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JOSEPH MOREAU
Professeur honoraire à l'Université de Bordeau:c
PARIS
LIBRAIRIE PHILOSOPHIQUE J. VRIN
6, PLACE DE LA SORBONNE, Ve
1969
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PROBLÈMES ET CONTROVERSES
DU MÊME AUTEUR
PARIS
LIBRAIRIE PHILOSOPHIQUE J. VRIN
6, PLACE DE LA SORBONNE, ve
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INTRODUCTION
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INTRODUCTION 13
12 LE DIEU DES PHILOSOPHES de l'ordre du monde conclut à l'existence d'une cause intel-
de Dieu et en avait dénoncé, non pas l'inutilité, mais le ligente, d'une suprême sagesse.
manque de rigueur; il s'était proposé, en conséquence, de Mais revenons au premier cas. La preuve a priori conclut
les perfectionner. Signalant leurs insuffisances, il avait cher- du concept de Dieu, de son essence définie comme possible,
ché le moyen d'y remédier, et sans prétendre élaborer parfai- à son existence; ainsi procède la preuve ontologique, à laquelle
tement une démonstration rigoureuse, il avait rassemblé des Kant ne reconnaît aucune valeur. Mais, si l'on ne peut
considérations à partir desquelles elle pourrait s'édifier; elles conclure du possible comme principe à l'existence de Dieu
sont réunies dans le traité intitulé: L'Unique Fondement pos- comme conséquence, de la possibilité de Dieu à sa réalité, il
sible d'une démonstration de l'existence de Dieu 9, paru en est permis, en revanche, de s'élever du possible comme consé-
1763. Kant n'avait pas encore à cette date découvert l'idée quence à l'existence de Dieu comme principe. De la considéra-
critique, qui devait lui permettre d'accomplir une révolution tion de la possibilité de l'existence en général, on peut conclure
dans la métaphysique, ramenée de l'ambition d'étendre notre à l'existence de Dieu comme fondement de toute possibilité.
connaissance rationnelle au-delà de toute expérience possible, Cette considération, sur laquelle repose une preuve a priori
à une réflexion sur les conditions d'une connaissance certaine. procédant à l'inverse de la preuve ontologique, est regardée
Le dessein de ce traité n'apparaît clairement que dans par Kant, dans son traité de 1763, comme l'unique fondement
sa conclusion 10. Kant y procède déjà à l'inventaire de toutes possible d'une démonstration de l'existence de Dieu.
les preuves possibles de l'existence de Dieu. Celles-ci, dit-il,
ne peuvent tirer leur fondement que de la considération du
possible ou de la constatation de l'existant; autrement dit,
elles procèdent a priori, à partir de concepts, ou a posteriori,
à partir de données empiriques; mais dans un cas comme
dans l'autre, elles peuvent encore prendre deux voies dis-
tinctes. Voyons d'abord le second cas:
ou bien l'on part de l'existence constatée pour
conclure à l'existence d'une cause première et absolue; puis,
par l'analyse de ce concept, on trouve en elle les attributs
divins. Telle est la preuve cosmologique, a contingentia mundi,
qui remonte de l'existence contingente à l'existence néces-
saire, mais à qui il incombe de montrer ensuite que l'être
nécessaire possède, en vertu de son concept, les attributs
de la Divinité, ses perfections métaphysiques et morales;
- ou bien l'on remonte directement des données de
l'expérience à la fois à l'existence et aux attributs de Dieu;
c'est la preuve physico-théologique, qui, de la considération
CHAPITRE PREMIER
1. L'être et l'attribution
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20 KANT ET L'ARGUMENT ONTOLOGIQUE L'ABSOLU ET LA DÉFINITION 21
sphère que toutes ses parties sont également distantes de son s'il se trouve dans l'expérience des objets auxquels nos
centre, ou même encore plus évidemment» 16. L'existence de concepts s'appliquent exactement; l'existence ne peut jamais
\ se déduire de purs concepts, elle doit être donnée empiri-
Dieu est une vérité nécessaire, comme les théorèmes de la 1
la proposition: Deus est, pour qu'elle apparaisse indéniable, de quoi rien de plus grand ne peut être pensé (quo majus
sa négation impossible, contradictoire, comme apparaît évi- cogitari non possit); or, plus grand certes est ce qui est dans
dente, indéniable, connue de soi, la proposition: « Le tout est la réalité et dans l'entendement que ce qui est dans l'enten-
plus grand que la partie », dès qu'on entend le sens des dement seulement. Si donc, dès qu'on entend le sens de ce
termes 1 ? nom : Dieu, aussitôt il est dans l'entendement, il s'ensuit
A cette question, la réponse de S. Thomas est d'abord qu'il est aussi dans la réalité. a » Autrement, il ne serait pas
nuancée. Une proposition peut être dite connue de soi (per ce qu'il y a de plus grand qui puisse être pensé; il ne serait
se nota) si elle est considérée en elle-même (secundum se), pas ce que, par définition, il est.
et ne pas l'être relativement à nous (quoad nos); tel est le cas Or, selon S. Thomas, si l'existence de Dieu est bien liée
de la proposition: Dieu existe. S. Thomas ne conteste pas que à son essence, de sorte qu'elle serait connue de soi, qu'elle
J'existence soit un prédicat inclus dans la notion de Dieu, serait évidente pour qui apercevrait son essence, il n'est pas
con1me dans celle d'un triangle l'égalité de la somme de ses cependant possible de la déduire d'une notion de Dieu posée
angles à deux droits; non seulement pour lui l'existence de par hypothèse, d'une définition purement nominale. La vérité
Dieu est une suite, une conséquence de son essence, mais elle ne peut reposer sur des suppositions, sur des hypothèses;
y est identique: Deus est enim suum esse; son essence, c'est elle ne peut se tirer que de l'appréhension même de la réalité.
d'être, ou d'exister. Mais l'essence de Dieu ne nous est pas Tant que je ne sais pas si le quo majus cogitari nequit existe
connue a priori; il nous est même impossible d'en obtenir ou non dans la réalité, il n'y a, assure S. Thomas, aucune
id-bas une connaissance parfaite; voilà pourquoi, relativement contradiction à admettre qu'il soit seulement dans la pensée 4.
à nous, l'existence de Dieu n'est pas connue de soi; elle a Sans doute, s'il est seulement dans l'entendement, il m'est
besoin, à notre égard, d'être démontrée à partir de principes possible encore de penser qu'il soit aussi dans la réalité, et
plus connus pour nous, encore qu'ils soient moins connus ainsi de penser plus que ce qu'il est; mais de cette possibilité
selon l'ordre de la nature, c'est-à-dire à partir des effets 2. de ma pensée, je n'ai pas le droit de faire la mesure de la
L'existence de Dieu n'est connue de soi, n'est une vérité évi- réalité; c'est la réalité, au contraire, qui doit servir de règle
dente, que pour qui aperçoit parfaitement son essence; pour à ma pensée, et qui est la mesure de la vérité 5.
nous, elle ne peut être connue qu'a posteriori. On voit que la critique thomiste de l'argument ontolo-
De ce point de vue, qui est celui de S. Thomas, la tentative gique s'inspire du réalisme aristotélicien. L'existence est
anselmienne de prouver a priori l'existence de Dieu apparaît l'attribut le plus général, présupposé par tous les autres, et
comme un artifice; il consiste à substituer à la notion réelle c'est dans la réalité des choses que se fonde la vérité de tous
de Dieu, à la connaissance parfaite de son essence, qui nous les jugements que l'on peut porter sur elles. L'idéalisme
est refusée, une définition nominale. Voici comment S. Tho- mathématique considère, au contraire, qu'il y a des vérités
mas résume l'argument de S. Anselme : « Si l'on entend ce nécessaires, indépendantes de la réalité des choses. Dire que
que signifie ce nom : Dieu, il s'ensuit aussitôt que Dieu est. » la vérité est indépendante de la réalité, ce n'est point préten-
Pas besoin donc de connaître réellement Dieu, de savoir dre à une construction arbitraire, où la vérité dépendrait du
ce qu'il est, d'apercevoir son essence; il suffit d'entendre
ce que signifie ce nom. « Ce nom signifie, en effet, ce auprès 3. Ibid. (2).
4. Ibid., Ad 2dum : Nec potest argui quod sit in re, nisi daretur quod est in re
aliquid quo majus cogitari non potest, quod non est datum a ponentibus Deum
1. S. THOMAS, Summa theologica, 1 2, 1 (2). non esse.
2. Ibid., Respondeo dicendum ... S. Cf. notre étude : Pour ou contre l'Insensé, pp. 60-61.
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serai t plus conforme. 8 » En d'autres termes : si dans le arbitraire. Si un possible est réalisé plutôt qu'un autre, il y a
triangle tracé au tableau il y avait quelque chose de plus que à cela une raison; et cette raison, nous dit Leibniz, ne peut
dans Je triangle conçu par l'entendement, le concept de se tirer que de l'essence. L'existence de Jules César ne se
triangle ne serait pas adéquat au triangle tracé, ne nous déduit pas de sa notion; elle n'est pas une suite, une consé-
permettrait pas de le connaître. Il n'y a donc rien de plus quence de l'essence; elle répond cependant, nous dit Leibniz,
dans le triangle tracé que dans le triangle conçu; ou ce qu'il à une exigence de l'essence: « Si l'existence était autre chose
y a de plus, l'existence en tant qu'ajoutée à l'essence, est qu'une exigence de l'essence, il s'ensuivrait qu'elle aurait elle-
quelque chose d'incompréhensible. même une certaine essence, c'est-à-dire qu'elle ajouterait quel-
Telle est la conception de l'existence, et de son rapport que chose de nouveau aux choses; et à ce sujet, on pourrait
avec l'essence, qui est enveloppée dans l'objection finale de encore se demander si cette essence exis te, et pourquoi elle
Kant contre l'argument ontologique; mais si cette conception est réalisée plutôt qu'une autre.]O » L'existence n'est pas
a son origine dans la philosophie de Leibniz, elle s'en détourne contenue dans l'essence; mais elle ne peut trouver sa raison
au point de s'y opposer. Si Leibniz, en effet, nous apprend en dehors d'elle. Cette ambiguïté nous oblige à un examen
à distinguer l'existence de l'essence, considérée comme simple plus attentif de la philosophie de Leibniz, qui nous permettra
possibilité, si la réalisation d'un possible n'est pas l'accomplis- de mettre en lumière les problèmes rencontrés par Kant dans
~ement d'une essence sans cela incomplète, si l'existence est
ses réflexions sur la possibilité d'une démonstration de l'exis-
conférée à un possible par un fiat extérieur, par la volonté tence de Dieu.
divine, dans l'acte de la création, il ne s'ensuit pas pour
autant que l'existence soit, à ses yeux, un fait incompréhen- 10. In., G. Phil., VII 195, note : Si Existentia esset aliud quiddam quam
essentiae exigentia, sequeretur ipsam habere quamdam essentiam seu aliquid
sible, et la création une décision arbitraire. Leibniz se propose novum superaddere rebus, de quo rursus quaeri posset, an haec essentia existat,
de rendre raison de l'existence, d'expliquer pourquoi il existe et cur ista potius quam alia.
quelque chose et non pas rien, et pourquoi ceci plutôt que
cela \ par exemple Adam pécheur plutôt qu'Adam fidèle aux
préceptes de son Créateur. Rien de plus opposé aux intentions
de la philosophie leibnizienne que la conception de l'existence
comme fait brut, sans raison, injustifiable, « de trop pour
l'éternité ». Toute existence, selon lui, découle d'une raison
éternelle.
Kant a donc retourné contre l'argument ontologique une
distinction empruntée à Leibniz, celle de l'essence et de l'exis-
tence, mais en la détournant de sa subordination à un ratio-
nalisme métaphysique. On peut apercevoir, en effet, dans la
philosophie leibnizienne, deux tendances antagonistes: d'une
part, l'existence est extérieure à l'essence, lui est ajoutée par
l'acte de la création; mais la création, de son côté, n'est p~s
8. Dialectique transcendentale, liv. II, ch. 3, sect. 4, p. 429 (Ak. III 401).
9. LEIBNIZ, Principes de la Nature et de la Grâce ... , § 7 (G. Phil., VI, 602).
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CHAPITRE Il
1. Monadologie, § 33.
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34 LEIBNIZ ET LA RAISON DE L'EXISTENCE
VÉRITÉS NÉCESSAIRES ET VÉRITÉS CONTINGENTES 35
Les vérités nécessaires sont celles de la logique, de
des vérités nécessaires et éternelles, concernant des objets
l'arithmétique, de la géométrie 2. Dans de telles propositions,
idéaux, des essences, et s'appliquant à tout le possible, mais
le prédicat est compris dans la définition du sujet; on l'y
insuffisantes à déterminer le réel, et le domaine des vérités
découvre par l'analyse; d'où il s'ensuit qu'il ne peut être nié
contingentes, qui concernent les êtres existants, les phéno-
sans contradiction.
mènes de la nature ou les événements de l'histoire. Les pre-
Les vérités contingentes sont celles qui énoncent les lois mières sont démontrables, connaissables a priori; les autres
de la nature ou les événements de l'histoire. Ce sont des sont indémontrables et ne peuvent être connues que par
vérités dont l'opposé n'est pas impossible, peut être conçu l'expérience. Les vérités éternelles et nécessaires sont indépen-
sans contradiction. Il n'est pas inconcevable que César n'eût dantes de la volonté de Dieu et résident dans son entende-
pas franchi le Rubicon, que les espaces soient proportionnels ment, qui est « la région des vérités éternelles, ou des idées
aux temps de chute (et non à leurs carrés), autrement dit que dont elles dépendent» 4 (le monde intelligible des essences);
la chute libre s'effectue d'un mouvement uniforme (et non les vérités contingentes se rapportent à des êtres créés par
accéléré), tandis qu'il est contradictoire que les rayons du Dieu et dépendent de sa volonté.
cercle soient inégaux. Aussi les lois du mouvement ne peu-
Mais ces deux mondes, celui des essences et celui des
vent-elles être démontrées absolument a priori, comme les
existences, peuvent-ils être complètement séparés? Le monde
vérités géométriques, et les événements historiques ne peuvent
des existences ne doit-il pas être, lui aussi, intelligible?
être connus qu'a posteriori.
Les vérités contingentes sont indémontrables, mais ne doit-on
Les vérités nécessaires, celles de la logique et de la pas cependant en rendre raison? C'est un principe fonda-
géométrie, dont l'opposé est impossible, s'appliquent à tout mental de Leibniz que rien n'est sans raison (nihil esse sine
ce qui peut exister, non seulement au réel, mais au possible ratione), que de toutes choses on peut rendre raison
en général; les théorèmes énonçant les propriétés du triangle (omnium rationem reddi posse) 5. Des vérités nécessaires on
s'appliquent à tous les triangles, existants ou possibles; mais rend raison au moyen de la démonstration, par l'analyse qui
dans un triangle existant, dans une figure géométrique réali- découvre le prédicat dans le sujet et montre l'impossibilité
sée, dans le cylindre et la sphère sculptés sur le tombeau de le nier sans contradiction; elles ont donc leur fondement
d'Archimède, par exemple, il y a, outre les rapports constants dans le principe de contradiction 6. Pour rendre raison des
et propriétés communes de ces deux figures, des particula- vérités contingentes, des choses existantes, le principe de
rités qui ne dérivent pas des lois abstraites et générales de non-contradiction ne suffit pas; il faut faire appel au principe
la géométrie 3. Les vérités nécessaires concernent tous les de convenance, ou du meilleur, qui est la règle du choix divin 7.
possibles, mais ne suffisent à la détermination complète Par exenlple, les lois de la nature, les lois primordiales du
d'aucun existant. Les vérités concrètes et particulières, rela- mouvement, ne résultent pas d'une nécessité logique, géomé-
tives à des êtres existants, sont des vérités contingentes, dont trique, « dont le contraire implique contradiction », mais
l'opposé est possible, n'implique pas contradiction, et qui
par conséquent sont indémontrables; elles ne peuvent être
connues que par l'expérience.
Une opposition semble ainsi s'établir entre le domaine
4. Monadologie, § 43.
2. à Bourguet, (G. Phil., III 550). 5. COUTURAT, Opuscules et fragments inédits de Leibniz, pp. 11, 25.
6. Cf. notre ouvrage : L'Univers leibnizien, pp. 191 sq.
3. Remarques sur la lettre de M. Arnauld (G. Phil., II 39).
7. à Bourguet (G. Phil., III 550).
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36 LEIBNIZ ET LA RAISON DE L'EXISTENCE VÉRITÉS NÉCESSAIRES ET VÉRITÉS CONTINGENTES 37
d'une « nécessité de choix, dont le contraire implique imper- tes, correspondant à des notions incomplètes, sont pour nous
fection » 8, absurdité morale 9. démontrables; mais au regard d'un être omniscient, les vérités
Ainsi est atténuée l'opposition entre les deux sortes de contingentes elles-mêmes sont connaissables a priori; il n'est
vérités, comblé l'hiatus entre le monde des essences, qui pas impossible d'en rendre raison par l'analyse, qui montre
réside dans l'entendement de Dieu, et le monde des exis- l'inclusion du prédicat dans le sujet, inclusion qui est la
tences, qui dépend de sa volonté; la volonté de Dieu n'est pas caractéristique de toute vérité et sa définition même : « Tou-
une décision arbitraire, affranchie des conseils de son enten- jours, dans toute proposition affirmative, véritable, néces-
dement, des règles de la sagesse. Mais ce n'est là encore saire ou contingente, universelle ou singulière, la notion du
qu'une expression exotérique de la pensée de Leibniz, formu- prédicat est comprise en quelque façon dans celle du sujet:
lée dans le langage traditionnel de la théologie; pour aller au praedicatum inest subjecta, ou bien je ne sais ce que c'est
fond de sa pensée, il faut voir comment il analyse les raisons que la vérité. 12 » A cette règle ne saurait échapper la vérité
du choix divin, raisons de convenance, dans leur rapport des futurs contingents : « Puisqu'il est certain que je ... ferai
avec les raisons de nécessité. [ce voyage], il faut bien qu'il y ait quelque connexion entre
Au regard de Dieu, d'un être omniscient, toute vérité, moi, qui suis le sujet, et l'exécution du voyage, qui est le pré-
même contingente, est connaissable a priori, c'est-à-dire qu'on dicat : semper enim natio praedicati inest subjecta in propo-
en peut rendre raison par l'analyse. Dieu voit de toute éter- sitione vera. 13 »
nité dans l'essence de César, dans sa notion individuelle Comment cependant peut se concilier avec cette concep-
complète, qu'il franchira le Rubicon. Au regard de Dieu, toute tion de la vérité la contingence des événements, à laquelle
vérité est analytique; la distinction entre les vérités néces- Leibniz ne saurait renoncer sans tomber dans un nécessita-
saires et les vérités contingentes résulte de la complexité risme comparable à celui de Spinoza, sans abolir la distinction
des notions individuelles, de l'essence propre à chaque être entre la nécessité, qui réside dans l'entendement divin, et les
existant: pour rendre compte d'une vérité contingente, pour choix qui résultent de la volonté de Dieu et de sa sagesse?
montrer l'inclusion du prédicat, c'est-à-dire d'un événement Les explications de Leibniz à ce sujet sont souvent confuses,
qui arrive à un sujet, dans l'essence infiniment complexe du parce que plusieurs questions s'y entremêlent, que les inter-
sujet à qui il arrive, il faudrait une analyse infinie, que Dieu prètes n'arrivent pas toujours à débrouiller. L'une des expli-
seul peut accomplir 10. L'opposition entre les vérités contin- cations les plus claires est celle qui repose sur la distinction
gentes et les vérités nécessaires se ramène de la sorte à celle entre la nécessité de conséquence (necessitas consequentiae)
qui se trouve entre les rapports incommensurables et les et la nécessité du conséquent (necessitas consequentis) 14.
rapports commensurables 11. De ce point de vue semble Au regard de Dieu, qui aperçoit la notion complète de l'indi-
s'effacer toute différence essentielle entre ces deux sortes de vidu Jules César, il est contenu dans son essence qu'il fran-
vérités; leur distinction apparaît relative à l'inachèvement chira le Rubicon, comme il est contenu dans l'essence du
de notre connaissance : seules les vérités générales et abstrai- triangle que la somme de ses angles est égale à deux droits;
c'est là une conséquence nécessaire de son essence; mais, en
8. Tentamen anagogicum (G. Phil., VII 278). dépit de ce lien nécessaire entre le passage du Rubicon et
9. De rerum originatione radicali, G. Phil., VII 304 : ita ut contrarium l'essence de l'individu César, malgré la nécessité de ce lien
implicet imperfectionem seu absurditatem moralem. Cf. L'Univers leibnizien,
pp. 165-166.
10. G. Phil., VII 200 : Veritates contingentes infinita analysi indigent, quam 12. à Arnauld (G. Phil., II 56).
solus Deus transire potest. 13. Ibid., p. 52. .
11. Generales Inquisitiones, § 135, ap. COUTURAT, Op. et fragm. inéd., p. 388. 14. Causa DeL, § 43 (G. Phil., VI 445).
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sion dans l'Univers qui fait que tous les possibles n'existent opposé au nécessitarisme spinoziste 8, et au niveau de la phy-
pas, parce qu'ils ne sont pas tous compossibles 3. Un univers sique par un finalisme, superposé au mécanisme cartésien.
est une combinaison de possibles accordés entre eux dans Mais, dans une seconde interprétation, la philosophie de
l'unité d'un Tout, une série de compossibles. Or, si tous les Leibniz est un rationalisme, selon lequel il n'y a aucune vérité
possibles ne sont pas compossibles, capables de s'accorder dont on ne puisse rendre raison par l'analyse, en montrant
dans un même univers, il y a cependant une pluralité de que sa négation implique contradiction. De ce point de vue,
combinaisons totales et unifiées, autrement dit d'univers, le principe de raison suffisante n'est pas superposé au prin-
possibles 4; mais il n'en peut exister qu'un seulS. cipe de contradiction comme un principe de convenance, une
La question : pourquoi les choses sont ainsi et non pas exigence du meilleur, une nécessité morale distincte de la
autrement? pourquoi existe-t-il ceci plutôt que cela? se nécessité logique; le principe de raison est ramené, au
ramène par conséquent à celle-ci: pourquoi, entre tous les contraire, à l'exigence logique de non-contradiction; on peut
univers possibles, celui-ci existe-t-il plutôt que celui-là? La rendre raison a priori, non seulement des vérités éternelles
réponse de Leibniz, c'est que l'univers qui, entre tous les et nécessaires, mais des vérités contingentes et historiques;
univers possibles, a été réalisé par Dieu, est le plus parfait. la philosophie de Leibniz se caractérise de ce point de vue
Cela revient à dire que la raison de l'existence réside dans comme un panlogisme.
la perfection, qui détermine le choix divin 6. Mais dire que Cette seconde interprétation repose sur une analyse plus
le choix est déterminé par la perfection, n'est-ce pas abolir précise de la pensée leibnizienne, dont la première retient
la liberté du choix, revenir à la nécessité spinoziste, que l'on seulement l'expression exotérique, adaptée au niveau des
croyait avoir écartée? Cette difficulté renaissante met en controverses théologiques, sans dégager les raisons intrin-
cause la signification profonde de la philosophie de Leibniz, sèques de la doctrine; mais la seconde interprétation, logi-
qui a donné lieu à une double interprétation. ciste, risque de dissimuler les exigences primordiales du
Selon l'interprétation classique, Leibniz oppose à la néces- rationalisme leibnizien, irréductible à la nécessité logique.
sité logique, qui découle du principe de contradiction et qui Analysons, en effet, ces raisons de perfection qui déter-
délimite le champ du possible, qui règne dans le monde des minent le choix divin, et d'où résultent les existences par une
essences et qui a son principe dans l'entendement divin, sorte de nécessité. Comment se définit exactement l'Univers
l'exigence du meilleur, qui règle le choix de la volonté divine, le plus parfait? C'est celui qui comprend le maximum de
par où se détermine l'existence 7. Dans cette interprétation, réalité compatible avec l'unité. Cette définition, par son carac-
la philosophie de Leibniz se caractérise par un optimisme, tère mathématique, semble exclure toute finalité, tout choix
volontaire; la détermination de l'Univers le plus parfait est
le résultat d'un calcul qui s'effectue dans l'entendement divin,
d'une mathesis divina, et la réalisation de cet univers peut
3. G. Phil., VII, p. 289, §§ 7-8 : Verum hinc non sequitur omnia possibilia
existere : sequeretur sane si omnia possibilia essent compossibilia. Sed quia alia être considérée comme l'effet d'un « mécanisme métaphy-
aliis incompatibilia sunt, sequitur quaedam possibilia non pervenire ad exis- sique »9. Supposons, en effet, que tous les possibles, c'est-à-
tendum.
4. THéODICéE, III, § 414 (G. Phil., VI, 414-415).
5. Cf. PLATON, Timée, 31 a b.
6. De rerum originatione radicali (G. Phil., VII 304) : quanta quisque magis est 8. à Jean Bernoulli (G. Math., III 574) : potest omnia, vult optima. Cf. L'Uni-
sapiens, tanto magis ad perfectissimum est determinatus.
vers leibnizien, pp. 196-197.
7. Théodicée, l, § 87 (G. Phil., VI 106-107) : « Dieu est la première raison des 9. De rerum orig. (G. Phil., VII 304) : Ex his jam mirifice intelligitur, quomodo
choses : ... son entendement est la source des essences, et sa volonté est l'origine in ipsa originatione rerum Mathesis quaedam Divina seu Mechanismus Metaphy-
sicus exerceatur, et maximi determinatio habeat locum.
des existences. »
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dire toutes les essences individuelles possibles, tendent pareil- qu',entre tout,es les figures le cercle et la sphère ont le maxi-
lement à l'existence; dans ces conditions, entre toutes les mum de capacité, comprennent la plus grande surface ou le
combinaisons cohérentes possibles celle qui se réalisera est plus grand volume dans le plus petit périmètre, sous la plus
celle qui renferme le maximum de réalité, qui donne satis- petite périphérie 14. Mais cette détermination effectuée, ce
faction, si l'on peut dire, à la plus grande somme (non au calcul une fois accompli par la mathesis divina, il reste à se
plus grand nombre) de possibles 10. C'est ainsi que dans un demander pourquoi cette combinaison est réalisée de préfé-
système mécanique dont tous les éléments tendent pareille- rence à toute autre, pourquoi eHe s'est imposée au choix
ment vers le centre de la Terre, ils s'établissent finalement divin. La réponse de Leibniz évite encore ici le langage fina-
dans les positions d'où résulte pour tout le système le centre liste, s'abstient de toute référence à la bonté divine. Si cette
de gravité le plus bas I l . La perfection de l'Univers se réali- combinaison, mathématiquement définie, a été réalisée, c'est
serait comme l'équilibre d'un système dynamique. Cette qu'elle est la seule qui soit parfaitement déterminée. Sa per-
comparaison leibnizienne tend à dissimuler la finalité du choix fection implique qu'elle est unique, sans rivale. Toute autre
divin et favorise ainsi l'interprétation logiciste; toutefois, la combinaison, n'enfermant point le maximum de réalité
supposition initiale, que tous les possibles tendent à l'exis- comme la sphère enveloppe le maximum de volume, eût
tence, qu'ils enveloppent une exigence de réalisation, ne sau- rencontré une combinaison de perfection relative égale, et il
rait trouver sa justification dans la seule logique. n'y aurait eu aucune raison pour que l'une des deux fût
D'ailleurs, ce mécanisme métaphysique ne comporte pas réalisée plutôt que l'autre. Si l'Univers qui existe, qui a été
une réalisation effective; c'est une métaphore qui correspond réalisé, n'était entre tous le plus parfait, et par là unique en
seulement à une construction idéale, par où se détermine sa forme, il n'y aurait aucun moyen de rendre raison de son
dans l'entendement divin le concept de l'univers le plus existence : « Entre une infinité de mondes possibles, dit
parfait. Sans doute cette détermination peut-elle s'exprimer Leibniz, il y a le meilleur de tous; autrement Dieu ne se
en formules de résonance finaliste, de caractère esthétique : serait point déterminé à en créer aucun. 15 »
cet univers est « celui où il y (a) la plus grande variété, Ainsi, seule la perfection peut déterminer le choix divin,
avec le plus grand ordre »12, « celui qui est en même temps rendre raison de l'existence des choses; mais cette détermi-
le plus simple en hypothèses et le plus riche en phéno- nation n'abolit pas la volonté divine, ne réduit pas l'existence
mènes »13; sa détermination n'en est pas moins le résultat à la nécessité. Si Dieu se détermine à réaliser l'Univers le
d'un calcul : il est la combinaison de possibles qui renferme plus parfait, c'est qu'autrement il n'y aurait pas de raison à
.~ son choix. Mais la raison qui le détermine est une raison de
le maximum de réalité compatible avec l'unité; c'est ainsi
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perfection, non de nécessité, une raison, nous dit Leibniz, qui
10. Ibid., p. 303 : Un de porro sequitur, omnia possibilia, seu essentiam vel incline sans nécessiter 16. Cela ne veut pas dire qu'elle n'est
realitatem possibilem exprimentia, pari jure ad existentiam tendere pro quan- pas une raison déterminante; mais sa détermination ne peut
titate essentiae seu realitatis, vel pro gradu perfeetionis quem involvunt. .. Hine
vero manifestissime intelligitur ex infinitis possibilium eombinationibus seriebusque s'exercer qu'au regard d'une volonté raisonnable.
possibilibus existere eam, per quam plurimum essentiae seu possibilitatis perdu-
citur ad existendum. 14. G. Phil., VII, p. 290, §§ 9-10 : Interim ex conflietu omnium possibilium
11. Ibid., p. 304 : Sicut enim omnia possibilia pari jure ad existendum tendunt existentiam exigentium hoc saltem sequitur, ut existat ea rerum series, per quam
pro ratione realitatis, ita omnia pondera pari jure ad deseendendum tendunt pro plurimum existit, seu series omnium possibilium maxima. Haec etiam series sola
ratione gravitatis, et ut hic prodit motus, quo continetur quam maximus gravium est determinata, ut ex lineis recta, ex angulis rectus, ex figuris maxime capax,
deseensus, ita illic prodit mundus, per quem maxima fit possibilium productio. nempe circulus vel sphaera.
12. Principes de la Nature et de la Grâce, § 10 (G. Phil., VI 603); cf. Mona- 15. Théodicée, III, § 416 (G. Phil., VI 364); cf. l, § 8 (Ibid., p. 107).
dologie, § 58.
l
16. Discours de Métaphysique, ch. 13, Sommaire (G. Phil., II 12); De rerum
13. Discours de Métaphysique, ch. 6 (G. Phil., IV 431). orig. (G. Phil., VII 302).
t
~
17. De rerum orig. (G. Phil., VII 303) : aliquam in rebus possibilibus seu in
ipsa possibilitate vel essentia esse exigentiam existentiae, vel (ut sic dicam)
praetensionem ad existendum.
18. Remarques sur la lettre de M. Arnauld (G. Phil., II 41).
..,
CHAPITRE III
1. La preuve « a priori »
~
50 L'ÊTRE NÉCESSAIRE ET LA CONTINGENCE DU MONDE
L'ARGUMENT COSMOLOGIQUE
51
consequentia »10. Mais c'est à partir de ce cas privilégié Dans cette considération a posteriori, on reconnaît une
qu'il sera possible, par la suite, de rendre raison des exis- démarche apparentée à celle de l'argument cosmologique,
tences en général. celui qui veut prouver l'existence de Dieu à partir de l'exis-
« Ainsi, conclut Leibniz, Dieu seul (ou l'Etre nécessaire) tence des choses contingentes (a contingentia ml,mdi). Leibniz
a ce privilège, qu'il faut qu'il existe, s'il est possible. 11 » le formule pour' sa part en ces termes: « S'il n'y avait point
Mais, comment montrer qu'il est possible? En montrant, d'Etre nécessaire, il n'y aurait pas d'être contingent. Aux
comme Leibniz l'avait fait dans une brève dissertation inti- choses contingentes, en effet, il faut trouver une raison pour-
tulée : Quod Ens perfectissimum existit, que toutes les per- quoi elles existent plutôt que de n'exister pas; et on n'en
fections sont compatibles entre elles : omnes perfectiones trouverait aucune s'il n'était un être qui est par soi, c'est-à-dire
esse compatibiles inter se 12. Cette dissertation, qui avait reçu qui contient dans sa propre essence la raison de son exis-
l'approbation de Spinoza 13, est résumée en ces termes dans tence, en sorte qu'elle n'ait besoin d'aucune raison en dehors
la Monadologie: « Et comme rien ne peut empêcher la possi- de lui. 17 »
bilité de ce qui n'enferme aucunes bornes, aucune négation L'argument cosmologique est exprimé ici sous sa forme
et par conséquent aucune contradiction, cela seul suffit pour traditionnelle; il part de l'existence des choses contingentes
connaître l'existence de Dieu a priori. 14 » L'Etre nécessaire, pour conclure à celle de l'Etre nécessaire; mais il suffit à
infini, qui comprend toutes les perfections, est possible, car Leibniz, vu le privilège qu'il reconnaît à l'idée de l'être néces-
il ne peut y avoir aucune contradiction en ce qui ne renferme saire, que soit établie la possibilité de cet être; son existence
aucune limitation, aucune négation. On reconnaît ici un en découlera de soi. Or, cette possibilité de l'être nécessaire
écho de la remarque de Spinoza : Ergo nec in Deo, nec extra peut être établie, selon lui, a priori ou a posteriori. L'examen
Deum, ulla causa seu ratio datur, quae ejus existentiam tollat, plus attentif des raisons a priori nous conduira à préciser la
ac proinde Deus necessario existit 15, Dieu existe nécessaire- valeur et le sens de l'argument ontologique; quant aux
ment, car il n'est rien, ni en dehors de lui ni en lui, qui puisse raisons a posteriori, elles correspondent à un usage circons-
l'empêcher d'exister. Leibniz précise : rien qui s'oppose à sa pect de l'argument cosmologique, auquel Leibniz demande
possibilité; et s'il est possible, il existe. seulement de montrer la possibilité de l'être nécessaire à
Il nous faudra examiner de plus près ce privilège de partir de la possibilité des choses contingentes. Dans cette
l'idée de Dieu; mais il convient maintenant d'observer que application réservée, l'argument cosmologique échappe aux
la possibilité de l'être nécessaire, établie a priori, peut être critiques que lui adressera Kant.
établie aussi a posteriori. Si l'on nie, en effet, la possibilité
de l'être nécessaire, on nie aussi, en conséquence, celle des
êtres contingents : « Car, dit Leibniz, si l'Etre de soi est 2. L'argument cosmologique
impossible, tous les êtres par autrui le sont aussi, puisqu'ils
ne sont enfin que par l'Etre de soi: ainsi, rien ne saurait L'argument cosmologique, a contingentia mundi, présente
exister. 16 » aux yeux de Kant cet avantage de correspondre à la démarche
naturelle de l'esprit humain, s'efforçant d'atteindre l'exis-
10. G. Phil., IV 402.
11. Monadologie, § 45. 17. Specimen inventorum ... (G. Phil., VII 310) : Si nullum esset Ens necessa-
12. G. Phil., VII 261. Cf. L'Univers leibnizien, pp. 222-223. rium, nullum foret Ens contingens; ratio enim reddenda est cur contingentia
13. lbid., p. 262. potius existant quam non existant, quae nu lIa erit nisi sit ens quod a se est,
14. Monadologie, § 45. hoc est cujus existentiae ratio in ipsius essentia continetur, ita ut ratione extra
ipsum non opus sit.
15. SPINOZA, Ethique, 1 11, Demonstr. Aliter.
16. G. Phil., IV 406.
. ",
",
L'ARGUMENT COSMOLOGIQUE 53
52 L'êTRE NÉCESSAIRE ET LA CONTINGENCE DU MONDE
tence de Dieu, non à partir d'un concept abstrait, par un l'éternité du mouvement et la nécessité du Premier Moteur 3 :
procédé paradoxal, comme l'argument ontologique, mais à à l'antithèse, exprimée par le physicien, s'oppose la thèse du
partir de l'expérience; il s'élève de l'existence donnée, contin- métaphysicien; mais ces deux affirmations ne sont pas incom-
gente, à l'être nécessaire d'où elle tire son principe. Cette patibles; leur conflit oblige seulement à une distinction
démarche s'accomplit, selon Kant, en deux temps : dans le féconde. Si, dans la série infinie des mouvements qui se
premier, la raison remonte des effets contingents à une succèdent dans le temps, il est impossible de remonter à
cause première, à un principe inconditionné, à l'idée d'un être un terme initial, à un premier mouvement, dans l'ordre de
nécessaire; mais comment s'assurer que cet être nécessaire, l'explication rationnelle, au contraire, dans la recherche du
requis pour expliquer l'existence des choses contingentes, ne fondement, il faut s'arrêter à un premier principe 4. C'est
saurait manquer d'exister, qu'il existe en vertu d'une nécessité par la distinction de ces deux ordres, celui de la succession
absolue. Pour accomplir ce second pas, il faut, nous dit Kant, temporelle et celui du fondement métaphysique, que l'argu-
présumer que cet être nécessaire, inconditionné, n'est autre ment cosmologique évite l'écueil où, dit-on, il se brise, et
que l'être absolu et par soi, dont le concept sert de principe qu'est surmontée l'antinomie. La série àes mouvements qui
à l'argument ontologique; sans ce raisonnement paradoxal, la se propagent indéfiniment, sans origine ni fin, atteste par cet
démarche naturelle ne peut aboutir à prouver l'existence inachèvement même qu'elle n'est pas la réalité absolue, qu'elle
ne remplit pas notre idée de l'être. L'argument cosmologique
de Dieu 1.
ne permet pas d'affirmer l'existence d'une première cause,
On peut consentir à ces remarques de Kant, sans que
d'un terme initial de la série des causes; mais, considérant
soit ruiné pour autant l'édifice de la théologie spéculative;
que la série infinie des mouvements ne contient pas sa propre
il suffira que puisse être sauvé l'argument ontologique. On
raison d'être., qu'elle ne suffit pas à rendre raison d'elle-même,
peut observer, en effet, que dans la tradition, comme dans
puisqu'on n'y saurait saisir un principe absolu, la raison est
l'usage leibnizien, l'argument cosmologique n'a d'autre fonc-
conduite à chercher ce principe, cette cause première, dans
tion que celle qui lui peut être reconnue par Kant. Consi-
un être transcendant à la série des mouvements. La série
dérons le reproche le plus courant qui est fait à cet argument,
infinie des mouvements mus, observait déjà Platon, est inexpli-
celui de s'appuyer successivement sur deux interprétations
cable en l'absence du mouvement qui se meut lui-même 5.
opposées du principe de causalité : 10 tout effet provient
Pareillement, expose Leibniz, en supposant même que le
d'une cause; 2 dans la série des causes on ne saurait
0
monde fût éternel, qu'il soit une série sans commencement
remonter à l'infini (&.v&yx."tJ O''t"~v(X~) Un tel argument, dit-on, ni fin d'états successifs, du moment qu'en aucun de ces états,
se détruit lui-même, échoue dans une antinomie, traduisant
ni dans une suite aussi longue qu'on voudra, on ne peut
un conflit entre l'entendement scientifique, qui ne saurait
trouver la raison suffisante de la série, il est évident qu'il faut
s'arrêter dans la recherche des causes, et la raison méta-
chercher cette raison hors du monde 6. L'éternité du mouve-
physique, qui exige une cause première 2. Mais cette anti-
nomie, mise en lumière par Kant, n'est pas, de son aveu,
insurmontable; elle s'exprimait déjà dans la philosophie
3: ARISTOTE, Ph!siq~e, VIII, 1, 252 ?~-6, et 6, 258 b 1~-/ll : '~1te:l ~è 8€r: XLV"'].-
crw <xd dVCXL X<XL (.1.'Y) 8L<XÀEL7tELV, <xvcxyx'Y) dVCXL TL <XL8LOV 0 1tpWTOV XLV€L.
antique, qui savait en trouver la clef. Aristote, à qui l'on peut Cf. Metaph.,A 7, 1072 a 25.
4. ID., Phys., VIII 5, 256 a 18 : TWV y~p cX:1tdpwv OÙX ~crTLV où8èv 1tpWTOV,
faire remonter l'origine de cet argument, affirme à la fois et 256 b 29 : cX:v&yx'Y) crTIjVCXL xcxl (.1.7) dç &1t€LPOV tÉVCXL. Cf. notre étude : L'être
et l'essence chez Aristote, in Autour d'Aristote (Mélanges Mansion), p. 195.
5. PLATON, Lois X, 895 a b. Cf. notre ouvrage : L'Ame du Monde, de Platon aW;;
1. Dialectique transcendentale, liv. Il, ch. 3, 5· sect., pp. 431 sq. (Ak. III
Stoïciens, § 29.
403 sq.). 6. LEIBNIZ. De rerum orig. (G. Phil., VII 302) : Licet ergo Mundum aeternum
2. Ibid., ch. 2, 3e sect., pp. 358 sq. (Ak. III 322 sq.).
-II"""
ment, Aristote l'avait déjà observé, ne dispense pas d'en et nécessaire absolument 9, c'est-à-dire « qui a la raison de
rechercher la cause première 7. son existence en lui-même» 10, « dans lequel l'essence ren-
ferme l'existence, ou dans lequel il suffit d'être possible pour
Or, il est évident que la cause première devant être
être actuel »11.
cherchée sur un autre plan que la série des états successifs,
des existences contingentes, elle ne peut être liée à ces exis- Il est clair, d'après cela, que l'usage fait par Leibniz de
tences comme l'antécédent au conséquent sur le plan de l'argument cosmologique échappe aux reproches de Kant,
l'existence empirique. On ne peut atteindre l'existence de puisqu'il lui demande seulement de nous conduire à l'idée
la cause première par une inférence, comme l'existence du d'un être nécessaire absolument, d'en établir a posteriori la
feu à partir de la fumée. La cause première se situe sur un possibilité. Leibniz, en effet, ne se contente pas de dire : « S'il
autre plan que l'existence empirique, et son existence doit n'y avait point d'être nécessaire, il n'y aurait pas d'être contin-
être conçue d'une autre manière. On doit convenir que le gent 12 » (ce serait simplement répéter l'argument cosmolo-
rôle de l'argument cosmologique, c'est de nous conduire à gique dans son acception vulgaire); il précise: « Si l'être de
concevoir un autre mode d'existence que l'existence empi- soi est impossible, tous les êtres par autrui le sont aussi. 13 »
rique, à savoir l'existence nécessaire, une existence dont la Or, l'existence des choses contingentes atteste leur possibi-
nécessité est tout autre que la nécessité des êtres condi- lité, et par là dénote la possibilité de l'être nécessaire. Tel
tionnés, que la nécessité hypothétique des choses contingen- est le résultat incontestable de l'argument cosmologique;
tes, dont l'existence dépend de leurs antécédents, une exis- mais il apparaît corrélativement que l'être nécessaire est
tence qui ait sa raison d'être en elle-même. requis pour rendre raison non seulement de l'existence, mais
de la possibilité des êtres contingents: « Si l'être nécessaire
« Les raisons du monde, explique Leibniz, résident dans
n'est point, il n'y a point d'être possible. 14 »
un être extra-mondain, distinct de l'enchaînement des états
ou de la série des choses dont l'agrégat constitue le monde. Cette conclusion est de la plus haute importance; elle
Et ainsi, il faut en venir de la nécessité physique ou hypothé- concorde avec cette déclaration de la Monadologie: « Il est
tique, qui détermine les choses du monde, les conséquents vrai aussi qu'en Dieu est non seulement la source des exis-
à partir des antécédents, à un être qui soit d'une nécessité tences, mais encore celle des essences, en tant que réelles,
absolue ou métaphysique, dont il n'y ait plus à rendre raison. 8 » ou de ce qu'il y a de réel dans la possibilité. C'est parce que
Ainsi se précise le sens et la portée de l'argument cosmolo- l'entendement de Dieu est la région des vérités éternelles, ou
gique; si l'on peut contester l'inférence des existences contin- des idées dont elles dépendent, et que sans lui il n'y aurait
gentes à l'existence d'un être nécessaire, on n'en est pas rien de réel dans les possibilités, et non seulement rien d'exis-
moins conduit par ce raisonnement à l'idée d'un Etre unique tant, mais encore rien de possible. 15 »
La critique de l'argument cosmologique nous a montré
fingeres, cum tamen nihil ponas nisi statuum successionem, nec in quolibet eorum que de l'existence des choses contingentes on ne peut
rationem sufficientem reperias, imo nec quotcumque assumptis vel minimum
proficias ad reddendam rationem, patet alibi rationem quaerendam esse.
7. ARISTOTE, Physique, VIII 1, 252 b 35, reproche à Démocrite de n'avoir pas 9. Ibid. : hinc oportet aliquod existere Ens unum Metaphysicae necessitatis.
recherché le principe du mouvement, le considérant comme éternel : TOi) 8è: &d 10. Monadologie, § 45.
11. Ibid., § 44.
oùx &çwi: &PX'l)'J ~1)Te:i:'J. La même remarque est reprise par LEIBNIZ : De
12. Cf. ci-dessus, p. 51, n. 17 : Si nullum esset Ens necessarium, nullum
rerum orig. (G. Phil. VII 303) : Ex quibus patet, nec supposita mundi aeternitate
foret Ens contingens.
ultimam rationem rerum extramundanam seu Deum effugi posse.
13. G. Phil., IV 406 (ci-dessus, p. 50).
8. De rerum orig. (Ibid., p. 303) : ...a physica necessitate seu hypothetica, quae
14. Ibid.
res Mundi posteriores a prioribus determinat, ad aliquid quod sit necessitatis
15. Monadologie, § 43.
absolutae, seu Metaphysicae, cujus ratio reddi non possit.
56 L'êTRE NÉCESSAIRE ET LA CONTINGENCE DU MONDB
L'ARGUMENT COSMOLOGIQUB 57
remonter qu'à la possibilité de l'être nécessaire; mais nous
logique ne permet pas de déduire du concept l'existence,
découvrons cette conclusion corrélative que l'être nécessaire du possible le réel, comme le veut l'argument ontologique;
est le principe non seulement de l'existence, mais de la la raison est pareillement impuissante à s'élever du contingent
possibilité en général. Cette conclusion remet en cause l'inter- au nécessaire, comme le tente l'argument cosmologique; en
prétation de l'argument ontologique: l'Etre nécessaire, avions- 1:
revanche, il est légitime de remonter du possible au néces-
nous reconnu 16, a ce privilège qu'il lui suffit d'être possible saire comme à son fondement 20. Le raisonnement s'exerce
pour être actuel; dans ce cas seulement il est permis de alors entièrement sur le plan transcendental, et n'est pas
conclure de l'essence à l'existence, de la possibilité à la réalité. exposé aux risques qui le guettent s'il veut franchir la distance
Nous devons à présent convenir que cette inférence, si elle qui sépare les notions idéales et l'existence réelle.
est légitime, ne correspond pas du moins à l'ordre de dépen-
dance réelle: la possibilité de Dieu ne saurait précéder son
20. KANT, Unique Fondement, 1 4, 4, p. 104 (Ak. II 91); III 2 et 5, pp. 185, 191-
existence, s'il est vrai que de lui dépend tOùte possibilité. 192 (Ak. II 157, 162-163).
Nous ne dirons donc pas que son existence est une suite de
son essence, mais qu'en Dieu l'essence ne se distingue pas
de l'existence : quod essentia in Deo non distinguatur ab
existentia 17; l'essence ne correspond pas à une simple possi-
bilité; elle traduit, au contraire, au regard de l'entendement,
l'existence absolue, la puissance infinie d'exister. Cette priorité
absolue de l'existence s'exprime dans la formule de l'Exode
(III 14) : Ego sum qui sumo « Qui suis-je? Celui qui existe. »
Mon essence, c'est d'exister. Sur cette interprétation Spinoza
s'accorde avec S. Thomas; le penseur juif identifie en Dieu
l'essence avec l'existence et la puissance 18; le Docteur chré-
tien proclame : Deus est enim suum esse 19.
Mais la conclusion dégagée par Leibniz, qui voit dans
l'être nécessaire le principe de la possibilité, a retenu
l'attention de Kant. Celui-ci, rejetant comme paradoxal
l'argument ontologique et regardant l'argument cosmolo-
gique comme impuissant à prouver l'existence de l'être
nécessaire, a cherché à prouver cette existence en partant, non
de l'existence des choses contingentes, mais de leur possi-
bilité, par une démarche régressive, comme l'argument cosmo-
logique, mais sans prendre appui sur l'expérience, par un
raisonnement a priori, comme l'argument ontologique. La
CHAPITRE IV
1. Le réel de la possibilité
elle ne figure pas parmi les cinq voies qui conduisent à logique. C'est par une réflexion sur les caractères formels
l'affirmation de Dieu, dans la Somme théologique de S. Tho- de la vérité que Leibniz remonte à Dieu comme à son principe;
mas; celui-ci n'en convient pas moins, avec toute la tradition, c'est par la distinction entre la matière et la forme de la
que les Idées, les formes ou raisons éternelles des choses, possibilité que Kant entreprend d'établir « l'existence abso-
ne peuvent avoir leur siège que dans l'entendement divin 11. lument nécessaire »15.
C'est à cette tradition que se relie Leibniz, pour qui l'existence
de Dieu est « prouvée aussi par la réalité des vérités éter-
nelles » 12. Il souligne, certes, contre Descartes, que les vérités 2. L'argument transcendental de Kant
nécessaires, dont l'opposé est impossible, ne dépendent
pas de la volonté divine: Dieu ne peut faire que les rayons Dans la troisième considération de la première partie de
du cercle soient inégaux; mais si elles ne dépendent pas de son traité de 1763, Kant se propose d'établir qu' « il existe
sa volonté, les vérités éternelles n'en dépendent pas moins un être absolument nécessaire» 1; mais, pour parvenir à cette
de lui, de sa nature 13; elles ont en lui leur source et sont conclusion, il lui a fallu montrer préalablement qu' « il est
contenues dans son entendement, qui est « la région des absolument impossible que rien n'existe »2. C'est là une
vérités éternelles, ou des idées dont elles dépendent» 14. proposition fondamentale, servant de point de départ pour
C'est d'une tout autre manière que Kant entend « le réel aboutir à la démonstration de l'existence de Dieu.
de la possibilité », et c'est par une autre voie qu'il entreprend Comment démontrer cette proposition préalable, ce
sa démonstration. Ce qu'il y a de réel dans la possibilité, c'est, lemme? - En considérant que la possibilité, si elle corres-
pour Leibniz, l'exigence logique, en quoi consiste, aux yeux pond formellement à une exigence logique, n'en suppose pas
de Kant, la forme de la possibilité; ce que celui-ci entend moins une matière, quelque chose à penser (etwas Denk-
par « Je réel de la possibilité », c'est, au contraire, la liches) 3. Dès lors, dans l'hypothèse où rien n'existe (hypo-
matière dans laquelle l'accord ou le désaccord, la contradic- thèse qui n'a rien en soi de contradictoire), où rien n'est
tion ou son opposé, s'accomplit: une matière qui peut être donné à penser, il ne saurait y avoir ni possible ni impossible.
seulement idéale, comme celle des figures géométriques, par Mais, qu'il n'y ait rien de possible, que toute possibilité
exemple, mais qui n'en est pas moins distincte de la forme soit radicalement supprimée, voilà, assure Kant, ce qui est
radicalement impossible. Pourquoi? Parce que cette propo-
esse incommutabilem veritatem, haec omnia quae incommutabiliter sunt vera sition : rien n'est possible, se détruit elle-même; si rien n'est
continentem, quam non possis dicere tuam ve1 meam, vel cujusvis hominis. possible, cela même (qu'il n'y ait rien de possible) est impos-
Cf. De vera religione, 31, 37 : Nec jam illud ambigendum est, incommutabilem
naturam, quae supra rationalem animam sit, Deum esse. - DIf- utilitate credendi, sible. La suppression de toute possibilité est proprement
15, 33 : Deus cnim cst vcritas; ncc ullo pacto sapicns quisquam est, si non veri- impossibilité 4.
tatcm mente contingat.
Si donc Kant peut conclure : il est impossible que rien
11. S. THOMAS, Summa theologica, 1 15, 1 : Respondeo dicendum quod necesse
est ponere in mente divina ideas. Cf. 1 16, 5 : Unde sequitur quod non solum in n'existe, ce n'est pas (il faut y insister), parce que la négation
ipso (sc. Dea) sit veritas, sed quod ipse sit ipsa summa et prima veritas.
12. Monadologie, § 45.
15. Unique Fond., l'" partie, 3e considération.
13. Ibid., § 46 : « Il ne faut point s'imaginer ... que les vérités éternelles, étant 1. Unique Fond., 1 3, 2 : Es existiert ein schlechterdings nothwendiges Wesen.
dépendantes de Dieu, sont arbitraires et dépendent de sa volonté. » Ce qui veut
2. Ibid., 1 2, 3 : Es ist schlechterdings unmoglich, dass gar nichts existiere.
dire : on n'a point tort de croire que les vérités éternelles dépendent de Dieu;
3. Ibid., 1 2, 2, p. 87 (Ak. II 78).
elles ont leur fondement dans sa nature; mais il ne s'ensuit pas qu'elles dépendent
4. Ibid., 1 2, 3 (Ak. II 79) : Wodurch aIle Moglichkeit überhaupt aufgehoben
de sa volonté; elles « dépendent uniquement de son entendement, et en sont l'objet
wird, das ist schlechterdings unmoglich. L'hypothèse où toute possibilité en général
interne » (Ibid.).
est supprimée est une impossibilité absolue.
14. Ibid., § 43.
64 LA POSSIBILITÉ ET SON FONDEMENT
L'ARGUMENT TRANSCENDANTAL DE KANT 65
de toute existence serait contradictoire en soi 5, mais parce pensante; rejeter cette opposition, c'est renoncer à la distinc-
que la négation de toute existence ôterait toute possibilité, tion de l'objet et du sujet, assujettir à l'objet l'acte de la
et qu'il est impossible que rien ne soit possible. Il n'y a pensée, abolir la conscience, absorbée dans l'indistinction de
aucune contradiction, aucune impossibilité logique, à suppo- l'en-soi.
ser que rien n'existe; mais dans cette supposition, où rien Or, cette exigence de la pensée ne trouverait point à
n'est donné à penser, il n'y a plus lieu de distinguer, ni s'appliquer, s'il n'était rien donné à penser; c'est là le point
aucune possibilité de concevoir, du possible ou de l'impos- que Kant s'applique à mettre en lumière par l'analyse de la
sible 6; et c'est là ce qui est absolument impossible, ce que possibilité. Il distingue en elle la matière et la forme; la
la pensée ne saurait admettre sans se nier elle-même. L'impos- possibilité, en tant que rapport logique, Suppose que quelque
sibilité que rien n'existe n'est pas une contradiction logique, chose existe, qu'il y ait matière à penser. Mais, deman-
mais elle répugne à la réflexion; c'est une impossibilité dera-t-on, cette matière à penser ne peut-elle se trouver dans
transcenden tale. l'existence contingente? Les analyses précédentes montrent,
Mais la proposition: il est impossible que rien n'existe, certes, qu'il est nécessaire que quelque chose existe; elles
n'est encore (nous l'avons dit) qu'un lemme; elle peut se n'aboutissent pas encore à démontrer qu'il y a un être qui
traduire : il est nécessaire que quelque chose existe; mais existe nécessairement.
cela n'équivaut pas à dire : il y a quelque chose qui existe Ce que les analyses de Kant ont mis jusqu'ici en lumière,
nécessairement, ou il existe un être absolument nécessaire c'est d'une part l'exigence absolue sans laquelle la pensée
(ce qui est la thèse à démontrer). ne serait pas, et qui s'exprime dans la proposition : Il est
Il est radicalement impossible que rien ne soit possible. impossible que rien ne soit possible; d'autre part la condition
Cette impossibilité n'est pas simplement logique; elle ne se matérielle sans laquelle la pensée ne saurait s'exercer, faire
ramène pas à une contradiction entre des termes; elle enve- valoir ses exigences, appliquer sa logique. L'exigence logique,
loppe une contradiction primordiale, et qui doit être dénoncée la distinction du possible et de l'impossible, suppose l'exis-
afin de montrer l'impossibilité transcendentale que rien tence donnée; notre pensée n'est pas acte pur, mais activité
n'existe. Que rien ne soit donné, cela (répétons-le) n'aurait aux prises avec une expérience contingente. L'argument de
rien de contradictoire; mais que rien ne soit possible, que Kant revient, jusqu'ici, à montrer que l'ego, et son exigence
rien ne puisse être posé devant la pensée, cela interdit toute absolue, ne peut être « délié» de la présence du monde 8,
assertion, tout exercice de la pensée, voire toute question de faute de laquelle il ne saurait faire usage de ses catégories :
la pensée; admettre une telle possibilité, ce n'est pas seule- « Le monde est le réel dont le nécessaire et le possible ne sont
ment se contredire, c'est radicalement s'interdire, c'est se que des provinces. 9 » Dans cette formule d'un phénoméno-
démentir dans l'acte même de dire 7. Opposer le possible au logue contemporain peut se résumer l'argumentation trans-
réel, l'exigence logique au donné, c'est le propre de l'activité cendentale de Kant : il est impossible que rien n'existe;
le sujet pensant ne saurait rien affirmer sans la présence du
5. Ibid., 1 2, 2, p. 87 (Ak. II 78) : « Sans doute, dans la négation de toute monde; mais cette présence nécessaire n'enferme rien de
existence, n'y a-t-il aucune contradiction interne ».
6. Ibid., p. 88 : « car, si rien n'existe, il n'est rien donné non plus qui soit plus que de l'existence contingente.
pensable, et alors on se contredit soi-même si l'on veut néanmoins que quelque Mais comment passer de là à l'affirmation de l'existence
chose soit possible ».
7. C'est par cette considération que selon Aristote, Métaph. r 4, 1006 a 11-26, on
peut réfuter ceux qui rejettent le principe de contradiction. Cf. notre étude : Aris- 8. Cf. M. MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la Perception, Avant-propos,
tote et la Dialectique platonicienne, in Aristotle on Dialectie. The Topies (Procee- p.IIr.
dings of the Third Symposium Aristotelicum), pp. 87-88. 9. Ibid., p. 456.
5
66 LA POSSIBILITÉ ET SON FONDEMENT
LE FONDEMENT DU POSSIBLE ET LE PRINCIPE DU VRAI 67
nécessaire? Il est impossible que rien ne soit possible; il est
en apprécier exactement la portée, et son rôle dans la pensée
radicalement inconcevable que soit exclue toute possibilité.
théologique de Kant, il convient de la confronter avec ses
A la possibilité en général, l'existence contingente fournit
antécédents leibniziens. Leibniz lui aussi a tenté de s'élever
une matière; mais une telle existence ne saurait être le fonde-
à l'existence de Dieu en partant de la considération du
ment réel de toute possibilité. La possibilité supposant une
possible; mais la possibilité se présente chez lui sous un
forme et une matière, il lui faut un double fondement : un
double aspect, que les analyses de Kant nous aident à
fondement logique, qui consiste dans le principe de contra-
discerner. Kant distingue dans le possible la forme et la
diction, et un fondement réel, qui ne peut se trouver que
matière, la logique de la possibilité et le réel de la possibilité;
dans l'existence nécessaire 10. Une existence contingente peut
mais le point de départ de sa preuve, c'est la matière de la
fournir matière à penser, mais sa suppression n'est pas celle
possibilité; ce qu'il recherche, c'est le fondement réel de
de tout pensable. Dire qu'elle est contingente, c'est préci-
la possibilité. Sans doute la possibilité suppose-t-elle aussi un
sément reconnaître qu'en son absence il est encore possible
fondement logique, qui est le principe de contradiction; mais
de penser; elle n'est donc pas le fondement réel de toute
ce principe formel n'est pas regardé par Kant comme un
possibilité 11. Celui-ci, qui est le fondement dernier de tout
point de départ pour une preuve de l'existence de Dieu;
pensable, ne peut résider que dans l'existence nécessaire.
il n'y a pas chez lui de preuve de Dieu par l'idée de vérité.
Ainsi s'établit finalement la conclusion : Il existe un être
absolument nécessaire. Leibniz, au contraire, prend appui, pour s'élever à Dieu,
Mais, pour achever la preuve, il reste encore à montrer sur les deux aspects du possible. Quand il déclare, dans la
que cet être nécessaire possède les attributs de la divinité. Monadologie, « que l'entendement de Dieu est la région des
Par l'ordre de ces démarches, satisfaction est donnée aux vérités éternelles, ou des idées dont eUes dépendent, et que
exigences critiques de Kant : l'existence de Dieu n'est pas sans lui il n'y aurait rien de réel dans les possibilités, et non
déduite de son concept; on montre d'abord qu'il existe un seulement rien d'existant, mais encore rien de possible }) l,
être absolument nécessaire, puis qu'à un tel être conviennent son langage (il faut maintenant le dire) est ambivalent. Il
les attributs dont nous désignons l'ensemble par le mot signifie d'une part que sans Dieu, il n'y aurait aucune vérité:
Dieu 12. L'existence de Dieu est ainsi prouvée a priori, mais « car ... s'il y a une réalité dans les essences ou possibilités,
non par un procédé purement logique, comme une consé- ou bien dans les vérités éternelles », il faut bien que « cette
quence du concept; elle ne résulte pas d'une inférence du réalité soit fondée en quelque chose d'existant et d'actuel »,
possible au réel, mais d'une analyse transcendentale remon- c'est-à-dire « dans l'existence de l'être nécessaire »2 (c'est
tant de la possibilité en général à son fondement. la preuve par les vérités éternelles); mais, d'autre part, dans
l'entendement divin est représentée la diversité infinie des
possibles. Or, les possibles ainsi entendus sont irréductibles
3. Le fondement du possible et le principe du vrai à l'exigence logique; leur diversité donne lieu à son appli-
cation, à la distinction du possible et de l'impossible; c'est
Cette preuve de l'Unique Fondement a été regardée en raison de l'exigence logique qu'ils ne sont pas tous
comme paradoxale, sans doute parce que son auteur lui- compossibles, et qu'ils sont en concurrence dans J'entende-
même, dans ses écrits postérieurs, ne l'a pas retenue. Pour ment divin, qui est le lieu des possibles; leur diversité est
10. Unique Fond., 1 2, 4, p. 89 (Ak. II 79-80).
1. Monadologie, § 43.
11. Ibid., 1 3, 2, p. 94 (Ak. II 83).
U. Ibid., 1 4, 2, p. 101 (Ak. II 89). 2. Ibid., § 44, à quoi se réfère la remarque du § 45 «Nous l'avons prouvée
aussi par la réalité des vérités éternelles. ,.
68 LA POSSIBILITÉ ET SON FONDEMENT LE FONDEMENT DU POSSIBLE ET LE PRINCIPE DU VRAI 69
une matière idéale, opposée à l'unité de la nature divine, et seulement anticipe l'argument de Kant, il en limite d'avance
représentée cependant en Dieu: « Elle est l'objet de l'enten- la portée. Kant croit que l'argument transcendental de
dement divin» et « fait la base des vérités éternelles et des l'Unique fondement permet d'établir, en partant de la consi-
sciences nécessaires »3. dération du possible, l'existence de l'être nécessaire, alors
Ainsi, « ce qu'il y a de réel dans la possibilité », c'est que l'argument cosmologique en montrerait seulement la
d'une part, sans doute, le vrai; c'est la réalité des vérités possibilité; aux yeux de Leibniz, l'argument tiré des possibles,
éternelles; mais quand Leibniz ajoute que sans l'entendement de la possibilité des êtres contingents, ne permet lui-même
de Dieu, « il n'y aurait rien de réel dans les possibilités» 4, de conclure qu'à la possibilité de l'Etre nécessaire.
il faut entendre cette fois que les choses contingentes ne C'est là ce qu'il met particulièrement en lumière dans
sauraient être considérées comme possibles, qu'en dehors une lettre à Bourguet : « J'accorde, dit-il, que l'idée des
de leur existence leur possibilité ne serait rien, si elles possibles suppose nécessairement celle [c'est-à-dire l'idée]
n'étaient représentées dans l'entendement divin, où tous les de l'existence d'un être qui puisse produire le possible. Mais
possibles, ou essences, ont leur substrat idéal. Dieu est consi- l'idée des possibles ne suppose point l'existence même de
déré alors non comme le principe et la source de toute cet être, comme il semble que vous le prenez, Monsieur, en
vérité, mais comme le fondement transcendental de toutes ajoutant : s'il n'y avait point un tel être, rien ne serait
les possibilités. possible. 7 ». Cette dernière formule, que récuse ici Leibniz,
Si donc Kant exclut la preuve par les vérités éternelles, n'équivaut-elle pas cependant à celle qu'il a lui-même avan-
on voit que Leibniz, en revanche, n'ignore pas l'argument cée : « Si l'Etre nécessaire n'est point, il n'y a point d'être
transcendental de l'Unique Fondement, qu'on en trouve chez possible »? C'est que le sens de cette formule demande
lui, au contraire, une exacte anticipation. Dieu est requis pour à être précisé. D'abord, si l'être nécessaire est requis, ce n'est
rendre raison, non seulement de l'existence, mais de la possi- pas précisément (nous l'avons vu) pour rendre compte de
bilité même des êtres contingents : « Si l'Etre nécessaire l'existence des choses contingentes, mais de leur possibilité;
n'est point, il n'y a point d'être possible . .'} » Telle est la c'est en ce sens qu'il faut entendre ici l'expression: « un être
considération sur laquelle repose l'argument de l'Unique qui puisse produire le possible », c'est-à-dire produire la possi-
Fondement, dans lequel on doit reconnaître une transpo- bilité des choses, et non les amener à l'existence. En second
sition de l'argument cosmologique. Si la raison est impuis- lieu, de la possibilité des choses contingentes, on peut bien
sante à conclure de l'existence contingente à une existence remonter à l'idée d'un être qui la produise, mais non à l'exis-
nécessaire, elle est capable du moins de découvrir sous la tence de cet être, comme le veut l'argument transcendental
possibilité des existences, sous les êtres regardés comme de l'Unique Fondement : ({ Car il suffit, poursuit Leibniz,
possibles, leur fondement nécessaire 6. Mais Leibniz, non qu'un être qui puisse produire la chose, soit possible, afin
que la chose soit possible. Généralement parlant, pour qu'un
être soit possible, il suffit que sa cause efficiente soit
3. à la princesse Sophie, 31 oct. 1705 (G. Phil., VII 564); cf. Monadologie, § 46
(ci-dessus, p. 62, n. 13) et notre étude : L'espace et les vérités éternelles chez
possible. 8 » Cette considération générale semble condamner
Leibniz, Archives de Philosophie, 1966, pp. 503-505. d'avance l'argument de l'Unique Fondement; n'interdit-elle
4. Ces deux formules sont réunies dans le § 43 de la Monadologie, mais c'est pas, du même coup, toute preuve transcendentale de l'exis-
nous qui soulignons l'opposition la, les. Le § suivant (44) rapproche pareillement
« les essences ou possibilités, ou bien ... les vérités éternelles »; les unes et les
autres supposent Dieu, celles-ci comme principe, celles-là comme fondement. 7. à Bourguet, déc. 1714 (G. Phil., III 572). Les italiques et la mention entre
5. Formule de Leibniz (G. Phil., IV 406), déjà citée, p. 55. crochets sont dans le texte.
6. Unique Fond., l 4, 4, p. 104; III 5, pp. 191-192 (Ak. II 91, 162-163). 8. Ibid.
,....
tence de Dieu? Non, au regard du moins de Leibniz, qui ontologique, c'est, avons-nous dit 2, qu'elle enveloppe une
ajoute aussitôt: « J'excepte la cause efficiente suprême qui référence à l'absolu; or, c'est une exigence absolue qui
doit exister effectivement. Mais c'est ex alio capite que rien s'exprime également dans l'idée de vérité. Le problème de
ne serait possible si l'être nécessaire n'existait point. » Leibniz l'existence de Dieu revient à examiner si cette exigence
ne renonce donc pas à sa formule : « Si l'Etre nécessaire absolue, présente à notre pensée, a son fondement dans un
n'est point, il n'y a point d'être possible »; mais après qu'il en être transcendant. Dire qu'un tel être n'est point, c'est nier
a précisé le sens, il nous en indique la justification. Pourquoi toute transcendance, c'est ôter à l'exigence du vrai toute
n'y aurait-il rien de possible, si l'être nécessaire n'existait pas? autorité. Un tel être n'existe pas sans doute à la manière
« C'est, répond-il, parce que la réalité des possibles et des d'un objet empirique, ni non plus à l'instar du sujet que nous
vérités éternelles doit être fondée dans quelque chose de sommes, puisqu'il est conçu comme ce qui, en nous-mêmes,
réel et d'existant. » Ainsi, l'existence de l'Etre nécessaire, nous dépasse, comme la source d'une exigence qui commande
conclusion où ne saurait atteindre l'argument transcendental aux décisions de notre pensée. Son être ne se réduit pas
de Kant, à partir de la considération de la possibilité des non plus à celui des essences ou des vérités éternelles; il
choses contingentes, est une conclusion qui est obtenue, selon n'est pas à la façon d'un objet nécessaire de l'entendement,
Leibniz, à partir de la réflexion sur la vérité. puisqu'il est conçu comme le principe sans lequel il n'y
aurait aucune vérité, aucun objet de connaissance certaine.
S'il y a une preuve a priori de l'existence de Dieu, une preuve
4. La nécessité ontologique reposant sur sa seule idée, c'est d'abord une preuve réflexive,
qui remonte de l'idée de l'absolu, présente à notre pensée,
à sa réalité transcendante; c'est la première preuve carté-
Nous avons vu précédemment 1 que pour Leibniz déjà,
sienne, qui de l'idée de Dieu remonte à l'existence de Dieu
comme pour Kant, l'argument cosmologique ne peut conduire
comme à la cause de cette idée 3. L'idée de Dieu, de l'être infini
qu'à l'idée de l'être nécessaire; l'achèvement de la démons-
et parfait ne saurait être une fiction de notre pensée (dans
tration, le passage de l'idée à l'existence, ne peut être obtenu
ce cas, elle n'aurait plus sa signification absolue); elle est la
que par l'argument ontologique; celui-ci doit prendre le
marque de Dieu sur sa créature, la présence à notre pensée.
relais de l'argument cosmologique pour aboutir à la conclu-
de VEtre ahsolu de qui eUe dépend, par qui elle est capabl~'
sion cherchée. Nous voyons maintenant que l'argument trans-
cendental de l'Unique Fondement, qui avait aux yeux de Kant
( de connaître la vérité en se soumettant à son exigence ". La
première preuve cartésienne est donc une expression de la
le mérite de conclure directement à l'existence de Dieu, est
preuve par l'idée de vérité, héritée de S. Augustin: Dieu est
contesté d'avance par Leibniz, pour qui doit se substituer à
la lumière de notre intelligence; c'est par lui seul que nous
cet argument celui des vérités éternelles. L'argument onto-
apercevons la vérité 5. Nous n'avons, suivant Descartes, de
logique et la preuve par les vérités éternelles ont donc seuls,
connaissance certaine qu'en vertu de la véracité divine 6.
au regard de Leibniz, le privilège de conclure à l'existence
de Dieu. D'où leur vient ce privilège commun? Ces deux De cette preuve réflexive, de cet approfondissement
arguments seraient-ils apparentés? Seraient-ils deux expres-
sions d'une même exigence? 2. Cf. ci-dessus, p. 25.
Le privilège de l'idée de Dieu, sur lequel repose l'argument 3. DESCARTES, Meditatio III (A.T., VII 45, 9-18); 1·· Responsiones (Ibid., 104-
105).
4. ID., Meditatio III (Ibid., pp. 51-52).
5. S. AUGUSTIN, Soliloques, 1 1, 3 : Deus intelligibilis lux, in quo et a quo et per
1. Cf. ci-dessus, pp. 51, 55. quem inteIligibiliter lucent omnia.
6. DESCARTES, Disc. de la Méthode (A.T., VI, pp. 38, 18-24).
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LA THÉOLOGIE TRANSCENDENTALE
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si tous les possibles ne sont pas réalisés, c'est parce qu'ils
sont des essences finies, limitées, tandis que Dieu est infini.
Les êtres particuliers ne se conçoivent, en efTet, que comme
f
1. Cf. ci-dessus, p. 39.
8. Monadologie, § 42.
5. Monadologie, § 38. 9. Le statut des vérités éternelles se définit pour Leibniz par comparaison
6. à Arnauld, 14 juill. 1686 (G. Phil., II 54-55). avec celui de l'espace et du temps. Cf. notre étude déjà citée, Archives de Philo-
7. cf. ci-dessus, p. 40, n. 3, et p. 43, n. 14. sophie, 1966, pp. 485-486, 489-492.
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10. Cf. ci-dessus, p. 66.
11. Unique Fond., I 3, 2 - 4, 2, pp. 93-102 (Ak. II 83-89). 13. Cf. ci-dessus, pp. 67.70.
12. MALEBRANCHE, Recherche de la Vérité, livre III, 2e p., ch. 6 (Œuvres complè- 14. Cf. ci-dessus, p. 48.
tes, I 437). 15. Cf. ci-dessus, p. 50.
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L'OBJET SUPIŒME DE LA PENSÉE 81
80 LA THÉOLOGIE TRANSCENDENTALE
6
,
82 LA THÉOLOGIE TRANSCENDENTALE L'OBJET SUPIŒME DE LA PENSÉE 83
aux apparences sensibles; d'une manière analogue, la matière interne, de la compatibilité reclproque de toutes ses perfec-
aristotélicienne, déterminée par la forme, devient une chose tions. mais en vertu de son infinité absolue, de sa puissance
sensible; or, l'intellect aristotélicien reçoit aussi les formes, infinie, antérieure à toute possibilité et à la nécessité logique,
mais à sa manière : déterminé par la forme du feu, il ne qui trouve en lui son principe. En l'absence de cette consi-
devient pas feu, mais idée ou connaissance du feu. L'intellect dération ontologique, la notion de l'être qui comprend toutes
aristotélicien est un réceptacle idéal, dont les déterminations les perfections, et à laquelle correspond l'/nbegriff, doit appa-
ne sont pas des choses réelles, mais seulement possibles; raître à Kant comme extrêmement indéterminée et incapable
en lui est contenu, comme dans l'entendement divin chez de fonder l'existence de l'Etre par soi; mais, au lieu de
Leibniz, le substrat idéal de toute possibilité 7. C'est à une remonter de cette infinité indéterminée à l'infini absolument,
pareille conception, venue de la philosophie classique, que au principe de la vérité et de l'être, il va s'appliquer à élaborer
se ramène l'Inbegriff aller Moglichkeit. le concept du substrat idéal au point de l'amener à une
Mais la nécessité de supposer ce substrat idéal comme parfai te détermination.
fondement de toute possibilité ne conduit pas ici Kant à Une première étape de cette élaboration est accomplie
estimer, comme dans l'Unique Fondement, que par là est grâce à cette remarque que le substratum idéal de toute possi-
établie l'existence nécessaire, celle d'un être existant par soi; bilité ne contient que des prédicats primitifs, car ils suffisent
on dirait qu'il a pris conscience de l'objection émise par à la possibilité des prédicats dérivés; il n'enferme donc point
Leibniz dans sa lettre à Bourguet et qu'il en a mesuré toute de prédicats négatifs, car ils sont dérivés des prédicats posi-
la portée 8. Ce n'est pas en raison de son contenu infini qu'un tifs, qui renferment la matière des déterminations négatives.
entendement, un réceptacle idéal, peut être rapporté à un « On ne peut concevoir une négation d'une manière déter-
être nécessaire; ou du moins cette considération ne suffit minée sans prendre pour fondement l'affirmation opposée.
pas: il faut encore qu'en lui se découvre une exigence abso- L'aveugle-né ne peut se faire une idée de l'obscurité, car il
lue, le principe de la vérité 9. D'autre part, l'Inbegriff, qui ne connaît pas la lumière 12. » Seuls les concepts positifs
comprend la matière de toute possibilité, est sans doute expriment des réalités; les négations désignent seulement une
exempt de contradiction interne; en cela il est comparable privation, un manque 1:>. Il résulte de cette considération,
au concept sur lequel Leibniz fondait la possibilité de l'Ens empruntée à la métaphysique traditionnelle, que le substrat
perfectissimum 10; mais cette compatibilité réciproque de transcendental de toute possibilité renferme en lui la somme
toutes les perfections, de tous les prédicats possibles dans de toute réalité (omnitudo realitatis); l'Inbegriff de toute
leur simplicité absolue, ne représente encore qu'une possi- possibilité devient un équivalent du concept de réalité totale 14.
bilité logique; elle n'équivaut pas, au regard de Kant, à une Ce concept est sans doute un concept transcendental,
détermination complète, à une possibilité réelle d'existence.
D'ailleurs, pour Leibniz lui-même, si l'existence de l'Etre sou-
12. Dial. transe., II 3, 2, pp. 416-417 (Ak. III 387).
verainement parfait peut être affirmée a priori, ce n'est pas 13. Ibid., p. 416 (Ak. III 387). Les mêmes vues étaient exposées dans
(nous l'avons précisé) 11 en raison de sa seule possibilité l'Unique Fondement, 1 3, 6, pp. 96-99 (Ak. II 86-87); elles ne vont pas à l'encontre
des résultats que Kant venait d'établir dans l'Essai pour introduire en philo-
sophie le concept des grandeurs négatives, publié la même année (1763). Dans un
sujet empirique peuvent coexister, sinon deux attributs contradictoires, du moins
7. Cf. notre ouvrage : Aristote et son école, pp. 184-185. deux forces de sens contraire; mais dans l'Etre souverainement réel, il ne peut
8. Cf. ci-dessus, p. 69. y avoir aucune contrariété d'aucune sorte; c'est pourquoi les prédicats négatifs
9. Cf. ci-dessus, pp. 67-70. des êtres finis ne peuvent être que des privations, eu égard aux attributs positifs
10. Cf. ci-dessus, p. 50. de l'Etre infini.
11. Cf. ci-dessus, pp. 72-74. 14. Dial. transe., II 3, 2, p. 417 (Ak. III 388).
,
84 LA THÉOLOGIE TRANSCENDENTALE
LA POSSIBILITÉ ET L'EXISTENCE 85
dont l'objet ne peut être donné dans aucune expenence; pour achever la détermination de l'objet suprême de la raison,
c'est une idée de la raison; mais son objet étant défini pour déterminer parfaitement le concept de l'ens realissi-
par la somme de tous les attributs positifs, il ne correspond mum : Dériver, dit-il en substance, de cet être originaire la
pas à un concept abstrait, mais à un concept parfaitement possibilité des êtres particuliers, regarder ceux-ci comme des
déterminé, celui d'un objet unique, de l'individu total, de limitations de sa suprême réalité, ce n'est pas la diviser.
qui tous les autres dérivent. Voilà pourquoi cette idée de la L'être originaire ne se ramène pas à l'agrégat des êtres dérivés,
raison mérite d'être appelée un idéal, l'idéal de la raison qui ne sont compris en lui que comme des suites; sa suprême
pure, auquel correspond l'objet suprême de la raison, qui réalité sert de fondement à la possibilité de toutes choses,
n'est pas un objet abstrait, mais l'Etre suprême, être c'est-à-dire que les possibles sont non seulement dans l'enten-
premier et originaire, en qui est comprise toute réalité. Le
dement divin comme dans un réceptacle transcendental
concept de la réalité totale (omnitudo realitatis) se convertit (Inbegriff), mais qu'ils ont dans l'unité divine leur principe
ainsi en celui de la suprême réalité, de l'être souverainement (Grund) 21. Reprenant une métaphore platonicienne, Kant
réel (ens realissimum) 15.
considère l'être premier comme l'archétype de toutes choses,
Tous les êtres particuliers, explique Kant à la suite de
l'original ou prototype dont elles ne sont que des copies
Leibniz, ne se distinguent de la réalité suprême et ne se imparfaites ou ectypes 22.
distinguent les uns des autres que par des négations. « Toutes
les choses diverses ne sont que des manières également diver- L'objet suprême de la raison, l'idéal transcendental, se
ses de limiter le concept de la suprême réalité qui est leur détermine ainsi, dans sa perfection inconditionnée, comme
substratum commun, de même (ajoute Kant) que toutes les un être unique, simple, suffisant à tout, éternel, etc ... Le
figures ne sont possibles que comme des manières diverses concept d'un tel être est celui de Dieu, conçu dans le sens
de limiter l'espace infini 16. » Ne nous laissons pas abuser, transcendental; et c'est ainsi que l'idéal de la raison pure
cependant, par cette comparaison. L'espace, qui se caractérise est l'objet d'une théologie transcendentale, c'est-à-dire non
pour Kant comme omnitudo complexus 17, ou omnipraesentia purement logique, mais cependant a priori, par opposition à
la théologie naturelle qui fait appel à l'expérience 23.
phaenomenon 18 , se distingue de l'omnitudo realitatis de la
même façon que le réceptacle platonicien se distingue de
l'intellect potentiel d'Aristote. Dans l'espace, les choses sont
séparées localement; dans l'entendement divin, les êtres parti- 3. La possibilité et l'existence
culiers ne se distinguent qu'idéalement 19, comme autant de
participations possibles, d'expressions limitées de la réalité Kant s'est donc appliqué à déterminer parfaitement, sous
suprême et infinie; représentés idéalement, par leurs raisons, le nom d'idéal de la raison pure, le concept de l'être suprême;
dans l'entendement divin, ils ne sont compris dans la subs- mais au terme de cette élaboration, après avoir montré
tance divine, dans l'être absolu et originaire, « qu'éminem-
ment, comme dans la source 20. » C'est ce que précise Kant 2l. Dial. transe., II 3, 2, p. 419 (Ak. III 390). Nous interprétons ce texte,
sans le traduire littéralement.
22. Ibid., p. 418 (Ak. III 389). Par archétype nous rendons le mot allemand
15. Ibid., pp. 417-418 (Ak. III 388). Urbild, " image originaire ", que Kant accompagne du mot grec : proto typon,
16. Ibid., p. 418 (Ak. III 389). ajouté entre parenthèses. Mais prototype n'est pas l'équivalent exact d'archétype;
17. Formule de l'Opus posthumum (Ak. XXII 78), citée par BRUNSCHVICG, Les l'archétype est un modèle idéal, un prototype transcendental, comme il est précisé
Etapes de la Philosophie mathématique, p. 263, n. 4. dans le titre de cette section (ci-dessus, p. 81, n. 4); dans le langage technolo-
18. De mundi sensibilis atque intelligibilis ... , § 22, scolie. gique, un prototype est la première réalisation empirique d'un modèle nouvelle.
19. PLOTIN, Ennéades, VI 9, 8 : où8' &rpéa't"'Y)xe: 't"o(vuv &ÀÀ~ÀCi)V 't"67t<!l. he:p6- ment conçu.
't"'Y)'t"L 8è xcxt 8LCXrpopif. 23. Ibid., p. 419 (Ak. III 390).
20. Monadologie, § 38.
,
86 LA THÉOLOGIE TRANSCENDENTALE
LA POSSIBILITÉ ET L'EXISTENCE 87
comment ce concept se forme nécessairement dans la raison, nation que l'Univers existe, parce qu'il contient le maximum
i1 ne se croit pas autorisé à en déduire l'existence de son de perfection ou de réalité compatible avec l'unité? Sans
objet. Ce concept n'est pas une notion abstraite; son objet doute; mais la parfaite détermination ne s'entend pas seule-
n'est pas un genre, mais un être, conçu comme l'individu ment en ce cas comme une détermination achevée, aboutis-
total et la suprême réalité; cependant, l'être conçu comme sant à une notion complète; elle correspond à un maximum
souverainement réel n'existe pas nécessairement et par soi; impliquant le privilège de l'unicité; c'est une détermination
la réalité suprême, la somme de toutes les perfections, est parfaite. Tout autre univers possible est une combinaison de
enveloppée dans son concept; mais l'existence n'est pas une possibles, de notions individuelles complètes, déterminées
perfection 1. Kant s'élève contre les interprètes de la philo- dans tous leurs détails; mais c'est une combinaison moins
sophie leibnizienne qui identifient l'existence avec la pleine parfaite, qui ne correspond pas à un maximum; par là elle
détermination de l'essence. Selon Baumgarten, ce qu'il y a se trouve en rivalité avec d'autres combinaisons, d'autres
de plus dans l'existence que dans la possibilité, c'est la univers possibles, d'une perfection relative équivalente à la
complète détermination interne de l'objet, en tant qu'elle y sienne; aussi n'offre-t-elle pas au choix divin, qui ne peut
achève ce qui est laissé indéterminé par les attributs inhérents être sans raison, un objet adéquat 5. Il faut considérer, en
à l'essence ou dérivés de l'essence 2; certains, comme Crusius, effet, que si l'Univers le plus parfait existe en raison de sa
voient dans les déterminations spatio-temporelles ce complé- détermination parfaite, étant constitué dans l'entendement
ment par où s'effectue le passage de la possibilité à l'exis- divin comme une combinaison unique, d'une perfection sans
tence 3. Kant interprète plus fidèlement la pensée de Leibniz rivale, il n'existe pas cependant par la seule nécessité de
en faisant remarquer après lui que les possibles non réalisés son essence, mais par la volonté de Dieu, en vertu de sa puis-
peuvent être aussi complètement déterminés dans leur essence sance éclairée par sa sagesse 6. La raison de l'existence n'est
et le détail de leur histoire que les individus existants. Les pas une raison de nécessité; l'existence d'un objet ne saurait
Adams ou les Césars possibles, qui n'ont pu trouver place se déduire absolument de son essence; et si Kant refuse para-
dans l'Univers existant, dans l'Univers le plus parfait, n'en doxalement de conclure de l'essence de l'être le plus réel
sont pas moins aperçus par Dieu dans des notions complètes: à la réalité de son existence, c'est qu'il conçoit cet être comme
dans la notion complète du Juif errant, comme dans celle l'objet suprême de la raison, certes, mais cependant comme un
d'un personnage de roman, entrent des déterminations concrè- objet. Dans son effort pour déterminer parfaitement l'exigence
tes de temps et de lieu, comprises dans l'unité d'une essence d'absolu, le concept de l'inconditionné, l'idéal de la raison
individuelle complexe; mais cette détermination achevée pure, il en vient à convertir l'absolu en objet; ce qu'il conçoit
n'équivaut pas à l'existence 4. comme l'être le plus parfait, le plus réel, ce n'est pas Dieu
dans sa transcendance absolue, mais l'objet le plus parfaite-
N'est-ce pas cependant en raison de sa parfaite détermi-
ment déterminé de l'entendement, l'équivalent de l'Univers
le meilleur possible; or cet objet, pour Leibniz lui-même,
1. Diai. transc., livre II, ch. 3, sect. 4; cf. ci-dessus, pp. 29-30.
2. Unique Fondement, I 1, 3, p. 84 (Ak. II 76). Cf. A.G. BAUMGARTEN, Meta-
n'existe pas par la seule nécessité de son essence; son exis-
physica, pars I : Ontologia, sect. 3 : Ens, § 55. tence ne peut être démontrée à partir de son concept 7.
3. Unique fond., p. 85. Cf. CHR. AUG. CRUSIUS, Entwurf der nothwendigen
Vernunft-Wahrheiten. Die Ontologie, cap. IV, § 46 : Le ubi (irgendwo) et le
Si la Dialectique transcendentale aboutit à des conclu-
quando (irgendwenn) sont les déterminations constitutives de l'existence.
4. Unique Fond., p. 85 (Ak. II 76-77). Cf. LEIBNIZ, à la princesse Sophie,
5. Cf. ci-dessus, p. 43.
31 oct. 1705 (G. Phil., VII 564) : « Le possible imaginaire participe autant que
6. Monadologie, § 55.
l'actuel de ces fondements de l'ordre, et un roman pourra être aussi bien réglé,
7. Cf. ci-dessus, pp. 44-45.
à l'égard des lieux et des temps, qu'une histoire véritable. ,.
, ,
88 LA THÉOLOGIE TRANSCENDENT ALE
LA POSSIBILITÉ ET L'EXISTENCE 89
sions négatives, c'est donc parce que dans son application l'absolu, c'est par réflexion sur l'infinité du possible, en consi-
même à définir l'objet suprême de la raison, elle laisse dérant que cette infinité, qui s'exprime notamment dans le
échapper la transcendance absolue, Dieu dans sa puissance phénomène de l'étendue, marque à notre conscience sa propre
infinie; aussi doit-elle renoncer à saisir la raison de l'existence. limitation. Si au-delà du donné je me représente indéfiniment
L'existence est considérée par Kant comnle extérieure à du possible, c'est la preuve que ma pensée ne peut embrasser
l'essence; à ce titre, elle est incompréhensible. Mais, s'il est la totalité absolue, que je suis en défaut eu égard à l'infini;
vrai que la définition d'un concept ne suppose pas l'existence mais l'infini qui me dépasse n'est pas celui qui m'apparaît
de son objet, elle suppose du moins celle du sujet qui définit, dans l'extériorité, l'infinité de l'existence possible ou de
et elle se réfère à l'existence possible de l'objet défini. La l'horizon de ma pensée; ce ne peut être que le principe absolu
possibilité, en effet (Kant le met en lumière dans l'Unique dont dépend ma pensée et auquel je me réfère pour juger
Fondement), ne se réduit pas à un rapport logique; elle ne qu'il y a du possible et de l'impossible, du contingent et
se conçoit pas sans un substratum idéal, une possibilité d'exis- du nécessaire, du vrai et du faux 10. On ne peut atteindre
tence. L'existence, si elle est incompréhensible, ne peut donc l'absolu par la seule considération de l'existence ou de sa
être cependant exclue de l'horizon de la pensée; elle en est possibilité; il y faut une réflexion qui nous renvoie au possible
le substrat idéal et renvoie à un principe absolu. La pensée logique et à l'exigence de vérité. Vérité et existence sont les
ne saurait concevoir un objet sans se référer à l'existence deux thèmes sur lesquels s'exerce la théologie transcenden-
possible; mais dans la pensée de l'existence possible ne décou- tale; mais le premier, propre à l'analyse réflexive, seul autorise
vre-t-on pas l'existence nécessaire? L'existence étant exté- l'usage du second; c'est pour l'avoir méconnu que Kant n'a pu
rieure au concept, elle ne saurait être pensée comme un apprécier entièrement la valeur de la théologie spéculative.
objet, au moyen de déterminations; elle apparaît comme le
présupposé absolu, le support nécessaire, le substratum infini
J.-J. Dortous de Mairan (voir notre édition et son Introduction : Malebranche et
de tous les objets possibles, de tous les êtres particuliers 8. le spinozisme).
Mais l'infini ainsi entendu, s'il s'impose à notre pensée par 10. Cf. notre contribution aux Entretiens d'Oberhofen, recueillis dans Dialec-
tica, vol. 15, nO 1/2 (57/58), 1961, pp. 284-286). Ces pages résument des vues que
sa présence nécessaire, n'équivaut pas cependant à l'être nous avons développées dans La Conscience et l'Etre et l'Horizon des esprits.
absolu, à la réalité infinie; l'infinité de l'existence possible
est l'horizon de notre pensée; or, l'absolu ne saurait se trouver
à l'intérieur de cet horizon; la représentation nécessaire de
l'existence possible n'équivaut pas à la pensée de l'absolu, de
l'être nécessaire 9. Si notre pensée en vient à apercevoir
8. C'est par de telles considérations que Spinoza est conduit à regarder toutes
les choses singulières, toutes les existences contingentes, comme des détermina-
tions des attributs divins, des modes ou affections de la substance, qui existe
nécessairement, qui est conçue par soi. Cf. SPINOZA, Ethique, 1 8, scoi. 1 et 2; 1 25,
coraIl.; II 45, scoi.
9. Telle est l'objection fondamentale de Malebranche au spinozisme. L'étendue
intelligible, qui représente tous les corps possibles, dans laquelle nous apercevons
tOU'l les objets sensibles, ne doit pas être confondue avec l'immensité divine, qui
est une perfection absolue de Dieu. L'étendue est une idée nécessaire, mais son
objet, la substance étendue, dont sont faits les corps, n'existe pas nécessairement.
Cf. MALEBRANCHE, Méditations chrétiennes, IX 9-10, et Correspondance avec
r
CHAPITRE VI
1. Science et théologie
naturelle ne se réduit pas à la théologie physique; elle une organisation à une matière ayant déjà ses propriétés
comprend aussi la théologie morale 1. et ses lois propres, mais non à un créateur du monde, tiré
Or, la théologie physique, dans son interprétation de la par lui du néant et dépendant radicalement de lui 6. « Dieu,
nature, risque de se trouver en désaccord avec la science. à proprement parler, est considéré dans cette perspective
Elle admet, en effet, qu'il se produit des événements qui comme un maître d'œuvre nVerkmeister) et non un créateur
échappent à l'explication par les lois naturelles et qui dénotent du monde; il a certes ordonné et informé la matière, mais il
une intervention particulière de la volonté divine (ces déro- ne l'a pas produite ni créée 7. » Tel était exactement le rôle
gations aux lois générales de la nature sont désignées du nom du Démiurge, dans le Timée de Platon, et Kant fait cette
de miracles) 2; en outre, elle considère qu'il se produit dans remarque qu' « Aristote et beaucoup d'autres philosophes de
la nature des effets réguliers, mais d'une telle complexité, l'Antiquité ne faisaient découler de la Divinité que la forme
c'est-à-dire qui requièrent le concours d'une si grande variété du monde actuel, à l'exclusion de sa matière »8. Aristote,
de causes, une rencontre si improbable, que leur répétition on le sait, regardait le monde comme éternel, et avec lui de
régulière est inconcevable en l'absence d'un arrangement nombreux philosophes déclaraient la matière coéternelle à
providentiel. Ces effets n'échappent pas à l'explication par les Dieu 9. « Peut-être, ajoute Kant, est-ce seulement depuis que
lois naturelles, mais ils ne résultent pas de leur seule néces- la Révélation nous a enseigné la dépendance complète du
sité; ils ne se produiraient pas avec une telle régularité si monde à l'égard de Dieu que la philosophie a fait, de son
le jeu des lois naturelles n'était réglé par un ordre, si le cours côté, l'effort voulu pour reconnaître comme impossible sans
de la nature n'était subordonné à des fins voulues par une un créateur l'origine des éléments dont est constituée la
intelligence souveraine:l • matière brute de la nature 10. »
Sur cette considération repose une preuve de l'existence L'insuffisance de l'argument physico-théologique, c'est
de Dieu, où se résume la théologie physique : la preuve par donc qu'il ne conduit pas à reconnaître Dieu comme créateur
les causes finales, ou argument physico-théologique. De la de l'Univers; or, ce défaut résulte d'une méprise fondamentale
considération de l'ordre général de l'Univers, des harmonies sur la finalité de la nature, conçue par analogie avec l'art
de la nature, et particulièrement de la finalité qu'on observe humain 11. Dans les productions de l'art, la finalité est sura-
dans les organismes vivants, on conclut qu'il existe un être joutée aux causes naturelles, par un agencement extérieur; le
souverainement sage, auteur de l'ordonnance de l'Univers 4. résultat obtenu, l'ouvrage réalisé, ne l'aurait pas été par le
De cet argument, Kant parle toujours avec respect : ce n'est simple jeu des lois naturelles; il n'est pas un effet de la néces-
1
pas un raisonnement sophistique, présomptueux, mais spon- sité naturelle; relativement à l'ordre naturel, au cours régulier
tané, naturel, et même convaincant 5; seulement, il ne prouve de la nature, il apparaît comme contingent. La physico-
,/ théologie voit de même dans l'ordonnance de la nature, dans
1. DiaI. transe., liv. II, ch. 3. 7e sect., pp. 446-447 (Ak. III 420-421).
2. Unique Fond., 2e p., 3e considération, § 1 : Division des événements de ce 6. DiaI. transe., II 3, 6, p. 444 (Ak. III 417).
monde selon qu'ils dépendent ou non de l'ordre de la nature. 7. Unique Fond., II 5, 2, 3°, p. 143 (Ak. II 122-123).
3. Ibid., § 2 : Division des événements naturels selon qu'ils dépendent de 8. Ibid., II 6, 2, p. 145 (Ak. II 124).
l'ordre nécessaire ou de l'ordre contingent de la nature. 9. EPIPHANE, adv. haereses, 1 5 (ap. ARNIM, Stoic. veto fragm., 1 87): TI)v \)À"I)v
4. DiaI. transe., II 3, 6, p. 443 (Ak. III 416-417). cru"{Xpovov xr:t.Àùw (sc. Zénon) "0 8.:0.
5. Ibid., p. 442 (Ak. III 415). Cf. Unique Fond., II 5, 2, p. 137 (Ak. II 10. Unique Fond., p. ]45.
117-118). 11. DiaI. transe., II 3, 6, pp. 443-444 (Ak. III 417).
T
94 LA THÉOLOGIE NATURELLE ET LA SCIENCE NÉCESSITÉ NATURELLE ET SAGESSE DIVINE 95
les effets de la finalité naturelle, quelque chose de surajouté, de la possibilité réelle, élaborée par Kant dans l'Unique
de contingent, relativement aux propriétés de la matière et Fondement, doit, selon lui, apporter remède.
aux lois nécessaires du mouvement 12; elle est ainsi conduite
à considérer la sagesse divine comme une intelligen".:e super-
posée à une matière et une nécessité indépendantes d'elle; 2. Nécessité naturelle et sagesse divine
la sagesse est ainsi astreinte à tenir compte des propriétés
de la matière, ce qui est incompatible avec la souveraine Or, pour SaISIr exactement la pensée de Kant sur ce
indépendance de Dieu. « Huyghens, après avoir inventé l'hor- problème de la théologie physique, il convient d'examiner
loge à pendule, ne pouvait, en y réfléchissant, se croire sous quelle forme il s'était posé avant lui aux philosophes,
l'auteur de cet isochronisme qui en fait la perfection ... Il et à quelles tentatives ils s'étaient livrés pour le résoudre.
en irait de même, dit Kant, pour Celui qui à travers toute Kant lui.-même se réfère implicitement 1 au Timée de Platon,
la création a déployé de multiples et heureuses applications où Dieu nous est représenté comme un Démiurge i.mposant
de la pesanteur, s'il n'était lui-même le principe d'où dépend une organisation au chaos de la matière 2, et où l'Univers
cette loi. 13 » est décrit comme le résultat du concours de la nécessité et
On voit d'après cela que la théologie physique, quand de la sagesse, l'une résistant à l'autre et ne se laissant ployer,
elle subordonne le cours de la nature à une finalité conçue persuader qu'avec peine 3. Au regard de la pensée chrétienne,
par analogie avec l'art humain, quand elle regarde la sagesse une telle conception était incompatible avec la souveraineté
divine comme une intelligence superposée à la nécessité natu- divine; toutefois, dans la perspective même de la création,
relle, s'expose, pour ainsi dire, sur deux tlancs. Si, en effet, ne faut-il pas convenir que la toute-puissance divine se heurte
le mécanisme de la nature est considéré comme indépendant à des impossibilités? Il ne se peut, en effet, que la créature
de l'intelligence qui l'utilise, l'explication mécaniste acquiert ait la perfection du Créateur: « Il y a, nous explique Leibniz,
une pleine autonomie, et risque, par son développement, de une imperfection originelle dans la créature », « incapable
rendre superflue l'interprétation finaliste; chaque fois qu'un d'être sans bornes» 4. Ainsi, dans l'œuvre de la création, Dieu
ordre de faits où l'on voyait une expression de la sagesse rencontre de l'impossible: il y a pour lui du possible et de
divine est ramené à une explication causale, par le simple l'impossible, et par conséquent du nécessaire, qui ne dépen-
jeu des lois naturelles, autrement dit dès qu'un domaine de dent pas de sa volonté et s'imposent comme des conditions
la nature est conquis par l'explication scientifique, il est sous- à l'exercice de sa puissance. Certains penseurs ont voulu
trait au gouvernement de la Providence et à la compétence affranchir de ces limitations l'action divine, et ont prétendu
1
de la théologie. D'un autre côté, si les propriétés de la matière que la distinction du possible et de l'impossible, la néces-
~
et les lois naturelles sont considérées comme l'expression sité logique elle-même, dépendait de la volonté divine. Dieu
d'une nécessité indépendante, Dieu n'est plus qu'un artisan, aurait pu faire, s'il l'avait voulu, que 2 et 2 ne soient pas 4,
et la sagesse divine n'est plus souveraine. L'analogie de la ou que la fraude ne soit pas injuste. On reconnaît ici la
nature et de l'art humain, qui est à la base de la physico- doctrine de la création des vérités éternelles, proclamée par
théologie courante, met la théologie en conflit avec la science Descartes dans une lettre à Mersenne: « Les vérités mathé-
et porte atteinte à l'indépendance divine. C'est à cette
double difficulté que la conception de Dieu comme fondement 1. Cf. ci-dessus, p. 93.
2. Timée, 30 a, 53 b c.
12. Unique Fond., II 5, 2, p. 136 (Ak. II 117). 3. Ibid., 48 a, 56 c.
13. Ibid., II 8, p. 179 (Ak. II 152) . 4. LEIBNIZ, Théodicée, l, § 20; Monadologie, § 42.
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~
matiques, lesquelles vous nommez éternelles, ont été établies interne. 8 » Les vérités éternelles, dirons-nous en conclusion,
de Dieu et en dépendent entièrement, aussi bien que tout le sont incréées; mais elles ne sont pas d'une nécessité absolue,
reste des créatures. C'est, en effet, parler de Dieu comme d'un comme celle de l'existence divine; elles ne sont nécessaires
Jupiter ou Saturne, et l'assujettir au Styx et aux Destinées, que relativement à des créatures possibles.
que de dire que ces vérités sont indépendantes de lui. 5 » Il n'est donc pas nécessaire, pour sauver la souveraineté
A vrai dire, personne ne soutient que les vérités éternelles de Dieu, de soustraire sa volonté aux nécessités de l'enten-
sont indépendantes de Dieu, mais elles n'en dépendent pas dement, à la nécessité logique ou mathématique, qui contien-
comme des créatures. Il dépend de Dieu, de sa volonté, qu'il nent son ouvrage dans les bornes du possible; mais dans quel
existe des créatures; mais s'il en existe, il ne dépend pas de rapport sa volonté peut-elle être conçue à l'égard des lois
sa volonté qu'elles n'aient pas toute la perfection du Créa- de la nature, qui lui servent de moyens pour réaliser son
teur 6; il est impossible que des êtres finis, conçus sous des ouvrage? Si Dieu, pour réaliser ses fins, doit mettre en œuvre
déterminations particulières, n'enveloppent limitation, néga- des lois qu'il n'a point faites, quelle différence y a-t-il entre
tion, et ne suscitent contradiction. L'exigence de non-contra- lui et un artisan? Aussi, certains ont-ils pensé que les lois
diction, qui rend impossible que certaines déterminations de la nature sont établies par Dieu, par un décret de sa
soient réunies en un même sujet, ou que divers sujets, intrin- volonté. « Certains Cartésiens, écrit Leibniz, pensent que les
sèquement possibles, soient compris dans un même univers, lois de la nature ont été établies par une sorte d'arbitraire nu,
est une exigence qui a son principe en Dieu, mais qui ne et sans aucune raison 9 »; c'est ainsi que Descartes entendait
trouve à s'appliquer que relativement à une diversité d'êtres l'institution non seulement des lois de la nature, mais même
finis, de créatures possibles 7. Les vérités nécessaires, dont des vérités éternelles et nécessaires. Mais, si la souveraine
l'opposé est impossible, ont donc leur principe en Dieu, mais indépendance de Dieu réclame l'arbitraire des lois de la
ne dépendent pas de sa volonté, comme les créatures; on ne nature, on peut aller plus loin encore, et demander pourquoi
saurait dire pourtant qu'il y est assujetti, car l'exigence qui Dieu ne produirait pas les choses singulières et tous les
s'y exprime a sa source en lui, dans l'unité de sa nature; événements de la nature par un simple acte de sa toute-
et c'est seulement dans l'éventualité de la création, sous la puissance, par des miracles perpétuels, sans s'astreindre à
supposition de sa volonté de créer, qu'elles s'imposent à sa agir par des voies régulières, selon des lois constantes.
volonté dans son exercice. Indépendantes de la volonté de A cette demande, la théologie rationaliste répond avec
Dieu, les vérités éternelles ne sont donc pas indépendantes Malebranche qu'il ne sied point à une volonté sage de réaliser
de sa nature, puisqu'elles ont leur source dans une exigence ses fins par des décrets particuliers, de multiplier les miracles.
absolue, mais qui ne s'exprime que relativement à une diver- Dieu s'Îlnpose d'agir par des voies uniformes et constantes,
sité de possibles représentés dans son entendement. « Il ne selon « des lois générales qu'il s'est prescrit, pour faire porter
~ faut point s'imaginer ... , dira Leibniz, que les vérités éternelles,
étant dépendantes de Dieu, sont arbitraires et dépendent de
sa volonté, comme Descartes paraît l'avoir pris ... ; (elles)
à sa conduite le caractère de ses attributs »10, pour agir
d'une manière digne de lui, selon l'immutabilité de sa nature.
D'ailleurs, ajoute Leibniz, un ouvrier montre d'autant mieux
dépendent uniquement de son entendement, et en sont l'objet son adresse qu'il rend son intervention inutile dans le fonc-
tionnement de sa machine: il y a plus de perfection dans
5. DESCARTES, à Mersenne, 15 avril 1630 (A.T., 1 145).
6. Descartes lui-même concède que Dieu n' « aurait pu faire que les créatures
ne fussent point dépendantes de lui» (au P. Mesland, 2 mai 1644, A.T., IV 119). 8. Monadologie, § 46.
Cf. ad Hyperaspistem, août 1641 (A.T., III 429). ~. à Bourguet (G. Phil., III 550) : arbitrio quodam nudo, cui nulla subsit ratio.
7. Cf. ci-dessus, pp. 76-77. 10. MALEBRANCHE, Entretiens sur la Métaphysique, VII 10; cf. Traité de la
Nature et de la Grâce, 1" Discours, 2e partie, § 37.
7
'r
98 LA THÉOLOGIE NATURELLE ET LA SCIENCE NÉCESSITÉ NATURELLE ET SAGESSE DIVINE 99
une horloge bien réglée que dans celle qu'il faut périodi- Leibniz ne se contente pas d'ailleurs de souligner que les
quement remettre à l'heure 11. Ainsi, au regard d'un esprit lois fondamentales du mouvement ne comportent pas une
réfléchi, Dieu est bien plus admirable dans l'ordonnance de nécessité absolue et géométrique, dont le contraire implique
l'Univers et la régularité de ses lois que lorsqu'il étonne un contradiction; il montre qu'avec des principes purement logi-
peuple inconstant par des prodiges 12. ques ou géométriques on ne saurait constituer une mécanique
Une fois reconnu qu'il convient à la sagesse de Dieu capable de rendre compte de la cohérence de la nature et
d'agir selon des lois uniformes et constantes, et non par des de la conservation du mouvement. Dans un ouvrage de
volontés particulières, il suffit pour sauver sa souveraine jeunesse, l'Hypothesis physica nova, il s'était livré à une telle
indépendance que ces lois soient établies par lui. Là réside tentative; il avait tenté de formuler a priori les lois fondamen-
la différence entre l'art humain, qui met en œuvre des lois tales du mouvement au moyen de pures relations spatio-
établies en dehors de lui, pour obtenir de la nature des effets temporelles, par de simples considérations de grandeur et
contingents, qu'elle n'aurait pas produits sans l'homme, et de vitesse 17; puis, il avait dû convenir finalement de son
la sagesse divine qui a institué les lois mêmes de la nature. échec. Pour rendre raison a priori des lois de la nature, il ne
Ces lois, précise Leibniz, ne sont pas nécessaires, d'une néces- suffit pas de supposer dans les corps l'étendue et le mouve-
sité logique ou géométrique, telle que le contraire implique ment (le déplacement dans l'espace) et de faire appel à des
contradiction; mais elles ne sont pas non plus arbitraires; principes logiques, relatifs au tout et à la partie; il faut
elles sont vraiment l'expression de la sagesse divine, qui se supposer aussi la force (irréductible à la quantité de mouve-
règle sur une exigence de perfection 13. Les lois établies par ment) et invoquer des principes comme ceux de la continuité,
Dieu pour régler tous les changements qui s'accomplissent de l'équivalence entre la cause et l'effet, principes dont
dans la nature, les lois primordiales du mouvement, sont, l'opposé n'implique pas contradiction, mais seulement imper-
selon Malebranche, les plus simples et les plus fécondes, fection 18; ce qui dénote que les lois fondamentales de la
celles qui sont capables de produire la plus grande variété nature ne sont pas des vérités nécessaires, mais des règles
d'effets par les voies les plus simples, c'est-à-dire au moyen établies par Dieu, des décrets de sa volonté, en conformité
du moins grand nombre de lois ].1. C'est dans l'union de ce avec sa sagesse.
maximum d'effets avec le minimum de lois que se marque Ces considérations de Leibniz sont du plus haut intérêt
principalement la sagesse divine; Dieu aurait pu remédier pour le problème qui nous occupe, et nous préparent à
à certaines imperfections particulières de l'Univers, soit en comprendre la solution que Kant veut y apporter. Leibniz
multipliant les miracles, soit en compliquant les lois; mais montre que la sagesse divine, qui s'exprime dans l'ordre de
la perfection de l'ensemble en eût été diminuée 15. Leibniz la nature, ne saurait se superposer, comme l'intelligence
reprendra ces vues de Malebranche en les précisant et en leur humaine, qui s'exerce dans les productions de l'art, à un
prêtant une rigueur mathématique 16. mécanisme indépendant d'elle 19; et s'il rejette cette concep-
1 11. à Thomasius, 19/29 déc. 1670 (G. Phil., 1 33).
tion, qui assimile la finalité de la nature à celle de l'art
humain, ce n'est pas seulement parce qu'elle est incompatible
12. Cf. MALEBRANCHE, Méditations chrétiennes, VII 22; BERKELEY, Principes de
la connaissance humaine, l, 63; KANT, Unique Fond., II 5, 1, p. 136 (Ak. II 116).
avec la souveraineté divine, autrement dit pour une raison
13. à Bourguet (G. Phil., III 550); cf. notre ouvrage : L'Univers leibnizien, théologique, mais pour une raison scientifique : c'est parce
p. 166.
14. MALEBRANCHE, Traité de la Nature et de la Grâce, 1er Dise., 1" part., § 13.
15. ID., Ibid., § 14; Méditations chrétiennes, VII 13 et 15-21. 17. Cf. L'Univers leibnizien, pp. 38-41.
16. Cf. ci-dessus, pp. 42-43, et MALEBRANCHE, à Leibniz, 14 déc. 1711, avec la 18. Ibid., pp. 137-140.
réponse de Leibniz, in G. Phil. 1 358-361, ou MALEBRA~CHE, Œuvres complètes, 19. Ibid., pp. 164-165.
XIX 812-816.
'r
100 LA THÉOLOGIE NATURELLE ET LA SCIENCE KANT ET LA COSMOLOGIE 101
que des lois nécessaires, purement géométriques, ne se prête- de la pesanteur, tous les mouvements des planètes, semblait
raient pas aux desseins de la sagesse; elles n'ont pas la conve- rendre inutile la sagesse de Dieu dans l'explication de l'ordre
nance requise pour la constitution d'un monde ordonné et céleste. Toutefois, si cette loi rendait compte de la régularité
stable; elles ne fourniraient par le moyen d'assurer, par leur des mouvements, elle laissait inexpliquée l'origine du mou-
seul fonctionnement, la conservation de l'ordre universel et vement et la disposition originelle des corps célestes; pour
des conditions indispensables à la vie. Un monde régi par le répondre à cette question, Newton invoquait le rôle de la
mécanisme géométrique ne pourrait être tiré du chaos et Providence et confiait à Dieu lui-même le soin de lancer de
préservé de la destruction que par des interventions inces- sa main les planètes après les avoir placées sur leurs orbites
santes de la volonté divine; il serait comparable à une horloge respectives 2. Kant veut aller plus loin que Newton dans la
impossible à régler. voie de l'explication mécaniste, et rendre compte, au moyen
Kant n'accepte pas les conclusions de Leibniz; il ne de la gravitation, de la formation même du système planétaire,
convient pas que les lois de la nature sont instituées par la de la disposition originelle des planètes. Pour cela, il a recours
sagesse divine; mais il convient, il fait valoir, comme Leibniz, à l'hypothèse d'une nébuleuse primitive, au sein de laquelle
que pour servir aux fins de la sagesse divine, pour se plier Je globe du soleil et les corps qui gravitent autour de lui
aux exigences de la finalité naturelle, elles ne sauraient ont pu se former spontanément, en vertu des lois mêmes qui
comporter une nécessité indépendante de la nature divine. régissent maintenant leurs mouvements. L'hypothèse de la
Les lois de la nature ne sont pas, estime Kant dans l'Unique nébuleuse, substituée au vide interplanétaire 3, permet de
Fondement, établies par la volonté divine; elles ont leur néces- se passer de l'arrangement providentiel requis par Newton;
sité propre; mais la nécessité naturelle, objet de l'entende- et l'explication purement mécaniste permet de rendre compte
ment, et la sagesse qui règle la volonté divine, ont l'une et de certaines irrégularités ou « aberrations » observables, et
l'autre leur principe dans l'essence Inême de Dieu. C'est parce qui ne sauraient se concevoir dans le cas d'une disposition
que la nécessité des lois naturelles, comme la possibilité réelle providentielle 4. Cette théorie mécaniste du Ciel élimine de la
des choses, a son fondement en Dieu, qu'elle ne peut se cosmologie la part de finalisme qui subsistait chez Newton;
trouver en désaccord avec sa sagesse 20. mais par là ne porte-t-elle pas atteinte à la gloire de Dieu?
Cette conquête de la science n'est-elle pas une défaite de la
théologie?
3. Kant et la cosmologie Kant se défend d'une telle conséquence. Cette théorie, il
en convient, se heurte au préjugé qui considère qu'il y a plus
Les vues originales 'de Kant sur le problème de la théo- d'art dans la nature qu'il n'en peut résulter simplement de
logie physique peuvent être illustrées par ses propres travaux ses lois générales 5, autrement dit à l'opinion selon laquelle
scientifiques. Kant avait publié en 1755 une Histoire univer- tout ordre, toute organisation, suppose un dessein de la
sagesse divine; comme s'il n'était pas plus admirable que
1 selle de la Nature et Théorie du Ciel, où il est traité du
système et de l'origine mécanique de l'Univers, d'après les cet ordre, cette convenance des effets, découle des lois
principes de Newton 1. Newton, en ranlenant à une loi unique, mêmes de la nature, qui ont leur principe en Dieu, sans qu'il
celle de la gravitation universelle, généralisation de la loi
2. Unique Fond., II 7, 2-3, pp. 167, 170 (Ale II, 142, 144).
3. Ibid., II S, 2, 2°, p. 141; II 7, 2, p. 171 (Ak. II 121, 145).
20. Unique Fond., I 4, 4, p. 105; II 4, 1, p. 131 (Ak. II 91-92, 112). 4. Ibid., II 7, 2, pp. 167, 169 (Ak. II 142, 143-144).
1. KANT'S gesammelte Schriften, Ak. 1 215-368. 5. Ibid., II 7, p. 163 (Ak. II 139).
-r 102 LA THÉOLOGIE NATURELLE ET LA SCIENCE LES LOIS DE LA NATURE 103
soit nécessaire de lui attribuer la sagesse d'un artisan. Ce sont nécessaire et parfait, en qui se trouve le fondement, non seule-
les lois de la nature, leur uniformité et la cohérence de leurs ment de toute existence, mais de toute possibilité 8.
effets, qui témoignent de la grandeur de Dieu, plutôt que
la disposition ingénieuse des choses; aussi la science newto-
nienne, même affranchie de vestiges providentialistes, est-elle 4. Les lois de la nature
compatible avec une théologie amendée, qui regarde Dieu
comme le fondement de la possibilité même des lois. Kant Le souci principal de Kant, dans la deuxième partie du
se défend de revenir, par son mécanisme cosmogonique, au traité de l'Unique Fondement, paraît être de sauver la théo-
mécanisme épicurien, pour qui le monde émerge du chaos par logie physique en la réformant, de résoudre le conflit de
les seules combinaisons du hasard : « L'atomisme de Démo- la science et de la théologie en écartant une conception
crite et d'Epicure, écrit-il, ne présente pas du tout, malgré anthropomorphique de la finalité naturelle, dans laquelle la
l'apparence, le même rapport que notre hypothèse scienti- sagesse divine est conçue à l'image de l'art humain, et qui
fique avec la théologie qui conclut à un auteur du monde. conduit aux abus du cause-finalisme 1. A la théologie, Kant
Dans leur système, le mouvement était éternel et privé de non seulement concède, mais il remontre vigoureusement que
principe, et le choc, source féconde de tant d'ordre, n'était les lois de la nature ne sauraient être regardées comme
qu'un hasard, un accident dénué de toute cause; pour nous, l'expression d'une nécessité indépendante de Dieu; toutefois,
c'est une loi de la nature, connue avec certitude, qui, moyen- il refuse de les considérer, avec Leibniz, comme des règles
nant une hypothèse aisément concevable, conduit nécessai- établies par la sagesse divine; il craindrait d'incliner par là
rement à l'ordre. Nous trouvons ici une condition qui déter- vers un providentialisme suspect à la pensée scientifique.
mine l'essor de la régularité et qui maintient la nature dans Entre le Théodicée de Leibniz et la réflexion théologique
les voies de la cohérence et de l'harmonie, et par là nous de Kant sont intervenues les railleries de Voltaire, dans
conduit à supposer un principe qui permette de comprendre Candide 2. La sagesse divine, estime Kant, ne serait pas souve-
la nécessité de ces rapports et de leur perfection. 6 » raine si les propriétés de la matière et les lois du mouvement
Dans l'atomisme antique, le mouvement primordial, étaient indépendantes de Dieu 3; mais la théologie porterait
comme l'attestent les reproches d'Aristote, est proprement ombrage à la science, si elle prétendait que les lois de la
sans cause et sans loi; l'origine des choses se trouve dans un nature dépendent de la volonté de Dieu comme des effets
indéterminisme soustrait à tout ordre et qui exclut toute providentiels : les lois de la nature sont à l'égard de Dieu
nature, toute détermination primitive des choses 7; rien ne
.• dans une dépendance métaphysique, mais non dans une
limite les possibilités indéfinies de la matière dans le vide dépendance morale 4; c'est-à-dire que si elles sont des suites
infini. Dans la physique newtonienne, dont se réclame Kant, de sa nature, des marques de sa perfection, elles ne sont pas
dont il invoque les principes pour dépasser Newton dans des institutions de sa volonté, et n'expriment pas, par elles-
la voie de l'explication mécaniste, la loi naturelle, la loi fonda-
mentale de la gravitation, même si elle n'est pas établie à
8. Unique Fond., II 5, 1, pp. 135-136 (Ak. II 116).
dessein, en vue de son utilisation, par la sagesse divine, 1. Unique Fond., II 5, 2, 1° et 2°, pp. 138-140 (Ak. II 118-120).
atteste, par sa régularité même, qu'elle dérive d'un Etre 2. Ibid., II 6, 4, p. 154 (Ak. II 131).
3. Ibid., II 8, p. 179 (Ak. II 151) : « Quelles bornes l'Etre absolu ne se verrait-il
pas imposer par un fonds étranger, si les possibilités elles-mêmes n'avaient leur
6. Ibid., II 7, 4, pp. 175-176 (Ak. II 148-149). fondement en lui? »
7. Cf. notre étude: Aristote et le mouvement des atomes, en appendice à notre 4. Ibid., II 2, p. 116 (Ak. II 100) : A l'égard de Dieu, toutes choses sont dans
ouvrage : L'Esvace et le Temps selon Aristote, pp. 182-189. une dépendance ou morale, ou non morale.
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104 LA THÉOLOGIE NATURELLE ET LA SCIENCE LES LOIS DE LA NATURE 105
mêmes, un dessein providentiel. Ce n'est pas que Kant songe il s'ensuit de là que, quelle que soit l'inclinaison de la corde,
à exclure totalement la Providence divine; mais il se garde il atteindra toujours la circonférence dans le même temps 8.
d'en faire abus; pour que la sagesse divine soit vraiment Voilà donc réunies dans une figure un grand nombre
souveraine, point n'est besoin, pense-t-il, que les lois de la d'égalités remarquables. Cet accord, nous dit Kant, est vrai-
nature soient établies par Dieu, « ainsi qu'un roi établit des ment admirable, et cependant on ne saurait l'attribuer à un
lois en son royaume» 5; il suffit, à ses yeux, que leur nécessité dessein prémédité du Créateur; il est une suite nécessaire de
ait sa source dans l'unité et la souveraine perfection de la la nature de l'espace. L'étude des sections coniques, dont le
nature divine. Mais, issues d'une telle origine, les lois de la cercle est un cas particulier, offrirait une infinité d'exemples
nature sont capables par elles-mêmes de plus d'effets harmo- de même sorte. On remarque dans tous ces cas un accord
nieux qu'on ne croit d'ordinaire; la part de la finalité, conçue inattendu entre des conséquences diverses d'un même concept,
comme réalisation d'un dessein providentiel, n'est pas dans une harmonie dans les constructions dérivées d'une même
la nature aussi grande que le voudraient les cause-finaliers 6. figure, un résultat comparable à celui qui se réalise par
Afin de montrer comment des effets accordés entre eux l'unité d'une fin. De même, dans le cours de la nature,
peuvent résulter nécessairement d'une unité d'origine, sans l'harmonie des effets ne suppose pas toujours un dessein
arrangement intentionnel, Kant invoque des exemples de la sagesse divine; le concours des circonstances qui
empruntés à la géométrie. Considérons le cercle : il se rendent possible la vie sur notre planète, si admirable qu'il
définit par l'égalité des rayons; mais à cette égalité se relie soit, n'est pas un résultat contingent; ces effets concordants
nécessairement une multitude de propriétés remarquables et sont des suites variées d'une cause simple; ils se relient néces-
diverses, d'autres égalités entre des lignes, des angles, des sairement aux propriétés élémentaires de l'atmosphère terres-
surfaces, voire entre des mouvements définis en relation avec tre, notamment à l'élasticité et la pesanteur de l'air 9.
cette figure. Dans le cercle, en effet, non seulement les rayons Cette manière de résorber l'harmonie des effets dans la
sont égaux, mais les segments délimités par l'intersection nécessité des lois naturelles n'équivaut pas à l'exclusion de
de deux cordes, ou interceptés sur deux sécantes issues d'un la finalité, comme dans le mécanisme épicurien, où les lois
même point, forment des rectangles égaux; ces deux égalités même de la nature n'ont pas leur fondement dans l'unité
reposent elles-mêmes sur une autre égalité: celle des angles d'un être simple, mais n'expriment que des régularités statis-
inscrits dans un même arc 1. , tiques; à plus forte raison, les effets concordants, les harmo-
nies apparentes de la nature, ne sont-ils, dans cette doctrine,
!
A ces égalités géométriques, s'ajoutent des égalités méca-
niques. Par exemple, toutes les cordes issues du sommet d'un que des rencontres accidentelles; les organisations stables
diamètre vertical définissent des plans inclinés. Or si, pour correspondent à des états d'équilibre réalisés fortuitement
un mobile parti du sommet, la chute est d'autant plus lente parmi une infinité de combinaisons qui se font et se défont
que le plan s'écarte de la verticale, en revanche il a moins sans cesse 10. Dans son rejet de la finalité, l'épicurisme n'exclut
de distance à parcourir pour atteindre la circonférence en 1 pas seulement tout dessein, toute idée directrice, toute unité
suivant une corde oblique que s'il tombe selon la verticale; '! de fin; il n'admet pas non plus d'unité de principe; tout se
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fait par rencontre d'atomes en nombre infini, à partir d'une
matière dispersée à l'infini dans le vide infini.
Pour Kant, au contraire, dans le traité de l'Unique Fon-
5. DESCARTES, à Mersenne, 15 avril 1630 (A.T., 1 145).
6. Unique Fond., II 4, 2 (dernière phrase), p. 135 (Ak. II 115). 8. Ibid., p. 108 (Ak. II 94).
7. Ibid., II 1, 1, pp. 107-108 (Ak. II 93-94). 9. Ibid., II 1, 2, pp. 111-113; II 2, p. 117 (Ak. II 96-98, 101).
1 10. Cf. notre ouvrage : L'Espace et le Temps selon Aristote, pp. 197, 200-201.
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106 LA THÉOLOGIE NATURELLE ET LA SCIENCE LES LOIS DE LA NATURE 107
dement, les lois de la nature, les propriétés de la matière répond à la question : Les lois du mouvement sont-elles
et les caractères mêmes de l'espace ne sont possibles, ne nécessaires ou contingentes?
trouvent leur condition et leur fondement que dans l'unité Si l'on admet que l'existence du monde est contingente,
de l'Etre nécessaire. Les harmonies géométriques, que nous autrement dit que sa suppression peut être conçue sans que
avons relevées, dénotent que l'espace, malgré sa dispersion, soit détruite toute possibilité, on doit convenir que les lois
l'extériorité réciproque de ses parties, a une unité idéale; la de la nature et les propriétés de la matière sont elles aussi
possibilité de l'étendue et des figures géométriques a sa contingentes, et ne trouvent leur fondement que dans un
condition dans un continu idéal, qui était l'objet de l'enten- principe supérieur, dans un être nécessaire. En ce sens,
dement divin chez Leibniz, et que Kant regarde encore comme c'est-à-dire au sens réel, les lois de la nature sont contingentes
inconcevable sans l'unité d'un principe d'où dérive toute possi- et dépendent de Dieu, en tant que principe transcendental
bilité réelle 11. Pour ce qui est des propriétés de la matière, de toute possibilité.
elles sont étroitement liées aux lois du mouvement, et celles-ci Mais, en un autre sens, supposé que le monde existe,
peuvent se réduire à l'unité d'un principe, mis en lumière les propriétés de la matière et les lois du mouvement ne
par Maupertuis, le principe de la moindre action 12. Ce prin- sauraient être autres qu'elles ne sont, car elles correspondent
cipe apparaît comme une généralisation de celui auquel aux conditions de possibilité de cette matière même; autre-
Leibniz avait voulu ramener toute l'optique : « Le rayon issu ment dit, supposé la matière possible, il y aurait contradiction
d'un point lumineux se rend au point éclairé par la voie qu'elle fût régie par d'autres lois. En ce sens, les lois de la
entre toutes la plus aisée 13. }) Un tel principe peut être étendu, nature sont des lois nécessaires 1.\
en effet, à toute la physique, et s'énonce en disant que « lors- On voit que dans cette perspective les lois de la nature
qu'il arrive quelque changement dans la nature, la quantité ont des caractères de nécessité et de dépendance analogues
d'action nécessaire pour ce changement est la plus petite à ceux que nous avons reconnus aux vérités éternelles 16.
qu'il soit possible »14. Si une pareille loi régit toute la phy- Comme celles-ci, les lois de la nature ne sont pas arbitraires;
sique, c'est, dans la perspective de Leibniz, parce que seul le elles ont leur fondement dans un principe absolu; mais étant
minimum d'action correspond à une parfaite détermination; dérivées, elles ne sauraient avoir la nécessité absolue, onto-
tout écart plus ou moins grand serait une marque d'indéter- logique, du principe; leur nécessité est relative à des êtres
mination, et n'aurait aucune raison d'être. Le principe de la également dérivés, à un monde matériel possible. Quant à
moindre action, comme celui qu'il admet en optique, doit leur dépendance à l'égard de l'être absolu, ce n'est pas une
apparaître, dans la perspective de Leibniz, comme une expres- dépendance morale, mais seulement métaphysique; contrai-
sion de la sagesse divine; du point de vue de Kant, il porte rement à l'avis de Leibniz, les lois de la nature ne dépendent
seulement la trace de l'unité du principe d'où dépend la possi- pas de la volonté de Dieu, mais seulement de l'unité de
bilité des choses. son essence infinie, tout comme les vérités éternelles de la
Ce point de vue peut être éclairé par la manière dont Kant géométrie 17. Pour y trouver le fondement des lois naturelles,
11. Unique Fond., II 1, 1, pp. 109-110 (Ak. II 95-96). 15. Unique Fond., II 1, 2, p. 115 (Ak. II 99-100).
12. Ibid., II l, 2, pp. 113-114 (Ak. II 98-99). 16. Cf. ci-dessus, pp. 96-97.
13. DUTENS, Leibnitii Opera, III 145 : Lumen a puncto radiante ad punctum 17. C'est par là que l'unité et l'harmonie nécessaires qui se découvrent dans
illustrandum pervenit via omnium facillima. Cf. L'Univers leibnizien, p. 168. les figures géométriques peuvent servir d'exemple pour concevoir le principe de
14. MAUPERTUIS, Œuvres, t. IV, p. 36 (ap. GUEROULT, Dynamique et métaphy- l'unité et de la perfection dans la nature. Cf. Unique Fond., II 6, 3, 6° et 4, pp. 148,
sique leibniziennes, p. 215). 156-158 (Ak. II 127, 133-134).
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108 LA THÉOLOGIE NATURELLE ET LA SCIENCE
1. Mécanisme et finalité
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la distinction qui deviendra classique dans la Critique du la disposition des matériaux est commandée par l'idée de
Jugement, celle de la finalité externe ou relative et de la la maison. D'une part, les parties réunies sont causes effi~
finalité interne 3. La première consiste dans la convenance cientes du tout; d'autre part, le tout est la raison d'être des
d'un effet naturel aux intérêts de l'homme ou des êtres parties. On distingue nettement en pareil cas la liaison des
vivants, la seconde dans la convenance des organes, des causes efficientes ou réelles (nexus effectivus), et la liaison
parties différenciées de l'être vivant, à son unité et à sa des causes finales ou iâéales (nexus finalis) 5. Ces deux enchaî-
conservation. L'usage que nous pouvons faire, le profit que nements non seulement ne se contredisent pas : ils concor-
nous pouvons tirer des propriétés naturelles des choses n'est dent; ils sont constitués des mêmes termes pris dans l'ordre
pas une preuve certaine qu'elles aient été produites pour inverse, considérées comme des moyens dans la série idéale,
notre utilité; mais nier que la conservation de l'être vivant et comme des causes dans la série réelle, celle des causes
ne soit la raison d'être de la structure de ses parties, de la efficientes 6. Mais un terme de la série idéale ne pourrait
disposition des organes, est une opinion déraisonnable. Tou- servir de moyen en vue d'une fin, ~'il n'était propre à être
tefois, reconnaître la finalité des organes, leur adaptation à cause d'un effet déterminé dans la série réelle. La finalité
la fonction, ne dispense pas de rechercher les causes effi- ne peut être qu'une utilisation du mécanisme 1, et nous
cientes de la production des organismes. comprenons comment cette utilisation est possible : c'est
parce que l'artisan est extérieur à son ouvrage et distinct de
La considération de la finalité dans les organismes vivants
la nature dont il utilise les lois 8.
pose donc un problème: comment accorder dans l'étude d'un
C'est par analogie avec l'art humain que la philosophie
objet naturel la recherche des causes efficientes, requise pour
a tenté de comprendre la finalité de la nature, en considérant
l'explication scientifique, et la considération des causes finales,
celle-ci comme l'ouvrage d'un artisan divin 9. Mais la philo-
qui s'exprime dans le jugement de finalité, le jugement téléo-
sophie d'Aristote, tout en reposant sur cette analogie, mar-
logique? Comment accorder la science et la téléologie, qui
quait la distinction fondamentale de l'art et de la nature :
sert de base à la théologie naturelle, ou plus exactement à
l'art est un principe d'organisation extérieur à l'ouvrage,
la physico-théologie ?
la nature un principe d'organisation immanent 10. Kant insiste
L'accord des causes naturelles et des causes finales, du sur cette distinction : dans une montre, observe-t-il, les
mécanisme et de la finalité, se comprend sans peine quand rouages existent les uns pour les autres, mais non les uns
on considère les ouvrages de l'art humain. La production par les autres 11; la montre est l'ouvrage d'un agent extérieur
d'une maison résulte de l'assemblage des matériaux (le bois, distinct; un organisme vivant, au contraire (Aristote l'avait
la pierre, les briques) conformément au plan de l'architecte. vigoureusement remarqué) 12, n'est produit qu'à partir d'un
On voit clairement dans ce cas comment l'idée de la maison,
la fonction qu'elle doit remplir, détermine dans l'esprit de S. Critique du Jugement. § 65, p. 192, trad. A. Philonenko (Ak. V 372-373).
l'architecte la disposition idéale des murs, des cloisons, des 6. C'est ce qu'exprime l'adage scolastique : primum in intentione, postremum
ouvertures, et comment la disposition effective des matériaux in executione, emprunté à ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, III 3, 1112 b 23-24.
7. E. GOBLOT, Traité de Logique, pp. 332-333.
conformément au plan aboutit à la réalisation de la maison 4. 8. Critique du Jugement, § 65, p. 192 (Ak. V 373).
Il est dans ce cas également certain que la maison résulte 9. PLATON, Timée, 28 a sq., et Sophiste, 265 e : Ta fLZV (jlUC1€L À€y6fL€VCX 7tOL€L-
effectivement de la réunion ordonnée des matériaux, et que C10CXL Od~ TÉ)'Y71'
10. ARISTOTE, Metaph., A3, 1070 a 7-8 : '1j fLèv oùv TÉXV1J &PX~ È:v IlÀÀCJt. '1j 8il:
(jlUC1LÇ &PX~ È:v CXÙTéj).
3. Critique du Jugement, 2e partie, 1" section, § 63. 11. Critique du Jugement, § 65, p. 193 (Ak. V 374).
4. ARISTOTE, Métaphysique, H 2, 1043 a 14-21; cf. Z 17, 1041 b 4-9. Voir notre 12. ARISTOTE, Metaph., Z 7, 1032 a 25, et pass. : Ilv8pw7toç yap IlvOpW7tOV y€W~.
ouvrage : Aristote et son école, pp. 105-108 et suiv. Cf. BONITZ, Index aristotelicus, 59 b 40-45.
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...
~ 112 FINALITÉ NATURELLE ET THÉOLOGIE PHYSIQUE LES ANTINOMIES ET L'IDÉALISME 113
organisme de même espèce, et la conservation même d'un nation mécanique, en nier l'universalité pour' faire place à un
organisme est assurée par son propre fonctionnement; l'orga- principe de détermination finaliste. Pour surmonter l'anti-
nisme a la faculté non seulement de se reproduire, mais celle nomie, pour écarter l'antagonisme des deux principes, il
de s'entretenir et de se réparer lui-même 13. On ne voit rien convient, selon Kant, de distinguer entre leurs niveaux d'appli-
de pareil dans les ouvrages de l'art; ce qui caractérise un cation; il faut se garder d'opposer à la détermination méca-
organisme vivant, un être en qui s'exprime la finalité natu- nique un principe de détermination rival. Le principe de
relle, qui peut être regardé comme une fin de la nature, c'est causalité est un principe d'explication scientifique, de déter-
qu'il est à la fois cause et effet de lui-même 14. mination des phénomènes de la nature; il sert à la consti-
L'analogie de la nature et de l'art ne suffit donc pas à tution des objets de l'expérience : c'est un principe consti-
résoudre le problème de la finalité naturelle; car, encore que tutif· Le principe de finalité doit être considéré seulement
la série des moyens et des fins ne comprenne d'autres comme un principe d'organisation de la connaissance: c'est
rapports que celle des causes et des effets, l'explication fina- un principe régulateur 16.
liste suppose un principe de détermination irréductible au
nexus causal. Ce principe, dans les productions de l'art, est
l'entendement humain, qui se représente la série causale, 2. Les antinomies et l'idéalisme
l'ordre nécessaire ou le mécanisme de la nature, à laquelle
il est supposé extérieur; mais dans la finalité naturelle, le Pour apprécier le sens et la valeur de cette solution, il
principe de détermination finaliste peut-il s'ajouter à la déter- faut se reporter à la discussion des antinomies dans la Dialec-
mination mécanique sans détruire l'unité de la nature et les tique transcendentale, et particulièrement à celle des anti-
conditions de l'explication scientifique? L'analogie de la nomies dynamiques, où le monde est regardé non sous l'aspect
nature et de l'art, sur laquelle repose l'argument physico- de la quantité ou de la qualité, du fini et de l'infini, du simple
théologique, conduit à regarder Dieu comme un artisan, ce et du composé, comme dans les antinomies mathématiques l,
qui ne saurait satisfaire la théologie, et la met en conflit mais sous le rapport de la causalité et de la nécessité. « Tout
avec la science. dans la nature est déterminé par des lois, par la liaison univer-
Cette difficulté est exposée dans la Critique du Jugement seI1e des causes et des effets », tel est le principe de l'expli-
sous la forme d'une antinomie 15 analogue à celles que soulève cation scientifique; à quoi s'oppose la revendication de la
la cosmologie rationnelle et qui sont examinées dans la pensée métaphysique: « Tout, dans l'univers, n'est pas déter-
Dialectique transcendentale. « Toute production de choses miné par des lois naturelles : il y a des effets de la liberté. »
matérielles est possible par des lois simplement mécaniques », Ainsi se présente, dans la Dialectique transcendentale 2, la
telle est la thèse supposée par toute tentative d'explication troisième antinomie, où s'exprime le conflit entre le détermi-
scientifique; mais à cette thèse s'oppose comme une antithèse nisme de la nature et la liberté de l'esprit; la quatrième anti-
la clause restrictive sur laquelle repose toute considération nomie exprime un conflit analogue entre les conditions de
téléologique : « Quelques productions de choses de cette sorte la détermination intellectuelle et l'exigence absolue de la
ne sont pas possibles par de simples lois mécaniques. » Ainsi raison: Tout effet doit, au regard de l'entendement, se ratta-
énoncée, l'antithèse paraît faire échec au principe de détermi-
13. Critique du Jugement, § 64, pp. 190-191 (Ak. V 371-372). 16. Ibid., 1re section, § 65, p. 194 (Ak. V 375).
14. Ibid., p. 190 (Ak. V 370). 1. Prolégomènes, § 53.
15. Ibid., 2e partie, 2e section, § 70. 2. Diai. transe., liv. II, ch. 2, 2e sect., pp. 348-349 sq. (Ak. III 308-309 sq.).
8
-r 114 FINALITÉ NATURELLE ET THÉOLOGIE PHYSIQUE
f
LES ANTINOMIES ET L'IDÉALISME 115
cher à une cause, et il n'est pas possible de concevoir une puisqu'il n'est qu'en tant qu'il est donné et qu'il ne peut
cause première, un être nécessaire, subsistant par soi; au jamais être donné en totalité; et comme la continuité sensible
regard de la réflexion, au contraire, l'infinité de la série des est pareillement inépuisable à l'analyse, on ne saurait décider
causes et des effets, l'impossibilité même de remonter à un a priori s'il est composé ou non d'éléments indivisibles. Toute
1
terme premier, atteste la dépendance de la série des phéno- décision à cet égard reviendrait à appliquer, dans leur oppo-
mènes à l'égard d'un principe absolu, d'un être nécessaire, sition absolue, les prédicats du fini ou de l'infini, à ce qui ne
transcendant à la série. peut être donné que cumme indéfini, aussi bien dans le sens
Les antinomies de la cosmologie rationnelle expriment de la division que dans celui de l'accroissement. Dans les anti-
donc un antagonisme entre les conditions de l'explication nomies mathématiques, dit Kant, la thèse et l'antithèse sont
scientifique et les exigences de la réflexion métaphysique 3; également fausses, ou plus exactement dénuées de sens 7.
et il est aisé de voir que le problème soulevé par la physico- Il en va autrement dans le cas des antinomies dynami-
théologie au sujet de la finalité naturelle, le conflit de la science ques, encore que le principe de la solution soit le même; mais
et de la théologie sur le terrain de la téléologie, rentre dans ici la thèse et l'antithèse peuvent être toutes deux vraies,
cet antagonisme général. Aussi la solution n'en peut-elle être celle-ci eu égard aux objets de l'expérience, qui ne sont que
clairement aperçue qu'à travers la discussion générale des des phénomènes, celle-là eu égard aux choses en soi qui leur
antinomies, qui, par le rôle qu'elle accorde aux idées de la servent de fondement. L'idéalisme transcendental, en effet,
raison, aux maximes de la réflexion métaphysique, définit la qui regarde les objets de l'expérience comme des phénomènes,
fonction et la place de la téléologie 4, en même temps qu'elle ne peut exclure la considération de la chose en soi; dès lors,
rend possible une relance de la théologie. en ce qui concerne la troisième antinomie, celle qui oppose
Or, si les antinomies sont susceptibles d'une solution le déterminisme naturel et la liberté, il est incontestable
générale, la clef doit en être demandée, selon Kant, à l'idéa- qu'on ne peut concevoir un phénomène qui ne soit rigoureu-
lisme transcendental 5, à cette théorie de la connaissance sement déterminé par ses antécédents, qui échappe au déter-
d'après laquelle les objets de l'expérience, qui nous apparais- minisme des lois naturelles; d'où il s'ensuit que la liberté ne
sent dans l'espace et dans le temps, ne sont que des phéno- saurait trouver place dans la succession des phénomènes
mènes, des apparences pour nous, et ne peuvent être regardés rigoureusement enchaînés, dans le domaine de l'expérience
comme des choses en soi, subsistant en dehors de notre externe, ni dans celui de l'expérience interne; en ce double
conscience et des conditions a priori de notre intuition domaine, on ne saurait découvrir d'action libre, ni atteindre
sensible. De ce point de vue, issu de l'Esthétique transcen-
1Il une cause première. A ne considérer que les objets de
dentale 6, les antinomies mathématiques, qui conduisent à
se demander si le monde, quant au temps et à l'espace, est fini , l'expérience, les thèses métaphysiques de la troisième et
de la quatrième antinomie ne sauraient être admises 8.
ou infini, s'il est composé d'éléments simples ou divisibles Mais les objets de l'expérience épuisent-ils la réalité? Le
à l'infini, s'évanouissent comme un faux problème : les phénomène équivaut-il à l'être? Les objets de la connais-
concepts du fini et de l'infini ne sauraient être appliqués sance, au regard de l'idéalisme transcendental, ne sau-
a priori, en vertu d'un raisonnement, au monde sensible, raient être des choses en soi; la chose en soi est, par défi-
nition, au-delà de la connaissance; mais, en considérant que
3. Ibid., 3e sect. : De l'intérêt de la raison dans ce conflit avec elle-même.
4. Ibid., Appendice à la Dialectique transcendentale, pp. 452 sq. (Ak. III 426 sq.).
les objets de la connaissance ne sont que des phénomènes,
5. Ibid., Iiv. II, ch. 2, 6e sect. : L'idéalisme transcendental comme clef de la
solution de la dialectique cosmologique. "1 7. Prolégomènes, § 52 b, 52 c.
6. Esthétique transcendentale, § 8. !
8. Ibid., § 53.
1 r
116 FINALITÉ NATURELLE ET THÉOLOGIE PHYSIQUE LES ANTINOMIES ET L'IDÉALISME 117
des apparences pour la conscience sensible, je me réfère Grâce à la distinction des phénomènes et du noumène,
nécessairement à la chose en soi, à un au-delà de la connais- la discussion des antinomies dynamiques apporte une contri-
sance. bution à la théologie. En dégageant la vérité de l'antithèse,
L'Analytique transcendentale montre qu'une connaissance elle écarte le panthéisme: Dieu ne peut être compris dans
objective n'est possible que si elle se rapporte à des phéno- la nature 12; mais la portée de l'antithèse est limitée au
mènes; mais cette restriction de la portée de la connaissance, domaine de l'expérience; par là est tenu en échec l'athéisme,
requise par la critique pour en fonder la certitude, suppose qui exclut Dieu non seulement de la nature, mais de l'être
la transcendance de l'être, un au-delà de l'objet de la connais- en générall-i. Mais le théisme n'est pas pour autant établi;
sance 9. La philosophie critique n'exclut pas la transcendance il n'est encore qu'une possibilité: Dieu est possible en dehors
de l'être, horizon de la pensée métaphysique; au contraire, de la nature; mais en dehors du champ de l'expérience, nous
elle la suppose: « Car, si les objets de l'expérience ne peuvent ne pouvons rien connaître. Toute notre connaissance, aux
être connus comme des choses en soi, ils doivent du moins termes de l'Analytique transcendentale, ne consiste que dans
pouvoir être pensés comme tels 10. » Notre connaissance ne la détermination objective, au moyen des concepts purs ou
saurait dépasser le domaine de l'expérience, s'élever du phéno- catégories de notre entendement, des impressions reçues par
mène à l'être; l'être en sa transcendance est inconnaissable. notre faculté sensible 1~.
mais il est nécessairement pensé: il est noumène 11 C'est de cette conclusion de l'Analytique transcendentale
De cette distinction entre le phénomène et l'être, entre que résulte pour Kant l'impossibilité de toute preuve spécu-
le connaissable et le pensable, il s'ensuit que si, dans les anti- lative de l'existence de Dieu. Dieu n'étant pas objet d'expé-
nomies dynamiques, les affirmations métaphysiques, ou les rience, de constatation empirique, son existence ne pourrait
thèses, sont en contradiction avec les conditions mêmes de être prouvée qu'a priori; toute preuve de l'existence de Dieu
l'expérience et les principes de la connaissance objective, elles se réfère implicitement à l'argument ontologique, qui prétend
ne sauraient pourtant être rejetées absolument; les antithèses, conclure à l'existence de Dieu, de l'objet suprême de notre
qui correspondent aux réquisits de l'entendement scientifique, pensée, sans que cet objet nous soit donné, à partir de son
regardent seulement les phénomènes, les objets de l'expé- seul concept. Or une telle connaissance n'est pas au pouvoir
rience; en leur accordant une portée absolue, la science sorti- de l'homme. Notre entendement n'est pas capable d'aper-
rait de son domaine. La liberté, la cause première, ne sauraient cevoir immédiatement un objet; l'objet doit être construit
trouver place dans le champ de l'expérience, parmi les objets par lui à partir des impressions reçues par les sens. Notre
de la connaissance empirique; mais Dieu, la liberté, s'il est entendement n'est pas une faculté d'intuition, mais de déter-
vrai qu'ils échappent aux conditions d'une connaissance mination formelle; un entendement intuitif, une faculté de
"
1
connaissance qui apercevrait immédiatement l'objet sans être
concept répond à une exigence de la raison, et ils peuvent 1 préalablement impressionnée, une intuition originaire, qui ne
être en dehors de la nature, du monde de l'expérience 12. ,1
1,1
1,'
13. DiaI. transe., II, 3, 7, p. 452 (Ak. III 426) : « L'existence hors du monde
(non comme âme du monde) » ou, pour éviter toute équivoque, l'extra-mondanité,
9. Ibid., § 59. est, comme la toute-puissance, un des prédicats transcendentaux de la Divinité,
10. Critique de la R. pure, Préface de la 2e éd., p. 22 (Ak. III 17). que la discussion des antinomies a permis d'établir.
11. Analytique transcendentale, Uv. II. ch. 3 : Du fondement de la distinction 14. Ibid., p. 451 (Ak. III 425) et Appendice à la DiaI. transe. : Du but final
"1
de tous les objets en général en phénomènes et noumènes. de la dialectique naturelle de la raison humaine, p. 469 (Ak. III 444-445). Méthodo-
12. Dial. transe., Uv. II, ch. 2, ge sect., III-IV; cf. Préface de la 2e éd., pp. 23-24 logie transe., ch. 1, 2e sect., p. 509 (Ak. III 486).
(Ak. III 17-19). 15. Anal. transe., liv. l, ch. 2, 2e sect., § 22 (2 e éd.).
r 118 FINALITÉ NATURELLE ET THÉOLOGIE PHYSIQUE
Dieu 16. C'est faute d'une telle intuition que nous ne pouvons s'exercer hors de son domaine, en dehors du champ de l'expé-
connaître a priori l'existence de Dieu. rience; mais il ne peut s'affranchir cependant des principes
qui règlent son exercice; c'est ainsi qu'il est conduit à appli-
quer aux objets transcendants les mêmes déterminations
3. Téléologie et théologie qu'aux objets empiriques, et d'exclure absolument la liberté,
la cause première, qu'on lui demandait de prouver 3.
Le concept que nous formons de Dieu, de l'être suprême, Mais en dehors de cet usage transcendental, illégitime
est-il pour autant dépourvu de signification et impropre à et décevant, les idées de la raison sont susceptibles d'un autre
tout usage? Le concept de Dieu, comme celui de l'âme ou usage, qu'on pourrait appeler immanent, et sur lequel repose
celui du monde, est aux yeux de Kant une idée de la raison, la téléologie, l'étude de la finalité naturelle. La raison n'est
une notion où s'exprime l'exigence d'inconditionné qui anime pas, en effet, une faculté exclusivement dialectique, généra-
les démarches de notre pensée 1; c'est cette exigence qui nous trice de l'illusion transcendentale 4; cette illusion ne peut
porte nécessairement à concevoir, au-delà des objets déter- naître que d'un abus de cette faculté, qui a une fonction
minés par l'entendement, au moyen de relations, dans l'expé- normale dans la connaissance 5. Le rôle de la raison, animée
rience externe ou interne, des objets soustraits à toute rela- par l'exigence d'inconditionné, c'est de ramener la diversité
tivité, des objets absolus et hyperboliques, qui ne sauraient des connaissances de l'entendement à la plus haute unité 6;
être donnés dans aucune expérience 2; aussi sommes-nous ce résultat est obtenu en rangeant les lois empiriques sous
tentés de faire usage de ces concepts transcendentaux, qui des principes généraux, de telle sorte qu'elles soient reliées
n'ont point d'objets correspondants dans l'expérience, pour en un système 7. Dans cette tâche d'unification de la connais-
déterminer la transcendance de l'être, pour constituer des sance, les idées de la raison sont utilisées comme des schèmes
objets en dehors de l'intuition sensible, pour étendre notre d'organisation 7, dont la mise en œuvre s'effectue par le jeu
connaissance au-delà des phénomènes, au-delà du champ de de principes régulateurs, que l'on doit distinguer des principes
l'expérience, et parvenir à connaître ce qui peut être seule- constitutifs, de ceux qui règlent l'usage des catégories dans
ment pensé. Pareille tentative est vouée à l'échec; les idées leur application aux phénomènes en vue de la constitution des
de la raison sont des concepts transcendentaux, dans lesquels objets d'expérience R. Ces deux sortes de principes ne s'exer-
se traduit une exigence absolue; mais quand ils sont employés cent pas au même niveau; on comprend par là pourquoi le
à déterminer des objets transcendants, dans la prétention de principe de finalité ne peut se trouver en antagonisme avec
connaître des choses en soi, ils sont utilisés comme des caté- le principe de la causalité, comment se résout l'antinomie du
gories, selon les règles de l'entendement, et par là l'objet jugement téléologique.Le principe de causalité est un principe
est ramené sur le plan du relatif, converti, qu'on le veuille ou constitutif, une règle du jugement déterminant, un précepte
non, en phénomène. Dieu, la liberté, ne sauraient donc être
connus comme des objets, être prouvés par la raison spécu- 3. Préface de la 2e éd., p. 24 (Ak. III 18-19).
4. Appendice à la Dial. transe. : De l'usage régulateur des idées de la raison
lative. Celle-ci, quand elle s'efforce de démontrer les affirma- pure, pp. 452-453 (Ak. III 426-427).
tions métaphysiques, fait appel à l'entendement pour confir- 5. Ibid. : Du but final de la dialectique naturelle de la raison humaine, p. 467
(Ak. III 442).
6. Dial. transe., Introduction, II B, p. 258 (Ak. III 241).
16. Ibid., liv. II, ch. 3, pp. 223-228 (Ak. III 208-210, IV 162-165). 7. Appendice à la Dial. transe., p. 465 (Ak. III 440) « Ainsi, l'idée de la
1. Crit. de la R. pure, Préface de la 2e éd., pp. 20-21 (Ak. III 13-14). raison est l'analogue d'un schème de la sensibilité. "
2. Dial. transe., liv. l, 2e sect., p. 270 (Ak. III 254); cf. Prolégomènes, § 45. 8. Ibid., pp. 453, 468 (Ak. III 427-428, 443).
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1. Savoir et croyance
nous sommes conduits par là à nous demander si, en dehors développements, c'est de montrer que l'exigence morale nous
de sa fonction de connaissance, la raison n'est pas susceptible assure de l'existence de Dieu et de l'immortalité de notre
d'un autre usage, par le moyen duquel quelque clarté pourrait âme, en même temps qu'elle nous atteste notre liberté. Ainsi,
être obtenue sur ces questions suprêmes. les questions qui correspondent à l'intérêt suprême de notre
En dehors de la connaissance, la raison a incontesta- raison, si elle excèdent la portée de la connaissance spécu-
blement un autre usage : elle sert à régler l'action. Elle ne lative, peuvent être éclairées par la conscience morale en tant
s'exerce pas seulement dans des activités théoriques, aboutis- que raison pratique et réflexion sur les conditions de l'action 7.
sant à dominer la diversité de l'expérience, à déterminer les Mais cette extension de nos lumières par le moyen de la
impressions sensibles en une représentation objective; elle raison pratique n'est possible que parce que la Critique a
s'applique aussi à ordonner la conduite, à déterminer les fins préalablement délimité la compétence de la raison spécu-
qui s'imposent à notre volonté; c'est là sa fonction pratique 4. lative. Dans l'idéalisme transcendental, notre connaissance
Dans cette fonction, est-elle capable d'apporter une réponse ne saurait s'étendre au-delà des phénomènes, en dehors du
aux questions suprêmes? L'intérêt de la raison, explique Kant, champ de l'expérience possible; mais l'être, transcendant au
ne se réduit pas au domaine de la connaissance; il s'étend phénomène, s'il ne peut être connu, n'en est pas moins néces-
à celui de l'action; mais il se porte plus loin encore, vers des sairement pensé. Dans cet horizon transcendant de la connais-
objets transcendants, au-delà de toute expérience théorique sance, nous ne pouvons certes déterminer aucun objet; c'est
ou pratique. L'intérêt de la raison, considéré dans toute son pourquoi Dieu, la liberté, sont proprement inconnaissables;
extension, se résume en trois questions: Que puis-je savoir? mais ceux qui les nient sont aussi téméraires que ceux qui
Que dois-je faire? Que m'est-il permis d'espérer 5 ? prétendent les démontrer 8. En déniant à la raison spéculative
La première question, purement spéculative, est résolue toute compétence dans le domaine transcendant, la Critique
par la Critique de la Raison pure; la seconde fait l'objet de repousse les prétentions du dogmatisme, mais écarte du
la Critique de la Raison pratique, qui établit les fondements même coup les contestations du scepticisme; elle laisse place
de la morale, comme la première Critique avait établi ceux de à une croyance qui, sans avoir le caractère démonstratif
la science; quant à la troisième question, doit-elle rester sans de la science, n'en est pas moins rationnellement fondée,
réponse? Ainsi semblait en juger Kant dans un distique écrit justifiable devant la raison pratique; en dénonçant l'impuis-
en 1782, un an après la publication de la Critique de la sance de la théologie transcendentale et de la théologie
Raison pure: physique, la critique a ouvert la voie à la théologie morale.
Was au! das Leben folgt, deckt tiefe Finsternis: Ce moment capital de la réflexion métaphysique est mis
Was uns zu th un gebührt, dess sind wir nur gewiss 6! en relief par Kant dans la Préface de la 2e édition de la
Critique de la Raison pure : « Après avoir, dit-il, refusé à
Certains de notre devoir, nous serions dans l'incertitude la raison spéculative tout progrès dans le champ du supra-
au sujet de notre destinée. Mais cette incertitude n'est pas, sensible, il nous reste encore à chercher si, dans sa fonction
aux yeux de Kant, radicale et définitive, car l'originalité de la pratique, elle ne fournirait pas quelques données permettant
Critique de la Raison pratique, considérée dans ses ultimes de déterminer le concept transcendant de l'inconditionné, et
de parvenir ainsi, conformément au vœu de la métaphysique,
4. Méthodologie transcendentale, ch. 2, 1er sect., pp. 540-541 (Ak. III 520).
5. Ibid, 2e sect., p. 543 (Ak. III 522-523).
6. Cité par E. BOUTROUX, La philosophie de Kant, p. 282, et qui peut se tra- 7. Critique de la Raison pratique, 1re partie, liv. II, ch. 2, III-IX.
duire: 8. Méthodologie transcendentale, ch. 1, 2e sect., p. 509 (Ak. III 486).
Ce qui suit cette vie? Obscurité profonde;
Quel est notre devoir, cela seul est certain.
128 LA LIBERTÉ ET LA THÉOLOGIE MORALE L'AUTONOMIE MORALE ET LA LIBERTÉ 129
à des conclusions a priori qui dépassent toute expenence
possible, mais ne sont possibles que du point de vue pratique. 2. L~autonomie morale et la liberté
Au cours d'un tel procédé, la raison spéculative nous a
du moins réservé place pour une pareille extension, bien
Dans la discussion de la troisième antinomie, la liberté
qu'elle ait dû laisser cette place vide; il nous est donc loisible
est conçue par opposition à la nécessité naturelle, au déter-
de la remplir, et la raison même nous invite à le faire, si nous
minisme des lois physiques : une cause libre est celle qui
le pouvons, au moyen de ses données pratiques \1. » Considé-
produit son effet sans aucune détermination extérieure; c'est
rations résumées dans cette formule célèbre: « J'ai donc dû
une causalité de cette sorte qu'on attribue à la volonté quand
ôter le savoir, pour laisser place à la foi 10 » : non pas la
on la déclare libre. La liberté ainsi en tcndue est un attribut
foi religieuse, théologale, mais la foi morale, la croyance
de la volonté, un caractère proprc de la causalité de l'être
pratique, requise pour l'action, mais qui est encore une
raisonnable; mais un tel caractère ne peut lui être attribué
démarche de la raison. Car, aux yeux de Kant, l'obstacle aux
en tant qu'il est un sujet empirique, compris dans la nature,
croyances sur lesquelles repose la morale, la source de l'incré-
mais seulement en tant qu'il est considéré hors de la nature,
dulité qui menace les mœurs, réside dans le dogmatisme méta-
comme un être en soi; la liberté ainsi conçue doit être
physique, qui prétend prouver ce qui dépasse toute preuve,
appelée liberté transcendentale 1. Or si, de ce point de vue,
et par là prête le flanc aux assauts du scepticisme 11.
une telle liberté peut être attribuée sans contradiction à l'être
Mais comment une affirmation qui n'est pas démontrable raisonnable, si l'affirmation de notre liberté est possible au
peut-elle faire l'objet d'une croyance rationnelle, être justifiée regard de la raison spéculative, elle n'est pas pour autant
au regard de la raison pratique? En l'absence de preuve fondée; si elle peut trouver sa justification, ce n'est que dans
spéculative, en quoi peut consister une preuve morale de la raison pratique.
l'existence de Dieu? L'existence de Dieu, la liberté, l'immor-
Comment obtenir cette justification? On ne saurait y
talité sont, au regard de Kant, des postulats de la raison
parvenir si notre concept de la liberté se réduisait à l'aspect
pratique; que signifie cette dénomination, et quelle justifi-
négatif que nous avons considéré jusqu'ici. Si la liberté se
cation rationnelle peut être apportée à ces croyances? Pour
définit seulement par l'absence de toute détermination ou de
répondre à ces questions, il convient d'examiner en premier
loi, elle apparaît comme une chose nulle (ein Unding) 2. Mais
lieu le problème de la liberté. C'est en considérant comment
la réflexion sur l'action volontaire, la réflexion pratique, nous
la liberté se découvre à notre réflexion sur le devoir que nous
découvre une notion positive de la liberté. La causalité libre
arriverons à comprendre comment une pareille réflexion nous
ne se définit pas seulement par l'absence de détermination
assure également de l'existence de Dieu.
extérieure; la volonté, dans la mesure où elle s'affranchit
des influences empiriques, des inclinations naturelles, échappe
à l'inconstance des affections de la vie sensible et manifeste
une rectitude où s'exprime l'exigence de la raison. La volonté
libre n'est donc pas exempte de toute loi; dans la mesure où
1. Dialectique transcendentale, livre II, ch. 2, ge section, III, p. 395 (Ak. III
9. Critique de la Raison pure, Préface de la 2e édition, pp. 20-21 (Ak. III 14). 364) et Critique de la Raison pratique, livre l, Examen critique de l'Analy-
10. Ibid., p. 24 (Ak. III 19) : Ich rnusste also das Wissen aufheben, urn tique ... , trad. Picavet-Alquié, p. 103 (Ak. V 96-97).
zurn Glauben Platz zu bekommen. 2. Fondements de la Métaphysique des Mœurs, 3e section, trad. V. Delbos,
11. Ibid., pp. 24-26 (Ak. III 19-21). p. 179 (Ak. IV 446).
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130 LA LIBERTÉ ET LA THÉOLOGIE MORALE
L'AUTONOMIE MORALE ET LA LIBERTÉ 131
elle est soustraite au déterminisme des lois naturelles, elle
liberté ne se définit pas par l'anomie, l'indépendance à l'égard
se conforme à la loi rationnelle qui se découvre à la réflexion
de toute loi, mais par l'autonomie, c'est-à-dire la conformité
de l'être raisonnable. Cette opposition entre le déterminisme
à la loi rationnelle, à l'idéal que l'être raisonnable trouve en
de la nature et la détermination rationnelle s'exprime dans
lui-même, par sa propre réHexion, à la loi qu'il se donne
cette remarque de Kant: « Toute chose dans la nature agit
lui-mêlne. Le concept purement négatif de la liberté transcen-
d'après des lois; il n'y a que l'être raisonnable qui ait la
dentale sc définit positivement dans celui de l'autonomie
faculté d'agir d'après la représentation de lois, c'est-à-dire
morale. Dans l'autonomie morale, la liberté coïncide avec la
d'après des principes, en d'autres termes qui ait une
loi: une volonté libre et une volonté soumise à la loi morale
volonté 3. » La volonté est, en effet, cette faculté propre à sont une seule et même chose ".
l'être raisonnable de se déterminer soi-même à agir en confor-
mité avec des lois représentées à sa pensée. Les êtres non Ce concept po~itif de la liberté, définie comme autonomie
raisonnables, les choses, sont déterminés de l'extérieur par morale, est indispensable en vue de justifier l'affirmation de
des causes, suivant des lois auxquelles ils sont aveuglément la liberté transcendcntalc, de la liberté conçue comme
soumis, auxquelles ils se conforment nécessairement, parce attribut de la volon té de l'être raisonnable en général; mais
qu'ils les ignorent (<< L'univers n'en sait rien », disait Pascal 4); il n'y suffit pas par lui-même. La liberté qui coïncide avec
l'être raisonnable se détermine de l'intérieur par des motifs, la loi dans l'autonomie morale est, en effet, pour l'être raison-
suivant des lois auxquelles il se conforme d'autant mieux nable un idéal; elle correspond à la perfection de la volonté
qu'il les connaît et les comprend davantage, qu'il en saisit les raisonnable et apparaît comme le privilège du sage : est-il
raisons, qu'il y reconnaît des exigences rationnelles: ce qu'on au pouvoir de chacun de nous d'y accéder? L'affirmation de
peut exprimer en disant que les causes naturelles agissent la liberté comme attribut de notre volonté ne peut se tirer
sur les choses en vertu de leur force, tandis que les motifs de la seule analyse de l'idée ou notion idéale de l'autonomie.
ne déterminent la volonté qu'en raison de leur valeur. Pour autoriser cette affirmation, il faut d'abord que l'idéal
d'autonomie soit regardé comme une obligation, que l'affran-
Or, l'être raisonnable, en tant qu'il est compris dans la
chissement de la volonté à l'égard des influences empiriques
nature, est soumis à des influences empiriques; sa volonté est
n'apparaisse pas seulement à l'être raisonnable comme un
assujettie aux inclinations de la sensibilité; il subit l'action
idéal, mais s'impose à lui comme un impératif absolu. Or l'obli-
des causes extérieures; mais, par sa réflexion, il conçoit l'idéal
gation n'est pas plus impliquée dans l'idéal d'autonomie que la
d'une volonté complètement affranchie des déterminations
liberté transcendentale elle-même 6. Dans l'autonomie parfaite,
extérieures, et se déterminant suivant une pure exigence
la volonté s'accorde spontanément avec la loi; celle-ci est
rationnelle; dans cette notion idéale, la liberté, conçue comme
l'expression d'un ordre rationnel, mais ne se traduit pas par
indépendance absolue à l'égard des causes naturelles, coïncide
un commandement; la loi ne devient obligation, l'ordre n'est
avec la parfaite détermination rationnelle. Une volonté libre,
impératif, que pour une volonté en défaut relativement à
c'est-à-dire parfaitement affranchie des influences empiriques,
l'idéal d'autonomie 7; telle est, en général, la volonté de l'être
se conforme spontanément à la loi morale, aux exigences de
la raison. Nous obtenons ainsi un concept positif de la liberté, S. Fond. Métaph. des mœurs, 3' sect., p. 180 (Ak. IV 447).
par opposition au concept purement négatif de la liberté 6. Ibid., 2' sect., p. 170 (Ak. IV 440) : Que le principe d'autonomie soit une
règle pour la volonté de l'être raisonnable, et « que cette règle pratique soit un
transcendentale : c'est le concept de la liberté morale. Cette impératif .... cela n~ se pCIJt démontrer par la seule analyse des concepts qui y
sont impliqués, car c'est là une proposition synthétique ».
3. Ibid., 2' sect., p. 122 (Ak. IV 412). )
7. Ibid., p. 169 (Ak. IV 439) : « La volonté dont les maximes s'accordent néces-
4. PASCAL, Pensées, section VI, nO 347 Brunschvicg. ~ 1 sairement avec les lois de l'autonomie est une volonté sainte, absolument bonne.
f! La dépendance d'une volonté qui n'est pas absolument bonne à l'égard du principe
132 LA LIBERTÉ ET LA THÉOLOGIE MORALE L'AUTONOMIE MORALE ET LA LIBERTÉ 133
raisonnable, soumise à des influences empiriques, et c'est à Or, SI Je reconnais dans la loi morale une autorité qui
une telle volonté que nous nous demandons si l'on peut m'oblige, si je me sens astreint au devoir, je ne puis faire
attribuer la liberté. autrement que de me supposer libre; l'obligation n'aurait pas
La liberté qui coïncide avec la loi dans l'idéal d'autonomie de sens, je ne pourrais concevoir ma volonté comme sujette
est définie dans un concept transcendental (une idée de la de la loi morale, si ma volonté n'était pas libre, s'il ne
raison) qui, même s'il suppose le concept de la liberté trans- dépendait pas de moi de remplir l'exigence de la loi. C'est
cendentale, ne peut garantir qu'elle soit un attribut de la dans cette relation de la volonté en général à la loi (et non
volonté de l'être raisonnable en général. Pour obtenir cette dans l'idée seulement de la loi, dans l'idéal d'autonomie) que
certitude, il faut considérer l'idéal d'autonomie, non seule- nous découvrons la raison qui nous oblige à affirmer notre
ment en lui-même, mais dans son rapport avec la volonté en liberté. Tel est le sens de la célèbre formule: tu dois, donc
tu peux JO.
général, car c'est dans ce rapport seulement que la liberté
se caractérise comme un pouvoir attribué à la volonté, en C'est en ce sens que l'affirmation de la liberté est un
même temps que la loi s'exprime comme un devoir. La liberté postulat de la raison pratique 11; mais si la liberté affirmée
et la loi qui, dans l'idéal d'autonomie, coïncident, au niveau à ce titre suffit à l'agent moral pour que l'obligation ait un
de l'activité volontaire se distinguent, tout en restant des sens, en va-t-il de même pour le philosophe critique, qui veut
corrélatifs; c'est-à-dire qu'ils renvoient l'un à l'autre, que le rendre compte de l'obligation, s'expliquer le factum rationis,
devoir, en réclamant notre obéissance, nous atteste notre qui se demande comment est possible un iInpératif catégo-
liberté, et que réciproquement la liberté est en nous le rique 12, une exigence s'imposant inconditionnellement à la
principe même du devoir. volonté? Dans cette enquête, la liberté, qui était aperçue
Cette liaison réciproque de la liberté et du devoir ne jusqu'ici à travers le devoir, considéré comme la ratio cognos-
laisse pas de soulever une grave difficulté; elle semble cendi de la liberté, est regardée par Kant comme la condition
recouvrir un cercle vicieux 8, que Kant s'efforce de résoudre, primitive, la ratio essendi de l'obligation morale 13; il faut
mais où se traduit l'ambiguïté ontologique de notre condition donc qu'elle puisse être saisie d'une manière plus directe,
d'être raisonnable. Seul l'être raisonnable est capable de autrement que comme un postulat de l'obligation, un présup-
concevoir l'idéal d'autonomie, et dans notre condition empi- posé rétrospectif de ce qui est en question. Or, il est aisé de
rique, où la volonté est soumise à des influences sensibles, faire voir que la liberté de l'être raisonnable doit être
cet idéal nous apparaît comme une obligation; la loi morale supposée non seulement pour que soit possible l'accomplis-
s'oppose dans notre conscience à toutes les inclinations, à sement de la loi morale, pour que l'idéal d'autonomie ne soit
toutes les données sensibles, comme l'expression d'une pas une chimère, mais plus simplement pour que la volonté
exigence rationnelle; elle est irréductible à l'ordre des faits puisse s'exercer. Dans l'idée d'autonomie est comprise celle
(Tatsachen); elle est une production de la raison (Faktum d'une volonté indépendante de toute détermination empi-
der V ernunft) 9.
rique; or, SI Je ne suppose pas en ma volonté une pareille
indépendance, ou du moins un pouvoir d'affranchissement,
de l'autonomie (la sujétion morale), c'est l'obligation. L'obligation ne peut donc
se rapporter à un être saint. » Cf. pp. 122-124 (Ak. IV 412-414) et Critique de la 10.« Du kannst, denn du soUst ,., formule qui résume les déclarations fort
Raison pratique, l'" partie, livre l, ch. l, § 7, Corollaire, Scolie, pp. 32-33 nettes de la Critique de la Raison pratique, 1 l, l, § 6, Scolie, p. 30 (Ak. V 30)
(Ak. V 32). et II, Méthodologie de la Raison pure pratique, p. 169 (Ak. V 159).
8. Fond. Métaph. des mœurs, 3e sect., p. 187 (Ak. IV 450). 11. Crit. de la R. pratique, 1re partie, liv. II, ch. 2, VI, p. 142 (Ak. V 132).
9. Critique de la Raison pratique, 1re partie, livre l, ch. 1, § 7, Scolie, p. 31 12. Fond. Métaph. des mœurs, 3' sect., p. 193 (Ak. IV 453).
(Ak. V 31). 13. Crit. R. prat., Préface, p. 2, D. 2 (Ak. V 4).
.,
non seulement l'idéal moral m'est inaccessible et l'obligation pèse, ou qui, plus exactement, les évalue, et leur confère un
n'a pour moi plus de sens, mais il m'est impossible d'agir poids correspondant à leur valeur au regard de la raison.
en être raisonnable, de délibérer avant d'agir, autrement dit L'être raisonnable, capable de concevoir l'idéal d'autonomie
d'agir volontairement. A quoi bon délibérer, comparer des rationnelle, capable de se conduire selon la loi morale, n'est
motifs, estimer des valeurs, si mon choix est déterminé pas compris tout entier dans le monde sensible, dans le
d'avance par des influences extérieures, s'il ne dépend pas monde des phénomènes; par sa volonté, il a conscience
de ma réflexion et de mon jugement? Si je ne me suppose d'appartenir à un monde intelligible, soustrait à sa connais-
point libre, je m'anéantis moi-même en tant qu'être raison- sance, mais dont il est cependant capable de se former une
nable, doué de volonté; je retombe au rang de chose. C'est idée, à l'aide de la raison pratique 15.
ce que Kant exprime en disant que l'être raisonnable ne peut
agir que « sous l'idée de la liberté »; sa volonté ne peut
s'exercer sans qu'il s'attribue tous les pouvoirs et se recon- 3. Le mon.de intelligible ct la théologie
naisse tous les devoirs qui sont impliqués dans cette idée 14.
L'affirmation de la liberté, si elle ne peut être démontrée, L'expression de monde intelligible est empruntée au plato-
établie par la raison spéculative, n'en est pas moins rationnel- nisme, mais elle est prise par Kant en un sens différent. Le
lement fondée dans une exigence de la raison pratique, sans monde intelligible de Platon est l'objet de la science, de la
se réduire pour autant à un postulat rétrospectif; la suppo- connaissance intellectuelle, par opposition à la connaissance
sition de la liberté n'est pas requise seulement afin de remplir sensible et à l'opinion; il est constitué d'Idées, d'essences
l'idéal de la volonté raisonnable et pour que l'obligation intelligibles, parfaitement connaissables; pour Kant, seuls
morale ait un sens; elle est la condition immédiate de l'agir; les phénomènes peuvent fournir un objet à la connaissance;
elle est impliquée dans la conscience même du « je veux ». le monde intelligible répond à une idée de la raison, dont
Mais cette supposition transcendentale, indispensable à l'objet ne saurait être donné dans aucune expérience, mais
ma volonté pour agir, me serait interdite si la critique ne qui nous sert à ordonner notre action. Si nous voulons faire
m'avait appris que la réalité ne se réduit pas FlU phénomène, usage de cette idée pour déterminer des objets dans la trans-
et que la liberté, exclue du champ de l'expérience, aussi bien cendance de l'être, pour nous représenter des choses en soi,
de l'expérience intérieure que de l'expérience externe, pouvait nous ne réussissons pas à étendre par là notre connaissance;
trouver place dans la transcendance de l'être. S'il m'est le monde intelligible, tel qu'il est conçu par la raison, ne peut
permis de m'attribuer la liberté, c'est en tant que je reconnais être tiré de sa transcendance et demeure pour nous inconnais-
une transcendance dans laquelle les phénomènes trouvent leur sable 1; mais il ne nous est pas radicalement étranger; nous
fondement; ainsi je puis concevoir que mes volitions, qui y sommes reliés par notre volonté libre, enracinée dans la
s'exercent dans la vie empirique, qui s'appliquent à des phé- transcendance.
nomènes, et dont les effets sont compris dans le cours de la Quelle est donc cette idée du monde intelligible, à laquelle
nature, ont leur principe dans une activité transcendante aux est spontanément conduite notre raison dans sa fonction
phénomènes, aux affections sensibles qui interviennent dans pratique? Elle découle naturellement de l'idéal d'autonomie,
la délibération: au-delà des données empiriques, susceptibles dès que celui-ci est considéré en relation avec la volonté en
de fournir des motifs, il y a l'activité du jugement qui les
15. Ibid., pp. 187-189 (Ak. IV 450-451) et CrU. R. prat., Examen critique de
l'Analytique .... pp. 100 sq. (Ak. V 94).
14. Fond. Métaph. des mœurs, 3e sect., pp. 182-184 (Ale IV 447-448). 1. Cf. Prolégomènes à toute métaphysique future, § 59.
136 LA LIBERTÉ ET LA THÉOLOGIE MORALE LE MONDE INTELLIGIBLE ET LA THÉOLOGIE 137
général, relation dans laquelle se découvrent simultanément en personne. Un tel concept, compris dans l'idée du monde
le devoir et le pouvoir, l'obligation et la liberté. Dans cette intelligible, ne saurait, pas plus que les autres concepts trans-
relation, je me saisis comme agent libre, sujet de la loi cendentaux, nous procurer une connaissance; il n'implique
morale, une loi qui m'oblige, mais que l'être raisonnable pas par lui-même l'existence de son objet; mais, comme les
trouve en lui-même, et grâce à laquelle la volonté de chacun autres idées de la raison, il est susceptible d'un usage régu-
peut s'accorder, sans contrainte extérieure, avec la volonté lateur; il permet de couronner la théologie physique, qui
de tous. Tous les êtres raisonnables, également sujets de la repose sur la téléologie de la nature, par une théologie morale.
loi morale, peuvent ainsi être considérés comme concitoyens Mais, au regard de celle-ci, l'existence de Dieu doit-elle
dans une république idéale, où chacun, par sa volonté auto- demeurer problématique? Dieu et le monde intelligible nous
nome, est législateur en même temps que sujet, et où est sont-ils définitivement inaccessibles?
garantie, avec la liberté, l'égale dignité des personnes raison- Si nous ne pouvons atteindre à la connaissance du monde
nables, qui se regardent réciproquement comme des fins. intelligible, du moins ne nous est-il pas étranger; par la
A l'idée d'autonomie se relie donc celle d'un règne des fins, réflexion pratique, qui nous autorise à affirmer notre liberté,
c'est-à-dire la liaison systématique de tous les êtres raison- nous y sommes introduits et y retrouvons notre patrie. En
nables sous des lois communes, et sous l'autorité d'un être tant qu'êtres raisonnables, par notre volonté libre, nous
souverainement raisonnable, de qui la volonté, soustraite à appartenons à un monde intelligible, et c'est par là qu'un
toute condition empirique, s'accorde spontanément avec la impératif catégorique est possible. Si l'autonomie est pour
loi : volonté sainte, pour qui la loi n'est pas une obligation et nous une obligation, la liberté un devoir, si l'être raisonnable
qui n'est à aucun égard sujette, de sorte que dans le règne peut se donner à lui-même une loi qui l'oblige, se commander
des fins cet être souverain, à la différence des autres citoyens, à lui-même, c'est que sa nature est double, et que, engagé
est seulement législateur et occupe le rang de chef 2. Dieu dans la vie sensible, il est néanmoins d'origine transcen-
est ainsi conçu comme souverain du monde intelligible, qui dante 5. C'est grâce à ce langage dualiste que Kant peut
n'est pas, pour Kant, une hiérarchie d'essences, mais, comme montrer dans la nature même de l'être raisonnable, sans
dans le néoplatonisme, le concert des intelligences, la société supposer explicitement l'existence de Dieu, le fondement de
des êtres raisonnables, la cité divine des esprits, en un mot toute obligation en général 6; mais le langage dualiste ne doit
le règne des fins:>. pas nous dissimuler la transcendance. Puisque la loi morale
Voilà l'idée que la raison pratique livre à la théologie n'exige rien d'autre que l'autonomie, puisqu'elle me demande
morale. Elle enrichit le concept de Dieu élaboré par la théo- seulement d'être libre, d'affranchir ma volonté des inclina-
logie transcendentale et la théologie physique : Dieu n'est tions sensibles, le principe qui m'oblige, explique Kant, n'est
pas seulement conçu comme l'objet suprême de la raison, autre que ma volonté même, en tant qu'acte transcendental
l'ens reallissimum, ou comme la suprême intelligence (intel- irréductible à tout donné empirique 1; mais si la volonté pure
lectus archetypus) 4, mais comme l'être souverainement rai- peut ainsi commander aux appétits, c'est qu'en elle s'exprime
sonnable, en qui la loi morale a sa source et sa réalisation
parfaite; il est un sujet absolu, une volonté sainte, le Bien 5. Fond. Métaph. des mœurs, 3e sect., pp. 193-194 (Ak. IV 453-454).
6. Critique de la Raison pratique, 1re partie, liv. II, ch. 2, V, p. 135 (Ak. V,
2. Fond. Métaph. des mœurs, 2' sect., pp. 157-160 (Ak. IV 432-434). 125-126) : « II ne faut pas entendre non plus par là qu'il soit nécessaire d'admettre
3. Ibid., p. 167 (Ak. IV 438) : « Or, c'est de cette façon qu'un monde d'êtres l'existence de Dieu comme fondement de toute obligation en général (car ce fon-
raisonnables (mundus intelligibilis) en tant que règne des fins est possible, et cela dement repose, comme cela a été suffisamment démontré, exclusivement sur
par la législation propre de toutes les personnes en tant que membres. » l'autonomie de la raison même) ».
4. Cf. ci-dessus, p. 121. 7. Fond. Métaph. des mœurs, 3e sect., pp. 195-196 (Ak. IV 454-455).
J
138 LA LIBERTÉ ET LA THÉOLOGIE MORALE TÉLÉOLOGIE DE LA NATURE ET THÉOLOGIE MORALE 139
une exigence absolue, faute de quoi elle ne pourrait se distin- serait méprise; un bonheur sensible eût été mieux assuré par
guer des affections sensibles. Le je pense, comme simple l'adaptation instinctive que par la délibération consciente,
présupposé transcendental, serait lui-même impossible à par la raison et la volonté 2. Si la raison nous a été donnée
concevoir, si ma pensée n'était engagée dans la recherche en vue d'une fin, ce ne peut être qu'en vue de l'autonomie
de l'inconditionné, si elle n'était dominée par une exigence rationnelle, afin de montrer en nous-mêmes la rectitude d'une
absolue. C'est parce que l'absolu est présent à notre pensée volonté pure :1, et d'instaurer entre les hommes la réalisation
que la loi intérieure nous oblige; l'être raisonnable ne saurait d'un règne des fins. L'idée d'un règne des fins, si elle ne nous
se commander à lui-même, si la raison qui l'éclaire n'était apporte pas la connaissance d'un monde intelligible trans-
qu'une modalité de sa nature, si elle n'était « le Verbe ou cendant, si elle n'est qu'une idée pratique, un modèle à
la Sagesse de Dieu même » 8. réaliser par notre volonté, n'en a pas moins un rôle théorique
dans l'interprétation de la nature par la réflexion. Si l'on
considère, en effet, que l'être raisonnable est ce qu'il y a
4. La téléologie de la nature et la théologie morale de plus parfait dans la nature, ct si la fin des êtres raison-
nables, c'est de réaliser un règne des fins, il s'ensuit que
Ce n'est pas cependant par cette voie directe, à partir J'instauration d'un règne des fins doit être regardée comme
de l'obligation où se découvre la liberté, que Kant parvient le but suprême de la nature 4. « La téléologie, écrit Kant,
à l'existence de Dieu comme postulat de la raison pratique; considère la nature comme un règne des fins 5. »
il lui faut passer par la considération du souverain bien, De ce point de vue est surmontée définitivenlent l'anti-
concept sous lequel est comprise l'union de la vertu et du nomie de la nature et de la liberté. Elle était déjà réduite
bonheur, qui suppose l'accord des lois de la nature avec par la distinction entre l'ordre des phénomènes, soumis au
les exigences de la moralité, et qui requiert, par conséquent, déterminisme des lois naturelles, et la transcendance de l'être,
que l'auteur de la nature soit un être sage et bon, une intelli- où prend origine la causalité libre de notre volonté. Mais
gence suprême et une volonté sainte 1. Tel est le concept la raison ne peut renoncer à son ambition d'unité; ayant
de Dieu propre à la théologie morale, dans laquelle la théo- opposé au déterminisme de la nature un ordre idéal des fins,
logie naturelle trouve son achèvement. réalisable par la volonté, elle s'efforce de les comprendre
Dans la théologie naturelle, nous avons considéré spécia- l'un et l'autre dans un même système 6; c'est ainsi qu'elle
lement, jusqu'ici, la théologie physique, qui repose sur une est conduite à considérer que le monde naturel a sa desti-
interprétation finaliste de la nature, sur une téléologie de la nation dans un règne des esprits. C'est dans cette perspective
nature; or, celle-ci ne peut s'achever sans prendre en considé- téléologique que se comprend l'affirmation de Dieu comme
ration la finalité des êtres raisonnables, qui sont compris postulat de la raison pratique. Si le souverain bien, l'union
dans la nature, aussi bien que les êtres vivants. Mais la fina- de la vertu et du bonheur, réclamée par la conscience morale,
lité de l'être raisonnable n'est pas incluse dans la nature; la est possible, si l'idéal suprême de la volonté n'est pas une
raison n'est pas donnée à l'homme pour remplir une destinée illusion et la justice une duperie, c'est que l'auteur du monde
terrestre, pour s'adapter à ses conditions d'existence physique,
assurer la satisfaction de ses appétits, son bonheur ici-bas. 2. Fond. Métaph. des mœurs, 1re sect., pp. 90-91 (Ak. IV 395).
3. Ibid., p. 93 (Ak. IV 396).
Si la raison nous avait été donnée à cette fin, la nature se 4. Critique du Jugement, §§ 84, 86, pp. 244-245, 250-251 (Ak. V 434-435, 442-443).
5. Fond. Métaph. des mœurs, 2' sect., p. 164, note (Ak. IV 436).
8. MALEBRANCHE, Traité de Morale, 1 l, 1. 6. Critique du Jugement, Introduction II, et III : De la Critique du Jugement
1. Crit. de la R. prat., 1re part., liv. II, ch. 2, V, pp. 134-135 (Ak. V 124-125). comme moyen d'unir en un tout les deux parties de la philosophie.
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144 LA LIBERTÉ ET LA THÉOLOGIE MORALE
10
M
146 DIEU ET LA PHILOSOPHIE RÉFLEXIVE L'AUTONOMIE MORALE ET LA THÉOLOGIE 147
d'une pure réflexion de la raison pratique, comme celle qui indépendante de la volonté divine, et qu'on peut dire, avec
autorise l'affirmation de la liberté, mais par le détour du Kant, que le fondement de l'obligation n'est pas en Dieu,
jugement réfléchissant. Faute d'une réflexion plus directe, mais dans l'autonomie rationnelle, dans la pure volonté de
la théologie morale apparaît certes comme le couronnement l'être raisonnable 5.
de la théologie naturelle, mais ne la délivre pas de son carac- Il n'en demeure pas moins que l'autonomie morale n'est
tère problématique. La croyance en Dieu s'impose pratique- jamais réalisée parfaitement en nous; et pourtant l'idéal d'une
ment à l'homme de devoir; elle est un besoin pour l'usage volonté pure, afTranchie de toute influence empirique, ne se
moral de notre raison 3, mais n'est pas exigée radicalement réduit pas à une notion abstraite, comme la droite idéale ou
par la réflexion pratique; l'affirmation de Dieu ne peut se le cercle parfait; il s'impose à nous comme une exigence
prévaloir de la même certitude que celle de la liberté, ni se absolue. La loi morale est dans notre conscience l'expression
réclamer de l'autorité même du devoir. d'une volonté à laquelle la nôtre n'est jamais égale : une
Si c'est, comme il semble, un scrupule d'autonomie qui volonté qui n'est pas la nôtre, mais à laquelle la nôtre ne
impose à Kant cette réserve, qui le retient d'affirmer Dieu saurait se soustraire sans se perdre, sans se disperser dans
aussi hautement que la liberté et le devoir, la difficulté peut le tumulte des agitations extérieures. La loi qui nous oblige
être éclairée en considérant le débat soulevé autour d'un mot et que nous découvrons en nous-mêmes a donc sa source dans
de Dostoïevski: « Si Dieu n'existe pas, tout est permis 4. » un principe qui nous dépasse; l'obligation révèle ainsi, dans
Ce mot peut servir de maxime à un scélérat, autoriser les l'intériorité de notre conscience, son origine transcendante;
pires forfaits, mais il est évoqué le plus souvent pour un elle nous autorise à affirmer Dieu en même temps qu'elle
usage inverse; une aussi dangereuse maxime fournit le moyen requiert notre liberté.
de condamner l'athéisme par ses conséquences criminelles. Il paraît possible, dès lors, de reprendre le mot de
Dans l'un et l'autre cas, cependant, qu'elle conduise à l'immo- Dostoïevski en vue d'une conclusion qui réponde au vœu de
ralisme ou qu'elle soit retournée à des fins apologétiques, cette la théologie sans manquer aux exigences de la philosophie
maxime est entendue en un sens qui exclut l'autonomie critique. Si Dieu n'existe pas, tout est permis; or, tout n'est
rationnelle, qui méconnaît la relation authentique entre Dieu pas permis, cela est absolument certain. L'obligation morale
et la loi morale. Celle-ci n'est pas, en effet, un commandement s'affirme, en notre conscience d'être raisonnable, avec une
arbitraire, une injonction venue de l'extérieur, imposée par autorité incontestable, et ce caractère même atteste l'exis-
un maître inconnu, et dont on pourrait se délivrer en niant tence de Dieu. Dieu est ainsi reconnu comme le principe
l'existence de son auteur; la loi morale se découvre dans l'inté- suprême de l'obligation, l'auteur de la loi morale; l'autonomie
riorité; elle s'impose à la réflexion de l'être raisonnable en morale n'en subit pourtant aucune atteinte, car Dieu n'est pas
dehors de tout préjugé métaphysique, de tout dogme théolo- conçu comme un souverain étranger, exerçant une autorité
gique. C'est en ce sens que son autorité apparaît comme arbitraire; il est aperçu à travers la loi morale, qui nous
fournit ainsi la ratio cognoscendi de l'existence de Dieu,
comme elle était celle de la liberté 6. Au regard de la raison
volonté libre en elle-même. » Cf. Fond. métaph. des mœurs, 2e sect., p. 169 (Ak. IV
439). 5. Cf. ci-dessus, p. 137, n. 6.
3. Critique de la R. prat., 1re part., liv. II, ch. 2, V, p. 135 (Ak. V, 125-126). 6. Cf. ci·dessus, p. 133, et Méthodologie transcendentale, ch. 2, 2e section,
4. Cf. R. SCHAERER, c Si Dieu n'existe pas .. Réflexions sur Kant et Dostoïevski.
pp. 550-551 (Ak. III 531) : « Ce sont précisément ces lois qui, par leur néces-
Revue de Théologie et de Philosophie, 1967, pp. 93 sq. Voir aussi notre communi- sité pratique interne, nous ont conduits à la supposition d'une cause subsistante ... ;
cation au XIe Congrès des Sociétés de Philosophie de langue française (Montpellier, aussi ne pouvons-nous plus, après cela, les regarder inversement comme contin-
1961) : Nature humaine et existence, in Existence et Nature, pp. 119-120. gentes et dérivées d'un vouloir pur, surtout qu'il s'agit d'un vouloir dont nous
...
"
pratique, l'existence de Dieu est SaISIe, comme la liberté, extérieurs et celle du moi sont exactement corrélatives, et
par une réflexion critique, sans avoir recours aux considé- doivent-elles être désignées du même nom? Il faudrait pour
rations du jugement réfléchissant. Dans une telle réflexion, cela que le sujet conscient fût entièrement réductible à
la transcendance divine ne fait point échec à l'autonomie; l'objet du sens intime, que le je pur, l'ego transcendental
délivrée de cette vaine crainte, la philosophie critique nous ne soit pas distingué du moi. Or, c'est là une distinction
conduit à une authentique découverte de Dieu par la raison mise en lumière par Kant lui-même:l, et à partir de laquelle
pratique, et nous permet peut-être d'écarter les difficultés se peut justifier la dissociation instituée par Heidegger entre
mêmes que Kant opposait à la preuve ontologique. deux formes d'existence confondues chez Kant, celle du sujet
conscient, à laquelle doit être réservée le nom de Dasein
(être-là), et celle des objets extérieurs, compris dans le
2. L'analyse de l'existence monde, à laquelle convient la désignation de Vorhandensein
(présence donnée)·I.
Ces difficultés se relient, on le sait, à cette considération Si la distinction du moi empirique et du je transcendental
initiale que l'existence n'est pas un prédicat, une détermi- n'aboutit pas, chez Kant, à la dissociation de ces deux formes
nation de l'essence, qu'elle ne saurait donc jamais se déduire d'existence (le Dasein et le Vorhandensein), c'est parce que
d'un simple concept et qu'elle peut être seuleluent constatée. le je pense, qui accompagne toutes mes représentations,
Il s'ensuit de là que nous ne saurions appréhender d'autre n'implique pas de lui-même la connaissance de soi; c'est un
existence que l'existence empirique, celle des objets du sens acte purenlent formel, qui ne reçoit un contenu que par les
externe ou du sens interne; mais n'y a-t-il d'autre sorte d'exis- affections du moi empirique; et faute de ce contenu, je n'ai
tence que celle-là? aucune connaissance de moi-même 5. Or, ce n'est également
Il apparaît que le terme de Dasein (être-là) est employé qu'à travers mes affections que je perçois les objets exté-
par Kant pour désigner l'existence en général, toute forme rieurs; d'où il s'ensuit que notre connaissance des objets
d'existence quelle qu'elle soit, celle des objets extérieurs aussi extérieurs et celle que nous avons de nous-même sont homo-
bien que la nôtre; cela se voit notamment dans l'énoncé du gènes; elles reposent l'une et l'autre sur des affections et
fameux Théorème sur lequel repose, dans la 2e édition de la n'atteignent que des phénomènes; elles sont, en outre, corré-
Critique de la Raison pure, la « réfutation de l'idéalisme» : latives, attendu que c'est seulement en appliquant aux données
« La simple conscience, mais empiriquement déterminée, de extérieures des déterminations spatio-temporelles que je puis
ma propre existence (meines eigenen Daseins) prouve l'exis- déterminer la succession de mes états internes, parvenir à
tence (das Dasein) des objets dans l'espace hors de moi 1. » la conscience empiriquement déterminée (et non pas simple-
Cela revient à dire que l'existence des objets extérieurs et ment transcendentale) de ma propre existence 6. Aux yeux de
celle du moi empirique, objet du sens intime, sont corréla- Kant, notre propre existence ne nous est pas connue autre-
tives : je n'aurais pas conscience de moi-même comme objet ment que celle des objets extérieurs; le sujet ne s'aperçoit
d'expérience interne si je ne me représentais des objets exté- lui-même qu'à travers ses affections, c'est-à-dire « tel qu'il
rieurs 2. Peut-on dire cependant que l'existence des objets
n'aurions aucun concept si nous ne nous l'étions formé d'après le caractère de 3. Cf. ci-dessus, p. 122.
ces lois. » 4. HEIDEGGER, Sein und Zeit, pp. 42, 203. Cf. notre ouvrage La Conscience et
1. Analytique transcendentale, liv. II, ch. 2, 3e sect., 4 (2 e édition) : Réfutation l'Etre, pp. 103-104.
de l'idéalisme, Théorème (p. 205, Ak. III 191). 5. Analytique transcendentale, loc. cit. précédemment n. 2.
2. Ibid., Remarque 1 (p. 206, Alc. III 192). 6. Ibid. Cf. La Conscience et l'Etre, pp. 73-75.
10-1
...
..,
s'apparaît à lui-même, et non pas tel qu'il est »7. Il n'est dentale de suspension du jugement? Dès que j'entreprends
pour lui-même qu'un objet, dont l'existence ne peut être une action, dès que je me pose une question pratique, dès
appréhendée que comme donnée. que je délibère, je nc puis manquer non seulement de
Cette conclusion, pourtant, ne saurait être définitive. Tout supposer que .ie suis libre, mais de le montrer en agissant,
en convenant que l'unité transcendentale de la conscience de m'assurcr par là quc j'cxistc comme agent volontaire,
n'équivaut pas à la connaissance de nous-même et de notre comme être raisullnable, compris dans un monde intelligible,
existence, peut-on exclure son rôle original dans la conscience citoyen dans un règne des fins. Cc qui me garantit que j'existe
de soi? Peut-on assimiler ce rôle à celui du concept dans comme esprit, c'est la réflexion pratique, découvrant que
la détermination des phénomènes extérieurs, dans la consti- l'ego transcendental n'est pas seulement un je pense, mais
tution des objets? Comment dans ce cas pourrions-nous un je veux I l .
dire : je? 8 Et si l'existence du moi était de même nature Or. l'existence ainsi affirmée n'est pas empiriquement
que celle des objets, comment échapperions-nous au déter- donnée : le sujet qui veut n'est autre que celui qui pense,
minisme de la nature? Comment pourrions-nous revendiquer et il est certain que le je pense ne peut être donné; mais en
notre liberté? Si nous étions réduits à la connaissance empi- tant qu'il est aussi un je veux, il est impossible de ne pas
rique de nous-même, du moi comme objet d'expérience, nous affirmer qu'il est. Nous avons là l'exemple d'une existence
ne saurions affirmer notre liberté, car la liberté n'a pas de qui n'est pas donnée, et qui est cependant indubitable; cet
place dans le champ de l'expérience, ni externe, ni interne. exemple nous permet de mettre en question la considération
Je ne saurais prétendre à la liberté sans me considérer comme générale opposée par Kant à l'argument ontologique: l'exis-
sujet actif, irréductible au moi empirique, à l'objet du sens tence ne peut être prouvée, elle ne peut être que donnée.
intime, sans affirmer que j'existe non seulement comme Nous découvrons ici une existence qui n'est pas donnée, et
phénomène, mais comme chose en soi, ou plus précisément qui, sans qu'elle soit non plus prouvée, est néanmoins indu-
comme esprit 9. Sans doute, une telle affirmation dépasse bitable. Mais si nous pouvons ainsi dépasser Kant, et réussir
la compétence de la raison spéculative. Conclure du je pense à récupérer peut-être l'argument ontologique, c'est encore
à la spiritualité de l'âme est regardé, dans la Dialectique en nous inspirant de lui, Une existence comme celle du sujet
transcendent ale, comme un paralogisme de la psychologie spirituel, qui est affirmée sans être ni donnée, ni prouvée,
rationnelle, le paralogisme de la substantialité 10. Au regard voilà qui est sans doute inadmissible au regard de la raison
de la critique de la connaissance, l'ego transcendental, le spéculative; mais la raison spéculative n'est pas, nous apprend
je pense, est un réquisit, un présupposé que je dois m'abstenir Kant, toute la raison; et la raison pratique nous ouvre l'accès
de poser absolument; je le présuppose pour rendre compte à une autre existence que l'existence donnée, comme celle des
de la possibilité de la connaissance; mais puis-je demeurer objets empiriques, une existence propre au sujet conscient
dans cette attitude éphectique, dans cette attitude transcen- et à laquelle Heidegger réserve le nom de Dasein.
Chez Heidegger, le Dasein, l'existence vécue par le sujet,
7. Esthétique transcendentale, § 8, II, p. 73 (Ak. III 71). bien quelle soit le point de départ de toute réflexion, n'est
8. Analytique transcendentale. Réfutation de l'idéalisme. Remarque II, p. 207 cependant jamais donnée. La philosophie est une interro-
(Ak. III 193) : « La conscience de moi-même dans la représentation Je n'est
gation sur l'être, une question qui se pose inévitablement
pas du tout une intuition, mais une représentation purement intellectuelle de la
spontanéité du sujet pensant. » Une telle représentation, si elle n'est pas une à nous : nous nous demandons invinciblement ce que c'est
intuition, ne saurait cependant se réduire à un concept, à une détermination
objective.
9. Cf. ci-dessus, pp. 134-135. 11. Cf. ci-dessus, p. 134.
10. Dialectique transcendentale, livre II, ch. 1, pp. 281-284 (Ale III 265-267,
IV 218-221).
......
..,
~
.,
l'existence des autres esprits. Qui nous garantit, en effet, du sujet conscient, du Dasein, d'être en relation avec d'autres;
que les apparences humaines que nous apercevons autour de je ne serais pas en situation dans le monde, invité à y remplir
nous, et avec lesquelles nous entrons en relations, sont réelle- un rôle, si je m'y trouvais tout seul; le Mitsein (être-avec)
ment des êtres conscients comme nous? Nous ne voyons pas est inséparable de l'être-au-monde, de l'In-der-Welt-sein 5.
directement les âmes. Regardant d'une fenêtre des hommes Ainsi la réflexion justifie et fonde notre croyance naturelle
qui passent dans la rue, ne puis-je me demander, reprenant à l'existence d'autrui; mais cette existence n'est, comme celle
en un sens outré une question de Descartes, si je ne vois du sujet lui-même en tant qu'agent libre, ni donnée, ni
pase seulement des chapeaux et des manteaux, recouvrant démontrable; elle se dérobe dans une sorte de transcendance,
des au.tomates? 2 Certes, cette supposition extravagante est tout en s'imposant comme une présence indubitable 6. N'en
repoussée par le sentiment spontané, par la sympathie natu- irait-il pas de même de l'existence de Dieu? Ne serait-elle
relle et l'expérience de la communication par le langage; pas exigée, aussi bien que celle d'autrui, mais à titre premier
mais si l'on demande une preuve rationnelle de l'existence et fondamental (ct non seulement dans une corrélation exis-
d'autrui, d'une pluralité de consciences comme la nôtre, on tentielle) par la conscience même de notre liberté? L'exis-
ne saurait se contenter de celle qui se fonde sur l'analogie tence de Dieu ne nous est-elle pas attestée immédiatement
des comportements extérieurs; l'existence d'autrui ne serait par la raison pratique, comme principe même de l'obligation,
alors connue que par conjecture 3. La seule raison qui soit et non seulement en garantie du souverain bien? Dieu, sou-
capable de vaincre ce doute spéculatif, est fournie par la loi verain du règne des esprits, est aperçu avec évidence en
morale, qui nous fait une obligation de regarder les autres même temps que nous prenons conscience de nous-même et
hommes comme nos semblables, de les considérer comme de nos semblables comme membres du monde intelligible.
des personnes, et non comme des choses. Ainsi, l'existence Ce monde, nécessairement conçu par la raison, n'est pas
des autres esprits serait comme la liberté, comme notre objectivement connu; il est une idée régulatrice pour l'action;
propre existence spirituelle, un postulat de la raison pratique. mais nous y sommes enracinés 7, et c'est par là que nous
Mais, de même que la liberté, elle peut être affirmée aussi avons conscience de Dieu, de nous-même et des autres.
d'une façon plus directe 4; non seulement elle est requise L'existence consciente, le Dasein, est la condition d'un
pour donner lieu à l'application de la loi morale, mais elle être qui n'est pas donné entièrement à lui-mêlne; il ne se
est exigée pour que l'action humaine ait un sens. S'il n'existe réduit pas à ce qu'il est empiriquement; son être est pour
pas d'autres esprits, doués comme moi de raison et de volonté, lui toujours en question. Il n'est pas dans le monde comme
sujets comme moi de la loi morale, si je ne suis pas réellement
en relations avec d'autres volontés libres et raisonnables, 5. Cf. HEIDEGGER, Sein und Zeit, p. 118.
s'il n'y a aucune possiblité de dissension ou d'accord, ni la 6. Cf. Gaston BERGER, Du prochain au semblable, in La présence d'autrui
(Collection Nouvelle Recherche, vol. XII), p. 95 : « Cet autre, aussi certain
délibération, ni la réflexion, ni la vérité elle-même n'ont plus que moi-même, puisqu'il est impliqué par l'existence de ma propre pensée, je sais
de sens. S'il n'y a en dehors de moi que des choses, je ne aussi que je ne pourrai jamais le saisir dans une expérience adéquate. Par
suis plus un sujet pensant, un agent libre; je suis moi-même essence, il m'échappe, comme je m'échappe. Aussi est-il véritablement mon sem-
blable. Le je n'a aucun privilège sur le tu. L'un et l'autre sont visés, approchés,
une chose. Il est de l'essence, de la constitution ontologique posés comme réels, affirmés comme nécessaires, suggérés même par une descrip-
tion poétique. Ils ne sont jamais pleinement et intuitivement possédés. » A propos
du sujet pur. le même auteur écrit (Encyclopédie française. 1. XIX, 36-10 B) : « Il
2. DESCARTES, Meditatio II (A.T., VII 32). n'est pas possible de douter de la réalité de ce "je"; il n'est pas possible non
3. MALEBRANCHE, Recherche de la Vérité, III 2, ch. 7, § 5. Cf. BERIŒLEY, Prin- plus de l'appréhender dans une expérience ordinaire. Ce que nous livre la connais--
cipes de la connaissance humaine, 1, §§ 145, 148. sance transcendentale est ainsi à la fois certain et invisible. »
4. Cf. ci-dessus, p. 133. 7. Cf. ci-dessus, p 135.
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160 DIEU ET LA PHILOSOPHIE RÉFLEXIVE EXISTENCE ET TRANSCENDANCE 161
Dieu se découvre ainsi comme l'absolu présent à notre nature absolue, ou s'ils lui conviennent seulement dans sa
pensée, au fond de notre intériorité. Son existence, nous relation à nous 24; il est certain, en effet, qu'un intellect droit
l'avons reconnu, ne saurait être celle d'un objet; mais, si et une volonté sainte, étant les plus hautes perfections que
nous ne pouvions nous référer à lui, à l'exigence intérieure de nous puissions concevoir, il nous est impossible de les exclure
vérité, il n'y aurait pour nous aucune connaissance objective. de l'idée que nous nous faisons de la divinité 45. Mais la
Son existence ne saurait être confondue non plus avec philosophie ne prétend pas à la connaissance parfaite de
celle du sujet, qui a conscience de lui-même comme d'un être l'essence divine; elle laisse à la foi le soin d'éclairer pour nous
contingent, faillible, précaire, toujours en question pour lui- le mystère des trois Personnes, les relations de la Puissance,
même, distinct par conséquent de l'absolu; mais c'est de de l'Intelligence et de l'Amour. Ce qu'il lui appartient, pour
l'absolu qu'il dépend, par lui qu'il est capable de s'interroger sa part, de montrer, c'est que l'idée de Dieu n'est pas un
sur soi-même et d'accorder une valeur à ses jugements : produit de l'imagination ou de la coutume, qu'elle s'impose
in ipso enim vivimus, et movemur, et sumus 20. Si l'on ne à la réflexion rationnelle, et que sa présence à la pensée atteste
peut dire de Dieu qu'il existe au sens où existent les objets, la réalité d'un principe absolu où se fonde la vérité de la
ou au sens où nous existons nous-mêmes, on doit affirmer connaissance, l'autorité de la loi morale, et dont dépend notre
du moins qu'il est le principe de notre existence, et de celle existence même. Le Dieu des philosophes, remarque S. Augus-
des objets de notre connaissance.
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PROBLÈMES ET [ONTROVERSES
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A. BoNTEMPS, LwOGBS (FRANœ)