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Annales de dermatologie et de vénéréologie (2015) 142, 294—298

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FICHE THÉMATIQUE/PEAU HUMAINE ET SOCIÉTÉ

Regarder et toucher en dermatologie.


L’intimité se partage-t-elle ?
Visual and tactile examination of patients in dermatology: Is intimacy mutual?

D. Penso-Assathiany

49, rue Hoche, 92130 Issy-les-Moulineaux, France

Reçu le 16 novembre 2014 ; accepté le 6 janvier 2015


Disponible sur Internet le 12 février 2015

Cet article est issu d’un mémoire de Master en Philosophie n’est pas la nôtre ? Notre présence, les modalités de notre
pratique, mention éthique médicale et hospitalière. Il se examen clinique ébranlent-ils l’intimité du patient ? Ce tra-
situe au croisement de la dermatologie et de l’éthique. vail tente d’élaborer des pistes.
La dermatologie est la spécialité, la science, le logos de
la peau. Le dermatologue, pour son examen, se sert surtout
de l’œil et du toucher. La nécessité d’utiliser des instru-
ments pour l’examen en est la limite. Si d’autres spécialités Le temps clinique
médicales sont également cliniques, l’examen est différent.
Le palper, l’auscultation, la mobilisation sont effectués. La consultation de dermatologie dans un cabinet libéral a
Mais lorsque l’on cherche ou l’on examine une lésion der- évolué avec la prise de conscience des risques liés à une
matologique, tout se passe comme si le regard changeait exposition fréquente et régulière au soleil. Ainsi, une grande
de focale et les doigts devenaient à leur tour instrument partie de notre exercice est devenue une consultation de
diagnostique. Passer de la peau d’une personne à la per- dépistage où les patients viennent « montrer leur peau ».
sonne elle-même et inversement, comme si les deux étaient L’examen préventif de la peau est probablement devenu le
différents, constitue une interrogation de la consultation premier motif de consultation. L’autre partie est la consul-
dermatologique. Ce travail interroge la tension qu’il y a tation pour une pathologie dermatologique, avec démarche
entre l’intimité du patient et son dénudement devant un diagnostique et, le cas échéant, thérapeutique.
tiers, le médecin, qui n’entre pas dans sa sphère habituelle Dans tous les cas, il est nécessaire de regarder et toucher
d’intimité. Que devient l’intimité du patient sous le regard la peau des patients. Mais l’examen est différent s’il s’agit
et le toucher du dermatologue ? Cette intimité reste-t-elle d’un examen de dépistage ou s’il existe une pathologie.
intime ou devient-elle publique dès lors qu’un regard autre La consultation dite de dépistage est particulière puisque
que celui du partenaire amoureux ou des « intimes » se porte nous partons alors à la recherche essentiellement de lésions
sur la peau ? Sommes-nous des intrus dans une histoire qui précancéreuses ou cancéreuses, mais pas seulement, et
que nous ignorons ce que nous allons trouver. Travail
d’exploration de la peau couvrant le corps, la personne
allongée sur la table d’examen ou debout. Lorsqu’il faut exa-
Adresse e-mail : dompenso@wanadoo.fr miner un patient, l’examen est précédé du déshabillage. Ce

http://dx.doi.org/10.1016/j.annder.2015.01.007
0151-9638/© 2015 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
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moment très intime de l’habillage et du déshabillage mérite traumatique, la brûlure grave, mais aussi les scarifications,
de s’y arrêter et de l’illustrer. souvent inquiétantes et tentatives de suicide. Les piercings
Histoire clinique : adolescent emmené par sa mère qui discrètement portés au niveau de l’ombilic ne sont pas desti-
souhaite me montrer les nævus de son fils. Panique du fils nés à être vus par un tiers, pas plus que les tatouages gravés
à qui je dis qu’il va falloir se déshabiller. Proposition que en haut d’une fesse. Nous entrons ainsi dans une intimité
la mère sorte, ou que je mette le paravent afin de nous qui ne nous est pas destinée. D. Le Breton, concernant le
isoler du regard maternel. Proposition qu’il enlève le haut. tatouage comme mode d’expression non verbal, écrit : « La
J’examine ce qui est au-dessus de la taille et lui propose peau prend la parole » [3]. Ces paroles non verbales et non
de remettre son T-shirt puis de retirer son pantalon et ses affichées sont-elles destinées à être lues par tout public, y
chaussettes. Je peux alors lui dire de se mettre debout, dos compris le médecin ?
vers moi et de me montrer ses fesses. En ce qui concerne Comme toute enveloppe, la peau a deux faces, l’une inté-
la région génitale, le risque de mélanome à 15 ans étant rieure, l’autre extérieure. Emmanuel Levinas [4] parle de
exceptionnel, je lui propose de s’examiner lui-même. Il me la peau comme d’une maison qui enfermerait l’intériorité.
parle alors d’une tache située sur le gland ; il est finalement Cette enveloppe a des invaginations et replis, cavités met-
rassuré d’avoir pu montrer ce qui en fait l’inquiétait le plus tant en relation subtile l’intérieur et l’extérieur. Didier
mais dont il ne parlait pas. Anzieu [5] explique que le cerveau et la peau sont issus
Il est un autre regard, celui du photographe. Nous du même tissu embryonnaire, l’ectoderme, et que les deux
sommes amenés à prendre des photographies soit pour le faces de la peau ont des fonctions différentes, la surface
suivi d’une lésion ou d’une pathologie, soit devant une assurant la cohésion du corps, et la face interne, la cohé-
lésion inhabituelle qui pose un problème de diagnostic ou sion psychique. Cette fonction contenante constitue pour le
de traitement. Mais qu’en est-il de l’impression que peuvent Moi, une limite protectrice, rassurante. Anzieu décrit trois
ressentir certains patients ? Il ne s’agit pas de photographies fonctions de la peau : sac qui contient et retient le bon
de famille mais de photographie d’une partie malade de la à l’intérieur, interface marquant la limite entre le dehors
peau pouvant siéger n’importe où sur la peau, c’est-à-dire et le dedans, lieu et moyen primaire de communication.
de ce qui est intime. S’agit-il d’une intrusion ? Il propose qu’un certain nombre de maladies cutanées ont
La peau est le premier élément du contact avec autrui, pour point de départ un défaut de rôle contenant de la
ce qui se voit d’emblée car elle nous recouvre. C’est ce que peau.
nous allons maintenant tenter d’approfondir. Pour nous, dermatologues, il me semble que la difficulté
qu’ont certains patients à montrer leur peau, à se désha-
biller, tient à cette pudeur, difficulté à exhiber une intimité
Questions sur la peau qu’ils ne souhaitent pas partager avec un tiers. Cette inti-
mité est certes celle de la peau, mais peut-être est-elle aussi
Paul Valéry écrit : « Ce qu’il y a de plus profond dans l’homme celle du psychisme, de l’intérieur, que la peau reflète indui-
c’est la peau —– en tant qu’il se connaît » [1]. sant pudeur, gêne voire honte. Sartre dit (cité par Vincent
La peau est notre enveloppe, celle qui nous contient de Gaulejac lors de son interview par Sylvie Consoli et Gisèle
et nous fait d’une seule pièce. Elle permet la cohésion de Harrus Revidi), « la honte naît sous le regard d’autrui » [6].
toutes les parties de notre corps. Elle est un organe vital.
Elle assure la cohésion physique, la stabilité thermique, les
échanges hydroélectrolytiques et la défense immunitaire. Regarder
Nous savons bien que certaines maladies cutanées telles
que la nécrolyse épidermique toxique (syndrome de Lyell) Étymologiquement, regarder a la même racine que garder
engagent le pronostic vital. (Germ, attendre, soigner puis protéger). Regarder est
Cette peau, organe essentiel à notre vie, est aussi le « diriger sa vue sur ». Cette étymologie sous-entend la bien-
lieu de la première rencontre. C’est sur son aspect que veillance du regard. Le regard est attentif ; il est différent
se porte le premier regard, sans que l’on n’en soit réelle- de la vision qui me semble être l’utilisation passive de la
ment conscient. Dans le visage, la peau forme un ensemble fonction visuelle. Nous voyons malgré nous. Maine de Biran
avec les yeux, leur forme et leur couleur. Suivant qu’elle est [7] (Maine de Biran est un philosophe de la deuxième moitié
acnéique, lisse ou rugueuse, rose, claire ou bronzée, ridée, du xviiie siècle qui s’appuie, entre autres, sur l’étude de sens
maquillée de façon discrète ou pas, l’impression première pour en déduire une métaphysique) différencie le fait de
que nous avons de la personne que nous rencontrons varie. voir, acte passif, du fait de regarder, acte volontaire. Cette
Emmanuel Levinas dit : « peau à rides, trace d’elle même » différence est perceptible par celui qui est regardé. Ainsi,
[2]. Elle nous renseigne sur autrui et d’emblée provoque un il n’est pas pareil d’être vu en maillot de bain sur une plage
ressenti voire un sentiment. Elle est donc vue au premier que d’être regardé par le dermatologue, en sous-vêtements.
regard, elle peut aussi être cachée avec plus ou moins de Finalement ne pourrait-on pas penser que autrui me regar-
talent, tel l’adolescente qui met ses cheveux en rideaux dant me considère comme un sujet alors que s’il me voit,
devant son visage pour en cacher l’acné. Sous l’œil du der- c’est en objet. Merleau-Ponty écrit dans L’œil et l’esprit [8]
matologue, elle est un livre ouvert ne montrant qu’une « voir c’est avoir à distance ». Il nous parle ici de possession,
partie de ce qu’elle est, c’est-à-dire sa partie externe. même si elle est virtuelle car à distance. Au contraire, le
Ce livre permet de connaître la personne parfois au-delà regard, volontaire, est. Il vient de la personne et se dirige
de ce qu’elle aurait souhaité faire connaître. En effet, vers une autre personne. On n’est pas une vision alors qu’on
telles flaques solaires disent les comportements vis-à-vis du peut être un regard. En dermatologie comme en peinture,
soleil ; telles cicatrices disent l’antécédent chirurgical ou en photographie, le regard s’éduque car rien ne ressemble
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autant à un « bouton » qu’un autre « bouton ». Le risque évaluant ainsi son degré de sécheresse, mais il ne s’agit de
de ce regard est d’en oublier la personne à qui appartient caresse qu’en apparence. Cette action est réfléchie et son
la peau en cours de lecture. Merleau-Ponty dit d’ailleurs : résultat est analysable par la pensée et peut aboutir à un
« la science a pour parti pris de traiter tout être comme un conseil thérapeutique. En revanche, la caresse est un geste
objet, c’est-à-dire ‘‘à la fois comme s’il ne nous était rien intime qui donne du plaisir à celui qui la reçoit comme à celui
et se trouvait cependant prédestiné à nos artifices’’ » [9]. qui la donne. La pudeur du patient examiné par la main du
Et d’ailleurs, que ressent la personne que nous examinons dermatologue est plutôt dans le dévoilement temporaire,
et qui nous voit la regarder ? Que devient son intimité et n’y autorisé. Ce qui est perçu par la main du dermatologue
a-t-il pas un certain paradoxe à venir « montrer sa peau » est signification dont il peut se servir pour émettre un avis
et à hésiter à la montrer au moment du déshabillage par diagnostique et/ou thérapeutique. Il s’agit ici de la mise
exemple ? Se posant sur la peau du patient, le regard peut à distance de celui qui n’est pas admis comme partenaire
même être vécu comme intrusif lorsqu’il lit le livre de la de l’intimité. Il me semble qu’en effet l’objectivation de la
peau. Le mot intrusion contient, en effet, l’idée d’une personne qui devient sa peau pendant le temps de l’examen
faute comme si l’accès à une partie de l’histoire intime clinique, par le toucher du dermatologue est garante du res-
de ce patient par l’examen de la peau était attentatoire à pect qu’on lui doit. Cela peut paraître paradoxal puisque
cette intimité. Sommes-nous des voyeurs ? Surtout, en quoi par ailleurs, la personne est l’Autre. Mais sait-on ce que
ne le sommes-nous pas ? Le voyeur est celui qui regarde perçoit le patient ? Comment reçoit-il cet examen minutieux
abusivement, sans y avoir été invité et qui en tire une jouis- du regard et du tact ? La limite entre tact et caresse est par-
sance. Nous ne sommes pas celui qui regarde par la serrure fois ténue. Quand je caresse, je ne caresse pas la peau mais
d’une porte fermée [10] décrit par Sartre. Notre méthode je caresse la personne à qui elle appartient. Cette caresse
d’examen de la peau, de proche en proche, permet d’en n’est pas donnée par mes mains mais par ma personne dont
faire une pratique préservée d’affects potentiellement trop les mains ne sont qu’un intermédiaire. Quand je touche la
envahissants. Nous éprouvons parfois une certaine gêne, peau du patient, je touche l’objet peau et pas la personne
lorsqu’un patient se dénude trop facilement presque avant à qui elle appartient. La caresse pourrait être intériorité et
que nous en ayons émis la demande. L’objectivation et le le tact, extériorité.
caractère scientifiquement fondé du regard posé zone de L’opposé du tact pourrait être la mise à distance, en par-
peau par zone de peau, lésion par lésion, sont les piliers ticulier par le port systématique de gants. En effet, si le
permettant de ne pas risquer de glisser vers le voyeurisme. port de gants me paraît signe de respect de l’intimité (exa-
Finalement, la transformation en objet de la personne men de la région génitale par exemple) ou indispensable
examinée, pendant ce temps de l’examen, est peut-être la mesure d’hygiène lors de l’examen d’un patient suspect par
meilleure façon de permettre à la personne de ne pas être exemple de gale, leur port systématique m’interroge. Tou-
trop gênée, de pouvoir composer avec sa pudeur, sa gêne, tefois, il est des situations où le port de gants n’est pas un
sa honte. Proximité du regard du dermatologue penché obstacle à la relation à Autrui. Le soin, dans les services
sur la peau et mise à distance simultanée, apanage des hospitaliers de dermatologie, est très particulier car les
yeux qui peuvent être secondés par le toucher. Le regard, malades ont des maladies graves. Les malades ont souvent
même s’il est très proche reste quand même distant de la une symptomatologie de douleur, de brûlure ou de déman-
personne regardée. L’examen clinique par le regard éduqué geaison. Leur manipulation est problématique puisque, chez
du dermatologue n’englobe pas l’intériorité de la personne, certains, les érosions sont telles qu’ils sont difficiles à mani-
son intimité mais son extériorité, sa peau. Si la distance puler. Mais c’est au moment des soins corporels, pendant
imposée par le regard et le respect vont de pair, il n’y lesquels le malade est dénudé, baigné, pansé, que les confi-
a pas forcément d’irrespect lors du toucher qui est, par dences sont faites. Autrement dit, tout se passe comme si
définition, proximité physique, contact. à partir d’un certain stade, où le malade est dépendant, au
moins pendant le temps des soins, le dévoilement pouvait
avoir lieu avec ceux qui font les soins, c’est-à-dire, le plus
Le toucher souvent les aides-soignants et, à un moindre degré, les infir-
mièr(e)s. Comme si, le dénudement physique pouvait alors,
Notre main est un prolongement du regard. Au doigt et à dans ces conditions très particulières, s’accompagner d’un
l’œil ! Le toucher permet d’en savoir plus sur la lésion que dénudement affectif.
nous analysons du regard qu’il prolonge. Il faut ici encore Le tact a également pour opposé l’indifférence, décrite
un apprentissage du toucher. Maine de Biran en étudie le par Eric Fiat dans son article La négligence : Une violence ?
caractère volontaire [11]. Celui-ci est composé de fonction [13]. Il remarque que l’indifférence et l’indiscrétion sont les
motrice et fonction sensitive. C’est le tact qui est le sens deux extrêmes dont le juste milieu est l’attention.
ou l’action du toucher. Maine de Biran dit de la fonction
du tact qu’il « étend la connaissance, complique ou multi-
plie les rapports primitifs mais ne les crée pas » [12]. Ainsi Tact et regard. Interactions
la fonction de motilité de la main et la sensibilité du tact
agissent-elles ensemble. La main qui touche rencontre une L’examen dermatologique nécessite donc l’utilisation du
résistance. Elle est également touchée en touchant. C’est regard et du tact. Quelles sont les relations de ces
le sens qui est au plus près de son objet. En dermatologie, deux sens et en quoi sont-ils complémentaires ? Maine de
l’abolition de la distance n’est pas rupture d’intimité. En Biran parle d’« accord parfait de ces deux sens », de leur
effet, il y a une différence entre le toucher et la caresse. Il complémentarité et de la similarité de leurs procédés [14].
peut arriver que la main passe superficiellement sur la peau, Evelyne Courjou écrit dans son mémoire intitulé Le Toucher
Regarder et toucher en dermatologie. L’intimité se partage-t-elle ? 297

Relationnel [15] que « Le toucher est de tous les sens, celui délié y compris par son patient. Mais, le secret peut-il être
qui assure le mieux l’autre non seulement de notre pré- partagé ? Oui pour partie, face au médecin qui entre dans la
sence, mais aussi de notre attention, de notre émotion. » vie corporelle de son patient, dont les yeux scrutent et les
Elle introduit ici la réciprocité du toucher par sa proxi- mains touchent. Le secret peut, à l’instar de l’intimité, être
mité avec la peau du patient. Cette réciprocité qu’elle décomposé en plusieurs niveaux : le niveau partageable, on
interroge pose également la question de l’équivoque éro- peut dire profane, et le niveau central qu’on peut dire sacré.
tique qu’il faut savoir reconnaître pour s’en distancier. La L’intériorité de la personne est constituée par son secret
main touchant est également touchée. Il n’en est pas de sacré. Il est inaccessible comme est inaccessible la partie
même pour le regard car je peux regarder la peau sans centrale de son intimité.
être regardée. Les yeux n’ont pas de sensation directe en Il y a donc plusieurs niveaux d’intimité, un noyau central,
retour contrairement à la peau de la main du touchant. inviolable, sacré, lieu du secret, et un niveau réservé à un
Ces deux sens sont issus d’organes très importants pour la certain partage, avec des partenaires choisis. Il peut s’agir
communication non verbale entre personnes. Les yeux et de l’ami, du partenaire amoureux. Pour ce qui concerne
les mains font partie de ce qui est vu ou regardé en pre- l’intimité, peut-il s’agir du médecin ? S’il y a un secret par-
mier lors d’une rencontre. Ils sont parfois des indices sur tageable entre le patient et son médecin, il ne peut pas et
ce qu’est ou fait la personne. Levinas introduit son cha- ne doit pas y avoir d’intimité partagée entre le malade et
pitre sur Visage et Sensibilité par cette interrogation : « Le le dermatologue ; justement, la difficulté, malgré le regard
visage n’est-il pas donné à la vision ? » [16]. Il est d’ailleurs et le tact, malgré la proximité liée à ces sens, est de rester
notable que visage et vision ont la même étymologie, videre à distance. Cette distance est le respect que tout médecin
(voir). Ainsi le visage est ce qui se voit. Quant aux mains, doit à son patient. La situation de dénudement du patient,
elles parlent de la personne à qui elles appartiennent. En les particularités de l’exercice de la dermatologie, la pré-
fait, ces considérations sur le visage et les mains, sur le sence du regard et du toucher interdisent formellement un
toucher et le regard, nous amènent à rediscuter la ten- partage d’intimité.
sion entre ce que l’on apprend par leur observation et
le secret de la personne qu’ils recèlent. Pourrions-nous
dire que le jardin secret de chacun est le lieu de son Parler
intimité ?
Lors de l’examen dermatologique, comment protéger
l’intimité des patients ? Leur intimité reste-t-elle intime ou
L’intimité exposée, publique ? Lorsque nous regardons un carcinome de
la joue, nous ne regardons pas et ne touchons pas le visage
Intérieur de l’intérieur, la notion d’intimité est vaste. Cha- mais le carcinome. Nous ne regardons le visage de l’autre
cun revendique le droit de conserver son intimité intime. qu’avant ou après l’examen clinique, reconstruisant ainsi la
Pourtant, la prolifération des « amis » sur les réseaux personne qui s’est rhabillée, c’est-à dire a mis des peaux
sociaux, l’affichage de ce qui constitue la vie privée, n’est- sur sa peau, la cachant ainsi au regard d’autrui. L’Autre
elle pas alors paradoxale ? Mais cet affichage ostentatoire se reconstitue en dehors de l’examen clinique. Il y a plu-
de soi n’est-il pas qu’un écran posé sur ce qui est finale- sieurs temps pendant la consultation de dermatologie. Le
ment le plus central chez la personne, son intimité, son temps du face à face, de la prise de contact entre la per-
intérieur de l’intérieur ? Levinas introduit la notion de secret sonne du malade et le dermatologue. Ce temps est celui
et d’intériorité, notions qui me paraissent proches de celle du regard sur le visage d’autrui, de renseignements sur son
de l’intimité. motif de consultation mais aussi son passé. Puis vient l’étape
Le soignant au sens très large du terme peut être amené de l’examen clinique précédé du déshabillage. L’examen
à pénétrer en partie l’intimité du malade. Mais au fond, se fait de proche en proche et ce morcellement permet
qu’est-ce que l’intimité ? Ce noyau central de la personne a la mise à distance de la personne. Le contact reste éta-
pour proche la pudeur, la réserve, la discrétion. Elle a pour bli par le langage qui alors prend toute son importance. En
opposé le public, l’indiscrétion, l’ostentation. On peut rap- effet, détailler oralement ce que l’on voit ou l’on touche
procher l’indiscrétion de celui qui regarde par le trou de la en même temps qu’on le fait, permet, au-delà du morcelle-
serrure, de chez qui l’interrogation sur la vie privée devient ment, de reconstituer la personne. Il me semble d’ailleurs
un interrogatoire. La différence dans la façon dont nous que l’énonciation de ce que l’on voit prend d’autant plus de
recueillons l’histoire du malade entre interrogation et inter- valeur que la zone examinée ne peut être vue par le patient.
rogatoire peut être ténue. La ligne entre attention à l’autre La parole est un lien entre l’examinant et l’examiné car
médicalement justifiée et indiscrétion est étroite. Lorsqu’un l’examen clinique peut être vécu comme effrayant en son
patient nous dit avoir eu de « très gros problèmes », faut-il absence.
rester silencieux, au risque de l’indifférence ou ouvrir la L’objectivation permet l’examen clinique dans le respect
porte, au risque de l’indiscrétion ? du patient, c’est-à-dire sans entrer dans une quelconque
Intimité, intériorité constituent la sacralité d’Autrui, son intimité. Ici, la transformation du patient en objet d’examen
noyau. Cette intimité est le lieu du secret de soi. Le secret ne me semble pas antinomique du fait de le considérer en
appartient à la personne, même lorsqu’elle est dépossédée tant que sujet, mais complémentaire. Elle est, au contraire,
de conscience de soi. Le secret s’éteint avec la mort de respect, pendant le temps de l’examen. À la fin de cet exa-
celui à qui il appartient. C’est aussi lui le véritable objet du men clinique, quand le patient s’est rhabillé, il s’assoit de
secret médical, ce secret dont une partie a pu affleurer lors nouveau face au médecin. La personne retrouvée dans son
de la consultation. C’est lui dont le médecin ne peut être intégrité peut alors écouter la synthèse, le compte rendu des
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informations la concernant. C’est la parole, d’après Levinas, la peau. Alors intimité et secret, dans la partie extérieure
qui est attestation de soi, visage. Le langage est nécessaire à de l’enveloppe de la personne se dissocient, permettant un
la pensée dit-il aussi [17]. L’échange par le langage constitue examen clinique serein et respectueux.
finalement le fil de cette consultation dermatologique. On
peut ici prendre le tact dans une autre acception que celle
de l’action de toucher, celle de la délicatesse, métaphore Déclaration d’intérêts
du toucher. Tact dans le langage permettant de manifester
la nécessaire attention à l’autre. Tact dans le langage lors L’auteur déclare ne pas avoir de conflits d’intérêts en rela-
de l’annonce d’une mauvaise nouvelle. Temps nécessaire à tion avec cet article.
l’explication, aux questions, aux doutes et au silence. Dépôt
du secret que le patient nous confie.
Références
[1] Valéry P. L’idée fixe ou deux hommes à la mer. Paris: Éd. Galli-
En guise de conclusion mard, « La Pléiade », Œuvres II; 1960. p. 215.
[2] Levinas E. [1978] Autrement qu’être ou au-delà de l’essence.
Que devient l’intimité du patient sous le regard et le toucher Paris: Le Livre de Poche; 2013 [p. 145].
du dermatologue lors de son examen clinique ? La notion [3] Le Breton D. Signes d’identité. Tatouages, piercings et autres
d’intimité m’a poussée à distinguer une intimité intime, marques corporelles. Paris: Metailié; 2002. p. 35.
nucléaire, inviolable, sacrée, d’une intimité plus superfi- [4] Levinas E. [1978] Autrement qu’être ou au-delà de l’essence.
cielle, partageable avec des proches choisis à cet effet. Paris: Le Livre de Poche; 2013 [p. 147].
Il me semble que le dermatologue ne peut pas et ne doit [5] Anzieu D. Le Moi-peau. Paris: Dunod; 1985.
pas partager l’intimité de son patient. Il est soutenu dans [6] De Gaulejac V, Consoli SG, Harrus Revidi G. La honte dans la
cet exercice par une sorte de colonne vertébrale qu’est son peau. In: La Peau, scène de la honte. Éd. Champ Psy, no 62;
2012. p. 9—29.
savoir scientifique et son but médical, aidé par le morcelle-
[7] Maine de Biran. [1805] Mémoire sur la décomposition de la
ment temporaire du sujet examiné. Mais il n’en demeure pas pensée. In: Œuvres Tome III. Paris: Vrin; 1988.
moins que le patient examiné est une personne unique, sin- [8] Merleau-Ponty M. [1964] L’œil et l’esprit. Paris: Gallimard,
gulière et que le lien avec elle se fait par le langage. Langage « Folioplus »; 2006 [p. 19].
nécessaire lors de l’examen ou lors d’un geste thérapeu- [9] Merleau-Ponty M. [1964] L’œil et l’esprit. Paris: Gallimard,
tique. Ce lien oral me paraît essentiel à tous les instants de la « Folioplus »; 2006 [p. 7].
consultation car il comporte la reconnaissance permanente [10] Sartre J-P. L’être et le néant. Paris: Gallimard; 1943. p. 300.
de la personne, de l’autre dans son intégralité. [11] De Biran M. [1805] Mémoire sur la décomposition de la pensée.
Deux paradoxes apparents se font jour : le premier In: Œuvres Tome III. Paris: Vrin; 1988 [p. 198—226].
concerne le morcellement de l’examen de la peau en même [12] De Biran M. [1805] Mémoire sur la décomposition de la pensée.
In: Œuvres Tome III. Paris: Vrin; 1988 [p. 211].
temps que cette peau appartient à non pas une personne
[13] Fiat E. La négligence : une violence ? Rev Ethique Theol Morale
quelconque mais à la personne examinée qu’elle enveloppe. 2004;229:27—33.
Le deuxième concerne l’intimité et le secret. Si l’intimité et [14] De Biran M. [1805] Mémoire sur la décomposition de la pensée.
le secret nucléaires vont de pair, il me semble que la consul- In: Œuvres Tome III. Paris: Vrin; 1988.
tation sépare l’intimité partageable du secret partageable. [15] Courjou E. Le toucher relationnel. Paris: Dunod; 2007.
En effet, l’intimité reste du domaine purement privé, se [16] Levinas E. Totalité et infini [1971]. Paris: Le Livre de Poche;
partageant avec des partenaires choisis. En revanche, les 2008 [p. 203].
paroles du patient, secret confié, sont partagées, de même [17] Levinas E. Totalité et infini [1971]. Paris: Le Livre de Poche;
que certaines découvertes cachées au regard des autres sur 2008 [p. 226].

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