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RECUEIL DE TEXTES

340-102-MQ

L’ÊTRE HUMAIN

PRÉPARÉ POUR LE COURS DE :

FÉLIX HERVIEUX

AUTOMNE 2022

COLLÈGE DE MAISONNEUVE
Table des matières
René Descartes, Méditations Métaphysiques……………………………………………………………………………….3
René Descartes, Discours de la méthode…………………………………………………………………………………….5
John Locke, Essai sur l’entendement humain……………………………………………………............................15
David Hume, Enquête sur l’entendement humain……………………………………………………………………..18
Emmanuel Kant, Qu’est-ce que les Lumières ? …………………………………………………............................20
Emmanuel Kant, Critique de la raison pure………………………………………………………...........................25
Emmanuel Kant, La religion dans les limites de la raison………………………………………......................26
Friedrich Nietzsche, Extraits du premier cours……………………………………………………........................34
Friedrich Nietzsche, Extraits du deuxième cours………………………………………………….........................39
Friedrich Nietzsche, Extraits du troisième cours…………………………………………….……..........................40

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René Descartes, Méditations Métaphysiques « Méditation première » (extraits)

Il y a déjà quelque temps que je me suis aperçu que, dès mes premières années, j'avais
reçu quantité de fausses opinions pour véritables, et que ce que j'ai depuis fondé sur des
principes si mal assurés, ne pouvait être que fort douteux et incertain; de façon qu'il me fallait
entreprendre sérieusement une fois en ma vie de me défaire de toutes les opinions que j'avais
reçues jusqu'alors en ma créance, et commencer tout de nouveau dès les fondements, si je
voulais établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences. Mais cette entreprise
me semblant être fort grande, j'ai attendu que j'eusse atteint un âge qui fût si mûr, que je n'en
pusse espérer d'autre après lui, auquel je fusse plus propre à l'exécuter; ce qui m'a fait différer
si longtemps, que désormais je croirais commettre une faute, si j'employais encore à délibérer
le temps qu'il me reste pour agir.

Maintenant donc que mon esprit est libre de tous soins, et que je me suis procuré un
repos assuré dans une paisible solitude, je m'appliquerai sérieusement et avec liberté à détruire
généralement toutes mes anciennes opinions. Or il ne sera pas nécessaire, pour arriver à ce
dessein, de prouver qu'elles sont toutes fausses, de quoi peut-être je ne viendrais jamais à bout;
mais, d'autant que la raison me persuade déjà que je ne dois pas moins soigneusement
m'empêcher de donner créance aux choses qui ne sont pas entièrement certaines et
indubitables qu'à celles qui nous paraissent manifestement être fausses le moindre sujet de
douter que j'y trouverai suffira pour me les faire toutes rejeter. Et pour cela il n'est pas besoin
que je les examine chacune en particulier, ce qui serait d'un travail infini; mais parce que la
ruine des fondements entraîne nécessairement avec soi tout le reste de l'édifice, je m'attaquerai
d'abord aux principes sur lesquels toutes mes anciennes opinions étaient appuyées.

Tout ce que j'ai reçu jusqu'à présent pour le plus vrai et assuré, je l’ai appris des sens, ou
par les sens: or j'ai quelquefois éprouvé que ces sens étaient trompeurs et il est de la prudence
de ne se fier jamais entièrement à ceux qui nous ont une fois trompés.

Mais encore que les sens nous trompent quelquefois, touchant les choses peu sensibles
et fort éloignées, il s'en rencontre peut-être beaucoup d'autres desquelles on ne peut pas
raisonnablement douter quoique nous les connaissions par leur moyen: par exemple que je sois
ici assis auprès du feu vêtu d'une robe de chambre, ayant ce papier entre les mains et autres
choses de cette nature. Et comment est-ce que je pourrais nier que ces mains et ce corps-ci
soient à moi? si ce n'est peut-être que je me compare à ces insensés de qui le cerveau est
tellement troublé et offusqué par les noires vapeurs de la bile qu'ils assurent constamment qu'ils
sont des rois lorsqu'ils sont très pauvres; qu'ils sont vêtus d'or et de pourpre lorsqu'ils sont tout
nus; ou s'imaginent être des cruches ou avoir un corps de verre. Mais quoi? ce sont des fous, et
je ne serais pas moins extravagant si je me réglais sur leurs exemples.

Toutefois j'ai ici à considérer que je suis homme et par conséquent que j'ai coutume de
dormir et de me représenter en mes songes les mêmes choses ou quelquefois de moins
vraisemblables que ces insensés, lorsqu'ils veillent. Combien de fois m'est-il arrivé de songer,
la nuit, que j'étais en ce lieu, que j'étais habillé que j'étais auprès du feu quoique je fusse tout nu
dedans mon lit? Il me semble bien à présent que ce n'est point avec des yeux endormis que je
regarde ce papier; que cette tête que je remue n'est point assoupie; que c'est avec dessein et de
propos délibéré que j'étends cette main et que je la sens: ce qui arrive dans le sommeil ne semble
point si clair ni si distinct que tout ceci. Mais en y pensant soigneusement je me ressouviens
d'avoir été souvent trompé, lorsque je dormais, par de semblables illusions. Et m'arrêtant sur
3
cette pensée, je vois si manifestement qu'il n'y a point d'indices concluants ni de marques assez
certaines par où l'on puisse distinguer nettement la veille d'avec le sommeil que j'en suis tout
étonné; et mon étonnement est tel, qu'il est presque capable de me persuader que je dors. (…)

(…) Je supposerai donc qu’il y a, non point un vrai Dieu qui est la souveraine source de vérité, mais
un certain mauvais génie non moins rusé et trompeur que puissant, qui a employé toute son
industrie à me tromper. Je penserai que le Ciel, l’air, la terre, les couleurs, les figures, les sons,
et toutes les choses extérieures que nous voyons, ne sont que des illusions et tromperies, dont il
se sert pour surprendre ma crédulité. Je me considérerai moi-même comme n’ayant point de mains,
point d’yeux, point de chair, point de sang, comme n’ayant aucun sens,mais croyant faussement
avoir toutes ces choses. Je demeurerai obstinément attaché à cette pensée, et si par ce moyen il
n’est pas en mon pouvoir de par- venir à la connaissance d’aucune vérité, à tout le moins il est
en ma puissancede suspendre mon jugement. C’est pourquoi je prendrai garde soigneusement de
ne point recevoir en ma croyance aucune fausseté et préparerai si bien monesprit à toutes les
ruses de ce grand trompeur, que pour puissant et rusé qu’il soit, il ne me pourra jamais rien
imposer. P.75, 77 (…)

(…) Partant il ne reste que la seule idée de Dieu, dans laquelle il faut considérer s’il y a quelque
chose qui n’ait pu venir de moi-même. Par le nom de Dieu j’entends une substance infinie, éternelle,
immuable, indépendante, toute connaissante, toute puissante, et par laquelle moi-même, et toutes
les autres choses qui sont(s’il est vrai qu’il y en ait qui existent) ont été crées et produites. Or
ces avantages sont si grands et si éminents, que plus attentivement que je les considère,et moins
je me persuade que l’idée que j’en ai puisse tirer son origine de moi seul. Et par conséquent il
faut nécessairement conclure de tout ce que j’ai dit auparavant, que Dieu existe : car, encore
que l’idée de substance soit en moi, de cela même que je suis une substance, je n’aurais pas
néanmoins l’idée d’une substance infinie, moi qui suis un être fini, si elle n’avait pas été mise en
moi par quelque substance qui fut véritablement infinie. P.117

René Descartes, Méditations métaphysiques, p. 67,69,71, 75, 77, 117 Paris :


Garnier-Flammarion, 1979, traduction de 1647, revue par René Descartes.

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René Descartes — Discours de la méthode 1

Première partie
p. 29
Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ; car chacun pense en être
si bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre
chose n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils en ont. En quoi il n’est pas
vraisemblable que tous se trompent : mais plutôt cela témoigne que la puissance de
bien juger et distinguer le vrai d’avec le faux, qui est proprement ce qu’on nomme
le bon sens ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes ; et ainsi que la
diversité de nos opinions ne vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les
autres, mais seulement de ce que nous conduisons nos pensées par diverses voies, et ne
considérons pas les mêmes choses. Car ce n’est pas assez d’avoir l’esprit bon, mais le
principal est de l’appliquer bien. Les plus grandes âmes sont capables des plus
grands vices aussi bien que des plus grandes vertus ; et ceux qui ne marchent que
fort lentement peuvent avancer beaucoup davantage, s’ils suivent toujours le droit
chemin, que ne font ceux qui courent et qui s’en éloignent.
Pour moi, je n’ai jamais présumé que mon esprit fût en rien plus parfait que

ceux du commun ; même j’ai souvent souhaité d’avoir la pensée aussi prompte, ou p. 30
l’imagination aussi nette et distincte, ou la mémoire aussi ample ou aussi présente,
que quelques autres. Et je ne sache point de qualités que celles-ci qui servent à la
perfection de l’esprit ; car pour la raison, ou le sens, d’autant qu’elle est la seule
chose qui nous rend hommes et nous distingue des bêtes, je veux croire qu’elle est
tout entière en un chacun ; et suivre en ceci l’opinion commune des philosophes, qui
disent qu’il n’y a du plus et du moins qu’entre les accidents, et non point entre les
formes, ou natures, des individus d’une même espèce.
Mais je ne craindrai pas de dire que je pense avoir eu beaucoup d’heur de m’être
rencontré dès ma jeunesse en certains chemins qui m’ont conduit à des considérations
et des maximes dont j’ai formé une méthode, par laquelle il me semble que j’ai
moyen d’augmenter par degrés ma connaissance, et de l’élever peu à peu au plus
haut point auquel la médiocrité de mon esprit et la courte durée de ma vie lui
pourront permettre d’atteindre. Car j’en ai déjà recueilli de tels fruits, qu’encore
qu’au jugement que je fais de moi-même je tâche toujours de pencher vers le côté
de la défiance plutôt que vers celui de la présomption, et que, regardant d’un œil de
1. Descartes, René, Discours de la méthode, Paris, Éditions 10/18, coll. « Bibliothèques 10/18
», p. 29 à 94.

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philosophe les diverses actions et entreprises de tous les hommes, il n’y en ait quasi
aucune qui ne me semble vaine et inutile, je ne laisse pas de recevoir une extrême
satisfaction du progrès que je pense avoir déjà fait en la recherche de la vérité, et de
concevoir de telles espérances pour l’avenir, que si, entre les occupations des hommes,
purement hommes, il y en a quelqu’une qui soit solidement bonne et importante,
j’ose croire que c’est celle que j’ai choisie.
Toutefois il se peut faire que je me trompe, et ce n’est peut-être qu’un peu p. 31
de cuivre et de verre que je prends pour de l’or et des diamants. Je sais combien
nous sommes sujets à nous méprendre en ce qui nous touche, et combien aussi les
jugements de nos amis nous doivent être suspects, lorsqu’ils sont en notre faveur.
Mais je serai bien aise de faire voir en ce discours quels sont les chemins que j’ai
suivis, et d’y représenter ma vie comme en un tableau, afin que chacun en puisse
juger, et qu’apprenant du bruit commun les opinions qu’on en aura, ce soit un
nouveau moyen de m’instruire, que j’ajouterai à ceux dont j’ai coutume de me
servir.
Ainsi mon dessein n’est pas d’enseigner ici la méthode que chacun doit suivre
pour bien conduire sa raison, mais seulement de faire voir en quelle sorte j’ai taché de
conduire la mienne. Ceux qui se mêlent de donner des préceptes se doivent estimer
plus habiles que ceux auxquels ils les donnent ; et s’ils manquent en la moindre chose,
ils en sont blâmables. Mais, ne proposant cet écrit que comme une histoire, ou, si
vous l’aimez mieux, que comme une fable, en laquelle, parmi quelques exemples
qu’on peut imiter, on en trouvera peut-être aussi plusieurs autres qu’on aura raison
de ne pas suivre, j’espère qu’il sera utile à quelques-uns sans être nuisible à personne, et
que tous me sauront gré de ma franchise.
J’ai été nourri aux lettres dès mon enfance ; et, pour ce qu’on me persuadait que
par leur moyen on pouvait acquérir une connaissance claire et assurée de tout ce qui
est utile à la vie, j’avais un extrême désir de les apprendre. Mais sitôt que j’eus achevé
tout ce cours d’études, au bout duquel on a coutume d’être reçu au rang des doctes,
je changeai entièrement d’opinion. Car je me trouvais embarrassé de tant de doutes p. 32
et d’erreurs, qu’il me semblait n’avoir fait autre profit, en tâchant de m’instruire,
sinon que j’avais découvert de plus en plus mon ignorance. Et néanmoins j’étais en
l’une des plus célèbres écoles de l’Europe, où je pensais qu’il devait y avoir de
savants hommes, s’il y en avait en aucun endroit de la terre. J’y avais appris tout ce
que les autres y apprenaient ; et même, ne m’étant pas contenté des sciences qu’on
nous enseignait, j’avais parcouru tous les livres traitant de celles qu’on estime les plus
curieuses et les plus rares, qui avaient pu tomber entre mes mains. Avec cela je
savais les jugements que les autres faisaient de moi ; et je ne voyais point qu’on
m’estimât inférieur à mes condisciples, bien qu’il y en eut déjà entre eux quelques-
uns qu’on destinait à remplir les places de nos maîtres. Et enfin notre siècle me
semblait aussi fleurissant et aussi fertile en bons esprits qu’ait été aucun des
précédents. Ce qui me faisait prendre la liberté de juger par moi de tous les autres,
et de penser qu’il n’y avait aucune doctrine dans le monde qui fût telle qu’on m’avait
auparavant fait espérer.

6
(. . .)
C’est pourquoi, sitôt que l’âge me permit de sortir de la sujétion de mes pré- p. 36
cepteurs, je quittai entièrement l’étude des lettres ; et me résolvant de ne chercher
plus d’autre science que celle qui se pourrait trouver en moi-même, ou bien dans le
grand livre du monde, j’employai le reste de ma jeunesse à voyager, à voir des cours et
des armées, à fréquenter des gens de diverses humeurs et conditions, à recueillir
diverses expériences, à m’éprouver moi-même dans les rencontres que la fortune me
proposait, et partout à faire telle réflexion sur les choses qui se présentaient que j’en
pusse tirer quelque profit. Car il me semblait que je pourrais rencontrer beaucoup
plus de vérité dans les raisonnements que chacun fait touchant les affaires qui lui
importent, et dont l’événement le doit punir bientôt après s’il a mal jugé, que dans
ceux que fait un homme de lettres dans son cabinet, touchant des spéculations qui
ne produisent aucun effet, et qui ne lui sont d’autre conséquence, sinon que peut-être
il en tirera d’autant plus de vanité qu’elles seront plus éloignées du sens commun,
à cause qu’il aura dû employer d’autant plus d’esprit et d’artifice à tâcher de les
rendre vraisemblables. Et j’avais toujours un extrême désir d’apprendre à distinguer
le vrai d’avec le faux, pour voir clair en mes actions, et marcher avec assurance en p. 37
cette vie.
Il est vrai que pendant que je ne faisais que considérer les mœurs des autres
hommes, je n’y trouvais guère de quoi m’assurer, et que j’y remarquais quasi autant
de diversité que j’avais fait auparavant entre les opinions des philosophes. En sorte
que le plus grand profit que j’en retirais était que, voyant plusieurs choses qui, bien
qu’elles nous semblent fort extravagantes et ridicules, ne laissent pas d’être
communément reçues et approuvées par d’autres grands peuples, j’apprenais à ne
rien croire trop fermement de ce qui ne m’avait été persuadé que par l’exemple et
par la coutume : et ainsi je me délivrais peu à peu de beaucoup d’erreurs qui peuvent
offusquer notre lumière naturelle, et nous rendre moins capables d’entendre raison.
Mais, après que j’eus employé quelques années à étudier ainsi dans le livre du
monde, et à tâcher d’acquérir quelque expérience, je pris un jour résolution
d’étudier aussi en moi-même, et d’employer toutes les forces de mon esprit à choisir
les chemins que je devais suivre ; ce qui me réussit beaucoup mieux, ce me semble,
que si je ne me fusse jamais éloigné ni de mon pays ni de mes livres.

Deuxième partie
(. . .) p. 44
Mais, comme un homme qui marche seul, et dans les ténèbres, je me résolus
d’aller si lentement et d’user de tant de circonspection en toutes choses, que si je
n’avançais que fort peu, je me garderais bien au moins de tomber. Même je ne voulus
point commencer à rejeter tout-à-fait aucune des opinions qui s’étaient pu glisser
autrefois en ma créance sans y avoir été introduites par la raison, que je n’eusse
auparavant employé assez de temps à faire le projet de l’ouvrage que j’entreprenais,

7
et à chercher la vraie méthode pour parvenir à la connaissance de toutes les choses
dont mon esprit serait capable.
J’avais un peu étudié, étant plus jeune, entre les parties de la philosophie, à la
logique, et, entre les mathématiques, à l’analyse des géomètres et à l’algèbre, trois p. 45
arts ou sciences qui semblaient devoir contribuer quelque chose à mon dessein. Mais,
en les examinant, je pris garde que, pour la logique, ses syllogismes et la plupart
de ses autres instructions servent plutôt à expliquer à autrui les choses qu’on sait,
ou même, comme l’art de Lulle, à parler sans jugement de celles qu’on ignore, qu’à
les apprendre ; et bien qu’elle contienne en effet beaucoup de préceptes très vrais et
très bons, il y en a toutefois tant d’autres mêlés parmi, qui sont ou nuisibles ou
superflus, qu’il est presque aussi malaisé de les en séparer, que de tirer une Diane ou
une Minerve hors d’un bloc de marbre qui n’est point encore ébauché. Puis, pour
l’analyse des anciens et l’algèbre des modernes, outre qu’elles ne s’étendent qu’à des
matières fort abstraites, et qui ne semblent d’aucun usage, la première est toujours
si astreinte à la considération des figures, qu’elle ne peut exercer l’entendement
sans fatiguer beaucoup l’imagination ; et on s’est tellement assujetti en la dernière
à certaines règles et à certains chiffres, qu’on en a fait un art confus et obscur qui
embarrasse l’esprit, au lieu d’une science qui le cultive. Ce qui fut cause que je pensai
qu’il fallait chercher quelque autre méthode, qui, comprenant les avantages de ces
trois, fût exempte de leurs défauts. Et comme la multitude des lois fournit souvent
des excuses aux vices, en sorte qu’un état est bien mieux réglé lorsque, n’en ayant que
fort peu, elles y sont fort étroitement observées ; ainsi, au lieu de ce grand nombre de
préceptes dont la logique est composée, je crus que j’aurais assez des quatre suivants,
pourvu que je prisse une ferme et constante résolution de ne manquer pas une seule
fois à les observer.
Le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la p. 46
connusse évidemment être telle; c’est-à-dire, d’éviter soigneusement la précipitation
et la prévention, et de ne comprendre rien de plus en mes jugements que ce qui se
présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit, que je n’eusse aucune
occasion de le mettre en doute.
Le second, de diviser chacune des difficultés que j’examinerais, en autant de
parcelles qu’il se pourrait, et qu’il serait requis pour les mieux résoudre.
Le troisième, de conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets
les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu comme par
degrés jusques à la connaissance des plus composés, et supposant même de l’ordre
entre ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns les autres.
Et le dernier, de faire partout des dénombrements si entiers et des revues si
générales, que je fusse assuré de ne rien omettre.
Ces longues chaînes de raisons, toutes simples et faciles, dont les géomètres ont
coutume de se servir pour parvenir à leurs plus difficiles démonstrations, m’avaient
donné occasion de m’imaginer que toutes les choses qui peuvent tomber sous la
connaissance des hommes s’entresuivent en même façon, et que, pourvu seulement

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qu’on s’abstienne d’en recevoir aucune pour vraie qui ne le soit, et qu’on garde
toujours l’ordre qu’il faut pour les déduire les unes des autres, il n’y en peut avoir
de si éloignées auxquelles enfin on ne parvienne, ni de si cachées qu’on ne découvre.
(. . .)

Quatrième partie
p. 61
Je ne sais si je dois vous entretenir des premières méditations que j’y ai faites ;
car elles sont si métaphysiques et si peu communes, qu’elles ne seront peut-être pas
au goût de tout le monde : et toutefois, afin qu’on puisse juger si les fondements
que j’ai pris sont assez fermes, je me trouve en quelque façon contraint d’en par-
ler. J’avais dès long-temps remarqué que pour les mœurs il est besoin quelquefois
de suivre des opinions qu’on sait être fort incertaines, tout de même que si elles
étaient indubitables, ainsi qu’il a été dit ci-dessus : mais pour ce qu’alors je désirais
vaquer seulement à la recherche de la vérité, je pensai qu’il fallait que je fisse tout
le contraire, et que je rejetasse comme absolument faux tout ce en quoi je pourrais
imaginer le moindre doute, afin de voir s’il ne resterait point après cela quelque
chose en ma créance qui fût entièrement indubitable. Ainsi, à cause que nos sens
nous trompent quelquefois, je voulus supposer qu’il n’y avait aucune chose qui fût
telle qu’ils nous la font imaginer ; et parce qu’il y a des hommes qui se méprennent
en raisonnant, même touchant les plus simples matières de géométrie, et y font

des paralogismes, jugeant que j’étais sujet à faillir autant qu’aucun autre, je rejetai p. 62
comme fausses toutes les raisons que j’avais prises auparavant pour démonstrations ; et
enfin, considérant que toutes les mêmes pensées que nous avons étant éveillés nous
peuvent aussi venir quand nous dormons, sans qu’il y en ait aucune pour lors qui soit
vraie, je me résolus de feindre que toutes les choses qui m’étaient jamais entrées en
l’esprit n’étaient non plus vraies que les illusions de mes songes. Mais aussitôt après
je pris garde que, pendant que je voulais ainsi penser que tout était faux, il fallait
nécessairement que moi qui le pensais fusse quelque chose ; et remarquant que cette
vérité, je pense, donc je suis, était si ferme et si assurée, que toutes les plus extra-
vagantes suppositions des sceptiques n’étaient pas capables de l’ébranler, je jugeai
que je pouvais la recevoir sans scrupule pour le premier principe de la philosophie
que je cherchais.
Puis, examinant avec attention ce que j’étais, et voyant que je pouvais feindre
que je n’avais aucun corps, et qu’il n’y avait aucun monde ni aucun lieu où je fusse ;
mais que je ne pouvais pas feindre pour cela que je n’étais point ; et qu’au contraire
de cela même que je pensais à douter de la vérité des autres choses, il suivait très
évidemment et très certainement que j’étais ; au lieu que si j’eusse seulement cessé de
penser, encore que tout le reste de ce que j’avais jamais imaginé eût été vrai, je
n’avais aucune raison de croire que j’eusse été : je connus de là que j’étais une
substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser, et qui pour être n’a
besoin d’aucun lieu ni ne dépend d’aucune chose matérielle ; en sorte que ce moi,

9
c’est-à-dire l’âme, par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement distincte du p. 63
corps, et même qu’elle est plus aisée à connaître que lui, et qu’encore qu’il ne fût
point, elle ne laisserait pas d’être tout ce qu’elle est.
Après cela je considérai en général ce qui est requis à une proposition pour être
vraie et certaine ; car puisque je venais d’en trouver une que je savais être telle, je
pensai que je devais aussi savoir en quoi consiste cette certitude. Et ayant remarqué
qu’il n’y a rien du tout en ceci, je pense, donc je suis, qui m’assure que je dis la vérité,
sinon que je vois très clairement que pour penser il faut être, je jugeai que je pouvais
prendre pour règle générale que les choses que nous concevons fort clairement et fort
distinctement sont toutes vraies, mais qu’il y a seulement quelque difficulté à bien
remarquer quelles sont celles que nous concevons distinctement.
(. . .)

Cinquième partie
p. 71
Je serais bien aise de poursuivre, et de faire voir ici toute la chaîne des autres
vérités que j’ai déduites de ces premières ; mais, à cause que pour cet effet il serait
maintenant besoin que je parlasse de plusieurs questions qui sont en controverse entre
les doctes, avec lesquels je ne désire point me brouiller, je crois qu’il sera mieux que je
m’en abstienne, et que je dise seulement en général quelles elles sont, afin de
laisser juger aux plus sages s’il serait utile que le public en fût plus particulièrement
informé. (. . .) j’ose dire que non seulement j’ai trouvé moyen de me satisfaire en peu
de temps touchant toutes les principales difficultés dont on a coutume de traiter
en la philosophie, mais aussi que j’ai remarqué certaines lois que Dieu a tellement
établies en la nature, et dont il a imprimé de telles notions en nos âmes, qu’après

y avoir fait assez de réflexion nous ne saurions douter qu’elles ne soient exactement p. 72
observées en tout ce qui est ou qui se fait dans le monde. Puis, en considérant la
suitede ces lois, il me semble avoir découvert plusieurs vérités plus utiles et plus
importantes que tout ce que j’avais appris auparavant ou même espéré d’apprendre.
Mais, pour ce que j’ai tâché d’en expliquer les principales dans un traité que
quelques considérations m’empêchent de publier, je ne les saurais mieux faire con-
naître qu’en disant ici sommairement ce qu’il contient. (. . .)

J’avais expliqué assez particulièrement [le fonctionnement du cœur] dans le traité p. 84


que j’avais eu ci-devant dessein de publier. Et ensuite j’y avais montré quelle doit
être la fabrique des nerfs et des muscles du corps humain, pour faire que les esprits
animaux, étant dedans, aient la force de mouvoir ses membres : ainsi qu’on voit
que les têtes, un peu après être coupées, se remuent encore, et mordent la terre,
nonobstant qu’elles ne soient plus animées ; quels changements se doivent faire dans le
cerveau, pour causer la veille, et le sommeil, et les songes ; comment la lumière, les
sons, les odeurs, les goûts, la chaleur, et toutes les autres qualités des objets
extérieurs y peuvent imprimer diverses idées par l’entremise des sens ; comment la
faim, la soif, et les autres passions intérieures, y peuvent aussi envoyerles leurs; ce qui
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doit y être pris pour le sens commun où ces idées sont reçues ; pour la mémoire, qui
les conserve ; et pour la fantaisie, qui les peut diversement changer, et en composer
de nouvelles, et par même moyen, distribuant les esprits animaux dans les muscles,
faire mouvoir les membres de ce corps en autant de diverses façons, et autant à p. 85
propos des objets qui se présentent à ses sens, et des passions intérieures qui sont en
lui, que les nôtres se puissent mouvoir, sans que la volonté les conduisse. Ce qui ne
semblera nullement étrange à ceux qui, sachant combien de divers automates, ou
machines mouvantes, l’industrie des hommes peut faire, sans y employer que fort peu
de pièces, en comparaison de la grande multitude des os, des muscles, des nerfs, des
artères, des veines, et de toutes les autres parties qui sont dans le corps de chaque
animal, considéreront ce corps comme une machine qui, ayant été faite des mains
de Dieu, est incomparablement mieux ordonnée, et a en soi des mouvements plus
admirables, qu’aucune de celles qui peuvent être inventées par les hommes.
Et je m’étais ici particulièrement arrêté à faire voir que, s’il y avait de telles
machines, qui eussent les organes et la figure d’un singe, ou de quelque autre animal
sans raison, nous n’aurions aucun moyen pour reconnaître qu’elles ne seraient pas
en tout de même nature que ces animaux ; au lieu que, s’il y en avait qui eussent la
ressemblance de nos corps et imitassent autant nos actions que moralement il
serait possible, nous aurions toujours deux moyens très certains pour reconnaître
qu’elles ne seraient point pour cela de vrais hommes. Dont le premier est que jamais
elles ne pourraient user de paroles, ni d’autres signes en les composant, comme nous
faisons pour déclarer aux autres nos pensées. Car on peut bien concevoir qu’une
machine soit tellement faite qu’elle profère des paroles, et même qu’elle en profère
quelques-unes à propos des actions corporelles qui causeront quelque changement en
ses organes : comme, si on la touche en quelque endroit, qu’elle demande ce qu’on p. 86
veut lui dire ; si en un autre, qu’elle crie qu’on lui fait mal, et choses semblables ;
mais non pas qu’elle les arrange diversement, pour répondre au sens de tout ce qui
se dira en sa présence, ainsi que les hommes les plus hébétés peuvent faire. Et le
second est que, bien qu’elles fissent plusieurs choses aussi bien, ou peut-être mieux
qu’aucun d’entre nous, elles manqueraient infailliblement en quelques autres, par
lesquelles on découvrirait qu’elles n’agiraient pas par connaissance, mais seulement
par la disposition de leurs organes. Car, au lieu que la raison est un instrument
universel, qui peut servir en toutes sortes de rencontres, ces organes ont besoin de
quelque particulière disposition pour chaque action particulière ; d’où vient qu’il est
moralement impossible qu’il y en ait assez de divers en une machine pour la faire
agir en toutes les occurrences de la vie, de même façon que notre raison nous fait
agir.
Or, par ces deux mêmes moyens, on peut aussi connaître la différence qui est
entre les hommes et les bêtes. Car c’est une chose bien remarquable, qu’il n’y a point
d’hommes si hébétés et si stupides, sans en excepter mêmes les insensés, qu’ils ne
soient capables d’arranger ensemble diverses paroles, et d’en composer un discours
par lequel ils fassent entendre leurs pensées ; et qu’au contraire, il n’y a point d’autre

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animal, tant parfait et tant heureusement né qu’il puisse être, qui fasse le semblable.
Ce qui n’arrive pas de ce qu’ils ont faute d’organes, car on voit que les pies et les
perroquets peuvent proférer des paroles ainsi que nous, et toutefois ne peuvent parler
ainsi que nous, c’est-à-dire en témoignant qu’ils pensent ce qu’ils disent ; au lieu que
les hommes qui, étant nés sourds et muets, sont privés des organes qui servent aux p. 87
autres pour parler, autant ou plus que les bêtes, ont coutume d’inventer d’eux-mêmes
quelques signes, par lesquels ils se font entendre à ceux qui, étant ordinairement avec
eux, ont loisir d’apprendre leur langue. Et ceci ne témoigne pas seulement que les
bêtes ont moins de raison que les hommes, mais qu’elles n’en ont point du tout. Car
on voit qu’il n’en faut que fort peu pour savoir parler ; et d’autant qu’on remarque
de l’inégalité entre les animaux d’une même espèce aussi bien qu’entre les
hommes, et que les uns sont plus aisés à dresser que les autres, il n’est pas croyable
qu’un singe ou un perroquet, qui serait des plus parfaits de son espèce, n’égalât en cela
un enfant des plus stupides, ou du moins un enfant qui aurait le cerveau troublé, si
leur âme n’était d’une nature du tout différente de la nôtre. Et on ne doit pas
confondre les paroles avec les mouvements naturels, qui témoignent les passions, et
peuvent être imités par des machines aussi bien que par les animaux ; ni penser,
comme quelques anciens, que les bêtes parlent, bien que nous n’entendions pas
leur langage : car s’il était vrai, puisqu’elles ont plusieurs organes qui se rapportent
aux nôtres, elles pourraient aussi bien se faire entendre à nous qu’à leurs
semblables. C’est aussi une chose fort remarquable que, bien qu’il y ait plusieurs
animaux qui témoignent plus d’industrie que nous en quelques-unes de leurs
actions, on voit toutefois que les mêmes n’en témoignent point du tout en
beaucoup d’autres : de façon que ce qu’ils font mieux que nous ne prouve pas qu’ils
ont de l’esprit ; car, à ce compte, ils en auraient plus qu’aucun de nous et feraient
mieux en toute chose ; mais plutôt
qu’ils n’en ont point, et que c’est la Nature qui agit en eux, selon la disposition de p. 88
leurs organes : ainsi qu’on voit qu’une horloge, qui n’est composée que de roues et
de ressorts, peut compter les heures, et mesurer le temps, plus justement que nous
avec toute notre prudence. (. . .)

Sixième partie
(. . .)
Je n’ai jamais fait beaucoup d’état des choses qui venaient de mon esprit, et p. 89
pendant que je n’ai recueilli d’autres fruits de la méthode dont je me sers sinon que
je me suis satisfait, touchant quelques difficultés qui appartiennent aux sciences
spéculatives, ou bien que j’ai tâché de régler mes mœurs par les raisons qu’elle
m’enseignait, je n’ai point cru être obligé d’en rien écrire. Car, pour ce qui touche
les mœurs, chacun abonde si fort en son sens qu’il se pourrait trouver autant de
réformateurs que de têtes, s’il était permis à d’autres qu’à ceux que Dieu a établis
pour souverains sur ses peuples, ou bien auxquels il a donné assez de grâce et de zèle
pour être prophètes, d’entreprendre d’y rien changer ; et, bien que mes spéculations

12
me plussent fort, j’ai cru que les autres en avaient aussi qui leur plaisaient peut-
être davantage. Mais, sitôt que j’ai eu acquis quelques notions générales touchant la
physique, et que, commençant à les éprouver en diverses difficultés particulières, j’ai
remarqué jusques où elles peuvent conduire, et combien elles diffèrent des principes
dont on s’est servi jusques à présent, j’ai cru que je ne pouvais les tenir cachées
sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer, autant qu’il est en
nous, le bien général de tous les hommes. Car elles m’ont fait voir qu’il est possible
de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, et qu’au lieu de
cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une p. 91
pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des
astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement
que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer
en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre
comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n’est pas seulement à désirer pour
l’invention d’une infinité d’artifices, qui feraient qu’on jouirait sans aucune peine des
fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais principalement
aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le
fondement de tous les autres biens de cette vie ; car même l’esprit dépend si fort du
tempérament et de la disposition des organes du corps que, s’il est possible de trouver
quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu’ils
n’ont été jusques ici, je crois que c’est dans la médecine qu’on doit le chercher. Il
est vrai que celle qui est maintenant en usage contient peu de choses dont l’utilité
soit si remarquable ; mais, sans que j’aie aucun dessein de la mépriser, je m’assure
qu’il n’y a personne, même de ceux qui en font profession, qui n’avoue que tout ce
qu’on y sait n’est presque rien, à comparaison de ce qui reste à y savoir, et qu’on se
pourrait exempter d’une infinité de maladies, tant du corps que de l’esprit, et même
aussi peut-être de l’affaiblissement de la vieillesse, si on avait assez de connaissance de
leurs causes, et de tous les remèdes dont la nature nous a pourvus. Or, ayant
dessein d’employer toute ma vie à la recherche d’une science si nécessaire, et ayant
rencontré un chemin qui me semble tel qu’on doit infailliblement la trouver, en le p. 92
suivant, si ce n’est qu’on en soit empêché, ou par la brièveté de la vie, ou par le défaut
des expériences, je jugeais qu’il n’y avait point de meilleur remède contre ces deux
empêchements, que de communiquer fidèlement au public tout le peu que j’aurais
trouvé, et de convier les bons esprits à tâcher de passer plus outre, en contribuant,
chacun selon son inclination et son pouvoir, aux expériences qu’il faudrait faire, et
communiquant aussi au public toutes les choses qu’ils apprendraient, afin que les
derniers commençant où les précédents auraient achevé, et ainsi joignant les vies
et les travaux de plusieurs, nous allassions tous ensemble beaucoup plus loin que
chacun en particulier ne saurait faire.
Même je remarquais, touchant les expériences, qu’elles sont d’autant plus néces-
saires qu’on est plus avancé en connaissance. Car, pour le commencement, il vaut
mieux ne se servir que de celles qui se présentent d’elles-mêmes à nos sens, et que

13
nous ne saurions ignorer pourvu que nous y fassions tant soit peu de
réflexion, que d’en chercher de plus rares et étudiées : dont la raison est que
ces plus rares trompent souvent, lorsqu’on ne sait pas encore les causes des plus
communes, et que les circonstances dont elles dépendent sont quasi toujours si
particulières et si petites qu’il est très malaisé de les remarquer. Mais l’ordre
que j’ai tenu en ceci a été tel. Premièrement, j’ai tâché de trouver en général
les principes, ou premières causes, de tout ce qui est, ou qui peut être, dans le
monde, sans rien considérer, pour cet effet, que Dieu seul, qui l’a créé, ni les
tirer d’ailleurs que de certaines semences de vérités qui sont naturellement en
nos âmes. Après cela, j’ai examiné quels étaient
les premiers et plus ordinaires effets qu’on pouvait déduire de ces causes :
et il me p. 93
semble que par là j’ai trouvé des cieux, des astres, une Terre, et même sur la
Terre, de l’eau, de l’air, du feu, des minéraux, et quelques autres telles choses
qui sont les plus communes de toutes et les plus simples, et par conséquent les
plus aisées à connaître. Puis, lorsque j’ai voulu descendre à celles qui étaient
plus particulières, il s’en est tant présenté à moi de diverses, que je n’ai pas cru
qu’il fût possible à l’es- prit humain de distinguer les formes ou espèces de corps
qui sont sur la Terre, d’une infinité d’autres qui pourraient y être, si c’eût été le
vouloir de Dieu de les y mettre, ni par conséquent, de les rapporter à notre
usage, si ce n’est qu’on vienne au devant des causes par les effets, et qu’on se
serve de plusieurs expériences particulières. En suite de quoi, repassant mon
esprit sur tous les objets qui s’étaient présentés à mes sens, j’ose bien dire que
je n’y ai remarqué aucune chose que je ne pusse assez commodément expliquer
par les principes que j’avais trouvés. Mais il faut aussi que j’avoue que la
puissance de la nature est si ample et si vaste, et que ces principes sont si
simples et si généraux, que je ne remarque quasi plus aucun effet particulier,
que d’abord je ne connaisse qu’il peut en être déduit en plusieurs diverses
façons, et que ma plus grande difficulté est d’ordinaire de trouver en laquelle
de ces façons il en dépend. Car à cela je ne sais point d’autre expédient, que de
chercher derechef quelques expériences, qui soient telles, que leur événement
ne soit pas le même, si c’est en l’une de ces façons qu’on doit l’expliquer, que si
c’est en l’autre. Au reste, j’en suis maintenant là, que je vois, ce me semble, assez
bien de quel biais on se doit prendre à faire la plupart de celles qui peuvent
servir à cet effet ; mais je vois aussi p. 94
qu’elles sont telles, et en si grand nombre, que ni mes mains ni mon revenu,
bien que j’en eusse mille fois plus que je n’en ai, ne sauraient suffire pour toutes
; en sorte que, selon que j’aurai désormais la commodité d’en faire plus ou
moins j’avancerai aussi plus ou moins en la connaissance de la nature. Ce que
je me promettais de faire connaître par le traité que j’avais écrit, et d’y
montrer si clairement l’utilité que le public en peut recevoir, que j’obligerais
tous ceux qui désirent en général le bien des hommes, c’est-à-dire tous ceux
qui sont en effet vertueux, et non point par faux semblant, ni seulement par
opinion, tant à me communiquer celles qu’ils ont déjà faites, qu’à m’aider en
la recherche de celles qui restent à faire.
(…)
14
John Locke, Essai sur l’entendement humain, VRIN, p.163-185

Livre I, Chapitre 2 :
« Puisque mon but est donc de mener des recherches sur l’origine, sur la certitude et sur
l’étendue de la connaissance humaine, et en même temps sur les fondements et sur les
degrés de la croyance, de l’opinion, et de l’assentiment, je ne me mêlerai pas ici d’une étude
de l’esprit du point de vue physique ; je ne me donnerai pas la peine d’examiner ce que
peut être son essence, ni par quels modifications de notre corps, il se fait que nous ayons
des sensations par les organes ou des idées dans l’entendement ; ou encore si la formation
de tout ou partie de ces idées dépend effectivement de la matière. »

LIVRE II Ch. 1. L'idée est l'objet de la pensée, p.163

Tout homme est pour lui-même conscient du fait qu'il pense ; et ce sur quoi s'exerce son
esprit quand il pense, ce sont les idées qui y sont ; aussi est-il hors de doute que les hommes
ont dans l'esprit diverses idées, par exemple celles qu'expriment les mots blancheur,
dureté, douceur, pensée, mouvement, homme, éléphant, armée, ivresse, etc. Il convient
donc d'étudier tout d'abord comment l'esprit les acquiert. La doctrine reçue, je le sais, veut
que les hommes aient, de naissance, des idées et, d'origine, des caractères imprimés en
leur esprit dès le premier instant de leur existence. J'ai déjà longuement examiné cette
opinion, et j'imagine que ce que j'ai dit dans le livre précédent sera accepté avec plus de
facilité encore lorsque j'aurai montré d'où l'entendement peut obtenir toutes les idées qu'il
détient, et par quelles voies, par quelles étapes, elles peuvent arriver dans l'esprit. Pour
cela, j'en appellerai à l'observation et à l'expérience propres de chacun.

Ch. 2 Toutes les idées viennent de la sensation ou de la réflexion, p.164

Supposons que l'esprit soit, comme on dit, du papier blanc ", vierge de tout caractère, sans
aucune idée. Comment se fait-il qu'il en soit pourvu ? D'où tire-t-il cet immense fonds que
l'imagination affairée et illimitée de l'homme dessine en lui avec une variété presque
infinie ? D'où puise-t-il ce qui fait le matériau de la raison et de la connaissance ? Je
répondrai d'un seul mot : de l'expérience, en elle, toute notre connaissance se fonde et
trouve en dernière instance sa source ; c'est l'observation appliquée soit aux objets
sensibles externes, soit aux opérations internes de l'esprit, perçues et sur lesquelles nous-
mêmes réfléchissons, qui fournit à l'entendement tout le matériau de la pensée. Telles sont
les deux sources de la connaissance, dont jaillissent toutes les idées 105 que nous avons
ou que nous pouvons naturellement avoir.

Ch. 3, p.164-165

Premièrement, nos sens, tournés vers les objets sensibles singuliers, font entrer dans
l'esprit maintes perceptions distinctes des choses, en fonction des diverses voies par home
lesquelles ces objets les affectent. Ainsi recevons-nous les idées de jaune, de blanc, de
chaud, de froid, de mou, de dur, d'amer, de sucré, et toutes celles que nous appelons
qualités sensibles. Et quand je dis que les sens font entrer dans l'esprit ces idées, je veux
dire qu'ils font entrer, depuis les objets externes jusqu'à l'esprit, ce qui y produit ces
perceptions. Et puisque cette source importante de la plupart des idées que nous ayons
dépend entièrement de nos sens et se communique par leur moyen à l'entendement, je la
nomme SENSATION.
15
Ch. 4 Les objets de la sensation, l'une des sources des idées. Les opérations de notre esprit,
autre source des idées, p.165-166

Deuxièmement, l'autre source d'où l'expérience tire de quoi garnir l'entendement d'idées,
c'est la perception interne des opérations de l'esprit lui-même tandis qu'il s'applique aux
idées acquises. Quand l'âme vient à réfléchir sur ces opé rations, à les considérer, celles-ci
garnissent l'entendement d'un autre ensemble d'idées qu'on n'aurait pu tirer des choses
extérieures, telles que percevoir, penser, douter, croire, rai sonner, connaître, vouloir, et
l'ensemble des actions différentes de notre esprit; comme nous sommes conscients de ces
actions et que nous les observons en nous-mêmes, nous en recevons dans l'entendement
des idées aussi distinctes que les idées reçues des corps qui affectent nos sens!. Cette
source d'idées, chacun l'a entièrement en lui; et bien qu'elle ne soit pas un sens, puisqu'elle
n'a pas affaire aux objets extérieurs, elle s'en approche cependant beaucoup et le nom de
"sens interne" semble assez approprié. Mais comme j'appelle l'autre source sensation,
j'appellerai celle-ci RÉFLEXION, les idées qu'elle fournit n'étant que celles que l'esprit
obtient par réflexion sur ses propres opérations internes. Dans la suite de cet exposé donc,
on voudra bien comprendre par RÉFLEXION le fait que l'esprit remarque ses propres
opérations et leur déroulement ; grâce à quoi adviennent dans l'entendement des idées de
ces opérations.

Je prétends qu'à elles deux (les choses extérieures matérielles comme objets de la
SENSATION, et les opérations internes de notre propre esprit comme objets de la
RÉFLEXION) elles constituent selon moi les seules origines où toutes nos idées prennent
naissance. J'emploie ici le mot opérations en un sens large : il comprend non seulement
les actions de l'esprit concernant ses idées, mais aussi certaines passions qui en naissent
parfois, comme la satisfaction ou le malaise, qui peut naître d'une pensée.

Ch. 23, p.183-184

Si l'on demande donc : « quand un homme commence-t-il à avoir des idées ? », je crois
que la bonne réponse est : dès qu'il a une sensation. Car, puisqu'il semble bien ne pas y
avoir d'idées dans l'esprit avant que les sens n'en aient intro duites, je conçois que les idées
dans l'entendement sont contemporaines de la sensation, qui est une impression (ou un
mouvement) appliquée à une partie du corps de telle manière qu'elle produise une
perception dans l'entendement. " impressions faites sur les sens par les objets extérieurs
semblent être le premier matériau de l'esprit dans ces opérations que l'on nomme
perception, souvenir, examen, raisonnement, etc.).

Ch. 24 L'origine de toute notre connaissance, p.184-185

Par la suite, l'esprit se met à réfléchir à ses opérations propres sur les idées acquises par
sensation; et il se dote ainsi d'un nouvel ensemble d'idées que j'appelle idées de réflexion.
Telles sont les impressions faites sur les sens par les objets extérieurs, qui sont
extrinsèques à l'esprit, et telles sont les opérations de l'esprit même m-qui découlent de
ses pouvoirs propres et intrinsèques (ceux-ci deviennent aussi objets de sa propre
observation quand l'esprit par lui-même réfléchit sur ces pouvoirs): voici, comme je l'ai
dit, l'origine de toute connaissance. 16
Voici donc la première capacité de l'intellect humain : l'esprit est fait pour recevoir les
impressions qu'il subit, soit des objets extérieurs par le biais des sens, soit par ses propres
opérations quand il réfléchit sur elles. C'est le premier pas de l'homme vers la découverte
de toute chose et le fondement sur lequel il bâtira toutes les notions qu’il n’aura jamais en
ce monde d'une manière naturelle. Toutes ces pensées sublimes qui s'élèvent au-dessus
des nuages et montent jusques aux cieux, prennent ici leur naissance et leur appui.

Dans toute cette vaste étendue que parcourt l'esprit, dans ces profondes spéculations
auxquelles il semble se hisser, il ne dépasse pas d'un iota les idées que les sens et la
réflexion lui ont offertes à contempler.

Ch. 25. Dans la réception des idées simples, l'entendement est pour la plus grande part
passif, p.185

En ce domaine l'entendement est purement passif ; et il n'est pas en son pouvoir d'avoir
ou de ne pas avoir ces rudiments et ces « matériaux » de la connaissance ! Car la plupart
des objets de nos sens imposent à l'esprit leur idée particulière, que nous le voulions ou
non ; et les opérations de notre esprit ne nous laisseront pas dépourvus de quelque obscure
notion (personne ne peut ignorer totalement ce qu'il fait quand il pense). Quand ces idées
simples s'offrent à l'esprit, l'entendement ne peut ni refuser de les avoir ni, une fois qu'elles
sont imprimées, les altérer, les effacer ou en créer lui-même de nouvelles, pas plus qu'un
miroir ne peut refuser, altérer ou effacer les images ou les idées qu'y produisent les objets
placés devant lui. Comme les corps qui nous environnent affectent diversement nos
organes, l'esprit est forcé d'en recevoir les impressions et ne peut éviter de percevoir ces
idées qui leur sont attachées.

17
David Hume, Enquête sur l'entendement humain, Flammarion, coll: «
Le monde de la philosophie», p.27-30

« Chacun accordera volontiers qu'il y a une différence considérable entre les perceptions
de l'esprit quand on sent la douleur d'une chaleur excessive ou le plaisir d'une chaleur
modérée et quand, par la suite, on rappelle à la mémoire cette sensation ou quand on
l'anticipe par l'imagination. Ces facultés peuvent imiter ou copier les perceptions des sens,
mais elles ne peuvent jamais atteindre entièrement la force et la vivacité de la sensation
originelle. Le plus que nous en disions, même quand elles opèrent avec la plus grande
vigueur, c'est qu'elles représentent leur objet d'une manière si vivante que nous pouvons
presque dire que nous les touchons ou les voyons ; mais, sauf si l'esprit est troublé par la
maladie ou la folie, elles ne peuvent jamais arriver à un degré de vivacité tel qu'il rende ces
perceptions complètement indiscernables. Toutes les couleurs de la poésie, malgré leurs
splendeurs, ne peuvent jamais peindre les objets naturels d'une telle manière qu'on prenne
la description pour le paysage réel. La pensée la plus vive est encore inférieure à la
sensation la plus terne.

Nous pouvons observer qu'une distinction analogue se retrouve dans toutes les autres
perceptions de l'esprit. Un homme, dans un accès de colère, est animé de manière très
différente de celui qui pense seulement à cette émotion. Si vous me dites qu’une personne
est amoureuse, je comprends aisément ce que vous voulez dire et je me forme une juste
conception de la condition de cette personne ; mais je ne peux jamais prendre à tort cette
conception pour les agitations et les désordres réels de la passion. Quand nous
réfléchissons à nos affections et sentiments passés, notre pensée est un miroir fidèle et elle
copie ses objets avec vérité ; mais les couleurs qu'elle emploie sont pâles et ternes en
comparaison de celles qui habillent nos perceptions originelles. Il n'est pas besoin d'un
discernement attentif ou d'un esprit métaphysique pour marquer la différence qu'il y a
entre les unes et les autres.

Voici donc que nous pouvons diviser toutes les perceptions de l'esprit en deux classes ou
espèces, qui se distinguent par leurs différents degrés de force et de vivacité. Les moins
fortes et les moins vives sont communément nommées pensées ou idées. L'autre espèce
n'a pas de nom dans notre langue et dans la plupart des autres langues ; je suppose qu'il
en est ainsi parce qu'il n'est pas nécessaire, pour des desseins autres que philosophiques,
de les ranger sous une appellation ou un nom général. Usons donc de liberté et appelons-
les impressions, en employant ce mot dans un sens qui diffère quelque peu du sens
habituel. Par le terme impression, j'entends donc toutes nos plus vives perceptions quand
nous entendons, voyons, touchons, aimons, haïssons, désirons ou voulons. Et les
impressions se distinguent des idées, qui sont les moins vives perceptions, dont nous
avons conscience quand nous réfléchissons à l'une des sensations ou à l'un des
mouvements que je viens de citer.

Rien à première vue, ne peut paraître plus libre que pensée humaine, qui non seulement
échappe à toute autorité et à tout pouvoir humain, mais que ne contiennent même pas les
limites de la nature et de la réalité. Former des monstres et unir des formes et des
apparences discordantes, cela ne coûte pas plus de trouble à l'imagination que de
concevoir les objets les plus familiers.
18
Tandis que le corps est limité à une seule planète, sur laquelle il se traîne avec peine et
difficulté, la pensée peut en un instant nous transporter dans les régions les plus distantes
de l'univers ; ou même au-delà de l'univers, dans le chaos illimité où, suppose-t-on, la
nature se trouve dans une confusion totale. Ce qu'on n'a jamais vu, ce dont on n'a jamais
entendu parler, on peut pourtant le concevoir ; et il n'y a rien au-dessus du pouvoir de la
pensée, sauf ce qui implique une absolue contradiction.

Mais, bien que notre pensée semble posséder cette liberté illimitée, nous trouverons, à
l'examiner de plus près, qu'elle est réellement resserrée en de très étroites limites et que
tout ce pouvoir créateur de l'esprit ne monte à rien de plus qu'à la faculté de composer, de
transposer, d'accroître ou de diminuer les matériaux que nous apportent les sens et
l'expérience. Quand nous pensons à une montagne d'or, nous joignons seulement deux
idées compatibles, or et montagne, que nous connaissions auparavant. Nous pouvons
concevoir un cheval vertueux ; car le sentiment que nous avons de nous-mêmes nous
permet de concevoir la vertu ; et nous pouvons unir celle-ci à la figure et à la forme d'un
cheval, animal qui nous est familier. Bref, tous les matériaux de la pensée sont tirés de nos
sens, externes ou internes ; c'est seulement leur mélange et leur composition qui
dépendent de l'esprit et de la volonté. Ou, pour m'exprimer en langage philosophique,
toutes nos idées ou perceptions plus faibles sont des copies de nos impressions et
perceptions plus vives. »

19
Emmanuel Kant, Qu’est-ce que les Lumières ? (1784)

1. Qu’est-ce que les Lumières ? La sortie de l’homme de sa minorité dont il est lui-
même responsable. Minorité, c’est-à-dire incapacité de se servir de son entendement
(pouvoir de penser) sans la direction d’autrui, minorité dont il est lui-même responsable
(faute) puisque la cause en réside non dans un défaut de l’entendement mais dans un
manque de décision et de courage de s’en servir sans la direction d’autrui. Sapere aude !
(Ose penser) Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voilà la devise des
Lumières.

2. La paresse et la lâcheté sont les causes qui expliquent qu’un si grand nombre
d’hommes, après que la nature les a affranchis depuis longtemps d’une (de toute) direction
étrangère, reste cependant volontiers, leur vie durant, mineurs, et qu’il soit facile à
d’autres de se poser en tuteur des premiers. Il est si aisé d’être mineur ! Si j’ai un livre qui
me tient lieu d’entendement, un directeur qui me tient lieu de conscience, un médecin qui
décide pour moi de mon régime, etc., je n’ai vraiment pas besoin de me donner de peine
moi-même. Je n’ai pas besoin de penser pourvu que je puisse payer ; d’autres se chargeront
bien de ce travail ennuyeux. Que la grande majorité des hommes (y compris le sexe faible
tout entier) tienne aussi pour très dangereux ce pas en avant vers leur majorité, outre que
c’est une chose pénible, c’est ce à quoi s’emploient fort bien les tuteurs qui très
aimablement (par bonté) ont pris sur eux d’exercer une haute direction sur l’humanité.
Après avoir rendu bien sot leur bétail (domestique) et avoir soigneusement pris garde que
ces paisibles créatures n’aient pas la permission d’oser faire le moindre pas, hors du parc
ou ils les ont enfermés. Ils leur montrent les dangers qui les menace, si elles essayent de
s’aventurer seules au dehors. Or, ce danger n’est vraiment pas si grand, car elles
apprendraient bien enfin, après quelques chutes, à marcher ; mais un accident de cette
sorte rend néanmoins timide, et la frayeur qui en résulte, détourne ordinairement d’en
refaire l’essai.

3. Il est donc difficile pour chaque individu séparément de sortir de la minorité qui
est presque devenue pour lui, nature. Il s’y est si bien complu, et il est pour le moment
réellement incapable de se servir de son propre entendement, parce qu’on ne l’a jamais
laissé en faire l’essai. Institutions (préceptes) et formules, ces instruments mécaniques de
l’usage de la parole ou plutôt d’un mauvais usage des dons naturels, (d’un mauvais usage
raisonnable) voilà les grelots que l’on a attachés au pied d’une minorité qui persiste.
Quiconque même les rejetterait, ne pourrait faire qu’un saut mal assuré par-dessus les
fossés les plus étroits, parce qu’il n’est pas habitué à remuer ses jambes en liberté. Aussi
sont-ils peu nombreux, ceux qui sont arrivés par leur propre travail de leur esprit à
s’arracher à la minorité et à pouvoir marcher d’un pas assuré.

4. Mais qu’un public s’éclaire lui-même, rentre davantage dans le domaine du


possible, c’est même pour peu qu’on lui en laisse la liberté, à peu près inévitable. Car on
rencontrera toujours quelques hommes qui pensent de leur propre chef, parmi les tuteurs
patentés (attitrés) de la masse et qui, après avoir eux-mêmes secoué le joug de la (leur)
minorité, répandront l’esprit d’une estimation raisonnable de sa valeur propre et de la
vocation de chaque homme à penser par soi-même. Notons en particulier que le public qui
avait été mis auparavant par eux sous ce joug, les force ensuite lui-même à se placer
dessous, une fois qu’il a été incité à l’insurrection par quelques-uns de ses tuteurs
incapables eux-mêmes de toute lumière : tant il est préjudiciable d’inculquer des préjugés
parce qu’en fin de compte ils se vengent eux-mêmes de ceux qui en furent les auteurs ou
de leurs devanciers. 20
Aussi un public ne peut-il parvenir que lentement aux lumières. Une révolution peut bien
entraîner une chute du despotisme personnel et de l’oppression intéressée ou ambitieuse,
(cupide et autoritaire) mais jamais une vraie réforme de la méthode de penser ; tout au
contraire, de nouveaux préjugés surgiront qui serviront, aussi bien que les anciens de
lisière à la grande masse privée de pensée.

5.Or, pour ces lumières, il n’est rien requis d’autre que la liberté ; et à vrai dire la liberté la
plus inoffensive de tout ce qui peut porter ce nom, à savoir celle de faire un usage public
de sa raison dans tous les domaines. Mais j’entends présentement crier de tous côtés : «
Ne raisonnez pas »! L’officier dit : Ne raisonnez pas, exécutez ! Le financier : (le
percepteur) « Ne raisonnez pas, payez! » Le prêtre : « Ne raisonnez pas, croyez : » (Il n’y
a qu’un seul maître au monde qui dise « Raisonnez autant que vous voudrez et sur tout ce
que vous voudrez, mais obéissez ! ») Il y a partout limitation de la liberté. Mais quelle
limitation est contraire aux lumières ? Laquelle ne l’est pas, et, au contraire lui est
avantageuse ? - Je réponds : l’usage public de notre propre raison doit toujours être libre,
et lui seul peut amener les lumières parmi les hommes ; mais son usage privé peut être
très sévèrement limité, sans pour cela empêcher sensiblement le progrès des lumières.
J’entends par usage public de notre propre raison celui que l’on en fait comme savant
devant l’ensemble du public qui lit. J’appelle usage privé celui qu’on a le droit de faire de
sa raison dans un poste civil ou une fonction déterminée qui vous sont confiés. Or il y a
pour maintes affaires qui concourent à l’intérêt de la communauté un certain mécanisme
qui est nécessaire et par le moyen duquel quelques membres de la communauté doivent
se comporter passivement afin d’être tournés, par le gouvernement, grâce à une unanimité
artificielle, vers des fins publiques ou du moins pour être empêchés de détruire ces fins.
Là il n’est donc pas permis de raisonner ; il s’agit d’obéir. Mais, qu’une pièce (élément) de
la machine se présente en même temps comme membre d’une communauté, et même de
la société civile universelle, en qualité de savant, qui, en s’appuyant sur son propre
entendement, s’adresse à un public par des écrits : il peut en tout cas raisonner, sans qu’en
pâtissent les affaires auxquelles il est préposé partiellement en tant que membre passif. Il
serait très dangereux qu’un officier à qui un ordre a été donné par son supérieur, voulût
raisonner dans son service sur l’opportunité ou l’utilité de cet ordre ; il doit obéir. Mais si
l’on veut être juste, il ne peut lui être défendu, en tant que savant, de faire des remarques
sur les fautes en service de guerre et de les soumettre à son public pour qu’il les juge. Le
citoyen ne peut refuser de payer les impôts qui lui sont assignés : même une critique
impertinente de ces charges, s’il doit les supporter, peut être punie en tant que scandale
(qui pourrait occasionner des désobéissances généralisées). Cette réserve faite, le même
individu n’ira pas à l’encontre des devoirs d’un citoyen, s’il s’exprime comme savant,
publiquement, sa façon de voir contre la maladresse ou même l’injustice de telles
impositions. De même un prêtre est tenu de faire l’enseignement à des catéchumènes et à
sa paroisse selon le symbole de l’Église qu’il sert, car il a été admis sous cette condition.
Mais, en tant que savant, il a pleine liberté, et même plus : il a la mission de communiquer
au public toutes ses pensées soigneusement pesées et bien intentionnées sur ce qu’il y a
d’incorrect dans ce symbole et de lui soumettre ses projets en vue d’une meilleure
organisation de la chose religieuse et ecclésiastique. En cela non plus il n’y a rien qui
pourrait être porté à charge à sa conscience. Car ce qu’il enseigne par suite de ses fonctions,
comme mandataire de l’Église, il le présente comme quelque chose au regard de quoi il n’a
pas libre pouvoir d’enseigner selon son opinion personnelle, mais en tant qu’enseignement
qu’il s’est engagé à professer au nom d’une autorité étrangère.

21
6. Il dira « Notre Église enseigne telle ou telle chose. Voilà les arguments dont elle se
sert ». Il tirera en cette occasion pour sa paroisse tous les avantages pratiques de
propositions auxquelles il ne souscrirait pas en toute conviction, mais qu’il s’est pourtant
engagé à exposer parce qu’il n’est pas entièrement impossible qu’il s’y trouve une vérité
cachée, et qu’en tout cas, du moins, rien ne s’y trouve qui contredise la religion intérieure.

Car, s’il croyait trouver rien de tel, il ne saurait en conscience conserver ses fonctions ; il
devrait s’en démettre. Par conséquent l’usage de sa raison que fait un éducateur en
exercice devant son assistance est seulement un usage privé, parce qu’il s’agit simplement
d’une réunion de famille, si grande que celle-ci puisse être, et, par rapport à elle, en tant
que prêtre, il n’est pas libre et ne doit non plus l’être, parce qu’il remplit une fonction
étrangère. Par contre, en tant que savant, qui parle par des écrits au public proprement
dit, c’est-à-dire au monde, - tel donc un membre du clergé dans l’usage public de sa raison
- il jouit d’une liberté sans bornes d’utiliser sa propre raison et de parler en son propre
nom. Car prétendre que les tuteurs du peuple (dans les affaires spirituelles) doivent être
eux-mêmes à leur tour mineurs, c’est là une ineptie, qui aboutit à la perpétuation éternelle
des inepties.

7. Mais une telle société ecclésiastique, en quelque sorte un synode d’Églises, ou une
classe de Révérends (comme elle s’intitule elle-même chez les Hollandais), ne devrait-elle
pas être fondée en droit à faire prêter serment sur un certain symbole immuable, pour
faire peser par ce procédé une tutelle supérieure incessante sur chacun de ses membres,
et, par leur intermédiaire, sur le peuple, et pour précisément éterniser cette tutelle ? Je dis
que c’est totalement impossible. Un tel contrat qui déciderait d’écarter pour toujours toute
lumière nouvelle du genre humain, est radicalement nul et non avenu ; quand bien même
serait-il entériné par l’autorité suprême, par des Parlements, et par les traités de paix les
plus solennels. Un siècle ne peut pas se confédérer et jurer de mettre le suivant dans une
situation qui lui rendra impossible d’étendre ses connaissances (particulièrement celles
qui sont d’un si haut intérêt), de se débarrasser des erreurs, et en général de progresser
dans les lumières. Ce serait un crime contre la nature humaine, dont la destination
originelle consiste justement en ce progrès ; et les successeurs sont donc pleinement
fondés à rejeter pareils décrets, en arguant de l’incompétence et de la légèreté qui y
présidèrent. La pierre de touche de tout ce qui peut être décidé pour un peuple sous forme
de loi tient dans la question suivante : « Un peuple accepterait-il de se donner lui-même
pareille loi ? » Éventuellement il pourrait arriver que cette loi fût en quelque manière
possible pour une durée déterminée et courte, dans l’attente d’une loi meilleure, en vue
d’introduire un certain ordre. Mais c’est à la condition de laisser en même temps à chacun
des citoyens, et particulièrement au prêtre, en sa qualité de savant, la liberté de formuler
des remarques sur les vices inhérents à l’institution actuelle, et de les formuler d’une façon
publique, c’est-à-dire par des écrits, tout en laissant subsister l’ordre établi. Et cela
jusqu’au jour où l’examen de la nature de ces choses aurait été conduit assez loin et assez
confirmé pour que, soutenu par l’accord des voix (sinon de toutes), un projet puisse être
porté devant le trône : projet destiné à protéger les communautés qui se seraient unies,
selon leurs propres conceptions, pour modifier l’institution religieuse, mais qui ne
contraindrait pas ceux qui voudraient demeurer fidèles à l’ancienne. Mais, s’unir par une
constitution durable qui ne devrait être mise en doute par personne, ne fût-ce que pour la
durée d’une vie d’homme, et par là frapper de stérilité pour le progrès de l’humanité un
certain laps de temps, et même le rendre nuisible pour la postérité, voilà ce qui est
absolument interdit.
22
8. Un homme peut bien, en ce qui le concerne, ajourner l’acquisition d’un savoir qu’il
devrait posséder. Mais y renoncer, que ce soit pour sa propre personne, et bien plus encore
pour la postérité, cela s’appelle voiler les droits sacrés de l’humanité et les fouler aux pieds.
Or, ce qu’un peuple lui-même n’a pas le droit de décider quant à son sort, un monarque a
encore bien moins le droit de le faire pour le peuple, car son autorité législative procède
justement de ce fait qu’il rassemble la volonté générale du peuple dans la sienne propre.
Pourvu seulement qu’il veille à ce que toute amélioration réelle ou supposée se concilie
avec l’ordre civil, il peut pour le reste laisser ses sujets faire de leur propre chef ce qu’ils
trouvent nécessaire d’accomplir pour le salut de leur âme ; ce n’est pas son affaire, mais il
a celle de bien veiller à ce que certains n’empêchent point par la force les autres de
travailler à réaliser et à hâter ce salut de toutes leurs forces en leur pouvoir. Il porte même
préjudice à sa majesté même s’il s’immisce en cette affaire en donnant une consécration
officielle aux écrits dans lesquels ses sujets s’efforcent de tirer leurs vues au clair, soit qu’il
le fasse sous sa propre et très haute autorité, ce en quoi il s’expose au grief « César n’est
pas au-dessus des grammairiens », soit, et encore plus, s’il abaisse sa suprême puissance
assez bas pour protéger dans son État le despotisme clérical et quelques tyrans contre le
reste de ses sujets.

9. Si donc maintenant on nous demande : « Vivons-nous actuellement dans un siècle


éclairé ? », voici la réponse : « Non, mais bien dans un siècle en marche vers les lumières.
» Il s’en faut encore de beaucoup, au point où en sont les choses, que les humains,
considérés dans leur ensemble, soient déjà en état, ou puissent seulement y être mis,
d’utiliser avec maîtrise et profit leur propre entendement, sans le secours d’autrui, dans
les choses de la religion.

10. Toutefois, qu’ils aient maintenant le champ libre pour s’y exercer librement, et que
les obstacles deviennent insensiblement moins nombreux, qui s’opposaient à l’avènement
d’une ère générale des lumières et à une sortie de cet état de minorité dont les hommes
sont eux-mêmes responsables, c’est ce dont nous avons des indices certains. De ce point
de vue, ce siècle est le siècle des lumières, ou siècle de Frédéric.

11. Un prince qui ne trouve pas indigne de lui de dire qu’il tient pour un devoir de ne
rien prescrire dans les affaires de religion aux hommes, mais de leur laisser en cela pleine
liberté, qui par conséquent décline pour son compte l’épithète hautaine de tolérance, est
lui-même éclairé : et il mérite d’être honoré par ses contemporains et la postérité
reconnaissante, eu égard à ce que le premier il sortit le genre humain de la minorité, du
moins dans un sens gouvernemental, et qu’il laissa chacun libre de se servir en tout ce qui
est affaire de conscience, de sa propre raison. Sous lui, des prêtres vénérables ont le droit,
sans préjudice des devoirs professionnels, de proférer leurs jugements et leurs vues qui
s’écartent du symbole officiel, en qualité d’érudits, et ils ont le droit de les soumettre
librement et publiquement à l’examen du monde, à plus forte raison toute autre personne
qui n’est limitée par aucun devoir professionnel. Cet esprit de liberté s’étend encore à
l’extérieur, même là où il se heurte à des obstacles extérieurs de la part d’un gouvernement
qui méconnaît son propre rôle. Cela sert au moins d’exemple à ce dernier pour comprendre
qu’il n’y a pas à concevoir la moindre inquiétude pour la durée publique et l’unité de la
chose commune dans une atmosphère de liberté. Les hommes se mettent d’eux-mêmes en
peine peu à peu de sortir de la grossièreté, si seulement on ne s’évertue pas à les y
maintenir.

23
12. J’ai porté le point essentiel dans l’avènement des lumières sur celles par lesquelles
les hommes sortent d’une minorité dont ils sont eux-mêmes responsables, - surtout sur
les questions de religion ; parce que, en ce qui concerne les arts et les sciences, nos maîtres
n’ont aucun intérêt à jouer le rôle de tuteurs sur leurs sujets ; par-dessus le marché, cette
minorité dont j’ai traité est la plus préjudiciable et en même temps la plus déshonorante
de toutes. Mais la façon de penser d’un chef d’État qui favorise les lumières, va encore plus
loin, et reconnaît que, même du point de vue de la législation, il n’y a pas danger à
permettre à ses sujets de faire un usage public de leur propre raison et de produire
publiquement à la face du monde leurs idées touchant une élaboration meilleure de cette
législation même au travers d’une franche critique de celle qui a déjà été promulguée; nous
en avons un exemple illustre, par lequel aucun monarque n’a surpassé celui que nous
honorons.

13. Mais aussi, seul celui qui, éclairé lui-même, ne redoute pas l’ombre (les fantômes),
tout en ayant sous la main une armée nombreuse et bien disciplinée pour garantir la
tranquillité publique, peut dire ce qu’un État libre ne peut oser:

« Raisonnez tant que vous voudrez et sur les sujets qu’il vous plaira, mais obéissez ! »

14. Ainsi les affaires humaines prennent ici un cours étrange et inattendu : de toutes
façons, si on considère celui-ci dans son ensemble, presque tout y est paradoxal. Un degré
supérieur de liberté civile paraît avantageux à la liberté de l’esprit du peuple et lui impose
néanmoins des limites infranchissables ; un degré moindre lui fournit l’occasion de
s’étendre de tout son pouvoir. Une fois donc que la nature sous cette rude écorce a libéré
un germe, sur lequel elle veille avec toute sa tendresse, c’est-à-dire cette inclination et cette
disposition à la libre pensée, cette tendance alors agit graduellement à rebours sur les
sentiments du peuple (ce par quoi le peuple augmente peu à peu son aptitude à se
comporter en liberté) et pour finir elle agit même en ce sens sur les fondements du
gouvernement, lequel trouve profitable pour lui-même de traiter l’homme, qui est alors
plus qu’une machine, selon la dignité qu’il mérite.

15. Dans les Nouvelles Hebdomadaires de Bueschning du 13 septembre, je lis


aujourd’hui 30 du même mois l’annonce de la Revue Mensuelle Berlinoise, où se trouve la
réponse de M. Mendelssohn à la même question ? Je ne l’ai pas encore eue entre les mains
; sans cela elle aurait arrêté ma présente réponse, qui ne peut plus être considérée
maintenant que comme un essai pour voir jusqu’où le hasard peut réaliser l’accord des
pensées.

(Traduction Piobetta)
http://www.cvm.qc.ca/encephi/contenu/textes/kantlumieres.htm

24
Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, « B XVI-XVII », p.13,
Classiques des sciences sociales, trad. Jacques Auxenfants

« Jusqu’ici, on admettait que toute notre connaissance devait nécessairement se régler à


partir des objets ; mais toutes les tentatives pour fixer sur eux a priori, par concepts,
quelque chose par quoi notre connaissance eût été élargie ne parvenaient à rien en partant
de ce présupposé. Que l’on fasse donc au moins une fois l’essai de voir si nous n’aurions
pas plus de succès, dans les problèmes de métaphysique, dès lors que nous admettrions à
l’inverse que les objets doivent se régler d’après notre connaissance, hypothèse qui se
concilie déjà mieux avec la possibilité revendiquée d’une connaissance a priori de ces
objets, permettant d’établir quelque chose à leur égard avant que ces objets nous soient
donnés. C’est ici reproduire les premières idées de Copernic, lequel, comme il ne se sortait
pas bien de l’explication des mouvements célestes en partant du principe que toute l’armée
des astres tournait autour du spectateur, tenta de voir s’il ne réussirait pas mieux en faisant
tourner le spectateur et en laissant au contraire les astres immobiles. Or, en métaphysique,
on peut faire (B XVII) une tentative du même genre en ce qui concerne l’intuition des
objets. »

25
Emmanuel Kant
(1794)

La Religion dans les limites de la Raison


Traduction de André Tremesaygues

Un document produit en version numérique par Pierre Tremblay,


Collaborateur bénévole
Courriel: muishkin42@hotmail.com

Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"


Site web:
http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.
html

Une collection développée


par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi
en collaboration avec la Bibliothèque
Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi
Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

*Autorisation gracieuse de reproduction d'extraits par les Classiques


des sciences humaines

26
PRÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION (1793)

« Fondée sur le concept de l'homme, qui est celui d'un être libre et se soumettant de lui-
même à des lois inconditionnées, la morale n'a pas besoin de l'Idée d'un autre Être
supérieur à l'homme pour que l'homme connaisse son devoir, ni d'un autre mobile que la
loi même pour qu'il l'accomplisse. C'est du moins la faute de l'homme, s'il trouve en lui un
besoin de ce genre, auquel dès lors il ne peut plus remédier par rien ; car ce qui ne provient
pas de lui-même et de sa liberté ne saurait lui servir à compenser ce qu'il lui manque de
moralité (den Mangel seiner Moralilät) » p.14

[…]

« Ainsi pour la morale point n'est besoin de fin pour bien agir, et à elle seule la loi suffit
qui contient la condition formelle de l'usage de la liberté en général. Mais de la morale
découle pourtant une fin ; car il est impossible que la raison demeure indifférente à la
solution de cette question : que résultera-t-il de notre bonne conduite et quel but pouvons-
nous, même s'il n'est pas tout à fait en notre puissance, assigner comme fin à notre activité,
pour être d'accord au moins sur ce point ? Ce ne pourra être, sans doute, que l'Idée d'un
objet réunissant en lui la condition formelle de toutes les fins que nous devons poursuivre
(le devoir) en même temps que tout le conditionné adéquat à ces fins que nous
poursuivons (le bonheur que comporte l'observation du devoir), c'est-à-dire l'Idée d'un
souverain bien dans le monde qui, pour être possible, exige qu'on suppose un Être
suprême moral, très saint et tout-puissant, seul capable d'en réunir les deux parties
constitutives ; or cette Idée (considérée pratiquement) n'est pas vide de contenu ; car elle
remédie au besoin naturel que nous avons de concevoir pour notre conduite dans son
ensemble un but final que la raison puisse justifier, besoin qui serait sans cela un obstacle
à la résolution morale. Or, et c'est ici le point principal, cette idée dérive de la morale et
n'en est pas le fondement ; le fait de se donner une fin de ce genre présuppose déjà des
principes moraux. » p.15

PREMIÈRE PARTIE

DE LA COEXISTENCE DU MAUVAIS PRINCIPE AVEC LE BON, OU DU MAL RADICAL


DANS LA NATURE HUMAINE

Le monde va de mal en pire : telle est la plainte qui s'élève de toute part, aussi vieille que
l'histoire, aussi vieille même que la poésie antérieure à l'histoire, aussi vieille enfin que la
plus vieille de toutes les légendes poétiques, la religion des prêtres. […]
A cette idée s'oppose une opinion plus moderne, opinion héroïque qui est beaucoup moins
répandue et n'a trouvé crédit qu'auprès des philosophes et, de nos jours surtout, auprès
des pédagogues : c'est l'idée que le monde marche précisément en sens inverse et qu'il va
constamment du pire au mieux (bien que d'un pas à peine perceptible), ou qu'il se trouve
au moins dans la nature humaine une prédisposition à un tel progrès.

27
I. DE LA DISPOSITION ORIGINAIRE AU BIEN DANS LA NATURE HUMAINE.

Relativement à sa fin, nous l'envisageons, comme il est juste, dans trois éléments de la
destinée de l'homme :

1. La disposition de l'homme à l'animalité en tant qu'être vivant;

2. Sa disposition à l'humanité, en tant qu'être vivant et tout ensemble raisonnable;

3. Sa disposition à la personnalité, en tant qu'être raisonnable et susceptible en même


temps d'imputation .

1. La disposition à l'animalité dans l'homme peut être rangée sous le titre général de
l'amour de soi physique et simplement mécanique, c'est-à-dire tel qu'il n'implique pas de
la raison. Elle comporte trois espèces qui nous portent, premièrement, à notre
conservation personnelle; deuxièmement, à la propagation de notre espèce, par l'instinct
sexuel, et à la conservation de ce que procrée le rapprochement des sexes; troisièmement,
à l'entretien de relations avec les autres hommes, ce qui est l'instinct social. - Sur cette
disposition peuvent être greffés des vices de tout genre (mais ils n'en proviennent pas
comme d'une racine dont ils seraient les rejetons). On peut les appeler des vices de la
grossièreté de la nature, et, quand ils s'écartent au plus haut point de la fin naturelle, on
leur donne le nom de vices bestiaux; ce sont : l'intempérance, la luxure, le mépris sauvage
des lois (dans les relations avec les autres hommes).

2. Les dispositions à l'humanité peuvent être rangées sous le titre général de l'amour de
soi physique, il est vrai, mais pourtant comparé (ce qui requiert de la raison); puisque c'est
seulement comparativement à d'autres que l'on se juge heureux ou malheureux. De cet
amour de soi dérive le penchant de l'homme à se ménager une valeur dans l'opinion
d'autrui; originairement, sans doute, l'homme veut simplement l'égalité, satisfait de ne
concéder à personne la suprématie sur lui-même, mais constamment préoccupé que les
autres puissent y tendre; et cette crainte peu à peu donne naissance à l'injuste désir
d'acquérir la suprématie sur les autres. Sur ce penchant, je veux dire sur la jalousie et sur
la rivalité, peuvent être greffés les vices les plus grands, des inimitiés secrètes et publiques
contre tous ceux que nous considérons comme nous étant étrangers; pourtant, à
proprement parler, la jalousie et la rivalité ne proviennent pas de la nature comme d'une
racine dont elles seraient les rejetons, mais, en raison de la crainte où nous sommes que
d'autres acquièrent sur nous une supériorité que nous haïssons, elles sont des penchants
qui, pour notre sécurité, nous portent à nous ménager, comme moyen de précaution, cette
prépondérance sur autrui; alors que la nature voulait seulement employer comme mobile
ayant la civilisation pour fin l'idée d'une pareille émulation (laquelle n’exclut point l'amour
réciproque des hommes). Les vices qui se greffent sur ce penchant peuvent
conséquemment être appelés des vices de la civilisation, et quand ils atteignent le degré
de méchanceté le plus élevé (n'étant alors simplement que l'idée d'un maximum du mal,
chose qui dépasse l'humanité), comme c'est le cas, par exemple, dans l'envie, dans
l'ingratitude, dans la joie des maux d'autrui, etc., ils reçoivent le nom de vices sataniques.

28
3. La disposition à la personnalité est la capacité d'éprouver pour la loi morale un respect
qui soit un mobile suffisant par lui-même du libre arbitre. Cette capacité d'éprouver
simplement du respect (Empfänglichkeit der blossen Achtung) pour la loi morale en nous,
serait le sentiment moral qui, par lui-même, ne constitue pas une fin de la disposition de
la nature, mais qui a besoin, pour le devenir, d'être un mobile du libre arbitre. Or, la seule
chose qui puisse lui donner cette qualité, c'est qu'il soit accepté par le libre arbitre dans sa
maxime; et l'essence du libre arbitre qui prend pour mobile ce sentiment, est d’avoir la
bonté pour caractère ; ce caractère bon, comme en général tous les caractères du libre
arbitre, est une chose qui peut seulement être acquise, mais qui a besoin pour être possible
de trouver dans notre nature une disposition sur laquelle ne peut être greffé absolument
rien de mauvais. Sans doute, l'idée de la loi morale, en y comprenant le respect qu'on ne
saurait en séparer, ne peut pas justement être appelée une disposition à la personnalité;
elle est la personnalité même (l'idée de l'humanité considérée d'une manière tout à fait
intellectuelle). Mais, dans le fait que nous acceptons ce respect pour mobile dans nos
maximes, intervient le principe subjectif, qui paraît être une addition faite à la per-
sonnalité et mériter conséquemment le nom d'une disposition sur laquelle s'appuie la
personnalité.

Si nous considérons ces trois dispositions sous le rapport des conditions de leur possibilité,
nous trouvons que la première n'a aucune raison pour base, que la deuxième est sans
doute un produit de la raison pratique, mais d'une raison mise au service d'autres mobiles,
tandis que la troisième seule a pour racine la raison pratique par elle-même, c'est-à-dire
édictant des lois inconditionnellement. Toutes ces dispositions dans l'homme ne sont pas
seulement (négativement) bonnes (en ce sens qu'elles ne sont pas en opposition avec la loi
morale), mais elles sont même encore des dispositions au bien (en ce sens qu'elles
encouragent à l'accomplir). Elles sont originelles, car elles tiennent à la possibilité de la
nature humaine. L'homme peut détourner les deux premières de leurs fins et en faire un
mauvais usage, mais il ne saurait en détruire aucune. Par les dispositions d'un être nous
entendons non seulement les parties essentielles qui doivent le constituer, mais encore les
formes suivant lesquelles l'union de ces parties s'opère, pour que l'être en question existe.
Ces dispositions sont originelles, si elles sont nécessairement impliquées dans la
possibilité de cet être; et contingentes si, même sans elles, l'être était possible en soi. Il
faut encore remarquer qu'il n'est question d'aucune autre disposition que de celles qui se
rapportent immédiatement à l'appétition (Begehrungsvermögen) et à l'usage du libre
arbitre.

II. - DU PENCHANT AU MAL DANS LA NATURE HUMAINE.

On peut, dans le penchant au mal, distinguer trois degrés : c'est, en premier lieu, la fai-
blesse du cœur humain impuissant à mettre en pratique les maximes adoptées, d'une
manière générale, ou la fragilité de la nature humaine; c'est, en second lieu, le penchant à
mêler des mobiles immoraux aux mobiles moraux (même quand ce serait dans une bonne
intention et en vertu de maximes du bien), c'est-à-dire l'impureté du cœur humain ou de
la nature humaine ; c'est, enfin, le penchant à l'adoption de maximes mauvaises, c'est-à-
dire la méchanceté de la nature humaine ou du cœur humain.

29
En premier lieu, la fragilité (fragilitas) de la nature humaine est même exprimée dans la
plainte d'un Apôtre : « J'ai bien la volonté, mais l'exécution fait défaut » ; ce qui revient à
dire : Je prends le bien (la loi) pour maxime de mon libre arbitre, mais ce bien qui est
objectivement, dans l'idée (in thesi), un mobile invincible, est, subjectivement (in
hypothesi), quand il faut suivre la maxime, dans la pratique, le plus faible mobile (comparé
à l'inclination).

En second lieu, l'impureté (impuritas, improbitas) du cœur humain consiste en ce que la


maxime, tout en étant bonne quant à l'objet (quant à l'intention que l'on a de mettre la loi
en pratique), et peut-être même assez puissante pour qu'on passe à l'acte, n'est pas
cependant moralement pure, c'est-à-dire n'a pas, comme ce devrait être, admis en elle la
loi morale seule comme mobile suffisant, mais a encore besoin le plus souvent (peut-être
toujours) que d'autres mobiles se joignent à celui-ci pour déterminer le libre arbitre à ce
qu'exige le devoir. Autrement dit, l’impureté consiste en ce que des actions conformes au
devoir ne sont pas accomplies purement par devoir.

Enfin, la méchanceté (vitiositas, pravitas) ou, si l'on aime mieux, la corruption


(corruptio) du cœur humain est le penchant du libre arbitre à des maximes qui subor-
donnent les mobiles tirés de la loi morale à d'autres mobiles (qui ne sont pas moraux). Elle
peut encore s'appeler la perversité (perversitas) du cœur humain, parce qu'elle pervertit
l'ordre moral relativement aux mobiles d'un libre arbitre, et si malgré cela des actions
(légales), bonnes au regard de la loi (gesetzlich gule), peuvent toujours être faisables, il
n'en est pas moins vrai que la manière de penser est ainsi corrompue dans sa racine (pour
ce qui est de l'intention morale) et que l'homme est par là marqué comme méchant. […]

III. - L'HOMME EST MAUVAIS PAR NATURE.

Cette proposition : l'homme est mauvais, ne peut, d'après ce qui précède, vouloir dire
autre chose que ceci : l'homme a conscience de la loi morale, et il a cependant adopté pour
maxime de s'écarter (occasionnellement) de cette loi. Dire qu'il est mauvais par nature,
c'est regarder ce qui vient d'être dit comme s'appliquant à toute l'espèce humaine : ce qui
ne veut pas dire que la méchanceté soit une qualité qui puisse être déduite du concept de
l'espèce humaine (du concept d'homme en général), car elle serait alors nécessaire, mais
que, tel qu'on le connaît par l'expérience, l'homme ne peut pas être jugé différemment, ou
qu'on peut supposer le penchant au mal chez tout homme, même chez le meilleur, comme
subjectivement nécessaire.

[…]

Nul homme, même le plus pervers, et quelles que soient ses maximes, ne viole la loi morale
dans un pur esprit de révolte (en lui apposant un refus d'obéissance). Elle s'impose à nous
irrésistiblement, au contraire, en vertu de notre disposition morale ; et si d'autres mobiles
ne venaient la combattre en lui, l'homme l'accepterait dans sa maxime suprême, comme
principe suffisant de détermination du libre arbitre, c'est-à-dire qu'il serait moralement
bon. Mais il dépend encore, en vertu de sa disposition naturelle, également innocente, des
mobiles de la sensibilité, et il les adopte aussi dans sa maxime (selon le principe subjectif
de l'amour de soi). Et s'il les adoptait dans sa maxime comme suffisants par eux seuls à la
détermination du libre arbitre, sans se soucier de la loi morale (que cependant il porte en
lui), l'homme serait moralement mauvais.

30
Mais comme, naturellement, il accepte dans sa maxime ces deux mobiles différents, et
comme, d'autre part, il trouverait chacun d'eux, pris tout seul, suffisant à déterminer sa
volonté; si la différence des maximes ne dépendait que de la différence des mobiles (qui
sont la matière des maximes), c'est-à-dire si la loi ou l'impulsion sensible constituaient
une maxime, il serait à la fois moralement bon et moralement mauvais ; ce qui (d'après
notre Introduction) est contradictoire. Il faut donc que la différence entre un homme bon
et un homme mauvais ne consiste pas dans la différence des mobiles qu'il accepte dans ses
maximes (ou dans la matière de ces maximes), mais dans la subordination de ces mobiles
(dans la forme des maximes) : il s'agit de savoir quel est celui des deux mobiles dont
l'homme fait la condition de l’autre. Par conséquent, chez l'homme (même chez le
meilleur), le mal ne vient que du renversement, dans la maxime, de l'ordre moral des
mobiles ; nous adoptons dans notre maxime et la loi morale et l'amour de soi, mais
remarquant qu'ils ne sauraient subsister côte à côte et que l'un des deux au contraire doit
être subordonné à l'autre comme à sa condition suprême, nous faisons du mobile de
l'amour de soi et des inclinations qui en découlent la condition de l'accomplissement de la
loi morale, quand au contraire celle-ci, en qualité de condition suprême de la satisfaction
de nos inclinations sensibles, devrait être acceptée comme unique mobile dans la maxime
universelle du libre arbitre.

IV. - DE L'ORIGINE DU MAL DANS LA NATURE HUMAINE.

L'homme, dans cet état, devait se soumettre à la loi morale, qui s'imposait à lui sous forme
de défense (1. Moïse, II, 16, 17), ainsi que l'exige sa condition, car il n'est pas un être pur,
mais au contraire un être tenté par des inclinations. Or, au lieu de suivre exactement cette
loi en la considérant comme un mobile suffisant (comme le seul qui soit
inconditionnellement bon, ce qui lève tous les scrupules), l'homme s'est encore cherché
d'autres mobiles (III, 6), qui ne peuvent être bons que conditionnellement (c'est-a-dire en
tant qu'ils ne causent aucun préjudice à la loi), et a pris pour maxime, dans les actes
accomplis consciemment et qui proviennent de la liberté, de suivre la loi du devoir non
par devoir, mais toujours aussi par d'autres considérations. Il a donc commencé par mettre
en doute la rigueur du commandement moral qui exclut l'influence de tout autre mobile,
puis, grâce à des raisonnements subtils, il a fait de l'obéissance à ce commandement un
moyen simplement conditionné (au service du principe de l'amour de soi) 1 ; ce qui enfin
l'a conduit à donner la prépondérance aux impulsions sensibles sur le mobile de la loi dans
la maxime de ses actes et à consommer ainsi le péché (III, 6). Mutato nomine de te fabula
narratur. C'est là ce que nous faisons tous les jours; on peut donc voir, d'après ce qui
précède, que « nous avons tous péché en Adam » et que nous continuons de pécher; la
seule différence qui existe entre les deux fautes, c'est qu'un penchant inné nous porte déjà
à la transgression, alors que rien de tel ne se rencontrait dans le premier homme en qui
l'innocence est présupposée, quant au temps, et dont la transgression par suite s'appelle
une chute dans le péché, tandis que chez nous cette transgression est représentée comme
étant la suite de la méchanceté déjà inhérente à notre nature.

31
QUATRIÈME PARTIE

DU VRAI CULTE ET DU FAUX CULTE SOUS L'EMPIRE DU BON PRINCIPE,


OU DE LA RELIGION ET DU SACERDOCE.

DEUXIÈME SECTION
DU FAUX CULTE DE DIEU DANS UNE RELIGION STATUTAIRE

Le principe que d'ordinaire pose l'homme pour ces rapports, c'est que tout ce qu'on fait
uniquement pour plaire à la divinité (à condition de n'être pas contraire directement à la
moralité, sans avoir besoin d'y contribuer en quoi que ce soit) est un témoignage d'empres-
sement à servir Dieu comme des sujets soumis qui lui plaisent par cela même, et constitue
un culte (in potentia) envers Dieu. - Ce n'est pas toujours par des sacrifices que l'homme
croit rendre ce culte à Dieu; on a dû souvent recourir à des fêtes pompeuses, même à des
jeux publics, comme chez les Grecs et chez les Romains, en usage encore aujourd'hui, avec
l'illusion de pouvoir ainsi rendre la divinité favorable à un peuple ou bien même à des
particuliers. Mais les sacrifices (tels que les expiations, les mortifications, les pèlerinages,
etc.) ont toujours été regardés comme plus puissants et plus efficaces pour obtenir la
faveur du ciel et la rémission des péchés, parce qu'ils servent plus fortement à témoigner
une soumission infinie (quoique non morale) à sa volonté. Et ces tourments qu'on s'inflige
à soi-même nous paraissent d'autant plus saints qu'ils sont moins utiles et qu'ils visent
moins à l'amélioration morale universelle de l'homme; c'est précisément parce qu'ils sont
tout à fait inutiles et que pourtant ils coûtent de la peine, qu'ils semblent avoir uniquement
pour but de témoigner notre dévouement envers Dieu. - Bien que ces pratiques, dit-on,
soient en fait sans utilité au regard de Dieu, Dieu y voit, cependant, la bonne volonté et le
cœur de l'homme, qui, sans doute, est trop faible pour obéir aux préceptes moraux, mais
qui rachète cette imperfection par l'empressement ainsi témoigné. Or on saisit ici le pen-
chant qui nous porte à prendre une attitude, qui n'a par elle-même d'autre valeur morale
que de nous servir, peut-on dire, de moyen propre à élever notre faculté de représentation
sensible assez haut pour qu'elle accompagne les idées intellectuelles de fin, ou à l'abaisser
dans le cas où elle agirait contre ces dernières ; nous attribuons pourtant à cette attitude
la valeur même de la fin ou, ce qui revient au même, nous accordons à l'état d'esprit qui
nous rend capables d'éprouver à l'égard de Dieu des sentiments tout dévoués (état qu'on
appelle la dévotion) la valeur de ces sentiments ; nous n'avons là, par suite, qu'une illusion
religieuse, susceptible de revêtir toute espèce de formes plus ou moins capables l'une que
l'autre de lui donner l'aspect moral; mais sous toutes ces formes, au lieu d'une illusion
simple et involontaire, nous trouvons la maxime de donner au moyen une valeur en soi
afin qu'il tienne lieu de fin; et pour cette raison, sous toutes ses formes, cette illusion offre
la même absurdité et mérite qu'on la rejette comme une inclination secrètement
trompeuse.

[…]

Premièrement, sous le rapport des imperfections de notre justice à nous-mêmes (justice


qui vaut devant Dieu), la raison ne nous laisse pas tout à fait sans consolation. Quiconque,
nous dit-elle, inspiré par le vrai sentiment du devoir et de la soumission au devoir, fait tout
son possible pour s'acquitter de ses obligations (en s'approchant au moins de plus en plus

32
de la conformité parfaite avec la loi) peut espérer qu'à ce qui dépasse ses forces la sagesse
suprême suppléera de quelque manière (capable de rendre immuable l’intention de cette
progression constante); mais elle ne se flatte pas de pouvoir en déterminer le mode, ni de
savoir en quoi consiste une pareille assistance divine qui est peut-être entourée de tant de
mystère que Dieu, pour nous la révéler, pourrait tout au plus nous en faire avoir une
représentation symbolique, dont le côté pratique nous serait seul intelligible et où nous ne
pourrions pas voir spéculativement ce qu'est en soi ce rapport de Dieu à l'homme, ni
l'exprimer par des concepts, alors même que Dieu voudrait nous dévoiler un tel mystère.

[…]

Deuxièmement, dès que l'homme s'écarte, aussi peu que ce soit de la maxime énoncée ci-
dessus, le faux culte de Dieu (la superstition) n'a plus de limites; en dehors de cette
maxime toutes les pratiques sont arbitraires (quand elles ne sont pas directement
contraires à la moralité). Depuis le sacrifice des lèvres, le moins difficile de tous, jusqu'à
celui des biens de cette terre, qui, du reste, pourraient être mieux employés au profit de
l'humanité, jusque à l'immolation même de sa propre personne qu'il fait en quittant le
monde (pour vivre en ermite, en fakir, en moine), l'homme offre tout à Dieu, sauf son
intention morale; et quand il dit à Dieu : « Je vous offre mon cœur », il n'entend point
parler de l'intention de vivre comme il est agréable à Dieu, mais exprimer de tout cœur le
désir de voir ce sacrifice accepté par Lui comme tenant lieu d'une vie conforme au devoir.
(Natio gratis anhelans, multa agendo nihil agens. PHÈDRE.)

33
Nietzsche – Extraits premier cours

Généalogie de la Morale, premier traité, §2, p.20-23

Tous mes respects, donc, aux bons génies qui veillent sans doute sur ces historiens de la
morale ! Mais hélas ! il est sûr que l'esprit historique lui-même leur fait défaut, qu'ils ont
été abandonnés précisément par tous les bons génies de l'histoire ! Tous pensent, suivant
l'antique usage des philosophes, d'une manière essentiellement anhistorique5 ; point de
doute à cela. La sottise de leur généalogie de la morale se fait jour d'emblée, quand il s'agit
d'établir la provenance de la notion et du jugement de « bon ». « À l'origine, décrètent-ils,
on a approuvé et déclaré bonnes les actions non égoïstes du point de vue de ceux qui en
étaient les bénéficiaires, auxquels donc ces actions étaient utiles ; plus tard, on a oublié
cette origine de l'approbation et simplement ressenti comme bonnes les actions non
égoïstes parce que, du fait de l'habitude, elles étaient toujours approuvées comme bonnes,
comme s'il s'agissait d'une chose bonne en soi. » On le voit tout de suite, cette première
inférence contient déjà tous les traits typiques de l'idiosyncrasie des psychologues anglais :
nous avons « l'utilité », « l'oubli », « l'habitude » et, pour finir, « l'erreur », tout cela
étayant une évaluation, dont l'homme supérieur a été fier jusqu'à présent comme d'une
espèce de privilège humain. Il s'agit bien d'humilier cette fierté, de dévaluer cette
évaluation : y est-on parvenu ?... Or il est pour moi évident en premier lieu que cette
théorie cherche et place le véritable foyer du concept « bon » au mauvais endroit : le
jugement de « bon » ne provient nullement de ceux qui bénéficient de cette « bonté » 6 !
Ce sont plutôt les « bons » eux-mêmes, c'est-à-dire les nobles, les puissants, les supérieurs
en position et en pensée qui ont éprouvé et posé leur façon de faire et eux-mêmes comme
bons, c'est-à-dire excellents, par contraste avec tout ce qui est bas, bas d'esprit, vulgaire et
populacier. À partir de ce sentiment de la distance7, ils ont fini par s'arroger le droit de
créer des valeurs et de forger des noms de valeurs : qu'avaient-ils à faire de l'utilité ? Le
point de vue de l'utilité est aussi étrange et inapproprié que possible, rapporté justement
à une source si bouillonnante de jugements de valeur suprêmes qui classent et distinguent
les ordres hiérarchiques : ici le sentiment est parvenu aux antipodes de la basse
température que présuppose toute intelligence comptable, tout calcul d'utilité – et ce, non
pour une seule fois, pour une heure d'exception, mais pour longtemps. Le sentiment de la
noblesse et de la distance, je le répète, le sentiment premier et global, durable et
prédominant, d'un habitus supérieur et impérieux face à un habitus inférieur, à un «
contrebas », – voilà l'origine de l'antithèse de « bon » et de « mauvais » 8. (Le droit
seigneurial de donner des noms s'étend si loin qu'on devrait s'autoriser à considérer
l'origine même du langage comme une manifestation de la puissance des seigneurs ; ils
disent : « c'est ainsi et pas autrement », ils scellent toute chose et tout événement par un
son et en prennent ainsi possession, en quelque sorte9.) Cette origine implique que le mot
« bon » ne s'associe absolument pas d'emblée et nécessairement à des actions « non
égoïstes », ainsi que le croit la superstition de ces généalogistes de la morale. Au contraire,
c'est seulement lorsqu'il y a déclin des jugements de valeur aristocratiques que toute cette
antithèse de l'« égoïste » et du « non-égoïste » s'impose de plus en plus à la conscience de
l'homme, – c'est, pour me servir de mon langage, l'instinct de troupeau qui finit par
s'imposer (et par se mettre à parler)10. Et là encore, il faut beaucoup de temps pour que cet
instinct soit maître au point que l'évaluation morale reste accrochée et fixée à cette
antithèse (comme c'est par exemple le cas dans l'Europe contemporaine : aujourd'hui
règne le préjugé qui tient pour équivalentes des notions comme « moral », « non égoïste
», « désintéressé* », avec toute la violence d'une « idée fixe » et d'une maladie mentale)11.
34
Généalogie de la Morale, premier traité, §3, p.23-24
Deuxièmement : abstraction faite du caractère historiquement intenable de cette
hypothèse sur la provenance du jugement de valeur « bon », celle-ci est affectée d'une
absurdité psychologique foncière. L'utilité de l'action non égoïste serait l'origine de l'éloge
qu'on en fait, et cette origine aurait été oubliée ? et comment cet oubli est-il possible ?
Serait-ce que l'utilité de telles actions aurait un jour pris fin ? Tout au contraire : cette
utilité a toujours été l'expérience quotidienne et donc quelque chose qu'on n'a jamais cessé
de mettre en relief ; donc, loin de s'effacer de la conscience, au lieu de risquer l'oubli, elle
aurait dû s'imprimer dans la conscience avec une netteté sans cesse croissante. Combien
plus raisonnable est cette théorie opposée (elle n'en est pas plus vraie pour autant), qui est
représentée par Herbert Spencer12 notamment, lequel assimile par nature la notion de
« bon » à celle d'« utile », d'« approprié », de telle sorte que l'humanité dans les jugements
de « bon » et de « mauvais » aurait totalisé et approuvé justement ces expériences
inoubliées et inoubliables concernant ce qui est utile-approprié, ce qui est nuisible-
inapproprié. En vertu de cette théorie, est bon ce qui a prouvé depuis toujours son utilité,
et peut dès lors prétendre valoir comme « pourvu de la plus haute valeur », de « valeur en
soi ». Je l'ai dit, ce mode d'explication est faux lui aussi, mais au moins l'explication est en
elle-même raisonnable et psychologiquement tenable.

Généalogie de la Morale, premier traité, §7, p.30-32


On aura déjà deviné avec quelle facilité le mode sacerdotal d'évaluation peut se détacher
de celui de l'aristocratie des chevaliers, jusqu'à tourner à son contraire ; l'occasion en est
en particulier donnée chaque fois que la caste des prêtres et celle des guerriers s'opposent
jalousement sans vouloir s'entendre entre elles sur le prix. Les valeurs aristocratiques des
chevaliers ont pour condition une puissante vitalité, une santé florissante, abondante,
voire débordante, avec ce qui en permet la conservation, la guerre, l'aventure, la chasse, la
danse, les tournois, bref tout ce qui demande une action vigoureuse, libre et allègre. Le
mode noble d'évaluation des prêtres comporte – nous l'avons vu – d'autres conditions : et
tant pis pour lui s'il s'agit de la guerre35 ! Les prêtres sont, comme chacun sait, les ennemis
les plus méchants – et pourquoi ? Parce que ce sont les ennemis les plus impuissants.
L'impuissance chez eux pousse la haine jusqu'au monstrueux et au sinistre, au plus
cérébral et au plus venimeux. Dans l'histoire, les grands parangons de la haine, et les plus
intelligents, ont toujours été des prêtres : face à l'esprit de la vengeance du prêtre nul esprit
ne tient. L'histoire humaine serait une chose par trop stupide sans l'esprit que les
impuissants y ont mis : prenons tout de suite l'exemple le plus flagrant. Tout ce qui s'est
fait sur terre contre « les nobles », « les grands », « les seigneurs », « les puissants » est
pure vétille en comparaison de ce que les Juifs leur ont fait : les Juifs, ce peuple de prêtres36
qui finalement n'a su avoir raison de ses ennemis et de ses dominateurs que par un
renversement radical de leurs valeurs, donc un acte de vengeance suprêmement
cérébrale37. Il n'en pouvait aller ainsi que pour un peuple de prêtres, ce peuple à la rancune
sacerdotale la plus rentrée. Ce sont les Juifs qui, contre l'équation aristocratique des
valeurs (bon = noble = puissant = beau = heureux = aimé de Dieu), ont osé le
retournement avec une logique terrifiante et l'ont maintenu avec la hargne de la haine
abyssale (la haine de l'impuissance), à savoir : « seuls les misérables sont les bons, seuls
les pauvres, les impuissants, les humbles sont les bons, les souffrants, les déshérités, les
malades, les disgracieux sont également les seuls pieux, les seuls dévots, à eux seuls la

35
béatitude38, – alors que vous, les nobles et les grands, vous êtes de toute éternité les
mauvais, les cruels, les lubriques, les insatiables, les mécréants, vous resterez
éternellement les réprouvés, les maudits et les damnés ! »... On sait qui a hérité de ce
renversement juif des valeurs... Touchant l'initiative monstrueuse et démesurément fatale
que les Juifs ont eue avec cette déclaration de guerre radicale entre toutes, je rappelle cette
thèse à laquelle je suis parvenu en une autre occasion (Par-delà bien et mal, p. 118)39, – à
savoir que c'est avec les Juifs que commence l'insurrection des esclaves dans la morale :
insurrection qui a derrière elle une histoire bimillénaire et que nous avons maintenant
cessé d'apercevoir pour cela seul qu'elle a – triomphé...

Lecture complémentaire

Par-Delà Bien et Mal, neuvième section, §260, p.719-724


Au cours d’une excursion entreprise à travers les morales délicates ou grossières qui ont
régné dans le monde ou qui y règnent encore, j’ai trouvé certains traits qui reviennent
régulièrement en même temps et qui sont liés les uns aux autres : tant qu’à la fin j’ai deviné
deux types fondamentaux, d’où se dégageait une distinction fondamentale. Il y a une
morale de maîtres et une morale d’esclave. J’ajoute dès maintenant que dans toute
civilisation supérieure qui présente des caractères mêlés, on peut reconnaître des
tentatives d’accommoder entre elles les deux morales, plus souvent encore la confusion de
toutes les deux, un malentendu réciproque. On rencontre même parfois leur étroite
juxtaposition, qui va jusqu’à les réunir dans un même homme, à l’intérieur d’une seule
âme. Les différenciations de valeurs dans le domaine moral sont nées, soit sous l’empire
d’une espèce dominante qui ressentait une sorte de bien-être à prendre pleine conscience
de ce qui la plaçait au-dessus de la race dominée, — soit encore dans le sein même de ceux
qui étaient dominés, parmi les esclaves et les dépendants de toutes sortes. Dans le premier
cas, lorsque ce sont les dominants qui déterminent le concept « bon », les états d’âmes
sublimes et altiers sont considérés comme ce qui distingue et détermine le rang. L’homme
noble se sépare des êtres en qui s’exprime le contraire de ces états sublimes et altiers ; il
méprise ces êtres. Il faut remarquer de suite que, dans cette première espèce de morale,
l’antithèse « bon » et « mauvais » équivaut à celle de « noble » et « méprisable ».
L’antithèse « bien » et « mal » a une autre origine. On méprise l’être lâche, craintif,
mesquin, celui qui ne pense qu’à l’étroite utilité ; de même l’être méfiant, avec son regard
inquiet, celui qui s’abaisse, l’homme-chien qui se laisse maltraiter, le flatteur mendiant et
surtout le menteur. C’est une croyance essentielle chez tous les aristocrates que le commun
du peuple est menteur. « Nous autres véridiques » — tel était le nom que se donnaient les
nobles dans la Grèce antique. Il est évident que les dénominations de valeurs ont d’abord
été appliquées à l’homme, et plus tard seulement, par dérivation, aux actions. C’est
pourquoi les historiens de la morale commettent une grave erreur en commençant leur
recherche par une question comme celle-ci : « Pourquoi louons-nous l’action qui se fait
par pitié ? » L’homme noble possède le sentiment intime qu’il a le droit de déterminer la
valeur, il n’a pas besoin de ratification. Il décide que ce qui lui est dommageable est
dommageable en soi, il sait que si les choses sont mises en honneur, c’est lui qui leur prête
cet honneur, il est créateur de valeurs. Tout ce qu’il trouve sur sa propre personne, il
l’honore. Une telle morale est la glorification de soi-même.

36
Au premier plan se trouve le sentiment de la plénitude, de la puissance qui veut déborder,
le bonheur de la grande tension, la conscience d’une richesse qui voudrait donner et
répandre. L’homme noble, lui aussi, vient en aide aux malheureux, non pas ou presque
pas par compassion, mais plutôt par une impulsion que crée la surabondance de force.
L’homme noble rend honneur au puissant dans sa personne, mais par là il honore aussi
celui qui possède l’empire sur lui-même, celui qui sait parler et se taire, celui qui se fait un
plaisir d’être sévère et dur envers lui-même, celui qui vénère tout ce qui est sévère et dur.
« Wotan a placé dans mon sein un cœur dur », cette parole de l’antique saga scandinave
est vraiment sortie de l’âme d’un viking orgueilleux. Car lorsqu’un homme sort d’une
pareille espèce, il est fier de ne pas avoir été fait pour la pitié. C’est pourquoi le héros de la
saga ajoute : « Celui qui, lorsqu’il est jeune, ne possède pas déjà un cœur dur, ne le
possédera jamais. » Les hommes nobles et hardis qui pensent de la sorte sont aux
antipodes des promoteurs de cette morale qui trouvent l’indice de la moralité justement
dans la compassion, dans le dévouement, dans le désintéressement. La foi en soi-même,
l’orgueil de soi-même, une foncière hostilité et une profonde ironie en face de
l’« abnégation » appartiennent, avec autant de certitude à la morale noble qu’un léger
mépris et une certaine circonspection à l’égard de la compassion et du « cœur chaud ». —
Ce sont les puissants qui s’entendent à honorer, c’est là leur art, le domaine où ils sont
inventifs. Le profond respect pour la vieillesse et pour la tradition, — cette double
vénération est la base même du droit, — la foi et la prévention au profit des ancêtres et au
préjudice des générations à venir est typique dans la morale des puissants. Quand, au
contraire, les hommes des « idées modernes » croient presque instinctivement au
« progrès » et à l’« avenir » perdant de plus en plus la considération de la vieillesse, ils
montrent déjà suffisamment par là l’origine plébéienne de ces « idées ». Mais une morale
de maître est étrangère et désagréable au goût du jour, lorsqu’elle affirme avec la sévérité
de son principe, que l’on n’a de devoirs qu’envers ses égaux ; qu’à l’égard des êtres de rang
inférieur, à l’égard de tout ce qui est étranger, l’on peut agir à sa guise, comme « le cœur
vous en dit », et de toute façon en se tenant « par-delà le bien et le mal ». On peut, si l’on
veut, user ici de compassion et de ce qui s’y rattache. La capacité et le devoir d’user de
longue reconnaissance et de vengeance infinie — les deux procédés employés seulement
dans le cercle de ses égaux, — la subtilité dans les représailles, le raffinement dans la
conception de l’amitié, une certaine nécessité d’avoir des ennemis (pour servir en quelque
sorte de dérivatifs aux passions telles que l’envie, la combativité, l’insolence, et, en somme,
pour pouvoir être un ami véritable à l’égard de ses amis) : tout cela appartient à la
caractéristique de la morale noble, qui, je l’ai dit, n’est pas la morale des « idées
modernes », ce qui fait qu’aujourd’hui, elle est difficile à concevoir et aussi difficile à
déterrer et à découvrir. — Il en est différemment de l’autre morale, de la morale des
esclaves. En supposant que les êtres asservis, opprimés et souffrants, ceux qui ne sont pas
libres, mais incertains d’eux-mêmes et fatigués, que ces êtres se mettent à moraliser,
quelles idées communes trouveront-ils dans leurs appréciations morales ?
Vraisemblablement ils voudront exprimer une défiance pessimiste à l’égard des conditions
générales de l’homme, peut-être une condamnation de l’homme et de toute la situation
qu’il occupe. Le regard de l’esclave est défavorable aux vertus des puissants. L’esclave est
sceptique et défiant à l’égard de toutes les « bonnes choses » que les autres vénèrent, il
voudrait se convaincre que, même chez les autres, le bonheur n’est pas véritable. Par
contre, il présente en pleine lumière les qualités qui servent à adoucir l’existence de ceux
qui souffrent. Ici nous voyons rendre honneur à la compassion, à la main complaisante et
secourable, vénérer le cœur chaud, la patience, l’application, l’humilité, l’amabilité, car ce
sont là les qualités les plus utiles, ce sont presque les seuls moyens pour alléger le poids de
l’existence. La morale des esclaves est essentiellement une morale utilitaire.
37
Nous voici au véritable foyer d’origine de la fameuse antithèse « bien » et « mal ». Dans le
concept « mal » on fait entrer tout ce qui est puissant et dangereux, tout ce qui possède un
caractère redoutable, subtil et puissant, et n’éveille aucune idée de mépris. D’après la
morale des esclaves, l’« homme méchant » inspire donc la crainte ; d’après la morale des
maîtres, c’est l’« homme bon » qui inspire la crainte et veut l’inspirer, tandis que
l’« homme mauvais » est l’homme méprisable. L’antithèse arrive à son comble lorsque,
par une conséquence de la morale d’esclave, une nuance de dédain (peut-être très léger et
bienveillant) finit par être attachée même aux « hommes bons » de cette morale. Car
l’homme bon, d’après la manière de voir des esclaves, doit en tous les cas être l’homme
inoffensif. Il est bonasse, facile à tromper, peut-être un peu bête, bref c'est un bonhomme.
Partout où la morale des esclaves arrive à dominer, le langage montre une tendance à
rapprocher les mots « bon » et « bête ». — Dernière différence fondamentale : l’aspiration
à la liberté, l’instinct de bonheur et toutes les subtilités du sentiment de liberté
appartiennent à la morale des esclaves aussi nécessairement que l’art et l’enthousiasme
dans la vénération et dans le dévouement sont le symptôme régulier d’une manière de
penser et d’apprécier aristocratiques. — Maintenant on comprendra, sans plus
d’explication, pourquoi l’amour en tant que passion — c’est notre spécialité européenne —
doit être nécessairement d’origine noble. On sait que son invention doit être attribuée aux
chevaliers poètes provençaux, ces hommes magnifiques et ingénieux du « gai saber » à
qui l’Europe est redevable de tant de chose et presque d’elle-même. —

38
Nietzsche – Extrait deuxième cours

Ainsi parlait Zarathoustra : Les trois métamorphoses, p.38-40

Je vais vous dire trois métamorphoses de l’esprit : comment l’esprit devient chameau,
comment le chameau devient lion, et comment enfin le lion devient enfant.
Il est maint fardeau pesant pour l’esprit, pour l’esprit patient et vigoureux en qui domine
le respect : sa vigueur réclame le fardeau pesant, le plus pesant.
Qu’y a-t-il de plus pesant ! ainsi interroge l’esprit robuste. Dites-le, ô héros, afin que je le
charge sur moi et que ma force se réjouisse.
N’est-ce pas cela : s’humilier pour faire souffrir son orgueil ? Faire luire sa folie pour
tourner en dérision sa sagesse ?
Ou bien est-ce cela : déserter une cause, au moment où elle célèbre sa victoire ? Monter
sur de hautes montagnes pour tenter le tentateur ?
Ou bien est-ce cela : se nourrir des glands et de l’herbe de la connaissance, et souffrir la
faim dans son âme, pour l’amour de la vérité ?
Ou bien est-ce cela : être malade et renvoyer les consolateurs, se lier d’amitié avec des
sourds qui m’entendent jamais ce que tu veux ?
Ou bien est-ce cela : descendre dans l’eau sale si c’est l’eau de la vérité et ne point repousser
les grenouilles visqueuses et les purulents crapauds ?
Ou bien est-ce cela : aimer qui nous méprise et tendre la main au fantôme lorsqu’il veut
nous effrayer ?
L’esprit robuste charge sur lui tous ces fardeaux pesants : tel le chameau qui sitôt chargé
se hâte vers le désert, ainsi lui se hâte vers son désert.
Mais au fond du désert le plus solitaire s’accomplit la seconde métamorphose : ici l’esprit
devient lion, il veut conquérir la liberté et être maître de son propre désert.
Il cherche ici son dernier maître : il veut être l’ennemi de ce maître, comme il est l’ennemi
de son dernier dieu ; il veut lutter pour la victoire avec le grand dragon.
Quel est le grand dragon que l’esprit ne veut plus appeler ni dieu ni maître ? « Tu dois »,
s’appelle le grand dragon. Mais l’esprit du lion dit : « Je veux. »
« Tu dois » le guette au bord du chemin, étincelant d’or sous sa carapace aux mille écailles,
et sur chaque écaille brille en lettres dorées : « Tu dois ! »
Des valeurs de mille années brillent sur ces écailles et ainsi parle le plus puissant de tous
les dragons : « Tout ce qui est valeur – brille sur moi. »
Tout ce qui est valeur a déjà été créé, et c’est moi qui représente toutes les valeurs créées.
En vérité il ne doit plus y avoir de « Je veux » ! Ainsi parle le dragon.
Mes frères, pourquoi est-il besoin du lion de l’esprit ? La bête robuste qui s’abstient et qui
est respectueuse ne suffit-elle pas ?
Créer des valeurs nouvelles – le lion même ne le peut pas encore : mais se rendre libre
pour la création nouvelle – c’est ce que peut la puissance du lion.
Se faire libre, opposer une divine négation, même au devoir : telle, mes frères, est la tâche
où il est besoin du lion.
Conquérir le droit de créer des valeurs nouvelles – c’est la plus terrible conquête pour un
esprit patient et respectueux. En vérité, c’est là un acte féroce, pour lui, et le fait d’une bête
de proie.
Il aimait jadis le « Tu dois » comme son bien le plus sacré : maintenant il lui faut trouver
l’illusion et l’arbitraire, même dans ce bien le plus sacré, pour qu’il fasse, aux dépens de
son amour, la conquête de la liberté : il faut un lion pour un pareil rapt.
Mais, dites-moi, mes frères, que peut faire l’enfant que le lion ne pouvait faire ?

39
Pourquoi faut-il que le lion ravisseur devienne enfant ?
L’enfant est innocence et oubli, un renouveau et un jeu, une roue qui roule sur elle-même,
un premier mouvement, une sainte affirmation.
Oui, pour le jeu divin de la création, ô mes frères, il faut une sainte affirmation : l’esprit
veut maintenant sa propre volonté, celui qui a perdu le monde veut gagner son propre
monde.
Je vous ai nommé trois métamorphoses de l’esprit : comment l’esprit devient chameau,
comment l’esprit devient lion, et comment enfin le lion devient enfant. –
Ainsi parlait Zarathoustra. Et en ce temps-là il séjournait dans la ville qu’on appelle : la
Vache multicolore.

40
Nietzsche – Extraits troisième cours

L’Antéchrist, §2, p.46


Qu’est ce qui est bon ? — Tout ce qui exalte en l’homme le sentiment de puissance, la volonté de
puissance, la puissance elle-même.
Qu’est-ce qui est mauvais ? — Tout ce qui a sa racine dans la faiblesse.
Qu’est-ce que le bonheur ? — Le sentiment que la puissance grandit — qu’une résistance est
surmontée.
Non du contentement, mais plus de puissance, non la paix avant tout, mais la guerre ; non la vertu,
mais la valeur (vertu, dans le style de la Renaissance, virtù, vertu dépourvue de morale).
Périssent les faibles et les ratés : premier principe de notre amour des hommes. Et qu’on leur aide
encore à disparaître !
Qu’est-ce qui est plus nuisible que n’importe quel vice ? — La pitié qu’éprouve l’action pour les
déclassés et les faibles : — le christianisme…

Généalogie de la Morale, deuxième traité, §17, p.96-97


Cette hypothèse sur l'origine de la mauvaise conscience implique premièrement que cette
transformation n'était ni progressive ni volontaire et ne se présentait pas comme une adaptation
organique à de nouvelles conditions, mais comme une rupture, un saut, une contrainte, une
inéluctable fatalité contre laquelle il n'y avait ni combat, ni même de ressentiment* possibles.
Mais deuxièmement que la soumission d'une population jusqu'alors sans entraves et sans
organisation à une forme rigide, procédant d'un premier acte de violence, ne pouvait être menée
à son terme qu'à travers de nombreux autres actes violents, – et donc que l'« État » le plus ancien
a commencé et s'est perpétué comme une effroyable tyrannie, comme une machinerie écrasante
et impitoyable, jusqu'à ce que ce matériau brut entre peuple et mi-bête ait été non seulement pétri
et soumis, mais mis en forme. J'ai utilisé le mot d'« État » : le sens que je lui donne va de soi –
une quelconque horde de fauves blonds, une race de conquérants et de maîtres qui, organisée
pour la guerre et douée de la force d'organiser, pose ses formidables griffes sur une population
qui est peut-être très supérieure en nombre, mais encore informe et errante. Car c'est bien ainsi
que l'« État » commence sur terre : j'estime qu'on s'est défait de l'idée exaltée qui l'a fait
commencer par un « contrat »76. Celui qui peut commander, qui est « maître » par nature, qui
s'avance dans son œuvre et son attitude avec violence – qu'a-t-il à faire de contrats ! Des êtres
comme ceux-là, on ne les prévoit pas, ils arrivent comme le destin, sans motif ni raison, sans
égard, sans prétexte, ils s'imposent comme l'éclair s'impose, trop effrayants, trop soudains, trop
convaincants, trop « autres » pour mériter seulement la haine. Leur œuvre est une création et une
imposition instinctives de formes, ils sont les artistes les plus involontaires, les plus inconscients
qui soient : – là où ils apparaissent se dresse bientôt quelque chose de nouveau, une structure de
domination bien vivante, dans laquelle les parties et les fonctions sont délimitées et rendues
interdépendantes, dans laquelle rien ne trouve place qui n'ait d'abord reçu un « sens » eu égard
au tout. Ces organisateurs-nés ignorent ce qu'est la faute, la responsabilité, les égards ; chez eux
domine ce formidable égoïsme d'artiste semblable à l'airain, et qui se sait d'avance éternellement
justifié dans son « œuvre » comme la mère par son enfant. Ce n'est certes pas chez eux, on le
comprend d'emblée, qu'a poussé la « mauvaise conscience », – mais elle n'aurait pas poussé sans
eux, cette plante hideuse, elle manquerait, si, sous l'effet de leurs coups de marteau, de leur
violence d'artiste77, une énorme quantité de liberté n'avait été supprimée ou à tout le moins
occultée et pour ainsi dire rendue latente. Cet instinct de liberté violemment rendu latent – nous
l'avons déjà compris – , cet instinct de liberté refoulé, rentré, renfermé au-dedans, et qui ne se
décharge et ne se déchaîne finalement que sur soi-même : c'est cela et cela seul, la mauvaise
conscience à son commencement78.
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Le Gai Savoir, quatrième livre, §276, p.253-254
Pour la nouvelle année. — Je vis encore, je pense encore : il faut encore que je vive, car il faut
encore que je pense. Sum, ergo cogito : cogito, ergo sum. Aujourd’hui je permets à tout le monde
d’exprimer son désir et sa pensée la plus chère : et, moi aussi, je vais dire ce qu’aujourd’hui je
souhaite de moi-même et quelle est la pensée que, cette année, j’ai prise à cœur la première —
quelle est la pensée qui devra être dorénavant pour moi la raison, la garantie et la douceur de
vivre ! Je veux apprendre toujours davantage à considérer comme la beauté ce qu’il y a de
nécessaire dans les choses : c’est ainsi que je serai de ceux qui rendent belles les choses. Amor
fati : que cela soit dorénavant mon amour. Je ne veux pas entrer en guerre contre la laideur. Je
ne veux pas accuser, je ne veux même pas accuser les accusateurs. Détourner mon regard, que ce
soit là ma seule négation ! Et, somme toute, pour voir grand : je veux, quelle que soit la
circonstance, n’être une fois qu’affirmateur !

Le Gai Savoir, quatrième livre, §341, p.319-320


Le poids formidable. — Et si un jour ou une nuit, un démon te suivait une fois dans la plus solitaire
de tes solitudes et te disait : « Cette vie, telle que tu la vis actuellement, telle que tu l’as vécue, il
faudra que tu la revives encore une fois, et une quantité innombrable de fois ; et il n’y aura en elle
rien de nouveau, au contraire, il faut que chaque douleur et chaque joie, chaque pensée et chaque
soupir, tout l’infiniment grand et l’infiniment petit de ta vie reviennent pour toi, et tout cela dans
la même suite et le même ordre — et aussi cette araignée et ce clair de lune entre les arbres, et
aussi cet instant et moi-même. L’éternel sablier de l’existence sera retourné toujours à nouveau —
et toi avec lui, poussière des poussières ! » — Ne te jetterais-tu pas contre terre en grinçant des
dents et ne maudirais-tu pas le démon qui parlerait ainsi ? Ou bien as-tu déjà vécu un instant
prodigieux où tu lui répondrais : « Tu es un dieu, et jamais je n’ai entendu chose plus divine ! » Si
cette pensée prenait de la force sur toi, tel que tu es, elle te transformerait peut-être, mais peut-
être t’anéantirait-elle aussi ; la question « veux-tu cela encore une fois et une quantité
innombrable de fois », cette question, en tout et pour tout, pèserait sur toutes tes actions d’un
poids formidable ! Ou alors combien il te faudrait aimer la vie, que tu t’aimes toi-même pour ne
plus désirer autre chose que cette suprême et éternelle confirmation ! —

Par-Delà Bien et Mal, neuvième section, §39, p.512-513


Personne n’admettra facilement la vérité d’une doctrine simplement parce que cette doctrine rend
heureux ou vertueux, exception faite peut-être des aimables « idéalistes », qui s’exaltent pour le
vrai, le beau et le bien et qui élèvent dans leurs marécages, où elles nagent dans un pêle-mêle
bariolé, toutes sortes de choses désirables, lourdes et inoffensives. Le bonheur et la vertu ne sont
pas des arguments. On oublie cependant volontiers, même du côté des esprits réfléchis, que
rendre malheureux, rendre méchant, sont tout aussi peu des arguments contraires. Une chose
pourrait être vraie bien qu’elle fût au plus haut degré nuisible et dangereuse. Périr par la
connaissance absolue pourrait même faire partie du fondement de l’Être, de sorte qu’il faudrait
mesurer la force d’un esprit selon la dose de « vérité » qu’il serait capable d’absorber impunément,
plus exactement selon le degré auquel il faudrait délayer pour lui la vérité, la voiler, l’adoucir,
l’épaissir, la fausser. Mais le doute n’est pas possible, dans la découverte de certaines parties de la
vérité les méchants et les malheureux sont plus favorisés et ont plus de chance de réussir. Pour ne
point parler ici des méchants qui sont heureux, une espèce que les moralistes passent sous silence.
Peut-être la dureté et la ruse fournissent-elles des conditions plus favorables pour l’éclosion des
esprits robustes et des philosophes indépendants que cette bonhomie pleine de douceur et de
souplesse, cet art de l’insouciance que l’on apprécie à juste titre chez les savants.
42
Avec cette réserve cependant qu’on ne borne pas la conception du « philosophe » au philosophe
qui écrit des livres, ou qui fait des livres avec sa philosophie. — Stendhal ajoute un dernier trait à
l’esquisse du philosophe de la pensée libre, un trait que, pour l’édification du goût allemand je ne
veux pas omettre de souligner ici. « Pour être bon philosophe, dit ce dernier grand psychologue,
il faut être sec, clair, sans illusion. Un banquier qui a fait fortune a une partie du caractère requis
pour faire des découvertes en philosophie, c’est-à-dire pour voir clair dans ce qui est. »

Le Gai Savoir, deuxième livre, §107, p.171,172


Notre ultime reconnaissance envers l’art. — Si nous n’avions pas approuvé les arts et inventé cette
façon de culte de l’erreur : la compréhension de l’universalité du non-vrai et du mensonge — cette
compréhension de l’illusion et de l’erreur comme conditions du monde intellectuel et sensible —
ne serait absolument pas supportable. La loyauté aurait pour conséquence le dégoût et le suicide.
Or, à notre loyauté, s’oppose une puissance contraire qui nous aide à échapper à de pareilles
conséquences : l’art, en tant que bonne volonté de l’illusion. Nous n’empêchons pas toujours notre
regard d’arrondir et d’inventer une fin : alors ce n’est plus l’éternelle imperfection que nous
portons sur le fleuve du devenir — alors nous nous imaginons porter une déesse, et ce service nous
rend fiers et enfantins. En tant que phénomène esthétique, l’existence nous semble toujours
supportable, et, au moyen de l’art, nous sont donnés l’œil et la main et avant tout la bonne
conscience pour pouvoir créer, de par nous-mêmes, un pareil phénomène. Il faut de temps en
temps nous reposer de nous-mêmes, en nous regardant de haut, avec le lointain de l’art, pour rire,
pour pleurer sur nous ; il faut que nous découvrions le héros et aussi le fou que cache notre passion
de la connaissance ; il faut, de-ci de-là, nous réjouir de notre folie pour pouvoir rester joyeux de
notre sagesse. Et c’est précisément parce que nous sommes au fond des hommes lourds et sérieux,
et plutôt encore des poids que des hommes, que rien ne nous fait autant de bien que la marotte :
nous en avons besoin devant nous-mêmes — nous avons besoin de tout art pétulant, flottant,
dansant, moqueur, enfantin et bienheureux pour ne pas perdre cette liberté qui nous place au-
dessus des choses et que notre idéal exige de nous. Ce serait un recul pour nous de tomber tout à
fait dans la morale, précisément avec notre loyauté irritable, et, à cause des exigences trop sévères
qu’en cela nous avons pour nous-mêmes, de finir par devenir nous-mêmes des monstres et des
épouvantails de vertu. Nous devons aussi pouvoir nous placer au-dessus de la morale : et non
seulement nous y placer, avec la raideur inquiète de quelqu’un qui craint à chaque moment de
glisser et de tomber, mais aussi pouvoir planer et jouer au-dessus d’elle ! Comment pourrions-
nous pour cela nous passer de l’art, nous passer des fous ? — et tant que vous aurez encore honte
de vous-mêmes, en quoi que ce soit, vous ne pourrez pas être des nôtres !

Le Gai Savoir, quatrième livre, §347, p.334-336


Les croyants et leur besoin de croyance. — On mesure le degré de force de notre foi (ou plus
exactement le degré de sa faiblesse) au nombre de principes « solides » qu’il lui faut pour se
développer, de ces principes que votre foi ne veut pas voir ébranlés parce qu’ils lui servent de
soutiens. Il me semble qu’aujourd’hui la plupart des gens en Europe ont encore besoin du
christianisme, c’est pourquoi l’on continue à lui accorder créance. Car l’homme est ainsi fait : on
pourrait lui réfuter mille fois un article de foi, — en admettant qu’il en ait besoin, il continuerait
toujours à le tenir pour « vrai », — conformément à cette célèbre « preuve de force » dont parle la
Bible. Quelques-uns ont encore besoin de métaphysique ; mais cet impétueux désir de certitude
qui se décharge, aujourd’hui encore, dans les masses compactes, avec des allures scientifiques et
positivistes, ce désir d’avoir à tout prix quelque chose de solide (tandis que la chaleur de ce désir

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empêche d’accorder de l’importance aux arguments en faveur de la certitude), est, lui aussi, le
désir d’un appui, d’un soutien, bref, cet instinct de faiblesse qui, s’il ne crée pas les religions, les
métaphysiques et les principes de toute espèce, les conserve du moins. C’est un fait qu’autour de
tous ces systèmes positifs s’élève la fumée d’un certain assombrissement pessimiste, quelque
chose comme la fatigue, le fatalisme, la déception ou la crainte d’une déception nouvelle — ou
bien encore l’étalage du ressentiment, la mauvaise humeur, l’anarchisme exaspéré, ou quels que
soient les symptômes ou les mascarades résultant du sentiment de faiblesse. La violence même
que mettent certains de nos contemporains, les plus avisés, à se perdre dans de pitoyables réduits,
dans de malheureuses impasses, par exemple dans le genre patriotard (c’est ainsi que j’appelle ce
que l’on nomme en France chauvinisme, en Allemagne « allemand »), ou bien dans une étroite
profession de foi esthétique à la façon du naturalisme (ce naturalisme qui n’emprunte à la nature
et qui n’y découvre que la partie qui éveille en même temps le dégoût et l’étonnement - on aime à
appeler cette partie aujourd’hui la vérité vraie —), ou bien encore dans le nihilisme selon le
modèle de Pétersbourg (c’est-à-dire dans la croyance en l’incrédulité jusqu’au martyre), cette
violence est toujours et avant tout une preuve d’un besoin de foi, d’appui, de soutien, de recours…
La foi est toujours plus demandée, le besoin de foi est le plus urgent, lorsque manque la volonté :
car la volonté étant l’émotion du commandement, elle est le signe distinctif de la souveraineté et
de la force. Ce qui signifie que, moins quelqu’un sait commander, plus il aspire violemment à
quelqu’un qui ordonne, qui commande avec sévérité, à un dieu, un prince, un État, un médecin,
un confesseur, un dogme, une conscience de parti. D’où il faudrait peut-être conclure que les deux
grandes religions du monde, le bouddhisme et le christianisme, pourraient bien avoir trouvé leur
origine, et surtout leur développement soudain, dans un énorme accès de maladie de la volonté.
Et il en a été véritablement ainsi. Les deux religions ont rencontré une aspiration tendue jusqu’à
la folie par l’affection de la volonté, le besoin d’un « tu dois » poussé jusqu’au désespoir ; toutes
deux enseignaient le fatalisme à des époques d’affaiblissement de la volonté et offraient ainsi un
appui à une foule innombrable, une nouvelle possibilité de vouloir, une jouissance de la volonté.
Car le fanatisme est la seule, « force de volonté » où l’on puisse amener même les faibles et les
incertains, comme une sorte d’hypnotisation de tout le système sensitif et intellectuel en faveur
de la nutrition surabondante (hypertrophie) d’un seul sentiment, d’un seul point de vue qui
domine dès lors — le chrétien l’appelle sa foi. Lorsqu’un homme arrive à la conviction
fondamentale qu’il faut qu’il soit commandé, il devient « croyant » ; il y aurait lieu d’imaginer par
contre une joie et une force de souveraineté individuelle, une liberté du vouloir, où l’esprit
abandonnerait toute foi, tout désir de certitude, exercé comme il l’est à se tenir sur les cordes
légères de toutes les possibilités, à danser même au bord de l’abîme. Un tel esprit serait l’esprit
libre par excellence [2].

Le Gai Savoir, troisième livre, p.252


§273 Qui qualifies-tu de mauvais? – Celui qui veut toujours faire honte.
§274 Qu’y a-t-il pour toi de plus humain? – Épargner la honte à quelqu’un
§275 Quel est le sceau de l’acquisition de la liberté ? – Ne plus avoir honte de soi-même.

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