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Le progrès de la science

"L'ordre scientifique parfait est celui où les propositions sont rangées suivant leurs
démonstrations les plus simples, et de la manière qu'elles naissent les unes des autres,
mais cet ordre n'est pas connu d'abord, et il se découvre de plus en plus à mesure que la
science se perfectionne. On peut même dire que les sciences s'abrègent en augmentant,
[ce] qui est un paradoxe très véritable, car plus on découvre des vérités et plus on est en
état de remarquer une suite réglée et de faire des propositions plus universelles dont les
autres ne sont que des exemples ou des corollaires de sorte qu'il se pourra faire qu'un
grand volume de ceux qui nous ont précédés se réduira avec le temps à deux ou trois
thèses générales. Aussi plus une science est perfectionnée, et moins a-t-elle besoin de
gros volumes, car selon que ses éléments sont suffisamment établis, on y peut tout
trouver par le secours de la science générale ou de l'art d'inventer."

Leibniz, Discours touchant la méthode de la certitude et de l'art d'inventer pour finir les
disputes et faire en peu de temps de grands progrès, Die philosophischen Schriften von
Gottfried Wilhelm Leibniz. Ed. C.I. Gerhardt. vol VII. Scientia Generalis,
Characteristica, X. p.180.

"La science est la connaissance logiquement organisée. Or, l'organisation ou la


systématisation logique se résume sous deux chefs principaux : 1° la division des
matières et la classification des objets quelconques sur lesquels porte la connaissance
scientifique ; 2° l'enchaînement logique des propositions, qui fait que le nombre des
axiomes, des hypothèses fondamentales ou des données de l'expérience se trouve réduit
autant que possible, et que l'on en tire tout ce qui peut être tiré par le raisonnement, sauf à
contrôler le raisonnement par des expériences confirmatives. Il suit de là que la forme
scientifique sera d'autant plus parfaite, que l'on sera en mesure d'établir des divisions plus
nettes, des classifications mieux tranchées, et des degrés mieux marqués dans la
succession des rapports. D'où il suit aussi qu'accroître nos connaissances et perfectionner
la science ne sont pas la même chose : la science se perfectionnant par la conception
d'une idée heureuse qui met dans un meilleur ordre les connaissances acquises, sans en
accroître la masse ; tandis qu'une science, en s'enrichissant d'observations nouvelles et de
faits nouveaux, incompatibles avec les principes d'ordre et de classification
précédemment adoptés, pourra perdre quant à la perfection de la forme scientifique."

Cournot, Essai sur les fondements de nos connaissances et sur les caractères de la
critique philosophique, 1851, Chapitre XX, "Du contraste de l'histoire et de la science, et
de la philosophie de l'histoire", § 308.
:
"Les productions littéraires et artistiques ne vieillissent jamais, en ce sens qu'elles sont
des expressions de sentiments immuables comme la nature humaine. On peut ajouter que
les idées philosophiques représentent des aspirations de l'esprit humain qui sont
également de tous les temps. Il y a donc là grand intérêt à rechercher ce que les anciens
nous ont laissé, parce que sous ce rapport ils peuvent encore nous servir de modèle. Mais
la science, qui représente ce que l'homme a appris, est essentiellement mobile dans son
expression ; elle varie et se perfectionne à mesure que les connaissances acquises
augmentent. La science du présent est donc nécessairement au-dessus de celle du passé,
et il n'y a aucune espèce de raison d'aller chercher un accroissement de la science
modernes dans les connaissances des anciens. Leurs théories, nécessairement fausses
puisqu'elles ne renferment pas les faits découverts depuis, ne sauraient avoir aucun profit
réel pour les sciences actuelles. Toute science expérimentale ne peut donc faire de
progrès qu'en avançant et en poursuivant son oeuvre dans l'avenir. Ce serait absurde de
croire qu'on doit aller la chercher dans l'étude des livres légués par le passé. On ne peut
trouver là que l'histoire de l'esprit humain, ce qui est tout autre chose".

Claude Bernard, Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, 1865, p. 200-201.

"Il convient de rappeler, en ce qui concerne les idées, que durant toute [une] période de
l'histoire du monde et du progrès de la culture […] la seule force du génie permettait de
découvrir de nouvelles vérités, nobles et fécondes, sans longues études préalables et sans
beaucoup de connaissances […]. On a découvert depuis longtemps presque toutes les
idées accessibles par la seule force des facultés primitives et maintenant, seuls les esprits
soumis à une discipline précise et instruits des résultats des recherches antérieures
peuvent parvenir à l'originalité, au sens fort du terme. C'est, je crois, M. Maurice qui a
remarqué qu'à l'époque actuelle, les penseurs les plus originaux sont ceux qui connaissent
le mieux la pensée de leurs prédécesseurs et il en sera toujours ainsi dorénavant. Chaque
pierre nouvelle dans l'édifice doit maintenant être placée par-dessus tant d'autres qu'une
longue opération d'escalade et de transport de matériaux doit être effectuée par quiconque
aspire à prendre part à l'étape actuelle du travail. Combien de femmes ont accompli cette
opération? Mrs. Somerville est peut-être la seule femme dont les connaissances
mathématiques sont suffisantes pour faire aujourd'hui d'importantes découvertes dans ce
domaine : est-ce une preuve de l'infériorité des femmes qu'elle n'ait pas réussi à être une
des deux ou trois personnes .[…] Même dans les choses pratiques, nous savons tous ce
que vaut l'originalité des génies illettrés : elle consiste à inventer de nouveau sous une
forme rudimentaire quelque chose qui a déjà été inventé et amélioré par de nombreux
chercheurs successifs. […] Certes, il arrive souvent qu'une personne qui n'a pas étudié à
fond et minutieusement les idées que d'autres ont formulées sur un sujet donné ait, par
l'effet d'une perspicacité naturelle, l'intuition d'une découverte qu'elle peut ébaucher mais
:
qu'elle ne sait pas prouver et qui, cependant, une fois mûrie, peut accroître
considérablement nos connaissances; mais même alors, on ne peut lui rendre aucune
justice tant qu'une autre personne qui possède, elle, les données préalables, ne se sera pas
chargée de vérifier cette intuition, de lui donner une forme scientifique ou pratique et de
l'insérer parmi les vérités déjà existantes de la philosophie ou de la science."

John Stuart Mill, L'Asservissement des femmes, 1869, Chapitre III, tr. fr. Marie-
Françoise Cachin, Petite Bibliothèque Payot, 1975, p. 149-151.

"On a fait avancer la science au cours des derniers siècles, soit parce qu'on voyait en
elle l'instrument qui permettait le mieux de comprendre la bonté et la sagesse de Dieu...
Soit parce qu'on croyait à l'utilité absolue de la connaissance, notamment à l'intime union
de la morale, de la science et du bonheur ; ... Soit parce qu'on pensait dans la science,
posséder et aimer une chose désintéressée, inoffensive, qui se suffisait à elle-même et où
les mauvais instincts de l'Homme n'avaient rien à voir. Ainsi trois raisons, trois erreurs."

Nietzsche, Le gai savoir, 1882, § 37, tr. Alexandre Vialatte.

"Si l'on suit tout au long l'histoire d'une science particulière, on pourra découvrir dans
son évolution une ligne générale qui aidera à comprendre les phénomènes les plus
anciens et les plus généraux du "savoir" et du "connaître". Dans un cas comme dans
l'autre, ce qui se développe en premier lieu, ce sont les hypothèses hâtives, les fictions, la
sotte bonne volonté de "croire", le manque de méfiance et de patience ; nos sens
n'apprennent que tard, et n'apprennent jamais complètement à être les organes subtils,
fidèles et prudents de la connaissance. Il est plus facile à notre oeil de reproduire, sur une
excitation donnée, une image déjà souvent produite, que de retenir ce qu'une impression a
de différent et de neuf ; il y faudrait plus de force, plus de "moralité". Il est pénible et
difficile à l'oreille d'entendre des sons nouveaux ; nous entendons mal une langue
étrangère, nous cherchons involontairement à transformer les sons entendus en mots qui
nous semblent plus familiers et plus proches. C'est ainsi que l'allemand d'autrefois
d'arcubalista a fait le mot Armbrust. Toute nouveauté nous trouve hostiles, et mal
disposés ; et d'ailleurs dans les phénomènes sensoriels les plus simples règnent déjà les
passions de crainte, d'amour et de haine, y compris la passion d'inertie. De même qu'un
lecteur ne lit pas tous les mots, et moins encore toutes les syllabes d'une page - sur vingt
mots il en saisit quatre ou cinq au hasard et "devine" le sens qu'il présume devoir leur
donner de même nous ne voyons pas un arbre exactement ni dans son entier, avec ses
feuilles, ses branches, sa couleur, sa forme ; il nous est beaucoup plus facile d'imaginer
un à-peu-près d'arbre... En présence des événements mêmes les plus étranges, c'est encore
ainsi que nous agissons ; à notre insu nous imaginons la plus grande partie de
l'événement, et il ne semble pas possible de nous empêcher d'inventer en grande partie ce
:
que nous voyons. Tout cela pour dire que nous sommes foncièrement et de tout temps
habitués à mentir. Ou, pour dire en termes vertueux et plus hypocrites, donc plus
plaisants, chacun est beaucoup plus artiste qu'il ne le croit. Au cours d'une conversation
animée, il m'arrive de voir le visage de mon interlocuteur, selon la pensée qu'il exprime
ou que je crois avoir éveillée en lui, se dessiner avec une netteté et une précision de détail
qui dépassent de loin mon acuité visuelle ; il faut donc que le jeu délicat des muscles de
l'expression du regard aient été inventés par moi. Il est probable que la personne en
question avait une toute autre expression, ou n'en avait aucune".

Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, 1886, IV, 61, trad. Geneviève Bianquis, coll. 10/18,
p.148-149.

"Le travail scientifique est solidaire d'un progrès. Dans le domaine de l'art au contraire
il n'en existe pas, du moins en ce sens. Il n'est pas vrai qu'une oeuvre d'art d'une époque
donnée, qui met en oeuvre de nouveaux moyens techniques ou encore de nouvelles lois
comme celles de la perspective, serait pour ces raisons artistiquement supérieure à une
autre oeuvre d'art qui ignorerait ces moyens et lois, à condition évidemment que sa
matière et sa forme respectent les lois mêmes de l'art, ce qui veut dire à condition que son
objet ait été choisi et formé selon l'essence même de l'art bien que ne recourant pas aux
moyens qui viennent d'être évoqués. Une oeuvre d'art vraiment « achevée » ne sera
jamais surpassée et ne vieillira jamais. Chaque spectateur pourra personnellement
apprécier différemment sa signification, mais jamais personne ne pourra dire d'une
oeuvre vraiment « achevée » du point de vue artistique qu'elle a été « surpassée » par une
autre oeuvre également « achevée ». Dans le domaine de la science au contraire chacun
sait que son oeuvre aura vieilli d'ici dix, vingt ou cinquante ans. Car quel est le destin, ou
plutôt la signification à laquelle est soumis et subordonné, en un sens tout à fait
spécifique, tout travail scientifique, comme d'ailleurs aussi tous les autres éléments de la
civilisation qui obéissent à la même loi ? C'est que toute oeuvre scientifique « achevée »
n'a d'autre sens que celui de faire naître de nouvelles « questions » : elle demande donc à
être « dépassée » et à vieillir. Celui qui veut servir la science doit se résigner à ce sort.
Sans doute les travaux scientifiques peuvent garder une importance durable comme «
jouissance » en vertu de leur qualité esthétique on bien comme instrument pédagogique
dans l'initiation à la recherche. Mais dans les sciences, je le répète, non seulement notre
destin, mais encore notre but à nous tous est de nous voir un jour dépassés. Nous ne
pouvons accomplir un travail sans espérer en même temps que d'autres iront plus loin que
nous. En principe ce progrès se prolonge à l'infini."

Max Weber, "Le métier et la vocation de savant", 1919, in Le savant et le politique, tr. J.
Freund, coll. 10/18, p. 87-88.
:
"Le progrès de la science n'est pas dû à l'accumulation progressive de nos expériences.
Il n'est pas dû non plus à une utilisation toujours améliorée de nos sens. Des expériences
sensorielles non interprétées ne peuvent secréter de la science, quel que soit le zèle avec
lequel nous les recueillons et le trions. Des idées audacieuses, des anticipations
injustifiées et des spéculations constituent notre seul moyen d'interpréter la nature, notre
seul outil, notre seul instrument pour la saisir. Nous devons nous risquer à les utiliser
pour remporter le prix. Ceux parmi nous qui refusent d'exposer leurs idées au risque de la
réfutation ne prennent pas part au jeu scientifique.
Les tests expérimentaux, prudents et rigoureux, auxquels nous soumettons nos idées
sont eux-mêmes inspirés par des idées : l'expérience est une action concertée dont chaque
étape est guidée par la théorie. Nous ne tombons par fortuitement sur des expériences pas
plus que nous ne les laissons venir à nous comme un fleuve. Nous devons, au contraire,
être actifs : nous devons "faire" nos expériences. C'est toujours nous qui formulons les
questions à poser à la nature ; c'est nous qui sans relâche essayons de poser ces question
de manière à obtenir un "oui" ou un "non" ferme. (Car la nature ne donne de réponse que
si on l'en presse). Enfin, c'est nous encore qui donnons la réponse; c'est nous qui
décidons, après un examen minutieux, de la réponse à donner à la question posée à la
nature - après avoir longuement et patiemment essayé d'obtenir d'elle un "non" sans
équivoque. "Une fois pour toutes", dit Weyl, avec lequel je suis pleinement d'accord, "je
désire manifester mon admiration sans bornes pour l'oeuvre de l'expérimentateur qui se
bat pour arracher des faits susceptibles d'être interprétés à une nature inflexible si habile
à accueillir nos théories d'un Non décisif ou d'un inaudible Oui".
Le vieil idéal scientifique de l'épistêmê, l'idéal d'une connaissance absolument certaine
et démontrable s'est révélé être une idole. L'exigence d'objectivité scientifique rend
inévitable que tout énoncé scientifique reste nécessairement et à jamais donné à titre
d'essai. En effet un énoncé peut être corroboré mais toute corroboration est relative à
d'autres énoncés qui sont eux aussi proposés à titre d'essai. Ce n'est que dans nos
expériences subjectives de conviction, dans notre confiance personnelle, que nous
pouvons être "absolument certains".
Avec l'idole de la certitude (qui inclut celle de la certitude imparfaite ou probabilité)
tombe l'une des défenses de l'obscurantisme, lequel met un obstacle sur la voie du progrès
scientifique. Car l'hommage rendu à cette idole non seulement réprime l'audace de nos
questions, mais en outre compromet la rigueur et l'honnêteté de nos tests. La conception
erronée de la science se révèle dans la soif d'exactitude. Car ce qui fait l'homme de
science, ce n'est pas la possession de connaissances, d'irréfutables vérités, mais la quête
obstinée et audacieusement critique de la vérité.
Notre attitude doit-elle, dès lors, être de résignation ? Devons-nous dire que la science
ne peut remplir que sa tâche biologique, qu'elle ne peut, au mieux, faire ses preuves que
dans des applications pratiques susceptibles de la corroborer ? Ses problèmes intellectuels
sont-ils insolubles ? Je ne le pense pas. La science ne poursuit jamais l'objectif illusoire
de rendre ses réponses définitives ou même probables. Elle s'achemine plutôt vers le but
infini encore qu'accessible de toujours découvrir des problèmes nouveaux, plus profonds
et plus généraux, et de soumettre ses réponses, toujours provisoires, à des tests toujours
renouvelés et toujours affinés."
:
Karl Popper, La logique de la découverte scientifique, 1934, Trad. N. Thyssen-Rutten et
P. Devaux, Bibliothèque scientifique Payot, Paris, 1973, p. 285-287.

"Il est aisé de montrer à l'aide d'exemples historiques que le critère que nous avons
proposé est effectivement celui qui prévaut dans les progrès de la science. Les théories de
Kepler et de Galilée se sont trouvées unifiées et supplantées par celle de Newton, qui était
logiquement plus forte et se prêtait davantage à être testée, et il en est de même de la
théorie de Maxwell par rapport à celles de Fresnel et de Faraday. La théorie newtonienne
et celle de Maxwell ont été, à leur tour, unifiées et dépassées par celle d'Einstein. Dans
chacun de ces cas, le progrès s'est fait en faveur d'une théorie plus informative et, partant,
moins probable logiquement : d'une théorie susceptible d'être plus sévèrement testée
parce qu'elle formulait des prédictions plus aisées à réfuter, selon l'acception purement
logique de cette dernière expression. Lorsqu'une théorie n'est pas réfutée de manière
effective alors : qu'on teste les prédictions inédites, hardies et improbables qu'elle permet
de formuler, on dit que ces tests très rigoureux en constituent la corroboration. Je citerais,
à cet égard, la découverte de Neptune par Galle, celle des ondes électromagnétiques de
Hertz, les observations d'éclipse d'Eddington, l'interprétation donnée par Elsasser des
maxima de Davisson comme étant des franges d'interférences des ondes de De Broglie et
les observations faites par Powell des premiers mésons de Yukawa.
Toutes ces découvertes constituent des corroborations obtenues grâce à des tests
sévères, à des prédictions qui, au regard de nos connaissances antérieures (avant que la
théorie en question ne soit testée et corroborée), paraissaient extrêmement improbables.
D'autres découvertes importantes ont été faites alors qu'on testait une certaine théorie,
même si celles-ci n'en ont pas produit une corroboration mais, au contraire, la réfutation.
On en trouverait un exemple récent et important dans la réfutation de la parité. Et si les
expériences classiques de Lavoisier montrant que le volume d'air diminue lorsqu'une
bougie se consume dans un espace clos ou que la masse de la limaille de fer chauffée
augmente ne prouvent pas la théorie pneumatique de la combustion, elles tendent à
réfuter la doctrine du phlogistique.
Les expériences de Lavoisier avaient été minutieusement conçues, mais la majorité des
« découvertes dues au hasard obéissent en fait elles aussi à la structure logique que nous
évoquons. Car ces découvertes fortuites sont, en général, la réfutation de théories
auxquelles nous adhérions consciemment ou inconsciemment: elles interviennent lorsque
certaines de nos attentes (fondées sur les théories en question) se trouvent déçues de
manière inopinée. Ainsi, on a pu découvrir la propriété catalytique du mercure en
remarquant, par accident, qu'une réaction chimique avait été accélérée en présence de cet
élément, alors qu'on n'attendait pas que la présence de mercure influe sur son
déroulement. Mais ni les découvertes d'Ersted, ni celles de Roentgen, de Becquerel ou de
Fleming n'ont été réellement fortuites, même si elles comportaient certains paramètres
accidentels : chacun de ces savants recherchait un effet du type de celui qu'il a trouvé. On
peut même affirmer que certaines découvertes, comme celle de l'Amérique par
Christophe Colomb, corroborent une théorie précise (celle de la sphéricité de la Terre)
tout en réfutant une autre théorie (celle des dimensions de la planète et, partant, du plus
:
court chemin pour atteindre les Indes), et qu'il s'est agi de découvertes fortuites, dans la
mesure où elles contredisaient toutes les attentes et n'avaient pas été délibérément
instituées afin de tester la théorie qu'elles sont venues réfuter."

Karl Popper, Conjectures et réfutations, 1963, Paris, Payot, 1985, p. 326 et suiv.

"Le progrès quasi autonome de la science et de la technique dont dépend effectivement


la variable la plus importante du système, à savoir la croissance économique, fait [...]
figure de variable indépendante. Il en résulte une perspective selon laquelle l'évolution du
système social paraît être déterminée par la logique du progrès scientifique et technique.
La dynamique immanente à ce progrès semble produire des contraintes objectives
auxquelles doit se conformer une politique répondant à des besoins fonctionnels. Or, une
fois que cette illusion s'est effectivement bien implantée, la propagande peut invoquer le
rôle de la science et de la technique pour expliquer et légitimer les raisons pour
lesquelles, dans les sociétés modernes, un processus de formation démocratique de la
volonté politique concernant les questions de la pratique « doit » nécessairement perdre
toute fonction et céder la place aux décisions de nature plébiscitaire concernant les
alternatives mettant tel ou tel personnel administratif à la tête de l'État. C'est la thèse de la
technocratie, et le discours scientifique en a développé la théorie sous différentes versions
Mais le fait qu'elle puisse pénétrer aussi, en tant qu'idéologie implicite, dans la
conscience de la masse de la production dépolitisée et avoir un pouvoir de légitimation
me paraît plus important."

Jürgen Habermas, La Technique et la Science comme idéologie, 1963, trad. J.-R.


Ladmiral, Éd. Denoël, 1973, p. 45- 46.

"a. Le progrès scientifique et son prix.

En ce qui concerne la science, le caractère interminable de sa tâche et donc de ses


possibilités est inscrit dans l'essence de l'objet de connaissance (la nature) tout comme
dans celle de la connaissance elle-même, et la poursuivre est non seulement un droit,
mais une haute obligation du sujet de connaissance doté des facultés correspondantes. Or
ce sujet ce n'est plus l'esprit individuel, mais de manière croissante rien d'autre que «
l'esprit collectif » de la société qui stocke le savoir ; et en cela consiste le prix interne du
progrès scientifique, en l'occurrence celui de la qualité du savoir lui-même. Son nom est
« spécialisation » ; spécialisation qui, devant la multiplication gigantesque du matériau de
savoir, de ses subdivisions et des méthodes spéciales développées pour elles, toujours
plus subtiles, conduit à une fragmentation extrême du savoir total « disponible » entre ses
adeptes. L'individu paie la participation créative au processus, et même déjà une
authentique compréhension avertie de simple observateur, par le renoncement à partager
la possession de toute cela, exception faite de son étroite compétence. Ainsi, tandis que
s'accroît le capital total de savoir, le savoir de l'individu devient toujours plus
fragmentaire. Or nous parlons ici de ceux qui participent au processus de la science, des
:
chercheurs et des experts eux-mêmes. En outre tout ce savoir devient toujours plus
ésotérique, toujours moins communicable aux profanes, et ainsi il exclut la majeure partie
des vivants. Il se peut qu'un véritable savoir de la nature ait toujours été l'affaire d'une
petite élite, mais on a le droit de douter que le contemporain cultivé de Newton ait été
aussi démuni devant son oeuvre que l'homme d'aujourd'hui devant les mystères de la
mécanique quantique. Le gouffre s'agrandit et dans le vide qui se produit se répandent le
savoir de substitution et la superstition. Personne ne plaidera pourtant en faveur de l'arrêt
du processus. Poursuivre le risque de la connaissance est un devoir suprême et si c'est là
le prix, eh bien, il faut le payer".

Hans Jonas, Le Principe responsabilité : une éthique pour la civilisation technologique,


1979, trad. J. Greisch, Champs Flammarion, 1998, p. 312-313.

"La notion de progrès en est ainsi venue à désigner de façon exclusive le progrès
technique. L'idée d'un progrès esthétique, intellectuel, spirituel ou moral, sis en la vie de
l'individu et consistant dans l'auto-développement et l'auto-accroissement des multiples
potentialités phénoménologiques de cette vie, dans sa culture, n'a plus cours, ne disposant
d'aucun lieu assignable dans l'ontologie implicite de notre temps selon laquelle il n'y a de
réalité qu'objective et scientifiquement connaissable. Le progrès technique qui était
compris traditionnellement comme l'effet d'une découverte théorique « géniale », c'est-à-
dire accomplie par un individu exceptionnel (Pasteur), a lui aussi totalement changé de
nature. Par ce biais de l'activité individuelle de l'inventeur et de sa vie propre, il était
rattaché aux progrès de la culture en général et appréhendé comme une de ses branches.
Mais rien de tel ne se retrouve aujourd'hui dans le développement de la technique
s'accomplissant comme auto-développement. On peut seulement dire: si des techniques a,
b, c, sont données dont la composition est la technique d, celle-ci sera produite,
inévitablement, comme leur effet assuré, peu importe par qui et où. Ainsi s'explique la
simultanéité des découvertes en divers pays, leur inéluctabilité aussi. Leur application
n'est pas la suite éventuelle et contingente d'un contenu théorique préalable, celui-ci est
déjà une application, un dispositif instrumental, une technique. Aucune instance n’existe,
d'autre part, qui serait différente de ce dispositif et du savoir scientifique matérialisé en
lui pour décider s'il convient ou non de le « réaliser ». Ainsi l'univers technique prolifère-
t-il à la manière d'un cancer, s'auto-produisant et s'auto-normant lui-même en l’absence
de toute norme, dans sa parfaite indifférence à tout ce qui n'est pas lui - à la vie [....]
[...] À supposer que, au sein de ce développement monstrueux de la technique
moderne, l'apparition d'un procédé nouveau - la fission de l'atome, une manipulation
génétique, etc. - pose une question à la conscience d'un savant, cette question sera
balayée comme anachronique parce que, dans la seule réalité qui existe pour la science, il
n'y a ni question ni conscience. Et si d'aventure un savant se laissait arrêter par ses
scrupules - ce qui d'ailleurs n'arrive jamais parce qu'un savant est au service de la
science-, cent autres se lèveraient, se sont déjà levés pour prendre le relais. Car tout ce
qui peut-être fait par la science doit être fait par elle et pour elle, puisqu'il n'y a rien
:
d'autre qu'elle et que la réalité qu'elle connaît, à savoir la réalité objective, dont la
technique est l'auto-réalisation".

Michel Henry, La barbarie, 1987, PUF, p. 99-100.

"Et pourtant la science, elle aussi est imprévisible. La recherche est un processus sans
fin dont on ne peut jamais dire comme il évoluera. L'imprévisible est dans la nature
même de l'entreprise scientifique. Si ce que l'on va trouver est vraiment nouveau, alors
c'est par définition quelque chose d'inconnu à l'avance. Il n'y a aucun moyen de dire où va
mener un domaine de recherche donné. C'est pourquoi on ne peut choisir certains aspects
de la science et rejeter les autres. Comme l'a souligné Lewis Thomas [1], la science, on l'a
ou on ne l'a pas. Et si on l'a, on ne peut pas en prendre seulement ce que l'on aime. Il faut
aussi en accepter la part d'imprévu et d'inquiétant.
Il est donc vain d'espérer prévoir la direction que peut emprunter une science. À tout
instant, on peut, en fonction de la connaissance acquise, s'imaginer ce qui va se passer
dans les… disons cinq ans à venir. Mais c'est là la part la moins intéressante de la
recherche, le train-train, la routine. La part véritablement intéressante, c'est celle que l'on
ne peut pas prévoir. Ce qu'un inconnu, dans une cave ou un grenier, va soudain mettre en
évidence, va un jour aborder avec un regard neuf, apportant un éclairage nouveau sur
notre univers ou sur un petit fragment de notre univers. On peut même dire qu'en
recherche fondamentale, s'il n'y a pas au départ une bonne dose d'incertitude sur les
résultats d'une expérience, il n'y a guère de chance qu'il s'agisse d'une question
importante. Le plus souvent, on commence avec des données quelque peu ambiguës et
incomplètes. Le problème consiste à trouver des relations entre fragments d'information
en apparence indépendants. Les plans d'expérience sont établis à tâtons, en se fondant sur
des probabilités. Le résultat d'une expérience qui tourne comme prévu est parfois
intéressant. Mais il présente en général beaucoup plus de valeur si c'est une surprise. En
fait, on peut presque mesurer l'importance d'un travail scientifique à l'intensité de la
surprise qu'il provoque."

François Jacob, La souris, l'homme, la mouche, 1997, "L'importance de l'imprévisible",


Odile Jacob, Paris, 2000, p. 22-23.

[1] The medusa and the snail, New York, The Viking Press, 1979, p. 73 (trad. fr. La méduse et l'Escargot,
Paris, Belfond, 1980).

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Date de création : 01/06/2006 @ 14:02


Dernière modification : 03/04/2018 @ 09:31
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