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Montaigne :
« Un gentilhomme français se mouchait toujours avec la main, (chose très contraire à nos usages). Se
défendant sur ce point, (et il était réputé pour ses plaisanteries), il me demanda quel privilège pouvait bien
avoir ce sale excrément pour qu’on lui fournisse un beau linge délicat pour le recevoir, et, qui plus est, pour
l’empaqueter et le serrer sur nous? Que cela devait causer plus de dégoût que de le voir déverser n’importe
où, comme nous le faisons pour toutes nos autres excréments. J’ai trouvé qu’il ne parlait pas du tout sans
raison: l’habitude m’avait ôté la possibilité de me rendre compte de cette bizarrerie, alors que nous trouvons
pourtant si laides les bizarreries quand elles nous viennent d’un autre pays.
[…] L’accoutumance émousse notre jugement. Les Barbares ne sont en rien plus étonnants pour nous que
nous pour eux, ils n’ont pas de raison de l’être, comme chacun l’admettrait, après s’être promené dans ces
exemples venus de loin, s’il savait se pencher sur les siens propres, et les examiner avec soin. La raison
humaine est une décoction faite à partir du poids sensiblement égal donné à toutes nos opinions et nos mœurs,
de quelque forme qu’elles soient; sa matière est infinie, infinie sa diversité. […]
Les lois de la conscience, dont nous disons qu’elles naissent de la nature, naissent de la tradition: chacun
vénère intérieurement les opinions et les mœurs reçues et acceptées autour de lui, et il ne peut s’en détacher
sans remords, ni s’y appliquer sans les approuver. […]
[L]e principal effet de la puissance de la tradition, c’est qu’elle nous saisit et nous enserre de telle façon que
nous avons toutes les peines du monde à nous en dégager et à rentrer en nous-mêmes pour réfléchir et discuter
ce qu’elle nous impose.
En fait, parce que nous les absorbons avec notre lait à la naissance, et que le monde se présente à nous sous
cet aspect la première fois que nous le voyons, il semble que nous soyons faits pour voir les choses comme
cela. Et les opinions courantes que nous trouvons en vigueur autour de nous, infusées en notre esprit par la
semence de nos pères, nous semblent de ce fait naturelles et universelles.
Il résulte de tout cela que ce qui est en dehors des limites de la coutume, on croit que c’est en dehors des
limites de la raison: dieu sait combien cette idée est déraisonnable, le plus souvent. […]
Celui qui voudra se détacher du tenace préjugé de la coutume trouvera que bien des choses reçues comme
indiscutables n’ont cependant de fondement que dans la barbe blanche et les rides de l’usage qui les
accompagne. »
Montaigne, Essais, I, 22, « Sur les habitudes, et le fait qu’on ne change pas facilement une loi reçue »
Heidegger :
Les organisations, appareils et machines du monde technique nous sont devenus indispensables, dans une
mesure qui est plus grande pour les uns et moindre pour les autres. Il serait insensé de donner l'assaut, tête
baissée, au monde technique et ce serait faire preuve de vue courte que de vouloir condamner ce monde
comme étant l'oeuvre du diable. Nous dépendons des objets que la technique nous fournit et qui, pour ainsi
dire, nous mettent en demeure de les perfectionner sans cesse. Toutefois, notre attachement aux choses
techniques est maintenant si fort que nous sommes à notre insu devenus leurs esclaves. Mais nous pouvons
nous y prendre autrement. Nous pouvons utiliser les choses techniques, nous en servir normalement mais en
même temps nous en libérer de sorte qu'a tout moment nous conservions nos distances à leur égard. Nous
pouvons faire usage des objets techniques comme il faut qu'on en use. Mais nous pouvons en même temps
laisser à eux mêmes comme ne nous atteignant pas dans ce que nous voulons de plus intime et de plus propre.
Nous pouvons dire "oui" à l'emploi inévitable des objets techniques et nous pouvons en même temps lui dire
"non" en ce sens que nous les empêchions de nous accaparer et ainsi fausser, brouiller et finalement vider
notre être. Mais si nous disons ainsi à la fois "oui" et "non" aux objets techniques notre rapport au monde
technique ne devient-il pas ambigu et incertain? Tout au contraire : notre rapport au monde technique devient
merveilleusement simple et paisible. Nous admettons les objets techniques dans notre monde quotidien et en
même temps nous les laissons dehors, c'est-a-dire que nous les laissons reposer sur eux-mêmes comme des
choses qui n'ont rien d'absolu, mais qui dépendent de plus haut qu'elles."
Martin HEIDEGGER, Sérénité, in Qestions III, édit. Galimard, p. 177.
Machiavel :
« Tous les hommes louent le passé et blâment le présent, et souvent sans raison. Ils sont tellement férus de ce
qui a existé autrefois, que non seulement ils vantent les temps qu’ils ne connaissent que par les écrivains du
passé, mais que, devenus vieux, on les entend prôner encore ce qu’ils se souviennent d’avoir vu dans leur
jeunesse. Leur opinion est le plus souvent erronée, et pour diverses raisons. La première, c’est qu’on ne
connaît jamais la vérité tout entière sur le passé. On cache le plus souvent les événements qui déshonoreraient
un siècle ; et quant à ceux qui sont faits pour l’honorer, on les amplifie, on les raconte en termes pompeux et
emphatiques. La plupart des écrivains se laissent si bien subjuguer par le succès des vainqueurs, que, pour
rendre leurs triomphes plus éclatants, non seulement ils exagèrent leurs succès, mais la résistance même des
ennemis vaincus ; en sorte que les descendants des uns et des autres ne peuvent s’empêcher de s’émerveiller
devant de tels hommes, de les louer et de les aimer. La seconde raison, c’est que les hommes ne haïssent que
par crainte ou par envie, deux mobiles qui meurent avec les événements passés, lesquels ne peuvent inspirer
ni l’une ni l’autre. Mais il n’en est pas ainsi des événements où nous sommes nous-mêmes acteurs, ou qui se
passent sous nos yeux : la connaissance que nous en avons est entière ; rien ne nous en est dérobé. Ce que
nous y apercevons de bien est tellement mêlé de choses qui nous déplaisent, que nous sommes portés à les
juger plus sévèrement que le passé, quoique souvent le présent mérite réellement plus de louanges et
d’admiration. »".
Discours sur la première décade de Tite Live, II, avant propos, in Œuvres Complètes, Pléiade, pp. 509-510.
Kant :
Qu’est-ce que les Lumières ? La sortie de l’homme de sa minorité dont il est lui-même responsable. Minorité,
c’est-à-dire incapacité de se servir de son entendement (pouvoir de penser) sans la direction d’autrui, minorité
dont il est lui-même responsable (faute) puisque la cause en réside non dans un défaut de l’entendement mais
dans un manque de décision et de courage de s’en servir sans la direction d’autrui. Sapere aude ! (Ose penser)
Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voilà la devise des Lumières.
Kant, Qu’est-ce que les Lumières ? 1784.
Gadamer :
En réalité, la tradition ne cesse pas de porter en elle un élément qui relève de la liberté et de l'histoire même.
La tradition, même la plus authentique et la mieux établie, ne se déploie pas grâce à la force d'inertie qui
permet à ce qui est présent de persister ; elle a au contraire besoin que l'on y adhère, qu'on la saisisse et la
cultive. Elle est essentiellement conservation, au sens où celle-ci est également à l'œuvre dans toute
transformation historique. Or, la conservation est un acte de raison, un de ceux, il est vrai, qui passent
inaperçus.
Gadamer, Vérité et méthode, pp. 302-303 (286).
Edgar Morin :
Désormais, il est clair que le développement technique n’est pas uniquement ou totalement progressif; il
comporte et produit des régressions spécifiques : la pensée technocratique ne conçoit ce qui est vivant,
anthropologique et social, que selon la logique simplifiante des machines artificielles; la compétence
technocratique est celle de l'expert, dont l’aveuglement général enveloppe la lucidité spécialisée; l'action
technocrate ne peut être, socialement et politiquement, que mutilée et mutilante.
De plus, il apparaît de plus en plus évident, non seulement que la technique, comme la langue d'Ésope, peut
servir au meilleur comme au pire, ce qui est un pauvre truisme1 mais que, en étant contrôlée, administrée,
dirigée, ordonnée par les pouvoirs d'États et d'Empires, elle se met principalement au service de
l'asservissement et de la mort. D'ores et déjà, elle permet l’anéantissement de l'humanité, alors que ses
promesses bienfaisantes et émancipatrices se diluent ou s'estompent aux horizons. […]
Il ne s'agit pas ici de remplacer l'idée de progression par celle de régression, c'est-à-dire de substituer une
simplification mutilante à une autre. Il s’agit au contraire de considérer enfin en complexité l’idée de progrès.
Pour cela il faut détruire l'idée d'un progrès simple, assuré, irréversible, et considérer un progrès incertain
dans sa nature comportant du régrès2 dans son principe même, un progrès, aujourd'hui, en crise à l'échelle de
chaque société et, bien sûr, de la planète dans son ensemble.
Il nous faut alors considérer la barbarie, non seulement celle que n’a pas encore pu chasser le progrès de la
civilisation, mais aussi celle qu’a produite ce même progrès de la civilisation. On peut même dire que les
formes nouvelles de barbarie, issues de notre civilisation, loin de réduire les formes anciennes de barbarie, les
ont réveillées et s'y sont associées. Ainsi, il s’est développé une forme de barbarie rationalisatrice,
technologique, scientifique, qui a non seulement permis les déferlements massacreurs de deux guerres
mondiales, mais a rationalisé l'enfermement sous la forme du camp de concentration, rationalisé l’élimination
physique, avec ou sans chambre à gaz, rationalisé la torture, la seule barbarie qui semblait éliminée au début
du XXe siècle. […]
Il n’est pas absolument certain, il n’est que probable, que notre civilisation aille vers l’autodestruction, et s’il
y a autodestruction, le rôle de la politique, de la science, de la technologie et de l’idéologie sera capital, alors
que la politique, la science, la technologie, l’idéologie, s’il y avait prise de conscience, pourraient nous sauver
du désastre et transformer les conditions du problème.
Edgar MORIN, Pour sortir du vingtième siècle, 1981.
Burke :
Vous voyez, monsieur, que dans ce siècle de Lumières, je suis assez courageux pour avouer que nous sommes
généralement les hommes de la nature ; qu'au lieu de secouer tous les vieux préjugés, nous les aimons au
contraire beaucoup ; et pour nous attirer encore plus de honte, je vous dirai que nous les aimons, parce qu'ils
sont des préjugés ; que plus ils ont régné, que plus leur influence a été générale, plus nous les aimons encore.
Nous avons peur d'exposer les hommes à ne vivre et à ne commercer qu'avec le fond particulier de raison qui
appartient à chacun ; parce que nous soupçonnons que ce capital est faible dans chaque individu et qu'ils
feraient beaucoup mieux tous ensemble de tirer avantage de la banque générale et des fonds publics des
nations et des siècles. Beaucoup de nos penseurs, au lieu de bannir les préjugés généraux, emploient toute leur
sagacité à découvrir la sagesse cachée qui domine dans chacun. S'ils parviennent à leur but, et rarement ils le
manquent, ils pensent qu'il est bien plus sage de conserver le préjugé avec le fond de raison qu'il renferme,
que de se dépouiller de ce qu'ils n'en regardent que comme le vêtement, pour laisser ensuite la raison toute à
nu, parce qu'ils pensent qu'un préjugé, y compris sa raison, a un motif qui donne de l'action à cette raison, et
un attrait qui y donne de la permanence. Le préjugé est d'une application soudaine dans l'occasion ; il
détermine, avant tout, l'esprit à suivre avec constance la route de la sagesse et de la vertu, et il ne laisse pas les
hommes hésitant au moment de la décision ; il ne les abandonne pas aux dangers du scepticisme, du doute et
de l'irrésolution. Le préjugé fait de la vertu, une habitude pour les hommes, et non pas une suite d'actions
incohérentes ; par le moyen des bons préjugés enfin, le devoir fait partie de notre propre nature."
Burke, Réflexions sur la Révolution de France, 1790, in 1789, Recueil de textes et documents, Ministère de
l'Éducation nationale, p. 161-162.
Hermann Boutitou : La tradition