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Sous la direction de

Frédéric Worms et Jean-Jacques


Wunenburger
Présentation
La rencontre entre Bachelard et Bergson va
bien au delà d'objections adressées par un
philosophe à un autre sur un problème ou un
autre (le temps, le néant, l'image). elle va
au delà aussi de l'opposition entre deux
courants trop souvent figés de philosophie
française (la conscience et le concept, la
métaphysique et la science). Elle conduit en
réalité au centre respectif de deux œuvres
décisives, au carrefour de toute la
philosophie du XXe siècle en France, et cela
dans tous les domaines, scientifiques et
métaphysiques, mais aussi esthétiques et
éthiques.
Table des matières
Remerciements (Frédéric Worms et Jean-Jacques Wunenburger)
Les auteurs
Introduction
Continuité ou discontinuité. Un faux problème ? (Marie Cariou)
Première partie
Deuxième partie
Troisième partie
Conclusion
Métaphysique
Force et résistance, le rythme de la vie (Jean-Jacques Wunenburger)
1. De l'art des bifurcations symétriques
2. Le philosophème commun de la tension antagoniste
3. La controverse ambiguë
4. Enjeux d'un philosophème dynamique
La rupture de Bachelard avec Bergson comme point d'unité de la
philosophie du XXe siècle en France (Frédéric Worms)
Les degrés d'une rupture : l'instant, le néant, l'image
Une rupture dans le siècle ? image, néant, instant dans le
moment philosophique de la Seconde Guerre mondiale
Entre Bachelard et Bergson : une relation singulière
Rythme et durée : la philosophie du temps chez Bergson et Bachelard
(Gaspare Polizzi)
Bergson et Bachelard (Jean-Michel Le Lannou)
Le dépassement vital
Le dépassement intellectuel
Philosophie des sciences
Bachelard, Le Roy et l'épistémologie bergsonienne (Anastasios
Brenner)
Introduction
1. Le témoignage de Bachelard
2. la comparaison de leurs œuvres
3. La théorie de l'instrument
Conclusion
Le bergsonisme, point aveugle de la critique bachelardienne du
continuisme d'Émile Meyerson (Frédéric Fruteau de Laclos)
Introduction : Meyerson/Bachelard, une discontinuité au cœur du
XXe siècle ?
I. Bachelard est moins anti-meyersonien qu'anti-Bergsonien
II. Meyerson est moins pré-bachelardien qu'anti-bergsonien
Conclusion : continuité de la tradition épistémologique
française. de Meyerson à Bachelard via les personnalistes
Temps bachelardien, temps einsteinien : la critique de la durée
bergsonienne (Daniel Parrochia)
1. L'intuition de l'instant et la relativité einsteinienne
2. Les éléments philosophiques spécifiques de la théorie
bachelardienne du temps. Une construction différenciée
Conclusion
L'espace-temps entre algèbre et géométrie : la théorie de la
relativité chez Bergson et Bachelard (Élie During)
I. L'espace cisaillé
II. Algèbre et géométrie
III. Arithmétique et topologie : une intuition de l'espace-temps
Bergson et Bachelard face à la nouvelle physique (Gérard Chazal)
Introduction
I. La rupture d'avec l'expérience immédiate
II. La place de la conscience dans l'épistémologie
Conclusion
Théorie de la connaissance
Bergson et Bachelard : les sciences, la métaphysique et le langage
(Claudia Stancati)
1. l'esprit géométrique du langage
2. langage et esprit de finesse
3. les obstacles au miroir du langage
4. le langage jeune de l'imagination
5. le langage des philosophes
Sur le sujet : Bachelard contre Bergson (Carlo Vinti)
1. avant-propos
2. sujet et durée
3. sujet et instant
Le dynamisme de la pensée scientifique chez Bachelard au regard du
schématisme kantien et de l'intuition bergsonienne (Julien Lamy)
La nouménologie et le schématisme
Intuition travaillée, pensée vivante et instant fécond
L'épistémologie bachelardienne comme un non-bergsonisme : l'exemple
du « rationalisme électrique » (Gervais Kissezounon)
D'une rencontre fertile de Bergson et Bachelard : l'ontologie
génétique de Simondon (Jean-Hugues Barthelemy)
Introduction : ontologie philosophique et/ou épistémologie
historique
Vers une « ontologie de la connaissance » : de Bergson à
Simondon
De Bachelard à Simondon : les « schèmes physiques » de
l'ontologie nouvelle et la théorie « phénoménotechnique » de la
connaissance
« Intuition », « dialectique », « transduction »
Esthétique
La présence de Bergson dans l'esthétique bachelardienne (Valeria
Chiore)
Introduction
L'air et les songes : mouvement, imagination, volonté
L'intuition de l'instant : temporalité, ontologie,
intentionnalité
Conclusion
La question de l'image chez Bachelard et Bergson : problèmes et
enjeux (François Ide)
Mémoire bergsonienne, image bachelardienne, réminiscence proustienne
(Jean Libis)
Bergson, Bachelard et la dialectique de la continuité et de la
discontinuité en musique (Éric Emery)
Remerciements
Frédéric Worms
Frédéric Worms est professeur d’histoire de la
philosophie contemporaine à l’Université de Lille III
et directeur du Centre international d’étude de la
philosophie française contemporaine à l’ENS (Paris).

Jean-Jacques Wunenburger
Jean-Jacques Wunenburger est professeur de
philosophie à l’Université Jean Moulin Lyon III et
directeur de l’Institut de recherches philosophiques
de Lyon et ancien directeur du Centre Gaston
Bachelard de recherches sur l’imaginaire et la
rationalité de l’université de Bourgogne.

Le présent volume est issu du Colloque


international conjointement organisé à
l'Université de Lyon 3 par l'Institut de
recherches philosophiques de Lyon et le Centre
international d'étude de la philosophie
française contemporaine (ENS, Paris) avec la
collaboration du Centre Gaston-Bachelard de
recherches sur l'imaginaire et la rationalité
de l'Université de Bourgogne et avec le
soutien de l'UMR Savoirs, textes et langues de
l'Université Charles-de-Gaulle - Lille 3. Il
n'aurait pas été possible sans le soutien de
chacune de ces institutions, que nous
remercions ici à nouveau, mais aussi sans leur
collaboration mutuelle qui témoigne du
renouveau multiple des études sur la
philosophie française du XXe siècle, ainsi que
des associations qui peuvent en renouveler les
approches, en tenant compte de leur
développement impressionnant sur le plan
international. Les éditeurs tiennent tout
particulièrement à remercier les contributeurs
qui ont tous fait ressortir, à travers la
relation capitale entre Bergson et Bachelard,
un aspect central et original de la
philosophie contemporaine, ainsi que Julien
Lamy, dont le travail exemplaire de
coordination a permis la réalisation de cette
manifestation et de cet ouvrage.
Les auteurs

J ean-Hugues BARTHÉLEMY, professeur de


philosophie, directeur de séminaire à la
Maison des sciences de l'homme de Paris-Nord.
Institution de rattachement : laboratoire LLCP
de l'Université de Paris VIII.
Anastasios BRENNER, professeur à l'Université
Paul-Valéry (Département de philosophie, route
de Mende, 34199 Montpellier Cedex 5,
anastasios.brenner@wanadoo.fr).
Marie CARIOU, professeur émérite, doyen
honoraire de la Faculté de philosophie,
Université Jean-Moulin - Lyon 3.
Gérard CHAZAL, professeur émérite de
l'Université de Bourgogne.
Valeria CHIORE, Université des Études de Naples
- L'Oriental, Naples (Italie), fondatrice des
Cahiers « bachelardiana », membre de l'Équipe
de recherche sur les formes symboliques et sur
l'imaginaire de l'Université des Études de
Naples - L'Oriental.
Élie DURING, maître de conférences, Université
de Paris X - Nanterre.
Éric ÉMERY, professeur invité de méthodologie
et de philosophie à l'École polytechnique
fédérale de Lausanne.
Frédéric FRUTEAU DE LACLOS, maître de conférences,
Université de Paris I - Panthéon-Sorbonne,
IPHST.
François IDE, doctorant à l'Université de Lille
III.
Gervais KISSEZOUNON, docteur, maître-assistant
des universités, CAMES.
Julien LAMY, professeur de philosophie,
doctorant à l'Institut de Recherches
philosophiques de Lyon (IRPhiL), président de
l'Association des doctorants et chercheurs en
philosophie (Lyon 3), membre de l'Association
des Amis de Gaston Bachelard.
Jean-Michel LE LANNOU, professeur de philosophie
en Première supérieure.
Jean LIBIS, professeur en classes préparatoires
(à la retraite), président de l'Association
des Amis de Gaston Bachelard.
Daniel PARROCHIA, professeur de logique à
l'Université de Lyon, IRPhiL-Lyon 3.
Gaspare POLIZZI, professeur d'histoire de la
philosophie, International University Line,
Florence.
Claudia STANCATI, professeur associé de
philosophie du langage au Département de
philosophie de l'Université de Calabre.
Prof. Carlos VINTI, professore ordinario,
Docente di Storia della filosofia
contemporanea nella Facoltà di Lettere e
Filosofia dell'Università di Perugia (Italia).
Frédéric WORMS, professeur d'histoire de la
philosophie contemporaine à l'Université de
Lille III - UMR 8163 Savoirs, textes et
langage ; directeur du Centre international
d'étude de la philosophie française
contemporaine à l'ENS (Paris).
Jean-Jacques WUNENBURGER, professeur de
philosophie à l'Université Jean-Moulin - Lyon
3, directeur de l'Institut de Recherches
philosophiques de Lyon, ancien directeur du
Centre Gaston-Bachelard de recherches sur
l'imaginaire et la rationalité de l'Université
de Bourgogne…
Introduction
Continuité ou discontinuité. Un
faux problème ?
Marie Cariou

N otre propos portera simplement sur une


interrogation : une interrogation sur la
nature de la question : continuité ou
discontinuité ? Quel peut être le sens de ce
« ou » ?
S'agit-il d'un rapport d'exclusion invitant à
choisir entre la continuité, essentiellement
illustrée par Bergson et la discontinuité
essentiellement illustrée par Bachelard ? Et
donc d'une sorte d'option philosophique
fondamentale qui nous amènerait à cultiver
l'opposition, voire une impossible
conciliation, non seulement entre le continu
et le discontinu mais aussi, bien sûr, entre
Bergson et Bachelard. « Faux problème »,
dirait le premier. « Pauvre dialectique des
oui et des non », dirait le deuxième. On verra
pourquoi (1re partie)
S'agit-il plutôt d'une alternative pratiquée
méthodologiquement à la manière des Stoïciens,
« ou bien, ou bien » pour mieux découvrir la
source qui contient les deux termes en
proposant une approche nouvelle de l'un et de
l'autre ? De quelle continuité, de quelle
discontinuité, au singulier comme au pluriel
est-il ici question ? (2e partie).
Ce qui nous amènera à repenser le sens du
terme « dialectique » chez nos deux
interlocuteurs et à trouver au terme de notre
enquête non une volonté de polémique stérile,
mais l'intuition d'une harmonie féconde (3e
partie).
Première partie
On ne saurait retenir la première hypothèse.
D'abord parce qu'on ne peut pas prendre à la
lettre les critiques formulées par Bachelard à
l'égard de Bergson puisqu'il est amené lui-
même à les nuancer, les atténuer, voire les
abolir dès qu'il mesure à quel point elles ne
s'adressent qu'à une caricature de bergsonisme
comme il le reconnaît dans la Poétique de
l'espace (p. 81). Ensuite parce qu'on ne peut
pas réduire la durée bergsonienne à la
continuité, fut-elle dynamique.
On remarquera, en effet, que Bachelard apporte
un correctif à la plupart de ses controverses
en retrouvant après coup le véritable sens de
la démarche bergsonienne, et même lorsqu'il
croit corriger Bergson, en substituant à des
thèses approximatives et caricaturales, des
arguments typiquement bergsoniens.
Non seulement il reconnaît que ce n'est
parfois qu'une querelle de mots mais il
revient souvent vers une conclusion qui
justifie Bergson sur les points essentiels de
sorte que leur connivence paraît à terme plus
profonde que leurs divergences : par exemple,
dès le début de la Dialectique de la durée,
qui annonce pourtant un examen critique du
bergsonisme, il affirme (p. 10) « comme le dit
justement Bergson une intuition philosophique
demande une contemplation longuement
poursuivie » ou bien, après avoir souligné le
rôle de la dialectique dans les phénomènes
psychiques il conclut : « nous donnons donc
son plein sens, à la fois ontologique et
temporel, à la formule bergsonienne – le temps
est hésitation » (p. 25), ce qui relève
semble-t-il d'une volonté de parachever et de
parfaire plus que de rejeter.
Plus poétiquement peut-être, après s'être
interrogé sur la célèbre métaphore du tiroir
dont la portée fut tronquée et sommairement
simplifiée dans un bergsonisme de clichés déjà
familier chez les pédagogues, il rétablit
quasi spontanément le sens le plus subtil de
cette belle image médiatrice en explorant le
secret des armoires où dans le parfum bleu des
coutumes d'antan il découvre que « la lavande
met une durée bergsonienne dans la hiérarchie
des draps » (Poétique de l'espace, p. 83).
Toutefois, dans la mesure où Bachelard est
parfois tenté de penser que la durée
bergsonienne est homogène et sa continuité
linéaire, il est amené à lui opposer
l'expérience d'une autre durée, ou plutôt
d'autres durées, plus complexe, plus dynamique
et aussi plus paradoxale que celle qu'il croit
lire dans l'Essai.
Pourtant affirmer que les phénomènes ne durent
pas tous « de la même façon » (Dia., VII), que
la continuité philosophique est « une œuvre »
ou encore que « la vie philosophique doit être
saisie dans ses actes dans son flot (p. 14),
c'est faire écho aux affirmations
bergsoniennes, c'est peut-être les amplifier
mais ce n'est pas les corriger.
Bachelard écrit notamment (Dia., VIII) : « Il
nous semble impossible qu'on ne reconnaisse
pas la nécessité de fonder la vie complexe sur
une pluralité de durées qui n'ont ni le même
rythme, ni la même solidité d'enchaînement, ni
la même puissance de continu. »
Certes, mais il nous semble, à nous, tout
aussi impossible d'ignorer les textes de
Bergson qui développent une franche critique
de la durée unique et qui établissent fort
clairement la diversité des rythmes de durée.
Reprenons quelques-uns des plus explicites, en
tout cas des moins contestables :
Dès l'Essai, la durée est définie comme une
« multiplicité qualitative, une hétérogénéité
pure » (148-170, 152-175) et Bergson insiste
d'autant plus sur cet aspect que de son propre
aveu, la traiter comme une « chose homogène »
ne peut que favoriser le déterminisme et
rendre la liberté « incompréhensible » (153-
176).
Or il paraît clair que l'expérience de la
durée a pour corrélat fondamental la défense
et illustration de ce « fait » qu'est la
liberté. Et l'on n'a même pas à se demander si
le but de l'Essai n'est pas d'abord la
réfutation du déterminisme puisque l'Avant-
propos de février 1888 le déclare
explicitement :
« Nous avons choisi parmi les problèmes, celui
qui est commun à la métaphysique et à la
psychologie, le problème de la liberté… Les
premiers chapitres où l'on étudie les notions
d'intensité et de durée ont été écrits pour
servir d'introduction au troisième » (p. 3,
VIII). Dans le contexte de sa méprise sur ce
caractère de la durée bergsonienne Bachelard
affirme, fort logiquement d'ailleurs, que
« l'acte libre est un accident » (Dia., p. 6).
Il le serait en effet si la continuité dont il
est ici question était statique, linéaire, le
flot sans turbulence et le fleuve sans rives.
Mais il n'en est rien. De ce que Bergson
affirme que « les actes libres sont rares »,
on ne saurait déduire qu'ils sont accidentels.
Au contraire, ils sont rares précisément parce
qu'ils sont essentiels.
Mais comme nous ne vivons que rarement au
niveau de ce dynamisme interne d'un moi
fondamental qui nous rendrait perpétuellement
créateur et d'abord bien sûr créateur de nous-
mêmes, la plupart de nos actions restent
prisonnières de ce « fantôme décoloré » qui
n'est que notre projection dans l'espace et en
quelque sorte un oubli de soi.
En 1896, Matière et mémoire est peut-être plus
catégorique encore et contient des propos que
l'on pourrait sans peine attribuer à
Bachelard.
« Il n'y a pas un rythme unique de la durée ;
on peut imaginer bien des rythmes différents »
(p. 342/232) et un peu plus loin il est
également question de « durées », au pluriel,
« à élasticité inégale » (p. 233).
Dans L'évolution créatrice (1907) c'est le
sentiment de la durée qui est évoqué comme
fluctuant : l'expression est la même que dans
l'Essai : « La liberté admet des degrés. » Le
sentiment de la durée « admet des degrés » (p.
665/201).
Toutefois cette reprise de l'expérience d'une
durée intérieure cède le pas ici à une autre
durée qui curieusement peut avoir des
caractères analogues, celle qui nous entoure.
Car l'univers dure lui aussi et son évolution
non plus n'a rien de continu. Elle est le
théâtre de déviations, d'arrêts, de reculs,
voire de mutations et de sauts brusques (EC,
p. 583/105). Et d'ailleurs elle n'est par
terminée.
Certes le domaine de la vie est bien défini,
comme une « création indéfiniment continuée »
(646/17) mais c'est à grand renfort
d'obstacles contournés, d'élans retombés, de
directions abandonnées et même d'espèces
perdues.
Tout ce bouillonnement, même s'il aboutit – ou
devrait aboutir – à l'apothéose d'un esprit
humain et même pourquoi pas, surhumain, est
bien loin d'évoquer « un long fleuve
tranquille ».
Mais les textes les plus convaincants, les
plus innovants peut-être sur ce point sont
ceux de janvier 1903 dans l'Introduction à la
métaphysique recueillie dans PM (notamment p.
1418-1419/209-210).
Bergson y critique ostensiblement l'idée d'une
« durée unique qui emporte tout avec elle » à
laquelle il oppose une « continuité de
durées », au pluriel, qu'on peut suivre, pour
reprendre ses images soit vers le bas soit
vers le haut. Peut-être que Bachelard
résolument non euclidien, eût préféré dire :
qu'on peut suivre dans n'importe quelle
direction. Et il est vrai, on y reviendra, que
Bergson semble toujours fidèle à des images
strictement duelles et des schémas d'un grand
classicisme.
Il reste que la pluralité des mouvements de
« durée » est clairement établie et si l'on
privilégie ici comme partout ailleurs dans
cette œuvre deux directions c'est qu'il s'agit
de suivre la possibilité d'éparpillement ou de
dispersion de la conscience jusqu'à un point
extrême qui serait la matérialité pure, autant
que sa possibilité de concentration et de
resserrement jusqu'à ce point extrême qui
serait l'esprit pur. Entre ces deux limites la
conscience peut parcourir bien sûr tous les
degrés intermédiaires mais il n'est pas
question d'un cheminement rectiligne. Bergson
parle d'ailleurs de « va-et-vient » et parfois
de zigzag.
En rendant à la continuité sa turbulence et sa
complexité, Bachelard ne faisait donc en un
sens que retrouver au-delà d'une caricature de
bergsonisme aisément rejetée, le véritable
visage de la durée bergsonienne.
Cependant, on ne saurait en rester là. Car ses
impatiences, voire ses impertinences, ses
attentes, voire ses déceptions et sa nostalgie
d'une dialectique beaucoup plus équitable, et
si l'on peut dire beaucoup plus serrée, sont
loin d'être sans fondement.
Tout d'abord pour une raison simple : la
méthode.
Bergson, on vient de l'évoquer, reste fidèle à
un dualisme méthodologique à la fois
paradigmatique et pragmatique : paradigmatique
parce qu'il reflète le réel dans son double
aspect : l'étendue et la durée. Pragmatique
parce qu'en distinguant jusqu'à l'opposition
la plus extrême deux réalités on en démontre
mieux la spécificité mais aussi les connexions
possibles.
Bachelard, lui, désoriente volontiers nos
habitudes manichéennes. Il ne pratique plus le
dualisme même strictement méthodologique,
c'est pourquoi d'ailleurs l'emprisonner dans
une fausse dialectique à deux termes, le jour
- la nuit, la science - le poème, c'est
manquer l'originalité de son œuvre. De
surcroît c'est le faire bien plus bergsonien
qu'il ne fut !
Alors que Bergson oppose le temps à la durée,
l'espace à l'étendue, lui s'ingénie au
contraire à multiplier les processus de
temporalisation, les foyers de localisation,
créant ainsi des dialectiques à plusieurs
dimensions.
De même, lorsqu'il utilise, abondamment
d'ailleurs, dans la Philosophie du non, la
dialectique bergsonienne du clos et de
l'ouvert, il la rend d'emblée beaucoup plus
compliquée. Les vraies dialectiques ne sont
pas pour lui linéaires mais en quelque sorte
centrifuges. Elles pratiquent la
désintégration totale des noyaux et poussent
les notions jusqu'au surgissement de leur
propre vertige. On ne saurait donc les réduire
à deux termes. On peut imaginer des
dialectiques totalement éclatées à trois,
quatre termes. Par exemple, on peut certes
distinguer un moi profond et un moi
superficiel mais entre la profondeur et la
surface il y a une multiplicité
d'alternatives.
« Du moins profond toujours moins profond au
plus profond toujours plus profond la
dialectique se déroule », dit-il dans la
Poétique de la rêverie (p. 51). Dialectiser
pour Bachelard implique donc une extrême
variété d'axiomes et de démonstrations et l'on
remarquera qu'il parle aussi bien d'une
« philosophie dispersée » que d'une « poésie
diversifiée » (Philosophie du non, p. 12 ;
Poétique de la rêverie, p. 23).
Mais cette dispersion et cette diversification
n'ont rien d'anarchique. Au contraire elles
exigent une constante remise en ordre des
concepts et des différentes expériences. « Les
schémas de la science sont toujours à
refaire », disait déjà Bergson.
Cependant Bachelard regrette qu'il soit
demeuré trop fidèle à des schémas familiers à
l'intellectualisme, à des cadres
traditionnels, et fasse ainsi parfois figure
de conservateur. « Bergson est un intellectuel
qui s'ignore », écrit-il dans la Poétique de
la rêverie (p. 99).
Oui Bachelard est un intellectuel, mais qui ne
s'ignore pas. Il s'en explique même
ouvertement : en opposant deux
intellectualismes, celui qui crée ses idées et
les vivifie du dedans, le vrai, celui qui
immobilise les idées mouvantes en concepts
solidifiés « pour les manier comme des
jetons » (le parallélisme psychologique,
Mélanges, p. 495) le faux. Et c'est évidemment
dans le premier qu'il se reconnaît. Il ne
faudrait donc pas se laisser abuser par le
style très, trop classique et par les images
très, trop belles de Bergson.
Sa pensée est très difficile,
« difficultueuse », disait-il lui-même.
D'autant plus difficile à suivre qu'elle
exprime des idées rigoureusement neuves dans
le contexte de catégories philosophiques tout
à fait traditionnelles.
Contrairement à ces mystificateurs qui n'ayant
rien à dire se plaisent à habiller des idées
empruntées, banales et familières, d'oripeaux
langagiers faussement hermétiques, il propose
les pensées les plus audacieuses dans la
langue limpide et éprouvée des grands
classiques. Cela peut créer des paradoxes, des
disproportions parfois même des confusions
d'une inquiétante étrangeté. Il sent bien que
ce dont il parle ne peut plus entrer dans le
cadre établi des sciences du passé. Il dit
lui-même qu'il faudrait une science plus
large, plus complexe, mais il ne semble pas
réaliser tout à fait que dès 1905 cette
science était née. Il parle par exemple de
durées que nous devons essayer de suivre soit
« vers le bas soit vers le haut » sans mesurer
à quel point ce langage tributaire d'un monde
clos, encore trop euclidien, encore
aristotélicien est tout à fait inadéquat à la
multiplicité des processus qu'il faudrait
alors expérimenter. L'intuition de la durée ne
peut pas se parler sous la catégorie du haut
et du bas pas plus que l'intensité des
phénomènes de conscience ne peut se parler
sous la catégorie du lourd ou du léger, du
plus ou du moins.
Pour être fidèle à une terminologie finalement
très scolastique et à une méthodologie
dualiste finalement très cartésienne,
l'iconographie bergsonienne tombe quelquefois
dans le métaphorique qu'elle est censée
vouloir dénoncer. Il est vrai que toute
expression nous fait retomber dans la
représentation symbolique mais en évoquant la
création d'images médiatrices, de concepts
fluides ou d'œuvres artistiques, Bergson
illustre bien l'exigence d'un nouveau langage.
On peut donc comprendre pourquoi Bachelard
peut se sentir en porte à faux avec quelques
images bergsoniennes. Dès lors que l'intuition
de la durée doit se parler en termes non
euclidiens, non aristotéliciens, non
cartésiens, il faut inventer une nouvelle
forme de discours philosophique moins fidèle
sans doute à la tradition que la langue, même
superbe, de l'Essai.
N'est-ce pas ce qu'il tente lui-même en
faisant se répondre dans d'insolites
correspondances dont il avoue qu'elles ont
quelque chose de « baudelairien » les livres
d'animus, les livres d'anima, la raison de la
science et celle du poème, faudrait-il dire
leur raison d'être ?
Peut-être alors curieusement est-on mieux armé
pour comprendre Bergson après avoir lu
Bachelard. Par ses critiques ou ses reprises,
ses éclaircissements ou ses questionnements,
il permet de relire la Philosophie de
l'intuition dans un contexte que ni le
rationalisme hostile ni le mysticisme
enthousiaste n'a pu déceler en son temps.
C'est à la lumière de ce nouveau contexte
qu'ayant exclu l'hypothèse d'un rapport
d'exclusion entre continuité et discontinuité,
nous sommes amenés à examiner de plus près ce
qui se présente comme une alternative,
propédeutique à un véritable dialogue et donc
à une possible synthèse entre les deux
concepts et plus encore sans doute entre les
deux penseurs.
Deuxième partie
En partant d'une opposition, somme toute bien
traditionnelle entre continuité et
discontinuité, nous avons pour l'instant
accepté d'entrer dans ce que Bergson appelait
« les cartons de la cité » ou encore « les
idées qu'on trouve dans le commerce » (PM,
1408/196) à savoir des concepts tout faits.
Retrouver leur signification première, penser
leur exacte relation et sortir des stéréotypes
par une forme d'empirisme que l'Introduction à
la métaphysique (p. 1408/196) définit comme
une « auscultation spirituelle » ce sera
découvrir que justement ils ne s'opposent pas
et que l'expérience de la durée révèle leur
complémentarité et leur mouvement réciproque.
Après avoir analysé ainsi l'opposition de
l'unité et de la multiplicité et voulant
montrer que la réalité philosophique profonde
exige à la fois l'une et l'autre,
l'Introduction à la métaphysique lançait la
formule paradoxale : « Le moi est une unité
multiple. »
Pour éclairer notre problème ne pourrait-on
tenter une formule analogue : la durée est une
continuité discontinue ?
On remarquera en effet que Bergson ne parle
jamais de continuité, tout court. Mais d'une
« continuité de durées » au pluriel ou encore
d'une « continuité ininterrompue
d'imprévisible nouveauté » au singulier (PM,
Introduction, 2, 1275/31) ce qui revient à
dire, comme on va le montrer, une continuité
de discontinuités.
Toute nouveauté introduit nécessairement une
rupture. Ce que fait apparaître la durée
créatrice ne peut être expliqué par la série
des éléments préexistants.
Bien loin de n'être que « phénomène du
passé », incapable de créer comme semble le
croire Bachelard (Dialectique de la durée, p.
23) le présent « absolument nouveau » (EC,
664/201) introduit une réalité que Bergson
appelle parfois un « plus être irréductible »
qui rompt la chaîne des antécédents au moins
par l'un ou l'autre de ses aspects et parfois
même intégralement.
Certes le passé constitue bien la trame d'un
moi qui ne se renie pas en se dépassant. En ce
sens Bachelard rappelle à juste titre qu'il
assure la continuité psychique. Mais il ne
peut rendre compte de la création du moment.
Même si ce moment est encore pour Bergson une
durée et non pas cet instant infinitésimal que
l'on peut penser mais non pas expérimenter, il
fait surgir un événement, une œuvre
radicalement autre, incommensurable avec ses
prémisses.
On voit alors que la discontinuité dont il est
question ici n'a rien de négatif. Elle est
tout aussi positive que la continuité. Et
Bergson a trop insisté dans toute son œuvre
sur tous les processus de création, qu'il
s'agisse d'art, de morale ou d'évolution, pour
que l'on ne retrouve pas une exacte
articulation entre continuité et discontinuité
dans la synthèse d'un acte créateur au moment
où il s'accomplit. Il parie même dans
L'évolution créatrice d'une « discontinuité
nouvelle » qui pourrait être mise au jour par
« la connaissance du vivant dès lors qu'elle
penserait en même temps la continuité et le
changement ou mieux, la continuité d'un
changement » (p. 633/163).
Cette discontinuité nouvelle ne serait pas
pour autant le contraire de la continuité mais
le contraire d'une fausse discontinuité.
Car les ruptures ne sont pas des lacunes, les
intervalles ne sont pas des vides, les
silences ne sont pas des « rien ».
Ils sont l'exacte ponctuation de l'action,
comme le point, la virgule ou le soupir,
toutes ses formes de respiration retenue pour
mieux rendre le rythme du poème, sont des
éléments tout aussi constitutifs d'une phrase
que la densité de ses mots et tout aussi
indispensables à son intelligibilité.
Les trous, les absences, les béances, tous
positifs, chacun selon son mode. Il n'y a pas
de négatif dans la nature, rien qu'un positif
différent d'un autre.
En ce sens, la première page de la Dialectique
de la durée rappelle d'emblée et fort
justement que la philosophie de Bergson est
une « philosophie du plein ».
Mais encore faut-il s'expliquer sur cette
plénitude, peut-être est-elle l'indice d'une
dialectique beaucoup plus subtile qu'on
pourrait le croire au premier abord.
« C'est la dialectique et non la continuité
qui est le schéma fondamental », écrit
Bachelard (Dialectique de la durée, p. 29)
mais c'est après avoir affirmé que Bergson
« n'a pas tenté de faire réagir la dialectique
sur le plan de l'existence » (p. 7).
Ce n'est pas si simple.
Ce qu'il faut d'abord rappeler, c'est que
Bergson distingue différentes formes de
dialectique : une qui reste langagière et qui
n'est qu'une opposition de concepts mais une
autre, concrète, celle-là, qui porte la
contradiction au sein d'une même réalité ; par
exemple ici la continuité ne s'oppose pas à la
discontinuité mais à une autre continuité de
même que la mémoire ne s'oppose pas à l'oubli
mais à une autre mémoire, la justice à une
autre justice, la religion à une autre
religion, une close, l'autre ouverte, une
statique, l'autre dynamique.
C'est donc à l'intérieur d'une même notion
qu'il faut penser les oppositions car c'est du
fond de leur plénitude singulière que tous les
êtres se fissurent.
La dialectique des concepts contraires n'a pas
d'épaisseur existentielle, elle est aisément
surmontée d'ailleurs par l'intuition.
« Les concepts vont d'ordinaire par couples et
représentent les deux contraires. Il n'est
guère de réalité concrète sur laquelle on ne
puisse prendre à la fois deux vues opposées et
qui ne se subsume, par conséquent aux deux
concepts antagonistes. De là une thèse et une
antithèse qu'on chercherait en vain à
réconcilier logiquement pour la raison très
simple que jamais avec des concepts ou points
de vue, on ne fera une chose. Mais de l'objet
saisi par intuition, on passe sans peine dans
bien des cas, aux deux concepts contraires et
comme par là on voit sortir de la réalité la
thèse et l'antithèse on saisit du même coup
comment cette thèse et cette antithèse
s'opposent et comment elles se réconcilient »
(Introduction à la métaphysique, PM,
1409/198).
Ainsi l'intuition première de la durée permet
de saisir le point de vue de la continuité et
le point de vue de la discontinuité parce
qu'elle contient l'une et l'autre
indissociablement.
La durée n'est pas leur synthèse a posteriori
mais l'expérience réelle qui permet à la thèse
et à l'antithèse de se forger comme points de
vue et donc de s'exprimer car il faut bien
qu'elle se transmette et donc renoue avec les
concepts mais encore faut-il que ces concepts
soient adéquats et « se moulent sur les formes
fuyantes de l'intuition »… et c'est pourquoi
l'on ne peut recourir à un langage trop
longuement institué par des représentations
symboliques qui, si elles conviennent souvent
à la maîtrise de la matière et de l'espace, ne
sont plus adéquates à l'expérience de la vie
et a fortiori de la conscience.
Il faudra donc imaginer des concepts fluides
qui ne soient pas des concepts flous, et même
inventer, pourquoi pas, pour chaque expérience
nouvelle un concept intégralement nouveau qui
ne jouerait plus du tout le rôle d'une sorte
de clef passe-partout et qui au lieu d'induire
au général cultiverait le singulier.
C'est même la tâche que Bergson assigne en
particulier à la philosophie puisque c'est
elle qui par l'intuition doit se placer « à
l'intérieur de la réalité concrète sur
laquelle la critique vient prendre du dehors
les deux vues opposées, thèse et antithèse »
(Introduction à la métaphysique, PM,
1430/204).
On peut rappeler l'exemple qui suit même s'il
est un peu trop simple ou peut-être parce
qu'il est simple : « Je n'imaginerai jamais
comment le blanc et le noir s'entre-pénètrent
si je n'ai pas vu de gris, mais je comprends
sans peine, une fois que j'ai vu le gris,
comment on peut l'envisager du double point de
vue du blanc et du noir. »
On ne saurait déterminer dans cette
perspective si c'est le blanc qui est positif
et le noir son négatif ou vice versa. Car on
peut aisément renverser l'ordre des concepts.
C'est ce que fait d'ailleurs Bachelard
lorsqu'il renverse la perspective dite
bergsonienne de la continuité en privilégiant
la discontinuité. Mais c'est en restaurant en
même temps la puissance du négatif.
On ne réhabilitera pourtant pas la
discontinuité en dévalorisant la continuité et
surtout il n'est pas possible de comprendre
Bergson en gardant cette opposition du oui et
du non.
La discontinuité est positive, la continuité
est positive, l'idée de rien est aussi pleine
que l'idée du tout.
Ce n'est que par déficience qu'on est amené à
les exprimer négativement car une proposition
peut-être négative, mais pas une réalité.
La négativité n'est pas dans les choses mais
seulement dans leur rapport à une
subjectivité. C'est un mode d'expression
singulier dont le premier effet positif est de
nous permettre d'éviter l'erreur.
Bergson rappelle ici l'argumentation kantienne
et ajoute : « Nier consiste toujours à écarter
une affirmation possible, la négation n'est
qu'une attitude prise par l'esprit vis-à-vis
d'une affirmation éventuelle » (EC, 738/287).
Cette attitude n'implique pas seulement
l'intervention d'éléments intellectuels. Au
contraire, une pure intelligence ne nie pas.
On se souvient d'ailleurs qu'elle ne rit pas
non plus. Le rapprochement n'a rien de
gratuit. C'est le mélange de l'affectivité et
du jugement qui dans les deux cas explique un
certain type de défense. Une intelligence qui
recevrait passivement, automatiquement, les
messages des sens, qui ne serait en rien
bouleversée par le désir, l'attente, le
regret, bref, qui échapperait au flux et au
reflux de la durée serait incapable de rire
comme de nier.
Un Dieu le pourrait-il ? Pour rire et pour
nier, il faut être sensible à quelque
privation. La proposition négative ne fait
rien que traduire l'épreuve de l'absence.
Déception, nostalgie, inquiétude, ignorance.
Ne trouvant pas toujours dans la réalité
l'ordre de nos attentes, nous invoquons un pur
désordre. Ne parvenant pas à saisir les
origines de l'existence, nous la faisons
surgir du néant…
Mais toute négation pour être intelligible
appelle son contraire. Elle ne tire sa
puissance que d'un va-et-vient de l'esprit
entre deux affirmations réelles ou virtuelles.
Il faut en conclure qu'elle ne crée rien et
n'a de vertu que pédagogique : elle prévient,
elle corrige ou, comme dit Bergson, elle
« fait la leçon » (EC, 742/292). Ici encore on
remarquera que la même formule désignait le
rôle du rire.
Bachelard rappelle donc à juste titre que la
négation n'est pour Bergson qu'une affaire de
jugement. Mais pouvait-il aller jusqu'à dire
pour autant que les discontinuités, les
morcellements ne sont pas au sein du
psychisme ? (Dialectique de la durée, p. 6).
L'affectivité n'est pas moins une profondeur
psychique que l'intellect et elle est
justement un de ces facteurs d'hétérogénéité
qui introduit des différences d'intensité dans
le sentiment de la durée, et des perturbations
dans notre adaptation au réel.
Il y a une plénitude du trouble, du désir, de
l'attente, de l'aspiration. Les remous de
l'affectivité ne sont pas eux non plus des
vides négatifs, ce sont des réalités
expérimentales positives.
On peut donc penser le négatif mais on ne peut
pas l'expérimenter et penser le négatif comme
tel, c'est selon Bergson, refuser de lui
donner un autre contenu que celui de son
contraire. On peut toujours penser le néant
comme suppression de la totalité de l'être
mais ce faisant on ne supprime rien du tout.
Ce n'est qu'un artifice puisque toute pensée,
fut-elle celle du néant témoigne de la
présence d'un être qui pense et qui par cela
même suffit à nier le néant. C'est pourquoi
Bergson déclare que « l'idée du néant,
entendue au sens d'une abolition de tout, est
une idée destructive d'elle-même, une pseudo-
idée, un simple mot » (EC, 34/223) et un peu
plus loin on trouve la formule célèbre « c'est
une idée aussi absurde que celle d'un cercle
carré ».
Pour établir un dialogue équitable avec
Bachelard il faut insister sur l'expression :
l'idée du néant « entendu au sens d'une
abolition de tout ». Car il s'agit ici d'une
idée radicale, d'un néant absolu.
Bachelard évoque (dans la Dialectique de la
durée, p. 29) une expérience du néant en nous,
« brisant à chaque instant notre amour, notre
foi, notre volonté, notre pensée », expérience
bien profonde en effet, mais il ne s'agirait
pour Bergson que d'arrêts ou de silences
momentanés, d'un sentiment d'absence ou
d'échec tout à fait provisoire, pas d'une
véritable pensée du néant. La pensée du néant
est bien celle d'une suppression de tout,
d'une abolition définitive et non de ruptures
accidentelles qui ne revêtent quant à elles
aucun caractère d'absurdité.
Les manques, les vacuités, les lacunes
viennent seulement du fait que le mouvement de
l'élan vital et a fortiori de la conscience
qui est sans doute sa manifestation actuelle
la plus haute, ne se maintient pas sans cesse
au même niveau, au même rythme. Il peut
s'accélérer ou se ralentir, suivre comme on
l'a vu deux directions opposées, celle d'une
contraction de durée qui à la limite donnerait
la spiritualité pure, ou d'une dispersion de
durée qui à la limite donnerait la matérialité
pure.
Certes, nul n'a l'expérience de ces deux
limites mais l'intuition est bien définie
comme un va-et-vient entre ces deux extrêmes
et c'est pourquoi d'ailleurs elle se
diversifie selon les multiples degrés
d'intensité qu'elle peut atteindre et pas
seulement selon la nature de ce qu'elle veut
connaître.
De même que l'intensité créatrice produit ce
que Bergson appelle un « plus être » à chaque
instant, on pourrait dire que la retombée de
l'élan produit un « moindre être » mais un
être moindre, n'est pas un non-être.
« Il faut se donner l'alternative temporelle
qui s'analyse par ces deux constatations : ou
bien en cet instant il ne se passe rien, ou
bien en cet instant il se passe quelque
chose », dit Bachelard (Dialectique de la
durée, p. 25). Seulement voilà, pour Bergson,
il se passe toujours quelque chose.
Troisième partie
Ces quelques rappels de thèmes bien connus,
ont évidemment ici pour but de montrer comment
Bergson a déplacé la dialectique de la
continuité et de la discontinuité : s'il n'y a
que des positivités dans l'existence, il faut
revenir à l'intuition de la durée car c'est
dans cette expérience qu'on trouvera la source
de leur unité fondamentale et non de leur
opposition, de même que le devenir est l'unité
réelle antérieure à l'opposition de l'être et
du néant et non pas leur synthèse a
posteriori. Or dans l'expérience une
continuité dynamique qui retombe ce n'est pas
une discontinuité mais une continuité
statique, de même pour la discontinuité. Et il
y a donc une dialectique du continu et une
dialectique du discontinu.
On peut remarquer d'ailleurs que Bergson
emploie assez peu le mot dialectique. La
plupart du temps c'est dans le contexte de
doctrines philosophiques traditionnelles et
dans un sens plutôt péjoratif. Par exemple
« la dialectique pure » n'est jamais « qu'une
tentative pour construire une métaphysique
avec les connaissances rudimentaires qu'on
trouve emmagasinées dans le langage » (Int. 2,
PM, 1330/98).
Telle est d'ailleurs à ses yeux la philosophie
de Platon dont il dit qu'elle était à la fois
une « conversation où l'on cherchait à se
mettre d'accord sur le sens d'un mot et une
répartition des choses selon les indications
du langage » (PM, 1322/88). Elle n'a pu se
teinter ensuite de mysticité que par des
apports étrangers, des efforts transcendant la
rationalité close de la Grèce et une sorte de
rejaillissement sur la dialectique d'éléments
suprarationnels qui pouvaient la rendre de
plus en plus ouverte au mysticisme mais sans
qu'elle parvienne à sa parfaite intégration.
Pour qui aurait une véritable intuition du
réel, toute opposition trouverait son
intelligibilité dans l'unité d'un même objet
alors qu'on ne pourra jamais la surmonter et
si l'on peut dire la remonter par un troisième
terme encore verbal, encore conceptuel.
En ce sens la philosophie devrait être un en-
deçà de la dialectique et une sorte de refus
d'y entrer. Bergson n'en fait guère qu'un mode
du dire « une détente de l'intuition »
lorsque, désirant se communiquer, elle est en
quelque sorte contrainte de se dialectiser
dans des concepts. C'est d'ailleurs le seul
cas où il reprend le terme à son compte.
Bachelard reprend la formule « détente de
l'intuition » et ajoute « cette détente est
nécessaire au renouveau de l'intuition…
Intuition et détente nous donnent au niveau de
la méditation la preuve de l'alternative
temporelle fondamentale » (Dialectique de la
durée, p. 26).
Bergson le concéderait sans doute tout comme
il admet que la mémoire habitude puisse servir
la mémoire image, ou que l'institution
religieuse puisse favoriser la propagation
d'un vrai mysticisme mais ce ne pourrait être
qu'à regret. Car il reste que cette détente
est une retombée. Comme les débris des feux
d'artifice ou les fleurs fanées de Plotin elle
diffuse un parfum lourd de nostalgie. Certes,
contre les concepts tout faits, elle
privilégie la richesse des images médiatrices,
l'originalité des paradigmes artistiques mais
l'exaltation est dans la trouvaille intuitive,
sa genèse comme son expression relève d'un
effort inouï car pour préparer l'intuition il
faut la patience d'analyses multiples et pour
l'exprimer, on doit « remonter la pente
naturelle de l'intelligence » (EC, 519/29-40).
L'intelligence n'est-elle pas d'ailleurs elle-
même une retombée ? Mais il est clair que le
mouvement de la descente peut être aussi
positif que celui de la montée. Il engendre la
science et la technique au moins autant qu'il
permet d'expliquer les troubles de la mémoire,
l'intuition du déjà vu, la dégénérescence des
civilisations, les horreurs de la guerre, les
avatars de la société industrielle et les
impasses de la religion close.
Dans l'ordre scientifique comme dans l'ordre
social les pratiques d'ouverture ne seront
possibles qu'en retrouvant la direction
première de l'élan vital qui a pu, semble-t-il
dévier ou stagner. Car il faut le rappeler,
cet élan n'est pas infini et il est donné une
fois pour toutes. Lorsque Bachelard prétend
qu'il ne s'arrête pas (Dialectique de la
durée, p. 6), il définit ce qui devrait être
ou ce dont on pourrait rêver, mais ce rêve ne
devient jamais une réalité.
En droit et en soi le mouvement de la vie
comme celui de la conscience est indéfini et
sans cesse fait pour aller plu loin. Il n'y a
pas plus de repos absolu que de vide absolu
dans la nature mais il y a des arrêts. Et
c'est justement l'arrêt, dit Bergson, non la
marche « qui demande une explication ».
Alors quelle explication en donne-t-il ?
D'abord arrêter, c'est figer. La limite,
conçue ici comme forme fixe, est le visage
même de la mort. Par opposition aux contours
rigides, l'intuition est une frange indécise,
ni vraiment de l'instinct ni vraiment de
l'intelligence, une pensée fuyante, ou comme
dit l'Essai une « étoile filante ». La
philosophie s'écrit dans les marges, brouille
les lisières, gomme les frontières. Contours,
cadres, délimitations, sont toujours factices,
fabriqués. Les déterminations ne sont pas tant
des négations que des réductions. L'acte qui
décrit, qui détermine, qui circonscrit ne
correspond pas à la réalité vivante mais à des
systèmes de représentation. Toute théorie de
la connaissance suppose donc l'arrêt au moins
momentané du mouvement vital. Il ne s'agit pas
ici d'une suspension du jugement mais de la
conscience elle-même. Le jugement ne se
suspend pas. C'est lui qui suspend, qui arrête
un mouvement fait pour aller plus loin. Juger,
c'est emprisonner la conscience, la
circonscrire dans des limites qui sont autant
d'entraves à son jaillissement créateur.
L'intuition libère des intellectualismes clos
parce qu'elle ne suspend plus, ne circonscrit
plus. Elle brise les barrières qui
empêcheraient la conscience de poursuivre sa
marche vers des horizons insoupçonnés, des
méthodes insolites et des mots jamais
prononcés.
Ensuite, l'arrêt ne se produit pas ici par
l'intervention d'un obstacle extérieur et
n'obéit pas la loi des chocs. Il s'opère par
un renversement spontané du mouvement, un
enroulement naturel d'un processus sur lui-
même, une sorte de déviation toujours
virtuellement possible et quelquefois
effective. Ce phénomène est décrit dans
L'évolution créatrice sous le double terme
d'interruption inversion. Bergson n'étant pas
du tout familier de ce genre de doublet et de
termes à tirettes, il peut être important de
comprendre pourquoi il veut en faire un unique
concept. De son propre aveu les deux termes
doivent être tenus pour synonymes, en tout
cas, rigoureusement indissociables. S'arrêter
c'est s'inverser. S'inverser, c'est s'arrêter.
Or toute projection implique un renversement.
La détente de l'élan produit de la matière :
des corps qui s'éparpillent, qui se
dispersent. La détente de l'intuition provoque
des concepts : des analyses qui se multiplient
indéfiniment à perte de vue, sortes de mirages
de l'ininterrompu qui donnent naissance à des
définitions lapidaires : « le physique c'est
du psychique investi », la cosmologie est une
« psychologie retournée », la « science est
une conscience qui s'interrompt ».
On pourrait dire aussi bien le temps est de la
durée qui se renverse, ou de façon plus large,
l'ordre géométrique est une interruption-
inversion de l'ordre vital. On retrouve
l'application de ce schéma dans Les deux
sources : la religion statique est
l'interruption-inversion de la religion
dynamique, l'oligarchie est l'interruption-
inversion de la démocratie.
D'où naît l'idée que le seul moyen d'enrayer
le processus mortifère c'est d'inverser
l'inversion, d'interrompre l'interruption soit
se remettre dans la direction de l'élan vital.
On retrouve par là au niveau de la doctrine
morale les leitmotive de la méthode
scientifique : remonter la pente, marcher à
contre-courant.
Bergson assigne cette tâche à la philosophie
dans la mesure où elle dilate son intuition
jusqu'aux confins du mysticisme puisque
inverser l'inversion de l'élan c'est retrouver
sa source et se remettre, selon son expression
« dans la direction du divin ».
Peut-être que si Bergson allait jusqu'au bout
de sa perspective, il ne devrait pas tant
exalter l'intuition qui est une vision – mais
une vision inversée – que le non-voir.
Il pourrait alors entrer aussi bien dans les
profondeurs de la théologie négative que dans
la nouveauté d'une géométrie reimanienne et
penser une métaphysique de l'irreprésentable.
Mais telle n'est pas son orientation. Et il se
pourrait que Bachelard, et d'autres, se trompe
en faisant du bergsonisme une philosophie de
l' « insondable ». L'empirisme bergsonien se
propose de tout sonder y compris l'au-delà, y
compris le divin. Aussi bien, il y a une
continuité, toute logique celle-là, entre tous
ses ouvrages puisque le mysticisme vient
remplir les promesses de l'élan vital en
prolongeant et dilatant jusqu'à l'extrême
l'intuition métaphysique. Il reste que plus
qu'une profession de foi, Les deux sources est
un grand traité de l'ordre social.
C'est semble-t-il de la science et du poème
plus que de la religion que Bachelard attend
les pratiques d'ouverture qui pourraient nous
prouver que, selon la belle formule de la
Poétique de la rêverie (p. 3), « l'homme ne se
trompe pas en s'exaltant ». L'éthique qui en
ressort n'est pas pour autant moins exigeante
que celle qui invite à entendre l' « appel du
héros » car le savant lui aussi pratique une
ascèse de la « pauvreté » (Dialectique de la
durée, p. 150). La dialectisation des axiomes,
la rectification des concepts sont tout autant
de techniques de dépouillement, de
purification qui retrouvent d'ailleurs pour se
signifier des images ancrées dans un long
patrimoine de rêveries mystiques, des images
pour abolir des images, une belle iconographie
au service d'une rigoureuse iconoclastie :
nuit des sens et nuit de l'esprit, morts
apparentes mais pour renaître dans le petit
matin des illuminations surrationnelles. Mais
n'y a-t-il pas là que les deux versants d'une
même transparence ? Lorsque Bachelard écrit la
Poétique de la rêverie il établit spontanément
des correspondances entre l'œuvre
épistémologique antérieure et la création
artistique. En la réinsérant dans un système
plus vaste de pratiques d'ascèse il élabore sa
propre dialectique philosophique et manifeste
sa propre cohérence en élargissant son champ
d'investigation. Mais pour élargir il faut
savoir approfondir. À un certain niveau de
profondeur la dialectique dans une série
d'actes de pensée qui découvrent a posteriori
que le « non » ce n'est pas le contraire d'un
« oui » mais plus sûrement un « oui » qui
s'entrouvre. On comprend mieux alors comment
le rêveur rejoint l'épistémologue. Ce qui
intéresse le second c'est le point de contact
entre deux extrêmes, le mélange initial, le
passage de l'un à l'autre. Ce sont les
transitions ou les ruptures, les moments
hésitants où la géométrie bascule, où la
physique vacille, l'heure où la mécanique se
met à onduler. Mais de même ce qui intéresse
le premier ce n'est pas le sommeil lourd,
l'inconscience stérile, c'est la rêverie
indécise, les instants où s'estompent
doucement les limites entre l'emprise du passé
et l'invite de l'avenir, les « spleens légers
habités de désirs inconstants » (Dialectique
de la durée, p. 145), les beaux moments
crépusculaires où le regard se plaît dans
l'épaisseur d'un double : le clair-obscur des
pensées neuves et des mots troubles. Fleuve,
flamme, feuille, ce qui change, ce qui
tremble, ce qui bouge : non point l'imaginaire
dans son état nocturne, dans son état diurne,
mais les images qui jaillissent dans
l'incertain passage de l'ombre à la lumière,
de la lumière à l'ombre.
Dans ce contexte, nous pencherions donc pour
réunir Bergson et Bachelard, quelles que
soient leurs divergences, dans une même
illumination. Certes cette lumière n'a rien
d'éblouissant ni de terrassant ni de
fracassant. Ce n'est ni la ténèbre diaphane
qui surplombe le ciel de Grégoire de Nysse, ni
le Grand soleil grec sur les tombes d'Argos.
C'est le demi-jour bleu qui traverse la toile
des rideaux sagement tirés et la lueur
discrète de la lampe veillant sur le travail
patient de l'écolier. C'est l'aube qui se
risque à travers le gris perle et le rose
tendresse, et puis quand sonne l'heure des
rêves et des voiles, « c'est l'obscure clarté
qui tombe des étoiles ».
Rien ne peut mieux la suggérer que cette
atmosphère inspirée du Consuelo de G. Sand que
Bachelard évoque dans son testament, je veux
dire la Flamme d'une chandelle. On se souvient
du Philosophes en méditation de Rembrandt,
« cette grande chambre perdue dans l'ombre,
ces escaliers sans fin qui tournent on ne sait
comment ; ces lueurs vagues du tableau, toute
cette scène indécise et nette en même temps,
cette couleur puissante répandue sur un sujet
qui en somme n'est peint qu'avec du brun clair
et du brun sombre ; cette magie de clair-
obscur… » (p. 8-9).
Bachelard transpose sur la recherche d'une
écriture les stratégies de la peinture mais il
en fait ici beaucoup plus qu'une technique. Il
l'inscrit au cœur de la conscience, comme
l'attente, comme l'annonce d'un éveil : celui
de l'être le plus profond réconcilié avec lui-
même, avec ses proches et ses lointains, un
« psychisme doré » bien loin des cauchemars et
des angoisses vaines de sorte que son
esthétique du clair-obscur devient inséparable
d'une éthique de la sérénité (cf. Marie
Cariou, Bergson et Bachelard, PUF, 1995).
Conclusion
Pour conclure ce rapide tourbillon des redites
ou des trouvailles, des tergiversations ou des
résolutions, des oppositions ou des
connivences entre Bachelard et Bergson, nous
serions tentés de répondre à la question
posée : Bergson et Bachelard, continuité ou
discontinuité ? Point d'interrogation. Bergson
et Bachelard, discontinuité et continuité…
Point de suspension.
Sans prétendre avoir rassemblé tous les
éléments nécessaires à la justification de
cette réponse, sans doute avons-nous seulement
entrouvert le débat en essayant d'imiter ce
meunier dont parle Bachelard lorsqu'il
esquisse un paradigme de la notion de
« synthèse » (cf. La poétique de l'espace, p.
7 !)
Bergson substituait à l'image du tisserand
croiseur de fils, celle du couturier qui
taille sur mesure.
Bachelard quant à lui évoque le cône trapu et
les ailes des moulins et confie au meunier le
soin de réconcilier les vertus de la terre et
les vertus du ciel, l'enracinement ténébreux
et les envols lumineux.
Pourquoi le meunier, direz-vous ? La réponse
est dans le texte : parce que c'est un
« voleur de vent qui avec de la tempête fait
de la bonne farine ».
Métaphysique
Force et résistance, le rythme de
la vie
Jean-Jacques Wunenburger
Jean-Jacques Wunenburger est professeur de
philosophie à l’Université Jean Moulin Lyon III et
directeur de l’Institut de recherches philosophiques
de Lyon et ancien directeur du Centre Gaston
Bachelard de recherches sur l’imaginaire et la
rationalité de l’université de Bourgogne.

B ien que H. Bergson et G. Bachelard aient


développé des projets et des démarches
philosophiques fort hétérogènes, on ne peut
qu'être frappé par le recours, chez tous deux,
de formes de discursivité parallèles ou
convergentes, qui aboutissent en l'occurrence
à un certain isomorphisme des schèmes
d'analyse, des types de problématisation, du
déploiement d'arguments et de résolution de
problèmes [1] . Dès lors, il s'agit de comparer
moins des réponses explicites à des questions
fondamentales que des modes de traitement, des
styles de développement de positions, qui
peuvent être rapprochés même s'ils engendrent
des expressions philosophiques littéralement
différentes. On se centrera à cet effet sur le
couple conceptuel de force et de résistance,
qui apparaît jouer un rôle heuristique
semblable chez l'un et l'autre des
philosophes, attestant peut-être par là une
commune conception énergétique de la vie.
1. De l'art des bifurcations
symétriques
La description des formes physiques et
psychiques, la compréhension de leurs
émergence, variation et transformation
renvoient, en effet, de manière privilégiée,
chez Bergson comme chez Bachelard, à une
énergie, une force, un dynamisme originaire de
la vie, qui à leur tour vont orienter,
irriguer, traverser la plupart des opérations
cognitives, des plus simples aux plus
complexes. Chez Bergson, l'action d'une force
primitive dans le cosmos ou dans la Nature est
ainsi censée se prolonger dans la conscience,
qui puise dans ce dynamisme la capacité de
mobilisation et de créativité psychique et
intellectuelle. Chez Bachelard, une tonalité
vitale, proche à certains égards d'un vouloir-
vivre schopenhauerien, va doter la rationalité
scientifique et l'imagination poétique d'une
puissance plastique de transformation des
représentations. La référence à une semblable
force primitive va donc leur permettre
d'éclairer les processus de complexification
de la vie de l'esprit, même si la médiation du
langage inhibe, voire masque l'élan vital chez
Bergson, alors qu'elle se présente comme la
forme irréductible à travers laquelle la
pensée active un dynamisme élémentaire chez
Bachelard [2] .
Chacune des deux philosophies va aussi
identifier et classer les processus
intellectuels selon leurs rapports de
continuité ou de discontinuité avec cette
force vitale qui traverse le non-Moi mais
aussi l'intériorité du Moi-sujet. À première
vue, volonté et imagination chez Bachelard [3] ,
intuition et image chez Bergson, nous rendent
réceptifs aux propriétés de fluidité et de
mobilité de la vie, qu'elles s'expriment sur
un mode physique ou psychique, tandis que la
raison chez l'un, l'intelligence chez l'autre,
nous en séparent par le biais de la
représentation abstraite, qui ne permet de
poser une proposition vraie sur la vie que sur
fond d'une altération, d'une coupure, voire
d'une aliénation, qu'il faudra contourner et
compenser, même si la raison comme
l'intelligence contribuent à une construction
intellectuelle, sous forme de connaissance
scientifique. On peut donc bien parler chez
tous deux d'une distribution des opérations de
l'esprit, répartie selon qu'elles sont en
phase, en osmose, en connaturalité avec la vie
ou, au contraire, qu'elles sont extérieures,
étrangères, scindées par rapport à sa
manifestation originaire.
Cette dualité de principe, articulée autour
d'un couple de contraires, lien-coupure,
consubstantialité-hétérogénéité, semble de
plus se répéter lors de l'analyse de chaque
type d'opération de l'esprit, mais surtout
dans les opérations intellectuelles dotées
d'une affinité et d'une empathie avec l'objet.
Certaines expressions et manifestations
intuitives ou discursives de l'esprit se
voient en effet mobilisées, entraînées, par
une dynamique primitive, mais qui ne peut
développer pleinement ses potentialités
cognitives et émotives qu'en étant couplée
avec une rupture, une résistance, une
discontinuité. Chez Bergson comme chez
Bachelard, la vie de l'esprit connaît donc un
couplage originaire, structurel et
fonctionnel, entre un élan, un dynamisme et
son contraire, une résistance, un arrêt. C'est
ce que nous nous proposons d'établir dans ses
grandes lignes en proposant une analogie entre
les paradigmes de la conscience créatrice chez
l'un et l'autre.
2. Le philosophème commun de la
tension antagoniste
À la croisée de philosophies vitalistes,
panpsychiques, et des sciences de la nature et
de la vie (même si Bachelard est sans doute
moins attiré par la biologie et la
psychophysique que Bergson [4] ), Bergson et
Bachelard renvoient originairement
l'intelligibilité des phénomènes, externes et
internes, à l'existence et au développement
d'une force vitale qui pousse au changement,
au devenir, à la mobilité mais aussi à
l'accroissement, à l'augmentation de la
puissance propre [5] . Les formes et matières
sont bien l'enveloppe externe de forces, qui
non seulement persévèrent dans leur être mais
tendent à la création d'états plus riches et
plus complexes (dans l'évolution de la
cosmologie bergsonienne comme dans l'ordre des
représentations conceptuelles et imagées chez
Bachelard). Corollairement, il existe dans
l'esprit des processus cognitifs qui
prolongent ce dynamisme et l'intériorisent
dans la vie de l'esprit.
Pour Bergson et Bachelard les processus de
connaissance intellectuelle, intuitifs ou
discursifs, abstraits ou concrets, se
développent donc selon des propriétés et
régularités déterminées par l'existence sous-
jacente d'un dynamisme. Bergson rattache sa
manifestation spirituelle chez l'individu à un
processus cosmologique et phylogénétique,
source d'une évolution généralisée de la
matière et de l'esprit, alors que Bachelard
s'en tient à un examen purement ontogénétique,
identifiant cette puissance originaire dans
une volonté à l'œuvre aussi bien dans l'ordre
de la rationalité que de l'imagination
créatrice.
D'un point de vue cognitif, le dynamisme
spirituel se concentre chez Bergson dans
l'intuition d'une durée, capable de renouer
par son immédiateté avec le flux universel,
d'assurer une saisie de réel en soi et
d'engendrer une créativité de contenus de
conscience nouveaux. Alors qu'au contraire,
l'intelligence discursive, productrice de
représentations verbales et abstraites, se
détache de la vie et lui oppose l'écran de ses
abstractions.
Une semblable dualité se retrouve chez
Bachelard. Nos représentations peuvent se
trouver immobilisées, réifiées, dans le cas
des images projectives et des concepts
réalistes, coupant ainsi raison et imagination
de leur source vive et de leurs productions
dynamiques. À l'opposé, dès lors qu'elles se
trouvent réappropriées par une raison et une
imagination animées par une force
énergétisante, qui les inscrit dans une
temporalité, elles se voient dotées d'une
plasticité cognitive ou poétique inégalée.
Par ailleurs, tout déploiement dynamique et
créatif de la force psychique nécessite une
configuration complexe résultant d'une
opposition dynamique. Certes, la pensée de la
force peut induire une représentation homogène
d'un seul flux continu, unidirectionnel.
D'ailleurs, pour Bergson, la conscience intime
du flux se confond avec l'expérience de la
durée continue, à laquelle Bachelard avait
précisément opposé une temporalité discontinue
faite d'instants entrecoupés, réunis seulement
par une vibration rythmique. Pourtant Bergson
et Bachelard se rejoignent en associant la
force originaire, cosmologique ou
psychologique, avec une inhibition, qui opère
comme une résistance et qui lui fait obstacle.
Cette contrariété, qui s'oppose à la simple
expansion ruisselante, fluide, ouvre alors un
changement de direction et d'intensité, bref
inaugure un devenir saccadé. Bergson comme
Bachelard font place dès lors à un obstacle, à
un arrêt de la force, qui devient étape
obligée d'un processus [6] .
Dans L'évolution créatrice, Bergson compare
ainsi la trajectoire de la vie à celle d'un
boulet de canon qui se fragmente en explosant
en cours de vol. « Quand l'obus éclate, sa
fragmentation particulière s'explique tout à
la fois par la force explosive de la poudre
qu'il renferme et par la résistance que le
métal y oppose. Ainsi pour la fragmentation de
la vie en individus et espèces. Elle tient,
croyons-nous, à deux séries de causes : la
résistance que la vie éprouve de la part de la
matière brute, et la force explosive – due à
un équilibre instable des tendances – que la
vie porte en elle. » [7]
Pour Bachelard, l'imagination matérielle
s'inscrit dans une expérience vécue de la
résistance de la matière qui excède la simple
vision à distance. « L'imagination active ne
commence pas comme une simple réaction, comme
un réflexe. Il faut à l'imagination un
animisme dialectique, vécu en retrouvant dans
l'objet des réponses à des violences
intentionnelles, en donnant au travailleur
l'initiative de la provocation. L'imagination
matérielle et dynamique nous fait vivre une
adversité provoquée, une psychologie du
contre, qui ne se contente pas du coup, du
choc, mais qui se promet la domination sur
l'intimité même de la matière. » [8]
Dans ces deux extraits de textes, on peut
remarquer que, malgré la disparité des champs
d'application, un même schème de tension
antagoniste se trouve mis en œuvre, vérifiant
un double principe. D'une part, une force ne
peut se déployer si elle obéit seulement à un
modèle d'écoulement et d'intensification
linéaire et continu. Le potentiel de la force
et son actualisation sont conditionnés par un
dispositif de résistance qui favorise ses
variations et transformations. Autrement dit,
toute force a besoin d'une contre-force qui
s'oppose à son actualisation [9] . L'absence de
cette discontinuité entraverait et inhiberait
le flux énergétique, car la résistance
favorise le processus de transformation et
d'intensification de la force. Autrement dit,
la force et son opposé constituent bien une
structure d'organisation et de renforcement de
l'actualisation des dynamismes.
D'autre part, l'antagonisme ainsi créé par le
couple de la force et de la résistance ouvre
chez Bergson sur différentes réactions de
montée et de chute, transcrites dans des
verbes comme rebondir, concentrer, éclater et
disperser en gerbe, voire faire exploser en un
mouvement de feu d'artifice ; la résistance
instaure ainsi une diversification
phénoménale, produit un spectre de processus
créatifs, explosifs mais imprévisibles. Certes
Bachelard, pour son compte, évoque surtout
l'intensification qui résulte de la
résistance, en renforçant la tonalité du
sujet, son énergie, mais en retour elle
confère à la matière perçue et rêvée une
« profondeur substantielle » nouvelle. Du fait
de cette résistance énergétique, matière et
sujet se mettent en mouvement, substituant un
devenir à l'être inerte. « Dans cette matière-
durée, l'homme se réalise plutôt comme devenir
que comme être. Il connaît une promotion
d'être. » [10]
3. La controverse ambiguë
Pour Bergson et Bachelard il existe donc bien
un antagonisme élémentaire entre la
manifestation d'une force et un état d'inertie
extérieur, qui engendre une réaction qui
renforce l'expérience et l'expression de la
force initiale. Mais c'est précisément au
sujet de cette relation antagoniste que les
deux s'affrontent indirectement, autour d'un
jeu étrange d'interprétations et
d'incertitudes croisées. Il s'agit en effet de
savoir si l'obstacle qui engendre la réaction
est extérieur à la force initiale, donc
totalement lié à une contingence, ou au
contraire s'il est solidaire, voire généré par
elle, selon une sorte de finalité
structurelle.
Bachelard, dans ses analyses de La dialectique
de la durée, semble reprocher à Bergson de
penser l'obstacle de manière inappropriée.
D'une part, il le considérerait comme
« externe » : « La cause de l'échec, d'après
M. Bergson, est toujours externe. C'est la
matière qui s'oppose à la vie, qui retombe sur
la vie élancée et en ralentit ou en courbe le
jet… On a l'impression que la matière est pour
M. Bergson, purement et simplement égale à
l'échec qu'elle occasionne. » [11] Reproche qui
pourrait paraître injuste puisque Bergson
semble bien faire de la résistance un
mouvement d'auto-enroulement de la vie comme
matière sur elle-même, résistant à la montée
en puissance de la vie versus psychique : « Il
fallait que la vie entrât ainsi dans les
habitudes de la matière brute, pour entraîner
peu à peu sur une autre voie cette matière
magnétisée.. La vie est tendance, et l'essence
d'une tendance est de se développer en forme
de gerbe, créant, par le seul fait de sa
croissance, des directions divergentes entre
lesquelles se partagera son élan. » [12]
D'autre part, Bachelard reproche à Bergson de
penser l'obstacle comme une substance opaque
et rebelle (dotée d'une sorte d'antitypie),
alors que lui-même soutient à l'opposé que
l'« hésitation » créatrice de la vie et du
temps réside dans un vide, dans une
interruption, une suspension qui voit l'être
affronté au néant. « Ce n'est pas la matière
qui fait obstacle. Les choses ne sont que les
occasions de nos tentations. » [13] La vie
expose à une alternance d'adhésion et de
refus, de oui et de non, dont le rythme nous
montre « la vie essayée, éphémère, refusée,
reprise “où apparaît” la dialectique
fondamentale de l'être et du néant » [14] . Mais
ce néant qui suspend le mouvement « est en
nous-même, éparpillé le long de notre durée,
brisant à chaque instant notre amour, notre
foi, notre volonté, notre pensée. Notre
hésitation temporelle est ontologique » [15] .
Il n'en reste pas moins que chez Bergson, la
résistance matérielle dans l'évolution
générale de la vie finit bien par
s'autonomiser au point d'échapper à la vie, ce
qui résiste devenant vraiment « autre » ;
alors que chez Bachelard, l'obstacle opposé
par les matières à la volonté créatrice ne se
réduit pas à une discontinuité temporelle,
mais devient une source d'adversité forte et
violente que le sujet s'impose de lui-même et
à lui-même, de manière quasi masochiste, pour
se dépasser. « La vie s'oppose à la vie, le
corps se dévore lui-même et l'âme se
ronge. » [16] « L'imagination qui se complaît à
de telles images d'opposition radicale
enracine en soi l'ambivalence du sadisme et du
masochisme… L'imagination détermine un
matérialisme manichéen, où la substance de
toute chose devient le lieu d'une lutte
serrée, d'une fermentation d'hostilité.
L'imagination aborde une ontologie de la lutte
où l'être se formule en un contre-soi, en
totalisant le bourreau et la victime. » [17]
Le débat ainsi ouvert porte donc sur le fait
de savoir si la résistance que rencontre une
énergie, un élan, est déjà virtuellement
inscrite en elle et si cet obstacle est de
l'ordre du plein (comme la matière contre
l'esprit, chez Bergson) ou du vide (sous forme
d'intervalle, d'instantané temporel chez
Bachelard). Dans ce cas, l'expansion de la
force se heurte à des interruptions, qui ne
sont pas virtuellement inscrites dans la
logique immanente de la force. Il n'est pas
sûr que, malgré leur divergence proclamée,
Bachelard et Bergson aient échappé à une même
ambiguïté fondamentale, qui vient de ce que
l'altérité qui participe à l'autodéveloppement
d'une identité doit être à la fois
connaturelle et radicalement hétérogène.
4. Enjeux d'un philosophème
dynamique
Bergson et Bachelard ont ainsi valorisé de
manière proche un même schème d'action-
réaction pour rendre compte des processus
dynamiques et évolutifs. Ce rapprochement nous
incite donc à mettre en rapport des
philosophies non seulement par leurs positions
conclusives mais par les types
d'intelligibilité mis en œuvre dans des
domaines hétéroclites. Chaque système
philosophique recourt en effet à des
opérateurs, des schèmes qui règlent les lois
de la causalité et les relations entre des
réalités aussi bien matérielles que
psychiques. Bergson et Bachelard disposent
ainsi de catégories opératoires pour rendre
intelligible le donné, ici en l'occurrence les
flux. Une grande philosophie se caractérise
peut-être justement par l'idiosyncrasie et la
systématicité de ces schèmes organisateurs.
Or, le philosophème central que nous avons
identifié chez l'un et l'autre comprend un
couplage « action-réaction », qui appartient
certes à la description de certains phénomènes
empiriques de la nature, mais qui, à l'âge
préscientifique déjà, avait émergé comme un
modèle opératoire pour rendre compte de la
vie [18] . L'antagonisme de la force et de la
résistance constitue ainsi le noyau dur d'une
pensée du rythme, en tant que celui-ci
présuppose une séquence « élan-césure »,
« continuité-discontinuité » [19] . Bergson n'a
certes pas vraiment reconduit sa pensée de
l'antagonisme primitif vers une philosophie
explicite du rythme, dont il a seulement
appréhendé le principe dans une logique
héraclitéenne qui lui fait dire que tout
processus rencontre à un moment donné une
limite de son développement, avant de revenir
en sens contraire [20] . Il rend ainsi possible
des mouvements alternatifs et pendulaires qui
évitent la frénésie, c'est-à-dire la
continuation linéaire dans le même sens.
L'originalité puissante de Bachelard tient
peut-être à ce qu'il s'est aventuré à
esquisser cette rythmanalyse dans La
dialectique de la durée, où se dévoile un
temps vibratoire, un « repos vibré », bien
éloigné de la durée bergsonienne.
Cette commune pensée d'un devenir contrarié
rend possible, par son mécanisme même, une
philosophie de la complexification de la
réalité physique et psychique, puisque l'arrêt
que rencontre l'expansion linéaire d'une force
lui permet de s'auto-organiser autrement en
faisant apparaître une configuration nouvelle,
qui enrichit le plan phénoménal. Il est
remarquable d'ailleurs, qu'à la différence de
Bergson, Bachelard a introduit ce même binôme
flux-résistance dans le devenir de la raison
abstraite, puisque le devenir de la raison
exige précisément un jeu dynamique
d'oppositions logiques, de contrariété et même
de contradiction qui reproduisent sur un plan
conceptuel l'antagonisme des forces [21] .
Enfin, par ce jeu de la résistance, il
apparaît que les processus d'évolution et de
transformation ne relèvent chez Bergson et
Bachelard, ni d'un mécanisme répétitif
linéaire, ni d'un hasard généralisé, ni d'une
finalité englobante. Il existe bien dans la
vie des orientations virtuelles (à certains
égards inconscientes chez les deux), mais qui
ne s'actualisent qu'au contact d'obstacles qui
peuvent produire aléatoirement des
bifurcations, des innovations, des
enchaînements imprévus. La vie cosmique comme
la vie poétique sont à la fois prédéterminées,
et livrées à des irruptions inédites, qui
constituent la créativité.
Bergson et Bachelard ont donc recouru à un
même type d'intelligence des processus
dynamiques, d'évolution et de création, fondé
sur une dialectique d'action-réaction, mais on
peut convenir que Bachelard a conduit sans
doute plus loin le modèle, en théorisant plus
soigneusement les conséquences.
Notes du chapitre
[1] ↑ Voir nos analyses : « Images poïétiques, schèmes et
création intellectuelle », in Miroirs, fragments, mosaïques,
J.-P. Mourey (éd.), Publications de l'Université de Saint-
Étienne, 2005, p. 11 sq. ; « Rationalité philosophique et
figures symboliques », in Les lieux de l'imaginaire, Montréal,
Éd. Liber, 2002, p. 33 sq. Nous tenons à remercier Florence
Nicolas pour ses précieuses suggestions critiques.
[2] ↑ Pour Bachelard « il n'y a de vie que “parlée” »
(Introduction à la Poétique de l'espace, PUF, 1957, p. 7).
« En règle générale nous pensons que tout ce qui est
spécifiquement humain dans l'homme est logos. Nous n'arrivons
pas à méditer dans une région qui serait avant le langage »
(La poétique de l'espace, PUF, p. 7).
[3] ↑ La volonté peut aider à animer l'imagination (« Rêver
d'images matérielles – oui, simplement les rêver – c'est
tonifier la volonté », La terre et les rêveries de la volonté,
Corti, p. 8), même si celle-ci la dépasse amplement, voire
parfois s'en émancipe, comme dans les rêveries du repos (« Les
rêveries de la volonté ne doivent pas venir brutaliser,
masculiniser les rêveries du loisir », La poétique de la
rêverie, p. 183).
[4] ↑ Voir J.-J. Wunenburger (dir.), G. Bachelard et
l'épistémologie française, Paris, PUF.
[5] ↑ Il y aurait lieu de rapprocher ces prémisses des
conceptions de Plotin, Spinoza ou Nietzsche.
[6] ↑ On gagnerait à comparer ces analyses avec celle de Maine
de Biran qui appréhende le fait intime originaire du Moi comme
une expérience d'une résistance.
[7] ↑ H. Bergson, L'évolution créatrice, Paris, PUF, p. 578.
[8] ↑ G. Bachelard, La terre et les rêveries de la volonté,
Paris, Corti, p. 21.
[9] ↑ Voir notre développement dans La raison contradictoire,
Paris, Albin Michel, 1990.
[10] ↑ Ibid., p. 22.
[11] ↑ G. Bachelard, La dialectique de la durée, Paris, PUF,
p. 21.
[12] ↑ L'évolution créatrice, in Œuvres, Paris, PUF, p. 579.
[13] ↑ G. Bachelard, La dialectique de la durée, op. cit., p.
21-22.
[14] ↑ Op. cit., p. 25.
[15] ↑ Op. cit., p. 29.
[16] ↑ Op. cit., p. 21-22.
[17] ↑ G. Bachelard, La terre et les rêveries de la volonté,
op. cit., p. 75.
[18] ↑ On trouve ce schème tensoriel depuis les
Présocratiques. Il revient en force dans le romantisme
allemand, dans la Naturphilosophie, de Goethe et F. von Baader
et de Schelling.
[19] ↑ Voir P. Sauvanet et J.-J. Wunenburger, Rythmes et
philosophie, Paris, Kimé, 1996.
[20] ↑ H. Bergson, Les deux sources de la morale et de la
religion, Paris, PUF, p 1226 sq.
[21] ↑ Voir G. Bachelard, La philosophie du non, Paris, PUF.
La rupture de Bachelard avec
Bergson comme point d'unité de la
philosophie du XXe siècle en
France
Frédéric Worms
Frédéric Worms est professeur d’histoire de la
philosophie contemporaine à l’Université de Lille III
et directeur du Centre international d’étude de la
philosophie française contemporaine à l’ENS (Paris).

U ne rupture profonde entre un philosophe et un


autre peut être l'occasion, pour celui qui
rompt, non seulement de se découvrir et
d'accéder à soi, mais aussi de révéler, chez
celui-là même avec lequel il rompt, quelque
chose d'essentiel qui sans doute n'aurait pas
pu apparaître autrement. Tel fut selon nous le
cas, lorsque Bachelard manifesta, au cœur même
de son œuvre, sa rupture avec celle de
Bergson. Cette rupture, ou les conséquences de
cette rupture allèrent cependant plus loin
encore, si loin, au-delà même peut-être de
l'intention initiale de Bachelard, qu'elles en
vinrent à masquer ces aspects essentiels non
seulement de Bergson, mais de Bachelard lui-
même, qui en faisaient encore une relation
profonde. Ainsi, bien loin de contester qu'il
y eut rupture entre ces deux philosophes, sur
le problème déterminé et central du temps,
notamment, nous soutiendrons ici que la
radicalité de cette rupture, son excès en
quelque sorte sur elle-même, en fit le motif
d'une véritable discontinuité historique dans
le siècle, entre deux moments philosophiques
décisifs, au point de masquer ce qu'elle
pouvait avoir de plus singulier. Au-delà même
de la rupture de Bachelard avec Bergson, et à
travers les arguments de Bachelard contre
Bergson, c'est bien de la rupture avec le
moment « 1900 » en philosophie tout entier
qu'il s'agit, en tant qu'elle fonde un nouveau
moment philosophique, celui de la Seconde
Guerre mondiale (en France au moins), et peut-
être encore au-delà. Telle est en tout cas
l'hypothèse que l'on voudrait esquisser ici.
Pourtant, qu'il y ait encore une relation
profonde dans cette rupture même, et que la
relation avec Bergson soit nécessaire à
Bachelard pour accéder à lui-même, un premier
fait nous l'indiquera. Ce n'est pas seulement
le besoin qu'il eut de le manifester
publiquement, et même de la manifester deux
fois au moins, dans des livres dirigés par
leurs titres même contre Bergson (les deux
seuls livres, en outre, explicitement
métaphysiques, dans son œuvre, et qui la font
pivoter). C'est aussi la relation même, très
précise, on ne peut plus explicite, entre ces
deux titres. En intitulant en effet
successivement L'intuition de l'instant et La
dialectique de la durée ces deux ouvrages de
1932 et de 1936, Bachelard ne fait pas
qu'écarteler, pour ainsi dire, ce qui chez
Bergson s'appellerait sans aucun doute
l'intuition de la durée, et la dialectique de
l'instant ! Il ne se contente pas même de
souligner, déjà, que sa contestation ne
portera pas seulement sur un problème, aussi
central soit-il celui du temps, mais aussi sur
la méthode, le passage de l'« intuition » à la
« dialectique » ayant autant d'importance que
celui du temps à l'instant, et signant plus
encore le passage d'un moment du siècle à un
autre. Ce qui frappe plus encore, c'est la
volonté de manifester entre ces deux pensées,
au-delà de leur simple opposition, une sorte
de chiasme, qui préserve les enjeux principaux
en tant que tels, même s'il convient de les
redistribuer : il y a encore une intuition, il
y a encore de la durée, on ne se dispensera ni
de ces catégories, ni de ces questions. Ainsi
Bachelard fait-il partie de ceux qui rendent
nécessaires, tout à la fois, la rupture avec
Bergson, et la relecture de Bergson. Il est
bien, en ce sens, à la croisée des chemins, en
un point intense d'unité. Il reste, cependant,
à comprendre comment la force même de cette
rupture a pu masquer, pendant un temps, la
nécessité de cette relecture.
Les remarques qui précèdent dicteront donc
leur mouvement aux analyses qui vont suivre.
Il faudra revenir d'abord, en effet, sur les
critiques adressées par Bachelard à Bergson
dans ces deux admirables livres, pour montrer
par quelle gradation elle est conduite à
s'approfondir au point de s'excéder elle-même.
Mais il s'agira ensuite de mesurer brièvement
les effets historiques de cette rupture et de
son excès, à la fois chez Bachelard lui-même,
et dans le moment qu'il contribue ainsi à
ouvrir. Ce sera souligner deux des directions
les plus importantes de ce moment
philosophique qui a pour centre la Seconde
Guerre mondiale : celui qui, en pleine
lumière, accentue encore les thèmes opposés
par Bachelard à Bergson, comme ce sera le cas,
avant tout, chez Sartre et Merleau-Ponty ;
mais aussi celui qui, dans l'ombre ou la
pénombre relative, tout en partageant cette
rupture sur des aspects essentiels, partage
aussi la relation et même la reprise sur
d'autres points, comme c'est le cas, avant
tout, chez Jean Wahl et Vladimir Jankélévitch.
C'est alors seulement que l'on pourra revenir,
pour conclure, sur les aspects de l'œuvre de
Bachelard, mais aussi de Bergson, trop
méconnus peut-être, qui se trouvent soulignés
ou révélés par cette rupture même, au cœur du
siècle.
Les degrés d'une rupture :
l'instant, le néant, l'image
Ce qui caractérise la critique de Bergson par
Bachelard, d'un des deux livres que nous
venons d'évoquer à l'autre, c'est qu'elle ne
cesse de se reprendre, mais aussi de
s'approfondir. Ainsi, il nous semble qu'elle
s'appuie dans les deux ouvrages sur trois
thèmes principaux, présents dans l'un comme
dans l'autre, mais que l'accent passe
cependant de plus en plus de l'un à l'autre,
changeant radicalement, non seulement le
thème, mais le ton et aussi la portée d'une
critique, qui devient de plus en plus
irréversible.
Dans les deux livres en effet l'idée
principale semble la même : il faut (selon
Bachelard) renoncer à une image du temps
continu, « positif » et plein, qui serait
celle de Bergson, pour lui substituer l'image
d'un temps discontinu et environné de néant ou
« dialectique ». Mais du thème de la
discontinuité, ou de l'instant, à celui du
néant et de l'image, les enjeux s'accentuent
autrement et s'approfondissent bien, en effet,
de l'intérieur.
Ainsi, dans L'intuition de l'instant, le débat
avec Bergson, qui met au premier plan la
question de la continuité ou de la
discontinuité du temps, aussi tendu soit-il,
reste-t-il encore proche et presque intime.
Certes, dès la première phrase du livre,
l'évocation de la thèse sur laquelle porte le
livre, et que Bachelard va défendre contre
celle de Bergson, donne bien la mesure des
enjeux, en liant la question de l'instant à
celle du néant :
« L'idée métaphysique décisive du livre de
M. Roupnel est celle-ci : le temps n'a
qu'une réalité, celle de l'instant.
Autrement dit <et cet ajout est essentiel,
il signe l'intervention même de Bachelard
dans le débat>, le temps est une réalité
resserrée sur l'instant, et suspendue entre
deux néants » (Éd. Denoël-Gonthier, coll.
« Médiations », p. 13).

Mais il s'agit bien d'abord, pour Bachelard,


de prouver la réalité discontinue de
l'instant. Bergson est critiqué, et finalement
abandonné, au nom d'une expérience de
l'instant qui s'impose, selon Bachelard, aussi
bien dans l'existence que dans la science, et
qui impose à l'une et à l'autre une tâche
difficile. Il est encore celui qui a méconnu
la réalité de l'instant et non pas, comme il
le sera ensuite dans La dialectique de la
durée, celui qui a ignoré, les « puissances
négatrices de l'esprit » (PUF, p. VI), appelant
ainsi sur lui une ironie qui aura des
héritiers dans le siècle.
En 1932, on n'a aucune raison de douter de la
sincérité de Bachelard, lorsqu'il évoque un
débat intérieur et violent entre la thèse de
Bergson et celle de Roupnel :

« Nous essaierons d'indiquer les efforts de


conciliation que nous avons personnellement
tentés ; mais nous ne donnerons pas notre
adhésion à la doctrine intermédiaire qui
nous a un moment retenu. Si nous la
retraçons, c'est parce qu'elle vient assez
naturellement à l'esprit d'un lecteur
éclectique, et qu'elle retardera sa
décision » (p. 16).

Même si l'épilogue est prévisible, la tension


est donc perceptible :
« Après un récit de nos propres débats,
nous verrons que la position qui correspond
à la conscience la plus directe du temps,
c'est encore la théorie roupnélienne »
(ibid.).

Si Bachelard doit donc trancher, c'est en


raison d'une expérience directe, positive, de
la « réalité de l'instant ». Ce sera même
d'abord, cas unique dans son œuvre à notre
connaissance, en raison d'une expérience qu'on
doit dire « existentielle », évoquée dans une
formule admirable de pudeur et de douleur, de
force et de simplicité :

« Le deuil le plus cruel, c'est la


conscience de l'avenir trahi, et quand
survient l'instant déchirant où un être
cher ferme les yeux, immédiatement on sent
avec quelle nouveauté hostile l'instant
suivant assaille notre cœur » (p. 14).

Telle est peut-être l'expérience, en effet,


qui rend inacceptable aux yeux de Bachelard,
la théorie bergsonienne de la durée : non pas
tant celle de la mort que celle du deuil, qui
instaure dans la vie même, et non pas
seulement entre la vie et la mort, une
discontinuité invincible. « Nouveauté
hostile » : si Bachelard est comme Bergson un
penseur du nouveau, dans sa rupture même avec
l'ancien, une telle formule, admirable,
redoutable, signe bien aussi sur cette
question partagée même, un point de non-
retour.
Cette première expérience, à elle seule,
obligerait donc à trancher en faveur de la
réalité de l'instant, et donc de la
discontinuité du temps. Ce qui nous donne le
sentiment du temps, ce n'est pas un écoulement
continu, c'est au contraire une rupture
définitive, ce n'est pas le passé qui gonfle
en avançant vers l'avenir, c'est au contraire
un passé définitivement révolu et un avenir
définitivement impossible, un passé et un
avenir que l'instant, loin de relier, aura en
quelque sorte irréversiblement disjoints.
Mais une telle expérience (même appuyée sur la
Siloë de Roupnel) n'aurait peut-être pas suffi
aux yeux de Bachelard, philosophe de la
science et de la raison scientifique, pour
réfuter complètement Bergson. C'est pourquoi,
dès ce livre de 1932, Bachelard évoque l'autre
bouleversement, épistémologique cette fois,
qui devait le conduire à rompre avec Bergson.
Ce fut la théorie de la relativité d'Einstein,
pour laquelle il retrouve le ton de Kant,
rompant avec la séduction que Hume avait sur
son esprit :

« Nous fûmes réveillés de nos songes


dogmatiques par la critique einsteinienne
de la durée objective » (p. 15).

Ainsi, Roupnel cachait Einstein. C'est à


partir d'Einstein, non seulement que l'on doit
rompre avec la continuité supposée d'un temps
« vécu » et unique, mais envisager, à partir
des instants, de la « simultanéité », de
reconstruire le temps :

« Le problème changerait de sens si nous


considérions la construction réelle du
temps à partir des instants, au lieu de sa
division toujours factice à partir de la
durée » (p. 43).

On ne peut mieux dire une nouvelle fois adieu


à Bergson. Le temps n'est plus une « donnée
immédiate de la conscience », il est au
contraire un produit actif de la connaissance.
L'instant au contraire, n'est plus un artifice
de la mesure, il est le contact entre un
esprit et un événement, la simultanéité même,
cette « intuition » qui donne son titre au
livre, et à partir de laquelle seule, avec ses
paradoxes, on peut construire cette relation
entre les êtres, que l'on appelle le temps.
Certes, on pourrait, on devrait sans doute,
tenter de répondre à Bachelard, sur le fond du
problème, sur la question même du temps,
tenter de placer, à côté de la force de sa
critique, celle de la thèse de Bergson. Mais
on doit résister ici à cette tentation, aussi
séduisante soit-elle. Ce qu'il nous faut
comprendre, au contraire, c'est comment la
critique s'aggrave encore, dans La dialectique
de la durée, en passant explicitement cette
fois du thème encore capital du temps, à
celui, devenu plus fondamental encore, du
néant. C'est en effet autour de ce thème que
va se cristalliser la rupture, derrière
laquelle s'en profile déjà une autre, celle de
l'auteur de L'être et le néant, mais aussi de
celui qui verra, dans le thème de
« l'existence, et de la dialectique » (Signes,
1960), le thème principal de sa génération
philosophique, Sartre donc, mais aussi
Merleau-Ponty.
Le ton, dès le début du livre de 1936, est
tout différent. Bien loin du drame qui se
jouait dans L'intuition de l'instant, il
s'agira cette fois d'une réfutation et d'un
programme, de montrer, surtout, à quel point
le thème de la discontinuité, une fois relié
au néant, engage une conception de l'être
aussi bien que de l'esprit. On pourra même
voir dans l'évocation de l'expérience du
repos, au début du livre, une expérience
existentielle inverse de celle de 1932, une
expérience paisible et doucement ironique de
la discontinuité, qui n'en dénonce pas moins,
implicitement, dans le plein supposé, sans
repos et sans doute activiste, de la durée
bergsonienne, non seulement une illusion mais
un danger.
Quoi qu'il en soit, il s'agit moins désormais
pour Bachelard de prouver la discontinuité par
la positivité de l'instant que par celle du
vide qui sépare les instants. Le programme,
contre Bergson, est double :

« Établir métaphysiquement, contre la thèse


bergsonienne de la continuité, l'existence
de ces lacunes dans la durée devait être
notre première tâche » ; d'où aussi, avec
une ironie évidente :
« Discuter la fameuse dissertation
bergsonienne sur l'idée de néant ».

Alors que Vladimir Jankélévitch, dans son


Bergson de 1932, découvrait dans la critique
des « idées négatives » le cœur secret du
bergsonisme, ce par quoi il renouait
justement, comme le verra aussi Jean Wahl,
avec la dialectique la plus serrée, négation
contre négation, nécessaire pour revenir à
l'expérience de l'expérience, à un donné
reconquis, Bachelard, pour la première fois,
désigne donc ici au contraire l'erreur la plus
profonde de cette même philosophie, celle par
laquelle elle s'interdirait de penser la
signification du néant, aussi bien dans l'être
(comme le dira Heidegger) que dans la
connaissance (comme l'avait soutenu Hegel). Il
ne faut, pourtant, pas anticiper sur ce qui
sera le thème des critiques phénoménologiques
de Bergson (jusqu'à aujourd'hui encore !). La
démarche de Bachelard, même si elle donne le
ton, est encore différente. Il s'agit bien,
pour lui, de montrer dans notre expérience et
notre connaissance du temps, la nécessité même
de ces « lacunes » que Bergson n'a pas su y
voir. Plus encore, d'y voir le secret de notre
existence et de notre savoir, ce sans quoi il
n'y a ni temporalité, faite d'alternance et de
rythme, du rythme défini d'abord par une
alternance, ni science, faite de refus et de
négation (on ne dira pas encore d'obstacle et
de « coupure » épistémologique). C'est bien
encore, à travers sa critique même la plus
radicale de Bergson, la clé d'une métaphysique
qui partage ses problèmes avec lui, que
découvre Gaston Bachelard.
Il faudrait suivre ici en détail l'idée
singulière de la « dialectique » que Bachelard
combine avec une « rythmanalyse » plus
singulière encore, pour comprendre comment la
thèse du néant approfondit la rupture avec
Bergson, sans pour autant rompre avec ses
questions. Mais tout se passe comme si, en un
sens, la rupture était déjà allée au-delà
d'elle-même. Elle portera, désormais, avec une
plus grande dureté encore, sur les « images »,
ce sera, pour ainsi dire, maintenant, image
contre image, coup pour coup.
C'est déjà le cas dans La dialectique de la
durée elle-même. Ainsi dans le dernier
chapitre, donnant aussi une clé de ce qui a
précédé :

« Le rythme – et non pas la mélodie, trop


complexe – peut fournir la véritable
métaphore d'une dialectique de la durée »
(p. 65).

Mais ce sera aussi, bien entendu le cas dans


tous les livres qui suivront lorsqu'il sera
question de Bergson. Celui-ci basculera,
définitivement, parmi les objets privilégiés
de cette « psychanalyse » de notre imagination
matérielle qui deviendra progressivement
l'autre versant de l'œuvre de Bachelard ; il
sera cité pour ses images des fluides,
critiqué pour ses images de la terre. Jamais
cependant, mais le thème l'imposait, Bachelard
n'ira plus loin que dans un passage central,
et célèbre, de sa Poétique de l'espace :

« Je reçois toujours un petit choc, une


petite souffrance de langage, quand un
grand écrivain prend un mot dans un sens
péjoratif <…> Quand Bergson parle d'un
tiroir, quel dédain ! » (chap. 3, p. 79).

Et il en tire même une leçon générale :

« L'exemple nous paraît bon pour montrer la


différence entre l'image et la métaphore.
Quel succès la métaphore du tiroir a reçu
chez les bergsoniens ! » (ibid.).

Alors qu'une véritable image aurait rendu


justice à la chaleur et à la vie du tiroir
comme à celle de la maison, et de l'espace, la
métaphore, extérieure, critique a, conclut
Bachelard « mécanisé la polémique des
bergsoniens » (ibid.).
Ainsi la critique de Bergson par Bachelard
devient-elle irréversible au-delà d'elle-même,
et de ce qu'elle impliquait ou révélait même
d'une relation profonde entre deux
singularités incompatibles. C'est à la fois
par sa précision, d'une idée à l'autre, et par
sa force, jusqu'à son excès, qu'elle a aussi
une importance historique extrême, sur
laquelle on doit maintenant insister
brièvement.
Une rupture dans le siècle ?
image, néant, instant dans le
moment philosophique de la
Seconde Guerre mondiale
Tout se passe en effet comme si les degrés
successifs de la critique de Bergson par
Bachelard permettaient également de s'orienter
de manière plus précise dans une rupture plus
générale qui sépare deux moments
philosophiques, au cœur du siècle.
Comme toute discontinuité entre de tels
« moments » philosophiques, celle qui sépara
ce que nous appelons le moment « 1900 » et le
moment « de la Seconde Guerre mondiale » passa
en effet par une étape polémique, au tournant
des années 1930. Ce fut surtout, concernant
Bergson, le livre-pamphlet publié par Politzer
en 1929 : La fin d'une parade philosophique,
le bergsonisme (qu'on ne saurait d'ailleurs
réduire à sa virulence politique ou
littéraire, et qui est un livre philosophique
majeur à part entière selon nous). Mais on ne
peut le séparer ni de La trahison des clercs,
de Julien Benda, publié en 1927, et reprenant
avec d'autres motifs les thèmes d'une
polémique entamée en 1912 ; ni des Chiens de
garde, publié par Paul Nizan en 1932, et qui
vise conjointement Bergson et Brunschvicg. On
ne peut écarter toute relation entre le
durcissement progressif de la critique
bachelardienne, son ironie tournée de plus en
plus vers les images bergsoniennes, et le
contexte plus général de ces polémiques et de
ces basculements. Ce sont bien des thèmes
aussi, derrière la violence polémique de ces
livres, et pas seulement dans le livre de
Politzer, qui circulent entre ces différents
ouvrages. Mais l'importance de la critique
menée par Bachelard, à travers la scansion
intérieure et secrète qui est la sienne, et
que l'on a rappelée plus haut, consiste aussi
dans les problèmes philosophiques précis
qu'elle indique et qui permettent de penser
cette rupture dans toutes ces dimensions, tout
à la fois en la portant jusqu'à son point le
plus extrême, où elle n'exclut cependant pas
une certaine reprise, à travers le thème du
néant, et en la décelant là où on ne la voit
plus, là on ne l'attendait pas, rompant une
apparente filiation, à travers l'idée de
l'instant. Il faut donc revenir brièvement sur
ces deux points.
Certes, pour commencer par le premier aspect,
Sartre et Merleau-Ponty poussent leur critique
de Bergson plus loin encore que Bachelard, à
partir du problème du néant, qu'ils trouvent
aussi chez ce dernier. Du premier livre de
l'un, L'imagination (1936 également, et encore
dans L'imaginaire en 1940, avant L'être et le
néant en 1943, notamment dans le chapitre
« L'origine de la négation »), au dernier
livre, posthume, de l'autre (Le visible et
l'invisible, publié en 1964, notamment dans le
chapitre : « Interrogation et négation »), ce
qu'ils reprochent à Bergson, c'est d'avoir
ramené le néant à une opération (au fond
positive en elle-même) de négation, c'est de
ne pas avoir fondé, au contraire, l'acte de la
négation sur la possibilité et même sur la
réalité paradoxale du néant. En un sens, on le
voit, cette critique pourrait aussi s'adresser
à Bachelard, qui ne cherche pas, derrière
l'acte de la négation, ou les instants
physiques, un « néant » plus fondamental,
l'être d'une « conscience » ou d'un
« cogito », toujours à distance des choses, et
par là même antérieur à elles et libre. Mais
en un autre sens (comme cela a pu être
souligné récemment), le propos de Sartre comme
de Merleau-Ponty semble aussi être de
reprendre, sur un nouveau plan, les questions
de Bergson, sur la liberté ou sur l'être.
Plutôt que de tenir, comme Heidegger, dans une
relation au néant ou à l'être comme tels (où
d'ailleurs ils reviennent peut-être au même),
Sartre et Merleau-Ponty instituent l'un et
l'autre, à nos yeux, une dialectique concrète
qui laisse place aussi à la coïncidence avec
soi ou avec le monde, dans la liberté et
l'histoire, dans l'intuition et dans l'art,
qui les prémunit contre la fascination pour
une négativité sans contraire, autant qu'elle
invite, chez celui qui tient en apparence pour
ce contact et cette intuition, à retrouver
cette négativité à l'œuvre. C'est cette
dualité qui, chez eux comme chez Bachelard et
chez Bergson pourrait bien avoir quelque chose
d'ultime et, malgré les ruptures
irréversibles, les choix métaphysiques
opposés, continuer à tisser une histoire.
Mais si la rupture même la plus profonde
permet de penser une reprise, on doit
souligner aussi à quel point la filiation la
plus apparente doit, dans le passage aussi
d'un « moment » à un autre, s'accompagner
d'une rupture. Celle-ci sera peut-être moins
visible, elle passera peut-être au second
plan ; elle n'en sera pas moins réelle, ni
décisive. L'un des apports majeurs de la
critique bachelardienne de Bergson,
lorsqu'elle s'ouvre en 1932 avec la question
de l'instant, est alors d'en révéler aussi
l'importance et la force chez deux des
« disciples » alors les plus reconnus de
Bergson, Jean Wahl, et Vladimir Jankélévitch.
Certes, le premier dédia à Bergson sa thèse
complémentaire sur L'idée de l'instant dans la
philosophie de Descartes (1920), avant de
montrer dans Vers le concret, le livre-
manifeste de 1932 comment la rupture pouvait
s'accompagner aussi d'une reprise. Certes
aussi, la méditation de Jankélévitch sur
l'instant jusque dans sa Philosophie première
(1955) précédée par les accents négatifs de
L'irréversible et la nostalgie, mais aussi de
sa philosophie morale, s'accompagnaient
toujours, si l'on peut dire ici, d'une
dialectique de la durée, ne séparant jamais
durée et instant l'un de l'autre. Mais la
rupture avec la continuité stricte de la durée
de Bergson, chez l'un et chez l'autre, n'en
fut pas moins réelle, et pas moins réelle que
chez Bachelard, avec qui ils forment,
pourrait-on dire, le triangle philosophique de
l'instant dans cet instant philosophique. Sans
doute la finesse de leurs dialectiques
respectives, face à la radicalité des refus du
moment, a laissé dans la pénombre la
contemporanéité des analyses et des œuvres :
mais c'est bien un même moment que ces deux
philosophies de l'instant partagent avec les
deux philosophies du néant, que l'on vient
aussi d'évoquer brièvement. C'est bien toute
la diversité et toute l'unité d'un tel moment
que, dans sa diversité et son unité propres,
la critique bachelardienne de Bergson permet
donc de restituer enfin. On ne peut, ici, le
montrer plus en détail, et faire mieux que le
suggérer.
Mais si l'on ne peut aller plus loin ici sur
ces questions, il importe, pour conclure, de
revenir sur la relation entre Bachelard et
Bergson, elle-même.
Entre Bachelard et Bergson : une
relation singulière
De fait, ce que la critique de Bergson par
Bachelard nous révèle aussi, attestant d'une
relation continuée, ce sont des aspects
méconnus de l'un et de l'autre, et essentiels
pour nous, aujourd'hui.
Ce sera d'abord, échappant de l'intérieur en
quelque sorte aux objections de Bachelard,
mais aussi révélé par elles, un Bergson sinon
« dialecticien » du moins, selon l'expression
de Deleuze, dont le travail fut capital dans
cette relecture, philosophe de la
« différence » et même, en allant encore un
pas plus loin, de la dualité, non seulement
méthodologique, donc mais ontologique. Comment
en effet ne pas souligner que toute la
philosophie de Bergson procède d'une
distinction, procède par distinction, plus
encore, pose le problème de la réalité
métaphysique des termes de cette distinction,
est traversée si l'on veut par la tension
(souvent soulignée, en ces termes trop
abstraits) entre son « dualisme » et son
« monisme » ? Pour ne souligner que le thème
de l'instant, au-delà de la critique qu'en
fait en effet Bergson comme d'une fiction de
notre intelligence, n'est-il pas aussi au cœur
de sa philosophie tout entière, lorsque le
passage de la durée à l'espace, dans
L'évolution créatrice, est présenté comme le
résultat d'une « inversion », sinon d'une
« interruption », d'un arrêt, d'une limite,
d'un instant, donc, qui change tout ? Plus
encore, cette limite de la durée est aussi
celle de l'intuition, en nous, de la durée, de
sorte que l'on pourrait parler, sinon de
l'intuition de l'instant, de l'instant de
l'intuition :

« L'intuition, si elle pouvait se prolonger


au-delà de quelques instants… »
(L'évolution créatrice, p. 239).

La discontinuité est notre condition, à la


fois pour le pire, lorsque c'est la durée qui
doit s'interrompre, se voir brisée ; et pour
l'inverse du pire, lorsque c'est le
surgissement de la durée, la nouveauté et la
joie ; mais dans tous les cas elle est la
rançon, la plus profonde, de la différence et
de la dualité dans notre vie et dans la vie.
Bergson, penseur, comme Bachelard, du
discontinu ?
Mais à côté de ce Bergson, n'est-ce pas aussi
un autre Bachelard qu'il faut discerner,
allant au-delà cette fois, du rôle que l'on a
voulu faire jouer, chez lui, à une
discontinuité devenue « coupure » ? Certes, il
est ce penseur de la coupure, non seulement
épistémologique d'ailleurs, mais
intellectuelle et morale ; il est le penseur
de l'instant. Mais l'instant est aussi, chez
lui comme chez Jankélévitch ou Wahl, une
rencontre et une relation. Discontinu dans un
supposé « fil » du temps, il est aussi une
relation, et se définit par une relation, dans
la pluralité même des êtres. Il n'y a pas
d'instant sans rencontre, fut-ce le dernier
instant, qui sera aussi une séparation. Il
faut prendre autant au sérieux le terme
intuition dans l'« intuition de l'instant »,
que celui de dialectique, dans la
« dialectique de la durée ». Chez Bergson
comme chez Bachelard, discontinu ou continu,
le temps est une expérience réelle,
irréversible, qui est celle de notre être et
des autres êtres, qu'il faut ressaisir par-
delà tout ce qui nous la masque et nous en
éloigne, et au-delà de laquelle il n'y a plus
rien. Deux métaphysiques singulières, dans
leur opposition même, au cœur du siècle.
Une dernière remarque historique enfin.
Bachelard joue ici le rôle d'un passeur. Il
n'est pas, comme Brunschvicg, son maître avec
lequel il rompit aussi en partie (discrètement
et fidèlement), le contemporain et
l'adversaire direct de Bergson ; il n'est pas
comme Canguilhem (son disciple, qui reprit
aussi une relation avec la pensée de Bergson,
après une rupture violente) ou Sartre, son
adversaire de la génération suivante ; il a un
pied dans chacun des deux moments
philosophiques que sa rencontre et sa rupture
avec Bergson dessinent et délimitent. En 1932,
lorsqu'il publie L'intuition de l'instant,
Bergson publie son dernier grand livre (en
dehors du recueil de 1934) : Les deux sources
de la morale et de la religion. Le décalage
paraît sensible, évident, irréversible ; il
l'est. Mais la rencontre aussi, sur le thème
de l'instant comme aussi sur le thème, qui est
au cœur des Deux Sources, comme de la pensée
de Bachelard à venir, du clos et de
l'« ouvert ». Mais c'est par ces deux aspects,
inséparablement, décalage et rencontre, que
cette relation est, à tous égards, un point
d'unité d'où l'on peut repartir.
Rythme et durée : la philosophie du temps chez Bergson
et Bachelard
Gaspare Polizzi

Ma contribution sera consacrée à la mise en relation de la philosophie de


la temporalité chez Bachelard, liée aux concepts d'« instant » et de
« rythme », avec la philosophie de la durée chez Bergson. Je veux signaler
que je ne ferai pas un examen parallèle des deux conceptions, mais que je
lirai la philosophie de la durée à partir de la dialectique temporelle chez
Bachelard, mettant en acte la théorie, si chère à Bergson, sur le mouvement
rétrograde du vrai. La réflexion bachelardienne sur la temporalité est
concentrée en peu d'écrits, répartis en une période limitée entre 1932 et
1944, mais – à mon avis – dans l'enquête sur la temporalité Bachelard met
en œuvre, avec son attention au détail et à la miniature, des catégories
interprétatives qui ont une importance pour sa philosophie, tant sur le
plan épistémologique que sur le plan du psychologique et du littéraire.
La dialectique bachelardienne de la temporalité a été analysée avec
amplitude, surtout au sein du groupe « Rythme et philosophie » [1] . Les
aspects les plus significatifs de la critique bachelardienne à la
conception bergsonienne de la continuité ont été éclairés, et aussi la
formation d'une métaphysique de la discontinuité avec La dialectique de la
durée ; l'horizon de sagesse métaphysique et d'eurythmie universelle émerge
dans la rythmo-analyse [2] . Mais surtout les recherches ont décrit le
« bergsonisme inverti » de Bachelard, qui a produit une pensée analytique
de la durée entre les deux pôles de la discontinuité et de la
fluidification [3] . Dans la confrontation directe avec les pages
bergsoniennes, l'effet de surface de la lecture bachelardienne, lacuneuse
et discontinue, a été reconnu, et sa dialectique de la durée a été
considérée comme peu attentive à l'évolution de la conception bergsonienne
de la durée, qui s'ouvre à une idée complexe de son hétérogénéité [4] .
Henri Gouhier a bien remarqué : « Bachelard devait retoucher Bergson pour
être lui-même Bachelard » ; c'est une lecture tendancieuse de Bergson qui
permet à Bachelard d'édifier les piliers de sa philosophie de la
temporalité. Je souligne qu'une telle philosophie de la temporalité met en
discussion des topoi consolidés dans les interprétations de la pensée
bachelardienne, comme la séparation présumée entre la dimension
épistémologique et celle psychologique-littéraire, la connotation purement
épistémologique des catégories de la « philosophie du non », le caractère
de sa pensée scientifique, proprement « intérieur » aux sciences chimiques-
physiques-mathématiques. En réalité, Bachelard sent particulièrement, comme
déjà Bergson, le rôle nouveau de la philosophie, mais veut l'orienter vers
un rapport dialectique avec la science qui doit faire émerger l'abstraction
de la pensée ; c'est un mouvement qui ouvre sur une métaphysique qui se
connecte à une philosophie de la science, plutôt qu'à une épistémologie [5] .
La réflexion bachelardienne sur la temporalité, au lieu de s'orienter à
partir de la « réflexion » historique-critique sur les concepts les plus
nouveaux dérivés des sciences physico-mathématiques (théorie de la
relativité et mécanique quantique), dans la direction de la formation de
l'épistémologie française contemporaine [6] , tient beaucoup compte des
concepts et des théories afférents à la psychologie, à la sociologie, à la
biologie et à la métaphysique, dans un contexte problématique voisin du
bergsonisme et encore actuel par rapport aux sciences de la psyché, aux
sciences biologiques et de l'évolution, et aux neurosciences.
Les origines de la philosophie bachelardienne de la temporalité
s'enracinent dans la période de l'enseignement à Dijon (1930-1940), qui
comprenait des cours de philosophie, de psychologie et de littérature
française pour étudiants étrangers [7] ; il s'agissait d'un moment où
Bachelard forgeait ses instruments interprétatifs et prenait la mesure de
ses intérêts pour les deux côtés de ses recherches futures. Dans la
première direction, en cette période (et dans les deux années immédiatement
précédentes, durant lesquelles les thèses de doctorat et le livre sur la
relativité ont été publiés), Bachelard vient de construire les concepts
d'approximation, de surrationalisme, d'obstacle épistémologique, de
philosophie du non [8] , c'est-à-dire les principaux instruments de l'analyse
bachelardienne sur le savoir scientifique, unis à la nouvelle évaluation
des catégories classiques de l'idéalisme et du spiritualisme, comme celles
de noumène, intuition, substance, réalité (avec une comparaison explicite
et continue avec l'idéalisme rationaliste de Brunschvicg et avec la riche
variété d'interprétations métaphysiques de la science diffusée en France
entre les deux siècles, et celle bergsonienne avant tout). Dans la deuxième
direction, les intérêts pour les mathématiques, pour la thermodynamique,
pour la théorie de la relativité, pour la microphysique, pour la chimie,
pour les théories atomistiques, pour la logique et l'axiomatique, prennent
beaucoup de relief ; à ces intérêts sont unis les intérêts littéraires et
psychologiques, qui ne sont pas abordés avant La psychanalyse du feu (1938)
et le Lautréamont (1939), mais qui émergent à l'intérieur des écrits
philosophiques et épistémologiques, et en particulier dans le contexte de
la réflexion sur la temporalité, qui pourra vérifier, pour ce motif, une
hypothèse sur la bifurcation disjonctive et non oppositive entre les deux
lignées de la pensée bachelardienne.
Les écrits qui traitent directement le problème de la temporalité [9] sont
unis dans la distance par rapport à la recherche proprement
épistémologique, qui a été aussi dans cette phase prédominante, et ils sont
liés aux grandes œuvres de synthèse philosophique (Le nouvel esprit
scientifique, La formation de l'esprit scientifique, La philosophie du
non).
De toute façon, on doit rappeler l'accroissement progressif et corrélatif
d'une réflexion critique-psychologique sur l'imaginaire qui prend
consistance au moins à partir de 1938 (avec La formation de l'esprit
scientifique) et qui trouve – à mon avis – dans La dialectique de la durée
(1936), le seul livre expressément dédié à la temporalité, sa matrice
problématique [10] . Je me limiterai ici, plutôt qu'à La dialectique de la
durée, œuvre déjà analysée de multiples points de vue, au premier écrit de
la série – L'intuition de l'instant – qui – je crois – contient in nuce
tous les aspects de la philosophie bachelardienne de l'instant dans une
comparaison ouverte avec la métaphysique bergsonienne de la durée. Bergson
– c'est bien connu – a dédié à la temporalité la plupart de ses réflexions,
dans une période voisine de celle ici envisagée [11] . On doit à peine
rappeler combien le renvoi à Bergson est transparent dans les textes
bachelardiens, surtout dans l'usage de termes bergsoniens – intuition,
durée – dans les titres des œuvres entre 1932 et 1936 ; on pourrait aussi
signaler que l'essai de 1932 est paru deux ans après Le possible et le réel
et celui de 1936 deux ans après La pensée et le mouvant (qui, au-delà de
l'essai précédemment cité, contient aussi la fameuse Introduction).
Mais rappelons, sous forme synthétique, les aspects les plus notables du
contraste avec Bergson, la pensée duquel constitue une pierre de touche
dans la réflexion bachelardienne sur la temporalité. Le point de divergence
émerge déjà dans le titre qui dirige la modalité bergsonienne de
l'intuition vers l'instant plutôt que vers la durée ; il s'agit ici
d'orienter la polarité métaphysique sur la singularité et sur la
discontinuité, plutôt que sur l'unicité et sur la continuité. D'un côté,
Bergson avait entendu purifier l'intuition du temps par la séparation de
l'espace dans la durée temporelle, de la projection de la durée dans
l'espace ; d'un autre côté, Bachelard propose une intuition discrète du
temps qui fait converger la discontinuité spatiotemporelle avec la
complexité du rythme. Une rythmo-analyse en dérive : elle collecte les
irrégularités naturelles et psychiques dans une régularité complexe et
hétérogène, et se résoud dans une métaphysique du rythme, en opposition au
modèle homogène du flux de la durée. En réalité, Bergson associe, déjà dans
l'Essai sur les données immédiates de la conscience, la singularité
hétérogène au temps, face à la discontinuité de l'espace. Le point de
divergence consiste plutôt dans le fait que la temporalité est définie par
Bergson par la succession des changements qualitatifs qui s'entrelacent
sans aucune distinction, tandis qu'elle est définie par Bachelard par la
distinction originaire et « pensée » des instants discontinus. En dérive
une conception divergente du mouvement. Pour Bachelard, la division du
mouvement implique un arrêt, qui produit un autre mouvement ; des rythmes
de mouvements distincts se présentent dans la discontinuité. Pour Bergson,
le mouvement unique a un aspect qualitatif qui conflue dans la conception
de la durée [12] .
C'est maintenant le moment de reconnaître les traits significatifs de la
réflexion proposés dans L'intuition de l'instant (1932) et de les comparer
de façon contrastée avec la philosophie de Bergson. L'essai propose une
stricte connexion entre la métaphysique de la durée, à travers ses trois
chapitres, et la métaphysique de l'instant, en laissant émerger le
contraste sous-jacent à celle de la durée, mais en syntonie directe avec
« l'idée métaphysique décisive du livre de M. Roupnel [13] […] : Le temps
n'a qu'une réalité, celle de l'instant. Autrement dit, le temps est une
réalité resserrée sur l'instant et suspendue entre deux néants » (II, 13).
À partir de cette scène métaphysique on arrive par conséquent à une
révision de la métaphysique de l'habitude liée à l'instant (chap. 2) et à
une conception de l'ordonnancement rationnel de la réalité à partir de
l'organisation productive des instants (chap. 3). Si on fait abstraction
d'une certaine surdétermination accordée à ce livre – qui nous offre quand
même le prétexte de notre essai –, on doit reconnaître le lien
« métaphysique » opéré par Bachelard entre intuition et instant, qui se
dessine à partir de l'analyse différentielle de la connaissance dans
l'instant naissant, qui est la source immédiate de l'intuition.
Qu'il s'agisse d'un lien métaphysique, relié à une perspective esthétique,
cela résulte évidemment des considérations initiales du chapitre premier,
dans lesquelles la question éminemment métaphysique – « la méditation du
temps est la tâche préliminaire à toute métaphysique » (II, 13) – est posée
en relation avec un texte narratif qui se présente comme la vraie source de
l'intuition temporelle (cf. II, 7-8). En outre, la dimension solitaire de
l'instant, de l'isolement et de l'oubli qui connote ce lien se révèle une
condition existentielle, bien reconnaissable dans la figure du penseur
solitaire de Bar-sur-Aube, un quasi-emblème de sa personnalité
intellectuelle [14] , qui s'oppose à l'expérience socialisée du flux de la
durée dans la relation du sujet et du monde. L'instant présent est le réel
même, il « est le seul domaine où la réalité s'éprouve » (II, 14),
l'incision d'une « rupture de l'être », qui impose résolument « l'idée du
discontinu », « […] la discontinuité essentielle du Temps » (II, 15).
Dans L'intuition de l'instant, Bachelard se confronte à une comparaison
entre la notion d'instant et celle de durée, en analysant les thèses de
Roupnel (penseur-miroir de la conception bachelardienne, mais aussi
expression d'une interprétation de l'imaginaire) et celle de Bergson. Après
avoir repéré les « efforts de conciliation » entre les deux thèses et une
provisoire « doctrine intermédiaire », il conclura en adhérant complètement
à la conception de l'instant « qui correspond à la conscience la plus
directe du temps » (II, 16). Bachelard propose « un choc en retour de la
critique bergsonienne contre la réalité de l'instant » (II, 17), comme
preuve de la méthode de renversement critique qui est expliquée dans la
« philosophie du non » (1940) : il s'agit de renverser les critiques
proposées par Bergson à la métaphysique de l'instant et de les envoyer en
direction du même auteur, suivant une procédure dialectique qui fait
pression sur la négativité et qui évite tous les dépassements positifs
obligés.
Il est aussi intéressant de rappeler les nouvelles théories
physicomathématiques (plus tard, on verra qu'il s'agit de la théorie
relativiste et de la physique quantique), pierres de touche pour démontrer
l'inconsistance de la position de Bergson face à l'instant, vu comme « une
coupure artificielle qui aide la pensée schématique du géomètre » (II, 17).
La dynamique de la contraposition instant durée se place subitement sur le
plan d'un écart entre la localisation précise et détaillée et la
globalisation confondue et floue : si la philosophie bergsonienne prend
« le temps dans son bloc pour le prendre dans sa réalité » (ibid.), avec
l'union indissoluble du passé et de l'avenir, la métaphysique de l'instant
participe à l'exigence des « actes clairs de la conscience » (II, 22) ;
elle configure, avec une clarté maximale, des atomes de temps ; elle veut
faire de l'instant « une espèce d'atome temporel », « un petit fragment du
continu bergsonien » (II, 26).
Bachelard retourne donc contre Bergson ses propres armes : il découvre le
primat métaphysique de l'instant, le « caractère métaphysique primordial de
l'instant », dans la définition de son caractère primitif, qui comporte par
conséquent le « caractère indirect et médiat de la durée » (II, 20). Le
renversement dialectique est dicté par la mise en évidence d'une vision
psychologique idéaliste orientée sur l'acte cognitif, opposée à la vision
ontologique bergsonienne du flux vital de la durée. À partir de cela on
devrait ensuite démontrer comment « […] on peut construire la durée avec
des instants sans durée » (ibid.), prouver que la durée psychologique est
une sensation complexe entre les autres, constituée d'« instants sans
durée, comme la droite est faite de points sans dimension » (ibid.). Une
interprétation mathématique de la réalité du rythme, débitrice de la
théorie de la fraction de Couturat, prévaut ici. C'est l'analogie de la
droite qui est la première analogie scientifique formulée dans l'essai :
elle présuppose, en syntonie avec les théories des ensembles, un primat
« logique » du point sur la droite [15] . Plus généralement, on peut
retrouver dans la description de l'instant « simple » la persistance d'une
reconnaissance métaphysique d'un élément originaire et simple, posé comme
un atome constitutif de la complexité du réel, selon un modèle encore
« cartésien », partiellement démenti dans La dialectique de la durée. En
distinguant une philosophie de l'action (bergsonienne), qui continue dans
la « réalité » d'une durée qui se prolonge, d'une philosophie de l'acte,
qui exprime une décision instantanée, Bachelard évoque des exemples de
nature physique (l'impulsion en mécanique ou la percussion en acoustique)
pour soutenir une « conception actuelle et active de l'expérience de
l'instant » (II, 22), dans laquelle la réponse complexe de l'acte
volontaire délimite « le caractère vraiment spécifique du temps » (II, 23).
La « conception actuelle » de l'instant autorise aussi un emploi non
involontaire des termes esthétiques. Bachelard oppose sa propre
compréhension de l'évolution à la théorie bergsonienne de L'évolution
créatrice. La première est exprimée par des répétitions, échecs,
anachronismes, retours, appliqués à des détails et à des miniatures, qui
exigent « une doctrine de l'accident comme principe » (II, 24) ; la
deuxième est une fresque indistincte d'une « toile impressionniste », dans
laquelle d'un côté les grandes trames s'ourdissent avec la seule
conservation des actes révolutionnaires du procès évolutif, de l'autre côté
les objets, les détails, les accidents sont négligés. Je voudrais souligner
non seulement le contraste répété entre une vision d'ensemble indistincte
et l'analyse du détail, mais aussi la contraposition entre la dimension
« globale » et la perspective « locale », centrale dans la réflexion
actuelle des sciences du complexe et afférente aussi bien au contexte
cognitif qu'au contexte esthétique de la miniature. La durée bergsonienne
pèche par son extériorité ontologique ; on pourrait souligner combien elle
représente le côté obscur de la rêverie, le profond pouvoir de l'imaginaire
mémorial, contraposé à la dimension ponctuelle et éclairante de l'intuition
instantanée de la connaissance.
C'est la description à mailles larges de la durée bergsonienne qui permet
de définir une limite pour une sélection rationaliste du temps vécu :
Bachelard revendique la priorité du temps pensé sur le temps vécu, de
l'intensité analysable et instantanée de l'acte cognitif sur l'extension
nuancée d'une durée autant inanalysable qu'ontologiquement « pleine » et
omnicomprenante, par laquelle « il faudrait remonter du temps extensible à
la durée intensive » (II, 25). Bachelard se réfère ici à un passage de
l'Essai sur les données immédiates de la conscience où quatre aspects du
temps sont distingués : un espace réel sans durée, dans lequel les
phénomènes paraissent et disparaissent simultanément avec nos états de
conscience ; une durée réelle compénétrée avec des moments hétérogènes ;
une représentation symbolique de la durée qui traite de l'espace, qui
assume la forme illusoire d'un moyen homogène ; un point d'union entre
espace et durée exprimé par la simultanéité, intersection du temps avec
l'espace [16] . Un point crucial dans de telles distinctions est constitué
par la conception de la simultanéité, dans laquelle une conception
« instantanée » de la durée comme lieu d'intersection entre le temps et
l'espace est incluse ; sur ce point, la divergence par rapport à Einstein
et à la lecture fournie par Bachelard sera bien sensible [17] . Me semble
aussi intéressante l'intention contradictoire du propos bergsonien
d'évoquer une durée inanalysable à partir des exemplifications qui
réintroduisent la dimension de la mesure, comme dans le cas du sucre
dissous dans l'eau, un exemple avec lequel le bergsonisme prétendait
« rejoindre le domaine de la mesure, tout en gardant l'évidence de
l'intuition intime » (II, 29). Par ailleurs, l'exemple de la fusion d'un
petit morceau de sucre dans un verre d'eau ne peut pas valoir comme une
expérience physique qui met en évidence la durée sans mettre en jeu la
relativité du temps en relation avec les systèmes de référence, ainsi
qu'elle a été formulée dans la théorie d'Einstein. Dans une telle vision
contrastée, on introduit aussi une description « détaillée », qui mesure
l'impossibilité de parvenir à une conciliation éclectique entre les deux
théories, que je néglige ici dans ses articulations.
Ainsi, le choix d'une métaphysique de l'acte cognitif instantané est le
fruit d'une révolution copernicienne qui conduit résolument « à
l'arithmétisation temporelle absolue » (II, 28), c'est-à-dire à la
résolution du caractère présumé absolu de la durée dans sa spatialisation,
rendu possible à partir de la théorie de la relativité (restreinte), qui
« détruit l'absolu de ce qui dure, tout en gardant […], l'absolu de ce qui
est, c'est-à-dire l'absolu de l'instant » (ibid.) : le battement de temps,
la longueur de l'instant sont relatifs à sa méthode de mesure. La théorie
de la relativité (restreinte) démontre qu'il n'y a aucune simultanéité
entre deux événements localisés en des points différents de l'espace et par
conséquent elle rend précis et objectif, quasi géométrique, l'instant,
tandis qu'elle relègue la durée au domaine fictif des conventions.
Bachelard dénonce aussi l'inefficacité d'une telle composition présumée de
la durée à partir de l'instant, similaire à celle d'une composition de la
substance à partir du devenir : comme la recherche d'une homogénéité liée
aux fragments comporte l'impossibilité de trouver toujours « une
multiplicité d'événements », aussi « la durée, comme la substance, ne nous
envoie que des fantômes » (II, 33). Mais il faudrait concevoir la durée en
termes géométriques et arithmétiques, comme « une poussière d'instants » ou
« un groupe de points » lié par un effet de perspective : la ligne qui
schématise la durée est « une fonction panoramique et rétrospective »
(ibid.). Bachelard insiste (conformément à une orientation selon le simple-
complexe qui obéit encore à une propension « cartésienne » et qui ne sera
modifiée que dans l'œuvre de 1936) sur la « simplicité » de l'instant par
rapport à la complexité de la durée : « Tout ce qui est simple, tout ce qui
est fort en nous, tout ce qui est durable même, est le don d'un instant »
(II, 34).
Mais l'aspect le plus significatif d'une vision de la durée en tant que
« groupe de points » consiste, à mon avis, dans la correspondance avec les
théories esthétiques et éthiques de Jean-Marie Guyau, penseur de la
temporalité tant original que généralement négligé, qui cependant a été
rapproché à plusieurs reprises de Bergson. Dans sa Genèse de l'idée du
temps, Guyau reconstitue génétiquement la nature de l'idée du temps dans sa
forme passive, à travers les catégories spatiales de la pluralité, de
l'ordre et du degré, et dans sa forme active, l'ancrant dans la dimension
tant morale que créative de la volonté et de la vie, dans l'intention et
dans l'action du sujet [18] . Avec l'affirmation que la mémoire garde
seulement la dimension de l'instant et que le souvenir de la durée – le
souvenir pur de Bergson – est un souvenir instantané, Bachelard propose une
psychologie de la volonté et de l'attention introspective, débitrice de la
psychologie vitaliste de Guyau, dans laquelle un instant sans durée est en
vigueur. Il s'agit d'un cogito cartésien instantané qui se projette – grâce
à l'apport même de la sociologie différentielle de Maurice Halbwachs – dans
les tableaux sociaux de la mémoire (le rappel de la métaphysique
cartésienne du cogito peu d'années après l'expansion du cogito dans le
cogitamus et la proposition d'une « philosophie non cartésienne » sont
significatifs) [19] .
À partir de la psychologie introspective et de la sociologie
différentielle, le motif de la nouveauté instantanée de la coïncidence se
réfléchit dans le « point de l'espace-temps », prospecté par la théorie de
la relativité (cf. II, 37). Le complexe espace-temps-conscience, filtré
dans la configuration abstraite d'un atomisme essentiel, constitue déjà un
premier critère de complexité, qui combine la dimension introspective et
spirituelle avec le relativisme physique, selon un mouvement de pensée
propre au magistère de Brunschvicg. Bachelard soutient vouloir investiguer
le terrain psychologique et métaphysique, juste pour se confronter avec la
position la plus défavorable, la plus propre au bergsonisme. Bien sûr,
l'insertion scientifique d'un temps totalement arithmétique stimule la
tension philosophique vers l'abstrait, permet de « tirer l'abstrait du
concret » (II, 40). En comparant la métaphysique de l'instant et la
métaphysique de la durée en référence aux concepts de coïncidence et de
synchronie, Bachelard joint à la première la construction réelle du temps à
partir des instants, le long de la ligne ordinale des correspondances
numériques ; il s'agit d'un réel arithmétique et abstrait bien plus solide
par rapport au continu fictif et concret. En outre, dans le mouvement
d'oscillation épistémologique-esthétique, la lecture arithmétique et
spatiale de l'instant se rapporte à une psychologie des figures musicales
(qui reviendra sous une forme plus diffuse dans La dialectique de la durée)
et configure la valeur émotive et affective de la richesse de la vie
pensée, bien plus consistante par rapport à celle de la vie vécue. La
plénitude de l'instant se réfère aussi à la conception nietzschéenne du
moment éternel, dans sa dialectique de la différence et de la répétition,
et à la centralité du présent actuel de la pensée, afférente à l'ordre
phénoménologique de l'intentionnalité défini par Guyau dans son ouvrage sur
la genèse de la construction du temps futur [20] .
À ce point, apparaît une intégration physico-mathématique, une intégration
qui rappelle des suggestions d'origine microphysique, favorisées par les
extraordinaires résultats théoriques obtenus pendant les années 1920 par la
physique atomique : on évoquera les rapides accélérations théoriques qui
donnent lieu à la mécanique quantique, enracinées dans la précise
identification de l'indétermination constitutive de la localisation spatio-
temporelle en microphysique. Les thèses sur la discontinuité temporelle
exposées au Congrès Solvay en 1927, qui conduisirent à la découverte des
manifestations instantanées de l'atome, rappellent le principe
d'indétermination d'Heisenberg, lu à la lumière de la mécanique statistique
et probabiliste. On doit observer que l'espace spécifique pour une lecture
philosophique de la mécanique quantique paraît ici très réduit, aux dires
de Bachelard lui-même, qui veut entreprendre « une tâche de libération par
l'intuition » (II, 56), pleinement inscrite dans une métaphysique de la
conscience de l'instant, avec laquelle le plan épistémologique paraît peu
congruent. Toutefois, dans l'espace limité de l'épistémologie, la
microphysique paraît être, dans l'interprétation statistique fournie par la
mécanique quantique, à côté des interprétations esthétiques et
psychologiques, la clef d'une lecture physique de la réalité métaphysique
de l'instant. L'insertion de la statistique quantique dans le contexte d'un
indéterminisme de la conscience permet de reconnaître que l'entrelacement
psychologique et métaphysique de la philosophie de l'instant est beaucoup
plus consistant que la pure reconnaissance épistémologique du rapport de
seuil entre indéterminisme quantique et déterminisme macrophysique. La
dissolution de l'individuation spatio-temporelle, constitutive du
principium individuationis schopenhauerien, produite par la mécanique
quantique, est lue non seulement comme l'affirmation d'une indétermination
ontologique, mais aussi comme la dissolution de l'unité physique même de la
matière [21] .
Les deuxième et troisième chapitres de l'essai de 1932 proposent une
vérification de la métaphysique de l'instant en direction d'une théorie de
l'habitude et d'une théorie du progrès ; autrement dit, ils veulent
expliciter une alternative à la philosophie bergsonienne et spiritualiste,
même dans les endroits qui lui conviennent le plus, comme ceux d'une
psychologie des états de conscience et de l'évolution spirituelle (cf. II,
82). Tandis que Bergson avait fait réagir la métaphysique de l'habitude de
Ravaisson (à son tour débitrice d'Aristote) avec la philosophie du flux
continu du temps psychologique, Bachelard voit l'habitude comme « un acte
restitué dans sa nouveauté » ; il lit l'évolution biologique – dans le lien
dialectique entre la vie et l'habitude, établi par Samuel Butler, en tant
qu'« une assimilation routinière d'une nouveauté » (II, 64) [22] , qui n'est
pas inscrite dans l'être, mais « exinscrite » dans l'être individuel (selon
le langage des géomètres), parce que l'individu « est complexe, correspond
à une simultanéité d'actions instantanées » (II, 67-68). Matière et mémoire
sont reconsidérées sous la dialectique entre les actions instantanées et
vitales ; et leur canalisation sous l'uniformité de la concrétion psycho-
physique, reconnue aussi dans l'ensemble de l'identité corporelle et
mentale de l'individu, qui solidifie la « simple habitude d'être » (II,
70). Les chronotropismes relatifs aux « divers rythmes qui constituent
l'être vivant » (II, 72) remplacent la multiplicité métaphysique des durées
de Bergson par la réalité d'« un groupe de points ». Le groupe complexe des
instants forme le rythme temporel, suivant un « ordre du devenir » connexe
à l'habitude ; il compose un finalisme temporel dans la propagation de la
matière et de la vie, dans la logique d'une « cohérence rationnelle et
esthétique des rythmes supérieurs de la pensée » (II, 74). Le rythme
présuppose l'intensité et la discontinuité, il s'inscrit dans une
discontinuité inchoative qui déploie une épaisseur poïétique, en analogie
avec la réflexion de Paul Valéry sur l'algèbre des actes [23] .
L'ordre du devenir permet, à son tour, de concilier la répétition et le
commencement, de valoriser l'efficacité de l'habitude à partir du désir du
progrès, comme Bachelard le propose dans le troisième chapitre de l'essai,
en évoquant encore la conception évolutive de Butler au sujet du rapport
entre la vie et l'habitude. L'idée d'un retour éternel comme « éternelle
reprise » (II, 81) fixe dans le présent « la dynamique des rythmes » (II,
82) et dément « la fausse clarté de l'efficacité d'un passé aboli » (II,
84). Je crois qu'une telle insistance sur la centralité de la répétition
comme lieu du recommencer produit des effets sur la conception
stratigraphique et topologique de la virtualité temporelle (à partir de
Deleuze, jusqu'à Nietzsche et à Leibniz), qu'elle signe une différence
ontologique qui se trouve connotée par la répétition, dans la temporalité
du recommencement. Le concept du progrès de la conscience sert aussi à
marquer la distance méthodologique par rapport à la perspective
bergsonienne (cf. II, 88). Une durée vue comme trame d'instants concrets
fait émerger la « conscience d'un progrès », un « complexe ainsi organisé
dans un progrès », et, en tant que telle, elle seule peut être reconnue
comme « une durée progressive ».
Bachelard, en rappelant le « net phénoménisme » de sa doctrine temporelle
(en syntonie avec Guyau), veut indiquer la parfaite équation, dans la
temporalité, des « trois phénomènes fondamentaux du devenir » (II, 89),
explorés dans les trois chapitres de l'essai (la durée, l'habitude et le
progrès), et marquer la distance par rapport à une conception abstraite de
la durée, en tant que privée des moments définis de l'expérience psychique
(cf. II, 90).
L'appel « poétique » final touchant une diffusion universelle de l'amour,
reprise de Siloë, ne fait qu'étendre à une échelle cosmique de matrice
religieuse l'entrelacement complexe entre la durée, l'habitude et le
progrès, avec des tonalités bien présentes dans la culture française de
l'époque (et rappelées dans les recherches évoquées de Guyau). Il s'agit
d'une vision harmonique et rationnelle, typiquement bachelardienne,
présente jusque dans les derniers écrits, avec la symbologie d'une raison
qui vit dans la solitude une profonde expérience intérieure : Bachelard,
avec Roupnel, se réfugie dans son « œuvre de la solitude » (II, 100), dans
un rationalisme toujours en acte, qui lutte contre la paresse de la vie
vécue.
Quatre ans plus tard, La dialectique de la durée amplifie et module avec
des cadences différentes le style suivi dans L'intuition de l'instant. La
configuration métaphysique bergsonienne demeure sur le fond polémique de
l'œuvre (« ponctuelle » réponse à La pensée et le mouvant, publiée en
1934), tandis que les espaces pour une réflexion sur la temporalité
s'élargissent, à une époque où la réflexion sur la temporalité se répand de
partout en France [24] . La réflexion déclinée dans La dialectique de la
durée est synthétisée avec beaucoup d'efficacité dans la conférence tenue à
la Société française de philosophie le 23 mars 1937, publiée avec le titre
La continuité et la multiplicité temporelles. Le « couplage polémique » de
la conférence est lié à la mise en question de l'intuition commune et
spécifiquement bergsonienne que « le temps est continu et unique » (CMT,
54), et la revendication de la multiplicité temporelle se sert, avec un
caractère plus marqué que dans La dialectique de la durée, d'arguments
biologiques et psychologiques. Plus tard, avec deux brefs essais publiés en
1939 et 1944 – Instant poétique et instant métaphysique (1939), qui a paru
auparavant avec le titre significatif de Métaphysique et poésie, et La
dialectique dynamique de la rêverie mallarméenne (1944) [25] –, la réflexion
bachelardienne sur la temporalité de l'instant développera un rapport
étroit et conséquent avec la poétique de la rêverie. Le rapport entre
métaphysique et poésie se trouve, à travers la réflexion sur l'instant
poétique, fortement ancré dans la lecture des textes des poètes
« maudits », et en particulier de Charles Baudelaire et de Stéphane
Mallarmé, tous les deux objet d'une attention constante [26] . Bachelard
attribue à l'expression poétique de Mallarmé un temps travaillé, un temps
récurrent dans le présent complexe, en syntonie avec les réflexions de
Valéry [27] : « En lisant Mallarmé, on éprouve souvent l'impression d'un
temps récurrent qui vient achever des instants révolus » (IPIM, 106). Il
s'agit d'une ligne interprétative qui se présentera expressément dans
l'essai de 1944 comme une application dynamique de la métaphysique de la
durée en termes de rythmo-analyse aux poèmes de Mallarmé.
Dans ces affirmations, on ne saisit pas seulement le relief métaphysique
conféré par Bachelard à la poésie de Mallarmé et de Baudelaire (et avec
force, de Valéry), dans le cadre d'une réflexion sur la temporalité, mais
on comprend aussi et surtout l'orientation de la pensée qui conduira
Bachelard à la recognition de l'expérience poétique dans l'ordre de la
rêverie, qui lui fera exalter de plus en plus la contribution fournie par
la psychologie de l'imaginaire à la composition du monde humain de la
pensée. Si, dans les écrits sur la temporalité, la division dichotomique
entre la rationalité et la rêverie, l'opposition incontournable entre le
jour et la nuit, est absente, ceci n'est pas une limite, mais un nœud des
potentialités problématiques pour la future expression de la pensée
bachelardienne. L'expérience en même temps poétique, scientifique et
métaphysique de l'instant, de la dialectique des durées, de l'oscillation
complexe des rythmes, implique une source de rationalité qui connecte la
vision poétique avec la rationalisation scientifique de la réalité, en
outrepassant sur les deux versants le niveau du sens commun en direction
d'une « coupure épistémologique » dans la science, qui correspond à une
« coupure esthétique » dans la poésie et à une « coupure philosophique »
par rapport au mode de concevoir les problèmes fondamentaux posés par la
tradition de la philosophie. Le temps et l'espace sont aussi repensés selon
une direction qui sera constitutive dans la philosophie bachelardienne de
la nature. On peut penser aussi à une correspondance progressive entre la
dimension temporelle de la dialectique des durées, qui conduira à la vision
du monde de la rythmo-analyse, et la dialectique de l'espace continu, qui
conduira à la fois à une analyse du détail (du noumène et du phénomène) et
à une rêverie de la miniature (dans la dimension spatiale).
Et sur le terrain plus proprement philosophique, la vision bachelardienne
d'une temporalité impliquée dans l'instant complexe, verticalisée dans une
stratigraphie, disloquée dans une topologie, comprend le rythme et la durée
comme variables dépendantes de l'approximationnalisme (le vrai vecteur
épistémologique de la pensée bachelardienne). Elle exprime une pensée
différentielle des virtualités parallèles qui coexistent dans l'instant et
qui donnent lieu dans la répétition, par dislocations progressives, aux
événements parallèles et compossibles : une telle conception spatialisée,
topologique et complexe de la temporalité est – à mon avis – un aspect
central de la réflexion bachelardienne, et peut-être un des résultats les
plus considérables de la philosophie contemporaine [28] .
Notes du chapitre
[1] ↑ Le groupe « Rythme et philosophie », animé par Pierre Sauvanet, a été créé
en 1995 dans le cadre du « Centre G.-Bachelard de recherches sur l'imaginaire et
la rationalité » de l'Université de Bourgogne. L'ouvrage collectif sous la
direction de P. Sauvanet et J.-J. Wunenburger, Rythmes et philosophie, Paris,
Kimé, 1996, est une réalisation significative du groupe, qui a produit « un
commentaire critique des acquis des sciences diverses du rythme, mais aussi une
introduction à une réflexion inédite sur la vie même de la pensée » (J.-J.
Wunenburger, Présentation, in P. Sauvanet et J.. J. Wunenburger (sous la dir.
de), Rythmes et philosophie, cit., p. 11). La deuxième partie du livre (La
dialectique de la durée) est entièrement dédiée à la temporalité bachelardienne.
[2] ↑ Hervé Barreau a écrit : « Il s'agit toujours, dans ces textes [La
dialectique de la durée, L'intuition de l'instant, Instant poétique et instant
métaphysique] d'esquisser une “métaphysique”, c'est-à-dire une doctrine morale et
esthétique à la fois, qui puisse être un projet de conduite pour l'homme et une
clé pour la poésie. » Marc Richir a défini la rythmo-analyse comme une « sagesse
philosophique » qui est orientée vers une « philosophie du repos » ; cf. H.
Barreau, Quatre arguments contre la continuité de la durée dans la conception
bachelardienne de la temporalité, et M. Richir, Discontinuités et rythmes des
durées : abstraction et concrétion de la conscience du temps, in P. Sauvanet et
J..J. Wunenburger (sous la dir. de), Rythmes et philosophie, cit., p. 79 et 96-
97.
[3] ↑ Cf. encore M. Richir, cit., p. 94.
[4] ↑ Cf. A. Robinet, Rythme et durée, dans Aa. Vv., Bachelard (Colloque de
Cerisy), Paris, uge, 1974, p. 317-329. En suivant André Robinet, Alain Guyard
soutient que « Bachelard va donc choisir de modeler le texte et la pensée
bergsonienne pour n'en retenir que l'interprétation continuiste et l'engluement
dans une durée pâteuse et visqueuse » ; cf. A. Guyard, Fondements et origine de
la rythmanalyse bachelardienne, in P. Sauvanet et J.-J. Wunenburger (sous la dir.
de), Rythmes et philosophie, cit., p. 75.
[5] ↑ Gouhier a été un disciple de Bergson et un ami de Bachelard ; la phrase se
trouve dans H. Gouhier, Discussion, dans Aa. Vv., Bachelard (Colloque de Cerisy),
cit., p. 359.
[6] ↑ Sur ces questions, je me permets de renvoyer à mes essais : Sul metodo
nella storia delle scienze. Note per una lettura delle metodologie di Bachelard e
Kuhn, « Nuova Corrente », 1981, 85, p. 349-376 ; Forme di sapere e ipotesi di
traduzione per una storia dell'epistemologia francese, Milano, F. Angeli, 1984
(surtout aux p. 177-189 et 284-295) ; Istante e durata. Per una topologia della
temporalità in Bachelard e Bergson, « aut-aut », 1986, 213, p. 53-75 ; Tra
Bachelard e Serres. Aspetti dell'epistemologia francese del Novecento, Messina,
A. Siciliano, 2003, partie première (cf. aussi La filosofia di Gaston Bachelard.
Tempi, spazi, elementi, qui est sous presse chez A. Siciliano, Messina).
[7] ↑ Bachelard même se réfère aux cours de psychologie tenus à Dijon, par ex.
dans La continuité et la multiplicité temporelles, « Bulletin de la Société
française de philosophie », 1937 (XXXVII), séance du 13 mars 1937, p. 53-81.
[8] ↑ Je rappelle, en ordre chronologique : Essai sur la connaissance approchée
(1928) ; La valeur inductive de la relativité (1929) ; Le pluralisme cohérent de
la chimie moderne (1932) ; Le nouvel esprit scientifique (1934) ; Critique
préliminaire du concept de frontière épistémologique (1936) ; Le surrationalisme
(1936) ; La formation de l'esprit scientifique : contribution à une psychanalyse
de la connaissance objective (1938) ; La philosophie du non (1940).
[9] ↑ Il s'agit de : L'intuition de l'instant. Étude sur la Siloë de M. Gaston
Roupnel, Paris, Gonthier, 1966 (1re éd., Paris, Stock, 1932) ; La dialectique de
la durée, « Revue des cours et conférences », 1936, Paris, PUF, 19804 ; La
continuité et la multiplicité temporelles, « Bulletin de la Société française de
philosophie », 1937 (XXXVII), séance du 13 mars 1937, p. 53-81 ; Instant poétique
et instant métaphysique (1re éd. avec le titre Métaphysique et poésie,
« Messages », 1939, 1, p. 28-32, réédition avec le titre Instant poétique et
instant métaphysique, in L'intuition de l'instant, cit., p. 101-111) ; La
dialectique dynamique de la rêverie mallarméenne, « Le Point », 1944, 8, p. 40-
44, réédition dans Le droit de rêver, Paris, PUF, 1970, p. 224-232. Les citations
seront suivies par les sigles II, DD, CMT, IPIM et le folio de la page. Le
Lautréamont (1939) aurait besoin d'être analysé spécifiquement. Je rappelle aussi
que dans les Archives de l'ORTF est déposée une interview d'A. Adamov à Bachelard
sur La dialectique de la durée (27 mai 1951).
[10] ↑ De 1938 (La psychanalyse du feu) à sa mort (1962) sont au nombre de neuf
les livres que Bachelard a dédiés particulièrement à la rêverie (et aussi
beaucoup d'articles et d'essais), tandis qu'il en a dédié six seulement à la
réflexion historique-épistémologique.
[11] ↑ Sur la relation entre Bachelard et Bergson, cf. M. Cariou, Bergson et
Bachelard, Paris, PUF, 1995 (voir mon compte rendu du livre dans « Nuncius.
Annali di Storia della Scienza », 1996 (XI), p. 746-750).
[12] ↑ Cf. H. Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience (1889),
in Id., Œuvres, textes annotés par A. Robinet, Introduction par H. Gouhier,
Paris, PUF, 19844 (1959), p. 66-67.
[13] ↑ Gaston Roupnel a été un historien agraire et un spécialiste d'histoire de
la Bourgogne, mais aussi un écrivain et un poète ; Siloë (Paris, Grasset, 1932),
l'objet de la recherche bachelardienne de 1932, a été réédité dans une édition
plus étendue avec le titre La Nouvelle Siloë en 1945. L'amitié entre Roupnel et
Bachelard a été liée aux fréquentes rencontres et au commun amour pour la
Champagne. Roupnel a écrit aussi un petit essai sur l'ami Gaston Bachelard, « Le
miroir dijonnais et de Bourgogne », 1939, p. 178-186. Récemment, un Colloque
dédié à Roupnel a eu lieu à Dijon : Le temps des sciences humaines. Gaston
Roupnel et les années 1930 (Dijon, 13-14 décembre 2001), par l'Université de
Bourgogne.
[14] ↑ Il est suffisant de rappeler le « testament spirituel » de Bachelard – La
flamme d'une chandelle, Paris, PUF, 1961 – qui est un hymne à la solitude, comme
emblème de l'écriture et de la vie (cf. le chapitre II et l'épilogue).
[15] ↑ Mais Bergson avait aussi reconnu le changement continu de la durée en
rapport avec le point mathématique : « Mais le présent réel, concret, vécu, celui
dont je parle quand je parle de ma perception présente, celui-là occupe
nécessairement une durée. Où est donc située cette durée ? Est-ce en deçà, est-ce
au-delà du point mathématique que je détermine idéalement quand je pense à
l'instant présent ? Il est trop évident qu'elle est en deçà et au-delà à la fois,
et que ce que j'appelle “mon présent” empiète tout à la fois sur mon passé et sur
mon avenir » (H. Bergson, Matière et mémoire. Essai sur la relation du corps à
l'esprit (1896), in Id., Œuvres, cit., p. 280).
[16] ↑ Cf. H. Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience (1889),
in Id., Œuvres, cit., p. 73-74.
[17] ↑ La lecture bergsonienne de la théorie de la relativité s'oppose à la
lecture bachelardienne, parce que celle-là veut la voir comme une confirmation de
la validité de la théorie de la simultanéité de la durée (comme dans Durée et
simultanéité, un livre que Bergson n'a pas réédité pour des motifs qui ne sont
pas très clairs). Sur cet aspect, je me permets de renvoyer à Bergson e Bachelard
lettori di Einstein, qui vient de paraître sur le n° 335 de la revue aut-aut
(luglio-settembre 2007).
[18] ↑ La réflexion de Guyau sur la temporalité a été recueillie dans La genèse
de l'idée du temps, Paris, F. Alcan, 19022 (1890).
[19] ↑ Le problème de la localisation temporelle des souvenirs dans les
corrélations externes à la conscience rappelle les recherches de Maurice
Halbwachs sur les cadres sociaux de la mémoire (cf. Les cadres sociaux de la
mémoire, Paris, F. Alcan, 1925).
[20] ↑ Cf. J.-M. Guyau, La genèse de l'idée du temps, cit., p. 33.
[21] ↑ Bachelard rappelle encore l'Essai sur les données immédiates de la
conscience de Bergson (cf. H. Bergson, Œuvres, cit., p. 103) et il affirme que la
durée « agit à la manière d'une chance. Ici encore, le principe de causalité
s'exprime mieux dans le langage de la numération des actes que dans le langage de
la géométrie des actions qui durent » (II, 55-56). Ici, peut-être, Bachelard est
plus près de Bergson que de Heisenberg.
[22] ↑ Butler propose une théorie de l'évolution dans laquelle il soutenait que
l'hérédité évolutive dépend de l'habitude et de la mémoire, dans le cadre d'un
effort cosmique téléologique (cf. Evolution Old and New, London, Hardwich &
Bogue, 1879, et Unconscious Memory, London, D. Bogue, 1880). Dans la tradition
spiritualiste française, la réflexion sur l'habitude est par contre dérivée du
livre de Ravaisson De l'habitude, Paris, Fournier, 1838, qui a été lu par Bergson
(surtout dans La vie et l'œuvre de Ravaisson [1904], in H. Bergson, La pensée et
le mouvant, in Id., Œuvres, cit., p. 14501481) dans une interprétation de
l'habitude comme résultat d'une « dégradation » de l'esprit vers la nature. Les
deux directions sont présentes chez Bachelard.
[23] ↑ Claude Zilberberg a éclairci le caractère inchoatif de la discontinuité
théorisée par Bachelard à partir du concept d'arrêt et d'interruption, en
découvrant la convergence avec la conception de Valéry sur l'arrêt ; cf. Cl.
Zilberberg, Signification et prosodie dans La dialectique de la durée de G.
Bachelard, P. Sauvanet et J.-J. Wunenburger (sous la dir. de), Rythmes et
philosophie, cit., p. 137.
[24] ↑ On doit rappeler la diffusion en France, entre les deux guerres, des
conceptions de Kierkegaard sur la temporalité de l'instant (pour un rapprochement
entre la temporalité chez Kierkegaard et chez Bachelard, cf. M. Perrot, De
l'instant kierkegaardien à l'instant bachelardien, in Aa. Vv., Gaston Bachelard.
L'homme du poème et du théorème, cit., p. 303-312).
[25] ↑ Cf. la note 1, p. 57 du présent ouvrage.
[26] ↑ Bachelard voit dans la poésie de Baudelaire la correspondance entre la
pensée pure et la poésie pure, signe d'un destin poétique des hommes. La
réflexion sur la dynamique temporelle chez Mallarmé est proposée dans La
dialectique dynamique de la rêverie mallarméenne (1944), mais on trouve aussi des
références aussi dans II, 40.
[27] ↑ Le rapport entre Bachelard et Valéry est très bien attesté, à partir de la
participation d'une œuvre collective (cf. Aa. Vv., À la Gloire de la Main, Paris,
Aux dépens d'un Amateur, 1949). Bachelard, qui ne connaissait pas la réflexion de
Valéry sur le temps présente dans les Cahiers, ne perd pas l'occasion de rappeler
les considérations du penseur-poète de Sète ; cf. par exemple DD, 18, 69, 109, et
CMT, 56-57, 59.
[28] ↑ Je rappelle une affirmation de Carlo Vinti, proposée dans l'introduction
de sa convaincante reconstruction de la réflexion sur le temps : cf. C. Vinti, Il
soggetto qualunque. Gaston Bachelard fenomenologo della soggettività epistemica,
Napoli, Edizioni scientifiche italiane, 1997, p. 675.
Le dépassement de l'humain
Bergson et Bachelard
Jean-Michel Le Lannou

Il y a en nous, et c'est la tâche de la


philosophie que de le reconnaître, un désir
qui ne s'arrête pas à la déficience que nous
sommes. Surgissant, il fait paraître notre
identité, de fait, ou supposée – être homme –
comme restrictive. Que sommes-nous selon lui ?
La limitation qu'il aspire à dépasser. À
l'humain, en accueillant le désir de
l'immensité, nous découvrons que nous ne nous
réduisons pas. Qu'exprime cette aspiration ?
L'espoir de déposer l'humain dorénavant
éprouvé comme détermination, momentanée et
surtout trop étroite. Que nous apprend cette
exigence ? Que nous n'existerons véritablement
que dans et par la fidélité à cela qui, en
nous, tend au dépassement de toute
restriction.
La détermination propre de ce désir doit être
précisée : qu'est-ce en effet qui proteste en
nous contre la déficience ? L'aspiration à
l'immensité révèle que l'homme enveloppe une
dualité. Qu'enferme-t-il ? En lui, il y a la
puissance qui ne peut ni consentir à lui, ni
s'arrêter en lui. Quelle est-elle ? Elle a pu
être référée tant à la vie qu'à la pensée.
La vie, qui ne s'éprouve d'abord en nous que
limitée, tend à sa libération. Que sont les
entraves à sa pleine affirmation ? D'où
proviennent-elles ? Et surtout, puisque
l'interrogation est immédiatement pratique :
comment l'immensité de la vie se retrouve-t-
elle ? Assurément, par une « dilatation ».
Qu'exige-t-elle de nous ? Une réelle mutation.
Qu'advient-il alors de celui qui, initialement
tenait à ses limites, et par là même arrêtait
l'élan vital ?
De manière formellement identique, la pensée
proteste contre tous les exercices la
restreignant. Qu'est-ce précisément qui la
limite ? Est-ce une entrave extérieure ?
N'est-ce pas plutôt la limitation,
constitutive semble-t-il, de celui qui s'en
désigne « sujet » ? Comment alors son exercice
libre en vient-il à excéder celui qui, en se
l'attribuant, l'asservit ?
Pour la vie et pour la pensée, en une stricte
opposition quant à la détermination de
l'immensité, mais à l'intérieur cependant
d'une similaire exigence d'excès de la
restriction, l'aspiration est identique.
Une interrogation structurelle peut alors
porter, et ce de manière interne à chaque
philosophie, non sur la réalité, ou sur la
légitimité de cette aspiration, mais sur les
modalités de son effectuation. Chacune en
effet doit élucider le statut et la provenance
de ce qui d'abord l'entrave. Plus encore,
chacune doit expliciter les modalités pratique
de son surmontement. Très directement enfin,
c'est l'identité de celui qui saura se
délivrer de l'étroitesse de l'humain qui doit
être élaborée. Cette identité, en effet, n'est
pas initialement donnée, elle est à venir, et
elle n'adviendra précisément que dans et par
l'outre-passement de l'actuelle déficience de
ce que nous tenons pour notre « être ». De
manière extérieure et réflexive, une double
interrogation porte ainsi sur l'effectuation
concrète de ce dépassement. Advient-il ? Selon
les conditions élaborées, peut-il advenir ?
Il ne s'agit pas ici, d'interroger pour savoir
lequel des deux, de Bergson ou de Bachelard,
opère effectivement le dépassement visé. Mon
propos ne construira pas, comme en un
« dialogue », leur mise en relation directe.
Il ne s'agit pas non plus de déterminer si
c'est en et par l'extension de la vie, ou
celle de la conscience que nous nous délivrons
véritablement de l'étroitesse. Plus
simplement, nous esquisserons, en les
présentant, les rapprochements et les
différences de ces deux compréhensions de la
nécessité du dépassement de l'humain.
Le dépassement vital
Qu'est, selon Bergson, « le rôle de la
philosophie » (EC, 519) [1] ? Assurément
descriptive, elle sera plus encore
« expérimentale ». Très directement, elle vise
à une modification : l'« extension » de notre
expérience, et par là de notre identité. À
quoi aspirons-nous ? À cesser d'être celui qui
s'exile de l'absolu. Directement donc, « la
philosophie devrait être un effort pour
dépasser la condition humaine » (PM, 1425).
Elle s'exercera ainsi dans la fidélité à
l'élan de la vie. En nous, en effet, il y a
« une surabondance de vie », en nous œuvre
« un universel élan » (DS, 1172). Nous
enveloppons, comme tout vivant, la vitalité,
qui demeure en lui comme le feu au centre de
la terre, toujours incandescente donc (ES,
834, cf. R, 463). Cette aspiration à la vie
impose de reconnaître et surtout de
correspondre à ce constitutif élan vers la
plénitude, ce qui n'est rien d'autre que
« rallumer » ce feu (DS, 1017). Pour cela,
nous devons nous « dilater dans le sens même
de la vie » (EC, 492). Bergson aspirant au
dépassement de l'humain n'interroge ni la
légitimité, ni la nécessité ou même la
possibilité de ce processus, qui est pour lui,
comme la vie, constitutif de notre réalité, il
en réfléchit seulement les modalités. Comment,
telle est son interrogation, opérer
l'« agrandissement de la personnalité » (ES,
833) ? Comment dépasser les limites
restrictives sur lesquelles nous butons
d'abord ? Il lui faut cependant encore
interroger l'aboutissement de cet excès. Qui
en et par deviendrons-nous ? Qui donc succède
à l'humain ?
En quoi commençons-nous ? En un exil, ou
l'absence directement éprouvée de la durée et
de la vie. Nous sommes, en et par lui, livrés
au relatif, à l'extériorité de la séparation
qui nous dépossède de la pleine présence.
Qu'est cette situation ? Advenue et
surmontable, non pas « limite », mais borne
artificielle et factice. Plus encore, nous en
sommes l'origine. Et par là même, « ce que
nous avons fait, nous pouvons le défaire ».
Qu'advient-il quand nous parvenons à
« déchirer le voile » ? « Nous entrons alors
en contact direct avec la réalité » (PM,
1270). Telle est l'affirmation fondatrice de
l'ontologie de Bergson : « Nous rejetons,
écrit-il, les thèses soutenues par les
philosophes, et acceptées par les savants, sur
la relativité de la connaissance et
l'impossibilité d'atteindre l'absolu » (PM,
1278). Il faut cependant préciser plus
directement la nature de cela qui nous sépare
de lui. À quoi ne pouvons-nous, ne devons-nous
pas consentir ? Qu'est-ce qui en constitue
l'absence ? Assurément, la « limitation » qui
est déficience (EC, 622). D'où provient
l'évidement ? Du règne de la géométrisation.
Quelle est alors l'origine des découpes
artificielles du réel ? L'action et ses
conditions, l'intelligence donc, c'est-à-dire
le cerveau [2] . Que manifeste l'extériorité
réciproque des formes stables ? Rien d'autre
que l'artifice de notre perception, de notre
intelligence et de notre langage (EC, 752).
Il faut ainsi prendre acte que « l'homme est
essentiellement fabricant » (PM, 1302).
L'intelligence « préside » au surgissement des
choses (EC, 613). En tant que « faculté de
fabriquer des objets artificiels », elle « ne
se représente clairement que le discontinu »
(EC, 613 et 626). La forme vide du signe, en
et par laquelle elle se déploie, enveloppe
même une « incompréhension naturelle de la
vie » (EC, 628/659 et 635). Quel en est le
statut ? En rien originaire, « l'intelligence
toute pure est un rétrécissement, par
condensation, d'une puissance plus vaste »
(EC, 534). L'on comprend ainsi l'œuvre propre
du cerveau : « Il marque, délimite et mesure
le rétrécissement psychologique qui est
nécessaire à l'action » (Mél., 581). Qu'en
est-il de notre actuelle « vie psychique » ?
Elle « n'est donc, écrit Bergson, que la
limitation d'une vie plus large et plus haute,
qui est la vie de la pensée elle-même » (Mél.,
493).
L'on comprend alors qu'elle est la véritable
entrave à l'épreuve immense de la vie. Qu'est-
ce qui nous en exile ? Ce que nous sommes
d'abord. Est-ce donc « nous-mêmes » ? C'est
bien plutôt la restriction en laquelle nous
nous découvrons vivre. Nous enveloppons de
fait une dualité, la réelle différence de deux
modes d'être, ou l'écart entre l'ampleur et
l'intensité de la vie, et sa restriction en
nous. Nous ne sommes donc pas livrés au seul
relatif de la séparation. En nous surgit et
s'affirme cela qui appelle au dépassement de
ces limites, cela d'où surgit tout d'abord la
protestation à l'encontre de l'artificiel,
l'élan de la vie. Qu'en est-il en réalité de
notre rapport à l'intelligence ? Ne faut-il
pas dire que ce n'est que de fait que « notre
pensée est limitée », donc que nous pouvons,
et même devons « nous affranchir de cette
limitation » (Mél., 413) ? Les « cadres de la
connaissance » actuelle, « nous pouvons les
élargir ou les dépasser » (EC, 493). La
question décisive devient alors : que faire de
l'humanité en nous ?
Comment en effet ne pas demeurer en cette
déficience ? Son excès suppose un effort. Ce
dépassement, qui s'opérera dans la fidélité à
l'élan de la vie, exige de nous un exercice.
Si « nous pouvons nous dilater indéfiniment »,
donc « nous transcender nous-mêmes », pour
cela, « un effort de plus en plus violent »
est indispensable (PM, 1419). Ainsi, écrit
Bergson, « il faut tout un travail de
déblaiement, pour ouvrir les voies à
l'expérience intérieure » (PM, 1289). Quelle
est ici la tâche du philosophe ? Elle consiste
à expliciter les modalités de cette réforme,
c'est-à-dire à indiquer une méthode, en son
principe mais aussi dans le détail des
opérations nécessaires. Dans la perception par
exemple, il faut préciser « comment déraciner
une inclination aussi profonde », c'est-à-dire
aussi « enracinée » en nous, que celle qui
nous fait voir du stable (PM, 1311, cf. Mél.,
412).
Que signifie alors dépasser l'humanité ?
Assurément (se) délivrer des limites en
lesquelles elle se tient actuellement, ceci
dans la mesure où elles ont pour seule
provenance une restriction factuelle. Les
excéder, c'est très directement se resituer
dans « dans la direction de l'élan vital »
(DS, 1023). Telle sera la vraie philosophie,
celle qui « nous replacera <…> dans la
direction du divin » (PM, 1303). Que nous
demande-t-elle ? Rien d'autre qu'une stricte
fidélité à l'élan de la vie. Ou plus
simplement encore, de cesser de le contrarier.
Si l'on peut dire qu'« est proprement humain
<…> le travail d'une pensée individuelle qui
accepte, telle quelle, son insertion dans la
pensée sociale », en nous également « il y a
déjà quelque chose de quasi divin dans
l'effort, si humble soit-il d'un esprit qui se
réinsère dans l'élan vital, générateur des
sociétés qui sont génératrices d'idées » (DS,
1017).
Qui opérera ce dépassement ? Tant l'artiste
que le philosophe. C'est en effet ce dernier
qui affronte le pouvoir restrictif de
l'intelligence. Plus encore que l'artiste, il
sait qu'« il faut substituer à
l'intelligence » une autre appréhension du
réel (EC, 539). Selon ses indications donc,
« nous nous efforcerons davantage de
transcender l'intelligence pure » (EC, 664).
Comment procéderons-nous ? En suivant la
« philosophie qui fait effort pour réabsorber
l'intelligence dans l'intuition » (EC, 741).
Il nous faut donc, de manière décidée,
« dilater la forme intellectuelle de notre
pensée ; c'est là que nous puiserons l'élan
nécessaire pour nous hausser au-dessus de
nous-mêmes » (EC, 563).
Ce dépassement, plus encore que celui dit par
le philosophe, ou présenté par l'artiste, sera
opéré par le mystique. Directement en effet,
« il s'agit pour les grands mystiques de
transformer radicalement l'humanité » (DS,
1178). Comment le peuvent-ils ? En ce qu'en
eux-mêmes, ils l'excèdent. Qu'est en vérité le
mysticisme ? La « coïncidence avec l'effort
créateur que manifeste la vie » (DS, 1162). Et
ceci en fait la différence d'avec « la
philosophie <qui> ne peut être qu'un effort
pour se fondre à nouveau dans le tout » (EC,
658, je s.). En ce sens, la philosophie, comme
notre existence, trouve sa vérité dans
l'opération propre du mystique.
Les grands mystiques chrétiens par exemple
« ont rompu une digue ; un immense courant de
vie les a ressaisis » (DS, 1168). De là,
« leur vitalité accrue » se diffuse. Si « les
vrais mystiques s'ouvrent simplement au flot
qui les envahit », ne peut-on dire, en
retrouvant l'évocation que le Rire proposait
des effets de l'art, qu'ils sont l'éruption
volcanique qui brise la croûte terrestre (DS,
1059 et R, 463). Le mystique est ainsi notre
véritable modèle, ce à quoi nous, ou plutôt la
vie en nous aspire. De quoi est-il modèle ?
D'une réelle libération : « Le grand mystique
serait, écrit ainsi Bergson, une individualité
qui franchirait les limites assignées à
l'espèce par sa matérialité, qui continuerait
et prolongerait ainsi l'action divine » (DS,
1162). Pourquoi cependant ce conditionnel ? Ne
sommes-nous pas tous appelés à nous identifier
à devenir ces « forces éruptives qui <…>
soulevant à certains moments l'écorce
terrestre » arrachent l'être à la froideur et
à la vacuité (DS, 1161) ?
À quoi un tel processus conduira-t-il ?
Puisque le philosophe indique une tâche, il
lui faut également en esquisser
l'aboutissement, c'est-à-dire élucider pour
nous, qui n'y sommes pas encore parvenus, qui
nous deviendrons par cette métamorphose.
Qu'indiquent « les esquisses du mysticisme
futur » (DS, 1159) ? Que signifie « parfaire
la création divine » (DS, 1176) ? Le
philosophe peut anticiper cet aboutissement,
ne serait-ce que par discrimination, à partir
de ce que nous cesserons d'être, donc par une
variation soustractive. Qu'en est-il de la
description que nous propose Bergson ? Tant
pour la pensée et la perception, que pour
l'existence, qu'adviendra-t-il ? Le
philosophe, pour l'énoncer, n'emploie pas le
futur mais le conditionnel, ou encore le futur
antérieur : « La philosophie, écrit-il, nous
aura élevés au-dessus de la condition
humaine » (PM, 1292).
Qui, précisément, serons-nous une fois
l'humanité dépassée ? Selon la désignation de
L'Évolution créatrice : un « sur-homme » (EC,
721). Quel est, paradoxalement demandé au
présent, le rapport de cet être nouveau à
l'humanité ? Par lui, celle-ci est-elle
achevée ou dépassée ? Soit en effet il la
perfectionne, soit il se délivre d'elle. Ainsi
écrit Bergson, « une humanité complète et
parfaite serait celle où ces deux formes de
l'activité consciente <intuition et
intelligence>, atteindraient leur plein
développement » (EC, 721). S'il importe de
« transformer l'humanité », c'est pour la
compléter (DS, 1175). La découpe du réel, et
donc l'exil que produit inéluctablement
l'intelligence, n'est-elle pas cependant une
« illusion naturelle, indéracinable, qui
durera autant que l'esprit humain » (EC,
784) ? Si c'est bien le cas, il faut alors la
dépasser, et l'humanité qu'elle définit avec
elle. C'est alors vers la seconde possibilité
que nous sommes engagés, celle qui pose la
nécessité de son excès.
Peut-on trancher (mais le faut-il) cette
hésitation ? Peut-être en revenant à ce que
fait le mysticisme. Le mystique, en une
mutation réelle, « s'élève au-dessus du point
de vue humain » (DS, 1189). En effet
« l'humanité est une espèce animale » qui
n'est en rien vouée à le demeurer (DS, 1175).
Le croire, c'est même là le grand obstacle
« qui a empêché la création d'une humanité
divine » (DS, 1175). Directement donc, le
mystique « voudra faire d'elle une espèce
nouvelle, ou plutôt la délivrer de la
nécessité d'être une espèce ».
Que résultera-t-il de cette libération ? La
présence en « nous » de l'absolu. Quelles
modifications en découleront ? Comment,
directement demandé, pensera, percevra, et
s'il agit, agira, le « surhomme » ? Quant à la
pensée, il sera enfin délivré de
l'intelligence, puisque c'est là la condition
de l'accès à l'absolu : « Qu'est-ce en effet
que l'intelligence ? La manière humaine de
penser » (PM, 1319). Comment cet être pensera-
t-il ? Quant à la perception, nous pouvons
espérer « l'extension et la revivification de
notre faculté de percevoir » (PM, 1373). Et,
selon le plus grand changement attendu, elle
sera enfin « indépendante du corps », et donc
des limitations de l'utilitaire (Mél., 413).
Pensée et perception seront ainsi délivrées de
leur subordination à l'égard du cerveau.
Qu'elles en soient libérées, signifie
précisément qu'elles s'exerceront
désolidarisées de lui (cf. EC, 721). Mais
qu'adviendra-t-il de l'action à laquelle le
cerveau préside ? Le « sur-homme » agira-t-
il ? Aura-t-il besoin d'agir ? Sa
connaissance, écrit Bergson, « sera
pratiquement inutile » (EC, 785). La
télépathie, pour Bergson une science, le
libérera des signes et de l'intelligence (DS,
1242, cf. Mél., 1009). Il importe de souligner
que dans le processus de libération esquissé
par Bergson, la télépathie apparaît
postérieure à l'œuvre du mystique.
Généralisable, elle seule modifiera réellement
et concrètement la pensée et la perception.
En cette pleine mutation, qui enfin
deviendrons-nous ? Plus que la description de
celui qui succédera à l'homme, c'est le statut
de cet être nouveau, qui importe à Bergson.
Cette vie délivrée des restrictions sera enfin
enveloppée « dans l'absolu », s'éprouvant
telle « une participation de l'essence
divine » (DS, 1200) [3] . Cette revitalisation,
en « réinsufflant la vie aux fantômes qui nous
entourent et nous revivifiant nous-mêmes »
nous délivrera-t-elle de la mort (PM, 1365) ?
Peut-on dire, au présent, que « ce qu'il y
avait d'immobilité et de glacé dans notre
perception se réchauffe et se met en
mouvement. Tout s'anime autour de nous, tout
se revivifie en nous. Un grand élan emporte
les êtres et les choses » (PM, 1392) ?
En cette immanence, ayant surmonté toutes les
formes de séparation et de déficience, « nous
vivons davantage ». Être ainsi dans la vie,
c'est être véritablement, enveloppés dans son
« onde immense » (EC, 720). En elle, ni vide,
ni néant. « Pas de négation possible » en
cette « définitive étreinte » (EC, 785).
L'être nouveau vivra enfin dans la pleine
coïncidence avec le divin.
Le dépassement intellectuel
Les sciences, c'est-à-dire la vérité et
l'objectivité, progressent. Qu'est-ce qui
advient réellement en ce progrès ? Très
directement une dé-subjectivisation. Par la
science nous sommes modifiés, plus encore, en
ce nouvel horizon ouvert par la réflexivité,
explicitement et volontairement, nous nous
changeons. Le progrès de la vérité produit
dorénavant la modification réelle de celui qui
pense. L'activité de la vérité change notre
être même, « une véritable conversion
spirituelle » en résulte (E, 90) [4] . S'ouvre
alors, dans l'époque d'un « nouvel esprit
scientifique », le « devenir spirituel » qui
nous délivrera de notre initiale servitude
(ibid.).
Qu'est cette conversion ? Est-elle évolution
ou mutation de l'humanité ? Si Bachelard
évoque une « évolution intellectuelle », c'est
le plus souvent, et le plus fortement comme
révolution qu'il analyse ce processus (NES,
17). Telle est bien l'effet, fidèlement
reconnu, de l'« allure révolutionnaire de la
science contemporaine » (NES, 173).
Qu'advient-il en elle ? S'y opère, ou du moins
pour nous, s'y annonce, « une mutation humaine
profonde » (Phie N, 144). Dans et par cette
« impulsion révolutionnaire », « le goût
d'interrompre s'affirme » (NES, 134 et DD,
145). Que sera donc la puissance de la
négation ?
Où et comment tout d'abord se produit-elle ?
Selon quelles modalités advient-elle ? Dans
l'expérience tant individuelle que collective
d'une conversion. Qu'est la connaissance
objective, si ce n'est une « réforme
psychologique » (NES, 19) ? Ainsi, « de
l'objet, écrit Bachelard, je réclame une
modification spirituelle » (FES, 249). De
manière générale, « la dialectique est
désormais un exercice spirituel
indispensable » (Phie N, 105). À qui l'est-
il ? À chacun de nous, pouvant et devant être
réformé par l'objectivité, puisque « la nature
naturante est à l'œuvre jusque dans nos âmes »
(NES, 178). Dorénavant donc, chacun peut, et
plus encore doit, en lui-même, « revivre ces
mutations spirituelles » (ibid.).
Quelle sera alors l'ampleur de la révolution
produite par l'esprit scientifique ? Que
modifie-t-elle en nous ? Assurément d'abord,
notre manière de penser. Mais pas seulement.
Ce qui s'ouvre ici, c'est « un grand destin »
(FES, 22). En cette conversion existentielle
générale, c'est « une réforme subjective
totale » qui est en question (Phie N, 8). Par
elle, et précisément en son ampleur, nous
accomplirons notre destinée, puisque « nous ne
sommes vraiment des êtres, écrit Bachelard,
que par une rédemption », celle de la vérité
(E, 97).
La formulation de cet espoir suscite cependant
plusieurs interrogations. La première porte
sur l'origine de ce devenir : de quoi
précisément surgit-il ? Est-ce de la puissance
propre de la vérité ? Est-ce de la volonté ?
L'interrogation concerne en outre ses
modalités : comment précisément cette
conversion s'opère-t-elle ? Que devons-nous
faire pour correspondre fidèlement à l'élan du
« devenir esprit » qu'ouvre la science
contemporaine ? La question la plus décisive
porte enfin sur l'aboutissement du processus :
qui, en et par lui, devient-on ? À quoi la
mutation, produite « en nous » par l'esprit
scientifique, conduit-elle ?
Les diverses modalités de ce processus se
ramènent à une principielle fidélité. Elle
s'exprime en une seule exigence : il faut
détruire tout ce qui en nous entraverait
l'accueil, le consentement et l'opération des
exigences de l'esprit scientifique. Une
« catharsis », c'est-à-dire un « ascétisme
intellectuel », est à cela nécessaire (FES,
243). Si chacun doit l'opérer en lui-même,
pour autant « une pédagogie », entendons
d'abord « une utopie scolaire », nous est bien
dorénavant indispensable (FES, 242 et 245).
Socialement, il importe de fortifier et de
développer l'institution scolaire, ou
l'injonction qui porte et maintient ouverte
cette exigence. En particulier, celle-ci devra
s'opposer à toute « philosophie qui se fait
gloire de sa fermeture » (Phie N, 7).
Ces aspects de la pensée de Bachelard sont
bien connus. L'interrogation, me semble-t-il
la plus décisive, celle sur laquelle je
voudrais insister, concerne l'aboutissement de
la mutation advenant par le progrès de la
vérité. Qui, par lui, deviendrons-nous ? Quel
avenir cette délimitation, donc dé-
naturalisation, ouvre-t-elle ?
En et par ce processus, telle est bien la
radicalité de la pensée de Bachelard, nous
abandonnerons toutes les limitations. Elles
relèvent toutes d'une naturalité, assurément
initiale, mais simplement factuelle. Qu'est
cette exigence ? Rien d'autre, selon
l'expression de Léon Brunschvicg, que celle de
la « vie spirituelle » (FES, 9) [5] . Pour
répondre à « l'intérêt spirituel primordial où
la raison joue son destin », nous devons
« ronger de toutes parts les limitations
initiales », et en particulier celles de
l'humain (NES, 174 et E, 84/85).
Qu'est en effet la principale entrave ? Celle
que nous éprouvons dans la déficience propre
de notre existence. Par quoi est-elle
dénoncée ? Par le progrès de la science. Lui
seul nous révèle notre initiale restriction.
Ce n'est, en effet, qu'à partir de son
exigence que nous découvrons la vérité de
notre être, qui est celle d'une déficience. Il
faut reconnaître, avec Bachelard, que puisque
« je me trompais sur les choses. Je ne suis
donc pas vraiment celui que je croyais être »
(E, 94). Ainsi en chacun de nous, de toute son
exigence, l'esprit « juge son passé en le
condamnant » (NES, 173).
L'on connaît les diverses analyses que
Bachelard donne de cette déficience. Elle est
initiale : « La première et la plus
essentielle fonction de l'activité du sujet
est de se tromper » (E, 89). D'où provient
l'erreur ? De la confusion de la pensée avec
la vie ; d'abord l'esprit « épouse les
intérêts et les soucis naturels » (FES, 25).
Qu'est ce consentement à la vie si ce n'est
notre passivité première ? Comme puissance
adhésive, la vie englue la pensée dans et par
l'amour de soi. Nous commençons « naturels »,
n'étant pas véritablement.
L'élan de vérité se développe donc contre
nous-mêmes, en tant que nous tenons, c'est-à-
dire, selon la définition qu'en donne G.
Marcel, que nous croyons à la vie. C'est
d'elle, rigoureusement de sa prétention, que
la pensée doit se défaire. Nous ne nous
libérerons qu'en nous arrachant à ses
injonctions, et d'abord en reconnaissant que
« l'axe de <la> personnalisation formelle est
dirigé à l'inverse de la personnalité
substantielle » (DD, 100). Les deux aspects du
substantialisme, ou naturalisme : primat du
passé et illusion d'une concrétude ou initiale
richesse de la « pesanteur », sont ainsi les
deux principaux obstacles que nous avons à
détruire. Être lié à soi, se découvrir tel et
vouloir le rester, perdurer dans cette
adhésion à la « nature », en une relation
d'appropriation tenue pour constitutive de
notre « être », telle est proprement la
servitude. Assurément, « la durée est un
synonyme de bonheur », mais plus encore de
captation et d'arrêt de la pensée (DD, 113).
Tel est l'effet de notre « naturalisation »
spontanée. Le règne de l'amour soi nous fait
en particulier assimiler le temps au processus
naturel de la durée organique [6] . L'amour de
soi « personnalise », et de lui résulte
directement le « caractère <qui> est une
histoire tendancieuse du moi » (DD, 49).
Qu'est-il si ce n'est notre abandon à la
facticité de la « personnalité » ? Plus encore
que rassurant, il est l'initialement
fascinant.
Tel est le règne initial de la pesanteur. Le
poids du passé est celui de la vie. La
personnalité substantielle est ainsi « tout
embarrassée par la pesanteur des instincts,
livrée à l'entraînement du temps transitif »
(DD, 100). Que fait de nous la vie ? Une
quasi-chose : « Les phénomènes physiques ou
physiologiques nous apprendraient toujours à
nous soumettre au temps, à être un objet parmi
les objets » (DD, 68). Pour nous arracher à
cette aliénation, « il nous faudra prouver que
l'abstraction débarrasse l'esprit, qu'elle
allège l'esprit » (FES, 6).
Qu'exige la pensée ? L'opposition la plus
décidée et la plus directe à l'encontre de la
vie et de tout ce qui entrave et asservit le
processus de la vérité. Qu'est la vie ? Ce qui
se lie à soi, de manière à expulser le
surgissement de la puissance objectivante de
la vérité. Cette opposition la constitue même,
puisqu'il s'agit toujours pour elle, en cette
implicite dénonciation, de se préserver de ce
qui la détacherait de soi. Comment nous
attache-t-elle ? De deux manières : spontanée,
ainsi la « connaissance empirique <…> engage
l'homme par tous les caractères de sa
sensibilité », et de fait nous sommes bien
d'abord celui qui nie le progrès (FES, 15).
Réfléchie ensuite, en ce que la vie
« s'exprime » dans les diverses philosophies
qui la confortent et nous enferment toutes, du
moins y tendent-elles, en sa clôture. La vie
tente de justifier son adhésion à elle-même en
produisant les multiples réalismes et, dans
l'époque contemporaine, le naturalisme qui se
désigne comme « phénoménologie ». Il y aurait
ainsi des « choses », ou du « donné », et nous
y tiendrions, nous les aimerions
essentiellement. Plus encore, pour être
pleinement, il nous faudrait nous vouloir
tels. Dans ce rapport d'attachement au
« naturel », dit originaire par le réalisme,
il faudrait accueillir la réalité dans un
« savoir par contact », et, comme M. Merleau-
Ponty l'assigne à la philosophie, la
« décrire ». La « nature » s'exprime ainsi, et
l'amour de soi, asservissant la pensée fait
que « la philosophie contemporaine est <…> une
ivresse de personnalité » (ER, 36).
Dans la mesure directe ou ce « réalisme fait
tort à la spéculation », et soumet la pensée,
quoi de plus nécessaire et de plus urgent, que
de s'opposer à lui, à la vie donc et à la
phénoménologie (NES, 115) ? La philosophie,
telle est la toute première réforme, doit être
« libéré<e> de la description
phénoménologique » (DD, 99). Pourquoi est-ce
là le plus urgent ? Parce que celle-ci en
contredit la tâche véritable. Plus encore,
c'est le mode de rapport à soi qu'elle
exprime, et tente de préserver, qu'il faut
défaire. Contre le règne asservissant de cette
« existence phénoménale », nous avons à nous
« déconcrétiser », donc à nous « former contre
la nature » (DD, 99 ; FES, 27 et 23). Ce qui
suppose une philosophie qui ne soit plus
« chosiste » [7] . Très directement, « la pensée
pure doit commencer par un refus de la vie. La
première pensée claire c'est la pensée du
néant » (DD, 9). D'elle seule surgit la
rupture instauratrice de la purification :
« Nous ne pensons pas avec nos impressions
premières, nous n'aimons pas avec une
sensibilité originelle, nous ne voulons pas
d'une volonté initiale et substantive » (DD,
14). Inaugural, cet arrachement ouvre le
processus de dé-subjectivisation. Que devons-
nous promouvoir pour l'opérer ? « Une
éducation négative qui <consistera> à ruiner
le réalisme naïf » (NES, 94). Et ce processus
devra se prolonger tant qu'« il reste en nous
des traces substantielles, ce sont des traces
à effacer » (NES, 133).
Dès que nous cessons de nous fermer à lui, de
lui-même, le progrès de la vérité nous retire
de l'illusion du donné et de toute
complaisance réaliste. À la vie, par la
vérité, nous sommes heureusement arrachés.
Contre sa vaine clôture, et dans l'effraction,
surgit l'ouverture du vrai.
Parfois, souvent même, nous lui résistons, et
nous nous laissons aller à la fascination du
sensible, à la réduction à des choses, à
l'animalité donc. De sa puissance propre
cependant l'objectivation déréalise cette
fausse concrétude. Elle œuvre contre
l'illusion des « données immédiates » (E, 90).
Le « donné » n'est rien d'autre que le produit
de la contradictoire aspiration à la
passivité. Dans l'absurde consentement à la
vie, il faut forger cette fiction qu'est la
« nature ». Qu'est le « donné » ? Le strict
corrélat de notre abandon de la puissance de
la pensée.
Aucun « phénomène » en effet n'est rencontré.
Rigoureusement, « rien n'est donné » (FES,
14 ; Phie N, 109). Que serait ce « donné » ?
L'implicite et aveugle projection de l'amour
de soi qui, dans cette passivité rêvée, aspire
à saisir ce qu'il croit « concret ». La
philosophie qui renonce à cette illusion cesse
de se sentir requise par une « description »,
pour devenir formation et réflexion de la
puissance (cf. FES, 5). Alors, elle explicite
directement la « création des phénomènes par
l'homme » (FES, 249). Rompant avec l'exigence
vitale d'accueil, renonçant à cette démission,
« contre les sensations », l'objectivation
« procède d'une élimination des erreurs
subjectives » (FES, 250 et E, 89).
Dénonçant l'aliénant consentement au donné,
c'est à l'ouverture du primat du possible que
nous appelle la vérité. En et par elle s'opère
le passage de l'actuel au possible, du
substantiel au formel, du statique au
dynamique. Cet élan nous permet enfin de
« mesurer métaphysiquement le réel par le
possible, et ce dans une direction strictement
inverse de la pensée réaliste » (NES, 82). Par
là même, « l'être se spiritualise dans la
proportion où il prend conscience de son
activité formelle » (DD, 100). Quelle mutation
existentielle produit-elle ? Celle par
laquelle il cesse de se réduire à la
personnalité substantielle, ou chosiste.
Dorénavant donc, « le plein de l'être statique
fait place aux ondulations de l'être
dynamique » ; quand « l'esprit en vient à
penser l'objectivité, c'est-à-dire à se
détacher soi-même de sa propre pensée », il
devient fidèle au procès de la science (E,
91).
De manière principielle, et directement énoncé
par Bachelard : « L'abstraction est un
devoir » (FES, 9). La métamorphose de la
pensée objectivante doit en effet, en et par
nous, être reprise et accomplie. L'élimination
de la positivité, qui seule libère, nous
devons l'opérer en nous. Elle devient ici
l'abolition de la personnalité. Nous devons,
« par une intervention inhibitoire », penser
contre nous-mêmes, c'est-à-dire contre ce que
nous croyons initialement être, et ce pour
cesser d'être celui que, de fait, mais de fait
seulement, nous nous découvrons être (cf. DD,
105). Cette rupture existentielle exige un
effort, et produit d'abord une douleur. Devant
renoncer à l'adhésion vitale, nous découvrons
là combien « l'abandon des connaissances du
sens commun est un sacrifice difficile » (FES,
225). De quoi s'agit-il en lui ? De défaire
l'humain. Rigoureusement, nous n'accédons à la
vérité que contre la vie, contre ses
injonctions. Ce qu'elle nous impose de croire,
nous devons cesser de l'accueillir et d'y
tenir. Cette libération adviendra par un
« renoncement explicite », par le
« dépouillement de l'intuition », et
l'« abandon des mirages » (FES, 248).
Nous devons nous « débarrasser » de nous-
mêmes. Bachelard donne un sens fort à cet
abandon, il est « sacrifice ». De fait, « être
sans cesse à l'état naissant de
l'objectivation <…> réclame un effort constant
de désubjectivation » (FES, 248) [8] . Contre la
philosophie de Bergson, qui manque du
« dramatique », l'on découvre que seule la
négation se révèle féconde (DD, 23). La
pensée, en et par sa puissance, détruit tout
ce qui arrête et entrave le progrès du vrai.
La connaissance scientifique, nous le savons,
« doit d'abord détruire pour faire la place de
ses constructions » (DD, 14). Mais, c'est en
général, et en nous, que « penser c'est faire
abstraction de certaines expériences » (DD,
16). La philosophie en appelle donc à « un
examen des puissances négatives de l'esprit »
(DD, VI). C'est tout d'abord un « cogito
négatif » qu'il faut former (E, 95). C'est
plus encore une activité soustractive, celle
de la « pensée qui s'abstrait », « pensée qui
se refuse, qui s'acharne à décroître » qui est
ici indispensable (ibid.). L'élucidation de
cette puissance de refus s'identifie à son
exercice. Par lui, chacun éprouve que seule la
destruction libère [9] . En quoi est-elle
libératrice ? En ce que se refuser à la
particularité, ou restriction naturelle, c'est
par là même s'ouvrir à l'immensité. Sans
cesse, en effet, la pensée « cherche des
occasions de sortir d'elle-même », et « de
rompre ses propres cadres ».
Peut-elle cependant défaire pleinement
l'adhésion et les croyances imposées par la
vie ? Qu'en est-il donc de la pensée en nous ?
Serait-elle là, dépendante de la vie ? Une
véritable désidentification, nous est-elle
possible ? « Nous sommes liés à nous-mêmes »,
telle est la thèse que Bachelard attribue à
Bergson (DD, 2) [10] . Être, n'est-ce pas en
effet être attaché à soi ? Qu'en est-il
cependant de ce lien ? Dans la reconnaissance
de son véritable statut, notre destin se
détermine. Le réalisme en affirme la
« naturalité ». Le progrès de la vérité nous
apprend, exactement le contraire : il n'est
que factuel. Quelle réalité a-t-il ? Rien
d'autre que celle que lui abandonne la pensée
fascinée par la vie. En lui ne se manifeste
que notre inactivité. Il peut et doit être
défait. Et ce, même dans la zone de
protadhésion organique. Rien n'est en soi
lié : même « les sensations ne sont pas
liées ; c'est notre âme que les lie » (DD,
114).
Contre l'adhésion vitale personnalisante la
mise en œuvre d'une « psychologie de
l'anéantissement » est alors nécessaire (DD
,8). La purification exige cette « psychologie
abstraite » (DD, 104). En et par elle, par le
retranchement qu'il opère, par cet arrachement
aux formes multiples de l'adhésion le sujet
prend conscience « de son indépendance à
l'égard du donné et conséquemment de la
gratuité du donné »(E, 93). Ici, la
« conscience de l'être » est identiquement
« conscience de son anéantissement » (E,
95/96). L'esprit découvre enfin qu'il « pense
en détruisant » (E, 90). À quoi œuvre-t-il ? À
« dévêtir le personnage historique », à
renoncer à tous « traits que je croyais
personnels » (E, 96).
La puissance de néantisation qui opère ainsi
en nous est la puissance formelle,
formalisante même, du vrai. Elle ne saurait
être réduite, comme le faisait Sartre, à une
négativité vide ou abstraite. De cette
assimilation, la seule conséquence effective
s'éprouve dans la douloureuse absolutisation
de la particularité. Que révèle la négation,
c'est-à-dire le surmontement de notre
passivité initiale ? « L'existence
essentiellement progressive de l'être
pensant » (ER, 37).
Par là même, elle manifeste le temps de la
pensée comme irréductible à celui de la vie,
et donc à la continuité. Très précisément,
« le dualisme du continu et du discontinu est
<…> homographique au dualisme des choses et de
l'esprit » (DD, 69). La véritable temporalité
n'apparaît que dans et par une rupture. En
rien continuation de la vie, « “l'axe
temporel”, celui en lequel le moi peut
développer une activité formelle. On
l'explorera, écrit Bachelard, en s'évadant de
la matière du moi », s'arrachant à la
pesanteur du passé et à l'enchaînement
« naturel » (DD, 98). Libre, « ce devenir
formel <…> peut surgir comme une fusée hors du
monde, hors de la nature, hors de la vie
psychique ordinaire » (DD, 100). Qu'est alors
le temps véritable ? Celui qui est « dégagé <…
> de toutes les obligations du temps vital »
(DD, 105). Il faut donc le « définir <…> comme
une série de ruptures » (DD, 34). On le
reconnaît et l'éprouve en son effet
libérateur, celui d'« une dialectique de
liquidation du passé » (ER, 140) [11] . En cette
temporalité, nous faisons alors « l'expérience
positive du néant en nous-mêmes » (DD, 29). Le
temps se révèle même la condition de notre
réalité, puisque « si je sens l'être en moi <…
> je le vois sur un fond de néant » (E, 96).
Que suis-je donc ? L'ensemble de mes refus. Le
reconnaissant enfin, nous irons décisivement
vers « la nécessité d'une inversion radicale
de la phénoménologie de l'être humain » (ER,
36). Dorénavant nous savons, et plus encore
éprouvons, que « l'être est une abstraction du
mouvement, un arrêt, une vacance, un vide »
(ibid.). L'ontologie devient alors
« dynamologie » (ER, 36).
Dans et par ce progrès, s'ouvre un processus
d'impersonnalisation. Pour autant,
actuellement, la dé-subjectivisation
libératrice n'est pas encore accomplie :
« tant de choses à désapprendre », s'exclame
Bachelard (ER, 7). Vers quoi cette
métamorphose conduit-elle ? Qui, en et par
elle deviendrons-nous ? Cette mutation mène-t-
elle au-delà de l'humain ? Et si c'est le cas,
qui succédera à l'homme ?
La toute première difficulté est celle de la
« description » que le philosophe peut nous en
proposer. Comment en effet dire cette
nouveauté ? « Par quelle prescience de nos
destins spirituels nous efforçons-nous de
sublimer nos notions réalistes ? », interroge
Bachelard (NES, 133). Penser la rupture c'est
commencer à la produire. En cette aspiration
se « dessine le destin véritable de la pensée
humaine » (FES, 251). Si donc, « on peut
tenter de dessiner cette perspective de la
purification idéaliste », il faut le faire par
discrimination : « Je ne me décrirai donc tel
que je suis qu'en disant ce que je ne veux
plus être » (E, 93 et E, 96). Cette liberté
nouvelle s'énonce par distinction à l'égard de
l'actuel asservissement. La disjonction de la
pensée et de la vie conduit alors
explicitement et volontairement à « distinguer
ces deux contraires, à rompre une solidarité
de l'esprit avec les intérêts vitaux » (FES,
251). Cette « solidarité », on le sait, est
soumission. Par le progrès, « l'intérêt à la
vie est supplanté par l'intérêt à l'esprit »
(ibid.).
Qu'adviendra-t-il donc de « nous » ? Plus
encore qu'un changement, c'est là une
véritable autoconstitution, ou autoproduction,
qu'envisage Bachelard. Notre être différera
réellement de celui actuel, du vivant donné à
lui-même et enfermé dans la restriction de sa
facticité que nous « sommes ». Philosopher,
même si cette « évolution de l'esprit »
trouble d'abord, c'est bien aspirer à se
changer (Phie N, 9). Assurément, elle
déstabilise le réaliste, elle contredit le
phénoménologue, déconcerte même l'idéaliste,
puisque « l'idéalisme immédiat <…> est fautif
en posant un sujet originellement constitué »
(E, 92). Malgré cela, il faut, non seulement y
consentir, mais surtout y coopérer.
Il importe de prendre acte de l'ampleur et de
la radicalité de la mutation que produit la
« culture scientifique ». Elle affecte tant en
nos diverses activités que notre être. Très
directement, et Bachelard retrouve ici
Bergson, « par les révolutions spirituelles
que nécessite l'invention scientifique,
l'homme devient une espèce mutante » (FES,
16). Qu'advient-il quand « les attaches
substantives ont été desserrées » (NES, 66) ?
Alors, le « sujet élimine ses singularités »,
il abandonne sa particularité restrictive (E,
92). Volontairement enfin, il développe « la
partie impersonnelle de la personne » (DD,
VI). Plus encore, en et par ce processus, il
œuvre à une véritable dé-personnalisation.
De manière décisive, et cet aspect a moins
souvent été souligné me semble-t-il, cette
mutation affecte directement le rapport de la
pensée au corps. Par quoi commençons-nous ?
Par « la soumission à la vie inférieure » (DD,
92). De la pensée, la vie exige la soumission.
Cette dépendance n'est en rien inéluctable.
Subir l'impulsion vitale n'est pas son destin.
Qu'est-ce à dire ? Que nous pouvons réellement
dominer la vie organique. Directement énoncé
par Bachelard : « La vie intellectuelle doit
devenir, physiquement parlant, la vie
dominante » (DD, 148). Dans et par sa
purification, « l'esprit impose sa maîtrise
sur la vie par des actions peu nombreuses et
bien choisies » (DD, 147). Bachelard cependant
n'entre pas plus avant dans les détails de
cette opération. Il indique seulement ici la
nécessité d'une maîtrise du rythme organique.
Qu'advient-il ? Une rigoureuse inversion, en
elle nous découvrons que « le temps de la
pensée a, en effet, à l'égard du temps de la
vie, une telle supériorité qu'il peut parfois
commander l'action vitale et le repos vital »
(DD, 91/92). De cette maîtrise nouvelle il
donne l'exemple du souffle : « C'est la
régularité du souffle qu'une philosophie du
repos, écrit-il, doit s'efforcer de réaliser
avant toute autre tâche » (DD, 146) [12] .
C'est ainsi une modification du cerveau
qu'opère le progrès. L'erreur réaliste est ici
la plus grave, puisqu'elle entrave notre élan.
Qu'est sa thèse ? Celle de la « permanence
cérébrale ». Qu'en découle-t-il ? Qu'« alors
tout est achevé », et que le progrès réel
devient impensable (NES, 177). Mais, interroge
Bachelard, « sommes-nous vraiment enfermés
dans un domaine objectivement clos ? <…>
l'esprit est-il une sorte d'instrument
organique, invariable comme la main, limité
comme la vue ? » (E, 77). Assurément pas. Dans
et par le développement de l'esprit
scientifique, « c'est <…> tout l'usage du
cerveau qui est mis en question » (FES, 25).
Qu'est en effet l'esprit, si ce n'est « le
pôle d'une spiritualisation » (E, 94) ? Telle
est la tâche propre de la philosophie,
reconnaître que dorénavant, « on assiste à la
naissance d'un psychisme nouveau :
l'orthopsychisme » (E, 91). À cette
« transformation radicale du psychisme
humain » qui se produit en nous, nous aspirons
et œuvrons (Phie N, 129). Réellement, c'est-à-
dire organiquement, s'exerce « une pensée
libérée de la vie » (DD, 18).
Une hésitation, me semble-t-il, apparaît quant
au statut propre du cerveau. Faut-il que la
pensée nouvelle en réforme l'exercice ? Faut-
il qu'elle s'en délivre ? « Le cerveau n'est-
il pas, demande Bachelard, le véritable lieu
de l'évolution humaine, le bourgeon terminal
de l'élan vital ? Avec ses multiples
connexions en attente, n'est-il pas l'organe
des possibilités innombrables ? » (NES, 177).
À l'interrogation, il répond avec force :
« Désormais, le cerveau n'est plus absolument
l'instrument adéquat de la pensée
scientifique, autant dire que le cerveau est
l'obstacle à la pensée scientifique. Il est un
obstacle en ce sens qu'il est un coordonnateur
de gestes et d'appétits. Il faut penser contre
le cerveau » (FES, 251).
Le réalisme initial de notre existence étant
pleinement défait, la pensée ne sera plus
limitée et son exercice ne dépendra plus de
l'asservissante croyance à la « nature ». Dans
cet exercice libre, inversant le rapport
initial qu'elle entretenait avec la vie, nous
pourrons « faire du cerveau avec de la
vérité » (FES, 10). Qu'adviendra-t-il ?
Qu'« alors la pensée serait entièrement
appuyée sur elle-même » (DD, 100). Cet
exercice libéré et pur, il faut le
reconnaître, n'est plus celui que l'homme,
illusoirement et restrictivement,
s'attribuait. Il apparaît en lui, comme celui
de la puissance immense de la pensée.
Ainsi, s'ils divergent radicalement sur le
rapport qu'entretient à la pensée avec la vie,
pour autant Bergson et Bachelard reconnaissent
tous deux le « dépassement de l'humanité »
comme « notre » seul véritable destin.
Notes du chapitre
[1] ↑ Nous citons les textes de Bergson selon l'édition du
Centenaire.
[2] ↑ Nous avons développé ce point dans « Bergson, la
“dilatation de la conscience” », chapitre 3 de Expériences de
l'immensité, Paris, Hermann, 2006.
[3] ↑ Ce à quoi Michel Henry aspirera immédiatement.
[4] ↑ Nous citons Bachelard selon les abréviations et les
éditions suivantes.
[5] ↑ L. Brunschvicg, Introduction à la vie de l'esprit,
Paris, Alcan, 1900.
[6] ↑ M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception,
Paris, Gallimard, 1945, IVe partie, p. 488.
[7] ↑ Bachelard se souvient de Valéry affirmant que
« l'essentiel est contre la vie ».
[8] ↑ M. Merleau-Ponty l'inversera, dans L'œil et l'esprit,
écrivant que peindre est une « naissance continuée », p. 32.
[9] ↑ Bachelard était lecteur de Mallarmé, cf. Le droit de
rêver, Paris, PUF, 1970.
[10] ↑ Qui fonde également le « thomisme ».
[11] ↑ K. Malevitch, on s'en souvient, réclamait du peintre
pur une similaire libération.
[12] ↑ Bachelard cite ici P. Masson-Oursel, « Les doctrines
indiennes de la psychologie mystique », Journal de
psychologie, 1922, p. 322.
Philosophie des sciences
Bachelard, Le Roy et
l'épistémologie bergsonienne
Anastasios Brenner
Introduction
L 'étude de la relation entre Bachelard et
Bergson présente plusieurs difficultés. La
perspective n'est pas la même chez les deux
penseurs. Bachelard prend son point de départ
dans la science ; il développe avant tout une
philosophie des sciences. À partir de là, il
fait des incursions dans les domaines de la
métaphysique et de la poétique. Bergson
élabore directement une métaphysique.
Constatant que la science laisse de côté une
dimension essentielle de l'expérience humaine,
il s'efforce de combler cette lacune. Quels
termes de comparaison proposer ? De surcroît,
les références de Bachelard à Bergson sont
souvent obliques, voire énigmatiques. Quant à
Bergson, il ne cite que très rarement
Bachelard – à ma connaissance à deux reprises
dans les écrits publiés. Il se peut même que
ces deux citations lui aient été suggérées par
Édouard Le Roy.
Ce n'est pas seulement une génération qui
sépare Bachelard de Bergson, mais toute une
série de révolutions scientifiques qui appelle
une mutation intellectuelle. Comment dès lors
les situer l'un par rapport à l'autre dans le
contexte de l'histoire de la pensée
contemporaine ? Il me semble que nous pouvons
nous tourner avec bénéfice vers Le Roy.
Chronologiquement, Le Roy se situe exactement
entre nos deux penseurs. Fidèle disciple de
Bergson, il a lu Bachelard et a été lu par
lui. Enfin, il porte le bergsonisme résolument
sur le terrain de la philosophie des sciences.
Le Roy a joué un rôle non négligeable dans le
dialogue entre philosophes et scientifiques.
Son expérience le prédisposait à ce rôle. Il
commence par des recherches mathématiques sous
la direction de Poincaré. Celles-ci d'« une
ampleur peu commune » ainsi que le notera
Bachelard [1] , le conduisent à des questions
relevant des fondements des mathématiques.
Elles touchent également à la physique. Le Roy
suit de près l'élaboration d'une
thermodynamique générale ou énergétique par
Duhem, laquelle a pour ambition de réunir non
seulement les diverses branches de la
physique, mais d'annexer également la chimie.
Rejoignant à partir de cette perspective
scientifique certaines des conclusions de
Bergson, il se rallie aussitôt à sa doctrine
et en donne l'un des commentaires les mieux
reçus par le maître. Le Roy n'aura de cesse de
mettre le bergsonisme en rapport avec les
sciences et de développer cette épistémologie
que Bergson suggère mais laisse en suspens. Le
Roy a su entraîner Poincaré dans un débat avec
Bergson, et il n'est pas interdit de penser
qu'il ait préparé le terrain pour d'autres
discussions. C'est ce que je voudrais
explorer. L'œuvre de Le Roy peut nous servir
de médiation entre l'épistémologie
bachelardienne et la métaphysique
bergsonienne.
1. Le témoignage de Bachelard
Je prendrai comme point de départ le principal
témoignage de Bachelard sur Le Roy. En effet,
nous disposons du discours de Bachelard lu à
l'Académie des sciences morales et politiques
en 1960 : « La vie et l'œuvre d'Édouard Le
Roy ». Ce texte est repris dans le recueil
posthume que publie Canguilhem, sous le titre
L'engagement rationaliste. La troisième partie
de l'ouvrage comporte une série d'études
consacrées à Le Roy, à Brunschvicg et à
Cavaillès. Canguilhem donne ce commentaire :

« L'ordre est donné par la succession


historique des philosophies soumises au
jugement du rationalisme bachelardien. On
peut ne pas s'interdire de penser que cet
ordre est aussi un ordre axiologique, un
ordre de maturité épistémologique
croissante. » [2]

En fait, Brunschvicg est d'un an l'aîné de Le


Roy, mais surtout son œuvre s'interrompt dix
ans plus tôt ; enfin, l'article sur Le Roy est
bien postérieur aux deux autres.
Le texte que Bachelard consacre à Le Roy est
extrêmement positif. Il rappelle très
précisément une œuvre qui se déploie dans
différents domaines : de la philosophie des
mathématiques à la philosophie de la vie, de
l'interprétation de l'œuvre bergsonienne à la
métaphysique et à la philosophie religieuse.
Il retrace son parcours : sa formation de
mathématicien, sa longue expérience de
l'enseignement en classe préparatoire, son
passage à la philosophie et ses cours au
Collège de France. On me rétorquera qu'il
s'agit d'un éloge : Bachelard est élu au
fauteuil de Le Roy à l'Académie des sciences
morales et politique. Nous voudrions cependant
signaler des rapprochements significatifs.
Bachelard ne manque pas de rappeler l'objet de
ses recherches doctorales, l'intégration des
équations de la chaleur. On pense évidemment à
la propre thèse complémentaire de Bachelard
sur la propagation thermique [3] . En effet,
celui-ci citait en 1928 certains résultats de
Le Roy. Il soulignait la généralité de
l'approche et la distance prise par rapport
aux analystes classiques. Bachelard
s'efforçait de prolonger cette perspective sur
le terrain de la physique. La cristallographie
montre comment les mathématiques rencontrent
le réel, comment elles se réalisent dans les
choses.
On apprend, dans l'article d'hommage, que
Bachelard a suivi un cours de philosophie
mathématique donné par Le Roy au Collège de
France et que celui-ci faisait partie de son
jury de doctorat. Bachelard en garde un
souvenir reconnaissant. On peut penser qu'à
cette époque Le Roy ait signalé une voie :
« C'est un esprit scientifique qui fait face
aux problèmes de la philosophie. » [4] Il est
aussi selon Bachelard le plus clair des
interprètes de Bergson ; il a su dissiper
certains malentendus au sujet de l'œuvre de
son maître. Et Bachelard semble suggérer que
Le Roy va jusqu'à participer à l'évolution des
positions de Bergson.
On ne peut pas manquer de penser à des traits
de la philosophie de Bachelard en lisant les
lignes que ce dernier a consacrées à la
démarche de son prédécesseur :

« Si Le Roy, engagé dans les problèmes


métaphysiques, ne s'est jamais détourné des
enseignements de la science, c'est parce
qu'il pensait qu'il y avait une affinité
fondamentale entre l'étude des sciences et
la réflexion philosophique. » [5]

Le Roy intègre la composante de l'action dans


son épistémologie :

« Il n'a cessé de penser que le philosophe,


en tant que tel, ne peut refuser cet examen
de conscience auquel la science, bien
comprise, nous conduit : on ne peut mesurer
le pouvoir de la raison sans se livrer à
une connaissance effective et réelle de ses
actes. » [6]

On pourrait saisir dans la mobilité de la


raison mise en avant par Le Roy, dans sa
nécessaire réforme, des analogies avec la
pensée bachelardienne, ou mieux avec certaines
thèses que Bachelard reprend comme point de
départ et qu'il va remanier pour répondre aux
objectifs de sa philosophie. Ainsi Le Roy
écrit-il dans La pensée intuitive :

« La raison cependant est devenir : devenir


plus lent que celui de l'expérience (au
sens ordinaire du mot), devenir tout de
même, car on ne saurait prétendre qu'il n'y
ait pas une histoire, une “évolution
créatrice” de la pensée. » [7]
2. la comparaison de leurs œuvres
En examinant plus largement leurs œuvres
respectives, on peut recenser plusieurs points
d'accord entre Bachelard et Le Roy. Tous deux
critiquent le mécanisme cartésien. Ils
préfèrent une méthode d'invention à une
méthode de résolution. Ils élaborent une
épistémologie non kantienne, rejetant la
relativité imposée à la connaissance et les
limites assignées à la science. Ils
s'entendent pour dénoncer l'insaisissable
chose en soi et les présupposés
substantialistes que cette notion implique. On
relève une commune réticence à l'égard de la
tendance à l'identification formulée par
Meyerson. Bachelard et Le Roy ont une
prédilection pour la transposition des
techniques mathématiques en philosophie. On
connaît les passages de Bachelard en ce sens ;
je citerai ici un texte de Le Roy :

« Une affirmation est proclamée vraie


lorsqu'elle présente et autant qu'elle
présente ce double caractère : capacité de
résistance à la dissolution critique,
fécondité en conséquences éclairantes et
fructueuses. Voilà ce qu'on pourrait nommer
les critères différentiels, ce qui assure
le cheminement infinitésimal de
vérification. » [8]

Nous pourrions renforcer cette proximité en


mettant en contraste la tradition française
avec d'autres traditions. Vu de l'extérieur,
il y a tout d'abord la méthode historique qui
frappe. Lorsque Auguste Comte inaugure la
philosophie des sciences, il insiste sur la
nécessité de recourir à l'histoire des
sciences et exprime ses préventions à l'égard
de la logique. Cette orientation générale va
longtemps dominer en France ; elle prend une
forme particulière au début du XXe siècle.
Duhem précise les limites de la logique en ce
qui concerne la confirmation expérimentale, et
Le Roy suit sa leçon. La comparaison entre la
théorie et l'expérience est une activité
complexe et délicate. La réfutation
expérimentale n'est pas équivalente à la
réduction à l'absurde ; la démonstration
directe n'est pas praticable sous la forme
d'une méthode inductive. Quand une théorie
entre en contradiction avec l'expérience, on a
toujours le choix soit de l'abandonner soit de
la modifier. Cette alternative, la logique ne
peut la trancher. Il faut dans une telle
situation faire appel au discernement, à
l'intuition. Et cette intuition est un procédé
supralogique, ainsi que le dit Le Roy, qui
fait appel ici à Pascal. Tandis que
l'empirisme logique domine dans les pays de
langue anglaise, l'épistémologie française
reste réticente à l'analyse logique. Bachelard
hérite de cette attitude et la renforce par de
nouveaux arguments. Les différences entre nos
deux auteurs peuvent paraître mineures au
regard du clivage manifeste entre une
épistémologie historique et une épistémologie
logique.
Ce rapprochement a néanmoins ses limites. Il
existe une divergence patente, profonde et
métaphysique entre Bachelard et Le Roy. Celui-
ci adhère au continuisme défendu par son
maître, tandis que Bachelard adopte un
discontinuisme intégral, radicalisant la
position proposée par Poincaré. En un sens, le
débat qui a secoué le tournant du XIXe au XXe
siècle resurgit. Mais plutôt que de
comptabiliser similitudes et différences, il
me semble plus fructueux d'examiner comment
Bachelard et Le Roy affrontent les problèmes
épistémologiques suscités par les progrès
scientifiques. Ce sont les conséquences
philosophiques de la mécanique quantique qui
vont mettre le plus nettement en rapport les
deux penseurs.
Le Roy cite explicitement Bachelard dans son
article « Ce que la microphysique apporte ou
suggère à la philosophie ». Le passage mérite
d'être cité en entier :

« Nous sommes plongés dans une atmosphère


de pluralisme (…). L'entrée dans chaque
nouvelle zone d'expérience demande, au
fond, une réforme d'attitude, la mise en
œuvre de moyens nouveaux de représentation
et de pensée. Disons avec M. Bachelard, par
exemple, en reprenant les mots selon leur
sens étymologique, que les mêmes catégories
ne conviennent pas sans doute à la
métaphysique et à la métamicrophysique.
L'esprit, en abordant cette dernière et
déjà en élaborant la science qui en est
l'introduction, se voit en face d'une
stratigraphie à établir et à méditer. » [9]

Selon Le Roy, Bachelard dégage des


conséquences philosophiques de la physique,
qui conduisent à mettre en évidence des
distinctions d'ordre de grandeur, d'échelle.
Le Roy s'en sert dans son analyse de la genèse
de nos catégories fondamentales telles que
l'espace et le temps, afin de parvenir à une
vision métaphysique. Il paraphrase ici
l'article de Bachelard « Noumène et
microphysique » [10] .
Je reviens aux deux références à Bachelard
qu'on trouve dans l'œuvre de Bergson. L'une
figure dans La philosophie française [11] . Elle
est probablement due à Le Roy, qui est chargé
de remanier le texte pour sa réédition en
1933. L'autre apparaît l'année suivante, dans
La pensée et le mouvant. Bergson renvoie à
l'article « Noumène et microphysique », afin
d'étayer son affirmation selon laquelle « Les
grandes découvertes théoriques de ces
dernières années ont amené les physiciens à
supposer une espèce de fusion entre l'onde et
le corpuscule – nous dirions entre la
substance et le mouvement » [12] . On peut
raisonnablement penser que c'est Le Roy qui a
fait connaître cet article à Bergson. Il faut
concevoir une substance mouvante ou un flux
substantiel. Nous devons rendre aux réalités
coulantes leur primauté. À l'inverse,
Bachelard ne tardera pas à percevoir dans
cette fusion une manière de résorber le hiatus
bergsonien, comme il le fait dans La
philosophie du non [13] .
Dans cet ouvrage, Bachelard cherche à tirer
les conséquences des révolutions qui ont
secoué la science et à dessiner le nouvel
esprit scientifique. Les géométries non
euclidiennes signalent le début d'une mutation
profonde. Il s'agit non seulement de leur
légitimité mathématique, mais de leur
pertinence pour la physique, telle qu'elle est
apparue grâce à la théorie de la relativité.
Ce n'est pas le seul domaine concerné : la
mécanique quantique a conduit à proposer une
modification de la logique classique fondée
sur le principe de la bivalence. Bachelard
prolonge ce mouvement en envisageant une
possible transformation de l'arithmétique.
Même si cette discipline illustre de façon
exemplaire certaines valeurs rationnelles,
elle peut très bien subir le contrecoup du
progrès scientifique :

« L'arithmétique n'est pas plus que la


géométrie une promotion naturelle d'une
raison immuable. L'arithmétique n'est pas
fondée sur la raison. C'est la doctrine de
la raison qui est fondée sur l'arithmétique
élémentaire. Avant de savoir compter, je ne
savais guère ce qu'était la raison. En
général, l'esprit doit se plier aux
conditions du savoir. » [14]

Et Bachelard de conclure : « La doctrine


traditionnelle d'une raison absolue et
immuable n'est qu'une philosophie. C'est une
philosophie périmée. » [15] Nous assistons à la
remise en cause du rationalisme classique et à
la mise en place d'un rationalisme
dialectique.
La succession de théories différentes ne doit
pas susciter le scepticisme. Il faut faire
confiance à la résilience des scientifiques.
Mais la synthèse dialectique des théories
antérieures nécessite une refonte des
catégories rationnelles :

« On unifiera les théories opposées en


modifiant convenablement les règles de
raisonnement élémentaires qui paraissent
solidaires d'une structure invariable et
fondamentale de l'esprit. » [16]

Dépassement dialectique et synthèse


supérieure, telle est la démarche préconisée
par Bachelard. Il n'est pas sans intérêt pour
notre propos de noter qu'il qualifie cette
démarche de « choix raisonnable ». Bachelard
opère ici un retournement : le choix
raisonnable n'est pas la recherche du juste
milieu. La science est prospection du réel ;
elle réclame de l'audace.
3. La théorie de l'instrument
Il est un autre point de rencontre qui est
propre à montrer l'originalité de Bachelard :
se saisissant d'une des thèses de Le Roy, il a
su dégager des conséquences qui conduisent à
une tout autre conception philosophique. On
trouve sous la plume de Le Roy la formule
suivante : « L'instrument de mesure finit
toujours par être une théorie. » [17] Or elle
est reprise par Bachelard dans La formation de
l'esprit scientifique, qui la complète ainsi :
« Et il faut comprendre que le microscope est
un prolongement de l'esprit plutôt que de
l'œil. » [18] Il ne s'agit pas d'une idée que
Le Roy émet en passant, mais d'une thèse qu'il
a longuement retournée. Il en tire cette
conséquence :

« Dès que l'on passe du sens commun à la


science de laboratoire, n'y a-t-il bientôt
plus de perception possible qu'au moyen
d'un groupe d'instruments, d'appareils,
c'est-à-dire en somme à travers un faisceau
d'idées préalables, de conceptions
théoriques matérialisées. » [19]

Le Roy reprend ici, en l'appliquant à la


microphysique, une thèse qu'il avait
développée dès ses premiers articles ; elle
remonte aux analyses bien connues de
l'expérimentation physique proposées par
Duhem.
Mais Bachelard ne s'en tient pas là. Il
prolonge ces intuitions ; il leur donne une
autre dimension pour formuler une
phénoménotechnique. Telle est l'une des
significations de la rupture épistémologique :
l'instrument introduit une discontinuité
profonde ; de nouveaux phénomènes sont créés.
Mais ce genre de création a la particularité
de persister ; d'où le réalisme expérimental
que Bachelard met en avant. Il reproche aux
épistémologues d'avoir négligé l'importance de
la technique et de l'interaction entre l'homme
et ses machines. Il rompt franchement avec un
certain idéalisme qui a longtemps dominé la
philosophie des sciences. Bachelard opère un
renversement en élaborant un rationalisme
appliqué et un matérialisme rationnel.
Conclusion
Continuité ou discontinuité ? On pourrait
reposer l'alternative au sujet de toute une
série de problèmes : le rapport connaissance
commune-connaissance scientifique, le progrès
de la science, la structure primordiale de la
matière, le développement de la philosophie
des sciences elle-même. La perspective
discontinuiste de Bachelard a paru plus en
phase avec les découvertes scientifiques. Elle
correspond à la ligne dominante dans la
recherche scientifique et exprime toute la
fécondité des idées atomistes. Mais rien
n'interdit, sur cette question fondamentale,
d'essayer d'autres hypothèses, et certains
scientifiques ont pu proposer une continuité
profonde : un tissu d'un seul tenant dont les
coupures apparentes seraient dues à des
concentrations énergétiques plus intenses.
Que Bachelard ait voulu rompre avec ses
prédécesseurs, cela est incontestable. Il
s'est opposé à Bergson et à ses disciples, et
sa pensée marque une inflexion : elle a donné
lieu à une nouvelle école qu'on a appelé
l'École bachelardienne. Mais je ne voudrais
pas être prisonnier de cette opposition
continuisme-discontinuisme, qui marque leur
principal point de désaccord. Nous pouvons
prendre les choses par un autre biais. Ce qui
nous intéresse ici c'est la manière dont ils
élaborent un discours épistémologique.
Revenons à La pensée intuitive de Le Roy. Le
chapitre sur la vérification mérite de retenir
tout particulièrement notre attention. Le Roy
exprime son insatisfaction à l'égard de la
définition classique de la vérité en tant
qu'adéquation entre la pensée et la chose.
Pour lui, il existe divers types de vérité et
en conséquence une pluralité de critères
rationnels. Contre le positivisme, il montre
que l'exactitude ne suffit pas. La précision
est le résultat d'une démarche théorique. Le
Roy fait une place à la cohérence ; il
souligne l'importance du rationnel. Ce n'est
pas encore assez : la science est
anticipation ; nous devons tenir compte de la
fécondité. La vérité de nos théories
scientifiques est une équation complexe
faisant intervenir une pluralité de valeurs.
Bachelard emboîte le pas : la théorie
d'Einstein nous a montré que la simplicité est
complexe ; on ne peut pas s'en tenir au
platonisme. La microphysique révèle que
l'exactitude dépasse continuellement les
limites imposées, mais selon un processus sans
fin. La connaissance est approchée ; le
positivisme échoue. La science est avant tout
une activité d'invention qui crée de nouveaux
besoins. Le pragmatisme révèle son
insuffisance. Enfin, la cohérence se
diversifie et s'approfondit. Bachelard
parvient à un rationalisme appliqué, à un
rationalisme dialectique.
Nous avons affaire à une réflexion poursuivie
sur les critères du choix. Ce problème a été
signalé très nettement dès la fin du XIXe
siècle, à la fois par Bergson et par Poincaré.
Le choix n'est pas réductible à une
représentation spatiale. Les hypothèses de la
géométrie sont des conventions ; plusieurs
systèmes géométriques sont possibles.
L'épistémologie française est traversée par
cette question.
Références
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connaissance approchée, Paris, Vrin, 1987.
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morale, t. 7, p. 375-425, 501-562, 708-
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— (1912), Une philosophie nouvelle : Henri
Bergson, Paris, Alcan.
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discours, Paris, Boivin.
— (1930), La pensée intuitive : invention
et vérification, Paris, Boivin.
— (1935), « Ce que la microphysique
apporte ou suggère à la philosophie »,
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— (1960), La pensée mathématique pure,
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réalité, Paris, Vrin, 1951.
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l'hypothèse, Paris, Flammarion, 1968.
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Worms Frédéric (2004), Bergson ou les deux
sens de la vie, Paris, PUF.
Wunenburger Jean-Jacques (2003), Bachelard
et l'épistémologie française, Paris, PUF.
Notes du chapitre
[1] ↑ Bachelard, 1972, « La vie et l'œuvre d'Édouard Le Roy »
(article publié en 1960), p. 155.
[2] ↑ Préface de G. Canguilhem à Bachelard, 1972, p. 6.
[3] ↑ Voir Bachelard, 1928 b.
[4] ↑ Bachelard, 1972, p. 158.
[5] ↑ Ibid., 1972, p. 167.
[6] ↑ Ibid., 1972, p. 167.
[7] ↑ Le Roy, 1929, p. 33.
[8] ↑ Le Roy, 1930, p. 200-201.
[9] ↑ Le Roy, 1935, p. 163. « Stratigraphie » renvoie à l'idée
d'une genèse de nos catégories, e. g. l'espace. Cf. Le Roy,
1930, p. 279.
[10] ↑ Cf. Bachelard, 1970, p. 18.
[11] ↑ Bergson, 1972.
[12] ↑ Bergson, 1970, p. 1313. Cf. Bachelard, 1970, p. 12.
[13] ↑ Bachelard, 1938, p. 84.
[14] ↑ Bachelard, 1938, p. 144.
[15] ↑ Ibid., p. 145.
[16] ↑ Ibid., 1938, p. 142.
[17] ↑ Le Roy, 1935, p. 163.
[18] ↑ Bachelard, 1938, p. 242.
[19] ↑ Le Roy, 1935, p. 325. Cf. Le Roy, 1930, p. 290.
Le bergsonisme, point aveugle de
la critique bachelardienne du
continuisme d'Émile Meyerson
Frédéric Fruteau de Laclos
Introduction :
Meyerson/Bachelard, une
discontinuité au cœur du XXe
siècle ?
G aston Bachelard a entendu rompre de multiples
façons avec le « continuisme » d'Émile
Meyerson. De ce geste de rupture est née,
estime-t-on, la « tradition épistémologique
française » [1] . Alors même que Meyerson avait
fixé en français le sens du mot épistémologie
comme synonyme de « philosophie des
sciences », il a dilué celle-ci dans une vague
« philosophie de l'intellect ». Or Bachelard
juge qu'on ne saurait mettre sur le même plan
les efforts du chien pour prévoir le point où
tombera la viande qu'on lui jette et le
travail héroïque de l'esprit scientifique en
vue d'étendre le champ de la rationalité [2] .
Une première coupure s'impose à Bachelard : il
faut rompre avec la philosophie de
l'intellect, afin d'instaurer une
épistémologie digne de ce nom, tout comme les
savants eux-mêmes ont rompu avec le sens
commun.
Bien plus, au cœur même des sciences, une
foule de discontinuités se font jour. Car
l'esprit scientifique, et plus encore le
nouvel esprit scientifique, se signalent par
leur capacité à multiplier les corps de
postulats. La rationalité contemporaine
s'illustre par son extrême mobilité, elle
élargit en permanence sa base expérimentale.
On est bien loin de cette idée fixe du savant,
louée par Meyerson, qui consisterait à figer
partout et toujours le cours des phénomènes en
choses se conservant identiques à elles-mêmes.
De cette mobilité naît pour l'épistémologue la
nécessité de repérer dans l'histoire des
sciences les franches ruptures par lesquelles
éclate l'inventivité scientifique. Aux
continuités historiques affirmées par
Meyerson, conséquence de l'insistance de ses
thèses épistémologiques sur l'identité,
répondent les discontinuités bachelardiennes,
effet de son attachement à la valeur
« inductive » de la rationalité. Telle est la
grande coupure entre Meyerson et Bachelard,
l'initiale discontinuité, que relèvent les
historiens de la tradition épistémologique
française au cœur du XXe siècle.
Dans les pages qui suivent, nous voudrions
rétablir quelques continuités. Il nous semble
en effet possible de montrer que Bachelard n'a
pas toujours été aussi anti-meyersonien qu'il
y paraît ; et que Meyerson n'est pas si pré-
bachelardien qu'on le dit. Par ce double
rapprochement, nous aimerions jeter un pont
entre les deux bords de la césure si souvent
décrite. L'opérateur de ce double
rapprochement sera Henri Bergson, ou plutôt le
rapport que nos deux auteurs entretiennent
avec Bergson.
I. Bachelard est moins anti-
meyersonien qu'anti-Bergsonien
La rupture de Bachelard avec Meyerson n'a pas
été aussi franche qu'on l'affirme
généralement. En 1927, au moment de la
soutenance de ses deux thèses, Bachelard se
réclame explicitement de Meyerson. Son Essai
sur la connaissance approchée découle
directement de présupposés meyersoniens ;
seule la résistance du réel, mise en avant par
Meyerson, explique que la connaissance ne
puisse être « exacte » :

« M. Meyerson en a fourni la preuve, la


science postule communément une réalité. À
notre point de vue, cette réalité présente
dans son inconnu inépuisable un caractère
propre à susciter une recherche sans fin.
Tout son être réside dans sa résistance à
la connaissance. Nous prendrons donc comme
postulat de l'épistémologie l'inachèvement
fondamental de la connaissance. » [3]

En 1929, La valeur inductive de la relativité


se présente bien comme une réponse à La
déduction relativiste écrite par Meyerson en
1925. Mais la démarche de Bachelard, pour être
différente, et déjà divergente, n'est pas
contradictoire avec celle de Meyerson, elle
est seulement plus spécialisée qu'elle :
« Nous devons marquer ce qui sépare notre
point de vue spécial du point de vue bien plus
général et important où s'était placé M.
Meyerson. Après les travaux de l'éminent
épistémologue, c'est seulement en présentant
un aspect particulier de la pensée relativiste
que nous pouvons espérer faire œuvre
utile. » [4] Bachelard ne songe nullement à
nier la valeur de la déduction, si bien
étudiée par Meyerson. Il veut seulement
insister sur le caractère inductif impliqué
par l'effort de création einsteinien. La
différence est donc seulement d'accentuation
au sein d'un dispositif épistémologique qui
respecte encore les conclusions de Meyerson
sur la relativité, et s'articule à elles, tout
comme la déduction succède à l'induction, en
redéroulant les éléments d'explication
atteints au terme du mouvement d'invention.
Tout change en 1934 dans Le nouvel esprit
scientifique. L'opposition à Meyerson est à
présent frontale et sans concession. Pour
Bachelard, la déduction n'a plus lieu d'être,
même comme autre côté de l'explication, comme
réexposition des découvertes de l'induction.
Elle est sans cesse remise en question, et
mise à mal, par la tendance à créer des
hypothèses et à les substituer aux anciens
cadres : « La fonction réaliste devrait avoir
plus que toute autre la stabilité ;
l'explication substantialiste devrait garder
la permanence » ; or, elle en a de moins en
moins : « En fait, la fonction réaliste est de
plus en plus mobile. » [5] Une chose est donc
assurée à cette époque pour Bachelard : son
point de vue ne saurait coexister paisiblement
avec celui de Meyerson. Là où Meyerson voit
une continuité de l'effort scientifique en vue
de maintenir des choses substantielles au
fondement des phénomènes, Bachelard instaure
pour la première fois les deux genres de
discontinuité sur lesquels il ne cessera de
revenir : d'une part, l'esprit scientifique
rompt avec ce qui l'a précédé ; d'autre part,
à travers cette rupture, il s'attache moins à
l'identification d'une chose qu'à la
multiplication des mises en relation
rationnelles. La discontinuité historique est
la manifestation d'une diversification
gnoséologique.
Pourtant, il nous semble que la critique du
continuisme meyersonien est l'effet second
d'une attaque qui portait avant tout sur le
« continuisme » bergsonien. Entre 1929 et
1934, entre ces deux extrêmes chronologiques
d'une position conciliante et d'une posture
plus conquérante à l'égard de Meyerson,
Bachelard s'est engagé dans une profonde
entreprise de contestation du bergsonisme. En
découvrant l'œuvre de Gaston Roupnel, à
laquelle il a consacré L'intuition de
l'instant en 1932, Bachelard a accédé à une
philosophie du temps qui lui paraît
incompatible avec la conception bergsonienne
de la durée : « Établir métaphysiquement –
contre la thèse bergsonienne de la continuité
– l'existence de ces lacunes dans la durée
devait être notre première tâche. » [6] Notre
hypothèse est que la discussion du continuisme
meyersonien par Bachelard est surdéterminée
par sa critique de la continuité bergsonienne.
Nous en voulons pour preuve le choix des
concepts mobilisés dans les dernières pages du
Nouvel esprit scientifique, première attaque
en règle contre le continuisme meyersonien.
Ces concepts sont vitalistes, et pour tout
dire bergsoniens, Bachelard projetant sur le
terrain de l'épistémologie les termes de sa
polémique avec Bergson : ainsi est-il question
des « synthèses de la physique mathématique »
comme d'une évolution « créatrice » ; le
nouvel esprit scientifique est animé d'une
authentique et puissante énergie spirituelle :
« La compréhension a un axe dynamique, c'est
un élan spirituel, c'est un élan vital. » [7]
Meyerson est-il la cible réelle ou seulement
apparente des coups portés par Bachelard, ou
encore la cible seconde, moyennant une
extension à l'épistémologie des thèses
métaphysiques utilisées contre Bergson –
c'est-à-dire en suivant une translation de la
philosophie du temps à la philosophie de
l'histoire ? Quelle que soit la réponse à ces
questions, nous pensons que Bachelard manque
Meyerson. Nous venons de voir que Bachelard
n'a pas été d'emblée anti-meyersonien. Nous
souhaiterions maintenant aller plus loin, et
établir qu'il n'a jamais été anti-meyersonien,
pour la simple et bonne raison que le Meyerson
qu'il décrit n'existe pas. Il est temps de
montrer que Meyerson n'est pas le pré-
bachelardien si souvent dépeint. Il n'est pas
le représentant de cette philosophie
prétentieuse qui ne comprend rien aux sciences
et à leur histoire, de cette épistémologie
périmée en attente de son dépassement
bachelardien. Au contraire, Meyerson pense
déjà pour son propre compte la discontinuité
et les ruptures. Rien ne le révèle mieux, par
un fait presque exprès, que la nature du
différend qui opposa Meyerson et Bergson.
C'est par une double discontinuité par rapport
au bergsonisme que pourra être esquissée une
étonnante continuité entre Meyerson et
Bachelard.
II. Meyerson est moins pré-bachelardien
qu'anti-bergsonien
Il faut revenir sur les deux sens de la continuité
attribués à Meyerson. Nous avons parlé tout d'abord de la
continuité gnoséologique : Meyerson demeurerait attaché,
dans le champ du savoir, à l'identification des
phénomènes, à la recherche, pour cela, de supports
substantiels, enfin à la calme et sûre déduction du
changement à partir de ces causes profondes. De fait, une
certaine forme de continuité découle de l'application du
schème de l'identité. Cette continuité est celle des
« cascades d'équations » [8] , de ces longues suites de
démonstrations, de ces chaînes continues de raisonnements
par lesquelles on rend finalement compte des phénomènes.
Mais précisément, Meyerson ne croit pas à une telle
continuité de l'explication. Il le dit maintes fois : la
déduction est « discontinue », elle est trouée par
l'irrationalité que l'expérience oppose aux visées de la
pure tendance rationnelle à l'identification [9] . Un
philosophe comme Hegel a eu le tort de croire que
l'identification pouvait être menée à son terme, comme si
la contradiction apportée par la contingence pouvait être
dépassée selon le double mouvement, de négation et de
conservation, de l'Aufhebung [10] . Tel n'est pas le cas :
pour Meyerson, les contradictions ne sont jamais levées,
la contingence jamais dépassée, et l'identité jamais
retrouvée au terme du processus d'explication : « La
réalité se révolte » [11] , la diversité résiste et ne se
laisse pas réduire.
Cette résistance du réel n'a pas échappé aux
commentateurs. Toutefois, ceux-ci y ont vu un reste de
l'explication, une sorte de réservoir sur lequel toute
explication bute, mais auquel elle pourra toujours puiser.
Ils font ainsi comme si l'irrationnel était le pôle opposé
à la raison, juxtaposé à l'identité et ne l'empêchant
guère de valoir dans ses limites propres. Bachelard lui-
même met l'accent sur la trop grande distance qui sépare
ces polarités figées de la philosophie meyersonienne :

« Une philosophie à deux pôles éloignés, comme celle


d'Émile Meyerson, où l'on détermine à la fois
l'attachement du savant au Réel et à l'Identique ne
nous semble pas manifester un champ épistémologique
assez intense. Faire du savant, à la fois, un réaliste
absolu et un logicien rigoureux conduit à juxtaposer
des philosophies générales, inopérantes. » [12]
Pourtant chez Meyerson, loin d'être distants, les pôles
rationnel et irrationnel sont en permanence imbriqués l'un
dans l'autre. L'épistémologie meyersonienne a beau refuser
la dialectique, elle n'en accepte pas moins la complexité.
La philosophie de l'intellect est une philosophie du mixte
et du mélange, et non une philosophie de l'identité.

1. Discontinuité gnoséologique :
plausibilité et théorie du mixte
On estime le plus souvent que l'analyse des principes de
conservation par Meyerson témoigne de son
« conservatisme », de son attachement forcené au schème de
l'identique. De fait, que l'on considère la vitesse dans
le principe d'inertie, la masse dans le principe de
conservation de la matière, ou encore l'énergie dans le
premier principe de thermodynamique, toujours l'essentiel
est que « quelque chose demeure constant » [13] . À cette
condition les phénomènes sont expliqués. Mais, précise
Meyerson, la nature de ce qui se conserve importe peu, et
ce point change tout. La quantité de matière se conserve
selon Descartes. Or Descartes s'est trompé, « erreur
mémorable » selon Leibniz. Pourtant, cela n'a pas
d'importance, tant que, pour un temps, l'hypothèse a
permis d'expliquer – ce qui lui était demandé, et qu'elle
faisait en partie [14] . Selon Meyerson, il faut reconnaître
au cœur des principes de conservation du non déductible,
de l'irréductible aux tendances de la raison. Certes,
l'expérience « obéit » strictement à la tendance
identificatrice de la raison, l'esprit n'est jamais
« séduit » que par ce qui pourra se conserver dans
l'expérience ; cependant, seule l'expérience indique ce
qui se conserve. Telle est la thèse, essentielle au
meyersonisme, de la « plausibilité » [15] des principes de
conservation : ils ne permettent pas d'atteindre au degré
de certitude de principes purement a priori ; ils ne
portent pas uniquement le sceau formel de l'identité, mais
sont déterminés matériellement par le divers des
phénomènes. Le dispositif du premier livre de Meyerson
rend ainsi compte de toute connaissance comme du mélange
entre hypothèses théoriques et matière séduite. Les
déductions en apparence les plus rationnelles sont
discontinues, et le mixte, l'impur – voire le trou – sont,
bien plus que le continu, des catégories maîtresses de la
pensée meyersonienne.
Cette discontinuité gnoséologique est formulable en termes
bergsoniens, ou plus exactement anti-bergsoniens. Meyerson
a en effet été amené au contact de Bergson à préciser ses
arguments sur la discontinuité. Dès 1909, Bergson avait
remarqué la tension à l'œuvre dans le premier livre de
Meyerson, Identité et réalité : il se déclarait ravi de
voir que Meyerson avait fait une place à une métaphysique
du flux ou de l'irrationnel, en marge de la métaphysique
cartésienne du mécanisme, convaincue un peu trop
facilement d'être parvenue à identifier et solidifier le
réel [16] . Bergson écrit à Meyerson [17] et lui demande de
choisir son camp : il devrait prendre nettement parti en
faveur de la résistance du divers face aux prétentions de
l'intelligence, et opposer au cartésianisme une
métaphysique explicitement bergsonienne. Meyerson, quoique
impressionné par l'intérêt manifesté par son illustre
contemporain, refuse de se rallier à sa métaphysique.
L'épistémologie du mixte et du mélange présentée dans
Identité et réalité suppose que les deux métaphysiques
soient en permanence entremêlées. Le flux du devenir
phénoménal apparaît bien comme un « coup de sonde en
direction de la durée pure », qui met à mal les certitudes
de la métaphysique cartésienne. Mais cette métaphysique
n'en continue pas moins d'encadrer le flux, elle ne
renonce pas à l'expliquer, et elle y parvient en partie.
Peut-être la métaphysique de l'identité seule n'est-elle
qu'illusion et, de fait, immobilité ou absence
d'explication. Que serait en effet une explication qui
identifierait, solidifierait et donc nierait ce qu'il
s'agit d'expliquer ? Néanmoins, la métaphysique de la
durée pour sa part n'explique pas davantage. Au pire, elle
nous laisse désemparés au milieu d'une masse informe de
sensations, ces « données immédiates de la conscience »
qui nous assaillent à tout instant. Au mieux, elle permet
l'action, en prévoyant l'ordre de succession des
phénomènes. Mais l'action et la prévision ne sont pas
l'explication, aux yeux de Meyerson, cet anti-positiviste
et anti-pragmatiste qui se réclame de Platon : il y a un
désir de comprendre, et une façon de comprendre en
identifiant, qui sont irréductibles aux besoins de
l'action et aux ressources de la prévision. C'est sur la
base de cette discussion très serrée du bergsonisme, à
travers une correspondance passionnante, que Meyerson
développe dans ses moindres implications la théorie du
mélange présente dans Identité et réalité. Ce
développement conduit Meyerson à la formulation du
« paradoxe épistémologique » dans le chapitre final de son
second livre, De l'explication dans les sciences [18] .

2. Discontinuité historique : le paradoxe


épistémologique
Les deux pôles du rationnel et de l'irrationnel, de la
logique et de l'empirique s'articulent dans les théories
comme dans les principes. Mais ces synthèses sont
partielles, et partiellement satisfaisantes. Elles sont
par conséquent instables et toujours provisoires, même
dans le cas très « satisfaisant » des principes de
conservation qui parviennent effectivement à encadrer
l'expérience. Toutefois, le divers insiste et grouille
sous l'identité. Le devenir s'écoule sans cesse, il nous
présente en permanence de nouveaux faits à identifier.
Meyerson peut ainsi affirmer que l'expérience fait
toujours naître des contradictions ou des paradoxes au
cœur de nos théories [19] . Comment ne serions-nous pas
amenés dans ces conditions à réformer nos théories ou à en
former de nouvelles, à identifier de nouvelles choses dans
le cours des phénomènes en vue de les expliquer ? Le
conflit est dès lors inévitable entre les différentes
hypothèses portant sur un même faisceau de phénomènes.
Comme l'écrit Meyerson, « il n'y a et il ne peut y avoir,
dans le domaine de la science, aucune domination d'une
doctrine commune, d'une doctrine catholique
inébranlable » [20] . La raison est le théâtre d'un
affrontement permanent. Elle est « antinomique, divisée
contre elle-même dès qu'elle tient à progresser, dès que
le raisonnement a un contenu réel » [21] . Telle est la
théorie du « paradoxe épistémologique » repérée par
Meyerson au cœur de l'histoire des sciences. Conséquence
pour la philosophie de l'histoire de la discontinuité
gnoséologique analysée dans Identité et réalité, elle est
le pendant, ou plutôt le répondant, du « continuisme »
historique tant reproché à Meyerson. On ne pourra en effet
qu'observer de franches polémiques et de grands
bouleversements dans le devenir des théories. La diversité
des identifications produit une histoire des sciences
riche en retournements et en révolutions. L'esprit
recherche toujours l'identité, il y a une continuité de
l'effort d'explication. De cela, les commentateurs ont
conclu à l'homogénéisation, par Meyerson, de l'histoire
des sciences. C'est tout le contraire qui a lieu :
« L'image de la science n'est pas fixe » [22] ; « la vraie
science, nous le sentons, doit être un flux, évoluer,
progresser » [23] . Bien loin de s'identifier entre elles
parce qu'elles naissent du même penchant, les
identifications s'opposent du fait même qu'elles se
ressemblent. De la continuité d'essais pour identifier, on
ne peut nullement conclure au plat développement d'une
histoire continue ; on doit au contraire déduire une
histoire faite de discontinuités discursives, de sauts
théoriques et d'affrontements scientifiques.
Meyerson n'a pas relevé que sa description du paradoxe
dans les sciences contredisait aux prolongements possibles
de la philosophie de la durée en direction d'une théorie
de l'histoire d'inspiration bergsonienne. Cette
conséquence théorique n'a pas échappé à Arnaud Dandieu,
jeune non conformiste fondateur du personnalisme athée au
début des années 1930 et auteur de pages remarquables
opposant toutes les ressources du paradoxe épistémologique
à la molle continuité du spiritualisme bergsonien. Pour
Dandieu, l'ensemble du développement des sciences ne
pourra pas avoir le plat et rassurant déroulement d'une
évolution créatrice. Un tel « évolutionnisme » apparaît à
Dandieu comme la transposition pour la philosophie de
l'histoire de ce qu'est l'élan vital pour la philosophie
de la vie, ou la durée pure pour la philosophie de
l'esprit, et le personnaliste se demande « s'il n'y a pas
lieu d'admettre l'existence […] de la discontinuité de la
durée concrète » [24] , dans la mesure où « la durée
bergsonienne au lieu donc d'être simple, contient à tout
moment la mise en œuvre du paradoxe épistémologique
meyersonien » [25] . Grâce à Meyerson, « la durée concrète
apparaît ici comme caractérisée par un rythme plutôt que
par un déroulement régulier et ce rythme lui-même n'est
qu'un des caractères de l'accomplissement d'un acte » [26] .
De la structure du paradoxe épistémologique, avec ses
tensions insurmontables au cœur du savoir rationnel,
découle selon Dandieu une histoire ponctuée d'actes
créateurs instantanés qui mettent à mal le doux écoulement
de l'élan vital.
Conclusion : continuité de la
tradition épistémologique
française. de Meyerson à
Bachelard via les personnalistes
La mise au jour des concepts d'actes,
d'instants et de rythme historique le fait
apparaître avec netteté : il y a bien des
points de contact entre Bachelard et Meyerson,
notamment à travers leur affrontement
respectif au bergsonisme. D'autres faits
attirent encore l'attention de l'historien de
la philosophie sur les rapports entretenus par
Bachelard avec les personnalistes, et par
conséquent, plus souterrainement, avec
l'épistémologie meyersonienne. En 1936, dans
La dialectique de la durée, Bachelard
approfondit son opposition à Bergson. Or, il
puise dans ce livre aux mêmes sources que les
personnalistes, en particulier à Pierre Janet,
que Dandieu rapprochait volontiers de
Meyerson [27] . Bien plus, les personnalistes
sont eux-mêmes une des sources de Bachelard.
Ainsi sont cités le personnaliste Alexandre
Marc, et le psychiatre Eugène Minkowski,
compagnon de route du personnalisme [28] .
La réaction du personnaliste Claude Chevalley
à la publication de La dialectique de la durée
est particulièrement éclairante sur les
relations théoriques qui unissent Bachelard et
le personnalisme, et sur les liens secrets qui
unissent Bachelard et Meyerson à travers leur
commun différend avec le bergsonisme.
Mathématicien, Claude Chevalley est l'un des
membres fondateurs du groupe Nicolas
Bourbaki [29] . À la fin des années 1920, il
entre à l'École normale supérieure. Il
fréquente Arnaud Dandieu à cette époque, avec
qui il rédige des articles d'épistémologie des
mathématiques [30] . En s'appuyant sur Meyerson
et son « paradoxe épistémologique », les deux
auteurs affirment que dans les mathématiques,
seuls des actes spirituels de création sont à
même de rendre raison des progrès
démonstratifs. L'épistémologie générale que
les deux hommes projetaient d'écrire ne verra
jamais le jour. Dandieu meurt en 1933 d'une
septicémie foudroyante, et Chevalley s'efforce
un temps de reprendre seul le travail entamé,
notamment leur « renversement du
bergsonisme ». Il classe les papiers de
Dandieu, qui seront plus tard confiés à la
Bibliothèque nationale. Dans ces papiers se
trouve un inédit de Claude Chevalley datant
des années 1930 au titre significatif :
« Durée et instant » [31] . Chevalley vient de
prendre connaissance du livre de Gaston
Bachelard, La dialectique de la durée. Il
s'affirme alors pleinement d'accord avec les
thèses philosophiques qui y sont soutenues, et
se réjouit de la convergence de vues qui
apparaît entre l'épistémologie bachelardienne
et l'anti-bergsonisme des personnalistes [32] .
Faut-il conclure de tout cela à une parenté
entre Meyerson et Bachelard, par le biais
d'une discontinuité partagée à l'égard du
bergsonisme ? On parlera plutôt de parenté que
d'identité, car Meyerson, s'il admet qu'il y a
plusieurs façons d'identifier le divers des
phénomènes, ne conçoit pas qu'on puisse
expliquer sans identifier. Or, pour Bachelard,
non seulement les connaissances diffèrent les
unes des autres, mais chacune apporte en outre
une diversité propre, en multipliant les corps
de postulats. La parenté est néanmoins
indéniable. On en trouve de nombreux indices
dans le cousinage ou le voisinage des
personnalistes des années 1930. Leurs écrits
montrent que l'on peut sans contradiction être
anti-bergsonien, pour cela se fonder sur
Meyerson, tout en se reconnaissant in fine
dans Bachelard.
Notes du chapitre
[1] ↑ Cf. M. Fichant, M. Pêcheux, Sur l'histoire des sciences, Paris, Maspero, 1969.
[2] ↑ Cf. Le rationalisme appliqué, Paris, PUF, 1949, p. 177.
[3] ↑ Essai sur la connaissance approchée, Paris, Vrin, 1927, p. 13.
[4] ↑ Cf. La valeur inductive de la relativité, Paris, Vrin, 1929, p. 201-202.
[5] ↑ Le nouvel esprit scientifique, Paris, PUF, 1934, p. 137.
[6] ↑ La dialectique de la durée, Paris, Boivin, 1936, p. VII-VIII.
[7] ↑ Op. cit., p. 183.
[8] ↑ De l'explication dans les sciences [1921], Paris, Fayard, 1995, p. 184.
[9] ↑ Ibid., p. 597.
[10] ↑ Ibid., p. 479.
[11] ↑ Identité et réalité [1908], Paris, Vrin, 1951, p. 326.
[12] ↑ Le rationalisme appliqué, op. cit., p. 8.
[13] ↑ Identité et réalité, op. cit., p. 161, 167, 234.
[14] ↑ Ibid., p. 220, 231-232.
[15] ↑ Ibid., p. 161-162, 203, 230.
[16] ↑ Cf. « Rapport sur Identité et réalité d'É. Meyerson », Séances et travaux de
l'Académie des sciences morales et politiques, CLXXI, 1909, p. 664-666, repris dans les
Mélanges d'Henri Bergson, Paris, PUF, 1972, p. 786-788.
[17] ↑ Cf. Central Zionist Archives (Jérusalem), Fonds Émile Meyerson A408, Dossier 266.
[18] ↑ De l'explication dans les sciences, op. cit., chap. 18, p. 827-866.
[19] ↑ Cf. ibid., p. 853.
[20] ↑ Ibid., p. 631.
[21] ↑ Ibid., p. 865.
[22] ↑ Ibid., p. 840.
[23] ↑ Ibid., p. 67.
[24] ↑ « Le conflit du réel et du rationnel dans la psychologie du temps et de l'espace »,
Revue philosophique de la France et de l'étranger, novembre-décembre 1930, p. 448.
[25] ↑ Ibid., p. 452.
[26] ↑ Ibid., p. 449. Cf. également de Dandieu « La philosophie d'Émile Meyerson et l'avenir
du rationalisme », Europe, 15 août 1932, n° 116, p. 639 : « L'instant créateur qui seul
permet d'opérer un changement de plan, de reporter l'éternel conflit entre identité et
réalité au-delà de l'angoisse, ne saurait être aperçu par le philosophe du devenir. »
[27] ↑ Cf. la présentation par Dandieu des textes de Janet dans son Anthologie des
philosophes français contemporains : « Tandis que les autres actions sont une lutte dans
l'espace, dirigées contre des objets présents, la mémoire en opposant le passé au présent
constitue une lutte contre le temps qui, dans les théories de M. Janet, se caractérise comme
dans celles de M. Meyerson par l'irréversibilité » (Paris, Éd. du Sagittaire, 1931, p. 227).
[28] ↑ Cf. La dialectique de la durée, op. cit., p. 38-51, 94-96. Il est vrai que Minkowski
lui-même ne cessa de se réclamer de Bergson. Il n'en fut pas moins systématiquement lu par
les personnalistes dans le cadre de polémiques anti-bergsoniennes. Cf. de Dandieu et Marc,
« Misère et grandeur du spirituel », L'Europe en formation, n° 172173, juillet-août 1974, 15e
année, p. 18-27.
[29] ↑ Ses travaux concernent la théorie des nombres algébriques (en particulier la théorie
dite du corps de classes), la géométrie algébrique ou encore la théorie des groupes.
[30] ↑ Cf. « Logique hilbertienne et psychologie » et « Esquisse d'une phénoménologie du
savant », Revue philosophique de la France et de l'étranger, janvier-juin 1932, p. 99111, et
juillet-décembre 1933, p. 66-77 ; « De la mesure considérée comme acte », Cahiers du Sud,
décembre 1932, p. 770-789.
[31] ↑ BNF, Département des manuscrits, Fonds Arnaud Dandieu, Carton III, Dossier 107.
[32] ↑ L'espace de quelques textes dans la revue personnaliste Ordre nouveau. La dialectique
de la durée devient une référence prisée de Chevalley. Cf. « De la méthode dichotomique », n°
36, décembre 1936, p. 43 ; « La tentation de l'unité », n° 37, janvier 1937, p. 46 ; « Le
temps de la rigueur », n° 43, juillet 1938, p. 29.
Temps bachelardien, temps
einsteinien : la critique de la
durée bergsonienne
Daniel Parrochia

D ans ce bref exposé, je voudrais me borner à


présenter quelques aspects de la théorie
bachelardienne du temps en montrant :
1. 1.
Son fondement physique dans la théorie de
la relativité restreinte d'Einstein (dont
je rappellerai brièvement quelques
résultats).
2. 2.
L'extrapolation philosophique qui a été
construite par Bachelard à partir de là :
ce sont essentiellement les textes de
L'intuition de l'instant – 1932 qui sont
concernés ; mais je ferai cependant
parfois référence à la Dialectique de la
durée – 1936.
Comme on le sait, la théorie bachelardienne
est, par ailleurs, très polémique à l'égard de
Bergson. J'essaierai, chemin faisant, de
discuter ses arguments.
1. L'intuition de l'instant et la relativité
einsteinienne
Comme nous le savons, Bachelard expose d'abord sa conception du temps dans
son étude de 1932 sur la Siloë de Gaston Roupnel, intitulée « L'intuition
de l'instant ».
Cette étude se présente au départ comme le récit de la conversion d'un
bergsonien repenti, précisément détourné de la philosophie bergsonienne du
temps par la lecture de l'œuvre de Roupnel, laquelle fait écho, selon
Bachelard, à la conception scientifique du temps qui se dégage des travaux
d'Einstein.
L'entreprise est explicitement présentée comme un « réveil » où Einstein
joue, mutatis mutandis, vis-à-vis de Bachelard, le même rôle que Hume vis-
à-vis de Kant :

« Nous fûmes réveillés de nos songes dogmatiques par la critique


einsteinienne de la durée objective. Il nous apparut très rapidement
évident que cette critique détruit l'absolu de ce qui dure, tout en
gardant, comme nous le verrons, l'absolu de ce qui est, c'est-à-dire
l'absolu de l'instant. » [1]

Pour comprendre l'importance de cette référence, qui n'est pas anecdotique,


rappelons que la théorie de la relativité restreinte (Einstein, 1905) naît
de la nécessité de devoir concilier le principe galiléen de relativité des
vitesses et la loi de la propagation de la lumière dans le vide (invariante
dans tous les repères).
Que disait le principe galiléen de relativité des vitesses ?
Ce principe traduisait simplement la situation suivante : étant donné deux
mobiles A et B en mouvement relatif l'un par rapport à l'autre (la vitesse
de A étant définie par rapport à celle de B, et celle de B par rapport à un
repère R au repos), l'évaluation de la vitesse de A par rapport à R suppose
une addition algébrique des vitesses :
V(A/R) = V(A/B) + V(B/R).
En termes de coordonnées d'espace et de temps, la situation classique de
relativité des mouvements s'exprimait mathématiquement comme suit : étant
donné un repère R(x, y, z, t) et un repère R'(x', y', z', t') en mouvement
continu uniforme par rapport à lui, l'expression des grandeurs dans R' en
fonction de leur valeur dans R prenait la forme de la transformation
suivante, dite « transformation de Galilée » :
x' = x – vt
y' = y
z' = z
t' = t
où x, y, z représentent les trois coordonnées d'espace et t la coordonnée
temporelle.
Dans le cas de la lumière, malheureusement, la transformation de Galilée
n'est plus valable.
Ceci a conduit à exprimer les changements de coordonnées associés au
passage du repère R(x, y, z, t) au repère R'(x', y', z', t') en tenant
compte de l'invariance de la lumière dans tous les repères, par de
nouvelles relations nommées « transformation de Lorentz » :
x' = (x – vt)/□
y' = y
z' = z
t' = (t – v/c2) x/□
avec □ = √1 – v2/c2.
Il en résulte, pour des vitesses v non négligeables par rapport à c, des
déformations de l'espace et du temps appelées « effets relativistes », qui
ne permettent plus de considérer les longueurs et les durées comme
invariantes.
Concernant les durées, Bachelard en tire les conclusions qui s'imposent :

« Ce que la pensée d'Einstein frappe de relativité, c'est le laps de


temps, c'est la “longueur”, du temps. Cette longueur, elle se révèle
relative à sa méthode de mesure. On nous raconte qu'en faisant un voyage
aller et retour dans l'espace à une vitesse assez rapide, nous
retrouverions la terre vieillie de quelques siècles alors que nous
n'aurions marqué que quelques heures sur notre propre horloge emportée
dans notre course. Bien moins long serait le voyage nécessaire pour
ajuster à notre impatience le temps que M. Bergson postule comme fixe et
nécessaire pour fondre le morceau de sucre dans le verre d'eau. » [2]

Dès lors, une question importante se pose : si toute durée est frappée de
relativité, qu'est-ce qui demeure invariant ? Et sur quelle base solide et
ferme peut-on construire une théorie du temps ?
On va voir que la réponse de Bachelard, est fondée sur la théorie de la
relativité et visera à promouvoir l'instant, conçu à la manière d'un point
d'espace-temps, comme le seul invariant possible dans le nouveau contexte
relativiste.

« Mais voici maintenant ce qui mérite d'être remarqué : l'instant, bien


précisé, reste, dans la doctrine d'Einstein, un absolu. Pour lui donner
cette valeur d'absolu, il suffit de considérer l'instant dans son état
synthétique, comme un point de l'espace-temps. Autrement dit, il faut
prendre l'être comme une synthèse appuyée à la fois sur l'espace et le
temps. Il est au point de concours du lieu et du présent : hic et nunc ;
non pas ici et demain, non pas là-bas et aujourd'hui. Dans ces deux
dernières formules, le point se dilaterait sur l'axe des durées ou sur
un axe de l'espace ; ces formules, échappant par un côté à une synthèse
précise, donneraient prise à une étude toute relative de la durée et de
l'espace. Mais dès qu'on accepte de souder et de fondre les deux
adverbes, voici que le verbe être reçoit enfin sa puissance
d'absolu. » [3]

Ce texte se comprend de lui-même si l'on se souvient que, dans la théorie


de la relativité, les relations de Lorentz (groupe) laissent invariante une
forme – la forme quadratique de Lorentz – qui s'exprime de la façon
suivante :
s2 = x2 + y2 + z2 – c2 t2
où, dans son écriture différentielle :
ds2 = dx2 + dy2 + dz2 – c2 dt2.
Le mathématicien Eugène Minkowski, a montré que cette expression était
celle du produit scalaire dans un espace à quatre dimensions (x, y, z et
ct) qu'il a appelé « espace-temps » et qui est, mathématiquement parlant,
un espace dit « pseudo-euclidien » car la forme quadratique de Lorentz fait
précisément penser à une distance euclidienne au carré, à ceci près qu'elle
comporte ici trois signes plus et un signe « moins » au lieu de quatre
signes plus (notons qu'en vertu de la symétrie de la forme, on pourrait
avoir la signature inverse, soit trois signes moins et un signe plus).
Selon son signe, cette forme qualifie l'espace de façon particulière :
Si s2 = 0, c'est-à-dire si x2 + y2 + z2 = c2 t2, cette forme est
l'équation d'un hypercône à quatre dimensions (définissant une région
du genre lumière). Le sommet, de coordonnées (0, 0, 0, 0) de
l'hypercône est un point qui satisfait évidemment cette équation.
Si s2 < 0, c'est-à-dire si x2 + y2 + z2 < c2 t2, on est à l'intérieur de
l'hypercône (région du genre temps).
Si s2 > 0, c'est-à-dire si x2 + y2 + z2 > c2 t2, on est à l'extérieur de
l'hypercône (région du genre espace).
Pour se donner une représentation visualisable de la situation, il suffit
de se ramener à trois dimensions : x, y et ct. L'équation (s2 = x2 + y2 – c2
t2) se réduit alors à celle d'un cône, avec les trois situations
possibles :
s2 < 0 : la quantité est du genre temps ;
s2 > 0 : la quantité est du genre espace ;
s2 = 0 : la quantité est du genre lumière.

Le point « ici et maintenant » – sommet du cône et origine des axes, de


coordonnées (0, 0, 0) – réalise clairement la synthèse espace-temps (ou
mieux, espace-temps-lumière) annoncée par Bachelard. C'est, à l'évidence,
le seul « absolu » de cet espace habitable par l'homme car, si peu qu'on
s'écarte de lui (même d'une quantité infinitésimale dx, dy, dz ou dt), on
tombe dans un domaine (spatial ou temporel) relatif. Par ailleurs, seuls
les photons lumineux constituent la surface du cône (appelé, du reste, cône
de lumière).
2. Les éléments philosophiques
spécifiques de la théorie
bachelardienne du temps. Une
construction différenciée
Sur la base de la théorie d'Einstein, mais en
lui ajoutant d'autres éléments, Bachelard va
construire une véritable théorie
philosophique, anti-bergsonienne du temps, qui
va faire apparaître celui-ci comme un temps :
1. a.
discontinu (≠ durée continue) ;
2. b.
quantitativement analysable (≠
qualitativement perceptible) ;
3. c.
linéaire et homogène en ses éléments (≠
multiple et hétérogène) ;
4. d.
purement pensé (≠ uniquement « vécu »).
Pourquoi le temps bachelardien est-il
discontinu et quantitatif ?
Il résulte des considérations précédentes que,
si l'instant est l'élément fondamental du
temps, les durées ou laps de temps ne peuvent
plus être que des ensembles d'instants. Ce qui
va alors différencier telle durée de telle
autre, ce sera le nombre d'instants qu'elle
comprend ou – comme dit Bachelard – qu'elle
« utilise ».
Cette thèse va avoir différentes conséquences
dans la représentation et la compréhension que
l'on peut prendre du temps bachelardien.

Première conséquence
Chez Bachelard, on ne part pas d'une durée qui
serait un continu global et dont les instants
seraient des coupures, autrement dit, on ne
part pas des réels pour aller vers les
rationnels ou les entiers, on fait l'inverse.
La justification est mathématique : une
fraction n'est pas la division d'un numérateur
par un dénominateur. Bachelard critique cette
représentation commune des rationnels [4] à
laquelle il substitue (via la théorie des
fractions de Couturat) la « bonne »
représentation mathématique qui est qu'on
construit les rationnels à partir des entiers
et les réels à partir des rationnels et pas
l'inverse.
La Dialectique de la durée (1936) confirmera
ce point de vue, à partir de trois arguments
qui semblent se contredire, mais qui, en fait,
se complètent :
1. 1.
Le temps est lié à l'existence
d'événements. Ceci entraîne
automatiquement que l'absence d'événements
implique une absence de temps. Il en
résulte que le temps est forcément
discret, donc que le temps est bordé par
du non-temps : « Quelle que soit la série
d'événements étudiés, nous constatons que
ces événements sont bordés d'un temps où
il ne se passe rien. » [5]
2. 2.
Deuxième argument : en réunissant des
ensembles discrets, même s'il y en a
beaucoup, on n'atteint pas forcément au
continu ; « Additionnez autant de séries
que vous voudrez, rien ne prouve que vous
atteindrez le continu de la durée. » [6]
3. 3.
Troisième argument : le continu, qui est
une construction, présuppose souvent sinon
toujours du discontinu à sa base. Il est
imprudent de supposer un continu premier
« surtout lorsqu'on se souvient de
l'existence d'ensembles mathématiques qui,
tout en étant discontinus, ont la
puissance du continu. De tels ensembles
discontinus peuvent remplacer à bien des
égards l'ensemble continu. Inutile de
descendre plus avant » [7] .
Que veut dire ici Bachelard ?
Considérons des séries d'événements. Dire
qu'elles sont bordées par un temps où il ne se
passe rien veut dire ceci :
... |———| |—————| |——| |——————————| ...
On a affaire à des séries d'éléments discrets
séparées par du vide. Donc un ensemble discret
de séries discrètes. Supposons qu'il y en ait
une infinité. Quelle est la puissance d'un
ensemble infini discret constitué d'ensembles
finis discrets ? Dans le cas de P(N) comme
dans le cas du célèbre ensemble triadique de
Cantor :
z = ∑ c1/n avec cj = 0 ou 2
la puissance d'un tel ensemble est de type non
dénombrable (i.e. continu si l'on prend
l'hypothèse du continu de Cantor). Il en
résulte donc que le discret, judicieusement
disposé, peut jouer le même rôle que le
continu.

Deuxième conséquence
Les différences ou hétérogénéités qui peuvent
se manifester dans les durées ou dans les
rythmes reçoivent alors des explications
arithmétiques. Ainsi :
— Des phénomènes peuvent être plus ou moins
finement scandés :
......................
... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ...
...
— Des durées ou des rythmes peuvent varier :
certains s'éteindre (5 peut devenir 3 puis 2,
puis 1 : témoin que des phénomènes peuvent
mourir ou disparaître) :
..... ..... ..... ... ... ... .. .. .. . . . .
D'autres peuvent commencer (1 peut devenir 2,
puis 3, puis 5, etc.).

Troisième conséquence
Il y aura donc, pour Bachelard, des durées
plus ou moins pleines, des temps plus ou moins
lacuneux. Ces temps seront alors associés à
différentes régions de la matière, de la vie
ou de la pensée. Ainsi, il y aura des
compositions d'instants plus ou moins denses
selon qu'on considérera, par exemple, le temps
de l'atome, celui de la cellule ou celui d'un
être pensant.

« … l'atome rayonne et existe souvent, il


utilise un grand nombre d'instants, il
n'utilise cependant pas tous les instants.
La cellule vivante est déjà plus avare de
ses efforts, elle n'utilise qu'une fraction
des possibilités temporelles que lui livre
l'ensemble des atomes qui la constituent.
Quant à la pensée, c'est par éclairs
irréguliers qu'elle utilise la vie
(…). » [8]

Cette théorie va engendrer à son tour deux


nouvelles séries de conséquences : en
métaphysique et en morale.
a) Métaphysiquement, Bachelard sera amené à
définir, à titre d'idéal régulateur, un temps
« divin », ou temps maximum ou temps
parfaitement complet :

« Et nous rêvons à une heure divine qui


donnerait tout. Non pas l'heure pleine,
mais l'heure complète. L'heure où tous les
instants du temps seraient utilisés par la
matière, l'heure où tous les instants
réalisés dans la matière seraient utilisés
par la vie, l'heure où tous les instants
vivants seraient sentis, aimés, pensés.
L'heure par conséquent où la relativité de
la conscience serait effacée puisque la
conscience serait à l'exacte mesure du
temps complet. »

Finalement le temps objectif, c'est le temps


maximum ; c'est celui qui contient tous les
instants. Il est fait de l'ensemble dense des
actes du Créateur.
b) Dans le domaine de la philosophie pratique,
maintenant, si le temps est fait d'instants
discontinus, les actes des êtres vivants ne
peuvent que s'inscrire dans ces
discontinuités. Par exemple, un chat prêt à
bondir sur une proie passe par un instant
particulier qui est le moment où se déclenche
le processus du bond, que Bachelard appelle,
avec humour l'« instant du mal » :

« Sans doute, le bond en se déclenchant


déroule une durée en accord avec les lois
physiques et physiologiques, lois qui
règlent des ensembles complexes. Mais il y
a eu, avant le processus compliqué de
l'élan, l'instant simple et criminel de la
décision. » [9]

Bachelard peut alors dégager l'ultime


conséquence de sa théorie du temps. C'est
l'idée que toute morale ne peut être
qu'instantanée :

« En méditant dans cette voie, on arrive


soudain à cette conclusion : toute moralité
est instantanée. L'impératif catégorique de
la moralité n'a que faire de la durée. Il
ne retient aucune cause sensible, il
n'attend aucune conséquence. Il va tout
droit, verticalement, dans le temps des
hommes et des personnes. » [10]
Conclusion
En suivant la théorie bachelardienne du temps
dans L'intuition de l'instant, on aboutit donc
à une théorie à deux feuillets :
D'une part, une théorie de base physique
relativiste, d'inspiration einsteinienne,
qui fait apparaître la durée comme
relative et l'instant, point d'espace-
temps, comme absolu.
D'autre part, une théorie philosophique,
qui greffe sur ce fond einsteinien une
représentation discontinuiste du temps,
qui s'appuie à la fois sur des
justifications mathématiques et des
intuitions, disons, poético-métaphysiques.
On pourrait évidemment objecter à cette
théorie que le temps a aussi des aspects
qualitatifs. Comme l'avait bien montré
Bergson, le temps n'est pas seulement ce qu'on
décompte mais ce qu'on éprouve. Il n'est pas
seulement ce qu'on subit mais aussi ce qu'on
construit, ce qu'on structure par nos actes,
nos projets, nos réalisations, etc.
Bachelard aurait probablement répondu à ces
objections en faisant valoir que sa théorie
des groupements d'instants rend déjà
parfaitement compte de la diversité des
aspects des durées.
Quant à la dimension existentielle du temps
comme construction personnelle, réalisation de
projets, accomplissement de soi, etc., c'est
la Dialectique de la durée, c'est-à-dire le
projet d'un « bergsonisme discontinu » qui le
prendra en charge, notamment avec la théorie –
inspirée d'Émile Dupréel – de la
consolidation.
D'où, finalement, une philosophie qui, certes,
n'a cessé de dialoguer avec celle de Bergson,
mais dont la différence essentielle demeure
tout de même qu'elle est fondée sur une base
épistémologique, à la fois physique et
mathématique, très prégnante dont se déduisent
des conséquences complètement opposées à la
première.
Notes du chapitre
[1] ↑ G. Bachelard, L'intuition de l'instant (1932), Paris,
Gonthier-Médiations, p. 29.
[2] ↑ Ibid., p. 29-30.
[3] ↑ Ibid., p. 30-31.
[4] ↑ Ibid., p. 43.
[5] ↑ G. Bachelard, Dialectique de la durée (1936), Paris,
PUF, 1950, p. 28.
[6] ↑ Ibid.
[7] ↑ Ibid.
[8] ↑ G. Bachelard, L'intuition de l'instant, op. cit., p. 47-
48.
[9] ↑ Ibid., p. 36.
[10] ↑ Ibid., p. 110-111.
L'espace-temps entre algèbre et
géométrie : la théorie de la
relativité chez Bergson et
Bachelard
Élie During

Le nouveau concept du temps physique qui


émerge des travaux d'Einstein menace-t-il de
déchirer la trame temporelle où coexistent les
durées diversement rythmées de l'univers ?
Formulé de la sorte, l'enjeu de la
confrontation tentée en 1922 par Bergson dans
Durée et simultanéité est bien de savoir si
les temps relativistes variablement
« dilatés » expriment une discontinuité
réelle. Lorsque Bachelard, quelques années
plus tard, se penche à son tour sur la théorie
de la relativité, son problème est en
apparence tout autre. Il ne se limite
d'ailleurs pas à la seule relativité
restreinte. Mais La valeur inductive de la
relativité introduit déjà le thème
discontinuiste qui trouvera sa pleine
expression dans L'intuition de l'instant et La
dialectique de la durée.
Puisque les schèmes du continu et du
discontinu relèvent généralement d'une
intuition spatiale – ce qui rend évidemment
problématique toute tentative de rabattre
purement et simplement la philosophie
bergsonienne sur un « continuisme » –, il faut
d'abord montrer de quelle manière la notion
d'espace, prise dans sa signification
cosmique, s'est trouvée modifiée par le cadre
conceptuel de la relativité. La discontinuité
s'introduit d'abord sous la forme d'un
cisaillement de l'image du monde, qui est la
conséquence directe de l'introduction d'une
vitesse limite comme invariant fondamental.
Les répercussions de ce cisaillement sont
sensibles à différents niveaux : à la
démultiplication apparente des durées répond,
plus profondément, la déconnexion causale de
pans entiers de l'espace-temps et
l'impossibilité de produire une définition
naturelle, non conventionnelle, de l'extension
objective de l'univers à un instant donné
(relativité de la simultanéité). Dans ce
contexte, tout l'effort de Bergson consiste à
rentoiler l'image de l'univers, en déjouant
l'attrait des images véhiculées par la
pédagogie relativiste (longueurs et durées
élastiques). À rebours de la métaphysique
spontanée des physiciens et par fidélité à ce
qu'il croit être le cœur de l'intuition
relativiste, il cherche à ressaisir sous la
formulation algébrique des changements de
perspective spatio-temporelle, comme sous la
géométrie de l'espace-temps
quadridimensionnel, l'unité du « temps réel »
– et nullement, comme on le croit souvent, une
version anachronique du temps absolu
newtonien [1] . Bachelard, de son côté, cherche
à tirer toutes les conséquences philosophiques
du thème discontinuiste qu'il voit également à
l'œuvre dans l'évolution contemporaine de la
microphysique. La notion d'espace-temps qui se
construit sur les ruines de l'espace et du
temps absolus réclame, plutôt que des images,
une nouvelle « synthèse a priori » : « Ceux
qui ont compris l'organisation mathématique de
la Relativité n'ont pas besoin d'exemples. Ils
s'installent dans l'algébrisme clair et sûr de
la doctrine. » [2] Ou encore : « La notion
algébrique d'espace-temps nous débarrasse des
images de la vulgarisation ; elle nous libère
de cette rêverie de fausse profondeur sur
l'espace et sur le temps. » [3]
Ces considérations conduisent naturellement à
s'interroger, dans un second temps, sur la
manière dont Bergson et Bachelard investissent
ces questions du continu et du discontinu en
faisant un usage stratégique de l'algèbre
contre la géométrie. Cette opposition de
l'algèbre et de la géométrie, qui est un des
leitmotive de Bachelard, participe évidemment
d'une dialectique philosophique. Elle ne doit
pas faire oublier leur solidarité objective
dans le travail d'élaboration théorique. En
pratique, la géométrie relativiste est
pénétrée d'algèbre, tandis que les
transformations algébriques ne cessent de
dégorger des intuitions géométriques. La
prédilection des philosophes pour l'approche
algébrique n'en est que plus frappante.
Bergson et Bachelard insistent tous deux sur
la nature formelle de la construction
relativiste (transformations de coordonnées,
invariances), au détriment du réalisme
spontané que confortent les intuitions
géométriques. Mais il est tout aussi clair
aussi qu'ils le font en des sens différents.
Cette différence tient à la manière dont la
polarité algèbre/géométrie est sous-tendue par
une autre, qu'ils parcourent en sens inverse :
la polarité réalisme/instrumentalisme. Bergson
cherche en effet dans la nature algébrique des
transformations une confirmation du caractère
purement symbolique, c'est-à-dire artificiel
ou conventionnel, de la dimension temporelle
impliquée dans les fameux paradoxes
relativistes. Il montre, du même coup, que la
seule raison qui nous fait tenir les temps
variablement dilatés pour des temps est que
nous y reversons inconsciemment, par une sorte
de « transfusion de réalité », quelque chose
du temps réel, c'est-à-dire du temps vécu ou
pouvant l'être. Bachelard, lui, se place
d'emblée sur le plan de construction
algébrique, mais pour mieux retrouver à partir
de là le réalisme comme une « fonction
philosophique », une fonction de réalisation.
Ainsi, La valeur inductive de la relativité
entend suivre le processus d'objectivation qui
conduit de la « soudure algébrique de l'espace
et du temps » [4] à la « réalisation de
l'espace[-temps] », selon un mouvement inverse
de celui suggéré par Bergson.
L'univers y gagne-t-il une nouvelle figure ?
C'est ce qu'il convient d'examiner pour finir.
Sur ce point, Bachelard se contente de
notations dispersée. De l'espace-temps
relativiste, il ne donne que des aperçus ou
des profils. Mais il trace par ailleurs le
programme d'une métaphysique de l'instant
susceptible d'introduire le régime
d'intuitions qui conviendrait à une
construction qui est en même temps une
extension de l'expérience. Si la confrontation
de Bachelard et de Bergson est autre chose
qu'un vain exercice herméneutique, il faut
bien qu'elle nous aide, non seulement à
approfondir notre compréhension de chacun des
deux philosophes dans sa relation tendue à
l'autre, mais encore à entrevoir ce qu'aucun
des deux n'aurait pu penser par lui-même avec
le système de contraintes qu'il s'était donné.
Nous suggérerons donc pour finir une sorte de
chimère philosophique : l'intuition
bergsonienne de la durée une, contrariée par
l'intuition bachelardienne des instants
contrapunctiques, y trouvera peut-être une
expression plus conforme aux avancées de la
physique du siècle.
I. L'espace cisaillé
Sans doute la mécanique du discontinu ne naît-
elle véritablement qu'avec la physique des
quanta. Bachelard décrit la relativité comme
une « mécanique des grandes vitesses » [5] .
Mais il faut remarquer que le discontinu
s'introduit déjà à ce niveau, et d'au moins
deux manières.
1 / Tout d'abord, la vitesse de la lumière,
indépendante de celle de la source, est
définie par Einstein comme une constante dans
tous les systèmes de référence en mouvement
relatif uniforme. Ce postulat revient à
congédier l'éther, milieu homogène et continu
que sillonneraient des trajectoires de
lumière. En réalité, l'espace absolu est
destitué de manière radicale, non seulement
parce qu'on n'en a plus l'usage, mais parce
qu'il n'a proprement aucun sens physique. Car
il est impossible de définir sur cette base
une notion de simultanéité absolue entre
événements distants, ni par conséquent de
donner un sens objectif à l'idée d'espace,
conçu comme une configuration de l'univers « à
l'instant t ». « Il faut donc […] formuler la
Relativité essentielle de l'intuition de
localisation et de l'expérience de
localisation », et reconnaître du même coup
que « l'extension d'un monde objectif n'a pas
vertu d'absolu » [6] . La destitution du temps
absolu, de ce point, de vue, apparaît comme
une conséquence de la dissolution de l'espace
absolu et de la notion de localisation qui lui
était attachée : « Comme la simultanéité est
liée à des expériences physiques qui se
passent dans l'espace, la contexture
temporelle est solidaire de la contexture
spatiale. Puisqu'il n'y a pas d'espace absolu,
il n'y a pas de temps absolu. » [7] Dès lors,
la notion même de trajectoire devient un
problème ; nous n'en avons plus d'intuition
simple, et Bachelard a raison de dire que la
lumière n'est plus que le sujet du verbe « se
propager à la vitesse de la lumière » [8] .
Bergson ne l'ignorait pas, puisqu'il plaçait
au cœur de l'intuition relativiste une vitesse
absolue conquise au sein même de la relativité
des mouvements. La lumière offre l'exemple
d'un mouvement purement intensif, plus proche
de l'acte que du déplacement : un mouvement
qui n'aurait pas lieu dans l'espace, qui se
passerait donc de support, et jusqu'à un
certain point de mobile [9] .
2 / Le deuxième point qu'il convient de
relever, c'est que le postulat d'une vitesse
limite affirme, contre la notion d'action
instantanée à distance, un principe de
limitation dans les possibilités de connexion
causale entre les événements. La vitesse
invariante est en effet aussi une vitesse
limite pour toutes les interactions physiques,
toutes les transmissions de signaux dans
l'univers. Connecter causalement deux
événements distants, cela prend du temps : tel
est le principe qui sous-tend l'étrange
comportement de la lumière en relativité. Et
il arrive, pour deux événements distants, que
le temps manque. Si du reste l'infini, comme
nous l'explique Bachelard, est solidaire des
intuitions continuistes, il paraît logique que
la vitesse finie de la lumière crée un
univers, sinon discontinu, du moins
déconnecté : entendez, un univers où le
principe d'interaction universelle (à l'œuvre
dans la définition kantienne de la
simultanéité) se trouve destitué au profit
d'un principe de connexion partielle entre
événements de l'espace-temps. En découle une
caractérisation topologique de l'espace-
temps : l'espace-temps est peut-être d'une
pièce, mais il apparaît, en chacun de ses
points, diversement connecté. Ce caractère
localement « cisaillé » [10] de l'espace-temps
est bien capturé par l'idée d'un « ordre
conique » défini par les « cônes de lumière »
en chaque point de l'espace-temps (Minkowski,
Robb). On en trouverait l'équivalent
algébrique avec l'idée que le groupe des
transformations de Lorentz est un groupe « non
compact ».
Voyons à présent en quel sens il revient à
l'« algébrisme » de porter dans la conscience
philosophique l'aiguillon du discontinu qui
défigure déjà l'image newtonienne du monde.
II. Algèbre et géométrie
« Algèbre », dans les textes de Bachelard,
renvoie invariablement à l'idée d'une
coordination fonctionnelle entre les éléments
ou les aspects d'un domaine, coordination qui
prend la forme de groupes d'opérations ou de
transformations pensées comme recadrages
instantanés, à l'image des changements de
système de référence. C'est en ce sens que la
théorie de la relativité restreinte est dite
d'essence algébrique. Plutôt que le style de
Riemann, c'est celui de Klein (définition des
propriétés géométriques comme invariants du
groupe fondamental) qui imprègne sa
construction. Que l'algèbre soit le terrain
privilégié des intuitions du discontinu tient
à ce qu'on y a affaire à des « systèmes
d'actes », pour parler comme Valéry. La
« géométrie » se distingue au contraire comme
le domaine du continu. Les transformations
peuvent toujours y être ressaisies de manière
active (au sens des « transformations
actives » des géomètres), plutôt que comme de
simples substitutions de coordonnées.
Continues, elles y trouvent une traduction
naturelle en termes de trajets ou de
déplacements (rotations, translations). En ce
sens la géométrie est solidaire d'une fonction
philosophique que Bachelard affecte d'un
coefficient négatif : à la différence d'Émile
Meyerson, qui dans La déduction relativiste
saluait le géométrisme comme une expression du
réalisme foncier de la science
contemporaine [11] , Bachelard pense qu'il
s'accorde le plus souvent avec le réalisme des
intuitions naïves et immédiates. Cela
n'empêche pas, bien entendu, que la géométrie
elle-même puisse finalement être ressaisie sur
« une base affermie dans un algébrisme sous-
jacent », « [c]et algébrisme dont Klein et
Poincaré ont si bien compris le rôle dans la
correspondance des diverses géométries… » [12] .
L'alternative philosophique entre algébrisme
et géométrisme doit donc être finalement
dépassée, résorbée ; mais cette réconciliation
ne pourra se faire que par l'algèbre.
À y regarder de plus près, cependant, il n'y a
pas de distribution simple qui permettrait
d'associer invariablement réalisme et
géométrisme, idéalisme et algébrisme. Le
réalisme, pris en bonne part (et il l'est plus
souvent qu'on ne le dit chez Bachelard), est
une « fonction philosophique ». Or cette
fonction s'exerce dans les deux sens : tantôt
le réel est posé au niveau géométrique, tantôt
il l'est au niveau algébrique. « Si la
philosophie fait son rôle, elle doit garder
actives toutes les possibilités d'inversion
des philosophes. » [13] De fait, le formalisme
algébrique tel que le comprend Bachelard est
tendanciellement réaliste. Il faut donc parler
d'un « réalisme algébrique » [14] . D'où le
renversement toujours possible des positions :
là où Bergson, notamment dans les cinquième et
sixième chapitres de Durée et simultanéité,
tend à déréaliser la théorie en montrant que
la géométrie ne fait que traduire un schéma
algébrique où se combinent de purs
intermédiaires symboliques (coordonnées de
temps et d'espace), Bachelard s'emploie
souvent à faire reconnaître la solidité de la
connaissance discursive, son caractère
ontologique, en soulignant le mouvement de
concrétisation de l'abstrait qui caractérise
l'induction relativiste. Ainsi l'algèbre
introduit un réalisme supérieur, en phase avec
l'activité rationaliste ; il vient
contrecarrer les effets idéalistes de la
relativité, liés pour l'essentiel à la
position centrale que semblent y tenir les
observateurs ou les « points de vue ». Le
réalisme géométrique, à son tour, peut être
réévalué en un sens positif, pour autant qu'on
sache y retrouver une géométrisation active,
travaillée en profondeur par le jeu des formes
algébriques.
Ainsi, par exemple, la lumière apparaît moins
comme un objet, même éminent, que comme une
constante, et mieux, comme une fonction.
Autrement dit, elle vaut moins par ses
caractères intrinsèques (les propriétés
géométriques des trajets décrits par certaines
particules), que par ses caractères formels,
sa fonction de coordination rationnelle en
tant que constante structurelle de l'espace-
temps. Cette coordination, soit dit en
passant, est déjà à l'œuvre dans la définition
de la simultanéité à distance, lorsqu'on fait
jouer le postulat d'invariance et d'isotropie
de la vitesse de la lumière. « La vitesse de
la lumière est au nœud de la construction,
c'est elle qui apporte une déclaration de
réalité à la soudure algébrique de l'espace et
du temps. Mais elle ne travaille
géométriquement qu'en se géométrisant. Elle a
beau provenir de l'expérience, son rôle la
replace dans le corps des notions
postulées. » [15]
En revanche, si Bergson révèle la géométrie de
l'espace-temps comme une simple
représentation, un échafaudage qu'il faut se
garder de confondre avec la réalité à laquelle
il s'adosse, cette déréalisation de l'univers
géométrique ne s'accompagne chez lui d'aucune
promotion du réalisme algébrique. Aussi se
trouve-t-il plus d'une fois conduit à une
position proche d'un instrumentalisme pur et
simple, bien qu'il prenne soin de préciser que
la prise que nous donne la théorie sur la
réalité est la meilleure preuve qu'elle en a
saisi quelque chose, au moins dans les grandes
lignes. Mais la géométrie, justement, n'est
pas un filet qu'on jetterait sur les choses.
Ressaisie dans son acte, comme géométrisation,
elle s'oppose aux intuitions géométriques
spontanément réalistes qui se donnent l'espace
et les trajectoires comme des faits qu'il
suffirait de décrire. À cet égard, la limite
commune des interprétations meyersonienne et
bergsonienne de la « géométrisation du réel »
est peut-être qu'elles conduisent à faire
l'impasse sur le moment proprement
constructif. Et la construction, pour
Bachelard, est toujours d'essence algébrique.
Y a-t-il encore un sens, dans ces conditions,
à vouloir conquérir une nouvelle figure de
l'univers, une intuition sui generis qui
serait à la hauteur de la construction
relativiste ? Cela paraît douteux si l'on s'en
tient aux déclarations explicites de Bachelard
sur l'espace-temps. Ce dernier, lit-on,
devrait céder la place à « une configuration
abstraite », une « configuration sans
figure » : « après avoir haussé l'imagination,
instruite d'abord par les formes spatiales,
jusqu'à l'hypergéométrie de l'espace-temps,
nous verrons la science occupée à éliminer
l'espace-temps lui-même pour atteindre la
structure abstraite des groupes » [16] .
L'énergie, poursuit Bachelard, « reste sans
figures », et c'est encore une fois l'algèbre
(ici, la théorie des groupes, le « complexe
algébrique espace-temps » [17] ) qui conduit à
la « libération d'une intuition trop spatiale,
trop confiante dans sa conquête réaliste
première » [18] . « L'espace-temps a pour lui
son algèbre. Il est relation totale et
relation pure. Il est donc le phénomène
mathématique essentiel. » [19] À cet espace-
temps algébrisé, Bachelard reconnaît une
double vertu : 1 / il permet de reformuler des
principes de conservation (réalistes) en
principes d'invariance (rationalistes) [20] ; 2
/ il conduit en outre à déréaliser la notion
même d'invariance, dont on sait depuis Felix
Klein qu'elle admet généralement une
interprétation géométrique immédiate [21] .
L'invariance elle aussi doit être conquise, et
donc construite. Elle n'est pas donnée comme
un objet dont les mesures (points de vues,
perspectives) diffracteraient l'image ; elle
constitue en elle-même une condition formelle
de l'objectivation.
Cela vaut peut-être contre Brunschvicg, qui a
tendance à identifier invariance et
objectivité sans prendre pleinement en compte
le jeu de conventions qu'une telle invariance
suppose. Mais cela vaut aussi bien contre
Bergson, lorsqu'il valorise les grandeurs
intrinsèques (invariantes par changement de
référentiel), tels que les temps et les
longueurs « propres », aux dépens des
grandeurs impropres, variablement déformées
par les effets de perspective spatio-
temporelle [22] … Si l'on suit Bachelard, cette
valorisation des grandeurs intrinsèques
relèverait encore d'une interprétation
« géométrique » de l'invariance, il faudrait
se garder d'en surévaluer la portée
philosophique. Cela ne l'empêche pas, du
reste, de reconnaître que l'invariance
algébrique gagnée dans le jeu des
substitutions « ne travaille pas sur un monde
de fantômes ». Il n'ignore pas qu'elle se
traduit « presque toujours » par « la
consistance et la permanence de sa forme », de
sorte qu'elle dégorge « presque toujours » une
matière : c'est d'ailleurs là l'enjeu
principal de la philosophie du calcul
tensoriel exposée dans La valeur inductive de
la relativité. On ne saurait cependant masquer
la différence d'attitude fondamentale que
recouvre cette apparente concession. Bergson
comme Bachelard ont le souci des opérations
effectives : sous le « tout fait » des formes
mathématiques ils cherchent l'activité
dynamique de l'esprit. Mais tandis que Bergson
cherche en amont de la théorie, dans la durée,
le point de réel qui donne son impulsion à
l'organisation rationnelle, Bachelard cherche
cette intuition en aval, dans le sillage de
l'abstraction ou le mouvement de sa
concrétisation. C'est un thème récurrent de la
Valeur inductive de la relativité : la
relativité invente et crée l'expérience, qui
est donc au-devant d'elle [23] .
C'est dire que l'« intuition de l'espace-
temps », s'il en existe une, ne saurait être
« à la source de notre pensée comme un don que
l'esprit peut toujours raviver », elle ne peut
venir « que d'un effort d'extension de la
raison pour prolonger son action et son
rythme » [24] . On ne saurait mieux signifier
qu'ici l'induction bachelardienne marche à
rebours de l'intuition bergsonienne, laquelle
vise au contraire à « incorporer le temps aux
états géométriques » [25] en s'efforçant de
ressaisir le « temps réel », vécu ou capable
de l'être, en deçà de la « soudure algébrique
de l'espace et du temps », en faisant sentir
en chaque point la part qui revient à la
convention pour mieux court-circuiter la
tentation réaliste.
III. Arithmétique et topologie :
une intuition de l'espace-temps
Prenons Bachelard au mot. Une intuition plus
complexe de l'espace-temps, une intuition
construite, voilà ce que promet l'effort
d'extension de la raison et de l'expérience
suscité par la physique relativiste. Cette
intuition ne serait ni spatiale ni
temporelle ; en rendant espace et temps
solidaires, elle nous délivrerait pour de bon
de « l'irrationnalisme attaché à une durée
insondable » [26] . Mais en quel sens serait-
elle encore une intuition ? Peut-on ressaisir
l'espace-temps « en durée », pour parler cette
fois-ci comme Bergson, c'est-à-dire comme une
réalité « se faisant », plutôt que comme du
« tout fait » ? Prévenu contre le réalisme
géométrique, Bachelard n'a jamais accordé de
crédit à l'image de l'univers-bloc où le temps
ne coulerait plus pour se donner,
littéralement, comme une quatrième dimension
de l'espace. Rien ne l'empêchait donc
d'étendre sa stratégie algébriste au temps
lui-même, ressaisi (plutôt que fondu) dans le
complexe espace-temps. Il s'y est employé dans
L'intuition de l'instant et La dialectique de
la durée. Ces livres apparaissent comme des
réponses à Bergson autant que comme des
tentatives pour étendre l'expérience
relativiste à l'intuition d'un espace-temps
qui ne serait pas un nouvel absolu
géométrique, mais bel et bien une nouvelle
condition d'intelligibilité du temps lui-même.
Le temps y trouve, en effet, une formulation
algébrique, et plus précisément arithmétique,
qui ouvre à l'intuition d'un temps
« discontinu » et même « ponctiforme » [27] .
Car il s'agit bien, cette fois-ci, de gagner
une intuition, et même une « libération par
l'intuition » [28] .
L'ordre arithmétique est chez Bachelard le
principe d'organisation des actes de l'esprit
et des instants du monde. Il est à l'horizon
de l'algèbre comme son principe
d'intelligibilité philosophique, car c'est
l'arithmétique qui permet de ressaisir, en
deçà de la mesure, la portée rationnelle du
nombre. Logiquement, Bachelard oppose
l'arithmétisation à la géométrisation [29] . Le
temps arithmétisé sera donc un temps ponctuel,
un temps ressaisi par-delà la mesure et tout
ce qui du même coup le rattache encore aux
intuitions spatiales du mouvement continu et
de la congruence des intervalles. Car
Bachelard y insiste, un des enseignements
principaux de la relativité est précisément
que le « laps » de temps, l'intervalle de
durée, est une chose relative, et en ce sens
secondaire [30] : c'est même sur ce point
précis que la « critique einsteinienne de la
durée objective » a pu réveiller le philosophe
« de ses songes dogmatiques ». Ce qui dès lors
conserve une valeur absolue, ce sont les
coïncidences spatio-temporelles, autrement dit
les instants ou points de l'espace-temps qui
bordent l'intervalle [31] . L'instant a ceci de
singulier qu'il permet d'introduire le nombre
dans la durée, et de le faire localement, sans
ouvrir du même coup l'espace de la mesure,
sans susciter le problème bergsonien d'un
temps inévitablement spatialisé par sa mesure,
mesuré par sa projection dans l'espace. En
mettant en cause le géométrisme qui imprègne
encore tous les schèmes différentiels du
bergsonisme (flux, fluxion, inflexion, etc.),
Bachelard invite à dépasser le problème de la
mesure « en quelque sorte géométrique d'une
durée continue » [32] en direction d'une
nouvelle intelligence du nombre. On ne sera
donc pas surpris de voir qu'il oppose une
conception ordinale du nombre à la conception
cardinale qui est encore celle de Bergson. Le
nombre n'est pas d'abord affaire de mesure,
mais d'ordre et de correspondance : « L'idée
de longueur de temps est secondaire. » [33]
Ainsi l'arithmétisme de l'instant (connexion
ou correspondance des points-événements) vient
relayer l'algébrisme de la référence
(changements de coordonnées) pour suggérer un
temps à la fois local et contrapunctique. Mais
ne nous y trompons pas. En jouant le discret
contre le continu, il s'agit moins de nier la
durée que de réformer l'intuition sur son
propre terrain. Il s'agit d'« arithmétiser la
durée bergsonienne pour lui donner plus de
fluidité, plus de nombres, plus d'exactitudes
aussi dans la correspondance que les
phénomènes de la pensée présentent avec les
caractères quantiques du réel » [34] . Que
Bachelard puisse parler d'un « bergsonisme
morcelé » [35] ou d'un « bergsonisme
discontinu » [36] indique au mois que quelque
chose du bergsonisme se conserve au cours de
l'opération. Cette chose, c'est précisément la
durée. Mais le terme recouvre à présent un
problème précis : celui d'un temps local, gagé
sur le « rythme temporel caractéristique des
variables en évolution », qui ne suppose pas
un « temps absolu, extérieur au système » [37] .
Comment ne pas reconnaître là le problème même
de Bergson ? Cette convergence inattendue doit
nous faire réfléchir. Se libérer de la mesure,
de la géométrie de la durée et des intuitions
globalement continuistes qu'elle enveloppe,
nous condamne-t-il à embrasser la métaphysique
du discontinu, l'ontologie « ponctuelle » des
durées « lacunaires » ? Ce serait oublier un
peu vite qu'il y a une autre manière de se
rapporter à l'espace sans le mesurer : la
topologie. Et la topologie peut être une
topologie des chemins aussi bien que des
points.
Le cas du paradoxe des jumeaux de Langevin, si
laborieusement traité par Bergson, nous en
offre la démonstration. On sait que Bergson se
rend coupable dans Durée et simultanéité d'un
faux raisonnement sur la symétrie des mesures
(les jumeaux Pierre et Paul, nous dit-il, sont
interchangeables : ce n'est évidemment pas le
cas). Mais derrière cette « boulette » (comme
dira Einstein), il y a la question de
l'identité de l'intervalle temporel.
L'identité, plutôt que l'égalité, car il ne
faut pas l'entendre en un sens métrique, mais
en un sens strictement topologique. Voici, en
substance, ce que suggère Bergson : il faut
bien que les deux jumeaux coexistent, s'ils
vivent dans le même monde ; il faut bien
qu'une même durée les enveloppe, puisque leurs
temps propres (qui en donnent des mesures
divergentes) sont bornés par la même paire
d'événements de l'espace-temps.
Bachelard objecterait que nous en avons déjà
trop dit en supposant, derrière les instants
et les mesures prises de loin en loin, une
durée unique qui dominerait toutes les séries
et où le mot « pendant » prendrait son
sens [38] . « Dans l'orchestre du Monde, il y a
des instruments qui se taisent souvent, mais
il est faux de dire qu'il y a toujours un
instrument qui joue. » [39] Cependant, le
problème n'est pas tant celui du continu, que
de la connexion. Ce que Bergson veut nous
faire reconnaître, ce n'est pas la présence
d'une durée universelle qui envelopperait
toutes les autres ou les scanderait comme une
basse continue, mais la connexion qui permet
de dire que les durées, aussi diversement
rythmées qu'on se les figure, coexistent bel
et bien dans un même monde. À la question
métaphysique de la coexistence (intensive) des
durées répond le problème topologique de leur
connexion (extensive). Que l'univers dure
signifie qu'entre les deux jumeaux, comme en
général entre deux durées propres de
l'univers, il ne peut y avoir de déconnexion
absolue. Il faut donc que la contexture
temporelle de l'univers lui-même nous le
présente pour ainsi dire d'une seule pièce,
bien que la durée relativiste interdise tout
recours à l'imagerie newtonienne d'un temps
absolu au cours uniforme [40] .
Concilier dans une même intuition la connexion
des durées et le cisaillement de l'espace-
temps, tel est peut-être le bénéfice qu'on
peut attendre de l'arithmétisation
bachelardienne de l'intuition bergsonienne.
S'il n'avait pas trop vite conclu de l'unité
des rythmes à l'égalité quantitative des
durées écoulées, Bergson aurait peut-être été
conduit de lui-même, par d'autres voies, à
cette nouvelle figure du temps. Ce temps
diversement replié sur l'espace, ce temps
fibré, aéré, allégé, n'aurait probablement pas
déplu à Bachelard. De sorte que nous pourrions
dire, à notre tour : « Du bachelardisme, nous
acceptons presque tout, sauf la
discontinuité »…
Notes du chapitre
[1] ↑ Nous nous permettons de renvoyer sur ce point à notre étude : « Bergson et la métaphysique
relativiste », Annales bergsoniennes, III, Paris, PUF, 2007.
[2] ↑ Gaston Bachelard, « La dialectique philosophique des notions de la relativité », L'engagement
rationaliste, Paris, PUF, 1972, p. 128 (noté ER).
[3] ↑ ER, p. 130.
[4] ↑ Gaston Bachelard, La valeur inductive de la relativité, Paris, Vrin, 1929, 154 (noté VIR).
[5] ↑ Gaston Bachelard, Le rationalisme appliqué, Paris, Vrin, 1949, p. 172 (noté RA).
[6] ↑ ER, p. 124.
[7] ↑ ER, p. 127.
[8] ↑ Gaston Bachelard, L'activité rationaliste de la science contemporaine, Paris, PUF, 1951, p.
48. Voir Le nouvel esprit scientifique, Paris, PUF, 1934, p. 54 et 65-66 (noté NES).
[9] ↑ Henri Bergson, Durée et simultanéité, Paris, PUF, p. 37-94.
[10] ↑ Nous employons ce terme à dessein, en faisant écho aux transformations dites de
« cisaillement » (shear en anglais) qui traduisent dans le cadre de l'algèbre linéaire les
changements de systèmes de coordonnées de l'espace-temps (équations de Lorentz).
[11] ↑ Émile Meyerson, La déduction relativiste, Paris, Payot, 1925, § 28, « La géométrie et
l'algèbre », p. 40, et § 144, p. 204.
[12] ↑ VIR, p. 178.
[13] ↑ RA, p. 28.
[14] ↑ RA, p. 27-28, p. 160 sq.
[15] ↑ VIR, p. 154.
[16] ↑ NES, p. 71.
[17] ↑ ER, p. 128.
[18] ↑ NES, 71.
[19] ↑ VIR, 99.
[20] ↑ ER, 133 (voir VIR, p. 122 sq.).
[21] ↑ VIR, p. 162-163.
[22] ↑ Voir à ce sujet la remarque de Bachelard sur la « contraction » des longueurs : on s'exprime
encore de manière impropre lorsqu'on dit que la matière d'un phénomène « apparaît » contractée dans
un autre système de référence, car « cette longueur est tout aussi bien une propriété de l'espace
laissé à la règle par le système de référence, aussi bien une propriété du contenant que du
contenu » (VIR, p. 110). La même remarque vaut évidemment pour le temps propre.
[23] ↑ VIR, p. 8.
[24] ↑ VIR, p. 110.
[25] ↑ Ibid.
[26] ↑ ER, p. 130.
[27] ↑ Gaston Bachelard, L'intuition de l'instant, Paris, 1932, rééd. Gonthier/Médiations, p. 38
(noté II).
[28] ↑ II, p. 56.
[29] ↑ Gaston Bachelard, La dialectique de la durée, Paris, PUF, 1936, p. 40 (noté DD).
[30] ↑ II, p. 29.
[31] ↑ II, p. 31, 37, 41.
[32] ↑ II, p. 42.
[33] ↑ DD, p. 37.
[34] ↑ DD, p. 8.
[35] ↑ II, p. 27.
[36] ↑ DD, p. 8.
[37] ↑ DD, p. 61.
[38] ↑ II, p. 45.
[39] ↑ II, p. 46.
[40] ↑ En effet, l'unité pour ainsi dire topologique de la durée est compliquée par l'« ordre
conique ». Ce dernier, comme on l'a vu plus haut, vient cisailler l'espace-temps relativiste en
déterminant des zones de déconnexion relative entre événements distants mais « contemporains »,
c'est-à-dire trop distants dans l'espace et trop rapprochés dans le temps pour pouvoir constituer
les extrémités d'une « durée ».
Bergson et Bachelard face à la
nouvelle physique
Gérard Chazal
Introduction
De Bergson à Bachelard nous passons d'une
approche philosophique des sciences à une
autre. De Durée et simultanéité en 1922 au
Nouvel Esprit scientifique en 1934 ou à
L'activité rationaliste de la physique
contemporaine (1951), nous assistons à un
véritable renversement.
Lorsque s'amorce les bouleversements que va
connaître la physique, avec l'article de
Planck en 1900 sur le rayonnement du corps
noirs puis avec les articles de 1905
d'Einstein, le bergsonisme existe comme une
philosophie déjà constituée, subitement
confrontée à des avancées aussi bien
théoriques qu'expérimentales susceptibles de
l'ébranler. La philosophie bachelardienne,
plus jeune d'une génération au moins, se
développe après que les deux grandes instances
de la physique se sont mises en place : la
relativité et la mécanique quantique. Le
bergsonisme précède la révolution scientifique
et tente de faire avec. L'épistémologie
bachelardienne se constitue à partir de cette
révolution dont elle prend acte et qu'elle
tente de penser. Bergson est donc contraint de
réinterpréter la science de manière à sauver
sa philosophie, même au prix d'erreurs de
physiques embarrassantes. Bachelard construit
sa philosophie à partir des mêmes avancées
scientifiques et n'est donc pas confronté au
divorce que doit subir le bergsonisme.
On le sait, Bergson s'est directement et
explicitement confronté à la relativité (au
moins restreinte). En 1922, il rencontra
Einstein à deux reprises lorsque le physicien
vint en France à l'invitation en particulier
de Paul Langevin. Cette rencontre est souvent
citée comme un exemple d'incompréhension
réciproque. Or, il n'est pas sûr que Bergson
n'ait pas compris la relativité mais celle-ci
ouvrait sur une conception de l'espace et du
temps qui paraissait tout à fait incompatible
avec la philosophie de la durée telle que
l'avait développée Bergson. C'est la même
année que paraissait Durée et simultanéité. Je
n'examinerais pas ici les développements de
Bergson dans cet ouvrage puisque cela a été
(va être) fait. Curieusement, d'ailleurs,
lorsque Bachelard s'intéressera à la mécanique
relativiste dans Le nouvel esprit
scientifique, il ne fera pas allusion à cet
ouvrage de Bergson, tout du moins pas
explicitement. En effet, certaines citations
de Bachelard peuvent être comprises comme
visant indirectement l'interprétation
bergsonienne.
Si Bergson n'a pas été silencieux sur la
question de la relativité, il ne semble pas –
tout du moins à ma connaissance – avoir tenté
une démarche similaire à Durée et simultanéité
pour la mécanique quantique qui, pourtant,
encore plus que la relativité ébranle la
philosophie bergsonienne et en particulier sur
un de ces postulats fondamentaux : celui de la
continuité. Or c'est bien sur ce terrain là
que Bachelard va construire sa plus sévère et
sa plus explicite critique de Bergson, non
seulement dans La dialectique de la durée
(1936) mais encore dans L'activité
rationaliste de la physique contemporaine
(1951).
Sans entrer dans tous les détails de
l'argumentation antibergsonienne de Bachelard,
je voudrais m'attacher à deux aspects du
renversement philosophique que Bachelard fait
subir à la pensée de Bergson. Autrement dit,
je voudrais sur la question de la continuité –
puisque tel est notre propos aujourd'hui –
développer ce qui me semble être deux
oppositions radicales entre Bachelard et
Bergson :
1. 1.
Alors que Bergson tente de placer
systématiquement l'intuition physique dans
le prolongement de l'intuition immédiate
et de ramener l'expérience scientifique
dans les limites de l'expérience première,
Bachelard va voir de l'expérience commune
à la théorie scientifique une rupture
radicale.
2. 2.
L'épistémologie « non cartésienne » de
Bachelard lui interdit de fonder de
quelque manière que ce soit la
connaissance scientifique sur le cogito.
La conscience intime, l'expérience vécue
sont, pour Bachelard, autant d'obstacles
épistémologiques. Bergson, comme cela est
évident dans Durée et simultanéité, ne
cesse de placer au cœur de l'intuition
physique comme de la démarche
expérimentale – tout du moins des
expériences de pensée qu'il utilise – une
conscience percevante accompagnant une
durée vécue.
I. La rupture d'avec l'expérience
immédiate
Lorsqu'il s'agissait de la conception du
temps, c'est-à-dire la durée comme continu
échappant à l'analyse ponctuelle et
discontinue de la mécanique, Bergson veut
replacer le temps du physicien dans la
continuité de l'expérience vécue que nous
pouvons en avoir. « Nous voulons ménager
toutes les transitions entre le point de vue
psychologique et le point de vue physique,
entre le Temps du sens commun et celui
d'Einstein », écrit-il au début de Durée et
simultanéité [1] . L'objectif de Bergson est
donc de fournir une interprétation de la
Relativité qui demeure compatible avec
l'expérience immédiate. Il l'écrit clairement
lorsqu'il pense avoir atteint cet objectif :
« Il ne satisfait pas seulement aux exigences
de la science, il reste aussi bien d'accord
avec l'expérience commune. » Ce point de vue
est évidemment capital sur la question du
temps : « Il [l'observateur] vit un temps
psychologique, et avec ce Temps se confondent
tous les Temps mathématiques plus ou moins
dilatés » ou encore : « Contre le sens commun
et la tradition philosophique qui se
prononcent pour un Temps unique, la théorie de
la Relativité avait d'abord paru affirmer la
pluralité des Temps. En y regardant de plus
près, nous n'avons jamais trouvé qu'un seul
Temps réel… » [2] La notion d'intuition va
jouer chez Bergson le rôle d'un trait d'union
méthodologique entre le sens commun et la
science. C'est en glissant de l'intuition
immédiate à celle du physicien qu'il assure la
continuité : « Tout repose sur des intuitions
de simultanéité et des intuitions de
succession. » Il confond ainsi ce que
Bachelard s'efforcera de séparer en montrant
que l'intuition du physicien est une intuition
« instruite » en rupture avec l'intuition
immédiate du sens commun. D'où le reproche
formulé par Bachelard : « En se limitant à des
points arrêtés, à des points nécessairement
très peu nombreux, la mécanique ne nous livre
aucun moyen, pense le philosophe, pour nous
faire connaître en profondeur la continuité du
mouvement. La méthode d'abstraction de la
mécanique nous donne l'illusion de la
continuité comme d'ailleurs le cinéma nous
donne l'illusion du mouvement. Au lieu de tous
ces artifices, mathématiques ou techniques,
Bergson en appelle à la réalité intime. En
somme pour lui la continuité est une donnée
immédiate de la conscience. » [3]
Pour Bergson, la saisie de la réalité est liée
à la perception intime du continu et en
particulier de celui de la durée. Dès lors la
formule mathématique, même lorsqu'elle se
présente sous la forme d'une équation
différentielle et dans la mesure où celle-ci
spatialise la variable temps, laisse échapper
l'essentiel. En ce sens, le formalisme de
Schrödinger (une équation différentielle, donc
une forme continue mathématique) ne pourrait
guère plus satisfaire Bergson que le
formalisme matriciel d'Heisenberg qui peut
sembler plus discontinu. Et de son point de
vue il aurait d'ailleurs raison puisqu'il a
été montré que les deux formalismes étaient
équivalents.
Bachelard ne se contentera pas dès lors
d'évoquer Marey pour voir « une sorte de
revanche métaphysique du cinéma contre les
critiques bergsoniennes ». Il va identifier
l'erreur philosophique à laquelle conduit
cette conception de la continuité comme donnée
immédiate de la conscience et y opposer les
développements de la physique. Or, le concept
clé où cristallise l'erreur bergsonienne selon
Bachelard c'est nécessairement celui de
causalité, le concept qui est particulièrement
retravaillé par la mécanique quantique. On
aurait pu mettre en avant le quantum d'action
comme rupture décisive de la continuité.
L'article de Planck sur le rayonnement du
corps noir comme celui d'Einstein sur l'effet
photoélectrique y invitaient. La critique
aurait été facile et d'autant plus facile
qu'elle aurait pu s'appuyer sur une erreur
presque grossière de Bergson dans Durée et
simultanéité où il pense expliquer la
constance de la vitesse de la lumière par son
caractère ondulatoire : « La théorie de
l'émission étant rejetée, la propagation de la
lumière n'étant pas une translation de
particules, on ne s'attendra pas à ce que la
vitesse de la lumière par rapport à un système
varie selon que celui-ci est “en repos” ou “en
mouvement”. » [4]
Cependant, la critique bachelardienne ne
s'arrête pas à de telles erreurs et se porte
d'emblée au cœur de l'ontologie bergsonienne
du mouvement. Après avoir fait remarquer
« qu'une synthèse expérimentale ne peut être
une donnée immédiate » [5] Bachelard en vient
au fond, c'est-à-dire dans ce cas à la manière
dont la connaissance scientifique conçoit la
causalité. Chez Bergson la continuité du
mouvement qui dépasse toujours la trace qu'il
laisse dans l'espace tient à la coprésence
constante de la cause et du but au cœur même
du mouvement. Or, « penser l'évolution causale
dans un continu qu'on n'épuise pas, c'est
inscrire un mystère dans cette évolution,
c'est exagérer la richesse du devenir comme le
réalisme naïf exagère la richesse de la
substance » [6] . Or qu'elle est la leçon de la
mécanique quantique qui prolonge celle de
l'approximation dans la mécanique rationnelle
(La connaissance approchée) Bachelard est
clair : « le détail du détail » qu'invoque une
philosophie du continu, « n'a pas de sens
expérimental ; le détail du détail tombe en
effet dans le néant absolu de l'erreur
systématique, de l'erreur imposée par les
nécessités de la détection. C'est alors que la
dialectique de la détection joue sur le rythme
du tout ou rien. Le nombre discontinu est
substitué à la mesure continue. Il n'y a plus
que l'erreur qui soit continue ; l'erreur est
un simple halo de possibilités autour de la
mesure. Les déterminations, elles, sont
quantifiées. On s'explique alors que prise
dans les formes où la causalité s'éprouve
finement, elle s'égrène » [7] . Le passage de
l'atome planétaire à l'atome de Bohr, de
l'orbite électronique au niveau d'énergie de
l'électron est donc une rupture de la
continuité.
Dans la Dialectique de la durée, Bachelard
montre comment la physique en isolant
radicalement la cause de l'effet rompt la
continuité bergsonienne du mouvement, la
continuité perçue et vécue. Et dans L'activité
rationaliste de la physique contemporaine, il
substituera à cette continuité immédiate et
vécue une autre continuité construite celle-
ci, celle du champ (champ électromagnétique ou
gravitationnel) qui prend le pas sur la notion
de mouvement. La ligne de champ va alors jouer
un rôle particulaire tel que les surfaces de
niveau deviennent le lieu d'égale possibilité
d'une infinité de mobiles potentiels. « La
ligne de force relève des intuitions
corpusculaires » et « la surface de niveau
relève des intuitions ondulatoires » [8] . La
force newtonienne qui restait encore si proche
du vécu musculaire est dorénavant une notion
dérivée. « En fait, dans tous les cas
envisagés par la Physique mathématique, on
considère des forces qui dérivent d'un
potentiel, c'est-à-dire des forces dont on
obtient l'expression mathématique en dérivant
une fonction uniforme et continue dans une
région déterminée de l'espace. » [9] Et le
champ de forces n'est plus la donnée immédiate
à la conscience d'un continu intime mais « une
hypothèse rationaliste » [10] Bachelard
renverse alors la philosophie bergsonienne en
faisant de l'intuition du continu
l'abstraction et en redonnant à la formulation
mathématique la concrétude. « La prise du réel
scientifique ne peut se satisfaire des images
premières. Le réalisme des premières
intuitions – on en a ici une preuve bien
simple – doit être mis entre
parenthèses. » [11] Voilà qui prend directement
le contre-pied de Bergson affirmant dans Durée
et simultanéité : « Toute apparence doit être
réputée réalité tant qu'elle n'a pas été
démontrée illusoire » [12] ou encore : « Les
apparences sont d'un certain côté, c'est à
celui qui les déclare illusoires de prouver
son dire. » [13]
Enfin, toujours sur cette question de la
rupture avec l'expérience immédiate, le perçu,
le vécu, le contenu de l'intuition première,
Bachelard va répondre à l'opposition
bergsonienne de la durée et de sa trace
spatiale par la dialectique de l'onde et du
rayon. Ou plutôt, car l'onde dans la mécanique
ondulatoire est encore une image même si elle
est rationnellement travaillée, le rythme se
substitue à la durée. Derrière la continuité
spatiale de la trace que laisse le mouvement
il ne faut pas chercher une continuité
temporelle qui ne lui est pas réductible. Sur
un point Bergson a raison, la ligne n'est
qu'une figure appauvrie du temps que le
paradoxe de Zénon faisait voler en éclats.
Mais derrière la ligne ce n'est pas la durée
vécue par une conscience que la physique
débusque mais le rythme qui s'exprime dans la
forme ondulatoire de l'équation. Il n'y a plus
l'épaisseur d'une réalité quasi existentielle
mais une ontologie de la probabilité puisque
le carré de la fonction donne seulement la
probabilité d'une présence corpusculaire.
L'intellectualisme bergsonien finalement
tombe, selon Bachelard, dans un réalisme naïf.
Et c'est donc à ce réalisme premier que
Bachelard va opposer, après la notion de
champ, l'atome probabiliste : « Sidwick nous
dit en effet que la mécanique ondulatoire
traite “the electron-in-its-orbit” comme un
système d'ondes stationnaires. Ainsi
l'électron-dans-son-orbite refuse la simpliste
analyse d'un mobile réel qui parcourt une
trajectoire éphémère. » [14] Puis après l'atome
probabiliste ce sera l'idée d'un temps
statistique où, selon l'expression de la
Dialectique de la durée, « le fil du temps est
couvert de nœuds » [15] qui vient morceler la
durée. En effet, on aurait tort, par exemple
de se laisser prendre à la régularité de la
désintégration d'un ensemble d'atomes de
radium dans le temps. « Le temps statistique
qui marque l'évolution de désintégration d'une
foule d'atomes de radium peut paradoxalement
être pris comme le modèle le plus parfait du
temps régulier. Cette foule innombrable
d'accidents (car pour un noyau particulier de
radium la désintégration est un accident)
donne un temps sans accident. » [16] Le tracé
régulier de la décroissance exponentielle de
la radioactivité d'un échantillon de radium
est donc un leurre. La courbe lisse cache une
suite discontinue de désintégrations.
II. La place de la conscience
dans l'épistémologie
La philosophie bergsonienne condamne le
philosophe à une épistémologie fondée sur la
conscience. Pour Bergson, le temps dont il est
question dans la physique n'est qu'une sorte
de projection du vécu. « Telle est la durée
immédiatement perçue, sans laquelle nous
n'aurions aucune idée du temps. Graduellement
nous étendons cette durée à l'ensemble du
monde matériel. » [17] Ou encore : « On ne peut
pas parler d'une réalité qui dure sans y
introduire de la conscience. » [18] Et enfin :
« Voilà le temps réel, je veux dire perçu et
vécu […] car on ne peut pas concevoir un temps
sans se le représenter perçu et vécu. Durée
implique donc conscience. » [19] Il y a bien
une épistémologie bergsonienne et son
fondement n'est pas dans une réflexion sur la
pratique et la démarche scientifiques mais
dans l'Essai sur les données immédiates de la
conscience. Dès lors la physique mathématique
apparaît comme une abstraction qui n'épuise
pas et n'épuisera jamais le réel, celui qui
nous est donné dans nos sensations. C'est dans
cet ouvrage en quelque sorte fondateur que
Bergson montre le mouvement d'abstraction par
lequel la science se détache de la valeur
qualitative du monde. « Et l'on prouverait
sans peine que, plus le progrès des
explications mécaniques permet de développer
cette conception de la causalité et d'alléger
par conséquent l'atome du poids de ses
propriétés sensibles, plus l'existence
concrète des phénomènes de la nature tend à
s'évanouir ainsi en fumée algébrique. » [20]
Les mathématiques appliquées à la physique
restaient pour Bergson un simple langage
abstrait et toujours trop pauvre par rapport à
la richesse de la perception. Ainsi, en
conclusion de Durée et simultanéité :
« L'Espace et le Temps : ceux-ci restent ce
qu'ils étaient, distincts l'un de l'autre,
incapables de se mêler autrement que par
l'effet d'une fiction mathématique destinée à
symboliser une vérité physique. » [21] À cette
conception Bachelard répond : « De la même
manière, les pures possibilités mathématiques
appartiennent au phénomène réel, même contre
les premières instructions d'une expérience
immédiate. » [22] Et il citera Langevin
déclarant : « Le Calcul tensoriel sait mieux
la physique que le Physicien lui-même. » [23]
Aussi lorsque Bergson se voit contraint
d'interpréter la relativité il ne cesse de
mettre en scène un physicien comme conscience
humaine d'une durée. Il pense trouver dans la
relativité une bonne raison de ramener la loi
physique à une conscience qui va se confondre
avec le système de coordonnées à partir duquel
s'effectuent les mesures. Alors que la
physique classique et en particulier la
mécanique rationnelle avaient fait un effort
considérable pour détacher la loi physique de
toute subjectivité, Bergson croit que la
relativité, en prenant en compte
l'observateur, revient à un recentrage sur une
conscience. L'erreur de Bergson est alors de
confondre la notion d'observateur telle que se
la donne la physique relativiste avec celle de
toute psychologique de conscience. Car, pour
lui, « tout ce que la science pourra nous dire
de la relativité du mouvement perçu par nos
yeux, mesuré par nos règles et nos horloges,
laissera intact le sentiment profond que nous
avons d'accomplir des mouvements et de fournir
des efforts » [24] . Il en résultera l'étrange
analogie [25] que fait Bergson entre les
phénomènes de dilatations et de contractions
du temps et le raccourcissement des longueurs
dans la perspective, la conscience de
l'observateur devenant comme le sommet d'un
cône de perception.
Évidemment, on peut se demander dans quelle
mesure la mécanique quantique, au moins dans
son interprétation par l'École de Copenhague,
ne pouvait pas venir conforter le point de vue
bergsonien. La théorie de la mesure qui est
alors proposée ne vient-elle pas confirmer
l'exigence de Bergson d'une fonction
fondamentale si ce n'est fondatrice de la
conscience dans la démarche du physicien ?
Cette possibilité aurait-elle échappé à
Bachelard pourtant parfaitement au fait des
travaux de Bohr ?
Dans un système quantique, l'état de telle ou
telle composante du système reste indéterminé
tant qu'aucune mesure n'en a été faite. Elle
ne prend une valeur que lors de la mesure,
c'est-à-dire dans l'interaction du système
avec l'appareil de mesure et, puisque celui-ci
est in fine composé de particules régies par
les lois de la mécanique quantique, lorsqu'un
observateur prend connaissance des indications
de cet appareil de mesure. On sait les
nombreuses expériences de pensée qui ont été
imaginées et discutées dans la communauté des
physiciens lorsqu'il fallut interpréter la
signification de cette totalité constituée par
un système quantique, l'appareil de mesure et
l'observateur. On sait aussi que certains
n'ont pas hésité à voir dans la conscience de
l'observateur l'élément faisant basculer
l'état d'une particule donnée dans tel ou tel
état. Mais outre que cette interprétation
dépasse la philosophie bergsonienne et conduit
à une certaine forme de positivisme
qu'Einstein n'a pas manqué de dénoncer dans la
position de Bohr, elle n'a jamais fait
l'unanimité de la communauté des physiciens.
La part d'indéterminisme ou de non-
déterminisme introduite par la mécanique
quantique ne se superpose pas au dépassement
du déterminisme par l'acte libre tel que
Bergson le définit dans l'Essai sur les
données immédiates de la conscience au dernier
chapitre. Si le formalisme mathématique de la
mécanique quantique ne permet de faire des
prévisions sur l'évolution future d'un système
qu'en termes probabilistes, la mesure fournit
toujours une valeur déterminée. Tout le
discours qui va au-delà de cette simple
constatation relève d'une philosophie de la
physique dont on sait que, inaugurée par le
débat entre Einstein et l'École de Copenhague,
elle se poursuit encore aujourd'hui.
Bergson, à ma connaissance tout du moins, n'a
jamais explicitement fait allusion à la
mécanique quantique pour d'une part justifier
sa philosophie de la conscience ou la place de
la conscience dans sa philosophie ni utiliser
les premières découvertes en ce domaine dans
sa critique de la mécanique classique ou
plutôt de la philosophie plus ou moins
scientiste qui lui fut associée.
A-t-il ignoré les travaux développés dans les
années 1920-1930 par Bohr, Heisenberg, de
Breuil, etc. ? Probablement non. Mais il a
peut-être eu parfaitement conscience que
l'interprétation de la théorie de la mesure
comme intervention de la conscience dans la
résolution du paquet d'ondes pour reprendre le
vocabulaire qui a eu cours, dépassait le cadre
de la physique proprement dite et que d'autre
part l'indéterminisme sur lequel se fondait
une telle interprétation n'était finalement
guère compatible avec sa pensée finalement
très classique. Car, c'est bien Bergson qui
écrit à la fin de l'Essai sur les données
immédiates de la conscience : « C'est pourquoi
toute définition de la liberté donnera raison
au déterminisme. »
Penser l'indéterminisme de la mécanique
pouvait se faire sans recentrer la démarche
scientifique sur la conscience et supposait
simplement une rupture épistémologique que
Bergson ne fit pas mais que Bachelard
accomplit. Un chapitre entier du Nouvel esprit
scientifique, on le sait, est consacré à cette
question et Bachelard, s'appuyant sur le
calcul des probabilités, montre comment ce
non-déterminisme permet une construction
objective ou plutôt une reconstruction de
l'objectivité. Ce n'est pas par hasard que le
chapitre V du Nouvel esprit scientifique
s'intitule « Déterminisme et indéterminisme,
la notion d'objet ». La connaissance
probabiliste, pour Bachelard après Louis de
Broglie et Reichenbach, n'est pas une
connaissance subjective, pas même la marque
d'une ignorance subjective – ce qui aurait
encore pu valoir en mécanique statistique,
mais bien l'outil mathématique qui permet
d'éliminer toute dimension psychologique de la
connaissance scientifique. « Le déterminisme
ne pouvait s'imposer que par l'intermédiaire
d'une mathématique vraiment élémentaire. » [26]
C'est une nouvelle mathématique qui en
complexifiant l'expérience ramène à la stricte
objectivité la physique non déterministe. Le
probable n'est ni l'ignorance, ni le
subjectif, ni la part imprescriptible de la
conscience, ni l'irréel. Je ne pourrais à ce
sujet mieux faire que de citer Bachelard,
citant lui-même Margenau :
« Il ne faudrait pas croire que probabilité et
ignorance soient synonymes du fait que la
probabilité s'appuie sur l'ignorance des
causes. Comme le dit avec une grande finesse
M. Margenau : “Il y a une grande différence
entre ces deux expressions : un électron est
quelque part dans l'espace, mais je ne sais
où, je ne peux connaître où ; et : chaque
point est une place est également probable
pour l'électron. En effet, la dernière
affirmation contient en plus de la première
l'assurance que si j'exécute un très grand
nombre d'observations, les résultats seront
distribués régulièrement dans tout l'espace.”
On voit donc poindre le caractère tout positif
de la connaissance probable. »
« Il ne faut pas davantage assimiler le
probable à l'irréel. » [27]
En fait, à la réintroduction d'une dimension
psychologique dans la démarche scientifique
telle que la préconise Bergson, Bachelard
oppose une psychanalyse de l'esprit
scientifique. Et, si l'on veut encore parler
de continuité et de discontinuité, cette fois
du point de vue épistémologique, à la
continuité entre le sens commun et la théorie
scientifique, fondée sur la conscience du flux
de la durée, défendue par Bergson, Bachelard
oppose une discontinuité par la rupture qui
prend la forme d'une sorte de conversion de
l'esprit confronté à la recherche de
l'objectivité.
Conclusion
De Bergson à Bachelard, nous n'avons pas le
passage d'une philosophie quelque peu éloignée
de la science en train de se faire à une
philosophie instruite des avancées de la
physique. On sait que Bergson n'était pas
ignorant en matière scientifique et se tenait
parfaitement au courant de ce qui se passait
en ce domaine. Son débat avec Einstein en
témoigne et relève moins d'une supposée
incompréhension de Bergson de la théorie
physique que d'une approche philosophique
différente. De Bergson à Bachelard, nous avons
l'opposition entre deux conceptions des
rapports entre philosophie et science. Pour
Bergson, la philosophie est première. Non pas
qu'elle aurait à contester les acquis de la
science mais son rôle est de les interpréter
de manière à les rendre conforme aux cadres de
la philosophie définis par ailleurs. En
quelque sorte, et dit de manière un peu
schématique, le rôle de la philosophie est
d'instruire la science quant à la
signification fondamentale de ses résultats en
les ramenant à leur juste place, c'est-à-dire
une place subordonnée à la réflexion
philosophique. C'est cette démarche que l'on
retrouvera plus tard chez Merleau-Ponty dans
son article « Einstein et la crise de la
raison », en particulier dans sa conclusion :
« Le monde, outre les névrosés, compte bon
nombre de “rationalistes” qui sont un danger
pour la raison vivante. Et, au contraire, la
vigueur de la raison est liée à la renaissance
d'un sens philosophique qui, certes, justifie
l'expression scientifique du monde, mais dans
son ordre, à sa place dans le tout du monde
humain. » [28] C'est cette conception de la
rationalité qui fait voir à Merleau-Ponty
après Bergson, des paradoxes dans la théorie
de la relativité, paradoxes qui n'existent que
dans la mesure où la pensée n'a pas effectué
la conversion qu'appelle la nouvelle physique.
À l'opposé de cette idée d'une philosophie
instruisant la science, Bachelard développe
celle d'une philosophie s'instruisant auprès
de la science. D'où certainement son
attachement à l'histoire des sciences qui, à
travers les débats, les polémiques, les
ruptures qui la traversent, révèlent la
manière dont se constitue la pensée
scientifique. La construction des concepts
scientifiques de l'empirisme premier et du
réalisme naïf au rationalisme appliqué et au
matérialisme instruit suit des profils que le
philosophe a pour mission de retracer. La
fonction critique de la philosophie chez
Bachelard vient en quelque sorte après coup,
dans ce qu'il appelle « une histoire jugée »
et ne peut pas définir a priori les cadres et
la place de la pensée scientifique.
Enfin, pour conclure sur la question de la
continuité, il semble bien que les
développements les plus récents de la physique
atomique en définissant une longueur minimum
en dessous de laquelle la notion même d'espace
devient problématique et une durée minimum en
dessous de laquelle la notion même de temps
n'a plus de sens, longueur et durée de Planck,
donne tort à Bergson. Les concepts et les
formules de la physique, espace-temps à plus
de quatre dimensions, non-localité,
intrication quantique, superposition d'états…
se sont non seulement de plus en plus éloignés
des représentations du sens commun mais sont
en radicale rupture d'avec lui. Le souhait
bergsonien d'une définition des concepts
scientifiques en continuité avec les concepts
du sens commun, même en ménageant autant
d'étapes que l'on voudra ainsi qu'il le disait
dans le texte que j'ai rappelé ci-dessus
(« Nous voulons ménager toutes les transitions
entre le point de vue psychologique et le
point de vue physique, entre le Temps du sens
commun et celui d'Einstein ») semble devoir
être définitivement et radicalement abandonné.
Cet abandon Bachelard l'avait déjà pensé sous
la forme de la rupture épistémologique.
Notes du chapitre
[1] ↑ H. Bergson, Durée et simultanéité, Paris, PUF, 1968 ; édition « Quadrige »,
1998, p. 1.
[2] ↑ Ibid., p. 167.
[3] ↑ G. Bachelard, L'activité rationaliste de la physique contemporaine¸ Paris,
PUF, 1951, p. 55.
[4] ↑ H. Bergson, Durée et simultanéité, Paris, PUF, 1968 ; édition « Quadrige »,
1998, p. 37.
[5] ↑ G. Bachelard, La dialectique de la durée, Paris, Boivin, 1936 ; Paris, PUF,
1963, p. 56.
[6] ↑ Ibid., p. 59.
[7] ↑ Ibid., p. 63.
[8] ↑ G. Bachelard, L'activité rationaliste de la physique contemporaine, Paris,
PUF, 1951, p. 62.
[9] ↑ Ibid., p. 60.
[10] ↑ Ibid.
[11] ↑ Ibid., p. 65.
[12] ↑ H. Bergson, Durée et simultanéité, Paris, PUF, 1968 ; édition
« Quadrige », 1998, p. 35.
[13] ↑ Ibid., p. 86.
[14] ↑ G. Bachelard, L'activité rationaliste de la physique contemporaine, Paris,
PUF, 1951, p. 70.
[15] ↑ G. Bachelard, La dialectique de la durée, Paris, Boivin, 1936 ; Paris,
PUF, 1963, p. 67.
[16] ↑ G. Bachelard, L'activité rationaliste de la physique contemporaine, Paris,
PUF, 1951, p. 72.
[17] ↑ H. Bergson, Durée et simultanéité, Paris, PUF, 1968 ; édition
« Quadrige », 1998, p. 42.
[18] ↑ Ibid., p. 45.
[19] ↑ Ibid., p. 46-47.
[20] ↑ H. Bergson, Les données immédiates de la conscience, Paris, PUF, 1927 ;
édition « Quadrige », 1991, p. 155-156.
[21] ↑ H. Bergson, Durée et simultanéité, Paris, PUF, 1968 ; édition
« Quadrige », 1998, p. 175.
[22] ↑ G. Bachelard, Le nouvel esprit scientifique, Paris, PUF, 1934 ; édition
« Quadrige », 1995, p. 60.
[23] ↑ Ibid., p. 58.
[24] ↑ H. Bergson, Durée et simultanéité, Paris, PUF, 1968 ; édition
« Quadrige », 1998, p. 29.
[25] ↑ Ibid., p. 74-76.
[26] ↑ G. Bachelard, Le nouvel esprit scientifique, Paris, PUF, 1934 ; édition
« Quadrige », 1995, p. 105.
[27] ↑ Ibid., p. 121.
[28] ↑ Maurice Merleau-Ponty, « Einstein et la crise de la raison », in Signes,
Paris, Gallimard, 1960, p. 248-249.
Théorie de la connaissance
Bergson et Bachelard : les
sciences, la métaphysique et le
langage
Claudia Stancati
1. l'esprit géométrique du
langage
C 'est vraiment à partir du langage qu'on peut
relire Bergson et Bachelard et trouver entre
les deux, face à des différences avérées, une
ligne de continuité plausible. Pour l'un et
pour l'autre, le langage est la façon plus
générale pour s'approcher de la réalité. Pour
Bergson « on pense souvent dans l'espace et
nécessairement par les mots » (EDI, 5), pour
Bachelard la structure logique du langage est
une sorte de politesse préalable de l'esprit
(ER, 87). Mais cette primauté ne fait pas du
langage, ni pour l'un ni pour l'autre, un lieu
originaire de la vérité philosophique ou une
source privilégiée de la connaissance.
Toutefois pour Bachelard comme pour Bergson le
langage, en toute ses formes, reste le lieu où
s'étale la différence entre la façon de
travailler des diverses facultés de l'esprit
et entre les différentes formes de la
connaissance, et sur lequel, donc, la
philosophie et les sciences doivent
s'interroger.
Selon Bergson, l'esprit se sert, pour toutes
ses opérations, de représentations symboliques
et métaphoriques qui ont leur source dans
l'idée même d'un espace homogène « qui nous
permet d'opérer des distinctions tranchées, de
compter, d'abstraire et peut-être aussi de
parler » (EDI, 66). Ces relations de nature
spatiale sont transportées d'emblée dans des
idées intellectuelles par une traduction
illégitime de notre logique naturelle, qui
demeure ainsi affectée d'une sorte de
géométrisme caché. Le langage ainsi pour
Bergson tour à tour : solidifie, isole,
cristallise, et donc souvent donne une forme
banale, trompe ou prend au piège, l'usage de
mots distincts laissant supposer parfois des
objets indépendants là où il n'y a qu'une
seule réalité (MM, 319). Finalement, pour
Bergson, les mots et l'idée d'étendue forment
un filtre entre l'esprit et les sinuosités du
réel qui entrave notre connaissance : un
« prisme dont une face est espace et dont
l'autre est langage » (PM, 1273).
Comme le dit Bachelard, notre « langage
matériel » qui a emprunté ses racines et sa
syntaxe dans le monde des choses et des
actions de notre expérience usuelle (IA, 133),
nous fait croire à une « matière placide,
indifférente à la durée » (NES, 64). En effet
c'est l'« expérience de l'espace » qui
s'exprime aussi à travers notre langage, qui
nous transmet une réalité statique et
géométrique plutôt que dynamique (ARPC, 116).
La science classique accroît selon Bachelard
cette tendance naturelle et la durcit dans une
sorte d'« inconscient géométrique » (NES, 41)
donnant lieu à une « géométrisation
foudroyante » et suspecte (NES, 76).
Pour Bergson les notions emmagasinées dans le
langage « distribuent les objets et les faits
d'après l'avantage que nous pouvons en tirer,
jetant pêle-mêle dans le même compartiment
intellectuel tout ce qui intéresse le même
besoin » (PM, 1276). Cette racine pragmatique
est une deuxième raison de soupçon vers le
langage puisqu'il se nourrit de pratiques
sociales « habituelles » et il répond aux
nécessités de l'action plutôt qu'aux besoins
de précision de la connaissance. Pour Bergson
ces pratiques incluent à la fois le sens
commun et le travail ordinaire des
scientifiques, finalement aussi les symboles
de la science, du moins dans l'acception raide
utilisée dans l'Introduction à la
métaphysique : « Puisque les habitudes se
créent dans l'action et en remontant vers la
spéculation créent des problèmes, des
obscurités artificielles que la métaphysique
doit dissiper » (MM, 168).
Bien plus convaincu de la cohérence sévère des
symboles scientifiques gagnée au prix d'un
travail de contrôle continu (MR, 215),
Bachelard partage pourtant souvent avec
Bergson cette critique du langage. Devant un
objet, écrit Bachelard, « qu'on m'indique avec
son nom usuel » on ne peut pas discerner « si
c'est le nom ou la chose qui agit sur ma
pensée ou ce mélange informe et monstrueux de
la chose et de son nom » (RA, 72 ; FES, 73 ;
PN, 85).
Commodité et habitude sont les mots clés d'un
usage langagier spontané, délié de toute
réflexion et lesté d'une ontologie qui devient
insensiblement une contrainte gênante pour la
philosophie et pour les sciences. Le même
résultat peut se produire par un usage non
averti des mots qui ont jadis appartenu à la
science, là où le langage et les habitudes de
la vie pratique prêtent une fausse clarté à
des notions qu'on prétend scientifiques (MM,
319 ; RA, 233).
C'est donc pour cette raison qu'il faut
abandonner une sorte de paresse de l'esprit
qui se cache dans les habitudes de langage
plusieurs fois évoquées par Bachelard et par
Bergson au cours de leurs ouvrages (EDI, 38-
39 ; EC, 687 ; PM, 1256 ; NES, 73 ; PN, 85).
La tâche de sortir de cette ontologie
spontanée du langage est confiée par Bachelard
à la science nouvelle. La microphysique
détruit l'idée d'une localisation homogène
typique de la vie de tous les jours et conduit
à « l'échec complet » de ce que Bachelard
appelle « le matérialisme spatial » (E, 66).
Le langage des sciences nouvelles devra par
conséquence fuir toute « cancérisation
géométrique » de son tissu linguistique comme
celle qui affecte en certains cas le langage
de la philosophie contemporaine (PE, 192).
Mais pour Bergson aussi, « sous le regard du
physicien », se dissout la matérialité de
l'atome et son inertie (PM, 1313). C'est cette
sorte de fusion entre l'onde et le corpuscule
qui a permis pour Bergson de renouveler les
idées sur la structure de la matière en nous
montrant que sa prétendue immobilité et
invariabilité n'étaient que des « vues prises
sur le mouvant et le changeant », et, à
l'appui de l'importance philosophique de ces
découvertes de la physique contemporaine, il
cite Noumène et microphysique de Bachelard
(PM, 1312-1313).
2. langage et esprit de finesse
Ces révolutions dans les sciences se doublent
de transformations philosophiques plus
générales mais aussi d'une nouvelle idée de
langage scientifique qui ne porte pas sur des
choses (RA, 190), qui n'a plus une sémantique
purement référentielle ou pour mieux dire qui
n'a plus comme Bedeutung des objets au sens de
ce que Bachelard appelle une ontologie
primitive (PN, 101).
Dès son Essai sur la connaissance approchée
Bachelard vise à une « épistémologie
instrumentale fractionnée » (ECA, 77),
véritable prélude à une systématisation de la
connaissance scientifique qui ne se brise pas
« contre l'objet » (ECA, 274), au dépassement
de la donnée pure et simple pour des objets
construits et complexes, face auxquels la
simplicité « n'est que la facilité d'un
langage bien réglé » sans « aucune racine dans
le réel » (ECA, 102).
Briser la coïncidence qui date depuis des
siècles entre l'ontologie et la linguistique,
entre les catégories de la connaissance
scientifique et celles du langage commun,
c'est une opération préalable à l'affirmation
d'une logique et d'une langue pour les
sciences qui ne craignent pas de bouleverser
leur propre grammaire (ECA, 85), puisque les
mots et les choses peuvent nous conduire à une
impasse là où on n'est pas capable de
distinguer soigneusement entre la dénotation
scientifique et celle du langage commun (RA,
190). C'est pour cette raison que le
rationalisme appliqué est actif et difficile,
il construit ses objets comme des objets
doubles, sans multiplier les perceptions il
les nouménise, effaçant ou transformant sur le
plan linguistique, tous les attributs trop
offusqués, qui relèvent trop du réalisme.
La tâche de rendre dans le langage le
dynamisme de la réalité au sens scientifique
et de suivre de près une procédure de
conceptualisation évoluant continuellement et
donc toujours ouverte, est confiée d'abord par
Bachelard au « jeu des épithètes », à la
multiplication des qualitatifs jusqu'au point
de pouvoir « admettre une quasi-continuité
notionnelle » (ECA, 27) suivant un mécanisme
sui generis de composition morphologique.
Plutôt que risquer une dérive analogique en
utilisant des images, qui doivent en tout cas
être chargées de théorie, Bachelard préfère la
plupart du temps faire confiance à un travail
incessant d'affinement de la terminologie
scientifique, voire à des néologismes du
moment que « parfois les néologismes parlent
plus vite d'une périphrase » (MR, 167).
Bachelard éloigne ainsi les mots de la science
soit du langage ordinaire soit des symboles
logiques, qui traduisent la plupart des fois
des connaissances très et trop générales,
auxquels il oppose l'utilisation de modèles
capables de montrer les structures de la
pensée et de l'expérience (RA, 17 ; PN, 90) en
dépassant le « monolinguisme », c'est-à-dire
l'enracinement du langage dans une ontologie
toute faite (PN, 138-139).
Le travail de définition du langage
scientifique est donc continu. Il s'agit
parfois de traduire en technicismes les mots
du langage ordinaire en les mettant entre
guillemets (MR, 263). On peut rebaptiser de
vieux mots, on peut les mettre en séries par
l'utilisation de traits d'union qui
reproduisent ainsi des trajectoires (MR, 101
et 95), on peut instituer des doublets pour
donner grâce à des formes allotropiques les
caractéristiques dynamiques de la pensée (RA,
131). Le langage de la science est donc en
état de révolution sémantique permanente (MR,
263 et 264).
Or, puisque dans les sciences on n'a plus à
faire avec des faits mais avec des événements
de la raison on peut être assurés que
l'intersubjectivité rationaliste les rend
communicables, leur ontologie étant ancrée au
« consentement d'une cité physique et
mathématique » (RA, 11), la sémantique du
langage scientifique s'étale ainsi dans une
direction contraire au réalisme en embrassant
à la fois les raisons pragmatiques de la
communication. Les éléments de ce langage sont
à la fois extrêmement abstraits et artificiels
mais, pour la même raison, complètement
sociaux, puisqu'ils sont produits par une
communauté scientifique de chercheurs, de
professeurs et de divulgateurs, où la science
écrite et l'ordre des livres augmentent de
plus en plus leur poids (ARPC, 31-33).
C'est alors le langage raide de la philosophie
que doit s'infléchir pour suivre la science
contemporaine, ce travail sur le langage
aboutit à une multiplication de la rationalité
(ARPC, 41), à ce que Bachelard appelle
surrationalisme, aux rationalismes régionaux
mais aussi à une poliphilosophie.
Quel rapport peut-on donc instituer avec
Bergson qui, en « renversant le biais et
l'usage des mots », se propose « de briser la
glace des mots pour retrouver au-dessous
d'elle le libre courant de la pensée » (Le bon
sens et les études classiques, 1895, MI,
368) ?
La philosophie nouvelle proposée par Bergson
part d'une critique de l'ontologie réaliste
cachée dans le langage qui « convertit les
pensées en choses » (EC, 630-631). « Appareils
moteurs artificiels qui répondent en nombre
limité à une multitude illimitée d'objets
individuels » (MM, 301), les mots ne peuvent
presque pas exprimer, à son avis, ce qui est
individuel, les états psychiques, l'intuition,
la variété des formes des choses et les
variations de l'esprit auxquelles il faudrait
donner des noms toujours différents et
« propres »(EC, 684). Bergson semblerait dans
certains passages personnifier l'intellectuel
qui boit le vin fin de la qualité, le
philosophe qui, dans sa critique du langage,
suit ce que Bachelard appelle la richesse
prolixe de la sensation individuelle.
On ne saurait toutefois réduire la richesse de
la pensée bergsonienne à des stéréotypes :
dans les mêmes pages où il sépare la science
et la métaphysique, Bergson reconnaît la
valeur des sciences et de leur travail
épistémologique ; il sait trop bien que
« l'avenir d'une science dépend de la manière
dont elle a découpé son objet » et que « la
science moderne n'est ni une ni simple » (IM,
1430), du moment que la biologie, les
nouvelles sciences de l'esprit et de la
connaissance de l'humain ont retenu toute son
attention (DSRM, 1064). Bergson dessine un
parcours complémentaire pour l'intelligence et
l'intuition, qui reste exceptionnelle, le
travail de la science prend alors le statut
d'une connaissance approchée (MM, 334) qui,
face à « ce qui n'est pas abstrait et
conventionnel mais réel et concret, à plus
forte raison de ce qui n'est pas
reconstituable avec des composantes connues,
de la chose qui n'a pas été découpée dans le
tout de la réalité par l'entendement, ni par
le sens commun, ni par le langage » peut nous
en donner une idée « en prenant sur elle des
vues multiples, complémentaires et non pas
équivalentes » (PM, 1274).
Pour Bergson du moment que « intellection ou
intuition, la pensée utilise sans doute
toujours le langage ; et l'intuition comme
toute pensée finit par se loger dans des
concepts » (PM, 1275), puisque, malgré tout,
« les cadres de l'intelligence ont une
certaine élasticité, ses contours un certain
flou » et que cette sorte d'indécision « est
justement ce que lui permet de s'appliquer
dans une certaine mesure aux choses de
l'esprit » (PM, 1281), il faut préfigurer une
nouvelle alliance entre le travail ordinaire
de la philosophie et l'intelligence
scientifique, entre l'intuition philosophique
et le progrès des sciences. Alors « la science
communiquera à la métaphysique des habitudes
de précision qui se propageront de la
périphérie au centre » et « l'une et l'autre
auront écarté la connaissance vague qui est
emmagasinée dans les concepts usuels et
transmise par les mots » (PM, 1287), alors
« intuitive ou intellectuelle la connaissance
sera marquée par le sceau de la précision »
(PM, 1320).
Ce travail se présente chez Bergson comme un
passage d'une façon à l'autre de l'activité de
l'esprit : « Sans cesse – il écrit – il faut
s'en appeler de l'esprit géométrique à
l'esprit de finesse » puisqu'il n'y a pas « de
pensée sans esprit de finesse et l'esprit de
finesse est le reflet de l'intuition dans
l'intelligence » (PM, 1278, 1321), le même
esprit de finesse est évoqué par Bachelard
pour qui il représente l'élément métaphysique
nécessaire à l'organisation du travail
expérimental (ARPC, 45, 145).
3. les obstacles au miroir du
langage
La formation de l'esprit scientifique de 1938
est le texte où, non pas le bergsonisme, mais
la leçon de Bergson me paraît plus active,
comme un levain qui parcourt ce livre tout au
long de ses pages de la citation de Bergson
qui ouvre le premier chapitre (FES, 15)
jusqu'à celle des toutes dernières pages (FES,
250).
Pour comprendre la position de Bachelard
envers la « fausseté référentielle »
essentiellement polymorphe, et la tromperie
des images il faut se rapporter encore une
fois à la critique des « habitudes verbales »
(FES, 73) et de l'« attirail métaphorique »
(FES, 74), qui nous font considérer comme un
véritable progrès scientifique ce qui n'est
qu'un mouvement purement linguistique, un
chemin où il se laisse guider quelquefois par
Bergson.
Quand on lit de façon rapprochée les pages des
deux philosophes, on a l'impression que
certains mots ou images rebondissent de l'un à
l'autre en changeant de tonalité et que
certaines notions sont transposées en
changeant de dénomination [1] . C'est le cas de
la notion d'obstacle philosophique et
épistémologique qui se retrouve chez Bergson
quand il parle de impedimenta au sujet du
progrès de la psychologie (PM, 1270). La
notion bachelardienne d'acte épistémologique
semble se rapprocher en quelque façon de
l'intuition bergsonienne d'une supra-idée (PM,
1285), d'une « vision supra-intellectuelle et
synthétique » (PM, 1305), puisqu'il s'agit
d'une intuition travaillée, de ces bonds du
génie scientifique qui apportent des
développements inattendus.
La structure de pensée qui sous-tend chez
Bachelard la notion d'obstacle me paraît
débitrice de la critique analytique du langage
philosophique et scientifique et de la
psychologie de son utilisation qu'il partage
avec Bergson. Les formes-images, linguistiques
et/ou conceptuelles, sont en effet trop
souvent tissues de relations casuelles et ne
portent pas la marque de la nécessité
syntactique ou d'une cohérence sémantique avec
leur objet. C'est le langage qui à la fois
désigne et explique (FES, 17), c'est le
langage qui nous trompe car, sous un même mot
à la même époque on trouve des choses
différentes, c'est le passé linguistique (FES,
45) qui détourne l'esprit, c'est l'utilisation
de symboles d'origine affective comme dans
l'alchimie (FES, 51) qui nous prend au piège.
Ainsi les lois définissent les mots plus que
les choses (FES, 57), et la généralité des
idées immobilise la pensée. On trouve chez
Bergson un pareil intérêt critique pour la
formation des idées générales auxquelles
correspondent la plupart des mots. La question
importante pour le philosophe est de savoir
par quelle opération, pour quelle raison, et
surtout en vertu de quelle structure du réel
les choses peuvent être ainsi groupées, et
cette question ne comporte pas une solution
unique et simple (PM, 1294). Il s'agit en
effet d'une inclination naturelle de l'esprit,
car la classification et la généralisation
sont presque un instinct pour les animaux
avant que pour les hommes : « En un sens rien
ressemble à rien, puisque tous les objets
diffèrent. En un autre sens, tout ressemble à
tout (…) Mais entre la généralisation
impossible et la généralisation inutile, il y
a celles que provoquent, en la préfigurant,
des tendances, des habitudes, des gestes et
des attitudes, des complexes de mouvements
automatiquement accomplis ou esquissés qui
sont à l'origine de la plupart des idées
générales proprement humaines » (PM, 1295-
1296). Seulement un petit nombre de ces idées
« tiennent au fond des choses » et les
sciences et la philosophie pourront s'en
servir en les débarrassant de la « gangue »
des besoins sociaux en vue desquels elles ont
été formées puisque c'est la société qui les
« a préparés pour le langage en vue de la
conversation et de l'action » (PM, 1297).
4. le langage jeune de
l'imagination
Les usages prescriptifs du langage, ainsi que
la création littéraire et la conversation,
trouvent une place dans l'œuvre de Bergson
mais cette place n'est pas comparable au
travail de Bachelard sur la poétique des
éléments et les rêveries où naturellement il
revient sur le langage en prenant ses
distances de Bergson sur des questions
centrales concernant la structure de l'esprit.
L'air et les songes c'est le texte où
Bachelard souhaite confier l'intuition
créatrice à l'imagination qui est le contraire
de l'habitude (comme, à son avis Le Roy l'a
montré à partir de Bergson, AS, 18) en se
proposant ainsi de compléter et de réformer le
bergsonisme par le dessein d'une intuition
imaginante.
Dans La poétique de l'espace, Bachelard
entreprend de travailler à la communicabilité
d'une image singulière comme à un fait de
grande signification ontologique (PE, 2)
puisque l'image relève d'une ontologie directe
mais il avoue préalablement qu'il ne croit pas
à une région « qui serait avant le langage »
(PE, 7) et donc il conduit son travail
d'explication de la transsubjectivité des
images (PE, 4) en les considérant « comme
jeune langage » (PE, 10). Il se figure alors
les « élans linguistiques qui sortent de la
ligne ordinaire du langage pragmatique » comme
des « miniatures de l'élan vital » et il
souhaite « un microbergsonisme qui
abandonnerait les thèses du langage-instrument
pour adopter la thèse du langage-réalité » ;
ce qu'il considère encore « le plus insidieux
des automatismes, l'automatisme du langage »
est rendu à la liberté par la poésie (PE, 11).
C'est dans ce texte encore qu'il conduit la
polémique avec Bergson quand, tout grand
écrivain qu'il est il « prend un mot dans un
sens péjoratif ». Contre les philosophes qui
se méfient des tiroirs, Bachelard esquisse les
contours d'une alliance entre la poésie et le
langage commun : « D'abord le mot, tous les
mots font honnêtement leur métier dans le
langage de la vie quotidienne. Ensuite les
mots les plus usuels, les mots attachés aux
réalités les plus communes ne perdent pour
cela leurs possibilités poétiques » (PE, 79).
Dans une page pointue, Bachelard rappelle
méticuleusement les occurrences en sens
péjoratif de la métaphore polémique du tiroir
dans les ouvrages de Bergson et il reproche
« à une philosophie qui veut s'instruire sur
la conceptualisation dans les sciences
contemporaines » l'usage d'un instrument
polémique rudimentaire tel que la métaphore
des tiroirs, mais il reconnaît en même temps
que tout ça est « surtout sensible dans le
bergsonisme tel que l'enseignement le
simplifie » (PE, 80-81). Pour Bachelard, la
métaphore est une image fabriquée, tandis que
l'image, œuvre pure de l'imagination absolue,
est un phénomène de l'être. Il critique
Bergson là où il utilise plutôt des métaphores
destinées à suppléer aux insuffisances de la
raison, que des véritables images : « Chez
Bergson, les métaphores sont surabondantes et,
tout compte fait, les images sont très rares.
Il semble que pour lui l'imagination soit
toute métaphorique » (PE, 79).
C'est donc sur le terrain d'une métaphysique
de l'imagination que Bachelard attaque Bergson
et il s'en détache surtout à propos du rapport
de l'imagination et de la mémoire en dégageant
par cette voie une nouvelle considération du
langage ordinaire.
Il n'est pas question de faire ici l'avocat de
Bergson face aux accusations de Bachelard mais
il faut rappeler certains passages où Bergson
discute la différence entre métaphore et image
en faveur de la seconde : « Ne soyons pas
dupes des apparences : il y a des cas où c'est
le langage imagé qui parle sciemment au
propre, et le langage abstrait qui parle
inconsciemment au figuré. Dès que nous
abordons le monde spirituel, l'image, si elle
ne cherche qu'à suggérer, peut nous donner la
vision directe, tandis que le terme abstrait,
qui est d'origine spatiale et qui prétend
exprimer, nous laisse le plus souvent dans la
métaphore » (PM, 1285).
5. le langage des philosophes
Dans l'Introduction à son Activité
rationaliste de la physique contemporaine,
Bachelard avait indiqué les deux voies qui se
présentent au philosophe qui veut réfléchir
sur les problèmes posés par la science. La
première est celle d'intégrer dans une
philosophie nouvelle les résultats
scientifiques et la seconde celle d'intégrer
la philosophie dans une connaissance
scientifique approfondie (ARPC, 27). J'ose
dire qu'en lisant Bergson d'un bout à l'autre
on trouve qu'il y a essayé de pratiquer ces
deux possibilités.
Du reste, Bergson n'a jamais accepté le
divorce entre la philosophie et les sciences,
il savait trop bien qu'une philosophie de
l'intuition qui prétend de se passer des
résultats scientifiques « sera balayée par la
science tôt ou tard » (EC, 723). Au contraire,
il a réclamé pendant toute sa vie le lien de
sa philosophie avec les sciences par exemple
lors de la séance du 1er janvier 1908 à la
Société française de philosophie : « Il est
question d'une condamnation de la science, de
je ne sais quelle subordination de la science
à la métaphysique. Où, quand, sous quelle
forme ai-je dit quelque chose de tout cela ?
Qu'on me montre dans ce que j'ai écrit une
seule ligne, un mot qui puisse s'interpréter
de cette manière ! » (M, I, 747). Il veut
donner à la science toute sa valeur sans
« réduire la philosophie à la simple
systématisation des sciences » (lettre à
Borel, 1908, M, I, 756) et il écrit de sa
propre philosophie comme d'une « métaphysique
moulée sur l'expérience soit intérieure
qu'extérieure (…) une philosophie modeste mais
décidée à rester sur un terrain solide » en
rappelant que « chacun de mes livres m'a coûté
plusieurs années de recherches scientifiques
et chacun d'eux aboutit non pas à des vagues
généralités, mais à des conclusions capables
d'éclaircir par quelques côtés des questions
très spéciales » (Le Figaro, 28 février 1914,
M, I, 1040-1041).
Le devoir qui attend les philosophes se
présente à Bergson comme une manière
difficultueuse de penser (ne serions-nous donc
pas ici au rationalisme difficile de
Bachelard ?), comme un effort collectif et
progressif de perfectionnement de la méthode
philosophique symétrique et complémentaire de
celui des sciences, comme un travail précis de
« circonvallation scientifique ». Et il
recommande alors aux philosophes d'étudier,
lorsqu'un « problème philosophique barre la
route il faut écarter l'obstacle ou ne plus
philosopher. (…) Nul ne dira même quelle est
la science dont relèveront les nouveaux
problèmes (…) nul philosophe n'est maintenant
obligé de construire toute la philosophie »
(PM, 1328).
J'ose dire que Bachelard, philosophe/étudiant,
comme il se définit, a complété ce parcours
suggéré par Bergson dans son langage aux
philosophes (PM, 1309) par sa philosophie au
travail dans les régions à la frontière entre
les différentes provinces des sciences (ARPC,
45) où la sensibilité philosophique est à son
plus haut degré (ARPC, 210).
Bibliographie
Les ouvrages de Bergson et Bachelard sont
cités d'après les éditions ici indiquées
et sont individués par les abréviations
suivantes :
Henri Bergson, Essai sur les données
immédiates de la conscience : EDI.
— Matière et mémoire : MM.
— Introduction à la métaphysique : IM.
— L'évolution créatrice : EC.
— Les deux sources de la religion et de la
morale : DSRM.
— La pensée et le mouvant : PM dans
Œuvres, A. Robinet (éd.), Paris, PUF, 1959.
— Mélanges, A. Robinet (éd.), 2 vol.,
Paris, PUF, 1972 : M.
Gaston Bachelard, Essai sur la
connaissance approchée, Paris, Vrin,
1987 : ECA.
— Les intuitions atomistiques, Paris,
Boivin, 1933 : IA.
— La formation de l'esprit scientifique,
Paris, Vrin, 1938 : FES.
— Le nouvel esprit scientifique, Paris,
PUF, 1983 : NES.
— La philosophie du non, Paris, PUF, 1940 :
PN.
— L'air et les songes, Paris, José Corti,
1943 : AS.
— L'activité rationaliste de la physique
contemporaine, Paris, PUF, 1951 : ARPC.
— Le matérialisme rationnel, Paris, PUF,
1957 : MR.
— La poétique de l'espace, Paris, PUF,
1957 : PE.
— Le rationalisme appliqué, Paris, PUF,
1959 : RA.
— La flamme d'une chandelle, Paris, PUF,
1961 : FC.
— Études, Paris, Vrin, 1970 : E.
— L'engagement rationaliste, Paris, PUF,
1972 : ER.
Notes du chapitre
[1] ↑ Bergson parle, par exemple, d'une miniature du monde qui
passe du cerveau à la conscience (PM, 1327).
Sur le sujet : Bachelard contre
Bergson
Carlo Vinti
1. avant-propos
Au sujet de l'alternative proposée dans le
titre de ce colloque – « Continuité ou
discontinuité ? – à propos du rapport
Bachelard-Bergson, nous sommes arrivés, grâce
à une longue familiarité avec les textes
bachelardiens, à la conviction qu'il s'agit de
discontinuité et qu'elle finit par prendre,
dans l'économie de la réflexion bachelardienne
les caractères d'une véritable opposition
polémique. Il nous semble même tout à fait
correct de soutenir qu'il est possible de
retrouver chez Bachelard un ferme non-
bergsonisme, avant tout épistémologique, plus
généralement philosophique qui trouve dans la
critique des notions bergsoniennes de l'homo
faber, de l'intuition, de la durée ses aspects
les plus importants.
Ailleurs, et même récemment, nous nous sommes
occupés de certaines de ces problématiques [1] ,
nous nous limiterons donc à reprendre ici
celles qui concernent la réflexion
bachelardienne sur le temps, surtout pour les
aspects qui amènent le penseur de Bar-sur-Aude
au refus de la notion bergsonienne du temps
comme durée et, par conséquent, au refus de
l'idée de conscience et de subjectivité qu'une
telle notion suppose.
On sait que Bachelard, tout en reconnaissant
avec Bergson que le temps est aussi « une
donnée immédiate de la conscience », en
arrive, à propos de sa structure, à des
conclusions opposées : au lieu de l'unicité et
de la continuité de la durée, la pluralité et
la discontinuité des instants, qui
caractérisent tant le tissu de l'expérience
phénoménique que la structure même de la
pensée, de la conscience, et « même de la
personne » [2] .
À plusieurs reprises, dans L'intuition de
l'instant et dans La dialectique de la durée –
ses deux œuvres les plus significatives sur ce
sujet – Bachelard insiste sur l'hétérogénéité
structurelle entre une conscience, une
subjectivité sous-jacente à la théorie du
temps comme durée, et celle qu'implique la
théorie du temps instantané.
En effet, selon Bachelard, la notion –
bergsonienne – du temps comme durée suppose
l'idée d'une subjectivité substantielle,
pleine, unitaire, continue, alors que la
notion du temps comme succession d'instants –
la sienne –, implique l'idée d'une conscience
et d'un sujet pluriel, dispersé, traversé, de
part en part, par des divisions et des
vides [3] .
2. sujet et durée
Quoi qu'il en soit, pour mieux qualifier les
siennes, il faut, selon Bachelard, « se
souvenir des thèses bergsoniennes », qui
défendent « la primitivité de la durée »,
cueillie dans une expérience « directe »,
« intime », « personnelle », résultat d'une
« évidence intuitive », une « évidence de
l'intuition intime », et où l'instant ne
serait qu'« une coupure artificielle », « une
fausse césure » qui brise le continuum de
l'expérience même, du sujet, de la vie [4] .
La philosophie de Bergson est, pour cette
raison, « une philosophie du plein » et sa
psychologie est « une psychologie de la
plénitude » ; elle ne connaît pas de vides, sa
dynamique se réalise en une série
ininterrompue de variations, substitutions et
compensations [5] . Le dynamisme psychologique
bergsonien a, derrière lui, une garantie
ontologique et substantielle [6] . Dans le
système bergsonien, le moi est « ancien et
profond », « riche et plein » et le
bergsonisme « a la facilité de tout
substantialisme, l'aisance et le charme de
toute doctrine d'intériorité » [7] . Derrière
l'écoulement de la durée de la conscience,
apparemment garanti par aucun fondement, il y
a toujours la garantie ontologique d'un sujet
substantiel, d'une âme : « L'âme se manifeste
ainsi comme une chose derrière le flux de ses
phénomènes ; elle n'est pas vraiment
contemporaine de sa fluidité. » [8]
On a accusé la doctrine bergsonienne de
« mobilisme » [9] : elle renferme en réalité
une immobilité : il s'agit de l'immobilité de
la durée qui relie l'écoulement continu du
temps à un fond ontologique indestructible,
qui relie le devenir à l'être [10] .
Chez Bergson, ce qui constitue le sujet, son
activité, la « valeur créatrice du devenir »,
c'est la continuité du devenir même ; c'est
pour cela que, chez lui, il n'y a pas de
dialectique temporelle authentique, il n'y a
pas de nouveauté dans le devenir, il n'y a pas
de créativité dans le sujet, il n'y a pas de
dialogue authentique entre sujet et monde ;
tout est renfermé et consommé dans
l'écoulement ininterrompu de la durée, dans la
nature inépuisable de la substance
temporelle : « Pour Bergson, insiste
Bachelard, il n'y a aucun flottement, aucun
jeu, aucune interruption, dans l'alternative
de la connaissance intime et de la
connaissance externe. J'agis ou je pense, je
suis chose ou philosophe. Et à travers cette
contradiction même, je suis continu. » [11]
La permanence et la continuité de la durée
révèlent et explicitent la présence de la
substance spirituelle, dont le dynamisme est
alors lu comme richesse d'une âme, d'une âme
toujours présente : « On a alors l'impression
que l'âme bergsonienne ne peut s'interrompre
de sentir et de penser, que les sentiments et
les idées se renouvellent sans trêve à sa
surface et chatoyent, dans le flot de la
durée, comme l'eau de la rivière
ensoleillée. » [12]
Dans cette optique de permanence substantielle
et de plénitude psychologique, les oppositions
sont toujours complémentaires les unes des
autres, les changements toujours des
substitutions, des compensations ontologiques.
Dans la théorie bergsonienne de la durée et de
l'élan vital, du « succès purement ontologique
de l'être », il manque alors, et il ne pouvait
pas en être autrement, l'idée de « l'échec
essentiel », du « risque de l'intelligence »,
du « risque de la vie absolu et
inconditionné » : les thèses bergsoniennes
n'abordent pas l'« essence métaphysique du
risque » ; le philosophe Bergson « n'a rien
écrit sur le risque et pour le risque, sur le
risque absolu et total » [13] .
Dans la philosophie bergsonienne, en
conclusion, nous sommes livrés « à une
continuité immédiate et profonde », qui ne
« peut se rompre que superficiellement » ; en
elle, en effet, « les discontinuités, le
morcellement, la négation » n'apparaissent que
dans la dimension de l'expression, ils
apparaissent en surface, ils ne sont pas « au
sein même du psychisme » ; en somme, Bergson
n'a pas reconnu la valeur de la dialectique
sur le plan de l'existence et de la
connaissance intuitive, de la dialectique
comme dialogue « de l'âme et du réel »,
considérant que « l'expérience qui va des
choses au moi était un jeu d'images qui
gardaient une homogénéité foncière » [14] .
Voici alors que pour jeter les bases d'une
nouvelle conception du sujet et de la pensée,
il faut sortir du bergsonisme, refuser de
Bergson pas tant le lien essentiel que le
philosophe avait mis entre durée et
conscience, mais l'idée de la durée comme une
continuité immédiate et profonde de la
conscience. Quand Bachelard affirme que, de la
philosophie de Bergson, « nous acceptons
presque tout, sauf la continuité » [15] , cela
veut dire qu'il assume, substantiellement, une
position antibergsonienne [16] . Parce que si le
psychisme se montre toujours avec les
caractères de la continuité, ou mieux, des
continuités, on ne peut jamais considérer
« ces caractères », comme cela se passe dans
le système bergsonien, « comme achevés, comme
solides, comme constants » ; il faut au
contraire les considérer comme le résultat
d'un processus élaboré de construction, il
faut « les construire » [17] . En effet, la
continuité et la durée ne sont pas « un donné
immédiat de la conscience », elles en sont un
produit, « une œuvre » de la conscience même.
Il s'agit alors, pour Bachelard, de jeter les
bases d'un « bergsonisme discontinu » [18] qui
prend selon nous, dans les pages de Bachelard,
les caractères évidents d'un antibergsonisme.
3. sujet et instant
Ce n'est pas des théories bergsoniennes, mais au contraire de la leçon
esthétique de Gaston Roupnel, de même que des retombées épistémologiques de
la science contemporaine – du relativisme, du quantisme en particulier –
que nous apprenons « l'idée métaphysique fondamentale » du caractère
« indirect et médiat de la durée », du caractère « primordial de
l'instant », de son « jaillissement » gratuit et créateur dans la
« discontinuité essentielle du temps » [19] .
L'expérience de l'instant accepte le risque de la dialectique réelle entre
l'être et le néant, le risque de la négation qui s'insinue au cœur même de
la réalité temporelle, au cœur du sujet, elle accepte donc le risque absolu
d'une psychologie, non plus compensatoire, comme celle de Bergson, mais
d'une « psychologie de l'anéantissement », qui montre comment la négation,
le néant, constituent, à côté de l'être, le tissu de la conscience et du
sujet [20] .
Il faut surtout, selon Bachelard, tracer les lignes d'une « psychologie de
l'esprit scientifique tourmentée par l'idée du vide », une psychologie qui
ne se limite pas à considérer le vide d'un simple point de vue
compensatoire, qui fasse que « le vide à un point de vue particulier soit
automatiquement le plein à un autre point de vue », mais qui établisse
« l'équilibre… entre la conceptualisation réciproque du vide et du plein »,
en considérant « les deux concepts contraires du vide et du plein », « non
pas comme points de départ, mais comme facteurs de résumés », de même que
l'être et le néant doivent être reconsidérés dans l'« oscillation
dialectique de la réalisation et de l'anéantissement » [21] .
Le donné immédiat de la conscience, c'est l'instant, pas la durée, et en
tant que tel, l'instant « c'est déjà la solitude… la solitude dans sa
valeur métaphysique la plus dépouillée » ; c'est lui qui, avec sa
« violence créatrice », affirme la situation du « tragique isolement » de
la conscience même.
Et voilà l'immédiate conversion de la phénoménologie de la temporalité
comme succession d'instants discontinus en une phénoménologie de la
conscience instantanée, « voilà donc le philosophe devant l'affirmation que
le temps se présente comme l'instant solitaire, comme la conscience d'une
solitude » [22] . La conscience instantanée a complètement perdu tout lien
immédiat avec elle-même et avec les autres, elle a perdu les garanties
offertes par l'écoulement continu du temps, les garanties données par le
« fantôme » de son propre passé et par l'« illusion » de son propre
avenir [23] . On n'a plus, comme chez Bergson, le temps plein des événements,
le temps continu et substantialiste de la conscience et de l'élan vital,
mais le temps raréfié – métaphysique – de l'instant, le temps comme pure
émergence et discontinuité, le temps qui se soustrait définitivement aux
conditionnements de la vie, de la conscience intime, de la mémoire reliée
de façon vitale au passé et chargée d'avenir, pour se soumettre uniquement
aux obligations et aux rythmes abstraits de la pensée, aux engagements de
la connaissance rationnelle.
C'est là que Bachelard propose la définition de la subjectivité de
l'instant opposée à la subjectivité de la durée : « N'est-ce pas là [c'est-
à-dire dans l'expérience de l'instant créateur plutôt que dans l'intuition
de la durée] que l'élan vital est le plus actif ? Pourquoi essayer de
revenir à quelque puissance sourde et enfouie qui a manqué plus ou moins
son propre élan, qui ne l'a pas achevé, qui ne l'a pas même continué, alors
que se déroulent sous nos yeux, dans le présent actif, les mille accidents
de notre propre culture, les mille tentatives de nous renouveler et de nous
créer ? » [24]
Et puis, avec un écart qui constitue véritablement le renversement de la
position bergsonienne, Bachelard affirme que le domaine où « l'élan vital
est [le] plus actif », où la temporalité de l'instant montre sa créativité
la plus profonde, où pour cette raison la conscience montre sa plus grande
ouverture et son plus grand dynamisme (« jaillissement »), ce n'est pas le
domaine de l'intuition immédiate mais celui de la pensée rationnelle,
médiate, discursive, c'est le domaine où la pensée se réalise « dans son
effort de connaissance », parce que « la connaissance est par excellence
une œuvre temporelle » [25] .
Paradoxalement – et on retrouve ici une thèse centrale de la réflexion
bachelardienne – « l'élan vital » actif dans la temporalité de l'instant,
dans la connaissance rationnelle, refuse la vie et le naturel immédiat :
dans le temps de la connaissance nous « essayons alors de détacher notre
esprit des liens de la chair, des prisons matérielles » [26] . Le
renversement est complet : le primum, c'est l'instant pas la durée ;
l'instant appartient à la connaissance discursive, pas à l'intuition ;
l'artificiel n'est pas le temps de la science ; l'artificiel, c'est le
temps de la vie avec ses durées continues ; si on doit encore parler de
durée, elle ne peut être qu'une construction, le résultat d'« instants sans
durée » [27] .
Bachelard insiste sur le fait que l'activité discursive – de négation et
d'abstraction –, de la pensée et de la connaissance se qualifie surtout par
rapport (polémique) au temps biologique, au temps perçu immédiatement, au
temps vécu : « Il y a donc, au-dessus du temps vécu, le temps pensé. » [28]
C'est là, à notre avis, le moment le plus qualifiant du « bergsonisme
discontinu » auquel Bachelard fait allusion, qui est en réalité un
bergsonisme renversé, un non-bergsonisme qui réhabilite, par rapport au
temps vécu et perçu, le temps pensé, en tant que celui qui retrouve le
véritable caractère du devenir, la fonction réalisatrice du devenir. Le
temps abstrait de la pensée n'est pas le temps vide, le temps vidé de toute
référence par rapport à une réalité immédiate, concrète, naturelle ; la
réalité du temps n'est pas celle de la perception, de l'intuition, du vécu.
Alors que les philosophes (bergsoniens) refusent le dédoublement entre
temps vécu et temps pensé, alors qu'ils « réalisent la durée de pensée en
en faisant une durée vécue », il faut prendre conscience du fait que
« cette temporalisation excessive » est étrangère à la pensée rationnelle ;
que la pensée rationnelle s'établit « dans des périodes intemporelles »,
« dans un temps de totale non-vie, refusant le vital » [29] . La pensée
rationnelle « en expulsant la durée vécue », nous conduit dans la « région
du temps suspendu » gouvernée par la normativité des pensées rationnelles,
par la « causalité d'une psychologie technique », qui établit « une
chronotechnique de la pensée apodictique » en utilisant « bien entendu un
temps discontinu » [30] .
L'expérience quotidienne, et même l'expérience intuitive de type bergsonien
se réalisent en un « autohypnotisme » sans profondeur, en suivant les lois
de la vie, la temporalité du vécu, « la viscosité qui caractérise la vie
sans pensée, la vie sans effort de pensée », alors que la culture de la
connaissance rationnelle (scientifique) se trouve « devant la tâche de
détemporaliser le travail de la pensée pour le retemporaliser et obtenir
les fulgurances de la démonstration rationnelle » [31] .
Alors, si Bergson privilégie la durée vécue et perçue par rapport au temps
de la science, pour Bachelard c'est précisément le temps de la science, le
temps de la rationalité (scientifique) qui jette les bases du renversement
de la position bergsonienne. À ce propos, un passage de l'un des derniers
écrits épistémologiques de notre auteur, La vocation scientifique et l'âme
humaine, est exemplaire : « Et j'aimerais alors étudier les tissus
temporels de l'activité de la pensée scientifique. Nous nous rapprocherions
de la temporalité profonde de l'âme humaine. Pour mieux préciser ma pensée,
je demanderais aux bergsoniens s'ils ne sont pas un peu trop soumis à
l'empirisme de la durée intime. Ils acceptent le flux du vécu, ils suivent
en eux la riche coulée du temps intime. Mais la volonté et l'intelligence
ne trouvent pas leur part dans cette donnée immédiate. En fait, la tension
directionnelle de la pensée, tension si forte dans l'effort de la
rationalisation du savoir, doit être inscrite dans l'intimité la plus
profonde de notre être. La courbe toujours souple de la durée bergsonienne
ne doit pas nous faire oublier la ligne toujours droite de la pensée
prévisionnelle. » [32]
Nous pourrions en rester là. Notre thèse sur l'opposition entre la
conception bachelardienne de la temporalité et celle de Bergson, surtout en
ce qui concerne la notion de subjectivité qui les sous-tend nous semble
assez claire. Nous nous limiterons maintenant à indiquer deux directions
d'approfondissements possibles.
La première concerne l'opposition que Bachelard même marque, dans
L'intuition de l'instant, entre une « philosophie de l'action », comme
propre à l'expérience bergsonienne de la conscience de la durée, et une
« philosophie de l'acte », à son avis implicite dans l'expérience de
l'instant, c'est-à-dire au moment où la conscience « se tend jusqu'à
décider un acte » [33] .
Une philosophie de l'action renvoie à l'idée d'« un déroulement continu »,
qui s'appuie, pour ainsi dire, sur « une durée toujours originale et
réelle », alors qu'une philosophie de l'acte indique qu'« un acte est avant
tout une décision instantanée », qui « a toute la charge de
l'originalité » [34] . L'action, le continuisme qui la soutient, est quelque
chose de secondaire, c'est le résultat d'automatismes organiques et vitaux
consolidés ; « c'est pourquoi il nous fait revenir, pour sentir l'instant,
aux actes clairs de la conscience » [35] .
Au fond, conclut Bachelard à ce sujet, alors qu'une philosophie de
l'action, qui renvoie à la continuité de la durée, est une philosophie de
l'inertie, de la « contemplation passive », une philosophie de l'acte est
véritablement une philosophie du sujet actif et créateur [36] .
En ce qui concerne la seconde direction, des indications utiles
proviennent, toujours dans L'intuition de l'instant, de cette
« métaphysique de l'habitude », que Bachelard considère comme fonctionnelle
pour décrire, contre le continuisme de Bergson, la liberté de la conscience
instantanée par rapport au passé et à l'avenir [37] . Reprenant Roupnel,
Bachelard propose en effet une définition de l'habitude très éloignée de
tout schéma réaliste, pourtant vue comme processus d'unification causaliste
et mécaniciste de l'écoulement de l'expérience temporelle. Pour Bachelard
l'habitude « fragile et libre comme une symphonie », refuse au passé « une
force réelle de causalité », et ne concède pas à l'avenir « une force de
sollicitation réelle » [38] . Elle agit plutôt comme mémoire dynamique, comme
acte synthétique qui organise une solidarité entre le passé et l'avenir ;
il s'agit d'un sentiment réfléchi qui réalise une synthèse et ce n'est que
dans cette synthèse, dans son inachèvement dynamique que se réalise
l'individu, le sujet, le moi, sans le besoin d'un recours à un fondement
ontologique ultérieur.
En définitive l'habitude bachelardienne finit par perdre même les garanties
pragmatiques et psychologiques que Hume continuait à lui attribuer, même
si, à la façon de Hume, Bachelard voit les individus, les sujets se
constituer dans le canevas, la trame, le rythme des « instants discontinus
ligaturés des habitudes » [39] .
En tant qu'individus, nous ne sommes qu'« une somme assez variable
d'habitudes », « nos artères ont l'âge de nos habitudes » [40] . Nous ne
sommes qu'« un faisceau d'habitudes » [41] , « la gerbe mal liée d'un millier
d'autres temps », « et les “temps” foisonnent en nous sans trouver la
cadence qui réglerait notre durée » [42] . Nous ne sommes rien d'autre
qu'« une somme d'accidents », notre identité « n'est jamais pleinement
réalisée » et même « la plus solide des permanences spirituelles… se
dégrade en ressemblance » [43] . Nous ne sommes pas, et nous ne « nous
conservons jamais tout entiers », du moment que « nous n'avons jamais été
conscients de tout notre être » [44] .
Déjà dans La dialectique de la durée Bachelard avait écrit : « Prise dans
n'importe lequel de ses caractères, prise dans la somme de ses caractères,
l'âme ne continue pas de sentir, ni de penser, ni de réfléchir. Elle ne
continue pas d'être. » [45] Le néant, le vide, la fragmentation habitent
désormais notre âme, et son statut ontologique même : « Le néant est en
nous-mêmes, éparpillé le long de notre durée, brisant à chaque instant
notre amour, notre foi, notre volonté, notre pensée. Notre hésitation
temporelle est ontologique. » [46]
La confrontation avec Bergson amène Bachelard à un point extrême dans la
dissolution de la subjectivité philosophique traditionnelle. Toutefois,
confondre ce point extrême avec une adhésion à des positions nihilistes et
sceptiques serait trahir l'esprit de sa réflexion tout entière. Mais
discuter ce point équivaudrait à commencer une autre intervention.
Notes du chapitre
[1] ↑ Cf. C. Vinti, Il soggetto qualunque. Bachelard fenomenologo della soggettività epistemica,
Napoli, Esi, 1997, p. 673-726, 887-906 ; Id., « Cogito pétrisseur. Bachelard e l'homo faber : dalla
critica epistemologica alla esaltazione estetica », in Bachelardiana, I, 2006, 1, p. 125-135. Nous
renvoyons aux pages et aux notes de notre monographie sur Bachelard pour la liste plus détaillée des
différentes thématiques, l'indication ponctuelle de la bibliographie secondaire, les différentes
hypothèses d'interprétation, souvent divergentes, qui s'y trouvent.
[2] ↑ O. Souville, « Le temps discontinu selon Bachelard », in Aa. Vv., Gaston Bachelard. L'homme du
poème et du théorème, Dijon, PUD, 1984, p. 297.
[3] ↑ « Bref, à notre avis, la continuité psychique pose un problème et il nous semble impossible
qu'on ne reconnaisse pas la nécessité de fonder la vie complexe sur une pluralité de durées qui
n'ont ni le même rythme, ni la même solidité d'enchaînement, ni la même puissance du continu » (G.
Bachelard, La dialectique de la durée [1936], Paris, PUF, 19893, p. VIII).
[4] ↑ G. Bachelard, L'intuition de l'instant (1932), Paris, Denoël, 1985, p. 17, 29.
[5] ↑ « Cette psychologie est si riche, si nuancée, si mobile, qu'elle ne peut se contredire ; elle
donne de l'activité au repos, de la permanence à la fonction ; elle s'assure de tout un jeu de
suppléances qui font que la scène psychologique n'est jamais vide et qui sont autant de moyens
complémentaires de réussite. Dans ces conditions la vie ne peut craindre un échec absolu. Si
l'intelligence s'obscurcit, l'instinct se réveille… notre vie est si pleine qu'elle agit quand nous
ne faisons rien » (Bachelard, La dialectique de la durée, p. 1).
[6] ↑ « Il y a en quelque sorte toujours quelque chose derrière nous, la Vie derrière notre vie,
l'élan vital en dessous de nos impulsions. Notre passé tout entier veille aussi derrière notre
présent » (ibid.).
[7] ↑ Ibid., p. 2.
[8] ↑ Ibid.
[9] ↑ C'est la polémique que mène en particulier Julien Benda, contre Bergson et le bergsonisme,
polémique à laquelle quelques années plus tard, dans « De la mobilité de la pensée selon une
philosophie contemporaine » (Revue de métaphysique et de morale, LV, 1945, p. 161-202), il finira
par mêler Bachelard.
[10] ↑ « Et c'est ainsi que, dans la psychologie bergsonienne, la durée pleine, profonde, continue,
riche, fait office de la substance spirituelle. En aucune circonstance, l'âme ne peut se détacher du
temps ; elle est toujours comme tous les heureux du monde, possédée par ce qu'elle possède.
S'arrêter de couler c'est s'arrêter de subsister ; en quittant le train du monde, on quitterait la
vie. S'immobiliser c'est mourir. Ainsi, on croit rompre avec la conception substantielle de l'âme et
l'on taille, à la pleine étoffe, l'être intime dans une durée indestructible. Le panpsychisme n'est
plus qu'un panchronisme. La continuité de la substance pensante n'est plus que la continuité de la
substance temporelle. Avant Bergson, jamais on n'avait si bien réalisé l'équation de l'être et du
devenir » (Bachelard, La dialectique de la durée, p. 2).
[11] ↑ Ibid., p. 4.
[12] ↑ Ibid., p. 5.
[13] ↑ Ibid., p. 5-6.
[14] ↑ Ibid., p. 7.
[15] ↑ Ibid.
[16] ↑ S. Goyard Fabre partage notre opinion (« Bachelard et Bergson : “deux grandes pensées” », in
Revue de l'Université d'Ottawa, LVII, 1977, p. 101). Les positions de M. Périgord (« Bachelard et
l'échappée du cogito », in Revue de synthèse, XXIV, 1973, p. 118), G. Polizzi (Forme di sapere e
ipotesi di traduzione, Milano, F. Angeli, 1984, p. 295), P. Quillet (Bachelard, Seghers, Paris,
1964, p. 54) sont différentes, plus attentives à souligner les affinités entre Bergson et Bachelard.
[17] ↑ Bachelard, La dialectique de la durée, p. 8.
[18] ↑ « Nous voudrions alors développer un essai de bergsonisme discontinu, en montrant la
nécessité d'arithmétiser la durée bergsonienne pour lui donner plus de fluidité, plus de nombres,
plus d'exactitude aussi dans la correspondance que les phénomènes de la pensée présentent avec les
caractères quantiques du réel » (ibid.).
[19] ↑ Bachelard, L'intuition de l'instant, p. 13, 15, 18-20, 43, et passim.
[20] ↑ Bachelard, La dialectique de la durée, p. 8.
[21] ↑ Ibid., p. 10-11.
[22] ↑ Bachelard, L'intuition de l'instant, p. 13.
[23] ↑ « … avec l'instant qui passe, sans souvenir pour qui vient de nous quitter, sans espoir non
plus, puisque sans conscience, pour ce que l'instant qui vient nous livrera » (ibid., p. 14).
[24] ↑ Ibid., p. 19.
[25] ↑ Ibid.
[26] ↑ Ibid.
[27] ↑ Ibid., p. 20.
[28] ↑ Bachelard, La dialectique de la durée, p. 17. Bachelard poursuit : « Ce temps pensé est plus
aérien, plus libre, plus facilement rompu et repris. C'est dans ce temps mathématisé que sont les
inventions de l'Être. C'est dans ce temps qu'un fait devient un facteur. On qualifie mal ce temps en
disant qu'il est abstrait, car c'est dans ce temps que la pensée agit et prépare les concrétisations
de l'Être » (ibid.).
[29] ↑ G. Bachelard, Le rationalisme appliqué (1949), Paris, PUF, 19866, p. 26. Bachelard poursuit
en précisant : « Que la vie, par ailleurs, se déroule et ramène ses nécessités, c'est sans doute une
fatalité corporelle. Mais cela ne retranche pas la possibilité de se retirer du temps vécu, pour
enchaîner des pensées dans un ordre d'une nouvelle temporalité » (ibid.).
[30] ↑ Ibid.
[31] ↑ Ibid., p. 27. Et, dans l'une des pages suivantes Bachelard dira : « Le temps des processus de
la pensée scientifique est donc un temps réorganisé, revécu, repensé, vidé de toutes les occasions
et de toutes les contingences » (ibid., p. 37).
[32] ↑ G. Bachelard, « La vocation scientifique et l'âme humaine », in Aa. Vv., L'homme devant la
science, Neuchâtel, Éd. de la Baconnière, 1952, p. 24.
[33] ↑ Bachelard, L'intuition de l'instant, p. 21.
[34] ↑ Ibid., p. 21-22.
[35] ↑ Ibid., p. 22.
[36] ↑ Ibid., p. 22-23.
[37] ↑ Cf. ibid., p. 57-75 (chap. II, Le problème de l'habitude et le temps discontinu).
[38] ↑ Ibid., p. 68, 72.
[39] ↑ Ibid., p. 72.
[40] ↑ Ibid., p. 70, 72.
[41] ↑ « C'est un faisceau d'habitudes qui nous permet de continuer d'être dans la multiplicité de
nos attributs en nous laissant l'impression que nous avons été, alors même que nous ne pourrions
trouver en nous, comme racine substantielle, que la réalité que nous livre l'instant présent »
(ibid., p. 74).
[42] ↑ G. Bachelard, Fragments d'une Poétique du feu, Paris, PUF, 1988, p. 47-48.
[43] ↑ Bachelard, L'intuition de l'instant, p. 70-71.
[44] ↑ Ibid., p. 71.
[45] ↑ Bachelard, La dialectique de la durée, p. 29.
[46] ↑ Ibid.
Le dynamisme de la pensée
scientifique chez Bachelard au
regard du schématisme kantien et
de l'intuition bergsonienne
Julien Lamy

N ous proposons, dans le cadre de cette courte


étude, un « coup de sonde » dans la question
du dynamisme de la pensée scientifique chez
Bachelard, en interrogeant les relations
possibles de la pensée bachelardienne à
certains aspects féconds des œuvres de Kant et
Bergson. Il s'agira de replacer le dynamisme
et la démarche inventive de la science
contemporaine dans la perspective de la
créativité de la pensée rationnelle. Si les
axes de la science et de la poésie sont
d'abord inverses [1] , cela n'implique pas
nécessairement un rejet inconditionnel de
l'activité créatrice hors de la sphère de la
pensée scientifique. Dans cette perspective,
il faudra examiner de quelle nature est la
pensée créatrice dont il s'agit avec le nouvel
esprit scientifique et surtout quelles en sont
les opérations. La « créativité rationnelle »
des savants [2] , l'« effort créateur » [3] des
mathématiciens, l'« art poétique de la
Physique » [4] ainsi que la « rêverie » de
l'esprit scientifique ne sont pas des
activités anomiques, anarchiques ou
insondables, échappant à toute logique au sens
large du terme. Il s'agit d'activités réglées,
qui ont leurs exigences propres, dont on peut
tenter de restituer le fonctionnement.
Néanmoins, dans quelle mesure une mise en
relation avec Bergson et Kant est-elle
pertinente pour une analyse du dynamisme de la
pensée scientifique tel qu'il se présente chez
Bachelard ? En quel sens peut-on dialectiser
la relation entre Bachelard et Bergson par
l'introduction d'une tierce figure, en
l'occurrence la figure kantienne ? Quels sont
les indices textuels qui peuvent justifier
l'idée d'une réactualisation possible du
schématisme kantien et de l'intuition
bergsonienne dans le texte bachelardien ? Par
ailleurs, quelle est leur fonction dans
l'économie du texte épistémologique du
philosophe du nouvel esprit scientifique ? En
quoi cette réactivation implique-t-elle non
seulement une déformation du projet qui
encadre leur utilisation dans leur système
philosophique initial, mais aussi des effets
sur le texte bachelardien lui-même ?
Afin d'apporter des éléments de réponse à ces
interrogations, on s'attachera dans un premier
temps à rendre sensible le réinvestissement de
certains motifs kantiens sur le schématisme,
dans le sens d'une relecture du
constructivisme bachelardien. Puis il sera
question du rôle et de la place de l'intuition
dans l'épistémologie bachelardienne, à partir
de la notion d'intuition travaillée.
La nouménologie et le schématisme
Examinons dans un premier temps ce qu'il en
est du schématisme. Du point de vue des
textes, on peut recenser chez Bachelard
plusieurs expressions qui nous renvoient soit
au champ lexical du schématisme, soit aux
catégories philosophiques qui lui sont
apparentées. Nous pouvons en dresser un
catalogue restreint mais suggestif, sans
prétendre à l'exhaustivité.
Dès Les intuitions atomistiques [5] (1933),
plusieurs passages retiennent notre attention.
Bachelard y dit en effet que « nos concepts
sont des schèmes d'intervention » (p. 130-
131). Il parle quelques lignes plus loin
d'« un phénomène précisé, schématisé, imprégné
de théorie. Non pas trouvé mais produit » (p.
138-139). Il nous adresse par ailleurs cette
invitation : « Toutes ces précautions une fois
prises, fermez les yeux sur le réel et
confiez-vous aux intuitions intellectuelles »
(p. 150-151), tout en évoquant plus loin un
« risque scientifique par lequel des
intuitions nouvelles réforment la pensée et
l'expérience » (p. 152). Il est par ailleurs
question d'un rôle de l'imagination dans la
production de phénomènes nouveaux, qui
facilite la tâche de l'entendement dans le
cadre de la constitution des hypothèses
atomiques (p. 142) ; imagination scientifique
dont Bachelard précise, à propos du
développement des positions axiomatiques de
l'atomistique contemporaine, que jamais elle
« n'a été plus riche, plus mobile, plus
subtile que dans les recherches contemporaines
sur les principes atomiques » (p. 159). Dans
Le nouvel esprit scientifique [6] (1934),
Bachelard parle d'espaces de configuration
comme « formes a priori de la schématisation »
(p. 99), dont L'expérience de l'espace dans la
physique contemporaine [7] (1937) reprendra
l'analyse sous l'idée d'« espaces abstraits ».
Dans la même période, l'article « Critique
préliminaire au concept de frontière
épistémologique » (1936) évoque des a priori
de la pensée, qui ne sont jamais définitifs
(p. 76). Citons pour terminer L'activité
rationaliste de la physique contemporaine [8]
(1951), texte plus tardif où Bachelard
souligne que « la pensée mathématique
[propose] les schèmes d'études pour les
phénomènes ondulatoires » (p. 188), que la
mécanique ondulatoire met en jeu un « jugement
synthétique a priori » (p. 195), enfin que la
physique contemporaine engage « transcendances
rationnelles » (p. 210).
Pour développer une interprétation raisonnée
de ce catalogue et coordonner le fil décousu
de ces extraits, nous allons nous arrêter sur
un article datant de 1931, inaugural et
décisif pour ces questions, intitulé « Noumène
et microphysique » [9] . Bachelard y réinvestit
de façon prégnante le champ lexical du
noumène, en envisageant la microphysique à la
lumière d'une « intuition nouménale » et d'un
« a priori » mathématique. Il est question de
« noumène » que l'on pose sous le phénomène
(p. 17), de « coordination nouménale » (p.
14), de « propriétés nouménales » plus
nombreuses que les propriétés phénoménales (p.
17), de « nouménologie » qui éclaire une
phénoménotechnique (p. 18), mais aussi d'un
« plan nouménal du microcosme »
essentiellement complexe (p. 18). Bachelard
insiste sur l'« intuition nouménale » qui sert
de principe régulateur dans le cadre de la
réforme des bases axiomatiques (p. 19), ainsi
que sur l'idée d'une « image mathématique du
concret » formée par la série bien coordonnée
des abstractions (p. 21), dans l'horizon d'une
« métaphysique qui est positive puisqu'elle
s'expérimente » (p. 22).
On pourrait penser que ce ne sont là que des
artifices de l'expression, que Bachelard use
d'une rhétorique spécieuse pour métaphoriser
sur la science récente de l'infiniment petit.
Mais il est nécessaire d'aller plus loin et de
prendre Bachelard au sérieux, en suivant le
principe de lecture selon lequel nous sommes
confrontés à un usage contrôlé et raisonné de
la catégorie de « noumène ». Or
l'argumentation bachelardienne vise en premier
lieu dans cet article à souligner que si la
science du XIXe était la science de « notre »
monde, de « nos » objets et de « notre »
expérience quotidienne, il n'y a en revanche
plus en microphysique d'expérience immédiate,
le microphénomène échappant à toute forme de
saisie sensible directe, étant dépendant de
nos méthodes et instruments de détection
expérimentale. Avec la microphysique, on ne
pense plus en termes de « choses » ou de
propriétés substantielles. Ainsi, on ne peut
plus avoir « confiance en l'instruction que le
donné immédiat prétend nous fournir » (p.
14) : le microphénomène se pense par une
organisation de relations d'essence
mathématique, avant d'être l'objet de
réalisations phénoménotechniques et de
vérifications expérimentales.
Dans ce contexte, le noumène mathématique
préfigure le micro-phénomène : c'est la pensée
mathématique qui dessine, oriente et régule
l'expérimentation en coordonnant a priori le
champ microphysique. Toutefois, la
réutilisation bachelardienne de la catégorie
de noumène s'inscrit dans le sens positif de
ce concept chez Kant [10] , Bachelard refusant
l'idée d'une limitation a priori de la
connaissance scientifique [11] . Le contexte
microphysique implique ainsi une
transformation du sens et de la portée du
noumène, nécessitant une mise en perspective
par le schématisme. Car s'il est un pur objet
de pensée, le noumène mathématique n'est pas
un inconnaissable ou une insaisissable chose
en soi. Il demeure en direction de
l'expérience scientifique, en schématisant
l'expérimentation phénoménotechnique et en
dessinant a priori le plan de l'expérience
microphysique dans des espaces de
configuration. C'est en ce sens qu'opère la
fonction schématisante de la nouménologie
scientifique : les micro-phénomènes sont
préfigurés dans un réseau de relations, à
partir d'une topologie de concepts constituant
le plan rationnel qui oriente et informe les
réalisations expérimentales. Le noumène
mathématique est un opérateur cognitif, une
idée dynamique qui suggère l'expérience
scientifique en déterminant rationnellement un
programme de recherches instrumentales, ce qui
met en jeu un schématisme de l'idée a priori.
Le schématisme nouménologique présente ainsi
une analogie fonctionnelle avec le schématisme
kantien, par l'opération consistant à relier
l'objet de pensée mathématique à l'expérience
scientifique de laboratoire : de même que le
schème kantien se pose comme intermédiaire
permettant de donner à un concept son image,
de projeter le concept dans l'intuition pure
afin qu'il puisse informer l'expérience
sensible, de même le noumène mathématique
engage une information a priori du champ de
l'expérimentation scientifique par la
préfiguration structurelle de cette expérience
dans des espaces de configuration.
Qu'en est-il alors de la référence
bachelardienne à l'idée d'une intuition
intellectuelle, dont on sait que Kant la
refuse à l'entendement humain ? Il ne s'agit
plus de l'intuition d'un objet intelligible ou
d'une chose en soi, ni d'une pure forme vide
en attente d'un donné. L'intuition nouménale
nous suggère plutôt que c'est la raison qui se
sensibilise mathématiquement en se projetant
dans les formes de l'espace et du temps
pensés. Le schématisme nouménal opère dans un
espace et un temps pensés préfigurant le
microphénomène dans un plan de
représentation [12] . Cependant, si l'intuition
nouménale se donne son objet, il y a une
double médiation, mathématique et
instrumentale. Les mathématiques fournissent
le langage de l'intuition nouménale en
dessinant une « image mathématique » du
concret. En ce sens, on peut dire que
l'organisation rationnelle du plan
microphysique par les noumènes mathématiques
« fait figure de réalité » et que les micro-
objets sont « représentés par des
métaphores » [13] . Pour rassembler notre
propos, nous pouvons dire que si la
sensibilisation du concept s'opère chez Kant
par le schématisme et que si le concept pur
est impuissant à une sensibilisation directe
dans le système kantien, il apparaît que le
noumène microphysique chez Bachelard est
sensibilisé mathématiquement puis réalisé
expérimentalement. On peut ainsi distinguer
deux moments de l'activité nouménologique et
schématisante du nouvel esprit scientifique.
Le premier consiste en l'organisation a priori
de l'expérience dans un espace de
configuration, déterminant un plan rationnel
de recherches expérimentales. Les notions
d'ondes et de corpuscules, par exemple,
opèrent comme des schèmes permettant la
projection de l'idée abstraite de relation
dans le plan de la représentation, configuré
par un espace et un temps pensés. C'est ce que
semble corroborer un passage du chapitre IV du
Nouvel esprit scientifique [14] , où Bachelard
souligne que les aspects ondulatoire et
corpusculaire du microphénomène constituent
deux « images » mathématiques de
l'expérimentation technique ou encore deux
moments de la mathématisation l'expérience
microphysique : l'onde situe le corpuscule
dans un plan de possibilité et représente
l'ensemble des probabilités de sa réalisation
expérimentale. Le second moment est alors
celui de la réalisation phénoménotechnique,
qui réintroduit une dimension réaliste. Comme
le rappelle d'ailleurs Daniel Parrochia dans
Les grandes révolutions scientifiques du XXe
siècle [15] , il faut tenir compte d'une
relativisation du noumène à la puissance des
instruments de mesure et des théories dont ils
sont la réification. Il s'agit alors d'un
« réalisme vérifié », instruit et final, non
pas premier ou originaire. La réalité du
micro-objet, toujours fuyante et fantomatique,
n'est posée qu'au terme des processus de
réalisation technique. Par conséquent, le
schématisme nouménologique se comprend dans
l'horizon du rationalisme appliqué :
l'invention mathématique féconde est
réalisante, elle conduit à une découverte
expérimentale.
Intuition travaillée, pensée vivante
et instant fécond
Dans le contexte ainsi esquissé, nous tenterons
paradoxalement une confrontation à l'intuition
bergsonienne. Le paradoxe est d'autant plus sensible
que l'intuition désigne chez Bergson une saisie
directe de la durée alors que nous aboutissons avec
le constructivisme bachelardien à une critique de
l'immédiat au profit de la médiation, à une
valorisation du construit contre le donné. Dans
quelle mesure peut-on alors penser une place et un
rôle pour l'intuition chez Bachelard quant au
dynamisme de la pensée scientifique et aux ruptures
épistémologiques qui jalonnent l'évolution de
l'esprit scientifique ?
On bute en premier lieu sur une difficulté liée à la
critique récurrente de l'intuition immédiate ou
première. Néanmoins, si Bachelard n'a de cesse de
souligner les illusions inhérentes à une immédiateté
greffée sur l'expérience commune, constituant autant
d'obstacles épistémologiques [16] , il convient de ne
pas surdéterminer sa critique de l'intuition. On
peut sur ce point se référer au chapitre IV de La
philosophie du non, consacré à la réforme de
l'intuition naturelle dans le sens d'une extension
de la notion même d'intuition. En soulignant que
« l'intuition commune est caractérisée par un
déficit d'imagination », il s'agit pour Bachelard de
montrer la nécessité d'en « corriger » et d'en
« dialectiser un à un tous les éléments » [17] . De
sorte que la critique de l'intuition immédiate vise
à dégager et souligner l'importance d'une refonte de
l'intuition. Il est question d'une libération
intuitive en vue de « fonder de nouvelles
intuitions ». La philosophie du non [18] nous suggère
sur ce point une analogie fonctionnelle :
l'intuition travaillée est à l'expérience
scientifique ce que l'intuition première est à
l'expérience commune. Or l'« intuition
travaillée » [19] se présente comme une intuition
préparée et médiatisée par une étude discursive [20] .
La fonction d'une telle intuition dans le texte
bachelardien consiste à souligner la nécessité de
passer des intuitions premières aux intuitions de
« seconde approximation ». La question se pose alors
de savoir comment s'opère un tel passage. Nous
pensons qu'il se joue dans la transposition des
formes de l'intuition dans le plan de la
représentation évoqué précédemment. Retenons ici que
la dialectique des intuitions consiste à sublimer
les intuitions naturelles pour fonder de nouvelles
intuitions dans l'espace et le temps pensés, en
passant par l'abstraction et l'étude discursive pour
épurer l'intuition de ses résidus concrets premiers.
C'est ce que nous fait comprendre Bachelard sur
l'exemple des théories de la Relativité [21] , en
parlant d'un processus discursif et d'une
préparation qui conduisent la science à fonder de
nouvelles intuitions temporelles en rupture avec les
intuitions naïves de la simultanéité. La notion
d'espace-temps, par exemple, fonctionne « comme une
forme a priori, fonctionnellement a priori,
permettant d'informer l'expérience électromagnétique
précise » [22] . Et Bachelard de préciser qu'« il
importe peu, philosophiquement, que cette forme ne
se présente que tardivement dans l'histoire de la
science. Elle est instituée comme fonctionnellement
première par le rationalisme instruit qui est un des
aspects les plus nets des doctrines de la
Relativité » [23] . On comprend que l'intuition de
seconde approximation, bien que préparée par des
analyses discursives, se pose ensuite comme nouvelle
base intuitive sur le plan de la représentation. Les
intuitions secondes opèrent comme des intuitions
premières, non pas dans le sens d'une primitivité,
mais quant à leur fonction dans la nouvelle
hiérarchie des valeurs rationnelles et des valeurs
expérimentales. L'intuition nouménale fonctionne
comme intuition originaire pour la pensée
scientifique.
Néanmoins, l'intuition nouménale implique-t-elle, en
raison de sa fonction dans la réorganisation des
pensées et des expériences, des similitudes
fonctionnelles avec l'intuition bergsonienne, malgré
les discontinuités constatables entre les doctrines
des deux philosophes ?
Si l'on se réfère au texte de l'Introduction à la
métaphysique de 1903, on remarque que Bergson
établit une distinction entre ce qui, dans la
science, relève de l'acte générateur et ce qui
relève de la rigueur logique. On a d'un côté
l'intuition, de l'autre l'expression et l'exposition
de cette intuition. Or l'intuition est selon Bergson
à l'origine de l'invention, le symbole intervenant
pour donner une forme ou une expression déterminée à
ce qui est saisie directe de la durée, du changement
et de la mobilité par un acte simple de sympathie
intellectuelle. Malgré l'insistance de Bergson sur
l'intuition comme saisie intime de l'esprit par
l'esprit, il n'en précise pas moins dans une note
importante que l'intuition, comme « fonction
métaphysique » de la pensée, concerne également « la
connaissance, par l'esprit, de ce qu'il y a
d'essentiel dans la matière » [24] . Il y a donc place
chez Bergson pour une fonction de l'intuition dans
la science, notamment du point de vue de l'invention
et des découvertes importantes, même si l'impulsion
motrice tend à se figer rapidement dans les moules
toujours inadéquats des images, des mots et des
concepts.
Nous pointons ainsi des similitudes fonctionnelles
entre Bachelard et Bergson autour de la question du
dynamisme et des actes de la pensée scientifique,
qu'il faudrait plus amplement interroger. Nous
pouvons retenir ici le fait que Bachelard
s'intéresse particulièrement au devenir de l'esprit
scientifique, aux formations et transformations des
représentations, aux dynamismes intellectuels et aux
« drames du rationnel » [25] (les actes générateurs),
beaucoup plus qu'aux méthodes constituées et aux
constructions logiques achevées (la rigueur
logique) [26] . Bachelard est sensible à la pensée
vivante et nouvelle, qu'il opposerait à la pensée
mécanique, transposant à la science des éléments
empruntés à l'esprit du bergsonisme. La philosophie
des sciences bachelardienne est sensible aux
mutations de l'esprit scientifique, telles qu'elles
se manifestent dans la science contemporaine, en vue
de mesurer et d'éprouver le pouvoir de la raison en
se livrant à une étude de ses actes et en tentant
d'en retracer les impulsions dynamogénétiques. Or du
point de vue de la dynamique des processus cognitifs
il apparaît au détour des textes [27] que Bachelard
envisage la possibilité, au niveau fonctionnel,
d'une intuition comme acte générateur ou comme
impulsion motrice par laquelle la pensée
scientifique peut transgresser les contraintes
analytiques de la raison discursive (transcendances
rationnelles) et les limitations de l'expérience
constituée (transcendances expérimentales), en
demeurant sur le plan de l'expérience scientifique.
Nous avons conscience qu'une telle approche n'épuise
pas le champ épistémologique dans la mesure où la
dimension de formalisation, de normalisation des
constructions scientifiques paraît toute aussi
importante pour Bachelard. L'étude de l'invention
est indissociable d'une étude de la vérification,
des procédures de contrôle et de surveillance de la
pensée scientifique. C'est que Bachelard distingue
entre une action inventive et une action critique de
la raison, entre une méthode inventive et une
méthode préventive, doublet épistémique qu'il
précise dès l'article de 1938 intitulé « La
psychologie de la raison » [28] : la raison a une
« action de surveillance » et une « action
d'invention », elle se dédouble dans ses activités
et se présente comme polémique tout autant
qu'architectonique. La pensée scientifique peut dès
lors se penser selon un schème rythmique : il y a
des alternances, des oscillations réglées, des
mouvements et des repos, de la continuité et de la
discontinuité. Nous devons tenir ensemble les
exigences d'invention, d'inventivité, de ruptures
épistémologiques (discontinuité) et les exigences de
surveillance intellectuelle de soi, de normalisation
de la pensée scientifique, de standardisation des
modèles ou paradigmes (continuité).
Cependant, Bachelard esquisse dans Le rationalisme
appliqué une idée pour le moins énigmatique, qui
nous permettra de conclure en pointant une piste
féconde de réflexion. Au chapitre IV du Rationalisme
appliqué, consacré à la surveillance intellectuelle
de soi, Bachelard décrit quatre niveaux de cette
action d'autocontrôle et d'autocensure du sujet
épistémique : 1 / la vigilance expérimentale ; 2 /
la surveillance de la vigilance expérimentale par
l'application rigoureuse d'une méthode ou d'un
protocole ; 3 / le soupçon à l'égard de la méthode
et la remise en question des méthodes ; 4 /
finalement, la (surveillance)4 nous conduit sur les
chemins risqués de la raison, dans les « régions de
l'imprudence intellectuelle », où l'imprudence, pour
reprendre une formule du « Surrationalisme » [29] ,
devient méthode. La surveillance implique alors une
remise en cause de la rationalité elle-même. Or
voici ce qui nous interpelle dans les propos de
Bachelard :

« On sent alors se préparer les éléments d'une


(surveillance)4 qui devrait nous préserver d'une
fidélité irraisonnée aux fins mêmes reconnues
comme rationnelles. Mais cette attitude est
évidemment rare et fugitive […] Alors que les
trois premiers exposants de la surveillance sont,
à notre avis, des attitudes de l'esprit
scientifique relativement faciles à constater, la
(surveillance)4 nous paraît aborder à la zone des
dangers. Ce serait plutôt du côté poétique, ou
dans des méditations philosophiques très
spéciales, que nous trouverions les lucidités
extrêmes de la (surveillance)4. Elles se
présentent dans des temps extrêmement lacuneux,
où l'être pensant s'étonne soudain de penser.
Dans ces instants, on a bien l'impression que
rien ne monte plus des profondeurs, que rien
n'est plus impulsif, qu'il n'y a plus rien de
déterminé par un destin venu des origines. Il
semblerait que ce soit à une doctrine des
naissances qu'il faudrait aborder. » [30]

Tout nous laisse à penser que Bachelard introduit


ici la perspective de l'instant fécond, de
l'intuition de l'instant dont il disait déjà en 1932
qu'elle ne se prouve pas mais s'expérimente [31] .
Faut-il donc entrevoir ici l'idée, suggérée mais non
développée, d'une forme d'intuition poétique ou
philosophique, de « foyer » de l'intuition qui
caractériserait le quatrième niveau de la
surveillance de soi ? Cette intuition ne
correspondrait-elle alors pas à l'instant fécond,
nœud d'un nouveau commencement ? Tout se passerait
alors comme si cette très rare intuition permettait
d'atteindre la région des intuitions fécondes et
fécondantes du génie scientifique, où la nouveauté
de l'acte créateur inaugure des commencements, des
mutations et des transformations de l'esprit
scientifique.
Ce que nous retiendrons, c'est que l'étude du
dynamisme de la pensée scientifique nécessiterait
d'explorer jusque dans leurs plus lointaines
conséquences les « flèches » audacieuses lancées par
Bachelard à propos de la nouveauté radicale des
instants, qui fournit un élan et renouvelle les
habitudes intellectuelles. Peut-être faudrait-il
étendre ce schéma à la rationalité elle-même, en
nous plaçant sur les lignes de crêtes du
surrationalisme et du surréalisme, là où se joue la
dynamogénie des activités plastiques de la raison,
que l'on ne peut saisir qu'en acte mais par
l'intermédiaire de ses œuvres concrètes ? Nous
serions alors reconduit vers la question des actes
créateurs de la pensée. Or si Bachelard insiste sur
la rupture entre la pensée et la vie dans le cadre
de la connaissance objective, il n'en demeure pas
moins que la philosophie bachelardienne est sensible
à la vie de la pensée, à la « vie spirituelle » [32] .
La pensée scientifique et la pensée rationnelle ne
sont pas des fonctions monotones, ce sont des
pensées vivantes, évolutives, progressives,
métamorphiques. Dans ce contexte, l'importance
accordée aux actes créateurs de l'esprit semble
devoir nous inviter à reconsidérer l'empreinte du
geste philosophique bergsonien dans l'œuvre
bachelardienne, dont l'esprit plus que la lettre
semble lui avoir insufflé, par-delà les postures
philosophiques, les thèses et les présupposés
doctrinaux, tout son dynamisme et sa vitalité
philosophiques.
Notes du chapitre
[1] ↑ Cf. Gaston Bachelard, La psychanalyse du feu, Paris, Gallimard, 1949 [1938], p. 12.
[2] ↑ Gaston Bachelard, Le matérialisme rationnel, Paris, PUF, « Quadrige », 2e éd., 2000
[1953], p. 23.
[3] ↑ Gaston Bachelard, Le nouvel esprit scientifique, Paris, PUF, « Quadrige », 7e éd., 2003
[1934], p. 35.
[4] ↑ Gaston Bachelard, La philosophie du non. Essais d'une philosophie du nouvel esprit
scientifique, Paris, PUF, « Quadrige », 5e éd., 2002 [1940], p. 39.
[5] ↑ Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. Essai de classification, Paris, Boivin,
1933.
[6] ↑ Gaston Bachelard, Le nouvel esprit scientifique, op. cit.
[7] ↑ Gaston Bachelard, L'expérience de l'espace dans la physique contemporaine, Paris,
Alcan, 1937.
[8] ↑ Gaston Bachelard, L'activité rationaliste de la physique contemporaine, Paris, PUF,
1951.
[9] ↑ Gaston Bachelard, « Noumène et microphysique », in Recherches philosophiques, n° 1,
Paris, 1931-1932 ; article reproduit dans le recueil posthume Études, Paris, Vrin, 1970.
[10] ↑ Cf. Kant, Critique de la raison pure, « Analytique transcendantale », livre deuxième :
« Analytique des principes », chap. III : « De la distinction de tous les objets en général
en phénomènes et noumènes », Paris, Gallimard, « Folio-Essais », p. 276-294.
[11] ↑ Pour plus de détails sur cette question, cf. Gaston Bachelard, « Critique préliminaire
au concept de frontière épistémologique », in Actes du 8e Congrès international de
philosophie (2-7 septembre 1934), Prague, Orbis, 1936 ; article reproduit dans Études, Paris,
Vrin, 1970.
[12] ↑ Comme le souligne Bachelard dans La philosophie du non, op. cit., chap. V, p. 110 :
« Il faudra […] faire remonter les deux formes de l'intuition sensible jusque dans
l'entendement, en laissant la sensibilité à son rôle purement affectif, à son rôle
d'auxiliaire de l'action commune. Nous aboutirons ainsi à une détermination des phénomènes
dans l'espace pensé, dans le temps pensé, bref dans des formes strictement adaptées aux
conditions dans lesquelles les phénomènes sont représentés. »
[13] ↑ Gaston Bachelard, « Noumène et micro… », op. cit., p. 13.
[14] ↑ Gaston Bachelard, Le nouvel esprit…, op. cit., p. 96-101.
[15] ↑ Cf. Daniel Parrochia, Les grandes révolutions scientifiques du XXe siècle, Paris, PUF,
1997, p. 123.
[16] ↑ Le discours préliminaire de La formation de l'esprit scientifique (Paris, Vrin, 1937)
dessinait déjà en ce sens, sous l'idée de psychanalyse de la connaissance objective, un
programme de catharsis intellectuelle, intuitive et affective devant nous permettre de nous
libérer des pesanteurs de l'expérience première.
[17] ↑ Gaston Bachelard, La philosophie du non, op. cit., chap. IV, p. 104.
[18] ↑ Ibid., p. 94.
[19] ↑ Pour une exposition précise du concept d'« intuition travaillée », on se reportera
spécialement au chapitre 9 de L'activité rationaliste de la physique contemporaine, intitulé
« Les intuitions de la mécanique ondulatoire ».
[20] ↑ E. Le Roy proposait déjà des analyses similaires dans les deux volumes de La pensée
intuitive (1929-1930).
[21] ↑ Gaston Bachelard, « La dialectique philosophique des notions de la Relativité », in
L'engagement rationaliste, Paris, PUF, 1972, p. 124-125.
[22] ↑ Gaston Bachelard, « La dialectique philosophique… », op. cit., p. 129.
[23] ↑ Ibid., p. 129.
[24] ↑ Henri Bergson, « Introduction à la métaphysique », note de bas de page n° 2, in La
pensée et le mouvant, Paris, PUF, « Quadrige », 13e éd., 1998, p. 216.
[25] ↑ Gaston Bachelard, L'activité rationaliste…, op. cit., p. 137.
[26] ↑ Sur ce point, cf. notamment Jean-Jacques Wunenburger, in Collectif, Bachelard, raison
et imagination, Bahia (Brésil) : Universidade Estadual de Feira Santana, 2005, p. 24 : « Le
bachelardisme est une philosophie moins des formes, des méthodes et des structures de
l'esprit que des dynamismes intellectuels qui produisent des changements, des métabolismes,
des métamorphoses des représentations, qui sont soumises à des ruptures et à des révolutions
perpétuelles, et vouent l'esprit à l'aventure du nouveau. »
[27] ↑ On peut se référer par exemple à l'analyse du rapport entre invention et dynamisme de
la découverte dans La valeur inductive de la Relativité (Paris, Vrin, 1929), où il est
question de la « préparation épistémologique complète » des inventions, qu'on ne peut revivre
que du dehors et dont il faut re-saisir, à partir des livres et des confidences des savants,
le dynamisme et les premières suggestions, afin d'en restituer l'« impulsion
épistémologique » et le principe d'« autosuggestion logique ».
[28] ↑ Gaston Bachelard, « La psychologie de la raison » (Entretiens d'été, Amersfoort,
1938), coll. « Actualités scientifiques et industrielles », n° 849, Paris, Hermann, 1939 ;
article reproduit dans L'engagement rationaliste, op. cit., p. 27-34.
[29] ↑ Cf. Gaston Bachelard, « Le surrationalisme », in Inquisitions, n° 1, Paris, Éditions
sociales internationales, 1936 ; article reproduit dans L'engagement rationaliste, op. cit.,
p. 11.
[30] ↑ Gaston Bachelard, Le rationalisme appliqué, Paris, PUF, « Quadrige », 3e éd., 1998
[1948], p. 80-81.
[31] ↑ Gaston Bachelard, L'intuition de l'instant, Paris, Stock, 1932.
[32] ↑ Gaston Bachelard, La philosophie du non, op. cit., p. 105 : « Des modifications si
profondes doivent retentir sur tous les a priori de la connaissance, sur toutes les formes de
la vie spirituelle. »
L'épistémologie bachelardienne comme un non-
bergsonisme : l'exemple du « rationalisme électrique »
Gervais Kissezounon

B achelard estime que les sciences, et particulièrement la physique et la


chimie, ont deux pôles philosophiques qui constituent la matrice de la
mentalité « abstraite-concrète » [1] marquée par la double action
d'abstraction et de concrétisation dans « la réciprocité des
dialectiques ». C'est ce « couplage de raison et d'expérience » [2] , cette
« union serrée du rationalisme et de la technique » [3] que Bachelard nomme
« rationalisme appliqué ».
L'un des exemples choisis par l'auteur permettant de saisir le rationnel et
le réel dans un véritable couplage, est ce qu'il appelle le « rationalisme
électrique » et qu'il comprend à la fois comme un double « facteur
d'invention théorique et de découverte expérimentale » [4] , témoignage des
« réactions réciproques de la pensée rationnelle et de la pensée
technique ».
Or, les analyses que Bachelard consacre au « rationalisme appliqué »
l'amènent à prendre ses distances par rapport à la théorie bergsonienne de
l'homo faber qu'il juge « réductive » et mal adaptée à cette « instance
révolutionnaire » [5] qu'est la pensée scientifique. Nous nous demanderons à
partir de là, si le non-bergsonisme affiché par Bachelard peut être pris
dans le sens d'une opposition irréductible ou d'une complémentarité
féconde.
Selon Bachelard, la nouveauté du rationalisme électrique avait été déjà
perçue par Hegel [6] qui considérait que le domaine de l'électricité n'était
plus un appendice des sciences en tant que « facteur d'invention
théorique » et de « découverte expérimentale » [7] . C'est là le but du
chapitre VIII, « le rationalisme électrique », du Rationalisme appliqué par
lequel Bachelard se propose d'apporter « une preuve décisive » [8] à ses
deux thèses touchant le rationalisme moderne.
— La première thèse pose qu'il est « indispensable de joindre
systématiquement une application expérimentale à tout principe
d'organisation » [9] . Il faut donc que le rationalisme électrique
s'applique.
— Comme pour Bachelard, il y a deux manières d'inventer : « dialectiser la
pensée et préciser l'expérience » [10] , la deuxième thèse est que toute
expérience scientifique doit s'organiser rationnellement. Par conséquent,
l'expérience électrique doit, elle aussi, pouvoir s'organiser
rationnellement.
Après ce projet d'illustration des deux thèses fondamentales du
rationalisme, Bachelard va expliquer que la simple observation des
phénomènes ne permet pas de se rendre compte des valeurs d'organisation qui
animent la science, et donc le rationalisme appliqué en général et le
rationalisme électrique en particulier. Car, comme dit Bachelard, « le pur
phénoménisme est ici particulièrement insignifiant » [11] , les phénomènes
électriques n'étant pas « directement signifiants » [12] .
Considérant l'histoire de l'électricité entre le XVIIIe et le XIXe siècle,
Bachelard retient qu'il y a eu d'abord « une sorte de sensualisme de
l'électricité » qui a duré un demi-siècle environ et qui s'était alors
offert « comme une doctrine de la connaissance immédiate » [13] . Ensuite il
y a eu le débat Galvani Volta dans lequel J. B. Van Mons avait mis en
valeur que « les expériences de Volta prouvaient que le fluide électrique
ne relevait pas de la biologie » [14] . Mais il a par contre péché par excès
en acceptant avec Brugnatelli que « le fluide électrique était une matière
au même titre que les autres matières chimiques » [15] .
Après donc le biologisme en électricité, on est passé à ce que Bachelard
appelle le « faux chimisme » et qu'il qualifie de « matérialisme
obtus » [16] , dans la mesure où pour lui, l'affirmation de matérialité
n'était pas plus garantie que celle de vitalité. Il en est ainsi parce que
d'une part, aucune des deux ne suivait la discursivité de l'expérience et
d'autre part, dans aucun cas, il n'y avait « l'effort nécessaire à la
constitution des concepts expérimentaux précis susceptibles de traduire les
faits » [17] . La conclusion pour Bachelard, c'est qu'« une pensée
philosophiquement matérialiste comme la pensée de Brugnatelli ne prépare
vraiment ni le matérialisme de la science électrique ni le matérialisme
technique de la chimie » [18] .
La suite de l'histoire de l'électricité, celle par laquelle on va accéder à
un véritable rationalisme électrique, est due aux travaux de Coulomb et
Maxwell qui ont permis la « réduction des images » par la « définition de
concepts opératoires » [19] . Les progrès nous ont alors fourni des
« corrélations de l'expérience déduites dans un corps de lois
mathématiques » [20] qui nous placent dans la double situation
caractéristique de la pensée scientifique moderne, i.e. du « rationalisme
appliqué » : « un rationalisme engagé dans l'expérience » et un « empirisme
transcendé » [21] . Le ton du rationalisme appliqué est donné tout au long
des pages 4, 5, 6 et 7 du chapitre premier du Rationalisme appliqué :
« L'empirisme et le rationalisme sont liés, dans la pensée scientifique,
par un étrange lien, aussi fort que celui qui unit le plaisir et la
douleur. » [22]
D'une façon générale, ce qu'il faut retenir avec Bachelard, c'est que la
science électrique, contrairement à la mécanique par exemple, n'a pas connu
une orientation régulière dans son histoire, livrée qu'elle a été aux
occasions de la découverte. Bachelard rappelle à cet effet que, jusqu'au
XVIIIe siècle encore, on en était à se demander si l'électricité appartenait
à la science de la vie ou à celle de la matière inerte. La question
cruciale était la suivante : « L'électricité est-elle un effluve des êtres
vivants ou un fluide des êtres inanimés ? », car on tenait l'électricité
pour « une propriété de certaines substances ». C'est pourquoi Bachelard
considère dans la troisième phase que « les progrès de la connaissance des
phénomènes électriques ont mis en évidence une véritable déréalisation. Il
a fallu détacher le phénomène électrique des spécifications matérielles qui
semblaient être sa condition profonde » [23] .
Au regard des deux thèses du rationalisme bachelardien, il faut considérer
que « l'édifice du rationalisme électrique n'est ni un échafaudage
transformé, ni une caverne aménagée. Il ne correspond ni à une organisation
logique, ni à un chapitre d'histoire naturelle » [24] . En effet, « pour le
caractériser philosophiquement, il faut y saisir à la fois le rationnel et
le réel dans un véritable couplage au sens électromagnétique du terme, en
insistant sans cesse sur les réactions réciproques de la pensée rationnelle
et de la pensée technique » [25] .
Mais au-delà, en faisant le rapprochement avec la région de la mécanique,
Bachelard y voit une correspondance fonctionnelle. Avec ce constat se
prépare déjà la contradiction avec Bergson. Car, Bachelard affirme que « ce
n'est pas par des images mécanistes que vont se faire les analogies
fonctionnelles. Les correspondances s'établiront par les mathématiques, par
la rationalité, en considérant le rôle des coefficients dans l'aspect
algébrique des lois » [26] ainsi qu'il en apporte l'illustration aux pages
160 et 161 du Rationalisme appliqué.
Bachelard ayant considéré « un condensateur de capacité C qu'on a
primitivement chargé envoie, au moment où l'on ferme un interrupteur I, un
courant électrique dans une bobine caractérisée par son coefficient de
self-induction L » et méditant sur l'équation différentielle
qu'il rapproche de l'équation d'un système

mécanique oscillant
Il en conclut que « pour tout électricien méditant l'équation [1], il
apparaît que le coefficient de self-induction L joue en électricité le même
rôle algébrique que le coefficient d'inertie mécanique m dans l'équation
[2] »
C'est après avoir établi le parallèle entre les formules de ces deux
équations que Bachelard conclut que la théorie de l'homo faber n'est pas
adaptée à la pensée scientifique.
En effet, c'est au regard de cette correspondance fonctionnelle entre
l'électricité et la mécanique par la vertu de l'algèbre, que Bachelard va
observer que deux régions très différentes de l'expérience reçoivent le
même principe général et que pour interpréter de tels exemples, la théorie
bergsonienne de l'homo faber se révèle insuffisante.
On pourrait se demander comment s'explique cette insuffisance et si cela
suffit à justifier ici le non-bergsonisme de l'épistémologie
bachelardienne.
Signalons d'abord qu'à la page 1 de La philosophie du non, Bachelard
avertit qu'« un système ne doit pas être utilisé à d'autres fins que les
fins qu'il s'assigne », tout en prenant ses réserves à la page 11 du même
ouvrage où il écrit : « Nous réclamons aux philosophes le droit de nous
servir d'éléments philosophiques détachés des systèmes où ils ont pris
naissance. »
Cela dit, revenons à la pomme de discorde qui nous intéresse ici. Comment
donc comprendre le non-bergsonisme de l'épistémologie bachelardienne ?
Sans rejeter entièrement la perspective de l'homo faber, Bachelard dit :
« Si la théorie de l'homo faber est adaptée à la vie commune, elle ne l'est
pas à cette instance révolutionnaire qu'est la pensée scientifique à
l'égard de la pensée commune. » [27] De ce point de vue, l'épistémologie
bachelardienne de la région de l'électricité se pose et se comprend comme
un non-bergsonisme parce que, précisément, elle va au-delà du géométrisme
cartésien pour s'enraciner dans une orientation résolument algébrique.
Bachelard évoque même « une emprise plus forte de l'information algébrique
sur les faits » [28] en électricité en particulier et dans les sciences en
général. Entre le langage du mécanisme et celui de l'électricité, « il y a
un appareil traducteur : c'est la formule algébrique : cette formule
algébrique est la clef des deux royaumes » [29] . C'est pourquoi au regard
d'une telle puissance d'organisation, Bachelard pense qu'il faut plutôt
dire que la formule algébrique est « humainement plus concrète que l'une ou
l'autre de ces deux applications phénoménotechniques » [30] .
On sait que pour Bergson l'évolution de la vie chez l'homme délaisse
l'instinct au profit de l'intelligence qui est avant tout vouée à se saisir
de la matière et à la manipuler, car elle est essentiellement fabricatrice.
C'est précisément pour cela que l'homo faber précède l'homo sapiens. Mais
non seulement le faber précède le sapiens, pour Bergson, le faber est au
regard de la préhistoire et de l'histoire ce qui reste caractéristique à la
fois de l'homme et de l'intelligence. On connaît la célèbre analyse de
L'évolution créatrice : « Dans des milliers d'années, quand le recul du
passé n'en laissera plus apercevoir que les grandes lignes, nos guerres et
nos révolutions compteront pour peu de chose, à supposer qu'on s'en
souvienne encore ; mais de la machine à vapeur, avec les inventions de tout
genre qui lui font cortège, on parlera peut-être comme nous parlons du
bronze ou de la pierre taillée ; elle servira à définir un âge. Si nous
pouvions nous dépouiller de tout orgueil, si, pour définir notre espèce,
nous nous en tenions strictement à ce que l'histoire et la préhistoire nous
présentent comme la caractéristique constante de l'homme et de
l'intelligence, nous ne dirions peut-être pas homo sapiens, mais homo
faber. En définitive, l'intelligence, envisagée dans ce qui paraît être la
démarche originelle, est la faculté de fabriquer des objets artificiels, en
particulier des outils à faire des outils et d'en varier indéfiniment la
fabrication. » [31] C'est dans ce sens qu'on pourrait considérer avec
Frédéric Worms, que chez Bergson, il semble que la science n'introduit pas
de coupure fondamentale dans notre vie pour autant qu'elle consiste à
prolonger la fonction pratique de notre perception. Cela semble en effet
démontré par la nature technique de l'intelligence qui caractérise notre
espèce, l'homo faber, et que décrivent assez remarquablement L'évolution
créatrice et le premier chapitre de Matière et mémoire [32] . Mais ne nous y
trompons pas, observe F. Worms, car « loin de se fondre dans un sens commun
et une action pragmatique qui serait le tout de notre connaissance et de
notre vie, la science manifeste et porte à la limite, selon Bergson, la
rupture entre ce sens commun et/ou cette action eux-mêmes et la réalité
ultime des choses accessibles seulement à un autre genre de pensée. Ainsi,
la science ne fait-elle bien que porter à la limite une distinction entre
deux genres de connaissance qui intervient dans notre vie même, et qui
semble nous éloigner de la réalité véritable des choses pour les besoins de
notre corps » [33] .
Mais lorsqu'on poursuit la lecture de L'évolution créatrice jusqu'au
chapitre IV [34] qui est le dernier du livre, on note que pour Bergson, « la
science moderne est fille de l'astronomie ; elle est descendue du ciel sur
la terre le long du plan incliné de Galilée ; car c'est par Galilée que
Newton et ses successeurs se relient à Kepler » [35] . C'est alors qu'on
pourrait se demander à l'instar d'Yvette Conry, si cette position centrale
que Bergson accorde à l'astronomie keplérienne dans le développement du
savoir n'obéit pas à l'a priori d'une modélisation de la pensée
scientifique classique, universaliste, déterministe et géométrisante, alors
même que cette science classique cédait le pas à la thermodynamique, la
théorie des quanta, la chimie conquérante des structures, les mathématiques
non euclidiennes, sur lesquelles précisément Bachelard s'appuie. Si l'on
est d'accord avec Henri Gouhier [36] pour dire qu'en 1915, au moment où il
esquissait son histoire de la philosophie en France, Bergson était déjà
devant la pensée scientifique contemporaine [37] , on pourrait donc
considérer avec Yvette Conry [38] que ces convergences délibérément sous-
estimées ou tues par Bergson, maintiennent sa vision de la physique au
modèle de l'âge classique et que pour cela même, Bachelard pouvait
légitimement refuser de s'y enfermer ou de s'y arrêter.
Cependant, faudrait-il comprendre le non-bergsonisme de l'épistémologie
bachelardienne comme s'inscrivant dans une opposition qui mettrait face à
face ou dos à dos les deux auteurs ?
Nous croyons que non.
En effet, Bachelard lui-même souligne que la « condamnation de la mise en
parallèle de la géométrie et de l'algèbre » ou encore de la physique et de
l'algèbre, est « un effet du mythe comtien qui pose une répétition du
développement historique des sciences dans le développement de culture
scientifique de l'individu » [39] . C'est précisément parce qu'« en bien des
occasions, nous pouvons renverser l'ordre des hiérarchies comtiennes »
qu'il y a maintenant échange d'application, de sorte qu'on peut voir un
« rationalisme d'une géométrie qui s'applique algébriquement et un
rationalisme d'une algèbre qui s'applique géométriquement » [40] .
Du reste, on pourrait, par une transposition légitime, supposer que Bergson
a répondu comme par anticipation à Bachelard.
En effet, à l'affirmation de la page 163 du Rationalisme appliqué où
Bachelard considère que « la théorie de l'homo faber est réductive, elle
n'est pas prospective, progressive », on pourrait opposer la réponse de
Bergson à un article de É. Borel dans laquelle Bergson réaffirme que l'une
des thèses essentielles de L'évolution créatrice est que « tout l'effort de
l'esprit mathématique, si personnel et si génial soit-il, si haut qu'il
paraisse s'élever au-dessus de la réalité matérielle, le ramène tôt ou tard
à suivre la pente naturelle de notre intelligence ». Mais à la suite,
Bergson précise aussitôt : « Je me suis proposé de marquer la direction
précise où l'intelligence progresse : comment aurais-je cru l'intelligence
incapable de progrès ? […] Nulle part je n'ai prétendu qu'il fallût
“remplacer l'intelligence par une chose différente”, ou lui préférer
l'instinct. J'ai essayé de montrer que, lorsqu'on quitte le domaine des
objets mathématiques et physiques pour entrer dans celui de la vie et de la
conscience, on doit faire appel à un certain sens de la vie qui tranche sur
l'entendement pur, et qui a son origine dans la même poussée vitale que
l'instinct – quoique l'instinct proprement dit soit tout autre chose. » [41]
Ce rapprochement des textes liés au « rationalisme électrique », bien qu'il
soit court et rapide, nous permet de dire que le non-bergsonisme de
l'épistémologie bachelardienne, tout comme son non-cartésianisme, ne
témoigne pas d'une véritable opposition mais d'une complémentarité féconde.
Précisant le sens du « nouvel esprit scientifique », Bachelard, dans La
philosophie du non [42] , disait qu'il est « non pas une attitude de refus,
mais une attitude de conciliation » [43] . C'est sans cesse nous dit
Bachelard dans le même ouvrage, que nous devrons en effet rappeler que « la
philosophie du non n'est pas psychologiquement un négativisme et qu'elle ne
conduit pas, en face de la nature, à un nihilisme. Elle procède au
contraire, en nous et hors de nous, d'une activité constructive. Elle
prétend que l'esprit au travail est un facteur d'évolution. Bien penser le
réel, c'est profiter de ses ambiguïtés pour modifier et alerter la pensée.
Dialectiser, c'est augmenter la garantie de créer scientifiquement des
phénomènes complets, de régénérer toutes les variables dégénérées ou
étouffées que la science, comme la pensée naïve, avait négligées dans sa
première étude » [44] .
C'est du moins à cela que fait appel la « rythmanalyse » qui détermine le
mouvement du « rationalisme appliqué » chez Bachelard et qui nous autorise
à dire que par la vertu de la dialectique englobante, la science électrique
s'est développée en allant au-delà du géométrisme et de la théorie
bergsonienne de l'homo faber, mais surtout en « s'installant en un centre
dialectique à double flèche où se formulent les corrélations de l'abstrait
concret. [Car], le géométrique n'est pas plus concret que l'algébrique ;
l'algébrique n'est pas plus abstrait que le géométrique. Le géométrique et
l'algébrique échangent leurs puissances rationalistes d'invention » [45] .
Enfin, nous voudrions croire avec Marie Cariou qu'il faut relire Bergson et
Bachelard, par ce qu'elle appelle leurs « causes finales » car « leur but
est le même : ouvrir la raison aux dimensions du monde et non emprisonner
le monde dans les limites de la raison » [46] . C'est comme cela du moins,
que nous envisageons l'ampleur et la profondeur des convergences qui
réunissent nos deux auteurs au-delà de leurs divergences.
Bibliographie
Bachelard G., La philosophie du non
(1940), Paris, PUF, « Quadrige », 1994.
Bachelard Gaston, Le rationalisme appliqué
(1949), Paris, PUF, « Quadrige », 1998.
Bachelard G., La dialectique de la durée
(1950), Paris, PUF, « Quadrige », 2001.
Bergson Henri, La pensée et le mouvant
(1938), Paris, PUF, « Quadrige », 2005.
Bergson Henri, Matière et mémoire (1939),
Paris, PUF, « Quadrige », 2006.
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(1941), Paris, PUF, « Quadrige », 2006.
Bergson Henri, « À propos de l'évolution
de l'intelligence géométrique. Réponse à
un article de É. Borel », Revue de
métaphysique et de morale, janvier 1908,
p. 28 et sq. ; Écrits et paroles, Paris,
PUF, p. 282.
Cariou Marie, Bergson et Bachelard, Paris,
PUF, 1995.
Conry Yvette, L'évolution créatrice
d'Henri Bergson : investigations critiques
(préface de François Dagognet), Paris,
L'Harmattan, 2000.
Deleuze Gilles, Le bergsonisme (1966),
Paris, PUF, 1968.
Gouhier Henri, Bergson dans l'histoire de
la pensée occidentale, Paris, Vrin, 1989.
Husson Léon, L'intelligence de Bergson
(genèse et développement de la notion
bergsonienne d'intuition), Paris, PUF,
1947.
Worms Frédéric, « Entre critique et
métaphysique : la science chez Bergson et
Brunschvicg », in Pierre Wagner (sous la
dir.), Les philosophes et la science,
Paris, Gallimard, 2002, p. 403-446.
Notes du chapitre
[1] ↑ G. Bachelard, op. cit., p. 1.
[2] ↑ Ibid., p. 140.
[3] ↑ Ibid., p. 194.
[4] ↑ Ibid., p. 139.
[5] ↑ Ibid., p. 163.
[6] ↑ Dans philosophie de la nature, t. II, p. 187, cité par G. Bachelard, Le rationalisme appliqué,
Paris, PUF, « Quadrige », 1998, p. 139.
[7] ↑ G. Bachelard, op. cit., p. 139.
[8] ↑ Ibid., p. 138.
[9] ↑ Ibid.
[10] ↑ Ibid., p. 139.
[11] ↑ Ibid., p. 138.
[12] ↑ Ibid.
[13] ↑ Gaston Bachelard, Le rationalisme appliqué, Paris, PUF, « Quadrige », 1998, p. 141.
[14] ↑ Ibid., p. 142.
[15] ↑ Ibid.
[16] ↑ Ibid.
[17] ↑ Ibid.
[18] ↑ Ibid., p. 143.
[19] ↑ Ibid., p. 144.
[20] ↑ Ibid., p. 159.
[21] ↑ Ibid.
[22] ↑ G. Bachelard, La philosophie du non, Paris, PUF, « Quadrige », 1994, p. 5.
[23] ↑ Gaston Bachelard, Le rationalisme appliqué, Paris, PUF, « Quadrige », 1998, p. 143.
[24] ↑ Ibid., p. 138.
[25] ↑ Ibid., p. 138-139.
[26] ↑ Ibid., p. 161.
[27] ↑ Ibid., p. 163.
[28] ↑ Ibid., p. 167.
[29] ↑ Ibid., p. 168.
[30] ↑ Ibid.
[31] ↑ Henri Bergson, L'évolution créatrice, Paris, PUF, « Quadrige », 2006, p. 139-140.
[32] ↑ Intitulé « De la sélection des images pour la représentation. Le rôle du corps », Matière et
mémoire, Paris, PUF, 2004, p. 12-80.
[33] ↑ Frédéric Worms, « Entre critique et métaphysique : la science chez Bergson et Brunschvicg »,
in Pierre Wagner (sous la dir.), Les philosophes et la science, Paris, Gallimard, 2002, p. 408.
[34] ↑ Intitulé : « Le mécanisme cinématographique de la pensée et l'illusion mécanique. Coup d'œil
sur l'histoire des systèmes. Le devenir réel et le faux évolutionnisme ».
[35] ↑ Henri Bergson, L'évolution créatrice, Paris, PUF, « Quadrige », 2006, p. 334.
[36] ↑ Henri Gouhier, Bergson dans l'histoire de la pensée occidentale, Paris, Vrin, 1989, p. 36.
[37] ↑ Ainsi que Bergson lui-même l'illustre dans Matière et mémoire, Paris, PUF, « Quadrige», 2004,
p. 257 et sq.
[38] ↑ Yvette Conry, L'évolution créatrice d'Henri Bergson : investigations critiques (préface de
François Dagognet), Paris, L'Harmattan, 2000, p. 248.
[39] ↑ Gaston Bachelard, Le rationalisme appliqué, Paris, PUF, 1998, p. 157.
[40] ↑ Ibid.
[41] ↑ Henri Bergson, « À propos de l'évolution de l'intelligence géométrique. Réponse à un article
d'Émile Borel », Revue de métaphysique et de morale, janvier 1908 (p. 28 et sq.). On peut également
retrouver ce texte dans Écrits et paroles, p. 282.
[42] ↑ P. 16 et 17.
[43] ↑ P. 16.
[44] ↑ P. 17.
[45] ↑ Bachelard, Le rationalisme appliqué, Paris, PUF, 1998 p. 158.
[46] ↑ Marie Cariou, Bergson et Bachelard, Paris, PUF, 1995, p. 39.
D'une rencontre fertile de
Bergson et Bachelard :
l'ontologie génétique de Simondon
Jean-Hugues Barthelemy
Introduction : ontologie
philosophique et/ou épistémologie
historique
M algré de nombreuses nuances possibles, le
rapport de Bachelard à Bergson se présente
d'abord comme celui d'une opposition entre
d'un côté une ontologie philosophique et
totalisante à visée suprascientifique et de
l'autre une épistémologie historique et
régionale qui se veut par rapport à la
philosophie une « nouvelle discipline » [1] ,
interne pour une part à la science. Il n'est
donc pas sans intérêt de comprendre en quoi
l'entreprise plus récente de Gilbert Simondon
offre, au principe même de son interrogation à
la fois ontologique et épistémologique, un
dépassement des alternatives entre thèses et
des oppositions notionnelles classiques de la
tradition philosophique occidentale qui vise
plus particulièrement et prioritairement à
concilier ces deux maîtres que furent pour lui
Bergson et Bachelard. Cette tentative pleine
d'actualité prend sens à partir du moment où
l'on reconnaît que Bergson et Bachelard, par-
delà leur capacité à inaugurer chacun son
propre courant de pensée – telle est la force
des « maîtres » –, s'inscrivent tous deux dans
un courant plus vaste de la philosophie
française dont une priorité explicite était
déjà le refus des alternatives entre thèses ou
des oppositions notionnelles classiques. En
Allemagne et à la même époque, le courant
phénoménologique fera lui aussi de ce refus
une priorité, mais selon une démarche
archiréflexive qui thématisera davantage la
méthode philosophique et qui fera encore plus
explicitement de l'opposition du sujet et de
l'objet le sol des alternatives classiques.
Les phénoménologues français Maurice Merleau-
Ponty et plus encore Mikel Dufrenne verront
alors dans la tentative de Simondon une
possible rencontre, non seulement de Bergson
et Bachelard, mais plus globalement de la
tradition française et des interrogations
phénoménologiques nées en Allemagne.
On peut dire qu'en un sens Simondon ne fait
que prolonger Bergson en direction d'une
pensée dépassant plus clairement des
alternatives comme celle opposant mécanisme et
vitalisme – Bergson restant plus vitaliste que
mécaniste –, ou encore celle du continu et du
discontinu – Bergson n'ayant pas pensé la
discontinuité quantique. Au fondement de ces
deux prolongements réside bien sûr
l'approfondissement de l'exigence principielle
d'une subversion de l'opposition du sujet et
de l'objet en philosophie. Chez Simondon cette
exigence se réalisera dans l'idée d'une
connaissance de l'individuation qui serait
elle-même individuation de la connaissance,
l'individuation étant chez Simondon la genèse
en général, dont l'« individualisation » est
la forme vitale et la « personnalisation » la
forme psychosociale [2] . Quant à Bachelard,
Simondon ne prétend pas tant le prolonger-
dépasser – du moins dans les textes – que le
compléter : à l'épistémologie historique, il
s'agit d'adjoindre une philosophie de la
nature qui marque la portée ontologique de
certains « schèmes physiques » comme le champ
einsteinien ou la dualité quantique onde-
corpuscule, dont Bachelard disait déjà qu'ils
possèdent une « valeur inductive ». Par là
même, l'épistémologie qui fournit initialement
à l'ontologie des schèmes physiques pourra
être rattachée désormais à une « théorie de la
connaissance » procédant réciproquement de la
philosophie de la nature en tant qu'ontologie
philosophique ancrant les conditions de
possibilité de la connaissance dans la genèse
même du sujet.
Vers une « ontologie de la
connaissance » : de Bergson à
Simondon
Le mot d'ordre philosophiquement fondamental
de toute la pensée simondonienne réside très
certainement dans l'idée suivante : le
processus d'individuation ne se laisse pas ob-
jectiver par la connaissance, puisque celle-ci
est produite par celui-là si la connaissance
de l'individuation est elle-même individuation
de la connaissance. Connaître l'individuation
c'est individuer la connaissance, et c'est
pourquoi il y a « analogie » entre les deux
« opérations » [3] que sont ici l'objet et le
sujet. L'individuation est donc un « domaine »
en lequel sujet et objet ne s'opposent plus.
Domaine qui n'en est d'ailleurs pas vraiment
un, s'il est vrai qu'il comprend le physique
aussi bien que le vital ou biologique et le
psychosocial ou « transindividuel », comme
autant de régimes d'individuation. Mais
puisqu'à chacun de ces régimes correspond une
ontologie régionale scientifique qui fige
l'individuation des êtres en ces mêmes êtres
dont elle dégage les structures génériques, il
convient d'ajouter à ces ontologies
régionales, pour retrouver le mouvement
d'individuation caché par les êtres mêmes qui
en résultent, une ontogenèse générale
philosophique qui dégage l'opération génétique
de ces êtres. Ontogenèse à laquelle Simondon
accorde le statut de « philosophie
première » : « Selon cette perspective,
l'ontogénèse deviendrait le point de départ de
la pensée philosophique ; elle serait
réellement la philosophie première, antérieure
à la théorie de la connaissance et à une
ontologie qui suivrait la théorie de la
connaissance. L'ontogenèse serait la théorie
des phases de l'être, antérieure à la
connaissance objective, qui est une relation
de l'être individué au milieu, après
individuation. » [4] Simondon distingue donc
clairement l'ontogenèse d'une connaissance
objectivante comme celle dont procèdent les
ontologies régionales scientifiques, réunies
ici sous l'appellation globale
d'« ontologie ». Que ce terme désigne ici
l'ensemble des ontologies régionales
scientifiques plutôt que l'ontologie
philosophique traditionnelle, cela vient de ce
que l'ontogenèse remplace l'ontologie
philosophique traditionnelle comme précédant
ce qui est pourtant nommé « ontologie ». On
l'aura compris, « ontogenèse », chez Simondon,
désigne aussi bien la théorie que le processus
dont elle est la théorie, et ce processus
d'ontogenèse, qui s'identifie à
l'individuation, est en même temps devenir de
l'être en général. Dès lors, nous pouvons
dégager deux grands motifs de filiation entre
Bergson et Simondon.
Le premier de ces motifs est l'affirmation
d'un devenir qui ne se laisse pas ob-jectiver
parce qu'il est ce dont procède le sujet lui-
même. L'« ontologie » générale qui pense ce
devenir est alors une « ontologie » génétique
qui permet de refuser, dit à plusieurs
reprises Simondon, une classification des
êtres en genres qui ne correspond pas à leur
genèse, mais à une connaissance prise après la
genèse, fondement de toute scolastique à ses
yeux. Ici Bergson est une source, lui qui, à
l'instar des phénoménologues [5] , tentait
prioritairement de subvertir les alternatives
classiques, mais en attribuant au philosopher
la tâche de penser le devenir qui constitue,
en tant que « durée », l'essence de la
conscience elle-même, et fait ainsi procéder
toute « essence » d'une autre, tout aussi
relative. Dans un premier temps en effet il
s'agit pour Bergson de subvertir les
alternatives classiques, et notamment celle
opposant mécanisme et finalisme [6] , en
subvertissant l'opposition sujet/objet qui
fait leur sol par le moyen de l'intuition du
Tout conçu comme devenir : « La philosophie ne
peut être qu'un effort pour se fondre à
nouveau dans le tout. L'intelligence, se
résorbant dans son principe, revivra à rebours
sa propre genèse. » [7] Le « bergsonisme » de
Simondon est d'autant plus net ici que ce
dernier donnera raison à Bergson contre
Husserl en ce qui concerne le moyen de
réaliser la subversion des alternatives
classiques : ce moyen est la « réduction » au
devenir, et non celle à l'intention[n]alité.
Dans un second temps Bergson montre en quoi
cette pensée du devenir, cet « évolutionnisme
vrai » [8] propre à la philosophie, est
nécessairement une pensée du continu sous-
jacent à toute discontinuité appréhendée par
l'intelligence scientifique. Le découpage de
la réalité en genres et espèces relève d'un
essentialisme qui spatialise la durée.
Simondon, même s'il complexifiera la question
du discontinu – déplacée vers la microphysique
en vue d'une subversion de l'alternative
continu/discontinu –, reprendra cependant à sa
manière la thèse bergsonienne, et c'est à
travers elle qu'il condamnait ci-dessus la
scolastique. Le résultat le plus surprenant de
cette dénonciation toute bergsonienne de la
classification des êtres selon leurs
structures génériques coupées de leur
opération génétique, ou selon leur être séparé
du devenir qui le fonde, est l'hypothèse selon
laquelle le vivant serait une individuation
qui, comprise comme phase et non plus
seulement comme régime, ne se fonde pas sur
une individuation physique achevée mais
constitue bien plutôt la perpétuation d'une
phase inchoative de l'individuation physique :

« Il est habituel de voir dans les


processus vitaux une complexité plus grande
que dans les processus non vitaux,
physicochimiques. Pourtant, pour être
fidèle, même dans les conjectures les plus
hypothétiques, à l'intention qui anime
cette recherche, nous supposerions que
l'individuation vitale ne vient pas après
l'individuation physicochimique, mais
pendant cette individuation, avant son
achèvement, en la suspendant au moment où
elle n'a pas atteint son équilibre stable,
et en la rendant capable de s'étendre et de
se propager. » [9]

Comme j'ai eu l'occasion de le montrer


ailleurs [10] , « l'intention qui anime cette
recherche » est cependant moins chez Simondon
une volonté d'élaborer une cosmogenèse
vitaliste que l'exigence d'une ontogenèse non
réductionniste. L'évolution créatrice disait
ne subvertir l'alternative entre mécanisme et
finalisme qu'à la faveur d'une position autre
qui rénovait le finalisme. Or toute rénovation
est aussi, pour une part, conservation. Aussi
bien Bergson avouait-il que le finalisme
n'était pas abandonné sous sa forme vitaliste.
Et lorsqu'il arrive à Bergson de relativiser
l'expression « élan vital » en ancrant le
physique et le vital lui-même dans une source
commune qui n'est ni physique ni proprement
vitale, ce n'est pas pour qualifier cette
source de simplement préphysique et prévitale,
mais pour la dire spirituelle : « C'est la
conscience, ou mieux la supra-conscience, qui
est à l'origine de la vie. » [11] Au contraire
Simondon ne reprend la thèse de l'inversion
entre l'ordre des régimes d'individuation et
l'ordre des phases de toute individuation,
l'individuation vitale constituant la
perpétuation d'une phase inchoative de
l'individuation physique, que pour éviter le
réductionnisme qui menace toute ontogenèse
radicale en tant que pensée du supérieur à
partir de l'inférieur. Et c'est précisément
parce qu'il conçoit la genèse en termes
d'individuation que Simondon pense subvertir
véritablement l'alternative entre mécanisme et
finalisme, ce dernier fût-il simplement
vitaliste : le préphysique et prévital est ce
qui n'est pas individué, et ne saurait a
fortiori être spirituel. Mais il me faut ici
me consacrer maintenant au second des motifs
de filiation immédiats qui ont été annoncés.
Ce second motif immédiat d'une filiation entre
Bergson et Simondon est l'opposition répétée à
Kant à travers l'affirmation de la priorité de
l'ontogenèse, comme « philosophie première »,
sur la critique. Dans un passage fondamental
de sa Thèse principale, Simondon écrit que
« la pensée philosophique, avant de poser la
question critique antérieurement à toute
ontologie, doit poser le problème de la
réalité complète, antérieure à l'individuation
d'où sort le sujet de la pensée critique et de
l'ontologie » [12] . Là encore Bergson est une
source. J'ai déjà rappelé que pour lui
également « la philosophie ne peut être qu'un
effort pour se fondre à nouveau dans le
tout ». Mais ce qu'il importe de remarquer
ici, c'est que cette fusion dans le tout était
déjà chez Bergson ce qu'elle est chez
Simondon : un retour sur le devenir « d'où
sort le sujet de la pensée critique et de
l'ontologie ». C'est pourquoi les critiques
bergsoniennes portant sur la réflexivité
kantienne ne sauraient être lues comme un
abandon de toute réflexivité. Considérons par
exemple cette extraordinaire première synthèse
de sa pensée qu'est la conférence « La
conscience et la vie ». À y regarder de près,
ce n'est pas en tant qu'elle est réflexive que
la réflexivité kantienne est pour Bergson une
erreur, mais seulement en tant qu'une telle
« analyse préalable » est aussi par là même
une « réflexion prématurée » [13] . La véritable
réflexivité peut aussi bien être en ce sens
revendiquée par Bergson, puisque la
réflexivité kantienne est marquée du sceau de
l'illusion, ce qui signifie que la démarche de
connaissance propre à Bergson garantit seule
une authentique connaissance de soi-même. Ce
qui toutefois distingue une telle réflexivité
radicale de ce que l'on nomme
traditionnellement « réflexivité », c'est la
« dilatation » [14] prônée par Bergson et en
vertu de laquelle le sujet connaissant se
reconnaît dans son objet : ici la réflexion ne
reconduit pas le sujet à lui-même, mais à son
origine. Origine dont la question est posée
par Bergson avant même la critique adressée à
Kant et comme ce qui motive cette critique :
la première des questions philosophiques est
la question « d'où venons-nous ? » [15] .
Origine dont toute réflexion, qu'elle soit
cartésienne ou « critique », n'est que le
masque puisqu'elle produit le « mirage » [16]
d'un sujet hors du devenir.
De Bachelard à Simondon : les
« schèmes physiques » de
l'ontologie nouvelle et la
théorie « phénoménotechnique » de
la connaissance
Qu'en est-il du rapport à Bachelard ? La visée
même d'une théorie de la connaissance qui
procéderait d'une ontologie génétique
préalable – ce que j'ai nommé de ce fait une
« ontologie de la connaissance » – indique
combien l'héritage bergsonien de Simondon peut
sembler éloigner ce dernier de Bachelard.
Pourtant, s'il est vrai que l'épistémologie
historique de Bachelard ne se veut pas une
théorie philosophique de la connaissance en
général, un espace existe pour faire coexister
épistémologie et théorie de la connaissance.
Le geste simondonien consiste même en un sens
à prendre au mot Bachelard en exploitant la
« valeur inductive » de la Relativité
einsteinienne, mais aussi de la physique
quantique et de la thermodynamique des états
loin de l'équilibre : ces dernières
fournissent des « schèmes de pensée » qui
permettent de faire de l'épistémologie elle-
même le noyau de l'ontologie en tant que
« réalisme des relations » consistant à
désubstantialiser l'individu sans le
déréaliser. Les schèmes en question sont ceux
de la « métastabilité » thermodynamique, du
« champ » einsteinien et de la
« complémentarité » quantique de l'onde et du
corpuscule. Le propre de Simondon est alors de
faire du réalisme des relations l'antidote à
une tradition qualifiée d'« hylémorphiste »
qui, jusque dans la théorie kantienne de la
connaissance, pensait la relation comme un
simple « rapport » précédé par les termes
reliés, toujours déjà individualisés comme le
sont la « matière » et la « forme »
lorsqu'elles sont conçues comme préexistantes
à leur mise en relation. La pensée
simondonienne des « régimes d'individuation »
physique, vitale et psychosociale se décline
ainsi selon une démultiplication de la
relation qui permet une paradoxale dérivation
antiréductionniste de ces régimes.
Cette singularité et cette ambition du
positionnement historique et ontologique de
Simondon ne doivent pas nous empêcher
d'admettre l'héritage bachelardien de la
doctrine du réalisme des relations et de ses
« schèmes de pensée physique ». On sait que
Bachelard affirmait dans La valeur inductive
de la relativité qu'« au commencement est la
relation : tout réalisme n'est qu'un mode
d'expression de cette relation ; on ne peut
pas penser en deux fois le monde des objets :
d'abord comme relatifs entre eux, ensuite
comme existant chacun pour soi […]. La
relation affecte l'être, mieux, elle ne fait
qu'un avec l'être » [17] . Ainsi Bachelard
déplorait-il dans La philosophie du non
l'absence d'une Relativité philosophique qui
fasse pendant aux Relativités mathématique et
physique : « Les mathématiciens nous ont
appris à totaliser les formes d'espace et de
temps dans un espace-temps. Les
métaphysiciens, plus timides que les
mathématiciens, n'ont pas tenté la synthèse
métaphysique correspondante. » [18] Et il
précisait : « Il conviendrait donc de fonder
une ontologie du complémentaire moins âprement
dialectique que la métaphysique du
contradictoire », propos qui lui aussi
trouvera un écho dans le remplacement
simondonien de la non-unité dialectique par
une « plus qu'unité transductive ». J'y
viendrai pour finir.
Pour l'instant une question persiste : si
l'épistémologie bachelardienne semble donc
appeler à une « induction ontologique » de
schèmes physiques telle que celle pratiquée
par Simondon, y a-t-il pour autant chez
Bachelard la place pour une théorie de la
connaissance qui puisse, elle, procéder
réciproquement de l'ontologie – comme c'est le
cas chez Simondon – plutôt qu'être « à l'école
des sciences » ? Il me semble que oui, s'il
est vrai que Bachelard revendique un
« rationalisme appliqué » qui ne se réduise
pas à l'idée scientiste d'une positivité déjà
donnée de la science. Le rationalisme appliqué
est aussi un rationalisme instrumental ayant
pour thèse au moins potentielle que la
connaissance physique, sinon la connaissance
objective en général, se construit à tout
moment de son histoire depuis Galilée dans un
décentrement mathématico-technique du sujet
connaissant, thèse qui donne tout son sens à
l'idée bachelardienne de
« phénoménotechnique ». On n'est plus ici dans
la simple épistémologie historique et
régionale, mais dans une esquisse de théorie
de la connaissance qui trouvera précisément de
quoi se nourrir dans la pensée simondonienne
du « régime transindividuel » d'individuation
comme régime où l'individu devenu sujet
connaissant construit sa connaissance grâce au
processus d'individuation des instruments dont
il s'entoure : pour Simondon, la technique ne
se « concrétise » véritablement que dans les
réseaux contemporains d'instruments de
connaissance, en lesquels le sujet connaissant
gagne l'objectivité de son point de vue parce
que par leur biais il se décentre.
Le prolongement ontologique de Bachelard par
Simondon est donc tout aussi bachelardien
qu'était bergsonien le prolongement pour ainsi
dire épistémologique de Bergson par Simondon.
Pour Bachelard, le « dialogue de
l'expérimentateur pourvu d'instruments précis
et du mathématicien qui ambitionne d'informer
étroitement l'expérience » est tel qu'il y a
un « sens profondément instrumental et
rationaliste de l'expérience scientifique »,
et que « le phénomène ainsi défini s'oppose
aux vues cosmologiques des philosophies de la
Nature » [19] . Seul le fait que l'ontologie
simondonienne de l'individuation obéisse à un
réalisme des relations permet à une telle
ontologie de s'ouvrir à cette idée d'une
réalité définie comme mathématico-
instrumentale. De même et réciproquement le
non-scientisme du rationalisme instrumental de
Bachelard l'ouvre à la philosophie nouvelle de
la nature, contre les philosophies de la
nature que Bachelard nommait ici
« cosmologiques », et cette ouverture se fait
par le biais de la notion d'information
qu'utilisait ci-dessus Bachelard et qui
deviendra chez Simondon le centre d'une
« réforme notionnelle » : « Le philosophe
idéaliste, écrit ainsi ironiquement Bachelard,
a un véritable éloignement pour l'information
instrumentale. Il en est encore à cette
opinion que les instruments et les machines
ruinent le caractère naturel des
phénomènes. » [20] Rien n'est plus simondonien
que ce dernier propos de Bachelard.
« Intuition », « dialectique »,
« transduction »
On peut donc commencer de penser la position
simondonienne comme une tentative, sans doute
unique en son genre, pour faire la synthèse de
deux pensées françaises entre lesquelles la
discontinuité l'emportait au départ. Je
voudrais pour finir, je l'ai annoncé,
thématiser la notion simondonienne de
« transduction », qui justement permettra à
cette synthèse de se réfléchir et de
cristalliser dans le dépassement conjoint des
idées sans doute incompatibles d'« intuition »
bergsonienne et de « dialectique »
bachelardienne. Par où, donc, la synthèse ne
se voudra pas éclectisme vain, mais invention,
selon le mot d'ordre du technologue qu'était
aussi Simondon.
J'annonçais plus précisément que Simondon, par
cette notion de transduction, réalisait ce que
Bachelard appelait de ses vœux sous le nom
d'« ontologie du complémentaire moins âprement
dialectique que la métaphysique du
contradictoire ». Or, par cet appel, Bachelard
révélait que ce qu'il avait toujours entendu
par le mot « dialectique », mais sans jamais
en préciser le sens, ne pouvait pas en rester
à la dialectique proprement dite, pourtant si
proche encore de la manière bachelardienne
habituelle de décrire les rapports entre la
« raison » et l'« expérience ». L'ontologie du
complémentaire n'est pas dialectique mais
« transductive » au sens simondonien du terme,
car s'il est vrai que la complémentarité n'est
pas opposition, alors il ne suffit pas de
poser comme Bachelard la raison et
l'expérience pour ensuite seulement les faire
travailler selon un aller-retour : la
complémentarité encore bipolaire de Bachelard
reste trop entachée de dialectique, et sans
doute Bachelard n'a-t-il repris ce dernier mot
que parce qu'en définitive il ne le dérangeait
pas vraiment. Simondon, lui, s'attache à
revisiter la « complémentarité » quantique
afin justement de faire que la bipolarité
laisse désormais la place à un déphasage à
partir d'un centre. La « transduction » nomme
ce déphasage et le processus d'individuation
qui en résulte.
Or, s'il est vrai que, comme le disait
d'entrée de jeu Simondon, la connaissance de
l'individuation n'est pas une connaissance à
proprement parler mais une analogie entre
l'opération dans l'objet et l'opération dans
le sujet, alors la transduction n'est pas
seulement un processus ontologique mais aussi
un processus mental qui accompagne la genèse
de l'objet en tant que ce dernier n'est
précisément plus ob-jet. Nous nous rapprochons
donc semble-t-il de Bergson, et c'est bien une
intuition que la transduction, telle qu'elle
est définie dès l'introduction de la thèse
principale de Simondon, oppose à la déduction
et l'induction :

« Dans le domaine du savoir, elle définit


la véritable démarche de l'invention, qui
n'est ni inductive ni déductive, mais
transductive, c'est-à-dire qui correspond à
une découverte des dimensions selon
lesquelles une problématique peut être
définie […]. On pourrait sans aucun doute
affirmer que la transduction ne saurait
être présentée comme procédé logique ayant
une valeur de preuve ; aussi bien, nous ne
voulons pas dire que la transduction est un
procédé logique au sens courant du terme
[…]. La transduction n'est donc pas
seulement démarche de l'esprit ; elle est
aussi intuition, puisqu'elle est ce par
quoi une structure apparaît dans un domaine
de problématique comme apportant la
résolution des problèmes posés. » [21]

Ce motif bergsonien de l'intuition ne


s'explicite cependant vraiment qu'au terme de
la Thèse complémentaire de Simondon, donc au
terme de Du mode d'existence des objets
techniques, lorsqu'il s'agit pour Simondon de
revenir en un dernier chapitre, non seulement
sur la tâche proprement philosophique
d'unification « entre les modes techniques et
les modes non techniques de pensée » [22] , mais
aussi sur le mode de réflexivité requis pour
la réalisation d'une telle tâche :

« Pour que la philosophie puisse opérer


l'intégration du sens des techniques à la
culture, il ne suffit pas qu'elle
s'applique à la culture en dehors de la
philosophie proprement dite, comme elle
pourrait accomplir une tâche limitée par
devoir ; toute activité philosophique, en
raison de la réflexivité de la pensée, est
aussi une réforme du mode de connaissance,
et possède un retentissement dans la
théorie de la connaissance. Or, la prise de
conscience du caractère génétique de la
technicité doit amener la pensée
philosophique à poser d'une nouvelle
manière le problème des rapports entre
concept, intuition et idée. » [23]

Or, la caractérisation de l'intuition – par


rapport à l'« idée » et au « concept » – qui
suit ce passage reconduira bien Simondon à
Bergson, tout en précisant déjà la nature
transductive et donc analogique de l'intuition
comprise comme mode – paradoxal – de
réflexivité :
« La connaissance par intuition est une
saisie de l'être qui n'est ni a priori ni a
posteriori, mais contemporaine de
l'existence de l'être qu'elle saisit, et au
même niveau que cet être […]. L'intuition
n'est ni sensible ni intellectuelle ; elle
est l'analogie entre le devenir de l'être
connu et le devenir du sujet, la
coïncidence de deux devenirs : l'intuition
n'est pas seulement, comme le concept, une
saisie des réalités figurales, ni, comme
l'idée, une référence à la totalité de fond
du réel pris en son unité ; elle s'adresse
au réel en tant qu'il forme des systèmes en
lesquels s'accomplit une genèse ; elle est
la connaissance propre des processus
génétiques. Bergson a fait de l'intuition
le mode propre de connaissance du devenir ;
mais on peut généraliser la méthode de
Bergson, sans interdire à l'intuition un
domaine comme celui de la matière, parce
qu'il semble ne pas présenter les
caractères dynamiques nécessaires à une
appréhension intuitive ; en fait,
l'intuition peut s'appliquer à tout domaine
en lequel s'opère une genèse, parce qu'elle
suit la genèse des êtres, prenant chaque
être à son niveau d'unité, sans le
décomposer en éléments comme la
connaissance conceptuelle, mais aussi sans
détruire son identité en le relativisant
par rapport à un fond de totalité plus
vaste. » [24]

L'idée d'« analogie entre le devenir de l'être


connu et le devenir du sujet » est ici
annoncée dans le cadre d'une subversion des
alternatives classiques : ici, celles opposant
respectivement une saisie a priori du réel à
une saisie a posteriori, et une intuition
sensible à une intuition intellectuelle. Et la
référence à Bergson est devenue explicite
parce que, comme l'indique l'idée bergsonienne
d'intuition en tant que « coïncidence entre
deux devenirs » – pour reprendre l'expression
que Simondon applique à sa propre pensée –,
l'opposition principielle du sujet et de
l'objet, qui fait le sol des alternatives
classiques, était déjà ce dont Bergson visait
la subversion. Pourtant j'annonçais également
une distance de Simondon à l'égard de l'idée
bergsonienne d'intuition, distance
antimétaphysique ou post-critique –
l'intuition bergsonienne étant résiduellement
pré-critique – dont les thèmes mêmes de la
transduction et de l'analogie sont les
indices. Or, cette distance se manifeste ici
par le fait que ce que Simondon nomme
« idée », pour la distinguer de l'intuition,
correspond à l'intuition bergsonienne en tant
que « coïncidence » avec un Tout dont la
nature diffère de celle de la matière. Tel est
le sens des derniers mots du passage cité.
En cela le devenir bergsonien n'est pas
transductif, et sa connaissance n'est pas
analogique, c'est-à-dire capable de maintenir
l'identité dans la différence. Chez Bergson la
connaissance intuitive du devenir n'est pas
non plus elle-même une genèse. C'est pourquoi
Bergson oppose encore connaissance
philosophique et connaissance scientifique.
Simondon, lui, n'oppose pas intuition et
rationalité scientifique, et reproche à
Bergson d'introduire un dualisme hylémorphique
entre opération intéressée, ou utilitaire, et
opération désintéressée, ou contemplative,
dualisme qui selon lui n'est qu'une manière,
pour l'« opérationnalisme » de Bergson, de se
nier en retrouvant le nécessaire équilibre
entre opération et structure. Je conclurai ici
en donnant la parole à un texte de Simondon
qui s'intitule « Théorie de l'acte
analogique », texte encore peu connu mais
publié dès 1995 – puis à nouveau en 2005 – en
supplément à sa thèse principale
L'individuation à la lumière des notions de
forme et d'information :

« La méthode analogique est valable si elle


porte sur un monde où les êtres sont
définis par leurs opérations et non par
leurs structures […]. La question première
de la théorie de la connaissance est donc
métaphysique : quelle est la relation de
l'opération et de la structure dans
l'être ? Si l'on répond que c'est la
structure, on aboutit à l'objectivisme
phénoméniste de Kant et d'Auguste Comte ;
la connaissance reste nécessairement
relative et devient indéfiniment extensible
par le progrès scientifique. Si au
contraire l'on répond que c'est
l'opération, on aboutit à l'intuitionnisme
dynamique de Bergson ; la connaissance est
absolue et immédiate, mais n'atteint pas
nécessairement tous les objets : le terme
inerte comme la matière ne peut être connu
que comme dégradation du dynamisme vital,
et la connaissance du statique est une
intuition qui se défait, qui retombe. Par
ailleurs, si le terme dynamique peut être
objet d'intuition, les ruptures mêmes ou
les limites de ce dynamisme sont difficiles
à connaître par intuition ; la science
devient – paradoxalement – pur pragmatisme
du savoir, recette pour agir. Cette méthode
se nie partiellement elle-même car, partie
du primat de l'opération, elle ne reconnaît
plus la valeur opératoire de la
connaissance scientifique, ou plutôt se
sert de sa destinée opératoire pour la
flétrir par le qualificatif d'
“utilitaire”. » [25]
Notes du chapitre
[1] ↑ Selon la formule de Dominique Lecourt dans L'épistémologie
historique de Gaston Bachelard (Paris, Vrin, 1970), où l'auteur précise
et justifie magnifiquement ce jugement aux pages 10-11, auxquelles je
renvoie donc le lecteur.
[2] ↑ Pour un exposé du détail et des nuances propres à cette
tripartition simondonienne des individuations physique, vitale et
psychosociale, je me permets de renvoyer aux chapitres IV et V de mon
Penser l'individuation. Simondon et la philosophie de la nature (préface
de Jean-Claude Beaune), Paris, L'Harmattan, 2005.
[3] ↑ Simondon, L'individuation à la lumière des notions de forme et
d'information, Grenoble, Millon, 2005, p. 36.
[4] ↑ Ibid., p. 284. Simondon écrit « ontogénèse » comme le faisait
Theilhard de Chardin en 1956 dans La place de l'homme dans la nature.
Sur l'héritage teilhardien du vocabulaire de Simondon, voire mon Penser
l'individuation, op. cit., chap. 1er, 2.
[5] ↑ Comme le rapporte Françoise Dastur dans son Husserl. Des
mathématiques à l'histoire, Husserl se sentait très proche de la
distinction bergsonienne entre temps et durée, que lui exposa Ingarden à
l'occasion de son travail sur Bergson. Plusieurs affinités entre Husserl
et Bergson expliquent l'intérêt de Merleau-Ponty puis de Simondon pour
Bergson, même si Simondon fut, quant à lui, renvoyé à Bergson également
par Teilhard de Chardin et même Bachelard. La priorité d'une subversion
des alternatives classiques est sans doute la visée commune dont
procèdent ces affinités. Dans « Bergson se faisant », Merleau-Ponty
écrit : « L'intuition de ma durée est l'apprentissage d'une manière
générale de voir, le principe d'une sorte de “réduction” bergsonienne
qui reconsidère toutes choses sub specie durationis – et ce qu'on
appelle sujet, et ce qu'on appelle objet » (in Signes, Paris, Gallimard,
1960, p. 232).
[6] ↑ Cf. L'évolution créatrice, passim.
[7] ↑ Bergson, L'évolution créatrice, Paris, PUF, 1983 (155e éd.), p.
193.
[8] ↑ Ibid., p. 367.
[9] ↑ Simondon, L'individuation à la lumière des notions de forme et
d'information, op. cit., p. 152.
[10] ↑ Voir mon Penser l'individuation, op. cit.
[11] ↑ Bergson, L'évolution créatrice, op. cit., p. 261.
[12] ↑ Simondon, L'individuation à la lumière des notions de forme et
d'information, op. cit., p. 269.
[13] ↑ In L'énergie spirituelle, Paris, PUF, 1966 (102e éd.), p. 2.
[14] ↑ Ibid.
[15] ↑ Ibid.
[16] ↑ Ibid.
[17] ↑ Bachelard, La valeur inductive de la relativité, Paris, Vrin,
1929, p. 208 et 210-211.
[18] ↑ La philosophie du non, Paris, PUF, 1966, p. 67.
[19] ↑ Le rationalisme appliqué, op. cit., p. 1 et 104 (souligné par
l'auteur).
[20] ↑ Ibid., p. 153 (souligné par l'auteur). Que le rationalisme
instrumental ne soit pas un scientisme malgré sa thèse d'une
souveraineté des sciences, cela tient à ce que le rationalisme
instrumental est une théorie de la connaissance – et en cela d'ailleurs
l'« épistémologie historique » s'y transcende –, tandis que le
scientisme, comme tel, n'a rien à dire que la science ne puisse déjà
dire.
[21] ↑ Simondon, L'individuation à la lumière des notions de forme et
d'information, op. cit., p. 33-34. La distinction annoncée entre, d'une
part la transduction, d'autre part la déduction et l'induction est alors
précisée par Simondon à la page 34, à laquelle je renvoie donc le
lecteur par manque de place ici.
[22] ↑ Du mode d'existence des objets techniques, Paris, Aubier, 1958,
p. 216.
[23] ↑ Ibid., p. 233.
[24] ↑ Ibid., p. 236.
[25] ↑ L'individuation à la lumière des notions de forme et
d'information, op. cit., p. 564 (souligné par l'auteur).
Esthétique
Ontologie poétique
La présence de Bergson dans
l'esthétique bachelardienne
Valeria Chiore
Introduction
« Le bergsonisme, dans sa révolution contre la
philosophie du concept, a justement revendiqué
l'étude directe du changement comme une des
tâches les plus urgentes de la
métaphysique. » [1]
Ainsi Bachelard commence-t-il la
« Conclusion » de L'air et les songes, à
propos de Bergson et du bergsonisme, avec
lesquels il a depuis toujours entretenu un
rapport de confrontation critique et averti.
Un rapport qui, continu et constant dans les
œuvres épistémologiques, s'est de plus en plus
affaibli dans les textes de poétique, en
s'affirmant avec une certaine force justement
dans son livre consacré à l'élément aérien [2] .
Par conséquent, L'air et les songes peut être
considéré comme le texte fondamental de la
confrontation « poétologique » entre Bachelard
et Bergson.
Confrontation dialectique, dans laquelle
Bachelard, après avoir reconnu à Bergson le
mérite d'avoir dynamisé la conception du temps
et du mouvement, impute à ce dernier un
certain immobilisme, un certain cinématisme,
sollicitant un plus d'ontologie, qui ramène
progressivement la notion de mouvement à
celles – tout à fait bachelardiennes –
d'imagination, de volonté et d'instant.
Mais, au même moment où, dans L'air et les
songes, Bachelard procède à cette triple
réduction, il récupère à son arc bien d'autres
flèches d'antibergsonisme, représentées, par
exemple, par L'intuition de l'instant (mais,
aussi, La dialectique de la durée et Instant
poétique et instant métaphysique), un texte
d'une portée théorique forte qui, centré sur
la notion d'instant insérée dans une plus
ample structure ontologique, peut être
considéré comme le pilier du chapitre
conclusif de L'air et les songes.
Le mouvement, en tant qu'imagination, volonté
et instant, se présente, donc, comme un noyau
déterminant de la confrontation entre
Bachelard et Bergson. L'intuition de
l'instant, comme Ur-Text de L'air et les
songes (et plus généralement d'un certain
aspect de la poétique bachelardienne). Et
Bergson, fond inéluctable de la confrontation
bachelardienne, comme basso continuo,
contrepoint dialectique à partir duquel
Bachelard pourra définir sa propre
philosophie, en particulier sa poétique, comme
ontologie poétique.
L'air et les songes : mouvement,
imagination, volonté

Mouvement
Le Mouvement, tout d'abord.
« Si l'on veut étudier des êtres qui produisent
vraiment le mouvement, qui sont des causes
vraiment initiales de mouvement, on pourra
trouver utile de remplacer une philosophie de
description cinématique par une philosophie de
production dynamique. » [3]
Fondamentale chez Bergson, à travers L'évolution
créatrice (1907), Durée et simultanéité (1922),
jusqu'à La pensée et le mouvant (1934),
corroborée par les principes de mouvant, durée,
élan vital, où elle trône dans le plus vaste
horizon d'une métaphysique de la liberté, la
notion de mouvement est reprise, dans L'air et
les songes, par Bachelard, et partagée, avec un
évident artifice dialectique, en tant qu'élément
de différenciation d'une nouvelle philosophie
dynamique qui s'oppose à la philosophie
classique, cinématique. Et ce n'est pas un
hasard si L'air et les songes a comme sous-titre
éloquent « Essai sur l'imagination du
mouvement » [4] .
Tout d'abord Bachelard semble partager en tout
et pour tout le bergsonisme, dans sa lutte
contre la physique classique – géométrique,
spatiale, cinématique –, des solides, en faveur
d'une physique plus avancée – arithmétique et
mathématique, temporelle et dynamique –, des
fluides, privilégiant la production dynamique
contre la description cinématique : comme si le
dynamisme du mouvement, en soi-même productif,
pouvait être employé contre un cinématisme
simplement descriptif d'une mécanique lue comme
transport d'un objet solide dans l'espace [5] .
Et pourtant sur ce point Bachelard prend
progressivement ses distances de Bergson :
« Cette substitution nous paraît devoir être
aidée si l'on accueille les expériences de
l'imagination dynamique et de l'imagination
matérielle » [6] – dit-il ; ou bien : « Les
images que nous proposerons conduiraient à
soutenir l'intuition bergsonienne (…) par les
expériences positives de la volonté et de
l'imagination. » [7]
Nous sommes donc à un tournant : Bergson
apparaît, chez Bachelard, pour ce qu'il est : un
interlocuteur, une occasion, un prétexte : un
obstacle à surmonter, afin de pouvoir définir
une théorie, tout à fait nouvelle, du mouvement,
où le mouvant, dans le plein respect de son
dynamisme intrinsèque, est intégré à travers le
recours aux principes, tous bachelardiens,
d'imagination dynamique et d'imagination
matérielle ou, autrement dit, de volonté et
d'imagination.
Imagination et volonté : voici les éléments de
réduction du mouvement bergsonien. Voici la
tâche métaphysique, la demande d'ontologie, que
Bachelard réclame à Bergson : une quête non
satisfaite, selon Bachelard, par un bergsonisme
qui, malgré ses efforts, lui semble être encore
excessivement lié à une sorte de cinématisme.
Ontologie que Bachelard vise à renforcer,
redonnant au bergsonisme sa propre force
dynamique et propulsive : en se servant des
mêmes images suggérées par Bergson : des
métaphores que Bachelard lit, pour ainsi dire, à
la lettre, en les soumettant à une véritable
« critique imaginaire » [8] .
C'est le cas des couples d'images comme poussée
et aspiration, passé et avenir, dessin et
dessein, qui traversent le bergsonisme ainsi que
les pages de L'air et les songes. Couples
d'images qui, unies aux notions d'imagination et
de volonté, représenteront notre domaine
d'analyse : celui que Bachelard délimite, dans
sa poétique de L'air et les songes, pour
justifier et rectifier la notion bergsonienne de
mouvement.
Ce même domaine d'analyse qui nous orientera, de
plus en plus, avec sa référence à la thématique
de l'instant, vers un horizon tout à fait
ontologique.

Imagination
« Donnons tout de suite un exemple d'une
critique fondée sur les images, d'une critique
imaginaire » – dit Bachelard, en soulignant :
« On pourrait donc, croyons-nous, multiplier le
bergsonisme si l'on pouvait le faire adhérer aux
images dont il est si riche, en le considérant
dans la matière et dans la dynamique de ses
propres images. » [9]
L'appel aux images est impérieux chez Bachelard,
et l'amène à retrouver, dans Bergson même, des
traces d'imagination : imagination matérielle,
imaginaire, imagerie.
C'est le cas de poussée et aspiration, des
images récurrentes chez Bergson, qui nous
donnent pleinement, selon Bachelard, le
dynamisme du mouvement. Des images qui
toutefois, pas suffisamment amplifiées par
Bergson, réclament une valorisation ultérieure,
qui en souligne l'engagement dans les matières
élémentaires : le vol onirique des poètes, par
exemple, ou l'élan minéral des alchimistes.
Des images dont les chantres ne sont ni Bergson
ni le bergsonisme, mais, plutôt, Shelley et
Guéguen, Geber et Boehme : poètes et alchimistes
qui, de la profondeur de leurs intuitions
solitaires, donnent des leçons de matière, de
dynamisme et de volonté, en transformant le
mouvement de Bergson, trop cinématique, en un
vrai élan ascensionnel.
Et Bachelard affirme : « Nous retrouvons
toujours les mêmes conclusions : l'imagination
d'un mouvement réclame l'imagination d'une
matière. À la description purement cinématique
d'un mouvement – fût-ce d'un mouvement
métaphorique –, il faut toujours adjoindre la
considération dynamique de la matière travaillée
par le mouvement. » [10]
Mouvement comme imagination, disait-on. Mais,
aussi, mouvement comme volonté.
Du moment que imagination et rêve apposent leur
sceau à la notion de mouvement, ils transforment
en effet le mouvement bergsonien en volonté, en
exercice de volonté. Notion complexe, empruntée
à un certain bergsonisme revu et corrigé à la
lumière d'une nouvelle sensibilité
schopenhauerienne et nietzschéenne, et que
Bachelard décline dans la double modulation de
poussée et aspiration, mais aussi de passé et
avenir, de dessin et dessein, en y soulignant
l'épaisseur temporelle et la vocation
ontologique.

Volonté
« Pour expliquer la valeur dynamique de la durée
qui doit solidariser le passé et l'avenir, il
n'est pas, dans le bergsonisme, d'images
dynamiques plus fréquentes que la poussée et
l'aspiration » – répète Bachelard. Mais, il se
demande : « Ces deux images sont-elles vraiment
associées ? Ne jouent-elles pas, dans
l'exposition, le rôle de concepts imagés plutôt
que d'images actives ? » Et il conclut : « La
volonté a besoin de dessins plus riches dans
l'avenir, plus pressants dans le passé. Pour
employer le double sens dont Paul Claudel aime à
jouer, la volonté est un dessein et un
dessin. » [11]
La volonté résout la séparation opérée par le
bergsonisme, mettant en relief son caractère
analytique et pas suffisamment dynamique ; car
seule la volonté peut redonner à la durée son
propre dynamisme, à travers l'exercice complexe
de dessin et de dessein, de projection et
d'accomplissement d'un acte.
Nous sommes là au cœur du problème.
La volonté, plus radicalement que l'imagination,
se pose comme racine du temps ; source d'un
mouvement qui a retrouvé, dynamiquement, sa
propre valeur de durée, en récrivant le temps,
en reconstruisant la texture du temps, sous le
signe du dynamisme, d'une authentique et réelle
liaison entre poussée et aspiration, passé et
avenir, qui était inhérente à la durée
bergsonienne, et que Bergson lui-même, selon
Bachelard, n'aurait pas assez valorisée.
Mais, si la volonté a un tel pouvoir, cela est
dû à deux aspects, profondément entrelacés, qui
n'appartiennent pas au bergsonisme, mais,
plutôt, à la philosophie bachelardienne :
l'instant et l'intentionnalité.
« Passé et avenir sont mal solidarisés dans la
durée bergsonienne précisément parce qu'on y a
sous-estimé le dessein du présent. Le passé se
hiérarchise dans le présent sous la forme d'un
dessein ; dans ce dessein, les souvenirs
décidément vieillis sont éliminés. Et le dessein
projette dans l'avenir une volonté déjà formée,
déjà dessinée. L'être durant a donc bien dans
l'instant présent où se décide l'accomplissement
d'un dessein le bénéfice d'une véritable
présence. Le passé n'est plus simplement un arc
qui se détend, l'avenir une simple flèche qui
vole, parce que le présent a une éminente
réalité. Le présent est cette fois la somme
d'une poussée et d'une aspiration. » [12]
Dessin et dessein, dessein du présent, la
volonté exerce, dans l'instant, sa propre force
de projection et de hiérarchisation du temps, en
l'orientant, le commandant, l'intentionnant.
Dessin et dessein, dessin achevé et dessein
projeté, la volonté est tout d'abord
intentionnalité, force perspective, prospective,
intentionnelle, qui donne à la ligne du temps un
sens, un vers, une direction. Qu'est-ce, en
effet, la volonté, si ce n'est la force
primordiale qui corrige la flèche du temps à
travers un exercice d'intentionnalité ? Qu'est-
ce la voluntas, si ce n'est cette capacité
d'intervenir sur la scansion du temps, en la
récrivant sous le signe de l'intention ?
De même, dessein du présent, qu'est-ce, au fond,
la volonté, dans son intentionnalité, si ce
n'est l'instant, pivot du temps, sur lequel la
temporalité se fixe, de toute sa portée
ontologique et instaurative, pour mieux se
développer dynamiquement, orienter,
intentionner ?
Nœuds ontologiques, instant et intentionnalité
se présentent, donc, comme la racine de la
volonté et, à travers la volonté, comme la
texture d'un temps qui, traversé par l'élan
dynamique et dynamisant de la durée, résout,
enfin, le rapport entre des dimensions
temporelles qui subsisteraient, autrement, comme
des purs néants.
Une promotion ontologique qui élève la durée à
la dimension de l'être, en la transformant de
simple durée en être durant.
Et Bachelard, en comblant la faille d'un
bergsonisme appauvri auquel il entend redonner
une nouvelle lymphe vitale, en commentant un
passage de Hofmannsthal qui déclame : « Dans
l'instant, il y a tout : le conseil et
l'action » [13] , s'exclame : « Prodigieuse
pensée, où se reconnaît en sa plénitude l'être
humain voulant. » [14]
Instant, donc, comme dernier élément de
réduction d'un mouvement lu comme imagination et
volonté.
Et pourtant la notion d'instant n'est pas
nouvelle chez Bachelard, étant donné qu'elle
prédomine dans un texte précédent, d'une portée
philosophique extraordinaire : L'intuition de
l'instant (1932). Texte qui, entièrement
consacré à l'instantanéité, comme d'ailleurs La
dialectique de la durée (1936) et Instant
poétique et instant métaphysique (1939), se pose
comme Ur-Text de L'air et les songes et comme
moment fondamental pour la fondation de la
tétralogie en tant que véritable ontologie [15] .
L'intuition de l'instant : temporalité, ontologie,
intentionnalité

Temporalité
« Le temps n'a qu'une réalité, celle de l'Instant. » [16]
Le début de L'intuition de l'instant ne laisse aucun doute : l'instant
se pose comme ontologie, noyau ontologique de la temporalité.
Consacré à la Siloë de son ami et collègue Gaston Roupnel, le texte
bachelardien, qui précède de dix ans L'air et les songes, se présente
immédiatement, à partir de 1932, comme un véritable manifeste
antibergsonien : un antibergsonisme savant de celui qui, imprégné de la
théorie de Bergson, s'en est progressivement éloigné, pour adopter des
positions antagonistes et différentes.
« Quand nous avions encore foi en la durée bergsonienne – rappelle
Bachelard – et que nous nous efforcions d'en épurer et par conséquent
d'en appauvrir la donnée, nos efforts rencontraient toujours le même
obstacle : … le caractère de prodigieuse hétérogénéité de la
durée. » [17]
Prodigieuse hétérogénéité, la durée bergsonienne tombe sous les coups de
l'instant, fragmentaire et discontinu, qui défait la ligne du temps, en
la décomposant dans ses dimensions de passé, de présent et d'avenir, et
en la recomposant sous le signe du changement et du commencement, de
l'innovation et de la créativité.
« La durée n'a pas de force directe ; le temps réel n'existe vraiment
que par l'instant isolé, il est tout entier dans l'actuel, dans l'acte,
dans le présent » [18] , soutient Bachelard. Et encore, en insistant sur
sa portée ontologique : « Comme réalité, il y en a qu'une : l'instant.
Durée, habitude et progrès ne sont que des groupements d'instants (…).
Aucun de ces phénomènes temporels ne peut avoir un privilège
ontologique. » [19]
Seulement l'instant qualifie le temps, pulvérisant et réduisant à un pur
néant les dimensions contiguës de passé et de futur, qui existent
pourtant, en tant que projections du présent, d'une réalité
ontologiquement forte qui « place le néant absolu aux deux bords de
l'instant » [20] .
Dans ce passage de L'intuition de l'instant, se vérifie la rupture
bachelardienne vis-à-vis de Bergson ; ici mûrit le triomphe de
l'instant, constitutif de temps et de réalité.
Mais quel type d'instant est celui de Bachelard ?
Un instant ontologique, qui porte sur soi la marque de la discontinuité
mais, aussi, de la création, de la nouveauté, de l'invention,
préfigurant des horizons inattendus et réalisant, d'un côté, la
métaphysique de la liberté tant désirée par Bergson, et d'un autre côté,
au-delà de Bergson, une véritable ontologie poétique.

Ontologie
Instant comme discontinuité, tout d'abord.
« Nous aurions voulu un devenir qui fût un vol dans un ciel limpide, un
vol qui ne déplaçât rien, auquel rien ne fît obstacle, l'élan dans le
vide, bref le devenir dans sa pureté et dans sa simplicité, le devenir
dans sa solitude » – avoue Bachelard. Et il continue : « Que de fois
nous avons cherché sur le devenir des éléments aussi clairs et aussi
cohérents que ceux que Spinoza puisait dans la méditation de
l'être. » [21]
L'élan ontologique est vibrant (voir la référence au spinozisme), et il
nous rappelle la demande d'ontologie si pressante dans L'air et les
songes (exprimée, du reste, à travers la même image du vol). Mais la
durée, entendue à la manière de Bergson, ne répond pas à l'appel :
analysée de plus près, elle se décompose dans ses éléments fondamentaux,
qui ne sont pas durée et continuité mais, plutôt, instant et fragment,
moment et discontinu.
Ne serait-il pas alors plus prudent, métaphysiquement prudent,
considérer l'instant comme fondement de la temporalité ? Accepter,
ontologiquement, que la durée se donne, enfin, comme une « poussière
d'instants » [22] ?
Une « atomisation du temps », en somme, « arithmétisation temporelle
absolue » [23] , qui fait de la discontinuité sa propre raison d'être,
jusqu'à préconiser une « pédagogie du discontinu » [24] .
Instant comme discontinuité, disait-on. Mais, aussi, instant comme
nouveauté, invention, création.
« Toute la force du temps se condense dans l'instant novateur où la vue
se dessille, près de la fontaine de Siloë, sous le toucher d'un divin
rédempteur qui nous donne d'un même geste la joie et la raison, et le
moyen d'être éternel par la vérité et la bonté. » [25]
Emprunté à la rupture et à la discontinuité, l'instant est ainsi
novateur, capable de transformer le mouvement en changement et en
commencement.
À la philosophie bergsonienne, qui, à travers la durée, a sacrifié la
nouveauté de l'instant, Bachelard oppose la doctrine du commencement de
Roupnel, sur laquelle il innerve son pouvoir de nouveauté, d'invention,
de création, en reportant l'être « à la liberté ou à la chance initiale
du devenir » [26] , qui représente, au fond, le sens de la métaphysique de
la liberté bergsonienne.
Mais l'instant bachelardien va au-delà, en fondant une véritable
ontologie de la création qui, en réglant tous les domaines de
l'existence, se décline comme ontologie poétique et poïétique.
« Si l'on se porte dans le domaine des mutations brusques, où l'acte
créateur s'inscrit brusquement, comment ne pas comprendre – se demande
Bachelard – qu'une ère nouvelle s'ouvre toujours par un absolu ? » [27] :
l'acte créateur, le to on, moment ontologique et instauratif, se consume
dans l'instant : de la biologie [28] à la physique relativiste et
quantique [29] ; de la géométrie à la musique [30] ; pour aboutir, enfin,
aux horizons éclairés de la poésie, en nous redonnant, dans la lancée de
Roupnel, « les heures enchanteresses du matin primitif ruisselant de
créations neuves » [31] .
Créateur et discontinu, l'instant se présente donc, dans L'intuition de
l'instant, comme racine ontologique, constitutive du temps, de la
réalité, de la poésie et, encore, comme matrice d'intentionnalité.

Intentionnalité
« Nous devons souligner au passage la place de l'acte d'attention dans
l'expérience de l'instant. C'est qu'en effet il n'y a vraiment évidence
que dans la volonté, dans la conscience qui se tend jusqu'à décider un
acte. » [32]
Tension, décision, attention, l'instant représente la volonté en tant
qu'intentionnalité.
Une intentionnalité pas encore tout à fait déclarée, qui, ébauchée tout
d'abord comme un générique tendre vers- de caractère physique ou
psychologique, trouve dans la conscience sa propre dimension, en se
révélant, enfin, dans toute sa portée intentionnelle.
C'est le cas du tendre vers- vectoriel, emprunté à la physique, « qui
indique ce qui fait la direction du temps, en quoi une perspective
d'instants disparus peut s'appeler passé, en quoi une perspective
d'attente peut s'appeler avenir » [33] . Ou, encore, du tendre vers-
attentif, dérivé de la psychologie, « qui se tend jusqu'à décider un
acte » [34] . Mais c'est, surtout, le cas du tendre vers- conscienciel
qui, véritable racine d'intentionnalité, se présente comme matrice du
vecteur et de l'instant, de la volonté et de l'imagination, in uno du
mouvement de la durée et du temps : ce qui, conjuguant instant et
volonté, rachète passé et avenir de leur néant réciproque, leur
attribuant, toujours en langage physique, un vers et une direction.
« C'est à notre conscience que revient la charge de tendre sur le
canevas des instants une trame suffisamment régulière pour donner en
même temps l'impression de la continuité de l'être et de la rapidité du
devenir », observe Bachelard. Et, encore : « C'est en tendant notre
conscience vers un projet plus ou moins rationnel que nous trouverons
vraiment la cohérence temporelle fondamentale qui correspond pour nous à
la simple habitude d'être. » [35]
Une tension consciencielle, quasi « phénoménologique » ou bien
« augustinienne », que toutefois Bachelard n'emprunte ni à Husserl, ni à
Augustin, quant plutôt à la psychologie « emphatique » et « affective »
de Guyau qui, à partir de La genèse de l'idée du temps (« L'idée du
temps… se ramène à un effet de perspective ») [36] et de son épaisseur
projective et intentionnelle, consent au tendre vers-bachelardien de se
révéler, enfin, comme véritable intention, « qui ordonne vraiment
l'avenir comme une perspective dont nous sommes le centre de
projection » [37] .
Vectorielle, psychique et consciencielle, l'intentionnalité se révèle,
donc, comme la structure portante de l'instant, à son tour un seuil
subtil le long duquel la durée et le mouvement se transforment en
imagination et volonté.
Voilà le résultat de L'intuition de l'instant. C'est là le sens caché de
la demande d'un plus d'ontologie que Bachelard adresse à Bergson dans
L'air et les songes : le même dans lequel l'instant métaphysique se
transforme en instant poétique, en présentant la poésie comme
« métaphysique instantanée » [38] , « temps vertical d'un instant
immobilisé » [39] , qui, en désarticulant le temps et, avec lui, la durée
bergsonienne, recompose, enfin, poussée et aspiration, passé et avenir,
dessin et dessein, en nous permettant de remonter, avec notre tâche
finalement accomplie, vers le chapitre conclusif du texte aérien et,
plus généralement, vers l'entière doctrine tétravalente des tempéraments
poétiques.
Conclusion
Instant, imagination et volonté, donc, comme
éléments de réduction du mouvement bergsonien.
L'intuition de l'instant comme Ur-Text de
L'air et les songes.
Et Bergson, qui les traverse tous, comme
interlocuteur dialectique qui subsistera sur
le fond, en nourrissant, avec l'envergure
d'une confrontation à jamais assouvie, une
poétologie qui se configure, de plus en plus,
comme une véritable ontologie.
Notes du chapitre
[1] ↑ G. Bachelard, L'air et les songes (1943), Paris, 1987, p. 289. Sur la notion bergsonienne de
mouvement, expliquée par Bachelard à travers le mot changement, emprunté à la physique quantique,
voir G. Bachelard, La dialectique de la durée (1936), Paris, 2006, p. 90.
[2] ↑ Bergson n'apparaît dans la poétique bachelardienne, au-delà de L'air et les songes, si ce
n'est dans certaines brèves citations dans La formation de l'esprit scientifique (1938), véritable
Ur-Text de la doctrine tétravalente des tempéraments poétiques, et dans La poétique de l'espace
(1957). Il est souvent cité, au contraire, dans les textes épistémologiques.
[3] ↑ G. Bachelard, L'air et les songes, cité, p. 290.
[4] ↑ Les sous-titres des œuvres de la tétralogie poétique sont, à ce propos, très intéressants, car
ils décrivent, de façon schématique, un manifeste pour ainsi dire épistémologique, parce qu'ils sont
centrés sur les concepts de matière, mouvement et force (L'eau et les rêves, « Essai sur
l'imagination de la matière » ; L'air et les songes, « Essai sur l'imagination du mouvement » ; La
terre et les rêveries de la volonté, « Essai sur l'imagination des forces »).
[5] ↑ Voir G. Bachelard, L'air et les songes, cité, p. 289-290.
[6] ↑ Ibid., p. 290.
[7] ↑ Ibid.
[8] ↑ Ibid., p. 291.
[9] ↑ Ibid.
[10] ↑ Ibid., p. 300.
[11] ↑ Ibid., p. 292.
[12] ↑ Ibid. La traduction du mouvement/élan bergsonien à travers le mot volonté n'est pas fortuite,
mais elle renvoie explicitement à la Voluntas schopenhauerienne et au Wille zur Macht nietzschéen :
l'écho de Schopenhauer et de Nietzsche retentit fortement dans les pages de Bachelard. La volonté
de-(volonté de changement, volonté de se mouvoir, Ivi, p. 290) traduit bien le Wille zur Macht
nietzschéen, en y exaltant l'aspect visuel, poétique et poïétique ; et ce n'est pas un hasard si
Nietzsche prédomine dans L'air et les songes en tant que type poétique fondamental de l'imagination
aérienne, cernée dans son aspect actif, dynamique, poétique. Mais, plus que Nietzsche, la figure de
Schopenhauer s'impose dans ces pages de L'air et les songes : la volonté bachelardienne récupère en
effet la matrice métaphysique et ontologique de la Voluntas schopenhauerienne, qui, selon Bachelard,
s'accomplit dans l'instant plutôt que dans la durée.
[13] ↑ Ibid.
[14] ↑ Ibid.
[15] ↑ G. Bachelard, L'intuition de l'instant (1932) ; La dialectique de la durée (1936) ; Instant
poétique et instant métaphysique (1939). La dialectique de la durée et Instant poétique et instant
métaphysique, successifs à L'intuition de l'instant (et toutefois précédents à L'air et les songes),
visent tous les deux sur l'instant en tant qu'élément opposé à la durée bergsonienne : le premier,
en dialectisant la durée à travers sa déclination instantanée, du point de vue biologique, physique,
psychologique, rythmanalytique ; le deuxième, en soulignant les développements métaphysiques et
poétiques de l'instantanéité.
[16] ↑ G. Bachelard, L'intuition de l'instant (1932), Paris, 1992, p. 13.
[17] ↑ Ibid., p. 31.
[18] ↑ Ibid., p. 52.
[19] ↑ Ibid., p. 90.
[20] ↑ Ibid., p. 99.
[21] ↑ Ibid., p. 32.
[22] ↑ Ibid.
[23] ↑ Ibid., p. 28.
[24] ↑ Ibid., p. 56.
[25] ↑ Ibid., p. 95.
[26] ↑ Ibid., p. 27.
[27] ↑ Ibid., p. 18.
[28] ↑ En biologie, Roupnel contre Bergson détermine une biologie de l'évolution entendue comme
régénération opposée à la biologie de l'évolution en tant qu'adaptation (ibid., p. 83 et 67).
[29] ↑ Bachelard fait allusion à la physique de Einstein, par exemple, qui révolutionne le concept
de durée, en faveur de la notion d'instant : « l'instant, bien précisé, reste, dans la doctrine
d'Einstein, un absolu » (ibid., p. 30). Mais Bachelard se réfère surtout à la théorie quantique des
« impulsions », empruntée au Congrès de l'Institut Solvay en 1927, qui décrit, à travers l'intuition
du temps discontinu, les phénomènes de radiation, en expliquant comment l'atome est perçu
exclusivement en tant qu'impulsion, instant, discontinuité (ibid., p. 54).
[30] ↑ Les exemples se multiplient du point de vue géométrique (ibid., p. 45-46), et musical (ibid.,
p. 46 et 86-89), où on se réfère à la mélodie, expliquée par Bergson en tant que symbole de la
durée.
[31] ↑ Ibid., p. 98. Bachelard cite ici G. Roupnel, Siloë, Paris, 1927, p. 196.
[32] ↑ Ibid., p. 21.
[33] ↑ Ibid., p. 48.
[34] ↑ Ibid., p. 21.
[35] ↑ Ibid., p. 73.
[36] ↑ G. Bachelard, L'intuition de l'instant, cité, p. 33, n. 1. Bachelard se réfère ici à J.. M.
Guyau, La genèse de l'idée du temps, Paris, 1890, « Préface ». Bachelard revient plusieurs fois sur
le caractère psychologique de la théorie de Guyau sur la temporalité, en y soulignant l'épaisseur de
l'« affectif » et de la « sympathie » (ibid., p. 93).
[37] ↑ Ibid., p. 51. La citation de Guyau est empruntée, encore une fois, à J.-M. Guyau, op. cit.,
p. 33.
[38] ↑ G. Bachelard, Instant poétique et instant métaphysique, dans G. Bachelard, L'intuition de
l'instant, cité, p. 103. Instant poétique et instant métaphysique paru la première fois dans
« Messages : métaphysique et poésie », 2, 1939, date qui signe le début de la réflexion poétologique
de Bachelard (rappelons-nous qu'en 1938 parut La psychanalyse du feu, le premier des cinq textes qui
composent la doctrine tétravalente des tempéraments poétiques).
[39] ↑ G. Bachelard, Instant poétique et instant métaphysique, cité, p. 111.
La question de l'image chez Bachelard et Bergson :
problèmes et enjeux
François Ide

T out d'abord, commençons par expliquer le titre de cette intervention.


En quoi la notion d'image telle que l'on peut la trouver dans les
philosophies respectives de Bachelard et de Bergson nécessite-t-elle
d'en éclairer les problèmes, c'est-à-dire les difficultés propres à
chaque corpus mais aussi les points de frictions dès lors que l'on
confronte, ou que l'on met en perspective, les deux philosophies ? En ce
sens, parler d'enjeux, c'est évaluer, au-delà des problèmes repérés et
explicités, la portée de chaque œuvre et cerner leur coprésence par-delà
les divergences sur des thèmes philosophiques fondamentaux et communs
tels que la perception, la mémoire ou la durée, et surtout les notions
communes d'ouverture et de liberté qui constitueront l'horizon de notre
réflexion.
À ce titre, notre position sera la suivante : à un premier niveau
ontologique Bachelard et Bergson ont des conceptions différentes quant à
la nature de l'image, il faudra donc en repérer les écarts. Dans un
second temps, notre effort portera sur l'analyse des points d'insertion,
là où les deux auteurs se retrouvent sur des problématiques communes.
C'est alors que nous pourrons, au-delà des divergences, montrer les
convergences qui s'opèrent entre les deux pensées dès lors que l'on
s'attache à la portée philosophique, et in fine métaphysique, que la
notion d'image chez Bergson et chez Bachelard permet d'établir.
En ce sens, nous montrerons tout d'abord que Bachelard et Bergson
s'opposent sur la nature et la fonction de l'image. Pour Bachelard,
l'image est soit un obstacle qui nous empêche d'accéder à la complexité
du réel (dans un régime épistémologique) ; soit l'image nous élève en
une transcendance qui nous place au cœur d'une surréalité (dans un
régime poétique). En revanche, pour Bergson, l'image est
fondamentalement au cœur de notre rapport au réel dans la perception et
l'action. L'image pure, pour Bergson, nous plonge dans l'immanence de la
perception pure.
Par suite, l'opposition entre les deux philosophes porte bien évidemment
sur les questions de continuité et de discontinuité. Pour Bergson
l'image est liée à la notion de continuité, on peut même dire qu'elle en
est le vecteur. En revanche, pour Bachelard l'image, essentiellement
dans sa dimension poétique, se vit comme une modalité de rupture, tel un
espace pur et instantané qui instaure la discontinuité.
Mais c'est précisément au cœur de l'opposition entre les deux pensées
que nous allons tenter de trouver des points d'insertion et de
convergence qui nous permettrons de soulever et déployer les enjeux
communs. Notamment autour des thèmes de l'ouverture et de la liberté
puisque l'image dans sa dimension esthétique, chez Bachelard comme chez
Bergson, fonde cette ouverture et cette libération commune qui font de
l'image une élévation de soi et du monde, nous emportant ainsi sur un
registre moral et métaphysique. Ainsi se trouvera confirmée, nous
l'espérons, notre thèse initiale qui tend à affirmer que, bien que
partant d'une conception différente quant à la nature de l'image, les
deux auteurs qui nous occupent se retrouvent dans un souci commun. Celui
d'établir par la production d'images, et autour de leur résonance, une
dimension esthétique et morale au cœur de nos existences. Celui d'une
élévation ou d'une avancée par la création susceptible de changer
l'homme, l'homme libre qui accède à l'absolu chez Bergson et l'homme
intégral chez Bachelard.
Commençons par pointer la différence de nature dans les définitions
respectives de ce qu'est une image chez les deux philosophes.
Pour Bergson, la nature de l'image se joue bien sûr en termes de
représentation mais cette dernière notion est secondaire par rapport à
l'image pure qui se comprend essentiellement en termes de perception
puis d'action sur le réel. L'image est avant tout un moyen, notamment à
travers la notion de « perception pure » développée dans Matière et
mémoire [1] , d'appréhender le réel pour le transformer ou en tout cas y
moduler la fin et les moyens de notre action sur les choses. Au départ,
il y a donc une immanence de l'image dans sa dimension perceptive.
Alors que l'image, dans la tradition métaphysique, semblait devoir
introduire une rupture entre deux ordres donnés, que ce soit de
l'intelligible ou du sensible ou ceux de la conscience et du monde,
Bergson y voit une instance d'homogénéisation du réel : désormais toutes
les réalités qui m'apparaissent au travers de mes sens doivent être
rassemblées sous la dénomination commune d'images. C'est pourquoi il
faut prendre garde à ne pas confondre l'image et la représentation : si
la première détermine un horizon homogène d'existence, la seconde creuse
un écart entre ce qui est représenté et ce qui le représente, entre la
chose et son analogue dans la conscience. Bergson s'appuie sur sa
conception de l'image pour surmonter la scission représentative.
Mais toutes les images, quoique appartenant à un même niveau de réalité,
ne sont pas totalement réductibles les unes aux autres. L'analyse de
Bergson rencontre, en effet, la nécessaire dualité entre l'ensemble des
images formées par la matière, et cette image particulière qui est mon
corps. Mon corps a ceci de particulier qu'il est le centre actif,
vivant, à partir duquel s'organise ma perception du monde. Mais il n'en
est pas moins une image, au même titre que l'ensemble du monde matériel.
Il n'en diffère que par l'écart qui sépare le particulier de la
totalité.
C'est que Bergson entend, grâce à cette conception de l'image,
reformuler en profondeur les termes dans lesquels se posent la question
de notre rapport au monde, de notre place dans l'univers. Il ne nie pas
que mon corps a une fonction particulière par rapport à l'ensemble des
autres corps. Mais il refuse d'introduire une rupture dans le tissu du
réel qui me désolidariserait de la totalité de l'univers. L'enjeu est de
rendre possible une théorie de l'action. Pour que mon corps soit
autonome, actif, il ne doit pas se confondre avec l'ensemble du donné
matériel. Mais pour que son action soit effective et s'exerce sur
d'autres corps, sa réalité ne doit pas être hétérogène avec celle de
l'ensemble de l'univers. C'est pourquoi mon corps est aussi une image,
particulière certes, mais avant tout une image parmi les images.
La conception que Bachelard donne de l'image est différente. Tout
d'abord parce qu'elle se déploie selon deux pôles : épistémologique et
poétique. Dans le domaine de la recherche épistémologique, l'image est
ce qu'il faut dépasser, c'est un obstacle épistémologique en ce sens
qu'elle représente simplement et naïvement, c'est-à-dire faussement, des
phénomènes complexes.
Pour ce qui est de la poétique, l'image possède chez Bachelard une tout
autre fonction. Il faut ici savoir s'abandonner à l'expérience première,
pure et naïve de l'image poétique pour autant que l'on sache en
appréhender le rythme et la pulsation, ce sens particulier de la
métaphore cher à Bachelard.
On comprend que, pour Bachelard, la connaissance est dans un régime
épistémologique une affaire de concepts et non d'images. Cette division,
Bachelard la maintient dans sa philosophie des sciences de son premier
livre à son dernier. À l'inverse, de manière plus générale tous ses
ouvrages dits de poétique entretiennent un rapport étroit avec la notion
d'image. C'est en ce sens qu'il s'attache à définir ce qu'est une
véritable image poétique. Il faut tout d'abord écarter les images
superficielles. Il en est de plusieurs sortes, et toutes ont en commun
de se prêter à une rationalisation facile, celle qu'on obtient en
faisant appel à une mythologie scolaire, l'ondine à la source, l'air qui
frémit à la sylphide. Il y a donc des images poétiques qui sont aussi
des obstacles.
Au contraire, les vraies images, celles dont nous vivons la vie sont
celles dans lesquelles l'imagination travaille une matière et obéit à un
dynamisme, et ce sont ces facteurs qui commandent les composantes
formelles de ces images. À une imagination simplement reproductrice, on
opposera donc une image créatrice, qui est toujours matérielle et
dynamique. Ces caractères, elle les doit aux rapports qu'elle entretient
avec les quatre éléments, une de ces quatre substances qui organisent
les rêveries des hommes à défaut de structurer leurs pensées.
Nous remarquons ici une première opposition entre les deux auteurs. D'un
côté, une conception de l'image constitutive de notre rapport au réel et
considérée comme indépassable car à la base de toute ontologie par
Bergson. De l'autre, une définition de l'image qui permet un double
emploi dans la mesure où Bachelard convoque cette notion pour en montrer
les lacunes et l'imperfection épistémologique. L'image est à proscrire
si l'on veut étudier la véritable manifestation du réel. Mais dans le
même temps, l'image est un vecteur de connaissance et d'expérience dans
le domaine de la poétique pour peu que l'on sache s'y abandonner et se
laisser porter par la fulgurance de l'image poétique mais qui nous
renvoie à une autre forme de réalité, une sur réalité.
On voit que l'opposition entre Bergson et Bachelard autour de la notion
d'image est bien réelle. Pour Bergson l'image est une condition de
possibilité essentielle de notre rapport au réel. Une forme pure de
l'immanence. Pour Bachelard l'image est toujours une forme impure qu'il
faut dépasser pour parvenir à une connaissance rationnelle et
scientifique où alors l'image est quelque chose qu'il faut travailler
pour en extraire la quintessence poétique en une difficile alchimie.
Néanmoins, au-delà de cette opposition, ce qu'il faut remarquer c'est
que l'image est au centre de la réflexion des deux philosophes.
À un second niveau, c'est dans le rapport à la temporalité que la
définition de l'image chez Bachelard et Bergson va également se
différencier.
Chez Bergson, l'image est liée à la notion de durée notamment à travers
le rapport étroit que l'image entretient avec la mémoire, et partant,
avec le temps. L'image est un vecteur de la continuité de l'expérience
dans le temps. L'image, chez Bergson, occupe une place et une fonction
centrale dans la théorie de la connaissance qui se déploie notamment
dans les deux chapitres centraux de Matière et mémoire [2] .
À l'inverse, chez Bachelard, l'image ne se conçoit jamais dans la durée
mais toujours dans la rupture et la discontinuité. L'image c'est ce dont
il faut se déprendre dans la démarche scientifique. Ou alors l'image,
dans sa dimension poétique, est comme une bulle atemporelle qui nous
sort de la réalité pour nous faire accéder à une surréalité. Notamment à
travers l'intuition de l'instant en tant qu'expérience qui se veut
poétique et métaphysique.
Certes, Bachelard peut accepter du bergsonisme « presque tout sauf la
continuité », c'est bien autour des concepts de durée, de rupture et de
discontinuité que les deux philosophies s'opposent le plus
rigoureusement. On le voit ici par le biais des deux conceptions très
différentes de la nature et de la fonction de l'image dans son rapport à
la durée. Néanmoins, c'est ici que nous allons tenter de dépasser
l'opposition pour voir en quoi, précisément, Bachelard peut tout
accepter du bergsonisme. En ce sens, nous allons raisonner en pensant ce
qui les unit, non pas à l'exclusion ni même à côté de ce qui les
désunit, mais au-delà. Et nous verrons que, précisément, cet au-delà
rejoint l'enjeu métaphysique d'une ouverture vers la liberté par le
truchement de la connaissance et de la création qui reste la
préoccupation ultime des deux philosophes. Et c'est bien sûr encore et
toujours, puisque tel est notre propos, autour de la question de la
nature de l'image que nous allons essayer de le démontrer.
C'est ici que se joue le cœur de la confrontation et que les enjeux
communs vont se déployer au-delà des oppositions. En effet, même si on
le sait il insiste sur la dimension discontinuiste, Bachelard accepte le
primat ontologique de la durée dans la mesure où la substance est faite
de rythme. Il accepte également la liberté, l'ouverture, il accorde
beaucoup – comme Bergson – à l'imagination et il va même plus loin dans
le sens du dynamisme. Tout sauf la continuité disions-nous. Attardons-
nous sur ce « tout ».
Bachelard, dans L'intuition de l'instant [3] , rétablit à l'intérieur de
la problématique du temps les dimensions essentielles de ponctualité et
de discontinuité, contre Bergson un an après la publication de La pensée
et le mouvant [4] et trois ans avant La dialectique de la durée [5] qui
apparaîtra comme la véritable riposte de Bachelard. La discontinuité se
manifeste à travers la rupture qu'instaure l'instant par le biais d'une
procédure de spatialisation signifiante. L'instant nous mène à une
verticalité qui vient briser et rythmer la durée, c'est la dimension
transcendante de l'ontologie bachelardienne. L'instant est une
ponctuation de l'espace qui vient rythmer le temps. L'intuition de
l'instant, c'est du temps spatialisé et imagé qui s'assume et se
revendique comme tel, et qui renvoie à une multiplicité ontologique. Un
régime ontologique différent, un surrégime ontologique oserions-nous
dire, dans la mesure où l'instant est métaphysique parce qu'il est
poétique et qu'il renvoie à une intuition pure. L'immanence rythmée par
le discontinu, littéralement contrapuntique, nous aspire vers une
transcendance. Le temps, c'est ici l'instant du poète qui s'absorbe dans
l'image pure que crée la rencontre avec l'élément. On comprend qu'il y a
ici non pas opposition irréductible entre Bachelard et Bergson autour de
la notion de durée, puisque la notion de durée est acceptée de part et
d'autre ; mais c'est la configuration de cette durée, continuiste d'un
côté et discontinuiste de l'autre, qui achoppe.
À ce titre, pour Bergson, Durée et simultanéité [6] (98/55), « il
faudrait… ne retenir que la continuation de ce qui précède dans ce qui
suit et la transition ininterrompue, multiplicité sans divisibilité et
succession sans séparation, pour retrouver enfin le temps fondamental.
Telle est la durée immédiate perçue sans laquelle nous n'aurions aucune
idée du temps ». Il y a donc durée quand il y a succession,
continuation, constitution d'un tout. Malgré ce point d'insertion, avec
l'acceptation de la notion de durée que nous avons tenté de placer,
l'opposition reste donc forte entre nos deux auteurs. Mais c'est
paradoxalement à partir de cet antagonisme autour de la notion commune
de durée, qu'un nouage des deux pensées reste possible. Voyons comment
la notion d'image, telle qu'elle se déploie sur les thèmes de
l'ouverture et de la liberté chez les deux auteurs, permet d'illustrer
ce véritable retournement de situation.
Tout d'abord, il y a un rapport et une communauté d'enjeu entre l'image
poétique verticale qui sublime chez Bachelard et l'image particulière
qu'est le souvenir pur chez Bergson. Ce principe de rapport à la
création par ces deux formes d'images s'applique d'ailleurs à un auteur
comme Proust chez Bergson bien sûr mais aussi chez Bachelard. Ce n'est
pas le passé qui est restitué tel quel, c'est le présent qui réactive le
passé et le reprend. C'est le cas de l'image déclenchante chez Bachelard
comme ça l'est du souvenir pur chez Bergson, c'est-à-dire celui qui se
trouve en haut du cône de la mémoire tel qu'on le trouve schématisé dans
les pages de Matière et mémoire [7] .
Dans les deux cas l'enjeu commun et ultime, c'est la liberté et
l'ouverture ; et l'image dans sa dimension esthétique fonde cette
ouverture et cette libération commune. Bien que de nature différente au
départ, on trouve ici un souci commun en termes de destination
esthétique et morale : celui d'une élévation ou d'une avancée par la
création autour d'une interrogation parallèle sur la notion d'image.
Développons ce point.
Bachelard reproche à la tradition philosophique de construire
l'imagination comme une fonction seconde par rapport à la perception, de
ne penser donc qu'à l'imagination reproductrice, alors qu'il cherche lui
à rendre compte de l'imagination authentique, celle qui ne forme pas des
images de la réalité, mais des images qui dépassent la réalité, qui la
chantent, dit-il, ou encore celle qui déforme les images fournies par la
perception. Ainsi l'image n'est en rien re-présentation, elle est
présentation, ou plus encore, création. C'est cette capacité de dépasser
le perçu qui fait de l'imagination une fonction valorisante, propre à
exalter la conscience en lui faisant retrouver et prolonger les forces
qui sont à l'œuvre dans la nature. C'est que Bachelard tourne son
attention vers les deux caractères qui lui paraissent propres à l'image
poétique, son imprévisible nouveauté et sa communicabilité. Il veut
maintenant donner l'image d'une ontologie directe qui mette en évidence
son être propre ainsi que son dynamisme propre.
Bachelard révise ici la notion jungienne d'archétype et institue par là
même autour de l'image une sphère de signification poétique pure. Le
rapport de l'image poétique nouvelle avec la conscience est un rapport
de résonance qui conditionne la communication poétique par l'image. Puis
après l'archétype de résonance, la sublimation pure vient libérer la
poétique de tout psychologisme. L'image poétique se décrit, chez
Bachelard, dans une sphère de sublimation pure, une sublimation qui ne
sublime rien car elle est libérée de la poussée des désirs. La
conscience poétique est totalement absorbée par l'image qui apparaît sur
le langage, au-dessus du langage habituel. L'image poétique est sous le
signe d'un être nouveau.
L'image poétique telle que la conçoit Bachelard est ici tout entière
parée du langage de l'ouverture et de la libération. Ce sont précisément
les mêmes thèmes que l'on retrouve chez Bergson dans Les deux sources de
la morale et de la religion [8] bien que le registre soit un peu
différent. La morale ouverte se sent aspirée vers des valeurs
universelles qui excèdent les représentations particulières de la morale
constituée et close. Cet élan vital qui exalte le moi vers un bien
supérieur est entraîné par des images, pour ne pas dire des figures
charismatiques (Socrate, Jésus, Moïse), et non par des principes
abstraits. Ce dépassement de soi prend sa source dans une image
médiatrice qui fixe l'orientation et met en mouvement celui qui vit
cette image vers une moralité supérieure et ouverte. Pour importer le
vocabulaire de Bachelard chez Bergson, il est ici question de
sublimation morale. Les images mises en œuvre par la morale ouverte dans
Les deux sources de la morale et de la religion doivent permettre de se
hausser au-dessus des habitudes et de faire naître une humanité nouvelle
(Les deux sources, 1046). Le parallèle avec Bachelard est flagrant
puisque ce dernier explique dans La poétique de l'espace « qu'il faudra
bien nous accorder que l'image poétique est sous le signe d'un être
nouveau. Cet être nouveau, c'est l'homme heureux » [9] . Entre l'homme
heureux et l'humanité nouvelle, une conjonction s'établit quant à la
portée philosophique, au sens d'une destination ou d'un horizon, des
deux pensées.
Revenons maintenant sur un thème qui, nous l'avons vu plus haut, oppose
fondamentalement les deux auteurs autour des questions de continuité et
de discontinuité, celui de la durée. Certes, comme on l'a vu, la durée
oppose pied à pied les deux auteurs mais sous l'angle de l'ouverture et
de la liberté cette opposition trouve un écho aux résonances souvent
similaires.
Pour Bergson « la mémoire sous ces deux formes, en tant qu'elle recouvre
d'une nappe de souvenirs un fond de perception immédiate, et en tant
aussi qu'elle contracte une multiplicité de moments, constitue le
principal apport de la conscience individuelle dans la perception, le
côté subjectif de notre connaissance des choses » [10] .
La mémoire est donc la conservation et la reproduction du passé dans le
présent. Elle prend trois formes :
pure, elle est enregistrement de tout ce qui arrive à une conscience
individuelle, conservation dans un inconscient global, d'où
ressortent parfois des images souvenirs (à condition d'être utiles)
plus librement dans le rêve et la connaissance désintéressée ;
habitude, elle est constitution de mécanismes corporels par
répétition, et reproduction automatique, plus ou moins inconsciente
donc ;
immédiate enfin, elle est la synthèse qui définit le présent épais
de la durée, et qui fait communiquer les deux premières mémoires, en
inscrivant le passé pur dans l'action présente, via ce mixte qu'est
l'image-souvenir, c'est-à-dire la représentation du passé. La
distinction psychologique des deux premières mémoires ne se conçoit
donc qu'avec la priorité métaphysique de la troisième – celle qui
nous intéresse au plus haut point – coextensive à la durée et à la
conscience elles-mêmes, et dont l'intensité varie avec elles. Ainsi
la mémoire devient elle la notion centrale à la fois d'une
psychologie générale, d'une théorie de la connaissance et d'une
métaphysique, à travers la durée.
De là s'ensuit chez Bergson une théorie définitive de la perception.
« J'appelle matière l'ensemble des images, et perception de la matière
ces mêmes images, rapportées à l'action possible d'une certaine image
déterminée, mon corps » [11] (…) « Notre perception à l'état pur ferait
donc partie des choses » [12] (…) « Percevoir consiste en somme à
condenser des périodes énormes d'une existence infiniment diluée en
quelques moments plus différenciés d'une vie plus intense (…). » [13]
Percevoir signifie immobiliser des images. La perception est donc double
chez Bergson : pure, ce qu'elle est d'abord en droit, elle consiste à
découper des images sur le fond de la matière en fonction de ses
besoins ; concrète, elle ajoute à ces contours spatiaux les qualités
sensibles qui résultent d'une contraction opérée par la mémoire, en
fonction de son rythme propre, sur les rythmes et les qualités mêmes de
la matière. La perception chez Bergson se conçoit alors comme une
intensification psychologique individuelle, menant aux confins de l'art
et de la morale. La perception est un lien biologique universel et
générique mais aussi une individualisation permanente, contact avec le
monde mais aussi histoire individuelle. Le dynamisme intense de la
pensée élémentaire, cher à Bachelard, n'est pas loin.
En effet, dans Le Monde comme caprice et comme miniature [14] Bachelard
décrit d'un côté l'espace du monde qui se joue devant nos yeux et avec
lequel nous jouons en créant des images poétiques. De l'autre, c'est le
monde sur lequel mon caprice va agir, cette action qui me définira comme
homo faber, là où ma rêverie se condensera en pensées séparées et où
l'univers se décomposera. Alors les choses se disperseront en objet de
science et en modalité d'action. Nous remarquons que c'est là, ni plus
ni moins, la fonction que Bergson assigne à l'image particulière qu'est
mon corps au milieu de toutes les autres images, focaliser en vue de
l'action, puis atteindre l'art et la morale selon les modalités du
rythme qu'on lui assigne. La miniature, c'est l'image poétique au sens
où l'entend Bachelard. Le caprice, c'est l'homme agissant sur le monde
grâce à l'image qu'il s'en fait. Tout comme chez Bergson, l'image sert à
découper le réel pour mieux l'appréhender en fonction d'une image
particulière, mon corps. Bachelard rejoint ce dispositif tout en
déployant l'image, comme on l'a vu, sur deux pôles ou deux régimes :
épistémologique et poétique.
On voit ici que ce qui apparaît comme concept commun à Bergson et
Bachelard, c'est le rythme, au-delà de la continuité et de la
discontinuité qui les séparent. Ce qui les unit, c'est le rythme. Si
l'on peut filer la métaphore certes le rythme n'est pas le même, d'où
les chocs, mais ce qui prime c'est le mouvement et plus encore la
direction vers laquelle nous mène ce mouvement, et cette direction est
commune. Et c'est sans doute cette direction commune, pour ne pas dire
ce sens commun, qui rythme la pensée des deux philosophes d'une cadence
conceptuelle différente parfois dissonante mais métaphysiquement
compatible. Puisque penser les images, c'est pour les deux philosophes
se dégager de l'immanence et se libérer de la contingence en
intensifiant à travers certaines procédures les forces de la vie
contenues dans ces mêmes images.
Essayons, pour illustrer ce dernier point, de nous attarder sur un
domaine où l'application concrète de notre position trouverait à
s'exprimer. Ce domaine est celui de l'esthétique.
Ainsi pour Bergson, qu'il soit peinture, sculpture, poésie ou musique,
l'art n'a d'autre objet que d'écarter les symboles pratiquement utiles,
les généralités conventionnellement et socialement acceptées, enfin tout
ce qui nous masque la réalité, pour nous mettre face à face avec la
réalité même [15] . Aussi, « à quoi vise l'art, sinon à nous montrer, dans
la nature et dans l'esprit, hors de nous et en nous, des choses qui ne
frappaient pas explicitement nos sens et notre conscience » [16] .
La fonction de l'art est donc de percevoir et de faire percevoir, à
travers une production d'image particulière, ce que masque la perception
habituelle, avant tout l'individualité des choses et des êtres, par la
création d'un artiste lui-même individuel. Il s'agit donc de la
rencontre intuitive de deux réalités, et qui suppose donc un effort
spécifique d'intuition et surtout de création.
Dans Les deux sources de la morale et de la religion, l'art est rapporté
à l'émotion créatrice. Ses traits constants sont déterminés par
l'opposition de la perception esthétique et de la perception
pragmatique, ou encore l'opposition de la création esthétique et de la
fabrication technique. L'art est ainsi porteur de vérité métaphysique.
Pour Bergson, « nous sommes libres quand nos actes émanent de notre
personnalité entière (…) ressemblance qu'on trouve parfois entre l'œuvre
et l'artiste » [17] .
De manière parallèle, la poétique de Bachelard se propose de « fonder
une métaphysique de l'imagination. C'est-à-dire obéir à la dynamique
immédiate de l'image ».
Il s'agit donc ici, pour Bachelard, de fonder une métaphysique de
l'imagination : « Seule la considération du départ de l'image dans une
conscience individuelle – peut nous aider à restituer la subjectivité
des images et à mesurer l'ampleur, la force, le sens de la
transubjectivité de l'image… » [18] À l'image objet, est substitué l'acte
de conscience : celui qui donne à la vie sa dimension authentiquement
créatrice, ouverte et libre.
Pour les deux philosophes la dimension esthétique de l'image est donc
bien au carrefour des deux sens de l'intuition ou de la perception
sensible, en son point de détachement où elle passe de sa fonction
psychologique à sa destination métaphysique. Ainsi est-elle profondément
intensive. Entre ces deux limites, dans chaque vie individuelle comme
dans l'histoire de l'humanité, l'art, loin d'être réservé au goût
subjectif, reste une dimension à part entière universelle de notre
expérience. C'est la fonction commune que Bachelard et Bergson semblent
accorder à l'image dans sa dimension esthétique, une ouverture et une
liberté possibles. Pour le dire autrement, une métaphysique concrète,
oxymore constitutif d'une philosophie de l'image telle qu'elle
s'esquisse chez les deux auteurs.
Pour conclure, nous insisterons donc sur le fait qu'une nouvelle fois,
au-delà des divergences, on retrouve un parallélisme intense entre les
deux destinations philosophiques. Si l'image d'un côté comme de l'autre
nous permet de nous situer dans le réel à des degrés divers, elle permet
surtout in fine de nous libérer du réel et de nous ouvrir à un monde
possible ; un monde esthétique et moral au sens où l'expérience du
monde, et la création de vie que l'image nous permet d'en donner, dresse
un homme nouveau et heureux chez Bachelard, une Humanité nouvelle chez
Bergson. Certes le chemin est long et tortueux, les antagonismes
profonds et nombreux mais, sortant de la confrontation entre les deux
systèmes, l'image commune qui nous reste en sortant de la confrontation,
c'est celle de deux philosophes tournés vers l'élévation et la création
de nouveauté en un souci métaphysique commun, l'ouverture infinie vers
l'exigence d'une liberté toujours plus pure et intense.
Notes du chapitre
[1] ↑ Œuvres (161-378). Sauf indication contraire, les nombres
indiqués entre parenthèses renvoient à la page correspondante
dans le volume d'Œuvres, dite édition du centenaire, établie
par André Robinet, Paris, PUF, 1959. Ils sont suivis de la
page de l'édition courante reproduite dans la collection
« Quadrige ».
[2] ↑ Intitulés : « De la reconnaissance des images. La
mémoire et le cerveau » et « De la survivance des images. La
mémoire et l'esprit ».
[3] ↑ L'intuition de l'instant. Étude sur la Siloë de Gaston
Roupnel, Paris, Stock, 1935.
[4] ↑ Œuvres (1251-1481), op. cit.
[5] ↑ La dialectique de la durée, Paris, PUF, 1936.
[6] ↑ Mélanges, Paris, PUF, 1972.
[7] ↑ Cf. p. 169 et 181 de l'édition « Quadrige » notamment.
[8] ↑ Œuvres (981-1245), op. cit.
[9] ↑ La poétique de l'espace, Paris, PUF, 1957, p. 12 dans
l'édition « Quadrige ».
[10] ↑ Matière et mémoire (184/31), op. cit.
[11] ↑ Ibid. (173/17).
[12] ↑ Ibid. (212/66-67).
[13] ↑ Ibid. (342/233).
[14] ↑ Études, Paris, Vrin, « Bibliothèque des textes
philosophiques », 1970, présentation G. Canguilhem, p. 23-39.
Article paru initialement dans la revue Recherches
philosophiques, III, 1933-1934, p. 306-320.
[15] ↑ Le rire (462/120), op. cit.
[16] ↑ La pensée et le mouvant (1370/149), op. cit.
[17] ↑ Essai sur les données immédiates de la conscience
(113/129), op. cit.
[18] ↑ La poétique de l'espace, Paris, PUF, « Quadrige », p.
12.
À la recherche du temps passé
Mémoire bergsonienne, image bachelardienne,
réminiscence proustienne
Jean Libis

S olliciter une rencontre entre Henri Bergson, Marcel Proust et Gaston


Bachelard pourrait apparaître à d'éventuels détracteurs comme une
entreprise à tout le moins artificielle, au pire mégalomaniaque.
Essayons de prévenir à l'avance la seconde critique, celle de la
mégalomanie. Certes il va de soi qu'un traitement exhaustif de cette
question exigerait la réalisation d'une thèse colossale. Je me contenterai
ici de dessiner un diagramme comparatif, qui pourrait faire l'objet de
développements ultérieurs et qui d'autre part se limitera à une question
essentielle : dans les trois œuvres ici convoquées, quels rapports
légitimes le sujet humain peut-il se flatter d'entretenir avec son propre
passé ? Par « légitime » j'entends ici une relation qui ne soit pas d'ordre
mythique ou idéologique, et qui soit donc légitimée par une démarche
d'accréditation, soit sur un plan philosophique, soit sur un plan
littéraire substantifié par une ossature philosophique. Le titre initial :
« Souvenir bergsonien, image bachelardienne, réminiscence proustienne » me
paraît aussi, après réflexion, presque trop large et il faudrait lui
adjoindre le titre, plus restrictif et plus banal, de : « À la recherche du
temps passé ».
En revanche, la première critique éventuelle, à savoir que cette démarche
serait quelque peu artificielle, ne me paraît pas très pertinente. Car
avant de réunir trois grands noms dans le creuset de cette fin de colloque,
je tiens à dire que leurs œuvres concentrent une même question absolument
radicale. Une question qui, loin de relever précisément d'un artifice
philosophique, nous plonge au cœur d'une interrogation centrale à toute
métaphysique qui voudrait se présenter, non comme science, mais comme
énigme. On pourrait formuler cette question de la façon suivante : qu'en
est-il de cet étonnement radical, de cette stupeur même, de cet effroi
certainement, qui nous saisit lorsque détournant notre attention des
sollicitations présentes, nous tentons de communiquer avec ce que nous
appelons communément le temps passé ? Comme telle cette question me paraît
éminemment bergsonienne – sauf sur un point capital. Bergsonienne d'abord
parce que seule une volonté intuitive, totalement dilatée, attentive et
toujours recommencée, peut nous ouvrir un espace de sympathie ou de
coïncidence avec l'enjeu qui nous retient. C'est dire qu'une approche
conceptuelle, ou intellectualiste, ou même scientifique de la notion du
temps me paraîtrait foncièrement en porte-à-faux avec son objet. Cette
position – que je revendique – est bien foncièrement bergsonienne sauf sur
un point important qui sera abordé en fin d'exposé : ce point concerne
l'absence total d'effroi qui est explicitement lisible dans le discours
bergsonien. Or cette question est tout aussi proustienne, quoique selon un
infléchissement différent : il me semble que Proust est peut-être davantage
hanté par la perte du temps que par sa re-saisie intuitive. Le titre de son
ouvrage est à cet égard d'une opportunité absolue : À la recherche du temps
perdu. Il n'empêche que le narrateur de la Recherche se fait fort de nous
délivrer « un peu de temps à l'état pur » [1] selon l'extraordinaire formule
divulguée en fin de parcours, et que par conséquent sa démarche n'est pas
non plus étrangère à la recherche d'une essence. Enfin le cas de Bachelard
semble d'abord nous éloigner un peu de la question posée, dans la mesure où
la préoccupation fondamentale de Bachelard n'est sans doute pas celle de la
temporalité, mais pourrait plutôt s'énoncer ainsi : quelles possibilités
avons-nous d'habiter effectivement l'espace du monde par la médiation du
langage ? De sorte que la philosophie de Bachelard semble s'apparenter
d'abord à une sorte de tentation cosmosophique. Il n'empêche que dans
plusieurs textes mémorables, Bachelard semble éperdument envahi par la
problématique du temps, qui devient, dans ses textes les plus intimistes,
celle de la mémoire.
Pour compléter ces généralités introductives, il faudrait jouer au
détective, et repérer exactement ce que furent les rapports réels et
textuels de ces trois auteurs entre eux. On peut repérer seulement quelques
rapprochements, qui sont d'ailleurs parfois insolites. Dans la première
« Introduction » à La pensée et le mouvant, Bergson dit que jusqu'ici
« aucun romancier ne s'était avisé d'aller méthodiquement à la recherche du
temps perdu » [2] . L'allusion à Marcel Proust est d'autant plus flagrante
que le titre de la somme proustienne est donné entre guillemets dans le
texte. Autre curiosité : il cite au moins une fois [3] Bachelard à propos de
l'article publié par ce dernier sous le titre « Noumène et microphysique »
et paru en 1931 dans les Recherches philosophiques. Proust, quant à lui,
cite le nom de Bergson en un passage de Sodome et Gomorrhe, dans lequel il
rapporte une conversation entre Bergson et Boutroux, tout en se demandant
si cette conversation est bien exacte [4] (et par ailleurs, qu'en est-il de
ce patronyme : Bergotte ; peut-on supposer une attirance patronymique entre
Bergson et Bergotte ?). Enfin Bachelard, dont on sait à quel point il fut
littéralement obsédé par l'œuvre et la stature de Bergson, Bachelard ne se
réfère à Proust que cinq fois [5] . Laissons là pour aujourd'hui ce roman
vrai des rencontres entre grands créateurs et tentons de traquer le roman
virtuel de leurs convergences – ipso facto il ne sera pas possible
d'échapper parfois à leurs divergences – et de leur sensibilité générale
face à une ontologie de la temporalité.
À dire vrai c'est moins sur la question générale du temps que sur celle de
la mémoire que porte l'essentiel de la perspective comparatiste qui nous
occupe ici. Seule la philosophie de Bergson semble hantée viscéralement,
dans toute son extension, par la question du temps, ou plus exactement par
celle de la durée, quoique les deux termes soient strictement coextensifs
l'un à l'autre. Les bergsoniens connaissent par cœur la fameuse phrase :
« Le temps est ce qui se fait et même ce qui fait que tout se fait. » [6]
Cette prise de position fondamentale est inséparable chez Bergson d'une
critique radicale de la tradition philosophique. De ce point de vue cette
philosophie est subversive, et je serais tenté de dire que la subversion
bergsonienne prépare la subversion bachelardienne (d'où chez ce dernier le
sentiment latent d'une dette qui se manifeste paradoxalement par une
insubordination récurrente, laquelle peut parfois devenir un peu agaçante).
La tâche de la métaphysique bergsonienne est bel et bien d'explorer le
temps comme déploiement infini d'une qualité pure – ce qui est presque chez
lui un pléonasme.
En revanche, je ne suis pas convaincu que la question du temps soit
centrale dans l'œuvre de Bachelard. En dépit des deux ouvrages consacrés à
cette question, c'est bien plutôt dans des livres plus tardifs, et
seulement dans des chapitres singuliers, qu'apparaît en toute splendeur le
questionnement sur le temps. Mais alors c'est davantage la question de la
mémoire qui fait surface et qui concentre vers elle la tonalité du texte.
Ceci n'invalide nullement la perspective explorée par Maryvonne Perrot dans
Bachelard et la poétique du temps. Néanmoins j'ai tendance à penser que la
question centrale chez Bachelard, une fois dépassé le souci de faire œuvre
épistémologique, serait plutôt une question de nature spatiale. On pourrait
la formuler ainsi : qu'en est-il de nos possibilités d'habiter le monde,
c'est-à-dire un espace lui-même structuré imaginairement par des matières
dont les quatre éléments nous fournissent un diagramme archétypal ?
Enfin on pourrait penser que Proust est bergsonien dans son entreprise de
construction d'une « cathédrale » littéraire. Il a sûrement pensé les
choses ainsi et le narrateur de la Recherche dit lui-même qu'il entend
donner à son œuvre « la forme du temps » [7] . Cependant là encore je ne suis
pas loin de penser que chez Proust la problématique du temps s'incline
devant celle de la mémoire. Qui plus est : dans son essai sur Proust,
Gilles Deleuze soutient que même la mémoire ne constitue même pas
l'essentiel de la Recherche. Cet ouvrage, dit-il non sans ostentation, est
tourné « vers le futur non vers le passé ». Je ne suivrai pas Deleuze dans
ce paradoxe. En revanche, une relecture évidemment fragmentaire de la
Recherche me laisserait plutôt à penser que c'est le désir qui est le nœud
gordien du monde de Proust et son éternel pierre d'achoppement – sauf peut-
être dans les dernières pages où le désir se défait et se magnifie tout à
la fois dans la grande sublimation du monde romanesque.
Ainsi et pour résumer cette courte première partie, ce n'est pas forcément
la question du Temps qui nous autoriserait à construire une fugue à trois
voix autour des auteurs qui me préoccupent ici. C'est bien plutôt celle de
la mémoire.
À tout seigneur tout honneur. La fameuse analyse de Bergson au début du
chapitre II de Matière et mémoire appartient à une sorte d'anthologie des
pièces maîtresses de la philosophie. La mémoire-habitude y est distinguée,
tous les lecteurs de Bergson le savent, de la mémoire-représentation. Or
c'est cette dernière qui est qualifiée de vraie mémoire. Ou encore : c'est
la « mémoire par excellence ». Ou : c'est la mémoire spontanée, ou encore
la mémoire qui imagine – c'est-à-dire qui se manifeste en une image unique,
singulière, irrémédiable, intangible. Bergson dit à juste titre qu'il faut
faire un effort considérable, contre nos habitudes de pensée, pour se
représenter ainsi le souvenir. D'habitude nous pensons plutôt le souvenir
comme quelque chose qui pâlit, qui s'altère, qui s'abîme et qui finit par
disparaître. En distinguant deux types de mémoire, Bergson ouvre une porte
dont les implications sont considérables. D'abord la vraie mémoire est en
quelque sorte empêchée par la nécessité que nous avons d'agir, à la fois
vis-à-vis de la matière et de la société ; c'est pourquoi elle est le plus
souvent oblitérée. « Pour évoquer le passé sous forme d'image, il faut
pouvoir s'abstraire de l'action présente, il faut savoir attacher du prix à
l'inutile, il faut vouloir rêver. » [8] On croirait lire ici une maxime
empruntée à Bachelard lui-même !
De plus l'originalité absolue – et peut-être sans comparaison dans
l'histoire des idées – de Bergson est de mettre entre parenthèses le
problème de la conservation des souvenirs. Se demander où se conservent les
souvenirs, c'est se poser une fausse question et être d'emblée victime
d'une métaphore spatiale. Les bergsoniens savent combien la thèse du
philosophe est radicale sur ce point : puisque la durée est posée comme
indivisible, la mémoire est coextensive à la durée elle-même et notamment à
la vie de l'esprit. Le souvenir est d'emblée parfait, c'est-à-dire adéquat
au réel : il ne s'altère ni ne s'abîme pour autant qu'il ne soit pas
concurrencé par la mémoire des habitudes qui sous-tend la nécessité d'agir
dans le monde. En d'autres termes : ce que nous appelons couramment l'oubli
n'est qu'une inattention au tissu indivisible de la durée à l'état pur. Le
souvenir ne se conserve pas en un lieu mental, il perdure de lui-même, à la
manière d'une note ou d'un accord musical dont toute l'existence est
fonction de la totalité de la partition qui se joue. « Il y a simplement la
mélodie continue de notre vie intérieure – une mélodie qui se poursuit et
se poursuivra, indivisible, du commencement à la fin de notre existence
consciente. » [9] À dire vrai, le « il y a simplement » de Bergson est tout
le contraire d'une simplicité ! La thèse du philosophe me semble tout aussi
fascinante qu'elle est résolument problématique (mais ce n'est pas ici le
lieu d'en discuter). Toutefois les conséquences en sont si considérables
qu'il est malaisé d'échapper à la fascination qu'elle suscite.
Pour ma part, j'ignore jusqu'à quel point Marcel Proust a intériorisé cette
extraordinaire intuition métaphysique. En tout cas son bergsonisme – si
bergsonisme il ya–n'est pas très orthodoxe. Une étude de Pascal Fieschi est
sur ce terrain très éclairante [10] . Elle montre certes qu'il y a bien chez
Proust deux types de mémoire : une mémoire intellectuelle qui opère dans la
reconstruction mentale, c'est-à-dire le replâtrage. Et une mémoire
extatique, une véritable réminiscence, qui est pure irruption du passé dans
le présent. Nous connaissons tous, au moins par ouï-dire, les moments
canoniques du parfum d'aubépine et des pavés dans la cour de Guermantes. On
a qualifié d'affective cette mémoire, et il faudrait alors distinguer, au
sein même de cette catégorie, à nouveau deux mémoires : selon qu'il y a
seulement mémoire d'un désir passé – expérience qui peut alors rester
complètement douloureuse – ou réminiscence plénière, source alors d'une
joie qui est corrélative d'une expérience métaphysique totalement autonome.
Le premier cas est illustré par exemple par telle ou telle remémoration
douloureuse : « Il m'arrivait souvent de me rappeler avec une violence de
désir inouïe telle fillette de Méséglise ou de Paris, la laitière que
j'avais vue au pied d'une colline, le matin, dans mon premier voyage vers
Balbec. Mais hélas ! je me les rappelais telles qu'elles étaient alors,
c'est-à-dire telles que maintenant elles n'étaient certainement plus. » [11]
Or une telle atmosphère de crispation est très différente de ce que sera le
deuxième cas, celui de la véritable illumination mnémonique, puisque dans
ce cas le narrateur parviendra à dire que « … les images de Combray et de
Venise m'avaient (…) à l'un et à l'autre moment, donné une joie pareille à
une certitude, et suffisante, sans autre preuves, à me rendre la mort
indifférente » [12] .
Par ailleurs, outre ce dédoublement au sein même de la mémoire dite
affective, il y a une autre différence notoire entre l'univers du
philosophe et celui du romancier. Chez Bergson la totalité des souvenirs
est en droit mémorable en tant qu'images puisque chacun d'entre eux possède
une épaisseur ontologique totalement irréductible. Dans l'univers de
Proust, il semble au contraire qu'une multitude de souvenirs secondaires ou
tertiaires tombe dans les limbes, les débarras de la mémoire. L'expérience
de la réminiscence est aussi violente qu'elle est rare. Pascal Fieschi
oppose assez plaisamment la « mémoire démocratique et laxiste » de Bergson
à la « mémoire aristocratique et janséniste » de Proust. Il y a d'ailleurs
une violence de la réminiscence qui est telle que le présent est pour ainsi
néantisé dans cette expérience : il ne reste que du passé à l'état pur, qui
est bien vécu au présent, mais d'une manière telle que le présent
circonstanciel est totalement vidé de son contenu, en dehors de la seule
sensation, presque miraculeusement survenue, qui déclenche l'état de grâce.
En tout cas et quelles que soient les différences de perspective, il y a
bien chez le philosophe comme chez le romancier la possibilité pour l'être
humain d'être en osmose avec le passé. Chez Bergson, cette possibilité est
virtuelle et infinie. Chez Proust, elle ne se manifeste qu'en acte et de
façon finie.
Reste le cas de Gaston Bachelard. Nous l'aborderons par le biais d'un texte
que j'estime capital : par son contenu d'abord, par son écriture ensuite –
dans la mesure où Bachelard n'y est ni tout à fait philosophe, ni tout à
fait poète. Il invente son écriture propre, synthèse de l'élan imaginaire
et la méditation métaphysique. Tel est le chapitre IV de La terre et les
rêveries du repos, que l'on peut lire en contrepoint avec le chapitre III
de La poétique de la rêverie. La méditation sur la maison commence dans une
sorte d'arrachement brutal qui n'est pas sans évoquer la façon dont Proust
congédie le présent dans l'expérience de la réminiscence. « Le monde réel
s'efface d'un seul coup, quand on va vivre dans la maison du souvenir. Que
valent les maisons de la rue, quand on évoque la maison natale, la maison
d'intimité absolue, la maison où l'on a pris le sens de l'intimité ? » [13]
Bien évidemment, nous ne sommes pas dans le champ ordinaire de la mémoire.
La maison d'enfance représente un commencement d'être. Or très vite le
vocabulaire de Bachelard va incorporer le terme d'image, de telle sorte
qu'il va utiliser tour à tour le registre de la mémoire et celui de
l'imagination. Avec la maison d'enfance nous sommes d'emblée dans une
image : nous habitons dans une image – c'est à peu près ce que dit Rilke
convoqué ici par le philosophe. Or ceci a une conséquence ou plutôt une
double conséquence : 1 / La maison première, en tant que mixte de souvenir
et d'image, est sur le bord extérieur du temps. Elle représente le temps
d'avant le temps – et ce point de vue est longuement développé dans La
poétique de la rêverie. Dès lors, Bachelard tombe sous le coup de la
critique bergsonienne, puisque Bergson a noté, avec une redoutable
pertinence, que le péché mignon des philosophes était de gommer
systématiquement la nature temporelle du temps. 2 / La méditation sur la
maison d'enfance nous conduit très vite à une sorte de plongée plus
lointaine et plus mystérieuse. L'image de la maison première renvoie à
l'image de la maison onirique. « La maison onirique est un thème plus
profond que la maison natale. Elle correspond à un besoin qui vient de plus
loin. Si la maison natale met en nous de telles fondations, c'est qu'elle
répond à des inspirations inconscientes plus profondes – plus intimes – que
le simple souci de protection, que la première chaleur gardée, que la
première lumière protégée. La maison du souvenir, la maison natale, est
construite sur la crypte de la maison onirique. » [14] Texte extraordinaire
dans lequel on voit Bachelard franchir la frontière qui sépare la mémoire
de ses propres fondations inconscientes. Et un peu plus loin, le philosophe
précise : « Ainsi une maison onirique est une image qui, dans le souvenir
et les rêves, devient une force de protection. Elle n'est pas un simple
cadre où la mémoire retrouve ses images. » [15] Bien entendu cette dernière
phrase recèle un petit coup de griffe antibergsonien. Et anti-
intellectualiste en même temps ! Il resterait ici à développer plus
longuement une compréhension de ce que Bachelard nomme la « maison
onirique ». Tout ce qu'il déploie autour de ce vocable nous renvoie à
l'idée d'un creuset inscrit dans un espace de l'inconscient. En tout cas si
la maison natale représente un îlot hors du temps, le chemin de la mémoire
vers l'enfance est un chemin radicalement privilégié. Tout se passe
d'ailleurs comme si la mémoire rétrospective débouchait sur un point focal
où l'on change de registre ontologique. C'est l'image bergsonienne du cône
mais renversée ! En deçà s'ouvre un autre espace mental qui appartient
véritablement à l'ordre de l'inconscient collectif. Et Bachelard peut dire
que le passé personnel vient en quelque sorte se confondre et se dissoudre
dans un passé qu'il appelle « énorme » et qui est, dans le fond, à la fois
transtemporel et transhistorique. De sorte que la problématique
bergsonienne est déplacée : le souvenir chez Bergson a sa raison d'être et
sa persistance dans la durée elle-même, alors que chez Bachelard
l'essentialité de la mémoire vient en quelque sorte se loger dans un en-
deçà de la temporalité. D'où la fameuse métaphore du lac tranquille qui est
en nous et qui n'est pas traversé par le fleuve du devenir. Ce que vient
corroborer la mise entre parenthèses de toute temporalité linéaire. « Le
souvenir pur n'a pas de date. Il a une saison. »
Chez Bergson, tout est potentiellement mémoire. Proust est hanté par
quelques réminiscences privilégiées. Chez Bachelard il y a un souvenir
paradigmatique, c'est-à-dire en fait une auréole de souvenirs, autour de la
maison originelle. Il reste alors à s'interroger : comment la relation au
passé et à la mémoire se projette-t-elle dans la vision du monde des trois
auteurs que nous avons essayé de mettre en relation ?
Il y a dans un texte presque sibyllin de Bergson une indication tout à la
fois cohérente et surprenante. Le philosophe évoque le malaise de la
conscience courante face à ce qu'elle nomme, à l'instar de Dino Buzzati
dans Le désert des Tartares, la fuite du temps. « Devant le spectacle de
cette mobilité universelle, quelques-uns d'entre nous seront pris de
vertige. Ils sont habitués à la terre ferme ; ils ne peuvent se faire au
roulis et au tangage… » [16] Or Bergson va se désolidariser complètement de
cette manière de voir les choses. Et pour cause ! Si le tissu de la durée
est indéchirable et perpétuellement renouvelé, l'être humain est
substantiellement lié à son propre passé. Il n'y a pas de fuite du temps,
il n'y a pas de dégénérescence du passé, il n'y a pas d'oubli définitif. Le
temps est une puissance de création continue. Parlant des esprits chagrins
qui déplorent la malédiction du devenir, il répond somme toute
succinctement : « Qu'ils se rassurent ! Le changement, s'ils consentent à
le regarder directement, sans voile interposé, leur apparaîtra bien vite
comme ce qu'il peut y avoir au monde de plus substantiel et de plus
durable. » Formidable optimisme bergsonien, qui congédie toute dimension
tragique de la temporalité et nous installe évidemment dans une philosophie
de la plénitude ontologique. Au fond, le temps nous donne tout ce qu'il
peut nous donner et rien de plus : mais cela même est typiquement
capitalisable.
Or de ce point de vue, ni Bachelard ni même Proust n'appartiennent à cette
famille de pensée. La critique récurrente que Bachelard a fait de la
continuité bergsonienne ouvre la porte à un pessimisme feutré mais ferme,
que tempère à peine une rhétorique de la pudeur. « Les hommes passent, le
cosmos reste. » [17] Bachelard a beau nous assurer que l'image poétique bien
frappée nous ouvre à un avenir d'images : son œuvre ne cesse de nous dire,
par fragments, que l'essentiel, ce grand lac d'eau calme, est toujours déjà
derrière nous. Il faudrait ici – la moisson en serait abondante – réunir un
florilège de références. Parfois il arrive que le ton se durcisse. L'œuvre
de Bachelard est parcourue par de multiples tensions dramatiques qui
dessinent les nervures d'une sensibilité inquiète, d'une métaphysique plus
proche de Schopenhauer que de l'idéalisme d'un Lachelier ou d'un
Brunschvicg. « Dans nos cavernes, qui nous aidera à descendre ? Qui nous
aidera à retrouver, à reconnaître, à connaître notre être double qui, d'une
nuit à l'autre, nous garde dans l'existence ? » [18] La mélancolie
bachelardienne qui affleure en de multiples occurrences n'est pas seulement
une émergence psychologique : elle traduit aussi une véritable défection
d'ordre ontologique [19] .
Et qui plus est : dans cette perspective, Proust va nous apparaître
beaucoup plus proche de Bachelard que de Bergson. De même que la maison
première est le paradigme de tous les refuges possibles (de tous les points
d'ancrage possibles), de même les visages féminins entrevus la première
fois sont les supports de tout désir possible et de tout chagrin futur.
« Et tout d'un coup s'exclame le narrateur, je me dis que la vraie
Gilberte, la vraie Albertine, c'étaient peut-être celles qui s'étaient au
premier instant livrées dans leur regard, l'une devant la haie d'épines
roses, l'autre sur la plage. » [20] Le rapprochement entre Proust et
Bachelard a été remarquablement tracé dans un article de France Berçu.
L'auteur résume elle-même l'essentiel de son point de vue : « Proust et
Bachelard nous apparaissent comme des écrivains de l'instant dans une
perspective de durée, écrivains en perte de cette réalité qui, tout en nous
constituant, nous angoisse ; témoins de cet éparpillement et de cette
absence de nous-mêmes dans une spatialité et une temporalité qui nous
échappent et nous enserrent tout à la fois. » Certains lecteurs de cet
article seraient peut-être tentés d'objecter que le temps chez Proust est
retrouvé et que Bachelard exalte tardivement le mythe du phénix. Mais lisez
donc Le temps retrouvé si cela n'est pas déjà fait ! Le côté de Guermantes
et le côté de chez Swann coïncident, certes, mais cela constitue
l'expérience même du désenchantement et de la démythification ; à cela
s'ajoute le fait que les paysages de Combray, dévastés par la guerre, sont
parfois devenus méconnaissables. Et si Proust se livre à une sorte de
dialectique fatiguée dans laquelle il voudrait nous convaincre que la
Littérature quelque part pourrait nous sauver, les pages hallucinantes
qu'il consacre aux ultimes soubresauts mondains du monde des Guermantes
ressemble à une danse macabre. Le duc de Guermantes n'est plus qu'une
ruine, mais superbe. Dialectique typiquement proustienne. Consolation
d'esthète ! En lisant Le temps retrouvé, on songe, in fine, à une
affirmation brutale et inattendue de Gaston Bachelard : « La mémoire est un
champ de ruines psychologiques, un bric-à-brac de souvenirs. » [21]
Devant l'œuvre de Bergson, l'attitude de Gaston Bachelard ressemble parfois
à celle de la mouche du coche. Elle titille et irrite. Il n'en resta pas
moins qu'une différence fondamentale les sépare : d'une part une ontologie
de la plénitude temporelle, d'autre part une philosophie de l'instant, de
l'image et de la pénombre. D'une façon inattendue, l'œuvre bachelardienne
semblerait parfois illustrer davantage la création littéraire d'un Marcel
Proust. Toutefois ce rapprochement lui-même que Bachelard n'a pas
explicitement cautionné, ne peut être que manié avec précaution. Enfin
Proust fut quant à lui porté par une fascination bergsonienne qui n'en est
pas moins très infidèle à son référent. La fugue à trois voix ici esquissée
trouve néanmoins son dénominateur commun dans la toute-prégnance de la
mémoire : car on n'en a jamais fini de méditer sur cette entité paradoxale,
cet électron capricieux, qu'on peut nommer l'image-souvenir. Rendons grâce
au temps des horloges, si décrié habituellement : il nous dispense de
conclure plus avant.
Notes du chapitre
[1] ↑ Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, t. III :
Le temps retrouvé, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, p. 872.
[2] ↑ Henri Bergson, La pensée et le mouvant, Paris, Éd. du
Centenaire, p. 1268.
[3] ↑ Ibid., p. 1313.
[4] ↑ Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, t. II :
Sodome et Gomorrhe, p. 984-985.
[5] ↑ L'œuvre de Bachelard, dûment passée au crible, fait
apparaître quelques 50 mentions du nom de Bergson. Marcel
Proust est cité dans L'air et les songes, p. 141 ; La terre et
les rêveries de la volonté, p. 373 ; La terre et les rêveries
du repos, p. 80 ; La poétique de l'espace, p. 16 ; Le droit de
rêver, p. 180.
[6] ↑ La pensée et le mouvant, p. 1254.
[7] ↑ À la recherche du temps perdu, t. III : Le temps
retrouvé, p. 1045.
[8] ↑ Matière et mémoire, Paris, Éd. du Centenaire, p. 228.
[9] ↑ La pensée et le mouvant, Paris, Éd. du Centenaire, p.
1384.
[10] ↑ Pascal Fieschi, « Le temps perdu est retrouvé », dans
Marcel Proust, Paris, Hachette, « Génies et réalités », 1965.
[11] ↑ À la recherche du temps perdu, t. III, p. 628.
[12] ↑ Ibid., p. 867.
[13] ↑ Gaston Bachelard, La terre et les rêveries du repos,
Paris, Librairie José Corti, p. 95.
[14] ↑ Ibid., p. 98.
[15] ↑ Ibid., p. 119.
[16] ↑ La pensée et le mouvant, p. 1385.
[17] ↑ La poétique de la rêverie, p. 92.
[18] ↑ Ibid., p. 128.
[19] ↑ Sur cette question centrale, nous nous permettons de
renvoyer à notre ouvrage : Gaston Bachelard ou la solitude
inspirée, Paris, Berg International, 2007 ; ainsi qu'à notre
thèse Bachelard et la mélancolie, Lille, Atelier national de
reproduction des thèses, 1re éd., 2000.
[20] ↑ À la recherche du temps perdu, t. III : Le temps
retrouvé, p. 694.
[21] ↑ Gaston Bachelard, La poétique de la rêverie, Paris,
Librairie José Corti, p. 85.
Bergson, Bachelard et la
dialectique de la continuité et
de la discontinuité en musique
Éric Emery

Je propose trois remarques préalables, qui me


paraissent philosophiquement importantes.
Voici la première remarque : Au terme d'une
conférence donnée en 1965 par Frank Martin
sous le titre Les sources du rythme musical,
le compositeur écrit ceci : « Il y a toujours
dans les fonctions de notre esprit une frange
de mystère et nous sentons confusément, mais
fortement au terme de ce qu'on a dit en
esthétique quelque chose qui est en deçà de
notre vérité profonde. » [1] Je coïncide avec
cette pensée quand je travaille dans le
domaine de l'esthétique musicale. C'est
pourquoi je me suis proposé, dans mon exposé
oral, de faire entendre des exemples musicaux.
Passons à la deuxième remarque : Un ami
peintre, passionné par l'esthétique picturale,
a mené dans un de ses livres des recherches
sur ce que l'on appelle les tracés
régulateurs. Il s'agit d'essayer de montrer, à
la faveur de tracés adhérant aux éléments d'un
tableau pourquoi celui-ci témoigne, soit d'une
parfaite réussite, soit de défauts graves. Mon
ami faisait valoir cette phrase des plus
pertinentes : l'usage des tracés régulateurs
s'impose quand ces tracés sont également
révélateurs ; sinon l'analyste s'égare. Dans
cette perspective, je souhaite que les
considérations de mon exposé soient reçues
comme des considérations révélatrices. Et
j'ajoute immédiatement que je ne me livre pas,
quand j'écoute de la musique à des analyses, à
moins que je sois en situation esthétique
problématique (musique nouvelle pour moi).
Enfin, la troisième remarque qui touche très
directement le thème de ce Colloque :
Bachelard et Bergson : continuité ou
discontinuité. Notons d'emblée que, dans la
phrase de Bachelard : « Disons tout de suite
que du bergsonisme nous acceptons presque
tout ; sauf la continuité » [2] , je souligne
deux thèses fortes l'une et l'autre : 1 / du
bergsonisme, nous acceptons presque tout
(hommage rendu à Bergson) et 2 / nous
n'acceptons pas la continuité (du moins celle
que Bergson propose impérativement).
Pour entrer dans le vif du sujet, je tiens à
vous faire entendre sans commentaire préalable
l'Andante du Concerto en do majeur pour piano
et orchestre de Mozart.
Si je rencontre dans une semaine deux
auditeurs ici présents et que je leur demande
de décrire le mélisme réalisé par le piano, on
peut très bien imaginer que l'un ait l'air de
contredire l'autre.
L'un dirait : J'ai accueilli la mélodie comme
une trajectoire continue dans mon espace
musical ; l'autre répliquerait : moi, j'ai
perçu une succession discontinue de notes
égrenées sur une sorte d'écran temporel
virtuel. Le premier aurait-il raison contre le
second ? Ou faudrait-il approuver le second ?
Voilà le pavé lancé dans la mare.
On pourrait entrer déjà dans cette
problématique, mais je désire progresser avec
prudence en me situant au sein du bouillon de
culture qui caractérise la recherche sur la
notion de temps. Un tel projet, si on voulait
le réaliser avec précision, ne pourrait pas se
déployer dans la durée d'une conférence. J'ai
décidé de procéder par quelques touches
d'inégales ampleurs à la manière des peintres
impressionnistes. Quand je dis quelques, je
précise que j'ai choisi volontairement cinq
témoins parmi beaucoup d'autres : Wundt,
Bergson, Gabriel Marcel, Husserl et Bachelard.
Grâce à leurs apports, nous parviendrons à
mettre une certaine clarté dans la
problématique posée par l'affrontement
apparent, selon moi, entre continuité et
discontinuité, une problématique qui permettra
de mieux situer la pensée de Bachelard par
rapport à celle de Bergson.
Première touche : Wundt. Nous sommes en 1874 ;
c'est la date de parution de son ouvrage La
psychologie physiologique [3] . Il fait émerger
l'idée que les représentations auditives
suscitent l'éveil et favorisent
l'épanouissement de l'intuition du temps.
Selon lui, c'est le problème du rythme qui a
la primeur ; il se dégage à travers des
structures temporelles où la succession
rudimentaire des moments d'élévation et
d'abaissement d'intensité se manifeste
nettement séparés dans la conscience humaine.
Donc discontinuité au sein des phénomènes de
conscience. Pour illustrer cette thèse,
donnons un exemple musical emprunté à la
musique persane.
Deuxième touche particulièrement importante
ici : Bergson. Je ne prospecte pas l'ensemble
très imposant de ses ouvrages. Retenons
quelques idées ou phrases significatives
tirées de l'Essai (de 1889) et du livre La
pensée et le mouvant. Il écrit notamment dans
l'Essai à propos d'un temps que l'on
spatialise : « Lorsque nous parlons du temps,
nous pensons le plus souvent à un milieu
homogène où nos faits de conscience
s'alignent, se juxtaposent comme dans
l'espace… » [4] Bergson admet, certes, que la
recherche scientifique ait recours à un temps
que l'on spatialise sous forme d'une
multiplicité numérique et qu'elle parvienne à
des réalisations pratiques remarquables. Mais
il refuse que l'on étende ce mode de voir à la
vie consciente ; il explicite ainsi sa
pensée : « Le moi intérieur, celui qui sent et
qui se passionne, celui qui délibère et se
décide est une force dont les états et
modifications se pénètrent intimement et
subissent une altération profonde dès qu'on
les sépare les uns des autres pour les
dérouler dans l'espace. » [5] Bergson s'inscrit
donc en faux contre les thèses de Kant d'un
temps conçu comme un milieu homogène. À juste
titre, la réflexion bergsonienne tend à
montrer que les qualités spécifiques du temps
et de la durée ne sont pas réductibles aux
qualités spécifiques de l'espace et de
l'étendue. Toutefois…
Oui, toutefois ; quand Bergson écrit dans
l'Essai : « La durée toute pure est la forme
que prend la succession de nos états de
conscience quand notre moi se laisse
vivre… » [6] , on peut s'interroger au sujet des
expressions toute pure ou se laisser vivre. Il
propose, à mon avis, une définition
contestable, car elle ferme l'horizon. De même
dans l'ouvrage La pensée et le mouvant – qui
réunit des textes de diverses époques, à
partir de 1903 – on trouve des phrases comme
celle-ci : « Écoutons une mélodie, en nous
laissant bercer par elle : n'avons-nous pas la
perception nette d'un mouvement qui n'est pas
attaché à un mobile, d'un changement sans rien
qui change ? Ce changement se suffit, il est
la chose même. Et il a beau prendre du temps,
il est indivisible. » [7] Ajoutons encore une
citation de Bergson ; il répond à la
question : que se passe-t-il dans la durée de
la conscience ? en s'exprimant ainsi : « Il y
a simplement la mélodie continue de notre vie
intérieure, mélodie qui se poursuit et se
poursuivra, indivisible, du commencement à la
fin de notre existence consciente. » [8]
Autrement dit, continuité sans brisure de la
durée réelle ; succession sans aucune
juxtaposition.
Permettez-moi de vous montrer par un troisième
exemple musical que je ne suis pas en mesure
de commenter, si je m'incline devant le
référentiel proposé par Bergson. Il s'agit du
mouvement lent du Quatrième Concerto pour
piano et orchestre de Beethoven.
Libérons-nous et admettons ensemble que la
visée du compositeur est d'ordre expressif.
Dès le début il suggère un dialogue soutenu
entre l'orchestre tourmenté – dont le discours
est haché, brisé, discontinu – et le piano qui
égrène les notes de la mélodie en vue
d'imposer le calme et la paix de l'âme. La
continuité des cordes et des vents de
l'orchestre fait émerger par des ruptures
volontaires une impression de discontinuité.
En contrepoint, la discontinuité de l'émission
des sons du piano – par magie d'une
organisation mélodique subtile et du toucher
délicat du soliste – se mue, chez l'auditeur,
en une continuité psychique apaisante.
Troisième touche : Gabriel Marcel et son étude
Bergsonisme et musique écrit en 1925 ; on y
trouve le texte qui suit : « Au fur et à
mesure que je passe de note en note, un
certain ensemble se construit, une forme
s'édifie, qui ne se laisse sûrement pas
réduire à une succession organisée d'états,
pas plus qu'un objet ne se confond avec les
modifications sensibles que sa présence
détermine chez le sujet. Il est de l'essence
de cette forme de ne pouvoir sans doute être
donnée que dans la durée, mais de transcender
elle-même en quelque façon le mode purement
temporel selon lequel elle se manifeste. » [9]
Ceci confirme le bref commentaire que nous
avons donné de l'Andante de Beethoven :
l'auditeur ne s'abandonne pas à une rêverie ;
ce qu'il ressent, ce qu'il construit est le
fruit d'une véritable maîtrise créatrice ; il
y a participation active et c'est là que
l'auditeur se révèle musicien. On peut
illustrer cette thèse en faisant écouter le
Prélude n° 3 en si mineur pour piano de
Mendelssohn.
Ce prestissimo illustre admirablement le
dipôle discontinuité/continuité. Il y a
d'ailleurs ouverture vers l'élaboration de
diverses continuités pour autant que
l'auditeur s'approprie activement la substance
musicale proposée et la travaille selon ses
désirs et ses visées.
Pour cerner de plus près les moyens psychiques
dont dispose le musicien en vue de
s'approprier le message musical qu'il veut
élaborer, une nouvelle touche s'impose. Dans
son livre Leçons pour une phénoménologie de la
conscience intime du temps (1928), Husserl met
en évidence ce qu'il appelle le phénomène de
rétention. Il ne s'agit pas d'un souvenir au
sens strict du terme de la séquence musicale
entendue ; il s'agit d'une substance qui
s'élabore ou s'esquisse durant quelques
secondes après le message. À ce phénomène on
peut adjoindre la protention, qui permet de
préjuger, à tort ou à raison, ce qui va être
offert par l'œuvre écoutée. À la faveur de ces
deux phénomènes, l'auditeur attentif et actif
parvient à réaliser le travail d'élaboration
évoqué par Gabriel Marcel ; il ne conçoit pas
l'étoffe temporelle comme une succession
d'états isolés les unes par rapport aux
autres, mais d'ouvrir ces états les uns aux
autres. Autrement dit, l'auditeur actif tend à
s'approprier l'œuvre musicale pour en dégager
le sens, la cohérence. On écoutera ici l'Air
de Caldara que voici pour illustrer cette
explication (Come raggio di sol).
C'est au sein de ce bouillon de culture que
Bachelard intervient : cinquième touche. Il
publie en 1936 La dialectique de la durée.
Selon moi, son intervention dénoue les
problèmes apparus plus haut, elle apaise
certaines oppositions, elle donne des
clarifications opportunes : « La continuité
psychique, écrit-il, pose un problème et il
nous semble impossible qu'on ne reconnaisse
pas la nécessité de fonder la vie complexe sur
une pluralité de durées qui n'ont ni le même
rythme, ni la même solidité d'enchaînement, ni
la même puissance du continu. » [10] Ainsi,
alors que les penseurs avant Bachelard ont
cherché – explicitement ou implicitement – à
proposer une approche moniste ou monolithique
de la notion de temps, le philosophe de Bar-
sur-Aube réclame vigoureusement une approche
pluraliste : « L'action réelle du temps
réclame la richesse des coïncidences, la
syntonie des efforts rythmiques. » [11]
Bachelard s'emploie, dans les huit chapitres
de son livre à défendre cette thèse ; celle-ci
est particulièrement bien dégagée dans le
chapitre consacré à l'esthétique musicale.
Ici, il faudrait pouvoir développer. Visons
l'essentiel tout en notant que certains
connaisseurs de Bachelard ne se rendent pas
assez compte qu'il a parlé de la musique en
musicien et en homme informé (il se réfère
tout particulièrement à Maurice Emmanuel, à
Lionel Dauriac et à d'autres esthéticiens).
Selon Bachelard, trois variantes temporelles
jouent dialectiquement les unes avec les
autres dans l'écoute musicale ; elles se
manifestent par opposition, par superposition,
par réconciliation ou même fusion à la faveur
de ce que le penseur appelle les jeux
d'instances décisives : pour durer, il faut se
confier à des rythmes, c'est-à-dire à des
systèmes d'instants. Et c'est là sans doute
que se justifie tout particulièrement, dans le
titre de son ouvrage, le mot dialectique.
Quelles sont ces variantes temporelles
dégagées par Bachelard ? Un temps qui se vit
en se déployant selon des rythmes qui
manifestent l'alternance entre instants
décisifs et durées intercalées ; le temps que
l'on ressent en le maîtrisant par puissance
d'attente et enfin le temps que l'on construit
et structure grâce au concours d'efforts de
pensée soutenus et dûment exercés. Il montre
notamment que ces variantes ne sont pas à
considérer à l'état pur et qu'elles sont
associées les unes aux autres ; et c'est ainsi
que, sur le plan musical, la continuité
résulte d'une dialectique obscure où les
sentiments s'expriment à partir d'impressions
et où les souvenirs sont en étroite relation
avec des sensations. Illustrons cette thèse
par une séquence assez brève de l'œuvre de
Béla Bartok Musique pour cordes, percussion et
célesta qui date de 1936, comme le livre La
dialectique de la durée.
Dans la présentation proposée par les
organisateurs de ce Colloque, je retiens tout
spécialement la remarque suivante : « On ne
peut manquer de constater que les relations
très fortes de Bachelard à la pensée de
Bergson, à la fois explicites et complexes,
nécessitent des éclaircissements. » Pourquoi
complexes ? Peut-être faudrait-il noter, à la
lumière de mon exposé, que cette complexité
résulte du fait que Bergson et Bachelard
obéissent à des intentionnalités différentes.
Bachelard, comme chacun le sait, travaille
avec un référentiel où la démarche dialectique
intervient de part en part, alors que le
référentiel de Bergson implique une démarche
« classique ».
Et maintenant, en guise de conclusion,
j'ajoute une dernière touche. En étudiant le
livre de Gonseth intitulé Le problème du
temps, et notamment la seconde partie
consacrée à la recherche horlogère, j'ai eu la
surprise en tant qu'esthéticien de la musique
de voir que le philosophe suisse fait
intervenir, en vue d'éclairer les problèmes de
la mesure du temps, non seulement les
variantes que sont le temps mathématique et le
temps du physicien, voire du technicien, mais
une variante qu'il appelle temps intuitif.
Cette variante me semble jouer un rôle majeur
au sein de toute considération portant sur
l'expérience musicale. Gonseth dit de ce temps
intuitif qu'il est « le résultat d'un
arbitrage dont la conscience semble être le
siège entre l'autorité du sentiment, la
liberté de l'imagination et l'objectivité de
la perception » [12] .
Appliquons cette remarque à l'Andante de
Mozart, que nous avons entendu au début de
l'exposé : c'est en vertu de l'objectivité de
la perception que la phrase du piano
s'esquisse en notes discontinues ; c'est en
vertu de l'autorité du sentiment et de la
liberté de l'imagination que ces notes sont
reliées entre elles en continuité.
Pour le musicien – qu'il soit compositeur,
interprète ou auditeur – l'expérience musicale
fait appel à un libre jeu dialectique
répondant aux exigences conjuguées du
sentiment, de l'imagination et de
l'objectivité ; c'est un jeu où trouvent leur
éclosion aussi bien la continuité que la
discontinuité au service de fins expressives.
Il me semble que l'un des exemples musicaux
les mieux appropriés pour dégager ce jeu
dialectique est le fameux Air de la Suite n° 3
en ré majeur de J.-S. Bach. On peut y
discerner la collaboration active, et même
créative, du temps que l'on vit, du temps que
l'on ressent et du temps que l'on organise et
structure.
Notes du chapitre
[1] ↑ Un compositeur médite sur son art, Neuchâtel, La
Baconnière - Payot, 1977, p. 93.
[2] ↑ La dialectique de la durée, Paris, PUF, 1963, p. 7.
[3] ↑ La psychologie physiologique, t. I et II, Paris, Alcan,
1886.
[4] ↑ Essai sur les données immédiates de la conscience,
Genève, Skira, 1945, p. 78.
[5] ↑ Op. cit., p. 102.
[6] ↑ Op. cit., p. 85.
[7] ↑ La pensée et le mouvant, Paris, PUF, 1950, p. 164.
[8] ↑ Op. cit., p. 166.
[9] ↑ « Bergsonisme et musique », in La Revue musicale, 6e
année, n° 5 ; Nouvelle revue française, Paris, 1925, p. 224.
[10] ↑ La dialectique de la durée, op. cit., p. VIII.
[11] ↑ Op. cit., p. VIII.
[12] ↑ Le problème du temps, Neuchâtel, Le Griffon, 1964, p.
265.

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