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La Ville des expiations - Livre deuxième - Presses universitaires de Lyon https://books.openedition.

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Presses
universitaires
de Lyon
La Ville des expiations | Pierre-Simon Ballanche

Livre deuxième
p. 27-41

Texte intégral
I
1 Dans l’état actuel de la société, les méchants, les scélérats
mêmes, ne sont que des hommes hors du Christianisme,
hors de la société telle que Dieu l’a voulue, telle que le
progrès du temps l’a faite, des hommes en arrière du
sentiment moral, enfin des barbares31. Je prends ici le mot
barbare dans le sens où il est généralement entendu. Les
barbares qui ont régénéré l’état social, en le bouleversant
tout entier, qui se sont répandus comme un torrent sur les
débris de l’Empire romain, ne sont pas les barbares
instinctifs et intuitifs que Platon avait en vue, les pères des

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traditions selon Pythagore ; il ne faut jamais perdre de vue


que les philosophes du dix-huitième siècle ont commis une
grande erreur, en posant pour point de départ de la société
l’état sauvage. Ils ont méconnu l’antiquité. Je m’en réfère à
tout ce que j’ai dit dans les volumes précédents. Des
philosophes avaient comparé les antiques rois de la Grèce
aux Caciques et aux Sachems32 ; ils ignoraient donc ces
monuments cyclopéens33 qui précédèrent partout les siècles
héroïques, et qui attestent de fortes civilisations
antérieures : ils étaient dispensés alors du soin d’expliquer
ces monuments.
2 Les barbares, qui sont au milieu de nous, notre devoir est de
chercher à les civiliser, ou du moins à civiliser leurs enfants.
Ce sont des êtres individuels que nous avons à faire rentrer
dans la communauté des sentiments sociaux, en réveillant
ou en faisant naître en eux le sentiment moral, qu’il nous est
prescrit de désindividualiser par l’éducation, s’il est permis
de s’exprimer ainsi. Enfin replaçons-les sous le joug de la
solidarité, mais avec la pensée intime et profonde que ce
joug austère est une forme de la charité ; que par une suite
d’épreuves et d’initiations appropriées il deviendra
ouvertement un jour le doux lien de la charité.
3 Il faut donc recommencer pour eux la société primitive ; il
faut créer pour eux une organisation sociale antique. Et ici
je ne puis m’empêcher de signaler encore une fois l’erreur
du dix-huitième siècle, au sujet du point de départ de la
société. Ainsi il faut, comme dans les temps anciens, des lois
qui règlent les paroles et les actions de ceux que nous avons
à civiliser. Le nouveau peuple agira comme un seul homme,
pour toutes choses. Ce sont des Hébreux34 à arracher à la
maison de servitude, à conduire dans la terre promise, en
passant par le désert, où ils logeront sous la tente. Et
néanmoins nous ne prendrons pas M. de Maistre pour notre
législateur ; car, même à l’égard du peuple nouveau, dont
nous nous occupons, nous ne pouvons ni faire rétrograder,
ni suspendre la loi de clémence et de grâce. Nous ne
prendrons pas non plus Bentham, car nous avons des idées
qui dominent celle de l’utilité, et nous tenons compte des

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traditions.
4 La société du genre humain, comme il a été déjà dit, a
commencé par un état de déchéance ; toutes les traditions
primordiales sont unanimes sur ce point. Les sociétés
humaines, celles dont nous connaissons l’origine vraie ou
fabuleuse, c’est-à-dire celles dont l’origine nous a été
racontée par l’histoire ou par la poésie qui est aussi
l’histoire, mais l’histoire primitive, toutes ont commencé
par un état analogue. Qui sait si Spartacus35 n’aurait pas fini
par régénérer l’institution romaine, déjà évidemment usée à
cette époque ? Politiques profonds, voilez-vous la face
devant les mystères de l’organisation sociale, devant les
mystères, souvent sanglants, qui enveloppent le secret des
diverses transformations politiques. La Ville des Expiations
aura donc un commencement semblable à celui de toutes les
sociétés humaines. Seulement la prescience divine aura
pour interprète la prescience humaine.
5 La nouvelle société de l’Europe, celle qui a manifesté tout à
coup son existence par le tocsin terrible de 89, celle qui ne
peut plus ne pas s’affermir, n’a point échappé à la
rigoureuse loi que nous venons de signaler, loi si vivement
empreinte de l’anathème dont nous devons travailler à nous
relever. La diffusion des lumières n’a pu nous garantir des
sanglantes saturnales de 9336 : les lumières, il est vrai
n’étaient pas arrivées jusqu’aux hommes pour qui de tels
crimes ne furent que l’instinct féroce du barbare. Le dix-
huitième siècle avait été un siècle de critique et non un
siècle de doctrine. Il ne pouvait donc pas fonder ; sa mission
fut une mission redoutable, puisqu’elle ne consistait qu’à
détruire.
6 Les esclaves, les serfs, les ilotes, les vaincus souvent
s’affranchissent par des crimes dont rougit l’humanité. Plus
tard, ils parviendront tout naturellement à l’instruction
commune dont ils furent trop longtemps privés ; à la
propriété, qui leur fera connaître les affections sociales
auxquelles ils restèrent étrangers. Enfin ils entreront dans la
composition des mœurs générales, seules vraies garanties
de l’ordre.

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7 Mais ce n’est point de cela qu’il s’agit ici. Les méchants d’un
état social quelconque, ainsi que je l’ai dit, peuvent être
considérés comme des individus hors de cet état social, ou
par leur propre situation, ou par leur caractère, c’est-à-dire
ou par leur nature intime ou par des circonstances
extérieures à eux ; des individus enfin, pour lesquels il est
nécessaire de construire une société en rapport avec eux,
dont les initiations successives leur soient appliquées. Ce
sont des barbares qu’il faut civiliser, ou des abrutis qu’il faut
réveiller au sentiment moral. En un mot, il faut se placer
pour eux dans l’hypothèse où s’est trouvé le genre humain,
après la déchéance, condamné à se refaire lui-même.
8 Voilà pourquoi, dans la nouvelle société que j’appelle la Ville
des Expiations, il sera juste de rétablir la puissance des
traditions, de rendre son énergie au règne de la solidarité.
Tout sera fixe, déterminé, immuable, inflexible, comme
dans les législations anciennes. J’ai cité le Lévitique ; mais
le principe progressif sera tenu en réserve dans le fond
même de l’institution. Nous ne pouvons pas oublier que le
mouvement d’évolution est inhérent aux sociétés humaines.
9 Ainsi que je l’ai dit au commencement, le progrès, avant le
Christianisme, a dû se produire sous une forme
antagonistique : depuis le Christianisme, il a dû tendre à se
produire sous une forme harmonique.
II
10 Que le lecteur me permette une remarque digressive,
nécessaire pour éclairer la suite de mes idées. A l’origine, il
est bon de le dire une fois, les facultés instinctives avaient
plus de force et d’étendue dans l’homme qu’elles n’en ont à
présent : telle est peut-être la raison qui explique, ainsi que
je l’ai déjà fait pressentir, les connaissances
météorologiques que nous avons perdues, et les progrès de
l’astronomie antique ; telle est peut-être encore la raison qui
expliquerait l’institution du langage originel. C’est ce
moyen, avec l’énergie même du signe de la pensée, qui sert à
faire comprendre comment les premiers pas de toutes les
connaissances humaines furent si rapides. Pouvons-nous,
en effet, nous faire une idée de ce que furent les langues

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près de l’origine du langage, c’est-à-dire à l’origine des


choses, lorsque l’homme sortit créature intelligente, libre et
morale, des mains de son créateur ?
11 Une de ces facultés primitives, dont il subsiste encore
quelques traces, et qui commencent à se perdre par
l’introduction des lumières acquises, par la science destinée
à remplacer l’instinct ; une faculté que nous ne pouvons
même déjà plus juger, quoique la tradition n’en soit pas très
ancienne pour nous ; une faculté enfin qui ne se présente
plus à notre esprit que comme une illusion superstitieuse,
parce qu’elle est hors de nos sensations habituelles, c’est la
seconde vue des Ecossais37, et peut-être de quelques
habitants des Alpes. Le magnétisme serait-il destiné à nous
introduire un jour dans la connaissance des facultés
instinctives primitives, ou du moins à nous les faire
comprendre ? J’ai parlé ailleurs des nations chananéennes.
Les charmes, les incantations, le magnétisme exercé sur les
serpents, sur d’autres animaux ; les amulettes, les fétiches,
les objets de la nature animée ou inanimée, qui restent
empreints du magisme exercé par l’homme ; les sciences
occultes enfin, qui ne furent pas toujours des jongleries ;
telles sont les choses dont nous nous abstiendrons de rendre
compte.
12 Parce que nous voyons que tout est successif, que tout se
développe, chaque ordre de faits à son tour, nous croyons
que tout a toujours été ainsi ; nous nous trompons.
L’intelligence humaine est tout d’une pièce. L’homme a
toujours été et sera toujours identique à lui-même. Au
commencement, il était nécessaire qu’il sût beaucoup ; à
présent, il est nécessaire qu’il apprenne beaucoup. Ayons
toujours ceci présent à la pensée : il faut que l’homme se
fasse lui-même ; et Dieu, en chaque temps, lui a donné
l’instrument dont il a besoin. Il doit travailler à la sueur de
son front jusqu’à ce qu’il revienne au lieu d’où il est sorti,
comme s’exprime si énergiquement la Genèse.
13 M. de Maistre forme, à l’égard de la puissance primitive de
l’homme, des conjectures analogues aux miennes. Il croit
que le déluge fut une punition de crimes au-dessus de nos

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facultés actuelles. L’anathème inexorable prononcé contre


les nations chananéennes aurait pu lui fournir une
conjecture de plus pour son hypothèse.
14 Ainsi, selon ce théosophe, l’homme, après avoir succombé à
une première épreuve, aurait encore succombé à une
seconde : la première aurait été faite sur l’homme
universel ; la seconde sur les hommes issus de l’homme
universel déchu.
15 Je laisse à d’autres le soin d’expliquer la prodigieuse algèbre
de Moïse : ce n’est point ici le lieu de m’en occuper. Qu’il
nous suffise d’y lire le double dogme de la déchéance et de la
réhabilitation.
16 Je n’ai fait cette digression que pour marquer la distance
vraiment incommensurable où nous sommes des
institutions primitives. Nous ne pouvons pas reconstruire le
Vieil Orient, surtout à une époque où le Vieil Orient va peut-
être lui-même recevoir un immense ébranlement38.
17 Toutefois remarquons que le Vieil Orient se reconstruit
toujours à toutes les époques.
18 La Grèce plaça dans la Thrace le berceau des traditions dont
elle ne pouvait rendre compte historiquement ; l’Egypte fut
le Vieil Orient pour les peuples occidentaux ; enfin l’Etrurie
fut le Vieil Orient pour les peuples Italiques.
19 Je ne veux point répéter ce que j’ai dit dans les
Prolégomènes de la Palingénésie et dans les arguments de
l’Orphée. Seulement je veux dire qu’il ne s’agit point de
reconstruire tout un passé ; qu’il ne s’agit point de faire
repasser la cité nouvelle par les temps divins ou mythiques,
qu’il faut se borner à chercher dans l’homme évolutif
l’homme cosmogonique, car l’homme cosmogonique se
retrouve toujours à toutes les phases de l’évolution.
III
20 Revenons sur nos pas. Il faut, disions-nous, recommencer la
société pour les hommes en arrière ou hors de la société ;
mais ne nous lassons pas de le redire, car c’est ici que
commence notre profond dissentiment de M. de Maistre ;
nous sommes toujours d’accord, lui et moi, lorsque nous
sommes dans les temps antérieurs, sans application de ses

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doctrines aux temps modernes ; mais, puisqu’il faut le


redire, nous ne pouvons séparer de la promesse la
réalisation de la promesse ; le décret de la réhabilitation, du
décret de la déchéance. Ainsi la prophétie et le symbole ont
un langage plus accessible. Ainsi, pour le culte, nous ne
saurions rétablir les sacrifices d’animaux. Ainsi nous nous
garderions bien de reconstituer les castes, lors même que ce
serait en notre pouvoir. N’avons-nous pas le Christianisme ?
Et quelque soit notre régime d’exception, nous est-il permis
d’ignorer le christianisme ?
21 Nous fonderons de nouvelles traditions, mais ces traditions
ne peuvent être que chrétiennes, qu’une série chronologique
des diverses applications, des divers développements de la
loi de clémence et de grâce. Nous n’avons aucune mission
pour établir une religion ; d’ailleurs le Christianisme est la
perfection et le complément de toute institution religieuse,
d’ailleurs enfin il ne peut y avoir de religion sans une base
cosmogonique.
22 Il est plus facile de faire comprendre que de dire le secret de
la Ville des Expiations, ce qui doit en former le lien social.
IV
23 Que l’on me permette une dernière remarque.
24 L’individualité est un progrès ; la solidarité rigoureuse, telle
que l’entend M. de Maistre, est une sorte de panthéisme39
qui anéantit le moi moral. Le moi moral doit augmenter
d’intensité, et prendre de la réalité, à mesure que le
sentiment moral se perfectionne dans l’homme. Ne
craignons pas néanmoins que cette individualité puisse
jamais arriver au point de détruire l’unité morale sur
laquelle repose la société, unité qui est l’identité même du
genre humain. Une autre fois, je chercherai à consoler les
esprits chagrins qui nous croient menacés de la dissolution
du lien social ; peut-être à expliquer plus ou moins
comment ce lien continuera de subsister. Dieu a toujours
veillé et il veillera jusqu’à la fin sur les sociétés humaines.
25 Ainsi donc je me contente pour le moment d’énoncer un
point de fait tout simple. L’individualité, nous sommes
forcés de le reconnaître, est une tendance et par conséquent

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un progrès. Dans une autre vie, l’individualité sera plus


parfaite ; dans celle-ci, elle ne peut éviter mille écueils. C’est
cette imperfection de l’individualité qui en fait les
inconvénients, qui produit le mal. Ceux qui ne sont pas
encore faits pour cette individualité, tout imparfaite qu’elle
est, c’est-à-dire les hommes en arrière du progrès, doivent
recommencer leur éducation sociale, puisque celle à laquelle
ils ont été soumis a été insuffisante pour eux. Tel est encore
notre but en fondant la Ville des Expiations. Tout le
problème consiste dans la transformation graduée de la
solidarité en la charité.
26 La charité est aussi le lien qui unit ce monde à l’autre ; le
passé et l’avenir, le temps mobile et l’immobile éternité.
V
27 Sans doute il y a toujours eu des méchants, des hommes en
arrière de la société où ils vivaient ; et plus le nombre de
ceux qui entrent dans la composition des mœurs générales
augmente, plus le nombre des méchants augmente, j’oserai
dire dans une proportion à peu près égale. Il en résulte donc
que le nombre des méchants était moindre dans les sociétés
antiques que dans les sociétés modernes. Des classes
entières étaient hors de la responsabilité, pendant que
d’autres classes étaient couvertes du manteau de l’impunité.
28 Voici une autre observation qui mérite de ne pas être
dédaignée.
29 Les stipulations des lois anciennes annoncent que le crime
était puni comme un dommage, et non comme une
infraction de la loi morale, car la loi morale a longtemps été
en puissance avant d’être en acte. Incomplet et obscur, le
sentiment moral se manifestait alors indépendamment de la
loi positive ; que l’on se souvienne de cette loi du talion qui
est regardée toujours par certains esprits comme le type de
la justice ; que l’on se souvienne encore de cette autre loi qui
tarifait les indemnités dues aux parents d’un homme
assassiné, selon la classe ou la condition de la victime. Nous
trouvons ces sortes de lois étranges, parce que, depuis, la loi
morale nous a été donnée, parce qu’enfin le sentiment
moral s’est perfectionné en nous. Je sais que durant la nuit

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du moyen âge, qui fut le retour des siècles cyclopéens ou


héroïques, les lois du talion, des représailles, des
compositions40 ont existé, quoique le christianisme fût
consitué en société publique. Mais il en est de cela comme
de l’esclavage, qui s’est perpétué malgré l’Evangile, et de la
servitude de la glèbe, qui a succédé à l’esclavage. Toutes ces
choses indiquent seulement que le christianisme, par le côté
où il touche aux affaires humaines, a été très lent à s’établir :
il lui a fallu ni plus ni moins de dix-huit siècles pour
pénétrer dans l’essence même de la société, pour passer de
la sphère religieuse ou philosophique dans la sphère civile
ou politique.
30 Le droit d’aubaine et le droit de confiscation41 viennent
seulement de disparaître. Le mot de vindicte publique est
toujours employé dans la langue de notre jurisprudence ; et
il continuera de l’être jusqu’à ce qu’il soit reconnu enfin que
la société n’a plus le droit de se venger. Elle peut se
défendre, mais non se venger, pas plus que les individus.
L’homme et la société sont des êtres analogues.
VI
31 La véritable mission de la société est de protéger les
individus, de développer les facultés de l’homme, de
perfectionner le genre humain. M. Cuvier, en creusant les
premières couches du globe terrestre que nous habitons, a
trouvé plusieurs âges de créatures animées qui répondent
aux temps de la Cosmogonie de Moïse. Les monuments de
l’esprit humain nous donnent de même plusieurs âges de
formes sociales, et, ce qui est encore plus étonnant, il sera
possible un jour de déterminer plusieurs âges de procédés
intellectuels ; l’étude approfondie des langues produira ce
merveilleux résultat.
32 Cette considération nous conduirait à celle des races, et à
leurs diverses attributions. Mais cette question ne sera mûre
que dans un demi-siècle. Resserrons notre cercle de
discussions.
33 Voyez ce qui est arrivé pour notre civilisation européenne
moderne. Les nations qui bornaient au nord l’Empire
Romain formaient des races distinctes, dont les facultés

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caractéristiques sont un objet d’études si difficiles et si


dignes de nous occuper. Ces races diverses se sont
succédées sur les différents sols de l’Europe. A mesure que
l’empire romain se retirait, le flot de l’inondation barbare
s’avançait. Lorsque, par exemple, les Francs et les
Bourguignons entraient dans les Gaules, les Goths
s’établissaient sur la rive gauche du Danube, et les Scythes
venaient remplacer les Goths ; puis, les Tartares sont venus
occuper, sur les bords de la Mer Noire, l’ancienne patrie des
Scythes auxquels ils ressemblent. Ce phénomène des
populations et des races, se pressant l’une l’autre, se
succédant, se remplaçant ; les aborigènes chassés par des
conquérants, devenus conquérants d’une autre contrée ; ce
phénomène est un des grands problèmes de l’histoire
ancienne.
34 Nous sentons, plus qu’il ne serait possible de l’exprimer, les
différents âges de civilisation ; mais ce qui serait difficile à
sentir et à exprimer, ce serait l’appréciation, la mesure du
sentiment moral pour chacun de ces âges42.
35 Quoiqu’il en soit, et ce qui du moins est hors de doute, c’est
qu’à tous les âges de civilisation, il y a des hommes en
arrière de cet âge lui-même, des hommes pour qui il faut
refaire l’éducation sociale. Jusqu’à présent on a trouvé plus
simple ou plus expéditif de les tuer, ou de les mettre aux
fers ; j’ai déjà fait cette remarque.
36 Le génie de l’humanité a bien quelquefois fait entendre de
nobles et rares protestations. Quelques instincts sublimes se
sont manifestés. On n’a jamais rien tenté dans un système
général. Mais il est une réflexion qu’il ne faut pas omettre.
Dans un ordre social où l’esclavage était de droit commun, il
s’est trouvé des esclaves qui, malgré l’autorité d’Aristote, ne
se sont pas sentis nés avec une nature d’esclave ; ils avaient
en eux l’âme d’un homme libre43. Ceux-là ont dû souvent
réagir contre une société oppressive pour eux seuls. Ce que
je dis des esclaves n’est qu’un exemple pour faire sentir ma
pensée. Une simple disharmonie entre les facultés
intellectuelles et le sentiment moral a pu pousser certains
hommes dans une voie d’opposition aux lois établies. N’est-

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il jamais arrivé que des hommes nés dans un pays et dans


un siècle pour lesquels ils n’étaient pas faits se soient
trouvés comme emprisonnés dans les formes sociales, et
aient fait des efforts plus ou moins condamnables, plus ou
moins généreux, pour briser leurs fers ? Peut-être y en a-t-il
eu qui n’avaient d’autre malheur que celui d’être nés
prématurément, s’il est permis de parler ainsi, d’être nés au
sein d’une civilisation trop peu avancée pour l’étendue de
leurs facultés. On ne sait pas assez où peut conduire le
défaut de sympathie avec les temps où nous vivons. Du
malheur au crime, souvent la pente est rapide.
37 Substituons au châtiment, l’épreuve pour les uns, l’expiation
pour les autres.
VII
38 Sparte fut une sorte de paradoxe réalisé. La Ville des
Expiations sera une autre sorte de paradoxe réalisé.
Lycurgue voulut pétrifier une législation héroïque. Nous
prendrons le principe progressif à son origine, pour lui faire
parcourir toutes ses phases. Nous régnerons dans notre ville
par l’uniformité de la règle. A Sparte, les citoyens étaient
considérés en quelque sorte, comme des hommes
condamnés. Dans notre ville, il n’y aura point de citoyens. Il
n’y aura que des habitants ; et ces habitants seront
considérés comme étant tous des hommes de bien. Ils
n’auront point de droits, ils n’auront que des devoirs. Ce qui
manquait à Sparte, ce qui manquera également à la Ville des
Expiations, c’est la liberté, car il n’y aura d’autre liberté,
comme c’était à Sparte, que l’uniformité et la prévoyance de
la règle. Toute la vie, tous les actes de la vie, y seront prévus
et réglés jusque dans les moindres mouvements, jusque
dans les moindres actions. Il y aura les heures des repas, les
heures des prières, les heures des promenades, les heures de
silence, les heures d’entretien, les heures de lecture, les
heures du travail manuel. Pas une minute ne sera perdue.
39 Que si le génie de l’humanité, qui a eu ses prophètes, à
diverses époques, daignait condescendre à la pensée dont je
me rends l’interprète, et qu’il voulût me confier sa toise d’or,
je commencerais dès à présent à tracer l’enceinte et à

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creuser les fossés de la nouvelle ville. J’en dessinerais les


murailles auprès d’un grand fleuve, dans une vaste plaine,
qui serait entourée de riches coteaux. J’y unirais toutes les
magnificences de la nature avec le style noble d’une
architecture sévère. Je me souviendrais des monuments de
l’Egypte, non pour les imiter, mais pour produire des
impressions analogues. On retrouverait donc quelque chose
de ces formes sérieuses et gigantesques ; grossières de près,
types de beauté de loin ; et surtout je n’oublierais pas les
aspects symboliques et instructifs : les lignes seraient des
idées. Tous les moyens de salubrité et de propreté seraient
prodigués dans la distribution de la ville, soit par les
courants atmosphériques, soit par les plantations d’arbres,
soit par le luxe des eaux. Les abords en seraient larges et
commodes, mais l’accès en serait difficile ; on ne pourrait y
entrer que par une seule porte.
40 La ville, tout entourée de remparts, serait partagée en deux
parties distinctes ; l’une serait la Ville haute, et l’autre serait
la Ville basse.
41 La ville haute serait composée d’édifices publics, et de
maisons pour des marchands, des ouvriers, des artisans de
toutes sortes. La ville basse serait uniquement destinée aux
habitants soumis à la vie d’expiations. Une banlieue
considérable, qui serpenterait autour des collines et dans la
plaine, appartiendrait à la ville, serait comprise dans la
même administration, et serait réservée tout entière aux
affranchis ou expiés, qui prendraient dès lors le nom de
colons44 Cette banlieue serait divisée en jardins et en petites
fermes avec de jolies habitations.
***
42 Arrêtons-nous quelques instants avant de fixer toutes nos
idées ; et que le lecteur veuille bien compatir à la fatigante
obligation où je suis de ne marcher que d’une manière un
peu incertaine, dans une route si nouvelle45.
43 Redisons-le donc, la Ville des Expiations doit représenter le
monde : elle est un moyen d’expiation pour ceux à qui
l’expiation imposée à tous serait insuffisante. Ne craignons
pas, avant d’aller plus loin, d’établir des principes généraux.

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44 L’origine du mal, c’est la nécessité de la liberté pour que


l’homme fût un être moral. L’homme ayant été créé libre, il
a fallu qu’il pût abuser de sa liberté. Le mal hors de
l’homme, le mal dans le reste de la création est le mystère
sous lequel s’enveloppe la nécessité du mal pour l’homme,
dans le monde, c’est-à-dire, la nécessité de la liberté : Adam,
c’est la nature humaine, car Adam représente la nature
humaine, telle qu’elle a été créée. Non seulement il la
représente, c’est la nature humaine elle-même ; car il la
contenait, car elle était en lui, car elle coexistait avec lui
dans son ensemble, car enfin il était l’essence de la nature
humaine. Tous les hommes qui ont paru, qui ont eu leur
place ou qui l’auront, dans le temps et dans l’espace, tous,
c’est Adam. Il fallait qu’Adam succombât, car s’il n’avait pas
succombé, il n’aurait pas été l’essence de la nature humaine.
Que l’on ne s’effarouche pas d’une assertion aussi hardie ;
elle sera réduite à sa juste valeur par ceux en qui se fait
l’assimilation de mes idées. Ceux-là verront que si l’homme
devait succomber, il devait se relever aussi, ou, ce qui est la
même chose, être mis en état de se relever. Ils verront que,
pour la manifestation de la liberté de l’homme, c’est-à-dire
pour la manifestation de l’être moral, Dieu lui-même a été
obligé de souffrir le mal. Sans cela, en effet, l’aurait-il
souffert ? Enfin, l’homme est entré dans le temps, et est
devenu un être successif, mais c’est toujours le même être.
Du mystère de la déchéance, passons au mystère de la
réhabilitation. Le Christ, qui a racheté la nature humaine,
n’aurait pas pu la racheter, s’il n’eût été que l’essence de la
nature humaine, car cette rédemption eût été au-dessus de
lui. Il fallait qu’il fût d’une essence supérieure, de l’essence
divine. Mais il fallait aussi qu’il fût de l’essence humaine, car
dans ces choses, il ne s’agit pas d’une rançon, il s’agit d’une
rénovation de la nature, faite dans l’essence même de la
nature. Voilà pourquoi le Christ est Dieu et homme. Le
genre humain a consenti à la faute d’Adam, il y consent par
un acte continu ; il faut qu’il consente aussi à la rédemption
par le fils de l’homme, il faut qu’il y consente par un acte
continu.

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45 Il ne s’agit pas de contraindre la volonté, il faut la changer :


ce n’est qu’ainsi que le mal peut disparaître : serait-ce donc
l’homme, l’homme régénéré qui aurait l’éminente faculté
d’ôter le mal ? ceci pourrait servir à expliquer à la fois et la
chute et la réhabilitation. Ne pourrait-on pas ajouter, sans
trop de témérité, que, peut-être, dans l’échelle des êtres
intelligents, l’homme est le seul qui soit un être moral, ce
qui expliquerait la nature des épreuves auxquelles il a été
soumis, et, par analogie, la nature des épreuves qui lui sont
réservées dans une autre vie.
46 En un mot, le dogme du médiateur, qui est si avant dans les
traditions générales du genre humain, repose sur ceci, que
l’homme ne pouvait être régénéré que par des moyens qui
lui fussent sympathiques. Sous ce point de vue, la
rédemption prouve la liberté.
47 C’est à la fois l’adhésion à la peine du péché, l’acceptation de
la douleur, le consentement libre à la grâce de la
réconciliation, le progrès de l’être moral, la naissance de
l’homme nouveau, qui constituent la seule vraie expiation.
VIII
48 Si Caïn et Judas ont été condamnés pour avoir désespéré de
la justice divine, que penser de la justice humaine ? Car
enfin c’était sur eux-mêmes que Caïn et Judas prononçaient
la sentence d’irrémission ; et nos juges de justices humaines
s’avisent de la prononcer sur les autres ! Ils seraient
condamnés s’ils se condamnaient eux-mêmes, comment
osent-ils condamner ceux dont la conscience ne peut être
connue par eux ? La Genèse prononce un septuple
anathème contre ceux qui attenteraient aux jours de Caïn, et
un anathème sept fois septuple contre le meurtrier de
Lamech, l’autre meurtrier46.
49 Je ne saurais trop le redire, au risque même d’atténuer les
arguments dont je dois me servir, il ne faut pas croire qu’il
soit dans mon intention de censurer les actes par lesquels la
société s’est investie, ou s’est crue investie du droit de
condamner à mort. Jamais je ne consentirai à m’établir juge
d’un ordre de choses dans lequel je suis né, dont je fais
partie : Socrate aima mieux mourir plutôt que de se

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soustraire à la rigueur d’une loi dont il avait cependant


reconnu l’injustice. Encore moins voudrais-je m’établir juge
d’un ordre de choses dans lequel je ne suis pas né, dont je ne
fais point partie : ce serait en quelque sorte se déclarer juge
de la Providence elle-même. Je sais seulement qu’une loi
morale n’existe pas pour le monde, avant d’y avoir été
d’abord prédite, et ensuite promulguée. Les vérités
n’arrivent que successivement, et ne se développent que
graduellement. Ce que j’ai exprimé plus haut, sous la forme
d’un doute, j’ose ici l’affirmer ; non, la société n’avait point
usurpé le droit de mort, reste du droit de vie et de mort
accordé aux pères sur les enfants ; elle ne l’avait point
usurpé, puisqu’elle les a tous en elle. Peut-être l’usurpation
commencerait-elle dès à présent, si elle voulait continuer de
le retenir contre la tendance des idées et des sentiments.
50 Lorsque vers le milieu du siècle dernier, Beccaria, l’avocat
général Servan47, et plusieurs autres précurseurs d’une
révolution maintenant à moitié accomplie dans la
jurisprudence criminelle, faisaient entendre leurs
éloquentes réclamations en faveur de l’humanité, ils
trouvèrent de nombreux contradicteurs. De cette
controverse qui agita tous les esprits dans le temps, il n’est
resté que les écrits des partisans de la réforme, parce que
ceux-là seuls étaient en sympathie avec les opinions
générales, avec l’avenir de la société ; le reste est
absolument inconnu. C’est toujours ainsi. Nul ne peut
survivre qu’en vivant d’avance dans l’avenir.
51 Mais revenons à ce que nous disions tout à l’heure. Une loi
morale n’est point obligatoire pour l’homme avant sa
manifestation dans le monde, si ce n’est pour ceux à qui il a
été donné de devancer les temps. Et c’est la société tout
entière, la société telle qu’elle est devenue par le progrès des
idées, qui manifeste en ce moment son horreur pour la
peine de mort. Il est du devoir du législateur d’obéir à cette
expression de la société actuelle. Une loi morale a aboli la
confiscation ; cette loi a précédé l’acte législatif qui l’a
réalisée ; auparavant sans doute, quoique dans un sens
relatif, la confiscation pouvait paraître juste, parce qu’elle

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était très légale, et d’une légalité non conventionnelle. Les


principes sont invariables et absolus, mais les applications
changent. La société se perfectionne elle-même, parce que le
mouvement perfectif a été mis en elle par l’auteur de la
société ; et en se perfectionnant, elle perfectionne l’homme,
parce que c’est là sa mission : la société et l’homme ont l’un
sur l’autre une action réciproque et continue ; les sociétés
vieillissent et meurent, mais elles laissent un héritage qui ne
meurt jamais.
52 Hobbes avait raison de regarder l’état social comme un état
de guerre48 ; c’était ainsi de son temps, car l’harmonie
n’avait pas encore été substituée à l’antagonisme. Rousseau
dévoré de mélancolie, trouvait l’état social un état non
naturel, et par conséquent un état dépravateur. Telle fut la
source de toutes ses erreurs dans tous les genres ; les
erreurs aussi bien que les vérités sont sœurs.
53 On est toujours parti de ce principe faux : à savoir que
l’homme a primitivement aliéné une partie de sa liberté
pour obtenir en échange la protection sociale49. C’est une
hypothèse contredite par toute l’histoire, par toute la
philosophie du genre humain. L’homme n’a rien aliéné, n’a
pu rien aliéner. Il n’a point cédé une chose, il ne s’en est
point réservé une autre. Il n’a point stipulé pour lui et pour
les siens. Il n’a point le choix, il ne l’a jamais eu. Il est
essentiellement et constitutivement être social ; c’est sa
nature. Il a toujours trouvé la société toute faite ; il l’a
trouvée toute composée d’un passé et d’un avenir ; il y est né
seulement avec sa liberté morale. Ainsi donc la société a des
droits antérieurs aux individus qui la composent, des droits
primitifs qui dominent et enchaînent les individus.
54 Il y a une remarque importante à faire ici, et que j’ai déjà
consignée quelque part. On trouve parmi les nations50
sauvages une sorte de stupidité invincible qui s’oppose à
l’avancement des idées. On sent que les générations seraient
destinées à se succéder indéfiniment sans se perfectionner,
et que les enfants ne sachant jamais que ce que leurs pères
leur auraient appris, la masse des idées ne pourrait
s’augmenter. Cet état qui paraît être un état de dégradation

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d’une société antérieure devrait être stationnaire, puisque


l’homme ne transmettrait jamais que ce qui lui aurait été
transmis. Il en est de même du langage qui paraît également
n’être formé que des débris d’un langage antérieur51.
L’instruction ne pourrait donc pas sortir du sein de ces
sortes de peuples ; elle devrait donc venir du dehors. Il
serait donc permis de croire à une instruction primitive
imposée dès l’origine ; il serait donc permis d’affirmer que
les perfectionnements successifs de la société ont, par la
même raison, été imposés, et ne furent jamais le simple
résultat du progrès naturel des choses ; encore le progrès
naturel des choses est-il hors de la puissance des individus.
Je n’ai pas besoin de faire remarquer que je ne m’occupe
pas en ce moment de la diversité des facultés attribuées aux
diverses races humaines.
55 La révélation, considérée sous le rapport philosophique, est
le besoin pour l’homme que l’instruction vienne d’une
source extérieure à lui. Il est bien entendu toutefois que je
n’exclus point la spontanéité, qui est tantôt une des formes
de la révélation, tantôt l’expression ou le résumé d’un état
antérieur.
56 Ainsi, la révélation, les traditions, la spontanéité, sont la
trame merveilleuse des destinées humaines.
57 L’homme prend hors de lui, mais il s’assimile à lui. Ces
pensées nous introduiront bientôt dans de nouvelles
considérations que nous devons écarter en ce moment pour
continuer notre discours. Beccaria, dont nous parlions tout
à l’heure, et qui a partagé la grande erreur du dix-huitième
siècle, celle de l’hypothèse du contrat primitif, Beccaria,
parmi les arguments contre la peine de mort emploie celui-
ci. L’homme n’a pu jamais céder le droit de lui donner la
mort. Certainement non ; mais cela n’empêche point que la
société ait pu l’avoir, car la société étant, ainsi que nous le
disions, antérieure à l’individu, elle a des droits antérieurs.
D’ailleurs encore, même dans la supposition du contrat
primitif, chaque homme n’aurait cédé le droit de mort sur
lui que pour assurer sa propre vie52. Ainsi la société a pu fort
bien avoir le droit de vie et de mort, et l’individu n’avoir

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point le droit de se tuer. L’individu néanmoins a


incontestablement le droit de se dévouer, même au risque
d’une mort certaine, mais sans qu’il en résulte pour lui le
droit de se tuer lorsque la vie lui devient à charge.
58 Ceux qui accordent à l’homme le droit de se tuer, comment
s’y prennent-ils pour contester le droit de tuer les autres ?
On raisonne toujours mal lorsque l’on raisonne sur un droit
inhérent à l’individu : remontez donc toujours, je vous en
conjure, et il n’y a que cela de vrai, remontez au sentiment
moral et à l’institution divine.
IX
59 Le contact du bourreau, la simple vue du bourreau, vous
font frémir, et il n’est qu’un instrument53. Retirez-vous
donc54 du juré, et du juge ! Fuyez l’approche de tout homme
qui n’a pas reculé devant la pensée de l’irrévocable ! Oui,
hâtons-nous de supprimer la peine de mort, quand ce ne
serait que pour qu’il n’y eût pas cette sorte de créature, cette
créature isolée et sinistre, ce terrible excommunié qu’on
appelle le bourreau.
60 Une autre sorte de créature suscite aussi ma profonde pitié.
Il faut bien le dire, et j’en demande pardon au lecteur ; il
faut bien le dire, puisque c’est aussi un des grands
opprobres de l’ordre social. Il s’agit de la profession de
femme publique55, si l’on ose appeler profession un tel état
de dégradation. Des hommes qui parlent de mœurs comme
M. de Maistre parle de justice ne sont-ils pas accoutumés à
décider du haut de leur cruelle sagesse que la prostitution
est la garantie de la sûreté du mariage ? Ah ! si je ne
craignais pas d’outrager la pudeur comme M. de Maistre a
fait baisser les yeux à la sainte humanité, je pourrais à mon
tour peindre cette nécessité sociale qui commande à
certaines femmes le sacrifice ignominieux que des nations
idolâtres ont imposé pour honorer d’impudiques divinités ;
je pourrais peindre ce malheur abject qui pèse sur elles, et
qui les parque ainsi que des êtres immondes, de vils rebuts
de la société ; je pourrais enfin peindre cette acceptation de
l’opprobre, ce consentement à l’outrage, caractère singulier
d’un vice érigé par nous en profession. Qui refuserait de

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reconnaître la même raison, le même principe, les mêmes


analogies ? Toujours quelques-uns dégradés pour relever la
dignité des autres ! Toujours oubli de la solidarité et de la
charité ! Oh ! s’il était vrai que la société ne pût se soutenir
que par de telles calamités ; s’il était vrai encore que la
société eût besoin des iniques ressources, des honteux et
coupables stratagèmes de la police ; s’il était vrai enfin que
la morale et l’art de gouverner les hommes fussent établis
sur des principes différents, alors il faudrait crier de toute sa
puissance contre l’ordre social, alors il faudrait secouer
fortement les colonnes du temple, comme ce fameux juge
d’Israël56 fit pour le temple des idoles, et s’ensevelir sous les
ruines de ce temple sacrilège.
61 En effet, allons jusqu’où nous pouvons aller dans les
conséquences d’un si déplorable système. Il y a pour les
voleurs, pour les faussaires, pour les escrocs, une sorte
d’instinct, qui peut paraître aussi un instinct inné, un
jugement de Dieu sur la société. Eux aussi sont une nature à
part, si l’on ne consulte que les mêmes analogies, si l’on se
place dans la même sphère d’idées que M. de Maistre.
Remarquez les prodiges d’intelligence, d’adresse, de
sagacité que font éclater les voleurs dans la conception du
crime. Comme ils s’entendent ! comme ils se répondent !
comme ils sont en sympathie les uns avec les autres sans se
connaître ! cette intelligence employée à faire le mal, ce
courage à braver de honteux et obscurs dangers, cette lutte
perpétuelle de plusieurs contre tous, cette lutte inégale par
la force, et qui se prolonge par la ruse, ce brutal
désintéressement du danger et de la mort, cette loyauté
dans le partage du vol, vraie parodie de la justice, vraie
ironie de l’équité ; cette soumission à une discipline qui
remplace la loi et le devoir, cette vie aventureuse qui fait le
brigand, le flibustier, le pirate, le conquérant même,
lorsqu’il n’est que conquérant, tout cela compose aussi, si
l’on veut, une nature à part57.
62 Et le mendiant donc ! cette existence insouciante, vile et
paresseuse, ce goût de l’abjection et du mépris, ne
constituent-ils pas une créature en dehors des autres

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créatures humaines, pour la sympathie des sentiments ?


Retranchons-nous dans les catégories, dans les natures
diverses, nous serons bien à notre aise pour expliquer, pour
justifier même, pour légaliser enfin les choses ignobles de
l’ordre social, choses que nous devrions tendre au contraire
à en faire disparaître. Nous dirons alors : la société ne peut
exister sans prostituées, sans mendiants, sans voleurs ;
comme M. de Maistre dit qu’elle ne peut exister sans
bourreaux ; comme des publicistes anciens et même des
publicistes modernes ont dit qu’elle ne peut exister sans
esclavage. Ces Parias volontaires, ces Ilotes libres, ces
misérables qui se cachent dans l’ombre, et qui dérobent en
quelque sorte leur existence sans cesse menacée, formeront
des sociétés différentes les unes des autres. Je ne puis pas
croire que ce ne soit pas contraire au but de l’association
humaine. Vous prétendez que de telles dégradations sont un
produit nécessaire de la force des choses, et moi je prétends
que ce sont des barbares qu’il faut civiliser, que cette lie
deviendra un vin généreux lorsque la société sera égale pour
tous. Ne prenez point pour prétexte de votre inhumanité et
de votre insouciance le résultat de l’inégalité des rangs, des
hiérarchies sociales. Je vais plus loin, si vous persistez à
admettre des classes naturellement dégradées, vous ne
pouvez tarder à les multiplier. Il y en aura toujours qui
d’abord échapperont à vos classifications, et qui viendront
ensuite s’y ranger. Vous prodiguerez la séduction pour
avilir ; ensuite vous vous en tirerez par le mépris justifié ;
bientôt vous en viendrez à mépriser l’homme lui-même,
l’homme image de Dieu ; et la dignité qui devrait être pour
tous, ne sera plus qu’une exception faite par votre caprice.
Ah ! je vous le dis encore une fois, vous m’apprendriez ainsi
à repousser la société, la société qui, malgré vous, sert à
l’avancement de l’homme.
63 Je sais bien que les différentes analogies que je viens de
signaler ne sont point du même ordre. La nécessité de ce
que la justice offre de terrible, sans doute vient de ce qu’il y
a toujours eu, de ce qu’il y aura toujours des malfaiteurs.
64 Que l’on me permette une dernière réflexion.

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65 A mesure qu’un plus grand nombre d’hommes est admis


aux droits de cité, à mesure qu’un plus grand nombre entre
dans la composition des mœurs générales d’une époque,
alors toutes les idées relatives et absolues changent dans
toute l’étendue de la hiérarchie sociale. Alors les peines
infamantes et la peine de mort prennent réellement plus de
gravité ; alors elles deviennent plus difficiles à appliquer,
car le sentiment de la dignité, dans les classes inférieures, et
le sentiment de l’humanité dans les classes supérieures,
faisant toujours des progrès égaux, doivent finir par se
rencontrer.
***
66 C’est à la doctrine des initiations à préparer la réparation de
tant de maux, à opérer graduellement la transformation de
la solidarité en charité.

Notes
31. Dans ses Considérations sur la nature de la Révolution de France
1793, Mallet du Pan avait écrit : « Les Huns et les Hérules, les Vandales
et les Goths, ne viendront ni du Nord ni de la Mer Noire, ils sont au
milieu de nous ». Ces formules sont reprises le 8 décembre 1831 dans le
Journal des Débats par Saint-Marc Girardin à propos de la révolte des
canuts : « Les Barbares qui menacent la société ne sont point au
Caucase ni dans les steppes de la Tartarie : ils sont dans les faubourgs de
nos villes manufacturières ». Les Barbares historiques, barbares
fondateurs, avaient permis à la France de la Restauration d’affirmer son
identité et ses valeurs. Désormais destructeurs, les « nouveaux
barbares » vont hanter l’idéologie libérale et l’imagination romantique
(voir P. Michel. Un mythe romantique, les Barbares 1789-1848, P.U.L.,
1981).
Ballanche, lui, n’accorde guère d’attention aux Barbares historiques, et il
se refuse à faire du mot de barbare le signe de l’exclusion définitive
d’une partie de l’humanité. Pour lui, comme pour Maistre, « l’état de
civilisation est l’état naturel et primitif de l’homme ». Il ne considère les
peuples sauvages ou barbares de l’histoire phénoménale que comme des
peuples dégénérés. En revanche, les barbares constituent dans l’histoire
idéale une sorte d’Ur-Mensch, et à l’instar des Titans une représentation
de l’homme cosmogonique. Le barbare est un accident, ou un symbole,
soit de l’origine des traditions, soit de la faiblesse humaine. Instinctive,
ou historique, la barbarie est une avec l’humanité. Il n’est d’exclus que
provisoires. Il faut éduquer les barbares, non les exterminer. Ballanche
échappera en partie au cercle éducation-répression dans lequel tourne

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la pensée libérale en imaginant dans la Ville des Expiations de


réintégrer les nouveaux barbares à l’ordre cosmogonique par un
système qui combine régression, éducation, mais aussi soumission à
l’ordre social existant.
32. A l’inverse. Chateaubriand constate dans le Voyage en Amérique
(1826) : « Il y a deux manières également fidèles et infidèles de peindre
les Sauvages (…) ; Pune est de ne parler que de leurs lois et de leurs
mœurs, sans entrer dans le détail de leurs costumes bizarres (…) Alors
on ne verra que des Grecs et des Romains ; (…) l’autre manière consiste
à ne représenter que les habitudes et les coutumes des Sauvages sans
mentionner leurs lois et leurs mœurs ; alors on n’aperçoit plus que des
cabanes enfumées et infectes dans lesquelles se retirent des espèces de
singes à parole humaine » (Romans et Voyages, Pléiade, T. I, p. 749).
L’ethnologie comparée remonte en fait au livre du jésuite Lafitau sur les
Mœurs des sauvages américains comparées aux mœurs des premiers
temps (1724). Mais elle a été pour les Philosophes une arme de choix
contre la Révélation. C’est ainsi que Buffon, par exemple, conseille :
« Lisez Tacite sur les mœurs des Germains, c’est le tableau de celles des
Hurons, ou plutôt des habitudes de l’espèce humaine sortant de l’état de
nature » (Des époques de la nature, 1779). Ballanche dénonce sans cesse
l’illusion ethnologique des Lumières, et il refuse de tenir compte, dans
son système, « des civilisations américaines qui sont nées d’hier et sans
traditions », L’Homme sans nom, Préface de 1828, Œuvres, T. III,
p. 164 (S. 253).
33. Dans Orphée, Ballanche nous montre le roi Evandre installé dans
une cité cyclopéenne, Œuvres, T.V, p. 81 (S. 420).
34. La comparaison avec les Hébreux tient à la pensée figurale de
Ballanche, pour qui « il y a des peuples qui sont types, et qui renferment
dans leur histoire celle des autres peuples (…). Les livres de l’Ancien
Testament sont à la fois historiques et symboliques », Essai sur les
institutions sociales, Œuvres, T. IL p. 53 (S. 116).
35. Au thème des « nouveaux barbares » s’associe celui des révoltes
serviles. On attend, ou l’on redoute, « un nouveau Spartacus » (Balzac,
Monographie de la Presse parisienne, 1843.) Ballanche, qui raconte
dans l’épisode de la Virginie Romaine la Seconde sécession plébéienne,
recense d’autre part, au livre VII, (cf. p. 127), après les trilogies de
Zénobie et de Jeanne d’Arc, une série de tragédies romaines à faire,
pour rappeler que « toutes les révolutions des peuples » sont « des
crises de progrès ou de décadence ». A-t-il pensé à joindre à ces projets
demeurés lettre morte la tragédie de Spartacus ? Il sera réservé à Quinet
de l’écrire, avec les Esclaves, de 1847 à 1852.
36. Malgré ces formules d’allure maistrienne, et dont les allitérations
marquent un curieux — et rare — souci d’expressivité, Ballanche tente
de faire de la Révolution un élément positif de son système. Les

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saturnales ne ressortissent qu’à l’histoire phénoménale d’un événement


qui entre dans les plans de la Providence. La Révolution est « le chaos
cosmogonique, le combat toujours énergique et souvent aveugle de tous
les divers éléments sociaux entre eux. Une pensée intime travaillait en
silence à organiser ces éléments confus, pour leur faire prendre le
nouvel ordre des choses, l’évolution palingénésique du genre humain »,
Palingénésie, Œuvres, T. IV, p. 284 (S. 372). Pour avoir fait entrer dans
les mœurs générales une partie considérable du peuple qui en était
exclu, elle est même la figure, « resserrée dans l’espace de quelques
années » ibid., p. 180 (S. 346), de l’histoire du genre humain, dont la
nature est d’avancer toujours.
37. Poncif romantique, que l’on retrouve à la première ligne de la Vision
d’Hébal, dont le héros est défini comme « un Ecossais doué de la
seconde vue ».
38. Les spéculations sur ce sujet étaient nourries par l’insurrection
victorieuse des Grecs, où beaucoup voyaient le prélude d’un
effondrement prochain de l’Empire ottoman. Voir Prolégomènes,
Œuvres, T. IV, p. 256 (S. 365).
39. Selon Ballanche, en effet, la solidarité telle que l’entend J. de
Maistre se confond avec la réversibilité des mérites, dogme dont
l’intelligence est incapable de pénétrer le mystère. Le sentiment de cette
impuissance altère la conscience morale et empêche l’homme de se
sentir responsable. A ce titre, le système maistrien apparaît aussi
dangereux que le panthéisme, dont Mme de Staël avait dit dans De
l’Allemagne (IIIe P., ch. VII, éd. Pange-Balayé, Paris, 1959, p. 186) « qu’à
force d’inspirer de la religion pour tout, il la dispersait sur l’univers et ne
la concentrait point en nous-mêmes », et que l’école mennaisienne par
exemple considère comme le tombeau des religions.
40. La loi franke fait acception de la qualité des personnes, et permet le
rachat d’un crime par une compensation pécuniaire fixée en fonction de
cette qualité. « Ils doivent accepter du coupable une composition
proportionnée au crime et dont le taux est fixé par la coutume. La
vengeance n’est possible que si la composition n’est pas payée »
(Olivier-Martin, Histoire du droit français, cité par Robert, article
Composition).
41. Le droit d’aubaine a été aboli par une loi du 14 juillet 1819, c’est le
droit d’un seigneur qui recueille la succession d’une personne étrangère
morte sur ses terres sans lui avoir fait aveu. Les héritiers normaux de
ces « gens sans aveu » perdent tout droit sur les biens du défunt.
Quant au droit de confiscation, ses aspects concernent aussi bien le
droit commercial que le droit criminel. Il joua un rôle considérable dans
l’ancien droit pénal. Ballanche parle plus particulièrement ici de la
confiscation générale, qui concernait tous les biens d’un condamné. Ce
droit fut d’abord supprimé pendant une brève période au cours de la

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Révolution française, mais la loi du 30 août 1792 le rétablit dans les cas
d’attentats contre la sûreté de l’Etat et de fabrication de fausse monnaie.
Il disparut complètement du Code pénal grâce à l’article 66 de la Charte
de 1814.
42. C’est ce qu’affirme Guizot de « la condition morale » des Germains :
« Il est extrêmement difficile de l’apprécier ; c’est un texte de
déclamations à l’honneur ou à la charge de la vie sauvage, de
l’indépendance primitive ou de la société développée, de la simplicité
naturelle ou des lumières. » Et il ne voit de solution à cette difficulté que
dans la pratique de l’ethnologie comparée, à la suite de Lafitau : « Je ne
connais qu’un moyen (…) de parvenir à se représenter avec quelque
vérité l’état social et moral des peuplades germaniques : c’est de les
comparer aux peuplades qui dans les temps modernes (…) sont encore à
un degré de civilisation à peu près pareil, et mènent à peu près la même
vie », Histoire de la Civilisation en France, Paris, Didier, 1840, 7e
Leçon, T. I.. p. 214).
43. Pour Ballanche, d’accord sur ce seul point avec Aristote, la force
n’est pas à l’origine de l’esclavage, même si elle permet de le maintenir.
Dans l’article Esclavage conservé à la Bibliothèque Municipale de Lyon,
on lit en effet : « Le sentiment de sa dégradation et de son infériorité
doit être pour l’esclave la raison et la loi de son obéissance. » Avec le
réveil de sa conscience commença pour l’esclave le temps de la révolte
contre le maître, qui préfigure évidemment la lutte du patricien et du
plébéien.
44. La colonisation, dans la pensée du temps, a une fonction de
réhabilitation, voire de rédemption. La clôture de la colonie en fait le
lieu de la transfiguration morale : dans l’Ile mystérieuse de Jules Verne,
encore, les naufragés de l’air ne font pas que transformer le monde, ils
transforment les autres et se transforment eux-mêmes. Masque
spiritualiste d’une réalité moins engageante, qui fait tourner au plus
grand profit de la civilisation européenne la « débarbarisation » des
barbares de l’extérieur par ceux de l’intérieur.
45. Le développement qui commence ici, pour se poursuivre jusqu’à la
section VIII, figure dans A.1. mais non dans CODIE qui en propose plus
haut (cl. p. 16) une autre version. Il a paru opportun de le maintenir
pour illustrer, à la fois, l’inachèvement dans lequel est demeuré ce texte
qui résume la méditation de toute une vie, et la fondamentale
importance attribuée par l’auteur à la relation qu’il établit entre la
liberté humaine et la possibilité de la rédemption.
46. « L’Éternel lui dit : Si quelqu’un tuait Caïn, Caïn serait vengé sept
fois ». Genèse, 4,15.
« Caïn sera vengé sept fois.
Et Lémec soixante-dix-sept fois » Genèse, 4. 24.
Ce dernier texte est cité par Ballanche à la fin de L’Homme sans nom,

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Œuvres, T. III, p. 304 (S. 288).


47. Le marquis de Beccaria (1738-1794) s’était acquis une célébrité
européenne par son livre Des délits et des peines (1764). Il y renouvelait
le droit pénal en protestant contre la torture, l’atrocité des supplices et
l’inégalité des châtiments suivant l’origine sociale des personnes. —
Servan (1737-1807) avait pu passer pour son disciple ; avocat général au
Parlement de Grenoble, il s’était lui aussi élevé contre la torture et avait
réclamé l’égalité de tous devant la justice.
48. Il y a ici quelque imprécision. C’est selon Hobbes, l’état de nature
qui, du fait des passions et des appétits qu’ils portent en eux-mêmes,
expose les hommes à toutes les violences, et les contraint de mener les
uns contre les autres une guerre générale et permanente, résumée dans
la célèbre formule homo homini lupus. L’établissement du pacte social,
à l’occasion duquel l’individu renonce à ses droits personnels pour
bénéficier de la sécurité que lui garantit le souverain, a précisément
pour but d’y mettre un terme.
49. C’est en effet le fondement que, avec des nuances fort importantes,
Hobbes et Rousseau donnent tous les deux au pacte social. Alors que,
pour Hobbes, le sujet remet au souverain la totalité des prérogatives que
lui valait l’état de nature, on sait que l’une des principales
préoccupations de Rousseau, dans le Contrat social, consiste à
déterminer un système susceptible de concilier la nécessaire autorité de
l’Etat avec la liberté des citoyens.
50. Nation doit vraisemblablement s’entendre ici au sens que lui donne
Littré : « Réunion d’hommes habitant un même territoire, soumis ou
non à un même gouvernement, ayant depuis longtemps des intérêts
assez communs pour qu’on les regarde comme appartenant à la même
race. »
51. C’est à Bonald que Ballanche fait ici allusion. Le don du langage
consenti par Dieu à l’homme constituait un argument essentiel de son
apologétique. Souvent exposée auparavant, notamment dans la
Législation primitive, cette théorie avait reçu son expression définitive
dans les Recherches philosophiques sur les premiers objets des
connaissances morales, publiées en 1818. L’auteur prétendait, dans cet
ouvrage, retrouver les principaux enseignements de la Révélation par
des voies purement rationnelles. A propos du langage, il montrait
comment les travaux modernes, ceux notamment de Frédéric Schlegel,
permettaient de déceler des rapports imprévus entre les idiomes les plus
éloignés dans l’espace et dans le temps, et suggéraient ainsi l’hypothèse
d’une langue primitive unique. Mais il remarquait d’autre part que nul
n’a jamais parlé sans avoir auparavant entendu parler devant lui, et que
penser était impossible sans avoir recours aux mots. Tant la science que
la plus simple expérience confirmaient ainsi l’enseignement de la
Genèse le langage représente « la lumière du monde moral qui éclaire

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tout homme venant en ce monde, qui tire chaque jour son esprit du
néant comme, aux premiers temps du monde, une parole féconde tira
l’univers du chaos ». C’est par lui que Dieu révèle les idées éternelles et
se révèle lui-même à l’esprit humain.
52. Il y a là peut-être un souvenir de Hobbes qui, s’il ne formule pas
cette proposition excessive, marque fortement la totale dépendance
dans laquelle, dès la constitution du « corps politique », le sujet se
trouve placé vis-à-vis du souverain.
53. Souvenir évident du célèbre développement des Soirées de Saint-
Pétersbourg, dont voici la conclusion, p. 41 : « Nul éloge moral ne peut
lui convenir ; car tous supposent des rapports avec les hommes, et il
n’en a point. Et cependant toute grandeur, toute puissance, toute
subordination repose sur l’exécuteur : il est l’horreur et le lien de
l’association humaine. »
54. Eloignez-vous donc.
55. Ballanche s’intéressait depuis longtemps au problème moral posé
par la prostitution. Son ami lyonnais Bredin l’évoque longuement dans
une lettre du 1er décembre 1821, où il l’associe à la « ville du refuge »,
premier nom, comme on le sait, de la Ville des Expiations. Encore que
fort confuses, ses réactions d’honnête chrétien qui n’arrive guère à
prendre son parti de ce scandale ne sont pas sans évoquer celles de
Ballanche. Comme lui il refuse l’argument habituel, selon lequel la
prostitution constituerait « un bien réel pour la société », et pour les
bonnes mœurs une défense qu’une sage administration ne saurait
négliger. Mais s’il s’indigne de ce remède qui « propage le mal qu’il
s’agit de détruire », il « avoue que l’on ne pourrait s’en passer tout à
coup », et conclut que les filles de joie méritent plus de pitié que de
mépris. Ballanche adopte une attitude beaucoup plus catégorique, seule
compatible du reste avec le principe même de son ouvrage.
56. C’est, bien sûr, Samson qui abattit le temple du dieu des Philistins,
Dagôn (Juges. 16). Rappelons que les Juges d’Israël ne sont pas des
magistrats de justice, mais des héros, des sauveurs suscités par Yahvé.
57. Balzac développait en 1825 dans le Code des gens honnêtes ce thème
des républiques de brigands :
« Les voleurs forment une république qui a ses lois et ses mœurs ; ils ne
se volent point entre eux, tiennent religieusement leurs serments, et
présentent, pour tout dire d’un mot, au milieu de l’état social, une image
de ces fameux flibustiers dont on admirera sans cesse le courage, le
caractère, les succès et les éminentes qualités.
Les voleurs ont même un langage particulier, leurs chefs, leur police (…)
leurs syndics, leur parlement, leurs députés » L’œuvre de Balzac, Paris,
Club Français du Livre, T. 14, p. 71.

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BALLANCHE, Pierre-Simon. Livre deuxième In : La Ville des expiations
[en ligne]. Lyon : Presses universitaires de Lyon, 1981 (généré le 25 avril
2022). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org
/pul/693>. ISBN : 9782729709785. DOI : https://doi.org/10.4000
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BALLANCHE, Pierre-Simon. La Ville des expiations. Nouvelle édition
[en ligne]. Lyon : Presses universitaires de Lyon, 1981 (généré le 25 avril
2022). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org
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