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org/pul/708
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Presses
universitaires
de Lyon
La Ville des expiations | Pierre-Simon Ballanche
118
Livre septième
p. 103-129
Texte intégral
I
1 J’ai visité la Ville des Expiations. Je me suis reposé par la
pensée sous les paisibles tentes de ses futurs habitants ;
mais la toise d’or 119 avec laquelle j’en ai tracé l’enceinte,
cette toise d’or que daigna me confier le génie de l’humanité
a-t-elle eu assez de puissance entre mes mains ? N’ai-je
point été infidèle à ma mission lorsqu’une timidité
excessive, devenue un doute presque coupable, m’a porté à
dire que la cité de l’avenir n’avait d’existence qu’à la
condition restreinte et misérable de donner une forme à
mes propres sentiments ? Et cependant mon idée est un fait.
l’obélisque 126.
28 Une loi de la nature s’oppose à ce que les travaux des
hommes puissent paraître même aussi grands qu’ils le sont
quelquefois en effet ; La perspective les rapetisse, en
diminue graduellement les proportions, et se joue ainsi de
nos vains efforts vers l’infini. L’architecte ici a voulu lutter
contre cette loi de la nature, et il est parvenu à en vaincre
l’inflexible rigueur. Cette enceinte de colonnes dérobe la
circonférence et les limites de la ligne qui ondule à la base
de la coupole ; l’entablement destiné lui-même à dérober
ces limites et cette circonférence, semble aussi se perdre
dans les airs. On ne sait où commencent, où finissent ces
lignes augustes.
29 On n’est d’abord frappé que de l’ensemble de cet édifice,
unique en son genre, création inconnue de la foule, qui
participe du temple fermé et du temple découvert. Un jour
égal s’y distribue, comme les poètes l’ont dit du jour de
l’Elysée 127. Pendant que j’y étais, l’air se remplit de parfums,
et une musique d’une mélodie parfaite se fit entendre,
semblable au concert que formeraient mille harpes
éoliennes 128. Alors le gouverneur qui m’avait accompagné
se retira, et je restai seul.
III
30 Je ne restai seul qu’un instant. Bientôt un vieillard
vénérable sortit d’une porte étroite, cachée dans un des
ornements qui décoraient la base de l’obélisque. Ce vieillard
était vêtu d’une longue robe de lin. Il s’avança vers moi et
me dit : « Etranger, il ne s’agit point avec nous d’une
initiation semblable aux initiations qui se pratiquaient dans
les mystères de l’antiquité. Le christianisme est la
promulgation de tout dogme, de toute vérité. Tu n’as rien à
promettre, tu n’es tenu à la loi d’aucun secret 129. Tu
raconteras ce que tu voudras des choses que tu auras vues et
entendues. Les merveilles de ce temple sont simples et
grandes. Elles sont le fruit du travail de l’homme, et elles
sont consacrées à retracer toutes les époques typiques de
l’histoire du genre humain. Maintenant que tes yeux sont
accoutumés à la lumière qui éclaire l’intérieur du temple, tu
psychologie de l’humanité.
68 As-tu quelquefois réfléchi à l’insurmontable difficulté que
l’on éprouve à se connaître, à s’apprécier soi-même, soit en
bien, soit en mal ? Nous ne sentons nos facultés qu’en les
exerçant ; elles existent cependant lors même que nous ne
les employons pas ; bien plus, celles que nous n’exerçons
jamais, et sans doute il y en a, ne sont pas moins en nous.
69 As-tu réfléchi quelquefois à la difficulté non moins
insurmontable que nous éprouvons tous à connaître nos
propres pensées, à nous en rendre compte à nous-mêmes, à
les détacher nettement comme une réalité ?
70 Enfin as-tu réfléchi quelquefois aux mouvements
indélibérés qui agitent sourdement le fond de notre être,
sans que nous nous en rendions compte, sans que nous en
ayons la conscience, sans cependant que nous cessions
d’être nous et d’être libres ?
71 De tout cela que conclure pour la simultanéité, la
spontanéité et l’identité, sinon une explication, ou plutôt
une puissante analogie qui nous initie à une certitude
complète, qui nous donne la foi en la perpétuité de notre
être identique, de notre moi après cette vie ?
72 Nous sentons trop vivement et ce qui nous manque, et ce
que nous avons sans pouvoir en user, et ce qui est en nous
en quelque sorte à notre insu, pour que nous ne sentions
pas le besoin du développement et de la perfection. Le doute
ne peut donc porter que sur la forme de l’évolution. Quant à
la nécessité, elle est admirablement démontrée par
l’inconcevable certitude où nous sommes qu’il y a en nous
des choses, et ce sont les plus intimes, qui sommeillent à
présent, et qui doivent se réveiller un jour. N’avons-nous
pas déjà les organes qui feront de la chenille rampante un
brillant papillon 141 ? Les phénomènes magnétiques ne
présagent-ils pas un nouveau mode de perceptions
possibles ?
73 La révélation, qui a mis en nous ce besoin de nous connaître
nous-mêmes, s’est chargée de satisfaire à ce besoin, autant
qu’il peut être satisfait dans cette vie, où nous devons être
éprouvés, précisément par le mystère. »
Notes
118. On lit sur les placards : « Les livres VII, VIII, IX, dans un système
de composition pythagoricienne, sont LA CONSOMMATION »
Cette formule est commentée par la philosophie de l’histoire esquissée
plus loin p. 113. La première époque fut celle de la chute et de la
dispersion du mal. La seconde a été marquée par le déluge et la
dispersion du genre humain. La troisième, inaugurée par la
manifestation du Médiateur, est un temps « de réconciliation, de salut
et de grâce » ; le dix-neuvième siècle en fait partie. La quatrième, celle
de la consommation, c’est-à-dire de l’achèvement, marquera la fin de
l’aventure humaine.
119. Peut-être faut-il voir dans cette toise un souvenir de l’Apocalypse,
21, 15 : « Celui qui me parlait avait pour mesure un roseau d’or afin de
mesurer la ville, ses portes et sa muraille. » Cette allusion rappelle la
est l’éclair du génie qui prévoit une science future. En effet, n’est-ce pas
là le point de départ de toute cosmogonie construite sur les données
d’une science nouvelle ? Et cette cosmogonie scientifique ne viendrait-
elle pas confirmer les cosmogonies des traditions ?
Charles Bonnet cherche ensuite les analogies de cette hypothèse avec les
rapports entre les êtres animés et les climats, les saisons, les divers états
de l’atmosphère. Il cite à ce sujet le grand nom de Leibnitz, qu’il appelle
si justement le Platon de l’Allemagne. Il n’était pas possible à cette
époque d’aller plus loin. » Œuvres, T. III, p. 66-67 (S. 318). La référence
à l’analogie fait de l’espace une juxtaposition d’éléments semblables,
divisibles et prolongeables. Microscopes et télescopes dévoilent des
corps plus petits ou plus grands mais pas essentiellement différents de
ce que l’œil peut percevoir. Il faut que tout s’inscrive dans les desseins
du Créateur pour que soient ménagés à la fois le mystère et les
traditions, justifiées les connaissances par les sens et les démarches
scientifiques :
« Ainsi nos yeux découvrent au loin, dans les brillants abymes du ciel,
une étoile fixe qui nous paraît immobile parce qu’elle se meut dans une
atmosphère incommensurable pour nos yeux. Ce clou d’or que nous
nommons Sirius, nous savons que c’est un soleil mille fois plus grand
que le nôtre ; et toutefois ce qui est pour nos organes un clou d’or, pour
notre science un vaste soleil, qu’est-il dans la réalité ? Il est ce que nos
sens le voient, un clou d’or, mais un clou d’or qui étincelle avec des
myriades d’autres clous d’or inaperçus par nous et dans une symétrie
impossible à comprendre, sur le marchepied du trône éternel. »
(Œuvres, T. III, p. 66 (S. 318).
133. Les Cabires étaient des divinités aujourd’hui encore mal connues,
dont le sanctuaire principal se trouvait à Samothrace mais qui étaient
aussi adorées en Egypte, et en l’honneur desquelles on célébrait des
mystères. FR. 30 ajoute ici : « Une cosmogonie est l’histoire de tout
l’homme et de chaque homme ».
134. Fabre d’Olivet dans La langue Hébraïque restituée, selon H.J.
Busst (Hébal, p. 59).
135. Il s’agit de l’interprétation des mythes comme de purs symboles
enveloppant des dogmes philosophiques ou des idées morales.
Progressivement élaborée en Allemagne vers la fin du XVIIIe siècle, en
réaction contre les analyses surtout esthétiques de Winckelmann, cette
théorie avait trouvé son exposé le plus complet et le plus célèbre dans la
Symbolique de Creuzer (1810-1812), dont J.D. Guigniaud avait
commencé en 1825 une traduction, qui était aussi une refonte, sous le
titre : Religions de l’antiquité considérées principalement dans leurs
formes symboliques et mythologiques. Une note conservée au Musée
Gadagne de Lyon prouve que Ballanche a acheté le second volume de cet
ouvrage en octobre 1835.
136. Sans doute y a-t-il ici un souvenir du IXe Entretien des Soirées de
les combats, les retours à l’idolâtrie, tout est symbolique. C’est le type et
l’image de l’initiation du genre humain », Hébal, p. 152.
145. Cette prétention n’est pas sans rappeler la prérogative que Lessing
reconnaît à la franc-maçonnerie dans Ernst et Falk, Dialogues
maçonniques : « Les actions réelles des francs-maçons sont si grandes,
elles visent si loin que des siècles entiers passeront peut-être avant
qu’on puisse dire : voilà ce qu’ils ont fait. Et pourtant, ils ont fait tout ce
qui est bien de par le Monde (…) ! Et ils continuent à œuvrer à tout le
bien qui se fait de par le Monde, tu m’entends, le Monde », (trad. P.
Grappin, Paris, 1946, p. 45).
146. Cette idée est déjà présente dans l’Essai sur les institutions sociales
(1818), où elle inspire l’éloge de la Charte, considérée par Ballanche
comme « l’expression de la force même des choses », appelée à bientôt
devenir « le point de départ de toutes les institutions dans lesquelles
l’Europe va chercher le repos ». Mais c’est dans les Réflexions
composées après l’assassinat du duc de Berry qu’elle paraît dans toute
sa force (voir Dossier de la Ville des Expiations, Editions du C.N.R.S.,
Lyon, 1981).
147. « Au temps d’Elisée (seconde moitié du IXe siècle) les bandes de
nebi’îm Israélites étaient organisées en associations durables. (…) On
appelait d’ordinaire les membres de ces groupes (…) « fils de
prophètes », ce qui ne voulait pas dire qu’ils eussent pour père ou pour
maître un prophète, mais qu’ils appartenaient à une confrérie de
nebi’îm. » Adolphe Lods, Israël, des origines au milieu du VIIIe siècle
avant notre ère, Paris, 1959, p. 445. L’auteur souligne plus loin la
différence entre les « voyants » isolés et ces confréries pour lesquelles le
prophétisme était devenu un véritable moyen d’existence (pp. 447-449).
148. Toute cette conclusion rappelle de près certains propos
mennaisiens, notamment Ce que sera le catholicisme dans la société
nouvelle (Avenir du 30 juin 1831) : « Que sera-ce donc, lorsque le
catholicisme, entièrement libre, pourra, sans obstacle, verser et verser
encore sur cette société qui est son ouvrage, ses flots toujours
renaissants d’amour ? Alors s’effacera successivement, autant qu’il est
possible sur la terre, ce qui sépare, ce qui divise les individus et les
nations (…) C’est l’amour qui a créé le genre humain, c’est l’amour qui
l’a sauvé, et c’est l’amour qui, consommant son unité terrestre, lui
montrera, même ici-bas, comme une magnifique image de ce qu’il est
destiné à devenir dans une autre patrie. »
149. Qu’il s’identifie à Hébal ou au « fils d’Amos, » Isaïe, Ballanche sent
sa vue se troubler à la fin de ses prophéties. Voir Hébal, p. 239, et
Elégie, p. 150 : « Le sens prophétique se trouble. Un nuage couvre
l’avenir ».
150. « En écrivant ma pensée, elle m’échappe quelquefois, mais cela me
fait souvenir de ma faiblesse que j’oublie à toute heure, ce qui m’instruit