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org/pul/693
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de Lyon
La Ville des expiations | Pierre-Simon Ballanche
Livre deuxième
p. 27-41
Texte intégral
I
1 Dans l’état actuel de la société, les méchants, les scélérats
mêmes, ne sont que des hommes hors du Christianisme,
hors de la société telle que Dieu l’a voulue, telle que le
progrès du temps l’a faite, des hommes en arrière du
sentiment moral, enfin des barbares31. Je prends ici le mot
barbare dans le sens où il est généralement entendu. Les
barbares qui ont régénéré l’état social, en le bouleversant
tout entier, qui se sont répandus comme un torrent sur les
débris de l’Empire romain, ne sont pas les barbares
instinctifs et intuitifs que Platon avait en vue, les pères des
traditions.
4 La société du genre humain, comme il a été déjà dit, a
commencé par un état de déchéance ; toutes les traditions
primordiales sont unanimes sur ce point. Les sociétés
humaines, celles dont nous connaissons l’origine vraie ou
fabuleuse, c’est-à-dire celles dont l’origine nous a été
racontée par l’histoire ou par la poésie qui est aussi
l’histoire, mais l’histoire primitive, toutes ont commencé
par un état analogue. Qui sait si Spartacus35 n’aurait pas fini
par régénérer l’institution romaine, déjà évidemment usée à
cette époque ? Politiques profonds, voilez-vous la face
devant les mystères de l’organisation sociale, devant les
mystères, souvent sanglants, qui enveloppent le secret des
diverses transformations politiques. La Ville des Expiations
aura donc un commencement semblable à celui de toutes les
sociétés humaines. Seulement la prescience divine aura
pour interprète la prescience humaine.
5 La nouvelle société de l’Europe, celle qui a manifesté tout à
coup son existence par le tocsin terrible de 89, celle qui ne
peut plus ne pas s’affermir, n’a point échappé à la
rigoureuse loi que nous venons de signaler, loi si vivement
empreinte de l’anathème dont nous devons travailler à nous
relever. La diffusion des lumières n’a pu nous garantir des
sanglantes saturnales de 9336 : les lumières, il est vrai
n’étaient pas arrivées jusqu’aux hommes pour qui de tels
crimes ne furent que l’instinct féroce du barbare. Le dix-
huitième siècle avait été un siècle de critique et non un
siècle de doctrine. Il ne pouvait donc pas fonder ; sa mission
fut une mission redoutable, puisqu’elle ne consistait qu’à
détruire.
6 Les esclaves, les serfs, les ilotes, les vaincus souvent
s’affranchissent par des crimes dont rougit l’humanité. Plus
tard, ils parviendront tout naturellement à l’instruction
commune dont ils furent trop longtemps privés ; à la
propriété, qui leur fera connaître les affections sociales
auxquelles ils restèrent étrangers. Enfin ils entreront dans la
composition des mœurs générales, seules vraies garanties
de l’ordre.
7 Mais ce n’est point de cela qu’il s’agit ici. Les méchants d’un
état social quelconque, ainsi que je l’ai dit, peuvent être
considérés comme des individus hors de cet état social, ou
par leur propre situation, ou par leur caractère, c’est-à-dire
ou par leur nature intime ou par des circonstances
extérieures à eux ; des individus enfin, pour lesquels il est
nécessaire de construire une société en rapport avec eux,
dont les initiations successives leur soient appliquées. Ce
sont des barbares qu’il faut civiliser, ou des abrutis qu’il faut
réveiller au sentiment moral. En un mot, il faut se placer
pour eux dans l’hypothèse où s’est trouvé le genre humain,
après la déchéance, condamné à se refaire lui-même.
8 Voilà pourquoi, dans la nouvelle société que j’appelle la Ville
des Expiations, il sera juste de rétablir la puissance des
traditions, de rendre son énergie au règne de la solidarité.
Tout sera fixe, déterminé, immuable, inflexible, comme
dans les législations anciennes. J’ai cité le Lévitique ; mais
le principe progressif sera tenu en réserve dans le fond
même de l’institution. Nous ne pouvons pas oublier que le
mouvement d’évolution est inhérent aux sociétés humaines.
9 Ainsi que je l’ai dit au commencement, le progrès, avant le
Christianisme, a dû se produire sous une forme
antagonistique : depuis le Christianisme, il a dû tendre à se
produire sous une forme harmonique.
II
10 Que le lecteur me permette une remarque digressive,
nécessaire pour éclairer la suite de mes idées. A l’origine, il
est bon de le dire une fois, les facultés instinctives avaient
plus de force et d’étendue dans l’homme qu’elles n’en ont à
présent : telle est peut-être la raison qui explique, ainsi que
je l’ai déjà fait pressentir, les connaissances
météorologiques que nous avons perdues, et les progrès de
l’astronomie antique ; telle est peut-être encore la raison qui
expliquerait l’institution du langage originel. C’est ce
moyen, avec l’énergie même du signe de la pensée, qui sert à
faire comprendre comment les premiers pas de toutes les
connaissances humaines furent si rapides. Pouvons-nous,
en effet, nous faire une idée de ce que furent les langues
Notes
31. Dans ses Considérations sur la nature de la Révolution de France
1793, Mallet du Pan avait écrit : « Les Huns et les Hérules, les Vandales
et les Goths, ne viendront ni du Nord ni de la Mer Noire, ils sont au
milieu de nous ». Ces formules sont reprises le 8 décembre 1831 dans le
Journal des Débats par Saint-Marc Girardin à propos de la révolte des
canuts : « Les Barbares qui menacent la société ne sont point au
Caucase ni dans les steppes de la Tartarie : ils sont dans les faubourgs de
nos villes manufacturières ». Les Barbares historiques, barbares
fondateurs, avaient permis à la France de la Restauration d’affirmer son
identité et ses valeurs. Désormais destructeurs, les « nouveaux
barbares » vont hanter l’idéologie libérale et l’imagination romantique
(voir P. Michel. Un mythe romantique, les Barbares 1789-1848, P.U.L.,
1981).
Ballanche, lui, n’accorde guère d’attention aux Barbares historiques, et il
se refuse à faire du mot de barbare le signe de l’exclusion définitive
d’une partie de l’humanité. Pour lui, comme pour Maistre, « l’état de
civilisation est l’état naturel et primitif de l’homme ». Il ne considère les
peuples sauvages ou barbares de l’histoire phénoménale que comme des
peuples dégénérés. En revanche, les barbares constituent dans l’histoire
idéale une sorte d’Ur-Mensch, et à l’instar des Titans une représentation
de l’homme cosmogonique. Le barbare est un accident, ou un symbole,
soit de l’origine des traditions, soit de la faiblesse humaine. Instinctive,
ou historique, la barbarie est une avec l’humanité. Il n’est d’exclus que
provisoires. Il faut éduquer les barbares, non les exterminer. Ballanche
échappera en partie au cercle éducation-répression dans lequel tourne
Révolution française, mais la loi du 30 août 1792 le rétablit dans les cas
d’attentats contre la sûreté de l’Etat et de fabrication de fausse monnaie.
Il disparut complètement du Code pénal grâce à l’article 66 de la Charte
de 1814.
42. C’est ce qu’affirme Guizot de « la condition morale » des Germains :
« Il est extrêmement difficile de l’apprécier ; c’est un texte de
déclamations à l’honneur ou à la charge de la vie sauvage, de
l’indépendance primitive ou de la société développée, de la simplicité
naturelle ou des lumières. » Et il ne voit de solution à cette difficulté que
dans la pratique de l’ethnologie comparée, à la suite de Lafitau : « Je ne
connais qu’un moyen (…) de parvenir à se représenter avec quelque
vérité l’état social et moral des peuplades germaniques : c’est de les
comparer aux peuplades qui dans les temps modernes (…) sont encore à
un degré de civilisation à peu près pareil, et mènent à peu près la même
vie », Histoire de la Civilisation en France, Paris, Didier, 1840, 7e
Leçon, T. I.. p. 214).
43. Pour Ballanche, d’accord sur ce seul point avec Aristote, la force
n’est pas à l’origine de l’esclavage, même si elle permet de le maintenir.
Dans l’article Esclavage conservé à la Bibliothèque Municipale de Lyon,
on lit en effet : « Le sentiment de sa dégradation et de son infériorité
doit être pour l’esclave la raison et la loi de son obéissance. » Avec le
réveil de sa conscience commença pour l’esclave le temps de la révolte
contre le maître, qui préfigure évidemment la lutte du patricien et du
plébéien.
44. La colonisation, dans la pensée du temps, a une fonction de
réhabilitation, voire de rédemption. La clôture de la colonie en fait le
lieu de la transfiguration morale : dans l’Ile mystérieuse de Jules Verne,
encore, les naufragés de l’air ne font pas que transformer le monde, ils
transforment les autres et se transforment eux-mêmes. Masque
spiritualiste d’une réalité moins engageante, qui fait tourner au plus
grand profit de la civilisation européenne la « débarbarisation » des
barbares de l’extérieur par ceux de l’intérieur.
45. Le développement qui commence ici, pour se poursuivre jusqu’à la
section VIII, figure dans A.1. mais non dans CODIE qui en propose plus
haut (cl. p. 16) une autre version. Il a paru opportun de le maintenir
pour illustrer, à la fois, l’inachèvement dans lequel est demeuré ce texte
qui résume la méditation de toute une vie, et la fondamentale
importance attribuée par l’auteur à la relation qu’il établit entre la
liberté humaine et la possibilité de la rédemption.
46. « L’Éternel lui dit : Si quelqu’un tuait Caïn, Caïn serait vengé sept
fois ». Genèse, 4,15.
« Caïn sera vengé sept fois.
Et Lémec soixante-dix-sept fois » Genèse, 4. 24.
Ce dernier texte est cité par Ballanche à la fin de L’Homme sans nom,
tout homme venant en ce monde, qui tire chaque jour son esprit du
néant comme, aux premiers temps du monde, une parole féconde tira
l’univers du chaos ». C’est par lui que Dieu révèle les idées éternelles et
se révèle lui-même à l’esprit humain.
52. Il y a là peut-être un souvenir de Hobbes qui, s’il ne formule pas
cette proposition excessive, marque fortement la totale dépendance
dans laquelle, dès la constitution du « corps politique », le sujet se
trouve placé vis-à-vis du souverain.
53. Souvenir évident du célèbre développement des Soirées de Saint-
Pétersbourg, dont voici la conclusion, p. 41 : « Nul éloge moral ne peut
lui convenir ; car tous supposent des rapports avec les hommes, et il
n’en a point. Et cependant toute grandeur, toute puissance, toute
subordination repose sur l’exécuteur : il est l’horreur et le lien de
l’association humaine. »
54. Eloignez-vous donc.
55. Ballanche s’intéressait depuis longtemps au problème moral posé
par la prostitution. Son ami lyonnais Bredin l’évoque longuement dans
une lettre du 1er décembre 1821, où il l’associe à la « ville du refuge »,
premier nom, comme on le sait, de la Ville des Expiations. Encore que
fort confuses, ses réactions d’honnête chrétien qui n’arrive guère à
prendre son parti de ce scandale ne sont pas sans évoquer celles de
Ballanche. Comme lui il refuse l’argument habituel, selon lequel la
prostitution constituerait « un bien réel pour la société », et pour les
bonnes mœurs une défense qu’une sage administration ne saurait
négliger. Mais s’il s’indigne de ce remède qui « propage le mal qu’il
s’agit de détruire », il « avoue que l’on ne pourrait s’en passer tout à
coup », et conclut que les filles de joie méritent plus de pitié que de
mépris. Ballanche adopte une attitude beaucoup plus catégorique, seule
compatible du reste avec le principe même de son ouvrage.
56. C’est, bien sûr, Samson qui abattit le temple du dieu des Philistins,
Dagôn (Juges. 16). Rappelons que les Juges d’Israël ne sont pas des
magistrats de justice, mais des héros, des sauveurs suscités par Yahvé.
57. Balzac développait en 1825 dans le Code des gens honnêtes ce thème
des républiques de brigands :
« Les voleurs forment une république qui a ses lois et ses mœurs ; ils ne
se volent point entre eux, tiennent religieusement leurs serments, et
présentent, pour tout dire d’un mot, au milieu de l’état social, une image
de ces fameux flibustiers dont on admirera sans cesse le courage, le
caractère, les succès et les éminentes qualités.
Les voleurs ont même un langage particulier, leurs chefs, leur police (…)
leurs syndics, leur parlement, leurs députés » L’œuvre de Balzac, Paris,
Club Français du Livre, T. 14, p. 71.