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Nouveaux essais sur l’entendement

humain

Gottfried Wilhelm Leibniz

Félix Alcan, Paris, 1900

Exporté de Wikisource le 28 novembre 2022

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LIVRE PREMIER

DES NOTIONS INNÉES

CHAP. Ier. — S’IL Y A DES PRINCIPES INNÉS


DANS L’ESPRIT DE L’HOMME.

PHILALÈTHE. Ayant repasse la mer après avoir achevé les


affaires en Angleterre, j’ai pensé d’abord il vous rendre
visite, Monsieur, pour cultiver notre ancienne amitié, et
pour vous entretenir des matières qui nous tiennent fort au
cœur, à vous à moi, et où je crois avoir acquis de nouvelles
lumières pendant mon séjour à Londres. Lorsque nous
demeurions autrefois tout proche l’un de l’autre à
Amsterdam, nous prenions beaucoup de plaisir tous deux à
faire des recherches sur les principes et sur les moyens de
pénétrer dans l’intérieur des choses. Quoique nos
sentiments fussent souvent différents, cette diversité
augmentait notre satisfaction lorsque nous en conférions
ensemble, sans que la contrariété qu’il y avait quelquefois y
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mêlât rien de désagréable. Vous étiez pour Descartes [1], et
pour les opinions du célèbre auteur de la Recherche de la
vérité ; et moi je trouvais les sentiments de Gassendi [2],
éclaircis par Rernier [3], plus faciles et plus naturels.
Maintenant, je me sens excrément fortifié par l’excellent
ouvrage qu’un illustre Anglais, que j’ai l’honneur de
connaître particulièrement, a publié depuis, et qu’on a
réimprimé plusieurs fois en Angleterre, sous le titre
modeste d’Essais concernant l’enterrement humain. Et je
suis ravi qu’il paraît depuis peu en latin et en français, afin
qu’il puisse être d’une utilité plus-générale. J’ai fort profité
de la lecture de cet ouvrage et même de la conversation de
l’auteur, que j’ai entretenu souvent à Londres et quelquefois
à Oates, chez milady Masham, digne fille du célèbre M.
Cudworth, grand philosophe et théologien anglais [4], auteur
du Système intellectuel dont elle a hérité l’esprit de
méditation et l’amour des belles connaissances, qui paraît
particulièrement par l’amitié qu’elle entretient avec l’auteur
de l’Essai, et comme il a été attaqué par quelques docteurs
de mérite, j’ai pris plaisir à lire aussi l’apologie, qu’une
demoiselle fort sage et fort spirituelle a faite pour lui, outre
celles qu’il a faites lui-même. Cet auteur est assez dans le
système de M. Gassendi, qui est dans le fond celui de
Démocrite [5]. Il est pour le vide et pour les atomes ; il croit
que la matière pourrait penser ; qu’il n’y a point d’idées
innées ; que notre esprit est tabula rosa, et que nous ne
pensons pas toujours ; il paraît d’Humeur à approuver la
plus grande partie des objections que M. Gassendi a faites à

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M. Descartes. Il a enrichi et renforcé ce système par mille
belles réflexions ; et je ne doute point que maintenant notre
parti ne triomphe hautement de ses adversaires, les
péripatéticiens et les cartésiens. C’est pourquoi, si vous
n’avez pas encore lu ce livre, je vous y invite ; et, si vous
l’avez lu, je vous supplie de m’en dire votre sentiment.
THÉOPHILE. Je me réjouis de vous voir de retour après une
longue absence, heureux dans la conclusion de votre
importante affaire, plein de santé, ferme dans l’amitié pour
moi, et toujours porté avec une ardeur égale à la recherche
des plus importantes vérités. Je n’ai pas moins continué mes
méditations dans le même esprit ; et je crois d’avoir profité
aussi autant et peut-être plus que vous, si je ne me flatte
pas. Aussi en avais-je plus besoin que vous, car vous étiez
plus avancé que moi. Vous aviez plus de commerce avec les
philosophes spéculatifs, et j’avais plus de penchant vers la
morale. Mais j’ai appris de plus en plus combien la morale
reçoit d’affermissement des principes solides de la véritable
philosophie, c’est pourquoi je les ai étudiés depuis avec
plus d’application, et je suis entré dans des méditations
assez nouvelles. De sorte que nous aurons de quoi nous
donner un plaisir réciproque et de longue durée en nous
communiquant l’un à l’autre nos éclaircissements. Mais il
faut que je vous dise pour nouvelle que je ne suis plus
cartésien, et que cependant je suis éloigné plus que jamais
de votre Gassendi, dont je reconnais d’ailleurs le savoir et le
mérite. J’ai été frappé d’un nouveau système, dont j’ai lu
quelque chose dans les journaux des savants de Paris, de

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Leipsig et de Hollande, et dans le merveilleux dictionnaire
de M. Bayle [6] article de Rorarius, et depuis je crois voir
une nouvelle face de l’intérieur des choses. Ce système
paraît allier Platon avec Démocrite, Aristote avec Descartes,
les scolastiques avec les modernes, la théologie et la morale
avec la raison. Il semble qu’il prend le meilleur de tous
côtés et que puis après il va plus loin qu’on n’est allé
encore. J’y trouve une explication intelligible de l’union de
l’âme et du corps, chose dont j’avais désespéré auparavant.
Je trouve les vrais principes des choses dans les unités des
substances que ce système introduit et dans leur harmonie
préétablie par la substance primitive. J’y trouve une
simplicité et une uniformité surprenantes, en sorte que l’on
peut dire que c’est partout et toujours la même chose aux
degrés de perfection près. Je vois maintenant ce que Platon
entendait, quand il prenait la matière pour un être imparfait
et secondaire ; ce qu’Aristote voulait dire par son
antéléchie ; ce que c’est que la promesse que Démocrite lui-
même faisait d’une autre vie, chez Pline ; jusqu’où les
sceptiques avaient raison en déclamant contre les sens ;
comment les animaux sont en effet des automates, suivant
Descartes, et comment ils ont pourtant des âmes et du
sentiment selon l’opinion du genre humain ; comment il
faut expliquer raisonnablement ceux qui ont logé vie et
perception en toutes choses, comme Cardan [7],
Campanella [8], et mieux qu’eux feu Mme la comtesse de
Connaway, platonicienne, et notre ami feu M. François
Mercure Van Helmont [9] (quoique d’ailleurs hérissé de

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paradoxes inintelligibles) avec son ami feu M. Henri
Morus [10] ; comment les lois de la nature (dont une bonne
partie était ignorée avant ce système) tirent leur origine des
principes supérieurs à la matière et que pourtant tout se fait
mécaniquement dans la matière, en quoi les auteurs
spiritualisant, que je viens de nommer, avaient manqué avec
leurs archées, et même les cartésiens, en croyant que les
substances immatérielles changeaient sinon la force, au
moins la direction ou détermination des mouvements des
corps, au lieu que l’âme et le corps gardent parfaitement
leurs lois, chacun les siennes, selon le nouveau système, et
que néanmoins l’un obéit à l’autre autant qu’il le faut. Enfin
c’est depuis que j’ai inédite ce système, que j’ai trouvé
comment les âmes des bêtes et leurs sensations ne nuisent
point à l’immortalité des âmes humaines, ou plutôt
comment rien n’est plus propre à établir notre immortalité
naturelle, que de concevoir que toutes les âmes sont
impérissables (morte carent animæ), sans qu’il y ait
pourtant des métempsycoses à craindre, puisque non
seulement les âmes, mais encore les animaux demeurent et
demeureront vivants, sentants, agissants : c’est partout
comme ici, et toujours, et partout comme chez nous, suivant
ce que je vous ai déjà dit. Si ce n’est que les états des
animaux sont plus ou moins parfaits et développés sans
qu’on ait jamais besoin d’âmes tout à fait séparées, pendant
que néanmoins nous avons toujours des esprits aussi purs
qu’il se peut, nonobstant des organes qui ne sauraient
troubler par aucune influence les lois de notre spontanéité.
Je trouve le vide et les atomes exclus bien autrement que
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par le sophisme des cartésiens, fondé dans la prétendue
coïncidence du corps et de l’étendue. Je vois toutes choses
réglées et ornées au delà de tout ce qu’on a conçu jusqu’ici,
la matière organique partout, rien de vide, stérile, négligé,
rien de trop uniforme, tout varié, mais avec ordre, et, ce qui
passe l’imagination, tout l’univers en raccourci, mais d’unc
vue différente dans chacune de ses parties, et même dans
chacune de ses unités de substances. Outre cette nouvelle
analyse des choses, j’ai mieux compris celle des notions ou
idées et des vérités. J’entends ce que c’est qu’idée vraie,
claire, distincte, adéquate, si j’ose adopter ce mot..
J’entends quelles sont les vérités primitives et les vrais
axiomes, la distinction des vérités nécessaires et de celles
de fait, du raisonnement des hommes des consentions des
bêtes qui en sont une ombre. Enfin vous serez surpris,
Monsieur, d’entendre tout ce que j’ai à vous dire et surtout
de comprendre combien la connaissance des grandeurs et
des perfections de Dieu en est relevée. Car je ne saurais
dissimuler à vous, pour qui je n’ai rien eu de caché,
combien je suis pénétré maintenant d’admiration, et (si nous
pouvons oser nous servir de ce terme) d’amour pour cette
souveraine source de choses et de beautés, ayant trouvé que
celle que ce système découvre, passent tout ce qu’on a
conçu jusqu’ici). Vous savez que j’étais allé un peu trop loin
ailleurs et que je commençais à pencher du côté des
spinozistes, qui ne laissent qu’une puissance infinie à Dieu,
sans reconnaître ni perfection, ni sagesse à son égard, et,
méprisant la recherche des causes finales, dérivent tout
d’une nécessité brute. Mais ces nouvelles lumières m’en ont
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guéri ; et depuis ce temps-la je prends le nom de Théophile.
J’ai lu le livre de ce célèbre Anglais, dont vous venez de
parler. Je l’estime beaucoup, et j’y ai trouvé de belles
choses ; mais il me semble qu’il faut aller plus avant et
même s’écarter de ses sentiments, lorsqu’il en a pris, qui
nous bornent plus qu’il ne faut, et ravalent un peu non
seulement la condition de l’homme, mais encore celle de
l’univers.
PH. Vous m’étonnez en effet avec toutes les merveilles
dont vous me faites un récit un peu trop avantageux pour
que je les puisse croire facilement. Cependant je veux
espérer qu’il y aura quelque chose de solide parmi tant de
nouveautés dont ; vous me voulez régaler. En ce cas, vous
me trouverez fort docile. Vous savez que c’était toujours
mon humeur de me rendre à la raison et que je prenais
quelquefois le nom de Philalète. C’est pourquoi nous nous
servirons maintenant, s’il vous plaît, de ces deux noms, qui
ont tant de rapport. Il y a moyen de venir à l’épreuve, car,
puisque vous avez lu le livre du célèbre Anglais, qui me
donne tant de satisfaction, et qu’il traite une bonne partie
des matières dont vous venez de parler et surtout l’analyse
de nos idées et connaissances, ce sera le plus court d’en
suivre le fil et de voir ce que vous aurez à remarquer.
TH. J’approuve votre proposition. Voici le livre.
§ 1. PH. Je l’ai si bien lu que j’en ai retenu jusqu’aux
expressions que j’aurai soin de suivre. Ainsi je n’aurai point
besoin de recourir au livre qu’en quelques rencontres Où
nous le jugerons nécessaire.

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Nous parlerons premièrement de l’origine des idées ou
notions (livre I) puis des différentes sortes d’idées (livre II)
et des mots qui servent à les exprimer (livre III), enfin des
connaissances et vérités qui en résultent (livre IV), et c’est
cette dernière partie qui nous occupera le plus. Quant à
l’origine des idées, je crois avec cet auteur et quantité
d’habiles gens qu’il n’y en a point d’innées, non plus que de
principes innés. Et pour réfuter l’erreur de ceux qui en
admettent, il suffit de montrer, : comme il paraîtra dans la
suite, qu’on n’en a point besoin et que les hommes peuvent
acquérir toutes leurs connaissances sans le secours d’aucune
impression innée.
TH. Vous savez, Philalèthe, que je suis d’un autre
sentiment depuis longtemps, que j’ai toujours été comme je
suis encore pour l’idée innée de Dieu, que M. Descartes a
soutenue, et par conséquent pour d’autres idées innées et
qui ne nous sauraient venir des sens. Maintenant je vais
encore plus loin, en conformité du nouveau système, et je
crois même que toutes les pensées et actions de notre âme
viennent de son propre fond, sans pouvoir lui être données
par les sens, comme vous allez voir dans la suite. Mais à
présent je mettrai cette recherche à part et, m’accommodant
aux expressions reçues, puisqu’en effet elles sont bonnes et
soutenables et qu’on peut dire, dans un certain sens que les
sens externes sont cause en partie de nos pensées,
j’examinerai comment on doit dire à mon avis, encore dans
le système commun (parlant de l’action des corps sur l’âme,
comme les eopernieiens parlent avec les autres hommes du

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mouvement du soleil, et avec fondement), qu’il y a des
idées et des principes qui ne nous viennent point des sens et
que nous trouvons en nous sans les former, quoique les sens
nous donnent occasion de nous en apercevoir. Je m’imagine
que votre habile auteur a remarqué que, sous le nom de
principes innés, on soutient souvent ses préjugés et qu’on
veut s’exempter de la peine des discussions, et que cet abus
aura animé son zèle contre cette supposition. Il aura voulu
combattre la paresse et la manière superficielle de penser de
ceux qui, sous le prétexte spécieux d’idées innées et de
vérités gravées naturellement dans l’esprit où nous donnons
facilement notre consentement, ne se soucient point de
rechercher et d’examiner les sources, les liaisons et la
certitude de ces connaissances. En cela je suis entièrement
de son avis, et je vais même plus avant. Je voudrais qu’on
ne bornât point notre analyse, qu’on donnât les définitions
de tous les termes qui en sont capables, et qu’on démontrât
ou donnât le moyen de démontrer tous les axiomes qui ne
sont point primitifs, sans distinguer l’opinion que les
hommes en ont, et sans se soucier s’ils y donnent leur
consentement ou non. Il y aurait en cela plus d’utilité qu’on
ne pense. Mais il semble que l’auteur a été porté trop loin
d’un autre côté par son zèle fort louable d’ailleurs. Il n’a
pas assez distingué à mon avis l’origine des vérités
nécessaires, dont la source est dans l’entendement, d’avec
celles de fait qu’on tire des expériences des sens et même
des perceptions confuses qui sont en nous. Vous voyez
donc, Monsieur, que je n’accorde pas ce que vous mettez en
fait, que nous pouvons acquérir toutes nos connaissances
10
sans avoir besoin d’impressions innées. Et la suite fera voir
qui de nous a raison.
§ 2. PH. Nous l’allons voir en effet. Je vous avoue, mon
cher Théophile, qu’il n’y a point d’opinion plus
communément reçue que celle qui établit qu’il y a certains
principes de la vérité desquels les hommes conviennent
généralement ; c’est pourquoi ils sont appelés notions
communes, ϰοιναὶ ἔννοιαι ; d’où l’on infère qu’il faut que
ces principes-là soient autant d’impressions que nos esprits
reçoivent avec l’existence.
§ 3. Mais, quand le fait serait certain, qu’il y aurait des
principes dont tout le genre humain demeure d’accord, ce
consentement universel ne prouverait point qu’ils soient
innés, si l’on peut montrer, comme je le crois, une autre
voie par laquelle les hommes ont pu arriver à cette
uniformité de sentiment. Mais ce qui est bien pis, ce
consentement universel ne se trouve guère, non pas même
par rapport à ces deux célèbres principes spéculatifs (car
nous parlerons par après de ceux de pratique), que tout ce
qui est, est ; et qu’il est impossible qu’une chose soit ou ne
soit pas en même temps ; car il y a une grande partie du
genre humain à qui ces deux propositions, qui passeront
sans doute pour vérités nécessaires et pour des axiomes
chez vous, ne sont pas même connues.
TH. Je ne fonde pas la certitude des principes innés sur le
consentement universel, car je vous ai déjà dit, Philalèthe,
que mon avis est qu’on doit travailler à pouvoir démontrer
tous les axiomes qui ne sont point primitifs. Je vous accorde

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aussi qu’un consentement fort général, mais qui n’est pas
universel, peut venir d’une tradition, répandue par tout le
genre humain, comme l’usage de la fumée du tabac a été
reçu presque par tous les peuples en moins d’un siècle,
quoiqu’on ait trouvé quelques insulaires, qui, ne
connaissant pas même le feu, n’avaient garde de fumer.
C’est ainsi que quelques habiles gens, même parmi les
théologiens, mais du parti d’Arminius, ont cru que la
connaissance de la divinité venait d’une tradition très
ancienne et fort générale ; et je veux croire en effet que
l’enseignement a confirmé et rectifié cette connaissance. Il
paraît pourtant que la nature a contribué à y mener sans la
doctrine ; les merveilles de l’univers ont fait penser à un
pouvoir supérieur. On a vu un enfant né sourd et muet
marquer de la vénération pour la pleine lune, et l’on a
trouvé des nations, qu’on ne voyait pas avoir appris autre
chose d’autres peuples, craindre des puissances invisibles.
Je vous avoue, mon cher Philalèthe, que ce n’est pas encore
l’idée de Dieu, telle que nous avons et que nous
demandons ; mais cette idée même ne laisse pas d’être dans
le fond de nos âmes, sans y être mise, comme nous verrons.
Et les lois éternelles de Dieu y sont en partie gravées d’une
manière encore plus lisible et par une espèce d’instinct.
Mais ce sont des principes de pratique dont nous aurons
aussi occasion de parler. Il faut avouer, cependant, le
penchant que nous avons à reconnaître l’idée de Dieu est
dans la nature humaine. Et, quand on en attribuerait le
premier enseignement à la révélation, toujours la facilité
que les hommes ont témoignée à recevoir cette doctrine
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vient du naturel de leurs âmes [11]. Mais nous jugerons dans
la suite que la doctrine externe ne fait qu’exciter ici ce qui
est en nous. Je conclus qu’un consentement assez général
parmi les hommes est un indice et non pas une
démonstration d’un principe inné ; mais que la preuve
exacte et décisive de ces principes consiste à faire voir que
leur certitude ne vient que de ce qui est en nous. Pour
répondre encore à ce que vous dites contre l’approbation
générale qu’on donne aux deux grands principes
spéculatifs, qui sont pourtant des mieux établis, je puis vous
dire que, quand même ils ne seraient pas connus, ils ne
laisseraient pas d’être innés, parce qu’on les reconnaît dès
qu’on les a entendus. Mais j’ajouterai encore que, dans le
fond, tout le monde les connaît, et qu’on se sert à tout
moment du principe de contradiction (par exemple) sans le
regarder distinctement. Il n’y a point de barbare qui, dans
une affaire qu’il trouve sérieuse, ne soit choqué de la
conduite d’un menteur qui se contredit. Ainsi on emploie
ces maximes sans les envisager expressément. Et c’est à
peu près comme on a virtuellement dans l’esprit les
propositions supprimées dans les enthymèmes, qu’on laisse
à l’écart, non seulement au dehors, mais encore dans notre
pensée.
§ 5 PH. Ce que vous dites de ces connaissances virtuelles
et de ces suppressions intérieures me surprend, car de dire
qu’il y a des vérités imprimées dans l’âme qu’elle
n’aperçoit point, c’est, ce me semble, une véritable
contradiction.

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TH. Si vous êtes dans ce préjugé, je ne m’étonne pas que
vous rejetiez les connaissances innées. Mais je suis étonné
comment il ne vous est pas venu dans la pensée que nous
avons une infinité de connaissances, dont nous ne nous
apercevons pas toujours, pas même lorsque nous en avons
besoin ; c’est à la mémoire de les garder et in la
réminiscence de nous les représenter, comme elle fait
souvent au besoin, mais non pas toujours. Cela s’appelle
fort bien souvenir (subvenire), car la réminiscence demande
quelque aide. Et il faut bien que dans cette multitude de nos
connaissances nous soyons déterminés par quelque chose à
renouveler l’une plutôt que l’autre, puisqu’il est impossible
de penser distinctement tout à la fois à tout ce que nous
savons.
PH. En cela, je crois que vous avez raison : et cette
affirmation trop générale que nous nous apercevons
toujours de toutes les vérités qui sont dans notre âme, m’est
échappée sans que j’y aie donné assez d’attention. Mais
vous aurez un peu plus de peine à répondre à ce que je m’en
vais vous représenter. C’est que, si on peut dire de quelque
proposition en particulier qu’elle est innée, on pourra
soutenir par la même raison que toutes les propositions, qui
sont raisonnables et que l’esprit pourra toujours regarder
comme telles, sont déjà imprimées dans l’âme.
TH. Je vous l’accorde à l’égard des idées pures, que
j’oppose aux fantômes des sens, et à l’égard des vérités
nécessaires ou de raison, que j’oppose aux vérités de fait.
Dans ce sens, on doit dire que toute l’arithmétique et toute

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la géométrie sont innées et sont en nous d’une manière
virtuelle, en sorte qu’on les y peut trouver en considérant
attentivement et rangeant ce qu’on a déjà dans l’esprit, sans
se servir d’aucune vérité apprise par l’expérience ou par la
tradition d’autrui, comme Platon l’a montré dans un
dialogue [12] où il introduit Socrate menant un enfant à des
vérités abstruses par les seules interrogations sans lui rien
apprendre. On peut donc se fabriquer ces sciences dans son
cabinet et même à yeux clos, sans apprendre par la vue ni
même par l’attouchement les vérités dont on a besoin ;
quoiqu’il soit vrai qu’on n’envisagerait pas les idées dont il
s’agit, si l’on-n’avait rien vu ni touché. Car c’est par une
admirable économie de la nature que nous ne saurions avoir
des pensées abstraites qui n’aient point besoin de quelque
chose de sensible, quand ce ne seraient que des caractères
tels que sont les figures des lettres et les sons ; quoiqu’il n’y
ait aucune connexion nécessaire entre tel caractères
arbitraires et telles pensées. Et, si les traces sensibles
n’étaient point requises, l’harmonie préétablie entre l’âme
et le corps, dont j’aurai occasion de vous entretenir plus
amplement, n’aurait point lieu. Mais cela n’empêche point
que l’esprit ne prenne les vérités nécessaires de chez soi. On
voit aussi quelquefois combien il peut aller loin sans aucun
aide, par une logique et arithmétique purement naturelles,
comme ce garçon suédois qui, cultivant la sienne, va
jusqu’à faire de grands calculs sur-le-champ dans sa tête,
sans avoir appris la manière vulgaire de compter ni même à
lire et à écrire, si je me souviens bien de ce qu’on m’a
raconté. Il est vrai qu’il ne peut pas venir à bout des
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problèmes à rebours, tels que ceux qui demandent les
extractions des racines. Mais cela n’empêche point qu’il
n’eût pu encore les tirer de son fond par quelque nouveau
tour d’esprit. Ainsi cela prouve seulement qu’il y a des
degrés dans la difficulté qu’on a de s’apercevoir de ce qui
est en nous. Il y a des principes innés qui sont communs et
fort aisés à tous ; il y a des théorèmes qu’on découvre aussi
d’abord et qui composent des sciences naturelles, qui sont
plus étendues dans l’un que dans l’autre. Enfin, dans un
sens plus ample qu’il est bon d’employer pour avoir des
notions plus compréhensives et plus déterminées, toutes les
vérités qu’on peut tirer des connaissances innées primitives
se peuvent encore appeler innées, parce que l’esprit les peut
tirer de son propre fond, quoique souvent ce ne soit pas une
chose aisée. Mais, si quelqu’un donne un autre sens aux
paroles, je ne veux point disputer des mots.
PH. Je vous ai accordé qu’on peut avoir dans l’âme ce
qu’on n’y aperçoit pas, car on ne se souvient pas toujours à
point nommé de tout ce que l’on sait, mais il faut toujours
qu’on l’ait appris et qu’on l’ait connu autrefois
expressément. Ainsi, si on peut dire qu’une chose est dans
l’âme, quoique l’âme ne l’ait pas encore connue, ce ne peut
être qu’à cause qu’elle a la capacité ou la faculté de la
connaître.
TH. Pourquoi cela ne pourrait-il avoir encore une autre
cause, telle que serait [celle-ci] [13], que l’âme peut avoir
cette chose en elle sans qu’on s’en soit aperçu ? Car,
puisqu’une connaissance acquise y peut être cachée par la

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mémoire, comme vous en convenez, pourquoi la nature ne
pourrait›elle pas y avoir aussi caché quelque connaissance
originale ? Faut-il que tout ce qui est naturel à une
substance qui se connaît, s’y connaisse d’abord
actuellement ? Cette substance telle que notre âme ne peut
et ne doit-elle pas avoir plusieurs propriétés et affections
qu’il est impossible d’envisager toutes d’abord et tout à la
fois ? C’était l’opinion des platoniciens que toutes nos
connaissances étaient des réminiscences, et qu’ainsi les
vérités que l’âme a apportées avec la naissance de l’homme,
et qu’on appelle innées, doivent être des restes d’une
connaissance expresse antérieure. Mais cette opinion n’a
nul fondement. Et il est aisé de juger que l’âme devait avoir
des connaissances innées dans l’état précédent (si la
préexistence avait lieu), quelque reculé qu’il pourrait être,
tout comme ici : elles devraient donc aussi venir d’un autre
état précédent, où elles seraient enfin innées ou au moins
congréées, ou bien il faudrait aller à l’infini et faire les âmes
éternelles, auquel cas ces connaissances seraient innées en
effet, parce qu’elles n’auraient jamais de commencement
dans l’âme ; et, si quelqu’un prétendait que chaque état
antérieur a eu quelque chose d’un autre plus antérieur, qu’il
n’a point laissé aux suivants, on lui répondrait qu’il est
manifeste que certaines vérités évidentes devraient avoir été
de tous ces états. Et, de quelque manière qu’on se prenne, il
est toujours clair, dans tous les états de l’âme ; que les
vérités nécessaires sont innées et se prouvent par ce qui est
interne, ne pouvant point être établies par les expériences,
comme on établit par la les vérités de fait. Pourquoi
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faudrait-il aussi qu’on ne pût rien posséder dans l’âme dont
on ne se fût jamais servi ? Avoir une chose sans s’en servir
est-ce la même chose que d’avoir seulement la faculté de
l’acquérir ? Si cela était, nous ne posséderions jamais que
des choses dont nous jouissons : au lieu qu’on sait qu’outre
la faculté et l’objet, il faut souvent quelque disposition dans
la faculté ou dans l’objet et dans tous les deux pour que la
faculté s’exerce sur l’objet.
PH. À le prendre de cette manière-la, on pourra dire qu’il
y a des vérités gravées dans l’âme, que l’âme n’a portant
jamais connues, et que même elle ne connaîtra jamais, ce
qui me paraît étrange.
TH. Je n’y vois aucune absurdité, quoique aussi on ne
puisse point assurer qu’il y ait de telles vérités. Car des
choses plus relevées que celles que nous pouvons connaître
dans ce présent train de vie, se peuvent développer un jour
dans nos âmes, quand elles seront dans un autre état.
PH. Mais, supposé qu’il y ait des vérités qui puissent être
imprimées dans l’entendement sans qu’il les aperçoive, je
ne vois pas comment, par rapport à leur origine, elles
peuvent différer des vérités qu’il est seulement capable de
connaître.
TH. L’esprit n’est pas seulement capable de les connaître,
mais encore de les trouver en soi, et, s’il n’avait que la
simple capacité de recevoir les connaissances ou la
puissance passive pour cela, aussi indéterminée que celle
qu’à la cire de recevoir des figures et la table rase de
recevoir des lettres, il ne serait pas la source des vérités
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nécessaires, comme je viens de montrer qu’il l’est : car il
est incontestable que les sens ne suffisent pas pour en faire
voir la nécessite, et qu’ainsi l’esprit a une disposition (tant
active que passive) pour les tirer lui-même de son fonds ;
quoique les sens soient nécessaires pour lui donner de
l’occasion et de l’attention pour cela, et pour le porter plutôt
aux unes qu’aux autres. Vous voyez donc, Monsieur, que
ces personnes, très habiles d’ailleurs, qui sont d’un autre
sentiment, paraissent n’avoir pas assez médité sur les suites
de la différence qu’il y a entre les vérités nécessaires ou
éternelles, et entre les vérités d’expérience, comme je l’ai
déjà remarqué, et comme toute notre contestation le montre.
La preuve originaire des vérités nécessaires vient du seul
entendement, et les autres vérités viennent des expériences
ou des observations des sens. Notre esprit est capable de
connaître les unes et les autres, mais il est la source des
premières, et, quelque nombre d’expériences particulières
qu’on puisse avoir d’une vérité universelle, on ne saurait
s’en assurer pour toujours par l’induction, sans en connaître
la nécessité par la raison.
PH.. Mais n’est-il pas vrai que, si ces mots : être dans
l’entendement, emportent quelque chose de positif, ils
signifient être aperçu et compris par l’entendement ?
TH. Ils nous signifient tout autre chose : c’est assez que
ce qui est dans l’entendement y puisse être trouvé et que les
sources ou preuves originaires des vérités dont il s’agit ne
soient que dans l’entendement : les sens peuvent insinuer,

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justifier et confirmer ces vérités, mais non pas en démontrer
la certitude immanquable et perpétuelle.
§ 11. PH.. Cependant tous ceux qui voudront prendre la
peine de réfléchir avec un peu d’attention sur les opérations
de l’entendement trouveront que ce consentement que
l’esprit donne sans peine à certaines vérités dépend de la
faculté de l’esprit humain.
TH. Fort bien ; mais c’est ce rapport particulier de l’esprit
humain à ces vérités, qui rend l’exercice de la faculté aisé et
naturel à leur égard, et qui fait qu’on les appelle innées. Ce
n’est donc pas une faculté nue qui consiste dans la seule
possibilité de les entendre : c’est une disposition, une
aptitude, une préformation, qui détermine notre âme et qui
fait qu’elles en peuvent être tirées. Tout comme il y a de la
différence entre les figures qu’on donne à la pierre ou au
marbre indifféremment, et entre celles que ses veines
marquent déjà ou sont disposées à marquer si l’ouvrier en
profite.
PH.. Mais n’est-il point vrai que les vérités sont
postérieures aux idées dont elles naissent ? Or les idées
viennent des sens.
TH. Les idées intellectuelles, qui sont la source des
vérités nécessaires, ne viennent point des sens ; et vous
reconnaissez qu’il y a des idées qui sont dues à la réflexion
de l’esprit lorsqu’il réfléchit sur soi-même. Au reste, il est
vrai que la connaissance expresse des vérités est postérieure
(tempore vel natura) à la connaissance expresse des idées,
comme la nature des vérités dépend de la nature des idées,
20
avant qu’on forme expressément les unes et les autres ; et
les vérités où entrent les idées qui viennent des sens,
dépendent des sens, au moins en partie. Mais les idées qui
viennent des sens sont confuses, et les vérités qui en
dépendent le sont aussi, au moins en partie, au lieu que les
idées intellectuelles et les vérités qui en dépendent sont
distinctes, et ni les unes ni les autres n’ont point leur origine
des sens ; quoiqu’il soit vrai que nous n’y penserions jamais
sans les sens.
PH. Mais, selon vous, les nombres sont des idées
intellectuelles et cependant il se trouve que la difficulté y
dépend de la formation expresse des idées ; par exemple un
homme sait que 18 et 19 sont égaux à 37, avec la même
évidence qu’il sait qu’un et deux sont égaux à trois ; mais
pourtant un enfant ne connaît pas la première proposition
sitôt que la seconde, ce qui vient de ce qu’il n’a pas sitôt
formé les idées que les mots.
TH. Je puis vous accorder que souvent la difficulté qu’il y
a dans la formation expresse des vérités dépend de celle
qu’il y a dans la formation expresse des idées. Cependant je
crois que dans votre exemple, il s’agit de se servir des idées
déjà formées. Car ceux qui ont appris à compter jusqu’à 10
et la manière de passer plus avant par une certaine
réplication de dizaines, entendent sans peine ce que c’est
que 18, 19, 37, savoir une, deux ou trois fois 10, avec 8, ou
9, ou 7 ; mais pour en tirer que 18 plus 19 fait 37, il faut
bien plus d’attention que pour connaître que 2 plus 1 sont 3,
ce qui dans le fond n’est que la définition de trois.

21
§ 10 PH. Ce n’est pas un privilège attaché aux nombres
ou aux idées que vous appelez intellectuelles, de fournir des
propositions auxquelles on acquiesce infailliblement, dès
qu’on les entend. On en rencontre aussi dans la physique et
dans toutes les autres sciences, et les sens même en
fournissent. Par exemple, cette proposition : deux corps ne
peuvent pas être en un même lieu à la fois, est une vérité
dont on n’est pas autrement persuadé que des maximes
suivantes : « Il est impossible qu’une chose soit et ne soit
pas en même temps ; le blanc n’est pas le rouge, le carré
n’est pas un cercle, la couleur jaune n’est pas la douceur. »
TH. Il y a de la différence entre ces propositions. La
première qui prononce que la pénétration des corps est
impossible, a besoin de preuve. Tous ceux qui croient des
condensations et des raréfactions véritables et prises à la
rigueur, comme les péripatéticiens et feu M. le chevalier
Digby, la rejettent en effet ; sans parler des chrétiens, qui
croient la plupart que le contraire, savoir la pénétration des
dimensions, est possible à Dieu. Mais les autres
propositions sont identiques, ou peut s’en faut ; et les
identiques ou immédiates ne reçoivent point de preuve.
Celles qui regardent ce que les sens fournissent, comme
celle qui dit que la couleur jaune n’est pas la douceur, ne
font qu’appliquer la maxime identique générale à des cas
particuliers.
PH. Chaque proposition, qui est composée de deux
différentes idées dont l’une est niée de l’autre, par exemple
que le carré n’est pas un cercle, qu’être jaune n’est pas être

22
doux, sera aussi certainement reçue comme indubitable, dès
qu’on en comprendra les termes, que cette maxime
générale : il est impossible qu’une chose soit et ne soit pas
en même temps.
TH. C’est que l’une (savoir, la maxime générale) est le
principe, et l’autre (c’est-à-dire la négation d’une idée d’une
autre opposée) en est l’application.
PH. Il me semble plutôt que la maxime dépend de cette
négation, qui en est le fondement ; et qu’il est encore plus
aisé d’entendre que ce qui est la même chose n’est pas
différent, que la maxime qui rejette les contradictions. Or, à
ce compte, il faudra qu’on reçoive pour vérités innées un
nombre infini de propositions de cette espèce qui nient une
idée de l’autre, sans parler des autres vérités. Ajoutez à cela
qu’une proposition ne pouvant être innée, à moins que les
idées dont elle est composée ne le soient, il faudra supposer
que toutes les idées que nous avons des couleurs, des sons,
des goûts, des figures, etc., sont innées.
TH. Je ne vois pas bien comment ceci : ce qui est la
même chose n’est pas différent, soit l’origine du principe de
contradiction et plus aisé ; car il me paraît qu’on se donne
plus de liberté en avançant qu’A n’est point B, qu’en disant
qu’A n’est point non A. Et la raison qui empêche A d’être
B, est que B enveloppe non A. Au reste cette proposition
« le doux n’est pas l’amer » n’est point innée, suivant le
sens que nous avons donné à ce terme de vérité innée. Car
les sentiments du doux et de l’amer viennent des sens
externes. Ainsi c’est une conclusion mêlée (hybrida

23
conclusio), où l’axiome est appliqué à une vérité sensible.
Mais, quant à cette proposition : le carré n’est point un
cercle, on peut dire qu’elle est innée, car en l’envisageant,
on fait une subsomption ou application du principe de
contradiction à ce que l’entendement fournit lui-même, dès
qu’on s’aperçoit que ces idées, qui sont innées, renferment
des notions incompatibles.
§ 19. PH. Quand vous soutenez que ces propositions
particulières et évidentes par elles-mêmes, dont on
reconnaît la vérité dès qu’on les entend prononcer (comme
que le vert n’est pas le rouge), sont reçues comme des
conséquences de ces autres propositions plus générales,
qu’on regarde comme autant de principes innés ; il semble
que vous ne considérez point, Monsieur, que ces
propositions particulières sont reçues comme des vérités
indubitables de ceux qui n’ont aucune connaissance de ces
maximes plus générales.
TH. J’ai déjà répondu à cela ci-dessus : On se fonde sur
ces maximes générales, comme on se fonde sur les
majeures qu’on supprime lorsqu’on raisonne par
enthymèmes ; car, quoique bien souvent on ne pense pas
distinctement à ce qu’on fait en raisonnant, non plus qu’à ce
qu’on fait en marchant et en sautant, il est toujours vrai que
la force de la conclusion consiste en partie dans ce qu’on
supprime et ne saurait venir d’ailleurs, ce qu’on trouvera
quand on voudra la justifier.
§ 20. PH. Mais il semble que les idées générales et
abstraites sont plus étrangères à notre esprit que les notions

24
et les vérités particulières : donc ces vérités particulières
seront plus naturelles à l’esprit que le principe de
contradiction, dont vous voulez qu’elles ne soient que
l’application.
TH. Il est vrai que nous commençons plutôt de nous
apercevoir des vérités particulières, comme nous
commençons par les idées plus composées et plus
grossières : mais cela n’empêche point que l’ordre de la
nature ne commence par le plus simple, et que la raison des
vérités plus particulières ne dépende des plus générales,
dont elles ne sont que les exemples. Et, quand on veut
considérer ce qui est en nous virtuellement et avant toute
aperception, on a raison de commencer par le plus simple.
Car les principes généraux entrent dans nos pensées, dont
ils font l’âme et la liaison. Ils y sont nécessaires comme les
muscles et les tendons le sont pour marcher, quoiqu’on n’y
pense point. L’esprit s’appuie sur ces principes à tous
moments, mais il ne vient pas si aisément à les démêler et à
se les représenter distinctement et séparément, parce que
cela demande une grande attention à ce qu’il fait, et la
plupart des gens, peu accoutumés à méditer, n’en ont guère.
Les Chinois n’ont-ils pas comme nous des sons articulés ?
et cependant s’étant attachés à une autre manière d’écrire,
ils ne sont pas encore avisés de faire un alphabet de ces
sons. C’est ainsi qu’on possède bien des choses sans le
savoir.
§ 21. PH. Si l’esprit acquiesce si promptement à certaines
vérités, cela ne peut-il point venir de la considération même

25
de la nature des choses, qui ne lui permet pas d’en juger
autrement, plutôt que de ce que ces propositions sont
gravées naturellement dans l’esprit ?
TH. L’un et l’autre est vrai. La nature des choses, et la
nature de l’esprit y concourent. Et, puisque vous opposez la
considération de la chose à l’aperception de ce qui est gravé
dans l’esprit, cette objection même lait voir, monsieur, que
ceux dont vous prenez le parti n’entendent par les vérités
innées que ce qu’on approuverait naturellement comme par
instinct et même sans le connaître que confusément. Il y en
a de cette nature et nous aurons sujet d’en parler ; mais ce
qu’on appelle la lumière naturelle suppose une
connaissance distincte, et bien souvent la considération de
la nature des choses n’est autre chose que la connaissance
de la nature de notre esprit et de ces idées innées, qu’on n’a
point besoin de chercher au dehors. Ainsi j’appelle innées
les vérités qui n’ont besoin que de cette considération pour
être vérifiées. J’ai déjà répondu, § 5, à l’objection, § 22, qui
voulait que lorsqu’on dit que les notions innées sont
implicitement dans l’esprit, cela doit signifier seulement,
qu’il a la faculté de les connaître ; car j’ai fait remarquer
qu’outre cela, il a la faculté de les trouver en soi et la
disposition à les approuver quand il y pense comme il faut.
§ 23. PH. Il semble donc que vous voulez, monsieur, que
ceux à qui on propose ces maximes générales pour la
première fois, n’apprennent rien qui leur soit entièrement
nouveau. Mais il est clair qu’ils apprennent premièrement

26
les noms, et puis les vérités et même les idées dont ces
vérités dépendent.
TH. Il ne s’agit point ici des noms, qui sont arbitraires en
quelque façon, au lieu que les idées et les vérités sont
naturelles. Mais, quant à ces idées et vérités, vous nous
attribuez, monsieur, une doctrine dont nous sommes fort
éloignés, car je demeure d’accord que nous apprenons les
idées et les vérités innées, soit en prenant garde à leur
source, soit en les vérifiant par l’expérience, Ainsi je ne fais
point la supposition que vous dites, comme si dans le cas
dont vous parlez nous n’apprenions rien de nouveau. Et je
ne saurais admettre cette proposition : tout ce qu’on
apprend n’est pas inné. Les vérités des nombres sont en
nous, et on ne laisse pas de les apprendre, soit en les tirant
de leur source, soit en les vérifiant par l’expérience
lorsqu’on les apprend par raison démonstrative (ce qui fait
voir qu’elles sont innées), soit en les éprouvant dans les
exemples comme font les arithméticiens vulgaires, qui faute
de savoir les raisons n’apprennent leurs règles que par
tradition ; et tout au plus, avant de les enseigner, ils les
justifient par l’expérience, qu’ils poussent aussi loin qu’ils
jugent à propos. Et quelquefois même un fort habile
mathématicien, ne sachant point la source de la découverte
d’autrui, est obligé de se contenter de cette méthode de
l’induction pour l’examiner ; comme lit un célèbre écrivain
à Paris, quand j’y étais, qui poussa assez loin l’essai de mon
tétragonisme arithmétique, en le comparant avec les
nombres de Ludolphe [14], croyant d’y trouver quelque

27
faute : et il eut raison de douter jusqu’à ce qu’on lui en
communiqua la démonstration, qui nous dispense de ces
essais, qu’on pourrait toujours continuer sans être jamais
parfaitement certain. Et c’est cela même, savoir
l’imperfection des inductions, qu’on peut encore vérifier
par les instances de l’expérience. Car il y a des progressions
où l’on peut aller fort loin avant de remarquer les
changements et les lois qui s’y trouvent.
PH. Mais ne se peut-il point que non seulement les termes
ou paroles dont on se sert, mais encore les idées, nous
viennent du dehors ?
TH. Il faudrait donc que nous fussions nous-mêmes hors
de nous, car les idées intellectuelles ou de réflexion sont
tirées de notre esprit : et je voudrais bien savoir comment
nous pourrions avoir l’idée de l’être si nous n’étions des
êtres nous-mêmes, et ne trouvions ainsi l’être en nous.
PH. Mais que dites-vous, Monsieur, à ce defi d’un de mes
amis ? Si quelqu’un, dit-il, peut trouver une proposition,
dont les idées soient innées, qu’il me la nomme, il ne saurait
me faire un plus grand plaisir.
TH. Je lui nommerai les propositions d’arithmétique et de
géométrie, qui sont toutes de cette nature et en matière de
vérités nécessaires on n’en saurait trouver d’autres.
§ 25. PH. Cela paraît étrange à bien des gens. Peut-on dire
que les sciences les plus difficiles et les plus profondes sont
innees ?

28
TH. Leur connaissance actuelle ne l’est point, mais bien
ce qu’on peut appeler la connaissance virtuelle, comme la
figure tracée par les veines du marbre est dans le marbre
avant qu’on les découvre en travaillant.
PH. Mais est-il possible que des enfants recevant des
notions, qui leur viennent au dehors, et y donnant leur
consentement, n’aient aucune connaissance de celles qu’on
suppose être innées avec eux et faire comme partie de leur
esprit, où elles sont, dit-on, empreintes en caractères
ineffaçables pour servir de fondement. Si cela était, la
nature se serait donné de la peine inutilement, ou du moins
elle aurait mal gravé ces caractères, puisqu’ils ne sauraient
être aperçus par des yeux qui voient fort bien d’autres
choses.
TH. L’aperception de ce qui est en nous dépend d’une
attention et d’un ordre. Or non seulement il est possible,
mais il est même convenable que les enfants aient plus
d’attention aux notions des sens parce que l’attention est
réglée par le besoin. L’événement cependant fait voir dans
la suite que la nature ne s’est point donné inutilement la
peine de nous imprimer les connaissances innées, puisque
sans elle il n’y aurait aucun moyen de parvenir à la
connaissance actuelle des vérités nécessaires dans les
sciences démonstratives et aux raisons des faits ; et nous
n’aurions rien au-dessus des bêtes.
§ 26. PH. S’il y a des vérités innées, ne faut-il pas qu’il y
ait des pensées innées ?

29
TH. Point du tout, car les pensées sont des actions et les
connaissances ou les vérités, en tant qu’elles sont en nous,
quand même on n’y pense point, sont des habitudes ou des
dispositions, et nous savons bien des choses auxquelles
nous ne pensons guère.
PH. Il est bien difficile de concevoir qu’une vérité soit
dans l’esprit, si l’esprit n’a jamais pensé à cette vérité.
TH. C’est comme si quelqu’un disait qu’il est difficile de
concevoir qu’il y a des veines dans le marbre avant qu’on
les découvre. Il semble aussi que cette objection approche
un peu trop de l’a pétition de principe. Tous ceux qui
admettent des vérités innées, sans les fonder sur la
réminiscence platonicienne en admettent auxquelles on n’a
pas encore pensé. D’ailleurs, ce raisonnement prouve trop ;
car, si les vérités sont des pensées, on sera privé non
seulement des vérités auxquelles on n’a jamais pensé, mais
encore de celles auxquelles on a pensé et auxquelles on ne
pense plus actuellement, et si les vérités ne sont pas des
pensées, mais des habitudes et aptitudes, naturelles ou
acquises, rien n’empêche qu’il y en ait en nous, auxquelles
on n’ait jamais pensé ni ne pensera jamais.
§ 27. PH. Si les maximes générales étaient innées, elles
devraient paraître avec plus d’éclat dans l’esprit de
certaines personnes où cependant nous n’en voyons aucune
trace, je veux parler des enfants, des idiots et des sauvages ;
car, de tous les hommes, ce sont eux qui ont l’esprit le
moins altéré et corrompu par la coutume et par l’impression
des opinions étrangères.

30
TH. Je crois qu’il faut raisonner tout autrement ici. Les
maximes innées ne paraissent que par l’attention qu’on leur
donne, mais ces personnes n’en ont guère ou l’ont pour
toute autre chose. Ils ne pensent presque qu’aux besoins du
corps, et il est raisonnable que les pensées pures et
détachées soient le prix de soins plus nobles. Il est vrai que
les enfants et les sauvages ont l’esprit moins altéré par les
coutumes, mais ils l’ont aussi moins élevé parla doctrine
qui donne de l’attention. Ce serait quelque chose de bien
peu juste que les plus vives lumières dussent mieux briller
dans les esprits qui les méritent moins et qui sont
enveloppés des plus épais nuages. Je ne voudrais donc pas
qu’on fit tant d’honneur à l’ignorance et à la barbarie,
quand on est aussi habile que vous l’êtes, Philalèthe, aussi
bien que notre excellent auteur ; ce serait rabaisser les dons
de Dieu. Quelqu’un dira que plus on est ignorant, plus on
approche de l’avantage d’un bloc de marbre ou d’une pièce
de bois qui sont infaillibles et impeccables. Mais, par
malheur, ce n’est pas en cela qu’on y approche et tant qu’on
est capable de connaissance, on pèche en négligeant de
l’acquérir et on manquera d’autant plus aisément qu’on sera
moins instruit.

CHAP. II. — QU’IL N’Y A POINT DE PRINCIPES DE


PRATIQUE QUI SOIENT INNÉS.

31
PH. La morale est une science démonstrative, et
cependant elle n’a point de principes innés et même il serait
bien difficile de produire une règle de morale, qui soit d’une
nature à être résolue par un consentement aussi général et
aussi prompt que cette maxime : ce qui est est.
TH. Il est absolument impossible qu’il y ait des vérités de
raison aussi évidentes que les identiques ou immédiates. Et,
quoiquon puisse dire véritablement que la morale a des
principes indémontrables et qu’un des premiers et des plus
pratiques est qu’il faut suivre la joie et éviter la tristesse, il
faut ajouter que ce n’est pas une vérité qui soit connue
purement de raison, puisqu’elle est fondée sur l’expérience
interne ou sur des connaissances confuses ; car on ne sent
pas ce que c’est que la joie et la tristesse.
PH. Ce n’est que par des raisonnements, par des discours
et par quelque application d’esprit qu’on peut s’assurer des
vérités de pratique.
TH. Quand cela serait, elles n’en seraient pas moins
innées. Cependant la maxime que je viens d’alléguer parait
d’une autre nature ; elle n’est pas connue par la raison, mais
pour ainsi dire par un instinct. C’est un principe inné, mais
il ne fait point partie de la lumière naturelle ; car on ne le
connaît point d’une manière lumineuse. Cependant, ce
principe posé, on en peut tirer des conséquences
scientifiques ; et j’applaudis extrêmement à ce que vous
venez de dire, Monsieur, de la morale comme d’une science
démonstrative. Aussi voyons-nous qu’elle enseigne des

32
vérités si évidentes que les larrons, les pirates et les bandits
sont forcés de les observer entre eux.
§ 2. PH. Mais les bandits gardent entre eux les règles de
la justice, sans les considérer comme des principes innés.
TH. Qu’importe ? Est-ce que le monde se soucie de ces
questions théoriques ?
PH. Ils n’observent les maximes de justice que comme
des règles de convenance, dont la pratique est absolument
nécessaire pour la conservation de leur société.
TH. Fort bien. On ne saurait rien dire de mieux à légard
de tous les hommes en général. Et c’est ainsi que ces lois
sont gravées dans l’âme, savoir comme les conséquences de
notre conservation et de nos vrais biens. Est-ce qu’on
simagine que nous voulons que les vérités soient dans
l’entendement comme indépendantes les unes des autres et
comme les édits du préteur étaient dans son affiche ou
album ? Je mets à part ici l’instinct qui porte l’homme à
aimer l’homme, dont je parlerai tantôt ; car maintenant je ne
veux parler que des vérités, en tant qu’elles se connaissent
par la raison. Je reconnais aussi que certaines règles de la
justice ne sauraient être démontrées dans toute leur étendue
et perfection, qu’en supposant l’existence de Dieu et
l’immortalité de l’âme ; et celles où l’instinct de l’humanité
ne nous pousse point, ne sont gravées dans l’âme que
comme d’autres vérités dérivatives. Cependant, ceux qui ne
fondent la justice que sur les nécessités de cette vie et sur le
besoin qu’ils en ont plutôt que sur le plaisir qu’ils y
devraient prendre, qui est des plus grands, lorsque Dieu en
33
est le fondement, ceux-la sont sujets à ressembler un peu il
la société des bandits.

Sit spes fallendi, miscebunt sacra profanis.

§ 3. PH. Je vous avoue que la nature a mis dans tous les


hommes l’envie d’être heureux et une forte aversion pour la
misère. Ce sont là des principes de pratique véritablement
innés, et qui, selon la destination de tout principe de
pratique, ont une influence continuelle sur toutes nos
actions. Mais ce sont la des inclinations de l’âme vers le
bien et non pas des impressions de quelque vérité, qui soit
gravée dans notre entendement.
TH. Je suis ravi, Monsieur, de vous voir reconnaître en
effet des vérités innées comme je dirai tantôt. Ce principe
convient assez avec celui que je viens de marquer qui nous
porte à suivre la joie et à éviter la tristesse, car la félicité
n’est autre chose qu’une joie durable. Cependant notre
penchant va, non pas à la félicité proprement, mais à la joie,
c’est-à-dire au présent ; c’est la raison qui porte à l’avenir et
à la durée. Or, le penchant exprime par l’entendement,
passe en précepte ou vérité de pratique ; et, si le penchant
est inné, la vérité l’est aussi, n’y ayant rien dans l’âme qui
ne soit exprimé dans l’entendement, mais non pas toujours
par une considération actuelle distincte, comme j’ai assez
fait voir. Les instincts aussi ne sont pas toujours de
pratique ; il y en a qui contiennent des vérités de théorie, et
tels sont les principes internes des sciences et du
raisonnement, lorsque, sans en connaître la raison, nous les
34
employons par un instinct naturel. Et dans ce sens vous ne
pouvez pas vous dispenser de reconnaître des principes
innés, quand même vous voudriez nier que les vérités
dérivatives sont innées. Mais ce serait une question de nom
après l’explication que j’ai donnée de ce que j’appelle inné.
Et, si quelqu’un ne veut donner cette appellation qu’aux
vérités, qu’on reçoit d’abord par instinct, je ne le lui
contesterai pas.
PH. Voilà qui va bien. Mais s’il y avait dans notre âme
certains caractères qui y fussent graves naturellement,
comme autant de principes de connaissance, nous ne
pourrions que les apercevoir agissant en nous, comme nous
sentons l’influence des deux principes qui agissent
constamment en nous, savoir, l’envie d’être heureux et la
crainte d’être misérables.
TH. Il y a des principes de connaissance qui influent aussi
constamment dans nos raisonnements que ceux de pratique
dans nos volontés ; par exemple, tout le monde emploie les
règles des conséquences par une logique naturelle sans s’en
apercevoir.
§ 4. PH. Les règles de morale ont besoin d’être prouvées ;
donc elles ne sont pas innées, comme cette règle, qui est la
source des vertus qui regardent la société : ne faites ai autrui
que ce que vous voudriez qu’il vous soit fait il vous-mêmes.
TH. Vous me faites toujours l’objlection que j’ai déjà
réfutée. Je vous accorde, Monsieur, qu’il y a des règles de
morale qui ne sont point des principes innés, mais cela
n’empêche pas que ce ne soient des vérités innées, car une
35
vérité dérivative sera innée lorsque nous la pouvons tirer de
notre esprit. Mais il y a des vérités innées que nous
trouvons en nous de deux façons, par lumière et par instinct.
Celles que je viens de marquer se démontrent par nos idées,
ce qui fait la lumière naturelle. Mais il y a des conclusions
de la lumière naturelle, qui sont des principes par rapport à
l’instinct. C’est ainsi que nous sommes portés aux actes
d’humanité par instinct, parce que cela nous plait, et par
raison parce que cela est juste. Il y a donc en nous des
vérités d’instinct, qui sont des principes innés, qu’on sent et
qu’on approuve quand même on n’en a point la preuve,
qu’on obtient pourtant lorsqu’on rend raison de cet instinct.
C’est ainsi qu’on se sert des lois des conséquences suivant
une connaissance confuse et comme par instinct, mais les
logiciens en démontrent la raison, comme les
mathématiciens aussi rendent raison de ce qu’on fait sans y
penser en marchant et en sautant. Quant à la règle qui
porte : qu’on ne doit faire aux autres que ce qu’on voudrait
qu’ils nous lissent, elle a besoin non seulement de preuve,
mais encore de déclaration. On voudrait trop, si on en était
le maître ; est-ce donc qu’on doit trop aussi aux autres ? On
me dira que cela ne s’entend que d’une volonté juste. Mais
ainsi cette règle, bien loin de suffire à servir de mesure, en
aurait besoin. Le véritable sens de la règle est que la place
d’autrui est le vrai point de vue, pour juger équitablement
lorsqu’on s’y met.
§ 9. PH. On commet souvent des actions mauvaises sans
aucun remords de conscience, par exemple lorsqu’on prend

36
les villes d’assaut, les soldats commettent sans scrupules les
plus méchantes actions ; des nations polies ont exposé leurs
enfants, quelques Caribes châtrent les leurs pour les
engraisser et les manger. Garcilasso de la Vega [15] rapporte
que certains peuples de Pérou prenaient des prisonnières
pour en faire des concubines, et nourrissaient les enfants
jusqu’a l’age de treize ans, après quoi ils les mangeaient, et
traitaient de même les mères dès qu’elles ne faisaient plus
d’enfants. Dans le voyage de Baumgarten, il est rapporté
qu’il y avait un santon en Égypte, qui passait pour un saint
homme, eo quod non fœminarum unquam esset ac
puerorum, sed tantum asellarum concubitor atque
mularum.
TH. La science morale (outre les instincts comme celui
qui fait suivre la joie et fuir la tristesse) n’est pas autrement
innée que l’arithmétique, car elle dépend aussi de
démonstrations que la lumière interne fournit. Et comme les
démonstrations ne sautent pas d’abord aux yeux, ce n’est
pas grande merveille, si les hommes ne s’aperçoivent pas
toujours et d’abord de tout ce qu’ils possèdent en eux, et ne
lisent pas assez promptement les caractères de la loi
naturelle, que Dieu, selon saint Paul, a gravée dans leur
esprit. Cependant comme la morale est plus importante que
l’arithmétique, Dieu a donné à l’homme des instincts qui
portent d’abord et sans raisonnement à quelque chose de ce
que la raison ordonne. C’est comme nous marchons suivant
les lois de la mécanique sans penser à ces lois, et comme
nous mangeons non seulement parce que cela nous est

37
nécessaire, mais encore et bien plus parce que cela nous fait
plaisir. Mais ces instincts ne portent pas à l’action d’une
manière invincible ; on y résiste par des passions, on les
obscurcit par des préjugés et on les altère par des coutumes
contraires. Cependant on convient le plus souvent de ces
instincts de la conscience et on les suit même quand de plus
grandes impressions ne les surmontent. La plus grande et la
plus saine partie du genre humain leur rend témoignage.
Les Orientaux et les Grecs ou Romains, la Bible et
l’Aleoran conviennent en cela ; la police des Mahométans a
coutume de punir ce que Baumgarten rapporte, et il faudrait
être aussi abruti que les sauvages américains pour
approuver leurs coutumes, pleines d’une cruauté qui passe
même celle des bêtes. Cependant ces mêmes sauvages
sentent bien ce que c’est que la justice en d’autres
occasions ; et quoi qu’il n’y ait point de mauvaise pratique
peut-être qui ne soit autorisée quelque part et en quelques
rencontres, il y en a peu pourtant qui ne soient condamnées
le plus souvent et par la plus grande partie des hommes. Ce
qui n’est point arrivé sans raison, et n’étant pas arrivé par le
seul raisonnement doit être rapporté en partie aux instincts
naturels. La coutume, la tradition, la discipline s’y est
mêlée, mais le naturel est cause que la coutume s’est
tournée plus généralement du bon côté sur ces devoirs.
C’est comme le naturel est encore cause que la tradition de
l’existence de Dieu est venue. Or la nature donne à
l’homme et même à la plupart des animaux une affection et
une douceur pour ceux de leur espèce. Le tigre même parcit
cognatis maculis : d’où vient ce bon mot d’un jurisconsulte
38
romain, quia inter omnes homines natura cognationem
constituit, inde hominem homini insidiari ne fas esse. Il n’y
a presque que les araignées qui fassent exception et qui
s’entremangent jusqu’à ce point que la femelle dévore le
mâle après en avoir joui. Après cet instinct général de
société, qui se peut appeler philanthropie dans l’homme, il y
en a de plus particuliers, comme l’affection entre le mâle et
la femelle, l’amour que père et mère portent à leurs enfants,
que les Grecs appellent στοργήν [16], et autres inclinations
semblables, qui font ce droit naturel ou cette image de droit
plutôt, que selon les jurisconsultes romains la nature a
enseigné aux animaux. Mais dans l’homme particulièrement
il se trouve un certain soin de la dignité et de la convenance,
qui porte à cacher les choses qui nous rabaissent, à ménager
la pudeur, à avoir de la répugnance pour des incestes, à
ensevelir les cadavres, à ne point manger des hommes du
tout ni des bêtes vivantes. On est porté encore à avoir soin
de sa réputation, même au delà du besoin et de la vie ; à être
sujet à des remords de la conscience et à sentir ces laniatus
et ictus, ces tortures et ces gênes, dont parle Tacite après
Platon, outre la crainte d’un avenir et d’une puissance
suprême, qui vient encore assez naturellement. Il y a de la
réalité en tout cela ; mais dans le fond ces impressions,
quelque naturelles qu’elles puissent être, ne sont que des
aides à la raison et des indices du conseil de la nature. La
coutume, l’éducation, la tradition, la raison y contribuent
beaucoup ; mais la nature humaine ne laisse pas d’y avoir
part. Il est vrai que sans la raison ces aides ne suffiraient pas
pour donner une certitude entière à la morale. Enfin, niera-t-
39
on que l’homme est porté naturellement, par exemple, à
s’éloigner des choses vilaines, sous prétexte qu’on trouve
des gens qui aiment à ne parler que d’ordures, qu’il y en a
même dont le genre de vie les engage à manier des
excréments, et qu’il y a des peuples de Boutan, où ceux du
roi passent pour quelque chose d’aromatique. Je n’imagine
que vous êtes, Monsieur, de mon sentiment dans le fond à
l’égard de ces instincts naturels au bien honnête ; quoique
vous direz peut-être comme vous avez dit à l’égard de
l’instinct, qui porte à la joie et à la félicité, que ces
impressions ne sont pas des vérités innées. Mais j’ai déjà
répondu que tout sentiment est la perception d’une vérité, et
que le sentiment naturel l’est d’une vérité innée, mais bien
souvent confuse, comme sont les expériences des sens
externes : ainsi on peut distinguer les vérités innées d’avec
la lumière naturelle (qui ne contient que de distinctement
connaissable) comme le genre doit être distingué de son
espèce, puisque les vérités innées comprennent tant les
instincts que la lumière naturelle.
§ 11. PH. Une personne qui connaîtrait les bornes
naturelles du juste et de l’injuste et ne laisserait pas de les
confondre ensemble, ne pourrait être regardée que comme
l’ennemi déclaré du repos et du bonheur de la société dont il
fait partie. Mais les hommes les confondent à tout moment,
donc ils ne les connaissent point.
TH. C’est prendre les choses un peu trop théoriquement.
Il arrive tous les jours que les hommes agissent contre leurs
connaissances en se les cachant à eux-mêmes lorsqu’ils

40
tournent l’esprit ailleurs pour suivre leurs passions : sans
cela nous ne verrions pas les gens manger et boire de ce
qu’ils savent leur devoir causer des maladies et même la
mort ; ils ne négligeraient pas leurs affaires ; ils ne feraient
pas ce que des nations entières ont fait à certains égards.
L’avenir et le raisonnement frappent rarement autant que le
présent et les sens. Cet Italien le savait bien, qui, devant être
mis à la torture, se proposa d’avoir continuellement le gibet
en vue pendant les tourments pour y résister, et on
l’entendit dire quelquefois : Io ti vedo ; cet qu’il expliqua
ensuite quand il fut échappé. À moins de prendre une ferme
résolution d’envisager le vrai bien et le vrai mal, pour les
suivre ou les éviter, on se trouve emporté, et il arrive encore
par rapport aux besoins les plus importants de cette vie ce
qui arrive par rapport au paradis et à l’enfer chez ceux-la
même qui les croient le plus :
Cantantur hæc, laudateur hæc,
Dicuntur, audiuntur.
Scribuntur hæc, leguntur hæc,
Et lecta negliguntur.
PH. Tout principe qu’on suppose inné ne peut qu’être
connu d’un chacun comme juste et avantageux.
TH. C’est toujours revenir à cette supposition que j’ai
réfutée tant de fois, que toute vérité innée est connue
toujours et de tous.
§ 12 PH. Mais une permission publique de violer la loi
prouve que cette loi n’est pas innée : par exemple la loi

41
d’aimer et de conserver les enfants a été violée chez les
anciens lorsqu’ils ont permis de les exposer.
PH. Cette violation supposée, il s’ensuit seulement qu’on
n’a pas bien lu ces caractères de la nature, gravés dans nos
âmes, mais quelquefois assez enveloppés par nos
désordres ; outre que pour voir la nécessité des devoirs
d’une manière invincible, il en faut envisager la
démonstration, ce qui n’est pas fort ordinaire. Si la
géométrie s’opposait autant à nos passions et à nos intérêts
présents que la morale, nous ne la contesterions et ne la
violerions guère moins, malgré toutes les démonstrations
d’Euclide et d’Archimède, qu’on traiterait de rêveries, et
croirait pleines de paralogismes ; et Joseph Scaliger,
Hobbes et autres, qui ont écrit contre Euclide et Archimède,
ne se trouveraient point si peu accompagnés qu’ils le sont.
Ce n’était que la passion de la gloire, que ces auteurs
croyaient trouver dans la quadrature du cercle et autres
problèmes difficiles, qui ait pu aveugler jusqu’à un tel point
des personnes d’un si grand mérite. Et si d’autres avaient le
même intérêt, ils en useraient de même.
PH. Tout devoir emporte l’idée de loi, et une loi ne saurait
être connue et supposée sans un législateur qui l’ait
prescrite, ou sans récompense et sans peine.
TH. Il peut y avoir des récompenses et des peines
naturelles sans législateur ; l’intempérance, par exemple, est
punie par des maladies. Cependant, comme elle ne nuit pas
à tous d’abord, j’avoue qu’il n’y a guère de préceptes, à qui
on serait obligé indispensablement, s’il n’y avait pas un

42
Dieu, qui ne laisse aucun crime sans châtiment ni aucune
bonne action sans récompense.
PH. Il faut donc que les idées d’un Dieu et d’une vie à
venir soient aussi innées.
TH. J’en demeure d’accord dans le sens que j’ai expliqué.
PH. Mais ces idées sont si éloignées d’être gravées
naturellement dans l’esprit de tous les hommes qu’elles ne
paraissent pas même fort claires et fort distinctes dans
l’esprit de plusieurs hommes d’étude et qui font profession
d’examiner les choses avec quelque exactitude ; tant il s’en
faut qu’elles soient connues de toute créature humaine.
TH. C’est encore revenir à la même supposition, qui
prétend que ce qui n’est point connu n’est point inné, que
j’ai pourtant réfutée tant de fois. Ce qui est inné n’est pas
d’abord connu clairement et distinctement pour cela, il faut
souvent beaucoup d’attention et d’ordre pour s’en
apercevoir ; les gens d’étude n’en apportent pas toujours, et
toute créature humaine encore moins.
§ 13. PH. Mais, si les hommes peuvent ignorer ou
révoquer en doute ce qui est inné, c’est en vain qu’on nous
parle de principes innés et qu’on en prétend faire voir la
nécessité ; bien loin qu’ils puissent servir à nous instruire de
la vérité et de la certitude des choses, comme on le prétend,
nous nous trouverions dans le même état d’incertitude avec
ces principes que s’ils n’étaient point en nous.
TH. On ne peut point révoquer en doute tous les principes
innés. Vous en êtes demeuré d’accord, Monsieur, à l’égard

43
des identiques ou du principe de contradiction, avouant
qu’il y a des principes incontestables, quoique vous ne les
reconnaissiez point alors comme innés, mais il ne s’ensuit
point que tout ce qui est inné et lié nécessairement avec ces
principes innés soit aussi d’abord d’une, évidence
indubitable.
PH. Personne n’a encore entrepris, que je sache, de nous
donner un catalogue exact de ces principes.
TH. Mais nous a-t-on donné jusqu’ici un catalogue plein
et exact des axiomes de géométrie ?
§ 15. PH. Mylord Herbert [17] a voulu marquer quelques-
uns de ces principes qui sont : 1° qu’il y a un Dieu
suprême ; 2° qu’il doit être servi ; 3° que la vertu jointe
avec la piété est le meilleur culte ; 4° qu’il faut se repentir
de ses péchés ; 5° qu’il y a des peines et des récompenses
après cette vie. Je tombe d’accord que ce sont là des vérités
évidentes et d’une telle nature qu’étant bien expliquées, une
créature raisonnable ne peut guère éviter d’y donner son
consentement. Mais nos amis disent qu’il s’en faut
beaucoup que ce soient autant d’impressions innées. Et, si
ces cinq propositions sont des notions communes, gravées
dans nos âmes par le doigt de Dieu, il y en a beaucoup
d’autres qu’on doit aussi mettre de ce rang.
TH. J’en demeure d’accord, Monsieur, car je prends
toutes les vérités nécessaires pour innées, et j’y joins même
les instincts. Mais je vous avoue que ces cinq propositions
ne sont point des principes innés ; car je tiens qu’on peut et
qu’on doit les prouver.
44
§ 18. PH. Dans la proposition troisième, que la vertu est
le culte le plus agréable à Dieu, il est obscur ce qu’on
entend par la vertu. Si on l’entend dans le sens qu’on lui
donne le plus communément, je veux dire de ce qui passe
pour louable selon les différentes opinions, qui règnent en
divers pays, tant s’en faut que cette proposition soit
évidente, qu’elle n’est pas même véritable. Que si on
appelle vertu les actions qui sont conformes à la volonté de
Dieu, ce sera presque idem per idem, et la proposition ne
nous apprendra pas grand chose, car elle voudra dire
seulement que Dieu a pour agréable ce qui est conforme à
sa volonté. Il en est de même de la notion du péché dans la
quatrième proposition.
TH. Je ne me souviens pas d’avoir remarqué qu’on
prenne communément la vertu pour quelque chose qui
dépende des opinions ; au moins les philosophes ne le font
pas. Il est vrai que le nom de vertu dépend de l’opinion de
ceux qui le donnent à de différentes habitudes ou actions,
selon qu’ils jugent bien ou mal et font usage de leur raison ;
mais tous conviennent assez de la notion de la vertu en
général, quoiqu’ils diffèrent dans l’application. Selon
Aristote et plusieurs autres, la vertu est une habitude de
modérer les passions par la raison, et encore plus
simplement une habitude d’agir suivant la raison. Et cela ne
peut manquer d’être agréable à celui qui est la suprême et
dernière raison des choses, à qui rien n’est indifférent, et les
actions des créatures raisonnables moins que toutes les
autres.

45
§ 20. PH. On a coutume de dire que les coutumes,
l’éducation et les opinions générales de ceux avec qui on
converse peuvent obscurcir ces principes de morale, qu’on
suppose innés. Mais, si cette réponse est bonne, elle
anéantit la preuve qu’on prétend tirer du consentement
universel. Le raisonnement de bien des gens se réduit à
ceci : les principes que les gens de bon sens reconnaissent
sont innés : nous et ceux de notre parti sommes des gens de
bon sens : donc nos principes sont innés. Plaisante manière
de raisonner, qui va tout droit à l’infaillibilité !
TH. Pour moi, je me sers du consentement universel, non
pas comme d’une preuve principale, mais comme d’une
confirmation : car les vérités innés, prises pour la lumière
naturelle de la raison, portent leurs caractères avec elles
comme la géométrie, car elles sont enveloppées dans les
principes immédiats, que vous reconnaissez vous-mêmes
pour incontestables. Mais j’avoue qu’il est plus difficile de
démêler les instincts, et quelques autres habitudes
naturelles, d’avec les coutumes, quoique cela se puisse
pourtant, ce semble, le plus souvent. Au reste, il me paraît
que les peuples qui ont cultivé leur esprit ont quelque sujet
de s’attribuer l’usage du bon sens préférablement aux
barbares, puisqu’en les domptant si aisément presque
comme des bêtes ils montrent assez leur supériorité. Si on
n’en peut pas toujours venir à bout, c’est qu’encore comme
les bêtes ils se sauvent dans les épaisses forêts, où il est
difficile de les forcer, et le jeu ne vaut pas la chandelle.
C’est un avantage sans doute d’avoir cultivé l’esprit, et s’il

46
est permis de parler pour la barbarie contre la culture, on
aura aussi le droit d’attaquer la raison en faveur des bêtes et
de prendre sérieusement les saillies spirituelles de M.
Despréaux dans une de ses satires, où, pour contester à
l’homme sa prérogative sur les animaux, il demande si

L’ours a peur du passant ou le passant de l’ours ?


Et si par un édit des pâtres de Lybie
Les lions videraient les parcs de Numidie, etc. [18]

Cependant il faut avouer qu’il y a des points importants


où les barbares nous passent, surtout à l’égard de la vigueur
du corps ; et à l’égard de l’âme même on peut dire qu’à
certains égards leur morale pratique est meilleure que la
nôtre, parce qu’ils n’ont point l’avarice d’amasser, ni
l’ambition de dominer. Et on peut même ajouter que la
conversation des chrétiens les a rendus pires en bien des
choses. On leur a appris l’ivrognerie (en leur apportant de
l’eau-de-vie), les jurements, les blasphèmes et d’autres
vices, qui leur étaient peu connus. Il y a chez nous plus de
bien et plus de mal que chez eux. Un méchant européen est
plus méchant qu’un sauvage : il raffine sur le mal.
Cependant rien n’empêcherait les hommes d’unir les
avantages que la nature donne à ces peuples, avec ceux que
nous donne la raison.
PH. Mais que répondrez-vous, Monsieur, à ce dilemme
d’un de mes amis ? Je voudrais bien, dit-il, que les partisans

47
des idées innées me disent si ces principes peuvent ou ne
peuvent pas être effacés par l’éducation et la coutume. S’ils
ne peuvent l’être, nous devons les trouver dans tous les
hommes, et il faut qu’ils paraissent clairement dans l’esprit
de chaque homme en particulier ; que s’ils peuvent être
altérés par des notions étrangères, ils doivent paraître plus
distinctement et avec plus d’éclat lorsqu’ils sont plus près
de leur source, je veux dire dans les enfants et les ignorants,
sur qui les opinions étrangères ont fait le moins
d’impression. Qu’ils prennent tel parti qu’ils voudront, ils
verront clairement, dit-il, qu’il est démenti par des faits
constants et par une continuelle expérience.
TH. Je métonne que votre habile ami a confondu
obscurcir et effacer, comme en confond dans votre parti
n’être point et ne point paraître. Les idées et vérités innées
ne sauraient être effacées, mais elles sont obscurcies dans
tous les hommes (comme ils sont présentement) par leur
penchant vers les besoins du corps, et souvent encore plus
par les mauvaises coutumes survenues. Ces caractères de
lumière interne seraient toujours éclatants dans
l’entendement et donneraient de la chaleur dans la volonté,
si les perceptions confuses des sens ne s’emparaient de
notre attention. C’est le combat dont la sainte Écriture ne
parle pas moins que la philosophie ancienne et moderne.
PH. Ainsi donc nous nous trouvons dans les ténèbres
aussi épaisses et dans une aussi grande incertitude que s’il
n’y avait point de semblables lumières.

48
TH. À Dieu ne plaise ; nous n’aurions ni sciences, ni lois,
et nous n’aurions pas même de la raison.
§ 21, 22, etc. PH. J’espère que vous conviendrez au moins
de la force des préjugés, qui font souvent passer pour
naturel ce qui est venu des mauvais enseignements ou les
enfants ont été exposés, et des mauvaises coutumes, que
l’éducation de la conversation leur ont données.
TH. J’avoue que l’excellent auteur que vous suivez dit de
fort belles choses la-dessus et qui ont leur prix si on les
prend comme il faut ; mais je ne crois pas qu’elles soient
contraires à la doctrine bien prise du naturel ou des vérités
innées. Et je m’assure qu’il ne voudra pas étendre ses
remarques trop loin ; car je suis également persuadé, et que
bien des opinions passent pour des vérités qui ne sont que
des effets de la coutume et de la crédulité, et qu’il y en a
bien aussi que certains philosophes voudraient faire passer
pour des préjugés, qui sont pourtant fondées dans la droite
raison et dans la nature. Il y a autant et plus de sujet de se
garder de ceux qui, par ambition le plus souvent, prétendent
innover, que de se défier des impressions anciennes. Et
après avoir médité sur l’ancien et sur le nouveau, j’ai trouvé
que la plupart des doctrines reçues peuvent souffrir un bon
sens. De sorte que je voudrais que les hommes d’esprit
cherchassent de quoi satisfaire à leur ambition, en
s’occupant plutôt à bâtir et à avancer qu’à reculer et à
détruire. Et je souhaiterais qu’on ressemblât plutôt aux
Romains qui faisaient des beaux ouvrages publics, qu’à ce
roi vandale, à qui sa mère recommanda que ne pouvant pas

49
espérer la gloire d’égaler ces grands bâtiments il en
cherchât à les détruire.
PH. Le but des habiles gens qui ont combattu les vérités
innées a été d’empêcher que sous ce beau nom on ne fasse
passer les préjugés et cherche à couvrir sa paresse.
TH. Nous sommes d’accord sur ce point, car bien loin que
j’approuve qu’on se fasse des principes douteux, je
voudrais, moi, qu’on cherchât jusqu’à la démonstration des
axiomes d’Euclide, comme quelques anciens ont fait aussi.
Et, lorsqu’on demande le moyen de connaître et d’examiner
les principes innés, je réponds suivant ce que j’ai dit ci-
dessus, qu’excepte les instincts dont la raison est inconnue,
il faut tâcher de les réduire aux premiers principes, c’est-à-
dire aux axiomes identiques ou immédiats par le moyen des
définitions, qui ne font autre chose qu’une exposition
distincte des idées. Je ne doute pas même que vos amis,
contraires jusqu’ici aux vérités innées, n’approuvent cette
méthode, qui paraît conforme à
leur but principal.

CHAP. III. — AUTRES CONSIDÉRATIONS TOUCHANT LES


PRINCIPES INNÉS, TANT CEUX QUI REGARDENT LA

SPÉCULATION QUE CEUX QUI APPARTIENNENT À LA

PRATIQUE.

50
§ 3. PH. Vous voulez qu’on réduise les vérités aux
premiers principes et je vous avoue que, s’il y a quelque
principe, c’est sans contredit celui-ci : il est impossible
qu’une chose soit et ne soit pas en même temps. Cependant
il paraît difficile de soutenir qu’il est inné, puisqu’il faut se
persuader en même temps que les idées d’impossibilité et
d’identité sont innées.
PH. Il faut bien que ceux qui sont pour les vérités innées
soutiennent et soient persuadés que ces idées le sont aussi ;
et j’avoue que je suis de leur avis. L’idée de l’être, du
possible, du même, sont si bien innées, qu’elles entrent dans
toutes nos pensées et raisonnements, et je les regarde
comme des choses essentielles à notre esprit ; mais j’ai déjà
dit qu’on n’y a pas toujours une attention particulière et
qu’on ne les démêle qu’avec le temps. J’ai déjà dit que nous
sommes, pour ainsi dire, innés à nous-mêmes, et, puisque
nous sommes des êtres, l’être nous est inné, et la
connaissance de l’être est enveloppée dans celle que nous
avons de nous-mêmes. Il y a quelque chose d’approchant en
d’autres notions générales.
§ 4. PH. Si l’idée de l’identité est naturelle, et par
conséquent si évidente et si présente à l’esprit que nous
devions la connaître dès le berceau, je voudrais bien qu’un
enfant de sept ans et même un homme de soixante-dix ans
me dit si un homme, qui est une créature composée de corps
et d’âme, est le même lorsque son corps est échangé, et si,
supposé la métempsycose, Euphorbe serait le même que
Pythagore.

51
TH. J’ai assez dit que ce qui nous est naturel ne nous est
pas connu pour cela dès le berceau, et même une idée nous
peut être connue, sans que nous puissions décider d’abord
toutes les questions qu’on peut former là-dessus. C’est
comme si quelqu’un prétendait qu’un enfant ne saurait
connaître ce que c’est que le carré et sa diagonale, parce
qu’il aura de la peine à connaître que la diagonale est
incommensurable avec le côté du carré. Pour ce qui est de
la question en elle-même, elle me paraît démonstrativement
résolue par la doctrine des monades, que j’ai mise ailleurs
dans son jour, et nous parlerons plus amplement de cette
matière dans la suite.
§ 6. PH. Je vois bien que je vous objecterais en vain que
l’axiome qui porte que le tout est plus grand que sa partie
n’est point inné, sous prétexte que les idées du tout et de la
partie sont relatives, dépendant de celles du nombre et de
l’étendue : puisque vous soutiendrez apparemment qu’il y a
des idées innées respectives et que celles des nombres et de
l’étendue sont innées aussi.
TH. Vous avez raison et même je crois plutôt que l’idée
de l’étendue est postérieure à celle du tout et de la partie.
§ 7. Que dites-vous de la vérité que Dieu doit être adoré ?
est-elle innée ?
TH. Je crois que le devoir d’adorer Dieu porte que dans
les occasions on doit marquer qu’on l’honore au delà de
tout autre objet, et que c’est une conséquence nécessaire de
son idée et de son existence ; ce qui signifie chez moi que
cette vérité est innée.
52
§ 8. PH. Mais les athées semblent prouver par leur
exemple que l’idée de Dieu n’est point innée. Et sans parler
de ceux dont les anciens ont fait mention, n’a-t-on pas
découvert des nations entières qui n’avaient aucune idée de
Dieu ni des noms pour marquer Dieu et l’âme ; comme à la
baie de Soldanie, dans le Brésil, dans les îles Caribes, dans
le Paraguay ?
TH. Feu M. Fabricius, théologien célèbre de Heidelberg,
a fait une apologie du genre humain, pour le purger de
l’imputation de l’athéisme. C’était un auteur de beaucoup
d’exactitude et fort au-dessus de bien des préjugés ;
cependant je ne prétends point entrer dans cette discussion
des faits. Je veux que des peuples entiers n’aient jamais
pensé à la substance suprême, ni à ce que c’est que l’âme.
Et je me souviens que, lorsqu’on voulut à ma prière,
favorisée par l’illustre M. Witsen, m’obtenir en Hollande
une version de l’oraison dominicale dans la langue de
Barantola, on fut arrêté à cet endroit : ton nom soit sanctifié,
parce qu’on ne pouvait point faire entendre aux Barantolois
ce que voulait dire saint. Je me souviens aussi que dans le
credo, fait pour les Hottentots, on fut obligé d’exprimer
Saint-Esprit par des mots du pays qui signifient un vent
doux et agréable, ce qui n’était pas sans raison, car nos mots
grecs et latins, πνεῦμα, anima, spiritus, ne signifient
originairement que l’air ou vent qu’on respire, comme une
des plus subtiles choses qui nous soit connue par les sens et
on commence par les sens pour mener peu à peu les
hommes à ce qui est au-dessus des sens. Cependant toute

53
cette difficulté qu’on trouve à parvenir aux connaissances
abstraites ne fait rien contre les connaissances innées. Il y a
des peuples qui n’ont aucun mot qui réponde à celui d’être ;
est-ce qu’on doute qu’ils ne savent pas ce que c’est que
d’être, quoiqu’ils n’y pensent guère à part ? Au reste, je
trouve si beau et si à mon gré ce que j’ai lu chez notre
excellent auteur sur l’idée de Dieu (Essai de l’entendement,
liv. I, ch. III, § 9) que je ne saurais m’empêcher de le
rapporter. Le voici : « Les hommes ne sauraient guère éviter
d’avoir quelque espèce d’idée des choses, dont ceux avec
qui ils conversent ont souvent occasion de les entretenir
sous certains noms ; et si c’est une chose qui emporte avec
elle l’idée d’excellence, de grandeur ou de quelque qualité
extraordinaire qui intéresse par quelque endroit et qui
s’imprime dans l’esprit sous l’idée d’une puissance absolue
et irrésistible, qu’on ne puisse s’empêcher de craindre »,
(j’ajoute : et sous l’idée d’une grandissime bonté, qu’on ne
saurait s’en pêcher d’aimer), « une telle idée doit, suivant
toutes les apparences, faire de plus fortes impressions et se
répandre plus loin qu’aucune autre, surtout si c’est une idée
qui s’accorde avec les plus simples lumières de la raison et
qui découle naturellement de chaque partie de nos
connaissances. Or, telle est l’idée de Dieu, car les marques
éclatantes d’une sagesse et d’une puissance extraordinaire
paraissent si visiblement dans tous les ouvrages de la
création, que toute créature raisonnable qui voudra y faire
réflexion, ne saurait manquer de découvrir l’auteur de
toutes ces merveilles ; et l’impression que la découverte
d’un tel être doit faire naturellement sur l’âme de tous ceux
54
qui en ont entendu parler une seule fois est si grande et
entraîne avec elle des pensées d’un si grand poids et si
propres à se répandre dans le monde, qu’il me paraît tout à
fait étrange qu’il se puisse trouver sur la terre une nation
entière d’hommes assez stupides pour n’avoir aucune idée
de Dieu. Cela, dis-je, me semble aussi surprenant que
d’imaginer des hommes qui n’auraient aucune idée des
nombres ou du feu. » Je voudrais qu’il me fût toujours
permis de copier mot à mot quantité d’autres excellents
endroits de notre auteur, que nous sommes obligés de
passer. Je dirai seulement ici que cet auteur, parlant des plus
simples lumières de la raison qui s’accordent avec l’idée de
Dieu et de ce qui en découle naturellement, ne paraît guère
s’éloigner de mon sens sur les vérités innées et sur ce qui
lui paraît aussi étrange qu’il y ait des hommes dans aucune
idée de Dieu qu’il serait surprenant de trouver des hommes
qui n’auraient aucune idée des nombres ou du feu, je
remarquerai que les habitants des îles Mariannes, à qui on a
donné le nom de la reine d’Espagne, qui y a favorisé les
missions, n’avaient aucune connaissance du feu lorsqu’on
les découvrit, comme il paraît par la relation que le R. P.
Gobien [19], jésuite français, chargé du soin des missions
éloignées, a donnée au public et m’a envoyée.
§ 16. Si l’on a le droit de conclure que l’idée de Dieu est
innée, de ce que tous les gens sages ont eu cette idée, la
vertu doit aussi être innée parce que les gens sages en ont
toujours eu une véritable idée.

55
TH. Non pas la vertu, mais l’idée de la vertu est innée, et
peut-être ne voulez-vous que cela.
PH. Il est aussi certain qu’il y a un Dieu, qu’il est certain
que les angles opposés, qui se font par l’intersection de
deux lignes droites, sont égaux. Et il n’y eut jamais de
créature raisonnable qui se soit appliquée sincèrement à
examiner la vérité de ces deux propositions, qui ait manqué
d’y donner son consentement. Cependant il est hors de
doute qu’il y a bien des hommes qui, n’ayant point tourné
leurs pensées de ce côté-là, ignorent également ces deux
vérités.
TH. Je l’avoue ; mais cela n’empêche point qu’elles
soient innées, c’est-à-dire qu’on les puisse trouver en soi.
§ 18. PH. Il serait encore avantageux d’avoir une idée
innée de la substance ; mais il se trouve que nous ne
l’avons, ni innée, ni acquise, puisque nous ne l’avons ni par
la sensation, ni par la réflexion.
TH. Je suis d’opinion que la réflexion suffit pour trouver
l’idée de la substance en nous-mêmes, qui sommes des
substances. Et cette notion est des plus importantes. Mais
nous en parlerons peut-être plus amplement dans la suite de
notre conférence.
PH. S’il y a des idées innées, qui soient dans l’esprit, sans
que l’esprit y pense actuellement, il faut du moins qu’elles
soient dans la mémoire, d’où elles doivent être tirées par
voie de réminiscence. c’est-à-dire être connues lorsqu’on en
rappelle le souvenir, comme autant de perceptions, qui aient

56
été auparavant dans l’âme, à moins que la réminiscence ne
puisse subsister sans réminiscence. Car cette persuasion, où
l’on est intérieurement sûr qu’une telle idée a été
auparavant dans notre esprit, est proprement ce qui
distingue la réminiscence de toute autre voie de penser.
TH. Pour que les connaissances, idées ou vérités soient
dans notre esprit, il n’est point nécessaire que nous y ayons
jamais pensé actuellement ; ce ne sont que des habitudes
naturelles, c’est-à-dire des dispositions et aptitudes actives
et passives et plus que tabula rasa. Il est vrai cependant que
les platoniciens croyaient que nous avions déjà pensé
actuellement à ce que nous retrouvons en nous ; et pour les
réfuter, il ne suffit pas de dire que nous ne nous en
souvenons point, car il est sûr qu’une infinité de pensées
nous revient, que nous avons oublié d’avoir eues. Il est
arrivé qu’un homme a cru faire un vers nouveau, qu’il s’est
trouvé avoir lu mot pour mot longtemps auparavant dans
quelque ancien poète. Et souvent nous avons une facilite
non commune de concevoir certaines choses, parce que
nous les avons conçues autrefois, sans que nous nous en
souvenions. Il se peut qu’un enfant, devenu aveugle, oublie
d’avoir vu la lumière et les couleurs, comme il arriva à
l’âge de deux ans et demi par la petite vérole à ce célèbre
Ulric Schonberg, natif de Weide au haut Palatinat, qui
mourut à Konigsberg en Prusse en 1649, où il avait
enseigné la philosophie et les mathématiques avec
l’admiration de tout le monde. Il se peut qu’il reste à un tel
homme des effets des anciennes impressions, sans qu’il s’en

57
souvienne. Je crois que les songes nous renouvellent
souvent ainsi d’anciennes pensées. Jules Scaliger, ayant
célébré en vers les hommes illustres de Vérone, un certain
soi-disant Brugnolus, Bavarois d’origine, mais depuis établi
à Vérone, lui parut en songe et se plaignit d’avoir été
oublié. Jules Scaliger, ne se souvenant pas d’en avoir ouï
parler auparavant, ne laissa point de faire des vers
élégiaques à son honneur sur ce songe, Enfin le fils Joseph,
Scaliger [20], passant en Italie, apprit plus particulièrement
qu’il y avait eu autrefois à Vérone un célèbre grammairien
ou critique savant de ce nom qui avait contribué au
rétablissement des belles lettres en Italie. Cette histoire se
trouve dans les poésies de Scaliger le père avec l’élégie, et
dans les lettres du fils. Un la rapporte aussi dans les
Scaligerana, qu’on a recueillis des conversations de Joseph
Scaliger. Il y a bien de l’apparence que Jules Scaliger avait
su quelque chose de Brugnol, dont il ne se souvenait plus, et
que le songe avait été en partie le renouvellement d’une
ancienne idée, quoiqu’il n’y ait pas eu cette réminiscence
proprement appelée ainsi, qui nous fait connaître que nous
avons déjà eu cette même idée ; du moins, je ne vois aucune
nécessité qui nous oblige d’assurer qu’il ne reste aucune
trace d’une perception quand il n’y en a pas assez pour se
souvenir qu’on l’a eue.
§ 24. PH. Il faut que je reconnaisse que vous répondez
assez naturellement aux difficultés que nous avons formées
contre les vérités innées. Peut-être aussi que nos auteurs ne
les combattent point dans le sens où vous les soutenez.

58
Ainsi je reviens seulement à vous dire, Monsieur, qu’on a
eu quelque sujet de crainte que l’opinion des vérités innées
ne servit de prétexte aux paresseux, de s’exempter de la
peine des recherches, et donnait la commodité aux docteurs
et aux maîtres de poser pour principe des principes que les
principes ne doivent pas être mis en question.
TH. J’ai déjà dit que, si c’est la le dessein de vos amis, de
conseiller qu’on cherche les preuves des vérités, qui en
peuvent recevoir, sans distinguer si elles sont innées ou non,
nous sommes entièrement d’accord ; et l’opinion des vérités
innées, de la manière dont je les prends, n’en doit détourner
personne, car, outre qu’on fait bien de chercher la raison des
instincts, c’est une de mes grandes maximes, qu’il est bon
de chercher les démonstrations des axiomes mêmes, et je
me souviens qu’a Paris, lorsqu’on se moquait de feu M.
Roberval [21] déjà vieux, parce qu’il voulait démontrer ceux
d’Euclide à l’exemple d’Appollonius et de Proclus, je fis
voir l’utilité de cette recherche. Pour ce qui est du principe
de ceux qui disent qu’il ne faut point disputer contre celui
qui nie les principes, il n’a lieu entièrement qu’a l’égard de
ces principes qui ne sauraient recevoir ni doute ni preuve. Il
est vrai que pour éviter les scandales et les désordres, on
peut l’aire des règlements à l’égard des disputes publiques
et de quelques autres conférences, en vertu desquels il soit
défendu de mettre en contestation certaines vérités établies.
Mais c’est plutôt un point de police que de philosophie.

59
1. ↑ DESCARTES, illustre fondateur de la philosophie moderne (1596-1650).
Les œuvres de Descartes sont les suivantes : 1° Discours de la Méthode,
Leyde, 1637. — 2° Méditationes de prima philosophia, Amsterdam,
1644, traduit en français par le duc de Luynes, 1647. — 3° Principia
philosophiæ, 1644, traduit en français par Claude Vicat, 1647. — Les
Passions de l’âme, en français, 1649. — Les autres écrits de Descartes
ont été publiés après sa mort. Les œuvres complètes sont : Opera omnia,
8 vol. in-4o, Amsterdam, 1670-1683. Œuvres complètes de Descartes, 9
vol. in-12, Paris, 1724. — Œuvres complètes publiées par V. Cousin, 11
vol. in-8o, 1814-1826. — Il se prépare en ce moment une édition
nouvelle dont le 1er vol. vient de paraître, par MM. Charles Adam et Paul
Tannery. Paris, Léopold Cerf, 1898.
2. ↑ GASSEUNDI né en Provence en 1592, professeur au Collège de France,
mort en 1656. Sonprincipal ouvrage est : Syntagma philosopltiæ Epcuri.
Ses œuvres complètes ont été publiées à Lyon en 1658, 6 vol. in-fol.
3. ↑ BERNIER, voyageur et philosophe célèbre du XVIIe siècle et élève de
Gassendi. Son ouvrage principal en philosophie est l’abrégé de la
philosophie de Gassentli en 8 volumes, in-12, 1678.
4. ↑ RALPH CUDWORTH né à Aller dans le comté de Sommerset, professeur à
l’Université de Cambridge. Il y avait alors à Cambridge une sorte
d’académie platonicienne, composée d’Henri Morus, Théophile Gale,
Thomas Burnet, Whitcok, Tillotson le prédicateur. Ils passaient pour
latitudinariens, secte théologique, large et tolérante, qui avait cherché un
milieu entre le papisme et le puritanisme, et dont le chef était
Chillingsworth. Le principal ouvrage de Cudworh est le Vrai système
intellectuel (The true intellectual system) ; Londres, 1678. Mosheim a
donné une traduction latine des œuvres confrères de Cudworth. Une
édition anglaise a été publiée récemment. — Sa fille, lady Masham, amie
de Locke, et chez laquelle il est mort, s’est aussi occupée de philosophie ;
on a d’elle un petit traité sur l’Amour divin, contre Norris, Mallebranche
et les mystiques de son temps.
5. ↑ DÉMOCRITE, philosophe grec, né à Abdère vers 491 av. J-C. Il vécut très
longtemps, de quatre-vingts a cent ans, fit de nombreux voyages qui nous
sont attestés par lui-même dans un fragment célèbre. Il est avec Leucippe

60
le fondateur de la philosophie des atomes. Il composa de nombreux
ouvrages sur toutes les connaissances humaines, et Diogène Laerce en
compte jusqu’à soixante-douze.
6. ↑ BAYLE : (Pierre), célèbre critique, controversiste, philosophe du
e
XVII siècle, né au Carlat (Comté de Foix) en 1647. Professeur de
philosophie à Sedan en 1673, mort en 1706. Ses principaux ouvrages
sont : Pensées sur la Comète (1682), Critique générale de l’histoire du
Cctlvinisme de Maimbourg, Nouvelles de la République des Lettres et
enfin son célèbre Dictionnaire historique et critique (1698). On a publié
à La Haye en 1727-1737 les Œuvres diverses de Bayle, en 4 volumes in-
folio.
7. ↑ CARDAN, médecin, naturaliste, mathématicien, philosophe, l’un des
personnages les plus étranges dlu XVIe siècle, est né à Paris en 1501, et
mort à Rome en 1576. Ses œuvres forment 10 vol. in-fol. Lyon, 1631.
Les principales sont le Theognoston, le De Consolatione, les traités De
Natura, De Immortatitate animarum, De Uno, De Summo bono et enfin
le De Vita propriá, sorte de confession où il nous donne sur lui-même les
détails les plus extraordinaires. Sa philosophie est une sorte de
mysticisme matérialiste.
8. ↑ CAMPANELLA, moine italien, né en Calabre vers la fin du XVIe siècle,
mort à Paris en 1639, dans le couvent des Jacobins. Sa vie, pleine
l’aventures tragiques, se termina paisiblement en France sous la
protection du cardinal Riehelieu. Ses œuvres sont très nombreuses. On
connaît surtout le De sensu rerum, Francfort-sur-Mein, 1620 ; son De
rerum natura, et enfin sa Civitas solis, utopie communiste, imitée de
Platon.
9. ↑ MERCURE VAN HELMONT qu’on ne doit pas confondre avec son père
François Van Helmont (1577-1641), est né à Vilvorde, en 1618, et mort
in Berlin, en 1699. Sa philosophie est un illuminisme désordonné. Il
passa sa vie à chercher et crut avoir trouve l’élixir de vie et la pierre
philosophale. Ses principaux ouvrages sont : Alphabeti naturalis,
hebraici delineati, etc., in-12, Sulzbach, 1667 ; Opuscula philosophica,
in-12, Amsterdam, 1690 ; Seder olam, sive ordo seculorum, ib., 1693.
10. ↑ Henri MORE (en latin Morus), né à Grantham, en 1614, mort à
Cambridge, en 1687, philosophe mystique platonicien. Ses œuvres
complètes philosophiques ont été publiées sons ce litre : H. Mori
Cantabrigiensis opera omnia, tum quæ latinè, tum quæ anglicè scripta
sunt, 2 vol. in-fol., Londres, 1679.
11. ↑ Il y a ici dans l’édition de Gehrardt, par rapport à l’édition de Raspe et
Erdmann que nous avons suivie, dans notre 1re édition, une interversion

61
de trois ou quatre pages qui ne nous paraît pas justifiée, car elle amène
des incohérences et des non-sens.
1° Par exemple, édition Gehrardt, p. 69 : « La facilité que les hommes
ont toujours témoignée à concevoir cette doctrine vient du naturel de nos
âmes. Mais nous jugeons que ces idées qui sont séparées renferment des
notions incompatibles. » Ce dernier menbre de phrase n’a aucun rapport
à ce qui précède.
Au contraire, dans le texte de Raspe, qui est le nôtre, la suite des idées
est parfaitement claire.
Texte de Raspe : Après ces derniers mots : « vient du naturel de nos
âmes », suivent ces mots : Mais nous jugerons dans la suite que la
doctrine externe ne fait qu’exciter ce qui est en nous. » Ce qui est le
complément légitime de la doctrine de l’innéité.
2° Gehrardt, p. 72 : « S’il y a des vérités innées, ne faut-il pas qu’il y
ait dans la suite que la doctrine externe ne fait qu’exciter ce qui est en
nous. » C’est un complet non-sens.
Au contraire, notre texte est absolument clair et cohérent : « S’il y a
des vérités innées, ne faut-il pas qu’il y ait des pensées innées ? — Point
du tout. »
3° Texte Gehrardt, p. 19 : « Mais, quant à cette proposition : le carré
n’est pas le cercle, on peut dire qu’elle est innée ; car en l’envisageant on
fait une subsomption ou application du principe de contradiction, dès
qu’on s’apperçoit des pensées innées. — Point du tout, car les pensées
sont des actions. » Propositions incohérentes.
Texte de Raspe : « Dès qu’on s’aperçoit que ces idées qui sont innées,
renferment des notions incompatibles. » Proposition qui se lie
naturellement à la précédente.
Le texte de Gehrardt : n’est pas même conforme au manuscrit de
Hanovre : ce qui nous a été confirmé par les soins d’une personne
obligeante de cette ville. Le désordre vient donc de Gerhardt lui-même.
12. ↑ Dans le Ménon.
13. ↑ Celle-ci manque dans le texte de Gehrardt.
14. ↑ LUDOLPHE (1649-1716), Tetragonometria tubularia (Francfort, 1690).
15. ↑ GARCILLASSO DE LA VEGA (1540-1618), fils d’une princesse Inca et
d’un compagnon de Pizarre ; Histoire générale du Pérou (Cordoue,
1607).

62
16. ↑ GEHRARDT, ὀαγην.
17. ↑ HERBERT DE CHERBURY (1581-1648), De veritate (Paris, 1648).
18. ↑ Vers tirés de la satire VIII.
19. ↑ GOBIEN (Charles) (1653-1708), professeur de philosophie à Tours, a
publié une Histoire des îles Mariannes (Paris, 1700), p. 72.
20. ↑ Scaliger (Joseph), fils de Jules César, né à Agen, 1540 mort à Leyde
1609. On peut dire qu’il a fixé la Chronologie par son célèbre ouvrage :
De emendatione temporum.
21. ↑ ROBERVAL, célèbre géomètre français, 1602-1675, professeur de
mathématiques au Collège de France.

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