Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Jean-Jacques Wunenburger
Jean-Jacques Wunenburger est professeur de
philosophie à l’Université Jean Moulin Lyon III et
directeur de l’Institut de recherches philosophiques
de Lyon et ancien directeur du Centre Gaston
Bachelard de recherches sur l’imaginaire et la
rationalité de l’université de Bourgogne.
1. Discontinuité gnoséologique :
plausibilité et théorie du mixte
On estime le plus souvent que l'analyse des principes de
conservation par Meyerson témoigne de son
« conservatisme », de son attachement forcené au schème de
l'identique. De fait, que l'on considère la vitesse dans
le principe d'inertie, la masse dans le principe de
conservation de la matière, ou encore l'énergie dans le
premier principe de thermodynamique, toujours l'essentiel
est que « quelque chose demeure constant » [13] . À cette
condition les phénomènes sont expliqués. Mais, précise
Meyerson, la nature de ce qui se conserve importe peu, et
ce point change tout. La quantité de matière se conserve
selon Descartes. Or Descartes s'est trompé, « erreur
mémorable » selon Leibniz. Pourtant, cela n'a pas
d'importance, tant que, pour un temps, l'hypothèse a
permis d'expliquer – ce qui lui était demandé, et qu'elle
faisait en partie [14] . Selon Meyerson, il faut reconnaître
au cœur des principes de conservation du non déductible,
de l'irréductible aux tendances de la raison. Certes,
l'expérience « obéit » strictement à la tendance
identificatrice de la raison, l'esprit n'est jamais
« séduit » que par ce qui pourra se conserver dans
l'expérience ; cependant, seule l'expérience indique ce
qui se conserve. Telle est la thèse, essentielle au
meyersonisme, de la « plausibilité » [15] des principes de
conservation : ils ne permettent pas d'atteindre au degré
de certitude de principes purement a priori ; ils ne
portent pas uniquement le sceau formel de l'identité, mais
sont déterminés matériellement par le divers des
phénomènes. Le dispositif du premier livre de Meyerson
rend ainsi compte de toute connaissance comme du mélange
entre hypothèses théoriques et matière séduite. Les
déductions en apparence les plus rationnelles sont
discontinues, et le mixte, l'impur – voire le trou – sont,
bien plus que le continu, des catégories maîtresses de la
pensée meyersonienne.
Cette discontinuité gnoséologique est formulable en termes
bergsoniens, ou plus exactement anti-bergsoniens. Meyerson
a en effet été amené au contact de Bergson à préciser ses
arguments sur la discontinuité. Dès 1909, Bergson avait
remarqué la tension à l'œuvre dans le premier livre de
Meyerson, Identité et réalité : il se déclarait ravi de
voir que Meyerson avait fait une place à une métaphysique
du flux ou de l'irrationnel, en marge de la métaphysique
cartésienne du mécanisme, convaincue un peu trop
facilement d'être parvenue à identifier et solidifier le
réel [16] . Bergson écrit à Meyerson [17] et lui demande de
choisir son camp : il devrait prendre nettement parti en
faveur de la résistance du divers face aux prétentions de
l'intelligence, et opposer au cartésianisme une
métaphysique explicitement bergsonienne. Meyerson, quoique
impressionné par l'intérêt manifesté par son illustre
contemporain, refuse de se rallier à sa métaphysique.
L'épistémologie du mixte et du mélange présentée dans
Identité et réalité suppose que les deux métaphysiques
soient en permanence entremêlées. Le flux du devenir
phénoménal apparaît bien comme un « coup de sonde en
direction de la durée pure », qui met à mal les certitudes
de la métaphysique cartésienne. Mais cette métaphysique
n'en continue pas moins d'encadrer le flux, elle ne
renonce pas à l'expliquer, et elle y parvient en partie.
Peut-être la métaphysique de l'identité seule n'est-elle
qu'illusion et, de fait, immobilité ou absence
d'explication. Que serait en effet une explication qui
identifierait, solidifierait et donc nierait ce qu'il
s'agit d'expliquer ? Néanmoins, la métaphysique de la
durée pour sa part n'explique pas davantage. Au pire, elle
nous laisse désemparés au milieu d'une masse informe de
sensations, ces « données immédiates de la conscience »
qui nous assaillent à tout instant. Au mieux, elle permet
l'action, en prévoyant l'ordre de succession des
phénomènes. Mais l'action et la prévision ne sont pas
l'explication, aux yeux de Meyerson, cet anti-positiviste
et anti-pragmatiste qui se réclame de Platon : il y a un
désir de comprendre, et une façon de comprendre en
identifiant, qui sont irréductibles aux besoins de
l'action et aux ressources de la prévision. C'est sur la
base de cette discussion très serrée du bergsonisme, à
travers une correspondance passionnante, que Meyerson
développe dans ses moindres implications la théorie du
mélange présente dans Identité et réalité. Ce
développement conduit Meyerson à la formulation du
« paradoxe épistémologique » dans le chapitre final de son
second livre, De l'explication dans les sciences [18] .
Dès lors, une question importante se pose : si toute durée est frappée de
relativité, qu'est-ce qui demeure invariant ? Et sur quelle base solide et
ferme peut-on construire une théorie du temps ?
On va voir que la réponse de Bachelard, est fondée sur la théorie de la
relativité et visera à promouvoir l'instant, conçu à la manière d'un point
d'espace-temps, comme le seul invariant possible dans le nouveau contexte
relativiste.
Première conséquence
Chez Bachelard, on ne part pas d'une durée qui
serait un continu global et dont les instants
seraient des coupures, autrement dit, on ne
part pas des réels pour aller vers les
rationnels ou les entiers, on fait l'inverse.
La justification est mathématique : une
fraction n'est pas la division d'un numérateur
par un dénominateur. Bachelard critique cette
représentation commune des rationnels [4] à
laquelle il substitue (via la théorie des
fractions de Couturat) la « bonne »
représentation mathématique qui est qu'on
construit les rationnels à partir des entiers
et les réels à partir des rationnels et pas
l'inverse.
La Dialectique de la durée (1936) confirmera
ce point de vue, à partir de trois arguments
qui semblent se contredire, mais qui, en fait,
se complètent :
1. 1.
Le temps est lié à l'existence
d'événements. Ceci entraîne
automatiquement que l'absence d'événements
implique une absence de temps. Il en
résulte que le temps est forcément
discret, donc que le temps est bordé par
du non-temps : « Quelle que soit la série
d'événements étudiés, nous constatons que
ces événements sont bordés d'un temps où
il ne se passe rien. » [5]
2. 2.
Deuxième argument : en réunissant des
ensembles discrets, même s'il y en a
beaucoup, on n'atteint pas forcément au
continu ; « Additionnez autant de séries
que vous voudrez, rien ne prouve que vous
atteindrez le continu de la durée. » [6]
3. 3.
Troisième argument : le continu, qui est
une construction, présuppose souvent sinon
toujours du discontinu à sa base. Il est
imprudent de supposer un continu premier
« surtout lorsqu'on se souvient de
l'existence d'ensembles mathématiques qui,
tout en étant discontinus, ont la
puissance du continu. De tels ensembles
discontinus peuvent remplacer à bien des
égards l'ensemble continu. Inutile de
descendre plus avant » [7] .
Que veut dire ici Bachelard ?
Considérons des séries d'événements. Dire
qu'elles sont bordées par un temps où il ne se
passe rien veut dire ceci :
... |———| |—————| |——| |——————————| ...
On a affaire à des séries d'éléments discrets
séparées par du vide. Donc un ensemble discret
de séries discrètes. Supposons qu'il y en ait
une infinité. Quelle est la puissance d'un
ensemble infini discret constitué d'ensembles
finis discrets ? Dans le cas de P(N) comme
dans le cas du célèbre ensemble triadique de
Cantor :
z = ∑ c1/n avec cj = 0 ou 2
la puissance d'un tel ensemble est de type non
dénombrable (i.e. continu si l'on prend
l'hypothèse du continu de Cantor). Il en
résulte donc que le discret, judicieusement
disposé, peut jouer le même rôle que le
continu.
Deuxième conséquence
Les différences ou hétérogénéités qui peuvent
se manifester dans les durées ou dans les
rythmes reçoivent alors des explications
arithmétiques. Ainsi :
— Des phénomènes peuvent être plus ou moins
finement scandés :
......................
... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ...
...
— Des durées ou des rythmes peuvent varier :
certains s'éteindre (5 peut devenir 3 puis 2,
puis 1 : témoin que des phénomènes peuvent
mourir ou disparaître) :
..... ..... ..... ... ... ... .. .. .. . . . .
D'autres peuvent commencer (1 peut devenir 2,
puis 3, puis 5, etc.).
Troisième conséquence
Il y aura donc, pour Bachelard, des durées
plus ou moins pleines, des temps plus ou moins
lacuneux. Ces temps seront alors associés à
différentes régions de la matière, de la vie
ou de la pensée. Ainsi, il y aura des
compositions d'instants plus ou moins denses
selon qu'on considérera, par exemple, le temps
de l'atome, celui de la cellule ou celui d'un
être pensant.
mécanique oscillant
Il en conclut que « pour tout électricien méditant l'équation [1], il
apparaît que le coefficient de self-induction L joue en électricité le même
rôle algébrique que le coefficient d'inertie mécanique m dans l'équation
[2] »
C'est après avoir établi le parallèle entre les formules de ces deux
équations que Bachelard conclut que la théorie de l'homo faber n'est pas
adaptée à la pensée scientifique.
En effet, c'est au regard de cette correspondance fonctionnelle entre
l'électricité et la mécanique par la vertu de l'algèbre, que Bachelard va
observer que deux régions très différentes de l'expérience reçoivent le
même principe général et que pour interpréter de tels exemples, la théorie
bergsonienne de l'homo faber se révèle insuffisante.
On pourrait se demander comment s'explique cette insuffisance et si cela
suffit à justifier ici le non-bergsonisme de l'épistémologie
bachelardienne.
Signalons d'abord qu'à la page 1 de La philosophie du non, Bachelard
avertit qu'« un système ne doit pas être utilisé à d'autres fins que les
fins qu'il s'assigne », tout en prenant ses réserves à la page 11 du même
ouvrage où il écrit : « Nous réclamons aux philosophes le droit de nous
servir d'éléments philosophiques détachés des systèmes où ils ont pris
naissance. »
Cela dit, revenons à la pomme de discorde qui nous intéresse ici. Comment
donc comprendre le non-bergsonisme de l'épistémologie bachelardienne ?
Sans rejeter entièrement la perspective de l'homo faber, Bachelard dit :
« Si la théorie de l'homo faber est adaptée à la vie commune, elle ne l'est
pas à cette instance révolutionnaire qu'est la pensée scientifique à
l'égard de la pensée commune. » [27] De ce point de vue, l'épistémologie
bachelardienne de la région de l'électricité se pose et se comprend comme
un non-bergsonisme parce que, précisément, elle va au-delà du géométrisme
cartésien pour s'enraciner dans une orientation résolument algébrique.
Bachelard évoque même « une emprise plus forte de l'information algébrique
sur les faits » [28] en électricité en particulier et dans les sciences en
général. Entre le langage du mécanisme et celui de l'électricité, « il y a
un appareil traducteur : c'est la formule algébrique : cette formule
algébrique est la clef des deux royaumes » [29] . C'est pourquoi au regard
d'une telle puissance d'organisation, Bachelard pense qu'il faut plutôt
dire que la formule algébrique est « humainement plus concrète que l'une ou
l'autre de ces deux applications phénoménotechniques » [30] .
On sait que pour Bergson l'évolution de la vie chez l'homme délaisse
l'instinct au profit de l'intelligence qui est avant tout vouée à se saisir
de la matière et à la manipuler, car elle est essentiellement fabricatrice.
C'est précisément pour cela que l'homo faber précède l'homo sapiens. Mais
non seulement le faber précède le sapiens, pour Bergson, le faber est au
regard de la préhistoire et de l'histoire ce qui reste caractéristique à la
fois de l'homme et de l'intelligence. On connaît la célèbre analyse de
L'évolution créatrice : « Dans des milliers d'années, quand le recul du
passé n'en laissera plus apercevoir que les grandes lignes, nos guerres et
nos révolutions compteront pour peu de chose, à supposer qu'on s'en
souvienne encore ; mais de la machine à vapeur, avec les inventions de tout
genre qui lui font cortège, on parlera peut-être comme nous parlons du
bronze ou de la pierre taillée ; elle servira à définir un âge. Si nous
pouvions nous dépouiller de tout orgueil, si, pour définir notre espèce,
nous nous en tenions strictement à ce que l'histoire et la préhistoire nous
présentent comme la caractéristique constante de l'homme et de
l'intelligence, nous ne dirions peut-être pas homo sapiens, mais homo
faber. En définitive, l'intelligence, envisagée dans ce qui paraît être la
démarche originelle, est la faculté de fabriquer des objets artificiels, en
particulier des outils à faire des outils et d'en varier indéfiniment la
fabrication. » [31] C'est dans ce sens qu'on pourrait considérer avec
Frédéric Worms, que chez Bergson, il semble que la science n'introduit pas
de coupure fondamentale dans notre vie pour autant qu'elle consiste à
prolonger la fonction pratique de notre perception. Cela semble en effet
démontré par la nature technique de l'intelligence qui caractérise notre
espèce, l'homo faber, et que décrivent assez remarquablement L'évolution
créatrice et le premier chapitre de Matière et mémoire [32] . Mais ne nous y
trompons pas, observe F. Worms, car « loin de se fondre dans un sens commun
et une action pragmatique qui serait le tout de notre connaissance et de
notre vie, la science manifeste et porte à la limite, selon Bergson, la
rupture entre ce sens commun et/ou cette action eux-mêmes et la réalité
ultime des choses accessibles seulement à un autre genre de pensée. Ainsi,
la science ne fait-elle bien que porter à la limite une distinction entre
deux genres de connaissance qui intervient dans notre vie même, et qui
semble nous éloigner de la réalité véritable des choses pour les besoins de
notre corps » [33] .
Mais lorsqu'on poursuit la lecture de L'évolution créatrice jusqu'au
chapitre IV [34] qui est le dernier du livre, on note que pour Bergson, « la
science moderne est fille de l'astronomie ; elle est descendue du ciel sur
la terre le long du plan incliné de Galilée ; car c'est par Galilée que
Newton et ses successeurs se relient à Kepler » [35] . C'est alors qu'on
pourrait se demander à l'instar d'Yvette Conry, si cette position centrale
que Bergson accorde à l'astronomie keplérienne dans le développement du
savoir n'obéit pas à l'a priori d'une modélisation de la pensée
scientifique classique, universaliste, déterministe et géométrisante, alors
même que cette science classique cédait le pas à la thermodynamique, la
théorie des quanta, la chimie conquérante des structures, les mathématiques
non euclidiennes, sur lesquelles précisément Bachelard s'appuie. Si l'on
est d'accord avec Henri Gouhier [36] pour dire qu'en 1915, au moment où il
esquissait son histoire de la philosophie en France, Bergson était déjà
devant la pensée scientifique contemporaine [37] , on pourrait donc
considérer avec Yvette Conry [38] que ces convergences délibérément sous-
estimées ou tues par Bergson, maintiennent sa vision de la physique au
modèle de l'âge classique et que pour cela même, Bachelard pouvait
légitimement refuser de s'y enfermer ou de s'y arrêter.
Cependant, faudrait-il comprendre le non-bergsonisme de l'épistémologie
bachelardienne comme s'inscrivant dans une opposition qui mettrait face à
face ou dos à dos les deux auteurs ?
Nous croyons que non.
En effet, Bachelard lui-même souligne que la « condamnation de la mise en
parallèle de la géométrie et de l'algèbre » ou encore de la physique et de
l'algèbre, est « un effet du mythe comtien qui pose une répétition du
développement historique des sciences dans le développement de culture
scientifique de l'individu » [39] . C'est précisément parce qu'« en bien des
occasions, nous pouvons renverser l'ordre des hiérarchies comtiennes »
qu'il y a maintenant échange d'application, de sorte qu'on peut voir un
« rationalisme d'une géométrie qui s'applique algébriquement et un
rationalisme d'une algèbre qui s'applique géométriquement » [40] .
Du reste, on pourrait, par une transposition légitime, supposer que Bergson
a répondu comme par anticipation à Bachelard.
En effet, à l'affirmation de la page 163 du Rationalisme appliqué où
Bachelard considère que « la théorie de l'homo faber est réductive, elle
n'est pas prospective, progressive », on pourrait opposer la réponse de
Bergson à un article de É. Borel dans laquelle Bergson réaffirme que l'une
des thèses essentielles de L'évolution créatrice est que « tout l'effort de
l'esprit mathématique, si personnel et si génial soit-il, si haut qu'il
paraisse s'élever au-dessus de la réalité matérielle, le ramène tôt ou tard
à suivre la pente naturelle de notre intelligence ». Mais à la suite,
Bergson précise aussitôt : « Je me suis proposé de marquer la direction
précise où l'intelligence progresse : comment aurais-je cru l'intelligence
incapable de progrès ? […] Nulle part je n'ai prétendu qu'il fallût
“remplacer l'intelligence par une chose différente”, ou lui préférer
l'instinct. J'ai essayé de montrer que, lorsqu'on quitte le domaine des
objets mathématiques et physiques pour entrer dans celui de la vie et de la
conscience, on doit faire appel à un certain sens de la vie qui tranche sur
l'entendement pur, et qui a son origine dans la même poussée vitale que
l'instinct – quoique l'instinct proprement dit soit tout autre chose. » [41]
Ce rapprochement des textes liés au « rationalisme électrique », bien qu'il
soit court et rapide, nous permet de dire que le non-bergsonisme de
l'épistémologie bachelardienne, tout comme son non-cartésianisme, ne
témoigne pas d'une véritable opposition mais d'une complémentarité féconde.
Précisant le sens du « nouvel esprit scientifique », Bachelard, dans La
philosophie du non [42] , disait qu'il est « non pas une attitude de refus,
mais une attitude de conciliation » [43] . C'est sans cesse nous dit
Bachelard dans le même ouvrage, que nous devrons en effet rappeler que « la
philosophie du non n'est pas psychologiquement un négativisme et qu'elle ne
conduit pas, en face de la nature, à un nihilisme. Elle procède au
contraire, en nous et hors de nous, d'une activité constructive. Elle
prétend que l'esprit au travail est un facteur d'évolution. Bien penser le
réel, c'est profiter de ses ambiguïtés pour modifier et alerter la pensée.
Dialectiser, c'est augmenter la garantie de créer scientifiquement des
phénomènes complets, de régénérer toutes les variables dégénérées ou
étouffées que la science, comme la pensée naïve, avait négligées dans sa
première étude » [44] .
C'est du moins à cela que fait appel la « rythmanalyse » qui détermine le
mouvement du « rationalisme appliqué » chez Bachelard et qui nous autorise
à dire que par la vertu de la dialectique englobante, la science électrique
s'est développée en allant au-delà du géométrisme et de la théorie
bergsonienne de l'homo faber, mais surtout en « s'installant en un centre
dialectique à double flèche où se formulent les corrélations de l'abstrait
concret. [Car], le géométrique n'est pas plus concret que l'algébrique ;
l'algébrique n'est pas plus abstrait que le géométrique. Le géométrique et
l'algébrique échangent leurs puissances rationalistes d'invention » [45] .
Enfin, nous voudrions croire avec Marie Cariou qu'il faut relire Bergson et
Bachelard, par ce qu'elle appelle leurs « causes finales » car « leur but
est le même : ouvrir la raison aux dimensions du monde et non emprisonner
le monde dans les limites de la raison » [46] . C'est comme cela du moins,
que nous envisageons l'ampleur et la profondeur des convergences qui
réunissent nos deux auteurs au-delà de leurs divergences.
Bibliographie
Bachelard G., La philosophie du non
(1940), Paris, PUF, « Quadrige », 1994.
Bachelard Gaston, Le rationalisme appliqué
(1949), Paris, PUF, « Quadrige », 1998.
Bachelard G., La dialectique de la durée
(1950), Paris, PUF, « Quadrige », 2001.
Bergson Henri, La pensée et le mouvant
(1938), Paris, PUF, « Quadrige », 2005.
Bergson Henri, Matière et mémoire (1939),
Paris, PUF, « Quadrige », 2006.
Bergson Henri, L'évolution créatrice
(1941), Paris, PUF, « Quadrige », 2006.
Bergson Henri, « À propos de l'évolution
de l'intelligence géométrique. Réponse à
un article de É. Borel », Revue de
métaphysique et de morale, janvier 1908,
p. 28 et sq. ; Écrits et paroles, Paris,
PUF, p. 282.
Cariou Marie, Bergson et Bachelard, Paris,
PUF, 1995.
Conry Yvette, L'évolution créatrice
d'Henri Bergson : investigations critiques
(préface de François Dagognet), Paris,
L'Harmattan, 2000.
Deleuze Gilles, Le bergsonisme (1966),
Paris, PUF, 1968.
Gouhier Henri, Bergson dans l'histoire de
la pensée occidentale, Paris, Vrin, 1989.
Husson Léon, L'intelligence de Bergson
(genèse et développement de la notion
bergsonienne d'intuition), Paris, PUF,
1947.
Worms Frédéric, « Entre critique et
métaphysique : la science chez Bergson et
Brunschvicg », in Pierre Wagner (sous la
dir.), Les philosophes et la science,
Paris, Gallimard, 2002, p. 403-446.
Notes du chapitre
[1] ↑ G. Bachelard, op. cit., p. 1.
[2] ↑ Ibid., p. 140.
[3] ↑ Ibid., p. 194.
[4] ↑ Ibid., p. 139.
[5] ↑ Ibid., p. 163.
[6] ↑ Dans philosophie de la nature, t. II, p. 187, cité par G. Bachelard, Le rationalisme appliqué,
Paris, PUF, « Quadrige », 1998, p. 139.
[7] ↑ G. Bachelard, op. cit., p. 139.
[8] ↑ Ibid., p. 138.
[9] ↑ Ibid.
[10] ↑ Ibid., p. 139.
[11] ↑ Ibid., p. 138.
[12] ↑ Ibid.
[13] ↑ Gaston Bachelard, Le rationalisme appliqué, Paris, PUF, « Quadrige », 1998, p. 141.
[14] ↑ Ibid., p. 142.
[15] ↑ Ibid.
[16] ↑ Ibid.
[17] ↑ Ibid.
[18] ↑ Ibid., p. 143.
[19] ↑ Ibid., p. 144.
[20] ↑ Ibid., p. 159.
[21] ↑ Ibid.
[22] ↑ G. Bachelard, La philosophie du non, Paris, PUF, « Quadrige », 1994, p. 5.
[23] ↑ Gaston Bachelard, Le rationalisme appliqué, Paris, PUF, « Quadrige », 1998, p. 143.
[24] ↑ Ibid., p. 138.
[25] ↑ Ibid., p. 138-139.
[26] ↑ Ibid., p. 161.
[27] ↑ Ibid., p. 163.
[28] ↑ Ibid., p. 167.
[29] ↑ Ibid., p. 168.
[30] ↑ Ibid.
[31] ↑ Henri Bergson, L'évolution créatrice, Paris, PUF, « Quadrige », 2006, p. 139-140.
[32] ↑ Intitulé « De la sélection des images pour la représentation. Le rôle du corps », Matière et
mémoire, Paris, PUF, 2004, p. 12-80.
[33] ↑ Frédéric Worms, « Entre critique et métaphysique : la science chez Bergson et Brunschvicg »,
in Pierre Wagner (sous la dir.), Les philosophes et la science, Paris, Gallimard, 2002, p. 408.
[34] ↑ Intitulé : « Le mécanisme cinématographique de la pensée et l'illusion mécanique. Coup d'œil
sur l'histoire des systèmes. Le devenir réel et le faux évolutionnisme ».
[35] ↑ Henri Bergson, L'évolution créatrice, Paris, PUF, « Quadrige », 2006, p. 334.
[36] ↑ Henri Gouhier, Bergson dans l'histoire de la pensée occidentale, Paris, Vrin, 1989, p. 36.
[37] ↑ Ainsi que Bergson lui-même l'illustre dans Matière et mémoire, Paris, PUF, « Quadrige», 2004,
p. 257 et sq.
[38] ↑ Yvette Conry, L'évolution créatrice d'Henri Bergson : investigations critiques (préface de
François Dagognet), Paris, L'Harmattan, 2000, p. 248.
[39] ↑ Gaston Bachelard, Le rationalisme appliqué, Paris, PUF, 1998, p. 157.
[40] ↑ Ibid.
[41] ↑ Henri Bergson, « À propos de l'évolution de l'intelligence géométrique. Réponse à un article
d'Émile Borel », Revue de métaphysique et de morale, janvier 1908 (p. 28 et sq.). On peut également
retrouver ce texte dans Écrits et paroles, p. 282.
[42] ↑ P. 16 et 17.
[43] ↑ P. 16.
[44] ↑ P. 17.
[45] ↑ Bachelard, Le rationalisme appliqué, Paris, PUF, 1998 p. 158.
[46] ↑ Marie Cariou, Bergson et Bachelard, Paris, PUF, 1995, p. 39.
D'une rencontre fertile de
Bergson et Bachelard :
l'ontologie génétique de Simondon
Jean-Hugues Barthelemy
Introduction : ontologie
philosophique et/ou épistémologie
historique
M algré de nombreuses nuances possibles, le
rapport de Bachelard à Bergson se présente
d'abord comme celui d'une opposition entre
d'un côté une ontologie philosophique et
totalisante à visée suprascientifique et de
l'autre une épistémologie historique et
régionale qui se veut par rapport à la
philosophie une « nouvelle discipline » [1] ,
interne pour une part à la science. Il n'est
donc pas sans intérêt de comprendre en quoi
l'entreprise plus récente de Gilbert Simondon
offre, au principe même de son interrogation à
la fois ontologique et épistémologique, un
dépassement des alternatives entre thèses et
des oppositions notionnelles classiques de la
tradition philosophique occidentale qui vise
plus particulièrement et prioritairement à
concilier ces deux maîtres que furent pour lui
Bergson et Bachelard. Cette tentative pleine
d'actualité prend sens à partir du moment où
l'on reconnaît que Bergson et Bachelard, par-
delà leur capacité à inaugurer chacun son
propre courant de pensée – telle est la force
des « maîtres » –, s'inscrivent tous deux dans
un courant plus vaste de la philosophie
française dont une priorité explicite était
déjà le refus des alternatives entre thèses ou
des oppositions notionnelles classiques. En
Allemagne et à la même époque, le courant
phénoménologique fera lui aussi de ce refus
une priorité, mais selon une démarche
archiréflexive qui thématisera davantage la
méthode philosophique et qui fera encore plus
explicitement de l'opposition du sujet et de
l'objet le sol des alternatives classiques.
Les phénoménologues français Maurice Merleau-
Ponty et plus encore Mikel Dufrenne verront
alors dans la tentative de Simondon une
possible rencontre, non seulement de Bergson
et Bachelard, mais plus globalement de la
tradition française et des interrogations
phénoménologiques nées en Allemagne.
On peut dire qu'en un sens Simondon ne fait
que prolonger Bergson en direction d'une
pensée dépassant plus clairement des
alternatives comme celle opposant mécanisme et
vitalisme – Bergson restant plus vitaliste que
mécaniste –, ou encore celle du continu et du
discontinu – Bergson n'ayant pas pensé la
discontinuité quantique. Au fondement de ces
deux prolongements réside bien sûr
l'approfondissement de l'exigence principielle
d'une subversion de l'opposition du sujet et
de l'objet en philosophie. Chez Simondon cette
exigence se réalisera dans l'idée d'une
connaissance de l'individuation qui serait
elle-même individuation de la connaissance,
l'individuation étant chez Simondon la genèse
en général, dont l'« individualisation » est
la forme vitale et la « personnalisation » la
forme psychosociale [2] . Quant à Bachelard,
Simondon ne prétend pas tant le prolonger-
dépasser – du moins dans les textes – que le
compléter : à l'épistémologie historique, il
s'agit d'adjoindre une philosophie de la
nature qui marque la portée ontologique de
certains « schèmes physiques » comme le champ
einsteinien ou la dualité quantique onde-
corpuscule, dont Bachelard disait déjà qu'ils
possèdent une « valeur inductive ». Par là
même, l'épistémologie qui fournit initialement
à l'ontologie des schèmes physiques pourra
être rattachée désormais à une « théorie de la
connaissance » procédant réciproquement de la
philosophie de la nature en tant qu'ontologie
philosophique ancrant les conditions de
possibilité de la connaissance dans la genèse
même du sujet.
Vers une « ontologie de la
connaissance » : de Bergson à
Simondon
Le mot d'ordre philosophiquement fondamental
de toute la pensée simondonienne réside très
certainement dans l'idée suivante : le
processus d'individuation ne se laisse pas ob-
jectiver par la connaissance, puisque celle-ci
est produite par celui-là si la connaissance
de l'individuation est elle-même individuation
de la connaissance. Connaître l'individuation
c'est individuer la connaissance, et c'est
pourquoi il y a « analogie » entre les deux
« opérations » [3] que sont ici l'objet et le
sujet. L'individuation est donc un « domaine »
en lequel sujet et objet ne s'opposent plus.
Domaine qui n'en est d'ailleurs pas vraiment
un, s'il est vrai qu'il comprend le physique
aussi bien que le vital ou biologique et le
psychosocial ou « transindividuel », comme
autant de régimes d'individuation. Mais
puisqu'à chacun de ces régimes correspond une
ontologie régionale scientifique qui fige
l'individuation des êtres en ces mêmes êtres
dont elle dégage les structures génériques, il
convient d'ajouter à ces ontologies
régionales, pour retrouver le mouvement
d'individuation caché par les êtres mêmes qui
en résultent, une ontogenèse générale
philosophique qui dégage l'opération génétique
de ces êtres. Ontogenèse à laquelle Simondon
accorde le statut de « philosophie
première » : « Selon cette perspective,
l'ontogénèse deviendrait le point de départ de
la pensée philosophique ; elle serait
réellement la philosophie première, antérieure
à la théorie de la connaissance et à une
ontologie qui suivrait la théorie de la
connaissance. L'ontogenèse serait la théorie
des phases de l'être, antérieure à la
connaissance objective, qui est une relation
de l'être individué au milieu, après
individuation. » [4] Simondon distingue donc
clairement l'ontogenèse d'une connaissance
objectivante comme celle dont procèdent les
ontologies régionales scientifiques, réunies
ici sous l'appellation globale
d'« ontologie ». Que ce terme désigne ici
l'ensemble des ontologies régionales
scientifiques plutôt que l'ontologie
philosophique traditionnelle, cela vient de ce
que l'ontogenèse remplace l'ontologie
philosophique traditionnelle comme précédant
ce qui est pourtant nommé « ontologie ». On
l'aura compris, « ontogenèse », chez Simondon,
désigne aussi bien la théorie que le processus
dont elle est la théorie, et ce processus
d'ontogenèse, qui s'identifie à
l'individuation, est en même temps devenir de
l'être en général. Dès lors, nous pouvons
dégager deux grands motifs de filiation entre
Bergson et Simondon.
Le premier de ces motifs est l'affirmation
d'un devenir qui ne se laisse pas ob-jectiver
parce qu'il est ce dont procède le sujet lui-
même. L'« ontologie » générale qui pense ce
devenir est alors une « ontologie » génétique
qui permet de refuser, dit à plusieurs
reprises Simondon, une classification des
êtres en genres qui ne correspond pas à leur
genèse, mais à une connaissance prise après la
genèse, fondement de toute scolastique à ses
yeux. Ici Bergson est une source, lui qui, à
l'instar des phénoménologues [5] , tentait
prioritairement de subvertir les alternatives
classiques, mais en attribuant au philosopher
la tâche de penser le devenir qui constitue,
en tant que « durée », l'essence de la
conscience elle-même, et fait ainsi procéder
toute « essence » d'une autre, tout aussi
relative. Dans un premier temps en effet il
s'agit pour Bergson de subvertir les
alternatives classiques, et notamment celle
opposant mécanisme et finalisme [6] , en
subvertissant l'opposition sujet/objet qui
fait leur sol par le moyen de l'intuition du
Tout conçu comme devenir : « La philosophie ne
peut être qu'un effort pour se fondre à
nouveau dans le tout. L'intelligence, se
résorbant dans son principe, revivra à rebours
sa propre genèse. » [7] Le « bergsonisme » de
Simondon est d'autant plus net ici que ce
dernier donnera raison à Bergson contre
Husserl en ce qui concerne le moyen de
réaliser la subversion des alternatives
classiques : ce moyen est la « réduction » au
devenir, et non celle à l'intention[n]alité.
Dans un second temps Bergson montre en quoi
cette pensée du devenir, cet « évolutionnisme
vrai » [8] propre à la philosophie, est
nécessairement une pensée du continu sous-
jacent à toute discontinuité appréhendée par
l'intelligence scientifique. Le découpage de
la réalité en genres et espèces relève d'un
essentialisme qui spatialise la durée.
Simondon, même s'il complexifiera la question
du discontinu – déplacée vers la microphysique
en vue d'une subversion de l'alternative
continu/discontinu –, reprendra cependant à sa
manière la thèse bergsonienne, et c'est à
travers elle qu'il condamnait ci-dessus la
scolastique. Le résultat le plus surprenant de
cette dénonciation toute bergsonienne de la
classification des êtres selon leurs
structures génériques coupées de leur
opération génétique, ou selon leur être séparé
du devenir qui le fonde, est l'hypothèse selon
laquelle le vivant serait une individuation
qui, comprise comme phase et non plus
seulement comme régime, ne se fonde pas sur
une individuation physique achevée mais
constitue bien plutôt la perpétuation d'une
phase inchoative de l'individuation physique :
Mouvement
Le Mouvement, tout d'abord.
« Si l'on veut étudier des êtres qui produisent
vraiment le mouvement, qui sont des causes
vraiment initiales de mouvement, on pourra
trouver utile de remplacer une philosophie de
description cinématique par une philosophie de
production dynamique. » [3]
Fondamentale chez Bergson, à travers L'évolution
créatrice (1907), Durée et simultanéité (1922),
jusqu'à La pensée et le mouvant (1934),
corroborée par les principes de mouvant, durée,
élan vital, où elle trône dans le plus vaste
horizon d'une métaphysique de la liberté, la
notion de mouvement est reprise, dans L'air et
les songes, par Bachelard, et partagée, avec un
évident artifice dialectique, en tant qu'élément
de différenciation d'une nouvelle philosophie
dynamique qui s'oppose à la philosophie
classique, cinématique. Et ce n'est pas un
hasard si L'air et les songes a comme sous-titre
éloquent « Essai sur l'imagination du
mouvement » [4] .
Tout d'abord Bachelard semble partager en tout
et pour tout le bergsonisme, dans sa lutte
contre la physique classique – géométrique,
spatiale, cinématique –, des solides, en faveur
d'une physique plus avancée – arithmétique et
mathématique, temporelle et dynamique –, des
fluides, privilégiant la production dynamique
contre la description cinématique : comme si le
dynamisme du mouvement, en soi-même productif,
pouvait être employé contre un cinématisme
simplement descriptif d'une mécanique lue comme
transport d'un objet solide dans l'espace [5] .
Et pourtant sur ce point Bachelard prend
progressivement ses distances de Bergson :
« Cette substitution nous paraît devoir être
aidée si l'on accueille les expériences de
l'imagination dynamique et de l'imagination
matérielle » [6] – dit-il ; ou bien : « Les
images que nous proposerons conduiraient à
soutenir l'intuition bergsonienne (…) par les
expériences positives de la volonté et de
l'imagination. » [7]
Nous sommes donc à un tournant : Bergson
apparaît, chez Bachelard, pour ce qu'il est : un
interlocuteur, une occasion, un prétexte : un
obstacle à surmonter, afin de pouvoir définir
une théorie, tout à fait nouvelle, du mouvement,
où le mouvant, dans le plein respect de son
dynamisme intrinsèque, est intégré à travers le
recours aux principes, tous bachelardiens,
d'imagination dynamique et d'imagination
matérielle ou, autrement dit, de volonté et
d'imagination.
Imagination et volonté : voici les éléments de
réduction du mouvement bergsonien. Voici la
tâche métaphysique, la demande d'ontologie, que
Bachelard réclame à Bergson : une quête non
satisfaite, selon Bachelard, par un bergsonisme
qui, malgré ses efforts, lui semble être encore
excessivement lié à une sorte de cinématisme.
Ontologie que Bachelard vise à renforcer,
redonnant au bergsonisme sa propre force
dynamique et propulsive : en se servant des
mêmes images suggérées par Bergson : des
métaphores que Bachelard lit, pour ainsi dire, à
la lettre, en les soumettant à une véritable
« critique imaginaire » [8] .
C'est le cas des couples d'images comme poussée
et aspiration, passé et avenir, dessin et
dessein, qui traversent le bergsonisme ainsi que
les pages de L'air et les songes. Couples
d'images qui, unies aux notions d'imagination et
de volonté, représenteront notre domaine
d'analyse : celui que Bachelard délimite, dans
sa poétique de L'air et les songes, pour
justifier et rectifier la notion bergsonienne de
mouvement.
Ce même domaine d'analyse qui nous orientera, de
plus en plus, avec sa référence à la thématique
de l'instant, vers un horizon tout à fait
ontologique.
Imagination
« Donnons tout de suite un exemple d'une
critique fondée sur les images, d'une critique
imaginaire » – dit Bachelard, en soulignant :
« On pourrait donc, croyons-nous, multiplier le
bergsonisme si l'on pouvait le faire adhérer aux
images dont il est si riche, en le considérant
dans la matière et dans la dynamique de ses
propres images. » [9]
L'appel aux images est impérieux chez Bachelard,
et l'amène à retrouver, dans Bergson même, des
traces d'imagination : imagination matérielle,
imaginaire, imagerie.
C'est le cas de poussée et aspiration, des
images récurrentes chez Bergson, qui nous
donnent pleinement, selon Bachelard, le
dynamisme du mouvement. Des images qui
toutefois, pas suffisamment amplifiées par
Bergson, réclament une valorisation ultérieure,
qui en souligne l'engagement dans les matières
élémentaires : le vol onirique des poètes, par
exemple, ou l'élan minéral des alchimistes.
Des images dont les chantres ne sont ni Bergson
ni le bergsonisme, mais, plutôt, Shelley et
Guéguen, Geber et Boehme : poètes et alchimistes
qui, de la profondeur de leurs intuitions
solitaires, donnent des leçons de matière, de
dynamisme et de volonté, en transformant le
mouvement de Bergson, trop cinématique, en un
vrai élan ascensionnel.
Et Bachelard affirme : « Nous retrouvons
toujours les mêmes conclusions : l'imagination
d'un mouvement réclame l'imagination d'une
matière. À la description purement cinématique
d'un mouvement – fût-ce d'un mouvement
métaphorique –, il faut toujours adjoindre la
considération dynamique de la matière travaillée
par le mouvement. » [10]
Mouvement comme imagination, disait-on. Mais,
aussi, mouvement comme volonté.
Du moment que imagination et rêve apposent leur
sceau à la notion de mouvement, ils transforment
en effet le mouvement bergsonien en volonté, en
exercice de volonté. Notion complexe, empruntée
à un certain bergsonisme revu et corrigé à la
lumière d'une nouvelle sensibilité
schopenhauerienne et nietzschéenne, et que
Bachelard décline dans la double modulation de
poussée et aspiration, mais aussi de passé et
avenir, de dessin et dessein, en y soulignant
l'épaisseur temporelle et la vocation
ontologique.
Volonté
« Pour expliquer la valeur dynamique de la durée
qui doit solidariser le passé et l'avenir, il
n'est pas, dans le bergsonisme, d'images
dynamiques plus fréquentes que la poussée et
l'aspiration » – répète Bachelard. Mais, il se
demande : « Ces deux images sont-elles vraiment
associées ? Ne jouent-elles pas, dans
l'exposition, le rôle de concepts imagés plutôt
que d'images actives ? » Et il conclut : « La
volonté a besoin de dessins plus riches dans
l'avenir, plus pressants dans le passé. Pour
employer le double sens dont Paul Claudel aime à
jouer, la volonté est un dessein et un
dessin. » [11]
La volonté résout la séparation opérée par le
bergsonisme, mettant en relief son caractère
analytique et pas suffisamment dynamique ; car
seule la volonté peut redonner à la durée son
propre dynamisme, à travers l'exercice complexe
de dessin et de dessein, de projection et
d'accomplissement d'un acte.
Nous sommes là au cœur du problème.
La volonté, plus radicalement que l'imagination,
se pose comme racine du temps ; source d'un
mouvement qui a retrouvé, dynamiquement, sa
propre valeur de durée, en récrivant le temps,
en reconstruisant la texture du temps, sous le
signe du dynamisme, d'une authentique et réelle
liaison entre poussée et aspiration, passé et
avenir, qui était inhérente à la durée
bergsonienne, et que Bergson lui-même, selon
Bachelard, n'aurait pas assez valorisée.
Mais, si la volonté a un tel pouvoir, cela est
dû à deux aspects, profondément entrelacés, qui
n'appartiennent pas au bergsonisme, mais,
plutôt, à la philosophie bachelardienne :
l'instant et l'intentionnalité.
« Passé et avenir sont mal solidarisés dans la
durée bergsonienne précisément parce qu'on y a
sous-estimé le dessein du présent. Le passé se
hiérarchise dans le présent sous la forme d'un
dessein ; dans ce dessein, les souvenirs
décidément vieillis sont éliminés. Et le dessein
projette dans l'avenir une volonté déjà formée,
déjà dessinée. L'être durant a donc bien dans
l'instant présent où se décide l'accomplissement
d'un dessein le bénéfice d'une véritable
présence. Le passé n'est plus simplement un arc
qui se détend, l'avenir une simple flèche qui
vole, parce que le présent a une éminente
réalité. Le présent est cette fois la somme
d'une poussée et d'une aspiration. » [12]
Dessin et dessein, dessein du présent, la
volonté exerce, dans l'instant, sa propre force
de projection et de hiérarchisation du temps, en
l'orientant, le commandant, l'intentionnant.
Dessin et dessein, dessin achevé et dessein
projeté, la volonté est tout d'abord
intentionnalité, force perspective, prospective,
intentionnelle, qui donne à la ligne du temps un
sens, un vers, une direction. Qu'est-ce, en
effet, la volonté, si ce n'est la force
primordiale qui corrige la flèche du temps à
travers un exercice d'intentionnalité ? Qu'est-
ce la voluntas, si ce n'est cette capacité
d'intervenir sur la scansion du temps, en la
récrivant sous le signe de l'intention ?
De même, dessein du présent, qu'est-ce, au fond,
la volonté, dans son intentionnalité, si ce
n'est l'instant, pivot du temps, sur lequel la
temporalité se fixe, de toute sa portée
ontologique et instaurative, pour mieux se
développer dynamiquement, orienter,
intentionner ?
Nœuds ontologiques, instant et intentionnalité
se présentent, donc, comme la racine de la
volonté et, à travers la volonté, comme la
texture d'un temps qui, traversé par l'élan
dynamique et dynamisant de la durée, résout,
enfin, le rapport entre des dimensions
temporelles qui subsisteraient, autrement, comme
des purs néants.
Une promotion ontologique qui élève la durée à
la dimension de l'être, en la transformant de
simple durée en être durant.
Et Bachelard, en comblant la faille d'un
bergsonisme appauvri auquel il entend redonner
une nouvelle lymphe vitale, en commentant un
passage de Hofmannsthal qui déclame : « Dans
l'instant, il y a tout : le conseil et
l'action » [13] , s'exclame : « Prodigieuse
pensée, où se reconnaît en sa plénitude l'être
humain voulant. » [14]
Instant, donc, comme dernier élément de
réduction d'un mouvement lu comme imagination et
volonté.
Et pourtant la notion d'instant n'est pas
nouvelle chez Bachelard, étant donné qu'elle
prédomine dans un texte précédent, d'une portée
philosophique extraordinaire : L'intuition de
l'instant (1932). Texte qui, entièrement
consacré à l'instantanéité, comme d'ailleurs La
dialectique de la durée (1936) et Instant
poétique et instant métaphysique (1939), se pose
comme Ur-Text de L'air et les songes et comme
moment fondamental pour la fondation de la
tétralogie en tant que véritable ontologie [15] .
L'intuition de l'instant : temporalité, ontologie,
intentionnalité
Temporalité
« Le temps n'a qu'une réalité, celle de l'Instant. » [16]
Le début de L'intuition de l'instant ne laisse aucun doute : l'instant
se pose comme ontologie, noyau ontologique de la temporalité.
Consacré à la Siloë de son ami et collègue Gaston Roupnel, le texte
bachelardien, qui précède de dix ans L'air et les songes, se présente
immédiatement, à partir de 1932, comme un véritable manifeste
antibergsonien : un antibergsonisme savant de celui qui, imprégné de la
théorie de Bergson, s'en est progressivement éloigné, pour adopter des
positions antagonistes et différentes.
« Quand nous avions encore foi en la durée bergsonienne – rappelle
Bachelard – et que nous nous efforcions d'en épurer et par conséquent
d'en appauvrir la donnée, nos efforts rencontraient toujours le même
obstacle : … le caractère de prodigieuse hétérogénéité de la
durée. » [17]
Prodigieuse hétérogénéité, la durée bergsonienne tombe sous les coups de
l'instant, fragmentaire et discontinu, qui défait la ligne du temps, en
la décomposant dans ses dimensions de passé, de présent et d'avenir, et
en la recomposant sous le signe du changement et du commencement, de
l'innovation et de la créativité.
« La durée n'a pas de force directe ; le temps réel n'existe vraiment
que par l'instant isolé, il est tout entier dans l'actuel, dans l'acte,
dans le présent » [18] , soutient Bachelard. Et encore, en insistant sur
sa portée ontologique : « Comme réalité, il y en a qu'une : l'instant.
Durée, habitude et progrès ne sont que des groupements d'instants (…).
Aucun de ces phénomènes temporels ne peut avoir un privilège
ontologique. » [19]
Seulement l'instant qualifie le temps, pulvérisant et réduisant à un pur
néant les dimensions contiguës de passé et de futur, qui existent
pourtant, en tant que projections du présent, d'une réalité
ontologiquement forte qui « place le néant absolu aux deux bords de
l'instant » [20] .
Dans ce passage de L'intuition de l'instant, se vérifie la rupture
bachelardienne vis-à-vis de Bergson ; ici mûrit le triomphe de
l'instant, constitutif de temps et de réalité.
Mais quel type d'instant est celui de Bachelard ?
Un instant ontologique, qui porte sur soi la marque de la discontinuité
mais, aussi, de la création, de la nouveauté, de l'invention,
préfigurant des horizons inattendus et réalisant, d'un côté, la
métaphysique de la liberté tant désirée par Bergson, et d'un autre côté,
au-delà de Bergson, une véritable ontologie poétique.
Ontologie
Instant comme discontinuité, tout d'abord.
« Nous aurions voulu un devenir qui fût un vol dans un ciel limpide, un
vol qui ne déplaçât rien, auquel rien ne fît obstacle, l'élan dans le
vide, bref le devenir dans sa pureté et dans sa simplicité, le devenir
dans sa solitude » – avoue Bachelard. Et il continue : « Que de fois
nous avons cherché sur le devenir des éléments aussi clairs et aussi
cohérents que ceux que Spinoza puisait dans la méditation de
l'être. » [21]
L'élan ontologique est vibrant (voir la référence au spinozisme), et il
nous rappelle la demande d'ontologie si pressante dans L'air et les
songes (exprimée, du reste, à travers la même image du vol). Mais la
durée, entendue à la manière de Bergson, ne répond pas à l'appel :
analysée de plus près, elle se décompose dans ses éléments fondamentaux,
qui ne sont pas durée et continuité mais, plutôt, instant et fragment,
moment et discontinu.
Ne serait-il pas alors plus prudent, métaphysiquement prudent,
considérer l'instant comme fondement de la temporalité ? Accepter,
ontologiquement, que la durée se donne, enfin, comme une « poussière
d'instants » [22] ?
Une « atomisation du temps », en somme, « arithmétisation temporelle
absolue » [23] , qui fait de la discontinuité sa propre raison d'être,
jusqu'à préconiser une « pédagogie du discontinu » [24] .
Instant comme discontinuité, disait-on. Mais, aussi, instant comme
nouveauté, invention, création.
« Toute la force du temps se condense dans l'instant novateur où la vue
se dessille, près de la fontaine de Siloë, sous le toucher d'un divin
rédempteur qui nous donne d'un même geste la joie et la raison, et le
moyen d'être éternel par la vérité et la bonté. » [25]
Emprunté à la rupture et à la discontinuité, l'instant est ainsi
novateur, capable de transformer le mouvement en changement et en
commencement.
À la philosophie bergsonienne, qui, à travers la durée, a sacrifié la
nouveauté de l'instant, Bachelard oppose la doctrine du commencement de
Roupnel, sur laquelle il innerve son pouvoir de nouveauté, d'invention,
de création, en reportant l'être « à la liberté ou à la chance initiale
du devenir » [26] , qui représente, au fond, le sens de la métaphysique de
la liberté bergsonienne.
Mais l'instant bachelardien va au-delà, en fondant une véritable
ontologie de la création qui, en réglant tous les domaines de
l'existence, se décline comme ontologie poétique et poïétique.
« Si l'on se porte dans le domaine des mutations brusques, où l'acte
créateur s'inscrit brusquement, comment ne pas comprendre – se demande
Bachelard – qu'une ère nouvelle s'ouvre toujours par un absolu ? » [27] :
l'acte créateur, le to on, moment ontologique et instauratif, se consume
dans l'instant : de la biologie [28] à la physique relativiste et
quantique [29] ; de la géométrie à la musique [30] ; pour aboutir, enfin,
aux horizons éclairés de la poésie, en nous redonnant, dans la lancée de
Roupnel, « les heures enchanteresses du matin primitif ruisselant de
créations neuves » [31] .
Créateur et discontinu, l'instant se présente donc, dans L'intuition de
l'instant, comme racine ontologique, constitutive du temps, de la
réalité, de la poésie et, encore, comme matrice d'intentionnalité.
Intentionnalité
« Nous devons souligner au passage la place de l'acte d'attention dans
l'expérience de l'instant. C'est qu'en effet il n'y a vraiment évidence
que dans la volonté, dans la conscience qui se tend jusqu'à décider un
acte. » [32]
Tension, décision, attention, l'instant représente la volonté en tant
qu'intentionnalité.
Une intentionnalité pas encore tout à fait déclarée, qui, ébauchée tout
d'abord comme un générique tendre vers- de caractère physique ou
psychologique, trouve dans la conscience sa propre dimension, en se
révélant, enfin, dans toute sa portée intentionnelle.
C'est le cas du tendre vers- vectoriel, emprunté à la physique, « qui
indique ce qui fait la direction du temps, en quoi une perspective
d'instants disparus peut s'appeler passé, en quoi une perspective
d'attente peut s'appeler avenir » [33] . Ou, encore, du tendre vers-
attentif, dérivé de la psychologie, « qui se tend jusqu'à décider un
acte » [34] . Mais c'est, surtout, le cas du tendre vers- conscienciel
qui, véritable racine d'intentionnalité, se présente comme matrice du
vecteur et de l'instant, de la volonté et de l'imagination, in uno du
mouvement de la durée et du temps : ce qui, conjuguant instant et
volonté, rachète passé et avenir de leur néant réciproque, leur
attribuant, toujours en langage physique, un vers et une direction.
« C'est à notre conscience que revient la charge de tendre sur le
canevas des instants une trame suffisamment régulière pour donner en
même temps l'impression de la continuité de l'être et de la rapidité du
devenir », observe Bachelard. Et, encore : « C'est en tendant notre
conscience vers un projet plus ou moins rationnel que nous trouverons
vraiment la cohérence temporelle fondamentale qui correspond pour nous à
la simple habitude d'être. » [35]
Une tension consciencielle, quasi « phénoménologique » ou bien
« augustinienne », que toutefois Bachelard n'emprunte ni à Husserl, ni à
Augustin, quant plutôt à la psychologie « emphatique » et « affective »
de Guyau qui, à partir de La genèse de l'idée du temps (« L'idée du
temps… se ramène à un effet de perspective ») [36] et de son épaisseur
projective et intentionnelle, consent au tendre vers-bachelardien de se
révéler, enfin, comme véritable intention, « qui ordonne vraiment
l'avenir comme une perspective dont nous sommes le centre de
projection » [37] .
Vectorielle, psychique et consciencielle, l'intentionnalité se révèle,
donc, comme la structure portante de l'instant, à son tour un seuil
subtil le long duquel la durée et le mouvement se transforment en
imagination et volonté.
Voilà le résultat de L'intuition de l'instant. C'est là le sens caché de
la demande d'un plus d'ontologie que Bachelard adresse à Bergson dans
L'air et les songes : le même dans lequel l'instant métaphysique se
transforme en instant poétique, en présentant la poésie comme
« métaphysique instantanée » [38] , « temps vertical d'un instant
immobilisé » [39] , qui, en désarticulant le temps et, avec lui, la durée
bergsonienne, recompose, enfin, poussée et aspiration, passé et avenir,
dessin et dessein, en nous permettant de remonter, avec notre tâche
finalement accomplie, vers le chapitre conclusif du texte aérien et,
plus généralement, vers l'entière doctrine tétravalente des tempéraments
poétiques.
Conclusion
Instant, imagination et volonté, donc, comme
éléments de réduction du mouvement bergsonien.
L'intuition de l'instant comme Ur-Text de
L'air et les songes.
Et Bergson, qui les traverse tous, comme
interlocuteur dialectique qui subsistera sur
le fond, en nourrissant, avec l'envergure
d'une confrontation à jamais assouvie, une
poétologie qui se configure, de plus en plus,
comme une véritable ontologie.
Notes du chapitre
[1] ↑ G. Bachelard, L'air et les songes (1943), Paris, 1987, p. 289. Sur la notion bergsonienne de
mouvement, expliquée par Bachelard à travers le mot changement, emprunté à la physique quantique,
voir G. Bachelard, La dialectique de la durée (1936), Paris, 2006, p. 90.
[2] ↑ Bergson n'apparaît dans la poétique bachelardienne, au-delà de L'air et les songes, si ce
n'est dans certaines brèves citations dans La formation de l'esprit scientifique (1938), véritable
Ur-Text de la doctrine tétravalente des tempéraments poétiques, et dans La poétique de l'espace
(1957). Il est souvent cité, au contraire, dans les textes épistémologiques.
[3] ↑ G. Bachelard, L'air et les songes, cité, p. 290.
[4] ↑ Les sous-titres des œuvres de la tétralogie poétique sont, à ce propos, très intéressants, car
ils décrivent, de façon schématique, un manifeste pour ainsi dire épistémologique, parce qu'ils sont
centrés sur les concepts de matière, mouvement et force (L'eau et les rêves, « Essai sur
l'imagination de la matière » ; L'air et les songes, « Essai sur l'imagination du mouvement » ; La
terre et les rêveries de la volonté, « Essai sur l'imagination des forces »).
[5] ↑ Voir G. Bachelard, L'air et les songes, cité, p. 289-290.
[6] ↑ Ibid., p. 290.
[7] ↑ Ibid.
[8] ↑ Ibid., p. 291.
[9] ↑ Ibid.
[10] ↑ Ibid., p. 300.
[11] ↑ Ibid., p. 292.
[12] ↑ Ibid. La traduction du mouvement/élan bergsonien à travers le mot volonté n'est pas fortuite,
mais elle renvoie explicitement à la Voluntas schopenhauerienne et au Wille zur Macht nietzschéen :
l'écho de Schopenhauer et de Nietzsche retentit fortement dans les pages de Bachelard. La volonté
de-(volonté de changement, volonté de se mouvoir, Ivi, p. 290) traduit bien le Wille zur Macht
nietzschéen, en y exaltant l'aspect visuel, poétique et poïétique ; et ce n'est pas un hasard si
Nietzsche prédomine dans L'air et les songes en tant que type poétique fondamental de l'imagination
aérienne, cernée dans son aspect actif, dynamique, poétique. Mais, plus que Nietzsche, la figure de
Schopenhauer s'impose dans ces pages de L'air et les songes : la volonté bachelardienne récupère en
effet la matrice métaphysique et ontologique de la Voluntas schopenhauerienne, qui, selon Bachelard,
s'accomplit dans l'instant plutôt que dans la durée.
[13] ↑ Ibid.
[14] ↑ Ibid.
[15] ↑ G. Bachelard, L'intuition de l'instant (1932) ; La dialectique de la durée (1936) ; Instant
poétique et instant métaphysique (1939). La dialectique de la durée et Instant poétique et instant
métaphysique, successifs à L'intuition de l'instant (et toutefois précédents à L'air et les songes),
visent tous les deux sur l'instant en tant qu'élément opposé à la durée bergsonienne : le premier,
en dialectisant la durée à travers sa déclination instantanée, du point de vue biologique, physique,
psychologique, rythmanalytique ; le deuxième, en soulignant les développements métaphysiques et
poétiques de l'instantanéité.
[16] ↑ G. Bachelard, L'intuition de l'instant (1932), Paris, 1992, p. 13.
[17] ↑ Ibid., p. 31.
[18] ↑ Ibid., p. 52.
[19] ↑ Ibid., p. 90.
[20] ↑ Ibid., p. 99.
[21] ↑ Ibid., p. 32.
[22] ↑ Ibid.
[23] ↑ Ibid., p. 28.
[24] ↑ Ibid., p. 56.
[25] ↑ Ibid., p. 95.
[26] ↑ Ibid., p. 27.
[27] ↑ Ibid., p. 18.
[28] ↑ En biologie, Roupnel contre Bergson détermine une biologie de l'évolution entendue comme
régénération opposée à la biologie de l'évolution en tant qu'adaptation (ibid., p. 83 et 67).
[29] ↑ Bachelard fait allusion à la physique de Einstein, par exemple, qui révolutionne le concept
de durée, en faveur de la notion d'instant : « l'instant, bien précisé, reste, dans la doctrine
d'Einstein, un absolu » (ibid., p. 30). Mais Bachelard se réfère surtout à la théorie quantique des
« impulsions », empruntée au Congrès de l'Institut Solvay en 1927, qui décrit, à travers l'intuition
du temps discontinu, les phénomènes de radiation, en expliquant comment l'atome est perçu
exclusivement en tant qu'impulsion, instant, discontinuité (ibid., p. 54).
[30] ↑ Les exemples se multiplient du point de vue géométrique (ibid., p. 45-46), et musical (ibid.,
p. 46 et 86-89), où on se réfère à la mélodie, expliquée par Bergson en tant que symbole de la
durée.
[31] ↑ Ibid., p. 98. Bachelard cite ici G. Roupnel, Siloë, Paris, 1927, p. 196.
[32] ↑ Ibid., p. 21.
[33] ↑ Ibid., p. 48.
[34] ↑ Ibid., p. 21.
[35] ↑ Ibid., p. 73.
[36] ↑ G. Bachelard, L'intuition de l'instant, cité, p. 33, n. 1. Bachelard se réfère ici à J.. M.
Guyau, La genèse de l'idée du temps, Paris, 1890, « Préface ». Bachelard revient plusieurs fois sur
le caractère psychologique de la théorie de Guyau sur la temporalité, en y soulignant l'épaisseur de
l'« affectif » et de la « sympathie » (ibid., p. 93).
[37] ↑ Ibid., p. 51. La citation de Guyau est empruntée, encore une fois, à J.-M. Guyau, op. cit.,
p. 33.
[38] ↑ G. Bachelard, Instant poétique et instant métaphysique, dans G. Bachelard, L'intuition de
l'instant, cité, p. 103. Instant poétique et instant métaphysique paru la première fois dans
« Messages : métaphysique et poésie », 2, 1939, date qui signe le début de la réflexion poétologique
de Bachelard (rappelons-nous qu'en 1938 parut La psychanalyse du feu, le premier des cinq textes qui
composent la doctrine tétravalente des tempéraments poétiques).
[39] ↑ G. Bachelard, Instant poétique et instant métaphysique, cité, p. 111.
La question de l'image chez Bachelard et Bergson :
problèmes et enjeux
François Ide