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org/pul/714
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Presses
universitaires
de Lyon
La Ville des expiations | Pierre-Simon Ballanche
Livre neuvième
p. 130-138
Texte intégral
1 Me voici, de nouveau, dans la ville régénératrice.
2 Cette fois, je suis immédiatement introduit au sein de la cité
ésotérique.
3 Pendant que je cheminais le long de l’avenue du temple,
avec le guide qui m’avait été donné, il crut devoir
m’entretenir des divers écrits dont se compose la
Palingénésie sociale.
4 « Mon fils, me disait-il, avoue que tu as été embarrassé pour
réaliser l’Orphée aperçu par toi dans les profondeurs de la
poésie primitive. Ne pouvant ni faire une histoire, ni créer
un mythe, il ne t’a point été donné d’assigner une époque à
ton poème.
5 — Je n’ai point dû éprouver l’embarras que vous supposez.
Ma propre spontanéité suffisait complètement à mon
dessein. Je n’avais point à peindre une époque fixe et
positive ; je n étais point emprisonné dans un thème
prescrit, dans une sphère qui eût ses limites précises. Je
voulais condenser, dans une seule composition épique, les
quinze siècles de l’humanité qui ont précédé l’histoire ; je
voulais faire la genèse de la gentilité, suppléer, s’il m’est
permis de parler ainsi, à la lacune qui existe entre la Bible et
Homère. L’Orphée est donc la formule la plus générale,
l’expression la plus intimement historique des traditions de
l’Ancien Monde.
6 — Avoue, au moins, que les matériaux dont tu t’es servi
pour les Prolégomènes ont été entassés pêle-mêle par toi, et
que tu as trop laissé à tes lecteurs le soin de les coordonner.
7 — Je ne voulais qu’imprimer un mouvement à leur esprit, et
non lui imposer des opinions. Toutefois ce mouvement est
dans une direction fortement déterminée, et si je ne montre
pas le point où l’humanité doit arriver, du moins je signale
sa marche à travers les siècles. Au reste, je suis venu
chercher ici, et c’est ici que j’espère trouver une véritable
théorie de l’avenir, la pensée éclaircie du but de l’humanité.
8 — Tu ne nieras point que tes idées te sont venues
successivement.
9 — J’ai dit moi-même que je travaillais à ma propre
initiation, et que je désirais y associer mes lecteurs. On ne
pouvait exiger de moi que je revêtisse ma spontanéité
personnelle du manteau de la révélation, que je ne me fisse
pas un devoir de conscience de marquer ce que l’intuition
avait reçu de la méditation et de l’étude. Je ne suis ni
théocrate, ni sectaire.
10 — Tu as parlé des Sibylles, et tu n’as rien dit de celles qui
ont pressenti le christianisme ; et cependant une
iconographie complète a consacrés les traits de leur visage.
De grands peintres n’ont pas craint de les placer dans les
églises chrétiennes. Des hymnes anciens les citent en
témoignage de la tradition 159. De plus, n’a-t-il pas été dit
Notes
159. Allusion au « Teste David cum Sybilla » du Dies irae.
160. A la fin du chapitre qu’il consacre aux Sibylles, Boulanger hasarde
en effet une étymologie : « Nous pensons (…) que le mot Sybille (sic) est
le même que Syba-el ou Subelium, et qu’il signifie retour de Dieu,
période divine, révolution divine, c’est-à-dire, la grande année, ou,
comme on disait en Egypte, l’année Eliaque, ce qui signifie encore la
même chose qu’année de Dieu », L’Antiquité dévoilée par ses usages…,
Amsterdam, Marc-Michel Rey, 1775, T. II, p. 124.
161. Ballanche fait ici allusion au Ve livre de la Vie de Constantin par
Eusèbe de Césarée, intitulé Discours de Constantin à l’assemblée des
Saints, et que la légende voudrait qu’il eût adressé aux Pères du Concile
de Nicée. Cette harangue contient, aux chapitres XIX à XXI, de larges
extraits de la IVe Eglogue, citée en grec qui était la langue du Concile.
162. Pymandre (Poimandres) est un personnage mis en scène dans le
traité auquel il a donné son nom, et qui est le premier de ceux réunis
dans le Corpus Hermeticum. D’inspiration très composite, ces textes
comprennent, selon la critique moderne, fort peu d’éléments
proprement égyptiens (voir Corpus Hermeticum, éd. Nock-Festugière,
Paris, 1945, T. I, Préface). C’est dans l’argument du second livre
d’Orphée que Ballanche fait allusion au « Pymandre, livre pseudo-
trimégiste », Œuvres, T. V, p. 128 (S. 432). Une lettre conservée au
Musée Gadagne de Lyon montre qu’en mars 1818 il avait prêté ce texte à
son ami Bredin, qui l’avait jugé « très intéressant pour un admirateur de
Böhme, » et s’était empressé d’en faire des extraits.
163. Célèbre pour ses extases et ses visions, cette religieuse (1602-1665)
avait composé une Vie de la Sainte Vierge qui fut censurée par les
autorités ecclésiastique.
164. Ballanche écrit histérisme. L’allusion précédente à Marie d’Agréda
confère au terme toute sa valeur qui est, à l’origine, médicale. Littré ne
connaît qu’hystéricisme : « terme de médecine. Grande susceptibilité
aux attaques d’hystérie ». Jusqu’à ce que Pinel et Esquirol aient
entrepris son étude scientifique, cette mystérieuse maladie passait pour
valoir aux personnes qui en étaient frappées des relations privilégiées
avec les puissances surnaturelles.
165. Ici reprennent, après une lacune dans le ms., les enseignements de
l’hiérophante.
166. Même s’il ne présente pas toujours toute la clarté souhaitable, ce
passage témoigne de l’intérêt porté par Ballanche à la pensée kantienne,
qui ne cessait de retenir l’attention en France, depuis le livre de Charles
de Villers (1801) et surtout la présentation que Mme de Staël en avait
faite dans De l’Allemagne. Son commentaire paraît du reste autrement
perspicace et vigoureux que les jugements souvent superficiels des
contemporains (voir Monchoux, L’Allemagne devant les lettres
françaises de 1814 à 1835, Paris, A. Colin, 1953, pp. 293-294.)
Il semble bien que Ballanche, fidèle en cela à ses convictions, inverse la
relation établie par Kant entre la raison et la foi, la philosophie et la
religion, par exemple dans la célèbre dissertation de 1793 intitulée La
Religion dans les limites de la simple raison. Pas plus que le
rationalisme kantien ne refusait la révélation, Ballanche ne rejette sans
appel le rationalisme philosophique, et ces pages le situent très loin de
Lamennais, tel au moins qu’il apparaît dans l’Essai d’un système de
philosophie catholique. Mais Kant tendait à privilégier la raison
pratique, et à tenir — philosophiquement parlant — le Christ et son
enseignement pour l’expression historique de la moralité. Ballanche
adopte l’attitude opposée, et subordonne la raison pratique à la
révélation ; au lieu, pour reprendre son langage, que l’homme
métaphysique domine l’homme cosmologique, c’est « l’homme
cosmique et religieux » qui doit être considéré d’abord, parce que
« l’infinie magnificence du dogme eucharistique » lui permet, s’il sait
s’en rendre digne, de transcender sa nature et de réaliser en lui
« l’humanité idéalisée par la vertu assimilatrice du Médiateur. »
Kant en somme, selon Ballanche, ne voit pas que le respect de la
personne humaine sur lequel repose sa morale est fondé sur le contenu
du dogme, à savoir l’identité médiatisante de tout homme avec le Christ.
Il ne voit pas, d’autre part, que la vérité « cosmologique » domine et
englobe la vérité « métaphysique ». Celle-ci ne considère en effet
l’individu que comme un être abstrait, arraché à l’histoire, alors qu’il est
d’abord une créature soumise à des épreuves régénératrices et promise à
la rédemption.
167. Ces néophytes, à l’évidence, représentent les saint-simoniens,