Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
org/pul/696
Tout OpenEdition
Presses
universitaires
de Lyon
La Ville des expiations | Pierre-Simon Ballanche
Livre troisième
p. 42-56
Texte intégral
I
1 Comment concilier les lois préventives avec la liberté ? Le
don de la capacité du bien et du mal suppose la nécessité de
l’épreuve. L’homme a droit à l’épreuve, puis à l’expiation
lorsqu’il succombe à l’épreuve.
2 Faciliter l’épreuve, la proportionner selon le besoin de celui
qui y est soumis : voilà toute la pensée des lois
préventives58.
3 Un malade qui a des éruptions sur la peau n’est pas
seulement traité à l’extérieur par un médecin habile ; ce
médecin travaille à purifier le sang de l’individu, à rétablir
la mort de l’Homme-Dieu.
13 Que diriez-vous encore, sages et prudents du monde, si je
vous annonçais comme certain que, quelques années après
sa fondation, les habitants de la nouvelle ville formeraient
une colonie régénérée qui régénèrerait la société où elle
aurait été fondée ? Elle deviendrait, si j’ose m’exprimer
ainsi, la métropole du sentiment moral.
14 Permettez que je vous le redise, car je voudrais le dire à
toutes les pages, le grand besoin de l’homme c’est la société,
et le méchant ne réclame que le bienfait de l’expiation, le
droit imprescriptible d’être civilisé. Encore une fois, les
méchants, les scélérats sont des barbares, dans le sens que
nous avons fixé à ce mot. Mais, vous le savez, une société
vieillie offre des inégalités blessantes ; la misère y est à côté
de l’aisance ; l’orgueil et l’abjection s’y touchent, rarement la
plainte de l’être souffrant y est entendue, et l’être souffrant
étouffe sa plainte inutile : de là toutes les révoltes
manifestées ou non manifestées. Les hommes que les
inégalités blessent, dont tant de misères ont empoisonné
l’âme, transportez-les ailleurs ; placez-les dans un autre
milieu social ; qu’ils ne foulent plus un sol inhospitalier qui
ne produit plus que des ronces et des épines66 ; qu’ils aillent
respirer l’air natal, c’est-à-dire l’air des institutions
primitives, à la condition toutefois que ces institutions
seront modifiées par les sentiments et les idées du
christianisme. Faites-leur une vie de choix, une vie
commune à tous, une vie semblable pour tous, une vie où
tout soit précepte et instruction morale. Les formes sociales
dans lesquelles ils se trouvent enveloppés sont usées, sans
crédit, sans amour ; et c’est ce qui arma quelques-uns
d’entre eux, les caractères les plus énergiques et les plus
forts, ceux qui peut-être eussent été le plus susceptibles du
bien ; c’est ce qui les arma contre les lois du pays, contre les
sentiments mêmes de la nature. Que le silence et la
méditation, qu’une charité compatissante et appropriée à
leur caractère leur fasse retrouver leur nature primitive, leur
nature susceptible de recevoir l’initiation. Pour eux ce sera
sortir de la servitude d’Egypte. Qu’ils oublient jusqu’à leur
VII
38 La société a le droit de punir les infractions à ses lois, car ses
lois sont divines ; mais la société se perfectionne, et ses lois
se perfectionnent aussi. Les lois sont l’expression de la
société. Dans ce monde périssable et changeant, il ne peut y
avoir rien d’absolu : il n’y a donc ni vérité absolue, ni justice
absolue, ni principe absolu. C’est une grande preuve de
notre misère que l’absolu conduise droit à l’absurde. Ne
soyons donc point étonnés si les lois se perfectionnent, sont
susceptibles de s’améliorer, si elles ne contiennent jamais le
sentiment d’une pleine et entière confiance, en un mot si
elles varient comme la société.
39 Bossuet me fournirait ici un immense argument pour cette
thèse du progrès dans les lois, puisqu’il a cru au progrès
dans les dogmes sur lesquels repose toute religion. N’a-t-il
pas en effet affirmé que Dieu avait cru nécessaire dans les
lois du Sinaï de celer au peuple Hébreu, à son peuple tiré de
la servitude d’Egypte, la connaissance de l’immortalité de
l’âme70 ?
40 Il n’y a point de vérité absolue, disions-nous, point de
justice absolue dans ce monde contingent et conditionnel.
Ainsi je n’ai pas à me justifier si j’ai quelquefois énoncé des
choses contraires les unes aux autres, des choses qui
semblent s’exclure. Je nie l’absolu, et cependant, je
l’admets ; ces deux énonciations peuvent également
s’affirmer. Voyez dans l’Orphée le livre des initiations71.
41 Tout en niant la justice absolue, je suis loin des philosophes
qui n’ont placé la justice que dans la stipulation de la loi72, et
qui par conséquent ne font résulter la justice que de la
parole prononcée ou écrite. Cette philosophie, appliquée
aux lettres et aux arts, tend à dire qu’il n’y a de beau que le
convenu. C’est sur cela que repose au fond le système
classique, lequel est fini. Mais, tout en disant que le
classique est fini, je ne veux pas dire que nous devions
renoncer au génie classique, ni même en restreindre
l’emploi : seulement l’inspiration générale n’étant plus là,
nous ne saurions plus y trouver qu’une servile imitation.
42 Pour en revenir à la justice fondée sur la loi, il faut bien
Notes
58. L’adjectif est inconnu du Dictionnaire de l’Académie de 1835. Littré
ignore d’autre part le sens de : qui cherche à prévenir le crime, que lui
donne ici Ballanche.
59. Le mot doit s’entendre ici au sens que lui donne le Dictionnaire de
l’Académie de 1835 : « maison fondée, destinée pour recevoir les
pauvres, les malades, les passants, les y loger, les nourrir, les traiter par
charité ». Ballanche avait déjà écrit, dans Le Vieillard et le Jeune
Homme, Œuvres, T. I, p. 72 (S. 230) : « Les hôpitaux doivent peu à peu
cesser d’exister, comme les lazarets et les léproseries ont cessé
d’exister. » En fait, cette extinction de l’hôpital passe paradoxalement
par sa généralisation : la Ville des Expiations a non seulement son
hôpital, mais une « école normale » pour en former le personnel, et elle
est elle-même, métaphoriquement, le lazaret où isoler le mal social (voir
p. 53 et note 73).
60. Balzac et Marx ont dénoncé cette illusion de l’infinitude du partage
de la propriété, que chante Lamartine :
« Vous la partagerez entre vous, à mesure
Que vous aurez besoin d’ombre et de nourriture ;
A ceux-là la colline, à ceux-ci le vallon ;
Vous la limiterez d’une borne et d’un nom.
(…)
Croissez et pullulez comme des grains de sable
Sans crainte d’épuiser sa source intarissable.
(…)
Chaque fois qu’à la vie un homme arrivera
Sur les coteaux sans maître on lui mesurera
Un pan du grand manteau de la mère commune ;
Sa femme aura sa part, et deux ne feront qu’une :
Et quand de leurs amours d’autres hommes naîtront,
Pour leur nouvelle faim ces champs s’élargiront. »
La Chute d’un ange, in Œuvres poétiques complètes, Pléiade,
pp. 958-959.
61. Initiative, le mot a ici un sens particulier, lié à l’économie générale
du système. A.1 précise du reste : « (Dieu) a voulu que (cette inégalité)
fut infrangible. Il l’a voulue par des raisons que nous ne pouvons
exprimer didactiquement. Enfermé dans les limites infranchissables que
constitue pour lui l’inégalité des facultés naturelles, l’homme ne peut
prétendre à la rédemption que par une décision volontaire ; la véritable
expiation est fille de la liberté. »
62. A.1 note ici : « Nous l’avons dit, hors le cas de légitime défense, la
société n’a pas plus de droit que l’individu. »
63. Ballanche reprend ici, en les simplifiant quelque peu, les idées
exposées par J. de Maistre dans l’Eclaircissement sur les sacrifices :
« La vitalité, ou plutôt l’identité du sang et de la vie étant posée comme
un fait dont l’antiquité ne doutait nullement, et qui a été renouvelé de
nos jours, c’était aussi une opinion aussi ancienne que le monde, que le
ciel irrité contre la chair et le sang, ne pouvait être apaisé que par le
sang ; et aucune nation n’a douté qu’il n’y eût dans l’effusion du sang
une vertu expiatoire ! Or, ni la raison ni la folie n’ont pu inventer cette
idée, encore moins la faire adopter généralement. Elle a sa racine dans
les dernières profondeurs de la nature humaine, et l’histoire, sur ce
point, ne présente pas une seule dissonance dans l’univers », Œuvres
posthumes, T. II, pp. 339-340.
64. Le souhait d’une réforme pénitentiaire se double chez Ballanche
d’une certaine fascination pour les formes traditionnelles des
châtiments et des peines. C’est ainsi que dans l’histoire d’Oscar se
manifeste une « commisération douloureuse » pour les forçats du bagne
de Toulon, qui offre « le plus triste et le plus affreux des spectacles. »
(p. 82).
65. Voir le Dernier épilogue, p. 154.
66. Selon Fourier, de même, « les sociétés sauvage, patriarcale, barbare
et civilisée, ne sont que des sentiers de ronces, des échelons pour
s’élever à un meilleur ordre social », Théorie des quatre mouvements et
des Destinées Générales, (1808) Œuvres Complètes, Paris, Anthropos,
1966, T. I, p. 15.
67. Le texte est peu clair, si ce n’est qu’il refuse la hiérarchie
traditionnellement reconnue entre crimes de sang et délits. On voit mal
en revanche quelle distinction il établit entre l’escroc d’une part, le
contrebandier et le déserteur de l’autre. Serait-ce là un souvenir de
l’Ancien Régime, où ces deux derniers délits étaient punis à l’égal des
crimes de sang ?
68. C’est la formule de Montlosier qui, dans De la Monarchie française
(1814), ravive la discussion par Montesquieu, Boulainvilliers, Dubos et
Mably des origines de la nation française. Elle s’est attirée la réplique de