synchronisent41.
De cette analogie avec la peinture, on peut extraire l’idée que
chaque touche participe à l’harmonie de l’ensemble, et cela sans
que chacune d’elles ne perde de sa qualité chromatique d’origine.
Ainsi, dans un cénacle naissant, les individus ne sont pas tenus
d’abdiquer leur personnalité pour faire partie du groupe, c’est leur
place, autrement dit le rôle qu’ils occupent dans la composition
groupale, qui leur permet d’être « plusieurs tout en étant
singuliers42 ». Dans cette phase utopique, ou « état naissant43 », les
différences sont tolérées (ou niées) parce que le désir d’être
ensemble prévaut sur la cohérence esthétique ou idéologique du
collectif lui-même. À ce stade, l’important n’est pas que le groupe
soit unitaire au plan intellectuel, mais cohésif au plan affectif,
comme le montre cette lettre du tout jeune Zola, futur chef de
cénacle :
Nous serons quatre fondateurs, vous deux [Baille et Cézanne], moi,
Pajot. Nous serons excessivement difficiles pour recevoir de nouveaux
membres… Nos réunions hebdomadaires, par exemple, seraient
employées à se communiquer les uns aux autres les pensées que l’on
aurait eues. Le but surtout de cette association serait de former un
puissant faisceau pour l’avenir, de nous soutenir mutuellement, quelle
que soit la position qui nous attende44.
Nul mieux que Jacques Dubois n’est parvenu à rendre en termes
sociologiques ce qui se produit à cet instant particulier de la vie du cénacle.
Relisons attentivement le passage qu’il consacre à ce moment dans
L’institution de la littérature :
À l’origine, le cénacle puise sa dynamique dans son intervention en
tant que groupe d’oppositionnels, groupe qui est voué à se fermer sur
lui-même, tant pour manifester sa différence que pour garantir sa
pureté, et à ne compter que sur lui-même pour célébrer son travail de
création et les valeurs qu’il se donne. Cela a pour conséquence que,
dans les débuts, le cénacle consomme lui-même ce qu’il produit et
assure de l’intérieur sa reconnaissance. Ainsi peut intervenir d’emblée
une certaine distribution des rôles, où tel «  adhérent  » assurera le
commentaire célébratif, où tel autre se posera en exégète des créations
premières. Il s’agit d’un moment heureux et comme utopique de la vie
du cénacle puisque, à l’intérieur du groupe, la communication peut être
immédiate, primaire, et se passer des médiations techniques ordinaires
(les textes circulent de proche en proche, sont éventuellement l’objet
d’une élaboration commune)45.
Communication immédiate, distribution harmonieuse des emplois,
« moment heureux », on retrouve là quelques-uns des traits
esquissés par Francis Jourdain. Mais à ceux-ci, Dubois en ajoute
d’autres qui permettent de mieux comprendre l’alchimie spéciale
du cénacle « utopique ». Si ça marche, nous dit-il, c’est d’abord
parce que le groupe se définit, non par ce qu’il veut ou aime, mais
par ce qu’il rejette ou déteste (cohésion négative) ; c’est ensuite que
le groupe se clôt sur lui-même, en d’autres termes, se protège des
atteintes extérieures susceptibles de troubler sa pureté. C’est enfin
qu’il fonde une économie autarcique, basée sur l’échange intensif
des biens symboliques et l’exercice contrôlé de la reconnaissance
mutuelle. Pierre Bourdieu complète le tableau en ajoutant deux
autres éléments – la solidarité affective et l’attachement au leader –
qui, dans une perspective weberienne, le rapprochent de la secte
religieuse46. Il définit ainsi les cénacles comme de « petites sectes
isolées dont la cohésion négative se double d’une intense solidarité
affective, souvent concentrée dans l’attachement à un leader47 ». Le
cénacle, à l’état naissant, est, en résumé, une micro-société
sélective dont le but est vague mais l’activité intense et la solidarité
sans faille.
Ce modèle, lorsqu’on le confronte aux différents cénacles, est confirmé.
La rébellion, l’amitié, la solidarité et l’émergence d’un chef sont
effectivement des ressorts cohésifs puissants. Mais ce ne sont pas les seuls.
Au début, pour se renforcer, les élus se cherchent un « bouc émissaire » ; ils
inventent une sociabilité ritualisée pour solenniser leurs échanges  ; ils
délèguent à un adhérent le rôle de « pacificateur » en cas de conflit48. De
même, la «  solidarité affective » dont parle Bourdieu exige pour être bien
comprise qu’on en précise les modalités  : qu’est-ce qu’un «  soutien
mutuel » lorsqu’on est écrivain (ou artiste) ? S’agit-il d’une aide matérielle
ou d’un simple soutien moral  ? Entre-t-il là-dedans des aspects
économiques, ou en reste-t-on à l’aspect symbolique ? Sur la révolte initiale
demeurent également quelques zones d’ombre : le rejet du groupe porte-t-il
sur une personne, un groupe, des idées, une idéologie, une institution ? Tous
ces aspects et d’autres doivent être examinés au cas par cas en regard de
l’éventail des cénacles réels.
La cohésion négative

La révolte contre l’autorité (personne, instance ou idée) favorise le


rapprochement d’individus socialement dominés au moins autant que le
partage de goûts, de passions ou d’opinions communes. Il ne s’agit pas, du
moins à ce stade, de stratégie concertée. La rébellion du cénacle en
symbiose n’est pas formalisée (manifeste, déclaration commune, préface),
elle ressortit plus à une prise de conscience diffuse d’une cible partagée.
Cette cible n’en suffit pas moins à créer des liens puissants de connivence.
Vielé-Griffin (et après lui de nombreux sociologues) en fait une loi de
constitution des groupes : « La force négative des obstacles que rencontre à
ses débuts un mouvement esthétique en affermit pour ainsi dire la poussée,
en concentre les premiers efforts  : on se groupe normalement contre
quelqu’un ou quelque chose49.  » Plus sur la défensive que sur l’offensive
lorsqu’il fait ses premiers pas, le cénacle use de ce combustible aussi
souvent que possible pour créer du lien ou resserrer les liens. S’assembler
«  contre  » présente en effet l’avantage de laisser dans le vague les motifs
exacts du rejet, de ne pas entrer dans le fond des choses, d’en rester au stade
de l’affect, l’essentiel étant de communier, quitte à réaliser après coup que
cette communion repose sur un malentendu.
Les cénacles ont tous leur tête de Turc. L’Arsenal a la sienne en la
personne de Baour-Lormian, transfuge romantique passé à l’ennemi, dont
les amis de Nodier aiment à se gausser50. Chez Hugo, c’est Latouche qu’on
voue aux gémonies depuis qu’il a publié sa philippique. Certains en
profitent pour faire de la surenchère : Sainte-Beuve jure qu’il n’écrira plus
jamais une ligne dans La Revue de Paris (où sévit Latouche), ni qu’il
remettra les pieds dans un salon où se trouve «  l’insulteur51  ». Par un
paradoxe qui n’est qu’apparent, les attaques d’un transfuge sont une
aubaine pour le leader, en ce sens qu’elles permettent au cénacle, c’est
Mallarmé qui le dit, de faire le tri entre les faux amis vagues et les amis
vrais : « Indépendamment du motif, […] l’attaque est précieuse en séparant
les amis vagues, et voyez ! elle serre les fidèles52. » À la suite de l’affaire
Latouche, Hugo perd quelques alliés de poids, dont Nodier, mais s’en
assure d’autres à la veille de la bataille d’Hernani. Les Impassibles, réunis
chez Leconte de Lisle, ne se lassent pas de cracher sur la dépouille de
Musset mort depuis cinq ans (1857). L’auteur des Nuits, il est vrai, est un
bouc émissaire idéal. Pas un seul groupe littéraire, après 1848, qui ne l’ait
utilisé peu ou prou –  plutôt prou que peu  – comme repoussoir. Ainsi, les
flaubertiens le haïssent, les réalistes le honnissent, les Parnassiens le
flétrissent, les Zutistes le vomissent, les naturalistes le maudissent,
Rimbaud l’exècre «  quatorze fois  »… En 1850 comme en 1870, Musset
rapproche  : les poètes du Parnasse font de l’anti-Musset avant de faire du
pro-Leconte de Lisle. Chez les symbolistes, Coppée prend le relais de
Musset dans le rôle du souffre-douleur. Le poète des Humbles est
l’attraction favorite (au sens forain du mot) des Zutistes. Le groupe n’eût
sans doute pas duré plus d’une semaine sans cette formidable tête de Turc :
exemple édifiant d’une cohésion arc-boutée sur une aversion53. L’esprit
malveillant de Goncourt le prédispose au jeu de massacre. Aucun des
Greniéristes n’y échappe. Mais que l’un d’eux vexe le maître, ou lui fasse
de l’ombre, et il subira l’anathème du concile. C’est ce qui arrive au pauvre
Rosny qui, d’élève chéri du maître, devient disciple honni et, ce faisant,
ressoude contre lui les liens distendus entre les membres.
Si la règle du bouc émissaire s’applique dans les cénacles, son efficacité
cohésive demeure éphémère. Bien plus durable est l’entente négative contre
une norme, qu’elle s’incarne dans une figure emblématique, une instance
officielle ou un courant dominant. Tous les cénacles adolescents façonnent
leur identité à partir d’un démarquage de pensée ou d’une différenciation de
posture. La force originelle des Méditateurs vient de leur opposition à
l’école de David. La direction que propose Maurice Quaï est simple : elle
consiste à prendre le contre-pied systématique des principes davidiens  :
Grecs primitifs contre Romains civilisés  ; méditation sur l’art contre
application des règles, etc. C’est aussi un dégoût – pour les mignardises du
xviiie siècle – qui est le point de départ d’une entente, puis d’une alliance,
entre les jeunes poètes, futurs fondateurs de La Muse française. Rue
Chabanais, on n’aime ni Rousseau, ni Hugo ; ni Parny, ni Vigny ; ni Delille,
ni Deschamps. Nodier et Auger sont renvoyés dos à dos. L’Académie ne
trouve pas plus grâce aux yeux des amis de Delécluze que la Société Royale
des Bonnes lettres. Les sujets d’irritation abondent (haine du vers, horreur
de la mythologie, allergie au « nébuleux ») et alimentent des causeries aux
accents souvent pamphlétaires sous l’influence de Paul-Louis Courier et de
Stendhal. Dans le Petit Cénacle, la « rébellion » est littéralement élevée au
rang des beaux-arts. Les « Bousingots » ont pris M. Prudhomme en grippe :
la haine du bourgeois, et de toutes les valeurs qu’il véhicule, est la pierre
angulaire de la petite Camaraderie. Les Jeunes-France ont, disent-ils, « des
cœurs prompts à s’armer / De haine virulente et de pitié morose, / Contre la
bourgeoisie et le Code et la prose54 ». Le Doyenné hérite de cette culture du
non : dans ce coin perdu de Paris, c’est, chaque jour, une « révolte ouverte
contre tous les préjugés, […] contre toutes les lois55 ». Chaque cénacle se
forge un ennemi plus ou moins imaginaire : chez les Buveurs d’eau, c’est le
Marchand, corrupteur des artistes qu’il faut haïr et fuir. Dans le cénacle de
Courbet et dans celui de Manet, c’est le Salon, avec son jury borné formé à
l’École des Beaux-Arts. Monet préfère mourir de faim en bonne compagnie
que de faire une seule concession aux tenants de l’Art officiel. Le cercle de
Leconte de Lisle, comme celui de Delécluze, est un cénacle oppositionnel
biface  : opposition au romantisme larmoyant d’un côté, au modernisme
triomphant de l’autre. Zola enfourche à son tour deux chevaux de bataille :
il est à la fois contre les descendants du romantisme et contre les décadents
du Parnasse. Ses «  haines  » lui attirent la sympathie de ceux qui ne
supportent plus les afféteries de la poésie. Par un ironique retournement de
situation, c’est le naturalisme de Zola qui, à partir de 1880, va constituer le
catalyseur privilégié de la cristallisation groupale. L’épouvantail Zola
produit dans ces années un tel effet repoussoir qu’il crée l’unanimité contre
lui dans plusieurs groupes à la fois  : méprisé chez Flaubert, détesté chez
Goncourt, ignoré chez les Daudet, dédaigné chez Mallarmé, écarté chez
Heredia, attaqué par le clan Rosny. Le «  Manifeste des Cinq56  » exprime
spectaculairement la manière dont fonctionne la cohésion négative. Ce
brûlot soude –  passagèrement  – des agents qui n’ont pour dénominateur
commun que leur répugnance pour un homme et la littérature qu’il
représente. Sans assise amicale réelle, sans leader déclaré, dépourvu
d’esprit solidaire et de projet esthétique, ce groupuscule disparaît aussi vite
qu’il est apparu : il ne suffit pas de s’opposer collectivement pour fonder un
être-ensemble. La cohésion négative, pour déboucher sur une union
durable, doit être relayée par une cohésion affective, économique ou
charismatique.
Le noyau amical

Ce n’est pas le partage des haines qui fait qu’on se lie, c’est la
compatibilité des tempéraments, la sympathie des caractères, l’emboîtement
des sensibilités. Si la haine partagée est un coagulant fugace, la « fédération
des sentiments57  » est un liant vivace. Le cénacle repose presque toujours
sur un noyau amical qui, se ramifiant, finit par former un réseau. Cette
chaîne d’amitiés –  le terme recouvre ici une gamme de sentiments58 qu’il
serait vain de chercher à hiérarchiser positivement  – met quelquefois
plusieurs mois, voire plusieurs années à se former, mais pour peu qu’elle
soit constituée à la base de deux ou trois maillons solides, elle résiste à
toutes les forces adverses. L’étude de la temporalité interne d’un cénacle
oblige en effet à se souvenir qu’il n’accouche pas en un jour d’un groupe de
dix individus liés d’une amitié éternelle. La croissance exponentielle du
réseau, observable dans plusieurs cénacles (Hugo, Leconte, Goncourt,
Mallarmé), est précédée d’une phase de rapprochement assez lente, reliant
de proche en proche des individus jusqu’alors séparés, associant des micro-
réseaux déjà constitués. Ainsi du groupe de La Muse française. Ainsi aussi
des signataires des Soirées de Médan : Paul Alexis, déjà lié à Hennique par
la revue de La République des lettres, connaissait Zola depuis 1869 ; sept
ans plus tard, Henry Céard se présente de lui-même chez Zola avant que
celui-ci ne se rende chez Flaubert pour lui signifier son admiration ; au bout
de quelques semaines, Céard revient, mais cette fois accompagné de son
ami Huysmans  ; Alexis ramène Hennique, et Maupassant, habitué des
Dimanches de Flaubert, se joint à eux. « Dès lors, nous fûmes cinq, écrira
Alexis. Notre petit groupe se trouva constitué59. » C’est un noyau de quatre
amis60 qui est à l’origine du Groupe des Batignolles : Monet, Renoir, Sisley
et Bazille, qui s’étaient liés à l’atelier de Gleyre, entrent en relation avec la
clique de Cézanne (Guillaumin et Zola) et le clan Manet (Morisot, Degas,
Bracquemond, Guillaumin, Guillemet). La cellule-souche, en quelques
mois, devient cénacle. Le groupe de Carnetin se construit également par
l’interconnexion de plusieurs cercles d’amis  : un premier autour de René
Ghil, un second autour de la NRF. On se présente les uns aux autres et
bientôt, autour d’une figure de «  gardien  » (Gatekeeper), Charles-Louis
Philippe, se crée un «  groupe essentiel61  » auquel vont s’agréger des
« occasionnels ».
L’amitié est le principal ressort de cohésion de l’Arsenal  : Nodier s’est
toujours accroché à l’idée qu’il mettait en relation non pas des confrères,
mais des amis, non pas des hommes liés par des intérêts professionnels,
mais des individus faits pour s’aimer. À l’époque des Méditateurs, le jeune
homme entendait déjà jouer le rôle d’intercesseur entre le clan amical
bisontin (les Philadelphes) et le groupe d’amis qu’il venait d’intégrer à
Paris : « [Je v]ous parlerai beaucoup de mes nouveaux amis qui sont aussi
les vôtres62  », écrit-il à Charles Weiss  ; le nouvel adhérent rêve d’une
jonction entre les deux réseaux. Trente ans plus tard, Nodier s’évertue à
transformer son Arsenal en «  terrain neutre  » pour réaliser l’utopie d’une
communauté amicale, mélangeant les anciens avec les jeunes, les Parisiens
avec les provinciaux, les hommes avec les femmes, les poètes avec les
artistes. Son cénacle est en cela comparable à celui de Mallarmé, qui
protestera sans cesse de la nature amicale des rapports qui l’unissent aux
« amis du Mardi63 ». Construit sur la base d’amitiés éprouvées, le cénacle
de Mallarmé le reste jusqu’au bout en dépit des frictions et des ruptures.
Ghil rue-t-il dans les brancards, on le raccroche64 une fois sa colère apaisée.
Stuart Merrill veut-il faire sécession, on le prie gentiment de revenir rue de
Rome. «  Soyons quelques bons amis, pas même tout à fait d’accord65  »,
martèle-t-il en privé pour ramener l’ordre amical dans son cénacle. Dans ses
interventions publiques, le chef dément les bruits qui courent à son propos,
réduisant son rôle à celui de simple go-between  : «  On a cru à quelque
influence tentée par moi, là où il n’y a eu que des rencontres66. » La leçon
est bien apprise par les disciples, qui la répètent à l’envi, histoire de tordre
le cou à l’idée reçue d’assujettissement à une «  école  »  : «  Supporterons-
nous l’endoctrinement et le groupement autre qu’en sympathie ? La sujétion
de l’amitié est une liberté supérieure, la joie d’un don de soi  ; toute autre
sujétion est basse67 », décrète Mauclair en 1892. Goncourt est moins enclin
que Mallarmé à ne «  s’aliéner personne68  » au nom de la sacro-sainte
amitié, mais tout incisif qu’il soit avec ses camarades, il n’en reconnaît pas
moins la force indestructible du lien qui l’attache à Daudet. Cette amitié,
aux ramifications multiples, est le pilier sur lequel repose le Grenier : rien,
pas même les jalousies littéraires ou les dissonances de carrière, ne peut le
renverser.
Si l’amitié est le cœur inoxydable du cénacle, elle n’explique pas à elle
seule sa cristallisation. Entre 1846 et 1854, Flaubert, Bouilhet, Du Camp et
Louise Colet forment un quarteron uni par des liens d’amitié solides. La
poésie fournit l’aliment principal de leurs échanges alors très intenses : on
se lit des vers, on se les corrige même. Pourtant le groupe avorte. Les liens
affectifs69 se révèlent impuissants à transcender les divergences de vues et
les tactiques de carrière. Les chemins divergent à partir de 1854, pour ne
plus jamais se croiser, chacun filant dans sa direction, qui vers le roman, qui
vers le drame, qui vers la photographie70. De l’amitié littéraire qui soudait
Jules Laforgue et Gustave Kahn aurait pu naître aussi un cénacle, voire un
mouvement, mais la clique reste clique. Tout avait pourtant bien
commencé  : un pacte d’amitié, d’une intensité rare, s’était noué entre les
deux débutants. En 1880, les deux poètes sont à « armes égales », disposant
chacun d’un petit réseau d’amis. Au coup de foudre du départ succède une
rivalité sourde, masquée par des protestations amicales dans la
correspondance. Le timide Laforgue, sur lequel Kahn pensait avoir le
dessus, se révèle plus fort que prévu. On s’épaule, mais on s’observe : Kahn
se dépense sans compter pour devenir un chef d’école, tandis que Laforgue
se consacre à l’écriture : trois revues pour le premier, trois recueils pour le
second. La mort brutale du poète des Complaintes dénoue accidentellement
une amitié déjà minée par les ambitions de l’auteur des Palais nomades. Le
couple Laforgue-Kahn, embryon cénaculaire, très soudé à l’origine par
l’échange intensif de confidences et le partage d’expériences émotionnelles,
ne donne pas naissance, comme ce fut le cas avec les duos Hugo-Sainte-
Beuve, Gautier-Nerval, ou encore Goncourt-Daudet, à un groupe
solidaire71. Pourquoi ? Parce que les cénacles, même s’ils se nourrissent de
cette illusion, ne parviennent jamais comme le jardin d’Épicure à vivre
d’une vie cachée, à préserver leur pureté en s’excluant de la cité. Loin de
former une communauté cénobitique, les amitiés romantiques regroupées en
cénacles se trouvent toujours davantage au centre de la «  Cité des
intellectuels72  ». Comment en effet continuer à jouer le jeu de l’amitié
désintéressée quand les intérêts vitaux viennent se mêler de la partie  ?
L’Éthique à Nicomaque d’Aristote faisait déjà grand cas de cette
problématique  : pas d’amitié sans communauté d’intérêt, pas de
contradiction en principe entre le couple d’amis et le groupe d’amis.
L’amitié, chez les Grecs, « se tisse à l’articulation du privé, du propre, du
différent et du public, du commun, du même73 ». Il s’agit alors de poser le
problème de l’amitié utile, que la philosophie grecque admettait dans sa
conception large de la philia74, en regard du principe de l’économie des
biens symboliques régissant le champ littéraire. Qu’en est-il de la
communauté d’intérêt dans un univers qui pousse au désintéressement ou,
du moins, à l’apparence de désintéressement, mais qui se fonde sur un
principe de concurrence généralisée ? Le militantisme littéraire détruit-il le
principe cohésif d’amitié comme le cercle des conjurés anéantit l’amitié qui
unissait Alamada et Hypérion dans le roman de Hölderlin ?

Les mécanismes de la solidarité

Citée dans son intégralité, la formule de Balzac à propos du cercle de


Daniel d’Arthez pointe très exactement le problème  : c’était, écrit-il, une
« fédération de sentiments et d’intérêts ». Dans quelle mesure l’intérêt peut-
il agir comme élément cohésif alors qu’en principe il est facteur de
déliaison ? Au point où nous le saisissons, le capital symbolique accumulé
par le cénacle n’est pas tel qu’il crée des tensions entre les membres. La
relation égalitaire qui lie alors les cénacliers –  tous sur la même ligne de
départ – favorise un système de transactions mutuelles qui ne lèse personne,
ne crée aucune espèce d’obligation humiliante de la nature de celle qui
attache le poète à son mécène, le visiteur à la maîtresse de salon, ou encore
le postulant à l’Académicien, le subalterne à son supérieur. Cette solidarité
affichée est, bien entendu, une vue de l’esprit –  les membres du cénacle
occupent déjà des positions différenciées dans le champ littéraire  –, mais
cette conviction est suffisamment ancrée en chacun pour permettre, pendant
une assez longue durée, des échanges marqués du sceau de la gratuité. En
attendant d’être comptabilisés, les dons et contre-dons s’effectuent en toute
innocence, générant le sentiment, sans doute illusoire, d’échapper à la lutte
sans merci des intérêts particuliers et des calculs tactiques, telle qu’elle se
donne carrière avec une obscénité sans borne dans la société des
journalistes75. Mais de quelle nature sont ces échanges qui profitent à tous
et renforcent la dynamique cénaculaire  ? La palette est large  : elle inclut
aussi bien les dons matériels que les dons symboliques.
Chez les artistes-peintres, dont les revenus sont peu assurés, la solidarité
prend des formes concrètes. La société des Buveurs d’eau force les
adhérents à verser, dans la mesure de leurs moyens, une cotisation. Dans
son roman éponyme, Murger –  s’agit-il d’un fait authentique, s’il ne l’est
pas, il est au moins vraisemblable  – raconte que «  chacun des camarades
s’est frappé volontairement de l’impôt d’une privation nouvelle  », pour
permettre à l’un des membres, qui en avait besoin, de faire un «  petit
voyage pour étudier d’après nature76 ». L’entraide n’est pas aussi formalisée
dans le groupe des Batignolles, mais existe bel et bien  : ceux qui ont la
chance de détenir une petite fortune (comme Caillebotte) aident les plus
démunis  ; quand tel n’est pas le cas, on va jusqu’à se saigner aux quatre
veines : Bazille met sa montre au clou77 pour sortir ses trois compagnons de
la misère (Renoir, Monet et Sisley).
On est rarement réduit à de telles extrémités chez les écrivains, encore
que Verlaine78 fasse régulièrement appel au cénacle de Mallarmé pour se
maintenir à flot ou que l’Arsenal se mobilise pour sauver le jeune Imbert
Galloix (Nodier lui envoie « septante-trois francs », tandis que Hugo tente
d’organiser une collecte en sa faveur79). Dans les moments difficiles, on se
serre les coudes et on n’hésite pas, le cas échéant, à donner de sa personne
pour se soutenir (subsides, comités de soutien, souscriptions). D’ordinaire,
cependant, le soutien cénaculaire est plus symbolique qu’économique en ce
sens qu’il ne coûte rien ; ce soutien se monnaye en menus services (lettres
de recommandation, de mise en relation, d’encouragement), en dons de
livres (ouvrages dédicacés), en articles de soutien (comptes rendus de
livres), en citations textuelles (épigraphes, dédicaces, poèmes d’hommage).
La plupart de ces petits marchandages s’effectuent en vase clos, ou à tout le
moins dans une sphère de diffusion confidentielle, à l’abri des regards
indiscrets et des plumes malveillantes. L’album est par excellence le
symbole matériel de ces transactions immatérielles. Le Ronsard de Victor
Hugo est rempli de pièces où l’on se passe alternativement la rhubarbe et le
séné. Ces petits poèmes ont une visée analogue à celle des sonnets de
circonstance que s’échangent, dans une décontraction apparente, les
Mardistes : ils expriment l’idée d’appartenance à un même monde gouverné
par des règles et des valeurs qui leur sont propres. L’important, à ce stade,
est de faire exister ce nom prédestiné à devenir «  nom d’auteur  ». En
attendant de voir ce nom – grand ou petit – imprimé sur la couverture d’un
recueil à soi, on ne se lasse pas de l’entendre de la bouche de ceux qui, en le
prononçant, vous accordent de facto le statut d’auteur, vous délivrent
gratuitement un brevet de poète ou d’artiste. Cette solidarité dans la
reconnaissance mutuelle atteint son paroxysme dans les séances de
congratulations collectives à l’issue de séances de lecture, de causeries ou
de conférences. C’est dans cette distribution tous azimuts d’éloges, dans ces
applaudissements réciproques à tout rompre, que le cénacle connaît sa
véritable ivresse solidaire. De telles pratiques contribuent au resserrement
des liens en vertu de la fameuse loi du don énoncée par Marcel Mauss dans
son fameux Essai sur le don. Le don, si l’on suit la définition qu’en donne
Alain Caillé, concerne « toute prestation de biens ou de services effectuée
sans garantie de retour en vue de créer, entretenir ou régénérer le lien
social80  ». Il faut prêter toute l’attention requise à cette idée d’absence de
garantie de retour, en ce qu’elle n’implique nullement l’absence d’enjeu
dans l’acte de donner. Le don a pour effet de faire du donataire « l’obligé »
du donateur, même et surtout lorsque le don, gratuit par nature, s’évertue à
dénier cette fin. Les recherches empiriques de Mauss sur les sociétés
archaïques l’amènent à voir dans la triple obligation de donner, de recevoir
et de rendre81 le symbole par excellence qui anime l’ensemble de l’activité
relationnelle et symbolique. Tels sont le principe et la fonction du hau,
l’esprit de la chose donnée, dont le transfert confère une emprise spirituelle
sur le donataire, victime dès lors d’une sorte de violence symbolique par
laquelle il doit reconnaître la supériorité sociale du donateur82.
Doit-on en conclure que le cénacle, dans sa phase d’émergence, est
touché par la grâce du désintéressement  ? Faut-il au contraire penser que
ces dons gratuits sont animés, souterrainement, par un calcul intéressé ? Il
n’est pas certain, dans le cas qui nous occupe, qu’il y ait contradiction entre
la recherche du profit d’un côté et l’expression de sentiments altruistes de
l’autre. Comme l’explique Bourdieu, le champ littéraire est fondé sur une
économie des biens symboliques qui, d’une part, refoule l’intérêt
économique et interdit les transactions strictement instrumentales (même et
surtout dans le cadre des relations auteur-éditeur), d’autre part, tend à
produire des habitus anti-économiques, matériellement désintéressés. On y
accomplit des actes désintéressés parce que c’est la loi du champ, parce que
des injonctions tacites les encouragent et parce que l’univers de valeurs les
valorise. Par un effet d’illusio, c’est-à-dire de rencontre « entre des habitus
prédisposés au désintéressement et des univers dans lesquels le
désintéressement est récompensé83  », le champ littéraire produit une
obligation du désintéressement, un intérêt doublé d’une contrainte à se
prêter à l’infini à une chaîne de dons et de contre-dons rémunérateurs
chacun en terme de capital symbolique et de capital social. Le cénacle
apparaît alors comme un habitacle privilégié des stratégies relevant de ce
désintéressement profitable dans la mesure où l’amitié (au sens cicéronien)
et le profit (quel qu’en soit le type) s’intriquent, jouent et se jouent en
permanence.
Le rapport aux œuvres est évidemment aussi sensible que prépondérant
dans ces stratégies de solidarité. N’est-ce pas par là, d’abord, dans un siècle
qui a peu recours aux œuvres artistiques collectives et moins encore aux
discours manifestaires signés de plusieurs noms, que l’unité du mouvement
doit se faire sentir  ? À travers les conseils prodigués, les commentaires
formulés à la suite d’une lecture, les modifications proposées lors d’une
réédition, les membres du cénacle interviennent peu ou prou dans
l’élaboration de l’œuvre, en modifient le cours, cherchent à mieux l’adapter
aux besoins du moment – il suffit pour s’en convaincre de relire les lettres
de Sainte-Beuve à Hugo lui enjoignant de modifier tel vers, tel scène, tel
personnage de ses drames. Davantage encore que l’éditeur dont le jugement
est toujours soupçonné de mercantilisme, même quand il acquiert le titre
d’éditeur attitré d’un mouvement (Renduel et le romantisme, Lemerre et le
Parnasse, Vanier et le symbolisme, Charpentier et le naturalisme), le cénacle
agit en médiateur entre le créateur et le public. C’est toutefois davantage par
écrit, dans l’intimité de la relation bilatérale, que, de visu, la fonction
médiatrice des membres du cénacle joue à plein. La certitude que
l’appartenance à un collectif solidaire peut aider à l’amélioration des
œuvres et à leur conformation au sens que le mouvement artistico-littéraire
veut se donner n’empêche pas les querelles d’ego  : se critiquer devant le
groupe risquerait par trop de révéler les tensions latentes ou de désenchanter
les réunions.
Ces manifestations de solidarité d’un genre très spécial –  tellement
spécial qu’elles donneront lieu à des controverses tout au long du siècle – se
produisent d’autant plus naturellement en milieu cénaculaire que la
solidarité y est «  enracinée dans l’adhésion à l’image du groupe comme
image enchantée de soi84  ». C’est en effet le sentiment d’être d’une
« essence supérieure », d’appartenir à une « communauté d’élus », qui rend
possible en interne, et en interne seulement, ces échanges multilatéraux. A
contrario, il rend suspect toute forme de non réciprocité dans les
transactions. Un cénaclier qui ne joue pas le jeu, rompt le charme du cercle,
déstabilisant du même coup la collusion douce instaurée dans le groupe. En
manifestant verbalement son désaccord avec Mallarmé en présence des
Mardistes, Ghil brise la chaîne implicite du don et du contre-don. Le
processus de désolidarisation que vit le Cénacle de Hugo au cours de
l’année 1829, avec ses défections en chaîne, débouche sur des
conséquences plus décisives : la fin de « l’échange actif des idées » et de
«  l’émulation perpétuelle en vue de ses égaux et de ses pairs85  » marque
l’entrée du Cénacle dans une nouvelle phase, résolument militante mais
centrifuge.

Les amitiés électives

Avant même de prendre son envol, le cénacle, quoique clandestin, peut se


trouver en butte aux attaques. On dit de lui qu’il est une conspiration
littéraire, une association occulte, une réunion bizarre. Ironie du sort, le
cénacle qui fait tout pour se claquemurer, multipliant les «  barrages
filtrants  » pour écarter les intrus, est victime de la rumeur publique. De
Latouche à Pelletier, de Zola à Vallès, nombreux seront ceux qui, dans un
genre ou dans un autre, jetteront le doute sur le désintéressement de ces
hommes de lettres réunis en vase clos, voire sur la sincérité de leurs
relations affectives. Les détracteurs ont-ils vu juste ? La fraternité amicale
n’est-elle qu’un trompe-l’œil ? Il n’est pas aisé de répondre à cette question
tant s’intriquent le sentiment et l’ambition chez les écrivains qu’unit la
dynamique d’avant-garde.
Le problème se situe moins au niveau de l’amitié éprouvée (invérifiable)
que des marques d’amitié visibles qu’elle suscite. Dans la mesure où le
cénacle génère de l’émulation et que ceux qui le composent se trouvent en
situation d’alliance symbolique, il est naturel que l’équation amitié-
fraternité se complique d’un élément supplémentaire et irréductible  :
l’admiration. Il n’est pas moins naturel que cette collusion des plans intime
et littéraire ait engendré de gros remous à une époque obsédée par les
conséquences sociales des relations de dilection entre les différents acteurs
du champ littéraire. Les cénacliers sont amis, compagnons ou confrères,
mais comment admettre de l’extérieur cette confusion des plans et des
sentiments  ? L’amitié, comme Latouche le soutient, est-elle devenue une
«  spéculation  »  ? Le cénacle, par la voix de ses principaux porte-paroles,
répond aux attaques de ses ennemis en déployant un discours d’escorte pour
défendre son éthique de l’amitié. Ce plaidoyer parachève l’œuvre cohésive
du cénacle en ce sens qu’il l’immunise contre toutes les agressions visant
son système moral (au sens des mœurs). La riposte tient en un mot : amitié.
Mais ce mot, les défenseurs du cénacle outragé le chargent d’un sens tout à
fait spécial, polysémique, magique et, à bien des égards, contradictoire.
Précisons une nouvelle fois qu’il n’est pas question ici de l’amitié vécue,
mais de l’amitié telle qu’elle a été repensée, redéfinie, fantasmée par les
cénacliers, pour justifier les soupçons de camaraderie. Les accusations
portées contre le cénacle placent en effet celui-ci devant une vraie
difficulté : comment faire croire que des hommes convaincus de leur génie
puissent mettre de côté leurs ambitions personnelles, voire mettre leur
carrière entre parenthèses, pour se livrer tout entier à une amitié solidaire
envers tous les « camarades » ? Hugo est le premier à monter au créneau, et
sa riposte, reprise en chœur par le cénacle, tue dans l’œuf toute contestation,
appuyée qu’elle est sur une mystique de l’amitié :
[…] Il s’établit entre [le poète] et ces hommes épars que son
penchant a choisis, d’intimes rapports et des communications, pour
ainsi dire électriques. Une douce communauté de pensées l’attache,
comme un lien invisible et indissoluble, à ces êtres d’élite, isolés dans
leur monde, ainsi qu’il l’est dans le sien  ; de sorte que, lorsque par
hasard il vient à rencontrer l’un d’entre eux, un regard leur suffit pour
se révéler l’un à l’autre ; une parole, pour pénétrer mutuellement le fond
de leurs âmes et en connaître l’équilibre  ; et au bout de quelques
instants, ces deux étrangers sont ensemble comme deux frères nourris
du même lait, comme deux amis éprouvés par la même infortune86.
L’amitié cénaculaire repose sur l’élection. Contrairement à la
famille naturelle, le cénacle fonctionne par reconnaissance
mutuelle. Les êtres, isolés et étrangers à eux-mêmes avant de se
croiser, convergent les uns vers les autres par un phénomène
d’attraction irrésistible. Or cette attraction, à la différence de celle
dont parle Montaigne dans ses Essais, obéit à des lois
irrationnelles : la communication est « électrique », les liens sont
« invisibles ». Elle procède, dit encore Hugo, d’une « sympathie »
inexplicable. Autrement dit, le cénaclier est un élu, au sens
religieux du terme. Il découle de ce principe que, si la procédure
d’admission est élective, la communauté est restreinte. « Quelques
hommes » seulement peuvent espérer y être admis. Ces « êtres
d’élite » forment une communauté à taille humaine dont la
structure rappelle un peu celle de la « famille » (Hugo parle d’une
« seconde famille »). Même s’il n’emploie pas le mot (d’autres le
feront abondamment à sa place plus tard), la théorisation de
l’amitié à laquelle il se livre conduit tout droit à la notion-clé de
fraternité, qui résout à la fois le problème de la pluralité improbable
des liens amicaux et celui de la tout aussi improbable solidarité des
cénacliers. Si le groupe cénaculaire fonctionne, alors qu’en
principe il ne devrait pas fonctionner (premièrement parce qu’on
ne peut pas aimer d’amitié plusieurs individus en même temps et à
intensité égale, deuxièmement parce qu’on ne peut pas demander à
des écrivains de renoncer à eux-mêmes au nom de la solidarité
littéraire), c’est parce que, nous dit Hugo, les liens que les hommes
de cénacle entretiennent les uns avec les autres sont d’une qualité
spéciale, qui sort des catégories usuelles (professionnelle, familiale,
amicale), des liens inouïs qu’on pourrait qualifier, si l’on glosait
Hugo, de supra-amicaux en ce sens qu’ils font exister cette utopie :
la fraternité littéraire, c’est-à-dire un groupe composé de membres
soudés par la destinée et qui se doivent, en vertu de leur
appartenance magique à la fratrie, une solidarité inconditionnelle.
Les liens y sont plus forts que de simples liens d’amitié car la
fraternité introduit l’idée d’un lien de sang et, par conséquent,
d’une abnégation, voire d’un sacrifice de la personne, pour
préserver l’intégrité de la fratrie. Les cénacliers sont plus que des
amis, ce sont des frères prêts à mourir les uns pour les autres. Pas
des « frères d’armes », le cénacle n’étant pas encore entré en lice,
mais des frères d’âmes.
Avec ce postulat, Hugo réalise un coup double : il justifie l’existence des
amitiés polygonales et celle des entraides désintéressées. Le cénacle étant
une société extraordinaire, elle ne saurait être jugée à l’aune de critères
ordinaires. Ses liens sont sacrés parce que sa mission est sacrée. La secte
des Méditateurs est le premier groupe d’artistes, au xixe siècle, à sacraliser
le lien amical  : «  Nous nous sommes reposés sur l’herbe, écrit le jeune
Nodier, nous avons parlé du désert, de l’amitié87. » Le discours sur l’amitié,
la sacralisation du sentiment amical, est au programme de la société des
Buveurs d’eau qui postule, trente ans après les romantiques, qu’il existe
entre membres d’une même confrérie, des « communications mystérieuses,
espèces de courants dans lesquels s’échangent les sympathies isolées88.  »
Le postulat hugolien présente, il est vrai, de multiples avantages, et son
argumentation sera réutilisée à l’envi par les suiveurs, en particulier par les
membres du Petit Cénacle qui ne jurent que par leurs liens amico-fraternels.
Elle l’est déjà par ses propres amis qui affichent sans complexe leur être-en-
cénacle  : les romantiques revendiquent l’amalgame entre admiration
littéraire et amitié personnelle, gommant de fait la question de l’intérêt,
escamotant le problème de la subordination des liens affectifs aux liens
professionnels : plus de quarante ans après les événements, Deschamps ne
craint pas de déclarer  : «  On était émule sans être rival, rival sans être
envieux89. » La conviction, vissée au corps, d’appartenir à une caste à part
régie par des règles hors normes, s’exprime tous azimuts dans le temps de
l’effervescence cénaculaire. Vigny est le premier à entrer tête baissée dans
cette croyance  : les déclarations affectives entre Hugo et lui mêlent
indistinctement le registre de l’amitié, de la fraternité et de l’amour.
L’amitié littéraire en milieu cénaculaire n’a pas de nom, elle est
innommable et sollicite un recours permanent à la métaphore ou
l’adjonction de notions connexes pour en peindre l’enivrante étrangeté  :
«  La première fois que nous nous serrâmes la main ce fut pour dire
ensemble je vous admire et le lendemain chacun de nous dit à ses amis : je
l’ai vu et je l’aime. Nous avons marché au-devant de nous comme les anges
de Klopstock, qui pourra nous désunir90 ? » Sainte-Beuve chavire lui aussi,
à partir de 1827, dans la démence fraterno-amicale. Malgré les démentis
cruels que lui apporte la réalité quelques années plus tard, il n’en écrit pas
moins à Hugo en 1833  : «  Mon amitié avec vous fut idéale, religieuse,
désintéressée, indépendante du temps et de l’espace, de la vue et de la
parole91  ». Aux attaques des pamphlétaires qui s’irritent de l’amour
clanique que se vouent les cénacliers, ceux-ci répondent, comme Vigny, par
un désarmant : «  Que voulez-vous : nous nous aimons92  !  ». La fraternité
cénaculaire, pour parer aux soupçons de camaraderie, campe, sans s’en
laisser imposer, sur la théorie hugolienne des amitiés électives. La stabilité
du cénacle dans sa phase naïve est à ce prix : il est coiffé d’un discours aux
relents mystiques et à l’aspect fumeux93 mais dont l’efficacité est prouvée,
au moins pour quelque temps, auprès de ceux qu’il intéresse.

Chef de chœur

Avant son institutionnalisation, le cénacle n’éprouve pas le besoin d’être


dirigé. Structure égalitaire, il s’épanouit dans les valeurs qui sont les
siennes : hostilité envers l’ordre établi, amitié pour le camarade, solidarité à
l’égard du collectif : on s’insurge de concert, on s’aime les uns les autres,
on pacifie les conflits naissants, on s’entraide. L’idée de hiérarchie est
étrangère, sinon odieuse, au groupe parce qu’elle contredit le principe d’une
élite indifférenciée évoluant d’un seul bloc. Pourtant, le cénacle a tendance
à concentrer son énergie affective dans une figure dominante. Cette figure
n’est pas à proprement parler un chef, c’est plutôt un coryphée, un chef de
chœur qui fait régner, non pas l’ordre, mais l’harmonie dans le cénacle. On
s’en remet à lui en priorité pour introduire un novice, écarter un gêneur,
apaiser un conflit, organiser les débats. Il est le garant de l’unité groupale.
Souvent plus doué, plus armé et plus doté que les autres, il réfrène sa
volonté de puissance au nom de la bonne marche du collectif. Les autres lui
savent gré de son humilité consentie, conscients qu’ils sont de sa supériorité
native. En attendant de le voir voler de ses propres ailes, les cénacliers se
mirent en lui, car il est l’image idéale du cénacle, sa métonymie incarnée,
son « miroir de concentration ». Sans lui, la dynamique risquerait de tomber
à plat parce que sa présence crée de l’émulation ; sans lui, le cénacle serait
anarchique parce qu’il a le pouvoir de réguler les relations. On salue chez
lui deux qualités antinomiques : son audace et sa sagesse ; sa capacité à se
rebeller et son aptitude à gérer les conflits.
En 1824, lorsqu’il ouvre son salon, Nodier porte l’auréole du combat
héroïque qu’il a mené, seul, dans la presse contre les classiques à l’heure où
les poètes ultras minaudaient devant la Société royale des Bonnes Lettres.
Sa témérité lui vaut l’admiration des jeunes, mais à peine se sont-ils rangés
sous son aile qu’il canalise leurs excès : la liberté d’accord, mais « régie par
le goût  », prévient-il en 1825 (voir annexes). Très tôt, en raison de son
caractère intrépide, Hugo polarise l’attention, mais soucieux avant tout de
préserver la paix du cénacle auquel il se voue tout entier, il s’efforce de
juguler son ardeur combative. Stendhal, comme Hugo, a l’âme d’un chef,
mais, incapable de se dominer, ne parvient pas à souder un groupe autour de
ses idées. Courbet et Mendès fascinent par leur exubérance, mais,
découragent par leur intempérance. Monet est un rebelle-né ; aussi prend-il
d’emblée la tête du groupuscule d’étudiants révoltés contre l’académisme
en 1859. Cependant, ce n’est pas vers lui que les jeunes peintres
«  impressionnistes  » se tourneront plus tard au Café Guerbois, mais vers
Manet, moins fougueux, plus posé. Un maître de cénacle, dans la phase
d’émergence, doit susciter l’espoir et inspirer confiance. Zola, trop
querelleur, inquiète plus qu’il ne rassure ses amis. Il est, de ce point de vue,
l’exacte antithèse de l’homme qui, en cette fin de siècle, réunit au suprême
degré les deux qualités requises pour donner toute sa stabilité au cénacle :
nul ne s’est, artistiquement, aventuré plus loin que Mallarmé, créant autour
de sa personne la fascination magnétique que l’on sait, mais, d’un autre
côté, nul ne s’est montré plus soucieux d’éviter le scandale, de calmer les
ardeurs des siens, leur préconisant toujours une attitude réservée, les priant
sans cesse de se tenir à l’écart de la mêlée et de la réclame.
Au total, si le cénacle n’a pas nécessairement besoin de leader pour
prendre son envol –  le groupe de La Muse française en est par exemple
privé à ses débuts, de même que le Doyenné et le groupe de Carnetin –, sa
cohésion s’en trouve néanmoins facilitée par la présence d’une figure
chorale emblématique qui assure la circulation des valeurs désintéressées
qu’il prône. Son rôle grandira à mesure que s’installera tout un système de
codes de comportement et que le cénacle tendra à s’institutionnaliser.

Une chartreuse à soi

Tenues dans un lieu isolé et fermé, connues des seuls initiés, les réunions
du cénacle – avant que leur existence ne filtre dans la presse et le public –
interdisent de facto la pénétration de corps étrangers, qui pourraient en
déranger l’ordonnance, en troubler la pureté. C’est là un point commun
avec la société secrète étudiée par Simmel  : le secret, face aux éléments
extérieurs, agit comme liant primordial entre les membres du groupe parce
que le secret de l’existence même du groupe doit être protégé et que ce
secret suppose autant la confiance entre les membres que la défiance envers
les non-membres. Le mystère contribue à élever une muraille vers
l’extérieur94. La faible porosité sociale du groupe est ici redoublée par une
non-porosité spatiale, qui raffermit la conscience identitaire. Si la fermeture
des issues assure au groupe une certaine tranquillité et, partant, une certaine
homogénéité, elle ne lui apporte pas pour autant la garantie de réaliser la
fusion de ses parties (individus ou micro-réseaux déjà constitués). Les
qualités intrinsèques de l’espace cénaculaire remplissent néanmoins cet
office. L’exiguïté concourt à l’osmose affective en forçant les individus à un
rapprochement physique inhabituel, quoique contrôlé, à la différence du
café, espace ouvert à tous, propice à la collision et à la querelle95. S’il est
d’usage de se tenir à une certaine distance dans le salon, il en va tout
autrement en cénacle, où, par la force des choses, on est côte à côte avec
son camarade. La promiscuité brise la glace et réchauffe les cœurs. « Tout le
monde se sent, coude à coude, avec des sympathiques –  et l’on mange
mieux entre talents qui s’estiment96  », note Goncourt après un dîner du
groupe des Cinq.
Sainte-Beuve s’est attaché, dans un article fondamental97, à décrypter la
signification de la claustration cénaculaire. Son analyse, pénétrante,
débouche sur un constat sans appel. L’inclination qu’ont les cénacles
adolescents à se refermer sur eux-mêmes trouve son explication dans
l’angoisse «  du face à face avec la foule  ». Sainte-Beuve, pour sa
démonstration, s’appuie sur un cénacle qu’il n’a pas fréquenté –  La Muse
française – tout en s’inspirant, sans le dire, de son expérience personnelle
du Cénacle. À ce titre, il admet (sans doute pour l’avoir vécu dans sa chair)
que la claustration n’est pas totalement négative : « Les vrais poètes, écrit-
il, gagnent aux réunions intimes dont ils [sont] l’âme, d’avoir dès lors un
public, faux public il est vrai, provisoire du moins, artificiel et par trop
complaisant, mais délicat, sensible aux beautés, et frémissant aux moindres
touches. » Cette illusion flatteuse présente l’avantage de consolider la foi et
de donner l’énergie de poursuivre. Elle peut même, comme ce fut le cas en
1828 lorsque s’est reconstitué un groupe d’un «  très petit nombre de
poètes » autour de Hugo, se révéler féconde : « Il y avait un sculpteur, un
peintre parmi ces poètes, et Hugo qui, de ciselure et de couleur, rivalisait
avec tous les deux. Les soirées de cette belle saison des Orientales se
passaient innocemment à […] se lire les vers qu’on avait composés. » Mais,
insiste Sainte-Beuve, cette innocence n’a qu’un temps. La « chartreuse » où
les poètes médiocres évoluent à l’aise, devient vite un «  étouffant huis
clos » pour les poètes plus doués. Le cadre étroit qui avait servi la cohésion
du groupe doit être dépassé et brisé pour ne pas devenir un carcan de soie,
une prison dorée.
Mais nous n’en sommes pas là. Avant que ne surviennent les premières
fêlures, le cénacle parle d’une seule voix et passe des soirées enivrantes
semblables à celle d’une «  vraie fête de famille  ». La réitération des
contacts et la promiscuité des corps –  ce que Mallarmé appelle
« l’affectueux encombrement98 » de la pièce de réception – engendrent des
attitudes complices. Dégagés des contraintes protocolaires, les cénacliers se
montrent tels qu’en eux-mêmes. Régnier, qui évoluait dans plusieurs
mondes à la fois, est frappé de la simplicité qui règne aux soirées de
Mallarmé. Rue de Rome, nul snobisme, nul dandysme, nul nombrilisme,
nul maniérisme, nul parisianisme. On est prié de laisser son auréole au
vestiaire, de décrocher ses décorations, de se dépouiller de tous ses attributs
sociaux. La familiarité qui domine dans les cénacles de 1830 a étonné aussi
plus d’un provincial, qui s’attendait à plus d’affectation de la part des
romantiques : « C’est une chose singulière, note Turquety qui vient d’être
introduit rue Notre-Dame-des-Champs, que la manière dont on fraternise
ensemble dans cette école romantique  : au bout de quelques minutes, je
causais avec Vigny comme si je l’avais connu depuis longtemps99. » Pavie
montre le même étonnement quand il se retrouve, dès le premier jour, à la
table familiale des Hugo100. La rapidité du procès de familiarisation est une
caractéristique forte du cénacle. Le jeune Nodier est, lui aussi, adopté sur-
le-champ par le clan des Méditateurs101.
Proust nous a appris combien est semé d’embûches le chemin qui mène
au Monde. Celui qui conduit au cénacle n’est pas aussi tortueux : nul besoin
de serments solennels ou de cérémonies compliquées pour admettre un
nouveau membre –  la récitation d’un poème par l’impétrant y supplée.
L’Arsenal a forgé sa réputation sur la bonhomie de Nodier. L’accueil
chaleureux qu’il réserve aux nouveaux entrants est légendaire. Le sans-
façon du maître de maison rejaillit sur les Dimanches, gais et décontractés :
après quelques soirées, le novice ne s’étonne même plus de voir Madame
Nodier traverser le salon avec une bassine d’eau chaude, signe que son mari
va gagner son lit. Flaubert surprend lui aussi par sa bonhomie. Aucune
esbroufe de la part de cet homme pourtant considéré par ses amis comme un
dieu vivant  : «  Avec quel bon sourire et quelle touchante simplicité le
colosse en robe de chambre vous attirait sur son cœur ! Il y avait de l’aïeul
en lui, du grand-père heureux d’avoir autour de lui des moutards102  »,
raconte Paul Alexis. Deux ou trois cénacles seulement conservent des us
mondains : chez Émile Deschamps, en 1822, on est un peu collet monté ;
chez Vigny, on connaît, à défaut de les respecter vraiment, les bonnes
manières  ; Leconte de Lisle ne se départit jamais d’une certaine raideur
dans ses échanges avec les invités. Mais, où que l’on soit, on est à mille
lieues de l’atmosphère empesée qui domine dans la plupart des salons du
e
xix   siècle
103 où la maîtresse de maison fait régner la terreur sur

l’assistance. Pour prendre la mesure de la qualité spéciale des rapports


sociaux en milieu cénaculaire, il n’est que de se reporter au Journal des
Goncourt  : on y voit l’abîme qui sépare les réunions de la Princesse
Mathilde (qui se targuait pourtant de simplicité) de celles du Magny : « On
s’y coudoyait, on y échangeait force bourrades, on s’y disait la vérité en
face, comme dans une loge de francs-maçons, et on s’en retournait
meilleurs amis que jamais104  », se souvient Jules Troubat. Les dîners
Magny poussent au degré ultime une manière d’être en groupe
qu’affectionne le cénacle  : dans le restaurant gastronomique de la rue
Contrescarpe-Dauphine, fait sans précédent, des écrivains confirmés
s’échangent les propos les plus libres, causent sans contrôle, se laissent aller
à des boutades violentes et à des jugements outranciers, se disent leurs
quatre vérités. Le cénacle institue un mode de relation libre et cordial qui le
fait plus ressembler parfois à un clan de copains qu’à un cercle d’écrivains.
C’est de cette manière-là que Paul Alexis, pour casser un préjugé qui a la
vie dure sur la « pose » de l’écrivain, présente le groupe qui s’est constitué
autour de Zola dans son intérieur de la rue de Boulogne : « Là, témoigne-t-
il, règne entre les cinq amis une “camaraderie affectueuse”  : on [y] dit ce
qui vous passe par la tête, […] chacun est souvent d’un avis très différent,
[on] rit parfois comme des enfants, de tout, de tous, et même les uns des
autres105.  » Cette liberté de ton, cette simplicité des manières, cette
décontraction d’attitude décalquent-elles le modus vivendi des cafés
littéraires  ? Non, car le cénacle, tout informel qu’il soit, pose des limites
dans l’être-soi-même. La vulgarité, l’excès, la soulographie, la violence y
sont indésirables. La franchise des rapports ne va pas jusqu’à l’irrespect
d’autrui. L’oubli de cette limite fragilise le cénacle de Courbet et pulvérise
le cercle de Cabaner. Camille Mauclair s’est souvenu, dans sa peinture
romancée des soirées de Mallarmé, des frontières à ne pas dépasser en
cénacle lorsqu’il fait dire à l’un des Mardistes, agacé par le sans-gêne de
Leumann, journaliste de son état  : «  Il figurerait avec honneur dans un
café106. »

Le sociolecte cénaculaire

L’abandon de la bienséance ne signifie par pour autant que la société


cénaculaire soit dépourvue de codes. Au contraire, elle en invente de
nouveaux qui tendent à rapprocher les membres les uns des autres. La
fréquentation intensive crée des habitudes comportementales et discursives
qui deviennent autant de signes de connivence et de marques
d’appartenance au groupe. Le renoncement aux titres, aux formules de
politesse, voire aux noms de famille et au vouvoiement fait partie de ces
codes spéciaux qui assurent à ceux qui en usent qu’ils en sont. Sainte-
Beuve, évoquant les mœurs du groupe de La Muse française, relève ce
trait : «  Il y avait des formules de tendresse, des manières adolescentes et
pastorales de se nommer », et il ajoute en note, parlant des conjointes : « À
l’une on disait Anna tout court, à l’autre Aglaé. Passe encore pour les
hommes de s’appeler entre eux Alfred, Émile, Gaspard ou Jules107.  » Cet
usage est rare au long du siècle, mais il exprime le refus des périphrases
respectueuses et des titres de noblesse. La recherche de singularisation se
retrouve chez les Jeunes-France quand ils arrangent leur patronyme pour
donner à leur nom de guerre une couleur plus germanique, plus « Moyen-
Âge », Maquet se changeant en Mac-Keat, Dondey en O’Neddy. Au sein de
la communauté, le nom nouveau signifie un état nouveau que l’individu
n’occupe que là. N’user de noms qui n’ont cours que dans l’enceinte du
cénacle pour en souligner l’identité irréductible, telle est aussi la voie suivie
par les amis de Maurice Denis, rebaptisés chacun «  Nabi  », suivi d’une
épithète homérique correspondant à leur personnalité ou à leur spécialité :
Sérusier est dit le «  nabi à la barbe rutilante  », Bonnard le «  nabi très
japonard », Cazalis le « nabi ben kalyre », Vuillard le « nabi zouave », Ibels
le «  nabi journaliste  », Lacombe le «  nabi sculpteur  », etc. On peut juger
puérile cette surnomisation  ; n’empêche qu’elle dit, mieux que n’importe
quel autre geste, la complicité affective qui unit les cénacliers entre eux108.
Cette complicité s’élargit à l’usage d’un langage propre à la
communauté, que l’on pourrait appeler vercénaculaire. La recherche d’une
langue adaptée, ajustée à la singularité du cercle, autrement dit d’un
sociolecte, constitue un des signes les plus probants du désir fusionnel du
groupe. Les témoignages abondent sur cette nouvelle codification du
langage et de la dérive sectaire qu’elle peut entraîner. Sainte-Beuve déplore
en 1833 les « formes étranges et maniérées qui ne sont pas comprises hors
du cercle » et cette « sorte d’argot maçonnique » qui règne au sein du Petit
Cénacle109. Dans ses souvenirs inédits, Marie Nodier évoque de son côté la
circulation de trouvailles langagières dans l’enceinte de l’Arsenal  : «  les
adeptes se reconnaissaient au mot courant bien plutôt qu’à la cocarde », à
tel point qu’untel s’était plaint un jour  : «  quand on a quitté l’Arsenal
pendant trois semaines […] au retour, on ne sait plus un mot de la langue
qui s’y parle110 ». Les « mots à la mode » que Balzac s’est amusé à recenser
pour fustiger les ridicules romantiques ne sont rien d’autre, dans cette
perspective, que les mots de la tribu. Ironie du sort, c’est le même Sainte-
Beuve qui, grimé en Joseph Delorme, a trouvé la meilleure métaphore pour
dire l’adoption d’un langage compris des seuls adeptes  : les «  langues de
feu111  », dans son poème fameux, font référence au miracle de la
glossolalie, ou don surnaturel des langues, qui advint le jour de la Pentecôte
et par lequel les apôtres reçurent l’intelligence de la foi et la force de
persuasion pour la répandre. Les membres du cénacle parlent toutes les
langues, mais en réalité ils n’en parlent qu’une seule, celle qu’ils se sont
choisie à l’enseigne d’une nouvelle religion qui donne un sens neuf à leurs
actions.
En attendant, les individus qui ne font pas partie du cercle des élus et qui
y font une incursion accidentelle, ont le désagréable sentiment qu’on se
moque d’eux. La très classique Mme  Ancelot est irritée de cette manie
qu’ont les romantiques, à l’Arsenal, d’employer une langue codée : « Je me
trouvais là, dit-elle, comme une étrangère112 ». Le cénacle naissant est, à cet
égard, un microcosme opaque, une société hermétique, fermée au tout-
venant, tant par la langue que par l’attitude. Ici on parle l’argot romantique,
là le dialecte parnassien, là le sabir naturaliste, là enfin le jargon symboliste.

Les « francs-maçons de l’art113 »

Des signes de connivence aux rites communautaires il n’y a qu’un pas


que franchissent à des degrés divers presque tous les cénacles. Rien de plus
cohésif en effet qu’un rite, reconduit religieusement d’une réunion à l’autre.
«  Signe mystérieux  », «  attouchement maçonnique114  », «  gestes francs-
maçonniques115  », «  serments de toutes sortes116  », «  attitudes
mystérieuses117  », pratique d’un culte118, les détracteurs du cénacle ont
rivalisé de sarcasmes pour dénigrer le comportement clanique et sectariste
des cénacliers. Il convient de ne pas prendre pour argent comptant ces
satires qui jouent sur les fantasmes du public ignorant pour mieux
discréditer les hommes et les choses qu’elles visent. Reste que, à examiner
le cénacle sous cet angle, celui-ci a bien été le théâtre d’un culte de l’art,
actualisé dans l’installation concertée ou spontanée d’un complexe rituel
aux tonalités ésotériques, voire mystiques. Ces rites couvrent l’éventail de
l’activité cénaculaire. Rites de cooptation d’abord : l’homme qui se présente
au seuil d’un cénacle sans avoir été présenté ou accrédité par un membre
n’a aucune chance de pénétrer dans le sanctuaire. Une lettre de
recommandation, un livre dédicacé, une œuvre d’hommage, sont un sésame
obligatoire119. Rites d’intégration ensuite  : Murger s’est amusé à parodier
cette pratique dans les Scènes de la vie de bohème en la calquant sur celle
de l’Académie, avec rapports, votes et messes basses120. En réalité, le
protocole n’est pas aussi strict121, mais il y a tout de même quelques
épreuves à passer : la récitation d’un poème chez Hugo ; la lecture de l’acte
d’association chez les Buveurs d’eau  ; l’appréciation d’un vers chez
Leconte de Lisle ; l’écoute silencieuse chez Mallarmé font partie des rites
de passage. Rites de communion enfin  : ces derniers revêtent des aspects
très divers, mais visent tous à associer, c’est-à-dire à faire fusionner, des
individus à travers des exercices collectifs (au sens de Loyola). Dans ce
domaine, ce sont les Méditateurs qui emportent la palme de la
sophistication, juste devant les Mallarmistes : les séides s’assoient en rond
sur des tapis, fument des tabacs d’Orient, mangent des fruits, lisent tout
haut la Bible. La cérémonie se tient à ciel ouvert, dans un monastère, et qui
plus est en costume. Il s’en faut de beaucoup que les réunions cénaculaires
ressemblent toutes à une messe ; mais il est rare qu’elles n’introduisent pas
dans leur scénographie une pratique spéciale aux connotations plus ou
moins sacrées. La lecture et la récitation sont ainsi orchestrées avec un soin
particulier confinant à la liturgie  : «  En un instant, il se forma un groupe
autour d’eux […]. L’on s’assit en cercle, les femmes s’approchèrent. Victor
Hugo vint se placer près du jeune poète et lui fit un signe d’encouragement.
Après un instant de silence, il récita lentement [une] élégie122.  » La
ritualisation a pour but de relier, au sens religieux du terme, les membres du
cercle. La consommation de tabac et de thé, dans ces assemblées
méditatives, est investie d’une signification qui excède de beaucoup celle,
banalisée, des salons et des cafés. Heredia offre cérémonieusement des
cigares à ses invités, Mallarmé propose religieusement du tabac  à ses
disciples. Chez Delécluze et chez Leconte de Lisle, on boit le thé à cinq
heures pour s’exciter l’esprit. L’atmosphère de recueillement qui entoure
ces pratiques ordinaires leur confère une portée spéciale. Qu’on boive,
qu’on fume ou qu’on mange, il s’agit bien, nous dit Sainte-Beuve, de
nourritures spirituelles  ; le but n’étant pas de consommer mais de
communier. Le cénacle est le théâtre d’une transsubstantiation qui fait de
chaque geste banal un acte symbolique renvoyant au magistère poétique.
Tous ces rites n’ont de sens qu’à l’intérieur du cénacle. Hors d’eux, ils sont
dénués de signification, raison pour laquelle ils ont été tournés en dérision
par ceux qui n’en faisaient pas partie. Au fond, on adhère moins au cénacle
par l’esprit que par une certaine «  manière de tenir et porter le corps123 »
enracinée en chacun à force de fréquentation. Ce que dit Bourdieu de
« l’apprentissage par corps » dans l’univers social élargi est valable dans la
sphère sociale restreinte du cénacle. L’adhésion résulte d’un savoir corporel
qui montre que l’esprit de corps doit s’entendre littéralement. L’expérience
commune aboutit en somme à inscrire le cénacle dans le corps même de ses
membres, à le faire leur.

Dans sa période d’état de grâce, le cénacle se passe de codification : pas


de règlement intérieur, pas de Table de la Loi, pas même de « serment124 ».
Le collectif privilégie la communication immédiate : la parole y a un rôle
central que soutient l’écrit (lettres, albums, vers de circonstances). Les buts
que se fixe la communauté restent flous ou prudemment différés125. La
hiérarchie est balbutiante. Certaines personnalités sortent du lot, mais les
rôles ne sont pas encore distribués. Les membres opèrent à l’unisson.
L’initiative individuelle n’est pas perçue comme une menace pour le
groupe, mais comme une contribution bénéfique à la communauté  : la
solidarité va de soi, parce qu’on est pairs, amis et frères tout à la fois.
Cette phase utopique se rencontre avec une grande régularité tout au long
de l’histoire sociale du xixe  siècle littéraire  : en 1820, au sortir de
l’expérience du Conservateur ; en 1825, dans la retraite dorée de l’Arsenal ;
en 1828, pendant la «  belle saison des Orientales126  »  ; en 1831, dans le
secret de l’atelier de Jean Duseigneur  ; en 1865, alors que se prépare le
premier Parnasse contemporain ; en 1878, au moment où le quarteron des
naturalistes trouve son pater in litteris en Zola ; en 1885, lorsque Mallarmé
commence à réunir autour de lui le noyau des Mardistes ; en 1888, quand
Seurat et Denis font éclore le groupe des Nabis. Cette ferveur incroyable
qui caractérise le cénacle dans sa période d’efflorescence est perceptible
dans les souvenirs de Lelioux écrits vingt ans après :
Individuellement, chacun pouvait avoir ses instincts, ses goûts, sa
manière d’être et de paraître  ; mais réunis, nous devenions tous, sans
calcul et sans préméditation, les parties obéissantes d’une seule
intelligence dont l’art était l’unique préoccupation. La conversation
générale, théorique ou critique, ne s’éteignait pas, mais, tour à tour, l’un
ou l’autre s’isolait pour songer à son œuvre. Voilà des mots qui ont l’air
quelque peu ambitieux et emphatique  ; mais que voulez-vous  ? Pour
unique excuse – à satiété – je répéterai que nous étions convaincus127.
Le cénacle, à l’acte I de son existence, est porté par une foi
inébranlable. Et cette foi résonne encore, intacte – c’est dire sa
force ! – bien après que les cendres du cénacle se sont refroidies :
« Sainte et belle réunion, écrit Bouchardy à son cher Théo en 1857,
que celle où chacun était […] le frère qui aime, l’ami qui se dévoue
et le compagnon de route qui fait oublier la longueur ou la fatigue
du chemin. Réunions plus belles qu’on ne peut le dire, où tous
souhaitaient le succès de tous sans exagération insensée et sans
vanité collective, où chacun de nous offrait de prêter son épaule au
pied de celui qui voulait tenter de gravir et d’atteindre128. »
Le cénacle multiplie donc les éléments cohésifs  : animosité contre
l’establishment, réseau amical extensible, mystique de l’amitié, système de
don et contre-don, figure pivot créatrice de lien, claustration volontaire,
rejet des bienséances mondaines, usage d’un sociolecte, instauration de
rites. Homogène, isolé, harmonieux, fusionnel, le cénacle, à cette époque,
paraît invincible, d’autant qu’il se construit sur le mythe polysémique de la
pureté  : pureté des relations (amitié), pureté de la profession (autonomie),
pureté de l’art129. L’obsession du groupe, durant cet âge d’or, est de ne pas
se laisser contaminer (d’où la retraite spatiale, la clôture linguistique,
l’hermétisme rituel, la tendance à se refermer sur soi) par tout ce qui
menace ou pourrait menacer cette pureté130 : le journal, la femme, l’argent,
l’institution, la mondanité. Tout semble bien en place pour durer.
Et pourtant, plusieurs périls guettent déjà le cénacle. Le premier d’entre
eux découle paradoxalement de son succès  : le recrutement de nouvelles
figures, aimantées par le cercle, en menace à la fois l’équilibre affectif et le
système de transaction. Chaque adhérent nouveau entraînant
mécaniquement une reconfiguration de l’ensemble, le cénacle n’a plus les
moyens de maintenir une véritable cohésion. Sa taille critique est atteinte.
Le deuxième péril est lié à la réussite accidentelle d’un membre du groupe
ou à l’ascendant irrésistible pris par l’un d’entre eux, qui bouscule le
rapport de force, trouble l’équilibre fragile des relations interindividuelles
installées sur les bases égalitaires et solidaires de la fraternité amicale. La
troisième menace, la plus sérieuse de toutes, est celle qui pousse le cénacle
à monnayer en espèces sonnantes et consacrantes le capital symbolique
accumulé en interne, autrement dit, à sortir de sa réserve, pour rallier les
suffrages du public. Menace paradoxale, nous l’avons déjà signalé, puisque
cette ouverture du cénacle sur l’extérieur – que Sainte-Beuve, et après lui,
Balzac et Murger, appellent « l’entrée dans l’arène » – se solde à la fois par
sa percée (comme véhicule d’une pensée nouvelle), et par sa perte (en tant
que groupe cohésif).
Phase d’institutionnalisation
À ce point de son évolution, le cénacle vit en vase clos et ne dérange
personne (ou presque). Chacun tient son rôle : les membres les plus fragiles,
conscients qu’ils ne seraient rien sans le cénacle, s’y cramponnent comme à
une bouée et s’efforcent d’en perpétuer les usages –  ces petites mains du
cénacle s’appellent Foucher en 1828, Alexis en 1880131, Morice en 1890.
Les plus solides, à l’inverse, sentent confusément qu’ils perdent leur temps
au contact de cette cour trop prompte à les applaudir, temps qu’ils
pourraient mettre à profit en exerçant leur talent ailleurs que dans le « cadre
étroit » du cénacle. L’émulation et l’exaltation internes ont allumé l’espoir
d’aller plus loin ; elles ont suscité l’envie de gagner d’autres suffrages que
ceux du Sanhédrin. Le cénacle est gagné peu à peu par la nécessité
structurale de signaler son existence au monde extérieur, de se manifester
collectivement. Mais comment sortir du cercle sans le rompre ? Comment
retourner l’énergie cénaculaire vers l’extérieur  ? Comment lui donner une
nouvelle vie sans risquer de l’anéantir ?
La problématique du passage du cénacle-adolescent au cénacle-adulte a
obsédé Sainte-Beuve, sans doute parce qu’il était à la fois acteur et
observateur du phénomène, juge et partie dans le procès qu’on lui a fait.
Dans les pages qu’il consacre à cette question, l’historien et poète s’évertue
à peser le pour et le contre de la percée de la membrane cénaculaire.
L’institutionnalisation du cénacle y est conçue comme un mal nécessaire –
 moins pernicieux, tout compte fait, que celui de la chartreuse – en ce sens
qu’elle met le poète aux prises avec « l’autre public, le vrai, le définitif132 ».
Mais à quel prix  ? Sur ce point, le critique ne peut se défendre, à titre
personnel, de déplorer les effets seconds du passage à l’action centrifuge :
vulgarité, démagogie, recherche de l’effet au plan littéraire, sacrifice des
vieilles amitiés au plan relationnel. L’entrée dans l’arène ouvre certes des
horizons nouveaux pour le poète viril, mais elle est souvent synonyme, pour
le poète fragile, d’expulsion du paradis terrestre. Sainte-Beuve n’a cessé de
varier d’approche, poussant tantôt «  à l’idée de cénacle en le célébrant  »,
tantôt à son démantèlement par le dévoilement de ses ressorts. Quoi qu’il en
soit, il est le premier à avoir vu et compris que dans sa phase utopique, il
était une étape transitoire et que, pour se perpétuer, il devait se donner une
forme nouvelle. En clair  : quitter la «  conspiration à huis clos133  » pour
s’organiser en un projet concret et historique. C’est ce que nous appellerons
la phase d’institutionnalisation du cénacle.
La notion d’institution et celle, corollaire, d’institutionnalisation, ne font
pas consensus  : l’institution recouvre deux acceptions différentes qui ont
débouché sur deux traditions distinctes d’analyse institutionnelle. Pour le
dire avec Jacques Chevallier, on peut entendre par ce terme soit les
«  formes sociales établies  », soit les «  processus par lesquels la société
s’organise134  ». Depuis Durkheim, la sociologie française a privilégié la
première acception, plus statique, faisant de l’institution une forme instituée
impersonnelle et collective relativement durable et stable : c’est encore ce
que Marc Fumaroli entend dans ses Trois institutions littéraires à propos de
la conversation, de l’Académie française et du dictionnaire135. Ces formes
instituées, pour rester avec l’Académie, ne se limitent pas à un ensemble de
règles puisqu’elles disposent aussi d’une mission (régenter la langue et
réunir l’élite de la littérature), d’un mode de fonctionnement (les réunions à
heure fixe, les séances publiques, le protocole) et de pratiques spécifiques
(l’habit vert, les visites des candidats). La seconde acception, dynamique, a
engendré une tradition plus souterraine, qui va de Sartre à Lourau en
passant par Castoriadis : il s’agit alors d’une institution, poursuit Chevallier,
comprise comme «  processus dialectique  » résultant de la tension entre
l’« instituant » et l’« institué », les formes instituées subissant sans cesse la
pression des forces instituantes. Ce qui est là tend à changer sous la
pression de ce qui est en train d’advenir. La dynamique des mouvements
littéraires et artistiques du xixe siècle tient tout entière dans cette équation
où une inconnue chasse l’autre  : du romantisme au Parnasse puis au
symbolisme, pour nous en tenir à la poésie, il y a eu routinisation de ce qui
était hier une avant-garde, il y a eu usure des règles que le mouvement
littéraire a édictées ou dont il a donné l’exemple, usure aussi des
mythologies d’écrivain que chaque mouvement entraîne avec lui (le
prophète, l’orfèvre des mots, le professeur d’hermétisme), il y a eu enfin
attrition ou passage d’une génération à l’autre à l’intérieur des formes qui
ont été instituées par le mouvement lui-même (les cénacles, les revues)
ainsi que des institutions de la vie littéraire qui survivront au mouvement
(maisons d’édition, académies, salons). Une avant-garde se substitue à une
autre, mais le jeu des forces instituantes et des formes instituées se poursuit.
Le cénacle, on le comprend, intervient tant dans le processus (la force
instituante) que dans l’effet (la forme instituée) : lui-même est une création
institutionnelle destinée à donner forme à un ensemble d’affinités
interpersonnelles et à un ensemble d’idées esthétiques et éthiques encore
insuffisamment définies. Cependant, une fois constitué, le cénacle se trouve
devant la nécessité de s’ouvrir au monde social, de faire connaître
l’existence de ce qui se trame en son sein. Il doit, pour reprendre les termes
de Sainte-Beuve, faire « l’épreuve du public » et pour ce faire, agir comme
force instituante. Quatre défis l’attendent  : la dénomination (baptême du
groupe), la médiatisation (lancement du mouvement), la mobilisation
(intervention collective) et la hiérarchisation (élection d’un chef).

L’épreuve de la dénomination

Si la dénomination –  acte en apparence anodin  – revêt un caractère


d’épreuve dans le processus d’institutionnalisation du cénacle, c’est que ce
geste revient à donner une existence concrète et publique à une chose
abstraite et secrète. Adopter une dénomination, c’est en effet exposer à la
face du monde la naissance –  même putative  – d’un mouvement littéraire
nécessairement concurrent de ses homologues. Se nommer, c’est aussi
décider, au terme d’un processus concerté ou de manière performative,
d’une identité collective à laquelle les membres du groupe devront, bon gré
mal gré, se plier, sauf à faire sécession. On comprend pourquoi les cénacles,
si attachés à leur unité et au maintien de l’effervescence collective, ont
hésité à franchir d’entrée de jeu un tel pas. En consentant à étiqueter ou
laisser étiqueter leur pensée, le cénacle restreint le champ enivrant –
  quoique illusoire  – des possibles  ; en produisant, ou laissant produire, ce
nom sur la place publique, il ouvre la voie à la critique externe et, partant, à
une caricature de son œuvre de pensée, élaborée pendant la phase utopique.
Quoi qu’il en soit, l’épreuve de la dénomination se révèle indispensable
précisément pour la même raison : convaincre et se convaincre que, pour le
dire avec les mots de Sartre, la «  série  » (agrégation d’individus) est
devenue « groupe » (ensemble cohésif), que le groupe pour soi a débouché
sur un groupe en soi.

Noms de cénacle : le Cénacle

Dans l’ensemble, les cénacles ont opposé une résistance passive à la


dénomination, retardant le plus longtemps possible ce moment fatidique,
laissant aux circonstances le soin de trancher à leur place. Encore doit-on
préciser ce qu’on entend par dénomination et ne pas confondre les noms
adoptés par les cénacliers pour baptiser leur groupe, et ceux qu’ils se sont
choisis pour baptiser leur pensée. Or, si les cénacliers ont plus ou moins
joué le jeu de la dénomination groupale, ils ont renâclé quand il s’est agi de
dénommer leur doctrine. Obéissant à une tradition installée depuis des
lustres, les cénacliers ont donné à leur soirée le nom du jour où elle avait
lieu. Les réunions de Mallarmé sont ainsi devenues les Mardis, et leurs
membres, par dérision, des « Mardistes ». De même pour les Dimanches de
Nodier, les Jeudis de Zola, les Samedis de Leconte et les Mercredis de
Vigny. Aussi bien, c’est le nom du lieu de réunion qui s’est substitué, selon
un procédé métonymique identique, à la réunion elle-même  : celui du
village (Carnetin, Champrosay), de la rue (Doyenné, Rome, Balzac), du
bâtiment (Arsenal, Abbaye de Créteil), du tenancier de l’établissement
(Guerbois, Magny), de la pièce elle-même (Grenier de Delécluze, Grenier
de Goncourt, Entresol de Lemerre). Globalement donc, les cénacliers n’ont
pas cherché, par une désignation spécifique, à imprimer un sceau particulier
à leurs manifestations groupales. Le recours aux jours de la semaine, ou au
lieu-dit de leur rassemblement, marque au contraire leur volonté de
contenir, tout au moins au plan sémantique, leur activité dans le cadre d’une
stricte sociabilité. Au début, le groupe s’enferme donc dans une prudente
tautologie destinée à rappeler qu’il est un groupe, et rien qu’un groupe.
Cette désignation tautologique trouve son expression ultime dans le choix
du mot « cénacle » qui, avant qu’on ne le soupçonne de dire autre chose que
ce qu’il dit littéralement, renvoie à l’idée de réunion. Grenier, cénacle, petit
cénacle, société… La sobriété et la discrétion semblent donc de mise,
escamotant pour le moment l’écueil d’une dénomination compromettante
en -isme, qui la ferait entrer de manière trop brutale dans la bataille
littéraire.
Toutefois, avec ce mot de « cénacle », une première inflexion est donnée
qui préfigure une nouvelle étape. Bien que le terme ne renvoie à aucun
courant d’idées précis, il n’en désigne pas moins, en creux, une attitude, une
posture. Derrière lui se dissimulent, sournoisement, des notions de
conspiration et de prophétisme. En choisissant une terminologie mystique
pour se désigner, le groupe de Sérusier introduit, sous une forme tout aussi
subreptice, l’idée menaçante de rupture. Les Nabis, comme les membres du
Cénacle de Joseph Delorme, expriment à travers le choix de ce vocable136
qu’ils se perçoivent comme les fondateurs d’une religion nouvelle et, ce
faisant, sèment la panique dans les institutions. Avant eux, les amis de
Maurice Quaï, «  qui s’étaient modestement, nous dit Nodier, nommés les
Méditateurs de l’Antique », avaient suscité l’irritation des ateliers officiels.
«  Méditateurs  », «  Cénacle  », «  Nabis  », toutes ces désignations ont pour
fonction première de souder le groupe (qui est encore, à ce moment, dans sa
phase naissante), mais, derrière leur innocence de façade, elles amorcent
une tendance qui va pousser le groupe à franchir un cap supplémentaire  :
s’adjuger un nom qui le désigne, clairement cette fois, comme une force
contestataire, concurrente et conquérante du champ.

Trouver un nom d’école

Il n’existe pas de recueil de poèmes, de romans ou de drames qui portent


explicitement l’estampille d’un cénacle. Aucune œuvre ne se réclame du
cénacle de Hugo ou du cénacle de Mallarmé, comme jadis les petits maîtres
revendiquaient leur appartenance à « l’atelier de Rembrandt » ou à « l’école
de Fontainebleau  ». Si une dénomination ressort, ce sera alors celle du
mouvement dont le cénacle est l’un des supports. Deux logiques
prédominent au cours du siècle : «  avant-gardiste » et « groupale ». Ceux
qui privilégient la première ont affirmé nettement, par voie de manifeste
(préface de Leconte de Lisle aux Poèmes antiques  ; manifeste du
symbolisme par Moréas), de prospectus (Sur le réalisme de Courbet) ou
encore de livre (Le Naturalisme au théâtre de Zola), leur dénomination
collective, au prix de quelque hésitation. Plus les écoles fleurissent à la fin
du siècle et à la Belle-Époque, plus la dénomination apparaît comme un
enjeu pour se faire une place au soleil  : instrumentisme, vers-librisme,
dramatisme, unanimisme et tant d’autres n’ont eu de cesse de jouer cette
carte. Ceux qui privilégient la seconde, c’est-à-dire qui ont cherché à
pérenniser le groupe dans son homogénéité et sa cohérence, ont eu une
attitude moins volontariste. Le cas du romantisme est à cet égard
paradigmatique. Les palinodies de Hugo137 soulignent le décalage temporel
entre les premières stigmatisations des «  romantiques  » et l’adoption du
terme par les principaux intéressés. Avant lui, la plupart des acteurs
s’étaient contentés d’oppositions plus ou moins boiteuses  : poésie de la
possession vs poésie du désir (Schlegel) ; poésie orgiaque vs non orgiaque
(Hölderlin)  ; littérature poétique vs littérature prosaïque (Deschamps).
Quand le terme est enfin adopté puis validé par Hugo après quinze ans de
débat138, ce sera comme par lassitude et par le seul truchement du
« libéralisme en littérature139 ». Ses séides ne feront pas montre d’un plus
grand enthousiasme : « Obligés comme nous le sommes d[e] prendre [des
mots] tout faits, nous avons préféré celui de Romantique à tout autre, parce
que, si peu compris, si détourné qu’il soit de son acception première, il n’en
est pas moins l’expression la plus rapide qu’on ait encore trouvée pour
qualifier la jeune littérature140.  » Le romantisme, cette approximation
indéfinissable, était-il un mot trop chargé  ? Quarante ans après la tornade
romantique, Victor Hugo le pense encore : romantisme, « mot vide de sens,
imposé par nos ennemis et dédaigneusement accepté par nous141 », écrit-il à
Marie Dorval le 15 janvier 1869. Toujours est-il que ce qui aurait pu réunir
sous le couvert de l’évidence un certain nombre d’écrivains connexes par
leurs dispositions et leurs positions est ce qui a fait le plus défaut au
romantisme.
Les mouvements post-romantiques adoptent la même logique
d’acceptation-dénégation. Les poètes des années 1860 esquivent le
qualificatif d’Impassibles, s’accordant sur le terme plus neutre de
Parnasse142. Preuve que le problème taraudait le groupe, Verlaine demande
à Ricard quelques mois avant la parution du Parnasse contemporain  :
«  Avez-vous enfin trouvé un nom d’école143  ?  ». Mallarmé refuse
catégoriquement d’être associé au décadentisme et au symbolisme mais
finit, dans l’enquête de Jules Huret, par accepter, plus pour ses disciples que
pour lui, les termes de « symbolisme » et de « mouvement symbolique ».
Tous se saisissent à reculons d’une dénomination collective en faisant mine,
le cas échéant, de se l’être fait imposée de l’extérieur  : ainsi de
l’impressionnisme ou du réalisme  : «  Le titre de réaliste m’a été imposé
comme on a imposé aux hommes de 1830 le titre de romantiques144 », écrit
Courbet dans le manifeste d’introduction au catalogue à l’exposition
personnelle du peintre organisé en marge de l’Exposition universelle de
1855. Champfleury lui emboîte le pas dans sa lettre ouverte à George Sand
intitulée Du réalisme et dans son recueil d’articles Le Réalisme de 1857. La
manière la plus courue d’éviter ou de contourner l’épreuve de la
dénomination est de s’en remettre à un terme valorisant  : la jeunesse
(biologique, sociale, artistique). Flaubert appelait les naturalistes «  mes
jeunes gens145 » ; Goncourt l’imite dans son Grenier, ne parlant jamais que
de ses «  Jeunes  ». Le mot revient de façon obsédante dans l’Enquête de
Jules Huret. René Ghil se plaint des «  vieux jeunes  »  : «  vieux par l’âge,
jeunes par l’œuvre  », de ces écrivains (Verlaine, Mallarmé, Moréas) qui
n’ont pas abouti à une œuvre pleine, entière et abondante  ; Mallarmé cite
«  les jeunes gens  » qu’il estime représenter l’évolution poétique du
moment  ; Remy de Gourmont juge les «  nouvelles générations littéraires
[…] rigoureusement antinaturalistes  »  ; Zola raille les symbolistes, «  tous
ces jeunes gens, qui ont tous de trente à quarante ans146 ».
D’autres groupes ont cru à la valeur performative de la dénomination.
Zola, s’il ne l’a pas inventée, a popularisé cette pratique dans la préface de
la deuxième édition de Thérèse Raquin lorsqu’il révèle l’existence d’un
« groupe d’écrivains naturalistes auquel [il a] l’honneur d’appartenir147 ». Il
récidive dans une «  Causerie du dimanche  » publiée dans Le Corsaire
quand il annonce «  l’école moderne du naturalisme148  »  ; puis dans Le
Roman expérimental en accolant un nous englobant au naturalisme qu’il
incarne presque seul en réalité au plan littéraire («  nous autres écrivains
naturalistes », « nos œuvres naturalistes149 »). Toutes les écoles de la fin du
siècle se sont alignées sur ce mode d’affirmation péremptoire d’une
dénomination sans toutefois parvenir à un effet d’entraînement aussi fort150.
Mais la trouvaille de Zola est capitale  ; elle est celle d’un homme qui a
assimilé, pour avoir fréquenté le journal, les techniques de la publicité.
Avant lui, Hugo avait pressenti l’efficacité du matraquage verbal. En 1831,
il confie à Fontaney, qui venait d’écrire un compte rendu sur lui  : «  Tout
article est bon. Il n’en est pas un qui ne fasse entrer votre nom dans la tête
d’un certain nombre d’individus. Pour bâtir votre monument, tout est bon.
[…]. Rien n’est inutile151. » L’important en effet est de marquer les esprits,
quand bien même le slogan ou la dénomination choisie ne satisfait pas son
promoteur. «  Oui, confiera Zola à Goncourt, c’est vrai que je me moque
comme vous de ce mot naturalisme  ; et cependant, je le répéterai sans
cesse, parce qu’il faut un baptême aux choses, pour que le public les croie
neuves152. » Ce disant, Zola vérifie l’observation perspicace de Baudelaire
écrivant à propos de Champfleury et du réalisme  : «  Il croyait qu’il faut
toujours un de ces mots à l’influence magique, et dont le sens peut bien
n’être pas déterminé. [Il voulait] impos[er] ce qu’il [croyait] son procédé.
[…], il cherchait un signe de ralliement pour les amateurs de la vérité153 ».
Reprenant à nouveaux frais cette question, Bourdieu explique que «  les
noms d’école ou de groupes, noms propres, n’ont tant d’importance que
parce qu’ils font les choses  : signes distinctifs, ils produisent l’existence
dans un univers où exister c’est différer, “se faire un nom”, un nom propre
ou un nom commun (celui d’un groupe)154  ». Toutefois, il convient de
rappeler que, loin de servir seulement à se différencier, la dénomination a
aussi une valeur performative : nommer un groupe, c’est le faire exister. Or,
s’agissant de la dénomination cénaculaire, on pourrait dire, en paraphrasant
Sartre, que l’existence y précède presque toujours l’essence. La résistance
farouche que lui opposent Mallarmé, et nombre de cénacliers avant lui,
s’explique par une hostilité à toute forme d’essentialisme qui figerait le
processus littéraire. De même que «  nommer un objet  » revient à
«  supprimer les trois quarts de la jouissance du poème155  », de même la
dénomination groupale revient à nier la singularité du groupe. À rebours de
cette position plus poétique que stratégique, la plupart des collectifs post-
mallarméens s’empresseront de poser un cadre définitoire, sans prendre le
soin de le remplir au préalable d’un « sujet » par l’exercice collectif d’une
réflexion continue. De ce point de vue, l’emballement dénominatoire des
années 1900-1910 allégorise la crise des valeurs cénaculaires.

L’épreuve de la médiatisation
Cette question de la dénomination induit directement celle du lancement
sur la place publique de textes ou d’entreprises «  collectives  » censés
révéler aux pairs et au public la naissance d’un mouvement littéraire.
Plusieurs options se présentent aux leaders et à leurs acolytes. La première
consiste à publier un manifeste ou, plus exactement – parce que le manifeste
au sens strict n’intervient comme arme médiatique revendiquée qu’à la
toute fin du siècle –, des textes à valeur manifestaire. La deuxième cherche
une voie d’affirmation à travers la création d’un organe périodique (revue,
journal) présentant les idées et diffusant les œuvres du groupe. La troisième
s’oriente vers l’élaboration d’un recueil collectif portant la marque du
cénacle, ou du nom qu’il s’est choisi.
Les cénacles ne se sont pas fait connaître via le manifeste à l’instar des
groupes d’avant-garde du début du xxe  siècle (futuristes, dadaïstes,
surréalistes). Ni les romantiques, ni les Parnassiens, ni les réalistes, ni les
naturalistes, ni les symbolistes de l’école mallarméenne n’en ont produit.
Ce qui ne signifie pas qu’ils aient ignoré l’impact médiatique des textes
résumant leur pensée en vue de la rendre accessible aux confrères (cénacles
concurrents, écoles d’art, académies), aux journalistes (presse satirique,
petits et grands journaux), aux réseaux mondains (qui font circuler
l’information dans le Tout-Paris) et, bien sûr, au grand public. Les supports
de ces textes manifestaires sont variés  : article critique, compte rendu,
préface, « avant-dire », art poétique, lettre publique, appel, pensées, libelle
ou plaquette. La plupart des cénacles ont cherché à formaliser leurs idées et
à les rendre publiques sous cette forme spectaculaire. Ces textes ne portent
pas la signature du collectif cénaculaire, mais ils ont pour la plupart été lus
et approuvés par ses membres. Les préfaces ont particulièrement la faveur
des cénacles : on les trouve à l’époque romantique (préface du Cromwell de
Hugo en 1827, préface des Études françaises et étrangères de Deschamps
en 1828, préfaces de Vigny), parnassienne (préface des Poèmes antiques de
Leconte de Lisle en 1852), naturaliste (préface de la 2e édition de Thérèse
Raquin de Zola en 1868) et symboliste (« Avant-Dire » du Traité du Verbe
de René Ghil par Mallarmé en 1886). Les articles publiés en revue sont un
mode d’intervention courant, car commode. Guiraud publie «  Nos
doctrines  » dans La Muse française, dont il est le collaborateur. Les
symbolistes feront de même dans les petites revues qui leur appartiennent et
où ils ont tout loisir d’exprimer leur pensée. Le choix de la forme « essai »
(même si ce terme est anachronique) est moins fréquent. Stendhal est l’un
des rares, à l’époque romantique, avec son Racine et Shakespeare, à se
lancer dans un exposé systématique de l’esthétique nouvelle. Dans la
seconde moitié du siècle, cette forme remporte plus de succès : Zola diffuse
sa doctrine grâce à son Roman expérimental (1880)  ; Mallarmé laisse la
sienne se répandre par la plume de trois disciples  : Morice, Gide et
Mauclair156. Les cénacliers optant pour la forme «  manifeste  » (au sens
strict) sont, en définitive, très rares (Courbet et Maurice Denis157). En
somme, le cénacle use, pour répandre ses idées, d’une multiplicité de
canaux et de supports, sans exclusive, recourant même, dans certains cas, à
des formes de l’âge classique (Lettre à lord *** de Vigny, Pensées de
Joseph Delorme de Sainte-Beuve). Notons enfin qu’un bon nombre de
cénacles n’ont pas daigné prendre la plume pour promouvoir leur évangile,
tels le Doyenné, les Buveurs d’eau, le groupe de Flaubert, le Cercle zutique,
le cénacle de Heredia et le groupe de l’Abbaye. Les raisons de ce silence
sont diverses : certains cénacles ont restreint leur discours à une éthique de
la solidarité sans s’avancer sur le contenu esthétique, laissant chacun
œuvrer librement (c’est le cas des Buveurs d’eau et du groupe de l’Abbaye,
qui se sont contentés d’être une association utile). D’autres n’ont pas su ou
voulu concentrer et formaliser leur pensée, faute de discipline interne : ainsi
du Doyenné et du Cercle zutique qui ont campé sur des positions
défensives, oppositionnelles. D’autres enfin, nourris de convictions
esthétiques solides, ont mis un point d’honneur à ne pas fixer leurs idées, à
ne les communiquer qu’aux intimes et aux amis, excluant toute diffusion à
grande échelle de leur «  doctrine  »  : c’est le cas de Flaubert et, dans une
moindre mesure, de Heredia.
Les textes manifestaires n’engageant, au fond, que leur auteur, on peut se
demander comment les cénacles s’y sont pris pour s’affirmer
collectivement. La voie la plus régulièrement suivie au xixe siècle a consisté
en la fondation d’un journal ou d’une revue. À l’instar de Léon Giraud et
Michel Chrestien d’Illusions perdues, la plupart des cénacliers ont eu l’idée
de doter leur cénacle d’un organe périodique. Les tentatives de ce genre ne
manquent pas, bien qu’elles aient souvent tourné court  : à l’époque
romantique, la Tribune littéraire, autour de laquelle Nodier, Hugo, Soumet,
Guiraud, Deschamps, Saint-Valry et Vigny se réunissent à quelques reprises
en 1823, reste à l’état de projet ; de même la Réforme littéraire et des arts
que Vigny et Émile Deschamps proposent à Hugo de co-diriger en 1828158.
La Comédie humaine, hebdomadaire que Céard et Huysmans rêvent de
fonder en 1880 dans la foulée de la publication des Soirées de Médan, est
victime d’un « décès intra-utérin », selon Céard159. Le projet de revue lancé
par Daudet en février  1891 (La Revue de Champrosay) ne verra pas non
plus le jour. Les « revues de combat160 » qui parviennent à sortir des limbes
s’avèrent quant à elles on ne peut plus précaires : Le Conservateur littéraire
ne quitte le giron de la famille Hugo pour devenir l’organe du cénacle des
Deschamps que dans le dernier volume, soit entre la 21e et la 30e livraison ;
La Muse française, rédigée, comme l’écrit Hugo, «  par l’élite de la jeune
littérature161  » entre juillet  1823 et juillet  1824 s’éteint au bout de douze
numéros sans véritablement parvenir à se positionner sur le terrain
littéraire  ; La Tribune romantique, émanation directe du second rang du
cénacle de la rue Notre-Dame-des-Champs (Cordellier-Delanoue, Victor
Pavie, Paul Foucher), ne connaît que trois numéros en 1830  ; La Liberté,
journal des arts, issue des rangs jeunes-France cède après dix-neuf
numéros ; Le Réalisme, revue fondée par Duranty, Assézat et Thulié, ne fait
paraître que six numéros entre décembre 1856 et avril-mai 1857 ; plus loin
dans le siècle, Le Symboliste, hebdomadaire animé par Kahn, Moréas et
Paul Adam, ne dépasse pas les quatre numéros162. Pourquoi si peu de
revues labellisées parviennent-elles à s’imposer à une époque où de
nouveaux journaux littéraires apparaissent –  et disparaissent  – chaque
semaine et où la grande majorité des écrivains a l’expérience du
journalisme  ? Les difficultés financières des publications périodiques
masquent, la plupart du temps, les vraies raisons : à partir du moment où la
revue devient une arme de guerre puissante et un moyen efficace de se faire
connaître, elle entraîne de lourdes et dangereuses transformations
morphologiques. Publier périodiquement au nom de tous implique de
dénicher des souscripteurs, de gérer des comptes, d’attribuer à chacun des
fonctions précises, de faire entrer à l’occasion de nouveaux rédacteurs dans
l’équipe. Comme l’a montré l’expérience du Globe dont le comité de
rédaction phagocyte le Grenier de Delécluze, fonder une revue revient à
sacrifier la spécificité institutionnelle du cénacle, à le faire passer, en
quelque sorte, de l’ordre du prophétique à l’ordre du clérical163.
C’est pour cette raison que les cénacles préfèrent passer par des
périodiques «  pluralistes  » offrant une tribune large et flexible, tel le
Mercure de France au dix-neuvième siècle pour le romantisme, L’Artiste
pour les fantaisistes, L’Art pour le Parnasse, La Plume, La Revue blanche,
L’Ermitage et La Revue indépendante pour le symbolisme à partir de 1886.
Les revues de combat, à la différence justement de ces périodiques
censément neutres, reposent sur des prises de position communes, voire sur
une sorte de communisme intellectuel, comme il a pu s’en observer chez les
«  symphilosophes  » allemands de l’Athenaeum. Or, les romantiques
français n’ont jamais, au sein de leurs communautés cénaculaires, envisagé
d’authentique collectivisation de la critique et de la création littéraire. À
Juste Olivier qui lui demande pourquoi les romantiques n’ont pas de journal
qui représente la nouvelle école, Sainte-Beuve fait une réponse qui
confirme l’attachement des cénacliers, tout solidaires soient-ils par ailleurs,
à leur indépendance : « Non. Et c’est tant mieux. Si nous avions un journal,
ou bien il faudrait que les plus capables y travaillassent, et ils pourraient
faire mieux, ou bien [il faudrait] le laisser aux hommes d’un talent inférieur,
et cela ne vaudrait rien pour la cause. L’essentiel est de faire des œuvres, de
bons ouvrages164.  » Telle est en effet la limite du cénacle  : les ressources
s’y échangent mais ne sont jamais mutualisées ; la gloire de l’un est censée
retomber sur l’autre mais la légitimité n’est pas partagée sur un mode
symbiotique ; la « course à la gloire165 » se fait en commun mais elle n’en
demeure pas moins une course dans laquelle chacun défend ses chances…
Écrire ensemble ou publier dans un organe «  homogène  » est ressenti
comme un frein. En somme, aucun cénacle ne s’est réellement appuyé sur
un projet de revue, encore moins n’a voulu se confondre avec elle. Aucune
revue n’indique dans son titre qu’elle est le produit d’un groupe désigné (à
l’exception de la Revue de Champrosay). Si revue il y a, elle vise surtout à
créer un effet de groupe. Le fait que la plupart des cénacles se soient passés
de cet outil ne signifie pas pour autant qu’ils n’aient pas été séduits, à un
moment ou à un autre, par l’idée d’avoir un journal qui défende leurs
convictions. Tentatives avortées, projets abandonnés, interruptions
intempestives au bout de quelques numéros, autant d’échecs qui reflètent au
fond la difficulté qu’a toujours rencontrée le cénacle à se doter d’un organe
promouvant les idées débattues en privé.
Les recueils collectifs, ce troisième vecteur de médiation, ne portent pas
non plus la marque claire du collectif humain dont ils émanent  ; s’y
discerne en revanche, plus que dans tout autre support, le caractère de
faisceau, l’impression de tir groupé. C’est très net dans le cas du Parnasse
auquel tous les commentateurs ont associé une ligue d’hommes. Mais, là
encore, combien de projets avortés ! Les Contes sous la tente, que projettent
d’écrire ensemble les frères Hugo et leurs amis au sortir d’un banquet
littéraire en 1818, n’ont jamais vu le jour. L’histoire se répète en 1832
quand le Petit Cénacle décide de jeter Les Contes du Bouzingo, par une
Camaraderie à la face des philistins. N’en sortiront que les contributions de
Nerval (La Main de gloire, histoire macaronique) et de Gautier (Onuphrius
Wphly). Une fois de plus, le contraste est frappant avec la masse de recueils
généralistes auxquels les écrivains collaborent (des Annales romantiques au
Keepsake français et à la littérature panoramique des Français peints par
eux-mêmes). Répondre à l’appel d’un éditeur est une chose, se lancer dans
une expérience collective aux conséquences institutionnelles imprévisibles,
en est une autre. L’Album des quatre voyageurs qui associe Lamartine,
Hugo, Nodier et Taylor ne prête pas à conséquence, non plus que l’Histoire
du roi de Bohême, qui mêle Nodier et Johannot. Un recueil comme le
Tombeau de Théophile Gautier (1873), proposé par Glatigny et dont
Mendès a assuré l’intendance166, brille par son éclectisme  : les Français
Hugo, Jules Janin et Mallarmé y côtoient l’Anglais Swinburne, l’Allemand
Glaser et l’Italien Luigi Gualdo. Il s’agit bien, comme l’écrit Pascal
Durand, de la «  figuration en modèle réduit d’un espace poétique dans
lequel s’apaisent, comme il convient au bord d’une tombe, conflits de
personnes et divergences esthétiques167 ».
Deux exceptions confirment la règle. Le Parnasse contemporain, qui a
donné son nom au mouvement réuni dans l’entresol de la librairie Lemerre,
connaît dix-huit livraisons hebdomadaires entre le 3 mars et le 30 juin 1866,
puis paraît en volume à la fin de l’année. Il est relancé pour douze livraisons
du 20 octobre 1869 au début du mois de juillet 1871, puis, sur décision d’un
jury secret (Banville, Coppée, Anatole France), pour un nouveau volume en
1876. L’ouverture est de mise, et ce jusque dans le titre qui vise à réunir les
nouvelles forces poétiques dans leur ensemble. Dans le premier volume, des
noms alors inconnus couvrent la seconde moitié de la table des matières
(Lefébure, Lepelletier, Coran, Luzarche). Toutes les forces vives du cénacle
de Leconte de Lisle y figurent toutefois (Heredia, Coppée, Dierx, Sully
Prudhomme, Valade) avec quelques grands aînés (Gautier, Baudelaire,
Banville). L’autre contre-exemple a marqué durablement les esprits en
raison de son retentissement considérable dans la grande presse : il s’agit de
la publication des Soirées de Médan (1880) où figurent des nouvelles de
Zola, Alexis, Céard, Hennique, Huysmans et Maupassant. Les Soirées de
Médan sont typiquement ce que l’on appelle aujourd’hui un «  coup
médiatique », coup d’autant plus fort que sa parution coïncide avec celle du
Roman expérimental. La genèse du recueil –  on le sait désormais  – ne
correspond en rien à la légende propagée intentionnellement par
Maupassant pour faire la publicité de l’ouvrage168  : loin d’avoir écrit
ensemble leurs récits à Médan, entre deux parties de pêche, les
collaborateurs étaient réunis chez Maupassant rue Clauzel, où ils se sont lu
chacun leur nouvelle sur le thème convenu. A suivi un tirage au sort pour la
place des nouvelles dans le volume, celle de Zola restant la première, et le
tout fut envoyé à l’éditeur169. En dépit de la mystification, ou plutôt grâce à
elle, l’effet de reconnaissance du groupe fut immédiat170. Il rompt avec
toutes les pratiques usuelles au xixe siècle : exploitation sans complexe des
possibilités éditoriales et promotionnelles, affirmation du collectif restreint
et mise en exergue de son chef. Le naturalisme renouvelle en profondeur les
modes d’institutionnalisation du mouvement littéraire. Beaucoup sauront
s’en souvenir au siècle suivant.

L’épreuve de la mobilisation

L’affirmation des cénacles dans l’espace public passe logiquement par le


texte, mais n’exclut pas d’autres modes d’intervention. Quand ils le jugent
nécessaires, les cénacliers n’hésitent pas à sortir de leur retraite confortable
pour se confronter physiquement au public. On est certes très loin de
l’interventionnisme des avant-gardes, mais ces sorties, aussi exceptionnelles
soient-elles, ne sont pas négligeables pour autant. Première au théâtre,
enterrement d’un confrère, vernissage d’exposition, lecture publique,
conférence, toutes les occasions sont bonnes pour montrer à la plèbe qu’on
est là, et bien là. Des groupes sortent de l’ombre pour se montrer en pleine
lumière, au grand étonnement des badauds : les Méditateurs, par exemple,
se sont exposés aux quolibets de la foule en se promenant vêtus à la
grecque  : «  Périé, un élève de David, […] pouvait être vu dans toutes les
rues, habillé à la mode grecque ou romaine, avec une barbe et une large
cape. Les marchandes de poisson, quand elles le rencontrent dans la rue, ne
lui épargnent pas les insultes, les petits garçons courent après lui, les chiens
aboient. Tout cela n’ébranle pas sa détermination. Si au moins il montrait un
grand talent ! Mais il brille seulement par son excentricité. Il appartient à la
nouvelle secte des illuminés de la peinture171. » Les fêtes scandaleuses du
Doyenné ne sont pas organisées à l’enseigne d’une bannière quelconque, il
n’empêche qu’elles ont donné une visibilité à ce groupe qui n’en avait pas.
Courbet a lui aussi su jouer du scandale pour s’affirmer, à la fois en
devenant la coqueluche de la Brasserie Andler (les curieux s’y pressaient) et
en exposant ses toiles dans un Pavillon indépendant. Le siècle avançant, les
occasions de s’exhiber se multiplient – le reporter n’étant jamais très loin.
Alors on met sur pied des lectures publiques, on fonde des «  banquets
poétiques  » où les écrivains sont couronnés, on crée des cycles de
conférences sur les hommes du jour (Verlaine et Mallarmé en font partie),
on demande aux chefs de cénacle de se produire en public (encore Verlaine
et Mallarmé), on crée des concepts nouveaux (soirées de La Plume
organisées par Deschamps réunissant des centaines d’écrivains, jeunes et
expérimentés mêlés).
Les romantiques se dotent très tôt d’une arme efficace pour se faire
connaître d’un public élargi  : les lectures devant un parterre de
personnalités choisies (une centaine au maximum), convoquées sur
invitation, réglées selon un protocole strict (heure de début précise,
préparatifs abondants). Les années 1827-1829 ont été particulièrement
denses à cet égard  : lecture du Cromwell de Hugo chez son beau-père au
début de 1827  ; lecture d’Un duel sous Richelieu, qui deviendra Marion
Delorme, le 9  juillet chez Hugo  ; le 17  juillet, Vigny lit chez lui sa
traduction d’Othello  ; le 30  septembre, retour chez Hugo pour la lecture
d’Hernani. La lecture d’Un duel sous Richelieu est à n’en pas douter celle
qui a le plus marqué les esprits. Les applaudissements à tout rompre, le
soutien inconditionnel de troupes galvanisées ont persuadé les écrivains-
journalistes qu’un moment important de l’histoire littéraire était en train de
se jouer là, et ont fait comprendre aux fidèles de la première heure que
l’intimité connue jusque-là dans l’écrin du cénacle était définitivement
compromise.
Les témoignages d’Édouard Turquety, l’un au moment des faits (le
15  juillet 1829), l’autre plus tardif dans ses Notes inédites, expriment
successivement l’enthousiasme et l’amertume face à un événement qui
marque à la fois l’envolée du cénacle vers le triomphe en tant que
mouvement littéraire et sa chute prochaine en tant que groupe amical :
L’ouvrage de Victor Hugo est admirable  : on dirait un drame de
Shakespeare écrit en vers sublimes. Pour moi, l’impression que me fit
cette lecture ne s’effacera jamais de ma mémoire. Il faut avoir vu cette
pâle et admirable figure et surtout ces yeux un peu fixes, un peu égarés,
qui, dans les moments passionnées, brillaient comme des éclairs. Tout
le monde s’approcha pour le féliciter : je me crus obligé d’y aller à mon
tour : je me contentai de lui serrer la main et de lui dire que son ouvrage
était une merveille. Il était plus d’une heure du matin quand la lecture
finit172.
Voici ce qu’écrit le même Turquety, avec le recul du temps :
Une des scènes les plus remarquables dont je me souvienne est sans
contredit la lecture de Marion Delorme. Toute l’école romantique était
ce soir-là chez Victor Hugo : […] Victor Hugo lisait lui-même et lisait
bien. La pièce était intéressante et il y avait où admirer : mais dans ce
temps-là la simple admiration était trop peu de chose. Il fallait s’exalter,
bondir, frémir […] Ce n’était qu’interjections faiblement exprimées,
extases plus ou moins sonores. […] Le petit Sainte-Beuve tournait
autour du grand Victor… L’illustre Alexandre Dumas, qui n’avait pas
encore fait schisme, agitait ses énormes bras avec une exaltation
illimitée. Je me rappelle même qu’après la lecture, il saisit le poète et, le
soulevant avec une force herculéenne  : «  Nous vous porterons à la
gloire », s’écria-t-il : Hugo y a été porté, mais ce n’est ni par Marion ni
par l’auteur de la Tour de Nesle. Alfred de Vigny, retiré dans un coin,
méditait déjà, je le pense, une rupture prochaine  ; le statuaire David
faisait mine de réfléchir  ; quant à Émile Deschamps, il applaudissait
avant d’avoir entendu  : toujours coquet, il regardait en tapinois les
dames de l’assemblée. On servit des rafraîchissements : je vois encore
l’immense Dumas se bourrer de gâteaux et répéter la bouche pleine  :
« Admirable ! admirable ! » Cette comédie qui succédait si gaiement à
ce drame lugubre ne finit elle-même qu’à deux heures du matin173.
Ces « grands-messes » n’ont plus grand-chose de commun avec les
lectures intimes faites au quotidien dans l’intimité du cénacle. Il
n’est plus question, désormais, de faire valoir (sinon par lettre) son
droit de réserve ou d’émettre la moindre réticence à l’égard de
l’auteur. Le cénacle devient un lieu de propagande et de
galvanisation : les camarades du cénacle y perdent le privilège de
pouvoir commenter ou intervenir dans la création. La lecture de
l’œuvre achevée exige le plébiscite, non la critique. Elle est
organisée pour effectuer les derniers réglages avant sa mise en
scène (dans les mêmes années, on conseillera à Chateaubriand qui
lisait son Moïse au salon de l’Abbaye-aux-Bois de s’abstenir de le
monter). L’événement est destiné aussi à piquer la curiosité de la
presse. On fait en sorte qu’il soit relaté dans les journaux. Chaînons
entre les manifestations publiques et privées, ces lectures-là
fragilisent le cercle des fidèles et précipitent l’émergence d’une
avant-garde combative, prête à livrer bataille. Vigny, avec son air
de ne pas y toucher, écrit peu avant la première de sa traduction
d’Othello : « Je ne me trouve ni peine, ni plaisir, ni crainte, ni
espoir, car pour moi la cause est jugée, elle l’a été le jour où cent
personnes, chez moi, ont applaudi cette tragédie. » La dimension
médiatique de ces lectures en grand cercle ressort du témoignage
de Ricard, qui souligne la différence entre les récitations
hebdomadaires en cercle restreint et les lectures organisées : « Les
soirées de “grands galas” – celles où tout le monde se pressait dans
les deux salons du poète – étaient celles pour lesquelles il avait
annoncé la lecture de quelque poème qu’il venait de terminer ou
quelque fragment d’un poème en train. C’est ainsi que nous
entendîmes Le Lévrier de Magnus, le Kaïn et quelques vers des
États du Diable174. »
C’est toutefois sur scène, ou plutôt dans la salle, que le cénacle se
mobilise le plus efficacement. Les romantiques commencent à frayer cette
voie dès 1822 avec la première de Clytemnestre d’Alexandre Soumet : « Ici
point de contestation, de luttes comme plus tard, et de victoire déchirée,
mais un concert de ravissement, des écharpes flottantes, une vraie fête de
famille. On aurait pu compter ce soir-là tout le bataillon sacré, tout le chœur
choisi175.  » La métaphore militaire – «  le bataillon sacré  », expression
reprise de Plutarque et appelée à durer parce qu’elle conjoint l’idée d’armée
et l’idée de religion  – sera sans cesse réactivée par les romantiques en
raison du conflit ouvert qui les oppose aux classiques, résolument hostiles
au drame. De succès (Henri III et sa cour de Dumas) en échecs (Christine
du franc-tireur Frédéric Soulié), les premières de théâtre donnent lieu à une
mobilisation sans précédent. À l’époque d’Hernani, les auteurs s’en
remettaient d’ordinaire à la claque pour faire réussir leur pièce ou faire
chuter celles des autres. Les romantiques ont cette idée révolutionnaire de
profiter des places accordées aux auteurs par les salles –  les
correspondances d’écrivains du xixe  siècle débordent de requêtes pour
l’obtention d’une loge ou d’une stalle – pour constituer des « bataillons » de
supporters. Le recrutement s’effectue tous azimuts, en province, dans les
ateliers d’artistes et dans les écoles. Vigny inaugure cette tactique. Quelques
jours avant la première du More de Venise, Brizeux prie l’auteur de lui
transmettre une « liste de conjurés » pour pouvoir « combattre176 ». Vigny
lui-même sollicite Hugo et « [ses] amis » pour remplir la salle177. Tirant les
leçons du succès de son concurrent, l’auteur d’Hernani se lance à son tour
dans la bataille en multipliant les lettres, les réunions de « conjurés » et en
distribuant des cartons marqués du mot hierro.
Le 25  février 1830 restera comme une date mémorable et un cri de
ralliement pour tous les mouvements littéraires institués. Chacun d’eux,
même les moins portés sur le théâtre, voudra sa bataille d’Hernani. Les
Parnassiens profitent ainsi de la reprise de la pièce du proscrit Hugo le
20 juin 1867 pour se mobiliser : « Quelques personnes semblaient regretter
les «  grandes luttes  » de 1830 et criaient à la décadence. […] Nous ne
dégénérons pas trop de nos pères de 1830178 », écrit un Verlaine survolté179.
Deux ans plus tard, le 14  janvier 1869, François Coppée veut faire de sa
pièce Le Passant un événement marquant  : suivant l’exemple de Hugo, il
distribue des places à Leconte de Lisle, Mendès et leurs épouses, à Mérat,
Valade, Verlaine, d’Hervilly, etc. Zola fait de même en 1878 pour la
première de l’adaptation de L’Assommoir et en 1881 pour celle de Nana.
Les surréalistes, au xxe  siècle, sauront se souvenir de l’efficacité de ces
mises en scène aussi déterminantes sur les planches que dans la salle.

L’épreuve de la hiérarchisation

Si les cénacles passent à contrecœur les épreuves de la dénomination, de


la médiatisation et de la mobilisation, tous traversent avec un relatif
bonheur l’épreuve de la hiérarchisation. Observons ce fait : la majorité des
cénacles ont un chef respecté, voire adoré de ceux qui l’entourent. Nul cas
de chef destitué dans les annales cénaculaires. Il faut se garder pourtant de
naturaliser un processus qui, contrairement à ce que laisse croire la tradition
historiographique, n’a rien de naturel. Sortir d’une vision académique du
cénacle (un cénacle impliquerait nécessairement un chef de cénacle)
signifie, dans le cas présent, s’interroger sur les mécanismes d’élection du
leader. À quelle nécessité interne répond l’adoption d’une hiérarchie au sein
du cénacle  ? Comment s’effectue le passage d’une structure non
hiérarchisée à une structure hiérarchique ? D’où le chef de cénacle tire-t-il
sa légitimité et son autorité ? Quel(s) type(s) de leader le cénacle engendre-
t-il  ? Quels effets le leadership peut-il avoir sur l’institutionnalisation du
cénacle et du mouvement –  ou plutôt sur l’institutionnalisation du
mouvement à travers celle du cénacle ?
Il y a à ce phénomène des causes multifactorielles qui tiennent autant aux
qualités intrinsèques d’un homme élu leader par ses pairs qu’aux nécessités
structurales du champ littéraire dans lequel le cénacle est inséré. Rappelons
en deux mots la situation initiale. À l’état naissant, le cénacle privilégie une
structure égalitaire. Chaque intervenant y est un protagoniste, chacun
contribue dans une égale mesure à l’effervescence collective, même si
certains occupent des positions déjà privilégiées dans le champ littéraire. La
phase d’institutionnalisation, à laquelle n’échappe aucun cénacle, même le
plus timoré, met fin à ce rapport d’horizontalité180 et introduit des écarts
hiérarchiques, des rapports de domination. À mesure que le cénacle devient
visible, s’érige en son sein une « pyramide des emplois181 ». Apparaissent
alors des rôles qui n’existaient pas au départ : le cénacle compte désormais
dans ses rangs, non plus des frères, des camarades, des compagnons ou des
amis (tous égaux en devoir et en droit), mais des maîtres, des commandants,
des officiers, des disciples, des soldats… Le modèle égalitaire pluricentré
cède le pas à un modèle plaçant au centre une «  individualité pivotale,
autour de laquelle les autres s’implantent et gravitent comme un système de
planètes autour de leur astre182 ».

L’ordonnateur de cénacle

L’intronisation d’un chef n’a rien d’arbitraire. C’est un processus


logique, à condition de prendre en compte les éléments générateurs
d’autorité. Parmi eux, il en est un d’ordre matériel qui tient à la position du
cénaclier selon qu’il est visité ou visiteur. En recevant chez lui, l’hôte
oblige celui qu’il reçoit, introduisant de facto un rapport de domination. En
traversant tout Paris pour se rendre chez celui qui reçoit, le visiteur fait,
symboliquement, acte d’allégeance. Cet aspect doit toutefois être relativisé
dans la mesure où le maître de cénacle n’offre pas à ses visiteurs des plaisirs
tels qu’ils se sentent redevables, comme c’est le cas par exemple dans les
salons, dont les maîtresses couvrent leurs convives de cadeaux de toutes
sortes. Mallarmé n’a jamais rien offert à ses invités qu’un peu de tabac et de
thé… Il faut donc supposer que, si le fait de recevoir concourt à vous poser
en « maître », cette position de domination ne fait pas de vous pour autant
un chef de cénacle. Condition adjuvante mais non suffisante. Qu’un
«  maître de maison  » ne se mue pas automatiquement en «  maître de
cénacle » se vérifie a contrario par le fait que certains cénacles ont échappé
au contrôle de leur tenancier, et sont passés sous l’autorité d’un invité. C’est
le cas d’Étienne Delécluze qui doit se contenter du second rôle dans son
grenier, le premier étant réservé à Stendhal. C’est le cas également d’Émile
Deschamps en 1820 qui ne parvient pas, malgré les efforts qu’il déploie en
ce sens, à devenir l’homme fort du cénacle dont il est l’hôte. « Le seul rôle
à jouer était celui d’homme bien élevé  », se souvient Émile Deschamps à
propos du cénacle réuni chez son père183. Deschamps souffre d’un habitus
trop hybride pour prétendre s’imposer. Son naturel d’animateur mondain,
qui ne se découvrira une âme de théoricien polémiste (après l’aventure de
La Muse française) qu’à la seule occasion de sa préface des Études
françaises et étrangères (1828), le place à la charnière de deux mondes184.
Charles Nodier a bien du mal, lui aussi, à s’imposer dans sa propre
citadelle. Il « n’avait rien de ces maîtres de maison virils et souverains qui
pèsent sur leurs invités185  », se souvient Adèle Hugo. Le chef désigné du
romantisme se conduit chez lui en parrain du romantisme, laissant à
d’autres le soin de prendre les rênes du mouvement. En 1825, il délègue ses
pouvoirs à Hugo, nommé «  gérant universel et […] majordome des
romantiques186 ». Au nombre des hôtes dépossédés de leur cénacle, il faut
enfin compter Goncourt en personne qui, en dépit d’efforts désespérés pour
garder la main sur le naturalisme et conserver son emprise sur ses gens (les
Greniéristes), se voit doublé par le puissant Zola, le séduisant Daudet et
même, ultime affront, par le jeune et ambitieux Rosny.

Le cumulateur de prestige

Ces différents cas de figure montrent qu’il n’est pas suffisant, pour
devenir un leader, de disposer des moyens matériels pour recevoir ses
confrères. Il faut encore pouvoir exercer sur ces derniers une autorité. Les
qualités requises pour s’élever au rang de chef sont d’abord le prestige. Si
les cénacliers s’illusionnent sur leur force – ils se rêvent en égaux de leurs
supérieurs  –, ils savent pertinemment que ceux-ci ont une longueur
d’avance sur eux. L’âge établit une première différence, non que
l’ancienneté soit une garantie de puissance, mais celle-ci force le respect et
impose une certaine déférence. Nodier, Leconte de Lisle, Flaubert,
Mallarmé, Heredia, Daudet, ont vingt ans de plus que leurs hôtes. Ces
années pèsent d’un grand poids, car elles recèlent tout un passé d’œuvres
célébrées, de rencontres prestigieuses, de titres glorieux, d’engagements
téméraires. Avant qu’il ne prenne –  ou plutôt qu’on ne lui cède  – le
gouvernail du romantisme, le jeune Hugo (22 ans) s’incline devant celui –
  Nodier (40  ans)  – qu’il considère, en 1824, comme son maître naturel.
Mallarmé et Leconte de Lisle ne sont pas, tant s’en faut, des auteurs
reconnus comme Nodier, Flaubert, ou Goncourt lorsqu’ils fondent leur
cénacle, mais ils ont derrière eux un passé qui en impose aux jeunes.
Mais l’âge peut aussi bien jouer en défaveur de l’intéressé si celui-ci s’est
engagé trop avant dans la course aux honneurs ou s’il est trop impliqué dans
les institutions, tel Leconte de Lisle après 1870 ou Nodier après 1830.
Inversement, il peut arriver qu’un «  jeune  », ayant des dispositions
particulières, subjugue ses confrères. Tel est le cas de Hugo, Vigny et Zola
qui, quoique jeunes, font preuve d’une maturité exceptionnelle. Hugo bat le
record de précocité. À vingt-deux ans, cette véritable bête à concours a
obtenu toutes les marques de consécration institutionnelles accessibles à son
âge  : mentions aux concours de poésie de l’Académie française, nommé
maître ès jeux de l’Académie des Jeux floraux et membre correspondant de
l’Académie de Besançon en 1827, chevalier de la Légion d’honneur en
1825. Son cénacle se tient –  tout un symbole  – dans la «  chambre au lys
d’or  » en référence à la récompense gagnée aux Jeux-Floraux en 1819.
Hugo ne se laisse pas pour autant piéger par son capital institutionnel,
comme en témoigne son refus réitéré, en 1829 puis en 1832, de continuer à
percevoir la pension royale qu’il recevait depuis 1823. Officiellement
reconnu par ses pairs et soutenu dans un premier temps par la Société royale
des bonnes-lettres, Hugo gère habilement ce capital afin de continuer à
apparaître comme le symbole d’une génération écrasée par le poids de la
structure sociale et par les immobilismes littéraires. L’auteur des Odes et
Ballades comprend très vite que si l’accumulation des honneurs peut
accroître son prestige, leur refus peut aussi bien les décupler. Le discrédit
croissant des officines littéraires traditionnelles (les académies et les prix
qu’elles remettent187) ouvre en effet la voie, timidement frayée par les
romantiques, à un autre moyen d’accumuler du prestige : la rébellion contre
l’ordre établi. Leconte de Lisle, Courbet, Manet, Mallarmé, Zola, les uns
après les autres, à l’instar de Beethoven refusant de s’incliner devant les
puissants, vont « de l’avant, le chapeau vissé sur la tête, les mains derrière
le dos188 ». Si Leconte de Lisle exerce en 1862 un tel attrait sur la jeunesse
poétique, c’est qu’il a osé s’attaquer à l’école du Bon Sens, au lyrisme
romantique et au néo-romantisme des héritiers du mouvement de 1830. En
1852, sa préface coup de poing le rejette hors des circuits déjà frayés de la
consécration189. Mais, dix ans plus tard, cette ruade devient sa meilleure
arme et en fait le maître naturel des jeunes poètes. De la même manière, le
prestige de Mallarmé lui vient de ce qu’il a pris le contre-pied du Parnasse.
Chez les peintres, Maurice Quaï, Paul Sérusier, Gustave Courbet et Édouard
Manet sortent chacun auréolés de leur acte de sédition contre les écoles
de peinture officielle. Leur attentat à l’ordre dominant est récompensé par
une défection d’une partie des élèves qui les rejoignent pour poursuivre
l’aventure avec eux. Il revient à Émile Zola de pousser d’un cran
supplémentaire la logique paradoxale du prestige par insubordination en
créant volontairement le scandale dans un genre où on ne l’attend pas : le
roman. Sa préface de la deuxième édition de Thérèse Raquin renforce
l’image de lutteur héroïque et de pourfendeur du faux qu’il s’était forgée
comme critique d’art. Zola, apôtre du naturalisme, recueille, dix ans après,
les fruits de son audace en captant la jeunesse.

Le leader charismatique

Le prestige découlant des dispositions, des positions et des prises de


position d’un homme ne constitue cependant pas un atout suffisant pour
aimanter tous les fidèles. Il faut y ajouter un je-ne-sais-quoi, un don spécial,
pour que s’exerce à plein la fascination  : le charisme. Dans l’acception
qu’en donne la sociologie des groupes religieux de Max Weber190, le
charisme est défini comme une «  qualité extraordinaire  » validée par la
seule reconnaissance de ses fidèles. Il s’agit donc avant tout d’une relation
entre les fidèles et le personnage « charismatique191 ». Le charisme agit et
subjugue d’abord par la force irradiante d’un corps. Les rapports des
cénacliers témoignant de l’emprise physique exercée par leur maître,
abondent en ce sens. L’apparence produit une admiration mêlée d’effroi. La
longue barbe, le regard ardent, l’attitude solennelle et extatique, le manteau
de couleur pourpre descendant jusqu’à la cheville de Maurice Quaï frappent
de stupeur le jeune Nodier et ses compagnons. De même, la barbe de Pétrus
Borel et le «  front vraiment monumental192  » de Victor Hugo
impressionnent leurs compagnons. Leconte de Lisle avait, se souvient
Bourget avec un brin d’ironie, «  un front superbe, appelant l’épithète
d’olympien, des yeux d’aigle, un nez d’une extrême finesse, et […] un
sourire presque voltairien193  ». Le record de charisme est détenu par
Mallarmé dont la présence a laissé une trace indélébile chez tous ceux qui
l’ont vu et entendu à ses entretiens du Mardi. Chez cet homme, tout
fascine : voix, corps, visage, regard. « La voix mélodieuse, assourdie, avec
un timbre exquis et de soudaines notes aiguës, […] captivait194  »  ; «  ce
regard dont la limpidité merveilleuse attirait, et ce geste creusant ou
renforçant, sûr et discret, la parole195  ». Régnier parle de la «  voix
charmeresse du vieux maître et de son triste et beau regard196 ». La « grâce
physique dans le sourire  », le «  geste de prince à la fois et
prestidigitateur197 » prolongent pour les yeux ce que son discours offre aux
oreilles.
Cet aspect revêt, dans certains cas, une telle importance qu’on peut y voir
une explication plausible, a contrario, de l’échec (relatif) de certains
cénacles. Doit-on mettre sur le compte du hasard le fait que la fréquentation
du Grenier augmente lorsque le charismatique Daudet est présent, et baisse
quand il est absent  ? Un cénacle peut-il séduire durablement quand son
leader, à l’exemple de Goncourt198, est privé de ce charme qui séduit
l’auditeur  ? Mauclair voit dans le défaut de prononciation de Heredia199
l’une des causes de son faible rayonnement sur la jeunesse. Si l’absence de
charisme engendre des déceptions, sa présence, à haute dose, engendre des
comportements idolâtres : il arrive que, aux yeux des visiteurs médusés, les
chefs de cénacle se muent en êtres divins  : Quaï est un «  Demi-Dieu  »  ;
Leconte est présenté comme une réincarnation de Jupiter ou de Mahomet ;
Joseph Debrosses se fait appeler «  Christ  »  ; Courbet figure un Dieu
officiant dans son temple  ; Mallarmé a des allures de Bouddha. Quant à
Hugo, il dégage une telle force que ses disciples «  sanglotent
d’enthousiasme  » devant lui. Au soir de sa première rencontre avec son
idole, Victor Pavie rapporte qu’il a connu «  une lacune d’environ cinq
minutes, pendant lesquelles [il] parlait sans [se] comprendre, […] riant de
grosses larmes200 ».

Le condensateur de vérités
Le charisme exerce un attrait puissant, mais peut-il à lui seul capter
durablement l’attention des auditeurs  ? La domination charismatique ne
s’effrite-t-elle pas si elle n’est pas relayée par un discours « nourrissant » ?
Un Mendès ou un Flaubert ne semblent pas avoir réussi à retenir leurs
admirateurs, faute de leur avoir tenu un discours prescriptif ou de leur avoir
indiqué des orientations. Mallarmé, Hugo ou Leconte de Lisle ont vu au
contraire leur autorité se renforcer par l’étalage de la puissance de leur
pensée. Ce n’est pas tout que d’éblouir par des titres de gloire ou de séduire
par des charmes innés, encore faut-il tenir en haleine son auditoire en lui
servant, chaque semaine, un aliment consistant dont il fera bonne chère
spirituelle. Si une partie de l’autorité est acquise, l’autre partie, la plus
importante, est à conquérir à chaque rencontre ; et cette conquête passe par
une prise de parole où s’exercent magistralement les capacités du leader à
détruire les idées reçues, repenser les catégories du réel, élaborer une vision
originale, inventer des outils d’expression, proposer un système de valeurs
cohérent, bref, inaugurer une nouvelle approche du monde et de l’art. Les
grands leaders cénaculaires sont tous des intellectuels visionnaires, des
«  condensateurs de vérités futures201  », des hommes qui ne pensent pas
comme tout le monde et qui, pour cette raison même, ont une influence
énorme sur leurs amis, réduits à l’état de disciples soumis ou d’élèves
disciplinés.
L’impact du rayonnement de la pensée du leader en société n’est pas aisé
à mesurer, mais il est signalé par maints témoignages de la part de ceux qui
l’ont subi. Le jeune Nodier affirme qu’il a succombé à l’autorité de Maurice
Quaï parce que celui-ci était porteur d’une vision révolutionnaire de l’art et
du monde. Le groupuscule des Méditateurs écoute les « sermons inspirés »
de son gourou, comme s’il s’agissait d’un prophète. Illusion de jeunesse ?
Trente ans après, Nodier soutient, contre Delécluze, que «  Maurice Quay
[sic] était placé trop haut pour s’accommoder aux pensées et à la marche du
vulgaire », et que pour comprendre la puissance de sa pensée il fallait être
là, l’entendre «  parler poésie, philosophie, et cette science toute nouvelle
alors sur laquelle se fondait dans son espérance la régénération de
l’humanité202  ». La méditation intellectuelle est le cœur de l’activité des
Nabis. Sous l’impulsion de son mentor, Maurice Denis, le groupe fait table
rase des principes anciens, créant le concept de la «  surface plane
recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées203  ». Courbet, ce
«  grand discuteur  », et Manet, ce grand parleur, n’enseignent pas leurs
théories nouvelles à l’aide du pinceau, mais à l’aide de la parole, lors de
conférences ouvertes données, pour le premier, tous les jeudis midi et, pour
le second, tous les jours dans la salle capitulaire du Guerbois. Ce qui est
vérifié pour les artistes l’est à plus forte raison pour les écrivains, ces
manipulateurs de mots et d’idées. Au grand jeu du magistère intellectuel,
les chefs romantiques se livrent, de cénacle en cénacle, et quelquefois
même à l’intérieur d’un même cénacle, à une concurrence acharnée.
Stendhal refait le monde littéraire tous les dimanches dans le Grenier de
Delécluze, sous l’œil agacé du maître de maison. Son influence est aussi
grande sur les romantiques libéraux que celle de Hugo sur ses camarades
ultras. Pavie, qui a fréquenté assidûment le Cénacle, évoque dans la
chambre au lys d’or, « une conversation générale soumise […] à l’ascendant
irrésistible de Hugo, à sa doctrine lumineuse, énoncée avec un organe
enchanteur204 ». Le poète en impose aussi à Weiss, qui l’a entendu plusieurs
fois chez Nodier : « Victor nous a fait une admirable distinction de Racine
dans son siècle où il s’est fait une langue à part de son siècle, […] une
langue à lui205. » Guttinguer, qui a reconstitué un échange entre plusieurs
cénacliers à l’Arsenal, nous peint un Hugo juvénile, sûr de sa force,
combatif, volontiers péremptoire : « [André Chénier] est allé trop loin ; son
vers, à force de coupures et d’enjambements, n’est plus musical, et la poésie
est un chant avant tout206. » En 1824, le chef « perce » déjà sous le disciple.
Mallarmé se montre moins péremptoire mais tout aussi persuasif. Le
poète des Divagations a tenu sous le joug de sa conversation dix années
durant des brassées de «  disciples  » qui ont salué, dans une parfaite
unanimité, son « enseignement ». Comme l’écrit Mauclair, se remémorant
les causeries de poésie et de philosophie mêlées de son maître, « il n’y a de
vraie influence que dans la diffusion lente et sûre d’idées originales207 ».
Même si ce mot d’enseignement fut rejeté par certains disciples, il s’agit
bien, dans le cas de Mallarmé, d’un phénomène de cet ordre : on vient rue
de Rome pour «  s’enrichir de hautes pensées208 ». Ces leçons n’étaient ni
des conférences doctrinales, ni des exposés théoriques, ni des formules
dogmatiques, mais des notations intuitives appuyées sur des anecdotes ou
sur des faits en apparence insignifiants. Grâce à lui, les Mardistes
«  découvrent entre les choses de secrètes analogies, des portes de
communication, des contours cachés209. » Révélation capitale qui ouvre des
horizons immenses à la création. Mallarmé n’est pas perçu stricto sensu
comme un maître de poésie, mais comme un maître à penser. Une dédicace
de Dujardin adressée à l’hôte de la rue de Rome résume la domination
douce que Mallarmé exerce sur ses fidèles  : «  À Stéphane Mallarmé, La
suprême intelligence avec la suprême bonté, […] vous avez été, certes, le
maître de nos esprits, mais vous avez été le maître de nos âmes210. » À sa
mort, tous les disciples, sans exception, reconnaissent une dette immense
envers lui  ; dette intellectuelle qui, le point mérite d’être souligné, porte
autant, sinon plus, sur la forme orale courante de son œuvre que sur sa
forme écrite et définitive.

Le chef de file

Riche d’une pensée « merveilleusement étendue » qu’il a condensée dix


ans auparavant dans une préface-manifeste, Leconte de Lisle n’a guère de
mal à imposer sa suprématie sur son cénacle en abreuvant ses fidèles de
hautes leçons de poésie. Mais si sa parole, nous dit Mendès, eut «  la
puissance d’obliger les jeunes esprits à l’idéal qu’il avait conçu  », elle ne
les comble qu’imparfaitement en raison, précise-t-il, de sa rigidité excessive
et de son étroitesse de vue. À l’instar de Mendès, certains cénacliers se sont
montrés sévères avec leur leader  : c’est Sainte-Beuve désertant l’Arsenal
pour rejoindre le Cénacle de Hugo, c’est Régnier trouvant la conversation
de Goncourt ennuyeuse, c’est Gide regrettant le creux de la parole de
Heredia. Que des chefs de cénacle, privés de cette qualité essentielle, aient
pu malgré tout tenir (leur) cénacle et fidéliser leurs membres, apporte la
démonstration a contrario que la perpétuation d’une formation cénaculaire
ne dépend pas que du prestige, du charisme et de l’intelligence.
À partir du moment, en effet, où le cénacle entreprend de s’exposer au
grand jour, d’exporter sa pensée, de déterritorialiser ses idées, de divulguer
ses vérités au public, se trouvent mobilisées des facultés d’un tout autre
ordre consistant à orchestrer un projet commun, c’est-à-dire à formaliser la
vision du groupe (préface, manifeste), à trouver une dénomination
collective (slogan, mot d’ordre, bannière en -isme), à créer des moyens de
diffusion (presse, revue, collectif), à organiser des événements
mobilisateurs (lecture publique, première de théâtre, vernissage
d’exposition) et à élargir le réseau à de nouvelles recrues (provinciaux,
artistes, journalistes). L’entrée du cénacle dans sa phase médiatique et
militante fait évoluer le rôle du chef –  jusqu’alors borné à la réflexion  –
vers l’action  : on attend de lui qu’il pose les «  bases immuables211  » du
mouvement, prenne la direction d’un « organe périodique212 », organise des
lectures « plus publiques213 », prenne d’assaut la Comédie française. Et tant
pis si la paix du cénacle (et du ménage) doit être sacrifiée à cette cause : le
chef, devenu commandant en chef, «  entrera en campagne  », formera le
«  bataillon sacré214  », ferraillera avec l’adversaire, portera s’il le faut «  la
haine dans les arts215  », «  se livrera aux bêtes216  », s’exposera à une
« publicité orageuse217 ». De son énergie débordante, de son génie tactique,
de sa combativité sans faille, lui viendra une autorité nouvelle, source
d’admiration… et d’envie.
Or cet esprit de conquête, qui permet au cénacle de pénétrer dans la
sphère publique, n’est pas donné à tout le monde. Si Hugo, Leconte de
Lisle, Zola et Maurice Denis excellent dans cet «  art  », n’hésitant pas à
entrer dans la lutte à coup de lectures, de collectifs et de manifestes, maints
chefs de cénacle, plus timorés, rechignent à sortir de leur retraite. Nodier,
Vigny et Deschamps, après avoir endossé un temps l’habit de chef d’école,
se replient sur leur cénacle où ils avaient au moins l’assurance d’être
admirés. La domination sans partage d’un chef sur ses ouailles ne préjuge
en rien de ses capacités à transcender le cénacle et à lui offrir l’avenir qu’il
mérite : Pétrus Borel, à qui on prédisait toute gloire à venir, ne tient pas ses
promesses. Il fait partie, comme Courbet, des « chefs indécis », désertés par
les jeunes gens pressés d’en découdre avec les vieilleries. L’irrésolution des
leaders porte un coup dur, mais pas forcément fatal, à leur cénacle.
Mallarmé, moins par lâcheté morale que par choix éthique, s’est ainsi refusé
à prendre la direction du mouvement, opposant une fin de non-recevoir
entêtée à tous ceux qui le suppliaient de s’engager. Ce refus obstiné
d’assumer la fonction de chef de file aurait dû, en toute logique, conduire
les Mardis à leur perte… si Mallarmé n’avait laissé ses disciples combattre
à sa place. Son cénacle n’est pas hors-jeu dans la bataille littéraire des
années 1890. Il l’est si peu que, dans l’Enquête de Jules Huret, il n’est
question que de lui et de son influence occulte. Le poète du Coup de dés
dirige le mouvement par procuration. Du «  chef d’école  », Mallarmé
souligne qu’il n’a que l’attitude, et pas l’identité. «  École, manifeste,
discipulat, autant de termes que je repousse  », lui fait dire Mauclair dans
son roman218. Propos plausibles : alors que Hugo, après moult hésitations,
se lance dans la bataille, Mallarmé remet les armes à ses disciples dont il ne
freine les ardeurs combatives, ou appelle à la retenue, que lorsque son nom
est compromis (ainsi de Ghil, Moréas, Kahn, Mauclair, qui abusent de son
autorité). Sa stratégie est diamétralement opposée à celle d’un Zola ou d’un
Hugo qui montent seuls au front, déléguant de mauvaise grâce leur pouvoir
ou ne réservant aux bras droits que des tâches subalternes. Cette tactique est
aussi celle de Goncourt qui ne met les doigts dans le cambouis littéraire
qu’avec circonspection219. Mais « les siens » sont moins zélés à se sacrifier
pour la cause que ne le sont les partisans de Mallarmé. Au lieu que ce
dernier rappelle sans cesse ses amis à la retenue, Goncourt gémit qu’aucun
d’eux ne dépense « une plumée d’encre » pour le défendre220. Son cénacle
ne tient, au fond, que par la promesse d’un siège à l’académie qui portera
son nom. Goncourt –  c’est là son drame entre 1885 et 1895  – n’est pas
respecté pour ce qu’il est, mais pour ce qu’il a été (héritage symbolique), ou
ce qu’il sera (legs économique).

La pyramide des emplois

La prise du pouvoir du chef entraîne des changements dans


l’organigramme cénaculaire. L’histoire littéraire nous a habitués à penser
les cénacles sous la forme d’une structure duelle, opposant un Maître à des
disciples, un Professeur à des élèves, un Commandant à ses soldats. La
réalité est plus complexe. En s’institutionnalisant, le cénacle étage ses
responsabilités, donne naissance à une «  pyramide des emplois221  »
hiérarchisée selon des critères mouvants, parmi lesquels l’ancienneté dans
le groupe, la proximité avec le chef de file, le capital symbolique et social
accumulé en dehors du groupe, le degré de charisme. Juste en dessous du
maître à penser se tient le premier cercle des fidèles où se recrutent les
candidats déçus à la direction. Leur sont confiées la gestion du cénacle et
l’intendance du mouvement, en particulier l’animation des revues ou des
recueils en projet, quand le chef de file est occupé ailleurs ou préfère se
tenir en retrait. Ce sont eux aussi qui se chargent du recrutement. Émile
Deschamps exprime ainsi sa joie d’accueillir le jeune Édouard Turquety :
« nous sommes très fiers et très empressés de vous compter dans nos rangs.
Il faut bien que l’école se recrute [sic] de jeunes colonels comme vous222. »
Parmi eux, les rôles peuvent se distribuer  : officiers, simples soldats,
chevilles ouvrières223.
À la base de cette pyramide, la piétaille des poètes débutants tente de
rejoindre le premier cercle des adeptes. Opération délicate et souvent
problématique, comme l’attestent les vives réactions des membres de
l’Arsenal et du Cénacle de la rue Notre-Dame-des-Champs à l’approche des
étudiants et des Jeunes-France. Le «  renouvellement des visiteurs224  »
alarme Boulanger et contrarie Sainte-Beuve225. La masse des caudataires
forme un ensemble à part que Max Weber, dans sa typologie des groupes
religieux, a appelé une «  communauté émotionnelle  », c’est-à-dire un
groupe d’adeptes peu dotés en légitimité, qui ne peuvent donc prétendre à
prophétiser avec le leader, mais qui lui offrent, selon les cas, argent,
services ou logement, et se montrent souvent plus combatifs que les anciens
pour défendre la cause226. La constitution de ce second cercle a des
répercussions immédiates sur la structure du groupe dans la mesure où, à la
différence des groupes du xxe  siècle, les cénacles ne connaissent ni
l’exclusion ni l’excommunication. Le cénacle de la rue Notre-Dame-des-
Champs, à partir du moment où son chef entre en lice, en fournit un
exemple probant. En 1831, Sainte-Beuve n’aura plus qu’à se désoler au
nom des « hommes de poésie discrète et d’intimité [de] voir le plus entouré
de [leurs] amis [leur] échapper dans le bruit et la poussière des théâtres227 ».
Là-bas, seul compte le nombre. Les priorités ne sont plus littéraires mais
militaires. On forme à la hâte des «  bataillons  » d’hugolâtres et des
«  escouades  » d’hernanistes, on désigne des «  lieutenants  » chargés de
battre le rappel, sans distinction de grade ou de qualité, « dans la littérature,
dans la musique, dans les ateliers de peinture, de sculpture et
d’architecture  »  ; l’essentiel étant de revenir avec des «  troupes
fraîches228  », «  avec des listes de noms […] recrutés229  ». Les souvenirs
d’Adèle Hugo présentant Gautier, Nerval et Borel comme les «  amis de
l’auteur  » en disent long sur la mutation du personnel cénaculaire  ; ils
confirment que les chefs de tribus au temps d’Hernani ne sont plus les
Deschamps, les Guttinguer et les Sainte-Beuve, compagnons d’hier, mais
les « sots et les fous » de la dernière heure. Ces hommes de seconde zone,
dont le seul espoir de légitimation réside dans la traînée de gloire que
laissera le chef d’école après son passage, ont pris le dessus sur les hommes
de premier ordre du début. La translation de l’activité cénaculaire opérée
par Hugo de l’appartement privé vers la place publique fait imploser son
cénacle, sacrifié sans état d’âme sur l’autel du romantisme triomphant.
Réuni à l’enseigne d’une bannière qui excède de loin le petit cercle des
fondateurs, le cénacle atteint son objectif mais perd sa raison d’être  : il
n’accumule plus le capital symbolique, il le transfère à son représentant
placé à l’avant-plan. Quoiqu’il en impute la responsabilité230, inimitié
oblige, au seul chef d’école, nul n’a mieux décodé cette transformation que
Gustave Planche :
Quand il luttait contre l’indifférence, et, plus tard, quand il
commençait l’épreuve de la gloire, un petit nombre d’amis lui suffisait ;
il était heureux de réunir autour de lui quelques intelligences associées à
ses projets par une sympathie sérieuse […]. Aujourd’hui cette famille
est pour lui comme si elle n’était pas. Les amis qui se glorifiaient
autrefois de ses confidences, sont perdus dans la foule qui grossit de
jour en jour […]. Un inconnu empressé au panégyrique vaut mieux
pour lui qu’un ami silencieux. Le poète, une fois entouré de la
multitude, compte les suffrages au lieu de les peser231.
Cette structure pyramidale ne concerne pas que les cénacles militants.
Dans tous, même les plus fortifiés, une hiérarchie douce, mais subreptice,
existe. Dans le « cours plus que supérieur » (Louÿs) des Mardis, il y a les
bons et les mauvais élèves, les disciples chéris et les disciples honnis.
Régnier, distingué par Mallarmé dans son interview de 1891, est seul
autorisé à donner la réplique au maître. Les autres sont condamnés au
silence –  plus exactement s’interdisent de parler. Le privilège de
l’ancienneté, ou de l’assiduité, établit des distinctions d’ordre qui font
grincer les dents, quoique le maître tienne ouvertement à garder l’unité d’un
groupe d’amis «  pas même tout à fait d’accord232  ». La concurrence
acharnée que se livrent les habitués pour faire partie de la garde rapprochée,
éclate en 1897 lorsque plusieurs Mardistes découvrent qu’ils ont été
écartés233 du banquet offert en hommage à Mallarmé chez Lathuile. Paul
Valéry, l’organisateur de ce jubilé, finit par renoncer lui-même à y
participer  : «  Je verrais, se justifie-t-il, avec […] peine, aboutir, à une
réunion quelconque, ce que j’avais imaginé unique –  un dialogue, en
somme, entre vous et un certain groupe234.  » Une loi spécifique
s’appliquerait-elle, étageant les individus selon qu’ils occupent une place
plus ou moins privilégiée auprès du maître  ? Bien qu’il se soit montré
aimable avec tout le monde (comme en témoigne sa correspondance),
Mallarmé n’a jamais caché ses préférences pour tel ou tel (Valéry,
Mauclair). À Whistler qui lui reprochait de distribuer trop généreusement
son amitié, Mallarmé confie : « Au fond, ma porte est ouverte, mais croyez
que je sais faire les différences235 ».
Leconte de Lisle prenait moins de gants, si l’on en croit Barrès, pour
marquer à chacun sa place sur l’échelle des valeurs : « Le lieu exerçait en
nous le sentiment de la hiérarchie. J’ai vu les jeunes poètes s’incliner devant
Heredia, qui s’inclinait devant Leconte de Lisle, qui s’inclinait devant Hugo
[…]. Tous ces messieurs vivaient selon le principe du xviie  siècle  : qu’il
n’est jamais permis à un inférieur de s’égaler en paroles à celui à qui il doit
du respect, quoiqu’il s’y égale dans l’action236.  » Sélectif dans la
discussion, le cénacle l’est encore plus dans l’action : les ordonnateurs du
Parnasse contemporain, via l’ordre du sommaire, désignent au grand public
lesquels des poètes, dans cette pléiade, sont aux commandes, lesquels sont à
la solde de l’équipe dirigeante. Au Grenier aussi, on a le sens de la
hiérarchie. Daudet, du fait de sa longue amitié avec le maître, bénéficie
d’un traitement de faveur (on l’écoute sans l’interrompre). Les autres
invités, plus jeunes et moins expérimentés, écrasés par ces deux légendes
vivantes, se rencognent dans leur fauteuil, parlent à voix basse. À l’intérieur
comme à l’extérieur du cénacle, Goncourt veille – autant que faire se peut –
à garder le contrôle des opérations, commanditant un article de réclame
pour ses œuvres, désignant un fidèle pour adapter ses romans, pilotant à
distance un manifeste anti-Zola, donnant son accord pour un banquet
d’hommage. Ainsi, à quelque niveau qu’ils se situent, les disciples restent
aux ordres du chef, jouant des coudes pour occuper la meilleure place (à
droite du maître, comme Rosny), rivalisant de zèle (comme Mauclair) pour
recueillir les profits de la bataille menée par leur héros.
Ceci étant posé, il ne faut pas oublier que le cénacle ne peut fonctionner
de façon totalement autonome hors du champ littéraire. S’il attire à lui tant
de jeunes pousses, c’est que la captation du capital symbolique ne s’y
effectue que médiatement, via les revues, les prix et les académies. Y être,
c’est en être  ; être admis à entrer puis à revenir au cénacle, c’est compter
dans ses relations intimes les grands noms du mouvement littéraire dans
lesquels on se reconnaît. Certains individus occupent donc une place
privilégiée dans le groupe non tant par leur action en leur sein que par
l’étendue de leurs relations dans le monde des lettres. Cherchant à préciser
les types de capital participant aux processus de domination et de
reproduction de la domination par une analyse relationnelle des positions
occupées par les agents et de leurs prises de position dans le champ, Pierre
Bourdieu a développé la notion de capital social, défini comme
«  l’ensemble des ressources actuelles ou potentielles liées à la possession
d’un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées
d’interconnaissance et d’interreconnaissance237  ». Cette notion permet de
mieux mesurer la nature du pouvoir d’un acteur dans un réseau d’écrivains
qui ne répond jamais à des logiques strictement hiérarchiques ou égalitaires.
Ainsi se trouve heureusement relativisée l’idée d’un leader unique : on peut
même évaluer d’autres formes de centralité, basées sur le nombre de
connexions d’un individu, sur le degré de proximité d’un acteur vis-à-vis
des autres acteurs ou encore sur les fonctions d’intermédiaire qu’occupe un
individu entre les autres acteurs d’un réseau238. Nul doute qu’à cette
lumière, et en prenant appui sur une appréciation spécifique de leur capital
social, les positions d’un Nodier, d’un Mendès, d’un Heredia pourraient être
complètement réévaluées sans rien retirer au pouvoir charismatique et
mobilisateur accordé au leader.
Si une forme de hiérarchie existe à l’état naissant, la hiérarchisation
s’intensifie à mesure que les enjeux de l’être-en-groupe augmentent. Tant
que le cénacle consomme lui-même ce qu’il produit, assure de l’intérieur sa
reconnaissance et se passe des médiations ordinaires, il n’a pas besoin de
direction. Mais, passé cette phase de partage où l’amitié plurielle nivelle les
personnalités, aplanit les différences, dissout les egos, certaines figures au
prestige, au charisme et à l’intelligence exceptionnels, commencent à se
détacher. Leur rôle prend une importance accrue à partir du moment où le
cénacle tend à se médiatiser et à se mobiliser. Est logiquement désigné
comme chef celui qui a le plus de chance de porter haut les couleurs du
cénacle, de propulser le collectif vers le succès. Hugo est poussé par les
siens en 1828 rue Notre-Dame-des-Champs ; Leconte de Lisle est plébiscité
par les poètes de 1860  ; Zola prend la tête des naturalistes en 1875  ;
Maurice Denis, en 1890, lance le mouvement néo-traditionniste. À première
vue, donc, la hiérarchisation obéit à un schéma assez simple : elle consiste à
faire passer un homme aux qualités exceptionnelles du rôle de chef
charismatique à celui de chef de file. Ce schéma est vérifié a contrario pour
les cénacles qui stagnent à l’état groupal, pire, dégénèrent en salon, faute
d’orientation claire, faute d’engagement ferme de la part de leur leader.
Deschamps, Vigny, Nodier, Borel, Desbrosses, Mendès, Goncourt, Daudet,
Heredia échouent ainsi, pour diverses raisons, à transvaser « les trésors de
leur intelligence supérieure239 » dans le domaine public.
Le cénacle de Mallarmé propose un scénario inédit. Les Mardis
emmagasinent, grâce à l’œuvre parlée de leur chef, un capital symbolique
tel que ce capital finit par déborder du cénacle. Ce débordement n’est pas le
fait du maître, mais de ses disciples qui, à force de répandre sa bonne
parole, de véhiculer –  souvent sans son accord  – sa pensée, dessinent les
contours d’une «  école  » à la réputation devenue considérable en 1890.
Mallarmé invente donc avec ses Mardis une stratégie inédite. Au lieu que le
cénacle, emmené par son maître, aille vers le public, c’est le public qui,
animé par la curiosité, vient à lui. Le silence tient lieu de réclame. Le
mouvement naît du refus obstiné de son chef de le conduire. Après lui, plus
personne n’aura la patience de se lancer dans une aventure aussi longue et
aussi paradoxale. À l’inverse, des écrivains pressés d’arriver brûleront
plutôt les étapes en s’autoproclamant chef de mouvement, sans l’appui d’un
groupe. Au nombre de ces arrivistes, créateurs de mouvements sans
adhérents, il faut compter Du Camp et son modernisme, Ghil et son
Cymbalisme, Bouhélier et son Naturisme, d’autres encore. Si un chef de
cénacle, stimulé par ses disciples, peut devenir chef d’école, un chef d’école
n’a aucune chance de l’être sans l’aide d’un cénacle.
Phase de dissolution
On doit se demander enfin comment les cénacles finissent240. À côté des
explications d’ordre psychologique, dont l’histoire littéraire a souvent fait
son beurre, quelques études sociologiques menées sur ce moment
particulier de la vie des groupes proposent des pistes intéressantes. Pour
Rémy Ponton, qui s’est penché sur le groupe du Parnasse, le déclin du
cénacle de Leconte de Lisle s’explique par un phénomène de
«  routinisation  »  : le conservatisme l’emportant sur le progressisme des
débuts, la dynamique collective s’érode, chacun s’attachant à tirer
individuellement le profit du capital accumulé, qui en faisant carrière, qui
en recherchant les consécrations externes. Pour Christophe Charle, ce ne
sont pas les profits symboliques mais les profits économiques escomptés
qui produisent « l’effet dissolvant » : chez les naturalistes, l’attrait du gain
généré par le roman naturaliste pousse chacun à prendre ses distances avec
l’orthodoxie zolienne pour tracer son propre sillon. Jacques Dubois estime
pour sa part que ce n’est pas l’individualisme, mais la chapellisation du
groupe, qui est responsable de la faillite du cénacle zolien (création du
groupe des Cinq et fondation du Grenier). Le même phénomène est invoqué
par Joseph Jurt pour comprendre la dégénérescence –  toute relative  – du
groupe symboliste, subdivisé en groupuscules  : mallarmistes, décadents,
instrumentistes, partisans de l’école romane, vers-libristes ou encore
naturistes241.
Toutes ces hypothèses reposent sur un présupposé commun – énoncé par
Bourdieu sous la forme d’un paradoxe – selon lequel les « groupes dominés
tendent à entrer en crise lorsqu’ils accèdent à la reconnaissance242  ».
Paradoxe qui n’en a que l’apparence, si l’on se rappelle que l’éclatement
des groupes s’explique en réalité par «  la participation inégale aux profits
du capital symbolique  ». Selon le sociologue, on quitterait le cénacle
lorsque les dividendes perçus sont inférieurs au montant escompté, lorsque
les profits engrangés ne sont pas à la hauteur des attentes. Cette explication
économique (au sens de «  l’économie des biens symboliques  ») a sa
validité, mais n’épuise pas toutes les possibilités.
Rappelons d’abord que les cénacles ne sont pas tous confrontés au
problème de la distribution des profits. Comme l’avait noté Sainte-Beuve en
1831, certains cénacles, clos sur eux-mêmes, faussent si bien le jeu
économique « en s’entendant à l’avance » (en se distribuant également les
éloges) qu’ils tuent dans l’œuf toute forme de rivalité. Le « profit » à tirer
de ces rencontres arrangées est dérisoire – «  elles consolent, dit Sainte-
Beuve, contre l’indifférence du dehors243  » – mais au moins il satisfait la
majorité, évitant les frustrations et les conflits. À cette catégorie de cénacles
qui fait prévaloir le principe de plaisir (on se congratule mutuellement) sur
le principe de réalité (on se confronte au public), appartiennent le groupe de
Deschamps, la secte des Méditateurs, la société des Buveurs d’eau, cénacles
qui fonctionnent, ou tentent de fonctionner, en circuit économique fermé.
Rappelons ensuite que les cénacles qui sortent du jeu, après avoir un temps
pris part à la lutte, ne s’effondrent pas tout de suite après leur retrait, mais
peuvent se maintenir encore plusieurs années  : ainsi des groupes de
Delécluze, Vigny, Courbet, Flaubert, Heredia, Daudet, qui survivent au
désengagement institutionnel. On doit enfin évoquer le cas particulier de
cénacles qui, insoucieux de convertir leur capital symbolique, s’évertuent
au contraire à l’accroître indéfiniment en interne, laissant les instances de
validation externes (public, critique, académie, éditeur) venir à eux, au lieu
d’aller à leur rencontre. C’est Goncourt snobant l’Académie, fustigeant la
critique, vomissant le Journal, méprisant le lecteur non initié, se
claquemurant au fond de son Grenier dans ses années de vieillesse. C’est
surtout Mallarmé mettant un point d’honneur à publier le moins possible, à
réserver ses productions au cercle de l’élite, à ignorer les sollicitations de la
presse, à éviter autant que faire se peut toute forme de réclame pour lui et
pour son cénacle, faisant de ses Mardis le théâtre définitif de son œuvre.
Bien sûr, il s’agit dans les deux cas d’une posture dictée par des convictions
aristocratiques et un orgueil personnel immense, étant entendu qu’en réalité
ni Mallarmé ni Goncourt ne sont parvenus à abstraire leur cénacle du
champ de lutte, et que ni l’un ni l’autre ne sont restés insensibles au succès
de réputation qui leur venait du dehors, y aspirant même en secret (« on me
fait une vague gloire, on me relance, et j’ai l’air de me cacher  », écrit
Mallarmé244 en 1891 alors que Pages reçoit un accueil critique favorable).
Reste que ces deux cénacles résistent à l’usure du temps, vivent et croissent
(plusieurs générations se succèdent dans la maison d’Auteuil et rue de
Rome) de manière relativement autonome, et cela sans jamais – ou si peu –
recourir au combustible du succès public et de la consécration académique.
Ces différents cas doivent nous amener à reconsidérer la question de la
dissolution. Il convient en effet d’envisager la possibilité d’une pluralité de
mécanismes ou scénarios institutionnels répondant au même principe de
base, à savoir que le fonctionnement organisationnel tend à se transformer
selon la modification des objectifs poursuivis par le groupe – ou poursuivis
par une faction dominante dans le groupe245.

Une structure précaire

À la différence d’autres «  institutions  » (comme l’Académie française,


par exemple), le cénacle n’est pas appuyé sur une constitution écrite lui
permettant de faire face aux aléas pour se perpétuer. Le cénacle ignore la
suppléance  : si son «  président  » connaît une défaillance, il n’est pas
remplacé par un « vice-président ». La santé des cénacles dépend de l’état
de santé de son leader. La conclusion de certaines aventures cénaculaires
trouve une explication pratique dans la disparition inopinée du leader.
Ainsi, la mort subite de Maurice Quaï provoque-t-elle l’extinction
immédiate de la Secte des Méditateurs, au grand dam de Nodier. Celle, tout
aussi inattendue de Mallarmé, met fin à la longue carrière des Mardis. Les
Dimanches d’Auteuil et les Jeudis de Bellechasse déclarent forfait en 1896,
en raison du décès de leur maître.
Des événements moins tragiques que ceux-là peuvent abattre un cénacle :
de la même façon qu’un emménagement peut donner naissance à un cercle
de poètes, un déménagement peut signer son arrêt de mort ou en
programmer la fin prochaine. En quittant son appartement de la rue Notre-
Dame-des-Champs où il avait pour voisins son bras droit Sainte-Beuve et, à
quelques encablures, les Devéria, Hugo rompt une habitude installée depuis
trois ans. Son cénacle n’y survit pas. Dans le vaste logement de la Place
Royale, la communauté ne se reconstitue pas. La stabilité du lieu de réunion
joue un rôle non négligeable (Mendès et Vigny déménagent trop souvent).
Avec ses allers et retours permanents de Croisset à Paris, Flaubert empêche
qu’un rite de visite s’installe. On vient le voir quand il est là, mais ce n’est
jamais qu’un succès saisonnier. Saisissant toute l’importance de la
proximité spatiale pour fidéliser ses troupes, Joseph Desbrosses fait inscrire
dans les statuts l’obligation pour les Buveurs d’eau d’habiter dans le
quartier où avaient lieu les réunions. Mais force-t-on quelqu’un à venir
quand il n’en a plus le désir ou l’intérêt ? Les amis de Heredia le boudent à
partir du moment où il quitte son appartement rue de Balzac pour le
logement de fonction de l’Arsenal. Même phénomène de désaffection pour
Leconte de Lisle dont les Samedis du boulevard Saint-Michel remportent
un succès moindre que ses Samedis du Boulevard des Invalides. Qu’une
aventure fâcheuse s’ajoute à ces déménagements intempestifs, et le cénacle
coule à pic. La révélation des transactions financières clandestines du
Maître du Parnasse salit sa réputation d’homme intègre et, par ricochet,
affaiblit considérablement son cercle. Rares enfin sont les cénacles à se
remettre d’un bouleversement historique qui en interrompt la routine et en
dérange les enjeux  : la révolution de Juillet n’est pas étrangère à la
dispersion du cénacle hugolien ; la guerre de 1870 et la Commune de Paris
ont également un effet délétère sur les réunions du Parnasse et celles du
salon de Nina de Villard. Le cénacle, structure précaire, encaisse mal les
interruptions et les dérangements.
Laissons de côté les facteurs conjoncturels pour nous concentrer sur les
facteurs structurels, et demandons-nous quelles sont les principales
trajectoires dégénératives. La première est celle de l’avortement, soit que
les adhérents ont été attirés ailleurs, soit que l’absence de combat commun
ait fait perdre au groupe ses caractéristiques sociabilitaires (Cercle zutique,
groupe du Doyenné). D’autres scénarios se dégagent, dont la variable
principale est le degré plus ou moins avancé d’engagement dans la sphère
littéraire élargie. Comme le montre le cas exemplaire de Hugo,
l’institutionnalisation à marche forcée du cénacle se paye de l’éclatement
du groupe. La crise qui couvait depuis plusieurs mois rue Notre-Dame-des-
Champs dans les derniers mois de l’année 1829 éclate avec le triomphe
d’Hernani en février  1830. La bataille d’Hernani est passée à la postérité
comme l’exemple canonique de l’événement en littérature, moment décisif
qui doit reconfigurer l’univers littéraire. On a sans doute exagéré, dans
l’enthousiasme commémoratif, la portée réelle et les retombées immédiates
de la soirée du 25  février 1830 et des suivantes. La «  prise de la Bastille
littéraire  », selon l’expression de Théophile Gautier, s’est auréolée de
légendes glorieuses, entretenues dans les mémoires et autres chroniques des
claqueurs présents246. Il n’empêche, la bataille gagnée d’Hernani, fruit de
l’activité du cénacle hugolien, est un événement qui a fait date247 dans
l’histoire du champ littéraire en ce sens que, dans les années qui ont suivi,
les écrivains romantiques ont acquis une légitimation inédite, qui repousse
les auteurs consacrés – les classiques de l’Académie, mais aussi un Casimir
Delavigne  – vers l’arrière-garde ou dans l’oubli. Au sein de la nébuleuse
romantique, l’effet Hernani aura été délétère. Par un paradoxe qui n’est
qu’apparent, la crise qui couvait rue Notre-Dame-des-Champs s’aggrave
une fois la bataille achevée. Les ruptures se multiplient, les amitiés se
défont, les dissensions éclatent. Il en ira de même chez Zola après 1880 : les
mésententes entre Zola et Alexis d’un côté, Céard et Huysmans de l’autre,
se font jour, par exemple, quand, par canular, Alexis annonce dans le Gil
Blas la parution d’un Théâtre de Médan. Dans la correspondance, la « prose
de combat  » des années 1875-1880, pleine d’effervescence, cède la place
aux médisances et aux rancœurs suscitées par le spectacle du triomphe
d’Émile Zola. Les Jeudis de la rue de Boulogne s’interrompent, laissant le
champ libre à Edmond de Goncourt qui ouvrira son Grenier quelque temps
plus tard ; « les jeunes des Soirées de Médan », écrira Alexis à Zola, se sont
« suicidés en tant que groupe248 ».
Balzac l’avait vu avant Bourdieu  : «  disciplinés pendant le combat, les
Pégases se battent au râtelier de la gloire249.  » Encore la raison de ce
délitement tient-elle moins, comme on l’a longtemps cru, à des jalousies
individuelles et à des vanités blessées250 qu’à la débâcle inévitable d’un
collectif victime de son succès : sur le plan des idées, la propagation et la
vulgarisation des principes du cénacle lui font perdre le caractère
minoritaire, oppositionnel et élitiste sur lequel se fondait en partie sa
cohésion. Sur le plan des positions dans le champ littéraire, il s’avère aussi
que les bénéfices symboliques de l’événement profitent inégalement à la
pyramide cénaculaire251. C’est pourquoi, au sein de la «  communauté
émotionnelle » qui n’a pu recevoir les bénéfices liés au triomphe des aînés,
apparaissent des tendances radicales et déviantes, qui exigent à leur tour de
participer à la « course en commun à la gloire  ». Mais que faire quand la
voie est coupée par un seul homme bouchant l’horizon  ? Gustave Kahn,
évoquant le triomphe de Zola, a résumé en une formule le drame des
caudataires de colosses tels que Hugo, Leconte de Lisle, ou Zola, qui ont
triomphé dans la rue après avoir enivré leur cénacle  : dès lors que «  Zola
[…] accaparait l’acclamation252  », le naturalisme n’offrait plus d’autre
possibilité, pour faire carrière, que rompre avec le maître ou devenir son
laquais. Les seules issues, dans ce cas-là, sont soit de s’engager dans une
voie personnelle (Dumas, Gautier, Sainte-Beuve, Coppée, Mallarmé,
Huysmans, Maupassant), soit d’intégrer un autre groupe (Nerval et Gautier
au Doyenné  ; Huysmans et Hennique chez Goncourt), soit encore de se
rabattre sur des dyades amicales (Bonnard et Vuillard  ; Verlaine et
Rimbaud). La voie de la légitimation étant bouchée au sein du groupe, il
faut en sortir.

Sanctuarisation

On peut se demander ce qu’il advient des cénacles qui restent en dehors


du processus institutionnel. Meurent-ils à petit feu à partir du moment où ils
se placent en retrait de la vie littéraire  ? La longévité des Mercredis de
Vigny (sept ans), des Dimanches de Nodier (dix ans), des après-midi de
Delécluze (huit ans), des Dimanches de Goncourt (onze ans), des Samedis
de Heredia (quinze ans) et des Mardis de Mallarmé (presque vingt ans),
semble indiquer le contraire. La clé de cette endurance vient de ce que, en
refusant de combattre, le cénacle s’épargne une «  crise  » (dispersion des
membres). Mais son problème ne fait que se déplacer : comment continuer
d’attirer chez soi poètes et artistes sans leur offrir d’autre perspective que le
plaisir d’être là ? Sans projet de conquête, sans mot d’ordre fédérateur, sans
drapeau à brandir, le cénacle ne court-il pas le risque de mourir
d’hémorragie ? Le cas Vigny est intéressant. Emporté en 1828 par la ferveur
combative générale, le poète d’Éloa, qui croit à ses chances (il tient la corde
avec Hugo), transforme son cénacle en machine de guerre. Les Mercredis
semblent alors engagés dans un processus irréversible
d’institutionnalisation (lectures de drames et recrutement de supporters).
Les premiers échecs mettent un coup d’arrêt à cette instrumentalisation
cénaculaire  ; à partir d’octobre  1829, Vigny amorce un repli, démilitarise
son cénacle, en fait un «  boudoir-sanctuaire  » –  moins par choix, que par
nécessité. Cette option sauve son cénacle, mais au prix d’une
sanctuarisation qui en affaiblit la force vitale. On aurait tort de croire que le
succès que connaissent ensuite les Mercredis n’est qu’un succès de
circonstance (ils occupent en effet la place vacante laissée par Hugo)  : le
cénacle comble les aspirations d’une population laissée pour compte, qui
trouve en lui de quoi le consoler de son échec en sortant la tête haute.
Encouragés par Vigny dans ce sens, les Mercredistes se drapent dans leur
dignité en revendiquant l’exercice d’une poésie pure, compréhensible des
seuls élus, aux antipodes de celle qu’on cherche à faire adorer sur la place
publique. Privés d’un bras armé qui pouvait les conduire vers la gloire, ils
trouvent en Vigny un bras protecteur qui les maintient dans l’illusion que la
poésie n’est pas faite pour tous, mais pour quelques-uns. La vérité est plus
cruelle  : le cénacle de Vigny, tranche Sainte-Beuve, est un «  petit monde
idéaliste et de dilettantisme qui se meut autour de [lui]253 ».

Routinisation

Il n’est pas certain que l’on puisse produire la même analyse à propos des
cénacles qui ont décroché à un moment de leur parcours. Le cas des
Mercredis, dans leur tentative désespérée de retour à une pureté initiale,
reste en définitive plutôt exceptionnel. À la différence de ce qui se produit
chez Vigny, on observe dans de nombreux cénacles (l’Arsenal, le Grenier
de Delécluze, les Samedis de Heredia voire les dernières années des
Mardis) une inclination à figer la formule novatrice à un temps T, jugé
suffisant, de son développement, et à y convertir des débutants que l’avant-
garde effraie (un Hugo les terrorise, un Zola les tétanise). De ces primo-
accédants intimidés sont Turquety, Boulay-Paty, Fontaney que le bon
Nodier, tête de pont du romantisme en 1820, prend sous son aile et exhorte
à exploiter une veine modérée du courant nouveau. Un mouvement
similaire s’observe dans le salon de Leconte de Lisle qui, après avoir tenu
des discours incendiaires sur la poésie, prône le respect strict des codes
qu’il a fixés, fustigeant les innovations des dissidents (Verlaine et
Mallarmé). Dans ses dernières années, le rénovateur se contente de
perpétuer, en l’exploitant et en la transmettant, l’orthodoxie établie. Ce
phénomène de « routinisation », analysé par Ponton, affecte la plupart des
cénacles qui ont désactivé leur fonction révolutionnaire pour adopter une
position modérée. Chez Leconte de Lisle, devenu conseiller poétique après
avoir été prophète de la nouveauté, l’ordre des mots importe plus que les
mots d’ordre. Heredia l’imite en proposant des consultations de poésie qui
font la part belle à la technique poétique et la part presque nulle à la
réflexion sur les missions de la poésie. Goncourt se montre très soucieux,
lui aussi, de conserver et transmettre son héritage symbolique (sa maison
collectionne à la fois les œuvres d’arts et les écrivains d’arts, attachés à son
tableau de chasse, à la manière des livres sous les présentoirs). Le
naturalisme, à ses yeux, a trouvé sa formule définitive dans l’œuvre
exigeante qu’il a réalisée avec son frère. Il ne s’agit plus que de veiller à ce
que le patrimoine ne soit pas dilapidé en contrôlant les productions des
Greniéristes (qui ne doivent pas s’écarter de la norme) et en dénonçant avec
force les « plagiaires » (Zola).
Mais la fixation de la doctrine a des effets pervers. D’un côté elle rassure
et encourage des écrivains timorés, de l’autre elle décourage et détourne les
écrivains doués, frondeurs, à la recherche de frissons nouveaux. Toutes
proportions gardées, La Perce-Neige, recueil de poésie « moderne » publié
par Marie Nodier en 1836 est au salon de l’Arsenal ce que le troisième
Parnasse contemporain (1876), recueil de «  vers nouveaux  » sélectionnés
par un comité composé de Coppée, Banville et France, est au salon de
Leconte de Lisle  : un collectif d’arrière-garde où se joue ultimement (et
pathétiquement) la comédie de l’avant-garde. Le sommaire de ces deux
recueils parle de soi-même : s’y côtoient les vieilles gloires du mouvement
avec les mobilisés de la dernière heure. Dans La Perce-Neige, le groupe de
1820, complètement intégré aux institutions officielles en 1836
(Deschamps, Guttinguer, Soumet), rencontre de nouveaux venus dans le
champ littéraire comme Paul de Julvécourt et Alcide de Beauchesne. Dans
le troisième Parnasse, le groupe d’origine (Silvestre, Dierx, Heredia,
Coppée) voisine avec des figures promises à un avenir poétique plus
qu’incertain  : Amédée Pigeon, Charles Grandmougin, Armand d’Artois,
Raoul Gineste. Significativement, ne figurent ni dans l’un ni dans l’autre de
ces volumes pléthoriques les représentants de la poésie de demain : Hugo,
Nerval, Gautier, dans le premier  ; Mallarmé, Verlaine, Rimbaud, dans le
second. Tel est le destin, un peu morose, des cénacles qui se coupent, après
avoir accompli leur révolution, des mouvements de rénovation  : pour
survivre, c’est-à-dire soutenir leur niveau de fréquentation, ils doivent faire
des concessions : arrêter une vision de la littérature, ni trop rétrograde ni
trop moderne, et tolérer la présence de personnalités falotes dans le cercle.

Mondanisation

La dissolution des cénacles prend souvent la forme d’une agonie. Jadis


fréquenté par l’élite de la poésie, l’Arsenal de Nodier n’est plus visité dans
ses dernières années que par des écrivains de deuxième, voire de troisième
ordre : le temps passant, on devient moins regardant. Il faut bien remplir le
salon. Hugo, Dumas, Vigny, Balzac, Nerval, Sainte-Beuve n’y font que
passer. D’anciens invités, distancés ou méprisés par les chefs du
romantisme, font leur come back (Rességuier, Guiraud, Saint-Valry). Le
«  monde  », lui, entre en force, ce dont Marie Nodier, mondaine par
inclination, n’est pas peu fière. Dressant la liste de ceux qui ont franchi le
seuil de l’Arsenal, la fille de Nodier met en exergue les « noms illustres »
du Tout-Paris  : Madame la comtesse O’Donnell, Madame la duchesse
d’Abrantès, Madame la comtesse Adolphe de Circourt, le Prince
Dolgorouki, le baron de Butenval, etc254. Chez Leconte de Lisle, après
1870, «  l’élément féminin  » (l’expression est de Goncourt) devient
prédominant  : «  Plus de pipe et de veillées d’armes  ; mais la cigarette
discrète et des froufrous de femmes », résume joliment Calmettes255. Avec
ce changement d’atmosphère et d’auditoire, le cénacle change de sens et de
fonction  : il devient une «  structure d’accueil ayant pour objet de
transmettre, sans heurts, le prestige de l’aîné à des admirateurs256  ». Le
cénacle se meurt, non parce qu’il est déserté, mais parce qu’il est
contaminé  : vidé de sa substance intellectuelle, déconnecté des enjeux
littéraires et artistiques du moment, préoccupé d’affaires mondaines, il perd
sa raison d’être première. Les femmes du monde, les poètes de seconde
zone, les chroniqueurs, «  les encenseurs professionnels et les simples
curieux257 » devenant majoritaires, les poètes et les artistes en prise avec le
monde (et non avec le Monde) prennent leur distance : « On n’y va plus »,
dit Mallarmé. Conscient qu’il se ridiculise, Leconte de Lisle stoppe ses
réunions. Heredia prend le relais, mais son cénacle n’est pas sans
ressembler, par sa routinisation assumée et sa mondanisation avancée, à
celui de son aîné258. Le prestige immense de Heredia et ses relations
sociales lui assurent un public de fidèles. Pourtant l’absence de projet
audacieux, son mépris pour l’avant-garde symboliste259, plombent ses
réunions. Les jeunes qui lui rendent visite pour obtenir des conseils
techniques et pour solliciter son patronage, n’y trouvent pas l’aliment
souhaité, ce je-ne-sais-quoi qui galvanise un poète, lui donne foi en ses
pouvoirs. On s’y sent à l’aise, dit Régnier, comme dans une «  espèce de
cercle260 », libre de ses mouvements, mais sans but précis. Le fumoir de la
rue de Balzac ne vibre pas comme le salon de la rue de Rome. Les individus
y occupent plus de place que les idées. Quels individus au fait  ? Un
mélange improbable de Parnassiens (André de Guerne), de symbolistes
(Henri de Régnier), d’académiciens (Melchior de Vogüé), d’universitaires
(Ferdinand Brunetière), d’hommes du monde (Montesquiou de Fezensac)  ;
mélange qui débouche sur une cacophonie  : «  Le poète était, se souvient
André Fontainas, encombré par la foule de ses visiteurs si divers, souvent
bruyants, qui excitaient bien cependant sa verve, mais le poussaient à la
dépenser au hasard, au gré de leurs suggestions, de leurs remarques, sur les
objets les plus disparates261. » On y relève par ailleurs, comme à l’Arsenal
soixante ans plus tôt, une dérive mondaine due à la prise de pouvoir de
Marie de Heredia, fille du poète. La présence des femmes ne désintègre pas
le cénacle, mais en trouble l’unité, en enraye le mécanisme cohésif. Si les
« dames » de Mallarmé s’effacent à l’arrivée des visiteurs, d’autres se font
moins discrètes, marquant, au contraire, leur territoire  : Marie Nodier, à
l’âge de vingt ans, devient la « Maréchal du Palais ». Sa gouvernance des
soirées de l’Arsenal fêle le moule cénaculaire d’origine, précipitant les
Dimanches vers leur fin. Lydia Bunbury, inappétente aux choses littéraires,
altère la pureté du cénacle de Vigny. L’épouse de Daudet, quoique femme
de lettres, donne une inflexion mondaine aux Jeudis de son mari, qui en font
une variante mineure du Grenier. Ces éléments n’expliquent pas tout, mais
contribuent à déclencher, ou à accélérer, un processus programmé de déclin.
La menace mondaine a été prise très au sérieux par Mallarmé et
Goncourt, qui, dès le début, ont procédé à un filtrage impitoyable de leurs
invités. Pourtant, à mesure que leur notoriété augmente, on observe un
relâchement. Fatigue de l’hôte ? Lassitude du Maître ? Effet pervers de la
notoriété  ? Mallarmé et Goncourt laissent passer de plus en plus de gens
étrangers à la Cause. En 1897, André Fontainas déplore que la rue de Rome
soit « envahie par des nuées d’intrus souvent insupportables262 ». Dans une
proportion plus faible que ceux de Daudet et de Heredia, ces deux cénacles
n’en ont pas moins adopté, sur la fin, le rythme et les rites propres aux
salons mondains.

Perpétuation

Si Fontainas se plaint, sans doute à raison, que le cénacle de Mallarmé


n’est plus aussi pur que naguère, il n’y voit pas (encore) le signe du déclin
des Mardis  : «  Hier, chez Mallarmé, mardi excellent. […] Deux heures
d’enchantement. La voix, le regard, le geste aimé de Mallarmé. Je m’en suis
senti tout réconforté, tout illuminé263.  » Régnier, un an avant la mort du
maître, note aussi dans son journal personnel : « Revu Mallarmé. Il y a en
lui je ne sais quoi de définitif et d’immuable. Toujours cette parole exquise
et méditée, qui dit juste, élégamment, et présente les idées sous toutes leurs
faces, les fait précises dans l’esprit, les transforme en bibelots de cristal
spirituel. La petite pièce est la même264.  » En dépit d’un certain
fléchissement (les réunions ont quinze ans d’existence), l’aspect général des
Mardis n’a donc pas changé depuis l’époque où ils se sont trouvés (vers
1883). Le Grenier est-il sur la pente du déclin dans ses dernières années ?
Aucunement à en croire son fondateur, qui inscrit dans son Journal,
quelques mois avant sa mort, qu’il n’y a jamais eu autant de monde à ses
Dimanches. Il faut donc se rendre à l’évidence et admettre, aussi incroyable
que cela puisse paraître, que ces deux cénacles, n’eût été la mort de leur
maître, eussent pu durer éternellement. Pourtant, leur longévité ne
s’explique pas par les mêmes motifs qui font le succès durable des salons de
la rue de Balzac et de la rue de Bellechasse. À la différence de Heredia et
Daudet, Goncourt et Mallarmé ne peuvent pas faire jouer leurs relations
(leur capital social est insuffisant). Ni l’un ni l’autre ne sont académiciens.
Si Daudet et Heredia sont des personnalités publiques très en vue que la
presse poursuit et qui fascinent le Tout-Paris, Mallarmé et Goncourt, tout
célèbres qu’ils soient, restent mal aimés de la critique, haïs par les
institutions et incompris du grand public. On a déjà souligné plus haut quels
étaient les points forts de ces deux hommes. Mais il faut maintenant aller
plus loin et se demander comment Goncourt et Mallarmé ont fait de leur
cénacle un rendez-vous au charme incorruptible.
Ces deux cénacles, quoique très différents l’un de l’autre, s’expliquent
l’un par l’autre  : Mallarmé réalise de son vivant avec ses Mardis ce que
Goncourt avait souhaité faire de son Grenier après sa mort : une académie.
Entendons par là une institution infaillible, capable d’identifier le talent
d’un artiste et de l’intégrer dans son sein pour en accroître le prestige.
Tandis que Hugo, Leconte de Lisle et Zola se sont lancés dans une conquête
éperdue des institutions pour les transformer de l’intérieur (Comédie
française, Académie française), Mallarmé et Goncourt ont suivi une voie
plus radicale. Renonçant à s’attaquer à ces illustres bastions, ils ont
patiemment œuvré au remplacement des institutions dominantes par des
institutions dominées. Mallarmé avec ses Mardis, Goncourt avec ses
Dimanches, font de l’institution cénaculaire – cette passerelle ordinaire vers
la consécration académique – une académie supérieure, lieu suprême de la
consécration poétique.
L’académie Goncourt, telle que l’avait imaginée son créateur, prend
effectivement forme après sa mort pour devenir, au siècle suivant, la rivale
de l’Académie française. Mallarmé n’a certes jamais formulé un tel projet,
mais son cénacle acquiert de facto au cours des années la dimension d’une
académie. Comme le rappelle Gustave Kahn qui les fréquentait assidûment
à l’époque  : «  Vers 1886, cela cotait d’être invité aux Mardis de
Mallarmé265. » Avec les années, cette cote atteint un niveau vertigineux. En
1891, les Mardis de la rue de Rome ont une valeur légitimante égale, sinon
supérieure, à celle de la demeure du Quai Conti. Sa réputation, qui a
transpiré dans la grande presse, est immense. Pas un poète qui ne rêve
d’être accueilli chez Mallarmé. Car en être, c’est être Poète. Fait sans
précédent en cette fin de siècle, un contingent d’hommes de lettres est prêt à
renoncer aux honneurs, aux récompenses, aux gratifications, au succès,
voire aux modes de médiatisation et de diffusion ordinaires, pour respecter
les principes et les valeurs sacrés de l’académie Mallarmé  : pureté,
exigence, indépendance. Quelques-uns de ces académiciens – tels Valéry –
ne se remettront d’ailleurs jamais de cette expérience, subissant longtemps
après leur abolition, la «  loi des Mardis  ». À quoi tient la force d’une
institution ? Pour l’essentiel, à la foi aveugle que ses membres ont dans ses
pouvoirs consacrants. Cette foi, les Mardistes se la transmirent de
génération en génération, perpétuant eux-mêmes une institution créée de
toutes pièces. Rue de Rome, il n’y a que dix places mais ces places sont
aussi chères que les quarante fauteuils de l’Académie ! En quinze ans, trois
«  classes266  » se succèdent sur les bancs de cette académie romaine,
assurant ainsi, cycliquement et sans interruption, sa continuité
institutionnelle. En cette fin de siècle, chacun à leur manière, Mallarmé et
Goncourt réinventent l’académie.
L’idée, on s’en souvient, avait déjà traversé les romantiques en 1826,
mais elle avait échoué, les amis de Nodier ne trouvant rien de mieux pour
contrecarrer l’Académie que de lui opposer une académie provinciale,
réplique grossière de la parisienne. Il n’empêche, cette tentative montre que,
au cours du xixe  siècle, cette idée hante l’inconscient collectif des
cénacliers. Tout cénacle rêve en secret, sans oser se le formuler, de
supplanter l’Académie française. Or, ce rêve trouve sa réalisation inattendue
avec le cénacle de Mallarmé qui, bien mieux qu’une reproduction en
miniature de l’Académie –  ce que tend, comme le montre Jules Vallès, à
être l’académie Goncourt  –, s’offre comme une recréation de l’idée
académique, assise sur une légitimation authentique et non formalisée,
étayée par de nouvelles pratiques : « Que faisaient là tous ces beaux esprits,
ces belles intelligences, honneur des lettres françaises  ?  », se demande
Vielé-Griffin  : «  Messieurs, on enseignait, rue de Rome, les conditions
mêmes de l’art267. » Jusqu’à Zola, il était inscrit dans les gènes du cénacle
qu’il devait, ou s’institutionnaliser, ou se mondaniser. Avec Mallarmé, le
cénacle obvie à cette programmation inévitable en devenant soi-même
institution. Non plus l’antichambre de l’Académie, mais le bureau central
de la poésie vers lequel tendent toutes les aspirations, convergent toutes les
vocations. Après la mort de Mallarmé, la poésie est orpheline d’une
institution qui donnait tout son sens à la carrière d’un homme de lettres. Ne
sachant plus à quel saint se vouer, à quelle institution se rattacher, à quel
cénacle s’intégrer, elle va errer plusieurs années, à la recherche d’un
nouveau Dieu, d’un nouveau lieu, d’une nouvelle loi. L’avènement des
avant-gardes mettra un terme à cette quête et relancera une tout autre
dynamique.

La temporalité du cénacle diffère de celle des autres institutions littéraires


en ce qu’il est nécessairement éphémère. Détenteur des valeurs en cours de
légitimation, il est privé de l’assurance de durer éternellement. Aussi son
existence est-elle une lutte incessante, un combat tragique (parce que perdu
d’avance) pour se perpétuer. Pour surmonter ce handicap, tel cénacle parie
sur la mondanisation, tel autre sur la fidélisation d’une poignée de
fanatiques insoucieux de la gloire séculaire ; un troisième sacrifie le cénacle
matériel au cénacle spirituel –  le mouvement qu’il porte continuant, par
d’autres moyens, ce que le groupe a élaboré en interne – ; un dernier enfin
invente un dispositif réglementaire permettant au cénacle de se prolonger
au-delà de la mort physique de son créateur. Les variations du dispositif
d’institutionnalisation diffèrent donc d’un cas à l’autre, mais, à court ou à
long terme, l’issue est fatale.
Si l’on voulait trouver une explication globale aux convulsions dont le
cénacle est perpétuellement sujet, sans doute faudrait-il la chercher dans sa
position médiane, à mi-chemin entre le groupe informel et l’institution
officielle ouverte à la concurrence. Au début de son développement comme
à sa fin, le cénacle est en constante tension entre une force centripète qui le
porte à concentrer son activité dans le foyer restreint du groupe en
procédant à un recrutement très sélectif, et une force centrifuge qui le porte
au contraire à faire rayonner son activité vers l’extérieur, à monnayer ses
dividendes en gratifications et récompenses diverses. Or, s’il est vrai que
certains cénacles se sont rétractés par dégoût du jeu littéraire et que d’autres
ont déployé une stratégie de conquête pour infiltrer les instances de
consécration, on peut soutenir que dans les deux cas, le cénacle n’a jamais
pu s’abstraire totalement du dehors, qu’en dépit des revendications
d’indépendance morale et matérielle de ses acteurs, de leur dédain affiché
pour l’Académie, l’École, le Monde, le Politique, le Journal, le Public, la
Critique, le Peuple, il a toujours été travaillé en profondeur par le désir de
reconnaissance, sans parvenir jamais à l’autosuffisance. Même Mallarmé,
l’homme qui a poussé le plus loin sa logique autarcique et autotélique,
n’échappe pas à cette loi structurale  : champion de la rétention et de la
discrétion, le poète cède peu à peu à la fin de sa carrière aux sollicitations
du monde extérieur. Le poète continue certes à tenir son cénacle, mais ses
Mardis s’espacent de plus en plus, tout se passant comme s’ils s’épuisaient
d’eux-mêmes. Encore n’est-ce pas le plus troublant : dorénavant, le maître
répond aux interviews des journaux, préside des banquets, accepte les
invitations mondaines (Daudet, Delzant, Charpentier), se laisse
photographier, multiplie les conférences à l’étranger. Claquemuré dans son
appartement, l’homme est rattrapé par le réel et devient, malgré lui, une des
figures les plus courues du Tout-Paris, un poète qu’on s’arrache, qu’on
réclame. Sans illusion sur cette renommée soudaine268 qu’on lui fait (il ne
sera ni Hugo ni Zola, il le sait), Mallarmé, qui a connu la gloire cénaculaire
durant dix ans, n’en contracte pas moins dans ses dernières années le vague
désir de plaire au plus grand nombre.
En définitive, tous les problèmes du cénacle pourraient se ramener à cette
seule question  : vaut-il mieux se partager à parts égales un petit capital
symbolique – dans ce cas on reste entre soi –, ou se partager à parts inégales
un énorme capital – dans ce cas, on lâche le cénacle et on part chacun dans
sa propre direction ? À cette question, Hugo a répondu sans équivoque de la
manière que l’on sait : après lui avoir fait rendre tout ce qu’elle pouvait, il a
lâché la machine cénaculaire pour se lancer seul dans l’aventure, sacrifiant
du même coup l’armée de fidèles qui avait combattu pour lui. Le geste de
Hugo fait jurisprudence. Après lui, tous les hommes de cénacle
s’efforceront de reproduire la formule gagnante, persuadés, tel Maxime Du
Camp, qu’il suffit de rassembler quelques amis et d’écrire une préface-
manifeste pour percer. De la société des Buveurs d’eau au cercle des Nabis,
en passant par les cénacles de Leconte de Lisle et de Zola, tous savent
intimement que le cénacle est un état intermédiaire, un tremplin transitoire
vers la gloire. Cette idée qu’on peut réussir par le cénacle, qu’il est une
voie d’accès privilégiée à la notoriété littéraire, est formulée crûment dans
l’essai de Fernand Divoire  : pour faire carrière, il faut se «  laisser
immatriculer par un groupe ». « La nécessité des groupements est prouvée
par l’histoire des cinquante dernières années. Elle est la grande leçon
stratégique à tirer du Parnasse et du Symbolisme. » Du coup, le problème
n’est plus tant de savoir si l’on doit faire carrière en solitaire ou en cénacle,
mais plutôt de savoir, en bon tacticien, quel groupe possède le meilleur
potentiel :
Comme on va partager la fortune de ce groupe, il faut essayer de
choisir celui auquel on voit le plus bel avenir, un groupe aux idées assez
neuves, fussent-elles ridicules, et qui contienne assez de gens de talent,
pour assurer une façade honorable, et pas trop, pour qu’on n’y soit pas
étouffé269.
Cette stratégie, incorporée progressivement par l’homme de lettres
et par l’artiste, conditionne depuis 1830 le fonctionnement de
chaque cénacle, pesant considérablement sur son processus
institutionnel. Après le romantisme, le cénacle apparaît comme le
véhicule indispensable au succès individuel. Non qu’il s’agisse, de
la part de ceux qui optent pour cette voie, d’un calcul cynique –
« les stratégies les plus efficaces, écrit justement Pierre Bourdieu,
surtout dans des champs dominés par des valeurs de
désintéressement, sont celles qui, étant le produit de dispositions
façonnées par la nécessité immanente du champ, tendent à s’ajuster
spontanément, sans intention expresse ni calcul, à cette
nécessité270 » – ; il s’agit plutôt d’un choix imposé par l’état du
champ littéraire.
Cette nécessité structurale n’a pas empêché Mallarmé d’adopter une
position diamétralement opposée : pariant sur le fait que son cénacle finirait
par l’emporter – en quoi il a en partie gagné son pari – il a dénié jusqu’au
bout toute forme de légitimité aux instances extérieures. À la différence de
ce qui s’était passé pour le romantisme et le Parnasse dont les principaux
éléments se retrouvèrent quelques décennies plus tard au cœur des rouages
institutionnels de la France littéraire, aucun symboliste ou presque n’entra à
l’Académie ou n’occupa de postes clés dans les rouages officiels (à
l’exception de Valéry et de Régnier, mais ils n’y siégèrent pas en tant que
symbolistes). L’incroyable revanche prise, in extremis, par le cénacle contre
les institutions dominantes signe paradoxalement son arrêt de mort, car le
siècle s’emballant à partir de 1900, il n’est plus envisageable de consacrer
vingt ans de sa vie à accumuler du capital symbolique sans en espérer
rapidement un quelconque retour. Dorénavant, on préfère passer la case
«  Cénacle  » pour aller directement à la case «  manifeste  » ou, plus
simplement encore, sur le modèle de Zola, « bondir dans l’arène ». Est-ce le
destin du cénacle de disparaître aussitôt qu’il s’accomplit, ne laissant
derrière lui que des triomphes individuels et des amertumes collectives  ?
Pas tout à fait si l’on se souvient qu’il existe autant dans la vie que dans les
esprits. Si les cénacles réels meurent, le cénacle imaginaire lui survit. C’est
de celui-ci qu’il va être maintenant question.
QUATRIÈME PARTIE

Le cénacle en représentation
« L’art moderne, en ce temps-là, n’était pas encore devenu le
patrimoine des foules bourgeoises, et il avait encore le charme
envoûtant d’une secte, ce charme si aisément compréhensible pour
un enfant qui est encore à l’âge où l’on rêve du romantisme des
clans et des confréries1. » (Kundera)
En se reprochant après coup d’avoir « trop poussé à l’idée du Cénacle en
le célébrant2  », Sainte-Beuve introduit une distinction capitale entre deux
ordres de réalité trop souvent confondus dans l’historiographie  : la réalité
matérielle du cénacle et sa représentation textuelle (ou iconique). Une chose
est de faire vivre un cénacle en y participant, une autre de le faire connaître
en le représentant. Or, si la seconde se déploie sur le terrain de l’imaginaire,
elle ne pèse pas d’un poids moins lourd que la première. Un an après la
fermeture des soirées rue Notre-Dame-des-Champs, Sainte-Beuve prend
conscience qu’il a œuvré à la construction non pas d’un, mais de deux
cénacles  : le premier bien réel qui aura duré à peine trois ans, le second
« fictif », immortel parce que déjà entré dans la légende.
L’histoire des cénacles réels est indissociable de celle des cénacles
imaginaires dont elle forme l’indispensable contrepoint. Cette histoire est
alimentée en premier lieu par les représentations romanesques, nombreuses
au xixe siècle. Le « Cénacle de Daniel d’Arthez », passé à la postérité, n’est
que le premier d’une longue série de cénacles de papier. Après lui, on
trouve le «  Clan de Rodolphe  » imaginé par Murger, «  l’Association de
Lazare » (Murger encore), la « Société du Moulin rouge » (Goncourt), les
«  Amis de la Nature  » (Champfleury), la «  Bande de Rolla  » (Zola), le
«  Groupe de Fombreuse  » (Rosny), «  l’Élite de Calixte Armel3  »
(Mauclair). Les cénacles de fiction ne sont toutefois que la face émergée de
l’iceberg  ; l’imaginaire cénaculaire émane aussi des souvenirs littéraires,
qui rallument des foyers éteints depuis des lustres ; des satires ou pamphlets
qui le caricaturent dans la presse ; des poèmes cénaculaires qui l’idéalisent
en vers ; des articles et compte rendus qui en esquissent les contours. Tous
ces textes, issus aussi bien de l’intérieur que de l’extérieur du cercle,
génèrent des images mentales, des lieux communs, des topiques narratives
dont on s’efforcera ici de dégager les caractéristiques majeures.
L’analyse des représentations du cénacle au xixe  siècle invite à élargir
encore ce corpus en y incluant des textes qui, sans représenter leur objet de
manière figurative, en proposent une représentation en creux. Les travaux
de Louis Marin sur les pouvoirs de l’image4 ont en effet montré que la
représentation est un phénomène complexe, qui recouvre deux réalités
distinctes : une première définition – conventionnelle – invite à voir dans la
représentation l’acte de donner à contempler, par l’image ou par le texte, un
objet absent : à cette forme de représentation se rattachent les romans à clés,
les satires, les mémoires, qui figurent le cénacle en lui substituant une
image linguistique ou visuelle susceptible de le représenter adéquatement.
Une seconde, inaperçue jusqu’alors, consiste à faire de la représentation la
monstration d’une présence. Comme l’explique Roger Chartier, c’est «  la
chose ou la personne elle-même qui, dans la modalité particulière, codifiée,
de son exhibition, constitue sa propre représentation. Le référent et son
image font corps, ne sont qu’une seule et même chose5. » La représentation
moderne revêt donc une double dimension  : une dimension «  transitive  »
dans laquelle l’énoncé, transparent, représente quelque chose d’absent ; une
dimension «  réflexive6  », dans laquelle la chose est rendue présente, non
pas dans l’énoncé (d’ailleurs presque toujours dépourvu de lien direct avec
l’objet de la représentation), mais dans l’énonciation. En clair, on trouve
d’un côté des représentations qui peignent le cénacle avec toutes ses
composantes pittoresques (personnages, décor, dialogues), de l’autre des
représentations qui désignent le cénacle, sans intention de le peindre.
Ce second ordre de représentation implique qu’on se penche sur tous les
discours qui en manifestent la présence énonciative. Ces discours du
cénacle – et non sur le cénacle – concernent tous les textes qui en émanent
sans volonté de le «  représenter  »  : correspondances, poèmes de
circonstances, préfaces, manifestes, comptes rendus –  toutes productions
investies en surface d’une fonction explicite (informer, expliquer, défendre,
argumenter) quoique porteuses, implicitement, d’une certaine idée du
cénacle7. Si celui-ci génère des représentations lorsqu’il se regarde agir, il
en génère aussi à son insu lorsqu’il agit à l’aveugle  : chaque fois qu’ils
écrivent une lettre, griffonnent un sonnet dans un album, rédigent un article
pour un confrère, publient une préface, répondent à une interview, les
cénacliers, en même temps qu’ils actionnent la machine cénaculaire, la
représentent. Prenons l’exemple de la correspondance  : les lettres que
s’échangent les membres du cénacle, au-delà de leur fonction utilitaire
première (inviter, renseigner, remercier), envoient des messages qui
participent à la construction de l’image que les émetteurs et les destinataires
se font de leur groupe.
Pour dégager l’univers de représentation que cet éventail composite de
discours recèle, il convient d’adopter une lecture qui ne privilégie pas
l’énoncé aux dépens de l’énonciation, mais les prenne chacun également en
compte8. Cette règle, valable pour les discours «  littéraires  » –  roman,
poésie, drame  –, l’est a fortiori pour les discours «  péri-littéraires  » qui
forment l’autre partie de notre corpus cénaculaire –  préfaces,
correspondance, articles  –, discours à finalité moins esthétique que
relationnelle, fonctionnelle et institutionnelle, dont l’axe d’intelligibilité
passe en priorité par l’énonciation du fait qu’ils sont étroitement liés au
dispositif de communication qui les gouverne et les structure à la fois. Ce
dispositif, suivant les cas, varie du tout au tout  : la lettre écrite par le
cénaclier dans le feu de l’action n’a rien de commun, au point de vue de
l’énonciation, avec la page de souvenir que ce même cénaclier écrira vingt
ans plus tard. Or, si l’énoncé cénaculaire, inséré dans un dispositif simplifié
(auteur/lecteur), est relativement explicite dans les discours codifiés tels que
le roman, le souvenir ou la satire, il l’est beaucoup moins dans les discours
du cénacle, dont l’énoncé, intriqué dans un système de communication
complexe, dissimule plus qu’il ne véhicule une représentation du cénacle.
Ces discours, quoique muets en apparence sur la question qui nous
intéresse, sont éloquents en ce sens qu’ils sont traversés par une pensée du
cénacle et que s’y énonce, à travers l’usage de marques spécifiques de
discours, une conception originale du collectif cénaculaire.
Quels scénarios imaginaires, quelles figurations de groupe, quelles idées
du cénacle émergent de ces représentations  ? Dans quelle mesure les
cénacles fictifs sont-ils redevables des cénacles réels  ? Quelle part,
inversement, la morphologie et le devenir institutionnel des seconds
doivent-ils à la configuration imaginaire des premiers ? Pour le savoir, nous
analyserons l’éventail complet des discours porteurs de représentations
cénaculaires, en nous attachant prioritairement à leurs propriétés
figuratives.
La correspondance
La correspondance ne délivre d’informations sur le déroulement de la
réunion en cénacle qu’à titre exceptionnel  : en particulier lorsque le
destinataire est un homme étranger au cercle, ou lorsque l’émetteur –  un
cénaclier  – se trouve, pour une raison ou pour une autre, éloigné
durablement de la capitale. Pour le reste, la correspondance est muette, ou
du moins sibylline, sur les activités cénaculaires. Ce mutisme ne l’empêche
pas de jouer un rôle essentiel. Même si les échanges épistolaires
multipolaires (c’est-à-dire adressés par un groupe ou un individu à un
groupe) sont rares, la correspondance véhicule, conforte, prolonge,
accompagne le collectif en actes. D’abord et avant tout, la lettre sert à
prolonger ou parfois à remplacer la causerie cénaculaire. Une lettre tient
lieu d’accusé de réception et de remerciement pour l’envoi d’un livre,
quand elle n’annonce pas le compte rendu qui en sera fait pour un journal
ou une revue. Tantôt elle introduit des nuances ou s’ouvre à des critiques,
tantôt elle est placée, surtout à l’époque romantique, sous le signe du
militantisme littéraire. Elle développe alors toutes les possibilités
rhétoriques de l’exaltation réciproque9. Ainsi, lors de la parution du Joseph
Delorme, qui vaut à son auteur de multiples aveux d’admiration. Sainte-
Beuve lui-même s’en était remis à Victor Hugo en lui envoyant son
manuscrit : « Lisez, mon cher ami, ces quelques misérables pages. Tâchez
de vous mettre à la place de celui qui les écrit pour les comprendre et les
excuser. Si vous croyez franchement qu’il n’y ait pas scrupule et honte à
dévoiler ainsi des nudités d’âme, dites-le-moi et je les livrerai au public, ne
serait-ce que pour me donner le plaisir d’une sensation nouvelle. Si vous y
voyez inconvenance et ridicule, dites-le-moi aussi franchement, et
j’enfouirai vite sous clef toutes ces confidences perdues entre vous et
moi10. » La réponse ne s’était pas fait attendre : « J’ai trouvé en rentrant, lui
écrit Hugo quelques jours plus tard, votre précieux cahier. […] je vous écris
ceci, non pas pour vous dire ce que cette lecture m’a fait éprouver, les
paroles y suffiront à peine, mais pour jeter un peu sur le papier l’émotion
dont vous m’avez pénétré avec vos vers graves et beaux, votre mâle, simple
et mélancolique prose, et votre Joseph Delorme qui est vous. […] De quel
beau livre vous allez doter l’art11 ! » À la publication du recueil, les lettres
se mettent à affluer. Vigny12, Ulric Guttinguer, qui vient de perdre sa
femme13, Émile Deschamps14 et Amable Tastu15 s’abstiennent de toute
critique de la versification, des thèmes ou de l’ordonnancement du recueil
pour laisser la place à l’aveu, truffé de points d’exclamation, de tournures
hyperboliques et de formules définitives, d’une admiration sans tache16. Le
commerce intime est bien le domaine du dithyrambe sous la forme de la
confession de l’émotion ressentie et de l’admiration.
L’enthousiasme romantique n’aura guère d’équivalent plus tard dans le
siècle. Le soupçon de camaraderie est passé par là. Les cénacliers se font
plus avares d’exclamations et prodiguent davantage de conseils. Ils ne
mâchent pas pour autant leurs louanges. Edmond de Goncourt écrit ainsi à
Alphonse Daudet  : «  Je vous fais tous mes compliments. Votre Fromont
jeune est pour moi une sorte de poème réaliste, d’où se lèvent dans un
milieu de vérité de charmante convention, des figures, des tableaux, qui ont
le privilège de faire rêvasser pendant de longues heures la pensée de vos
lecteurs17.  » Mallarmé sait aussi manier le compliment, sans jamais se
départir d’une bienveillante distance critique à l’égard de ses cadets  :
«  C’est un bijou (et je ne parle pas du goût extérieur et de ce que vous y
avez fait de joli avec rien) que votre Pœuf, écrit-il à Hennique : tout ce que
ce livre contient de virtuosité, mais dans le beau sens du mot  ! est
extraordinaire18. »
Les commentaires parvenus par lettre ne sont pas, tant s’en faut, un
espace réservé à la louange. Si elle est adressée à un tiers, ils se font
souvent plus acerbes. Flaubert est mesuré à propos de Daudet dans une
lettre à Tourgueniev  : «  Je viens de lire Le Nabab. C’est émouvant et
distingué, mais il y a par-ci, par-là, des choses que je n’aime pas. En
somme, c’est un joli livre19.  » Leconte de Lisle s’autorise quant à lui des
commentaires peu amènes dans sa correspondance avec Heredia à l’égard
des fidèles de son cénacle : « Dierx nous a lu samedi “Les Sensations d’un
mort” qui ne sont pas des plus claires. C’est un esprit qui ne manque, certes,
ni de force ni de profondeur, mais il est un peu lent et obscur. Je crois qu’il
mettra quelque temps à se dégager20 », ou à propos de Sully Prudhomme :
«  je le crois, définitivement, beaucoup trop sûr de lui, malgré ses airs
extatiques et souffreteux. Il est de ceux qui érigent volontiers en théorie les
défaillances de leur talent, et le sien n’est pas de force hérakléenne21.  »
Petites hypocrisies qui s’expliquent aisément, malgré la communauté
cénaculaire, dans un espace aussi concurrentiel que le champ littéraire.
Envoyée directement à l’auteur, la lettre peut servir d’espace de conseils
pour une prochaine œuvre. C’est au chef charismatique que cette tâche est
généralement dévolue. Victor Hugo s’interdisait toute remise en question
qui pût freiner l’élan poétique de son disciple. Il n’en a pas été de même de
Mallarmé jugeant les Légendes de rêve et de sang de René Ghil (1887)
« œuvre de transition22 », ou de Zola dans une lettre envoyée à Hennique à
propos de La Dévouée (1878) : de paragraphe en paragraphe, le chef de file
ordonne strictement ses commentaires. Il commence par des critiques à
propos du sujet des « invraisemblances », poursuit par des éloges pour un
début « très remarquable », des « descriptions superbes, très vivantes », des
scènes «  tout à fait fortes et originales  ». Et de se montrer « très satisfait,
très satisfait » de son disciple. Ensuite viennent les conseils : se garder des
« sujets exceptionnels », garder son talent pour « bonne besogne d’analyse,
sur le monde que vous coudoyez tous les jours ». Le propos se termine par
une invitation à poursuivre l’échange –  la formation  ? – à domicile23.
L’ordonnancement des critiques, éloges, conseils, invitation illustre
parfaitement la manière dont Zola tente de tenir ses troupes, de les ramener
dans le droit chemin naturaliste qu’au même moment il s’occupe à tracer.
Lorsqu’elle porte sur l’œuvre en chantier, la lettre atteint pleinement sa
fonction médiatrice. Elle participe alors du processus de création, lui donne
«  une vie, une présence, un virtuel avènement24  ». Le cénaclier, via un
support écrit et privé qui permet de moins s’autocensurer que dans une
discussion face à face et en public, tâche ainsi de se faire l’interface entre le
public supposé et l’ami écrivain. Mais surtout la médiation cénaculaire
acquiert par le biais de la lettre une fonction « trans-formante25 », elle agit
directement sur l’œuvre, en infléchit le cours, en conditionne la création.
L’écriture pour le théâtre se prête bien à ce type d’échanges parce que le
cénaclier, premier auditeur et spectateur privilégié, peut accomplir plus
librement qu’ailleurs, en anticipant les réactions du public, sa fonction
médiatrice. Pour ne prendre qu’un exemple célèbre, le texte d’Hernani a
constamment évolué entre la fin de la période d’écriture en septembre 1829
et les éditions de la pièce chez Mame, puis chez Barba au printemps 1830.
L’auteur, ses amis, les acteurs, les critiques et même le copiste et le
souffleur – sans compter les censeurs – ont participé à ce véritable travail
d’équipe dont a résulté la pièce jouée puis publiée26. Si Hugo a
certainement bénéficié des conseils de ses cénacliers suite à la lecture de la
pièce en cénacle le 30 septembre 1829, c’est par lettre qu’Émile Deschamps
choisit d’exprimer ses recommandations à son « cher vainqueur » le 2 mars
1830. Après s’être dit enthousiasmé « de votre succès d’hier, et surtout, de
votre génie  », Deschamps prend le texte à bras le corps. «  Maintenant,
parlons affaires », tranche-t-il. « J’ai bien étudié le public, tout en lui disant
mille injures, hier  ; il faut encore lui céder quelques vers, quelques mots
même des beaux », conseille-t-il avant de passer en revue les passages qui
avaient le plus produit de scandale (« de ta suite, j’en suis », la scène des
portraits, «  vieillard stupide  », etc.). «  Il s’agit, plaide-t-il, de sauver de
mauvais lazzis qui détruisent, dans le parterre, l’émotion de toute la
salle27 ». Peine perdue : Hugo, décidé à en découdre, retouchera à peine sa
pièce.
Entre leader charismatique et cénacliers la situation s’inverse cinquante
ans plus tard quand Zola dispose les éléments d’une œuvre collective mais
où son nom prédomine. Plusieurs de ses disciples, reprenant la main aux
professionnels de l’adaptation, veulent adapter à la scène l’un des romans
du maître (L’Abbé Faujas). Zola les encourage, les rencontre plusieurs fois
pour en parler puis leur transmet ses critiques par écrit : « J’ai reçu et lu le
deuxième acte. Il ne me plaît pas beaucoup, je vous le confesse. C’est ça et
ce n’est pas ça. Il faudrait justement que certaines scènes répondissent aux
objections que Céard me fait dans sa dernière lettre. Mais tout cela est
réparable. Il ne faut décidément prendre le premier jet que comme une mise
en place, et travailler ensuite là-dessus. Continuez donc avec courage ; nous
tenons la pièce, ce n’est plus qu’une affaire de réalisation, et à nous trois en
viendrons bien à bout. Je veux un chef-d’œuvre, et nous l’aurons28. » Cette
fois encore Zola agit ouvertement en stratège, dirigeant ses troupes comme
un chef d’orchestre.
La poésie mobilise des relectures attentives et méthodiques. Leconte de
Lisle, s’abstenant d’asperger son disciple Heredia «  de l’eau bénite du
Parnasse29  », s’autorise une dissection vers à vers du sonnet «  Blason
céleste » et fait part à son disciple du « résultat de l’examen » : « Dans le
1er  vers, Parfois, le soir, sont surabondants puisque vous parlez
immédiatement du couchant. Ensuite, on peut croire que c’est le soir qui a
le ciel pour émail, tandis que ce sont les nuages qui – ayant – timbrent. […]
1er tercet très bien, à l’exception de Byzance d’enger ou de Sainte Solyme,
ce qui est obscur, vague et d’une langue gênée30.  » Et ainsi sur plusieurs
pages. Le message sera reçu. Heredia s’exécutera, tout comme, bien des
années plus tard, Pierre Louÿs lorsque, à son tour, il recevra les conseils de
son maître Heredia  : «  Vous verrez que j’ai tenu compte de tous vos
excellents conseils en changeant les titres des chapitres, en supprimant les
épigraphes, et en écrivant une préface justificative31  ». L’œuvre littéraire,
décidément, évolue et se transforme au gré des réunions cénaculaires et des
échanges épistolaires.
D’un point de vue pratique, la lettre permet donc d’enclencher, de
prolonger, de compléter la communication cénaculaire –  voire de
l’interrompre, dans le cas, rare, de l’éviction d’un membre indésirable.
Concrètement, on recourt à elle pour formuler, confirmer ou infirmer une
invitation  ; pour satisfaire une demande faite en cénacle (sollicitation
d’articles, de conseils, d’appui) ; pour formaliser des projets esquissés dans
le courant de la conversation  ; pour rassurer le néophyte sur l’effet de sa
première prestation  ; pour dissiper un malentendu  ; pour régler un conflit
latent ; pour organiser une riposte lorsqu’un danger guette  ; pour battre le
rappel à l’occasion d’une première ; pour prodiguer des conseils tactiques.
C’est dire –  et la liste est loin d’être exhaustive  – si ses usages sont
multiples. À ce premier niveau, ses fonctions consistent donc globalement,
pour nous servir du jargon moderne de l’entreprise, à assurer la
maintenance du cénacle et à accroître son rendement ; mais aussi à pallier
les insuffisances de son système de communication, le cas échéant, à en
corriger les dysfonctionnements.
La correspondance joue un rôle tout aussi dynamique à un autre niveau,
symbolique celui-là. Au-delà de sa fonction utilitaire, la lettre est en effet
travaillée par des enjeux qui touchent le cœur même du cénacle, son
architecture secrète. Ces enjeux sont de trois ordres : le premier est relatif à
l’autorité du leader, le deuxième à la légitimité des membres (a fortiori des
postulants), le troisième à l’aptitude du groupe à se penser comme force
collective. D’abord, sous leurs apparences anodines (remerciement,
invitation, formalités diverses), les lettres écrites par le chef de cénacle
visent en priorité à asseoir sa suprématie. Celles qu’adresse le cénaclier de
base au chef de file (ou à son bras droit), usant de l’alibi de l’envoi d’un
livre ou d’une prise de nouvelle, sont portées par des intentions sous-
jacentes  : le désir, pour l’aspirant, d’être reconnu (cette reconnaissance
équivalant pour lui à un passeport), celui, pour l’adhérent, d’avoir sa place
marquée, ou confirmée, au sein du groupe. La plupart des lettres des
cénacliers travaillent enfin au renfort de «  l’idée du Cénacle  » par le
recensement litanique de ses membres et la célébration surjouée de leurs
talents mutuels. Dans l’immense corpus de la correspondance cénaculaire, il
n’y a qu’à prendre au hasard pour trouver illustration de ces trois fonctions.
Les lettres des postulants offrent un contraste saisissant avec celles des
leaders. Autant les premières déploient un luxe d’arguments et usent d’une
rhétorique sophistiquée, autant les secondes s’avèrent ordinaires, voire
médiocres. Prenons l’exemple de Hugo : (à Pavie, prétendant) « Vous êtes,
je le sens monsieur, du nombre de ces amis que mes pauvres livres me font
de par le monde32  » ; (à Sainte-Beuve, autre prétendant en 1827) « Venez
vite, monsieur, que je vous remercie des beaux vers dont vous me faites le
confident33  »  ; (à Émile Deschamps, membre admis) «  Le pas que vous
faites faire à l’art est bien plus grand que le mien34.  » N’ayant rien à
prouver (ses œuvres parlent pour lui), le chef se paye le luxe d’être plat,
n’hésitant pas même à se rabaisser. Cette posture d’humilité, qui va
jusqu’au déni d’autorité35, est courante en régime cénaculaire. Pour asseoir
son règne, le maître doit entretenir l’illusion qu’il n’est pas supérieur mais
égal à ses confrères. C’est à effaroucher le moins possible ses pairs que
s’emploie aussi Mallarmé dans sa correspondance en gommant sa
supériorité écrasante avec un tact inouï. À Paul Valéry, qui sollicite des
encouragements pour ses premiers essais, le poète d’Hérodiade écrit
sobrement : « Mon cher poète, / Le don de subtile analogie, avec la musique
adéquate, vous possédez cela, certainement, qui est tout. […] Quant à des
conseils, seule en donne la solitude et je vous l’envie36 […] ».
Au débutant –  qui ne peut se permettre d’être banal  – il échoit de faire
bonne impression auprès de son maître en quelques mots choisis, afin de le
convaincre de sa qualité. Au même titre que les vers envoyés ou le compte
rendu qui lui a servi de prétexte, la lettre, excédant sa fonction ordinaire,
prend la forme d’un acte de candidature déguisé. Conscient de l’énormité
de l’enjeu, Valéry écrit au maître de la rue de Rome une lettre dont la
sophistication toute mallarméenne dissimule mal le dessein sous-jacent
(travesti sous la demande innocente d’un poème)  : la quête de
reconnaissance.
 
Cher maître,

Les noms prestigieux des poëmes par vous enfantés sont venus au
fond de ma province exciter en moi un désir de terres vierges à
fouler.
Quelques bribes de Votre Œuvre par hasard découverte en des
recueils m’ont assoiffé irrémédiablement.
Je compare avec amour ces prodigieux vers à d’inestimables
liqueurs qui, tombant perle à perle sur une langue experte, éveillent
d’infinies jouissances…
Mais cet or liquide et parfumé ne se trouve pas chez le vendeur
vulgaire car de prix, il n’en a point.
Et je dois donc vous la demander à vous-même, cher maître, cette
Hérodiade qui invinciblement m’attire et que Vanier n’annonce pas
sur ses listes.
Je suis hardi de vous importuner ainsi – mais Votre Âme me fascine
comme ce miroir :
Je m’apparus en moi comme une ombre lointaine.

et il serait cruel à Vous de me refuser la bonne Parole et ce Grain,


qui, je le sens, doit germer en mon cœur,
Paul Valéry37.
Très chantournées, les premières lettres de Sainte-Beuve à Hugo sont de
véritables morceaux de bravoure38 visant à le poser en expert de la poésie
auprès de son Cénacle. Galvanisé par l’aimable réponse de Hugo, le timide
Pavie s’enhardit lui aussi à écrire une lettre où, sous couvert
d’encouragements adressés à l’auteur, le néophyte esquisse rien de moins
qu’un programme esthétique. Cette lettre, démonstration de force à
l’attention de son idole, illustre, jusqu’à la caricature, le dévoiement de la
communication épistolaire, utilisée ici comme certificat de qualification
poétique :
S’il me reste un souhait à faire pour votre gloire, c’est que vous
mettiez en œuvre un projet que vous énoncez indirectement dans votre
dernier volume  : poser les bases immuables du romantisme, de cette
poésie que l’on qualifie de nouvelle, parce qu’elle est renouvelée, mais
qui peut dater sa naissance à partir du Fiat lux ; démontrer comment la
Grèce avec son beau génie, pécha toujours par le fond, puisque sa
poésie créa ses Dieux, tandis que la nôtre en découle ; comment nous
sommes portés à replier tout en nous-mêmes, tandis qu’ils s’étalaient
tout entiers au dehors ; comment enfin la poésie Romantique n’est autre
chose que la poésie d’Homère et de Sophocle, mais retrempée à une
source pure, mais régénérée aux eaux du Jourdain. C’est alors que le
caractère du poète s’agrandit ; qu’il n’écrit plus pour rimer, mais qu’il a
une mission d’en haut, et que semblable à l’écho d’une grande voix, il
transmet aux hommes des secrets, puisés dans la révélation d’une nature
empreinte de Dieu39.
Sans même prendre la peine de discuter ses propositions, le chef de
cénacle accorde d’emblée à Pavie ce que sa lettre lui réclame
implicitement : « Tout jeune que vous êtes, vous appartenez à une classe, la
seule privilégiée que fasse la nature ; vous avez ce mens divinior qui place
l’homme au-dessus des hommes40.  » Voilà donc Pavie adoubé  ! Mais cet
adoubement est en même temps assorti d’une clarification : ce n’est pas au
disciple de dire ce que le maître doit faire. Pour être sorti de son rôle, Pavie
s’attire cette observation ironique de la part de Hugo : « Vous êtes trop bon
de vous occuper de mes opuscules » ; et d’ajouter, tout aussi ironiquement :
« Pourquoi ne feriez-vous point, par exemple, le livre dont vous me tracez
une si frappante esquisse41 ? »
Le subtil recadrage opéré par Hugo met en lumière l’ambivalence du
discours épistolaire lorsqu’il émane du chef : en même temps que celui-ci
donne du pouvoir au néophyte (accréditation), il lui signifie clairement les
limites de ce pouvoir (hiérarchisation). Au disciple emporté par
l’enthousiasme (ne lui martèle-t-on pas qu’il est, au même titre que ses
camarades, un « esprit divin » ?), la lettre du leader rappelle poliment, mais
fermement, qui commande. Grisés par leur succès (Roméo vient d’être reçu
par acclamation), Vigny et Deschamps commettent le même impair que
Pavie en empiétant sur les prérogatives du maître : « Pourquoi ne ferions-
nous pas une société poétique et artistique d’où résulterait un journal de
tous les mois appelé la Réforme littéraire et des arts42  ?  », suggère l’un
d’eux. À ce crime de lèse-majesté (il échoit au maître, et à lui seul, de
prendre des initiatives de cette importance), Hugo n’oppose pas de veto
brutal (à la règle du non effarouchement pour le néophyte correspond celle
du non froissement pour l’initié), mais une réponse diplomatique,
équivalant cependant, pour qui sait lire entre les lignes, à une fin de non-
recevoir  : «  Nous bavarderons de la Réforme tout à l’heure, et autant
d’heures qu’il vous plaira. En tout cas, que nous fassions un organe
périodique ou que nous en restions (par peur de nous nuire) à nos
publications individuelles, formons le bataillon sacré, serrons les rangs43. »
Menacé d’être doublé, Hugo s’empresse de reprendre la main. Tout en
ménageant leur susceptibilité, il n’en signifie pas moins à ses deux
lieutenants qu’il est le seul maître à bord, et que sa souveraineté ne saurait
être remise en cause. Ruinant les espoirs d’un Vigny et d’un Deschamps,
que cette direction de revue aurait propulsé au faîte du Cénacle, la riposte
de Hugo apparaît d’autant plus forte qu’elle s’appuie sur l’argument massue
de la solidarité communautaire, contradictoire avec l’idée d’un triumvirat
d’élite44 qui eût écarté le reste du cénacle. Sous ses dehors aimables, la
lettre de Hugo équivaut à un rappel à l’ordre  : si un cénaclier peut faire
valoir ses droits à l’ancienneté et à l’amitié pour avoir une relation
privilégiée avec le chef, il ne peut en aucun cas se substituer à lui.
Une fois la supériorité du maître acquise, la correspondance tend à
changer de régime  : à l’expression anxieuse des intérêts individuels
(marquer sa place, asseoir son pouvoir) succède l’exaltation euphorique des
intérêts collectifs. Cessant de parler en son nom propre, le cénaclier
s’exprime désormais au nom des siens. C’est encore chez les romantiques
que se manifeste de la manière la plus spectaculaire cette dissolution du moi
dans la pluralité groupale. L’énonciation collective se traduit dans le
discours épistolaire par l’usage récurrent du «  nous  », l’emploi de termes
génériques renvoyant à l’idée de groupe (armée, bataillon, fraternité,
camaraderie) et la recension systématique des noms de ceux qui composent
la communauté bénie, tous traits lexicaux que l’on retrouvera ailleurs, dans
les manifestes, les comptes rendus ou encore les poèmes cénaculaires. À ce
stade, tous les prétextes sont bons (invitation, sollicitation, demande de
conseil) pour clamer son dévouement à la collectivité. À proprement parler,
ces lettres ne véhiculent aucun contenu  ; elles ne font que dire et redire
l’ivresse d’être ensemble, de former un corps indivisible. À Édouard
Turquety qui vient de rallier la cause romantique, Deschamps écrit par
exemple : « Nous sommes très fiers et très empressés de vous compter dans
nos rangs. Il faut bien que l’école se recrute de jeunes colonels comme
vous45 ». Ainsi, le cénacle n’est pas conçu comme une addition contingente
d’individualités ; il est vécu et pensé comme une entité insécable (« nous »)
et hiérarchisée (rangs, colonel). La correspondance de Hugo et Pavie, duelle
au départ, enregistre ce passage au pluriel en recensant les noms de tous
ceux qui font corps avec le maître : « Toutes les personnes qui ont déjà lu
votre premier article sur Cromwell sont dans le ravissement : David, Sainte-
Beuve, Paul en radotent. Je vais le faire lire à Émile Deschamps et à Ch.
Nodier46.  » Quoique adressée à un membre en particulier, la lettre tend à
élargir son lectorat à l’ensemble du groupe dont ce membre fait partie. Via
ses destinataires individuels, la correspondance des cénacliers s’adresse
donc en réalité au cénacle tout entier. Ainsi Sainte-Beuve n’oublie jamais, à
la fin de ses missives, de demander à son correspondant de saluer les
camarades («  Adieu, mon cher Victor, mille amitiés à nos amis, Paul,
Guttinguer, Musset, Fouinet47 »). Ces lettres étaient-elles lues partiellement
lors des réunions ? On peut le supposer tant elles échappent au registre de
l’intimité, propre à la correspondance privée. En 1829, le cénaclier
s’inquiète autant, sinon plus, de la santé du cénacle que de celle du
camarade à qui il s’adresse : « Comment va Othello, Marion48 ? » demande
Musset à Sainte-Beuve.
Ce souci du collectif n’est pas propre au groupe romantique  ; il anime
aussi les cénacles naturalistes et parnassiens. Pour son maître absent,
Verlaine dresse le bulletin de santé complet du groupe  : «  J’ai reçu des
nouvelles de Catulle, qui est à Arcachon, où le scélérat fait force vers,
paraît-il. Valade a depuis deux jours cinglé vers ces bords qu’arrose la
Gironde. […] Dierx, entr’autres, se distingue par sa non-fécondité depuis
les Lèvres closes. France s’occupe d’un volume, Statues et bas-reliefs.
Voilà, cher Maître et ami, toutes les nouvelles. […] Tout le monde souhaite
votre prompt retour49… » Pour encourager les siens, Zola consent, comme
les romantiques, à renoncer à l’emploi de la première personne du
singulier  : «  Ce serait une grande affaire pour nous tous, si un de nous
conquérait les planches50.  » C’est toutefois dans une lettre de Joseph
Desbrosses à Léon Noël de 1842, où sont rassemblées toutes les marques
discursives de l’énonciation collective, que l’on trouve l’illustration la plus
nette de cet effacement de l’individu au profit du groupe, qui caractérise la
correspondance cénaculaire :
Villain, Chintreuil, Tabar et le Gothique ont eu toutes les peines du
monde à terminer leur Salon ; vous vous doutez de la cause. Ils y sont
parvenus enfin, grâce à un redoublement d’énergie dont vous leur
saurez gré comme moi. Leurs toiles ont été expédiées hier même.
Seront-elles reçues ? Voilà la question que nous nous faisions tous. Il y
a cependant là de bonnes choses  ; mais le jury est Dieu et
malheureusement les pauvres Buveurs d’eau ne sont pas ses prophètes.
Le hasard est si grand, après tout, que le jury cette fois pourrait bien par
mégarde mettre de bons verres à ses lunettes. Quoi qu’il en soit, on est
ici tout préparé et l’insuccès ne nous prendra pas au dépourvu. Nous
avons fait ample provision de courage  ; nous sommes en mesure de
fournir encore plus d’une étape. De leur côté, Murger, Lelioux et votre
serviteur ne perdent point non plus leur temps. Lelioux a terminé le
troisième acte de son drame, et Murger vient d’accoucher d’un gros
poëme. Quant à moi, vous me permettrez de garder encore le silence sur
le produit achevé de mes élucubrations, parce que je compte vous
surprendre un peu lorsque je vous en ferai juger de visu. Enfin, nous
travaillons tous ; et vous ?… Je comprends tout ce que votre isolement
a de terrible, mais je comprends aussi que vous devez en triompher.
Vous n’avez pas le droit de vous croiser les bras. Allons, grand lâche !
Vous doutez, m’avez-vous dit. Ah ! quel mot ! Douter ? Cela n’est pas
possible. Non, non, Dieu n’a pas permis au souffle mercantile de
l’époque d’atteindre toutes les âmes et de dessécher tous les cœurs.
Allons, ami, ayez foi en vous et en nous  ! Marchons du même pas  !
Marchons sans regarder en arrière  ! Peu importe ce que nous laissons
d’espérances en route ! Il en surgit toujours de nouvelles devant nous.
Suivons-les ! Et, quand elles tombent, en avant ! En avant encore ! Tout
ce qui tombe est mort, et dans cette course les morts ne doivent pas
retarder les vivants51.
Si la correspondance sert, au strict plan matériel, à combler les failles de
la communication cénaculaire –  par définition interstitielle et lacunaire  –,
elle sert aussi, et peut-être surtout, au plan symbolique, à donner
consistance à « l’idée » de cénacle. Grâce à ses vertus performatives (dire le
cénacle, c’est le faire exister), le discours épistolaire construit entre ses
correspondants un imaginaire commun qui confère au cénacle ce
supplément d’âme sans lequel il ne peut vivre et se perpétuer. Dans la
correspondance, cet imaginaire est encore rudimentaire –  il sera
considérablement enrichi par les romanciers, les pamphlétaires et les
mémorialistes  – mais il contient déjà les éléments indispensables à sa
sublimation, à savoir, l’idée que le cénacle est pourvoyeur de légitimité,
qu’il est dominé par un leader, enfin que le je s’y subsume sous un nous qui
le transcende.
Album amicorum
Au même titre que les lettres que s’échangent les cénacliers, les albums
qui circulent dans l’enceinte du cénacle font partie de ses rouages ; comme
tels, ils ne fournissent donc aucun renseignement relatif à ses actes et
paroles : sur les pages vierges de ces livres d’or où les invités sont priés, à
la demande de leur propriétaire – le plus souvent une femme – de déposer
«  quelque chose  » (au minimum une signature), nulle sténographie de
conversations, nul croquis des soirées saisies sur le vif, nul portrait de
groupes, mais des transcriptions manuscrites de poèmes publiés, des
collages d’aquarelles découpées, des vers et des dessins plus ou moins
improvisés… Ouvrons l’album de Marie Nodier couvrant les années 1824-
182952. Sur les cinquante-sept pièces qu’il contient (aquarelles, dessins,
partitions, poèmes autographes, pensées), signées des plus grandes plumes
du moment, aucune n’évoque, même allusivement, le cénacle de l’Arsenal,
qui vit pourtant alors ses grandes années. Les autres albums –  ceux de
Deschamps53, Hugo, Mallarmé et Heredia54  – ne sont pas plus diserts sur
les cénacles qui les voient naître. Très en vogue à l’époque romantique
(toutes les jeunes filles ont le leur et passent leur temps à collecter des
autographes d’hommes célèbres), l’album amicorum reste en usage dans les
salons parisiens jusqu’à la fin du siècle ; au grand dam des écrivains et des
artistes, que cette manie irrite au plus haut point. Deschamps, sans cesse
sollicité, se révolte contre leur prolifération, Scribe les fuit comme la peste.
Flaubert, dans L’Éducation sentimentale, les raille avec subtilité55. Aussi
s’étonne-t-on que les cénacles les aient tolérés, voire, pour certains d’entre
eux, adoptés.
Cet étonnement tombe lorsqu’on les feuillette. Avec le cénacle, l’album
amicorum, entaché de mondanité, tend à retrouver la vocation qui était la
sienne à l’origine : matérialiser – inscrire dans la matière même d’un livre –
le faisceau abstrait des relations amicales et confraternelles. L’album y est
moins une concession faite aux usages du monde que la réappropriation
d’une tradition qui, au xvie  siècle, idéalisait les valeurs de l’amitié. Pour
mieux comprendre la signification qu’il revêt en régime cénaculaire,
arrêtons-nous sur l’album de la rue Notre-Dame-des-Champs56. Cet album
amicorum échappe à la norme par plusieurs traits. D’abord, son dédicataire
n’est pas une femme, mais un homme  : le chef de cénacle en personne.
Ensuite, l’album en question n’est pas un « album » mais un livre (un in-
folio de Ronsard) que le cénacle utilise comme un album en écrivant dans
ses marges57. Par ailleurs, les auteurs des contributions (au nombre de neuf)
sont tous issus du cercle restreint des habitués58. Enfin, les douze pièces
autographes qu’il renferme sont toutes des poèmes en vers. Contrairement
aux livres d’or des salons, fourre-tout somptueux, le Ronsard offre un
aspect homogène qui en fait le miroir du Cénacle. Réduit au rôle
d’accessoire dans les salons, il acquiert en cénacle une forte dimension
symbolique en tant qu’il est un «  point d’optique59  » où se réfléchit le
groupe.
Symbole tangible de l’harmonie du Cénacle, le Ronsard l’est aussi –  et
peut-être plus encore – d’une certaine conception de la poésie placée sous le
signe de l’innovation. Pour évaluer dans toute son ampleur la portée
symbolique de cet album, il convient en effet de rappeler que le Ronsard
n’est pas une étrenne comme les autres : c’est l’ouvrage sur lequel Sainte-
Beuve a travaillé pour rédiger son Tableau historique et critique de la
poésie française et du théâtre français au xvie siècle, essai destiné, comme
on sait, à lancer la « nouvelle école » en en faisant l’héritière moderne de la
Pléiade. En offrant son propre exemplaire à l’hôte de la rue Notre-Dame-
des-Champs, Sainte-Beuve adresse donc à son destinataire un double
message : en même temps qu’il intronise Hugo dans le rôle du chef (il sera
le Ronsard de 1830), il s’attribue au passage le titre de théoricien du
romantisme. La dédicace inscrite sur le faux-titre est sans équivoque : « Au
plus grand Inventeur Lyrique que la poésie française ait eu depuis Ronsard,
le très humble commentateur de Ronsard. – S.-B. » Sainte-Beuve entendait-
il ainsi sceller une alliance spéciale avec le maître  ? Hugo, en tout cas,
décida de mettre le précieux Ronsard bien en évidence sur une table de la
chambre au lys d’or afin que chaque visiteur pût le feuilleter en l’attendant.
Le 4  novembre 1828, le Ronsard subit un nouveau détournement  : Hugo
prend l’initiative d’y inscrire (à la page  7 des feuillets liminaires) deux
strophes de sa main, enclenchant ainsi un mécanisme qui allait convertir
l’offrande symbolique de Sainte-Beuve en un espace collectif d’hommage
au maître et, plus largement, en un lieu de célébration de l’école nouvelle.
En quelques mois, les «  grandes marges  » du Ronsard se couvrent de
poèmes qui présentent la particularité, à la différence des banals albums, de
se répondre l’un l’autre, de filer un même thème. À l’exception de
Lamartine, qui se contente de coller quatre vers des Harmonies sans rapport
avec le « sujet », les contributeurs évoquent tous, de manière plus ou moins
allusive, le lien privilégié qui les unit à Victor Hugo, lien d’allégeance ou de
connivence, selon qu’on est débutant ou confirmé. Le thème séminal –  la
prédestination du poète  – est fourni par Hugo dans le poème liminaire, à
travers la métaphore du ciel, pourvoyeur d’inspiration divine :

Souvent, lorsque tout dort, je m’assieds plein de joie


Sous le dôme étoilé qui sur nos fronts flamboie ;
J’écoute si d’en haut il tombe quelque bruit

Jouant sur l’idée d’élévation, chaque poète s’emploie après lui à


faire de Hugo le prince des Nuées. « Votre Génie est grand, Ami ;
votre penser / Monte comme l’Élysée au char vivant d’Élie » écrit
Sainte-Beuve ; pour Dumas, Hugo est semblable à un « aigle » qui
remonte « vers le ciel, dans son vol sublime » « pour s’approcher
du soleil. » Fontaney l’invite à « se placer » « sur un trône plus
haut encore » ; Ernest Fouinet, évoquant le couple Hugo, compare
Adèle à une colombe « de l’aigle accompagnant l’essor » ; les dix-
sept vers d’Éloa (1824) que recopie Vigny, relatent l’ascension de
« l’Aigle des Asturies » vers le soleil ; Boulanger pour sa part
déplore n’avoir pas reçu « d’en haut ce don céleste / Qui fait que
lorsque tout meurt […] la gloire de l’auteur resplendit aussi belle. »
Guttinguer, découragé lui aussi, se voit comme un arbre calciné,
que ne peut ranimer « ni rayon du matin, ni soleil, ni rosée60. »
L’allégeance au chef et, par extension, à son cénacle, s’effectue donc à
trois niveaux : symbolique, thématique et poétique. En apportant leur tribut
au Ronsard, les amis de Hugo signent, par ce geste, leur adhésion à la petite
communauté  ; en se coulant de concert dans le thème de l’hommage, les
fidèles de Hugo entérinent son statut de leader ; enfin, en se pliant tous aux
contraintes du vers –  et avec quelles difficultés, on l’imagine, pour les
moins experts d’entre eux (Boulanger, Fouinet, Guttinguer) –, ils renoncent
à leurs prérogatives en se soumettant à la Loi de la poésie, dont Hugo est le
suprême ordonnateur. On comprend, dans ces conditions, qu’un Vigny ou
qu’un Lamartine – que cette triple allégeance devait gêner – se soit contenté
de recopier des vers déjà publiés (comme c’était l’usage dans les albums)
sans prendre la peine de lui dédier spécialement un poème. Au total, le
Ronsard remplit une fonction assez semblable à celle que joue la
correspondance privée : ici comme là, les disciples se livrent à une sorte de
compétition sourde, chacun faisant assaut de virtuosité pour séduire le
maître et obtenir son accréditation  ; le fait que l’album soit en libre accès
change toutefois la donne ; le discours qui ne s’adressait qu’au maître dans
la correspondance, s’adresse désormais à l’ensemble des membres du
cénacle. Ainsi s’explique sans doute que Sainte-Beuve, après avoir joué la
carte individuelle (la dédicace personnalisée à Hugo), joue la carte du
collectif en écrivant des vers qui célèbrent le chef au nom de la
communauté toute entière. Ainsi au vers 3 du poème « À V. H. », signé le
7  novembre 1829  : «  Nous sommes devant vous comme un roseau qui
plie61. » En se fondant dans la communauté des admirateurs, Sainte-Beuve
fait évoluer la relation interindividuelle qui prévalait jusqu’alors, en une
relation groupale hiérarchisée, plaçant d’un côté, à un niveau subalterne, le
cercle indistinct des «  disciples  », de l’autre le maître. Cette mutation est
actée dans « Le Cénacle », dont Sainte-Beuve recopie deux strophes (celles
qui concernent Hugo) sur le dernier feuillet du Ronsard :

Mais il dépose ici son sceptre et le repousse,


Sa gloire sans rayons se fait aimable et douce
Et rit à tous les yeux.
 
Ô qu’il chante longtemps ! Car son luth nous entraîne,
Nous rallie et nous guide, et nous tiendrons l’arène
Tant qu’il retentira62.
De la dédicace liminaire plaçant l’Inventeur et son Commentateur
en vis-à-vis à ces strophes de conclusion montrant Hugo
« entraînant », « ralliant » et « guidant » sa cohorte d’apôtres, on
voit le chemin parcouru. De novembre 1828 à novembre 1829, ce
qui s’écrit dans les marges du Ronsard c’est moins l’histoire d’un
groupe que la construction d’une image collective, que son
meilleur artisan baptisera bientôt du nom de Cénacle.
Les autres albums de cénacle ne se conforment pas vraiment à ce modèle.
La plupart d’entre eux –  de l’album d’Émile Deschamps à l’album de
Heredia, en passant par celui de Marie Nodier  – obéissent aux règles
conventionnelles du livre d’or, fournissant là un indicateur sûr de leur degré
de mondanisation. Seuls deux cénacles ont fait de l’album un usage
appuyé  : le club zutique et le cénacle de Mallarmé. Pied de nez à
« l’Album » avec un grand A63, le (contre) album zutique n’en demeure pas
moins un creuset où se construit, par inversion des codes et retournement
des valeurs (politiques et poétiques), une certaine identité collective. Le
sonnet dialogué intitulé « Les Propos du Cercle », où sont donnés les noms
des membres (Gill, Mérat, Jacquet, Mercier, Rimbaud) et la dénomination
du groupe (zutisme), témoigne que ce cercle, qui se voulait le contraire d’un
« groupe littéraire », se pensait, peu ou prou, comme un cénacle64.
Le portefeuille de cuir olive où furent rassemblées les vingt-trois
contributions poétiques65 des disciples de Mallarmé en témoignage
d’admiration au maître des Mardis, s’accorde plus volontiers avec le
modèle du Ronsard par son unité thématique et formelle (l’hommage
versifié au leader)  ; il s’en démarque en revanche par le dispositif et le
protocole  : en fait d’album, le livre d’or de Mallarmé est l’assemblage,
après coup, de vingt feuillets envoyés aux Mardistes par Albert Mockel,
maître d’œuvre de ce projet, afin qu’ils y écrivent un poème. L’album fut
remis cérémonieusement à son dédicataire le 23  mars 1898 au cours d’un
dîner annoncé le même jour par le Figaro66. Survenant au moment où
l’image des Mardis est fixée depuis longtemps, l’événement est, pour ses
participants, d’une portée inférieure à celle de l’album du Cénacle
hugolien  : à cette date, le fait de collaborer à un album –  fût-il celui de
Mallarmé –, pour des Mardistes aguerris tels que Claudel, Valéry ou Gide,
déjà consacrés par ailleurs, ne représente plus un enjeu réel. Cet album est
un tombeau avant l’heure qui, à l’instar de ce que feront bientôt les
mémoires, «  assemble la légende67  » des Mardis, au lieu, comme le
Ronsard, de la construire.
Attribut de la mondanité, qui en fit l’un de ses hochets favoris, l’album
n’aurait jamais dû, en principe, pénétrer dans l’enceinte des cénacles –
 exceptions faites de ceux qui n’étaient pas hostiles aux usages mondains.
De fait, la majorité des cénacles se passa, semble-t-il, de cet accessoire. Si
l’album amicorum joua cependant un rôle important dans une poignée de
cénacles, c’est que ses utilisateurs le vidèrent de sa substance mondaine, le
détournèrent de sa fonction première. Chez Hugo, où il atteint son
maximum d’efficacité, l’album est à la fois un rite d’intégration et un
instrument de normalisation  : le cénaclier doit passer par les fourches
caudines du Ronsard pour faire partie intégrante du cercle des initiés. Cette
subordination symbolique est toutefois contrebalancée, comme le comprit
Sainte-Beuve, par l’émergence d’une communauté transcendante, dans
laquelle l’individu peut se fondre sans s’annuler, être soi (poète) tout en
étant l’autre (disciple). Segmenté dans la correspondance privée,
l’imaginaire du cénacle devient donc, par le truchement de l’album mis à la
disposition des fidèles, un imaginaire partagé. L’étape suivante consistera à
éprouver cette construction idéale auprès du public, quitte à ce qu’elle
subisse d’irréversibles dégâts.
Épigraphes et dédicaces
Le 1er avril 1899, Louis Forest fait paraître dans la Revue des revues un
article satirique intitulé «  Psychologie des dédicaces littéraires  ». Le
journaliste y brocarde la manie qu’ont les hommes de lettres, au seuil68
d’un livre, d’afficher leur patronage intellectuel ou leur complicité amicale.
Pour Forest, ce procédé est à la fois obscène et inquiétant parce qu’il révèle
au grand jour un lien qui relève de l’intime et parce qu’il révèle l’existence
d’une microsociété mue par la connivence. Cette exaspération en rappelle
une autre, plus ancienne  : en février  1824, Henri de Latouche publiait un
article69 condamnant l’abus des épigraphes chez les romantiques. Comme
Forest, le journaliste du Mercure y voyait l’un des symptômes les plus
alarmants d’une corruption du système par les «  amitiés littéraires70  ».
Leurs attaques paraissent disproportionnées si on les compare à d’autres
pratiques autrement plus voyantes (articles de complaisance, comptes
rendus commandités, annonces rédigées par l’auteur). Elles sont en
revanche justifiées si l’on considère, d’une part, l’ampleur prise par ce
double phénomène, d’autre part, le dévoiement dont ces deux pratiques sont
l’objet en contexte cénaculaire.
La pratique épigraphique, issue du gothic novel, se développe de manière
fulgurante durant la première moitié du xixe  siècle, pour décliner
progressivement dans la seconde. À l’époque romantique, la vogue des
épigraphes est telle que la citation d’un titre n’est pas complète sans elles.
Les Odes et Poésies diverses de Victor Hugo, par exemple, en sont truffées.
Dans certains recueils poétiques (mais le roman n’est pas épargné), chaque
poème est précédé de deux, trois, voire d’une douzaine de citations71  !
L’épigraphe semble revêtir, au début, une fonction décorative  ; mais très
vite, les romantiques découvrent ses autres vertus  : mettre une citation en
épigraphe est un moyen économique de proclamer qu’ils ne sont pas seuls,
qu’ils descendent, comme leurs adversaires, d’une lignée glorieuse, dont ils
sont les derniers rejetons. En édifiant leur propre panthéon littéraire, les
romantiques, par le truchement des épigraphes, apportent la démonstration
qu’ils sont les héritiers d’un courant plongeant ses racines très loin dans le
passé, des Psaumes à Chateaubriand en passant par Dante, Shakespeare,
Ronsard, Chénier, Goethe et Byron72. Les romantiques se dotent ainsi d’un
socle qui leur permet d’apparaître à la fois comme des novateurs et comme
les continuateurs d’une tradition romantique aussi vaste que lointaine, et par
conséquent aussi légitime que la tradition antique. Ce coup de force, s’il fait
grincer quelques dents chez les classiques, qui leur reprochent de faire la
part trop belle à la « littérature étrangère », ne dérange pas ce romantique
convaincu qu’est Latouche. Ce qui le révolte, en revanche, c’est que les
romantiques introduisent en contrebande, à côté d’épigraphes indiscutables,
des épigraphes issues de leur propre rang. «  Les prétentieuses épigraphes,
s’insurge-t-il, qui hérissent chacun des morceaux dont se compose [le
recueil de Gaspard de Pons] sont exclusivement puisées dans le même
cercle  ; elles sont toutes empruntées à des autorités effrontément
vivantes73.  » Pour Latouche, il ne fait aucun doute que cette pratique,
transgressant la règle non écrite de l’épigraphie qui veut que l’on ne mette
en exergue que des écrivains morts ou passés à la postérité, résulte d’une
stratégie concertée. «  Et pourquoi, s’indigne-t-il, ces petits princes de la
poésie n’auraient-ils pas fait cette alliance74 ? »
Il n’est pas certain cependant que les romantiques aient cherché de
manière délibérée, comme le croit le journaliste du Mercure, à se pousser
mutuellement en abusant du pouvoir légitimant des épigraphes. Si celles
empruntées aux écrivains reconnus ressortissent à une stratégie de
légitimation par réappropriation du passé75, celles puisées dans l’orbite du
cénacle nous semblent plutôt l’expression spontanée, sans arrière-pensée
tactique, d’un être-en-groupe76. Ce qui, vu de l’extérieur, apparaît comme
un procédé choquant, est vécu de l’intérieur comme tout à fait naturel : les
hommes de cénacle s’épigraphient mutuellement, moins pour
s’autolégitimer que pour signaler leur appartenance à une autre famille que
celle des génies morts ou consacrés, famille composée d’une pléiade
d’écrivains vivants, habités par une même sensibilité, partageant les mêmes
valeurs, communiant dans les mêmes principes. Ce mode innocent
d’affirmation collective n’est du reste pas propre aux romantiques. À
l’époque symboliste, Villiers de L’Isle-Adam n’hésite pas à citer Verlaine et
Goncourt à côté de Milton et Shakespeare (Tribulat Bonhomet)  ; Adolphe
Retté, dans un recueil paru en 1889 (Cloches en la nuit), met en exergue
Gustave Kahn, Mallarmé, Jules Laforgue et Verlaine. En 1825 comme en
1885, les épigraphes, en milieu cénaculaire, véhiculent donc un message
identique qui sonne comme un avertissement en direction de la critique
harceleuse, hostile à l’innovation, à savoir que l’écrivain de cénacle
bénéficie d’une double escorte : celle que compose en amont une famille de
génies lui servant de caution littéraire  ; celle que constitue en aval une
famille d’amis, lui apportant aide morale, inspiration et soutien
professionnel.
L’usage que font les cénacliers des dédicaces est tout aussi révélateur de
la manière dont ils se représentent leur cénacle. À la différence des
épigraphes, les dédicaces remontent à l’âge classique, mais leur fonction, au
e
xix   siècle, tend à recouper celles des épigraphes, dont elles sont le
complément obligatoire. Roger Chartier a bien montré le caractère à la fois
spécifique et central de la dédicace dans le système régissant le champ
littéraire sous la monarchie absolue. Concentré sur la personne royale, puis
étendu aux aristocrates mécènes, l’acte dédicatoire –  via les dédicaces
proprement dites mais aussi les épîtres dédicatoires ou toute autre marque
d’allégeance  – remplit une fonction primordiale parce que, obéissant à la
logique du don et du contre-don, l’acceptation de l’offrande oblige le
dédicataire à rétribuer le dédicateur, soit en protection de type féodal, soit
en espèces sonnantes et trébuchantes. Les hommages rétribués se doublent
par ailleurs d’une fonction légitimante forte  : en acceptant la dédicace, le
souverain se pose en médiateur, voire en co-créateur de l’œuvre dont il
assume la paternité auctoriale77. À l’ère postrévolutionnaire, la chute du
système du mécénat déplace les manifestations poétiques d’allégeance, sans
toutefois y mettre un terme. Les dédicaces changent de destinataires  : les
pairs succèdent aux princes dans le rôle du protecteur. C’est désormais à
l’Ami, et non au Mécène, que l’écrivain dédie son œuvre.
Jusqu’en 1827, les cénacles se montrent relativement avares en
dédicaces, mais avec la formation du cercle de la rue Notre-Dame-des-
Champs, leur nombre et leur fréquence explosent. Les Poésies de Joseph
Delorme regorgent ainsi de dédicaces, dont la plupart ont pour destinataires
des écrivains à la renommée incertaine, mais qui ont pour point commun de
fréquenter la maison de Hugo  : Alfred de Musset, Antoni Deschamps,
Victor Pavie, David d’Angers, Ferdinand Denis, Paul Foucher, sans oublier
bien sûr Hugo78. La qualité des dédicataires (uniquement des amis) retentit
sur la forme même de l’hommage : au conventionnel et atone « à M. X » se
substitue une formule originale conçue sur le modèle « À mon ami X » dont
la fonction première est de situer le dédicataire dans son rapport privilégié
au dédicateur. Après 1830, la pratique de la dédicace, loin de faiblir, jouit
d’une aussi grande faveur chez les réalistes que chez les Parnassiens, les
naturalistes ou les symbolistes. Max Buchon dédie ses Scènes villageoises
de la Forêt-Noire (1853) «  à [s]on ami Champfleury  »  ; en retour
Champfleury dédie ses Bourgeois de Molinchart (1855) « à Max Buchon ».
Les recueils du Parnasse et du symbolisme fourmillent de dédicaces
affectueuses aux membres du cénacle : aucun Parnassien n’est oublié dans
les Lèvres closes (1867) de Léon Dierx, qui salue tour à tour Banville,
Heredia, Mirbeau, Mendès, Villiers de L’Isle-Adam ou encore Armand
Silvestre. Leconte de Lisle, en vertu de son statut de leader, est couvert
d’hommages rendant grâce à son patronage : « À mon cher maître Leconte
de Lisle », écrit François Coppée en exergue de son Reliquaire (1866) ; « À
mon cher et vénéré maître Leconte de Lisle », inscrit Léon Dierx au fronton
de ses Poèmes et poésies (1863). Les naturalistes assortissent leurs
dédicaces de quelques lignes personnalisées justifiant les motifs de
l’hommage  : celle de Paul Alexis à Goncourt dans Le Besoin d’aimer
(1885) est agrémentée d’un petit laïus sur son «  honnêteté supérieure  » et
son «  dédain de la foule et des compromis de la morale bourgeoise.  »
Huysmans adresse Les Sœurs Vatard (1880) «  À Émile Zola, son fervent
admirateur et dévoué ami  ». La dédicace de Léon Hennique agrafée à La
Dévouée (1878) se signale à notre attention par l’accent mis, non plus sur la
protection du leader ou sur l’amitié du camarade, mais sur la dynamique
cénaculaire elle-même  : «  Aux frères d’armes Henry Céard & J.-K.
Huÿsmans j’offre ce roman naturaliste ».
Ne s’adressant, sauf exception, qu’à une seule personne, camarade ou
leader, les dédicaces n’ouvrent sur une représentation collective du cénacle
qu’à la condition d’être concentrées dans un seul volume. C’est le cas du
Joseph Delorme où l’accumulation des dédicataires produit un effet de
groupe. Limitée par sa dimension (quelques lignes) et par sa vocation
(hommage individuel), la forme dédicatoire, comme la forme épigraphique,
demeure peu propice à l’évocation du cénacle. Il en va autrement si la
dédicace s’inscrit dans le cadre plus vaste d’une préface. Les préfaces à
valeur dédicatoire offrent en effet de nouvelles perspectives au dédicateur,
lequel peut à loisir rendre hommage au cénacle dans son ensemble. Dans le
texte placé en tête des Rhapsodies, Pétrus Borel n’hésite pas à s’adresser
directement à ses camarades, quitte à irriter le lecteur  : «  C’est à vous
surtout, compagnons, écrit-il, que je donne ce livre ! il a été fait parmi vous,
vous pouvez le revendiquer79. » Suit cette liste d’envois :
Il est à toi, Jehan Duseigneur, le statuaire, beau et bon de cœur, fier et
courageux à l’œuvre, pourtant candide comme une fille. Courage  ! ta
place serait belle  : la France pour la première fois aurait un statuaire
français. – À toi, Napoléon Thom, le peintre, air, franchise, poignée de
main soldatesque. Courage ! tu es dans une atmosphère de génie. –  À
toi, bon Gérard  : quand donc les directeurs gabelous de la littérature
laisseront-ils arriver au comité public les œuvres, si bien accueillies de
leurs petits comités. – À toi, Vigneron, qui as ma profonde amitié, toi,
qui prouves au lâche ce que peut la persévérance ; si tu as porté l’auge,
Jameray Duval a été bouvier. –  À toi, Joseph Bouchardy, le graveur,
cœur de salpêtre ! – À toi, Théophile Gautier. – À toi, Alphonse Brot !
– À toi, Augustus Mac-Keat  ! –  À toi, Vabre  ! à toi, Léon  ! à toi,
O’Neddy, etc. ; à vous tous ! que j’aime80.
Comme Pétrus Borel, Albert Glatigny se sert de la préface des
Flèches d’or, dédiées à Leconte de Lisle, pour saluer tous les
habitués du Boulevard des Invalides :
Voici, cher et illustre maître, réunis en un volume ces pauvres
poèmes auxquels vous avez bien voulu vous intéresser. […] En écrivant
ce volume, je n’ai eu d’autre but que de mêler ma voix aux voix des
jeunes gens nouveaux venus, qui ont le culte de la grande Lyre et luttent
vaillamment en faveur de la Muse dédaignée, sans le moins du monde
se soucier des railleries de ces beaux esprits qu’émerveillent un
calembour obscène, tombé des lèvres d’une sauteuse à la mode. J’ai
voulu saluer fraternellement ces jeunes gens qui sont mes camarades et
mes amis, Alphonse Daudet, Georges Lafenestre, Catulle Mendès,
Ernest d’Hervilly, Léon Dierx, et avoir un titre, si faible qu’il fût, qui
me donnât le droit de marcher dans leurs rangs81.
Jadis adressée au mécène, puis au confrère, la dédicace subit un
nouveau détournement – stade ultime de son évolution en régime
cénaculaire – en étant destinée au groupe proprement dit. Ce que
les dédicaces individuelles laissaient deviner en pointillés, les
dédicaces collectives le révèlent au grand jour : confirmation est
apportée que le cénacle est un collectif soudé par des liens affectifs
(« mes amis »), dévoué à un chef (« cher et illustre maître »). S’y
ajoutent des données nouvelles qui complètent l’image lacunaire du
cénacle : suivant la voie tracée par Hugo82, Borel met l’accent sur
la diversité des arts (statuaire, peintre, graveur) ; Glatigny lâche,
quant à lui, trois informations importantes, relatives à la jeunesse
des membres (« jeunes gens »), à leur religion de la poésie (« culte
de la grande lyre ») et à leur esprit combatif (« lutte », « marche »).
Plutôt prudents dans leur utilisation des épigraphes et des dédicaces –
  prudence illustrée par le recours fréquent aux initiales pour masquer
l’identité du dédicataire83 –, les cénacliers ne semblent pas cependant avoir
pris la mesure de leurs effets pervers. Si les discours épigraphique et
dédicatoire ont la vertu d’inclure celui qu’ils visent et, partant, de resserrer
le lien communautaire, ils ont en même temps le défaut d’exclure celui
qu’ils ne concernent pas, en l’occurrence, le lecteur, réduit au rôle de
spectateur. Inoffensives en interne, les salutations mutuelles, dès lors
qu’elles deviennent publiques, donnent prise aux fantasmes d’une critique
soupçonneuse  : l’innocente épigraphe cache un complot  ; la dédicace
amicale trahit des relations de connivence. Ainsi s’explique que les
dédicaces et les épigraphes aient contribué à générer, de manière
concomitante, deux représentations antithétiques du cénacle  : fraternité
amicale d’un côté, conspiration littéraire de l’autre.
La critique de complaisance
Régulièrement accusée de s’adonner à des pratiques douteuses, la figure
du « critique », au xixe siècle, n’attire guère la sympathie. Principal artisan
du charlatanisme pour Scribe, grand promoteur du puffisme selon Stendhal,
adepte cynique de la prostitution littéraire pour Balzac, prince effronté de la
camaraderie aux yeux de Latouche, le journaliste est considéré comme un
agent double, dont les relations de connivence avec l’ensemble des gens de
lettres (éditeurs, auteurs, directeurs de théâtre, gens du monde, directeurs de
revue, académiciens) entament la probité et entachent l’intégrité84. À
l’image du versatile Lucien de Rubempré, capable d’éreinter et d’encenser
le même ouvrage, le critique littéraire navigue à vue entre sincérité et
duplicité. Dans la mesure où l’immense majorité des écrivains n’avaient
d’autre choix pour continuer à vivre de leur plume que de se faire
journalistes, au moins occasionnellement, et de rédiger des critiques
d’œuvres écrites, elles aussi, par des écrivains devenus journalistes par
nécessité, l’endogamie entre la presse, la littérature et l’argent ne pouvait
que s’auto-alimenter tout en entraînant une polémique sans fin sur la
malhonnêteté des pratiques qu’elle engendrait85. Aussi ne doit-on pas
s’étonner que, dans ce contexte de suspicion généralisée entourant la figure
du publiciste, les articles de critique issus des cénacles se soient retrouvés
dans le collimateur des champions de la critique indépendante. L’un d’eux,
Latouche, fustige dès 1829 les articles de complaisance que se distribuent
généreusement les camarades de Hugo. Un demi-siècle plus tard, le patron
du Figaro s’indigne par lettre des articles de complaisance dont Zola
abreuve ses disciples (cela, dit-il, «  dépasse vraiment la mesure86  »). Les
cénacliers ont-ils réellement, dans l’usage qu’ils ont fait du discours
critique, manqué de « dignité dans l’éloge87 », comme l’affirme Latouche ?
L’image d’un cénacle gouverné par «  l’esprit de coterie  », spéculateur et
menteur, est-elle fondée, ou repose-t-elle sur le fantasme, voire sur la
calomnie ?
«  Menteurs  » ou pas, les articles des cénacliers rendant compte des
publications de leurs camarades sont en quantité suffisante pour qu’on
s’enquière de leurs effets sur l’imaginaire cénaculaire. En 1827, le poète des
Odes et Ballades bénéficie du soutien inconditionnel de trois critiques
éclairés, tous membres du cercle de la rue Notre-Dame-des-Champs  :
Nodier (La Quotidienne), Sainte-Beuve (Le Globe) et Victor Pavie (Le
Feuilleton d’Angers). En retour, Hugo paye son écot au Cénacle en
adressant un satisfecit à Émile Deschamps pour ses Études françaises et
étrangères88 et en saluant les innovations de Delacroix, Boulanger et
Devéria89. Les échanges d’amabilités, par comptes rendus interposés, sont
également fréquents dans le groupe du Parnasse : la Philomélia de Mendès
est encensée par Villiers dans la Revue nouvelle (1er  décembre 1863), par
Glatigny dans Le Nouvelliste du Loiret (23  janvier 1864) et par Banville
dans L’Artiste (1er décembre 1864). Leconte de Lisle reçoit les faveurs de
Dierx, de France et de Lafenestre. Les symbolistes, quant à eux, utilisent
leurs «  petites revues  » (La Vogue, les Écrits pour l’art, la Revue
wagnérienne, la Revue indépendante) pour s’encourager mutuellement.
Zola peut compter sur l’appui de ses fidèles lieutenants, Céard, Alexis,
Huysmans et Hennique, et leur consacre en retour des articles. D’une
manière générale, les articles de complaisance, qu’ils soient gracieusement
donnés, discrètement commandités ou poliment sollicités, participent du
fonctionnement naturel du cénacle  : en échange d’un article élogieux sur
Élévation dans L’Avenir, Deschamps réclame de Vigny un article amical sur
Révélation dans la Revue des deux Mondes. Albert Glatigny n’hésite pas à
forcer la main d’Eugène Vermersch pour obtenir un compte rendu
favorable : « aussitôt que Lemerre aura remis ès mains de ta flagornerie le
susdit chef-d’œuvre, […] tu t’empresseras de chanter en mon nom un Te
Deum, faible signe de ta joie, dans tous les journaux ridicules où tu
peines90.  » «  Pouvez-vous, demande encore Moréas à Barrès le
20  septembre 1886, faire une chronique dans le Voltaire à propos de mon
article publié dans le Figaro de Samedi ? C’est de toute utilité pour la cause
commune91 »… L’article de soutien étant perçu comme un tribut naturel à
l’amitié de cénacle, la moindre entorse au principe de solidarité suscite a
contrario des réactions passionnées, le plus souvent disproportionnées  :
« Peu à peu, du silence et de l’indifférence pour moi je vous ai vu passer à
l’éloge, à l’enthousiasme, à l’acclamation pour mes ennemis92 », écrit Hugo
à Nodier, qui l’a pourtant soutenu pendant sept ans. Goncourt digère mal lui
aussi que, parmi les gens de son Grenier, « pas un n’[ait] dépensé pour [lui]
une plumée d’encre93 » pour le soutenir dans la presse.
La réserve, pour ne pas dire plus, dont font preuve maints cénacliers dans
l’exercice obligé de la louange, s’explique par la position équivoque du
critique de cénacle, supposé délivrer un jugement impartial à destination du
public tout en prenant parti pour l’auteur dont il est l’ami, et au-delà pour la
communauté à laquelle il appartient. Pour contourner cette difficulté, les
romantiques, premiers touchés par les soupçons de complaisance, ont
développé une parade en adoptant le principe, formulé par Chateaubriand
en 181994, d’un discours critique attaché non plus aux défauts mais aux
« beautés » de l’œuvre95. Hugo se fera le champion de cette théorie, depuis
la préface de Cromwell jusqu’à William Shakespeare  : «  Admirer. Être
enthousiaste. Il m’a paru que dans notre siècle cet exemple de bêtise était
bon à donner. […] Quant à moi, qui parle ici, j’admire tout comme une
brute96.  » L’idée sous-jacente est d’accorder à la critique un statut aussi
enviable que celui de la poésie ou du drame. Dès 1827, au milieu de vifs
reproches adressés à la critique vétilleuse et haineuse, Hugo annonce
l’avènement d’une « critique franche, savante, une critique du siècle97 » à la
hauteur des enjeux poétiques et artistiques nouveaux, que la préface-
manifeste met en exergue. Renonçant à juger les œuvres à l’aune de règles
préétablies ou à quereller le poète sur sa « fantaisie », le critique rêvé par
Hugo procédera à une interprétation initiée et initiante des œuvres, qui lui
sera d’autant plus aisée qu’il est poète lui-même, ou qu’il a assisté à leur
gestation aux côtés des créateurs. À ses yeux, Sainte-Beuve est celui qui
incarne le mieux ce nouvel âge de la critique admirative et créatrice. Mais
l’intéressé adhérait-il à cette «  critique des beautés  » que le Cénacle, à
travers la voix de son chef, préconisait  ? On peut en douter en lisant ses
Cahiers :
En général, dans cette école dont j’ai été depuis la fin de 1827
jusqu’à juillet 1830, ils n’avaient de jugement personne [sic], ni Hugo,
ni Vigny, ni Nodier, ni les Deschamps ; je fis un peu comme eux durant
ce temps  ; je mis mon jugement dans ma poche et me livrai à la
fantaisie. […] Je m’efforçais cependant, sous forme indirecte (la seule
qui fût admise en ce cercle chatouilleux) d’éclairer, de rectifier la
marche, d’y apporter des enseignements critiques, et dans la manière
dont je présentais mes amis poètes au public, je tâchais de leur insinuer
le vrai sens où ils devaient se prendre eux-mêmes, se diriger pour
assurer à leurs talents le plein succès98.
Malgré l’arrogance de façade envers ceux qui les accusent de
confondre admiration et jugement, la plupart des cénacliers, à
l’image de Sainte-Beuve, ne parviendront jamais à se défaire d’un
certain malaise. Émile Deschamps en 1824 et Catulle Mendès en
1868 ont beau justifier la camaraderie critique, le premier en faisant
amende honorable99, le second en soutenant avec habileté qu’il est
aussi « absurde d’admirer un poète parce qu’il est votre ami, que
coupable de ne pas oser l’admirer, parce qu’il est devenu votre
ami100 », l’embarras subsiste. Quelle frontière tracer entre la
solidarité cénaculaire et la liberté de jugement ? Comment
distinguer même, pour peu qu’on y croie, entre « critique
d’admiration » et « critique de complaisance » ? Autant de
dilemmes qui expliquent, à l’heure où il est le critique attitré de
Hugo, les réticences de Sainte-Beuve à fonder un organe
périodique à l’enseigne du Cénacle : « si nous avions un journal,
l’amitié, le bon goût nous engageraient à louer les ouvrages de
ceux qui partagent nos opinions, sans que nous n’y comprenions
rien101 ». Le problème se pose dans les mêmes termes à la fin du
siècle pour les fondateurs de la revue La Pléiade : doit-on faire, se
demande Ephraïm Mikhaël, « une vraie revue avec de la critique et
des éreintements, ou une sorte de Parnasse102 » ? Quelques jours
plus tard, le rédacteur en chef tranche : il propose de composer une
« rédaction spéciale » pour la critique :
Je trouve qu’il est inutile et assez désagréable pour nous de faire de la
critique. Quand l’un de nous publiera quelque chose, on annoncera
seulement la nouvelle, sans appréciation. Comme nous serons peu
nombreux et que la rédaction sera fixe une réclame deviendrait ridicule.
On s’occupera beaucoup des jeunes. On fera des éreintements, mais
seulement des gens qui en vaudront la peine […] Et pas de reportage
sur la vie privée des gens103.
Solution radicale qui montre que le soupçon de puffisme continue
de planer sur la critique de cénacle, forçant ses adeptes, soit à
adopter, avec force contorsions, une posture défensive, soit à
s’abstenir d’intervenir quand il s’agit d’un camarade104, soit encore
– tel plus tard Adolphe Retté vis-à-vis de Mallarmé – à rompre le
pacte de non agression.
Après 1830, conscients que la critique était un lieu piégé –  la fonction
d’évaluation y étant assujettie à l’obligation d’admiration –, les cénacles ont
eu tendance à «  laisser parler les œuvres  » plutôt que de s’acharner à en
faire l’éloge. Il y avait là une prudence utile pour se prémunir du poncif de
camaraderie ou, du moins, pour le contenir. Il y avait là aussi le signe
qu’une certaine innocence de la solidarité groupale s’était perdue au sein
d’un champ littéraire mieux autorégulé. Les clichés ayant toutefois la vie
dure, quelques cénacliers se sont efforcés de développer d’autres stratégies
de discours pour les combattre. Sainte-Beuve est le premier à frayer cette
voie nouvelle en écrivant en 1831 un « portrait » de Victor Hugo – et non
plus un compte rendu, genre désormais entaché de discrédit – qui offre une
représentation pacifique du Cénacle, à contre-courant de celle de Latouche
qui en faisait une coterie : « Les soirées de cette belle saison des Orientales
se passaient innocemment à aller voir coucher le soleil dans la plaine105 »,
écrit l’ex-critique du romantisme. Suivant le même chemin, Huysmans,
dans un grand article synthétique, s’escrime à casser les «  légendes
absurdes  » qui courent sur Zola. Non, l’homme n’a pas reconstitué une
« camaraderie » à la manière de Hugo ou Borel ; c’est un écrivain tranquille
qui, en bon bourgeois, reçoit « un soir par semaine […] quelques amis ou
quelques élèves […] dans son petit salon106. » Tels qui s’imaginent que les
naturalistes sont une conspiration littéraire, une clique de spéculateurs, en
sont pour leurs frais. «  Sa maison ne s’ouvre que pour des amis
intimes107 », écrit tout aussi sobrement Maupassant, coupant court à toutes
les rumeurs qui font de ses réunions une « banque de vanité », uniquement
soucieuse des intérêts du groupe. Francis Vielé-Griffin s’attache lui aussi à
dégonfler cette baudruche en brossant un tableau idyllique des soirées de la
rue de Rome :
Devant son foyer, parfois bercé par le rocking chair, le plus souvent
debout, Stéphane Mallarmé […] cause ; avec, pour ceux-ci, l’indication
d’une méthode, l’élargissement d’un horizon, les prémices d’un rêve  ;
pour ceux-là, des réparties exquises de malice lente ; pour tous, l’esprit
charmeur des mots et l’affabilité des formules108.
Les cénacles de la seconde moitié du xixe siècle semblent donc
avoir tiré les enseignements de l’imprudence romantique ; en même
temps qu’ils réfrènent leur enthousiasme pour ne pas donner prise à
la satire, ils se servent habilement de la critique pour redresser et
peaufiner l’image du cénacle, endommagée par la querelle de la
camaraderie.
Préfaces et « manifestes »
Parce qu’elle s’adresse en priorité au petit cercle des initiés, la dédicace
irrite sans inquiéter outre mesure : le cénacle s’y donne en spectacle, mais
cette fête qu’il se donne à lui-même paraît plutôt inoffensive. Il n’en va pas
de même de la préface et de tous les discours à visée manifestaire109
(prospectus de revue littéraire, manifestes et quasi-manifestes) qui, tout au
long du xixe  siècle, ébranlent le monde des lettres. Les réactions souvent
vives suscitées par ces textes –  de la préface de Cromwell au « manifeste
littéraire110  » du symbolisme, en passant par le prospectus de Courbet  –
doivent-elles être mises au seul compte des idées « révolutionnaires » qu’y
avancent les auteurs ? Rien de moins sûr. Avant d’être porteurs de contenu,
la préface et le manifeste font signe  : elles signalent qu’une nébuleuse
groupale s’est formée, qui menace de s’étendre.
L’âge des cénacles coïncide avec un nouvel âge de la préface. Cantonné
jusqu’alors à une simple fonction de distraction ou de moralisation, le
discours préfaciel s’impose peu à peu comme un lieu paradigmatique
d’autolégitimation où l’auteur s’autorise tout à la fois une réécriture de
l’histoire littéraire, une remise en question de la critique et une vision
prophétique de l’art et de la littérature. De là s’explique, en première
analyse, le scandale qu’il suscite : en « s’adressant au lecteur par-dessus et
contre la critique111  », le préfacier dépossède cette dernière de ses
prérogatives, s’en faisant du même coup une ennemie. Mais ce court-
circuitage du système ne fait pas s’affronter seulement un auteur arrogant –
  détenteur exclusif de la vérité de son œuvre, voire de la Vérité littéraire
tout court  – et un critique incompétent  ; il place en vis-à-vis deux
configurations collectives, représentées d’un côté par un groupe d’élite (en
devenir, ou réalisé), de l’autre par un corps «  légitime  » composé de
professeurs, d’académiciens, de critiques et d’experts en tout genre. Or, ce
qui gêne ces conservateurs de l’ordre littéraire, dont les principes sont
rejetés en bloc, tient essentiellement dans le fait que, dans le discours
manifestaire, s’affirme une force d’opposition massive, dont l’auteur affiché
n’est que le « représentant ». Cette présence groupale, embusquée derrière
le préfacier, se marque de différentes manières.
La première, analogue dans son mécanisme au discours épigraphique et
dédicatoire, consiste à émailler le texte de noms ou de citations d’écrivains
supposés appartenir au mouvement naissant dont l’auteur se fait le porte-
parole. De glorieux devanciers sont ainsi appelés à la barre pour justifier le
renouveau annoncé  : les préfaces romantiques se reconnaissent en André
Chénier112 et au-delà en Ronsard (Sainte-Beuve) ou en Shakespeare
(Hugo) ; les naturalistes plongent leurs racines dans l’œuvre de Balzac ; les
symbolistes dans celle de Baudelaire. À cette famille d’esprit, large et
intemporelle, est associé, pour assurer le continuum entre l’ancienne et la
nouvelle génération, le clan des camarades qui adhèrent au nouveau
magistère : « J’ai trouvé, écrit Zola, la formule naturaliste au dix-huitième
siècle  ; même, si l’on veut, elle part des premiers jours du monde. Je l’ai
trouvée magnifiquement appliquée, dans notre littérature nationale, par
Stendhal et Balzac ; j’ai dit que notre roman actuel continuait les œuvres de
ces maîtres, et j’ai cité, au premier rang, MM. Gustave Flaubert, Edmond et
Jules de Goncourt, Alphonse Daudet113. » Moréas use du même procédé :
Il a été dit au commencement de cet article que les évolutions d’art
offrent un caractère cyclique extrêmement compliqué de divergences  :
ainsi, pour suivre l’exacte filiation de la nouvelle école, il faudrait
remonter jusqu’à certains poèmes d’Alfred de Vigny, jusques à
Shakespeare, jusqu’aux mystiques, plus loin encore. Ces questions
demanderaient un volume de commentaires  ; disons donc que Charles
Baudelaire doit être considéré comme le véritable précurseur du
mouvement actuel ; M. Stéphane Mallarmé le lotit du sens du mystère
et de l’ineffable  ; M.  Paul Verlaine brisa en son honneur les cruelles
entraves du vers que les doigts prestigieux de M. Théodore de Banville
avaient assoupli auparavant. Cependant le Suprême enchantement n’est
pas encore consommé  : un labeur opiniâtre et jaloux sollicite les
nouveaux venus114.
Les leaders charismatiques, mentionnés tantôt sous une forme
codée115, tantôt à visage découvert116, arrivent en bonne place ;
mais les autres alliés ne sont pas oubliés pour autant. Sainte-Beuve,
dans la troisième partie de son Joseph Delorme, plonge son lecteur
dans un déluge de citations d’où émergent Hugo, Deschamps,
Foucher, Vigny, Soumet, autrement dit : tout le cénacle. Dans ses
Études françaises et étrangères, Émile Deschamps déclenche une
avalanche de noms, chaque édition postérieure à 1828 en ajoutant
de nouveaux. On lit par exemple, en 1828 : « Aussi M. Victor Hugo
s’est-il révélé dans l’Ode, M. de Lamartine dans l’Élégie, et
M. Alfred de Vigny dans le Poème117. » Mais sur son exemplaire
personnel, où sont consignées des corrections, Deschamps ajoute
en palimpseste, avant de biffer tout le passage : « Quand cette
préface parut en 1828, nous n’avions pas encore les œuvres de
Lefèvre, Musset, Saint-Félix, Barbier, Brizeux et de mon frère
Antoni118. » Zola insère dans Le Roman expérimental des critiques
laudatives de Hennique, Huysmans, Alexis et Goncourt ; René Ghil
cite dans le Traité du verbe, parmi les membres de la nouvelle
école symboliste, Jean Moréas, Charles Vignier, Jules Laforgue,
Verlaine, Gustave Kahn ou encore Théodore de Wyzewa. Discours
d’escorte, la préface l’est donc à double titre en ce sens que l’œuvre
de création (recueil, roman ou drame) à laquelle elle sert de socle, y
est soutenue à la fois par les principes avancés et par les hommes
cités qui partagent ces principes.
La deuxième marque est la conséquence, au plan de l’énonciation, du
dénombrement des membres. Le discours manifestaire «  a toujours pour
énonciateur un groupe de signataires119  ». Rédigés à la première personne
du singulier, les préfaces et les manifestes sont pensés à la première
personne du pluriel120. Ce «  nous  » est implicite mais il lui arrive
d’affleurer à la surface du texte. Il claque dans le titre que donne Guiraud à
son article-manifeste publié dans La Muse française : « Nos doctrines121 ».
René Ghil l’exhibe soixante-dix ans plus tard dans La Décadence en
intitulant le texte qu’il publie  : «  Notre école122  ». Les naturalistes
l’emploient sans complexe dans la préface aux Soirées de Médan : « Notre
souci a été d’affirmer publiquement nos véritables amitiés et, en même
temps, nos tendances littéraires123. » Le nous manifestaire est d’autant plus
menaçant que ses frontières sont indécises. Qui renferme-t-il exactement ?
Le cas ne fait pas problème dans Les Soirées de Médan, les noms des
protagonistes étant connus, mais, en règle générale, la première personne
embrasse indistinctement les génies du passé, les alliés du présent (dont on
lâche quelques noms en gage d’authenticité) et –  surtout  – les membres
futurs, disciples potentiels séduits à leur tour par la cause défendue. Car si
le manifeste est « un acte de parole […] par lequel un groupe, via la voix de
son leader, atteste sa naissance officielle, se nomme et se dénombre124 », il
est en même temps un acte de recrutement par lequel l’auteur, seul ou
escorté de quelques rares disciples, cherche à faire advenir, par un usage
performatif du langage, un collectif à l’état virtuel ou dans le meilleur des
cas à l’état naissant. Ainsi de la préface de Leconte de Lisle, dont le
cénacle, en 1852, n’est pas encore constitué  ; ou encore de celle de Zola,
qui, en 1867, excipe de l’existence – tout à fait chimérique à cette époque –
d’un «  groupe d’écrivains naturalistes auquel [il a] l’honneur
d’appartenir125 ». Mais qu’elle atteste de la formation d’un groupe plus ou
moins organisé, ou anticipe sa réalisation prochaine, la préface-manifeste
produit, au final, le même effet sur l’imaginaire : elle agite dans l’esprit des
lecteurs le spectre d’une armée en marche. En témoigne ce passage de la
préface de Maxime Du Camp, filant la métaphore militaire :
Ah ! J’ai fait quelquefois un beau rêve ! J’ai rêvé l’union des gens de
lettres  ; j’ai rêvé qu’oubliant de vieilles dissidences, de sots
malentendus et de puériles dissensions, ils s’assembleraient un jour
sous le même drapeau, dans ce double et magnifique but d’agrandir
l’esprit humain et de combattre l’Erreur. Quelles fanfares de bataille  !
Quels chants de victoire  ! Quelle armée  ! La voyez-vous d’ici,
remplissant la plaine et déployant hardiment ses pennons glorieux ! En
tête, le poète, celui que Dieu a baisé au front, l’élu  ! Puis vient
l’infanterie des romanciers, sans cesse en rapport avec le corps
d’artillerie, les historiens, chargés de distribuer ses inépuisables
munitions de faits, d’analogies, d’exemples et de préceptes. Derrière, en
bel ordre, s’avance la grosse cavalerie des dramaturges, armés de toutes
pièces ; tragiques et comiques confondent leurs rangs et marchent aux
sons des mêmes trompettes. Sur les flancs, la cavalerie irrégulière des
journalistes, des vaudevillistes, harnachés à la légère et toujours prêts
aux escarmouches impromptues. Puis, de ci de là, les volontaires, les
enfants perdus, comme vous, comme moi, un peu indisciplinés peut-
être, mais aimant le drapeau jusqu’à mourir pour lui126.
Du Camp prend ses rêves pour la réalité (son armée ne dépassera
jamais deux ou trois hommes). Il n’empêche, cette préface de 1855,
par sa tonalité belliqueuse, rappelle celle de Hugo, dont la
publication en 1827 avait bel et bien donné naissance à un bataillon
et débouché sur une victoire.
Encore, pour produire son plein effet, l’image de la multitude doit-elle
être associée à l’idée d’une cause qui porte cette multitude et l’incite à se
sacrifier pour elle. Telle est la fonction remplie par la dénomination, qui
confère au groupe une dimension militante, au sens non plus seulement
militaire, mais religieux. Pourvue d’un étendard visible qui résume et
allégorise son engagement, l’armée d’écrivains devient, dans l’esprit du
lecteur, une « chevalerie de la foi ». Guidés par l’exemple des triomphateurs
de 1830, Courbet brandit le mot de « Réalisme », Du Camp hisse le drapeau
du « Modernisme », Zola met son groupe à l’enseigne du « Naturalisme »,
Ghil et Moréas se disputent l’étiquette du « Symbolisme ».
Il s’en faut de beaucoup que les cénacles du xixe siècle aient recouru à la
dénomination collective dans leurs écrits manifestaires. Beaucoup d’entre
eux, on l’a rappelé, se sont montrés au contraire hostiles, à tout le moins,
réticents à l’idée de baptiser eux-mêmes leur collectif, à plus forte raison,
de se laisser immatriculer par la critique. Hugo évite avec soin de se
réclamer du « romantisme » dans la préface de Cromwell (il mettra fin à ses
atermoiements dans sa préface aux œuvres de Charles Dovalle en 1829) ;
Émile Deschamps rejette le terme : « il n’y a réellement pas de romantisme,
mais bien une littérature du dix-neuvième siècle127  ». Déplorant que «  le
réalisme [vienne] se joindre aux nombreuses religions en isme qu’on
pouvait voir apparaître tous les jours, affichées sur les murs, acclamées dans
les clubs, adorées dans de petits temples et servies par quelques fidèles128 »,
Champfleury admet avoir « prononcé quelquefois » ce mot « de transition »
pour en faire une « machine de guerre », mais seulement « dans un moment
d’emportement129  ». Les amis de Leconte de Lisle dénient l’appellation
d’« Impassibles » qu’on leur jette à la figure et se résignent à prendre celle
de «  Parnassiens  ». Edmond de Goncourt prononce du bout des lèvres le
mot de réalisme – « pour user, dit-il, du mot bête, du mot drapeau » – lui
préférant une voie moins étroite vers la «  réalité poétique130  ». Mallarmé
s’oppose au label «  symboliste  » que certains disciples zélés veulent lui
accoler.
Cette résistance à la labellisation peut paraître paradoxale : n’est-elle pas
le moyen le plus efficace de capter l’attention du public, de lui annoncer
l’émergence d’une force littéraire nouvelle ? Ne faut-il pas, nécessairement,
comme le soutient Zola rompu aux méthodes publicitaires, un «  baptême
aux choses pour que le public les croie neuves131  »  ? Reste que, si une
bannière présente de réels avantages, elle présente aussi de sérieux
inconvénients en ce sens qu’elle réifie le groupe, en fait une école.
Comment faire entendre à la critique, encline à la classification, qu’une
communauté d’écrivains partage les mêmes principes tout en laissant
chacun libre de frayer sa voie  ; comment faire passer, auprès du public,
l’idée d’un cadre esthétique général sans que ce cadre apparaisse comme un
carcan ? Tel est le défi lancé à tout auteur de préface ou de manifeste. Si le
«  mot drapeau  » est l’objet d’une dénégation embarrassée de la part des
cénacliers, c’est qu’il magnifie le cénacle tout en l’atrophiant  ; qu’il
valorise ses membres tout en les infantilisant. S’accusant d’avoir trop
poussé à l’idée d’école dans ses Pensées de Joseph Delorme, Sainte-Beuve
fait amende honorable dans les éditions ultérieures : « Ce mot d’école et de
disciples qui revient souvent, parce qu’il simplifie le langage, n’implique
aucune idée d’imitation servile  ; il exprime seulement une certaine
communauté de principes et de vues sur l’art132. » Même revirement de la
part de Champfleury qui, séduit un temps par la doctrine du réalisme, en
vient à rejeter tout ce qui présente de près ou de loin un aspect doctrinal :
«  Je n’aime pas les écoles, je n’aime pas les drapeaux, je n’aime pas les
systèmes, je n’aime pas les dogmes  ; il m’est impossible de me parquer
dans la petite église du réalisme, dussé-je en être le dieu133.  » Exploité
jusqu’à la corde par Zola, le mot «  naturalisme  » finit par se retourner
contre son inventeur, obligeant ce dernier à d’incessantes mises au point :
«  On fait de moi une caricature grotesque, en me présentant comme un
pontife, comme un chef d’école. Nous n’avons pas de religion, donc
personne n’est pontife chez nous. Quant à notre école, elle est trop large
pour que l’on obéisse à un chef134 ». Et dans Le Roman expérimental :
C’est pourquoi j’ai dit tant de fois que le naturalisme n’était pas une
école, que par exemple il ne s’incarnait pas dans le génie d’un homme
ni dans le coup de folie d’un groupe, comme le romantisme, qu’il
consistait simplement dans l’application de la méthode expérimentale à
l’étude de la nature et de l’homme. […] Donc, dans le naturalisme, il ne
saurait y avoir ni de novateurs ni de chefs d’école. Il y a simplement des
travailleurs plus puissants les uns que les autres135.
Avec le discours préfaciel et manifestaire, le cénacle se trouve donc
engagé, presque malgré lui, dans une lutte qui a moins lieu sur le terrain des
idées que sur celui des représentations. Se superpose à l’image du cénacle
connivent –  générée par les épigraphes et les dédicaces – celle du cénacle
professoral, née de la confusion opérée par la critique entre communauté
d’esprits et soumission doctrinale. Les cénacles n’auront de cesse, tout au
long du siècle, de lutter contre ce stéréotype qui dégrade leur image, sans
jamais parvenir tout à fait à la redresser. En 1891, l’amalgame entre cénacle
et école –  aggravé par la revendication tapageuse, chez certains chefs de
secte, d’un « label » collectif – s’est à ce point installé dans l’opinion que
tous les participants de l’Enquête sur l’évolution littéraire se fendent d’un
couplet contre les écoles  : «  J’abomine les écoles et tout ce qui y
ressemble ; je répugne à tout ce qui est professoral appliqué à la littérature
qui, elle, au contraire, est tout à fait individuelle136.  » Cette violence,
inhabituelle chez Mallarmé, traduit l’exaspération d’un homme devant les
ravages produits par le discours manifestaire qui, s’il permet au cénacle de
sortir de l’anonymat, rétrécit celui-ci aux dimensions d’une école et, plus
largement, restreint l’exercice singulier de la littérature à une pratique
groupale de type scolaire.

Sans prononcer le mot «  cénacle  », le discours cénaculaire en dévoile


plusieurs éléments d’architecture. Cette architecture s’érige d’abord en
interne : à travers la pratique épistolaire et le rite des albums, les cénacliers
se forgent pour leur propre usage une image rassurante du groupe, placée
sous le signe de l’admiration pour le maître et de l’amitié pour les
« camarades ». Mais elle s’érige aussi bien en dehors de la sphère privée :
les épigraphes, les dédicaces, les articles de complaisance, les préfaces et
autres manifestes font émerger dans l’espace public des topiques qui vont
participer à la constitution de l’imaginaire du cénacle  : culte du chef,
organisation hiérarchique, soutien mutuel, esprit de connivence, tendance
au prosélytisme, posture militante, revendication d’une doctrine. Pour ceux
qui en sont, la tentation est grande d’aller plus loin et de lever un coin du
voile sur les fêtes clandestines du cénacle. Pour les autres, non admis dans
le sérail, la tentation est tout aussi vive d’en abîmer l’image en le
caricaturant. En 1829, Sainte-Beuve et Latouche lèvent pour la première
fois l’interdit implicite qui pesait sur la représentation du cénacle, le
premier en vue de le grandir, le second en vue de l’avilir. Avec eux, l’objet
cénaculaire sort de l’invisibilité relative qui avait été la sienne jusqu’à
présent. À leur suite, innombrables seront ceux qui –  partisans ou
opposants, écrivains ou journalistes  –, s’efforceront, chacun selon leurs
convictions, de donner à cette confraternité artistique et littéraire un visage
identifiable, qui en écrivant un éloge en vers, qui un roman à clés, qui un
article de revue, qui une satire, qui un livre de souvenirs.
La poésie cénaculaire
Le genre de la poésie cénaculaire, inauguré par Sainte-Beuve en 1829
avec «  Le Cénacle  », constitue sans doute le point culminant de cette
figuration du collectif. Le romantisme y réactive tout en se l’appropriant
une pratique ancienne  : celle des poésies «  fugitives  » produites à
destination du salon mondain et lues en son sein au xviiie siècle137. Comme
ces dernières, les poésies cénaculaires ne se conçoivent pas sans la présence
d’un destinataire désigné, en quoi elles ressortissent au genre, plus étendu,
de la «  poésie de circonstance  », qui inscrit le discours poétique dans un
espace circonscrit à son moment, voire à son lieu d’énonciation. Elles
s’apparentent en cela aux poèmes dédicacés à l’ami ou au camarade
(déposés dans un album, puis imprimés dans un livre), mais s’en
différencient par leur destinataire, non plus individuel, mais collectif. La
profonde originalité des poèmes cénaculaires, c’est que la célébration
mutuelle –  disséminée jusqu’alors  – y est présentée sous la forme d’une
synthèse incluant l’ensemble des membres : chaque hommage individuel est
subsumé sous l’hommage collectif. Plus qu’une simple addition
d’hommages adressés aux individus qui composent le cercle, la poésie
cénaculaire – en témoigne la strophe citée ci-dessous – est une célébration
de la communauté elle-même, en tant que force supérieure et instance
transcendante :

Quelques disciples saints, les soirs, dans le cénacle


Se rassemblaient, et là parlaient du grand miracle,
À genoux, peu nombreux,
Mais unis, mais croyants, mais forts d’une foi d’ange ;
Car, des langues de feu voltigeaient, chose étrange !
Et se posaient sur eux.

Comme les discours analysés précédemment (lettre, préface, article), les


poésies cénaculaires procèdent au recensement des poètes qui ont composé
l’espace de sociabilité que fréquente le poète locuteur. Cette pratique joue
sur le mécanisme connu de l’apport mutuel de consécration  : «  j’ai été le
compagnon de X  », «  Y m’a compté parmi ses amis  », etc. Suivant le
modèle des épigraphes empruntées aux amis ou aux inspirateurs, cette
forme de recensement poétique relève d’une stratégie hypertextuelle où
chaque nom cité renvoie au degré de consécration attaché à celui qui est
nommé, à sa glorieuse bibliographie et à ses distinctions honorifiques.
«  L’entresol du Parnasse  » de Gabriel Marc, écrit en 1870, nous présente
ainsi, sans ordre apparent, le cénacle parnassien au grand complet en
égrenant les noms fameux et moins fameux qui le composent : après avoir
évoqué successivement, dans les six premiers triolets, les figures de
Lemerre, Mérat, Valade, Dierx, d’Hervilly, Renaud, Coppée, Glatigny,
Sully Prudhomme, Cazalis, Lafenestre, Theuriet, Mendès et des Essarts, le
poète réunit dans une strophe unique quatre jeunes Parnassiens (France,
Racot, Ricard et Aicard), pour finir sur l’évocation des trois maîtres  :
Heredia, Leconte de Lisle et Banville.

Voyez France, Racot, Ricard


Lisant Rabelais sans glossaire.
Près d’eux se tient le jeune Aicard.
Voyez France, Racot, Ricard.
[…]
Tout tremble : c’est Hérédia [sic]
À la voix farouche et vibrante
[…]
À ces innocents jeux d’esprit
Pardonnez, Leconte de Lisle
Je vois Banville qui sourit
À ces innocents jeux d’esprit138.

Truffé de noms propres (vingt et un au total), le poème de Gabriel


Marc vise, par le procédé de l’accumulation, à créer un effet de
nombre et, au-delà, à apporter la démonstration que les « jeunes
porteurs de lyre » du Parnasse, plus qu’une collection abstraite de
noms rassemblés dans un recueil, forment une constellation bien
réelle d’individus, un cénacle concret, appuyé sur une sociabilité
régulière et unis par des liens de fraternité et d’amitié.
Le recensement n’est pas aussi exhaustif chez Antoine Fontaney dans son
évocation des soirées de l’Arsenal en 1830  : seules les individualités
prépondérantes (dans l’ordre d’arrivée  : Lamartine, Sainte-Beuve, Hugo,
Tastu, Émile Deschamps, Vigny et Nodier) sont citées, la nomination
s’accompagnant toujours d’un trait caractéristique de l’œuvre ou de la
personnalité du nommé :

On voit rassemblés à vos fêtes


Les fils de la lyre et des arts.
[…]
C’était ce cygne, hélas ! chantant son agonie,
Delorme, que la mort entre nos bras frappa ;
Puis, versant à grands flots sa fougueuse harmonie,
Victor Hugo par son génie
Emporté comme Mazeppa,
 
Tastu, se dérobant au parfum des louanges,
Et voilant de son luth la pudeur de ses traits ;
Deschamps, vif éclaireur de nos jeunes phalanges ;
De Vigny, le frère des anges,
Dont il a trahi les secrets139.

L’effet d’accumulation se double ici d’une stratégie de légitimation


par la sélection. Le lecteur déduit de la gloire associée aux noms
cités l’importance historique du cénacle : c’est parce que ces noms
célèbres ont été réunis que la réunion compte. Avec Fontaney, n’est
pris en considération que le sommet de la pyramide, mais la base se
déduit du sommet. Chaque homme en tire dix autres derrière lui :
amis, confrères, disciples. Derrière Hugo se profilent Gautier et les
Jeunes-France, derrière Vigny se dressent les figures de Barbier,
Musset et Brizeux. En somme, la sélection glorifie le collectif par
procuration. Une troisième forme de recensement consiste à citer le
camarade en usant de codes. Dans « Pandæmonium » de Philothée
O’Neddy, l’anagramme ou le pseudonyme brouillent les pistes à
dessein : Reblo désigne Pétrus Borel ; Don José, Joseph
Bouchardy140. L’hommage est d’autant plus appuyé que l’allusion
paraît opaque aux non-initiés. Seul le camarade, objet et
destinataire privilégié de la poésie, peut pénétrer dans les arcanes
de l’affublement des noms. Le sentiment d’appartenance et
d’intimité, au sein de la communauté cénaculaire, s’en trouve
renforcé.
Autre trait typique des poésies cénaculaires : l’humilité – non exempte de
pose  – qu’y affiche l’auteur. Se rangeant d’office dans la «  classe
moyenne » du cénacle, le poète panégyriste souligne avec force l’écart qui
le sépare de ces « grands hommes » qu’il célèbre dans son poème. Chacun
d’eux consacre plusieurs vers à se désoler de l’obscurité qui l’entoure, soit
qu’il n’ait pas encore atteint la gloire, soit qu’elle l’ait oublié. S’étant placé
en fin de liste (après Hugo, Vigny, Guttinguer, Antoni Deschamps, Émile
Deschamps et Louis Boulanger), Sainte-Beuve se désigne comme  : «  Le
dernier, le plus humble en ces banquets sublimes141 »  ; Émile Deschamps
envie, parce qu’il ne les «  possède  » point, ces «  dons du ciel142  » qu’il
révère chez ses camarades. Humilité de façade ou désolation réelle  ?
Sentiment d’infériorité ou coquetterie poétique  ? Quoi qu’il en soit, le
procédé d’autodénigrement a pour effet de magnifier le cénacle en le
présentant comme un espace utopique abolissant les différences de talent et
de consécration entre ses membres – les plus « humbles » côtoyant les plus
« grands » sans « amère jalousie ».
Les poésies mobilisent enfin des réseaux métaphoriques qui offrent un
écho fidèle de l’intensité cohésive du groupe. Le terme même de
« cénacle », qui donne son titre au poème de Sainte-Beuve, est emprunté au
vocabulaire biblique, manière d’offrir une appellation neuve à un
phénomène que l’on veut original, et, corollairement, de peser sur ce
phénomène pour qu’il se rende digne de son nom. L’auteur de Joseph
Delorme convoque certains de ses compagnons d’armes pour former avec
lui, sous l’égide de Victor Hugo, un cénacle supposé tenir pour le champ
littéraire postrévolutionnaire le rôle qu’a tenu l’assemblée des apôtres pour
la chrétienté. Le terme de cénacle y est directement opposable au siècle
mécréant, c’est-à-dire à tout ce qui compose le monde extérieur à la réunion
intime. Les deux premières strophes, formant l’incipit, annoncent un poème
à thématique christique, bâti sur un puissant manichéisme  : d’un côté,
l’horreur du massacre des nouveau-nés ordonné par le pouvoir («  l’impur
crachat du lâche » contre « les plus nobles fronts »), de l’autre, la sainteté
de la réunion autour du Sauveur, avec mention de tous les mots-clés
(«  disciples  », «  unis  », «  croyants  »). Sainte-Beuve ramène ensuite le
propos à l’ère moderne en développant l’analogie avec la secte chrétienne.
Le poète est «  saint, apôtre du mystère  », il délivre une parole que les
«  moqueurs barbares  » n’entendent pas, qui ne peut être reçue qu’entre
récipiendaires. On retrouve là des thèmes que la poésie romantique, celle de
Vigny en particulier, développera à l’envi. Sauf qu’ici, les poètes rejetés par
le philistin ne sont plus confinés dans l’isolement de leur génie. Unis dans
la communauté idéale, marchant en rangs serrés derrière le labarum de leur
prophète, les poètes romantiques sont persuadés qu’ils feront s’écrouler les
tours vacillantes de la Jéricho littéraire  ! Cette phalange apostolique est
d’autant plus sûre de son triomphe qu’elle a son messie en la personne de
Hugo, poète rédempteur, dont le luth «  nous entraîne, nous rallie et nous
guide ».
De manière un peu inattendue, Antoine Fontaney opte pour la métaphore
militaire pour peindre le paisible Arsenal de Nodier, métaphore qui, on le
sait, sera sans cesse reprise au cours du siècle, notamment dans l’Histoire
du romantisme de Théophile Gautier : l’image de la « cour de peintres et de
poètes  », aux résonances mondaines, est battue en brèche par celle,
ouvertement guerrière, des «  jeunes phalanges  » conduites par
«  l’éclaireur  » Deschamps. Ces mots détonnent par rapport à l’accent
général de la pièce, faite de dévotion tendre envers Désirée Nodier et sa
fille Marie. Est-ce une leçon apprise ou une soumission au sociolecte en
vigueur  ? La question ne se pose pas pour «  Pandæmonium143  » de
Philothée O’Neddy. Le Petit Cénacle marche dans les pas du Grand jusque
dans sa manière de s’autocélébrer en vers. Ce long poème (290 vers), qui
ouvre Feu et flamme, peut se lire comme une réécriture flamboyante,
sulfureuse et inversée du « Cénacle » de Sainte-Beuve. L’expression de la
cohésion n’y est pas moins puissante que chez l’auteur du Delorme, mais la
parole prophétique y cède le pas à l’invocation démoniaque144.

Vingt jeunes hommes, tous artistes dans le cœur,


La pipe ou le cigare aux lèvres, l’œil moqueur,
Le temporal orné du bonnet de Phrygie,
En barbe Jeune-France, en costume d’orgie,
Sont pachalesquement jetés sur un amas
De coussins dont maint siècle a troué le damas.
[…]
Enfin, c’était du siècle un fidèle reflet,
Un pandæmonium bien riche et bien complet145 !…

En dépit de leurs différences146, les poèmes cénaculaires abondent


en traits textuels communs : surinvestissement métaphorique,
autodénigrement, recensement à visée légitimante. Ils poussent à
leur point ultime une logique perceptible à travers toute la
littérature de cénacle, qui consiste à citer, à reproduire, voire à
poétiser – en le plaçant à la rime ou en usant de l’antonomase – le
nom d’auteur. Le nom propre, « matériau formel autant que signe
identitaire147 », prolifère à la grande indignation des contemporains
– souvenons-nous de Stendhal exprimant son regret à Sainte-
Beuve : « pourquoi des noms ? Cela a l’air d’une prônerie, d’un
puff148 ». Or la question du nom d’auteur, « système sémiologique
majoré » selon l’expression de Roland Barthes149, est cruciale dans
une société du spectacle et du simulacre où le nom est devenu une
marchandise, un produit à faire fructifier et à protéger de la
contrefaçon. Signer, c’est exister dans le champ littéraire ; nommer,
c’est se placer et placer l’autre dans un « espace social d’inscription
et de circulation des textes150 ». Mais les poésies cénaculaires ne se
bornent pas à recenser les membres du clan. Elles expriment de
manière explicite quels liens spéciaux unissent les affiliés. Le
corpus cénaculaire est certes très modeste – surtout si on écarte les
pièces rétrospectives pourvues d’enjeux différents – mais son
pouvoir sur l’imaginaire est considérable. Avec elles, tous les
éléments jusqu’alors épars du puzzle se trouvent réunis, offrant
pour la première fois une vision presque complète du cénacle, avec
ses multiples facettes : solidarité (« se donner la main », « prêts à
jouer nos têtes l’un pour l’autre »), complicité (« sa gloire sans
rayons se fait aimable et douce et rit à tous les yeux », « Ricot rit »
et « Banville sourit »), fraternité (« les fils de la lyre et des arts »,
« fraternité des arts », « cénacle fraternel »), religiosité (« forts
d’une foi d’ange », « profond sanctuaire », « chercheurs d’astres et
d’infinis »), combativité (« des cœurs prompts à s’armer », « les
nouveaux étendards », « les foules envieuses tomberont à
genoux »), orgueil démesuré (« À nous qui n’adorons rien que la
trinité / De l’amour, de la gloire et de la liberté !… », « Le siècle
est à nous151 »). Le cénacle s’exposant en pleine lumière, il était
prévisible qu’il provoquât des réactions passionnées. La plupart des
satires du cénacle prennent pour base d’inspiration et utilisent pour
pièce à conviction ce discours où la naïveté le dispute à une
certaine obscénité de l’amitié.
Satires du cénacle
Les dénonciations des effets néfastes des regroupements littéraires,
artistiques ou intellectuels ne sont pas propres au xixe siècle. Leur histoire
plonge ses racines aussi loin que l’institution de la littérature elle-même. À
l’âge classique, époque où les insignes de légitimité étaient distribués par
les salons et les académies, l’idée que le compagnonnage des hommes de
lettres produit un gauchissement de l’esprit critique avait trouvé des
réceptacles de choix dans La Comédie des Académistes de Saint-Évremond
(1638) et dans Les Femmes savantes de Molière (1670). Le siècle des
Lumières, réputé peu littéraire, n’a pas été en reste  : philosophes et
antiphilosophes, encyclopédistes et littérateurs se sont jetés à la tête
anathèmes et révélations de connivence dans une chaîne ininterrompue de
pamphlets rimés et de comédies acerbes. Citons parmi les moins oubliés :
Les Philosophes de Palissot (1760), Le Cercle, ou La soirée à la mode de
Poinsinet (1764), Le Carnaval des auteurs de Gilbert (1773), Le Bureau
d’esprit de Rutlidge (1776) et Merlin bel-esprit de Dorat (1780). La
naissance des cénacles au xixe  siècle redonne vigueur à ce type de
controverse, apparemment constitutive du champ littéraire. La période
romantique, la plus féconde en la matière, au point qu’on a pu parler de
querelle de la camaraderie littéraire, voit circuler des dizaines d’opuscules
(pamphlets, satires rimées ou non, manuels de stratégie ironiques) fondés
sur le même a priori  : dans un monde littéraire corrompu où le mérite
s’achète plus qu’il ne se gagne, les regroupements seraient de hauts lieux
d’usurpation de prestige.
Parce qu’il fait du cénacle hugolien l’incarnation du déclin moral et de la
perversion du libre jeu de la concurrence des idées et des talents, parce qu’il
mobilise en outre un réseau luxueux de métaphores régulièrement reprises
par la suite, l’article d’Henri de Latouche, « De la camaraderie littéraire »,
publié dans la Revue de Paris d’octobre  1829, mérite à bon droit d’être
considéré comme le texte fondateur de la critique anti-cénaculaire. Le
groupe romantique est loin d’être le seul à avoir subi ce type d’attaque.
Toutes les « écoles » du xixe siècle ont été accusées de comploter contre les
institutions littéraires et de se fabriquer des gloires sur mesure. C’est dire
qu’il ne saurait être question ici de traiter de manière exhaustive le corpus
des discours anti-cénaculaires au xixe siècle, et cela d’autant moins que la
loi du genre est celle de la redondance. Une sélection d’une dizaine
d’articles couvrant le siècle suffira à faire émerger les grandes topiques de
ce discours.
Les auteurs de ces articles –  écrivains, poètes, journalistes,
académiciens  – appartiennent au microcosme littéraire. Certains sont
connus, tels Sainte-Beuve, Murger, Vallès et Zola ; les autres oubliés, tels
Latouche, Planche, Pelletier ou Retté. Tous écrivent en revanche dans des
journaux et des revues largement diffusés152 à leur époque  : la Revue de
Paris, la Revue des deux Mondes, la Revue indépendante, La Plume,
L’Événement. Leurs motivations sont diverses. Quelques-uns agissent par
représailles parce qu’ils ont été évincés par leur groupe ou humiliés par un
chef de cénacle  ; d’autres s’attaquent au cénacle (c’est le cas de
l’académicien Auger) pour tuer dans l’œuf une rébellion qui menace de
s’étendre. D’autres, comme Zola avec les Parnassiens, pour abattre des
concurrents potentiels ; il y a aussi ceux qui, tel Adolphe Retté, cherchent
moins à se démarquer d’un mouvement littéraire qu’à rompre
personnellement avec un chef de file jugé trop autoritaire. On trouve enfin
des «  francs-parleurs153  » comme Latouche, qui, adeptes forcenés de
l’esthétique de l’avant-garde, ne partagent pas son éthique et le proclament
haut et fort… Mais les motivations ici importent moins que les
représentations auxquelles elles donnent naissance. À travers les discours
satiriques se développe une contre-représentation du cénacle exposant à nu
ses mécanismes, montrant en pleine lumière son envers.

Cellulairement

L’attitude de repli, de retrait volontaire de l’espace public, est l’un des


grands leitmotive du discours anti-cénaculaire. Pour les non-admis qui
découvrent le cénacle à travers les écrits qui en émanent (articles,
dédicaces, poèmes cénaculaires, lithographies), se dégage l’impression d’un
lieu clos, spatialement, socialement et littérairement, d’une communauté
coupée du monde réel, claquemurée dans sa doctrine. Les lecteurs du
Voltaire apprennent ainsi par Zola (qui n’a jamais mis les pieds chez
Leconte de Lisle) que les poètes parnassiens, «  se sentant entourés
d’indifférence et de railleries, […] devaient se cloîtrer dans le coin où ils se
réunissaient, fermer les portes et les fenêtres154  ». Mais peut-il sortir
quelque chose de bon d’une chambre sombre ? s’interroge le critique ; peut-
on faire de la bonne littérature à la seule lumière de la lampe  ? Pelletier
estime avec Zola, une douzaine d’années plus tard à propos cette fois des
symbolistes, que le soleil – métaphore de l’ouverture au monde et de l’élan
vital – est indispensable à l’inspiration poétique : « Le cénacle, explique-t-
il, c’est le logis fermé, où peu à peu, tandis que les yeux se déshabituent du
soleil et du grand air –  la lumière de l’intérieur n’étant que la lueur qui
glisse entre les fentes des volets – on passe son temps à jeter son mépris sur
la foule155  ». Qui dit lumière artificielle, dit littérature artificielle. Retté
cède aussi au démon de l’analogie en assimilant la lumière solaire à la santé
poétique156, allant jusqu’à jouer l’insociable Rimbaud, qui «  s’expose nu,
comme un faune au soleil157  », contre Mallarmé et ses amis, «  fantômes
emmitouflés de mystère158  » enfermés dans une chapelle aux fenêtres
murées. Si l’idée de la réclusion revient si souvent sous la plume des
polémistes, c’est qu’elle symbolise un double refus – mélange d’arrogance
et de couardise, ou plutôt de lâcheté déguisée en fierté  – d’affronter le
monde, d’accomplir la mission sociale dévolue à l’artiste (n’attend-on pas
de lui, désormais, qu’il participe au progrès  ?) ou, plus simplement, de
jouer le jeu de la concurrence dans l’espace littéraire et artistique. Le
premier à ouvrir le feu sur la claustrophilie cénaculaire est un journaliste de
la Chronique scandaleuse de l’an 1800 à propos des Méditateurs  : «  Les
membres de cette secte s’enferment dans un endroit sombre, et attendent, en
ordre de travail, le moment de l’inspiration. La plupart d’entre eux
pourraient attendre longtemps159.  » Pour épingler cette pathologie qui
frappe, trente ans plus tard, le groupe de La Muse française, Sainte-Beuve
trouve des formules inouïes : « on était là entre soi dans la loge grillée », on
s’embaumait dans la chartreuse de « quelque chose de doux, de parfumé, de
caressant et d’enchanteur160 ». De la manie à la démence, il n’y a qu’un pas
que franchit Zola pour stigmatiser l’attitude des Parnassiens : « de loin en
loin ils publient une pièce de vers, mais cela fait si peu de bruit qu’on doit
leur pardonner la folie douce qui les pousse à écrire161  ». Peu leur chaut,
s’indigne l’auteur des Rougon-Macquart, que le capitalisme ait gagné le
monde littéraire, «  que la pièce de cent sous [soit] Impératrice de
l’humanité, et que les bottes ne tombent pas toutes vernies du ciel  », ces
toqués de l’art pour l’art «  attendent, disait Murger, que l’admiration
publique et la fortune entrent chez eux par escalade avec effraction162  ».
Leur attentisme dissimule en réalité une frilosité coupable à l’égard de la
modernité, pire, un aveuglement face aux promesses de l’avenir : au lieu de
participer à la marche du siècle, «  ils se rejettent en arrière, aveugles, ne
voyant pas l’aurore du lendemain, ne pouvant croire que nos chemins de
fer, nos ballons et nos télégraphes électriques entrent jamais pour quelque
chose dans un poème », écrit Zola163. Avec Pelletier et Vallès, la mercuriale
prend un tour politique  : l’inaction du cénacle, soutient le premier,
démoralise la génération qui travaille «  au mouvement en avant vers le
mieux164  ». Pour le second, ces «  cénacles où l’on rêve  » tandis que le
peuple sue et souffre, frisent l’obscénité. N’est-ce pas agir en lâche, voire
en traître165, que de s’enclore dans une thébaïde à l’heure où les masses
œuvrent, au prix de leur vie, au renversement de l’ordre social et moral  ?
« Les Parnassiens, résume Zola, passaient des soirées à s’admirer les uns les
autres, en se bouchant les yeux et les oreilles, pour ne pas être troublés par
le milieu vivant qui les entourait166.  » Pas un Zoïle du cénacle qui
n’annonce le déclin imminent, sinon la faillite, du modèle cénaculaire  ;
modèle blâmable parce que fondé sur une conception aristocratique et
religieuse de la poésie, qui substitue un lectorat d’élite (celui des pairs ou
d’un public fantôme) à un lectorat démocratique  ; qui se détourne du réel
pour cultiver l’artificiel ; qui tourne le dos au monde social pour s’enclore
dans un lieu idéal – celui du salon confiné, enfumé, glacé et feutré. De ce
mode de vie endogame et carcéral ne peut résulter, d’après ces critiques,
qu’une littérature irrespirable, toxique  ; l’encellulement des cénacliers, en
définitive, a quelque chose de malsain167, qui inquiète autant les prophètes
de la décadence que les hérauts du progrès.
Lorsqu’on se penche sur les textes qui font le procès d’une « littérature
de cénacle » – le plus souvent pour en dénoncer la vacuité et la vanité –, on
se rend compte que ses auteurs maintiennent une espèce de flou entre la
cause (le cénacle) et l’effet (la littérature). Les polémistes s’en tiennent pour
la plupart à des déclarations à l’emporte-pièce, cherchant moins à
démontrer méthodiquement qu’à suggérer métaphoriquement un rapport de
causalité –  il va sans dire négatif  – entre la nature du groupement et la
qualité de sa littérature. Sainte-Beuve, évoquant le milieu de la Muse
française, souligne que celui-ci fut « néfaste à l’art et à la poésie168 », sans
dire avec précision, exemples à l’appui, en quoi. Dans son texte sur «  la
Camaraderie littéraire  », Latouche, épargnant globalement la littérature
romantique, se borne à dire que ses représentants forment une
« congrégation de rimeurs bizarres169 », formule vague qui conduit à l’idée
que le cénacle produit de la bizarrerie… Vallès se montre plus direct en
rendant « le cénacle […] responsable de toutes ces déviations de pensée, de
toute cette épilepsie de langage, de tout ce scudérisme de l’ordure170  ».
Adolphe Retté fournit une description plus précise de la littérature
cénaculaire : « style tourmenté et diffus, syntaxe personnelle, acceptions de
mots inusités faites pour dérouter le vulgaire, langue contre-nature171  »,
voilà ce qui pousse dans les « serres froides » du cénacle ou du moins chez
son chef Mallarmé. Au fond, l’idée sous-jacente de toutes ces critiques est
que le cénacle donne naissance à une littérature malsaine. Cette idée ne
procède pas d’un raisonnement, mais d’un glissement analogique, à travers
l’emploi de notions ambiguës (confinement, fermeture, etc.) pouvant aussi
bien caractériser le cénacle que ce qui en sort  : «  Si la littérature
contemporaine se meurt de consomption, écrit Jules Case, c’est parce
qu’elle s’isole dans un ésotérisme facile et mesquin172 […]  ». De quoi le
lecteur tire la conclusion que l’isolement groupal des hommes de lettres
conduit ceux-ci à pratiquer une littérature de l’isolement, coupée du public,
en un mot : ésotérique. À la faveur de ces glissements terminologiques, où
la connotation tient lieu de raison, se dessine une littérature héritant
négativement de toutes les propriétés –  ou tares supposées  – du cénacle  :
hermétisme (parce que les cénacliers vivent refermés sur eux-mêmes),
anémisme (parce qu’ils ne sortent jamais au grand jour), ésotérisme (parce
qu’ils ne communiquent qu’entre eux).
Selon les critiques, le cénacle engendre, plus profondément encore, une
déformation du langage. Antoine Jay, dans sa Conversion d’un romantique,
s’offusque de l’attentat romantique à l’égard de la belle langue et du bon
goût et particulièrement de l’invention de tropes qui heurtent le bon sens,
justifiée par cette seule raison –  fragile et infantile  – qu’il ne faut pas
« écrire comme les autres173 ». La figure de style qui, pour Jay, symbolise
le mieux cette «  nouvelle langue poétique  » fabriquée dans l’alambic
cénaculaire est le non-sens. «  Le non-sens, fait-il dire à un romantique
nommé Delorme, c’est l’ombre que nous jetons, comme d’habiles peintres,
sur nos tableaux174  ». Cette phrase trouve un étrange écho dans celle que
Mallarmé aurait prononcée dans le salon de Daudet pour justifier sa
poétique de l’obscurité  : «  […] l’opération d’écrire n’est autre que mettre
du noir sur du blanc175. » De fait, c’est bien la même idée, exprimée de dix
façons différentes, qui court dans tous les pamphlets anti-cénaculaires du
e
xix   siècle, à savoir que la langue des Hugo, des Leconte de Lisle, des
Goncourt, des Mallarmé et de tous leurs disciples, est tordue, déformée,
maquillée, travestie, affublée, et que cette complication volontaire est la
marque du cénacle. L’artificialisation systématique de la langue prend, si
l’on suit ce raisonnement, diverses formes au cours du temps : maniérisme
en 1824, symbolisme en 1829, orfévrisme en 1863, hermétisme en 1884,
mais, quel que soit le procédé mis en œuvre, elle conduit invariablement à
enténébrer la langue, c’est-à-dire à la rendre opaque pour le béotien,
quoique transparente pour les initiés. « Leurs chefs-d’œuvre, s’agaçait déjà
Latouche en 1829, sont des espèces de logogriphes sans mots, non-sens de
plusieurs pages, dont les lignes n’ont bien souvent de rapport entre elles que
la puérile similitude de leurs désinences176  ». Retté ira plus loin,
incriminant avec virulence – comme si le mal s’était aggravé depuis – « la
folie intempérante de la forme177  » qui s’est emparée de la maison de
Socrate (rue de Rome). Si, renchérit Abel Pelletier, le cénacle est une
«  orientation fausse  », c’est parce qu’il pousse ses adhérents à faire des
choix aberrants réalisés aux dépens de ce qui est simple et naturel  :
« l’esprit se fausse. On n’est plus original, on est bizarre ». Le mot propre,
remarque encore Jules Case, est systématiquement remplacé par le «  mot
syriaque » ou par une « formule algébrique178 ». Vallès est du même avis : à
force de « tourner sur la piste avec des grelots et des pompons, au lieu de
descendre dans l’arène179 » – traduisons : d’écrire pour les pairs dans une
langue créée à leur usage au lieu de parler la langue du peuple – on perd le
contact avec le réel. Résultat, conclut Mauclair dans une tout autre
perspective, « on perd la vision du simple180 ».

Bande noire

Parmi les polémistes considérés, la plupart traitent du cénacle en bloc,


sans prendre en considération ses transformations morphologiques. Plus
rares sont ceux –  et pour cause, ils sont les seuls à avoir vécu l’aventure
cénaculaire de l’intérieur  – qui se penchent sur les différents états du
cénacle. Deux ans après avoir fait l’apologie du cénacle, Sainte-Beuve
pointe en prose l’un de ses effets pervers. Il est certes légitime, avance-t-il,
que les plus jeunes ressentent «  le besoin de se rallier, de s’entendre à
l’avance, et de préluder quelque temps à l’abri de cette société orageuse qui
grond[e] à l’entour.  » Mais ces «  sortes d’intimités  », pour peu qu’elles
s’éternisent, dégénèrent fatalement  : «  dès qu’elles se prolongent et se
régularisent en cercles arrangés, leur inconvénient est de rapetisser,
d’endormir le génie181 ». Devançant Sainte-Beuve, Latouche avait identifié,
dès 1829, le passage scabreux des soutiens initiaux qui « consolent contre
l’indifférence du dehors » aux ententes suspectes qui leur succèdent lorsque
le groupe sort de sa tanière et s’institutionnalise. Si elle se contentait de
«  faire le bonheur de l’artiste182  », l’amitié littéraire –  c’est le nom doux
qu’on donnait jadis, sans penser à mal, à ce type de relations  – pourrait
procéder «  de la meilleure cause et du meilleur sentiment  »  : tant que les
romantiques usaient d’elle comme d’un bouclier contre les persécutions du
dehors – persécutions en grande partie fantasmées, soit dit en passant –, il
n’y avait pas lieu de leur chercher querelle… Oui mais voilà, nos flatteurs
impénitents n’ont pas su s’arrêter à temps (voici la phrase-clé du
pamphlet) : « Le danger passé, l’amitié sera devenue une spéculation183 ».
Or cette spéculation représente un danger majeur en ce sens que, le
romantisme se trouvant en passe de triompher, elle compromet rien de
moins que «  l’avenir des lettres  ». D’innocente au début, la réclusion
volontaire involue, avec les premières incursions du groupe hors de son
territoire, en complot à volets fermés pour aspirer, à bon compte, le
maximum de prestige.
Qu’ils perçoivent les risques de sa pérennisation ou qu’ils n’y voient
qu’une institution figée dans le temps, les discours anti-cénaculaires se
rejoignent tous pour dire que le cénacle sert d’habitacle à une religion : non
contents de vivre en cénobites, les cénacliers agissent au nom d’une
conception radicale et orgueilleuse de l’art. Latouche, dans sa catilinaire
contre Hugo et sa bande, exploite jusqu’à la corde la métaphore religieuse :
la «  petite église ultra-romantique  », écrit-il, est une «  petite société
d’apôtres  » qui s’enferme dans des «  catacombes  » pour pratiquer son
«  culte  » à l’abri des «  persécuteurs184  ». Vallès poursuit dans la même
veine, quelque cinquante ans plus tard : « Ils écrivent un évangile à l’usage
de leur école, et en arrivent à croire qu’en dehors de leur secte, il n’y a pas
de salut185  ». Zola réemploie la métaphore sectaire dans sa charge anti-
parnassienne, condamnant la «  dévotion outrée  » et les «  pratiques
idolâtres  » des apôtres de Leconte de Lisle. C’était, ajoute-t-il dans une
formule tirée presque mot à mot de Latouche, «  une conspiration
d’illuminés, se reconnaissant à des gestes franc-maçonniques, à des
formules bizarres186  ». On reconnaît un cénacle, tranche Pelletier, à son
arrogance prométhéenne et à son intolérance paranoïaque, ce qui en fait, au
final, l’équivalent d’une secte, avec tout ce que mot inspire de peur et de
mépris : « Nous, rien que nous, toujours nous ; d’où découle naturellement
ce corollaire : tout ce qui n’est pas nous est contre nous187 ».
Mais la réclusion a un second corollaire, indissociable du premier  :
l’absence d’honnêteté littéraire, le manque d’intégrité intellectuelle. Pour
désigner ce vice spécial, Latouche trouve un nom qui devait marquer les
esprits des contemporains et, au-delà, se graver dans l’Histoire  : la
camaraderie. Le critique de la Revue de Paris déploie le thème sur toute la
largeur, en mobilisant le champ sémantique de la transaction financière
(« mutuelles compagnies d’assurance pour la vie des ouvrages », « banque
de vanités », « jouissances viagères »). Vallès reprend l’argument développé
par Latouche dans son réquisitoire  : les cénacles, dit-il, ne sont que des
« petites boîtes à camaraderie », des « petites fabriques de gloire ». Ce chef
d’accusation – «  passe-moi l’encensoir et je te passerai le séné188  » – est
plus grave, mais surtout plus offensant que celui du sectarisme (qui, au
fond, fera rire les romantiques, et sourire les Parnassiens) car il insinue que
les cénacliers sont, au-delà des protestations amicales, des personnages
retors et calculateurs. Il laisse entendre que les membres d’une secte
littéraire restent entre eux, non pas parce qu’ils s’aiment ou aiment la
littérature, mais parce qu’ils ont trouvé, en faisant bloc, des moyens
d’obtenir le succès à peu de frais. D’après Latouche, ces moyens sont au
nombre de trois : la complaisance, la louange et la connivence. La première
se manifeste dans les articles, la deuxième dans les lectures, la troisième
dans les épigraphes. Selon lui, la critique journalistique, telle que la
pratique le cénacle, est pervertie par la « complaisance des juges » : « Qui
donc, s’insurge le critique, a rayé l’épigramme de la liste de nos franchises,
et la satire généreuse des tables de nos libertés ? Qui donc a donné au rire
innocent de la malice le nom odieux de la méchanceté, et celui de l’envie à
la justice ? » La critique des beautés, préconisée par les romantiques, met
ceux-ci en première ligne. Latouche n’entend pas revenir à la tradition
classique du persiflage et de l’éreintement –  ce qui trahirait une attitude
réactionnaire, honnie du critique – mais trouver une position médiane entre
la rigueur classique et la ferveur romantique, en somme, une critique
empreinte « d’équité rigoureuse » et de « satire généreuse », non partisane
et indépendante189.
Reste que la critique, en milieu cénaculaire, ne peut guère échapper à la
prostitution. Le cas de Gustave Planche, hugolâtre fanatique devenu
impitoyable hugophobe, montre, de manière spectaculaire, qu’il n’y a pas
de demi-mesure possible : qu’il faut soit aimer, soit haïr ; soit vénérer, soit
honnir. L’article qu’il publie en 1836 contre son maître adoré, « les Amitiés
littéraires  », est rempli d’amertume. Planche y met en scène un poète
novateur en marche vers la gloire (Victor Hugo) et un jeune critique, son
confident, son interprète, qui le conseille et l’oriente. Au début, tout est
pour le mieux dans le meilleur des mondes  : le poète, «  [f]orcé de
s’expliquer à celui qui reçoit les premières confidences de son génie, […]
arrive à se mieux comprendre lui-même  »  ; le critique, «  [e]n le voyant à
l’œuvre, en assistant chaque jour aux progrès de la pensée qui est née sous
ses yeux, […] acquiert fatalement une subtilité d’interrogation, une
précision de curiosité qu’il n’aurait jamais pu atteindre, s’il n’avait eu
devant lui l’expérience vivante de la poésie, le spectacle intérieur d’une
intelligence aux prises avec l’inspiration190.  » Mais cette idylle entre le
poète et le critique est de courte durée. Des conflits d’intérêts
insurmontables surgissent, liés d’un côté aux impératifs journalistiques (se
montrer mordant pour signaler son indépendance), de l’autre, surtout, à la
susceptibilité du poète, intolérant à l’aiguillon, aussi amical fût-il. Ainsi
s’expliquent selon Planche les reproches dont souffre, après Gautier, la
profession de critique, taxée d’ingratitude, alors qu’elle a tout fait, au
contraire, pour servir loyalement le poète. En rompant le pacte d’égalité
entre le critique et lui, le poète s’est fait de son meilleur serviteur, son pire
ennemi. Latouche avait donc raison : en cénacle, la fraternité intellectuelle
entre le poète et le critique est un leurre. Tant que ce dernier demeure dans
les bornes de la complaisance, il est un frère traité sur le même pied que ses
camarades poètes, dès qu’il en sort pour faire son travail de juge, il devient
un traître191, un faux frère.
Pour être un bon camarade, il faut aussi savoir exprimer ostensiblement
son admiration. Les lectures en petit cercle offrent l’occasion à ceux qui
n’ont pas (encore) les moyens de l’écrire dans un article, de manifester leur
enthousiasme « à bout portant ». À en croire le sarcastique Latouche, qui, le
premier, lève le voile sur cet étrange spectacle, l’exercice n’est pas à la
portée de n’importe qui :
Si vous n’étiez pas doué à un très haut degré de la faculté d’applaudir
en face, d’atteindre à l’exaltation d’un enthousiasme à bout portant, de
guinder votre ivresse au degré qui produit l’extase, nous ne vous
conseillerions pas d’aborder jamais cette réunion192.
Après lui, d’autres satiristes ne se sont pas privés de broder sur ce
motif, rivalisant d’imagination pour trouver d’abracadabrants
« mots interrupteurs » (Balzac) – ces interjections que les invités
prononçaient au milieu des lectures pour manifester leur
admiration. Alphonse Karr nous croque par exemple un Deschamps
répétant « à chaque vers, ainsi qu’il le fait à toutes les lectures :
châmant ! châmant193 ! » Balzac et Soulié remportent la prime des
éloges les plus délirants : jouant de la supposée compétition entre
les camarades, nos deux auteurs ménagent une progression, censée
rendre l’euphorie qui règne à l’intérieur des cénacles.
Tout se mêle soudainement ; on se précipite vers le lecteur, un long
cri d’admiration, mêlé de battements de mains et de trépignements
frénétiques, occupe d’abord l’oreille étonnée ; et puis, dans un murmure
universel et violent, passent et brillent comme des éclairs à travers la
tempête : « Ravissant ! – Miraculeux ! – Immense ! Prodigieux194 ! ».
À ces manifestations ostensibles de solidarité s’ajoutent enfin les
signes, plus discrets mais non moins irritants, de connivence, déjà
signalés plus haut, que Latouche, encore lui, avait signalé à
l’attention des lecteurs du Mercure en 1824. Il s’en prenait alors à
la manie des épigraphes et autres dédicaces adressées « à mon ami
X » et, de manière plus générale, à l’intrusion dans le texte
poétique de références à la collectivité du cénacle. La raillerie
change d’objet, mais pas de nature : il s’agit bien encore et toujours
d’arracher au poète romantique son masque d’ange vivant dans un
univers éthéré, pour exhiber le visage de l’homme de lettres
ambitieux et calculateur, évoluant à l’aise au sein de sa petite
coterie, toute prête à servir ses intérêts : « Il paraîtrait convenu
entre [eux] qu’ils se citeront réciproquement en exemple. Et
pourquoi ces petits princes de la poésie n’auraient-ils pas fait cette
alliance195 ? » Le Cénacle n’est pour le moment qu’un modeste fief
mais, si l’on n’y prend pas garde, il conquerra bientôt le royaume
littéraire.
Car, poursuit Latouche, loin de s’arrêter à de petits traficotages entre
amis –  pratique honteuse certes mais sans conséquence sur le champ
littéraire – nos petits princes entendent rien de moins, par voie de complot,
que renverser l’ordre littéraire établi ! Sous couvert de réforme nécessaire à
la littérature, cette « bande noire » cherche à abattre les gloires nationales et
à faire table rase de la tradition. Fi des institutions séculaires, des
littératures consacrées, des formes révérées, des héros nationaux, et même
de la langue ancienne, dite classique, jugée insuffisante. Latouche
développe amplement cette topique de la révolution par usurpation,
fustigeant avec énergie « cette ardeur de saper ce qu’il y a de grand sur le
sol natal  », cette volonté «  de régner sur des cadavres d’auteurs196  »
sacrifiés sur l’autel de l’innovation. En dépit des protestations des
intéressés197, l’image du conspirateur machiavélique, révolutionnaire en
chambre, collera à la peau de tous les cénacliers, soupçonnés de s’octroyer
une gloire par anticipation, de détruire des gloires installées ou anciennes
pour mieux prendre leur place. Fanatisés, intolérants, irrespectueux à
l’égard des notabilités, les membres des cénacles se sont autant coupés du
peuple, objet de leur mépris, qu’ils ont rompu avec la littérature et la langue
consacrées par la tradition.

En raison de leur violence, décuplée par les moyens de diffusion de la


presse, les discours anti-cénaculaires ont laissé une trace profonde dans
l’imaginaire national, entachant pour longtemps l’aura du cénacle. Dans
l’esprit du public, le poncif de la camaraderie s’oppose terme à terme à
celui du « Cénacle » créé par Sainte-Beuve et cultivé par ses épigones. Côté
pile  : une communauté pure  ; côté face  : une secte impure. Toutefois, à
mesure que les petites revues se développent, que le roman prend son essor,
que les souvenirs commencent à paraître, d’autres discours, plus nuancés,
plus sophistiqués aussi, voient le jour, qui remettent en question la
représentation manichéenne du cénacle.
Apologies du cénacle
Ouvrant Le Figaro le lundi 2  février 1885, Edmond de Goncourt, le
patriarche des naturalistes, découvre l’article que le chroniqueur de «  La
Vie parisienne », Joseph Gayda, vient de consacrer à son Grenier198, dont
l’inauguration avait eu lieu la veille : « J’avais, à ce qu’il paraît, hier, chez
moi, tout Paris et dans ce Tout-Paris, des gens bien dûment brouillés et des
ennemis qu’on ne salue pas. Pauvre xxe  siècle, sera-t-il volé, s’il va
chercher ses renseignements sur le xixe siècle dans les journaux ! » Comme
il le note dans son Journal, Goncourt avait reçu pour son premier
«  Dimanche littéraire  » «  quinze à vingt personnes  » (sur les vingt-deux
invitations lancées), issues, présume-t-on, du petit clan de ses
admirateurs199. L’échotier dresse, lui, une liste de trente-deux noms, bien
connus du grand Public, dont la présence dans la maison d’Auteuil est rien
moins que probable (Heredia, Mendès, Taine). Ce rapport erroné, rédigé
dans l’urgence par un journaliste sans scrupule, ne nous met pas seulement
en garde sur le peu de foi à accorder aux rapports des journaux sur la vie
des groupes littéraires, si sujette à fantasmes, il illustre, exemplairement,
l’impossible communication entre des hommes qui font profession d’épater
un public curieux d’anecdotes, et des hommes qui se réunissent, parfois en
sus de leur activité mondaine, en cercle fermé pour parler de leur métier. Il
montre que le fossé entre le « système » du Cénacle et celui du Journal, un
demi-siècle après Illusions perdues, n’est toujours pas comblé, et que ces
deux mondes sont toujours aussi irréconciliables. Et pourtant, les cénacles,
comme on va le voir, n’ont pas échappé à la loi de la médiatisation.

Invisibilité médiatique ?

Partons de ce constat sans appel : la couverture du cénacle par la presse


traditionnelle (grands quotidiens, petite presse, revues à gros tirages) est
très restreinte. Aucune trace des cénacles vivants dans les rubriques « Vie
mondaine  », «  Vie en société  », «  Échos littéraires  » des journaux. À
l’exception, on y reviendra, de quelques pamphlets et d’une poignée
d’articles de souvenirs écrits sur les cendres –  parfois encore chaudes  –
d’un cénacle défunt, les cénacles brillent par leur absence dans les colonnes
du journal. La mésaventure survenue à Goncourt, quoique emblématique
d’une fracture entre deux mondes antagonistes, est donc un cas
exceptionnel, les autres cénacles s’étant ouverts en toute discrétion, sans
tambours ni trompettes. Cette quasi invisibilité du cénacle dans la presse est
d’autant plus remarquable qu’elle tranche avec l’hypervisibilité médiatique
des salons, des cafés, brasseries, des banquets, des dîners et autres
manifestations « littéraires », dont les échotiers égrènent sans fin les noms
fameux, décrivent par le menu les décors étranges ou fastueux, racontent les
exploits et les tribulations, rapportent avec gourmandise les bons mots. On
comprend mieux, du coup, ce qui a irrité Goncourt ce 2 février 1885 : son
cénacle a été traité comme un vulgaire salon.
Dès l’origine, le cénacle a fait de l’étanchéité médiatique un principe
inaliénable. Pour éviter que rien ne filtre au dehors, les cénacliers ont veillé
à bloquer toutes les issues, le verrouillant à la fois de l’extérieur et de
l’intérieur. De l’extérieur d’abord en interdisant formellement à quiconque
dont c’est le métier (les reporters) ou l’usage (les mondains), de faire
circuler l’information sur ce qui se passe entre ses murs –  si l’écrivain de
cénacle sait que la médiatisation passe désormais en priorité par les canaux
du journal, il se souvient qu’elle s’accomplit aussi via les réseaux de la
mondanité, dont les membres colportent de salon en salon ce qu’il ont vu et
entendu. De l’intérieur ensuite en exigeant des membres qu’ils gardent le
plus grand secret sur leurs agissements. Ne se retrouve-t-on pas précisément
à domicile, entre soi, pour éloigner les curieux et les indésirables  ? Mais,
dans ce cas, comment concilier l’obligation de discrétion avec la nécessité
stratégique de se faire connaître ?
Si l’on comprend les raisons pour lesquelles ils ont fermé leur porte aux
reporters, on s’explique moins pourquoi les cénacles, dont la plupart,
rappelons-le, comptaient des hommes de lettres qui avaient leurs entrées
dans la presse, ont si peu recouru à ce «  média  » pour promouvoir leur
image ou se faire connaître du public. Pour l’époque romantique, les
sources de cette nature sont rarissimes : Nodier ne parle jamais de l’Arsenal
dans la presse ; Delécluze et Stendhal gardent le silence sur les Dimanches
du Grenier  ; Planche et Musset ne pipent mot des Mercredis poétiques de
Vigny ; Sainte-Beuve fait de même pour le Cénacle, ne l’abordant, avant sa
dispersion, qu’une seule fois –  et encore de manière sibylline  – dans son
poème éponyme. Mêmes les provinciaux – alors qu’il leur eût été facile de
le faire dans leurs feuilles départementales  – n’abordent pas le sujet.
Conséquence de ce mutisme : jusqu’en 1830, personne, pas même le public
appartenant à la petite sphère des lettres, ne sait vraiment ce qui se passe
dans l’enceinte des cénacles. Il ne le saura que beaucoup plus tard, grâce à
la publication des souvenirs littéraires. Autant la solidarité qui unit les
romantiques est connue par l’intermédiaire des articles de complaisance,
des dédicaces, des épigraphes, des préfaces et des poèmes cénaculaires,
autant la vie quotidienne de leurs cénacles est méconnue.
Au-delà des raisons éthiques (on se souvient de la description qu’a faite
Balzac du Journalisme et du Cénacle comme systèmes antagonistes), il y a,
à cette méfiance à l’égard de la presse, des raisons plus élémentaires qui
tiennent à la mission que le cénacle s’assigne et à la représentation qu’il se
fait de lui-même. La première explication tient à l’antagonisme bien réel au
cours des années 1820 entre les militants romantiques et une grande partie
des acteurs du champ littéraire. Les premiers sont devenus les cibles
favorites des pamphlétaires «  classiques200  », dont la violence a encore
redoublé après la publication par Latouche de «  De la camaraderie
littéraire » dans la célèbre Revue de Paris. Entre 1829 et 1835, les satiristes
et les polémistes (Scribe, Jay, Gozlan) s’en sont donné à cœur joie pour
fustiger la mainmise des romantiques sur le champ littéraire et leurs petits
arrangements avec la gloire. À l’époque où les cénacliers auraient pu se
servir de la presse pour se faire connaître, la place se trouvait donc déjà
occupée. Avec l’article sur la « Camaraderie littéraire » (et tous ses avatars),
le cénacle devint enfin visible, mais –  ironie du sort  – non sous les
apparences nobles d’une association désintéressée, mais sous l’aspect
ridicule d’une franc-maçonnerie orgueilleuse. À peine entré dans la sphère
médiatique, le cénacle échappait donc au contrôle de ses créateurs. On
connaît la suite  : impuissants à inverser la tendance, conscients surtout de
l’impossibilité d’une riposte efficace sur ce terrain –  le journaliste ayant
toujours les rieurs de son côté  –, les romantiques prirent leur mal en
patience, préférant laisser parler les faits : « L’essentiel, dit Sainte-Beuve à
Juste Olivier, est de faire des œuvres, de bons ouvrages201  ». Quand ils
ripostent, c’est pour justifier l’admiration qu’ils éprouvent les uns pour les
autres et rappeler leur droit à une « critique des beautés » :
On dirait que, depuis le siècle dernier, nous ne sommes plus
accoutumés qu’aux jalousies littéraires ; notre âge envieux se raille de
cette fraternité poétique, si douce et si noble entre rivaux. Il a oublié
l’exemple de ces antiques amitiés qui se resserraient dans la gloire ; et il
accueillerait d’un rire dédaigneux l’allocution touchante qu’Horace
adressait au vaisseau de Virgile202.
Même son de cloche en 1830 chez les jeunes séides de Victor
Hugo, alors au faîte de sa gloire :
La plus grande preuve de la force de cette jeunesse, c’est la colère
qu’éveille sa fécondité dans les esprits stériles de ses ennemis, et son
union parmi les âmes envieuses qui se détestent entre elles  : – «  Les
écrivains de l’école nouvelle s’admirent et se flattent mutuellement les
uns les autres, parce qu’ils s’aiment. » – Voilà un grand mal en effet ;
mais ne serait-ce pas plutôt le contraire, et ne se sont-ils pas aimés,
parce qu’ils s’admiraient ? N’est-ce pas le rapport de leurs talents qui a
entraîné la sympathie de leurs affections  ? À l’enthousiasme de
l’admiration se joint en eux la chaleur de l’amitié ; voilà pourquoi, s’il
est rare de voir des pièces attaquées comme l’ont été celles de la
nouvelle école, il est encore plus rare de les voir défendues comme elles
l’ont été aussi203.
Les romantiques montent donc volontiers au créneau pour défendre
la solidarité cénaculaire, mais jamais pour légitimer l’existence du
cénacle lui-même. Ce faisant, dès le début de sa carrière, celui-ci se
trouve pour ainsi dire abandonné à la presse, qui poursuivra
impunément, jusqu’à la fin du siècle, l’œuvre de démolition
amorcée par Latouche.
La seconde explication tient à l’image que les cénacliers se font de leur
mission. Avant d’être considéré a posteriori par ses acteurs comme  un
mode d’affirmation dans le champ, le cénacle est perçu comme une
manifestation dont la raison d’être se trouve en lui-même, et non en dehors
de lui-même. Si ses membres restent muets sur leurs activités, c’est qu’ils
n’imaginent pas que cette vie collective puisse intéresser le public au même
titre, par exemple, que les séances de l’Académie, les réunions mondaines,
ou n’importe quel autre événement culturel à fort potentiel médiatique. Le
cénacle se pense comme un espace de rencontre alternatif, un lieu
d’échange entre amis et experts de l’art, qui ne regarde que ses membres.
Jusqu’au milieu du siècle – il en ira autrement par la suite – il ne lui vient
pas à l’idée qu’il puisse tirer un quelconque profit du dévoilement de ses
pratiques littéraires.
Si les cénacliers perdent la bataille de l’image contre les publicistes, ils
ne renoncent pas tout à fait à se faire connaître, quand bien même leurs
tentatives en ce sens restent timides. Pour ne pas tomber sous le coup de
l’accusation de camaraderie, les promoteurs du cénacle parlent à mots
couverts, évitant autant que possible les grandes avenues de la presse pour
frayer les sentiers, moins fréquentés, de la petite revue. Le cénacle demeure,
en tout état de cause, un thème qu’il vaut mieux éviter. Assez nombreux
sont, on l’a rappelé, les hommes qui, au xixe  siècle, ont esquinté les
cénacles dont ils n’ont pas franchi le seuil ; aussi nombreux sont ceux qui,
pour l’avoir franchi avec succès, ont narré, après coup, son fabuleux destin ;
rares sont les cénacliers qui, du vivant de leur cénacle, ont osé lever un coin
de voile sur ses activités.
Jusqu’en 1830, les cénacliers, tétanisés par les attaques à répétition d’une
presse satirique reprenant en chœur la scie de Latouche, se murent dans le
silence. En 1831, malgré l’agitation des Jeunes-France qui mobilisent un
temps l’attention, le romantisme n’est plus à l’avant-plan de la scène
médiatique. Aussi Sainte-Beuve s’autorise-t-il à revenir sur le sujet, d’abord
sous la forme d’une réflexion générale sur la sociabilité littéraire des
poètes204, ensuite sous l’aspect d’une analyse d’un moment historique –
 l’ascension du groupe romantique – dans un article biographique205. On y
apprend rétrospectivement que les cénacles ont joué un rôle décisif dans la
croisade romantique. Suivant le même chemin, plus ou moins
hagiographique, Auguste Jal, Gustave Planche et Tony Johannot célèbrent
les soirées de l’Arsenal, cénacle depuis longtemps mondanisé. Après 1830,
donc, on s’efforce de médiatiser, ou plutôt de populariser le cénacle, soit
comme modèle abstrait, soit à titre d’objet historique. Mais du fait qu’elle
n’émane pas d’un groupe vivant, qu’elle survient à contretemps et qu’elle
est déconnectée de ses enjeux institutionnels, sa médiatisation tombe à plat.
Cette situation paradoxale atteint son comble avec Balzac dont le roman
promeut le cénacle précisément au moment où celui-ci est le plus en
défaveur chez les écrivains, qui, au grand dam de Sainte-Beuve, préfèrent
avancer «  en ordre dispersé  », faire carrière individuellement. Illusions
perdues autorise-t-il symboliquement les groupes littéraires futurs, désireux
de faire cénacle, à s’en réclamer fièrement et publiquement ? Rien de moins
sûr, car si Illusions perdues signe son retour en grâce, il l’enferme en même
temps dans une définition radicale qui en interdit la transmission : le cercle
de Daniel d’Arthez puise sa force vitale dans sa rupture fracassante avec le
monde de la presse et dans son refus de proposer une doctrine commune à
tous ses membres. En vertu de quoi, toute formation cénaculaire à venir se
voit condamnée, pour peu qu’elle adopte ce modèle, à ne jamais faire part
de ses travaux à quiconque ne serait pas de la secte.
Et tel est le cas en effet des cénacles réels qui voient le jour après 1839.
L’exemple des Buveurs d’eau est spectaculaire, puisque cette société a
appliqué à la lettre le principe d’une discrétion totale, jusqu’à risquer
l’asphyxie. Mais ce n’est pas le seul. À sa façon, le cercle des dîneurs du
Magny hérite de la tradition du secret en tenant les journalistes à distance
respectueuse et en opérant un tri sévère parmi ses membres. Même s’ils ne
sont liés par aucun projet politique, esthétique ou philosophique, les
adhérents du dîner – peut-être aussi par crainte de la censure – tiennent à ce
que leurs entretiens ne sortent pas de l’enceinte du restaurant206. Mystérieux
dès l’origine, au point d’avoir été perçu comme une société secrète, le
cénacle le demeure encore au mitan du siècle. Mais pour combien de
temps ? Il n’est pas sûr que les habitués du Magny eux-mêmes n’aient pas
désiré en leur for intérieur d’être découverts pour tirer profit d’une
sociabilité glorieuse –  au moins par les noms illustres qu’elle rassemblait.
Le cénacle réaliste est tout aussi ambigu à cet égard, partagé qu’il est entre
sa volonté de se couper du monde et son envie d’attirer la convoitise des
étrangers. Sans faire étalage de leurs activités dans la presse, les amis de
Courbet paraissent moins soucieux que les Buveurs d’eau de faire barrage à
tous ceux que la Cause pourrait intéresser207.
La contre-offensive parnassienne

Dans l’histoire compliquée des rapports réciproques du cénacle avec la


presse, la conduite du Parnasse pourrait bien constituer un tournant. Non
que les Parnassiens, à la différence de leurs aînés, aient «  joué la carte
médiatique  », tant s’en faut, mais sous la pression croissante d’une presse
intrusive, ils ont été forcés de se mêler de la partie. À partir de 1860, tous
les cénacles, même les plus protégés, doivent composer avec cet acteur
devenu incontournable qu’est le journal. Le cercle de Leconte de Lisle, tenu
d’une main de fer, résiste à la tentation de la vedettisation qui frappe depuis
quelques années la bohème, en mal de gloire hâtive. Durant sa période
d’activité, rien ne transparaît hors du cercle : la leçon de d’Arthez semble
avoir été parfaitement assimilée  ; mais dès 1866, après la parution du
premier Parnasse, changement d’attitude  : le groupe s’expose dans la
librairie du Passage Choiseul. Plus personne, désormais, n’ignore que les
Parnassiens forment une secte, d’autant que le Parnassiculet contemporain
est venu confirmer qu’ils en avaient l’apparence et l’attitude. En 1866
Victor Fournel entérine son existence en la rattachant ironiquement à la
tradition de 1830 :
Il s’est formé, depuis quelques six ou huit mois, une nouvelle école,
pleine d’ardeur, qui ne propose rien de moins que de renouveler la
poésie contemporaine et de nous ramener les beaux jours de 1829. […]
la Renaissance de 1866 a élu domicile chez un éditeur du Passage
Choiseul, qui lui donne une large et si riche hospitalité, et c’est de là
que le Cénacle vient de lancer urbi et orbi le manifeste qui va servir à le
juger208.
Le critique est mal renseigné sur les pratiques de sociabilité du
Parnasse, dont il ne mentionne pas les réunions chez son chef,
Leconte de Lisle. Mais c’est là un aspect secondaire, l’important
est que le mot « Cénacle » a été prononcé, avec toutes les
résonances qu’il a encore à cette époque, si bien que les intéressés
n’ont pas d’autres choix que de le relever et de l’adopter. C’est à
Adolphe Racot que revient la délicate mission de redresser l’image
du cénacle parnassien en la couvrant de ses plus beaux oripeaux.
Ce texte, intitulé « Un éditeur de poètes en 1867 », est une des
rares pièces à verser au dossier de l’autopromotion cénaculaire. Ce
n’est pas dans l’intérieur de Leconte de Lisle, de Ricard ou de
Mendès que Racot nous emmène mais dans la librairie de Lemerre,
située dans l’espace public, « à deux cents pas du boulevard, ce
centre de la vie parisienne et intellectuelle et physique, au milieu
du passage Choiseul ». La boutique est « ouverte à tous, sans
vitrage et n’ayant pour toute clôture partielle qu’un étalage de
volumes verticalement échafaudés les uns sur les autres. » Après
avoir décrit le rez-de-chaussée, Racot prend le lecteur par la main
et l’invite à emprunter un petit escalier tournant, d’où bruissent des
« voix tantôt graves tantôt joyeuses » :
Une petite pièce carrée, comme la boutique. Comme dans la boutique
des vitrines pleines de livres, une cheminée où brûle un feu de coke, et
au milieu de la chambre un groupe assis, causant et fumant. Ces […]
jeunes gens, fiers, parlant haut, ardents de cœur et d’idées sont – vous
ne le croiriez jamais – les Impassibles.
Suit une liste assez longue de noms, qui place en tête les
« maîtres » (Leconte de Lisle et Banville), suivis de ce que Racot
appelle le « cénacle » :
Car en vérité c’en est un  : c’est Louis-Xavier de Ricard […],
François Coppée, Paul Verlaine, Villiers de L’Isle-Adam, Léon Dierx,
Theuriet, Robert Luzarche, H.  Cazalis, H.  Winter. Tous ces noms
nouveaux, les uns à peu près inconnus, les autres inconnus tout à fait,
ont été édités par le maître de céans.
Après avoir déploré le peu de succès que remportent les œuvres de
Leconte de Lisle, Racot poursuit, sur un ton prophétique :
N’importe  : c’est une chose grave, considérable en ce temps-ci,
répétons-le, que la réunion autour de ce grand nom d’un pareil groupe,
d’un pareil cénacle, voué sans partage, sans arrière-pensée qui le
distraie du but à atteindre, à l’expression de l’art, de la poésie, du beau.
Pauvres, pour le plus grand nombre, mais fiers et dédaigneux du réel ;
esprits d’avenir et qui, assez meurtris déjà par la critique imbécile pour
avoir perdu l’espérance du succès, conservent néanmoins leur foi,
immuable  ; –  noyau fécond, riche promesse d’une littérature
renouvelée, originale, dont il y a quelques années encore nul n’eût osé
prédire la venue209.
Certes, l’article d’Adolphe Racot n’est pas publié en première page
du Figaro littéraire, mais à la page 67 du Chasseur bibliographe. Il
n’empêche, l’initiative prise par ce disciple effacé de Leconte de
Lisle (il s’introduit discrètement sous l’initiale Adolphe R. dans
une seconde liste « à côté du cénacle et fraternisant avec lui », au
nombre desquels on trouve France ou Mendès) est sans précédent.
Jamais un cénaclier n’avait eu l’audace de faire la propagande de
son propre cercle. Le texte répond aux attaques des journalistes et
des pamphlétaires en combattant une à une les idées reçues qui
s’attachent au groupe parnassien. Non, le cénacle ne se réunit pas
dans des caves, il se rassemble au su et au vu de tous au premier
étage d’une librairie. Non, le cénacle n’est pas un groupe de
rêveurs impassibles, mais un groupe de poètes dynamiques qui
publient des livres (la librairie est leur milieu naturel). Non, le
cénacle n’est pas une parodie du grand Cénacle de 1830, mais une
formation neuve qui élabore pieusement la littérature de l’avenir.
L’auteur se garde bien cependant de soulever la délicate question
des entraides mutuelles. À raison, car à cette époque le soupçon de
camaraderie plane encore sur les groupes visibles. Dans un article
publié quinze jours plus tard, Louis-Xavier de Ricard, décidé lui
aussi à en découdre, admet qu’il est « difficile à un Parnassien de
parler de ses confrères » et s’abstient donc d’évoquer les pratiques
qui ont cours dans le clan parnassien210. Catulle Mendès, dont on
connaît l’esprit provocateur, est le seul à revendiquer fièrement le
principe d’admiration mutuelle, supposément consubstantiel à tout
cénacle. Les « quelques notes » qu’il fournit « sur le jeune
cénacle », intitulées sobrement « La Poésie » et publiées dans
L’Artiste, s’efforcent de dédramatiser l’idée de cénacle en le
délestant de sa charge fantasmatique :
Il s’est formé un groupe de poètes nouveaux, et plusieurs critiques,
enclins à la facétie, les bafouent volontiers. Cependant ils sont. […]
Comment s’était-il formé  ? Voici. Épars, inconnus les uns aux autres,
quelques jeunes hommes aimaient le même art de la même façon. Liés
intellectuellement par des communautés de convictions, ils se joignirent
dans la vie, nécessairement  ; de là le groupe. […] On a dit aussi  : ils
s’admirent les uns les autres. Cela est vrai, ils le confessent naïvement ;
et le contraire seul pourrait donner lieu à quelque surprise, puisque leur
amitié a pris source dans une ardente estime réciproque. Admirer un
poète parce qu’il est votre ami, est absurde ; mais ne pas oser l’admirer,
parce qu’il est devenu votre ami, serait coupable211.
Quoi de plus naturel que des hommes qui ont la même sensibilité
fassent cénacle ? Et quoi de plus normal que ces hommes, une fois
liés, affichent publiquement leurs sympathies littéraires ? Comme
Hugo en 1824 lorsqu’il avait été attaqué sur l’admiration littéraire,
les propos de Mendès visent à décomplexer les cénacliers et à
torpiller le poncif de la « camaraderie ». Adoptant le point de vue
surplombant de l’Histoire à l’heure où les premiers livres de
souvenirs sur le romantisme commencent à paraître, son
argumentation vise à montrer que le cénacle est le corrélat de tout
mouvement littéraire.

L’art de communiquer : le cas naturaliste

Présenter les regroupements littéraires comme des phénomènes naturels,


faire du cénacle une chose évidente, et par conséquent innocente, telle est la
ligne adoptée également par Maupassant dans les articles qu’il consacre aux
sociabilités naturalistes au début des années 1880. À cette différence près
que, si les Parnassiens se contentent de rectifier les mensonges de la presse,
les naturalistes, par la voie de leur disciple zélé, n’hésitent pas à falsifier les
faits pour produire une image avantageuse du groupe. Non que le cénacle
naturaliste soit une chimère –  Céard, Alexis, Hennique, Huysmans et
Maupassant se réunissent effectivement chez Zola tous les jeudis depuis
1876  –, mais ce cénacle-là est bien éloigné du cénacle idyllique, quasi
pastoral, que décrit l’auteur de «  Boule de Suif  » dans Le Gaulois du
17 avril 1880 pour expliquer la genèse des Soirées de Médan : « Nous nous
trouvions réunis, l’été, chez Zola, dans sa propriété de Médan, raconte
Maupassant. Pendant les longues digestions des longs repas […] nous
causions. Il nous racontait ses futurs romans, ses idées littéraires, ses
opinions sur toutes choses.  » Un jour que la discussion vient sur les
conteurs célèbres, poursuit-il, Zola propose que chacun tour à tour
improvise une histoire (en adoptant pour contrainte la reprise du cadre
choisi par le premier conteur). Zola se lance et ses épigones lui emboîtent le
pas. En quelques jours, six contes voient le jour. «  Zola, trouva ces récits
curieux et nous proposa d’en faire un livre212. »
Est-ce ainsi que les naturalistes vivent, en plein air, au bord des étangs ?
Est-ce ainsi qu’ils écrivent, à plusieurs, et dans la bonne humeur ? Nul n’est
dupe de ce conte de fées dans le petit monde littéraire  ; mais ce trompe-
l’œil fonctionne à merveille auprès du grand public. Et c’est l’essentiel aux
yeux des naturalistes, car c’est à lui qu’est destinée cette propagande, c’est
pour lui que Zola et ses amis travaillent à déjouer le stéréotype du
naturaliste individualiste, haineux et laborieux. Sous la plume de
Maupassant, les naturalistes forment un cénacle d’amis « qu’une admiration
commune a fait se rencontrer chez Zola, et qu’ensuite une affinité de
tempéraments, des sentiments très semblables sur toutes choses, une même
tendance philosophique ont liés de plus en plus213.  » Paul Alexis entonne
un refrain identique dans les Notes qu’il consacre à son «  ami  » Zola. Le
groupe naturaliste y est dépeint sous les couleurs d’un cénacle à faire rougir
un romantique de 1830, la préciosité en moins, il va sans dire  :
contrairement à une «  absurde légende  » «  qu’il s’agit, insiste
l’hagiographe, de détruire une fois pour toutes  », règne entre les cinq
membres du cénacle « la camaraderie la plus affectueuse ». Qu’on se le dise
et le répète aux quatre coins de Paris, « dans le grand cabinet de travail » de
la rue Saint-Georges, on rit « comme des enfants, de tout, de tous, et même
les uns des autres ». Tout le contraire, on l’aura compris, « d’une chapelle »
parnassienne ou romantique, « malgré les vitraux des deux fenêtres214 ».
Sur l’autre versant du naturalisme, Goncourt, humilié par Zola depuis des
années au plan littéraire, est enfin à même de prendre sa revanche. Son
Grenier, ouvert en 1885, est spécialement conçu pour accueillir la famille
naturaliste, et, au-delà, ce que Paris compte de meilleur en matière d’artistes
et d’hommes de lettres. Pour l’auteur de La Maison d’un artiste, la tentation
est grande, alors, de faire de ce nouveau rendez-vous littéraire un succès
retentissant. Cet empressement explique que Goncourt, contre ses
convictions propres (il est de notoriété publique qu’il hait les journalistes),
ait laissé parler, sinon sollicité, la grande presse à propos de son cénacle.
Échaudé par l’article du Figaro, Edmond de Goncourt s’évertue à reprendre
la main en réservant son Grenier aux « habitués » et en éconduisant tous les
indésirables. Mais, malgré ses efforts, le Grenier ne parvient pas à rester
étanche. Tout au long de sa carrière, la maison d’Auteuil se révèle
dangereusement poreuse : le 5 juillet 1890, Goncourt ouvre son intérieur au
reporter Puech. Résulte de sa visite un article dans L’Éclair215 du 10 juillet
suivant, où l’on apprend que « l’élément jeune domine » (Huysmans, Paul
Alexis, Rosny, Ajalbert, Méténier, Paul Bonnetain) et que Jules Case et
Félicien Champsaur ont été exclus du Grenier pour avoir écrit un « article
violent » contre le maître. Goncourt semble avoir tiré les enseignements de
la mésaventure de 1885 : à en juger par son contenu, l’article a été « dicté »,
sinon supervisé, par le maître de la maison d’Auteuil. Le message qu’il
adresse au public via le journal est clair : le naturalisme a trouvé son foyer
dans le Grenier, lieu d’avant-garde littéraire (la jeunesse l’a rejoint), et ne
transige pas avec les critiques malveillants de la grande presse. Comme
Zola, Goncourt se sert donc de la presse pour faire la publicité de son
cénacle en circonvenant les journalistes qui l’interviewent. Jeu dangereux
dont il ne sort pas toujours gagnant, mais qui lui permet, à peu de frais, de
rester à la surface médiatique, d’asseoir sa domination dans la sphère
littéraire. De plus en plus de «  jeunes  » le rejoignent, escortés de
personnalités d’exception, étrangères au naturalisme (Mallarmé, Heredia,
Whistler, Régnier). L’Enquête sur l’Évolution littéraire de 1891, où il est
beaucoup question du Grenier, confirme le succès de cette stratégie de
communication au compte-goutte et sous contrôle. En 1894, inquiet d’une
fréquentation en baisse, Goncourt ouvre une dernière fois ses portes à un
journaliste de L’Écho de Paris216 pour relancer l’intérêt autour de son
cénacle : à ceux qui l’auraient oublié, le chroniqueur rappelle que le Grenier
a rouvert ses portes et qu’il continue d’attirer les hommes qui comptent
(Geffroy, Hennique, Jourdain, La Gandara, Daudet, et même Rodenbach et
le comte Robert de Montesquiou).
Cette utilisation dosée et concertée de la presse n’empêche pas Goncourt
d’avoir recours aux services de ses disciples. En termes de stratégie
médiatique, on peut considérer que le cénacle ne sera jamais aussi bien
servi que par lui-même, en dépit des risques que cela comporte. En 1889,
paraissent coup sur coup, avec la bénédiction tacite de Goncourt, deux
livres qui dressent chacun, dans un chapitre de plusieurs pages, un tableau
circonstancié et en mouvement du Grenier, alors que celui-ci est au sommet
de sa gloire. Le premier est le roman Le Termite de Rosny, le second est
l’œuvre de Frantz Jourdain, l’architecte des lieux. Le chapitre consacré au
cénacle dans À la Côte insiste –  ce qui ne surprendra personne  – sur
l’aménagement des lieux (la décoration, l’ameublement, les bibelots), mais
ne néglige pas la dimension groupale du Grenier  : Frantz Jourdain égrène
une liste de trente personnes habituées des lieux. L’architecte s’efforce de
caractériser le cénacle en gommant son aspect sectaire. La tactique est la
même que celle adoptée par Maupassant  : présenter le Grenier comme un
cercle convivial, ouvert, décontracté, en un mot libre, dirigé d’une main de
velours, et non de fer, par son maître :
Le Grenier d’Auteuil n’a rien d’un cénacle. La porte, il est vrai, n’est
pas ouverte à deux battants et n’a pas qui veut l’honneur très envié de
franchir le seuil de la « maison d’un artiste », mais, en somme, l’hôte
accueille sans parti pris étroit, sans esprit de boutique, l’homme qui a de
la valeur – quelle qu’elle soit – ou qui lui est simplement sympathique.
L’attitude de M.  de Goncourt, qui reçoit avec un foulard au cou, en
pantoufles, en vareuse, donne bien d’ailleurs la note de l’intérieur. Ses
façons d’être sont trop simples, trop bienveillantes pour que la raideur
et la pose s’introduisent jamais dans ces réunions intimes où chacun
garde son indépendance intellectuelle et où les idées les plus opposées
se heurtent avec cette belle fougue que possèdent seules les convictions
fortement trempées. Certes, les habitués du Grenier ont des tendances
communes ; tous marchent sur la même route, tous aiment le même art.
Mais aucun de ces hommes dont certains portent si haut la grandeur de
la France, aucun n’abdique sa personnalité, aucun ne plie son
tempérament au niveau d’une formule banale. J’insiste sur ce point pour
essayer de détruire une légende idiote, imaginée par de braves gens dont
le cerveau a dû être gravement détérioré par l’usage immodéré de
L’Abbé Constantin ou de la prose de M.  Sarcey. En quittant le
boulevard Montmorency, je pensais que la situation artistique
prépondérante de M.  de Goncourt, qui est aujourd’hui indiscutable et
indiscutée, devrait engager les critiques – sans parler du public qui n’y
entend goutte – à se montrer plus circonspects dans leurs jugements217.
L’appellation « cénacle » est déniée, mais, dans le fond, ce qui nous
est décrit là à destination d’un public ignorant et gavé de poncifs
journalistiques, n’est rien d’autre qu’un cénacle… sans les
inconvénients et les ridicules de cette forme trop glorieuse. Une
chose est sûre en tout cas, ce « salon », pour ceux qui en
douteraient encore, n’a rien d’un salon mondain : il n’accueille que
des littérateurs et des artistes, et suit une ligne esthétique précise,
quoique non contraignante.

La médiatisation restreinte

On chercherait en vain dans la presse des années 1880-1900 une


chronique mondaine qui rendît compte des conversations de la rue de
Rome. En revanche, on peut trouver dans des petites revues des allusions
assez précises aux Mardis. La peur panique du bruit autour de sa personne –
  tout se passant comme si ce bruit pouvait entraver la méditation et la
création, et par conséquent compromettre le projet poétique – a conduit le
poète à repousser fermement toutes les avances du journal, aussi tentantes
fussent-elles, et à contenir chez ses disciples, autant que faire se peut, le
désir de révéler au monde la merveille des Mardis. Mais comment en
vouloir à un disciple trop zélé de trahir le secret quand celui-ci est délivré
dans une langue qui ne lui porte pas atteinte  ? Une poignée de Mardistes
sont parvenus, nonobstant les réticences de Mallarmé, à évoquer les Mardis
sans les brutaliser. Le premier à avoir osé accomplir ce geste est Francis
Vielé-Griffin dans une phrase répondant idéalement à l’idéal de suggestion
préconisé par l’auteur des Divagations :
C’est une salle exiguë –  nulla pusilla domus quae multos amicos
capit – vers la table choit l’éblouissement voilé de la lampe ; au mur, en
face du dressoir où faïences et poteries s’allument d’éclats discrets, le
canapé rigide s’adosse  ; des fauteuils près de la fenêtre aux rideaux
ramenés, et quelques chaises en des coins d’ombre  : on serait dix,
quinze peut-être, plus volontiers quatre. C’est là qu’au soir des Mardis
s’assoient intimes et autres ; également accueillis ; ceux d’aujourd’hui,
ceux de demain surtout : hospitalité d’homme et de poète, – paroles que
verse à l’entendement sa voix douce aux intonations un peu tristes ; et,
pour l’autre soif qu’incite, gracieux prétexte, un bol où s’échevelle le
blond tabac, des verres remplis par une Main si légère qu’on n’ose la
banalité d’un « je vous en prie »218.
Cette description – présentée par son auteur comme des
« impressions personnelles » – est écrite à la manière de Mallarmé,
tout se passant comme si l’évocation des Mardis ne pouvait se faire
que dans et par les mots du maître des lieux. Cette prose est aux
antipodes des gros mots de l’échotier : tout à la fois dense et
allusive, compliquée et aérienne, semblable à l’objet qu’elle
enveloppe de ses volutes verbales. L’insistance est mise sur la
simplicité du lieu (résolument antimondain) et sur la cordialité sans
affectation du maître de maison. Comme chez les naturalistes, mais
avec plus de tact, l’accent est mis enfin sur la souplesse de la
direction de Mallarmé, jamais autoritaire, inspirée par l’amitié
fraternelle et la complicité intellectuelle. Tels qui s’imaginent
qu’on rejoue, rue de Rome, la comédie du Cénacle hugolien, en
sont pour leurs frais. Rien de moins spectaculaire, rien de plus
« bonhomme » que ces rencontres entre gens de lettres. Toutefois,
l’air de ne pas y toucher, l’auteur indique que ces rassemblements
ne sont pas motivés par le seul plaisir de causer et fumer ensemble :
se donne aussi à entendre, dans cette petite salle incommode, une
parole prophétique à l’adresse de poètes qui seront les poètes de
demain. Lieu de naissance d’un courant poétique nouveau, pour qui
sait lire entre les lignes, les Mardis, nous dit Vielé-Griffin,
succèdent aux cénacles héroïques du romantisme et du Parnasse.
Vielé-Griffin lève-t-il une inhibition en écrivant le premier sur les
Mardis  ? Toujours est-il qu’après lui, les évocations se succèdent, toutes
plus ingénieuses les unes que les autres, contournant avec grâce l’obstacle
que n’évite jamais le journaliste  : l’indiscrétion. Par exemple Rodenbach
révèle à ses compatriotes, dans le Journal de Bruxelles du 10 février 1890,
l’existence, à Paris, d’une académie méconnue :
Il faut l’entendre parler, le mardi soir (qui est son jour de réception
dans son appartement de la rue de Rome) […] où viennent tant de
jeunes gens écrivains qui lui ont reconnu une maîtrise  : de Régnier,
Saint-Paul, Mikhaël, Vielé-Griffin, et bien d’autres. Que de trouvailles
de mots […], d’idées rares et étranges quand il parle […]. Tout cela
trouvé, spontané, neuf, et dit à voix savoureuse, avec des gestes
arrondis qui semblent unir contradictoirement des gestes de prédicateur
et des gestes de danseuse219.
Le cénacle est alors à son apogée. Cette notoriété soudaine des
Mardis – assez mal vécue par l’intéressé220 – est couronnée en 1891
par leur mention exclusive dans l’introduction de L’Enquête sur
l’Évolution littéraire : « la haute personnalité littéraire [de
M. Mallarmé], écrit Jules Huret, ne se révèle que les mardis soirs à
quelques personnes choisies221 ». À cette date, nul n’ignore plus
qu’un poète de génie reçoit chez lui des disciples admiratifs. On le
mentionne à titre de preuve, de signe visible de sa supériorité. Du
coup, les langues se délient, et l’on voit d’autres visiteurs, moins
autorisés que Vielé-Griffin et Rodenbach, poser leur patte sur le
cénacle : Vittorio Pica (« À Paris, dans un charmant petit salon de
la rue de Rome222 »), Pierre Quillard (« En d’inoubliables causeries
du soir, […] le poète parle à tous223 »), Bernard Lazare (« Le
souvenir des soirées de la rue de Rome restera toujours dans la
mémoire de ceux que Stéphane Mallarmé admit autour de lui224 »),
en attendant Adolphe Retté et ses propos blessants dans La Plume,
premier « disciple » à oser égratigner le mythe vivant des Mardis.
En ces années, le cénacle n’est pas encore mort que ses disciples
l’embaument déjà : exemple unique d’une société littéraire – les
Mardis – que son fondateur a tout fait pour protéger des regards
extérieurs, et qui se retrouve malgré elle, à cause de son succès
prodigieux et de sa longévité, emportée par la vague médiatique,
avant d’être embaumée dans l’écriture mémorielle.
Les cénacles de fiction
À lui seul le cénacle fictif pourrait fournir la matière d’un livre tant
abondent les ouvrages de fiction le mettant en scène. Le plus fameux
d’entre eux, régulièrement cité, est Illusions perdues. Pourtant, après
Balzac, de nombreux romanciers, jusqu’à la fin du siècle et même au-delà,
ont repris le motif. L’ensemble de ces fictions forme un corpus que l’on
peut examiner, non pour y vérifier, dans une optique documentaire, la
conformité des cénacles imaginés avec la réalité des cénacles, mais pour
découvrir quelle image originale du cénacle s’y dessine dans un cadre libéré
des contraintes référentielles. On a vu que la médiatisation entraînait un
certain nombre de distorsions, sécrétant une imago du cénacle oscillant
entre la caricature et l’idéalisation. Qu’en est-il de sa fictionnalisation  ?
Quel imaginaire du cénacle émerge des cénacles imaginés  ? Comment la
fiction pense-t-elle225 le cénacle ?
Constitué d’éléments hétérogènes (les fictions cénaculaires empruntent
des supports génériques variés tels que la nouvelle, le conte, le roman, le
drame, le récit satirique), composé de textes où le motif n’apparaît que de
façon intermittente, fragmentaire ou ponctuelle, ce corpus semble à
première vue problématique. Pourtant, s’il est vrai qu’aucune fiction dite
« cénaculaire », Illusions perdues compris, ne place le cénacle au cœur de
l’intrigue, toutes lui accordent une place de choix, qui incite à en interroger
la signification. Au point de vue chronologique, sa présence est constante
dans l’histoire du roman du xixe  siècle. Avec Vie, Poésies et Pensées de
Joseph Delorme de Sainte-Beuve (1829) comme point de départ et Le
Désert de Bièvre de Georges Duhamel (1937) comme point d’arrivée, le
motif couvre plus de cent ans d’histoire de la littérature, disparaissant et
resurgissant périodiquement, sans jamais quitter plus de dix ans la scène
romanesque.
De même que l’histoire des cénacles réels connaît des pics et des
sommets, de même celle des cénacles fictifs connaît des phases intenses et
des moments creux. Leur trajectoire ne présente cependant aucune
coïncidence. Au contraire, les cénacles de papier ont tendance à émerger
dans les périodes où les vrais ont disparu, comme si un temps de
décantation était nécessaire pour que l’écrivain s’empare de la réalité à
dessein d’en faire un objet littéraire. Illusions perdues paraît après la grande
vague du romantisme et bien avant celle du Parnasse. Si l’on s’en tient aux
tendances lourdes, on observe d’abord que, par un effet d’inertie, la fiction
accuse un retard d’une trentaine d’années sur les faits, en sorte que
l’histoire du cénacle fictif va grosso modo de 1830 à 1930. Ensuite,
qu’après un démarrage laborieux, elle connaît une montée en puissance
spectaculaire dans la seconde moitié du siècle, avec un acmé autour de 1890
(un roman cénaculaire par année) et une disparition progressive du motif
après la Première guerre mondiale  ; enfin, que le roman, spécialement le
roman à clés, est surreprésenté par rapport aux autres genres narratifs.
Dans cet ensemble de romans, il convient d’abord de distinguer les
œuvres dans lesquelles le cénacle occupe une place prépondérante dans
l’intrigue, soit parce qu’il resurgit à tout instant du récit, soit parce que
l’auteur y consacre un ou plusieurs chapitres spéciaux. Or, si l’on écarte
toutes les fictions qui traitent le cénacle de manière tangentielle (séquences
isolées sans retentissements majeurs sur la diégèse), il nous reste, tout
compte fait, cinq œuvres pouvant recevoir l’estampille de «  romans
cénaculaires  ». Le premier d’entre eux, on l’a dit, est Illusions perdues
(1837-1843)  ; le deuxième, publié en 1851 en volume, est le roman de
Murger : Scènes de la vie de bohème ; le troisième survient neuf ans plus
tard  : il s’agit de Charles Demailly, des frères Goncourt (1860). Il faut
attendre ensuite plus de trente ans avant de voir resurgir un roman
cénaculaire  : en 1889, puis 1898, paraissent Le Termite de Rosny et Le
Soleil des morts de Camille Mauclair. Ces cinq textes constituent les dates
de référence de l’histoire des sociabilités cénaculaires imaginées. Le motif
ne reste pas pour autant en sommeil durant ces intervalles. Il resurgit
périodiquement, mais de manière plus allusive ou ponctuelle. Cette
textualisation du cénacle en régime fictionnel prend parfois des formes
inattendues, décalées, qui pourraient tromper notre vigilance tant elles
paraissent éloignées des formes et des enjeux du cénacle traditionnel.

Panorama des romans cénaculaires


La première percée du cénacle dans la sphère de la fiction date de 1829,
avec l’ouvrage de Sainte-Beuve  : Vie, Poésies et Pensées de Joseph
Delorme. Tout à la fois recueil de poésie, essai littéraire et biographie
imaginaire, l’œuvre se laisse malaisément circonscrire. C’est une
conception des plus originales, comme le dira Lamartine226, parce que
Sainte-Beuve déplace l’ancrage lyrique dans une construction fictive qui
relève aussi du récit227. Le lecteur est invité, par le truchement d’un
manuscrit légué, à lire la vie du héros comme s’il s’agissait d’une fiction et,
par suite, à apprécier ses poésies et ses réflexions. Or, dans la « Vie  » de
Joseph Delorme, –  quoique le mot « cénacle » ne soit jamais prononcé  –,
Sainte-Beuve nous parle d’une société poétique qui en a tous les traits. Au
cours de son chemin de croix, Joseph Delorme croise la route d’un collectif
qui lui apporte réconfort :
Plusieurs amis que le Ciel lui envoya vers cette époque, amis simples
et bons, cultivant les arts avec honneur et quelques-uns avec gloire,
l’arrachèrent souvent à une solitude qui lui était mauvaise, et, par un
admirable instinct familier aux nobles âmes, le consolèrent sans presque
savoir qu’il souffrait228.
Il ne s’agit certes pour le moment que d’un coup de brosse, Sainte-
Beuve remettant aux « Poésies » de Joseph Delorme le soin de
peindre plus précisément le cercle qu’il ne désigne
qu’allusivement, mais, qu’on ne s’y trompe pas : ces « amis » dont
il fréquente les réunions forment bien un cénacle. L’évocation des
pratiques de lecture qui s’y donnent cours le confirment : « À sa
manière courante de réciter ses vers entre amis on aurait dit qu’il ne
les prenait pas au sérieux ; quelque sombre que fût l’idée, il ne
disait jamais les derniers mots de la pièce qu’en souriant ; plus
d’une fois il nous arriva de le plaisanter là-dessus229. » Le motif fait
donc bien là sa première apparition dans une trame fictionnelle,
quoique de manière oblique. Ce premier coup d’essai reste sans
suite. Rien d’étonnant à cela : à peine né et sacralisé, on s’en
souvient, le cénacle a été combattu par Latouche et les autres
contempteurs de la camaraderie romantique. Lorsque la fiction a
intégré le motif cénaculaire dans les années 1830, cela a été pour
mettre l’accent, à grand renfort de références aux Précieuses ou à la
Pléiade, sur le système d’entraide mutuelle qui corrompt le petit
monde littéraire ; ainsi dans certaines satires théâtrales230, et dans le
roman-pamphlet d’Antoine Jay, La Conversation d’un romantique,
dans lequel l’auteur ressuscite Joseph Delorme pour mieux
ridiculiser un cénacle bouffon.
Maintenu au Purgatoire durant une décennie, le cénacle fait peau neuve
en 1839. Avec l’auteur d’Illusions perdues, le cénacle se charge d’une
signification inédite qui le coupe de sa descendance romantique : le groupe
de Daniel d’Arthez, qui compte entre autres un médecin, un scientifique et
un philosophe, est on ne peut plus éloigné du militantisme littéraire. S’il
tient si longtemps –  vingt ans  – c’est grâce à son éloignement de tout
pouvoir, à l’élection quasi magique de ses membres, à la fraternité intime et
à la solidarité interne qu’ils entretiennent : « l’ennemi de l’un, écrit Balzac,
devenait l’ennemi de tous, ils eussent brisé leurs intérêts les plus urgents
pour obéir à la sainte solidarité de leurs cœurs231 ». Dans un monde où tout,
même la pensée, est devenu une marchandise, le Cénacle –  dont l’image
s’ancre d’autant plus profondément dans les esprits que sa carrière ne
s’interrompt pas avec le roman qui l’a porté au pinacle, mais se prolonge
dans La Comédie humaine avec La Rabouilleuse (1842) et Le Député
d’Arcis, à travers les figures de Joseph Bridau et Daniel d’Arthez – est érigé
en lieu unique de résistance et d’intégrité absolues. On peut toutefois dater
de 1839 le moment où le cénacle fictif vit de sa vie autonome232 (avec les
phénomènes d’intertextualité qui l’accompagnent). Dès lors, tous les
romanciers qui se ressaisiront du motif, ne cesseront plus –  explicitement
ou implicitement  – d’y faire référence, comme si –  effet de la puissance
irradiante du roman sur l’imaginaire social – le cénacle inventé par Balzac
avait effacé tous les autres de la mémoire collective.
Grâce à Balzac, le mot cénacle redevient prononçable et la réalité qu’il
recouvre ne fait plus sourire. On en veut pour preuve l’hommage sans
équivoque que lui rend Murger dans le chapitre XVIII des Scènes de la vie
de bohème lorsqu’il salue en passant le «  fameux cénacle de la rue des
Quatre-Vents233 ». Ce n’est pourtant pas ce cénacle-là, austère et laborieux,
que Murger prend pour modèle pour raconter l’équipée de ses héros, mais
un autre, sorti de son imagination, qui, pour en porter le nom, n’en est pas
moins la contre-épreuve exacte. Avec les Scènes de la vie de bohème, nous
abordons une difficulté nouvelle liée à l’emploi dévoyé du mot cénacle,
dont la signification se voit brouillée pour longtemps. Sans entrer dans les
détails, signalons d’emblée que Murger réinvestit le mot cénacle, si
heureusement connoté depuis Balzac, d’un sens inédit, fort éloigné de celui
qu’il avait jusqu’à présent, aussi bien chez Sainte-Beuve que chez Balzac et
même chez Latouche. Dans Les Scènes, il désigne un mode de vie collectif
gouverné non par l’idée du sacerdoce, mais par l’envie de faire la noce.
Sorte de cénacle en trompe-l’œil inspiré du mode de vie des artistes en
galère et des plumitifs de la petite presse, le «  cénacle bohémien  » de
Murger double le cénacle de Balzac, dont il devient un modèle concurrent
du fait du succès phénoménal et durable des Scènes de la vie de bohème (en
revue, en librairie et au théâtre). Vers 1850, deux schémas imaginaires,
antithétiques, occupent donc l’espace des représentations en sorte que les
romanciers de la seconde moitié du siècle seront condamnés à inventer un
autre mot pour éviter toute équivoque. Après cette date, plus aucun
romancier, semble-t-il, ne se risque à employer le terme  : les Goncourt
parlent de «  société  » (ou de «  dîners  ») dans Charles Demailly  ; Zola
choisit le mot « bande » dans L’Œuvre ; Mauclair invente le mot « élite » ;
quant à Rosny, il esquive la difficulté en se dispensant de qualifier les
réunions hebdomadaires chez Fombreuse. Dans Les Buveurs d’eau (1855),
qui narre, comme l’explique l’auteur dans la préface, les aventures « d’une
petite société de jeunes gens qui, associant leurs espérances et leurs travaux,
avaient entrepris de rétablir dans la vie d’artiste les traditions de travail
indépendant et sérieux, qui s’oublient si facilement surtout quand elles ont à
lutter contre les entraînements de la vogue passagère, ou contre les
séductions de l’industrie234  », Murger substitue lui-même le mot
« association » à celui de cénacle. L’auteur des Scènes maintient certes ses
réticences vis-à-vis d’un modèle jugé trop rigide, mais n’en renoue pas
moins avec la tradition du cénacle sérieux, initiée par Balzac.
Significativement, en 1879, c’est encore du cénacle murgérien que Vallès se
souvient pour dire l’enthousiasme du héros du Bachelier pour le
compagnonnage : « J’ai nommé Matoussaint le chef de notre clan – et, […]
tout en le blaguant à part moi, je le suis comme un séide. J’ai lu qu’il fallait
s’entendre, être un cénacle. Je l’ai lu dans Mürger […], et j’ai accepté le
rôle […] de Baptiste dans la Vie de Bohème235. » Près de trente ans après
son avènement, le cénacle bohémien a gardé son aura. Le héros de Vallès
s’apercevra, trop tard, que cette désinvolture est une imposture. Les
Goncourt ne s’étaient pourtant pas privés de dénoncer, vingt ans plus tôt,
l’imposture murgérienne. Charles Demailly est une œuvre conçue dès
l’origine pour contrer la bohème et ses effets dévastateurs236. Murger ayant
porté atteinte à la sociabilité cénaculaire, les Goncourt contre-attaquent
logiquement sur ce front en imaginant un cénacle d’obédience balzacienne
situé aux antipodes de celui de l’auteur des Scènes. La société du Moulin
rouge, fondée sur des valeurs nobles (la littérature et l’art), résiste comme
elle peut au pilonnage de la petite presse blagueuse qui veut sa peau – et qui
l’aura. Grâce aux Goncourt, le cénacle redore son blason, même s’il a perdu
en route le volontarisme et l’optimisme qui animaient les compagnons de
Daniel d’Arthez. Il ne le retrouvera plus jamais  : les petits cercles
d’écrivains que peindront trente ans plus tard Rosny et Mauclair dans Le
Termite et Le Soleil des morts seront minés par le pessimisme, grignotés par
le sentiment de l’échec…
Entre 1860 et 1890, les cénacles littéraires s’absentent de la scène
romanesque pour laisser place à des confraternités artistiques et politiques.
Les Amis de la Nature de Champfleury237 en 1859 et Manette Salomon des
Goncourt en 1867 mettent respectivement en scène des peintres réunis dans
une brasserie se réclamant du réalisme, et des peintres se rassemblant
autour de Coriolis dans un atelier de la rue de Vaugirard238. Le groupe
d’artistes que campe Zola dans L’Œuvre en 1886 rassemble des amis qui
associent leurs volontés et leurs espérances pour percer. La solidarité est la
pierre angulaire du clan qui, pour raffermir ses liens, mais aussi s’éclairer
mutuellement, se réunit régulièrement chez l’un d’entre eux, Sandoz ; très
vite, les dîners qu’il organise chaque jeudi rue d’Enfer deviennent un rite :
C’étaient les bonnes soirées de Sandoz. Même aux heures de misère,
il avait toujours eu un pot-au-feu à partager avec les camarades. Cela
l’enchantait d’être en bande, tous amis, tous vivant de la même idée.
Bien qu’il fût de leur âge, une paternité l’épanouissait, une bonhomie
heureuse, quand il les voyait chez lui, autour de lui, la main dans la
main, ivres d’espoir239.
Ce groupe où les peintres dominent est plus qu’une bande d’amis,
c’est un escadron en marche vers la gloire, qui a tout du cénacle :
Leur jeunesse fermentait, ils débordaient de dévouement, ils
recommençaient l’éternel rêve de s’enrégimenter pour la conquête de la
terre, chacun donnant son effort, celui-ci poussant celui-là, la bande
arrivant d’un bloc, sur le même rang. Déjà Claude, en chef accepté,
sonnait la victoire, distribuait des couronnes. Fagerolles lui-même,
malgré sa blague de Parisien, croyait à la nécessité d’être une armée ;
tandis que, plus épais d’appétits, mal débarbouillé de sa province, Jory
se dépensait en camaraderie utile, prenant au vol des phrases, préparant
là ses articles240.
Ces trois fictions montrent que, durant cette période intermédiaire, le fil
imaginaire du cénacle n’est pas rompu. Mais l’eût-il été qu’un autre fil eût
permis d’assurer sa continuation. Avec Hugo, Flaubert et Vallès, la politique
investit le cénacle en force. Si la forme reste, la ferveur change d’objet.
Dans Les Misérables (1862), L’Éducation sentimentale (1869) et Le
Bachelier (1878), c’est l’idée de Progrès241 qui galvanise les troupes  :
« Peuple », « Démocratie », « Égalité », sont les nouveaux mots d’ordre. La
révolution politique en est le but suprême, poursuivi avec passion. Qu’il
s’agisse du groupe de l’ABC emmené par Courferac, du club républicain
conduit par Sénécal ou du clan des Avancés régenté par Matoussaint, le
programme est à peu de choses près identique  : «  redresser l’homme  »
abaissé, «  redresser le peuple  » humilié, quitte à user de la force. La
littérature n’y est plus une fin mais un moyen : « L’art, comme le décrète
dogmatiquement Sénécal doit exclusivement viser à la moralisation des
masses242 ! », et gare à celui qui montre trop de tendresse vis-à-vis de cette
pratique aristocratique. Le modèle cénaculaire, détourné de sa fonction
initiale, est orienté vers l’action militante, subordonné à la cause
révolutionnaire. Ce détournement n’empêche pas le cénacle révolutionnaire
de conserver un petit air de famille avec ses ancêtres  : les membres de
l’ABC, le « club de l’Intelligence » auquel s’attache pour un temps Frédéric
Moreau, et les camarades de Jacques Vingtras, à l’instar des membres du
Cénacle de Daniel d’Arthez, de l’association des Buveurs d’eau ou de la
société du Moulin rouge, se délectent de l’atmosphère de conspiration qui
entoure leurs réunions et fusionnent avec délice dans une solidarité
fanatique. En fait d’action, nos Républicains passent l’essentiel de leur
temps en parlottes où se remuent les idées les plus extravagantes,
s’ébauchent les projets les plus audacieux. La sociabilité de ces groupes de
six à huit individus n’est, en définitive, pas très éloignée de celle, tout aussi
fiévreuse et clandestine, des cénacles artistiques et littéraires. S’y observe,
par-delà la radicalité du propos, une flexibilité d’idées qui est la marque
spécifique du cénacle. Toutes les opinions sont tolérées à condition qu’elles
ne remettent pas en cause les grands principes. Ces cénacles-là, comme
leurs cousins, ne sont pas dogmatiques  ; ils sont assez souples pour
permettre à chacun de frayer sa propre voie tout en communiant dans les
idées générales du groupe  : «  Nous ne nous entendons pas sur tout, mais
nous sommes tous pour la Révolution243  » affirme Vingtras  ; «  Tous ces
jeunes gens, si divers, écrit Hugo, […] avaient une même religion  : le
progrès244.  » Mais chacun incarne une idée différente de la Révolution,
logique avec Enjolras, philosophique avec Combeferre, poétique avec Jean
Prouvaire. Comme s’ils subissaient la loi du refoulé, ces cénacles sont
rattrapés par la poésie et l’art, reniés ouvertement par ailleurs au nom de la
révolution sociale. Sur les barricades, en pleine action, Prouvaire, le poète
du groupe de l’ABC, polarise l’attention des camarades en récitant des
poèmes. Avec ses «  vers d’amour  », Prouvaire réussit, aussi bien
qu’Enjolras avec ses arguments, à créer une atmosphère fraternelle. La
cause poétique semble l’emporter, un temps, sur la cause révolutionnaire :
Pendant qu’Enjolras, impossible à distraire, veillait sur les vedettes,
Combeferre, Courfeyrac, Jean Prouvaire, Feuilly, Bossuet, Joly,
Bahorel, quelques autres encore, se cherchèrent et se réunirent, comme
aux plus paisibles jours de leurs causeries d’écoliers, et dans un coin de
ce cabaret changé en casemate, à deux pas de la redoute qu’ils avaient
élevée, leurs carabines amorcées et chargées appuyées au dossier de
leur chaise, ces beaux jeunes gens, si voisins d’une heure suprême, se
mirent à dire des vers d’amour245.
Autour de la figure de Jean Prouvaire s’improvise une espèce de
cénacle poétique, fondé non plus sur la religion du progrès mais sur
l’amour de la poésie. Entre la révolution et la poésie se tissent
d’étranges liens, qui rappellent ceux qu’en sens inverse les cénacles
poétiques tissaient métaphoriquement avec la Révolution : « Il se
mêle à mon enthousiasme, avoue Vingtras, le romantisme de
lectures ardentes qui font voir l’insurrection pleine de poésie et de
grandeur246. » En somme, les clubs révolutionnaires mis en scène
par Hugo, Flaubert et Vallès proposent du cénacle une image en
creux qui n’en change pas fondamentalement l’essence : autant la
révolution de la poésie galvanisait les esprits poétiques de 1830,
autant la poésie attendrit les esprits révolutionnaires de 1860.
Le dernier déplacement est plutôt d’ordre générique que thématique : le
cénacle fait reparler de lui, en mauvaise part, dans des scènes fantaisistes, à
caractère satirique, qui prennent pour cible les sectes parnassiennes comme
elles avaient autrefois attaqué les groupes romantiques. Dans « Une séance
littéraire à l’hôtel du Dragon bleu  », avant-propos du Parnassiculet, Paul
Arène entrouvre « la porte du cénacle » où les « poètes Parnassiens tiennent
leurs assises247 ». Un Chinois, ignorant des codes en vigueur, sert de guide
au lecteur, qui va rapidement s’apercevoir que, depuis le romantisme,
l’hystérie cénaculaire demeure et qu’elle s’est même aggravée… Ni le
décor, ni les personnages, ni les pratiques ne sont épargnés par la folie
collective qui anime depuis 1830 le militantisme littéraire. « Trois lanternes
en papier découpé pendent au plafond, éclairant à demi la chambre de leurs
doux reflets multicolores  » diffusant une lumière irréelle, propice à
l’évasion. «  Dans un coin, sur un vieux piano, fume une cassolette
orientale  ». Les cénacliers sont là, «  assis par terre le long des murs et
mâchant du haschich… », contemplant tantôt « la danse des petites flammes
dans l’intérieur des lanternes  », tantôt une jeune fille, à moitié nue, qui
prend des poses. Ces exercices contemplatifs hebdomadaires, explique le
chef, «  servent à entretenir intacts parmi nous le sentiment du Bizarre et
l’esprit des doctrines pures.  » La satire est couronnée par une séance de
lecture, point d’orgue des séminaires de ceux qui se nomment fièrement les
«  Impassibles  ». Notre Chinois se livre à l’épreuve de la récitation,
accueillie comme il se doit par des acclamations délirantes  : «  Quelle
couleur !… Quel parfum chinois !… » L’intérêt de la satire réside ici dans
le fait qu’elle réactive, dans l’esprit du public, un stéréotype romantique
bien ancré dans les esprits, en l’adaptant à la mode parnassienne  : se
trouvent ainsi une nouvelle fois condamnés les regroupements poétiques
consanguins, qui débouchent sur une perte du sens du réel et un
enfermement coupable dans la poésie.
Deux romans d’apprentissage, écrits la même année (1868), reprennent le
thème, sur fond d’extravagance parnassienne. Le premier, Jean-des-Figues,
y consacre un chapitre intitulé « Le cénacle248 », qui montre l’initiation du
narrateur éponyme dans un groupe réuni dans un petit café. Après qu’un
sculpteur lui a exposé le «  critérium du cénacle  », le débutant, devant un
parterre de poètes chevelus qui lui font l’effet d’être un peu fous, mais
d’une «  folie généreuse  », soumet son poème ruisselant de «  mots
chatoyants et sonores » au concile, ce qui lui vaut d’être intégré et, partant,
qualifié de «  poète  ». Le second, Le Petit Chose, décrit, avec une ironie
bienveillante, « une lecture au passage Saumon » (« dans la salle au fond »)
faite par un « poète fameux » qui porte le surnom de Baghavat (Leconte de
Lisle) ; « l’aréopage » est composé d’une vingtaine de jeunes gens : « des
écrivains, des peintres, des architectes, ou pour mieux dire de la graine de
tout cela ». La séance de lecture solennelle est l’occasion de rejouer pour la
énième fois la scène des éloges outranciers :
Le dessert venu, le grand Baghavat récitait un poème indien. C’était
sa spécialité, les poèmes indiens. Il en avait un intitulé Lakçaman’a, un
autre Daçaratha, un autre Kalatçala, un autre Bhagiratha, et puis
Çudra, Cunocépa, Viçvamitra… ; mais le plus beau de tous était encore
Baghavat. Ah ! quand le poète récitait Baghavat, toute la salle du fond
croulait. On hurlait, on trépignait, on montait sur les tables. J’avais à ma
droite un petit architecte à nez rouge qui sanglotait dès le premier vers
et tout le temps s’essuyait les yeux avec ma serviette… Moi, par
entraînement, je criais plus fort que tout le monde mais, au fond, je
n’étais pas fou de Baghavat. En somme, ces poëmes indiens se
ressemblaient tous. C’était toujours un lotus, un condor, un éléphant et
un buffle ; quelquefois, pour changer, les lotus s’appelaient lotos ; mais,
à part cette variante, toutes ces rapsodies se valaient  : ni passion, ni
vérité, ni fantaisie. Des rimes sur des rimes. Une mystification… Voilà
ce qu’en moi-même je pensais du grand Baghavat ; et je l’aurais peut-
être jugé avec moins de sévérité si on m’avait à mon tour demandé
quelques vers  ; mais on ne me demandait rien et cela me rendait
impitoyable249…
Cette scène reprend un poncif250, mais y ajoute quelque chose qui
sera développé et approfondi vingt ans plus tard dans une satire,
Les Déliquescences d’Adoré Floupette, poète décadent251 (1885), et
dans deux romans à clés, Le Termite (1889) et Le Soleil des morts
(1898), à savoir, la description circonstanciée des états d’âme du
néophyte face à un phénomène – la communion cénaculaire – qui
exerce tout à la fois fascination et rejet.
À partir de 1888, la production de romans peignant les mœurs littéraires
du temps s’intensifie : jusqu’en 1905, il ne se passe pas une année sans que
paraisse un roman qui raconte les tribulations des tribus poétiques et
littéraires de Paris. Le cénacle trouve sans surprise sa place dans ce déluge
de fictions à clefs, même s’il est sous-représenté par rapport aux autres
lieux de sociabilité (brasseries, salons, cabarets, clubs) où évoluent pêle-
mêle bohèmes, mondains, journalistes et artistes de tout poil. Parmi ces
nombreux romans de la vie littéraires252, dont certains font un sort –
 ponctuel – au cénacle, tel Le Mordu de Rachilde ou La Jupe de Trézénik,
deux sortent du lot  : Le Termite, publié en feuilleton en 1889 (puis en
volume en 1890), et Le Soleil des morts (1898). Leurs auteurs, J.-H. Rosny
et Camille Mauclair, ont joué un rôle important dans les cénacles qu’ils
évoquent dans leur roman253. Le cénacle y a, dans les deux cas, une place
capitale : l’incipit du Soleil des morts nous fait pénétrer directement dans le
salon de Calixte Armel, au cœur du cénacle ; Le Termite ne propose pas une
entrée aussi fracassante dans le cercle des élus, mais en fait pareillement le
point départ du parcours du héros. Ici comme là, le cénacle pèse sur la suite
des événements  : c’est un lieu initiatique, à partir duquel le héros,
s’émancipant peu à peu, va accomplir sa trajectoire propre. Par ailleurs, ces
romans ont tous deux été conçus, écrits et publiés sur des cénacles en
activité : l’histoire y est contemporaine du référent qu’elle transpose. Enfin,
corollaire du point précédent, les descriptions, réalisées en temps réel à
l’aide de notes sténographiques, atteignent un niveau de réalisme sans
précédent : en lisant Rosny et Mauclair on est avec eux dans le Grenier et
chez Mallarmé. Quoique inspirés de cénacles vivants, Le Termite et Le
Soleil des morts ne sont pas des copies serviles de la réalité. Il s’agit
d’œuvres d’imagination qui prennent d’énormes libertés avec leur référent
et, comme tel, s’offrent comme de précieux documents pour tracer les
contours de l’imaginaire cénaculaire fin de siècle.
Après ces deux coups d’éclats, le filon des romans cénaculaires s’épuise ;
celui des souvenirs littéraires prend la suite. Trois fictions paraissent
néanmoins après-guerre, qui renouent timidement avec la tradition  : en
1913, René Arcos réalise une transposition du drame de Créteil dans un
poème dramatique intitulé L’Île perdue ; sept ans plus tard, Abel Hermant,
jette une dernière lumière –  amère et crépusculaire  – sur le Grenier de
Goncourt avec une nouvelle à clés intitulée La Journée brève (1920).
Georges Duhamel boucle l’histoire centenaire des fictions cénaculaires avec
son Désert de Bièvre (1937) qui fait revivre les grandes heures et les petites
déceptions du groupe de l’Abbaye.

Les illusions cénaculaires

Les romans dits «  cénaculaires  », dont il a été question précédemment,


excèdent de beaucoup la problématique du cénacle. Ce sont d’abord des
romans sentimentaux  : le premier (Illusions perdues) narre les amours
contrariées de Lucien et Coralie, le second (Les Hommes de lettres) celles
de Charles et Marthe, le troisième (Le Termite) celles de Noël et Luce, le
quatrième (Le Soleil des morts) celles d’André et Sylvaine. Au plan
thématique, les auteurs affichent des visées plus hautes que la seule
description d’un microcosme littéraire  : Balzac fait un roman sur
l’ambition, dont l’inventeur David Séchard et le poète-journaliste Lucien de
Rubempré sont les victimes  ; Goncourt écrit un roman sur l’aliénation
mentale (Charles Demailly devient littéralement fou) ; J.-H. Rosny propose
un roman sur le regard, dont l’acuité excessive, par déformation
professionnelle (le héros, Noël Servaise, est écrivain), détruit le rapport
spontané au monde  ; Mauclair offre, quant à lui, un roman sur
l’engagement, autour d’un héros –  André de Neuze  – évoluant de
l’esthétisme pur à l’anarchisme radical254. Enfin ces romans sont pris dans
les problématiques particulières de leur temps  : Un grand homme de
province à Paris s’intègre à un vaste projet romanesque (La Comédie
humaine) et croise un intérêt personnel de la part de Balzac pour les
sociétés secrètes (l’Histoire des Treize)  ; le roman des Goncourt s’inscrit
dans le contexte du différend qui les oppose aux gens de la bohème  ; Le
Termite est dicté par l’intention, très tactique, de renouveler la veine
naturaliste  ; Le Soleil des morts se veut, en pleine crise des valeurs
symbolistes, un roman-bilan, ouvrant de nouveaux horizons.
Ils s’intègrent par ailleurs dans le vaste corpus des «  romans de la vie
littéraire  » et dans le sous-ensemble des romans à clés  : «  [Le Termite]
intéressera vivement les lettrés et amusera les amateurs de clefs  », écrit
Remy de Gourmont dans le Mercure de France en mars 1890. Cette phrase
pourrait s’appliquer à la plupart de nos romans255. Dans certains cas, les
romanciers ont eux-mêmes livré les clés de leur ouvrage, dans d’autres ils
les ont provisoirement gardées pour eux256, dans d’autres enfin d’anciens
compagnons ont procédé aux identifications257. Mais l’essentiel n’est pas là
puisque le roman à clés a pour principe de cacher tout en la dévoilant
l’identité des personnages : d’un côté, il renforce un esprit de communauté
chez ceux qui ont le privilège de reconnaître les intéressés, de l’autre, du
fait qu’il s’adresse à un large public, il accentue le phénomène de
vedettisation d’artistes et d’écrivains immédiatement reconnaissables, tels
le Sandoz (Zola) de L’Œuvre et le Calixte Armel (Mallarmé) du Soleil des
morts. Autant la fiction, au xixe  siècle, contamine le discours référentiel,
autant le roman à clés produit une perturbation dans la littérarité, croisant
fiction et référence, conjoignant société de référence et société du texte258.
Or, les romans cénaculaires redoublent les effets paradoxaux induits par le
roman à clés dans la mesure où ils rendent publics les faits et gestes d’une
institution secrète qui a vocation, en principe, à le rester. Passe encore que
filtrent dans la presse quelques faits survenus entre les murs du cénacle.
Mais n’est-ce pas trahir son esprit que de dévoiler, fût-ce sous une forme
codée, ses intérieurs  ? En définitive, ces romans méritent moins l’épithète
« cénaculaire » pour la raison qu’ils traitent du cénacle en général que parce
qu’ils s’adressent à un groupe en particulier, seul apte à comprendre les
allusions dont ils regorgent.
D’Illusions perdues au Soleil des morts, si l’on fait abstraction des
variables circonstancielles, apparaissent des éléments invariants qui
déterminent un terrain favorable pour l’épure d’un modèle imaginaire
transversal. Ce modèle présente-t-il des analogies avec celui que nous avons
élaboré auparavant à partir des cénacles réels ? En quoi s’en démarque-t-il ?
En quoi le complète-t-il ? Au-delà des particularismes, les romanciers, pour
mettre en scène leur cénacle, reprennent grosso modo les mêmes
accessoires  : un groupe restreint, un lieu clos, des rites spécifiques, un
leader charismatique, un système hiérarchique. Les romans cénaculaires
jouent, à quelques variantes près, la même partition.

«  Ces neuf personnes composaient un Cénacle où l’estime et l’amitié


faisaient régner la paix entre les idées et les doctrines les plus
opposées259 ». Ainsi se conclut dans Illusions perdues la galerie de portraits
de ce Cénacle qui unit un médecin, un philosophe, un peintre, un écrivain
comique, un scientifique, un publiciste, sans oublier Daniel d’Arthez
l’écrivain et Louis Lambert, le chef déchu et disparu. Ajoutons-y le poète
Lucien de Rubempré pour que tous les domaines de la pensée et de l’art
soient couverts260. Une dizaine, tel est approximativement le nombre de
personnes qui ont droit d’entrée dans le cénacle imaginaire : aux dîners du
Moulin rouge, le groupe est numériquement stable (une douzaine)  ; chez
Fombreuse, douze figures prennent place dans le Grenier. Un peu moins
chez Calixte Armel, où l’on n’est que sept, moins encore chez les Buveurs
d’eau. Mais la quantité importe moins que la qualité  : notre pléiade,
sociologiquement homogène et exclusivement masculine, forme une société
d’élite (le mot revient partout), une caste d’individus supérieurs qui
excellent chacun dans leur domaine. Dans le cénacle de Charles Demailly,
on recense deux romanciers, un critique littéraire, un critique théâtral, un
musicien, un peintre, deux dessinateurs-graveurs, un poète, un penseur et un
«  amateur d’art  ». L’éventail se resserre à la fin du siècle  : chez Calixte
Armel pas de scientifique, ni de médecin, mais deux poètes, deux peintres,
un romancier, un conteur, un musicien et un critique. Le romancier Sandoz
accueille chez lui trois peintres, un architecte, un sculpteur et un journaliste,
« tous révolutionnaires, animés de la même passion de l’art261. » Le Grenier
vu par Rosny ne compte –  à l’exception de l’architecte Gourvain et de
l’Anglais Kidd – que des romanciers.
L’espace de réunion offre des configurations différentes, mais respecte le
principe de la privatisation et de la clôture. Dans Illusions perdues, on se
réunit dans la mansarde de d’Arthez  ; dans Le Soleil des morts, c’est un
«  petit salon  » qui attend les invités  ; dans Le Termite, un «  salon  » tout
court, plus riche – celui de Fombreuse (à noter que le mot « Grenier » n’est
pas prononcé par Rosny) – ; dans Charles Demailly, les cénacliers vont au
restaurant, mais s’isolent « dans une salle du restaurant moins en vue, […]
où, précisent les Goncourt, l’on était à peu près chez soi262. » Comme dans
les cénacles réels enfin, on se réunit de façon périodique : Calixte Armel a
son jour le jeudi, Fombreuse le dimanche ; les amis de Sandoz ont fixé leur
dîner hebdomadaire le jeudi ; Daniel d’Arthez tient porte ouverte, chez lui,
« presque tous les soirs263 ».
En cercle, les cénacliers de papier s’adonnent à la même activité que
leurs cousins de chair  : la discussion. Sans en jamais révéler la teneur,
Balzac indique avec force la très haute qualité et, surtout, la très grande
noblesse des entretiens :
Tous discutaient sans disputer. […] Ils se communiquaient leurs
travaux, et se consultaient avec l’adorable bonne foi de la jeunesse.
S’agissait-il d’une affaire sérieuse ? l’opposant quittait son opinion pour
entrer dans les idées de son ami, d’autant plus apte à l’aider, qu’il était
impartial dans une cause ou dans une œuvre en dehors de ses idées. […]
tous également forts en différentes régions de la science, [ils]
s’éclairaient mutuellement avec bonne foi, se disant tout, même leurs
pensées mauvaises, tous d’une instruction immense et tous éprouvés au
creuset de la misère264.
Les soirées, conclut emphatiquement Balzac, sont remplies « de
causeries, de profondes méditations, de poésies, de courses à
pleines ailes dans les champs de l’intelligence, dans l’avenir des
nations, dans les domaines de l’histoire. » Les Goncourt, moins
allusifs – ils insèrent quelques dialogues – ont des accents tout
aussi lyriques pour évoquer les conversations du Moulin rouge : les
dîneurs du Jeudi se livrent « à des duels enivrants et à de superbes
batailles de la parole, à propos de toute chose et de tout homme, sur
le livre philosophique paru le matin, comme sur la théorie
historique évoquée la veille, en un mot, sur tous les événements de
l’Idée humaine, sur toutes ces grandes questions et tous ces grands
doutes de l’âme, auxquels vont les penseurs dans la chaleur de la
digestion265 ». La tendance à idéaliser la causerie de cénacle se
maintient dans Le Soleil des morts, même si elle se concentre sur le
maître des lieux : « Les idées qu’il émettait sur la vie et l’art
n’avaient d’analogie avec celles de personne ; elles conquéraient
par un magnétisme inexplicable et surtout par une faculté bizarre
d’associer les points de vue les plus disparates et d’en révéler les
liens analogiques et les solidarités imprévues266. » Les jeunes qui
assistent à ses improvisations n’attendent rien de moins de Calixte
Armel que la révélation poétique : « Il a suffi d’une réflexion,
constate André de Neuze ébahi, l’autre soir, pour que je ne puisse
voir [les] choses autrement qu’Armel ne les révélait267. » Sans
atteindre les niveaux aériens des causeries du Cénacle de la rue des
Quatre-Vents, de la société du Moulin rouge ou des Jeudis de la
plaine Monceau, les conversations du salon de Fombreuse se
situent à un étage élevé de l’intelligence, en particulier lorsqu’elles
abordent les questions d’esthétique. Qu’on en juge par cette
objection très technique de Myron :
Pardon, cher maître… mais, […] N’admettez-vous plus (comme dans
vos préfaces) qu’à de nouveaux ordres de sensations correspondent des
torsions nouvelles de la forme, des attitudes de phrase et que la langue
qui exprime, en somme, des vies d’époque, qui est une sécrétion d’être
organisés, se complique avec la complication même de ceux qui s’en
servent pour transporter leur être au dehors ?
Guadet s’empare-t-il de la parole, et d’un coup, la fascination opère
sur les visiteurs : « Le crépuscule s’approfondit, une solennité
douce par le salon, le charme apporté par le causeur, sa parole
claire, capteuse, son mystérieux pouvoir d’évocation. » De Balzac
à Mauclair, la place occupée par l’activité de parole demeure
inchangée. Ce qui évolue, c’est son mode de représentation
textuelle, lequel passe sensiblement de la diégésis – discours
indirect ou narrativisé chez Balzac – à la mimésis – discours direct,
voire sténographié, chez Rosny –, comme si, à mesure qu’on
avançait dans le siècle, les romanciers cherchaient à se rapprocher
de la forme réelle des causeries de la microsphère cénaculaire. Au
point de vue de leur contenu – et cela est également vrai pour les
Scènes de la vie de bohème – elles sont décrites dans tous les cas
comme infiniment supérieures à celles des autres milieux littéraires
(salon, café, brasserie). Autant dire que nos romanciers ont pris
beaucoup de libertés par rapport à la réalité sociale, où, l’on s’en
souvient268, les conversations ne volaient pas toujours si haut ! Le
roman a ses raisons : l’une d’elles est de ne jamais assommer le
lecteur, et, pour ce faire, de lui offrir des dialogues piquants. Pour
avoir négligé ce principe en sacrifiant la vraisemblance
romanesque à la vérité documentaire, Rosny, dans certaines
séquences dialoguées du Termite, instruit, mais ennuie.
Ce sont des impératifs romanesques qui expliquent également le
bannissement de l’autre activité phare du cénacle  : la lecture. Les articles
polémiques et les textes satiriques en avaient fait leur cible favorite (de
Latouche à Daudet), si bien qu’il eût été difficile d’introduire269 un tel
épisode sans lui donner l’aspect d’une caricature. Aussi la scène de lecture
est-elle la grande absente des cénacles romanesques. Il en va autrement des
scènes de repas, ainsi que de leurs dérivées, les scènes de beuverie ou
d’orgie. Les repas, rappelons-le, ont une place ancillaire dans les cénacles
réels : chez Mallarmé et chez Goncourt, ils étaient exclus ; chez Hugo ou
chez Zola, ils pouvaient être offerts à certains invités avant que la réunion
ne commence. Les paroles tenaient lieu d’aliments… Ceux qui voulaient
déjeuner ou dîner ensemble le faisaient dans des restaurants. Cette
répartition entre nourriture terrestre et nourriture spirituelle est réfractée
dans la fiction, le repas y figurant le débordement et la perte de la
mesure270. Le roman de la vie littéraire multiplie les scènes d’orgie : « Rien
n’est plus à la mode qu’une orgie », fait dire Théophile Gautier à l’un de ses
Jeunes-France dans « Un bol de punch », et tous les camarades de se lancer
dans «  une orgie pyramidale, phénoménale […], folle, échevelée271  ».
Comme de juste, un sommeil éthylique clôt l’orgie et tous les bruits
finissent, enfin à l’unisson, «  par s’absorber et se confondre dans un seul,
un ronflement magistral qui aurait couvert les pédales d’un orgue272  ».
Après l’avoir déjà mis à profit dans La Peau de chagrin, Balzac revient au
« chronotope273 » de l’orgie dans Illusions perdues : alors que le Cénacle de
Daniel d’Arthez s’en tient à une sobriété absolue, plusieurs scènes d’orgie
rythment Un grand homme de province à Paris. Les codes du deipnon sont
parfaitement respectés dans les trois cas : excès de nourriture et de boisson,
déclarations à l’emporte-pièce, plaisanteries acerbes, calembours,
déchaînement de paroles sans suite, enfin, les toasts se succédant, «  les
scènes grotesques par lesquelles finissent les orgies274  ». On retrouve le
même mécanisme narratif dans Charles Demailly  : autrefois sobres et
contenus, les «  dîners du jeudi  » tournent peu à peu à l’orgie, signe de
l’échec de l’entreprise cénaculaire. Dans L’Œuvre, enfin, le cénacle étant
structurellement vicié, l’enthousiasme surjoué et alcoolisé anime les
convives dès les premières rencontres  : «  La fin du dîner fut ainsi très
bruyante, tous parlaient à la fois. […] Et, la face fleurie, le ventre rond, avec
la béatitude de gens qui viennent de se nourrir très richement, ils passèrent
dans la chambre à coucher275 ». Les convives passent du lieu de libations au
lieu de réflexions dans un état qui ne leur permet plus de les conduire
sérieusement. Quatorze ans plus tard, Sandoz réunit une dernière fois ses
anciens compagnons. Repas plus sobre, malgré le faste qu’y a apporté
l’écrivain-journaliste parvenu, repas plus triste aussi, où chacun se jauge et
se juge. Les scènes de repas occupent donc une position importante dans
l’économie narrative des romans cénaculaires, parce que s’y révèle la face
superficiellement joyeuse et profondément sombre de la sociabilité fictive.
Pas de cénacle sans hiérarchie : sur ce point également, le cénacle fictif
se conforme à la norme du cénacle réel. Le Cénacle de la rue des Quatre-
Vents a son leader naturel en la personne du «  gigantesque276  » Daniel
d’Arthez, dont la prestance paralyse Lucien. «  Marqué du sceau que le
génie imprime au front de ses esclaves  », le jeune homme déploie une
dignité qui le rend « inabordable » :
Son regard était penseur. La méditation habitait sur son beau front
noblement coupé. Ses yeux noirs et vifs, qui voyaient bien et
promptement, annonçaient une habitude d’aller au fond des choses.
Simple en ses gestes, il avait une contenance grave. Lucien éprouvait un
respect involontaire pour lui277.
Lucien n’est pas le seul à lire sur les traits de Daniel d’Arthez les
« symptômes de la supériorité » : tous ses amis, pressentant en lui
le « grand écrivain », le regardent « comme leur chef » spirituel.
Mauclair pensait-il à Daniel d’Arthez lorsqu’il créa, cinquante ans
plus tard, le personnage d’Armel278 ? Toujours est-il que les deux
figures ont en commun d’exercer une force magnétique sur leurs
disciples. Armel a quelque chose de surhumain, qui éclate au
regard. Il porte sur son corps, physiquement, les stigmates du
génie : « empreint d’une noblesse intellectuelle », il « apparaissait
dans les groupes avec une élégance sérieuse, courtois et
prophétique, obscur et saisissant […] On devinait en Calixte Armel
une force future279. » Le maître des Jeudis méduse son auditoire
tant il en impose par sa science et sa posture. Pas étonnant que, à
l’instar de Lucien, André de Neuze, subissant à son tour l’attrait
fatal d’Armel, s’attache à lui « comme une maladie chronique280. »
La structure hiérarchique est moins prononcée dans Charles
Demailly et Le Termite. La société du Moulin rouge n’a pas de chef
mais un parrain en la personne du poète lyrique Boisroger,
personnage auréolé d’une grande autorité, en vertu du genre qu’il
pratique (la poésie lyrique) et de la qualité supérieure de sa
causerie : c’est autour de lui que s’organise le conclave. En tant
qu’ordonnateur des réunions, Fombreuse tient naturellement le
premier rôle (les jeunes lui donnent du « cher Maître ») quoique
son leadership soit écorné par le charisme de Guadet, prince de la
conversation, et par le prestige de Rolla, l’homme à succès –
consuls avec lesquels il forme une sorte de triumvirat.
Les candidats qui aspirent à entrer dans la secte sont priés de donner des
signes d’allégeance aux membres de droit. À cette seule condition, qui ne
va pas sans quelque ravalement d’amour-propre, les aspirants peuvent
espérer se faire accepter. C’est chez Balzac que l’épreuve du recrutement
est décrite de la manière la plus détaillée  : «  Leur sévérité pour admettre
dans leur sphère un nouvel habitant se conçoit, explique l’auteur, ils avaient
trop la conscience de leur grandeur et de leur bonheur pour le troubler en y
laissant entrer des éléments nouveaux et inconnus.  » Avant d’être «  jugé
digne d’entrer dans le Cénacle  » et d’être traité en égal par ses membres,
Lucien doit faire ses preuves281, en l’occurrence subir un interrogatoire en
règle qui, avec Michel Chrestien pour examinateur, prend la forme d’un
véritable « réquisitoire » : « Il y a chez toi, un esprit diabolique avec lequel
tu justifieras à tes propres yeux les choses les plus contraires à nos
principes  : au lieu d’être un sophiste d’idées, tu seras un sophiste
d’action282.  » À l’exemple de Balzac, Murger confère à l’épisode de la
réception, qui donne son titre au chapitre, une dimension solennelle. Les
raisons invoquées pour expliquer ce tri sévère sont les mêmes que dans
Illusions perdues : la peur du corps étranger. « Nous évitons les nouvelles
connaissances  : une figure nouvelle, c’est le plus souvent un caractère
nouveau et nous craignons une dissonance dans notre harmonie283.  » En
lieu et place de l’interrogatoire, le candidat doit lire en séance plénière
l’article  5 des statuts de l’association. Les rites d’intégration sont plus
souples dans les autres romans. Une « plaisanterie » acide de Bressoré est,
dans Charles Demailly, «  le seul tribut que pay[e] le nouveau pour sa
bienvenue284 ». Charles se trouve tout de suite « à l’aise dans ce monde où
chacun se montrait tel qu’il était et pensait tout haut285. » De Neuze accède
lui aussi sans difficulté au « refuge » d’Armel, grâce à la recommandation
d’un membre (Deraimes). Il n’en va pas de même pour l’impertinent
Leumann qui, pour avoir interrompu le maître de manière intempestive et
avoir commis de surcroît le crime de lèse-majesté de le contredire, s’attire
cette remarque ironique d’Harmor  : «  il figurerait avec honneur dans un
café286.  » Dans le cercle de Fombreuse, une hiérarchie sourde s’applique
entre ceux qui ont droit à des égards et ceux qui ont à peine droit à un
regard. Servaise enrage intérieurement du traitement de faveur –  même si
celui-ci est teinté de condescendance  – dont Myron, jeune romancier
prometteur, bénéficie de la part de Fombreuse et Rolla. Les relations de
domination entre les différents étages du cénacle sont affectées d’un
coefficient de solennité qui en décuple la dimension dramatique potentielle,
accentuant ainsi un peu plus le fossé entre le réel et l’imaginaire, entre la
vérité et la légende. Cette ampliation semble le prix à payer pour soutenir
l’intérêt d’un public qui a besoin de héros aux proportions légendaires,
fussent-ils claquemurés dans une mansarde minuscule.
Aucun cénacle, on le sait, n’existe pour le seul plaisir de la sociabilité.
Sans servir directement à quelque chose, il est le véhicule de valeurs et
d’idées partagées par les membres, sous-représentées dans le champ
artistico-littéraire. Les cénacles fictifs ne font pas exception à cette règle.
L’évangile du cénacle – si l’on peut ainsi nommer l’ensemble des croyances
sur lesquelles repose le groupe  – donne lieu à des morceaux de bravoure
dans Illusions perdues et dans Charles Demailly. Solidarité, amitié,
fraternité, connivence, complicité, sympathie, tels sont les mots magiques
que brandissent à l’envi nos deux romanciers pour expliquer l’énigme du
cénacle :
Ce qui rend les amitiés indissolubles et double leur charme, est un
sentiment qui manque à l’amour, la certitude. Ces jeunes gens étaient
sûrs d’eux-mêmes  : l’ennemi de l’un devenait l’ennemi de tous, ils
eussent brisé leurs intérêts les plus urgents pour obéir à la sainte
solidarité de leurs cœurs. Incapables tous d’une lâcheté, ils pouvaient
opposer un non formidable à toute accusation et se défendre les uns les
autres avec sécurité. Également nobles par le cœur et d’égale force dans
les choses de sentiment, ils pouvaient tout penser et se tout dire sur le
terrain de la science et de l’intelligence  ; de là l’innocence de leur
commerce, la gaieté de leur parole287.
Ce qui fait tenir ensemble si longtemps cette chose qui en toute
logique aurait dû se défaire, c’est un faisceau de qualités, dont la
branche majeure est la confiance ; confiance aveugle qui s’exerce –
 là est le miracle – dans toutes les directions (vers le talent de
l’autre, vers son intelligence, vers son amitié, vers son intégrité) et
à l’adresse de tous les membres. Les Goncourt reprennent peu ou
prou la formule balzacienne – cocktail rare fait d’estime mutuelle,
d’admiration réciproque, de solidarité intellectuelle – en y ajoutant
un soupçon de franchise, non exempte de rudesse. Alors que les
membres du Cénacle de Balzac ne semblent habités que par de
grands sentiments – ce qui fait d’eux des « anges » –, les Goncourt,
plus lucides, entachent leurs héros de vices, notamment l’envie, qui
lézardent l’unité du groupe. Heureusement, il y a cette foi aveugle
en l’autre, fondement du cénacle, qui lui permet d’encaisser les
coups :
La base de cette société, son fondement et son charme, étaient sa
sûreté, la confiance de chacun dans son voisin, l’abandon sans crainte,
la confidence sans péril, la liberté de la langue, de la pensée, de la
conscience, des amitiés et des mépris, certaine de n’être point trahie  ;
agrément rare de ce petit monde de lettres, de pouvoir laisser couler son
cœur et son esprit, de pouvoir s’ouvrir tout entier sans fournir des armes
au bavardage, à l’indiscrétion, à la camaraderie jalouse et ulcérée, ou
bien de la copie à un journal et des notes à un biographe ! Puis il y avait
encore un grand bien dans cette société : la mutualité de l’estime, de la
reconnaissance du talent ou de l’intelligence ; une estime si vraie et qui
était si bien dans l’air des gens, qu’elle n’avait pas besoin de
témoignage ni de paroles288.
Chez les Buveurs d’eau, la religion des « affections actives » et des
« intelligences fraternelles », garantes du bon fonctionnement de la
communauté, a aussi cours, mais comme on n’est jamais assez
prudent, pour prévenir tout écart, on rédige une constitution qui
fixe les règles morales et matérielles de la société. La confrérie de
Calixte Armel, pour sa part, n’a pas besoin de statuts : elle est
soudée par des liens implicites très forts, qui reposent, en sus de
l’amitié, sur le rejet absolu de la contrefaçon intellectuelle, illustrée
par le snobisme des salons et le potinage du journal :
Nous vivons entre nous, nous serrons les rangs, nous écartons les
gêneurs, nous subissons les snobs en nous garant de notre mieux, et
nous rêvons à une foule de belles choses spéciales, difficiles,
incomprises […]. C’est le programme des trappistes. […] En entrant au
milieu de nous, de Neuze, lui dit Manuel Héricourt, vous entrez dans
une communauté, la congrégation contemplative289.
Dans le salon de Fombreuse, le « nous » ne revêt pas de
connotations mystiques : tel disciple n’hésite pas à se désolidariser
des positions du maître, à laisser affleurer sa personnalité, à
employer le « je ». Pour autant, les différences de sensibilité n’y
entament pas fondamentalement l’esprit collectif : le roman du
nouveau venu, Les Émeutiers, est accueilli par une pluie d’éloges.
Myron, n’en déplaise à ses camarades, fait avancer la cause
naturaliste. Son succès sert par ricochet l’intérêt du groupe. Au-
delà des apparences, remarque Servaise, « l’éloge domine le
blâme » dans le discours de Fombreuse. Et de saluer finalement en
lui le « maître » généreux, le protecteur de la jeunesse, « qui sait
accueillir, presque en frère, un frais venu290 ». A contrario, dès
qu’il est question des autres – les romans mondains d’un
Mourlannes par exemple –, le groupe fait bloc, oubliant les
jalousies larvées.
Cependant –  et c’est une différence fondamentale par rapport aux
cénacles réels, qui, sans se soumettre à une stricte profession de foi,
partagent un lot d’idées communes  –, la cohésion affective des cénacles
imaginaires est inversement proportionnelle à sa cohésion doctrinale. Chez
Balzac, on s’entend d’autant mieux qu’on n’est pas d’accord : « L’estime et
l’amitié faisaient régner la paix entre les idées et les doctrines les plus
opposées291.  » Les Goncourt vont plus loin en faisant du désaccord l’une
des principales causes du rapprochement des individus :
Et il était arrivé que la divergence des croyances politiques, la variété
des opinions littéraires, […] avaient au moins autant contribué par leur
opposition harmonique aux sympathies mutuelles des uns et des autres
que la communion des goûts et la similitude des humeurs292.
Armel se défend avec la même vigueur de prescrire quoi que ce
soit à ses amis. L’homme se voit plutôt en chef d’orchestre qu’en
chef d’école, laissant à chacun la possibilité de jouer sa partition, à
condition de bien jouer de son instrument : « Jamais je ne me suis
reconnu le droit de conseiller. École, manifeste, discipulat, autant
de termes que je repousse. Nous sommes en effet un groupe
d’hommes ne pensant pas comme les autres, des condensateurs de
vérités futures293. »
Qu’est-ce donc qui, en dernière analyse, réunit ces hommes que leurs
convictions politiques ou esthétiques séparent (c’est le cas dans le différend
qui oppose Myron à ses « vieux maîtres ») ? La réponse est à chercher du
côté des Goncourt : « Toutes les religions nous manquent, oui ; mais nous
avons notre religion, une religion de tête pour laquelle nous luttons,
souffrons, mourons : la conscience de l’esprit294. » Conscience de l’esprit,
la formule paraît vague à première vue, elle s’éclaire cependant à la lecture
d’Illusions perdues où elle désigne le refus de « trafiquer de son esprit et de
sa pensée  », de sacrifier l’idéal au commercial, de lâcher la proie de la
Gloire pour l’ombre du Succès. Tel est, en définitive, l’unique credo des
cénacles de papier, formulé on ne peut plus clairement dans l’article  5 du
statut des Buveurs d’eau, stipulant que chacun des membres doit se
«  maintenir dans la stricte intégrité de son art, [et que] aucun d’eux ne
pourra s’en éloigner ni se livrer à des productions dites de commerce quel
que soit d’ailleurs le bénéfice qu’il pourrait en retirer295… ». L’intégrité est
au cœur du « système » du cénacle : elle dicte leur conduite aux cénacliers,
elle les unit au-delà de toutes leurs divergences. Dépassant les clivages
esthétiques, idéologiques ou politiques, cette vertu dessine une ligne de
partage entre ceux qui «  prostituent la muse à un journaliste, humilient
l’Art296  » et ceux qui, au contraire, poursuivent, impavides, à l’écart, la
«  conquête de cette toison d’or  » qui s’appelle «  l’Idéal297  ». Si Calixte
Armel reste ouvert sur la question esthétique, il ne transige pas sur la
question éthique. À Leumann qui l’exhorte à vulgariser les idées du
cénacle, le maître fait cette réponse ferme :
N’allons pas compromettre les pensées de l’élite dans l’explication
hâtive des deux cents lignes d’une chronique quotidienne, lue le matin
entre deux faits divers. Irons-nous demander la notoriété à un si fugace
exposé de ce qui fait le fond de notre vie  ? Non, Leumann, que le
journal parle de ce qui dure un jour, la notoriété n’a rien qui nous tente.
Si nous échouons, nous aurons du moins peuplé notre existence avec de
nobles songes  ; mais le seul prix qui puisse payer la réussite de nos
efforts, c’est ce que ne confère pas une feuille publique, mais le cri des
siècles, – la gloire298.
En se faisant journaliste, Lucien empoisonne le Cénacle. Aussi les
dépositaires de la Loi n’hésitent-ils pas à le mettre en quarantaine.
Compromis dans la critique facile et la mondanité littéraire,
Marens, Cernay, Defresne, Neuflize sont personae non gratae chez
Calixte Armel. Les amis de Boisroger fuient les rédacteurs excités
du petit journal « qui dérangent la nappe, la causerie et les
idées299 ». La conviction d’appartenir à « une grande et noble race,
une race libre, sauvage, qui regimbe sous les dominations, qui ne
reconnaît pas le droit divin de l’argent, et que la pièce de cent sous
n’a pas encore domestiquée300 », tel est, en dernier ressort, ce qui
fonde l’appartenance au cénacle. Avec un aplomb confondant, ces
groupes se considèrent comme une caste intellectuellement
supérieure : « Nous sommes maintenant une petite société, écrivent
les Goncourt, un échantillonnage à peu près complet du monde de
l’intelligence301. » Cercle de « grands esprits » avec Balzac, le
cénacle devient, sous la plume de Mauclair, « l’Élite », et sous celle
de Rosny, la « fameuse élite ». Une fois de plus, le romanesque tire
la réalité vers les extrêmes, la faisant dévier dangereusement vers la
fantasmagorie, faisant du cénacle ce qu’il n’a jamais été : une
chartreuse coupée du monde, imbue d’orgueil, furieusement
aristocratique, rompant toute forme de communication avec le
monde extérieur. En un mot : une utopie.

Le cénacle à l’épreuve du roman


Est-ce là le dernier mot des romanciers sur le cénacle  ? Doit-on croire
que Balzac, Murger, Goncourt, Rosny, Zola et Mauclair ont sacrifié sa
complexité aux lois de la narration  ? C’est oublier que le roman n’a pas
seulement le pouvoir de représenter, mais de penser son objet.

Balzac et Murger : deux modèles concurrents

Illusions perdues fonctionne comme un trompe-l’œil, fixant à tort dans


les esprits l’image d’un cénacle inviolé et inviolable, installé pour toujours
dans le «  Ciel de l’intelligence  ». En réalité, le petit cercle de Daniel
d’Arthez ne sort pas indemne des épreuves que lui fait traverser l’auteur
d’Un grand homme de province à Paris. Par la bouche de Lousteau, Balzac
esquinte le cénacle et son leader charismatique :
Je ne sais rien de plus dangereux que les esprits solitaires qui
pensent, comme ce garçon-là, pouvoir attirer le monde à eux. En
fanatisant les jeunes imaginations par une croyance qui flatte la force
immense que nous sentons d’abord en nous-mêmes, ces gens à gloire
posthume les empêchent de se remuer à l’âge où le mouvement est
possible et profitable302.
L’argumentation, habile, sera reprise mot pour mot dans Le Soleil
des morts, une première fois dans la bouche de Lucienne
Lestranges (« [Armel] est d’un exemple dangereux, dissolvant,
pour des êtres comme toi303 »), et – ce qui est plus gênant – par
Armel lui-même, dans un monologue où il fait acte de contrition
auprès de son disciple : « Il me fallait peut-être rester seul, ne rien
tenter sur vos esprits. Je me demandais si j’avais le droit d’user de
ce fatal magnétisme que la nature m’a donné, si j’avais le droit
d’associer vos jeunesses à ma solitude forcenée, de créer avec vous
une chartreuse d’artistes304. » D’Arthez n’est pas habité par de tels
scrupules. Sa certitude d’avoir raison contre tous fait de lui un être
sublime, presque surhumain. Mais, précisément, le Cénacle ne
pèche-t-il pas par excès de gravité ? Arrachés à leur mansarde, les
amis de la rue des Quatre-Vents apparaissent comme des
personnages « un peu niais avec leurs idées et leur puritanisme. »
Coralie résume d’un mot féroce ce que le lecteur pense tout bas de
ces « hommes graves et sérieux » : ils sont « tristes comme des
condamnés à mort305. » Certes, le Cénacle sort la tête haute de sa
lutte contre le clan des journalistes, mais, en attendant, Balzac,
jouant de la polyphonie des discours, aura introduit le soupçon sur
son héroïsme, suggérant ce qu’il a « d’insensé », pire, de ridicule.
Avec Illusions perdues, Balzac donne ses lettres de noblesse au cénacle
fictif cependant qu’il jette les bases d’une critique de son fonctionnement,
dont Murger tirera profit une décennie plus tard. Les Scènes de la vie de
bohème mettent en orbite un «  cénacle  » doté des qualités qui font
justement défaut au Cénacle de Daniel d’Arthez  : la vie, la gaieté,
l’humilité, la dérision de soi. Critique en creux, donc, qui apporte la
démonstration – fallacieuse – qu’on peut faire cénacle sans tomber dans le
«  stoïcisme du ridicule306  ». Le « cénacle bohémien  » marque en effet un
changement de paradigme. Tant du point de vue de sa composition (ses
membres sont recrutés dans la fraction la plus dominée socialement,
économiquement et culturellement du champ littéraire), de ses lieux de
fréquentation (cafés, rue, mansardes, hôpital), de ses rites de sociabilité
(beuveries, canulars, farces diverses, causeries bouffonnes), que des moyens
qu’il se donne pour atteindre ses objectifs artistiques (opportunisme éhonté,
concessions diverses), le « cénacle » dont Murger fait l’apologie rompt avec
les modèles antérieurs : la joyeuse bande de Rodolphe et ses amis n’a plus
rien à voir avec le cénacle religieux de Joseph Delorme ou le Cénacle
philosophique de Daniel d’Arthez. Murger procède à une refondation qui le
vide de sa spécificité  ; sous sa plume, il est littéralement bohémisé  ; il
dégénère en une troupe de personnages dignes de la commedia dell’arte
pour qui l’art devient un moyen comme un autre d’obtenir, sans trop
d’effort, des satisfactions bourgeoises (les femmes, la bonne chair, les
mondanités, les honneurs) –  tout en méprisant la bourgeoisie307. Chez
Murger, la vie – ou plutôt la survie – est élevée au rang des Beaux-arts, de
sorte qu’il n’est jamais question, ou que très secondairement et presque à
titre d’alibi, de l’Art tout court.
Le coup de génie de Murger a consisté à croiser la structure cénaculaire
et la configuration bohémienne, à corriger l’une par l’autre, à tempérer la
rigidité de l’un par la liberté de l’autre. Deux opérations se trouvent en effet
menées conjointement. D’une part, la légitimation d’une certaine idée de la
bohème, la vraie, dite « littéraire », d’autre part, la promotion d’un cénacle
rénové, «  à visage humain  », post-romantique. La réhabilitation de la
bohème, «  classe mal jugée jusqu’ici, et dont le plus grand défaut est le
désordre308 », passe en effet par sa domestication et par son asservissement
aux règles et aux codes du cénacle. Inversement, la reconstruction du
cénacle, sublimé par Balzac mais radicalisé jusqu’à l’absurde par les
Buveurs d’eau, passe par un assouplissement de sa morale, un
adoucissement de ses principes. Au contact de l’influence régulatrice du
cénacle, la bohème fait oublier sa réputation de sauvagerie et s’octroie par
là un brevet de respectabilité  : «  mal connue des puritains du monde,
décriée par les puritains de l’art, insultée par toutes les médiocrités
craintives et jalouses309 », la bohème, contenue dans les limites respectables
du cénacle et auréolée de ce label, n’est plus cette horde de vagabonds
débauchés qui inquiètent le bourgeois, elle accède au statut de «  groupe
littéraire  », «  d’avant-garde  ». Symétriquement, au contact de l’influence
désorganisatrice de la bohème, le cénacle perd de sa raideur : il n’est plus
cette figure hiératique qui pétrifie310 les artistes, cette instance tyrannique
qui les terrorise au point d’anéantir leurs facultés créatrices et de mettre leur
vie en péril. Il redevient chose humaine, accessible à tous.
Murger se débarrasse sans état d’âme du modèle romantique, Rodolphe
et ses amis prenant systématiquement le contre-pied des attitudes du Poète
(complaisance, gravité, empathie). Loin d’être épargné, le mythe balzacien
est également pris à partie, quoique avec prudence, à travers la violente
attaque311 contre la « Société des Buveurs d’eau ». Enfermée dans un culte
absolu de l’Art, refusant toute concession à la nécessité, excluant toute
alliance ou liaison extra-cénaculaire (les femmes ne sont pas les
bienvenues), pratiquant une sobriété radicale dans leur mode de vie,
subissant de surcroît la tyrannie d’un chef (Lazare), cette société dont le
Cénacle de Daniel d’Arthez est le modèle avoué, s’oppose selon une
symétrie presque parfaite au cénacle bohémien, humble, non «  exclusif  »,
non hiérarchisé, philogyne, en un mot démocratique. Mais ce qui distingue
fondamentalement le clan des bohèmes des cénacles d’antan, c’est
l’absence d’orgueil  : l’orgueil est pour Murger le vice fondamental du
cénacle des Buveurs d’eau, vice dont découlent leur haine de la vie
(contrepartie d’un amour exagéré de l’art), leur goût de l’ordre et de la
discipline qui l’assimile à une petite dictature, leur vision sacerdotale de
l’art qui confine au ridicule, leur idéal de perfection qui les conduit à la
stérilité et à la mort. À ce modèle honni, Murger oppose une communauté
sans règles, désordonnée, indisciplinée, ouverte sur le monde sensible,
anarchique mais vivante, affectant un rapport détaché à la littérature  : le
cénacle de la bohème est une bande joyeuse qui n’hésite pas à pactiser avec
la réalité matérielle et sociale, quitte à le payer du sacrifice de l’Art.
L’épopée s’achève piteusement. Les Scènes de la vie de bohème, dont les
premières pages racontent la genèse du groupe, se termine sur un chapitre
intitulé «  La jeunesse n’a qu’un temps  », narrant l’entrée affligeante du
cénacle dans le monde officiel. La dernière phrase du roman, prononcée par
Marcel alors qu’il est parvenu aux «  plus hautes cimes sociales  », est
éloquente  : «  Je suis un corrompu312  ». Aux yeux de Murger, le cénacle
n’est pas ce véhicule, peint par Balzac, qui mène l’écrivain à la gloire par
un chemin «  long, honorable, sûr313  », c’est au contraire une étape
transitoire, qu’il faut souhaiter la plus courte possible, durant laquelle
l’artiste vit en collectivité avant de percer individuellement dans le monde,
c’est, en somme, « la préface de l’Académie314 ».
Dans Les Buveurs d’eau, Murger reprend la question à nouveaux frais.
Le groupe des Buveurs d’eau, que Murger avait qualifié de « naïfs » vivant
« pétrifiés dans l’égoïsme de l’art », devient en 1856 un groupe de « jeunes
gens qui, associant leurs espérances et leurs travaux, [ont] entrepris de
rétablir dans la vie d’artiste les traditions de travail indépendant et
sérieux » ; Murger n’hésite pas à parler de ces hommes comme de « jeunes
gens véritablement doués d’une vocation réelle315. » Le « sérieux » – et tout
ce qui s’y rattache  : le travail, la rigueur, la solitude, la sobriété  – jadis
moqué, y redevient une qualité cardinale. Tel est du moins ce qui ressort de
la préface. Car, pour le récit, l’enseignement qui en découle est différent.
Comme Illusions perdues, la profondeur de champ en moins, Les
Buveurs d’eau exploite le scénario du débutant initié aux arcanes du
cénacle. Francis Bernier est un jeune artiste doué à qui il manque cette
« foi » que seule, d’après lui, peut apporter « un milieu d’enthousiasme ».
Le hasard met sur sa route Antoine, fondateur d’une espèce de franc-
maçonnerie de l’art, qui a la réputation de ne faire aucune concession, de
pratiquer un absolu franc-parler entre ses membres, et de refuser toute
forme de mercantilisme ou de protection. En même temps qu’il l’initie aux
principes de l’Association, Antoine dément les préjugés qui courent sur la
secte  : orgueil cynique, puritanisme exagéré, égoïsme, formalités
d’intégration extravagantes. La confraternité des Buveurs d’eau, tels que la
dépeint Murger à ce stade du récit, semble un avatar du Cénacle de Balzac.
Or, tout bascule avec la scène de réception. Francis découvre l’envers du
décor  : derrière la franchise, l’indépendance, le partage et la simplicité se
cachent respectivement l’envie, l’amour-propre, la petitesse et l’affectation.
La secte, naguère sublime, lui apparaît soudain mesquine. Cette
mesquinerie est symbolisée par l’ajout de l’article  6 de l’association
obligeant ses membres à avoir leur domicile « dans le quartier habité par le
président représentant le siège de la société316. » Irrité par l’intransigeance
de Lazare, Francis ne tarde pas à transgresser les règles (il accepte de
travailler pour une princesse) et se voit logiquement exclu de l’Association.
Dans l’épilogue, Murger tente in extremis d’infléchir le sens du roman en
punissant le héros de sa conduite : après sa rupture avec les Buveurs d’eau,
Francis, nous assure-t-il, devient, un «  artiste médiocre317  ». Sauf que le
lecteur n’est pas dupe, d’autant que, dans le troisième récit (Lazare) qui
compose le recueil des Buveurs d’eau, Murger reprend, en les affinant, les
critiques ébauchées dans le premier : jusqu’où, se demande l’auteur, doit-on
pousser l’idéal d’intégrité quand on est un artiste  ? À cette question
fondamentale, Murger donne une réponse différente de celle de Balzac : si
l’indépendance est a priori une bonne chose, il faut se garder de la pousser
trop loin. Pourquoi, objecte Antoine à son orgueilleux ami Lazare, refuser
une aide quand celle-ci n’est pas compromettante  ? N’est-ce pas faire
preuve de « puritanisme exagéré » que de refuser, sans examen préalable, le
secours pécuniaire d’autrui  ? Ne doit-on pas distinguer l’autonomie
financière de l’indépendance artistique  ? La position de Murger est
ramassée dans cet aphorisme prononcé par Antoine  : «  La véritable
indépendance dans notre position, c’est la liberté du travail, et le véritable
esclavage, c’est l’impossibilité où nous sommes quelquefois de pouvoir
travailler318  ». Oui aux cénacles qui veulent échapper aux séductions du
Commerce, du Mécénat et de la Camaraderie  ; non à la «  séquestration
volontaire » qui équivaut, à plus ou moins long terme, à une castration des
facultés. Moralité : en « poussant le verrou du cénacle à l’intérieur319 » – au
lieu de se contenter de le verrouiller de l’extérieur – les Buveurs d’eau se
sont condamnés à l’impuissance et à l’obscurité.

Les Goncourt : un Moulin au milieu du Déluge

Charles Demailly est une pièce nouvelle à verser au dossier de cette vaste
méditation romanesque, lancée par Sainte-Beuve et Balzac, sur les vertus et
les vices du cénacle. Les Goncourt, à leur tour, en font l’apologie tout en
soulignant les failles. Florissante au début, la société du Moulin rouge
décline peu à peu, pour s’effondrer à la fin. Ce naufrage semble signifier
que, dorénavant, aucune confraternité littéraire et artistique, aussi intègre
soit-elle, ne pourra échapper à la corruption morale. Ces martyrs de l’Art,
auxquels les Goncourt rendent hommage, sont représentés par un groupe
d’écrivains, de peintres et d’intellectuels, dont le lecteur partage les
vicissitudes du chapitre XXVI au chapitre XXXIII du roman. En butte à la
vindicte de ses anciens camarades de la rédaction du Scandale (un petit
journal dont il a claqué la porte pour se consacrer exclusivement à son
œuvre), Charles Demailly est accueilli à bras ouverts dans le cercle du
Moulin rouge, «  société d’intelligences320  » composée d’une dizaine
d’individus (Boisroger, Lamperière, Franchemont, Laligant, Grancey,
Rémonville, Bressoré, Giroust, Farjasse, un «  romancier  »), dont les
préoccupations rejoignent en plein celles de l’auteur décrié de La
Bourgeoisie. Les premiers chapitres nous montrent l’homme de lettres dans
ce qu’il a de plus noble  : à l’exemple du poète Boisroger321 ciselant son
œuvre contre le cours du siècle, ce «  petit monde des lettres  » poursuit la
chimère de l’Idéal, ignorant les chemins de la facilité, méprisant les
prostitutions d’esprits, résistant autant que faire se peut aux tentations du
journalisme. Il s’en faut pourtant de beaucoup que cette évocation idyllique
n’infléchisse la tonalité pessimiste du roman. L’épisode du Moulin rouge
est une parenthèse  ; une parenthèse heureuse, mais vite refermée. De son
passage dans le cercle, vécu comme un rêve éveillé et raconté avec emphase
à Chavannes, son correspondant, Charles Demailly ne garde aucune trace,
après qu’il a « lâché322 » le groupe pour convoler avec Marthe. L’influence
bienfaisante de ses amis est de courte durée. Dès lors que le coin de la
Femme se trouve enfoncé dans sa volonté, l’aura du Moulin pâlit et le clan
du Scandale reprend le dessus.
Impuissants à sauver leur nouvelle recrue, les dîneurs du Jeudi semblent
tout aussi impuissants à se sauver eux-mêmes. Chassés une première fois de
leur havre de paix par le clan Couturat, qui couvre de chansons à boire les
discussions sublimes de Rémonville323, ils sont contraints une seconde fois,
du fait de l’intrusion d’éléments exogènes324, de quitter leur quartier
général, le restaurant du Moulin rouge, pour se replier sur l’espace
domestique. Ce n’est pourtant pas du dehors mais du dedans que vient la
menace la plus sérieuse en la personne de Farjasse, « l’homme de Bourse »,
qui, « abus[ant] de son rôle d’amphitryon », accapare les dîneurs dans son
chalet, transformant leurs «  dîners du jeudi  » en une vulgaire orgie.
Significativement, les femmes, jusqu’alors non admises, font leur entrée en
force dans le cercle, rompant sa belle ordonnance, créant toutes sortes de
troubles.
Farjasse était épanoui ; Boisroger cherchait une ode antique dans les
yeux de la Crécy  ; Rémonville regardait La Ninette comme il eût
regardé un portrait de Lawrence ; Franchemont, penché sur elle, l’aidait
à retrouver le nom de ses amants ; Bressoré buvait ; Laligant racontait
librement une aventure d’amour dans une île déserte ; Grancey avait les
deux coudes sur la table  ; Lamperière passait le dessert et des
madrigaux à la Crécy, qui refusait tout325.
Le charme de La Crécy opère si bien qu’il entraîne le renoncement
progressif à l’austérité des anciens Jeudis (les agapes ont lieu
désormais dans le salon luxueux de l’hôtel de la demi-mondaine) et
la remise en question – plus fondamentale – du nécessaire célibat
de l’homme de lettres. Dès lors, la brèche est ouverte. Rompant le
serment de se tenir à distance des femmes pour se consacrer
pleinement à la littérature, Charles Demailly cède à son tour aux
sirènes de l’amour326.
Chute prévisible, car, morphologiquement, la société du Moulin rouge –
  à la différence du Cénacle dont le seul maillon faible était Lucien  –
présente d’inquiétantes faiblesses. Ses membres, pour commencer,
manquent d’énergie et de volonté individuelles : à l’image de leur parrain,
Boisroger, malade et presque agonisant, les convives des Jeudis sont tous
«  vieux avant l’âge327  ». Leur «  estime mutuelle  », leur solidarité à toute
épreuve et leur similitude d’humeurs, garantes de l’unité communautaire,
sont progressivement mises à mal. Le groupe révèle ses failles dans
l’épisode du cabaret du bord de Seine : « Les esprits étaient à l’humeur, la
parole était pointue. Chacun se boudait et boudait les autres. Tous,
d’ailleurs, avaient un fond de noir et d’irritation. […] Les phrases tombaient
une à une. On ne causait point ; on mangeait soucieux328. » Entre le lâchage
de Charles Demailly, les persécutions venues de l’extérieur, les séductions
mondaines issues de l’intérieur et les défaillances structurelles de ses
membres, le cercle du Moulin semble promis à la dissolution.
En fait, il manque à ce groupe un principe unificateur. La société du
Moulin rouge repose uniquement sur l’idée qu’elle appartient à une élite,
qu’elle fait partie d’une communauté de «  génies329  ». Or, cette base est
d’autant plus fragile que, par ailleurs, la communauté se définit moins par
ses adhésions que par ses refus. Comme s’il se savait vaincu d’avance, le
groupe est constamment sur la défensive. Les pressions externes,
redoutables en 1820 – Médias, Monde, Marché – se sont encore renforcées
avec le temps, contraignant l’homme de lettres à battre en retraite et à se
réfugier dans un asile, à l’instar des animaux de la Bible avant la
catastrophe : « Arrive le déluge, un naufrage de l’humanité, et que l’arche
de Noé veuille bien de nous, nous avons de quoi, avec notre table, refaire,
sur le mont Ararat, toute la devanture de Michel Lévy, l’étalage de
Beugniet et l’affiche de l’Opéra330  ». Demailly et ses amis ont beau se
rassurer en s’imaginant qu’ils sauveraient à eux seuls l’espèce littéraire, ils
n’en ont pas moins la conscience aiguë du danger fatal qui les guette  :
cernés de toutes parts, les cénacliers se révèlent impuissants à lutter contre
l’aliénation de leurs forces, dont la maladie mentale de Charles Demailly
est la métaphore.
À l’image du discours de Rémonville pollué par une chanson à boire, le
cénacle est empoisonné par l’ironie, ce nouveau «  mal du siècle  ». Pour
satisfaire aux besoins d’une liberté totale de l’expression, d’un goût
immodéré de la franchise et d’une exigence absolue de vérité –  supposés
salubres parce qu’elles rompent avec la pose romantique et l’affectation
mondaine –, les poètes n’ont de cesse de se déchirer et de se dévorer entre
eux. Certes, derrière cette férocité de façade (qui va parfois jusqu’à la
calomnie), il y a une générosité, une bonté, voire une charité. Il n’empêche.
C’est par cette ironie que Charles Demailly perdra ses amis, et qu’il se
perdra lui-même. Ici encore, si l’on compare l’esprit qui préside à ce
cénacle avec celui des cénacles antérieurs, plusieurs différences
apparaissent  : les Goncourt rompent à la fois avec la gravité romantique,
l’angélisme du Cénacle balzacien et la bouffonnerie de la bande à Murger.
Frappé du syndrome de la « haine de soi », le cénacle de Charles Demailly
porte le gène de sa propre destruction. Tous ceux qui suivront seront,
comme ce dernier, affectés d’une « tare » qui les mènera, graduellement, à
la dégénérescence.

Zola, ou la débandade

À commencer par celui qu’imagine Zola dans L’Œuvre. Tout avait


pourtant bien commencé. Claude Lantier, Sandoz et leurs amis se réunissent
tantôt dans la salle déserte et fraîche d’un café du boulevard des
Batignolles, tantôt chez l’écrivain lui-même, chef du groupe, rue d’Enfer,
dans le même quartier. Tous vivent de la même idée, «  marchent au feu
ensemble », font bloc, luttent coude à coude contre l’adversité (le salon, le
marchand d’art, la mondanité), persuadés –  convaincus même  – qu’ils
arriveront ensemble à la gloire, «  sur le même rang  ». Mais Zola ne nous
laisse pas le temps, comme Murger ou Goncourt, d’imaginer leur équipée
vers la gloire. Alors que la bande est en plein essor et vit dans l’euphorie,
l’auteur programme, dans une incise, la dissolution de la bande : « rien ne
les séparait encore, ni leurs profondes dissemblances qu’ils ignoraient, ni
les rivalités qui devaient les heurter un jour331.  » En 1886, Zola semble
avoir incorporé l’idée qu’un groupe, aussi soudé soit-il (et celui-ci l’est plus
qu’aucun autre, puisqu’il est installé sur les bases de la sympathie affective
et de l’accord esthétique) ne dure qu’un temps ; qu’une fois constitué, il ne
fait plus que développer, par un déterminisme interne, les germes de sa
propre destruction, suivant en cela le schéma de la dégénérescence
naturaliste. L’Œuvre raconte l’échec individuel d’un artiste génial victime
de ses ambitions mais le roman narre également la faillite d’un groupe qui,
parti en ordre de bataille, achève sa trajectoire dans la débâcle. Dans
L’Œuvre, c’est le système même du cénacle qui est vicié. La discorde y est
en germe jusque dans les instants fusionnels. Claude et ses amis ont beau
être «  coude à coude, trop serrés autour de cette table  », «  des vides
paraissent se faire entre eux332  ». La nécrose du groupe enclenchée, plus
rien ne peut l’arrêter, pas même le souvenir des bonnes «  soirées
d’autrefois ». « La fissure était là, la fente à peine visible, qui avait fêlé les
vieilles amitiés jurées, et qui devait les faire craquer, un jour, en mille
pièces333. » Le malaise, avec le temps, s’installe. La collectivité n’est plus
que formelle, il lui manque le combustible nécessaire pour être plus qu’une
addition d’individus se jouant la comédie de la fraternité. L’intérêt
individuel, d’abord mis sous le boisseau, refait surface. Au bout de sept ans,
il ne reste plus rien des amitiés de jadis :
C’était le sauve-qui-peut, les derniers liens qui se rompaient, dans la
stupeur de se voir tout d’un coup étrangers et ennemis, après une longue
jeunesse de fraternité. La vie les avait débandés en chemin, et les
profondes dissemblances apparaissaient, il ne leur restait à la gorge que
l’amertume de leur ancien rêve enthousiaste, cet espoir de bataille et de
victoire côte à côte, qui maintenant aggravait leur rancune334.
L’Œuvre remet moins en doute l’utilité des cénacles que leur
viabilité : dans « la lutte pour la vie », nous dit Zola, c’est toujours
l’individu qui l’emporte. L’amitié éternelle, dans le monde des
artistes et des écrivains, n’est qu’une chimère, car les personnalités
y sont plus affirmées, et la volonté de puissance plus aiguë
qu’ailleurs. Avec Zola, le cénacle, dépouillé de ses derniers
oripeaux romantiques, quitte définitivement le ciel des idées où
l’avait placé Balzac, pour s’installer dans la vie matérielle.

Rosny, ou l’art de la dissection


Même si Le Termite reprend grosso modo les ingrédients des romans
cénaculaires335, il les traite d’une manière différente. Le naturalisme est
passé par là, modifiant en profondeur le système de représentation
romanesque traditionnel. Alors que Balzac et ses imitateurs s’efforçaient de
produire une image paradigmatique du groupe à partir d’éléments
composites, Rosny s’efforce à l’inverse de produire une image fidèle à
l’original, multipliant les preuves d’authenticité de sa copie, saupoudrant
son texte d’allusions aux affaires littéraires du moment. Le choix du roman
à clés participe paradoxalement de ce mimétisme radical  : les noms sont
affublés de telle manière qu’ils soient identifiables. Zola est reconnaissable
en Rolla, Daudet en Guadet, Bonnetain en Bonnin, etc. Les Goncourt
avaient certes déjà usé de cet artifice dans Charles Demailly, mais Rosny va
plus loin en codant aussi les lieux (Rodanne pour Médan), les œuvres (Le
Battoir pour L’Assommoir), les éditeurs (Tresse pour Vanier), les revues (La
Revue impartiale pour La Revue indépendante) et même les événements de
l’histoire littéraire récente (la « Protestation des Sept » pour le « Manifeste
des Cinq  »)  ; le but de ce grossier maquillage étant moins, on l’aura
compris, d’abuser le lecteur, que de l’assurer au contraire que tout est
absolument vrai. La chronologie de la fiction est indexée sur la chronologie
historique à travers la mention d’événements connus, telles la première de
Numa Roumestan (15  février 1887), ou l’obtention de la Croix par Zola
(15  juillet 1886). Le roman de Rosny n’est donc pas un examen de «  la
dimension historique de l’existence humaine336  » (Kundera), comme chez
Balzac et Goncourt qui utilisent l’histoire pour révéler une situation
existentielle ou comprendre un phénomène –  en l’occurrence le rapport
d’un individu créateur à un collectif de pairs –, il est « l’illustration d’une
situation historique » donnée, en l’occurrence celle du groupe naturaliste de
1887. Le Termite est «  l’historiographie romancée  » du naturalisme
finissant, vue à travers le destin d’un de ses représentants.
D’une portée inférieure aux romans cénaculaires antérieurs, le roman de
Rosny n’en demeure pas moins fascinant par son application jusqu’au-
boutiste des principes du naturalisme. À la reconstruction vraisemblable
d’un cénacle, tentée par ses prédécesseurs, Rosny oppose une duplication
de la réalité, qui rompt le pacte de l’idéalisation romanesque. Les travaux
récents de Jean-Michel Pottier337 sur le journal intime de Rosny ont révélé
que des pans entiers des dialogues du chapitre VI provenaient verbatim des
notes consignées durant les années 1886-1889 où le jeune auteur fréquentait
assidûment le cénacle de Goncourt. L’intelligibilité du dialogue est sacrifiée
à l’exigence documentaire, gage absolu d’authenticité. Mais, au-delà, cette
incrustation d’éléments vrais répond à une finalité plus haute, qui est de
catapulter le lecteur dans un monde qui lui est étranger, de le plonger sans
préparation dans l’univers incompréhensible du microcosme des lettres.
Alors que Balzac s’évertuait à nous rapprocher de l’intellectuel, à nous faire
entrer de plain-pied dans sa cellule secrète en simplifiant et recomposant
leurs échanges, Rosny travaille au contraire à nous en éloigner en les
restituant dans leur opacité première, pour mieux marquer le fossé qui
sépare désormais la société des hommes de la micro-société des hommes de
lettres338. Secte de chinois parlant le chinois, tel apparaît au regard extérieur
le cercle de Fombreuse. L’approche hyper-naturaliste de Rosny, même si
elle se paye d’un aplatissement de la problématique de «  l’homme de
lettres  », réintroduit une complexité salutaire, rompant avec ce qu’il faut
bien appeler les stéréotypes romantiques qui avaient cours jusque-là. Seul
ou en société, l’écrivain est décrit dans Le Termite non plus comme un
inspiré, mais comme un technicien. Le cénacle a cessé d’être un cercle
d’élus, c’est un groupe de professionnels parlant boutique. Ce que nous
montre Rosny, ce sont des hommes qui, à longueur de journées, corrigent
des épreuves, examinent des variantes, lisent des comptes rendus et qui, une
fois réunis en société, ne cessent de sonder leurs pairs, de calculer leurs
recettes, de comparer leurs tirages.
Rosny ne se borne pas à faire la photographie d’un microcosme. Le motif
groupal y entre en résonance avec d’autres thèmes, en particulier le thème
amoureux, qui irrigue de bout en bout le roman  : le récit commence avec
une rêverie autour de Mme Chavailles pour s’achever avec l’étreinte de cette
dernière. Le héros a donc réalisé son fantasme : il a séduit la femme de son
ami peintre. Mais à quelle nécessité répond l’intrigue sentimentale dans ce
roman de «  mœurs littéraires  »  ? Le croisement des motifs –  carrière
littéraire d’un côté, aventure amoureuse de l’autre  – n’est pas neuf  : c’est
même un poncif du roman cénaculaire. Dans ce type de récit, la femme,
sous l’espèce d’une créature tentatrice, a pour fonction actantielle de
détourner l’écrivain de sa mission, de vampiriser son énergie créatrice.
Hésitant entre la compagnie des génies mâles et la fusion avec l’être
femelle, le poète opte pour la seconde option. L’amour de l’art est sacrifié à
l’art de l’amour. Choix fatal qui entraîne sa chute  : Coralie perd Lucien
(Illusions perdues), Marthe corrompt Charles (Charles Demailly), Christine
détruit Claude (L’Œuvre). Il y a dans Le Termite un balancement analogue
entre le pôle littéraire représenté par le cercle de Fombreuse, et le pôle
sentimental incarné par la figure de Mme  Chavailles. À ceci près qu’avec
Rosny, les pôles changent de signe  : de corruptrice, la femme devient
rédemptrice (Luce sauve Noël de la perdition).
Cette inversion des signes confère une signification inédite au motif
cénaculaire. Considéré jusqu’alors comme le rempart le plus efficace contre
tout ce qui menace la vocation de l’artiste, en premier lieu le désir de
possession de la femme, le cénacle devient son propre ennemi  : un
«  décourageateur339  » de vocation. Chez Balzac, malgré les nuances, le
rapport de force était simple  : il y avait, d’un côté, le «  système  » du
Cénacle, microcosme pur, éden intellectuel coupé du reste du monde, et, de
l’autre, des systèmes impurs, celui du journalisme, de l’académisme et de
l’érotisme. Le cénacle était un bouclier salutaire contre les sollicitations
professionnelle, institutionnelle, sexuelle. Les tentations externes existent
toujours dans Le Termite, mais elles ont perdu de leur force, car un ennemi
nouveau, identifié pour la première fois par Zola dans L’Œuvre, s’est invité
à la table du cénacle, et cet ennemi, allié d’hier, c’est le cénaclier lui-même.
Le long chapitre consacré aux Dimanches de Fombreuse est, à cet égard,
édifiant. Le héros, par les yeux duquel la scène est décrite, est accueilli avec
une froideur dédaigneuse par le maître et ses invités. Ici dominent l’envie,
l’amertume, l’ennui, l’animosité réciproque, «  l’estime sans feu340  ». Plus
rien ne subsiste des liens sacrés qui unissaient les hommes, faisaient d’eux
un «  faisceau  »  : les disciples se rebellent contre le maître, à l’instar de
l’effronté Myron contredisant Fombreuse ; les maîtres le leur rendent bien
en les humiliant. Les membres du cercle « se rassemblent pour déchirer les
absents pendant la première heure, et pour se déchirer entre eux le reste du
temps. Chacun songe à soi et se défie des autres341  », commente Jules
Lemaître. Le dénigrement des confrères, les ergotages sur le style d’untel,
les commérages des journaux, les conciliabules sur les recettes constituent
le fond d’une conversation «  pénible  », trouée de silences pesants  :
«  Nouveau silence, ennui plus profond, presque sinistre342  », écrit Rosny.
Noël Servaise sort de chez Fombreuse non point ragaillardi, mais anéanti ;
non pas galvanisé mais énervé. Cette société produit l’effet contraire des
réunions littéraires d’antan  : au lieu d’ouvrir les horizons, elle les ferme.
Devenu poison, le cénacle trouve son antidote dans ce qui était par tradition
son mal même : la femme. C’est par elle que l’écrivain retrouve la vitalité,
renoue avec le monde, se régénère. L’onomastique est éloquente  : Luce,
l’amante, est associée à la lumière  ; Fombreuse, le maître, est associé à
l’ombre, qui envahit peu à peu le salon343 comme elle envahit l’univers
mental de l’écrivain en cette fin de siècle. Le salut viendra de l’amour, et
non de l’art. Encore l’accusation porte-t-elle moins sur le cénacle en tant
que tel que sur ce que le naturalisme en a fait. Le charme du cénacle ne
résiste pas au regard dissecteur et dénigrant de Noël Servaise  : les
conversations hautes sur l’art apparaissent sous leur vrai jour : grimaçantes
et pleines de sous-entendus. Les éloges, disséqués, montrent leur double-
fond. Derrière l’excitation des échanges plane le spectre de l’ennui.
L’extralucidité naturaliste taille en pièces le bloc cénaculaire, le pulvérise
même, comme elle pulvérise tout ce qu’elle touche. En réduisant l’aventure
de l’art à une pratique de laboratoire (le documentarisme) et à un exercice
d’écriture appliqué (l’écriture-artiste) ; en bannissant les idées pour exalter
la seule matière, les chefs naturalistes ont donné naissance à un cénacle
larvaire, exact reflet de leur vision «  ternisseuse et trivialiseuse344  » du
monde. Le romantisme avait enfanté un cénacle idéal, le naturalisme
enfante un cénacle trivial.

Mauclair, ou la liquidation du cénacle

Comme Illusions perdues, Le Soleil des morts retrace l’itinéraire d’un


jeune poète (André de Neuze) arrivé de sa Touraine natale pour entrer en
littérature. Introduit dans le salon de Calixte Armel (double reconnaissable
de Mallarmé), le héros ne tarde pas à découvrir un monde artistique inquiet,
divisé sur la question de l’engagement. C’est qu’en face du cénacle, qui
prône les valeurs absolues de l’Art et défend le principe de la claustration
volontaire, se dresse un concurrent redoutable, un groupe d’anarchistes
emmené par Claude Pallat, qui pousse la jeunesse à descendre dans la rue.
Tiraillé entre ces deux pôles, le héros hésite, balance, puis finit par renier
son Maître. La fin du roman raconte l’échec conjoint de l’élitisme et de
l’anarchisme  : tandis qu’on enterre le poète Tristan Saumaize (Verlaine),
l’émeute est écrasée dans le sang, quelques rues plus loin, par l’armée.
À l’instar de la société du Moulin rouge, la secte d’Armel se conçoit
comme un « refuge intellectuel345 », un rempart orgueilleux contre la sottise
ambiante et les compromissions du journalisme. L’Élite – c’est le nom qu’il
se donne – est « un groupe libre de volontés s’unissant sans se fondre346 ».
Cette volonté est cependant moins d’ordre esthétique qu’éthique. Ce qui
soude la confrérie, c’est le partage de valeurs communes : le renoncement
au monde, la sacralisation de l’art, le culte de la pensée pure, la religion du
silence, la foi dans le travail. En découle l’interdiction implicite de
participer à la logique marchande («  [c]es poètes s’éditaient à leur
frais347  »), de s’enivrer dans les cafés, de fréquenter les salons mondains,
d’accepter les consécrations officielles («  honneurs publics, fonctions,
décoration, vote  »). L’Élite, ce «  petit État dérisoire348  », entend en effet
être autonome, en dépit des difficultés matérielles de ses membres. Pour
l’orgueil et l’austérité, l’Élite n’a donc rien à envier au Cénacle de Daniel
d’Arthez et à l’association de Lazare. Quant au succès, il est vécu comme le
signe le plus sûr de l’échec : il suffit, juge Calixte Armel, d’« être une élite
et [d’] attendre… ».
Là s’arrête la comparaison avec le Cénacle de Balzac, car l’unité du
groupe est factice. La secte a d’abord son « judas » en la personne du poète
Properce Defresne, ex-cénaclier, faux ami d’Armel, qui trahit la Cause dans
la presse par des déclarations perfides. Elle a ensuite son intrus en la
personne du critique Leumann, toléré par le Maître à ses « Jeudis », quoique
rejeté par les disciples, qui le haïssent sourdement. Leumann est un
personnage « encombrant » dont les gesticulations menacent la cohésion du
groupe, tandis que ses indiscrétions dans la presse menacent sa cohérence
esthétique. Ce cénacle-là, autre différence avec celui de Balzac, est moins
attaqué par le journalisme qu’il n’est rongé par le snobisme – cette maladie
typique de la fin de siècle, finement analysée par Émilien Carassus349 –, en
l’occurrence le snobisme de certains journalistes, qui apportent un soutien
dévastateur à l’Élite en la caricaturant. Le «  quatuor de critiques  »
(Neuflize, Marens, Dufresne, Leumann) fait ainsi « danser les snobs autour
de l’élite350 », mais ne comprenant rien à l’Art et aux artistes, il les encense
« à contresens ».
Solide au début, «  l’élite se délite  » progressivement au cours de
l’histoire : les défections se succèdent. Après avoir désiré « sincèrement se
réfugier dans l’élite351  », le héros se met à douter. Ce cénacle lui semble
frappé de stérilité et comme contaminé par la maladie du corps social contre
lequel il est censé résister. André de Neuze espace ses visites, tandis que les
autres, perdant patience, accumulent les rancunes contre le maître. « L’élite
ainsi s’émiettait, résume Mauclair, par la force des choses352 ». Le coup de
grâce intervient au moment où Claude Pallat, le chef des anarchistes,
débauche les cénacliers pour les enrôler dans son projet d’action immédiate
et de destruction radicale. Ce personnage est à la fois le catalyseur et le
révélateur des forces trop longtemps étouffées et contenues  : «  Nous
cherchons des hommes qui sachent résumer nos actes par des phrases
claires353 », assène l’anarchiste. Il s’agit là d’un retournement complet de la
philosophie d’Armel : la langue au service de l’action (et non l’inverse), le
beau au service du vrai… «  Vous allez le mettre dans un roman  ?  »,
demande naïvement André de Neuze à Héricourt en parlant du chef
anarchiste. « Non, lui répond fièrement celui-ci, je vais le mettre dans ma
vie354.  » Cette première défection annonce l’imminente volte-face de
l’Élite. Mauclair, à partir de là, déploie un diptyque où se dessinent au
premier plan les deux figures jumelles de Calixte Armel et Claude Pallat :
«  tous deux prophètes et excommuniés, ils résumaient l’antinomie qui
activait la décomposition du siècle, tous deux avaient la même influence
mystérieuse, le même magnétisme individuel355. »
L’écrivain se trouve alors placé devant une délicate et douloureuse
alternative : descendre dans la rue ou rester dans la chartreuse. Entre la vie
et la littérature, il faut choisir, lui dit solennellement son maître. Choix qui
implique une temporalité, correspondant chez Calixte Armel à un refus de
l’Histoire, et chez Pallat à une volonté d’en accélérer le cours. Dans cette
perspective, la réclusion dorée du cénacle, coupée du monde et du temps,
perd tout son sens. La sociabilité révolutionnaire des anarchistes prend
logiquement le pas sur la sociabilité cénaculaire des rimeurs. Les réunions
libertaires ont lieu dans des endroits publics, ouverts, populaires  : «  à la
salle Graffard […] dans les caveaux de la montagne Saint-Geneviève, […]
ou dans les cafés du quartier Voltaire356  ». À la conversation feutrée de
Calixte Armel dans son salon se substitue l’éloquence brutale de Claude
Pallat dans les salles des clubs. Le mot d’ordre n’est plus «  pensez…  »,
mais « agissez ! ».
La représentation que donne Mauclair d’un cénacle vulnérable achève un
cycle entamé avec Illusions perdues. Alors que chez Balzac le Cénacle était
posé comme un référent fixe et surplombant à l’aune duquel toute la société
était jugée, l’Élite dans Le Soleil des morts est emportée dans le mouvement
de dégénérescence de la société. Le cénacle n’y est plus le juge mais
l’accusé. Il participe de la décadence générale  : il est même l’un des
symboles les plus criants de l’anémie du corps social. Le travail de l’œuvre
s’y dégrade en recherches byzantines, l’exercice de la pensée y vire à la
névrose psychique, l’idéal de perfection littéraire y débouche sur un
hermétisme stérile enfin le culte de l’art pur y est retourné en une peur
panique de la vie. Dans Illusions perdues, Lucien découvre, au contact du
Cénacle, que la gloire, la vraie, ce « soleil des morts » (l’expression est de
Balzac357), se paie d’un sacrifice de soi. Malgré l’échec du héros, l’idéal
sera maintenu. Dans Le Soleil des morts, l’échec s’orchestre autrement  :
c’est le cénacle qui est sacrifié. Destiné à s’offrir comme une puissance
tutélaire contre les forces négatives qui menacent le poète, le cénacle
succombe, victime de son orgueil. C’est que, au-delà de la seule question de
la représentation du cénacle, les enjeux que cachent ces deux orchestrations
romanesques ont trait à la question de la foi dans les pouvoirs de la
littérature. En maintenant le cénacle, envers et contre tout, non pas
seulement « hors la vie358 », mais au-dessus de la vie et de la matière, et,
comme il le dit lui-même, dans le « ciel de l’intelligence », Balzac défend
une conception transcendante de la pensée et de l’art. Plus qu’un « cénacle
idéal  », le groupe de Daniel d’Arthez est une idée, au sens platonicien du
terme. À l’inverse, en faisant déchoir le cénacle, Mauclair tue, une fois pour
toutes, cette idole que Murger, Goncourt, Zola et Rosny avaient contribué à
déboulonner. Avec Le Soleil des morts, ce roman de l’immanence absolue,
Mauclair fait du cénacle une formule caduque, un objet tout juste bon à
ranger dans un cabinet de curiosités ou à exposer dans un musée. Le temps
est révolu, nous dit Mauclair, où un petit groupe choisi de poètes pouvait
rêver de détenir à lui seul la vérité contre le cours réel des choses et de
l’histoire.

On peut s’interroger, pour finir, sur les raisons qui motivent en


profondeur la mobilisation quasi constante, au cours du xixe siècle, du motif
cénaculaire dans les fictions de la vie littéraire. Sauf à considérer que tout
phénomène social d’ampleur a sa place automatique dans le roman, rien, à
première vue, ne prédisposait le cénacle à figurer en bonne place, voire en
vedette, dans une trame romanesque : quoi de moins spectaculaire que des
écrivains et des artistes se retrouvant régulièrement dans un même lieu pour
parler art et littérature  ? Pour rendre ce matériau romanesque intéressant,
nos auteurs ont donc développé des trésors d’imagination. S’inspirant de
l’histoire récente des cénacles réels, ou de leur propre expérience de la
chose, ils ont forgé à l’envi des obstacles, inventé des artifices, confrontant
le tranquille cénacle à des créatures tentatrices, à des groupes hostiles, à des
traîtres perfides, à des maîtres tyranniques. Pour pallier son immobilité –
 synonyme d’ennui au plan dramatique –, les romanciers, à l’exception de
Balzac, ont recouru à la plus grosse des ficelles  : le déclin. Saisis au
sommet de leur gloire, nos cénacles dégringolent les uns après les autres la
pente de la décadence. C’est généralement le spectacle de leur déchéance
qui nous est donné en pâture. Dans Charles Demailly, par exemple, la
fonction des dîners du Moulin rouge répond avant tout à une nécessité
d’ordre dramatique  : il fallait, pour rendre la chute du héros vraiment
spectaculaire, que celle-ci intervînt après sa consécration littéraire au
Moulin rouge d’où il est précipité. Manière de rappeler qu’on ne saurait
prendre pour argent comptant ce qui est dit du cénacle dans le roman, dans
la mesure où les lois du récit y prévalent sur celles de la réalité.
Mais ce que le lecteur perd en vérité historique, il le regagne en vérité
psychologique. Ce qu’apporte le roman à notre science du cénacle via les
canaux de l’imaginaire, c’est un accès privilégié à son expérience intime.
Par la magie du roman qui lui permet d’entrer dans la peau des
personnages, le lecteur se trouve introduit pour la première fois dans la
cellule secrète  : par les yeux d’un de ses membres, il partage ses
appréhensions, ses joies, ses doutes et ses déceptions. L’imaginaire
cénaculaire, nourri jusqu’alors du regard satirique du journaliste ou de
celui, empathique, du thuriféraire, se voit complété et enrichi de celui, naïf
et curieux, du néophyte (Lucien, Francis, Noël, André), qui montre les
choses de l’intérieur, et non plus de l’extérieur ou d’en haut. De cette
plongée dans son intimité, le cénacle ne sort pas nécessairement grandi. À
mesure que les héros se déniaisent, ils voient ce qu’ils ne voyaient pas au
début, aveuglés qu’ils étaient par la doxa. Le cénacle laisse alors apparaître,
derrière l’unité amicale de façade, les rancœurs, les aigreurs, les jalousies
tenaces. Il n’empêche, par le truchement du roman, il offre une image
moins caricaturale, plus humaine, plus équilibrée, faite de grandeurs et de
petitesses  : le groupe de Daniel d’Arthez se révèle à la fois sublime et
ridicule. Celui de Calixte Armel tour à tour grandiose et dérisoire.
Le lecteur regagne enfin en vérité philosophique ce qu’il perd en
« vérité » historique. Pour la première fois, grâce à la fiction, le cénacle est
l’objet d’une réflexion critique, non pas sous l’aspect abstrait d’un discours
théorique, mais sous la forme d’une mise à l’épreuve, en laboratoire
romanesque, de ses possibilités et de ses limites. Or, si les groupes fictifs
varient peu morphologiquement, ils sont investis d’une signification
différente d’un roman à l’autre. Remède à la corruption avec Balzac,
rempart précaire contre les tentations de tous ordres avec Murger, Goncourt
et Zola, le cénacle devient avec Mauclair un agent de la décadence. Non
qu’il ait perdu de son aura (il fait encore rêver), mais plus personne ne
s’illusionne sur sa capacité à transformer le cours des choses. Cette perte
d’illusions sur ses vertus étonne en regard de ses succès dans la vie réelle :
l’histoire des cénacles n’a-t-elle pas montré qu’ils étaient capables, à
maintes reprises, de renverser l’ordre établi, à tout le moins d’infléchir la
réalité  ? La vision pessimiste des romanciers, incapables de penser le
cénacle autrement que comme une prison dorée, s’explique pourtant si l’on
se rappelle que, Illusions perdues excepté, tous les romans cénaculaires ont
été écrits en temps de crise, soit durant une période où les cénacles étaient
en phase de gestation (Goncourt), d’incubation (Rosny) ou de rétraction
(Mauclair). Privés du recul nécessaire, les romanciers se montrent
impuissants à inventer un scénario heureux, militant et conquérant, qui
rompe avec le modèle glorieux mais pernicieux de la «  chartreuse  ». Il
reviendra aux mémorialistes de créer ce nouveau Récit et de compléter ainsi
l’imaginaire du cénacle.
La littérature du souvenir
Dans la préface du tome premier de son Journal, Goncourt s’en prend
aux « faiseurs de mémoires qui présentent leurs figures historiques, peintes
en bloc et d’une seule pièce, ou peintes avec des couleurs refroidies par
l’éloignement et l’enfoncement de la rencontre359.  » Contrairement à ses
prédécesseurs, l’auteur des Mémoires de la vie littéraire (sous-titre du
Journal) entend représenter, lui, l’ondoyante humanité, « au jour le jour »,
« dans sa vérité momentanée360 ». À cette date (1887), plusieurs volumes de
souvenirs littéraires ont paru, qui expliquent la virulence de l’attaque de
Goncourt contre les mémorialistes. Des Mémoires d’Alexandre Dumas
(1852) aux Souvenirs d’un demi-siècle d’Arsène Houssaye (1885), en
passant par les Souvenirs de soixante années de Delécluze (1862), le Victor
Hugo raconté par un témoin de sa vie d’Adèle Hugo (1863), les Souvenirs
et portraits de jeunesse de Champfleury (1872), l’Histoire du romantisme
de Gautier (1874), les Souvenirs de Banville (1882), les Souvenirs
littéraires de Maxime Du Camp (1882) et La Légende du Parnasse
contemporain de Mendès (1884), on ne compte plus les écrivains qui, après
1850, ont cherché, sur leurs vieux jours, à raconter, souvent sans grand
souci de vérité historique, ce qu’ils ont vécu dans leur jeunesse, alimentant
ainsi la curiosité insatiable du lecteur sur la vie littéraire et artistique des
temps passés. Si Edmond de Goncourt, avec la publication de son Journal,
lance la mode diariste (relayée par Jules Renard, Barrès, Léautaud et
d’autres), il ne stoppe pas pour autant le flux de la littérature de souvenirs,
dont le débit ira croissant jusqu’à la fin du siècle et bien au-delà  : après
1880 et jusqu’en 1945, il ne se passe pas une année sans que paraissent un
ou deux volumes de souvenirs sur les aventures individuelles et collectives
des hommes de lettres.
Les cénacles, on s’en doute, sont en première ligne, et de très nombreuses
pages leur sont consacrées. Si la littérature du souvenir émerge longtemps
après que les «  braises du cendrier361  » se sont refroidies, elle n’en a pas
moins exercé une influence certaine sur les cénacles postérieurs à 1850
nourris de la mémoire de ceux qui les précédaient. Le fait que cette
littérature mémorielle ait pu, au même titre que les articles de presse, les
pamphlets et les fictions, façonner l’imaginaire des cénacliers et, par
ricochet, influer sur leur comportement, justifie amplement qu’on leur
consacre un examen spécial.
La littérature du souvenir, contrairement à une idée reçue, ne forme pas
un ensemble unitaire et circonscrit, elle flirte avec des genres et des formes
cousines  : biographies, portraits, anecdotes, confessions, autobiographies,
causeries, conférences, poèmes cénaculaires. Plus déconcertant encore,
cette littérature a partie liée avec la presse. Très fréquemment les chapitres
de souvenirs ou de mémoires sont débités dans les journaux avant d’être
rassemblés en volume. Ainsi les pages célèbres de Dumas sur le salon de
Nodier sont-elles publiées une première fois en feuilleton dans Le
Constitutionnel (du 22  septembre au 27  octobre 1849), une deuxième fois
dans La Femme au collier de velours (Lebègue, 1849), avant d’être reprises
une troisième fois dans Mes Mémoires (Cadot, 1852-1854). Enfin, pour
ajouter à la confusion, il arrive que les souvenirs soient écrits au lendemain
même des événements : Sainte-Beuve, par exemple, évoque les soirées de
Victor Hugo rue Notre-Dame-des-Champs, un an à peine après leur
disparition. Adolphe Racot se souvient du cénacle parnassien au moment où
paraît le troisième recueil du Parnasse contemporain362. Maupassant, enfin,
dans un article intitulé «  Souvenir d’un an363  », peint en 1880 les
Dimanches littéraires de Flaubert, mort quelques mois auparavant. Les
étiquettes génériques étant trompeuses, on leur préférera donc la notion
moins restrictive, plus transversale, de discours mémorialiste364 qui, flirtant
avec l’énonciation historiographique (la subjectivité y reste de mise avec
l’emploi régulier d’un «  je  »), tend à faire entrer une expérience
personnelle, jugée a priori décisive, dans la grande Histoire, à la figer dans
le mythe, bref à patrimonialiser une aventure biographique.

La légende dorée du cénacle

Les cénacles étant rarement envisagés du point de vue de leur échec – et
presque toujours de leur réussite  –, on ne s’étonnera pas, en première
analyse, que leur image soit sensiblement différente de celle qui émane des
textes médiatiques ou des romans cénaculaires. Autant le pessimisme (ou la
malveillance) hante ces derniers, autant un optimisme triomphant, empreint
de nostalgie, domine la littérature de souvenirs. À cet égard, on ne saurait
insister assez sur l’importance du premier ouvrage du genre, qui donne le
ton pour tous ceux à venir : les Mémoires de Dumas fournissent un modèle
qui n’a rien à voir avec la « secte » des pamphlets ou la « chartreuse » des
romans  : loin de toute idée de confinement, le cénacle accommodé à la
manière de Dumas – notons qu’il ne prononce pas le mot, préférant celui de
«  pléiade365  » plus heureusement connoté  – est montré dans une posture
conquérante. Les «  disciples saints  » de Sainte-Beuve ont laissé place à
«  une bruyante troupe de jeunesse, de vie, d’action  », tous «  grands
volontaires » « lancés sur la voie des victoires366 ». Cette vitalité du cénacle
trouve une illustration emblématique dans l’épisode (sans doute inventé) de
la réécriture de Christine :
Hugo et Vigny prirent le manuscrit, m’invitèrent à ne m’inquiéter de
rien, s’enfermèrent dans un cabinet, et, tandis que nous autres, nous
mangions, buvions, chantions, ils travaillèrent… Ils travaillèrent quatre
heures de suite avec la même conscience qu’ils eussent mis à travailler
pour eux, et, quand ils sortirent au jour, nous trouvant tous couchés et
endormis, ils laissèrent le manuscrit, prêt à la représentation, sur la
cheminée, et, sans réveiller personne, ils s’en allèrent, ces deux rivaux,
bras dessus, bras dessous, comme deux frères367 !
« À travers une nuit de vingt-deux ans », Dumas ne se remémore
du cénacle que ses deux « points lumineux368 » : sa « bataille » et
sa « victoire ». Les récits de la prise de la bastille du Théâtre-
Français occupent tout l’espace du souvenir. Pas un mot sur les
réunions de la rue Notre-Dame-des-Champs et de la rue
Miromesnil. La sociabilité romantique se polarise sur les soirées de
Nodier, pleines d’entrain, où l’on se grise de conversations, de
vers, de jeu et de danse. Parce qu’elle précède, dans le scénario
idéal de la conquête, le moment de la victoire, la scène de la lecture
a les faveurs de Dumas, qui lui réserve plusieurs pages : lecture de
Marion Delorme, de Christine, des Poésies de Musset369. Avec les
Mémoires de Dumas, le romantisme trouve sa légende dorée. Cette
légende aura des répercussions immenses sur les jeunes
générations, installant chez eux l’idée selon laquelle toute bataille
littéraire, pour être gagnée, doit être livrée en rangs serrés370.
Deux autres livres, eux aussi très largement diffusés, vont compléter cette
légende, en précisant le rôle du cénacle  : le Victor Hugo raconté par un
témoin de sa vie en 1863 et l’Histoire du romantisme de Théophile Gautier
en 1872371. Les souvenirs que rédige Adèle Hugo, sous la dictée de son
mari, accordent une place dérisoire aux activités du cénacle, alors qu’elle se
répand à longueur de pages sur la première d’Hernani. À titre de
comparaison, dans son article de 1831 de La Revue des deux Mondes,
Sainte-Beuve y dédiait une page entière sur les douze qu’il consacrait au
récit de la vie de Hugo depuis son enfance. Le mot « cénacle » n’apparaît
même pas sous la plume d’Adèle. En fait, le témoin suit la voie tracée par
Dumas : elle se focalise sur les événements qui marquent le triomphe de la
« nouvelle école », estompant ce qui a trait à son incubation collective. Le
chapitre qui évoque les soirées dans le salon de la rue Notre-Dame-des-
Champs ne met pas l’accent sur la dynamique groupale, mais plutôt sur les
liens d’amitié de Hugo avec quelques personnalités choisies (il est intitulé
« Amis ») : Sainte-Beuve et Boulanger arrivent en tête (les intimes), suivis
de Musset, Mérimée, Planche. À « l’idée du Cénacle », que Sainte-Beuve se
reprochait lui-même «  d’avoir trop poussé[e]  », se substitue l’idée du
« bataillon », du collectif en « lutte » (terme récurrent dans le Victor Hugo
raconté). L’image du cénacle introverti laisse donc place au cénacle
extraverti, combatif, portant fièrement les couleurs de la nouvelle école. Le
chapitre intitulé « Lecture », qui raconte la récitation de Marion Delorme,
symbolise cette idée d’ouverture à la foule  : Hugo, raconte Adèle, est
exhorté à «  élargir encore un peu plus son cercle d’auditeurs372  »  ; le
Cénacle, à cette date, a donc déjà un pied dans l’espace public, il y mettra le
second avec la première d’Hernani, point d’orgue de son action.
Vigny n’a pas écrit de mémoires, mais il a laissé dans son Journal des
réflexions rétrospectives qui y ressemblent. En 1833, réagissant à un article
de Sainte-Beuve sur sa personne, il note  : «  Trop préoccupé du Cénacle
qu’il avait chanté autrefois, il lui a donné dans ma vie littéraire plus
d’importance qu’il n’en eut, dans le temps de ces réunions rares et
légères373.  » Cette phrase met en lumière le conflit de mémoire dont le
Cénacle est l’objet après sa disparition effective. Ce qui déplaît à Vigny,
aussi bien qu’à Hugo et Dumas, les trois «  généraux  » du romantisme (le
mot est de Dumas), c’est l’idée que le Cénacle, avec ses sous-lieutenants
d’élite (Deschamps, Pavie, etc.) ait pu jouer un rôle artistique dans leur
ascension. L’enjeu est de taille : il s’agit de montrer aux yeux de la postérité
et au regard de l’Histoire, que le mérite de la victoire revient aux seuls
leaders, et que le Cénacle –  cette cohorte aveugle  – n’a apporté qu’un
soutien matériel en se mobilisant physiquement, le moment venu, pour la
Cause.
Gautier, bien qu’il ne soit pas un chef romantique, renforce ce préjugé au
lieu de le contrecarrer. L’homme, il est vrai, n’a pas ou peu participé aux
réunions du Cénacle ; il fait justement partie de cette troupe de supporters
exaltés qui a rallié la cause hugolienne en février 1830. Le cénacle est, pour
lui, synonyme d’escadron. Raison pour laquelle, dans son Histoire du
romantisme, il ressert au public la messe d’Hernani, enrichie d’anecdotes
inédites. Tout en corroborant la légende, Gautier parvient cependant à faire
bouger les lignes de l’imago cénaculaire. L’élément nouveau, c’est l’accent
mis sur la fraternité des arts  : les peintres, du grand comme du «  petit  »
Cénacle, sont remis à l’honneur, Gautier insistant avec force sur leur
contribution à l’avènement des idées nouvelles.
En ce temps-là, les peintres et les poètes se fréquentaient beaucoup,
échangeant de mutuelles admirations. Quoique le précepte Ut pictura
poesis fût classique, il avait cours dans la nouvelle école, et certes le
talent de tous gagna à cette familiarité des deux arts. Comme Louis
Boulanger, Eugène Devéria était un lettré, il faisait de jolis vers, et avait
tout ce qu’il fallait pour comprendre la grande révolution littéraire dont
le poète des Odes et Ballades était le promoteur. Il se distingua par sa
pétulante chaleur d’applaudissements aux tumultueuses représentations
d’Hernani, où il menait une bande d’artistes et de rapins  ; tant que la
lutte dura, il fut de toutes les batailles de la nouvelle école374.
Réduits chez Hugo au rôle de simples porte-drapeaux en 1863 (les
fameuses « tribus » d’Hernani), les peintres, gratifiés du titre de
« lettrés », se voient deux ans plus tard (la notice sur Eugène
Devéria date de 1865) élevés au grade de membres à part entière.
Mieux, Gautier déplace le centre de gravité des réunions du
domicile des écrivains vers celui des peintres : « La maison des
Devéria était […] un des foyers du romantisme ; on y voyait
Sainte-Beuve, Alfred de Musset, Fontaney, David (d’Angers),
Planche, Louis Boulanger, Abel Hugo, Paul Foucher, Petrus Borel,
Pacini, Plantade et bien d’autres. Le grand maître y venait lui-
même souvent375. »
Gautier ne se contente pas de broder sur la légende du Cénacle, il en crée
une nouvelle avec le groupuscule dont il fut l’un des héros. La réminiscence
du Petit Cénacle fournit au mémorialiste l’occasion de rappeler, derechef,
que « l’immixtion de l’art dans la poésie376 » est consubstantielle à l’idée de
cénacle. Après avoir énuméré les noms de ceux qui composaient la bande,
Gautier poursuit : « Ces jeunes gens, unis par la plus tendre amitié, étaient
les uns peintres, les autres statuaires, celui-ci graveur, celui-là architecte ou
du moins élève en architecture. Quant à nous, comme nous l’avons dit,
placé à l’Y du carrefour, nous hésitions entre les deux routes, c’est-à-dire
entre la poésie et la peinture377 […].  » La fraternité des arts, martèle
Gautier, «  demeure un des signes caractéristiques de la nouvelle École, et
fait comprendre pourquoi ses premiers adeptes se recrutèrent plutôt parmi
les artistes que parmi les gens de lettres. Une foule d’objets, d’images, de
comparaisons, qu’on croyait irréductibles au verbe, sont entrés dans le
langage et y sont restés. La sphère de la littérature s’est élargie et renferme
maintenant la sphère de l’art dans son orbe immense378.  » Gautier brise
ainsi un préjugé ayant cours depuis des décennies, selon lequel les peintres
seraient à la remorque des écrivains : un mouvement peut fort bien se créer
– en témoignent le Guerbois de Manet et les Nabis – autour d’un groupe de
peintres et entraîner dans son sillage des hommes de lettres.
Les souvenirs de Gautier sur le Petit Cénacle corrigent enfin l’image par
trop bourgeoise du Cénacle, calquée sur les soirées de Hugo et les
Dimanches de Nodier, si bien réglés. La fantaisie, le désordre, l’excès font
leur entrée dans l’imagerie cénaculaire. De la déformation du nom au
dérangement du mobilier, de la bizarrerie de l’accoutrement (pour Jehan du
Seigneur, «  au lieu de gilet, un pourpoint de velours noir taillé en pointe
emboîtant exactement la poitrine et se laçant par derrière379 ») au chaos des
paroles échangées, le cénacle à la manière de Gautier inaugure une nouvelle
manière d’être dans le champ. En rapprochant le cénacle de la «  bohème
galante », Gautier accole au Petit Cénacle la vision enchantée du cénacle du
Doyenné, baignée d’insouciance, dépeinte par Nerval en 1852 dans
L’Artiste. «  Nous étions jeunes, toujours gais, quelquefois riches380…  »,
clamait alors l’auteur des Chimères. Le Petit Cénacle n’est pas riche, mais il
a la jeunesse, la gaieté et l’amour de l’art. Et ce viatique lui suffit : « Être
jeune, intelligent, s’aimer, comprendre, et communier sous les espèces de
l’art, on ne pouvait concevoir une plus belle manière de vivre, et tous ceux
qui l’ont pratiquée en ont gardé un éblouissement qui ne se dissipe pas381. »
Entre le Petit Cénacle et le Doyenné, le militantisme romantique s’est
perdu, mais la chaleur fraternelle s’est maintenue.
Même si leur impact reste difficile à mesurer, les pages ardentes de
Gautier ont sans aucun doute marqué en profondeur les générations
poétiques et artistiques de 1870 et de 1880, fournissant à ces dernières un
modèle qu’il ne tenait qu’à elles de suivre pour réussir à leur tour. Cette
jeunesse piaffant d’impatience était d’autant plus fondée à suivre l’exemple
des aînés que la légende dorée du cénacle s’était augmentée, depuis Dumas,
d’autres success stories proposant un scénario similaire. Après Nerval et
son cénacle du Doyenné, Delécluze ressuscitait un groupe méconnu, la
secte des Méditateurs, qui, pour n’avoir pas donné toute sa mesure, n’en
confirmait pas moins que, pour percer et faire école (le primitivisme eut une
influence non négligeable au début du siècle), il fallait s’unir et « marcher
courageusement tête levée382 ». Le même Delécluze renforce, sept ans plus
tard, la réputation du cénacle comme foyer d’avant-garde en révélant au
grand public l’existence d’une véritable pépinière de « novateurs383 » dont
certains sont devenus fameux : Stendhal et Mérimée entre autres. Le lecteur
–  Sainte-Beuve compris384  – découvrait dans les Souvenirs de soixante
années qu’un autre cénacle, à côté des groupes romantiques bien connus de
Nodier et Hugo, avait joué un rôle majeur dans l’élaboration de la doctrine
romantique ; que la révolution dans l’art dramatique385, avant d’éclater sous
les feux de la rampe du Théâtre-Français, avait été théorisée dans l’ombre,
et même appliquée sous forme de lectures privées dans le «  grenier  » de
l’auteur. La même année (1862), dans un ouvrage plus confidentiel que
celui de Delécluze, une nouvelle secte –  les Buveurs d’eau  – refaisait
surface par le truchement de trois de ses membres386. Contrairement à ce
qu’avait prétendu Murger, Nadar, Lelioux et Noël y soutenaient que
l’expérience cénaculaire n’avait pas été sans fruit  : l’association, certes,
n’avait pas brillé par son succès (pas d’école, pas d’œuvres), mais elle
n’avait pas cédé aux sirènes du mercantilisme et avait tenu le cap de l’Art.
Vingt ans plus tard, les ex-Buveurs d’eau, forts de cette épreuve dont ils
étaient sortis la tête haute, pouvaient s’enorgueillir à leur tour d’être un
exemple pour les jeunes générations  : «  je tiens à dire […] affirmait l’un
d’entre eux, que de toute cette petite pléiade, née de la famine, du froid et
du vagabondage, réunie par le hasard des rencontres les plus hétéroclites, il
n’en est pas un –  pas un  – qui ait failli devant les mauvaises
conseillères387. » Leur témoignage, loin de conclure à l’échec de la formule,
soulignait donc au contraire les vertus du cénacle, en dépit du dénouement
peu glorieux du groupe.
L’année même où Gautier, rongé par la maladie, rédige son Histoire du
romantisme, Champfleury publie à l’attention des nouvelles générations un
témoignage sur son expérience. L’auteur de Mademoiselle Mariette
prolonge dans Souvenirs et portraits de jeunesse la tapisserie commencée
par les aînés en y ajoutant deux nouveaux épisodes. Qu’il s’agisse du
cénacle de Murger, dit de « la barrière d’Enfer » (1839), qui rassemble les
futurs Buveurs d’eau, ou du groupe de la rue Hautefeuille organisé autour
de Courbet, le canevas est calqué sur le patron romantique : une pléiade de
jeunes «  réformateurs  », sûrs de leur génie, préparent la révolution
esthétique de demain. Chez Murger, dans l’appartement de la rue de la
Tour-d’Auvergne, on pourrait se croire revenu à l’époque où Hugo lisait
Marion Delorme à ses camarades :
Cet appartement était une mansarde  ; mais là se lisaient de
magnifiques drames en vers qui donnaient du relief aux murailles. J’eus
l’honneur, pour mes débuts, d’être admis à une de ces lectures qui,
toutefois, m’enthousiasma faiblement malgré les chauds admirateurs
dont j’étais entouré. Mürger ouvrait ses salons à un frère en poésie et en
faisait les honneurs avec une grâce parfaite. Les applaudissements
remplaçaient les rafraîchissements  ; mais la foi était vive parmi les
auditeurs qui, tous, se croyaient appelés à jouer le rôle de Victor Hugo,
de Musset, d’Alfred de Vigny388.
Champfleury prend plus au sérieux le mouvement qui naît dans la
brasserie Andler. Et pour cause, à la différence des camarades de
Murger, Courbet et ses amis sont parvenus à imposer leur loi. Si la
distance ironique reste perceptible, le mémorialiste n’en tient pas
moins à marquer le parallèle entre l’aventure réaliste et l’épopée
romantique : même ferveur intellectuelle, même fermentation
créatrice, même culte du chef, même volonté surtout d’en découdre
avec les tenants de l’ordre ancien, tout cela dans une atmosphère
festive et enthousiaste qui, dit Champfleury, rappelle les « réunions
du romantisme389 ». Entre le Cénacle de la rue Notre-Dame-des-
Champs et la Thébaïde de la rue Hautefeuille, seul diffère le radical
du mot bannière : Romantisme là, Réalisme ici.
Les poèmes cénaculaires rétrospectifs occupent, plus discrètement, une
même fonction de remémoration. L’époque romantique en a vu paraître
beaucoup. Dès 1835, Antoni Deschamps s’adresse aux poètes qui se
retrouvaient chez son père, « Soumet, Alfred, Victor, Parseval, vous enfin /
Qui dans ces jours heureux vous teniez par la main390  ». Le ton est
nettement à la nostalgie du bonheur perdu. Sainte-Beuve, par exemple, dans
un poème adressé à Amable Tastu, regrette que les chaudes soirées
romantiques soient déjà, en 1835, si tristement enterrées :

Et maintenant, un soir, si le hasard rassemble


Quelques amis encor du groupe dispersé,
Qui donc reconnaîtrait ce que de loin il semble,
Sur la foi du passé ?
 
Plus de concerts en chœur, d’expansive espérance,
Plus d’enivrants regards ! la main glace la main.

En cause, l’envie, l’orgueil, l’indifférence, mais aussi « fatigue et


ride intérieure, / Et sentiment d’un joug difficile à tirer391. » Moins
amer, Alfred de Musset se souvient à son tour des « beaux jours »
et des « courts instants, / Du bon temps », celui non pas des
cénacles militants mais du doux Arsenal où sous l’aile
« paternelle » de Nodier les poètes et les peintres se lisaient des
vers et dansaient392. Bien loin du triomphalisme de certains livres
de souvenirs, les poèmes cénaculaires rétrospectifs brodent sur les
amitiés faites puis défaites, sur la communauté désormais évanouie.
« Aux mânes du Cénacle », tel pourrait être le titre générique des
poèmes cénaculaires qui respectent généralement les règles de ce
micro-genre (évocations individuelles sous forme codée ou
métaphorique, humilité affichée du poète-locuteur). La seconde
moitié du siècle n’est pas moins riche en contributions. Comme
dans les livres de souvenirs, les cénacles bohémisés engendrent des
remémorations plus douces et fantaisistes : Arsène Houssaye
s’adresse à Gautier pour l’enjoindre de garder avec lui « un épi d’or
de toutes nos moissons », « le doux refrain de toutes nos
chansons ». Moins engagé littérairement, le Doyenné n’a laissé que
de joyeux souvenirs : « La gaîté rayonnait en nos esprits moqueurs,
/ Et l’amour écrivait des livres dans nos cœurs393 ! ». Théophile
Gautier lui-même, comme en prélude à son Histoire du
romantisme, ouvre son « Château du souvenir » aux lecteurs du
Moniteur universel à la fin de 1861 :
La main au front, le pied dans l’âtre,
Je songe et cherche à revenir,
Par delà le passé grisâtre,
Au vieux château du Souvenir.

Les spectres du passé, amis de jeunesse morts depuis, s’animent


devant les yeux du poète vieilli : Pétrus Borel, Nerval, Bouchardy
et autres « vaillants de dix-huit cent trente » viennent le saluer une
dernière fois, la « bande » peuple la chambre comme elle avait
coutume de le faire trente ans plus tôt394.

De la légende à l’histoire

En 1874, les livres de souvenirs portant sur la première moitié du siècle –


 ouvrages au succès énorme, et constamment réédités, notons-le – sont déjà
si nombreux395 qu’il est impensable qu’un individu désirant faire carrière
dans les lettres ou les arts ignore l’existence du cénacle et les bénéfices que
ses membres en ont tirés, chacun à leur époque. Certes, le temps n’est pas
encore venu où l’on pourra décréter calmement, comme Fernand Divoire en
1904, que «  la nécessité des groupements est prouvée par les cinquante
dernières années396 », et qu’il est par conséquent pertinent, au plan tactique,
de «  se laisser immatriculer par un groupe  », mais les événements qui se
sont produits depuis 1824, dont les livres de souvenirs rapportent les hauts
faits, établissent avec force, aux yeux de quiconque porte un regard
rétrospectif, premièrement que la plupart des «  groupements  » ont pris la
forme du cénacle, deuxièmement que la majorité de ces cénacles ont
débouché sur des réussites spectaculaires. Dernier exploit en date
confirmant l’efficacité des collectifs cénaculaires : le Parnasse. En 1874, il
est encore trop tôt pour se souvenir de l’aventure parnassienne (il revient à
Adolphe Racot, en 1876, de lancer, le premier, la machine mémorielle),
mais les bouleversements causés par Leconte de Lisle et ses disciples
n’échappent pas à la vigilance de Gautier qui, dès 1868, dans son Rapport
sur les Progrès des lettres397, fait un sort à cette nouvelle tendance. En
principe, cette publication ne devrait pas nous retenir dans la mesure où elle
sort du cadre énonciatif posé au départ (il s’agit en effet non pas de
«  souvenirs », mais de réflexions sur la tendance générale de la poésie de
1830 jusqu’à nos jours), sauf que, à en croire l’éditeur de l’Histoire du
romantisme, Gautier avait souhaité, avant de disparaître, que ce Rapport fût
intégré dans la troisième partie de l’ouvrage, laquelle partie devait montrer
au lecteur «  les conséquences du mouvement romantique et son influence
sur la poésie française jusqu’à nos jours398 ». Cette précision sur la structure
du livre est importante puisqu’elle suggère un lien de conséquence, ou une
analogie structurale, entre les groupements d’avant-garde de l’époque
romantique (1824-1834) et ceux de l’époque moderne (1862-1872) :
Retiré dans sa fière indifférence du succès ou plutôt de la popularité,
Leconte de Lisle a réuni autour de lui une école, un cénacle, comme
vous voudrez l’appeler, de jeunes poètes qui l’admirent avec raison, car
il a toutes les hautes qualités d’un chef d’école, et qui l’imitent du
mieux qu’ils peuvent, ce dont on les blâme à tort, selon nous, car celui
qui n’a pas été disciple ne sera jamais maître, et quoi qu’on en puisse
dire, la poésie est un art qui s’apprend, qui a ses méthodes, ses
formules, ses arcanes, son contrepoint et son travail harmonique399.
L’Histoire du romantisme, cette fusée à trois étages composée de
souvenirs personnels, de notices nécrologiques et de réflexions
critiques, nous fait glisser insensiblement d’une logique à une
autre : de l’événement exceptionnel au phénomène sériel, de la
contingence du souvenir à la loi de l’histoire, en un mot : de
l’accident groupal à sa nécessité structurale. Ce que dit en somme
Gautier dans son livre bilan (sans le formuler de manière
catégorique, comme le feront plus tard Gustave Kahn400 et Paul
Valéry401, qui disposeront d’arguments autrement plus forts pour
étayer cette thèse), c’est qu’à toutes les époques jaillit du néant une
« individualité pivotale402 », un esprit rebelle à la vieillerie, un
réformateur audacieux (Hugo en 1827, Borel en 1831, Courbet en
1850, Leconte en 1863), autour duquel « s’implantent et gravitent »
de jeunes talents admiratifs, et que ce « système403 » débouche sur
un mouvement qui fait progresser l’histoire de la littérature et des
arts. Leconte de Lisle réalise en 1870 ce que Hugo a accompli en
1830 : il révolutionne la poésie en faisant cénacle.
Dans sa Légende du Parnasse contemporain404, Catulle Mendès fait une
lecture similaire du phénomène cénaculaire. Dix ans ont passé ; les choses
se dessinent plus nettement. Les Parnassiens, en 1884, ont définitivement
remporté leur victoire :
L’heure de la justice semble venue, grâce à la ténacité de nos efforts
et au loyal appui de la presse nouvelle. Quelques-uns d’entre les nôtres,
–  et quel groupe en aucun temps a produit plus de grands artistes  ? –
sont en plein succès, on peut dire en pleine gloire. Sully Prudhomme est
à l’Académie, François Coppée y sera demain. Les théâtres, les
librairies, les journaux nous sont ouverts405.
À cette date, Mendès se retrouve dans la position qui était celle de
Gautier douze ans plus tôt, celle d’un poète consacré qui savoure la
victoire de son clan, et qui peut désormais raconter aux jeunes
générations les hauts faits qui ont mené à son triomphe. Dans cette
« légende bizarre406 », la généalogie du groupe – « la formation du
cénacle407 » – occupe une place de premier plan. Mendès entend
ainsi souligner que la réussite du Parnasse est une réussite
collective par delà les réussites individuelles. L’ombre du Cénacle
plane sur le groupe parnassien, de la même manière qu’il planait,
dans le récit de Gautier, sur le Petit Cénacle. Un hommage explicite
est rendu à la pugnacité du maître de 1830, insensible, comme
Leconte de Lisle, à la critique harceleuse : « Nous savions que la
critique contemporaine des chefs-d’œuvre romantiques avait traité
Victor Hugo d’extravagant et de fou furieux, même après Hernani,
même après Marion Delorme408 ». Le « fraternel cénacle409 » du
boulevard des Invalides suit donc logiquement la même trajectoire
que le Cénacle de la rue Notre-Dame-des-Champs, passant de la
secte à l’escadron :
À cette époque-là c’était un beau spectacle que celui de ces quelques
jeunes hommes épris de l’art vrai, acharnés à l’idéal, pauvres pour la
plupart et dédaigneux de devenir riches, qui confessaient
imperturbablement et quoi qu’il dût en arriver leur foi de poètes, et qui
se groupaient, avec une religion qui n’a jamais exclu la liberté de
pensée, autour d’un maître vénéré, pauvre comme eux ! […] Si jeunes,
c’était en désordre et un peu au hasard que nous nous jetions dans la
mêlée et que nous marchions à la conquête de notre idéal. Il était temps
que les enfants de naguère prissent des attitudes d’hommes, que notre
corps de tirailleurs devint une armée régulière. Il nous fallait la règle,
une règle imposée de haut et qui, tout en nous laissant notre
indépendance intellectuelle, fît concourir gravement, dignement, nos
forces éparses à la victoire entrevue410.
Le parallèle avec les séides de Victor Hugo étant, encore à cette
date, aussi glorieux que dangereux, Mendès s’efforce de laver le
cénacle de Leconte de Lisle de tout soupçon de camaraderie
littéraire :
Ceux qui ont parlé d’enthousiasme mutuel, ceux qui ont accusé notre
groupe de trop de complaisance pour soi-même, ceux-là certes ont été
mal informés. Je crois que jamais aucun de nous n’a osé, dans la maison
de Leconte de Lisle, formuler un éloge ou une critique sans avoir en soi
la conviction de dire vrai. Pas plus d’exagération dans la louange que
d’acerbité dans la désapprobation. Des esprits sincères, voilà en effet ce
que nous étions  ; et Leconte de Lisle nous donnait l’exemple de cette
franchise411.
Si le cénacle parnassien a suivi la voie tracée par les anciens (la foi
en l’art et l’ardeur au combat), il en a évité les pièges. Dans sa
Légende, Mendès procède à une reconstruction habile, par
démarcations successives. Du cénacle débraillé d’Henri Murger,
ces « apôtres du désordre412 », il n’a rien retenu. En revanche, il a
hérité de la douce et modeste fraternité du Petit Cénacle, qui
n’écrasait personne, laissait à chacun sa chance : « Dans le cénacle
ancien des romantiques, rappelle ainsi Mendès, tout au début,
Théophile Gautier fut pendant quelque temps une personnalité
assez effacée, tandis que la camaraderie d’alors vantait et exaltait
plus que de raison le bruyant et turbulent Pétrus Borel413. » Mendès
évoque dans ce passage la personnalité « effacée » de Gautier, qui
devait contre toute attente percer avant les autres, mais aussi bien
parle-t-il à mots couverts de lui-même. En 1884, Mendès se rêve en
Gautier du Parnasse. Mais là où Gautier maintenait, dans sa
peinture du « Petit Cénacle », une déférence absolue à l’égard du
Grand, nécessairement supérieur, Mendès suggère au contraire que
« son » cénacle est la synthèse accomplie des groupes du passé –
 quant à eux inaboutis. La troisième « conférence414 » dresse sur
plusieurs pages un tableau du salon de Leconte de Lisle qu’il faut
citer longuement car il offre, pour la première fois, une vision
complète du cénacle, privé de toutes ses tares, pourvu de toutes ses
qualités, vision idéale qui fait de lui le modèle absolu et
indépassable de regroupement littéraire. L’imaginaire cénaculaire
est à son zénith. Il n’ira pas plus haut.
Aucun de ceux qui ont été admis dans le salon de Leconte de Lisle ne
perdra jamais le souvenir de ces nobles et doux soirs qui, pendant tant
d’années, oui, pendant beaucoup d’années, furent nos plus belles
heures. Avec quelle impatience, chaque semaine accrue, nous
attendions le samedi, le précieux samedi où il nous était donné de nous
retrouver, unis d’esprit et de cœur, autour de celui qui avait toute notre
admiration et toute notre tendresse  ! C’était dans le petit salon, au
cinquième étage d’une maison neuve, boulevard des Invalides, que nous
venions dire nos projets, que nous apportions nos vers nouveaux,
sollicitant le jugement de nos camarades et de notre grand ami. […] Des
esprits sincères, voilà en effet ce que nous étions ; et Leconte de Lisle
nous donnait l’exemple de cette franchise. Avec une rudesse dont nous
lui savions gré, il lui arrivait souvent de blâmer vertement nos œuvres
nouvelles, de nous reprocher nos paresses, de réprimander nos
concessions. Parce qu’il nous aimait, il n’était pas indulgent. Mais aussi
quel prix donnait aux éloges cette sévérité coutumière ! Je ne sais pas
de plus grande joie que celle d’être approuvé par un esprit juste et
ferme. […] Il était le bon conseiller des probités littéraires ; sans gêner
jamais l’élan personnel de nos aspirations diverses, il fut, il est encore
notre conscience poétique elle-même. C’est à lui que nous demandions,
c’est à lui que nous demandons, dans les heures de doute, de nous
avertir du mal. Il condamne ou absout, et nous sommes soumis. […]
Une autre erreur serait de croire que nos réunions littéraires fussent des
séances dogmatiques et moroses. Leconte de Lisle étant de ceux qui
prétendent dérober surtout à la louange leur personnalité intime, ma
causerie ici manquera d’anecdotes : il en doit être ainsi. Je ne dirai pas
les souriantes douceurs d’une familiarité dont nous étions si fiers, les
cordialités de camarade qu’avait pour nous le grand poète, ni les
bavardages au coin du feu, – car on était très sérieux, mais on était très
gai,  – ni toute la belle humeur presque enfantine de nos paisibles
consciences d’artistes, dans le cher salon peu luxueux, mais si net et
toujours en ordre comme une strophe bien composée, pendant que la
présence d’une jeune femme, au milieu de notre respect ami, ajoutait sa
grâce à la poésie éparse. […] Cependant nous étions des travailleurs,
malgré les interruptions de rires et d’amourettes. Complété, sachant ce
qu’il voulait et où il allait, obéissant à une belle discipline qui, je l’ai
dit, n’a jamais eu la liberté d’inspiration, le groupe des nouveaux poètes
ajoutait les œuvres aux œuvres. Nous nous sentions maintenant
capables du vrai combat, de la victoire peut-être ; et c’est alors que fut
nécessaire, comme un cartel avant le duel, l’apparition du Parnasse
contemporain415.
De telles pages ne pouvaient qu’enflammer l’imagination des
poètes de la génération de 1880. En attendant, Catulle Mendès, du
haut de son trône littéraire – les souvenirs, comme l’histoire, sont
écrits par les vainqueurs – se paye le luxe de faire la leçon aux
naturalistes (le groupe d’avant-garde du moment) en « souhaitant à
ces jeunes hommes doués d’un talent réel […] de trouver les uns
chez les autres, avec la même camaraderie sincère, la même
sincérité de critique416. » Ce conseil donné aux jeunes littérateurs,
sur la foi de l’expérience de l’auteur, nous rappelle que la littérature
de souvenirs, sous ses dehors anecdotiques, porte une forte
dimension prescriptive. Qu’il s’agisse de Dumas, Hugo, Gautier ou
Mendès, tous disent : Si vous voulez réussir, imitez-nous !

Télescopage de mémoire

L’histoire des groupes littéraires fin de siècle tend à montrer que la parole
des mémorialistes a porté  : la floraison de cénacles, à laquelle on assiste
durant cette période, est comptable de l’image favorable que véhicule la
littérature de souvenirs depuis trente ans. Désormais, la jeunesse, forte de
deux exemples fameux, l’épopée romantique et la légende parnassienne,
peut se lancer sans crainte dans l’aventure. Elle le peut d’autant mieux que
de 1880 à 1900 sont sortis chaque année de nouveaux livres de souvenirs
renforçant l’aura du cénacle  : l’Arsenal est canonisé sous la plume
d’Amaury-Duval, Victor Pavie et Édouard Grenier417  ; le Doyenné est
sanctuarisé sous celle d’Arsène Houssaye418 ; Coppée, Sully Prudhomme,
Louis-Xavier de Ricard, Verlaine complètent la fresque de Mendès419,
tandis que trois nouveaux cénacles font leur entrée dans l’histoire
cénaculaire : Jules Troubat420 révèle les dîners Magny en 1879 – mis à nu
dix ans plus tard dans les Mémoires de Goncourt421 ; Armand Silvestre422
fait émerger le café Guerbois de l’oubli  ; Du Camp, Maupassant et
Alexis423 élèvent les Dimanches de Flaubert au rang de mythe dès le début
des années 1880. Les poèmes cénaculaires participent du phénomène de
remémoration : Mendès en place un en tête de son recueil, Les Braises du
cendrier424, tandis que Verlaine salue la «  stricte observance  » des poètes
maintenant vieillis dans sa « Ballade en vue d’honorer les Parnassiens425 ».
C’est dire que, durant ces années, les cénacles prospèrent autant dans le réel
qu’ils essaiment dans l’imaginaire.
Il s’en faut de beaucoup cependant que ceux des décennies 1880-1900 se
soient conformés au modèle militant exalté tour à tour par Dumas, Gautier
et Mendès. Étrangement, dans ces années, le cénacle monacal fait son
retour en force avec les Mardis de la rue de Rome et les Dimanches de la
rue d’Auteuil. Cette rétraction, qui contrevient à ce que préconisait Mendès
avec l’exemple du Parnasse, n’a que l’apparence du paradoxe. Gustave
Kahn, dans un ouvrage situé à mi-chemin du discours mémorialiste et du
discours historique, l’explique par une réaction contre ce qu’est devenu le
Parnasse après 1880, à savoir, une machine à succès, un mouvement
conservateur, ennemi de la nouveauté : « Il faut le dire, et très haut, une des
vertus du symbolisme naissant fut de ne pas se courber devant la puissance
littéraire, devant les titres, les journaux ouverts, les amitiés de bonne
marque, et de redresser les torts de la précédente génération426. » En 1902,
le cénacle dont l’auteur des Palais Nomades rapporte le souvenir ému
tranche avec celui dont Mendès vantait l’audace et l’énergie dans sa
Légende :
Mallarmé montait les premiers degrés de la gloire, ses mardis soirs
étaient suivis avec tant de recueillement qu’on eût dit vraiment, dans le
bon sens du mot, une chapelle à son quatrième de la rue de Rome. Il y
avait un peu, dans l’empressement joyeux qu’on mettait à le visiter, en
même temps que de la très bien intentionnée curiosité, un peu de la joie
qu’on éprouve à aller voir un prestidigitateur très supérieur, ou un
prédicateur célèbre. Oui, on eût cru, à certains soirs, être dans une de
ces églises au cinquième, ou au fond d’une cour, où la manne d’une
religion nouvelle est communiquée à des adeptes qui doivent, pour
entrer, montrer patte blanche ; la patte blanche là c’était un poème ou la
présentation par un accueilli déjà depuis quelque temps427.
En même temps que Kahn fonde une légende – celle du cénacle
symboliste –, il en détruit une autre – celle du cénacle parnassien –
présentée à tort par Mendès comme un modèle indépassable. En
1900, le recul historique est désormais suffisant pour faire le tri
entre les vertus et les vices du cénacle. C’est à ce tri que s’emploie
justement Régnier dans un recueil de souvenirs qui fait se croiser la
légende héroïque du Cénacle hugolien et celle, tout aussi
envahissante mais plus récente, du cénacle mallarméen. De cette
confrontation, le premier, jusqu’ici intouchable, sort affaibli, alors
que le second est porté au pinacle. N’a-t-on pas idéalisé à l’excès,
se demande Régnier, un cénacle qui a abouti à ruiner les liens
d’amitié entre ses membres, au lieu que celui de Mallarmé a
conservé les siens intactes, sans renier son idéal d’art. Le regard
déjà historien que porte Régnier sur les années cénaculaires du
romantisme brise un mythe, et, partant, infléchit le modèle du
cénacle fraternel et militant qui dominait jusqu’alors :
Le Cénacle qui, pendant dix ans à peu près, de 1825 à 1835 [sic],
groupa les disciples d’une même foi, se composa, comme il arrive
toujours en pareil cas, des personnalités les plus disparates. […] Certes,
il existait entre eux un goût simultané pour la poésie et un même sens
fondamental de ses nécessités actuelles. […] mais, malgré l’unanimité
du but, le poète d’Éloa devait se sentir déjà isolé parmi les nouveaux
prétendants. Il y avait en Hugo un désir de suprématie qui augmenta à
mesure qu’il le satisfaisait. Ses visées de chef d’école durent mal
s’accommoder d’un rival gênant. Si Hernani fut plus tard la journée
décisive du romantisme, la représentation du More de Venise reste un
bon combat d’avant-garde, et l’honneur lui revient d’avoir précisé le
conflit. Sainte-Beuve n’aimait pas les poètes. Poète manqué, il ne garda
de la lyre que les cordes pour les faire servir de fouet à ses rancunes,
dont la principale et la plus cuisante était sans doute contre lui-
même428.
Soixante-dix ans après son triomphe, Régnier ne retient du Cénacle
que les haines féroces que se vouaient le « dandy Musset »,
« l’exubérant Dumas », le « rancunier Hugo », le « hautain Vigny »
et « l’aigre Sainte-Beuve429 ». Le faisceau d’amitiés de la rue
Notre-Dame-des-Champs, sublimé par tous les mémorialistes,
n’aura été qu’un feu de paille, à le comparer à celui que noua
chaque mardi l’hôte de la rue de Rome :
Pendant vingt ans, Stéphane Mallarmé fut fidèlement exact au
rendez-vous donné une fois pour toutes par une invitation verbale ou
par un de ces billets comme il savait en écrire, coquets, délicieux et
sommaires, et qui portaient sur l’enveloppe votre adresse dans un
quatrain. C’est entre ces humbles murs, à certains soirs de fête
spirituelle, que furent dites les choses les plus fines et les plus fortes sur
la vie, l’art, et la poésie qui est leur rencontre réciproque. On était là
peu ou beaucoup, souvent tout ce que la petite salle pouvait contenir
entre les murs […]. Instants, hélas  ! sans retour, que n’oublieront pas
ceux qui ont assisté à ce mémorable spectacle nocturne430.
Après Régnier, très nombreux431 seront ceux qui, à son instar,
s’essayeront à immortaliser par les mots ce « mémorable
spectacle ». En pure perte cependant car, à cette date, le cénacle
n’intéresse plus que les historiens432, tandis que les derniers
témoins d’une époque disparue continuent inlassablement de
dévider le fil du souvenir.
Une image brouillée
Contrairement à ce que pourraient laisser croire ces pages qui recensent
les différentes scénographies du cénacle, l’histoire des représentations
cénaculaires se présente sous l’aspect général d’une résistance à la
représentation. Comparé à d’autres phénomènes de la vie sociale, le cénacle
est en effet peu visible. Absent des physiologies, absent des chroniques, le
cénacle brille également par son absence sur les scènes de théâtre433. Les
peintres et les lithographes ne lui réservent pas un sort meilleur. À
l’exception de la fameuse eau-forte de Tony Johannot représentant
l’Arsenal à l’époque où il était déjà gagné par la mondanité (1831) et de la
gravure de Courbet, très floue, représentant la Brasserie Andler (voir cahier
d’illustrations), il n’existe guère d’image, picturale ou photographique,
fixant au moment des faits le cénacle dans ses activités favorites (causerie,
lecture, sortie) ; lacune d’autant plus remarquable que les portraits d’artistes
et d’écrivains, individuels ou collectifs, sont innombrables au xixe siècle ;
qu’on songe seulement aux médaillons de David d’Angers, aux clichés de
Nadar, aux fresques de Roubaud et Grandville ou aux toiles de Fantin-
Latour et Chabas434. Le cénacle passe donc aussi bien à travers la littérature
panoramique qu’à travers la représentation théâtrale et l’image
reproductible (lithographie, gravure, photographie).
Mais peut-on résister à un siècle qui, succédant à un autre qui avait eu la
passion des idées, s’abandonne sans frein à celle des images –  image
entendue ici au sens large435  – comme en témoignent la fréquentation
massive des salons de peinture, la lecture compulsive de la petite presse
illustrée et des recueils de caricatures, la consommation immodérée du
théâtre  ? Le goût du secret cultivé par le cénacle se heurte à une société
fureteuse – «  siècle vaurien  » dira Baudelaire  – encouragée dans son vice
par tous les supports médiatiques et tous les outils de reproduction
modernes. Envisagée sous cet angle, la résistance que le cénacle oppose à la
curiosité de l’époque apparaît presque héroïque. La discrétion absolue dont
font preuve les chefs de file sur leurs activités, de Hugo à Mallarmé en
passant par Vigny, Nodier, Leconte de Lisle, Zola, Goncourt ou Heredia,
semble exprimer une volonté : celle de ne plier ni à la dictature des images
ni au despotisme de la représentation. «  Y penser toujours, en parler
jamais », telle semble avoir été la devise du cénacle, respectée à la lettre par
les Maîtres, observée diversement par leurs visiteurs.
Or cette clause de discrétion a, pour la question qui nous occupe, des
conséquences inattendues. Empêchés de parler ouvertement de leur groupe
de prédilection, quoique désireux de faire connaître le mouvement littéraire
qui le sous-tend, les rares cénacliers n’ayant pu résister à l’envie de « parler
du grand miracle  » (Sainte-Beuve) ont produit, sous la contrainte, un
discours codé, allusif et métaphorique, qui eut pour principal effet, en raison
même de ses lacunes, d’alimenter le fantasme. S’engouffrant dans l’espace
laissé vacant par les usagers du cénacle, un contre-discours s’est développé
parallèlement sous la plume de ceux qui en ignoraient les intérieurs
mystérieux, générant un imaginaire dévalorisant du cénacle aussi éloigné de
la réalité que celui, évasif et hyperbolique, de leurs adversaires. Ainsi
s’explique, par la rareté du discours officiel émis et contrôlé par ses acteurs
mêmes, la coprésence d’images contradictoires autour du cénacle. De ce
maelstrom de représentations incontrôlées émergent dans le premier tiers du
siècle deux notions phare, «  cénacle  » et «  camaraderie  », notions
caricaturales résumant à elles seules le regard manichéen, tout blanc ou tout
noir, porté sur cet objet aussi complexe qu’insaisissable.
Cependant, à mesure que les cénacles se succèdent, l’histoire des
imaginaires du cénacle se complique, déployant des scénarios inédits qui le
dépouillent peu à peu de ses oripeaux grotesques pour en restituer
l’authentique matérialité. Le discours romanesque, en particulier, introduit
une complexité que les autres types d’énonciation ne rendaient pas. Avec
Illusions perdues, le cénacle sort des approximations romantiques pour se
confronter au réel  : opposé au dévorant système du journalisme, il fait
figure de refuge tout en montrant ses faiblesses. Suivant l’exemple de son
aîné, quoique sur le mode bouffon, Murger, dans Les Buveurs d’eau, place
le cénacle en face de ses contradictions. Tout en conservant une certaine
tendresse pour lui, les Goncourt portent à leur tour un coup sévère au cliché
romantique en peignant dans Charles Demailly un cénacle rongé de
l’intérieur par les maux du siècle. Avec les naturalistes, le cénacle s’enlise
un peu plus dans le réel : Zola dévoile ses coulisses dans L’Œuvre, Rosny
décrit ses arrière-cours dans Le Termite. À la différence du préfacier qui
défend et du pamphlétaire qui pourfend, à la différence du poète qui
enjolive ou du publiciste qui enlaidit, le romancier, de quelque bord qu’il
soit, partisan, opposant ou simple observateur, offre une vision contrastée
du cénacle, ne cachant rien de ses tares, ne dissimulant rien non plus de ses
vertus, ménageant à travers une dialectique subtile et toujours orientée le
pour et le contre de la chose. Camille Mauclair illustre exemplairement le
traitement particulier que fait subir le roman au cénacle. Dans Le Soleil des
morts, comme dans les romans cénaculaires antérieurs, le cénacle est
montré sous tous les angles, avec ses grandeurs et ses petitesses, avec son
côté sublime et son côté dérisoire. D’une manière générale, on le dépeint
comme une magnifique utopie ne résistant pas à l’épreuve du réel.
Le roman opère un autre tournant majeur  : avec lui, l’histoire des
représentations cénaculaires tend à se détacher du référent pour
s’autonomiser, ouvrant du même coup sur un système d’échanges
intertextuels. Après Illusions perdues, il s’agira moins pour le romancier de
copier un cénacle réel que de se démarquer littérairement d’un modèle qui
prend racine dans l’imaginaire collectif. Bien qu’inspirées de faits vécus,
les Scènes de la vie de bohème et Les Buveurs d’eau portent l’empreinte du
Grand homme de province. Réagissant à leur tour au roman de Murger, les
Goncourt renouent dialectiquement avec la tradition balzacienne en
déclinant le paradigme du cénacle des grands esprits. Zola déplace la
thématique sur le terrain de l’art, se donnant ainsi les moyens de prolonger
une veine qui menaçait de se tarir. Mauclair et Rosny y reviennent à
nouveaux frais en introduisant deux problématiques spécifiquement fin de
siècle, la science et l’anarchisme. Le roman ne fait donc pas qu’entretenir la
légende du cénacle  : il en crée une nouvelle, différente, dont les pouvoirs
sur l’imaginaire ne sont pas moins forts que la première. Il suffit, pour s’en
convaincre, d’observer le comportement mimétique des groupes d’avant-
garde après 1830. Sitôt qu’ils sont aux commandes, les jeunes gens du Petit
Cénacle s’empressent de décalquer le Grand Cénacle. Dix ans plus tard, les
Buveurs d’eau, qui n’ont pas pu fréquenter le Cénacle hugolien mais qui ont
lu avec passion Illusions perdues, optent pour le modèle de Daniel
d’Arthez. Il y a une dimension satirique évidente dans le portrait de ces
nouveaux Don Quichotte littéraires appliquant scolairement la recette du
Cénacle de la rue des Quatre-Vents, mais cela n’empêche pas Murger de
pointer en 1850 – observation relayée et approfondie plus tard par Flaubert
dans L’Éducation sentimentale – la part grandissante de la fiction, chez les
jeunes artistes en particulier, dans la construction de soi. Cette part, si l’on
en croit Vallès, n’a pas diminué en 1878 : l’adhésion aveugle de son héros,
Jacques Vingtras, au modèle cénaculaire repose exclusivement sur la lecture
des romans de Murger. Si le jeune homme suit Matoussaint, le chef du clan,
«  comme un séide  », c’est parce qu’il a lu qu’il fallait s’entendre, être un
cénacle. « Je l’ai lu dans Mürger », dit-il436.
Cette conviction qu’il faut en passer par le cénacle pour arriver à
quelque chose est considérablement renforcée à partir de 1860 par une
avalanche de souvenirs littéraires gratifiant le cénacle de toutes les vertus.
Un nouveau scénario voit le jour, très puissant, qui déplace son centre de
gravité de l’intérieur vers l’extérieur, l’orientant vers la conquête. Ni
complot pour s’aduler, ni chartreuse pour méditer, il se présente alors sous
les couleurs d’un cartel organisé pour gagner, qui n’hésite pas à investir les
lieux stratégiques du champ littéraire (revue, presse quotidienne, théâtre,
librairie) pour faire valoir ses vues et conquérir le public. Envisagé depuis
ses fins qui ont vu le triomphe des valeurs qu’il portait secrètement en son
sein, le cénacle est perçu désormais comme le plus sûr moyen de parvenir à
la consécration littéraire. S’ensuit une transformation de son image qui
évacue les doutes au profit des certitudes. Le Cénacle de Hugo est le
premier à profiter de cette métamorphose instruite par le regard
téléologique de ses thuriféraires – les autres suivront le même chemin. Les
silencieuses catacombes où psalmodiaient les apôtres du romantisme
deviennent, sous la plume euphorique des mémorialistes, une caserne de
soldats turbulents, où l’on ne rêve que luttes et batailles, où l’on effraie les
classiques, édicte des manifestes retentissants, décide de plans de
campagne, fomente des coups d’État. Le puritanisme monacal a laissé place
au volontarisme militaire437.
Est-ce à dire que le cénacle trouve dans ces pages rédigées par les héros
survivants du romantisme, du réalisme et du Parnasse, l’explosante-fixe que
conservera de lui la postérité, celle d’une armée fraternelle pénétrée de sa
vocation et sûre de son triomphe  ? Des cénacles de Hugo, Courbet et
Leconte de Lisle, peut-être  ; du cénacle en soi, cela est moins sûr, car
l’histoire des représentations n’a pas de fin, sauf celle que lui assigne la
disparition de ses principaux témoins et acteurs, laquelle n’interviendra que
dans la première moitié du xxe  siècle. En attendant, les discours sur le
cénacle continuent de proliférer et de s’enchevêtrer. Au moment où se
cristallise la fabuleuse histoire du cénacle romantique (vers 1880), deux
autres légendes s’apprêtent à éclore autour du foyer de Mallarmé et du
Grenier de Goncourt, diamétralement opposées à la première. Des poncifs,
qu’on croyait disparus depuis longtemps, font leur retour ; quelques esprits
chagrins reparlent de «  sectes  », de «  camaraderie  », de «  chapelle  »,
accusant le cénacle de tous les maux dont la littérature est, selon eux,
malade  : maniérisme, hermétisme, morbidité. Leur répond une nouvelle
génération d’artistes convertis fanatiquement au cénacle, qui, retrouvant les
accents mystiques du Sainte-Beuve de 1829, le présente comme l’alpha et
l’oméga de l’Art. Au total, ressort de ce déluge d’images et de discours une
représentation passablement brouillée, que les historiens du xxe  siècle,
oscillant entre l’idée que le cénacle fut le meilleur ferment de la littérature
ou au contraire son pire poison, auront bien du mal à débrouiller.
Conclusion
«  Je crois qu’il n’y a pas à espérer de faire adorer l’art en place
publique1. » (Sainte-Beuve)
 
«  Des artistes en plus, de nos jours, on en a mis partout par
précaution tellement qu’on s’ennuie2. » (L.-F. Céline)

Grandeurs et misères du cénacle

Comme l’écrit Jules Renard, le cénacle offre la possibilité à des écrivains


et des artistes de « changer la famille naturelle contre une famille littéraire3
de [leur] choix, afin de pouvoir dire à tel auteur d’une page touchante  :
frère4.  » Or, ces regroupements ne sont pas uniquement motivés par le
plaisir d’être ensemble  ; ils participent d’un ensemble de stratégies
institutionnelles. Le cénacle permet d’échapper à la mainmise des
institutions officielles, à l’emprise du journal, à l’intimidation de la critique
et à la pression du public. Les gains symboliques, réajustés à un espace qui
se voudrait clos, tiennent lieu de rente et satisfont, pour un temps, le besoin
inextinguible de reconnaissance. Pour l’artiste du xixe  siècle soucieux
d’hétérodoxie, l’enclave cénaculaire a donc tout d’un petit paradis. Discret,
douillet, réconfortant, gratifiant, le cénacle comble celui qui a le bonheur
d’y entrer. Chacun peut s’y montrer au naturel, sans se donner une attitude,
se composer un visage, s’inventer un rôle social, comme c’est la règle dans
les « salons » où règne l’inflexible loi du protocole et dominent les codes
étroits de la mondanité. Chacun peut y parler art et littérature sans se
censurer, avec l’assurance d’être compris. Chacun peut y essayer ses
œuvres devant un petit public expert et compréhensif. Last but not least,
une fois admis, chacun peut se prévaloir de son label et pénétrer, sous
l’égide de cette « institution », dans la jungle littéraire et artistique.
Mais ce petit paradis a son enfer, qu’ont révélé, par le biais détourné de
la fiction, quelques fidèles désenchantés. Les romanciers qui, à la suite de
Balzac, ont mis le cénacle en roman –  Goncourt, Murger, Zola, Mauclair,
Rosny –  en ont brossé un tableau contrasté, soulignant ses grandeurs sans
rien cacher de ses misères. Le dénouement piteux réservé à ces groupes
fictifs laisse perplexe  : au terme de leur aventure, les Buveurs d’eau se
déchirent ; la société du Moulin rouge se désagrège ; le groupe de Zola se
désintègre ; le salon de Fombreuse s’étiole ; le cercle de Calixte Armel se
délite. Quant aux textes satiriques et apologétiques, ils offrent des points de
vue radicalement antagonistes : vu de l’intérieur, le cénacle est le temple de
l’Art pur, le sanctuaire de la beauté absolue, le Kamchatka de la Poésie, le
lieu de toutes les innovations et de toutes les audaces, promises à l’éternité
et à l’universalité ; vu de l’extérieur, il est au contraire une fabrique à gloire,
une chartreuse de pâmoison, une secte d’illuminés aussi stérile que néfaste.
D’où vient donc que le cénacle inspire une chose et son contraire, déchaîne
les passions dans un sens et dans l’autre ?
Au xixe  siècle, «  l’artiste  » vit avec l’idée d’avoir été lâché par ses
protecteurs historiques (l’État, les mécènes, l’aristocratie). Fait sans
précédent, il se sent abandonné à sa vocation. Certains affrontent seuls le
démon intérieur de leur scepticisme –  ils sont rares. Les autres, la très
grande majorité, impressionnés par les difficultés, découragés par les
obstacles à franchir, trouvent dans les sociabilités en général, et dans le
cénacle en particulier, un moyen de raffermissement de leur vocation
artistique, un soutien moral leur permettant de tenir le cap. Tel qui ne
connaît pas cette abbaye de Thélème, la cherche et l’appelle de ses vœux,
comme le Francis des Buveurs d’eau :
Si j’étais soutenu, encouragé par exemple, si je vivais, comme vous,
dans un milieu d’enthousiasme, au centre d’affections actives comme
celles qui vous environnent, à cet incessant contact avec des
intelligences fraternelles, j’acquerrais peut-être une foi qui me manque,
j’en conviens, une persévérance qui résisterait à toute séduction
dangereuse ; mais je suis isolé5.
À ceux que le Salon6 refuse, que l’Académie snobe, que les éditeurs
éconduisent, que le journal exclut, que les salons ostracisent, que le public
rejette, le cénacle offre un asile poétique. En sus du réconfort moral,
quelques-uns y trouvent même une aide matérielle. Les néophytes, au
contact de leurs pairs, y découvrent d’autres avantages. Car, à l’usage, le
cénacle se révèle un formidable laboratoire intellectuel, un lieu de
confirmation des intuitions premières, une tribune où s’exerce une critique
juste et compréhensive, un milieu favorable au dépassement de soi. Il n’est
pas facile de mesurer le profit retiré par les artistes au contact étroit d’une
institution qui ne distribue ni prix, ni croix, ni récompenses d’aucunes
sortes. Dans le cas des Méditateurs, des Buveurs d’eau, du cénacle de
Mendès, des Jeudis de Daudet, le profit paraît maigre, aucun de ces groupes
n’ayant débouché sur une orientation décisive ou une esthétique nouvelle.
En revanche, pour les cénacles qui ont évolué en mouvement, le gain est
immense. Leur rayonnement institutionnel récompense au centuple des
auteurs qui n’auraient jamais percé s’ils fussent demeurés à l’écart.
Parlerait-on encore aujourd’hui de ces petits maîtres que sont Émile
Deschamps, Edmond Duranty, Léon Dierx, Paul Alexis et Charles Morice,
s’ils n’avaient joué leur partition dans le concert cénaculaire  ? Galvanisés
par leur frottement régulier avec des écrivains et des artistes majeurs (Hugo,
Stendhal, Courbet, Mallarmé, etc.), des figures moins dotées acquièrent une
notoriété inespérée au point de passer pour des hommes forts auprès de
leurs contemporains  : c’est le cas de Pétrus Borel, Henri Murger, Catulle
Mendès, Maurice Denis, Henry Céard, Camille Mauclair, qui doivent
beaucoup au cénacle. Quant aux leaders, leur dette envers lui est encore
plus grande, quoiqu’ils s’en défendent.
Le cénacle n’a cependant pas que des vertus, en témoigne l’acharnement
de ses adversaires à le disqualifier. La critique la plus pertinente nous vient
de Sainte-Beuve. Elle tient en un mot  : illusion. Revenu des espérances
qu’il avait placées en lui, l’ex-cénaclier se rend compte qu’il a été victime
d’un mirage. Le cénacle est une chimère en ce sens qu’il renvoie une image
avantageuse de soi, très éloignée de la réalité, en ce sens surtout – illusion
plus grave puisqu’elle touche, non plus la personne du créateur, mais son
œuvre même  – qu’il perd peu à peu contact avec la réalité7. L’auteur de
Joseph Delorme, qui a goûté les douceurs du Cénacle admet, après coup,
qu’il entrait beaucoup de complaisance dans son attitude : « On devisait les
soirs ensemble, on se laissait aller à l’illusion flatteuse qui n’était, après
tout, qu’un vœu ; on comptait sur un âge meilleur qu’on se figurait facile et
prochain. Dans cette confiante indifférence, le présent échappait
inaperçu8. » À le suivre, le cénacle aurait endormi les esprits, émoussé les
plumes. Pire, tandis que les plus frêles se complaisaient dans la facilité, les
plus hardis, au contact des flatteurs, auraient perdu leur vigueur. Lorsqu’on
est coupé du monde, la vie échappe, et, avec elle, la force vitale, nécessaire
à la création. Au xixe siècle, nombreux sont ceux qui, après Sainte-Beuve,
continueront d’établir une relation de cause à effet entre littérature maniérée
et sclérose cénaculaire.
Le cénacle introduit en outre une confusion gênante sur la question de
l’amitié littéraire, cette pierre angulaire de l’édifice. L’amalgame opéré
entre amitié et solidarité est source de malentendus. Des doutes naissent sur
l’exploitation à des fins personnelles du sentiment amical, monnayé en
compliments vagues et articles de complaisance. L’amitié n’est-elle pas,
comme le suggère Latouche dans «  De la camaraderie littéraire  », un
attrape-nigaud destiné à se pousser à peu de frais  ? Les plus malins ne
spéculent-ils pas en sous main sur ce sentiment désintéressé pour tirer leur
épingle du jeu ? L’admiration sincère, le jugement posé sur les œuvres, ne
sont-ils pas faussés par cette dictature douce de l’amitié, et même, toute
amitié n’est-elle pas suspecte dans un champ littéraire qui implique autant
de concurrence que de collusion ? Latouche – il sera suivi par de nombreux
critiques dans cette voie  – déconseille en tout cas à quiconque possède
l’esprit un peu franc de participer à cette mascarade.
Le rapport à la propriété intellectuelle constitue un ultime écueil. Alors
qu’il semble aller de soi que tous les échanges cénaculaires se font sous le
régime de la communauté, les choses sont plus complexes. Tenu en marge
de l’espace social, le cénacle tend à escamoter l’instance « auteur » du fait
qu’il privilégie l’action concertée, le partage libre des idées. Or, les
écrivains et les peintres, quoique portés par un esprit communautaire,
évoluent dans des champs qui privilégient la consécration individuelle et
encouragent l’instinct de propriétaire. C’est pourquoi, tout en prônant les
valeurs du partage, le cénacle ne renonce aucunement à la propriété. Au-
delà de l’unité de surface et de l’égalité de principe, une lutte sourde est
engagée, dont l’enjeu est l’appropriation des gisements poétiques. Cette
lutte, source de conflits majeurs, nous la retrouvons tout au long du siècle,
larvée ou déclarée, selon que le chef exerce une domination forte ou faible
sur ses séides. Chez les naturalistes, Zola se sert le premier, les disciples
prennent les restes. Transcendé par une conception idéaliste de l’art qui
dépasse les petits calculs d’intérêt, le cénacle est rattrapé peu à peu par sa
fonction d’institution sociale : il doit servir la cause, servir d’assise à l’idée
nouvelle, et cela ne peut se produire que par la reconnaissance accordée aux
individus singuliers. Le système littéraire (éditeurs, revues, journaux,
salons, académies, public) exige au xixe siècle un nom d’auteur, et un seul,
sur la couverture  ; le système artistique une signature unique au bas du
tableau. Les collaborations artistiques sont légion mais dans des genres peu
reconnus. Au sommet de la hiérarchie symbolique, seul l’individu est
considéré. Cette singularisation auctoriale s’explique par le passage –
 véritable tournant dans l’histoire culturelle – d’un art de l’imitation à un art
de l’invention hissant l’originalité en valeur primordiale, passage
s’accompagnant logiquement d’un souci d’apparaître comme l’auteur de ses
œuvres à travers des procédés divers allant de l’imposition de son nom sur
la couverture à la promotion de son portrait dans la presse, en passant –
 suprême signature – par l’affirmation d’un style bien à soi. Le combat est
collectif, mais la gloire est individuelle. Le fait que les romantiques, les
Parnassiens, les naturalistes et les symbolistes se soient partagé les parcelles
de l’art, qui en s’arrogeant tel thème, qui en s’appropriant tel genre,
s’explique par ce désir de singularité dans la pluralité. L’absence de griffe
cénaculaire sur les grandes œuvres du xixe  siècle trouve aussi son origine
dans cette nécessité identitaire  : en régime de singularité, toute
subordination à un label fait courir le risque au peintre et au poète
d’apparaître comme un imitateur. Autant il apparut possible, et même
souhaitable, à l’artiste de surmonter la contradiction entre l’être-plusieurs et
l’être-singulier au plan institutionnel, autant il lui parut insurmontable de
subsumer sa singularité créatrice sous une communauté auctoriale, aussi
digne et réputée fût-elle.
Le cénacle paie donc le prix fort parce qu’il essaie de tenir une position
paradoxale : celle d’institution marginale, aux limites du champ, constituée
d’individus désirant y occuper une place centrale. Victime de sa
légitimation en cas de succès –  les concurrences institutionnelles
grandissant à mesure de cette légitimation  – tout autant que de son
illégitimation en cas d’échec, le cénacle alimente le ressentiment de ses
membres, jusqu’à créer d’irréparables fractures.

L’esprit et la lettre du cénacle

Tous ceux qui –  académiciens, salonards, journalistes, critiques,


cénacliers transfuges – avaient intérêt à tuer dans l’œuf les productions des
avant-gardes ne se sont évidemment pas privés de démontrer à leurs
contemporains que le cénacle conduisait la littérature à sa perte en
détruisant le vers, en sabotant la langue ou en dépravant la syntaxe. Si le
cénacle n’a pas, littéralement parlant, engendré une littérature qui lui soit
propre, on lui a reconnu en revanche, soit pour s’en féliciter soit pour s’en
offusquer, un certain esprit traversant les œuvres de ses membres. Par
«  esprit du cénacle  », il faut entendre un regard particulier sur l’Art, une
vision de la littérature qui n’est possible que dans l’environnement physique
(ou imaginaire) du cénacle et qui peut être observé dans un grand nombre
de groupes au cours du siècle. En 1828 chez Hugo comme en 1888 chez
Mallarmé, dans la secte des Méditateurs comme dans le groupe des Nabis,
ce que l’on retrouve – avec des nuances dictées par le cadre historique et les
enjeux du moment  – c’est une tendance à considérer l’Art comme le but
ultime et, corrélativement, à poser la littérature comme fin en soi.
Littérairement et artistiquement, cette tendance se traduit par un souci
obsessionnel de la forme, un perfectionnement incessant de l’outil,
préoccupation exclusive que Foucault décrira comme un enfermement de
l’art dans une «  intransitivité radicale9  ». Véritable citadelle de pureté, le
cénacle a voulu créer les conditions d’un art «  pur  », autotélique et
intransitif, difficile, parce qu’affranchi des normes en vigueur et soumis aux
seuls critères d’un comité informel d’experts. Ainsi s’explique que cette
littérature d’excellence, plus soucieuse de plaire au conclave des pairs qu’à
l’aréopage des gens de lettres ou à la masse des lecteurs, se soit trouvée en
butte aux sarcasmes de la critique. Ne rompait-elle pas en effet de manière
scandaleuse le contrat qui faisait de l’écrivain un intercesseur, tour à tour
courtisan des grands seigneurs et précepteur du peuple  ? Ainsi s’explique
également que la poésie ait eu la faveur des cénacles, seule genre à autoriser
(encore que Goncourt, Flaubert et même Zola aient cherché, tout convertis
qu’ils étaient à la religion du Beau, à faire de leurs romans des « sortes de
poèmes10 ») les innovations les plus audacieuses, les recherches formelles
les plus pointues.
Cet enfermement volontaire dans la double citadelle de l’Art et du
Cénacle se paye d’une rupture consommée avec le monde (social, politique,
économique, technique, industriel) et d’un renoncement, dans la phase de
cohésion, au succès public et aux honneurs officiels. Cette existence
collective en marge, menée au nom du culte de la pureté artistique, les
cénacliers l’ont vécue diversement : les uns – tels Gautier, Leconte de Lisle
(avant qu’ils ne se jettent dans les bras du Second Empire) ou Mallarmé –
ont converti leur échec en gloire, y voyant la preuve a contrario de leur
réussite  ; d’autres, plus sensibles à l’adhésion de la plèbe, ont cherché à
jouer sur les deux tableaux. Sans renoncer à leur idéal d’un art d’élite
rompant à la fois avec la médiocrité populaire et la vacuité académique, le
Hugo d’Hernani, le Courbet d’Un enterrement à Ornans, le Zola de
L’Assommoir par exemple, ont brisé le plafond de verre de leur cénacle
pour investir d’autres scènes. Non sans faire grincer quelques dents parmi
les plus intransigeants. Malgré ces tentatives d’ouverture, le cénacle,
jusqu’à la fin du siècle, traîne une réputation d’élitisme, pire,
d’antidémocratisme, dont il ne parviendra jamais à se défaire, laissant
toujours le sentiment d’avancer à rebours de l’Histoire, d’ignorer le
Progrès. Si les attaques contre l’esthétisme de ses membres furent
virulentes, celles contre leur démission politique ne le furent pas moins.
Maxime Du Camp les accuse, trop préoccupés d’art, d’avoir ignoré leurs
semblables : « Ils ne se sont pas assez mêlés aux hommes ; ils se sont trop
confinés dans des cénacles. […] À toute question où l’on voulait les
intéresser, ils répondaient “Qu’est-ce que cela fait à la littérature ?” À force
de se concréter, il me semble qu’ils se sont endurcis. Les grands intérêts
humains leur ont paru indifférents11. » En 1898, à l’heure où s’amorce chez
les artistes un regain d’intérêt pour la vie et le monde, Charles Recolin
résume les charges qui pèsent contre les cénacles et leur culte égoïste de
l’art pour l’art :
[Ils font] de l’artiste un être isolé, indifférent et étranger à la vie,
défiant de l’action, qui, sous prétexte de respecter son œuvre, se réfugie
au sommet de sa tour d’ivoire, comme jadis le Stylite sur sa colonne.
C’est un écrivain qui n’est qu’écrivain, et qui ne daigne pas être un
homme. Dans ces conditions, l’art est un domaine à part, un sanctuaire
où n’entre que le prêtre, une région surnaturelle en dehors de l’espace et
du temps, sans communication avec les régions inférieures où s’agitent
les vagues humanités, les Philistins et les Barbares. Ou, pour mieux
dire, l’art ainsi compris crée à l’usage des initiés une vie particulière,
une vie artificielle autant qu’il est possible, où il est admis que le génie
confère des droits nouveaux, et libère des devoirs ordinaires, bons
seulement pour le commun. Aussi l’art n’aura d’autre fin que lui-même.
Impassible, amoral, il se nourrira du nectar des mots, de l’ambroisie des
idées et des sensations rares, sans regard ni pitié pour la foule odieuse,
ou ne s’occupant d’elle que pour l’étonner, la scandaliser, comme le fit,
dans une préface célèbre, Théophile Gautier, qui restera d’ailleurs
comme l’incarnation la plus éclatante de cette tendance paradoxale12.

Cénacles et barricades

Cette charge est l’occasion pour nous de soulever la question, délicate et


fondamentale, de la situation du cénacle dans l’histoire des mouvements
sociaux contestataires du xixe siècle. Parallèlement à l’histoire des cénacles,
se joue une autre histoire, non moins héroïque mais autrement plus grave :
l’histoire des barricades. De 1830 à 1871, la capitale vit au rythme des
révolutions artistiques et des insurrections populaires qui troublent l’une
comme l’autre –  toute proportion gardée  ! – les institutions françaises13.
Ces deux histoires ne se recoupent pas (on ne sache pas qu’un cénacle ait
pris les armes pour défendre les intérêts du peuple), mais n’en dialoguent
pas moins sourdement, ne serait-ce que parce qu’elles répondent à un même
objectif  : le renversement d’un ordre établi dont les institutions officielles
sont les gardiennes. D’aucuns auraient pu penser qu’en vertu de leur haine
égale de l’Ordre et de leur passion commune de la Liberté, ici dans le
secteur artistique, là dans le domaine social, les hommes de cénacle
épousassent la cause des prolétaires, qu’ils montassent sur les barricades.
Or, par une « singulière bizarrerie » que Balzac fut le premier à mettre en
évidence14, mais qui s’est observée fréquemment dans l’histoire
occidentale, se produisit exactement l’inverse. Dès 1820 – et il en sera de
même tout au long du siècle, en-deçà et au-delà de la coupure supposée de
184815 –, les progressistes en art auront tendance à fustiger le progrès social
et à sévèrement condamner les barricades, tandis que les adeptes du progrès
social se montreront plutôt conservateurs en art16. Certes, quelques cénacles
échappent à cette apparente anomalie  : le cénacle de Delécluze, par
exemple, est libéral, le Petit Cénacle se proclame républicain, le cénacle de
Courbet se veut socialiste, le Cercle zutique se déclare communard, ce qui
ne les amène qu’exceptionnellement à s’engager politiquement. Mais pour
le reste, toutes les formations cénaculaires, du cénacle de Deschamps au
cénacle de Goncourt, en passant par ceux de Vigny, Hugo, Nodier, Leconte
de Lisle, Flaubert, Mendès, Ricard, Heredia, Mallarmé, se désintéressent de
la cause populaire, travaillent dans leur coin, sourds au grondement
insurrectionnel, s’accommodant du pouvoir en place.
Ce désengagement politique, avant que l’affaire Dreyfus puis la Première
Guerre mondiale ne viennent rebattre les cartes, ne va pas de soi. Ni
réactionnaires, ni anti-révolutionnaires, les cénacliers sont pour beaucoup
des «  antimodernes17  », à savoir des hommes qui dissocient innovation
poétique et rénovation politique  ; des hommes qui se refusent à faire
coïncider le progrès littéraire et le Progrès sous toutes les formes qu’il
prend au xixe  siècle  : social, technique, industriel  ; des hommes qui ne
peuvent consentir à accepter la modernité en bloc, trop conscients qu’elle se
paierait d’un déclassement de leur condition, et plus gravement encore d’un
embourgeoisement des valeurs morales, d’un enlaidissement généralisé du
réel, d’un sacrifice de la beauté gratuite à l’utilitarisme bourgeois  ; des
hommes enfin qui se consolent en groupe de leur défaut de compassion
sociale, de leur indifférence humanitaire18, de leur frilosité à l’égard de la
technique et de la marchandise, en canalisant toute leur énergie novatrice
dans le seul secteur –  comme s’il fût séparé de tous les autres  – de l’Art,
compensant leurs crispations politiques par leur sauvagerie poétique.
La haine du bourgeois en redingote, le dégoût viscéral de l’ouvrier en
blouse, l’hostilité à la démocratie qui leur dénie ce droit inaliénable d’être
traité comme des exceptions sociales (ce fameux «  droit divin du génie  »
qui se donne comme l’équivalent du droit divin de la monarchie
autoritaire), le mépris des idées révolutionnaires, n’empêchent pas, tant s’en
faut, que la «  question sociale  » ne travaille l’inconscient du cénacle,
question sans cesse refoulée, mais resurgissant à la faveur des événements.
Dans les moments de crise (1830, 1834, février et juin  1848, 1851, 1871,
les attentats anarchistes de 1892-1894), le cénacle n’est pas si hermétique
que ne lui parviennent l’écho des cris des insurgés, le claquement des balles
et le râle des fusillés. Comment pourrait-il d’ailleurs ignorer le bruit de
l’insurrection quand des écrivains-journalistes, que côtoient hors de leur
retraite les cénacliers, la soutiennent ou la condamnent publiquement  ?
Dans ces moments-là, certains laissent éclater leur indifférence («  il ne
s’aperçoit des révolutions que lorsque les balles cassent les vitres19  », dit
Gautier de lui-même), d’autres leur haine (qu’on songe à ce que Flaubert,
Du Camp, Leconte de Lisle écrivent de la Commune). D’autres encore se
découvrent une conscience politique  : c’est Sainte-Beuve et Vigny, au
lendemain de 1830, s’emballant pour le saint-simonisme  ; c’est le dandy
Baudelaire s’enthousiasmant en 1848 pour Pierre Dupont, l’auteur du Chant
des ouvriers ; c’est Verlaine claquant la porte des Parnassiens pour rejoindre
les Communards. Mais peut-on faire cénacle sans adopter spontanément
une posture aristocratique et antidémocratique ?
Pour Jules Vallès, la réponse est non. Ceux qui travaillent de concert à la
cause littéraire et ceux qui œuvrent à la cause ouvrière ne s’y rencontrent
pas. Pour lui le cénacle est un scandale car il emprisonne des esprits qui ont
mieux à faire que de jouer avec le hochet de la poésie20. Réponse négative
encore pour l’auteur du Soleil des morts. Mauclair arrache Calixte Armel
(Mallarmé) à sa confortable retraite et le jette en plein Paris au milieu des
anarchistes. C’est là, dans cette rue que le cénacle s’est ingénié à refouler
durant toute sa période d’existence, que le Prince des poètes achève
piteusement sa sublime carrière. Balzac avait bien compris, un demi-siècle
plus tôt, les contradictions inhérentes à la formule cénaculaire. Au lieu de
faire du Cénacle de Daniel d’Arthez un cercle de privilégiés regardant de
haut la société du temps, il l’avait logé dans « une des plus horribles rues de
Paris21  », la rue des Quatre-Vents, manière pour lui de donner un ancrage
roturier à une élite, de ne pas le couper du monde des prolétaires. De fait,
son Cénacle, à la différence de tous les autres, réels ou imaginaires, ne
s’enivre pas égoïstement de poésie. L’art n’est qu’une branche de son
domaine d’études. Ce petit groupe, loin de s’enfermer dans un mépris du
monde concret au nom de la beauté abstraite et gratuite, ne renonce pas,
malgré le rejet dont il est l’objet, à l’idée d’être utile à son prochain, sans
prétendre faire école.

La Bella scuola

Malgré les attaques de ses adversaires, les trahisons, les jalousies


internes, les querelles d’ego, les collaborations avortées, les divergences de
stratégie, le succès qui ne vient pas, la mauvaise conscience bourgeoise, le
refoulé des barricades, en dépit des catastrophes qui s’abattent sans cesse
sur lui, le cénacle tient, surnage, résiste, survit. On le croit mort, il renaît de
ses cendres. D’où vient que cette institution, au fond si fragile, a pu se
maintenir un siècle durant ? Sans doute la légende entourant le triomphe des
cénacles romantiques a-t-elle joué un grand rôle dans la survivance de la
forme cénaculaire. Mais il y a davantage. Plus qu’un lieu de sociabilité où
l’on se sent bien, plus qu’une association d’entraide matérielle et
psychologique, plus que le véhicule de l’avant-garde et l’habitacle d’un
mouvement, plus que tout cela peut-être, le cénacle est une fiction
indispensable, un mythe. Comme Sartre l’a bien vu, l’artiste –  ce
personnage mi-réel, mi-imaginaire – se trouve coincé, depuis la Révolution,
entre l’idéologie en voie de liquidation d’une classe déclinante
(l’aristocratie qui le pensionnait et consacrait son génie) et l’idéologie
sclérosante de la classe dominante, bourgeoisie triomphante toute prête à
l’accueillir à condition qu’il représente son monde et ses valeurs, avec
lesquels il ne se sent aucune affinité. Au xixe  siècle, les artistes d’avant-
garde, pour sortir de leur classe et conserver leur liberté, ont dû exhiber leur
différence, parfois de manière violente, pour marquer leur non-appartenance
au monde social. Une voie de contestation, certes, restait ouverte, qui
consistait à se révolter contre l’ordre bourgeois, aux côtés des prolétaires,
mais cette voie signifiait un déclassement par le bas et un renoncement à
leurs privilèges22. Aussi optèrent-ils, dans leur vaste majorité, pour la
troisième voie, la voie de la singularisation, de la marginalisation, de
l’autonomisation de leur pratique, exprimées d’abord par une écriture
hautaine, affichées ensuite par des choix vestimentaires, des mœurs
spéciales, des caprices d’attitude, générant ainsi un complexe auctorial qui
devait faire florès et s’installer durablement dans l’historiographie à travers
les mythes du génie solitaire, du poète dans sa tour d’ivoire, du bohème
ignoré, du rêveur maudit, du prophète clamant dans le désert, du voyant
incompris, ou encore du voyou sublime.
Or ce divorce de l’artiste avec le monde n’a pas débouché, contrairement
à ce qu’on a prétendu, sur l’isolement, la solitude, l’exil ou la révolte. Au
contraire, de très nombreux hommes de lettres se sont efforcés de constituer
un espace aussi indépendant que possible de l’économie de marché et de la
rumeur du monde, un système enclos dans le monde social, un petit État
dans l’État, sous-champ dans le champ, aspirant à l’autonomie. Ici
intervient le cénacle envisagé à la fois comme structure concrète et figure
de pensée. Renaît en effet au xixe siècle, grâce à cette forme de sociabilité
doublée d’une institution agissante, une sorte de cléricature renforçant les
artistes dans la conviction qu’ils forment une classe inassimilable, pourvue
de dons spéciaux et de qualités hors norme. Structure concrète où se
rassemblent les irréductibles de l’Art lorsque les conditions sont réunies
(des habitus compatibles, un chef charismatique et un lieu de rencontre), le
cénacle devient, lorsqu’elles ne le sont plus, une structure symbolique qui
permet à l’écrivain et au peintre de continuer à se penser en artiste
souverain.
Incarnée dans chacun des mouvements artistico-littéraires du xixe siècle,
la forme-cénacle déborde largement le cadre historique de son existence
matérielle à un temps donné  : c’est une vaste communauté abstraite qui
englobe les vivants, mais aussi les morts passés et les génies futurs. Le
public de spécialistes auquel l’écrivain recourt au présent, s’enrichit du
cercle des Saints (Dante, Shakespeare, Cervantès, Raphaël, Wagner)
auxquels il donne la main par-dessus les siècles et les frontières, et
s’enrichit aussi des «  enfants sublimes  » qu’il appelle de ses vœux. Cette
fiction symbolique, Sainte-Beuve lui a trouvé un nom  : la Bella scuola23,
qui met en communication «  électrique  » (Hugo) tous ceux qui
appartiennent à la race sacrée des Poètes. Ce cercle magique prend parfois
une forme concrète –  ainsi lorsque les routes de Byron, Moore, Rogers et
Shelley se croisent  ; mais, le plus souvent, cette scuola est abstraite  : elle
unit, par delà les siècles et les continents, des hommes qui se reconnaissent
immédiatement poètes  : Schiller et Goethe, Milton et Homère, Dante et
Virgile. Le poète isolé peut alors s’inventer un lecteur de son rang avec qui
il conversera et qui lui tiendra lieu de frère d’âme  : Balzac écrit pour
Stendhal ; Baudelaire dialogue avec Poe ; Ducasse écrit dans l’espoir d’être
lu par Victor Hugo  ; Valéry rime pour Mallarmé… De ce «  commerce
salutaire avec les impérissables maîtres  », naît une confrérie fictive où
l’écrivain « retrouve tout ce que les frottements et la poussière du jour ont
enlevé à sa foi native. » Cette foi, c’est le sentiment intime de l’élection, la
conviction d’appartenir à une caste supérieure. Le cénacle, dans sa forme
physique comme dans sa forme imaginaire, est, au xixe  siècle, l’un des
principaux instruments de la croyance dans les valeurs absolues de l’Art et
de la toute-puissance de l’Artiste. Lorsque d’aventure il s’absente de la
surface sociale, il est encore là, agissant avec la même force sur les âmes
« artistes », avec plus de force peut-être encore que les cénacles réels, étant
délesté des enjeux stratégiques et des luttes sociales du moment.
À l’orée du xxe siècle, la fiction du cénacle arrive à épuisement. Pour les
mouvements d’avant-garde qui fleurissent à cette époque-là, la disparition
de la croyance que l’artiste est un être supérieur va de pair avec la prise de
conscience symétrique qu’il est un acteur social à part entière, détenteur
d’une responsabilité envers ses semblables. Avec la montée de la figure de
l’intellectuel, qui implique un retour au monde, le mythe d’une
communauté supérieure composée de membres singuliers et élus à laquelle
le xixe siècle avait donné le nom de « cénacle », sombre donc, engloutissant
avec lui une certaine idée de l’art et de la littérature.
Notes
Introduction
1. Théophile Gautier, « Charles Baudelaire », notice précédant Les Fleurs du mal, Paris, Michel
Lévy Frères, 1868, p. 1-2.
2. Lettre de Victor Hugo à Sainte-Beuve du 28  septembre 1828, dans Sainte-Beuve,
Correspondance générale, éd. Jean Bonnerot, Paris, Stock, 1935, t. I, p. 110.
3. La première occurrence du terme se trouve dans une lettre de Sainte-Beuve à Vigny, datée du
14 août 1828 : « j’aspirerai au moment où il me sera permis de vous revoir, vous, Émile, Victor, et
de reprendre ma bien humble place à ce Cénacle de poètes où j’aime tant à m’oublier » (Alfred de
Vigny, Correspondance, éd. Madeleine Ambrière, Paris, Presses Universitaires de France, 1989,
t. I, p. 306). On remarquera au passage l’usage de la majuscule.
4. Charles-Augustin Sainte-Beuve, «  Le Cénacle  », dans Vie, Poésies et Pensées de Joseph
Delorme, éd. Jean-Pierre Bertrand et Anthony Glinoer, Paris, Bartillat, 2004 (1829), p. 103-106.
5. Henri de Latouche, « De la camaraderie littéraire », Revue de Paris, 11 octobre 1829, repris
dans Anthony Glinoer, La Querelle de la camaraderie littéraire. Les romantiques face à leurs
contemporains, Genève, Droz, 2008, p. 53-61.
6. On peut dresser une liste partielle des formations qui se rapprochent de la forme-cénacle : en
Allemagne, on trouve le groupe de l’Athenaeum, le groupe de Heidelberg, l’école Souabe, le
Christlich-teusche Tischgesellschaft d’Achim von Arnim, le « cercle de Sérapion » ; en Suède, la
Société Musis Amici  ; en Italie, la «  loge de l’abbé de Brême  » à la Scala et la Scapigliatura à
Milan (1860-1880) ; en Espagne, le cénacle de Cadix ; à Prague, le cénacle du Louvre et le cercle
de Berta Fanta ; en Angleterre le « salon » de Carlyle et la Confrérie Préraphaëlite (1848-1857) ;
en Russie, les Samedis d’Evguenia Rostopchine, la «  Mogoutchaïa Koutchka  » (la «  toute-
puissante petite clique  » ou «  Groupe des Cinq  », 1863-1870). Comme le rappelle Paul Van
Tieghem, dans toute l’Europe « des écrivains, jeunes pour la plupart, se réunissent soit chez l’un
d’eux, soit dans une demeure sympathique à leurs tendances, soit dans un café ou dans une loge de
théâtre, pour mettre leurs idées en commun, les soumettre à l’épreuve de la discussion, chercher
ensemble les moyens de les faire triompher  » (Le Romantisme dans la littérature européenne,
Paris, Albin Michel, 1948, p.  120). Ces regroupements, le plus souvent organisés autour d’une
revue, ont néanmoins méconnu le fonctionnement cénaculaire. Le salon de Thomas Carlyle (1831-
1832 et après 1834), par exemple, reste globalement calqué sur le « pattern » des salons de l’âge
classique. Quant aux Scapigliaturi, les « échevelés » de Milan, leur modèle n’est pas celui, austère,
du cénacle, mais plutôt celui, contestataire, de la bohème (Jorn Moestrup, La Scapigliatura. Un
capitolo della storia del Risorgimento, Copenhagen, Analecta Romana Instituti Danice, 1966).
Une exception notable : le George-Kreis de Stefan George (Robert E. Norton, Secret Germany :
Stefan George and His Circle, Cornell University Press, 2002), inspiré du Cénacle de Mallarmé,
bien que ce cercle n’ait jamais eu le projet de renverser l’ordre littéraire établi. À notre
connaissance enfin et sous réserve de nouvelles découvertes, aucun cénacle, en province, n’a eu de
postérité.
7. La formalisation y est faible mais pas nulle : l’absence totale de lieu de réunion, de hiérarchie
même implicite, de rituel, de périodicité, détruirait les conditions de possibilité d’émergence et de
cristallisation d’une identité collective.
8. Par «  instances  » Jacques Dubois entend des rouages institutionnels «  remplissant une
fonction spécifique dans l’élaboration, la définition ou la légitimation d’une œuvre  » (Jacques
Dubois, L’Institution de la littérature. Introduction à une sociologie, Bruxelles, Labor/Nathan,
coll. « Dossiers Média », 1986 [1978], p. 82). Les instances intra-littéraires exercent selon lui une
action à un point précis de la trajectoire d’une œuvre ou d’un écrivain  : l’émergence (salon,
cénacle ou revue), la reconnaissance (critique), la consécration (prix, académie) et la conservation
(programmes scolaires).
9. C’est pourquoi la notion d’institution ne se départit pas, à la concevoir dans toutes ses
potentialités, de son statut «  polysémique, équivoque, problématique  » (René Lourau, L’Analyse
institutionnelle, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Arguments », 1970, p. 141).
10. José-Luis Diaz, L’Écrivain imaginaire. Scénographies auctoriales à l’époque romantique,
Paris, Champion, coll. « Romantisme et modernités », 2007.
11. Christophe Prochasson, Paris 1900. Essai d’histoire culturelle, Paris, Calmann-Lévy, 1999.
12. Dans un livre qui analyse ces questions avec brio, Daniel Oster et Jean Marie Goulemot
écrivent  : «  Le xixe  siècle ne connaît qu’un seul personnage  : l’écrivain. Exalté ou dégradé,
prophète ou martyr, vainqueur ou humilié, l’homme de lettres pousse le narcissisme dans ses
ultimes retranchements. C’est sa situation, c’est sa crise, c’est son comportement social, ce sont ses
conflits internes et externes, ce sont ses difficultés et les contradictions de sa production plus
encore que les affres de la création, ce sont les rapports arides ou huilés avec l’éditeur, la presse, le
public, c’est son destin toujours entre arrogance et flagornerie, ce sont ses us et coutumes, ses
manières de table et de vêtement, ses habitudes et ses logements, ses lieux de rencontre, c’est son
hébétude ou son astuce sociale, c’est sa bassesse ou sa grandeur, sa tyrannie ou son esclavage, ses
afflictions ou ses espoirs, sa dépravation ou son éthique rédemptrice, qui constituent la trame d’un
interminable feuilleton où il tente de s’inventer, à travers ses ambiguïtés, une image tolérable de
lui-même.  » (Jean M.  Goulemot et Daniel Oster, Gens de lettres, écrivains et bohèmes, Paris,
Minerve, 1992, p. 103.)
13. Voir Björn-Olav Dozo, Anthony Glinoer et Michel Lacroix (dir.), Imaginaires de la vie
littéraire. Fiction, figuration, configuration, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll.
«  Interférences  », 2012. Voir aussi le site
http://legremlin.org/index.php/figurationsprojet/figurationsleprojet.
14. José-Luis Diaz, L’Écrivain imaginaire, op. cit., p. 640.
15. Ce que Guillaume Pinson dit de la mondanité : « savoir ce que l’on peut voir et ce que l’on
laisse voir d’un salon, corollairement ce que l’on en dit et laisse dire  » est aussi vrai pour le
cénacle (Fiction du monde. De la presse mondaine à Marcel Proust, Montréal, Presses de
l’Université de Montréal, coll. « Socius », 2008, p. 25).
16. Dario Gamboni, La Plume et le pinceau. Odilon Redon et la littérature, Paris, Éditions de
Minuit, coll. « Le sens commun », 1989.
17. José-Luis Diaz, « L’artiste romantique en perspective », Romantisme, n° 54, 1986, p. 5-23 ;
Nathalie Heinich, L’Élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique, Paris,
Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 2005. Nous conserverons ici la majuscule
quand il s’agit de l’Artiste comme construction imaginaire.
18. L’essentiel des données qui suivent est tiré de  : James Smith Allen, Popular French
Romanticism. Authors, Readers, and Books in the 19th Century, New York, Syracuse University
Press, 1981  ; Christophe Charle, Les Intellectuels en Europe au xixe  siècle, Paris, Seuil, 1996  ;
Christophe Charle, Théâtre en capitales, Naissance de la société du spectacle à Paris, Berlin,
Londres et Vienne, Paris, Albin Michel, 2008 ; Roger Chartier et Henri-Jean Martin (dir.), Histoire
de l’édition française, Paris, Fayard/Cercle de la librairie, 1990, t. II et t. III ; Antoine de Baecque
et Françoise Mélonio, Lumières et liberté. Histoire culturelle de la France-3, Paris, Seuil, coll.
«  Points-Histoire  », 2005  ; Nathalie Heinich, Être artiste. Les transformations du statut des
peintres et des sculpteurs, Paris, Klincksieck, coll. «  Études  », 1996  ; Dominique Kalifa, La
Culture de masse en France, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2001, t. I ; Gérard Monnier,
L’art et ses institutions en France. De la Révolution à nos jours, Paris, Gallimard, coll. « Folio-
Histoire  », 1995  ; Priscilla Parkhurst Ferguson, La France nation littéraire, Bruxelles, Labor,
1991 ; Harrison et Cynthia White, La Carrière des peintres au xixe siècle, Du système académique
au marché des impressionnistes, trad. Antoine Jaccottet, Paris, Flammarion, 1991.
19. Paris passe de 500  000 à près de trois millions d’habitants en un siècle et 44  % de la
population française est devenue urbaine à la veille de la Première Guerre mondiale
20. Jürgen Habermas, L’Espace public. Archéologie de la publicité comme dimension
constitutive de la société bourgeoise, trad. Marc B. de Launay, Paris, Payot, 1992 (1962).
21. Christophe Charle, La Crise littéraire à l’époque du naturalisme. Essai d’histoire sociale
des groupes et des genres littéraires, Paris, Presses de l’École normale supérieure, 1979.
22. Edmond et Jules de Goncourt, Journal. Mémoires de la vie littéraire, éd. Robert Ricatte,
Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1989, t. II, p. 729 (19 février 1877).
23. Et il en va de même dans les autres pays, comme le montre Franco Moretti, Graphs, Maps,
Trees. Abstracts Models for Literary History, Londres-New York, Verso, 2005.
24. Rémy Ponton, «  Naissance du roman psychologique  », Actes de la recherche en sciences
sociales, n° 4, 1975, p. 66-81.
25. L’édition de théâtre connaît quant à elle un fléchissement vers la fin de la Restauration puis
une stagnation tout au long du siècle (environ 250  titres par an). En revanche, le succès des
représentations théâtrales va croissant malgré d’importantes fluctuations  : on compte autour de
8 millions de francs de recettes des théâtres et spectacles parisiens en 1850, 16 millions en 1864,
32  millions en 1889 malgré une forte baisse à la fin du Second Empire, 45  millions en 1900
(Christophe Charle, La Crise littéraire à l’époque du naturalisme, op. cit., p. 36-40).
26. Voir Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant (dir.), La
Civilisation du journal. Histoire culturelle et littéraire de la presse française au xixe siècle, Paris,
Nouveau Monde Éditions, coll. « Opus Magnum », 2011.
27. D’autres chiffres confirment la tendance à la concentration des ressources intellectuelles
dans la capitale : 51 % des journalistes et hommes de lettres résident à Paris en 1876 contre 65 %
en 1896 ; 80 % ou plus des livres sont édités dans la capitale (Ibid., p. 160).
28. D’après Rémy Ponton, qui a travaillé sur un échantillon de 616 écrivains actifs entre 1865 et
1905, 13,8  % d’entre eux appartiennent par leur père aux fractions possédantes (industriels,
banquiers, aristocratie, bonne et haute bourgeoisie intellectuelle et politique), 25,8 % à la moyenne
bourgeoisie (professions juridiques, affaires, intellectuelle), 27,8 % à la petite bourgeoisie (rentiers,
employés, affaires et intellectuelle), 6,2 % aux classes populaires et 6,2 % à la classe particulière
des écrivains, des artistes ou des journalistes (Rémy Ponton, Le Champ littéraire en France, de
1865 à 1905 (recrutement des écrivains, structure des carrières et production des œuvres), thèse
présentée à l’École des Hautes Études en Sciences sociales, 1977).
29. Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil,
coll. « Points Essais », 1998 (1992), p. 98.
30. Alain Viala, Naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à l’âge classique, Paris,
Minuit, coll. «  Le sens commun  », 1985  ; Antoine Lilti, Le Monde des salons. Sociabilité et
mondanité à Paris au xviiie siècle, Paris, Fayard, 2005.
31. Dans les deux premiers tiers du siècle, les auteurs vendaient au forfait leurs œuvres aux
éditeurs, en renégociant éventuellement le forfait en cas de succès. Avec l’augmentation des tirages
et sous l’action des associations d’auteurs (Société des gens de lettres et Société des Auteurs et
Compositeurs dramatiques), des systèmes d’intéressement des auteurs aux ventes commenceront à
être mis en place.
32. Les graveurs, en raison du ravalement de leur statut à celui d’artisan spécialisé, n’y sont pas
invités. Les musiciens et les sculpteurs, sauf exceptions (Piccini, Liszt, Sivry, Cabaner et Debussy
pour les premiers, David d’Angers et Jean Duseigneur pour les seconds), ne les fréquentent pas
non plus.
33. 205 peintres exposent au Salon en 1800 ; 460 en 1819 ; 953 en 1831 ; Harrison et Cynthia
White évaluent même à 3 000 le nombre d’artistes-peintres en 1860 (op. cit.).
34. Nathalie Heinich, L’Élite artiste, op. cit., p. 59.
35. Jean-Paul Bouillon, « Sociétés d’artistes et institutions officielles dans la seconde moitié du
e
xix  siècle », Romantisme, n° 54, 1986, p. 89-113.

36. Notons déjà qu’il s’agit là de représentations de l’art et de la littérature traversant le discours
social à cette époque, non d’un ensemble idéologique auquel aurait adhéré cette élite.
37. Paul Bénichou, Le Sacre de l’écrivain 1750-1830. Essai sur l’avènement d’un pouvoir
spirituel laïque dans la France moderne, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des Idées », 1996
(1973).
38. On peut avec Diaz (L’Écrivain imaginaire, op. cit.) approfondir ce questionnement sur
l’imaginaire de l’écrivain romantique et montrer qu’au scénario prophétique en répondent
plusieurs autres  : un romantisme mélancolique (élégiaque à la Lamartine), ironique (dandy ou
excentrique sur le modèle de Musset), énergique (cherchant à briser les frontières comme les
Jeunes-France) et désenchanté (privilégiant une approche ludique mais sans joie du rapport de la
littérature au monde).
39. Dominique Maingueneau, Contre Saint Proust ou la fin de la Littérature, Paris, Belin, 2006.
40. Nathalie Heinich, L’Élite artiste, op. cit.
41. Gisèle Sapiro, La responsabilité de l’écrivain. Littérature, droit et morale en France (xixe-
e
xxi  siècle), Paris, Seuil, 2011.

42. Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, op. cit.


43. Alfred de Vigny, « Moïse. Poème », dans Œuvres complètes, éd. François Germain et André
Jarry, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1986, t. I, p. 9.
44. Victor Hugo, Préface de Cromwell, dans Œuvres complètes  : critique, éd. Jean-Pierre
Reynaud, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1985 (1827), p. 4.
45. Edmond et Jules de Goncourt, Journal, éd. Jean-Louis Cabanès, Paris, Champion, coll.
«  Bibliothèque des correspondances, mémoires et journaux  », 2005, t.  II, p.  237 (11  mai 1859).
Théodore de Banville affirme également que « l’artiste n’a pas le temps de vivre, et doit se cloîtrer
comme un cénobite ». Cité par Stéphanie Champeau, La Notion d’artiste chez les Goncourt (1852-
1870), Paris, Champion, 2000, p. 254.
46. Alfred de Vigny, Le Journal d’un poète (décembre  1830), dans Œuvres complètes, éd.
Fernand Baldensperger, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1948, t. II, p. 931.
47. Lettre de Gustave Flaubert à George Sand du 30  avril 1871, dans Correspondance Sand-
Flaubert, éd. Alphonse Jacobs, Paris, Flammarion, 1981, p. 333.
48. Firmin Maillard, La Cité des intellectuels : scènes cruelles et plaisantes de la vie littéraire
des gens de lettres, Paris, Darangon, 1905.
49. Nathalie Heinich, L’Élite artiste, op. cit.
50. Voir à ce propos  : Seth Whidden (dir.), Models of Collaboration in Nineteenth-Century
French Literature : Several Authors, One Pen, Farnham (Angleterre), Ashgate Publishing, 2009.
51. Roland Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, Paris, Seuil, 1953, p. 45.
52. Rappelons la phrase de Gautier dans la préface de Mademoiselle de Maupin : « Il n’y a de
vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien  » (dans Romans, contes et nouvelles, éd. Pierre
Laubriet, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2002 [1835], p. 230), et celle de
Baudelaire dans ses « Notes nouvelles sur Edgar Poe » : la beauté « n’a pas la Vérité pour objet,
elle n’a qu’Elle-même  » (dans Œuvres complètes, éd. Claude Pichois, Paris, Gallimard, coll.
« Bibliothèque de la Pléiade », 1976 [1857], p. 333).
53. On connaît le mot de Proust sur Flaubert : « Un homme qui par l’usage entièrement nouveau
et personnel qu’il a fait du passé défini, du passé indéfini, du participe présent, de certains
pronoms et de certaines prépositions, a renouvelé presque autant notre vision des choses que Kant
avec ses Catégories, les théories de la Connaissance et de la Réalité du monde extérieur. » (Contre
Sainte-Beuve, éd. Pierre Clarac et Yves Sandre, Paris, Gallimard, coll. «  Bibliothèque de la
Pléiade », 1971, p. 586.)
54. José-Luis Diaz l’écrit avec force : « Parce qu’un Flaubert, un Mallarmé, un Kafka, en des
expériences-limites, ont voulu se dérober aux idoles convenues  ; parce qu’ils ont fait consister
cette aventure métaphysique qu’est devenue la littérature en un suicide spéculaire –  fort
spectaculaire au demeurant –, est-ce une raison pour rayer de la carte tout un pan de la fonction
auctoriale ? » (L’Écrivain imaginaire, op. cit., p. 26).
55. Par exemple, dans le Journal de Goncourt  : «  Je ne vois plus de véritables hommes de
lettres, de sincères et honnêtes écrivains que Flaubert et nous. Notre trio mort, je ne vois plus guère
qu’un tout petit Magny en France tirant ses livres au petit nombre de lecteurs délicats et vraiment
lettrés qui resteront, à cinquante peut-être. » (Journal, éd. R. Ricatte, op. cit., t. II, p. 169 [9 août
1868]).
56. Dolf Oehler a d’ailleurs montré à quel point 1848 et la Seconde République ont entremêlé
littérature et politique (Dolf Oehler, Le Spleen contre l’oubli. Juin  1848. Baudelaire, Flaubert,
Heine, Herzen, trad. Guy Petitdemange, Paris, Payot, coll. «  Critique de la politique  », 1996
[1988]).
57. Wolf Lepenies, Les Trois cultures. Entre science et littérature, l’avènement de la sociologie,
Paris, Maison des sciences de l’Homme, 1991.
58. Les sciences humaines, en particulier la philosophie dès le début du siècle, plus tard
l’histoire et la sociologie, se séparent de la littérature par leur institutionnalisation dans le cadre de
l’Université.
59. Sainte-Beuve, «  Poètes modernes  : Victor Hugo  », Revue de Paris, repris dans Anthony
Glinoer, La Querelle de la camaraderie littéraire, op. cit., p. 135.
60. « La notion d’identité collective exige à la fois que le groupe ainsi désigné soit perçu comme
spécifique, c’est-à-dire non réductible à un autre, et que les traits communs aux membres de ce
groupe soient cohérents, autrement dit qu’il n’y ait pas une trop grande dispersion des propriétés
qui leur sont affectées. » (Nathalie Heinich, L’Élite artiste, op. cit., p. 180.)
61. Ibid., p. 154.
62. Sainte-Beuve, « Poètes modernes : Victor Hugo », art. cit., p. 1067.
63. Maurice Agulhon, Le Cercle dans la France bourgeoise. 1810-1848. Étude d’une mutation
de sociabilité, Paris, Armand Colin, coll. « Cahier des Annales », 1977.
64. Paul Bénichou, Le Sacre de l’écrivain, op. cit., p. 18.
65. Ibid., p. 344.
66. Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, op. cit., p. 378.
67. Et ce alors même qu’il s’approche au plus près de l’objet quand il évoque ces « petites sectes
isolées, dont la cohésion négative se double d’une intense solidarité affective, souvent concentrée
dans l’attachement à un leader  », ou les définit abstraitement comme «  un instrument
d’accumulation et de concentration du capital symbolique (avec l’adoption d’un nom, l’élaboration
de manifestes et de programmes et l’instauration de rites d’intégration, comme les rencontres
régulières) » (Ibid., p. 339 et p. 441).
68. Le cénacle, assène ainsi Albert Thibaudet, n’est que le «  nom ésotérique qui désigne
simplement l’entourage d’un poète qui reçoit  » (Histoire de la littérature française.
De  Chateaubriand à Valéry, Verviers, Marabout, coll. «  Marabout Université  », 1981 [1936],
p. 180).
69. Émilien Carassus, Le Snobisme et les lettres françaises, de Paul Bourget à Marcel Proust,
1884-1914, Paris, Armand Colin, 1966  ; Anne-Martin Fugier, Les Salons de la IIIe République.
Art, littérature, politique, Paris, Perrin, coll. « Pour l’Histoire  », 2003 ; Laure Rièse, Les Salons
littéraires parisiens du second Empire à nos jours, Toulouse, Privat, 1962  ; Verena von der
Heyden-Rynsch, Salons Européens. Les plus beaux moments d’une culture féminine disparue, trad.
Gilberte Lambrichs, Paris, Gallimard, 1993.
70. Voir les études de Robert J. Courtine, La Vie parisienne : cafés et restaurants des boulevards
(1814-1914), Paris, Perrin, 1984  ; Henri-Melchior de Langle, Le petit monde des cafés et des
débits parisiens au xixe siècle, Paris, Presses Universitaires de France, 1990 ; Christophe Lefébure,
La France des cafés et bistrots, Toulouse, Privat, 2000  ; Gérard-Georges Lemaire, Les Cafés
littéraires, Paris, Éditions Maeght, 1996  ; Mariel Oberthür, Cafés and Cabarets of Montmartre,
Salt Lake City, Gibs M. Smith, 1984 ; Lionel Richard, Cabaret, cabarets, Paris, Plon, 1991.
71. Bernard Lecoq, «  Les cafés  », dans Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, Paris,
Gallimard, 1992, t. III, p. 856-883.
72. Exception notable  : l’Histoire de la littérature française du xixe  siècle, qui consacre un
développement autonome très fiable à la question des lieux de sociabilité et des institutions
littéraires et s’intéresse au cénacle en dehors de la problématique romantique (Jean-Pierre
Bertrand, Philippe Régnier, Alain Vaillant, Histoire de la littérature française du xixe siècle, Paris,
Nathan, 1998, p. 406-409).
73. Léon Séché, Le Cénacle de la Muse française, 1823-1827, Paris, Mercure de France, 1908.
74. Léon Séché, Le Cénacle de Joseph Delorme (1827-1830), t. I : Victor Hugo et les poètes, de
Cromwell à Hernani, t. II : Victor Hugo et les artistes, Paris, Mercure de France, 1912.
75. Georges Montorgueil, Henry Murger, romancier de la Bohême, Paris, Grasset, 1929.
76. Émile Bouvier, La Bataille réaliste (1844-1857), préface de Gustave Lanson, Paris,
Fontemoing, 1913.
77. Henri Mondor, Vie de Mallarmé, Paris, Gallimard, 1941.
78. Christian Sénéchal, L’Abbaye de Créteil, Paris, Delpeuch, 1930.
79. Michel Salomon, Le Salon de Charles Nodier à l’Arsenal d’après des documents inédits,
Paris, Éditions de la Revue de Paris, 1906 ; Vincent Laisney, L’Arsenal romantique : le salon de
Charles Nodier, 1824-1834, Paris, Champion, coll. « Romantisme et modernités », 2002.
80. Maurice Souriau, Histoire du Parnasse, Paris, Spes, 1929  ; Yann Mortelette, Histoire du
Parnasse, Paris, Fayard, 2005.
e
81. Pierre Larousse, Grand dictionnaire universel du xix   siècle, Paris, Librairie classique,
Larousse et Boyer, 1867, t. III, p. 697.
82. Émile Littré, Dictionnaire de la langue française, Paris, Gallimard/Hachette, 1960 (1863-
1877), t. II, p. 33.
83. Anthony Glinoer, La Querelle de la camaraderie littéraire, op. cit.
84. Dictionnaire de la littérature française et francophone, Paris, Larousse, 1987.
85. « Plus fermé et plus homogène qu’un salon, plus dynamique qu’un club, moins institutionnel
qu’une académie, le cénacle rassemble des écrivains, des philosophes et des artistes, qui
témoignent d’une communauté d’idées et de goût. »
86. On la retrouve chez Constanze Baethge dans l’entrée «  cénacle  » du Dictionnaire du
Littéraire (Paul Aron, Denis Saint-Jacques et Alain Viala [dir.], Paris, Presses Universitaires de
France, 2002, p. 80-81).
87. Hendrik van Gorp, Dirk Delabastita, Michel Brix, Lieven D’Hulst, Rita Ghesquiere, Rainier
Grutman et Georges Legros, Dictionnaire des termes littéraires, Paris, Champion, coll.
« Dictionnaires et Références », 2001 p. 87.
88. Cette tendance a été poussée à fond en 1951 dans un essai d’André Billy intitulé Chapelles
et sociétés secrètes (Paris, Corrêa, coll. «  Dans l’Histoire  », 1951). Les «  chapelles  » y sont
définies par le chroniqueur du Figaro comme des «  groupements qui refusent les normes
communes pour s’en donner d’autres plus rigides au nom d’une esthétique ou d’une éthique qu’ils
inventent ou réinventent, maquillée d’un nouveau vocabulaire  ». Dans cet ouvrage, les
« cénacles » (proprement dits) coudoient la Pléiade, le groupe de Vaugelas, l’académie Goncourt,
la Chambre bleue, et une pléthore de salons et de cafés à vocation plus ou moins littéraire… Au
prix d’une incroyable gymnastique, l’auteur parvient à rallier à peu près tous les groupes littéraires
de l’histoire française au concept fédérateur qu’il s’est choisi, quitte à le vider totalement de sa
signification première. Or ces recoupements sont un trompe-l’œil ; la notion de chapelle, à l’instar
du concept fourre-tout d’école, recouvre des réalités plurielles, trop disparates pour prétendre à une
quelconque cohérence.
89. Les théories de la sociabilité, des groupes et des rôles sociaux n’abordent que les groupes
relativement constitués, sans prendre en considération la masse des interactions éphémères, peu
institutionnalisés ou informels. C’est dans cet espace théorique laissé vacant qu’a pu intervenir la
notion de réseau social, qui fait porter l’attention moins sur l’objet de la relation que sur la relation
elle-même. Voir Michel Lacroix, «  Littérature, analyse des réseaux et centralité  : esquisse d’une
théorisation du lien social concret en littérature », Recherches sociographiques, vol. XLIV, n°  3,
2003, p. 475-497 ; ainsi que Daphné de Marneffe et Benoît Denis (dir.), Les Réseaux littéraires,
Bruxelles, Le cri, 2006.
90. Jacques Dubois, L’Institution de la littérature, op. cit., p. 89.
91. Jean-François Sirinelli, « Le hasard ou la nécessité ? Une histoire en chantier : l’histoire des
intellectuels », Vingtième siècle, n° 9, 1986, p. 97-108.
92. C’est à l’articulation de ces deux domaines que l’on peut situer la pensée fondatrice de
Georg Simmel dans l’article qu’il a consacré à la notion de sociabilité, sous-titré «  exemple de
sociologie pure ou formale  », qui présente en effet nombre de traits précurseurs de l’approche
interactionniste  : l’idée-force en est que les contenus (motifs ou dispositions tels le travail, la
religiosité, etc.) ne sont pas sociaux en eux-mêmes mais le deviennent à travers des formes
d’action réciproque entre les individus. Dans la «  mésosociologie  » de Simmel, les actions
réciproques sont conçues comme les atomes ultimes de la configuration sociologique, comme des
actualisateurs des dispositions psychologiques, mais seulement en tant qu’ils engendrent les
formes sociales (institutions officielles ou groupes sociaux résultant de relations quotidiennes). Ces
formes sociales n’ont pas pour autant un statut second ou ancillaire  : bien au contraire, elles
servent de guides aux actions mutuelles qui se déroulent en leur sein, contribuent à modeler en
retour les interactions individuelles. Ce processus qui se tisse et se retisse entre les individus prend
chez Simmel le nom de « socialisation ». (Georg Simmel, « La sociabilité. Exemple de sociologie
pure ou formale », dans Sociologie et épistémologie, Paris, Presses Universitaires de France, coll.
« Sociologies », 1981 [1890], p. 121-136.)
93. Ce cadre terminologique a ses limites : ainsi l’Académie française et l’académie Goncourt
n’ont pas le même règlement intérieur et ne se sont pas dotées de la même fonction sociale. On
rassemblera néanmoins ces deux formations sous la dénomination générique d’«  académie  »,
considérant que les caractéristiques communes l’emportent sur les différences.
94. Pour peindre les cénacles, les historiens de la littérature du début du xxe siècle, sans se poser
ces questions, avaient puisé à pleines mains dans la littérature rétrospective  : «  Pour écrire ce
paragraphe [consacré aux Dimanches de l’Arsenal], nous avoue par exemple Léon Séché, je me
suis servi des Souvenirs d’Amaury Duval, des Mémoires d’Alexandre Dumas, du livre de Marie
Nodier sur son père, des pages charmantes de Mme  Victor Hugo sur l’Arsenal et des Mémoires
inédits de Guttinguer » (Le Cénacle de la Muse française, op. cit., p. 232, note 2).
95. Il est peu probable que les archives de police (Contrôle des étrangers) dont Antoine Lilti
s’est servi pour faire la recension des membres des salons littéraires au xviiie siècle donneraient des
résultats aussi probants pour le siècle suivant (Le Monde des salons, op. cit.).
96. Physiologie des cafés de Paris, Paris, Desloges, 1841 ; Alfred Delvau, Histoire anecdotique
des cafés et cabarets de Paris, Paris, Dentu, 1862  ; Auguste Lepage, Les Cafés artistiques et
littéraires de Paris, Paris, Martin-Boursin, 1882  ; Maxime Rude, Tout-Paris au café, Paris,
Maurice Dreyfous, 1877 ; Edmond Texier, Tableau de Paris, Paris, Paulin et Le Chevalier, 1853.
97. C’est le cas par exemple des souvenirs d’Édouard Dujardin (Mallarmé par un des siens,
Paris, Messein, 1936) et de Camille Mauclair (Mallarmé chez lui, Paris, Grasset, 1935) écrits près
de quarante ans après les faits.
98. Henri de Régnier fait ce commentaire intéressant à la parution d’un des tomes du Journal
des Goncourt (novembre  1891)  : «  On peut tenir un journal, ce qui est plus grave, c’est de le
recopier, de le mettre en style. Où il n’y a d’abord qu’une humeur prend place un calcul. » (Les
Cahiers inédits. 1887-1936 Annales psychiques et oculaires, éd. David J. Niederauer et François
Broche, Paris, Pygmalion/Gérard Watelet, 2002, p. 272.)
99. Un exemple probant, cette lettre à Gustave Kahn du 7 juin 1887 où Mallarmé explique sa
théorie du vers, et termine ainsi : « Si c’était Mardi, mon cher Ami, rue de Rome et pas dans mon
coin de feuillage, nous causerions longtemps encore, tant votre cas excite l’intérêt en même temps
qu’il révèle une réussite sûre. » (Correspondance, éd. Henri Mondor et Lloyd James Austin, Paris,
Gallimard, 1970, t. III, p. 121.)
100. Par exemple, la correspondance de Nodier adressée à ses proches et amis de Besançon
(Charles Nodier, Correspondance de Jeunesse, éd. Jacques-Remi Dahan, Genève, Droz, 1995, 2
vol.) ou celle de Victor Pavie à son père (André Pavie, Médaillons romantiques, Paris, Émile-Paul,
1909, où ces lettres sont recueillies) comportent des informations précieuses, respectivement sur la
secte des Méditateurs et sur le Cénacle de la rue Notre-Dame-des-Champs, exceptions d’autant
plus heureuses qu’aucun journal intime ne nous apprend ce qui s’y passe.
101. C’est le cas par exemple de la Préface de Cromwell, dont on sait que Hugo en « essayait »
les idées les plus audacieuses en présence de ses amis.
102. Remarquons cependant que la plupart des pamphlets sont écrits par des hommes de lettres
qui ont fréquenté, à un moment ou l’autre de leur carrière, un cénacle.
103. Histoire de Mürger pour servir à l’histoire de la vraie bohème par trois buveurs d’eau,
contenant des correspondances privées de Murger, Paris, Jung-Treuttel, 1862 (rééd.  Jean-Didier
Wagneur et Françoise Cestor, Seyssel, Champ Vallon, 2012).
104. Scènes de la vie de bohème en 1848-1851 et Les Buveurs d’eau en 1855.
105. L’un des exemples les plus probants à cet égard est le cénacle de Mallarmé, dont les
journaux intimes permettent de renverser, à tout le moins de nuancer, le stéréotype véhiculé par les
souvenirs d’un cénacle figé dans le mutisme.
première partie Le temps des cénacles
1. Adolphe Racot, «  Les Parnassiens. Comment se forme une école  », Le Gaulois, 23  janvier
1876, repris dans Le Parnasse, éd. Yann Mortelette, Paris, Presses universitaires de Paris-
Sorbonne, coll. « Mémoire de la critique », 2006, p. 137.
2. Lettre de Ferlet à Ludovic Barrié à propos de la fondation en 1858 de la Société des Vrais
Bons, citée dans Christophe Leribault (dir.), Fantin-Latour, Manet, Baudelaire. L’Hommage à
Delacroix, Paris, Musée du Louvre & Le Passage Paris-New-York Editions, 2011, p. 14.
3. Il y aurait, remarquait déjà Nathalie Heinich en 2005, « un beau programme de sociologie de
l’art et de la littérature : reconstituer l’histoire de la morphologie de ces mouvements, de façon à en
dégager les récurrences et les spécificités  » (L’Élite artiste. Excellence et singularité en régime
démocratique, Paris, Gallimard, coll. «  Bibliothèque des Sciences Humaines  », 2005, p.  157).
C’est à une pareille histoire structurale des collectifs littéraires et artistiques qu’appelait également
José-Luis Diaz deux ans plus tôt, soulignant l’urgence «  d’étudier de près ce phénomène si
important, la littérature affectée par un changement notoire de ses sociabilités de référence  : les
Cénacles  » («  Quelle histoire littéraire  ? Perspectives d’un dix-neuviémiste  », Revue d’Histoire
littéraire de la France, dossier « Multiple histoire littéraire », 2003, n° 3, p. 526).
4. Sainte-Beuve, « Des soirées littéraires ou Les poètes entre eux », dans Le Livre des Cent-et-
un, repris dans Anthony Glinoer, La Querelle de la camaraderie littéraire. Les romantiques face à
leurs contemporains, Genève, Droz, 2008 (1832), p. 141.
5. Notice « Académies et académisme », dans Dictionnaire des littératures de langue française,
Paris, Bordas, 1987, t. 1, p.  8. Voir aussi, du même, Naissance de l’écrivain  : sociologie de la
littérature à l’âge classique, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », 1992.
6. Cité par Simone Perrier, « Ronsard et sa bande », Revue d’Histoire littéraire de la France,
vol. 110, n° 3, 2010, p. 638. Le terme renvoyait à la Pléiade alexandrine du iiie siècle av. J.-C. mais
aussi aux Pléiades, filles d’Atlas, qui, selon la mythologie grecque, avaient été, après bien des
tribulations, transformées en sept étoiles de la constellation du Taureau. Dès 1566, Henri Estienne
conçoit le néologisme « pleïadizer, c’est à dire contrepeter le language de Messieurs les poëtes de
la Pleïade » (« Épistre au Lecteur », en tête du premier des Trois livres du Recueil des nouvelles
Poësies, en 1564, cité dans Jean-Paul Barbier, Ma bibliothèque poétique, Genève, Droz, 1994,
t. III, p. 8).
7. Cité ibid.
8. Henri Estienne, Apologie pour Hérodote, cité dans Henri Chamard, Histoire de la Pléiade,
Paris, Didier, 1939, t. I, p. 2.
9. Emmanuel Buron, article «  Pléiade  » dans Michel Simonin (dir.), Dictionnaire des lettres
françaises  : le xvie  siècle, Paris, Livre de poche, coll. «  Encyclopédies d’aujourd’hui  », 2001,
p. 954. Emmanuel Buron considère le terme si équivoque qu’il conseille de l’abandonner, à la fois
dans le sens restreint d’un groupe cohésif et frappé d’un numerus clausus que dans le sens large de
l’école poétique de la seconde moitié du xvie siècle se réclamant de Ronsard. Voir aussi Simone
Perrier, « Ronsard et sa bande », art. cit., p. 633-647.
10. Voir les deux derniers vers du sonnet « Je n’ai plus que les os » (Derniers Vers, 1586), qui
semblent s’adresser à ses pairs en poésie, prétendants comme lui à la gloire poétique posthume :
«  Adieu chers compaignons, adieu mes chers amis, / Je m’en vay le premier vous preparer la
place. »
11. Paul Pellisson, Histoire de l’Académie française, éd. Ch.-L. Livet, Paris, Didier, 1858
(1653), t. I, p. 8-12.
12. Marc Fumaroli, Trois Institutions littéraires, Paris, Gallimard, coll. « Folio/Histoire », 1994,
p. 105.
13. Ce second discours est intitulé « Réponse au Discours de réception de Boileau-Despréaux ».
On y lit : « Nous avouons M. Conrart pour instituteur de cette petite Académie naissante, formée
seulement de sept ou huit personnes d’élite, que l’amour des Lettres avait rassemblées pour
conférer ensemble des productions de leur esprit et pour se perfectionner mutuellement. Dans cette
école d’honneur, de politesse et de savoir, l’on ne s’en faisait point accroire, l’on ne s’entêtait point
de son prétendu mérite, l’on n’y opinait point tumultuairement et en désordre  ; personne n’y
disputait avec altercation et aigreur ; les défauts étaient repris avec douceur et modestie, les avis
reçus avec docilité et soumission ; bien loin d’avoir de la jalousie les uns des autres, l’on se faisait
un honneur et un mérite de celui de ses confrères, dont on se glorifiait plus que du sien propre. Au
lieu d’insulter aux faiblesses inséparablement attachées à L’Humanité, et encore plus à la
profession des lettres humaines… L’on se faisait une loi expresse de cacher les défauts de son
prochain, de les étouffer dans le sein de la compagnie, d’en dérober la connaissance aux étrangers
sans s’étudier à en régaler ceux de dehors, ou à en divertir le public par de sanglantes railleries,
aux dépens des particuliers et de ses plus chers amis. Là, chacun s’efforçait de devenir de jour en
jour plus savant et plus vertueux… Là, chacun était maître et disciple à son tour ; chacun donnait
et recevait, tout le monde contribuait à un si agréable commerce : inégaux, mais toujours d’accord.
Celui qui était repris et corrigé s’estimait plus que celui qui corrigeait ; le vaincu s’en retournait
plus glorieux, plus satisfait et plus chargé de dépouilles que le vainqueur.  » (Cité dans Paul
Pellisson, Histoire de l’Académie française, op. cit., p. 10.)
14. Nicolas Schapira, Un professionnel des lettres au xviie siècle. Valentin Conrart : une histoire
sociale, Seyssel, Champ Vallon, 2003.
15. Ibid., p. 76.
16. Daniel Roche, Le Siècle des Lumières en province. Académies et académiciens provinciaux,
1680-1789, Paris-La Haye, Mouton, 1978, t. I, p. 16-48.
17. Marc Fumaroli, Le Poète et le roi. Jean de la Fontaine en son siècle, Paris, De Fallois, 1997.
18. Manuscrit français 19 142, folio 92, cité ibid., p. 141-142.
e
19. Antoine Lilti, Le Monde des salons. Sociabilité et mondanité à Paris au xviii  siècle, Paris,
Fayard, 2005.
20. Sainte-Beuve, « Des soirées littéraires ou Les poètes entre eux », art. cit., p. 142.
21. Alain Charles Kors, « The Myth of the Coterie Holbachique », French Historical Studies,
vol. 9, n°  4, automne 1976, p.  573-595  ; Alan Charles Kors, D’Holbach’s coterie. An
Enlightenment in Paris, Princeton, Princeton University Press, 1976.
22. On le retrouve, affublé d’une connotation positive, chez des penseurs marxistes comme
Pierre Naville qui feront de d’Holbach l’un des inspirateurs du premier communisme.
23. « Il n’est pas, écrit celui-ci, une théorie de réforme, pas une innovation, pas une destruction
qui n’ait été là rêvée, prédite, préparée » (Villemain, Cours de littérature française, 4e éd., Paris,
Didier, 1840, t. III, p. 126).
24. Mémoires de l’abbé Morellet, cités par Jacqueline Hellegouarc’h, L’Esprit de société,
Cercles et « salons » parisiens au xviiie siècle, Paris, Garnier, 2000, p. 229.
25. Antoine Lilti, Le Monde des salons, op. cit.
e
26. Daniel Roche, Les Républicains des lettres. Gens de culture et Lumières au xviii   siècle,
Paris, Fayard, 1998, p. 723.
27. Diderot, comme il le confie à Sophie Volland (30 octobre et 1er novembre 1759), a écrit là
plusieurs articles et en a discuté avec certains invités.
28. Mme  de Lambert recevait elle aussi les personnes du «  premier mérite  » le mardi, jour
employé aux «  conférences académiques  » où les hommes de lettres venaient lire les livres à
paraître, et réservait le mercredi à une «  compagnie plus galante  » (Mémoires du président
Hénault, cités par Marc Fumaroli, Trois institutions littéraires, op. cit., p. 156-157).
29. Cité par Jacqueline Hellegouarc’h, L’Esprit de société, op. cit., p. 230.
30. Saskia Hanselaar, L’Esthétique des Ombres : Ossian et une génération d’artistes français à
la veille du Romantisme (1793-1833), thèse présentée à l’Université de Paris X – Nanterre, 2008.
31. Lettre de Charles Nodier à Charles Weiss [Vers la fin de mars 1802], dans Correspondance
de jeunesse, éd. établie, présentée et annotée par Jacques-Remi Dahan, Genève, Droz, 1995, t. I,
p. 184.
32. Étienne-Jean Delécluze, Louis David, son école et son temps. Souvenirs, Paris, Didier, 1855
(rééd. Jean-Pierre Mouilleseaux, Paris, Macula, coll. « Vivants Piliers », 1997).
33. Pierre Franque (1774-1860) et Joseph Franque (1774-1833).
34. Étienne-Jean Delécluze, Carnet de route d’Italie, 1823-1824. Impressions romaines, éd.
Robert Baschet, Paris, Boivin, 1942, p. 115.
35. Ibid.
36. Voici un portrait plus détaillé du « méditateur », extrait du journal tenu par Aglaé Angliviel
de la Beaumelle : « Un grand pantalon blanc qui monte jusqu’aux bras, des souliers jaunes, de la
forme du pied, attachés par des courroies, un gilet rouge, attaché par derrière, et tout décolleté, peu
ou point de chemise, la barbe longue, les cheveux courts, et puis une pièce de drap rouge jetée sur
les épaules  : tel est le costume pour lequel sept ou huit jeunes gens donneraient leur vie, et par
lequel ils se font remarquer sous le nom de méditateurs. » (Cité par Jacques-Remi Dahan, « Nodier
et les Méditateurs. Notes bio-bibliographiques », dans Visages de Charles Nodier, Paris, P.U.P.S.,
coll. « Mémoire de la critique », 2008, p. 150.)
37. D’octobre 1801 à la fin mai 1802.
38. Lettre de Charles Nodier à Charles Weiss [vers la fin de mars 1802], dans Correspondance
de jeunesse, op. cit., p. 185. Les Méditateurs avaient en effet déjà fait parler d’eux dans le Journal
des Arts à la fin de l’année 1799.
39. Étienne-Jean Delécluze, Louis David, op. cit., p. 92.
40. Lettre de Charles Nodier à Charles Weiss du 9  avril et du 20  mai 1802, dans
Correspondance de jeunesse, op. cit., p. 201.
41. Voir Paul Bénichou, Le Sacre de l’écrivain 1750-1830. Essai sur l’avènement d’un pouvoir
spirituel laïque dans la France moderne, Paris, Gallimard, «  Bibliothèque des Idées  », 1996
(1973), p. 209-219.
42. Étienne-Jean Delécluze, Louis David, op. cit., p. 70.
43. Lettre de Charles Nodier à Charles Weiss du 9 avril 1802, dans Correspondance de jeunesse,
op. cit., p. 201.
44. Ibid.
45. Lettre de Charles Nodier à Charles Weiss du 9 avril 1802, dans ibid., p. 192.
46. Notamment chez le peintre Antoine-Hilaire-Henri Périé (1780-1833) (voir lettre du 9 avril
1802, ibid.).
47. Ibid.
48. Dans Visages de Charles Nodier (op. cit.), Jacques-Remi Dahan a établi précisément
l’identité de ces personnages fréquentés par Nodier en 1802. Cette liste doit néanmoins être
complétée par d’autres noms, cités par Delécluze  : Moriès, Ducis, Saint-Aignan, Colson,
Duqueylar, Lullin, Montabert (qui exposa les doctrines du maître dans un traité de peinture) et Jean
Broc, auteur du fameux tableau L’École d’Apelle (1800) que Saskia Hanselaar interprète comme
« une image fantasmée de la secte elle-même à travers les jeunes hommes qui palabrent sur l’art
dans un esprit d’émulation ». (L’Esthétique des Ombres, op. cit.).
49. Lettre de Charles Nodier à Charles Weiss [vers la fin de mars 1802], dans Correspondance
de jeunesse, op. cit., p. 185.
50. Maurice Quaï meurt de consomption en 1802, ne laissant derrière lui qu’une seule toile
connue (une tête d’étude). On connaît son visage grâce au beau portrait que fit de lui Riesener
l’année de sa mort  : barbu, les cheveux en bataille, la chemise défaite, non cravatée et les yeux
dans le vague (voir cahier iconographique). Nodier lui rendit hommage dans un texte vibrant de
1804 : « Deux beaux types de la plus parfaite organisation humaine » (Essais d’un jeune barde,
Paris, Mme Cavanagh, an XII [1804]).
51. Étienne-Jean Delécluze, « Les barbus d’à présent et les barbus de 1800 », Le Livre des Cent-
et-un, t. VII, 1832, repris dans Louis David, op. cit., p. 420-438.
52. Ibid., p. 437.
53. « Ils continuèrent […] à fréquenter les ateliers, à visiter les musées, mais ils ne produisirent
plus. Leurs costumes, leurs mœurs, leur sévérité, dirai-je la solennité qui leur était naturelle et qui
était l’expression sans effort d’une habitude infatigable de contemplation, d’une vie intérieure
toute spiritualisée, imposèrent à l’école entière […] une sorte de pitié respectueuse.  » (Charles
Nodier, «  Les Barbus  », Le Temps, 5  octobre 1832, reproduit en annexe dans Étienne-Jean
Delécluze, Louis David, op. cit., p. 442-443).
54. Ibid., p. 440.
55. Ibid., p. 444.
56. Ibid., p. 441.
57. Nodier admet que leur « théosophie se réduisait à peu de chose, à un sentiment immense,
mais vague, du génie de la création, à un désir ardent, mais douteux, de l’immortalité. […] Le
sentiment général qui leur tenait lieu d’abord de religion […] c’était le fanatisme de l’art » (Ibid.,
p. 442).
58. « Les Méditations du cloître » (1803), dans Les Tristes, ou Mélanges tirés des tablettes d’un
suicide, publiés par Charles Nodier, Paris, Demonville, 1806, repris dans Romans, Paris,
Charpentier, 1862, p. 77.
59. Sainte-Beuve, « Chateaubriand jugé par un ami intime en 1803 », Le Constitutionnel, 21 et
22 juillet 1862, repris dans Sainte-Beuve, Pour la critique, éd. Annie Prassoloff et José-Luis Diaz,
Paris, Gallimard, coll. « Folio-Essais », 1992, p. 153.
60. Guy de La Prade, L’Illustre société d’Auteuil, 1722-1830, ou La Fascination de la liberté,
Paris, Éditions Fernand Lanore, François Sorlot, 1989  ; Gérard Gengembre, «  Fréquentation et
sociabilité mutuelles », Revue française d’histoire des idées politiques, no 18, 2003, p. 259-270.
61. L’apogée du groupe se situe entre 1805 et 1810.
62. L’expression est de Stendhal, dans l’édition de 1817 de Rome, Naples et Florence, et est
citée par Paul Delbouille, «  Le groupe de Coppet  : une appellation reconnue  ?  », dans Simone
Balayé et Jean-Daniel Candaux (dir.), Le Groupe de Coppet, Genève/Paris, Slatkine/Champion,
1977, p. 27.
63. Ibid.
64. Béatrice W. Jasinski, « Liste des principaux visiteurs qui ont séjourné à Coppet de 1799 à
1816 », dans ibid., p. 489-492.
65. Patrice Thompson, «  Les recherches actuelles sur le groupe de Coppet  : convergences et
divergences », Cahiers staëliens, n° 22, 1977, p. 13.
66. Marie-Claire Hoock-Demarle, « Coppet, laboratoire d’Europe à l’aube du xixe siècle », dans
Alain Corbin, Pierre Georgel, Stéphane Guégan, Stéphane Michaud, Max Milner et Nicole Savy
(dir.), L’Invention du xixe  siècle. Le xixe  siècle par lui-même (littérature, histoire, société), Paris,
Klincksieck/Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1999, p. 23.
67. Le mot est de Benjamin Constant dans ses Journaux intimes, éd. Alfred Roulin et Charles
Roth, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1957, p. 341.
68. Simone Balayé, «  Le Groupe de Coppet  : conscience d’une mission commune  », dans
Madame de Staël, Écrire, lutter, vivre, Genève, Droz, 1994, p. 321-342.
69. Sainte-Beuve soutient dans les « Pensées » de Joseph Delorme, que « l’école genevoise »,
autrement dit le groupe de Coppet, a « décidé de la vocation » des romantiques du cénacle libéral
(Vie, Poésies et Pensées de Joseph Delorme, éd. Jean-Pierre Bertrand et Anthony Glinoer, Paris,
Bartillat, 2004 [1829], p. 191).
70. Sophie Marchal, « Les salons et le clientélisme littéraire : le cas Vigny », Revue d’Histoire
littéraire de la France, n° 3, 1998, p. 385-401.
71. Sainte-Beuve, « Vie, Poésies et Pensées de Joseph Delorme. Deuxième édition », Le Globe,
4 novembre 1830, repris dans Vie, Poésies et Pensées de Joseph Delorme, op. cit., p. 268.
72. Maurice Agulhon, Le Cercle dans la France bourgeoise. 1810-1848. Étude d’une mutation
de sociabilité, Paris, Armand Colin, coll. « Cahier des Annales », 1977, p. 25.
73. Tony Johannot, « Soirée d’artistes », réalisé en 1831 et publié dans L’Artiste en 1832, t. III,
p. 129-131. (voir cahier d’illustrations)
74. Comme Sainte-Beuve, Vigny est conduit, pour peaufiner son image de poète solitaire qui ne
doit rien à personne, à revoir à la baisse les bénéfices symboliques et économiques du cénacle :
« Trop préoccupé du Cénacle qu’il avait chanté autrefois, [Sainte-Beuve] lui a donné dans ma vie
littéraire plus d’importance qu’il n’en eut [alors]  » (Journal d’un poète [1835], dans Œuvres
complètes, éd. Fernand Baldensperger, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1948,
t. II, p. 1029).
75. Edmond-Ferdinand Beaumont-Vassy, Les Salons de Paris et la société parisienne sous
Louis-Philippe 1er, Paris, Sartorius, 1866, p. 313-315.
76. À noter que Madame Hugo, dans la biographie de son mari, n’utilise pas le terme de
«  cénacle  » mais de «  salon  » (Victor Hugo raconté par Adèle Hugo, Paris, Plon, coll. «  Les
Mémorables », 1985 [1863], p. 431).
77. On pouvait lire dans un pamphlet de 1826  : « Au moment où nous écrivons, l’Académie
française a perdu toute importance littéraire ; elle s’est placée, par l’organe de ses muets, hors de la
littérature et des besoins du moment ; ses élections sont tournées en ridicule, ses arrêts sont cassés
et ses foudres n’alarment plus personne. » (Cité par Jules Marsan, La Bataille romantique, Paris,
Hachette, 1912, p. 186.)
78. Auguste Jal, «  Réunions d’artistes et de gens de lettres sous la Restauration  », dans
Souvenirs d’un homme de lettres (1795-1873), Paris, Léon Techener, 1877, p. 521.
79. Ibid., p. 545.
80. Ibid.
81. Victor Hugo raconté par Adèle Hugo, op. cit., p. 311.
82. Docteur Louis Véron, Mémoires d’un bourgeois de Paris, Paris, Librairie nouvelle, 1856,
t. I, p. 240.
83. Sainte-Beuve, « Poètes modernes : Victor Hugo », Revue des deux Mondes, 1er août 1831,
repris dans Victor Hugo, Œuvres complètes, éd. Jean Massin, Paris, Le Club Français du Livre,
1967, t. II, p. 1067.
84. Lettre de Victor Hugo à Jules de Rességuier du 17  avril 1821, dans Paul Lafond, L’Aube
romantique. Jules de Rességuier et ses amis, Paris, Mercure de France, 1910, p. 61-62.
85. Sainte-Beuve, « Poètes modernes : Victor Hugo », art. cit., p. 1067.
86. Henri de Latouche, «  Sur un petit volume, sans nom d’auteur  », Mercure du xixe  siècle,
février 1824, repris dans Anthony Glinoer, La Querelle de la camaraderie littéraire, op. cit., p. 26.
87. L’expression est de Sainte-Beuve ; elle sera reprise par Balzac dans Illusions perdues, puis
par Murger dans Scènes de la vie de bohème.
88. Lettre de Victor Hugo à Alfred de Vigny du 21  avril 1821, dans Alfred de Vigny,
Correspondance, éd. Madeleine Ambrière, Paris, PUF, 1989, t. I, p. 62.
89. Charles Brifaut, Récits d’un vieux parrain à son jeune filleul, dans Œuvres, Paris, Diard,
1858, t. I, p. 489.
90. Un an plus tard, Toulouse emboîte le pas à Paris. L’Académie des Jeux-Floraux refuse un
prix à Nestor de Lamarque, collaborateur de La Muse française, arguant  : «  La Harpe aérienne
appartient au genre romantique… Pour nous, nous refusons nos hommages à ces beautés
fugitives.  » (Cité par Joseph Dedieu, «  Le Romantisme à Toulouse  », Les Annales romantiques.
Revue d’Histoire du Romantisme, 1913, t. X, p. 22.)
91. Jean-Pierre Bertrand, «  “Littérature” (1919-1924) et l’institution littéraire  : une double
stratégie d’émergence », Mélusine, n° 8, 1986, p. 155-175.
92. Vigny écrit ainsi à Édouard Delprat à propos de Soumet : « Nous avons donné la Muse en
échange de son fauteuil pour ne plus le compromettre : il a assez dissimulé pour qu’on le crût aussi
prosaïque que ses nouveaux confrères, à présent il pourra lever la tête, quelle pitié  ! Comment
désire-t-on d’appartenir à ces puériles corporations ? » (Lettre du 1er septembre 1824, dans Alfred
de Vigny, Correspondance, op. cit., t. I, p. 181.)
93. Bernard Degout, Le Sablier retourné. Victor Hugo (1816-1824) et le débat sur le
« Romantisme », Paris, Champion, coll. « Romantisme et modernités », 1998, p. 511-521.
94. Critique de Han d’Islande citée par René Bray, Chronologie du romantisme (1804-1830),
Paris, Boivin et Cie, 1932, p. 80.
95. La libération ne sera évidemment que partielle  : Victor Hugo s’empressera d’accepter de
devenir l’un des poètes officiels du sacre de Charles X en 1825 et Émile Deschamps de recevoir la
Légion d’honneur trois ans plus tard.
96. Étienne-Jean Delécluze, Souvenirs de soixante années, Paris, Michel Lévy frères, 1862,
p. 458.
97. Journal de Paris, 8 décembre 1825. Les trois premières écoles, suivant la typologie de ce
chroniqueur, rassemblent les « frénétiques » qui s’inspirent de Maturin, les Lamartiniens pénétrés
de l’amour du vague et de l’inconnu, et les héritiers de Mme de Staël.
98. Stendhal, Souvenirs d’égotisme, dans Œuvres intimes, éd. Victor Del Litto, Paris, Gallimard,
coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1982, t. I, p. 521.
99. Sainte-Beuve va jusqu’à dire que c’est un «  béotien émoustillé  », tout en précisant par
ailleurs qu’il fait preuve d’une droiture morale et intellectuelle exemplaire («  Les souvenirs de
soixante années par Étienne-Jean Delécluze  », Le Constitutionnel, 11  août 1862, repris dans
Nouveaux Lundis, Paris, Calmann-Lévy, 1884, t. III, p. 78 et p. 118).
100. Ibid., p. 97.
101. Ces soirées, plus mondaines de composition, sont fréquentées par Victor Leclercq, Saint-
Marc Girardin, Charles Magnin, Jean-Jacques Ampère, Albert Stapfer, le baron Mareste, Sautelet,
Paul-Louis Courier et Stendhal. Delécluze souligne qu’on ne pouvait pas «  y exprimer aussi
librement que chez lui son avis sur quelque question que ce soit » (Souvenirs de soixante années,
op. cit., p. 458). Sainte-Beuve précise pour sa part que les « vendredis étaient un lieu de réunion et
de conversation douce, agréable, instructive, mais sans rien des vivacités et des orages que l’étage
supérieur assemblait le dimanche. On s’y réglait sur le ton du maître de la maison [le vénérable
Viollet-le-Duc, fils d’Eugène] » (Sainte-Beuve, « Les Souvenirs de soixante années par Étienne-
Jean Delécluze », art. cit., p. 119).
102. Ceux que Delécluze appelle le « premier peloton » : Albert Stapfer, Amédée Bouffé, son
cousin, Édouard Monod, Jean-Jacques Ampère et Philippe-Auguste Sautelet.
103. «  Grâce à Sautelet, doué d’une grande activité et qui fréquentait beaucoup de monde, la
réunion du dimanche ne tarda pas à devenir plus nombreuse. » (Étienne-Jean Delécluze, Souvenirs
de soixante années, op. cit., p. 459.)
104. À noter que Delécluze recrute aussi de nouveaux invités au cours de ses sorties mondaines
chez le Baron Gérard, Mme Ancelot, Mme Aubernon et Mme Récamier.
105. Delécluze, sévère dans son journal pour Beyle, qu’il n’est pas loin de considérer comme un
imposteur, lui rend justice quarante ans plus tard dans ses Souvenirs. Il est vrai qu’entre-temps, le
romantisme a vaincu, et que Beyle est devenu Stendhal –  pas encore une gloire nationale, mais
déjà un écrivain majeur…
106. Sainte-Beuve, « Les Souvenirs de soixante années par Étienne-Jean Delécluze », art. cit.,
p. 107.
107. Ibid., p. 109.
108. Ibid.
109. Stendhal, «  Chez M.  de L’Étang  » [4  juillet 1832], dans Souvenirs d’égotisme, op. cit.,
p. 522.
110. Voir Vincent Laisney, « Les conversations de Stendhal avec Delécluze », dans L’art de la
parole vive. Paroles chantées et paroles dites à l’époque moderne, études réunies par Stéphane
Hirschi, Élisabeth Pillet et Alain Vaillant, Presses Universitaires de Valenciennes, 2006, p. 87-96.
111. Le débat est sténographié non dans le journal mais dans les Souvenirs. Il procède d’une
reconstitution habile, sur la base de notes prises le soir même (Étienne-Jean Delécuze, Souvenirs
de soixante années, op. cit., p. 234-236).
112. Ibid., p. 233.
113. Étienne-Jean Delécluze, Journal. 1824-1828, éd. Robert Baschet, Paris, Grasset, 1948,
p. 143.
114. Y assistent : « Armand Bertin, Duvergier, Sautelet, Mignet, Beyle, Dunoyer, Vitet, Dubois,
Viguier, Ampère, Mérimée, Rémusat, de Guizard, Dittmer, Cavé, Tanneguy-Duchatel, Cerclet,
etc. » (Ibid., p. 342.)
115. De mai 1823 à juillet 1824, Delécluze fait un voyage en Italie ; du 6 mai 1826 au 7 octobre
il se rend en Angleterre.
116. Stendhal, Souvenirs d’égotisme, op. cit., p. 521.
117. Victor Hugo, Préface des Odes, dans Poésies, éd. Jacques Seebacher, Paris, Robert Laffont,
coll. « Bouquins », 1985 (1824), t. I, p. 57.
118. Un soir de lecture, le 22  février 1825, il note par exemple avec dépit  : «  Les auditeurs
réunis ce soir chez Dubois, qui sont pour la plupart rédacteurs du Globe, professent les doctrines
dites romantiques » (Étienne-Jean Delécluze, Journal, op. cit., p. 143).
119. La nouvelle configuration politique aspire la quasi-totalité des membres du cénacle, qui
occuperont des postes de fonctionnaires sous la monarchie de Juillet.
120. Étienne-Jean Delécluze, Journal, op. cit., p.  359 (2  janvier 1827). Ajoutons une dernière
raison, paradoxale, à cette faillite : le Grenier est victime de son succès en ce sens que, sur la fin, il
rassemble une «  douzaine de personnes  », assemblée trop nombreuse pour donner lieu à une
causerie qui ne soit pas «  flottante et indécise  ». Conséquence, note Delécluze, «  le résultat des
entretiens est à peu près nul » (ibid.).
121. Ibid., p. 197.
122. Sainte-Beuve, « Poètes modernes : Victor Hugo », art. cit., p. 1068.
123. G. Maillard, Épître sur le romantisme, satire, Paris, Egron, 1825, p. 10.
124. Ibid., p. 15.
125. Léon Séché, Le Cénacle de la Muse française, op. cit., p. 238.
126. Charles Nodier, Histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux, Paris, Delangle frères,
1830 (rééd. fac. sim., Paris, Plasma, 1979, p. 84).
127. La formule est d’Alexandre Guiraud : « J’ai toujours regretté l’abandon de ce journal, qui
eut lieu contre la volonté d’Hugo et la mienne et qui rompit ce faisceau d’amitiés littéraires. » (Cité
par René Bray, Chronologie du romantisme, op. cit., p.  113.) Vigny parle, lui, de «  faisceau
d’armes »… (lettre de Vigny à Hugo du 25 juillet 1824, dans Correspondance, op. cit., t. I, p. 170).
128. L’expression est employée par Dumas, qui a consacré un chapitre entier (CXXI) aux
soirées de l’Arsenal dans ses Mémoires (éd. Cl. Schopp, Robert Laffont, 1989, t.  I (1802-1830),
p. 958).
129. Voir sa lettre remarquable à Jean de Bry du 19 décembre 1829 dans laquelle il explique sa
« méthode de composition » : il imagine qu’il lit ce qu’il a fait, à mesure qu’il y met la dernière
main, « dans un petit cercle de quatre personnes qui exercent sur lui une influence supérieure ».
(Citée dans Vincent Laisney, L’Arsenal romantique : le salon de Charles Nodier, 1824-1834, Paris,
Champion, coll. « Romantisme et modernités », 2002, p. 78.)
130. Marie Nodier, la fille de l’hôte, a composé et publié un recueil de pièces musicales, basé
sur des poèmes des amis de Nodier et illustré par des artistes du cénacle (Mélodies romantiques,
Paris, É. Troupenas, 1831).
131. Baour-Lormian, Le Classique et le Romantique, Dialogue, Paris, Urbain Canel, 1825.
132. Voir en annexes la piquante conversation à laquelle donne lieu l’un des articles de ce
journal, reconstituée par Ulric Guttinguer dans ses Mémoires.
133. « J’ai appris que vous faisiez un drame de Cromwell. Je ne doute aucunement que vous ne
fassiez du neuf et du beau en ce genre ; il a besoin en vérité qu’une baguette le touche, car il est
mort. Je crois que […] vous nous créerez un théâtre du temps. » (Lettre de Lamartine à Hugo du
29 décembre 1826, citée dans Vincent Laisney, L’Arsenal romantique, op. cit., p. 756.) Rappelons
au passage que c’est à l’Arsenal que Victor Hugo donne la primeur de sa préface de Cromwell, si
l’on en croit Amaury-Duval : « J’entends comme si j’y étais, Victor Hugo émettre sur son art les
théories dont je retrouvai plus tard le développement dans la préface de Cromwell. » (Souvenirs,
Paris, Plon, 1885, p. 17.) Peut-être l’Arsenal a-t-il même joué un rôle plus grand encore qu’on ne
le pense, en poussant Hugo à coucher par écrit toutes les théories qu’il exposait à l’oral aux amis
de Nodier. Ainsi du moins peut-on interpréter, pour suivre A. Ubersfeld, cette phrase de la Préface
dans laquelle Hugo prétend que le manifeste n’aurait pas vu le jour sans la «  sollicitation de
quelques amis  » (voir la note 131 de son édition de la Préface de Cromwell dans Victor Hugo,
Œuvres complètes : Critique, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1985, p. 724).
134. Lettre de Victor Pavie à Victor Hugo du 18  décembre 1826, dans Victor Hugo, Œuvres
complètes, éd. Jean Massin, op. cit., t. II, p. 1520.
135. Victor Pavie, Œuvres choisies, Paris, Perrin, 1887, t. II, p. 100.
136. Auguste Jal, Souvenirs d’un homme de lettres, op. cit., p. 549.
137. Lettre de Charles Nodier à Victor Hugo de novembre 1829, dans Correspondance croisée
de Victor Hugo et Charles Nodier, éd. Jacques-Remi Dahan, Bassac, Plein chant, coll. « L’atelier
furtif », 1987, p. 104. C’est Nodier qui souligne.
138. Lettre de Charles Nodier à Victor Hugo du 20-25 septembre 1825, ibid., p. 54.
139. Duvergier de Hauranne, article sur l’Essai sur le Classique et le Romantique de Cyprien
Desmarais, Le Globe, 11  juin 1825, repris dans Pierre Trahard, Le Romantisme défini par «  Le
Globe », Paris, Les Presses Françaises, coll. « Études Romantiques », 1924, p. 58.
140. Article sur Racine et Shakespeare 2, Le Globe, 7 avril 1825, cité ibid., p. 32.
141. Cité par René Bray, Chronologie du romantisme, op. cit., p. 139.
142. Voir Vincent Laisney, «  Charles Nodier et “l’école de Stendhal”  », Fragmentos, numéro
spécial Charles Nodier, 2006, p. 99-112.
143. René Bray, Chronologie du romantisme, op. cit., p. 149.
144. Cité ibid., p. 155.
145. Victor Hugo, Préface des Odes et Ballades (novembre 1826), dans Œuvres complètes, éd.
Jean Massin, op. cit., t. II, p. 710.
146. Cité dans René Bray, Chronologie du romantisme, op. cit., p. 158.
147. Le Globe, 4  novembre 1826 [note sur l’ode des Deux Iles], cité par Jules Marsan, La
Bataille romantique, op. cit., p. 50.
148. Discours sur le Romantisme, prononcé dans la séance annuelle des quatre Académies du
24 avril 1824, Paris, F. Didot, 1824 (rééd. Genève, Slatkine, 1974, p. 6).
149. Lettre d’Évariste Boulay-Paty à Eugène Lambert du 23  octobre 1829, dans Dominique
Caillé, Un Romantique de la première heure. Évariste Boulay-Paty. Son journal intime et sa
correspondance. 1829-1831, Paris, Gustave Ficker, coll. «  Bibliothèque Historique des
Provinces », 1906, p. 29. L’auteur d’Élie Mariaker fournit une liste assez complète du noyau qui
constitue alors le Cénacle : « Je vais te nommer ceux qui constituent à peu près cette société : c’est
Mme Tastu, Mme  Belloc, Sainte-Beuve, […] Alfred de Vigny, Charles Nodier, Émile Deschamps,
Alexandre Dumas, Soulié, Mérimée, Delanoue […], Cavé, Fouinet, Devéria, son frère, Boulanger,
Roqueplan, David, etc., etc. Je ne puis me rappeler tous ceux qui y vont dans ce moment » (ibid.).
150. Qu’on peut traduire grosso modo par «  gardien du temple  » (Michael P.  Farrell,
Collaborative Circles. Friendship Dynamics and Creative Work, Chicago, Chicago University
Press, 2001). Pour plus de détails sur les concepts de Farrell, voir infra.
151. Lettre à Victor Pavie du 5  août 1828, dans André Pavie, Médaillons romantiques, Paris,
Émile-Paul, 1909, p. 309.
152. Victor Pavie, Œuvres choisies, op. cit., t. II, p. 106.
153. «  Victor Hugo ne fermait jamais sa porte, même aux heures des repas.  » (Victor Hugo
raconté par Adèle Hugo, op. cit., p.  414.) La boutique romantique est donc ouverte nuit et jour.
Évariste-Boulay Paty rapporte dans une lettre du 23  octobre 1829 que «  tous les soirs
indistinctement [il est] invité d’aller chez Hugo  » (Dominique Caillé, Un Romantique de la
première heure, op. cit., p. 29). Nouvellement installé Rue Goujon, Hugo maintient le principe de
la porte ouverte à tous et tous les jours : « “Je suis toujours à la maison le soir.” Il m’avait dit qu’il
n’avait pas besoin de recommandation et d’introduction chez lui. “Je me fais un plaisir de recevoir
tous les étrangers qui veulent bien venir me voir.”  » (Juste Olivier, Paris en 1830. Journal, éd.
André Delattre et Marc Denkinger, Paris, Mercure de France, 1941, p. 195.)
154. Rappelons que si Gautier n’évoque pas le Cénacle dans son Histoire du romantisme, c’est
qu’il n’y fait son entrée qu’à la veille de son extinction. Gautier aura néanmoins ses entrées, rue
Goujon, en 1830, puis surtout Place Royale, où il habitait également.
155. Lettre de Victor Pavie à son père du 11  juillet 1827, dans André Pavie, Médaillons
romantiques, op. cit., p. 47. Dans son journal intime, Ferdinand Denis note toutefois, à propos de
l’Académie : « Hier, nous plaisantions tous deux sur les réceptions académiques et il me disait que
l’année 1849, il ferait Algenor ou les malheurs de l’innocence, ouvrage qui le ferait entrer à
l’Académie française.  » On voit que Hugo ne manquait pas d’ironie  ! (Journal. 1829-1848, éd.
Pierre Moreau, Paris, Plon, 1932, p. 41.)
156. Ferdinand Denis, Journal. 1829-1848, op. cit., p. 40 (note rédigée à la date du 13 janvier
1829).
157. Victor Pavie, Œuvres choisies, op. cit., t. II, p. 213.
158. Victor Pavie nous renseigne encore : « Victor nous a lu des Orientales inouïes […] Ensuite
on a lu des vers de Lamartine adressés à Victor Hugo […]. Sainte-Beuve a terminé par des vers à
Lamartine. » (Lettre à son père du 6 décembre 1828, dans André Pavie, Médaillons romantiques,
op. cit., p. 50.) Victor Pavie affirme enfin dans ses Souvenirs de jeunesse que « David d’Angers y a
entendu Lamartine dire le plus beau poème de ses Harmonies » (Œuvres choisies, op. cit., t.  II,
p. 76), et qu’il a entendu lui-même, un jour, Charles Didier y lire un de ses poèmes (ibid., p. 147).
Évariste Boulay-Paty est invité, quant à lui, lors de sa première visite, à lire une pièce de sa
composition – il choisit une ode « À André Chénier » pour faire plaisir à Sainte-Beuve, présent ce
jour-là (Dominique Caillé, Un Romantique de la première heure, op. cit., p. 29). On voit que les
lectures étaient fréquentes, pour ne pas dire quotidiennes.
159. «  Il improvise en vers de manière extraordinaire  », dit Ferdinand Denis (Journal. 1829-
1848, op. cit., p. 41).
160. Victor Pavie se souvient qu’on y discutait la «  doctrine du Globe  » et qu’Antoni
Deschamps adorait y prolonger des « discussions esthétiques » jusque tard dans la nuit… (Œuvres
choisies, op. cit., t. II, p. 150.)
161. Charles Weiss, Journal (Paris), Ms. 1928-1935, Bibliothèque de Besançon : « [Hugo] est
tombé sur la friperie de ce pauvre Voltaire qu’il trouve un poète tragique détestable et pour le
prouver il a fait une analyse très plaisante de Zaïre et de l’Orphelin de la Chine.  »
(septembre 1827)
162. Lettre de Victor Pavie à son père du 11 juillet 1827, citée dans André Pavie, Médaillons
romantiques, op. cit., p. 47.
163. Paul Foisset, Récit de famille, t. II, p. 214-215 (Arch. dép. de la Côte-d’Or, fonds Foisset,
34 J 5). Gustave Planche est l’un des rares à ne pas faire chorus aux applaudissements frénétiques
du Cénacle, à accueillir par le silence, ou à saluer froidement et crûment une lecture (voir, sur ses
impertinences, Anthony Glinoer, «  Portrait de Gustave Planche en porte-étendard de la critique
littéraire », Revue d’Histoire littéraire de la France, n° 4, 2006, p. 885-899).
164. Frédéric Saulnier, La Vie d’un poète. Édouard Turquety (1807-1867), Paris, J.  Gervais  ;
Nantes, E. Grimaud, 1885, p. 83.
165. Lettre de Victor Pavie à son père du 11 juillet 1827, citée dans André Pavie, Médaillons
romantiques, op. cit., p. 46.
166. C’est-à-dire la bouffonnerie.
167. Marie Nodier, Souvenirs inédits, Archives Bied, f. 49, cité dans Vincent Laisney, L’Arsenal
romantique, op. cit., p. 85.
168. Un exemple de ces proverbes détournés, dont Deschamps s’est fait la spécialité : « Qui trop
embrase mal éteint » (Victor Pavie, Œuvres choisies, op. cit., t. II, p. 147). Le journal de Fontaney
montre que Hugo était également très friand de ce type de calembours (Antoine Fontaney, Journal
intime, éd. René Jasinski, Paris, Les Presses Françaises, coll. « Bibliothèque romantique », 1925).
169. Lettre de Victor Pavie à son père du 3  février 1829, citée dans André Pavie, Médaillons
romantiques, op. cit., p. 51.
170. Lettre de David d’Angers à Victor Pavie, citée dans Jean-Marc Hovasse, Victor Hugo,
Paris, Fayard, 2001, t. I, p. 1188.
171. «  Hugo, il y a trois semaines, devant la société accoutumée, augmentée de plusieurs
grandes notabilités de l’époque, nous lut son nouveau drame en cinq actes et en vers [Hernani]. »
(Lettre de Boulay-Paty à Eugène Lambert du 23  octobre 1829, dans Dominique Caillé, Un
Romantique de la première heure, op. cit., p.  29. Nous soulignons.) Qui sont ces personnalités
ajoutées pour l’occasion ? Une liste incomplète fournie par Adèle Hugo permet de s’en faire une
idée  : Balzac, Delacroix, Villemain, Armand et Édouard Bertin, Taylor, Charles Magnin (Victor
Hugo raconté par Adèle Hugo, op. cit., p. 450).
172. Cette lettre de Rességuier à Guiraud, datant de 1828, témoignerait à suffisance de cette
nouvelle posture collective : « Victor Hugo, Antoni, notre charmant Émile lui-même, tout cela a
été mordu par un démon enragé ; il faut tout blâmer, tout mépriser, porter la haine dans les actes et
n’y plus chercher l’amour. » (Citée par René Bray, Chronologie du romantisme, op. cit., p. 156.)
173. Sur les différences entre ces genres voir Paul Aron, Histoire du pastiche  : le pastiche
littéraire français de la Renaissance à nos jours, Paris, PUF, coll. « Les littéraires », 2008.
174. Honoré de Balzac, Préface d’Un grand homme de province à Paris, dans La Comédie
humaine, éd. Pierre-Georges Castex, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1977
(1839), p. 113.
175. Voir Anthony Glinoer, La Querelle de la camaraderie littéraire, op. cit.
176. François-René de Chateaubriand, « Sur les Annales littéraires, ou De la littérature avant et
après la Restauration  ; ouvrage de M.  Dussault  », Le Conservateur, 19e  livraison, t.  II, 1819,
p. 248.
177. Lettre citée dans André Pavie, Médaillons romantiques, op. cit., p. 306. Paul Foucher paye
selon lui son échec d’Amy Robsart : « On s’obstine à me laisser en dehors de tous les cercles. »
178. Vigny logeait précédemment au 41, rue Ville-L’Évêque, à quelques numéros d’Émile
Deschamps. Il demeure dans son nouveau logement jusqu’à la fin de juillet  1831, après quoi il
occupe un appartement rue des Écuries-d’Artois (n° 3) où il poursuit ses réunions littéraires.
179. «  Les appartements sont pleins de luxe et d’ornements  », se souvient Turquety (cité par
Frédéric Saulnier, La Vie d’un poète. Édouard Turquety, op. cit., p.  76). Une description plus
précise des lieux est fournie par Juste Olivier : « On nous a introduits dans un salon décoré avec un
luxe de bon goût. Des chaises, des fauteuils rouges ornés de dessins noirs  ; quelques tableaux
représentant diverses situations, divers costumes du More ou du Marchand de Venise. Dans un
coin, tout seul, un portrait de Cinq-Mars. » (Juste Olivier, Paris en 1830. Journal, op. cit., p. 85
[9 juin 1830]).
180. Sophie Marchal, « Les salons et le clientélisme littéraire : le cas Vigny », art. cit.
181. Alfred de Vigny, Journal d’un poète, op. cit., t. II, p. 1029.
182. Trois au total (si l’on ne compte pas celui de Vigny) : ceux d’Édouard de Lagrange (inédit,
coll. part.), d’Antoine Fontaney et de Juste Olivier…
183. Sainte-Beuve, qui aime avoir le dernier mot, ne peut s’empêcher d’annoter en marge sur
une lettre de Vigny qui encense son Tableau de la poésie française  : «  Preuve qu’il était de ce
qu’on a appelé le Cénacle plus qu’il n’en a voulu convenir plus tard.  » (Lettre du 8  août 1828,
dans Alfred de Vigny, Correspondance, op. cit., t. I, p. 305.)
184. L’une des forces de Vigny, c’est qu’il tâche de ne se mettre personne à dos : il entretient
ainsi son réseau mondain, se montrant volontiers dans les salons de la marquise de la Grange ou de
la duchesse Maillé, ou encore rue de Grenelle chez la duchesse de la Force et la comtesse de
Rochefort.
185. Lettre d’Alfred de Vigny à Victor Hugo du 20 avril 1828, ibid., t. I, p. 296.
186. Lettre d’Alfred de Vigny à Auguste Brizeux du 9 octobre 1829, ibid., t. I, p. 363.
187. Ibid.
188. « Cette guerre au bout du compte est une plaisanterie assez amusante » (ibid.).
189. Lettre de Sainte-Beuve à Alfred de Vigny du 10 novembre 1829, ibid., t. I, p. 384.
190. Lettre d’Émile Deschamps à Alfred de Vigny du 15 octobre 1829, ibid., t. I, p. 308. C’est là
–  demi-victoire pour ce sous-chef du romantisme  – que Hugo lira la préface de Cromwell, que
Lamartine lira La Mort de Socrate, là encore qu’aura lieu une grande lecture d’Othello.
191. Par la suite, un petit cénacle se crée autour de Dumas chez Mélanie Waldor dans son
appartement de la rue de l’Ouest, où Victor et Alfred font des «  apparitions fugitives  » (Claude
Schopp, Alexandre Dumas. Le génie de la vie, Paris, Mazarine, 1985 p. 130).
192. Lettre d’Alfred de Musset à Alfred de Vigny du 17 décembre 1829, dans Alfred de Vigny,
Correspondance, op. cit., t. I, p. 388.
193. Frédéric Saulnier, La Vie d’un poète. Édouard Turquety, op. cit., p. 76.
194. Son réseau de relations s’élargit et se complexifie encore après 1830, puisque Vigny se
rapproche des saint-simoniens tout en continuant de cultiver ses relations mondaines.
195. On n’en finirait pas de compléter la liste fournie par Sophie Marchal («  Les salons et le
clientélisme littéraire : le cas Vigny », art. cit.) de ceux que Vigny a aidés d’une manière ou d’une
autre pendant quinze ans, soit par des encouragements, soit par des émoluments : à côté de Léon
de Wailly, Adolphe Dumas, Xavier Marmier, Auguste Brizeux, on trouve Imbert Galloix,
Guillaume Pauthier, Théodore Carlier, Jules de Saint-Félix, Théophile Gautier, Mme  de Souza,
Barbier, Lassailly, Théodore de Banville, Philipe Busoni, etc.
196. La lettre qu’il écrit le 24 mars 1830, en réaction à la sortie violente de Sainte-Beuve contre
les «  illusions fabuleuses de l’amitié humaine  » visant directement Hugo (Préface des
Consolations), est dégoulinante de sentimentalité et de flatterie  : «  Nous qui vous aimons tous  !
nous qui parlons sans cesse de vous, qui vous admirons, etc. » (Alfred de Vigny, Correspondance,
op. cit., t. I, p. 420).
197. Toutes ces informations sont glanées dans le Journal de Juste Olivier qui se rend quatre
fois aux Mercredis de Vigny.
198. Lettre d’Alfred de Vigny à Gustave Planche de 1856, citée dans Juste Olivier, Paris en
1830. Journal, op. cit., p. 206, note 1.
199. Lettre d’Alfred de Vigny à Sainte-Beuve du 19  novembre 1829, dans Alfred de Vigny,
Correspondance, op. cit., t. I, p. 387.
200. Lettre d’Alfred de Vigny à Charles Magnin du 17 novembre 1829, ibid., p. 386.
201. Lettre d’Alfred de Vigny à Alexandre de Saint-Priest du 10 octobre 1829, ibid., p. 364.
202. Lettre de Sainte-Beuve à Alfred de Vigny du 1er janvier 1830, ibid., p. 399.
203. Par conviction démocratique, il continue à poursuivre cette ambition, qui trouvera son
accomplissement avec Chatterton.
204. Lettre d’Alfred de Vigny à Charles Magnin du 17 novembre 1829, ibid., p. 386.
205. Lettre de Sainte-Beuve à Alfred de Vigny du 1er janvier 1830, ibid., p. 364.
206. Gustave Planche, dans un article volontairement polémique (« Poètes et romanciers de la
France : Alfred de Vigny », Revue des deux Mondes, 1er août 1832), loue le poète de ne pas s’être
mêlé (comme Hugo) « aux réunions, aux cercles, aux coteries littéraires qui partageaient les salons
de la Restauration, comme autrefois à Constantinople les querelles de cochers.  » Il s’agit de
présenter Vigny comme un poète pur, dépassant les clivages d’école.
207. Lettre d’Antoine Fontaney à Alfred de Vigny du 20  février 1831, dans Alfred de Vigny,
Correspondance, op. cit., t. II, p. 46.
208. Lettre de Sainte-Beuve à Victor Hugo aux environs du 14  novembre 1832, dans Victor
Hugo et Sainte-Beuve, Correspondance, éd. Anthony Glinoer, Paris, Champion, 2004, p. 146.
209. Lettre d’Adolphe Dumas à Alfred de Vigny du 19  octobre 1835, dans Alfred de Vigny,
Correspondance, op. cit., t. III, p. 44.
210. Voir ce que dit de lui Couturier de Vienne qui reflète l’opinion générale d’un poète sans
taches, au-dessus de la mêlée : « votre talent est pur, chaste comme une Muse, jamais il ne s’est
sali aux querelles de parti, jamais il ne s’est fait le pourvoyeur d’une petite coterie.  » (Lettre à
Alfred de Vigny du 5 décembre 1831, ibid., t. II, p. 114.)
211. La formule la plus juste pour décrire ce cénacle revient une nouvelle fois à Sainte-Beuve,
qui en parle comme d’un « petit monde idéaliste et de dilettantisme poétique qui se meut autour de
Vigny » (cité par Léon Séché, Alfred de Vigny, Paris, Mercure de France, coll. « Études d’Histoire
romantique », 1913, t. II, p. 244).
212. Lettre d’Alfred de Vigny à Sainte-Beuve du 19  octobre 1835, dans Alfred de Vigny,
Correspondance, op. cit., t. III, p. 46. Nous soulignons.
213. Dès 1830, il est établi que ce qui différencie fondamentalement Hugo de Vigny, c’est que le
premier croit que « la poésie s’adresse aux masses » – confidence de Sainte-Beuve à Juste Olivier
(Paris en 1830. Journal, op. cit., p. 208, le 22 juillet 1830), tandis que le second croit, ou feint de
croire, que la poésie ne s’adresse qu’à « quelques élus, élus entre mille milliers de mille » (Alfred
de Vigny, Journal d’un poète, op. cit., p. 931).
214. On entendra par là, avec José-Luis Diaz, le rôle (ou l’emploi) qu’endosse plus ou moins
consciemment un auteur sur la «  scène littéraire  », à travers une série de choix de posture et/ou
d’écriture (L’Écrivain imaginaire. Scénographies auctoriales à l’époque romantique, Paris,
Champion, coll. « Romantisme et modernités », 2007).
215. Rappelons, en effet, qu’à partir de 1835, Vigny se retire doublement de la scène littéraire,
premièrement en quittant Paris (il va désormais demeurer dans son domaine de Charente, la
fameuse « tour d’ivoire »), deuxièmement, en cessant (ou presque) de publier…
216. Alexandre Duval, De la littérature dramatique. Lettre à M. Victor Hugo, cité par José-Luis
Diaz, « Quand le maître devient chef d’école… », Romantisme, n° 4, 2003, p. 9.
217. Sainte-Beuve, « Sur les Jeune France », Nouveaux lundis, op. cit., t. VI, p. 452-453.
218. Cité par André Pavie, Médaillons romantiques, op. cit., p. 58-59.
219. On connaît la date avec quelque précision grâce aux mémoires inédits de Guttinguer. Celui-
ci note en date du 27 juillet 1829, soit entre les lectures d’Un duel sous Richelieu et d’Hernani  :
« [Nerval, connu de l’hôte depuis quelque temps], avait demandé à Victor Hugo la permission de
lui présenter quelques-uns de ses amis, et l’un d’eux, qui a l’air d’un étudiant qui porte sur le dos
des cheveux aussi longs que ceux d’une jeune fille, m’a dit qu’il se destinait d’abord à la peinture,
mais qu’à présent, il voulait faire de la littérature comme Gérard. Voilà encore deux bonnes recrues
pour les batailles de l’avenir  !  » (Mémoires inédits d’Ulric Guttinguer, cités par Léon Séché, Le
Cénacle de Joseph Delorme, Paris, Mercure de France, 1911-1912, t. I, p. 311-312.) Il ne croyait
pas si bien dire, parlant de Théophile Gautier.
220. Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie, Paris, Lacroix et Verboeckhoven, 1863, t. II,
p. 308.
221. L’orthographe de ce mot varie selon les auteurs : nous adoptons « Jeunes-France » comme
substantif pluriel et «  jeune-France  » comme adjectif. Les autres graphies appartiendront à des
citations. Voir Anthony Glinoer (dir.), Autour des Jeunes-France, Les Cahiers du xixe siècle, n° 3-
4, 2008-2009.
222. Théophile Gautier, Histoire du Romantisme suivi de Quarante portraits romantiques, éd.
Adrien Goetz, Paris, Gallimard, coll. « Folio/Classique », 2011, p. 69.
223. Théophile Gautier, «  Le Bol de punch  », dans Les Jeunes-France, éd. Michel Crouzet,
Paris, Séguier, 1995 (1833), p. 208.
224. Philothée O’Neddy, « Pandæmonium », dans Feu et flamme, éd. Marcel Hervier, Paris, Les
Presses Françaises, coll. « Bibliothèque romantique », 1926, p. 5.
225. Ibid., p. 7.
226. Ibid., p. 8.
227. Ibid., p. 10.
228. Ibid., p. 16.
229. Théophile Gautier, « Le Bol de punch », dans Les Jeunes-France, op. cit., p. 233.
230. Philothée O’Neddy, « Pandæmonium », dans Feu et flamme, op. cit., p. 16.
231. Ibid., p. 10.
232. Lettre de Gérard de Nerval à Sainte-Beuve de 1832, dans Œuvres complètes, éd. Claude
Pichois, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1989, t. I, p. 1285.
233. René Jasinski, Les années romantiques de Théophile Gautier, Paris, Vuibert, 1929.
234. Champavert, contes immoraux de Borel, Les Jeunes-France, romans goguenards de
Gautier, Feu et Flamme de Philothée O’Neddy ; Alphonse Brot, déjà hors-cadre, fait paraître sous
le titre Un coin de salon le deuxième volume d’Entre onze heures et minuit. Signalons encore deux
extraits des Contes du Bouzingo laissés en projet, La Main de gloire, histoire macaronique de
Nerval et Onuphrius Wphly de Gautier, publiés dans Le Cabinet de lecture. Duseigneur, quant à
lui, expose au Salon de 1833 son ensemble de médaillons intitulé Une camaraderie à côté des
bustes de Paul Lacroix et de Victor Hugo. Seul Nerval, finalement, se manifeste peu pendant cette
période, se limitant au conte susmentionné, à une traduction de la Léonore de Burger, ainsi qu’à
des comptes rendus et à des traductions pour la Revue de Paris.
235. Il est donc question des animateurs du Petit Cénacle dans ces années, surtout à partir du
moment où le Figaro lance contre eux une campagne de stigmatisation (dont nous reparlerons).
Voilà qui ne fait que mieux ressortir le contraste avec leur situation éditoriale. Les uns et les autres
débutent dans la carrière des lettres, et l’on sait les proverbiales réticences des éditeurs à miser
ainsi sur des inconnus, quelle que soit la célébrité de leur mentor. Gautier, Borel et O’Neddy, ce
dernier profitant de l’opportunité d’un oncle imprimeur, en seront ainsi de leur poche pour leur
premier recueil. Trois cents exemplaires, voilà le maigre tirage dont devra se contenter O’Neddy
pour le seul volume de vers qu’il publiera jamais. Heureusement pour Borel et Gautier, après 1831,
il y aura Renduel, l’éditeur le plus dévoué à la cause romantique, qui, s’il ne leur offre guère
d’argent, leur confère sa griffe. La seconde édition des Rhapsodies et Champavert (payé quatre
cents francs) paraissent chez lui, de même que Les Jeunes-France de Gautier.
236. Arsène Houssaye, Les Confessions : souvenirs d’un demi-siècle. 1830-1880, Paris, Dentu,
1885, t. I, p. 275.
237. Ibid., p. 314.
238. La Bohême galante, publié en feuilleton dans L’Artiste, 1er  juillet 1852 (rééd. Philippe
Destruel, Tusson, Du Lérot, 2007, p. 5).
239. Ibid., p. 3.
240. Ibid.
241. Théophile Gautier, «  Marilhat  », Revue des deux Mondes, 1er  juillet 1848, repris dans
Portraits contemporains, Paris, Charpentier, 1874, p. 234.
242. Ibid., p. 235.
243. «  Un déjeuner dans le salon de la rue [sic] du Doyenné  », dessin de Camille Rogier
(reproduit dans les Confessions d’Arsène Houssaye, op. cit., t. I, p. 275).
244. Ibid., p. 304.
245. La Bohême galante, op. cit., p. 3 et 7.
246. Mais on doit se méfier de cette source car Houssaye a tout fait pour rendre mythique cet
épisode de sa vie de jeunesse, l’enjeu étant pour lui d’apparaître, dans les années 1850, comme un
poète de la trempe de Nerval et non comme un vulgaire journaliste. D’où certaines descriptions
qu’il convient de regarder d’un œil circonspect et l’intérêt qu’il faut porter aux rectifications
opérées par Nerval dans sa Bohême galante.
247. Arsène Houssaye, Les Confessions, op. cit, t. I, p. 284.
248. Ibid., p. 279.
249. Ibid., p. 289.
250. Ibid., p. 292.
251. Ibid.
252. C’est le titre d’un des chapitres des Confessions où sont racontées diverses farces (ibid.,
p. 307-310).
253. Ibid., p. 276.
254. Ibid., p. 304.
255. Rogier s’installe en Italie en 1837, Ourliac se marie, Gautier et Nerval déménagent rue
Saint-Germain-des-Près. Tous, Houssaye en tête, se trouvent absorbés dans des tâches
journalistiques.
256. Ibid., p. 289.
257. En particulier la pièce intitulée « Vingt ans », publiée en 1852 dans l’édition des Poésies
complètes d’Arsène Houssaye (Paris, Victor Lecou, 1852, p. 84-85), et le « Château du souvenir »
de Gautier dans Émaux et Camées (1852). Sur les évocations postérieures du Doyenné, voir
l’article de Michel Brix, « Nerval, Houssaye et La Bohême galante », Revue Romane, t. 26, 1991,
p. 69-77.
258. « Dix ans après en littérature » (1840), « Quelques vérités sur la situation en littérature »
(1843), « De la poésie et des poëtes en 1852 » (1852), etc.
259. Notons que Gautier se livrera lui aussi, mais officiellement, à l’exercice délicat du bilan
poétique des années passées en écrivant un « Rapport sur les progrès de la poésie française depuis
1830 » (contenu dans le Rapport sur le progrès des lettres, Paris, Imprimerie Impériale, 1868).
260. Théophile Gautier, Histoire du Romantisme, op. cit., p. 73-75.
261. Voici ce qu’en dit Houssaye dans ses Confessions : « Tout le monde voulait être du salon de
L’Arsenal. […] On croyait y rencontrer Hugo, Alfred de Vigny, Dumas, Balzac  : ils ne s’y
trouvaient qu’en peinture. C’était l’église du romantisme, mais le grand prêtre jouait aux cartes,
pour ne pas chanter les oraisons avec les fidèles. Depuis longtemps Charles Nodier était revenu de
toutes ces antiennes qui se psalmodiaient sur le Lac de Lamartine et sur le hamac de Sarah la
Baigneuse. » (Arsène Houssaye, Les Confessions, op. cit., t. I, p. 380.)
262. La peinture de Lami représentant Musset et Delacroix dans un salon (non identifié) donne
une bonne idée de l’atmosphère mondaine de ces soirées. (Eugène-Louis Lami, Alfred de Musset,
Eugène Delacroix, Pierre-Antoine Berryer [s.d.])
263. Lettre de Sainte-Beuve à George Sand du 24 avril 1835, dans Correspondance générale,
éd. Jean Bonnerot (t. I-XIV) et Alain Bonnerot (t.  XV-XIX), Paris, Stock puis Toulouse-Paris,
Privat-Didier, puis Toulouse, Privat, 1935-1983, t. I, p. 552.
264. « Madame Récamier », Le Constitutionnel, 26  novembre 1849, repris dans Causeries du
Lundi, Paris, Garnier, [s.d.], t. I, p. 133.
265. Elles démarrent en février 1834.
266. Voir Sainte-Beuve, Cahiers. I Le Cahier vert (1834-1847), éd. Raphaël Molho, Paris,
Gallimard, 1973.
267. « Madame Récamier », art. cit., p. 123.
268. Sainte-Beuve, Cahiers. I. Le Cahier vert (1834-1847), op. cit., p. 77.
269. À noter que ce chapitre, en dépit de sa place, n’a pas été publié en feuilleton comme les
autres « scènes » (1845-1849), mais qu’il a été écrit après coup, en 1850, pour l’édition originale
du roman (Michel Lévy frères, 1851).
270. Le terme est de Sandrine Berthelot.
271. Henri Murger, Scènes de la vie de bohème, éd. Sandrine Berthelot, Paris, GF Flammarion,
2012, p. 215.
272. Ibid., p. 201-202.
273. Ibid., p. 103.
274. Ibid., p. 251.
275. Ibid., p. 103.
276. Ibid., p. 251.
277. Ibid.
278. Ibid., p. 376-378.
279. « Il y avait six ans que les bohèmes se connaissaient » (ibid., p. 251).
280. Ibid., p. 250.
281. Ibid.
282. « Introduction » des Scènes de la vie de bohème, éd. Loïc Chotard et Graham Robb, Paris,
Gallimard, coll. « Folio », 1988, p. 9.
283. Henri Murger, Scènes de la vie de bohème, éd. S. Berthelot, op. cit., p. 192.
284. Ibid.
285. Article du Messager des Théâtres, 12  avril 1849, cité par Marc Partouche, La Ligne
oubliée. Bohèmes, avant-gardes et art contemporain de 1830 à nos jours, Romainville, Al Dante,
coll. « & », 2004, p. 45.
286. Article de La Presse, 26 novembre 1849, cité ibid., p. 51.
287. Les raisons pour lesquelles Murger s’attaque aux Buveurs d’eau sont complexes. Elles
s’expliquent essentiellement par le fait que ce groupe austère contredisait le mythe d’une bohème
joyeuse, qui, par le succès rencontré auprès du public, faisait la notoriété de Murger. Les Buveurs
d’eau sont utilisés dans les Scènes comme repoussoir, et, partant, comme faire-valoir du cénacle
bohémien. S’ensuivit plus tard une polémique avec ses anciens compagnons qui lui reprochèrent
d’avoir déformé outrageusement la vérité. Sur ce point, voir l’introduction de Sandrine Berthelot
au numéro « Les Goncourt et la bohème » des Cahiers Edmond et Jules de Goncourt, n° 14, 2007,
p. 14-16.
288. Henri Murger, Scènes de la vie de bohème, op. cit., p.  62. La préface a été écrite en
mai 1850 pour l’édition originale en volume.
289. Roman paru en quatre livraisons dans la Revue des deux Mondes en 1853-1854 ; édition en
volume chez Michel Lévy frères en 1855 (rééd. Éditions d’Aujourd’hui, coll. « Les Introuvables »,
1985).
290. « Introduction », ibid., p. VI.
291. Ibid., p. 102.
292. Henri Murger, Scènes de la vie de bohème, op. cit., p. 301.
293. Il n’existe, à ce jour, aucune monographie sur le cénacle des Buveurs d’eau. Le premier à y
consacrer quelques pages est Georges Montorgueil dans un chapitre de sa biographie de Henry
Murger romancier de la bohème, Paris, Grasset, coll. « La Vie de Bohème », 1928, p. 47-66. La
source principale demeure le livre collectif publié par d’anciens cénacliers (Adrien Lelioux, Félix
Tournachon, dit Nadar, et Léon Noël)  : Histoire de Mürger pour servir à l’histoire de la vraie
bohème par trois buveurs d’eau, Paris, Hetzel, 1862. On utilisera ici la version établie par Jean-
Didier Wagneur et Françoise Cestor dans Les Bohèmes 1840-1870, Seyssel, Champ Vallon, 2012,
p. 320-483.
294. «  La cotisation pour la caisse commune était assez faible pour que chaque membre pût,
dans l’espace d’un mois, s’en procurer le montant. » (Ibid., p. 327.)
295. Cité par Georges Montorgueil, Henri Murger, op. cit., p. 55.
296. Histoire de Mürger…, op. cit., p. 355.
297. Adrien Lelioux raconte dans Histoire de Murger (ibid.) de quelle manière il a été admis
dans la secte. Le serment en question porte sur la clause de confidentialité : personne d’autre que
les sociétaires ne doit savoir ce qui s’y passe…
298. Lettre de Desbrosses à Léon Noël [s. d.], citée ibid., p. 366.
299. Ibid.
300. Il est par exemple proposé une mention honorable à Tabar et à Vastine «  pour avoir
surmonté mille difficultés pécuniaires, avoir réussi à terminer leurs tableaux et à –  les faire
recevoir » (Lettre de Murger à Lelioux du 5 avril 1842, compte rendu de la séance trimestrielle,
ibid., p. 382).
301. Ibid.
302. « […] nous brûlerons les registres, les statuts, et la Société, publiquement désunie, nous la
reformerons le lendemain même en nous réservant de l’épurer sévèrement. » (Lettre de Murger à
Lelioux, [s. d.], citée par Geoges Montmorgueil, Henri Murger, op. cit., p. 63.)
303. La ritualisation des échanges, qui cimente la plupart des cénacles, semble par ailleurs avoir
été très faible. «  Il y avait, se souvient Lelioux, pour l’admission, ni cérémonie bizarre, ni
engagements terribles, ni parade d’emblèmes ridicules, comme on l’a dit alors et comme on l’a
imprimé depuis pour trouver matière à raillerie ; la mise en scène était au contraire fort simple. »
(Histoire de Mürger, op. cit., p.  355). Les Buveurs d’eau ne développent pas non plus une
mystique de l’amitié, comme leurs prédécesseurs.
304. Ibid., p. 329.
305. Ibid., p. 328.
306. Ibid., p. 329.
307. Georges Montorgueil, Henri Murger, op. cit., p. 52.
308. Georges Montorgueil fait dans son ouvrage la description d’un carton à dessin rempli
d’études des uns et des autres se prenant mutuellement pour modèles  : «  Ils se sont représentés
dans leurs attitudes familières, juchés sur le tabouret, ou devant le poêle, dessinant ou dormant,
dans leur costume de rapin, les cheveux longs, la blouse de toile au col montant, serrée au poignet,
coiffés de bérets ou de bonnets de coton de couleur retombant sur la nuque.  » «  Un souffle de
romantisme, remarque l’auteur, a passé sur ces ébauches, sur ces croquis malheureusement
anonymes.  » (Ibid., p.  48-49.) Nous ignorons où se trouve ce carton qui témoigne de l’activité
collective des Buveurs d’eau.
309. Adolphe Racot, « Les Parnassiens. Comment se forme une école », art. cit., p. 137.
310. Sur ce cénacle, on peut se reporter à l’étude déjà ancienne d’Émile Bouvier, La Bataille
réaliste (1844-1857), préface de Gustave Lanson, Fontemoing, 1913 (Genève, Slatkine, 1973).
311. Alfred Delvau, Histoire anecdotique des cafés de Paris, Paris, Dentu, 1862.
312. Cette rue est l’une des plus anciennes voies de la rive gauche, elle se trouve à l’extrémité
de l’actuelle rue de l’École de Médecine (6e arrondissement).
313. Pour plus de détails sur ses années parisiennes, voir Michel Ragon, Gustave Courbet.
Peintre de la liberté, Paris, Fayard, 2004.
314. Émile Bouvier, La Bataille réaliste, op. cit., p. 235.
315. Champfleury, Souvenirs et portraits de jeunesse, Paris, Dentu, 1872, p. 189.
316. Ibid.
317. Ibid., p. 188.
318. Ibid., p. 185.
319. Ibid., p. 191.
320. Ce périodique mensuel de seize pages compactes in-4°, intitulé sobrement Réalisme (six
numéros publiés de novembre  1856 à mai  1857) et fondé par Edmond Duranty, Henri Thulié et
Jules Assézat en juillet 1856, n’accompagne pas l’essor du groupe, mais signe plutôt sa dissolution
imminente. Gênés par la violence des propos tenus par leurs défenseurs qui, du reste, ne les
citaient pas en exemple, Courbet et Champfleury se désolidarisent de la revue.
321. Les trois premières années ont été les plus actives, si l’on en croit Champfleury.
322. Champfleury, Souvenirs et portraits de jeunesse, op. cit., p. 187.
323. Ibid., p.  188. Dans son article («  Du Réalisme  », L’Artiste, 4  septembre 1855),
Champfleury multiplie les analogies avec l’épopée de 1830. Courbet est comparé à Victor Hugo.
Quant à l’auteur, il se voit volontiers en nouveau Stendhal, porteur de « vérités audacieuses »…
324. Ce n’est évidemment pas un hasard si le jeune Zola, à la recherche de précurseurs du
naturalisme, salue avec enthousiasme l’audace et l’ardeur de ces jeunes gens qui mènent un
« tapage de tous les diables » contre le romantisme pour « lever le drapeau du réalisme ». (« Le
Réalisme », repris dans Œuvres complètes : Œuvres critiques I, éd. Henri Mitterand, Paris, Cercle
du livre précieux, 1968, p. 1344).
325. Albert Cassagne, La Théorie de l’art pour l’art en France chez les derniers romantiques et
les premiers réalistes, Seyssel, Champ Vallon, 1997 (1906), p. 145.
326. Les hommages rendus à Madame Sabatier par ces trois auteurs sont innombrables.
Retenons-en un seul, de Flaubert  : « Vous étiez faite pour faire revivre l’hôtel de Rambouillet –
 une femme comme vous, née pour toutes les belles choses qui les comprend si bien ! » (Lettre de
Gustave Flaubert à Aglaé Sabatier du 16  avril 1860, dans Correspondance, éd. Jean Bruneau,
Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1991, t. III, p. 218.)
327. Thierry Savatier, Une Femme trop gaie. Biographie d’un amour de Baudelaire, Paris,
CNRS éditions, 2003.
328. Cité par Ernest Feydeau, Théophile Gautier : souvenirs intimes, Paris, Plon, 1874, p. 154.
329. Ibid., p. 167.
330. À ce groupe appartiennent aussi Henri Monnier, Meissonnier, Alfred Tattet, Alfred Arago.
331. Edmond et Jules de Goncourt, Journal, éd. Jean-Louis Cabanès, Paris, Champion, coll.
« Bibliothèque des correspondances, mémoires et journaux », 2008, t. II, p. 336 (12 janvier 1860).
332. À titre d’exemple, Gautier est surnommé Théo, l’éléphant, Flaubert, le Sire de Vaufrilard,
Du Camp, le Colonel Petermann, Bouilhet, Monseigneur, etc. Baudelaire, seul, semble avoir
échappé à cet usage.
333. Voir les fameuses Lettres à la Présidente (1850), adressées spécialement par Gautier au
petit cercle.
334. On connaît les flèches empoisonnées que lui a tirées Baudelaire. Les Goncourt ne
l’épargnent pas non plus dans leur Journal (éd. Jean-Louis Cabanès, op. cit., t. I, p. 376).
335. Louis Bouilhet, Lettres à Gustave Flaubert, éd. Maria Luisa Cappello, Paris, CNRS
éditions, 1996, p. 241-242.
336. La Revue de Paris (1851-1858), comme l’annonçait la profession de foi rédigée par
Gautier, se voulait une revue où l’on ne parlerait pas de politique, qui serait uniquement
préoccupée d’art et destinée à concurrencer la Revue des deux Mondes de Buloz qui ne laissait pas
(assez) de place aux jeunes talents et aux écrivains non consacrés.
337. Thierry Savatier, Une Femme trop gaie, op. cit., p. 79.
338. Lâchée cette année-là par Alfred Mosselman, qui l’entretenait depuis vingt ans, la
Présidente est contrainte de renoncer à ses dîners.
339. Sainte-Beuve, « De la poésie et des poëtes en 1852 », Le Moniteur, 9 février 1852, repris
dans Causeries du Lundi, op. cit., t. V, p. 392.
340. Se tiennent au même moment les « Jeudis » de Gautier dans sa maison de Neuilly (32, rue
de Longchamp). Mme  Sabatier y retrouve de vieilles connaissances comme Julian Turgan, Ernest
Hébert, Auguste Préault, Saint-Victor, La Rounat ou Flaubert. Sur ces Jeudis nous sommes peu et
mal renseignés. À en croire les Goncourt, qui les évoquent à la date du 29  mars 1862 dans leur
Journal (Journal. Mémoires de la vie littéraire, éd. Robert Ricatte, Paris, Robert Laffont, coll.
«  Bouquins  », 1989, t.  I, p.  794) et Judith Gautier, qui les a ressuscités dans ses souvenirs, il
s’agissait de réunions plutôt tumultueuses : « Tous les jeudis, il y avait réception à Neuilly. Il ne
s’agissait pas de visites brèves, autour d’une tasse de thé : nos amis arrivaient d’assez bonne heure,
surtout dans les saisons clémentes, vers quatre ou cinq heures, dînaient et passaient la soirée.
Quelques-uns venaient seulement après le repas. À chacun de ces dîners hebdomadaires, quelques
personnes étaient invitées, spécialement  ; d’autres étaient de fondation, et venaient quand elles
voulaient.  » Parmi les habitués, on voit Ganneau et son fils, M.  et Mme  Laffite, Baudry, Puvis,
Dumas fils, Delaborde, Olivier de Gourjault, Madarasz, etc. Gustave Doré, le boute-en-train des
soirées, fait l’animation. Herbert joue du violon, Delaborde, au piano, improvise d’effroyables
quadrilles, Flaubert danse dans l’Idiot des salons, Madarasz organise des charades… Au salon,
Gautier, installé sur le canapé rouge, fume et boit. Quelques-uns des plus graves, parmi les invités,
s’asseyent auprès de lui et essayent de causer au milieu du joyeux vacarme. (Judith Gautier, Le
collier des jours : le second rang du collier, souvenirs littéraires, Paris, L’Harmattan, 1999 [1905],
p. 179 et passim.)
341. Nous ne faisons ici que poser les jalons de cette histoire imaginaire du cénacle, sur laquelle
nous reviendrons largement dans la quatrième partie de ce livre.
342. Sainte-Beuve, « Charles Nodier », La Revue des deux Mondes, mai 1840 ; Sainte-Beuve,
« Charles Nodier après les funérailles » [notice nécrologique], La Revue des deux Mondes, 1er fév.
1844  ; Adèle Hugo [pseud. Cécile  L.***], «  Intérieurs contemporains. Charles Nodier  »,
L’Événement, 9 janvier 1849 ; Dumas, « L’Arsenal », Le Constitutionnel, du 22 septembre au 27
octobre 1849 ; Alexandre Dumas, Mes Mémoires, Paris, A. Cadot, 1852-1854.
343. La Bohême galante, préface de Paul de Saint-Victor, Paris, Michel Lévy frères, 1855. En
1848, dans son article nécrologique sur Marilhat (1848), Gautier s’était déjà retourné vers ce passé
merveilleux en évoquant l’Impasse du Doyenné.
344. Louis Goudall, «  Mouvement des lettres. Livres –  Journaux  – Revues  », L’Artiste,
13 janvier 1856, p. 277.
345. Champfleury, « Les Excentricités de Gérard de Nerval », dans Gazette, 1er novembre 1856 ;
Paris, Blanchard, p.  92-93. Cette «  gazette  », rédigée seule par l’auteur, ne connut que deux
numéros, en novembre et décembre 1856.
346. Lettre de Bouchardy à Théophile Gautier en 1857, publiée dans le chapitre «  Le Carton
vert » de l’Histoire du romantisme, Le Bien Public, 1er mai 1872.
347. Étienne-Jean Delécluze, Louis David, op. cit.
348. Étienne-Jean Delécluze, « Les barbus d’à présent et les barbus de 1800 », art. cit.
349. Ibid., p. 70.
350. Reproduite dans Thierry Savatier, Une femme trop gaie, op. cit., [cahier central].
351. «  Bureau du journal Sans le Sou, impasse Clopin  » [eau-forte], reproduite dans Firmin
Maillard, Paris qui s’en va et Paris qui vient, Paris, Cadart, 1859-1860. Voir Jean-Didier Wagneur,
«  Martyrologue du journalisme  », Revue de la Bibliothèque nationale de France, n°  19, 2005,
p. 27-38.
352. Les écrivains continuent bien sûr de retenir l’attention des illustrateurs (en témoignent les
Panthéons de Nadar et Roubaud) mais ils sont systématiquement caricaturés. Représentés naguère
sous la forme d’un groupe uni, les écrivains forment désormais un cortège de rivaux jouant des
coudes pour accéder à la gloire… Voir Benjamin Roubaud, Grand chemin de la postérité. Les gens
de lettres, Bassac, Plein chant, 2011 (1843).
353. Reproduite dans le Catalogue de l’Exposition Gustave Courbet, Galeries Nationales du
Grand Palais, 27 février 2007 - 18 mai 2008, Paris, Réunion des musées nationaux, 2008, p. 38.
354. Précisons au passage que la domination du monde artistique sur le monde poétique est
également perceptible à travers l’essor formidable, durant ces mêmes années (1835-1860), de la
revue L’Artiste, dont le centre de gravité n’est pas la poésie, mais bien l’art graphique…
355. Georg Lukács, Balzac et le réalisme français, trad. Paul Laveau, Paris, La Découverte, coll.
« Sciences humaines et sociales », 1999 (1935), p. 67.
356. Honoré de Balzac, Illusions perdues, dans La Comédie humaine, op. cit., t. V, p. 315.
357. Les titres de chapitres disparaîtront à partir de l’édition Furne.
358. Ibid.
359. Ibid., p. 318.
360. Ibid., p. 315.
361. Ibid., p. 320.
362. Voir L’Écrivain imaginaire. Scénographies auctoriales à l’époque romantique, op. cit.
363. Voir Pascal Brissette et Anthony Glinoer (dir.), Bohème sans frontière, Rennes, Presses
Universitaires de Rennes, coll. « Interférences », 2010.
364. Henry Murger, Les Buveurs d’eau, Paris, Michel Lévy frères, 1855 (rééd. Genève, Slatkine,
1971, p. 290). Nous maintenons l’orthographe du prénom qui est celle de cette édition mais nous
suivons la graphie française de « Henri » pour les rééditions.
365. Ibid., p. VI (« Introduction »).
366. Ibid.
367. Ibid.
368. Henri Murger, Scènes de la vie de bohème, op. cit., p. 63.
369. Henry Murger, Les Buveurs d’eau, op. cit., p. 5.
370. Ibid., p. 74.
371. Ibid., p. 38.
372. L’idée remonte au 31 mai 1856 : « La pièce à faire est une pièce : Les Hommes de lettres –
 contre la bohème. » (Journal, éd. Jean-Louis Cabanès, op. cit., t. I, p. 268). Cette pièce devient le
roman éponyme de 1860 chez Dentu, avant d’être réédité en 1868 sous le titre Charles Demailly.
373. Celui-ci est d’ailleurs directement pris à partie dans le roman (chap. III), tandis que son
modèle bohémien de sociabilité est égratigné à travers le portrait de « la bande », bête et méchante,
des rédacteurs du Scandale.
374. Edmond et Jules de Goncourt, Charles Demailly, Paris, Christian Bourgois, coll. « 10/18 »,
1990 (1860), p. 55.
375. « Nous marchons, vieux avant l’âge, les tempes grises à trente ans, bilieux et pâlis par le
reflet des lampes, brûlés par le café noir, usés par les débauches du travail nocturne.  » (Ibid.,
p. 199.)
376. Ibid., p. 172.
377. Ibid., p. 207.
378. Ibid., p. 190 (et citation suivante).
379. Ibid., p. 193.
380. « Arrive le déluge, un naufrage de l’humanité, et que l’arche de Noé veuille bien de nous,
nous avons de quoi, avec notre table, refaire, sur le mont Ararat, toute la devanture de Michel
Lévy, l’étalage de Beugniet et l’affiche de l’Opéra. » (Ibid., p. 192.)
381. Ibid., p. 199.
382. Ibid., p. 401.
383. Ibid., p. 112.
384. Edmond et Jules de Goncourt, Journal, éd. Jean-Louis Cabanès, op. cit, t. I, p. 259.
385. Sainte-Beuve, « Dix ans après en littérature », Revue des deux Mondes, 1er mars 1840. Sept
ans auparavant, Sainte-Beuve déplorait déjà que le champ de la poésie fût «  libre d’écoles  » et
qu’une sorte « d’anarchie assez pacifique » ait succédé « au groupe militant » (« Mme Desbordes-
Valmore. 1833  », repris dans Portraits contemporains, éd. Michel Brix, Paris, PUPS, coll.
« Mémoire de la critique », 2008, p. 496).
386. Sainte-Beuve, « De la poésie et des poëtes en 1852 », art. cit., p. 383.
387. Comme Sainte-Beuve, le critique du Corsaire-Satan montre que la prolifération incontrôlée
des écoles est le symptôme de la vacuité de l’inspiration poétique contemporaine («  Notes
concernant Le Hibou philosophe », articles regroupés dans Écrits sur la littérature, éd. Jean-Luc
Steinmetz, Paris, Le livre de poche, coll. « Classique », 1972 [1852], p. 116 et p. 127).
388. Sainte-Beuve, «  Les Chants Modernes par Maxime Du Camp  », Le Moniteur, 28  juillet
1855, repris dans Causeries du Lundi, op. cit., t. XII, p. 3. Nous soulignons.
389. Charles Leconte de Lisle, Préface aux Poèmes antiques, éd. Claudine Gothot-Mersch,
Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1994 (1852), p. 311.
390. En voici la liste, non exhaustive, par ordre chronologique. Janvier  : Auguste Brizeux,
Poétique nouvelle, Revue des deux Mondes  ; février  : Maxime Du Camp, Préface des Chants
modernes, dans La Revue de Paris  ; avril  : Louis Ulbach, Préface de Suzanne Duchemin, Paris,
Didier  ; mai  : Gustave Planche, «  La littérature nouvelle  », Revue des deux Mondes  ; Charles
Baudelaire, «  Exposition universelle. 1855. Beaux-arts. De l’idée moderne du progrès appliquée
aux Beaux-Arts. (1re  partie)  », Le Pays  ; juin  : Auguste Lacaussade, «  De la poésie utilitaire et
d’une poésie nouvelle », Revue contemporaine ; Leconte de Lisle, Préface des Poèmes et poésies,
Paris, Dentu  ; juillet  : Louis Ménard, Préface des Poëmes, Paris, Dentu  ; septembre  : Gustave
Courbet, Manifeste du Réalisme  ; Champfleury, «  Du réalisme. Lettre à Madame Sand  »,
L’Artiste ; octobre : Charles Perrier, « Du Réalisme », L’Artiste ; novembre : Ernest Renan, « La
poésie de l’exposition », Journal des Débats ; décembre : Fernand Desnoyers, « Du Réalisme »,
L’Artiste.
e
391. Voir José-Luis Diaz (éd.), dossier «  Préfaces et manifestes du xix   siècle  », Revue des
Sciences Humaines, n° 295-3, 2009.
392. « On me croit épris du réel, tandis que je l’exècre. Car c’est en haine du réalisme que j’ai
entrepris ce roman. Mais je n’en déteste pas moins la fausse idéalité, dont nous sommes tous
bernés par le temps qui court  » (lettre de Gustave Flaubert à Edma Roger des Genettes du
30 octobre 1856, dans Correspondance, op. cit., t. II, p. 643-644.)
393. Charles Baudelaire, « Madame Bovary, par Gustave Flaubert », L’Artiste, 18 octobre 1857,
repris dans Écrits sur la littérature, op. cit., p. 197.
394. Cette voix est sans doute celle d’un «  nouveau réalisme  » qui ne dit pas son nom parce
qu’il refuse de se laisser enfermer, veut préserver intacte sa capacité de dire le monde dans toute sa
nudité, par le seul travail esthétique. Quelle que soit l’aura qui a pu entourer Flaubert et
Baudelaire, il n’y a pas de raison de singulariser à l’extrême leur prise de position respective ni a
fortiori, comme on l’a trop souvent lu, de réduire la revendication d’autonomie de la littérature, ou
de modernité, à leurs deux noms.
395. Sainte-Beuve, « Les Chants Modernes par Maxime du Camp », art. cit., p. 4.
396. « Champfleury rêvait un mot, un drapeau, une blague, un mot d’ordre ou de passe, pour
enfoncer le mot de ralliement  : Romantisme. Il croyait qu’il faut toujours un de ces mots à
l’influence magique et dont le sens peut bien n’être pas déterminé » (Charles Baudelaire, « Puisque
Réalisme il y a » [1855], repris dans Écrits sur la littérature, op. cit., p. 186-187).
397. Sainte-Beuve, « Les Chants Modernes par Maxime du Camp », art. cit., p. 4.
398. Ibid.
399. Maxime Du Camp, Préface des Chants modernes, Paris, Michel Lévy frères, 1855, p. 4.
400. Henry Murger, Les Buveurs d’eau, op. cit., p. 48.
401. Edmond et Jules de Goncourt, Charles Demailly, op. cit., p. 159.
402. Charles Baudelaire, «  Les Drames et les romans honnêtes  », La Semaine théâtrale,
novembre  1857, repris dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. «  Bibliothèque de la
Pléiade », 1976, t. II, p. 43.
403. Lettre de Gustave Flaubert à Louise Colet du 14 août 1853, dans Correspondance, op. cit.,
t. II, p. 393.
404. Maxime Du Camp, Préface des Chants modernes, op. cit., p. 43.
405. Louis Bouilhet, Dernières chansons. Poésies posthumes, avec une préface de Gustave
Flaubert, Paris, Michel Lévy frères, 1872, p. 19.
406. Gustave Planche, « La littérature nouvelle », Revue des deux Mondes, 15 mai 1855, p. 840.
407. La Gazette de Champfleury, 10 octobre 1856, 1er novembre 1856, Paris, Blanchard, 1856,
p. 6.
408. Le fait que le cénacle n’est pas encore mûr dans les années 1850, qu’il est dans sa phase de
transition, est confirmé par les souvenirs de Jules Levallois qui écrit  : «  De 1852 à 1855 –  je
précise nettement la date – il y eut bien quelques réunions amicales, quelques groupes, quelques
cénacles  ; mais la plupart des effort demeurèrent isolés, ne s’inspirant que d’une réelle passion
pour les lettres, d’une ambition très chimérique mais très noble, ne relevant chez tous, fût-ce chez
les moins dignes, ou les moins vaillants, que d’une impérieuse vocation ; cependant elle indique
nettement l’invincible orientation de notre esprit  » (Mémoires d’un critique, Paris, Librairie
illustrée, 1896, p. 89-90).
409. Alfred Delvau, Histoire anecdotique des cafés et cabarets de Paris, op. cit., p. 4.
410. Étienne Delécluze, Souvenirs de soixante années, op. cit., p. 233.
411. Ibid., p. 246.
412. Ibid., p. 276.
413. Histoire de Mürger, op. cit., p. 327.
414. Ibid., p. 323.
415. Ibid., p. 327.
416. Sainte-Beuve, «  Les Souvenirs de soixante années par M.  Étienne-Jean Delécluze  », art.
cit., p. 107-108.
417. Honoré de Balzac, Illusions perdues, op. cit., p. 320 et p. 318.
418. Ibid., p. 371.
419. Stéphane Mallarmé, « Hérésies artistiques. L’Art pour tous », L’Artiste, 15 septembre 1862,
repris dans Œuvres complètes, éd. Bertrand Marchal, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la
Pléiade », 2003, t. II, p. 360.
420. Ibid., p. 364.
421. Ibid., p. 362.
422. Edmond et Jules de Goncourt, Journal, éd. Jean-Louis Cabanès, op. cit., t.  I, p.  457
(18 octobre 1857).
423. Ibidem.
424. Ibid., p. 345 (18 avril 1858).
425. Ce «  camp des littérateurs qui ont des gants  », comme l’appellent les Goncourt pour
rappeler leur haine commune de ceux qui n’en portent pas (la bohème), est d’une composition trop
hétéroclite pour durer  ; on y trouve des personnalités aussi opposées que Saint-Victor, Charles-
Edmond, Edmond About, Aubryet, Scribe, Albéric Second, l’éditeur Lévy, Villemot, Beauvoir,
Murger, Marchal, Sari, etc. Voir Anthony Glinoer, « Les gantés et les calleux », Cahiers Jules et
Edmond de Goncourt, n° 14, 2007, p. 93-101.
426. Edmond et Jules de Goncourt, Journal, éd. Jean-Louis Cabanès, op. cit., t.  II, p. 336-337
(12 janvier 1860).
427. C’est aussi cette année-là que Barbey d’Aurevilly emménage dans son modeste
appartement de la rue Rousselet (n°  25), qu’il appelait son «  tournebride de sous-lieutenant  ».
L’ombrageux romancier (et féroce critique) réunit chaque dimanche des auteurs débutants,
auxquels il prodigue ses conseils. François Coppée, Paul Bourget, Lucien Descaves, Léon Bloy,
Huysmans, Péladan, Richepin, Octave Uzanne, y viennent pour écouter ses causeries
flamboyantes. Mais le « Duc de Guise des belles-lettres françaises » est aussi vénéré que redouté
de ses jeunes admirateurs, de sorte que son Tournebride, lieu de pèlerinage littéraire avant l’heure,
ne prendra jamais vraiment la forme d’un cénacle.
428. Edmond et Jules de Goncourt, Journal, éd. Robert Ricatte, op. cit., t.  II, p.  811 (4  mai
1862).
429. Voir Jérôme Picon, Mathilde, princesse Bonaparte, Paris, Flammarion, coll. «  Grandes
biographies », 2005 et Ferdinand Bac, La Princesse Mathilde. Sa vie et ses amis, Paris, Hachette,
1929.
430. Voir infra, la section consacrée au « cénacle de Flaubert » pendant la période naturaliste.
431. Edmond et Jules de Goncourt, Journal, éd. Robert Ricatte, op. cit., t.  I, p.  886
(22 septembre 1862).
432. Le noyau est composé de Sainte-Beuve, Renan, Flaubert, Gautier, Edmond et Jules  de
Goncourt, Saint-Victor, Charles-Edmond, Taine et Tourgueniev, auxquels viendront s’agréger
ponctuellement d’autres personnalités : Sand, Alexandre Dumas, Champfleury, Bouilhet, Gavarni,
Nieuwerkerke, Eugène Fromentin, Félix Clément, Berthelot, Veyne, Charles Robin, Claude
Bernard, Bixio, Edmond Scherer, Zeller, Juste Olivier, Eudore Soulié, Philippe de Chenevières,
Jules Baudry, Hippolyte Valmore, Gustave Claudin, Auguste Nefftzer, Henry Harrisse, etc.
433. Gautier est élu à l’unanimité des membres présents le 28 avril 1863. En revanche, Nogent
Saint-Laurens, introduit par Veyne en février 1863, n’est pas réinvité pour avoir dit trois sottises…
La candidature par lettre d’A. de Lescure, en février 1867, est, elle, refusée par Sainte-Beuve.
434. George Sand et Juliette Lambert (Mme Adam).
435. «  La règle des dîners Magny était qu’on y pouvait tout dire parce que rien n’en serait
répété » (René Dumesnil, L’Époque réaliste et naturaliste, Paris, Tallandier, coll. « Histoire de la
vie littéraire  », 1945, p.  89). C’est pourquoi Renan entamera une polémique avec Goncourt
lorsqu’il découvrira, quelques années plus tard, que ses propos sur l’Allemagne ont été dévoilés
dans le Journal.
436. Edmond et Jules de Goncourt, Journal, éd. Robert Ricatte, op. cit., t.  II, p.  51 (18  mai
1868) et p. 197 (5 février 1869).
437. Jules Troubat, « Le dîner Sainte-Beuve », Le Figaro, 26 avril 1879.
438. Edmond et Jules de Goncourt, Journal, éd. Robert Ricatte, op. cit., t.  I, p.  919 (4 janvier
1863). Sainte-Beuve est traité, quelques mois plus tard, de « suceur de conversations » (ibid., t. I,
p. 985 [13 juillet 1863]).
439. Voir l’article monumental qu’il leur consacre dans Le Constitutionnel, 6, 13 et 14 octobre
1862, repris dans Nouveaux Lundis, op. cit., t. III, p. 264-329.
440. Dans un article du Figaro du 21 octobre 1887, Daudet compare les confidences du Magny
à «  la vapeur que lâche le soir la machine après le travail  » (cité dans Edmond et Jules de
Goncourt, Journal, éd. Robert Ricatte, op. cit., t. III, p. 72, note 1).
441. Le 4 septembre 1867 (ibid., t. II, p. 107).
442. George Sand, Agenda, éd. Anne Chevereau, Paris, Jean Touzot, 1992 (1862-1866), t.  III
(12 février 1866).
443. « Ces dîners […] réunissaient la bande la plus spirituelle et la plus sceptique des Parisiens
d’alors.  » (Friedrich Nietzsche, Briefwechsel, cité par Robert Kopp, «  Les Goncourt face à
l’Antiquité classique », Travaux de littérature, t. XXII, 2009, p. 66.)
444. « L’Indépendance belge a parlé de ce dîner comme des soupers de d’Holbach », notent les
Goncourt le 20  juin 1864 (Journal, éd. Robert Ricatte, op. cit., t.  I, p.  1082). Cette légende du
« dîner d’athées » se retrouve aussi chez Houssaye et chez Sainte-Beuve.
445. Ibid., t. I, p. 966 (11 mai 1863).
446. Ibid., t. I, p. 990 (20 juillet 1863).
447. Les Goncourt emploient, eux, le mot «  parloir  » (ibid., t.  I, p.  997 [17  août 1863]),
indiquant par là qu’il ne s’agit pas d’un « salon » comme les autres. Au Magny, on ne cause pas,
on parle, c’est-à-dire qu’on livre tout ce que l’on a sur le cœur, sans souci de l’étiquette, sans se
préoccuper de la bienséance. En réalité, on y « hurle » plus qu’on y « parle »…
448. Ibid., t. II, p. 107 (4 septembre 1867).
449. « La tristesse où nous sommes nous fait encore plus d’envie et de besoin de nous réchauffer
un peu à vous », écrit Sainte-Beuve aux Goncourt, à la suite de la mort de Gavarni, fondateur des
Dîners. « Sainte-Beuve, témoigne Jules Troubat, a souvent rêvé d’un dîner où l’on se toucherait les
coudes, où l’on apprendrait à se connaître et s’apprécier.  » (Jules Troubat, «  Comment le dîner
Magny fut fondé par un médecin », La Chronique médicale, 1902, p. 301-303.)
450. Rémy Ponton, « Programme esthétique et accumulation de capital symbolique. L’exemple
du Parnasse », Revue française de sociologie, t. XIV, 1973 p. 202-220.
451. Banville, Mallarmé, Emmanuel des Essarts, Ernest d’Hervilly, Albert Mérat, Léon Valade,
Sully Prudhomme, Albert Glatigny, André Lemoyne, Charles Asselineau, Maurice Barrès, etc.
452. «  En vérité, vers 1866, mes camarades et moi, nous allions, tous les samedis soirs, chez
Leconte de Lisle, –  Victor Hugo étant trop loin, à Guernesey,  – comme les Croyants vont à la
Mecque », se souvient Coppée (Mon Franc parler, Paris, Lemerre, 1895, vol. III, p. 63). Heredia
et Barrès en parlent également comme d’un lieu de pèlerinage.
453. Leconte de Lisle teste le « degré de compréhension poétique » de ses nouveaux hôtes en
leur lisant un passage de Britannicus. Tel qui ne sentait pas la force expressive du vers : « Leur
prompte servitude a fatigué Tibère  », considéré par lui comme «  l’essence de la formule
poétique  », était «  coté mauvais juge en poésie  », rapporte Fernand Calmettes (Un demi-siècle
littéraire. Leconte de Lisle et ses amis, Paris, Librairies-imprimeries réunies, 1902, p. 286-287).
454. « De sa part, reconnaître à l’un de ses intimes la faculté de pouvoir faire des vers, c’était lui
décerner un brevet de mentalité très haute » (ibid., p. 285).
455. Le portrait de Coppée, loin des caricatures habituelles de celui que Verlaine a surnommé
«  l’homme au rictus odieux  » (Correspondance générale, éd. Michael Pakenham, Paris, Fayard,
2005, t. I, p. 135), semble plus conforme à la réalité (voir l’article sur les Idylles et Chansons de
Georges Lafenestre, La Patrie, 25 juin 1883).
456. Catulle Mendès, La Légende du Parnasse contemporain, Bruxelles, A.  Brancart, 1884,
p. 224-225.
457. François Coppée, Mon Franc parler, op. cit.
458. Sully Prudhomme, Testament poétique, Paris, Lemerre, 1901, p. 22.
459. François Coppée, Mon Franc parler, op. cit., p. 66.
460. Fernand Calmettes, Un demi-siècle littéraire, op. cit., p. 164.
461. Louis-Xavier de Ricard, Petits mémoires d’un Parnassien, éd. M. Pakenham, Paris, Lettres
modernes, coll. « Avant-siècle », 1967, p. 86-91 (Chap. VIII : « Chez Leconte de Lisle »).
462. François Coppée, Mon Franc parler, op. cit., p. 62-66.
463. José Maria de Heredia, Préface des Trophées, Paris, Lemerre, 1893, p. III.
464. Sully Prudhomme, Testament poétique, op. cit., p. 22.
465. Catulle Mendès, La Légende du Parnasse contemporain, op. cit., p. 223.
466. En 1884, c’est-à-dire du vivant de Leconte de Lisle, Mendès se montrait beaucoup moins
réservé, déclarant même que «  la règle  » de Leconte de Lisle souffrait mainte exception, qu’il
permettait à chacun, dans le cadre de l’idéal parnassien, de se livrer à ses aspirations personnelles,
et qu’au fond la « rudesse » de son jugement était bénéfique pour ses élèves, car appuyée sur une
véritable science de la poésie. (Ibid., p. 225-226.)
467. Catulle Mendès, Le mouvement poétique français de 1867 à 1900 : rapport à M. le ministre
de l’Instruction publique et des beaux-arts…, Paris, Fasquelle, 1903, p. 113-114.
468. Gaston Paris, Revue de Paris, 1er janvier 1896, p. 95.
469. De ce point de vue, bien qu’elle se place tardivement (sans doute vers 1886), l’anecdote
bien connue de Mallarmé exposant ses théories «  ésotériques  » devant un Maître savourant en
silence la riposte terrible d’un de ses séides (« Mallarmé, savez-vous où cela mène, l’abus du non-
dire pour le délire, le délire de l’indirect, du non-proche, et du non-concret  ? Cela mène à la
folie.  ») peut se lire comme une parabole. Elle dit la rigidité excessive d’un cénacle qui sera
bientôt déserté pour un autre –  les Mardis  – plus accueillant à l’innovation. (Voir Fernand
Calmettes, Un demi-siècle littéraire, op. cit., p. 246-247).
470. Adolphe Racot, « Un éditeur de poètes en 1867 », Le Chasseur bibliographe, mars 1867,
p. 70, repris dans Le Parnasse, op. cit., p. 82.
471. Théophile Gautier, « Rapport sur le progrès de la poésie », dans Rapport sur le progrès des
lettres, Paris, À l’Imprimerie Impériale, 1868, p. 97.
472. Ricard raconte d’ailleurs que le Parnasse se retrempait à l’école de 1830 en écoutant le
vieux Émile Deschamps raconter les exploits du Cénacle… (Louis-Xavier de Ricard, Petits
mémoires d’un Parnassien, op. cit., p. 100.)
473. Voir Yann Mortelette, Histoire du Parnasse, Paris, Fayard, 2005.
474. Catulle Mendès, La Légende du Parnasse contemporain, op. cit., p. 228.
475. Paul Verlaine, Confessions (1895), dans Œuvres en prose complètes, éd. Jacques Borel,
Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1972, p. 518.
476. Association universitaire, apolitique, créée «  pour étudier les questions de littérature,
d’histoire, d’art et de philosophie ». Les membres, élus, se réunissent chaque semaine et disposent
d’un bulletin pour publier leurs travaux.
477. Créée en février  1861, cette revue éclectique disparaît la même année en novembre, à la
suite du procès intenté à son fondateur pour outrage à la morale et aux bonnes mœurs.
478. [Paul Arène, Alfred Delvau, Jean Du Boys, Alphonse Daudet et Bernard], Le Parnassiculet
contemporain, recueil de vers nouveaux, précédé de l’Hôtel du Dragon bleu, Paris, J.  Lemer,
1867. Toutes les citations suivantes sont extraites du chapitre liminaire : « Une séance littéraire à
l’Hôtel du Dragon bleu » (p. 9-20).
479. Parmi ceux-ci, les anciens de la Revue fantaisiste : Glatigny, Villiers, Cladel, auxquels se
sont joints Mérat, Valade et Coppée, pour ne citer que les plus connus.
480. «  Il est bon de marcher en bon ordre, sous un même drapeau.  » (Albert Glatigny, «  À
M. Leconte de Lisle », dans Les Flèches d’or. Poésies, Paris, Frédéric Henry, 1864, p. VII). Voir
Anthony Glinoer, «  Devenir un “bohème intégral”  : Albert Glatigny  », dans Pascal Brissette et
Anthony Glinoer (dir.), Bohème sans frontière, op. cit., p. 103-114.
481. Cité par Mathurin Lescure, François Coppée  : l’homme, la vie et l’œuvre (1842-1889),
Paris, Lemerre, 1889, p. 33. Coppée raconte que Mendès corrigeait ses essais, lui enseignait « tous
les secrets, toute la technique du vers moderne » (ibid., p. 36).
482. Catulle Mendès, La Légende du Parnasse contemporain, op. cit., p. 228.
483. La Patrie, 26 février 1883 [compte rendu des Contes Cruels et du Nouveau Monde], repris
dans François Coppée, Chroniques artistiques, dramatiques et littéraires, éd. Yann Mortelette,
Paris, PUPS, 2003, p. 112.
484. Mathurin Lescure, François Coppée, op. cit., p. 33.
485. Marras, Ernest d’Hervilly, Coppée, Gabriel Marc, Valade et Mérat comptent parmi les
autres habitués de ce cénacle.
486. Catulle Mendès, « La Poésie », L’Artiste, 1er janvier 1868, repris dans Le Parnasse, op. cit.,
p. 99.
487. Catulle Mendès, La Légende du Parnasse contemporain, op. cit., p. 228.
488. Ibid., p. 228-229.
489. Louis-Xavier de Ricard, Autour des Bonaparte. Fragments de mémoires (1891), repris dans
Le Parnasse, op. cit., p. 216.
490. Julia Daudet, Souvenirs autour d’un groupe littéraire, Paris, Fasquelle, 1910, p. 38-40.
491. Coppée demeurait en effet au Passage des Beaux-Arts (Montmartre), Mendès, rue Duperré
(Pigalle) ; Verlaine, rue de l’Écluse (Batignolles) et Lepelletier à Batignolles.
492. Parmi eux, Ricard cite les noms de Flaubert, Goncourt, Daudet, des «  amis politiques  »
G. Casse, Charles Longuet, et même un « mondain », Arthur Meyer (directeur du Gaulois), auquel
on peut ajouter les frères Mortier, P. Miot-Frochot, Banville, Paul de Saint-Victor, Xavier Aubriet,
Eugène Lacoste et Viel-Castel, et Anatole de Beaulieu (peintre).
493. Louis-Xavier de Ricard, Petits mémoires d’un Parnassien, op. cit., p.  94-98 (chap.  IX  :
« Au Boulevard des Batignolles »).
494. André Theuriet, Souvenirs des vertes saisons, Paris, P. Ollendorff, 1904, p. 243.
495. François Coppée, La Patrie, 12 janvier 1883, cité par Mathurin Lescure, François Coppée,
op. cit., p. 51.
496. Louis-Xavier de Ricard, Petits mémoires d’un Parnassien, op. cit., p. 52.
497. Calmettes se souvient que beaucoup passèrent dans le salon de Leconte mais « qu’un très
petit nombre y réussit » (Fernand Calmettes, Un demi-siècle littéraire, op. cit., p. 276).
498. Gabriel Marc, Sonnets parisiens. Caprices et fantaisies, Paris, Lemerre, 1875, p. 97-101.
499. Charles Leconte de Lisle, Préface des Poèmes antiques, op. cit., p. 311.
500. Sainte-Beuve, «  De la poésie en 1865  », Le Constitutionnel, 12  juin 1865, repris dans
Nouveaux Lundis, op. cit., t. X, 1868, p. 123.
501. Lettre de Catulle Mendès à Charles Baudelaire du 22 août 1865, citée par Yann Mortelette,
Histoire du Parnasse, op. cit., p. 54.
502. Lettre de Catulle Mendès à Charles Baudelaire du 15 janvier 1866, citée ibid., p. 57.
503. On lira à ce sujet les travaux de Yann Mortelette.
504. L’expression est d’Adolphe Racot : « Les Parnassiens. Comment se forme une école », art.
cit., p. 139.
505. Dans Le Nain jaune, 27 octobre et 14 novembre 1866, repris dans ibid, p. 61-71.
506. Victor Fournel, Annuaire contemporain. Revue de l’année, 1867, repris dans ibid., p. 73. Et
citation précédente.
507. Alceste [Émile Zola], «  Mes jours de pluie. Nos poètes  », L’Événement, 20  avril 1868,
repris dans ibid., p. 102.
508. Ibid., p. 101.
509. Voir l’article « La Poésie », L’Artiste, 1er janvier 1868, repris dans ibid., p. 99-100.
510. Louis de Laincel, Revue de Paris, 20 mars 1867, repris dans ibid., p. 91.
511. « La fin des Parnassiens », Le Gaulois, 17 mars 1876, repris dans ibid., p. 142.
512. Ibid., p. 116-117.
513. Louis-Xavier de Ricard, Petits mémoires d’un Parnassien, op. cit., p. 95.
514. Daniel Grojnowski, La Muse parodique, Paris, José Corti, 2009, p. 101.
515. Revue du Monde nouveau, mai 1874, p. 146.
516. Voir Denis Saint-Amand et David Vrydaghs, «  La biographie dans l’étude des groupes
littéraires. Les conduites de vie zutique et surréaliste  », COnTEXTES, n°  3, juin  2008,
http://contextes.revues.org/index2302.html.
517. Leconte de Lisle est fait chevalier de la Légion d’honneur en 1870, et se voit proposer en
1873 le poste de sous-bibliothécaire au Sénat. Il se présente pour la première fois à l’Académie en
1877. Il est promu officier en 1884 et élu à l’Académie en 1886 au fauteuil de Hugo.
518. Fernand Calmettes, Un demi-siècle littéraire, op. cit., p. 97.
519. Lettre de Stéphane Mallarmé à Albert Valade du 18 juin 1876, dans Correspondance, éd.
Henri Mondor et Lloyd James Austin, Paris, Gallimard, 1970, t. II, p. 126.
520. Alceste [Émile Zola], « Mes jours de pluie. Nos poètes », art. cit., p. 101.
521. Émile Zola, «  Les Poètes contemporains  », paru en février  1878 dans Le Messager de
l’Europe, réédité dans Documents littéraires en 1881 et repris dans Le Parnasse, op. cit., p. 150.
522. «  M.  Bouchor est en train d’opposer un nouveau groupe au groupe parnassien.  » (Ibid,
p. 152.) L’accompagnent dans cette aventure : Richepin, Ponchon, Blémont, Bourget et Nouveau.
523. Émile Goudeau, Dix ans de bohème, éd. Michel Golfier et Jean-Didier Wagneur, Seyssel,
Champ Vallon, coll. « Dix-Neuvième », 2000 (1888), p. 89-90.
524. Ibid., p. 107.
525. Edmond et Jules de Goncourt, Journal, éd. Robert Ricatte, op. cit., t. II, p. 1231 (18 mars
1886).
526. Ernest Delahaye, «  Souvenirs familiers à propos de Rimbaud (suite et fin)  », Revue
d’Ardenne et d’Argonne, 1908, p. 122.
527. Voir Denis Saint-Amand, «  Genèse du Zutisme  », dans Seth Whidden (dir.), La Poésie
jubilatoire : Rimbaud, Verlaine et l’Album zutique, Paris, Garnier, coll. « Études Rimbaldiennes »,
2010, p. 65-82. Voir, du même, La Littérature à l’ombre. Sociologie du Zutisme, Paris, Classiques
Garnier, 2012.
528. Émile Goudeau, Dix ans de bohème, op. cit., p. 220.
529. «  La marque d’une infériorité intellectuelle caractérisée est d’exciter d’immédiates et
unanimes sympathies. » (Leconte de Lisle, « Poètes contemporains. Lamartine », Le Nain Jaune,
1864, cité par Edgar Pich, Leconte de Lisle, Articles, Préfaces, Discours, Paris, Les Belles Lettres,
1971, p. 169.)
530. Émile Goudeau, Dix ans de bohème, op. cit., p. 220.
531. Cité ibid., p. 222.
532. Edmond Deschaumes, «  Chacun son tour  », L’Écho de Paris, 19  novembre 1884, repris
dans ibid., p. 359.
533. Ibid., p. 197.
534. Jules Jouy, « Les Hydropathes », Le Tintamarre, 2 février 1879, repris dans ibid., p. 342.
535. Même les Parnassiens n’osent plus affirmer leur doctrine. Plutôt que de lancer des
manifestes, on se replie sagement sur des anthologies œcuméniques : les Tombeaux de Gautier et
de Baudelaire, Le Livre des Sonnets… Voir l’article de Pascal Durand, « Sharing One’s Death : Le
Tombeau de Théophile Gautier, 1873  », dans Seth Whidden (dir.), Travail d’équipe. Models of
Collaboration in Nineteenth-Century French Literature, Aldershot/Burlington, Ashgate, 2009,
p. 67-76.
536. La République des lettres, décembre 1875, cité par Yann Mortelette, Histoire du Parnasse,
op. cit., p. 313.
537. « Le salon de Nina fut, en quelque sorte, par l’ironie, la fantaisie, la blague et la rosserie
des poèmes, chansons, saynètes qu’on y fabriquait avec une verve joyeuse, le prédécesseur,
l’ancêtre du Chat noir  » (Edmond Lepelletier, Paul Verlaine, Paris, Mercure de France, 1907,
p. 179).
538. Auguste de Villiers de L’Isle-Adam, « Une soirée chez Nina de Villard », Gil Blas, 24 août
1888.
539. Lettre de Paul Alexis à Émile Zola du 25  juillet 1877, citée par Jean-Jacques Lefrère,
Michael Pakenham et Jean-Didier Wagneur, Préface de Catulle Mendès, La Maison de la vieille,
Seyssel, Champ Vallon, coll. « Dix-Neuvième », 2000 (1894), p. 75.
540. Edmond et Jules de Goncourt, Journal, éd. Robert Ricatte, op. cit., t. II, p. 1231 (18 mars
1886). Voir aussi, sous la plume de Baude de Maurceley  : «  En 1877, ce salon était le véritable
cénacle des poètes et des musiciens en route pour la célébrité. Je dis intentionnellement en route
car beaucoup sont restés sur le chemin, soit à la suite d’un changement de carrière, soit à la suite
de déceptions. Obtenir d’y être présenté était une faveur grande, – presque un grade dans l’armée
des arts. » (« Un salon disparu », Le Figaro, 12 avril 1890 ; merci à Marie Boisvert de nous avoir
signalé ce texte.)
541. Émile Goudeau, « La coterie », L’Hydropathe, 10 décembre 1879, repris dans Dix ans de
Bohème, op. cit., p. 221, note 1.
542. Les dates de début et de fin de ce cercle ne sont pas aisées à fixer : Edmond Bazire dit que
« la guerre causa une involontaire dispersion et que, la paix conclue, on se retrouva toujours, mais
sans régularité » (Manet, Paris, A. Quantin, 1884, p. 31). Armand Silvestre soutient au contraire
que « l’effarement des dernières défaites poussait les sympathies et les pressait les unes contre les
autres » (Au Pays des souvenirs  : mes maîtres et mes maîtresses, Paris, Librairie illustrée, 1892,
p.  164). La Nouvelle Athènes prend le relais du café Guerbois comme lieu de rendez-vous des
impressionnistes, après 1874.
543. Voir Jean-Jacques Lévêque, Les Années impressionnistes, 1870-1889, Courbevoie, ACR
Édition, 1990, p. 12 ; Karen Dees, The Role of the Parisian Café in the Emergence of Modern Art :
An Analysis of the Nineteenth Century Café as Social Institution and Symbol of Modern Art,
Master’s Thesis, Louisiana State University, 2002.
544. Claude Monet, «  Mon histoire  », propos recueillis par Thiébault-Sisson, Le Temps,
26 novembre 1900.
545. La liste n’est pas exhaustive, car il faut compter encore avec les « irréguliers » : Monginot,
Henner, Stevens, A. Proust, H. d’Ideville, etc. (Edmond Bazire, Manet, op. cit., p. 30.)
546. Armand Silvestre, Au Pays des souvenirs, op. cit., p. 177.
547. Voir, sur ce «  rôle  » particulier, Michael P.  Farrell, Collaborative Circles. Friendship
Dynamics and Creative Work, Chicago, Chicago University Press, 2001.
548. Armand Silvestre, Au Pays des souvenirs, op. cit., p. 159.
549. Mon Atelier de Frédéric Bazille (1869) et Un Atelier aux Batignolles de Fantin-Latour
(1870).
550. Émile Zola, L’Œuvre, éd. Henri Mitterand, Paris, Gallimard, coll. «  Folio/Classique  »,
1983 (1886), p. 102.
551. Ibid.
552. Ibid., p. 105.
553. «  J’ai repris mes réceptions du Jeudi. Pissarro, Baille, Solari, Georges Pajot viennent
chaque semaine gémir avec moi et se plaindre de la dureté des temps.  » (Lettre d’Émile Zola à
Antony Valabrègue du 10 décembre 1866, citée par Henri Mitterand ibid., p. 465, note 40.)
554. « Bien qu’il fût de leur âge, une paternité l’épanouissait, une bonhomie heureuse, quand il
les voyait chez lui, autour de lui, la main dans la main, ivres d’espoir. » (Ibid., p. 105.)
555. Edmond Bazire, Manet, op. cit., p. 88.
556. Émile Zola, L’Œuvre, op. cit., p. 232.
557. «  La vie avait-elle donc emporté déjà les soirées d’autrefois, si fraternelles dans leur
violence, où rien ne les séparait encore, où pas un d’eux ne réservait sa part de gloire ? » (Ibid.,
p. 231.)
558. Préface de la Deuxième édition de Thérèse Raquin (1868), dans Œuvres complètes, éd.
Colette Becker et Jean-Louis Cabanès, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2003, t. III, p. 31.
559. Émile Zola, «  Causerie du Dimanche  », Le Corsaire, décembre  1872, cité par Yves
Chevrel, Le Naturalisme. Étude d’un mouvement littéraire international, Paris, PUF, coll.
« Littératures Modernes », 1982, p. 22.
560. Paul Alexis et Émile Zola, Émile Zola, Notes d’un ami. Avec des vers inédits d’Émile Zola,
préface de René-Pierre Colin, Paris, Maisonneuve & Larose, 2001 (1882), p. 181.
561. Lettre d’Émile Zola à Édouard Béliard du 5 avril 1875, citée par Colette Becker, Zola. Le
saut dans les étoiles, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2002, p. 246. Nous soulignons.
562. «  Avec le naturalisme, se souvient Julia Daudet, la prose s’installait chez nous, […] et
complétait un cycle de relations variées et universelles, dont le mélange plaisait bien à la nature si
diverse de mon mari. » (Julia Daudet, Souvenirs autour d’un groupe littéraire, op. cit., p. 65.)
563. Henry Céard, « Humbles débuts », Le Journal littéraire, 10 mai 1924.
564. Henry Céard et Jean de Caldain, Huysmans intime, Paris, Nizet, 1957, p. 113.
565. Ibid., p. 114.
566. Paul Alexis et Émile Zola, Émile Zola, Notes d’un ami, op. cit., p. 181.
567. Edmond et Jules de Goncourt, Journal, éd. Robert Ricatte, op. cit., t.  II, p.  736 (16  avril
1877). Il s’agit de Flaubert, Goncourt et Zola.
568. Paul Alexis et Émile Zola, Émile Zola, Notes d’un ami, op. cit., p. 183.
569. « Nos réunions du jeudi, insiste Alexis, comportent peu de solennité » (ibid., p. 184).
570. Ibid.
571. Lettre de Stéphane Mallarmé à Émile Zola du 26  avril 1878, citée dans Zola, éd. Sylvie
Thorel-Cailleteau, Paris, PUPS, coll. « Mémoires de la Critique », 1998, p. 121-122.
572. « […] un digne bourgeois, un homme d’étude et d’art, vivant sagement dans son coin, et
dont l’unique ambition est de laisser une œuvre aussi large et aussi vivante qu’il pourra » (Émile
Zola, Préface de L’Assommoir, dans Œuvres complètes, éd. Marie-Ange Voisin-Fougère, Paris,
Nouveau Monde Éditions, 2003, t. VIII, p. 21).
573. Joris-Karl Huysmans, « Émile Zola et L’Assommoir », L’Actualité (Bruxelles), mars-avril
1876, repris dans Zola, op. cit., p. 85-86.
574. « Après le dîner cordial arrivaient chez Zola ceux que l’on appelait le groupe de Médan :
L.  Hennique, Henry Céard, Paul Alexis, J.-K. Huysmans, Guy de Maupassant  ; plus tard s’y
joignit Édouard Rod ; c’étaient alors les noms principaux de la génération montante, enrégimentée
autour du naturalisme naissant, dont plusieurs collaborèrent aux Soirées de Médan, et formaient le
petit bataillon tout prêt à soutenir ses aînés dans la bataille littéraire.  » (Julia Daudet, Souvenirs
autour d’un groupe littéraire, op. cit., p. 62.)
575. Ibid., p. 121.
576. Lettre de Gustave Flaubert à Louis de Cormenin du 7 juin 1844, dans Correspondance, op.
cit., t. I, p. 209.
577. Guy de Maupassant, «  Souvenirs d’un an. Un après-midi chez Gustave Flaubert  », Le
Gaulois, 23 août 1880, repris dans Chroniques, éd. Henri Mitterand, Paris, Le Livre de poche, coll.
« La Pochothèque », 2008, p. 1197.
578. Ibid., p. 1195.
579. Paul Alexis, « Souvenirs sur Flaubert », Le Voltaire, 14 mai 1880.
580. Paul Alexis et Émile Zola, Émile Zola. Notes d’un ami, op. cit., p. 180.
581. Lettre de Gustave Flaubert à Mme  Roger des Genettes du 3  mars 1877, citée par H.
Mitterand, Zola. L’homme de Germinal (1871-1893), Paris, Fayard, p. 385.
582. Edmond et Jules de Goncourt, Journal, éd. Robert Ricatte, op. cit., t. II, p. 728 (19 février
1877). La réponse de Zola est typique de sa stratégie aussi manifestaire que publicitaire : « Oui,
c’est vrai que je me moque comme vous de ce mot de naturalisme ; et cependant, je le répéterai
sans cesse, parce qu’il faut un baptême aux choses, pour que le public les croie neuves. »
583. Cité par Christophe Charle, La Crise littéraire à l’époque du naturalisme. Roman, théâtre
et politique. Essai d’histoire sociale des groupes et des genres littéraires, Paris, Presses de l’École
normale supérieure, 1979, p. 65.
584. Les Soirées de Médan, Paris, Grasset, coll. « Les cahiers rouges », 1991 (1880), p. 19.
585. Guy de Maupassant, « Comment ce livre a été fait », Le Gaulois, 17 avril 1880, repris dans
Chroniques, op. cit., p. 1295-1299.
586. Voir Alain Pagès, «  Le mythe de Médan », Les Cahiers naturalistes, vol. XXVII, n° 55,
1981, p. 31-40.
587. Lettre ouverte de Zola à Huysmans de novembre  1880, citée par Henri Mitterand, Zola.
L’Homme de Germinal, op. cit., p. 528. En fait, la revue avorte par la faute de l’éditeur, en sorte
que le groupe restera sans revue officielle.
588. Expression de la presse satirique ironisant sur la nouvelle « secte ». (Ibid., p. 527.)
589. Émile Bergerat, Le Voltaire, 13 mai 1881, cité ibid., p. 588.
590. Lettre de Paul Alexis à Zola du 30 décembre 1881, citée ibid., p. 622.
591. Voir Yves Chevrel, Le Naturalisme, op. cit., le chapitre « Le métier d’écrivain ».
592. Jean-Paul Bouillon, « Sociétés d’artistes et institutions officielles dans la seconde moitié du
e
xix  siècle », Romantisme, n° 54, 1986, p. 89-113.
593. Monet, Renoir, Sisley, Pissarro, Degas et Morisot fondent cette Société anonyme
coopérative des artistes peintres, sculpteurs et graveurs, société à capital et personnel variables,
dont le gérant est au départ Pierre-Firmin Martin. Ils y investissent leurs fonds propres pour
organiser une première exposition dans les locaux du photographe Nadar, rue Daunou. Cette
décision est prise à la suite du refus de l’État français d’organiser, en 1867 et 1872, un autre
« salon des Refusés », qui accueillait jusqu’alors les œuvres non admises au Salon officiel.
594. Cité par Jean-Paul Bouillon, ibid., p. 96. En 1873 Alexis avait lancé un appel aux peintres
et aux sculpteurs : « Comme dans toute autre corporation, la corporation artistique doit organiser
sa chambre syndicale car la gloire et la notoriété sont un capital, l’État et les marchands de
tableaux des patrons. »
595. Les tableaux sont accrochés sur deux rangs en hauteur, en ménageant un espace entre
chaque plutôt que de les juxtaposer cadre contre cadre comme cela se pratique au Salon officiel.
596. Zola défendit ardemment Manet en 1866, avant de le lâcher en 1879 ; Duranty publia, en
1876, La Nouvelle Peinture, étude dans laquelle il défend le réalisme et l’impressionnisme.
597. Georges Rivière, Renoir et ses amis, Paris, Floury, 1921, p. 68.
598. Auguste Renoir, L’Atelier de la rue Saint-Georges, huile sur toile (1876), 45 × 36,7, Norton
Simon Museum.
599. Eugène-Pierre Lestringuez, Georges Rivière, Cabaner, Camille Pissarro et Frédéric Cordey
(voir Alain Bonnet, Artistes en groupe. La Représentation de la communauté des artistes dans la
peinture du xixe siècle, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Art & Société  », 2007,
p. 91).
600. René Maizeroy, « Chez Manet », Gil Blas, 11 janvier 1882.
601. Manet n’a plus qu’une année à vivre.
602. Les impressionnistes comprennent de grands bourgeois (Degas, Manet, Morisot, Lepic),
des enfants du négoce (Monet, Sisley, Pissarro, Caillebotte) et un prolétaire (Renoir).
603. Charpentier ira jusqu’à créer un journal illustré pour soutenir les impressionnistes : La Vie
moderne.
604. « Quand, à son tour, la dame y peignait-elle, avec furie et nonchalance, des ans, gardant la
monotonie et dégageant à profusion une fraîcheur d’idée, il faut dire –  toujours  – hormis ces
réceptions en l’intimité où, le matériel de travail relégué, l’art même était loin quoique immédiat
dans une causerie égale au décor, ennobli du groupe : car un Salon, surtout, impose, avec quelques
habitués, par l’absence d’autres, la pièce, alors, explique son élévation et confère, de plafonds
altiers, la supériorité à la gardienne, là, de l’espace si, comme c’était, énigmatique de paraître
cordiale et railleuse ou accueillant selon le regard scrutateur levé de l’attente, distinguée, sur
quelque meuble bas, la ferveur.  » (Préface du catalogue de Berthe Morisot, rééditée dans
Correspondance de Stéphane Mallarmé et Berthe Morisot, 1876-1895, éd. Olivier Daulte et
Manuel Dupertuis, Paris-Lausanne, La Bibliothèque des arts, 1995, p. 131.)
605. Lettre de Stéphane Mallarmé à Marius Roux du 11 décembre 1877, dans Correspondance,
op. cit., t. II, p. 157.
606. Pour une description circonstanciée du rituel des Mardis, voir Pascal Durand, « 89 rue de
Rome. Le Rituel des “Mardis” mallarméens  », Art & Fact, Revue des historiens de l’art, des
archéologues, des musicologues et des orientalistes de l’Université de Liège, n° 18, 1999, p. 113-
126.
607. Le comité du Parnasse contemporain (composé de Banville, Coppée et France) avait
refusé en 1875 son Improvisation d’un faune («  On se moquerait de nous  », aurait dit Anatole
France). Le poème sera publié l’année suivante sous le titre L’Après-midi d’un faune, en édition de
luxe, illustrée par Manet.
608. Émile Zola, « Les Poètes contemporains », Le Messager de l’Europe, février 1878, repris
dans Stéphane Mallarmé, éd. Bertrand Marchal, Paris, PUPS, coll. «  Mémoire de la critique  »,
1998, p. 56.
609. François Coppée, « Revue dramatique », La Patrie, 23 février 1883, repris dans ibid., p. 64.
610. Mallarmé est conscient qu’il s’est installé à l’écart de ses confrères (le quartier des
Batignolles est plutôt habité par des artistes que par des écrivains). À Huysmans il écrit fin
octobre 1882 : « Tous les mardis soirs, j’attends devant le feu l’ami qui peut venir […] Vous ne
m’en voulez pas, encore une fois, de vous faire faire cette course lointaine » (Correspondance, op.
cit., t. II, p. 235).
611. Lettre autobiographique de Mallarmé à Verlaine du 16  novembre 1885, dans
Correspondance, op. cit., t. II, p. 303.
612. [Paul Bonnetain, J.-H. Rosny, Lucien Descaves, Paul Margueritte et Gustave Guiches],
« Manifeste des Cinq », Le Figaro, 18 août 1887.
613. Ibid.
614. Baude de Maurceley, «  Guy de Maupassant. Souvenirs personnels  », Le Figaro, 14 avril
1928.
615. Catulle Mendès, La Maison de la vieille. Roman contemporain, op. cit.
616. Félicien Champsaur, Dinah Samuel, Paris, P. Ollendorff, 1882 (cité dans la préface de La
Maison de la vieille, ibid., p. 47).
617. Jacques Trémora [Léo Trézenick, Charles Morice, Georges Rall], dans la rubrique « Zigs-
Zags », Lutèce, 29 décembre 1883, p. 3.
618. «  C’était un antre hermétique que l’Art et la Littérature suffisaient à remplir.  » (Maurice
Donnay, Mes Débuts à Paris, Fayard, 1937, cité par Marc Partouche, La Ligne oubliée, op. cit,
p. 145).
619. Edmond Deschaumes, « Chacun son tour », art. cit., p. 359.
620. Ibid., p. 267.
621. Paul Verlaine, « Les Poètes maudits. Stéphane Mallarmé », Lutèce, décembre 1883-janvier
1884, repris dans Stéphane Mallarmé, op. cit., p. 73.
622. Catulle Mendès, « Stéphane Mallarmé », dans La Légende du Parnasse contemporain, op.
cit.  ; Maurice Barrès, «  La Sensation en littérature  », Les Taches d’Encre, 5  novembre et
5 décembre 1884 ; J.-K. Huysmans, À Rebours, Paris, Charpentier, 1884.
623. Joris-Karl Huysmans, À rebours, éd. Marc Fumaroli, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1977
(1884), p. 316 (chap. XIV).
624. René Ghil, Les Dates et les œuvres, Paris, G. Crès et Cie, 1923, p. 4.
625. Lettre de Stéphane Mallarmé à René Ghil du 7 mars 1885, citée ibid., p. 17.
626. Ibid., p. 24.
627. Pascal Durand, Mallarmé. Du sens des formes au sens des formalités, Paris, Seuil, coll.
« Liber », 2008, p. 190.
628. Voir Patrick Besnier, Mallarmé, le théâtre de la rue de Rome, Paris, Éditions du Limon,
1998.
629. Voir Roland Biétry, Les Théories poétiques à l’époque symboliste (1883-1896), Genève,
Slatkine, 2001 (1989).
630. Voir le manifeste paru dans Le Figaro du 28 août 1887.
631. Lettre de Stéphane Mallarmé à Édouard Dujardin du 30 août 1887, dans Correspondance,
op. cit., t. III, p. 133-134.
632. René Ghil, Les Dates et les œuvres, op. cit., p. 114.
633. Loin de s’avouer vaincu, l’orgueilleux René Ghil poursuivit, impavide, sa carrière de chef
d’école  : il fonde une revue, Écrits pour l’Art (1887-1893), et reçoit chez lui tous les vendredis
soirs, au 16 bis rue Lauriston, tous ceux qui adhèrent à sa théorie « scientifique » du vers (on ne
sait malheureusement rien de ces soirées poétiques). À l’en croire, son groupe aurait
« continuellement grossi », comptant pas moins de vingt-six membres en 1891 (voir sa réponse à
l’Enquête sur l’évolution littéraire de Jules Huret, éd. Daniel Grojnowski, Vanves, Thot, 1982,
p. 112-117).
634. «  J’abomine les écoles, dit-il, et tout ce qui y ressemble  ; je répugne à tout ce qui est
professoral appliqué à la littérature qui, elle, au contraire, est tout à fait individuelle » (ibid., p. 77).
635. Lettre de Stéphane Mallarmé à Jean Moréas du 28 octobre 1886, dans Correspondance, op.
cit., t. III, p. 67. Mallarmé jugera tout aussi sévèrement « l’École Romane » de Maurice Du Plessys
en 1892 (ibid., t. V, p. 148).
636. Lettre de Stéphane Mallarmé à Henri de Régnier du 29 septembre 1891, ibid., t. IV, p. 315.
637. Lettre d’Albert Mockel à Stéphane Mallarmé du 2 février 1888, ibid., t. III, p. 161.
638. Sa préférence va à La Revue indépendante. Encore n’y donne-t-il que des Notes sur le
Théâtre.
639. Lettre de Stéphane Mallarmé à Léo d’Orfer du 29 septembre 1886, ibid., t. III, p. 62.
640. Lettre d’Édouard Dujardin à Stéphane Mallarmé du 9 [?] septembre  1885, ibid., t.  III,
p. 428.
641. Francis Vielé-Griffin, «  Mallarmé [compte rendu de Pages]  », Écrits pour l’Art, 17 août
1891, t. III, cité ibid., t. IV, p. 315.
642. Henri de Régnier, Les Cahiers inédits. 1887-1936, éd. David J.  Niederauer et François
Broche, Paris, Pygmalion/Gérard Watelet, 2002, p. 112-113 (1er janvier 1888).
643. Scène rapportée par Pierre Louÿs, qui fustige l’attitude de ceux qui ont pris des notes aux
Mardis pour « fourrer tout dans un bouquin » (note manuscrite inédite, bib. Jacques Doucet, legs
H. Mondor, MNR α 642).
644. Lettre de Camille Mauclair à Stéphane Mallarmé du 15 mars 1892, dans Correspondance,
op. cit., t. V, p. 54.
645. Cité par Henri Mondor, Vie de Mallarmé, Paris, Gallimard, 1941, p. 425. Patrick Besnier a
montré par ailleurs que l’espace est organisé comme un théâtre, satisfaisant obliquement le goût
profond de Mallarmé pour les arts vivants (Mallarmé, le théâtre de la rue de Rome, op. cit.).
646. « Il y avait un peu, se souvient Gustave Kahn, dans l’empressement joyeux qu’on mettait à
le visiter […] de la joie qu’on éprouve à aller voir un prestidigitateur très supérieur, ou un
prédicateur célèbre. Oui, on eût cru, à certains soirs, être dans une de ces églises au cinquième, ou
au fond d’une cour, où la manne d’une religion nouvelle est communiquée à des adeptes […]  »
(Symbolistes et décadents, Paris, Vanier, 1902, p. 30).
647. Henri de Régnier, Figures et Caractères, Paris, Mercure de France, 1901, p. 141.
648. Laurent Tailhade, Quelques fantômes de jadis, Paris, L’Édition française illustrée, 1920,
p. 143.
649. Camille Mauclair, Mallarmé chez lui, Paris, Grasset, 1935, p. 88.
650. Lettre de Stéphane Mallarmé à Léo d’Orfer du 30 juin 1888, dans Correspondance, op. cit.,
t. III, p. 218.
651. Lettre manuscrite de Pierre Louÿs à Stéphane Mallarmé du 24  décembre 1894 (Bib.
Jacques Doucet, legs H. Mondor, MVL 1412).
652. Gustave Kahn, Silhouettes littéraires, Paris, Montaigne, 1925, p. 18.
653. « 22 décembre 1897. – Hier, chez Mallarmé, mardi excellent. Depuis si longtemps la petite
salle de la rue de Rome est envahie par des nuées d’intrus souvent insupportables.  » (André
Fontainas, De Stéphane Mallarmé à Paul Valéry. Notes d’un témoin 1894-1922, Paris, Edmond
Bernard/Éditions du Trèfle, 1928, non paginé)
654. Défini par Pascal Durand comme la «  capacité incarnée à élever vers soi celui  qui
s’approche de l’être irremplaçable qui en est possédé » (Mallarmé, op. cit., p. 189).
655. Paul Sérusier, Paysage au bois d’amour ou Le Talisman, 1888, huile sur bois, 27 x 22 cm,
Musée d’Orsay, Paris.
656. L’un de ces rites, d’inspiration ésotérique, consistait à parapher systématiquement leurs
lettres du sigle « ETPMVMP » (En Ta Paume Mon Verbe et Ma Pensée).
657. Ce nom aurait été suggéré à Maurice Denis par Henri Cazalis, ami de Mallarmé… Nebîîm
signifie : « illuminé », « l’inspiré de Dieu », « celui qui reçoit les paroles de l’au-delà ». Comme
les Méditateurs, qu’on surnommait les « Illuminés de l’art », il s’agit, avec ce nom, d’introduire
une rupture symbolique avec le rationalisme des ateliers.
658. Maurice Denis, « L’époque du symbolisme », Gazette des Beaux-Arts, mars 1934.
659. Les lectures de ces textes, écrit Guy Cogeval, furent «  autant d’éléments fédérateurs du
groupe des nabis, très tenté à l’origine par le symbolisme platonicien, selon lequel les objets
naturels sont les signes des idées, et le visible la manifestation de l’invisible ». (Vuillard, Le Temps
détourné, Paris, Gallimard, coll. « Découvertes », 1993, p. 13.)
660. Repris dans Du symbolisme au classicisme. Théories, Paris, Hermann, coll. «  Miroirs de
l’art », 1964, p. 33.
661. Voir le Journal de Maurice Denis, Paris, Édition Du Vieux Colombier, 1957, t.  I (1884-
1904), qui évoque l’éclatement du groupe.
662. Cité par Antoine Terrasse, «  La constitution du groupe  », dans Claire Frèches-Thory et
Antoine Terrasse, Les Nabis, Paris, Flammarion, coll. « Beaux Livres », 2002, p. 24.
663. Cité par Claude Roger-Marx, Vuillard et son temps, Paris, Éditions Arts et métiers
graphiques, 1945.
664. Le mot est d’Émile Deschamps pour désigner les romantiques purs et durs dans une lettre à
Hugo du 17 avril 1828 (Victor Hugo, Œuvres complètes, éd. Jean Massin, op. cit., t. III, p. 1227).
665. Goncourt dit dans son Journal – mais peut-on vraiment le croire ? – qu’il a organisé cette
« parlote littéraire » chaque dimanche, dans son Grenier pour répondre à « la sollicitation de [ses]
amis de la littérature » (Journal, éd. Robert Ricatte, op. cit., t. II, p. 1115 [18 novembre 1884]).
666. Rédigé comme suit  : «  Le Grenier des Goncourt ouvre ses dimanches littéraires le
dimanche 1er février 1885. Il sera très honoré de votre présence. » Nous ne disposons pas de la liste
des invités pour l’inauguration.
667. Au Grenier, comme chez Flaubert, « la réception est sèche ». Les motivations des visiteurs
n’y sont pas faussées par l’attrait d’un dîner ou d’une autre source d’agrément (théâtre, musique,
danse). Le succès d’un cénacle ne doit son mérite qu’à lui-même, à la différence d’autres formes
de sociabilité aux motivations plus mêlées. Comme le note avec une certaine amertume Goncourt,
tandis qu’il voit la fréquentation de son cénacle baisser : « On a du monde, et toujours, quand on
donne à dîner. » (Ibid., t. III, p. 226 [6 février 1889].)
668. Ibid., t.  II, p.  1198 (15  novembre 1885). Les après-midis du Grenier sont des «  réunions
toutes masculines ». Mme Daudet seule était admise, en tant que femme de lettres.
669. Frantz Jourdain, Au pays du souvenir, Paris, G. Crès et Cie, 1922, p. 206.
670. Edmond et Jules de Goncourt, Journal, op. cit., t. III, p. 1113 (27 mars 1895).
671. Ce sera L’Atelier Chantorel. Mœurs d’artistes, publié chez Charpentier et É. Fasquelle, en
1893, avec un « Avant-propos » de J.-H. Rosny, membre du cénacle…
672. Edmond et Jules de Goncourt, Journal, éd. Robert Ricatte, op. cit., t. III, p. 91 (26 janvier
1888).
673. Ibid., t. III, p. 385 (9 février 1890).
674. Ibid., t. III, p. 46 (26 juin 1887).
675. Ibid., t. III, p. 249 (24 mars 1889).
676. Ibid., t. III, p. 403 (16 mars 1890).
677. Dimanche 12 juillet 1885 : « À propos de la chapelle littéraire que Zola déclare que nous
avons élevée, mais où il serait dangereux pour la jeunesse d’aller faire ses dévotions, Mme Daudet
s’écrie soudain et fort spirituellement  : “Et cependant, dans cette chapelle, lui, il y a dit bien
souvent la messe !” » (Ibid., t. II, p. 1170.)
678. Ibid., t. III, p. 1240 (23 février 1896).
679. Cette liste, non exhaustive, est fournie par Frantz Jourdain dans l’un des rares textes
consacrés au Grenier durant sa période d’activité (À la côte, Paris, Librairie Moderne, 1889,
p.  265). On peut la compléter, à partir de la consultation du Journal pour les premières années,
avec les noms de Caraguel, Robert Caze, Maupassant, Bonnières, Céard, Mullem, Jules Vidal, Paul
Alexis, Toudouze, Charpentier, Ziem, Bracquemond,  Hennequin, Hermant, Jeanniot, Fèvre, De
Fleury, Lavedan, Guiches, Burty, Méténier, etc.
680. Dimanche 2 décembre 1894 : « Aujourd’hui, Primoli est venu photographier chez moi les
habitués du Grenier, qui étaient au nombre d’une vingtaine.  » (Edmond et Jules de Goncourt,
Journal, éd. Robert Ricatte, op. cit., t. III, p. 1039.)
681. C’est le titre que Rosny avait initialement prévu pour son roman à clés, Le Termite.
682. Jeudi 13 décembre 1894 : « Daudet m’appelle près de lui à la sortie de table et m’apprend
que ce matin sont venus chez lui Geffroy, Hennique, Lecomte, Carrière, Raffaëlli, lui annonçant
qu’ils voulaient me donner un banquet, et lui ont demandé de se mettre à la tête, et il a accepté
avec l’idée de faire de ce beau repas une manifestation plus large que celle de la réunion du
Grenier […] » (ibid., t. III, p. 1045).
683. Tous les romans ont été publiés de 1860 à 1884. Il se contente, dans ses dernières années,
de faire adapter ses pièces au théâtre, d’écrire des monographies sur le Japon, et de publier, tome
par tome, ses Mémoires.
684. « Bien intéressant, remarque Mme Daudet, le Grenier des Goncourt, rendez-vous des jeunes,
des derniers parus et souvent des excentriques trompés au novateur qu’est Goncourt et se figurant
qu’il suffit de retourner les mots et les syllabes pour être des disciples et profiter de la grande
réputation du maître. » (Julia Daudet, Souvenirs autour d’un groupe littéraire, op. cit., p. 43.)
685. Georges Lecomte, « Le Grenier des Goncourt vu par un moins de vingt ans » [conférence],
Conférencia, 15 octobre 1934 (lisible sur collectiondegoncourt. blogspot.com).
686. Antoine Albalat, Souvenirs de la vie littéraire, Paris, Armand Colin, coll. « L’Ancien et le
Nouveau », 1993 (1920), p. 40.
687. J.-H. Rosny, Torches et lumignons. Souvenirs de la vie littéraire, Paris, La Force française,
1921, p. 34.
688. Abel Hermant, La Journée brève, Paris, Ferenczi, 1928, p.  34 (le chapitre  II est une
peinture romancée du Grenier).
689. Henri de Régnier, Les Cahiers inédits, op. cit., 2002, p. 388.
690. Maurice Barrès, préface à Mes promenades au Musée du Louvre de J.-F.  Raffaëlli, Paris,
Éditions d’art et de littérature, 1913.
691. Abel Hermant, La Journée brève, op. cit., p. 35.
692. Edmond et Jules de Goncourt, Journal, éd. Robert Ricatte, op. cit., t. III, p. 87 (8 janvier
1888).
693. Ibid., t. II, p. 1282 (21 novembre 1886).
694. Ibid., t. III, p. 543 (17 février 1891).
695. Ibid., t. III, p. 335 (17 octobre 1889).
696. Le testament est écrit à cette date, mais le secret n’est révélé au grand public que huit ans
plus tard, en 1882.
697. Voir l’article de Jules Vallès d’une cruauté inouïe contre ce projet d’académie : « Les Dix :
l’Académie Goncourt », Le Réveil, 3 juillet 1882. Ainsi, le polémiste répondait-il à celui qui avait
proposé son propre nom ! (Jules Vallès, Les Francs-parleurs, éd. Roger Bellet, Paris, Jean-Jacques
Pauvert, coll. « Libertés », 1965, p. 177-179.)
698. Georges Lecomte, « Le Grenier des Goncourt vu par un moins de vingt ans », op. cit.
699. Robert Ricatte, «  Les Frères Goncourt ou les paradoxes de la vérité  » [Préface], dans
Edmond et Jules de Goncourt, Journal, éd. Robert Ricatte, op. cit., t. I, p. VI.
700. Edmond et Jules de Goncourt, Journal, éd. Robert Ricatte, op. cit., t. II, p. 120 (3 décembre
1885).
701. Cité par Yann Mortelette, « Le salon de José Maria de Heredia, entre deux générations de
poètes », dans Marie Laubier (dir.), Marie de Régnier, Muse et poète de la Belle Époque (catalogue
de l’exposition à l’Arsenal février/mai 2004), Paris, Bibliothèque nationale de France, 2004, p. 47.
702. Henri de Régnier, « Notes sur J.-M. Heredia en partie inédites », éd. Yann Mortelette, dans
Pierre-Jean Dufief (dir.), Les Journaux de la vie littéraire, Rennes, Presses Universitaires de
Rennes, 2009, p. 82. Ces notes ont servi à la rédaction du chapitre « Heredia » de Nos Rencontres
(1931).
703. Henri de Régnier, Les Cahiers inédits, op. cit., p. 584.
704. Camille Mauclair, Servitude et grandeur littéraires, Paris, Ollendorff, 1922, p. 89.
705. André Gide, Si le Grain ne meurt, Paris, Gallimard, 1947 (1926), p. 261-262.
706. Camille Mauclair, Servitude et grandeur littéraires, op. cit., p. 89-90.
707. Cité par Patrick Besnier, Mallarmé, le théâtre de la rue de Rome, op. cit., p. 42.
708. Antoine Albalat, «  Les “Samedis” de José-Maria de Hérédia  », La Revue hebdomadaire,
4 octobre 1919, repris dans Souvenirs de la vie littéraire, op. cit., p. 55.
709. À côté de poètes doués ou confirmés, tels Quillard, Lazare, Mikhaël, Herold, Samain,
Vielé-Griffin, Louÿs, Guerne, Bonnières, Régnier fournit une liste de poètes qu’il appelle
« bouffons » : Cabanellas, Callon, Larabure, que le maître tolérait dans son cercle.
710. L’expression est d’Antoine Albalat (Souvenirs de la vie littéraire, op. cit., p. 76).
711. H. de Régnier, « Notes sur J.-M. Heredia en partie inédites », art. cit., p. 83.
712. André Gide, « Stéphane Mallarmé », L’Ermitage, octobre 1898, p. 229.
713. Ibid.
714. Ibid.
715. H. de Régnier, « Notes sur J.-M. Heredia en partie inédites », art. cit., p. 82.
716. Julia Daudet, Souvenirs autour d’un groupe littéraire, op. cit., p. 197.
717. J.-H. Rosny, Torches et lumignons, op. cit., p. 117.
718. Camille Mauclair, « Les salons littéraires à Paris », La Revue des revues, 1er janvier 1899,
p. 76.
719. Zola, en revanche, se retrouve en concurrence directe avec Daudet en choisissant le Jeudi
comme jour de réception hebdomadaire.
720. « Daudet était la figure éclatante du Grenier » (J.-H. Rosny, Torches et lumignons, op. cit.,
p. 36).
721. Ibid., p. 141.
722. Lucien Descaves, Souvenirs d’un ours, Paris, Les Éditions de Paris, 1946, p.  67. Ces
souvenirs peuvent être considérés comme plus fiables que d’autres, ayant été rédigés sur la base de
carnets.
723. J.-H. Rosny, Torches et lumignons, op. cit., p. 92.
724. Edmond et Jules de Goncourt, éd. Robert Ricatte, Journal, op. cit., t.  III, p.  326
(28 septembre 1889).
725. Lucien Descaves, Souvenirs d’un ours, op. cit., p. 67.
726. Edmond et Jules de Goncourt, éd. Robert Ricatte, Journal, op. cit., t.  II, p.  1205
(12 décembre 1885) ; le jeudi 17 juin 1886 Goncourt écrit encore : « Daudet déclarait ce soir qu’il
ne voulait plus faire partie d’aucun dîner, d’aucune réception, parce qu’il donnait trop de lui-même
aux autres et que les autres ne donnaient pas assez d’eux-mêmes. » (Ibid., p. 1256.)
727. Comble de l’ironie, l’expression est de Camille Mauclair, expert en larcins, qui l’emploie
dans Le Soleil des morts (1898), roman à clés mettant en scène le cénacle de Mallarmé (Romans
fin-de-siècle, 1890-1900, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1999, p. 874).
728. Edmond et Jules de Goncourt, Journal., éd. Robert Ricatte, op. cit. t.  III, p.  82
(25  décembre 1887). Tel est le cas du jeune Mauclair qui, en quête d’un maître, hésitant entre
Goncourt et Daudet, préfère la rue de Bellechasse à la Maison d’Auteuil. En réalité, Mauclair
raconte, qu’intimidé, il fit demi-tour, et n’osa pas monter l’escalier du Grenier (Servitude et
grandeur littéraires, op. cit., p.  87)  : «  Je sentais que je n’eusse pas trouvé là comme auprès de
Daudet ce que je cherchais chez un maître, c’est-à-dire le contact d’une bonté, car je n’étais point
de ceux qui y fussent venus pour se montrer, faire leur cour, s’attester disciples, potiner, flairer des
aubaines et obtenir des faveurs. » (Ibid., p. 88-89.)
729. J.-H. Rosny, Torches et lumignons, op. cit., p. 47.
730. Ibid.
731. Edmond et Jules de Goncourt, Journal, éd. Robert Ricatte, op. cit., t. III, p. 384 (6 février
1890).
732. Ibid., t. III, p. 519 (4 janvier 1891).
733. Ibid. Le projet de la Revue de Champrosay s’explique aussi par les idées décentralisatrices
que Daudet défend et développe sous l’influence de Madame Adam.
734. La Réforme littéraire et des arts, qui ne vit jamais le jour (voir Henri Girard, Un bourgeois
dilettante à l’époque romantique. Émile Deschamps (1791-1871), Paris, Champion, 1921).
735. C’est du moins l’avis de Goncourt  : «  Daudet n’a fait des choses braves en littérature
qu’entraîné par nos exemples.  » (Edmond et Jules de Goncourt, Journal, éd. Robert Ricatte, op.
cit., t. III, p. 398 [6 mars 1890].)
736. Julia Daudet, Souvenirs autour d’un groupe littéraire, op. cit., p. 148 (avril 1887).
737. Pierre-Jean Dufief, « La Correspondance et le Journal : deux écritures de l’intime », dans
Jean-Louis Cabanès (dir.), Les Frères Goncourt. Art et écriture, Bordeaux, Presses Universitaires
de Bordeaux, 1997, p. 101.
738. Lettre de Daudet à Goncourt du 20  juin 1883  : «  Nous n’avons pas pu vous éviter ces
figures nouvelles, écrit-il en parlant du ménage Jourdain, du reste pas désagréables du tout.  »
(Edmond de Goncourt, Alphonse Daudet, Correspondance, éd. Pierre-Jean Dufief, Genève, Droz,
1996, p. 125.)
739. Avenue de l’Observatoire, rue de Bellechasse, puis rue de l’Université.
740. Edmond et Jules de Goncourt, Journal, éd. Robert Ricatte, op. cit., t.  III, p.  1096
(21 février 1895).
741. Nous avons relevé plus d’une centaine de noms. Ce qui en fait l’équivalent, en nombre, des
Mardis.
742. Edmond et Jules de Goncourt, Journal, éd. Robert Ricatte, op. cit., t. III, p. 219 (6 février
1889).
743. Voir La Maison de Champrosay. Alphonse Daudet et ses hôtes, Paris, Bernard
Giovanangeli Éditeur, 1997.
744. En témoigne son agacement devant tels qui, chez elle, recueillis dans leur idée unique,
arborent un «  visage insociable  »  : «  Que j’aime les gens qui n’apportent dans le monde que le
dessus léger et voltigeant de leurs préoccupations ; ce qui peut varier et changer, ce qui fournit la
discussion, en un conflit d’idées intelligentes. Je crois que là est le vrai bon goût, la satisfaction
mondaine de soi-même et des autres » (Julia Daudet, Souvenirs autour d’un groupe littéraire, op.
cit., p. 112-113, mai 1882).
745. Edmond et Jules de Goncourt, Journal, éd. Robert Ricatte, op. cit., t. II, p. 1218 (11 février
1886).
746. Ibid., t. III, p. 1122 (25 avril 1895).
747. « Le salon de la princesse, ce salon des lettres et des arts, ce salon sonore de la fine parole
de Sainte-Beuve, de l’éloquence rabelaisienne de Gautier, des coups de boutoir de Flaubert, des
mots spirituels de mon frère, ce salon qui, dans l’aplatissement du goût, dans la canaillerie de
l’idéal littéraire de l’Empire, retentissait de paradoxes profonds, d’idées hautaines, d’aperçus
ingénieux, d’un ferraillement continu de paroles spirituelles, ce salon s’éteint comme un feu
d’artifice sous la pluie, une pluie de Galbois mâles et femelles, de sœurs, de nièces, de cousines, de
promis, un tas de bécasses blondasses, dont le néant de l’intelligence tue l’idée et la parole.  »
(Ibid., t. II, p. 501 [5 mars 1872].)
748. Ibid., t. III, p. 1045 (12 décembre 1894).
749. Daudet meurt le 16 décembre 1897.
750. Julia Daudet, Souvenirs autour d’un groupe littéraire, op. cit., p. 202-203 (août 1894).
751. Ernest Raynaud, La Mêlée symboliste (1870-1890). Portraits et souvenirs, Paris,
Renaissance du livre, 1918, p. 14.
752. Ibid., p. 15-16.
753. « Verlaine a une popularité de cénacle qui est un des signes les plus particuliers de cette
époque  » (Paul Bourget, Le Journal des débats, 14  avril 1885, repris dans Paul Verlaine, éd.
Olivier Bivort, Paris, PUPS, coll. « Mémoire de la critique », 1997, p. 110).
754. Ernest Raynaud, La Mêlée symboliste, op. cit., p. 16.
755. Laurent Tailhade, Quelques fantômes de jadis, op. cit., p. 100.
756. Henri Mazel, Aux beaux temps du symbolisme, Paris, Mercure de France  ; Bruxelles,
Éditions N.R.B., 1943, p. 39.
757. Jules Huret, Enquête sur l’évolution littéraire, op. cit., p. 81.
758. Ibid., p. 84.
759. Laurent Tailhade, Quelques fantômes de jadis, op. cit.
760. Alain Buisine, Verlaine. Histoire d’un corps, Paris, Tallandier, coll. « Figures de Proue »,
1996, p. 93.
761. En revanche, précise Albalat, ce n’est pas un «  bohème  » à la manière de Murger ou
Villiers (il touchait de bonnes rentes familiales) : « Il a vécu, non pas la vie de bohème, mais la vie
de café, […] ce qui est bien différent, il est toujours resté une âme haute et très noble. » (Souvenirs
de la vie littéraire, op. cit., p. 88.)
762. La revue, fondée avec Paul Adam et Gustave Kahn, publie son premier numéro le
er
1  octobre 1886, suivant de très près la publication du manifeste le 18 septembre. Quelques années
plus tard, devant l’échec, Moréas récidivera avec l’École Romane.
763. Voir ce portrait, peu avantageux, de Henri Mazel  : «  C’était une étrange figure et qui ne
pouvait passer inaperçue. Il est vrai qu’il faisait tout pour attirer l’attention des foules des deux
sexes, se campant, se cambrant, se dandinant. » (Henri Mazel, Aux Beaux temps du symbolisme,
op. cit., p. 50.)
764. Entre autres les frères Berthelot, Durand, Desrousseaux, Bouguereau, Maindron,
Chaffardet, Hugues Rebell, René Boylesve, Georges Doncieux, Albalat, etc. Plus tard, se
rassembleront autour de l’école Romane : Ernest Raynaud, Maurice du Plessys, Raymond de La
Tailhède, Lionel des Rieux et Charles Maurras.
765. Jean Ajalbert, Mémoires en vrac au temps du symbolisme, 1880-1890, Paris, Albin Michel,
1938, p. 362.
766. Antoine Albalat, «  Jean Moréas et le café Vachette  » [1924], dans Souvenirs de la vie
littéraire, op. cit., p. 99.
767. Ibid., p. 118.
768. Ibid., p. 110.
769. Ibid., p. 91.
770. Voir René Ghil, De la Poésie-Scientifique & autres écrits, éd. Jean-Pierre Bobillot,
Grenoble, ELLUG, Université Stendhal, 2008. « Mes vendredis, depuis 1885, ont vu passer tour à
tour quasi toutes les neuves sincérités à la recherche de soi-même et non du succès, les survenants
représentants de l’attentive élite Étrangère [sic], et en ont retenu de précieuses amitiés de tous
âges, solides et claires. » (René Ghil, Les Dates et les œuvres, op. cit., p. 193.)
771. René-Pierre Colin, « Les salons et les “jours” en régime naturaliste », communication au
colloque Le Grenier des Goncourt, 26-27 janvier 2012, aimablement transmise par l’auteur.
772. Il faut y ajouter l’étrange dîner de Charles Buet. Ce journaliste catholique et impécunieux,
directeur en 1885 d’une fragile Minerve (janvier à juin) réunissait autour d’un veau aux pommes
de terre des écrivains comme Léon Bloy, Péladan, Bourget, Huysmans, Jean Lorrain et même
Laurent Tailhade. Vers 1886, l’éditeur Savine, que les convives connaissaient comme un farouche
naturaliste, se révéla propriétaire de la Nouvelle Librairie Parisienne, à l’enseigne de laquelle
publieront ensuite plusieurs habitués du dîner Buet (René-Pierre Colin, « Un éditeur naturaliste :
Albert Savine (1859-1927) », Les Cahiers naturalistes, n° 74, 2000, p. 263-270).
773. Il rompt avec Léon Bloy, se fâche avec Zola et trouve le moyen de se brouiller avec
Daudet. Il achève sa vie loin du monde à la Trappe, et n’accepte que de mauvaise grâce la
présidence de l’académie Goncourt.
e
774. Charles Simond [Paul Van Cleemputte], La Vie parisienne à travers le xix   siècle, Paris,
Plon, Nourrit et Cie, 1900-1901, t. III, p. 13.
775. Adolphe Retté, Le Symbolisme. Anecdotes et souvenirs, Paris, A. Messein, 1903, p. 120.
776. Voir Claude Dauphiné, Rachilde, Paris, Mercure de France, coll. « Ivoire », 1992, p. 106-
120.
777. Francis Vielé-Griffin, « Aux personnes qui s’intéressent à cette publication  », Entretiens
politiques et littéraires, n° 22, janvier 1892, p. 12.
778. Léon Deschamps, «  Postface à l’année 1893 de “La Plume”  », La Plume, 15  décembre
1892.
779. Léon Maillard, La Lutte idéale. Les Soirs de La Plume, Paris, Paul Sévin et « La Plume »,
1892.
780. Ernest Raynaud, La Mêlée symboliste, op. cit.
781. Adolphe Retté, Le Symbolisme. Anecdotes et souvenirs, op. cit., p. 168.
782. Yoan Vérilhac, « Les Soirées de La Plume », dans Élisabeth Pillet et Marie-Ève Thérenty
(dir.), Presse, chanson et culture orale au xixe siècle. La parole vive au défi de l’ère médiatique,
Paris, Nouveau Monde éditions, 2012, p.  161-182. Voir aussi Julien Schuh, «  Les dîners de la
Plume », Romantisme, n° 137, 2007-3, p. 79-101.
783. Cette revue bimensuelle, qui publie des poésies, des contes, des romans, etc., prétend
donner «  le compte rendu le plus complet qui soit du mouvement intellectuel de la quinzaine  »
(c’est le sous-titre de La Plume en 1891).
784. Cette maison d’édition porte le nom de «  Bibliothèque artistique et littéraire  » et fait
paraître, en principe, un volume par trimestre.
785. Adolphe Retté, Le Symbolisme. Anecdotes et souvenirs, op. cit., p. 138.
786. « Ce groupe était un milieu intelligent, riche en éléments d’arrivisme, littérairement aussi
stérilisant que compréhensif », écrit Camille Mauclair dans Servitude et grandeur littéraires, op.
cit., p. 44.
787. Remy de Gourmont, Promenades littéraires, Paris, Mercure de France, 1912, p. 84.
788. Cité par Adolphe Retté, Le Symbolisme. Anecdotes et souvenirs, op. cit., p. 161.
789. Ibid., p. 161. Nous soulignons.
790. Henri Mazel, Aux Beaux temps du symbolisme, op. cit., p. 9.
791. L’expression est utilisée tant par Mazel que par Retté.
792. René Ghil, Les Dates et les Œuvres, op. cit., p. 189.
793. Georges Bonnamour, «  Préface d’un Livre inédit [Trois Femmes]  », La Revue
indépendante, juin  1892, p.  295-296. Il s’agit d’un extrait. Les clés sont fournies par René Ghil
dans Les Dates et les Œuvres (op. cit., p.  189-190). Participent aussi à cet échange  : Moreilhon,
Abel Pelletier, Georges Lecomte, Fernand Vanderem, Georges Servières et René Ghil.
794. Ibid., p. 136.
795. Adolphe Retté, Le Symbolisme. Anecdotes et souvenirs, op. cit., p. 122-123.
796. Rachilde, Alfred Jarry, le surmâle des lettres, éd. Édith Silve, Paris, Arléa, 2007, p. 12.
797. René Ghil, Les Dates et les Œuvres, op. cit., p. 136.
798. Ibid., p. 187.
799. Ibid., p. 139.
800. La profession de foi de Mazel laisse perplexe : le périodique ouvre grand ses portes à toute
œuvre d’art «  marquant la prédominance de l’effort subjectif sur le dessin et la couleur  »,
autrement dit, à tout ce qui n’est pas romantique ou naturaliste (article de 1890, reproduit dans Aux
Beaux temps du symbolisme, op. cit., p. 12).
801. Camille Mauclair, Servitude et grandeur littéraires, op. cit., p. 43.
802. Cette petite rubrique, intitulée « Nos Soirées Littéraires » avec la mention « 1er et 3e samedi
de chaque mois, café du Soleil d’Or, 1, place St-Michel », fournit la liste des participants (trente-
trois noms pour la soirée du 20 décembre 1890) et celle des « pièces dites ou chantées » (dix-sept
pièces pour ce même jour). La Plume, 1er janvier 1891, p. 20.
803. On peut mentionner, en vrac, à côté des deux noms cités : Gourmont (le pilier des Mardis),
Ernest La Jeunesse, Claudel, Valéry, Francis Jammes, Jean Lorrain, Régnier, Schwob, Louÿs, Paul
Fort, Herold, Fargue, Tinan, Mauclair et Jarry ! Cependant, comme le signale Claude Dauphiné,
les Mardistes de la rue de L’Échaudé sont loin d’avoir été aussi assidus que ceux de la rue de
Rome (Rachilde, op. cit., p. 110).
804. On y rencontrait des poètes, des peintres, des philosophes et quelques musiciens : Adolphe
Retté, Boylesve [Tardivaux], Alphonse Germain, Alexandre Séon, Quittard, Gaston Dubreuilh, Le
Cardonnel, Henry Béranger, Henri Degron, Stuart Merrill, Rambosson, Antoine Cros et parfois :
Régnier, Tailhade, Vielé-Griffin, Hugues Rebell (Adolphe Retté, Le Symbolisme. Anecdotes et
souvenirs, op. cit., p. 120-123).
805. Publiés dans La Plume, et repris dans ibid., p. 129-139.
806. Les Mardis de Rachilde ont une durée record : ils débutent dans les années 1880, rue des
Écoles, se poursuivent rue de L’Échaudé (où ils connaissent un âge d’or, correspondant à la
période glorieuse du Mercure de France) et ne s’achèvent qu’en 1930, rue de Condé, où ils sont
devenus mondains, voire «  ridicules  » (Paul Léautaud, «  Un salon littéraire  », Les Nouvelles
littéraires, 28 avril 1923). Les Mercredis de L’Ermitage semblent s’être maintenus durant le temps
où Mazel dirigeait la première série de la revue, soit d’avril 1890 à 1893. Les soirées de La Plume
commencent en septembre 1889, soit six mois après la création de la revue. Elles se poursuivent
jusqu’en 1895 (avec une interruption l’été). À la mort de Deschamps, la revue est reprise par Karl
Boès, qui poursuit la tradition des soirées jusqu’en 1904, mais en leur donnant une allure plus
salonarde, à l’image de la revue. « Ce fut dès lors, écrit Raynaud, un salon fermé où l’on n’était
admis que sur présentation de strictes références » (Ernest Raynaud, La Mêlée symboliste, op. cit,
p. 436-437).
807. Adolphe Retté, Le Symbolisme. Anecdotes et souvenirs, op. cit., p. 119.
808. Henry Fouquier (1838-1901), critique littéraire et artistique du Figaro et du Gil Blas.
809. Ibid., p. 151.
810. Camille Mauclair, Servitude et grandeur littéraires, op. cit., p. 51.
811. Shigeru Okayama, «  Mallarmé et l’Affaire Dreyfus  », Études de langue et littérature
françaises, n°  70, 1997, p.  116-117. Voir aussi, sur l’attitude des écrivains pendant l’Affaire,
Christophe Charle, Naissance des «  intellectuels  », 1880-1900, Paris, Éditions de Minuit, coll.
« Le sens commun », 1990.
812. André Fontainas, Mes Souvenirs du symbolisme, Paris, Éditions de la Nouvelle Revue
critique, 1928, p. 213 (rééd. Bruxelles, Labor, 2000).
813. Abel Pelletier, « La littérature de cénacle », La Revue indépendante, août 1891, p. 166.
814. Ibid., p. 161.
815. Adolphe Retté, La Plume, 1er janvier 1895, p. 64-65, repris dans Stéphane Mallarmé, op.
cit., p.  251-253. Voir Vincent Laisney, «  On a touché au poète  » [sur les relations conflictuelles
entre Mallarmé et Retté], dans Jean-Jacques Lefrère et Michel Pierssens (dir.), Querelles et
Invectives, Tusson, Du Lérot, coll. « en marge », 2007, p. 9-31.
816. Dans son chapitre sur les « Mardis de Mallarmé », Adolphe Retté rappelle qu’il est « allé
assez assidûment aux mardis pendant les deux années 1891 et 1892 ». (Le Symbolisme. Anecdotes
et souvenirs, op. cit., p. 91.)
817. Au banquet Paul Gauguin (23 mars 1891), il récite avec ferveur le Tombeau d’Edgar Poe et
s’écrie sous un tonnerre d’applaudissements  : «  Ces vers sont de l’admirable poète Stéphane
Mallarmé » (Henri Mondor, Vie de Mallarmé, op. cit., p. 604).
818. Le premier dans La Plume du 15  avril 1895 (p.  162-164) avec un article intitulé
significativement  : «  Invectives amicales  », et le second dans la même revue, le 15  mars 1896
(p. 172-175), avec « Stéphane Mallarmé ».
819. « Le Décadent », La Plume, 1er mai 1896, repris dans Stéphane Mallarmé, op. cit., p. 372.
820. André Gide, Paul Valéry, Marcel Schwob, Paul Fort, Émile Verhaeren, «  Une
protestation », Le Mercure de France, février 1897, p. 428-430, repris dans ibid., p. 417-418.
821. « Je ne puis cacher, lui répond Mallarmé, que votre cri me fasse un plaisir absolu : mais, il
le faut d’un seul, comprenez-vous, en toute spontanéité. Une signature multiple marque, pour les
gens, de la complaisance  : elle semble, aussi, exclure tels noms fidèles  : puis j’ai l’air de me
constituer ou d’accepter un garde du corps  » (lettre de Stéphane Mallarmé à André Gide du
16 janvier 1897, dans Correspondance, op. cit., t. IX, p. 49).
822. « Le Décadent », art. cit., p. 372.
823. « Je sais, avait-il lancé, qu’avant dix ans tout le monde me donnera raison : les emballés,
les naïfs, les dilettanti, […] et même les snobs. » (Ibid., p. 384.)
824. Simonetta Valenti, Camille Mauclair, homme de lettres fin-de-siècle. Critique littéraire,
œuvre narrative, création poétique et théâtrale, Milan, Vita e Pensiero, 2003, p. 43.
825. Camille Mauclair, « Les salons littéraires à Paris », art. cit. La même année Albert Mockel
écrit aussi un livre en forme d’inventaire, qui rappelle combien la jeunesse qui l’a fréquenté doit
« de force mentale à Stéphane Mallarmé, homme représentatif et héros. » « Héros, précise-t-il, non
pas seulement celui qui nous surpasse  ; mais plutôt celui que rien ne détourne et qui marche
rigidement au but, – et plus encore celui qui nous représente en beauté, et dont nous devons aimer
l’exemple.  » (Stéphane Mallarmé, un héros, Paris, Mercure de France, 1899 [rééd. Champion,
2009, p. 52].)
826. André Gide, «  De l’Influence en littérature  », conférence faite à la Libre Esthétique de
Bruxelles le 29  mars 1900  ; reprise dans Prétextes, réflexions critiques sur quelques points de
littérature et de morale, en 1903 (rééd. Gallimard, coll. «  Bibliothèque de la Pléiade  », 1999,
p. 403-417).
827. Gustave Kahn, Symbolistes et décadents, op. cit., p. 311-312.
828. Camille Mauclair, « Les salons littéraires à Paris », art. cit., p. 83.
829. André Gide, « De L’influence en littérature », art. cit., p. 213.
830. Les Nourritures terrestres amorcent un virage à 180 degrés vers une poésie sensualiste et
naturiste.
831. Gustave Kahn, Symbolistes et décadents, op. cit., p.  311-312. Alors que Gide emploie le
mot «  école  », Kahn emploie celui d’élite, évitant tous deux l’usage, toujours délicat, du mot
«  cénacle  ». Tout en admettant qu’il y ait des poètes indépendants (Baudelaire et Flaubert), il
considère que ces cas particuliers «  ne dérangent pas l’ensemble de la règle [mais] la rendent
seulement plus complexe » (ibid., p. 313).
832. Fernand Divoire, Introduction à l’étude de la stratégie littéraire, Paris, É. Sansot et Cie,
1912 (rééd. Mille et une Nuits, 2005). Dans ce manuel satirique, Divoire fait cette proposition
audacieuse  : fonder une chaire de stratégie littéraire. Il définit, dans un balancement significatif,
cette « science » de la stratégie comme « l’art de préparer un plan de campagne pour triompher
dans la vie littéraire, l’art de conduire à une fin profitable et glorieuse l’armée des circonstances
que l’on rencontre dans la vie littéraire. » (Ibid., p. 15.) Le stratège, poursuit Divoire, métaphore
militaire à l’appui, ne se confond pas avec l’arriviste, parce que, par définition, l’arrivisme
implique une fin et donc une limite : « l’arriviste emploie les moyens et les voies les plus rapides,
ce qui dans la généralité des cas est anti-stratégique au premier chef  ». Le stratège saura, lui,
prendre le temps et emprunter les chemins moins fréquentés pour parvenir à des fins plus
lointaines. En outre, puisqu’« il est vain de penser arriver par soi-même, ce qui est communément
l’erreur de l’arriviste », le stratège aura à cœur de faire fonctionner la « machine sociale […] au
mieux de ses intérêts » (ibid., p. 16-17).
833. «  Je définis le groupe, non pas l’assemblage fortuit et artificiel de gens d’esprit qui se
concertent dans un but, mais l’association naturelle et comme spontanée de jeunes esprits et de
jeunes talents, non pas précisément semblables et de la même famille, mais de la même volée et du
même printemps, éclos sous le même astre, et qui se sentent nés, avec des variétés de goût et de
vocation, pour une œuvre commune. » (Sainte-Beuve, « Chateaubriand jugé par un ami intime »,
art. cit., p. 147.)
834. La liste est loin d’être exhaustive. On trouve un recensement systématique dans l’ouvrage
de Florian-Parmentier, Histoire contemporaine des lettres françaises de 1885 à 1914, Paris,
Figuière, [s.d.], et une analyse, pour les écoles poétiques, dans le livre de Michel Décaudin, La
Crise des valeurs symbolistes. Vingt ans de poésie française. 1895-1914, Toulouse, Privat, 1960.
Voir aussi d’Alain et Odette Virmaux, Dictionnaire des mouvements artistiques et littéraires
(1870-2010), Paris, Éditions du Félin, coll. « Les marches du temps », 2012.
835. Voir Christophe Prochasson, Paris 1900. Essai d’histoire culturelle, Paris, Calmann-Lévy,
coll. « Liberté de l’Esprit », 1999.
836. Voir Patrick Besnier, Alfred Jarry, Paris, Fayard, 2005, p. 350-353.
837. Lettre de Charles Chanvin à Henri Ghéon du 18 avril 1906, citée par David Roe, « Charles-
Louis Philippe et le groupe de Carnetin  », Bulletin des amis de Jacques Rivière et d’Alain
Fournier, n° 117, 2007, p. 83.
838. Léon-Paul Fargue, Chère Lilita  : dix lettres de Léon-Paul Fargue à Lilita Abreu, Paris,
Balbec, 1988, p. 22.
839. Cité par Christian Sénéchal, L’Abbaye de Créteil, Paris, Delpeuch, 1930, p. 17.
840. « Je rêve l’Abbaye – Oh, sans abbé ! / Je rêve l’Abbaye hospitalière / À tous épris d’art
plus ou moins crottés / Et déshérités… / Bien loin, je rêve l’Abbaye / Gaie et recueillie… / Où
vivre libres, en thèlémites passionnés. » (Charles Vildrac, Images et mirages, Paris, « L’Abbaye »,
1908).
841. De fait, l’Abbaye de Créteil donne sur un grand parc où les Thélémites pourront se
promener à loisir.
842. René Arcos, Georges Duhamel, Albert Gleizes, Georges Messager [dit Vildrac], prospectus
de « L’Appel de 1906 », repris dans Christian Sénéchal, L’Abbaye de Créteil, op. cit., p. 141.
843. Sur le modèle de La Plume, les Thélémites créent une maison d’édition portant pour titre
«  L’Abbaye, groupe fraternel d’artistes  », comptant vingt-huit volumes parmi lesquels figure La
Vie Unanime de Jules Romains.
844. Georges Duhamel, Le Désert de Bièvres, Paris, Mercure de France, 1937. Ce roman à clés
raconte la fondation euphorique de la communauté, mais insiste surtout sur sa dissolution, en
raison de multiples tensions nées de l’incapacité à maintenir le rêve de fraternité (remontée de
l’individualisme, formation de clans), et de l’impossibilité de faire face aux problèmes techniques
et financiers. Un à un les membres du Désert (nom du groupement) quittent le projet, au grand
désespoir de Justin Weill, son fondateur, qui tient les rênes de la communauté et voit son rêve
s’effondrer.
845. L’échec de l’Abbaye s’explique par d’autres contradictions internes : vivre en communauté
tout en prônant l’individualisme, s’adresser aux masses tout en demandant assistance à la haute
société, désirer enfin la pleine indépendance tout en dépendant des riches mécènes pour leurs
œuvres (voir Antoine Bertrand, «  Robert de Montesquiou et l’Abbaye de Créteil  », Revue de la
Bibliothèque nationale, n° 26, 1987, p. 32).
846. L’expression est de François Nourissier (Un siècle NRF, Paris, Gallimard, coll.
« Bibliothèque de la Pléiade », 2000, p. 72).
847. Voir Auguste Anglès, André Gide et le premier groupe de « La Nouvelle Revue française »,
Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 1978, et Maaike Koffeman, Entre classicisme et
modernité  : la Nouvelle Revue française dans le champ littéraire de la Belle Époque,
Amsterdam/New-York, Rodopi, 2003.
848. En plus de sa fréquentation active de Mallarmé, Gide va de cénacle en cénacle : il en forme
un premier en 1889 avec Pierre Louÿs, Léon Blum et Marcel Drouin autour de la revue Potache-
Revue (trois numéros)  ; un deuxième qui donne naissance à La Conque (revue de luxe qui aura
onze numéros), un troisième en 1896 autour de la revue Centaure, Recueil trimestriel de littérature
et d’art (deux numéros).
849. On peut lire dans son Journal à la date du 16 juin 1907 : « Immense dégoût pour presque
toute la production littéraire d’aujourd’hui et pour le contentement que le “public” en éprouve. Je
sens de plus en plus qu’obtenir un succès à côté d’un de ceux-là ne me saurait satisfaire. Mieux
vaut me retirer. Savoir attendre ; fût-ce jusqu’au-delà de la mort. Aspirer à être méconnu, c’est le
secret de la plus noble patience.  » On voit qu’à cette date Gide était encore fanatiquement
mallarméen (André Gide, Journal, tome I : 1887-1925, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la
Pléiade, 1996, p. 572.)
850. Il semble alors subir l’influence de ses nouveaux amis (non issus du sérail symboliste),
comme l’atteste un extrait du Journal de Copeau : « Conversation assez longue sur la carrière de
Gide et l’attitude prise par lui en littérature. Nous nous efforçons, Drouin et moi, de le persuader
qu’elle a nui à sa renommée et qu’il serait temps d’y renoncer. » (Jacques Copeau, Journal, 1901-
1905, Paris, Seghers, 1991, p. 370 [17 septembre 1907])
851. Toutes les revues fin de siècle meurent les unes après les autres, à l’exception du Mercure,
mais au prix d’une dénaturation de son projet initial.
852. Voir Christophe Prochasson, Paris 1900, op. cit., p. 166-178.
853. Ce qui explique, entre autres, que Marcel Proust soit blackboulé.
854. Lettre de Jacques Rivière à Jacques Copeau du 5 mars 1912, citée par Maaike Koffeman,
Entre classicisme et modernité, op. cit., p. 86.
855. Ibid., p. 102.
856. Copeau organise des lectures et des conférences pour les écrivains de l’entourage de la
NRF. La première conférence, prononcée par Gide, porte sur Mallarmé et Verlaine. Tout un
symbole.
857. Guillaume Apollinaire, Cri [Zone], Les soirées de Paris, décembre  1912, repris dans
Œuvres poétiques, éd. Marcel Adéma et Michel Décaudin, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque
de la Pléiade », 1965, p. 39.
858. Voir Pierre Cabanne, Le siècle de Picasso. vol. 1 : La Naissance du cubisme (1881-1912),
Paris, Gallimard, 1992.
859. Voir Peter Bürger, Theory of avant-garde, Manchester University Press, 1984 (1974) et
Renato Poggioli, The Theory of the Avant-Garde, traduit de l’italien par Gerald Fitzgerald,
Cambridge, Harvard University Press, 1994.
860. Michel Trebitsch, « Avant-propos  : la chapelle, le clan et le microcosme  », dans Nicole
Racine et Michel Trebitsch (dir.) Sociabilités intellectuelles. Lieux, milieux, réseaux, Cahiers de
l’Institut d’Histoire du Temps Présent (IHTP), n° 20, mars 1992, p. 20.
861. Le Manifeste du groupe naturiste paraît le 10  janvier 1897 dans Le Figaro. Contre
l’abstraction et le mysticisme nébuleux des symbolistes, le naturisme prône un retour à la
sensibilité immédiate et à la vie dans son quotidien et sa simplicité : « Une littérature naîtra qui
glorifiera les marins, les laboureurs nés des entrailles du sol et les pasteurs qui habitent près des
aigles. De nouveau, les poètes se mêleront aux tribus. »
862. Le Manifeste du futurisme est publié le 20 février 1909 dans Le Figaro.
863. «  L’esprit nouveau et les poètes  », Mercure de France, n°  191, t. CXXX, 1er  décembre
1918, p. 396 (conférence prononcée au Théâtre du Vieux-Colombier le 26 novembre 1917 sous le
titre : « L’esprit nouveau »).
864. Blaise Cendrars, Dix-neuf poèmes élastiques. Avec un portrait de l’auteur par Modigliani,
Paris, Au sans pareil, 1919, repris dans Du Monde entier au cœur du monde, Paris, Denoël, 1957,
p. 84.
865. Yvan Goll, « Les écrivains allemands et la guerre », Revue rhénane, décembre 1921, repris
dans Lionel Richard, Expressionnistes allemands, Paris, Maspéro, 1974, p. 302.
866. « Qu’on se donne seulement la peine de pratiquer la poésie. » (André Breton, Manifeste du
surréalisme, 1924, repris dans Œuvres complètes, éd. Marguerite Bonnet, Paris, Gallimard, coll.
« Bibliothèque de la Pléiade », 1988, t. I, p. 322.)
867. Voir Serge Fauchereau, Expressionnisme, dada, surréalisme et autres ismes, Paris, Denoël,
2001 (1975).
868. Voir Norbert Bandier, Sociologie du surréalisme, Paris, La Dispute, 1999.
869. Vincent Kaufmann, Poétique des groupes littéraires : avant-gardes 1920-1970, PUF, 1997.
deuxième partie Physiologie du cénacle
1. Paul-Louis Hervier, «  Les clubs et les cercles excentriques  », La Nouvelle Revue, t.  XVI,
1910, p. 529.
2. La plus connue d’entre elles s’intitule  : Les Français peints par eux-mêmes, Encyclopédie
morale du dix-neuvième siècle, Paris, Louis Curmer, 1840-1842 (9 volumes).
3. Walter Benjamin, Paris, capitale du xixe  siècle  : le livre des passages, trad. Jean Lacoste,
Paris, Les éditions du Cerf, coll. « Passages », 2009.
4. Voir Valérie Stiénon, La littérature des physiologies. Sociopoétique d’un genre panoramique
(1830-1845), Paris, Classiques Garnier, 2012.
5. Sainte-Beuve, « Vie, Poésies et Pensées de Joseph Delorme. Deuxième édition », Le Globe,
4 novembre 1830, repris dans Vie, Poésies et Pensées de Joseph Delorme, éd. Jean-Pierre Bertrand
et Anthony Glinoer, Paris, Bartillat, 2004 (1829), p. 268.
6. Le «  Café Mariage  », sis dans un estaminet de la rue des Quatre-Vents (cela ne s’invente
pas  !), au coin de la rue Seine, rassemble, peu après 1848, autour de Leconte de Lisle  : Louis
Ménard, Auguste Lacaussade, Eugène Cressot. Vallès range ce cercle dans la classe exceptionnelle
des cénacles révolutionnaires à la fois en poésie et en politique : « On avait là des âmes d’insurgés
et, sous les dentelles des strophes, ces sculpteurs de vers cachaient une épée, tronçon du sabre et
même du couteau de 93.  » (Jules Vallès, « Les Cénacles », La France, 2 et 9  mars 1883, repris
dans Œuvres, éd. Roger Bellet, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1990, t. II,
p. 865.)
7. André Billy, L’Époque 1900, Paris, Tallandier, coll. «  Histoire de la vie littéraire  », 1951
(première partie : « Les cénacles »), p. 197.
8. Sous la monarchie de Juillet, le nombre élevé de prisonniers politiques, pour l’essentiel des
hommes de lettres, et la grande liberté laissée aux prisonniers dans l’enceinte de la prison, ont fait
de Sainte-Pélagie une sorte de lieu de sociabilité de substitution. Les hommes de lettres, dispensés
de travail, logés à l’écart des prisonniers de droit commun, travaillaient à leurs affaires
intellectuelles de l’extérieur et se détendaient en amusements de cercle.
9. Voir Vincent Laisney, « “Une comédie bien humaine” : L’interview selon Mirbeau », Cahiers
Octave Mirbeau, n° 14, mars 2007, p. 140-149.
10. Jules Huret, Enquête sur l’évolution littéraire, éd. Daniel Grojnowski, Vanves, Thot, 1982
(1891), p. 81.
11. Voir Jean-Louis Cabanès, «  Les banquets littéraires  : pompes et circonstances  »,
Romantisme, n° 137, 2007-3, p. 61-76.
12. Voir l’article de Julien Schuh, « Les dîners de la Plume », Romantisme, n° 137, 2007, p. 79-
101 ; Yoan Vérilhac, La Jeune Critique des petites revues symbolistes, Saint-Étienne, Publications
de l’Université de Saint-Étienne, coll. « Le xixe siècle en représentation(s) », 2010 ; et les pages
que nous consacrons infra à la stratégie collective de La Plume.
13. Voir les travaux de Christophe Prochasson (Les Années électriques 1880-1910, Paris, La
Découverte, coll. «  Textes à l’appui  », 1991, et Paris 1900. Essai d’histoire culturelle, Paris,
Calmann-Lévy, coll. « Liberté de l’esprit », 1999) et d’Anne Martin-Fugier (La Vie élégante ou la
formation du Tout-Paris 1815-1848, Paris, Seuil, coll. « Points-Histoire », 1990 ; Les Salons de la
IIIe République. Art, littérature, politique, Paris, Perrin, coll. « Pour l’histoire », 2003).
14. L’expression est de Nathalie Heinich dans L’Élite artiste. Excellence et singularité en
régime démocratique, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 2005.
15. Auxquelles il faut ajouter la séance annuelle de rentrée des cinq académies et de la rentrée
solennelle de l’Académie française.
16. Stendhal, Paris-Londres. Chroniques (1821-1829), éd. Renée Dénier, Paris, Stock, 1997,
p. 655.
17. Lettre IV du 9 novembre 1836, dans Lettres parisiennes, Paris, Michel Lévy Frères, 1857,
t. I, p. 21.
18. Sainte-Beuve avait lui aussi été un auditeur assidu autour de 1822 : il s’y rendait « tous les
soirs […] de sept à dix heures » suivre les cours de physiologie, de chimie, d’histoire naturelle de
Blainville, puis ceux de Victorien Fabre, de Mignet, etc. (Sainte-Beuve, « Ma biographie », dans
Pour la critique, éd. Annie Prassoloff et José-Luis Diaz, Paris, Gallimard, coll. « Folio-Essais »,
1992, p. 82-83.)
19. Les travaux de Bernard Degout nous la font mieux connaître. Voir son article : « Les cours
publics organisés par la société des Bonnes-Lettres (1821-1830), suivis de la liste de ses
membres », Bulletin de la Société de l’Histoire de Paris et de l’Île-de-France, 1986-1987, p. 431-
500.
20. Edmond Lepelletier, cité par Yann Mortelette, Histoire du Parnasse, Paris, Fayard, 2005,
p. 63.
21. Lettre V du 21 février 1841, dans Lettres parisiennes, op. cit., t. III, p. 141.
22. Le Figaro a lancé en 1861 des courses de journalistes et L’Écho de Paris, des «  courses
d’artistes » en 1893, équivalents des matchs de football d’aujourd’hui où s’affrontent écrivains et
journalistes.
23. Maurice Agulhon, Le Cercle dans la France bourgeoise. 1810-1848. Étude d’une mutation
de sociabilité, Paris, Armand Colin, coll. « Cahiers des Annales », 1977, p. 17.
24. «  Les Cercles, les Clubs, qui se multiplient chaque jour, nous éloignent de la société des
femmes, écrit le docteur Véron dans ses Souvenirs ; nous nous dérobons à leur intimité douce et
retenue  ; elles sont forcées de s’assouplir au sans-gêne de nos mœurs et de nos habitudes, voire
même à la fumée narcotique de nos cigares. » (Docteur Louis Véron, Mémoires d’un bourgeois de
Paris, Paris, Librairie nouvelle, 1857, t. V, p. 319).
25. Maurice Agulhon, Le Cercle dans la France bourgeoise, op. cit., p. 17.
26. Alain Corbin, L’Avènement des loisirs 1850-1960, Paris, Aubier, 1995.
27. Benoît Lecoq, « Les Cercles parisiens au début de la Troisième République : de l’apogée au
déclin », Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, n° 32-4, octobre-décembre 1985, p. 591-
616.
28. Ce « club artiste », grâce aux cotisations de ses membres, élèverait « dans le sein de Paris
une élégante maison divisée en salons de réunion, de lecture et de travail que les sociétaires
trouveraient ouverts à tous les instants du jour ». Ouvert par les musiciens, statuaires et peintres, ce
cercle serait ouvert aux hommes de lettres et de sciences, ainsi qu’à quelques amateurs choisis. S’y
adjoindraient des dîners, des fêtes et des banquets. («  Projet de club artiste  », L’Artiste, t.  VIII,
28 septembre 1834, p. 96-98).
29. Parmi les cercles à prétentions intellectuelles ou artistiques relevés par Benoît Lecoq,
relevons le Cercle Saint-Simon, fondé en 1884, qui réunit Jules Ferry, Renan, Gabriel Monod ou
encore Ferdinand de Lesseps, et le cercle protecteur des Arts, fondé en 1880 sous la présidence
d’Édouard Manet.
30. La question des loges maçonniques mériterait une étude plus approfondie. Parmi les
hommes de lettres dont l’appartenance à la franc-maçonnerie est avérée au xixe siècle, retenons les
noms de Béranger, Bruant, Littré, Pottier, Proudhon, Quinet, Stendhal, Vallès et Verne.
31. Pierre-Yves Beaurepaire, Franc-maçonnerie et sociabilité. Les métamorphoses du lien
social. xviiie-xixe siècles, Paris, Éditions maçonniques de France, 2003.
e
32. Robert Darnton, Bohème littéraire et Révolution. Le monde des livres au xviii  siècle, Paris,
Gallimard/Seuil, coll. « Hautes études », 1983.
e
33. Marie-Véronique Gauthier, Chanson, sociabilité et grivoiserie au xix  siècle, Paris, Aubier,
coll. « Collection historique », 1992.
34. Construit à côté des ruines du moulin de la Grande-Pinte, on y croise, selon son historien
Pierre Miquel, Victor et Abel Hugo, les Devéria, Boulanger, David d’Angers, Sainte-Beuve,
Guttinguer, les Deschamps, Balzac, Delacroix, Gautier, Musset, Saint-Valry, soit le cénacle de la
rue Notre-Dame-des-Champs au grand complet moins sa composante féminine, ainsi que les
acteurs Bocage et Frédérick Lemaitre, les écrivains et publicistes Pigault-Lebrun, Thiers, Mignet,
Armand Carrel, Félix Pyat, les peintres et dessinateurs Gavarni, Raffet, Horace Vernet, sans
oublier Béranger et Désaugiers (Pierre Miquel, Avec Victor Hugo. Du sacre au cabaret 1825-1829,
Paris, Lefort, 1960).
35. Gérard de Nerval affirme dès 1830 la supériorité des cabarets sur les cafés des boulevards :
« Allez donc, avec vos amis, passer votre soirée au café Procope : oh ! l’ennuyeuse et sotte chose !
Les uns se jettent sur les journaux, les autres organisent une poule de billard ; pas de conversation
gaie et bruyante, pas de ces bons éclats de rire qui vous fendent la bouche jusqu’aux oreilles », et
d’aller plutôt visiter ces lieux où « vous trouverez une vingtaine de messieurs bien mis, au front
haut et pétillant, tous buvant et s’enivrant […] : ces hommes sont vraiment des artistes célèbres,
des écrivains dont la France s’honore et qui sont venus au cabaret.  » («  Le cabaret de la mère
Saguet  », Le Gastronome, 13  mai 1830, repris dans Gérard de Nerval, Œuvres, éd. Béguin et
Richer, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1960, t. I, p. 47-48.)
36. Voir Élisabeth Pillet, « Cafés-concerts et cabarets », Romantisme, n° 74, 1992, p. 43-50.
37. Anne Martin-Fugier, Les Salons de la IIIe République, op. cit.
38. La vivacité de l’activité mondaine est cependant contrebalancée par des masses de discours
déplorant la fin ou le déclin de cette même activité sous l’action des conférences, des cercles, des
clubs ou encore de la presse.
39. Adeline Daumard, « La vie de salon en France dans la première moitié du xixe siècle », dans
Étienne François (dir.), Sociabilité et société bourgeoise en France, en Allemagne et en Suisse,
1750-1850, Paris, Éditions Recherches sur les Civilisations, 1986, p. 81-92. Christophe Prochasson
distingue quant à lui entre les «  salons-familles  », de taille modeste et assez homogènes, et les
« salons-spectacles » où l’on vient d’abord pour afficher sa gloire ou pour tenter de se la préparer
(Les Années électriques, op. cit., p. 19).
40. La comtesse de Boigne, qui ouvre un salon rue de Bourbon en 1819, écrit ainsi dans ses
souvenirs, après avoir signalé que ce salon était ouvert quotidiennement à quelques habitués : « De
temps en temps, je priais du monde à des soirées devenues assez à la mode. Mes invitations étaient
verbales et censées adressées aux personnes que le hasard me faisait rencontrer. Toutefois, j’avais
grand soin qu’il plaçât sur mon chemin celles que je voulais réunir et que je savais se convenir.
J’évitais par ce moyen une trop grande foule et la nécessité de recevoir cette masse d’ennuyeux
que la bienséance force à inviter et qui ne manquent jamais d’accourir au premier signe.  »
(Comtesse de Boigne, Mémoires, éd. Jean-Claude Berchet, Paris, Mercure de France, 1986, t. II,
p. 7-8.)
e
41. Antoine Lilti, Le Monde des salons. Sociabilité et mondanité à Paris au xviii  siècle, Paris,
Fayard, 2005, p. 69.
42. Ibid., p. 157.
43. Les salons républicains, qui se développent dans les années 1870 et 1880 et qui accueillent
une population issue de la classe moyenne qui a accédé au pouvoir politique, tendent cependant à
resserrer leurs activités autour de la conversation politique (Sylvie Aprile, «  La République au
salon : vie et mort d’une forme de sociabilité politique (1865-1885) », Revue d’Histoire Moderne
et Contemporaine, t. XXXVIII, juillet-septembre 1991, p. 473-487).
44. Christophe Prochasson, Paris 1900, op. cit., p. 191.
45. Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil,
coll. « Points Essais », 1998 (1992), p. 91.
46. Jean-Yves Mollier, L’Argent et les Lettres. Histoire du capitalisme d’édition (1880-1920),
Paris, Fayard, 1988.
47. Honoré de Balzac, «  De l’état actuel de la librairie  », repris dans Œuvres diverses, éd.
Pierre-Jean Castex (dir.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1996 (1830), t. II,
p. 664.
48. Léon Gozlan, Balzac en pantoufles, Paris, Horizons de France, coll. «  Le roman de
l’histoire », 1946 (1846), p. 96.
49. Edmond Werdet, De la librairie française. Son passé – son présent – son avenir, avec des
notices biographiques sur les libraires-éditeurs les plus distingués depuis 1789, Paris, Dentu,
1860, p. 331.
50. Il n’est pas rare ainsi de rencontrer des éditeurs dans les salons à dominante littéraire, ce qui
n’arrivait qu’exceptionnellement à l’époque où, comme le dit Balzac, l’écrivain «  donnait son
œuvre à un libraire ». C’est le cas du salon de l’Arsenal où Ladvocat, Renduel et Nicolas Delangle
avaient leurs entrées.
51. Voir le numéro de COnTEXTES, «  Qui a lu boira  : les alcools et le monde littéraire  »,
Geneviève Boucher et Pascal Brissette (dir.), n°  6, septembre  2009,
http://contextes.revues.org/index4458.html.
52. Ernest Gaubert, « Les Poètes au Café », L’Opinion, 16 avril 1910.
53. Maurice Agulhon, Le Cercle dans la France bourgeoise, op. cit., p. 11.
54. Au mitan du xviiie siècle, le café Procope et le café de la Régence accueillent couramment le
groupe encyclopédiste, ce statut de sociabilité proprement littéraire faisant dire à Louis-Sébastien
Mercier : « Dans quelques-uns de ces cafés, on tient bureau académique ; on y juge les auteurs, les
pièces de théâtre  ; on y assigne leur rang et leur valeur  ; et les poètes qui vont débuter y font
ordinairement plus de bruit, ainsi que ceux qui, chassés de la carrière par les sifflets, deviennent
ordinairement satiriques.  » (Louis-Sébastien Mercier, article «  Cafés  » du Tableau de Paris,
Amsterdam, [s.n.], 1782, t. I, p. 228.)
55. « [Il] faut, pour exciter le fanatisme [littéraire], approcher ses fidèles, être vu au café et boire
de la bière avec eux.  » (Edmond et Jules de Goncourt, Journal, éd. Jean-Louis Cabanès, Paris,
Champion, coll. « Bibliothèque des correspondances, mémoires et journaux », 2005, t. II, p. 543
[25 décembre 1860]).
56. Ce qui explique qu’un Auguste Lepage ait pu mener son enquête sur les Cafés artistiques et
littéraires de Paris (Paris, Martin-Boursin, 1882) et recenser, pour une cinquantaine d’entre eux,
les individus qui les fréquentent régulièrement.
57. Guillaume Pinson, «  Travail et sociabilité  », dans Dominique Kalifa, Philippe Régnier,
Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant (dir.), La Civilisation du journal. Histoire culturelle et
littéraire de la presse française au xixe siècle, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2012, p. 653-666.
58. Michel Golfier et Jean-Didier Wagneur, « Introduction », dans Émile Goudeau, Dix ans de
bohème, éd. Michel Golfier et Jean-Didier Wagneur, Seyssel, Champ Vallon, coll. «  Dix-
Neuvième », 2000 (1888), p. 41.
59. Ce n’est qu’à la fin du siècle que la profession de journaliste tendra à davantage s’organiser
et par conséquent à se doter de formes de sociabilité plus discrètes.
60. Félix Pyat, « Un café de vaudevillistes en MDCCCXXXI », Le Livre des Cent-et-un, Paris,
Ladvocat, 1833, t. V, p. 212.
61. Ibid., p. 215.
62. Ernest Raynaud, «  Les Cafés littéraires  », dans En marge de la mêlée symboliste, Paris,
Mercure de France, 1936, p. 11.
63. Les témoignages dont on dispose sur les séances au Vachette soulignent le manque de
cohésion du groupe, les incohérences du Maître, le caractère artificiel de ses théories.
64. « Ce fameux divan est un van / Où l’on vanne l’esprit moderne », écrit Théodore de Banville
à propos du Divan Le Peletier (Odes funambulesques, dans Œuvres complètes, éd. Peter
J. Edwards, Paris, Champion, 1995, t. III, p. 190).
65. Julien Gracq, En lisant en écrivant, Paris, José Corti, 1980, p. 60.
66. Émile Goudeau, Dix ans de bohème, op. cit., p. 197 et p. 220.
67. Émile Goudeau, « La coterie », L’Hydropathe, 10 décembre 1879, repris ibid., p. 221.
68. Daniel Grojnowski et Bernard Sarrasin, L’Esprit fumiste et les rires fin de siècle. Anthologie,
Paris, José Corti, 1990.
69. Au Chat Noir par exemple le personnel portait les habits verts de l’Académie française et
l’on gratifiait les mécènes d’une politesse caricaturale.
70. Jerrold Seigel, Paris-Bohème (1830-1930), trad. Odette Guitard, Paris, Gallimard, coll.
« Bibliothèque des Histoires », 1991 (1986), p. 217.
71. Edmond et Jules de Goncourt, Journal, éd. J.-L. Cabanès, op. cit., t. I, p. 262 (16 mai 1856).
72. La Plume, 1889, cité par Géraldi Leroy et Julie Bertrand-Sabiani, La Vie littéraire à la Belle-
Époque, Paris, P.U.F., coll. « Perspectives littéraires », 1998, p. 242.
73. «  Une conférence est un événement qui a généralement lieu dans une petite salle très
inconfortable du boulevard des Capucines, vers laquelle la curiosité a pu détourner mes pas, écrit
Henry James. Quelque chose de plus qu’un cours, dans le sens que nous donnons à ce mot, et
quelque chose de moins – de plus au gré des choses, mais décidément de moins par la force des
choses. » (Cité par Anne Martin-Fugier, Les Salons de la IIIe République, op. cit., p. 290.)
74. Firmin Maillard, La Cité des intellectuels. Scènes cruelles et plaisantes de la vie littéraire
des gens de lettres au xixe siècle, Paris, Darangon, 1905, p. 137.
75. Lettre de Catulle Mendès à Charles Baudelaire du 22  août 1865, dans Lettres à Ch.
Baudelaire, éd. Cl. Pichois, Neuchatel, À la Baconnière, 1973, p. 243-4.
76. Les conférences ne fournissent d’ailleurs pas les seules occasions aux intellectuels de
« conférencer » : signalons les récitations dans les grandes expositions, tels le Salon d’Automne et
le Salon des Artistes français ou encore les thés littéraires et musicaux offerts par des éditeurs.
77. Auguste Lepage, Les Dîners artistiques et littéraires de Paris, Paris, Dentu, 1874.
78. Edmond et Jules de Goncourt, Journal. Mémoires de la vie littéraire, éd. Robert Ricatte,
Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1989, t. III, p. 219 (6 février 1889).
79. « Tous les dîners parisiens ont des étiquettes. Quelques-uns même ont choisi des noms qui
signifient quelque chose, comme le dîner de la Vrille, ouvert aux talents qui veulent percer, la
Cigale, qui chante pour les Provençaux, la Pomme, chère aux Normands, l’Homme qui bêche, qui
rappelle la vignette de l’éditeur Lemerre, les Rieuses, qui montrent de si belles dents, le Dîner
Dentu où se retrouvent les amis de l’éditeur de la galerie d’Orléans, le Dîner de la Critique
musicale et dramatique, le Caveau, la Marmite, la Fourmi, les Hydropathes, sans compter le
souper perpétuel des Pipards, dont la nappe fut longtemps mise chez Brébant. » (Ibid., p. VIII.)
80. Les réalisations fouriéristes, hors l’expérimentation avortée de Condé-sur-Vesgre (Seine-et-
Oise) en 1833, ont été tardives et hors du territoire français.
81. Voir Sébastien Charléty, Histoire du Saint-simonisme (1825-1864), Paris, Gonthier, coll.
« Bibliothèque Médiations », 1965 (1931).
82. Théophile Gautier, «  Marilhat  », Revue des deux Mondes, 1er  juillet 1848, repris dans
Portraits contemporains, Paris, Charpentier, 1874, p. 234.
83. Arsène Houssaye, Les Confessions  : souvenirs d’un demi-siècle. 1830-1880, Paris, Dentu,
1885, t. I, p. 287.
84. Ces deux expressions sont de Jean-Luc Steinmetz, «  Quatre hantises (sur les lieux de la
Bohême) », Romantisme, n° 59, 1988, p. 59-70.
85. Voir Guillaume Pinson, « Travail et sociabilité », art. cit.
86. Pierre Van den Dungen, « Organisation des rédactions, évolutions et professionnalisation du
métier de journaliste  », dans Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Ève Thérenty et Alain
Vaillant (dir.), La Civilisation du journal, op. cit, p. 615-651.
87. Firmin Maillard, Les Derniers bohèmes : Henri Murger et son temps, Paris, Sartorius, 1874,
p. 16.
88. On peut se reporter à la description de la rédaction du Figaro par Audebrand : « Le journal
et sa très modeste administration résidaient au rez-de-chaussée, entre deux marchands, un
grainetier et un bandagiste. Une sorte d’antichambre, d’abord ; puis, des grillages et une caisse, où
l’on s’abonnait et, au-delà, une pièce au-dessus de laquelle se voyaient ces deux légendes : Cabinet
du Rédacteur en Chef / Le public n’entre pas ici. Rien de plus simple que cet entresol. Une table
ronde, recouverte d’un tapis d’Aubusson qui pouvait avoir été jeune sous le ministère Martignac.
Quatre ou cinq chaises en paille très commune, une manière de fauteuil en velours d’Utrecht, et
c’était sur ce siège que, prenant en riant des manières de pontife, Alphonse Karr recevait ses
visiteurs. » (Philibert Audebrand, Soldats, poètes et tribuns – Petits mémoires du xixe siècle, Paris,
Calmann-Lévy, 1899, p. 90-91.)
89. Code du littérateur et du journaliste, Paris, L’Huillier et Levavasseur, 1829, p. 148.
90. Significativement, dans un article de L’Illustration destiné à révéler les dessous de la revue,
les tâches des graveurs, correcteurs, compositeurs sont décrites avec quelque détail alors que celles
du comité de rédaction sont mentionnées de façon on ne peut plus laconique : « Se tenir au courant
de tout ce qui arrive dans le monde, chercher à prévoir tout ce qui doit arriver, faire concourir au
but commun, pour la plus grande satisfaction des lecteurs, des activités diverses éparpillées aux
quatre coins de la grande ville, telle est la tâche des membres du comité de rédaction, sorte
d’aréopage qui siège en permanence, et devant lequel viennent se faire juger des articles sur toutes
sortes de sujets, des nouvelles, des romans, des dessins, des gravures, des romances, etc. » (« Les
mystères de l’Illustration », L’Illustration, 2 mars 1844, p. 8-9.)
91. «  L’Association des artistes peintres, sculpteurs, architectes, graveurs et dessinateurs  » est
créée par le baron Taylor en 1844. Il s’agit en réalité d’une association de charité, mais dirigée par
un comité d’artistes et tirant ses ressources de l’organisation d’expositions (Jean-Paul Bouillon,
« Sociétés d’artistes et institutions officielles dans la seconde moitié du xixe siècle », Romantisme,
n° 54, 1986, p. 89-113).
92. Jean Bayet, La Société des auteurs et compositeurs dramatiques, Paris, Rousseau, 1908  ;
Édouard Montagne, Histoire de la Société des gens de lettres de France, Paris, Société des gens de
lettres de France, 1988 (1889).
93. Balzac réclamait cette fondation depuis plusieurs années déjà. On peut lire aussi dans
L’Artiste de 1835 : « Toutes les corporations ont leurs assemblées : les artistes et les écrivains seuls
aujourd’hui n’ont pas la plus chétive bicoque, la plus petite redoute pour se réunir, se concerter, et
débattre de leurs intérêts, dont personne ne s’occupe, eux moins que tout autre. » (Joncières, « Les
réunions littéraires », L’Artiste, t. X, 1835, p. 244.)
94. Marie-Pierre Le Hir, « The Société des Gens de Lettres and French Socialism : Association
as Resistance to the Industrialization and Censorship of the Press  », Nineteenth-Century French
Studies, n° 24-3/4, 1996, p. 306-318. L’auteure cite à l’appui de cette thèse l’altruisme, la solidarité
via la création d’un fonds de secours, la participation de nombreux membres fondateurs à des
feuilles républicaines, à l’Association des Amis du peuple, au saint-simonisme, au fouriérisme, etc.
95. L’admission était fondée sur deux critères  : la valeur littéraire de l’œuvre publiée par le
candidat et sa «  valeur sociale  », autrement dit l’importance des droits de reproduction, critère
essentiel puisque la Société tirait ses ressources, outre les cotisations des membres et les dons, de
commissions proportionnelles aux droits de reproduction perçus par les écrivains.
96. Charles Louandre, «  De l’association littéraire et scientifique en France  I. Les sociétés
savantes et littéraires de Paris », Revue des deux Mondes, 1er novembre 1846, p. 200.
97. Balzac, dans les premières années, s’est tout particulièrement soucié d’élever la Société au
rang d’une sorte de syndicat, proposant la publication d’un annuaire littéraire ou questionnant
l’assemblée sur la possibilité qu’aurait le Comité d’intervenir en faveur d’un candidat à
l’Académie française. Élu président de la Société des gens de lettres en avril 1891, Zola poursuivra
cette ambition d’une syndicalisation de la Société.
98. Les associations de journalistes sont plus tardives : l’Association de la presse républicaine
départementale date de 1879, le Comité général des Associations de la presse française de 1889.
99. En cela, la littérature s’inspire d’autres disciplines (sciences, sciences sociales et arts), prises
alors par une véritable fièvre des congrès et de rencontres internationales  ; elle se trouvait
d’ailleurs face à des enjeux analogues à d’autres disciplines peu institutionnalisées, comme la
musique ou la photographie. Christophe Prochasson explique que «  les disciplines nouvelles, en
quête de légitimation, les groupes, qui cherchaient à imposer leurs points de vue, se sont servis des
congrès pour s’affirmer sur la scène intellectuelle. Le congrès est un théâtre scientifique équivalent
aux soirées littéraires, où venaient s’exprimer les avant-gardes  » (Christophe Prochasson, Les
Années électriques, op. cit., p. 224).
100. Bertrand Marchal, «  Mallarmé et la République des lettres  », dans Yves Peyré (dir.),
Mallarmé 1842-1898. Un Destin d’écriture, Paris, Gallimard/Réunion des Musées Nationaux,
1998, p. 117-125.
101. Ernest Raynaud, La Mêlée symboliste (1900-1910). Portraits et souvenirs, Paris, La
Renaissance du livre, 1910, t. III, p. 5-15.
102. À partir de la fondation de l’Institut de France en 1795, la création de nombreuses sociétés
spécialisées produit une amplification et une diversification des sociabilités d’érudition. Ce
mouvement est d’ailleurs en partie conjoint avec le développement des cercles : parmi les sociétés
savantes, nombreuses sont celles qui ont pris leur source dans des groupements informels, avant
d’obtenir le titre d’établissements d’utilité publique. Au fur et à mesure de leur multiplication,
deux types de sociabilité d’érudition se sont formés : l’un, hérité de l’Ancien Régime, établit une
stricte hiérarchie entre les membres (résidants, correspondants associés, etc.), l’autre est moins
hiérarchisé et a plutôt pour objectif de grouper largement les énergies autour d’un projet commun.
Dans les deux cas, et à de rares exceptions près, la finalité des sociétés savantes n’est pas
strictement littéraire : elles traitent plus volontiers de sciences naturelles ou d’histoire locale. Pour
les hommes de lettres, l’appartenance à de tels groupements constitue donc une distinction sociale
plutôt que littéraire ; entrer dans une société savante ou une académie équivaut pour eux à recevoir
soit l’hommage et la reconnaissance de leurs confrères pour leurs travaux historiques,
archéologiques, etc., soit l’hommage de leurs compatriotes de province pour saluer les grands
hommes qu’ils sont devenus (Jean-Pierre Chaline, Sociabilité et érudition. Les sociétés savantes en
France, xixe-xxe siècles, Paris, Éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques, 1995).
103. François Fossier, Au pays des Immortels. L’Institut de France hier et aujourd’hui, Paris,
Fayard/Mazarine, 1987.
104. Au xixe  siècle, neuf concours y sont organisés  : l’Amarante d’or pour l’Ode, la Violette
d’argent pour le Poème de 60 vers, le Souci d’argent pour la poésie bucolique, l’Églantine d’argent
pour l’éloquence, l’Œillet pour les jeunes poètes, le Lys d’argent pour l’hymne, la Primevère
d’argent pour la fable ou l’apologue, depuis 1874 une Immortelle d’or pour l’histoire, depuis 1880
une Violette d’or pour une œuvre en prose sur la philosophie chrétienne, un Jasmin d’or pour une
œuvre en vers, depuis 1887 une Églantine d’argent pour le sonnet (Axel Duboul, Les Deux siècles
de l’Académie des Jeux-Floraux, Toulouse, Privat, 1901, 2 vol.).
105. Charles Durand, « Introduction », dans Aimé de Loy, Préludes poétiques, Paris, Ladvocat,
1827, p.  119-120. Il est probable que les chiffres de cent membres correspondants et de mille
associés ont été largement exagérés pour les besoins de publicité.
106. Il semble bien que la liste des participants ne se soit édifiée qu’avec l’assentiment fort
involontaire des intéressés, selon une vieille tactique misant sur la bonne volonté d’hommes de
lettres a priori séduits par un titre supplémentaire, et que l’on se dispense donc de consulter. Voir
la lettre de Charles Weiss à Charles Nodier du 28 octobre 1826, dans Lettres de Charles Weiss à
Charles Nodier, éd. Léonce Pingaud, Paris, Champion, 1889, p. 35.
107. Lettre de Charles Nodier à Victor Hugo du 30 octobre 1826, dans Correspondance croisée
de Victor Hugo et Charles Nodier, éd. Jacques-Remi Dahan, Bassac, Plein chant, coll. « L’atelier
furtif », 1987, p. 72.
108. Émile Zola, «  Un prix de Rome littéraire  », dans Le Roman expérimental, repris dans
Œuvres complètes, éd. Henri Mitterand, Paris, Cercle du livre précieux, 1969 (1880), t. X, p. 1367-
1370. Les prix littéraires institués grâce à des fondations privées constitueront au xxe siècle une
importante médiation en faveur de l’autonomisation du champ littéraire. L’Académie française
avait ouvert la voie avec la création en 1819 du prix Montyon et de la fondation qui la gère (par
comparaison, elle gère à l’heure actuelle 350 fondations et délivre 150 prix). D’autres prix avaient
été remis au cours du siècle, comme celui remis à l’issue du concours du supplément littéraire de
L’Écho de Paris (le jury était présidé par Marcel Schwob et Catulle Mendès et réunissait Banville,
Heredia, Leconte de Lisle, Mallarmé, Coppée et Dierx). L’éditeur Jouve a aussi organisé des joutes
poétiques pour débutants, dont les prix étaient décernés lors des soirées d’une Société des
Écrivains français qu’il a lui-même fondée.
109. Cité dans Olivier Bourra, Un siècle de Goncourt, Paris, Arléa, 2003, p. 284.
110. Cité ibid., p. 286.
111. Le prix Femina, d’abord prix du mensuel La Vie heureuse et financé par l’éditeur Hachette,
inaugure une foule de prix littéraires plus ou moins spécialisés qui viendront faire concurrence au
prix Goncourt et former ensemble un mode nouveau de légitimation littéraire indépendant du
pouvoir politique.
112. Quand on ne se réunit pas régulièrement à la campagne, on s’y retrouve occasionnellement,
à la sollicitation d’un compagnon ou d’un confrère isolé, propriétaire d’une résidence secondaire :
le mythe d’un groupe réuni dans la demeure de Médan de Zola témoigne de la puissance
évocatoire du collectif qui se serait mis hors-champ pour échapper quelques heures ou quelques
jours durant à la fièvre de la capitale  : les visites à Lamartine (Saint-Point), à George Sand
(Nohant), à Flaubert (Croisset), à Mallarmé (Valvins) relèvent de cette dynamique non
spécifiquement groupale, dans la mesure où les rencontres régulières à plus de trois ou quatre
personnes, formant un ensemble soudé et stable, ont plutôt lieu lors des séjours parisiens des hôtes.
La campagne, pour ces Parisiens d’adoption (pour la plupart), conserve les séductions du repos et
les avantages du retranchement.
113. Marie Nodier, Charles Nodier. Épisodes et souvenirs de sa vie, Paris, Didier, 1867, p. 260.
114. J.-H. Rosny, Torches et lumignons : souvenirs de la vie littéraire, Paris, La Force française,
1921, p. 27.
115. Charles Nodier, «  Les Barbus  », Le Temps, 5  octobre 1832, repris dans Étienne-Jean
Delécluze, Louis David, son école et son temps. Souvenirs, Paris, Didier, 1855, p. 445.
116. Voir Christophe Charle, « Situation spatiale et position sociale. Essai de géographie sociale
du champ littéraire à la fin du xixe  siècle  », Actes de la recherche en sciences sociales, n°  13,
janvier  1997, p.  45-59. Selon ses recensements à partir de l’Annuaire Hachette de 1897, les
arrondissements prioritairement choisis par les écrivains sont le 8e (14,8 %), le 16e (13,9 %), le 9e
(13,2 %), le 17e (11,2 %), le 7e (10,7 %) et le 6e (10,7 %).
117. Qu’on pense seulement à La Maison d’un artiste d’Edmond de Goncourt ou à la maison de
Des Esseintes dans À Rebours.
118. « C’était une ruche bourdonnante. On y entendait voler des mots sonores, des exclamations
admiratives, et souvent aussi des huées où l’on conspuait les rimeurs de l’école du “bon sens” ; on
y récitait des sonnets, on y disputait à grands cris sur la césure mobile et les consonnes d’appui. »
(André Theuriet, Souvenirs des vertes saisons, Paris, Ollendorff, 1904, p. 243.)
119. Antoine Fontaney, Journal intime, éd. René Jasinski, Paris, Les Presses Françaises, coll.
« Bibliothèque romantique », 1925.
120. «  Nos Auteurs. Edmond de Goncourt chez lui  », L’Éclair, Journal de Paris, politique
quotidien, absolument indépendant, 11 juillet 1890.
121. Stendhal, «  Chez M. de L’Étang » [4 juillet 1832], dans Souvenirs d’égotisme, éd. Henri
Martineau, Paris, Le Divan, 1927, p. 172.
122. La seule exception notable est le groupe de l’impasse du Doyenné qui vivait dans «  un
appartement remarquable par un vaste salon aux boiseries tarabiscotées, aux glaces à trumeaux, au
plafond décoré de moulures délicates et capricieuses » (Théophile Gautier, « Marilhat », art. cit.,
p.  235)  ; il s’agissait cependant d’un appartement loué en communauté dans lequel travaillaient
locataires et amis.
123. Edmond et Jules de Goncourt, Journal, éd. Robert Ricatte, op. cit., t.  III, p.  1046
(14 décembre 1894).
124. Voir les belles pages que consacre Walter Benjamin au décorum bourgeois dans Paris,
capitale du xixe siècle, op. cit., p. 230-246 (« L’intérieur. La trace »).
125. Histoire de Mürger pour servir à l’histoire de la vraie bohème par trois buveurs d’eau, éd.
Jean-Didier Wagneur et Françoise Cestor dans Les Bohèmes 1840-1870, Seyssel, Champ Vallon,
2012 (1862), p. 345.
126. « Autres propos du cercle  », Album zutique, feuillet 2, verso (éd. Pascal Pia, fac-similé,
Genève-Paris, Slatkine, 1981).
127. Goncourt décrit ses meubles avec précision  : «  Comme meubles, des ganaches, des
chauffeuses, des divans recouverts de tapis d’Orient, aux tons cramoisis, aux tons bleus, aux tons
jaunes, miroitants et chatoyants, et au milieu desquels est une double chaise-balançoire, dont le
repos remuant berce les châteaux en Espagne des songeries creuses. » Dans la petite pièce, « un
divan pour les apartés des causeurs, recouvert d’une robe de femme chinoise » (Edmond et Jules
de Goncourt, Journal, éd. Robert Ricatte, op. cit., t. III, p. 1046 [14 décembre 1894]).
128. Sur cet album, voir infra.
129. Victor Hugo occupe le n°  9 (modeste appartement situé au 2e  étage) de mai  1830 à
octobre 1832, avant de s’installer 6, place Royale.
130. Juste Olivier, Paris en 1830. Journal, éd. André Delattre et Marc Denkinger, Paris,
Mercure de France, 1941, p. 189 (mercredi 21 juillet 1830).
131. Stendhal, «  Chez M.  de L’Étang  » [4  juillet 1832], dans Souvenirs d’égotisme, op. cit.,
p. 172.
132. Philippe Hamon, «  Le topos de l’atelier  », dans René Démoris (éd.), L’Artiste en
représentation, Paris, Desjonquères, 1993, p. 125-144.
133. Philothée O’Neddy, « Pandæmonium », dans Feu et flamme, éd. Marcel Hervier, Paris, Les
Presses Françaises, coll. « Bibliothèque romantique », 1926, p. 7.
134. Virginie Demont-Breton, Les Maisons que j’ai connues, Paris, Plon, 1927, p. 128-129.
135. Joris-Karl Huysmans, «  Émile Zola et L’Assommoir », L’Actualité, 11  mars 1876, repris
dans Zola, éd. Sylvie Thorel-Cailleteau, Paris, P.U.P.S., coll. «  Mémoire de la critique  », 1998,
p. 85.
136. Edmond et Jules de Goncourt, Journal, éd. Robert Ricatte, op. cit., t.  III, p.  1046
(14 décembre 1894).
137. Joris-Karl Huysmans, « Émile Zola et L’Assommoir », art. cit., p. 85.
138. Antoine Lilti a toutefois montré que les exceptions à cette règle étaient nombreuses (Le
Monde des salons, op. cit.)
139. Antoine Fontaney, par exemple, achève une soirée de 1831 chez les Devéria après avoir
dîné chez Nodier  ; Henri de Régnier en sortant de chez Mallarmé va «  au café d’Orient, où [il]
rencontre Kahn, Moréas, Dujardin […], Signac, Seurat, Pissarro ». (Henri de Régnier, Les Cahiers
inédits. 1887-1936, éd. David J. Niederauer et François Broche, Paris, Pygmalion/Gérard Watelet,
2002, p. 103 [mardi 8 novembre 1887])
140. Encore cette liste n’inclut-elle pas les autres possibilités ou tentations de sortie dans les
salons mondains, dans les cafés, au concert ou encore dans des lieux alternatifs tels que l’hôpital
Broussais.
141. Alexandre Schanne, Les Souvenirs de Schaunard, Paris, Charpentier, 1886, p. 297.
142. Cité par Dominique Caillé, Un Romantique de la première heure. Évariste Boulay-Paty.
Son journal intime et sa correspondance. 1829-1831, Paris, Gustave Ficker, coll. « Bibliothèque
Historique des Provinces », 1906, p. 29.
143. Seuls les Buveurs d’eau ont eu, autant que l’on sache, des réunions moins fréquentes.
144. «  Nos amis, en se retirant vers minuit, ne laissaient jamais moins de quatre ou cinq
veilleurs pour travailler à une lumière et à un feu communs » (Histoire de Mürger, op. cit., p. 354).
145. Stendhal, «  Chez M.  de L’Étang  » [4  juillet 1832], dans Souvenirs d’égotisme, op. cit.,
p. 172.
146. À partir de 1895, Mallarmé propose aux Mardistes de venir plus tôt. Ses cartes de visite
portent désormais l’inscription : « Le Mardi de 4 à 7 ».
147. « Je lis ce matin dans Le Figaro l’article de Gayda. J’avais, à ce qu’il paraît, hier, chez moi,
tout Paris et dans ce Tout-Paris, des gens bien dûment brouillés et des ennemis qu’on ne salue pas.
Pauvre xxe  siècle, sera-t-il volé, s’il va chercher ses renseignements sur le xixe  siècle dans les
journaux  !  » (Edmond et Jules de Goncourt, Journal, éd. Robert Ricatte, op. cit., t.  II, p.  1129
[2 février 1885]).
148. Paul Alexis, « Souvenirs sur Flaubert », Le Voltaire, 14 mai 1880.
149. Juste Olivier, Paris en 1830, op. cit., p. 115-120 (16 juin 1830).
150. En réponse à une demande d’adhésion en bonne et due forme de M. de Lescure du 5 février
1867 (« J’ai souvent entendu parler de vos libres et cordiaux dîners de lundi, chez Magny, où vous
vous délassez, la ceinture dénouée, des fatigues de l’esprit par ses plaisirs. […] J’ai osé le désir et
l’espoir d’être admis, de temps en temps, en cadet littéraire de belle humeur, et qui sait au moins
chercher l’esprit où il se trouve, à ces agapes confraternelles. [Je suis] un homme qui ne demande
qu’à écouter ses aînés, qu’à admirer ses maîtres, […] tandis que pétille une conversation française
qui ne hait point d’être gauloise. […] Veuillez, mon cher maître, plaider [ma] cause, et dites-moi le
jugement rendu au dessert, par des hommes que je suis trop heureux de lire pour ne pas rechercher
le plaisir de les écouter. »), Sainte-Beuve oppose une fin de non-recevoir dans la lettre du 6 février
de la même année (Sainte-Beuve, Correspondance générale, éd. Alain Bonnerot, Privat, Toulouse,
1970, t. XVI, p. 84).
151. Philothée O’Neddy, « Pandæmonium », dans Feu et flamme, op. cit., p. 5.
152. Henri Murger romancier de la bohème, Paris, Grasset, coll. « La Vie de Bohème », 1928,
p. 58.
153. Julia Daudet, Souvenirs autour d’un groupe littéraire, Paris, Fasquelle, 1910, p. 46.
154. « Cette sorte d’interaction qui se produit, écrit Erving Goffman, lorsque des personnes se
rassemblent et collaborent ouvertement entre elles pour maintenir un centre d’intérêt unique,
typiquement en intervenant successivement dans une conversation  » (cité par Yves Winkin,
Anthropologie de la communication, Paris, Seuil, coll. « Sciences humaines », 2001, p. 173).
155. Mme Récamier, par exemple, organise la disposition des invités en cercles concentriques :
« Elle faisait former avec des sièges cinq ou six cercles assez distants l’un de l’autre ; les femmes
étaient assises, et les hommes, debout, circulaient entre les rangs. Elle conduisait les arrivants près
de leurs amis, essayant de former des groupes et de ne rassembler que des personnes liées par des
goûts communs » (Anne Martin-Fugier, La Vie élégante, op. cit., p. 169).
156. Histoire de Mürger, op. cit., p. 327. Les autres articles ne nous sont pas parvenus.
157. Edmond et Jules de Goncourt, Journal, éd. Robert Ricatte, op. cit., t.  II, p.  773 (3  avril
1878).
158. Ses bons rapports avec le roi comme Directeur des Musées Royaux lui auraient permis
d’expédier, chaque huitaine, depuis le château d’Eu en Normandie, «  quelque bourriche  »
d’huîtres, ce qu’il appelait sa « rente du dimanche » (Michel Salomon, Charles Nodier et le groupe
romantique, Paris, Librairie académique Perrin, 1908, p. 117).
159. Arsène Houssaye, Les Confessions, op. cit., t. I, p. 296.
160. J.-H. Rosny, Torches et lumignons, op. cit., p. 37.
161. Antoine Albalat, «  Les “Samedis” de José-Maria de Hérédia  », La Revue hebdomadaire,
4 octobre 1919, repris dans Souvenirs de la vie littéraire, Paris, Armand Colin, coll. « L’Ancien et
le Nouveau », 1993 (1920), p. 40.
162. André Gide, Si le grain ne meurt, Paris, Gallimard, 1928, p.  263. Sur l’importance
symbolique du thé et du tabac chez Mallarmé, voir l’article de Pascal Durand, « 89 rue de Rome.
Le Rituel des “Mardis” mallarméens  », Art & Fact, Revue des historiens de l’art, des
archéologues, des musicologues et des orientalistes de l’Université de Liège, n° 18, 1999, p. 113-
126.
163. La danse n’entre au programme des soirées de l’Arsenal que vers la fin de la Restauration,
chez Vigny que dans les années 1840, chez Leconte de Lisle qu’après la Commune de Paris. Le
théâtre de société n’est sollicité qu’en de rares occasions, par exemple quand Ephraïm Mikhaël
écrit le prologue pour une pièce d’Ourliac que les enfants de Mendès vont jouer chez lui.
164. Julia Daudet, Souvenirs autour d’un groupe littéraire, op. cit., p. 64-65.
165. Il faut noter ici l’exception du cénacle réaliste qui ne manquait pas d’entonner le chant
solennel de La Soupe au fromage dont Max Buchon avait écrit les paroles et Alexandre Schanne,
la musique. Jules Troubat parle d’une « Marseillaise du Réalisme » (Jules Troubat, Une Amitié à
la d’Arthez. Champfleury, Courbet, Max Buchon, Paris, Lucien Duc, 1900, p. 54).
166. Alfred Delvau, Histoire anecdotique des Cafés et Cabarets de Paris, op. cit., p. 8.
167. Sur cette distinction, voir Elisheva Rosen, « Le festin de Taillefer ou les “Saturnales” de la
monarchie de Juillet  », dans Claude Duchet (dir.), Balzac et La Peau de chagrin, Paris, Sedes,
1979, p. 115-126.
168. Arsène Houssaye, Les Confessions, op. cit., t. I, p. 307 et sq.
169. Marie Nodier, Souvenirs inédits, Archives Bied, f. 49, cité dans Vincent Laisney, L’Arsenal
romantique  : le salon de Charles Nodier, 1824-1834, Paris, Champion, coll. «  Romantisme et
modernités », 2002, p. 85. Marie Nodier rapporte ce commentaire de Nodier à propos de ces jeux
littéraires : « Quand l’intelligence de ces messieurs sort de là […] elle doit être fraîche comme la
rose, car pendant la durée de ce petit travail, elle a certainement joui d’un repos bien complet – ce
qui m’étonne, c’est qu’elle en sorte ! »
170. Victor Hugo, « Portefeuille poétique », dans Œuvres complètes, éd. Jean Massin, Paris, Le
Club Français du Livre, 1967-1971, t. III, p. 1094.
171. Antoine Fontaney, Journal intime, op. cit., p.  16. Si l’on en croit le diariste, Deschamps
était encore plus amateur de calembours que Hugo : « Samedi 26 mai – chez Victor Hugo, à dîner,
Émile a fait des milliers de calembours, puis il a conté une histoire drôle, celle de l’anglaise qui
veut que le médecin coupe la tête à son père, de peur qu’il ne soit enterré » (ibid., p. 43).
172. En 1878, l’éditeur des naturalistes lança l’idée d’un bal masqué naturaliste. Le projet
n’aboutit pas mais fut suffisamment avancé pour que Huysmans s’en préoccupât : « Il est convenu
avec Zola que nous allons faire les personnages de L’Assommoir. Hennique fera Mes-Bottes,
Céard Poisson, Maupassant Boche, moi Coupeau. […] Mme Zola voudrait se mettre en Gervaise,
une Gervaise de fantaisie […]. Tout ça n’est pas commode. Je ne sais comment m’arranger, moi,
parce qu’au fond, il est impossible d’arriver en vrai costume de zingueur – au bout d’une heure, on
aurait l’air d’un voyou dans un salon. » (Lettre à Théo Hannon du 16 mars 1878, dans Joris-Karl
Huysmans, Lettres à Théodore Hannon, éd. Pierre Cogny et Christian Berg, Saint-Cyr-sur-Loire,
Christian Pirot, 1985, p. 124-125).
173. Théophile Dondey, Lettre inédite de Philothée O’Neddy sur le groupe littéraire romantique
dit des Bousingos, Bassac, Plein Chant, 1993 (1862), p. 13.
174. Benedetta Craveri, L’Âge de la conversation, trad. Éliane Deschamps-Pria, Paris,
Gallimard, 2002  ; Marc Fumaroli, Trois Institutions littéraires, Paris, Gallimard, coll.
«  Folio/Histoire  », 1994  ; Emmanuel Godo, Une Histoire de la conversation, Paris, P.U.F., coll.
« Perspectives littéraires », 2003 ; Alain Vaillant, L’Histoire littéraire, Paris, Armand Colin, coll.
« U », 2010.
175. Voir Corinne Saminadayar-Perrin, Le Discours du journal. Rhétorique et médias au
e
xix   siècle (1836-1885), Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, coll. «  Le
e
xix  siècle en représentation(s) », 2007.

176. Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Paris, Garnier Flammarion, 1987, t. II,
p. 303-304.
177. Stendhal, Lettres de Paris par le petit-fils de Grimm, éd. José-Luis Diaz et Henri
Martineau, Paris, Le Sycomore, 1983, p. 59.
178. Alfred de Vigny, Journal d’un poète, recueilli et publié par Louis Ratisbonne, Éditions
d’Aujourd’hui, coll. « Les introuvables », 1981 (1885), p. 42.
179. Sainte-Beuve, «  [compte rendu] Souvenirs de soixante années  », Le Constitutionnel,
18  août 1862, repris dans Stendhal, Paris, Presses Universitaires de Paris-Sorbonne, coll.
« Mémoire de la critique », 1996, p. 388.
180. Juste Olivier, Paris en 1830, op. cit., p. 93 (mercredi 9 juin 1830).
181. Henri de Régnier, Les Cahiers inédits, op. cit., p. 389-390 (mai 1894). Voici la suite de la
citation : « Pour que la causerie soit utile, il faudrait qu’elle s’abstienne de l’anecdote, qu’elle reste
une sorte d’arabesque verbale autour de l’idée plutôt que du fait […]. Le défaut de la causerie
mondaine, c’est qu’on ne juge pas les hommes et les faits, on les énumère, on les commente
superficiellement. C’est ce que le décalquage serait au dessin. Il y aurait de la beauté, pourtant, à
des esquisses parlées, à des caricatures vivantes et nettes, à des déductions ingénieuses. Ce serait
de la grande causerie, préparation sur une toile imaginaire du tableau possible, linéament de la
future ressemblance. »
182. Germaine de Staël, De l’Allemagne, éd. Simone Balayé, Paris, Garnier Flammarion, 1991
(1800), p. 102.
183. Ibid., p. 59.
184. On lira avec profit l’importante théorie d’ensemble développée par Alain Vaillant à ce sujet
qui fait du xixe siècle le lieu d’un changement de paradigme organisationnel et formel qui aurait
produit une complète redéfinition de la ratique littéraire  : la «  littérature-discours  » aurait été le
modèle rhétorique dominant tout au long de l’Ancien Régime, et se serait fondée sur la maîtrise de
la parole. La « culture mondaine de l’interlocution » se jouait principalement dans la sphère d’une
parole privée. Avec la formation d’un espace public et parallèlement avec l’émergence d’un
système de production et de circulation de l’imprimé, un nouveau modèle l’aurait progressivement
emporté, nommé « littérature-texte », dans lequel le discours littéraire, de médiation, est devenu un
objet médiatisé. La période romantique serait un moment d’anomie entre ces modèles (Alain
Vaillant, «  Pour une histoire de la communication littéraire  », Revue d’Histoire littéraire de la
France, 2003-3, p. 549-562).
185. Emmanuel Godo, Une Histoire de la conversation, op. cit., p. 213.
186. Étienne-Jean Delécluze, Journal 1824-1828, éd. Robert Baschet, Paris, Grasset, 1948,
p. 307-308 (le 6 février 1826).
187. Virginie Ancelot, Un salon de Paris, de 1824 à 1864, Paris, Dentu, 1866, p. 95.
188. Sophie Gay, « Nécrologie. La conversation », Musée des familles, n° 1, 1834, p. 333.
189. Paul Stapfer, Victor Hugo à Guernesey. Souvenirs personnels, Paris, Société Française
d’Imprimerie et de Librairie, 1905 (rééd. dans Victor Hugo, Œuvres complètes, op. cit., t.  XIII,
p. 1131).
190. «  Nos promenades, se souvient Paul Chenay, étaient une source toujours nouvelle de
conversations ou plutôt de conférences. […] Les sujets les plus simples, les incidents les plus
fortuits lui étaient prétextes à de savantes explications. » (Paul Chenay, Victor Hugo à Guernesey.
Souvenirs inédits de son beau-frère Paul Chenay, Paris, Félix Juven, 1902, p. 57) ; « J’ai entendu
bien des causeurs, témoigne encore Jules Claretie, délicieux et troublants comme Renan, attirants
comme Sainte-Beuve, ou spirituels et originaux, d’une finesse qui allait jusqu’à la puissance,
comme Gavarni : je n’en ai pas entendu de plus extraordinaire que Victor Hugo » (Jules Claretie,
Victor Hugo. Souvenirs intimes, Paris, Librairie Molière, 1902, p. 117).
191. Théodore de Banville, Petites études. Mes Souvenirs, Victor Hugo, Henri Heine, Théophile
Gautier, Honoré de Balzac…, Paris, Charpentier, 1882, p. 452. Même témoignage, dix ans plus tôt,
chez Balzac  : « Victor Hugo est un homme excessivement spirituel  ; il a autant d’esprit que de
poésie. Il a la plus ravissante conversation, un peu à la Humboldt, mais supérieure et admettant un
peu plus le dialogue. » (Lettre d’Honoré de Balzac à Mme Hanska du 3 juillet 1840, dans Lettres à
Mme Hanska, éd. Roger Pierrot, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1990, t. II, p. 212.)
192. Sainte-Beuve, Mes Poisons. Cahiers intimes inédits, éd. Victor Giraud, Paris, Plon, 1926,
p. 44.
193. Jules Claretie, Victor Hugo. Souvenirs intimes, op. cit., p. 117.
194. Peut-être le Causerie et causeurs (Talk and Talkers) de Robert-Louis Stevenson (1882) est-
il ce qui se rapproche le plus d’un traité de causerie en cénacle ?
195. Honoré de Balzac, Illusions perdues, dans La Comédie humaine, éd. Pierre-Georges
Castex, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1977 (1839), p. 320.
196. Dujardin est sans illusion sur la valeur des propos enregistrés de mémoire, tout du moins,
en ce qui concerne Mallarmé  : «  le sténographe invisible, ou mieux le microphone enregistreur
soigneusement dissimulé qui eût été nécessaire aurait inévitablement réduit à l’état de cendres
cette vie vivante. » (Édouard Dujardin, Mallarmé par un des siens, Paris, Messein, 1936, p. 6.)
197. Lorsqu’on met en vis-à-vis les conversations réelles qui se sont tenues en cénacle et les
conversations cénaculaires telles que nous les ont rapportées les mémorialistes ou réinventées les
romanciers, on ne peut qu’être frappé du contraste. Ici, des échanges littéraires d’une densité
exceptionnelle, réunissant, dans une fervente émulation, les acteurs de premier plan de l’histoire
intellectuelle. Là, des discussions décousues, brassant des sujets très divers, tour à tour frivoles et
sérieuses, rassemblant deux ou trois écrivains connus, et une poignée de personnalités secondaires.
Disons-le franchement, les prélèvements opérés sur les journaux intimes, eu égard aux attentes
supposées, sont plutôt décevants. Faut-il les compléter, pour accroître notre connaissance de la
parole cénaculaire, par les témoignages rétrospectifs sur lesquels se sont appuyés, en priorité,
nombre d’historiens de la littérature  ? Certains exemples, comme les Mémoires inédits de
Guttinguer publiés par Léon Séché et les Souvenirs publiés tardivement par Delécluze sur son
Grenier, donnent à lire et à voir, de manière exemplaire, la conversation de cénacle telle qu’on la
rêve ou l’imagine : présence de la quasi-totalité des figures majeures du moment, centrage de la
discussion sur les enjeux esthétiques fondamentaux de l’heure, formules mémorables, etc. Or, ces
pièces sont un trompe-l’œil. Il s’agit, dans chaque cas, d’une reconstitution tardive mais habile,
d’un savant montage réalisé après-coup et, dans le cas de Delécluze, à partir d’extraits de textes
publiés : les mémorialistes s’en sont servis pour donner l’illusion d’une sténographie sur le vif.
198. Les plus sensibles sont indiquées en note. Pour effectuer l’harmonisation, nous avons
adopté les conventions suivantes, utilisées par les auteurs eux-mêmes  : liste des personnages
présents par ordre de prise de parole, répétition systématique de l’interlocuteur, insertion de
didascalies en italiques  ; à quoi nous avons ajouté  : l’introduction du signe […] quand on passe
d’un temps de conversation à un autre (ce temps est indiqué par un blanc, ou par un trait dans le
manuscrit, ou par un retour à la ligne, dans les textes originaux), et nous avons restitué les noms
avec leur orthographe non simplifiée (ex : « dodé » redevient Daudet).
199. Étienne-Jean Delécluze, Journal, op. cit., p. 417-421.
200. Étienne-Jean Delécluze, Souvenirs de soixante années, Paris, Michel Lévy Frères, 1862,
p. 543.
201. Les cénacles romantiques n’ont guère bénéficié, à l’exception de ce cénacle, de ce type de
retranscriptions. Le Journal d’Antoine Fontaney ne débute qu’en août 1831 et ne concerne qu’un
Arsenal largement mondanisé  ; le Cahier vert de Sainte-Beuve ne se met à recenser des
conversations qu’ultérieurement et les Carnets de voyage de Charles Weiss ne proposent que de
rares et laconiques « minutes » sur les années 1827 à 1829. La seule exception est due à Étienne-
Jean Delécluze. Le critique du Journal des débats s’est attelé dès 1824 à la transcription de tout ce
qu’il entendait à ses Dimanches.
202. Delécluze ne semble pas avoir réalisé, dans le moment où il y assistait, l’intérêt de ce qui –
 littérairement et intellectuellement – se jouait chez lui. Ce n’est que beaucoup plus tard, lorsque
les jeux furent joués, autrement dit, quand le romantisme l’eut emporté et que la figure de Stendhal
fut montée au zénith, que l’hôte de la rue Chabanais se rendit compte du moment historique dont il
avait été le « témoin ». On en veut pour preuve les extraits de conversation de ses Dimanches que
l’on peut lire dans ses Souvenirs (1862), extraits ajoutés quarante ans après les faits, qui sont en
fait le résultat d’un montage élaboré à partir d’extraits du Racine et Shakespeare, coupés, recousus,
puis scénographiés sous forme de dialogue de manière à apparaître aux yeux du lecteur comme des
échanges saisis dans le feu de l’action (voir Vincent Laisney, « Les conversations de Stendhal avec
Delécluze », dans L’Art de la parole vive. Paroles chantées et paroles dites à l’époque moderne,
études réunies par Stéphane Hirschi, Élisabeth Pillet, Alain Vaillant, Presses Universitaires de
Valenciennes, 2006, p. 87-96.).
203. Joseph de Maistre, Les Soirées de Saint-Pétersbourg, ou Entretiens sur le gouvernement
temporel de la Providence, suivis d’un Traité sur les sacrifices, Paris, Rusand, 1822. Il y a, en ce
mois de février  1827, une actualité maistrienne du fait de la publication récente (adaptation
française) de l’ouvrage de Hermann Joseph Schmitt (Rédemption du genre humain, annoncée par
les traditions et les croyances religieuses, figurée par les sacrifices de tous les peuples, ouvrage
qui sert d’appendice aux « Soirées de Saint-Pétersbourg », Paris, J.-J. Blaise, 1827), qui reprend et
développe les idées de Joseph de Maistre.
204. Rappelons que la première électrolyse par courant continu date de 1800.
205. Juste Olivier, Paris en 1830, op. cit., p. 133-142 (et passim).
206. Ibid., p. 67 (mercredi 2 juin 1830).
207. À noter que des bribes de conversation lui reviennent souvent le lendemain et le
surlendemain. Nous avons pris la liberté de les réintégrer dans la conversation à l’endroit où elles
auraient dû prendre place.
208. L.-M. Fontan, auteur dramatique, avait été écroué à Sainte-Pélagie le 15  avril 1830 pour
avoir écrit un article contre le roi (« Le Mouton enragé »).
209. Belshazzar’s Feast, œuvre de John Martin, exposée en 1821.
210. L’expression nous vient des Goncourt (Journal, éd. Robert Ricatte, op. cit., t.  I, p.  997
[17 août 1863]).
211. Ibid., p. 974-977.
212. Ibid., p. 887 (22 novembre 1862).
213. Ibid.
214. Ibid., t.  II, p.  107 (4  septembre 1867). En 1872, dans une interview à L’Écho de Paris,
Edmond de Goncourt affirme que les « conversations données par [lui] […] sont pour ainsi dire
des sténographies, reproduisant non seulement les idées des causeurs, mais le plus souvent leurs
expressions », qu’il n’a prêté aucune parole aux convives qu’ils n’auraient pas dites et que, de ce
point de vue, ces morceaux sont des «  documents pour l’histoire intellectuelle du siècle  ». En
vérité, rares sont les procès-verbaux où les Goncourt n’ajoutent pas leur grain de sel.
215. Rappelons que le Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie était sorti le 18 juin, ce qui
explique que les hommes du Magny en parlent avec autant d’excitation.
216. J.-H. Rosny, Journal. Cahiers 1880-1897, éd. Jean-Michel Pottier, Tusson (Charente), Du
Lérot, coll. « D’après nature », 2008, p. 75-79.
217. Il faut supposer qu’entre-temps Daudet a quitté le Grenier ; ce qui est vraisemblable, étant
donné son état de santé calamiteux à ce moment-là.
218. Jean-Paul Goujon, « Inédit : Jean de Tinan, Chez Mallarmé », Littératures, Toulouse, n° 20,
printemps 1989, p. 189-196.
219. Nous avons pris la liberté d’agglomérer son rapport à celui de Tinan (Henri de Régnier, Les
Cahiers inédits, op. cit., p. 373) pour donner un aperçu plus large de la causerie de cette soirée. Les
morceaux de Régnier sont placés entre crochets.
220. Camille Mauclair, Eleusis. Causeries sur la cité intérieure, Paris, Perrin et Cie, 1894 (livre
inspiré des causeries de Mallarmé).
221. Allusion à un projet de publier un nouveau Parnasse contemporain.
222. Concours littéraire mensuel lancé en 1892 et doté d’un prix de poésie.
223. Il s’agit du fils de Villiers de L’Isle-Adam.
224. Mallarmé est en effet né au 12, rue passage Laferrière, mais Hugo a été pris en flagrant
délit d’adultère non pas dans ce passage mais dans le Passage Saint-Roch le 3 juillet 1845.
225. Sainte-Beuve, «  Madame de Sévigné  », dans Critiques et portraits littéraires, Paris,
Renduel, 1832, vol. 1, p.  27. «  Nous avons peine, en 1829, avec nos habitudes d’occupations
positives, à nous représenter fidèlement cette vie de loisir et de causerie. […] Les journées pour
nous se passent en études, les soirées en discussions sérieuses ; de conversations à l’amiable, de
causerie, peu ou point. »
226. Lettre d’Antoine Fontaney à Alfred de Vigny du 20 février 1831, Correspondance d’Alfred
de Vigny, éd. Madeleine Ambrière, Paris, P.U.F., 1989, t. II, p. 46.
227. Sainte-Beuve, « Madame Récamier », Le Constitutionnel, 26 novembre 1849, repris dans
Causeries du Lundi, Paris, Garnier, [s.d.], t. I, p. 121.
228. Ibid., p. 63, note 23.
229. Henri de Régnier, Cahiers inédits, op. cit., p. 373 (février 1894).
230. Étienne-Jean Delécluze, Journal, op. cit., p. 104 (mardi 12 janvier 1824).
231. Celui-ci constate le mardi 2 janvier 1827 : « Ce petit club est assez agréable et c’est une
distraction à laquelle je tiens beaucoup. Mais les conversations ont peu d’intérêt et fournissent peu
matière à réflexion. Le résultat de leur entretien est à peu près nul. Nous sommes ordinairement
une douzaine, c’est trop. La conversation est toujours flottante et indécise. Les bonnes causeries se
font à trois ou quatre tout au plus, parce qu’on varie moins de sujets, et elles deviennent
excellentes ou, au moins, profitables, quand on a un sujet déterminé que l’on traite à fond. » (Ibid.,
p. 359.)
232. C’est si vrai que, après avoir nourri toutes ses conversations, c’est l’actualité qui est le
prétexte des poèmes critiques des Divagations publiés en 1897.
233. Edmond et Jules de Goncourt, Journal, éd. Robert Ricatte, op. cit., t.  I, p.  975 (22  juin
1863). Il s’agit des Mémoires de Jean Paille, restées à l’état d’ébauche.
234. Henri de Régnier, Les Cahiers inédits, op. cit., p. 113 (mercredi 11 janvier 1888).
235. Ibid., p. 198.
236. Juste Olivier, Paris en 1830, op. cit., p. 162 (30 juin 1830).
237. 5  décembre 1824  : «  Ma petite société, qui était si agréable il y a deux ans, est détruite.
Tant que l’amitié a été la base de ces réunions, tout ce qui se disait de spirituel me faisait un vrai
plaisir. […] Aujourd’hui mon cabinet est devenu un théâtre, et les Trissotins romantiques s’y sont
traités selon leur mérite. » (Étienne-Jean Delécluze, Journal, op. cit., p. 31)
238. Ibid., p. 165 (23 mars 1825).
239. Ibid.
240. François Coppée, Mon Franc parler, Paris, Lemerre, 1895, vol. III, p. 63.
241. 13 mars 1825 : « Beyle, par son babil et ses paradoxes, étourdit et ennuie tous mes jeunes
gens » (Étienne-Jean Delécluze, Journal, op. cit., p. 151).
242. Étienne-Jean Delécluze, Souvenirs de soixante années, op. cit., p. 233.
243. Lettre de Victor Pavie à son père du 14  novembre 1829, citée dans André Pavie,
Médaillons romantiques, Paris, Émile-Paul, 1909, p. 52.
244. Marie Nodier, Souvenirs inédits, Archives Bied, f. 49, citée dans Vincent Laisney,
L’Arsenal romantique, op. cit., p. 85.
245. Mme Ancelot, « Le Salon de Charles Nodier à l’Arsenal », dans Les Salons de Paris. Foyers
éteints, Paris, Jules Tardieu, 1858, p. 137.
246. Antoine Fontaney, Journal intime, op. cit., p. 137 (28 avril 1832).
247. Mme Ancelot, « Le Salon de Charles Nodier à l’Arsenal », dans Les Salons de Paris. Foyers
éteints, op. cit., p. 137.
248. Antoine Fontaney, Journal intime, op. cit., p.  143 (26  mai 1832). Rose Rovel, jeune
poétesse débutante venait de publier des Poèmes, Marines et Voyages (Levavasseur, 1832).
249. Ibid., p. 44 (jeudi 22 septembre 1831). La scène a lieu chez Mme Dorval.
250. Ibid., p. 159 (30 juin 1832).
251. Eugène Dupréel, «  Le Problème sociologique du rire  », dans Essais pluralistes, Paris,
P.U.F., 1949, p. 41.
252. « Tous ces jeunes gens étaient pris d’une sorte de mutisme religieux. Cela désolait père qui
s’ingéniait à les faire parler […]  », cité par Henri Mondor, Vie de Mallarmé, Paris, Gallimard,
1941, p. 425.
253. Henri de Régnier, cité ibid., p. 425.
254. Édouard Dujardin, Mallarmé par un des siens, op. cit., p. 78.
255. Henri de Régnier, Figures et caractères, Paris, Mercure de France, 1901, p.  120. On est
loin du «  rire sonore  » de Heredia qui, selon Arthur Symons, détonnait dans le salon de
Mallarmé… (Camille Mauclair, Servitude et grandeur littéraires, Paris, Ollendorff, 1922, p.  89-
90).
256. Cité par Henri Mondor, Vie de Mallarmé, op. cit., p. 655.
257. Lettre (inédite) de Henri de Régnier à Pierre Louÿs du 31 janvier 1895 (copie aimablement
transmise par Jean-Paul Goujon).
258. Voir Alain Vaillant (dir.), L’esthétique du rire, Presses universitaires de Paris Ouest, 2013.
259. L’expression est employée par les Goncourt à propos de Sainte-Beuve (Journal, éd. Robert
Ricatte, op. cit., t. I, p. 985) : « Il attrape, il saisit, il avale à la hâte, happe au vol vos idées, vos
mots, votre science, sans rien savoir ni rien digérer. […] Un suceur de conversations. » (6 juillet
1863.)
260. Alphonse Daudet, « Un Livre » [compte rendu du tome II du Journal des Goncourt], Le
Figaro, 21 octobre 1887.
261. Ibid.
262. Edmond et Jules de Goncourt, Journal, éd. Robert Ricatte, op. cit., t.  III, p.  179 (jeudi
22 novembre 1888).
263. Vincent Laisney, « “Le plus grand critique moderne et de tous les temps”. Goethe, maître
de Sainte-Beuve », dans Jean-Pierre Bertrand et Anthony Glinoer (dir.), Sainte-Beuve. Le sens du
moderne, Toronto, Centre d’études du xixe siècle Joseph Sablé, 2008, p. 37-51.
264. Ce n’est pas un hasard si Alphonse Daudet intitule son compte rendu sur le Journal des
Goncourt «  Un Livre  »  ; il marque ainsi le fait que, désormais, la parole sténographiée a valeur
livresque.
265. Pour ne s’être pas surveillés, Taine, Renan et bien d’autres s’en mordirent les doigts. Lettre
de Taine à Goncourt de 1887  : «  Quand je causais avec vous et devant vous, c’était sub rosa,
comme disait notre pauvre Sainte-Beuve. […] Je ne veux être responsable que de ce que j’ai écrit,
avec réflexion, en vue de publier.  » (citée par André Billy, Vie des Frères Goncourt, Paris,
Flammarion, 1956, t. III, p. 82.)
266. Edmond et Jules de Goncourt, Journal, éd. Robert Ricatte, op. cit., t.  II, p.  1204
(12 décembre 1885).
267. Les Amours du chevalier de Faublas (1787-1790) est un roman libertin écrit par Jean-
Baptiste Louvet de Couvray.
268. Alphonse Daudet, « Un Livre », art. cit.
269. Julia Daudet, Souvenirs autour d’un groupe littéraire, op. cit., p.  109 (noté le 18  avril
1882). Les Rois en exil, adapté du roman éponyme (1879) est une comédie en 5 actes, arrangée par
Paul Delair et C. Coquelin, et jouée pour la première fois au Théâtre du Vaudeville le 1er décembre
1883, soit un an et demi après sa lecture en petit comité devant Gambetta, Henry Céard, le Docteur
Charcot, Théodore de Banville, Philippe Burty, Edmond de Goncourt, Édouard Drumont et
Georges Charpentier.
270. Alfred de Musset, « Réponse à M. Charles Nodier », dans Poésies nouvelles, éd. Patrick
Berthier, Paris, Gallimard, coll. « Poésies », 1976 (1843), p. 406.
271. Alexandre Dumas, Mes Mémoires, éd. Pierre Josserand, Paris, Robert Laffont, coll.
« Bouquins », 1989 (1852-1854), t. II, p. 521. Ce « cercle ordinaire » est composé, selon Dumas,
de Lamartine, Hugo, Vigny, Jules de Rességuier, Sainte-Beuve, Jules Lefebvre, le baron Taylor,
Alfred et Tony Johannot, Louis Boulanger, Auguste Jal, Désiré Laverdant, Alexandre Bixio,
Amaury Duval, Francis Wey, etc. (Pour une autre description, voir t. I, p. 961.)
272. Lettre de Sainte-Beuve à Lamartine du 5 janvier 1829, dans Sainte-Beuve, Correspondance
générale, op. cit., t. I, p. 122. Nous soulignons.
273. Jürgen Habermas, L’Espace public. Archéologie de la publicité comme dimension
constitutive de la société bourgeoise, trad. M. B. de Launay, Paris, Payot, 1992 (1962), p. 44.
274. Antoine Lilti, Le Monde des salons, op. cit.
275. Honoré de Balzac, « Des salons littéraires et des mots élogieux », La Mode, 20 novembre
1830, repris dans Œuvres diverses, op. cit., t. II, p. 1543-1547.
276. Sainte-Beuve, « Des soirées littéraires ou Les Poètes entre eux », dans Paris ou Le Livre
des Cent-et-un, Ladvocat, t.  II, 1832, repris dans Portraits littéraires, éd. Gérald Antoine, Paris,
Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1993, p. 298.
277. Étienne-Jean Delécluze, Journal, op. cit., p. 247.
278. Lettre de Victor Pavie à son frère du 6  décembre 1828, dans André Pavie, Médaillons
romantiques, op. cit., p.  49-51. Dans ses souvenirs, Victor Pavie parle de «  ces lectures si
fréquentes du poète aux habitués de son foyer. » (Œuvres choisies, t. II : Souvenirs de jeunesse et
revenants, poésies, Paris, Perrin, 1887, p. 194.)
279. Charles Nodier, Histoire du Roi de Bohême et de ses sept châteaux, Paris, Delangle frères,
1830 (rééd. fac. sim., Paris, Plasma, 1979, p. 501).
280. Voir infra, l’accueil réservé aux jeunes poètes par le maître de l’Arsenal.
281. Stendhal, Racine et Shakespeare, éd. Roger Fayolle, Paris, Garnier Flammarion, 1970,
p. 88.
282. Ibid., p. 89.
283. Ce qui ne veut pas dire que les cénacliers n’y aient pas cédé quelquefois. Encore peu sûrs
de leur valeur, on a ainsi vu les jeunes romantiques royalistes de 1820 parader à la Société des
Bonnes-Lettres et dans les salons du faubourg Saint-Germain. Alfred de Vigny, par exemple, fait
des lectures poétiques dans le salon de la comtesse de Baraguey d’Hilliers pour assurer la
promotion d’Éloa (voir Sophie Marchal, « Les salons et le clientélisme littéraire : le cas Vigny »,
art. cit.).
284. La lecture par Musset de ses Contes d’Espagne et d’Italie, à l’Arsenal, constitue une
exception, puisque Musset, se souvient Dumas, «  au lieu de lire quelques pièces, lut tout le
volume » (Alexandre Dumas, Mes mémoires, op. cit., t. II, p. 521).
285. « Les poètes se réunissent pour se lire leurs vers et se faire part mutuellement de leurs plus
fraîches prémices », écrit Sainte-Beuve dans son grand article sur les « Soirées littéraires », art. cit.
286. Pierre Bourdieu, «  Les rites d’institution  », dans Langage et pouvoir symbolique, Paris,
Seuil, coll. « Points », 2001, p. 175-186.
287. Alain Viala, « Préface » de Pierre Rajotte (dir.), Lieux et réseaux de sociabilité littéraire au
Québec, Québec, Nota Bene, 2001, p. 9.
288. « J’entends encore, comme si j’y étais, Victor Hugo émettre sur son art les théories dont je
retrouvai plus tard le développement dans la préface de Cromwell  », se souvient Amaury-Duval
(Souvenirs, Plon, 1885, p.  17). La scène se passe chez Nodier. Autre souvenir, celui de Sainte-
Beuve  : la lecture, cette fois, se déroule au foyer de l’auteur  : «  Chez Victor Hugo, un soir que
celui-ci nous lisait la Préface de Cromwell, Chênedollé avait écouté en silence avec une admiration
qui m’avait paru un peu étonnée. » (Chateaubriand et son groupe littéraire sous l’Empire : cours
professé à Liége en 1848-1849, Paris, Garnier frères, 1861, p. 251).
289. Ferdinand-Jean Denis, Journal (1829-1848), éd. Pierre  Moreau, Fribourg, Hess / Paris,
Plon, 1932, p. 40.
290. Lettre de Gérard de Nerval à Sainte-Beuve de 1832, dans Œuvres complètes, éd. Claude
Pichois, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1989, t. I, p. 1285.
291. Sainte-Beuve, « Aloïsius Bertrand  », La Revue des deux Mondes, 24  juillet 1842, repris
dans Portraits littéraires, éd. Gérald Antoine, Paris, Robert Laffont, coll. «  Bouquins  », 1993,
p. 590.
292. Victor Pavie, Œuvres choisies, op. cit., p. 147.
293. Adèle Hugo, Victor Hugo raconté par Adèle Hugo, Paris, Plon, coll. « Les Mémorables »,
1985 (1863), p. 430. On y apprend au passage que les poésies de Joseph Delorme ont été lues dans
le salon de Victor Hugo.
294. Ibid.
295. Ibid.
296. Ibid.
297. Édouard Turquety est né à Rennes le 21 mai 1807 et mort à Paris en 1867. Dans la lignée
de Lamartine, il passe du romantisme lyrique, dans ses Esquisses poétiques de 1829, à la poésie
religieuse, mais de manière plus fervente et complète que chez l’auteur des Harmonies, et que
Laprade après lui.
298. Émile Souvestre, «  Souvenir. Un nouveau poète  », Le Lycée armoricain, 1829, vol. 14,
p. 315-321.
299. Frédéric Saulnier, La vie d’un poète. Édouard Turquety (1807-1867), Paris, J.  Gervais  ;
Nantes, E. Grimaud, 1885, p. 91.
300. Anne Martin-Fugier, La Vie élégante, op. cit., p. 169.
301. Lettre de Hugo de juin 1829, citée par Frédéric Saulnier, La vie d’un poète, op. cit., p. 67.
302. Lettre d’Édouard Turquety à sa mère du mercredi 1er juillet 1829 (ibid., p. 71).
303. Lettre d’Émile Deschamps de juillet 1829 (ibid., p. 72).
304. Lettre de Turquety à sa mère du 19 juillet 1829 (ibid., p. 82). Après moult tergiversations,
Turquety publiera finalement son recueil, contre l’avis de ses amis, sans préface.
305. Louis-Xavier de Ricard, Petits mémoires d’un Parnassien, éd. Michael Pakenham, Paris,
Lettres modernes, coll. « Avant-siècle », 1967, p. 90.
306. Henri de Régnier, Cahiers inédits, op. cit., p. 400 (août 1894).
307. Fidus [Robert de La Sizeranne], « Silhouettes contemporaines : M. Louis Bertrand », Revue
des deux Mondes, 15 juin 1921, p. 801.
308. Sully Prudhomme, Testament poétique, Paris, Lemerre, 1901, p. 22.
309. Julia Daudet, Souvenirs autour d’un groupe littéraire, op. cit., p. 37.
310. Henri de Régnier, Les Cahiers inédits, op. cit., p. 155.
311. Lettre de Charles Baudelaire à Catulle Mendès du 3 septembre 1865 (Correspondance, éd.
Claude Pichois, Paris, Gallimard, coll. «  Bibliothèque de la Pléiade  », 1973, t.  II, p.  526). Ces
lectures, organisées par Mendès (fondateur de La Revue fantaisiste) étaient chapeautées par
Leconte de Lisle.
312. Louis Ulbach [article nécrologique], Paris-Magazine, 8 septembre 1867 (cité par Graham
Robb, La poésie de Baudelaire et la poésie française 1838-1852, Paris, Aubier, 1993, p. 91).
313. Théophile Gautier, «  Charles Baudelaire  » (Notice précédant Les Fleurs du mal, Paris,
Michel Lévy Frères, 1868, p. 1-2).
314. Paul Alexis et Émile Zola, Émile Zola. Notes d’un ami. Avec des vers inédits d’Émile Zola,
préface de René-Pierre Colin, Paris, Maisonneuve & Larose, 2001 (1882), p. 184.
315. Ibid.
316. Edmond de Goncourt y sacrifie parfois, comme le 6  avril 1881, lorsqu’il choisit le
logement de son ami De Nittis pour lire La Faustin en présence des couples Zola, Daudet,
Charpentier et Heredia.
317. Edmond et Jules de Goncourt, Journal, éd. Robert Ricatte, op. cit., t.  II, p.  720
(17 décembre 1876).
318. «  Rimbaud, qui n’avait presque pas été au théâtre, ni reçu aucun enseignement de la
diction, lisait ses vers sans emphase et sans éclats de voix, avec quelque chose de convulsif, ainsi
qu’un enfant qui raconte un gros chagrin, dans une sorte de hâte  », témoigne Ernest Delahaye
(« Étude sur Arthur Rimbaud », Le Sagittaire, août 1900).
319. Épisode narré par Rodolphe Darzens dans la préface du Reliquaire (1891). Jean-Jacques
Lefrère, dans sa biographie d’Arthur Rimbaud (Fayard, 2001, p.  397) en propose une version
remaniée que nous citons.
320. Laurent Tailhade, Quelques fantômes de jadis, Paris, L’Édition française illustrée, 1920,
p. 145.
321. Edmond Bonniot, « Les Mardis de Mallarmé », Les Marges, 10 janvier 1936, p. 113.
322. Si l’on se réfère aux notes du Livre, la lecture aurait dû assembler un petit nombre
d’assistants et, parmi eux, le Lecteur, ou opérateur de la cérémonie, c’est-à-dire Mallarmé lui-
même ; celui-ci aurait tiré d’un ensemble de vingt volumes des textes qu’il aurait lus et commentés
au cours de la soirée, distribuée en deux parties d’une heure environ, séparées par un entracte.
Ainsi Mallarmé concevait-il ses «  Séances d’interprétation du Livre  », plus rêvées, on l’aura
compris, que réalisables. (Voir Jacques Scherer, Le « Livre » de Mallarmé, Paris, Gallimard, 1978,
et Patrick Besnier, Mallarmé, le théâtre de la rue de Rome, Paris, Éditions du Limon, 1998, p. 74.)
323. Certains cénacles moins structurés que les autres s’en rapprochent davantage – on songe au
Cercle zutique – qui ne parviennent pas à s’imposer dans le champ en raison de leur inorganisation
interne : la cohésion, exclusivement négative, les fait tenir quelques mois, mais guère au-delà.
troisième partie Le cénacle en mouvement
1. Charles Baudelaire, « Conseils aux jeunes littérateurs », L’Esprit public, 15 avril 1846, repris
dans Écrits sur la Littérature, éd. Jean-Luc Steinmetz, Paris, Le livre de poche, coll.
« Classiques », 2005, p. 79.
2. Honoré de Balzac, Illusions perdues, dans La Comédie humaine, éd. Pierre-Georges Castex,
Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1977 (1839), t. V, p. 320.
3. Edmond et Jules de Goncourt, «  Préface  » dans Journal. Mémoires de la vie littéraire, éd.
Robert Ricatte, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1989, t. I, p. XLII.
4. Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique. Tome I : Théorie des ensembles pratiques,
Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 1960.
5. On se réfère ici au compte rendu qu’en donnent Didier Anzieu et Jacques-Yves Martin dans
La Dynamique des groupes restreints, Paris, P.U.F., coll. « Le psychologue », 1979, p. 24.
6. Jacques Chevallier, «  L’analyse institutionnelle  », dans L’Institution, Paris, P.U.F., 1981,
p. 60.
7. Michael P. Farrell, Collaborative Circles. Friendship Dynamics and Creative Work, Chicago,
Chicago University Press, 2001. Par collaborative circle, il faut entendre un groupe primaire
(primary group) de pairs qui partagent des préoccupations similaires et qui, au cours de périodes
longues de dialogue et de collaboration, négocient une vision commune qui guide leur travail.
8. Rémy Ponton, « Programme esthétique et accumulation de capital symbolique. L’exemple du
Parnasse  », Revue française de sociologie, t. 14, n°  3, 1973, p.  202-220  ; Joseph Jurt, «  Les
mécanismes de constitution de groupes littéraires  : l’exemple du symbolisme  », Neophilologus,
n° 70, 1986, p. 20-33.
9. Maria Rogers recourt à des subdivisions plus conventionnelles dans son étude de cas sur le
groupe des Batignolles : « nucléaire », « maturation », « dissension », « désintégration » (Maria
Rogers, « The Batignolles Group : Creators of Impressionism », dans Milton C. Albrecht, James H.
Barnett et Mason Griff (dir.), The Sociology of Art and Literature, New York, Praeger Publishers,
1970, p.  194-220). Ce sont ces subdivisions, conjuguées aux propositions de Ponton, qui ont
vraisemblablement inspiré Bourdieu pour la rédaction de son chapitre consacré à la « formation et
dissolution des groupes » dans Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris,
Seuil, coll. « Points Essais », 1998 (1992), p. 439-440.
10. Sainte-Beuve, « Chateaubriand jugé par un ami intime en 1803 », Le Constitutionnel, 21 et
22  juillet 1862, repris dans Pour la critique, éd. Annie Prassoloff et José-Luis Diaz, Paris,
Gallimard, coll. « Folio Essais », 1992, p. 152.
11. Théophile Dondey, Lettre inédite de Philothée O’Neddy sur le groupe littéraire romantique
dit des Bousingos, Bassac, Plein Chant, 1993 (1862), p. 14.
12. Christophe Charle, «  Champ littéraire et champ du pouvoir, les écrivains et l’affaire
Dreyfus », Annales (ESC), n° 2, mars-avril 1977, p. 240-264.
13. Sainte-Beuve, «  À Madame Tastu  », dans Poésies complètes (Pensées d’août), Paris,
Charpentier, 1890 (1837), p. 328.
14. Pierre Nora, «  La génération  », dans Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, Paris,
Gallimard, coll. « Quarto », 1997, t. II, p. 2981.
15. Sainte-Beuve, « Vie, Poésies et Pensées de Joseph Delorme. Deuxième édition », Le Globe,
4 novembre 1830, cité dans Vie, Poésies et Pensées de Joseph Delorme, éd. Jean-Pierre Bertrand et
Anthony Glinoer, Paris, Bartillat, 2004, p. 266.
16. Sainte-Beuve, «  Théodore Jouffroy  » dans Portraits littéraires, repris dans Œuvres, éd.
M. Leroy, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1949, t. I, p. 915.
17. Théodore Jouffroy, «  Comment les dogmes finissent  », dans Mélanges philosophiques,
Paris, Paulin, 1833, p. 20.
18. Victor Hugo, «  Préface  » d’Hernani (1830), éd. Jacques  Seebacher (dir.), Paris, Robert
Laffont, coll. « Bouquins », 1995, p. 541.
19. Pierre Barbéris, Le Monde de Balzac, Paris, Arthaud, 1973, p. 485.
20. L’âge biologique n’est pas tout dans cette jeunesse-là, et ce serait plutôt d’âge artistique qu’il
faudrait parler à la manière de Pierre Bourdieu qui voyait justement les agents et les institutions « à
la fois contemporains et temporellement discordants  » (Pierre Bourdieu, Les règles de l’art, op.
cit., p.  263) dans le champ de luttes où ils sont engagés. Quoiqu’en synchronie, écrivains,
mouvements et institutions appartiennent à des temps différents, l’ancienneté ne se calculant plus
par la génération mais par le mode de production artistique et par le degré de consécration, celui-ci
déterminant tendanciellement celui-là. L’âge artistique d’un auteur, mais aussi d’une œuvre, se
mesure en définitive à la position que le champ littéraire leur assigne dans son espace-temps
particulier.
21. Jules Huret, Enquête sur l’évolution littéraire, éd. Daniel Grojnowski, Vanves, Thot, 1982,
p. 76.
22. Restent ceux, parmi les adeptes de la notion de génération, qui en font après Mannheim un
usage moins mécanique et ne l’identifient pas nécessairement à une cohorte, mais plutôt à ce que
celui-ci appelle une «  location sociale  » (Karl Mannheim, Le Problème des générations, trad.
Gérard Mauger et Nia Perivaropoulou, Paris, Nathan, 1990 [1928]). C’est le parti choisi par James
S. Allen dans un article au titre évocateur, « Y a-t-il eu une “génération romantique de 1830” ? »,
Romantisme, n°s 28-29, 1980, p. 103-118.
23. Rémy Ponton, Le Champ littéraire en France, de 1865 à 1905 (recrutement des écrivains,
structure des carrières et production des œuvres), thèse présentée à l’École des Hautes Études en
Sciences sociales, 1977.
24. Joseph Jurt, «  Les mécanismes de constitution de groupes littéraires  : l’exemple du
symbolisme », art. cit. ; Rémy Ponton, Le Champ littéraire en France, de 1865 à 1905, op. cit. ;
Christophe Charle, La Crise littéraire à l’époque du naturalisme. Roman, théâtre et politique.
Essai d’histoire sociale des groupes et des genres littéraires, Paris, Presses de l’École Normale
Supérieure, 1979 ; Norbert Bandier, Sociologie du surréalisme, Paris, La Dispute, 1999.
25. Voir pour l’analyse détaillée  : Björn-Olav Dozo et Anthony Glinoer, «  Groupe, cénacle,
mouvance : essai de sociologie quantitative des Jeunes-France », Les Cahiers du xixe siècle, n° 3-4,
2008-2009, p. 37-60.
26. La population a été divisée selon un classement décennal « aveugle » en « classes d’âge »
afin de neutraliser et d’objectiver sans l’abandonner l’opérateur générationnel.
27. Edmond et Jules de Goncourt, Journal. Mémoires de la vie littéraire, éd. Robert Ricatte,
Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1989, t. II, p. 1198 (15 novembre 1885).
28. Henri de Régnier, Les Cahiers inédits. 1887-1936, éd. David J.  Niederauer et François
Broche, Paris, Pygmalion/Gérard Watelet, 2002, p. 107 (décembre 1887).
29. «  C’est une femme très aimable, très instruite, dit Sainte-Beuve à propos de l’épouse de
Lamartine, mais une femme du monde  » (dans Juste Olivier, Paris en 1830. Journal, éd. André
Delattre et Marc Denkinger, Paris, Mercure de France, 1941, p. 211 [22 juillet 1830]).
30. « Quelquefois faisait une rapide entrée, ganté de lilas cuir, le comte Robert de Montesquiou-
Fezensac, dont Heredia, je ne sais pourquoi, n’avait pas horreur. […] Avec une arrogance
singulièrement déplaisante, cambré dans l’élancement un tant soit peu mièvre, de sa taille fine, au
beau milieu du salon, il élevait d’un ton sec et saccadé des propos arrogants qui se voulaient
dédaigneux, coupant le cours des conversations simples, ou subtiles, qui faisaient autour de
Heredia, l’atmosphère si bienfaisante, si agréable ; puis, après s’être efforcé à des paradoxes plus
ou moins bien travaillés, il se retirait avec autant d’apparat qu’on l’avait vu entrer.  » (André
Fontainas, « Physionomie des samedis de José-Maria de Heredia », Le Figaro, 1er mars 1930, p. 5).
31. Edmond et Jules de Goncourt, Journal, op. cit., t. III, p. 263 (28 avril 1889).
32. Et poursuit : « Nous sommes un certain nombre qui aimons une chose honnie [la poésie] : il
est bon qu’on se compte, voilà tout, et qu’on se connaisse, que les associés se lisent et que les
voyageurs se voient.  » (Lettre de Stéphane Mallarmé à Frédéric Mistral du 1er  novembre 1873,
dans Correspondance, éd. Henri Mondor et Lloyd James Austin, Paris, Gallimard, 1970, t.  II,
p. 40-41.)
33. Le cas de l’éditeur littéraire est particulier : c’est chez Tardieu qu’a lieu le sabordage de La
Muse française dont il était l’éditeur ; l’éditeur du Globe et de l’Histoire de la peinture en Italie de
Stendhal, Philibert Auguste Sautelet, est un invité constant du Grenier d’Étienne Delécluze  ;
Eugène Renduel a sans doute été le plus introduit des éditeurs romantiques : il est de la « Fête des
Truands » que Dumas organise, il fréquente Nerval et dîne chez Hugo. Plus tard, la relation sera
plus organique encore entre Lemerre et les Parnassiens puis entre Vanier et les symbolistes
(Anthony Glinoer, «  L’auteur chez l’éditeur, et vice versa  : la naissance d’espaces conjoints à
l’époque romantique », dans Marie-Pier Luneau et Josée Vincent (dir.), La Fabrication de l’auteur,
Sainte-Foy, Nota Bene, 2010, p. 109-121).
34. Sainte-Beuve, «  Le Cénacle  », dans Vie, Poésies et Pensées de Joseph Delorme, op. cit.,
p. 105.
35. Théophile Gautier, Histoire du Romantisme suivi de Quarante portraits romantiques, éd.
Adrien Goetz, Paris, Gallimard, coll. « Folio/Classique », 2011, p. 413.
36. L’Hommage à Delacroix (1865) est un bon exemple de cette confraternité des arts. Cette
toile regroupe, Delacroix excepté, dix personnages : sept artistes (Fantin, Whistler, Legros, Manet,
Balleroy, Bracquemond, Cordier) et trois écrivains (Champfleury, Duranty et Baudelaire).
37. Voir José-Luis Diaz, « L’artiste romantique en perspective », Romantisme, n° 54, 1986, p. 5-
23.
38. Nathalie Heinich, L’Élite artiste, op. cit., p. 124.
39. C’est ce que l’on peut observer par exemple dans le salon de Mme Sabatier, cercle de peintres
que rallient peu à peu des écrivains aux attitudes et propos d’une liberté toujours plus grande.
40. Sur cette «  toile-manifeste  » et la «  fraternité artistique  » dont elle est le signe, voir
Christophe Leribault (dir.), Fantin-Latour, Manet, Baudelaire. L’Hommage à Delacroix, Paris,
Musée du Louvre & Le Passage Paris-New-York Editions, 2011.
41. Francis Jourdain, Sans remords ni rancune. Souvenirs épars d’un vieil homme, Paris, Corrêa,
1953, p. 167-168.
42. Nathalie Heinich, L’Élite artiste, op. cit. (Partie II : « Comment être plusieurs quand on est
singuliers », p. 131-197).
43. Francesco Alberoni, Genesis. Mouvements et Institutions, trad. Raymonde Coudert, Paris,
Ramsay, 1992, p. 53.
44. Lettre d’Émile Zola à Jean-Baptistin Baille de juillet  1860, dans Correspondance, éd.
Colette Becker et Clive Thomson, Montréal, Presses de l’Université de Montréal / Paris, C.N.R.S.,
1978, t.  I, p.  207. Au même moment (1859), Fantin-Latour fonde avec Whistler et Legros la
Société des Trois, association amicale très comparable, tant du point de vue des moyens (entraide
et solidarité) que des fins (refus de l’académisme, quête de pureté), à celle de Zola et Cézanne
(voir Marie-Pierre Salé, « Fantin, Legros, Whistler : la Société des Trois », dans Fantin-Latour, op.
cit., p. 13-28).
45. Jacques Dubois, L’Institution de la littérature. Introduction à une sociologie, Bruxelles,
Labor/Nathan, coll. « Dossiers Média », 1986 (1978), p. 90.
46. Ce rêve phalanstérien s’exprime de manière très évidente dans l’Appel du groupe de
l’Abbaye  : «  Fonder hors la ville notre abbaye  ; un refuge de l’Art, de la Pensée, loin de
l’utilitarisme, des appétits des luttes économiques, tout comme l’abbaye du Moyen-Âge fut un
refuge, loin des guerres féodales […]. En somme, réaliser à quelques-uns une libre Villa Médicis,
dont les hôtes, sans le joug d’une erreur officielle, travailleraient en toute paix, communiant dans
leurs enthousiasmes, unissant leurs besoins, associant leurs ressources.  » (René Arcos, Georges
Duhamel, Albert Gleizes et Charles Messager [dit  Vildrac], Prospectus de l’«  Appel de 1906  »,
repris dans Christian Sénéchal, L’Abbaye de Créteil, Paris, Librairie André Delpeuch, 1930,
p. 141.)
47. Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, op. cit., p. 440.
48. Michael P. Farrell, Collaborative Circles, op. cit.
49. Albert Mockel et Francis Vielé-Griffin, Correspondance 1890-1937, éd. Victor Martin-
Schmets, Bruxelles, Académie royale de Langue et de Littérature françaises, coll. «  Histoire
littéraire », 2002, p. 351.
50. Plusieurs blagues à son propos ont été rapportées par Guttinguer dans ses Mémoires inédits
(voir Léon Séché, Le cénacle de la Muse française, Paris, Mercure de France, 1908, p.  241 et
p.  246). L’intéressé avait visiblement conscience d’être le bouc-émissaire du groupe, à lire ces
deux vers de son pamphlet Encore un mot. Satire crue : « Mais Hugo, furieux, m’accuse d’ineptie /
Nodier va, contre moi, fulminer l’interdit. » (Paris, Pélicier, 1826, p. 24).
51. Lettre de Sainte-Beuve à Victor Hugo du 25  octobre 1829, dans Victor Hugo et Sainte-
Beuve, Correspondance, éd. Anthony Glinoer, Paris, Champion, coll. «  Bibliothèque des
correspondances, mémoires et journaux », 2004, p. 63.
52. Lettre de Stéphane Mallarmé à Émile Verhaeren du 23 février 1897, dans Correspondance,
éd. Henri Mondor et Lloyd James Austin, Paris, Gallimard, 1981, t. IX, p. 82.
53. Voir Denis Saint-Amand, «  François Coppée ou les inimitiés électives  », COnTEXTES,
26 mai 2009, http://contextes.revues.org/index4328.html.
54. Philothée O’Neddy, « Pandæmonium », dans Feu et flamme, éd. Marcel Hervier, Paris, Les
Presses Françaises, coll. « Bibliothèque romantique », 1926, p. 8.
55. Arsène Houssaye, Les Confessions  : souvenirs d’un demi-siècle. 1830-1880, Paris, Dentu,
1885, t. I, p. 304.
56. [Paul Bonnetain, J.-H. Rosny, Lucien Descaves, Paul Margueritte et Gustave Guiches],
Manifeste des Cinq, Le Figaro, 18 août 1887.
57. Honoré Balzac, Illusions perdues, dans La Comédie humaine, op. cit., t. V, p. 320.
58. Norbert Élias parle de «  valences affectives  » dans Qu’est-ce que la sociologie  ?, trad.
Yasmin Hoffmann, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 1991 (1970), p. 167.
59. Paul Alexis et Émile Zola, Émile Zola. Notes d’un ami. Avec des vers inédits d’Émile Zola,
préface de René-Pierre Colin, Paris, Maisonneuve & Larose, 2001 (1882), p. 183.
60. Maria Rogers, « The Batignolles Group : Creators of Impressionism », art. cit.
61. David Roe, «  Charles-Louis Philippe et le groupe de Carnetin  », Bulletin des amis de
Jacques Rivière et d’Alain Fournier, n° 117, Viroflay, AJRAF, 2007, p. 85.
62. Lettre de Charles Nodier à Charles Weiss du 12 mars 1802 (Correspondance de jeunesse, éd.
Jacques-Remi Dahan, Genève, Droz, 1995, t. I, p. 178).
63. Lettre de Stéphane Mallarmé à Émile Verhaeren du 20 janvier 1888, dans Correspondance,
op. cit., t. III, p. 165).
64. Lettre de Stéphane Mallarmé à René Ghil d’avril  1894  : «  Nous différions, en causant,
parfois, du détail ; mais l’effet d’ensemble ne vaut-il pas tout ? » (ibid., t. VI, p. 251.)
65. Lettre de Stéphane Mallarmé à Henri de Régnier du 29 juillet 1891 (ibid., t. IV, p. 315).
66. Lettre de Stéphane Mallarmé à Paul Verlaine du 16  novembre 1885 (ibid., t.  II, p.  303  ;
notice biographique fournie par Mallarmé à la demande de Verlaine pour ses Poètes maudits).
67. Camille Mauclair, Eleusis. Causeries sur la cité intérieure, Paris, Perrin, 1894, p. 188-189.
68. La formule est de Mallarmé, qui craint de ne pas avoir assez d’exemplaires de Pages pour
ses amis (Lettre de Stéphane Mallarmé à Edmond Deman du 8 avril 1891, dans Correspondance,
op. cit., t. IV, p. 237).
69. Depuis l’avènement du romantisme, l’amour est vécu essentiellement sur le mode exclusif et
fusionnel. Il en va de même pour l’amitié. L’amitié, en régime romantique, change de nature  :
assise jusqu’alors sur les bases d’une sympathie ou d’une affection réciproques (les « affinités »),
la voici qui, sous l’influence du sentiment qui se répand sur toute l’Europe à la fin du xviiie siècle,
déborde ce cadre et devient larmoyante, passionnée, jalouse. Entre écrivains, les termes utilisés
pour exprimer l’amitié tombe immanquablement dans le registre théologico-amoureux. Elle relève,
dans sa pratique comme dans son discours (quand bien même il y aurait parfois surinvestissement
fantasmatique), de la «  pensée magique  ». Dans les correspondances entre les écrivains
romantiques, les « je vous aime » sont monnaie courante. Lorsque Sainte-Beuve écrit à Hugo le
21 août 1833 que son amitié avec lui fut « idéale, religieuse, désintéressée, indépendante du temps
et de l’espace, de la vue et de la parole  », on comprend que l’amitié est désormais totalement
investie par l’amour (Victor Hugo et Sainte-Beuve, Correspondance, op. cit., p. 177).
70. « De la conceptualisation poétique à la vie littéraire : l’histoire d’un cénacle avorté. Exemple
du groupe Bouilhet, Colet, Du Camp et Flaubert. (1846-1854) », communication de Thierry Poyet
au colloque La poésie du milieu du xixe siècle : une poésie entre deux générations ?, Université de
Clermont-Ferrand, 12-14 novembre 2008.
71. Jean-Pierre Bertrand, «  De l’amitié littéraire  : Laforgue et Kahn, ou la naissance d’une
clique », dans Sophie Basch (dir.), Gustave Kahn (1859-1936), Paris, Garnier, 2009, p. 343-372.
72. C’est le titre d’un ouvrage de Firmin Maillard paru en 1905.
73. Jean-Pierre Vernant, Entre mythe et politique, Paris, Seuil, 1996, p. 17.
74. Par rapport à cette conception large de l’amitié en communauté, les hiérarchies qu’établit un
Francesco Alberoni (L’Amitié, Paris, Pocket, 1995) entre solidarité collective, relations
professionnelles et sympathie amicale constituent plutôt une régression conceptuelle  : lorsqu’il
soutient que «  ce n’est pas un groupe d’amis qui fonde un mouvement  », que c’est au contraire
«  dans le mouvement qu’ensuite se constituent les amis  » (Francesco Alberoni, Genesis,
Mouvements et Institutions, op. cit., p. 157), Alberoni oublie qu’un mouvement peut se constituer
par capillarité au départ de relations binaires existantes et que des amitiés peuvent lui survivre,
comme celle de Gautier et Nerval après le Petit Cénacle et le Doyenné. Un cénacle ne se tisse pas
simplement sur une communauté d’idéologie  : pour exister et persister comme communauté
humaine, sans cesser d’être un groupe de pression, le cénacle ne peut se contenter de relations de
surface ; à la confraternité doit s’ajouter la fraternité. Établir une solution de continuité entre une
amitié absolue et une fraternité restreinte revient soit à pérorer sur des questions terminologiques,
soit à refuser ce qui fait pourtant une spécificité de l’expérience collective en formation.
75. Voir la démonstration de Balzac dans Illusions perdues (1839), reprise par Goncourt dans
Charles Demailly (1860).
76. Henry Murger, Les Buveurs d’eau, Paris, Michel Lévy, 1855, p. 79 (rééd. Genève, Slatkine,
1971).
77. Maria Rogers, « The Batignolles Group : Creators of Impressionism », art. cit., p. 201.
78. Verlaine n’a pas été le seul bénéficiaire de la générosité des Mardistes : Villiers de L’Isle-
Adam et Gauguin en ont aussi profité.
79. Vincent Laisney, L’Arsenal romantique. Le salon de Charles Nodier (1824-1834), Paris,
Champion, coll. « Romantisme et modernités », 2002, p. 400.
80. Alain Caillé, « Don et association », Revue du MAUSS, n° 11, 1998, p. 75.
81. «  La prestation totale n’emporte pas seulement l’obligation de rendre les cadeaux reçus  ;
mais elle en suppose deux autres aussi importantes : obligation d’en faire, d’une part, obligation
d’en recevoir, de l’autre » (Marcel Mauss, « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les
sociétés archaïques  », repris dans Sociologie et Anthropologie, Paris, P.U.F., coll. «  Quadrige  »,
2001 [1923-1924], p. 161).
82. Sur les rapports entre don et littérature, voir le dossier dirigé dans la revue en ligne
COnTEXTES par Björn-Olav Dozo et Anthony Glinoer (n° 5, mai 2009).
83. Pierre Bourdieu, «  Un acte désintéressé est-il possible  ?  », dans Raisons pratiques, Paris,
Seuil, 1994, p.  164. Sur l’illusio (ou «  croyance  ») comme incorporation préréflexive par tout
agent social des « normes » implicites, des régularités et des lois constitutives de l’univers social
dans lequel il est inscrit autant que celui-ci est inscrit en lui sous la forme d’un habitus particulier,
voir aussi Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, coll. «  Liber  », 1997, p.  122-
123.
84. Pierre Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, Paris, Raisons d’agir Éditions, coll.
« Cours et Travaux », 2004, p. 19.
85. Sainte-Beuve, «  Chateaubriand jugé par un ami intime en 1803  », Le Constitutionnel,
21 juillet et 22 juillet 1862 (repris dans Sainte-Beuve, Pour la critique, op. cit., p. 154).
86. Victor-M. Hugo, «  Sur Georges Gordon. Lord Byron  », La Muse française, 12e  livraison,
juin 1824, éd. Jules Marsan, Paris, Cornély, 1909, t. II, p. 298-299.
87. Lettre de Charles Nodier à Charles Weiss du 8  avril 1802, dans Charles Nodier,
Correspondance de jeunesse, op. cit., t. I, p. 190.
88. Henry Murger, Les Buveurs d’eau, op. cit., p. 49.
89. Lettre d’Émile Deschamps à Antoine de Latour du 21  juin 1867, dans Émile Deschamps,
Œuvres complètes, Paris, Lemerre, 1872, t. I, p. 303.
90. Lettre d’Alfred de Vigny à Victor Hugo du 4  août 1826, dans Alfred de Vigny,
Correspondance, éd. Madeleine Ambrière, Paris, P.U.F., 1989, t. I, p. 236.
91. Lettre de Sainte-Beuve à Victor Hugo du 21 août 1833, dans Victor Hugo et Sainte-Beuve,
Correspondance, op. cit., p. 177.
92. Edmond Géraud, Journal (25  juin 1824), cité dans Alfred de Vigny, Correspondance, op.
cit., t. I, p. 159, note 1.
93. De ce point de vue, la fortune du cénacle a sans doute quelque chose à voir avec la
fascination persistante des écrivains du xixe  siècle (de Nodier à Judith Gautier en passant par
Ballanche, Eliphas Lévi, le Sâr Péladan, Stanislas de Guaita, Edouard Schuré et Hugo) pour les
doctrines ésotériques, occultistes, magiques, illuministes et spirites. Les sociétés secrètes, ayant
perdu leur acuité politique après la Révolution, tendent à verser dans les spéculations vagues de la
palingénésie ou de la poésie. Le mythe du cénacle rejoint ainsi celui de la chambre, du lieu clos et
sacré où se confondent le tombeau de Christian Rosenkreutz, l’habitat du Golem et la camera
obscura des mystiques.
94. Georg Simmel, Secret et sociétés secrètes, trad. Sibylle Muller, Strasbourg, Circé, 1991.
95. Sur cette notion, voir le dossier de la revue COnTEXTES, «  Querelles d’écrivains (xixe-
e
xxi  siècles) : de la dispute à la polémique. Médias, discours et enjeux », en particulier l’article de
José-Luis Diaz, «  Le champ littéraire comme champ de bataille (1820-1850)  », COnTEXTES,
n° 10, avril 2012, http://contextes.revues.org/index4903.html.
96. Edmond et Jules de Goncourt, Journal, op. cit., t. II, p. 678 (7 janvier 1876).
97. Sainte-Beuve, « Poètes modernes : Victor Hugo », Revue des deux Mondes, 1er août 1831,
repris dans Victor Hugo, Œuvres complètes, éd. Jean Massin, Paris, Le Club Français du Livre,
1967, t. II, p. 1067-1068. Les citations qui suivent y renvoient.
98. Lettre de Stéphane Mallarmé à Paul Valéry du 29 mars 1897, dans Correspondance, op. cit.,
t. IX, p. 119.
99. Lettre à sa mère du 9 juillet 1829, citée par Frédéric Saulnier, La vie d’un poète. Édouard
Turquety (1807-1867), Paris/Nantes, Jules Gervais/Émile Grimaud, 1885, p. 72.
100. Lettre de Victor Pavie à son père du 11  juillet 1827, dans André Pavie, Médaillons
romantiques, Paris, Émile-Paul, 1909, p. 47.
101. « Il y a deux mois que je passe mes journées au milieu [d’eux], que je vis avec eux, que je
mange leur lait et leur miel ; que je m’assieds sur leurs nattes » (Lettre de Charles Nodier à Charles
Weiss de fin mars 1802, dans Correspondance de jeunesse, op. cit., p. 185).
102. Paul Alexis, « Souvenirs sur Flaubert », Le Voltaire, 14 mai 1880.
103. Il n’y a jamais de totale solution de continuité entre salon et cénacle, comme le montrent
les cas hybrides des salons de Nina de Villard, de Rachilde et de Mme Sabatier.
104. Jules Troubat, « Le dîner Sainte-Beuve », Le Figaro, 26 avril 1879.
105. Paul Alexis et Émile Zola, Émile Zola. Notes d’un ami, op. cit., p. 184.
106. Camille Mauclair, Le Soleil des morts, repris par Guy Ducrey (dir.), dans Romans fin-de-
siècle, 1890-1900, éd. Guy Ducrey, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1999, p. 877.
107. Note de Sainte-Beuve pour la réédition du portrait de Victor Hugo du 1er août 1831, reprise
dans Portraits contemporains, Paris, Calmann-Lévy, 1889, t. I, p. 410.
108. D’autres exemples en font foi  : les invités des Mardis sont appelés les Mardistes, le
Maurice Quaï des Méditateurs est surnommé Agamemnon et Nodier Nodo Hierro par Victor
Hugo ; les Buveurs d’eau rebaptisent leur leader Christ, à l’Abbaye on parle des Thélémites. Les
membres du plus cénaculaire des groupes d’avant-garde, les Simplistes (futurs membres du Grand
Jeu), se débarrasseront aussi de leur nom de baptême, ces «  pelures arbitraires  ». Chacun des
« phrères » se choisit un nom en accord avec sa nature essentielle. Daumal se fait appeler Phils (ou
Nathaniel), Lecomte Coco de Childe (ou Rog Jarl), Vailland Dada, Meyrat la Stryge, Minet
Phrère Fluet (Michel Random, Le Grand Jeu. Les Enfants de Rimbaud le Voyant, Paris, Le Grand
Souffle, 2003, p. 35-36).
109. Sainte-Beuve, «  Chronique littéraire », 1er  mars 1833, repris dans Premiers lundis, Paris,
Michel Lévy frères, 1874, t. II, p. 181.
110. Cité par Vincent Laisney, L’Arsenal romantique, op. cit., p.  86-87. On trouvera d’autres
remarques similaires dans la précieuse étude de Georges Matoré, Le Vocabulaire et la société sous
Louis-Philippe, Genève, Slatkine, 1967, p. 64-77 et 113-120.
111. Sainte-Beuve, Vie, Poésies et Pensées de Joseph Delorme, op. cit., p. 103.
112. Virginie Ancelot, « Le Salon de Charles Nodier à l’Arsenal », dans Les Salons de Paris.
Foyers éteints, Paris, Jules Tardieu, 1858, p. 137.
113. Henry Murger, Les Buveurs d’eau, op. cit., p. 48.
114. Sainte-Beuve, « Poètes modernes : Victor Hugo », Revue des deux Mondes, 1er août 1831,
repris dans Victor Hugo, Œuvres complètes, op. cit., t. II, p. 1067.
115. Émile Zola, «  Les Poètes contemporains  », paru en février  1878 dans Le Messager de
l’Europe, réédité dans Documents littéraires en 1881 et repris dans Le Parnasse, éd. Yann
Mortelette, Paris, Presses Universitaires de Paris-Sorbonne, coll. « Mémoire de la critique », 2006,
p. 150.
116. Henry Murger, Les Buveurs d’eau, op. cit., p. 47.
117. Abel Pelletier, « La littérature de cénacle », La Revue indépendante, août 1891, p. 152.
118. « [Les admirateurs] parlent des Mardis avec enthousiasme. À les lire, on se figurerait qu’il
se pratiquait dans le salon de Mallarmé un culte tellement sublime que les profanes auraient été
réduits en poussière s’ils s’y fussent introduits.  » (Adolphe Retté, Le Symbolisme. Anecdotes et
souvenirs, Paris, Messein, 1903, p. 20.)
119. Les candidatures volontaires ont peu de chance d’aboutir sans l’entremise d’un pair ou le
secours d’une œuvre.
120. Henry Murger, Scènes de la vie de bohème, éd. Sandrine Berthelot, Paris, GF Flammarion,
2012 (Chap. XII : « Une réception dans la bohème », p. 199-218).
121. «  Il y avait, pour l’admission, ni cérémonie bizarre, ni engagements terribles, ni parade
d’emblèmes ridicules, comme on l’a dit alors et comme on l’a imprimé depuis pour trouver
matière à raillerie ; la mise en scène était au contraire fort simple, – simple à ce point que je m’en
étonne aujourd’hui en songeant à l’âge que nous avions alors » (Histoire de Mürger pour servir à
l’histoire de la vraie Bohème par trois Buveurs d’eau, éd. Jean-Didier Wagneur et Françoise
Cestor dans Les Bohèmes 1840-1870, Seyssel, Champ Vallon, 2012 [1862], p. 355).
122. Émile Souvestre, «  Souvenir. –  Un nouveau poète  », Le Lycée armoricain, 1829, t. 14,
p. 317.
123. Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, op. cit., p. 208.
124. «  La réception de Francis s’accomplit sans aucune des formalités ridicules dont il avait
entendu parler. On ne lui demanda aucun serment. » (Henry Murger, Les Buveurs d’eau, op. cit.,
p. 88.)
125. C’est Hugo, encore une fois déclinant l’invitation de Victor Pavie à clarifier sa pensée en
1827, refusant pour le moment de « poser les bases immuables du romantisme » (Lettre de Victor
Pavie à Victor Hugo du 18  décembre 1826, dans Victor Hugo, Œuvres complètes, op. cit., t.  II,
p. 1520).
126. Sainte-Beuve, « Poètes modernes : Victor Hugo », art. cit., p. 1067.
127. Histoire de Mürger, op. cit., p. 354.
128. Lettre de Joseph Bouchardy à Théophile Gautier de 1857, publiée dans le chapitre «  Le
Carton vert » de l’Histoire du romantisme, Le Bien Public, 1er mai 1872.
129. Whistler rejette Legros de la Société des Trois à cause de son impureté (il est grisé par son
succès londonien). « Dans le grand “Derby” de l’art », écrit-il à Fantin-Latour dans une lettre de
1865, «  seuls en effet les “purs sangs” gagnent.  » (Cité par Christophe Leribault [dir.], Fantin-
Latour, Manet, Baudelaire. L’Hommage à Delacroix, op. cit., p. 25.)
130. À noter que cette volonté de rester pur vire dans certains cas à l’austérité. Ainsi les Buveurs
d’eau, imitateurs du Cénacle de Balzac, poussent l’idéal de pureté jusqu’à consommer une boisson
qui symbolise cette transparence morale et esthétique : l’eau.
131. Celui-ci aura plus tard son cénacle : ce sera la société de la Butte, réunie vers 1887 dans
l’atelier de Jean Noro. Avec Clovis Hugues, Alfred Vallette, Édouard Dubus et d’autres, on y
récitait des vers, on y lisait des articles, on y discutait politique et littérature.
132. Sainte-Beuve, « Poètes modernes : Victor Hugo », art. cit., p. 1068.
133. Sainte-Beuve, «  M.  Étienne-Jean Delécluze  », repris dans Nouveaux Lundis, Paris,
Calmann-Lévy, 1884, t. IV, p. 114.
134. Jacques Chevallier, « L’analyse institutionnelle », op. cit., p. 6.
135. Marc Fumaroli, Trois Institutions littéraires, Paris, Gallimard, coll. «  Folio/Histoire  »,
1994.
136. Chez les Hébreux, le « nabi » est un prophète biblique, un homme inspiré par Yahvé.
137. Bernard Degout, Le Sablier retourné. Victor Hugo (1816-1824) et le débat sur le
« Romantisme », Paris, Champion, coll. « Romantisme et modernités », 1998.
138. Jules Marsan, La Bataille romantique, Paris, Hachette, 1912, 2 vol.  ; René Bray,
Chronologie du romantisme (1804-1830), Paris, Boivin et cie, 1932.
139. « Préface » d’Hernani (9 mars 1830).
140. « Prospectus », La Tribune romantique, continuation de la Psyché, 1830, t. I, p. 7.
141. Victor Hugo, Actes et Paroles  II, éd. Josette Archer, Paris, Robert Laffont, coll.
« Bouquins », 1985, p. 684.
142. «  Ce fut dans cette période que furent inventées toutes les épithètes qui servirent si
commodément contre le Parnasse. Déjà impassibles, nous devînmes pires  : nous fûmes des
fantaisistes, des formistes, des stylistes, que sais-je ? et, enfin, pour réunir toutes ces injures en une
seule, des parnassiens. » (Louis-Xavier de Ricard, « Le Parnasse et la critique contemporaine »,
dans Petits mémoires d’un Parnassien (1898-1901), éd. M.  Pakenham, Paris, Lettres modernes,
coll. « Avant-siècle », 1967, p. 78).
143. Lettre de Paul Verlaine à Catulle Mendès du 31 août 1865, dans Correspondance générale,
éd. Michael Pakenham, Paris, Fayard, 2005, t. I, p. 90.
144. Champfleury, «  Du réalisme. Lettre à Madame Sand  », L’Artiste, septembre  1855, repris
dans Le réalisme, Paris, Michel Lévy Frères, 1857, p. 281.
145. Guy de Maupassant, «  Souvenirs d’un an. Un après-midi chez Gustave Flaubert  », Le
Gaulois, 23 août 1880, repris dans Chroniques. Anthologie, éd. Henri Mitterand, Paris, Le livre de
poche, coll. « La Pochothèque », 2008, p. 1197.
146. Jules Huret, Enquête sur l’évolution littéraire, op. cit., p. 113-114, 80, 131 et 158.
147. « Préface » de la deuxième édition de Thérèse Raquin (1868), dans Œuvres complètes, éd.
Colette Becker et Jean-Louis Cabanès, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2003, t. III, p. 31.
148. Émile Zola, «  Causerie du Dimanche  », Le Corsaire, décembre  1872, cité par Yves
Chevrel, Le Naturalisme. Étude d’un mouvement littéraire international, Paris, P.U.F., coll.
« Littératures modernes », 1982, p. 22.
149. Émile Zola, Le Roman expérimental, repris dans Œuvres complètes, éd. Henri Mitterand,
Paris, Cercle du livre précieux, 1969 (1880), t. X.
150. Reste une troisième logique, tout à fait marginale, qui consiste à adopter une dénomination
parodique (zutisme, je-m’en-foutisme) ou imperméable à toute doctrine et tournée vers la posture
collective (Hydropathes, Hirsutes, Buveurs d’eau)  ; cette dernière logique coïncide mal avec la
pratique des cénacles, qui se prennent généralement au sérieux.
151. Antoine Fontaney, Journal intime, éd. René Jasinski, Paris, Les Presses Françaises, coll.
« Bibliothèque romantique », 1925, p. 138 (28 avril 1832).
152. Edmond et Jules de Goncourt, Journal, op. cit., t. II, p. 729 (19 février 1877).
153. Charles Baudelaire, « Puisque Réalisme il y a », repris dans Œuvres complètes, éd. Claude
Pichois, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1976, t. II, p. 57.
154. Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, op. cit., p. 262.
155. Mallarmé poursuit : « deviner peu à peu ; le suggérer, voila le rêve » (Jules Huret, Enquête
sur l’évolution littéraire, op. cit., p. 77).
156. Respectivement : La Littérature de tout à l’heure (1889), le Traité du Narcisse (1891) et
Eleusis (1894).
157. À noter que le mot «  manifeste  » n’est à aucun moment employé par Moréas. «  Un
manifeste littéraire » est un titre « rubrique » attribué par la rédaction du Figaro à un texte qu’elle
présente comme une commande à l’auteur  : «  [Moréas] a formulé, sur notre demande, pour les
lecteurs du Supplément, les principes fondamentaux de la nouvelle manifestation d’art.  » (Le
Figaro. Supplément littéraire, 18 septembre 1886.)
158. Cette revue, écrit significativement Émile Deschamps à Hugo, n’aurait pour rédacteurs que
des romantiques « homogènes » tels Sainte-Beuve et Léon de Wailly, lettre d’avril 1828, citée par
Henri Girard, Un bourgeois dilettante à l’époque romantique. Émile Deschamps (1791-1871),
Paris, Champion, 1921, p. 136.
159. Céard avait sollicité la «  littéraire amitié de votre collaboration  » de Goncourt (lettre du
début octobre 1880, dans Edmond de Goncourt et Henry Céard, Correspondance inédite, éd. Colin
Burns, Paris, Nizet, 1965, p. 68).
160. L’expression est de Luc Badesco, dans La Génération poétique de 1860. La jeunesse des
deux rives, Paris, Nizet, 1971, 2 vol.
161. Lettre de Victor Hugo à Adolphe Trébuchet du 22  août 1823, dans Victor Hugo,
Correspondance familiale et écrits intimes, éd. Jean et Sheila Gaudon, Paris, Robert Laffont, coll.
« Bouquins », 1991, t. I, p. 544.
162. Il faut tenir compte ici de deux demi-exceptions : Documents sur le naturisme (1895-1897)
et La Revue naturiste (1897-1901) de Saint-Georges de Bouhélier et Maurice Le Blond.
163. Jean-Marie Domenach, « Entre le prophétique et le clérical », La Revue des revues, n° 1,
1986, p. 21-30.
164. Juste Olivier, Paris en 1830. Journal, op. cit., p. 207 (22 juillet 1830).
165. L’expression est de Sainte-Beuve dans un poème des Pensées d’août intitulé « À Madame
Tastu » et repris dans Poésies complètes, op. cit., p. 328-330.
166. Voir l’édition dirigée par François Brunet, Paris, Champion, 2001.
167. Pascal Durand, « La mort en partage ou L’autonomie fantasmée du champ poétique à la fin
du xixe  siècle (à propos du Tombeau de Théophile Gautier, 1873)  », Bon-à-tirer, n°  68,
septembre 2007, http://www.bon-a-tirer.com/volume68/pd.html.
168. «  Nous n’avons pas la prétention d’être une école, écrit Maupassant. Nous sommes
simplement quelques amis qu’une admiration commune a fait se rencontrer chez Zola, et
qu’ensuite une affinité de tempéraments, des sentiments très semblables sur toutes choses, une
même tendance philosophique, ont liés de plus en plus.  » Il raconte ensuite que «  nous nous
trouvions réunis, l’été, chez Zola, dans sa propriété de Médan ». Ils y auraient passé de longues
journées ensemble, parlant, pêchant. La discussion venant sur les contes, Zola aurait proposé de se
« dire des histoires », ce que chacun aurait fait à son tour le soir. « Zola trouva ces récits curieux, et
nous proposa d’en faire un livre. Il va paraître. » (Guy de Maupassant, « Comment ce livre a été
fait », Le Gaulois, 17 avril 1880.)
169. Léon Deffoux et Émile Zavie, Le Groupe de Médan, Paris, Payot, 1920, p. 65.
170. À tel point que Maupassant, peu conséquent, écrit à Flaubert qu’il espère que son prochain
volume de vers « coupera court, en ce qui me concerne, à ces bêtises d’École Naturaliste qu’on
répète dans les journaux. Cela c’est la faute du titre Les Soirées de Médan –  que j’ai toujours
trouvé mauvais et dangereux  ». (Lettre écrite vers le 23  avril 1880, dans Correspondance de
Gustave Flaubert et de Guy de Maupassant, éd. Yvan Leclerc, Paris, Flammarion, 1993, p. 241.)
171. Fragment daté du 15 floréal an  VIII/5  mai 1800, du journal tenu à Paris par Aglaé
Angliviel de la Beaumelle.
172. Lettre d’Édouard Turquety à sa mère du 15 juillet 1829, dans Frédéric Saulnier, La Vie d’un
poète. Édouard Turquety (1807-1867), op. cit., p. 73.
173. Cité ibid., p. 74-75.
174. Louis-Xavier de Ricard, Petits mémoires d’un Parnassien, op. cit., p. 91.
175. Sainte-Beuve, « Poètes modernes : Victor Hugo », art. cit., p. 1067.
176. Lettre d’Auguste Brizeux à Alfred de Vigny du 11  octobre 1829, dans Alfred de Vigny,
Correspondance, op. cit., t. I, p. 365.
177. Lettre d’Alfred de Vigny à Victor Hugo du 27 octobre 1829, ibid., p. 375.
178. Cité par Yann Mortelette, Histoire du Parnasse, Paris, Fayard, 2005, p. 228.
179. « La soirée du Vingt Juin fera époque dans notre existence », y écrit-il (cité ibid., p. 227).
180. «  Tout le monde était égal dans le Temple, depuis le bachelier qui vient de terminer sa
rhétorique, jusqu’au penseur qui a exploré tous les systèmes philosophiques  » (Champfleury,
Souvenirs et portraits de jeunesse, Paris, Dentu, 1872, p. 188).
181. José-Luis Diaz, «  Quand le maître devient chef d’école…  », Romantisme, n°  122, 2003,
p. 7-17.
182. Théophile Gautier, Histoire du Romantisme, op. cit., p. 73.
183. Émile Deschamps, « Une soirée en 1775 », repris dans Œuvres complètes, op. cit., t.  III,
p. 21.
184. Écoutons Lamartine à son propos  : «  Écrivain exquis, improvisateur léger, quand il était
debout, poète pathétique, quand il s’asseyait, véritable pendant en homme de Mme de Girardin en
femme, seul capable de donner la réplique aux femmes de cour, aux femmes d’esprit, comme aux
hommes de génie  » (Alphonse de Lamartine, Souvenirs et portraits, cité par Henry Girard, Un
bourgeois dilettante à l’époque romantique, op. cit., p. 106).
185. Victor Hugo raconté par Adèle Hugo, Paris, Plon, coll. « Les Mémorables », 1985 (1863),
p. 643.
186. Lettre de Charles Nodier à Victor Hugo du 20 ou 25 septembre 1825, dans Correspondance
croisée de Victor Hugo et de Charles Nodier, éd. Jacques-Remi Dahan, Bassac, Plein chant, coll.
« L’atelier furtif », 1987, p. 54.
187. Voir Maupassant s’amusant de ce que l’on pourrait écrire un livre sur «  L’Académie
française ou Le jeu de la mort et des quarante vieillards » ou encore mésestimant la Société des
gens de lettres réduite à «  une association de gens qui écrivent bien ou mal, souvent mal et
quelquefois bien, et qui se sont associés pour tirer tout le profit possible de leurs œuvres et
empêcher le pillage littéraire, si facile et si constant. C’est donc uniquement une réunion d’intérêts
pécuniaires, une réunion de marchands de prose ou de vers, une réunion de commerçants qui
mettent en commun, pour l’exploiter, un fonds ayant une valeur mercantile.  » (Guy de
Maupassant, « Les académies », Gil Blas, 23 décembre 1884, repris dans Chroniques. Anthologie,
op. cit., p. 246-247.)
188. Milan Kundera, L’Immortalité, trad. Eva Bloch, Paris, Gallimard, coll. «  Folio  »,
1993, p. 100.
189. Rémy Ponton, « Programme esthétique et accumulation du capital symbolique. L’exemple
du Parnasse », art. cit., p. 208.
190. Max Weber, «  La domination charismatique  », dans Économie et société, Paris, Pocket,
coll. « Agora », 1995, t. I, p. 320-325. Voir aussi Pierre Bourdieu, « Une interprétation de la théorie
de la religion selon Max Weber », Archives européennes de sociologie, vol. I, 1971, p. 3-21.
191. Il est possible cependant de sociologiser la légitimité charismatique en faisant du discours
et de la personne prophétique non plus les produits d’un acte de reconnaissance mais un emblème
capable d’agir comme une force mobilisatrice (Pierre Bourdieu, « Une interprétation de la théorie
de la religion selon Max Weber », art. cit.).
192. Théophile Gautier, Histoire du Romantisme, op. cit., p. 67.
193. Paul Bourget, « Parnassiana », Le Parlement, 26 février 1880, repris dans Le Parnasse, op.
cit., p. 159.
194. Camille Mauclair, Mallarmé chez lui, Paris, Grasset, 1935, p. 15.
195. André Fontainas, Mes Souvenirs du symbolisme, Paris, Éditions de la Nouvelle Revue
critique, 1928, p. 213 (rééd. Bruxelles, Labor, 2000, p. 188).
196. Henri de Régnier, Les Cahiers inédits, op. cit., p. 269 (octobre 1891).
197. Fernand Gregh, L’Âge d’or, souvenirs d’enfance et de jeunesse, Paris, Grasset, 1947,
p. 237.
198. « On ne pouvait pas dire qu’il fût antipathique, et cependant on n’était pas attiré vers lui. »
(Antoine Albalat, Souvenirs de la vie littéraire, Paris, Armand Colin, coll. «  L’Ancien et le
Nouveau », 1993 [1920], p. 40.)
199. «  Il était aussi un peu bègue, mais savait tirer parti de ce défaut pour scander
admirablement ses vers et en détacher les mots essentiels avec une tonitruante majesté. » (Camille
Mauclair, Servitude et grandeur littéraires, Paris, Ollendorff, 1922, p. 89.)
200. Cité par André Pavie, Médaillons romantiques, op. cit., p. 39.
201. Camille Mauclair, Le Soleil des morts, op. cit., p. 876.
202. Charles Nodier, «  Les Barbus  », Le Temps, 5  octobre 1832, repris dans Étienne-Jean
Delécluze, Louis David, son école et son temps. Souvenirs, Paris, Didier, 1855, p. 445. Il s’agit de
la palingénésie.
203. Maurice Denis, Du symbolisme au classicisme. Théories, Paris, Hermann, coll. «  Miroirs
de l’art », 1964, p. 33.
204. Lettre de Victor Pavie du 11 juillet 1827, citée par André Pavie, Médaillons romantiques,
op. cit., p. 47.
205. Journal [inédit] d’Antoine Fontaney (année 1832), BNF, Nouvelles Acquisitions
Françaises, Ms. 17345.
206. Mémoires inédits d’Ulric Guttinguer, cités par Léon Séché, Le Cénacle de la Muse
française, op. cit., p. 245.
207. Camille Mauclair, « Les salons littéraires à Paris », La Revue des revues, 1er janvier 1899,
p. 83.
208. Henri Mondor, Vie de Mallarmé, Paris, Gallimard, 1941, p. 466.
209. Georges Rodenbach, L’Élite  : écrivains, orateurs sacrés, peintres, sculpteurs, Paris,
Fasquelle, 1899, p. 52.
210. Édouard Dujardin, Mallarmé par un des siens, Paris, Messein, 1936, p. 11.
211. Lettre de Victor Pavie à Victor Hugo du 18  décembre 1826, dans Victor Hugo, Œuvres
complètes, op. cit., t. II, p. 1520.
212. Lettre de Victor Hugo à Alfred de Vigny du 22 avril 1828, dans ibid., t. III, p. 1228.
213. Adèle Hugo, Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie (chapitre «  Lecture  »), dans
ibid., t. III, p. 1321.
214. Lettre de Victor Hugo à Alfred de Vigny du 22 avril 1828, dans ibid., t. III, 1228.
215. Lettre de Jules de Rességuier à Alexandre Guiraud du 23 septembre 1828, dans ibid., t. III,
p. 1235.
216. Lettre de Victor Hugo à Alphonse de Lamartine du 27 février 1829, dans ibid., t. III, 1246.
217. Lettre de Charles Nodier à Alphonse de Lamartine du 11  janvier 1830, dans ibid., t.  III,
1273.
218. Camille Mauclair, Le Soleil des morts, op. cit., p. 876.
219. Jean-Louis Cabanès, «  Les “Préfaces et manifestes littéraires” d’Edmond et Jules de
Goncourt  : réflexivité et distinction  », Revue des sciences humaines, n°  295, juillet-septembre
2009, p. 135-148.
220. Edmond et Jules de Goncourt, Journal, op. cit., t. III, p. 562 (16 mars 1891).
221. José-Luis Diaz, « Quand le maître devient chef d’école… », art. cit.
222. Lettre d’Émile Deschamps à Édouard Turquety du 15  septembre 1829, dans Frédéric
Saulnier, La vie d’un poète, op. cit., p. 87.
223. José-Luis Diaz, « Quand le maître devient chef d’école… », art. cit.
224. Victor Pavie, Œuvres choisies, Paris, Perrin, 1887, t. II, p. 195.
225. Celui-ci n’hésite pas à déplorer « les vieilles et nobles amitiés qui s’en vont, les sots et les
fous qui les remplacent  » (lettre à Victor Hugo de février ou mars  1830, dans Victor Hugo et
Sainte-Beuve, Correspondance, op. cit., p. 71).
226. Max Weber, Économie et société, op. cit., t.  II, p.  204. Rémy Ponton a été le premier à
importer cette notion dans les études littéraires. Il trouvait là le principe explicatif de l’histoire du
cénacle de Leconte de Lisle (Rémy Ponton, «  Programme esthétique et accumulation du capital
symbolique. L’exemple du Parnasse  », art. cit.). Le sens que Weber et Ponton accordent à cette
notion n’est pas tout à fait identique : pour Weber, la communauté émotionnelle représente l’une
des étapes cruciales de l’institutionnalisation d’une religion naissante ; cette forme particulière de
communauté se forme lorsque le prophète, devant le succès de sa prophétie, voit se joindre à lui –
  outre les premiers disciples que Weber nomme «  auxiliaires permanents  » – ce second cercle
d’adeptes. Dans certains cas, la communauté émotionnelle ne se réunira qu’occasionnellement,
dans d’autres, elle formera une structure permanente, sans jamais se confondre toutefois avec
l’organisation ecclésiastique. Les mérites de l’analogie avec la secte religieuse sont nombreux  :
elle rend à merveille le caractère charismatique, magique, de la domination du chef de file ; elle
opère un utile distinguo avec l’institution de l’Église (séculière ou régulière) et ainsi souligne
l’absence de code, de charte organisant la sociabilité tout en lui restituant son caractère
nécessairement temporaire  ; enfin elle établit une distinction, sinon une hiérarchie,
malheureusement non retenue par Ponton, entre disciples (premier cercle) et adeptes (second
cercle), jetant de cette manière les bases d’une typologie des rôles repérable au sein de
l’organisation complexe et labile du cénacle. Cependant l’analogie pèche sur deux aspects : quant
à la question de la «  prophétie  », d’abord, le schéma de Weber implique que la communauté
émotionnelle prenne corps grâce au succès de la doctrine hérétique, alors que le texte prophétique,
ici manifestaire, est souvent une « apophétie », soit l’aboutissement d’un processus engagé au sein
du cénacle, qu’il vient cristalliser et attribuer à un seul écrivain. Quant à la question du prophète,
ensuite  : contrairement aux apparences, rares ont été les cénacles à être menés d’emblée par un
prophète unique et incontesté. L’histoire sociale des mouvements littéraires a plutôt été traversée à
toutes ses étapes par des conflits de leadership, par une succession de combats des chefs que ne
rend pas la vision hégémonique proposée par Ponton.
227. Sainte-Beuve, « Poètes modernes : Victor Hugo », art. cit., p. 1067.
228. Lettre de Sainte-Beuve à Saint-Valry du 8  mars 1830, dans Victor Hugo, Œuvres
complètes, op. cit., t. III, p. 1282.
229. Adèle Hugo, « Intérieurs contemporains. Charles Nodier », L’Événement, 9 janvier 1849.
230. Il faudrait signaler à ce propos que la responsabilité de ce « désastre » est très largement
partagée, le petit cercle poussant, dans les premiers temps, le leader à sortir de son retranchement,
pour le lui reprocher ensuite quand la gloire retombe sur lui seul. C’est le cas de l’équivoque
Sainte-Beuve qui ouvre et referme alternativement la valve du cénacle, alléguant tantôt les
bienfaits de l’arène, tantôt les nécessités de l’amitié restreinte. Mauclair se montrera tout aussi
ambigu dans son rapport à Mallarmé, soucieux à la fois de le garder pour lui, et de l’utiliser
comme rampe de lancement.
231. Gustave Planche, « Les amitiés littéraires », Revue des deux Mondes, 1er septembre 1836,
p. 635-636.
232. Après le duel entre Vielé-Griffin et Mendès et après la fondation de l’école romane de
Moréas, Mallarmé refuse plus que jamais toute étiquette d’école : « Soyons quelques bons amis,
pas même tout-à-fait d’accord  » (lettre de Stéphane Mallarmé à Henri de Régnier du 29  juillet
1891, dans Correspondance, op. cit., t. IV, p. 315).
233. «  Gustave Kahn, furieux d’avoir été écarté par les organisateurs, réclame l’arbitrage du
Maître, au nom de sa vieille et immortelle amitié.  » (Henri Mondor, Vie de Mallarmé, op. cit.,
p. 753.)
234. Lettre de Paul Valéry à Stéphane Mallarmé du 2 février 1897, dans Correspondance, op.
cit., t. IX, p. 59.
235. Lettre de Stéphane Mallarmé à James McNeill Whistler du 3 novembre 1891, dans ibid.,
t. IV, p. 324. Par exemple, entre les amis « vagues » et les amis « fidèles », comme il l’explique à
Émile Verhaeren dans une lettre du 23 février 1897, dans ibid., t. IX, p. 82.
236. Maurice Barrès, Séance de l’Académie française du 18  février 1909. Réponse de
M. Maurice Barrès, directeur de l’Académie, au discours de réception de M. Jean Richepin, Paris,
Félix Juven, 1909, p. 18.
237. Pierre Bourdieu, « Le capital social. Notes », Actes de la recherche en sciences sociales,
n° 31, 1980, p. 2-3. Pour une critique de cette conception et des développements théoriques de la
notion de capital social, voir Nan Lin, « Les ressources sociales : une théorie du capital social »,
Revue française de sociologie, vol. 4, n° 36, 1995, p. 687 et Sophie Ponthieux, Le capital social,
Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2006.
238. Voir Alain Degenne et Michel Forsé, Les Réseaux sociaux. Une approche structurale en
sociologie, Paris, Armand Colin, coll. «  U  », 1994. Voir aussi Michel Lacroix, «  Littérature,
analyse des réseaux et centralité : esquisse d’une théorisation du lien social concret en littérature »,
Recherches sociographiques, vol. 44, n° 3, 2003, p. 475-497. À cet égard, on considérera comme
une avancée importante la notion de « capital relationnel », définie par Björn-Olav Dozo comme
«  le capital que l’agent doit à sa position relative dans la structure de son réseau de relations
sociales, mesurée grâce aux outils de l’analyse structurale des réseaux sociaux (en particulier, dans
les calculs qui suivent, les notions de centralité, mais sans exclusive pour d’autres recherches) »
(Björn-Olav Dozo, Mesures de l’écrivain. Profil socio-littéraire et capital relationnel dans l’entre-
deux-guerres en Belgique francophone, Liège, Presses Universitaires de Liège, coll. « Situations »,
2011, p. 217).
239. Adolphe Retté, Le Symbolisme, op. cit., p. 88.
240. « Le repérage des débuts, écrit Michel Pierssens, a déjà donné lieu à bien des travaux. Il
resterait en revanche à préciser ce qu’il en est bien plus mystérieusement de cet autre passage
liminaire que constitue la fin d’un groupe […]  » («  Le temps des groupes  », Revue d’Histoire
littéraire de la France, n° 5, 2002, p. 789-797).
241. Rémy Ponton, « Programme esthétique et accumulation de capital symbolique. L’exemple
du Parnasse », art. cit. ; Christophe Charle, La Crise littéraire à l’époque du naturalisme, op. cit. ;
Jacques Dubois, « Émergence et position du groupe naturaliste dans l’institution littéraire », dans
Pierre Cogny (dir.), Le Naturalisme. Colloque de Cerisy, Paris, Union Générale d’Éditions, 1978,
p.  75-91  ; Joseph Jurt, «  Les mécanismes de constitution de groupes littéraires  : l’exemple du
symbolisme », art. cit.
242. Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, op. cit., p. 440.
243. Sainte-Beuve, « Des soirées littéraires ou Les poètes entre eux », Le Livre des Cent-et-un,
1832, t. II, repris dans Anthony Glinoer, La querelle de la camaraderie littéraire. Les romantiques
face à leurs contemporains, Genève, Droz, 2008, p. 144.
244. Lettre de Stéphane Mallarmé à Edmond Denan du 29  mars 1891, dans Correspondance,
op. cit., t. IV, p. 213.
245. C’est ce que la sociologie des institutions a nommé « l’effet Mühlmann » grâce auquel on
peut mieux comprendre la stabilité de certaines formes de sociabilité ou la mutabilité d’autres
(Jacques Chevallier, « L’analyse institutionnelle », dans L’Institution, op. cit., p. 57).
246. Enfin s’était résolu, croyait-on, le conflit qui opposait depuis des décennies les deux partis,
celui de la tradition et celui de la jeunesse. La réalité est bien entendu moins univoque : il n’est pas
plus défendable que la poésie «  classique  », pour autant que celle-ci puisse être appréhendée
comme une entité, disparaisse après 1830, qu’il n’est imaginable que le mauvais accueil réservé en
1843 aux Burgraves de Hugo ait coïncidé avec une chute subite du romantisme.
247. Sur cette notion, voir Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, op. cit.  ; Isabelle Tournier,
«  Événement historique, événement littéraire. Qu’est-ce qui fait date en littérature  ?  », Revue
d’Histoire littéraire de la France, n° 5, 2002, p. 747-758.
248. Lettre de Paul Alexis à Émile Zola du 30  décembre 1881, dans Henri Mitterand, Zola.
L’homme de Germinal (1871-1893), Paris, Fayard, 2001, p. 622.
249. Honoré de Balzac, « Préface » d’Un grand homme de province à Paris, dans La Comédie
humaine, op. cit., t. V, p. 113.
250. C’était l’avis de Murger : « Dans ces sortes d’associations qui ont pour règle de s’aider les
uns les autres, quand l’un commence à s’élever au-dessus du niveau commun, ceux qui se trouvent
au-dessous de lui ne peuvent s’empêcher de se demander pourquoi ils ne sont pas montés en même
temps. Dans les échelles de la camaraderie, celui qui a le plus de talent, c’est celui qui monte le
premier, et il arrive au moment où les échelons trouvent leur rôle ridicule. Il faudrait arriver tous
en même temps, mais c’est un miracle » (Henry Murger, Les Buveurs d’eau, op. cit., p. 38).
251. Pour une analyse de ce double processus, voir Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, op. cit.,
ainsi que René Lourau, Autodissolution des avant-gardes, Paris, Galilée, 1980.
252. Cité par Joseph Jurt, « Les mécanismes de constitution de groupes littéraires : l’exemple du
symbolisme », art. cit., p. 24. Nous soulignons.
253. Sainte-Beuve, Journal intime, collection Spoelberch de Lovenjoul, D. 171, fol. 8-9 (cité par
Léon Séché, Alfred de Vigny, Paris, Mercure de France, coll. «  Études d’Histoire romantique  »,
1913, t. II, p. 244).
254. Marie Nodier, Charles Nodier. Épisodes et souvenirs de sa vie, Paris, Didier, 1867, p. 306
et 338.
255. Fernand Calmettes, Un demi-siècle littéraire. Leconte de Lisle et ses amis, Paris, Librairies-
imprimeries réunies, 1902, p. 59.
256. Rémy Ponton, « Programme esthétique et accumulation de capital symbolique. L’exemple
du Parnasse », art. cit., p. 215.
257. Antoine Albalat, « Les “Samedis” de José-Maria de Heredia », La Revue Hebdomadaire,
4 octobre 1919, repris dans Souvenirs de la vie littéraire, op. cit., p. 37.
258. «  Un prolongement, une survivance  » des Samedis de Leconte de Lisle, estime Miodrag
Ibrovac (José Maria de Heredia. Sa vie, son œuvre, Paris, Les Presses Françaises, 1923, p. 175).
259. Voir, à ce propos, les réponses affligeantes qu’il fait à Jules Huret (Enquête sur l’évolution
littéraire, op. cit., p.  255-262). Avec une mauvaise foi évidente (jalousie envers Mallarmé  ?),
Heredia reproche aux «  symbolistes une absence totale de fraternité entre eux  », au nom de la
légendaire unité parnassienne (ibid., p. 261).
260. Henri de Régnier, « Notes sur J.-M. Heredia en partie inédites », éd. Yann Mortelette, dans
Pierre-Jean Dufief (dir.), Les Journaux de la vie littéraire, Rennes, Presses Universitaires de
Rennes, 2009, p. 78.
261. André Fontainas, «  Physionomie des Samedis de José-Maria de Heredia  », Le Figaro,
er
1  mars 1906.
262. André Fontainas, De Stéphane Mallarmé à Paul Valéry. Notes d’un témoin 1894-1922,
Paris, Edmond Bernard/Éditions du Trèfle, 1928, non paginé (22 décembre 1897).
263. Ibid.
264. Henri de Régnier, Les Cahiers inédits, op. cit., p. 443.
265. Gustave Kahn, « Stéphane Mallarmé (avant la gloire) », Le Figaro. Supplément littéraire,
8  septembre 1923, repris dans Silhouettes littéraires, Paris, Montaigne, 1925, p.  18. Le mot
« coter » est souligné par l’auteur.
266. Entre eux, pour rire, note Henri Mondor, les assidus, quand ils se rencontraient ailleurs,
s’interrogeaient : « Tu es en deuxième ou en troisième année, rue de Rome ? » (Vie de Mallarmé,
op. cit., p. 678).
267. «  Discours de M.  Vielé-Griffin  », dans Albert Mockel et Francis Vielé-Griffin,
Correspondance 1890-1937, op. cit., p. 353.
268. Lettre de Stéphane Mallarmé à Edmond Denan du 29  mars 1891, dans Correspondance,
op. cit., t. IV, p. 213.
269. Fernand Divoire, Introduction à l’étude de la stratégie littéraire, éd. Francesco Viriat,
Paris, Mille et une Nuits, 2005 (1912), p. 39-43.
270. Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, op. cit., p. 166.
quatrième partie Le cénacle en représentation
1. Milan Kundera, La Vie est ailleurs, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2006 (1985), p. 76-77.
2. Sainte-Beuve, «  Poètes modernes  : Victor Hugo  », Revue des deux Mondes, 1er  août 1831,
repris dans Victor Hugo, Œuvres complètes, éd. Jean Massin, Paris, Le Club Français du Livre,
1967, t. II, p. 1069.
3. Ces groupes renvoient respectivement aux Scènes de la vie de bohème, aux Buveurs d’eau de
Murger, aux Hommes de lettres (Charles Demailly) des Goncourt, aux Amis de la Nature de
Champfleury, à L’Œuvre de Zola, au Termite de Rosny et au Soleil des morts de Mauclair.
4. Louis Marin, Des pouvoirs de l’image : gloses, Paris, Seuil, 1993.
5. Roger Chartier, «  Pouvoirs et limites de la représentation. Sur l’œuvre de Louis Marin  »,
Annales HSS, mars-avril 1994, n° 2, p. 409.
6. Louis Marin, Opacité de la peinture  : essais sur la représentation au Quattrocento, Paris,
Éditions de l’École des Hautes Études en sciences sociales, 2006 (1989).
7. Osons, pour nous faire comprendre, ce parallèle : une équipe de football construit son image,
hors du terrain, en usant des ressorts ordinaires de la représentation médiatique (photographies,
interviews, emblèmes, mascottes, etc.) mais aussi bien cette même équipe accomplit, en jouant,
mille gestes sans rapport avec la pratique footballistique (encouragements entre équipiers, postures
triomphales, injonctions du capitaine, regards suppliants vers le ciel, etc.) qui sont autant de signes
révélateurs de l’image que cette équipe a d’elle-même (sens du collectif, exaltation de la force,
respect de la hiérarchie, accomplissement d’un destin qui les dépasse, etc.).
8. « Placer l’énonciation au centre, rappelle Dominique Maingueneau, c’est placer au centre une
activité. » Tout discours, poursuit-il, s’inscrit dans « un dispositif de parole où les conditions du
dire traversent le dit et où le dit renvoie à ses propres conditions d’énonciation (le statut de
l’écrivain associé à son mode de positionnement dans le champ littéraire, les rôles attachés aux
genres, la relation au destinataire construite à travers l’œuvre, les supports matériels et les modes
de circulation des énoncés). » (« Linguistique et littérature : le tournant discursif », dans Gabriella
Fabbricino (dir.), Prospettive della francesistica nel nuovo assetto della didattica universitaria,
Pozzuoli, Società Universitaria per gli Studi di Lingua et Letteratura Francese, Atti del Convegno
Internazionale di Napoli-Pozzuoli, 2000, p. 25-38.) Nous soulignons.
9. Sophie Marchal, « Vigny et la camaraderie critique », dans Pierre-Jean Dufief (dir.), Lettre et
critique. Actes du colloque de Brest, Brest, Publications du Centre d’étude des correspondances et
journaux intimes des xixe et xxe siècles, 2003, p. 11-41.
10. Lettre de Sainte-Beuve à Victor Hugo de septembre  1828, dans Victor Hugo et Sainte-
Beuve, Correspondance, éd. Anthony Glinoer, Paris, Champion, coll. «  Bibliothèque des
correspondances, mémoires et journaux », 2004, p. 54-55.
11. Lettre de Victor Hugo à Sainte-Beuve du 28 septembre 1828, ibid., p. 55.
12. « Il m’empêche d’écrire, il m’empêche de sortir et de penser à autre chose qu’à ses vers ; il
faut bien que je vous parle de lui. Que d’impressions douloureuses, sombres et tendres  ! quel
plaisir et quel chagrin que de le lire. […] J’en aime tout et il ne tiendra pas à moi que tous ne
l’aiment. » (Lettre d’Alfred de Vigny à C.-A. Sainte-Beuve du 3 avril 1829, dans Alfred de Vigny,
Correspondance, éd. Madeleine Ambrière (dir.), Paris, Presses Universitaires de France, 1989, t. I,
p. 332.)
13. « Votre livre est le seul que je puisse lire en ce moment ; il achève de me faire mourir, il me
consolerait si je pouvais l’être. Mon ami, mon ami, voilà le cœur de poète que j’attendais  !  »
(Lettre d’Ulric Guttinguer à C.-A. Sainte-Beuve du 9  avril 1829, citée par Henri Bremond, Le
Roman et l’histoire d’une conversion. Ulric Guttinguer et Sainte-Beuve, Paris, Plon, 1925, p. 61.)
14. « Mon Dieu ! que votre pièce de l’Isle St-Louis est belle et naïve et poétique ! […] et celle à
Ulrich –  et toutes enfin  !… surtout à Mme  Hugo  !  » Et le surlendemain  : « Alfred et moi, nous
sommes fous de la prose et des vers de ce mort Delorme immortel, fous et ravis, c’est tout ce que
je puis vous dire. » (Cité par Henri Girard, Un bourgeois dilettante à l’époque romantique. Émile
Deschamps (1791-1871), Paris, Champion, 1921, p. 274.)
15. « Je dois au livre de ce pauvre défunt de m’être raccommodée avec les vers que grâce aux
miens j’avais pris dans un dégoût complet. » (Lettre d’Amable Tastu à C.-A. Sainte-Beuve, dans
Sainte-Beuve, Correspondance générale, éd. Jean Bonnerot, Paris, Stock, 1935, t. I, p. 127.)
16. Toujours sur le même ton, la lettre permet aussi de se confier à l’issue d’une soirée plus
mondaine que les autres : « Il m’a été impossible, mon cher monsieur Hugo, de vous exprimer ce
matin, devant tout le monde, les sentiments que m’a inspirés la lecture de Marion Delorme. Je ne
le pourrai guère davantage ce soir, et cependant je ne veux ni ne puis me coucher sans vous dire
quelques mots de la reconnaissance que j’éprouve d’avoir été investi d’un si beau privilège.  »
(Lettre de Charles de Montalembert à Victor Hugo du 2  mai 1831, dans Victor Hugo, Œuvres
complètes, op. cit., t. III, p. 1033.)
17. Lettre d’Edmond de Goncourt à Alphonse Daudet du 15 novembre 1874, dans Edmond de
Goncourt et Alphonse Daudet, Correspondance, éd. Pierre et Anne-Simone Dufief, Genève, Droz,
1996, p. 21.
18. Lettre de Stéphane Mallarmé à Léon Hennique du 2 février 1887, dans Correspondance, éd.
Henri Mondor et Lloyd James Austin, Paris, Gallimard, 1971, t. III, p. 87.
19. Lettre de Gustave Flaubert à Ivan Tourgueniev du 21 novembre 1877, dans Gustave Flaubert
et Ivan Tourgueniev, Correspondance, éd. A. Zviguilsky, Paris, Flammarion, 1989, p. 222.
20. Lettre de Charles Leconte de Lisle à José-Maria de Heredia du 25 août 1865, dans Charles
Leconte de Lisle, Lettres à José-Maria de Heredia, éd. Claude Desprats, Paris, Champion, 2004,
p. 28-29.
21. Lettre de Charles Leconte de Lisle à José-Maria de Heredia du 6  septembre 1866, ibid.,
p. 34-35.
22. Lettre de Stéphane Mallarmé à René Ghil du 13 mars 1887, dans Correspondance, op. cit.,
t. III, p. 95.
23. Lettre d’Émile Zola à Léon Hennique du 20 août 1878, dans Émile Zola, Correspondance,
éd. Bard H. Bakker (dir.), Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1982, t. III, p. 210-212.
24. Alain Viala, « Préface » dans Pierre Rajotte (dir.), Lieux et réseaux de sociabilité littéraire
au Québec, Québec, Nota Bene, 2001, p. 12.
25. Emmanuel Souchier, « Formes et pouvoirs de l’énonciation éditoriale », Communications &
langages, n° 154, décembre 2007, p. 23-38.
26. Evelyn Blewer, La Campagne d’Hernani, édition du manuscrit du souffleur, Saint-Pierre-du-
Mont, Eurédit, 2002.
27. Lettre d’Émile Deschamps à Victor Hugo du 2  mars 1830, dans Victor Hugo, Œuvres
complètes, op. cit., t. III, p. 1280-1281.
28. Lettre d’Émile Zola à Léon Hennique du 17  septembre 1879, dans Émile Zola,
Correspondance, op. cit., t. III, p. 376.
29. Lettre de Charles Leconte de Lisle à José-Maria de Heredia du 15  octobre 1871, dans
Charles Leconte de Lisle, Lettres à José-Maria de Heredia, op. cit., p. 82-83.
30. Lettre de Charles Leconte de Lisle à José-Maria de Heredia du 30 janvier 1872, ibid., p. 89.
31. Lettre de Pierre Louÿs à José-Maria de Heredia du 12  janvier 1896, dans José-Maria de
Heredia et Pierre Louÿs, Correspondance inédite (1890-1905), éd. Jean-Paul Goujon, Paris,
Champion, 2006, p. 61.
32. Lettre de Victor Hugo à Victor Pavie du 13  décembre 1826, dans Victor Hugo, Œuvres
complètes, op. cit., t. II, p. 1520.
33. Lettre de Victor Hugo à Sainte-Beuve de janvier 1827, ibid., t. II, p. 1527.
34. Lettre de Victor Hugo à Émile Deschamps du 17 avril 1828, ibid., t. III, p. 1227.
35. En septembre 1825, Nodier élève Victor Hugo au rang de « gérant universel et majordome
des romantiques  » (lettre de Charles Nodier à Victor Hugo du 20 ou 25  septembre 1825, dans
Correspondance croisée de Victor Hugo et de Charles Nodier, éd. Jacques-Remi Dahan, Bassac,
Plein chant, coll. « L’atelier furtif », 1987, p. 54).
36. Lettre de Stéphane Mallarmé à Paul Valéry du 25 octobre 1890, dans Stéphane Mallarmé,
Correspondance, op. cit., t. IV, p. 152-154.
37. Lettre de Paul Valéry à Stéphane Mallarmé [s. d., avant 1890, non postée], dans Stéphane
Mallarmé, Correspondance, op. cit., t.  IV, p.  153. Tétanisé par l’enjeu, l’auteur renonça à
l’envoyer.
38. On lira en particulier sa longue lettre de mars 1827 où il fait la critique de Cromwell (Victor
Hugo et Sainte-Beuve, Correspondance, op. cit., p. 40-44).
39. Lettre de Victor Pavie à Victor Hugo du 18  décembre 1826, dans Victor Hugo, Œuvres
complètes, op. cit., t. II, p. 1520.
40. Lettre de Victor Hugo à Victor Pavie du 3 janvier 1827, ibid., t. II, p. 1523.
41. Ibid., t. II, p. 1523-1524.
42. Lettre d’Émile Deschamps à Victor Hugo du 17 avril 1828, ibid., t. III, p. 1227.
43. Lettre de Victor Hugo à Alfred de Vigny du 22 avril 1828, ibid., t. III, p. 1228.
44. Pour ménager la susceptibilité de ses amis, Hugo jure, dans cette même lettre, qu’il eût adoré
«  être membre de ce consulat de gloire et d’amitié dont à coup sûr [il] ne serai[t] pas le
Bonaparte » (ibid.).
45. Lettre d’Émile Deschamps à Édouard Turquety du 15  septembre 1829, citée par Frédéric
Saulnier, La vie d’un poète. Édouard Turquety (1807-1867), Paris/Nantes, Jules Gervais/Émile
Grimaud, 1885, p. 87. Nous soulignons.
46. Lettre de Victor Hugo à Victor Pavie du 5  janvier 1828, dans Victor Hugo, Œuvres
complètes, op. cit., t. III, p. 1220.
47. Lettre de Sainte-Beuve à Victor Hugo du 11  octobre 1829, dans Victor Hugo et Sainte-
Beuve, Correspondance, op. cit., p. 59.
48. Lettre d’Alfred de Musset à Sainte-Beuve du 7  septembre 1829, dans Alfred de Musset,
Correspondance, éd. Loïc Chotard, Marie Cordroc’h et Roger Pierrot, Paris, Presses Universitaires
de France, 1985, t. I, p. 30.
49. Lettre de Paul Verlaine à Charles Leconte de Lisle du 17 ou 22  août 1867, dans Paul
Verlaine, Correspondance générale, éd. Michael Pakenham, Paris, Fayard, 2005, t. I, p. 116.
50. Lettre d’Émile Zola à Léon Hennique du 29 juin 1877, dans Émile Zola, Correspondance,
op. cit., t. III, p. 73.
51. Cité dans Histoire de Mürger pour servir à l’histoire de la vraie Bohème par trois Buveurs
d’eau, éd. Jean-Didier Wagneur et Françoise Cestor dans Les Bohèmes 1840-1870, Seyssel,
Champ Vallon, 2012 (1862), p. 365-366.
52. Archives Bied (coll. privée). Pour une description exhaustive de cet album, voir la thèse de
Vincent Laisney, L’Arsenal romantique : le salon de Charles Nodier (1824-1834), thèse présentée
à l’Université Paris  III-Sorbonne-Nouvelle, t.  III. Il existe un second album de Marie Nodier
(1829-1851) et un album de sa mère (1823-1832).
53. «  Album amicorum d’Émile Deschamps. Album de 58 pages contenant 43 poésies
autographes (de Victor Hugo, Alfred de Vigny, Alexandre Dumas, Sainte-Beuve, Lamartine, etc.)
toutes inscrites probablement durant l’année 1827.  » (Librairie Henner [Alain Sinibaldi],
Catalogue 18, « Beaux livres anciens et modernes… », Paris, [s.d.] [juin 1893]).
54. Album Amicorum de Mme José-Maria de Heredia, ms BNF, Arsenal, Ms. 14363.
55. « Les grands artistes de l’époque l’avaient illustré de dessins, y avaient mis de la prose, des
vers, ou simplement leur signature  ; parmi les noms fameux, il s’en trouvait aussi beaucoup
d’inconnus, et les pensées curieuses n’apparaissaient que sous un débordement de sottises.  »
(Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale. Histoire d’un jeune homme, éd. Peter Michael
Wetherill, Paris, Garnier, 1984, p.  47). Sur cette question, voir Philippe Hamon, «  Un album  »,
dans Vincent Laisney (dir.), Le Miroir et le chemin. L’univers romanesque de Pierre-Louis Rey,
Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2006, p. 149-161.
56. L’exemplaire fut acheté par le vicomte de Lovenjoul. A. Chesnier du Chesne en donne une
description détaillée dans une plaquette (Le Ronsard de Victor Hugo, Paris, Crès, coll. « Variétés
littéraires », 1929).
57. Sainte-Beuve a raconté, dans une édition ultérieure du Tableau historique et critique de la
poésie française et du théâtre français au xvie  siècle (1843) comment s’était effectué le
glissement  : «  1828, mon choix de Ronsard terminé, j’avais dit adieu au vieux poète, et le bel
exemplaire in-folio sur lequel avaient été pris les extraits était resté déposé aux mains de Victor
Hugo […] Or, cet exemplaire à grandes marges était bientôt devenu une sorte d’album où chaque
poète de 1828 et des années qui suivirent laissait en passant quelque marque de souvenir. » (cité
ibid., p. 27).
58. Il s’agit de Hugo, Guttinguer, Fouinet, Alexandre Dumas (deux contributions), Lamartine,
Vigny, Fontaney, Amable Tastu et Sainte-Beuve (trois contributions). Plusieurs de ces pièces ont
été republiées dans des recueils individuels.
59. Expression empruntée à la préface de Cromwell pour définir le drame.
60. Pour le détail, voir A. Chesnier du Chesne, Le Ronsard de Victor Hugo, op. cit.
61. Ibid., p. 35. Nous soulignons.
62. Ibid., p. 36.
63. Denis Saint-Amand, « À l’Hôtel des Étrangers, repaire d’une bohème zutique », dans Pascal
Brissette et Anthony Glinoer (dir.), Bohème sans frontière, Rennes, Presses Universitaires de
Rennes, 2010, p. 196.
64. « (Ane Cros.) Si ! Si ! Mérat, veuillez m’en croire, / Zutisme est le vrai nom du cercle ! »
(Cité ibid., p. 192.)
65. Elles sont dues à Claudel, Delaroche, É. Dujardin, Fontainas, Stefan George, Gide, Herold,
Kahn, Van Lerberghe, Maeterlinck, Mauclair, P.  Margueritte, V. Margueritte, Stuart Merrill,
Mockel, Morice, Régnier, Rodenbach, Saint-Paul, R. de Souza, Valéry, Verhaeren et Vielé-Griffin
(Henri Mondor, Vie de Mallarmé, Paris, Gallimard, 1941, p. 762).
66. « Aujourd’hui sera offerte à M. Stéphane Mallarmé la très jolie “guirlande” de poèmes que
vingt et un [vingt-trois] poètes, ses amis et ses élèves, ont composé pour lui faire hommage. » (cité
dans Stéphane Mallarmé, Correspondance, op. cit., t. IX, p. 110)
67. L’expression est de Mallarmé à propos du Soleil des morts (Lettre à Camille Mauclair de
juin 1898, dans Camille Mauclair, Mallarmé chez lui, Paris, Grasset, 1935, p. 122).
68. Voir Gérard Genette, Seuils, Paris, Seuil, 1987.
69. Henri de Latouche, « Sur un petit volume, sans nom d’auteur [Amour. – À Elle, Gaspard de
Pons] », Le Mercure du xixe siècle, février 1824.
70. «  Une chose qu’il faut soigner, ce sont les épigraphes  » sera d’ailleurs l’un des doctes
conseils prodigués à un Daniel Jovard nouvellement converti dans Les Jeunes-France (Théophile
Gautier, «  Daniel Jovard ou la conversion d’un classique  », dans Les Jeunes-France, romans
goguenards, éd. Michel Crouzet, Paris, Séguier, 1995 [1833], p. 97).
71. C’est le cas, notamment, dans les Confidences de Jules Lefèvre, qui justifie l’emploi très
généreux qu’il fait des épigraphes par ces mots : « Je ne pense pas qu’on m’accuse d’avoir abusé
des épigraphes. Cela se pourrait pourtant, car on les a déjà blâmées sur parole. La seule excuse que
je puisse alléguer, c’est que le soin de les choisir est le seul plaisir qui l’eût dédommagé de l’ennui
de les imprimer. C’est à la tête de chaque pièce, une sorte de préface anthologique qui vaut mieux
que ce qu’elle annonce. […]. » (Jules Lefèvre, Confidences, poésies, Paris, Dupuy et Tenré, 1833,
p. X.)
72. Voici deux exemples  : la troisième édition des Poésies d’Amable Tastu (1827) met en
épigraphe, outre huit anonymes, la Bible, Chateaubriand, Chénier, Byron, des classiques (Tacite et
Virgile, Marot et La Fontaine), de grands inspirateurs étrangers (Ossian, Schiller, Moore,
Pétrarque) et des contemporains comme les poétesses Dufrénoy, Desbordes-Valmore et
d’Hautpoul, ainsi que Latouche, Hugo, Delavigne, Vigny, Béranger, etc. Les Rhapsodies de Pétrus
Borel (1831) font précéder chaque pièce d’une ou deux épigraphes également réparties entre des
classiques (Régnier, Malherbe, Verville, Ronsard, Pétrarque), des auteurs du xviiie siècle (Schiller,
Mercier, Buffon, Gilbert, Condorcet) accompagnés de quelques références plus scandaleuses pour
le lecteur de la monarchie de Juillet (Le Père Duchesne, Saint-Just), des aînés (Béranger, Hugo,
Janin), et enfin les compagnons du Petit Cénacle (Gautier, Dondey, Brot, Nerval et Maquet).
73. Henri de Latouche, « Sur un petit volume, sans nom d’auteur [Amour. – À Elle, Gaspard de
Pons] », art. cit.
74. Ibid.
75. José-Luis Diaz analyse ainsi cette stratégie  : «  C’est la loi pour toute école littéraire
survenante, pour se pourvoir d’une image repérable, de se recentrer autour de quelques bannières,
elle doit faire le ménage dans le Panthéon existant, s’empresser de ranger autrement l’armoire aux
idoles  » (L’Écrivain imaginaire. Scénographies auctoriales à l’époque romantique, Paris,
Champion, coll. « Romantisme et modernités », 2007, p. 418).
76. L’expression est de Pascal Durand dans « Pour une lecture institutionnelle du “Manifeste du
surréalisme” », Mélusine, n° 8, 1986, p. 177-195.
77. Roger Chartier, « Patronage et dédicace », dans Culture écrite et société. L’ordre des livres
(xive-xviiie siècle), Paris, Albin Michel, 1998, p. 83.
78. Joseph Delorme étant l’auteur fictif du recueil, Sainte-Beuve s’autorise, en sus, trois
dédicaces adressées à lui-même !
79. Pétrus Borel, « Préface » des Rhapsodies, Genève, Slatkine Reprints, 1967 (1831), p. 11.
80. Ibid., p. 10.
81. Albert Glatigny, Les Flèches d’or, Paris, Frédéric Henry, 1864, p. X-XI.
82. Voir les dédicaces de celui-ci à son «  critique  » (Sainte-Beuve), à son «  peintre  » (Louis
Boulanger) et à son « statuaire » (David d’Angers) dans Les Feuilles d’automne.
83. Cet usage est courant chez les romantiques («  À mon ami S.-B.  » dans Les Feuilles
d’automne). Une fois le cénacle dissous, les auteurs, dans les éditions ultérieures, lèvent souvent
l’ambiguïté.
84. Voir Alain Vaillant, « Avant-propos » du dossier « La Littérature fin de siècle au crible de la
presse quotidienne », Romantisme, n° 121, 2003, p. 3-8.
85. Voir Marie-Françoise Melmoux-Montaubin, L’Écrivain-journaliste au xixe siècle : un mutant
des lettres, Saint-Étienne, Éditions des Cahiers intempestifs, coll. «  Lieux littéraires  », 2003  ;
Patrick Berthier, La Presse littéraire et dramatique au début de la monarchie de Juillet (1830-
1836), Lille, Éditions universitaires du Septentrion, 1997, 4 vol. ; Marie-Ève Thérenty, Mosaïques.
Être écrivain entre presse et roman (1829-1836), Paris, Champion, coll. «  Romantisme et
modernités  », 2003  ; voir aussi Anthony Glinoer, La Querelle de la camaraderie littéraire. Les
romantiques face à leurs contemporains, Genève, Droz, coll. «  Histoire des idées et critique
littéraire », 2008 ; et Jean Marie Goulemot et Daniel Oster, Gens de lettres, écrivains et bohèmes,
Paris, Minerve, 1992.
86. Cité par Henri Mitterand, Zola. L’homme de Germinal (1871-1893), Paris, Fayard, 2001,
t. II, p. 529.
87. Henri de Latouche, «  De la camaraderie littéraire  », repris dans Anthony Glinoer, La
Querelle de la camaraderie littéraire, op. cit., p. 61.
88. Victor Hugo, «  Études françaises et étrangères, par Émile Deschamps  », dans L’Album,
20 décembre 1828, repris dans Victor Hugo, Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 1079-1081.
89. Victor Hugo, « Exposition de tableaux au profit des Grecs. La Nouvelle école de peinture »
[mai 1826, article non publié], repris ibid., t. II, p. 983-986.
90. Cité par Job-Lazare, Albert Glatigny, Paris, Bécus, 1906, p. 166-167.
91. Cité par Paul Adam, Symbolistes et décadents, éd. Michael Pakenham, Exeter, University of
Exeter, 1989, p. XIII.
92. Lettre de Victor Hugo à Charles Nodier du 2 novembre 1829, dans Correspondance croisée
de Victor Hugo et Charles Nodier, op. cit., p. 98.
93. Edmond et Jules de Goncourt, Journal. Mémoires de la vie littéraire, éd. Robert Ricatte,
Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1989, t. III, p. 562 (16 mars 1891).
94. «  Il était utile, sans doute, au sortir du siècle de la fausse philosophie, de traiter
rigoureusement des livres et des hommes qui nous ont fait tant de mal, de réduire à leur juste
valeur tant de réputations usurpées, de faire descendre de leur piédestal tant d’idoles qui reçurent
notre encens en attendant nos pleurs. Mais ne serait-il pas à craindre que cette sévérité continuelle
de nos jugements ne nous fît contracter une habitude d’humeur dont il deviendrait malaisé de nous
dépouiller ensuite ? Le seul moyen d’empêcher que cette humeur prenne sur nous trop d’empire,
serait peut-être d’abandonner la petite et facile critique des défauts, pour la grande et difficile
critique des beautés.  » (François-René de Chateaubriand, «  Sur les Annales littéraires, ou De la
littérature avant et après la Restauration  ; ouvrage de M.  Dussault  », Le Conservateur,
19e livraison, t. II, 1819, p. 247-248.)
95. Sur l’influence dans ce domaine de la symphilosophie des romantiques allemands, voir
Walter Benjamin, Le Concept de critique esthétique dans le romantisme allemand, Paris,
Flammarion, coll. « Champs », 1986 (1920).
96. Victor Hugo, William Shakespeare, repris dans Œuvres complètes : critique, éd. Jean-Pierre
Reynaud, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2002 (1864), p. 381.
97. Victor Hugo, « Préface » de Cromwell (1827), repris ibid., p. 37.
98. Sainte-Beuve, Les Cahiers, Paris, Lemerre, 1876, p. 40-41.
99. Déjà au temps de La Muse française, Émile Deschamps fait amende honorable devant ceux
qui accusent les romantiques « de nous aimer entre nous et d’en faire confidence à tout le monde
[…]  ; je passe condamnation. Je ne puis cacher que nous nous aimons, et que nous aimons la
poésie comme si nous n’avions pas fait un vers de notre vie. Ce n’est pas la moins bizarre de nos
innovations littéraires. » (Émile Deschamps, « La guerre en temps de paix », La Muse française,
11e  livraison, mai  1824, repris dans La Muse française, éd. Jules Marsan, Paris, Cornély, 1909,
t.  II, p.  274.) Six ans plus tard, on peut lire dans La Tribune romantique  : «  “Les écrivains de
l’école nouvelle s’admirent et se flattent mutuellement les uns les autres, parce qu’ils s’aiment.” –
 Voilà un grand mal en effet ; mais ne serait-ce pas plutôt le contraire, et ne se sont-ils pas aimés,
parce qu’ils s’admiraient ? N’est-ce pas le rapport de leurs talents qui a entraîné la sympathie de
leurs affections  ?  » («  “Les Consolations” (Poésies)  », La Tribune romantique, t.  III, mai  1830,
p. 205.)
100. Catulle Mendès, «  La Poésie  », L’Artiste, 1er  janvier 1868, cité par Yann Mortelette, Le
Parnasse, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, coll. « Mémoire de la critique », 2006, p. 99-
100.
101. Juste Olivier, Paris en 1830. Journal, éd. André Delattre et Marc Denkinger, Paris,
Mercure de France, 1941, p. 207.
102. Lettre d’Ephraïm Mikhaël à Rodolphe Darzens du 30  janvier 1886, dans Jean-Jacques
Lefrère, «  Lettres inédites d’Ephraïm Mikhaël  », Histoires littéraires, n°  15, juillet-septembre
2003, p. 125.
103. Lettre d’Ephraïm Mikhaël à Rodolphe Darzens du 5 février 1886, ibid., p. 127.
104. Qu’on pense aux défections successives de Nodier, Planche, Sainte-Beuve, Pavie et de tous
ceux qui avaient œuvré, entre 1827 et 1830, pour la cause romantique par la critique.
105. Sainte-Beuve, « Poètes modernes : Victor Hugo », Revue des deux Mondes, 1er août 1831,
repris dans Victor Hugo, Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 1067.
106. Joris-Karl Huysmans, « Romanciers contemporains. M. Émile Zola », Revue bleue, n° 10,
10 mars 1883, p. 293.
107. Ibid.
108. Francis Vielé-Griffin, « Stéphane Mallarmé », Écrits pour l’art, 7 mars 1887, repris dans
Stéphane Mallarmé, éd. Bertrand Marchal, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, coll.
« Mémoire de la Critique », 1998, p. 133.
109. Sur les raisons pour lesquelles ces deux ensembles discursifs peuvent être traités dans la
même section, voir les études de Marc Angenot (La parole pamphlétaire. Typologie des discours
modernes, Paris, Payot, 1982) et Marcel Burger (Les Manifestes : paroles de combat. De Marx à
Breton, Paris, Delachaux et Niestlé, 2002) ainsi que le numéro de la Revue des sciences humaines
dirigé par José-Luis Diaz, « Préfaces et manifestes du xixe siècle », n° 205, 2009.
110. Jean Moréas, « Le Symbolisme », Le Figaro. Supplément littéraire, 18 septembre 1886.
111. Jean-Marie Gleize, «  Manifestes-Préfaces  : sur quelques aspects du prescriptif  »,
Littérature, n° 39, 1980, p. 14.
112. « Les œuvres d’André Chénier, de ce poète immense, […] eussent été publiées à la fin du
siècle dernier […], nul doute que l’âme des hommes supérieurs ne se fût prise alors à cette poésie
virile et naturelle, et la réconciliation qui s’accomplit lentement eut été avancée de trente ans  »
(Émile Deschamps, «  Préface  » des Études françaises et étrangères, éd. Henri Girard, Paris, La
Force française, 1923, p. 22-23).
113. Émile Zola, «  Lettre à la jeunesse  », repris dans Œuvres complètes, éd. Henri Mitterand
(dir.), Paris, Cercle du livre précieux, 1969 (1880), t. X, p. 1222.
114. Le Figaro, 18 septembre 1886.
115. « […] un homme d’esprit, auquel l’auteur de ce livre doit un remerciement personnel, nous
permet de lui emprunter […] », lit-on dans la préface de Cromwell en forme d’hommage à Sainte-
Beuve (Victor Hugo, « Préface » de Cromwell, repris dans Œuvres complètes : critique, op. cit.,
p. 29).
116. Émile Deschamps salue ainsi tantôt Hugo («  comme le dit M.  Victor Hugo dans son
admirable préface de Cromwell »), tantôt Sainte-Beuve (« ces questions et beaucoup d’autres aussi
importantes sont traitées de main de maître par M.  Sainte-Beuve dans son Tableau de la poésie
française au seizième siècle ») (Émile Deschamps, « Préface » des Études françaises et étrangères,
op. cit., p. 54 et p. 12).
117. Ibid.
118. Ibid., p. 15.
119. Marc Angenot, La parole pamphlétaire, op. cit., p. 61.
120. Voir Nathalie Heinich, « Les manifestes et l’avant-garde artistique. Comment être plusieurs
quand on est singulier  », dans J.-O. Majastre (dir.), Le texte, l’œuvre, l’émotion, Paris, La lettre
volée, 1994, p. 49-64.
121. Alexandre Guiraud, « Nos doctrines », La Muse française, op. cit., t. II, p. 5-32.
122. René Ghil, « Notre école », La Décadence, n° 1, 1er octobre 1886.
123. Les Soirées de Médan, Paris, Grasset, coll. « Les cahiers rouges », 1991 (1880), p. 19.
124. Pascal Durand, «  Pour une lecture institutionnelle du “Manifeste du surréalisme”  », art.
cit., p. 177.
125. Émile Zola, « Préface » de la deuxième édition de Thérèse Raquin, reprise dans Œuvres
complètes, éd. Colette Becker et Jean-Louis Cabanès, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2003
(1868), t. III, p. 31.
126. Maxime Du Camp, «  Préface  » des Chants modernes, Paris, Michel Lévy Frères, 1855,
p. 35.
127. Émile Deschamps, « Préface » des Études françaises et étrangères, op. cit., p. 6.
128. Champfleury, Le réalisme, Genève, Slatkine reprints, 1967 (1857), p. 2.
129. Ibid., p. 3.
130. Edmond de Goncourt, Les Frères Zemganno, Paris, Charpentier, 1879, p. VIII et p. XI.
131. Cité par Edmond et Jules de Goncourt, Journal, éd. Robert Ricatte, op. cit., t.  II, p.  729
(19 février 1877).
132. Sainte-Beuve, Poésies complètes, Paris, Charpentier, 1890, p. 193. Cette note apparaît dès
la réédition de 1830.
133. Champfleury, Le Réalisme, op. cit., p. 3.
134. Émile Zola, « Lettre à la jeunesse », art. cit., p. 1223.
135. Émile Zola, Le roman expérimental, éd. François-Marie Mourad, Paris, Garnier
Flammarion, 2006 (1880), p. 81.
136. Réponse de Stéphane Mallarmé dans l’Enquête sur l’évolution littéraire de Jules Huret, éd.
Daniel Grojnowski, Vanves, Thot, 1982 (1891), p. 77.
e
137. Voir à ce sujet Nicole Masson, La Poésie fugitive au xviii  siècle, Paris, Champion, coll.
« Les Dix-huitième siècles », 2002.
138. Gabriel Marc, «  L’entresol du Parnasse. Triolets  », Sonnets parisiens. Caprices et
fantaisies, Paris, Lemerre, 1875, p. 97-101.
139. Antoine Fontaney, «  À Madame N***  » (1830), cité dans René Jasinski, Une Amitié
amoureuse. Marie Nodier et Fontaney, Paris, Émile-Paul, 1925, p. 8.
140. Philothée O’Neddy, Feu et flamme, éd. Marcel Hervier, Paris, Les Presses Françaises, coll.
« Bibliothèque romantique », 1926 (1833), p. 12.
141. Sainte-Beuve, « Le Cénacle », dans Vie, Poésies et Pensées de Joseph Delorme, éd. Jean-
Pierre Bertrand et Anthony Glinoer, Paris, Bartillat, 2004 (1829), p. 106.
142. Émile Deschamps, «  À la mémoire de Joseph Delorme  », Annales romantiques, 1830,
p. 222.
143. Rappelons qu’il s’agit de la capitale des Enfers, célébrée en son temps par Milton. On reste
donc dans la métaphore religieuse.
144. La première partie abonde d’ailleurs en références démoniaques («  coupes de l’enfer  »,
«  prismatiques flammes  », «  lac sulfureux  », «  jaunâtres squelettes  », etc.), tandis que le décor
spatial et sonore décrit est celui de l’orgie.
145. Philothée O’Neddy, « Pandæmonium », dans Feu et flamme, op. cit., p. 6 et p. 10.
146. Les techniques du poème cénaculaire sont parfois reprises à des fins non militantes, légères
et parodiques : la « Revue romantique » de Musset, écrite en 1833 ou 1834, fait rimer les noms de
Gozlan et de Roqueplan ; le « Bal littéraire », écrit par Roger de Beauvoir à l’occasion du bal de la
Revue des deux Mondes, use de la nomination métonymique (le personnage pour l’auteur) et de
procédés satiriques pour railler gentiment les petites coquetteries et les grandes rivalités par
lesquelles s’entretiennent les légendes des auteurs à la mode  : «  Indiana survient, et le trouve
loustic, / Elle fume à son nez quarante-deux cigares » (Roger de Beauvoir, « Le bal littéraire chez
M.  Buloz  » [1836], cité par Marie-Louise Pailleron, La Revue des deux Mondes et la Comédie
française, Paris, Firmin-Didot, 1930, p.  63). Dans l’album très potache de Nina de Villard on
trouve un texte d’Emmanuel des Essarts intitulé « Les Jardins des Racines Parisiennes renouvelées
de Port Royal (sans A)  » où les noms des présents (hommes et femmes) sont affublés d’une
référence compréhensible des seuls initiés  : «  Ninette, mon démon gardien  », «  Mallarmé, sans
armature », « Méry, fait des vers sans rature », etc. (cité dans Catulle Mendès, La Maison de la
vieille. Roman contemporain, éd. Jean-Jacques Lefrère, Michael Pakenham et Jean-Didier
Wagneur, Seyssel, Champ Vallon, 2000, p. 563.)
147. Pascal Durand, Mallarmé. Du sens des formes au sens des formalités, Paris, Seuil, coll.
« Liber », 2008, p. 209.
148. Lettre de Stendhal à Sainte-Beuve du 26 mars 1830, dans Stendhal, Correspondance, éd.
Henri Martineau et Victor Del Litto, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1967,
t. II, p. 180.
149. Roland Barthes, Mythologies, Paris, Seuil, coll. « Points », 1970 (1957), p. 201.
150. Pascal Durand, Mallarmé, op. cit., p. 210.
151. Les citations qui précèdent sont tirées des poèmes déjà cités de Sainte-Beuve, Fontaney,
O’Neddy, Deschamps et des Essarts.
152. Le cas de Murger est particulier dans la mesure où il glisse ses remarques assassines sur les
Buveurs d’eau d’abord dans un feuilleton puis dans la préface des Scènes de la vie de bohème.
153. Jules Vallès, « Mœurs et portraits littéraires. Les Francs-parleurs », Le Courrier français,
19  août 1866, repris dans Œuvres, éd. Roger Bellet, Paris, Gallimard, coll. «  Bibliothèque de la
Pléiade », t. I, 1975, p. 898-906.
154. Émile Zola, «  Les Poètes contemporains  », paru en avril  1879 dans Le Voltaire, réédité
dans Documents littéraires en 1881 et repris dans Le Parnasse, op. cit., p. 150.
155. Abel Pelletier, « La littérature de cénacle », La Revue indépendante, août 1891, p. 148. La
référence au poème « Les Rayons jaunes » de Sainte-Beuve est ici presque explicite.
156. « Combien, au sortir des catacombes […] je rentre avec joie dans la vie. La campagne qui
me fut douce, au mois de soleil, dort frileuse sous la neige.  » (Adolphe Retté, «  Chronique des
livres. M. Stéphane Mallarmé, La Musique et les Lettres », La Plume, janvier  1895, repris dans
Stéphane Mallarmé, op. cit., p. 324.)
157. Adolphe Retté, « Un Amateur », La Plume, septembre 1896 (ibid., p. 390).
158. Adolphe Retté, «  Chronique des livres…  », art. cit. La métaphore est largement
développée, jusque dans le titre même, dans le roman de Camille Mauclair, le « Soleil des morts »,
qui symbolise à la fois la lumière de la lampe et la gloire posthume, en opposition au vrai et bon
soleil des vivants.
159. [Anonyme], Chronique scandaleuse de l’an 1800, Paris, [s.n.], an IX-1801, p. 92-93 (cité
dans Georges Levitine, The Dawn of bohemianism. The “Barbu” Rebellion and Primitivism in
Neoclassical France, University Park, The Pennsylvania State University Press, 1978, p. 66).
160. Sainte-Beuve, « Poètes modernes : Victor Hugo », art. cit., p. 1067.
161. Alceste [Émile Zola], «  Mes jours de pluie. Nos poètes  », L’Événement, 20  avril 1868,
repris dans Le Parnasse, op. cit., p. 102.
162. Henry Murger, Scènes de la vie de bohème, éd. Sandrine Berthelot, Paris, GF Flammarion,
2012, p. 62 (« Préface » datée de 1850).
163. Alceste [Émile Zola], « Mes jours de pluie. Nos poètes », art. cit., p. 102.
164. Abel Pelletier, « La littérature de cénacle », art. cit., p. 161.
165. Jules Vallès, « Les Cénacles », La France, 2 et 9 mars 1883, repris dans Œuvres, op. cit.,
t. II, p. 868.
166. Émile Zola, « Les Poètes contemporains », art. cit., p. 150.
167. Les isotopies de la puérilité et de la folie étaient déjà mises à profit par Baour-Lormian
raillant après mille autres la tendance au frénétique : « toutes ces horreurs, ces hideuses peintures /
Que, sous le cauchemar dont il est oppressé, / Un malade entrevoit d’épouvante glacé  » (Pierre
Baour-Lormain, Le Classique et le romantique, dialogue, Paris, Urbain Canel, 1825, p.  28), ou
dans le Constitutionnel à la même époque  : «  Le romantisme n’est point un ridicule  : c’est une
maladie, comme le somnambulisme ou l’épilepsie. Un romantique est un homme dont l’esprit
commence à s’aliéner : il faut le plaindre, lui parler raison, le ramener peu à peu ; mais on ne peut
pas en faire le sujet d’une comédie, c’est tout au plus celui d’une thèse de médecine.  » (Le
Constitutionnel, 1er  novembre 1824, cité par Charles Des Granges, La Presse littéraire sous la
Restauration 1815-1830, Paris, Mercure de France, 1907, p. 190.)
168. Sainte-Beuve, « Poètes modernes : Victor Hugo », art. cit., p. 1067. Jugeant avec sévérité
les œuvres de jeunesse de Hugo, l’ex-poète se contente de remarquer que «  [s]es premières
ballades se ressentent un peu de l’atmosphère où elles naquirent ».
169. Henri de Latouche, « De la Camaraderie littéraire », art. cit., p. 55.
170. Jules Vallès, « Les Cénacles », art. cit., p. 867.
171. Adolphe Retté, « Chronique des livres. M. Stéphane Mallarmé, La Musique et les Lettres »,
La Plume, janvier  1895, repris dans Stéphane Mallarmé, éd. Bertrand Marchal, Paris, Presses
Universitaires de Paris-Sorbonne, coll. « Mémoire de la critique », 1998, p. 321-324.
172. Jules Case, « Littérateur » [compte rendu du Termite], Le Figaro, 2 mars 1890.Il a en tête le
Grenier de Goncourt.
173. Antoine Jay, La Conversion d’un romantique, op. cit., p. 57.
174. Ibid., p. 53.
175. Cité par Albert Thibaudet, La poésie de Stéphane Mallarmé, étude littéraire, Paris,
Gallimard, 1926, p. 655.
176. Henri de Latouche, « De la Camaraderie littéraire », art. cit., p. 57.
177. Adolphe Retté, « Le Décadent », La Plume, 1er mai 1896 (repris dans Mallarmé, op. cit.,
p. 380).
178. Jules Case, « Littérateur », art. cit.
179. Jules Vallès, « Les Cénacles », art. cit., p. 868.
180. Camille Mauclair, Le Soleil des morts, repris par Guy Ducrey (dir.), Romans, fin-de-siècle,
1890-1900, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1999 (1898), p. 938.
181. Sainte-Beuve, « Des soirées littéraires ou Les poètes entre eux », dans Le Livre des Cent-et-
un, repris dans Anthony Glinoer, La Querelle de la camaraderie littéraire, op. cit., p. 144.
182. H. de Latouche, « De la camaraderie littéraire », repris ibid., p. 59. Pour une analyse plus
poussée de cet article et des déclinaisons du thème de la camaraderie à l’époque romantique, voir
ibid. et Vincent Laisney, L’Arsenal romantique  : le salon de Charles Nodier, 1824-1834, Paris,
Champion, coll. « Romantisme et modernités », 2002.
183. H. de Latouche, « De la camaraderie littéraire », art. cit., p. 60.
184. Ibid., p. 55.
185. Jules Vallès, « Les Cénacles », art. cit., p. 864.
186. Émile Zola, « Les Poètes contemporains », art. cit., p. 150.
187. Abel Pelletier, « La littérature de cénacle », art. cit., p. 149.
188. Ibid., p. 151.
189. Henri de Latouche, « De la camaraderie littéraire », art. cit., p. 54.
190. Gustave Planche, « Les amitiés littéraires », Revue des deux Mondes, 1er septembre 1836,
repris dans Anthony Glinoer, La Querelle de la camaraderie littéraire, op. cit., p. 167.
191. Ibid., p. 170-171.
192. Henri de Latouche, « De la camaraderie littéraire », art. cit., p. 55.
193. Alphonse Karr, «  La comédie de Madame de Girardin  », Les Guêpes, décembre  1839,
repris chez Michel Lévy Frères, 1859, t. I, p. 63.
194. Honoré de Balzac, « Des salons littéraires et des mots élogieux », La Mode, 20 novembre
1830, repris dans Œuvres diverses, éd. Roland Chollet et René Guise, Paris, Gallimard, coll.
«  Bibliothèque de la Pléiade  », 1996, t.  II, p.  1546. Les souvenirs de certains participants
reviennent sur ces pratiques élogieuses, ainsi de Virginie Ancelot se remémorant les lectures à
l’Arsenal : « Un seul mot se laissait entendre [après la lecture], à la grande surprise de ceux qui
n’étaient pas initiés : – Cathédrale ! Un autre se levait et s’écriait : – Ogive ! Un troisième, après
avoir regardé autour de lui, hasardait  : Pyramide  ! Alors l’assemblée applaudissait et se tenait
ensuite dans un profond recueillement ; mais il ne faisait que précéder une explosion de voix qui
toutes répétaient en chœur les mots sacramentels qui venaient d’être prononcés chacun
séparément. » (Virginie Ancelot, Les Salons de Paris. Foyers éteints, Paris, Jules Tardieu, 1858,
p. 125-126.)
195. Henri de Latouche, «  Sur un petit volume sans nom d’auteur  », Mercure du xixe  siècle,
février 1824, repris dans Anthony Glinoer, La Querelle de la camaraderie littéraire, op. cit., p. 26.
196. Henri de Latouche, « De la camaraderie littéraire », art. cit., p. 57.
197. Dans sa préface des Études françaises et étrangères, Émile Deschamps s’en défendait
déjà  : «  il n’est pas question de vouloir détrôner nos grands poètes au profit d’un usurpateur,
comme quelques gens de lettres feignent de le craindre. Dans l’empire des arts, il y a un trône pour
chaque génie.  » (Émile Deschamps, «  Préface  » des Études françaises et étrangères, op. cit.,
p. 46.)
198. Parisis [Joseph Gayda], « Le grenier de Goncourt » dans la rubrique « La Vie parisienne »,
Le Figaro, 2 février 1885.
199. Edmond et Jules de Goncourt, Journal, éd. Robert Ricatte, op. cit., t. II, p. 1129 (2 février
1885).
200. «  Eh  ! que deviendrai-je, écrit déjà Baour-Lormian, si j’ose parler de l’usurpation des
journaux, de ces fabrications d’articles où les auteurs se canonisent eux-mêmes, de ces apologies
qu’ils rédigent de leur propre main, et qu’ils envoient de Paris à leurs correspondants pour figurer
dans les gazettes de l’Angleterre et des Pays-Bas ; si je parle de leur adhésion aux partis politiques
pour y recruter des enthousiastes  ; si j’ouvre à mes lecteurs ces bureaux d’esprit, ces hôtels de
Rambouillet où les ravissements et les pâmoisons des dames sensibles accueillent les lectures de
messieurs tels ou tels ; si je dévoile les mystères profonds de ces maçonneries soi-disant poétiques,
où l’on se lie par des serments de fraternité et de conspiration contre la langue et le bon sens… »
(Pierre Baour-Lormian, Le Classique et le romantique, dialogue, op. cit., p. 43-45.)
201. Juste Olivier, Paris en 1830, op. cit., p. 207 (22 juillet 1830).
202. Victor Hugo, « “Éloa, ou la sœur des anges, mystère”, par le comte Alfred de Vigny », La
Muse française, 11e livraison, mai 1824, repris dans La Muse française, op. cit., t. II, p. 257-258.
Cet article a été repris dans le chapitre «  Idées au hasard  » de Littérature et philosophie mêlées
après que Hugo eut soigneusement gommé toute référence au poème de Vigny. La rupture entre les
deux hommes était déjà consommée en 1834.
203. « “Les Consolations” (Poésies) », art. cit., p. 245.
204. Sainte-Beuve « Des soirées littéraires ou Les poètes entre eux », art. cit.
205. Sainte-Beuve, « Poètes modernes : Victor Hugo », art. cit.
206. On tient une preuve de l’importance que les Magnistes accordaient à la confidentialité de
leurs échanges dans une note du Journal rédigée à la date du 20 juin 1864, tandis que le groupe est
en pleine expansion : « Il paraît, écrivent les Goncourt, que l’autre jour, L’Indépendance Belge a
parlé de ce dîner comme des soupers de d’Holbach. Du reste, le mystère est encore si bien gardé,
qu’elle y a mis About. » (Edmond et Jules de Goncourt, Journal, éd. Robert Ricatte, op. cit., t. I,
p. 1082.)
207. Une chose est certaine, la médiatisation du cénacle est un problème qui interfère
étroitement avec sa localisation : à partir du moment où les groupes se montrent à découvert, au
restaurant, dans les cafés, les brasseries et les cabarets, au lieu de se réunir à domicile, ils
deviennent la proie des chroniqueurs et, corollairement, perdent le contrôle de leur
« communication ».
208. Victor Fournel, «  Poésie  », Annuaire contemporain. Revue de l’année, repris dans Le
Parnasse, op. cit., p. 73.
209. Adolphe Racot, «  Un éditeur de poètes en 1867  », Le Chasseur bibliographe, 1er  mars
1867, repris ibid., p. 82.
210. Louis-Xavier de Ricard, «  Les critiques du Parnasse contemporain  », Les Coulisses
parisiennes, 15 mars 1867, repris ibid., p. 87.
211. Catulle Mendès, « La Poésie », L’Artiste, 1er janvier 1868, repris ibid., p. 99.
212. Guy de Maupassant, « Les Soirées de Médan. Comment ce livre a été fait », Le Gaulois,
17 avril 1880, repris dans Chroniques. Anthologie, éd. Henri Mitterand, Paris, Le livre de poche,
coll. « La Pochothèque », 2008, p. 1296.
213. Ibid., p. 1295.
214. Paul Alexis et Émile Zola, Émile Zola. Notes d’un ami. Avec des vers inédits d’Émile Zola,
préface de René-Pierre Colin, Paris, Maisonneuve & Larose, 2001 (1882), p. 184.
215. [Puech], «  Nos Auteurs. Edmond de Goncourt chez lui.  », L’Éclair, Journal de Paris,
politique quotidien, absolument indépendant, 11 juillet 1890.
216. Raitif de la Bretonne, rubrique «  Pall-Mall Semaine  » [vie mondaine], L’Écho de Paris,
19 novembre 1894.
217. Frantz Jourdain, À la côte, Paris, Librairie Moderne, 1889, p. 265-266.
218. Francis Vielé-Griffin, « Stéphane Mallarmé », art. cit., p. 131.
219. L’Amitié de Stéphane Mallarmé et de Georges Rodenbach : lettres et textes inédits 1887-
1898, éd. F. Ruchon, Genève, P. Cailler, coll. « Beaux textes, textes rares, textes inédits », 1949,
p. 126.
220. Voir sa réaction découragée à l’article « inepte » de Maurice de Fleury dans Le Figaro de
février  1891 («  M.  Stéphane Mallarmé  »), qu’il a accueilli, par faiblesse, chez lui (lettre de
Stéphane Mallarmé à Edmond Denan du 14  février 1891, dans Correspondance, op. cit., t.  IV*,
p. 195).
221. Jules Huret, Enquête sur l’évolution littéraire, op. cit., p. 25.
222. Vittorio Pica, «  Les Modernes Byzantins  », La Revue indépendante, février-mars 1891,
repris dans Stéphane Mallarmé, op. cit., p. 185.
223. Pierre Quillard, «  Stéphane Mallarmé. À propos de Pages  », Le Mercure de France,
juillet 1891, repris ibid., p. 243.
224. Bernard Lazare, «  Stéphane Mallarmé  », Le Journal, 24  décembre 1892, repris ibid.,
p. 251.
225. Pierre Macherey, À quoi pense la littérature  ?, Paris, Presses Universitaires de France,
1990.
226. Alphonse de Lamartine, «  Lettre à M.  Sainte-Beuve  », Cours familier de littérature,
entretien CI, 1864, p. 326.
227. Pierre Barbéris proposera même de faire entrer Vie, Poésies et Pensées de Joseph Delorme
dans l’histoire romanesque du xixe siècle (Pierre Barbéris, « Signification de Joseph Delorme en
1830 », dans Lectures du réel, Paris, Éditions sociales, coll. « Problèmes », 1973, p. 135).
228. Sainte-Beuve, Vie, Poésies et Pensées de Joseph Delorme, op. cit., p. 50.
229. Ibid., p. 50-51.
230. Ainsi par exemple dans La Revue de Paris, scènes épisodiques, mêlées de couplets par
MM. Émile, de Courcy et Dupeuty, Paris, Barba, 1830, et dans la pièce de Dumersan et Brazier,
Les Brioches à la mode, ou le Pâtissier anglais, camaraderie en deux tableaux, mêlée de couplets,
ornée d’une ballade, précédée d’une dédicace à Maître André, et d’une préface, suivie d’une
postface, et accompagnée de notes explicatives, Paris, Quoy, 1830.
231. Honoré de Balzac, Illusions perdues, dans La Comédie humaine, éd. Pierre-Georges Castex
(dir.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1977 (1839), t. V, p. 315.
232. Osamu Nishio, La Signification du Cénacle dans La Comédie humaine de Balzac, Tokyo,
Éditions France Tosho ; Paris, Nizet, 1980.
233. Henry Murger, Scènes de la vie de bohème, op. cit., p. 301.
234. Henry Murger, Les Buveurs d’eau, Paris, Michel Lévy Frères, 1855, p. VI.
235. Jules Vallès, Le Bachelier, repris dans Œuvres, op. cit., t. II, p. 476.
236. Voir Anthony Glinoer, « Les gantés et les calleux », Cahiers Jules et Edmond de Goncourt,
n° 14, 2007, p. 93-101.
237. Celui-ci y dresse un portrait ironique de la secte réaliste  : «  Comment se produisit cette
religion ? Qui en fut l’inventeur ? Rien n’est plus difficile à constater. Ce fut une mode inventée
par un homme qui trouva quelques imitateurs, heureux de se raccrocher à une doctrine qui parut
nouvelle sur le moment. Il est certain que les Amis de la Nature se réunissaient en une sorte de
club dans une brasserie  » (Champfleury, Les Amis de la Nature, Paris, Poulet-Malassis, 1859,
p. 16).
238. Edmond et Jules de Goncourt, Manette Salomon, Paris, Lacroix et Verboeckhoven, 1867.
239. Émile Zola, L’Œuvre, éd. Henri Mitterand, Paris, Gallimard, coll. «  Folio/Classique  »,
1983 (1886), p. 105.
240. Ibid., p. 108.
241. On trouve aussi des cas de confrontation, dans un même lieu de sociabilité, entre une
coterie plus artistico-littéraire et une autre plus politique  : ainsi dans Toute une jeunesse de
François Coppée où les Chevelures, poètes, s’opposent aux Barbes, anarchistes virulents (Paris,
Lemerre, 1890).
242. Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale, op. cit., p. 91 (Chap. V).
243. Jules Vallès, Le Bachelier, op. cit., p. 481.
244. Victor Hugo, Les Misérables, éd. Guy Rosa et Annette Rosa, Paris, Robert Laffont, coll.
« Bouquins », 1985, p. 520.
245. Ibid., p. 872.
246. Jules Vallès, Le Bachelier, op. cit., p. 483.
247. « Une séance littéraire à l’Hôtel du Dragon bleu », dans [Paul Arène, Alfred Delvau, Jean
Du Boys, Alphonse Daudet et Bernard], Le Parnassiculet contemporain, recueil de vers nouveaux,
précédé de l’Hôtel du Dragon bleu, Paris, J. Lemer, 1867, p. 9-20.
248. Paul Arène, Jean-des-Figues, Paris, Lemerre, 1884 (1868), p. 95-99.
249. Alphonse Daudet, Le Petit Chose, Paris, Fasquelle, coll. «  Le livre de poche  », 1969
(1868), p. 210.
250. Ainsi encore dans Toute une jeunesse de François Coppée : « chaque poète se levait sans se
faire prier, posait sa chaise devant lui, et s’appuyant d’une main sur le dossier, déclamait son
sonnet ou son élégie. Assurément, plusieurs de ces bardes manquaient de génie. Quelques-uns
même étaient un peu grotesques. » (op. cit., p. 157)
251. Inspirée du Parnassiculet, cette satire de Gabriel Vicaire et Henri Beauclair tourne en
dérision la poésie «  décadente  » des années 1880. Les dix-huit poèmes parodiés sont précédés,
dans la deuxième édition, d’une Vie d’Adoré Floupette par Marius Tapora (pharmacien), qui
raconte l’introduction du néophyte dans le «  cénacle  » du Panier fleuri (vraisemblablement le
François Ier). On y reconnaît, sous des pseudonymes de haute couleur : Maurice Barrès, Stanislas
Guaita, Laurent Tailhade, et bien sûr le maître Verlaine, alias Bleucoton. La poésie, placée à
l’enseigne nouvelle du « Symbole », est l’objet d’une vénération ostentatoire, que dissimulent mal
les jalousies entre poètes (Les Déliquescences, poèmes décadents d’Adoré Floupette, avec sa vie
par Marius Tapora, Byzance, chez Lion Vanné [Paris : L. Vanier], 1885).
252. Pour n’en citer que quelques-uns  : Dinah Samuel de Félicien Champsaur (1882),
Boul’Mich de Joseph Caraguel (1884), Le Désespéré de Léon Bloy (1887), La Maison de la vieille
de Catulle Mendès (1894), Paludes d’André Gide (1895), Le Salon de Madame Truphot de
Fernand Kolney (1904), Le Tréteau de Jean Lorrain (1906), etc.
253. À noter que l’un et l’autre proposeront sous la forme de souvenirs une reconstitution
historique.
254. Remarquons au passage qu’aucun titre ne fait apparaître le motif «  groupal  »  : les deux
premiers pointent le projecteur vers le héros : Un Grand homme de province, Charles Demailly  ;
les deux suivants, Le Termite et Le Soleil des morts, métaphoriques, suggèrent le thème du travail
(dévorant) et de la gloire (vaine).
255. Illusions perdues fait exception  : des noms de personnes réelles (d’Arlincourt, Hugo,
Béranger) y côtoient ceux de personnages fictifs (Dauriat, Canalis, Nathan), mais jamais, même
sous forme pseudonymique, les personnages réels n’interviennent dans la diégèse. Les tentatives
pour retrouver dans les membres du Cénacle de d’Arthez les portraits d’hommes que Balzac aurait
fréquentés se sont d’ailleurs soldées par des échecs.
256. Les Goncourt ont livré une grande partie des clés des Hommes de lettres dans leur Journal
à la date du 31 mars 1861 (op. cit., t. I, p. 679-680) : « Mollandeux : Monselet ; Nachette : Scholl ;
Couturat  : Nadar  ; Montbaillard  : Villemessant  ; Florissac  : A.  Gaiffe  ; Pommageot  :
Champfleury  ; Bressoré  : A.  Royer  ; Soupardin  : Duranty  ; Laligant  : C.  Guys  ; […] Masson  :
Gautier  ; Boisroger  : Banville […] Rémonville  : P.  de Saint-Victor  ; Grancey  : mélange de
Penguilly et de C.  Nanteuil.  » Dans la liste, trois noms sont rayés, ceux de Lamperière,
Franchemont et Charvin. Ricatte a identifié les deux premiers, il s’agit de Charles-Edmond et
Barbey d’Aurevilly, bien que les Goncourt n’aient fait la connaissance réelle de ce dernier qu’en
1866… À ces noms, il faut ajouter ceux de Charles Demailly  : les Goncourt eux-mêmes, «  Un
romancier » : Flaubert.
257. Les clés sont confirmées dans les souvenirs des trois Buveurs d’eau : Antoine serait bien
une représentation de Joseph Desbrosses, Lazare celle du peintre Karol tandis qu’Olivier,
personnage d’une importance négligeable dans le roman, celle de Murger. Voir Histoire de Mürger,
op. cit., chapitre 15 de la première partie.
258. Sean Latham, The Art of Scandal. Modernism, Libel Law, and the Roman à Clef, Oxford,
Oxford University Press, 2009.
259. Honoré de Balzac, Illusions perdues, op. cit., p. 315.
260. Notons que, dans les premières versions du texte, le Cénacle ne comptait que cinq
membres : d’Arthez, Bianchon, Meyraux, Lambert et Chrestien. Ridal, Giraud, puis Bridau, ont été
ajoutés par la suite.
261. Émile Zola, L’Œuvre, op. cit., p. 104.
262. Edmond et Jules de Goncourt, Charles Demailly, Paris, Christian Bourgois, coll. « 10/18 »,
1990 (1860), p. 170.
263. Honoré de Balzac, op. cit., p. 315.
264. Ibid., p. 319.
265. Edmond et Jules de Goncourt, Charles Demailly, op. cit., p. 208.
266. Camille Mauclair, Le Soleil des morts, op. cit., p. 879.
267. Ibid., p. 892.
268. Voir le « cahier de conversations » de la deuxième partie.
269. Balzac lui-même n’en fait qu’une mention rapide en signalant que Lucien «  y lut des
sonnets qui furent admirés » (Illusions perdues, op. cit., p. 320).
270. Comme l’a bien vu Elisheva Rosen, une distinction s’opère entre le banquet antique, le
symposion, au cours duquel des convives se réunissent en vue d’un échange philosophique, et le
deipnon qui est son travestissement satirique. Dans le deipnon, le repas devient le principal centre
d’intérêt ; on y mange et on y boit trop, ce qui permet d’enregistrer la dégradation progressive des
apparences sociales à travers celle des apparences physiques. On s’y empiffre, s’y enivre et ensuite
on y parle, bruyamment et chaotiquement. (Elisheva Rosen, «  Le festin de Taillefer ou les
“Saturnales” de la monarchie de Juillet », dans Claude Duchet (dir.), Balzac et La Peau de chagrin,
Paris, Sedes, 1979, p. 115-126.)
271. Gautier (Théophile), «  Le Bol de punch  », dans Romans, contes et nouvelles, éd. Pierre
Laubriet (dir.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2002, t. I, p. 157.
272. Ibid., p. 172.
273. Bakhtine définit le chronotope comme un «  lieu d’intersection des séries spatiales et
temporelles du roman » (Mikhail Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, coll.
« Tel », 1987 [1978 pour la traduction française], p. 387).
274. Honoré de Balzac, Illusions perdues, op. cit., p. 408.
275. Émile Zola, L’Œuvre, op. cit., p. 138.
276. Honoré de Balzac, Illusions perdues, op. cit., p. 314.
277. Ibid., p. 309.
278. La paronymie de leur nom (Arthez/Armel) nous y invite.
279. Camille Mauclair, Le Soleil des morts, op. cit., p. 879.
280. Honoré de Balzac, Illusions perdues, op. cit., p. 314.
281. Ibid., p. 315.
282. Ibid., p. 325
283. Henry Murger, Les Buveurs d’eau, op. cit., p. 80.
284. Edmond et Jules de Goncourt, Charles Demailly, op. cit., p. 177.
285. Ibid., p. 172.
286. Camille Mauclair, Le Soleil des morts, op. cit., p. 877.
287. Honoré de Balzac, Illusions perdues, op. cit., p. 319.
288. Edmond et Jules de Goncourt, Charles Demailly, op. cit., p. 207.
289. Camille Mauclair, Le Soleil des morts, op. cit., p. 907.
290. J. H. Rosny, Le Termite : roman de mœurs littéraires, Paris, Albert Savine, 1890, p. 85.
291. Honoré de Balzac, Illusions perdues, op. cit., p. 315.
292. Edmond et Jules de Goncourt, Charles Demailly, op. cit., p. 80.
293. Camille Mauclair, Le Soleil des morts, op. cit., p. 876.
294. Edmond et Jules de Goncourt, Charles Demailly, op. cit., p. 199.
295. Henry Murger, Les Buveurs d’eau, op. cit., p. 88.
296. Honoré de Balzac, Illusions perdues, op. cit., p. 365.
297. « Ce que nous allons chercher : c’est une toison d’or qui a un nom bien ridicule ; c’est tout
bêtement l’Idéal » (Edmond et Jules de Goncourt, Charles Demailly, op. cit., p. 199).
298. Camille Mauclair, Le Soleil des morts, op. cit., p. 876.
299. Edmond et Jules de Goncourt, Charles Demailly, op. cit., p. 208.
300. Ibid., p. 198.
301. Ibid., p. 192.
302. Honoré de Balzac, Illusions perdues, op. cit., p. 371.
303. Camille Mauclair, Le Soleil des morts, op. cit., p. 957.
304. Ibid., p. 983.
305. Honoré de Balzac, Illusions perdues, op. cit., p. 478.
306. Henry Murger, Scènes de la vie de bohème, op. cit., p. 63.
307. Voir Jerrold Seigel, Paris bohème (1830-1930), trad. Odette Guitard, Paris, Gallimard, coll.
« Bibliothèques des Histoires », 1991 (1986).
308. Henry Murger, Scènes de la vie de bohème, op. cit., p. 104.
309. Ibid., p. 69.
310. Murger insiste beaucoup sur l’effet pétrifiant du cénacle (ibid., p. 62 et p. 302), opposé aux
vertus vivifiantes de la bohème.
311. Ibid., p. 301-303.
312. Ibid., p. 397.
313. Honoré de Balzac, Illusions perdues, op. cit., p. 349.
314. Henry Murger, Scènes de la vie de bohème, op. cit., p. 62.
315. Henry Murger, Les Buveurs d’eau, op. cit., p. VI.
316. Ibid., p. 102.
317. Ibid., p. 107.
318. Ibid., p. 292.
319. Ibid., p. VIII (Introduction).
320. Edmond et Jules de Goncourt, Charles Demailly, op. cit., p. 189.
321. Voir son portrait aux chap. XXVI-XXVII (ibid., p. 159-169).
322. « Tu nous a lâchés », lui reproche Bressoré lors de sa dernière virée à la campagne avec le
groupe (ibid., p. 360).
323. «  Sauvons-nous  », s’écrie Rémonville en entendant la «  Chanson des petits agneaux  »
déclamée par toute la bande du Scandale dans le cabinet à côté (ibid., p. 202).
324. « Au bout de quelques-uns de ces dîners, il arriva, comme il arrive toujours, des intrus qui
poussèrent la porte, et qui, une fois assis, dérangèrent la nappe, la causerie et les idées. Les
fondateurs se résolurent alors à quitter le Moulin rouge, et l’on se mit à dîner à tour de rôle, les uns
chez les autres. » (Ibid., p. 208.)
325. Ibid., p. 211.
326. «  Le mariage nous est défendu […] Le célibat est nécessaire à la pensée  », font dire les
Goncourt à Charles Demailly (ibid., p. 229-230).
327. Ibid., p. 199.
328. Ibid., p. 359.
329. Les Goncourt parlent d’une « communion de […] pensée avec de grands génies » (ibid.,
p. 173). Cette idée d’une communion spontanée entre les grands esprits poétiques nous rapproche
de la conception romantique, hugolienne en particulier, de l’amitié cénaculaire, conçue comme une
« communication électrique » des âmes.
330. Ibid., p. 192.
331. Émile Zola, L’Œuvre, op. cit., p. 109. Nous soulignons.
332. Ibid., p. 225.
333. Ibid., p. 231.
334. Ibid., p. 377.
335. On y retrouve les topoi du roman d’initiation à la vie littéraire avec ses épreuves habituelles
(rêve de gloire, quête de reconnaissance, jalousie des condisciples, éreintage de la critique, échec
public). Les « scènes de groupe » y occupent, comme dans les récits de Balzac, Murger, Goncourt
et Zola une place de choix : Noël Servaise dans le cercle de Fombreuse rejoue la scène de Lucien
de Rumbempré dans le Cénacle de Daniel d’Arthez.
336. Milan Kundera, L’Art du roman, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1986, p. 50. Et citation
suivante. C’est Kundera qui souligne.
337. J.-H. Rosny Aîné, Journal. Cahiers 1880-1897, éd. Jean-Michel Pottier, Tusson, Du Lérot,
coll. « D’après nature », 2008.
338. Cette fracture entre l’écrivain moderne et ses semblables est pointée par Jules Case dans
son compte rendu du Termite : depuis Charles Demailly, écrit-il, « l’homme de lettres est détaché
de sa souche originelle, ne participant plus à la vie ambiante, ayant localisé son ambition dans le
domaine purement littéraire. Tout lui devient étranger en dehors de sa copie. » Avec Le Termite, le
mal s’aggrave encore  : l’homme de lettres devient littéralement un fou et un malade, «  abreuvé
d’encre » (« Littérateur », Le Figaro, 2 mars 1890).
339. Edmond et Jules de Goncourt, Journal, éd. Robert Ricatte, op. cit., t. III, p. 335 (17 octobre
1889).
340. J. H. Rosny, Le Termite, op. cit., p. 86.
341. Jules Lemaître. «  Le Termite  », dans Les Contemporains. Études et portraits littéraires
(cinquième série), Paris, Ancienne Librairie Furne, Boivin et Cie, 1892, p. 148.
342. J. H. Rosny, Le Termite, op. cit., p. 90.
343. Ibid., p. 105.
344. Ibid., p. 137.
345. Camille Mauclair, Le Soleil des morts, op. cit., p. 881.
346. Ibid., p. 910.
347. Ibid., p. 939
348. Ibid., p. 938.
349. Voir Le Snobisme et les lettres françaises, de Paul Bourget à Marcel Proust, 1884-1914,
Paris, Armand Colin, 1966.
350. Camille Mauclair, Le Soleil des morts, op. cit., p. 907.
351. Ibid., p. 908.
352. Ibid., p. 953.
353. Ibid., p. 944.
354. Ibidem.
355. Ibid., p. 950.
356. Ibid., p. 1007.
357. Balzac l’emploie dans La Recherche de l’absolu (La Comédie humaine, op. cit., t.  X,
p. 755).
358. L’expression est récurrente dans le roman de Mauclair (Le Soleil des morts, op. cit., p. 876,
910, etc.).
359. Edmond et Jules de Goncourt, Journal des Goncourt, éd. Jean-Louis Cabanès, Paris,
Champion, coll. «  Bibliothèque des correspondances, mémoires et journaux  », 2005, t.  I, p.  711
(Préface à l’édition de 1887).
360. Ibidem.
361. Du titre d’un recueil de poèmes de Mendès, qui revient sur l’épopée du Parnasse.
362. « Les Parnassiens. Comment se forme une école », Le Gaulois, 23 janvier 1876.
363. Le Gaulois, 23 août 1880.
364. Voir Dominique Maingueneau, Le Discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation,
Paris, Armand Colin, 2004. Sur le genre des mémoires au xixe  siècle, on peut lire de Damien
Zanone, Écrire son temps. Les Mémoires en France de 1815 à 1848, Lyon, Presses Universitaires
de Lyon, 2007.
365. Alexandre Dumas, Mes Mémoires, éd. Pierre Josserand, Paris, Robert Laffont, coll.
« Bouquins », 1989 (1852-1854), t. I, p. 1051.
366. Ibid., t. I, p. 1105.
367. Ibid., t. I, p. 1106.
368. Ibid., t. I, p. 1076.
369. «  On ne manquait jamais à une convocation faite par notre cher Nodier et notre belle
Marie. Tout le monde fut donc au rendez-vous. Par tout le monde, j’entends notre cercle ordinaire
de l’Arsenal : Lamartine, Hugo, de Vigny, Jules de Rességuier, Sainte-Beuve, Lefebvre, Taylor, les
deux Johannot, Louis Boulanger, Jal, Laverdant, Bixio, Amaury Duval, Francis Wey, etc. » (Ibid.,
t. II, p. 521.)
370. La préface des Chants modernes de Maxime Du Camp est pénétrée de cette doxa : « J’ai
rêvé l’union des gens de lettres ; j’ai rêvé qu’oubliant les vieilles dissidences, de sots malentendus,
et de puériles dissensions, ils s’assembleraient un jour sous le même drapeau [et seraient prêts à]
mourir pour lui.  » (Maxime Du Camp, «  Préface  » des Chants modernes, Paris, Michel Lévy
Frères, 1855, p. 34.)
371. Une première édition paraît aux Bureaux de l’administration du Bien public en 1872 ; une
deuxième édition, suivie de Notices romantiques et d’une Étude sur la poésie française, 1830-
1868, voit le jour chez Charpentier en 1874.
372. Victor Hugo raconté par Adèle Hugo, Paris, Plon, coll. « Les Mémorables », 1985 (1863),
p. 450.
373. Journal d’un poète, recueilli et publié sur des notes intimes d’Alfred de Vigny par Louis
Ratisbonne, Paris, Michel Lévy Frères, 1867, p. 78.
374. «  Eugène Devéria  » [notice nécrologique], Le Moniteur, 6  juillet 1866, repris dans
Théophile Gautier, Histoire du Romantisme suivi de Quarante portraits romantiques, éd. Adrien
Goetz, Paris, Gallimard, coll. « Folio/Classique », p. 424. Refrain identique dans la notice de Louis
Boulanger  : «  À cette époque, les peintres et les poètes vivaient familièrement ensemble, et
c’étaient d’un art à l’autre d’incessants et profitables échanges. Le poète prenait quelquefois le
crayon et le peintre la plume. » (Ibid., p. 226.)
375. Ibid., p. 221.
376. Ibid., p. 18.
377. Ibid., p. 17.
378. Ibid., p. 18.
379. Ibid., p. 32.
380. Gérard de Nerval, La Bohême galante, éd. Philippe Destruel, Tusson, Du Lérot, 2007, p. 4.
381. Théophile Gautier, Histoire du Romantisme, op. cit., p. 125.
382. Étienne-Jean Delécluze, Louis David, son école et son temps. Souvenirs, Paris, Didier,
1855, p. 89 (rééd. Jean-Pierre Mouilleseaux, Paris, Macula, coll. « Vivants Piliers », 1997). Tout en
qualifiant d’extravagantes les doctrines de Maurice Quaï, Delécluze admet que le jeune chef eut
une influence sur ses camarades et, partant, sur l’art de l’époque.
383. Étienne Delécluze, Souvenirs de soixante années, Paris, Michel Lévy Frères, 1862, p. 263.
384. Rappelons que Sainte-Beuve consacre un grand article dans la presse au livre de Delécluze
en s’arrêtant longuement sur son cénacle  : «  Souvenirs de soixante années, par M.  Étienne-Jean
Delécluze  », Le Constitutionnel, 18  août 1862 (repris dans Nouveaux Lundis, Paris, Calmann-
Lévy, 1885, t. IV, p. 107).
385. Étienne Delécluze, Souvenirs de soixante années, op. cit., p. 346.
386. Histoire de Mürger pour servir à l’histoire de la vraie Bohème par trois Buveurs d’eau, op.
cit.
387. Ibid., p. 204.
388. Champfleury, Souvenirs et portraits de jeunesse, Paris, Dentu, 1872, p. 94.
389. Ibid., p. 188.
390. Antoni Deschamps, « Élégie XIX », dans Poésies, Genève, Slatkine reprints, 1973 (1835),
p. 108.
391. Sainte-Beuve, «  À Madame Tastu  », dans Pensées d’août (1837), repris dans Poésies
complètes, Paris, Charpentier, 1890, p. 328. Ces vers datent de 1835 : Sainte-Beuve les inséra dans
son article sur Tastu qui parut dans la Revue des deux Mondes du 15 février 1835.
392. Alfred de Musset, «  Réponse à Charles Nodier  », dans Poésies nouvelles, éd. Patrick
Berthier, Paris, Gallimard, coll. « Poésies », 1976 (1843), p. 407.
393. Arsène Houssaye, « Vingt ans », dans Les Confessions : souvenirs d’un demi-siècle. 1830-
1880, Paris, Dentu, 1885, t. I, p. 315-316.
394. Théophile Gautier, « Le Château du souvenir », dans Émaux et Camées, Œuvres poétiques
complètes, éd. Michel Brix, Paris, Bartillat, 2004, p. 542-550.
395. On peut y ajouter la résurgence de deux nouveaux cénacles  : celui de la Muse française
évoqué par Charles Brifaut dans ses Récits d’un vieux parrain à son jeune filleul (Paris, Diard,
1858, t. I) et celui des dîners Magny dans les Souvenirs et indiscrétions de Sainte-Beuve, publiés
par son secrétaire Jules Troubat (Paris, Michel Lévy Frères, 1872).
396. Introduction à l’étude de la stratégie littéraire, Paris, É. Sansot & Cie, 1912, p. 49.
397. Rapport sur le progrès des lettres, par MM.  Sylvestre de Sacy, Paul Féval, Théophile
Gautier et Éd. Thierry, Paris, Imprimerie Impériale, 1868.
398. Théophile Gautier, «  Avertissement  » de l’Histoire du romantisme suivie de Notices
romantiques et d’une étude sur la poésie française, Paris, Charpentier, 1874, p. V.
399. Ibid., p. 336.
400. Gustave Kahn, Symbolistes et décadents, Paris, Vanier, 1902.
401. Paul Valéry, Discours de réception à l’Académie française (16 [sic pour 23] juin  1927),
Paris, Éditions de la Nouvelle Revue française, 1927.
402. Théophile Gautier, Histoire du Romantisme romantique, op. cit., p. 73.
403. Ibidem.
404. Catulle Mendès, La Légende du Parnasse contemporain, Bruxelles, A. Brancart, 1884.
405. Ibid., p. 16.
406. Ibid., p. 17.
407. «  En attendant, il est temps de dire comment et par quelles aventures s’est formé ce
cénacle, si longtemps bafoué. » (Ibid., p. 28.)
408. Ibid., p. 9.
409. Ibid., p. 222.
410. Ibid., p. 227.
411. Ibid., p. 225.
412. Ibid., p. 40.
413. Ibid., p. 211. La même idée se retrouve chez Du Camp : « Le grand homme du Cénacle,
celui à qui l’on prédisait toute gloire à venir […], c’était Pétrus Borel. On disait sans rire : “Le père
Hugo n’a qu’à bien se tenir, il sera réduit en poudre dès que Pétrus débutera !” Pétrus a débuté, et
sauf ses amis, personne ne s’en est aperçu.  » (Maxime Du Camp, Théophile Gautier, Paris,
Hachette, 1907 [1890], p. 39)
414. Rappelons que la Légende regroupe quatre «  conférences  » (ou «  causeries  »), dites en
public et publiées en extrait dans la Revue littéraire de novembre 1884, avant d’être rassemblées
en volume.
415. Catulle Mendès, La Légende du Parnasse contemporain, op. cit., p. 225-230.
416. Ibid., p. 139.
417. Amaury-Duval, Souvenirs (1829-1830), Paris, Plon, Nourrit, 1885 ; Victor Pavie, Œuvres
choisies, Paris, Perrin, 1887, t. II : Souvenirs de jeunesse et revenants, poésies ; Édouard Grenier,
Souvenirs littéraires, Paris, Lemerre, 1894.
418. Arsène Houssaye, Les Confessions, op. cit., (chap. « La Bohème romantique »).
419. Paul Verlaine, Les Mémoires d’un veuf, Paris, Vanier, 1886 ; François Coppée, l’homme, la
vie et l’œuvre  : 1842-1889, par M.  de Lescure, avec des fragments de mémoires par François
Coppée, Paris, Lemerre, 1889  ; Louis-Xavier de Ricard, articles sur le groupe des Parnassiens
publiés de 1891 à 1893 dans la presse, recueillis dans Petits mémoires d’un Parnassien, éd.
Michael Pakenham, Paris, Lettres modernes, 1967 ; Sully Prudhomme, Testament poétique, Paris,
Lemerre, 1901.
420. Jules Troubat, « Le dîner Sainte-Beuve », Le Figaro, 26 avril 1879.
421. Les volumes 2 et 3 (portant sur les années 1862-1865 et 1866-1870) sont publiés en 1888
chez Charpentier.
422. Armand Silvestre, Au pays des souvenirs. Mes maîtres et mes maîtresses, Paris, Librairie
illustrée, 1892.
423. Maxime Du Camp, Souvenirs littéraires, Paris, Hachette, 1882-1883, 2 vol.  ; Guy de
Maupassant, articles sur Flaubert publiés dans Le Gaulois, et dans l’Écho de Paris de 1880 à
1890 ; Paul Alexis, Émile Zola. Notes d’un ami. Avec des vers inédits, Paris, Charpentier, 1882.
424. Catulle Mendès, « À Léon Dierx », dans Les Braises du cendrier, Paris, Fasquelle, 1899,
p. 3-10.
425. Paul Verlaine, Dédicaces, Paris, Vanier, 1901, p. 5-6. Le poème apparaît d’abord dans une
lettre à Cazals de 1889.
426. Gustave Kahn, Symbolistes et décadents, op. cit., p. 22.
427. Ibid., p. 31.
428. Henri de Régnier, Figures et caractères, Paris, Mercure de France, 1901, p. 62-63.
429. Ibidem.
430. Ibid., p. 118-120.
431. Mockel (1899), Retté (1903), Tailhade (1920), Ghil (1923), Kahn (1925), Fontainas (1928),
Gide (1928), Mauclair (1935), Dujardin (1936), Bonniot (1936), Ajalbert (1938), Valéry (Écrits
divers sur Stéphane Mallarmé, 1950). Aussi nombreux sont les visiteurs qui se remémorent le
Grenier de Goncourt : Julia Daudet (1910), Raffaëlli (1913), Léon Daudet (1920), Rosny (1921),
Jourdain (1922), Lecomte (1934), Hermant (1935), Descaves (1946).
432. Dominique Caillé, Un Romantique de la première heure. Evariste Boulay-Paty. Son journal
intime et sa correspondance. 1829-1831, 1906  ; Léon Séché, Le Cénacle de la Muse française,
1908  ; André Pavie, Médaillons romantiques, 1909  ; Paul Lafond, L’Aube romantique. Jules de
Rességuier et ses amis, 1910 ; Léon Séché, Le Cénacle de Joseph Delorme, 1911 ; Henri Girard,
Le centenaire du Premier cénacle romantique, 1926, etc.
433. Scribe est l’un des rares, dans La Camaraderie (1837), à le porter sur les planches. Encore
la pièce bifurque-t-elle très vite vers une intrigue politico-amoureuse.
434. Étrangement, les représentations picturales collant le mieux à l’image qu’on se fait du
cénacle sont deux tableaux, le premier d’Auguste Renoir (L’Atelier de la rue Saint-Georges, 1876)
montrant des artistes en pleine discussion, le second de Theodore Van Rysselberghe (La Lecture,
1903) montrant une lecture faite chez Verhaeren, tableaux intéressants au point de vue de leur
scénographie (ils échappent à la caricature [Panthéon] ou à la pose [Fantin-Latour]), bien qu’ils
prennent respectivement pour sujet un cénacle subalterne et un cénacle imaginaire. Comme l’écrit
Alain Bonnet, en dépit de la fortune considérable que connaît au xixe  siècle la représentation
picturale, les communautés d’avant-garde ont peu recouru au portrait de groupe (Alain Bonnet,
Artistes en groupe. La Représentation de la communauté des artistes dans la peinture du
e
xix  siècle, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Art & Société », 2007).

435. Philippe Hamon, Imageries. Littérature et images au xixe siècle, Paris, José Corti, 2001.
436. Jules Vallès, Le Bachelier, dans Œuvres, op. cit., p. 476.
437. Ainsi sous la plume enthousiaste de Victor Pavie : « Ici, l’on respirait comme une odeur de
poudre, au sein de cette frémissante jeunesse, amie, ennemie d’un seul bloc, et du même pas,
s’élançant à la commune conquête. L’on eût dit un conseil de guerre où les plans se discutaient, où
se répartissaient les rôles, où les rumeurs du dehors, assidûment recueillies, fomentaient les
indignations et exaltaient les espérances. Il n’y avait pour trêve à ces démonstrations belliqueuses
que les épisodes tirés des intimités du ménage, – soit le cri d’un nouveau-né suspendu à sa mère, et
réveillé en sursaut par la violence des explosions, soit l’effarement des aînés courant, à l’heure du
coucher qui sonne, s’assurer d’un refuge entre les genoux paternels.  » (Victor Pavie, Œuvres
choisies, op. cit., t. II, p. 106.)

Conclusion
1. Lettre de Sainte-Beuve à Victor Hugo, [février-mars 1830] dans Victor Hugo et Sainte-Beuve,
Correspondance, éd. Anthony Glinoer, Paris, Champion, coll. « Bibliothèque des correspondances,
mémoires et journaux », 2004, p. 70.
2. Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, Paris, Gallimard, 1972 (1932), p. 354.
3. Sur cette nécessité familiale du regroupement entre pairs, les témoignages abondent jusqu’à la
fin du siècle : « Jamais époque, se souvient Gustave Guiches, ne fut moins individualiste que le
temps présent. Le trait le plus distinctif de nos actuelles mœurs littéraires est le besoin de se
grouper » (Gustave Guiches, Au banquet de la vie, Paris, Spes, 1925, p. 199. Nous soulignons.).
Judith Gautier, de manière moins ingénue, décrète, après Sainte-Beuve et tant d’autres, que ces
regroupements « familiaux » entre écrivains et artistes sont un des principes les mieux vérifiés et
les moins discutables, du système littéraire  : «  Il est bien évident que toujours, en même temps
qu’un homme de génie, il naît un petit groupe d’élus, appelés à le comprendre, à former autour de
lui ce bataillon dévoué qui doit le défendre, le consoler de la haine universelle et le soutenir, dans
sa montée au Golgotha, en lui affirmant sa divinité  » (Judith Gautier, Le Collier des jours  : le
second rang du collier, souvenirs littéraires, Paris, F. Juven, [1905], p. 178.)
4. Jules Renard, Journal 1887-1910, éd. Henry Bouillier, Paris, Robert Laffont, coll.
« Bouquins », 1990, p. 9 (31 octobre 1887).
5. Henry Murger, Les Buveurs d’eau, Paris, Michel Lévy Frères, 1855, p. 74.
6. Nous parlons ici du Salon de peinture et sculpture, qui exposait chaque année les œuvres
agréées au Louvre.
7. Sainte-Beuve, « Des soirées littéraires ou Les Poètes entre eux », dans Paris ou Le Livre des
Cent-et-un, Paris, Ladvocat, t.  II, 1832, repris dans Anthony Glinoer, La Querelle de la
camaraderie littéraire. Les romantiques face à leurs contemporains, Genève, Droz, 2008, p. 144-
145.
8. Sainte-Beuve, «  Poètes modernes  : Victor Hugo  », Revue des deux Mondes, 1er  août 1831,
repris dans Victor Hugo, Œuvres complètes, éd. Jean Massin, Paris, Le Club Français du Livre,
1967, t. II, p. 1069.
e
9. Cité par William Marx, L’Adieu à la littérature  : histoire d’une dévalorisation, xviii -
e
xx  siècle, Paris, Minuit, coll. « Paradoxe », 2005, p. 73.

10. C’est Mallarmé qui le dit dans sa réponse à l’Enquête sur l’évolution littéraire de Jules
Huret, éd. Daniel Grojnowski, Vanves, Thot, 1982, p. 80.
11. Maxime Du Camp, Souvenirs littéraires, Paris, Hachette, 1882, t. II, p. 332.
12. Charles Récolin, L’Anarchie littéraire, Paris, Perrin, 1898, p. 178.
13. Voir, sur les secondes, Éric Hazan, L’Invention de Paris : il n’y a pas de pas perdus, Paris,
Seuil, 2004 et Mark Traugott, The Insurgent Barricade, Berkeley, University of California Press,
2010.
14. «  Les royalistes romantiques demandent la liberté littéraire et la révocation des lois qui
donnent des formes convenues à notre littérature  ; tandis que les Libéraux veulent maintenir les
unités, l’allure de l’alexandrin et le thème classique. » (Balzac, Illusions perdues, dans La Comédie
humaine, éd. Pierre-Georges Castex [dir.], Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade »,
1977 [1839], t. V, p. 337.)
15. Voir Dolf Oehler, Le Spleen contre l’oubli. Juin 1848. Baudelaire, Flaubert, Heine, Herzen,
trad. Guy Petitdemange, Paris, Payot, coll. « Critique de la politique », 1996 (1988).
16. Voir Neil McWilliam, Rêves de bonheur. L’art social et la gauche française (1830-1850),
trad. Françoise Jaouën, Paris, Les Presses du Réel, 2007.
17. Antoine Compagnon, Les Antimodernes  : de Joseph de Maistre à Roland Barthes, Paris,
Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 2005.
18. Combien en effet de diatribes anti-ouvrières pour un petit poème en prose de Baudelaire ou
une page des Divagations de Mallarmé où l’ouvrier prend la parole ?
19. Théophile Gautier, «  Préface  » d’Albertus, dans Œuvres poétiques complètes, éd. Michel
Brix, Paris, Bartillat, 2004, p. 809.
20. «  Quelle pitié, écrit Vallès, de voir tourner dans ces cercles étroits des intelligences qui
étaient fières et qui finissent, à ce jeu de cirque, par jouer le rôle du cheval blanc fouetté par
M.  Loyal, se contentant de tourner sur la piste avec des grelots et des pompons, au lieu de
descendre dans l’arène et de faire la révolte des gladiateurs  ! Le cénacle, tel qu’il s’est montré
jusqu’ici, s’est isolé dans son orgueil, a tracé un rond avec la badine de la fantaisie, comme
Popilius avec son bâton, et a déclaré qu’il s’enfermait là-dedans, et qu’il n’y laissait pas entrer les
profanes. Ces profanes-là sont des millions. » (Jules Vallès, « Les Cénacles », art. cit., p. 868)
21. Éric Hazan, L’Invention de Paris, op. cit., p. 423.
22. Comme le dit Sartre, lucide  : «  il était trop tôt, aucun lien réel ne les attachait au
prolétariat. » (Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1993 [1948],
p. 150.)
23. Sainte-Beuve, « Des soirées littéraires ou Les Poètes entre eux », art. cit., p. 148.
Bibliographie sélective

Souvenirs, correspondances et œuvres intimes1

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Études, chroniques, manifestes, articles critiques (xixe siècle)

Auger, Louis-Simon, Discours sur le Romantisme, prononcé dans


la séance annuelle des quatre Académies du 24 avril 1824,
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1. Sans autre mention, le lieu d’édition est Paris.
Annexes
Une conversation à l’Arsenal (dimanche 9 octobre 1825)

Dans ses Mémoires1 Ulric Guttinguer a reconstitué (plus que retranscrit


sténographiquement – raison pour laquelle nous avons placé cet extrait en
annexe et non dans le Cahier de conversations central) une discussion qui
s’est tenue à l’Arsenal, vraisemblablement au lendemain de la publication
d’un article du Globe, du 8 octobre 1825, où figuraient plusieurs définitions
inédites du romantisme. Cet article, que nous reproduisons partiellement ci-
dessous afin de mieux comprendre la conversation qui en découle, se
présentait sous la forme d’une lettre anonyme écrite par un lecteur
d’origine allemande –  sans doute Edouard Gans, un ami de Hegel  –
rédigée comme suit :
 
À M. Le Rédacteur du Globe : Définitions du romantisme données
en Allemagne et en Angleterre.
 
J’ai lu avec beaucoup d’intérêt vos réflexions sur le romantisme
insérées au numéro du Globe du 1er octobre. Je vois avec plaisir
que vous vous engagez dans une route qui peut aboutir à dissiper
les nuages qui recouvrent cette question importante. En effet, avant
de débattre, comme on le fait aujourd’hui, avec tant d’aigreur, le
point de savoir à quelle littérature tel ouvrage appartient, il faut
commencer par fixer en quoi consiste la nature intime de ces deux
genres de littérature. Afin d’éclairer les débats et d’exciter à la
méditation, je crois devoir vous envoyer quelques définitions, dont
une au moins est à peu près inconnue à Paris :
 
I. Kant, dans ses Considérations sur le beau, semble admettre qu’il
existe un genre spécial de poésie dont les éléments se trouvent
plutôt en nous que hors de nous, plutôt dans le monde subjectif
qu’objectif. Ce genre consiste à introduire dans la poésie une foule
d’idées et d’impressions empruntées aux profondeurs de l’âme.
Pour parler plus clairement, suivant cette vue, la poésie romantique
serait plus la poésie des impressions de l’âme que la poésie des
images.
 
II. Schelling en Allemagne, philosophe non moins original que
Kant, a pensé comme le théologien Michaeliz, que le genre
romantique était une poésie religieuse. Il a voulu démontrer sa
thèse en disant que chez les poëtes de ce genre, l’amour est
toujours accompagné d’une teinte pieuse, tandis que chez les
anciens cette passion est toujours profane.
 
[Suivent encore trois autres définitions, puis cette conclusion]
 
Voilà le premier résultat de quelques recherches sur ces deux
genres. Si vous pensez que ces détails pourront jeter quelque
lumière sur l’historique de cette question, je vous prie de les
publier, en attendant que je puisse vous en faire parvenir de moins
incomplets.
 
Un Allemand.
 
À ces cinq définitions, méconnues en France, les six convives de
l’Arsenal réagirent ainsi :
 
Liste des personnages :
 
Charles Nodier, poète, bibliothécaire de l’Arsenal, rédacteur à La
Quotidienne.
Victor Hugo, poète et romancier.
Émile Deschamps, poète.
Ulric Guttinguer, poète.
Alphonse de Cailleux, dessinateur, secrétaire-général des Musées de la
Maison du Roi.
Jean-Baptiste-Augustin Soulié, conservateur de la bibliothèque de
l’Arsenal, bibliographe.
 

Charles Nodier. – Avez-vous lu l’article du Globe ?


Victor Hugo. – Quel article ? La lettre de l’Allemand ?
Charles Nodier. – Précisément.
Émile Deschamps. – C’est très curieux.
Guttinguer. –  Oui, mais je préfère la définition de Schelling à celle de
Kant.
Soulié. – Et que dit Kant ?
Charles Nodier. –  Qu’il existe un genre spécial de poésie dont les
éléments se trouvent plutôt en nous que hors de nous, plutôt dans le monde
subjectif qu’objectif.
Alphonse de Cailleux. – Et quel est ce genre ?
Charles Nodier. –  Il consiste à introduire dans la poésie une foule
d’idées et d’impressions empruntées aux profondeurs de l’âme.
Guttinguer. – Voilà qui est bien nuageux !
Victor Hugo. – Et bien allemand !
Charles Nodier. – Attendez : la poésie romantique, suivant Kant, serait
la poésie des impressions de l’âme beaucoup plus que la poésie des images.
Victor Hugo. – C’est absurde, l’une n’empêche pas l’autre, au contraire.
Voyez M. de Lamartine !
Guttinguer. – Je suis de cet avis, et c’est pourquoi je préfère la définition
de Schelling à celle de Kant.
Cailleux. – Pourtant Schelling est ordinairement bien étroit.
Guttinguer. –  Peut-être, mais pas ici, et j’estime qu’il a vu juste en
disant que chez les poètes romantiques l’amour était toujours accompagné
d’une teinte pieuse, tandis que, chez les anciens, cette passion était
purement profane.
Charles Nodier. –  Schelling n’aurait pas dit cela, s’il avait lu André
Chénier.
Victor Hugo. – Mais André Chénier n’est pas romantique…
Charles Nodier. – Je proteste, il est romantique à sa façon qui, pour moi,
est la bonne. C’est lui qui a affranchi l’art des règles surannées de Boileau-
Despréaux.
Victor Hugo. – Je ne dis pas non, mais il est allé trop loin ; son vers, à
force de coupures et d’enjambements, n’est plus musical, et la poésie est un
chant avant tout.
Émile Deschamps. – Vous en reviendrez, mon cher Victor.
Charles Nodier. – Mes amis, vous savez ce que je vous ai toujours dit :
il n’y a pas de règles fixes dans l’art, et le Romantisme, à mes yeux, doit
être la liberté régie par le goût2.

L’Église des Totalistes

REVUE LITTÉRAIRE3

Théâtres, Concerts, etc.

Les cinq ou six dernières années avaient vu s’accroître l’intérêt du public


pour la poésie. Les célèbres déjà admis avaient consenti à patronner
quelques âmes neuves. Des écoles s’étaient formées, une entre autres qui les
a absorbées toutes  : j’ai nommé l’École parnassienne. De jeunes et hardis
novateurs, qui ne faisaient d’ailleurs que répéter les efforts des maîtres
connus quelques saisons avant eux, avaient proclamé la nécessité artistique
du vers correct, des rimes soignées, de la couleur exacte. Quelques-uns, pris
de l’enthousiasme louable, mais parfois excessif et compromettant, des
soldats d’avant-garde, ont ameuté les campagnes sur le passage de la
nouvelle armée. La foule supporte quelquefois, par ignorance, les messies ;
mais s’ils ont des apôtres explicateurs, pasticheurs (c’est ce que sont les
apôtres), ces messies peuvent être sûrs de la haine et des persécutions.
Il a donc eu tort, à notre avis, celui qui a jeté dans le vent de l’avenir les
strophes suivantes4 :
Ananga, dieu vorace Tu corromps, ô Dieu jeune,
Qui mords au cœur la race L’austérité du jeûne
Des antiques Manûs, Par où les Maharçhis
Déchire-nous ! Sont affranchis !
   
Tes flèches parfumées Les vierges qu’ont surprises
Dispersent les armées Les chaleureuses brises
Des héros qu’engendra Défaillent dans les bras
L’astre Tchandra ! Des vils Çûdras

Ou bien encore :

…Vainqueur
Des Rackçhaças immondes,
Hari, dieu des trois mondes,
Confonds les attentats
Des noirs Bhûtas !

Il y avait, malgré ces poses philologiques déplacées, malgré ces airs


érudits et sérieux que prennent parfois les très jeunes gens, une tendance
éminemment artistique, nouvelle et puissante, dans ce groupe d’hommes
faisant des vers.
On s’attendait donc à voir plantureusement refleurir, enrichis de
nouvelles espèces, les parterres lyriques dont se sont ornés les siècles
gourmets de Périclès, d’Auguste, de Louis XI et ses proches successeurs, de
Louis XIV, de la Restauration,

Mais cette rose aurore était grosse d’orages.

L’harmonie et le doux accord qui rattachaient entre elles les perles


chatoyantes de ce collier thymbréen devaient être un jour troublés, rompus.
Déjà Victor Hugo, le grand maître, déjà Gautier, Banville, Leconte de
Lisle, ses glorieux lieutenants, accueillaient, dorlotaient, réchauffaient ces
jeunes audaces…
Mais peu sûres étaient les fondations de l’orgueilleux édifice  ; trop
hétérogènes étaient les maçons de cette tour de Babel. La confusion des
langues est venue ; et les haines, et les schismes.
De nouvelles couches sociales, mécontentes et tapageuses, voulant
secouer l’autorité saine des Maharçhis, ont levé l’étendard de la révolte.
Un journal moins heureux que naïf a servi de drapeau – parlementaire, si
l’on veut – à ces révoltés. Les détails et les incidents décisifs de la croisade
n’intéressent pas le public ; aussi, nous n’en parlerons pas plus que cela.
Mais désormais l’école parnassienne se voit miner d’une façon bien plus
dangereuse, d’un côté tout opposé. Les premiers dissidents lui reprochaient
d’être méticuleuse, empaillée, crustacée, etc. Voici que de l’horizon
viennent des paroles qui lui vont droit au cœur.
«  Parnassiens, vous n’êtes ni nouveaux, ni précis, ni corrects. Votre
versification est banale  ; votre esthétique lâchée.  » Ces vociférations
menaçantes sortent d’un antre qui s’appelle l’Église des Totalistes.
Nous avons tout lieu de croire que le promoteur de ce terrible
mouvement n’est autre que l’Égérie mâle de M. Alexandre Dumas fils, la
nymphe qui se nomme Henri Favre, commentateur méthodique,
fonctionnel, distributif et pratique de la Bible, médiateur éternel de l’Uni-
Totalité absolue, conférencier élohimaire et médecin aliénisateur.
L’état-major des Totalistes a des réunions secrètes, et Dieu lui-même n’y
a pas ses entrées. Que comprendrait-il à ce qu’on y dit  ? D’effroyables
machinations s’y préparent, des transformations intégrales du but et des
moyens poétiques connus, et aussi une sériation alkaëstique de l’art passé.
Des indiscrétions, peut-être heureuses pour nous autres, vieux
stationnaires, nous ont livré ces petits spécimens de l’art nouveau :

RIMES TOTALES

À un page bleu de la reine Ysabeau


Dans ces meubles laqués, rideaux et dais moroses,

Où, dure, Ève d’efforts sa langue irrite (erreur !)

Ou du rêve des forts alanguis rit (terreur !),

Danse, aime, bleu laquais, ris d’oser des mots roses.


Je crois que, malgré les gens de talent et de fécondité qu’elle possède, la
nouvelle secte ne pourra pas produire un stock bien massif de ces vers
totalement rimés. Aussi la zizanie s’est-elle déjà montrée en ce groupe, et
une sous-secte, à une majorité ridicule, a pu faire tolérer, malgré que les
consonnes de rimes ne soient pas semblables, les sonnets monosyllabiques
suivants5 :
Monologue Combat Suicide
de l’amour maternel. Naval. du soupeur blasé.
     
Qu’on Mer, Titres
Change Croule, Lus !
Son Foule Pitres
Lange ! L’air ! Vus !
Mange, Chair, Litres
Mon Roule Bus !
Bon Sous Plus
Ange. Le Fer ! D’huîtres…
     
Trois L’onde Mort,
Mois Ronde Ange
D’âge !… Bout. Fort,
     
Sois Ombre… Change
Sage : Tout Mes
Bois. Sombre ! Mets !

Les trois sonnets sont mystérieusement signés Nix.


Et, sur le même chiffon de papier, j’ai trouvé ce vers, qu’on peut lire par
les deux bouts :

Léon, émir cornu d’un roc, rime Noël.

Pauvres parnassiens rigoureux, que faire devant de pareilles armes ?


1. Léon Séché a reproduit quelques extraits de ces Mémoires « inédits » dont on a hélas perdu la
trace (Le Cénacle de la Muse française. 1823-1827, Paris, Mercure de France, 1909, p. 243-245).
2. Pour une analyse détaillée de cet extrait, voir Vincent Laisney, L’Arsenal romantique  : le
salon de Charles Nodier (1824-1834), Paris, Champion, coll. «  Romantisme et Modernités  »,
2002, p. 89-93 et p. 744-748.
3. Charles Cros, «  Revue littéraire  », Revue du Monde nouveau, vol.  I, no  10 (rubrique
« Variétés »), mai 1874, p. 146.
4. Parnasse contemporain (1866), pages 61 et 62 (note de l’auteur).
5. Le premier est de Charles Cros, les deux suivants de Léon Valade.
Remerciements
Au moment d’achever ce travail, nous tenons à remercier celles et ceux
qui, à une étape ou l’autre de son élaboration, y ont apporté un conseil, une
suggestion, un encouragement ou une critique. Collègues ou amis, ils sont
trop nombreux pour être tous cités ici.
Nos remerciements vont particulièrement à Pierre-Louis Rey, Pascal
Durand, Denis Saint-Amand, Alain Vaillant, Pierre Dufief, Jean-Marc
Hovasse, Guillaume Pinson, Marc Fumaroli, Patrick Besnier et Pierre
Laforgue qui ont accepté de relire le manuscrit avant sa publication.
Notre gratitude va aussi aux assistants de recherche qui ont travaillé du
côté canadien à la réalisation de ce livre  : Marie Boisvert, Julie Dehin,
Michaël Fortier, Rosie Lanoue-Deslandes, Éloïse Pontbriand, Kiev Renaud
et Ruth-Ellen St-Onge.
Enfin nous voudrions remercier Sophie Hogg-Grandjean pour son
soutien attentif et ses remarques judicieuses dans la préparation de la
publication.
Légendes détaillées des illustrations
Tony Johannot, Soirée d’artistes, 1831. À gauche, appuyé contre le mur,
Charles Nodier  ; au centre, debout, Jules Janin  ; à l’extrême droite, Paul
Foucher. Alfred Johannot est penché sur un joueur de cartes (peut-être
Auguste Jal). Derrière lui, on distingue le front de Victor Hugo.
 
Gustave Courbet, La Brasserie Andler, 1848. De gauche à droite  : Jean
Wallon, Marc Trapadoux et Gustave Courbet.
 
E.  Loevy, Dîner au restaurant Magny. De gauche à droite  : Théophile
Gautier, Gustave Flaubert, Sainte-Beuve, Alexandre Dumas fils, Charles-
Edmond et George Sand.
 
Plan de l’appartement de Mallarmé, esquissé par Pierre Louÿs, avec
légende « 1. Place où Mallarmé se tenait debout, adossé au poêle. 2. Place
que prenait Whistler. 3. L’auteur de ce plan. 4. Petite étagère bibliothèque.
5.  Places de Mme et Mlle Mallarmé, jusqu’à l’heure où elles se retiraient
(10h). L’antichambre et la salle à manger étaient très petites. Ce plan est un
croquis hâtif qui indique simplement la place des meubles et l’éclairage des
pièces. (Pour Jean Cassou, Pierre Louÿs 13 mars 1919). »
 
Primoli, Les Familiers du Grenier, sur le perron de la Maison d’Auteuil :
1. Jean Ajalbert ; 2. Henri de Régnier ; 3. Jean-François Raffaëlli ; 4. Léon
Daudet ; 5.  Roger Marx  ; 6. Alphonse Daudet ; 7.  Edmond de Goncourt ;
8.  Julia Daudet  ; 9.  Comte Joseph Primoli  ; 10.  Georges Rodenbach  ;
11.  Eugène Carrière  ; 12.  Frantz Jourdain  ; 13.  Gustave Geffroy  ;
14. Georges Lecomte ; 15. Gustave Toudouze ; 16. Paul Alexis ; 17. Léon
Hennique ; 18. François de Nion.
Index des noms
About, Edmond 1
Abram, Paul 1
Abrantès, Laure Permont (duchesse d’) 1
Adam, Juliette 1 2
Adam, Paul 1 2
Ader, Jean-Joseph 1
Agar (Charvin, Marie-Léonide, dite) 1
Agulhon, Maurice 1 2 3 4 5
Aicard, Jean 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
Ajalbert, Jean 1 2 3
Albalat, Antoine 1 2 3 4 5
Alembert, Jean d’ 1 2 3
Alexis, Paul 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23
24 25 26 27 28 29 30 31
Allais, Alphonse 1
Allard, Julia 1
Ampère, Jean-Jacques 1 2 3
Ancelot, Jacques 1 2
Ancelot, Virginie 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
Andersen, Hans Christian 1
Andrieu, Jules 1
Andrieux, François 1 2
Apollinaire, Guillaume 1 2 3
Arago, François 1
Arcos, René 1 2 3
Arène, Paul 1 2 3
Aristote 1
Arman de Caillavet, Madame (Léontine Lippmann, dite) 1
Artaud, Nicolas Louis 1
Artois, Armand d’ 1 2
Assézat, Jules 1 2
Astruc, Zacharie 1
Aubernon de Nerville, Madame 1
Audoux, Marguerite 1
Auger, Louis Simon 1 2 3 4 5 6
Autels, Guillaume des 1
Babou, Hippolyte 1
Baïf, Jean-Antoine de 1 2
Baille, Jean-Baptistin 1
Bailly, Edmond 1
Baju, Anatole 1
Ballanche, Pierre-Simon 1
Balzac, Honoré de 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21
22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45
46 47 48 49 50 51 52 53 54 55 56 57 58 59 60 61 62 63 64 65 66 67 68 69
70 71 72 73 74 75 76 77
Bandier, Norbert 1
Banville, Théodore de 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20
Baour-Lormian, Pierre 1
Baraguey d’Hilliers, Clémentine 1
Barante, Prosper de 1
Barbara, Charles 1
Barbéris, Pierre 1
Barbey d’Aurevilly, Jules 1 2 3 4 5 6
Barbier, Auguste 1 2 3
Barrès, Maurice 1 2 3 4 5 6
Barruel, Augustin 1
Barthes, Roland 1 2
Barzun, Henri-Martin 1 2
Baschet, Robert 1
Baude de Maurceley, Charles 1
Baudelaire, Charles 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20
21 22 23 24 25 26 27
Bazard, Armand 1
Bazille, Frédéric 1 2 3
Beauchesne, Alcide de 1
Beaumarchais, Pierre-Augustin Caron de 1
Beauvoir, Roger de 1 2 3
Béchet, veuve Charles 1
Becque, Henri 1
Beethoven, Ludwig van 1
Belleau, Rémi 1 2
Belloc, Louise 1
Belmontet, Louis 1 2
Belot, Gabriel 1
Bénichou, Paul 1 2
Benjamin, Walter 1
Béranger, Pierre-Jean de 1 2 3 4 5
Béraud, Jean 1
Bergerat, Émile 1 2
Berlioz, Hector 1 2
Berthelot, Marcelin 1 2 3
Bertrand, Aloysius (Louis, dit) 1 2
Besnard, Albert 1
Biard, Léonie 1
Billy, André 1
Bisson, Émile 1
Bisson, Pierre 1 2
Bixio, Jacques-Alexandre 1 2
Bloch, Jean-Richard 1
Bloy, Léon 1
Blum, Léon 1
Boccace 1
Boès, Karl 1
Boileau, Nicolas 1 2
Boisrobert, François Le Métel de 1
Boissard, Fernand 1 2
Bonald, Louis de 1
Bonaparte, Mathilde 1 2 3 4 5 6
Bonaparte, Napoléon 1 2 3
Bonnamour, George 1 2 3 4
Bonnard, Pierre 1 2 3 4
Bonnetain, Paul 1 2 3 4
Bonnières, Robert de 1 2 3
Bonniot, Edmond 1
Bonvin, François 1
Borel, Pétrus 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23
24 25
Bossuet, Jacques Bénigne 1 2 3
Bouchardy, Joseph 1 2 3 4 5 6 7 8
Bouchor, Joseph-Félix 1 2
Bouhélier, Saint-Georges de (Stéphane Georges de Bouhélier-Lepelletier,
dit) 1 2 3
Bouilhet, Louis 1 2 3
Boulanger, Louis 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16
Boulay-Paty, Évariste 1 2 3 4
Bourdieu, Pierre 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16
Bourget, Paul 1 2 3 4 5
Boylesve, René 1
Bracquemond, Félix 1 2 3
Breton, André 1
Breton, Jules 1
Brifaut, Charles 1 2
Brizeux, Auguste 1 2 3 4
Brochard, Victor 1
Broglie, Albertine (duchesse de) 1 2 3
Brot, Alphonse 1 2 3 4 5 6 7
Bruant, Aristide 1
Brunetière, Ferdinand 1
Buchez, Philippe 1 2 3
Buchon, Max 1 2 3
Buet, Charles 1
Buisine, Alain 1
Bunbury, Lydia 1
Burty, Philippe 1 2
Butenval, Charles Adrien (baron de) 1
Byron, Georges (lord) 1 2 3 4 5 6
Cabaner, Ernest 1 2 3
Cabat, Louis 1
Caillé, Alain 1
Caillebotte, Gustave 1
Cailleux, Alphonse de 1 2 3 4
Calmettes, Fernand 1 2
Canel, Urbain 1
Canova, Antonio 1
Cantel, Henri 1
Carassus, Émilien 1
Carolus-Duran 1 2
Carrière, Eugène 1 2
Case, Jules 1 2 3
Cassagne, Albert 1
Cassandre, François 1 2
Castagnary, Jules-Antoine 1
Castoriadis, Cornelius 1
Cavé, Edmond 1 2 3 4
Cazalis, Henri 1 2 3 4
Caze, Robert 1
Céard, Henry 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17
Cendrars, Blaise 1
Cerclet, Antoine 1 2 3 4 5 6 7 8 9
Cerny (Choudun, Berthe de, dite) 1
Cervantès, Miguel de 1
Cézanne, Paul 1 2
Chabas, Paul 1
Chabrier, Emmanuel 1 2 3
Chamisso, Adelbert von 1
Champfleury (Husson, Jules, dit) 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16
17 18 19 20 21 22 23 24 25 26
Champsaur, Félicien 1 2
Chanvin, Charles 1
Chapelain, Jean 1
Charcot, Jean-Martin 1
Charle, Christophe 1 2
Charles-Edmond 1 2 3 4 5 6 7
Charles X 1
Charpentier, Georges 1 2 3 4 5 6 7 8 9
Charpentier, Marguerite 1 2 3 4
Chartier, Roger 1 2
Chassériau, Théodore 1
Chateaubriand, François-René de 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16
17
Châtillon, Auguste de 1
Chenavard, Paul 1
Chénier, André 1 2 3
Chennevières, Philippe de 1
Chéret, Jules 1
Chevalier, Michel 1
Chevallier, Jacques 1 2 3
Chintreuil, Antoine 1 2
Cicéri, Pierre 1
Cicéron 1
Circourt, Anastasie (comtesse de) 1
Cladel, Léon 1 2 3
Claretie, Jules 1 2
Claudel, Paul 1 2 3
Clemenceau, Georges 1
Colet, Louise 1 2
Collière, Marcel 1 2
Colomer, André 1
Conrart, Valentin 1 2 3 4 5 6 7
Constant, Benjamin 1 2 3 4 5
Cooper, James Fenimore 1
Copeau, Jacques 1 2
Coppée, François 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21
22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32
Coran, Charles 1
Corbière, Tristan 1
Cordellier-Delanoue, Étienne 1 2
Cordey, Frédéric 1
Cormenin, Louis de 1
Corot, Jean-Baptiste 1 2
Cottin, Sophie (née Ristaud) 1
Courbet, Gustave 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21
22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35
Courier, Paul-Louis 1 2
Cousin, Victor 1 2 3
Crébillon fils (Claude-Prosper Jolyot de, dit) 1
Cros, Charles 1 2 3 4 5 6 7 8
Custine, Astolphe (marquis de) 1 2 3
Cuvier, Georges 1
Cyrano de Bergerac, Savinien de 1
Damiron, Jean-Philibert 1
Dante 1 2 3 4
Daudet, Alphonse 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21
22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45
46 47 48 49 50 51 52 53 54 55 56 57 58 59 60 61 62 63 64 65 66 67 68 69
70 71 72 73 74 75 76
Daudet, Julia 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14
Daudet, Léon 1 2 3
Daumard, Adeline 1
Daumier, Honoré 1
Dauphin, Léopold 1 2
David d’Angers, Pierre-Jean 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13
David, Jacques-Louis 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12
Deboutins, Marcellin 1 2
Deffand, Marie (marquise du) 1 2
Degas, Edgar 1 2 3
Delacroix, Eugène 1 2 3 4 5 6 7 8
Delahaye, Ernest 1 2
Delangle, Nicolas 1 2
Delavigne, Casimir 1
Delécluze, Étienne-Jean 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19
20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43
44 45 46 47 48 49 50 51 52 53 54 55 56 57 58 59 60 61 62 63 64 65 66 67
68 69 70 71 72 73 74 75 76 77 78 79 80 81 82 83 84 85 86 87 88 89 90 91
92 93 94 95 96 97 98
Delille, Jacques 1 2
Delvau, Alfred 1
Delzant, Alidor 1
Denis, Ferdinand 1 2
Denis, Maurice 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12
Désaugiers, Marc-Antoine 1
Desbrosses, Joseph 1 2 3 4 5 6 7 8
Desbrosses, Léopold 1 2
Descaves, Lucien 1 2 3 4 5
Deschamps, Antoni 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13
Deschamps, Émile 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21
22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45
46 47 48 49 50 51 52 53 54 55 56 57 58 59 60 61 62 63 64 65 66 67 68 69
70 71 72 73 74 75 76 77 78 79 80 81
Deschamps, Jacques 1 2 3 4 5
Deschamps, Léon 1 2 3 4 5 6 7 8
Desnoyers, Fernand 1
Desnoyers, Louis 1 2
Devéria, Achille 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11
Devéria, Eugène 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18
Diderot, Denis 1 2 3 4 5
Didier, Charles 1
Didot, Firmin 1
Dierx, Léon 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21
Dittmer, Adolphe 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11
Divoire, Fernand 1 2
Dondey, Théophile (dit Philothée O’Neddy) 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13
14
Dorat, Claude-Joseph 1
Dorat, Jean 1 2
Dorchain, Auguste 1
Dorian, Tola 1 2
Dorval, Marie 1 2
Dovalle, Charles 1
Doyen, Albert 1
Dreyfus, Alfred 1
Drouin, Marcel 1
Drumont, Edouard 1
Du Bellay, Joachim 1 2 3
Du Camp, Maxime 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17
Duban, Félix 1
Dubois, Jacques 1 2 3
Dubois, Paul 1 2 3 4 5 6 7
Ducis, Jean-François 1
Duhamel, Georges 1 2 3
Dujardin, Édouard 1 2 3 4 5 6 7
Dumas, Adolphe 1
Dumas, Alexandre 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21
22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43
Dupaty, Emmanuel 1
Dupont, Pierre 1 2
Durand, Pascal 1
Duranty, Edmond 1 2 3 4 5
Duras, Claire (duchesse de) 1 2
Duret, Théodore 1
Durkheim, Émile 1
Duseigneur, Jean (dit Jehan Du Seigneur) 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13
Duval Le Camus, Pierre 1
Duval, Alexandre 1 2
Duval, Amaury 1
Duval, Jaimeray 1
Duvergier du Hauranne, Prosper 1 2 3 4
Duveyrier, Charles 1
Eckermann, Johann Peter 1 2 3 4
Enfantin, Barthélemy Prosper 1 2 3 4
Escousse, Victor (Laserre, Victor, dit) 1
Esquiros, Alphonse 1 2 3
Essarts, Emmanuel des 1 2
Euclide 1
Fabre d’Églantine fils (Fabre, Louis, dit) 1
Faguet, Émile 1
Fantin-Latour, Henri 1 2
Fargue, Léon-Paul 1 2
Farrell, Michael P. 1 2 3
Feydeau, Ernest 1 2 3 4
Fiévée, Joseph 1
Flameng, Léopold 1
Flaubert, Gustave 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21
22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45
46 47 48 49 50 51 52 53 54 55 56 57 58 59 60 61 62 63
Fleischmann, Hector 1
Floran-Parmentier, Ernest 1
Foisset, Paul 1 2
Fontainas, André 1 2 3 4 5 6 7
Fontan, Louis-Marie 1 2 3 4 5
Fontanes, Louis de 1 2
Fontaney, Antoine 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14
Forain, Jean-Louis 1
Forest, Louis 1 2 3
Fort, Paul 1
Foucault, Michel 1
Foucher, Paul 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17
Foucher, Pierre 1 2
Fouinet, Ernest 1 2 3
Fouquier, Henry 1
Fournel, Victor 1 2
France, Anatole 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13
Franque, Joseph 1 2
Franque, Pierre 1 2
Frayssinous, Denis-Luc (comte de) 1
Friedrich, Caspar David 1
Fumaroli, Marc 1 2
Furetière, Antoine 1 2
Gallimard, Gaston 1
Galloix, Jacques-Imbert 1 2 3
Ganderax, Louis 1
Garnaud, Antoine-Martin 1
Gaubert, Ernest 1
Gauguin, Paul 1 2 3
Gautier, Armand 1
Gautier, Judith 1 2
Gautier, Théophile 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21
22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45
46 47 48 49 50 51 52 53 54 55 56 57 58 59 60 61 62 63 64 65 66 67 68 69
70 71 72 73 74 75 76 77 78 79 80 81 82 83 84 85 86 87 88 89 90 91 92 93
94 95 96 97 98 99 100
Gavarni, Paul 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
Gay, Sophie 1 2 3
Gayda, Joseph 1 2
Geffroy, Gustave 1 2 3 4
Genlis, Félicité (comtesse de) 1 2 3
Gérard, François (baron) 1 2 3
Gervex, Henri 1
Ghéon, Henri 1
Ghil, René 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23
24 25
Gide, André 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18
Gigoux, Jean 1
Gilbert, Nicolas 1
Gill, André 1
Gineste, Raoul 1
Girardin, Delphine de 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11
Girardin, Émile de 1 2 3
Giry, Louis 1
Glaser, Emmanuel 1
Glatigny, Albert 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11
Gleizes, Albert 1
Gleizes, Auguste 1
Gleyre, Charles 1
Godeau, Antoine 1
Godo, Emmanuel 1
Goethe, Johann Wolfgang von 1 2 3 4 5 6 7
Gombauld, Jean de 1
Goncourt, Edmond de 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20
21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44
45 46 47 48 49 50 51 52 53 54 55 56 57 58 59 60 61 62 63 64 65 66 67 68
69 70 71 72 73 74 75 76 77 78 79 80 81 82 83 84 85 86 87 88 89 90 91 92
93 94 95 96 97 98 99 100 101 102 103 104 105 106 107 108 109 110 111
112 113 114 115 116 117 118 119 120 121 122 123 124 125 126 127 128
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231
Goncourt, Jules de 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21
22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45
46 47 48 49 50 51 52 53 54 55 56 57 58 59 60 61 62 63 64 65 66 67 68 69
70 71 72 73
Gosselin, Charles 1
Goudeau, Émile 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17
Gourmont, Remy de 1 2 3
Gozlan, Léon 1 2
Gracq, Julien (Poirier, Louis, dit) 1
Grandmougin, Charles 1
Granier de Cassagnac, Bernard-Adolphe 1
Granville (Girard, Jean Ignace Isidore, dit) 1 2
Gregh, Fernand 1
Grenier, Édouard 1
Grimm, Friedrich Melchior (baron von) 1 2
Gualdo, Luigi 1 2
Gué, Julien-Michel 1
Guérin, Charles 1
Guerne, André de 1
Guilbeaux, Henri 1
Guilbert d’Annelle, Charles 1
Guillaumin, Armand 1 2 3
Guillemet, Antoine 1 2 3
Guiraud, Alexandre 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12
Guizot, François 1 2 3 4 5 6
Gutmann, Rosalie von 1
Guttinguer, Ulric 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12
Gyp 1
Habermas, Jürgen 1
Hachette, Louis 1
Hammer, Arne 1
Haraucourt, Edmond 1
Hautpoul, Anne-Marie de Beaufort (comtesse d’) 1
Hebert, Ernest 1
Heine, Henri 1
Heinich, Nathalie 1
Helleu, Paul 1 2
Hennique, Léon 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21
Heredia, Hélène de 1
Heredia, José Maria de 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19
20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43
44 45 46 47 48 49 50 51 52 53 54 55 56 57 58 59 60 61 62 63 64 65 66 67
68 69 70 71 72
Heredia, Louise de 1
Heredia, Marie de 1 2 3
Hermant, Abel 1 2 3
Herold, André-Ferdinand 1 2 3
Hervilly, Ernest d’ 1 2 3 4
Hire, Jean de la (Adolphe d’Espie, dit) 1
Hoffmann, E.T.A. 1
Holbach, Paul-Henri Thiry (baron d’) 1 2 3 4 5 6 7
Hölderlin, Friedrich 1 2
Homère 1 2 3
Horace 1
Houdetot, France d' 1
Houssaye, Arsène 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
Hue, Horace 1
Hue, Joseph 1
Hugo, Abel 1 2 3 4 5 6 7 8
Hugo, Adèle 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15
Hugo, Eugène 1 2 3 4 5 6
Hugo, Jeanne 1
Hugo, Victor 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23
24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 47
48 49 50 51 52 53 54 55 56 57 58 59 60 61 62 63 64 65 66 67 68 69 70 71
72 73 74 75 76 77 78 79 80 81 82 83 84 85 86 87 88 89 90 91 92 93 94 95
96 97 98 99 100 101 102 103 104 105 106 107 108 109 110 111 112 113
114 115 116 117 118 119 120 121 122 123 124 125 126 127 128 129 130
131 132 133 134 135 136 137 138 139 140 141 142 143 144 145 146 147
148 149 150 151 152 153 154 155 156 157 158 159 160 161 162 163 164
165 166 167 168 169 170 171 172 173 174 175 176 177 178 179 180 181
182 183 184 185 186 187 188 189 190 191 192 193 194 195 196 197 198
199 200 201 202 203 204 205 206 207 208 209 210 211 212 213 214 215
216 217 218 219 220 221 222 223 224 225 226 227 228 229 230 231 232
233 234 235 236 237 238 239 240 241 242 243 244 245 246 247 248 249
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267 268 269 270 271 272 273 274 275 276 277 278 279 280 281 282 283
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318 319 320 321 322 323 324 325 326 327 328 329 330 331 332 333 334
335 336
Humboldt, Wilhelm von 1
Hume, David 1
Huret, Jules 1 2 3 4 5 6 7 8
Huysmans, Joris-Karl 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20
21 22 23 24 25 26
Ibels, Henri-Gabriel 1 2 3
Ibsen, Henrik 1
Iehl, Jules 1 2
Ingres, Dominique 1
Jacob, Max 1
Jacquet 1 2 3
Jal, Auguste 1 2 3 4 5
Jalabert, Charles 1
Janin, Jules 1 2 3 4 5 6
Jarry, Alfred 1 2 3 4
Jasinski, Béatrice Watson 1
Jay, Antoine 1 2 3 4 5 6
Jodelle, Étienne 1
Johannot, Alfred 1 2 3
Johannot, Tony 1 2 3 4 5 6 7 8
Joubert, Joseph 1
Jouffroy, Théodore 1 2 3
Jourdain, Francis 1 2 3 4 5
Jourdain, Frantz 1 2 3 4 5 6
Joussain, André 1
Jouy, Jules 1
Julvécourt, Paul de 1
Jurt, Joseph 1 2 3
Kahn, Gustave 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22
23 24
Kahnweiler, Daniel-Henry 1
Karr, Alphonse 1 2
Klopstock, Friedrich Gottlieb 1
Kors, Alan Charles 1
Kreutzer 1
La Fayette, Marie-Madeleine, comtesse de 1
La Fontaine, Jean de 1 2 3
La Gandara, Antonio de 1
La Grange, Édouard (marquis de) 1
La Harpe, Jean-François de 1 2 3 4
La Péruse, Jean de 1
La Sablière, Antoine Rambouillet, sieur de 1
Labrousse, Pierre 1
Lacombe, Georges 1 2
Lacuzon, Adolphe 1
Ladvocat, Camille (Ladvocat, Pierre François, dit) 1 2 3
Lafenestre, Georges 1 2 3 4 5 6 7
Laffitte, Jacques 1 2
Laforgue, Jules 1 2 3 4 5 6 7
Lagier, Suzanne 1 2
Lamartine, Alphonse de 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19
20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33
Lambert, Anne-Thérèse (marquise de) 1
Lamennais, Félicité de 1 2 3
Langlé, Ferdinand 1
Larousse, Pierre 1 2
Larroumet, Gustave 1
Lassailly, Charles 1 2
Latouche, Henri de (Hyacinthe de, dit) 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14
15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38
39 40 41 42 43 44 45 46 47 48 49 50 51 52 53 54 55 56 57
Lautréamont, comte de (Ducasse, Isidore, dit) 1 2
Laviron, Gabriel 1
Lazare, Bernard 1 2 3
Le Blond, Maurice 1
Le Prévost, Auguste 1
Le Roy, Charles 1
Léautaud, Paul 1
Lebey, André 1
Lebrun, Pierre 1 2
Leclercq, Théodore 1 2
Lecomte, Georges 1 2 3
Leconte de Lisle, Anna 1
Leconte de Lisle, Charles 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19
20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43
44 45 46 47 48 49 50 51 52 53 54 55 56 57 58 59 60 61 62 63 64 65 66 67
68 69 70 71 72 73 74 75 76 77 78 79 80 81 82 83 84 85 86 87 88 89 90 91
92 93 94 95 96 97 98 99 100 101 102 103 104 105 106 107 108 109 110
111 112 113 114 115 116 117 118 119 120 121 122 123 124 125 126 127
128 129 130 131 132 133 134
Lefébure, Eugène 1
Lefèvre-Deumier, Jules 1 2 3 4
Legros, Alphonse 1
Lelioux, Adrien 1 2 3 4 5 6 7 8 9
Lemaire, Madeleine 1
Lemaître, Jules 1 2 3
Lemerre, Alphonse 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13
Lemoyne, André 1
Léon-Noël, André 1 2 3 4 5 6 7 8
Lepage, Auguste 1
Lepelletier, Edmond 1 2 3
Leroux, Pierre 1
Lévy, Michel 1 2
Lewin, Kurt 1
Lewis, Matthew Gregory 1
Lilti, Antoine 1 2 3 4
Linard, Lucien 1
Liszt, Franz 1
Littré, Émile 1
Longuet, Charles 1
Lorin, Georges 1
Lorrain, Jean 1 2
Loti, Pierre 1 2 3 4
Louandre, Charles 1
Louis XI 1
Louis XVIII 1 2
Lourau, René 1
Louÿs, Pierre 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
Loy, Aimé de 1 2
Loynes, comtesse de (Detourbay, Marie-Anne, dite) 1
Loyola, Ignace de 1
Lugné-Poë, Aurélien 1
Lukács, Georg 1
Luzarche, Robert 1 2
Magnin, Charles 1 2
Magre, Maurice 1
Maillard, Firmin 1 2
Maillard, G. 1
Maillard, Léon 1
Maillol, Aristide 1
Maistre, Joseph de 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
Maizeroy, René (Toussaint, René-Jean, dit) 1
Malesherbes, Chrétien Guillaume de Lamoignon de 1 2 3 4
Malherbe, François de 1
Malitourne, Armand 1
Mallarmé, Anatole 1
Mallarmé, Geneviève 1
Mallarmé, Stéphane 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20
21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44
45 46 47 48 49 50 51 52 53 54 55 56 57 58 59 60 61 62 63 64 65 66 67 68
69 70 71 72 73 74 75 76 77 78 79 80 81 82 83 84 85 86 87 88 89 90 91 92
93 94 95 96 97 98 99 100 101 102 103 104 105 106 107 108 109 110 111
112 113 114 115 116 117 118 119 120 121 122 123 124 125 126 127 128
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146 147 148 149 150 151 152 153 154 155 156 157 158 159 160 161 162
163 164 165 166 167 168 169 170 171 172 173 174 175 176 177 178 179
180 181 182 183 184 185 186 187 188 189 190 191 192 193 194 195 196
197 198 199 200 201 202 203 204 205 206 207 208 209 210 211 212 213
214 215 216 217 218 219 220 221 222 223 224 225 226 227 228 229 230
231 232 233 234 235 236 237 238 239 240 241 242 243 244 245 246 247
248 249 250 251 252 253 254 255 256 257 258 259 260 261 262 263 264
265 266 267
Malleville, Claude 1
Malthus, Thomas Robert 1 2
Manet, Édouard 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19
Maquet, Auguste (dit Auguste Mac-Keat) 1 2 3 4 5 6 7
Marc, Gabriel 1 2 3
Mareste, baron de 1
Margueritte, Paul 1
Marilhat, Prosper 1
Marin, Louis 1
Marinetti, Filippo Tommaso 1 2
Marmontel, Jean-François 1
Marot, Clément 1
Marras, Jean 1 2 3 4 5
Mars, Mademoiselle (Boutet, Anne, dite) 1 2
Martin, John 1
Martínez de La Rosa, Francisco 1
Marx, Karl 1
Massenet, Jules 1
Mathieu, Gustave 1
Maubant, Henri-Polydore 1 2
Mauclair, Camille (Faust, Séverin, dit) 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14
15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38
39 40 41 42 43 44 45 46 47 48 49 50 51 52 53 54 55 56 57
Maucroix, François de 1 2 3
Maupassant, Guy de 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19
Mauss, Marcel 1 2
Maynard, François 1
Mazel, Henri 1 2 3 4 5 6 7 8
Ménage, Gilles 1
Ménard, Louis 1 2
Mendès, Catulle 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22
23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46
47 48 49 50 51 52 53 54 55 56 57 58 59 60 61 62 63 64 65 66 67 68 69 70
71 72 73 74 75 76 77 78 79 80 81 82 83 84 85 86 87 88
Mennessier, Jules 1
Mérat, Albert 1 2 3 4 5 6 7
Mercereau, Alexandre 1
Mercier, Henri 1
Mérimée, Prosper 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21
22
Merrill, Stuart 1 2
Messageot, Lucile 1
Méténier, Oscar 1 2 3
Meynier, Charles 1 2 3 4
Michel, Louise 1
Michelet, Victor-Émile 1 2 3
Mickiewicz, Adam 1
Mignet 1
Mikhaël, Ephraïm (Michel, Ephraïm-Georges, dit) 1 2
Milton, John 1 2
Mirbeau, Octave 1 2 3 4 5 6
Mistral, Frédéric 1 2 3 4 5
Mockel, Albert 1 2
Molé, Mathieu (comte) 1
Molière 1 2
Mondor, Henri 1
Monet, Claude 1 2 3 4 5 6 7 8 9
Monnier, Henri 1
Montaigne, Michel de 1
Montégut, Émile 1
Montesquieu 1
Montesquiou-Fézensac, Robert de (comte) 1 2 3 4
Montmorency, Mathieu de 1 2
Moore, George 1
Moréas, Jean (Ioánnis A. Papadiamantópoulos, dit) 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
11 12 13 14 15 16 17 18 19
Morel, Eugène 1
Morellet, André 1 2 3
Morgan, Sydney (Lady) 1
Morice, Charles 1 2 3 4 5 6
Morisot, Berthe 1 2 3
Moulin, Hippolyte 1
Mounet-Sully 1 2 3
Mourey, Gabriel 1
Mugnier, Arthur, dit abbé 1
Mullem, Louis 1
Murger, Henri 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22
23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46
47 48 49 50 51 52 53 54 55 56 57 58 59 60 61 62 63 64 65 66 67 68 69 70
71 72 73 74 75
Musset, Alfred de 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21
22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39
Musset, Paul de 1
Nadar (Félix Tournachon, dit) 1 2 3 4 5 6 7 8
Nadaud, Gustave 1
Naigeon, Jacques-André 1
Nanteuil, Célestin 1 2 3 4 5 6
Napoléon III 1
Natanson, Alexandre, Alfred et Thadée 1 2 3
Nefftzer, Auguste 1 2 3 4 5
Nerval, Gérard de 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21
22 23 24 25 26
Nietzsche, Friedrich 1 2
Nisard, Désiré 1
Noailles, Anna de 1
Nodier, Charles 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22
23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46
47 48 49 50 51 52 53 54 55 56 57 58 59 60 61 62 63 64 65 66 67 68 69 70
71 72 73 74 75 76 77 78 79 80 81 82 83 84 85 86 87 88 89 90 91 92 93 94
95 96 97 98 99 100 101 102 103 104 105 106 107 108 109 110 111 112 113
114 115 116 117 118 119 120 121 122 123
Nodier, Désirée 1 2 3
Nodier, Marie 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18
O’Donnell, Élisa-Louise (comtesse) 1
Ohnet, Georges 1
Olivier, Juste 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23
24
Orfer, Léo d' 1
Ossian 1
Ourliac, Edouard 1 2
Ozy, Alice 1
Pacini, Émilien 1
Pailleron, Édouard 1
Païva (Lachmann, Esther, dite la) 1 2
Pajot, Georges 1
Palissot de Montenoy, Charles 1
Panckoucke, Charles-Joseph 1 2
Parny, Évariste de 1 2
Parseval-Grandmaison, François-Auguste 1
Pascal, Blaise 1 2 3
Pavie, Théodore 1
Pavie, Victor 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23
24
Péhant, Émile 1
Pelletier, Abel 1 2 3 4 5 6 7 8
Pellisson, Paul 1 2 3 4 5 6 7
Pelloquet, Théodore 1
Percheron, Paul 1
Périé, Antoine-Hilaire-Henri 1 2
Pétrarque 1 2
Philippe, Charles-Louis 1 2 3 4 5
Pica, Vittorio 1
Piccini, Alexandre 1
Pichat, Michel 1 2
Pichot, Amédée 1 2 3
Pigeon, Amédée 1
Pillaut, Léon 1
Pinard, Albert 1
Pissarro, Camille 1 2 3
Pixerécourt, René-Charles Guilbert de 1
Planche, Gustave 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21
22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45
46 47 48
Plantade, Charles-Henri 1
Platon 1 2
Plessis, Frédéric 1
Plotin 1
Plutarque 1
Poe, Edgar Allan 1 2
Poinsinet, Antoine-Alexandre-Henri 1
Polignac, Edmond (prince de) 1
Pommier, Amédée 1
Ponchon, Raoul 1
Pons, Gaspard de 1 2 3 4 5 6
Ponton, Rémy 1 2 3 4 5
Porel, Paul (Parfouru, Paul Désiré, dit) 1
Prault, Marcel 1
Préault, Auguste 1 2 3
Proust, Antonin 1
Proust, Marcel 1 2 3 4
Prunaire, Alfred 1
Puccini, Giacomo 1
Pugno, Raoul 1
Pyat, Félix 1
Quaï, Maurice 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22
23
Quillard, Pierre 1 2 3
Quinault, Philippe 1
Rabelais, François 1
Rachilde (Eymery, Marguerite, dite) 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13
Racine, Jean 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
Racot, Adolphe 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17
Raffaëlli, Jean-François 1 2
Raisson, Horace 1
Rambouillet, Catherine (marquise de) 1
Ranson, Paul 1 2
Raoul-Rochette, Désiré 1
Raphaël 1
Rastoul, Alphonse 1 2
Raynaud, Ernest 1 2 3
Récamier, Juliette 1 2 3 4 5 6 7 8
Recolin, Charles 1
Redon, Odilon 1 2 3 4
Régamey, Frédéric 1
Régnier, Henri de 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21
22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41
Régnier, Marie de 1 2
Rembrandt 1
Rémusat, Charles de 1 2 3 4 5 6 7
Renan, Ernest 1 2 3 4 5 6 7 8
Renard, Jules 1 2 3 4 5
Renaud, Armand 1 2
Renduel, Eugène 1 2 3 4
Renoir, Auguste 1 2 3 4 5 6
Rességuier, Jules de 1 2 3 4 5 6 7 8 9
Retté, Adolphe 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21
Reyer, Ernest 1
Ricard, Gustave 1
Ricard, Louis-Xavier de 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19
20 21 22
Ricard, marquise de 1 2
Richelieu, cardinal de 1 2
Richepin, Jean 1 2 3 4
Rimbaud, Arthur 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13
Rivarol, Antoine de 1
Rives, Louis 1
Rivière, Georges 1 2
Rivière, Jacques 1
Robert, Prosper 1
Robin, Charles 1
Rochefort, Henri 1
Rocher, Joseph 1
Rodenbach, Georges 1 2 3 4 5 6
Rodin, Auguste 1
Rogers, Samuel 1
Rogier, Camille 1 2 3 4 5 6
Rollinat, Maurice 1 2 3 4 5
Rolmer, Lucien 1
Romains, Jules (Farigoule, Louis, dit) 1 2 3 4 5 6
Ronsard, Pierre de 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11
Roqueplan, Nestor 1 2
Rosny aîné, J.-H. (Boex, Joseph Henri, dit) 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13
14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37
38 39 40 41 42 43 44 45 46 47 48 49 50 51 52 53 54 55 56 57 58 59 60 61
62 63 64 65 66 67
Rosny jeune, J-H. (Boex, Séraphin Justin, dit) 1 2 3
Roubaud, Franz 1
Rouch, Aima 1
Roujon, Henry 1
Rousseau, Jean-Baptiste 1
Rousseau, Jean-Jacques 1 2 3 4 5 6 7 8
Roux, Marius 1
Rovel, Rose 1
Royère, Jean 1
Rozerot, Jeanne 1
Rutlidge, James 1
Ruyters, André 1
Sabatier, Apollonie 1 2 3 4 5
Sade, Donatien Alphonse François (marquis de) 1
Saguet, Mère 1 2
Saint-Amant (Girard, Marc-Antoine, sieur de) 1
Saint-Cyr, Charles de 1
Saint-Évremond, Charles de 1
Saint-Félix, Jules de (Amoreux, Félix d’, dit) 1 2
Saint-Lambert, Jean-François de 1
Saint-Paul, Albert 1
Saint-Pol-Roux (Roux, Pierre-Paul, dit) 1 2
Saint-Simon, Claude-Henri (comte de) 1
Saint-Valry, Adolphe de 1 2 3 4 5
Saint-Victor, Paul de 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14
Sainte-Beuve, Charles-Augustin 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16
17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40
41 42 43 44 45 46 47 48 49 50 51 52 53 54 55 56 57 58 59 60 61 62 63 64
65 66 67 68 69 70 71 72 73 74 75 76 77 78 79 80 81 82 83 84 85 86 87 88
89 90 91 92 93 94 95 96 97 98 99 100 101 102 103 104 105 106 107 108
109 110 111 112 113 114 115 116 117 118 119 120 121 122 123 124 125
126 127 128 129 130 131 132 133 134 135 136 137 138 139 140 141 142
143 144 145 146 147 148 149 150 151 152 153 154 155 156 157 158 159
160 161 162 163 164 165 166 167 168 169 170 171 172 173 174 175 176
177 178 179 180 181 182 183 184 185 186 187 188 189 190 191 192 193
194 195 196 197 198 199 200 201 202 203 204 205
Salis, Rodolphe 1
Sand, George (Dudevant, Aurore, dite) 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
Sandeau, Jules 1
Sarcey, Francisque 1 2 3 4
Sartre, Jean-Paul 1 2 3 4 5 6
Sautelet, Auguste 1
Savatier, Thierry 1 2
Schanne, Alexandre 1
Schapira, Nicolas 1 2 3
Scheffer, Robert 1 2 3
Scherer, Edmond 1 2 3 4
Schiller, Friedrich von 1
Schlegel, Friedrich von 1 2
Schlumberger, Jean 1
Scholl, Aurélien 1 2
Schuré, Edouard 1
Schwob, Marcel 1
Scribe, Eugène 1 2 3 4 5
Scudéry, Madeleine de 1
Séché, Léon 1
Senancour, Étienne de 1
Sérusier, Paul 1 2 3 4 5 6 7
Seurat, Georges 1 2
Shakespeare, William 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12
Shelley, Percy Bysshe 1 2
Signac, Paul 1
Silvestre, Armand 1 2 3 4 5
Simmel, Georg 1
Simond, Charles (Van Cleemputte, Paul, dit) 1
Sirinelli, Jean-François 1
Sisley, Alfred 1 2
Sismondi, Jean de 1
Socrate 1 2 3 4
Sophocle 1
Sorel, Charles 1
Soulié, Frédéric 1 2 3 4 5
Soumet, Alexandre 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19
Souvestre, Émile 1 2 3
Staël, Germaine de 1 2 3 4 5 6 7
Stapfer, Albert 1
Stapfer, Paul 1
Stapfer, Philippe-Albert 1 2
Stendhal (Beyle, Henri, dit) 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18
19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42
43 44 45 46 47 48 49 50 51 52 53 54 55 56 57 58 59 60 61 62 63 64 65 66
67 68 69 70 71 72 73
Straus, Geneviève 1
Suard, Jean-Baptiste 1
Sue, Eugène 1
Sully Prudhomme (Prudhomme, René, dit) 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13
14 15
Swedenborg, Emanuel 1
Swetchine, Sophie 1
Swinburne, Algernon 1
Symons, Arthur 1
Tabar, Léopold 1 2
Tailhade, Laurent 1 2 3 4 5
Taine, Hippolyte 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17
Tallemant des Réaux, Gédéon 1 2
Talma, François-Joseph 1
Tardieu, Jules 1
Tastu, Amable 1 2 3 4 5
Tastu, Joseph 1
Taylor, Isidore (baron) 1 2 3 4 5 6 7 8 9
Ternaux-Compans, Henri 1
Théaulon, Emmanuel 1
Theuriet, André 1 2 3
Thibaudet, Albert 1
Thiers, Adolphe 1
Thiessé, Léon 1 2
Thom, Napoléon 1
Thompson, Patrice 1
Thulié, Docteur Henri 1 2
Tinan, Jean de 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
Tissot, Pierre-François 1
Tocqueville, Alexis de 1
Tolbecque, Jean-Baptiste-Joseph 1
Toudouze 1
Tourbey, Jeanne de 1 2
Tourgueniev, Ivan 1 2 3 4 5 6
Trapadoux, Marc 1 2
Trebitsch, Michel 1
Trézénik, Léo (Épinette, Léon, dit) 1
Trognon, Auguste 1
Troubat, Jules 1 2
Turquety, Édouard 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15
Tyard, Pontus de 1
Tzara, Tristan 1 2
Uchard, Mario 1 2
Ulbach, Louis 1
Vabre, Jules 1 2 3
Vacquerie, Auguste 1
Valade, Léon 1 2 3 4 5 6 7
Valentin, Henri 1
Valéry, Paul 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21
Vallès, Jules 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18
Vallette, Alfred 1 2 3 4 5
Vallotton, Félix 1
Vanier, Léon 1 2 3
Vastine, Armand-Tranquille 1
Verhaeren, Émile 1 2
Verkade, Jan 1
Verlaine, Paul 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22
23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46
47 48 49 50 51 52 53 54 55
Vermersch, Eugène 1
Véron, Docteur Louis 1
Veyne, François-Auguste, Dr 1 2 3 4
Viala, Alain 1 2
Viau, Théophile de 1
Vidal, Jules 1
Vielé-Griffin, Francis 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13
Viennet, Jean-Pons-Guillaume 1
Vigneron 1
Vignier, Charles 1
Vigny, Alfred de 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21
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Vildrac, Charles 1 2 3
Villain, Eugène 1 2
Villard, Nina de 1 2 3 4 5 6 7 8
Villedeuil, Laurent 1
Villemain, Abel-François 1 2 3 4 5 6
Villemessant, Hippolyte de 1 2
Villenave, Mathieu 1
Villiers de L’Isle-Adam, Auguste de 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15
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Viollet-le-Duc, Eugène 1 2
Virgile 1 2
Vitet, Ludovic 1 2 3 4 5 6 7
Vogüé, Eugène Melchior de 1
Voltaire 1 2 3 4
Vuillard, Édouard 1 2 3 4
Wagner, Richard 1 2 3
Wailly, Léon de 1
Waldor, Mélanie 1 2
Wallon, Jean 1 2
Weber, Max 1 2 3
Weiss, Charles 1 2 3 4 5
Werdet, Edmond 1
Werth, Léon 1
Whistler, James 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12
Wilde, Oscar 1 2 3 4 5 6
Winter, Henry 1
Wyzewa, Théodore de 1 2 3
Xazzi, Louis 1
Ziem, Félix 1
Zimmermann, Pierre 1
Zola, Émile 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23
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Cahier photos

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