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PROBLÈMES ET CONTROVERSES 1

LE DIEU DES PHILOSOPHES


PAR

JOSEPH MOREAU
Professeur honoraire à l'Université de Bordeau:c

PARIS
LIBRAIRIE PHILOSOPHIQUE J. VRIN
6, PLACE DE LA SORBONNE, Ve

1969

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PROBLÈMES ET CONTROVERSES

DU MÊME AUTEUR

La Construction de l'Idéalisme platonicien. Paris, Boivin, 1939; 2e éd.


LE DIEU DES PHILOSOPHES
Hildesheim, Georg Olms, 1967.
L'Ame du Monde, de Platon aux Stoïciens. Paris, « Les Belles Lettres »,
1939; 2e éd. Hildesheim, Georg Olms, 1965. (LEIBNIZ, KANT ET NOUS)
Parménide, Timée, traduction et notes, in PLATON, Œuvres complètes,
traduction nouvelle et notes, par LÉON ROBIN, t. II, avec la colla-
boration de J. MOREAU (Bibliothèque de la Pléïade). Paris, N.R.F., 1942.
MALEBRANCHE, Correspondance avec J.-J. Dortous de Mairan, édition PAR
nouvelle précédée d'une Introduction sur Malebranche et le
Spinozisme, par J. MOREAU. Paris, Vrin, 1947.
Réalisme et idéalisme chez Platon. Paris, Presses Universitaires JOSEPH MOREAU
de France, 1951.
Professeur honoraire à l'Université de Bordeauz
L'Idée d'Univers dans la pensée antique (Biblioteca deI « Giornale
di Metafisica », 10). Turin, Società Editrice Internazionale, 1953.
L'Univers leibnizien. Paris-Lyon, Vitte, 1956.
La Conscience et l'Être. Paris, Aubier, « Éditions Montaigne », 1958.
L'Horizon des esprits. Paris, P.U.F., 1960.
Aristote et son école. Paris, P.U.F., 1962.
GIOVANNI GENTILE, L'esprit. la vérité et l'histoire. Textes choisis par
VITO A. BELLEZZA, traduits par J. MOREAU. Paris, Aubier, « Éditions
Montaigne », 1962.
Epictète ou le secret de la liberté. Présentation et choix de textes.
Paris, Seghers, 1964.
L'espace et le temps selon Aristote. Padoue, Éditrice Antenore, 1965.
Le sens du platonisme. Paris, « Les Belles Lettres », 1967.
Pour ou contre l'Insensé? Essai sur la preuve anselmienne. Paris,
Vrin, 1967.

PARIS
LIBRAIRIE PHILOSOPHIQUE J. VRIN
6, PLACE DE LA SORBONNE, ve
1969
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INTRODUCTION

Si je m'avise d'écrire ces pages sur le Dieu des philo-


sophes, ce n'est pas dans l'intention de l'opposer au Dieu des
croyants, mais parce que c'est de celui-là seulement qu'il
m'appartient de disserter. Sans doute le croyant peut-il
estimer que le Dieu de la spéculation philosophique ne répond
pas pleinement aux aspirations de la conscience religieuse;
tel est le sens de la célèbre invocation de Pascal : « Dieu
d'Abraham, Dieu d'Isaac, Dieu de Jacob, non des philosophes
et des savants. » Mais ce serait une erreur de prétendre que
le Dieu de ceux-ci n'a rien de commun avec celui de la foi.
Il ne faut pas, en parlant de Dieu, se laisser abuser par les
spécifications du langage; le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Aris-
tote ou de Descartes, sont autant de représentations diffé-
rentes, mais elles visent le même être. Il n'y a qu'un Dieu,
bien qu'il y ait de lui une diversité de conceptions ou d'images.
C'est pareillement faute de distinguer entre Dieu, en son
être absolu, et l'opinion relativement à lui, qu'un si grand
abus est fait aujourd'hui de la formule : « Dieu est mort. »
Dieu est mort, c'est-à-dire on ne croit plus en Lui, ou plutôt
(car qui, en dehors de Lui, pourrait sonder les cœurs ?) on
n'ose plus parler publiquement de Lui; on ne le fait qu'obli-
quement, en prenant pour thème l'athéisme; voilà un fait,
du moins, qui « culturellement » existe. IVlais combien, parmi
nos « intellectuels », sont capables de s'affranchir de la menta-
lité sociologique, de concevoir que la négation généralisée,
parfois officielle, de Dieu n'implique pas qu'il soit vrai de
le nier. L'éclipse de l'idée de Dieu va de pair avec l'incapacité
© Librairie Philosophique J. VRIN, 1969
Printed in France
de distinguer entre la vérité et l'opinion; elle témoigne du

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8 LE DIEU DES PHILOSOPHES INTRODUCTION 9


déclin de l'esprit critique, obnubilé par la vogue des préten- lat ive n'aboutit pas, chez Kant, à l'athéisme, malgré l'accu-
dues « sciences humaines ». sation triviale propagée par ces vers d'Alfred de Musset
L'un des griefs les plus courants à l'égard du Dieu des Enfin sort des brouillards un rhéteur allemand
philosophes, c'est de n'être accessible que par des raisonne- Qui, du philosophisme achevant la ruine,
ments qui ne convainquent personne, en dehors de ceux qui Déclare le ciel vide et conclut au néant 2.
les font. Il est bien vrai que la réflexion philosophique ne
saurait conquérir la foule; mais il n'en est pas moins vrai que Il n'est pas même besoin, pour ruiner cette accusation,
tout homme est capable d'en apprécier les résultats, s'il d'invoquer la Critique ,de la Raison pratique, où sont appor-
consent à l'effort qu'elle réclame. On sait cependant que les tées des raisons non théoriques, mais rationnelles tout de
philosophes ne sont pas tous d'accord sur la valeur qu'il même, d'affirmer l'existence de Dieu et l'immortalité de
convient d'accorder aux preuves de l'existence de Dieu; on l'âme; car, dans la Dialectique transcendentale elle-même,
sait notamment que Kant a prétendu établir l'impossibilité qui s'applique à montrer l'impossibilité de toute théologie
de toute preuve spéculative de l'existence de Dieu. Celle-ci est, spéculative, on trouve la condamnation de l'athéisme. S'il
à ses yeux, indémontrable par la raison spéculative, pour est impossible de démontrer l'existence de Dieu, il l'est tout
laquelle il n'y a que trois preuves possibles, mais toutes insuf- autant de prouver qu'il n'est pas 8. Ceux qui rejettent l'exis-
fisantes : l'une a priori, la preuve ontologique, tend à prouver tence de Dieu, tout comme ceux qui prétendent la démontrer
l'existence de Dieu à partir de son idée; les deux autres sont rationnellement, disent plus qu'ils ne savent 4; ils se flattent
a posteriori 1. De la considération qu'il existe quelque chose, d'obtenir au moyen de la raison spéculative des conclusions
de l'existence des êtres contingents, la raison s'élève à un être qui la dépassent. La raison est capable de nous procurer des
nécessaire, cause première de tout ce qui existe (preuve cos- connaissances solides quand elle s'applique aux données
mologique, a contingentia mundi); de la considération de empiriques et les soumet aux déterminations de l'entende-
l'ordre du monde, la raison s'élève à l'idée d'une intelligence ment pour constituer une représentation objective; mais
organisatrice (preuve physico-théologique, par les causes fina- quand la raison tente d'étendre nos connaissances au-delà
les). Or Kant, examinant tour à tour ces trois preuves et du champ de l'expérience, elle ne peut que s'égarer et aboutir
s'efforçant d'apprécier l'intérêt et le mérite de chacune d'elles, à des affirmations contradictoires. Elle ne peut établir une
estime qu'aucune ne présente une rigueur démonstrative. Il thèse à laquelle ne s'oppose avec autant de raison une anti-
conclut que l'existence de Dieu est indémontrable par la thèse; elle échoue sur l'écueil des antinomies.
raison spéculative, c'est-à-dire par des arguments théoriques, Ces antinomies sont examinées au chapitre 2 du livre II
capables de procurer une certitude comparable à celle de la de la Dialectique transcendentale, consacré à la critique de
science. Il ne s'ensuit pas de là qu'il nie l'existence de Dieu; l'idée cosmologique, sur laquelle repose la cosmologie ration-
dire que cette existence n'est pas démontrable comme une nelle. L'une de ces antinomies, la quatrième 5, met déjà en
vérité scientifique, ce n'est pas rejeter cette existence, qui cause l'existence de Dieu et permet ainsi d'apercevoir d'avance
s'impose à notre pensée pour d'autres raisons, non plus la portée des critiques élevées dans le chapitre suivant contre
théoriques, mais pratiques. La critique de la théologie spécu-
2. A. DE MUSSET, Poésies nou ..'elles : L'Espoir en Dieu.
3. Critique de la Raison pure. Méthodologie transcendentale, ch. l, 2' sect.
(trad. T. P., p. 509, Ak. III 486). Cf. Dialectique transcendentale, liv. II, ch. 3,
7- sect., p. 451 (Ak. III 425) et Appendice, p. 469 (Ak. III 444-445).
1. KANT, Critique de la Raison pure. Dialectique transcendentale, liv. II, ch. 3, 4. Dialectique transcendentale, Iiv. II, ch. 2, 3· sect., p. 363 (Ak. III 328).
3- sect., fin (trad. Tremesaygues et Pacaud, p. 425, Ak. III 396). 5. Ibid., 2- sect., pp. 352-353 sq. (Ak. III 314-315 sq.).
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10 LE DIEU DES PHILOSOPHES INTRODUCTION 11


la théo1ogie rationnelle. La raison est conduite à cette anti- en revanche, les vaines spéculations des métaphysiciens ne
nomie lorsque, afin de prouver l'existence de Dieu, elle fait peuvent qu'engendrer le scepticisme et l'incrédulité. En mon-
appel au principe de causalité : tout effet dépend d'une trant l'incapacité de la raison à étendre ses connaissances
cause, qui est elle-même l'effet d'une cause antérieure; or, au-delà du champ de l'expérience, en condamnant les spécu-
on ne peut remonter à l'infini dans la série des causes et des lations de la théologie rationnelle, Kant n'entend pas ruiner
cilcts, il faut s'arrêter à une cause première, à un être dont la croyance religieuse, mais au contraire la libérer: « J'ai dû,
l'existence ne dépend d'aucune cause antérieure, à un être dit-il, ôter le savoir pour donner place à la croyance. 8 »
qui existe par soi, nécessairement. Telle est la thèse; mais on Ceux qui croient connaître Dieu par la raison spéculative,
ne peut manquer d'observer aussitôt que cette conclusion ceux qui se croient capables de démontrer son existence, n'y
n'est obtenue qu'en opposant une fin de non-recevoir à l'appli- peuvent réussir en toute rigueur; leurs prétentions suscitent
cation continuée du principe que l'on a invoqué en commen- des prétentions rivales, et si de telles discussions sont sans
çant. A l'affirmation de la cause première et absolue, de l'être grand effet sur la masse des hommes, elles n'en dressent pas
nécessaire, fait échec l'exigence de la régression à l'infini dans moins un véritable obstacle aux légitimes aspirations de la
la série des causes, l'impossibilité d'atteindre un terme pre- conscience. Kant renonce à demander à la philosophie spécu-
mier, qui ne serait l'effet de rien. lative, à la raison théorique, des preuves de la liberté, de
On voit donc que sur cette question, la raison est en l'immortalité de l'âme, de l'existence de Dieu; sa philosophie
conflit avec elle-même 6, divisée entre son exigence d'absolu critique lui interdit de le faire; mais elle écarte par là même
et l'impossibilité de sortir du relatif. Nous n'examinerons pas, les objections que le scepticisme métaphysique pourrait
pour l'instant, quelle solution peut être apportée, selon Kant, opposer à ces affirmations, si elles apparaissent requises
à cette antinomie; nous nous contenterons d'en indiquer comme des exigences de la raison pratique.
l'origine. Tant que nous faisons usage du principe de causalité La critique de la théologie spéculative n'exclut donc pas,
pour expliquer les phénomènes donnés dans le champ de chez Kant, l'intérêt pour le problème de Dieu; elle en témoi-
l'expérience, son usage ne conduit à aucune contradiction; gne, au contraire. Si toutes les preuves possibles de l'existence
mais quand nous l'invoquons pour décider si le monde, en de Dieu sont examinées tour à tour et rejetées l'une après
sa totalité, est fini ou infini, s'il dépend d'une cause première l'autre, c'est en vertu de cette considération critique : que
transcendante ou si la série des causes secondes et imma- notre raison ne saurait étendre ses connaissances au-delà
nentes est sans fin, alors nous ne pouvons rien établir avec du champ de l'expérience. Mais cet au-delà inaccessible à
certitude: à toute raison s'oppose une raison d'égale valeur 1. notre connaissance ne peut être exorcisé de notre pensée; sa
Kant semble estimer que tous les raisonnements de la transcendance est insondable pour la raison spéculative, mais
théologie rationnelle, toutes les raisons spéculatives tendant notre existence y est cependant enracinée; notre activité s'y
à prouver l'existence de Dieu, sont exposées au même repro- réfère comme à son fondement et y cherche sa fin.
che; et s'il les combat, ce n'est pas afin de détruire la
croyance, mais pour l'affranchir, au contraire, de spéculations Or, avant d'opposer à la possibilité d'une théologie ration-
plus dangereuses qu'utiles. Les preuves spéculatives, pense-t-il, nelle une objection fondamentale, reposant sur la critique de
ne sont pas nécessaires à la croyance commune des hommes; la raison pure, qui marque les limites de notre connaissance,
Kant s'était intéressé aux preuves classiques de l'existence
6. Ibid., 3e sect., p. 358 (Ak. III 322).
7. DIOG13NE-L~RCE, IX, 74 : IIcx'J't"t À6Y<f> '-6yo<; < tcro<; > à.'J't"(xe~'t"cxL. 8. Crit. de la R. pure, Préface de la 2e édition, p. 24 (Ak. III 19).
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INTRODUCTION 13
12 LE DIEU DES PHILOSOPHES de l'ordre du monde conclut à l'existence d'une cause intel-
de Dieu et en avait dénoncé, non pas l'inutilité, mais le ligente, d'une suprême sagesse.
manque de rigueur; il s'était proposé, en conséquence, de Mais revenons au premier cas. La preuve a priori conclut
les perfectionner. Signalant leurs insuffisances, il avait cher- du concept de Dieu, de son essence définie comme possible,
ché le moyen d'y remédier, et sans prétendre élaborer parfai- à son existence; ainsi procède la preuve ontologique, à laquelle
tement une démonstration rigoureuse, il avait rassemblé des Kant ne reconnaît aucune valeur. Mais, si l'on ne peut
considérations à partir desquelles elle pourrait s'édifier; elles conclure du possible comme principe à l'existence de Dieu
sont réunies dans le traité intitulé: L'Unique Fondement pos- comme conséquence, de la possibilité de Dieu à sa réalité, il
sible d'une démonstration de l'existence de Dieu 9, paru en est permis, en revanche, de s'élever du possible comme consé-
1763. Kant n'avait pas encore à cette date découvert l'idée quence à l'existence de Dieu comme principe. De la considéra-
critique, qui devait lui permettre d'accomplir une révolution tion de la possibilité de l'existence en général, on peut conclure
dans la métaphysique, ramenée de l'ambition d'étendre notre à l'existence de Dieu comme fondement de toute possibilité.
connaissance rationnelle au-delà de toute expérience possible, Cette considération, sur laquelle repose une preuve a priori
à une réflexion sur les conditions d'une connaissance certaine. procédant à l'inverse de la preuve ontologique, est regardée
Le dessein de ce traité n'apparaît clairement que dans par Kant, dans son traité de 1763, comme l'unique fondement
sa conclusion 10. Kant y procède déjà à l'inventaire de toutes possible d'une démonstration de l'existence de Dieu.
les preuves possibles de l'existence de Dieu. Celles-ci, dit-il,
ne peuvent tirer leur fondement que de la considération du
possible ou de la constatation de l'existant; autrement dit,
elles procèdent a priori, à partir de concepts, ou a posteriori,
à partir de données empiriques; mais dans un cas comme
dans l'autre, elles peuvent encore prendre deux voies dis-
tinctes. Voyons d'abord le second cas:
ou bien l'on part de l'existence constatée pour
conclure à l'existence d'une cause première et absolue; puis,
par l'analyse de ce concept, on trouve en elle les attributs
divins. Telle est la preuve cosmologique, a contingentia mundi,
qui remonte de l'existence contingente à l'existence néces-
saire, mais à qui il incombe de montrer ensuite que l'être
nécessaire possède, en vertu de son concept, les attributs
de la Divinité, ses perfections métaphysiques et morales;
- ou bien l'on remonte directement des données de
l'expérience à la fois à l'existence et aux attributs de Dieu;
c'est la preuve physico-théologique, qui, de la considération

9. Der einzig mogliche Beweisgrund zu einer Demonstration des Daseins Gottes


(Ak. Il, pp. 63-163), trad. fr. par J. Festugière, in KANT, Pensées successives sur la
Théodicée et la Religion, pp. 69-192.
10. L'Unique Fondement, 3· partie, § 1 ; trad. J. Festugière, pp. 183-184 (Ak. II
155-156).
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CHAPITRE PREMIER

KANT ET L'ARGUMENT ONTOLOGIQUE

1. L'être et l'attribution

La première considération exposée par Kant, en vue de


trouver le fondement d'une démonstration de l'existence de
Dieu, concerne l'existence en général 1. L'existence (Dasein)
est une de ces notions, dit-il, qui dans l'usage ordinaire se
comprennent sans explication particulière; mais dans la
question qui nous occupe, celle de l'existence de Dieu, c'est-
à-dire l'existence absolument nécessaire, distinguée de
l'existence contingente, une élucidation de la notion d'exis-
tence est indispensable. On attendrait que Kant distingue
à ce propos plusieurs formes d'existence, plusieurs manières
d'exister ou modes d'être (Seinsarten),. il n'en est rien. Le
terme Dasein désigne pour lui l'existence en général, celle
des objets extérieurs aussi bien que celle du sujet, ou que
celle qu'il s'agit d'attribuer à Dieu: la distinction des modes
d'être sera effectuée seulement par Heidegger, qui réserve
le terme de Dasein (être-là) au sujet et au mode d'être qui
lui est propre, et qui applique à l'être des objets celui de
Vorhandensein (présence donnée) 2. Ce n'est pas dans le même

1. L'Unique Fondement, 1re partie, 1re considération: Vom Dasein überhaupt.


2. HEIDEGGER, Sein und Zeit, p. 42; cf. notre ouvrage: La Conscience et
l'Etre, pp. 113 sq.
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16 KANT ET L'ARGUMENT ONTOLOGIQUE
L'~TRE ET L'ATTRIBUTION 17
sens que nous disons des objets extérieurs ou du moi qu'ils
existent, ct c'est en un autre sens encore qu'il faut entendre, deux acceptions de l'esse, formulée explicitement par Aris-
sans doute, l'existence de Dieu: il n'existe ni comme un objet, tote, était indiquée déjà dans le Sophiste de Platon; mais,
dans ce dialogue, l'esse signifiant l'existence, dont il faut
ni comme moi-même qui suis un sujet fini.
distinguer l'esse marquant l'attribution, est considéré comme
Ces distinctions devront être prises en considération si
l'attribut le plus général. L'être se dit de toutes choses; il
nous voulons apprécier la portée des critiques de Kant à
n'est pas un sujet auquel on puisse refuser l'attribut être,
l'égard de la théologie; mais elles restent en dehors de son
propos. S'il éprouve le besoin d'analyser l'existence en géné- dont on puisse dire qu'il n'est pas; ce serait se contredire,
ral, ce n'est pas pour distinguer diverses manières d'exister puisqu'il a au moins l'être d'un objet de pensée; le non-être,
ou modes d'être (Seinsarten), c'est seulement pour opposer au sens absolu, est impensable 7. Mais si d'aucun sujet on ne
l'existence en général à tous les attributs qui peuvent être peut dire absolument qu'il n'est pas, on peut toujours dire
rapportés à un sujet : « L'existence, dit-il, n'est nullement qu'il n'est pas ceci ou cela, plante ou animal, ou encore noir
un prédicat ou une détermination d'aucune chose» 3. Cette ou blanc. La négation, comme l'affirmation à laquelle elle
proposition n'annonce pas la distinction des modes d'être s'oppose, exprime une relation, au moyen du verbe être 8.
de la philosophie existentiale; elle se ramène à la distinction Mais comment se fait-il que le même verbe puisse signifier
classique des deux sens du verbe être, de l'esse prédicatif ou à la fois l'existence et la relation attributive? C'est, dans la
relatif, et de l'esse existentiel ou, plus exactement, absolu. pensée de Platon, parce que l'être au sens d'existence est
« Ce n'est pas la même chose, dit Aristote, d'être ceci ou l'attribut le plus général; la relation prédicative, énonçant
cela (d\l(~~ 't't.) ou d'être tout court» (dva.t. à7tÀwç) 4. « Quand qu'un sujet est ceci ou cela, tel ou tel, ne fait qu'analyser
je demande s'il est (d Ëcr't'W) un centaure ou un Dieu, j'en- son existence. Cette conception des rapports de l'existence et
tends s'il est ou non au sens absolu, et non s'il est blanc ou de l'attribution, impliquée dans les analyses du Sophiste, est
noir» 5. Dans un cas, le verbe être marque la relation de présupposée également par la doctrine aristotélicienne des
l'attribut au sujet; il n'est rien d'autre que la copule du catégories. Les catégories sont les genres suprêmes sous les-
jugement; dans l'autre, il n'exprime pas une relation entre quels se rangent les divers attributs. Tous les attributs que
deux termes; il affirme l'existence de la chose elle-même. Ce peut recevoir un sujet se répartissent en diverses classes
concept de l'existence, ajoute Kant, est tellement simple qu'il selon qu'ils expriment la quantité, la qualité, le temps ou le
n'a pas besoin d'explication; il faut seulement prendre garde lieu, l'action ou la passion, etc.; il y a aussi des prédicats
de ne pas le confondre avec la relation que les choses ont qui expriment l'essence, ce qu'est une chose; on peut dire
avec les caractères qui les distinguent, avec leurs attributs ou d'un sujet qu'il est ceci ou cela, un animal ou une plante, et
déterminations 6. non seulement qu'il est tel ou tel, grand ou petit, blanc ou
Cette distinction entre l'existence et la relation prédica- noir. Les prédicats ou attributs se répartissent en dix caté-
tive se conçoit aisément; mais la difficulté surgit dès qu'on gories; mais on doit distinguer en premier lieu ceux qui
se demande quel rapport il y a entre l'une et l'autre, entre expriment l'essence, et ceux qui désignent des attributs pro-
l'existence et la relation d'attribution. La distinction de ces prement dits ou accidents. Cependant, tous les prédicats,
essentiels ou accidentels, présupposent l'existence: pour être
3. L'Unique Fondement, 1'. partie, 1re considération, § 1 (1 1, 1) Das Dasein
ceci ou cela (un vivant ou une pierre), pour être tel ou tel
ist gar kein Pradikat oder Determination von irgend einem Dinge.
4. ARISTOTE, Topiques, IX (De Soph. elenchis) 5, 167 a 2.
5. ID, Analytiques seconds, II 1, 89 b 32.
6. L'Unique Fondement, 1 1, 2. 7. PLATON, Sophiste, 237 c, 238 c.
8. Ibid., 257 b; cf. notre ouvrage: Le sens du platonisme, pp. 221-223.

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20 KANT ET L'ARGUMENT ONTOLOGIQUE L'ABSOLU ET LA DÉFINITION 21

sphère que toutes ses parties sont également distantes de son s'il se trouve dans l'expérience des objets auxquels nos
centre, ou même encore plus évidemment» 16. L'existence de concepts s'appliquent exactement; l'existence ne peut jamais
\ se déduire de purs concepts, elle doit être donnée empiri-
Dieu est une vérité nécessaire, comme les théorèmes de la 1

géométrie. A quoi Kant réplique: Les vérités géométriques


sont indépendantes de la réalité, de l'existence de leurs objets,
! quement. Conclusion inconstestable s'il s'agit de l'existence
empirique, celle des objets observables; mais l'existence de
et ne sauraient contribuer à la prouver. Les vérités nécessaires Dieu n'est-elle pas d'autre sorte?
expriment des relations, consistent dans la position d'un pré-
dicat relativement à un sujet; l'existence correspond à une
position absolue, extérieure au contenu des vérités nécessai- 2. L'absolu et la définition
res. Voilà pourquoi une existence ne saurait être démontrée,
prouvée par un raisonnement a priori; elle ne peut être que Au réalisme empirique, pour qui l'existence est l'attribut
constatée. « Par exemple, l'existence est accordée à la licorne le plus général, présupposé par tous les autres, la réalité
de mer, ou narval, et refusée à celle de terre; cela signifie où se fonde toute vérité, s'oppose l'idéalisme mathématique,
simplement que la représentation du narval est une notion pour qui la vérité des théorèmes est indépendante de la réalité,
d'expérience, autrement dit la représentation d'une chose de l'existence empirique des figures. Or, c'est à une vérité
existante. C'est pourquoi, si je veux prouver que j'ai raison mathématique que Descartes veut assimiler l'existence de
d'affirmer l'existence de cette chose, je ne vais pas invoquer Dieu; il invoque, pour prouver l'existence de Dieu, une néces-
le concept de la chose, dans lequel il n'y a que des attributs sité qui est propre à des vérités hypothétiques, détachées
de l'ordre possible, mais j'invoque l'origine de la connaissance essentiellement de toute existence. C'est contre une si auda-
que j'en ai. J'ai vu la chose, dirai-je, ou je connais quelqu'un cieuse tentative que proteste Kant, affirmant que l'existence
qui l'a vue. Il n'est donc pas tout à fait exact de dire : le n'est pas un prédicat, une propriété contenue dans la défini-
narval est un animal existant; il vaut mieux dire, inverse- tion et qui puisse s'en déduire comme une conséquence. Mais
ment: à un certain animal marin existant conviennent les l'argument ontologique, qui veut prouver l'existence de Dieu
attributs dont je me compose en pensée le narval. Il ne faut a priori, est combattu également par le réalisme empirique,
pas dire : des hexagones réguliers existent dans la nature, pour qui nous ne pouvons rien connaître a priori. L'argument
mais : à certains objets de la nature, tels que les alvéoles ontologique coalise ainsi contre lui le réalisme aristotélicien
d'abeilles ou le cristal de roche, conviennent les attributs et le criticisme kantien : coalition étonnante, et qui dénote
compris dans le concept d'hexagone. 11 » sans doute, chez les adversaires de cet argument, un étrange
Tout cela revient à dire que la science mathématique, malentendu.
voire la science en général, en tant que connaissance certaine, Pour élucider cette difficulté, il n'est pas inutile d'exami-
est faite de propositions hypothétiques, dans lesquelles un ner comment S. Thomas, au début de la Somme théologique,
prédicat est posé relativement à un sujet; elle est faite de juge l'argument ontologique, sous la forme où il est présenté
relations entre des suppositions idéales, de liaisons entre des par S. Anselme. La deuxième question de la première partie
concepts, au moyen desquels nous nous efforçons de déter- de la Somme est celle de l'existence de Dieu : De Dea, an
miner les données de l'expérience, en vue d'obtenir une repré- Deus sit (De Dieu, et s'il existe); et le premier article de cette
sentation objective. Mais nous ne pouvons savoir d'avance question se formule : Utrum Deum esse sit per se notum?
Est-il connu par soi que Dieu existe? Autrement dit, l'exis-
16. DESCARTES, Disc. de la Méth., 4" p. (A.T., VI, p. 36).
tence de Dieu est-elle une vérité évidente? Suffit-il d'entendre
17. L'Unique Fondement, 1 1, 1, p. 80 (Ak. II 72-73).
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22 KANT ET L'ARGUMENT ONTOLOGIQUE L'ABSOLU ET LA DÉFINITION 23

la proposition: Deus est, pour qu'elle apparaisse indéniable, de quoi rien de plus grand ne peut être pensé (quo majus
sa négation impossible, contradictoire, comme apparaît évi- cogitari non possit); or, plus grand certes est ce qui est dans
dente, indéniable, connue de soi, la proposition: « Le tout est la réalité et dans l'entendement que ce qui est dans l'enten-
plus grand que la partie », dès qu'on entend le sens des dement seulement. Si donc, dès qu'on entend le sens de ce
termes 1 ? nom : Dieu, aussitôt il est dans l'entendement, il s'ensuit
A cette question, la réponse de S. Thomas est d'abord qu'il est aussi dans la réalité. a » Autrement, il ne serait pas
nuancée. Une proposition peut être dite connue de soi (per ce qu'il y a de plus grand qui puisse être pensé; il ne serait
se nota) si elle est considérée en elle-même (secundum se), pas ce que, par définition, il est.
et ne pas l'être relativement à nous (quoad nos); tel est le cas Or, selon S. Thomas, si l'existence de Dieu est bien liée
de la proposition: Dieu existe. S. Thomas ne conteste pas que à son essence, de sorte qu'elle serait connue de soi, qu'elle
J'existence soit un prédicat inclus dans la notion de Dieu, serait évidente pour qui apercevrait son essence, il n'est pas
con1me dans celle d'un triangle l'égalité de la somme de ses cependant possible de la déduire d'une notion de Dieu posée
angles à deux droits; non seulement pour lui l'existence de par hypothèse, d'une définition purement nominale. La vérité
Dieu est une suite, une conséquence de son essence, mais elle ne peut reposer sur des suppositions, sur des hypothèses;
y est identique: Deus est enim suum esse; son essence, c'est elle ne peut se tirer que de l'appréhension même de la réalité.
d'être, ou d'exister. Mais l'essence de Dieu ne nous est pas Tant que je ne sais pas si le quo majus cogitari nequit existe
connue a priori; il nous est même impossible d'en obtenir ou non dans la réalité, il n'y a, assure S. Thomas, aucune
id-bas une connaissance parfaite; voilà pourquoi, relativement contradiction à admettre qu'il soit seulement dans la pensée 4.
à nous, l'existence de Dieu n'est pas connue de soi; elle a Sans doute, s'il est seulement dans l'entendement, il m'est
besoin, à notre égard, d'être démontrée à partir de principes possible encore de penser qu'il soit aussi dans la réalité, et
plus connus pour nous, encore qu'ils soient moins connus ainsi de penser plus que ce qu'il est; mais de cette possibilité
selon l'ordre de la nature, c'est-à-dire à partir des effets 2. de ma pensée, je n'ai pas le droit de faire la mesure de la
L'existence de Dieu n'est connue de soi, n'est une vérité évi- réalité; c'est la réalité, au contraire, qui doit servir de règle
dente, que pour qui aperçoit parfaitement son essence; pour à ma pensée, et qui est la mesure de la vérité 5.
nous, elle ne peut être connue qu'a posteriori. On voit que la critique thomiste de l'argument ontolo-
De ce point de vue, qui est celui de S. Thomas, la tentative gique s'inspire du réalisme aristotélicien. L'existence est
anselmienne de prouver a priori l'existence de Dieu apparaît l'attribut le plus général, présupposé par tous les autres, et
comme un artifice; il consiste à substituer à la notion réelle c'est dans la réalité des choses que se fonde la vérité de tous
de Dieu, à la connaissance parfaite de son essence, qui nous les jugements que l'on peut porter sur elles. L'idéalisme
est refusée, une définition nominale. Voici comment S. Tho- mathématique considère, au contraire, qu'il y a des vérités
mas résume l'argument de S. Anselme : « Si l'on entend ce nécessaires, indépendantes de la réalité des choses. Dire que
que signifie ce nom : Dieu, il s'ensuit aussitôt que Dieu est. » la vérité est indépendante de la réalité, ce n'est point préten-
Pas besoin donc de connaître réellement Dieu, de savoir dre à une construction arbitraire, où la vérité dépendrait du
ce qu'il est, d'apercevoir son essence; il suffit d'entendre
ce que signifie ce nom. « Ce nom signifie, en effet, ce auprès 3. Ibid. (2).
4. Ibid., Ad 2dum : Nec potest argui quod sit in re, nisi daretur quod est in re
aliquid quo majus cogitari non potest, quod non est datum a ponentibus Deum
1. S. THOMAS, Summa theologica, 1 2, 1 (2). non esse.
2. Ibid., Respondeo dicendum ... S. Cf. notre étude : Pour ou contre l'Insensé, pp. 60-61.

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24 KANT ET L'ARGUMENT ONTOLOGIQUE L'ABSOLU ET LA n:éFINITION 25


sujet qui connaît; c'est dans une nécessité inhérente à toute pose pas qu'il existe des hexagones dans la nature; pas
pensée que le jugement vrai trouve sa règle. Par là se découvre davantage, la définition de Dieu ne suppose qu'il existe
une sorte de réalité distincte de la réalité empirique, la comme objet empirique; mais sa définition se distingue
réalité idéale de l'essence. « Je découvre en moi, dit Descartes, des définitions géométriques en ce qu'elle implique une
d'innombrables idées de certaines choses, qui, même si hors référence à l'absolu. Dieu est conçu comme l'être infini,
de moi elles n'existent peut-être nulle part, ne peuvent cepen- non pas infini négativement comme l'espace, l'extériorité
dant être dites n'être rien; et bien qu'elles soient pensées indéfinie en quoi il y a toujours au delà 7, ni infini positi-
par moi, en un sens, à mon gré, elles ne sont cependant pas vement, en ce sens qu'il n'y a rien au delà 8, mais infini abso-
feintes par moi; mais elles ont leurs vraies et immuables lument, c'est-à-dire tel qu'on ne peut rien concevoir au delà
natures. 6 » Les objets mathématiques n'ont peut-être aucune (quo nihil majus cogitari possit), qui est conçu incondition-
existence dans la nature, dans la réalité empirique; ils n'ont nellement et par soi Il.
d'existence que dans ma pensée, et il dépend de moi d'y Cette référence à l'absolu, à l'être par soi, est incluse dans
penser ou de n'y penser point; mais chaque fois que j'y pense, la notion de Dieu et lui vaut son privilège ontologique, nette-
je dois reconnaître en eux certaines propriétés qui s'imposent ment relevé par Descartes: « Supposant, dit-il, un triangle, ...
à moi, que je le veuille ou non, et qui constituent l'essence je ne voyais rien ... qui m'assurât qu'il y eût au monde aucun
d'une figure, le cercle ou le triangle par exemple, sa vraie triangle; au lieu que, revenant à examiner l'idée que j'avais
et immuable nature. d'un Etre parfait, je trouvais que l'existence y était comprise,
Or, c'est à ce niveau des essences et des vérités éternelles en même façon qu'il est compris en celle d'un triangle que ses
que se découvre a priori l'existence de Dieu. Descartes trois angles sont égaux à deux droits ... , ou même encore plus
n'ignore pas que les vérités mathématiques ne supposent pas évidemment. 10 » Mais il importe de remarquer que l'existence
la réalité empirique de leurs objets; mais ces objets ont une qui peut être ainsi conclue à partir de l'essence est d'un autre
réalité idéale ou essence, dans laquelle sont incluses leurs ordre que l'existence empirique, qui ne saurait en aucun cas
propriétés; leurs propriétés sont liées nécessairement entre se déduire de l'essence ou de la définition, à laquelle elle est
elles dans l'unité de l'essence. Or, remarque Descartes, dans extérieure e.t indifférente; elle ne se réduit pas non plus
l'idée que nous avons de Dieu, de l'être infini et parfait, l'exis- à l'être idéal de l'essence, des rapports nécessaires inhérents
tence est comprise nécessairement; d'où lui vient ce privi- aux objets posés par la définition, bien qu'elle se découvre
lège, par lequel elle s'oppose à toutes les autres idées ou par comparaison avec de tels rapports, mais dans une réfé-
essences? Cette idée n'est pas d'origine empirique; c'est une rence à l'absolu. L'existence divine ne correspond ni à la
idée pure, a priori; elle ne se réduit pas cependant à une
notion posée par hypothèse, à une définition nominale. La 7. ARISTOTE, Physique, III 6, 206 b 34 : 00 cid "t'L eçoo €O'''t'L, "t'OU"t'O &1tELp6v
définition mathématique est une définition nominale; mais €O'''t'LV.
8. Ibid., 207 a 8-9: 00 8è: (J."I)8è:v eçoo,
"t'OU"t" €O'''t'l. "t'ÉÀELOV xcd 8Àov.
à l'intérieur de l'objet posé par hypothèse se découvre une A l'infini d'indétermination, ou indéfini, la pensée antique oppose l'idée d'un Tout
nécessité intrinsèque, qui en relie les diverses propriétés. La achevé et parfait; mais elle n'assimile pas, comme feront les Cartésiens, les idées
d'infini et de parfait. Cf. notre étude : L'Un et les êtres selon Plotin, Giornale
définition de Dieu est comparable à une définition mathé- di Metafisica, 1956, pp. 210-213.
matique en ce qu'elle ne présuppose pas la réalité empirique 9. S. ANSELME, Liber apologeticus, ch. 5, reproche vivement à Gaunilon de
méconnaître la signification absolue de la formule : quo majus cogitari non possit,
de l'objet; le géomètre, qui définit l'hexagone, ne présup- et d'y substituer comme équivalente la désignation de majus omnibus. Cf. Pour ou
contre l'Insensé, pp. 63-67.
10. DESCARTES, Dise. de la Méthode, 4e p. (A.T., VI, p. 36). C'est nous qui
6. DESCARTES, Meditatio V (A.T., VII, p. 64). soulignons.
......,......

2(, KANT ET L'ARGUMENT ONTOLOGIQUE ESSENCE ET EXISTENCE 27


donnée empinque, ni à la position d'un objet idéal, de la rapport d'un prédicat à un sujet; mais l'expression est
nature des vérités éternelles; elle s'impose à nous comme une inexacte. 2 » Je puis sans doute, artificiellement, faire de
exigence où se fonde la vérité de tous nos jugements, et par l'existence un prédicat logique; mais elle ne saurait constituer
là toute position assurée d'objets. C'est en ce sens que l'exis- un attribut réel 3. « Correctement, il faudrait dire : Quelque
tence de Dieu « est pour le moins aussi certain(e) ... qu'aucune chose existante est Dieu; en d'autres termes, à une chose exis-
démonstration de géométrie le saurait être» 11. tante conviennent ces attributs dont nous désignons l'ensem-
ble par le mot Dieu. 4 » L'existence de Dieu, comme celle de
la licorne de mer, ne peut être établie, estime Kant, que
3. Essence et existence par une constatation. Mais cette assimilation choquante ne
dénote-t-elle pas que la question est mal posée?
L'argument ontologique est une tentative de prouver Cependant, pour montrer l'impossibilité de prouver
l'existence de Dieu a priori, de montrer que la proposition: a priori non seulement l'existence de Dieu, mais l'existence
Dieu est, est une évidence, qu'on ne peut nier sans se contre- en général, Kant invoque d'abord une autre considération,
dire. La négation de Dieu est contradictoire; la preuve de empruntée à la philosophie leibnizienne. « Prenez, dit-il, un
l'existence de Dieu est une preuve purement logique, qui sujet, n'importe lequel, par exemple Jules César. Rassemblez
repose sur le seul principe d'identité ou de non-contradiction. par la pensée tous les attributs qui peuvent convenir à Jules
Or, la logique (tel est le sens de l'objection de Kant) est César, sans omettre même les particularités de temps et de
indifférente à l'existence; elle concerne la liaison des consé- lieu. Ne voyez-vous pas aussitôt qu'avec toutes ces détermi-
quences aux principes, ou hypothèses, des propriétés d'une nations, il peut aussi bien n'exister pas qu'exister? L'être
figure à sa définition; mais on ne peut tirer d'une hypothèse qui a donné l'existence à ce monde, et dans le monde à ce
que ce que l'on a posé, d'une définition que ce qu'on y a mis. héros, pouvait connaître tous ces attributs, sans en excepter
Or, la définition d'un objet ne suppose pas, en dépit d'Aris- aucun, et considérer néanmoins Jules César comme un simple
tote 1, son existence; cela est incontestable en ce qui concerne possible, lequel, abstraction faite de la décision créatrice,
les objets idéaux de la pensée mathématique, mais cela peut n'existait pas. 5 »
s'étendre à tout objet idéalement défini. Le concept d'hexa- Il y a, en effet, selon Leibniz, une notion complète de
gone est indépendant de l'existence des alvéoles d'abeilles; chaque être, de chaque individu existant, dans laquelle sont
le concept du narval ou licorne de mer l'est pareillement de compris non seulement ses caractères ou attributs perma-
l'existence d'un animal qui y corresponde; de même, selon nents, mais tous les détails de son histoire. Voici comment il
Kant, le concept de Dieu est indépendant de l'existence de nous décrit cette notion : Si je sais qu'Alexandre le Grand
Dieu. C'est pourquoi l'existence de Dieu ne peut se déduire était un roi, je sais par là même quelque chose de lui; mais
de son concept; l'existence n'est pas un prédicat contenu dans la qualité de roi, qui lui appartient, revient aussi à d'autres;
le concept d'une chose, quelle qu'elle soit. « Quand je dis :
Dieu est une chose existante, il semble que j'exprime le
2. Unique Fond., 1 1, 2, p. 82 (Ak. II 74).
3. Inversement pour Aristote, même quand le prédicat n'est pas relié au sujet
par le verbe être, il suppose l'existence du sujet et en exprime un aspect; dire :
cet homme se porte bien, c'est dire cet homme est bien portant (Metaph., t:.. 7, 1017
a 27-28 : oùOèv yètp 8La.cpÉpe:L TO &v8p(J)7t'oç ôyLa.Lv(J)v ÈaTLv 'Î) TO &v8p(J)7t'oç
11. Ibid. ôyta.(ve:t) .
1. c Ce qui n'est pas, assure ARISTOTE (Anal. post., II 7, 92 b 5), nul ne saurait 4. Uniq. Fond., Ibid.
dire ce que c'est. » TO yètp IJ.'l) av où8dç oI8ev ô TL èaTLv. 5. Uniq. Fond., 1 1, 1, p. 79 (Ak. II 72).
~-

~H KANT ET L'ARGUMENT ONTOLOGIQUE ESSENCE ET EXISTENCE 29


c'est une notion abstraite, la notion d'un attribut commun apparue extérieure à la notion, et nullement supposée par
à plusieurs sujets et détachée de ce sujet; elle « n'est pas elle; du point de vue de la création, l'existence est surajoutée
assez déterminée à un individu, et n'enferme point les autres à la notion, et ne peut donc être tirée d'elle.
qualités du même sujet, ni tout ce que la notion de ce Prince 'A De ce nouveau point de vue, emprunté à Leibniz, Kant
comprend, au lieu que Dieu voyant la notion individuelle ou s'emploie à parachever sa critique de l'argument ontologique,
heccéïté d'Alexandre, y voit en même temps le fondement et à écarter l'instance de ses défenseurs. Du point de vue gnoséo-
la raison de tous les prédicats qui se peuvent dire de lui logique, un objet est défini sans que soit supposée son exis-
véritablement, comme par exemple qu'il vaincrait Darius et tence; l'existence est, par hypothèse, en dehors de la défini-
Porus, jusqu'à y connaître a priori (et non par expérience) s'il tion, n'est point contenue dans l'essence; c'est ce que Kant
est mort d'une mort naturelle ou par poison, ce que nous exprime en disant que l'existence n'est pas un prédicat. Du
ne pouvons savoir que par l'histoire »6. De même que de la point de vue de la création, l'existence est surimposée à
notion générale du triangle se déduisent toutes ses propriétés, l'essence, mais ne l'enrichit pas intrinsèquement; elle ne lui
il y a, selon Leibniz, une notion complète de chaque individu, apporte aucun complément, ne contribue pas à sa perfection;
de laquelle se peuvent déduire tous les événements de son de ce point de vue, proprement ontologique, l'existence n'est
histoire. Les événements de la vie d'Alexandre ou de Jules pas une perfection.
César, que nous ne pouvons connaître que par l'histoire, sont Ces deux remarques interviennent successivement dans
aperçus a priori par Dieu, qui connaît la notion complète de la critique de l'argument ontologique. La proposition : Dieu
chacun des individus qu'il a créés, et même d'une infinité n'est pas, ou plus explicitement: Dieu n'est pas existant, est
d'autres individus qu'il n'a pas créés, mais qui étaient conçus une proposition, disent les adversaires de cet argument, qui
par lui, dans tout le détail de leur histoire, comme des possi- n'est pas contradictoire, parce que l'existence n'est jamais
bles, au même titre que ceux qu'il a créés. Un Adam non supposée par la définition; elle n'est pas un prédicat. A quoi
pécheur, un César respectueux des lois de la République, les défensesurs de l'argument répliquent que Dieu ne se
étaient possibles au même titre que celui qui a existé. Leur définit pas comme les autres objets; sa définition enveloppe
notion dans l'entendement divin était aussi complète, aussi une référence à l'absolu, et par là l'existence nécessaire. Dieu
déterminée, jusque dans le dernier détail; mais l'existence est conçu comme l'être infini absolument, le plus parfait qui
est extérieure à la notion d'un individu, quel qu'il soit, autant se puisse concevoir, l'être souverainement réel (ens realis-
qu'à celle d'une figure géométrique. La notion des possibles simum). C'est pour écarter cette instance que Kant fait appel
non réalisés, des individus aperçus par Dieu comme possibles, à la seconde remarque: l'existence n'est pas une perfection;
mais non appelés à l'existence, est aussi parfaitement définie la non-existence n'enlève rien à la souveraine perfection que
que celle des individus existants, du César de l'histoire, celui nous concevons en Dieu.
qui a franchi le Rubicon : « Il n'y manque rien, bien que
l'existence n'y soit pas comprise »7; et l'existence, qui n'est Cette remarque est-elle convaincante? Elle est illustrée,
pas nécessaire à l'accomplissement de la notion, ne peut non chez Kant, par un exemple célèbre: « Et aussi, dit-il, le réel ne
plus rien y ajouter; il n'y a rien de plus dans la notion de contient rien de plus que le simplement possible. Cent thalers
Jules César existant que dans celle du même individu possi- réels ne contiennent rien de plus que cent thalers possibles.
ble. Dans l'analyse de la connaissance, l'existence nous est Car, comme les thalers possibles expriment le concept, et les
thalers réels l'objet et sa position en lui-même, si celui-ci
(l'objet) contenait plus que celui-là (le concept), mon concept
6. LEIBNIZ, Discours de Métaphysique, ch. 8 (G. Phil., IV 433).
7. Uniq. Fond., 1 1, 1, p. 79 (Ak. II 72). n'exprimerait plus l'objet tout entier, et par conséquent n'y
~
,

:w KANT ET L'ARGUMENT ONTOLOGIQUE ESSENCE ET EXISTENCE 31

serai t plus conforme. 8 » En d'autres termes : si dans le arbitraire. Si un possible est réalisé plutôt qu'un autre, il y a
triangle tracé au tableau il y avait quelque chose de plus que à cela une raison; et cette raison, nous dit Leibniz, ne peut
dans Je triangle conçu par l'entendement, le concept de se tirer que de l'essence. L'existence de Jules César ne se
triangle ne serait pas adéquat au triangle tracé, ne nous déduit pas de sa notion; elle n'est pas une suite, une consé-
permettrait pas de le connaître. Il n'y a donc rien de plus quence de l'essence; elle répond cependant, nous dit Leibniz,
dans le triangle tracé que dans le triangle conçu; ou ce qu'il à une exigence de l'essence: « Si l'existence était autre chose
y a de plus, l'existence en tant qu'ajoutée à l'essence, est qu'une exigence de l'essence, il s'ensuivrait qu'elle aurait elle-
quelque chose d'incompréhensible. même une certaine essence, c'est-à-dire qu'elle ajouterait quel-
Telle est la conception de l'existence, et de son rapport que chose de nouveau aux choses; et à ce sujet, on pourrait
avec l'essence, qui est enveloppée dans l'objection finale de encore se demander si cette essence exis te, et pourquoi elle
Kant contre l'argument ontologique; mais si cette conception est réalisée plutôt qu'une autre.]O » L'existence n'est pas
a son origine dans la philosophie de Leibniz, elle s'en détourne contenue dans l'essence; mais elle ne peut trouver sa raison
au point de s'y opposer. Si Leibniz, en effet, nous apprend en dehors d'elle. Cette ambiguïté nous oblige à un examen
à distinguer l'existence de l'essence, considérée comme simple plus attentif de la philosophie de Leibniz, qui nous permettra
possibilité, si la réalisation d'un possible n'est pas l'accomplis- de mettre en lumière les problèmes rencontrés par Kant dans
~ement d'une essence sans cela incomplète, si l'existence est
ses réflexions sur la possibilité d'une démonstration de l'exis-
conférée à un possible par un fiat extérieur, par la volonté tence de Dieu.
divine, dans l'acte de la création, il ne s'ensuit pas pour
autant que l'existence soit, à ses yeux, un fait incompréhen- 10. In., G. Phil., VII 195, note : Si Existentia esset aliud quiddam quam
essentiae exigentia, sequeretur ipsam habere quamdam essentiam seu aliquid
sible, et la création une décision arbitraire. Leibniz se propose novum superaddere rebus, de quo rursus quaeri posset, an haec essentia existat,
de rendre raison de l'existence, d'expliquer pourquoi il existe et cur ista potius quam alia.
quelque chose et non pas rien, et pourquoi ceci plutôt que
cela \ par exemple Adam pécheur plutôt qu'Adam fidèle aux
préceptes de son Créateur. Rien de plus opposé aux intentions
de la philosophie leibnizienne que la conception de l'existence
comme fait brut, sans raison, injustifiable, « de trop pour
l'éternité ». Toute existence, selon lui, découle d'une raison
éternelle.
Kant a donc retourné contre l'argument ontologique une
distinction empruntée à Leibniz, celle de l'essence et de l'exis-
tence, mais en la détournant de sa subordination à un ratio-
nalisme métaphysique. On peut apercevoir, en effet, dans la
philosophie leibnizienne, deux tendances antagonistes: d'une
part, l'existence est extérieure à l'essence, lui est ajoutée par
l'acte de la création; mais la création, de son côté, n'est p~s

8. Dialectique transcendentale, liv. II, ch. 3, sect. 4, p. 429 (Ak. III 401).
9. LEIBNIZ, Principes de la Nature et de la Grâce ... , § 7 (G. Phil., VI, 602).
--rr

CHAPITRE Il

LEIBNIZ ET LA RAISON DE L'EXISTENCE

La discussion de l'argument ontologique se ramène à


la question: l'existence de Dieu est-elle une vérité nécessaire?
A cette question, Kant répond négativement, en alléguant que
l'existence ne saurait être démontrée, car elle n'est pas un
prédicat, une détermination de l'essence. Cette réponse de
Kant met en cause la fonction du prédicat, la nature des
vérités nécessaires, les rapports de l'existence avec l'essence;
or ces questions sont à la base de la philosophie de Leibniz,
dans laquelle la réflexion de Kant sur le problème théologique
semble avoir trouvé son point de départ.

1. Vérités nécessaires et vérités contingentes

Il Y a, selon Leibniz, deux sortes de vérités : les vérités


de raison ou vérités nécessaires, dont l'opposé est impossible,
dont la négation enveloppe contradiction, et les vérités de fait
ou vérités contingentes, dont l'opposé est possible, c'est-à-dire
qui peuvent être niées sans contradiction 1. La question qui
nous occupe est de savoir si la proposition: Dieu existe, est
ou non de la première sorte.

1. Monadologie, § 33.

3
34 LEIBNIZ ET LA RAISON DE L'EXISTENCE
VÉRITÉS NÉCESSAIRES ET VÉRITÉS CONTINGENTES 35
Les vérités nécessaires sont celles de la logique, de
des vérités nécessaires et éternelles, concernant des objets
l'arithmétique, de la géométrie 2. Dans de telles propositions,
idéaux, des essences, et s'appliquant à tout le possible, mais
le prédicat est compris dans la définition du sujet; on l'y
insuffisantes à déterminer le réel, et le domaine des vérités
découvre par l'analyse; d'où il s'ensuit qu'il ne peut être nié
contingentes, qui concernent les êtres existants, les phéno-
sans contradiction.
mènes de la nature ou les événements de l'histoire. Les pre-
Les vérités contingentes sont celles qui énoncent les lois mières sont démontrables, connaissables a priori; les autres
de la nature ou les événements de l'histoire. Ce sont des sont indémontrables et ne peuvent être connues que par
vérités dont l'opposé n'est pas impossible, peut être conçu l'expérience. Les vérités éternelles et nécessaires sont indépen-
sans contradiction. Il n'est pas inconcevable que César n'eût dantes de la volonté de Dieu et résident dans son entende-
pas franchi le Rubicon, que les espaces soient proportionnels ment, qui est « la région des vérités éternelles, ou des idées
aux temps de chute (et non à leurs carrés), autrement dit que dont elles dépendent» 4 (le monde intelligible des essences);
la chute libre s'effectue d'un mouvement uniforme (et non les vérités contingentes se rapportent à des êtres créés par
accéléré), tandis qu'il est contradictoire que les rayons du Dieu et dépendent de sa volonté.
cercle soient inégaux. Aussi les lois du mouvement ne peu-
Mais ces deux mondes, celui des essences et celui des
vent-elles être démontrées absolument a priori, comme les
existences, peuvent-ils être complètement séparés? Le monde
vérités géométriques, et les événements historiques ne peuvent
des existences ne doit-il pas être, lui aussi, intelligible?
être connus qu'a posteriori.
Les vérités contingentes sont indémontrables, mais ne doit-on
Les vérités nécessaires, celles de la logique et de la pas cependant en rendre raison? C'est un principe fonda-
géométrie, dont l'opposé est impossible, s'appliquent à tout mental de Leibniz que rien n'est sans raison (nihil esse sine
ce qui peut exister, non seulement au réel, mais au possible ratione), que de toutes choses on peut rendre raison
en général; les théorèmes énonçant les propriétés du triangle (omnium rationem reddi posse) 5. Des vérités nécessaires on
s'appliquent à tous les triangles, existants ou possibles; mais rend raison au moyen de la démonstration, par l'analyse qui
dans un triangle existant, dans une figure géométrique réali- découvre le prédicat dans le sujet et montre l'impossibilité
sée, dans le cylindre et la sphère sculptés sur le tombeau de le nier sans contradiction; elles ont donc leur fondement
d'Archimède, par exemple, il y a, outre les rapports constants dans le principe de contradiction 6. Pour rendre raison des
et propriétés communes de ces deux figures, des particula- vérités contingentes, des choses existantes, le principe de
rités qui ne dérivent pas des lois abstraites et générales de non-contradiction ne suffit pas; il faut faire appel au principe
la géométrie 3. Les vérités nécessaires concernent tous les de convenance, ou du meilleur, qui est la règle du choix divin 7.
possibles, mais ne suffisent à la détermination complète Par exenlple, les lois de la nature, les lois primordiales du
d'aucun existant. Les vérités concrètes et particulières, rela- mouvement, ne résultent pas d'une nécessité logique, géomé-
tives à des êtres existants, sont des vérités contingentes, dont trique, « dont le contraire implique contradiction », mais
l'opposé est possible, n'implique pas contradiction, et qui
par conséquent sont indémontrables; elles ne peuvent être
connues que par l'expérience.
Une opposition semble ainsi s'établir entre le domaine
4. Monadologie, § 43.
2. à Bourguet, (G. Phil., III 550). 5. COUTURAT, Opuscules et fragments inédits de Leibniz, pp. 11, 25.
6. Cf. notre ouvrage : L'Univers leibnizien, pp. 191 sq.
3. Remarques sur la lettre de M. Arnauld (G. Phil., II 39).
7. à Bourguet (G. Phil., III 550).
'--r
36 LEIBNIZ ET LA RAISON DE L'EXISTENCE VÉRITÉS NÉCESSAIRES ET VÉRITÉS CONTINGENTES 37
d'une « nécessité de choix, dont le contraire implique imper- tes, correspondant à des notions incomplètes, sont pour nous
fection » 8, absurdité morale 9. démontrables; mais au regard d'un être omniscient, les vérités
Ainsi est atténuée l'opposition entre les deux sortes de contingentes elles-mêmes sont connaissables a priori; il n'est
vérités, comblé l'hiatus entre le monde des essences, qui pas impossible d'en rendre raison par l'analyse, qui montre
réside dans l'entendement de Dieu, et le monde des exis- l'inclusion du prédicat dans le sujet, inclusion qui est la
tences, qui dépend de sa volonté; la volonté de Dieu n'est pas caractéristique de toute vérité et sa définition même : « Tou-
une décision arbitraire, affranchie des conseils de son enten- jours, dans toute proposition affirmative, véritable, néces-
dement, des règles de la sagesse. Mais ce n'est là encore saire ou contingente, universelle ou singulière, la notion du
qu'une expression exotérique de la pensée de Leibniz, formu- prédicat est comprise en quelque façon dans celle du sujet:
lée dans le langage traditionnel de la théologie; pour aller au praedicatum inest subjecta, ou bien je ne sais ce que c'est
fond de sa pensée, il faut voir comment il analyse les raisons que la vérité. 12 » A cette règle ne saurait échapper la vérité
du choix divin, raisons de convenance, dans leur rapport des futurs contingents : « Puisqu'il est certain que je ... ferai
avec les raisons de nécessité. [ce voyage], il faut bien qu'il y ait quelque connexion entre
Au regard de Dieu, d'un être omniscient, toute vérité, moi, qui suis le sujet, et l'exécution du voyage, qui est le pré-
même contingente, est connaissable a priori, c'est-à-dire qu'on dicat : semper enim natio praedicati inest subjecta in propo-
en peut rendre raison par l'analyse. Dieu voit de toute éter- sitione vera. 13 »

nité dans l'essence de César, dans sa notion individuelle Comment cependant peut se concilier avec cette concep-
complète, qu'il franchira le Rubicon. Au regard de Dieu, toute tion de la vérité la contingence des événements, à laquelle
vérité est analytique; la distinction entre les vérités néces- Leibniz ne saurait renoncer sans tomber dans un nécessita-
saires et les vérités contingentes résulte de la complexité risme comparable à celui de Spinoza, sans abolir la distinction
des notions individuelles, de l'essence propre à chaque être entre la nécessité, qui réside dans l'entendement divin, et les
existant: pour rendre compte d'une vérité contingente, pour choix qui résultent de la volonté de Dieu et de sa sagesse?
montrer l'inclusion du prédicat, c'est-à-dire d'un événement Les explications de Leibniz à ce sujet sont souvent confuses,
qui arrive à un sujet, dans l'essence infiniment complexe du parce que plusieurs questions s'y entremêlent, que les inter-
sujet à qui il arrive, il faudrait une analyse infinie, que Dieu prètes n'arrivent pas toujours à débrouiller. L'une des expli-
seul peut accomplir 10. L'opposition entre les vérités contin- cations les plus claires est celle qui repose sur la distinction
gentes et les vérités nécessaires se ramène de la sorte à celle entre la nécessité de conséquence (necessitas consequentiae)
qui se trouve entre les rapports incommensurables et les et la nécessité du conséquent (necessitas consequentis) 14.
rapports commensurables 11. De ce point de vue semble Au regard de Dieu, qui aperçoit la notion complète de l'indi-
s'effacer toute différence essentielle entre ces deux sortes de vidu Jules César, il est contenu dans son essence qu'il fran-
vérités; leur distinction apparaît relative à l'inachèvement chira le Rubicon, comme il est contenu dans l'essence du
de notre connaissance : seules les vérités générales et abstrai- triangle que la somme de ses angles est égale à deux droits;
c'est là une conséquence nécessaire de son essence; mais, en
8. Tentamen anagogicum (G. Phil., VII 278). dépit de ce lien nécessaire entre le passage du Rubicon et
9. De rerum originatione radicali, G. Phil., VII 304 : ita ut contrarium l'essence de l'individu César, malgré la nécessité de ce lien
implicet imperfectionem seu absurditatem moralem. Cf. L'Univers leibnizien,
pp. 165-166.
10. G. Phil., VII 200 : Veritates contingentes infinita analysi indigent, quam 12. à Arnauld (G. Phil., II 56).
solus Deus transire potest. 13. Ibid., p. 52. .
11. Generales Inquisitiones, § 135, ap. COUTURAT, Op. et fragm. inéd., p. 388. 14. Causa DeL, § 43 (G. Phil., VI 445).
,
.......,......-

3H LEIBNIZ ET LA RAISON DE L'EXISTENCE LE PRINCIPE DE RAISON ET LA SAGESSE DIVINE 39

de conséquence, l'événement lui-même, le conséquent, n'est 2. Le principe de raison et la sagesse divine


pas nécessaire; il pourrait, il aurait pu ne pas se produire si,
au lieu du César dictateur, il eÎlt existé un autre César, un L'ambition de Leibniz, c'est de rendre raison de tout ce
César républicain, qui n'était pas intrinsèquement impossible. qui existe; à cet effet, la première question qui se pose est la
La nécessité logique, l'inclusion du prédicat dans le sujet question générale : « Pourquoi il y a plutôt quelque chose
(nécessité de conséquence) ne suffit pas à déterminer les que rien? » Elle n'est pas la plus facile à résoudre. Mais,
événements, parce que la notion d'un sujet ne suppose pas « supposé que des choses doivent exister, il faut qu'on puisse
(nous l'avons redit) l'existence de ce sujet; il n'y a à cet égard rendre raison, pourquoi elles doivent exister ainsi et non
aucune différence entre les notions abstraites des mathéma- autrement »1.
tiques et les notions individuelles complètes; leur définition Cette raison des existences nous est plus aisément acces-
ne se réfère qu'au possible. Il y a des impossibilités intrin- sible. D'abord, dans cette supposition qu'il existe quelque
sèques : un cercle carré est impossible; le rectangle est chose, rien ne peut exister qui soit intrinsèquement contra-
possible, et parmi les rectangles une variété infinie de possi- dictoire, ou impossible. Le principe de contradiction, qui est
bles; de même, si chaque individu se définit par une combi- la loi des essences et des vérités éternelles, s'impose également
naison complexe et infinie d'éléments, il y a sans doute des à toute existence. La nécessité logique ne suffit, certes, à
combinaisons impossibles, mais aussi une variété infinie de déterminer aucune existence; mais aucune existence n'est
combinaisons singulières, d'essences individuelles possibles. indépendante de la nécessité logique: l'impossible ne saurait
Un César respectueux des lois de la République, voire toute aucunement exister; mais tout ce qui est possible n'existe pas
une variété de Césars loyalistes, n'étaient pas moins possibles pour autant. Pourquoi donc les possibles n'ont-ils pas tous
que le César dictateur. Pourquoi est-ce celui-ci, et non pas un l'existence?
autre, qui a existé? Cela ne dépend pas de la nécessité A la question ainsi formulée, la réponse de Leibniz est
logique. La nécessité logique lie la conséquence à l'hypothèse; simple: c'est que tous les êtres qui existent doivent s'accor-
si donc, entre tous les Césars possibles, tel César (celui que der réciproquement dans le tout. Or, tous les possibles ne
nous connaissons par l'histoire) existe, il est nécessaire qu'il peuvent s'accorder entre eux. S'il est inclus dans l'essence
franchisse le Rubicon; c'est une nécessité de conséquence, une d'Alexandre qu'il tuera Clitus, il faut qu'il soit inclus dans
nécessité ex hypothesi, mais non une nécessité absolue 15. celle de Clitus qu'il périra de la main d'Alexandre. Toutefois,
L'événement lui-même, le conséquent, aurait pu ne pas être, un Alexandre non meurtrier de Clitus est possible, mais non
car il n'était pas impossible que tel César n'existât point; il dans un univers où Clitus sera tué par Alexandre. Il y a, en
y avait d'autres Césars possibles. L'existence de tel César ne effet, une pluralité d'Alexandres, une pluralité de Clitus
résulte pas d'une nécessité logique, mais du choix de la possibles; mais ils ne sont pas tous compossibles. Pour
sagesse divine. Ce choix n'est pas sans raison; mais cette qu'un univers soit cohérent, intelligible, il faut, si chaque
raison n'est pas une raison de nécessité, du moins de néces- individu a une essence singulière, où est incluse toute son
sité absolue. Quelles sont donc les raisons de l'existence? histoire, que toutes ces essences, dont chacune est une loi
de développement individuel, soient accordées entre elles
dans une harmonie préétablie 2. C'est cette exigence de cohé-

1. Principes de la Nature et de la Grâce ... , § 7 (G. Phil., VII 602).


2. Système nouveau de la Nature et de la communication des substances, § 14
15. Discours de Métaphysique, ch. 13 (G. Phil., IV 436-439). (G. Phil., IV 484).
......,..... ,

40 LEIBNIZ ET LA RAISON DE L'EXISTENCE LE PRINCIPE DE RAISON ET LA SAGESSE DIVINE 41

sion dans l'Univers qui fait que tous les possibles n'existent opposé au nécessitarisme spinoziste 8, et au niveau de la phy-
pas, parce qu'ils ne sont pas tous compossibles 3. Un univers sique par un finalisme, superposé au mécanisme cartésien.
est une combinaison de possibles accordés entre eux dans Mais, dans une seconde interprétation, la philosophie de
l'unité d'un Tout, une série de compossibles. Or, si tous les Leibniz est un rationalisme, selon lequel il n'y a aucune vérité
possibles ne sont pas compossibles, capables de s'accorder dont on ne puisse rendre raison par l'analyse, en montrant
dans un même univers, il y a cependant une pluralité de que sa négation implique contradiction. De ce point de vue,
combinaisons totales et unifiées, autrement dit d'univers, le principe de raison suffisante n'est pas superposé au prin-
possibles 4; mais il n'en peut exister qu'un seulS. cipe de contradiction comme un principe de convenance, une
La question : pourquoi les choses sont ainsi et non pas exigence du meilleur, une nécessité morale distincte de la
autrement? pourquoi existe-t-il ceci plutôt que cela? se nécessité logique; le principe de raison est ramené, au
ramène par conséquent à celle-ci: pourquoi, entre tous les contraire, à l'exigence logique de non-contradiction; on peut
univers possibles, celui-ci existe-t-il plutôt que celui-là? La rendre raison a priori, non seulement des vérités éternelles
réponse de Leibniz, c'est que l'univers qui, entre tous les et nécessaires, mais des vérités contingentes et historiques;
univers possibles, a été réalisé par Dieu, est le plus parfait. la philosophie de Leibniz se caractérise de ce point de vue
Cela revient à dire que la raison de l'existence réside dans comme un panlogisme.
la perfection, qui détermine le choix divin 6. Mais dire que Cette seconde interprétation repose sur une analyse plus
le choix est déterminé par la perfection, n'est-ce pas abolir précise de la pensée leibnizienne, dont la première retient
la liberté du choix, revenir à la nécessité spinoziste, que l'on seulement l'expression exotérique, adaptée au niveau des
croyait avoir écartée? Cette difficulté renaissante met en controverses théologiques, sans dégager les raisons intrin-
cause la signification profonde de la philosophie de Leibniz, sèques de la doctrine; mais la seconde interprétation, logi-
qui a donné lieu à une double interprétation. ciste, risque de dissimuler les exigences primordiales du
Selon l'interprétation classique, Leibniz oppose à la néces- rationalisme leibnizien, irréductible à la nécessité logique.
sité logique, qui découle du principe de contradiction et qui Analysons, en effet, ces raisons de perfection qui déter-
délimite le champ du possible, qui règne dans le monde des minent le choix divin, et d'où résultent les existences par une
essences et qui a son principe dans l'entendement divin, sorte de nécessité. Comment se définit exactement l'Univers
l'exigence du meilleur, qui règle le choix de la volonté divine, le plus parfait? C'est celui qui comprend le maximum de
par où se détermine l'existence 7. Dans cette interprétation, réalité compatible avec l'unité. Cette définition, par son carac-
la philosophie de Leibniz se caractérise par un optimisme, tère mathématique, semble exclure toute finalité, tout choix
volontaire; la détermination de l'Univers le plus parfait est
le résultat d'un calcul qui s'effectue dans l'entendement divin,
d'une mathesis divina, et la réalisation de cet univers peut
3. G. Phil., VII, p. 289, §§ 7-8 : Verum hinc non sequitur omnia possibilia
existere : sequeretur sane si omnia possibilia essent compossibilia. Sed quia alia être considérée comme l'effet d'un « mécanisme métaphy-
aliis incompatibilia sunt, sequitur quaedam possibilia non pervenire ad exis- sique »9. Supposons, en effet, que tous les possibles, c'est-à-
tendum.
4. THéODICéE, III, § 414 (G. Phil., VI, 414-415).
5. Cf. PLATON, Timée, 31 a b.
6. De rerum originatione radicali (G. Phil., VII 304) : quanta quisque magis est 8. à Jean Bernoulli (G. Math., III 574) : potest omnia, vult optima. Cf. L'Uni-
sapiens, tanto magis ad perfectissimum est determinatus.
vers leibnizien, pp. 196-197.
7. Théodicée, l, § 87 (G. Phil., VI 106-107) : « Dieu est la première raison des 9. De rerum orig. (G. Phil., VII 304) : Ex his jam mirifice intelligitur, quomodo
choses : ... son entendement est la source des essences, et sa volonté est l'origine in ipsa originatione rerum Mathesis quaedam Divina seu Mechanismus Metaphy-
sicus exerceatur, et maximi determinatio habeat locum.
des existences. »
~
,:

42 LEIBNIZ ET LA RAISON DE L'EXISTENCE LE PRINCIPE DE RAISON ET LA SAGESSE DIVINE 43

dire toutes les essences individuelles possibles, tendent pareil- qu',entre tout,es les figures le cercle et la sphère ont le maxi-
lement à l'existence; dans ces conditions, entre toutes les mum de capacité, comprennent la plus grande surface ou le
combinaisons cohérentes possibles celle qui se réalisera est plus grand volume dans le plus petit périmètre, sous la plus
celle qui renferme le maximum de réalité, qui donne satis- petite périphérie 14. Mais cette détermination effectuée, ce
faction, si l'on peut dire, à la plus grande somme (non au calcul une fois accompli par la mathesis divina, il reste à se
plus grand nombre) de possibles 10. C'est ainsi que dans un demander pourquoi cette combinaison est réalisée de préfé-
système mécanique dont tous les éléments tendent pareille- rence à toute autre, pourquoi eHe s'est imposée au choix
ment vers le centre de la Terre, ils s'établissent finalement divin. La réponse de Leibniz évite encore ici le langage fina-
dans les positions d'où résulte pour tout le système le centre liste, s'abstient de toute référence à la bonté divine. Si cette
de gravité le plus bas I l . La perfection de l'Univers se réali- combinaison, mathématiquement définie, a été réalisée, c'est
serait comme l'équilibre d'un système dynamique. Cette qu'elle est la seule qui soit parfaitement déterminée. Sa per-
comparaison leibnizienne tend à dissimuler la finalité du choix fection implique qu'elle est unique, sans rivale. Toute autre
divin et favorise ainsi l'interprétation logiciste; toutefois, la combinaison, n'enfermant point le maximum de réalité
supposition initiale, que tous les possibles tendent à l'exis- comme la sphère enveloppe le maximum de volume, eût
tence, qu'ils enveloppent une exigence de réalisation, ne sau- rencontré une combinaison de perfection relative égale, et il
rait trouver sa justification dans la seule logique. n'y aurait eu aucune raison pour que l'une des deux fût
D'ailleurs, ce mécanisme métaphysique ne comporte pas réalisée plutôt que l'autre. Si l'Univers qui existe, qui a été
une réalisation effective; c'est une métaphore qui correspond réalisé, n'était entre tous le plus parfait, et par là unique en
seulement à une construction idéale, par où se détermine sa forme, il n'y aurait aucun moyen de rendre raison de son
dans l'entendement divin le concept de l'univers le plus existence : « Entre une infinité de mondes possibles, dit
parfait. Sans doute cette détermination peut-elle s'exprimer Leibniz, il y a le meilleur de tous; autrement Dieu ne se
en formules de résonance finaliste, de caractère esthétique : serait point déterminé à en créer aucun. 15 »
cet univers est « celui où il y (a) la plus grande variété, Ainsi, seule la perfection peut déterminer le choix divin,
avec le plus grand ordre »12, « celui qui est en même temps rendre raison de l'existence des choses; mais cette détermi-
le plus simple en hypothèses et le plus riche en phéno- nation n'abolit pas la volonté divine, ne réduit pas l'existence
mènes »13; sa détermination n'en est pas moins le résultat à la nécessité. Si Dieu se détermine à réaliser l'Univers le
d'un calcul : il est la combinaison de possibles qui renferme plus parfait, c'est qu'autrement il n'y aurait pas de raison à
.~ son choix. Mais la raison qui le détermine est une raison de
le maximum de réalité compatible avec l'unité; c'est ainsi
l
III
I;J,
perfection, non de nécessité, une raison, nous dit Leibniz, qui
10. Ibid., p. 303 : Un de porro sequitur, omnia possibilia, seu essentiam vel incline sans nécessiter 16. Cela ne veut pas dire qu'elle n'est
realitatem possibilem exprimentia, pari jure ad existentiam tendere pro quan- pas une raison déterminante; mais sa détermination ne peut
titate essentiae seu realitatis, vel pro gradu perfeetionis quem involvunt. .. Hine
vero manifestissime intelligitur ex infinitis possibilium eombinationibus seriebusque s'exercer qu'au regard d'une volonté raisonnable.
possibilibus existere eam, per quam plurimum essentiae seu possibilitatis perdu-
citur ad existendum. 14. G. Phil., VII, p. 290, §§ 9-10 : Interim ex conflietu omnium possibilium
11. Ibid., p. 304 : Sicut enim omnia possibilia pari jure ad existendum tendunt existentiam exigentium hoc saltem sequitur, ut existat ea rerum series, per quam
pro ratione realitatis, ita omnia pondera pari jure ad deseendendum tendunt pro plurimum existit, seu series omnium possibilium maxima. Haec etiam series sola
ratione gravitatis, et ut hic prodit motus, quo continetur quam maximus gravium est determinata, ut ex lineis recta, ex angulis rectus, ex figuris maxime capax,
deseensus, ita illic prodit mundus, per quem maxima fit possibilium productio. nempe circulus vel sphaera.
12. Principes de la Nature et de la Grâce, § 10 (G. Phil., VI 603); cf. Mona- 15. Théodicée, III, § 416 (G. Phil., VI 364); cf. l, § 8 (Ibid., p. 107).
dologie, § 58.

l
16. Discours de Métaphysique, ch. 13, Sommaire (G. Phil., II 12); De rerum
13. Discours de Métaphysique, ch. 6 (G. Phil., IV 431). orig. (G. Phil., VII 302).

t
~

44 LEIBNIZ ET LA RAISON DE L'EXISTENCE LE PRINCIPE DE RAISON ET LA SAGESSE DIVINE 45


Nous sommes maintenant en mesure de marquer les la mathesis divina, se réalise, c'est sous la double supposi-
limites de l'interprétation logiciste de la philosophie de tion que tous les possibles tendent à l'existence, et que rien
Leibniz. De toute vérité, même contingente, on doit pouvoir ne se réalise sans raison. Or, cette double supposition, si elle
rendre raison a priori, par l'analyse; tous les prédicats qui répond à une exigence rationnelle, ne saurait cependant se
peuvent être affirmés d'un sujet avec vérité, tous les événe- réduire à la nécessité logique; la prétention de tous les possi-
ments qui arrivent à un individu, se déduisent logiquement de bles à l'existence ne se conçoit que comme une expression de
son essence; ils sont nécessaires ex hypothesi, c'est-à-dire la puissance divine; l'affirmation que rien n'est sans raison
supposé que cette essence soit réalisée, que tel individu existe. suppose la sagesse de Dieu. L'expression rationaliste de la
Or, de toute existence, à son tour, il faut qu'il y ait une raison, philosophie leibnizienne n'en exclut pas l'interprétation théo-
car rien n'est sans raison; mais ce n'est pas une raison logique; elle la prépare et la justifie. « Je commence en philo-
purement logique, reposant exclusivement sur le principe sophe, écrit Leibniz, mais je finis en théologien. Un de mes
d'identité et l'analyse d'une notion. La raison de l'existence grands principes est que rien ne se fait sans raison. C'est un
d'un individu ne peut être aperçue dans sa seule essence, principe de philosophie. Cependant, dans le fond, ce n'est
considérée isolément. Certes tous les possibles tendent à autre chose que l'aveu de la sagesse divine, quoique je n'en
l'existence; il y a en chaque essence une prétention à l'exis- parle pas d'abord. » 19
tence 17; mais tous les possibles ne sont pas compossibles,
et seuls sont réalisés ceux qui entrent dans la combinaison 19. Ap. BODEMANN, Die Leibntz-Handschriften der Kon. off. Bibliothek zu Hanno-
qui renferme le maximum de réalité ou d'essence. De l'essence ver, p. 58.
d'un individu on ne peut déduire son existence que si sa
notion individuelle est comprise dans la « notion principale
ou primitive » de l'Univers le plus parfait 18. Or, cette notion,
objet de la mathesis divina, ne se construit dans l'entende-
ment divin que par un calcul qui passe la logique. C'est
du principe de contradiction, d'une exigence logique, qu'il
résulte que tous les possibles ne sont pas compossibles;
mais la détermination du maximum de réalité compatible
avec l'unité est un problème qui relève d'une exigence non
purement logique, mais architectonique. Enfin, ce calcul
supposé achevé et l'Univers parfaitement déterminé dans sa
notion, il est sûr que Dieu n'en saurait produire d'autre;
entre des univers moins parfaits, il n'aurait aucune raison de
choisir, et on ne saurait imputer à Dieu un choix sans raison.
Mais il ne s'ensuit pas de là que cette production soit néces-
saire; si l'Univers le plus parfait, défini par les calculs de

17. De rerum orig. (G. Phil., VII 303) : aliquam in rebus possibilibus seu in
ipsa possibilitate vel essentia esse exigentiam existentiae, vel (ut sic dicam)
praetensionem ad existendum.
18. Remarques sur la lettre de M. Arnauld (G. Phil., II 41).
..,

CHAPITRE III

L'ÊTRE NÉCESSAIRE ET LA CONTINGENCE DU MONDE

Dans la philosophie de Leibniz, on ne peut rendre raison


a priori de l'existence des choses que sous la supposition de
la puissance et de la sagesse de Dieu; mais peut-on rendre
raison a priori de l'existence et des attributs de Dieu? Pour
rendre raison des choses contingentes, il faut supposer un
être nécessaire; mais cette supposition se justifie-t-elle ? Peut-
elle être fondée a priori? C'est cette preuve a priori de l'exis-
tence de Dieu que veut apporter l'argument ontologique.

1. La preuve « a priori »

Cet argument est pris en considération par Leibniz, qui


en connaît les antécédents, l'expression qu'il a reçue de
S. Anselme, puis de Descartes 1 : il connaît aussi les objections
qui lui ont été adressées, entre autres celles que reprendra
Kant. Voici comment, dans une lettre de 1678, il résume cet
argument. « C'est que Dieu est un être qui possède toutes
les perfections, et par conséquent il possède l'existence, qui
est du nombre des perfections. Donc il existe. » Puis, il distin-
gue deux sortes d'objections : « Quelques-uns ont cru qu'il
n'y avait point d'idée de Dieu, parce qu'il n'est pas sujet

1. Animadversiones in Cartesium, l, ad. art. 14 (G. Phil., IV 358-359).


48 L'ÊTRE NÉCESSAIRE ET LA CONTINGENCE DU MONDE
LA PREUVE A PRIORI
49
à l'imagination, supposant qu'idée et image est la même
chose ... Quelques autres demeurent d'accord qu'il y a une idée Quant aux objections de la seconde sorte, qui seront
de Dieu, et que cette idée renferme toutes les perfections, reprises par Kant, et qui allèguent l'impossibilité de conclure
mais ils ne sauraient comprendre comment l'existence de l'idée à l'existence, elles reviennent, selon Leibniz, à nier
s'en suive: soit parce qu'ils ne demeurent pas d'accord que qu'il puisse y avoir un être dont l'existence suive nécessaire-
l'existence est du nombre des perfections, ou parce qu'ils ment de son essence, à nier la possibilité d'un être nécessaire :
ne voient pas comment une simple idée ou pensée peut inférer « Ceux qui veulent, dit-il, que des seules notions, idées, défi-
une existence hors de nous. 2 » nitions ou essences possibles, on ne peut jamais inférer
l'existence actuelle, retombent en effet dans ce que je viens
Les objections de la première sorte avaient été opposées
de dire, c'est-à-dire qu'ils nient la possibilité de l'Etre de
à Descartes par des philosophes empiristes, soutenant qu'il soi. 7 »
n'est point dans l'entendement d'idée qui ne soit représentée
à l'imagination et qui n'ait son origine dans les sens 3. La Ainsi, la discussion de l'argument ontologique est, chez
réflexion fait justice de ce préjugé; néanmoins, il ne suffit pas Leibniz, parfaitement circonscrite. Si Dieu est défini comme
de répondre avec Descartes que nous avons assurément l'idée l'Etre nécessaire ou l'Etre par soi, c'est-à-dire à l'essence
de Dieu du seul fait que nous entendons ce que signifie ce duquel il appartient d'exister (de cujus essentia sit exis-
nom 4; car il y a des expressions dont nous entendons la tentia) 8, son existence est évidente. Toute la question est
signification et auxquelles ne correspond cependant aucune de savoir si cette notion est distinctement conçue, si elle
conception distincte. Ainsi en est-il du « mouvement de la n'enveloppe pas de contradiction, si l'objet défini est possible;
dernière vitesse », notion que nous croyons comprendre, si oui, il existe indubitablement. Tout le problème de la valeur
alors qu'elle implique contradiction 5. Il faut donc, avant de de l'argument ontologique réside dès lors, non dans la critique
conclure de l'idée de Dieu à son existence, examiner si la du raisonnement, mais dans l'analyse de la notion sur
notion de Dieu, de l'être le plus parfait, qui contient toutes laquelle il repose, dans la méditation de l'idée de Dieu.
les perfections, n'enveloppe aucune contradiction; il faut Ce qui, en dépit de toutes les critiques, subsiste de
s'assurer si l'objet conçu est possible, avant de pouvoir l'argument de Descartes, c'est que si l'Etre nécessaire est
conclure qu'il existe 6. possible, il existe : « L'Etre nécessaire, si seulement il est
possible, absolument existe. C'est là le point culminant de la
théorie des modales, par où s'effectue le passage des essences
2. à la princesse Sophie (ou suivant Reichl, le plus récent éditeur : à la prin-
cesse Elisabeth) (G. Phil., IV 292-293).
aux existences, des vérités hypothétiques aux absolues, des
3. Cf. HOBBES, ap. DESCARTES, Objectiones tertiae, Obj. V (A.T., VII 179-180). idées au monde. 9 » Leibniz voit clairement que la conclusion
4. DESCARTES, à Mersenne, juil. 1641 (A.T., III 392, 11-16; 393, 14-19). Cf. notre de la notion ou du possible à l'être, de l'essence à l'existence,
étude : Pour ou contre l'Insensé, p. 76, n. 54.
5. LEIBNIZ, Animadversiones ... l, ad. art. 18 (G. Phil., IV 360); Meditationes n'est pas en général permise; une telle inférence dépasse la
de Cognitione ... (Ibid., p. 424); à la princesse Sophie (Ibid., pp. 293-294). Au regard logique; elle ne se justifie immédiatement que dans un cas
de Leibniz, le mouvement le plus rapide de tous est une impossibilité, au même
titre que le plus grand de tous les cercles. Comme il est toujours possible de
privilégié, exceptionnel, celui de l'idée de Dieu., de l'Etre
prolonger le rayon d'un c:ercle en rotation sur son centre, il y aura toujours, la nécessaire; « c'est uniquement ici qu'a posse ad esse valet
vitesse angulaire restant la même, un point plus éloigné du centre et animé d'une
vitesse de translation circulaire toujours plus grande. A cette vue de Leibniz, il
serait hors de propos d'objecter que, dans les théories de la relativité, la vitesse 7. G. Phil., IV 406.
de la lumière est une constante universelle, une vitesse qui ne saurait être 8. De rerum orig. (G. Phil., VII 303).
dépassée; cela reviendrait à opposer à la nécessité géométrique un postulat de la 9. Specimen inventorum ... (G. Phil., VII 310) : Ens necessarium, si modo pos-
cosmologie. sibiIe est, utique existit. Hoc est fastigium doctrinae modalis, et transitum facit ab
6. Animadversiones ... , l, ad. art. 14 (Ibid., p. 360); Meditationes... (Ibid., essentiis ad existentias, a veritatibus hypotheticis ad absolutas, ab ideis ad mundum.
p. 424).

~
50 L'ÊTRE NÉCESSAIRE ET LA CONTINGENCE DU MONDE
L'ARGUMENT COSMOLOGIQUE
51
consequentia »10. Mais c'est à partir de ce cas privilégié Dans cette considération a posteriori, on reconnaît une
qu'il sera possible, par la suite, de rendre raison des exis- démarche apparentée à celle de l'argument cosmologique,
tences en général. celui qui veut prouver l'existence de Dieu à partir de l'exis-
« Ainsi, conclut Leibniz, Dieu seul (ou l'Etre nécessaire) tence des choses contingentes (a contingentia ml,mdi). Leibniz
a ce privilège, qu'il faut qu'il existe, s'il est possible. 11 » le formule pour' sa part en ces termes: « S'il n'y avait point
Mais, comment montrer qu'il est possible? En montrant, d'Etre nécessaire, il n'y aurait pas d'être contingent. Aux
comme Leibniz l'avait fait dans une brève dissertation inti- choses contingentes, en effet, il faut trouver une raison pour-
tulée : Quod Ens perfectissimum existit, que toutes les per- quoi elles existent plutôt que de n'exister pas; et on n'en
fections sont compatibles entre elles : omnes perfectiones trouverait aucune s'il n'était un être qui est par soi, c'est-à-dire
esse compatibiles inter se 12. Cette dissertation, qui avait reçu qui contient dans sa propre essence la raison de son exis-
l'approbation de Spinoza 13, est résumée en ces termes dans tence, en sorte qu'elle n'ait besoin d'aucune raison en dehors
la Monadologie: « Et comme rien ne peut empêcher la possi- de lui. 17 »
bilité de ce qui n'enferme aucunes bornes, aucune négation L'argument cosmologique est exprimé ici sous sa forme
et par conséquent aucune contradiction, cela seul suffit pour traditionnelle; il part de l'existence des choses contingentes
connaître l'existence de Dieu a priori. 14 » L'Etre nécessaire, pour conclure à celle de l'Etre nécessaire; mais il suffit à
infini, qui comprend toutes les perfections, est possible, car Leibniz, vu le privilège qu'il reconnaît à l'idée de l'être néces-
il ne peut y avoir aucune contradiction en ce qui ne renferme saire, que soit établie la possibilité de cet être; son existence
aucune limitation, aucune négation. On reconnaît ici un en découlera de soi. Or, cette possibilité de l'être nécessaire
écho de la remarque de Spinoza : Ergo nec in Deo, nec extra peut être établie, selon lui, a priori ou a posteriori. L'examen
Deum, ulla causa seu ratio datur, quae ejus existentiam tollat, plus attentif des raisons a priori nous conduira à préciser la
ac proinde Deus necessario existit 15, Dieu existe nécessaire- valeur et le sens de l'argument ontologique; quant aux
ment, car il n'est rien, ni en dehors de lui ni en lui, qui puisse raisons a posteriori, elles correspondent à un usage circons-
l'empêcher d'exister. Leibniz précise : rien qui s'oppose à sa pect de l'argument cosmologique, auquel Leibniz demande
possibilité; et s'il est possible, il existe. seulement de montrer la possibilité de l'être nécessaire à
Il nous faudra examiner de plus près ce privilège de partir de la possibilité des choses contingentes. Dans cette
l'idée de Dieu; mais il convient maintenant d'observer que application réservée, l'argument cosmologique échappe aux
la possibilité de l'être nécessaire, établie a priori, peut être critiques que lui adressera Kant.
établie aussi a posteriori. Si l'on nie, en effet, la possibilité
de l'être nécessaire, on nie aussi, en conséquence, celle des
êtres contingents : « Car, dit Leibniz, si l'Etre de soi est 2. L'argument cosmologique
impossible, tous les êtres par autrui le sont aussi, puisqu'ils
ne sont enfin que par l'Etre de soi: ainsi, rien ne saurait L'argument cosmologique, a contingentia mundi, présente
exister. 16 » aux yeux de Kant cet avantage de correspondre à la démarche
naturelle de l'esprit humain, s'efforçant d'atteindre l'exis-
10. G. Phil., IV 402.
11. Monadologie, § 45. 17. Specimen inventorum ... (G. Phil., VII 310) : Si nullum esset Ens necessa-
12. G. Phil., VII 261. Cf. L'Univers leibnizien, pp. 222-223. rium, nullum foret Ens contingens; ratio enim reddenda est cur contingentia
13. lbid., p. 262. potius existant quam non existant, quae nu lIa erit nisi sit ens quod a se est,
14. Monadologie, § 45. hoc est cujus existentiae ratio in ipsius essentia continetur, ita ut ratione extra
ipsum non opus sit.
15. SPINOZA, Ethique, 1 11, Demonstr. Aliter.
16. G. Phil., IV 406.

. ",
",

L'ARGUMENT COSMOLOGIQUE 53
52 L'êTRE NÉCESSAIRE ET LA CONTINGENCE DU MONDE

tence de Dieu, non à partir d'un concept abstrait, par un l'éternité du mouvement et la nécessité du Premier Moteur 3 :
procédé paradoxal, comme l'argument ontologique, mais à à l'antithèse, exprimée par le physicien, s'oppose la thèse du
partir de l'expérience; il s'élève de l'existence donnée, contin- métaphysicien; mais ces deux affirmations ne sont pas incom-
gente, à l'être nécessaire d'où elle tire son principe. Cette patibles; leur conflit oblige seulement à une distinction
démarche s'accomplit, selon Kant, en deux temps : dans le féconde. Si, dans la série infinie des mouvements qui se
premier, la raison remonte des effets contingents à une succèdent dans le temps, il est impossible de remonter à
cause première, à un principe inconditionné, à l'idée d'un être un terme initial, à un premier mouvement, dans l'ordre de
nécessaire; mais comment s'assurer que cet être nécessaire, l'explication rationnelle, au contraire, dans la recherche du
requis pour expliquer l'existence des choses contingentes, ne fondement, il faut s'arrêter à un premier principe 4. C'est
saurait manquer d'exister, qu'il existe en vertu d'une nécessité par la distinction de ces deux ordres, celui de la succession
absolue. Pour accomplir ce second pas, il faut, nous dit Kant, temporelle et celui du fondement métaphysique, que l'argu-
présumer que cet être nécessaire, inconditionné, n'est autre ment cosmologique évite l'écueil où, dit-on, il se brise, et
que l'être absolu et par soi, dont le concept sert de principe qu'est surmontée l'antinomie. La série àes mouvements qui
à l'argument ontologique; sans ce raisonnement paradoxal, la se propagent indéfiniment, sans origine ni fin, atteste par cet
démarche naturelle ne peut aboutir à prouver l'existence inachèvement même qu'elle n'est pas la réalité absolue, qu'elle
ne remplit pas notre idée de l'être. L'argument cosmologique
de Dieu 1.
ne permet pas d'affirmer l'existence d'une première cause,
On peut consentir à ces remarques de Kant, sans que
d'un terme initial de la série des causes; mais, considérant
soit ruiné pour autant l'édifice de la théologie spéculative;
que la série infinie des mouvements ne contient pas sa propre
il suffira que puisse être sauvé l'argument ontologique. On
raison d'être., qu'elle ne suffit pas à rendre raison d'elle-même,
peut observer, en effet, que dans la tradition, comme dans
puisqu'on n'y saurait saisir un principe absolu, la raison est
l'usage leibnizien, l'argument cosmologique n'a d'autre fonc-
conduite à chercher ce principe, cette cause première, dans
tion que celle qui lui peut être reconnue par Kant. Consi-
un être transcendant à la série des mouvements. La série
dérons le reproche le plus courant qui est fait à cet argument,
infinie des mouvements mus, observait déjà Platon, est inexpli-
celui de s'appuyer successivement sur deux interprétations
cable en l'absence du mouvement qui se meut lui-même 5.
opposées du principe de causalité : 10 tout effet provient
Pareillement, expose Leibniz, en supposant même que le
d'une cause; 2 dans la série des causes on ne saurait
0
monde fût éternel, qu'il soit une série sans commencement
remonter à l'infini (&.v&yx."tJ O''t"~v(X~) Un tel argument, dit-on, ni fin d'états successifs, du moment qu'en aucun de ces états,
se détruit lui-même, échoue dans une antinomie, traduisant
ni dans une suite aussi longue qu'on voudra, on ne peut
un conflit entre l'entendement scientifique, qui ne saurait
trouver la raison suffisante de la série, il est évident qu'il faut
s'arrêter dans la recherche des causes, et la raison méta-
chercher cette raison hors du monde 6. L'éternité du mouve-
physique, qui exige une cause première 2. Mais cette anti-
nomie, mise en lumière par Kant, n'est pas, de son aveu,
insurmontable; elle s'exprimait déjà dans la philosophie
3: ARISTOTE, Ph!siq~e, VIII, 1, 252 ?~-6, et 6, 258 b 1~-/ll : '~1te:l ~è 8€r: XLV"'].-
crw <xd dVCXL X<XL (.1.'Y) 8L<XÀEL7tELV, <xvcxyx'Y) dVCXL TL <XL8LOV 0 1tpWTOV XLV€L.
antique, qui savait en trouver la clef. Aristote, à qui l'on peut Cf. Metaph.,A 7, 1072 a 25.
4. ID., Phys., VIII 5, 256 a 18 : TWV y~p cX:1tdpwv OÙX ~crTLV où8èv 1tpWTOV,
faire remonter l'origine de cet argument, affirme à la fois et 256 b 29 : cX:v&yx'Y) crTIjVCXL xcxl (.1.7) dç &1t€LPOV tÉVCXL. Cf. notre étude : L'être
et l'essence chez Aristote, in Autour d'Aristote (Mélanges Mansion), p. 195.
5. PLATON, Lois X, 895 a b. Cf. notre ouvrage : L'Ame du Monde, de Platon aW;;
1. Dialectique transcendentale, liv. Il, ch. 3, 5· sect., pp. 431 sq. (Ak. III
Stoïciens, § 29.
403 sq.). 6. LEIBNIZ. De rerum orig. (G. Phil., VII 302) : Licet ergo Mundum aeternum
2. Ibid., ch. 2, 3e sect., pp. 358 sq. (Ak. III 322 sq.).
-II"""

54 L'~TRE NÉCESSAIRE ET LA CONTINGENCE DU MONDE


L'ARGUMENT COSMOLOGIQUE 55

ment, Aristote l'avait déjà observé, ne dispense pas d'en et nécessaire absolument 9, c'est-à-dire « qui a la raison de
rechercher la cause première 7. son existence en lui-même» 10, « dans lequel l'essence ren-
ferme l'existence, ou dans lequel il suffit d'être possible pour
Or, il est évident que la cause première devant être
être actuel »11.
cherchée sur un autre plan que la série des états successifs,
des existences contingentes, elle ne peut être liée à ces exis- Il est clair, d'après cela, que l'usage fait par Leibniz de
tences comme l'antécédent au conséquent sur le plan de l'argument cosmologique échappe aux reproches de Kant,
l'existence empirique. On ne peut atteindre l'existence de puisqu'il lui demande seulement de nous conduire à l'idée
la cause première par une inférence, comme l'existence du d'un être nécessaire absolument, d'en établir a posteriori la
feu à partir de la fumée. La cause première se situe sur un possibilité. Leibniz, en effet, ne se contente pas de dire : « S'il
autre plan que l'existence empirique, et son existence doit n'y avait point d'être nécessaire, il n'y aurait pas d'être contin-
être conçue d'une autre manière. On doit convenir que le gent 12 » (ce serait simplement répéter l'argument cosmolo-
rôle de l'argument cosmologique, c'est de nous conduire à gique dans son acception vulgaire); il précise: « Si l'être de
concevoir un autre mode d'existence que l'existence empi- soi est impossible, tous les êtres par autrui le sont aussi. 13 »
rique, à savoir l'existence nécessaire, une existence dont la Or, l'existence des choses contingentes atteste leur possibi-
nécessité est tout autre que la nécessité des êtres condi- lité, et par là dénote la possibilité de l'être nécessaire. Tel
tionnés, que la nécessité hypothétique des choses contingen- est le résultat incontestable de l'argument cosmologique;
tes, dont l'existence dépend de leurs antécédents, une exis- mais il apparaît corrélativement que l'être nécessaire est
tence qui ait sa raison d'être en elle-même. requis pour rendre raison non seulement de l'existence, mais
de la possibilité des êtres contingents: « Si l'être nécessaire
« Les raisons du monde, explique Leibniz, résident dans
n'est point, il n'y a point d'être possible. 14 »
un être extra-mondain, distinct de l'enchaînement des états
ou de la série des choses dont l'agrégat constitue le monde. Cette conclusion est de la plus haute importance; elle
Et ainsi, il faut en venir de la nécessité physique ou hypothé- concorde avec cette déclaration de la Monadologie: « Il est
tique, qui détermine les choses du monde, les conséquents vrai aussi qu'en Dieu est non seulement la source des exis-
à partir des antécédents, à un être qui soit d'une nécessité tences, mais encore celle des essences, en tant que réelles,
absolue ou métaphysique, dont il n'y ait plus à rendre raison. 8 » ou de ce qu'il y a de réel dans la possibilité. C'est parce que
Ainsi se précise le sens et la portée de l'argument cosmolo- l'entendement de Dieu est la région des vérités éternelles, ou
gique; si l'on peut contester l'inférence des existences contin- des idées dont elles dépendent, et que sans lui il n'y aurait
gentes à l'existence d'un être nécessaire, on n'en est pas rien de réel dans les possibilités, et non seulement rien d'exis-
moins conduit par ce raisonnement à l'idée d'un Etre unique tant, mais encore rien de possible. 15 »
La critique de l'argument cosmologique nous a montré
fingeres, cum tamen nihil ponas nisi statuum successionem, nec in quolibet eorum que de l'existence des choses contingentes on ne peut
rationem sufficientem reperias, imo nec quotcumque assumptis vel minimum
proficias ad reddendam rationem, patet alibi rationem quaerendam esse.
7. ARISTOTE, Physique, VIII 1, 252 b 35, reproche à Démocrite de n'avoir pas 9. Ibid. : hinc oportet aliquod existere Ens unum Metaphysicae necessitatis.
recherché le principe du mouvement, le considérant comme éternel : TOi) 8è: &d 10. Monadologie, § 45.
11. Ibid., § 44.
oùx &çwi: &PX'l)'J ~1)Te:i:'J. La même remarque est reprise par LEIBNIZ : De
12. Cf. ci-dessus, p. 51, n. 17 : Si nullum esset Ens necessarium, nullum
rerum orig. (G. Phil. VII 303) : Ex quibus patet, nec supposita mundi aeternitate
foret Ens contingens.
ultimam rationem rerum extramundanam seu Deum effugi posse.
13. G. Phil., IV 406 (ci-dessus, p. 50).
8. De rerum orig. (Ibid., p. 303) : ...a physica necessitate seu hypothetica, quae
14. Ibid.
res Mundi posteriores a prioribus determinat, ad aliquid quod sit necessitatis
15. Monadologie, § 43.
absolutae, seu Metaphysicae, cujus ratio reddi non possit.
56 L'êTRE NÉCESSAIRE ET LA CONTINGENCE DU MONDB
L'ARGUMENT COSMOLOGIQUB 57
remonter qu'à la possibilité de l'être nécessaire; mais nous
logique ne permet pas de déduire du concept l'existence,
découvrons cette conclusion corrélative que l'être nécessaire du possible le réel, comme le veut l'argument ontologique;
est le principe non seulement de l'existence, mais de la la raison est pareillement impuissante à s'élever du contingent
possibilité en général. Cette conclusion remet en cause l'inter- au nécessaire, comme le tente l'argument cosmologique; en
prétation de l'argument ontologique: l'Etre nécessaire, avions- 1:
revanche, il est légitime de remonter du possible au néces-
nous reconnu 16, a ce privilège qu'il lui suffit d'être possible saire comme à son fondement 20. Le raisonnement s'exerce
pour être actuel; dans ce cas seulement il est permis de alors entièrement sur le plan transcendental, et n'est pas
conclure de l'essence à l'existence, de la possibilité à la réalité. exposé aux risques qui le guettent s'il veut franchir la distance
Nous devons à présent convenir que cette inférence, si elle qui sépare les notions idéales et l'existence réelle.
est légitime, ne correspond pas du moins à l'ordre de dépen-
dance réelle: la possibilité de Dieu ne saurait précéder son
20. KANT, Unique Fondement, 1 4, 4, p. 104 (Ak. II 91); III 2 et 5, pp. 185, 191-
existence, s'il est vrai que de lui dépend tOùte possibilité. 192 (Ak. II 157, 162-163).
Nous ne dirons donc pas que son existence est une suite de
son essence, mais qu'en Dieu l'essence ne se distingue pas
de l'existence : quod essentia in Deo non distinguatur ab
existentia 17; l'essence ne correspond pas à une simple possi-
bilité; elle traduit, au contraire, au regard de l'entendement,
l'existence absolue, la puissance infinie d'exister. Cette priorité
absolue de l'existence s'exprime dans la formule de l'Exode
(III 14) : Ego sum qui sumo « Qui suis-je? Celui qui existe. »
Mon essence, c'est d'exister. Sur cette interprétation Spinoza
s'accorde avec S. Thomas; le penseur juif identifie en Dieu
l'essence avec l'existence et la puissance 18; le Docteur chré-
tien proclame : Deus est enim suum esse 19.
Mais la conclusion dégagée par Leibniz, qui voit dans
l'être nécessaire le principe de la possibilité, a retenu
l'attention de Kant. Celui-ci, rejetant comme paradoxal
l'argument ontologique et regardant l'argument cosmolo-
gique comme impuissant à prouver l'existence de l'être
nécessaire, a cherché à prouver cette existence en partant, non
de l'existence des choses contingentes, mais de leur possi-
bilité, par une démarche régressive, comme l'argument cosmo-
logique, mais sans prendre appui sur l'expérience, par un
raisonnement a priori, comme l'argument ontologique. La

16. Cf. ci-dessus, pp. 49, 55.


17. SPINOZA, Cogitata metaphysica, 1 2, 4.
18. ID., Ethique, 1 20 : Dei existentia ejusque essentia unum et idem sunt. -
1 34 : Dei potentia est ipsa ipsius essentia.
19. S. THOMAS, Summa theologica, 1 pars, quaest. 2, art. 1; quaest. 3, art. 4.
."

CHAPITRE IV

LA POSSIBILITÉ ET SON FONDEMENT

La preuve de l'existence de Dieu élaborée par Kant dans


L'Unique Fondement mérite d'être étudiée avec attention,
car elle correspond à un point de vue original sur le problème
de Dieu; si elle n'est pas prise en considération dans la
Critique de la Raison pure, qui aboutit de la sorte au rejet
de toute théologie spéculative, elle y a cependant laissé quel-
que trace, et son abandon même comporte un enseignement.

1. Le réel de la possibilité

La prelnière considération de Kant, à la recherche de


l'Unique Fondement, concerne l'existence en général, et met
en relief que l'existence n'est pas un prédicat, qu'elle ne peut
donc se déduire du concept et ne saurait en aucun cas être
démontrée; la deuxième considération indique cependant un
point de départ pour une preuve a priori de l'existence de
Dieu : De la possibilité interne, en tant qu'elle suppose une
existence 1. C'est de l'analyse des conditions de la possibilité
en général que Kant entend remonter à l'existence néces-
saire; mais cette tentative ne se heurte-t-elle pas aux diffi-

t cultés soulevées dans la première considération? Les vérités

1. Unique Fond., 1 2, p. 86 (Ak. II 77).


.....

60 LA POSSIBILITé ET SON FOND~T LE IŒEL DE LA POSSIBILITé 61


nécessaires, par exemple les théorèmes de la géométrie, ne être tentée par Kant. Toutefois, la voie où s'engage Kant,
supposent pas la réalité empirique de leurs objets; plus géné- si elle n'est pas étrangère à Leibniz, se détourne néanmoins
ralement, la possibilité et l'impossibilité sont des relations de l'orientation primordiale du rationalisme leibnizien, car
purement logiques, indifférentes à l'existence. L'impossible, il n'entend pas de la même façon « le réel de la possibilité ».
c'est ce qui implique contradiction; et le nécessaire, c'est ce La remarque de Leibniz se relie à la considération des
dont l'opposé est impossible, contradictoire, inconcevable; « vérités éternelles », comme les théorèmes de la géométrie,
mais ce sont là de purs rapports logiques : « L'impossibilité qui ne supposent pas l'existence, la réalité empirique de leurs
réside uniquement dans les rapports logiques entre deux objets; elles se rapportent à des objets idéaux, des essences
choses, en ce que l'une ne peut être attribuée à l'autre. 2 » ou des possibles. Mais ceux-ci n'en ont pas moins une vraie
Cependant, observe Kant, un rapport suppose des termes et immuable nature, une réalité idéale, l'être même de la
entre lesquels il s'établit. « Un triangle qui aurait quatre vérité. Quand on dit, en effet, que la vérité est une même
angles est absolument impossible ... ; un triangle qui a un angle chose avec l'être 1, ce n'est pas de la réalité empirique, mais
droit est en soi possible. 3 » La possibilité et l'impossibilité de l'être idéal des essences, des possibles, qu'il s'agit. Les
sont des rapports logiques, issus du principe de contradiction; idées sont réelles, en ce sens qu'elles sont indépendantes du
mais les notions d'angle, de triangle, d'angle droit sont « les sujet qui les connaît; dans les idées, dans les objets de la
données ou la matière de cette possibilité; la forme consiste pensée posés comme possibles, il y a des relations nécessaires.
dans l'accord entre le triangle et l'angle droit »4. L'analyse On doit même convenir que c'est seulement dans l'ordre idéal
de la possibilité distingue donc en elle une forme et une des possibles qu'il y a du nécessaire, dans les idées qu'il y a
matière. La forme, l'accord entre un sujet (le triangle) et son de la vérité, et non dans les choses contingentes, dans les
prédicat (l'angle droit), a sa condition dans le principe de données empiriques. Il n'y a donc aucun paradoxe à consi-
contradiction; elle consiste dans un rapport logique et dérer avec Leibniz qu'il y a « une réalité dans les essences
constitue ce qu'on peut appeler « le logique de la possibilité »; ou possibilités »8.
quant à la matière (les divers éléments de la figure) dans Cette considération a servi de base à une preuve de
laquelle cet accord s'accomplit, « je l'appellerai quelquefois l'existence de Dieu, preuve classique qui a échappé à la
le réel de la possibilité» (das Reale der Moglichkeit) 5. Cette recension de Kant, la preuve par les « vérités éternelles ».
expression paraît empruntée à Leibniz, qui déclare dans la Ces vérités sont indépendantes de la réalité empirique, mais
Monadologie: « En Dieu est non seulement la source des aussi du sujet qui les aperçoit, et qui doit les reconnaître
existences, mais encore celle des essences, en tant que réelles, 'Volens nolens 9; elles sont l'expression dans notre pensée
ou ce qu'il y a de réel dans la possibilité. 6 » d'une exigence qui nous dépasse; elles ne peuvent avoir leur
Il résulte de cette remarque qu'on peut remonter à Dieu principe que dans la transcendance divine. Cette preuve,
non seulement à partir de l'existence, par l'argument cosmo- d'inspiration platonicienne, a été élaborée par S. Augustin 10;
logique (a contingentia mundi) dans son acception courante,
mais aussi à partir de la possibilité, suivant la voie qui va 7. DESCARTES, Méditation V (A.T., IX, p. 51), trad. fr., 2e éd., suivant la note
ad lac. de G. LEWIS, dans son édition des Méditations (Bibliothèque des Textes
philosophiques) .
2. Ibid., 1 2, 1. 8. Monadologie, § 44.
3. Ibid., pp. 86-87 (Ak. II 77). 9. DESCARTES, Meditatio V (A.T., VII 64) : quas velim nolim clare nunc agnosco.
4. Ibid., p. 87 (Ak. II 77). Cf. quelques lignes plus haut : determinata quaedam ... natura ... , quae a me non
5. Ibid., (Ak. II, 77-78). efficta est, nec a mente mea dependet.
6. Monadologie, § 43. 10. S. AUGUSTIN, De Zibera arbitrio, II 12, 33 : Quapropter nullo modo negaveris
~r

62 LA POSSIBILITÉ ET SON FONDEMENT L'ARGUMENT TRANSCENDANTAL DE KANT 63

elle ne figure pas parmi les cinq voies qui conduisent à logique. C'est par une réflexion sur les caractères formels
l'affirmation de Dieu, dans la Somme théologique de S. Tho- de la vérité que Leibniz remonte à Dieu comme à son principe;
mas; celui-ci n'en convient pas moins, avec toute la tradition, c'est par la distinction entre la matière et la forme de la
que les Idées, les formes ou raisons éternelles des choses, possibilité que Kant entreprend d'établir « l'existence abso-
ne peuvent avoir leur siège que dans l'entendement divin 11. lument nécessaire »15.
C'est à cette tradition que se relie Leibniz, pour qui l'existence
de Dieu est « prouvée aussi par la réalité des vérités éter-
nelles » 12. Il souligne, certes, contre Descartes, que les vérités 2. L'argument transcendental de Kant
nécessaires, dont l'opposé est impossible, ne dépendent
pas de la volonté divine: Dieu ne peut faire que les rayons Dans la troisième considération de la première partie de
du cercle soient inégaux; mais si elles ne dépendent pas de son traité de 1763, Kant se propose d'établir qu' « il existe
sa volonté, les vérités éternelles n'en dépendent pas moins un être absolument nécessaire» 1; mais, pour parvenir à cette
de lui, de sa nature 13; elles ont en lui leur source et sont conclusion, il lui a fallu montrer préalablement qu' « il est
contenues dans son entendement, qui est « la région des absolument impossible que rien n'existe »2. C'est là une
vérités éternelles, ou des idées dont elles dépendent» 14. proposition fondamentale, servant de point de départ pour
C'est d'une tout autre manière que Kant entend « le réel aboutir à la démonstration de l'existence de Dieu.
de la possibilité », et c'est par une autre voie qu'il entreprend Comment démontrer cette proposition préalable, ce
sa démonstration. Ce qu'il y a de réel dans la possibilité, c'est, lemme? - En considérant que la possibilité, si elle corres-
pour Leibniz, l'exigence logique, en quoi consiste, aux yeux pond formellement à une exigence logique, n'en suppose pas
de Kant, la forme de la possibilité; ce que celui-ci entend moins une matière, quelque chose à penser (etwas Denk-
par « Je réel de la possibilité », c'est, au contraire, la liches) 3. Dès lors, dans l'hypothèse où rien n'existe (hypo-
matière dans laquelle l'accord ou le désaccord, la contradic- thèse qui n'a rien en soi de contradictoire), où rien n'est
tion ou son opposé, s'accomplit: une matière qui peut être donné à penser, il ne saurait y avoir ni possible ni impossible.
seulement idéale, comme celle des figures géométriques, par Mais, qu'il n'y ait rien de possible, que toute possibilité
exemple, mais qui n'en est pas moins distincte de la forme soit radicalement supprimée, voilà, assure Kant, ce qui est
radicalement impossible. Pourquoi? Parce que cette propo-
esse incommutabilem veritatem, haec omnia quae incommutabiliter sunt vera sition : rien n'est possible, se détruit elle-même; si rien n'est
continentem, quam non possis dicere tuam ve1 meam, vel cujusvis hominis. possible, cela même (qu'il n'y ait rien de possible) est impos-
Cf. De vera religione, 31, 37 : Nec jam illud ambigendum est, incommutabilem
naturam, quae supra rationalem animam sit, Deum esse. - DIf- utilitate credendi, sible. La suppression de toute possibilité est proprement
15, 33 : Deus cnim cst vcritas; ncc ullo pacto sapicns quisquam est, si non veri- impossibilité 4.
tatcm mente contingat.
Si donc Kant peut conclure : il est impossible que rien
11. S. THOMAS, Summa theologica, 1 15, 1 : Respondeo dicendum quod necesse
est ponere in mente divina ideas. Cf. 1 16, 5 : Unde sequitur quod non solum in n'existe, ce n'est pas (il faut y insister), parce que la négation
ipso (sc. Dea) sit veritas, sed quod ipse sit ipsa summa et prima veritas.
12. Monadologie, § 45.
15. Unique Fond., l'" partie, 3e considération.
13. Ibid., § 46 : « Il ne faut point s'imaginer ... que les vérités éternelles, étant 1. Unique Fond., 1 3, 2 : Es existiert ein schlechterdings nothwendiges Wesen.
dépendantes de Dieu, sont arbitraires et dépendent de sa volonté. » Ce qui veut
2. Ibid., 1 2, 3 : Es ist schlechterdings unmoglich, dass gar nichts existiere.
dire : on n'a point tort de croire que les vérités éternelles dépendent de Dieu;
3. Ibid., 1 2, 2, p. 87 (Ak. II 78).
elles ont leur fondement dans sa nature; mais il ne s'ensuit pas qu'elles dépendent
4. Ibid., 1 2, 3 (Ak. II 79) : Wodurch aIle Moglichkeit überhaupt aufgehoben
de sa volonté; elles « dépendent uniquement de son entendement, et en sont l'objet
wird, das ist schlechterdings unmoglich. L'hypothèse où toute possibilité en général
interne » (Ibid.).
est supprimée est une impossibilité absolue.
14. Ibid., § 43.
64 LA POSSIBILITÉ ET SON FONDEMENT
L'ARGUMENT TRANSCENDANTAL DE KANT 65
de toute existence serait contradictoire en soi 5, mais parce pensante; rejeter cette opposition, c'est renoncer à la distinc-
que la négation de toute existence ôterait toute possibilité, tion de l'objet et du sujet, assujettir à l'objet l'acte de la
et qu'il est impossible que rien ne soit possible. Il n'y a pensée, abolir la conscience, absorbée dans l'indistinction de
aucune contradiction, aucune impossibilité logique, à suppo- l'en-soi.
ser que rien n'existe; mais dans cette supposition, où rien Or, cette exigence de la pensée ne trouverait point à
n'est donné à penser, il n'y a plus lieu de distinguer, ni s'appliquer, s'il n'était rien donné à penser; c'est là le point
aucune possibilité de concevoir, du possible ou de l'impos- que Kant s'applique à mettre en lumière par l'analyse de la
sible 6; et c'est là ce qui est absolument impossible, ce que possibilité. Il distingue en elle la matière et la forme; la
la pensée ne saurait admettre sans se nier elle-même. L'impos- possibilité, en tant que rapport logique, Suppose que quelque
sibilité que rien n'existe n'est pas une contradiction logique, chose existe, qu'il y ait matière à penser. Mais, deman-
mais elle répugne à la réflexion; c'est une impossibilité dera-t-on, cette matière à penser ne peut-elle se trouver dans
transcenden tale. l'existence contingente? Les analyses précédentes montrent,
Mais la proposition: il est impossible que rien n'existe, certes, qu'il est nécessaire que quelque chose existe; elles
n'est encore (nous l'avons dit) qu'un lemme; elle peut se n'aboutissent pas encore à démontrer qu'il y a un être qui
traduire : il est nécessaire que quelque chose existe; mais existe nécessairement.
cela n'équivaut pas à dire : il y a quelque chose qui existe Ce que les analyses de Kant ont mis jusqu'ici en lumière,
nécessairement, ou il existe un être absolument nécessaire c'est d'une part l'exigence absolue sans laquelle la pensée
(ce qui est la thèse à démontrer). ne serait pas, et qui s'exprime dans la proposition : Il est
Il est radicalement impossible que rien ne soit possible. impossible que rien ne soit possible; d'autre part la condition
Cette impossibilité n'est pas simplement logique; elle ne se matérielle sans laquelle la pensée ne saurait s'exercer, faire
ramène pas à une contradiction entre des termes; elle enve- valoir ses exigences, appliquer sa logique. L'exigence logique,
loppe une contradiction primordiale, et qui doit être dénoncée la distinction du possible et de l'impossible, suppose l'exis-
afin de montrer l'impossibilité transcendentale que rien tence donnée; notre pensée n'est pas acte pur, mais activité
n'existe. Que rien ne soit donné, cela (répétons-le) n'aurait aux prises avec une expérience contingente. L'argument de
rien de contradictoire; mais que rien ne soit possible, que Kant revient, jusqu'ici, à montrer que l'ego, et son exigence
rien ne puisse être posé devant la pensée, cela interdit toute absolue, ne peut être « délié» de la présence du monde 8,
assertion, tout exercice de la pensée, voire toute question de faute de laquelle il ne saurait faire usage de ses catégories :
la pensée; admettre une telle possibilité, ce n'est pas seule- « Le monde est le réel dont le nécessaire et le possible ne sont
ment se contredire, c'est radicalement s'interdire, c'est se que des provinces. 9 » Dans cette formule d'un phénoméno-
démentir dans l'acte même de dire 7. Opposer le possible au logue contemporain peut se résumer l'argumentation trans-
réel, l'exigence logique au donné, c'est le propre de l'activité cendentale de Kant : il est impossible que rien n'existe;
le sujet pensant ne saurait rien affirmer sans la présence du
5. Ibid., 1 2, 2, p. 87 (Ak. II 78) : « Sans doute, dans la négation de toute monde; mais cette présence nécessaire n'enferme rien de
existence, n'y a-t-il aucune contradiction interne ».
6. Ibid., p. 88 : « car, si rien n'existe, il n'est rien donné non plus qui soit plus que de l'existence contingente.
pensable, et alors on se contredit soi-même si l'on veut néanmoins que quelque Mais comment passer de là à l'affirmation de l'existence
chose soit possible ».
7. C'est par cette considération que selon Aristote, Métaph. r 4, 1006 a 11-26, on
peut réfuter ceux qui rejettent le principe de contradiction. Cf. notre étude : Aris- 8. Cf. M. MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la Perception, Avant-propos,
tote et la Dialectique platonicienne, in Aristotle on Dialectie. The Topies (Procee- p.IIr.
dings of the Third Symposium Aristotelicum), pp. 87-88. 9. Ibid., p. 456.

5
66 LA POSSIBILITÉ ET SON FONDEMENT
LE FONDEMENT DU POSSIBLE ET LE PRINCIPE DU VRAI 67
nécessaire? Il est impossible que rien ne soit possible; il est
en apprécier exactement la portée, et son rôle dans la pensée
radicalement inconcevable que soit exclue toute possibilité.
théologique de Kant, il convient de la confronter avec ses
A la possibilité en général, l'existence contingente fournit
antécédents leibniziens. Leibniz lui aussi a tenté de s'élever
une matière; mais une telle existence ne saurait être le fonde-
à l'existence de Dieu en partant de la considération du
ment réel de toute possibilité. La possibilité supposant une
possible; mais la possibilité se présente chez lui sous un
forme et une matière, il lui faut un double fondement : un
double aspect, que les analyses de Kant nous aident à
fondement logique, qui consiste dans le principe de contra-
discerner. Kant distingue dans le possible la forme et la
diction, et un fondement réel, qui ne peut se trouver que
matière, la logique de la possibilité et le réel de la possibilité;
dans l'existence nécessaire 10. Une existence contingente peut
mais le point de départ de sa preuve, c'est la matière de la
fournir matière à penser, mais sa suppression n'est pas celle
possibilité; ce qu'il recherche, c'est le fondement réel de
de tout pensable. Dire qu'elle est contingente, c'est préci-
la possibilité. Sans doute la possibilité suppose-t-elle aussi un
sément reconnaître qu'en son absence il est encore possible
fondement logique, qui est le principe de contradiction; mais
de penser; elle n'est donc pas le fondement réel de toute
ce principe formel n'est pas regardé par Kant comme un
possibilité 11. Celui-ci, qui est le fondement dernier de tout
point de départ pour une preuve de l'existence de Dieu;
pensable, ne peut résider que dans l'existence nécessaire.
il n'y a pas chez lui de preuve de Dieu par l'idée de vérité.
Ainsi s'établit finalement la conclusion : Il existe un être
absolument nécessaire. Leibniz, au contraire, prend appui, pour s'élever à Dieu,
Mais, pour achever la preuve, il reste encore à montrer sur les deux aspects du possible. Quand il déclare, dans la
que cet être nécessaire possède les attributs de la divinité. Monadologie, « que l'entendement de Dieu est la région des
Par l'ordre de ces démarches, satisfaction est donnée aux vérités éternelles, ou des idées dont eUes dépendent, et que
exigences critiques de Kant : l'existence de Dieu n'est pas sans lui il n'y aurait rien de réel dans les possibilités, et non
déduite de son concept; on montre d'abord qu'il existe un seulement rien d'existant, mais encore rien de possible }) l,
être absolument nécessaire, puis qu'à un tel être conviennent son langage (il faut maintenant le dire) est ambivalent. Il
les attributs dont nous désignons l'ensemble par le mot signifie d'une part que sans Dieu, il n'y aurait aucune vérité:
Dieu 12. L'existence de Dieu est ainsi prouvée a priori, mais « car ... s'il y a une réalité dans les essences ou possibilités,

non par un procédé purement logique, comme une consé- ou bien dans les vérités éternelles », il faut bien que « cette
quence du concept; elle ne résulte pas d'une inférence du réalité soit fondée en quelque chose d'existant et d'actuel »,
possible au réel, mais d'une analyse transcendentale remon- c'est-à-dire « dans l'existence de l'être nécessaire »2 (c'est
tant de la possibilité en général à son fondement. la preuve par les vérités éternelles); mais, d'autre part, dans
l'entendement divin est représentée la diversité infinie des
possibles. Or, les possibles ainsi entendus sont irréductibles
3. Le fondement du possible et le principe du vrai à l'exigence logique; leur diversité donne lieu à son appli-
cation, à la distinction du possible et de l'impossible; c'est
Cette preuve de l'Unique Fondement a été regardée en raison de l'exigence logique qu'ils ne sont pas tous
comme paradoxale, sans doute parce que son auteur lui- compossibles, et qu'ils sont en concurrence dans J'entende-
même, dans ses écrits postérieurs, ne l'a pas retenue. Pour ment divin, qui est le lieu des possibles; leur diversité est
10. Unique Fond., 1 2, 4, p. 89 (Ak. II 79-80).
1. Monadologie, § 43.
11. Ibid., 1 3, 2, p. 94 (Ak. II 83).
U. Ibid., 1 4, 2, p. 101 (Ak. II 89). 2. Ibid., § 44, à quoi se réfère la remarque du § 45 «Nous l'avons prouvée
aussi par la réalité des vérités éternelles. ,.
68 LA POSSIBILITÉ ET SON FONDEMENT LE FONDEMENT DU POSSIBLE ET LE PRINCIPE DU VRAI 69
une matière idéale, opposée à l'unité de la nature divine, et seulement anticipe l'argument de Kant, il en limite d'avance
représentée cependant en Dieu: « Elle est l'objet de l'enten- la portée. Kant croit que l'argument transcendental de
dement divin» et « fait la base des vérités éternelles et des l'Unique fondement permet d'établir, en partant de la consi-
sciences nécessaires »3. dération du possible, l'existence de l'être nécessaire, alors
Ainsi, « ce qu'il y a de réel dans la possibilité », c'est que l'argument cosmologique en montrerait seulement la
d'une part, sans doute, le vrai; c'est la réalité des vérités possibilité; aux yeux de Leibniz, l'argument tiré des possibles,
éternelles; mais quand Leibniz ajoute que sans l'entendement de la possibilité des êtres contingents, ne permet lui-même
de Dieu, « il n'y aurait rien de réel dans les possibilités» 4, de conclure qu'à la possibilité de l'Etre nécessaire.
il faut entendre cette fois que les choses contingentes ne C'est là ce qu'il met particulièrement en lumière dans
sauraient être considérées comme possibles, qu'en dehors une lettre à Bourguet : « J'accorde, dit-il, que l'idée des
de leur existence leur possibilité ne serait rien, si elles possibles suppose nécessairement celle [c'est-à-dire l'idée]
n'étaient représentées dans l'entendement divin, où tous les de l'existence d'un être qui puisse produire le possible. Mais
possibles, ou essences, ont leur substrat idéal. Dieu est consi- l'idée des possibles ne suppose point l'existence même de
déré alors non comme le principe et la source de toute cet être, comme il semble que vous le prenez, Monsieur, en
vérité, mais comme le fondement transcendental de toutes ajoutant : s'il n'y avait point un tel être, rien ne serait
les possibilités. possible. 7 ». Cette dernière formule, que récuse ici Leibniz,
Si donc Kant exclut la preuve par les vérités éternelles, n'équivaut-elle pas cependant à celle qu'il a lui-même avan-
on voit que Leibniz, en revanche, n'ignore pas l'argument cée : « Si l'Etre nécessaire n'est point, il n'y a point d'être
transcendental de l'Unique Fondement, qu'on en trouve chez possible »? C'est que le sens de cette formule demande
lui, au contraire, une exacte anticipation. Dieu est requis pour à être précisé. D'abord, si l'être nécessaire est requis, ce n'est
rendre raison, non seulement de l'existence, mais de la possi- pas précisément (nous l'avons vu) pour rendre compte de
bilité même des êtres contingents : « Si l'Etre nécessaire l'existence des choses contingentes, mais de leur possibilité;
n'est point, il n'y a point d'être possible . .'} » Telle est la c'est en ce sens qu'il faut entendre ici l'expression: « un être
considération sur laquelle repose l'argument de l'Unique qui puisse produire le possible », c'est-à-dire produire la possi-
Fondement, dans lequel on doit reconnaître une transpo- bilité des choses, et non les amener à l'existence. En second
sition de l'argument cosmologique. Si la raison est impuis- lieu, de la possibilité des choses contingentes, on peut bien
sante à conclure de l'existence contingente à une existence remonter à l'idée d'un être qui la produise, mais non à l'exis-
nécessaire, elle est capable du moins de découvrir sous la tence de cet être, comme le veut l'argument transcendental
possibilité des existences, sous les êtres regardés comme de l'Unique Fondement : ({ Car il suffit, poursuit Leibniz,
possibles, leur fondement nécessaire 6. Mais Leibniz, non qu'un être qui puisse produire la chose, soit possible, afin
que la chose soit possible. Généralement parlant, pour qu'un
être soit possible, il suffit que sa cause efficiente soit
3. à la princesse Sophie, 31 oct. 1705 (G. Phil., VII 564); cf. Monadologie, § 46
(ci-dessus, p. 62, n. 13) et notre étude : L'espace et les vérités éternelles chez
possible. 8 » Cette considération générale semble condamner
Leibniz, Archives de Philosophie, 1966, pp. 503-505. d'avance l'argument de l'Unique Fondement; n'interdit-elle
4. Ces deux formules sont réunies dans le § 43 de la Monadologie, mais c'est pas, du même coup, toute preuve transcendentale de l'exis-
nous qui soulignons l'opposition la, les. Le § suivant (44) rapproche pareillement
« les essences ou possibilités, ou bien ... les vérités éternelles »; les unes et les
autres supposent Dieu, celles-ci comme principe, celles-là comme fondement. 7. à Bourguet, déc. 1714 (G. Phil., III 572). Les italiques et la mention entre
5. Formule de Leibniz (G. Phil., IV 406), déjà citée, p. 55. crochets sont dans le texte.
6. Unique Fond., l 4, 4, p. 104; III 5, pp. 191-192 (Ak. II 91, 162-163). 8. Ibid.
,....

70 LA POSSIBILIT:é ET SON FONDEMENT LA N:éCBSSIT:é ONTOLOGIQUE 71

tence de Dieu? Non, au regard du moins de Leibniz, qui ontologique, c'est, avons-nous dit 2, qu'elle enveloppe une
ajoute aussitôt: « J'excepte la cause efficiente suprême qui référence à l'absolu; or, c'est une exigence absolue qui
doit exister effectivement. Mais c'est ex alio capite que rien s'exprime également dans l'idée de vérité. Le problème de
ne serait possible si l'être nécessaire n'existait point. » Leibniz l'existence de Dieu revient à examiner si cette exigence
ne renonce donc pas à sa formule : « Si l'Etre nécessaire absolue, présente à notre pensée, a son fondement dans un
n'est point, il n'y a point d'être possible »; mais après qu'il en être transcendant. Dire qu'un tel être n'est point, c'est nier
a précisé le sens, il nous en indique la justification. Pourquoi toute transcendance, c'est ôter à l'exigence du vrai toute
n'y aurait-il rien de possible, si l'être nécessaire n'existait pas? autorité. Un tel être n'existe pas sans doute à la manière
« C'est, répond-il, parce que la réalité des possibles et des d'un objet empirique, ni non plus à l'instar du sujet que nous
vérités éternelles doit être fondée dans quelque chose de sommes, puisqu'il est conçu comme ce qui, en nous-mêmes,
réel et d'existant. » Ainsi, l'existence de l'Etre nécessaire, nous dépasse, comme la source d'une exigence qui commande
conclusion où ne saurait atteindre l'argument transcendental aux décisions de notre pensée. Son être ne se réduit pas
de Kant, à partir de la considération de la possibilité des non plus à celui des essences ou des vérités éternelles; il
choses contingentes, est une conclusion qui est obtenue, selon n'est pas à la façon d'un objet nécessaire de l'entendement,
Leibniz, à partir de la réflexion sur la vérité. puisqu'il est conçu comme le principe sans lequel il n'y
aurait aucune vérité, aucun objet de connaissance certaine.
S'il y a une preuve a priori de l'existence de Dieu, une preuve
4. La nécessité ontologique reposant sur sa seule idée, c'est d'abord une preuve réflexive,
qui remonte de l'idée de l'absolu, présente à notre pensée,
à sa réalité transcendante; c'est la première preuve carté-
Nous avons vu précédemment 1 que pour Leibniz déjà,
sienne, qui de l'idée de Dieu remonte à l'existence de Dieu
comme pour Kant, l'argument cosmologique ne peut conduire
comme à la cause de cette idée 3. L'idée de Dieu, de l'être infini
qu'à l'idée de l'être nécessaire; l'achèvement de la démons-
et parfait ne saurait être une fiction de notre pensée (dans
tration, le passage de l'idée à l'existence, ne peut être obtenu
ce cas, elle n'aurait plus sa signification absolue); elle est la
que par l'argument ontologique; celui-ci doit prendre le
marque de Dieu sur sa créature, la présence à notre pensée.
relais de l'argument cosmologique pour aboutir à la conclu-
de VEtre ahsolu de qui eUe dépend, par qui elle est capabl~'
sion cherchée. Nous voyons maintenant que l'argument trans-
cendental de l'Unique Fondement, qui avait aux yeux de Kant
( de connaître la vérité en se soumettant à son exigence ". La
première preuve cartésienne est donc une expression de la
le mérite de conclure directement à l'existence de Dieu, est
preuve par l'idée de vérité, héritée de S. Augustin: Dieu est
contesté d'avance par Leibniz, pour qui doit se substituer à
la lumière de notre intelligence; c'est par lui seul que nous
cet argument celui des vérités éternelles. L'argument onto-
apercevons la vérité 5. Nous n'avons, suivant Descartes, de
logique et la preuve par les vérités éternelles ont donc seuls,
connaissance certaine qu'en vertu de la véracité divine 6.
au regard de Leibniz, le privilège de conclure à l'existence
de Dieu. D'où leur vient ce privilège commun? Ces deux De cette preuve réflexive, de cet approfondissement
arguments seraient-ils apparentés? Seraient-ils deux expres-
sions d'une même exigence? 2. Cf. ci-dessus, p. 25.
Le privilège de l'idée de Dieu, sur lequel repose l'argument 3. DESCARTES, Meditatio III (A.T., VII 45, 9-18); 1·· Responsiones (Ibid., 104-
105).
4. ID., Meditatio III (Ibid., pp. 51-52).
5. S. AUGUSTIN, Soliloques, 1 1, 3 : Deus intelligibilis lux, in quo et a quo et per
1. Cf. ci-dessus, pp. 51, 55. quem inteIligibiliter lucent omnia.
6. DESCARTES, Disc. de la Méthode (A.T., VI, pp. 38, 18-24).
WIll"

72 LA POSSIBILITÉ ET SON FONDEMENT LA NÉCESSITÉ ONTOLOGIQUE 73


noétique, la preuve ontologique n'est qu'une traduction sur saurait faire obstacle, et qui par conséquent est toujours en
le plan de l'entendement discursif; de là, les critiques acte, qui s'exprime dans l'acte absolu d'exister, qui est l'exis-
auxquelles elle est exposée dès qu'on la détache de la réflexion tence nécessaire et infinie 9.
qui la soutient. Descartes la présente comme analogue à une Si l'existence de Dieu n'est pas, à proprement parler,
démonstration géométrique, sous cette réserve que l'idée de une suite de son essence ou de sa possibilité, mais en est
Dieu, à la différence de la définition du triangle, enveloppe au contraire la condition, si elle ne s'en déduit pas comme
l'existence et non seulement les propriétés de son objet. Mais une conséquence, mais est requise comme son principe, on
ce privilège de la notion de Dieu, sur lequel se fonde la preuve, doit convenir, finalement, que la nécessité de l'existence de
n'est-il pas menacé par la tentative même de la mettre en Dieu n'est pas une nécessité logique ou géométrique. La néces-
forme géométrique? Cette comparaison, instituée par Descar- sité logique repose sur le principe de contradiction, qui
tes, entre la démarche noétique de S. Anselme et une démons- s'applique à tous les objets possibles; mais Dieu n'est pas
tration de géométrie ne suppose-t-elle pas que le rapport de un objet; il est antérieur à tous les possibles et le fondement
l'idée à l'existence de Dieu est semblable à celui de la défi- de leur possibilité. Des vérités nécessaires de la géométrie,
nition avec un objet empiriquement réalisé. Or, une telle nous pouvons rendre raison par l'analyse, en montrant l'inclu-
assimilation est radicalement trompeuse. Ce qui fait la vali- sion du prédicat dans le sujet; des existences contingentes.
dité de l'argument ontologique, c'est qu'il ne conclut pas de la raison ne peut être aperçue que par une analyse infinie,
l'idée de Dieu à la réalité d'un objet correspondant (Dieu ne que Dieu seul peut accomplir 10; nous devons nous contenter,
saurait être conçu comme un objet), mais de l'idée, présente pour notre part, d'en rendre compte partiellement, à partir
à notre pensée, à l'Etre transcendant d'où elle tire son sens. de leurs antécédents, au moyen des lois de la nature; elles
Cette distorsion de l'argument ontologique par sa mise ne montrent à nos yeux qu'une nécessité « relative, ex hypo-
en forme logique s'aperçoit également chez Leibniz. Sans thesi ». Mais l'existence de Dieu est d'une nécessité absolue
doute, sa formule : « L'Etre nécessaire, si seulement il est et métaphysique, qui non seulement transcende la nécessité
possible, absolument existe »7 a-t-elle le mérite de ramener des existences particulières, la nécessité physique ou hypo-
le problème de l'existence de Dieu à l'analyse de son idée; thétique, mais qui domine même la nécessité logique, celle
cependant, elle suppose que la possibilité est la condition de des vérités géométriques, attendu qu'il est impossible d'en
l'existence; or, cette règle générale ne saurait s'appliquer à rendre raison : cujus ratio reddi non possit 11. La nécessité
Dieu, puisque Leibniz précisera lui-même qu'en Dieu est la absolue en vertu de laquelle Dieu existe, apparaît comme
source de toute possibilité. D'où il s'ensuit (Kant en fera la une suite de son essence; mais elle est, en vérité, une expres-
remarque) que Dieu est conçu comme un être dont l'existence sion de sa puissance; c'est une nécessité ontologique, irréduc-
est la source de sa propre possibilité 8. C'est ce qu'avait aperçu
Spinoza et tous ceux pour qui l'essence de Dieu ne se distingue
pas de son existence. La possibilité de Dieu n'est pas compa-
9. SPINOZA, Ethique, I 11, Scolie : Nam, cum posse existere potentia sit,
rable à celle des êtres finis, dont l'essence précède l'existence, sequitur, quo plus realitatis alicujus rei naturae competit, eo plus virium a se
qui peuvent être conçus sans être; c'est la puissance infinie habere, ut existat; adeoque Ens absolute infinitum, sive Deum, infinitam absolute
en vertu de laquelle il existe : puissance à laquelle rien ne potentiam existendi a se habere, qui propterea absolute existit.
10. Cf. ci-dessus, p. 36, n. 10.
11. LEIBNIZ, De rerum orig. (G. Phil., VII 303) : Atque ita veniendum est a
7. Specimen inventorum, G. Phil., VII 310 (ci-dessus, p. 49, n. 9). physica necessitate seu hypothetica, quae res Mundi posteriores a prioribus deter-
8. Unique Fond., I 3, 6, p. 98 (Ak. II 86) : In seinem Dasein ist seine eigene minat, ad aliquid quod sit necessitatis absolutae, seu metaphysicae, cujus ratio
Moglichkeit ursprünglich gegeben. reddi non possit.
""""'"lII"'"

74 LA POSSIBILITé ET SON FONDEMENT

tible à la nécessité logique, et qui en est, au contraire, le


fondement 12.

12. Il arrive cependant que Leibniz désigne c la nécessité absolue et méta-


physique » comme dérivée du principe c de l'identité et de la contradiction •
(S" Ecrit de Leibniz à Clarke, § 10; G. Phil., VII 391); c'est qu'il l'oppose générale-
ment à la nécessité physique ou hypothétique des existences. Mais la distinction
entre la nécessité absolue ou ontologique et la nécessité purement logique ne s'en
impose pas moins à l'interprète de sa pensée. Cf. notre étude : L'espace et les
vérités éternelles chez Leibniz, Archives de Philosophie, 1966, p. 503, note 66.
CHAPITRE V

LA THÉOLOGIE TRANSCENDENTALE

1.. L'entendement divin et les possibles

La nécessité ontologique est l'expression de la puissance


infinie en vertu de laquelle Dieu existe; mais cette puissance
est aussi la source, la racine dernière de toute existence;
c'est par elle qu'il y a quelque chose plutôt que rien 1. Toutes
les raisons que l'on peut donner des existences particulières,
les raisons de perfection qui déterminent le choix divin et
qui expliquent pourquoi les choses existent ainsi et non
autrement, présupposent que l'être prévaut sur le non être
(ens praevalere non enti) 2, et que tous les possibles tendent
d'un droit égal à l'existence (pari jure ad existentiam ten-
dere) en proportion de la quantité d'essence ou de réalité
qu'ils enveloppent 3. Or, cette prétention à l'existence (prae-
tensionem ad existendum) 4., inhérente à toute essence indi·
viduelle, est un vestige de la puissance infinie d'exister qui est
en Dieu; et si elle n'aboutit pas nécessairement à l'existence,

f
~",I
si tous les possibles ne sont pas réalisés, c'est parce qu'ils
sont des essences finies, limitées, tandis que Dieu est infini.
Les êtres particuliers ne se conçoivent, en efTet, que comme
f
1. Cf. ci-dessus, p. 39.

1 2. De rerum orig. (G. Phil., VII 304).


3. Ibid., p. 303.
4. Ibid., cf. Monadologie, § 54.
,...

76 LA THÉOLOGIE TRANSCENDENTALE L'ENTENDEMENT DIVIN ET LES POSSIBLES 77


des déterminations de l'infini; mais ils ne sont pas compris imperfections de leur nature propre, incapable d'être sans
dans l'Etre infini comme des modes de sa substance. Dans bornes ... C'est en cela qu'elles sont distinguées de Dieu. 8 »
l'infini, considéré absolument, il ne saurait y avoir aucune On voit par là que les vérités éternelles et nécessaires,
diversité actuelle; en Dieu, dans son unité absolue, les êtres qui reposent sur le principe de contradiction et où s'exprime
finis ne sont contenus que virtuellement, ou mieux « éminem- la nécessité logique, supposent une matière idéale, la repré-
ment, comme dans la source» 5. Les choses créées ne sont pas sentation dans l'entendement divin d'une diversité infinie de
en Dieu virtuellement, c'est-à-dire en puissance, comme dans possibles. Les vérités éternelles, ne pouvant se formuler en
la matière; elles ne sont pas des modifications possibles de l'absence de cette diversité idéale, n'expriment donc pas une
la substance divine, mais des possibilités que Dieu se repré- nécessité absolue, mais relative à des créatures possibles.
sente, des déterminations possibles d'une infinité où se Ainsi se résout la querelle de la création des vérités éter-
reflète seulement son être absolument infini. Les choses créées, nelles : elles n'expriment pas seulement des propriétés des
considérées dans leur essence, antérieurement à la Création, choses existantes; elles définissent le possible et l'impossible;
sont des possibles dans l'entendement divin 6. par là elles s'imposent à l'entendement de Dieu et ne dépen-
En distinguant ainsi de la puissance infinie de Dieu dent pas de sa volonté; c'est en ce sens qu'elles sont dites
l'entendement divin, lieu des possibles, Leibniz échappe au incréées. Cependant, elles ne s'imposent pas à l'intelligence
panthéisme spinoziste; il atteste que la raison des existences divine absolument, quand Dieu conçoit simplement sa propre
particulières n'est pas dans la nécessité ontologique, et il essence une et infinie; elles s'imposent à lui seulement quand
délimite en même temps le domaine de la nécessité logique. il considère, dans son entendement, une diversité infinie de
Celle-ci a son fondement dans le principe de contradiction; créatures possibles, comme autant d'imitations possibles de
or, dans l'infini absolument, il ne saurait y avoir aucune ses propres perfections. Les vérités éternelles sont incréées,
contradiction, car il n'y a aucune diversité actuelle. Mais entre mais ne sont conçues par Dieu lui-même que dans l'éventualité
les possibles, ou essences des êtres finis, qui supposent limi- de la création 9.
tation, négation, ne peut manquer d'apparaître la contradic- L'argument transcendental de l'Unique Fondement,
tion; ils ne sont pas tous compossibles. Dans l'entendement qui a souvent semblé paradoxal, s'éclaire quand il est
divin, où ils sont représentés sans être encore réalisés, les rapporté à ses antécédents leibniziens et quand on s'efforce
possibles entrent en concurrence sous la loi de contradiction, d'en préciser exactement la portée. Kant recherche quel est
qui ne leur permet pas de coexister tous dans une même le fondement de la possibilité en général. Comment y a-t-il,
combinaison 7. La loi de contradiction, d'où résultent la possi- à nos yeux, du possible et de l'impossible? Comment pou-
bilité et l'impossibilité, et qui est le principe de la nécessité vons-nous prendre à l'égard du donné le recul nécessaire pour
logique, ne s'applique qu'aux objets de l'entendement, à une y opposer nos exigences logiques, pour qu'il soit vraiment
diversité d'êtres finis, de créatures possibles, qui ne se distin- pensé? Ce qui fait l'originalité de la réponse de Kant, c'est
guent les unes des autres et ne se distinguent de l'Etre infini
que par leurs limites: « Les créatures, dit Leibniz, ont leurs fi qu'il ne requiert pas un principe transcendant de l'exigence
formelle, mais qu'il insiste particulièrement sur la nécessité
perfections de l'influence de Dieu, mais ... elles ont leurs qu'il y ait quelque chose à penser; faute de cette matière, nos

8. Monadologie, § 42.
5. Monadologie, § 38. 9. Le statut des vérités éternelles se définit pour Leibniz par comparaison
6. à Arnauld, 14 juill. 1686 (G. Phil., II 54-55). avec celui de l'espace et du temps. Cf. notre étude déjà citée, Archives de Philo-
7. cf. ci-dessus, p. 40, n. 3, et p. 43, n. 14. sophie, 1966, pp. 485-486, 489-492.
~r

78 LA THÉOLOGIE TRANSCENDENTALE L'ENTENDEMENT DIVIN ET LES POSSIBLES 79


distinctions logiques ne sauraient s'appliquer; notre pensée possibilité du monde, contenue nécessairement dans l'enten-
ne saurait s'exercer; pour que je pense, il faut qu'il existe dement divin.
quelque chose; puisque je pense, il est impossible que rien Cette considération, nous l'avons vu, n'était pas étrangère
n'existe. Mais cette existence, dira-t-on, n'est peut-être rien à la philosophie de Leibniz; mais chez lui, ce qui nous garantit
rien d'autre que la présence du monde. Cette condition, insiste que la possibilité des choses dans l'entendement divin n'est
Kant, ne suffit pas; le monde est conçu comme contingent; pas une vue purement spéculative, ce qui nous atteste que
je puis le supposer aboli, sans que soit ôtée toute possibilité l'entendement divin est le fondement réel des objets et nous
de penser, sans que soit supprimé tout pensable; il n'est donc assure de son existence actuelle, c'est qu'il n'est pas consi-
pas le fondement requis par l'exigence absolue de la pensée. déré seulement dans son contenu, en tant qu'il fournit un
Le fondement dernier de la possibilité ne peut résider que substratum à tous les objets possibles de pensée, mais encore
dans une existence nécessaire] o. en tant que s'exprime en lui l'exigence formelle qui est le
Il existe donc, conclut Kant, un être absolument néces- principe de toute vérité 1.'l. Kant néglige cet aspect de l'enten-
saire; et il s'applique à montrer qu'à cet être nécessaire dement divin; il ne tente pas d'atteindre Dieu par la réflexion
conviennent les attributs métaphysiques de la Divinité (unité, sur la vérité ou sur la forme de la connaissance, mais à partir
simplicité, immutabilité, éternité, suprême réalité) et ses attri- des conditions de la possibilité de l'existence des choses.
buts moraux, l'intelligence et la volonté; l'être nécessaire n'est C'est parce qu'il se détourne de la voie proprement réflexive
pas seulement l'être suprême; c'est un esprit, c'est un Dieu 11. que Kant ne peut saisir la valeur de l'argument ontologique
Cette démonstration s'effectue par les raisonnements de la et que sa recherche théologique aboutit, provisoirement, à une
théologie traditionnelle, appliqués ici non à prouver l'exis- impasse.
tence nécessaire, mais à montrer que l'être qui existe néces- Il est vrai que cette voie réflexive était offusquée, en
sairement est Dieu; c'est la démonstration préalable de l'exis- quelque sorte, par la mise en forme de l'argument ontolo-
tence nécessaire qui procure un objet aux concepts de la gique. Kant a pris à la lettre la requête leibnizienne : avant
théologie spéculative. Mais il importe de préciser, croyons- de conclure a priori que Dieu ou l'Etre souverainement parfait
nous, quel aspect déterminé de l'Etre absolu est exactement existe, il faut examiner s'il est possible, si son concept n'enve-
requis, dans l'argument transcendental de Kant, comme fon- loppe pas contradiction 14; et la démonstration, élaborée par
dement de tout pensable. Rappelons-nous comment, pour Leibniz, de la possibilité de cet être ne l'eût pas satisfait 15.
Malebranche, notre perception du monde extérieur a pour n a voulu, pour sa part, obtenir une détermination parfaite
condition, non l'existence réelle des corps, invisibles en du concept de l'Etre souverain; et il a dû reconnaître que de
eux-mêmes, mais la possibilité des corps, représentés en Dieu ce concept, comme de tout autre, on ne pouvajt déduire
par leurs idées, antérieurement à la Création 12. Pareillement, l'existence nécessaire de son objet. Ce moment capital de la
pour Kant, la condition et le fondement du pensable, ce n'est pensée de Kant s'exprime dans une section de la Dialectique
pas l'existence des choses contingentes, mais leur possibilité transcendentale (II 3, 2), intitulée: De l'idéal transcendental .
~
.
dans l'Etre nécessaire. Ce que montre exactement l'argument ~

de Kant, c'est que le pensable requiert pour fondement la

~I
10. Cf. ci-dessus, p. 66.
11. Unique Fond., I 3, 2 - 4, 2, pp. 93-102 (Ak. II 83-89). 13. Cf. ci-dessus, pp. 67.70.
12. MALEBRANCHE, Recherche de la Vérité, livre III, 2e p., ch. 6 (Œuvres complè- 14. Cf. ci-dessus, p. 48.
tes, I 437). 15. Cf. ci-dessus, p. 50.
r
L'OBJET SUPIŒME DE LA PENSÉE 81
80 LA THÉOLOGIE TRANSCENDENTALE

définie par l'absence de contradiction, il faut distinguer la


possibilité réelle. Il y a beaucoup de choses logiquement
2. L'objet suprême ,de la pensée possibles qui ne peuvent cependant exister, dont l'existence
est impossible, parce qu'elles sont incompatibles avec la tota-
Sous le nom d'idéal transcendental, Kant désigne, non pas lité des choses existantes : tous les possibles, disait Leibniz,
Dieu lui-même, mais l'idée de Dieu, qui se forme nécessai- ne sont pas compossibles 3. Aux yeux de Kant, la possibilité
rement dans la raison humaine, sans qu'on puisse décider, d'une chose ne peut être réellement définie qu'en fonction
par la seule raison spéculative, s'il existe réellement un objet de tous les prédicats possibles des choses en général. Un objet
qui y correspond. L'idée de Dieu ne se réduit pas à un concept défini par quelques prédicats seulement, entre lesquels
de l'entendement. Les concepts de l'entendement nous servent il n'y a pas de contradiction, n'est qu'un objet abstrait, inca-
à déterminer les phénomènes, à constituer ainsi des objets pable d'exister tel quel : ce n'est pas un possible concret.
empiriques; les idées de la raison sont des concepts transcen- Pour qu'un objet soit conçu comme possible réellement, il
dentaux, dont l'objet ne peut être donné dans l'expérience: faut qu'il soit rapporté à tous les prédicats possibles et qu'à
idée du sujet absolu, ou du moi (de l'âme), idée de la cause l'égard de chacun d'eux il soit déterminé affirmativement ou
première (de Dieu), idée du système total (du monde); l'âme, négativement: la possibilité réelle d'un objet exige sa déter-
le monde et Dieu sont des « objets hyperboliques », au-delà mination complète 4. Cette requête de Kant correspond encore
de toute intuition empirique 1. Mais, entre les idées de la au point de vue leibnlzien : les vérités nécessaires, qui n'expri-
raison, l'idée de Dieu, d'un principe suprême et absolu, se ment que des rapports logiques, entre des notions abstraites,
distingue en ce qu'elle définit un être unique et qui comprend concernent le possible en général, distingué de l'impossible;
tout dans son unité, l'individu total, par opposition à la multi- mais les possibles concrets, qui tendent à l'existence, sont des
tude des âmes individuelles, des individus particuliers, et à la essences individuelles, que Dieu aperçoit dans des notions
diversité des parties comprises dans le nl0nde, à leur totalité complètes 5.
multiple, sans individualité. C'est pourquoi l'idée de Dieu est Dans sa recherche des conditions de la possibilité réelle,
appelée un idéal, un prototype de toute réalité, au sens où Kant est ainsi conduit à une supposition transcendentale,
l'on dit que le Sage stoïcien est un idéal, c'est-à-dire un indi- celle d'un substrat idéal de tous les prédicats possibles, où
vidu qui n'existe que dans la pensée et en qui s'expriment est comprise la matière de toute possibilité, et qu'il appelle
parfaitement les exigences absolues de la raison morale 2. le complexus de toute possibilité (Inbegriff aller Moglich-
La détermination de l'idéal transcendental s'effectue keit 6). Une telle expression pourrait encore se traduire :
nécessairement dans la raison, qui est conduite à concevoir « le réceptacle de toute possibilité », ce qui évoque la XWplX
cet objet suprême par la recherche des conditions de la platonicienne; il ne serait cependant pas tout à fait exact
possibilité. A cet égard, cette section de la Dialectique trans- d'identifier avec elle l'Inbegriff kantien. Le substratum plato-
cendentale est, dans la Critique de la Raison pure, un vestige nicien, recevant la détermination des formes, donne lieu
du traité de l'Unique Fondement. Ici encore Kant souligne
que la possibilité ne trouve pas un fondement complet dans
Je seul principe de contradiction. De la possibilité logique,
3. Cf. ci-dessus, p. 40.
4. Dial. transe., Il 3, 2 : De l'idéal transcendental (Prototypon transcenden-
1. Dialectique transcendentale, liv. l, 2e et 3- sections; cf. Prolégomènes, § 45.
tale).
2. Dial. transe., liv. II, ch. 3, 1re sect. Sur l'impossibilité d'une réalisation par-
5. Cf. à Arnauld, 14 juill. 1686 (G. Phil., Il 49, 54-55).
faite du Sage stoïcien, cf. SEXTUS EMP., adv. matll., IX 133; ALEXANDRE APHROD.,
6. Dial. transe., Il 3, 2, p. 416 (Ak. III 386).
De fato, 28, avec une concession à ce sujet chez DIOGÈNE-LAiiRCE, VII 91.

6
,
82 LA THÉOLOGIE TRANSCENDENTALE L'OBJET SUPIŒME DE LA PENSÉE 83
aux apparences sensibles; d'une manière analogue, la matière interne, de la compatibilité reclproque de toutes ses perfec-
aristotélicienne, déterminée par la forme, devient une chose tions. mais en vertu de son infinité absolue, de sa puissance
sensible; or, l'intellect aristotélicien reçoit aussi les formes, infinie, antérieure à toute possibilité et à la nécessité logique,
mais à sa manière : déterminé par la forme du feu, il ne qui trouve en lui son principe. En l'absence de cette consi-
devient pas feu, mais idée ou connaissance du feu. L'intellect dération ontologique, la notion de l'être qui comprend toutes
aristotélicien est un réceptacle idéal, dont les déterminations les perfections, et à laquelle correspond l'/nbegriff, doit appa-
ne sont pas des choses réelles, mais seulement possibles; raître à Kant comme extrêmement indéterminée et incapable
en lui est contenu, comme dans l'entendement divin chez de fonder l'existence de l'Etre par soi; mais, au lieu de
Leibniz, le substrat idéal de toute possibilité 7. C'est à une remonter de cette infinité indéterminée à l'infini absolument,
pareille conception, venue de la philosophie classique, que au principe de la vérité et de l'être, il va s'appliquer à élaborer
se ramène l'Inbegriff aller Moglichkeit. le concept du substrat idéal au point de l'amener à une
Mais la nécessité de supposer ce substrat idéal comme parfai te détermination.
fondement de toute possibilité ne conduit pas ici Kant à Une première étape de cette élaboration est accomplie
estimer, comme dans l'Unique Fondement, que par là est grâce à cette remarque que le substratum idéal de toute possi-
établie l'existence nécessaire, celle d'un être existant par soi; bilité ne contient que des prédicats primitifs, car ils suffisent
on dirait qu'il a pris conscience de l'objection émise par à la possibilité des prédicats dérivés; il n'enferme donc point
Leibniz dans sa lettre à Bourguet et qu'il en a mesuré toute de prédicats négatifs, car ils sont dérivés des prédicats posi-
la portée 8. Ce n'est pas en raison de son contenu infini qu'un tifs, qui renferment la matière des déterminations négatives.
entendement, un réceptacle idéal, peut être rapporté à un « On ne peut concevoir une négation d'une manière déter-
être nécessaire; ou du moins cette considération ne suffit minée sans prendre pour fondement l'affirmation opposée.
pas: il faut encore qu'en lui se découvre une exigence abso- L'aveugle-né ne peut se faire une idée de l'obscurité, car il
lue, le principe de la vérité 9. D'autre part, l'Inbegriff, qui ne connaît pas la lumière 12. » Seuls les concepts positifs
comprend la matière de toute possibilité, est sans doute expriment des réalités; les négations désignent seulement une
exempt de contradiction interne; en cela il est comparable privation, un manque 1:>. Il résulte de cette considération,
au concept sur lequel Leibniz fondait la possibilité de l'Ens empruntée à la métaphysique traditionnelle, que le substrat
perfectissimum 10; mais cette compatibilité réciproque de transcendental de toute possibilité renferme en lui la somme
toutes les perfections, de tous les prédicats possibles dans de toute réalité (omnitudo realitatis); l'Inbegriff de toute
leur simplicité absolue, ne représente encore qu'une possi- possibilité devient un équivalent du concept de réalité totale 14.
bilité logique; elle n'équivaut pas, au regard de Kant, à une Ce concept est sans doute un concept transcendental,
détermination complète, à une possibilité réelle d'existence.
D'ailleurs, pour Leibniz lui-même, si l'existence de l'Etre sou-
12. Dial. transe., II 3, 2, pp. 416-417 (Ak. III 387).
verainement parfait peut être affirmée a priori, ce n'est pas 13. Ibid., p. 416 (Ak. III 387). Les mêmes vues étaient exposées dans
(nous l'avons précisé) 11 en raison de sa seule possibilité l'Unique Fondement, 1 3, 6, pp. 96-99 (Ak. II 86-87); elles ne vont pas à l'encontre
des résultats que Kant venait d'établir dans l'Essai pour introduire en philo-
sophie le concept des grandeurs négatives, publié la même année (1763). Dans un
sujet empirique peuvent coexister, sinon deux attributs contradictoires, du moins
7. Cf. notre ouvrage : Aristote et son école, pp. 184-185. deux forces de sens contraire; mais dans l'Etre souverainement réel, il ne peut
8. Cf. ci-dessus, p. 69. y avoir aucune contrariété d'aucune sorte; c'est pourquoi les prédicats négatifs
9. Cf. ci-dessus, pp. 67-70. des êtres finis ne peuvent être que des privations, eu égard aux attributs positifs
10. Cf. ci-dessus, p. 50. de l'Etre infini.
11. Cf. ci-dessus, pp. 72-74. 14. Dial. transe., II 3, 2, p. 417 (Ak. III 388).
,
84 LA THÉOLOGIE TRANSCENDENTALE
LA POSSIBILITÉ ET L'EXISTENCE 85
dont l'objet ne peut être donné dans aucune expenence; pour achever la détermination de l'objet suprême de la raison,
c'est une idée de la raison; mais son objet étant défini pour déterminer parfaitement le concept de l'ens realissi-
par la somme de tous les attributs positifs, il ne correspond mum : Dériver, dit-il en substance, de cet être originaire la
pas à un concept abstrait, mais à un concept parfaitement possibilité des êtres particuliers, regarder ceux-ci comme des
déterminé, celui d'un objet unique, de l'individu total, de limitations de sa suprême réalité, ce n'est pas la diviser.
qui tous les autres dérivent. Voilà pourquoi cette idée de la L'être originaire ne se ramène pas à l'agrégat des êtres dérivés,
raison mérite d'être appelée un idéal, l'idéal de la raison qui ne sont compris en lui que comme des suites; sa suprême
pure, auquel correspond l'objet suprême de la raison, qui réalité sert de fondement à la possibilité de toutes choses,
n'est pas un objet abstrait, mais l'Etre suprême, être c'est-à-dire que les possibles sont non seulement dans l'enten-
premier et originaire, en qui est comprise toute réalité. Le
dement divin comme dans un réceptacle transcendental
concept de la réalité totale (omnitudo realitatis) se convertit (Inbegriff), mais qu'ils ont dans l'unité divine leur principe
ainsi en celui de la suprême réalité, de l'être souverainement (Grund) 21. Reprenant une métaphore platonicienne, Kant
réel (ens realissimum) 15.
considère l'être premier comme l'archétype de toutes choses,
Tous les êtres particuliers, explique Kant à la suite de
l'original ou prototype dont elles ne sont que des copies
Leibniz, ne se distinguent de la réalité suprême et ne se imparfaites ou ectypes 22.
distinguent les uns des autres que par des négations. « Toutes
les choses diverses ne sont que des manières également diver- L'objet suprême de la raison, l'idéal transcendental, se
ses de limiter le concept de la suprême réalité qui est leur détermine ainsi, dans sa perfection inconditionnée, comme
substratum commun, de même (ajoute Kant) que toutes les un être unique, simple, suffisant à tout, éternel, etc ... Le
figures ne sont possibles que comme des manières diverses concept d'un tel être est celui de Dieu, conçu dans le sens
de limiter l'espace infini 16. » Ne nous laissons pas abuser, transcendental; et c'est ainsi que l'idéal de la raison pure
cependant, par cette comparaison. L'espace, qui se caractérise est l'objet d'une théologie transcendentale, c'est-à-dire non
pour Kant comme omnitudo complexus 17, ou omnipraesentia purement logique, mais cependant a priori, par opposition à
la théologie naturelle qui fait appel à l'expérience 23.
phaenomenon 18 , se distingue de l'omnitudo realitatis de la
même façon que le réceptacle platonicien se distingue de
l'intellect potentiel d'Aristote. Dans l'espace, les choses sont
séparées localement; dans l'entendement divin, les êtres parti- 3. La possibilité et l'existence
culiers ne se distinguent qu'idéalement 19, comme autant de
participations possibles, d'expressions limitées de la réalité Kant s'est donc appliqué à déterminer parfaitement, sous
suprême et infinie; représentés idéalement, par leurs raisons, le nom d'idéal de la raison pure, le concept de l'être suprême;
dans l'entendement divin, ils ne sont compris dans la subs- mais au terme de cette élaboration, après avoir montré
tance divine, dans l'être absolu et originaire, « qu'éminem-
ment, comme dans la source 20. » C'est ce que précise Kant 2l. Dial. transe., II 3, 2, p. 419 (Ak. III 390). Nous interprétons ce texte,
sans le traduire littéralement.
22. Ibid., p. 418 (Ak. III 389). Par archétype nous rendons le mot allemand
15. Ibid., pp. 417-418 (Ak. III 388). Urbild, " image originaire ", que Kant accompagne du mot grec : proto typon,
16. Ibid., p. 418 (Ak. III 389). ajouté entre parenthèses. Mais prototype n'est pas l'équivalent exact d'archétype;
17. Formule de l'Opus posthumum (Ak. XXII 78), citée par BRUNSCHVICG, Les l'archétype est un modèle idéal, un prototype transcendental, comme il est précisé
Etapes de la Philosophie mathématique, p. 263, n. 4. dans le titre de cette section (ci-dessus, p. 81, n. 4); dans le langage technolo-
18. De mundi sensibilis atque intelligibilis ... , § 22, scolie. gique, un prototype est la première réalisation empirique d'un modèle nouvelle.
19. PLOTIN, Ennéades, VI 9, 8 : où8' &rpéa't"'Y)xe: 't"o(vuv &ÀÀ~ÀCi)V 't"67t<!l. he:p6- ment conçu.
't"'Y)'t"L 8è xcxt 8LCXrpopif. 23. Ibid., p. 419 (Ak. III 390).
20. Monadologie, § 38.
,
86 LA THÉOLOGIE TRANSCENDENTALE
LA POSSIBILITÉ ET L'EXISTENCE 87

comment ce concept se forme nécessairement dans la raison, nation que l'Univers existe, parce qu'il contient le maximum
i1 ne se croit pas autorisé à en déduire l'existence de son de perfection ou de réalité compatible avec l'unité? Sans
objet. Ce concept n'est pas une notion abstraite; son objet doute; mais la parfaite détermination ne s'entend pas seule-
n'est pas un genre, mais un être, conçu comme l'individu ment en ce cas comme une détermination achevée, aboutis-
total et la suprême réalité; cependant, l'être conçu comme sant à une notion complète; elle correspond à un maximum
souverainement réel n'existe pas nécessairement et par soi; impliquant le privilège de l'unicité; c'est une détermination
la réalité suprême, la somme de toutes les perfections, est parfaite. Tout autre univers possible est une combinaison de
enveloppée dans son concept; mais l'existence n'est pas une possibles, de notions individuelles complètes, déterminées
perfection 1. Kant s'élève contre les interprètes de la philo- dans tous leurs détails; mais c'est une combinaison moins
sophie leibnizienne qui identifient l'existence avec la pleine parfaite, qui ne correspond pas à un maximum; par là elle
détermination de l'essence. Selon Baumgarten, ce qu'il y a se trouve en rivalité avec d'autres combinaisons, d'autres
de plus dans l'existence que dans la possibilité, c'est la univers possibles, d'une perfection relative équivalente à la
complète détermination interne de l'objet, en tant qu'elle y sienne; aussi n'offre-t-elle pas au choix divin, qui ne peut
achève ce qui est laissé indéterminé par les attributs inhérents être sans raison, un objet adéquat 5. Il faut considérer, en
à l'essence ou dérivés de l'essence 2; certains, comme Crusius, effet, que si l'Univers le plus parfait existe en raison de sa
voient dans les déterminations spatio-temporelles ce complé- détermination parfaite, étant constitué dans l'entendement
ment par où s'effectue le passage de la possibilité à l'exis- divin comme une combinaison unique, d'une perfection sans
tence 3. Kant interprète plus fidèlement la pensée de Leibniz rivale, il n'existe pas cependant par la seule nécessité de
en faisant remarquer après lui que les possibles non réalisés son essence, mais par la volonté de Dieu, en vertu de sa puis-
peuvent être aussi complètement déterminés dans leur essence sance éclairée par sa sagesse 6. La raison de l'existence n'est
et le détail de leur histoire que les individus existants. Les pas une raison de nécessité; l'existence d'un objet ne saurait
Adams ou les Césars possibles, qui n'ont pu trouver place se déduire absolument de son essence; et si Kant refuse para-
dans l'Univers existant, dans l'Univers le plus parfait, n'en doxalement de conclure de l'essence de l'être le plus réel
sont pas moins aperçus par Dieu dans des notions complètes: à la réalité de son existence, c'est qu'il conçoit cet être comme
dans la notion complète du Juif errant, comme dans celle l'objet suprême de la raison, certes, mais cependant comme un
d'un personnage de roman, entrent des déterminations concrè- objet. Dans son effort pour déterminer parfaitement l'exigence
tes de temps et de lieu, comprises dans l'unité d'une essence d'absolu, le concept de l'inconditionné, l'idéal de la raison
individuelle complexe; mais cette détermination achevée pure, il en vient à convertir l'absolu en objet; ce qu'il conçoit
n'équivaut pas à l'existence 4. comme l'être le plus parfait, le plus réel, ce n'est pas Dieu
dans sa transcendance absolue, mais l'objet le plus parfaite-
N'est-ce pas cependant en raison de sa parfaite détermi-
ment déterminé de l'entendement, l'équivalent de l'Univers
le meilleur possible; or cet objet, pour Leibniz lui-même,
1. Diai. transc., livre II, ch. 3, sect. 4; cf. ci-dessus, pp. 29-30.
2. Unique Fondement, I 1, 3, p. 84 (Ak. II 76). Cf. A.G. BAUMGARTEN, Meta-
n'existe pas par la seule nécessité de son essence; son exis-
physica, pars I : Ontologia, sect. 3 : Ens, § 55. tence ne peut être démontrée à partir de son concept 7.
3. Unique fond., p. 85. Cf. CHR. AUG. CRUSIUS, Entwurf der nothwendigen
Vernunft-Wahrheiten. Die Ontologie, cap. IV, § 46 : Le ubi (irgendwo) et le
Si la Dialectique transcendentale aboutit à des conclu-
quando (irgendwenn) sont les déterminations constitutives de l'existence.
4. Unique Fond., p. 85 (Ak. II 76-77). Cf. LEIBNIZ, à la princesse Sophie,
5. Cf. ci-dessus, p. 43.
31 oct. 1705 (G. Phil., VII 564) : « Le possible imaginaire participe autant que
6. Monadologie, § 55.
l'actuel de ces fondements de l'ordre, et un roman pourra être aussi bien réglé,
7. Cf. ci-dessus, pp. 44-45.
à l'égard des lieux et des temps, qu'une histoire véritable. ,.
, ,
88 LA THÉOLOGIE TRANSCENDENT ALE
LA POSSIBILITÉ ET L'EXISTENCE 89
sions négatives, c'est donc parce que dans son application l'absolu, c'est par réflexion sur l'infinité du possible, en consi-
même à définir l'objet suprême de la raison, elle laisse dérant que cette infinité, qui s'exprime notamment dans le
échapper la transcendance absolue, Dieu dans sa puissance phénomène de l'étendue, marque à notre conscience sa propre
infinie; aussi doit-elle renoncer à saisir la raison de l'existence. limitation. Si au-delà du donné je me représente indéfiniment
L'existence est considérée par Kant comnle extérieure à du possible, c'est la preuve que ma pensée ne peut embrasser
l'essence; à ce titre, elle est incompréhensible. Mais, s'il est la totalité absolue, que je suis en défaut eu égard à l'infini;
vrai que la définition d'un concept ne suppose pas l'existence mais l'infini qui me dépasse n'est pas celui qui m'apparaît
de son objet, elle suppose du moins celle du sujet qui définit, dans l'extériorité, l'infinité de l'existence possible ou de
et elle se réfère à l'existence possible de l'objet défini. La l'horizon de ma pensée; ce ne peut être que le principe absolu
possibilité, en effet (Kant le met en lumière dans l'Unique dont dépend ma pensée et auquel je me réfère pour juger
Fondement), ne se réduit pas à un rapport logique; elle ne qu'il y a du possible et de l'impossible, du contingent et
se conçoit pas sans un substratum idéal, une possibilité d'exis- du nécessaire, du vrai et du faux 10. On ne peut atteindre
tence. L'existence, si elle est incompréhensible, ne peut donc l'absolu par la seule considération de l'existence ou de sa
être cependant exclue de l'horizon de la pensée; elle en est possibilité; il y faut une réflexion qui nous renvoie au possible
le substrat idéal et renvoie à un principe absolu. La pensée logique et à l'exigence de vérité. Vérité et existence sont les
ne saurait concevoir un objet sans se référer à l'existence deux thèmes sur lesquels s'exerce la théologie transcenden-
possible; mais dans la pensée de l'existence possible ne décou- tale; mais le premier, propre à l'analyse réflexive, seul autorise
vre-t-on pas l'existence nécessaire? L'existence étant exté- l'usage du second; c'est pour l'avoir méconnu que Kant n'a pu
rieure au concept, elle ne saurait être pensée comme un apprécier entièrement la valeur de la théologie spéculative.
objet, au moyen de déterminations; elle apparaît comme le
présupposé absolu, le support nécessaire, le substratum infini
J.-J. Dortous de Mairan (voir notre édition et son Introduction : Malebranche et
de tous les objets possibles, de tous les êtres particuliers 8. le spinozisme).
Mais l'infini ainsi entendu, s'il s'impose à notre pensée par 10. Cf. notre contribution aux Entretiens d'Oberhofen, recueillis dans Dialec-
tica, vol. 15, nO 1/2 (57/58), 1961, pp. 284-286). Ces pages résument des vues que
sa présence nécessaire, n'équivaut pas cependant à l'être nous avons développées dans La Conscience et l'Etre et l'Horizon des esprits.
absolu, à la réalité infinie; l'infinité de l'existence possible
est l'horizon de notre pensée; or, l'absolu ne saurait se trouver
à l'intérieur de cet horizon; la représentation nécessaire de
l'existence possible n'équivaut pas à la pensée de l'absolu, de
l'être nécessaire 9. Si notre pensée en vient à apercevoir

8. C'est par de telles considérations que Spinoza est conduit à regarder toutes
les choses singulières, toutes les existences contingentes, comme des détermina-
tions des attributs divins, des modes ou affections de la substance, qui existe
nécessairement, qui est conçue par soi. Cf. SPINOZA, Ethique, 1 8, scoi. 1 et 2; 1 25,
coraIl.; II 45, scoi.
9. Telle est l'objection fondamentale de Malebranche au spinozisme. L'étendue
intelligible, qui représente tous les corps possibles, dans laquelle nous apercevons
tOU'l les objets sensibles, ne doit pas être confondue avec l'immensité divine, qui
est une perfection absolue de Dieu. L'étendue est une idée nécessaire, mais son
objet, la substance étendue, dont sont faits les corps, n'existe pas nécessairement.
Cf. MALEBRANCHE, Méditations chrétiennes, IX 9-10, et Correspondance avec
r

CHAPITRE VI

LA THÉOLOGIE NATURELLE E'r LA SCIENCE

Dans le traité de l'Unique Fondement, Dieu est conçu


d'abord, non comme la cause première de l'existence des
choses, mais comme le fondement de leur possibilité, le
principe des essences 1. Cette conception, de caractère plato-
nicien, se retrouve dans la définition de l'idéal de la raison
pure, conçu comme proto typon transcendentale 2; et si de ce
concept, Kant ne conclut pas, dans la Dialectique transcen-
dentale, à l'existence de l'être premier, s'il s'interdit de faire
de ce concept un usage transcendental, ce concept n'en
demeure pas moins propre au rôle qu'il lui prêtait dans la
deuxième partie de son traité de 1763, celui de réformer la
théologie naturelle, de ménager l'accord de la science et de
la théologie.

1. Science et théologie

La théologie naturelle se distingue de la théologie trans-


cendentale en ce qu'elle ne repose pas sur de purs concepts
a priori, ou sur la considération de l'existence en général;
elle prend en considération l'expérience, soit qu'elle fasse

i 1. L'Unique Fondement, 1 4, 4, p. 105 (Ak. II 91) et pass.


2. Cf. ci-dessus, pp. 80-81, 85.
" 92 LA THÉOLOGIE NATURELLE ET LA SCIENCE

appel à l'observation de la nature, à l'expérience physique,


soit qu'elle se réclame de l'expérience morale. La théologie
SCIENCE ET THÉOLOGIE

pas autant qu'il voudrait. Cet argument, précise Kant, permet


seulement de remonter à un architecte du monde, imposant
93

naturelle ne se réduit pas à la théologie physique; elle une organisation à une matière ayant déjà ses propriétés
comprend aussi la théologie morale 1. et ses lois propres, mais non à un créateur du monde, tiré
Or, la théologie physique, dans son interprétation de la par lui du néant et dépendant radicalement de lui 6. « Dieu,
nature, risque de se trouver en désaccord avec la science. à proprement parler, est considéré dans cette perspective
Elle admet, en effet, qu'il se produit des événements qui comme un maître d'œuvre nVerkmeister) et non un créateur
échappent à l'explication par les lois naturelles et qui dénotent du monde; il a certes ordonné et informé la matière, mais il
une intervention particulière de la volonté divine (ces déro- ne l'a pas produite ni créée 7. » Tel était exactement le rôle
gations aux lois générales de la nature sont désignées du nom du Démiurge, dans le Timée de Platon, et Kant fait cette
de miracles) 2; en outre, elle considère qu'il se produit dans remarque qu' « Aristote et beaucoup d'autres philosophes de
la nature des effets réguliers, mais d'une telle complexité, l'Antiquité ne faisaient découler de la Divinité que la forme
c'est-à-dire qui requièrent le concours d'une si grande variété du monde actuel, à l'exclusion de sa matière »8. Aristote,
de causes, une rencontre si improbable, que leur répétition on le sait, regardait le monde comme éternel, et avec lui de
régulière est inconcevable en l'absence d'un arrangement nombreux philosophes déclaraient la matière coéternelle à
providentiel. Ces effets n'échappent pas à l'explication par les Dieu 9. « Peut-être, ajoute Kant, est-ce seulement depuis que
lois naturelles, mais ils ne résultent pas de leur seule néces- la Révélation nous a enseigné la dépendance complète du
sité; ils ne se produiraient pas avec une telle régularité si monde à l'égard de Dieu que la philosophie a fait, de son
le jeu des lois naturelles n'était réglé par un ordre, si le cours côté, l'effort voulu pour reconnaître comme impossible sans
de la nature n'était subordonné à des fins voulues par une un créateur l'origine des éléments dont est constituée la
intelligence souveraine:l • matière brute de la nature 10. »
Sur cette considération repose une preuve de l'existence L'insuffisance de l'argument physico-théologique, c'est
de Dieu, où se résume la théologie physique : la preuve par donc qu'il ne conduit pas à reconnaître Dieu comme créateur
les causes finales, ou argument physico-théologique. De la de l'Univers; or, ce défaut résulte d'une méprise fondamentale
considération de l'ordre général de l'Univers, des harmonies sur la finalité de la nature, conçue par analogie avec l'art
de la nature, et particulièrement de la finalité qu'on observe humain 11. Dans les productions de l'art, la finalité est sura-
dans les organismes vivants, on conclut qu'il existe un être joutée aux causes naturelles, par un agencement extérieur; le
souverainement sage, auteur de l'ordonnance de l'Univers 4. résultat obtenu, l'ouvrage réalisé, ne l'aurait pas été par le
De cet argument, Kant parle toujours avec respect : ce n'est simple jeu des lois naturelles; il n'est pas un effet de la néces-
1
pas un raisonnement sophistique, présomptueux, mais spon- sité naturelle; relativement à l'ordre naturel, au cours régulier
tané, naturel, et même convaincant 5; seulement, il ne prouve de la nature, il apparaît comme contingent. La physico-
,/ théologie voit de même dans l'ordonnance de la nature, dans

1. DiaI. transe., liv. II, ch. 3. 7e sect., pp. 446-447 (Ak. III 420-421).
2. Unique Fond., 2e p., 3e considération, § 1 : Division des événements de ce 6. DiaI. transe., II 3, 6, p. 444 (Ak. III 417).
monde selon qu'ils dépendent ou non de l'ordre de la nature. 7. Unique Fond., II 5, 2, 3°, p. 143 (Ak. II 122-123).
3. Ibid., § 2 : Division des événements naturels selon qu'ils dépendent de 8. Ibid., II 6, 2, p. 145 (Ak. II 124).
l'ordre nécessaire ou de l'ordre contingent de la nature. 9. EPIPHANE, adv. haereses, 1 5 (ap. ARNIM, Stoic. veto fragm., 1 87): TI)v \)À"I)v
4. DiaI. transe., II 3, 6, p. 443 (Ak. III 416-417). cru"{Xpovov xr:t.Àùw (sc. Zénon) "0 8.:0.
5. Ibid., p. 442 (Ak. III 415). Cf. Unique Fond., II 5, 2, p. 137 (Ak. II 10. Unique Fond., p. ]45.
117-118). 11. DiaI. transe., II 3, 6, pp. 443-444 (Ak. III 417).
T
94 LA THÉOLOGIE NATURELLE ET LA SCIENCE NÉCESSITÉ NATURELLE ET SAGESSE DIVINE 95
les effets de la finalité naturelle, quelque chose de surajouté, de la possibilité réelle, élaborée par Kant dans l'Unique
de contingent, relativement aux propriétés de la matière et Fondement, doit, selon lui, apporter remède.
aux lois nécessaires du mouvement 12; elle est ainsi conduite
à considérer la sagesse divine comme une intelligen".:e super-
posée à une matière et une nécessité indépendantes d'elle; 2. Nécessité naturelle et sagesse divine
la sagesse est ainsi astreinte à tenir compte des propriétés
de la matière, ce qui est incompatible avec la souveraine Or, pour SaISIr exactement la pensée de Kant sur ce
indépendance de Dieu. « Huyghens, après avoir inventé l'hor- problème de la théologie physique, il convient d'examiner
loge à pendule, ne pouvait, en y réfléchissant, se croire sous quelle forme il s'était posé avant lui aux philosophes,
l'auteur de cet isochronisme qui en fait la perfection ... Il et à quelles tentatives ils s'étaient livrés pour le résoudre.
en irait de même, dit Kant, pour Celui qui à travers toute Kant lui.-même se réfère implicitement 1 au Timée de Platon,
la création a déployé de multiples et heureuses applications où Dieu nous est représenté comme un Démiurge i.mposant
de la pesanteur, s'il n'était lui-même le principe d'où dépend une organisation au chaos de la matière 2, et où l'Univers
cette loi. 13 » est décrit comme le résultat du concours de la nécessité et
On voit d'après cela que la théologie physique, quand de la sagesse, l'une résistant à l'autre et ne se laissant ployer,
elle subordonne le cours de la nature à une finalité conçue persuader qu'avec peine 3. Au regard de la pensée chrétienne,
par analogie avec l'art humain, quand elle regarde la sagesse une telle conception était incompatible avec la souveraineté
divine comme une intelligence superposée à la nécessité natu- divine; toutefois, dans la perspective même de la création,
relle, s'expose, pour ainsi dire, sur deux tlancs. Si, en effet, ne faut-il pas convenir que la toute-puissance divine se heurte
le mécanisme de la nature est considéré comme indépendant à des impossibilités? Il ne se peut, en effet, que la créature
de l'intelligence qui l'utilise, l'explication mécaniste acquiert ait la perfection du Créateur: « Il y a, nous explique Leibniz,
une pleine autonomie, et risque, par son développement, de une imperfection originelle dans la créature », « incapable
rendre superflue l'interprétation finaliste; chaque fois qu'un d'être sans bornes» 4. Ainsi, dans l'œuvre de la création, Dieu
ordre de faits où l'on voyait une expression de la sagesse rencontre de l'impossible: il y a pour lui du possible et de
divine est ramené à une explication causale, par le simple l'impossible, et par conséquent du nécessaire, qui ne dépen-
jeu des lois naturelles, autrement dit dès qu'un domaine de dent pas de sa volonté et s'imposent comme des conditions
la nature est conquis par l'explication scientifique, il est sous- à l'exercice de sa puissance. Certains penseurs ont voulu
trait au gouvernement de la Providence et à la compétence affranchir de ces limitations l'action divine, et ont prétendu
1
de la théologie. D'un autre côté, si les propriétés de la matière que la distinction du possible et de l'impossible, la néces-

~
et les lois naturelles sont considérées comme l'expression sité logique elle-même, dépendait de la volonté divine. Dieu
d'une nécessité indépendante, Dieu n'est plus qu'un artisan, aurait pu faire, s'il l'avait voulu, que 2 et 2 ne soient pas 4,
et la sagesse divine n'est plus souveraine. L'analogie de la ou que la fraude ne soit pas injuste. On reconnaît ici la
nature et de l'art humain, qui est à la base de la physico- doctrine de la création des vérités éternelles, proclamée par
théologie courante, met la théologie en conflit avec la science Descartes dans une lettre à Mersenne: « Les vérités mathé-
et porte atteinte à l'indépendance divine. C'est à cette
double difficulté que la conception de Dieu comme fondement 1. Cf. ci-dessus, p. 93.
2. Timée, 30 a, 53 b c.
12. Unique Fond., II 5, 2, p. 136 (Ak. II 117). 3. Ibid., 48 a, 56 c.
13. Ibid., II 8, p. 179 (Ak. II 152) . 4. LEIBNIZ, Théodicée, l, § 20; Monadologie, § 42.

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~

96 LA THÉOLOGIE NATURELLE ET LA SCIENCE NÉCESSITÉ NATURELLE ET SAGESSE DIVINE 97

matiques, lesquelles vous nommez éternelles, ont été établies interne. 8 » Les vérités éternelles, dirons-nous en conclusion,
de Dieu et en dépendent entièrement, aussi bien que tout le sont incréées; mais elles ne sont pas d'une nécessité absolue,
reste des créatures. C'est, en effet, parler de Dieu comme d'un comme celle de l'existence divine; elles ne sont nécessaires
Jupiter ou Saturne, et l'assujettir au Styx et aux Destinées, que relativement à des créatures possibles.
que de dire que ces vérités sont indépendantes de lui. 5 » Il n'est donc pas nécessaire, pour sauver la souveraineté
A vrai dire, personne ne soutient que les vérités éternelles de Dieu, de soustraire sa volonté aux nécessités de l'enten-
sont indépendantes de Dieu, mais elles n'en dépendent pas dement, à la nécessité logique ou mathématique, qui contien-
comme des créatures. Il dépend de Dieu, de sa volonté, qu'il nent son ouvrage dans les bornes du possible; mais dans quel
existe des créatures; mais s'il en existe, il ne dépend pas de rapport sa volonté peut-elle être conçue à l'égard des lois
sa volonté qu'elles n'aient pas toute la perfection du Créa- de la nature, qui lui servent de moyens pour réaliser son
teur 6; il est impossible que des êtres finis, conçus sous des ouvrage? Si Dieu, pour réaliser ses fins, doit mettre en œuvre
déterminations particulières, n'enveloppent limitation, néga- des lois qu'il n'a point faites, quelle différence y a-t-il entre
tion, et ne suscitent contradiction. L'exigence de non-contra- lui et un artisan? Aussi, certains ont-ils pensé que les lois
diction, qui rend impossible que certaines déterminations de la nature sont établies par Dieu, par un décret de sa
soient réunies en un même sujet, ou que divers sujets, intrin- volonté. « Certains Cartésiens, écrit Leibniz, pensent que les
sèquement possibles, soient compris dans un même univers, lois de la nature ont été établies par une sorte d'arbitraire nu,
est une exigence qui a son principe en Dieu, mais qui ne et sans aucune raison 9 »; c'est ainsi que Descartes entendait
trouve à s'appliquer que relativement à une diversité d'êtres l'institution non seulement des lois de la nature, mais même
finis, de créatures possibles 7. Les vérités nécessaires, dont des vérités éternelles et nécessaires. Mais, si la souveraine
l'opposé est impossible, ont donc leur principe en Dieu, mais indépendance de Dieu réclame l'arbitraire des lois de la
ne dépendent pas de sa volonté, comme les créatures; on ne nature, on peut aller plus loin encore, et demander pourquoi
saurait dire pourtant qu'il y est assujetti, car l'exigence qui Dieu ne produirait pas les choses singulières et tous les
s'y exprime a sa source en lui, dans l'unité de sa nature; événements de la nature par un simple acte de sa toute-
et c'est seulement dans l'éventualité de la création, sous la puissance, par des miracles perpétuels, sans s'astreindre à
supposition de sa volonté de créer, qu'elles s'imposent à sa agir par des voies régulières, selon des lois constantes.
volonté dans son exercice. Indépendantes de la volonté de A cette demande, la théologie rationaliste répond avec
Dieu, les vérités éternelles ne sont donc pas indépendantes Malebranche qu'il ne sied point à une volonté sage de réaliser
de sa nature, puisqu'elles ont leur source dans une exigence ses fins par des décrets particuliers, de multiplier les miracles.
absolue, mais qui ne s'exprime que relativement à une diver- Dieu s'Îlnpose d'agir par des voies uniformes et constantes,
sité de possibles représentés dans son entendement. « Il ne selon « des lois générales qu'il s'est prescrit, pour faire porter

~ faut point s'imaginer ... , dira Leibniz, que les vérités éternelles,
étant dépendantes de Dieu, sont arbitraires et dépendent de
sa volonté, comme Descartes paraît l'avoir pris ... ; (elles)
à sa conduite le caractère de ses attributs »10, pour agir
d'une manière digne de lui, selon l'immutabilité de sa nature.
D'ailleurs, ajoute Leibniz, un ouvrier montre d'autant mieux
dépendent uniquement de son entendement, et en sont l'objet son adresse qu'il rend son intervention inutile dans le fonc-
tionnement de sa machine: il y a plus de perfection dans
5. DESCARTES, à Mersenne, 15 avril 1630 (A.T., 1 145).
6. Descartes lui-même concède que Dieu n' « aurait pu faire que les créatures
ne fussent point dépendantes de lui» (au P. Mesland, 2 mai 1644, A.T., IV 119). 8. Monadologie, § 46.
Cf. ad Hyperaspistem, août 1641 (A.T., III 429). ~. à Bourguet (G. Phil., III 550) : arbitrio quodam nudo, cui nulla subsit ratio.
7. Cf. ci-dessus, pp. 76-77. 10. MALEBRANCHE, Entretiens sur la Métaphysique, VII 10; cf. Traité de la
Nature et de la Grâce, 1" Discours, 2e partie, § 37.

7
'r
98 LA THÉOLOGIE NATURELLE ET LA SCIENCE NÉCESSITÉ NATURELLE ET SAGESSE DIVINE 99
une horloge bien réglée que dans celle qu'il faut périodi- Leibniz ne se contente pas d'ailleurs de souligner que les
quement remettre à l'heure 11. Ainsi, au regard d'un esprit lois fondamentales du mouvement ne comportent pas une
réfléchi, Dieu est bien plus admirable dans l'ordonnance de nécessité absolue et géométrique, dont le contraire implique
l'Univers et la régularité de ses lois que lorsqu'il étonne un contradiction; il montre qu'avec des principes purement logi-
peuple inconstant par des prodiges 12. ques ou géométriques on ne saurait constituer une mécanique
Une fois reconnu qu'il convient à la sagesse de Dieu capable de rendre compte de la cohérence de la nature et
d'agir selon des lois uniformes et constantes, et non par des de la conservation du mouvement. Dans un ouvrage de
volontés particulières, il suffit pour sauver sa souveraine jeunesse, l'Hypothesis physica nova, il s'était livré à une telle
indépendance que ces lois soient établies par lui. Là réside tentative; il avait tenté de formuler a priori les lois fondamen-
la différence entre l'art humain, qui met en œuvre des lois tales du mouvement au moyen de pures relations spatio-
établies en dehors de lui, pour obtenir de la nature des effets temporelles, par de simples considérations de grandeur et
contingents, qu'elle n'aurait pas produits sans l'homme, et de vitesse 17; puis, il avait dû convenir finalement de son
la sagesse divine qui a institué les lois mêmes de la nature. échec. Pour rendre raison a priori des lois de la nature, il ne
Ces lois, précise Leibniz, ne sont pas nécessaires, d'une néces- suffit pas de supposer dans les corps l'étendue et le mouve-
sité logique ou géométrique, telle que le contraire implique ment (le déplacement dans l'espace) et de faire appel à des
contradiction; mais elles ne sont pas non plus arbitraires; principes logiques, relatifs au tout et à la partie; il faut
elles sont vraiment l'expression de la sagesse divine, qui se supposer aussi la force (irréductible à la quantité de mouve-
règle sur une exigence de perfection 13. Les lois établies par ment) et invoquer des principes comme ceux de la continuité,
Dieu pour régler tous les changements qui s'accomplissent de l'équivalence entre la cause et l'effet, principes dont
dans la nature, les lois primordiales du mouvement, sont, l'opposé n'implique pas contradiction, mais seulement imper-
selon Malebranche, les plus simples et les plus fécondes, fection 18; ce qui dénote que les lois fondamentales de la
celles qui sont capables de produire la plus grande variété nature ne sont pas des vérités nécessaires, mais des règles
d'effets par les voies les plus simples, c'est-à-dire au moyen établies par Dieu, des décrets de sa volonté, en conformité
du moins grand nombre de lois ].1. C'est dans l'union de ce avec sa sagesse.
maximum d'effets avec le minimum de lois que se marque Ces considérations de Leibniz sont du plus haut intérêt
principalement la sagesse divine; Dieu aurait pu remédier pour le problème qui nous occupe, et nous préparent à
à certaines imperfections particulières de l'Univers, soit en comprendre la solution que Kant veut y apporter. Leibniz
multipliant les miracles, soit en compliquant les lois; mais montre que la sagesse divine, qui s'exprime dans l'ordre de
la perfection de l'ensemble en eût été diminuée 15. Leibniz la nature, ne saurait se superposer, comme l'intelligence
reprendra ces vues de Malebranche en les précisant et en leur humaine, qui s'exerce dans les productions de l'art, à un
prêtant une rigueur mathématique 16. mécanisme indépendant d'elle 19; et s'il rejette cette concep-
1 11. à Thomasius, 19/29 déc. 1670 (G. Phil., 1 33).
tion, qui assimile la finalité de la nature à celle de l'art
humain, ce n'est pas seulement parce qu'elle est incompatible
12. Cf. MALEBRANCHE, Méditations chrétiennes, VII 22; BERKELEY, Principes de
la connaissance humaine, l, 63; KANT, Unique Fond., II 5, 1, p. 136 (Ak. II 116).
avec la souveraineté divine, autrement dit pour une raison
13. à Bourguet (G. Phil., III 550); cf. notre ouvrage : L'Univers leibnizien, théologique, mais pour une raison scientifique : c'est parce
p. 166.
14. MALEBRANCHE, Traité de la Nature et de la Grâce, 1er Dise., 1" part., § 13.
15. ID., Ibid., § 14; Méditations chrétiennes, VII 13 et 15-21. 17. Cf. L'Univers leibnizien, pp. 38-41.
16. Cf. ci-dessus, pp. 42-43, et MALEBRANCHE, à Leibniz, 14 déc. 1711, avec la 18. Ibid., pp. 137-140.
réponse de Leibniz, in G. Phil. 1 358-361, ou MALEBRA~CHE, Œuvres complètes, 19. Ibid., pp. 164-165.
XIX 812-816.
'r
100 LA THÉOLOGIE NATURELLE ET LA SCIENCE KANT ET LA COSMOLOGIE 101
que des lois nécessaires, purement géométriques, ne se prête- de la pesanteur, tous les mouvements des planètes, semblait
raient pas aux desseins de la sagesse; elles n'ont pas la conve- rendre inutile la sagesse de Dieu dans l'explication de l'ordre
nance requise pour la constitution d'un monde ordonné et céleste. Toutefois, si cette loi rendait compte de la régularité
stable; elles ne fourniraient par le moyen d'assurer, par leur des mouvements, elle laissait inexpliquée l'origine du mou-
seul fonctionnement, la conservation de l'ordre universel et vement et la disposition originelle des corps célestes; pour
des conditions indispensables à la vie. Un monde régi par le répondre à cette question, Newton invoquait le rôle de la
mécanisme géométrique ne pourrait être tiré du chaos et Providence et confiait à Dieu lui-même le soin de lancer de
préservé de la destruction que par des interventions inces- sa main les planètes après les avoir placées sur leurs orbites
santes de la volonté divine; il serait comparable à une horloge respectives 2. Kant veut aller plus loin que Newton dans la
impossible à régler. voie de l'explication mécaniste, et rendre compte, au moyen
Kant n'accepte pas les conclusions de Leibniz; il ne de la gravitation, de la formation même du système planétaire,
convient pas que les lois de la nature sont instituées par la de la disposition originelle des planètes. Pour cela, il a recours
sagesse divine; mais il convient, il fait valoir, comme Leibniz, à l'hypothèse d'une nébuleuse primitive, au sein de laquelle
que pour servir aux fins de la sagesse divine, pour se plier Je globe du soleil et les corps qui gravitent autour de lui
aux exigences de la finalité naturelle, elles ne sauraient ont pu se former spontanément, en vertu des lois mêmes qui
comporter une nécessité indépendante de la nature divine. régissent maintenant leurs mouvements. L'hypothèse de la
Les lois de la nature ne sont pas, estime Kant dans l'Unique nébuleuse, substituée au vide interplanétaire 3, permet de
Fondement, établies par la volonté divine; elles ont leur néces- se passer de l'arrangement providentiel requis par Newton;
sité propre; mais la nécessité naturelle, objet de l'entende- et l'explication purement mécaniste permet de rendre compte
ment, et la sagesse qui règle la volonté divine, ont l'une et de certaines irrégularités ou « aberrations » observables, et
l'autre leur principe dans l'essence Inême de Dieu. C'est parce qui ne sauraient se concevoir dans le cas d'une disposition
que la nécessité des lois naturelles, comme la possibilité réelle providentielle 4. Cette théorie mécaniste du Ciel élimine de la
des choses, a son fondement en Dieu, qu'elle ne peut se cosmologie la part de finalisme qui subsistait chez Newton;
trouver en désaccord avec sa sagesse 20. mais par là ne porte-t-elle pas atteinte à la gloire de Dieu?
Cette conquête de la science n'est-elle pas une défaite de la
théologie?
3. Kant et la cosmologie Kant se défend d'une telle conséquence. Cette théorie, il
en convient, se heurte au préjugé qui considère qu'il y a plus
Les vues originales 'de Kant sur le problème de la théo- d'art dans la nature qu'il n'en peut résulter simplement de
logie physique peuvent être illustrées par ses propres travaux ses lois générales 5, autrement dit à l'opinion selon laquelle
scientifiques. Kant avait publié en 1755 une Histoire univer- tout ordre, toute organisation, suppose un dessein de la
sagesse divine; comme s'il n'était pas plus admirable que
1 selle de la Nature et Théorie du Ciel, où il est traité du
système et de l'origine mécanique de l'Univers, d'après les cet ordre, cette convenance des effets, découle des lois
principes de Newton 1. Newton, en ranlenant à une loi unique, mêmes de la nature, qui ont leur principe en Dieu, sans qu'il
celle de la gravitation universelle, généralisation de la loi
2. Unique Fond., II 7, 2-3, pp. 167, 170 (Ale II, 142, 144).
3. Ibid., II S, 2, 2°, p. 141; II 7, 2, p. 171 (Ak. II 121, 145).
20. Unique Fond., I 4, 4, p. 105; II 4, 1, p. 131 (Ak. II 91-92, 112). 4. Ibid., II 7, 2, pp. 167, 169 (Ak. II 142, 143-144).
1. KANT'S gesammelte Schriften, Ak. 1 215-368. 5. Ibid., II 7, p. 163 (Ak. II 139).
-r 102 LA THÉOLOGIE NATURELLE ET LA SCIENCE LES LOIS DE LA NATURE 103
soit nécessaire de lui attribuer la sagesse d'un artisan. Ce sont nécessaire et parfait, en qui se trouve le fondement, non seule-
les lois de la nature, leur uniformité et la cohérence de leurs ment de toute existence, mais de toute possibilité 8.
effets, qui témoignent de la grandeur de Dieu, plutôt que
la disposition ingénieuse des choses; aussi la science newto-
nienne, même affranchie de vestiges providentialistes, est-elle 4. Les lois de la nature
compatible avec une théologie amendée, qui regarde Dieu
comme le fondement de la possibilité même des lois. Kant Le souci principal de Kant, dans la deuxième partie du
se défend de revenir, par son mécanisme cosmogonique, au traité de l'Unique Fondement, paraît être de sauver la théo-
mécanisme épicurien, pour qui le monde émerge du chaos par logie physique en la réformant, de résoudre le conflit de
les seules combinaisons du hasard : « L'atomisme de Démo- la science et de la théologie en écartant une conception
crite et d'Epicure, écrit-il, ne présente pas du tout, malgré anthropomorphique de la finalité naturelle, dans laquelle la
l'apparence, le même rapport que notre hypothèse scienti- sagesse divine est conçue à l'image de l'art humain, et qui
fique avec la théologie qui conclut à un auteur du monde. conduit aux abus du cause-finalisme 1. A la théologie, Kant
Dans leur système, le mouvement était éternel et privé de non seulement concède, mais il remontre vigoureusement que
principe, et le choc, source féconde de tant d'ordre, n'était les lois de la nature ne sauraient être regardées comme
qu'un hasard, un accident dénué de toute cause; pour nous, l'expression d'une nécessité indépendante de Dieu; toutefois,
c'est une loi de la nature, connue avec certitude, qui, moyen- il refuse de les considérer, avec Leibniz, comme des règles
nant une hypothèse aisément concevable, conduit nécessai- établies par la sagesse divine; il craindrait d'incliner par là
rement à l'ordre. Nous trouvons ici une condition qui déter- vers un providentialisme suspect à la pensée scientifique.
mine l'essor de la régularité et qui maintient la nature dans Entre le Théodicée de Leibniz et la réflexion théologique
les voies de la cohérence et de l'harmonie, et par là nous de Kant sont intervenues les railleries de Voltaire, dans
conduit à supposer un principe qui permette de comprendre Candide 2. La sagesse divine, estime Kant, ne serait pas souve-
la nécessité de ces rapports et de leur perfection. 6 » raine si les propriétés de la matière et les lois du mouvement
Dans l'atomisme antique, le mouvement primordial, étaient indépendantes de Dieu 3; mais la théologie porterait
comme l'attestent les reproches d'Aristote, est proprement ombrage à la science, si elle prétendait que les lois de la
sans cause et sans loi; l'origine des choses se trouve dans un nature dépendent de la volonté de Dieu comme des effets
indéterminisme soustrait à tout ordre et qui exclut toute providentiels : les lois de la nature sont à l'égard de Dieu
nature, toute détermination primitive des choses 7; rien ne
.• dans une dépendance métaphysique, mais non dans une
limite les possibilités indéfinies de la matière dans le vide dépendance morale 4; c'est-à-dire que si elles sont des suites
infini. Dans la physique newtonienne, dont se réclame Kant, de sa nature, des marques de sa perfection, elles ne sont pas
dont il invoque les principes pour dépasser Newton dans des institutions de sa volonté, et n'expriment pas, par elles-
la voie de l'explication mécaniste, la loi naturelle, la loi fonda-
mentale de la gravitation, même si elle n'est pas établie à
8. Unique Fond., II 5, 1, pp. 135-136 (Ak. II 116).
dessein, en vue de son utilisation, par la sagesse divine, 1. Unique Fond., II 5, 2, 1° et 2°, pp. 138-140 (Ak. II 118-120).
atteste, par sa régularité même, qu'elle dérive d'un Etre 2. Ibid., II 6, 4, p. 154 (Ak. II 131).
3. Ibid., II 8, p. 179 (Ak. II 151) : « Quelles bornes l'Etre absolu ne se verrait-il
pas imposer par un fonds étranger, si les possibilités elles-mêmes n'avaient leur
6. Ibid., II 7, 4, pp. 175-176 (Ak. II 148-149). fondement en lui? »
7. Cf. notre étude: Aristote et le mouvement des atomes, en appendice à notre 4. Ibid., II 2, p. 116 (Ak. II 100) : A l'égard de Dieu, toutes choses sont dans
ouvrage : L'Esvace et le Temps selon Aristote, pp. 182-189. une dépendance ou morale, ou non morale.
,
104 LA THÉOLOGIE NATURELLE ET LA SCIENCE LES LOIS DE LA NATURE 105
mêmes, un dessein providentiel. Ce n'est pas que Kant songe il s'ensuit de là que, quelle que soit l'inclinaison de la corde,
à exclure totalement la Providence divine; mais il se garde il atteindra toujours la circonférence dans le même temps 8.
d'en faire abus; pour que la sagesse divine soit vraiment Voilà donc réunies dans une figure un grand nombre
souveraine, point n'est besoin, pense-t-il, que les lois de la d'égalités remarquables. Cet accord, nous dit Kant, est vrai-
nature soient établies par Dieu, « ainsi qu'un roi établit des ment admirable, et cependant on ne saurait l'attribuer à un
lois en son royaume» 5; il suffit, à ses yeux, que leur nécessité dessein prémédité du Créateur; il est une suite nécessaire de
ait sa source dans l'unité et la souveraine perfection de la la nature de l'espace. L'étude des sections coniques, dont le
nature divine. Mais, issues d'une telle origine, les lois de la cercle est un cas particulier, offrirait une infinité d'exemples
nature sont capables par elles-mêmes de plus d'effets harmo- de même sorte. On remarque dans tous ces cas un accord
nieux qu'on ne croit d'ordinaire; la part de la finalité, conçue inattendu entre des conséquences diverses d'un même concept,
comme réalisation d'un dessein providentiel, n'est pas dans une harmonie dans les constructions dérivées d'une même
la nature aussi grande que le voudraient les cause-finaliers 6. figure, un résultat comparable à celui qui se réalise par
Afin de montrer comment des effets accordés entre eux l'unité d'une fin. De même, dans le cours de la nature,
peuvent résulter nécessairement d'une unité d'origine, sans l'harmonie des effets ne suppose pas toujours un dessein
arrangement intentionnel, Kant invoque des exemples de la sagesse divine; le concours des circonstances qui
empruntés à la géométrie. Considérons le cercle : il se rendent possible la vie sur notre planète, si admirable qu'il
définit par l'égalité des rayons; mais à cette égalité se relie soit, n'est pas un résultat contingent; ces effets concordants
nécessairement une multitude de propriétés remarquables et sont des suites variées d'une cause simple; ils se relient néces-
diverses, d'autres égalités entre des lignes, des angles, des sairement aux propriétés élémentaires de l'atmosphère terres-
surfaces, voire entre des mouvements définis en relation avec tre, notamment à l'élasticité et la pesanteur de l'air 9.
cette figure. Dans le cercle, en effet, non seulement les rayons Cette manière de résorber l'harmonie des effets dans la
sont égaux, mais les segments délimités par l'intersection nécessité des lois naturelles n'équivaut pas à l'exclusion de
de deux cordes, ou interceptés sur deux sécantes issues d'un la finalité, comme dans le mécanisme épicurien, où les lois
même point, forment des rectangles égaux; ces deux égalités même de la nature n'ont pas leur fondement dans l'unité
reposent elles-mêmes sur une autre égalité: celle des angles d'un être simple, mais n'expriment que des régularités statis-
inscrits dans un même arc 1. , tiques; à plus forte raison, les effets concordants, les harmo-
nies apparentes de la nature, ne sont-ils, dans cette doctrine,

!
A ces égalités géométriques, s'ajoutent des égalités méca-
niques. Par exemple, toutes les cordes issues du sommet d'un que des rencontres accidentelles; les organisations stables
diamètre vertical définissent des plans inclinés. Or si, pour correspondent à des états d'équilibre réalisés fortuitement
un mobile parti du sommet, la chute est d'autant plus lente parmi une infinité de combinaisons qui se font et se défont
que le plan s'écarte de la verticale, en revanche il a moins sans cesse 10. Dans son rejet de la finalité, l'épicurisme n'exclut
de distance à parcourir pour atteindre la circonférence en 1 pas seulement tout dessein, toute idée directrice, toute unité
suivant une corde oblique que s'il tombe selon la verticale; '! de fin; il n'admet pas non plus d'unité de principe; tout se
,\
fait par rencontre d'atomes en nombre infini, à partir d'une
matière dispersée à l'infini dans le vide infini.
Pour Kant, au contraire, dans le traité de l'Unique Fon-
5. DESCARTES, à Mersenne, 15 avril 1630 (A.T., 1 145).
6. Unique Fond., II 4, 2 (dernière phrase), p. 135 (Ak. II 115). 8. Ibid., p. 108 (Ak. II 94).
7. Ibid., II 1, 1, pp. 107-108 (Ak. II 93-94). 9. Ibid., II 1, 2, pp. 111-113; II 2, p. 117 (Ak. II 96-98, 101).
1 10. Cf. notre ouvrage : L'Espace et le Temps selon Aristote, pp. 197, 200-201.

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106 LA THÉOLOGIE NATURELLE ET LA SCIENCE LES LOIS DE LA NATURE 107

dement, les lois de la nature, les propriétés de la matière répond à la question : Les lois du mouvement sont-elles
et les caractères mêmes de l'espace ne sont possibles, ne nécessaires ou contingentes?
trouvent leur condition et leur fondement que dans l'unité Si l'on admet que l'existence du monde est contingente,
de l'Etre nécessaire. Les harmonies géométriques, que nous autrement dit que sa suppression peut être conçue sans que
avons relevées, dénotent que l'espace, malgré sa dispersion, soit détruite toute possibilité, on doit convenir que les lois
l'extériorité réciproque de ses parties, a une unité idéale; la de la nature et les propriétés de la matière sont elles aussi
possibilité de l'étendue et des figures géométriques a sa contingentes, et ne trouvent leur fondement que dans un
condition dans un continu idéal, qui était l'objet de l'enten- principe supérieur, dans un être nécessaire. En ce sens,
dement divin chez Leibniz, et que Kant regarde encore comme c'est-à-dire au sens réel, les lois de la nature sont contingentes
inconcevable sans l'unité d'un principe d'où dérive toute possi- et dépendent de Dieu, en tant que principe transcendental
bilité réelle 11. Pour ce qui est des propriétés de la matière, de toute possibilité.
elles sont étroitement liées aux lois du mouvement, et celles-ci Mais, en un autre sens, supposé que le monde existe,
peuvent se réduire à l'unité d'un principe, mis en lumière les propriétés de la matière et les lois du mouvement ne
par Maupertuis, le principe de la moindre action 12. Ce prin- sauraient être autres qu'elles ne sont, car elles correspondent
cipe apparaît comme une généralisation de celui auquel aux conditions de possibilité de cette matière même; autre-
Leibniz avait voulu ramener toute l'optique : « Le rayon issu ment dit, supposé la matière possible, il y aurait contradiction
d'un point lumineux se rend au point éclairé par la voie qu'elle fût régie par d'autres lois. En ce sens, les lois de la
entre toutes la plus aisée 13. }) Un tel principe peut être étendu, nature sont des lois nécessaires 1.\
en effet, à toute la physique, et s'énonce en disant que « lors- On voit que dans cette perspective les lois de la nature
qu'il arrive quelque changement dans la nature, la quantité ont des caractères de nécessité et de dépendance analogues
d'action nécessaire pour ce changement est la plus petite à ceux que nous avons reconnus aux vérités éternelles 16.
qu'il soit possible »14. Si une pareille loi régit toute la phy- Comme celles-ci, les lois de la nature ne sont pas arbitraires;
sique, c'est, dans la perspective de Leibniz, parce que seul le elles ont leur fondement dans un principe absolu; mais étant
minimum d'action correspond à une parfaite détermination; dérivées, elles ne sauraient avoir la nécessité absolue, onto-
tout écart plus ou moins grand serait une marque d'indéter- logique, du principe; leur nécessité est relative à des êtres
mination, et n'aurait aucune raison d'être. Le principe de la également dérivés, à un monde matériel possible. Quant à
moindre action, comme celui qu'il admet en optique, doit leur dépendance à l'égard de l'être absolu, ce n'est pas une
apparaître, dans la perspective de Leibniz, comme une expres- dépendance morale, mais seulement métaphysique; contrai-
sion de la sagesse divine; du point de vue de Kant, il porte rement à l'avis de Leibniz, les lois de la nature ne dépendent
seulement la trace de l'unité du principe d'où dépend la possi- pas de la volonté de Dieu, mais seulement de l'unité de
bilité des choses. son essence infinie, tout comme les vérités éternelles de la
Ce point de vue peut être éclairé par la manière dont Kant géométrie 17. Pour y trouver le fondement des lois naturelles,

11. Unique Fond., II 1, 1, pp. 109-110 (Ak. II 95-96). 15. Unique Fond., II 1, 2, p. 115 (Ak. II 99-100).
12. Ibid., II l, 2, pp. 113-114 (Ak. II 98-99). 16. Cf. ci-dessus, pp. 96-97.
13. DUTENS, Leibnitii Opera, III 145 : Lumen a puncto radiante ad punctum 17. C'est par là que l'unité et l'harmonie nécessaires qui se découvrent dans
illustrandum pervenit via omnium facillima. Cf. L'Univers leibnizien, p. 168. les figures géométriques peuvent servir d'exemple pour concevoir le principe de
14. MAUPERTUIS, Œuvres, t. IV, p. 36 (ap. GUEROULT, Dynamique et métaphy- l'unité et de la perfection dans la nature. Cf. Unique Fond., II 6, 3, 6° et 4, pp. 148,
sique leibniziennes, p. 215). 156-158 (Ak. II 127, 133-134).
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108 LA THÉOLOGIE NATURELLE ET LA SCIENCE

la théologie physique ne doit supposer en Dieu que des


attributs métaphysiques, sans invoquer cette sagesse que met
en relief l'argument physico-théologique 18; elle se réfère à
une conception de la divinité qui est propre à la théologie
transcendentale, et que l'on peut, suivant le langage de Kant,
appeler déiste 19; mais ce n'est pas une conception qui suffit
à la pensée religieuse et qui mérite le nom de théiste.
CHAPITRE VII
18. Kant, dans l'Unique Fondement, n'exclut pas la sagesse divine; mais ce
n'est pas d'elle qu'il fait découler les lois de la nature; elles découlent de l'unité
de la nature divine, c'est-à-dire de ce qui en Dieu même est le principe de la
sagesse (II 5, 2, 1°, p. 139; Ak. II 119); et c'est parce que les lois nécessaires déri- LA FINALITÉ NATURELLE ET LA THÉOLOGIE PHYSIQUE
vent du même principe que la sagesse qu'elles peuvent sans difficulté se plier
à ses fins (1 4, 4, pp. 104-105; II 4, 1, p. 131; Ak. II 91-92, 112).
19. DiaI. transe., II 3, 7, p. 446 (Ak. III 420).

1. Mécanisme et finalité

L'effort pour ramener à la nécessité des lois naturelles


et à l'unité d'un principe les effets concordants observés
autour de nous, leur convergence utile, n'exclut pas totale-
ment, aux yeux de Kant, la détermination par les fins, le rôle
de la sagesse divine. A ne considérer que la nature inorga-
nique, on aperçoit surtout des témoignages de l'unité néces-
saire qui préside à une grande variété de conséquences favo-
rables 1; mais quand on regarde le monde organique, quand
on examine la constitution des êtres vivants, on découvre
un agencement si complexe de parties diversifiées en vue
d'une fin unique, qu'on est conduit à y reconnaître la réalisa-
tion d'un dessein, d'une intention volontaire. La production
d'un organisme requiert un concours de causes dont la
réunion n'a rien de nécessaire; elle apparaît comme un
résultat contingent, c'est-à-dire dont les lois générales et
nécessaires ne suffisent pas à rendre compte 2. C'est dans
l'explication des faits de cet ordre qu'il convient de faire
appel à la sagesse divine.
Ainsi est dessinée par Kant, dans l'Unique Fondement,

1. Unique Fond., II 3, 2, p. 125 (Ak. II 107).


2. Ibid. (Ak. II 108), et II 4, 2, p. 133; II 5, 2, 2°, p. 142 (Ak. II 114, 121).

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MÉCANISME ET FINALITÉ 111


110 FINALITÉ NATURELLE ET THÉOLOGIE PHYSIQUE

la distinction qui deviendra classique dans la Critique du la disposition des matériaux est commandée par l'idée de
Jugement, celle de la finalité externe ou relative et de la la maison. D'une part, les parties réunies sont causes effi~
finalité interne 3. La première consiste dans la convenance cientes du tout; d'autre part, le tout est la raison d'être des
d'un effet naturel aux intérêts de l'homme ou des êtres parties. On distingue nettement en pareil cas la liaison des
vivants, la seconde dans la convenance des organes, des causes efficientes ou réelles (nexus effectivus), et la liaison
parties différenciées de l'être vivant, à son unité et à sa des causes finales ou iâéales (nexus finalis) 5. Ces deux enchaî-
conservation. L'usage que nous pouvons faire, le profit que nements non seulement ne se contredisent pas : ils concor-
nous pouvons tirer des propriétés naturelles des choses n'est dent; ils sont constitués des mêmes termes pris dans l'ordre
pas une preuve certaine qu'elles aient été produites pour inverse, considérées comme des moyens dans la série idéale,
notre utilité; mais nier que la conservation de l'être vivant et comme des causes dans la série réelle, celle des causes
ne soit la raison d'être de la structure de ses parties, de la efficientes 6. Mais un terme de la série idéale ne pourrait
disposition des organes, est une opinion déraisonnable. Tou- servir de moyen en vue d'une fin, ~'il n'était propre à être
tefois, reconnaître la finalité des organes, leur adaptation à cause d'un effet déterminé dans la série réelle. La finalité
la fonction, ne dispense pas de rechercher les causes effi- ne peut être qu'une utilisation du mécanisme 1, et nous
cientes de la production des organismes. comprenons comment cette utilisation est possible : c'est
parce que l'artisan est extérieur à son ouvrage et distinct de
La considération de la finalité dans les organismes vivants
la nature dont il utilise les lois 8.
pose donc un problème: comment accorder dans l'étude d'un
C'est par analogie avec l'art humain que la philosophie
objet naturel la recherche des causes efficientes, requise pour
a tenté de comprendre la finalité de la nature, en considérant
l'explication scientifique, et la considération des causes finales,
celle-ci comme l'ouvrage d'un artisan divin 9. Mais la philo-
qui s'exprime dans le jugement de finalité, le jugement téléo-
sophie d'Aristote, tout en reposant sur cette analogie, mar-
logique? Comment accorder la science et la téléologie, qui
quait la distinction fondamentale de l'art et de la nature :
sert de base à la théologie naturelle, ou plus exactement à
l'art est un principe d'organisation extérieur à l'ouvrage,
la physico-théologie ?
la nature un principe d'organisation immanent 10. Kant insiste
L'accord des causes naturelles et des causes finales, du sur cette distinction : dans une montre, observe-t-il, les
mécanisme et de la finalité, se comprend sans peine quand rouages existent les uns pour les autres, mais non les uns
on considère les ouvrages de l'art humain. La production par les autres 11; la montre est l'ouvrage d'un agent extérieur
d'une maison résulte de l'assemblage des matériaux (le bois, distinct; un organisme vivant, au contraire (Aristote l'avait
la pierre, les briques) conformément au plan de l'architecte. vigoureusement remarqué) 12, n'est produit qu'à partir d'un
On voit clairement dans ce cas comment l'idée de la maison,
la fonction qu'elle doit remplir, détermine dans l'esprit de S. Critique du Jugement. § 65, p. 192, trad. A. Philonenko (Ak. V 372-373).
l'architecte la disposition idéale des murs, des cloisons, des 6. C'est ce qu'exprime l'adage scolastique : primum in intentione, postremum
ouvertures, et comment la disposition effective des matériaux in executione, emprunté à ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, III 3, 1112 b 23-24.
7. E. GOBLOT, Traité de Logique, pp. 332-333.
conformément au plan aboutit à la réalisation de la maison 4. 8. Critique du Jugement, § 65, p. 192 (Ak. V 373).
Il est dans ce cas également certain que la maison résulte 9. PLATON, Timée, 28 a sq., et Sophiste, 265 e : Ta fLZV (jlUC1€L À€y6fL€VCX 7tOL€L-
effectivement de la réunion ordonnée des matériaux, et que C10CXL Od~ TÉ)'Y71'
10. ARISTOTE, Metaph., A3, 1070 a 7-8 : '1j fLèv oùv TÉXV1J &PX~ È:v IlÀÀCJt. '1j 8il:
(jlUC1LÇ &PX~ È:v CXÙTéj).
3. Critique du Jugement, 2e partie, 1" section, § 63. 11. Critique du Jugement, § 65, p. 193 (Ak. V 374).
4. ARISTOTE, Métaphysique, H 2, 1043 a 14-21; cf. Z 17, 1041 b 4-9. Voir notre 12. ARISTOTE, Metaph., Z 7, 1032 a 25, et pass. : Ilv8pw7toç yap IlvOpW7tOV y€W~.
ouvrage : Aristote et son école, pp. 105-108 et suiv. Cf. BONITZ, Index aristotelicus, 59 b 40-45.

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...
~ 112 FINALITÉ NATURELLE ET THÉOLOGIE PHYSIQUE LES ANTINOMIES ET L'IDÉALISME 113
organisme de même espèce, et la conservation même d'un nation mécanique, en nier l'universalité pour' faire place à un
organisme est assurée par son propre fonctionnement; l'orga- principe de détermination finaliste. Pour surmonter l'anti-
nisme a la faculté non seulement de se reproduire, mais celle nomie, pour écarter l'antagonisme des deux principes, il
de s'entretenir et de se réparer lui-même 13. On ne voit rien convient, selon Kant, de distinguer entre leurs niveaux d'appli-
de pareil dans les ouvrages de l'art; ce qui caractérise un cation; il faut se garder d'opposer à la détermination méca-
organisme vivant, un être en qui s'exprime la finalité natu- nique un principe de détermination rival. Le principe de
relle, qui peut être regardé comme une fin de la nature, c'est causalité est un principe d'explication scientifique, de déter-
qu'il est à la fois cause et effet de lui-même 14. mination des phénomènes de la nature; il sert à la consti-
L'analogie de la nature et de l'art ne suffit donc pas à tution des objets de l'expérience : c'est un principe consti-
résoudre le problème de la finalité naturelle; car, encore que tutif· Le principe de finalité doit être considéré seulement
la série des moyens et des fins ne comprenne d'autres comme un principe d'organisation de la connaissance: c'est
rapports que celle des causes et des effets, l'explication fina- un principe régulateur 16.
liste suppose un principe de détermination irréductible au
nexus causal. Ce principe, dans les productions de l'art, est
l'entendement humain, qui se représente la série causale, 2. Les antinomies et l'idéalisme
l'ordre nécessaire ou le mécanisme de la nature, à laquelle
il est supposé extérieur; mais dans la finalité naturelle, le Pour apprécier le sens et la valeur de cette solution, il
principe de détermination finaliste peut-il s'ajouter à la déter- faut se reporter à la discussion des antinomies dans la Dialec-
mination mécanique sans détruire l'unité de la nature et les tique transcendentale, et particulièrement à celle des anti-
conditions de l'explication scientifique? L'analogie de la nomies dynamiques, où le monde est regardé non sous l'aspect
nature et de l'art, sur laquelle repose l'argument physico- de la quantité ou de la qualité, du fini et de l'infini, du simple
théologique, conduit à regarder Dieu comme un artisan, ce et du composé, comme dans les antinomies mathématiques l,
qui ne saurait satisfaire la théologie, et la met en conflit mais sous le rapport de la causalité et de la nécessité. « Tout
avec la science. dans la nature est déterminé par des lois, par la liaison univer-
Cette difficulté est exposée dans la Critique du Jugement seI1e des causes et des effets », tel est le principe de l'expli-
sous la forme d'une antinomie 15 analogue à celles que soulève cation scientifique; à quoi s'oppose la revendication de la
la cosmologie rationnelle et qui sont examinées dans la pensée métaphysique: « Tout, dans l'univers, n'est pas déter-
Dialectique transcendentale. « Toute production de choses miné par des lois naturelles : il y a des effets de la liberté. »
matérielles est possible par des lois simplement mécaniques », Ainsi se présente, dans la Dialectique transcendentale 2, la
telle est la thèse supposée par toute tentative d'explication troisième antinomie, où s'exprime le conflit entre le détermi-
scientifique; mais à cette thèse s'oppose comme une antithèse nisme de la nature et la liberté de l'esprit; la quatrième anti-
la clause restrictive sur laquelle repose toute considération nomie exprime un conflit analogue entre les conditions de
téléologique : « Quelques productions de choses de cette sorte la détermination intellectuelle et l'exigence absolue de la
ne sont pas possibles par de simples lois mécaniques. » Ainsi raison: Tout effet doit, au regard de l'entendement, se ratta-
énoncée, l'antithèse paraît faire échec au principe de détermi-

13. Critique du Jugement, § 64, pp. 190-191 (Ak. V 371-372). 16. Ibid., 1re section, § 65, p. 194 (Ak. V 375).
14. Ibid., p. 190 (Ak. V 370). 1. Prolégomènes, § 53.
15. Ibid., 2e partie, 2e section, § 70. 2. Diai. transe., liv. II, ch. 2, 2e sect., pp. 348-349 sq. (Ak. III 308-309 sq.).

8
-r 114 FINALITÉ NATURELLE ET THÉOLOGIE PHYSIQUE
f
LES ANTINOMIES ET L'IDÉALISME 115
cher à une cause, et il n'est pas possible de concevoir une puisqu'il n'est qu'en tant qu'il est donné et qu'il ne peut
cause première, un être nécessaire, subsistant par soi; au jamais être donné en totalité; et comme la continuité sensible
regard de la réflexion, au contraire, l'infinité de la série des est pareillement inépuisable à l'analyse, on ne saurait décider
causes et des effets, l'impossibilité même de remonter à un a priori s'il est composé ou non d'éléments indivisibles. Toute
1

terme premier, atteste la dépendance de la série des phéno- décision à cet égard reviendrait à appliquer, dans leur oppo-
mènes à l'égard d'un principe absolu, d'un être nécessaire, sition absolue, les prédicats du fini ou de l'infini, à ce qui ne
transcendant à la série. peut être donné que cumme indéfini, aussi bien dans le sens
Les antinomies de la cosmologie rationnelle expriment de la division que dans celui de l'accroissement. Dans les anti-
donc un antagonisme entre les conditions de l'explication nomies mathématiques, dit Kant, la thèse et l'antithèse sont
scientifique et les exigences de la réflexion métaphysique 3; également fausses, ou plus exactement dénuées de sens 7.
et il est aisé de voir que le problème soulevé par la physico- Il en va autrement dans le cas des antinomies dynami-
théologie au sujet de la finalité naturelle, le conflit de la science ques, encore que le principe de la solution soit le même; mais
et de la théologie sur le terrain de la téléologie, rentre dans ici la thèse et l'antithèse peuvent être toutes deux vraies,
cet antagonisme général. Aussi la solution n'en peut-elle être celle-ci eu égard aux objets de l'expérience, qui ne sont que
clairement aperçue qu'à travers la discussion générale des des phénomènes, celle-là eu égard aux choses en soi qui leur
antinomies, qui, par le rôle qu'elle accorde aux idées de la servent de fondement. L'idéalisme transcendental, en effet,
raison, aux maximes de la réflexion métaphysique, définit la qui regarde les objets de l'expérience comme des phénomènes,
fonction et la place de la téléologie 4, en même temps qu'elle ne peut exclure la considération de la chose en soi; dès lors,
rend possible une relance de la théologie. en ce qui concerne la troisième antinomie, celle qui oppose
Or, si les antinomies sont susceptibles d'une solution le déterminisme naturel et la liberté, il est incontestable
générale, la clef doit en être demandée, selon Kant, à l'idéa- qu'on ne peut concevoir un phénomène qui ne soit rigoureu-
lisme transcendental 5, à cette théorie de la connaissance sement déterminé par ses antécédents, qui échappe au déter-
d'après laquelle les objets de l'expérience, qui nous apparais- minisme des lois naturelles; d'où il s'ensuit que la liberté ne
sent dans l'espace et dans le temps, ne sont que des phéno- saurait trouver place dans la succession des phénomènes
mènes, des apparences pour nous, et ne peuvent être regardés rigoureusement enchaînés, dans le domaine de l'expérience
comme des choses en soi, subsistant en dehors de notre externe, ni dans celui de l'expérience interne; en ce double
conscience et des conditions a priori de notre intuition domaine, on ne saurait découvrir d'action libre, ni atteindre
sensible. De ce point de vue, issu de l'Esthétique transcen-
1Il une cause première. A ne considérer que les objets de
dentale 6, les antinomies mathématiques, qui conduisent à
se demander si le monde, quant au temps et à l'espace, est fini , l'expérience, les thèses métaphysiques de la troisième et
de la quatrième antinomie ne sauraient être admises 8.
ou infini, s'il est composé d'éléments simples ou divisibles Mais les objets de l'expérience épuisent-ils la réalité? Le
à l'infini, s'évanouissent comme un faux problème : les phénomène équivaut-il à l'être? Les objets de la connais-
concepts du fini et de l'infini ne sauraient être appliqués sance, au regard de l'idéalisme transcendental, ne sau-
a priori, en vertu d'un raisonnement, au monde sensible, raient être des choses en soi; la chose en soi est, par défi-
nition, au-delà de la connaissance; mais, en considérant que
3. Ibid., 3e sect. : De l'intérêt de la raison dans ce conflit avec elle-même.
4. Ibid., Appendice à la Dialectique transcendentale, pp. 452 sq. (Ak. III 426 sq.).
les objets de la connaissance ne sont que des phénomènes,
5. Ibid., Iiv. II, ch. 2, 6e sect. : L'idéalisme transcendental comme clef de la
solution de la dialectique cosmologique. "1 7. Prolégomènes, § 52 b, 52 c.
6. Esthétique transcendentale, § 8. !
8. Ibid., § 53.
1 r
116 FINALITÉ NATURELLE ET THÉOLOGIE PHYSIQUE LES ANTINOMIES ET L'IDÉALISME 117
des apparences pour la conscience sensible, je me réfère Grâce à la distinction des phénomènes et du noumène,
nécessairement à la chose en soi, à un au-delà de la connais- la discussion des antinomies dynamiques apporte une contri-
sance. bution à la théologie. En dégageant la vérité de l'antithèse,
L'Analytique transcendentale montre qu'une connaissance elle écarte le panthéisme: Dieu ne peut être compris dans
objective n'est possible que si elle se rapporte à des phéno- la nature 12; mais la portée de l'antithèse est limitée au
mènes; mais cette restriction de la portée de la connaissance, domaine de l'expérience; par là est tenu en échec l'athéisme,
requise par la critique pour en fonder la certitude, suppose qui exclut Dieu non seulement de la nature, mais de l'être
la transcendance de l'être, un au-delà de l'objet de la connais- en générall-i. Mais le théisme n'est pas pour autant établi;
sance 9. La philosophie critique n'exclut pas la transcendance il n'est encore qu'une possibilité: Dieu est possible en dehors
de l'être, horizon de la pensée métaphysique; au contraire, de la nature; mais en dehors du champ de l'expérience, nous
elle la suppose: « Car, si les objets de l'expérience ne peuvent ne pouvons rien connaître. Toute notre connaissance, aux
être connus comme des choses en soi, ils doivent du moins termes de l'Analytique transcendentale, ne consiste que dans
pouvoir être pensés comme tels 10. » Notre connaissance ne la détermination objective, au moyen des concepts purs ou
saurait dépasser le domaine de l'expérience, s'élever du phéno- catégories de notre entendement, des impressions reçues par
mène à l'être; l'être en sa transcendance est inconnaissable. notre faculté sensible 1~.
mais il est nécessairement pensé: il est noumène 11 C'est de cette conclusion de l'Analytique transcendentale
De cette distinction entre le phénomène et l'être, entre que résulte pour Kant l'impossibilité de toute preuve spécu-
le connaissable et le pensable, il s'ensuit que si, dans les anti- lative de l'existence de Dieu. Dieu n'étant pas objet d'expé-
nomies dynamiques, les affirmations métaphysiques, ou les rience, de constatation empirique, son existence ne pourrait
thèses, sont en contradiction avec les conditions mêmes de être prouvée qu'a priori; toute preuve de l'existence de Dieu
l'expérience et les principes de la connaissance objective, elles se réfère implicitement à l'argument ontologique, qui prétend
ne sauraient pourtant être rejetées absolument; les antithèses, conclure à l'existence de Dieu, de l'objet suprême de notre
qui correspondent aux réquisits de l'entendement scientifique, pensée, sans que cet objet nous soit donné, à partir de son
regardent seulement les phénomènes, les objets de l'expé- seul concept. Or une telle connaissance n'est pas au pouvoir
rience; en leur accordant une portée absolue, la science sorti- de l'homme. Notre entendement n'est pas capable d'aper-
rait de son domaine. La liberté, la cause première, ne sauraient cevoir immédiatement un objet; l'objet doit être construit
trouver place dans le champ de l'expérience, parmi les objets par lui à partir des impressions reçues par les sens. Notre
de la connaissance empirique; mais Dieu, la liberté, s'il est entendement n'est pas une faculté d'intuition, mais de déter-
vrai qu'ils échappent aux conditions d'une connaissance mination formelle; un entendement intuitif, une faculté de
"

objective, n'en sont pas moins nécessairement pensés; leur '1.

1
connaissance qui apercevrait immédiatement l'objet sans être
concept répond à une exigence de la raison, et ils peuvent 1 préalablement impressionnée, une intuition originaire, qui ne
être en dehors de la nature, du monde de l'expérience 12. ,1
1,1
1,'
13. DiaI. transe., II, 3, 7, p. 452 (Ak. III 426) : « L'existence hors du monde
(non comme âme du monde) » ou, pour éviter toute équivoque, l'extra-mondanité,
9. Ibid., § 59. est, comme la toute-puissance, un des prédicats transcendentaux de la Divinité,
10. Critique de la R. pure, Préface de la 2e éd., p. 22 (Ak. III 17). que la discussion des antinomies a permis d'établir.
11. Analytique transcendentale, Uv. II. ch. 3 : Du fondement de la distinction 14. Ibid., p. 451 (Ak. III 425) et Appendice à la DiaI. transe. : Du but final
"1
de tous les objets en général en phénomènes et noumènes. de la dialectique naturelle de la raison humaine, p. 469 (Ak. III 444-445). Méthodo-
12. Dial. transe., Uv. II, ch. 2, ge sect., III-IV; cf. Préface de la 2e éd., pp. 23-24 logie transe., ch. 1, 2e sect., p. 509 (Ak. III 486).
(Ak. III 17-19). 15. Anal. transe., liv. l, ch. 2, 2e sect., § 22 (2 e éd.).
r 118 FINALITÉ NATURELLE ET THÉOLOGIE PHYSIQUE

serait précédée d'aucune affection, ne saurait appartenir qu'à


1,i
TÉLÉOLOGIE ET THÉOLOGIE

mer ses exigences; par là elle sollicite l'entendement à


119

Dieu 16. C'est faute d'une telle intuition que nous ne pouvons s'exercer hors de son domaine, en dehors du champ de l'expé-
connaître a priori l'existence de Dieu. rience; mais il ne peut s'affranchir cependant des principes
qui règlent son exercice; c'est ainsi qu'il est conduit à appli-
quer aux objets transcendants les mêmes déterminations
3. Téléologie et théologie qu'aux objets empiriques, et d'exclure absolument la liberté,
la cause première, qu'on lui demandait de prouver 3.
Le concept que nous formons de Dieu, de l'être suprême, Mais en dehors de cet usage transcendental, illégitime
est-il pour autant dépourvu de signification et impropre à et décevant, les idées de la raison sont susceptibles d'un autre
tout usage? Le concept de Dieu, comme celui de l'âme ou usage, qu'on pourrait appeler immanent, et sur lequel repose
celui du monde, est aux yeux de Kant une idée de la raison, la téléologie, l'étude de la finalité naturelle. La raison n'est
une notion où s'exprime l'exigence d'inconditionné qui anime pas, en effet, une faculté exclusivement dialectique, généra-
les démarches de notre pensée 1; c'est cette exigence qui nous trice de l'illusion transcendentale 4; cette illusion ne peut
porte nécessairement à concevoir, au-delà des objets déter- naître que d'un abus de cette faculté, qui a une fonction
minés par l'entendement, au moyen de relations, dans l'expé- normale dans la connaissance 5. Le rôle de la raison, animée
rience externe ou interne, des objets soustraits à toute rela- par l'exigence d'inconditionné, c'est de ramener la diversité
tivité, des objets absolus et hyperboliques, qui ne sauraient des connaissances de l'entendement à la plus haute unité 6;
être donnés dans aucune expérience 2; aussi sommes-nous ce résultat est obtenu en rangeant les lois empiriques sous
tentés de faire usage de ces concepts transcendentaux, qui des principes généraux, de telle sorte qu'elles soient reliées
n'ont point d'objets correspondants dans l'expérience, pour en un système 7. Dans cette tâche d'unification de la connais-
déterminer la transcendance de l'être, pour constituer des sance, les idées de la raison sont utilisées comme des schèmes
objets en dehors de l'intuition sensible, pour étendre notre d'organisation 7, dont la mise en œuvre s'effectue par le jeu
connaissance au-delà des phénomènes, au-delà du champ de de principes régulateurs, que l'on doit distinguer des principes
l'expérience, et parvenir à connaître ce qui peut être seule- constitutifs, de ceux qui règlent l'usage des catégories dans
ment pensé. Pareille tentative est vouée à l'échec; les idées leur application aux phénomènes en vue de la constitution des
de la raison sont des concepts transcendentaux, dans lesquels objets d'expérience R. Ces deux sortes de principes ne s'exer-
se traduit une exigence absolue; mais quand ils sont employés cent pas au même niveau; on comprend par là pourquoi le
à déterminer des objets transcendants, dans la prétention de principe de finalité ne peut se trouver en antagonisme avec
connaître des choses en soi, ils sont utilisés comme des caté- le principe de la causalité, comment se résout l'antinomie du
gories, selon les règles de l'entendement, et par là l'objet jugement téléologique.Le principe de causalité est un principe
est ramené sur le plan du relatif, converti, qu'on le veuille ou constitutif, une règle du jugement déterminant, un précepte
non, en phénomène. Dieu, la liberté, ne sauraient donc être
connus comme des objets, être prouvés par la raison spécu- 3. Préface de la 2e éd., p. 24 (Ak. III 18-19).
4. Appendice à la Dial. transe. : De l'usage régulateur des idées de la raison
lative. Celle-ci, quand elle s'efforce de démontrer les affirma- pure, pp. 452-453 (Ak. III 426-427).
tions métaphysiques, fait appel à l'entendement pour confir- 5. Ibid. : Du but final de la dialectique naturelle de la raison humaine, p. 467
(Ak. III 442).
6. Dial. transe., Introduction, II B, p. 258 (Ak. III 241).
16. Ibid., liv. II, ch. 3, pp. 223-228 (Ak. III 208-210, IV 162-165). 7. Appendice à la Dial. transe., p. 465 (Ak. III 440) « Ainsi, l'idée de la
1. Crit. de la R. pure, Préface de la 2e éd., pp. 20-21 (Ak. III 13-14). raison est l'analogue d'un schème de la sensibilité. "
2. Dial. transe., liv. l, 2e sect., p. 270 (Ak. III 254); cf. Prolégomènes, § 45. 8. Ibid., pp. 453, 468 (Ak. III 427-428, 443).

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120 FINALITÉ NATURELLE ET THÉOLOGIE PHYSIQUE TÉLÉOLOGIE ET THÉOLOGIE 121


pour l'entendement qui applique ses concepts aux données l'Univers comme si toutes les liaisons de phénomènes étaient
de l'intuition, aux phénomènes, afin de les déterminer objec- ordonnées par une raison suprême, comme s'il était l'ouvrage
tivement; le principe de finalité, au contraire, est un principe d'une intelligence souveraine, résidant hors du monde 12; mais
régulateur, une maxime 9 du jugement réfléchissant, c'est-à- de cet être souverain, dont la raison se forme nécessairement
dire un guide pour la raison, lorsqu'elle réfléchit sur les l'idée, je ne puis démontrer l'existence: c'est un être en idée,
connaissances fournies par l'entendement, sur les lois de la dont je ne puis assurer s'il est en réalité 13. La téléologie
nature, afin de s'élever à une vue systématique de l'Univers 10. suppose, certes, une idée de Dieu; elle postule une théologie,
Ces deux principes s'exercent donc à des niveaux différents, mais elle est incapable de la fonder; l'argument physico-
l'un au niveau de l'expérience et de la détermination des théologique, dans lequel se résume la théologie naturelle, ne
effets de la nature, l'autre au niveau de la réflexion sur la réussit pas mieux que la théologie transcendentale à établir
connaissance et de l'interprétation de ses résultats. La solu- la réalité de l'Etre suprême, mais elle contribue à en déter-
tion de l'antinomie du jugement téléologique, dans la Critique miner mieux encore l'idée. Au regard de la théologie transcen-
du Jugement, n'est donc pas une simple réplique de celle des dentale, l'idéal de la raison pure se définit comme prototypon
antinomies dynamiques, dans la Dialectique transcendentale. transcendentale, archétype de toute réalité, premier et
Là, la solution était demandée à la distinction des phénomènes suprême intelligible 14; au regard de la théologie physique,
et des noumènes; les thèses, incompatibles avec les conditions appuyée sur la téléologie de la nature, il se définit en outre
de l'expérience, pouvaient être regardées comme valables comme intelligence suprême et originaire, intellectus arche-
au-delà de l'expérience, dans un domaine transcendant à la typus 15. Ainsi le concept déiste, élaboré par la théologie
nature; mais c'est au sein même de la nature que doivent transcendantale, se précise, dans la théologie physique, en
s'accorder le déterminisme et la finalité. Le seul moyen un concept théiste, par où dans l'être nécessaire est intégrée
d'obtenir cet accord, sans détruire l'unité de la nature, c'est la sagesse divine; mais faute de pouvoir démontrer l'exis-
d'opposer à ses déterminations objectives, effectuées par tence d'un tel être, toute la théologie spéculative ne peut
l'entendement, l'interprétation finaliste, élaborée par la raison s'élever, dans la systématisation de notre connaissance, qu'à
réfléchissant sur la connaissance et s'efforçant de la ramener une unité problématique.
à l'unité d'un système, de la porter de la sorte à sa suprême Faut-il se résigner à cette conclusion de la Dialectique
perfection. transcendentale? Devons-nous convenir que l'argument phy-
Il faut se garder, par conséquent, d'accorder à l'interpré- sico-théologique étant, comme l'argument cosmologique,
tation téléologique de la nature la même portée objective incapable de conclure sans faire appel à l'argument ontolo-
qu'à l'explication causale : la finalité est une hypothèse qui gique, dénoncé comme sophistique, il n'y a aucune démons-
nous permet de mieux comprendre la nature, qui donne satis- tration possible de l'existence de Dieu? Ou l'argument onto-
faction à notre raison, mais qui ne saurait être rigoureu- logique peut-il être sauvé? Kant a montré que des idées de
sement prouvée I l . Il nous est permis, nous devons même, la raison on ne saurait faire un usage transcendental, nous
en vue de la perfection de notre connaissance, considérer permettant d'étendre notre connaissance au-delà du champ
de l'expérience; il a reconnu toutefois que l'exigence d'incondi-
9. Ibid., p. 465 (Ak. III 440) : « Tous les principes subjectifs, qui ne sont
pas dérivés de la nature de l'objet, mais de l'intérêt de la raison par rapport à une
12. Ibid., p. 472; cf. pp. 468, 476, 477 et pass. (Ak. III 447; 444, 452, 453).
certaine perfection possible de la connaissance de cet objet, je les appelle maximes 13. Ibid., pp. 481, 482 (Ak. III 457-458).
de la raison. II y a donc des maximes de la raison spéculative ... » 14. Cf. ci-dessus, pp. 80-81.
10. Ibid., pp. 476-477 (Ak. III 452-453) et Critique du Jugement, § 71, p. 205
15. Appendice à la Dial. transc., p. 480 (Ak. III 456-457).
(Ak. V, 389).
11. Appendice à la Dia!. transc., p. 455 (Ak. III 429-430).
122 FINALITÉ NATURELLE ET THÉOLOGIE PHYSIQUE TÉLÉOLOGIE ET THÉOLOGIE 123
tionné, qui s'exprime à travers de telles idées, est une légitime pratique ne doit pas être regardé comme un secours apporté
aspiration de notre raison dans l'ordre de la connaissance; à la métaphysique en détresse, une voie détournée pour en
ne serait-il pas possible, dès lors, de remonter à l'existence opérer le sauvetage; ce détour par la philosophie pratique
de Dieu comme à la source et à la garantie de cette exigence, équivaut à une enquête qui met en relief, par l'analyse de la
par une analyse réflexive qui retrouverait le sens de l'argu- volonté et du devoir, des rapports de la liberté et de l'obliga-
ment ontologique? Si les idées de la raison sont des concepts tion, les irnplications de l'exigence spirituelle, et qui confirme
transcendentaux qui ne suffisent par eux-mêmes à la connais- les résultats de la réflexion ontologique.
sance d'aucun objet, si du concept de l'être nécessaire il est
impossible de déduire l'existence de cet être, celle-ci ne pour-
rait-elle se découvrir par la réflexion sur la nécessité même
de ce concept, sur l'exigence qui nous oblige à la former?
L'analyse réflexive n'est pas une méthode étrangère à la
pensée de Kant; c'est elle qui, sous le nom d'analyse transcen-
dentale, lui permet de remonter de la connaissance des
objets aux conditions qui la rendent possible; mais, d'un
réquisit de la connaissance, il se garde de faire un être en soi.
Dans le fait du Cogito, il n'y a de certain que l'acte du « je
pense », qui doit pouvoir accompagner toutes mes représen-
tations 16; c'est l'unité formelle de la conscience, un ego
transcendantal, d'où l'on ne saurait tirer la réalité du moi,
du sujet de la pensée (res cogitans) 17; à plus forte raison,
dans l'exigence d'inconditionné ne saurait être contenue l'exis-
tence de l'être absolu. Dans la philosophie critique de Kant
semble s'effectuer déjà la réduction totale réclamée par
Husserl, la mise en question de toute réalité, de toute exis-
tence en soi, la suspension de toute assertion ontologique 18;
mais si une telle réserve s'impose à la critique, à la théorie
de la connaissance, peut-elle être maintenue dès qu'on s'inter-
roge sur l'action? On sait que pour Kant, les affirmations
ontologiques, interdites à la raison spéculative, seront réta-
blies, à titre de postulats, par la raison pratique; nous espé-
rons montrer que par ce détour sont récupérées des certitudes
qui s'imposent à la pensée réflexive. Le recours à la raison

16. Analytique transe., liv. 1, ch. 2, 2e sect., § 16 (2e éd.).


17. DiaI. transe., liv. II, ch. 1 (2 e éd.), pp. 308-310 et la note de la p. 311
(Ak. III 275-276).
18. HUSSERL, Méditations cartésiennes, §§ 8-11. Cf. notre ouvrage : La Conscience
et ['Etre, pp. 88-90.
CHAPITRE VIII

LA LIBERTÉ ET LA THÉOLOGIE MORALE

1. Savoir et croyance

La Dialectique transcendentale, en montrant l'impuis-


sance de la raison spéculative, n'entend pas cautionner
l'athéisme; plus généralement la critique kantienne, quand
elle dénonce les paralogismes de la psychologie rationnelle,
qui prétend saisir la nature de l'âme l, ou quand elle expose
les antinomies de la cosmologie rationnelle 2, ne tend pas à
exclure la métaphysique, mais à la réformer. Kant a écrit
les Prolégomènes à toute métaphysique future qui voudra
se présenter comme science, c'est-à-dire produire ses titres
devant la raison; car la métaphysique ne saurait disparaître;
elle correspond à une attitude naturelle de l'esprit humain;
elle cherche à donner une réponse à des questions inévitables,
non seulement parce qu'elles nous tiennent à cœur, mais
parce que l'exercice même de notre raison nous conduit néces-
sairement à les poser; ces problèmes s'appellent Dieu, la
liberté, l'immortalité 3. La critique montre que la raison, dans
son usage spéculatif, est impuissante à résoudre ces problè-
mes; les objets en question échappent à notre connaissance,
bien qu'ils répondent à l'intérêt suprême de notre raison;

1. Dialectique transcendentale, livre II, ch. 1.


2. Ibid., ch. 2.
3. Critique de la Raison pure, Introduction, III, p. 35 (Ak. III 30-31).
126 LA LIBER.TÉ ET LA THÉOLOGIE MORALE SAVOIR ET CROYANCE 127

nous sommes conduits par là à nous demander si, en dehors développements, c'est de montrer que l'exigence morale nous
de sa fonction de connaissance, la raison n'est pas susceptible assure de l'existence de Dieu et de l'immortalité de notre
d'un autre usage, par le moyen duquel quelque clarté pourrait âme, en même temps qu'elle nous atteste notre liberté. Ainsi,
être obtenue sur ces questions suprêmes. les questions qui correspondent à l'intérêt suprême de notre
En dehors de la connaissance, la raison a incontesta- raison, si elle excèdent la portée de la connaissance spécu-
blement un autre usage : elle sert à régler l'action. Elle ne lative, peuvent être éclairées par la conscience morale en tant
s'exerce pas seulement dans des activités théoriques, aboutis- que raison pratique et réflexion sur les conditions de l'action 7.
sant à dominer la diversité de l'expérience, à déterminer les Mais cette extension de nos lumières par le moyen de la
impressions sensibles en une représentation objective; elle raison pratique n'est possible que parce que la Critique a
s'applique aussi à ordonner la conduite, à déterminer les fins préalablement délimité la compétence de la raison spécu-
qui s'imposent à notre volonté; c'est là sa fonction pratique 4. lative. Dans l'idéalisme transcendental, notre connaissance
Dans cette fonction, est-elle capable d'apporter une réponse ne saurait s'étendre au-delà des phénomènes, en dehors du
aux questions suprêmes? L'intérêt de la raison, explique Kant, champ de l'expérience possible; mais l'être, transcendant au
ne se réduit pas au domaine de la connaissance; il s'étend phénomène, s'il ne peut être connu, n'en est pas moins néces-
à celui de l'action; mais il se porte plus loin encore, vers des sairement pensé. Dans cet horizon transcendant de la connais-
objets transcendants, au-delà de toute expérience théorique sance, nous ne pouvons certes déterminer aucun objet; c'est
ou pratique. L'intérêt de la raison, considéré dans toute son pourquoi Dieu, la liberté, sont proprement inconnaissables;
extension, se résume en trois questions: Que puis-je savoir? mais ceux qui les nient sont aussi téméraires que ceux qui
Que dois-je faire? Que m'est-il permis d'espérer 5 ? prétendent les démontrer 8. En déniant à la raison spéculative
La première question, purement spéculative, est résolue toute compétence dans le domaine transcendant, la Critique
par la Critique de la Raison pure; la seconde fait l'objet de repousse les prétentions du dogmatisme, mais écarte du
la Critique de la Raison pratique, qui établit les fondements même coup les contestations du scepticisme; elle laisse place
de la morale, comme la première Critique avait établi ceux de à une croyance qui, sans avoir le caractère démonstratif
la science; quant à la troisième question, doit-elle rester sans de la science, n'en est pas moins rationnellement fondée,
réponse? Ainsi semblait en juger Kant dans un distique écrit justifiable devant la raison pratique; en dénonçant l'impuis-
en 1782, un an après la publication de la Critique de la sance de la théologie transcendentale et de la théologie
Raison pure: physique, la critique a ouvert la voie à la théologie morale.
Was au! das Leben folgt, deckt tiefe Finsternis: Ce moment capital de la réflexion métaphysique est mis
Was uns zu th un gebührt, dess sind wir nur gewiss 6! en relief par Kant dans la Préface de la 2e édition de la
Critique de la Raison pure : « Après avoir, dit-il, refusé à
Certains de notre devoir, nous serions dans l'incertitude la raison spéculative tout progrès dans le champ du supra-
au sujet de notre destinée. Mais cette incertitude n'est pas, sensible, il nous reste encore à chercher si, dans sa fonction
aux yeux de Kant, radicale et définitive, car l'originalité de la pratique, elle ne fournirait pas quelques données permettant
Critique de la Raison pratique, considérée dans ses ultimes de déterminer le concept transcendant de l'inconditionné, et
de parvenir ainsi, conformément au vœu de la métaphysique,
4. Méthodologie transcendentale, ch. 2, 1er sect., pp. 540-541 (Ak. III 520).
5. Ibid, 2e sect., p. 543 (Ak. III 522-523).
6. Cité par E. BOUTROUX, La philosophie de Kant, p. 282, et qui peut se tra- 7. Critique de la Raison pratique, 1re partie, liv. II, ch. 2, III-IX.
duire: 8. Méthodologie transcendentale, ch. 1, 2e sect., p. 509 (Ak. III 486).
Ce qui suit cette vie? Obscurité profonde;
Quel est notre devoir, cela seul est certain.
128 LA LIBERTÉ ET LA THÉOLOGIE MORALE L'AUTONOMIE MORALE ET LA LIBERTÉ 129
à des conclusions a priori qui dépassent toute expenence
possible, mais ne sont possibles que du point de vue pratique. 2. L~autonomie morale et la liberté
Au cours d'un tel procédé, la raison spéculative nous a
du moins réservé place pour une pareille extension, bien
Dans la discussion de la troisième antinomie, la liberté
qu'elle ait dû laisser cette place vide; il nous est donc loisible
est conçue par opposition à la nécessité naturelle, au déter-
de la remplir, et la raison même nous invite à le faire, si nous
minisme des lois physiques : une cause libre est celle qui
le pouvons, au moyen de ses données pratiques \1. » Considé-
produit son effet sans aucune détermination extérieure; c'est
rations résumées dans cette formule célèbre: « J'ai donc dû
une causalité de cette sorte qu'on attribue à la volonté quand
ôter le savoir, pour laisser place à la foi 10 » : non pas la
on la déclare libre. La liberté ainsi en tcndue est un attribut
foi religieuse, théologale, mais la foi morale, la croyance
de la volonté, un caractère proprc de la causalité de l'être
pratique, requise pour l'action, mais qui est encore une
raisonnable; mais un tel caractère ne peut lui être attribué
démarche de la raison. Car, aux yeux de Kant, l'obstacle aux
en tant qu'il est un sujet empirique, compris dans la nature,
croyances sur lesquelles repose la morale, la source de l'incré-
mais seulement en tant qu'il est considéré hors de la nature,
dulité qui menace les mœurs, réside dans le dogmatisme méta-
comme un être en soi; la liberté ainsi conçue doit être
physique, qui prétend prouver ce qui dépasse toute preuve,
appelée liberté transcendentale 1. Or si, de ce point de vue,
et par là prête le flanc aux assauts du scepticisme 11.
une telle liberté peut être attribuée sans contradiction à l'être
Mais comment une affirmation qui n'est pas démontrable raisonnable, si l'affirmation de notre liberté est possible au
peut-elle faire l'objet d'une croyance rationnelle, être justifiée regard de la raison spéculative, elle n'est pas pour autant
au regard de la raison pratique? En l'absence de preuve fondée; si elle peut trouver sa justification, ce n'est que dans
spéculative, en quoi peut consister une preuve morale de la raison pratique.
l'existence de Dieu? L'existence de Dieu, la liberté, l'immor-
Comment obtenir cette justification? On ne saurait y
talité sont, au regard de Kant, des postulats de la raison
parvenir si notre concept de la liberté se réduisait à l'aspect
pratique; que signifie cette dénomination, et quelle justifi-
négatif que nous avons considéré jusqu'ici. Si la liberté se
cation rationnelle peut être apportée à ces croyances? Pour
définit seulement par l'absence de toute détermination ou de
répondre à ces questions, il convient d'examiner en premier
loi, elle apparaît comme une chose nulle (ein Unding) 2. Mais
lieu le problème de la liberté. C'est en considérant comment
la réflexion sur l'action volontaire, la réflexion pratique, nous
la liberté se découvre à notre réflexion sur le devoir que nous
découvre une notion positive de la liberté. La causalité libre
arriverons à comprendre comment une pareille réflexion nous
ne se définit pas seulement par l'absence de détermination
assure également de l'existence de Dieu.
extérieure; la volonté, dans la mesure où elle s'affranchit
des influences empiriques, des inclinations naturelles, échappe
à l'inconstance des affections de la vie sensible et manifeste
une rectitude où s'exprime l'exigence de la raison. La volonté
libre n'est donc pas exempte de toute loi; dans la mesure où

1. Dialectique transcendentale, livre II, ch. 2, ge section, III, p. 395 (Ak. III
9. Critique de la Raison pure, Préface de la 2e édition, pp. 20-21 (Ak. III 14). 364) et Critique de la Raison pratique, livre l, Examen critique de l'Analy-
10. Ibid., p. 24 (Ak. III 19) : Ich rnusste also das Wissen aufheben, urn tique ... , trad. Picavet-Alquié, p. 103 (Ak. V 96-97).
zurn Glauben Platz zu bekommen. 2. Fondements de la Métaphysique des Mœurs, 3e section, trad. V. Delbos,
11. Ibid., pp. 24-26 (Ak. III 19-21). p. 179 (Ak. IV 446).

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130 LA LIBERTÉ ET LA THÉOLOGIE MORALE
L'AUTONOMIE MORALE ET LA LIBERTÉ 131
elle est soustraite au déterminisme des lois naturelles, elle
liberté ne se définit pas par l'anomie, l'indépendance à l'égard
se conforme à la loi rationnelle qui se découvre à la réflexion
de toute loi, mais par l'autonomie, c'est-à-dire la conformité
de l'être raisonnable. Cette opposition entre le déterminisme
à la loi rationnelle, à l'idéal que l'être raisonnable trouve en
de la nature et la détermination rationnelle s'exprime dans
lui-même, par sa propre réHexion, à la loi qu'il se donne
cette remarque de Kant: « Toute chose dans la nature agit
lui-mêlne. Le concept purement négatif de la liberté transcen-
d'après des lois; il n'y a que l'être raisonnable qui ait la
dentale sc définit positivement dans celui de l'autonomie
faculté d'agir d'après la représentation de lois, c'est-à-dire
morale. Dans l'autonomie morale, la liberté coïncide avec la
d'après des principes, en d'autres termes qui ait une
loi: une volonté libre et une volonté soumise à la loi morale
volonté 3. » La volonté est, en effet, cette faculté propre à sont une seule et même chose ".
l'être raisonnable de se déterminer soi-même à agir en confor-
mité avec des lois représentées à sa pensée. Les êtres non Ce concept po~itif de la liberté, définie comme autonomie
raisonnables, les choses, sont déterminés de l'extérieur par morale, est indispensable en vue de justifier l'affirmation de
des causes, suivant des lois auxquelles ils sont aveuglément la liberté transcendcntalc, de la liberté conçue comme
soumis, auxquelles ils se conforment nécessairement, parce attribut de la volon té de l'être raisonnable en général; mais
qu'ils les ignorent (<< L'univers n'en sait rien », disait Pascal 4); il n'y suffit pas par lui-même. La liberté qui coïncide avec
l'être raisonnable se détermine de l'intérieur par des motifs, la loi dans l'autonomie morale est, en effet, pour l'être raison-
suivant des lois auxquelles il se conforme d'autant mieux nable un idéal; elle correspond à la perfection de la volonté
qu'il les connaît et les comprend davantage, qu'il en saisit les raisonnable et apparaît comme le privilège du sage : est-il
raisons, qu'il y reconnaît des exigences rationnelles: ce qu'on au pouvoir de chacun de nous d'y accéder? L'affirmation de
peut exprimer en disant que les causes naturelles agissent la liberté comme attribut de notre volonté ne peut se tirer
sur les choses en vertu de leur force, tandis que les motifs de la seule analyse de l'idée ou notion idéale de l'autonomie.
ne déterminent la volonté qu'en raison de leur valeur. Pour autoriser cette affirmation, il faut d'abord que l'idéal
d'autonomie soit regardé comme une obligation, que l'affran-
Or, l'être raisonnable, en tant qu'il est compris dans la
chissement de la volonté à l'égard des influences empiriques
nature, est soumis à des influences empiriques; sa volonté est
n'apparaisse pas seulement à l'être raisonnable comme un
assujettie aux inclinations de la sensibilité; il subit l'action
idéal, mais s'impose à lui comme un impératif absolu. Or l'obli-
des causes extérieures; mais, par sa réflexion, il conçoit l'idéal
gation n'est pas plus impliquée dans l'idéal d'autonomie que la
d'une volonté complètement affranchie des déterminations
liberté transcendentale elle-même 6. Dans l'autonomie parfaite,
extérieures, et se déterminant suivant une pure exigence
la volonté s'accorde spontanément avec la loi; celle-ci est
rationnelle; dans cette notion idéale, la liberté, conçue comme
l'expression d'un ordre rationnel, mais ne se traduit pas par
indépendance absolue à l'égard des causes naturelles, coïncide
un commandement; la loi ne devient obligation, l'ordre n'est
avec la parfaite détermination rationnelle. Une volonté libre,
impératif, que pour une volonté en défaut relativement à
c'est-à-dire parfaitement affranchie des influences empiriques,
l'idéal d'autonomie 7; telle est, en général, la volonté de l'être
se conforme spontanément à la loi morale, aux exigences de
la raison. Nous obtenons ainsi un concept positif de la liberté, S. Fond. Métaph. des mœurs, 3' sect., p. 180 (Ak. IV 447).
par opposition au concept purement négatif de la liberté 6. Ibid., 2' sect., p. 170 (Ak. IV 440) : Que le principe d'autonomie soit une
règle pour la volonté de l'être raisonnable, et « que cette règle pratique soit un
transcendentale : c'est le concept de la liberté morale. Cette impératif .... cela n~ se pCIJt démontrer par la seule analyse des concepts qui y
sont impliqués, car c'est là une proposition synthétique ».
3. Ibid., 2' sect., p. 122 (Ak. IV 412). )
7. Ibid., p. 169 (Ak. IV 439) : « La volonté dont les maximes s'accordent néces-
4. PASCAL, Pensées, section VI, nO 347 Brunschvicg. ~ 1 sairement avec les lois de l'autonomie est une volonté sainte, absolument bonne.
f! La dépendance d'une volonté qui n'est pas absolument bonne à l'égard du principe
132 LA LIBERTÉ ET LA THÉOLOGIE MORALE L'AUTONOMIE MORALE ET LA LIBERTÉ 133
raisonnable, soumise à des influences empiriques, et c'est à Or, SI Je reconnais dans la loi morale une autorité qui
une telle volonté que nous nous demandons si l'on peut m'oblige, si je me sens astreint au devoir, je ne puis faire
attribuer la liberté. autrement que de me supposer libre; l'obligation n'aurait pas
La liberté qui coïncide avec la loi dans l'idéal d'autonomie de sens, je ne pourrais concevoir ma volonté comme sujette
est définie dans un concept transcendental (une idée de la de la loi morale, si ma volonté n'était pas libre, s'il ne
raison) qui, même s'il suppose le concept de la liberté trans- dépendait pas de moi de remplir l'exigence de la loi. C'est
cendentale, ne peut garantir qu'elle soit un attribut de la dans cette relation de la volonté en général à la loi (et non
volonté de l'être raisonnable en général. Pour obtenir cette dans l'idée seulement de la loi, dans l'idéal d'autonomie) que
certitude, il faut considérer l'idéal d'autonomie, non seule- nous découvrons la raison qui nous oblige à affirmer notre
ment en lui-même, mais dans son rapport avec la volonté en liberté. Tel est le sens de la célèbre formule: tu dois, donc
tu peux JO.
général, car c'est dans ce rapport seulement que la liberté
se caractérise comme un pouvoir attribué à la volonté, en C'est en ce sens que l'affirmation de la liberté est un
même temps que la loi s'exprime comme un devoir. La liberté postulat de la raison pratique 11; mais si la liberté affirmée
et la loi qui, dans l'idéal d'autonomie, coïncident, au niveau à ce titre suffit à l'agent moral pour que l'obligation ait un
de l'activité volontaire se distinguent, tout en restant des sens, en va-t-il de même pour le philosophe critique, qui veut
corrélatifs; c'est-à-dire qu'ils renvoient l'un à l'autre, que le rendre compte de l'obligation, s'expliquer le factum rationis,
devoir, en réclamant notre obéissance, nous atteste notre qui se demande comment est possible un iInpératif catégo-
liberté, et que réciproquement la liberté est en nous le rique 12, une exigence s'imposant inconditionnellement à la
principe même du devoir. volonté? Dans cette enquête, la liberté, qui était aperçue
Cette liaison réciproque de la liberté et du devoir ne jusqu'ici à travers le devoir, considéré comme la ratio cognos-
laisse pas de soulever une grave difficulté; elle semble cendi de la liberté, est regardée par Kant comme la condition
recouvrir un cercle vicieux 8, que Kant s'efforce de résoudre, primitive, la ratio essendi de l'obligation morale 13; il faut
mais où se traduit l'ambiguïté ontologique de notre condition donc qu'elle puisse être saisie d'une manière plus directe,
d'être raisonnable. Seul l'être raisonnable est capable de autrement que comme un postulat de l'obligation, un présup-
concevoir l'idéal d'autonomie, et dans notre condition empi- posé rétrospectif de ce qui est en question. Or, il est aisé de
rique, où la volonté est soumise à des influences sensibles, faire voir que la liberté de l'être raisonnable doit être
cet idéal nous apparaît comme une obligation; la loi morale supposée non seulement pour que soit possible l'accomplis-
s'oppose dans notre conscience à toutes les inclinations, à sement de la loi morale, pour que l'idéal d'autonomie ne soit
toutes les données sensibles, comme l'expression d'une pas une chimère, mais plus simplement pour que la volonté
exigence rationnelle; elle est irréductible à l'ordre des faits puisse s'exercer. Dans l'idée d'autonomie est comprise celle
(Tatsachen); elle est une production de la raison (Faktum d'une volonté indépendante de toute détermination empi-
der V ernunft) 9.
rique; or, SI Je ne suppose pas en ma volonté une pareille
indépendance, ou du moins un pouvoir d'affranchissement,
de l'autonomie (la sujétion morale), c'est l'obligation. L'obligation ne peut donc
se rapporter à un être saint. » Cf. pp. 122-124 (Ak. IV 412-414) et Critique de la 10.« Du kannst, denn du soUst ,., formule qui résume les déclarations fort
Raison pratique, l'" partie, livre l, ch. l, § 7, Corollaire, Scolie, pp. 32-33 nettes de la Critique de la Raison pratique, 1 l, l, § 6, Scolie, p. 30 (Ak. V 30)
(Ak. V 32). et II, Méthodologie de la Raison pure pratique, p. 169 (Ak. V 159).
8. Fond. Métaph. des mœurs, 3e sect., p. 187 (Ak. IV 450). 11. Crit. de la R. pratique, 1re partie, liv. II, ch. 2, VI, p. 142 (Ak. V 132).
9. Critique de la Raison pratique, 1re partie, livre l, ch. 1, § 7, Scolie, p. 31 12. Fond. Métaph. des mœurs, 3' sect., p. 193 (Ak. IV 453).
(Ak. V 31). 13. Crit. R. prat., Préface, p. 2, D. 2 (Ak. V 4).
.,

134 LA LIBERTÉ ET LA THÉOLOGIE MORALE LE MONDE INTELLIGIBLE ET LA THÉOLOGIE 135

non seulement l'idéal moral m'est inaccessible et l'obligation pèse, ou qui, plus exactement, les évalue, et leur confère un
n'a pour moi plus de sens, mais il m'est impossible d'agir poids correspondant à leur valeur au regard de la raison.
en être raisonnable, de délibérer avant d'agir, autrement dit L'être raisonnable, capable de concevoir l'idéal d'autonomie
d'agir volontairement. A quoi bon délibérer, comparer des rationnelle, capable de se conduire selon la loi morale, n'est
motifs, estimer des valeurs, si mon choix est déterminé pas compris tout entier dans le monde sensible, dans le
d'avance par des influences extérieures, s'il ne dépend pas monde des phénomènes; par sa volonté, il a conscience
de ma réflexion et de mon jugement? Si je ne me suppose d'appartenir à un monde intelligible, soustrait à sa connais-
point libre, je m'anéantis moi-même en tant qu'être raison- sance, mais dont il est cependant capable de se former une
nable, doué de volonté; je retombe au rang de chose. C'est idée, à l'aide de la raison pratique 15.
ce que Kant exprime en disant que l'être raisonnable ne peut
agir que « sous l'idée de la liberté »; sa volonté ne peut
s'exercer sans qu'il s'attribue tous les pouvoirs et se recon- 3. Le mon.de intelligible ct la théologie
naisse tous les devoirs qui sont impliqués dans cette idée 14.
L'affirmation de la liberté, si elle ne peut être démontrée, L'expression de monde intelligible est empruntée au plato-
établie par la raison spéculative, n'en est pas moins rationnel- nisme, mais elle est prise par Kant en un sens différent. Le
lement fondée dans une exigence de la raison pratique, sans monde intelligible de Platon est l'objet de la science, de la
se réduire pour autant à un postulat rétrospectif; la suppo- connaissance intellectuelle, par opposition à la connaissance
sition de la liberté n'est pas requise seulement afin de remplir sensible et à l'opinion; il est constitué d'Idées, d'essences
l'idéal de la volonté raisonnable et pour que l'obligation intelligibles, parfaitement connaissables; pour Kant, seuls
morale ait un sens; elle est la condition immédiate de l'agir; les phénomènes peuvent fournir un objet à la connaissance;
elle est impliquée dans la conscience même du « je veux ». le monde intelligible répond à une idée de la raison, dont
Mais cette supposition transcendentale, indispensable à l'objet ne saurait être donné dans aucune expérience, mais
ma volonté pour agir, me serait interdite si la critique ne qui nous sert à ordonner notre action. Si nous voulons faire
m'avait appris que la réalité ne se réduit pas FlU phénomène, usage de cette idée pour déterminer des objets dans la trans-
et que la liberté, exclue du champ de l'expérience, aussi bien cendance de l'être, pour nous représenter des choses en soi,
de l'expérience intérieure que de l'expérience externe, pouvait nous ne réussissons pas à étendre par là notre connaissance;
trouver place dans la transcendance de l'être. S'il m'est le monde intelligible, tel qu'il est conçu par la raison, ne peut
permis de m'attribuer la liberté, c'est en tant que je reconnais être tiré de sa transcendance et demeure pour nous inconnais-
une transcendance dans laquelle les phénomènes trouvent leur sable 1; mais il ne nous est pas radicalement étranger; nous
fondement; ainsi je puis concevoir que mes volitions, qui y sommes reliés par notre volonté libre, enracinée dans la
s'exercent dans la vie empirique, qui s'appliquent à des phé- transcendance.
nomènes, et dont les effets sont compris dans le cours de la Quelle est donc cette idée du monde intelligible, à laquelle
nature, ont leur principe dans une activité transcendante aux est spontanément conduite notre raison dans sa fonction
phénomènes, aux affections sensibles qui interviennent dans pratique? Elle découle naturellement de l'idéal d'autonomie,
la délibération: au-delà des données empiriques, susceptibles dès que celui-ci est considéré en relation avec la volonté en
de fournir des motifs, il y a l'activité du jugement qui les
15. Ibid., pp. 187-189 (Ak. IV 450-451) et CrU. R. prat., Examen critique de
l'Analytique .... pp. 100 sq. (Ak. V 94).
14. Fond. Métaph. des mœurs, 3e sect., pp. 182-184 (Ale IV 447-448). 1. Cf. Prolégomènes à toute métaphysique future, § 59.
136 LA LIBERTÉ ET LA THÉOLOGIE MORALE LE MONDE INTELLIGIBLE ET LA THÉOLOGIE 137

général, relation dans laquelle se découvrent simultanément en personne. Un tel concept, compris dans l'idée du monde
le devoir et le pouvoir, l'obligation et la liberté. Dans cette intelligible, ne saurait, pas plus que les autres concepts trans-
relation, je me saisis comme agent libre, sujet de la loi cendentaux, nous procurer une connaissance; il n'implique
morale, une loi qui m'oblige, mais que l'être raisonnable pas par lui-même l'existence de son objet; mais, comme les
trouve en lui-même, et grâce à laquelle la volonté de chacun autres idées de la raison, il est susceptible d'un usage régu-
peut s'accorder, sans contrainte extérieure, avec la volonté lateur; il permet de couronner la théologie physique, qui
de tous. Tous les êtres raisonnables, également sujets de la repose sur la téléologie de la nature, par une théologie morale.
loi morale, peuvent ainsi être considérés comme concitoyens Mais, au regard de celle-ci, l'existence de Dieu doit-elle
dans une république idéale, où chacun, par sa volonté auto- demeurer problématique? Dieu et le monde intelligible nous
nome, est législateur en même temps que sujet, et où est sont-ils définitivement inaccessibles?
garantie, avec la liberté, l'égale dignité des personnes raison- Si nous ne pouvons atteindre à la connaissance du monde
nables, qui se regardent réciproquement comme des fins. intelligible, du moins ne nous est-il pas étranger; par la
A l'idée d'autonomie se relie donc celle d'un règne des fins, réflexion pratique, qui nous autorise à affirmer notre liberté,
c'est-à-dire la liaison systématique de tous les êtres raison- nous y sommes introduits et y retrouvons notre patrie. En
nables sous des lois communes, et sous l'autorité d'un être tant qu'êtres raisonnables, par notre volonté libre, nous
souverainement raisonnable, de qui la volonté, soustraite à appartenons à un monde intelligible, et c'est par là qu'un
toute condition empirique, s'accorde spontanément avec la impératif catégorique est possible. Si l'autonomie est pour
loi : volonté sainte, pour qui la loi n'est pas une obligation et nous une obligation, la liberté un devoir, si l'être raisonnable
qui n'est à aucun égard sujette, de sorte que dans le règne peut se donner à lui-même une loi qui l'oblige, se commander
des fins cet être souverain, à la différence des autres citoyens, à lui-même, c'est que sa nature est double, et que, engagé
est seulement législateur et occupe le rang de chef 2. Dieu dans la vie sensible, il est néanmoins d'origine transcen-
est ainsi conçu comme souverain du monde intelligible, qui dante 5. C'est grâce à ce langage dualiste que Kant peut
n'est pas, pour Kant, une hiérarchie d'essences, mais, comme montrer dans la nature même de l'être raisonnable, sans
dans le néoplatonisme, le concert des intelligences, la société supposer explicitement l'existence de Dieu, le fondement de
des êtres raisonnables, la cité divine des esprits, en un mot toute obligation en général 6; mais le langage dualiste ne doit
le règne des fins:>. pas nous dissimuler la transcendance. Puisque la loi morale
Voilà l'idée que la raison pratique livre à la théologie n'exige rien d'autre que l'autonomie, puisqu'elle me demande
morale. Elle enrichit le concept de Dieu élaboré par la théo- seulement d'être libre, d'affranchir ma volonté des inclina-
logie transcendentale et la théologie physique : Dieu n'est tions sensibles, le principe qui m'oblige, explique Kant, n'est
pas seulement conçu comme l'objet suprême de la raison, autre que ma volonté même, en tant qu'acte transcendental
l'ens reallissimum, ou comme la suprême intelligence (intel- irréductible à tout donné empirique 1; mais si la volonté pure
lectus archetypus) 4, mais comme l'être souverainement rai- peut ainsi commander aux appétits, c'est qu'en elle s'exprime
sonnable, en qui la loi morale a sa source et sa réalisation
parfaite; il est un sujet absolu, une volonté sainte, le Bien 5. Fond. Métaph. des mœurs, 3e sect., pp. 193-194 (Ak. IV 453-454).
6. Critique de la Raison pratique, 1re partie, liv. II, ch. 2, V, p. 135 (Ak. V,
2. Fond. Métaph. des mœurs, 2' sect., pp. 157-160 (Ak. IV 432-434). 125-126) : « II ne faut pas entendre non plus par là qu'il soit nécessaire d'admettre
3. Ibid., p. 167 (Ak. IV 438) : « Or, c'est de cette façon qu'un monde d'êtres l'existence de Dieu comme fondement de toute obligation en général (car ce fon-
raisonnables (mundus intelligibilis) en tant que règne des fins est possible, et cela dement repose, comme cela a été suffisamment démontré, exclusivement sur
par la législation propre de toutes les personnes en tant que membres. » l'autonomie de la raison même) ».
4. Cf. ci-dessus, p. 121. 7. Fond. Métaph. des mœurs, 3e sect., pp. 195-196 (Ak. IV 454-455).

J
138 LA LIBERTÉ ET LA THÉOLOGIE MORALE TÉLÉOLOGIE DE LA NATURE ET THÉOLOGIE MORALE 139
une exigence absolue, faute de quoi elle ne pourrait se distin- serait méprise; un bonheur sensible eût été mieux assuré par
guer des affections sensibles. Le je pense, comme simple l'adaptation instinctive que par la délibération consciente,
présupposé transcendental, serait lui-même impossible à par la raison et la volonté 2. Si la raison nous a été donnée
concevoir, si ma pensée n'était engagée dans la recherche en vue d'une fin, ce ne peut être qu'en vue de l'autonomie
de l'inconditionné, si elle n'était dominée par une exigence rationnelle, afin de montrer en nous-mêmes la rectitude d'une
absolue. C'est parce que l'absolu est présent à notre pensée volonté pure :1, et d'instaurer entre les hommes la réalisation
que la loi intérieure nous oblige; l'être raisonnable ne saurait d'un règne des fins. L'idée d'un règne des fins, si elle ne nous
se commander à lui-même, si la raison qui l'éclaire n'était apporte pas la connaissance d'un monde intelligible trans-
qu'une modalité de sa nature, si elle n'était « le Verbe ou cendant, si elle n'est qu'une idée pratique, un modèle à
la Sagesse de Dieu même » 8. réaliser par notre volonté, n'en a pas moins un rôle théorique
dans l'interprétation de la nature par la réflexion. Si l'on
considère, en effet, que l'être raisonnable est ce qu'il y a
4. La téléologie de la nature et la théologie morale de plus parfait dans la nature, ct si la fin des êtres raison-
nables, c'est de réaliser un règne des fins, il s'ensuit que
Ce n'est pas cependant par cette voie directe, à partir J'instauration d'un règne des fins doit être regardée comme
de l'obligation où se découvre la liberté, que Kant parvient le but suprême de la nature 4. « La téléologie, écrit Kant,
à l'existence de Dieu comme postulat de la raison pratique; considère la nature comme un règne des fins 5. »
il lui faut passer par la considération du souverain bien, De ce point de vue est surmontée définitivenlent l'anti-
concept sous lequel est comprise l'union de la vertu et du nomie de la nature et de la liberté. Elle était déjà réduite
bonheur, qui suppose l'accord des lois de la nature avec par la distinction entre l'ordre des phénomènes, soumis au
les exigences de la moralité, et qui requiert, par conséquent, déterminisme des lois naturelles, et la transcendance de l'être,
que l'auteur de la nature soit un être sage et bon, une intelli- où prend origine la causalité libre de notre volonté. Mais
gence suprême et une volonté sainte 1. Tel est le concept la raison ne peut renoncer à son ambition d'unité; ayant
de Dieu propre à la théologie morale, dans laquelle la théo- opposé au déterminisme de la nature un ordre idéal des fins,
logie naturelle trouve son achèvement. réalisable par la volonté, elle s'efforce de les comprendre
Dans la théologie naturelle, nous avons considéré spécia- l'un et l'autre dans un même système 6; c'est ainsi qu'elle
lement, jusqu'ici, la théologie physique, qui repose sur une est conduite à considérer que le monde naturel a sa desti-
interprétation finaliste de la nature, sur une téléologie de la nation dans un règne des esprits. C'est dans cette perspective
nature; or, celle-ci ne peut s'achever sans prendre en considé- téléologique que se comprend l'affirmation de Dieu comme
ration la finalité des êtres raisonnables, qui sont compris postulat de la raison pratique. Si le souverain bien, l'union
dans la nature, aussi bien que les êtres vivants. Mais la fina- de la vertu et du bonheur, réclamée par la conscience morale,
lité de l'être raisonnable n'est pas incluse dans la nature; la est possible, si l'idéal suprême de la volonté n'est pas une
raison n'est pas donnée à l'homme pour remplir une destinée illusion et la justice une duperie, c'est que l'auteur du monde
terrestre, pour s'adapter à ses conditions d'existence physique,
assurer la satisfaction de ses appétits, son bonheur ici-bas. 2. Fond. Métaph. des mœurs, 1re sect., pp. 90-91 (Ak. IV 395).
3. Ibid., p. 93 (Ak. IV 396).
Si la raison nous avait été donnée à cette fin, la nature se 4. Critique du Jugement, §§ 84, 86, pp. 244-245, 250-251 (Ak. V 434-435, 442-443).
5. Fond. Métaph. des mœurs, 2' sect., p. 164, note (Ak. IV 436).
8. MALEBRANCHE, Traité de Morale, 1 l, 1. 6. Critique du Jugement, Introduction II, et III : De la Critique du Jugement
1. Crit. de la R. prat., 1re part., liv. II, ch. 2, V, pp. 134-135 (Ak. V 124-125). comme moyen d'unir en un tout les deux parties de la philosophie.
-.or

140 LA LIBERTÉ ET LA THÉOLOGIE MORALE TÉLÉOLOGIE DE LA NATURE ET THÉOLOGIE MORALE 141


est un être sage et bon, et que l'ordre de la nature n'est pas niquement, par les lois élémentaires du mouvement; ces lois
indifférent aux vœux de la conscience. n'expriment pas cependant une nécessité aveugle et géomé-
On ne peut manquer d'être frappé par l'accord de ces trique; elles ont été instituées avec sagesse en vue de la
vues avec celles de la théologie traditionnelle; la Critique de cohésion et de l'harmonie de l'Univers 10; il s'ensuit de là
la Raison pratique, se prolongeant en une théologie morale, que la nature peut être considérée de deux points de vue,
semble récupérer les dogmes de la métaphysique; c'est que sous l'aspect du mécanisme ou celui de la finalité. Elle peut
la Critique de la Raison pure n'avait pas pour but de les être regardée comme un « règne de la puissance, suivant
ébranler, mais de les préserver au contraire des atteintes du lequel tout se peut expliquer mécaniquement par les causes
scepticisme, en les retirant à la compétence de la raison efficientes », et aussi comme un « règne de la sagesse, suivant
spéculative 7. lequel tout se peut expliquer architectoniquement, pour ainsi
La téléologie de la nature, qui voit dans l'Univers physique dire, par les causes finales » 1 1 •
la réalisation d'un ordre rationnel des fins, a trouvé sa pre- Mais cette harmonie entre les deux règnes naturels, celui
mière expression systématique dans la philosophie stoïcienne: des causes efficientes et celui des causes finales, cette orga-
tous les êtres sont organiquement constitués et se rangent nisation de l'univers physique, a sa fin suprême dans le règne
dans une hiérarchie qui s'élève des corps bruts aux plantes, de la Grâce, dans la constitution de la cité divine des esprits.
aux animaux et à l'homme, qui en occupe le sommet. Tous les Les esprits, en effet, ou âmes raisonnables, ont ce privilège
autres êtres lui sont subordonnés et semblent avoir été pro- qu'ils sont capables de comprendre les raisons de l'organi-
duits en vue de lui, comme ils sont à son service; le privilège sation universelle, et c'est par là qu'ils ne sont pas seulement,
de l'homme, c'est qu'il n'est subordonné à aucun autre être, comme les âmes en général, « des miroirs vivants ou images
à aucun objet particulier de la nature; sa vocation, c'est de de l'univers des créatures, ... mais ... encore des images de la
comprendre le Tout, de contempler l'Univers et d'y recon- Divinité même, ou de l'Auteur même de la nature: capables
naître l'ordre exigé par la raison, afin d'en réaliser une image de connaître le système de l'univers et d'en imiter quelque
dans sa conduite, dans sa vie intérieure et ses rapports chose par des échantillons architectoniques, chaque esprit
sociaux 8. L'homme, capable d'apercevoir les exigences de étant comme une petite divinité dans son département ».
la raison universelle, entre par là en société avec tous les « C'est ce qui fait que les Esprits sont capables d'entrer
êtres raisonnables, hommes et dieux, avec qui il est uni sous dans une manière de société avec Dieu ... D'où il est aisé de
des lois communes, où s'exprime l'autonomie rationnelle, de conclure, que l'assemblage de tous les Esprits doit composer
sorte que l'Univers doit être considéré comme la cité la Cité de Dieu, c'est-à-dire le plus parfait Etat qui soit
commune des hommes et des Dieux 9. possible sous le plus parfait des Monarques ... Cette Cité
Là se trouve l'origine première de l'idée d'un règne des de Dieu, cette Monarchie véritablement universelle, est un
fins; mais cette vision finaliste de l'Univers avait été reprise Monde moral dans le monde naturel, et ce qu'il y a de plus
par Leibniz, pour qui toute la nature se doit expliquer méca- élevé et de plus divin dans les ouvrages de Dieu 12. »
Kant, lorsqu'il affirme la finalité morale de l'Univers, dans
une téléologie qui considère la nature comme un règne des
7. Cf. ci-dessus, pp. 127-128.
8. CIŒRON, De natura Deorum, II 14, 37 : sic praeter mundum cetera fins, reprend donc des vues développées par Leibniz, et
omnia aliorum causa esse generata... Ipse autem homo ortus est ad mundum
contemplandum et imitandum. 10. Cf. ci-dessus, pp. 98-99.
9. ID., De legibus, 1 7, 23 : ...ut jam universus hic mundus sit una civitas 11. Tentamen anagogicum (G. Phil., VII 273).
deorum atque hominum existimanda. 12. Monadologie, §§ 83-86.
..,

142 LA LIBERTÉ ET LA THÉOLOGIE MORALE TÉLÉOLOGIE DE LA NATURE ET THÉOLOGIE MORALE 143


héritées d'une tradition qui remonde au stoïcisme. Toutefois s'améliore par nos efforts, par le progrès de la civilisation
Kant s'écarte de la téléologie traditionnelle en ce que, si le Un jour tout sera bien, voilà notre espérance;
règne des fins est à ses yeux une idée qui permet d'achever Tout est bien aujourd'hui, voilà l'illusion 15.
l'interprétation de la nature, d'accorder avec la représenta-
tion scientifique de l'Univers les fins de la volonté morale, Kant s'élève cependant au-dessus de ce méliorisme banal,
il se garde cependant d'affirmer que le règne des fins soit en montrant, à la suite de Rousseau, comment les conflits
déjà réalisé dans un monde intelligible, couronnement de engendrés par le d<':vcloppement de la civilisation, en parti-
l'Univers visible 13. Le règne des fins, dans lequel l'idéal du culier par les inventions techniques et la complication sociale,
souverain bien, objet suprême de la réflexion morale, trouve sont l'occasion d'instituer un ordre juridique, un état de
une expression aux dimensions de l'Univers, est un idéal droit se substituant aux rivalit<':s n<':es de l'histoire, et capable
réalisable, puisque Dieu est l'auteur de l'Univers; sa réali- de s'<':tendre à l'ensemble des nations, pour aboutir à la paix
sation est l'objet d'une espérance, fondée sur une croyance perpétuelle 1 •••
qui est un postulat de la raison pratique; mais sa réalisation La philosophie de l'histoire tient une telle place et jouit
ne peut s'effectuer que par l'effort de la volonté morale, s'exer- d'un tel prestige dans la pensée contemporaine qu'il n'est
çant dans l'histoire. Aussi la théologie morale ne repose-t-elle pas inutile de dderminer exactement quel peut être son
pas seulement sur la téléologie de la nature; elle suppose une rôle au regard de la philosophie critique, dans laquelle elle
philosophie de l'histoire. Kant a donné l'exemple d'une telle a son origine. Il est évident que la philosophie de l'histoire,
spéculation dans un ouvrage publié en 1784 : Idée d'une tout comme la téléologie de la nature, si elle est une œuvre
histoire universe.lle au point de vue cosmopolitique 14. de la raison spéculative, ne relève pourtant que du jugement
La philosophie de l'histoire est une réflexion sur l'histoire réfléchissant; on ne saurait attribuer à ses vues une signifi-
humaine, un effort pour y découvrir une finalité, une signi- cation objective; elles ne peuvent avoir d'autre fonction que
fication au regard de la conscience morale; avec Kant, elle de soutenir l'effort de la volonté morale dans la réalisation
prend le relais de la théologie de l'histoire, qui montrait dans des fins suprênles de la raison. Mais on peut encore se
la succession des événements les desseins de la Providence, demander si de telles représentations sont vraiment néces-
à l'exemple de S. Augustin dans la Cité de Dieu, suivi par saires, si l'ünportance qu'on leur attache n'est pas la marque
Bossuet dans son Discours sur l'histoire universelle; mais d'un fléchissement spirituel. Les postulats de la raison pra-
elle peut être considérée aussi comme une tentative pour tique sont des croyances qui s'imposent à celui qui se dévoue
pallier l'insuccès de la Théodicée. On sait comment l'opti- aux fins morales : il faut que la sainteté soit accessible à
misme de Leibniz avait été raillé par Voltaire; mais c'est ma volonté, et pour cela que l'âme soit immortelle 17; il faut
Voltaire aussi qui avait invoqué l'idée de progrès pour nous que le bonheur s'accorde avec la vertu, qu'il accompagne
consoler des déceptions de l'optimisme. Puisqu'on ne saurait
disconvenir de l'imperfection de l'Univers, espérons qu'il
15. VOLTAIRE, Poème sur le désastre de Lisbonne.
16. K\NT, 2wn ewigcn Fricdcl1 (1795). Ak. VIII 341-386.
13. Fond. Métaph. des mœurs, 2e sect., pp. 168-169 (et la note nO 168 de V. Del- 17. Crit. dc la R. prat .• 1re partie. liv. II, ch. 2, IV, On n'a pas assez remarqué
bos). Ak. IV 439 : Obgleich au ch das Naturreich sowohl aIs das Reich der Zwecke que cet argument moral en faveur de l'immortalité est la reprise du thème déve-
aIs unter einem Oberhaupte vereinigt gedacht würde. und dadurch das letztere loppé dans la première partie du Phédon (66 b - 68 b) : Ce n'est qu'après la mort,
nicht mehr blosse Idee bliebe. sondern wahre RealiUit enthielte •... quand l'âme sera séparée du corps. qu'elle pourra posséder pleinement la vérité.
14. Ak. VIII 107-123. On trouvera une brève analyse de cet ouvrage dans l'Intro- qui est le but de tous ses efforts. L'immortalité est pour Socrate l'objet d'un foi
duction de V. Delbos à sa traduction des Fondements de la Métaphysique des morale. avant de trouver une justification théorique. Cf. notre ouvrage : Le sens
mœurs. du platonisme, pp. 86-89. 261.

:.III
144 LA LIBERTÉ ET LA THÉOLOGIE MORALE

la perfection morale, et pour cela que Dieu existe 18. Sans


doute de telles croyances n'enveloppent-elles aucune connais-
sance; elles ne me découvrent pas le monde transcendant;
mais je suis assuré de sa réalité, et qu'en lui le souverain bien
est possible. Dès lors, il m'importe peu que le règne des fins
se réalise ou non dans l'histoire; ce salut historique intéresse
seulement les hommes de peu de foi: c'est aux âges où la foi
CHAPITRE IX
se perd, en même temps que l'énergie morale, qu'on voit les
hommes mettre toute leur espérance dans les transformations
collectives, s'inquiéter du sens de l'histoire, se bercer d'une
eschatologie terrestre. Mais le devoir quotidien ne se situe pas DIEU ET LA PHILOSOPHIE RÉFLEXIVE
à l'échelle historique ou cosmique; il concerne chacun de
nous, dans une situation personnelle, dans sa relation avec
son prochain; c'est près de nous qu'est notre tâche, et c'est
chacun qui doit faire son salut. L'humanité est composée 1. L'autonomie morale et la théologie
d'individus, et il n'est pas nécessaire que l'histoire ait un
sens pour que la vie humaine en ait un. L'existence de Dieu est pour Kant un postulat de la
raison pratique. Cela signifie d'abord qu'elle ne peut être
18. Cri!. de la R. prat., 1re partie, liv. II, ch. 2, V, pp. 133-135 (Ak. V 124-125). démontrée par la raison spéculative; mais au regard même
de la raison pratique, il faut encore remarquer qu'elle n'est
pas saisie directement, comme la liberté, à titre de condition
de l'obligation morale. Celle-ci a son fondement dans l'auto-
nomie rationnelle, dans une prérogative de l'être raisonnable,
capable de se commander à soi-même; et cette autonomie, aux
yeux de Kant, serait menacée, si le devoir tirait son origine
d'une autorité extérieure 1. Dieu est postulé par la raison
pratique, non comme principe de l'obligation, mais comme
garantie du souverain bien, de l'union de la vertu et du
bonheur, de l'accord des lois de la nature avec l'exigence
morale. L'existence de Dieu est requise, non pour fonder
la morale, mais pour l'interpréter; et si la religion considère
nos devoirs comme des ordres divins 2, ce n'est pas en vertu

1. Fondements de la Métaph. des mœurs, 2e section, p. 175 (Ak. IV 443).


2. Critique de la Raison pratique, 1" partie, livre II, ch. 2, V, pp. 138-139
(Ak. V 129) : « La loi morale conduit... à la religion, c'est-à-dire à la recon-
naissance de tous les devoirs comme des ordres divins : non point comme des
sanctions, c'est-à-dire des prescriptions arbitraires et en elles-mêmes accidentelles,
édictées par une volonté étrangère, mais comme des lois essentielles de toute

10

M
146 DIEU ET LA PHILOSOPHIE RÉFLEXIVE L'AUTONOMIE MORALE ET LA THÉOLOGIE 147
d'une pure réflexion de la raison pratique, comme celle qui indépendante de la volonté divine, et qu'on peut dire, avec
autorise l'affirmation de la liberté, mais par le détour du Kant, que le fondement de l'obligation n'est pas en Dieu,
jugement réfléchissant. Faute d'une réflexion plus directe, mais dans l'autonomie rationnelle, dans la pure volonté de
la théologie morale apparaît certes comme le couronnement l'être raisonnable 5.
de la théologie naturelle, mais ne la délivre pas de son carac- Il n'en demeure pas moins que l'autonomie morale n'est
tère problématique. La croyance en Dieu s'impose pratique- jamais réalisée parfaitement en nous; et pourtant l'idéal d'une
ment à l'homme de devoir; elle est un besoin pour l'usage volonté pure, afTranchie de toute influence empirique, ne se
moral de notre raison 3, mais n'est pas exigée radicalement réduit pas à une notion abstraite, comme la droite idéale ou
par la réflexion pratique; l'affirmation de Dieu ne peut se le cercle parfait; il s'impose à nous comme une exigence
prévaloir de la même certitude que celle de la liberté, ni se absolue. La loi morale est dans notre conscience l'expression
réclamer de l'autorité même du devoir. d'une volonté à laquelle la nôtre n'est jamais égale : une
Si c'est, comme il semble, un scrupule d'autonomie qui volonté qui n'est pas la nôtre, mais à laquelle la nôtre ne
impose à Kant cette réserve, qui le retient d'affirmer Dieu saurait se soustraire sans se perdre, sans se disperser dans
aussi hautement que la liberté et le devoir, la difficulté peut le tumulte des agitations extérieures. La loi qui nous oblige
être éclairée en considérant le débat soulevé autour d'un mot et que nous découvrons en nous-mêmes a donc sa source dans
de Dostoïevski: « Si Dieu n'existe pas, tout est permis 4. » un principe qui nous dépasse; l'obligation révèle ainsi, dans
Ce mot peut servir de maxime à un scélérat, autoriser les l'intériorité de notre conscience, son origine transcendante;
pires forfaits, mais il est évoqué le plus souvent pour un elle nous autorise à affirmer Dieu en même temps qu'elle
usage inverse; une aussi dangereuse maxime fournit le moyen requiert notre liberté.
de condamner l'athéisme par ses conséquences criminelles. Il paraît possible, dès lors, de reprendre le mot de
Dans l'un et l'autre cas, cependant, qu'elle conduise à l'immo- Dostoïevski en vue d'une conclusion qui réponde au vœu de
ralisme ou qu'elle soit retournée à des fins apologétiques, cette la théologie sans manquer aux exigences de la philosophie
maxime est entendue en un sens qui exclut l'autonomie critique. Si Dieu n'existe pas, tout est permis; or, tout n'est
rationnelle, qui méconnaît la relation authentique entre Dieu pas permis, cela est absolument certain. L'obligation morale
et la loi morale. Celle-ci n'est pas, en effet, un commandement s'affirme, en notre conscience d'être raisonnable, avec une
arbitraire, une injonction venue de l'extérieur, imposée par autorité incontestable, et ce caractère même atteste l'exis-
un maître inconnu, et dont on pourrait se délivrer en niant tence de Dieu. Dieu est ainsi reconnu comme le principe
l'existence de son auteur; la loi morale se découvre dans l'inté- suprême de l'obligation, l'auteur de la loi morale; l'autonomie
riorité; elle s'impose à la réflexion de l'être raisonnable en morale n'en subit pourtant aucune atteinte, car Dieu n'est pas
dehors de tout préjugé métaphysique, de tout dogme théolo- conçu comme un souverain étranger, exerçant une autorité
gique. C'est en ce sens que son autorité apparaît comme arbitraire; il est aperçu à travers la loi morale, qui nous
fournit ainsi la ratio cognoscendi de l'existence de Dieu,
comme elle était celle de la liberté 6. Au regard de la raison
volonté libre en elle-même. » Cf. Fond. métaph. des mœurs, 2e sect., p. 169 (Ak. IV
439). 5. Cf. ci-dessus, p. 137, n. 6.
3. Critique de la R. prat., 1re part., liv. II, ch. 2, V, p. 135 (Ak. V, 125-126). 6. Cf. ci·dessus, p. 133, et Méthodologie transcendentale, ch. 2, 2e section,
4. Cf. R. SCHAERER, c Si Dieu n'existe pas .. Réflexions sur Kant et Dostoïevski.
pp. 550-551 (Ak. III 531) : « Ce sont précisément ces lois qui, par leur néces-
Revue de Théologie et de Philosophie, 1967, pp. 93 sq. Voir aussi notre communi- sité pratique interne, nous ont conduits à la supposition d'une cause subsistante ... ;
cation au XIe Congrès des Sociétés de Philosophie de langue française (Montpellier, aussi ne pouvons-nous plus, après cela, les regarder inversement comme contin-
1961) : Nature humaine et existence, in Existence et Nature, pp. 119-120. gentes et dérivées d'un vouloir pur, surtout qu'il s'agit d'un vouloir dont nous

...
"

148 DIEU ET LA PHILOSOPHIE RÉFLEXIVE L'ANALYSE DE L'EXISTENCE 149

pratique, l'existence de Dieu est SaISIe, comme la liberté, extérieurs et celle du moi sont exactement corrélatives, et
par une réflexion critique, sans avoir recours aux considé- doivent-elles être désignées du même nom? Il faudrait pour
rations du jugement réfléchissant. Dans une telle réflexion, cela que le sujet conscient fût entièrement réductible à
la transcendance divine ne fait point échec à l'autonomie; l'objet du sens intime, que le je pur, l'ego transcendental
délivrée de cette vaine crainte, la philosophie critique nous ne soit pas distingué du moi. Or, c'est là une distinction
conduit à une authentique découverte de Dieu par la raison mise en lumière par Kant lui-même:l, et à partir de laquelle
pratique, et nous permet peut-être d'écarter les difficultés se peut justifier la dissociation instituée par Heidegger entre
mêmes que Kant opposait à la preuve ontologique. deux formes d'existence confondues chez Kant, celle du sujet
conscient, à laquelle doit être réservée le nom de Dasein
(être-là), et celle des objets extérieurs, compris dans le
2. L'analyse de l'existence monde, à laquelle convient la désignation de Vorhandensein
(présence donnée)·I.
Ces difficultés se relient, on le sait, à cette considération Si la distinction du moi empirique et du je transcendental
initiale que l'existence n'est pas un prédicat, une détermi- n'aboutit pas, chez Kant, à la dissociation de ces deux formes
nation de l'essence, qu'elle ne saurait donc jamais se déduire d'existence (le Dasein et le Vorhandensein), c'est parce que
d'un simple concept et qu'elle peut être seuleluent constatée. le je pense, qui accompagne toutes mes représentations,
Il s'ensuit de là que nous ne saurions appréhender d'autre n'implique pas de lui-même la connaissance de soi; c'est un
existence que l'existence empirique, celle des objets du sens acte purenlent formel, qui ne reçoit un contenu que par les
externe ou du sens interne; mais n'y a-t-il d'autre sorte d'exis- affections du moi empirique; et faute de ce contenu, je n'ai
tence que celle-là? aucune connaissance de moi-même 5. Or, ce n'est également
Il apparaît que le terme de Dasein (être-là) est employé qu'à travers mes affections que je perçois les objets exté-
par Kant pour désigner l'existence en général, toute forme rieurs; d'où il s'ensuit que notre connaissance des objets
d'existence quelle qu'elle soit, celle des objets extérieurs aussi extérieurs et celle que nous avons de nous-même sont homo-
bien que la nôtre; cela se voit notamment dans l'énoncé du gènes; elles reposent l'une et l'autre sur des affections et
fameux Théorème sur lequel repose, dans la 2e édition de la n'atteignent que des phénomènes; elles sont, en outre, corré-
Critique de la Raison pure, la « réfutation de l'idéalisme» : latives, attendu que c'est seulement en appliquant aux données
« La simple conscience, mais empiriquement déterminée, de extérieures des déterminations spatio-temporelles que je puis
ma propre existence (meines eigenen Daseins) prouve l'exis- déterminer la succession de mes états internes, parvenir à
tence (das Dasein) des objets dans l'espace hors de moi 1. » la conscience empiriquement déterminée (et non pas simple-
Cela revient à dire que l'existence des objets extérieurs et ment transcendentale) de ma propre existence 6. Aux yeux de
celle du moi empirique, objet du sens intime, sont corréla- Kant, notre propre existence ne nous est pas connue autre-
tives : je n'aurais pas conscience de moi-même comme objet ment que celle des objets extérieurs; le sujet ne s'aperçoit
d'expérience interne si je ne me représentais des objets exté- lui-même qu'à travers ses affections, c'est-à-dire « tel qu'il
rieurs 2. Peut-on dire cependant que l'existence des objets

n'aurions aucun concept si nous ne nous l'étions formé d'après le caractère de 3. Cf. ci-dessus, p. 122.
ces lois. » 4. HEIDEGGER, Sein und Zeit, pp. 42, 203. Cf. notre ouvrage La Conscience et
1. Analytique transcendentale, liv. II, ch. 2, 3e sect., 4 (2 e édition) : Réfutation l'Etre, pp. 103-104.
de l'idéalisme, Théorème (p. 205, Ak. III 191). 5. Analytique transcendentale, loc. cit. précédemment n. 2.
2. Ibid., Remarque 1 (p. 206, Alc. III 192). 6. Ibid. Cf. La Conscience et l'Etre, pp. 73-75.

10-1

...
..,

150 DIEU ET LA PHILOSOPHIE RÉFLEXIVE L'ANALYSE DE L'EXISTENCE 151

s'apparaît à lui-même, et non pas tel qu'il est »7. Il n'est dentale de suspension du jugement? Dès que j'entreprends
pour lui-même qu'un objet, dont l'existence ne peut être une action, dès que je me pose une question pratique, dès
appréhendée que comme donnée. que je délibère, je nc puis manquer non seulement de
Cette conclusion, pourtant, ne saurait être définitive. Tout supposer que .ie suis libre, mais de le montrer en agissant,
en convenant que l'unité transcendentale de la conscience de m'assurcr par là quc j'cxistc comme agent volontaire,
n'équivaut pas à la connaissance de nous-même et de notre comme être raisullnable, compris dans un monde intelligible,
existence, peut-on exclure son rôle original dans la conscience citoyen dans un règne des fins. Cc qui me garantit que j'existe
de soi? Peut-on assimiler ce rôle à celui du concept dans comme esprit, c'est la réflexion pratique, découvrant que
la détermination des phénomènes extérieurs, dans la consti- l'ego transcendental n'est pas seulement un je pense, mais
tution des objets? Comment dans ce cas pourrions-nous un je veux I l .
dire : je? 8 Et si l'existence du moi était de même nature Or. l'existence ainsi affirmée n'est pas empiriquement
que celle des objets, comment échapperions-nous au déter- donnée : le sujet qui veut n'est autre que celui qui pense,
minisme de la nature? Comment pourrions-nous revendiquer et il est certain que le je pense ne peut être donné; mais en
notre liberté? Si nous étions réduits à la connaissance empi- tant qu'il est aussi un je veux, il est impossible de ne pas
rique de nous-même, du moi comme objet d'expérience, nous affirmer qu'il est. Nous avons là l'exemple d'une existence
ne saurions affirmer notre liberté, car la liberté n'a pas de qui n'est pas donnée, et qui est cependant indubitable; cet
place dans le champ de l'expérience, ni externe, ni interne. exemple nous permet de mettre en question la considération
Je ne saurais prétendre à la liberté sans me considérer comme générale opposée par Kant à l'argument ontologique: l'exis-
sujet actif, irréductible au moi empirique, à l'objet du sens tence ne peut être prouvée, elle ne peut être que donnée.
intime, sans affirmer que j'existe non seulement comme Nous découvrons ici une existence qui n'est pas donnée, et
phénomène, mais comme chose en soi, ou plus précisément qui, sans qu'elle soit non plus prouvée, est néanmoins indu-
comme esprit 9. Sans doute, une telle affirmation dépasse bitable. Mais si nous pouvons ainsi dépasser Kant, et réussir
la compétence de la raison spéculative. Conclure du je pense à récupérer peut-être l'argument ontologique, c'est encore
à la spiritualité de l'âme est regardé, dans la Dialectique en nous inspirant de lui, Une existence comme celle du sujet
transcendent ale, comme un paralogisme de la psychologie spirituel, qui est affirmée sans être ni donnée, ni prouvée,
rationnelle, le paralogisme de la substantialité 10. Au regard voilà qui est sans doute inadmissible au regard de la raison
de la critique de la connaissance, l'ego transcendental, le spéculative; mais la raison spéculative n'est pas, nous apprend
je pense, est un réquisit, un présupposé que je dois m'abstenir Kant, toute la raison; et la raison pratique nous ouvre l'accès
de poser absolument; je le présuppose pour rendre compte à une autre existence que l'existence donnée, comme celle des
de la possibilité de la connaissance; mais puis-je demeurer objets empiriques, une existence propre au sujet conscient
dans cette attitude éphectique, dans cette attitude transcen- et à laquelle Heidegger réserve le nom de Dasein.
Chez Heidegger, le Dasein, l'existence vécue par le sujet,
7. Esthétique transcendentale, § 8, II, p. 73 (Ak. III 71). bien quelle soit le point de départ de toute réflexion, n'est
8. Analytique transcendentale. Réfutation de l'idéalisme. Remarque II, p. 207 cependant jamais donnée. La philosophie est une interro-
(Ak. III 193) : « La conscience de moi-même dans la représentation Je n'est
gation sur l'être, une question qui se pose inévitablement
pas du tout une intuition, mais une représentation purement intellectuelle de la
spontanéité du sujet pensant. » Une telle représentation, si elle n'est pas une à nous : nous nous demandons invinciblement ce que c'est
intuition, ne saurait cependant se réduire à un concept, à une détermination
objective.
9. Cf. ci-dessus, pp. 134-135. 11. Cf. ci-dessus, p. 134.
10. Dialectique transcendentale, livre II, ch. 1, pp. 281-284 (Ale III 265-267,
IV 218-221).

......
..,

152 DIEU ET LA PHILOSOPHIE RÉFLEXIVE EXISTENCE ET TRANSCENDANCE 153


qu'être, afin de savoir ce que nous sommes, parce que nous je ne suis pas donné à moi-même une fois pour toutes; mon
sommes question à nous-mêmes. L'homme est un être qui être ne m'est pas donné, il m'est ordonné (aufgegeben),
est en question pour lui-même 12. Ces formules, paradoxales proposé comme une tâche. Nous sommes des « personnages
au regard de la raison théorique, s'éclairent devant la raison en quête d'auteur »; mais, à partir d'une situation donnée,
pratique. Le monde n'est pas une collection d'objets offerts nous ne pouvons avoir d'autre auteur que nous-même. Exister,
à notre contemplation; nous n'y sommes pas seulement spec- ce n'est pas être quelque chose, mais avoir quelque chose
tateurs, mais acteurs; il y a pour nous quelque chose à faire. à faire; c'est être agent, avoir à être. L'essence de l'être
Je ne suis pas un sujet devant un spectacle, mais un agent conscient, nous dit Heidegger, « réside dans son à-être »14.
devant des tâches; être au monde, ce n'est pas y être compris L'agent ne réussit à être quelqu'un qu'en faisant quelque
comme une chose, c'est y être en situation 13. Le monde chose; pour lui, exister, c'est « faire ct, en faisant, se faire 15 ».
apparaît comme un horizon ouvert à notre conscience, parce Ce mot de Lequier fait apparaître la liaison entre la concep-
qu'il est un champ d'action; et c'est afin d'y agir que nous tion de l'existence, comme mode d'être propre au sujet
nous représentons des objets. Si nous nous efforçons de conscient, et l'exigence absolue de la raison pratique.
connaître les choses comme elles sont, d'en obtenir une repré-
sentation objective, c'est afin de nous en assurer l'usage, de
les plier à nos fins; la représentation a sa finalité dans l'action. 3. Existence et transcendance
Cette considération est exploitée abusivement par le pragma-
tisme vulgaire, qui subordonne la connaissance rationnelle La réflexion pratique, en même temps qu'elle requiert
aux intérêts empiriques et à la volonté de puissance; mais elle notre liberté, nous assure de notre existence comme esprit.
trouve sa signification véritable dans une philosophie prati- Cette existence n'est pas une existence donnée, comme celle
que, pour qui la connaissance théorique n'épuise pas les du moi empirique; mais, sans être prouvée, elle est saisie
fonctions de la raison, pour qui l'intérêt suprême de la raison comme une évidence par la conscience réfléchie, pour qui
réside dans les fins idéales de la volonté raisonnable. l'affirmation de notre liberté est impliquée dans son exercice
C'est encore cette philosophie pratique qui éclaire la même. Il nous reste à examiner si l'existence de Dieu, qui
notion du Dasein, nous découvre le sens de l'existence spiri- n'est pas non plus donnée, ni prouvée, ne peut être saisie
tuelle. Exister, c'est être en situation, c'est se trouver devant de la même manière.
un que faire?, auquel il nous faut répondre en déterminant Il n'est pas inutile de remarquer, en passant, que l'exis-
ce qui est pour nous à faire, en définissant quelle est notre tence de nos semblables, des autres êtres pensants, doués
tâche et en la réalisant. Exister, c'est pour moi être invité par de raison et de volonté, ne peut être assurée, elle aussi, que
la loi morale à remplir une vocation, à me réaliser moi-même; par la raison pratique. Quelque solution qu'on apporte au
si mon existence se distingue de celle des choses, c'est que problème de la réalité du monde extérieur, mise en question
par le Cogito, dans l'idéalisme problématique 1, de quelque
12. HEIDEGGER, Sein und Zeit, pp. 41-42. Cf. p. 12 : Le Dasein n'est pas seule- manière que l'on conçoive l'existence des choses matérielles
ment un étant parmi d'autres; ce qui le caractérise, c'est que pour lui son être en dehors de notre pensée, cette solution laisse hors de cause
est toujours en jeu : « dasz es die sem Seienden in seinem Sein um dieses Sein
selbst geht ». - Est-il nécessaire de faire remarquer que le terme Dasein désigne
non seulement le mode d'existence propre au sujet conscient, mais cet existant 14. HEIDEGGER, Sein und Zeit, p. 42 : « Das "Wesen" dieses Seienden liegt
lui-même? in seinem Zu-sein. »
13. Ibid., p. 53 : Il est de la constitution fondamentale du Dasein d'être au 15. J. LEQUIER, La recherche d'une première vérité (2e éd., 1925), p. 143.
monde (in-der-Welt-sein). Cf. La Conscience et l'Etre, pp. 113-121. 1. Analytique transcendentale. Réfutation de l'idéalisme, p. 205 (Ak. III 190).

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154 DIEU ET LA PHILOSOPHIE RÉFLEXIVE EXISTENCE ET TRANSCENDANCE 155

l'existence des autres esprits. Qui nous garantit, en effet, du sujet conscient, du Dasein, d'être en relation avec d'autres;
que les apparences humaines que nous apercevons autour de je ne serais pas en situation dans le monde, invité à y remplir
nous, et avec lesquelles nous entrons en relations, sont réelle- un rôle, si je m'y trouvais tout seul; le Mitsein (être-avec)
ment des êtres conscients comme nous? Nous ne voyons pas est inséparable de l'être-au-monde, de l'In-der-Welt-sein 5.
directement les âmes. Regardant d'une fenêtre des hommes Ainsi la réflexion justifie et fonde notre croyance naturelle
qui passent dans la rue, ne puis-je me demander, reprenant à l'existence d'autrui; mais cette existence n'est, comme celle
en un sens outré une question de Descartes, si je ne vois du sujet lui-même en tant qu'agent libre, ni donnée, ni
pase seulement des chapeaux et des manteaux, recouvrant démontrable; elle se dérobe dans une sorte de transcendance,
des au.tomates? 2 Certes, cette supposition extravagante est tout en s'imposant comme une présence indubitable 6. N'en
repoussée par le sentiment spontané, par la sympathie natu- irait-il pas de même de l'existence de Dieu? Ne serait-elle
relle et l'expérience de la communication par le langage; pas exigée, aussi bien que celle d'autrui, mais à titre premier
mais si l'on demande une preuve rationnelle de l'existence et fondamental (ct non seulement dans une corrélation exis-
d'autrui, d'une pluralité de consciences comme la nôtre, on tentielle) par la conscience même de notre liberté? L'exis-
ne saurait se contenter de celle qui se fonde sur l'analogie tence de Dieu ne nous est-elle pas attestée immédiatement
des comportements extérieurs; l'existence d'autrui ne serait par la raison pratique, comme principe même de l'obligation,
alors connue que par conjecture 3. La seule raison qui soit et non seulement en garantie du souverain bien? Dieu, sou-
capable de vaincre ce doute spéculatif, est fournie par la loi verain du règne des esprits, est aperçu avec évidence en
morale, qui nous fait une obligation de regarder les autres même temps que nous prenons conscience de nous-même et
hommes comme nos semblables, de les considérer comme de nos semblables comme membres du monde intelligible.
des personnes, et non comme des choses. Ainsi, l'existence Ce monde, nécessairement conçu par la raison, n'est pas
des autres esprits serait comme la liberté, comme notre objectivement connu; il est une idée régulatrice pour l'action;
propre existence spirituelle, un postulat de la raison pratique. mais nous y sommes enracinés 7, et c'est par là que nous
Mais, de même que la liberté, elle peut être affirmée aussi avons conscience de Dieu, de nous-même et des autres.
d'une façon plus directe 4; non seulement elle est requise L'existence consciente, le Dasein, est la condition d'un
pour donner lieu à l'application de la loi morale, mais elle être qui n'est pas donné entièrement à lui-mêlne; il ne se
est exigée pour que l'action humaine ait un sens. S'il n'existe réduit pas à ce qu'il est empiriquement; son être est pour
pas d'autres esprits, doués comme moi de raison et de volonté, lui toujours en question. Il n'est pas dans le monde comme
sujets comme moi de la loi morale, si je ne suis pas réellement
en relations avec d'autres volontés libres et raisonnables, 5. Cf. HEIDEGGER, Sein und Zeit, p. 118.
s'il n'y a aucune possiblité de dissension ou d'accord, ni la 6. Cf. Gaston BERGER, Du prochain au semblable, in La présence d'autrui
(Collection Nouvelle Recherche, vol. XII), p. 95 : « Cet autre, aussi certain
délibération, ni la réflexion, ni la vérité elle-même n'ont plus que moi-même, puisqu'il est impliqué par l'existence de ma propre pensée, je sais
de sens. S'il n'y a en dehors de moi que des choses, je ne aussi que je ne pourrai jamais le saisir dans une expérience adéquate. Par
suis plus un sujet pensant, un agent libre; je suis moi-même essence, il m'échappe, comme je m'échappe. Aussi est-il véritablement mon sem-
blable. Le je n'a aucun privilège sur le tu. L'un et l'autre sont visés, approchés,
une chose. Il est de l'essence, de la constitution ontologique posés comme réels, affirmés comme nécessaires, suggérés même par une descrip-
tion poétique. Ils ne sont jamais pleinement et intuitivement possédés. » A propos
du sujet pur. le même auteur écrit (Encyclopédie française. 1. XIX, 36-10 B) : « Il
2. DESCARTES, Meditatio II (A.T., VII 32). n'est pas possible de douter de la réalité de ce "je"; il n'est pas possible non
3. MALEBRANCHE, Recherche de la Vérité, III 2, ch. 7, § 5. Cf. BERIŒLEY, Prin- plus de l'appréhender dans une expérience ordinaire. Ce que nous livre la connais--
cipes de la connaissance humaine, 1, §§ 145, 148. sance transcendentale est ainsi à la fois certain et invisible. »
4. Cf. ci-dessus, p. 133. 7. Cf. ci-dessus, p 135.

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156 DIEU ET LA PHILOSOPHIE RÉFLEXIVE EXISTENCE ET TRANSCENDANCE 157


une chose parmi les choses, ni même simplement comme un notre liberté ne se réalise, en effet, que dans l'action raison-
sujet à qui sont présents des objets, mais comme un agent nable, affranchie des impulsions sensibles et des influences
appelé à des tâches. Son être ne consiste pas dans ce qu'il est, empiriques, celle qui prend pour maxime le devoir. L'obli-
mais se dessine à travers des possibilités ouvertes devant lui, gation suppose la liberté, mais la liberté ne se réalise que dans
et parmi lesquelles il doit choisir. Le sujet, étant irréductible l'action morale; et sans l'idéal d'autonomie, la liberté comme
à un objet, ne se définit pour lui-même que comme un projet pouvoir de choix n'aurait aucun sens )0. Si donc notre exis-
(Entwurf) 8; il ne réside pas dans son être, mais se détermine tence a sa condition et pour ainsi dire sa racine dans la liberté,
dans son à-être. c'est qu'elle est suspendue ù l'obligation, à une exigence
Or, entre toutes les possibilités qui s'ouvrent devant nous, rationnelle, qui s'impose à nous comme une vérité. L'obliga-
il y a des différences de valeur: les unes répondent à des tion, c'est l'aspcct pratique de la vérité; c'est la vérité de
impulsions instinctives, les autres nous sont suggérées par ce qu'il faut faire, la vérité du jugement pratique; et la vérité,
l'usage commun ou par la vertu de l'exemple; il en est enfin c'est l'aspect logique de l'obligation: la pensée vraie, c'est
qui, tout en étant proposées par l'éducation, sont élaborées celle qui se règle sur une exigence de raison, la penséc pure,
par la réflexion, ou qui sont créées par elle, et qui conviennent affranchie des illusions sensibles, des préventions de toute
à un choix résolu. C'est par cette résolution (Entschlossenheit) sorte. La vérité, comme le devoir, nous oblige et nous libère;
que nous parvenons à l'existence authentique; si nous nous c'est une exigence de libération. C'est en ce sens qu'Heidegger
abandonnons aux ilnpulsions et aux suggestions extérieures, a pu dire: « L'essence de la vérité se révèle comme liberté l l . »
nous sommes livrés au dérèglement ou à la banalité quoti- La vérité, conçue intrinsèquement, dans son essence, ne se
dienne, à l'existence inauthentique 9. définit pas par la conformité à l'objet 12, mais par la fidélité
La distinction de ces deux niveaux d'existence, à laquelle à l'exigence intérieure; c'est en se réglant sur cette exigence
conduit l'analytique du Dasein, est la marque de notre ouver- que la pensée s'affirme elle-même, qu'elle s'affranchit des
ture à la transcendance. L'existence consciente est question impressions sensibles, de la soumission aux choses, qu'elle les
pour elle-même; elle s'exprime immédiatement par un que domine, au contraire, et les aperçoit dans leur vérité. La
faire ?; elle nous est imposée comme délibération; il me faut vérité des choses, la vérité ontique, ne se découvre qu'à
donc me considérer comme libre, ou renoncer à être. Mais un esprit qui se libère, qui se détourne des apparences sensi-
la délibération, qui suppose la liberté du sujet comme condi- bles et qui rentre en lui-même; elle n'est saisie que par la
tion radicale, n'aurait pas de sens si toutes les possibilités pensée pure, par l'exercice de l'activité intellectuelle se réglant
étaient équivalentes, s'il n'y avait entre elles des différences sur une exigence intérieure, qui peut être désignée sous le
de valeur, si le sujet qui délibère ne pouvait se référer à nom de vérité ontologique 1:.'.
une exigence par où se justifie son choix, en vertu de laquelle
10. La liberté est un attribut de la volonté; elle est donc inséparable de la
la maxime de sa conduite peut être affirmée comme une conscience des valeurs, de l'aspiration à des fins idéales; en dehors de cette
vérité. finalité transcendante, qui est l'essence de la volonté (voluntas ut natura), le
choix ne saurait se distinguer de l'indétermination pure.
La Critique de la Raison pratique montrait que la liberté 11. HEIDEGGER, Yom Wesen der Wahrheit, S, p. 18 : « Das Wesen der Wahrheit
est corrélative de l'obligation : ce que la raison exige de enthüllt sich aIs Freiheit. »
nous, c'est que nous agissions en êtres raisonnables et libres; 12. SPINOZA, De intellectus emendatione, § 69 : cogitationem veram a falsa non
tantum per denominationem extrinsecam, sed maxime per intrinsecam distingui.
Cf. Ethique, II, Def. 4, Explicatio : Dico intrinsecas (sc. denominationes), ut illam
sec1udam, quae extrinseca est, nempe convenientiam ideae cum suo ideato.
8. HEIDEGGER, Sein und Zeit, pp. 143-145. 13. HEIDEGGER, Yom Wesen des Grundes, 1, p. 13. Cf. La Conscience et l'Etre,
9. Ibid., pp. 42-43. pp. 140-141.

~
~
"'II1II

158 DIEU ET LA PHILOSOPHIE RÉFLEXIVE EXISTENCE ET TRANSCENDANCE 159


L'analyse de l'existence confirme donc les postulats de même, que l'âme découvre la vérité 15; en se dépouillant de
la raison pratique; elle nous découvre la liberté à la racine de la subjectivité empirique, elle se replie dans la subjectivité
l'existence consciente (du Dasein) et nous montre que la transcendentale, où se révèle une exigence absolue, d'origine
liberté se relie à l'obligation, à l'exigence de vérité; elle atteste transcendante. C'est dans l'intériorité que se découvre l'exi-
ainsi que notre existence, qui se découvre dans un que faire? gence de vérité; mais cette exigence m'oblige; elle fait échec
et ne se définit que dans un à être, se réfère à un principe à mes inclinations, à mes jugements spontanés, à mes préfé-
transcendant, sur lequel se règle toute pensée, théorique ou rences naturelles; elle est en moi l'expression de l'absolu,
pratique, où se fonde non seulement l'obligation morale, le que je ne puis récuser sans ôter toute valeur à ma pensée,
jugement pratique, mais la vérité de tout jugement, quel qu'il sans me renier moi-même comme être pensant. Je ne serais
soit. Par là se trouve confirmée la preuve morale de l'existence pas un existant, un sujet conscient, ouvert ou monde, capable
de Dieu, celle qui remonte de l'obligation à son principe de percevoir des ohjets et d'entrer en communication avec
absolu, mais récupérée en même temps la preuve spéculative mes semblables, si je n'étais qu'un étant dans le monde, une
primordiale, la preuve a priori : non certes sous la forme chose parmi les choscs, si je n'étais en relation avec l'absolu,
de l'argument ontologique, qui veut conclure de l'idée de si je n'étais un esprit, uni à Dieu, ouvert à la transcendance
Dieu, ou l'être le plus parfait, à l'existence réelle de son objet, de l'Elre 16. Cette union de notre esprit avec Dieu, de notre
mais sous une forme plus radicale, c'est-à-dire ramenée à une conscience avec l'absolu, a trouvé une expression remarquable
réflexion qui remonte de l'idée du vrai, d'une exigence absolue chez S. Augustin: ayant reconnu, à la suite de Platon, que la
présente en notre pensée, à un principe transcendant où se vérité se découvre dans l'intériorité (in interiore homine
fonde toute vérité, d'où tout jugement vrai tire son autorité, habitat veritas) 1 ï, il proclame que le principe qui nous
d'où notre pensée même reçoit sa lumière et son sens, puisque éclaire est interior intimo meo et superior summo meo 18 :
nos jugements n'ont de valeur qu'en se soumettant à cette il est au plus profond de mon intériorité, et au plus haut
exigence. Telle est la preuve par les vérités éternelles, ou par sommet de ma pensée. Dans l'intériorité se révèle à notre
l'idée de vérité; enveloppée dans la première preuve carté- conscience la transcendance de l'être; l'absolu ne saurait, en
sienne, elle est absente des discussions de Kant; mais la effet, se réduire à une idée, à une production de notre pensée;
preuve morale, remontant de l'obligation à son principe, en cette idée serait en ce cas vide de sens, et la pensée ne pourrait
est une expression particulière 14. avoir aucune valeur 19.
Ainsi éclairée par la réflexion pratique, l'analyse de l'exis-
tence nous renvoie à la transcendance; et dans cette réflexion 15. PLATON, Phédon, 79 cd; cf. 67 c, 83 a b et pass.
nous retrouvons la signification profonde du platonisme. En 16. Cf. notre étude : « Vision en Dieu" et « Présence au monde ", in Male-
branche : L'Homme et l'Œuvre (Centre international de Synthèse), pp. 191-196.
mettant en relief l'autonomie morale, cette réflexion nous « Dieu, dit Malebranche (Recherche de la Vérité, III 2, ch. 6, début), est très étroi-
découvre l'autonomie de la connaissance et le principe trans- tement uni à nos âmes par sa présence, de sorte qu'on peut dire qu'il est le lieu
des esprits, de même que les espaces sont en un sens le lieu des corps. li C'est
cendant de la vérité. La pensée vraie, comme la condui~e en vertu de cette union que se découvre à notre esprit l'étendue intelligible, où
droite, se règle sur une exigence intérieure; c'est en se nous apercevons tous les objets. L'ouverture au monde ne se conçoit pas sans réfé-
détournant des impressions sensibles, en rentrant en elle- rence à l'absolu, sans ouverture à l'être. Cf. notre ouvrage: L'Horizon des esprits,
pp. 36-38, 98-102, 132-134.
17. S. AUGUSTIN, De vera religione, 39, 72.
18. ID., Confessions, III 6, 11.
14. Cette preuve, inspirée de Kant, mais qui conclut de la loi morale à Dieu 19. C'est ce qui ressort, si l'on y prête attention, de cette remarque de SPINOZA,
sans l'intermédiaire du souverain bien, est développée par J. LAGNEAU, De ['exis- Ethique, 1 8, scoi. 2 : Si quis ergo diceret, se claram et distinctam, hoc est veram
tence de Dieu, ch. IV (p. 43-123), sous le titre : Preuve morale directe, ou réflexive. ideam substantiae habere et nihilo minus dubitare, num taIis substantia existat,
- Cf. ci-dessus, pp. 147-148. idem hercle esset, ac si diceret se veram habere ideam et nihilo minus dubitare,

~
~
.,
160 DIEU ET LA PHILOSOPHIE RÉFLEXIVE EXISTENCE ET TRANSCENDANCE 161

Dieu se découvre ainsi comme l'absolu présent à notre nature absolue, ou s'ils lui conviennent seulement dans sa
pensée, au fond de notre intériorité. Son existence, nous relation à nous 24; il est certain, en effet, qu'un intellect droit
l'avons reconnu, ne saurait être celle d'un objet; mais, si et une volonté sainte, étant les plus hautes perfections que
nous ne pouvions nous référer à lui, à l'exigence intérieure de nous puissions concevoir, il nous est impossible de les exclure
vérité, il n'y aurait pour nous aucune connaissance objective. de l'idée que nous nous faisons de la divinité 45. Mais la
Son existence ne saurait être confondue non plus avec philosophie ne prétend pas à la connaissance parfaite de
celle du sujet, qui a conscience de lui-même comme d'un être l'essence divine; elle laisse à la foi le soin d'éclairer pour nous
contingent, faillible, précaire, toujours en question pour lui- le mystère des trois Personnes, les relations de la Puissance,
même, distinct par conséquent de l'absolu; mais c'est de de l'Intelligence et de l'Amour. Ce qu'il lui appartient, pour
l'absolu qu'il dépend, par lui qu'il est capable de s'interroger sa part, de montrer, c'est que l'idée de Dieu n'est pas un
sur soi-même et d'accorder une valeur à ses jugements : produit de l'imagination ou de la coutume, qu'elle s'impose
in ipso enim vivimus, et movemur, et sumus 20. Si l'on ne à la réflexion rationnelle, et que sa présence à la pensée atteste
peut dire de Dieu qu'il existe au sens où existent les objets, la réalité d'un principe absolu où se fonde la vérité de la
ou au sens où nous existons nous-mêmes, on doit affirmer connaissance, l'autorité de la loi morale, et dont dépend notre
du moins qu'il est le principe de notre existence, et de celle existence même. Le Dieu des philosophes, remarque S. Augus-
des objets de notre connaissance.
1

tin, est conçu de telle sorte qu'en lui on trouve la cause de


l'existence, la raison de l'intelligence et la règle de la conduite:
Dieu est saisi par notre pensée comme le principe absolu
ut in ilZo inveniatur et causa subsistendi et ratio intelligendi
de tout ce qui est; aussi certains philosophes ont-ils dit
et ordo vivendi 26. En ce qui regarde Dieu, le rôle de la philo-
qu'il est au-delà de l'être 21. On ne saurait, à leur avis, dire
sophie est modeste, mais plus que jamais nécessaire : c'est
qu'il est (ce serait faire de lui un objet); mais on ne saurait
d'attester que ce qu'on appelle « la mort de Dieu» ne l'atteint
dire non plus qu'il n'est pas; il est au-delà de l'être et du
pas, car il est éternel. Cette expression désigne seulement
non-être, comme de toute opposition d'attributs, de toute
un phénomène social ou, comme on dit sottement, « culturel »;
affirmation ou négation catégoriale 22. Cela revient à dire
mais il entraîne, à coup sûr, la mort de l'homme. Privé de
qu'il est antérieur à l'être, qu'il en est la source et la puissance
l'idée de Dieu, l'homme est proprement séparé de son âme 27;
productrice 23. Certains se sont demandé aussi si au Principe
répudiant son principe, refusant sa lumière, l'humanité se
absolu il convenait d'attribuer l'intellect et la volonté. A vrai
retranche de la vie spirituelle; elle retombe à l'existence
dire, nul ne saurait refuser à Dieu de tels attributs; la seule
animale, voire au niveau des choses; elle se montre livrée à
question qui se pose est de savoir s'ils appartiennent à sa
l'hystérie des instincts et à l'automatisme mental.
num falsa sit (ut satis attendenti fit manifestum). Si cette réflexion, capable de
saisir la réalité de la Pensée absolue, ne prouve pas cependant, comme le relève 24. Cf. notre même étude, pp. 213-217, avec les références à Plotin et à Spinoza.
Malebranche (cf. ci-dessus, p. 88, n. 9), l'existence nécessaire de l'étendue, 25. Cf. KANT, L'Unique Fondement, 1 4, 1, p. 100 (Ak. II, 87-88).
26. S. AUGUSTIN, De Civitate Dei, VIII 4. Les philosophes en question sont les
c'est parce que l'étendue n'est pas vraiment conçue par soi, mais comme l'horizon " platoniciens.
nécessaire de notre pensée. Le Pensée absolue, au contraire, est conçue de telle
sorte que notre pensée ne peut exister sans elle. 27. Dans la philosophie traditionnelle, d'Aristote à Spinoza, l'âme est consi-
20. Act. Apost., 17, 28. dérée comme l'idée ou la forme du corps vivant; mais le propre de l'âme humaine,
21. Cf. PLOTIN, Ennéades, V 5, 6, ligne 11 Bréhier : t7t€X€w& ClpCl 8v't'oc;;. ce qui fait d'elle un esprit, c'est qu'elle est en même temps idée ou vision de
22. Ibid., VI 9, 3, 1. 41-44, Cf. notre étude : L'Un et les êtres selon Plotin, Dieu. La même conception s'exprime en langage phénoménologique en disant que
Giornale di Metafisica, 1956, pp. 206 sq. l'existence humaine, par ses structures corporelles, est " engagement dans le
23. Ibid., VI 7, 32, 1. 9-14; III 8, 10, 1. 1-2. Cf. notre même étude, pp. 209-210. monde », et en même temps « ouverture à l'être ». Cf. L'Horizon des esprits,
Dans les Traités théologiques sur la Trinité de MARIUS VICTORINUS (éd. P. Henry pp. 97-99.
et P. Hadot), Dieu le Père est appelé 7tpo6v (ad Candidum, 14, 5; 15, 1).

....
--------.....1_.....--------
1

INDEX DES NOMS D'AUTEURS

Dans les références bibliographiques, les initiales A.T. dt"siKIll'nt


l'édition des Œuvres complètes de Descartes par Adam el Tallllcry.
G. Plzil. est l'abréviation de GERHARDT, Die philosoplzischcll Scllriflt'Il 7
von G. W. Leibniz; G. Math. celle de l'édition des Leibnizcl1s mati/("-
matisclze Schriften, par le même. Pour les œuvres de Kant, il est
renvoyé aux traductions désignées ci-après, sans qu'elle soient suivies
littéralement:
Critique de la Raison pure, trad. A. Tremesaygues et B. Pacaud.
Critique de la Raison pratique, trad. F. Picavet, avec préface
par F. Alquié.
Critique de la Faculté de Juger, trad. A. Philonenko.
Fondements de la Métaplzysique des Mœurs, trad. V. Delbos.
L'Unique Fondement possible d'une démonstration de l'existence
de Dieu, trad. P. Festugière, dans le recueil: KANT, Pensées successives
sur la Théodicée et la Religion.
Entre parenthèses est indiquée, par le sigle Ak., la référence dans
l'édition de l'Académie de Berlin.

Actes des Apôtres, 160. DELBOS (V.), 142.


ALEXANDRE 0' APHROOISE, 80. DÉMOCRITE, 54, 102.
ANSELME (S.), 21-22, 25, 47, 72. DESCARTES, 19-21, 24-26, 47-48, 61,
ARISTOTE, 16-18, 25-27, 52-54, 64, 82, 71-72, 95-97, 104, 154.
84, 93, 102, 110-111, 161. DIOGÈNE-LAËRCE, 10, 80.
AUGUSTIN (S.), 61-62, 71, 142, 159, DOSTOïEVSKI, 146-147.
161.
EPICURE, 102, 105.
BAUMGARTEN, 86. Exode, 56.
BERGER (G.), 155.
BERKELEY, 98, 154. GOBLOT (E.), 19, 111.
BOOEMANN, 46. GUEROULT, 106.
BOSSUET, 142.
BOUTROUX, 126. HEIDEGGER, 15, 149, 151-153, 155-157.
BRUNSCHVICG (L.), 84. HOBBES, 48.
HUSSERL, 122.
CICÉRON, 140. HUYGHENS, 94.
COUTURAT, 35, 36.
CRUSIUS, 86. KANT, passim.
~ ...,

164 INDEX DES NOMS D'AUTEURS

LAGNEAU (J.), 158. PLOTIN, 84, 160.


LEIBNIZ, 27 et passim.
LEQUIER (J.), 153. ROUSSEAU, 143.

MALEBRANCHE, 78, 88, 97-98, 138, SCHAERER (R.), 146.


154, 159-160. SEXTUS EMPIRICUS, 80.
MAUPERTUIS, 106. SPINOZA, 50, 56, 72-73, 88, 157, 159-
MERLEAU-PONTY (M.), 65. 161.
MUSSET (A. de), 9.
TABLE DES MATIÈRES
THOMAS (S.), 21-23, 56, 62.
NEWTON, 100-102.
VICTORINUS (Marius), 160.
PASCAL, 7, 130. VOLTAIRE, 103, 142-143. INTRODUCTION •••..•........••....••.••.•••...•••.•.•. 7
PLATON, 17, 40, 53, 81, 84, 93, 95,
111, 135, 143, 158-159. ZÉNON, 93.
CHAPITRE PREMIER. - Kant et l'argument ontologique. 15
1. L'être et l'attribution . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15
2. L'absolu et la définition ...................... 21
3. Essence et existence. ............ .... ... ...... 26

CHAPITRE II. - Leibniz et la raison de l'existence .... 33


1. Vérités nécessaires et vérités contingentes .... 33
2. Le principe de raison et la sagesse divine ...... 39

CHAPITRE III. - L'Etre nécessaire et la contingence


du monde.................................... 47
1. La preuve a priori ............................ 47
2. L'argument cosmologique ..................... 51

CHAPITRE IV. - La possibilité et son fondement. . . .. . 59


1. Le réel de la possibilité ...................... 59
2. L'argument transcendent al de Kant. . . . . . . . . . . . 63
3. Le fondement du possible et le principe du vrai. 66
4. La nécessité ontologique ...................... 70

CHAPITRE V. - La théologie transcendentale 75


1. L'entendement divin et les possibles .......... 75
2. L'objet suprême de la pensée ................ 80
3. La possibilité et l'existence .................... 85

.....
.1
.,... --...

166 TABLE DES MATIÈRES

CHAPITRE VI. - La théologie naturelle et la science .. 91


1. Science et théologie .......................... 91
2. Nécessité naturelle et sagesse divine .......... 95
3. Kant et la cosmologie ........................ 100
4. Les lois de la nature 103

CHAPITRE VII. - La finalité naturelle et la théologie


physique ..................................... 109
1. Mécanisme et finalité . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . .. 109
2. Les antinomies et l'idéalisme ................ 113
3. Téléologie et théologie ........................ 118

CHAPITRE VIII. - La liberté et la théologie morale. ... 126 IMPRIMERIE A. BONTEMPS

1. Savoir et croyance ............................ 126 LIMOGES (FRANCE)

2. L'autonomie morale et la liberté .. . . . . . . . . . . . . . . 129 Dépôt légal: 3- trimestre 1969


3. Le monde intelligible et la théologie .......... 135
4. La téléologie de la nature et la théologie morale. 138

CHAPITRE IX. - Dieu et la philosophie réflexive ...... 145


1. L'autonomie morale et la théologie ............ 145
2. L'analyse de l'existence ........................ 148
3. Existence et transcendance 153

INDEX DES NOMS D'AUTEURS .......•..•..•.•.•....•.••.. 163

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de la connaissance. 1937, in-12 de 242 pages.
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- L'Etre et l'Essence. 1962, 2° éd. revue et augmentée, in-8 de 380 pages.
- Peinture et Réalité. 1958, in-8 de 372 pages.
GOUHIER (Henri), Professeur à la Sorbonne, Membre de l'Institut. -
La philosophie et son ~toire. 2e éd., 1947, in-8 de 140 pages.
- L'Histoire et sa Philosophie. 1952, in-8 de 152 pages.
GUEROULT (M.), Professeur au Collège de France, Membre de l'Institut. -
Nouvelles réflexions sur la preuve ontologique de Descartes. 1955, in-16
jésus de 120 pages.
JERPHAGNON (L.). - De la Banalité. Essai sur l'ipséité et sa durée vécue:
durée personnelle et co-durée. 1965, in-8 de 428 pages. .
JURET (A.), Professeur honoraire de la Faculté des Lettres de Strasbourg. -
Les idées et les Mots. Essai de Philosophie Linguistique. La formation
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KAUFMANN (P.). - L'expérience émotionnelle de l'espace. 1969, 2e éd., in-8
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POIRIER (R.), Professeur à la Sorbonne, Membre de l'Institut. - Remarques
sur la probabllité desinductioDS. Paris, 1931, in-8 de 230 pages.
ROSTAND (E.). - Souci d'exactitude et scrupules des Mathématiciens. 1960,
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WEIL (Eric), Professr"- >. 1_ ..::0 ____ 1...., - ' - - T _ u ___ - ' - uice. - Logique de

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