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et
le dedans
mf
Samuel Beckett,
l'Innommable.
Jean Starobinski
Loin de moi la conviction que la parole archaïque dit le vrai, et qu'il nous incombe
d'y retourner armés des nouveaux moyens de l'exégèse pour découvrir les
secrets permanents du « cœur humain », de la « nature humaine », de « l'être-au-
monde ». Pour avoir énoncé un premier système de représentation plus simple,
plus vigoureux la parole archaïque n'a d'autre privilège, à mon sens, que d'avoir
été première venue, et d'avoir parfois imposé aux âges consécutifs de la garder en
mémoire (consciemment ou inconsciemment), pour la répéter, la transposer ou la
contredire. La valeur étymologique qu'on est en droit d'attribuer à la parole archaïque
n'implique qu'un rapport de dérivation pour lui attribuer une autorité supérieure,
il faudrait admettre, par principe, que tout ce qui a été énoncé au commencement
a conservé la plus haute validité possible. Ce qui a été proféré, imaginé, narré dans la
plus lointaine profondeur temporelle où nous puissions remonter ne fait pas partie
pour autant des assises les plus « profondes » de l'individu.
Pourtant l'image du passé conservé intérieurement est séduisante. Cette image
n'a pas cessé de nous tenir sous son charme. Pour la justifier, il est commun d'emprun-
ter à la biologie la notion de l'héritage phylogénétique. On sait l'usage qu'en a fait
Freud, avec l'idée du « fantasme originaire », etc. Mythes et archétypes réclament
le même statut leur antécédence, dans l'ordre génétique, semble devoir leur assurer
une position et une fonction centrales, dans l'ordre structural. Tout se passe comme
si, d'appartenir au passé de l'espèce, ils acquéraient des titres suffisants pour constituer
l'intériorité (le dedans) de l'individu. Quiconque, dès lors, se mettrait à l'écoute de la
parole archaïque, entreprendrait un voyage vers le dedans, s'orienterait vers ce lieu
nucléaire de soi-même où perdure et persiste l'origine. Pensée séduisante, et dont la
séduction est liée à un postulat qui échappe à toute démonstration ce postulat est
celui du caractère universel et prégnant de la parole (ou de l'événement) archaïque.
Faute de quoi on ne comprendrait pas que son héritage ait pu s'inscrire ultérieurement
LE DEHORS ET LE DEDANS
en tous les individus. (Le plus souvent, c'est d'une disposition présumée agissante
en chacun de nos semblables que nous partons, pour isoler, dans le foisonnant
matériau de la Fable, ses préfigurations mythiques, garantes de son caractère objectif
et de sa pérennité. Le logicien y verrait un bel exemple de cercle.)
Que le plus lointain passé corresponde à notre plus profonde intimité c'est là
une façon de refuser la perte et l'écart, de récupérer, dans le plein d'une histoire sans
lacunes, tous les moments parcourus. L'image même du parcours suppose la produc-
tivité du passé, son efficacité attestée non seulement par l'avance acquise, mais par
l'être même de l'individu portant en lui la somme de ses expériences antécédentes.
Dire que l'individu s'est construit à travers son histoire, c'est dire que celle-ci est
cumulativement présente en lui, et qu'à mesure qu'elle devenait histoire révolue elle
devenait du même coup structure intérieure. Dès lors, toute connaissance de soi est
nécessairement anamnèse, remémoration. Et réciproquement, toute anamnèse équi-
vaut à la reconnaissance des couches profondes (fréquemment comparées à des couches
géologiques) de la personne actuelle. Quand une théorie de ce type, loin de s'en tenir
à l'histoire de l'individu, réimplique l'histoire entière de l'espèce dans celle de la
personne, on se trouve devant un système extraordinairement rassurant il n'est rien
du passé humain qui ne soit mien, il n'est aucune parole, dans la profondeur des temps,
qui ne me concerne et ne m'éclaire. Rien n'est dehors, rien ne doit être tenu pour étran-
ger (Nihil humani.). Tout, dans l'histoire, nous tend notre miroir.
Mais le doute survient, sitôt que l'on abandonne l'image d'une évolution qui
conserve les expériences qu'elle dépasse. Le doute se renforce, de surcroît, sitôt qu'à
l'image d'une histoire universelle globale et unique, se substitue celle d'une histoire
plurielle, à qui rien ne permet d'assigner la figure d'un organisme en devenir.
Notre intérêt pour le passé de la culture n'aurait pourtant pas lieu d'être moindre
si, au lieu de représenter une part de nous-mêmes, ce passé était ce que d'autres
hommes ont accompli, selon une pensée qui n'est pas la nôtre et ne le sera jamais,
dans une langue où nous ne reconnaissons rien de nous-mêmes. Sans parler des cultures
qui n'ont en rien contribué à nous faire ce que nous sommes, il n'est pas certain que
celles dont nous avons subi l'influence n'aient pas fait l'objet d'une série d'évictions
plutôt que d'une assimilation. Selon le modèle proposé par Goldstein modèle qui
oppose à la notion psychanalytique du « refoulement-conservation inconsciente »
celle de l'émergence positive de « nouvelles structurations1» il est loisible de voir
dans la parole archaïque et dans le mythe un mode d'expression qui, sans avoir perdu
toute possibilité de réapparition 2, a été supplanté par d'autres types de discours
son antécédence n'implique pas sa permanence cachée. Nous en sommes sortis, nous
l'observons du dehors. La parole archaïque appartient à un moment révolu à nous
de mesurer la distance qui nous en sépare, l'écart que nous avons pris, la différence
dont vit notre curiosité.
Consentons à le reconnaître quand bien même l'histoire serait faite d'évictions
successives, l'intérêt que nous portons à un objet extérieur, lointain et différent, a
pour effet de l'inclure dans notre discours présent, de le faire nôtre, de l'intérioriser
en quelque manière. Et quand bien même l'exploration de la mémoire se porterait
sur une réalité qui nous est étrangère, reconnaissonsque toute anamnèse, toute
« archéologie », en créant pour nous, hors de nous, une dimension de passé, marquent
cet au-delà de nous-mêmes sans lequel nous serions dénués d'intériorité. Car si la
notion d'intériorité a un sens, ce n'est pas comme réceptacle de trésors, de monstres
ou de traces mystérieuses qu'il faut la concevoir, mais comme ce que fait de nous notre
rapport toujours muable avec l'autre notre relation avec le dehors, avec ce que nous
n'avons jamais été, ou avec ce que nous avons cessé d'être.
Il ne s'agit ici que de considérer quelques textes archaïques homériques,
bibliques. Je ne prétends donc pas qu'ils énoncent, sous des figures, une vérité tou-
jours présente il est pourtant possible, on le verra, d'y percevoir un certain nombre
de choses fort actuelles, moyennant quelque effort de lecture attentive. Je préfère
les tenir, au premier abord, pour les témoignages d'une pensée « naïve », qui s'appuie
sur un système d'images assez simples et assez évidentes, dont il nous appartient de
dégager les implications. Je voudrais que ces textes préservent toute leur étrangeté,
toute leur extériorité.
Pourquoi ces précautions? Ces textes concernent l'opposition des paroles et
des pensées, des lèvres et du cœur, du dehors et du dedans. Nous les entendrons
mieux si nous gardons vive l'opposition entre eux et nous.
Achille, qui décline les offres d'Agamemnon communiquées par Ulysse, s'ex-
clame « Il m'est odieux comme les portes d'Hadès, celui qui cache une chose dans
ses entrailles et en dit une autre » (Iliade, IX, 312-313) 1. C'est l'un des premiers
documents poétiques où la dénonciation de la duplicité s'exprime de façon complète
et forte. Tels sont les premiers mots de la pensée accusatrice mots d'une netteté
sans pareille. Rien ne frappe davantage que l'opposition entre la chose dite et celle
que l'on cache au fond de soi (le grec dit ici, d'un terme difficilement traduisible
èvl çpstTÊv). L'évocation « poétique» des portes du royaume d'Hadès fût-elle
I. èyjdpbs yâp (xoi xeïvoç èptûç 'ACSao 7njXï)aiv
6ç x '£repov (xèv xeûOfl èvl çpeatv, àXXo 8è eïirfl.
LE DEHORS ET LE DEDANS
i. Sur cette valeur première, voir R. B. Onians, The Origins of European Thought about
the Body, the Mind, the Soûl, the World Time and Fate, Cambridge Univ. P., 1954, surtout p. 13-
44.
2. Nous avons recouru à la traduction de E. Lasserre (Garnier, Paris).
« JE HAIS COMME LES PORTES D'HADÈS.
375-376). L'amertume d'Achille, son obstination têtue sont d'un homme averti, qui
sait par avance qu'il ne recevra jamais rien. Le grief s'éternise, parce que (au dire
d'Achille) rien ne peut changer dans la conduite du « conducteur des peuples ».
Seuls les discours, trompeusement, se modifient. Nous voyons ainsi s'expliciter
l'opposition entre « cacher une chose dans son coeur » et « en dire une autre » elle
concerne la substantialité du don. Les paroles ne font qu'énumérer des richesses et
des privilèges éclatants mais rien n'a été donné, rien ne sera jamais donné. Les
paroles resteront le simulacre d'une offre amère dérision, pour qui s'est vu arracher
la gracieuse personne de Briséis.
Ainsi, sous le regard de la défiance, le diseur de promesses éloquentes cache
un dedans, une « profondeur », qui n'est pas seulement ce qui se dérobe, le refus de
dire ouvertement, mais l'acte même de frustrer, la puissance intéressée à dérober,
à ne pas accorder à chacun sa juste part.
L'être qui se dissimule dans le cœur d'autrui, derrière les apparences flatteuses,
est donc défini par le refus de donner. Telle est la décision de la pensée accusatrice
l'intériorité d'en face me dérobe ce qui, de droit, me revient. Elle menace mes pos-
sessions elle les accapare. Quand l'autre n'est plus cru sur parole, la rhétorique du
soupçon développe une double figure du mal, scinde l'adversaire présumé en deux
« régions » distinctes au-dehors, vaines paroles; au-dedans, cœur méchant. Ce
schème sous-tend, dans notre culture, toute la tradition des images du mal. La
dénonciation moderne des « idéologies » n'est rien d'autre elle s'en prend aux
discours trompeurs derrière, lesquels se masquent les intérêts, l'appétit particulier,
le refus, une fois encore, de partager.
La comparaison avec « les portes d'Hadès » est d'une admirable efficacité
poétique elle réitère et elle amplifie; elle inscrit le caché dans un espace cosmique.
Car les portes d'Hadès, objet odieux par excellence, marquent non seulement un
au-delà, un espace interdit, mais définissent une puissance avare, qui garde à tout
jamais ce qu'elle a pris c'est la puissance rétentrice par excellence. L'homme
qui dissimule son désir secret, l'homme dont le secret est la passion de garder, en
barrant aux autres l'accès de son cœur, devient une image de l'autre monde sous
le regard du soupçon, le dedans caché est une figure du règne des morts.
Je viens de dire le dedans caché. Le terme est-il exact? Ne s'agit-il pas d'une
extériorité redoublée? Les portes d'Hadès marquent les limites de l'extrême dehors
elles enclosent un espace ultérieur inaccessible à celui qui les craint et les maudit.
Le dedans qu'elles barrent, pour Achille, prend son sens de sa vulnérabilité, de
son humiliation possible, de l'absence définitive de ceux qu'il a confiés à la terre.
Les portes d'Hadès bornent la condition irrévocablement finie de l'homme. De
même, ce que cache en son cœur l'homme dissimulé c'est le lieu qui se refuse au
regard désireux de maîtriser ses alentours, c'est un second dehors qui ne peut être
forcé, et dont l'essence, telle que la redoute et l'imagine le soupçon, est constituée
LE DEHORS ET LE DEDANS
[.]
Elle le séduisit à force de paroles,
Elle l'entraîna par ses lèvres doucereuses. (7, 21.)
[ou]
Ils sont nombreux, tous ceux qu'elle a tués.
Sa maison, c'est le chemin du séjour des morts;
Il descend vers les demeures de la mort. (7, 26-27.)
La pensée accusatrice, ici encore, est à l'ouvrage elle dénonce un écart. Au dehors,
et dans un premier temps, la douceur tout extérieure des lèvres et des paroles. Ensuite,
selon le mouvement des pieds, et dans l'intérieur de la maison, le chemin vers la
mort. L'écart est celui même que nous a fait constater le document homérique. Nous
en avons ici la version ouvertement sexualisée. Les lèvres de l'étrangère promettent
le plaisir
C'est la description à la fois véridique et trompeuse d'un intérieur où tous les désirs
seraient satisfaits, où toutes les joies seraient données ainsi se développe, dans
l'appel lancé à celui qui passe dans la rue, l'image d'un lieu inattendu, latéral par
rapport au « droit chemin », soudain ouvert pour l'accueil du corps et pour la joie
des sens, mais qui se refermera sur la mort. La chambre d'amour devient « demeure
de la mort ». La pensée accusatrice voit la séduction charnelle se renverser en meurtre
(7, 23), les pas vers le lit aboutir au monde souterrain. Descendante du serpent, la
femme destructrice (« ils sont nombreux, tous ceux qu'elle a tués », 7, 26) promet
l'ivresse et livre sa victime à la « flèche » qui « lui perce le foie(7, 23). Dans l'aver-
tissement que le père donne ainsi au fils (« Mon fils, retiens mes paroles. », 7, 1),
tout vient accuser l'extériorité, l'altérité, le dehors un autre monde, d'autres dieux
menacent le jeune homme sitôt qu'il écoute dans la nuit les paroles de l'étrangère.
L'intérieur séduisant vers lequel il précipite sa marche est en réalité ce dehors redou-
blé d'où l'on ne revient plus. De la rue, ce premier dehors, le jeune fou s'est élancé
hors de la vie tel est le salaire de celui qui se « détourne » (7, 25), qui « s'égare »
(ibid.), qui oublie les mises en garde de la pensée accusatrice. Certes, il n'en ira pas
de même pour celui qui aura « écrit » les enseignements du père « sur la table de
[son] coeur » (Prov. 7, 3)!
Le danger une fois dénoncé, que faire? Comment lui répondre? Ne pas écouter
la voix trompeuse, se défendre contre la séduction mensongère, et veiller à conserver
sa propre vie.
La réponse d'Achille est un rejet des offres qu'il tient pour fallacieuses, un refus
de dépenser sa propre force, d'exposer sa propre vie. Menacé, il se referme sur ce
qu'il ne veut pas perdre. Ainsi, pour faire pièce à la cupidité du chef suprême, Achille
songe à retenir ce qui lui est plus précieux que tout sa vie. « On ravit des bœufs et
des moutons robustes, on achète des trépieds, des chevaux à la tête fauve; mais la
vie de l'homme, pour la ramener, on ne la ravit ni ne la saisit, une fois qu'elle a fran-
chi la barrière des dents » (Il., IX, 406-409). Le projet d'une rétention prudente
de la vie (ou de l'âme tyvxh) s'énonce en réplique à la voix trompeuse qui offre les
cadeaux brillants et qui dissimule l'avarice obstinée le franc refus repousse l'invi-
tation sournoise. Retenir son souffle, l'empêcher de fuir à tout jamais la barrière
des dents forme élémentaire mais capitale du contrôle exercé aux limites où
se départagent un dedans et un dehors personnels. Mis en danger par le projet caché
LE DEHORS ET LE DEDANS
qu'il soupçonne en face de lui, l'individu veille à protéger ses propres frontières,
il veille à la clôture des barrières dont il est le maître, et à l'intérieur desquelles sa
vie peut demeurer sauve.
Mais, résolu à ne pas sortir de sa tente, décidé (pour l'instant) à retenir sa vie
à l'intérieur de la barrière des dents, Achille, pour dire sa volonté, ne sait pas contenir
sa colère, ni refréner son emportement. Ulysse n'a pas manqué de lui rappeler la
recommandation paternelle
Mon bon ami, ton père Pélée te recommandait ceci, le jour où de Phthie, il
t'envoya vers Agamemnon « La force, mon enfant, Athéné et Héra te la donne-
ront, si elles veulent; mais la superbe de ton cœur, contiens-la, toi, dans ta poitrine,
car la bienveillance vaut mieux. » (IL, IX, 252-256.)
Nous retrouvons partout la même leçon la maîtrise exercée aux portes, la surveil-
lance exercée sur les lèvres, la suppression volontaire, qui prouve (qui crée) la vertu
de prudence, et qui protège l'« âme ». Fallait-il remonter à des textes si vénérables?
La sagesse des nations, qui inclut celle du milieu, prodigue les mêmes recommanda-
tions la fermer, la boucler. Loqui ignorabit, qui tacere nesciet (Ausone). Qui garde
bouche, si garde s'âme. En close bouche n'entre mouche.
5. Parenthèse mytho-biologique.
Des philosophes l'ont dit, des biologistes l'ont répété un dehors commence
au point où s'arrête l'expansion d'une force structurante. On dira aussi bien un
dedans se constitue à partir du moment où une forme s'affirme en délimitant ses
propres frontières. Un vivant n'existe qu'au prix de la démarcation (dictée par l'espèce,
par le code génétique) par laquelle, en s'individualisant, il se détermine, se définit
et s'oppose limite, finitude, individualité, lutte avec le dehors sont corrélatives.
Ainsi, aucun dedans n'est concevable sans la complicité d'un dehors, sur lequel il
prend appui. Complicité mêlée d'antagonisme le dehors inamical oblige la membrane
à se déployer pour contenir et protéger, contre les irrégularités de l'Umwelt, la
constance du « milieu intérieur ». Aucun dehors n'est concevable, sans un dedans
qui le refoule, qui lui résiste, qui « réagit ».
Entre le dehors et le dedans, la surface de contact membrane, pellicule,
peau, etc. est le lieu des échanges, des ajustements, des signaux sensibles, mais
aussi celui des conflits et des blessures. Les appuis réciproques sont aussi des tran-
sitions ma peau, déjà, appartient au dehors, mais l'horizon que je domine du regard,
l'espace où je me meus sont miens en quelque manière. Le dehors m'enserre, mais
je m'approprie mes alentours; l'air et les aliments me pénètrent, mais le corps en
retient ce qui lui importe.
Évoquant la membrane, cette frontière sensible, je ne fais que reprendre le
mythe biologique évoqué par Freud dans Au-delà du principe de plaisir comment
ne pas être séduit par ce point de départ idéal la boule de protoplasme vivant?
Tout se passe comme si Freud avait voulu dédoubler la formule célèbre (et par trop
simple) de Bichat « La vie est l'ensemble des fonctions qui résistent à la mort »
et la remplacer par « La vie est l'ensemble des forces qui tendent vers la mort de
l'individu et qui s'opposent à la destruction de l'espèce. » Mais la sphère protoplas-
mique et sa membrane continue sont un modèle schématisé; bon pour exprimer la
métapsychologie en termes de biologie générale. Freud sait aussi bien qu'un autre
que l'être pluricellulaire, au cours de son ontogenèse, cesse rapidement d'être enve-
loppé d'une membrane homogène la morula devient gastrula, la sphère se creuse,
forme des tubes et des orifices, etc. Si bien que les échanges avec le dehors ne sont
LE DEHORS ET LE DEDANS
prennent de la surface de leur corps, Adam et Ève sont déjà hors du Paradis. La culpa-
bilisation de l'acte orificiel de manger se répand sur toute l'existence humaine. Doré-
navant l'introduction de toute nourriture manger sera inséparable de la peine
(« c'est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain »). L'acte orificiel d'accoucher
est voué, lui aussi, à la douleur (« tu enfanteras avec douleur »). L'homme n'est pas
seulement expulsé du Jardin; il apprend que sa vie se déroule hors de la terre d'où il a
été tiré, et dans laquelle il est destiné à retourner (Gen. 3, 19). Bref, la chute n'est pas
seulement un passage du dedans au dehors. C'est le moment à partir duquel l'existence
humaine est vouée à percevoir, sans relâche, dans la douleur et la conscience, les points
de contact ou de transition entre le dedans corporel et le dehors périlleux. La maî-
trise (parfois obsessionnelle) exercée sur ces points de transition est le principal apai-
sement que l'homme puisse apporter à sa condition d'expulsé. Mis dehors, il doit
surveiller ses rapports avec ce milieu nouveau auquel il ne peut plus se fier les mots
à dire et à ne pas dire, les interdits alimentaires, la circoncision, les rites de pureté,
le texte de la loi fixé au seuil de la demeure, l'interruption du travail (c'est-à-dire
de la lutte active avec le dehors) révèlent, dans le judaïsme, l'insistance extrême à
marquer d'une inhibition sélective tout ce qui passe du dedans au dehors, du dehors
au dedans.
Plus généralement, il suffit de penser aux images de l'accomplissement humain,
dont toutes les cultures nous proposent les variantes toutes ces images héroïques
comportent la vertu de retenue, qui substitue la parole raisonnable à l'acte violent,
le silence opportun à la parole imprudente, parfois la fabulation rusée à la vérité
dangereuse savoir parler, ou se taire, ou inventer. La pleine humanité appartient à
celui qui sait user opportunément de tous les moyens frapper, dire, faire silence.
La sagesse, chaque fois, consiste à retenir l'impulsion déraisonnable, à ne pas laisser
sortir la parole ou le geste qui produiraient le désastre, en donnant l'avantage à l'ennemi
extérieur 1.
qu'il a gardée en mémoire) et que sa gloire lui survivra. La dépense illimitée n'a pour
avenir que sa propre fin Achille ne connaîtra pas le bonheur du retour.
La complète maîtrise de soi, la parfaite modulation du rapport avec les ennemis
et les amis, c'est Ulysse qui la possède. Habile aux discours, habile aux combats,
fertile en ruses, il veille sur la barrière des dents, il sauvegarde son âme et refrène ses
paroles. A l'occasion, il sait déguiser de cautèle ses intentions violentes; mais il sait
surtout réprimer ses colères, différer le moment de l'action. Aussi a-t-il prise sur beau-
coup de moyens d'action 7roXu[x.Y)xav°Ç (traduit approximativement par « artificieux »
« aux mille ressources ») est l'une de ses épithètes. S'il apparaît, dans la tradition d'une
lecture moralisante, comme le héros rationnel par excellence, c'est parce qu'il sait
toujours choisir, parmi les ressources que lui assure sa maîtrise du dire, du non-dire
et du fabuler, celle qui convient à la circonstance simulation, dissimulation, francs
aveux, supplication. La virtuosité avec laquelle il gouverne sa parole, tantôt pour
cacher sa pensée, tantôt pour contenir sa passion, le qualifie pour affronter le pire
dehors. Le poète peut multiplier à l'envi les aventures et les voyages la multiplicité
des pouvoirs d'Ulysse répond à la multiplicité de ses épreuves. Or ses pouvoirs, si
l'on y regarde de près, consistent presque tous dans l'art de départager, à chaque
moment, ce qu'il faut garder par-devers soi (dedans, dans le secret du cœur, dans la
poitrine) et ce qu'il est opportun de livrer au dehors occultation ou plein aveu de
son désir du retour, identité fictive ou nom véridique, passé inventé, ou narration
fidèle. La maîtrise d'Ulysse consiste à apprécier, dans un monde presque universelle-
ment hostile, la part variable de ce qui peut être extériorisé le danger est partout
si pressant qu'il vaut mieux se nommer Personne. Et pour mettre à l'épreuve les
intentions des autres, il est préférable de les aborder sous une figure d'emprunt. A
cette stratégie de la prudence, Athéna prête la main et change les apparences de son
protégé, quitte à se voir, une fois au moins, payée de retour quand Ulysse, ne la recon-
naissant pas, lui raconte une histoire inventée de toutes pièces et lui parle « à contresens
de la vérité » (Od.,XIII, 250-331). C'est donc le péril, omniprésent en terre étrangère,
qui provoque le clivage volontaire entre dehors et dedans, entre ce qui peut être dit
et ce qui doit être gardé secret. En certaines occasions, la prudence recommande de ne
pas absorber ce qui provient du dehors les breuvages de Circé, le chant des Sirènes.
Dans l'épisode des Sirènes, le héros, s'exposant davantage (il est seul à ne pas emplir
ses oreilles de cire), s'impose une plus vigoureuse retenue: il se fait lier pour ne pas être
séduit par le dehors dévorant. Ulysse boit le breuvage de Circé, mais après l'avoir
rendu inoffensif par l'« herbe de vie ». Le héros est capable, plus que les autres, de
laisser pénétrer en lui les substances périlleuses, parce qu'il sait prendre les contre-
mesures protectrices ou parce qu'un dieu les lui révèle. Ici encore, nous voyons s'exer-
cer une maîtrise accrue, dans le contrôle de ce qui franchit la « barrière des dents »,
dehors, devient pathologique, sitôt que l'individu choisit d'esquiver l'affrontement avec le
dehors, ou n'en a plus le pouvoir.
«JE HAIS COMME LES PORTES D'HADÈS.
Je hais comme les portes d'Hadès celui qui, cédant à la pauvreté, débite des
tromperies. (Od., XIV, 156-157.)
i. Ce sont les deux seules occurrences homériques de ce vers, que l'on eût pu soupçonner
d'être une formule à tous usages, mainte fois répétée.
2. Nous suivons ici la traduction de V. Bérard.
LE DEHORS ET LE DEDANS
geaient? Ici, la simple parole n'est plus efficace; la certitude « intérieure » ne peut se
manifester immédiatement dans la déclaration du « je suis ».
La fin de l'Odyssée porte cette leçon considérable c'est au dehors, c'est par le
truchement de l'extériorité que la part cachée, l'identité dissimulée accèdent à la
manifestation. Certes, Athéna aidant, chez Eumée, le mendiant devient soudain
semblable à un dieu, et, au fils qui veut l'accueillir comme un dieu, Ulysse se contente
de dire « Je suis ton père » (Od., XVI, i88).Au palais, toutefois, il faut que s'ajoutent
des signes décisifs. Signes actuels la vigueur à tendre l'arc. Mais ce signe n'est que
l'indice d'une force il ne dit pas si cette force est celle même d'Ulysse, il ne comporte
pas la garantie du même, l'assurance de l'identité, c'est-à-dire le lien avec le passé.
La reconnaissance instinctive du vieux chien Argos reste ensevelie dans l'émoi de
l'animal et s'efface aussitôt dans la mort. Les preuves irréfutables seront produites
par les traces durables des actes passés traces inscrites sur le corps, traces impri-
mées dans les lieux et les objets.
La « grande cicatrice » c'est d'une ancienne rencontre avec la violence animale,
avec le boutoir du sanglier, que résulte ce « signe véridique » (<rîj[z<x àpwppaSèç,
Od., XXI, 217). L'identité, que la conviction intime ne suffit plus à garantir après
vingt ans d'absence, est scellée par une marque extérieure, vestige d'une blessure
infligée par le coup de défense qui a « emporté beaucoup de chair » ( Od., XIX, 450).
Mais pour Pénélope, Ulysse n'achève de prouver ses titres qu'au moment où pro-
voqué à son tour par une ruse il raconte la manière dont il a construit lui-même
le lit conjugal.
C'était là sa façon d'éprouver son époux. Mais Ulysse indigné méconnut le dessein
de sa fidèle épouse
ULYSSE 0 femme, as-tu bien dit ce mot qui me torture?. Qui donc a déplacé
mon lit? le plus habile n'aurait pas réussi sans le secours d'un dieu qui, rien qu'à
le vouloir, l'aurait changé de place. Mais il n'est homme en vie, fût-il plein de jeu-
nesse, qui l'eût roulé sans peine. La façon de ce lit, c'était mon grand secret! C'est
moi seul, qui l'avais fabriqué sans un aide. Au milieu de l'enceinte, un rejet d'olivier
éployait son feuillage; il était vigoureux et son gros fût avait l'épaisseur d'un pilier
je construisis, autour, en blocs appareillés, les murs de notre chambre; je la cou-
vris d'un toit et, quand je l'eus munie d'une porte aux panneaux de bois plein, sans
fissure, c'est alors seulement que, de cet olivier coupant la frondaison, je donnai
tous mes soins à équarrir le fût jusques à la racine, puis, l'ayant bien poli et dressé
au cordeau, je le pris pour montant où cheviller le reste; à ce premier montant,
j'appuyai tout le lit dont j'achevai le cadre; quand je l'eus incrusté d'or, d'argent
et d'ivoire, j'y tendis des courroies d'un cuir rouge éclatant. Voilà notre secret!
la preuve te suffit?. Je voudrais donc savoir, femme, si notre lit est toujours en sa
place ou si, pour le tirer ailleurs, on a coupé le tronc de l'olivier.
Il disait Pénélope sentait se dérober ses genoux et son cœur; elle avait reconnu
les signes évidents que lui donnait Ulysse. (Od., XXIII, 181-206.)
« JE HAIS COMME LES PORTES D'HADÈS.»»
Le mot oîjtxa reparaît, dans cet épisode, à quatre reprises (XXIII, 188; 202;
206; 225) « un grand signe se trouve bâti (t£tu*toci) dans ce lit ouvragé (ev XeXet
àocYjTÔi) » telle devrait être la traduction littérale des vers 188-189. Ce signe,
proprement symbolique, les deux époux sont seuls à le connaître (exception faite
d'une chambrière fidèle). Il est signe dans un « code » privé; ses utilisateurs se
limitent au couple dont il assure la reconnaissance. C'est donc la permanence de la
possession du « code » qui assure la permanence de l'identité d'Ulysse. Mais de quel
signifiant s'agit-il ici? D'un ouvrage accompli, autrefois, des seules mains d'Ulysse.
Les paroles d'Ulysse, décrivant la construction d'un lieu et d'un objet, ont pour
garant l'objet durable le lit qui, dans la qualité de « réfèrent » immuable que
lui attribue le poète, porte en lui l'évidence dont n'est pas capable l'énoncé de la
certitude intime. Le « j'ai fait », et l'objet résultant de cet acte, sont plus probants
que ne l'eût été le « je suis ». C'est au dehors, dans la chambre et le lit bâtis par lui,
qu'est la preuve de l'être personnel d'Ulysse, la confirmation de son essence véridique.
Erich Auerbach, parlant de l'épopée homérique, a insisté sur la belle et plane
extériorité du déroulement narratif. « L'essence même du style homérique [.]est
de présentifier les phénomènes sous une forme complètement extériorisée, de les
rendre visibles et tangibles dans toutes leurs parties, de les déterminer exactement
dans leurs relations temporelles et spatiales 1. » Pour le passage que nous lisons, il
ne faut qu'ajouter ceci la narration de l'activité extérieure tient lieu (au plein sens
du terme développe dans l'espace, s'établit dans l'espace) d'expression de l'identité
intérieure. Cette narration en apporte l'équivalent suffisant, puisqu'elle suffit à
lever les derniers doutes de Pénélope. Lorsque l'individu est capable de produire
au dehors des marques aussi fortes, son être s'y trouve effectivement réalisé et n'a
pas à se chercher ailleurs.
Nul besoin d'allégoriser; il suffit de lire, en donnant à chaque terme sa pleine
valeur. L'interprétation ne va pas, en l'occurrence, à la recherche d'un caché elle
a en face d'elle le récit à découvert où s'abolit, pour Pénélope, la dernière ombre
de l'incognito d'Ulysse. Pour l'auditeur du poème, qui n'a jamais douté de l'identité
du héros, ce n'est, comme l'histoire de la blessure et de la cicatrice, qu'un morceau
encore inconnu du passé qui revient au premier plan tout est en pleine lumière.
Ce que doit dire Ulysse (et ceci est sa dernière épreuve), c'est la façon singulière
dont il a bâti la chambre nuptiale. Ainsi se parachève le Retour, la fin recouvre le
commencement; plus précisément, la fin, la possession retrouvée de l'épouse et du
lit nuptial, sont atteints au prix de la répétition narrative de l'acte qui a créé la chambre
nuptiale. Les titres de légitime propriété, en l'absence d'actes écrits (que la littérature
homérique ignore) résident dans le secret partagé du travail initial par lequel la chambre
et le lit ont commencé d'exister. Ainsi l'identité « intime » se révèle par le moyen
JEAN STAROBINSKI
Michel de M'Uzan
S. j. e. m.
c'est exprimer presque un désir d'immortalité. La mort serait annulée si, étant mort,
on pouvait encore s'interroger sur la réalité de sa propre vie. Tout cela est bien banal,
et l'on songe par exemple au retour de la croyance primitive si répandue selon laquelle
la mort ne serait pas une nécessité. Des idées semblables apparaissent souvent dans
le matériel de nos patients, et la littérature en fournirait des exemples saisissants.
En voici un, que je cite parce qu'il a eu pour moi valeur d'association.
D'après le témoignage de Gorki, Tolstoï, déjà fort âgé, s'écriait parfois en pré-
sence du jeune homme qui lui servait alors de secrétaire « Et si elle faisait une excep-
tion pour moi?», « elle» étant, bien entendu, la nature ou la mort qui pourrait, pour lui,
suspendre exceptionnellement sa loi 1. L'angoisse de mort exprimée ici par Tolstoï
sous le voile d'un espoir d'immortalité se lit encore dans une particularité remarquable
de son Journal. Après la dernière notation de la journée, il avait coutume d'inscrire
la date du lendemain, en ajoutant toutefois un « si je vis encore » dicté sans doute
par une crainte superstitieuse. Par la suite, désireux de gagner du temps ou de ne pas
trop défier le sort, il réduisit les quatre mots à leurs initiales, ce qui en français eût
donné s.j.v.e. Cette formule et l'anecdote qui l'explique constituent pour moi une
représentation privilégiée, elles jouent un peu le rôle d'un reste diurne et se prêtent
d'autant mieux à être utilisées que « si j'étais mort » est construit de la même façon
et peut donner lieu au même type d'abréviation. « Si j'étais mort » changé en s.j.e.m.
atteste assurément l'influence de Tolstoï, qui peut en l'occurrence avoir agi de deux
façons d'abord, peut-être, comme élément inducteur, puis, parallèlement, comme
matériel exploité par la défense. Tout en se donnant pour un fantasme d'immortalité,
donc pour l'élaboration d'une angoisse de mort traitée sur le mode mégalomaniaque,
la pensée s.j.e.m. pourrait n'être que le déguisement d'une vérité connue, ici d'ailleurs
assez mal cachée. En effet, si l'on pose avec Freud que la mort n'est pas représentée
dans l'inconscient, qu'elle n'y figure jamais qu'un analogon de la castration et que
derrière l'angoisse de castration il n'y a jamais rien de dissimulé, il faut prendre
s.j.e.m. pour une manifestation détournée du complexe de castration, ce qui met
fin à l'enquête, puisque là nous nous trouvons sur un terrain familier, où la théorie
est en mesure de trancher. Toutefois on ne peut s'empêcher de douter que l'intégration
du sens d'un conflit psychique puisse se faire à si peu de frais, et l'on se dit que si la
chose semble possible, c'est que le refoulement a gagné bien vite la partie. En fait,
nous sommes plutôt en face d'un de ces cas dans lesquels la prise de conscience, deve-
nant un objet intellectuel fortement investi, se transforme aussitôt en résistance,
tandis que la castration impose tout à la fois son caractère nucléaire et la barrière
qu'elle dresse devant sa propre compréhension 2. Angoisse de castration, castration
inconcevable on serait tenté d'en rester là, n'était que les choses suivent leur
1. Cité par Thomas Mann, in Gœthe et Tolstoï, Payot, 1967.
2. M. de M'Uzan,.«Expérience de l'inconscient », in l'Inconscient, octobre-décembre 1967,
n° 14.
S.J.E.M.
cours, comme si rien n'avait eu lieu. Car s.j.e.m. revient, en provoquant cette fois
non plus la curiosité un peu amusée du début, mais une certaine perplexité, et ce qui
avait été d'abord saisi sous un angle nettement intellectuel devient maintenant beau-
coup plus ambigu. Serait-il possible d'être à la fois mort et vivant; de n'être plus en
vie et de conserver une conscience claire de soi, comme le chasseur Gracchus de
Kafka? Le jeu commence à ces questions, et s'il prend suffisamment d'ampleur, il
permet de dire d'une part que le Moireste à l'abri de tout déni de la réalité, et d'autre
part qu'il reconnaît au fantasme une part de légitimité, ce qui constitue l'amorce
d'un clivage et laisse entrevoir de nouveaux développements (je me borne à relever
le rapport avec le fétichisme, le Moi étant ici son propre fétiche). Le comporte-
ment ludique qui caractérise cette deuxième attitude du Moi et qui en pareil cas
ne disparaît jamais complètement, fait néanmoins une place de plus en plus grande
à la crédulité, d'autant que la répétition du phénomène finit par engendrer un véritable
sentiment d'étrangeté. L'affect se modifie donc peu à peu dans le sens d'une per-
plexité anxieuse, surtout au moment décisif que j'appellerai la recherche des indices,
recherche en quelque sorte négative qui, non sans plaisir au demeurant, invite le
Moi à modifier son comportement. Un jour, en effet, le retour insistant de la pensée
étrange et du doute qui s'y attache, retour comme toujours inopiné, provoque une
mise en alerte, une mobilisation des appareils sensoriels destinée à convaincre le
Moi que « je » a bien cessé de vivre; du moins est-ce ainsi qu'on serait tenté de décrire
les choses après reconstruction; en fait, sur le moment, cette mise en branle des
systèmes perceptifs ne procède pas d'une réflexion. De même, sur le moment, on
ne relève pas d'analogie entre les indices cherchés et telle circonstance qui, parfois,
a présidé à l'irruption de la pensée bizarre dans la conscience, on ne peut jamais
le faire qu'après coup. Ces indices ont affaire avec la dépersonnalisation, cela va
de soi; il s'agit de subtiles altérations affectant principalement la distribution de
l'espace et de l'univers sonore; d'une modification des perceptions dans le sens
d'une transmission de message, d'un message obscur dont on ose à peine faire état
tant son contenu est banal, voire ridicule. Comment, par exemple, rendre l'émoi
à la fois tout naturel et insolite qu'on éprouve à la tombée du jour, en entendant le
cri unique d'un oiseau noir perché sur un toit? Un bref instant pourtant, le cri et
l'image semblent venir d'un autre monde pour dire au témoin quelque chose qui
le concerne, lui en personne justement. Mais tout rentre très vite dans l'ordre, tout
retrouve un air évident et, par là, se vide de signification. Chose remarquable, ces
moments-là n'ouvrent jamais la voie à la motricité, même lorsqu'ils atteignent un
point culminant; néanmoins ce sont bien des phénomènes de dépersonnalisation
qui, si fugaces et si dépourvus d'angoisse consciente soient-ils, sont facilement admis
comme autant de signes invitant le Moi à continuer son jeu et à attacher un peu
i. J'emploie ici le terme'de «Moi»en laissant subsister l'ambiguïté sémantique, pour
désigner tout à la fois l'instance et le « je » du langage courant.
LE DEHORS ET LE DEDANS
plus de crédit à l'étrange suggestion. Puis un pas décisif est franchi lorsque alerte
sensorielle, mobilisation de l'attention, sentiment d'un changement et raisonnement
se trouvent conjugués. Je n'en donnerai qu'un exemple. Un jour, dans les circons-
tances les plus ordinaires, l'intéressé se prend à observer, presque à guetter, une
personne familière assise à table en face de lui. Considérant son vis-à-vis de façon
discrète, mais pénétrante, il le surveille comme pour surprendre quelque chose dont
il lui faudrait s'assurer. Et c'est le début d'un raisonnement qui se développe spon-
tanément à la façon d'un fantasme le vis-à-vis est connu pour être droitier; s'il vient
à se servir de sa main gauche, cela signifiera que la pensée s.j.e.m. est digne de
croyance. Au cas où l'autre prendrait son couvert ou son crayon de la main gauche,
il établirait en effet avec le sujet qui lui fait face une relation de symétrie comparable
à celle qu'on a en découvrant son propre reflet dans un miroir. Dans cette éventualité,
autrui se trouve assimilé à un double, ce qui entre autres résultats lui fait perdre
sa singularité. Mais contrairement à l'Étudiant de Prague ou à Peter Schlemihl, qui
ne se posent pas de questions sur leur identité, le héros, pour pouvoir ici s'interroger
plus avant sur sa propre existence, doit d'abord détecter et rassembler les indices
qui feront de l'autre son double. Il ne s'agit donc pas d'une rencontre du sujet avec
son double selon le modèle du folklore classique, puisque le sujet, épiant chez autrui
la preuve d'un comportement en miroir, est amené à se demander s'il n'est pas lui-
même la trace, le double de sa propre personne disparue. Ainsi ce sont les autres
qui, en se présentant éventuellement avec une nuance d'étrangeté, induisent le sujet
à penser qu'il a réellement cessé de vivre. D'après Rank, le héros d'ordinaire paraît
assassiner son double ou, ce qui revient au même, assister à sa déchéance, pour se
délivrer des persécutions émanant de son propre Moi; alors qu'à travers la destruc-
tion d'un autre Moi, il accomplit un véritable suicide dont il s'épargne la souffrance 1.
Or dans notre cas, les choses se passent un peu autrement, car là c'est le Moi qui est
censé être mort, et depuis un certain temps déjà, tandis que le sentiment d'exister,
de quelque doute qu'il puisse s'accompagner, est attribué au prétendu double, reflet
du sujet anéanti. L'altérité morphologique de l'objet ayant moins de poids que la
relation de symétrie qui s'est établie avec lui, on se trouve désormais dans un monde-
fantôme, où la fameuse « inquiétante étrangeté » a tant de ressemblances avec la
dépersonnalisation. Quant aux sentiments pénibles qui vont le plus souvent avec
ces sortes d'expériences, s'il est vrai qu'ici ils font généralement défaut ou qu'ils
sont en partie inhibés, c'est peut-être que le sujet vivant n'a pas lieu de
les éprouver dès l'instant que ses doutes peuvent être dûment énoncés. Cela
dit, la sérénité de l'affect n'est-elle pas là précisément pour dissimuler son
contraire? Dans ce cas il ne s'agirait pas d'une pure inversion de l'émoi primitif,
mais d'une transformation de l'affect à la faveur d'un déplacement de l'investissement.
i. O. Rank, Don Juan. Une étude sur le double, Denoël et Steele, 1932, p. 153.
S.J.E.M.
créait entre double, mère et mort, de même que dans la pensée s.j.e.m., mort, per-
sonne symétrique et double se trouvent rassemblés. Les deux cas ont en commun
l'existence d'un processus, l'intervention de figures semblables et le problème de
l'identité, ce qui permet de réduire en partie le caractère énigmatique des circons-
tances déclenchantes de l'épisode. En un premier temps, la pensée avait semblé
surgir sans rime ni raison, puis elle avait été mise en rapport avec un quelconque
péril d'origine interne ou externe; mais une fois remémoré, le rêve de la jeune fille,
jouant presque le rôle d'une interprétation, venait révéler ce qui devait précisément
rester dans l'ombre, à savoir que tout cela avait trait à un objet fortement investi, la
mère, et à l'anéantissement dont il était effectivement menacé. On conçoit mieux main-
tenant que les diverses tentatives pour élucider s.j.e.m. n'aient peut-être eu pour
but qu'en masquer le sens et la portée. Ayant reconnu dans s.j.e.m. d'abord le rôle
d'une angoisse de castration dissimulée sous un fantasme d'immortalité, puis celui
d'un mécanisme de clivage, on obscurcissait la parenté du phénomène avec le deuil,
ou plus exactement avec son anticipation, et par là même on pouvait continuer
d'ignorer la corrélation entre l'attribution au sujet d'une existence douteuse et la menace
d'anéantissement pesant réellement sur l'objet. Que le destin fatal de l'objet se
répercutât chez le sujet par l'entremise d'un tiers faisant fonction d'image spéculaire,
par une figure transitionnelle appartenant autant au monde de l'objet qu'à celui du sujet
et dotée d'un pouvoir de décision, c'est précisément ce que les diverses tentatives
d'interprétation devaient empêcher d'apercevoir. Alors qu'en dernière analyse,
s.j.e.m. exprime bel et bien sous une forme anticipée le mouvement d'incorporation
de l'objet qui est le propre du travail du deuil.
Ce mouvement a ceci de particulier en l'occurrence d'abord qu'il anticipe
l'événement; ensuite qu'il se fait dans un sens inattendu puisque là l'objet, condam-
nant le sujet à son propre destin fatal, s'empare totalement de lui comme pour l'an-
nihiler. L'espace d'un instant, le sujet est si intimement identifié avec l'autre que le
sentiment de son propre Moi en est altéré et qu'on peut même se demander s'il ne
laisse pas entièrement la place au Moi étranger. Une fois de plus nous nous retrouvons
sur un terrain familier; toutefois il n'est nullement certain que cette variante originale
du travail du deuil suffise enfin à tout élucider.
Comment, en effet, s'en tenir au modèle de l'identification avec l'objet perdu
pour rendre compte intégralement des aspects multiples et complexes du petit épi-
sode ? Comment éclairer le sens de cette situation paradoxale où le sujet s'éprouve
comme son propre fantôme, tout en cherchant une preuve de son irréalité dans sa
rencontre avec un autre réduit lui-même à l'état de double? Car, en fin de compte,
tout tourne autour de la figure du double, c'est évident, mais de quelle façon, et
par quoi, comment le double est-il suscité? C'est ce qui exige encore quelques éclair-
cissements.
Bien que le sujet ne croie jamais à une origine extérieure de la pensée s.j.e.m.,
S.J.E.M.
1. J. Norton, « Treatment ofa dying patient », The Psychoanalytic Study of the Child, V, p. 18.
2. K. R. Eissler, The Psychiatrist and the dying Patient, Intern. Univ. Press, New York,
1953.
3. S. Ferenczi, Œuvres complètes, Payot; « Transfert et introjection », p. 93; « le Concept
d'introjection », p. 196.
4. N. Abraham et M. Torok, « Introjecter, incorporer », Nouvelle Revue de Psychanalyse,
1972, n° 6.
S.J.E.M.
d'un spectre d'identité, défini par l'ensemble des diverses positions dont la libido
narcissique est susceptible; ou plus précisément par les lieux et les quantités où s'in-
vestit la libido narcissique, depuis un pôle interne jusqu'à un pôle externe qui coïncide
avec l'image de l'autre. De même que « je» ne saurait passer totalement dans l'autre
sans s'annihiler, de même il ne peut pas non plus se retirer complètement de l'objet
sans que celui-ci se réduise à un ensemble de lignes abstraites et indéchiffrables.
Ce n'est pas la quantité de libido objectale investie dans le monde extérieur qui
confère aux choses leur allure familière, mais la part de libido narcissique retenue
en elles pour y investir le « je » en extraterritorialité, comme un avant-poste du sujet.
Les variations de cet investissement de la libido narcissique sont sans doute le plus
souvent latentes. Mais en parvenant à la conscience, à l'occasion par exemple d'un
déplacement trop massif, elles déclenchent l'un de ces états d'inquiétante étrangeté
qui nous renvoient à notre vérité. Ainsi l'irruption de la pensée « si j'étais mort »
fait prendre conscience que si « je » n'est pas exactement un autre, comme le voulait
le poète, il a néanmoins la remarquable propriété d'errer sans se perdre à mi-chemin
du dehors et du dedans.
MICHEL DE M'UZAN
Sami-Ali
Il peut arriver au cours du rêve ou à l'état de veille que la relation établie une
fois pour toutes entre le familier et l'étrange s'inverse et que, par suite d'une subtile
altération de la fonction perceptive, le familier paraisse étrange et l'étrange fami-
lier. Dans le phénomène du « jamais vu », la scène la plus banale devient soudain
insolite parce que, coupée de son contexte, elle se détache sur un fond vide de toute
réminiscence. En revanche, la fausse reconnaissance du « déjà vu » a pour effet de
dépouiller la scène de ses traits réellement énigmatiques. Perception sans souvenir
ou souvenir sans perception, ce sont là deux procédés de camouflage qui visent à
neutraliser le perçu en modifiant radicalement son mode d'apparition. Aucune
nécessité, dès lors, de déformer la scène pour couper court au développement de
l'angoisse dont elle est chargée puisqu'un simple changement de signe suffit à intro-
duire d'emblée la totale méconnaissance.
Dans l'inquiétante étrangeté, le jeu dialectique du familier et de l'étrange,
du fait qu'il est centré sur un seul et même objet, se complique à l'extrême. Ici,
paradoxalement, la source de frayeur n'est pas l'étrange dans son immédiate oppo-
sition au familier mais le familier de jadis que le refoulement a rendu méconnaissable
et qui, derechef, fait irruption souvenir au-delà de tout souvenir. Aussi, contrairement
à l'expérience du « jamais vu » et du « déjà vu » dans laquelle l'illusion en se solidi-
fiant acquiert la fixité définitive du réel, l'inquiétante étrangeté se caractérise-t-elle
par l'échec du refoulement et le retour inopiné du refoulé. Elle n'est pas une réaction
passagère destinée à réduire une perception menaçante mais bel et bien une modi-
fication profonde de l'objet qui, de familier, se transforme en étrange, et, d'étrange,
en quelque chose qui inquiète par sa proximité absolue. « On appelle unheimlich, dit
Schelling, tout ce qui devrait rester secret, caché et qui se manifeste1 », cette mani-
festation faisant coïncider, au sein de l'objet à la fois présent ou absent, l'acte d'ou-
blier et celui de se remémorer. « L'inquiétante étrangeté sera cette sorte de l'effrayant
i. Cité par Freud dans « l'Inquiétante étrangeté » [das Unheimliche], in Essais de psychanalyse
appliquée, Gallimard, 1933, p. 172.
LE DEHORS ET LE DEDANS
qui se rattache aux choses connues depuis longtemps et de tout temps familières 1. »
Or, telle qu'elle se présente dans « l'Homme au sable » d'Hoffmann, conte
fantastique à partir duquel Freud élabore le statut métapsychologique du concept,
l'inquiétante étrangeté me paraît inséparable d'une structure particulière de l'espace
qui permet à l'objet de se manifester et qui régit la forme aussi bien que le contenu
du récit. C'est cette structure qu'il s'agit de dégager avant d'en définir, conformé-
ment à ma conception de l'espace imaginaire 2, la signification théorique.
i. La forme.
plus bizarres1 », avait pour l'enfant à l'imagination enflammée une autre présence
que fictive il était palpable, identifiable, aussi familier qu'un revenant. Ainsi, la
rencontre fortuite avec le marchand ambulant ne fait pas surgir un souvenir oublié,
elle dévoile un passé qui, au lieu de reculer dans la mémoire, s'approche indéfini-
ment du présent, cependant que s'estompe peu à peu la limite du réel et de l'ima-
ginaire.
Mais l'égarement de Nathanaël est tel qu'il envoie la lettre à Clara, sa fiancée
et propre sœur de Lothaire, laquelle passant outre l'erreur de destinataire (ou ne
comprenant que trop bien ce que signifie le lapsus?) lui répond aussitôt. Froidement
et sans complaisance, elle lui démontre sa méprise sur lui-même et sur les autres
« Toutes ces choses effrayantes que tu nous rapportes me semblent avoir pris nais-
sance en toi-même 2. » Ce sont, précise-t-elle, des ombres projetées sur l'éclat du
monde, « le fantôme de notre propre nous3 ». Argumentation qui se trouve prise
elle-même dans le piège de l'irrationnel qu'elle entend démontrer puisqu'en se
substituant à son frère auquel la lettre est destinée Clara ne fait que confirmer l'im-
pression, sous-jacente à l'épisode du marchand de baromètres, que les personnages
sont interchangeables parce qu'ils ne sont pas ce qu'ils paraissent. Compte tenu
de ce fond d'irréductible obscurité, on comprend que dans une ultime lettre à son
ami, Nathanaël proclame son adhésion à l'explication « logique » que Clara lui pro-
pose tout en déclarant qu'il n'est pas « entièrement tranquillisé4 ».
Sur ces trois lettres (« Nathanaël à Lothaire », « Clara à Nathanaël », « Natha-
naël à Lothaire ») s'achève brusquement la première partie du récit. Celui-ci, en
reprenant, change complètement de forme il y a désormais une mise en perspec-
tive des différents protagonistes lesquels commencent à être perçus de l'extérieur.
De l'extérieur? Plutôt d'un autre point de vue qui ruine l'illusion d'objectivité et
supprime la distance qui vient juste d'être créée.
« On ne saurait imaginer rien de plus bizarre et de plus merveilleux que ce
qui arriva à mon pauvre ami, le jeune étudiant Nathanaël, et que j'entreprends
aujourd'hui de raconter 5. » C'est à travers cette voix qu'on assimilerait volontiers
à celle de Lothaire prenant enfin la parole que, de proche en proche, les person-
nages vont retrouver, comme dans un miroir, un visage qui leur faisait défaut.
Mais qui parle en fait? Un inconnu qui ne se confond aucunement avec le
spectacle auquel nous assistons puisque c'est lui qui l'a agencé et ne cesse de l'agencer.
Donc, un poète qui retrace l'histoire de l'Homme au sable à partir de trois lettres
que son ami Lothaire « a eu la bonté » de lui communiquer. Certes, d'autres entrées
1. Ibid., p. 324.
2. Ibid., p. 331.
3. Ibid., p. 332.
4. Ibid., p. 333.
5. Ibid., p. 334.
LE DEHORS ET LE DEDANS
2. Le contenu.
Mais l'inquiétante étrangeté ne s'en situe pas moins au niveau de l'espace sen-
soriel que la vision, grâce à son fonctionnement binoculaire, se charge normalement
de structurer en y actualisant la troisième dimension. Quelles sont donc les modi-
fications que l'espace doit subir pour que l'objet familier devienne étrangement
inquiétant? L'analyse du premier souvenir évoqué par Nathanaël permettra d'y
répondre.
« Allons, enfants, au lit. L'Homme au sable va venir. Je l'entends déjà1 »
par cette parole sibylline, la mère mettait fin à la soirée que le père, se prélassant
dans son cabinet de travail, agrémentait de quelques histoires merveilleuses. Et de
fait, on ne manquait pas d'entendre, au même moment, des pas lourds qui gravis-
saient l'escalier. Comment ne pas en être troublé? Nathanaël guettait dans l'angoisse
la visite nocturne de l'inconnu. Un jour, il osa s'enquérir « Il n'y a point d'Homme
au sable, répondit ma mère. Quand je dis l'Homme au sable vient, cela signifie
seulement que vos paupières se ferment involontairement, comme si l'on vous avait
jeté du sable dans les yeux 2. »
L'enfant incrédule (« je devinai que ma mère ne niait l'existence de l'Homme
au sable que pour ne pas nous effrayer3 ») interrogea la vieille servante qui, elle, se
montra loquace « Ah! mon petit Nathanaël, me répondit-elle, ne sais-tu pas cela?
C'est un méchant homme qui vient trouver les enfants lorsqu'ils ne veulent pas aller
au lit et qui leur jette une poignée de sable dans les yeux à leur faire pleurer du sang.
Ensuite, il les plonge dans un sac et les porte dans la pleine lune pour amuser ses
petits enfants qui ont des becs tordus comme les chauves-souris et qui leur piquent
les yeux à les faire mourir »
Informulée et informulable, l'angoisse pouvait dorénavant s'accrocher à une
réalité extérieure qui s'imposait à l'enfant avec une précision et une évidence iné-
galables.
i. Ibid., p. 322
2. Ibid., p. 323.
3. Ibid., p. 323.
4. Ibid., p. 323.
LE DEHORS ET LE DEDANS
1. Ibid., p. 325.
2. Ibid., p. 325.
3. Ibid., p. 327.
4. Ibid, p. 327.
L'ESPACE DE L'INQUIÉTANTE ÉTRANGETÉ
tout! Cela était bien comme cela était! Le vieux de là-haut a parfaitement compris
cela 1!
1. Ibid., p. 327.
2. Ibid., p. 338.
3. Ibid., p. 337.
4. Ibid., p. 340.
LE DEHORS ET LE DEDANS
en soit, l'image d'automate n'est-elle pas déjà présente dans ce corps d'enfant dont
Coppelius tournait et retournait les pieds et les mains comme s'il s'agissait d'une
poupée articulée? Les propos obscurs (« Cela était bien comme cela était! Le vieux
de là-haut a parfaitement compris cela! ») vont même jusqu'à laisser entendre qu'au-
trefois, sans doute dans une vie antérieure, Nathanaël était effectivement une méca-
nique impeccable.
D'autre part, la même image d'homme emplie d'indicible horreur s'actualise
en une série de personnages qui sont tour à tour l'Homme au sable, Coppelius,
Coppola et le propre père de Nathanaël acquérant, durant les manipulations alchi-
miques, les traits sataniques du « Maître ». Mais qui est en définitive l'Homme au
sable? Intimement lié aux yeux qui se ferment au moment de l'endormissement,
il est une de ces « images intérieures1» que Nathanaël enfant se plaisait à dessiner
« à l'aide de la craie et du charbon sur les tables, sur les armoires, sur les murs,
partout enfin, et toujours sous les formes les plus repoussantes2 ». Un double capable
de révéler, quand vient d'éclater la folie furieuse de Nathanaël, son visage de per-
sécuteur tout-puissant et omniprésent.
« Lothaire se précipita rapidement jusqu'au bas des marches, emportant dans
ses bras sa sœur évanouie. Elle était sauvée. Nathanaël, resté seul sur la galerie, la
parcourait en tous sens et bondissait dans les airs en s'écriant Tourne, cercle
de feu! Tourne! La foule s'était assemblée à ses cris et, au milieu de la foule, on
voyait Coppelius qui dépassait ses voisins de la hauteur des épaules. On voulut
monter au clocher pour s'emparer de l'insensé, mais Coppelius dit en riant Ah!
Ah! Attendez un peu! Il descendra tout seul! Et il se mit à regarder comme les
autres.
i. Ibid., p. 335.
2. Ibid., p. 324.
3. Ibid., p. 357-358.
4. Sami-Ali, De la projection, Payot, 1970, p. 216.
L'ESPACE DE L'INQUIÉTANTE ÉTRANGETÉ
aux objets qu'il touche de ses « grosses mains velues et osseuses » une qualité malé-
fique qui les rend intouchables x. Pareillement, les êtres les plus distants, qu'unissent
d'impénétrables liens d'affinité, sont soudain en contact les uns avec les autres
ils communiquent secrètement de l'intérieur. Comment expliquer, autrement, que
Spalanzani, qui ne connaît pas Coppelius et qui n'a rien à voir avec lui, puisse néan-
moins affirmer qu'il n'est pas Coppola puisqu'il avait déjà quitté la ville 2? Des par-
ties du corps propre peuvent, au même moment, occuper deux endroits différents
de l'espace c'est ainsi que, de la bouche de Spalanzani, Nathanaël apprend que
les yeux de l'automate Olympia, volés par Coppelius, lui appartiennent en réalité 3.
L'hallucination, reconnue comme telle, achève de réduire à néant l'écart qui persiste
encore entre le sujet et ce qu'il perçoit. « En ce moment, un soupir plaintif se fit
entendre derrière lui. Nathanaël put à peine respirer, tant fut grand son effroi. Il
écouta quelques instants.
« Clara a bien raison de me traiter de visionnaire, dit-il enfin 4. »
Or, il ne suffit pas de constater que l'espace du récit ne se déploie pas en pro-
fondeur, puisque l'absence de la troisième dimension signifie précisément que toute
l'organisation a changé de fond en comble.
Lieu de projection d'images du double, l'espace se résout en une série concen-
trique de mêmes figures où la partie reflète le tout et le tout la partie. La vision n'y
peut être qu'objet de la vision et le spectateur, ce dont il est question dans le spec-
tacle.
Ainsi, une seule et même structure spatiale, réductible à la relation d'inclusions
réciproques (A inclut B qui inclut A) détermine à la fois la forme et le contenu de
« l'Homme au sable ». Ici, comme partout dans son œuvre romanesque, Hoffmann
affirme avec insistance que « nous sommes reliés à bien d'autres espaces que ceux
de notre vie de chaque jour6 ».
3. Théorie.
1. Ibid., p. 325.
2. Ibid., p. 333-334-
3. Ibid., p. 353.
4. Ibid., p. 345.
5. A. Béguin, l'Ame romantique et le rêve, Corti, 1946, p. 297-298.
LE DEHORS ET LE DEDANS
SAMI-ALI
L'ESPACE DU SECRET
Be silent!
of Nothing,
ever,
to anyone
there
in the embers
time
is singing 1.
Ossip Mandelstam.
Parfois, dans notre travail clinique, il est plus important de maintenir quelqu'un
en vie que de le débarrasser de sa maladie. Winnicott a pu écrire « .l'absence de
maladie psycho-névrotique, c'est peut-être la santé, mais ce n'est pas la vie » [1967].
Le patient exige de nous la vie ou, si ce n'est pas possible, que nous lui permet-
tions de ne pas vivre et ce n'est pas là une invite à notre omnipotence réparatrice
de thérapeute. Quand un patient exige cela de nous, nous sommes parfaitement en
droit de ne pas répondre à sa demande, mais non d'y répondre à côté. Le patient
préfère rester malade, souffrir des conséquences de sa maladie pour autant qu'il est
vivant ou non vivant. Si nous tentons d'infléchir le cours de sa vie en traitant sa mala-
die, il peut nous échapper ou renoncer à son droit d'être en vie et malade. Il instaurera
alors avec nous une complicité que nous considérons, à tort, comme une « alliance de
traitement ». Gilles Deleuze a souligné ce fait avec une grande pertinence, même s'il
entre quelque moquerie dans son propos
1. Ne dis rien!
à personne
jamais
là
dans les braises
le temps
chante.
LE DEHORS ET LE DEDANS
Les patients apportent des états vécus, intensivement vécus, et Melanie Klein
les leur traduit en fantasmes. Il y a là un contrat, spécifiquement un contrat donne-
moi tes états vécus, je te rendrai des fantasmes. Et le contrat implique un échange
d'argent et de paroles. Là-dessus, un psychanalyste comme Winnicott se tient vrai-
ment à la limite de la psychanalyse, parce qu'il a le sentiment que ce procédé ne
convient plus à un certain moment. Il y a un moment où il ne s'agit plus de traduire,
ni d'interpréter, traduire en fantasmes, interpréter en signifiés ou en signifiants, non,
ce n'est pas cela. Il y a un moment où il faudra bien partager, il faut se mettre dans
le coup avec le malade, il faut y aller, il faut partager son état. S'agit-il d'une
espèce de sympathie ou d'empathie, ou d'identification? Quand même, c'est sûre-
ment plus compliqué. Ce que nous sentons, c'est plutôt la nécessité d'une relation
qui ne serait ni légale, ni contractuelle, ni institutionnelle.
Bien entendu, les philosophes sont toujours plus sages que nous, ils voient plus
juste. Ils ne sont pas tracassés par les humiliations quotidiennes que nous subissons,
obligés que nous sommes de décevoir les demandes qu'on nous fait. De par sa nature,
le mot est d'une richesse inépuisable, il est plus riche de sens que l'acte. Cependant,
Deleuze a raison quand il dit « Il faut y aller, il faut partager son état. » Mais pour
partager l'état de quelqu'un, pour y participer, il faut du temps et de l'espace. Quelle
est, avec de tels patients, la nature de ce temps, de cet espace? Sur le plan philoso-
phique, comprendre et partager les « états vécus » d'un génie disparu, comme Nietz-
sche, dont Deleuze parle avec tant d'intuition dans le texte que je viens de citer, c'est
une chose; mais se rendre soi-même disponible pour l'utilisation (je reprends ici le
concept winnicottien) de Nietzsche vivant, c'est une autre histoire. Personne n'y est
parvenu. Le 4 janvier 1889, Nietzsche écrivait de Turin à Georges Brandes « A mon
ami Georges une fois que vous m'avez découvert, ce n'était pas une prouesse que
de me garder maintenant, la difficulté, c'est de me perdre. Le Crucifié. »
Si Deleuze devait nous rétorquer que nous autres, analystes, nous ne nous y
entendons que trop bien pour perdre ceux qui ne s'adaptent pas à la machinerie de la
cure, nous aurions du mal à nous défendre.
Pourtant je crois qu'il ne nous est plus impossible, cliniquement parlant, de
rejoindre le besoin insistant de ces patients, besoin d'être vivants hors des limites
des relations contractuelles ou institutionnelles.
Au cours de tout traitement psychanalytique, nous voyons notre patient habiter
divers espaces entre lesquels il va et vient espace du dedans/espace du dehors
espace subjectif/espace objectif. Et ces espaces, nous les partageons avec lui. La
situation analytique dans son ensemble répond aux demandes du patient, variables
suivant ses états, selon trois modalités le processus analytique, la relation analytique
(transfert) et le cadre analytique. Le processus analytique actualise par l'interpré-
tation la signification cachée (Freud), la signification absente (Green) et la signifi-
cation potentielle (Khan) des communications du patient. C'est dans ce domaine que
l'analyste est, par excellence, le « moi supplémentaire » (Heimann) du patient. La
L'ESPACE DU SECRET
relation transférentielle organise chez le patient l'affectivité qui lui permet de projeter
le rôle joué par des figures significatives de son passé sur l'analyste, dans la situation
analytique ici et maintenant. Deux fonctions sont venues s'ajouter au rôle tenu par
l'analyste dans la relation transférentielle, celle du holding (Winnicott) et celle du
containing (Bion). Ce n'est que récemment et, en grande partie grâce aux recherches
de Winnicott et de Bion, que nous avons été rendus plus attentifs à l'utilisation du
cadre analytique par le patient.
Dans l'analyse classique, la capacité qu'a le patient d'utiliser le cadre analy-
tique était tenue pour acquise la majeure partie de la littérature psychanalytique
est consacrée au bon usage ou au mésusage que fait le patient du processus analytique
ou de la relation transférentielle. Les recherches de Winnicott [1955], de Balint [1968]
et M. Milner [1969] nous ont progressivement rendus sensibles au fait qu'un patient,
dans certains états de détresse et de perturbation, peut n'être capable d'utiliser que
l'espace analytique et se trouver dans l'incapacité d'utiliser le processus analytique
et/ou la relation transférentielle.
Dans ma pratique clinique, j'ai constaté que les patients ont deux manières
distinctes d'utiliser l'espace analytique en tant qu'espace concret où ils sont et en
tant qu'espace potentiel où ils peuvent maintenir des états d'âme, des expériences
psychiques larvaires que leurs capacités du moi ne peuvent encore actualiser. C'est
à Winnicott que j'emprunte le concept de l'espace potentiel. Dans son article « la Loca-
lisation de l'expérience culturelle », il écrit
Dès l'origine, le bébé a des expériences des plus intenses dans l'espace potentiel
entre l'objet subjectif et l'objet perçu objectivement, entre les extensions du moi (me-exten-
sions) et le non-moi. Cet espace potentiel se situe entre le domaine où il n'y a rien,
sinon moi, et le domaine où il y a des objets et des phénomènes qui échappent
au contrôle omnipotent.
Tout bébé trouve là sa propre expérience favorable ou défavorable. La dépen-
dance est maximale. L'espace potentiel ne se constitue qu'en relation avec un senti-
ment de confiance de la part du bébé, à savoir une confiance supposant qu'il peut
s'en remettre à la figure maternelle ou aux éléments du milieu environnant, cette
confiance venant témoigner ici de ce que la fiabilité est en train d'être introjectée.
Pour sa part, Winnicott ne s'est pas référé à cette hypothèse quand il a étudié
le cadre analytique. Pourtant, il me semble que, dans ses consultations où intervient
le jeu du squiggle, il nous donne une idée très vivante de l'utilisation que fait l'enfant
de la feuille de papier qui devient un espace potentiel lui permettant d'être seul avec
Winnicott. Cet espace potentiel de la feuille de papier est un espace partagé où Winni-
cott et l'enfant, ensemble, avancent mutuellement vers «le moment significatif»
où l'expérience de l'enfant pourra lui être interprétée [cf. Winnicott, 1970].
L'exemple clinique le plus intéressant illustrant la manière dont une patiente
crée un espace potentiel secret nous est donné par Marion Milner [1969] dans son
LE DEHORS ET LE DEDANS
livre The Hands of the Living God. Elle nous raconte que sa patiente, Suzanne,
avait fait un dessin la nuit qui avait précédé la première consultation mais, pen-
dant dix ans d'analyse, elle n'en parla ni ne le montra à son analyste. Devenue
capable de partager son expérience, Suzanne submergea alors son analyste de dessins;
elle en apportait à chaque séance. Dans son commentaire, M. Milner n'approfondit
pas un aspect de l'expérience de Suzanne, à savoir la nécessité de dessiner en secret,
en dehors du cadre analytique. Contrairement au jeu du squiggle où Winnicott fait les
dessins avec l'enfant, Suzanne ne peut partager ses dessins avec son analyste qu'une
fois qu'ils sont faits. L'utilisation que faisait Suzanne de l'espace potentiel de la feuille
de papier est une part essentielle de son « auto-cure » pour reprendre l'expression de
M. Milner. Quelque chose, dans l'expérience analytique, est mis en suspens par
Suzanne, ce quelque chose qui sera actualisé plus tard dans l'espace potentiel de la
feuille de papier. Je fais ici allusion à l'éclairage particulier qu'A. Green [1973b] a
donné au concept freudien de l' « après-coup ».
Un collègue m'avait demandé de recevoir de toute urgence une jeune femme qui,
pensait-il, était en train de faire une décompensation psychotique. Cette malade,
que j'appellerai Caroline, arriva chez moi, confuse et très agitée. Tout ce qu'elle put
me dire lors de la première consultation fut que son mari l'avait plaquée, une semaine
auparavant, d'une manière très brutale et humiliante. Il l'avait quittée pour aller
vivre avec une autre femme. Elle ne cessait de répéter « Il m'a détruite! » Elle pleu-
rait très fort, sans arrêt. Je fus frappé par l'incapacité totale où elle se trouvait d'éta-
L'ESPACE DU SECRET
blir une relation avec moi. Elle m'avait à peine regardé pendant les deux heures que
dura la consultation et pourtant elle était assise en face de moi. Mon correspondant
m'avait dit qu'elle était médecin et avait été incapable de travailler la semaine précé-
dente. J'avais le sentiment aigu de son impossibilité d'entrer en contact avec moi et,
cependant, j'étais intimement persuadé et cette impression ne cessa de croître
au cours de la consultation que Caroline se sentait saine et sauve dans l'espace
de mon cabinet de consultation. Ce fut cette conviction qui me fit dire à Caroline que
j'étais prêt à la prendre en analyse si elle en avait le désir. Caroline accepta ma propo-
sition, mais avec une sorte d'absence blanche de réaction.
Caroline venait à toutes ses séances, cinq fois par semaine, avec une ponctualité
presque effrayante. Son absence de résistance m'empêchait de déceler ce qui se passait
en elle, dans l'analyse et au-dehors. Son humeur était dangereusement fluctuante.
Par bonheur, j'avais réussi à trouver un médecin très compétent qui s'occupait de la
santé de Caroline il m'eût été impossible de la garder en analyse, ou même en vie,
si elle n'avait pas reçu de soins médicaux. Caroline n'était pas une malade silencieuse.
Elle pleurait avec véhémence et se lamentait « Mon mari m'a détruite », ou bien elle
arrivait dans un état maniaque, parlant à tort et à travers des choses et de toutes les
personnes qui l'entouraient, mais jamais d'elle-même. Après trois mois d'analyse,
je n'en savais pas plus sur elle qu'après la première consultation.
Il était très tentant d'interpréter son absence ou, pour utiliser l'expression imagée
d'André Green, son « expérience en suspens », dans le cadre analytique, comme une
résistance provoquée soit par son angoisse, soit par sa méfiance hostile. Il se dégageait
nettement de son comportement dans l'analyse comme un parfum de secret que je
choisis de respecter, car c'était son droit et son intimité qui étaient en cause.
Puis, un jour, elle eut un accident. A un carrefour, sa voiture avait heurté le
véhicule qui était devant elle. Elle n'avait pas remarqué le changement de feux. Un
homme extrêmement courtois était sorti de son auto pour constater les dégâts. Caro-
line paraissait si désemparée qu'il lui proposa de déjeuner le lendemain avec lui pour
régler cette affaire. Il avait été très séduit. Caroline était une jeune personne de vingt-
sept ans, bien en chair, charmante. Il y avait dans son comportement quelque chose
de désarmé et de vivant à la fois qui la rendait attirante. En moins d'une semaine,
Caroline s'était installée chez son nouvel ami. Ce fut un grand soulagement, et pour
son médecin, et pour moi. Ses troubles de l'humeur s'étaient tellement aggravés
que nous avions songé à la faire hospitaliser. Le nouvel ami rendit la chose inutile.
Il lui était profondément dévoué et avait, pour ses folies, une patience angélique. A
partir du moment où Caroline établit cette relation, un personnage tout différent
commença à émerger d'elle.
Elle avait été mariée pendant six ans environ et avait vécu très soumise à son
mari, jeune délinquant d'une excessive cruauté. Maintenant, c'était au tour de Caro-
line de passer à l'acte et de mettre à l'épreuve l'amour et la sollicitude de son ami, ce
LE DEHORS ET LE DEDANS
Nous accomplissions notre travail dans cette aire où elle avait créé un secret,
où elle pouvait laisser une part d'elle-même en suspens quand elle me demanda
(c Pourquoi n'avez-vous jamais interprété le fait que, depuis deux mois, j'oublie
LE DEHORS ET LE DEDANS
presque tous les vendredis quelque chose dans la salle d'attente? ou bien peut-être ne le
saviez-vous pas? » Je lui dis que je le savais parfaitement, mon personnel m'en ayant
toujours informé. J'avais donné ordre qu'on lui remît l'objet oublié le lundi suivant,
quand elle revenait pour sa séance. Elle me harcela « Pourquoi ne m'avez-vous rien
dit? » Je lui répondis « Parce que vous ne m'en avez jamais parlé vous-même et que
j'ai respecté votre jeu secret avec la salle d'attente et avec mon personnel. » Elle
devint songeuse et se mit à pleurer doucement. Je me rendis compte que, pour la
première fois, je voyais Caroline pleurer pendant une séance où l'affect était relié à
ce qui venait d'être dit et vécu. Au bout d'un moment, je lui donnai une interpréta-
tion, lui disant que j'avais constaté qu'elle avait commencé à laisser des objets quand
elle s'était mise à soupçonner son ami de vouloir exercer un contrôle sur ses faits et
gestes. J'avais bien compris ce que cela signifiait elle utilisait l'espace de la salle
d'attente pour y laisser quelque objet qui représentait une part très secrète d'elle-
même et qu'elle laissait là pendant le week-end. Ainsi un morceau d'elle-même demeu-
rait en sécurité jusqu'au moment où elle pourrait le reprendre, le lundi suivant. Son
ami était aussi protégé des explosions de colère émanant de cette même partie d'elle.
Et maintenant que je connaissais l'histoire des chandeliers, je pouvais dire qu'elle
utilisait l'espace de ma salle d'attente comme elle avait, dans son enfance, utilisé le
jardin pour y trouver un endroit où laisser en secret un morceau d'elle-même. J'ajou-
tai que si elle n'avait pas utilisé mon cabinet de consultation, c'était parce que j'aurais
pu remarquer immédiatement l' « objet laissé », qu'elle aurait dû l'emporter avec elle
ou, si je l'avais trouvé après son départ, j'aurais saboté son secret en l'interprétant.
Elle ne pouvait pas courir ce risque.
A partir de là, tout son mode de communication au cours des séances changea.
Je fus surpris de constater qu'elle était capable d'évoquer gaiement diverses aires et
phases de sa vie, que je n'entends pas développer ici, et d'en parler avec une vivacité
étincelante. Je dirai simplement que ce qui émergea de son histoire, c'est que de neuf
à treize ans, elle avait passé quatre années heureuses et libres de tout souci. Puis les
jumelles contractèrent une maladie invalidante dont elles mirent des années à se
remettre. Caroline devint une véritable alliée de sa mère, l'aidant avec un grand dévoue-
ment à soigner ses sœurs. Cette période se terminait quand elle rencontra celui qui
devait devenir son mari et elle capitula devant lui. Ce sont là ses propres termes. Il
était foncièrement méchant, elle devint sa victime consentante. Elle avait renoncé à
tout espoir d'avoir une vie personnelle qu'elle partagerait avec quelqu'un. Cette
histoire s'était terminée quand il l'avait brutalement plaquée et qu'elle s'était effondrée.
Le propos de cet article est de montrer qu'une personne peut se cacher dans des
symptômes ou s'absenter dans un secret. Ici, le secret a fourni un espace potentiel où
L'ESPACE DU SECRET
l'absence est maintenue dans une animation en suspens. Comme la tendance anti-
sociale [Wihnicott, 1956], le secret contient en lui l'espoir que la personne sera un
jour capable d'en émerger pour être trouvée, rencontrée et devenir ainsi une personne
à part entière qui partagera sa vie avec les autres. J.-B. Pontalis a attiré à ce propos
mon attention sur la lettre que Freud écrivait à Fliess le 6 décembre 1896
Tu sais que, dans mes travaux, je pars de l'hypothèse que notre mécanisme
psychique s'est établi par un processus de stratification les matériaux présents
sous forme de traces mnésiques se trouvent de temps en temps remaniés suivant
les circonstances nouvelles. Ce qu'il y a d'essentiellement neuf dans ma théorie,
c'est l'idée que la mémoire est présente non pas une seule mais plusieurs fois et
qu'elle se compose de diverses sortes de signes.
Une telle idée pourrait conduire à des vues selon lesquelles tous les phénomènes
que l'on rencontre en psychanalyse se situent sous le signe de la rétroactivité, voire
de l'illusion rétroactive. C'est ainsi que Jung parle de fantasmes rétroactifs (Zurück
~AaKf<M'cr~selon lui, l'adulte réinterprète son passé dans ses fantasmes qui consti-
tuent autant d'expressions symboliques de ses problèmes actuels. Dans cette concep-
tion, la réinterprétation est pour le sujet un moyen de fuir dans un passé imaginaire
les « demandes de la réalité )) présente.
Dans une perspective différente, la notion d'après-coup pourrait aussi évoquer
une conception de la temporalité mise au premier plan par la philosophie et reprise
par les différentes tendances de la psychanalyse existentielle la conscience consti-
tue son passé, en remanie constamment le sens, en fonction de son « projet ».
de l'échange mutuel qui existait entre sa mère et elle. L'espace potentiel du secret
avait capturé ce moment, l'avait comme gelé, mais il avait aussi empêché Caroline
de procéder à toute nouvelle élaboration ou modification en se référant à de nouvelles
expériences. La localisation d'un secret de ce type dans la topographie psychique ne
se situe ni au-dedans ni au-dehors de la personne. La personne ne peut pas dire
« J'ai un secret au-dedans de moi. » Elle est elle-même le secret, bien que le cours
ordinaire de sa vie n'y participe pas.
Dans l'analyse, ce dont Caroline pouvait parler, c'était du bric-à-brac de son
existence quotidienne, ou de rien. Traiter cette incapacité comme une résistance
n'aurait réussi qu'à engendrer chez elle une culpabilité réactionnelle. C'est là un
résultat très spécifique que l'on obtient avec ce genre de malades leur tendance à la
soumission les rend hyper-réceptifs à toute interprétation qui les pousse à se sentir
coupables. C'est pourquoi j'ai cité Deleuze qui, à juste titre, s'élève contre la trans-
position de la vie vécue en simples fantasmes. Cette interprétation des fantasmes
crée une réalité pseudo-psychique qui finit par intoxiquer le patient. Une telle atti-
tude conduit à ces analyses en profondeur interminables dont nous entendons souvent
parler aujourd'hui.
Cliniquement, c'est seulement quand nous réussissons à créer progressivement
un climat de mutualité avec ces patients qu'ils peuvent parvenir à partager leur secret
avec nous. Ce partage du secret équivaut à l'« expérience de mutualité » dont parle
Winnicott [1970] et où il voit l'essence de la capacité qu'a la mère de s'adapter au
besoin du bébé. Ce qui rendit Caroline capable de partager son secret, ce fut ma
capacité de contenir et de respecter toute la confusion et les risques que son compor-
tement suscita au-dedans de l'analyse et au-dehors pendant les huit premiers mois du
traitement, et aussi que je lui eusse permis d'utiliser la salle d'attente pour combler
le trou du week-end.
Enfin, la création d'un secret me paraît engendrer un espace vide dans la psy-
ché de l'individu qui l'occulte de manière réactionnelle au moyen d'événements
bizarres de toutes sortes, intrapsychiques ou interpersonnels. Il nous incombe
alors à nous, cliniciens, d'établir une distinction entre l'expérience authentique de
ces individus et leur comportement réactionnel. Pour revenir au passage de Deleuze
que j'ai cité plus haut, il faut les rendre capables de partager leurs expériences avec
nous et non simplement les traduire en fantasmes ou en gestes symptomatiques.
Ce qui comptait pour Caroline, quand elle laissait des objets, son parapluie, des cho-
colats ou un livre, c'était l'acte de les laisser. Ce fut cet acte que je maintins pour elle
et que je partageai discrètement avec elle jusqu'au moment où elle se sentit prête
à le partager dans une relation mutuelle.
J'ai tenté de montrer, sur un exemple clinique, comment une enfant qui s'était
absentée dans un secret, quand sa vie avec sa mère connut une cassure, parvint, adulte,
à établir progressivement un lien avec ce secret au cours de l'analyse. Le secret n'est
L'ESPACE DU SECRET
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
BALINT, M., The Basic Fault, Tavistock Public., Londres, 1968; trad. fr. le Défaut fonda-
mental, Payot, 1971.
DELEUZE, G., « Pensée nomade », Nietzsche aujourd'hui?, coll. 10/18, p. 164.
FREUD, S., The Origins of Psycho-Analysis, Imago, Londres, 1954; trad. fr. la Naissance de
la psychanalyse, P.U.F., 1956.
LE DEHORS ET LE DEDANS
EMBOÎTEMENTS
cet intérieur en tant que tel, séparé de l'objet du désir qui l'emplit et le satisfait, deve-
nant une partie de soi. Tout comme il a été dans sa totalité, une partie du corps de sa
mère, et se pressent source, objet et résultat du plaisir de celle-ci.
C'est vers 1750 que Condillac imagina une statue qui naîtrait à la perception des
sens. L'odeur de rose par laquelle le philosophe suscitait la vie sensorielle de cette
statue s'adresse à « l'odorat, parce que c'est de tous les sens, celui qui paraît contribuer
le moins aux connaissances de l'esprit humain ». Le corps de la statue n'a de fonction
que l'odorat, de plaisir que l'odeur de la rose. Cependant Condillac décrit en son style
un système analogue au fonctionnement psychique que nous supposons aujourd'hui
« le jugement, la réflexion, les désirs, les passions, etc., ne sont que la sensation même
qui se transforme différemment ». Et plus loin « La nature nous donne des organes
pour nous avertir par le plaisir de ce que nous avons à chercher, et par la douleur de
ce que nous avons à fuir. Mais s'arrête là, et elle laisse à l'expérience le soin de nous
faire contracter des habitudes et d'achever l'ouvrage qu'elle a commencé. »
La poésie psychanalytique nous trouverait enclins aujourd'hui à choisir, plutôt
que la rose, le narcisse, afin de figurer la première expérience imaginée par Condillac.
Mais deux siècles ont passé qui ont repensé les faits avec Freud. Narcisse est la fleur
qui persiste en chacun de nous comme une odeur précieuse et fragile. Elle replie sur
soi le regard de l'angoisse et cherche à s'assurer que rien n'existe hors son corps et
soi-même.
Qu'on veuille bien nommer désir ou libido ce qui apparaît quand l'homme se
retourne vers le fond de soi-même. Toujours pour étancher la soif du narcisse qu'il
contemple il en appelle cependant à l'autre, extérieur à ses limites de chair et de peau.
Par la voix, la vue, le toucher et l'odorat, la personne reconstitue en permanence sa
propre image. La dialectique dedans-dehors s'accomplit par le système plaisir-douleur,
moi et l'autre, inéluctablement et sans interruption.
Le sommeil lui-même apporte au rêveur la perpétuité de ce mécanisme qui l'ins-
taure.
Bloc net et mystérieux dans ses rondeurs fermes et fondues. Bien fermée sur
elle-même, depuis toujours, conservatrice de ses homonymes internes jusqu'au petit
noyau profond reproduit par soi-même la poupée gigogne. Image de la recherche
intérieure, découverte identique à soi, à la nuance près, s'ouvrant sur un autre soi-
même. Extérieur lisse et coloré, rassurant par son homogène stabilité. Tranquillité
du sourire, énigme du dedans mystérieux sous la surface sans aspérité.
Tout peut être imaginé les détails de ses reproductions internes, multiples et
uniformes, emboîtées idéalement, variées dans l'apparence et sans modification inquié-
tante. Dans ce creux ouvert par son seul milieu, je peux voir, prendre et remettre,
vider et emplir, sans danger, jusqu'à l'ultime graine solide, forme identique, sans
orifice. Il ne se passe jamais rien d'autre, que la vérification toujours obsessionnelle-
ment possible et pareille de l'ordre intérieur. Emboîtement clos, fini, bonté refermée
sur le connu rassurant. Pas de rivalité, pas de tempête dans ce corps sans mouvement,
sans membres, sans excroissance, organes creux où reposent les autres, chacun fai-
sant au suivant une place aisée, mesurée à ses propres limites. Pas de conflit. Pas
d'erreur.
Mais le noyau central, l'infime porteuse de l'achèvement? Là commence l'inquiète
recherche. Cache-t-elle son ouverture? Que réserve-t-elle? Pour qui est-elle là?
Elle est « pleine ». Pas de creux. Rien après. En elle le mystère indéfini. Et le danger
menaçant de l'incertitude. En marche arrière, on peut reconstruire chacune plus vaste,
plus grande, plus terrible. Aboutir à cette mère, énorme, énigmatique. Que réserve-
t-elle derrière le sourire de ses pommettes roses? Elle appelle la vengeance envieuse
de ses contenus satisfaisants et multiples, la jalousie de cette paisible fécondité repro-
ductrice de soi. Ne pas l'ouvrir, se méfier. C'est le piège de la séduction par le bonheur
calme de la maternité accomplie, de la femme pleine, d'images et d'enfants, de
mondes désirés et inconnaissables.
EMBOÎTEMENTS
L'enfant joue avec la gigogne il ouvre et ferme, retire l'une et rit de la prendre,
remet l'autre et enclôt tout dans cette mère qu'il berce tendrement dans ses bras.
Par la réalité sensorielle repassent les symboles, les yeux et les mains démystifient
l'angoisse de l'intérieur maternel. L'abri donné par l'écorce colorée, fait revivre à
l'enfant le bien-être d'avant le monde, même si, dans tout ce jeu, apparaît parfois
l'anxiété passagère d'une surprise possible fort und da.
Le patient allongé retrouve de même, auprès de l'analyste, la régressive illusion
utérine. Effrayante replongée en soi, où le monde intérieur va s'explorer. S'y retrou-
veront les monstres et les douceurs, sans cesse remis au jour, réemboîtés vers l'exté-
rieur. L'analyste, figure-gigogne dans qui le patient projette et reprend ses poupées
à loisir. Reconstruction réparatrice de chaque image, plus complète et plus ferme.
Elsi a deux ans et demi. Phobique précoce, elle est en thérapie dans une pièce
voisine. Sa mère, près de moi, tente de retrouver son corps, annulé par la culpabilité
de désirs inapaisés. Un jour, Elsi apparaît soudain chez moi elle vient vérifier que
sa mère est bien là, et vivante. Son air égaré et son discours anxieux me prouvent
assez la sécurité qu'elle vient chercher dans mon espace. En elle sa mère mourait,
tuée par l'envie. Tous ses objets internes se rassemblaient dans un corps morcelé
de poupée qu'elle me tendait avec l'incertitude de l'espoir « Répare madame. Bien
fait pour elle. » Puis elle se blottit contre sa mère. Rassemblées dans un même lieu,
la mère et l'enfant retrouvaient en cet instant la possible réintégration de leurs deux
corps l'un à l'autre, dans l'utérus fécond et réinventé de l'espace analytique. Au-delà
de la transgression interprétée à ce moment, le plaisir naturel les réunissait, issues
l'une de l'autre.
Retour à l'état antérieur retrouvé en moi, comme Platon l'a déjà supposé, impul-
sion selon Freud, le cercle se referme sur le plaisir, ou sur l'enfer. Le plaisir et l'an-
goisse se frôlent à chaque souffle.
Enfer de la psychose, du corps perforé dans sa limite livrée à l'hostilité perma-
nente jaillissant des organes et des objets. Corps percé de partout et menacé de
tous les orifices naturels dans leur désir même. Le psychotique est un saint Sébastien
sans cesse ranimé par l'impact même des flèches qui le tuent. Enveloppe emplie
par la douleur organique, par l'insatisfaction vide des besoins, par l'objet même
de son plaisir. Par chaque orifice de son corps restent possibles l'infraction, le viol,
et l'excrétion mortifère et épuisante de la matière vivante « Ce que je pense de vous
est horrible. Ma cervelle va sortir par mes yeux, mes oreilles et mon nez. Vous me
tuez à me parler. Même si vous êtes gentille. Le dedans ne peut pas conserver du
gentil. Vous ne savez pas comment c'est là. C'est trop tard. » Et de se frapper la
poitrine et la tête désespérantes. Cette adolescente anorexique progresse vers le désir
à travers sa dépression.
Mais pour d'autres le plaisir consenti glisse sur le corps et par les sens soleil,
musique, parfum, nourriture, et douceur de vivre. Si le corps en lui-même fonctionne
simplement, il aboutit à « cette part d'Éros qui est tournée vers l'objet » (Freud).
EMBOÎTEMENTS
Autres que le toucher qui concerne tout le corps et suscite la motilité, les sens
sont peut-être d'abord le lieu de l'invasion. L'odorat, l'ouïe, la vue s'éveillent à la
vie. Jusque vers un an l'enfant ne semble pas différencier le dedans et le dehors
de soi. Il distingue dans un bain coloré, des teintes différentes plutôt que des formes.
Univers à nuances où les objets ne sont qu'images chromatiques et mouvantes non
limitées à des traits et volumes.
Ainsi la voix de sa mère annonce à l'enfant la présence qu'il assemble à cet
opaque coloré. Il est pénétré par les données sensorielles et se laisse remplir. Il se
perçoit percevant. Il reconnaît l'odeur, le son, la couleur. Il rassemble ces impacts
et leur ensemble le font un. Dans quelque chose de son être s'organise le non-moi
qui s'oppose en se découvrant à cet autre-percevant qui sera moi.
Nous avons eu plaisir à retrouver dans les écrits d'Henri Wallon cette dialec-
tique, utilisée sur un mode tout proche de l'analyse. Les processus extéroceptifs et
intéroceptifs échangent leur construction permanente pour structurer l'intelligence
en même temps que la personne. Et l'homme se construit du dehors au dedans
à moins que ce ne soit du dedans au dehors.
Le roi David, poursuivi par des ennemis, demanda son aide à Dieu. Il arriva
bientôt devant l'entrée d'une caverne masquée par la toile d'une araignée. David
traversa la toile et prit abri dans le creux naturel. Les ennemis aussitôt survinrent
mais trouvèrent reconstitué le voile arachnéen devant l'orifice, effaçant tout soupçon
d'un récent passage. Leroi était sauvé, et libre. Telle la toile de l'inconscient se
referme devant les désirs, les laissant s'évanouir dans le désert du refoulé. A l'intérieur
du moi, l'homme est enfermé, isolé du monde extérieur, des autres dangereux et
désirants. C'est au fond de ce moi solitaire qu'il retrouve la divinité narcissique et
libératrice de l'angoisse. Éternellement, l'insecte du surmoi tisse ses fils protecteurs
entre les dangers extérieurs et le moi, et aussi entre les pulsions inquiétantes et le
même moi. Sans cesse se rétablit l'équilibre entre la loi et le désir, entre l'univers
extérieur qui contraint et menace, et le petit monde intérieur de l'être vivant. Les
enveloppes successives cachent dans leur noyau ultime le germe refleurissant du
Narcisse.
Libérée de l'angoisse de vivre, je ne le suis que dans cette impossible contempla-
tion d'un moi retrouvé à l'abri de la caverne maternelle. Un intérieur refermé sur
un intérieur retour aux sources de la vie dont la mort peut devenir l'image.
Peut-être Freud, écrivant Au-delà du principe de plaisir, instaurait-il cette tentative
de retrouver un possible intérieur à son corps dont il sentait le dedans hostile et vulné-
rable se morceler et s'évanouir quand la réalité cruelle jaillit quelque part en dedans.
Retrouver Dieu. Au fond de chacun. Dans le feu profond. Abri imaginaire du
LE DEHORS ET LE DEDANS
dedans enfin aménagé hors de portée des agressions. Emprisonné et libre moi,
seul et limité, mais détenteur de la puissance asservie du surmoi; moi restauré de
l'inconscient sans fin; artisan des richesses enfouies derrière l'arachnéen tissage du
refoulement.
Ici, aujourd'hui, il n'y a pas de dedans. Ce silence. Je ne dors pas. Je sens
qu'il n'y a rien. Pas de perçu, pas de parole, pas d'organique. Un effort même, pour
être sensible à mon propre corps chaud sur les coussins. Rien. Moi? Le fluide de la
vie imperceptible parce qu'elle va seule, bien réglée, inodore, incolore, indolore.
Mais si j'ouvre les yeux? Retrouvé le dedans du dehors.
Reconnaître le lieu, se souvenir d'avoir existé.
Déshabiller l'intérieur, y trouver les objets du désir, écarter la toile pour péné-
trer, voir, prendre.
« J'ai rêvé, me dit une femme en faisant un lapsus, que je prenais tous les vête-
ments de votre maison. » Elle voulait en nommer les bibelots.
Et un homme « Je déteste les bibelots. Ils sont inutiles. Ils m'inquiètent. Je
les jetterais tous quand j'en vois. J'aime une pièce vide et nue. Des objets en verre.
verre vase vagin les objets me mettent en colère, en colère contre vous.
J'aurais voulu être fils unique. »
Derrière sa forme apparente, l'un et l'autre gardent fidèlement la précieuse relation
à son dedans, proposent au miroir neutre de l'analyse l'intérieur travesti: «Le costume
est un masque. Il me va honteusement bien. » Si bien qu'il révèle ce qu'il cache
la honte. Et sous la honte, plus profonde encore, la tentative voleuse du désir « Je
vole, me dit un autre, des douceurs dans les magasins. Je crains que vous ne veniez
les chercher en moi. »
Enveloppe charnelle et sociale, vêtements de chair et de laine, couverture aimable
et protectrice contre l'hostile. Dont l'analyste. Redoutable menace de l'intérieur
pénétré, perforé, déchiré, distendu. Vers le trésor celé au plus profond, l'infime noyau
gigogne, insécable, irremplaçable. Ultime objet du moi, soi-même de la vie. Dans le
lieu analytique se perd l'abri intime, approprié ailleurs. Obscure épaisseur révoltée
en un gant retourné sur la main scandaleuse. Mise à nu, douceur épluchée de l'amande,
où l'analyste va peut-être grignoter.
« Ma mère exigeait une toilette intime, qu'elle contrôlait du doigt, sur le bidet.
J'ai toujours peur des accidents pour mes enfants. Comme si cette peur avait à voir
avec le viol de mon intérieur par ma mère. Elle touche à mes enfants en moi, et
peut les détruire, me les prendre. Comme lui a été pris mon frère mort. Je viens
ici en espérant trouver une mère qui me répare de ce viol. »
Et l'autre, à travers ses larmes, seules exprimées depuis des semaines « Vers
LE DEHORS ET LE DEDANS
treize ans, j'étais très constipée; ma mère me mettait encore sur le pot. Et. elle véri-
fiait, je crois, ma virginité. Quand j'arrive ici, je retrouve quelque chose de ça.»
Les ères de vulnérabilité cruellement révélées par la souffrance partagée. Plaisir
dans le coupable vers une naissance hypothétique. Gestation verbale, infinissable
remémoration de soi et de l'autre.
Sous peau de velours, le fruit peut aussi être amer. Communauté de haine, de
regret, de remords, consentis avec peine, autant que rejetés. Bâtisseur inconfortable
d'espace indéfini. Référé seul à soi, par l'autre, approche pas à pas, mot à mot. Gigogne
renaissante à l'infini du dedans inconscient, refermée sur le secret de soi, et ouverte
au secret du patient. Pain quotidien de l'analyste.
La plénitude de la séance.
La plénitude du patient.
Le vide de l'attention flottante.
Le patient qui emplit mes oreilles.
Mon inconscient avec sa résonance.
ici allusion trop rapide à ce dedans que peut représenter l'inconscient. La première
partie de cette situation, c'est peut être l'inconscience du dedans. Le dedans du
lieu n'est que l'extérieur de l'analysable, l'extérieur de deux êtres l'un avec l'autre
l'extérieur de l'être et l'intérieur de l'avoir.
Parviendrai-je à m'expliquer quant à cette proposition? Le jeu verbal de la psycha-
nalyse, qu'il repose sur l'existence ou que celle-ci en dépende, ou les deux bien sou-
vent, est toujours une dialectique. Car enfin l'être humain a inexorablementun dedans
et un dehors; mais qu'y a-t-il de premier? L'œuf ou la poule? Quelque effort qu'il
puisse faire pour réaliser le souhait de confondre toujours à nouveau l'un et l'autre
en vue d'un bien-être irréel, il n'y parviendrait que par l'accès à la mort ou à des modes
de psychoses. Freud a toujours opposé le moi-plaisir et le moi-réalité, la synthèse en
étant difficile puisqu'elle inclut la mort. Tel cet enfant autiste, sans parole, tout sou-
rire et douceur qui, venant du jardin où il pleut en abondance, s'étonne de ne plus
entendre ni sentir dans la salle de jeu les gouttes sur le parapluie et sur son visage.
Pour lui, le dedans ne semble pas plus pouvoir être que le dehors confort ou
inconfort de la différenciation. La séparation n'a pas été accomplie, la dialectique ne
s'est pas mise en marche. Son existence est une négation de la réalité il n'y a pas moi,
ni toi, ni l'autre. Tout est en un et il n'existe pas, marqué par une enveloppe définie,
par des frontières de sensation, de possession, de parole. Il est un dedans-dehors
diffus, sans souffrance, sans désir. Il reste imperméable, comme à l'eau du ciel, à la
situation de l'analyse. Comme si le désir de l'analyste, laissé se percevoir pour le dési-
rer vivant et autre, ne pouvait être que dans un absolu vertigineux, inébranlable. Cet
enfant est à jamais sorti de lui-même, enfoui dans l'au-delà d'un inconscient sans
âme.
Que sert donc pour lui la loi qu'il respecte dans certaines formes d'obéissance,
de propreté? Sinon le désir, inclus dans toute chair, de vivre envers et contre tout?
Mais rien que la chair, en dépit d'elle-même, toute proche du risque de mourir sans
bien le ressentir.
De la dialectique intérieur-extérieur à la dialectique vie-mort il n'y a point « un
pas », il n'y a qu'un glissement perpétuel.
Et ce glissement je le retrouve dans la quiétude anxieuse de mon cabinet d'ana-
lyste. Là, ce n'est plus le temps qui suspend son vol. Analyste, je regarde l'autre en
moi, non pas avec passion, avec désir. Simplement, je veux le voir en moi germe de lui-
même encore enclos dans la coquille non ébréchée d'un inconscient redoutable.
Pour créer la situation interne del'analyse, je vais suspendre l'apparence de mon
désir. Je vais devoir faire face à cette dépersonnalisation qu'impose le transfert
me retrouver dans l'ignoble père insultant, la mère tendrement perverse ou abusive-
ment dure, les frères vengeurs d'un accès impossible à l'amour, et bien d'autres monstres
encore, enfermés en lui par mon patient. Mais quelle que soit l'écorce, le fruit peut
être délicieux. Et, au-dedans de moi, l'analyste, l'attente du mûrissement de ce fruit
LE DEHORS ET LE DEDANS
étranger me livre aux impatiences et aux espoirs, aux soins attentifs comme aux
plus libres détachements.
Dans le filtre de ma pensée où se rejoignent mon désir et mon savoir, je me parle
à moi-même la mienne moitié du transfert. Ainsi j'avoue mon désir, à mon propre moi
et à tous ceux qui me reconnaissent analyste avec eux. Le désir qui me concerne
moi-même d'abord avec intensité c'est par lui que je recrée cet autre, ce patient,
en quelque part de moi où je lui suis semblable. C'est par lui que je retrouve, à y
regarder vivre l'autre chaque fois nouveau, un nouveau fragment de mes objets
brisés; archéologiques débris que d'anxieuses délices me conduisent à rassembler.
Je ne retrouve qu'en moi, au-delà des autres et des livres, cette reconstruction pouce
à pouce d'un dedans qui communique au mien, en remontant lentement vers la source
de sa vie. Et se rassemblent autour de ce qu'évoque le patient mes images, mes objets
intérieurs, et les nuances que je multiplie à l'arc-en-ciel de ses propres associations.
Entre lui et moi se fait peu à peu cet échange que musicalement nos oreilles entendent
comme une interprétation. Musique qui chante ou qui grince, duos où les basses et les
aigus se chevauchent et s'enchevêtrent, harmonie difficile à atteindre par le verbe
toujours impur.
Le vertige de Pandore, le patient va le reconnaître aussi devant le danger que
provoquerait la libération du refoulé. L'enveloppe délicate du moi, bien close par le
surmoi, craint les perforations perfides des souvenirs, des désirs, des rêves.
L'analyste est là. Il fait partie d'un extérieur contraignant et rassurant, suscep-
tible du moins est-ce souhaitable de colmater par l'interprétation les brèches
de l'angoisse.
Une patiente se laisse plonger dans l'anxiété d'une maternité impossible « Un
foetus, en moi, ce serait comme une araignée qui boufferait tout l'intérieur et ne
pourrait sortir qu'en me tuant. »
Souffrance illicite dans ce lieu de chez moi. Cette femme y doit retrouver les
fragments de son utérus oedipiennement coupable, du plaisir paternel et de la fureur
maternelle. Au moule féminin recréé par les interprétations, elle cherche à retrouver
l'organicité annulée de sa vie de femme. Même si se déchaîne le désir pervers de voir
avorter l'analyste d'une relation réussie à sa patiente. Relation entachée de cette
culpabilité d'un intérieur agréablement vécu. Que, mot à mot, il faut analyser, et
réinterpréter bribe après bribe ce dedans éclaté comme une grenade mûre qui éjecte
ses graines ensanglantées. Pour en revivre, la plante devra mourir à certaines formes.
Ces abandons apparents du passé sont difficiles, et la crainte de ne pas refermer
l'écorce sur la plaie, ou la boîte sur les secrets, met en émoi violent la conscience
d'être soi à travers toute souffrance.
EMBOÎTEMENTS
Le rêve du patient. Livré à nos oreilles. Mes yeux et mes muscles construisent
des images. Le patient construit en moi par mes yeux et mes muscles. Une odeur,
un souvenir. Un écho dans ma vie. Mes désirs dans son discours. Il donne une nourri-
ture à mon esprit. Dans le fond de ma vie l'identité du ressenti le reconnaît. Commu-
nication pulsionnelle? Association. Le patient « associe ». L'analyste s'associe au patient.
Le rêve devient un peu le mien intérieur, mais laissé extérieur, à distance la dis-
tance du fauteuil au divan. La folie reprise à son compte et maintenue dehors.
Parce que, comme le dit quelque part Hartmann « La réalité est plus que
l'inconscient. » Du plus profond dedans, sourd la parole adéquate. Si elle fait défaut
à l'autre, juste pour combler cette faille entre l'exprimé et l'inconscient, ma propre
parole va, glissée par les pores verbaux de mon patient, de moi à lui. II en fera du
lait, du sang, du sperme, ou du vent. Ou quelque autre substance métabolisée par lui,
partie rejetée en déchet et partie conservée en sa matière propre.
Le patient, inclus avec l'analyste dans l'univers de l'intérieur, rêvé et senti,
pensé et souvenu, se soumet à sa propre exigence d'unité essentielle. Il rassemble,
dans l'expérience verbale spécifique de son humanité, son vécu corporel et mental.
Tiraillé entre l'être et l'avoir, le dire et le faire, l'agir et le subir, il acquiert par le
truchement des symboles verbaux la maîtrise de la dialectique entre soi et le monde
extérieur. Toute réalité existe par la parole, en est issue ou lui est soumise. L'exis-
tence persiste au-delà de la parole, mais l'homme n'est pas homme en deçà des mots.
L'analyse nous plonge peu à peu vers le dedans des mots, et nous atteint aux
mots du dedans. Jeu interne des espaces figurés, mathématique et poésie des senti-
ments, des mystérieux refoulements entrevus, par le verbe découpé et reconstruit
au fil des séances.
Un jeune mathématicien de mes amis, qui a fait les preuves de son génie, se
meut dans les représentations pluridimensionnelles de l'espace avec une sûreté et
un plaisir magnifiques. Sa mère me raconta se souvenir comment, quelques jours
avant la naissance de ce premier fils, elle s'était livrée à l'un de ses jeux favoris
la balançoire. Redisant les sensations agréables ressenties à l'allègement volant de
son propre corps emportant celui de l'enfant.
par quoi il adhère au vécu de son patient. A laisser la mort dominer mon désir, qu'elle
prenne forme d'agressivité ou d'absence libidinale, pourra-t-il naître de moi autre
qu'un psychotique ou qu'un enfant mort-né? L'envahissement par la mort me
conduirait à un avortement analytique. En analyse comme en amour, ce n'est que
la pleine possession de soi, vivant et désirant, qui permet de courir, sans grand
danger de se perdre, le risque d'être momentanément possédé par l'autre. Volupté
dans le moment précieux où l'angoisse se résout en l'analysé et l'analyste, où les
frontières de chacun sont respectées et dépassées. Plénitude de l'espace réinventé.
Que la mort arrive par le corps lui-même ou par l'étrangère agression, elle
atteint à son temps l'intérieur ultime. C'est une banalité de dire que la condition
humaine est celle d'une perpétuelle défense contre l'anéantissement de la vie, défense
matérielle et défense affective. Mais banalité essentielle; absurde illusion de l'équi-
libre des forces un jour la vie a été plus forte que le néant, un jour la mort sera
plus forte que la vie. Entre ces deux instants se construit un petit monde, enclos
dans le tissu d'une peau, comnie la minuscule poupée, dense et solide, enfermée
dans ses identiques reproductions gigognes progressives en volume. La vie y est
hermétiquement concentrée dans la solidité cellulaire, dans « ce petit morceau dur
qu'on a à l'intérieur » (N. Sarraute, le Planétarium). Toujours sous quelque forme,
quelque chose peut en naître. L'inconscient de la grande mère gigogne est par quelque
sorte ce noyau de vie retrouvé en moi et dans l'autre, autour de quoi s'échafaudent
la densité et les volumes, organiques et musculaires, et les mouvements circulaires
de la pensée et des affects. Terme souhaité des progressives constructions à travers
l'infini des espaces analytiques.
ANNIE ANZIEU
Olivier Flournoy
Comment, en effet, parler d'expérience culturelle pour qui pense comme Winnicott
à un malade qui se plaint de maux de tête ou d'insatisfaction? comment parler de
réalisation des possibilités, pour reprendre l'expression de Lagache, à un homosexuel
angoissé, ou encore comment parler sublimation à ceux pour qui seul le symptôme
compte? Pourtant il s'agit bien de cela.
Mais la difficulté d'en parler peut aussi trouver son motif dans le manque de
familiarité avec les concepts mêmes de sublimation et d'expérience culturelle aussi
voudrais-je apporter une contribution à leur signification psychanalytique en essayant
de préciser ce qu'ils ont de semblable.
Mon intention est donc de tenter dans les pages qui suivent de trouver un déno-
minateur commun aux origines de la sublimation et de l'expérience culturelle, dans
la mesure où la première est issue de la résolution du conflit à trois et dans celle où
la seconde est issue des premières relations à deux.
Entre trois et deux, telle est bien mon idée de l'espace d'où peut sourdre, émerger,
se dégager, l'expérience culturelle, ou encore mon idée du temps dans lequel la subli-
mation peut trouver son essor. Il me faut donc essayer de préciser ce qu'est cet entre-
deux, et ceci à partir de l'expérience psychanalytique puisque c'est la seule dont je
dispose et sur laquelle repose ma réflexion.
~r
tant du monde génital des adultes et tout rapport de filiation entre analyste et analysé
est du domaine de l'imaginaire.
En ceci, l'analyse a un aspect déprimant. Échapper à l'identification au bon
parent et à l'objectivation du mauvais parent va mener à une nouvelle relation entre
analysé et analyste, faite elle aussi d'identification et d'objectivation, relation entre
deux adultes génitaux, raisonnables, adaptés, qui parlent au lieu d'agir et, qui plus
est, parlent de choses sérieuses. Adieu les rires et les pleurs, les joies et les angoisses,
les révélations affolantes et excitantes de la prégénitalité. C'est la dépression de la
mort à venir.
A moins que la génitalité soumise à la raison de la procréation ne débouche sur
la création d'un enfant salvateur, ce qui permet les retrouvailles avec le monde fou;
mais croire que cela peut se passer dans l'analyse est bien du domaine de l'imaginaire
puisque l'analyse exclut tout lien de parenté. A moins encore que la génitalité ne
débouche sur autre chose, sur la sublimation, sur l'expérience culturelle.
Comme pour l'enfant, sublimation et expérience culturelle ne peuvent également
avoir lieu que hors de la relation analyste-analysé; l'analyste ne peut qu'en prendre
acte sans tenter de les réintégrer dans la relation, ce qui serait une manifestation de sa
toute-puissance parentale imaginaire.
En ce qui concerne le problème de l'identité sexuelle limitée, l'analyste est in,
il est dedans. Contrairement à celui des générations dont il est exclu par la force des
choses, ici il a bien un sexe et en principe une identité sexuelle définie et précisée.
Qualité négative de l'adulte génital qui marque le manque de, ou la renonciation à,
l'autre sexe, l'abandon de l'espoir fou de l'enfant d'être bisexuel pour de vrai comme
l'étaient ses parents phalliques et omnipotents.
En ceci l'analyse a un aspect désangoissant
Du fait que l'analysé a choisi un analyste de sexe masculin ou féminin, même si
ce caractère sexuel est mis entre parenthèses lors de la cure et même si l'analyste se
prête au jeu fou de la relation imaginaire mère-enfant à deux qui nie le père absent,
l'angoisse inimaginable de la fusion-confusion avec la mère et celle tout aussi inimagi-
nable de l'anéantissement faute de mère, seront toujours transposées dans la relation
analytique au niveau de l'angoisse imaginable et dont on peut faire quelque chose,
de l'angoisse de castration propre au complexe d'Œdipe et aux individus sexués.
Les qualités personnelles de l'analyste qui le limitent à n'être ni père ni mère et
à ne posséder que son identité sexuelle restreinte de personne adulte confèrent alors
un sens progressif à la cure qui se déroule de la relation omnipotente imaginaire à deux
à la relation génitale adulte en passant par la relation conflictuelle à trois du complexe
d'Œdipe, dans la mesure où l'analyste est objet d'identification globale, puis limitée
à son identité sexuelle et enfin objet objectivé en tant qu'analyste.
Par contre, sa technique d'analyste, ses interprétations, vise le sens inverse, celui
de la régression pour aller dénouer ce qui nuit à la progression.
LE DEHORS ET LE DEDANS
C'est bien pour cela qu'il ne le châtre que symboliquement et pas dans sa matérialité
corporelle. En le châtrant ainsi, c'est la mère, l'épouse, qu'il atteint. II supprime
à sa femme la possibilité de satisfaire ses fantasmes avec son enfant, il la prive d'un
phallus imaginaire pour qu'elle revienne alors à son pénis à lui. Quant à l'analyste,
en imposant sa loi interprétative, il montre la confusion entre lui ou son conjoint
et les parents de l'analysé pour aboutir à dire à ce dernier qu'il n'aura ni les uns
ni les autres.
Un homme qui souffre d'une grande timidité vis-à-vis des femmes et d'une ten-
dance à la fascination compulsive pour le sexe fort raconte le rêve suivant il est
dans un vallon aride et caillouteux qui s'élève jusqu'à des sommets montagneux;
de l'autre côté se trouve une plaine fertile et verdoyante où paissent des animaux,
paysage féerique et paisible. Péniblement, il se traîne vers les crêtes pour y aller.
Alors qu'il approche enfin du sommet, il voit soudain se détacher sur l'horizon des
cimes une série de cornes. Devant ce spectacle affligeant, il se résigne et renonce à
avancer davantage.
Comme ce rêve n'éveille aucune association particulière, l'analyste peut l'inter-
préter à la manière œdipienne qui signifie que le patient aura des cornes, et rien
d'autre, s'il persiste à désirer sa mère et à être attiré par sa séduction.
L'analyste impose sa loi qui est celle du père qui veut garder son paradis pour
lui, qui veut le récupérer. Mais est-il récupérable, ce paradis? Psychanalytiquement
parlant, il semble bien que non. La génitalité implique bien cette notion de chasse
gardée mais sous l'empire de la raison, en l'occurrence raison de procréation, et les
fruits défendus, les paradis et les enfers de l'enfance, toutes ces folles raisons de
vivre sont internalisées et se muent en un sinistre et inhumain conflit d'instances
au niveau d'un appareil psychique enfermé dans une boîte crânienne.
Heureusement, il y a la sublimation. Sublimation qui fait oublier l'aspect de
résignation liéà la génitalité. Qu'en est-il de la sublimation chez Freud le psycha-
nalyste ? La placer délibérément dans ce contexte post-œdipien nécessite quelques
citations
Avenir d'une illusion « L'homme ne peut pas éternellement demeurer un enfant,
il lui faut enfin s'aventurer dans l'univers hostile. On peut appeler cela l'éducation
en vue de la réalité ai-je besoin de vous dire que mon unique dessein, en écrivant
cette étude, est d'attirer l'attention sur la nécessité qui s'impose de réaliser ce pro-
grès ? »
ENTRE TROIS ET DEUX
Une femme qui, le moins qu'on puisse dire, se situe en deçà de la névrose raconte
le rêve suivant un iceberg brillant de blancheur est devant elle, occupant tout l'es-
pace. Dans une anfractuosité se trouve installé sur une chaise un vieil homme fort
avenant qui est en train de jouer du violoncelle. La musique est belle. La rêveuse
décide donc de s'en approcher. C'est alors que soudain elle se réveille brusquement
en état d'excitation. Il lui faut quelques instants pour retrouver son calme ou se
retrouver elle-même et sortir de ce mélange confus d'angoisse excitante.
L'analyste va-t-il s'intéresser au conflit et l'interpréter? Il s'agit bien de la situa-
tion triangulaire; la rêveuse, l'homme, l'environnement maternel glacé devant leurs
éventuels ébats. Ou va-t-il comme être humain ressentir l'angoisse indicible de cette
femme?
Du fait des associations de la patiente qui compare son excitation à celle d'un
LE DEHORS ET LE DEDANS
L'analyste-homme qui mettra son côté analyste entre parenthèses agira avant
tout selon son contre-transfert. Son action est fondée sur celle de l'homme aliéné
par les projections transférentielles de son patient, partant, de l'homme qui va s'iden-
tifier aux personnes les plus aptes à répondre adéquatement aux besoins aliénants
du patient. Son baromètre est le sentiment de ce qu'on lui fait subir, sentiment qui
lui sert à ajuster sa façon d'être. C'est ce que les analystes nomment généralement
l'aménagement de la situation ou du champ analytique. Aménagement qui fait donc
appel à son côté humain, non interprétatif, et qui est aussi généralement attribué à ses
qualités maternelles. Son intuition, son empathie seraient à l'égal de celles de la mère
lorsque son enfant, avant même l'usage de la parole, lui transmettait besoins et désirs.
Cet aspect de la relation analytique est jugé nécessaire au traitement des psycho-
tiques ou des personnalités schizoïdes, et pose le problème de base que j'ai men-
tionné au début l'analyste n'étant pas parent, le schizoïde ne peut pas s'y référer
sur le même mode que le névrosé le peut à l'analyste sexué.
C'est-à-dire que du côté des névroses, ou du côté de la relation triangulaire,
l'analyste peut interpréter comme s'il était pour le patient le père ou la mère de sexe
déterminé, tout en gardant comme référence son propre sexe ou sa propre identité
sexuelle de fait. Il prétend donc qu'il est de tel ou tel sexe, il fait comme si, alors
qu'il est de celui qu'il est.
i. David Roth, M. D. Sidney, J. Blatt, Ph. D., « Spatial représentations of transparency
and the suicide potential », communication au Congrès international de Psychanalyse, Paris,
1973.
ENTRE TROIS ET DEUX
adulte qui fait comme si, par artifice technique. L'analyste kleinien se retrouve de ce
fait analyste, avec son côté humain détruit. Il ne peut être qu'un technicien génital
de l'interprétation puisque son côté humain est condamné à être mauvais par son
analysé.
Si, pour échapper à cet aspect mauvais, cet analyste a dû détruire les sources
de son vécu liées à la bonne et à la mauvaise mère, comment peut-il être comme
une mère, et ne va-t-il pas seulement interpréter au nom de la loi tout en faisant comme
s'il était une mère? Ou si cet analyste a détruit ses sources, comment peut-il sentir
les besoins en mère de son patient, pour y adapter sa réponse sur le plan de l'amé-
nagement ? Chose curieuse, alors que la cure débouche sur la destruction de la mère
donc finalement sur la destruction du complexe d'Œdipe comme chez Freud
on dit qu'elle débouche aussi de manière qui serait statistiquement démontrable sur
le fait que l'analysé kleinien devient analyste lui-même. Comme si l'identification
à la mère subsistait en dépit de sa destruction et se métamorphosait en identification
à l'analyste. L'espoir théorique voudrait que le sujet se désaliène de sa mère, l'expé-
rience montre que c'est là un vain espoir et que l'identification à l'analyste redouble;
ce qu'il reste à souhaiter, c'est qu'elle le soit à un analyste chez qui l'instinct de vie
prévaut sur l'instinct de mort.
Fairbairn évite cette impasse avec sa conception de pulsion chercheuse d'objet,
ou visant l'objet et non pas la satisfaction, ainsi qu'avec l'idée que c'est le mauvais
qui est intériorisé. L'objet extérieur peut être bon. De ce fait, l'analyste qui cherche
à être comme une bonne mère devrait pouvoir s'identifier avant tout à son moi central
à la recherche d'une bonne relation avec l'analysé, et mettre entre parenthèses
ses mois auxiliaires, le moi libidinal et le moi anti-libidinal. Il semble qu'il puisse
ainsi être un modèle d'identification acceptable pour son patient, un modèle authen-
tique ou non conflictuel. En outre, chacun peut jouir d'un sentiment existentiel de
continuité plus fondamental que les conflits plus ou moins destructeurs, plus ou moins
constructifs, qui s'y sont surajoutés, grâce au fait que ce moi central se doit de pré-
céder l'assaut des pulsions sexuelles et des réactions agressives aux frustrations.
Le problème de l'analyste-être humain ou mère se déplace du biologique,
de l'instinctuel, au psychologique, à la valeur morale. Mais, comment apprécier et
connaître les qualités de la bonne mère dont le moi central fait foi, puisque le bon
est séparé et antérieur au libidinal et à l'anti-libidinal? Et d'où vient sa capacité de
distinguer entre les vraies valeurs propres à ce moi central, les valeurs satisfaisantes
liées au moi libidinal et les fausses valeurs, la fausse morale propre au moi anti-libidinal
moralisant?
Voilà qu'il nous faut de nouveau imaginer qu'ici aussi l'analyste doit détruire
son complexe d'Œdipe, mais cette fois-ci pour se retrouver à une phase antérieure
correspondant à celle d'un parent idéal identifié à ce moi central précédant la sexualité
et les frustrations.
ENTRE TROIS ET DEUX
l'enfant à l'environnement et admet de ce fait que père et mère peuvent être l'un
et l'autre ou l'un ou l'autre responsables de l'environnement inadéquat. Le psycha-
nalyste ayant mis entre parenthèses son côté analyste au profit de son côté humain
représente alors le pôle parental de la relation duelle et non le pôle maternel, mais
pôle parental identifié à ce moi central non libidinal ni anti-libidinal. On retrouve là
l'idée du parent idéal.
Ce moi central de Fairbairn, ce moi caché de Guntrip, qui doivent être là pour
que la sexualité prenne un sens après coup, font penser à la sexualité comme corps
étranger interne dont parle Laplanche; à cette sexualité qui vient du dehors, qui est
apportée par la mère et qui par un double mouvement est prise, happée par l'enfant,
et dont les effets sont retournés sur soi pour aboutir au masochisme premier, avène-
ment de l'ordre humain impliquant la mère fantasmatique. Ordre humain qui sans
doute est la condition pour Laplanche pour que la relation psychanalytique puisse
être instaurée. Relation psychanalytique qui de ce fait placera le psychanalyste s'il
n'y prend garde dans le rôle du sadique complémentaire; le psychanalyste doit donc
avoir les capacités de ne pas l'être, de ne pas imposer sa loi sadique. Mais la relation
duelle qui correspond à celle où le psychanalyste mettrait son rôle de psychanalyste
entre parenthèses pour agir en tant qu'être humain comporte aussi ce même écueil
l'aménagement risque de correspondre à celui d'une mère sadique, si l'analyste croit
vraiment à cette relation duelleet s'il occulte sadiquement le rôle du père ou s'il
oublie son côté analyste mis entre parenthèses ou, autrement dit, s'il se prend pour
la mère au sérieux et s'il oublie qu'il joue à se prendre pour la mère, jeu sérieux s'il
en est cependant.
Ceci me conduit à penser que, lié à l'expérience psychanalytique duelle celle
de la relation imaginaire mère-enfant où l'analyste-mère aménage plus qu'il n'inter-
prète le stade du miroir, décrit il y a longtemps déjà par Lacan, ne peut pas être
conçu hors d'un contexte relationnel, à moins que ce qui n'est guère pensable
l'analyste ne se prenne pour l'analysé dans un mouvement d'identification aliénante
totale. Lacan, du reste, n'a pas omis dans son texte le soutien du bébé, mère ou trotte-
bébé, mais l'expérience est plutôt décrite comme essentiellement narcissique et
fermée sur soi, même si elle ouvre à soi.
Pour la mieux comprendre, j'aurais tendance à voir, au lieu du miroir renvoyant
l'image spéculaire déformée, l'oeil, la pupille de la mère qui renvoie à l'enfant son
image déformée par l'amour, la sexualité de la mère et par le fait que cet amour est
insaisissable. D'où la jubilation de l'enfant devant ce corps étranger qu'il internalise,
sa jubilation amoureuse érotique et fusionnelle avec l'objet; d'où aussi son clivage,
son aliénation fondamentale, qui lui sont imposés par cette supercherie existentielle;
ce que l'enfant n'a découvert en se découvrant lui-même n'est que son moi identifié
au moi libidinal défendu de la mère.
Cette appréhension évanescente pourrait être à l'origine de la conscience dégagée
ENTRE TROIS ET DEUX
Vue du côté de la relation imaginaire à deux, la mère offre son amour mais à dis-
tance frustrante, distance propre à l'ordre vital, même si elle écrase son enfant dans ses
bras. Par contre, vue du côté de la relation à trois, la mère offrirait à la fois son regard
amoureux et son regard refusant selon la loi du père, instituant le conflit propre à
l'ordre humain. L'analyste qui voudrait simplement aménager la relation réelle en
fonction de ce que la mère n'aurait pas fait est un analyste de la relation duelle ima-
ginaire, il est en pleine folie restauratrice d'un défaut irréparable. S'il veut le faire, il
ne le peut qu'en ayant mis la loi analytique momentanément entre parenthèses, jouant
à l'ordre vital tout en restant là où il ne peut qu'être, dans l'ordre humain.
Cette folie inhérente à la relation duelle m'amène à Winnicott et à ses descriptions
de la mère normalement dévouée à son enfant, de la mère qui fait de son mieux. Ce
que je voudrais souligner ici, c'est l'aspect de cette mère folle, comme psychotique,
cette mère occupée par la préoccupation maternelle primaire, que Winnicott décrit
comme mère initiale qui permet, par sa réponse totale à la demande de l'enfant, la
formation du vrai self de l'enfant; self de base qui doit être là pour s'enrichir par la
suite des apports de la sexualité. Cette mère-là qui répond à tout n'est pas folle, à mon
avis, de croire qu'elle peut donner à l'enfant ce qu'il lui faut alors que c'est inconce-
vable du point de vue de l'ordre humain autant que de l'ordre vital; sa folie réside dans
sa coupure du monde environnant; donc dans son ignorance du père. Et c'est d'autant
plus aberrant que cette folie ne peut avoir lieu que si le père la rend possible en perdant
sa qualité de représentant de la loi du père. En effet, il est réduit à se cantonner aux
tâches accessoires les plus terre à terre indispensables à la tenue du foyer familial,
tâches totalement délaissées par la mère. Ce n'est pas sa loi, ni même sa participation
à la création de l'enfant qui sont mises entre parenthèses, elles sont plutôt momentané-
ment ignorées et déniées; c'est son être même qui est réduit à celui d'un accessoire
matériel et d'un être humain limité à la dispensation unilatérale de son amour pour
cette femme sur des objets étrangers assurant sa survie, et sans contrepartie possible.
On trouve au travers de ma façon de présenter les choses la possibilité
de comprendre ce qu'est une relation duelle dans laquelle l'analyste aménage la situa-
tion c'est une relation folle et toute-puissante dans laquelle l'analyste s'identifie à
son idée de cette mère totalement à disposition de son enfant. Il faut la générosité
d'un Winnicott pour pouvoir s'y adonner et la générosité tout aussi grande de sa
famille pour le laisser s'y adonner. Et ce n'est probablement concevable que si
grâce à la souplesse de la mise entre parenthèses du monde environnant et non à son
LE DEHORS ET LE DEDANS
déni, cette néo-relation mère-enfant reste du domaine du jeu, même si c'est un jeu
astreignant et épuisant.
Sans le secours du jeu, la relation duelle imaginaire mère-enfant, que l'analyste
reproduirait en étant la bonne mère et en supprimant son rôle d'analyste qui inter-
prète et fait la loi, cette relation est destinée à tourner à vide, l'analyste et l'analysé
étant alternativement omnipotents ou impuissants et frisant sans cesse l'inimaginable
angoisse de dissolution de l'un dans l'autre, synonyme d'anéantissement réciproque.
cette dernière que comme mère j'avais préférée et lui avais imposée. L'échange psycha-
nalytique au niveau de l'aménagement de la relation imaginaire mère-enfant est aussi
insoluble que le problème de l'œuf et de la poule. Tant qu'on refuse de prendre en
considération le rôle du coq, c'est sans issue, ça n'a pas de sens.
A propos de l'horreur d'anéantissement ou du vide, corrélative de la fusion,
conséquences extrêmes de la relation duelle omnipotente concevable seulement par
élimination radicale du père absent, je voudrais citer encore cet exemple de défense
un homme se souvient bien de ses angoisses paniques d'être emporté par le vent lors-
qu'il était enfant. Il avalait alors tout ce qui lui tombait sous la main pour faire le
poids. Entre autres symptômes, cette personne présentait d'importants changements
de poids en quelques jours selon ses humeurs.
Winnicott est sans doute l'un des psychanalystes qui m'a le mieux parlé au
travers de ses écrits, je ne l'ai pas connu de la mère, de ses aspects multiples, et
de la relation analytique à deux dont l'outil principal est l'aménagement, et dont
l'indicateur, le programmateur, est le contre-transfert. Je ne puis toutefois m'empêcher
de regretter l'absence du père. Non pas que le père soit nié. Winnicott dit expressé-
ment que l'aspect névrotique ou triangulaire de la psychanalyse est acquis et connu.
Il dit aussi que le père peut être substitut de la mère. Il dit enfin que le père est indis-
pensable, comme je l'ai rappelé ci-dessus, au soutien de la mère qui, dans un état
semblable au clivage schizoïde, permet la création avec l'enfant du vrai self de ce
dernier. Ce que je regretterais plutôt, c'est que l'aspect fou de la relation mère-enfant
ne soit pas plus lié à cette négation, cette forclusion, cet oubli du rôle fondamental
du père. Comme l'aspect fou de l'analyste qui devient une mère aménageant la situa-
tion réside dans le fait qu'il oublie qu'il a mis son côté analyste entre parenthèses, et
qu'il devient mère omnipotente au lieu de se souvenir qu'il y joue.
Ceci dit, c'est aussi Winnicott qui a repris le problème de l'issue de la sublima-
tion de manière originale et convaincante en parlant de l'expérience culturelle. Mais
à partir de la mère.
L'espace potentiel pour l'expérience culturelle, cet espace se situe à l'endroit
de conjonction et de disjonction du sein. De manière moins anatomique, moins crue
et plus humaine, cet espace se situe entre la continuité narcissique du couple mère-
enfant, ou mère subjective, et la contiguïté, mère objectivée. C'est dans cet espace
potentiel que l'objet transitionnel ou le phénomène transitionnel peuvent prendre
corps, ces premières possessions « non-moi » et qui ne sont pas la mère. Et c'est à ce
niveau-là que me paraît résider l'origine du problème que me pose l'expérience
culturelle. On imaginera en effet que l'objet transitionnel est symbolique de la mère
absente et de fil en aiguille l'expérience culturelle trouvera ses fondements dans le
LE DEHORS ET LE DEDANS
moule de la mère absente au plus grand détriment du père, qui lui est plus qu'absent.
C'est comme si la mère était absente symboliquement alors que le père serait réelle-
ment absent, ce qui est imaginaire.
Du reste, la suite des descriptions de Winnicott semble le confirmer. Le jeu,
activité si fondamentale de l'enfant à mi-distance entre l'objet transitionnel et l'expé-
rience culturelle, pour qu'il ne soit pas jeu excitant menant à l'orgasme sexuel, est
un jeu calme, mais non dépourvu de créativité et d'efficacité, et qui se passe idéalement
en présence de la mère, mais sans sa participation. En ceci l'enfant peut à la fois dépendre
d'elle tout en se créant son autonomie, comme ces objets qui sont créés par l'enfant
quoique trouvés et témoignant par là du rôle maternel.
La communication, et surtout la non-communication prennent aussi leur sens
personnel en fonction de la mère, signifiant que pour avoir quelque chose à dire et
pour pouvoir ne pas le dire, il faut, en plus de l'avoir trouvé, qu'on l'ait reçu de
quelque part, ou de quelqu'un, de sa mère, et qu'on ne soit pas contraint de !e lui
rendre, c'est-à-dire de risquer de le perdre. Il faut qu'on soit libre de le conserver
pour soi en présence de sa mère pour pouvoir en faire usage ailleurs, dans le cadre de
ce que Winnicott appellera l'expérience culturelle.
Aussi la difficulté avec ce concept, que je comprends comme l'équivalent de la
sublimation, est-elle que cette expérience ne peut pas trouver, ni retrouver ses sources
vives dans la relation analytique, car cette relation n'équivaut jamais à la relation
duelle mère-enfant. L'expérience culturelle en effet, a son origine à l'époque
mythique de la formation du vrai self, avant que les pulsions sexuelles et les
phénomènes agressifs pulsionnels ou réactionnels aient pu être intégrés par ce
self avec ce que l'on sait de transformations ou de remplacement du vrai self par
le faux self, faux self omniprésent qui témoigne de l'inaccessibilité du vrai self au
même titre que le moi-objet témoigne de l'inaccessibilité du moi-sujet.
On pourrait dire que ce vrai self et ce lieu d'origine de l'expérience culturelle
sont imaginaires dans la cure du fait que le langage et la sexualité témoignent sans
appel du rôle du père, et du fait que l'analyste ne peut pas être la mère, mais seulement
jouer à la mère qui a mis le père entre parenthèses.
Entre l'analyste qui met ses qualités d'homme entre parenthèses pour pouvoir
interpréter et l'homme qui met ses qualités d'analyste entre parenthèses pour pouvoir
aménager, se situe l'analyste-homme qui met le monde extérieur entre parenthèses
pour pouvoir user de l'acte interprétatif. II n'est ni celui qui renonce à la vérité
historique et impose sa loi scientifique de l'interprétation de transfert comme le père
qui impose la loi de l'ordre, ni celui qui ignore la vérité historique et impose son
aménagement réparateur comme la mère qui impose ses exigences omnipotentes
bonnes pour l'enfant, mais hors la loi. A quel niveau se situe-t-il?
pain, même si les éléments maternels ne manquent pas puisque je lui donne ma
compréhension analytique comme le pain dont je pense que c'est ce qu'il lui faut.
Ainsi je n'impose ni loi ni toute-puissance alors que toutes deux sont manifestes
dans ce que je dis, mélange d'action aménageante et d'interprétation, acte inter-
prétatif. Je me situe donc au niveau de la vérité historique, du complexe d'Œdipe,
mais sans conflit. S'il n'y a pas de loi sexuelle à imposer c'est que le père est sûr
de la mère et que l'ordre des générations va de soi. La loi n'est pas nécessaire. S'il
n'y a pas d'ordre tout-puissant à imposer, c'est que la mère est sûre du père et que
la loi va de soi.
L'acte interprétatif serait celui de l'analyste-être humain qui représenterait les
parents unis loin de l'enfant, enfant seul mais non abandonné; enfant accepté comme
un enfant dont les parents reconnaissent les besoins mais qu'ils ne peuvent que
comprendre et non combler. Pendant que les parents font l'amour ou lisent leurs
livres, l'enfant peut aller jouer avec son puzzle et y trouver son bonheur seul, sans
que le trio s'en trouve précipité dans des drames oedipiens sans fin.
Ainsi ce serait bien au niveau de la vérité historique, mais non conflictuelle
qu'on pourrait retrouver ce qui unit sublimation et expérience culturelle.
Une personne qui s'est trouvée prise dans une impasse psychologique l'em-
pêchant de résoudre un problème professionnel lequel se posait et se posait mille
fois, chaque fois le même et chaque fois différent fait un rêve allégorique c'est
un paysage au bord de la mer. Celle-ci est déchaînée avec des vagues gigantesques.
Minuscule, le rêveur est ballotté au gré des flots. Une lame de fond le dépose en
douceur sur le rivage. Il se dirige vers l'intérieur des terres, se retourne et voit la
mer glauque surmontée d'un non moins gigantesque cyclone, colonne d'or qui se
dresse jusqu'au ciel. Vision magnifique et menaçante dont il se détourne. Il saisit
alors sa valise, en sort ses instruments de travail et résout son problème tout en
prenant note du fait que le cyclone dévastateur s'est apaisé et que rien ne lui est
arrivé.
Après ce rêve cette personne a repris ses activités professionnelles sans plus
de difficulté.
Ce rêveur était venu en consultation et non en analyse mais avait été analysé
autrefois. Je pense que de s'être trouvé assis devant un analyste compréhensif et
intéressé mais ni encourageant comme une mère active ni interprétant comme un
père légiférant, donc un analyste-être humain, lui a permis de se dégager d'une
reviviscence conflictuelle et d'imaginer en rêve ce dégagement et son retour à des
activités culturelles sublimées.
ENTRE TRCIS ET DEUX
et Winnicott, avec son expérience culturelle qui lui ont chacun tourné le dos en
sont-ils si loin? Certes non.
Freud rejoint Winnicott et l'importance du jeu quand il écrit dans Un sou-
venir d'enfance de Léonard de Vinci « Sans doute cet instinct de jeu disparut en
Léonard avec les années et l'activité investigatrice, le dernier et le plus haut épa-
nouissement de sa personnalité, dut absorber cet instinct à son tour. »
Winnicott rejoint Freud et l'importance du sexuel sublimé quand il associe
l'orgasme et le moi « Chez la personne normale, une expérience pleine de satis-
faction, telle qu'on peut en vivre à un concert, au théâtre, ou dans une amitié, peut
être qualifiée par les mots orgasme du moi, termes qui attirent l'attention à la fois
sur l'acmé et sur son importance. »
Mais davantage encore Freud qui parle de destruction du complexe d'Œdipe
pour déboucher sur la sublimation et Winnicott qui place le lieu de l'expérience
culturelle entre la mère et l'enfant avant la relation triangulaire, sous-entendent l'un
et l'autre l'importance du couple parental et de sa reviviscence symbolisée ailleurs.
Toujours à propos de Léonard de Vinci, Freud dit « Pendant tout ce travail
d'investigation, la haine et l'amour perdaient pour lui leur vertu et se métamorpho-
saient en intérêt intellectuel. [Puis] dans l'exaltation de la connaissance lorsqu'il
peut embrasser d'un vaste coup d'œil un grand morceau de l'enchaînement des choses,
alors il est saisi du frisson pathétique. »
Enchaînement des choses, frisson pathétique, sublimation.
Quant à Winnicott, il cite en épigraphe à son article sur la localisation de l'expé-
rience culturelle ce mot de Tagore
« On the seashore of endless worlds children play.»
Union sans fin de la terre et de la mer, jeu des enfants, expérience culturelle.
OLIVIER FLOURNOY
Nicole Berry
ENTRER EN ANALYSE
SCÈNES
patient entrant alors « dans » l'analyse, des remaniements structuraux et donc des
modifications de la personnalité.
La situation analytique, à deux personnes, dans un champ clos, suscite une
angoisse à laquelle les patients répondent de diverses manières, les deux plus extrêmes
étant
la régression massive, pouvant donner l'impression trompeuse d'une névrose
de transfert quasi immédiate, le patient s'efforçant, en réalité, de se rassurer par une
unité fusionnelle illusoire avec l'analyste (névroses narcissiques);
l'identification à l'analyste pris comme idéal du moi le patient analysant
son cas, reste hors de l'analyse et de tout ressenti « ici maintenant », laissant, de
ce fait, l'analyste au-dehors; à cet égard, ce que l'on a appelé « alliance de travail »
peut faire illusion et ne recouvrir qu'une forme de résistance au transfert (Marianne
Lagache) et au contre-transfert; l'utilisation de la théorie par le patient ou par l'ana-
lyste peut être équivalente à l'introduction d'une troisième personne et servir de
défense contre la situation duelle.
Les modes d'entrée « dans » l'analyse sont divers et inattendus. Parler d'étapes
ou de processus serait une manière de figer l'analyse. Cependant, on retrouve chez
la plupart des patients la tendance, au début, à expliquer leurs symptômes ou leurs
difficultés par les événements extérieurs, facteurs du dehors, démarche qui leur
permet d'échapper à la culpabilité, et, du même coup, à l'analyse et à la relation
transférentielle. Ceci peut évoquer pour nous l'origine même de la psychanalyse
(théorie de la séduction et du traumatisme). Ainsi, en début de cure, les patients
nous font part des événements, à leurs yeux essentiels, de leur passé, des trauma-
tismes dont ils ont été victimes, des scènes dont les parents les ont faits spectateurs
se posant en témoins de leur propre histoire, ils se mettent eux-mêmes et l'analyste
au-dehors de l'analyse. Tout au plus partagent-ils avec lui le plaisir d'être vus voyant,
ou savourent-ils la satisfaction de se croire victimes. Ils ne sont pas eux-mêmes, ni
l'analyste, entrés en scène.
Ces scènes racontées en début d'analyse, peuvent servir, à l'occasion, de repères
au patient par rapport à sa propre histoire. Et, raconter son histoire, la reconstituer,
peut être une possibilité nouvelle pour lui d'affirmer son identité; s'il l'affirme, c'est
en même temps en face de et par opposition à l'analyste et aux imagos qu'il incarne.
Cette tentative se réfère à l'affirmation d'identité de l'enfant de trois ans (D. Lagache).
Repères, mais écrans toute la relation transférentielle risque d'être masquée par
cette histoire, et la reviviscence de souvenirs anciens peut prendre la place du vécu
« ici maintenant ».
Plus encore, l'évocation, à tel ou tel moment, de scènes ou d'événements est,
chaque fois, déterminée par le transfert à la tension que le transfert suscite, au
conflit qu'il entraîne, le patient répond et se défend en évoquant des moments de
son histoire. Le choix des événements rapportés a un aspect défensif par rapport
ENTRER EN ANALYSE
au transfert. Ainsi l'histoire et son récit pourraient être considérés comme « acting
out ». En ce sens, ils jouent le même rôle que, jadis, l'événement par rapport à la vie
pulsionnelle du patient c'est bien pour soulager une tension intérieure et apaiser
sa culpabilité que l'enfant va au-devant d'une catastrophe ou suscite la séduction
d'un adulte, cherchant, par le recours à une intervention du dehors, à soulager sa
tension interne (Ph. Greenacre).
Ainsi, dans la cure, les souvenirs-écrans, les traumatismes de l'enfance appa-
raissent-ils, dans leur vécu et dans leur récit, comme une projection au-dehors du
conflit intrapsychique, alors qu'ils sont décrits comme venant du dehors. Dans un
deuxième temps, grâce au travail de l'élaboration qui permet de nouvelles prises
de conscience, le patient se voit identifié à l'un ou plusieurs, ou, successivement, à
tous les personnages de la scène. Il entre littéralement dans la scène de son enfance.
Dans un troisième temps, la scène évoquée illustre la situation analytique elle-même,
en devient le symbole, dans la mesure où le désir du patient par rapport à son ana-
lyste y est impliqué (névrose de transfert). C'est, à proprement parler, son entrée
« dans » l'analyse. Cette entrée se fait au moment où, grâce à la levée partielle de
l'angoisse et de la culpabilité, le patient peut approcher son conflit intrapsychique.
Voici un exemple clinique de ce mouvement dialectique
Un patient rapporte, en début d'analyse, une scène qui fut pour lui traumatique.
Il en répétera fréquemment le récit. Dans cette scène, il entend son père, qui aupa-
ravant lui apparaissait faible et dévalorisé par rapport à la mère dominatrice et agres-
sive, parler à celle-ci sur un ton de commandement. La mère le repousse et se plaint.
Le patient devine que son père veut avoir un rapport sexuel avec sa mère. Spectateur
angoissé, sa première pensée est d'ouvrir la lumière pour interrompre les parents.
Un peu plus tard, il se souvient d'avoir d'abord eu l'idée de se masturber, comme
pour participer et prendre, lui aussi, son plaisir. Il prend conscience alors, et parce
que l'analyse de son conflit ambivalentiel à l'égard du père le lui a permis, de son désir
de prendre sa place, voire de le supplanter. Il a, en effet, une image plus virile du père
qu'au tout début de son analyse. Le désir de faire subir à sa mère ses propres violences
sexuelles apparaît dans plusieurs rêves très convaincants. Et le patient comprend à
ce moment que ce n'est pas cette scène elle-même qui, comme il le croyait auparavant,
a joué un rôle pathogène par rapport à sa névrose, mais bien plutôt le conflit ambi-
valentiel par rapport à son père, conflit qui avait été renforcé de manière subite par
cette scène dans laquelle, pour la première fois, il avait découvert son père comme
rival possesseur de la mère. L'excès d'excitation, ainsi que le remaniement des images
parentales que cette scène avait imposés de manière si brutale, avaient pu avoir, effecti-
vement, un effet traumatique. C'est la raison pour laquelle elle était si souvent évoquée
dans l'analyse. En outre, cette scène représentait la cristallisation des relations inter-
personnelles du malade avec ses parents dans la situation œdipienne; en tant que telle,
elle devait être élaborée.
Par la suite, on put voir que le récit répété de cette scène servait d'écran par
rapport à la relation transférentielle; elle en était aussi le révélateur. En effet, ce
patient se montrait, dans l'analyse, tantôt soumis et coopérant, comme il avait été
autrefois avec sa mère, tantôt agressif et révolté contre l'analyste et la théorie analy-
LE DEHORS ET LE DEDANS
tique. Par ses critiques, il cherchait à susciter, de la part de l'analyste, une réaction
de force », ce qui lui fut interprété. Le patient prit conscience de son désir d'avoir
un père fort qui le protège, le conseille et l'aime, désir ensuite explicité dans l'analyse,
comme s'adressant à l'analyste. II comprit alors que, dans la scène, c'était aussi la
position de la mère qu'il convoitait, que c'était à lui qu'il désirait que le père fasse
subir ses violences amoureuses. Et le sens de rêves répétitifs, dans lesquels un homme
entrait dans sa chambre et l'attaquait par-derrière, lui apparut tout à coup. Comprenant
et ressentant combient son attitude agressive et dominatrice à l'égard de l'analyste
était défensive par rapport à son désir de passivité homosexuelle, le patient était,
dès lors, entré dans l'analyse.
La scène avait servi de repère, notamment par rapport à sa double position
œdipienne (positive et négative); elle avait aussi servi d'écran par rapport au vécu
transférentiel, l'identification au père valorisé étant utilisée comme défense contre le
désir de passivité par rapport à l'analyste. La scène et son récit avaient ainsi contribué
à structurer le transfert.
La scène représentait donc les relations interpersonnelles du patient avec ses
parents et, en même temps, le conflit intrapsychique.
De même que, comme l'a montré D. Lagache, les relations intersubjectives sont
intériorisées sous la forme d'identifications pour être utilisées dans de nouvelles
relations intersubjectives, contribuant ainsi à la formation de la personnalité, de
même, dans l'analyse, et par un travail qui s'articule à la prise de conscience par
rapport à son histoire, le patient intériorise la relation avec l'analyste, utilisant l'iden-
tification avec l'imago dont il l'a investi, pour ensuite l'abandonner et découvrir
des positions plus refoulées.
Le travail de l'analyse est un parcours qui va du dehors au dedans, le dedans
le plus profond étant le plus refoulé. Ce travail consiste à ouvrir une porte qui donne
accès à une autre porte, et cela sans fin puisque, dans l'inconscient, le refoulé pri-
mordial reste inaccessible.
Si le patient fait avec son analyste ce travail de « mise au dedans », c'est que
l'analyste, lui non plus, ne reste pas au dehors. Il ne peut adopter la position d'un
archéologue qui, à l'entrée d'une antique construction, s'attarderait à tenter de
déchiffrer les inscriptions au-dessus de la porte au moyen de son savoir linguistique;
il a à entrer avec le patient et à parcourir avec lui les couloirs et les salles, aussi obscurs
soient-ils, faisant face à l'angoisse et au désir, comme le patient; c'est dans ce che-
minement même que le sens des inscriptions du dehors lui apparaîtra, et non dans
un décryptage savant.
LIEUX
Par rapport à ce que le patient dit de son histoire et de lui-même, le vécu corporel
représente un vécu d'un autre niveau, un refoulé plus profond. La parole est une
ENTRER EN ANALYSE
élaboration secondaire. Ce que le patient vit avec son corps en analyse, ou ce qu'il
fantasme à propos de son corps, se rapproche, comme le rêve, du processus primaire.
Autrement que l'expression verbale, les lieux et les images qui apparaissent
dans les rêves du patient, ou dans son récit et ses fantasmes, symbolisent à la fois
le corps du sujet lui-même,
sa réalité psychique intérieure,
le corps de la mère,
l'analyse dont il s'approche et dans laquelle il finit par entrer, elle-même
symbolique du corps de la mère, où il se trouve avec l'analyste, à la recherche de
ses propres mystères, de ses trésors, objets internes, inconscient, « œuf ».
Une patiente rêvait constamment qu'elle était dans un tunnel dont elle ne parve-
nait que difficilement à sortir quelqu'un devait l'aider sa sœur ou l'analyste.
Les incidents les plus significatifs qu'elle rapporta de sa vie, elle les situa dans
un couloir une scène de séduction par un oncle, une scène traumatique avec sa mère,
scène vécue comme rejet mais dont l'analyse permit de découvrir toute la significa-
tion projective par rapport à l'ambivalence à l'égard de la mère.
Elle avait l'impression et donnait l'impression d'être toujours de passage, notam-
ment dans l'analyse dans laquelle elle ne réussissait pas à s'engager. Cette duBculté
répétait un événement de son enfance sa mère malade, elle avait dû s'installer chez
une tante, mais ne s'y était jamais sentie chez elle.
Le déménagement de l'analyste, avec l'angoisse que cela éveilla chez la patiente,
permit l'élaboration de son sentiment de rejet, puis de son désir de rejet de la mère,
déplacé sur la tante, puis transféré sur l'analyste.
Au cours de la névrose de transfert, elle vécut l'analyse comme un lieu transitoire
« l'analyse, c'est pour se débarrasser de tout ce qui vous gêne ». Lieu transitoire, lieu
de transit anal, intestinal.
Elle n'avait eu aucune expérience sexuelle et son corps n'était pas investi d'une
fonction féminine. Nullement coquette, elle n'assurait à ce corps que des satisfactions
de sommeil et de nourriture (ingurgiter-rejeter).
Son attitude vis-à-vis des interprétations reflète assez bien cet investissement
de son corps comme objet anal elle répétait les paroles de l'analyste, les ruminait,
les rapportant dans les séances qui suivaient, en les prenant à son compte,
puis elle les oubliait, n'ayant pris conscience de rien. Ce qu'on pouvait croire à un
moment compris, ne faisait jamais définitivement partie d'elle-même, mais était par
la suite rejeté comme un déchet, après avoir été utilisé pour remplir une séance. Elle
était elle-même un couloir (incapacité d'introjection).
De même, ce que le patient vit dans son corps et ce qu'il vit dans le transfert
s'articule avec son histoire; et la reconstruction fantasmatique qu'il élabore au cours
de l'analyse, en particulier les attaques contre le corps de la mère, puis le processus
de réparation, sont en même temps représentés par les lieux qui sont évoqués dans
les rêves, les fantasmes ou les parties de son récit.
Une patiente âgée de vingt-huit ans n'avait, elle, pas raconté son histoire. Bloquée
dans un transfert homosexuel intense, elle ne verbalisait que très difficilement un
matériel qui n'avait trait qu'à l'extérieur de l'analyse et au présent.
Parlant d'elle-même comme d'un objet répugnant, sans intérêt, s'attaquant avec
dérision, elle se situait au dehors d'elle-même. Par rapport à sa famille, sa fantaisie
était « je suis l'enfant de la rue ». Elle était, hors de la famille, pièce rapportée.
Dans l'analyse, elle s'acharna à susciter la même situation. Multipliant les relards,
les silences et l'abondance d'un matériel hétéroclite, décrivant fréquemment la fan-
taisie d'être laissée à la porte, oubliée de l'analyste, dans la rue, elle se situait au dehors
de l'analyse.
Elle avait vécu, par deux fois, une intense déception un an après elle, était né
un frère, puis, dix-huit mois plus tard, une sœur. L'analyse mit au jour avec quel
déploiement d'agressivité elle avait cherché à atteindre sa mère. De nombreux rêves
montrèrent qu'elle avait souhaité détruire son frère et sa sœur ainsi que les enfants
à venir dans le ventre maternel. Elle rêvait, par exemple, d'une catastrophe, il y avait
beaucoup d'enfants morts, ils étaient tous destinés à mourir, avant même qu'ils soient
nés.
Elle avait retourné contre elle-même et son propre corps ses tendances destruc-
trices toujours malade, elle présentait sans discontinuer des troubles abdominaux
mystérieux. Mais, surtout, l'approche des règles, et les règles elles-mêmes déclenchaient
en elle une peur panique, des cauchemars et tout un vécu difficilement communiqué.
Elle souffrait aussi d'impulsions auto-destructrices, impulsions à'se blesser le pied,
à se crever les yeux, à se mutiler ou couper le sexe. Sous une forme atténuée, il lui
arrivait de se blesser légèrement, ou de perdre un verre de ses lunettes (un ovaire).
Objet phobique pour elle-même, son corps lui faisait peur, surtout l'intérieur
qu'elle se représentait comme un capharnaüm. Elle imaginait être habitée par des
bêtes mauvaises et rêva que son corps enfermait des cafards, puis ces insectes sortaient
de son corps et se glissaient partout dans sa chambre, se multipliant, telles de petites
bêtes invisibles et malfaisantes. Elle évitait, depuis toujours, de se regarder dans une
glace, et, surtout, de jeter un regard sur son sexe.
D'autres rêves représentaient la même prise de distance phobique par rapport
à l'analyse. Son langage un peu confus, sa parole morcelée, sa posture ratatinée sur
elle-même, tout exprimait la même défense ne rien laisser sortir d'elle-même. Pour
l'analyste, elle se faisait insaisissable, comme les cafards de son rêve. Sa démarche dans
l'analyse évoquait ce jeu des enfants qui consiste à avancer de quelques pas sans être
vu de celui qui « colle »; si on est vu par lui, on doit retourner au point de départ
((( un, deux, trois, soleil, retourne au poulailler "). Cette représentation contre-
transférentielle me servit de guide pour ma stratégie.
Il n'y avait aucune ouverture sur son passé ou même son environnement actuel.
Ne livrant rien d'elle, elle faisait ainsi vis-à-vis de l'analyse ce qu'elle faisait vis-à-vis
de son corps, à savoir, ne rien voir du dedans. Elle se faisait dans l'analyse un objet-
bouchon. Plusieurs rêves illustrèrent cette position « On était dans des boyaux étroits,
ENTRER EN ANALYSE 99
Elle avait été délogée d'une première chambre et mise dans une chambre froide
(sic) rejetée à la naissance du frère. C'était la répétition de ce traumatisme qu'elle
avait vécue jusqu'alors dans l'analyse; aussi, s'efforçait-elle de ne pas y entrer pour ne
pas risquer d'en être délogée. Plus tard, elle avait aménagé avec sa sœur des maisons
chaudes et douillettes dans des placards, mais son frère venait chaque fois les déranger.
Elle rêva qu'elle venait à une séance et apercevait ma maison de loin, éclairée; elle
me voyait assise en train de l'attendre. Ce rêve de lieu habité, rempli, son analyste
l'attendant, marqua un tournant important de l'analyse elle se ressentit comme
enfant désirée. Ce rêve représentait aussi le début du processus de réparation
maison habitée, lieu rempli, désir positif pour l'analyste qui lui permet de ne plus se
sentir vide, et image plus positive de l'analyste qu'elle perçoit alors comme bonne.
Le souvenir d'une opération, associé à l'interruption soudaine d'un jeu mastur-
batoire par la mère, apparut ensuite, et put être interprété comme fantasme de puni-
tion sa mère lui avait arraché les enfants du père, enfants volés et cachés. Son
masochisme était étroitement associé à ce traumatisme. Au service de la résistance, la
répétition s'en manifestait ainsi dans l'analyse ne parlant qu'à demi-mot, cachant son
histoire et ses secrets, elle avait cherché à mettre l'analyste dans la position d'une mère
persécutrice qui lui arracherait ses trésors. Ce désir était l'expression même de son
masochisme être punie, vidée, castrée par une mère ressentie comme vengeresse.
L'interprétation de la projection de ses tendances destructrices sur la mère amena
de grands changements la patiente cessa de s'attaquer elle-même continuellement
comme elle le faisait avec dérision, et, dépassant la position paranoïde-schizoïde,
elle s'arrangea pour rencontrer dans la réalité des persécuteurs contre lesquels elle
se défendit, cette fois, activement.
C'est alors seulement qu'elle put évoquer un incident de son enfance. Elle avait
été attirée dans une cave par un homme qui l'avait masturbée et embrassée. Représen-
tant du père, dans son fantasme, il avait introduit dans son corps un enfant monstrueux.
Dans cette scène, elle était séduite et donc innocentée de son désir œdipien.
Mais elle avait dû éprouver une intense culpabilité, puisqu'elle ne soufHa mot
à personne de cet incident. Et plusieurs rêves montrèrent quelle fonction complexe
la masturbation remplissait. En effet, dans son fantasme masturbatoire, elle s'identifiait
en même temps, à trois personnages de la scène de séduction elle était elle-même
prenant son plaisir et, dans le même moment, l'homme quil'avait masturbée; mais,
chaque fois, elle imaginait détériorer son corps au point qu'elle ne pourrait, plus tard,
avoir des enfants elle prenait, là, la place de la mère. Elle rêva, en effet, plusieurs
fois, qu'elle s'arrachait de grandes boules rouges, il n'y avait plus qu'un trou à la
place de son sexe, « rien ». La masturbation assurait à la fois, la satisfaction du désir
et l'expression de l'interdit, sous la forme d'une punition masochiste corporelle.
De même que, dans son histoire, la venue de cet homme, et sa rencontre avec
l'amour pour le père, avait permis de soulager sa culpabilité en l'innocentant
(car elle avait été une victime passive), de même, dans l'analyse, le récit de cette
scène joua un rôle défensif par rapport au transfert libidinal. L'interprétation qui en
fut donnée ouvrit la voie à tout un matériel prégénital qui concernait l'amour pour la
mère. Après une interprétation qui lui procura manifestement un grand plaisir, elle
arriva le lendemain avec la fantaisie suivante elle avait des insectes plein sa cape
et son corps était couvert de cloques (grossesse). L'intervention, par l'intermédiaire
du récit de la scène de séduction, d'une troisième personne, un homme, avait soulagé
la tension et la culpabilité liées au transfert homosexuel. En même temps, l'évocation
de cet incident œdipien apparaissait comme un progrès par rapport à la fixation à la
ENTRER EN ANALYSE
mère et laissait supposer qu'elle avait de l'analyste une image moins persécutrice.
Chez cette patiente, le fantasme d'avoir en elle des bêtes, comme les cafards,
représentait le désir œdipien coupable. Ces bêtes se battant à l'intérieur d'elle-même
figuraient la lutte entre le désir et l'interdit, mais aussi, le combat intrasystémique
entre le désir libidinal (pour le père et pour la mère) et la pulsion de mort (masochisme
primaire). « Désirer, c'est tuer dans l'œuf», disait-elle. La représentation anale de
ces enfants-bêtes était liée à sa fixation à la mère et avait été renforcée par l'opération.
Elle s'était elle-même identifiée à une enfant-caca ou une enfant-bête, une « enfant
de la rue », et c'était ce qu'elle avait dû revivre dans l'analyse, enfant persécutée,
objet persécuteur.
La scène de séduction, origine de son fantasme, pouvait, dès lors, dans l'analyse,
se relier à son fantasme originaire « être l'enfant de la rue » (elle avait été saisie dans
la rue, puis emmenée par l'homme dans une cave). Elle contenait des « enfants-caca »,
elle était elle-même une enfant-caca, non désirée.
NICOLE BERRY
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
PSYCHANALYSE DE L'ESPACE*
J.-B. P.
espace extérieur d'une part, et l'espace corporel, d'autre part, sont la base indispen-
sable au développement des tendances narcissiques.
Cet espace primitif est probablement moins unifié qu'il ne le sera dans son
organisation ultérieure il est centré autour des orifices du corps et a donc plusieurs
centres. On peut repérer des caractéristiques de l'espace narcissique dans des expé-
riences d'espace au cours de l'intoxication mescalinique. Je reproduis ici un protocole
de Beringer et Mayer-Gross 1.
L'espace de soi-même est difficile à décrire. Ce n'est pas clair pour moi main-
tenant et je ne crois pas que cela le fut même pendant l'expérience. C'est pourquoi
je ne peux pas décrire la perception de l'espace proprement dit, je ne peux qu'en
donner des détails. C'était un espace aux dimensions différentes, plus grandes. Le
phénomène de la couleur se produisait dans cet espace. Lorsque le mouvement survint
et que quelque chose émergea de la profondeur, cela provenait de cet univers. Malgré
cela, il ne semblait pas difficile de l'atteindre de la main. Lorsque j'essayai alors de le
faire, je réalisai que la main vivait dans l'espace normal. Cet espace n'était pas fonda-
mentalement différent de l'espace normal, il en avait toutes les dimensions. Mais le
point de départ, la relation à moi-même, était absent je n'aurais pas pu dire ce qui
était au-dessous ou au-dessus de moi, à ma droite ou à ma gauche. La loi de la pesan-
teur n'existait pas. Il n'y avait pas de distances définies. Lorsque j'essayai de localiser
une piqûre d'épingle ou un bruit, j'agitai ma main en l'air, avec l'intention de traverser
ma tête, mais je m'aperçus que ce n'était pas possible. Ensuite je tentai de trouver
l'endroit derrière ma main et je pris conscience que ma main existait dans un espace
autre que moi-même. « Je » était dans un autre espace comme un point dans un
univers pour lequel les connotations en-dessous et au-dessus, à droite et à gauche,
horizontalement et verticalement, n'existent pas parce qu'elles signifient toutes la
même chose. J'avais le sentiment d'être un point entouré par un espace infini dans
lequel diverses distances doivent être présentes mais sans point de départ d'où on
aurait pu les mesurer [.]Quand j'étais allongé, les yeux ouverts, tentant de m'orienter
dans la pièce, les différents objets se mêlaient les uns aux autres. Tout était également
proche ou éloigné [.]Il fallait que j' « épelle » élément par élément le cadre visuel
de la pièce pour percevoir les différences de distance entre les objets. Par exemple
le Dr X. est assis ici; il y a une table entre; derrière elle (parce qu'il était à moitié
caché), se trouve le Dr Y. par conséquent le Dr Y. est plus éloigné (de la distance
de la table) que le Dr X. Je voyais donc la pièce sans profondeur mais avec une
perspective correcte, de sorte que je pouvais tirer mes conclusions, comme si la pièce
avait été projetée sur un écran.
localisation et une perception précises des distances sont absentes. Nous avons coutume
de dire que l'espace et le temps forment un ensemble; mais, d'un point de vue psycho-
logique, ce n'est pas tout à fait vrai. Dans l'intoxication par la Marijuana, on observe,
à l'occasion, des phénomènes optiques ou des troubles de la perception de l'espace.
Ainsi le cas n° 4 de Bromberg rapporte que les maisons et les objets étaient déformés,
courbés 1. Généralement, les perturbations du sens de la durée sont au premier plan,
et elles sont, apparemment, la base de bien des troubles de la perception de l'espace.
Je reproduis le protocole de l'un de mes étudiants qui avait pris de la Marijuana
dans un but expérimental.
Les observations que j'ai faites à ce sujet dérivent de deux expériences. A chacune
des deux occasions, j'ai fumé la moitié d'une cigarette de Marijuana, la première fois
en compagnie de deux amis masculins et la seconde fois en compagnie de deux femmes.
Outre qu'elle provoque un état d'abstraction remarquable, une exagération du moi,
de l'euphorie, des hallucinations très nettes et colorées, l'accentuation des pulsions
sexuelles et une impression d'irréalité de sa propre vie et de celle des autres, la Mari-
juana produit des effets troublants sur la perception de l'espace et du temps.
Lors de l'intoxication par le Cannabis, le temps semble passer plus lentement
qu'il n'a jamais passé auparavant. Vous regardez votre montre et l'aiguille des secondes
se traîne inexorablement à une allure d'escargot. C'est comme si quelque force
suspendait le temps dans son cours. Vous tentez l'expérience suivante vous notez
l'heure et vous dites à votre compagnon (sous drogue lui aussi) que vous lui deman-
derez dans un moment de vous dire combien de temps s'est écoulé. Il se passe un
long moment. Vous demandez à votre ami combien de temps a passé et il indique
au moins une demi-heure. Pourtant la montre révèle que cinq minutes seulement
se sont écoulées.
De même que le temps, l'espace s'agrandit notablement sous l'action du Canna-
bis. Le récit d'un incident qui survint lors de la première intoxication permet d'expli-
quer mieux cet effet. Après avoir pris de la drogue (il était environ dix heures du soir),
mes amis et moi partîmes nous promener sur un terrain de golf situé à quelque
vingt minutes de chez moi. Le temps que nous y arrivâmes, les effets de la drogue
étaient bien marqués. Nous nous mîmes en route pour aller d'une hauteur à une
autre une promenade d'une centaine de mètres. Il nous semblait que nous marchions
interminablement et que cependant la côte vers laquelle nous nous dirigions était
toujours très éloignée. Elle nous paraissait au moins à quatre cents mètres. Enfin,
après ce qui avait donné l'impression d'un très grand moment, nous arrivâmes au
milieu du petit creux. Alors je connus une sensation troublante. J'avais beau faire
autant de pas que je voulais, la hauteur devant moi ne se rapprochait jamais et la
hauteur derrière moi ne s'éloignait pas. C'était comme si on était condamné à marcher
pour toujours dans cette vallée, sans jamais approcher de son but, sans jamais s'éloi-
gner de l'endroit que l'on avait quitté.
Le temps s'écoule avec une lenteur sans fin et la distance est augmentée consi-
dérablement, et cependant on ne se plaint pas. Car sous l'effet du Cannabis on marche
avec aisance et grâce, et sans ressentir d'effort ni de fatigue.
Que l'effet sur la perception de l'espace soit dû à une distorsion dans la perception
1.a Marihuana intoxication », American Journal of Psychiatry, 1934, vol. 91, p. 304-331·
LE DEHORS ET LE DEDANS
du temps ou que ce soit l'inverse, il est impossible de le dire. Il est certainement vrai
que le temps passe lentement sous l'effet de la Marijuana, que l'on soit en mouvement
ou non. Je crois qu'en réalité la perception de chacune des deux catégories influe
sur l'autre tour à tour. Nous avons tracé deux lignes séparées d'une distance d'une
dizaine de mètres. Chacun d'entre nous essaye de partir d'une des lignes et de marcher
les yeux fermés vers l'autre pour s'arrêter aussi près que possible de cette seconde
ligne. Invariablement nous arrivions entre cinquante centimètres et un mètre en
arrière. Comment peut-on expliquer cela, je ne le sais pas trop. Il s'agit ou bien d'un
allongement de la distance ou bien d'une augmentation de la durée. On a l'impression
d'avoir marché plus loin qu'on ne l'a fait réellement, et par conséquent on s'arrête
avant la marque. Au lieu d'aider à résoudre le problème de l'espace et du temps, la
Marijuana le rend plus mystérieux que jamais.
Je n'avais pas l'impression que mon élocution était lente, mais que je marchais
très lentement. L'éloignement des objets ne paraissait important que lorsque je
marchais. Lors de la seconde expérience, je trouvais le canapé très dur, le dossier
surtout, comme du béton. Le béton du canapé, cependant, était séparé distinctement
de mon dos.
Les troubles de l'espace chez les schizophrènes sont d'un type très semblable.
Dans les hallucinations auditives des schizophrènes, la distance est très souvent
considérée de manière symbolique. L'individu vit non pas dans ce monde réel, mais
dans un monde d'unité et d'identification. Il en est de même pour les hallucinations
PSYCHANALYSE DE L'ESPACE
Dans cet espace régressif, les identifications et les projections modifient sans arrêt
l'espace du çà, qui trouve une expression très poussée dans les expériences schizo-
phréniques. C'est l'espace de la magie.
La schizophrénie n'est pas une simple régression au niveau narcissique. En reve-
nant en arrière, du monde des objets au narcissisme, l'individu ressuscite des niveaux
primitifs de son développement psycho-sexuel. Il cherche déjà à les atteindre quand
il s'efforce à retrouver les objets pleinement développés. L'observation suivante
est intéressante à cet égard
Simon M., vingt-huit ans, se plaint ainsi « Je suis dans un état d'hébétude tout
le temps. L'ennui, voilà la chose la plus importante. Depuis peu, le sexe a une influence
PSYCHANALYSE DE L'ESPACE
prédominante sur moi, plus qu'il ne devrait. En me promenant dans la rue, j'éprouve
du désir pour chaque femme qui passe. Si je désire plus d'une femme à la fois, cela
signifie que je n'en désire aucune. Lorsqu'un homme parle, j'ai parfois l'impression
que l'organe de cet homme est dans ma bouche. Je ne le sens pas positivement mais
j'en éprouve la sensation. Je mets une pipe, une cigarette ou une paille dans ma bouche
pour essayer d'empêcher cela, mais en vain. J'ai la sensation subconsciente, lorsque
je vois une femme, que je la pénètre. Ce n'est qu'un état mental. Lorsqu'un homme
parle et que son organe me saute à la bouche, cela me donne l'impression d'être une
femme. Pourquoi cela m'arrive-t-il? Je ne suis pas homosexuel. J'ai pensé mille
fois au suicide. Un jourj'ai eu des hallucinations; lorsque deux personnes parlaient,
ma tête allait dans leur direction comme si le son des voix m'attirait vers elle. Quand
j'urine, l'ai l'impression d'uriner dans la bouche de quelqu'un. Les gens doivent parler
de moi. Un jour ils ont dit Vos boules sont sur la table. Quand je me suis assis à
côté d'une fille dans le métro, ses organes sexuels m'ont sauté à la bouche. » (Avez-vous
aimé cela?) « Pas fameux comme nourriture. » Le malade a vraiment l'impression
qu'il a du poison dans l'estomac, bien qu'il dise parfois qu'il pense avoir une glande
malade ou un furoncle.
La distorsion de l'espace est ici centrée seulement autour des organes sexuels;
ce cas n'est qu'une illustration du principe que j'ai exposé ailleurs 1, selon lequel les
dimensions de l'espace sont modifiées autour des zones érogènes. Le malade a ceci
de remarquable encore que les organes génitaux d'autres personnes sont attirés vers
sa bouche.
C'est un cas de schizophrénie, mais comportant des tendances obsessionnelles
au premier plan. Quoiqu'il en soit, nous voyons que l'espace du corps et l'espace
extérieur au corps ont des rapports différents l'un à l'autre dans des cas semblables.
Dans les cas de névrose obsessionnelle, le même problème est manifeste. Dans
un cas, où la névrose obsessionnelle venait à la suite d'une douleur prostatique,
le patient avait la sensation que sa vessie et son phallus étaient tombés par terre dans
la rue, et se faisaient écraser par les voitures qui passaient. Un chien lui emporta son
pénis. Dans un autre cas, la malade sentait que sa tête s'envolait de telle sorte qu'on
risquait de lui marcher dessus. Son corps était dispersé dans l'espace, ses bras volaient
et elle devait pénétrer dans un hall pour rassembler ses membres. « Je suis complè-
tement en morceaux il n'y a pas de sol sous les pieds quand on n'est pas sur la
terre.» Nous ne savons pas pourquoi, dans ce cas, l'agressivité de la malade détruit
l'espace de son corps à un degré aussi poussé. La tendance à l'auto-punition était
forte. Toute sa vie durant, elle avait lutté contre les désirs de son corps. Dans le pre-
mier cas mentionné, la douleur ressentie dans la région génitale étayait la projection.
Un autre aspect apparaît dans le cas d'une femme de trente-deux ans qui pré-
sente un syndrome obsessionnel sévère et des impulsions agressives à donner des
coups de pied et à frapper les gens. Elle a l'impression d'avoir donné des coups de
i. In l'Image du corps.
LE DEHORS ET LE DEDANS
pied aux voitures qui la dépassaient et d'avoir ainsi provoqué des accidents d'auto
avec son pied. Elle a une terreur toute particulière des médicaments. Elle a peur de
répandre des médicaments et d'être responsable de la mort de nombreuses per-
sonnes. Quand elle passe devant une pharmacie, elle a l'impression d'y être entrée,
pour mélanger les médicaments, et d'avoir ainsi probablement tué des gens sans le
savoir. L'agressivité transgresse ici les limites de l'espace.
Si je voulais me laisser aller, je balancerais mes bras et mes jambes, je court ais.
dans tous les sens et je parlerais sans arrêt. Je serais terriblement active. Quand je
passe en autobus et que j'aperçois un orifice de gaz, il me semble étendre les bras
au-dehors, atteindre l'intérieur de l'orifice et faire quelque chose qui ferait du mal à
d'autres. De regarder le trou j'ai l'impression de l'avoir touché. Je crois parfois
être allée dans la salle de bains et y avoir mélangé des poisons. Quand je ne me sens
pas bien, j'ai l'impression d'avoir vécu un million d'années.
C'est une malade qui, depuis sa plus tendre enfance, est très fortement poussée
à agir dans le monde extérieur. Cette importante tendance a fait d'elle'une enfant
très affectueuse, toujours affamée de caresses qui n'étaient jamais complètement
satisfaisantes. Elle se sentait particulièrement bridée par sa mère, contre qui elle ressent
une haine manifeste. Dans sa petite enfance, un épisode avec son frère joue un rôle
important. Le frère eut un empoisonnement du sang quand elle avait à peu près trois
ans. Elle reconstruit ce souvenir elle avait griffé son frère dont elle était extrêmement
jalouse et lui avait fait mal. Elle a d'étranges expériences de douleur interne, rappelant
l'angoisse qu'elle ressentit pour la première fois à l'âge de cinq ou six ans. Elle avait
comme une soif intense du monde qu'elle désirait saisir dans sa totalité parce qu'il
était si beau.
La malade ne fait pas de différence entre voir et toucher. Ce qu'elle voit devient
immédiatement un objet d'activités de caractère agressif. Elle a continuellement
l'impression d'avoir donné des coups de pied à quelqu'un ou à quelque chose, causant
ainsi la mort directement ou indirectement. Elle n'est jamais sûre du nombre de per-
sonnes qu'elle a pu tuer de cette manière. Elle a peut-être causé la diffusion de quelque
espèce de poison, et même une petite quantité de ce poison a pu causer la mort de
quelqu'un. A cet égard, il n'y a pas pour elle de rapport implicite avec la quantité.
Même la plus minuscule particule de substance chimique peut causer la mort de
quelqu'un. Une autre particularité des processus de pensée de cette malade consiste
en ce que la possibilité la plus vague devient réalité pour elle. Elle a peut-être poussé
quelqu'un dans la rue, perturbé un conducteur d'ambulance, lesquels, pour leur part,
ont peut-être touché un fil électrique ou un tuyau de gaz dont la perturbation a
peut-être tué une série de gens.
Son agressivité raccourcit l'espace entre elle et les choses. Tout se rapproche
à portée immédiate de son activité. La pulsion d'amour incoordonnée est devenue
PSYCHANALYSE DE L'ESPACE
L'on voit que les troubles de la perception de l'espace vont très loin, en relation
avec l'énorme capacité de destruction de ces malades. Ils peuvent même conduire
à une annihilation sadique de l'espace.
Binswanger va plus loin à beaucoup de points de vue. II soutient que les expé-
riences de l'espace pourraient être caractérisées par la manière dont l'espace est
rempli, s'il est compact ou dilué, si les objets sont plus proches ou plus éloignés pour
leur utilisation. Il trouve des expériences différentes de l'espace dans les cas de
manie et dans les cas de dépression. Dans les premiers, tout est à portée de main et,
en même temps, l'espace est plus vaste 1. Binswanger est, semble-t-il, porté à considé-
rer l'espace des déprimés de façon semblable. Dans un autre article 2, il évoque dans
un sens analogue Der gestimmte Raum (l'espace accordé), désignant ainsi quelque
chose qui ressemble à « l'Expérience pathique de l'espace » de Strauss (Pathic Space
Experience). Binswanger suit les changements dans l'expérience de l'espace à travers
toutes les expériences émotionnelles et esthétiques. Il a conscience, naturellement,
qu'il ne s'agit pas ici d'un simple changement dans la perception de l'espace, mais
du fait fondamental que l'existence humaine s'exprime dans l'espace, et qu'il est
impossible de séparer les problèmes « existentiels » de l'humanité de la perception
de l'espace. Des expériences de ce genre ne nous intéressent pas, non seulement parce
qu'elles échappent à une formulation scientifique exacte et que les débats qu'elles
soulèvent sont bien souvent purement verbaux et formalistes, mais aussi parce que
nous nous sentons davantage concernés ici par la perception, pour autant qu'elle
ne touche pas trop profondément aux problèmes moraux des êtres humains.
Anna H., une jeune fille de seize ans, bien développée, d'origine allemande, est
la plus jeune de cinq frères et sœurs vivants. Deux autres sont décédés l'une d'épi-
lepsie et l'autre d'une opération d'une division palatine. A part cela, l'histoire de la
famille ne comporte pas d'événements marquants. Anna H. est une fille intelligente
qui a un Q.I. de 115, et qui réussit très bien ses études au collège. Au cours de sa
treizième année, elle a eu une crise pendant laquelle elle a eu des vertiges, elle a
tremblé de tous ses membres, elle a paru devenir raide, et n'a plus pu parler. L'attaque
dura une heure. En juin 1933, elle eut une seconde crise qui fut suivie de plusieurs
autres. Elle est facilement dérangée par les bruits et pleure énormément. Elle reste
chez elle la plupart du temps, ne se fait jamais d'amis, passe sa journée à lire et à aider
dans la maison; elle est souvent triste et déprimée.
La malade entra à la clinique d'Hygiène mentale le 31 août 1933 pour y suivre
un traitement qui dura jusqu'au 22 septembre. Elle put sortir le 21 octobre. Mais la
psychothérapie se poursuit. La patiente ne se plaint pas que des crises. « Je ne peux
pas supporter d'être parmi les gens. Je m'effraie lorsque quiconque s'approche de moi.
Les bruits me rendent folle, ils me font sursauter. J'ai peur des choses qui tombent.
Parfois mes yeux me donnent une drôle d'impression et je ne peux pas les bouger.
J'ai des sensations étranges; mes yeux, mes jambes et mon corps deviennent lourds. A
l'école on se moque de moi. Je voudrais mourir mais je me retiens de me suicider
parce que cela donnerait des soucis à ma mère. Parfois j'ai l'impression que je voudrais
étrangler les gens. Parfois je plonge dans des profondeurs obscures. Je sens que je
désire avoir mal. J'aime les injections qu'on m'a faites dans l'autre hôpital. J'aime
qu'on m'enfonce des choses. Je me plante mon épingle à cheveux dans les mains et les
bras. Elle n'est pas assez pointue. J'essaie de me serrer le cou et de voir quelle impres-
sion ça fait. Mes pensées se mélangent et deviennent confuses. »
La malade s'offrait en effet très volontiers aux piqûres d'épingles et à d'autres
stimuli douloureux et affirmait qu'elle y prenait du plaisir. Elle avait la même attitude
pendant son séjour à l'hôpital. Elle ne bougeait absolument pas, même sous l'effet d'ex-
citations très douloureuses et ne réagissait même pas à de fortes décharges faradiques.
Elle ne retirait jamais sa main et il était impossible de la conditionner aux excitations
douloureuses. Par un contraste frappant pourtant, elle réagissait très violemment
aux bruits soudains, se mettait à sursauter chaque fois qu'il se produisait un son
inattendu. Au cours du traitement, on n'a pas fait d'expériences plus poussées dans
cette direction. La douleur ne provoqua jamais de changements nets dans le réflexe
psycho-galvanique tandis que d'autres excitations et le bruit amenaient des réactions
à peu près normales.
Pendant le premier examen, elle serrait ses mains très souvent comme si elle était
sous l'empire d'une grande tension et qu'elle voulait réprimer quelque impulsion. Elle
balançait très souvent la partie supérieure de son corps d'avant en arrière de façon
rythmée. Parfois, lorsqu'elle était dans la salle, elle présenta ce phénomène de manière
assez franche. Plus tard, dans le cours du traitement, cela se calma. Dans la salle du
service, la plupart du temps, elle se tenait seule, debout, appuyée contre le mur. De
temps en temps, il se produisait des crises au cours desquelles elle devenait pâle,
se mettait à trembler, pleurait, ne parlait pas. Ce genre d'accès durait jusqu'à une
heure. Pourtant elle ne perdait pas conscience. Il était difficile au début de la faire
manger. Mais les symptômes alarmants disparurent dans la première partie de son
séjour à l'hôpital, et lorsqu'elle en fut sortie elle reprit son travail scolaire avec succès.
Dans le service, la malade fit toujours preuve d'une attitude coopérante.
L'analyse mit au jour certains traits marquants elle est profondément attachée
à sa mère. Elle ne veut pas la quitter. La peur d'être abandonnée par la mère remonte
à ses souvenirs les plus anciens. Elle dormait avec sa mère depuis sa plus petite
enfance. Ce n'est que depuis qu'elle ne se sent à nouveau pas bien qu'elle dort seule.
Mais, au plus fort de sa maladie, elle n'éprouvait plus aucun amour pour sa mère et
avait peur qu'elle ne la touche.
LE DEHORS ET LE DEDANS
Elle montre une grande affection pour une de ses sœurs, E. qui a onze ans de
plus qu'elle. La sœur souffre depuis longtemps d'une cardiopathie rhumatismale.
Cette sœur lui racontait souvent des contes de fées qu'elle recommençait sans arrêt.
Un de ses souvenirs les plus anciens est celui de « séances de fées » avec sa sœur
préférée. Il y avait des cupules de glands, du pain, du sucre et de l'eau. Encore plus
ancien est le souvenir d'avoir été tenue par quelqu'un et endormie par les balancements
d'un fauteuil à bascule pendant qu'on lui chantait une chanson.
Sa haine envers son père est ouverte. Il y avait de nombreuses disputes familiales
au cours desquelles le père devenait assez violent. Elle n'a jamais aimé les invectives
réciproques de ses parents. Quand elle avait dix ans, son père battit sa sœur avec une
lanière. Celle-ci courut sur le toit en hurlant et il la suivit. La malade eut une terrible
frayeur.
Les frères et sœurs avaient aussi l'habitude de se battre. On faisait voler les
couteaux et les fourchettes. A six ans, elle voulait tuer son père avec un couteau. Quand
elle avait cinq ans, son père ayant coutume de tuer les poulets sur un billot, elle vit, ou
imagina, un poulet qui remuait convulsivement après que la tête eut été tranchée.
Elle eut une frayeur épouvantable et s'enfuit en courant. Elle entendait souvent aussi
des querelles violentes dans la famille de l'appartement voisin.
Le père semble représenter pour elle l'image de l'agressivité sauvage et dan-
gereuse dont elle a peur. Il tue les poulets, bat la sœur, et fait beaucoup de bruit.
Elle proteste contre cette agressivité violente par sa propre agressivité à elle. Mais
il y a une attitude masochiste, aux racines très anciennes, qui la pousse à céder. Vers
sa troisième année, elle eut le rêve suivant de gros matelas s'avançaient vers elle sur
de minuscules épingles droites, menaçant de l'écraser. Quand elle s'éveilla, la porte
était fermée; elle appela, mais la porte semblait être « très loin et très en dessous ».
Vers sa septième année, elle rêva d'une roue de scie qui venait la couper en
morceaux. Elle avait aussi très peur d'une ligne droite qui se déplaçait lentement et
sans arrêt devant ses yeux. A cinq ans, elle donnait à manger de l'herbe à des poulets
avec une paire de ciseaux et « se coupa un morceau de pouce ». Le sang jaillit. Elle
courut vers sa mère en pleurant « J'ai donné à manger aux poulets un morceau de
mon doigt. » A sept ans, elle se fit mal au nez et saigna beaucoup. Peu après, elle
tomba en patinant et se cassa le poignet.
Elle a toujours eu des animaux familiers. Un lapin blanc mourut alors qu'elle
avait quatre ans. Un chien fut écrasé sur une voie ferrée. Il fut éventré et, ainsi
ensanglanté, c'était un horrible spectacle.
A six ans, elle vit une femme dans un cercueil dans une pièce sombre. La malade
se mit à rire. Quand elle avait six ans et demi, une de ses sœurs aînées mourut
(cette sœur était épileptique, mais il est possible que sa mort ait été un suicide.) La
malade vit le cercueil.
Son attitude envers la douleur semble être en rapport étroit avec les expériences
de sa petite enfance. La douleur lui procure du plaisir. C'est le plaisir de la soumission
masochiste au père. Toute personne qui s'approche d'elle est pour elle une menace
semblable à celle que représentait le père. Les bruits violents lui rappellent aussi le
père agressif. Son impulsion obsessionnelle à étrangler les gens et elle-même exprime
son attitude sadique refoulée. Dans son histoire apparente, il n'y a de contenu ni
homosexuel ni hétérosexuel. Il y a le souvenir ancien des mains de son père qu'il
posait sur elle quand elle dormait entre ses parents et elle fuyait cette pensée avec un
frisson.
Son insensibilité à la douleur est en partie une tentative pour échapper à l'hétéro-
PSYCHANALYSE DE L'ESPACE
avantIly
de am'endormir,
une autre série
j'ai de
vu phénomènes qui méritentetattention.
un homme dégringoler « La nuit
s'affaler devant mesdernière,
yeux. »
Une autre fois, avant de s'endormir, elle vit une chaise avec des chaussures empilées
dessus. « On mettait des piles de pains juste devant mes yeux. La porte semblait très
loin. Plus loin qu'elle n'aurait dû être. » Une autre fois encore, avant de s'endormir,
elle vit des tasses et des soucoupes qui lui dégringolaient sur la figure. « J'étais dans la
lingerie, où je pliais le linge. Les étagères et le linge donnaient l'impression de piles
trop hautes. Elles continuèrent à monter plus haut. Je ne pouvais pas voir ce qui était
droit devant moi. J'avais de drôles d'impressions. Le linge avait des proportions
anormales. Il augmenta encore. »
Une autre fois, elle se plaint de ce qu'elle était assise en classe et que le pro-
fesseur paraissait très loin. « Je me demandais ce qui arriverait si jamais elle mourait. »
« Je me sentais très grande aujourd'hui, très haute. J'ai toujours voulu être grande.
Mon front semble être bas. » Une autre fois, elle vit, avant de s'endormir, un homme
d'une taille exceptionnelle qui tombait d'un plongeoir. A mesure qu'il tombait, son
visage grossissait et se rapprochait d'elle. Plus tard, dans la suite de son traitement,
elle eut une drôle de sensation, comme si ses jambes et ses bras ne lui appartenaient
pas et étaient séparés d'elle. A une autre occasion, elle se sentait trop grande, comme
si elle dominait tout le monde. Au début, elle avait eu le rêve suivant « J'ai encore
rêvé d'eau. C'était une rivière qui coulait. Quelqu'un était dans un bateau à moteur.
Quelqu'un était enrhumé et devait prendre un médicament. Il y avait une histoire de
tarte à la citrouille. » Ses associations furent Elle adorait regarder l'eau. C'était beau.
Depuis sa petite enfance elle allait avec sa mère à Coney Island et aimait bien cela.
Elle aurait aimer voyager dans des pays lointains. Elle voudrait voyager seule. Elle
aime lire des histoires de mer et de sous-marins. Elle aime les bateaux à moteur
parce qu'ils vont très vite. Elle aime les choses qui vont vite, mais elle en a parfois
peur.
LE DEHORS ET LE DEDANS
La veille, elle se sentait bizarre. « J'ai l'impression qu'il faut que je fasse quelque
chose, sinon je deviendrais folle. J'avais envie de mettre la vaisselle en miettes. Je
sens que je me contrôle tellement mal. J'avais cette impression de redevenir (?) folle.
Un fou fait des choses bizarres, peut tuer des gens ou avoir la manie du suicide. J'ai
souvent eu envie d'être ensevelie sous l'eau. Il y a des formes et des créatures étranges
sous l'eau. J'aime les canifs, les poignards et les épées. J'aime les histoires de cheva-
liers. » Elle a eu des rhumes très fréquents. La mère a dit quelque chose sur les tartes
à la citrouille la veille au soir. Comme déjà mentionné plus haut, la malade n'aime
pas manger. Mais dans son enfance elle adorait les bonbons, et des envies soudaines
de bonbons apparaissaient souvent. Une fois, elle rêva qu'on la renvoyait chez elle
parce qu'elle mangeait des gâteaux et de la viande la nuit dans son sommeil. Elle
dément cela avec force. Depuis sa plus tendre enfance, sa mère doit la faire manger.
Ce rêve est mentionné ici pour montrer son attitude par rapport à la vitesse qui
est reliée de très près à ses attitudes sadiques. Elle veut faire les choses très vite. Elle
aime marcher vite. Elle écrit extrêmement vite et son écriture est difficile à lire. Elle
aime se presser. Elle a très souvent des rêves où il est question de promenade à vive
allure ou de trains. Le mouvement rapide l'entraîne aussi hors du temps présent.
Dans un rêve, elle s'élève dans un dirigeable et se trouve en quelque sorte hors de
l'espace de ce monde. La ligne qui s'avançait lentement dans son rêve d'enfant était
quelque chose d'extrêmement désagréable pour elle. Une fois, elle rêve qu'elle est
dans un ascenseur. Celui-ci allait très vite et se transformait en un train très rapide.
Elle voulait sauter par la fenêtre. « Je sentais que je le faisais. » Quand elle voit
quelqu'un sur le toit, elle a peur qu'il ne tombe.
Elle rêve très souvent aussi à de vastes étendues. Elle se promène avec son frère
vers un immense jardin. « J'ai rêvé de bébés. Ils jouaient sur une vaste étendue de
sable. Quelqu'un déversait des jouets qui étaient hors de proportion. » Une fois où
elle lisait, elle avait beau les approcher de ses yeux, les lettres lui paraissaient toutes
petites.
Un jour elle eut une impression bizarre. C'était comme si la maison et elle-même
étaient sur des échasses tordues et penchées d'un côté.
Un rêve est assez caractéristique. Elle était à l'école, en cours d'anglais. Elle
sentait le début d'une crise nerveuse. Elle respirait vite et avait des palpitations. Elle
attendait dans le couloir appuyée contre le mur. Des professeurs et des infirmières
passaient devant elle. Le professeur d'anglais revenait avec une infirmière et disait
qu'il fallait la ramener chez elle et la mettre au lit. Elle se couchait. Elle savait que
derrière la porte il y avait quelqu'un qui parlait et qui regardait par le trou de la
serrure. On disait « Elle va bientôt dormir. » Elle avait la tête qui tournait et se sentait
faible. On entrait et elle ne feignait pas de dormir. On l'empoignait et on la poussait
au bas du lit. Le docteur disait « Faites vite avant que le sang ne se coagule dans le
cerveau. » Elle se débattait et battait l'air de ses jambes, mais elles avaient l'air toutes
molles et ne s'allongeaient pas autant que d'habitude. Le docteur lui vaporisait de
l'air ou un liquide dans la figure et elle perdait conscience. Le décor changeait. Elle
était dans la rue avec quelqu'un qui la conduisait. Elle était beaucoup plus petite et
sa tête était creusée juste une coquille vide et nue. La personne, homme ou femme,
qui la conduisait avait sa main dans la coquille et la faisait avancer de cette manière.
« Je ne sais pas exactement si c'était moi ou quelqu'un d'autre, car il me semblait à la
fois que je voyais la silhouette et que je l'étais. » Elle se sentait heureuse puisqu'elle
n'avait pas vraiment de tête et ne pouvait plus penser et se tourmenter. Il lui sem-
blait qu'on faisait une expérience sur elle dans la pièce et que cela la rendait ainsi.
PSYCHANALYSE DE L'ESPACE
Puis ils passaient devant une grille où il y avait une fille, petite, laide et déformée
avec quelques autres personnes. Elle demandait du lait. Ceci semblait être la seconde
phase de l'expérience. Bientôt une fille assez grande passait devant eux et sa tête
avait la forme d'une glace sans tain octogonale. Elle avait l'air très jolie. Elle portait ce
qui semblait être un paquet long, assez étroit. Il passait un signe de reconnaissance
entre elles. C'était la première phase, et l'expérience progressait de manière satisfai-
sante. La fille avàit l'air d'être sa sœur préférée. On disait d'elle cc Tous les jours,
quand elle passe, elle peut voir Bobby (son petit garçon). »
Pour la malade la perception du temps subit également des transformations
il arrivait très souvent que des événements qui venaient de se passer lui paraissaient
appartenir à un passé très lointain. « Je me souviens de choses on dirait qu'elles
remontent à plus longtemps on dirait qu'elles se sont passées dans un rêve, et même
des choses qui sont arrivées hier semblent plus éloignées dans le temps. »
Je place au centre de cette discussion le phénomène du plaisir dérivé des excita-
tions douloureuses. Ceci est en relation immédiate avec les scènes de violence entre
les parents, dont elle avait été témoin étant enfant. Il y avait des disputes au cours
desquelles le père battait la mère. Elle désire être battue par son père détesté. Elle
a envie de lui donner un coup de couteau. Elle éprouva pour la première fois du
plaisir à la suite d'une excitation douloureuse, lorsqu'elle fut piquée par l'aiguille
du médecin qui lui faisait le test de Wassermann. Elle succombe à l'objet d'amour
sadique. Cette attitude est tout à fait développée à l'âge de sept ans. A ce moment-là
elle rêva qu'un rouet s'approchait d'elle pour la couper en morceaux. C'était un rêve
d'angoisse. Il y en eut d'autres. Un matelas s'avance sur des épingles pour l'étouffer.
Ce cauchemar désigne encore le père violent.
Sa haine n'est pas provoquée uniquement par la violence du père. Elle dormait
avec sa mère et elle est profondément attachée à elle et à sa sœur aînée, en tant que
substitut maternel. Au point culminant de la maladie, elle n'est pas capable de main-
tenir cette relation homosexuelle. Toutes les relations aux autres provoquent à pré-
sent une résistance intérieure profonde, elle a peur d'être proche de qui que ce soit
et a l'obsession d'étrangler les gens qui sont près d'elle. Se défendant contre une
sujétion masochiste, elle devient sadique. Déçue dans ses relations homo- et hétéro-
sexuelles, elle éprouve du regret pour cette attitude sadique, qu'elle essaie de sur-
compenser en étant particulièrement gentille et disposée à rendre service 1.
Elle essaie de fuir loin de ces conflits dans la paix de la mort, ce qui se traduit
chez elle par un état cataleptique. Elle est alors à nouveau dans une position passive
et masochiste, dont elle peut jouir sans remords.
On trouve le reflet de ses problèmes moraux dans son attitude envers l'espace et le
temps. Quand elle se réveilla de son premier rêve angoissé, la porte semblait être
« très loin et très en contrebas ». Après avoir été écrasée par le père violent, elle renverse
la situation. Elle n'est plus en dessous, mais plus haut et plus loin de la porte par
laquelle le personnage secourable peut entrer. D'autres personnes sont, à l'acmé de sa
maladie, trop près d'elle. Avec tous ces conflits moraux, l'espace perd sa stabilité.
Des choses tombent d'un placard. Du linge est rangé en piles trop hautes et risque de
i. Le père qui tranche la tête des poulets est une menace de castration. Le souvenir que la
malade a de s'être coupé un morceau de doigt avec une paire de ciseaux indique encore la peur de
la castration et les désirs de castration. Lorsqu'elle se plaint que le poulet a dévoré une partie
de son doigt, on peut interpréter cela comme la peur que son pénis ne lui soit arraché à coup de
dents et dévoré. Elle a aussi de très fortes tendances orales qu'elle se refuse à reconnaître au début
de sa maladie.
LE DEHORS ET LE DEDANS
basculer. Des personnes semblent parfois être trop loin. L'espace s'élargit en de vastes
étendues. Elle-même et la maison où elle habite lui paraissaient comme sur des
échasses, tordues et penchées d'un côté. Ses problèmes libidinaux trouvent ainsi une
expression dans les rapports mouvants de l'espace. Les relations dans l'espace sont
déterminées de façon primaire par ses relations aux autres êtres humains. L'espace
est un phénomène interhumain. Il est le reffet de sa relation à sa mère et à son père.
Il exprime les différentes phases de son agressivité, et sa lutte pour une relation plus
profonde aux objets d'amour homo- et hétérosexuels. Quand elle expérimente
l'immensité de l'espace comme telle, nous avons affaire à un phénomène secondaire.
Il est difficile de séparer les problèmes de l'espace de ceux du temps. La malade
aime la vitesse et le mouvement. Dans ses rêves, il y a des trains et des ascen-
seurs rapides. La vitesse, qui augmente l'impact et le danger, est l'expression de
ses tendances agressives et sadiques. Tandis qu'elle lutte contre son agressivité
et qu'elle met en question chacune de ses actions, sa vie n'a pas la plénitude du
temps présent, et aussitôt que le présent est « passé », il semble reculer et on dirait
qu'il s'est produit il y a longtemps. Elle tente de s'évader, en fait, du monde de la vie
quotidienne, dans le monde atemporel des contes de fées où la beauté se substitue à
l'agressivité.
On a montré précédemment que l'agressivité détruit et déforme l'image du corps.
Notre malade éprouve simplement l'allongement et le raccourcissement de son corps
et notamment des déformations de sa tête. Il existe une relation interne entre l'espace
extérieur et l'espace occupé par le propre corps. Lorsque les dimensions de l'espace
extérieur se modifient, il y a la plupart du temps aussi une modification des dimensions
de l'image du corps.
sur une chaise en bois. Pour la chaise, il fit l'association avec trône et avec chaise élec-
trique. Il avait eu de la fièvre à six ou sept ans, et à ce moment là aussi, le docteur avait
l'air d'être très éloigné. L'attitude sadique concernant l'analyste-père joue un rôle
important pour ce cas-là. Pourtant, d'une manière différente du cas de névrose obses-
sionnelle mentionné plus haut, la modification des dimensions de l'espace a surtout
un rapport avec un être humain dans sa totalité. Le sadisme, dans ce cas comme dans
le précédent, est davantage dirigé vers la suppression d'une personne globale que
vers une destruction partielle. On peut donc dire que la modification spatiale n'est
qu'une différence de la distance par rapport à la personne globale. L'attitude sadique
s'exprime davantage dans la suppression et dans la mort d'une personne globale.
Il y a beaucoup de caractéristiques de dépersonnalisation dans les deux cas.
Dans les cas de dépersonnalisation 1, les objets font très souvent l'objet d'une vision
« aplatie ». Dans les périodes d'amélioration, la vision redevient stéréoscopique.
Dans d'autres cas, les objets paraissent être à une distance énorme. Dans les cas de
« déjà vu », ils paraissent plus petits et plus éloignés. Chez un de mes malades, la pièce
semblait tantôt plus petite et tantôt plus grande. Dans le cas de Willbrandt, un cas
de cécité psychique où le tableau clinique correspondait à une dépersonnalisation,
des objets qu'elle avait vus auparavant paraissaient alors plus petits. Aucun de ces
malades n'a été analysé, si bien qu'on ne peut que présumer que la variabilité dans
les relations aux objets, caractéristique saillante de nos cas, serait responsable de la
perte de la troisième dimension, du changement de taille et de l'éloignement plus
grand des objets.
Dans le cas d'hystérie, les changements de taille des objets et de dimensions
de l'espace sont remarquables. Il est particulièrement important d'étudier la percep-
tion de l'espace dans les cas d'angoisse. Dans les cas typiques de névrose d'angoisse,
l'espace qui sépare l'objet d'amour et la personne est seulement l'espace réel. Si
l'objet d'amour est éloigné ou hors de la vue de l'intéressé, alors l'espace devient
immense. Dans un cas de goitre exophtalmique, pour le malade, qui était extrême-
ment attaché à sa mère et qui souffrait d'états d'angoisse, l'espace semblait parfois
immense. La séparation d'avec l'objet d'amour apparaît alors comme une mort
soudaine. Les réflexions concernant l'éloignement de la mère ou de l'objet d'amour
ont conduit, chez certains de mes malades, à une réflexion sur la relativité de l'espace.
Pour eux, l'espace est la distance qui les sépare de l'objet d'amour. Dans des phobies
en rapport avec la marche, les malades rêvent de temps en temps que leurs pieds ne
touchent pas le sol. Ceci symbolise la distance qui sépare leurs organes génitaux de
leur mère. Un de mes patients atteint de névrose d'angoisse rêva que, sortant de la
chambre de ses parents, deux nains s'avançaient en se battant symbolisation des
organes génitaux des parents pendant le coït. Ils étaient dans l'air, au-dessus du sol.
Dans tous les cas, la symbolisation des dimensions spatiales des organes génitaux
est commune.
L'extrait suivant de l'analyse d'un rêve provient d'une malade souffrant de diffi-
cultés d'adaptation et d'états dépressifs déjà analysés depuis longtemps. A l'époque
de ce rêve elle a atteint le niveau hétérosexuel et le transfert est solide. Le rêve est
donc proche, dans sa structure, de l'hystérie. Il montre que la structure libidinale
a aussi une influence nette sur la taille des objets.
« On aurait dit que je traversais une rue large pour aller vers un bâtiment avec
des marches. Comme j'atteignais le haut des marches, j'eus conscience de me trouver à
côté de colonnes énormes. Il semblait y en avoir plus d'une rangée. Des personnages
d'allure très distinguée, grands, habillés élégamment, les hommes portant de longues
barbes brunes, me semblaient tout à fait étrangers. Je les regardais avec de grands
yeux, au moment où, ayant atteint le centre (du bâtiment), nous (je ne sais pas avec
qui j'étais) avons tourné pour revenir sur nos pas. Une fois revenus dans la rue, on
aurait dit le crépuscule. Nous traversâmes vers le milieu de la rue dans une circulation
dense. Là, j'avais l'impression très nette du danger, qui venait non pas tant du nombre
des automobiles que de leur vitesse effrayante. L'une d'elles, qui avait des phares
éblouissants, s'approcha et je courus pour me retrouver en face d'elle, et pourtant
l'instant d'avant, elle était très loin dans la rue. Quand j'atteignis le trottoir, je me
trouvais devant deux maisons américaines sans prétention, comme on en a construit
dans les années 90, avec des porches en bois. Ma soeur sortit de celle où habitaient
mon frère et ma belle-sœur, et pourtant je sentais qu'elle habitait l'autre, proba-
blement avec moi. Elle portait une boîte de la taille d'une boîte de cigares, mais moins
longue. Ma belle-soeur était entrée en travail. On aurait dit qu'elle était alitée dans la
boîte, et mon frère y était aussi, comme dans une pièce. Lorsque je regardai dans
la direction opposée à celle d'où j'avais regardé venir les automobiles, je vis un chemin
de terre qui escaladait une pente raide, semblable au flanc d'une montagne dont on
n'aurait
droit parpasrapport
déblayéà lala direction
végétationdeprimitive. Une alléeleenchemin
l'allée) traversait planches
et (disposées
descendait àvers
anglela
gauche en traversant une gorge très boisée, sans doute vers l'hôpital. Je tenais la
boîte contre mon côté gauche, le coude en dehors, je me penchai en avant sur mes
orteils, pour commencer à courir et je sentis que je pouvais y arriver facilement.
Comme j'avais la sensation des mouvements souples de la course, il me vint à l'esprit
que si on savait que c'était moi, et non ma sœur, on me ferait savoir si ma belle-sœur
commençait à saigner. Je pourrais m'arrêter et terminer la délivrance j'y pensais
comme à prendre les choses en charge puisque je suis médecin. »
Les associations conduisent des énormes colonnes au Parthénon, et de là aux
problèmes sexuels génitaux de la rêveuse. Les autos qui allaient à une vitesse effrayante
indiquent le danger qu'elle courrait par la satisfaction sexuelle. La petite boîte symbo-
lise ses tendances hermaphrodites, tendances que connottent aussi les colonnes. En
même temps, elle remplace sa mère. Je n'ai pas l'intention d'entrer dans les détails
des significations sexuelles de ce rêve, mais je désire simplement attirer l'attention
sur le fait que les dimensions extérieures sont des symbolisations des organes sexuels
et des problèmes sexuels de la rêveuse et qu'elles sont en relation immédiate avec la
situation de transfert. Il est remarquable que, dans ce rêve également, les problèmes
de vitesse soient intimement mêlés aux problèmes d'espace. La malade dit « J'étais
PSYCHANALYSE DE L'ESPACE
J'en viens à la conclusion générale que la taille et le poids des objets, la distance
et les dimensions de l'espace, la vitesse, l'impact et le mouvement deviennent plus
ou moins l'expression immédiate de la situation libidinale totale.
La perception de l'espace est une fonction dépendant de la structure libidinale
de l'individu. Les fonctions du ça la modifient continuellement. Celles-ci dépendent
de la situation biologique. E.R. Jaensch a montré que la fonction sur laquelle il attire
l'attention modifie la perception de la profondeur. Il est probable que l'appareil
oculo-moteur a ici une influence particulière. Mais cet appareil est aussi au service
du moi. C'est un des paradoxes que nous rencontrons également ailleurs, que le
mécanisme hystériforme ait, semble-t-il, une influence plus profonde sur le corps
« organique » que les mécanismes plus agressifs. Le mécanisme de conversion appar-
tient spécifiquement à l'hystérie. Il est vrai que la régression narcissique ouvre aussi
la voie à des altérations organiques. Ces mécanismes sont comparativement rares
et influencent surtout le système autonome. On voit, par exemple, des symptômes
intestinaux dans la névrose obsessionnelle. L'influence du mécanisme hystériforme
sur le corps est plus universelle et, dans la majorité des cas, elle va plus loin. Pour les
cas que nous avons étudiés en détail, les mécanismes de conversion jouent un rôle
important. Ils influent sur l'appareil vestibulaire dans ses parties périphérique et
centrale, et aussi sur le système de maintien de la posture et des attitudes. Ces deux
appareils sont de la plus grande importance en tant que bases physiologiques de la
perception de l'espace.
Des facteurs psychologiques sont à l'œuvre dans l'élaboration de la perception
de l'espace. Il y a d'abord une relation indifférenciée entre une image du corps incom-
plètement développée et l'espace extérieur. Des différenciations plus nettes surviennent
autour des ouvertures du corps. Il y a là une zone d'indifférenciation entre le corps
et le monde extérieur qui rend possibles des distorsions de l'espace corporel et de
l'espace extérieur par projection et dépersonnalisation. Ces déformations sont cor-
rigées par un processus continu d'essais par l'action. L'agressivité peut rapprocher
les objets du corps. Généralement l'espace se développe autour de zones érogènes
en liaison étroite avec les pulsions de l'individu. Cet espace n'est pas unifié et est
constitué de parties séparées. Sous l'influence de la génitalité, les unités d'espace
séparées s'unifient. Lorsque des déformations de l'espace se produisent au niveau
génital, elles désignent soit des organes génitaux soit des personnes prises comme unités.
L'appréciation finale de l'espace dépend de notre appréciation des personnalités.
L'espace est donc incontestablement un phénomène social. Il vaut la peine de compa-
LE DEHORS ET LE DEDANS
rer les troubles de l'espace que nous avons étudiés jusqu'ici avec ceux que nous obser-
vons dans des lésions organiques du cerveau. Minkowski a fort justement souligné
que le paralytique général et le Korsakoff n'éprouvent pas de changement au cœur
subjectif de leurs expériences. De manière paradoxale, la psyché reste intacte dans
la maladie organique du cerveau. Celle-ci ne déforme que l'orientation réelle dans
l'espace. L'appareil gnostique et l'appareil de pensée sont à la périphérie de la per-
sonnalité. En d'autres termes, dans la paralysie générale et le Korsakoff, nous avons
affaire à des troubles du système du Moi. Je suis arrivé à une formulation similaire dans
ma Psychiatrie sur une base psychanalytique. Dans les troubles de l'espace apparaissent
les mêmes principes que nous trouvons dans la vie psychique en général. L'espace
n'est pas une entité indépendante (comme Kant l'a énoncé à tort) mais se trouve
en liaison étroite avec les instincts, les pulsions, les émotions et les actions, avec
leurs composantes toniques et phasiques.
PAUL SCHILDER
L'ESPACE DE LA DÉPRESSION
femme. Pas très précise. Ce n'était pas celle du début, c'en était une autre que je connais
(personnage réel vu dans le rêve). J'ai dit c'est ridicule, ce terrain a une valeur extra-
ordinaire. On peut construire une maison et la louer.
Les associations d'idées faites au sujet de ce rêve marquent des préoccupations
financières actuelles; elles sont pauvres et témoignent du niveau conscient où se
déroulent les problèmes en opposition avec un père interdicteur. Mais le discours
du rêve parle du véritable conflit, tel qu'il sera analysé bien plus avant dans l'ana-
lyse devant le silence affectif de la femme-mère, pénétrer dans son arrière-boutique
et visiter ses paysages intérieurs anfractueux. La bête qu'on y trouve ne fait pas peur
en elle-même mais provoque une « curiosité » intéressée. C'est souvent l'expression
que Ludovic emploiera, lorsqu'il s'agira d'activités sexuelles. Il tient à montrer qu'il
n'en est pas à ce stade. Le pénis découvert dans le ventre de la mère ne l'inquiète pas.
C'est de manière plus régressive encore, le contenu, la forme et surtout la valeur
de ce contenu qui comptent. Le boyau-cloaque est sale, mais le terrain a une valeur
extraordinaire.
Les relations avec sa mère sont l'occasion pour Ludovic de se plaindre de sa
superficialité, d'une absence d'adéquation entre ses sentiments et leurs manifesta-
tions. « Elle me dit qu'elle m'aime. elle me le dit trop; elle ne s'intéresse pas à moi;
elle m'a offert des fleurs pour mon anniversaire il y a quinze jours. Il y a quelques
mois, elle m'a dit as-tu dormi? Tu prends trop de somnifères; où sont mes boucles
d'oreilles elle est coquette; elle s'intéresse plutôt au corsage qui va avec une jupe,
qu'à moi; elle aime les vieilles choses; elle s'y connaît; je ne démontre pas assez
avec mes parents; je démontre avec ma femme; ma mère me dit trop combien
elle m'aime; elle ne le sent pas assez. »
Ludovic me décrira d'autres fois cette atmosphère familiale très spéciale où l'on
s'embrasse plusieurs fois par jour, sur la bouche, et où l'on répète en forme de lita-
nies « Tu m'aimes je t'aime comme on s'aime.»
Le reproche amer porte précisément sur l'expression uniquement verbale de
l'affection qui manque. Le niveau préverbal est absent. On note la crainte de verba-
liser cette plainte ainsi exhalée.
Fragment de rêve (n° 2) Il est dans un autorail, c'est un jeu qui consiste à
aller dans la partie avant qui est impressionnante, dans le noir, avec un lit défait. Les
associations d'idées portent sur les « trains-fantômes » où il jouait adolescent être dans
un lieu fermé et obscur et ressentir des sensations, mêlées de crainte et presque de jouissance.
Rêverie sur le divan Il voit un objet vertical, cylindrique de un à deux
mètres de haut et un mètre de large qui s'entrouvre et dont l'intérieur est éclairé et lumi-
neux.
comestibles. Des épinards? C'était vert. Nous lui avons demandé si c'était elle qui avait
mal à son estomac, ou si elle ne souffrait pas dans les plantes dans lesquelles elle
couchait si c'est une plante qui a mal ou toi. J'ai touché une plante pour voir si c'était
elle qui avait mal. (Le rêve le fait penser aux plantes vertes qui sont chez lui un caout-
chouc et une autre plus sineuse avec des bords échancrés, un phylodendron. Les plantes
avaient un rapport avec la souffrance. Les plantes représentaient une manière de vie
végétative et archaïque, comme celle du premier rêve. Elles symbolisaient ma demeure
et c'était couché sur elles en elles qu'il pouvait se plaindre de son ventre de mon
ventre dans mon ventre. Il avait mal à sa mère.)
D'autres rêves de cette époque montrent un matériel oral et narcissique avec
des thèmes de repas, de restaurants, de se trouver dans une vieille péniche, à moitié
enfoncée dans l'eau.
Événements de la cure Au bout d'un an et quelques mois le patient se voit
délivré de ses symptômes les plus gênants; son humeur est égale, l'impuissance a
disparu; son agressivité vis-à-vis de ses proches s'exprime, de manière socialement
gênante, d'ailleurs. Ludovic ne fait qu'assumer une agressivité jusque-là tout aussi
intense, mais camouflée derrière la maladie; il confirme bien le propos de Freud
dans Deuil et Mélancolie « Les malades réussissent par le détour de l'autopunition,
à se venger des objets primitifs et à martyriser du fait même de leur état morbide
les personnes aimées, une fois qu'ils se sont réfugiés dans la maladie afin de n'être
pas obligés de leur témoigner directement leur hostilité. La personne, cause de la
perturbation des sentiments chez le malade, celle vers laquelle la maladie est orientée,
se trouve généralement dans le proche entourage de ce dernier. »
Par la suite, Ludovic présentera des symptômes franchement névrotiques et
c'est à ce stade de l'analyse que pourront être étudiés sa névrose infantile et des élé-
ments permettant de mieux appréhender ses difficultés « spatiales ». Ses cauchemars
infantiles comportaient de nombreuses têtes d'animaux et des têtes de chevaux vues
de très près. Il décrit un phénomène en rapport avec le contenu de ses cauchemars
qu'il est difficile de situer entre l'hallucination hypnagogique et le rêve proprement
dit. Il a le sentiment que, étant encore éveillé mais dans le noir, il lui était impossible
de se représenter les êtres et les objets dans des proportions normales. Il avait toujours
le sentiment qu'êtres et choses étaient infiniment petits et que si on voulait les faire
grossir, cela devenait énorme, venait sur lui, et lui donnait l'impression physique de
l'envahir. A ce moment il ne voyait plus qu'une toute petite partie de l'objet. Il compare
ce phénomène à celui du « zoom ». Il a le sentiment que ce genre de phénomène est
survenu huit à dix fois dans sa petite enfance et qu'il devait alors allumer la lumière.
Cependant il a l'impression que de telles hallucinations ont pu survenir jusque dans
son adolescence. C'était, dit-il, une « incapacité de représentation psychique de
l'espace ».
Un deuxième souvenir-écran est alors évoqué Il avait trois ans. Il prend un train
L'ESPACE DE LA dépression
pour aller à la montagne; il est là aussi séparé de sa mère; il se trouve dans le couloir du
train et contemple avec avidité le paysage extérieur à travers la vitre. Lors d'un cahot,
il se blesse la lèvre inférieure contre cette vitre. Il est terriblement vexé et prend un coin
de son mouchoir pour éponger le sang de sa lèvre. Le mouchoir pend ainsi sur sa poitrine
comme une bavette. Les grandes personnes riaient.
Une longue série de rêves, de souvenirs, de rêveries, est ainsi reliée aux caracté-
ristiques du transfert et permet l'analyse du fantasme « Je suis séparé du regard de
ma mère. » Le symptôme « ne percevoir le monde qu'à travers une vitre », avait alors
disparu.
Le signe de l'état dépressif de Ludovic est constitué par une barrière de plexiglas
entre le monde et lui. Au début il la décrivait comme étant du verre ou une vitre, mais
ce terme était insatisfaisant; celui de plexiglas convenait mieux; « c'est pour vous que
j'ai forgé cette comparaison », dit-il. La différence entre le verre et le plexiglas est
que cette dernière matière est un peu moins transparente que le verre, qu'elle peut
être qualifiée plutôt de translucide. Le dictionnaire Robert nous dit en effet que « ce
qui est transparent laisse voir clairement la réalité psychologique ». Le translucide
au contraire ne permet pas de distinguer les objets. L'eau passe de la transparence
à la translucidité, dit Bachelard. Le signifiant translucide comporte par ailleurs le
composant « lucide », qualité proclamée par le patient comme par de nombreux dépres-
sifs.
En essayant de préciser, il existe entre le monde extérieur et lui comme une zone
d'atmosphère de plus haute densité, plus ou moins épaisse (parfois dix centimètres),
parfois plus mince, l'épaisseur étant proportionnelle à l'intensité du sentiment dépres-
sif. Comme un air plus comprimé, mais plus translucide, comme un filtre. Le terme
de plexiglas est d'ailleurs également insatisfaisant, c'est un polyester ou du polyé-
thylèney une lame plastique molle qu'on peut percer si elle est mince; d'autres fois
c'est plus dur et on ne peut pas la briser d'un coup de poing, ni même avec un marteau,
contrairement au verre. C'est résistant. C'est peut-être un aquarium. Le paysage a
des contours inhabituels, un peu flous.
Cependant, le flou n'est pas dans la perception visuelle. En réalité les images
sont nettes. C'est le sentiment, la sensation, l'affect déclenché habituellement par les
objets, qui est flou. « Le contact n'est pas direct avec les gens et les choses. » Une
barrière invisible et impalpable, avec une notion d'irrémédiable.
Les contradictions dans la description du phénomène sont sans doute en rapport
avec une certaine variabilité. Il arrive que les formes glissent et que les contours soient
plus ou moins atténués. L'aquarium n'est pas très précis tantôt il est à l'intérieur
et le monde entier y est avec lui; tantôt il se trouve dans cette sorte de coquille, et le
LE DEHORS ET LE DEDANS
« monde normal » est à l'extérieur. Le plexiglas réalise d'ailleurs une boule, comme
la coupole d'un hélicoptère. On voit le monde d'une certaine façon mais on ne peut
pas en sortir. Le monde, la luminosité de l'atmosphère, sont vus « objectivement »;
on ne peut pas participer, sentir, jouir.
Cette suppression de la jouissance peut être rapprochée de l'anesthésie affective
ou de l'isolation obsessionnelle; mais le phénomène paraît ici très différent en ce que
cette objectivation s'accompagne d'une conscience excessivement douloureuse, d'un
malaise extrême, d'un sentiment de désespoir.
Sauf dans les moments de dépression les plus intenses, il est remarquable que
je n'étais pas derrière la barrière. Quand le patient est sur le divan, le plexiglas est
dehors; on en parle au passé ou au futur, mais l'analyste et la pièce où se passe la
séance sont vus et ressentis sans trouble. Au début de l'analyse, c'était un des éléments
qui m'avait fait penser à une fusion avec l'analyste pris comme mère. Dans cette
perspective on peut penser à une sorte d'utérus en verre dans lequel il se sent pris
au piège. Il se produirait là une sorte de retrait de la libido sur le moi au sens où
l'entend Freud dans Pour introduire le narcissisme. Il peut être intéressant de noter
que ce repli narcissique décrit dans les états hypocondriaques et « paraphréniques»
présente justement la particularité de donner lieu à des sentiments de malaise intense.
L'allure particulière que prend ici ce phénomène, cet utérus opaque aux affects, est
la forme sur laquelle se déroule le fond de ce déplaisir narcissique. Si on peut parler
alors de masochisme, c'est à ce niveau primaire qu'il conviendrait de le situer 1. Citons
à propos de cette régression in utero, ce passage de Ferenczi « Un fantasme de naissance
inconscient est l'ultime explication des lignes suivantes écrites dans son journal [du
patient décrit] au cours d'une crise d'angoisse et qui méritent qu'on leur attribue
leur sens symbolique L'hypocondrie enveloppe mon esprit comme un brouillard
léger ou plutôt une toile d'araignée, ou des lenticules sur une mare. J'ai le sentiment
qu'il me faut passer la tête à travers pour pouvoir respirer. Je voudrais déchirer, oui,
arracher cette toile d'araignée. Mais je ne le peux, je ne le peux! La toile est fixée
quelque part et il faudrait arracher les piquets qui la soutiennent. Si je n'y arrive pas,
je serai obligé de faire mon chemin petit à petit à travers la toile pour pouvoir respirer.
On ne vit pas pour être ainsi enfermé,pour étouffer loin de la lumière, Ces sen-
timents et pensées n'étaient que la représentation symbolique des fantasmes incons-
cients qui se rapportaient à la vie intra-utérine et au processus de la naissance 2. »
i. Et non secondaire « Le masochisme resuite d'un retour, d'une inflexion sur le moi d'une
agressivité primitivement dirigée contre l'objet. Ce retour de l'agressivité contre le sujet existe-
t-il vraiment chez le mélancolique? Non car si « intentionnellement » l'agressivité est destinée
à l'objet, en fait elle est d'emblée dirigée contre le moi puisque c'est là qu'elle atteint l'objet. »
(S. Nacht, « le Masochisme », Revue Française de Psychanalyse, 1938 :X :n° 2, p. 271; réédité in
Petite bibliothèque Payot, 1965, p. 153.)
2. S. Ferenczi, « Transfert et introjection » (1909), in Œuvres complètes, vol. I, Payot, 1968,
p. 120, note i.
L'ESPACE DE LA DÉPRESSION
aurait aimé qu'on le nourrisse de tout son cœur et de tout son corps. Le rapproche-
ment symbolique pénis-sein maternel, maintes fois décrit, est ici mis en relief de
façon saisissante.
Cette interprétation rend compte également au niveau archaïque du symptôme
de l'impuissance à éjaculer qui devient alors une mesure de rétorsion tu attends que
je te donne mon lait et tu en seras privé. On peut même se demander s'il n'y a pas
dans l'objet biberon un précurseur des objets de type pénien rencontrés dans les
symptômes et les rêves du patient.
Derrière sa barrière de plexiglas, notre patient reçoit objectivement le lait de ses
sensations, mais il n'en perçoit pas l'affect; c'est cela qui est le plus douloureux puisque
représentant une privation d'amour maternel. On peut dire aussi qu'il est douloureux
de ne rien ressentir devant autrui séparé par du verre; c'est la mère introjectée qui
ne ressent rien devant son bébé, et lui-même à un stade fusionnel qui ressent la dou-
leur de cette absence.
Nous sommes donc confrontés aux problèmes de l'hallucination négative de
la mère ici réalisée « Ma mère n'est pas ici devant moi comme elle devrait être;
sa présence est comme une absence. » C'est l'écran blanc du rêve dont Spitz nous
dit qu'elle ne représente pas comme le dit Lewin la mémoire visuelle du sein, mais
celle de la perception amblyopique du visage de la mère.
Cependant, cet écran blanc fait référence à des phénomènes phobiques; nous
avons vu la composante phobique importante dans la personnalité de fond du patient
et la structuration phobique nette que prennent les troubles au stade actuel de son
évolution.
Dans son article « Symptômes phobiques et interprétation du rêve », Bertram D.
Lewin fait une étude de fond de ce problème et pose en méthode une interprétation
du symptôme phobique techniquement conçue comme l'interprétation de rêves 1.
Ceci recoupe notre propre démarche où les rêves et les symptômes donnent presque
indifféremment matière à compréhension du cas. Lewin fournit plusieurs indications
sur la notion d'espace et plus particulièrement sur sa fonction « maternelle ». Paral-
lèlement, il connote la fonction « paternelledu temps la quête du temps entre
en conflit avec le principe du plaisir (cf. la fusion des personnages de Cronos et
Chronos). Par contre, l'absence de temps (Timelessness) est une catégorie maternelle
liée au principe de plaisir. L'immortalité (disparition du temps) est un don de la
mère « qui nous rendit immortel au tout début par une potion magique de nourriture
apportant le sommeil ». Le temps comme figure paternelle pénètre (is the intruder)
dans la relation atemporelle avec la mère. Cette catégorie « maternelle » d'atemporalité
opposée au temps n'est-elle pas en rapport avec la catégorie de l'espace dont la fonc-
i. « Phobie Symptoms and Dream Interpretation », The PsychoanalyticQuarterly, 1952, XXI,
n° 3; reprisInc.,
Quarterly, in Selected
1973. Writings of Bertram D. Lewin, ed. by J. A. Arlow, The Psychoanalytic
L'ESPACE DE LA DÉPRESSION
tion maternelle est attestée par ailleurs au niveau clinique par les notions de surface,
d'écran, de séparation?
Le refuge possible dans un endroit clos implique, pouz le phobique, la possibilité
de trouver une gratification dans le sommeil comme une satisfaction substitutive
de la mère protectrice et « pré-œdipienne ». D'un autre côté, la claustrophobie implique
que ce fantasme de repos ne peut être atteint en raison d'une perturbation de la rela-
tion à la mère; le sommeil ne peut alors servir d'équivalent de bonne mère ou de
bon sein.
Pour Fenichel déjà, les « topophobies » peuvent être dues à une projection
dans le monde extérieur de conditions ayant leur origine dans le corps propre du
patient. Lewin montre que l'idée de foule (angoissante) dans le rêve constitue un
endroit où on peut être perdu et cette perte signifie la crainte de perdre sa propre
identité et d'être submergé dans un ensemble plus grand. Être avalé par la foule
représente en rêve périr en tant qu'individu. Lewin établit une analogie entre cette
foule et un sein dévorant.
Dans notre recherche bibliographique, nous avons été frappé par l'excessive
rareté avec laquelle est retenu le « symptôme » qui est décrit ici. Cependant, un patient
célèbre présentait quelque chose d'analogue il s'agit de l'homme aux loups. Au
moment où Freud le prit en traitement, « il se plaignait avant tout de ce que pour
lui l'univers était englobé d'un voile, ou bien de ce que lui-même était séparé de
l'univers par un voile. Ce voile ne se déchirait qu'à un seul moment quand sous
l'influence du lavement le contenu intestinal sortait de l'intestin; alors il se sentait
à nouveau bien portant et normal ». On trouvera facilement dans le souvenir que
chacun a de ce texte quelques autres analogies avec mon patient; lui aussi était taxé
d'état maniaco-dépressif. Freud recherche le sens de ce « voile »
« L'analyse ne nous satisferait pas si elle ne nous fournissait pas là l'explication
de la plainte dans laquelle le patient résumait ses maux. On s'en souvient, pour lui,
le monde semble fait d'un voile et la discipline psychanalytique ne nous autorise
pas à penser que ces maux fussent dénués de sens et choisis au hasard [.]Il ne s'en
tenait d'ailleurs pas au voile, le voile se volatilisait en une sensation de crépuscule,
de ténèbres et en d'autres choses insaisissables » Quelle est l'explication de
ce voile pour Freud? le patient était né coiffé. « La corne est ainsi le voile qui le cache
au monde et lui cache le monde. » La plainte à ce sujet est au fond un fantasme du
désir réalisé elle le montre rentré dans le corps maternel, elle constitue tout au moins
un fantasme de désir de fuir le monde. Il convient de le traduire ainsi « Je suis
trop malheureux dans la vie, il me faut rentrer dans le corps maternel. » Le déchirement
du voile signifie une deuxième naissance « Quand le voile de la naissance se déchire
alors il voit le monde, et il naît de nouveau. » L'analyse de ce symptôme ne prend
évidemment qu'une place tout à fait réduite dans l'analyse du cas, ce qui fait que
souvent on considère comme négligeables ces particularités de ce malade. Ajoutons que
pour montrer la permanence de ce signe chez l'homme aux loups dans le travail de
R. Mac Brunswick 1, il est indiqué à la deuxième page « Cette plainte, qui contenait
le noyau de son identification pathologique à la mère était je ne puis continuer à vivre
ainsi. Le voile de sa maladie antérieure ne cesse d'envelopper notre patient.
Ce voile n'était perméable à rien. Notre patient, en termes quelque peu obscurs,
nous dit un jour que son heure quotidienne d'analyse chez moi lui semblait l'équi-
valent de cet état de voile ce qui corrobora l'interprétation antérieure d'après
laquelle cet état équivalait à un fantasme de retour au corps maternel 2. »
Notre patient, lui, ne décrit jamais d'effort pour crever le plexiglas. Il reste
passif et douloureux en attendant que le phénomène disparaisse. Son plexiglas est
avant tout « résistant ». Même les vases qu'il projette à terre dans le rêve, ne se brisent
pas. C'est cette passivité sans doute liée à des particularités génétiques, peut-
être en partie « constitutionnelle » qui a fait la différence de symptomatologie
avec les patients claustrophobiques. Il assiste effondré à ce drame, à cette coupure,
il s'en sent coupable.
Il existe une subtile différence de vécu entre l'angoisse claustrophobique et
l'état dépressif « derrière un mur de plexiglas », et entre ces deux vécus et celui
de la « nausée » de Sartre. Si nous nous rappelons que le vécu de notre patient est
d'une perte douloureuse du sentiment de jouir de certains objets, de sentir esthé-
tiquement des scènes ou des paysages, nous pouvons mettre en rapport ce phénomène
avec ce que nous dit Sartre de la contemplation esthétique.
« La contemplation esthétique est un rêve provoqué et le passage au réel est
un authentique réveil. On a souvent parlé de la déception qui accompagne le
retour à la réalité [.]Le malaise est tout simplement celui du dormeur qui s'éveille
une conscience fascinée, bloquée dans l'imaginaire est soudain libérée par l'arrêt
brusque de la pièce, de la symphonie, et reprend soudain contact avec l'existence.
Il n'en faut pas plus pour provoquer l'écœurement nauséeux qui caractérise la
conscience réalisante [.]il arrive [.]que nous prenions l'attitude de contemplation
esthétique en face d'événements ou d'objets, réels. En ce cas, chacun peut constater
en soi une sorte de recul par rapport à l'objet contemplé qui glisse lui-même dans
le néant. C'est que, à partir de ce moment, il n'est plus perçu il fonctionne comme
analogon de lui-même, c'est-à-dire qu'une image irréelle de ce qu'il est, se manifeste
pour nous à travers sa présence actuelle. Cette image [.]peut être aussi l'apparition
imparfaite et brouillée de ce qu'il (l'objet) pourrait être à travers ce qu'il est comme
lorsque le peintre saisit l'harmonie de deux couleurs plus violentes, plus vives à
travers les taches réelles qu'il rencontre sur un mur. Du même coup l'objet se donnant
comme derrière lui-même devient intouchable, il est hors de notre portée; de là,
une sorte de désintérêt douloureux par rapport à lui 1. »
Écoeurement nauséeux et désintérêt douloureux permettent de situer dans une
chaîne phénoménologiquement compréhensible ce que ressent notre patient dépressif
par rapport à des affects pouvant être éprouvés par chacun à certains moments.
Mais quel est cet espace dans lequel se situent ces affects?
Pour Merleau-Ponty « L'espace n'est pas le milieu (réel ou logique)
dans lequel se disposent les choses, mais le moyen par lequel la position des choses
devient possible. C'est-à-dire qu'au lieu de l'imaginer comme une sorte d'éther dans
lequel baignent toutes les choses ou de le concevoir abstraitement comme un carac-
tère qui leur soit commun, nous devons le penser comme la puissance universelle
de leurs connexions 2. »
Même pour le philosophe, le vécu de l'espace ne peut être conçu sans une
relation avec l'histoire du sujet « Toute perception suppose un certain passé du
sujet qui perçoit, et la fonction abstraite de perception, comme rencontre des objets,
implique un acte plus secret par lequel nous élaborons notre milieu » (p. 326).
Cet espace peut se trouver transformé par des drogues, comme le rappelle
Merleau-Ponty. « Sous mescaline, il arrive que les objets qui se rapprochent paraissent
se rapetisser. Les murs de la chambre sont à 15o mètres l'un de l'autre. L'espace
extérieur et l'espace corporel se disjoignent au point que le sujet a l'impression de
manger d'une dimension dans l'autre [sont cités ici Mayer-Gros et Stein]. Le
sujet est seul et abandonné à un espace vide, il se plaint de ne bien voir que l'espace
entre les choses et cet espace est vide. Les objets, d'une certaine manière, sont bien
encore là, mais pas comme il faut. »
Les hallucinations hypnagogiques de notre patient, qui recoupent d'ailleurs de
nombreuses descriptions analogues, ont quelque rapport avec ces descriptions. Cepen-
dant pour Merleau-Ponty, c'est vers l'avenir que tend ce vécu « La perception
de l'espace n'est pas une classe particulière d'états de conscience ou d'actes, et ses
modalités expriment toujours la vie totale du sujet, l'énergie avec laquelle il tend
vers un avenir à travers son corps et son monde ·> (p. 327).
Dans une compréhension restrictive, le vécu de l'espace pourrait être pour Freud
une fonction du moi conscient puisqu'il dépend de la perception et d'une motilité
qui, en se faisant, laisse se découvrir la dimension du monde. Cependant, une étude
approfondie montre qu'il n'en est rien et c'est l'objet du travail de Sami-Ali lorsqu'il
tente de définir une théorie psychanalytique de l'espace imaginaire.
Dans son ouvrage De la projection, cet auteur donne un certain nombre d'élé-
ments intéressant notre propos. Par exemple, dans le cas de son patient X pour
qui « tout se réduit à l'expérience sensorielle pour laquelle le malade manifeste un goût
exclusif proche de la fascination1» la fonction de défense de cette fascination par
les objets est analysée comme un mécanisme de défense très régressif « Le malade est
en mesure de vivre dans le transfert une relation duelle à une mère représentant le
monde des phénomènes; de qui il est seul à pouvoir jouir, le père étant au préalable
exclu [.]Cette captivation sensorielle est le signe que la pensée tend à se faire muette
en retournant à ses origines dans le domaine des sens. Il y a là une régression formelle
qui vient se greffer sur les modalités topique et temporelle du processus. » Un certain
nombre de troubles analysés en fonction de leur valeur de projection chez les patients
de Sami-Ali présentent d'un point de vue sémiologique des états de dépersonnalisa-
tion. Il s'agit dans ce cas, de troubles profonds au niveau du vécu de l'espace dont le
patient ne parvient pas à se distinguer formellement. C'est la ligne de séparation entre
le « moi » et l'extérieur, entre le propre corps et l'espace qui devient floue, transparente,
fissurée, et qui disparaît. Dans le syndrome dépressif que nous décrivons, les phéno-
mènes vont en sens inverse de cette dépersonnalisation les objets et l'espace exercent
une fascination sur un moi qui se veut tel et en jouit de manière mégalomaniaque; c'est
le retrait d'investissement et le repli sur soi qui amène le sujet à être séparé d'un monde
dont il ne peut jouir, par une cloison qu'il ne peut plus franchir.
Dans les hallucinations hypnagogiques de notre patient, la grande chose venait
sur lui et l'envahissait. Dans la dépersonnalisation décrite par Sami-Ali chez Rilke,
la grande chose « grandissait en jaillissant de moi ».
Sami-Ali situe l'espace imaginaire aux confins de l'« intérieur » et de l'« extérieur »
de la représentation et de l'expression 2. De même que B. Lewin, il indique que, dans
la claustrophobie, « c'est l'intérieur du corps qui fera naître au moyen de ses équiva-
lents symboliques les différentes angoisses qui se rapportent à l'espace [.]L'angoisse
de claustrophobie est angoisse d'être enfermé à l'intérieur du corps maternel devenu
menaçant ». Mais en même temps « le corps maternel renvoie au corps propre du sujet,
à ses pulsions orales et anales, qui l'habitent, et qui risquent de l'envahir ». Nous avons
pu suivre chez Ludovic une chaîne fantasmatique depuis le monde dont on est séparé
par un plexiglas jusqu'à l'espace clos qui enserre et dont il convient de fuir. (On
peut mettre cela en rapport avec le symptôme psychosomatique de la tête « serrée ».)
Les grottes et les labyrinthes de notre patient avec ses références-écran au train-
fantôme de l'adolescence évoquent encore cet espace qui pour Sami-Ali rejoint finale-
ment l'ouverture illusoire de ce dédale qui ne permet le déplacement que pour mieux
l'annuler.
objets partiels et le moi du sujet. Ces objets partiels font alors l'objet d'un investisse-
ment d'autant plus important qu'ils sont plus susceptibles de disparaître sinon de la
vue du moins de l'appétit du sujet.
Le monde non encore divisé est représenté pour Ludovic par la pièce où se tient
la séance d'analyse. Nous avons vu que le contact avec l'analyste était possible à partir
du moment où précisément il était avec le patient dans sa cage de verre. Elle n'avait
alors plus de raison d'être et disparaissait. Mais sitôt le patient sorti de la pièce, le
« plexiglas » réapparaissait.
J'ai voulu insister sur cette notion d'espace où se meut la dépression car il est
habituel de parler de la destructuration temporelle du mélancolique (Henri Ey) mais
inhabituel de considérer l'espace.
L'espace dépressif est chez notre patient constitué d'un univers clos, séparé des
objets affectivement investis par une barrière de plexiglas. Une autre patiente dépres-
sive relate l'existence autour de son corps d'une zone d'air condensé qui fait barrière
par rapport au monde extérieur, cependant que le corps lui-même est perçu comme
vide. Si nous considérons les plaintes des dépressifs ils décrivent en général un espace
clos, qu'il s'agisse d'un huis clos, d'un gouffre, d'une chape de plomb, d'un enfer, d'une
impossibilité d'avancer, d'aller plus loin; toutes les métaphores montrent qu'il s'agit
non pas d'une claustrophobie mais d'une claustration. Le sujet se trouve enfermé
dans un espace clos dont il ne peut sortir. Il ne voit même plus ce qu'il y a au-delà.
Peut-être que le point qui nous aura permis de considérer ici la valeur de l'espace
était que la séparation chez Ludovic était transparente. Ces patients se disent enfermés,
pensent ne plus pouvoir « en sortir »; le monde extérieur et les plaisirs ne signifient
plus rien pour eux. Dans leur espace imaginaire, il y a donc une barrière entre l'inté-
rieur et l'extérieur; cette barrière peut avoir un rôle de défense contre un investisse-
ment trop important sur des objets partiels comme c'est le cas ici. Mais, en même
temps, la forme que prend la barrière revêt une signification symbolique, voire fantas-
matique enfin le retour du refoulé fait que la barrière elle-même est la source appa-
rente d'un déplaisir intense.
Rappelons la conception freudienne « Cette distinction [entre l'interne et
l'externe] tend naturellement vers un but pratique la défense contre les sensations
pénibles perçues ou simplement menaçantes. Le fait que le moi ne recourt à aucune
autre méthode de défense contre certaines excitations déplaisantes d'origine interne
que celles dont il use contre les sensations désagréables d'origine externe, voilà qui
deviendra le point de départ de troubles morbides importants [.]Notre sentiment
actuel du moi n'est rien de plus que le résidu pour ainsi dire rétréci dû à un sentiment
d'une étendue bien plus vaste, si vaste qu'il embrassait tout, et qui correspondait
L'ESPACE DE LA DÉPRESSION
à une union plus intime du moi avec son milieu 1. » Chez notre patient le sentiment
du moi continue d'embrasser la totalité des objets extérieurs; au lieu de se rétrécir
à sa juste mesure il se sépare du monde des objets par un plexiglas (qui joue le rôle
d'un pare-excitations).
De façon plus poétique, nous lisons dans les Commencements d'Hélène Cixous
« C'était autre chose, une atténuation du corporel à peine concevable, ou plutôt une
transparence qui aurait été mélangée à l'apparence comme le miroitement vestigiel
du regard qui avait dû être creusé à mort vif pendant l'infime instant où faisant demi-
tour pour revenir, je m'étais effacée entre les deux espaces que mon pied avait ensuite
superposés dans le temps du retour cette chose était la trace miroitée, le souvenir
à peine perceptible mais effectué, de ma disparition-pour-réapparaître, le signe
effrayant de l'au-delà. »
Il est question ici de séparation entre l'intérieur et l'extérieur (monde du bébé
et de « son » sein et le monde de la mère) mais on peut aussi envisager une distorsion
spatiale entre le « bas » et le « haut ». Le déprimé est au fond du gouffre, dans un trou,
dans le trente-sixième dessous; devient-il maniaque, on dit qu'il émerge, qu'il est au
septième ciel, qu'il voit les choses de haut. Le déprimé rampe, et le maniaque vole.
Dans les mythes, les Enfers sont généralement en bas et les Paradis en haut. Il n'est
jusqu'aux courbes des psychiatres statisticiens où l'on trouve tout naturellement
dans la sinusoïde de la psychose maniaco-dépressive les états dépressifs marqués
par une inflexion vers le bas.
De bas en haut n'est-ce pas aussi la position du bébé au sein par rapport à sa
mère? Si elle le « laisse tomber » affectivement (voire effectivement) son espace ima-
ginaire va comporter une distance énorme entre lui-même et ces sphères inaccessibles
où se meut une mère lointaine.
On notera que les notions spatiales de droite-gauche donnent rarement lieu
à des notions de distorsion spécifique chez les dépressifs; nous les retrouverons
au contraire chez les dyslexiques, comme dans les observations de Sami-Ali, d'une
part, et chez les délirants d'autre part. De nombreux délires paranoïdes comportent
ainsi des éléments de dichotomie droite-gauche (à droite les bons, à gauche les
méchants). La structuration aberrante de l'espace imaginaire peut alors trouver sa
genèse dans des difficultés relationnelles beaucoup plus précoces, à un stade où c'est
du corps morcelé qu'il s'agit. Il en est de même dans les épisodes de dépersonna-
lisation, quelles que soient par ailleurs les structures psycho-pathologiques dans
lesquelles ils s'intègrent. Ici c'est d'une indifférenciation Moi-Monde qu'il s'agit,
c'est-à-dire le contraire d'une barrière. La genèse du trouble est aussi beaucoup
plus précoce. Le corps propre du sujet ne se différencie pas de son environnement
maternel. Les expériences sous drogue donnent lieu à des sensations analogues.
C'est pourquoi la barrière décrite dans le cas analysé par Bouvet comme névrose
de dépersonnalisation, nous paraît davantage relever d'un état dépressif transitoire
dans une structure psychologique complexe avec, à d'autres moments, des phéno-
mènes de dépersonnalisation proprement dits.
« Vous êtes séparé des gens totalement, vous n'avez plus envie de vivre, de
rien connaître de vous, ni d'eux, vous perdez tout intérêt à tout, et vous vous sentez
horriblement seul, mais d'une solitude qui cette fois est un mur; il n'y a plus aucun
moyen de communication, même si vous le voulez et l'on n'y peut rien. C'est l'enfer,
l'enfer de la solitude, et avec ça une fatigue, un dégoût, une aboulie totale et on
n'y peut rien. [.]Cet état est très difficile à décrire, c'est un mélange de désintérêt,
d'indifférence absolue, de dégoût jusqu'à la nausée, d'effroi, rien ne plaît. il existe
entre elle et les autres une toile, un voile qui s'opacifie plus ou moins 1. »
Dans son article de 1935, P. Schilder aborde, semble-t-il pour la première fois
dans une perspective psychanalytique le problème de l'espace 2. Cependant, l'auteur
s'intéresse principalement aux déformations de l'espace chez les schizophrènes; il
cite un cas de dépression où le patient dit « Vous ne pouvez sortir de cette maison,
il n'y a pas d'autre monde. Seule cette maison existe. »
Une dimension topique est ici introduite. Notre représentation de l'espace doit
compléter sa compréhension par l'existence d'un espace imaginaire situé dans l'in-
conscient, produit de représentations jadis refoulées. « Grâce à la première hypothèse,
la topique, nous pouvons admettre une séparation topique des systèmes les et Cs
et l'existence simultanée en deux endroits de l'appareil psychique d'une représen-
tation 3. » Dans la mélancolie, nous dit encore Freud, « une multitude de combats
particuliers se livrent autour de l'objet, combats entre lesquels la haine et l'amour
luttent entre eux, l'une pour détacher la libido de l'objet, l'autre pour défendre
contre l'attaque cette position de la libido. Nous ne saurions localiser ces combats
que dans le système inconscient dans le royaume des traces mnésiques objectales
(à l'inverse des investissements verbaux)4 ». Les souvenirs refoulés, les premières
relations objectales avec la mère dans cet espace particulier où se déroulèrent les
conflits, font partie de cet inconscient intemporel. Le caractère inconscient de ce
symptôme dépressif qu'est la clôture, opaque ou non, différencie nettement ce trouble
de l'hallucination des états délirants.
Dans les psychoses délirantes, en effet, les phénomènes ne sont plus inconscients,
« la libido reflue dans le Moi ». Dans le cadre de la deuxième topique, si nous pou-
vons localiser les traces mnésiques dans le Ça, il est plus difficile de localiser ce
qui se passe dans le conflit surmoi-idéal du moi. Ce n'est qu'en termes économiques
que l'on peut étudier les résultats du retour au moi de l'investissement libidinal
retiré aux objets. Dans le cas décrit ici, l'investissement des objets, et plus spécia-
lement de certains types d'objets particuliers, est tout à fait remarquable, et l'état
dépressif marqué de façon très nette par le retrait total de tout affect perçu vis-à-vis
des objets. Le moi ainsi douloureusement investi se retrouve dans la situation régres-
sive de perte d'amour c'est là où les réminiscences viennent donner leur configuration
à la symptomatologie. Ces réminiscences se situent dans l'espace entre la mère et
l'enfant. Toute rupture dans la chaîne normale des relations objectales du sujet
entraîne cette particularité régressive le sujet revit sa perte d'amour. Il est enfermé
dans un lieu où plus personne ne saurait lui venir en aide. Que la barrière ainsi réa-
lisée entre le monde et le sujet reproduise l'objet fantasmatique biberon, représente
tout de même une particularité dans ce cas, le mur du dépressif étant plus souvent
opaque que translucide. Cependant il s'agit là d'une constance chez notre patient
dont on voit déjà le signe dans le premier rêve rapporté le sujet va se réfugier dans
la grotte maternelle parce qu'il ne trouve pas un flacon que sa femme lui demande.
Comment ce flacon devient-il cependant un mur de plexiglas? Il y a là une configu-
ration qui ressemble plus à un miroir qui ne refléterait rien qu'à une bouteille. Peut-
être est-ce là le point de transformation ultime de ce fantasme dans son repli nar-
cissique, cherchant à se reconnaître dans le regard de sa mère, l'enfant le sujet
ne voit que des objets inaccessibles qui ont perdu toute signification affective. Nous
sommes de l'autre côté du miroir, dans ce lieu où, pour Lewis Carroil, objets et
personnes peuvent changer de taille et de forme, où règne la mort et que régissent
les lois monotones de l'inconscient 1.
PIERRE GEISSMANN
i. Ce monde narcissique de mort est ainsi décrit par André Green « Le narcissisme n'est
pas seulement gardien de vie. Il est aussi il y a un narcissisme léthal prisonnier de la mort.
Cette mort ne s'accomplit pas, à mon avis, dans la dilution ou l'expansion, mais dans la captation
de l'image de soi, dans le mirage d'une délivrance du désir par autosuffisance. Ce n'est pas pour
rien que Freud disait qu'en fin de compte la mélancolie porteuse de mort était la seule
névrose narcissique.» (Intervention à propos de « Narcissisme et relation d'objet », Revue Française
de Psychanalyse, 1968, t. XXXII, n° i, p. 124.)
Harold Searles
Je me propose d'exposer ici ce que je tiens pour les sources majeures de l'angoisse
chez les individus souffrant de schizophrénie paranoïde, en m'attachant à montrer
combien les phénomènes affectifs et les phénomènes structuraux sont liés entre eux.
Quoiqu'il me faille adopter presque tout au long de ce tableau le point de vue avanta-
geux de l'observateur, je présenterai, chaque fois que ce sera possible, ces sources
d'angoisse telles qu'elles sont ressenties subjectivement par le patient. Cette seconde
perspective permet de comprendre l'apparent paradoxe qu'il y a à compter parmi les
« sources » de l'angoisse un certain nombre de phénomènes qui relèvent de fonctions
défensives du moi. Nous savons bien que les affects menaçants ne se présentent pas
au patient psychiatrique lui-même sans distorsion, mais sous des formes modifiées
par les défenses du moi qui, bien que destinées à servir de protection, faussent son
expérience d'une façon étrange et effrayante.
Il y a un point sur lequel je voudrais tout d'abord insister le sujet paranoïde semble
très rarement sauf peut-être dans les états de panique ressentir l'anxiété
comme telle. J'en suis venu à penser aujourd'hui que c'est chez lui, par contre, un signe
pathognomonique d'avoir plutôt le sentiment que les divers éléments qui constituent
son entourage ou, plus rarement, les choses qui sont à l'intérieur de son corps
sont chargés d'une signification mauvaise, chargés d'une malveillance dirigée contre
lui. On en trouvera un exemple dans la réaction de cette femme qu'on avait installée
dans une nouvelle chambre à l'hôpital, après un séjour de plusieurs mois dans une
pièce située à l'étage du même petit bâtiment. Lors de notre premier entretien dans
cette nouvelle pièce, je me rendis compte que j'éprouvais, pour ma part, une certaine
angoisse, que je rattachai à la nouveauté du lieu; quant à elle, elle ne paraissait pas en
éprouver et, quand je lui en parlai, elle déclara n'en ressentir absolument aucune.
Titre original « The sources ot the anxiety in paranoid schizophrenia », in British Journal
of Medical Psychology, vol. 34 (1961), p. 129-141. Repris in Collected Papers on Schizophrenia
and Related Subjects, Londres, Hogarth Press, 1965.
LE DEHORS ET LE DEDANS
Elle me dit qu'une femme n'éprouvait pas ce genre de sentiment, qu'une femme
aimait bouger et, qu'en fait, elle devait le faire pour pouvoir se maintenir en vie. Elle
exprima en revanche une sorte de conviction, empreinte d'un sentiment de menace,
que l'eau de sa nouvelle salle de bains avait un goût bien bizarre; elle parla avec gêne
du vin qu'une infirmière lui avait donné ce jour-là et qui avait un goût d'« acajou »;
elle me dit aussi qu'elle n'aimait pas être en bas près du sol parce qu'elle risquerait
d'être transformée en arbre par « eux ».
Dans l'étude du Cas Schreber [191 1], Freud soutenait que des désirs homosexuels
refoulés étaient à la racine de ces préoccupations des paranoïdes concernant la figure
persécutrice ou les figures persécutrices. Pour ma part, je crois plus juste de dire
que si la figure persécutrice émerge au premier plan des inquiétudes du patient, ce
n'est pas essentiellement à cause de son intérêt homosexuel refoulé, mais plutôt parce
que la figure persécutrice est celle qui, parmi toutes les personnes que le patient
rencontre dans les situations courantes de la vie, se prête le plus facilement au réflé-
chissement ou à la personnification des traits que le patient répudie le plus vigoureu-
sement en lui-même et projette sur le monde extérieur. Alors qu'il est convaincu
que la figure persécutrice le poursuit en exerçant sur lui, d'une manière ou d'une
autre, une pression menaçante on découvre, au cours de sa psychothérapie, qu'en
réalité, la situation est fondamentalement celle-ci ses sentiments et attitudes incons-
cients, projetés sur cette autre personne, demandent instamment à être reconnus et
acceptés dans la conception qu'il a de lui-même.
Il se trouve incapable de renoncer si peu que ce soit à son souci de l'autre personne,
car, dans les faits, cela reviendrait à répudier des composantes importantes de lui-même;
de plus, l'autre personne lui est nécessaire en tant que support de ces émotions exté-
riorisées (c'est-à-dire projetées). Mais, d'autre part, il ne peut trouver la paix par
l'acceptation amicale de la figure persécutrice car cela reviendrait à admettre dans sa
propre image de lui-même différents traits qui lui font horreur. Ainsi se maintient un
équilibre fragile où il se sent rongé, menacé et absorbé par cette préoccupation de la
figure persécutrice dont il ne peut débarrasser son esprit.
Ce mécanisme est particulièrement net chez les patients dont les projections ne
s'attachent à aucune figure de la vie réelle, mais à un alter ego purement culturel. Un
de ces patients avait changé son nom, à l'âge de douze ans, de John Costello en John
Cousteau, pour essayer, manifestement, de se constituer une identité plus acceptable
à ses yeux. Un jour il y a des années de cela et je commençai alors à travailler avec
lui dans un hôpital militaire il arriva à une séance, tremblant et transpirant visible-
ment, et me raconta sa fureur lorsque, quelques jours plus tôt à l'occasion d'un exa-
men médical, la secrétaire l'avait appelé par erreur « John Costello ». Il s'excitait de
plus en plus en parlant et me dit « Je n'aime pas John Costello c'était un égoïste
puant. le nom me reste en travers de la gorge. » Une autre patiente qui souffrit,
pendant très longtemps, de l'illusion délirante d'avoir des « doubles » auxquels elle
SOURCES DE L'ANGOISSE DANS LA SCHIZOPHRÉNIE
attribuait tous les sentiments, attitudes et comportements qu'elle avait chassés de son
concept d'elle-même, parvint un jour à exprimer au cours d'une séance sa haine
intense pour ces « doubles ». « Je voudrais qu'ils grillent, me dit-elle. On devrait
leur tirer dessus. Ce sont des escrocs. » Je lui dis « Vous avez l'air de les haïr
autant que vous haïssez les psychiatres » et elle approuva. J'ajoutai « Vous avez
l'air de penser que les doubles sont vos ennemis autant que les psychiatres. » Elle
répliqua avec véhémence « Ils [les doubles] sont les ennemis. »
Aussi manifeste que puisse être le mécanisme défensif de la projection dans la
schizophrénie paranoïde, j'en suis venu à considérer comme presque aussi importante,
quoique moins aisément décelable, la défense complémentaire, à savoir l'introjection.
Le patient vit chroniquement sous la menace celle des figures persécutrices vécues
comme faisant partie du monde extérieur, mais aussi celle d'introjects, qui lui sont,
dans une large mesure, inconnus, et qu'il promène avec lui et porte en lui. Ceux-ci
sont les représentations déformées de personnes qui appartiennent, à proprement
parler, au monde extérieur aux limites de son moi, mais qu'il ressent pour autant
qu'il est conscient de leur présence comme ayant envahi son self. Existant comme
des corps étrangers dans sa personnalité, ils empiètent, en la diminuant, sur l'aire de
ce qu'on pourrait désigner comme son self cette aire étant réduite du fait, aussi,
qu'une bonne part d'affect et d'idéation appartenant à son self est drainée, par le biais
de la projection, vers le monde extérieur.
On arrive à voir, au cours de la psychothérapie, à quel point ces introjects menacent
d'abolir totalement le self. Après de longs mois de thérapie, une malade exprimait
ainsi cet état de choses « Tenez, je ne suis même pas moi-même! Ces gens sont
dans mes intestins et dans mon estomac et dans mon cœur!» Une autre fois, elle me
dit, avec une angoisse pressante « Qui suis-je ? Je n'ai pas d'identité.»Pendantplusieurs
mois, au cours desquels elle fut dominée par un introject consistant en une constella-
tion de traits de caractère que l'on pouvait faire remonter à sa mère, mille indices
révélèrent qu'elle se prenait pour celle-ci et elle appela ses frères et sœurs « mes
enfants ». Telle autre patiente se ressentait comme un « fourgon à bagages »; une
autre encore, comme l'« Arche de Noé ». Je pense aussi à cette malade qui se sentait
comme le cheval de Troie, remplie de centaines de personnes; et à cet homme qui
dépeignit dans un rêve son sentiment d'être plein d'introjects il avait rêvé d'un homme
dont le ventre était si énorme qu'il pouvait à peine se remuer.
Allant un jour chez une femme pour une séance thérapeutique avec elle, je la
rencontrai aux abords de sa maison; pleine d'agitation, elle me montra une page
tirée d'une histoire qu'elle essayait de lire. Le protagoniste « Je» décrivait dans cette
page une conversation à laquelle participaient plusieurs personnes. La malade me dit
alors « Quatre hommes et une femme lequel est "je"? Il y a William, George
et Peter peut-être que c'est Peter qui est je Lequel est je "? » Et comme e
nous entrions chez elle, elle ajouta « Vous avez trop de gens ici, docteur Searles.
LE DEHORS ET LE DEDANS
Je suis envahie par les gens. » Quelque temps auparavant, elle m'avait dit qu'elle
voulait « repousser les gens » et déclarait à propos de telle infirmière ou de telle autre
patiente « Elle me rappelle plusieurs personnes différentes. » Cette femme, dont
l'état touchait à l'hébéphrénie et comportait la perte du sens continu de l'identité
personnelle, attribuait à ces autres personnes son propre état d'organisation de
personnalité, à savoir celui de « personnalité composite » pour employer les termes
d'un malade constituée en grande partie d'introjects.
J'ai pu constater à maintes reprises que l'individu souffrant de schizophrénie
paranoïde, au début si résolument sûr de tout et ne doutant jamais que ses façons
de voir soient bien les siennes, atteint, après des années de psychothérapie intensive,
le point où il devient clair aux yeux du thérapeute mais aussi à ses propres yeux que
presque tout ce qu'il a dit n'est en réalité qu'un salmigondis mal compris des paroles
prononcées par ses parents ou par d'autres personnes importantes de son enfance,
paroles qu'il a répétées comme un perroquet quoiqu'il les ait caricaturées sans le
vouloir et qu'elles soient déformées à d'autres égards. On arrive à la fin à découvrir
chez lui exactement la confusion d'un enfant qui s'est trouvé exposé à la cacophonie
déroutante des déclarations de ses parents et qui, jusqu'alors, n'a rencontré per-
sonne en qui il ait suffisamment confiance et qui soit assez patient pour l'aider à se
sortir de cette confusion. Deux de mes malades qui sont parvenus à ce stade de leur
psychothérapie ont pu me dire tout à fait simplement, avec sérieux et confiance
« Je ne sais rien. »
Avant de pouvoir instaurer un tel climat de confiance et d'ouverture dans la
relation transférentielle, on tombe inévitablement en cours de route sur des périodes
où l'angoisse des deux participants excédera de loin la confiance mutuelle qu'ils ont
pu s'accorder jusqu'ici. Au cours de ces périodes, émergera la masse non intégrée
d'émotions, de souvenirs, de fantasmes, de sensations somatiques et autres per-
ceptions, contenue initialement dans les délires rigidement formulés du patient; il
en résultera une fragmentation chaotique du fonctionnement de sa personnalité
telle que, bien souvent, elle constitue une menace pour l'organisation de la personna-
lité du thérapeute lui-même. Dans ces moments, le thérapeute peut voir jusqu'à
quel point, pour le patient, la formulation délirante de sa vie a servi de substitut
à tout sens authentique et sain d'un schéma de vie 1. Le paranoïde n'est pas suffi-
samment en harmonie avec ses semblables; il n'est pas assez capable d'intégrer
l'éternel écoulement de la vie, avec sa succession de changements et de croissances,
d'accomplissements et de pertes, de naissances et de morts; ses processus de pensée
ne sont pas assez mûrs pour qu'il puisse distinguer les incidents plus significatifs
de ceux qui le sont moins et les fils conducteurs de sa vie; enfin, il n'est pas assez
aimant, pas assez confiant pour que l'amour soit vécu par lui comme l'élément qui
donne à l'existence humaine sa cohésion et son sens; ni pour pouvoir sentir l'inté-
gralité, le véritable « plan d'ensemble1» que tout individu normal parvient à recon-
naître dans son existence. J'aimerais comparer la description donnée dans le manuel
de Noyes (1951) du processus de falsification rétrospective dans la paranoïa, avec
la réalisation saine d'un véritable modèle de vie à laquelle parvient le patient névro-
tique dans les dernières phases d'une psychanalyse réussie « Les incidents du passé
reçoivent une interprétation nouvelle et il leur découvre un sens qui n'avait pas été
reconnu au moment où ils s'étaient produits 2. »
La fragmentation à laquelle je fais allusion n'est pas différente en espèce de celle
que l'on peut observer dans l'hébéphrénie. Humeurs dont la variabilité est marquée,
et niveaux très disparates de l'organisation du moi peuvent apparaître en séquences
changeant rapidement et imprévisibles. La perception qu'a l'individu du monde qui
l'entoure se mêle confusément à des phénomènes hallucinatoires et à des perceptions
vives de scènes appartenant à son passé. Il peut ressentir les autres ou lui-même
non comme formant un tout, mais comme un composé de fragments corporels
pris chez des personnes de sa vie présente et passée. Il peut s'avérer incapable
de reconnaître l'enchaînement dans la pensée et le langage; de ce que lui dit le
thérapeute, il n'entendra que des fragments. Ainsi cette malade qui, depuis des
années, avait manifesté ce surcontrôle rigide des sentiments, si caractéristique de la
schizophrénie paranoïde, et qui, pendant de longs mois, traversa une phase de
fragmentation à un moment donné, elle hurlait que nous, les criminels, nous
devrions la tuer et mettre ainsi fin à ses tortures, et l'instant d'après, elle riait avec
chaleur; ou bien c'était une femme prodigieusement arrogante qui devenait brusque-
ment un être touchant comme un enfant; et lorsqu'il m'est arrivé de surestimer sa
capacité d'échange amical dans nos séances, elle fut submergée de sentiments profon-
dément ambivalents que l'on put finalement faire remonter à sa relation avec sa
mère. A la suite d'une de ces séances, elle devint furieusement agressive quand
les infirmières l'enveloppèrent dans un drap froid mouillé, elle mordit l'une d'elles
à la poitrine; mais presque aussitôt, alors qu'elle était encore dans le drap, elle réclama
un baiser à une autre infirmière et celle-ci, touchée de cette demande que la malade
n'avait encore jamais formulée, le lui donna. Ses humeurs changeaient tout aussi
rapidement avec moi et je ne ferai que mentionner ici l'extrême fragmentation qui
se produisit non seulement dans sa vie affective mais aussi dans tous les domaines
de son fonctionnement perceptif, y compris celui de son image du corps, avant que
ne puisse s'établir une réintégration saine.
Je crois qu'il convient de ne pas se contenter de faire figurer cette phase de frag-
mentation sous la rubrique globale de régression qui est, en effet, une façon de la
la dédifférenciation est, sous une forme plus subtile, bien plus étendue que nous
ne l'avions pensé. Ainsi, la dédifférenciation des processus de la pensée, ou, en
d'autres termes, la perte des formes plus élevées de l'organisation du moi est telle
qu'il ne reste au patient que peu ou pas de place du tout pour le fantasme ressenti
comme tel; chaque fois qu'il lui vient une nouvelle combinaison de pensées ou
d'images mentales, il la prend pour une représentation de la réalité extérieure. Il
n'a pas non plus de domaine psychologique réservé au souvenir ressenti comme
tel les gens qui sont autour de lui ne lui rappellent jamais les personnes du passé
qui lui manquent alors; pour lui, les personnes du présent sont les personnes du
passé, ou bien sont ces personnes du passé sous une forme déguisée, ou encore
et c'est vrai peut-être pour le malade un peu moins atteint elles en « font une
caricature », ou, comme le disait un patient, elles « projettent » les personnes du
passé.
En outre, du fait de son inaptitude à distinguer l'important de. l'insignifiant,
l'intentionnellement communicatif du non-communicatif, les éléments du monde
qui l'entoure peuvent justifier en partie sa suspicion bien connue. Il peut être méfiant,
non seulement parce qu'il a été trop souvent blessé quand il a mis sa confiance dans
quelqu'un, mais aussi parce que sa suspicion suscite son unique mode de trans-
formation et de passage au crible des données d'un monde qui est pour lui aussi
complexe et déroutant que l'est pour un enfant le monde adulte. Combien de fois
ai-je vu tel ou tel paranoïde commencer par être complètement désemparé par la
quantité de mots et, en même temps, de gestes, manuels ou autres, venant de moi,
jusqu'à ce que son attention se fixe au bout d'un moment sur un mot ou un geste;
il devient clair alors qu'en cet instant, son soupçon a été une nouvelle fois confirmé,
qu'il a trouvé dans sa simplification délirante de l'expérience le moyen de classer
ce nouvel incident, et qu'il s'est trouvé soulagé de son désarroi momentané face à
des données de la perception que sa capacité insuffisante de pensée abstraite ne
pouvait lui permettre d'intégrer sur une base autre que celle de cette suspicion
primitive.
J'ai découvert un fait qui m'a particulièrement intéressé bien souvent, le
patient qui traverse cette phase de fragmentation ressent, en quelque sorte sous
une forme littérale et somatisée, ce qui serait pour une personne saine, dont la diffé-
renciation du moi est parvenue à maturité, une figure de rhétorique une métaphore,
par exemple limitée, chez elle, aux niveaux de la pensée et de l'émotion et entraî-
nant tout au plus un écho dans la représentation somatique 1. Je citerai l'exemple
de cette patiente qui réagit aux mots assez durs que je lui avais dits sans avoir
aucunement conscience de s'être sentie blessée et trahie, mais, en revanche, avec
la sensation physique très nette qu'on lui avait littéralement tiré dans le dos. Quand,
i. Cf. mon article «The Differenciation between Concrete ant Metaphorical Thinking in the
Recovering Schizophrenic Patient » (1962), in Collected Papers. chap. 19.
LE DEHORS ET LE DEDANS
un jour, elle rencontra dans un magasin voisin un homme d'un certain âge, dont
l'allure était pitoyable, elle ne se douta absolument pas à quel point son cœur, pour
employer une expression imagée, s'était porté vers lui, comme je pus m'en rendre
compte dans la séance qui suivit; mais elle éprouva à la place l'impression torturante
que son cœur avait été littéralement arraché. Une autre malade, chez laquelle la
honte et l'embarras commençaient à émerger du refoulement, eut la sensation, au
sens propre, de s'enfoncer au travers du plancher. J'ai pu observer chez d'autres
patients, qui avaient des sentiments d'admiration ou de crainte respectueuse à mon
égard, qu'au lieu de les ressentir comme tels, ils me percevaient comme quelqu'un
d'immensément grand; ou qu'au contraire, ils me percevaient comme un nain s'ils
étaient aux prises avec des sentiments de déception ou de mépris à mon endroit.
Il arrive que les autres malades, ou eux-mêmes, n'aient pas à leurs yeux une simple
ressemblance avec des moutons ou des vaches, par exemple, mais qu'ils soient litté-
ralement perçus comme non différents des moutons ou des vaches, voire d'objets
inanimés. Ils peuvent même perdre cette toute première différenciation qui fait
partie du développement normal du moi dans la petite enfance celle entre l'animé
et l'inanimé 1.
Le schizophrène paranoïde n'est donc pas, quand on commence à travailler
avec lui, sous le coup de la seule menace d'une constellation de projections et d'intro-
jections spécifiques; on voit qu'il subit également celle d'une désintégration immi-
nente et d'une dédifférenciation de la structure entière de sa personnalité c'est
un fait qui devient criant plus tard quand, au cours de la thérapie, ses défenses déli-
rantes se sont trouvées sapées. Notre compréhension psycho-dynamique de la désin-
tégration et de la dédifférenciation en tant que défenses du moi très actives (bien
qu'inconscientes) et d'un genre primitif défenses par lesquelles une partie de
l'intégrité du moi est temporairement sacrifiée dans l'intérêt de la survie de la per-
sonnalité2 cette compréhension ne peut directement servir à alléger la menace
qui pèse sur le patient.
On arrive à repérer d'ordinaire, même lors des premiers contacts avec un sujet
paranoïde dont l'organisation est relativement rigide, au moins quelques signes
subtils indiquant qu'il lutte contre cette désorganisation de ses processus psycho-
logiques. Je citerai ici un court extrait du rapport d'un psychologue qui m'a rappelé
un certain nombre de patients que j'ai pu voir. Il y est question d'une femme nou-
vellement admise à l'hôpital et souffrant de schizophrénie paranoïde; son hospitali-
sation était nécessaire mais elle s'y opposait et sa maladie n'était pas suffisamment
i. Cf. mon livre The Nonhuman Environment in Normal Development and in Schizophrenia
(l'Environnement non humain dans le développement normal et dans la schizophrénie), Int.
Univ. Press, New York, i960.
2. Cf. mon article « The Différenciation between Concrète and Metaphorical Thinking in
the Recovering Schizophrénie Patient », in Collected Papers. chap. 19.
SOURCES DE L'ANGOISSE DANS LA SCHIZOPHRÉNIE
manifeste pour que la patiente puisse s'engager dans un traitement prolongé. Après
avoir longuement décrit les nombreux signes de fonctionnement adéquat de la per-
sonnalité, le psychologue écrit
J'ai trouvé plusieurs signes bien précis d'un processus psychotique chez
M"s Bennett. Dans les deux premières séances que j'ai eues avec elle, elle a évoqué
de nombreux symptômes somatiques assez bizarres elle a parlé, notamment, de
l'impression qu'elle avait eue au cours de son séjour dans le précédent hôpital, que
ses cheveux étaient arrachés, en ajoutant qu'elle savait très bien que cette chose ne
lui était pas réellement arrivée. Elle a décrit aussi son impression d'« être cassée en
deux par le milieu » en me montrant son abdomen. Elle s'est lancée également dans
un long discours assez bizarre pour essayer de me décrire une affection chronique
dans le bas du dos. Lors d'une autre séance, elle a décrit l'angoisse qu'elle ressentait
en se trouvant avec telle autre patiente qui tricotait. Elle me dit « Ça me donne
l'impression d'être comme de la laine, vous savez. » Je n'ai pu obtenir d'elle aucun
autre détail à ce sujet.
Bien que ce ne soit pas mon propos ici de traiter de la technique thérapeutique,
j'en dirai tout de même un mot pour mettre en évidence un autre point conceptuel
concernant la dédifférenciation chez le paranoïde. Le psychanalyste ou le psychothé-
rapeute débutant apprend, quand il fait ses premières armes avec les patients névro-
tiques, à quel point ce que dit le patient se réfère quel que soit le degré de conscience
ou d'inconscience qu'il en a à la situation immédiate du traitement, le patient
pouvant d'ailleurs opposer une forte résistance à reconnaître dans son discours cet
élément de transfert. Après des années où il s'est exercé à détecter ces racines réfé-
rentielles immédiates mais, généralement, préconscientes ou inconscientes
dans ce que ses patients disent en sa présence, le thérapeute ou l'analyste est égale-
ment frappé de voir combien ce phénomène entre en jeu dans les conversations ordi-
naires entre les gens, dans la vie courante. Un exemple A parle à B de l'attitude,
qu'il a fortement ressentie, d'une tierce personne absente C;ce faisant, il ne se doute
pas qu'il révèle à une oreille exercée qu'il a cette même attitude, dans une certaine
mesure, à l'égard de B aussi bien; et si B n'a pas une oreille exercée, il ne perçoit
pas non plus cette communication tout à fait directe que lui adresse A. Pour ma
part, en tout cas, j'en suis venu à croire que ce référent direct est presque toujours
présent dans de telles situations.
Cette omniprésence du phénomène s'accorderait avec les travaux de Piaget dont
les importantes et méticuleuses recherches sur le développement normal indiquent
que l'établissement des frontières du moi, loin d'être achevé chez le nourrisson ou
dans le début de l'enfance, est encore largement incomplet à l'âge de douze ans,
et n'atteint jamais son parachèvement, même dans la vie adulte. Selon Piaget, la per-
ception du monde extérieur par un individu est déformée, même chez un adulte,
i. J. Piaget (1930), Causalité physique chez l'enfant, Paris, Alcan.
LE DEHORS ET LE DEDANS
par au moins quelques « adhérences ') c'est-à-dire par des projections d'élé-
ments qui, à proprement parler, sont contenus à l'intérieur des frontières du self.
Ainsi pourrait-on penser que dans la situation décrite plus haut, même dans le cas
où il s'agit d'individus dits normaux, la différenciation de perception de A entre B
et C n'est pas complète, au niveau inconscient, de sorte que les sentiments qu'il
exprime à propos de l'absent C adhèrent à, ou sont dirigés vers, B qui, lui, est présent.
Que ce phénomène se produise aussi fréquemment que je le crois ou non, on
peut en tout cas penser que le schizophrène paranoïde a une conscience particulière-
ment aiguë de cet « élément normal de référence à soi dans ses contacts avec les
gens quand il se trouve dans la position de la personne B. Ses frontières du moi
sont si grossièrement incomplètes qu'il réagit inconsciemment, ou peut-être même
consciemment, aux éléments du monde extérieur, y compris A et C, comme s'ils
étaient de simples extensions de lui-même; et c'est pour cette raison qu'il est très
enclin à n'entendre dans la remarque de A sur C que ce niveau de signification qui
renvoie à lui-même, et à bannir la signification que A a voulu consciemment donner.
Je voudrais dire ici quelle lourde rançon il nous faut payer pour l'utilisation
de défenses psychotiques contre l'angoisse, telles que la projection et l'introjection
massives, la désintégration et la dédifférenciation. La rançon, qui n'a pas son
équivalent dans la névrose, est cette inquiétante étrangeté éprouvée par le paranoïde
qui, par exemple, dans sa lutte menée contre un chagrin refoulé, sent que le ruissel-
lement de ses glandes lacrymales est contrôlé par un étrange et mystérieux agent
extérieur à lui-même; inquiétante étrangeté éprouvée encore par la femme qui,
projetant son appétit sexuel violemment agressif, a constamment l'impression d'être
violée par un fantastique et invisible agent extérieur. L'idée que le patient a de lui-
même1 est bridée par un surmoi si sévère que les désirs écartés, pour pouvoir sim-
plement émerger, doivent prendre une forme déguisée au point que le patient vit
dans un monde déformé qui ressemble à un cauchemar. Nous en trouvons de vivants
exemples dans l'univers, à peine plus déformé quantitativement, des malades hébé-
phrènes. Telle femme hébéphrène, incapable jusque-là de conceptualiser son impres-
sion de n'avoir aucune sensibilité, voyait périodiquement apparaître à sa fenêtre un
« homme en plastique» inhumain et mystérieux qui la terrifiait; telle autre, ignorante
de sa propre rage meurtrière, eut une hallucination où elle voyait une rangée de
dents qui explosaient et marchaient interminablement d'un mur à l'autre de sa
chambre en passant par le plafond; enfin, ce malade hébéphrène, dont le concept
de soi2 en tant que petite fille était refoulé et projeté, qui vit dans sa penderie une
fillette de huit à dix ans, nageant dans un liquide pourpre, et qui me supplia.d'aller
au secours de l'enfant.
J'en suis venu à me poser cette question sous quelle forme, s'il en est une,
i. En anglais self-cvncept. (N. d. T.)
2.7~.
SOURCES DE L'ANGOISSE DANS LA SCHIZOPHRÉNIE
que son statut dans le monde de ses semblables ne soit réduit à celui d'un animal,
d'un mort, ou d'un objet inanimé. Et pour finir, celui de cesser totalement d'exister
aux yeux des autres.
Quand on interroge les mères de ces malades, on découvre quelques-unes des
causes qui font que le patient n'est pas sûr de pouvoir conserver une place solide
dans la vie affective de ses compagnons humains. Ces mères, très souvent, appa-
raissent comme remarquablement surcontrôlées, placides et, comme l'a dit Lewis
Hill imperméables. Une de ces mères, en parlant du père d'un patient, déclarait
sur le ton le plus anodin possible « Il est mort d'ulcères à l'estomac, et d'un cancer
de l'estomac et du foie. » Une autre, sur le même ton paisible, à propos de son fils
quand il était nourrisson « Pendant un bon moment, à quatre mois, j'ai cru qu'il
allait mourir de faim quand il ne voulait ni manger ni prendre son biberon. »
On est saisi de voir à quel point certains parents désavouent, inconsciemment
ou même consciemment, toute parenté naturelle avec leur enfant. Une mère, qui
me donnait des renseignements sur le passé de sa fille schizophrène, maintenant
mariée, me tenait ces propos, sur un ton moins de mépris que de détachement affec-
tif « Mme Matthews, depuis son tout jeune âge, était toujours ce que nous appe-
lions une bonne fille, du type Polyanna 2 docile, obéissante et d'humeur facile;
et je croyais que pendant son enfance et son adolescence, j'avais un bon contact
avec elle et que je comprenais Mme Matthews. » Pendant un court moment au cours
de notre entretien, elle appela sa fille Alice « pour que ce soit plus facile », mais
très vite elle retomba dans l'emploi du « Mme Matthews » qui semblait vraiment
mieux s'accorder avec sa façon de considérer la jeune femme. Plusieurs fois, je me
suis aperçu avec étonnement, au cours de la psychothérapie d'un patient, que l'un
des deux parents estimait qu'il ou elle s'était mariée bien au-dessous de sa condition,
au point que le patient, dans ses efforts pour se faire accepter par ce parent, était
non seulement rejeté par lui, mais même subtilement accusé d'être arriviste.
Ces attitudes sont parfois exprimées ouvertement. Une mère me dit à
propos de son mariage « Mon père y était violemment opposé parce qu'il disait
que la famille de mon mari était une race complètement à bout de course. Il a tout
fait pour me prouver que c'était une race qui tirait sur sa fin. Il avait fait beaucoup
d'élevage m'expliqua-t-elle et tout cela sur un ton qui montrait qu'elle s'était
depuis longtemps ralliée à l'opinion de son père. Elle poursuivit « Il y avait telle-
ment de tuberculose et de cancers dans la famille de mon mari que non seulement
trois de mes enfants ont des troubles mentaux, mais un des membres de sa famille
a eu un cancer et un autre s'est suicidé. De mon côté, on était plus fort du point
de vue physique, du point de vue affectif et du point de vue intellectuel. mais la
famille de [son] mari était une vieille famille de Nouvelle-Angleterre » tandis que
la sienne était du Sud. A un moment donné, elle me raconta que son mari voulait
toujours avoir un grand bateau, comme celui que son père avait eu. « Mais, dit-elle,
nous ne pouvions pas nous l'offrir; à la place, nous avons eu six enfants. Peut-être
qu'au lieu d'avoir les enfants, on aurait mieux fait d'avoir le bateau. »
Souvent, on s'aperçoit vite que certains de ces pères ou mères dévalorisent
les sentiments et les idées de leur enfant. Une mère me racontait que, depuis que
son fils avait été en âge de tenir un crayon et jusqu'à l'âge de huit ans à peu près,
il avait passé plusieurs heures par jour à dessiner. « Il dessinait toutes ses idées sous
forme de caricatures, de petits dessins qui racontaient une histoire. Il nous amusait
énormément avec ses étranges petites idées », ajouta-t-elle, ce qui me rappela les
mots d'un paranoïde parlant de « ma petite vie» pour désigner son enfance. Une
autre mère me déclara à propos de son fils, diplômé d'une grande école préparatoire
« Il n'était rien », voulant dire par là qu'il n'avait obtenu ni fonction dans sa classe
ni récompense sportive. Et ce père qui me fit ce bref commentaire, avec une sorte
de mépris qui amoindrissait les choses, sur les succès universitaires de son fils schi-
zophrène « C'est un génie; mais, dans ces conditions, ça ne sert à rien qu'il soit
un génie », faisant allusion au « refus » incompréhensible de son fils de s'appliquer
à un travail précis.
La mère d'un jeune homme schizophrène, très fort et parfois dangereusement
agressif, à qui je demandais si son fils l'avait déjà frappée, me répondit calmement
que, plusieurs fois, il avait empoigné ses cheveux et les avait tirés, et qu'une fois
c'était une semaine plus tôt, au moment où elle essayait de le convaincre de venir
à Chestnut Lodge1- il l'avait giflée. Elle poursuivit, sur un ton plutôt amusé
« Je savais qu'il le ferait. » Elle ajouta que parfois, il lui avait tiré les cheveux « Pas
très fort, plutôt comme un enfant qui tire sur les cheveux de quelqu'un d'autre.»
Et en riant, elle déclara « Je lui ai dit que je trouvais que c'était un grand progrès. Au
moins, quand tu me tires les cheveux, tu ne fais de mal à personne. » Un père me
racontait une promenade qu'il avait faite en voiture avec sa fille paranoïde qui était
revenue de Chestnut Lodge pour une visite; celle-ci avait été prise de fureur et lui
avait frappé le bras à plusieurs reprises, si fort qu'il en avait été tout contusionné
pendant des jours. Je fus stupéfait d'entendre cette remarque « Je voulais me concen-
trer sur la conduite de la voiture, alors j'ai fait comme si de rien n'était. »
J'ai pu voir chez une de mes patientes les effets de ce genre de réaction, ou
d'absence de réaction de la part des parents. Au bout d'une longue thérapie, elle me
et, me dit-elle, « on ne faisait pas plus attention à moi que si j'avais été un meuble
de la pièce ».
Une autre femme, qui avait eu des parents tous deux schizoïdes en mettant
les choses au mieux et qui était convaincue de n'avoir jamais eu un seul foyer,
ou une seule famille stable, confia à une infirmière « J'ai été dans tant de maisons
et on m'a fait rencontrer tellement de gens qui se cachaient derrière un journal.
Ou bien ils ne s'aimaient pas, ou bien, d'une façon ou d'une autre, on m'en rendait
responsable. » Cet exemple montre combien l'enfant qui est si peu assuré de pou-
voir réellement affecter les autres est enclin à développer en lui la conviction qu'il
possède un pouvoir magique, un pouvoir de destruction inhumaine sur ces autres.
Il y a deux autres raisons qui expliquent ce concept de soi c'est, d'une part, l'incompré-
hensible importance de son transfert et, par conséquent, de son pouvoir sur
les sentiments de ses parents, et, d'autre part, son hostilité inconsciente.
J'eus une malade qui, à côté de ces multiples facteurs étiologiques, avait l'im-
pression d'être une « force du mal » plutôt qu'un être humain. Une autre m'a confié,
d'un air tourmenté « J'excite chez les autres leur pouvoir destructeur contre la
vie », et, à propos d'un traitement antérieur qui n'avait pas réussi, elle m'a dit avec
désespoir « J'étais, et je suis encore, imperméable à toute influence du psycha-
nalyste. » Elle comparait son imperméabilité à un « cancer ». Elle m'a déclaré un
peu plus tard « J'ai pensé que ma petite fille pour autant qu'un enfant a besoin
de sa mère serait plus heureuse avec son père; puisque je suis si malheureuse,
je ne pourrais pas m'empêcher de la contaminer. » La psychothérapie de ces malades
révèle invariablement qu'ils ont depuis longtemps la crainte de transmettre leur
maladie à d'autres personnes, comme si elle était causée par des germes et commu-
nicable par un contact physique.
Il y a quelque chose de poignant à constater que, dans un certain nombre de
cas, cette conception d'un soi qui n'est pas fait pour le monde des humains concep-
tion due à un quelconque effet destructeur mal compris que le malade aurait sur les
autres semble représenter un effort pour justifier l'isolement physique dans lequel
l'enfant a vécu, et la privation de contact physique et affectif avec une figure
parentale. Il faut compter, au nombre des raisons qui expliquent que l'enfant se
convainc de l'effet destructeur de son amour sur les êtres humains, la désorganisa-
tion angoissée tout à fait évidente avec laquelle ces mères, et parfois les pères,
ont accueilli les efforts faits par le patient après sa première enfance pour entrer
en intimité avec eux.
J'aborderai brièvement les autres conditions étiologiques. Il y a d'abord l'inca-
pacité du parent à considérer l'enfant, dans ses rapports avec lui, comme une per-
sonne entière; par exemple, le petit garçon n'aura une signification psychologique
pour sa mère ou son père qu'en tant que pénis; et la fille, pour le père ou la mère,
ne sera pour ainsi dire qu'une paire de jolies jambes ou de seins maternels. Il y a
LE DEHORS ET LE DEDANS
sur laquelle tapent les êtres puissants sur qui s'extériorisent ces conflits; l'éloi-
gnement affectif de tout lien humain expression courante d'une hostilité
cet éloignement est si extrême qu'il a l'impression d'être un simple « fantôme a,
pour employer le mot d'un patient; enfin e) l'attachement à la croyance infantile
que les autres sont omnipotents et omniscients, ce qui est une façon assez efficace
de négocier avec son propre sentiment de responsabilité coupable, mais qui laisse
une place extrêmement ténue à la possibilité d'exister pour son propre compte.
Pour compléter cette description de l'étiologie de la schizophrénie paranoïde,
je devrais encore faire état de deux autres facteurs premièrement, la présence de
sentiments d'amour profondément refoulés dans la relation mère-enfant ce facteur
est responsable en grande partie du fait que l'enfant introjecte la fragmentation
de personnalité submergée de la mère, et que la mère qui est profondément
convaincue que l'intimité avec elle est destructrice pour l'enfant commence à
s'éloigner psychologiquement de lui quand il est encore nourrisson 1; et deuxième-
ment, le fait que la mère et l'enfant n'arrivent pas à dépasser leur mode de relation
symbiotique, mode de relation que l'on ne trouve normalement que lorsque l'enfant
est nourrisson. Leur symbiose est maintenue jusque dans l'âge adulte du patient,
et les sentiments (ou d'autres contenus psychologiques) de l'une ou l'autre partie
qui menacent la symbiose, sont projetés sur le monde qui entoure les deux per-
sonnes. Non seulement, des sentiments comme la haine et la convoitise sont projetés
sur le monde extérieur, qui apparaît alors d'autant plus menaçant à l'enfant; mais
une grande part de ses capacités du moi, étant incompatibles avec la symbiose avec
sa mère, sont projetées sur diverses autres figures, qui, pendant un temps, sont
vues plus grandes que nature mais lui apportent toujours, en fin de compte, un
désenchantement. On peut penser que l'enfant et la mère ont tous deux été inca-
pables de traverser avec succès la phase ambivalente de sa première enfance ou,
pour être plus juste, la phase ambivalente de la relation mère-enfant, puisque, dans
le développement normal, c'est une phase d'ambivalence aussi bien pour la mère
que pour l'enfant. Pour parvenir à une véritable relation d'objet, par opposition
à la symbiose, il faut que cette ambivalence mutuelle soit affrontée, acceptée et inté-
grée dans le concept que chacun a de lui-même et de l'autre.
La menace que représente pour le schizophrène paranoïde son appétit génital
prend tout son sens quand on la relie avec les phénomènes structuraux de symbiose,
de non-différenciation et de dédifférenciation que je viens d'évoquer. Son identité
sexuelle est sommairement différenciée, et si d'autres aires de sa personnalité sont
tout aussi sommairement délimitées, il n'en reste pas moins que la culture est par-
ticulièrement punitive à l'égard de la différenciation sexuelle incomplète. D'autre
part, son omnipotence infantile non dépassée qui est une facette de la symbiose
i. Cf. mon article « Positive Feelings in the Relationship between the Schizophrenic and
his Mother », in Collected Papers. chap. 7.
LE DEHORS ET LE DEDANS
Dès qu'on commence à travailler avec chacun de ces patients, on se rend compte
facilement que des sentiments refoulés comme l'hostilité et le désir sont pour
quelque chose dans son angoisse paranoïde; mais, au fur et à mesure que l'on avance
dans la thérapie, on s'aperçoit que c'est la gamme tout entière des sentiments humains
qui a été chez lui refoulée depuis longtemps, et qu'elle constitue une source tout
aussi importante de son angoisse. Il faut parfois des mois pour découvrir qu'il est
en proie à la solitude, à la dépendance inassouvie, et à des sentiments d'abandon;
à la crainte et à la culpabilité; au désarroi et au désespoir; au désenchantement et
au chagrin; à une pitié jusqu'alors étouffée et à un amour sans bornes. Ces senti-
ments, il n'est pas facile de les entendre exprimés. Je citerai l'exemple de cette femme
qui avait été enfermée pendant des années dans des défenses paranoïdes dures comme
du silex avant de commencer une thérapie; elle put enfin exprimer son désespoir
par ces mots « Si j'avais quelque chose, une raison d'aller mieux, ce ne serait pas
pareil »; son chagrin, par cette remarque « Si j'ai peur d'être proche des gens, c'est
que j'ai tellement envie de pleurer »; sa solitude, en souhaitant pouvoir transformer
un insecte en personne pour avoir un ami; et son désarroi face à son ambivalence,
en disant à propos de ses efforts pour communiquer avec les autres « Je me sens
exactement comme un petit enfant au bord de l'Atlantique ou du Pacifique; il essaie
de construire un château juste à côté de l'eau. Quelque chose commence à être
saisi [par l'autre personne], et puis, bang! c'est parti une autre vague. » Et ce
n'est pas non plus toujours très facile de découvrir, avec le temps, qu'on est si impor-
tant aux yeux du patient, si vénéré par lui qu'il brûle d'envie, manifestement, d'être
comme l'anneau de votre doigt, qu'il voit partout votre visage chez les gens qu'il
rencontre tout au long de la journée, et qu'il trouve que les jours sans séance thé-
rapeutique n'existent pas, rétrospectivement, pour lui, pas plus qu'une grande partie
de sa vie. Mais quand il réussit à exprimer l'un de ces sentiments, on peut penser
qu'il est en passe de quitter sa forteresse paranoïde pour rejoindre le grand courant
de ses frères humains.
HAROLD SEARLES
Ce court article se présente délibérément comme une mise au point. Son propos,
si l'on considère sa date de publication ~9~-7~, nous permet d'y voir autre chose qu'un
exercice intellectuel. Les distinctions que l'auteur établit visent, au-delà de leur souci de
clarification, les conceptions de Melanie Klein l' « offensive kleinienne » était vive à
l'époque au sein de la Société britannique de psychanalyse, au point de la menacer de
splitting. Alix Strachey n'entend manifestement tenir ni le rôle du procureur comme
le fera Edward Glover ni celui de l'apôtre. En ce sens, sa discrète mais ferme contri-
bution annonce le courant de pensée qui deviendra celui dit du Middle Group; celui-ci,
d'abord simple terrain neutre faut-il dire espace transitionnel ? entre les anta-
gonistes, les (Anna)freudiens et les kleiniens, allait progressivement, avec Winnicott,
Marion Milner, Masud Khan et bien d'autres, à la fois s'étendre et trouver son originalité.
Alix Strachey (1892-1973) était la femme de ~M~ Strachey, responsable de la
Standard Edition des <BM~?'e~ de Freud. Elle-même psychanalyste, analysée par Freud,
elle aida activement son mari tout au long de cette entreprise considérable.
J.-B. P.
phénomènes qui ont dans le monde psychique une existence tout aussi objective
que celle des phénomènes matériels dans le monde physique. En ce sens, « interne »
équivaut à « mental « psychologique ') ou « propre à l'esprit ». On pourrait en
donner l'illustration suivante « Bien que M. A. fût pauvre comme Job, son état
intérieur était si bon qu'il ne se sentait jamais manquer de rien. » Ici, « état d'âme »
ou « état d'esprit » conviendrait tout aussi bien qu'« état intérieur ».
2) On l'emploie également pour qualifier objets, situations et événements en
tant que produits de l'imagination dans les rêves, les fantasmes et les illusions telles
que les bonnes et les mauvaises images, des fantaisies comme celles d'arracher une
belle jeune fille des griffes d'un dragon ou de se voir poursuivi par un affreux géant,
etc. Ces représentations n'ont qu'une existence subjective dans le domaine mental,
autrement dit n'ont d'existence que dans la mesure où l'on croit en elles ou bien où
on les pense. En ce sens « interne )' doit être entendu comme « imaginaire », ou « fic-
tifa. Un exemple parmi d'autres « Mme B. imaginait fréquemment qu'elle tombait
dans un guet-apens et qu'on l'enlevait. Ces aventures intérieures l'obnubilaient au
point d'abolir en elle tout intérêt pour quoi que ce soit d'autre. » Ici, de toute évidence,
on pourrait substituer à « aventures intérieures » l'expression « aventures imaginaires ».
3) On l'emploie encore pour qualifier des objets, des situations et des événements
qu'on imagine spécifiquement comme étant au-dedans de la personne ainsi, un loup
rongeant petit à petit de l'intérieur les organes vitaux ou bien un énorme pénis envahis-
sant le corps tout entier. Manifestement, ce sens est un cas particulier de notre deuxième
catégorie l'« imaginaire »; ici « interne » signifie « imaginé comme étant au-dedans
ou présumé tel ». Selon cette dernière acception, nous dirions « les imagos internes
du petit C. l'effrayaient davantage que ses imagos externes », pour signifier que le
petit C. redoutait plus des objets qu'il percevait comme étant au-dedans de lui que
ceux qu'il percevait comme au-dehors de lui. Donc, ici, « interne )) désigne ce qui
est au-dedans de façon plus spécifique.
La variabilité sémantique du mot « interne » ne serait pas bien gênante si l'accep-
tion selon laquelle on l'utilise se trouvait à chaque fois clairement précisée. Mais ce
n'est pas le cas. Prenons l'exemple suivant « Mlle D. était convaincue d'avoir le
mauvais oeil aussi n'osait-elle porter les yeux sur qui que ce fût. En fait, ce handicap
interne ne correspondait à aucune réalité. » Ici, par « handicap interne », nous pouvons
soit entendre la conviction intime de Mlle D. d'avoir le mauvais œil, c'est-à-dire
le handicap subjectif causé par une telle conviction (auquel cas, assurément, il serait
faux de prétendre qu'il ne correspond à aucune réalité), soit comprendre qu'elle
suppose que son regard a quelque chose de maléfique, et il s'agirait alors du handicap
imaginaire lié à ce trait (auquel cas il serait probablement juste de le considérer comme
non réel).
Dans cet exemple, la confusion de sens a lieu entre un état de chose effectif et
un état de chose imaginaire. Dans l'exemple qui suit, la confusion a lieu entre un
REMARQUES SUR L'EMPLOI DU MOT « INTERNE»
II
tel que, disons, une formation réactionnelle ou un sentiment de peur et les phénomènes
imaginaires qui lui sont associés (tels que la représentation du coït parental ou les fantasmes
de fantômes terrifiants), nous risquons de nous trouver en difficulté, en raison de la
confusion due à la pluralité de sens du mot « interne » « psychologique », « mental »
ou « imaginaire ». Si nous tenons le raisonnement suivant « Mme G. croyait au diable
de toute son âme. C'était une instance interne très puissante dans sa vie; elle lui suppo-
sait la plupart des attributs que lui prête ordinairement toute croyance archaïque,
tels qu'une queue fourchue et des sabots de chèvre. L'existence d'une instance archaïque
interne de cette nature se trahissait chez elle par bien des traits de pensée et de compor-
tement. » Ici, en ne nous rendant pas compte que nous employions « interne » pour
désigner « imaginaire » dans le premier cas et « mental » dans le deuxième, nous nous
sommes rendus responsables d'une confusion entre une production et une fonction
psychiques. Tout ce que nous avons réussi à faire, c'est à établir que parler de la croyance
de Mme G. en un diable archaïque revenait au même que de parler d'une croyance
archaïque au diable, ce qui est absurde. Un individu raisonnable et civilisé, s'il
manque de culture générale, pourrait croire à l'existence d'une créature archaïque,
comme le monstre du Loch Ness (au même titre que nous autres croyons à l'existence
des girafes), mais ce serait alors d'une façon tout à fait rationnelle. C'est-à-dire que si
cet individu pensait que l'animal était dangereux et voulait le tuer, il se mettrait à
sa poursuite, armé de son mieux pour affronter un tel gibier, plutôt que de rester chez
lui à en modeler l'effigie de cire et à la transpercer d'aiguilles. D'un autre côté, un
primitif pourrait « croire » en une invention moderne, telle qu'un poste de radio,
pourvu qu'on prête à l'appareil une apparence tant soit peu archaïque; si jamais le
poste s'arrêtait de fonctionner, il aurait peut-être la réaction de lui murmurer des
incantations ou de le menacer, afin de le remettre en marche, au lieu de rechercher la
cause de l'arrêt selon un processus rationnel. Bien sûr, ces deux facteurs l'objet ima-
ginaire et la disposition mentale du sujet à son égard sont en relation étroite mais
non de nature identique. Et il y a peu de chances pour que notre analyse de cette
relation parvienne à un résultat quelconque, tant que nous ne saurons pas avec pré-
cision si, en qualifiant ces facteurs d'« internes », nous faisons référence aux produits
de l'imagination de l'individu ou bien aux éléments de sa structure et de son orga-
nisation psychiques.
III
mais doit être rattachée à la signification que le mot véhicule. L'examen des mots de
la même famille qu'« interne vient à l'appui de cette façon de voir « intérieur »,
« intime a, « intrinsèque » ont presque exactement la même extension ou la même
différence de sens. Inversement, son antithèse « externe » et les formes qui lui sont
apparentées « extérieur », « extrinsèque « en dehors », ont de leur côté une portée
très voisine. Ils peuvent désigner 1° ce qui est matériel par opposition à ce qui est
mental (par exemple le confort extérieur de M. H. ne suffisait pas à atténuer ses
souffrances morales); 2° ce qui est réel par opposition à ce qui est imaginaire (par
exemple le monde externe de Mlle I. était tout à fait différent de son monde ima-
ginaire) 3° ce qui est imaginé comme étant au-dehors en tant qu'opposé à ce qui est
imaginé comme étant au-dedans (par exemple les imagos externes de M°~J.
étaient sous l'influence de ses imagos internes).
Si nous cherchons quel est le sens que l'on prête couramment au mot « internee
et à ses synonymes, nous trouverons, je pense, la réponse dans l'idée d'être au-dedans
c'est-à-dire dans le troisième groupe de phénomènes auxquels ils s'appliquent en
psychologie. L'explication de notre indifférence à appliquer le mot « interne» aux
structures mentales, aux entités imaginaires et aux imagos fantasmées en tant qu'au-
dedans de soi, est qu'au fond nous les rangeons dans un même registre de pensée au
sens où nous les voyons toutes au-dedans de nous et que cette propriété commune
d'« être au-dedans » est d'une importance si considérable pour notre pensée, en tant
que régie par l'affectivité, qu'elle éclipse toute autre. Car, de toute évidence, l'idée
d'être au-dedans est empreinte d'une grande intensité et d'une grande diversité
d'émotions. Elle comporte le sentiment d'un pouvoir, d'un mystère et d'une vérité
de nature particulière, d'un mélange de culpabilité, de savoir et d'ignorance. Ainsi,
une conviction intime est plus solide et sentie comme plus vraie qu'une simple convic-
tion le savoir du dedans est plus conscient et souvent plus culpabilisé que le seul
savoir et on se représente souvent un pouvoir intérieur comme comportant quelque
chose de vague et de mystérieux.
Tout ceci contribue à faire ressortir la probabilité suivant laquelle cette idée
affective d'être au-dedans repose sur la non-résolution de fantasmes inconscients
relatifs à des situations, des objets et des événements au-dedans du sujet lui-
même ou d'autres personnes. Actuellement, la psychanalyse est arrivée à un cer-
tain capital de connaissances à propos de ces fantasmes touchant aux choses du
dedans. En premier lieu, nous savons qu'ils ont à voir avec les idées de découverte,
de destruction ou d'appropriation d'objets qui sont au-dedans du corps de la mère
et avec celles de préservation et de protection à l'abri de toute attaque des objets
qui sont au-dedans du corps du sujet. L'apparition de ces fantasmes est très précoce
et elle est motivée par des désirs très intenses et des impulsions conflictuelles de
rage, d'angoisse, de jalousie et d'amour. En conséquence, ces fantasmes se sont
éminemment chargés de sentiment de culpabilité et ont été refoulés vers les pro-
LE DEHORS ET LE DEDANS
IV
au-dedans de lui? Ces deux facteurs ont sans doute une interaction mutuelle et
simultanée. Mais l'analyste qui met l'accent sur le rôle des objets du dedans tendra
à reconnaître partout l'action de la sœur imaginaire que M. K. porte au-dedans
de lui et peut même aller jusqu'à avancer (par le truchement du mot adéquat intro-
jection) que l'identification revient au même que l'incorporation; alors que l'analyste
qui sous-évalue le rôle des objets du dedans attribuera la totalité des symptômes
à des facteurs d'imitation dus à la culpabilité, à l'émulation, ou à la substitution
par le moi de l'objet d'amour perdu et ainsi de suite.
Ou bien, supposons que notre patient, M. L. voie apparaître chaque nuit
à sa fenêtre un fantôme tout blanc. Ce fantôme a l'air très en colère et ses traits sont
étrangement flous. Il s'avère que ce fantôme représente la mère de M. L. qui avait
coutume de pénétrer en chemise de nuit dans sa chambre, quand il était petit garçon,
pour voir s'il se masturbait. Cela le rendait furieux contre elle et lui donnait souvent
le fantasme de la dévorer et donc de la détruire. Un analyste avec un préjugé favo-
rable à l'égard des objets du dedans affirmera que le fantôme, bien qu'objet du
dehors, selon les apparences, est en vérité objet du dedans parce que le flou qui
enveloppe ses traits s'explique par le fantasme du patient d'avoir avalé sa mère
et de ne l'avoir qu'à moitié digérée et parce que la colère qu'exprime le regard du
fantôme représente son propre état intérieur. Mais l'analyste avec un préjugé contre
les objets du dedans soutiendra que le fantôme, de toute évidence, n'est pas une
représentation du dedans puisqu'il apparaît au-dehors, avec toutes les caractéristiques
d'une forme de l'extérieur (à savoir la mère, en robe de chambre blanche), et que
la colère dans le regard résulte d'une simple projection de la colère du patient sur la
physionomie de sa mère. Pour ce qui est du flou des traits, il le mettra sans doute
sur le compte d'un refoulement partiel.
Ainsi, j'espère avoir rendu clair, par tout ce qui précède, qu'il faut davantage
considérer notre emploi abusif du mot « interne » comme un symptôme de notre
dimculté à établir une distinction entre ce qui est au-dedans, ce qui est mental,
et ce qui est imaginaire, plutôt que comme en étant la cause première et aussi que
cette difficulté est inhérente à la nature et au statut même des fantasmes touchant
à des objets ou des événements que le sujet considère comme au-dedans de son
propre corps ou au-dedans de celui de quelqu'un d'autre. (A ce propos, n'est-il
pas singulier de remarquer que les raisons qui jettent le doute sur l'hypothèse selon
laquelle toutes les imagos sont des imagos du dedans témoignent précisément de
l'étendue de leur pouvoir?)
ALIX STRACHEY
Tant que les signifiants restent indifférenciés des signifiés (indices perceptifs,
coordinations sensori-motrices), l'espace n'existe pas comme outil autonome d'éla-
boration de l'expérience. Certes, les relations spatiales entre les objets physiques
fondent le destin de tout être vivant, si primitif soit-il, mais l'espace, comme struc-
ture cognitive, est nécessairement abstrait. Il n'y a d'espace qu'imaginé et imaginaire.
Il est possible d'étudier l'espace perçu, l'espace agi, utilisé, aménagé, l' « espace
vécu », etc., mais seul l'espace représenté peut fonder de telles études. L' « in
fans » qui ne manie ni langage, ni aucun autre outil sémiotique, ne possède pas un
espace, il est pris dans une configuration spatiale qui n'est objectivée que pour autrui.
Par contre, dès qu'apparaît la possibilité d'une distinction entre signifiant et signifié,
une brèche est introduite dans les relations entre l'organisme et son environnement.
L'individu va pouvoir, petit à petit, devenir « sujet », créer un « intérieur » et
un « extérieur » et, progressivement maîtriser l'un et l'autre. Cette distance prise
par rapport aux situations immédiates inaugure à la fois la re-présentation, l'espace,
le temps. L'espace, cadre de pensée, naît, pourrait-on dire conjointement à la pensée
elle-même. Les concepts d'espace et de représentation sont tellement impliqués l'un
par l'autre que le terme de « topique (lieu) peut être utilisé comme un équivalent
sémantique de celui de représentation (Anzieu, 1972, p. 97).
La construction de l'espace sémiotisé chez l'enfant correspond à une longue
histoire étroitement intriquée à l'histoire de la construction de sa personnalité. Piaget
situe aux alentours de 18 mois l'avènement de l'activité sémiotique et de ses premières
expressions représentatives mais ce n'est que vers 9-10 ans qu'il reconnaît le premier
palier d'équilibre, relativement stable, de la difficile évolution de la sémiotique
spatiale. Toutefois, loin de surgir ex nihilo, au cours de la deuxième année, l'activité
représentative consiste d'abord en une lente reconstruction de ce qui a déjà été
conquis sur un autre plan elle commence par être régressive 1. Il faudra huit ans
environ pour que soit construit un espace mental susceptible de devenir opératoire
dans la manipulation conceptuelle de l'espace sensori-moteur, depuis longtemps
constitué. Les constances perceptives de grandeurs et de formes, par exemple, conquises
aux alentours de six mois (Piaget, 1936, 1937, 1961) ne s'élaboreront en conserva-
tions opératoires (de surfaces, de distances, de longueurs, de volumes .) que grâce
à la lente élaboration des opérations concrètes, voire des opérations formelles (Piaget,
faisant de parler de l'aspect « expressif » de la pensée mais le terme évoquerait trop l'achèvement
du processus, alors que les aspects opératif et figuratif de la pensée sont indissociablement liés,
comme l'avers et l'envers d'une médaille, pendant toute la construction opératoire.
i. Pour paradoxal que cela puisse paraître, le concept de régression est un concept clé de
la psychologie du développement (cf. en particulier les analyses de Wallon). Mais c'est probable-
ment la psychanalyse qui a utilisé cette notion de la façon la plus opérationnelle. Le terme est
repris par Sami-Ali (1969) dans son étude sur l'espace imaginaire « il est remarquable, écrit-il,
que l'activité fantasmatique, en inaugurant ses formes, produise des constructions qui rappellent
les premières ébauches de l'expérience perceptive elle est d'emblée rétrograde. On dira alors qu'elle
est régressive» (p. 69).
LA SÉMIOTIQUE SPATIALE CHEZ L'ENFANT
Inhelder, 1948 Piaget, Inhelder, Szeminska, 1948). L'espace, utilisé dans ses carac-
téristiques projectives et euclidiennes dès la fin de la première année, ne retrouve
même pas, dans la représentation naissante, le statut » topologique qui semble
fournir au nourrisson ses références spatiales.
Les « matériaux » de la construction de l'espace (si l'on peut s'exprimer ainsi)
s'élaborent dès les premières semaines de la vie. C'est peut-être pourquoi Freud,
en des termes très peu saussuriens, parle de « représentations de choses », véritables
traces mnésiques, organisées en systèmes. Selon lui, ces représentations de choses
« caractérisent le système inconscient, (elles) sont dans un rapport plus immédiat
avec la chose (.et se situent au) point ultime où l'objet est indissociable de ses traces,
le signifié inséparable du signifiant » (Laplanche et Pontalis, 1967, p. 415). Piaget
et Inhelder, évoquant les théories psychanalytiques (1966, p. 7-8), refusent ce concept
de « représentations présémiotiques» et considèrent les phénomènes invoqués comme
de simples « excitations motricesdont le « rôle de détoxication nerveuse x n'est
peut-être pas contradictoire avec l'hypothèse d'une « hallucination primitive »,
simple actualisation de traces mnésiques, réalisatrice de désirs. Mais justement,
à ce stade, le désir ne peut encore être évoqué qu'en acte, au sein de ce que les auteurs
appellent, selon leurs respectives problématiques « dyade primitive » (Spitz), « espace
maternel » (M. Klein), « espace buccala (Stern), « impulsivité motrice » (Wallon),
« espace viscéral)) (Koupernik, 1954, p. 156-168), espace fusionnel, etc. Malgré
l'utilisation du terme l' « espace » n'est pas encore construit, mais il apparaîtra plus
tard indissociablement étayé sur ces premières expériences et dégagé d'elles (au sens
que Lagache 1966, p. 42-43 donne aux processus de « dégagement »). L'espace
représenté est le plus éclatant témoignage de l'effort de négation et de dépassement
par rapport à l'aspect fusionnel des premières relations.
~r
cendre d'une table, alors qu'elle utilise depuis plusieurs semaines le terme « monte »)
mais rien ne laisse apparaître une quelconque possibilité de construire un tout à l'aide
de parties ou de considérer une partie à l'intérieur d'un tout. Autrement dit, si les
prémisses des opérations logiques apparaissent en des pré-classes et des pré-sériations,
rien de tel n'apparaît dans le domaine infralogique 1. Seul le geste imitatif dans sa
continuité préfigure ce que seront les signifiants de l'infralogique images spatiales
et temporelles. Cette préfiguration par le geste signale les liens essentiels qui unissent
l' « espace postural )' et l' « espace environnant » (Wallon et Lurçat, 1962), ce der-
nier étant nécessairement sémiotisé. Mais, autour de 2 ans, si l'espace postural
commence déjà à être repéré dans ses diverses parties et dans son unité, l'espace
extérieur n'est encore qu'assemblages ou successions d'objets et de < super-objets ».
Il est vrai qu'aucune technique n'est en mesure d'atteindre, à cet âge, la variable
intermédiaire que représente l'image mentale mais les premières investigations
possibles (vers 3 ans) permettent d'induire quelques hypothèses, non sur ce que sont
ces premières images, mais sur les caractéristiques qu'elles ne présentent sûrement
pas. L'expression d' « incapacité synthétique )' utilisée par Luquet (1913, 1927,
p. 121) pour caractériser des productions graphiques beaucoup plus tardives semble
particulièrement adaptée pour décrire, du point de vue infralogique, le premier
espace sémiotisé du jeune enfant. Néanmoins, nous avons vu que cet espace
commence à être organisé logiquement.
Dans la perspective d'une compréhension dynamique du développement, on
peut s'attendre à ne recueillir aucun indice de la construction de l'unité de l'espace
avant de recueillir la première expression de l'unité de l'enfant lui-même, se percevant
comme sujet et pouvant, de ce fait, se désigner comme « je ». Mais il est plus éton-
nant de devoir attendre l'étape de la restructuration de la personnalité à l'adolescence,
contemporaine du stade des opérations formelles (lorsque toutefois ce stade est atteint),
pour que l'idée du « continu » spatial puisse vraiment être élaborée.
Les dix années qui suivent la toute première enfance témoignent, comme celle-ci,
d'une étroite solidarité entre la construction de l'espace et les processus (fluctuants)
d'élaboration de la personnalité conflits, défense, latence, etc. Néanmoins, pour
cette période, l'analyse sera ici davantage centrée sur la construction de l'espace que
sur l'intrication espace-personnalité. Chez le très jeune enfant, il est impossible d'appli-
i. La distinction entre les opérations infralogiques et les opérations logiques constitue l'un
des apports piagétiens, des plus éclairants et des plus opérationnels. Voici la définition qu'en
donnent Piaget et Inhelder (1963, p. 136) « nous entendons sous ce terme (infralogique, ce qui
ne signifie nullement prélogique) le fait que les opérations logiques portent sur des assemblages
d'objets discrets, sans s'occuper de ce qui est intérieur à l'objet, tandis que l'échelle des opérations
infralogiques est celle des liaisons intérieures à l'objet (quelles que soient les dimensions de
celui-ci, même s'il s'agit de l'univers spatial en sa totalité, mais alors conçu comme un continu
unique, donc comme un objet d'un seul tenant) ». Hatwell (1966, p. 46-62) a donné un excellent
résumé de la théorie piagétienne.
LA SÉMIOTIQUE SPATIALE CHEZ L'ENFANT
quer, pour l'étude des processus évolutifs, des distinctions opérationnelles (évolution/
éducation, individu/milieu, cognition/anectivité, etc.) qui peuvent être pertinentes
ou, au moins, commodes, dans la description de conduites plus tardives. Cela revien-
drait à détruire l'objet même que l'on s'efforce d'approcher puisque l'évolution, à
cet âge, consiste justement en une progressive, et difficile, différenciation. Par contre,
lorsque l'enfant a acquis un minimum d'autonomie, il devient possible, sans pour
autant fausser les perspectives, de dégager des lignes évolutives plus abstraites, qui
regroupent les aspects communs des histoires très particulières et personnalisées de
chacun. Faute de pouvoir analyser finement toute la complexité des « jeux » évolutifs
possibles au cours de cette longue période ( les possibilités d'orientations et de réorien-
tations se multipliant jusqu'à l'infini au fur et à mesure que la personnalité se diffé-
rencie), je n'esquisserai qu'un panorama rapide et partiel des étapes évolutives de la
construction de l'espace. Ces étapes correspondant aux élaborations sémiotiques
propres aux stades que Piaget définit selon l'ordre suivant stade des « intuitions arti-
culées » (tranche approximative d'âge 2 à 5 ans), stade des « opérations concrètes »,
divisé lui-même en un sous-stade d'élaboration des opérations concrètes logiques
élaborations des classifications hiérarchiques, des sériations additives et multiplica-
tives et du nombre (entre 4 ou 5 ans et 8 ans environ) et un autre sous-stade
d'élaboration des opérations concrètes infralogiques (jusque 10 ans environ), enfin,
stade des opérations formelles (à partir de 11-12 ans). Au passage, je tenterai de dégager
comment la pratique clinique peut, à la fois, éclairer, donner un sens plus complet
à ces systématisations théoriques et, également, être elle-même éclairée par de telles
hypothèses heuristiques.
On sait que pour Piaget, toute la construction de l'espace repose sur l'élaboration
des premières relations topologiques ce n'est que lorsque les relations de voisinage,
de continuité, d'enveloppement, d'extériorité, etc., ont pu être construites que s'éla-
borent, conjointement, les relations projectives (coordination des points de vue, pers-
i. Un contre sens doit être évité dans l'interprétation de l'expression: « opérations concrètes
Après avoir défini les opérations comme des « actions intériorisées, réversibles et composables
entre elles en systèmes d'ensemble », Piaget et Inhelder insistent sur le fait que la « propriété
la plus spécifique » de ces actions intériorisées « est d'être abstraite [des] coordinations les plus
générales des actions (Piaget, Inhelder, 1963, p. 117). Le terme de « concret » renvoie donc, non
pas à des actions matérielles, mais à des manipulations intériorisées, possibles car elles ne concernent
qu'un nombre limité d'éléments, par opposition aux opérations formelles qui travaillent non sur
des objets intériorisés mais sur des hypothèses, c'est-à-dire dans le monde du possible, de l'impos-
sible, voire de l'absurde. L'administration de la preuve est inhérente aux opérations formelles et,
à leur niveau, les classifications hiérarchiques sont généralisées en systèmes combinatoires. Quant
aux « intuitions articulées pré-opératoires, elles témoignent d'un début d'intériorisation des
objets et des actions mais ceux-ci ne sont pas encore organisés en systèmes d'ensemble.
LE DEHORS ET LE DEDANS
pectives) et métriques. Mais il faut rappeler que l'espace topologique n'est lui-même
achevé, tout comme l'espace projectif et l'espace euclidien, qu'au niveau des opérations
formelles l'analyse topologique, qui implique à la fois la notion du continu et la
construction du calcul infinitésimal, ne deviendra possible qu'une fois dominées toutes
les opérations logiques élémentaires. C'est pourquoi il existe un décalage entre la
construction des invariants logiques et celle des invariants infralogiques. Dans l'uni-
vers des objets « solides », établis dans leur permanence si laborieusement conquise,
l'enfant joue quasi uniquement sur les relations d'extériorité réciproque. Comme
l'écrit Vurpillot (1972 a), il ne connaît que les relations « interfigurales » (entre les
objets) et non les relations « intrafigurales » (constitutives des objets). Certes, il est
déjà capable, dès 4 ans, de percevoir la localisation des objets les uns par rapport aux
autres, témoins, par exemple, les premiers dessins du bonhomme qui incluent, à
l'intérieur du visage, les yeux, la bouche, voire le nez, mais ces premières configurations
ne sont justement que des ensembles d'objets emboîtés les uns dans les autres, et,
tout au plus, situés les uns par rapport aux autres; par contre, les configurations ne
pourraient en aucune façon être manipulées par l'enfant comme des « touts » décompo-
sables en parties. Une telle analyse permet de rendre compte des curieux et nombreux
faits de perceptions et de productions graphiques de l'enfant,définis comme des
expressions du « syncrétisme enfantin ». Vurpillot (1972 b) a bien montré que la
discussion entre les « tenantsdu globalisme et ceux du « pointillismerelevait
d'une fausse problématique. La rigidité des objets, insécables et non composables,
apparaît dans le mode d'appréhension enfantin des ingénieux dessins « combina-
toires » imaginés par Dworetzki (1939, p. 260-265 Vurpillot a reproduit quelques-
uns de ces dessins dans son ouvrage, 1972b). Le plus joli exemple, toujours cité, de ce
travail est celui du « Monsieur » auquel, selon l'enfant,« on [.]alancé un ciseau dans
la figure » alors que, dans le dessin évoqué, la paire de ciseaux est constitutive des
yeux et du nez de la figure humaine dessinée. Des réponses du même type apparaissent,
comme il est facile de l'imaginer, dans les protocoles des jeunes enfants au Rorschach
(Dworetzki, 1939; Beizmann, 1961). Dans un travail d'analyse expérimentale, sur
dessins non significatifs, Vurpillot (1964) a pu démontrer le caractère « objectai du
dessin » pour le jeune enfant « un trait jouit sensiblement des mêmes propriétés
physiques qu'un fil de fer rigide, écrit-elle, un même trait ne peut faire simultanément
partie de deux figures différentes. S'il constitue une partie du contour de l'une, il
cesse d'être disponible » (p. 97). Sans qu'il soit possible d'analyser ici tous les aspects
de cette « objectalisation », responsable du syncrétisme enfantin, signalons qu'un
mécanisme du même ordre peut expliquer les identifications des objets par un seul de
leurs détails caractéristiques (les belles expériences de Piaget et Inhelder, 1948, et de
Laurendeau et Pinard, 1968, sont probantes dans le domaine de la stéréognosie).
Le développement des manipulations sur l'espace suit d'abord rigoureusement
le développement des opérations logiques jusqu'à 7 ou 8 ans, qu'il s'agisse d'objets
LA SÉMIOTIQUE SPATIALE CHEZ L'ENFANT
les objets discrets, sans leur enlever leurs caractéristiques mais en leur attribuant des
contraintes topologiques, projectives et euclidiennes. C'est probablement pourquoi
après les premières manipulations des relations topologiques élémentaires voisinages,
ouverture, fermeture, intériorité, extériorité, les premières opérations infralogiques
portent sur une propriété particulière d'une parcelle indifférenciée de matière continue,
isolée matériellement; il s'agit de la construction de l'invariant de quantité physique
la quantité de< substance » qui, selon l'expression de Piaget et Inhelder, « marque à
la fois le début de la quantification des qualités et l'achèvement de la construction de
l'objet (1941, p. 22-23). Or, « la conservation de la substance [.]suppose une [.]
partition en unités homogènes et, en fin de compte, un atomisme implicite et même
explicite a (t~ p. 29). Il faudra attendre que toutes les opérations logiques de classi-
fications, de sériations, de quantifications numériques soient définitivement installées
pour que puissent être élaborés, vers 9-10 ans, l'espace projectif de la co-ordination
des différents points de vue (perspectives) et l'espace métrique des co-ordonnées
rectangulaires euclidiennes. Ainsi, la construction de l'espace était apparue indis-
pensable pour l'élaboration et le développement des opérations logiques mais, récipro-
quement, ces dernières constituent un préalable nécessaire à l'achèvement de l'espace,
même au niveau concret.
Si une structure logique commune peut être dégagée des opérations de manipu-
lation du « discret » et des opérations qui s'appliquent au « continu les signifiants
par lesquels s'expriment ces opérations logiques et infralogiques se différencient,
eux, de plus en plus nettement jusqu'au stade des opérations formelles où ils retrouve-
ront alors, dans le langage mathématique, une structure commune. Jusque-là, le
langage (naturel ou mathématique) semble l'instrument le mieux adapté pour l'expres-
sion des relations logiques, tandis que les opérations infralogiques se signifient plus
adéquatement dans des expressions de type imitatif, analogique. Les attaches entre
les opérations sur l'espace et les possibilités corporelles accommodatives des postures,
des gestes et des élaborations sensorielles intra et intermodales apparaissent de façon
évidente dans les productions sémiotiques infralogiques de l'enfant. Comme cela a
souvent été signalé (Frédérique et Papy, 1968; Bresson, 1970; Rowher, 1970, cité
par Blanc-Garin, 1974) le caractère abstrait des langages est loin de représenter une
difficulté plus grande pour l'enfant que des expressions figuratives moins épurées.
Ainsi, les enfants de la maternelle (Frédérique et Papy, 1968) sont déjà capables
d'indiquer par des graphes (flèches orientées) les relations entre deux objets (être
frère de, être sœur de) ou entre des objets et des ensembles (appartenir ou ne pas
appartenir), mais l'utilisation de telles flèches sera beaucoup moins aisée lorsqu'il
s'agira de figurer les trajets respectifs effectués par trois perles enfilées sur une tige
et auxquelles un expérimentateur aura fait subir, sous un « tunnelune rotation de
180", puis 360°, etc. (Piaget et Inhelder, 1966, p. 163-174). Les situations de départ et
d'arrivée peuvent déjà être correctement dessinées dès 6 ans mais la forme, demi-
LASÉMIOTIQUE SPATIALE CHEZ L'ENFANT
circulaire, des trajectoires des perles des extrémités ne peut être imaginée, et encore
seulement par la moitié des enfants examinés, que vers 8 ans. Les difficultés rencontrées
dans la représentation de cette transformation continue, apparemment élémentaire,
pose le problème d'un certain blocage des possibilités d'assimilation imitative chez
les enfants de cet âge. Tout se passe comme si l'« instrument » très simple (les organes
du corps susceptibles d'ouverture et de fermeture), utilisé par l'enfant de Piaget, aux
alentours de 18 mois, pour comprendre l'ouverture et la fermeture d'une boîte d'allu-
mettes, ne pouvait plus être reconnu utile par les enfants plus âgés. L'utilisation clinique
de l'épreuve m'a montré que celle-ci était facilement réussie par les enfants qui, par
l'esquisse d'un geste, recourent au procédé archaïque de compréhension par assimi-
lation imitative. Ainsi, la souplesse dans l'effectuation de certaines régressions appa-
raît-elle, sur le plan cognitif, comme une disposition tout à fait favorable aux élabora-
tions de situations nouvelles et aux reconstructions nécessaires.
Dans une expérience qui met directement en jeu le corps propre (il s'agit de
reproduire des déplacements qui viennent d'être effectués et de les schématiser
graphiquement sur une figure de référence), j'ai pu mettre en évidence que la stratégie
« imitative » est la plus efficace, jusqu'à 8 ans, pour les trajets courts et peu complexes
mais qu'elle échoue comme les autres stratégies peu sémiotisées, du reste dans
la reproduction des trajets moins élémentaires. A 8 ans (âge de l'apogée des opérations
logiques concrètes), les enfants remanient leurs stratégies et cherchent à structurer
les informations à l'aide de codes sémiotisés plus objectifs. Mais il apparaît que, faute
d'être organisés selon un système d'ensemble, ces repères sémiotiques partiels entraînent
des régressions dans les performances des enfants. Enfin, une fois bien installé le
système des coordonnées euclidiennes, les productions de l'enfant gagnent en richesse
et en précision (Douriez, 1971; Douriez-Pinol, 1974).
L'importance de l'imitation (au sens piagétien et wallonien du terme, Piaget,
1962) comme instrument personnel d'élaboration sémiotique (beaucoup plus indi-
vidualisé que ne peuvent l'être les langages) ne saurait, me semble-t-il, être trop
soulignée. Plusieurs observations et expériences m'ont amenée à penser que, dans le
domaine des rééducations dites « instrumentales », une analyse des processus de
sémiotisation de l'enfant était préalablement indispensable à la bonne conduite
de la rééducation ou de la thérapie. Ainsi, une recherche menée chez des enfants
en début et en fin de rééducation orthophonique (Marrazzo et Rispail, 1971) a montré,
contrairement aux hypothèses posées, que ces enfants manifestaient des difficultés,
non pas tant principalement dans le codage sémiotique de leurs gestes (à condition
que la grille de codage leur soit fournie) que dans la reproduction imitative de ceux-ci.
Chez ces enfants, les difficultés semblent donc se situer à un niveau plus archaïque
que celui de l'utilisation d'un code. Ne serait-ce pas le dynamisme de la sémiotisation
qui serait en cause, c'est-à-dire la tendance à inventer spontanément des espaces de trans-
formation, d'abord transmodaux, avant de devenir plus arbitraires et plus socialisés?
LE DEHORS ET LE DEDANS
Certains auteurs (Birch et Lefford, 1963; Birch et Belmont, 1964) ont pensé
trouver dans la rigidité et la résistance aux transferts sensoriels intermodaux l'expli-
cation des troubles des fonctions sémiotiques. Une telle hypothèse manifeste de
toute évidence une attention légitime portée aux processus imitatifs puisque ceux-ci
sont les principaux supports et agents de ces transferts. Néanmoins, la question
reste entière de savoir à quoi sont dues ces rigidités et ces résistances. Certes, la
richesse de l'environnement et l' « appétence » à utiliser toutes les afférences repré-
sente une condition favorable à l'établissement de transferts souples et variés. Toutes
les études menées chez les enfants déficients sensoriels témoignent en effet des diffi-
cultés quasi insurmontables que rencontrent ces enfants dans l'élaboration d'une
sémiotique, notamment infralogique (Oléron, 1957; Oléron et Gumusyan, 1964;
Hatwell, 1966); quant aux déficients moteurs, bien que les affirmations de Tabary
(1966) permettent, au moins dans certains cas, de ne pas lier indissociablement
troubles moteurs et difficultés spatiales, un groupe de chercheurs a néanmoins démon-
tré que certains enfants dyspraxiques se comportent comme des aveugles et mani-
festent autant de dimcultés à construire un espace sémiotisé que ceux-ci (Stambak
et al., 1964). Il n'en demeure pas moins que les difficultés des fonctions sémiotiques
ne sont pas limitées aux enfants déficients sensoriels ou moteurs. Sont-elles toujours
liées à une inertie des transferts intermodaux? Il n'est pas possible, dans l'état actuel
des recherches, de répondre à cette question mais, quelle qu'en soit la réponse,
celle-ci ne fournirait pas une explication de ces difficultés. La construction de l'es-
pace est trop intriquée dans la dynamique de la personnalité pour que les causes
des retards ou des anomalies dans ce domaine soient recherchées dans la direction
d'un modèle mécaniste linéaire. De toute façon, les observations rigoureuses dans
ce domaine sont encore trop isolées, rares et partielles pour que la question des
modèles explicatifs puisse déjà être posée. Les méthodes d'observation et d'expé-
rimentation sont encore à chercher, à valider ou à affiner. Des recherches extensives
peuvent être entreprises mais l'analyse fine des processus ne semble pouvoir être
menée que grâce à des études longitudinales portant sur des évolutions génétiques
« normales », sur des apprentissages provoqués pédagogiquement et, surtout, peut-
être, sur des changements et transformations dus à des interventions thérapeutiques.
Dans des études de ce genre, la « rigueur » n'est pas à chercher dans une isolation
artificielle des « variables » ou du « sujet-à-observer ». Les modes de relation établis
entre les sujets et les « intervenants » (chercheurs, psychologues, rééducateurs ou
thérapeutes) font partie intégrante de la recherche et représentent, s'ils sont cor-
rectement analysés, le principe même de la découverte du sens de tout ce qui consti-
tuera le « matériaudes séances. Sami-Ali (1969 a et 1969 b) et Fain (1969) ont
proposé des ébauches de ce que pourrait devenir ce genre de recherches.
Il apparaît que, sauf cas de troubles instrumentaux patents, les problèmes
relatifs à l'espace sont rarement invoqués par les parents comme motifs de consul-
LA SÉMIOTIQUE SPATIALE CHEZ L'ENFANT
tation pour leurs enfants. Pourtant, ils apparaissent fréquemment, sous des formes
diverses, au cours des séances d'examen ou de traitements. La raison doit sans doute
en être cherchée dans le fait que l'espace familial et l'espace de l'enfant sont si étroi-
tement intriqués que les difficultés de l'enfant ne peuvent être perçues par les parents.
Une observation actuellement en cours permettra d'illustrer ce propos.
Comme l'enfant dont il sera question n'a encore été vu que quatre fois, en
examen psychologique, et ses parents, une fois, l'impact thérapeutique et l'éclairage
que celui-ci serait susceptible d'apporter ne pourront être mis en évidence. Néan-
moins, cette observation apparaît, même à l'état d'ébauche, suffisamment démons-
trative de tout ce qui a été avancé sur l'intrication des systèmes sémiotiques (spatiaux
ou non) avec l'espace mental et la construction de la personnalité pour qu'elle puisse
être illustrative des points de vue présentés dans cet article.
Claude est un garçon de 12 ans, enfant unique. Il est amené par ses parents
pour des difncultés scolaires. Il est en CM 2 mais, depuis le début de sa scolarité,
il rencontre des difficultés en calcul, ce qui explique son retard scolaire. Claude,
accompagné à chaque rendez-vous par sa mère, exécute spontanément tous les
gestes que, cependant, sa mère lui dicte chaque jour sur un ton assez monocorde
« retire ta casquette, dis bonjour, laisse passer Madame la première. », la docilité
est parfaite. Claude sait pour quel motif il est envoyé au Centre et il expose ce motif
lui-même, en un langage adulte, lors de la première consultation. Il présente cette
difficulté comme s'il s'agissait d'une maladie (il emploie, du reste, le terme) qu'il
subit mais qui, finalement ne le concerne que très peu. Il est imperturbable comme
s'il venait « traiter une affaire », il ne s'exprime ni par des mimiques ni par des gestes
ceux-ci, mesurés, ne font qu'accompagner un discours, énoncé comme un récit
impersonnel. Le visage, un peu bouffi, est impassible; le regard bleu, fixe. Je perçois
seulement, de temps à autre, des clignements d'yeux, furtifs, plus vivants. Un dessin
libre proposé est exécuté avec réticence, hésitation et très lentement. Le trait, imper-
ceptible et souvent repris, laisse apparaître une commode à nombreux tiroirs. Le
dessin de « ta famille » est plus rapidement exécuté mais le trait est encore à peine
discernable. Il en est de même des copies de dessins géométriques.
Les épreuves psychométriques mettent en évidence d'énormes discordances
entre les épreuves de représentation imagée (type Piaget) ou de performance et les
épreuves à support verbal (Qi verbal au Wisc 102 Qi performance 53). A vrai
dire, la cotation numérique ne représente pas grand-chose. Sans être carrément refu-
sées, les épreuves ne sont pas réellement affrontées par Claude. Très rapidement
(avant la fin du temps qui lui est alloué), Claude déclare « Non, ce n'est pas la
peine d'insister, c'est vraiment au-dessus de mes possibilités. » A un autre moment,
LE DEHORS ET LE DEDANS
il interrompt toute recherche en disant « Non, un garçon de mon âge ne peut pas
faire ce que vous demandez. » Les dimcultés d'ordre spatial semblent néanmoins
ne pas relever uniquement d'un refus caractériel à la quatrième séance, Claude
ne sait toujours pas retrouver le chemin, pourtant simple, de la salle d'attente à
mon bureau. Les épreuves psycho-motrices n'ont mis en évidence aucune difficulté
motrice patente.
Après quatre séances d'examen avec l'enfant, les parents, convoqués pour
un entretien, expriment leur satisfaction de venir au rendez-vous proposé. M. et
Mme C. forment un couple qui approche de la cinquantaine d'années. M. C. est
employé à la S.N.C.F., il ne voyage pas. Mme C. ne travaille pas. Ils parlent de leur
couple comme d'un couple parfaitement harmonieux et heureux. La même entente
est évoquée à propos des couples de leurs parents respectifs et des relations entre-
tenues avec ceux-ci. Du reste, M. et Mme C. se sont mariés vers 33 ans, après avoir
tous deux vécu jusqu'à cet âge chez leurs parents. L'impression d'un vécu uniforme,
sans heurts, ronronnant, se dégagera du ton adopté par les parents pour parler de
la première enfance de Claude c'était un bébé en parfaite santé qui s'est développé
tout à fait normalement, sans aucun problème si ce n'étaient des rhumes et bron-
chites assez fréquents. Il a même fait, une fois, une crise d'asthme. Claude a été
nourri au sein jusqu'à 2 ans. « Il n'aurait pas fallu mais cela me procurait des satis-
factions, dit la mère, et d'ailleurs je lui donnais aussi des aliments solides. » La dis-
cipline sphinctérienne a été acquise très précocement dès 4 mois, la mère devinait
toujours, à divers indices, ses besoins; d'ailleurs, « il a toujours été réglé comme
une montre, et encore maintenant », dit le père. La période du « non» est évoquée
par les parents comme un « tic » verbal qui faisait rire le couple (« c'était l'époque
du premier référendum »). Même pendant cette période, Claude est décrit comme
très calme et docile. Il le sera, du reste, selon les parents, pendant toute son enfance,.
jusqu'à ces tout derniers temps où, sans que puisse être invoquée une raison quel-
conque, il se bute et éclate parfois en colère.
Les moindres tentatives de différenciation, de la part de Claude, sont vécues
par les parents comme des oppositions, voire des destructions « Mais enfin, Claude,
tu ne nous aimes pas », raconte la mère, en se citant elle-même, voulant donner
un exemple de son attitude éducative en cas de réprimande. Un peu plus tard, au
cours de l'entretien, Mme C. se plaint de certaines paroles énoncées par Claude
lorsqu'il se heurte à quelque refus de la part de ses parents « Il dit des choses que
l'on n'ose pas répéter. il ne pense sûrement pas ce qu'il dit. » et, après beaucoup
de précautions de ce genre, sans prendre aucunement conscience du phénomène
de miroir que cette parole instaure, elle cite « Bien entendu, vous ne m'aimez pas. »
Lorsque je fais remarquer que cette parole est sans doute énoncée en écho à celle
que Claude entend lui-même et qu'il serait bon que l'enfant puisse s'opposer sans
que son amour soit remis en question ou en doute, M"~ C. se confond en remercie-
LA SÉMIOTIQUE SPATIALE CHEZ L'ENFANT
blement une épreuve de la réalité insupportable tout comme l'affrontement des bagarres
des camarades, à l'école, qu'il « redoute le plus au monde ». L'imperceptibilité du
trait et la schématisation des dessins des personnages de la famille est inquiétante
les visages sont vides, les personnages parentaux n'ont pas de bras, l'enfant n'a
pas de mains. Que furent les premiers processus imitatifs, identificatoires et « appro-
priatoires » chez cet enfant? Nous n'en saurons jamais rien. L'important serait
qu'il arrive à les reconstruire au sein d'une relation thérapeutique. Celle-ci a peut-
être d'autant plus de « chances ?d'aboutir que la problématique œdipienne n'est
pas absente des productions de l'enfant ce n'est peut-être pas pour rien que les
personnages parentaux sont castrés de leurs bras. Le triangle qui surmonte le visage
de chacun des trois personnages serait-il comme un « emblème » de la famille?
L'unité qu'il manifeste (Claude va au catéchisme et le triangle est parfois utilisé
chez les catholiques, comme symbole de la Trinité « Une et Indivisible ») pourrait
être inquiétante. Néanmoins, d'autres indices amorcent peut-être l'établissement
d'une réelle situation triangulaire le « lion » de la troisième planche du C.A.T.
« pense qu'il va tuer quelqu'un. non. qu'il va partir en voyage ». La possibilité
d'identification virile pour ce garçon conçu un an après la naissance d'une fille mort-
née (Claude?) ne paraît pas absolument compromise mais seule l'évolution théra-
peutique pourra cerner de façon plus précise les modalités de fonctionnement psy-
chique chez ce garçon et leurs marges de plasticité; elle pourra aussi permettre
d'affiner les hypothèses ébauchées dans ces premiers contacts avec l'enfant.
Cette observation, non élaborée, et qui ne relève en rien du « cassensationnel
mais de la pratique quotidienne la plus ordinaire, permet d'illustrer la multiplicité
des questions qui se posent, imbriquées les unes dans les autres (toutes n'ont pas
été explicitées ici), lorsqu'une « difficulté spécifique » est apportée comme « symp-
tôme » à une consultation. Passées inaperçues des parents et des instituteurs, les
difficultés spatiales de cet enfant posent le problème de la constitution même de
son « espace mental ». Le lieu (oral) d'émergence, chez lui, des activités sémiotiques
marque et emprisonne les productions sémiotisées de cet enfant, quel que puisse
être par ailleurs l'avenir de ses symptômes, plus ou moins apparents, plus ou moins
reconnus. Or, d'une façon générale, il semble que, sous des manifestations diverses,
il n'existe pas de troubles « instrumentaux » qui ne relèvent, plus ou moins étroi-
tement, d'un trouble de la fonction sémiotique dans son élaboration ou dans ses
expressions. Les déficiences organiques mêmes ne sont jamais purement « orga-
niques ». Tout, et surtout le corps justement, est très précocement objet d'inves-
tissement 1. Du reste, sans en avoir toujours une claire conscience, certains réédu-
1. Cela est tellement vrai que l'intérêt opérationnel de la notion même de « schéma corporelx
a pu être sérieusement mis en doute par Angelergues (1973) qui avait cependant amenéceconcept
à une élaboration poussée en le différenciant et en 1 articulant avec celui d'« image du corps
(1964). Dans la mesure où l'emploi du concept de schéma corporel tend, malgré toutes les déné-
LA SÉMIOTIQUE SPATIALE CHEZ L'ENFANT
cateurs, qui utilisentles gestes oule jeu imitatifs dans leurs techniques et qui parviennent
à devenir, pour l'enfant, une image parentale par rapport à laquelle il est possible
de se situer, témoignent d'une connaissance intuitive de l'espace primitif et primordial,
véritable matrice organisatrice de toutes les productions sémiotisées déplacements,
élaborations gestuelles, images, langage, graphisme, écriture, etc., témoins d'une
activité qui, parvenue à maturité, peut se déployer et jouer dans tous les espaces
qu'elle a construits.
MONIQUE DOURIEZ-PINOL
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LE DEHORS ET LE DEDANS
LE MOI-PEAU
Dans un article de 1958, The nature of the child ties to his mother, il fait l'hypothèse
d'une pulsion d'attachement, indépendante de la pulsion orale et qui serait une
pulsion primaire non sexuelle. Il distingue cinq variables fondamentales dans la
relation mère-enfant la succion, l'étreinte, le cri, le sourire et l'accompagnement.
Ceci stimule les travaux des éthologistes qui s'acheminaient de leur côté vers une
hypothèse analogue et qui venaient d'aboutir à la célèbre et élégante démonstration
expérimentale d'Harlow aux États-Unis publiée également en 1958 dans un article
intitulé The nature of the love. Comparant les réactions de bébés-singes à des mères
artificielles constituées par un support revêtu de chiffons doux, allaitantes ou non
(c'est-à-dire présentant ou non un biberon) et à des mères artificielles également
allaitantes ou non, mais faites seulement de fils métalliques, il constate que si on
élimine la variable allaitement, la mère-fourrure est toujours préférée à la mère-
fil-de-fer comme objet d'attachement et que si on prend en considération la variable
allaitement, elle n'introduit pas une différence statistiquement significative.
A partir de là, les expériences de Harlow et de son équipe vers les années 1960
s'essayent à jauger le poids respectif des facteurs dans l'attachement du tout-petit
à sa mère. Le réconfort apporté par le contact avec la douceur d'une peau ou d'une
fourrure s'avère le plus important. Le réconfort n'est trouvé que de façon secondaire
dans les trois autres facteurs l'allaitement, la chaleur physique éprouvée dans le
contact, le bercement du bébé par les mouvements de sa mère quand elle le porte
ou qu'il se tient accroché à elle. Si le réconfort du contact leur est maintenu, les
enfants-singes préfèrent une mère artificielle les allaitant à celle n'allaitant pas, et
ce pendant cent jours; ils préfèrent également un substitut à bascule à un substitut
stable pendant cent cinquante jours. Seule la recherche de la chaleur s'est avérée
dans quelques cas plus forte que celle du contact un bébé rhésus mis en contact d'une
mère artificielle en chiffons doux mais sans chaleur ne l'a étreinte qu'une fois et a fui
à l'autre extrémité de la cage pendant tout le mois de l'expérience; un autre a
préféré une mère fil-de-fer chauffée électriquement à une mère en chiffons à la tem-
pérature de la pièce.
L'observation clinique des enfants humains normaux ayant constaté depuis
longtemps des phénomènes analogues, Bowlby1 s'engage alors dans une réélabo-
ration de la théorie psychanalytique susceptible d'en rendre compte. Il adopte comme
modèle la théorie du contrôle, née en mécanique et développée en électronique
puis en neurophysiologie. La conduite est définie non plus en termes de tension
et de réduction des tensions mais de buts fixés à atteindre, de processus conduisant
à ces buts et de signaux activant ou inhibant ces processus. L'attachement lui apparaît
dans cette perspective comme une forme d'homéostasie. Le but est pour l'enfant
de maintenir une distance à la mère qui la laisse accessible. Les processus sont ceux
qui conservent ou augmentent la proximité (se déplacer vers, pleurer, étreindre) ou
qui encouragent la mère à le faire (sourire et autres amabilités). La fonction est une
fonction de protection du tout-petit, particulièrement vis-à-vis des prédateurs. Une
preuve en est que le comportement d'attachement s'observe à l'égard non seulement
de la mère mais aussi du singe mâle qui défend le groupe contre les prédateurs et
protège les petits singes contre les plus grands. L'attachement de la mère pour l'en-
fant change au fur et à mesure que celui-ci grandit mais la réaction de désarroi quand
il l'a perdue reste inchangée. L'enfant supporte des absences de plus en plus longues
de la mère mais il est toujours bouleversé de la même façon si elle ne revient pas
au moment attendu par lui. L'adolescent conserve cette réaction en l'intériorisant,
car il a tendance à la cacher à autrui, voire à lui-même.
Bowlby vient de consacrer sous le titre général Attachement and Loss trois volumes
au développement de sa thèse. Nous venons de donner un résumé très sommaire
du premier, Attachement (1969). Le second, Separation anxiety and anger (1973),
explique la surdépendance, l'anxiété et la phobie. Le troisième, Loss, sera destiné
aux processus inconscients et aux mécanismes de défense qui les gardent inconscients.
Winnicott n'a ni comparé les petits humains aux petits animaux ni cherché
à théoriser de façon aussi systématique, mais les phénomènes transitionnels qu'il a
décrits et l'espace transitionnel que la mère établit pour l'enfant entre elle et le monde
pourraient très bien être entendus comme des effets de l'attachement. L'observation
d'Hélène, rapportée dans ce même numéro par Monique Douriez-Pinol, est illus-
trative Hélène cligne des yeux et fronce le nez avec un air de contentement comblé
quand, près de l'endormissement, elle explore du doigt ses cils, puis elle étend cette
réaction à l'exploration des cils de sa mère, de sa poupée, au frottement sur son nez
de l'oreille de l'ours en peluche et enfin au contact ou à l'évocation verbale de sa
mère de retour après une absence ou à l'approche d'autres bébés, d'un chat, de
chaussures fourrées, d'un pyjama moelleux. L'auteur décrit là à juste titre un phé-
nomène transitionnel mais nous irions plus loin qu'elle. Le dénominateur commun
à tous ces comportements d'Hélène est la recherche du contact avec des parties du
corps ou des objets caractérisés par la présence de poils particulièrement doux à toucher
ou composés d'une matière procurant une sensation tactile analogue. Ce contact la
plonge dans un ravissement dont il paraît difficile d'affirmer la nature érogène le
plaisir trouvé dans la satisfaction de la pulsion d'attachement semble bien d'une
autre qualité que le plaisir de satisfaire la pulsion sexuelle orale et il est manifeste
qu'il aide Hélène d'abord à s'endormir avec confiance, puis avoir confiance dans le
retour de sa mère et enfin à procéder à une classification des êtres et des objets dans
lesquels elle peut avoir confiance.
LE MOI-PEAU
Winnicott a préféré travailler dans une perspective étiologique et articuler avec plus
de précisions que ses prédécesseurs la gravité de trouble mental avec la précocité de
la carence maternelle. Citons le résumé qu'il en donne dans « l'Enfant en bonne
santé et l'enfant en période de crise. Quelques propos sur les soins requis » (1962) 1
si la carence survient avant que le bébé ne soit devenu une personne, elle entraîne la
schizophrénie infantile, les troubles mentaux non organiques, la prédisposition à des
troubles cliniques mentaux ultérieurs; si la carence engendre un traumatisme chez
un être assez évolué pour se trouver susceptible d'être traumatisé, elle produit la
prédisposition aux troubles affectifs et des tendances antisociales; si elle survient
quand l'enfant cherche à conquérir son indépendance, elle provoque la dépendance
pathologique, l'opposition pathologique, les crises de colère.
Après ce rappel historique, essayons de réfléchir. Commençons par inventorier
les faits établis. En ce qui concerne l'éthologie, ils peuvent se résumer ainsi
i. La recherche du contact entre la mère et le petit est un facteur essentiel du
développement affectif, cognitif et social de ce dernier.
2. C'est un facteur indépendant du don de la nourriture un jeune singe auquel
on laisse libre accès à un biberon disposé sur un support métallique ne s'en approche
pas et paraît effrayé; si l'on dispose sur le support des chiffons ou de la fourrure (pas
forcément une fourrure de singe), il s'y blottit et son comportement manifeste calme
et assurance.
stimuli externes sont faiblement hostiles, le bébé se familiarise avec eux et a de moins
en moins besoin de la consolation maternelle. S'ils sont terrifiants (dans une expé-
rience de Harlow, un chien mécanique ou un ours mécanique battant du tambour),
le bébé-singe continue toujours de rechercher le réconfort maternel même quand
il est parvenu à toucher et à explorer ces monstres. Une fois établie la confiance de
l'enfant dans le monde environnant, la séparation définitive de la mère a lieu soit du
fait de la mère soit du fait de l'enfant. Il arrive aussi, surtout chez les langures, singes
arboricoles, que les bébés soient volés à leur mère, sans son opposition, par une autre
femelle de la troupe qui se les approprie et les élève.
6. Chez les singes, l'accès à la vie sexuelle se fait en trois étapes. La première
est une expérience d'attachement satisfaisante à caractère non sexuel dans
l'enfance avec la mère. Puis vient la possibilité de pratiquer dans le groupe des compa-
gnons, des manipulations du corps du partenaire à caractère de plus en plus sexuel
(découverte de la sexualité infantile). Cet attachement puis ces jeux préparent et,
dans certaines espèces, conditionnent l'accès à la sexualité adulte. Chez les singes,
chez beaucoup de mammifères et d'oiseaux, la mère n'est jamais l'objet de manifes-
tations sexuelles de la part de ses fils. Les éthologues expliquent ce tabou de l'inceste
par le fait que la mère est et reste l'animal dominant pour le jeune mâle. Le
macaque qui devient chef d'une troupe dont sa mère continue de faire partie a droit
d'en posséder toutes les femelles; aussi préfère-t-il généralement quitter la troupe
que copuler avec elle. L'entrée dans la sexualité adulte est marquée par la fin de l'édu-
cation très permissive donnée par la troupe en matière de jeux sexuels enfantins, et
par l'introduction de restrictions brutales de la part des dominants qui se réservent,
en se les répartissant, la possession des femelles de la troupe 1.
i. Les deux premières revues de cette question publiées par des auteurs de langue française
sont dues à F. Duyckaerts, « l'Objet d'attachement médiateur entre l'enfant et le milieu
in Milieu et Développement, Actes du Colloque de Lille, septembre 1970, P.U.F., 1972, et à
R. Zazzo, « l'Attachement. Une nouvelle théorie sur les origines de l'affectivité, in l'Orientation
scolaire et professionnelle, 1972, p. 101-128. Deux volumes collectifs rassemblent des contributions
françaises et étrangères sur divers problèmes en rapport avec l'attachement Modèles afMMMMc
du comportement humain, Colloque du C.N.R.S. dirigé par R. Chauvin, éd. du C.N.R.S., 1970;
l'Attachement, volume dirigé par R. Zazzo, Delachaux et Niestlé, 1974.
LE MOI-PEAU
resserrent dans une partie de la pièce si celle-ci est vaste, ils disposent des tables au
milieu s'ils ont adopté une disposition circulaire) et à boucher les trous (ils n'aiment
pas avoir de chaises vides entre eux, ils entassent les sièges excédentaires dans un coin
du local, la chaise vide d'une personne absente est mal supportée). Dans le groupe
large, où l'anonymat est accentué, où les angoisses de morcellement sont ravivées,
où la menace de perte de l'identité moïque est forte, l'individu se sent perdu et a ten-
dance à se préserver en se repliant sur lui-même et dans le silence. Les trois princi-
paux mécanismes de défense de la position schizo-paranoïde se retrouvent. Le clivage
de l'objet le mauvais objet est projeté sur le groupe large dans son ensemble, sur les
moniteurs ou sur un participant bouc émissaire; le bon objet est projeté sur les petits
groupes où il favorise l'instauration de l'illusion groupale. La projection de l'agressi-
vité les autres sont perçus par moi comme dévorateurs quand ils parlent sans que
je sache qui parle, ou qu'ils me regardent sans que je les voie me regarder. La recherche
du lien si on laisse les participants libres de s'asseoir sans disposition préétablie des
sièges, la majorité d'entre eux à tendance à s'agglutiner. C'est plus tard, ou défensive-
ment, qu'ils adoptent une disposition en un ou plusieurs cercles ovales concentriques
un œuf clos, sécurité reconstituée de l'intérieur de bon sein. Turquet a noté que la
possibilité pour un participant d'émerger comme sujet hors de l'état d'individu ano-
nyme et isolé passe par l'établissement d'un contact (visuel, gestuel, verbal) avec son
voisin ou ses deux voisins les plus immédiats. Ainsi se constitue ce que Turquet
dénomme « la frontière relationnelle du Je avec la peau de mon voisin ». « Dans le
groupe large, la rupture de la frontière de la peau de mon voisin est une menace
toujours présente et ceci, non seulement à cause de l'action des forces centrifuges
déjà mentionnées qui causent le retrait du Je, en le tirant à être dans ses relations de
plus en plus isolé, idiosyncrasique et aliéné. La continuité avec la peau de son voisin
est aussi en danger, car le groupe large soulève de nombreux problèmes comme où?
qui? de quelle sorte? sont les voisins du Je, surtout quand leurs places personnelles
changent dans l'espace, comme cela arrive constamment, tel autre participant étant
proche, puis éloigné, tantôt devant, tantôt derrière, auparavant sur la gauche, mainte-
nant sur la droite et ainsi de suite. Ces changements de places répétés font naître
des questions pourquoi ce changement? Sur quelle base? Dans quelle direction est
parti mon voisin? Vers quoi? Où aller? etc. Une des caractéristiques du groupe large
est l'absence de stabilité; à celle-ci se substitue une expérience kaléidoscopique. Le
résultat pour le Je est l'expérience d'une peau distendue, rattachée au dernier voisin
qui a parlé mais qui est loin de là. Une telle extension peut atteindre le seuil d'éclate-
ment de la peau; pour l'éviter, le Je se désolidarise et abandonne, il devient alors un
singleton et ainsi un déserteur 1. »
Bien que Turquet n'y fasse pas référence, sa description vient appuyer la théorie
de Bowlby en montrant comment la pulsion d'attachement opère chez les humains;
recherche d'un contact (au double sens corporel et social du terme), d'une protec-
tion physique. Le récent développement, dans les groupes, des techniques de contacts
corporels, d'expression physique, de massages mutuels va dans le même sens. Comme
dans les variables annexes de Harlow pour les singes, la recherche de la chaleur et
du mouvement berceur joue également un rôle dans les groupes humains. Les parti-
cipants se plaignent du « froid» physique et moral qui règne dans le groupe
large. Dans le psychodrame ou les exercices corporels, vient toujours un mime collec-
tif de plusieurs participants serrés les uns contre les autres, balançant ensemble leurs
corps. Leur fusion s'achève parfois en simulation d'une explosion volcanique, figu-
ration de la décharge commune de la tension tonique accumulée en chacun,à l'image
du nourrisson caressé rythmiquement, dont aimait à parler Wallon, qui décharge
l'excès de tonus dans des rires de plus en plus aigus, lesquels peuvent, passé un certain
seuil, devenir des sanglots.
Turquet indique que la principale conséquence de l'établissement par le sujet
renaissant d'une peau-frontière avec son voisin est la possibilité de vivre par délé-
gation le sujet ré-émergeant comme tel « désire qu'un autre membre du groupe large
parle pour lui afin d'entendre dire quelque chose qui lui semble pareil à ce qu'il pense
ou ressent et d'observer ou d'apprendre, en substituant l'autre à soi, quel destin peut
avoir dans le groupe ce que l'autre a dit pour mon compte ». La même évolution
joue pour le regard. Un participant rapporte qu'il était assis en face d'un « doux
visageet que cela l'a rassuré sur lui-même. Douceur d'un visage, douceur du regard,
douceur aussi de la voix « La qualité de la voix des moniteurs a plus d'effet que le
contenu de ce qu'ils essaient de dire, l'accent doux, calme, apaisant de celle-ci étant
introjecté pendant que les mots eux-mêmes sont laissés de côté. » On reconnaît là
la qualité typique visée par la pulsion d'attachement la douceur, le moelleux, le
fourré, le velu, qualité à l'origine tactile et métaphoriquement étendue ensuite aux
autres sens.
Nous emprunterons une dernière série de données aux travaux récents concer-
nant les tests projectifs. Au cours de recherches sur l'image du corps et la personnalité,
Fisher et Cleveland ont isolé, dans les réponses au test de taches d'encre de Rorschach,
deux variables nouvelles qui n'ont cessé depuis de faire leurs preuves, celles d'Enve-
loppe et de Pénétration. La variable Enveloppe est cotée pour toute réponse impli-
quant une surface protectrice, membrane, coquille ou peau, qui pourrait symbolique-
ment être mise en rapport avec la perception des frontières de l'image du corps (habil-
lements, peaux animales où l'accent est mis sur le caiactère granuleux, duveteux,
tacheté ou rayé de la surface, creux dans la terre, ventres proéminents, surfaces pro-
tectrices ou surplombantes, objets dotés d'un blindage ou d'une forme de contenant,
êtres ou objets couverts par quelque chose ou cachés derrière quelque chose). La
variable Pénétration s'oppose à la précédente en ce qu'elle se rapporte à toute réponse
qui peut être l'expression symbolique d'un sentiment subjectif selon lequel le corps
n'a qu'une faible valeur protectrice et peut être facilement pénétré. Fisher et Cleve-
land ont précisé là trois types de représentations
a) pénétration, éclatement ou dépouillement d'une surface corporelle (blessure,
fracture, écorchure, écrasement, saignement);
b) voies et modes de pénétration à l'intérieur ou d'expulsion de l'intérieur vers
l'extérieur (bouche ouverte, orifice du corps ou de la maison, ouverture dans la terre
laissant jaillir des substances liquides, radiographies ou sections d'organes permet-
tant de voir directement l'intérieur);
c) représentation de la surface d'une chose comme perméable et fragile (choses
inconsistantes, molles, sans frontières palpables; transparences; surfaces flétries,
fanées, détériorées, en dégénérescence).
Ainsi définie par ces deux variables, la notion d'image du corps ne saurait se
substituter à celle du Moi, tout en présentant l'avantage de mettre l'accent en ce qui
concerne la connaissance du corps propre sur la perception des frontières de celui-ci.
Les limites de l'image du corps (ou l'image des limites du corps) sont acquises au
cours du processus de défusion de l'enfant par rapport à sa mère et elles présentent
quelque analogie avec les frontières du Moi dont Federn a montré qu'elles sont désin-
vesties dans le processus de dépersonnalisation. Si l'on veut bien prendre l'image
du corps non pour une instance ou une fonction psychiques mais seulement pour
une représentation élaborée assez précocement par le Moi lui-même en pleine struc-
turation, on peut soutenir avec Angelergues qu'il s'agit d'un « processus symbolique
LE DEHORS ET LE DEDANS
Ces diverses séries de faits nous amènent à soutenir l'hypothèse d'un moi-peau.
Freud ne limitait pas la phase qu'il qualifiait d'orale à l'expérience de la zone
bucco-pharyngée et au plaisir de la succion. Il a toujours souligné l'importance du
plaisir consécutif de la réplétion. Si la bouche fournit la première expérience, vive
et brève, d'un contact différenciateur, d'un lieu de passage et d'une incorporation, la
réplétion, qui a été moins étudiée, apporte au nourrisson l'expérience plus diffuse, plus
durable, d'une masse centrale, d'un plein, d'un centre de gravité. Rien d'étonnant
à ce que la psychopathologie contemporaine ait été amenée à attacher de plus en plus
d'importance au sentiment chez certains malades d'un vide intérieur, ni à ce qu'une
méthode de relaxation comme celle de Schulz suggère de ressentir en premier lieu et
simultanément dans son corps la chaleur ( = le passage du lait) et la lourdeur ( = la
réplétion).
A l'occasion de la tétée et des soins, le bébé fait une troisième expérience conco-
mitante des deux précédentes il est tenu dans les bras, serré contre le corps de la
mère dont il sent la chaleur, l'odeur et les mouvements, porté, manipulé, frotté, lavé,
caressé, le tout généralement accompagné d'un bain de paroles. On retrouve là ensemble
les caractéristiques de la pulsion d'attachement décrites par Bowlby et Harlow et
celles qui, chez Spitz et Balint, évoquent l'idée de cavité primitive. Ces activités
conduisent progressivement l'enfant à différencier une surface comportant une face
interne et une face externe, c'est-à-dire permettant la distinction du dehors et du
dedans, et un volume ambiant dans lequel il se sent baigné, surface et volume qui lui
apportent l'expérience d'un contenant.
Le sein est le vocable couramment utilisé par les psychanalystes pour désigner
la réalité globale alors vécue par l'enfant et qui mêle quatre caractéristiques qu'à
l'instar du bébé le psychanalyste est parfois tenté lui aussi de confondre sein d'une
part nourricier, d'autre part remplissant, peau chaude et douce au contact, réceptable
actif et stimulateur. Le sein maternel global et syncrétique est le premier objet mental,
I. RenéAngelergues, « Réflexions critiques sur la notion de schéma corporel », in la Connais-
sance de soi, Session d'études de l'Association de Psychologie scientifique delangue française, Paris,
27-29 septembre 1973 (à paraître aux P.U.F.).
LE MOI-PEAU
et le double mérite de Melanie Klein est d'avoir montré qu'il est apte aux premières
substitutions métonymiques sein-bouche, sein-cavité, sein-fèces, sein-urine, sein-
pénis, sein-bébés rivaux, et aussi qu'il appelle les investissements antagonistes des deux
pulsions fondamentales. La jouissance qu'il apporte aux pulsions de vie jouissance
de participer à sa créativité appelle la gratitude. Par contre l'envie destructrice
vise ce sein dans sa créativité même quand il frustre le bébé en donnant à un autre
que lui la jouissance. Mais, à mettre ainsi l'accent exclusivement sur le fantasme,
M. Klein néglige les qualités propres à l'expérience corporelle (c'est en réaction contre
cette négligence que Winnicott privilégiera le holding et le handling de la mère réelle)
et à mettre l'accent sur les parties du corps liées à des produits (lait, sperme, excré-
ments) c'est-à-dire créatrices-destructrices,elle néglige ce qui relie ces parties entre
elles dans un tout unificateur, la peau. La surface du corps est la grande absente de
la théorie de M. Klein, absence d'autant plus surprenante qu'un des éléments essen-
tiels de cette théorie, l'opposition de l'introjection (sur le modèle de l'allaitement)
et de la projection (sur le modèle de l'excrétion) présuppose la constitution d'une
limite différenciant le dedans du dehors. On comprend mieux, à partir de là, les
réserves suscitées par la technique kleinienne le bombardement interprétatif ôte
au Moi non seulement ses défenses mais son enveloppe protectrice. L'image du corps
que M. Klein semble avoir projetée dans sa théorie et sa pratique est bien celle que
nous observons chez les patients ayant une fixation importante à la position schizo-
paranoïde on fait intrusion dans leur corps (on pénètre chez eux en leur absence,
on abîme leurs objets, ils sont à la merci des microbes, des contagions) et dans leur-
esprit (les autres sont toujours en train de s'interroger sur leur psychologie, on fouille
dans leur âme, on leur téléphone sans motif autre que de les perturber), leur peau
est dans l'imaginaire poreuse, évanescente, inefficace, et dans la réalité l'objet de
préoccupations hypocondriaques.
Toute figure suppose un fond sur lequel elle apparaît comme figure cette
vérité élémentaire est aisément méconnue car l'attention se trouve normalement
attirée par la figure qui émerge et non par le fond sur lequel celle-ci se détache. L'expé-
rience vécue par le bébé des orifices permettant le passage dans le sens de l'incorpora-
tion ou dans celui de l'expulsion est assurément importante mais il n'y a d'orifice
perceptible que par rapport à un sentiment, fût-il vague, de surface et de volume.
Il acquiert la perception de la peau comme surface à l'occasion des expériences de
contact de son corps avec le corps de la mère et dans le cadre d'une relation sécurisante
d'attachement avec elle. Il parvient ainsi non seulement à la notion d'une limite
entre l'extérieur et l'intérieur mais aussi à la confiance nécessaire à la maîtrise progres-
sive des orifices, car il ne peut se sentir en confiance quant à leur fonctionnement que
s'il possède, par ailleurs, un sentiment de base qui lui garantisse l'intégrité de son
enveloppe corporelle. La clinique confirme là ce que Bion a théorisé avec sa notion
de container les risques de dépersonnalisation sont toujours liés à l'image d'un corps
LE DEHORS ET LE DEDANS
s'en va-t-en guerre l'illustrent bien un soldat grièvement atteint a perdu la vue, l'ouïe
et le mouvement; seule une infirmière établit le contact avec lui en dessinant de sa
main des lettres sur la peau du blessé et aussi en lui procurant le plaisir de la mas-
turbation. Qu'il y ait, avec le développement de l'enfant, érotisation de la peau est
un fait indéniable; les plaisirs de peau sont intégrés sous forme de préliminaires à
l'activité sexuelle adulte; ils conservent même un rôle de premier plan dans l'homo-
sexualité féminine. Il n'en reste pas moins que la sexualité génitale, voire auto-érotique,
n'est accessible qu'à ceux qui ont acquis un sentiment minimum de sécurité dans
leur propre peau.
Par moi-peau nous désignons une figuration dont le Moi de l'enfant se sert au
cours des phases précoces de son développement pour se représenter lui-même comme
Moi à partir de son expérience de la surface du corps. Cela correspond au moment
où le Moi psychique se différencie du Moi corporel sur le plan opératif et reste confondu
avec lui sur le plan figuratif. Tausk a particulièrement bien montré que le syndrome
de l'appareil à influencer ne se comprenait que par la distinction de ces deux Moi;
le Moi psychique continue d'être reconnu comme sien par le sujet (aussi ce Moi
met-il en œuvre des mécanismes de défense contre les pulsions sexuelles dange-
reuses et interprète logiquement les données perceptives qui lui parviennent), tandis
que le Moi corporel n'est plus reconnu par le sujet comme lui appartenant et les sen-
sations pelliques et sexuelles qui en émanent sont attribuées à la machinerie et aux
machinations d'un séducteur-persécuteur.
Toute activité psychique s'étaie sur une fonction biologique. Le moi-peau trouve
son étayage sur trois fonctions de la peau. La peau, première fonction, c'est le sac
qui retient à l'intérieur le bon et le plein que l'allaitement, les soins, le bain de paroles
y ont accumulés. La peau, seconde fonction, c'est la surface qui marque la limite avec
le dehors et contient celui-ci à l'extérieur, c'est la barrière qui protège des avidités
et des agressions en provenance des autres, êtres ou objets. La peau enfin, troisième
fonction, en même temps que la bouche et au moins autant qu'elle, est un lieu et un
moyen primaire d'échange avec autrui.
De cette origine épidermique et proprioceptive, le moi hérite la double possi-
bilité d'établir des barrières (qui deviennent des mécanismes de défense psychiques)
et de filtrer les échanges (avec le ça, le Surmoi et le monde extérieur). C'est, selon
nous, la pulsion d'attachement, si elle est tôt et suffisamment satisfaite, qui apporte
au nourrisson la base sur laquelle peut se manifester ce que Luquet appelle l'élan
intégratif du Moi.
La notion, discutée, de masochisme primaire, trouve ici des arguments qui
viennent l'appuyer et la préciser. La souffrance masochiste, avant d'être secondaire-
ment érotisée et de conduire au masochisme sexuel ou moral, s'explique d'abord
par une alternance brusque, répétée et quasi traumatique, avant la marche, le stade
du miroir et la parole, de sur-stimulation et de privation du contact physique, de
LE DEHORS ET LE DEDANS
ÉCONOMIE THÉÂTRIQUE
impulsions et n'admettant à paraître sur scène que celles qui, venues de ce que
désormais on appellera l'extérieur, satisfont aux conditions de l'intériorité. La cham-
bre représentative est un dispositif énergétique. Le décrire et suivre son fonction-
nement, voilà des choses à faire. Pas besoin de faire la critique de la métaphysi-
que (ou de l'économie politique, ce qui est la même chose) puisque la critique
suppose et recrée sans cesse cette théâtralité même, plutôt être dedans et l'oublier,
c'est la position de la pulsion de mort, plutôt décrire cela, ces pliages et encol-
lements, ces vections énergétiques qui déterminent sur la surface unique et hété-
rogène le cube théâtral avec ses six faces homogènes. Aller de la pulsion à la représen-
tation, mais sans se donner, pour décrire cette implantation, cette sédentarisation des
influx, sans se donner la facilité suspecte du concept de manque, la facilité du
truc d'une Altérité vide, d'un Zéro au silence duquel viendrait se heurter et briser la
demande (demande, donc parole déjà? et adressée déjà, et à quelque chose? oui,
à cet Autre; et par quelque chose, qui donc lui aussi déjà sait parler? oui, serait-
ce par gestes, pleurs, fureurs, torpeurs de nourrisson engoué, interjections, qu'ils
disent), si bien qu'avec ce truc de la demande et du silence du Zéro, eh bien en
effet il ne reste plus qu'à inaugurer et faire marcher le théâtre et le pouvoir, le
théâtre de pouvoir où vont se jouer les accomplissements du désir né de ce prétendu
manque même. Il faut tout au contraire, on verra plus loin, décrire l'affaire du cube
à partir de la bande du corps libidinal ouvert étalé selon l'unique face sans verso,
face qui ne cache rien.
Bien loin de prendre le grand Zéro comme l'ontologique motif, imposé au désir,
de toujours tout différer, re-présenter et simuler dans un report sans fin, nous, éco-
nomistes libidinaux, affirmons que ce zéro est lui-même une figure, la pièce d'un
dispositif puissant, sanguinaire comme le Dieu des Juifs et pâle comme le Vide de
Lao-Tseu, dispositif de la circonversion où, bien sûr, plusieurs positions libidinales
sont affirmées ensemble, que nous nous égaierons à désintriquer et démonter avec
tact, à dégager sans heurt, en japonais, comme les brins emmêlés au jeu de jonchets
et nous allons montrer que non seulement il n'est pas nécessaire d'en passer par lui
pour suivre le parcours des intensités sur le labyrinthe, mais plus encore que le
passage par le zéro est lui-même un parcours libidinal spécial, que la position du
Signifiant ou de l'Autre est dans le dispositif de la circonversion une position elle-
même jouissive, que la « rigueur de la loi » en fait bander plus d'un, et qu'on n'a
pas affaire avec ce Rien à une nécessité ontologique, mais à une fantaisie religieuse,
donc libidinale, comme telle du reste tout à fait acceptable, disons-le, si elle n'était,
LE DEHORS ET LE DEDANS
hélas, terroriste et déontique. Il nous faut modeler une idée affirmative du Zéro.
Donc, nous recommençons la critique de la religion, donc nous recommençons
la destruction de la piété, nous cherchons encore l'athéisme, intelligents comme tout,
nous avons compris que la réintroduction du Zéro, c'est-à-dire du négatif, dans
l'économie du désir, c'est tout simplement celle de la comptabilité dans les matières
libidinales, c'est l'économie politique, soit le capital, portée jusque dans la sphère
des passions, et avec cette économie du capital, nécessairement, de nouveau, nous
avons compris que c'est la piété qui vient se poursuivre, le dispositif pulsionnel et
passionnel de la religiosité, en tant que celle-ci est identifiée comme la force du
manque, la religiosité capitaliste, qui est celle de la monnaie s'engendrant elle-même,
causa sui. Et donc nous « faisons de la politique », nous désirons que la force du
manque périclite, dégénère, nous aimons et voulons tout ce qui affirme que ce zéro
non seulement ne s'engendre pas lui-même, et n'est pas engendré davantage par une
autre force (la force de travail, suppose Marx, mais justement encore une fois, en
tant que manquante, effacée « en surface », sur la scène sociale), mais surtout que les
questions d'engendrement sont piégées, elles portent le savoir et ses « réponses » en
elles, qui vous éclatent au nez de rire, non, nous ne subordonnons pas notre poli-
tique antireligieuse, c'est-à-dire anticapitaliste, au savoir de ce qui est vraiment
l'origine du sens, c'est-à-dire de la plus-value, pas davantage au savoir de ce que
vraiment il n'y a pas d'origine et qu'elle manque non en tant que ceci et que cela,
mais en tant qu'origine, nous voulons et faisons une politique démembrée, non
comptable, impie pour les politiques, et c'est en ce sens que la critique de la religion
que nous recommençons n'est plus une critique du tout, ne reste plus du tout dans
la sphère (c'est-à-dire le volume théâtrique, notez-le) de ce qu'elle critique puisque
la critique repose à son tour sur la force du manque, et que la critique est la religion
encore.
de vue. Un peu de souffrance, mais ce n'est pourtant pas cette douleur, c'est comme
son négatif, c'est cette douleur annoncée a contrario dans les espaces de la non-douleur.
Là où le concept avait produit la stricte délimitation du ceci et du non-ceci, avait fait
passer la limite, avait donc déterminé une zone de points qui ne sont ni ceci ni non-ceci,
de points neutralisés formant frontière et interdisant confusion, voici qu'un nouveau
travail (qu'ils disent) de concept déplace cette série de points, déborne et reborne
autrement, provoquant la panique d'un carré négatif, d'une logique trivalente ou,
dans l'hypothèse de Lesnievski, de la vérité d'une proposition comme la tranche du
livre est le livre.
La douleur de l'incompossibilité ne se réfère pas à un zéro délimitateur, sélec-
tionneur, orientateur. La pensée ne la précède pas. Le plus souvent ce qu'on appelle
la pensée est ce qui lui échappe, est faite pour y faire échappatoire. Le dispositif de
renfermement, c'est-à-dire de délimitation et de conception, qui va produire l'extérieur
et l'intérieur, qui va enclore l'extension du concept, qui va définir les lieux (de l'art,
de la culture, de la production, de la politique, de la sexualité), ce dispositif avec son
zéro ne peut être engendré que par désintensification.
L'opérateur de la désintensification est l'exclusion ou bien ceci, ou bien non-
ceci. Pas les deux. La barre de disjonction. Tout concept est ainsi concomitant à la
négation, à la mise en extériorité. C'est cette extériorisation du non-ceci qui donnera
matière à la théâtralisation le dehors « devra » être conquis, le concept « voudra »
s'étendre, s'emparer de ce qu'il a laissé aux portes de son territoire, il partira en guerre
et en travail avec Hegel, mais déjà avec Augustin, vers le dehors, pour l'annexer. En
réalité il y est poussé non seulement par le diable de la confusion, par le syncrétisme,
par la jouissance de bouleverser, par les recherches d'intensités, mais par la fuite devant
cette douleur d'incompossibilité dont nous parlons. Quelle angoisse dans ces limites,
dans ces dévalorisations suite à exclusions! Comme on les aime, ces extériorités!
Ainsi viennent les voyages, l'ethnologie, la psychiatrie, la pédiatrie, la pédagogie, les
amours des exterdits belles négresses, charmants indiens, jaunes énigmatiques,
rêveurs, enfants, entrez dans mon travail et mes espaces de concept. C'est le théâtre;
c'est la blancheur de l'Occident en expansion, le terrible impérialisme cannibale.
La petite souffrance n'est que le déplacement de la barre de disjonction. La petite
souffrance portée au degré second, c'est la conscience que ce déplacement est la règle,
qu'il y a toujours déplacement. Petite souffrance qui atteint son acmé dans la pensée
de la métaphore et de l'écart. Mais la douleur dont nous parlons n'est nullement liée
au déplacement de la barre du concept. Cette douleur n'est pas la dépression qui fait
suite à la position d'avoir un pied ici et un pied là, un pied dedans, un pied dehors,
d'être partagé. Cette douleur n'a aucun rappport avec la petite souffrance de la cas-
tration, qui est la souffrance du concept, fissure et cicatrisation remises sans cesse.
Voici plutôt comment l'imaginer, Crinière parfumée.
Vous prenez cette barre qui sépare le ceci et le non-ceci. C'est-à-dire n'importe
LE DEHORS ET LE DEDANS
quel segment. Vous le placez dans un espace neutre, disons tridimensionnel pour
faciliter l'intuition très fruste de l'imagination. Vous l'affectez d'un mouvement de
rotation autour d'un point appartenant à ce segment, mouvement présentant les trois
propriétés suivantes la rotation se fait dans tous les axes sans exclusion, le point
central se déplace lui-même sur le segment de façon aléatoire, enfin il se déplace
également dans l'espace neutre supposé! Ainsi se trouve engendrée une surface, qui
n'est autre que la bande labyrinthique libidinale dont il a été question cette surface
a toujours pour largeur la longueur du segment, etc. Mais l'important n'est pas de
décrire les propriétés de la bande. Ce segment qui « passe sur » tout le paysage des
surfaces « corporelles » ajointées comme on a dit (qui de fait l'engendre point par point,
le temps insaisissable d'y être), plus il tourne vite sur lui-même, plus il emploie de
l'énergie et en dépense, et chauffe la zone voyagée. Ce passage peut être absolument
immobile, noir soleil desdites conversions hystériques ou desdits blocages obsession-
nels ou paranoïaques, ou au contraire foudroyant et éphémère, idées de l'art, de la
science, de l'amour. La glace qu'il laisse après lui est à proportion de l'énergie pompée
intensités froides extrêmes. Et toute intensité, brûlante ou distante, est toujours
ceci et non-ceci, non pas du tout par l'effet de la castration, de la répression, de l'ambi-
valence, de la tragédie due au grand Zéro, mais de ce que l'intensité est du mouvement,
mouvement complexe ou moins complexe, mais de toute manière si rapide que la
surface engendrée par lui est en chacun de ses points à la fois ceci et non-ceci. D'aucun
point, d'aucune région, si petite soit-elle, l'on ne peut dire ce qu'il ou elle est, parce
que cette région ou ce point, non seulement a déjà disparu quand on prétend en parler,
mais, dans l'instant singulier et intemporel du passage intense, il ou elle a été investi
des deux côtés à la fois.
Quand on dit à la fois, on dit ensemble les deux (ou les n), mais on dit aussi à
chaque fois l'une, dans la singularité de la fois, della volta. Une seule volte charrie
plein d'affects. Affaire non pas de séparation, mais au contraire de mouvement, de
déplaçabilité sur place. Il faudrait même imaginer la bande monoface comme produite
par cette rotative aléatoire, ce segment fou qui agirait comme une matrice dont les
propriétés ne cesseraient de changer et qui déroulerait donc à sa « sortie » le ruban
imprévisible des marques libidinales. Mais cette imagination même doit être corrigée
parce qu'elle prend modèle sur une machine industrielle, par exemple sur une tréfi-
leuse ou un laminoir, et qu'avec ce modèle, elle implique la catégorie d'une accumula-
tion, d'un stockage, d'une mémoire matérielle, et, ce qui revient au même, d'une
diachronie. Par exemple vous pouvez, je pense, modifier de façon incessante et quel-
conque les normes du filetage ou du laminage, vous obtiendrez bien des barres ou
des fils de métal à propriétés nécessairement variables. Reste qu'ils restent, que les
marques des variations s'inscrivent sur ces objets et les transforment en monuments
d'une activité passée, en moyens déterminants d'une activité à venir, elles ouvrent
ainsi l'espace d'un amont et d'un aval dans la production, d'un temps diachronique
ÉCONOMIE THÉÂTRIQUE
Donc c'est la douleur qui inaugure le théâtre, c'est l'intensité en tant que mor-
tifère, dit Freud. Mais remarquez ceci la bobine présente-absente, il faudrait que le
mamelon, le ventre du sein, l'épaule et le bras et les yeux fussent déjà instanciés
sur une personne, une unité, la mère, pour qu'elle, cette bobine, pût en tenir lieu,
se substituer à cette entité. Alors l'enfant pourrait en effet souffrir de la perte d'une
instance, mais alors aussi il ne serait plus la perversion polymorphe qui nous intéresse,
Freud et nous. Il n'y a possibilité d'une douleur par manque, possibilité même d'une
absence que parce qu'on a d'abord supposé qu'il y avait la présence d'une mère,
de quelqu'un. Et l'on a ainsi fait une petitio principii, vice formel sans gravité pour
des gens comme nous dont le discours n'a pas prétention à la consistance, mais
rédhibitoire quand on entend donner une explication dès qu'il y a quelqu'un, une
instance qui passe pour être le lieu de totalisation, d'unification de plusieurs singu-
larités, de plusieurs intensités libidinales, on est déjà dans le grand Zéro, on est
déjà dans le négatif; et l'on est déjà dans la détresse, puisque cette instance sur
laquelle vont être rabattues ces jouissances-morts singulières, mère ou n'importe
quoi d'équivalent, d'un côté elle n'est jamais donnée, il n'y a jamais de branche-
ment sur elle, il n'y a que des bouts, des métamorphoses partielles, et donc la nos-
talgie commence avec la production de cette instance unitaire; et d'un autre côté,
une telle instance dévalorise, annihile, clive inévitablement les signes intenses que
sont les commutations libidinales, désaffecte les ajointements lèvres-langue-mamelon,
les connexions nuque-épaule, doigts-sein, puisque au lieu d'être des passages suffi-
sants d'intensité, ces métamorphoses deviennent les métaphores d'un accouplement
impossible, ces commutations autant d'allusions à un insaisissable pouvoir-jouir, ces
signes férocement singuliers, incomparables, les signes communs, universels, d'une
origine perdue.
Notre question est qu'est-ce qui souffre dans la douleur? La réponse de Freud
est l'enfant, donc un sujet déjà constitué, formé en regard, en symétrique de l'objet-
mère, donc il y a déjà la paroi spéculaire entre eux, déjà le côté de la salle et le côté
de la scène, déjà le théâtre et le théâtre que l'enfant fabrique avec le bord de son
lit comme rampe et la ficelle attachée à la bobine comme rideau et scénographie
réglant entrées et sorties, ce théâtre-prothèse est de même sorte que celui qui s'était
déjà creusé en lui, il est la réplique en « extériorité » du volume creux dans lequel
les deux pôles de son corps propre et de celui de sa mère, vis-à-vis théâtriques, pôles
inexistants, capturent, retiennent dans leur champ, dominent tous les événements
de la bande libidinale. La douleur comme césure, fissure, fente et débranchement,
ne fait mal qu'à une totalité unitaire. En concevant la douleur comme le moteur de
la théâtralité, Freud donne à celle-ci la consistance métaphysique du négatif, il est
ainsi victime de cette théâtralité, puisque c'est seulement dans la représentation à
vocation unitaire que le débranchement et la fissure font mal, seulement par le corps
déjà propre, propriétaire, que la perte est ressentie comme une agression, seulement
ÉCONOMIE THÉÂTRIQUE
pour la conscience déjà organisée que la mort est une horreur. Si l'on veut expliquer
la naissance du théâtre, on ne doit pas en chercher le secret dans la douleur d'une
perte, car il n'y a perte que pour une mémoire, et ladite perversion polymorphe
étant acéphale, la perte est pour elle occasion ou non de jouir-souffrir, voilà tout.
Pas même souffrance d'un côté, plaisir de l'autre cette dichotomie appartient à
l'ordre du corps organique, de l'instance supposée unifiée, elle exige le travail de
départage, de Verneinung, qu'accomplit le principe de plaisir en faisant cracher ce
qui fait mal et ne laisser entrer que ce qui fait du bien, principe de plaisir qui est
aussi bien principe de réalité, puisque cracher est séparer le douloureux, expectoré
en extériorité, et le plaisant, conservé en intériorité. Il faut balayer toutes ces petites
fables merveilleuses qui supposent ce qu'elles sont censées faire comprendre, la
formation de la dualité, du signe substitut, du théâtre intérieur redoublant une
réalité extérieure et la réciproque, et donc aussi la formation de la césure, blessure,
fissure qui ferait entrée vers l'intérieur; toutes ces fables, de Jenseits, de Die Ver-
neinung, sont déjà placées dans la dualité du Zéro (de l'Un, de la personne propre,
objet ou sujet, du Moi.) et de l'intensité (de la jouissance, de la douleur, des deux
ensemble). Il faut essayer de décrire la circonscription d'un théâtre là où il y avait
peau plate, affirmativement, énergétiquement, sans présupposer le manque, quand
ce serait sous le nom de douleur.
Imagine ceci maintenant, Fourrure fendue. La barre tournoyante ralentit sa
course, le mouvement fou, aléatoire, engendrant la peau libidinale, ce mouvement
se freine assez pour que le ceci et le non-ceci, que sa vitesse très élevée confondait
en tous les points du champ, maintenant soient distincts, tantôt le ceci, tantôt le
non-ceci, le voici, y a plus, le voici, fort, da. La barre devient frontière, à ne pas
franchir sous peine de confusion, péché contre le concept, transgression, bêtise,
folie, pensée primitive. La barre devient bord, le bord d'une scène là-bas le non-
ceci, ici le ceci. Fin de la dissimulation, commencement de la valeur, et de l'ambi-
valence. Car pour aller du non-ceci au ceci, maintenant il faudra payer ce non-ceci
là-bas, l'avoir coûtera très cher. Payer pour entrer dans le là-bas, monter sur la scène.
Avoir manière d'être ce qu'on n'est pas, prothèse qui suppose la négation. Et c'est
le temps aussi qui commence avec ce ralentissement tantôt, tantôt, répétition, et
donc aussi attente et mémoire, synthèse du maintenant, du pas encore, du déjà
plus, toujours à refaire parce que ces pôles temporels sont maintenus « désormais »
en extériorité les uns par rapport aux autres, en même temps qu'ils sont co-posés,
composés de part et d'autre de ce qui les sépare. Montage et de la scène et du temps
narratif.
Qu'est-ce que ce ralentissement? Un refroidissement? Une baisse d'intensité?
Un retrait d'investissement? Oui, tout cela. Les influx se déplacent, la barre va tour-
noyer « plus loin », ce n'est pas la mère que l'enfant perd, c'est le branchement lèvres-
mamelon qui apparaît maintenant comme un branchement, comme la jointure désor-
LE DEHORS ET LE DEDANS
mais paradoxale de deux zones, d'un ceci et d'un non-ceci, alors que ce n'était nulle-
ment une synthèse, mais une zone libidinale intense. L'enfant ne perd rien, il gagne
une mère, et la mère un enfant, le ceci et le non-ceci se mettent en place sous ces
noms de compléments tandis que le mouvement du segment en ralentissant les dépose,
centrifugés. Le concept, le temps, la négation, l'ambivalence viennent avec l'affai-
blissement des intensités. La représentation suppose des astres non pas morts, mais
tièdes de-siderium, les sidera ne sidèrent pas, le désir nostalgique, le vœu, le Wunsch,
commence avec la baisse de l'économie libidinale.
JEAN-FRANÇOIS LYOTARD
Ces pages sont extraites d'un ouvrage à paraître aux éditions de Minuit dans la col-
lection « Critique ».
Jean-Michel Labadie
L'ESPACE MEURTRI
Tant pis pour l'illusion dont nous avons dit qu'elle entacherait sans doute
cette réflexion, mais nous ne parlerons pas d'une délinquance que l'on dépouille et
LE DEHORS ET LE DEDANS
que l'on « sauve » en l'insérant avec une magie de traducteur dans l'espace analy-
tique.
Il a existé en effet, si l'on en croit quelques rares expériences qui nous sont
rapportées de façon épisodique, de vrais délinquants (les auteurs insistent toujours
sur la gravité comportementale de ces cas) qui ont accepté l'étrange « vide » analy-
tique où la parole se rencontre elle-même sans le support d'aucun objet et qui se
sont heurtés au sens et à l'histoire de leur propre conduite (décrite alors comme
« négative » ou « déchéante »). L'imprécision de ces études et la volonté constante
de leurs auteurs d'ajuster ce qui est « donné » à un processus explicatif consacrant
leur méthode et leur théorisation, ne peuvent que laisser sceptiques. D'autant que
la délinquance ne peut se dire ni se dédire à coups de concepts feutrés qui
dansent souvent autour du divan de l'imaginaire. Le symbolisme éclaté d'un « mot»
d'enfant qui attend, apeuré, sur le banc crasseux d'une salle de police après une
nuit d'anxiété, ne peut en aucun cas être connu et entendu de l'univers libéral de l'ana-
lyste, de son symbolisme construit et manipulé et de son langage de privilégié. La
délinquance se trouve « ailleurs » et implique qu'on aille à sa rencontre. Ce départ,
qui peut faire grincer les spécialistes du transfert qui croient parfois trop aux « jeux
sans frontières », est d'une gravité fondamentale tant du point de vue de la connais-
sance que du simple bon sens social.
Mais il n'existe pas non plus de lieu où faire halte, il n'existe pas d'endroit où
se cultiverait la délinquance, où nous pourrions « nommer » celle-ci. En effet, l'en-
vironnement social est un trait important, il n'est pas une localisation possible. Le
fait que certains délits soient associés à telle forme d'environnement ne définit pas
la délinquance mais bien le système en tant qu'il « attribue » une conduite plutôt
que telle autre. Les phénoménologues, refusant les méthodes qui définissent par
exclusion le « monde communet souhaitant que le « monde propredes sujets
se dise, nous ont appris à ne pas partir prétentieusement à la rencontre des conte-
nus phénoménaux pour qu'ils se livrent! Il est seulement des « lieux» où l'on peut
« entendre » la délinquance.
Ce sont des lieux où se déroule et se reprend avec une forte mobilité un certain
rapport du sujet à sa propre parole, et ce rapport « dit » toujours une extrême fra-
gilité des mots et des objets.
Une recherche psycholinguistique que nous avons menée a révélé que les adoles-
cents marginaux, inadaptés, lorsqu'ils étaient dans un autre milieu socio-culturel
que le leur, adoptaient avec une étonnante rapidité la structure linguistique du nouvel
endroit où ils se trouvaient. On remarque alors que cette stratégie d'ajustement est
de type surtout paradigmatique et s'accompagne d'un appauvrissement important
du langage qui perd de plus en plus toute valeur idiosyncrasique. Le langage paraît
« se coller » en une forte viscosité à celui de l'environnement, incapable de se diffé-
rencier et de se protéger face à l'autre. Des mots se perdent, certains se confondent
L'ESPACE MEURTRI
Commence alors une véritable domination des objets du système social présent
qui remplissent et comblent toute demande, toute béance affective, tout essai de
langage, qui se hiérarchisent, déforment et envahissent impitoyablement tout espace.
Le lien que l'enfant tisse avec la réalité se rompt alors sous la violence des objets
qu'aucun obstacle n'arrête. L'argent, la vedette, l'auto, la « mob », la télévision,
le grand magasin, qui ne viennent pas comme simples objets désirés ou élus, mais
comme vérité et comme croyance, s'installent au centre de chaque pièce, de chaque
conversation, de chaque identification. L'objet n'a pas ici le sens qu'on lui donne
en psychanalyse génétique, objet investi se constituant en même temps que la per-
sonne se constitue par lui. Cependant nous pensons que les relations primitives
qui sont vécues sur le plan fantasmatique sont présentes et s'organisent à travers
un jeu relationnel s'appuyant sur les matériaux et sur les acquisitions que l'environne-
ment propose. Si ce qui est offert, et qui doit provoquer une mise à distance de la
fusion archaïque, passe par un monde relationnel de type surtout « objectal », ni
protégé ni défendu, essentiellement dévorant, toute appréhension de soi et des
autres, toute structuration du Moi, ne pourra se réaliser et se dire chez l'enfant que
par ce langage instrumental et opérationnel des objets. Or, ce langage sera d'autant
plus prévalent qu'il paraîtra et sera vécu comme organisant tout autour de lui, comme
seul médiateur entre lui et l'image parentale et sociale, et qu'il se substituera progres-
sivement, avec angoisse, à son identité même. Il n'y a plus que l'objet pour dire,
pour se dire. Aucun échange, aucun rapport à soi ou à autrui, aucun rêve ne peuvent
plus se passer de lui. Il devient la seule énonciation possible (en ce sens, il s'agit moins
de « modèles d'inconduite » que « d'objet d'inconduite »). C'est de cet objet que l'en-
fant est désormais condamné à manquer, c'est vers lui qu'il tend avec une violence
souvent désespérée, et ce manque même le révèle comme unique rapport de sa parole
à lui-même.
Chez ceux qui veulent absolument cerner une délinquance, l'objet c'est ce que
l'enfant arrache pour se l'approprier, enlève à ce que nous disons « posséder ». Le
délinquant morcellerait ainsi notre univers « naturalisé », nous « déposséderait » pour
combler un vide secret, pour satisfaire de façon plus ou moins dangereuse un désir
de détruire ou d' « avoir ». Ceci permet d'assurer que le Moi du délinquant est égo-
centrique et insuffisamment fort pour renoncer au narcissisme. On dit aussi de » son »
Surmoi qu'il est faible ou qu'il « bat la campagne ». On prétend enfin qu'il y a béance
puis absence de valeur morale ou sociale, avec toujours cette vaine prétention du
spécialiste à vouloir « expliquer» l'homme social.
L'ESPACE MEURTRI
Pour l'enfant, il ne s'agit pas du même objet, ou plutôt l'objet est « ailleurs ».
L'enfant ne « réalise » pas véritablement une appropriation (dans la plupart
des cas d'ailleurs il jette, oublie, échange à perte ou détruit ce qu'il vient de » prendre »),
mais réalise un manque-par-l'objet, manque qui ne fait que lui révéler son propre
espace blessé. Il va à l'objet, non pour le retirer vers lui, mais bien littéralement
pour le « remplacer », essayant de se prendre pour lui. Ceci explique qu'il ne peut
prendre sans être pris vol juste en face d'un commissariat, traces apparentes, « casse »
raconté à tout le quartier, fugues répétées dans un même endroit précis, bagarres
et violences là où l'on est connu et où l'on retourne le lendemain, distributions spec-
taculaires des produits volés, publicité d'un groupe de receleurs, etc. En prenant la
place de l'objet, le délinquant joue lui-même à l'objet-pris, devient quelque chose
par lui, reprend l'espace qu'avait pris l'objet.
La délinquance, en même temps qu'elle désigne par l'objet-pris l'espace meurtri
et manqué, devient aveu du désir d'être ce manque et d'être enfin objet.
se dépêche de cerner à nouveau en traçant tout autour de lui, d'abord vastes, puis
de plus en plus resserrées, les bornes d'une liberté, les limites d'un territoire, les
cloisons d'une cellule.
Nous sommes bien là en un lieu où le socio-politique, ni ne se met à l'écart
de l'inconscient ni ne le « traverse », mais garantit la possibilité à l'inconscient de
« dire » ce qui le noue au réel en échange d'une assurance que le système exige pour
sa propre existence. C'est l'économie de la délinquance.
Là où l'espace meurtri rappelle et rejoue en l'enfant le manque par l'objet, naît
le territoire qui rappelle et refait sans cesse l'objet social.
Il y a là comme un troc. Contre l'espace, le territoire et contre le manque, l'objet
social.
Notons que nous trouvons d'abord dans cette opération une parfaite reprise
de l'antagonisme de classe, lui-même fonction nécessaire à l'existence du système
social actuel. En même temps, en effet, qu'il remplace le discours de l'enfant par le
simple objet de délit, le système rend la démarche interne du sujet méconnaissable
et reproduit de ce fait, comme il le souhaite, le rapport qu'il juge nécessaire et vital
entre les hommes (le droit et la faute,le fort et le faible, le possédant et le coupable,
le juste et le puni ou le pris, etc.).
Par ailleurs, le système en préférant le délit, le jugement et la rééducation au
« pourquoide l'enfant, pousse celui-ci à s'offrir comme matière première pour
garantir une structure sociale et l'idéologie qui y est attachée. Puis il paye l'enfant
selon un symbolisme qui lui appartient grâce à une valeur transformée qui est le
territoire. Ce territoire, toujours « désigné », peut être tour à tour une consultation,
une observation en milieu ouvert, une liberté surveillée, un centre d'observation,
un foyer ouvert ou de semi-liberté, un centre de rattrapage ou professionnel, un
centre fermé, une prison, une cellule. Salaire, car c'est bien ce territoire qui permet
dès lors au délinquant de devenir socialement cette fois l'objet recherché. Et plus
le délinquant « dit » son espace meurtri, plus il reçoit en salaire un territoire clos,
définitif, le consacrant comme objet.
Et pendant que l'espace disparaît derrière l'immense objet imaginaire, le terri-
toire se rétrécit. Les murs extérieurs s'élèvent et s'épaississent. Les portes se mul-
tiplient cette fois, qui manquaient à l'origine. Les couloirs s'allongent, les pièces
se font cages. Les latrines touchent le matelas. Les barreaux ou le verre incassable
jouent la transparence; l'électricité et le modernisme jouent la relation. Les parois
se rapprochent.
Il y a dans les rêves de ces multiples enfants qui suivent ce long trajet, qui s'en-
ferment et que l'on enferme, à la fois le cri de peur des espaces brisés, l'espoir d'une
sorte de fœtalisation épousant un territoire circulaire et parfait, le coït primitif du
juge ou de l'éducateur avec leur propre mère, la violence et le désir de nouveaux
objets et de nouveaux mots. On grave sur sa peau à l'encre de Chine la croix ou le
L'ESPACE MEURTRI
Parfois, une porte s'ouvre et le système, à la fin d'une « peine », enfante d'un
fragile et bien artificiel objet. Mais la rue grouillante de choses et de discours détruit
avec cruauté l'illusion. Le délinquant, comme il le dit, « retombe» et « plonge » encore.
Ce bel objet fidèle n'est pas fait pour naître, il est enfant-mort. Les fantasmes qu'on
lui a fournis, l'histoire qu'on lui a forgée, n'ont aucune existence possible hors du
champ vaginal et carcéral. Et le système découvre à chaque fois qu'il n'était qu'un
objet-prétexte, qu'un enfant-théâtre, vide de sang, de sens, et qu'il n'a fait que rêver
par lui le manque de sa propre éternité et la peur de sa propre fin!
Certes, tel ou tel, encore tatoué, encore marqué et blessé de tant de « protection »
et de tant de territoire, rencontre parfois une parole, un visage, qui l'acceptent comme
« çà »; il peut alors trouver un domaine et une identité craintive, toujours aux aguets,
sur un marché, chez un ferrailleur, dans une foire, en un coin quelconque de « mar-
ginalité légale ».
Le plus souvent, l'appel de l'espace imaginaire et vaincu par l'objet revient plus
désespéré et plus violent encore, et le délinquant repart à la recherche du mot-objet
que le système lui offre contre son corps. C'est qu'il n'existe pas de système social
qui n'ait besoin de toute son histoire pour dire et graver sur des sujets à l'espace
meurtri à la fois son origine et son échec.
JEAN-MICHEL LABADIE
Jean-Michel Labadie a été pendant plusieurs années éducateur dans les Centres
de l Éducation surveillée. Il est actuellement psychologue dans l'un de ces Centres.
Gillo Dorfles
Voici pourquoi, d'emblée, nous devrons nous demander quelle est la significa-
tion des termes Innen et Aussen en architecture, et quel poids assume leur étude
a) pour la compréhension de l'architecture elle-même;
b) pour l'approfondissement psychanalytique d'un problème aussi complexe
et discuté que celui-ci.
Tels sont, en bref, les buts de mon analyse, qui, malheureusement, est bien loin
d'atteindre ces deux objectifs et ne peut que proposer quelques hypothèses de travail
pour une enquête qui apparaît extrêmement complexe.
i. S. Freud, Die Verneinung. « C'est, comme on le voit, encore une question de dehors et
de dedans,»
LE DEHORS ET LE DEDANS
i. Siegfried Giedion, The Eternal Present. The Beginnings of Architecture, London, Oxford
University Press, 1964. Cf. surtout la section XII « The First Architectural Space Conception
2. Cf. Bruno Zevi, Saper vedere l'Architettura, Torino, Einaudi, 1948, p. 28 « Un obélisque,
une fontaine, un monument, fussent-ils de proportions énormes, un portail, un arc de triomphe [.]
ne sont pas de l'architecture. » Et, page 32 « Le jugement architectural est, fondamentalement,
un jugement sur l'espace intérieur des édifices. Si l'on ne peut donner un tel jugement, en raison
de l'absence d'un espace intérieur, [.]il sort des limites de l'histoire de l'architecture, il est
du ressort de l'histoire de l'urbanisme, et, en ce qui concerne sa valeur artistique intrinsèque,
de l'histoire de la sculpture. »
3. « Es ist, wie man sieht, wieder eine Frage des Aussen und Innen. Das Nichtreale, bloss
Vorgestellte, Subjektive, ist nur innen; das andere, Reale, auch im Draussen vorhanden. » Die Ver-
« INNENET «AUSSEN »
nance de celle-ci sur la spatialité extérieure; à tel point que pour quelqu'un qui, après
avoir contemplé de l'extérieur, mettons la Robie House, pénètre à l'intérieur de celle-ci,
le décalage spatial, le caractère « grandiose » de cet espace par rapport à l'exiguïté
de l'extérieur, ne pourra manquer de le frapper d'étonnement. On trouve une situation
totalement opposée si l'on considère la disparition de l'espace intérieur dans un
grand nombre d'architectures, par exemple celles de Mies van der Rohe; ou encore
dans celles des autres maîtres du Mouvement Moderne qui ont adopté le « plan
libre », selon la poétique de Le Corbusier. Tel est en effet l'un des phénomènes les
plus connus et vantés de cette tendance architecturale, et c'est un problème qui a
désormais fait son temps. Mais il me semble d'une extrême importance de noter
comment, autour des années Trente, après les grandes découvertes du squelette indé-
pendant, rendu possible par les matériaux nouveaux (fer, acier, ciment armé), après
l'abolition du mur porteur qui permettait de très vastes ouvertures, l'indépendance
absolue du plan par rapport aux structures portantes (piliers reculés à l'intérieur de
l'édifice, fenêtres d'angle, etc.) s'est peu à peu répandu un nouveau principe, non
seulement de construction, mais même de conception spatiale, qui, pendant un
certain temps, a dominé de façon despotique la pratique de l'architecture, et qui
parut bouleverser complètement un grand nombre de conceptions esthétiques,
techniques, mais surtout existentielles, relatives à cet art. L'habitation privée de parois
closes et infranchissables, projetée à l'extérieur, ouverte vers un horizon éloigné,
indéterminé, l'affranchissement par rapport à la limitation d'une coquille extérieure,
sembla un signe de la libération de l'homme à l'égard de la captivité close à laquelle
l'avait contraint l'indispensable présence du mur (de bois, de maçonnerie) et qu
désormais, avec l'avènement de l'acier et du verre, venait à disparaître.
Ce nouveau credo architectural, totalement arbitraire et qui est précisé dans
n'importe quel traité d'architecture moderne est à mon avis d'un grand poids
pour la tâche que nous nous proposons ici il nous dit comment certaines expé-
riences et découvertes techniques coïncident avec certaines urgences morales, intel-
lectuelles, spirituelles; de plus, il nous dit comment, à l'opposé, on crée parfois
des règles présumées, comment on impose des « vérités » présumées uniquement sur
la base de principes techniques souvent paradoxaux, parfois même contradictoires.
Il est évident, en effet, et les années qui sont les plus proches de nous l'ont bien
montré, que l'homme a besoin d'un espace clos, intime, secret, pour mener pleine-
ment sa vie familiale, et même, très souvent, sa vie de relation et de travail. La maison
correspond sans aucun doute à ce qu'est la coquille, la carapace pour certains ani-
maux elle constitue donc un micro-habitat dont l'homme ne peut se défaire, pas
plus que ne le peuvent le crabe ou la langouste.
En abolissant la paroi, ou en la rendant transparente grâce à l'utilisation des
murs-rideaux, l'architecture moderne a retiré une bonne partie de sa « protection »
à l'intérieur spatial. L'homme a toujours considéré la demeure, la maison, comme
LE DEHORS ET LE DEDANS
Je crois le moment venu d'aborder, fût-ce avec la plus grande prudence, le pro-
blème du Dedans et du Dehors en architecture, en le considérant d'un point de vue
psychanalytique.
Que la question de l'Aussen et de l'Innen soit déterminante dans beaucoup d'ou-
vrages de Freud et dans beaucoup d'analyses de son œuvre par ses disciples ou
ses interprètes, c'est une chose admise. Pouvons-nous alors faire coïncider le dedans/
dehors psychanalytique avec le dedans/dehors architectural? Je le crois. Le fait
que le symbolisme de la maison (de la chambre, des escaliers) soit un symbolisme
sexuel est un fait bien connu, et il est bien connu aussi que la maison, la chambre,
et les formes cubiques en général, constituent des éléments typiques d'une symbo-
lique féminine. « Des étuis, des boîtes, des caisses, des armoires [.]correspondent
au corps féminin, comme, du reste, les cavernes, les navires et tous les types de
récipients. Les chambres dans le rêve représentent en général des femmes. (1909) 1. »
1. Sigmund Freud, Die Traumdeutung, chap. 6, p. 325 de la traduction italienne, Torino,
Boringhieri, 1966.
« INNENET « AUSSEN
D'autre part, « des escaliers, des gradins, et respectivement, le fait de monter des
escaliers [.]sont des représentations symboliques de l'acte sexuel. (note de 191 1).
En français, le gradin de l'escalier s'appelle marche, tandis qu'un vieux marcheur
correspond à l'allemand ein alter Steiger1 ». Les exemples fréquemment adoptés
par Freud à propos de locutions allemandes indiquant ce fait de façon précise suffi-
raient à le prouver. Le terme de Frauenzimmer (femme-chambre), totalement intra-
duisible en français, corrobore l'hypothèse d'une parenté, véritablement consan-
guine, entre l'élément féminin et l'espace intérieur habitable; de même, la locution
alte Schachtel (vieille boîte), péjorative, mais tout aussi expressive. Ainsi donc, boîte,
chambre, espace intérieur carré, équivalent à un symbole féminin (même sans aller
à la recherche d'origines plus complexes liées aux mystères, à l'occultisme, à la
Kabbale, etc., qui concernent la symbolique des nombres le quatre, le huit, le
rapport entre carré et triangle; et l'incontestable féminité du carré et du cercle
contre la masculinité du triangle) 2. Dans ces conditions, la quadrature du cercle
(dans ce passage architectural de l'espace quadrangulaire à l'espace circulaire, et
vice versa) peut facilement s'expliquer, alors qu'il est tout aussi évident qu'à la
place du carré-cercle, on ne pourrait substituer un espace triangulaire.
A ce propos, pouvons-nous avancer l'hypothèse que l'architecture, en tant que
créatrice d'éléments essentiellement féminins (équivalents de l'utérus), doit être,
pour des raisons « constitutionnelles » une activité principalement masculine? Il est
plus logique, me semble-t-il, de supposer qu'il revient à l'homme (au mâle) d'être
architecte, précisément parce que la construction originelle est, en soi, féminine,
un prolongement du sein maternel. Et je ne voudrais pas ranimer ici les éternelles
disputes de féminismes renouvelés,' en rappelant comment c'est toujours au mâle
que revient la fonction de « générateur » de Zeus à Yahvé, de Brahma à Zoroastre,
jusqu'aux personnages « de seconde zone », si je puis dire rois, patriarches, condot-
tieres, Attila, Alexandre, Wotan, jusqu'aux grands constructeurs-architectes Vitruve
et Borromini, Inigo Jones et Gropius, Le Corbusier et Wright il s'agit toujours
de mâles, tandis que le fruit de cet acte créateur est féminin Rome, Smyrne, Ninive,
Persépolis. et que féminines sont les constructions maisons, églises, écoles.
Voici alors qu'il sera facile d'étendre à la majeure partie des architectures les
plus typiques un caractère de féminité, associé à celui de l'intériorité et de l'intério-
risation, du sich introjizieren (s'introjecter). Si donc l'Innen est féminin, les maisons,
les chapelles, les églises seront des symboles féminins, tandis que seront masculins's
les édifices privés, ou faiblement pourvus d'espace intérieur, comme les édifices
phalliques typiques les obélisques, les minarets, les campaniles, les dolmens, les
menhirs, les stupa.
tandis que sont chantées les mélodies qui, d'habitude, accompagnent l'accouche-
ment. Ce n'est qu'après le parcours initiatique dans le « ventre » sacré que l'adepte
pourra sortir du temple et observer en toute conscience son extériorité par rapport à lui.
C'est donc à travers un acte de Verneinung de la raison, que le fidèle peut par-
venir à une acceptation de l'Aussen. Dans l'architecture moderne, nous nous trouvons
souvent devant un processus inverse; l'homme est placé en regard de l'Aussen sans
une « initiation » préalable dans l'Innen. C'est-à-dire qu'il vient habiter une maison
où l'espace intérieur a été violenté et tourné vers le dehors. La chose peut être inac-
ceptable en raison de la présence de résistances et de censures. (Je me rappelle le
cas d'une dame, originaire d'Europe centrale, qui, étant allée habiter un gratte-ciel
de Mies à Chicago, avait « bouché » toutes les ouvertures vers l'extérieur avec des
armoires, et qui en avait fait autant pour limiter l'ouverture des espaces intérieurs
due au plan libre, à l'indignation et au grand courroux de l'architecte qui m'avait
emmené voir son œuvre.) Il peut toutefois se faire que dans bien des cas cette absence
d'une spatialité close apparaisse tout à fait acceptable de la part de l'habitant; mais
d'habitude, elle le sera non pas en raison d'une clairvoyance conquise, mais en raison
de l'absence (peut-être seulement apparente) de problèmes conflictuels. Dans ce
cas, l'individu accepte la présence d'une spatialité tournée vers l'extérieur, sans se
préoccuper de l'absence d'une intériorité; ce qui peut également conduire, en un
second temps, à des situations conflictuelles dont on ne réussit pas à comprendre
la motivation.
Pour cette raison, j'estime que dans une acceptation prospective de la pratique
architecturale, il est très important d'insister sur l'opportunité de ne pas négliger
l'intériorité en faveur de l'extériorité spatiale, mais bien d'exiger la participation
et la présence simultanées des deux éléments.
Si, sur la base de cette interprétation spatiale non plus technique et esthé-
tique, mais principalement psychologique nous cherchons à analyser certaines
situations architecturales récentes, nous pourrons facilement en résumer les thèmes
fondamentaux dans les points suivants
i° nous avons assisté à l'apparition de situations de prédominance de l'Innen sur
l'Aussen, au début de ce siècle et à la fin du siècle dernier, dans l'architecture de
l'Art Nouveau (la « Pedrera », la Colonia Güell de Gaudi, le Palau de Musica de
Domenech; certaines constructions de Van de Velde, de Horta, etc.). Un grand
nombre de ces œuvres du modernisme catalan, de l'Art Nouveau belge et autri-
chien, ont accordé un développement prédominant à la spatialité intérieure, même
si, en apparence, elles étaient soucieuses de l'aspect extérieur de l'édifice, selon un
point de vue qui, toutefois, était principalement ornemental. Un exemple typique
de spatialité intérieure, exploité également sous des aspects ésotériques comme
exemple d'une manifestation initiatique, est celui du premier et du deuxième Goethea-
LE DEHORS ET LE DEDANS
num de Rudolf Steiner à Dornach (Suisse, 1924). Il est évident que, dans cet édifice,
comme dans beaucoup de constructions postérieures d'architectes expressionistes
(Einsteinturm de Mendelsohn à Berlin), c'est précisément le facteur inconscient,
le retour au ventre maternel, qui se produit.
2° A l'opposé de cette tendance introjective, nous trouvons, comme je l'ai déjà
indiqué, la tendance expansive et projective du Mouvement Moderne et de ses repré-
sentants les plus typiques (Le Corbusier, Mies, Gropius, Oud, Breuer, etc.) où
il est facile de remarquer la dissolution de l'espace intérieur, ou, mieux, la projection
de celui-ci vers l'extérieur. Et ce fait est peut-être l'indication d'un affranchissement
par rapport à l'inconscient, un refus de la Mère, une (dé) négation du Dedans.
3° Nous pouvons, finalement, constater, de façon plus récente, un retour à
des formes architecturales plus closes, dans certains exemples de « neoliberty »,
de « brutalisme », et d'expressionisme tardif, par exemple dans la Philharmonie de
Scharoun, dans l'édifice déjà cité pour la Fondation Ford, dans certains travaux
de Bruce Goff, de Rudolph, de Utzon (le Théâtre de Sydney). Ce sont des exemples
d'une prise de conscience de la poussée vers l'intériorisation de l'homme, et d'un retour
à la mentalité plus irrationnelle, qui vont de pair avec le réveil de forces mythiques-
mystiques, avec la reprise de courants surréalistes, avec les recherches analytiques,
avec le refus d'un rationalisme trop facile et trop voyant, avec la rencontre entre
marxisme et psychanalyse, avec l'avènement de pratiques occultes (Zen, Yoga), etc.
Évidemment, la dialectique entre le Dehors et le Dedans ne s'arrête pas là; et
elle ne s'arrêtera pas là non plus dans l'avenir. La volonté de « s'emparer » et la
volonté « d'expulser » sera toujours à la base des impulsions, conscientes ou incons-
cientes, de l'homme. Où est le bien, où est le mal, ce n'est pas à nous d'en
décider; et peut-être que l'affirmation de Freud, fondée sur les pulsions orales archaï-
ques (àltesten oralen Triebregungen) das will ich essen oder will es ausspucken (je veux
manger cela, ou le recracher au-dehors), ne suffit pas à nous dévoiler le pourquoi
de cette antinomie entre intérieur et extérieur, et à définir une fois pour toutes quel
doit être le meilleur comportement de l'homme. En tout cas, c'est un fait que, tandis
que pour toutes les autres opérations créatrices de l'individu, ce principe du plaisir
étendu à l'univers des choses demeure toujours limité à une intériorité purement
imaginaire, dans le cas de l'architecture, c'est l'intériorité même de l'oeuvre qui
devient agissante. Pour cette raison, la dialectique de l'Innen et de l'Aussen trouve
dans l'architecture une double manifestation dans le Dedans/Dehors de l'homme,
et dans le Dedans/Dehors de l'édifice, et, finalement, dans l'action simultanée et
la compénétration de ces deux intériorités.
Traduit de l'italien par Mario Fusco. GILL0 D0RFLESS
Gillo Dorfles est professeur d'Esthétique et directeur de l'Institut de Discipline Artis-
tiche à l'Université de Cagliari.
Françoise Choay
teur d'espace bâti et initiateur d'une lignée. (Étant, bien entendu, admis que leur statut
textuel est différent et que l'utopie ressortit à une catégorie sémantique propre qui
n'est pas liée à la construction, même si l'espace, ou tout au moins une certaine
conception de l'espace y joue un rôle clé et si elle a imposé sa marque à une famille
de théories concernant l'aménagement spatial.)
Il sera ici seulement question on verra plus tard pourquoi de la figure
sémiogénique. En effet, le corps humain y joue un rôle qui pourrait n'être pas anecdo-
tique. Toutefois vu les dimensions de cet article on se bornera, au niveau ori-
ginel, à quatre ouvrages du xve siècle le De Re Aedificatoria d'Alberti le Trattato
di Architettura2 de Filarète, l'Architettura Ingegneria e arte militare et l'Architettura
civile e militare de Francesco di Giorgio Martini 3.
L'importance du rôle joué par le corps humain dans les textes de la lignée alber-
tienne peut être symbolisée par la double représentation de l'homme inscrit dans un
cercle et dans un carré, qui, à partir de Francesco di Giorgio, illustrera, avec des
variantes célèbres comme celle de Léonard, la plupart des traités. Thème tiré du
troisième livre Sur les Temples où Vitruve écrit que « Pour bien ordonner un Édifice
il faut avoir égard à la Proportion qui est une chose que les architectes doivent sur
tout observer exactement [.]car jamais un bastiment ne pourra estre bien ordonné
s'il n'a cette Proportion et ce Rapport, et si toutes les parties ne sont à l'égard les unes
des autres ce que celles du corps d'un homme bien formé sont, estant comparées
ensemble [.]Le centre du corps est naturellement au nombril car si à un homme
couché et qui a les mains et les pieds étendus, on met le centre d'un compas au nombril
et que l'on décrive un cercle, il touchera l'extrémité des doigts des mains et des pieds
Et comme le corps ainsi étendu, a rapport avec un cercle, on trouvera qu'il est de
mesme à un carré [.]4. »
Dans un livre désormais célèbre 5, R. Wittkower insiste sur la valeur de l'adé-
quation du corps avec les deux figures géométriques les plus parfaites « Cette simple
image sembla révéler une vérité profonde et fondamentale à propos de l'homme et du
monde, et son importance pour les architectes de la Renaissance ne peut pas être
surestimée. Cette image hantait leur imagination» 6. Le microcosme humain initie
aux secrets du macrocosme et, dans le même mouvement, se trouve réhabilité et
exalté à travers leur commune harmonie. Pour Wittkower, cette médiation du corps
introduit au néo-platonisme et à une méditation sur l'harmonie du monde.
Il nous a semblé que le rôle du corps humain dans les textes des premiers théori-
ciens de l'environnement construit était peut-être plus ambigu et qu'il intervenait
i. D'après la traduction de J. Martin (1553), modernisée et confrontée à l'original latin.
2. D'après la traduction anglaise de J. K. Spencer, Yale University Press, 1965.
3. D'après l'édition italienne de Corrado Maltese, Milan, Il Polifilo, 1967.
4. Dix Livres d'Architecture toujours cité dans la traduction de Claude Perrault (2e édit., 1675).
5. Architectural Principles in the Age of Humanism, Londres, Tiranti, 1961.
6. Idem., p. 14.
LA VILLE ET LE DOMAINE BÂTI COMME CORPS
dans un champ plus vaste que celui de l'architecture religieuse sur quoi se centre
l'analyse de Wittkower 1.
C'est pourquoi nous avons tenté ici de recenser dans les quatre textes d'Alberti,
Filarète et Francesco les lieux et modes d'apparition du corps. Étant entendu qu'il ne
s'agit pas du corps humain comme contenu de l'espace bâti ou encore finalité et lieu
propre de celui-ci, tel qu'il est effectivement évoqué en de nombreux passages consacrés
à la salubrité, à l'orientation, au soleil, au confort 2, mais du corps humain comme
principe génératif, modèle ou métaphore de l'espace bâti.
Le récit d'origine
d'espace la palme, le bras, le pied. Le thème est d'ailleurs illustré en marge du manus-
crit1 par trois dessins représentant un squelette (sans pieds, ni mains), un homme au
carreau et un pied humain vu de profil. [On remarquera, à propos de l'origine corpo-
relle des mesures spatiales, que Vitruve dans le passage déjà cité fait également dériver du
corps les unités monétaires que ne mentionne aucun de nos architectes théoriciens 2.]
Dans ses récits d'origine du temple et de la colonne, Francesco se signale par un
anthropocentrisme affirmé « E perchè [.]la figura umana è la più proporzionata e
perfetta che sia, deliberorono assimilarla in quello che era possibile ad essa. Mensu-
rorono adonque tutto el corpo dell'omo e trovorono che el pié suo, il quale è il suo
fondamento del corpo è la sesta parte del tutto3 [.]»»
C'est finalement dans le livre de Filarète que le lien du corps aux récits d'origine
est le plus complexe et le plus riche. Le corps humain y apparaît, dans le premier
récit d'origine, comme directement générateur des premières constructions, en dehors
de toute esthétique. Préférant à la version vitruvienne des premiers commencements,
une version biblique, il substitue à l'incendie la pluie qui attend Adam chassé du Para-
dis. Pour s'abriter, celui-ci joint instinctivement les mains au-dessus de sa tête (illus-
tration dans le manuscrit), geste inaugural qui l'induira naturellement à construire
un toit. L'acte bâtisseur est le prolongement du geste, son développement logique et
son sens immanent.
Comme chez Francesco, l'invention de la première colonne est reliée à celle de la
première cabane et, bien avant l'intervention des doriens, ioniens et corinthiens
quelque peu dégénérés, c'est le corps du grand et bel Adam qui fournira les premières
unités d'espace et proportions. Sa tête, membre le plus important et le plus facilement
divisible, est l'étalon de la première mesure 4. Toutefois, dans la suite du texte, on
remarque la prééminence du bras et de la main, notamment par rapport au pied privi-
légié par Francesco suivant Vitruve. Ce qu'expriment également les deux premiers
dessins dans la marge du manuscrit deux mains fermées avec pouce en extension qui
constituent l'une des unités de mesure et, à la page suivante, Adam levant les bras.
En regroupant tous ces récits d'origine dans le premier livre et en les liant tous
explicitement à l'intervention du corps humain, Filarète déplace la position de celui-ci
dans l'organisation textuelle héritée de Vitruve. Il lui assigne l'étendue entière d'une
Chez les trois auteurs, l'organisation du corps est proposée comme modèle
méthodologique, valable à tous les niveaux du processus bâtisseur et pas seulement,
comme chez Vitruve, à celui de l'esthétique.
Dans le De Re Aedificatoria qui, on l'a vu, est muet sur le corps dans son (iro-
nique) récit de fondation du bâtir, le paradigme du corps apparaît en revanche dès le
livre I, en liaison avec le principe de la partition, ou en termes modernes, du plan.
Parmi les six « principes »1 ou opérations génératives fondamentales d'Alberti, c'est
pour lui la plus noble, celle qui symbolise notre inventivité et notre pouvoir créateur.
Il précise d'ailleurs au passage que le plan, l'acte de répartir et de diviser « la place »,
est une opération identique, qu'il s'agisse d'un édifice ou d'une ville (« la ville est
comme une grande maison et la maison comme une petite villeest un des leitmotive
du livre). Or, d'entrée de jeu, dès sa définition, la partition est assimilée à l'organi-
sation d'un corps, « l'édifice (étant) dans son entiéreté tel un corps composé de ses
membres » 2. Les rapports des parties entre elles et au tout sont développés au cha-
pitre 9 « De même que tous les membres du corps se correspondent, de même est-il
convenable que dans un édifice toutes les parties se répondent et s'entre-accordent.
C'est d'ailleurs pourquoi les grands édifices requièrent de grands membres [.]Et il
faut à chaque membre assigner sa place et sa situation propre [.]Ainsi tous les
membres de l'édifice devront s'accorder entre eux pour composer de façon parfaite
l'édifice global [.] de telle sorte qu'ils apparaissent comme un corps entier et parfait
et non comme des membres disjoints et inachevés ».
Le modèle du corps est ensuite repris au niveau esthétique. Mais alors, loin de
descendre dans les détails de l'anatomie comme le fera Francesco di Giorgio, Alberti
se borne à des considérations générales, s'intéresse au premier chef à la proportion
musicale et n'hésite pas à examiner « Les règles de ces proportions qui ne sont pas
dérivées de l'harmonie ou des proportions naturelles des corps, mais empruntées à un
autre champ » et pour lesquelles il fait appel aux « musiciens, géomètres et arithméti-
ciens3 ».
i. Les 6 principes (c'est là sa terminologie) de base d'Alberti sont région, place, partition,
paroi, toit et ouvertures. L. I, chap. 2.
2. L. I, chap. 2.
3. L. IX, chap. 6.
LA VILLE ET LE DOMAINE BÂTI COMME CORPS
i. Cette image assez surprenante est peut-être à rapprocher du récit d'origine de Francesco
di Giorgio.
2. Architettura Ingegneria., I (éd. cit., p. 4).
3. L. I, fol. 6 r. (op. cit., p. 12, 13).
4. Idem.
LE DEHORS ET LE DEDANS
Chez les deux auteurs, les correspondances structurelles sont très poussées. Leur
élaboration tient, en particulier chez Francesco, au fait que la métaphore méthodo-
logique est appliquée en détail au cas particulier de la ville « Il faut construire la ville
et la forteresse comme le corps humain »,« de même que le corps a tous ses membres
proportionnés entre eux et que les parties sont parfaitement équilibrées, de même
en construisant les temples, les villes, les forteresses, il faut observer les mêmes
règles 1. »
En conséquence, « la (grand-) place principale doit être située au milieu et au
centre de la ville, ou le plus près possible de celui-ci, comme l'est le nombril (au corps)
de l'homme, (ou du moins approcher le plus possible du centre quand le site ne pâtit
pas de ce qu'elle soit au milieu, ceci restant à la discrétion de l'architecte) [.]Les
raisons de la similitude peuvent être les suivantes de même que par le nombril la
nature humaine tire toute nourriture et perfection en ses débuts, de même le lieu
commun subvient aux besoins des autres lieux particuliers2 ». Homologue de l'om-
bilic, la tête joue parfois le rôle d'organe central la forteresse sera placée par rap-
port à la ville qu'elle défend, à la manière d'une tête dont elle assumera le rôle de
surveillance. Les fenêtres sont les yeux de l'édifice, la bouche sa porte.
Mais surtout Filarète et Francesco ne se bornent plus aux surfaces lisses de l'ana-
tomie, ils s'aventurent dans les replis et les cavernes du corps humain. « De même que
[celui-ci] comporte des vides, des entrées et des lieux creux qui assurent son bon
fonctionnement, il en est de même pour les édifices », affirme Filarète3 auquel Fran-
cesco fait écho « Et, de même qu'il a été dit que tous les organes internes sont ordon-
nés et répartis pour le fonctionnement et la subsistance du corps humain, de même
que sont les parties à l'intérieur et en dehors du corps, il faut répartir chaque membre
de la ville pour la subsistance, l'harmonie et le gouvernement de celle-ci. » Ou encore
dans des termes très semblables « Et comme les yeux, les oreilles, le nez et la bouche,
les veines, les viscères, les organes sont organisés dans et autour du corps pour les
nécessités et besoins de celui-ci, il faudra faire de même dans les villes, comme nous
en montrerons quelques formes à part 4. »
En fait, si à l'encontre de Vitruve, Filarète et Francesco n'hésitent pas à évoquer
les viscères et l'intérieur du corps, ils ne parviennent pas à en nommer un analogue
précis il y a là un blanc comme dans le cas des organes sexuels qui sont toujours
figurés sur les dessins en marge du texte et à quoi cependant aucun membre de la ville
n'est jamais identifié.
Dès sa Préface, Alberti pose que « tout édifice est un corps ». Déclaration ambiguë
et peut-être volontairement telle. Puisqu'aussi bien le contexte montre qu'il vise ici non
pas le corps vivant, mais le corps quelconque dans le sens aristotélicien où il est
indissolublement composé de matière et de forme. Et si, ensuite, il rapproche l'édifice
de l'animal, il indique aussitôt qu'il s'agit seulement là d'une comparaison, et emprun-
tée aux anciens.
En revanche, Francesco di Giorgio va plus loin dans un passage consacré au
microcosme humain, à sa supériorité sur les autres animaux et en particulier à l'excel-
lence de ses artefacts qui se rapprocheront au maximum de sa propre nature « Il faut
comprendre que l'homme, appelé petit monde, contient en soi toutes les perfections
générales du monde total, car par l'être il communique avec les éléments et les métaux;
par la nutrition, la croissance et la création il est semblable aux plantes, par la connais-
sance sensible il l'est aux bêtes brutes et, en dernier lieu, par l'entendement il l'est aux
anges et aux substances immatérielles, de sorte qu'en lui apparaît la similitude avec
toutes les créatures. De la même façon, étant donné que de lui doivent procéder plus
d'opérations que de tout autre créature particulière, il possède plus d'instruments que
les autres natures corporelles et, en conséquence, ses parties correspondent plus que
celles des autres animaux. D'où, il est tout à fait raisonnable que l'artifice humain doive,
pour toute œuvre accomplie par lui, tirer du corps humain comme de son exemple la forme
des choses qui peuvent lui être assimilées en quelque partie 1.»
C'est Filarète, toutefois, qui franchit le pas en affirmant « Si tout est bien mesuré,
divisé et placé [.]je montrerai que l'édifice est véritablement un homme vivant. On
verra ce qu'il doit manger pour vivre, exactement comme un homme [.] 2. » Et il
confirme cette conception par son interprétation de l'histoire de l'architecte Dino-
crate3 dans laquelle, le premier, il insiste sur la vie et non la forme de la cité.
Filarète est ici curieusement proche de certains théoriciens actuels qui cherchent
à penser et organiser l'urbain comme un système auto-régulé. En outre, analysant
la différence que la reproduction des vivants (hommes et bêtes, identiquement)
introduit dans l'identité du type, il souligne qu'il est de même pour le& édifices si
modestes qu'ils soient, tels même que la chaumière du paysan, la hutte ou la tente
« Parmi les hommes qui ont été ou seront engendrés, aucun n'est jamais semblable
à un autre dans tous les détails [.]Jamais non plus vous ne verrez aucun édifice,
rigoureusement semblable à un autre par la structure, la forme ou la beauté 1. »
En second lieu, elle retrouve dans son projet iconique (avec le référent qu'il
s'assigne), une attitude commune à de nombreuses sociétés du passé ou actuelles,
pour lesquelles le village ou l'agglomération donne à voir l'image d'un corps. Corps
du monde ou d'un héros, zoomorphe ou de préférence anthropomorphe, c'est à la
topographie de ces corps que renvoient, à chaque fois, les parcours spatiaux. On remar-
quera au passage que chez Francesco, parmi les édifices individuels, les sacrés seuls
sont anthropomorphes, destinés à figurer (un corps humain).
Sans prétendre à des conclusions théoriques, les analyses descriptives qui pré-
cèdent appellent quelques remarques provisoires.
i. Les références au corps dans les quatre textes invoqués, sont trop nombreuses
et importantes pour ne pas en constituer un élément structurel. L'environnement
construit y apparaît comme une projection du corps, au terme de deux processus
d'identification, par analogie et contiguïté. Dans le premier cas, fondé sur le témoi-
gnage de l'œil, le corps est modèle d'organisation, modèle iconique, étalon de mesure.
Dans le second, il devient modèle ontologique, corps comme vivant et non plus comme
forme.
2. Cependant, le statut du corps dans la genèse de l'espace n'est pas explicite et
le dit du corps parfois contradictoire. En effet, il est remarquable que les appari-
1. Idem, p. 45.
2. U. Eco, in la Structure absente, Mercure de France, 1972.
LE DEHORS ET LE DEDANS
tions du corps soient presque toujours cautionnées par l'autorité de Vitruve (ou des
anciens) dont on a vu qu'elles étaient chez lui à la fois peu nombreuses et localisées
exclusivement en deux passages. Davantage, à y regarder de près, la présence du
corps est souvent occultée. Le cas est particulièrement flagrant chez Alberti où
le corps disparaît complètement des livres IV et V, pourtant consacrés à l'anthro-
pologie et à l'inscription du désir humain dans l'environnement bâti impossible
de placer le corps dans la systématique limpide qui sous-tend le De Re Aedificatoria.
En outre, il arrive à Alberti de chercher des proportions qui récusent le corps comme
il arrive à Francesco de prendre distance par rapport à ses assimilations anthro-
pomorphiques pour invoquer soudain « la raison naturelle » 1. Même Filarète semble,
après ses livres préliminaires, et lorsqu'il développe la construction de Sforzinda,
oublier la référence fondamentale au corps.
3. Ces blancs et ces contradictions du texte dénotent un malaise. Malaise psycho-
logique sans doute, dont il ne sera pas question ici. Mais malaise logique aussi, qui
pourrait bien être dû à la difficulté de concilier les exigences du corps vu et du corps
vécu, ou plus précisément du corps selon Platon et du corps selon Aristote.
L'hypothèse paraît plausible si, d'une part, on se rappelle le rôle de la « physio-
logie », de l'histoire naturelle et des théories médicales dans la constitution de la
politique, de la morale et même de l'esthétique chez Aristote2 et si, d'autre part,
on considère le réalisme de ces trois architectes théoriciens et le nombre de leurs
références au théoricien du monde sublunaire.
Toutefois, en dépit des efforts d'Aristote, la notion de vie et de vivant restait,
à la Renaissance, scientifiquement impensée et impensable 3.
4. Pourquoi alors avoir tenté de le faire? Pourquoi avoir cherché à concilier la « phy-
siologie » d'Aristote avec l'esthétique de Platon? Il semble que chez les trois auteurs
la médiation du corps ait eu, en particulier, pour rôle de résoudre le scandale de l'homo
artifex, d'intégrer les contradictions que soulève l'existence des artefacts humains,
de ces organisations spatiales dont l'architecture pourrait être le paradigme.
Les lignes qui terminent l'Architettura Civile e Militare indiquent assez dans ce
sens, lorsque Francesco di Giorgio, après avoir invoqué l'autorité d'Aristote, rappelle
que « tous les autres animaux quand ils opèrent naturellement, opèrent toujours
de la même façon. C'est ainsi que chaque hirondelle fait son nid de la même façon
que chaque abeille ou araignée construit sa ruche ou sa toile pareillement, mais,
dans l'intellect humain, l'art ayant le pouvoir décrit plus haut, toutes ces œuvres,
qui sont presque infinies, varient à l'infini. Si bien que si l'on voulait donner des
exemples de tous les instruments qui viennent à l'esprit, ce serait un processus sans
fin 1 ».
L'architecte humain possède donc un privilège exorbitant. Et il semble bien que
penser l'artefact comme corps ou quasi-corps soit le moyen de conjurer ce don d'ins-
cription indéfinie dans l'espace, ce pouvoir génératif projeté dans l'extériorité, de
ne pas l'assigner au seul esprit, d'opérer avec l'espace une réconciliation que n'auto-
rise pas l'idéalisme platonicien.
5. Il faudrait repérer les avatars de la relation corps-espace bâti dans la suite des
textes sémiogéniques, depuis l'époque classique où Perrault la récuse 2. Dans la
diversité des épistémès et la transformation des savoirs, le corps n'a cessé de faire
problème pour les théoriciens de cette lignée qui se sont efforcés de projeter sur le
milieu bâti les concepts successivement élaborés par la biologie, de l'organicisme
à la bionique, et qui continuent néanmoins de se heurter aux mêmes interdits et
aux mêmes fascinations que les premiers théoriciens du xve siècle.
6. L'hypothèse qui lie l'image et le rôle du corps dans les textes instaurateurs du
domaine construit à une attitude positive vis-à-vis de l'espace conçu comme lieu
en devenir des accomplissements humains, peut être étayée a contrario par l'analyse
des textes utopistes. Aucune relation du corps et de l'espace chez Thomas More. Le
bel artefact de la cité modèle ne change ni ne se développe. Il demeure au sein de
son éternelle perfection. Il ne peut participer à la nature d'un corps vivant. Et si
plus tard, à partir du XVIIIe siècle, la métaphore de la ville-corps ou vivant resurgit,
c'est dans une toute autre acception animal monstrueux (« tentaculaire »), corps
différencié voué aux excroissances pathologiques (moisissures, cancer, lèpre). Elle
ne désigne jamais que la ville historique réelle, celle précisément qui s'abîme dans
la négativité de l'espace.
FRANÇOISE CHOAY
Françoise Choay a écrit plusieurs ouvrages sur les problèmes d'urbanisme. Elle est
maître de conférences à l'Université de Paris VIII.
i. Architettura Civile et militare, éd. cit., p. 505. Ces lignes sont à rapprocher d'un passage
du Capital où Marx utilise les mêmes exemples pour analyser la spécificité du travail humain
Une araignée accomplit des opérations qui ressemblent à celles du tisserand, et l'abeille
confond par la structure de ses cellules de cire maint architecte humain. Mais ce qui distingue
dès l'abord le plus mauvais architecte de l'abeille la meilleure, c'est qu'il construit la cellule
dans sa tête avant de la construire dans la cire. » Cité par K. Axelos, in Marx, penseur de la
technique, Ed. de Minuit, 1961, p. 292. (On observera que la relation avec le corps est ici
inverse de celle posée par Francesco di Giorgio, et introduit elle aussi une contradiction dans
la pensée de Marx en s'inscrivant en faux contre son matérialisme.)
2. Perrault, médecin et anatomiste distingué, montre la fausseté des proportions vitruviennes
et subsume les anciennes références au corps sous la notion d'arbitraire.
Bernard Lassus
DE PLUS A MOINS
I. LES HABITANTS-PAYSAGISTES
C'est avec passion que certains habitants, qu'ils soient propriétaires ou locataires,
transforment les apparences extérieures de leur habitat. Leurs interventions se multi-
plient à partir de la moindre surface disponible, que ce soit un mur, une bordure de
fenêtre, une loggia ou un jardinet.
Ils recouvrent de motifs les surfaces murales, créent ou achètent des sujets qu'ils
placent devant leur maison et plantent des fleurs à profusion.
Paysages souvent remarquables qui font éclater leurs quelques mètres carrés
en des espaces imaginaires.
Un cerf, un faisan suggèrent la forêt
un simple phare dans un bassin, ou deux
bateaux sur l'arête d'un toit, l'immensité
de l'océan.
Le tour de France cycliste passe sur le
pont de Tancarville qui enjambe un bassin
de quatre mètres carrés. De sa fenêtre
Popeye, en ciment peint, observe à la
longue-vue un paquebot de pierre dont
les chargements de fleurs varient suivant
les saisons. La différence d'échelle entre
Popeye, de taille humaine, et le paquebot
d'une longueur de six mètres suggère
l'éloignement et la distance qu'implique
l'usage d'un instrument d'optique.
Le nombre de mètres carrés, ici celui Le phénomène est d'autant plus évident
du trottoir qui longe la maison, n'a que que la surface disponible est plus réduite.
peu de rapport avec la présence de la C'est par la miniaturisation de tout ou
mer, suggérée par le décor. partie des éléments utilisés que sont sug-
Pour la renforcer, son auteur envisageait gérés ces espaces imaginaires.
même d'en faire surgir, enterré dans le Dans certains cas, les miniaturisations
trottoir, derrière le bateau, le buste d'une dans le jardin et la maison ne sont pas
sirène. seulement juxtaposées; l'habitant cherche
aussi des passages entre ces différentes
i. M. Charles Pecqueur, ancien mineur, nous a
même dit à propos des animaux en ciment peint échelles, entre la rue et la maison, et
de son jardin « Les animaux sont la forêt.» parfois entre la maison et la forêt.
Quelques plans et les commentaires,
qui les accompagnent, extraits du docu-
ment filmé sur les habitants-paysagistes2
nous en montreront quelques exemples
collection
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