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Présentation

La langue secrète du corps, ce n’est pas un geste qui nous trahirait, ni un


mensonge qu’il s’agirait de décrypter, c’est un signal inconscient, de
souffrance parfois, de joie parfois, que le corps émet et dont il faut
immédiatement se saisir pour rendre la vie plus facile. La couleur d’un
vêtement, une position dans l’espace, un cou dénudé ou couvert, un
tripotement d’oreille ou de bijou attire soudain notre regard et le fruit de
cette observation fine prend au dépourvu les défenses habituelles, suscitant
chez l’autre une surprise qui permet de mettre à nu l’essentiel.
Pendant des décennies, cette communication non verbale, ainsi que les
idées et les théories qui la sous-tendent, ont été au cœur du travail d’Anne
Ancelin Schützenberger ; ce livre est le premier qu’elle lui consacre.

Anne Ancelin Schützenberger est la créatrice de la psychogénéalogie.


Psychothérapeute, groupe-analyste et psychodramatiste de renommée
internationale, professeur émérite à l’université de Nice, elle est l’auteur de
plusieurs best-sellers : Aïe, mes aïeux !, Ces enfants malades de leurs
parents, Le Plaisir de vivre, et Psychogénéalogie : guérir les blessures
familiales et se retrouver soi.
Retrouvez l’ensemble des parutions
des Éditions Payot &Rivages sur
payot-rivages.fr

© Éditions Payot &Rivages, Paris, 2015.

ISBN : 9782228911320

« Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage privé du client.
Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, à titre gratuit ou onéreux, de tout ou partie de cette
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suivants du Code de la Propriété Intellectuelle. L’éditeur se réserve le droit de poursuivre toute
atteinte à ses droits de propriété intellectuelle devant les juridictions civiles ou pénales. »
À ma fille Hélène
AVANT-PROPOS

La communication non verbale, cette langue « secrète » du corps, ce


n’est pas un geste qui nous trahirait, ni un mensonge qu’il s’agirait de
décrypter, c’est un signal inconscient, de souffrance parfois, de joie parfois,
que le corps émet et dont il faut immédiatement se saisir pour rendre la vie
plus facile. La couleur d’un vêtement, une position dans l’espace, un cou
dénudé ou couvert, un tripotement d’oreille ou de bijou attire soudain notre
regard et le fruit de cette observation fine prend au dépourvu les défenses
habituelles, suscitant chez l’autre une surprise qui permet de mettre à nu
l’essentiel.
Soyons clair : on ne lit pas une personne comme un livre et,
contrairement à ce que pensent et disent les gens mal informés et mal
formés, la communication non verbale ne se réduit pas à un dictionnaire des
gestes. Elle n’est pas neutre, elle produit un impact. Elle n’informe pas, elle
implique. C’est un phénomène global, total, qui ne peut être compris que
dans un contexte et une interaction. Car elle touche à l’affectivité de celui
qui « émet » le message comme de celui qui « l’écoute », ou « l’observe »,
ou le « reçoit ».
Même si Freud a montré qu’on ne contrôle pas toujours sa parole et que
le lapsus et l’acte manqué nous trahissent, il est évident qu’on contrôle
encore moins ses microgestes et les « fuites » de ses sentiments, par
exemple lorsqu’on rougit, qu’on tousse ou qu’on change de rythme
respiratoire. Il est évident également que nous n’avons aucun contrôle sur la
manière dont une intonation, un geste, une couleur touche notre sensibilité
et celle dont nous y réagissons. D’un côté comme de l’autre, donc, nous
sommes impliqués dans une réaction « au niveau des tripes » : l’un ne peut
s’empêcher de réagir, l’autre ignore à quoi il réagit.
Il est vrai que certains gestes, certaines couleurs, certains ornements
nous ramènent à certaines situations émotionnelles. Mais s’imaginer qu’un
dictionnaire, une « clé des gestes », pourrait résoudre nos interrogations sur
la « sincérité », la « spontanéité », la « véracité », le « sens réel » de ce qui
est communiqué, c’est essayer de compenser un manque d’implication dans
la relation par une technique. « Je veux savoir si mon partenaire ment, parce
que la relation que j’ai avec lui ne me parle pas suffisamment. » Mais
pourquoi veut-on remplacer la relation par une technique ? Si l’on ne
répond pas à cette interrogation, il y a de fortes chances que l’on persiste
dans l’illusion de croire que l’on peut agir sur autrui sans qu’autrui agisse
sur soi. Et donc que l’on ne comprenne pas ce qu’est la communication non
verbale.
On assiste depuis quelques années à un regain de l’obsession du
décodage du non-verbal. Des autodidactes ou des charlatans en profitent
pour s’ériger en spécialistes, au mépris de tout sérieux. Il est donc important
de mettre les points sur les « i » et de rappeler les bases sérieuses de la
recherche en communication non verbale, bases qui, pour l’essentiel, n’ont
pas changé depuis plus de cinquante ans. La majorité des théories ont été
élaborées aux États-Unis dans les années 1950-1970. Durant ces années-là,
par la chance d’un heureux hasard, me trouvant aux États-Unis, là où les
choses se passaient, j’ai travaillé et entretenu des échanges personnels et
amicaux avec de nombreux pionniers de la communication non verbale,
dont James Enneis, J.B.S. Haldane, Jurgen Ruesch, Albert Scheflen, Ray
Birdwhistell, Mary Ritchie Key, Leon Festinger et Erving Goffman. Ma
thèse de doctorat d’État, soutenue en 1976 devant un jury composé de
Didier Anzieu, Otto Klineberg, Juliette Favez Boutonier, Claude Revault-
d’Alonnes et Hubert Montagner, a été consacrée à la communication non
verbale et à ces théories qui ont alimenté depuis toutes ces décennies mon
propre travail en psychodrame et en transgénérationnel.
Paris, 28 avril 2015
INTRODUCTION

L’échange verbal est loin d’épuiser toute la communication entre les


individus.
L’attitude, le geste, le ton de la voix, le rythme respiratoire, le
« silence », toutes les manifestations du corps au-delà des mots, et parfois
malgré eux, recouvrent des vécus importants et constituent un système
complexe qui nous a obligés à nous mettre à l’écoute, à voir et à
comprendre aussi autre chose que le discours.
En ce sens, et s’il faut remonter à l’origine de ma propre interrogation
sur la communication non verbale, c’est sans aucun doute à l’intérieur
d’une des techniques fondamentales du psychodrame qu’il faut la chercher :
la technique du « double 1 ».
Le « double » est une personne qui aide le protagoniste principal d’un
psychodrame à exprimer ce que ressent ce dernier et qu’il n’ose pas ou ne
parvient pas à dire, qui est confus, tabou, peut-être seulement semi-
conscient, voire inconscient.
Cependant, la dynamique du « double » psychodramatique repose
essentiellement sur une identification au corps du protagoniste, puisque la
démarche primordiale du « double » consiste à prendre la posture, les
gestes, le rythme respiratoire, parfois la tension musculaire du protagoniste
afin de pouvoir ressentir et exprimer les émotions profondes que ce dernier
est en train de vivre mais qu’il ne traduit pas de façon claire ou manifeste
verbalement.
De la verbalisation du « double », que le psychodramatiste vérifie en
demandant au protagoniste si les sentiments exprimés sont conformes à ce
qu’il ressent, dépend l’expression du protagoniste, qui, généralement,
enchaîne sur la lancée que lui a donnée le « double ».
La difficulté du « double », dans son processus d’empathie, réside dans
cette capacité d’incorporer les sentiments de l’autre jusqu’à ressentir des
émotions qui peuvent être très fortes dans leurs manifestations somatiques,
et dans cette distance nécessaire à leur expression, alors qu’ils sont
« bloqués » chez le protagoniste.
Ici, le corps est à la fois médium et source de la communication, et en
quelque sorte « garant » de l’efficacité du « double ».
Ce postulat fondamental dans le processus thérapeutique l’est aussi au
niveau de l’observation : la présence du « double » constitue une mise en
valeur et en évidence du corps du protagoniste, et souligne, dans ce corps
vécu et donné à voir en miroir, l’existence d’une forme de communication
autre que le pur échange verbal.
On peut d’ailleurs se demander si l’importance accordée à la
verbalisation du vécu d’une maladie ne se trouve pas singulièrement réduite
à partir de l’instant où l’on peut avoir accès à un autre mode de
communication, le seul disponible à ce moment-là pour certains patients.
Mon expérience personnelle (dans la pratique et l’observation du
« double » psychodramatique) à cet égard n’a cessé de me poser le
problème de la communication verbale et non verbale, et le problème de ce
qu’est la maladie mentale, notamment la schizophrénie, puisqu’en
« doublant » des schizophrènes on a pu leur permettre de sortir de leur
isolement et de leur aliénation pour s’exprimer dans un langage intelligible,
« socialisé ».

Lorsque deux êtres se rencontrent, ou plus exactement lorsqu’ils sont en


mesure de se percevoir mutuellement, ils se livrent l’un et l’autre à
l’échange d’un certain nombre de signaux divers, ne serait-ce que par le
seul fait qu’ils entrent chacun dans le champ perceptif de l’autre et se
trouvent ainsi en « co-présence ». En interaction, ces mêmes individus
échangeront d’autres signaux encore, inscrits simultanément dans l’espace
et le temps, « l’ici et maintenant avec », qui fonderont et exprimeront leur
impression l’un de l’autre et les rapports qu’ils ont ou vont avoir,
consciemment ou inconsciemment.
Leur statut et leurs rôles, leurs rôles réciproques, leur « attente-quant-
aux-rôles », leur culture et leur milieu vont jouer un rôle dans le décodage
volontaire ou involontaire, « correct » ou « inexact », qu’ils font de leurs
rapports, influençant ce qui va se passer et se jouer entre eux, « co-
acteurs », en « co-présence » d’un jeu social complexe, partiellement codé,
mais ni totalement et formellement enseigné, ni clairement, verbalement et
rationnellement défini.
Un très grand nombre d’informations seront instantanément perçues et
décodées, généralement sans passer par la mise en forme de mots et
pourtant immédiatement utilisées et traduites dans les comportements et
ressenties émotionnellement.
La communication naît de la relation et de l’inter-relation entre ces
divers signaux pris ensemble et provenant de sens et de canaux différents, et
repose sur l’actualisation des systèmes d’émission, de perception et de
réception de ces signaux, selon la dynamique d’une interdépendance
pluridimensionnelle.
Il est évident que la communication dans son ensemble est à la fois
verbale et non verbale, et qu’elle est infiniment plus complexe que ce que la
psychologie individuelle classique, la psychanalyse, la dynamique des
groupes, le « béhaviorisme » et la psychologie cognitive ne nous
l’indiquent.
Entre les individus interviennent, sur le plan non verbal, des échanges
au moins aussi importants que ceux qui ont lieu par le truchement des mots
seuls, car la communication verbale, orale ou écrite, socialisée, est
empreinte des rôles appris et parfois de réserves intériorisées, alors que la
communication non verbale, en grande partie corporelle, échappant
davantage au contrôle social rationnel et au conscient (au surmoi, pourrait-
on dire), peut exprimer plus souvent l’être total, l’étant, l’en-soi le plus
profond, individuel et relationnel.
On ne trouvera pas ici la liste exhaustive de tous les signaux verbaux et
non verbaux qu’échangent les êtres humains. Si l’on voulait établir
l’éventail des principaux éléments qui contribuent à l’interaction tactile,
visuelle, auditive, on trouverait les différentes formes de contact physique,
la proximité temporelle et spatiale, l’orientation du corps, son langage du
corps et sa position, l’apparence physique, l’habit, la chevelure, la coiffure,
le maquillage du visage et son « masque », les mouvements de la tête, des
bras et des jambes, la direction et l’échange du regard, le rythme de la
parole et le moment de la prise de parole, le ton affectif du discours, les
erreurs et lapsus de langage, l’émission vocale, la structure de ce qui est dit,
etc. Bien des voies d’approches pourraient être prises.
Et si l’on voulait être complet et embrasser le champ de toute la
communication, verbale et non verbale, il faudrait aborder aussi les
fondements biologiques et culturels de l’interaction sociale et de la
communication, et ce qui demeure en nous de comportement animal et
territorial, ainsi que les divers « passe-temps » et « jeux » auxquels se
livrent les adultes au cours de leur vie socioprofessionnelle et affective
(consciemment ou non), les rôles qu’ils tiennent par rapport à l’attente-
quant-au-rôle, au « contrerôle » et au comportement relationnel, en
situation, et remarquer ce qui distingue, dans ces rapports, les « personnes »
des « non-personnes ».
Il n’y a rien dans l’esprit qui ne se traduise dans et par le corps, disait
Wilhelm Reich – et j’ajouterai, avec Edward T. Hall : suivant l’orientation
et la position de ce corps dans l’espace et sa proximité ou son éloignement
par rapport aux autres individus, objets ou repères.
Toute modification de l’esprit, toute modification de l’humeur et des
rapports s’inscrit dans une modification du corps et de l’attitude corporelle.
Par conséquent, la communication non verbale peut être utilisée de trois
manières : pour l’élucidation et le diagnostic de ce qui se passe « ici et
maintenant » dans l’interaction ; pour la thérapie d’un individu, d’un
groupe ou d’une relation ; et pour l’autocontrôle ou le contrôle social.
Dès 1879, Théodule Ribot en avait eu l’intuition : « Je me suis demandé
s’il n’y aurait pas lieu d’écrire un livre qui étudierait isolément et
exclusivement les éléments de nature motrice dans toutes les manifestations
de la conscience. Tous les traités didactiques de psychologie consacrent des
chapitres aux mouvements qui expriment les émotions : notre livre supposé
en ferait davantage. On aurait à étudier les mouvements dans les
perceptions, les images, les concepts, les opérations logiques, dans la
genèse des sentiments […] car le mouvement est dans tout, partout, et peut-
être à la base de tout 2. »

1. Voir A. Ancelin Schützenberger, Le Psychodrame,4e éd., Paris, Payot, coll. «Petite


Bibliothèque Payot», 2008, en particulier p. 185 et suiv.
2. T. Ribot, «Le rôle et l’importance des mouvements en psychologie», Revue philosophique,
octobre 1879, repris dans La Vie inconsciente et les mouvements, Paris, Félix Alcan, 1914, p. I et p.
II.
1
On ne dit pas tout quand on communique

La théorie de Shannon et Weaver


Lorsque Claude Shannon et Warren Weaver ont établi leur « théorie de
la communication » en 1949, ils ne se sont pas préoccupés de définir la
communication. Leur souci était de mesurer une quantité d’information,
passant dans un canal donné. Leur notion d’information était établie selon
celle de Norbert Wiener, pour qui « moins un message est probable, plus il
est chargé de signification 1 ». C’est ainsi que la probabilité que demain le
soleil ne se lève pas est si faible que si cet événement se produisait, il serait
prodigieusement chargé d’information, à tel point qu’il remettrait en cause
presque toute notre information antérieure. « Plus le message est probable,
dit Wiener, moins il fournit d’information. Les clichés ou les lieux
communs, par exemple, éclairent moins que les grands poèmes. »
Pour calculer la « probabilité » d’un message, il faut étudier la
probabilité statistique des configurations avec lesquelles il est construit.
Mais cette étude quantitative ne peut s’effectuer valablement que lorsqu’on
utilise un langage arbitrairement codé et qu’on le transmet sur un réseau
bien défini, semblable à ceux qu’on utilise dans les télécommunications.
Pour construire un tel réseau, il faut une source qui fournit le message à
un émetteur. Ce message passe par un « encodeur » pour devenir un signal
codé, atteint un récepteur, passe par un « décodeur » et redevient un
message en clair pour un destinataire.
Ce schéma a l’avantage de la simplicité, mais ne représente en fait rien
de plus qu’une manière de véhiculer une information précise donnée
d’avance. Comme l’a montré D. M. Mackay 2, ce genre de modèle ne peut
pas être appliqué sans abus à des êtres vivants, car nul ne sait exactement,
parmi les milliards de signaux physiques auxquels est soumis notre corps à
chaque seconde, lesquels sont reçus, lesquels sont transformés en unités
significatives, et comment ce dernier processus s’opère.
En revanche, de nombreuses actions tirées de la formalisation du
modèle de Shannon et Weaver sont utilisables.

Comment le « bruit » déforme un message


Les termes de « feedback », redondance, « pattern », schéma, code,
« bruit », directement dérivés de la théorie de l’information, permettent de
distinguer un nombre important de phénomènes à l’intérieur même de la
communication. Prenons l’exemple du « bruit ». La théorie de la
communication définit comme « bruit » toute altération du message
original, par défaut de codage, de transmission, de réception. C’est ainsi
qu’une lettre effacée dans un mot écrit constitue un bruit qui perturbera plus
ou moins la bonne compréhension du mot. Ce n’est pas l’émetteur, mais le
récepteur (ou intermédiaire) qui est affecté par le bruit.
« Supposez, écrit William Ross Ashby 3, qu’au bout d’un fil
téléphonique parviennent des bribes de conversation et le grésillement
d’une cathode saturée. Pour celui qui veut écouter la conversation, les
variations de la cathode sont du “bruit”, mais pour l’ingénieur qui essaie de
savoir ce qui se passe à la cathode, c’est la conversation qui fait du
“bruit”. » Comment le récepteur élimine-t-il le bruit ? Prenez la série a, b, c,
…, e, f. À la place du blanc, tout lecteur européen saurait mettre « d ». Pour
enlever ce bruit (le blanc), on a utilisé la configuration de la série, sa
redondance. Il faut donc, soit connaître les redondances du message, soit les
retrouver.
Plus un message est redondant, moins il peut être troublé. C’est ainsi
que si l’on veut construire une machine extrêmement fiable, il est
souhaitable d’établir des circuits en double exemplaire : si les premiers
lâchent, les seconds peuvent les relayer. Il apparaît évident qu’en temps
normal le jeu de circuits non utilisé constituera pour la machine une
« variété » superflue, donc du bruit.

Du « bruit » naît le renouveau


Si, en écrivant une adresse, on porte deux fois le numéro de la rue sur
l’enveloppe, on s’assure d’une redondance suffisante pour remédier à la
disparition éventuelle de l’un des numéros. Supposons maintenant que par
erreur l’un des deux numéros ne soit pas identique à l’autre : la disparité
constituera pour l’employé des postes un bruit important qui pourrait, le cas
échéant, aboutir à ce que la lettre parvienne à un mauvais destinataire. Dans
ce cas, un bruit a causé une nouvelle configuration. Le rôle du bruit n’est
donc pas seulement négatif, c’est lui qui renouvelle les « patterns » comme
les mutants renouvellent les espèces. Cette conséquence a très bien été
entrevue par Gregory Bateson qui déclare : « Tout ce qui n’est pas
information, ni redondance, ni contrainte, tout cela n’est que du bruit, la
seule source possible de configurations nouvelles 4. »
Pour communiquer, il faut d’abord échouer
à communiquer
Cette double fonction du bruit – déformation et renouveau – permet de
comprendre l’ambiguïté fondamentale de la communication. Car en somme,
si le message passait parfaitement, si le locuteur savait parfaitement ce qu’il
avait à dire, si le codage (dans les mots, dans la langue) était parfait, si les
niveaux de communication se fondaient en un seul, si le code de l’auditeur
était le même que celui du locuteur, bref, si l’émission, la transmission et la
réception étaient parfaites, tout serait dit et il n’y aurait nul besoin de parler.
Il n’y aurait plus de configurations nouvelles, plus de renouveau.
Cette approche de l’autre, sans cesse renouvelée et sans cesse déçue,
constitue l’évidence même de la différence irréconciliable. Mais le besoin
d’approche constitue l’évidence de la communauté. Et seul l’échec de la
communication en garantit le renouveau. Ray Birdwhistell estime que nous
communiquons pour égaliser, stabiliser, comme le courant passe entre deux
pôles de tension pour ramener celle-ci à zéro, mais nous savons que ce but
n’est jamais atteint et que, dans l’échange partiel qui constitue chaque
séquence de communication, le changement produit dans les partenaires est
aussi en partie fonction d’une excitation produite par l’échec.

1. N. Wiener, The Human Use of Human Beings, Boston, Houghton Mifflin, 1950, p. 38.
2. D. M. Mackay, «Formal Analysis of Communication Process», in N. A. Hinde (dir.),
Nonverbal Communication, Cambridge University Press, 1972, p. 11.
3. W. Ross Ashby, An Introduction to Cybernetics (1956), Londres, University Paperbacks,
1971, p. 186.
4. G. Bateson, Steps to an Ecology of Mind, New York, Ballantine Books, 1972, p. 410.
2
Le verbal est digital, le non-verbal
est analogique

Si la communication non verbale n’est pas utilisée en premier lieu pour


« informer », c’est-à-dire pour faire passer un message dont le contenu
serait clair et conscient pour l’émetteur, c’est parce qu’elle est organisée
selon un mode analogique et non digital.

Les machines pensantes de Bateson


Analogique et digital : ces deux termes nous viennent du vocabulaire de
l’informatique. À l’origine, ils servaient à différencier deux types de
calculatrices. Gregory Bateson, un des premiers à appliquer ces notions aux
problèmes de la communication humaine 1, distingue trois principaux
« types » de codification, qu’il illustre par trois types de machines : la
codification digitale, la codification analogique et la codification
« gestaltienne ».
Selon lui, les machines « gestaltiennes » sont capables de codifier
l’information en unités comparables à ce que les psychologues nomment
des « Gestalt ». Il cite notamment une machine capable de lire à haute voix
un texte imprimé en émettant un son particulier pour chacune des trente-six
lettres qu’elle peut reconnaître, même si l’on modifie leur mode de
présentation ou leur lieu d’apparition sur l’écran. La caractéristique
essentielle de ce type de machine est qu’« elle peut identifier des relations
formelles entre des objets ou des événements du monde extérieur, et classer
des groupes de tels événements en accord avec certaines catégories
formelles 2 ». Bateson reconnaît l’existence de tels processus « gestaltiens »
chez les êtres humains, permettant une connaissance des événements
extérieurs à partir des relations qu’ils entretiennent entre eux, notamment
dans les mécanismes de perception.
L’homme moderne a tendance à penser qu’il voit des images du monde
extérieur et que ces images l’aident à penser. Bien que Bateson doute que
des mécanismes analogiques puissent exister dans le système nerveux
central de l’homme, il explique ainsi la différence entre les deux
codifications principales analogiques et digitales, et les deux sortes de
machines analogiques et digitales.
« Il y a d’abord, écrit-il, ce que les ingénieurs appellent “codage
digital”. C’est le codage utilisé dans les calculatrices de bureau qui sont
faites de pignons et ne sont rien de plus qu’un mécanisme de mesure qui
compte les dents de chaque pignon et le nombre de rotations effectuées
quand les pignons s’entraînent les uns les autres. Dans ce codage, l’input
diffère très profondément des événements externes que la machine
“évalue”. En fait, pour faire marcher ce genre de machine, il est nécessaire
qu’un être humain codifie les événements externes selon leurs relations
arithmétiques et mette l’information codée dans la machine d’une façon qui
définira le problème à résoudre par la calculatrice.
Ensuite, nous trouvons le type de machine que les ingénieurs appellent
“analogique”. Dans ce type, les événements externes à mesurer sont
représentés dans la machine par un modèle reconnaissable. Par exemple, un
tunnel à vent est une machine pensante de ce genre. Dans ces appareils, des
changements du système extérieur peuvent être représentés par des
changements qui leur correspondent dans le modèle interne, et dont on peut
réellement voir les résultats 3. »
Un autre exemple de machine analogique nous est fourni par le
dispositif qui ouvre automatiquement le diaphragme d’un appareil
photographique à mesure que la lumière baisse. En effet, aux variations de
l’extérieur (de la lumière du jour) correspondent des variations analogues
(de même proportion) à l’intérieur du dispositif.
Selon Bateson, la communication paralinguistique fonctionnerait sur le
modèle analogique. On peut, en effet, établir une correspondance entre
l’intensité d’un propos et la tension musculaire. L’idée du détecteur de
mensonge est fondée sur la notion qu’à un sentiment intense correspondra
une réaction corporelle intense reconnaissable sur un tracé
électrodermographique.

En langage digital, un téléphone reste


un téléphone
Le codage digital, au contraire, n’établit pas de correspondance entre
l’intérieur et l’extérieur, entre le référent et le langage. Si l’extérieur
change, cette variation n’affectera pas la machine digitale ou son codage.
Or notre langage verbal ordinaire est du type digital. Prenons, par exemple,
le mot « téléphone ». Malgré les changements extérieurs de l’objet, le
téléphone est resté désigné par le même mot. Ce mot, composé de neuf
lettres, ne ressemble en rien à l’objet « téléphone ». On pourrait en changer
l’orthographe et le son sans que la compréhension de l’objet ne s’en
modifie pour autant. Cela voudrait dire que le codage digital est une
transcription d’une réalité dans une autre qui a sa propre syntaxe et qui n’est
reliée à la première que symboliquement, donc par l’homme.
Si le langage parlé ou écrit a une ressemblance (une analogie)
quelconque avec la réalité dont il parle, c’est peut-être dans sa syntaxe.
A priori, il n’y a pas de ressemblance entre une langue parlée (d’essence
digitale) et la réalité qu’elle décrit.

Le langage analogique est avant tout


relationnel
Le langage digital se fonde sur une syntaxe « explicitée », une logique
conventionnelle. Le langage analogique, en revanche, a sa propre logique :
il reflète la réalité, comme l’image reproduit son référent et varie avec lui.
Dans un article de 1966 sur la communication chez les dauphins, Bateson
montre que le langage analogique, qui est, par excellence, le mode de
communication des animaux non humains, ne dit ni « oui » ni « non ».
L’analogique, ici, va exprimer un mouvement naturel, une approche, un
départ, un élan, une menace. En somme, il agit et sollicite une réponse
émotionnelle plutôt qu’une réponse abstraite. Paul Watzlawick, Janet
Helmick Beavin et Don Jackson 4 en déduisent que le langage analogique
est avant tout relationnel. Selon eux, l’analogique obéirait aux mêmes
règles que le « ça » freudien, pour lequel n’existe non plus aucune loi de
non-contradiction.
Comme Freud l’écrit dans les Nouvelles Conférences sur la
psychanalyse, « les processus qui se déroulent dans le ça n’obéissent pas
aux lois logiques de la pensée ; pour eux, le principe de la contradiction est
nul. Des émotions contradictoires y subsistent sans se contrarier […]. Dans
le ça, rien qui puisse être comparé à la négation ; on constate, non sans
surprise, que le postulat, cher aux philosophes, suivant lequel l’espace et le
temps sont des formes obligatoires de nos actes psychiques, se trouve là en
défaut ».
Effectivement, ni le ça, ni le langage des rêves, ni le langage
analogique, ni, en fait, un comportement non formalisé, quel qu’il soit, ne
peuvent être assimilables à un langage digital qui posséderait un
vocabulaire précis et une syntaxe.
Seuls les mots et le langage digital permettent de s’abstraire de
l’implication permanente de la communication non verbale. Car, la
communication analogique étant relation, son contenu est fugace et se
renouvelle constamment. Le langage digital, plus abstrait, plus linéaire,
permet, lui, des formulations durables, des contenus presque purs.

Ce que l’on dit et ce que l’on vit


Il s’ensuit une relation très importante entre le verbal et le non-verbal :
le premier (d’essence digitale) est de type logique plus élevé que le second
(d’essence analogique). Le verbal permet donc de formuler, de
conceptualiser. On a souvent dit que le non-verbal donnait au verbal sa
substance. On pourrait opposer le véhicule formel d’un vécu (le langage) au
vécu lui-même (le corps). Lorsque ce qui est dit est dit, ce qui est vécu est
déjà passé, et il est rare que ce qui est proféré « colle au vécu immédiat ».
On a pu parler de l’incarnation du verbe et d’eccéité. Il est patent que la
communication verbale est plus apte à fixer les contenus, à donner des
messages en clair. La phrase « J’ai pris la train de 18 h 45 » véhicule avant
tout une information, un contenu : elle est donc exprimée au mieux par le
langage verbal et ne pourrait pas être traduite en communication non
verbale (sauf par un code comme celui des sourds-muets qui n’est, à
proprement parler, qu’un langage digital n’utilisant pas les sons, comme le
serait l’écriture, ou le langage des ordinateurs).
Est-il souhaitable de traduire l’analogique en digital, de coder et
d’interpréter, après les rêves, les gestes et attitudes spontanés ? Voilà qui
nous ramène à l’illusion d’un « dictionnaire du comportement ».

1. Rappelons que Bateson a participé, dès 1942, aux conférences organisées à New York par la
fondation Macy sur la cybernétique et la théorie de l’information, et qu’il a travaillé avec Norbert
Wiener.
2. G. Bateson, Steps to an Ecology of Mind, New York, Ballantine Books, 1972, p. 172.
3. Ibid., p. 170-172.
4. P. Watzlawick, J. Helmick Beavin et D. D. Jackson, Une logique de la communication, traduit
par J. Morche, Paris, Seuil, 1972, p. 65.
3
L’illusion d’une « clé des gestes »

L’erreur la plus grave – et la plus fréquente – est de vouloir réduire la


communication non verbale à un langage digital, c’est-à-dire d’espérer en
extraire un contenu invariable dont le sens serait déposable dans un
dictionnaire. C’est l’erreur de toutes les « clés des songes » et des tentatives
de typologie psychologique du genre « phrénologie » ou « caractérologie ».
Or cette tendance persistera tant que l’on considérera les processus
relationnels comme relevant de la même logique que les processus de
transmission d’information.
La communication non verbale n’informe pas d’une façon neutre et
détachée : elle implique ; et c’est cette implication, dans la dynamique
relationnelle de la communication, qui fonde l’impact du non-verbal. Cela
ne veut pas dire qu’elle puisse se passer d’un code rituel : une grande partie
de tous nos gestes sont explicables par un tel code, comme une autre partie
est immédiatement compréhensible en termes d’une finalité utilitaire. Mais
ces mouvements-là, justement, ne font pas problème. Ce sont ceux qui se
trouvent au-delà du code qui suscitent une interrogation persistante.
Je crois, quant à moi, que le sens naît de la relation, de l’implication, et
ne se comprend que dans son contexte. Mais comme le pensent les
psychanalystes, une relation n’est jamais transparente, jamais absolument
lisible. D’une part, les sentiments sont parfois ambivalents, projectifs, et
d’autre part toute relation, ici et maintenant, est conditionnée par la culture
(sociale et du groupe), les désirs et les craintes, la lutte pour le pouvoir.
La communication non verbale se rattache en effet à deux grands
ensembles qui dépassent la relation ici et maintenant, mais dont celle-ci
demeure tributaire.
Le premier est la culture au sens anthropologique. On peut en faire un
ensemble symbolisant le corps, ou inversement, comme le croient certains
anthropologues, telle Mary Douglas, le premier déterminant de nos
mouvements et de nos gestes. En ce sens, ces gestes et ces mouvements,
dans leur ritualisation, seraient l’expression symbolique de cette culture.
À l’intérieur de cet ensemble culturel, il faut aussi dégager les gestes
obéissant à un code extérieur, à finalité utilitaire évidente, tels les gestes de
préhension et de travail, tous gestes codifiés en accord avec les machines et
les outils existants.
Le deuxième ensemble concerne l’histoire personnelle du sujet, ses
habitudes, ses choix antérieurs, sa structure physique et son état physique
actuel, son caractère, sa « manière d’être » et de se tenir habituellement, ce
qui donne à ses mouvements un aspect plus ou moins dynamique, plus ou
moins sexué, en somme ce qui lui confère son individualité propre et le
« personnalise ».
Certaines modifications de l’état psychique transparaissent dans la
communication non verbale. Ainsi, être heureux ou amoureux donne du
tonus au corps et à la posture. Par ailleurs, des psychanalystes influencés
par la pensée de Françoise Dolto accordent à la maladresse gestuelle un
sens particulier, lié aux relations archaïques avec la mère.
J’ai souvent noté que ces deux ensembles, culture et histoire
personnelle, sont visibles dans la relation clinique, dans l’interaction, et
l’affectent. Mais la relation (bonne ou mauvaise) peut en retour les
transformer, les singulariser, leur donner un sens présent, ici et maintenant,
dans une situation actuelle. Autrement dit, certains gestes ou mouvements
d’un individu, parfaitement naturels (ou considérés comme tels) et sans
signification particulière hors d’une relation ici et maintenant, peuvent, dans
une telle relation, et à cause de celle-ci, être significatifs du vécu de cet
individu en interaction et perdre alors leur caractère général.
On peut ainsi dégager trois pôles 1 de la communication non verbale :
une relation, ici et maintenant, qui donne un sens à des surdéterminants
culturels et à une existence propre des sujets en « co-présence ».

1. Ces trois pôles sont généralement abordés de façon séparée, sans doute par nécessité
scientifique, ou en raison de l’orientation ou de la spécialisation des chercheurs qui s’y sont attachés.
4
Qu’est-ce qui communique ?

Le mot « communication » se trouve être parmi les plus imprécis, alors


même qu’on l’utilise plus que jamais. Il recouvre les pratiques et les
nuances significatives les plus diverses. L’usage en fait, dans un premier
temps, l’équivalent d’être « en relation » ou « en rapport ». On parle ainsi
de pièces qui communiquent, de vases communicants. Dans un deuxième
sens il a une valeur transitive : on communique une information, un rapport,
un livre et, parfois aussi, le fou rire.

Sommes-nous la source
de nos communications ?
L’usage définit donc la communication comme ce qui lie ou relie deux
entités, de telle façon qu’elles se trouvent dans un champ commun.
Accessoirement, « communiquer » c’est aussi créer ce lien, ou faire
« passer » ce qui créera le lien.
D’une certaine façon, tout ce qui existe communique, car tout peut être
relié à tout. Ce lien renvoie évidemment au sujet qui le pose, et il est
possible de dire que toute conscience de quelque chose constitue une
« communication » avec cette chose.
En donnant un sujet au verbe « communiquer », nous passons à un
niveau plus restreint, où quelqu’un a l’impression de créer la
communication, c’est-à-dire d’y participer activement, de la moduler. Au
lieu de simplement être, la communication peut alors être créée ou détruite.
Il est possible, mais pas nécessaire, de postuler que la communication
nécessite deux sujets égaux. Pas nécessaire, car l’animiste qui entend le
monde lui parler, l’Indien Hopi qui écoute et répond au tonnerre, le spirite
qui interroge l’au-delà, Bernadette Soubirous, l’amateur de « psilocybine »,
tous « communiquent » avec un objet que d’autres ne reconnaissent pas
comme doué de parole mais qui constitue pour eux un partenaire tout à fait
adéquat.
À vrai dire, réserver le pouvoir de communiquer à de seuls sujets
vivants, comme c’est l’usage dans notre culture, ne se fonde que sur des
règles conventionnelles.
De plus, le rapport de la communication se confond parfois avec sa
source. Qui communique dans une œuvre d’art ? Sommes-nous en relation
avec une image idéalisée de nous-mêmes, grâce à l’artiste, ou avec un objet
inanimé organisé selon des règles qui le rendent capable d’une action réelle
sur nous, action que nous appelons volontiers communication ? Le
problème est que le domaine dans lequel s’exerce notre communication
n’est limité qu’arbitrairement, variant selon chaque individu et chaque
culture.
En nous posant comme sujets conditionnels de la communication, nous
commettons l’erreur de ne pas voir que nous sommes, nous aussi, comme
n’importe quel objet inerte, véhicules de communication.
Le linguiste Ray Birdwhistell estime que nous ne communiquons pas
activement (c’est-à-dire que nous ne sommes pas réellement les sujets de
nos communications), mais que nous ne faisons que « prendre part » à la
communication ambiante. Car il n’est pas possible de déterminer dans
quelle mesure un comportement est original et ne constitue pas une
« réponse » à un ailleurs, à un passé, ou n’est pas provoqué par la situation
totale et par une « attente-quant-au-rôle ».
Il serait donc possible d’étudier la communication comme ce qui relie
des phénomènes physiques à d’autres (ou des phénomènes économiques) en
passant seulement par des individus ou des groupes : ce serait considérer
les individus ou les groupes uniquement comme les intermédiaires d’une
communication, entre des phénomènes qui leur sont extérieurs.
Inversement, il est possible de l’étudier comme phénomène
interpersonnel, seulement médiatisé par le monde des objets et de la nature,
c’est-à-dire de considérer les individus ou les groupes comme les
principaux foyers de la communication, comme des acteurs actifs dans le
jeu social, et qui se servent du monde, des objets et de la nature comme
intermédiaires, selon leur volonté.

L’important, c’est que l’on perçoive quelque


chose
Cependant, toute manifestation de soi, même involontaire, peut
communiquer quelque chose à celui qui la perçoit. C’est même de cette
constatation qu’est partie l’interrogation sur la communication non verbale.
Toutes ces approches, quelles qu’en soient les oppositions, recèlent une
même question et ne sont que différentes façons de décider d’y répondre.
Mais qu’est-ce qui communique ? Et y a-t-il une ou plusieurs sources de
la communication ?
Certes, il est tentant de dire que deux sujets en « coprésence 1 », en « co-
action », en « face à face », sont, chacun pour l’autre, les sources de leur
communication, parce qu’ils émettent des sons, des gestes, et se répondent.
Mais nous savons par ailleurs qu’ils ne se comprendraient pas s’ils
n’avaient rien de commun.
Ce qu’ils ont en commun, en premier lieu, c’est un certain monde
sensible, relationnel, qu’ils se partagent, sur lequel ils ont un certain
pouvoir et qui a un certain pouvoir sur eux, mais dont la perception fonde
leur existence en tant qu’êtres vivants.
Le deuxième facteur commun est constitué par la culture, qui donne aux
mots, à certains gestes ritualisés, à certaines attitudes, un sens précis et
conventionnel. Inversement, notre culture exige que les gestes inexplicables
trouvent un sens. Pour que le message ne soit pas brouillé, il faut en effet
que le bruit soit reconnu comme bruit, et non interprété à tort comme
message en « clair ».
Grâce à cette culture, quelques expressions personnelles, insérées dans
un ensemble signifiant, pourront à leur tour être comprises et peut-être
même s’insérer dans le code. Isolées, ces expressions seraient incomprises,
ou autrement comprises.
Si, par ailleurs, chacun des interlocuteurs possède un cadre de référence
particulier, par exemple si chacun parle un dialecte légèrement différent, ou
que chacun modifie la culture par un code particulier (dû, par exemple, à sa
position sociale), comme c’est presque toujours le cas, le message émis par
le locuteur aura un sens pour lui légèrement différent de ce que percevra le
destinataire ou de ce que percevrait un observateur éventuel.
Prenons un exemple. Comme chaque psychanalyste travaille à partir de
la notion d’inconscient, il peut être tenté, en dehors de la situation
psychanalytique proprement dite, d’interpréter les messages d’un partenaire
éventuel selon le code psycho-familial du langage analytique. Il ne pourra
plus, dès lors, percevoir les paroles de son interlocuteur que comme
renforcement de ce cadre. Inversement, le partenaire sera tenté de croire
qu’il n’est pas compris et qu’on plaque sur ses paroles une grille. À ce
moment-là, l’analyste pourra répondre que rien n’est plaqué, mais qu’une
parole déguisée (c’est-à-dire un message apparemment anodin) révélait un
discours profond tout à fait autre. On le voit, il y a méprise sur le sujet. Qui
parle ? Moi, ou bien « ça » parle-t-il à travers moi ? Qui reçoit ? Moi, ou
bien un cadre préformé et immuable ?
Toutes les communications humaines sont ainsi ambiguës parce qu’elles
dépendent de facteurs intervenant les uns sur les autres et se modifiant sans
cesse. Le sujet est divisible à l’infini.
Il ne s’agit pas ici seulement des instances freudiennes, mais aussi des
cas où le langage du corps contredit la parole, où l’intention est de
dissimuler (et parfois on ment pour mieux dire la vérité), où l’expression est
bloquée, etc. Tout message compris est une rencontre hasardeuse, un
moment dont nous arrivons avec peine à comprendre qu’il soit réalisable.
Ainsi, s’interroger in abstracto sur le qui, le quoi, le sujet, l’objet,
l’émetteur, le récepteur relève d’une démarche impossible. Seule une
analyse de l’ensemble dans lequel s’inscrit la communication et de ce qui la
fonde peut apporter une réponse.

Il est impossible de ne pas communiquer


La simple présence de deux individus qui se perçoivent constitue une
communication l’un pour l’autre dans la mesure où le refus de
communiquer sera ressenti ou interprété – donc significatif. On en arrive à
dire, avec Paul Watzlawick : « Il est impossible de ne pas communiquer. »
C’est dire que chaque individu en interaction est à la fois
communiquant et communicatif, sujet et objet tour à tour et à la fois, dans
une dynamique relationnelle complexe.
Le désir de se soustraire totalement à la communication est irréalisable.
Évidemment, il est toujours possible de refuser de communiquer au niveau
établi par le partenaire. À des gestes, on peut opposer la passivité, la fuite,
l’agression, le discours. Mais il n’est pas possible de faire que l’autre
n’existe pas. On ne peut, à la limite, que faire comme s’il n’existait pas,
c’est-à-dire, en fin de compte, se mentir. Le désir de ne pas communiquer,
lorsqu’il est particulièrement poussé, constitue même, selon Don Jackson et
l’école de Palo Alto, un des symptômes de la schizophrénie.
La notion de communication, prise dans ce sens relativement restreint,
devient très proche de celle de comportement. Et c’est cette similarité qui
lui donne une valeur heuristique certaine en psychologie sociale clinique.
En particulier, c’est parce que tout comportement – ou absence d’un
comportement attendu – est forcément significatif pour celui qui le perçoit
que l’on a pu établir la théorie psychosomatique, selon laquelle le
symptôme est une forme de communication 2.
Faut-il souligner ici l’importance de cette théorie qui, de Gregory
Bateson à Ronald Laing, a marqué toutes les entreprises de la remise à jour
de la psychopathologie ?
Cependant, il peut y avoir plusieurs modes de communication possibles,
et l’individu en interaction les utilise pratiquement tous et toujours. Dès
lors, il s’agit de cerner ce qui peut appartenir, dans les processus de
communication, au non-verbal. Par là j’entends toute action ou
comportement d’un individu, considéré dans ses rapports avec le
comportement ou l’action d’un (ou plusieurs) autre(s) individu(s) et dans le
contexte dans lequel ils s’inscrivent, à l’exclusion des mots en eux-mêmes,
c’est-à-dire envisagés dans leur contenu seul (et non dans les phénomènes
vocalisatoires qui les portent à la perception d’autrui). Ce dont il est
question, donc, c’est d’une « totalité relationnelle ».

1. Le psychologue américain Paul Ekman, célèbre pour ses recherches sur le lien entre émotions
et expressions faciales, distingue, d’une part, la co-présence sans communication et, d’autre part, la
co-action.
2. K. L. Artiss, The Symptom as Communication in Schizophrenia, New York, Grune &Stratton,
1951.
5
Le corps ou les corps ?

C’est avec notre corps que nous vivons, c’est notre corps qui perçoit,
qui souffre, qui réfléchit, même si, depuis des siècles, et selon les
civilisations, l’homme essaie parfois de distinguer la psyché du soma.
Le corps est si important à nos yeux que nous avons toujours eu
tendance à étendre la conception et les représentations que nous en avons.
Ainsi, nous parlons de « corps social » ou de « corps diplomatique ». Je
n’aborderai pas ici le corps qui ne s’appartient pas, celui du « zombie » ou
celui de l’esclave ou du déporté, celui du trafic des âmes mortes du roman
de Gogol ou celui du possédé (du diable), des procès que fit l’Inquisition et
des procès de « sorcières ». Le corps individuel est souvent nié pour
pouvoir être « incorporé » dans le social. Le monde du travail industriel met
entre parenthèses le corps propre par introjection de l’organisation sociale
du travail et du taylorisme, un corps qui serait un « je », un « subjectif », et
non un « numéro », un matricule. « Toute production est sociale, disait
Marx, et la socialisation du corps ne fait alors qu’un avec sa conversion en
moyen de production. » C’est là, d’ailleurs, l’utilisation de « corps-outils »,
réifiés, aliénés, morts à eux-mêmes pendant les heures de production.
Le miroir corporel
La psychologue anglaise Jane Abercrombie remarque d’ailleurs, et à
juste titre, que nous avons tendance à construire notre maison à notre image
ou plutôt à l’image de notre visage, avec de plus une entrée principale de
face et une entrée de service par-derrière, pour les détritus – image proche
des dessins d’enfants, à la fois de l’homme et de sa maison, surtout si celle-
ci est encadrée par des arbres comme des oreilles et une chevelure.
Il est évident qu’au niveau de sa forme, sa structure, son contenu, sa
nature anatomique, physiologique ou biologique, ses rythmes, ses cycles, le
corps se trouve à la source d’une grande partie de notre conception de la
nature et de la société, de l’espace et du temps. Ainsi vivons-nous parmi
quantité d’autres corps, qui ne sont pas humains, mais dont les fonctions
reposent souvent sur des analogies avec notre propre corps. Les sciences, et
notamment les sciences humaines, n’ont pas échappé à ce processus réflexif
du « miroir corporel ».
Cependant, c’est sans doute la société et l’ordre social qui supportent le
plus le poids métaphorique de ces mécanismes de représentation. L’idée de
la société en tant que « grand corps » souverain, sorte de géant (le genre
humain en tant que collectivité), constitue, sous sa forme la plus naïve, la
racine métaphorique essentielle de la société en général, et plus
particulièrement de la société politique.
La question qui se pose ici est celle des rapports existant entre ces
phénomènes de représentation du social (systèmes métaphoriques,
symboliques, voire mythiques) et certaines approches du corps dans la
communication, notamment en anthropologie culturelle. On peut se
demander, en effet, si ce mouvement réflexif qui va du corps humain au
corps social n’est pas réciproque, et examiner la possibilité d’une
« incorporation » ou « métabolisation » du social dans le corps humain.
Le corps humain, reflet de la société
La position de l’anthropologie a évolué, dans un premier temps, de
Weston La Barre à Edmund Leach, c’est-à-dire du culturalisme au
structuralisme, pour admettre que le seul « universel culturel » était
l’homme lui-même, et plus précisément son corps 1. Cette position a été
dépassée par l’anthropologue anglaise Mary Douglas. « Le corps, écrit-elle
dans De la souillure, est un symbole de la société et le corps humain
reproduit à une petite échelle les pouvoirs et les dangers qu’on attribue à la
structure sociale. »
À la suite des travaux de Marcel Mauss et Robert Hertz, Mary Douglas
continue la tradition de l’examen du corps humain selon le modèle de
société de Durkheim. Elle commence par l’affirmation que « le corps social
contraint la façon dont le corps physique est perçu », c’est-à-dire que le
corps physique, tel que nous le percevons, est une partie de notre
construction sociale de la réalité. Bien plus, elle suggère que, loin d’être
uniquement, comme n’importe quelle partie de cette réalité, perçu
socialement, le corps occupe une place importante, puisque « l’expérience
physique du corps, toujours modifié par les catégories sociales à travers
lesquelles il est connu, sous-tend une vue particulière de la société. Il y a un
échange perpétuel de significations entre les deux types d’expérience
corporelle, de telle sorte que chacun renforce les catégories de l’autre ».
Pour n’importe quelle société, selon Mary Douglas, une direction sera
donnée pour permettre la « consonance » entre ces deux niveaux de
signification : la signification sociale et la signification sociophysique. Son
hypothèse est que « le corps communique l’information pour et à partir du
système social dont il fait partie ». Elle relève qu’en Inde les Coorgs
considèrent le corps comme une ville assiégée 2 et que leurs rites protégeant
les ouvertures du corps reflètent une peur à l’égard des autres castes, jugées
menaçantes. Elle montre en détail que le corps humain est pour chaque
société le symbole de sa propre structure et qu’on agit sur lui au moyen de
rites. C’est toujours une façon magique d’agir sur la société.
On voit là le lien avec Géza Róheim, qui s’est employé à interpréter
psychanalytiquement les découvertes de l’anthropologie. Plus
profondément, c’est souvent par l’importance du corps que l’anthropologie
et la psychanalyse se relient. (Je pense ici aux « blessures symboliques » de
Bruno Bettelheim, mais également au stade du miroir chez Lacan.)
Si la théorie de Mary Douglas est juste, c’est-à-dire si le corps humain
est toujours traité comme une image de la société, il s’ensuit qu’en
examinant la façon dont les gens se comportent vis-à-vis du corps humain,
et leurs définitions de ses frontières, on devrait obtenir un peu plus de
compréhension de l’autre : son corps nous informe sur le corps social
auquel il appartient, sa société.
Notons que le problème des deux corps est un aspect distinct et séparé
des recherches sur l’expression du corps, qui peut coexister et non pas être
en opposition avec d’autres types de recherches, telles celles menées par
Birdwhistell, qui concernent essentiellement le problème de l’interrelation
des différents canaux de communication. La position de Mary Douglas
pourrait se rapprocher de celle de J. L. Moreno, pour qui le corps physique
se trouve à l’intérieur d’une enveloppe corporelle personnelle plus large 3.

Un corps morcelé
L’un des étudiants de Birdwhistell, Alan Lomax, en testant son
hypothèse selon laquelle « le mouvement corporel peut être considéré
comme une communication des mœurs, des coutumes et des rôles
relationnels trouvés dans une culture particulière 4 », pose une question
semblable à celle soulevée par Mary Douglas, concernant la conduite à tenir
pour permettre la consonance entre les niveaux sociaux et sociophysiques
de l’expérience.
Lomax et Douglas sont tous deux concernés par la relation entre les
deux corps, les deux systèmes que chaque homme possède. Cet idéal de
correspondance entre les autres systèmes et celui de la société est aussi noté
par Lévi-Strauss dans La Pensée sauvage : « Les tribus australiennes du
fleuve Drysdale, au nord du Kimberley, divisent les relations de parenté,
dont l’ensemble forme le “corps” social, en cinq catégories nommées
d’après une partie du corps ou un muscle. Comme il est interdit d’interroger
un inconnu, celui-ci annonce sa parenté en faisant mouvoir le muscle
correspondant. Dans ce cas aussi, par conséquent, le système total des
rapports sociaux, lui-même solidaire d’un système de l’univers, est
projetable sur le plan anatomique 5. »
Selon ces théories, de l’intérieur, le corps serait toujours morcelé : c’est
l’Autre, en somme, qui le forme.
Un point de vue complémentaire nous est donné par Maurice Merleau-
Ponty dans Phénoménologie de la perception : « Le corps, écrit-il, en tant
qu’il a des “conduites”, est cet étrange objet qui utilise ses propres parties
comme symbolique générale du monde et par lequel en conséquence nous
pouvons “fréquenter” ce monde, le “comprendre” et lui trouver une
signification 6. »
Le philosophe essaie de clarifier le problème de la conscience
perceptive et des relations de la psyché et du corps. « Il faudrait distinguer,
écrit-il, les opinions du sens commun, la manière dont il rend compte
verbalement de la perception […] en distinguant entre perception directe et
compte-rendu verbal (même si la conscience linguistique est première) et
les expériences perceptives premières – la perception parlée et la perception
vécue. […] Que je perçoive moi-même ou que je considère un autre sujet
percevant, il me semble que le regard “se pose” sur les objets et les atteint à
distance, comme l’exprime bien l’usage latin de lumina pour désigner le
regard. […] C’est la perspective qui fait que le perçu possède en lui-même
une richesse cachée et inépuisable, qu’il est une “chose”. […] La
conscience naïve ne confond jamais la chose avec la manière qu’elle a de
nous apparaître […]. Elle n’imagine pas que le corps ou les
“représentations” mentales fassent comme un écran entre elle-même et la
réalité. […] La médiation corporelle m’échappe le plus souvent 7. »

C’est le corps qui donne un sens au monde


Pour Merleau-Ponty, c’est le corps propre qui donne au monde son sens
et qui est le lieu de l’expressivité fondant l’expression verbale et la
signification intellectuelle. « Chez le spectateur, les gestes et les paroles ne
sont pas subsumés sous une signification idéale, mais la parole reprend le
geste et le geste reprend la parole, ils communiquent à travers mon corps,
comme les aspects sensoriels de mon corps, ils sont immédiatement
symboliques l’un de l’autre parce que mon corps est justement un système
tout fait d’équivalences et de transpositions intersensoriel. Les sens se
traduisent l’un l’autre, sans avoir besoin d’un interprète, se comprennent
l’un l’autre, sans avoir à passer par l’idée 8. »
Cette problématique du corps comme signifiant universel et,
inversement, comme signifié d’une société, est un point central de la
communication non verbale. Car, selon qu’on se place au niveau du
symbolisme culturel ou à celui de l’expression, on comprendra la
communication non verbale, soit comme un système de signes renvoyant à
une organisation sociale, soit comme une création spontanée renvoyant à
l’expéricnce propre du sujet, à sa position dans le monde. Or il est évident
que les deux vues se complètent : un geste est à la fois une création et une
représentation, de la même façon que la parole renouvelle la langue.
Entendre ce qu’on voit
Cette place privilégiée du corps, comme symbole et comme créateur de
symboles, nous renvoie à une autre tentative d’explication, psychanalytique
cette fois. Notons que la psychanalyse française, surtout à travers Lacan, a
privilégié la vision de Melanie Klein sur le fantasme du morcellement du
corps chez l’enfant, et que, par exemple, Pierre Fédida pense que « la
psychanalyse est une archéologie du corps 9 ».
Mais, à ce moment-là, le corps deviendrait une élaboration secondaire
produite par l’inconscient, source des fantasmes et des désirs à l’origine du
corps. Ce que l’on peut connaître du corps est donc ce qui se dévoile à
l’analyse, mais aussi cette image mythique qui, par exemple dans
l’anatomie, nous dit Fédida, reflète le désir inconscient d’agressivité, de
savoir et de violence. Autrement dit, la psychanalyse selon Fédida (et, dans
une certaine mesure, Lacan) inverse l’hypothèse de Mary Douglas, mais la
rejoint aussi. « L’homme parle, écrit Lacan, mais c’est parce que le symbole
l’a fait homme. » « Il s’agit donc d’entendre ce qu’on voit », affirme
Fédida.
Paradoxalement, la symbolisation du corps révélée par l’anthroplogie
culturelle peut compléter aussi bien une vision du corps comme source de
l’être au monde qu’une vision analytique qui fait du corps une élaboration
secondaire. Les deux approches sont semblables en ce qu’elles
maintiennent comme connaissable seulement une expression symbolique.
Car, en somme, Merleau-Ponty dit aussi que le corps propre est
inconnaissable en soi : toujours situé, il n’est pas exactement situable pour
un « moi » qui l’habite.
Le phénoménologue, comme l’analyste, est obligé de chercher dans la
relation de l’individu à l’autre ce qui constitue son image de soi et de son
corps. L’analyste ramène la réalité au fantasme fondamental ou au fantasme
qui la construit. Mais il ne peut le faire qu’en prenant comme réelle une
certaine relation transférentielle qui dévoile les fantasmes. De même, le
phénoménologue détruit le corps « en soi » quand il postule une expérience
« antéprédicative ». Ces deux positions sont métaphysiquement
incompatibles, mais toutes deux détruisent la notion de « corps objectif ».
Ainsi, singulier, double, ou pluriel, le corps humain apparaît
nécessairement comme le lieu central de la communication, puisqu’il en est
de toute façon, au sens propre du terme, l’actualisation. Qu’advient-il
pourtant de ce corps lorsqu’il se trouve privé d’une ou de plusieurs de ses
possibilités de correspondance et d’adéquation au monde ?

Les membres fantômes


Merleau-Ponty évoque dans Phénoménologie de la perception le
phénomène du « membre fantôme » et des effets de certaines lésions
centrales sur l’organisation spatiale et la perception. Il en arrive à une
appréhension dichotomique du corps : celui-ci se trouve en quelque sorte
stratifié en « deux couches distinctes, celle du corps habituel et celle du
corps actuel ». C’est dans le corps habituel que « figurent les gestes de
maniement qui ont disparu de la seconde couche, et la question de savoir
comment je puis me sentir pourvu d’un membre que je n’ai plus en fait,
revient à savoir comment le corps habituel peut se porter garant du corps
actuel 10 ».
J’ai eu l’occasion de travailler en psychodrame sur le membre fantôme,
douloureux, d’amputés, et de constater que lorsque l’on fait rejouer et
revivre le traumatisme (accident, amputation) et lorsqu’on oblige le sujet à
bouger, déplier, faire mouvoir ce membre fantôme psychodramatiquement
(c’est-à-dire en pensée), on « redonne vie » à ce membre et les douleurs
cessent. Il est aussi impressionnant de voir le « membre fantôme » de
feuilles dans les films de Thelma Moss.
Cette approche de Merleau-Ponty du corps malade, amputé ou infirme,
selon laquelle le membre fantôme se trouve être « comme l’expérience
refoulée, un ancien présent qui ne se décide pas à devenir passé », non
seulement a le mérite d’apporter une théorie non négligeable 11 en ce qui
concerne l’explication du phénomène du membre fantôme et de certains
processus de refoulement, voire d’autisme (aphasies, apraxies, etc.), mais
peut constituer, au-delà, un principe méthodologique intéressant dans
l’observation et l’analyse des phénomènes de communication.
En effet, si l’on considère la dimension temporelle que Merleau-Ponty
attribue à cette dialectique de l’habituel et de l’actuel dans le corps, et
l’imbrication du personnel et de l’impersonnel dans notre expérience réelle
du monde, cette stratification corporelle pourrait être fondamentale dans
l’ici et maintenant de l’interaction et de la relation à autrui.
Cette « ambiguïté de l’être au monde » pourrait être aussi, en ce qui me
concerne, l’ambiguïté d’être à autrui. Ne peut-on pas relier une partie de ce
« corps habituel » au « corps social » de Mary Douglas ? L’histoire
individuelle d’une personne n’est-elle pas aussi celle d’un milieu social,
d’une éducation, sans cesse impliqués dans la relation à l’autre, sa
connaissance, son rejet ou sa reconnaissance ?

Le corps « couronné »
On a beaucoup parlé d’énergie humaine et de circulation de l’énergie, à
partir des thèses de Wilhelm Reich sur l’aura, reprises dans l’analyse
bioénergétique par les Américains Lowen et Pierrakos. Moreno lui-même
parlait de corps physique à l’intérieur d’un corps psychique.
Deux chercheurs russes, Valentina et Simón Kirlian, ont mis au point à
la fin des années 1950 un appareil permettant de photographier les
radiations électriques émises tant par le corps humain que par des plantes
ou objets. On voit alors autour du corps « une couronne », une sorte de
flamme colorée – rappelant les flammes mouvantes du feu – qui varie en
couleur et en intensité selon l’interaction ou l’état (de santé) du sujet.
L’appareil utilisé est un transformateur produisant un courant à haute
tension, de 20 à 60 kilovolts, de haute fréquence (de 60 à 80 kilohertz),
mais de très faible intensité (1 microampère). Cette tension est appliquée à
une plaque métallique, une électrode protégée par une mince couche
diélectrique, verre ou plastique. Un doigt posé sur le papier sensible
constitue la seconde électrode. Entre ces deux électrodes, l’une portée à un
potentiel de plusieurs dizaines de milliers de volts, l’autre reliée à la terre, à
zéro, un arc électrique va s’amorcer. S’il y a contact entre les deux
électrodes, il va y avoir un échange d’électrons de manière diffuse tout
autour de l’objet. On pourrait alors parler d’avalanche d’électrons, d’effet
« corona ». Les électrons vont ioniser les molécules de l’air, ce qui va
provoquer l’émission d’ultraviolets et de lumière visible, souvent bleue,
parfois rouge ou jaune, d’ailleurs parfois visible au cours des expériences.
Certaines personnes ont prétendu les voir à l’œil nu. C’était peut-être une
vision, cette « aura » que les artistes expriment en dessinant un nimbe
autour de la tête des saints…
Ces études sur les « couronnes kirliennes » ont été reprises dans les
années 1970, à l’université de Californie à Los Angeles, par Thelma Moss
avec de petites modifications techniques. Elle photographiait et filmait
surtout les index des individus, seuls ou en interaction, sains, malades ou
sous traitement par acupuncture, et expérimentait sur des plantes coupées
(fleurs, feuilles) ou expérimentalement infectées, pour les comparer à des
plantes saines, sur des plantes à qui on parle et à qui on ne parle pas, et sur
des feuilles dont on coupe une partie.
Les recherches faites sur les « photographies kirliennes » montrent la
relation entre l’état émotionnel de personnes observées et la forme ou la
couleur de la « couronne kirlienne » – ou les rapports avec l’interaction.
La couleur ou le « dynamisme » des « couronnes kirliennes » semblent
démontrer, par une autre approche, des effets ou des manifestations de
communication non verbale, ou du moins qui pourraient être perçues
comme telles.
Des études menées sur des plantes (fleurs ou feuilles) par Thelma Moss
et ses collaborateurs mettent au jour sur ces électrophotographies les
anomalies des plantes, avec des différences marquantes entre les plantes
saines et malades (expériences faites sur des tournesols – et une « feuille
fantôme », correspondant peut-être à un membre fantôme, c’est-à-dire une
« couronne kirlienne » d’une feuille complète, alors qu’on vient d’en
couper une partie).
Le plus intéressant pour l’étude de la communication non verbale est la
variabilité dynamique de cette couronne : la diminution jusqu’à la quasi-
extinction de la couronne kirlienne d’un individu qui « perd du terrain »
dans une discussion, ou d’adolescents dont la couronne kirlienne est
« réduite à zéro » lorsque les parents entrent dans la pièce. Il semblerait que
le corps réagisse à l’interaction de façon visible, étudiable, quantifiable,
filmable.
Mon propos n’est pas ici de prendre position dans le domaine des études
sur l’énergie vitale, sur les gens qui ont de bonnes ou de mauvaises
« vibrations ». Mais c’est un problème ancien. On peut trouver des
précurseurs à ces recherches. En 1777, le physicien allemand Georg
Christoph Lichtenberg a décrit les traces laissées par des étincelles sur la
poussière d’une plaque isolante. Dès 1857, ces figures de Lichtenberg ont
été fixées sur daguerréotype. De même, en 1896, en Pologne, Jakob von
Narkiewicz-Jodko 12 a travaillé sur les radiations électriques du corps
humain.

1. Erving Goffman reprend cette question sous l’angle du territoire et du «self» dans La Mise en
scène de la vie quotidienne,2: Les relations en public, traduit par A. Kihm, Paris, Minuit, 1973.
2. Dans ma pratique avec les schizophrènes, j’ai remarqué qu’ils ont le même sentiment de leur
corps – qu’on ne peut toucher et approcher qu’au péril de sa vie ou au risque d’une attaque. Hannah
Green (Joanne Greenberg) décrit cela dans son roman I Never Promised You a Rose Garden (1964) et
parle de volcan qui éclate, de la nécessité de détruire son corps et du besoin d’attaque (d’autrui, par
autodéfense).
3. Communication personnelle de Moreno, Beacon, mars 1974. Cette conception de Moreno est
proche de celle de E. T. Hall et de la «bulle» ou distance péricorporelle; elle se retrouve aussi dans
certaines recherches sur le corps étendu par exemple à la voiture du conducteur, ce qui expliquerait
certaines bagarres entre automobilistes quand l’una – ou aurait – effleuré de la main la voiture de
l’autre.
4. A. Lomax, Folk Song Style and Culture, Washington, American Association for the
Advancement of Sciences, 1968, p. 228.
5. C. Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p. 223.
6. M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 274.
7. M. Merleau-Ponty, La Structure du comportement, Paris, PUF, 1967, p. 200-203.
8. M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit.,
p. 271.
9. P. Fédida, «L’anatomie dans la psychanalyse», Nouvelle revue de psychanalyse, 3, 1971, p.
125.
10. M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit.,
p. 98.
11. Sur les membres fantômes, voir aussi V. S. Ramachandran, Le Fantôme intérieur, Paris,
Odile Jacob, 2002.
12. La revue varsovienne Kraj a consacré en mars 1896 un article aux travaux de Narkiewicz:
«La photographie au service de la physiologie».
6
Le problème des universaux

Quand le geste remplace la parole :


le langage des sourds-muets
Une communication non verbale peut n’être qu’une version non sonore
du langage parlé. C’est le cas du langage de signes de la main utilisé par les
sourds-muets. Un langage constitue une totalité de signes tels que chacun
prend son sens par opposition aux autres. Cet aspect essentiel du langage,
mis en évidence par Wilhelm von Humboldt au XIXe siècle et repris par
Saussure en 1916 dans son Cours de linguistique générale, permet de
montrer que les seuls langages gestuels organisés, chez l’homme, sont
justement ceux dans lesquels le geste remplace une parole sonore qui lui
préexiste et fait défaut pour une raison ou une autre. C’est ainsi qu’on peut
s’exprimer par signes pour éviter d’être entendu ou lorsqu’on veut mimer
quelque chose, mais il est évident que ces gestes prémédités ne sont
compris que lorsqu’ils sont traduits en « paroles » par le vis-à-vis.
Le geste et la mimique trouvent donc leur sens par rapport au langage
parlé, qu’ils accompagnent (volontairement ou non), qu’ils complètent
(volontairement), ou auquel ils peuvent suppléer. Ce sont des « gestes
emblèmes ». Et si la gestuelle est plus intimement individuelle que le signe
linguistique, c’est justement par manque d’universalisation qu’elle n’atteint
le niveau de signe linguistique que lorsqu’elle s’insère dans un système qui
fait office de langage.

Ce que marque l’étonnement


Nous lisons l’étonnement sur un visage, qu’il s’agisse de celui d’un
vieillard, d’un enfant, d’un Européen, d’un Africain. Or il s’agit justement
d’une expression qui ne s’est pas traduite en mots chez son auteur, mais
chez nous. Lorsque nous sommes étonnés, nous ne le remarquons qu’après
coup, quand l’étonnement a déjà fait place à la question qu’il a suscitée.
Ce retour sur soi est déjà l’amorce d’une communication plus complexe
que la simple manifestation de l’émotion, car il la comprend, l’enlève à
l’instant, en fait un vécu isolable et retransmissible. Le fait de remarquer la
mimique d’autrui ou la sienne propre et de l’interpréter constitue la
naissance du langage et le dépassement de la simple réception passive d’un
signal.

Ressentir la peur d’autrui et y réagir


Il est clair que je peux ressentir la peur d’autrui sans en être conscient et
répondre à cet effet par des manifestations que je ne remarquerai pas non
plus.
Cette communication-là n’est justement pas langage, car elle est simple
réaction à un stimulus, elle n’est qu’une réponse passive et automatique,
elle court-circuite le stade de la conscience qui caractérise toute utilisation
d’un langage.
Car, même si une réaction verbale peut être obtenue d’un sujet passif
(dissocié, sous hypnose, en narco-analyse, somnambule, etc.), cette
verbalisation ne peut pas avoir pour lui valeur de parole et reste quelque
chose qui s’est passé hors de lui, comme une extraction d’appendice ou de
suc gastrique, ne s’érige donc jamais en mouvement constituant du sujet,
jamais enfin ne l’engage ni ne le définit.

Inconscient et langage
On sait que c’est l’une des raisons pour lesquelles Freud a renoncé à
l’emploi thérapeutique de l’hypnose. Le langage a donc pour fonction
essentielle de faire passer à la conscience ce qui autrement resterait
inexprimé, c’est-à-dire subi par nous, non pas inerte, mais agissant selon le
mode de l’inconscient. Que ces forces inconscientes soient ou non
structurées comme un langage est un problème qui nous ramène à un
paradoxe. La structure du langage, en effet, n’est pas totalement exprimable
dans le langage, et cela en raison d’une impossibilité logique dont Kurt
Gödel 1, dès 1931, à donné la clé lorsqu’il a démontré qu’aucun système de
signes ne pouvait prouver la consistance des axiomes sur lesquels il repose :
cette preuve nécessite un métalangage dont la validité repose à son tour sur
un méta-méta-langage.
Nous débouchons ici sur la preuve logique de la non-fermeture des
systèmes, chaque système s’appuyant, pour se fonder, non pas sur lui-
même, mais sur une totalité plus vaste qui reste encore à déterminer, à clore.
Il s’ensuit que la structure du langage n’est ni fondamentalement connue ni
absolument déterminée, et que, parallèlement, celle de l’inconscient est
aussi relativement indéfinie.
La proposition qui apparente les deux structures, celle de l’inconscient
et celle du langage, repose en réalité sur la constatation suivante : les
processus inconscients ont été mis au jour par une analyse de la parole ; les
rêves ne sont accessibles que racontés ; les lapsus, repérables par rapport à
un ordre du discours qui leur préexiste ; et, plus généralement, c’est le
retour sur soi des perceptions d’autrui – retour impliquant la conscience de
soi et le langage – qui nous dévoile un inconscient que nous ne pourrions
évidemment pas repérer si nous étions livrés à nous-mêmes. La
connaissance de l’inconscient dépend donc intrinsèquement de l’exercice de
la parole et de la connaissance de la langue.

La communication non verbale ne se réduit


pas à l’inconscient
Mais, par le même raisonnement, ne peut-on pas dire, à la suite de Ray
Birdwhistell, que la communication non verbale est elle aussi structurée
comme un langage ? Car, en fait, comment interpréter un geste ? Nous
sommes obligés, dans chaque cas, de le situer dans la séquence
d’événements qui semblent le motiver, ou de l’opposer à un autre que nous
attendions et qui n’a pas eu lieu, en fin de compte de le ramener à une
structure qu’il fonde en la dévoilant, en même temps qu’il en est le produit.
Prenons l’exemple du déclic du sourcil. Ce mouvement facial, explique
l’éthologue Irenaüs Eibl-Eibesfeldt, se retrouve chez tous les hommes. Mais
cette universalité est encore abstraite : tous les hommes ont aussi des
paupières. L’intérêt de retrouver partout le déclic du sourcil est de pouvoir
le ramener à une utilisation et à un sens partout semblables. Si vraiment il
révèle toujours le même comportement, alors le savant a réussi à étendre la
« nature biologique » de l’homme jusqu’à un niveau comportemental.
L’homme élève le sourcil pour marquer la surprise que lui cause la
venue d’un « congénère » aussi naturellement que chante le rouge-gorge
lorsqu’un intrus s’avance sur son territoire. Pourtant l’éthologue fait état de
« variations culturelles » qui déformeraient ici et là le sens primitif et
universel de l’élévation du sourcil.
Ce que je dis, c’est que ces variations ne sont nullement des
déformations, qu’il n’y a pas de sens primitif ou originel, que le sens
originel est une construction théorique déduite à partir des sens présents,
construction qui traduit, comme celle de « nature humaine », les
préconceptions du chercheur camouflées sous la prétendue objectivité de la
science. Car le simple fait, pour un groupe d’hommes, de pouvoir
transformer le sens d’un geste n’implique aucune déviation ou
déformation : c’est au contraire une mise en forme, une formation.
Ce fait démontre que les possibilités anatomiques de l’homme ne sont
pas sa véritable nature, qu’elles ne prennent sens et forme que selon la
direction qu’il imprime à son devenir, c’est-à-dire aussi selon sa culture. Il
n’y a pas de prééminence du biologique sur le culturel ou du culturel sur le
biologique, car il s’agit là de deux aspects d’une même matière qui n’est
pas encore déterminée.
Si l’homme n’est pas un universel biologique, il n’est pas non plus un
« universel culturel », comme le voulaient les anthropologues structuralistes
avec Edmund Leach. Car il ne peut être tel qu’à être lui-même structuré
comme un langage, et qu’à croire le langage structurellement identique dans
le monde entier selon l’improbable structure génératrice profonde de Noam
Chomsky. C’est parce qu’on définit l’homme par le langage, parce qu’on
repousse le problème de l’homme dans celui du langage, qu’on est amené à
faire de la structure du langage, non seulement celle de l’inconscient, mais
aussi celle de la communication non verbale, et donc à réduire cette
dernière à l’inconscient.

Un geste universel a-t-il un sens ?


Nous savons que les mêmes gestes et les mêmes expressions peuvent se
retrouver dans le monde entier, et que certains d’entre eux ont la même
signification sociale dans diverses cultures. Mais comment les interpréter,
sinon en faisant appel à la conscience, au langage, et plus précisément à la
langue que nous portons en nous ? Or la différence entre notre langue et
celle dans laquelle se manifeste le geste induit une différence dans la
compréhension du signe non verbal. Il ne sert à rien d’invoquer une
structure profonde, inconsciente, du langage, qui serait commune à tous les
hommes. Car la passivité même de cette structure qui n’émerge pas à la
conscience est la marque d’une communauté qui ne peut non plus être
sentie comme telle, qui reste inexprimée tant que le moyen d’expression, le
langage parlé, n’est pas encore commun.
Et le langage ne devient commun que dans une expérience du monde
qui puisse être véritablement unitaire, c’est-à-dire dans un travail commun
d’élaboration du monde qui soit l’inverse de celui de la tour de Babel. Ce
n’est pas que la structure profonde, hypothétique et problématique, ne
puisse en principe parvenir à la clarté de la conscience : elle le doit, et le
cherche, de la même manière que notre inconscient cherche à devenir
conscient. Mais elle ne le peut sans que soit acquise cette autre
communauté, celle d’une langue universelle. Nous voyons ainsi que les
universaux sont solidaires les uns des autres. Pas d’universel biologique
sans universel culturel, pas d’universel culturel sans universel linguistique,
et, au centre, reste le seul véritable problème : celui de l’identité de
l’homme.
Faisons donc preuve d’humilité. L’universalité apparente d’un geste ne
nous révèle pas sa signification. Chaque fois inséré dans un ensemble
linguistique, social, culturel, interpersonnel, personnel, le geste reste
indéfini dans son essence, ne devenant signe que par la grâce du système
dans lequel il prend place momentanément. Tout geste est ainsi à la fois
l’amorce et le résultat d’un système extrêmement complexe qu’il faut coder
et décoder patiemment. Les mouvements corporels, considérés en eux-
mêmes, ne forment pas une totalité relativement close sur elle-même
comme le ferait un langage établi, mais chacun est bien plutôt, s’il faut
parler en ces termes, une parole dans une langue qui n’est pas définie et qui
inclut aussi bien le domaine social que privé.

La langue du coup de poing


Prenons l’exemple d’un coup de poing : dans quelle langue cette
« parole » est-elle émise ? Un coup de poing contre un mur n’est pas un
coup de poing contre un punching-ball, un coup de poing de femme n’est
pas un coup de poing d’homme, et celui lancé par Antonin Artaud contre
André Breton n’aura en aucun cas, non seulement la force, mais aussi la
valeur (financière et symbolique) du direct de Mohamed Ali contre George
Foreman. Le signe parlé ne souffre jamais d’une aussi grande
indétermination, pouvant en tout cas être ramené à la dénotation qu’il a
dans un dictionnaire.
Si la connaissance du non-verbal veut se constituer en science, elle doit
choisir, entre les innombrables systèmes de référence de l’acte, ceux qui
sont le plus susceptibles de formalisation et de manipulation. Qu’on insère
alors le geste dans un schéma d’interprétation éthologique ou
psychanalytique, on aboutira tout de même à cette dévitalisation galiléenne
qui, réduisant la matière à sa mesurabilité, ne peut la réintroduire dans le
monde que sous une forme morte, réifiée. Tel est l’écueil à éviter.

1. K. Gödel, «Über formal unentscheidbare Sätze der Principa Mathematica und verwandter
Systeme I», Monatshefte für Mathematik und Physik, vol. 38, 1931, p. 173-198.
7
Des émotions animales aux émotions
humaines

C’est à la fin du XIXe siècle qu’on a commencé à prendre conscience du


corps. On dit souvent que la publication en 1872, à Londres, par Charles
Darwin, de The Expression of the Emotions in Man and Animals 1 marque
les débuts de l’étude scientifique du corps de l’homme et surtout du
comportement corporel (moteur, kinésique).
Darwin s’attache, par observation directe et photographique, à l’origine
et aux fonctions des expressions faciales et corporelles chez l’animal,
l’enfant, l’adulte humain. S’il observe son entourage immédiat, lui-même,
sa famille, ses enfants, ses animaux domestiques, il fait aussi appel aux
missionnaires et colons britanniques pour l’informer des schémas
d’expression corporelle de certaines cultures qu’il considérait comme
différentes ou primitives. D’après les réponses à son questionnaire 2, on voit
par exemple que, « comme les Européens, les Indiens haussent les épaules
pour exprimer l’impuissance, mais qu’à la différence des Européens
[Occidentaux], les Turcs inclinent la tête en signe de négation et non
d’affirmation ».
Darwin demande ensuite aux médecins d’un asile psychiatrique anglais
des renseignements sur les expressions faciales et les mouvements corporels
des malades mentaux. Un peu plus tard, entre 1892 et 1935, cette même
étude sera refaite directement, mais sous un autre angle, par un psychiatre
français, Georges Dumas, sur ses propres malades. Quant à Darwin, il
accumule les preuves que certains mouvements sont en corrélation avec
certains états mentaux et affectifs.
Darwin utilise expérimentalement une série de photographies. Il
demande à plusieurs de ses amis d’émettre un jugement sur celles-ci et sur
les sentiments que les personnes représentées paraissent exprimer 3. Il juge
que leurs avis concordent de façon évidente et remarquable sur certaines
expressions, ce qui le conduit à s’intéresser au problème des universaux.
Du sautillement de son chien au froncement des sourcils d’une personne
en train de réfléchir, Darwin pense que les comportements moteurs chez
l’homme et chez l’animal sont soumis aux mêmes lois de sélection,
d’adaptation, de modification et d’extinction naturelle que les structures
corporelles. Éthologue avant la lettre, naturaliste de l’expression corporelle,
il observe divers comportements animaux et humains dans leurs contextes
naturels, les compare, les met en relation, réfléchit aux « comportements
opposés », ou tente d’en rechercher la finalité et l’origine, et les apprécie
d’un œil rigoureux, dans une recherche destinée à déterminer les indices de
leurs fonctions adaptatives.
Après plus de trente années d’observations, il formula des théories sur
les origines et les fonctions de ces comportements moteurs et non verbaux.
Selon lui, nous ne pouvons pas comprendre l’expression de l’émotion
chez l’homme si nous ne comprenons pas aussi celle des animaux, car notre
expression affective serait marquée par notre évolution.
La base théorique de Darwin est le principe des « habitudes associées
utiles », selon lequel on effectue certains actes pour remédier à certains
états ou à certaines sensations : quand cet état se reproduit, cette action se
répète (ou peut se répéter) selon le processus d’habitude et d’association,
même si ce le processus n’est plus adaptatif. Il range parmi les habitudes
associées utiles un grand nombre d’actions, comme le réflexe de sursaut,
l’expression de la colère sur un visage, ou encore le « grattement de la tête
de perplexité ».

Les trois principes de Darwin


Pour Darwin, chaque action, chaque acte moteur, geste ou mimique,
expression faciale peut ou même devrait être rattaché à un vestige
d’évolution d’un comportement archaïque : lorsqu’un chien domestique fait
le tour du tapis, il retrouverait ce que faisaient ses ancêtres sauvages pour
aplatir l’herbe avant de se coucher.
Quelle que soit l’expression du visage et du corps, Darwin se demande
pourquoi elle a cette forme, quel est son objet, et quel schéma d’action l’on
peut en déduire. Il trouve trois principes dominants et les illustre par de
nombreux exemples :
– Le principe des « habitudes associées utiles » (associées à un
comportement archaïque), critiqué par Georges Dumas pour l’oubli de
l’étude de la « mécanique du corps humain » faite par Descartes.
– Le principe d’« antithèse » : une sensation, un état d’esprit donné,
peuvent amener un mouvement adaptatif donné ; l’état d’esprit opposé peut
provoquer un mouvement opposé au premier mais dépourvu de fonction
manifeste. Par exemple, un chien dressé sur ses pattes postérieures en
présence d’un danger est en position adaptée, tandis que la fonction de
l’attitude opposée – couché, la queue agitée et les oreilles rabattues en signe
de « joie » à la vue de son maître – n’est pas évidente. Pour Darwin, elle
proviendrait par antithèse de la première, l’état opposé provoquant le
mouvement opposé.
– Le principe de l’« action directe du système nerveux », selon lequel un
certain mouvement, par exemple un tremblement du corps, peut résulter
d’une excitation excessive du système nerveux.
De Darwin à Paul Ekman
L’œuvre de Darwin va connaître une très grande diffusion et de
nombreuses traductions. S’y référant, Georges Dumas étudie d’abord le
sourire, puis toutes les émotions à partir du visage. Il semble que sous
l’influence de Darwin les psychologues allemands (dont Wilhelm Wundt
dès 1900) et américains aient étudié l’expression du visage surtout entre
1920 et 1940, études qui sont tombées dans l’oubli jusque vers 1970.
Bien qu’on ait observé le comportement animal depuis longtemps, il a
fallu attendre les années 1950-1960 pour que son étude se développe grâce
à l’éthologie, puis les années 1970 et les travaux, par exemple, de Irenäus
Eibl-Eibesfeldt, pour que l’on tente, comme Darwin l’envisageait un siècle
plus tôt, des comparaisons entre les cultures.
Il n’est donc pas étonnant que les éthologues, les psychologues et les
anthropologues revendiquent Darwin comme l’un des leurs. Margaret Mead
en 1955 et Konrad Lorenz en 1965 vont chacun préfacer une réédition de
l’ouvrage de Darwin ; Paul Ekman va reprendre et résumer, en 1973, un
siècle de recherches darwiniennes 4 sur l’expression des primates non
humains, l’expression des bébés et des enfants, ainsi que de recherches
tranculturelles sur le cri, les pleurs, le sourire, le rire, le plaisir, la surprise,
la colère, l’affection, la peur, la jalousie, la timidité, l’embarras, la honte, la
sympathie, etc.

Contre l’universalité de l’expression


des émotions
Pour Darwin comme pour ses contemporains, l’expression est
universelle et innée. Ses trois principaux antagonistes sur la thèse des
« universaux » (Otto Klineberg, Weston La Barre et, d’une certaine façon,
Ray Birdwhistell) ont toutefois utilisé la même méthodologie contestable
que Leopold Szondi en montrant des photographies anecdotiques à des
étudiants.
Pour Ekman, même s’il y a une certaine universalité de l’expression
faciale des émotions, il ne s’ensuit pas que ces expressions soient innées :
certaines pourraient être dues à une constance d’apprentissage des espèces,
d’autres à divers mécanismes hérités.
En 1947, Weston La Barre écrit : « L’anthropologue se méfie de ceux
qui parlent de gestes instinctifs chez les êtres humains. […] Il n’y a pas de
langage naturel pour les attitudes émotives, mais un “symbolisme
appris” 5. »
Ray Birdswhistell nie, lui aussi, l’existence des universaux dans sa
contribution au symposium sur l’expression des émotions chez l’homme
(1967). Alors que pour Eibl-Eibesfeldt, disciple de Konrad Lorenz, les
universaux de comportement existent, il suffit de se donner la peine
d’observer attentivement, par exemple, le déclic du sourcil.
Selon Otto Klineberg, dont la pensée a influencé le débat sur
l’universalité pendant un quart de siècle, on trouve dans la littérature
chinoise des exemples de similarités et de différences avec les expressions
occidentales : la peur, les pleurs, le rire sont semblables, mais la colère et la
surprise ne peuvent être reconnues par les Occidentaux, ni le sourire de
commande accompagnant, chez les Japonais, une annonce de mort au
combat.
Une dizaine d’années après Klineberg, La Barre publie son article sur
les bases culturelles de l’émotion et de la culture, et remet en cause le sens
du rire : pour lui, le rire d’une adolescente et celui d’un patron d’entreprise
peuvent être deux choses fonctionnellement différentes. Mais La Barre fait
peu la distinction entre le geste et l’expression du visage, et s’occupe plus
des « emblèmes 6 » que de l’expression des émotions.
Après Darwin, Ribot et Dumas, le champ des recherches sur le
mouvement, la kinésie et l’expression corporelle (body movement research)
se divise selon des disciplines plus traditionnelles du comportement.
Le champ de la communication non verbale, du langage du corps, du
mouvement expressif, de la kinésie est immense et d’autant plus difficile à
appréhender que de nombreux chercheurs ont travaillé isolément et de
façon ponctuelle. Pour aborder son histoire 7, j’ai choisi neuf axes qui
formeront les prochains chapitres : l’émotion, le visage et la tension
musculaire ; la personnalité, la psychopathologie et la thérapie ;
l’interprétation psychologique d’actions déterminées ; l’interaction et la
communication ; les comparaisons entre cultures ; les schémas ou modèles
de développement ; le territoire, la proxémie, le voisinage ; la dominance et
la soumission ; les rôles et statuts exprimés par des éléments secondaires,
artefacts, vêtements, coiffures, signes distinctifs.

1. Ce livre, publié chez l’éditeur John Murray, fut un best-seller: 5 267 exemplaires se vendirent
le premier jour. Deux ans plus tard, en 1874, il était traduit en français. Notons qu’à cette époque un
autre succès de librairie, Alice’s Adventures in Wonderland, de Lewis Carroll, paru en 1865, met en
vedette la perception et la distorsion du corps.
2. Au XXe siècle, le linguiste Roman Jakobson s’y référera en étudiant les différences du «oui» et
du «non» chez certains peuples slaves.
3. La technique de présentation de photographies a été reprise sous une autre forme et dans un
autre but par le psychiatre hongrois Leopold Szondi. En 1949, lors d’un congrès de psychologie
appliquée qui s’est tenu à Berne, j’ai critiqué la méthodologie caractérielle de Szondi et démontré
qu’en changeant les photos de série, on trouvait des résultats contraires (voir F. Baumgarten, La
Psychotechnique dans le monde moderne. Compte rendu du 9e Congrès international de
psychotechnique (Berne, 12-17 septembre 1949), Paris, PUF, 1952). Je reste sceptique quant à cette
méthode d’impressions d’après photographies, bien qu’elle ait été utilisée depuis lors par Paul
Ekman. Sur la pensée de Leopold Szondi, voir son Introduction à l’analyse du destin, traduit par
Claude van Reeth, Louvain et Paris,Éditions Nauwelaerts, 1972.
4. Les archives de Darwin se trouvent à la Bibliothèque de l’université de Cambridge. Des
centaines de photographies y sont déposées. Certaines de ces photographies, tête penchée de côté,
font penser aux gestes d’apaisement que Hubert Montagner a étudiés chez les enfants et Jane Goodall
chez les chimpanzés.
5. W. La Barre, «The Cultural Basis of Emotions and Gestures», Journal of Personality, 16,
1947, p. 49.
6. Un emblème est un geste qui, de fait, remplace ou pourrait être remplacé par un mot. C’est un
«geste parlant».
7. Une partie de cet historique repose sur des conversations privées que j’ai eues avec Paul
Ekman, Adam Kendon, Erving Goffman, Albert Scheflen, Ray Birdwhistell, Marie Ritchie Key et
Martha Davis.
8
Émotion, visage, muscles

Les recherches concernant l’émotion, la kinésie, les schémas moteurs et


le mouvement sont de deux ordres : d’une part, l’exploration des
expressions du visage et les études d’identification faciale ; d’autre part, les
études du comportement moteur et gestuel et des tensions musculaires 1.

Identifier les expressions faciales


Après les premières études, à la fin du XIXe siècle et au début du
e
XX siècle, de Théodule Ribot, Georges Dumas et William James sur

l’expression des émotions, un grand nombre de recherches ont été faites


entre 1920 et 1939 par des psychologues américains et européens sur les
expressions faciales.
Ces chercheurs essayaient de trouver des manifestations claires,
évidentes, sûres, fiables des émotions, telles qu’elles pourraient être
évaluées, appréciées par des « juges » à partir de leurs perceptions de
photographies, suivant en cela l’exemple de Darwin.
Georges Dumas, étudiant des photographies d’hommes mourant au
supplice, démontre qu’il est difficile de distinguer entre le sourire de
l’angoisse et celui de la douleur, et il pense que Darwin confond joie et
plaisir.
Frois-Wittmann, par exemple, présenta en 1930 des photographies de
plusieurs sujets à 165 juges et leur demanda de vérifier quelles émotions
décrivaient le mieux ces expressions faciales à partir d’une liste de 43
termes.
Le résultat de ces études a été critiqué, bien qu’on ait trouvé un large
accord des « juges » sur de nombreux termes. Plusieurs chercheurs ont mis
en cause la méthode et ses résultats. Selon Landis, les observateurs jugaient
au hasard, alors que Goodenough pense que les juges avaient raison dans
plus de 45 % des séries de photographies.
Ces études se voulaient des recherches sur la nature universelle de
l’émotion. Elles postulaient que si l’on pouvait identifier avec certitude les
expressions du visage, cela apporterait du soutien à la théorie des
universaux : on pourrait alors dire qu’il existe des émotions primaires
manifestées par tous les hommes de toutes les cultures et comprises
universellement.
Après 1940, les études d’identification des émotions diminuent. Au
début des années 1950, certains travaux reprennent cette méthode,
développant les hypothèses initiales de Darwin. Ainsi, Nico Frijda apporte
des preuves expérimentales que les jugements diffèrent selon les traits de
l’expression du visage et selon les « directives et indices de situation » ; les
expressions faciales reflètent un « aspect général de l’état émotionnel de la
personne », tandis que les indices de situation permettent une interprétation
plus spécifique.
Ray Birdwhistell analyse, de façon fine et détaillée, les mouvements des
diverses parties du corps, les mouvements des mains, tronc, visage, et dans
le visage, des yeux, de la bouche, du nez, des sourcils. Il note en détail
toutes les positions, postures, tensions du corps, ainsi que les mouvements
et micromouvements, dans une centaine de « kinégraphes ». Selon lui, on
peut distinguer, chez les femmes, vingt-trois positions différentes des
paupières dans le regard, et jusqu’à trente-cinq chez les hommes, avec
quatre positions principales : paupières ouvertes, affaissées, plissées,
étroitement fermées. À ces mouvements des paupières s’ajoutent ceux des
sourcils, également du front, pour envoyer de nombreux signaux.
La recherche sur les expressions du visage a évolué considérablement
depuis 1909 et les études cliniques et expérimentales de Georges Dumas,
entre 1891 et 1921, sur l’émotion chez l’homme sain et le sujet
psychotique, à partir de tableaux, de photographies et de stimulations
électriques provoquant la douleur (1948). Il étudie le comportement moteur
et différencie les états statiques des émotions, tels que le plaisir ou la
douleur, des états dynamiques, tels que les besoins et les passions, critique
Darwin à partir des travaux de Descartes et écrit que la mimique constitue
une « manière de langage ». Les recherches de la seconde moitié du
e
XX siècle sont surtout empiriques : on essaie de savoir quand et comment

les expressions se produisent effectivement, comment elles évoluent, quelle


est l’influence de la situation globale sur l’interprétation qu’on peut leur
donner, ainsi que leur fonction comme indices sociaux ou comme signaux
de communication et/ou d’interaction (en différenciant la « coprésence » de
la « coaction »).
Paul Ekman et Wallace Friesen ont étudié l’identification « pan-
culturelle » de l’expression faciale. Utilisant la méthode des photographies
montrées dans d’autres cultures, ils trouvent nombres de cultures très
différentes interprétant de la même façon certaines expressions du visage.
Ils ont aussi élaboré (puis abandonné) une « technique de notation des
phénomènes affectifs faciaux » qui devait prédire avec succès les jugements
de divers observateurs d’après les expressions du visage. Notons qu’il
existe de nombreuses études, souvent dispersées, de l’exploration de
l’expression corporelle et de phénomènes affectifs à partir de la posture du
corps, de son ouverture-fermeture, ou des gestes de la main, alors que les
études sur l’expression du visage sont rares, ce qui contredit l’adage selon
lequel le visage est le siège privilégié des émotions et des affects.
Harold Schlosberg a tenté d’établir une échelle à trois dimensions de
l’émotion à partir des expressions du visage : attention-rétraction, plaisir-
déplaisir, tension-repos (sommeil), en se basant sur des recherches
concernant le comportement de renforcement, généralement inconscient,
dans les entretiens : sourires, hochements de tête, brèves reconnaissances
verbales par onomatopées (mm, hmm, oui), gesticulation des mains.

Des mouvements qui changent de sens selon


les contextes
Ray Birdwhistell a essayé de noter le langage non verbal et les
expressions du visage, de classifier les micromouvements par une écriture
des « unités de structure du mouvement du corps ». Il a créé une science : la
kinésie (ou kinésique), science de la communication par l’expression
corporelle. Étudiant les classes moyennes américaines, il a fixé un « point
zéro » (semi-relaxation : tête droite, bras le long du corps, jambes
rassemblées). Tout changement perceptible de position à partir de ce point
zéro constitue un mouvement.
Pour lui, aucun mouvement corporel n’est accidentel. Mais ce postulat
est contestable : on peut se gratter le nez pour exprimer un désaccord, ou
une hésitation, mais aussi parce qu’on souffre de démangeaison ou parce
qu’une mouche vous pique. Il est évident qu’un mouvement corporel peut
n’avoir guère de signification dans un contexte donné, et être chargé de sens
dans un autre 2. Par exemple : froncer les sourcils peut accompagner le
développement d’un argument, être un signe d’irritation, de concentration
de la pensée ou de précision de la vue (chez quelqu’un qui a oublié ses
lunettes et cherche à localiser un objet), ce qu’on ne peut guère deviner à
partir d’un simple examen du visage. Il faut donc le comprendre dans son
contexte.
Par ailleurs, bien des mouvements qui paraissent instinctifs sont en
réalité subtilement « appris », et acquis culturellement. Par exemple on a
souvent cru que le mouvement des paupières était un réflexe et que nous
battions des cils pour nous nettoyer les globes oculaires ou nous débarrasser
d’une poussière. Or, d’après Birdwhistell, dans nos civilisations, les jeunes
filles à qui on fait la cour ont appris à battre des cils, comme en Inde les
fakirs apprennent à regarder le soleil sans ciller.

Les « fuites » de sentiments


Ekman et Friesen ont tenté en 1969 de mettre en évidence la
communication non verbale involontaire par « failles », « fuites et
tromperies » 3, laissant apparaître un sentiment non contrôlé, essentiellement
par les muscles du visage, des mains, des jambes et des pieds 4. D’après
leurs recherches, le visage est à la fois l’émetteur le plus précis, le plus
complet et le plus contrôlable (ce contrôle étant peut-être permis à la fois
par la proximité des muscles du visage et du cerveau, et par la conscience
qu’ont les individus de leur mimique). C’est par les micro-expressions du
visage, archi-rapides, passagères, à peine esquissées et quasi subliminales
(mais visibles sur un film passé au ralenti ou perceptibles par un œil
exercé), que ces « fuites » des sentiments peuvent être détectées, bien
qu’elles soient souvent recouvertes par le « masque social », et non perçues
ou minimisées par le profane. Les jambes et les pieds, par contre, éloignés
du cerveau, plus longs à réagir et de ce fait moins contrôlés – comme
« moins tenus en laisse » par le dressage de l’éducation ou sous le couvert
des tables, bureaux, vêtements – laisseraient par conséquent passer plus
d’indices sur les sentiments et les intentions d’un individu.
Pour ces auteurs, les mains auraient une position intermédiaire en tant
qu’organes émetteurs et indices révélateurs : on les cache plus aisément
dans les poches, sous la table, ou par des gestes sociaux conventionnels
répétés (allumer et fumer la pipe ou une cigarette, jouer de l’éventail ou
manipuler des chapelets de boules d’ambre dans les pays méditerranéens).
Depuis, des recherches expérimentales ont démontré que des observateurs
percevaient mieux l’état clinique (par-delà l’apparence trompeuse) de
malades mentaux par le corps (à l’exclusion de la tête) que par le seul
visage, pour un même temps d’examen.
Ekman et Friesen mettent à part, dans la population, les acteurs,
danseurs, avocats, vendeurs et autres « menteurs professionnels verbaux et
non verbaux » ayant reçu une formation spéciale et réussi dans leur métier,
et conseillent à ceux qui ont besoin d’un masque social sans « fuites » de
prendre des leçons de maintien et d’art dramatique (ce que font par exemple
les hommes politiques avant de passer à la télévision).

Tension musculaire et émotion


Les traités théoriques sur la nature de l’émotion mentionnent le rôle des
schémas moteurs et des tension musculaires dans les phénomènes affectifs.
Dans La Vie affective (1948), Georges Dumas reprend à la fois ses propres
travaux de 1892 à 1935 et les travaux des pionniers du tournant du siècle
(Darwin, Ribot, Duchenne de Boulogne) sur le support musculaire et la
physiologie des émotions. Il distingue émotions-affects et passions, les
émotions spéciales et les réactions, et fait à l’hôpital Sainte-Anne de Paris
une série de recherches en stimulant électriquement des muscles chez des
malades mentaux et en étudiant des malades partiellement paralysés, à
partir de la théorie de l’animal-machine de Descartes.
Les tensions musculaires, qui sont liées aux émotions et à l’anxiété, ont
fait l’objet de très nombreuses recherches entre 1930 et 1960 (Barlow,
Braatoy, Davis, Dumas, Loraas, Plutchik).
En 1932, Alexandre Luria recherche les tensions musculaires de
personnes « agressées » en situation de « stress » violent : étudiants avant
les examens, suspects passant en jugement, et établit des schémas de
désorganisation sous tension par enregistrements cymographiques.
Edmund Jacobson étudie pendant une quarantaine d’années le rapport
entre l’activité musculaire (telle qu’elle est mesurée par
l’électromusculographe) et l’émotion, l’anxiété, l’action de penser et de
percevoir.
Pendant longtemps, on a rattaché l’importance et la structuration de
l’activité musculaire (mesurée soit mécaniquement, soit électriquement, soit
par observation) avec diverses émotions comme l’excitation et l’anxiété. On
établit souvent une simple corrélation entre l’anxiété et une tension
musculaire accrue. Des analyses plus raffinées signalent des possibilités
plus subtiles, telles que des relations entre l’activité musculaire et les
caractéristiques d’empathie, d’attention et de personnalité.
Robert Malmo et ses collaborateurs ont mis au jour en 1951 des
rapports entre l’accroissement de la tension et des structures irrégulières
d’activité musculaire et la psychopathologie. Certaines de leurs recherches
ont donné des indications très précises, telles que la possibilité d’associer
une tension accrue dans les muscles des bras avec des sujets d’hostilité,
tandis que la tension dans les jambes s’est trouvée associée à des thèmes
sexuels.
Manfred Clynes suggère en 1970 qu’il pourrait exister des ondes
d’activités musculaires déterminées pour des émotions déterminées. Judith
Kestenberg rattache des « courbes d’allure de tension » déterminées à des
impulsions psychosexuelles précises.
Ces recherches de l’école de Los Angeles ont mis l’accent sur la
neurophysiologie dans les études de la tension musculaire et des émotions.
Toutefois, d’autres travaux se sont concentrés sur les aspects
interpersonnels des schémas d’activités musculaires.
Malmo et ses collaborateurs ont trouvé une certaine uniformité dans les
activités musculaires, tant du patient que de l’examinateur, pendant que le
patient était soumis à la critique. Les recherches sur les tensions
musculaires semblent particulièrement importantes dans l’étude des conflits
et de l’anxiété.

1. Georges Dumas fait remonter ces études à Descartes et son approche mécaniste (Traité des
passions, 1649).
2. R. Birdwhistell, Introduction to Kinesics, University of Louisville Press, 1952, p. 35-72.
3. P. Ekman, W. V. Friesen, «Non-verbal Leakage and Clues to Deception», Psychiatry, 32,
1969, p. 88-105.
4. Les mouvements et microtensions des membres – auxquels j’ajouterai les crispations des
doigts des mains, et surtout des pieds, que connaissent les kinésithérapeutes qui traitent les hommes
d’affaires et les dirigeants avant et après les réunions importantes.
9
Corps et personnalité

Les troubles se lisent-ils sur le visage ?


Darwin pensait que certains troubles mentaux étaient caractérisés par
des expressions fixes, déterminées, du visage. Les premiers travaux sur la
nosographie psychiatrique citaient les troubles moteurs comme critères de
diagnostic. Georges Dumas, par l’observation et l’expérimentation, étudie
l’émotion chez les malades mentaux. Sándor Ferenczi étudie la
psychanalyse des tics. Eugen Bleuler et Sigmund Freud analysent la
signification psychologique de diverses contractions et mouvements
musculaires, en liaison avec des névroses hystériques 1. Dans The Betrayal
of the Body (1967) puis dans Depression and the Body (1972), Alexander
Lowen analyse les troubles de l’image corporelle, du mouvement et des
attitudes chez une personne schizoïde, et crée l’analyse bioénergétique.
L’analyse bioénergétique, voire la bioénergie, et la vogue des thérapies
corporelles, individuelles et de groupe, plus ou moins issues de Wilhelm
Reich et Alexander Lowen, en donnent de nombreuses applications.
Bien que ces ouvrages soient de grande portée et riches d’implications
quant aux relations entre les troubles moteurs et les perturbations
psychiatriques, ils sont souvent contestés et restent des exemples assez
isolés de recherche. Depuis, on a fait des observations sur les troubles de
synchronisation, d’organisation et de durée des mouvements du corps de
malades schizophrènes 2. En 1933 déjà, Gordon Allport et Philip Vernon
avaient tenté d’apprécier expérimentalement la cohérence de schémas des
mouvements individuels, estimant que mesurer l’expression manifeste est le
moyen le plus direct d’étudier la personnalité. Ils utilisèrent pour cela un
petit groupe de vingt-cinq personnes auxquelles ils firent passer de
nombreuses épreuves motrices et obtinrent diverses mesures de vitesse, de
pression, de tension musculaire, de coordination et de schémas dans
l’espace, à partir de tests psychologiques et d’observations. Ils ébauchaient
ainsi une étude empirique du mouvement et de la personnalité ; elle donnait
des indications pour savoir si le schéma moteur d’un individu est stable et
fidèle – tout au moins pendant le temps de l’épreuve. Leurs données
cliniques indiquent que le schéma moteur d’un individu et les styles de
mouvements expressifs de leurs sujets concordent avec leurs descriptions de
ces personnalités.
Selon Allport et Vernon, on obtient trois facteurs de mouvement à partir
de ces tests : un facteur d’étendue (ou expansif), un facteur d’intensité, et un
facteur centrifuge (ou de « tendance extériorisante »). Les relations entre les
facteurs moteurs et les traits de personnalité ne sont pas simples. Alors qu’il
existe bon nombre de tests psychomoteurs de personnalité, l’étude
expérimentale des attitudes expressives, en corrélation avec la personnalité,
semble pratiquement restreinte à l’œuvre d’Allport et Vernon. Il est curieux
de constater qu’avant le « tournant » de 1960-1970, il existait quelques
études classiques sur le comportement moteur (Darwin, Dumas, Allport et
Vernon, Mira y López). Ces comportements étaient peu connus, peu étudiés
et peu utilisés, même après l’étude classique de l’Argentin David Efron 3 en
sociologie sur l’interprétation psychologique des gestes et la comparaison
d’habitudes gestuelles de communautés d’Italiens et de Juifs aux États-Unis
et posant l’hypothèse de gestes idéographiques et physiographiques.
Comprendre nos mouvements
Suscitées en réaction aux théories racistes nazies, les recherches d’Efron
ont démontré l’influence de la culture sur les gestes de la vie quotidienne.
Et le fait que les Juifs et les Italiens utilisent à New York un répertoire
totalement différent de mouvements de la tête, des mains, du tronc au cours
de la conversation proviendrait de lointains ghettos européens, avant
l’émigration aux États-Unis. Les Juifs gardent du ghetto et de la persécution
des gestes de fuite ou d’agression, localisée sous « stress » ; et les Italiens,
les traces d’une libre existence villageoise, avec chants et danses. Il
distingue le comportement non verbal en soi et isole de petites unités
analytiquement mesurables.
Un autre Hispano-Latino-Américain, Mira y Lopez, tente, à la même
époque, de comprendre le mouvement dans ses trois dimensions de
l’espace, à partir de gestes simples d’une et deux mains, ressemblant aux
gestes de l’écriture en miroir, pour tenter de l’appliquer à des recherches de
personnalité normale et pathologique. Ce test psychomateur étant ramené
par André Ombredane du Brésil à Paris en 1947, nous avons essayé de
l’introduire en France en 1948-1950, sans grand succès. Ces travaux sont
restés, de façon caractéristique, dans l’oubli durant les années où ce sujet
n’éveillait guère d’intérêt, mais ils suscitèrent ensuite l’attention et la
surprise quand l’intérêt se développa pour l’expression et le mouvement du
corps dans l’interaction sociale.
Ray Birdwhistell a étudié et démontré la marque de la culture dans le
schéma moteur et comment la même personne utilise des muscles et des
gestes différents, en parlant par exemple l’anglais, le yiddish et l’italien.

Le cas Reich
Un autre auteur « maudit » est Wilhelm Reich, avec son Analyse
caractérielle (1949), une étude des relations entre la tension musculaire,
l’attitude, l’expression corporelle et le caractère. Cet ouvrage est à la fois
théorique, clinique et psychanalytique. L’œuvre de Reich est riche en
interprétations psychologiques des structures respiratoires, posturales et
motrices, et son influence se retrouve dans les psychothérapies corporelles,
telles la Gestalt-thérapie et la bioénergie.
Comme Darwin, Reich énonce certaines théories sur les mouvements
expressifs qui sont si généralement admises qu’on oublie de les rattacher à
un auteur. L’ouvrage de Reich était l’aboutissement logique de l’orientation
générale de ses recherches : pour lui, il en découle automatiquement qu’un
analyste doit transférer son attention des symptômes psychologiques isolés
à une analyse générale du caractère, et doit donc s’occuper du mode
d’expression totale du patient et de ses attitudes manifestes : de sa façon de
marcher, de s’asseoir, de parler, de faire des gestes, de se tenir, etc. Reich
remarque qu’en axant l’attention sur le contenu verbal seul, on retarde et
entrave souvent la thérapie. Pour lui, le style, le mode de comportement du
patient est au moins aussi important que ce qu’il dit, rêve ou fait, et peut-
être même encore plus important et révélateur de ses « états d’âme » et de
son mode affectif, de sa congruence ou de ses déchirements et tensions
internes.
Notons que l’analyse du « quoi » et du « pourquoi », malgré l’unité du
contenu et de la forme, laisse le « comment » inexploré et inexploité. Or
c’est ce « comment » qui révèle le contenu psychique même, qui semble
déjà résolu ou rendu conscient par l’analyse du « quoi ». L’analyse du
« comment » est particulièrement efficace pour en dégager, ici et
maintenant, les processus et phénomènes affectifs.
Selon Reich, il faut déterminer les caractéristiques de la personnalité et
ses mécanismes psychologiques, et voir le refoulement et la répression des
sentiments tant dans le soma (le corps, les muscles, la cuirasse caractérielle)
que dans la psyché (associations de pensées, rêves, lapsus, actes manqués).
Il ne se contente pas de signaler la valeur des mouvements en tant que
simples indices du caractère, en tant qu’épiphénomènes utiles au diagnostic,
il prend ces observations plus au sérieux et continue ses recherches. Pour
lui, les schémas d’expression du corps, de respiration et de tension
musculaire sont le reflet des phénomènes psychiques, critiques, dans le
développement de la personnalité, et sont des aspects essentiels des
défenses psychologiques. L’analyse par Reich de ce qu’il appelle « l’armure
caractérielle » est souvent et littéralement une évaluation de « l’armure
musculaire », celle des tensions musculaires chroniques et des expressions
fixes déterminées du visage ou du corps, à partir d’une « lecture du corps »
reprise par Lowen, John Pierrakos et Stanley Keleman.
À partir de ces descriptions de névroses caractérielles déterminées se
dégage ce que Reich considère comme des schémas moteurs
caractéristiques de chaque individu. Il note par exemple que l’hypertonie
chronique, la rigidité d’expression et une certaine attitude arythmique,
maladroite et gauche sont symptomatiques du caractère contraint et inhibé,
voire schizoïde, tandis que le caractère hystérique présente souvent des
mouvements doux, souples, sinueux, d’anguille, avec un élément d’évasion
nerveuse et de provocation sexuelle.
Reich, dépassant la typologie caractérielle, recherche et analyse
l’origine et les fonctions de divers modes et schémas respiratoires 4,
gestuels, et de mouvements musculaires. Il pense que des tensions
déterminées dans différentes parties du corps fonctionnent comme défenses
contre l’expérience de l’angoisse et la libération de l’affectivité. Par
exemple, une attitude chronique de retenue (épaules en retrait, menton
raide, respiration peu profonde, bas du dos arqué) reflète une défense
chronique contre la rage, la colère et l’angoisse de l’agression. Pour lui, il
existe une disposition segmentaire de « l’armure musculaire » : sept
« anneaux » de tension, tels que l’anneau de tension « oral » autour de la
bouche, du menton et de la gorge, du carrefour bucco-pharyngé 5, considéré
comme une défense contre les désirs de sucer, de mordre, de crier ou de
hurler. Ces anneaux ne sont pas sans rapport avec les chakras qu’étudie le
yoga.
« Psychanalyste maudit », Reich est surtout connu par son œuvre
classique sur l’analyse du caractère et ses formulations sur l’étiologie, la
psychodynamique et le traitement des névroses caractérielles. Entre des
formulations traditionnelles largement acceptées par les psychanalystes et
des spéculations ridiculisées de ses recherches ultérieures sur l’énergie de
l’orgone, la sexualité, l’origine psychosomatique du cancer, qui lui valurent
l’opprobre, la prison pour fraude fiscale pour son appareil à recharge
d’orgone, puis la mort accidentelle en prison, on trouve de nombreux textes
de Reich sur la psychologie de l’expression corporelle (mouvement,
tension, énergie, kinésie).
Alexander Lowen a élargi la recherche « corporelle » de Reich en
présentant de nombreux exemples cliniques de schémas de tensions
musculaires, d’attitudes et de respiration de personnes névrosées et
schizoïdes. Il a intégré l’analyse reichienne de l’armure musculaire avec des
concepts de la psychologie de l’ego, et créé le mouvement et la thérapie de
l’analyse bioénergétique, qui s’est largement développée aux États-Unis
entre 1968 et 1975.
Bjorn Christiansen, un psychologue norvégien influencé par Reich, a
souligné en 1963, dans une bonne analyse des œuvres sur la kinésie, le
mouvement et l’expression corporelle, combien les travaux de Reich sont
corroborés par des études diverses et a mené lui-même des recherches sur
les schémas de respiration qui fournissent un soutien expérimental à
certaines idées de Reich. En Norvège aussi, Gerd Alexander (eutonie) et
Gerda Boyesen ont développé ces recherches et les applications
thérapeutiques des idées de Reich.
Après Reich, Lowen, Christiansen, Alexander, Feldenkrais et Hanna,
principalement, ont travaillé sur la musculature, la tension musculaire, le
mouvement, l’énergie et la personnalité. Il faudrait compléter ce survol en
faisant appel à la danse, et citer l’ouvrage de Marion North, Personality
Assessment Through Movement (1972). Ce professeur de danse formé à
l’analyse du mouvement, élève de Laban, étudie en détail les relations entre
les types de mouvements des élèves et les appréciations de personnalité.
Les différences individuelles d’aptitudes motrices, de tension musculaire,
de schémas gestuels, de comportements visuels, etc., ont bien entendu été
notées par divers autres chercheurs, mais les travaux d’Allport et Vernon, de
Reich, de Lowen, de Feldenkrais et de North représentent les principales
contributions à ce sujet.

1. J’ai repris et utilisé l’expérience du cas d’Anna O. dans une thérapie de groupe d’hystériques.
Pour une description de cette séance, voir M. Laxenaire, Le Processus de changement en
psychothérapie de groupe, Paris, Masson, 1975.
2. Voir par exemple R. Birdwhistell, Kinesics and Context. Essays on Body Motion
Communication, Philadelphie, University of Philadelphia Press, 1970, p. 24.
3. D. Efron, Gesture and Environment, New York, Kings Crown Press, 1941.
4. On peut avoir une respiration thoracique ou ventrale, inspirer peu ou profondément, échanger
et changer peu ou prou l’air de ses poumons.
5. Françoise Dolto rattache ce vécu bucco-laryngé aux premiers rapports de l’enfant à sa mère et
traite l’empreinte qu’il laisse à l’adulte névrosé, ainsi que le «péristaltisme». (Communication
personnelle.)
10
Des gestes et des désirs profonds

Freud et les actions fortuites


Pour Freud, les lapsus, actes manqués et bien d’autres « actions
fortuites » trahissaient les désirs profonds de l’inconscient. Il les considérait
comme des indices d’attitudes inconscientes exprimant involontairement les
besoins et désirs de la personnalité profonde.
Selon sa pratique clinique, des comportements tels qu’une agitation
fébrile particulière, le fait de heurter quelqu’un dans la rue, de dire un mot
pour un autre, ou de se laver souvent les mains d’une façon rituelle ont une
signification psychologique qui peut être décodée, car elle s’explique aussi
logiquement.

Quelques gestes « autistiques »


Entre 1930 et 1939, un psychologue américain non psychanalyste,
Maurice Krout, mena une série d’expériences pour étudier l’importance et
le sens de divers gestes « autistiques » (par exemple des types d’agitation
fébrile de certains malades, des « tripotages », des autoattouchements de
réconfort ou des attitudes d’écoute « bizarres » ou paraissant non
congruentes ou factices).
Krout observa les mouvements d’étudiants dans les salles de classe et
les amphithéâtres, ainsi que dans des situations expérimentales. Il accumula
des listes, nota divers comportements, fit des observations systématiques
qu’il essaya de classifier et de valider, analysa des « interprétations
modales » des gestes et tenta de déduire et d’apprécier expérimentalement
la signification des gestes. Il enregistra quelques associations cohérentes
entre des mouvements et des attitudes : gestes du poing avec l’agression,
mouvements de la main au nez avec la crainte, de doigts sur les lèvres avec
la honte, ainsi que des différences sexuelles significatives, et quelques
différences individuelles.

La grille de lecture de Felix Deutsch


Peu après la Seconde Guerre mondiale, le psychanalyste Felix Deutsch
tenta d’étudier les postures et les attitudes de ses malades : en fait, les
positions ou mouvements de la tête, du corps et des membres des patients
en analyse sur le divan. Prenant des notes, faisant des croquis, des
diagrammes des positions, mouvements et actions de ses patients, ainsi que
des thèmes verbaux qu’ils accompagnent, il développa une « posturologie
analytique » : ensemble d’hypothèses et de théories sur la signification
symbolique de différents mouvements et positions, particulièrement dans le
domaine des conflits inconscients, de l’identité sexuelle, de l’agression et
de la dépendance.
Deutsch trouve souvent des cas d’association de gestes ayant un sens
très précis, par exemple les mains sur ou sous la gorge avec un sentiment de
culpabilité lié à la masturbation. Dans certains exemples, la rigidité ou
l’uniformité de l’expression était considérée comme un signe de mauvais
pronostic thérapeutique. Pour Deutsch, ses patients ont des attitudes
caractéristiques, des « répertoires » individuels de positions et de
mouvements, ces mouvements devenant plus diversifiés au fur et à mesure
des progrès de l’analyse.

Le non-verbal en séance
La communication non verbale de séances de psychothérapie de groupe
et de psychodrame, surtout à partir de l’imitation des gestes, de la position,
de la tension musculaire, du rythme respiratoire et de la posture du
protagoniste impliqué dans l’interaction (selon la technique
psychodramatique du « double »), a été observée notamment par James
Enneis, Frieda Fromm-Reichmann et moi-même pour atteindre à une plus
grande empathie, comprendre certains gestes signifiants et aider les patients
à s’exprimer, puis pour se servir de ces signaux non verbaux afin de
décoder et faciliter la communication et en faire un usage
psychothérapeutique.
À la fin des années 1960, George Mahl a mené des études sur les gestes
et les changements de position de patients, en cours de psychothérapie, en
tentant d’explorer de façon plus systématique ce que Deutsch avait étudié
cliniquement. En observant les mouvements d’un patient sans écouter ce
qu’il disait, il essaya de deviner leur signification et en tira des
interprétations sur le diagnostic psychiatrique du patient, ses principales
zones de conflit, les phénomènes affectifs concernés, ses principaux modes
de défense, etc. Il semble qu’il était, comme Darwin, Reich, Enneis, Perle,
Scheflen, un remarquable observateur. Ses remarques et hypothèses ont
souvent recoupé des impressions de thérapeutes et ont été vérifiées par des
indications cliniques. De même que Krout, Enneis et moi-même, il mit au
jour des différences marquées selon le sexe et l’individu en ce qui concerne
les gestes et les positions de ses sujets.
Il fit une analyse théorique de situations dans lesquelles une attitude non
verbale devance des associations latentes exprimées quelques minutes plus
tard 1. À l’appui de la détermination inconsciente de l’attitude non verbale,
Mahl cite des cas où le rêve d’un patient contenait des représentations
d’actions effectivement observées lors de l’analyse 2.
Pour lui, il faudrait étudier plus sérieusement les aspects
intrapsychiques des actes « transitoires ». Cette étude, pense-t-il, est omise
dans la plupart des ouvrages, d’une part par l’attention portée aux
comportements non verbaux « chroniques » (comme le fait Reich), et
d’autre part par la recherche sur les aspects régulateurs d’ordre social – par
la kinésie – et interpersonnels des mouvements corporels, que
développeront Scheflen et Birdwhistell.
Quoi qu’il en soit, Krout, Mahl et Deutsch montrent que des actes
déterminés, tels qu’une agitation fébrile, des schémas d’autoattouchements
(comme des caresses de réconfort) et des mouvements inconscients des
jambes en parlant, peuvent être d’importants indices de conflits
inconscients, ainsi que de thèmes et de phénomènes psychodynamiques. De
façon indépendante, cette même approche a été « découverte » et reprise
cliniquement en psychodrame par James Enneis et moi-même, en
psychothérapie par Frieda Fromm-Reichmann et Fritz Perls, et utilisée dans
la formation clinique des psychiatres, psychologues et kinésithérapeutes.

1. Sans connaître ces travaux, j’ai vu, observé et filmé deux cas d’incongruité d’expression en
psychodrame, ce qui m’a fait rechercher ensuite, par un psychodrame d’exploration, la verbalisation
et le revécu de ce qui était exprimé. Ces travaux confirmeraient indirectement le postulat de Moreno
du «double».
2. G. F. Mahl, «Gestures and Body Movements in Interviews», op. cit., p. 329.
11
Interaction et communication

En 1952, Ray Birdwhistell, dans Introduction to Kinesics, une petite et


obscure monographie 1 publiée aux États-Unis, à Louisville, dans le
Kentucky, ouvre un champ nouveau à la communication non verbale. Il
fournit une terminologie et un ensemble de notations élaborées pour
l’enregistrement des mouvements et de l’expression du corps. C’est un
premier document de travail, mais il y élabore déjà une approche théorique
radicalement différente de l’étude du mouvement corporel.
Anthropologue, ayant fait de la danse, lié à Imgard Bartenieff et
Margaret Mead, profondément influencé par la linguistique structurale,
Birdwhistell va cesser de s’intéresser au sens et à « l’expression » dans la
recherche sur le geste, la mimique, le mouvement, ne considérant plus ce
dernier comme reflétant des états émotionnels internes. Il ne s’occupe ni du
sens ni du langage du corps, et écarte l’hypothèse que le geste et le
mouvement seraient un langage du corps psychosomatique, dont le « sens »
est universellement compris.

Un moyen comme un autre de communiquer


Pour lui, au contraire, le mouvement corporel est simplement un canal,
une « voie » de communication déterminée culturellement : une voie parmi
d’autres. Les structures et formes de mouvement proviendraient d’un
apprentissage social et culturel : l’homme agit, bouge, gesticule, contracte
ou tend ses muscles selon l’usage qu’il en veut faire dans sa culture, mais
aussi inconsciemment, donc involontairement, selon ses rôles sociaux, sa
classe sociale, sa religion, etc. Un bon observateur parvient ainsi à
distinguer, en regardant s’exprimer et bouger ses muscles faciaux, non
seulement la nationalité d’un individu, mais aussi sa région d’origine et sa
religion. De fait, Birdwhistell peut situer géographiquement, à quelques
kilomètres, et culturellement les individus avec une rare précision.
Birdwhistell rejette les travaux antérieurs sur le geste et le mouvement
corporel parce que, selon lui, les schémas ou patterns de mouvement font
partie de systèmes ou de « programmes de communication ». Bien qu’il y
ait eu des études isolées sur l’évolution des comportements sociaux (par
exemple celles de Charlotte Bühler en 1933) et que la signification
communicationnelle du mouvement corporel ait été reconnue dès Darwin,
personne n’avait jusqu’alors focalisé son attention sur ce genre de
recherches.
Birdwhistell est très clair : on ne peut déduire le « sens » d’un
mouvement donné, à un moment donné, que d’une analyse du contexte,
c’est-à-dire qui le fait, où, quand, comment, et dans quelle suite
d’interactions.

Le corps a son langage


Il étudie le mouvement du corps comme un langage du corps, selon la
méthode linguistique. Lorsqu’on entend parler une langue étrangère et que
l’on essaie de la comprendre seul, il faut d’abord ordonner le chaos et le
« bruit » : on ne peut supposer que l’un quelconque de ces sons « signifie »
ce que l’on associe à ces sons dans sa propre langue. On déchiffre une
langue étrangère par un procédé de comparaison et d’opposition des sons,
en déterminant quand se produit un son, ou une suite de sons donnés, dans
quel contexte et dans quelles combinaisons avec d’autres sons, jusqu’à ce
qu’on découvre, à partir de pauses du discours, les éléments de sons
significatifs et que l’on comprenne comment ils se trouvent associés en des
ensembles toujours plus grands (mots, locutions, phrases, etc.) et qui, alors,
prennent un sens. On commence alors à s’orienter et comprendre.
En admettant que la kinésie, le mouvement corporel, le pattern moteur,
soient composés de petits éléments déterminés culturellement qui se
combinent en hiérarchies d’ensembles toujours plus grands, Birdwhistell
postule qu’il n’y a pas de « sens » inhérent à un mouvement, que sa
signification ne peut se déchiffrer qu’en devinant-décodant le code de
communication, en comprenant les règles de combinaison et d’arrangement
de différents comportements de communication. Pour lui, le rapport entre la
forme ou le caractère du mouvement et son (ou ses) sens est essentiellement
arbitraire et socioculturel.
Birdwhistell échappe ainsi à plusieurs pièges et évite de penser ou de
dire que différentes zones du corps expriment différentes choses, qu’une
partie du corps ou un type de mouvement quelconques sont plus
communicatifs que d’autres, et que l’on pourrait étudier le mouvement
isolément, indépendamment d’autres canaux tels que le canal verbal,
affectif ou tactile. Pour lui, l’interaction sociale n’est pas celle décrite par
les expérimentalistes et Shannon et ne suit pas un schéma d’action-réaction
A puis B puis A, tel que A parle et transmet des informations à B, puis que
B parle à A. Il pense qu’il s’agit d’une orchestration de plusieurs messages
utilisant plusieurs canaux en même temps, avec réinjection des données et
régulation, se poursuivant de manière ininterrompue par un mouvement
continu de rétroaction ou feed-back.
Notre corps est pris dans la culture
Ce point de vue théorique entraîne un certain nombre d’implications
pratiques.
Bien que ses notations soient précises et segmentaires, Birdwhistell
n’étudie pas isolément le visage, ni la gesticulation, ni toute autre partie du
corps, pas plus qu’il n’utilise l’interprétation par un observateur de la
signification d’un mouvement.
Dans le système de Birdwhistell, en observant un mouvement ou une
manifestation mimique ou musculaire du visage, ou même en interrogeant
un sujet sur ce qu’il fait, on ne peut simplement qu’en déduire à quelle
culture l’acteur ou l’observateur appartient.
Il ne fait pas de recherche expérimentale sur le mouvement parce qu’il
juge artificiel d’isoler et de déborder sur les phénomènes naturels, ce qui
crée des programmes de communication nouveaux et plutôt inhabituels. Il
étudie l’homme sur le terrain, dans la rue, dans un parc, au zoo – à son insu
–, ou dans un salon, ou en psychothérapie, en le filmant, donc en éthologie
humaine-anthropologie visuelle.

De l’intérêt de filmer
La recherche kinésique implique normalement une très longue et
patiente étude de films au ralenti, avec une caméra fixe et invisible prenant
les corps entiers de tous les sujets pendant toute la durée à étudier. On
compte trente heures d’analyse pour une minute de film. Bien que l’œuvre
de Birdwhistell soit surtout théorique, on peut en dégager un certain nombre
d’observations et de découvertes empiriques. Il a par exemple filmé et mis
en évidence l’interaction complexe de comportements entre une mère et son
enfant, qui peut se produire pendant 1,75 seconde, et illustre la « double
contrainte 2 » (double bind), les comportements de cour et de parade, et les
manifestations de genre chez les adolescents américains, ainsi que quelques
rapports déterminés entre le mouvement et la syntaxe verbale, tels que les
gestes vers l’avant du corps en relation avec le temps futur, et les
mouvements vers l’arrière, avec le temps passé 3.

L’analyse dans son contexte


Albert Scheflen, un psychiatre de formation psychanalytique, a rejoint
l’équipe de Birdwhistell à Philadelphie, reconnaissant l’importance d’une
observation partant de zéro, sans appliquer de grilles ni de systèmes (telle la
théorie psychanalytique) à l’étude directe, répétitive, minutieuse, codée, de
l’interaction de petits groupes, par des films passés au ralenti de très
nombreuses fois jusqu’à ce que l’on comprenne ce que s’exprimer veut
dire.
Plutôt que d’isoler des paramètres déterminés pour l’étude, Birdwhistell
et Scheflen ont développé une approche éthologique d’observation
naturaliste, disciplinée, minutieuse, que Scheflen appelle « l’analyse dans
son contexte ».
Dans cette approche, on étudie quels comportements se répètent
souvent, dans quelles combinaisons, et dans quels contextes. Scheflen 4
consacra ainsi plusieurs années à l’analyse minutieuse d’un film de
psychothérapie familiale de trente minutes. Finalement, il réussit à
comprendre le code d’interaction en montrant comment les quatre membres
du groupe étaient impliqués dans une série complexe de comportements,
avec des éléments de comportements plus petits se combinant en des
ensembles de dimension croissante, et avec des oscillations (des corps)
régulières à chaque niveau.
Scheflen dépeint des comportements « régulateurs » (dont beaucoup
sont non verbaux, comme se pencher en avant ou passer sa pipe d’une main
à l’autre) qui servent à maintenir, reconduire ou transformer l’interaction. Il
découvre des actes complémentaires et réciproques qui soutiennent la
cohésion de groupe, la solidarité et l’ordre social. Il déchiffre certaines des
règles, des mécanismes et des procédés par lesquels s’organise l’interaction
en « face à face » ou ce qui règle et régule la conversation et son thème
(souvent régulés et orchestrés inconsciemment par le thérapeute ou un
parent).
Le plus remarquable – et le plus contestable – est son affirmation que le
« programme » des interactions, des rôles et des gestes peut être conservé
indépendamment des individus impliqués. Ainsi, au bout de vingt-trois
minutes, on a pu voir, dans ce petit groupe, chacun changer de rôle : par
exemple, la mère et la fille ont interverti leurs rôles, un cothérapeute
occupant progressivement la place de la mère dans le groupe et l’autre
thérapeute prenant la place du premier. Si ce genre de changement de rôle
(selon la terminologie de Moreno), ou ce processus, ou ce jeu inconscient,
de « chaises musicales », peut se réaliser effectivement, cela corrobore sa
thèse selon laquelle ces comportements non verbaux sont essentiellement
sociaux et non individuels.
Dans la pratique, Scheflen a étudié des ensembles de comportements
plus longs que ceux de Birdwhistell (de plusieurs minutes) en traquant,
pourrait-on dire, les « phrases », les « paragraphes » et les « chapitres » du
mouvement corporel, si l’on reprend ses termes de « point », de « position »
et de « présentation », tandis que la recherche de Birdwhistell reste au
niveau de variations très courtes (se produisant durant une à trois secondes).

Une optique purement communicationnelle


Élève et collègue de Birdwhistell, Scheflen partage sa thèse : il faudrait
considérer le mouvement corporel comme faisant partie du système de
communication sociale. Scheflen définit la communication comme « un
système culturel composé de niveaux successifs d’agencement qui
soutiennent, amendent, modifient, définissent et rendent possibles les
relations humaines (et peut-être animales). Nous ne pouvons pas voir les
relations humaines ni les structures sociales. Ce que nous voyons, ce sont
les activités de communication qui les entretiennent et les signifient 5. »
Birdwhistell et lui sont donc les principaux tenants d’une optique
strictement communicationnelle du mouvement corporel, c’est-à-dire qu’ils
critiquent l’attribution de sens intrapsychiques ou individuels au
mouvement (au moins avant que les schémas culturels et interactionnels ne
soient tracés). De nombreux chercheurs ont été directement influencés par
eux.
Ma propre technique de « visionnement » et de préanalyse doit
beaucoup à leur approche.
Selon Condon et Ogston, d’une part, et Adam Kendon, d’autre part, on
trouve une relation étroite, synchrone, dans les rapports interpersonnels, par
une micro-analyse des séquences de mouvement des participants à une
conversation : on relève une ponctuation gestuelle et kinésique du discours,
une répétition inconsciente, en miroir, des gestes des leaders et des
mouvements analogues au discours, reprécisant ainsi les découvertes et les
analyses filmiques de Birdwhistell, Scheflen et Jacques Van Vlack 6.
Condon et Ogston ont montré en 1967 comment les mouvements
corporels entre les individus ou entre un individu et son propre discours
peuvent être fortement synchrones au micro-niveau qu’étudient
Birdwhistell et Scheflen.
« De rares recherches, écrit Kendon, suggèrent que lorsque les sujets
reçoivent des données (input) organisées rythmiquement comme la
musique, ils tendent à se mouvoir selon ce tempo, et s’ils sont déjà en train
de faire quelque chose, par exemple tapoter, marteler, taper à la machine, ils
vont rythmer cette activité, en relation avec le rythme de cet input 7. » Il
démontre de façon évidente la manière dont les mouvements de diverses
parties du corps correspondent à divers éléments du discours. Il a trouvé
que « plus l’élément du discours est grand, plus il y a de parties du corps
impliquées dans le “mouvement préparatoire au discours” ». Il étudie aussi
la communication par l’échange de regards.
Duncan a analysé en 1970 les comportements non verbaux complexes
qui régulent le « tour de parole », la « répartition du droit à la parole : qui
parle, dans une conversation, quand et pendant combien de temps.
Dittmann et Llewellyn ont étudié les relations différentielles des
mouvements durant de petites séries de mots (cinq en moyenne) jusqu’à une
terminaison et ils pensent que si un individu veut insister sur le fait que ce
qu’il dit est important, difficile à conceptualiser ou excitant, il va introduire
une redondance de son message par une série de gestes et mouvements
ponctuant et illustrant le discours, cette gesticulation se faisant au même
rythme personnel.

Messages inconsistants
D’autres chercheurs n’adhèrent pas strictement à une approche
communicationnelle, mais beaucoup reflètent effectivement le passage des
interprétations intrapsychiques « expressives » à l’accent porté sur les
facteurs sociaux dans le mouvement corporel. L’école anglaise a fait des
recherches sur l’échange de regards. Par exemple, Michael Argyle 8 et Janet
Dean ont mis au jour que la valeur de l’échange du regard diminue à
mesure que les sujets sont assis plus près. Ils distinguent « l’échange de
regards » du « regard » et étudient la direction du regard dans l’entretien
amical, détendu ou bien inquisiteur, « stressant » (où le regard fuit vers la
porte ou le plafond).
Ralph Exline et ses collaborateurs ont soutenu en 1961 que les sujets
qui ont « triché » présentent une interaction « visuelle réduite » (c’est-à-dire
qu’ils évitent le regard d’autrui), mais il s’agit peut-étre d’un stéréotype.
Albert Mehrabian a étudié en 1968 la façon dont les sujets se tiennent
par rapport à des personnes de différents statut, rôle, position, situation,
sexe, âge, et degré de sympathie. Il analyse les « messages inconsistants »,
et en particulier le sarcasme et le « double message contraignant », et
montre expérimentalement que la sympathie s’exprime selon une formule
qui va devenir célèbre : appréciation positive totale = 7 % d’appréciation
verbale positive + 38 % d’appréciation vocale positive + 58 %
d’appréciation positive du visage et de son expression.
Selon lui, la communication non verbale (par la mimique, le ton,
l’intensité, les gestes, la position) l’emporte de loin sur les mots eux-
mêmes, dans l’impression reçue et ses conséquences sur la relation. Il
aborde la communication inconsistante à double sens, par exemple le
sarcasme, le langage au sein du langage (paralinguistique et phénomènes
vocaux, l’intensité, les pauses, les erreurs), la ponctuation gestuelle vocale.
Mehrabian tente surtout en 1972 une analyse multidimensionnelle de la
communication non verbale à trois dimensions de pouvoir, attitude positive
et réponse.
L’intérêt porté aux aspects sociaux et « communicatifs » du mouvement
a dominé les années 1970. Birdwhistell a donné une orientation nouvelle
dans la recherche sur le mouvement corporel, le langage du corps et la
communication non verbale. Lui et Scheflen et Goffman ont étudié à la fois
la communication difficile de la psychothérapie et les relations de la vie
quotidienne. Erving Goffman s’est en particulier intéressé à la mise en
scène de la vie quotidienne, aux « rituels de rencontre », et a démontré à
quel point le geste pouvait être illustrant et imagé (« iconographique ») à la
fois tel qu’il est décodable (« parlant ») dans un film au ralenti et dans une
« photographie parlante ». Les sciences humaines ont pris alors un
« tournant » et les recherches sur le comportement ont continué sous un
nom et avec une optique différents.

1. Un ami qui connaissait mes centres d’intérêt me l’envoya en 1956. Ce texte passa inaperçu, à
l’époque, des psychologues et des milieux universitaires jusqu’à sa réédition dans Kinesics and
Context.
2. L’école de Palo Alto rattache la double contrainte, ou «double message contraignant» et
répétitif de la mère envers son enfant, à l’étiologie de la schizophrénie.
3. R. Birdwhistell, Kinesics and Context, op. cit., p. 19-23, p. 44-45 et p. 124.
4. Les théories sur la «double contrainte» de Gregory Bateson et Don Jackson ont été reprises
par Ronald Laing. J’ai vu et étudié les films de Scheflen avec lui, dans son laboratoire, au cours d’un
de ses séminaires, en mars 1975.
5. A. Scheflen, Stream and Structure of Communicational Behavior, Philadelphie, Eastern
Pennsylvania Psychiatric Institute, 1965,
p. 17.
6. J’ai pu visionner à Philadelphie, avant son décès en 1975, les films tournés par Van Vlack et
en discuter avec lui.
7. A. Kendon, «Some Functions of Gaze Direction in Social Interaction», Acta Psychol., 26,
1967, p. 36 et p. 37.
8. Argyle a travaillé un temps aux États-Unis avec Kendon.
12
Différences culturelles

C’est encore Darwin qui a commencé une étude comparative sur les
différences culturelles, en ce qui concerne le geste, le mouvement corporel.
Mais après lui, ce domaine est resté inexploré pendant une centaine
d’années, excepté quelques études faites par les ethnologues de la danse et
les gens de théâtre.
Il existe des recherches et une importante documentation sur les
différentes danses et rituels du monde. On trouve beaucoup de
compréhension des relations entre les types de danse, l’organisation des
groupes, et les coutumes sociales.

Les effets de l’acculturation


On relève des mentions éparses de diverses mimiques, « conventions
gestuelles », des expressions faciales, des cérémonials, dans les livres
d’anthropologie. L’étude approfondie des différences culturelles dans le
domaine de la kinésie, du geste, du mouvement corporel est rare avant 1941
et il faut citer l’analyse aujourd’hui classique faite par David Efron des
différences entre le comportement gestuel des sous-groupes d’Italiens et
sous-groupes juifs de New York.
D’origine juive et argentine, Efron étudiait l’anthropologie à New York.
Pour tenter de réfuter les thèses racistes allemandes nazies et leur
propagande de guerre selon laquelle les gestes et types corporels étaient
innés, il étudie pendant la Seconde Guerre mondiale les effets de
l’acculturation sur les gestes simples et quotidiens. Efron et un collègue
(artiste et acteur) passèrent deux ans à observer et à décrire, en les
dessinant, les gestes, les formations de groupes, et les schémas de contact et
du toucher amical-accidentel-relationnel-habituel d’Italiens et de Juifs de la
première et de la deuxième générations d’émigrés vivant à New York. Ils
observèrent des gens parlant par groupes, dans divers quartiers de la ville,
dans les bas quartiers populaires de l’East Side, ou dans les réunions
mondaines du West Side. Ils remarquèrent que les Juifs de la première
génération tendaient à se tenir debout ou assis beaucoup plus rapprochés, à
agiter les avant-bras et les mains, à dessiner des tracés complexes dans
l’espace en gesticulant (des sortes de dentelles gestuelles dans l’air) et à se
toucher mutuellement. Certaines de ses constatations seront reprises par
Hall à propos des Arabes qui, eux aussi, parlent avec les mains et se
touchent en parlant. Les Italiens de la première génération d’émigrés
tendent à se tenir plus à distance, à gesticuler par traits amples des bras
entiers, à user de gestes plus mimiques, ponctués de vigoureux gestes
circulaires, et à se toucher plus rarement entre eux.
Alors que les différences entre les Juifs et les Italiens de la première
génération sont nombreuses et intéressantes, leurs enfants commencent à se
ressembler et à gesticuler, se tenir et se mouvoir comme l’Américain
moyen.

Quelques continuateurs de David Efron


Souvent citée, l’étude d’Efron est restée assez isolée. Notons le travail
de deux linguistes américains ayant enseigné en Amérique latine en 1960-
1962, Robert Saitz et Edward Cervenka (1972), sur les gestes des
Colombiens, comparés à ceux de l’Américain du Nord. Les deux
chercheurs se sont basés, pour cette étude, sur les travaux d’Efron, les
descriptions de Birdwhistell sur le comportement kinésique en
psychothérapie. Déjà Weston La Barre, en 1947, avait indiqué les
différences de gestes à travers les diverses cultures mondiales. Gordon
Hewes a analysé en 1955 les « habitudes positionnelles » de plusieurs
cultures, sur des photographies et dans la littérature. Birdwhistell mentionne
quelques exemples de différences kinésiques entre gens de différentes
régions. Il soutient que ce mouvement varie fortement selon les cultures, et
est encore visible dans les sous-cultures américaines urbaines. Il est
d’ailleurs capable de le percevoir, de (bien) donner l’origine sociorégionale
des individus, et de les imiter. Il filme aussi des individus à leur insu en
interaction normale ou en public (par exemple des familles nourrissant des
animaux au zoo, dans plusieurs pays).
Edward T. Hall décrit les différences culturelles de proximité et de
contacts physiques légers (attouchements) et ouvre un nouveau domaine de
recherche, qu’il appelle la proxémie. On peut concevoir l’étude de la
proxémie et du voisinage comme faisant partie de la recherche sur la
communication non verbale et le mouvement, étant donné qu’elle aborde
les formations de groupes, les relations entre les hommes.

La choréométrie
Une pionnière de la recherche kinésique, Irmgard Bartenieff 1, de New
York, et ses élèves, dont un musicologue ayant longuement travaillé l’étude
culturelle de style de chant et des danseurs formés aux systèmes de
mouvement de Laban, font en 1966 une étude interculturelle des types de
danse et de travail, à l’aide de films anthropologiques du monde entier 2. Ils
ont recherché tant dans les traditions passées que dans le présent, et mis au
point un système de codification utile pour enregistrer les éléments des
styles de mouvements de cultures homogènes de peuples non industrialisés.
Ces recherches, appelées choréométriques, s’intéressent au style du
mouvement, utilisent des techniques de notation et d’analyse de la danse,
mais vont plus loin et peuvent être utilisées pour noter et codifier les
schémas moteurs d’individus isolés ou en interaction. Ils ont montré
combien les styles de mouvements sont liés aux niveaux de subsistance
socio-économique des diverses cultures. Le niveau de complexité des styles
de mouvement mesurés (par exemple, selon le mode de « transition
spatiale », depuis le renversement simple jusqu’aux « transitions
tridimensionnelles », bouclées d’un sens dans l’autre) est lié au niveau de
complexité économique, qu’il s’agisse de civilisation de cueillette ou
d’agriculteurs utilisant l’irrigation. Le monde leur paraît pouvoir être
subdivisé en six zones ou réségions selon le style de la danse ; à partir de
leurs feuilles de codification, ils pensent pouvoir tirer des « profils de
mouvement » illustrant les différences et les ressemblances de diverses
cultures.
La choréométrie, s’appliquant aux styles, n’est pas limitée au monde de
la danse et peut se transposer dans le domaine des sciences humaines, de
l’éthologie humaine, et être utilisée pour la codification des schémas de
mouvement et vraisemblablement des schémas moteurs et caractéristiques
de mouvements observés dans les petits groupes, en groupe, en réunion de
travail ou en ville. Cette étude de Bartenieff et Lomax est devenue
classique.

La tentation des universaux


D’autres chercheurs ont essayé de démontrer, par une recherche
filmique comparative, que la mimique est universelle. Ainsi, Irenäus Eibl-
Eibesfeldt a montré en 1971 que le « déclic du sourcil », accompagné d’un
sourire, se produit dans les salutations de cultures aussi différentes que
celles des Européens (aussi bien en France qu’en Europe centrale) que dans
diverses cultures du Pacifique (à Bali, Samoa, en Nouvelle-Guinée chez les
Papous), chez les Indiens d’Amérique latine (Waika et Boshimans), et il
pense que dans d’autres cultures, ce déclic serait culturellement inhibé,
comme au Japon, ou dans certaines situations de méfiance ou réserve en
Europe centrale. Pour lui, il s’agirait d’un signe « ritualisé » accompagnant
souvent l’énoncé de la formule : « Ah, c’est vous… » Il tente de lui trouver
une origine animale et rapproche le déclic du sourcil de l’homme et du
macaque.
D’une certaine façon, on peut considérer ces études comme la preuve
des aspects multiculturels, ou, ainsi qu’on les appelait autrefois, des
« universaux » de l’expression corporelle, du langage du corps et de la
reconnaissance de ce fait. Toutefois, le problème des universaux reste posé,
notamment par Jakobson et son étude sur le « oui » et le « non » gestuels. Il
compare le « oui » et le « non » exprimé d’un mouvement de tête dans
plusieurs cultures européennes et de langue slave et s’emploie à expliquer
leurs oppositions ou différences par différentes techniques spatio-
temporelles de détournement de la tête.

1. Irmgard Bartenieff a développé une école de danse à New York pendant plus de cinquante
ans, puis de thérapie par la danse et un groupe de recherches après avoir travaillé avec Rudolf von
Laban à Munich et à Londres.
2. Ces films ont été montrés en 1975 et 1976 au congrès de la Société d’anthropologie visuelle à
Philadelpie (Temple University). Ce qui suit est issu de mes notes personnelles et de discusions avec
les auteurs.
13
Développement de l’enfant
et communication non verbale

C’est aussi Darwin qui a, le premier, essayé d’analyser l’évolution des


expressions du visage chez ses propres enfants en bas âge. En 1946, René
Spitz, dans son analyse de l’apparition du sourire, a repris et développé ce
sujet, ainsi que Washbum (1929), dans l’étude qu’elle a faite des stades
évolutifs du comportement expressif au cours de la première année de la vie
de l’enfant. Plusieurs études ont paru entre les deux guerres sur les
nourrissons, enfants en bas âge et au jardin d’enfants avec des observations
d’expressions non verbales. À partir des années 1950, on s’est mis à
observer directement les interactions mère-nourrisson, une grande partie de
l’analyse étant évidemment axée sur le comportement non verbal.
En éthologie humaine, Hubert Montagner a filmé au début des années
1970 les interactions des enfants entre eux et avec leurs mères et
éducatrices. Birdwhistell soutient que l’évolution des schémas kinésiques
est un phénomène culturel extrêmement complexe. On trouve quelques
recherches sur l’évolution gestuelle et linguistique de l’enfant, en plus des
travaux de Spitz, Piaget, Bowlby et Arnold Gesell. Nous possédons
finalement peu d’indications réelles sur le moment où se produisent certains
gestes et certaines expressions, ni sur la manière dont ils s’intègrent, ni sur
la façon dont un enfant né inachevé va devenir un petit homme, se civiliser,
ou recevoir un « programme » de communication, selon l’expression de
Scheflen, et prendre part à des schémas d’interaction, socialement et
culturellement déterminés, voire « programmés ».
Cependant, quelques psychanalystes ont envisagé le rôle du mouvement
dans l’évolution et le développement des mécanismes du moi et la
formation du caractère, sans parler des recherches sur le sourire. Spitz
l’étudie dans son traitement analytique de l’ontogenèse du hochement de
tête, depuis la réaction fondamentale du nouveau-né jusqu’à un signal
sémantique de négation. Mittelman a postulé en 1954 une phase motrice
distincte, dans l’évolution du moi de l’enfant vers l’âge de deux ans. Un
travail intéressant a été produit en 1965, aux États-Unis, par Judith
Kestenberg et ses collaborateurs sur le rôle du mouvement corporel dans
l’évolution génétique personnelle d’un individu. Elle rassemble des
observations détaillées de structures de mouvements d’enfants, portant sur
de nombreuses années, en tentant d’intégrer à la fois la façon dont Laban
aborde l’analyse du mouvement et la théorie freudienne. Elle étudie les
microtensions, les fluctuations infimes du « courant de tension » et du
« courant de forme », proches, très schématiquement, des variations
observables de tension musculaire et des schémas moteurs d’expansion et
de contraction dans l’espace.
Kestenberg soutient qu’il existe un certain nombre de différences de
structures et de rythmes de mouvement de schémas moteurs, déjà à la
naissance (comme le pensait Fries dès 1938), et que ces rythmes et schémas
moteurs congénitaux persistent pendant toute l’évolution de l’enfant, bien
que sous une forme modifiée et plus complexe, et bien que ce dernier puisse
avoir certains « rythmes préférés » qui sont des expressions importantes de
sa personnalité, que chaque enfant passe par des stades d’évolution où
certains rythmes se rattachent et servent à la libération de pulsions
déterminées : les courbes sinusoïdes de taux de tension seraient
caractéristiques du stade oral. Kestenberg semble avoir mis en évidence des
rythmes de tension motrice reliés au stade anal, urétral et phallique. Parmi
ses divers travaux, citons son analyse des rapports de l’évolution des
rythmes et des facteurs spatiaux avec les stades perceptifs, cognitifs et
affectifs. Selon elle, la prédominance de rythmes « urétraux », la maîtrise
croissante du démarrage, de la course et de l’arrêt, et le « stress » sur le plan
sagittal (dimensions vers l’avant et vers l’arrière) sont quelques-uns des
phénomènes moteurs qui sont en corrélation avec la phase motrice où
l’enfant acquiert les concepts de continuité du temps, de son temps vécu et
du temps des horloges.
De nombreuses recherches sur l’évolution du comportement portent sur
les états normaux de développement des attitudes, de la locomotion et du
comportement visuopréhensible. Juste avant la Seconde Guerre mondiale,
Arnold Gesell et ses collaborateurs firent des analyses précises et élaborées
de films des stades, périodes et moments où un enfant est capable de fixer
son attention, empoigner, se retourner, se mettre debout, etc. McGraw
(1943) livre une analyse classique des stades du développement moteur et
leurs rapports avec la maturation neuromusculaire de l’enfant. On utilise
beaucoup les tests moteurs dans les recherches classiques sur le
développement des nourrissons et enfants en bas âge et les échelles de
développement. Bien que l’on puisse admettre que, dans une certaine
mesure, le niveau de développement moteur reflète les progrès de
l’évolution générale de l’enfant (Françoise Dolto pense d’ailleurs qu’il y a
des relations nettes entre la grâce, l’habileté motrice – ou la maladresse –, le
carrefour bucco-laryngé, et les relations archaïques à la mère), et malgré les
remarques et observations de Piaget sur sa propre fille de huit à dix-huit
mois en particulier, et les recherches sur Helen Keller, sourde, muette et
aveugle, ou encore celles sur l’intelligence sensori-motrice (de zéro à deux
ans), les rapports entre des aptitudes motrices ou sensori-motrices et
l’intelligence générale en particulier ne paraissent guère concluants.
14
Le groupe de Palo Alto

Ce qu’on appelle le groupe de Palo Alto, lorsqu’on fait référence à la


recherche en communication non verbale, se situe chronologiquement
autour de 1956. Il est à la fois aisé à citer et difficile à définir, dans la
mesure où un grand nombre de travaux sont nés de rencontres fructueuses
et quasi fortuites entre des psychiatres d’hôpitaux de San Francisco (comme
Jurgen Ruesch), d’enseignants et de chercheurs de l’université de Stanford
(Palo Alto est à trente-cinq kilomètres de San Francisco), de savants
éminents invités à passer une année sabbatique (payée) à réfléchir en
Californie sur ce qui leur plaît ou plairait de faire et d’entreprendre, de
médecins anthropologues, linguistes travaillant au Veteran’s Administration
Hospital ou au Mental Research Institute (MRI).
C’est dans ce bouillon de culture d’idées et d’échanges que, par
sérendipité donc, sont nés la théorie de la double contrainte (double bind),
les premiers films et les premières recherches en thérapie familiale, à partir
desquels on pourrait dire que la communication non verbale a pris son
envol.
En 1942, lors d’une des célèbres conférences de la Macy Foundation,
Gregory Bateson rencontre Warren Mc-Culloch et Julian Bigelow, qui
s’intéressaient au feed-back. À son retour de la guerre, il est invité à
participer aux conférences de la Macy Foundation sur la cybernétique.
Après ses recherches sur le terrain à Bali, avec Margaret Mead, son
épouse à l’époque, et à la suite de son stage en psychiatrie avec Jurgen
Ruesch à la Langley Porter Clinic de San Francisco, Bateson est, de 1949 à
1962, « ethnologue » au Veterean’s Administration Hospital de Palo Alto, et
libre de développer ses idées.
Il est évident pour lui que l’homme crée son propre monde, le monde
qu’il perçoit, et comme le lui écrit son élève Mark Engel, « que l’essence de
tous nos maux est une façon erronée de penser ».
C’est dans cette direction qu’il va s’orienter. Pour lui, notre
apprentissage est secondaire, préformé et programmé. Nous apprenons à
apprendre, nous apprenons à apprendre à apprendre, et nous apprenons
aussi « à apprendre à ne pas apprendre ». Nous percevons les choses dans
leur ensemble ou en « patterns », nous nous les rappelons de même, et c’est
ainsi que nous incorporons les manières de voir de notre société.
Gregory Bateson travaille avec Jurgen Ruesch à l’occasion et ils
publient ensemble un livre en 1951 sur la communication :
Communication : The Social Matrix of Psychiatry. Ruesch est un Européen
d’origine alémanique. Il s’intéresse à la communication non verbale,
observant avec une grande perspicacité son entourage. Professeur de
psychiatrie à la faculté de médecine de San Francisco (University of
California School of Medecine), il fonde la recherche à la Langley Porter
Clinic de San Francisco, et fait des recherches sur la communication non
verbale grâce à une bourse du National Institute for Mental Health. Son
ouvrage sur ce sujet a été publié aussi à la même époque (1956) sous le titre
Non-verbal Communication Notes on the Visual Perception of Human
Relations.
Ruesch et Weldon Kees ont tenté de démontrer, essentiellement par des
photographies, qu’il y a une structure logique des activités interpersonnelles
dans des interactions sociales précises. Erving Goffman poursuivra un
travail en ce sens.
Bateson, lui, est anglais, élevé à Cambridge. Il s’est déjà intéressé à la
philosophie mathématique de Russell et Whitehead et a été influencé par
Lamarck, William Blake, Collingwood, qui, en analysant le processus de
cristallisation, reconnaissent l’importance du contexte.
Bateson applique la logique de Russell et Whitehead à ses recherches
sur la communication – assisté de Jay Haley, John Weakland et Bill Fry –
dans son équipe du V.A. Hospital, puis, après le départ de Fry, par Don
Jackson, professeur à Stanford. Haley eut l’intuition que la communication
chez les schizophrènes provient d’une incapacité à discrimer les types
logiques et Bateson était convaincu que la communication dans les familles
de schizophrènes obéissait au paradoxe décrit par Russell et Whitehead.
Pour décrire cette communication paradoxale, il a construit la théorie de la
« double contrainte ». Don Jackson a accueilli cette hypothèse qui se
rapprochait de ses propres idées sur l’homéostasie familiale. Ce projet
(1952-1954) a été soutenu par la Fondation Rockefeller, administré par le
Département de sociologie et d’anthropologie de Stanford et dirigé par
Bateson, puis aidé par la Josiah Macy Foundation. En 1954, leurs premiers
résultats ont été connus. Bateson connut un renouveau de célébrité en 1956.
Leurs travaux sont à la base de l’approche psycho-sociologique et
communicationnelle de la maladie mentale et d’innovations thérapeutiques.
À la même époque, la psychothérapeute et psychanalyste Frieda
Fromm-Reichmann (1889-1957), vivant et travaillant dans la région, a créé
un groupe de recherches sur la schizophrénie. Elle invite Bateson à la
rejoindre, et ils tournent avec Birdwhistell et d’autres un film sur les
familles de schizophrènes. Frieda Fromm-Reichmann s’était intéressée au
psychodrame (elle a édité un livre avec Moreno) et tentait de sortir de
l’ornière la psychiatrie classique. À la suite de son séminaire avec Trager,
Birdwhistell avait tenté de mettre en évidence une « morphologie »
kinésique et il crée donc, en 1952, la kinésique.
Ray Birdwhistell a travaillé, de mai à septembre 1956, avec Bateson et
Fromm-Reichmann sur le langage non verbal dans les familles de
schizophrènes et enregistré une série de films sur les relations de la mère à
l’enfant. Birdwhistell et Bateson ont donc été invités par le « groupe de
Palo Alto » à travailler avec eux un des films (en liaison avec l’Institute for
the Advanced Study in the Behavioral Sciences, à Stanford). Le groupe de
Palo Alto réunissant, pour l’année sabbatique ou plus, des linguistes
(Norman McQuown et Charles Hockett), des anthropologues (Gregory
Bateson, Ray Birdwhistell) et des psychiatres (Henry Brosin et Frieda
Fromm-Reichmann), mit en évidence l’interdépendance des comportements
audibles et visibles dans la conversation. (En étudiant ces films au ralenti,
on voit apparaître le « sens » du geste, et en particulier on peut percevoir le
« double message contraignant » de la mère, dans les familles de
schizophrènes. Birdwhistell en analyse quelques extraits dans Kinesics and
Context.)
Birdwhistell reviendra de Philadelphie en 1968-1969, pour son année
sabbatique, à Palo Alto, comme fellow du Center for Advanced Study in the
Behavioral Sciences, où son élève et ami, le psychiatre Albert Scheflen,
avait passé son année sabbatique l’année précédente. À la même époque
(1956-1960), des chercheurs de la théorie générale des systèmes (Ludwig
von Bertalanffy), des linguistes (Miller, Pribram), des écrivains (Koestler)
se trouvaient aussi à Palo Alto. De nombreux artistes, peintres, écrivains
vivent peu plus au sud, à Carmel et Big Sur 1. Un groupe de chercheurs se
réunit autour de Bateson et Don Jackson à Palo Alto, pour étudier la
schizophrénie, d’abord informellement, puis en fondant le Mental Research
Institute en 1958. Jackson meurt en 1968 d’une crise cardiaque. Après sa
mort, la direction de cet institut est reprise par Paul Watzlawick, qui
poursuit les travaux de ce groupe sur la logique de la communication.
Bateson quitte Palo Alto en 1963 pour enseigner dans une autre université
de Californie (Santa Cruz) après un séjour d’études à Hawaï avec John
Lilly, pour étudier le langage des dauphins. Puis il a travaillé sur les formes
logiques et symboliques et les niveaux d’abstraction, participant parfois,
aux États-Unis comme en Europe, à des colloques « fermés » et à des
séminaires réservés à un petit nombre de spécialistes de la linguistique, de
la kinésie, de l’anthropologie culturelle, de l’analyse photographique, de
l’anthropologie visuelle et de la communication non verbale.

1. Le groupe de Palo Alto n’a pas de rapports avec l’Institut Esalen (Big Sur), bien que j’y aie
rencontré l’assistante de Margaret Mead en 1972, Pat Grinager-Trager.
15
L’expression dans son contexte

On a longtemps pensé que les mots seuls expliquaient le sens des


communications humaines et que les hommes ne faisaient attention qu’aux
formes verbales et presque uniquement au discours. Mais dans les années
1930-1940, la situation a commencé à changer, grâce notamment à Efron et
à Kurt Lewin. Le tournant a été pris en 1952 avec les travaux de
Birdwhistell et de ses divers laboratoires de recherche à Philadelphie.
Avant cela, un certain nombre de disciplines se sont intéressées aux
aspects variés du langage, de la communication et du sens : la sémiotique,
la sémantique, la sémantique générale, la psychiatrie, la psychanalyse, la
psycholinguistique structurale.
Mais le sens du sens – ou de la signification – n’apparaissait pas
clairement, la tendance de la psychologie (individuelle) s’orientant vers la
motivation ou les traits de la personnalité en soi (de chaque personne, prise
séparément), la psychologie sociale s’occupant des relations dans un
groupe, et la linguistique structurale décrivant les formes du langage mais
évitant d’en chercher le sens. Les mots paraissaient relativement clairs et
quasiment sacrés dans un contexte communicationnel (et non expressif) de
lieux, d’objets, d’événements. Ainsi, écrit Scheflen, « nous avons cru qu’il
y avait communication lorsque les mots évoquaient la mémoire de leur sens
chez l’auditeur, mais ces conceptions paraissaient enfantines et ne
résistaient pas à une étude de la réalité 1 ».
Jusqu’à la révolution conceptuelle des années 1940-1960, une manière
« aristotélicienne 2 » de penser et d’envisager la recherche scientifique
dominait dans la plupart des sciences : on recherchait la causalité, le sens du
discours plutôt que la relation entre le contenu et le processus, entre la
forme et le contexte (la dynamique des groupes avait étudié le processus
relativement indépendamment de la situation ; la psychologie individuelle
et sociale tenait peu ou prou compte du contexte). « On recherchait une
sorte d’essence, poursuit Scheflen, une “réponse” dans chaque partie
atomistique d’information […] : ainsi, la communication était réduite aux
actions séparées des participants et le processus des comportements de
communication utilisant plusieurs canaux à la fois de communication était
réduit au langage, lequel était réduit aux mots […]. On ne peut pas plus
trouver le sens dans les mots (seuls) qu’on ne peut trouver la conscience
dans une cellule nerveuse, ni l’amour dans une gonade. »
Cette conception de la communication totale, comprise dans son
contexte, a été influencée et transformée par plusieurs facteurs :
1. La théorie de l’information a été appliquée à la communication
humaine, d’abord avec un modèle vulgarisé d’action-réaction ou
interaction, puis avec une conception plus complexe des réseaux sociaux et
de l’organisation sociale, voire du réseau sociométrique, pour décrire un
groupe de gens en communication.
2. Les sciences humaines ont pris un tournant vers 1950 : au lieu de se
concentrer sur les individus qui communiquent, l’attention s’est portée sur
les modes de communication et les médias de communication entre les
« co-acteurs », avec les travaux de Marshall, Mehrabian, Birdwhistell,
Goffman, Scheflen, George Mead. Moreno tente d’introduire les notions de
réseaux sociométriques et de statut sociométrique ; Leon Festinger, celles
de perception sociale et de dissonance cognitive. Goffman introduit le
modèle comportemental et de règles de conduite en sociologie.
L’anthropologie intégra le structuralisme, puis, avec Baker (1963), la
psychologie américaine. Les Européens, Konrad Lorenz et Tynne Edwards
et aussi Mc Bride, Norris décrivent les patterns de communication des
sociétés animales.
3. Comme conséquence d’un changement de « centration » – des
sciences sociales (vers 1953-1955) aux sciences du comportement (vers
1956-1958) et du « pourquoi » au « comment » –, on a commencé à
s’apercevoir que le comportement de communication utilise plusieurs
canaux à la fois qui seraient peut-être même communs aux peuples d’une
même tradition et aux membres d’une même culture, et qui seraient utilisés
comme un code ou moyen de transmettre un sens : le langage, la
gesticulation, la mimique et les mouvements faciaux, le toucher,
l’espacement individuel (ou voisinage), l’odeur. Lorsque ce problème du
« codage du comportement individuel » traditionnel fut un peu éclairci, il
devint possible d’aborder autrement et de façon plus tangible l’information
ou la transmission.
4. La culture scientifique occidentale est doublement influencée par la
tradition gréco-latine et par la pensée cartésienne, rationalisée en utilisation
statistique.
5. L’influence de la perspective grecque classique sur notre pensée nous
fait concevoir l’homme comme un être rationnel, un être pensant et
conscient, et nous fait croire que tout ce qui n’est pas rationnel provient des
dieux ou plus souvent des démons, du péché originel, des instincts ou du
« ça » – et, avec Darwin, que le « langage verbal » exprime la pensée et que
le « langage du corps » exprime l’émotion. Cette vue a persisté chez les
sociologues et psychologues pendant près d’un siècle. Depuis les travaux
d’Efron (1941) sur les gestes des micro-cultures à New York et de
Birdwhistell sur la kinésie, l’expression corporelle (les gestes, les
mouvements, la mimique) est considérée comme appartenant à un code
(tacite) qui exprime et régit les relations humaines, sans référence au
langage et aux processus mentaux conscients, mais en la comparant plutôt,
avec les éthologues, aux mouvements et au comportement des primates.
Dans cette optique, écrit Scheflen, « le langage et la pensée sont souvent
comme rationalisant, cachant ou commentant des actions déjà engagées 3 ».
6. Dans les années 1970 (tout comme aujourd’hui), un grand intérêt
s’est manifesté pour le langage du corps, et une série d’ouvrages de
vulgarisation ont paru, attribuant de façon parfois simpliste un sens précis
au langage du corps (par exemple se croiser les bras signifierait se
défendre) et à la psychodynamique des mouvements, alors que pour les
chercheurs, il ne peut s’agir – à la limite – que de décrire ce qui se passe et
en comprendre le sens, dans le contexte d’une culture ou sous-culture
donnée, qu’ils ont déchiffrée méthodiquement.
Les sciences de l’homme, les sciences du comportement, envisagent le
comportement corporel de deux façons différentes : d’après une école
psychologique (selon la tradition de la pensée occidentale) la
communication non verbale serait l’expression des émotions de l’individu ;
une école anthropo-éthologiste étudie le comportement des postures et
positions, du toucher et du mouvement, en relation avec le processus social,
comme la cohésion de groupe et la régulation de l’interaction. Les deux
tendances sont parfois réconciliées, alors qu’on considère à la fois un
individu (dont le mouvement peut être expressif) et le groupe auquel il
appartient, où les membres sont en interaction et influent les uns sur les
autres. (Ce comportement n’est pas uniquement humain, les chimpanzés,
par exemple, vocalisent, s’embrassent, se touchent la main lorsqu’ils se
rencontrent.)
Sans qu’on puisse à proprement parler de groupe de Philadelphie, trois
auteurs ont marqué cette dernière tendance : Birdwhistell, Scheflen et
Goffman. C’est aussi à Philadelphie que s’est développée « l’analyse
directe » (John Rosen) et la thérapie familiale (Salvador Minuchin),
utilisant l’audiovisuel.
On peut appeler, avec Duncan, « approche structuraliste » la méthode de
travail de Birdwhistell pour l’étude et la compréhension de la
communication non verbale, s’inspirant des linguistes et considérant la
communication comme un système autonome, ayant ses règles propres et
provenant de l’héritage culturel de l’homme dans ce système : chaque
élément (geste, mouvement, etc.) n’a de signification que dans son
contexte, et doit être étudié dans son ensemble. C’est une approche
empirique, qui décide de ne pas distinguer entre expression et
communication, qui pense que tout comportement identifiable est un
comportement de communication, et qu’il faut donc partir du niveau
structurel le plus bas pour atteindre des niveaux d’analyse supérieurs, à
partir de détails minutieusement perçus, enregistrés, analysés, et rejette
explicitement toute méthode statistique, puisque, selon Birdwhistell et son
collègue, ami et élève Scheflen, la liaison des éléments avec leur contexte
ne relève pas de la probabilité, et toute explication causale de gestes qui
seraient parlants.
Cette approche structuraliste, à la suite de Birdwhistell, a créé un
système très complet de notations (à partir de l’observation filmée des
mouvements, de la contraction musculaire, et de l’orientation du corps) et
de tabulations. La participation aux travaux de cette équipe sur l’analyse
filmée des gestes et de l’interaction et la vue des films réalisés sont
nettement plus convaincantes, scientifiquement parlant, que les ouvrages
publiés, dont les explications globalisantes peuvent ne pas paraître des
preuves formelles de comportement humain – universel ou culturel. Basée
sur l’observation directe et minutieuse, en milieu naturel, cette école
s’oppose à la tendance des psychologues à généraliser des expériences de
laboratoire (souvent faites sur des étudiants en psychologie), à en tirer des
lois générales, tout en oubliant (à tort) le contexte socioculturel et socio-
économique des individus. Elle refuse, au contraire, de donner une
signification aux gestes, se contentant de constater une certaine
synchronicité dans un contexte donné, dans une situation donnée et dans un
contexte naturel.
Par exemple, l’étude filmique d’une interview thérapeutique peut mettre
en évidence les changements de thèmes abordés, concomitants aux
changements de position de la pipe du psychiatre, passant d’une main à
l’autre (Birdwhistell et Vlack), ou le fait qu’un jeune homme boive un verre
d’eau chaque fois que le psychiatre nomme son père (Scheflen), ou encore
la synchronicité de hochements de tête entre l’homme et l’animal dans une
visite au zoo (Birdwhistell), sans poser la question des salutations, de la
« contagion » ou de l’origine animale de comportements humains.
Mario von Cranach considère cette position comme indéfendable, de
par le rejet des statistiques et des facteurs de probabilité. Il me semble que
ceux qui ont vu les minutieuses et combien parlantes études filmiques,
basées sur un comptage précis de « kinésismes » et de micromouvements,
ne peuvent considérer que comme légère la critique de Cranach et la mode
de ne considérer comme scientifique que ce qui s’accompagne de
statistiques.
Michael Argyle critique justement la tradition des psychologues et des
psychosociologues qui s’acharnent à mener des études expérimentales
parfaitement conduites dans des conditions (artificielles) de laboratoire, où
les sujets sont assis, souvent même sans motivations réelles, dans de petites
pièces, et regardent des lumières, appuient sur des boutons. Ils sont traités
en principe comme des objets auxquels on ne parle pas, mais devant
lesquels on parle, donc, sans noter la communication non verbale, sans
règles d’interaction de situation. Des données isolées sont étudiées
fréquemment de façon élégante, mais toutefois les résultats peuvent être
déconcertants, exagérés, voire inexacts, si la recherche est refaite dans un
climat signifiant pour le sujet.
Argyle et McHenry étudient minutieusement les détails du processus
d’interaction sociale au niveau des éléments de l’interaction et de la
structure, en particulier à partir de courtes séquences (quelques secondes
pour Birdwhistell, quelques minutes pour Scheflen) d’interactions filmées.
Une analyse minutieuse et fréquemment répétée de la même séquence, au
ralenti et en accéléré, permet de voir se dégager comme un ballet rythmé,
parfois comme au métronome, entre certains gestes, positions, thèmes,
participants ou sous-groupes.
Une approche voisine (Goffman étant le collègue, l’élève et l’ami de
Birdwhistell) est celle qui tente de faire la théorie de l’interaction
symbolique et d’établir les règles sociales, situationnelles, interactionnelles,
rituelles qui régissent les rapports humains : l’individu tiendrait compte de
ces règles, en s’y référant symboliquement, à partir de ses propres besoins
pour William Schutz, d’affiliation ou d’inclusion, d’affection et de contrôle
de la situation pour Erving Goffman, pour donner une certaine (bonne)
image de soi, selon sa définition (subjective) de la situation (l’homme
dominant et le stigmatisé se comportant différemment).
Cette méthode utilise l’observation empathique de soi-même et d’autrui
(souvent dans la vie quotidienne et dans la rue), l’analyse de documents
biographiques et filmiques, et des interventions parfois quasiment
expérimentales dans la vie quotidienne.

Birdwhistell
Né le 29 septembre 1918 à Cincinnati (Ohio), Ray Birdwhistell fait
d’abord des études de sociologie et de psychologie à l’université Miami
(Oxford, Ohio), puis d’anthropologie à la Ohio State University, avant de
faire son doctorat d’anthropologie à l’université de Chicago sur la
socialisation et le potentiel de mobilité de l’homme, en 1951. Entre-temps,
il avait poursuivi des recherches sur la socialisation des Indiens
d’Amérique. Il travaille et enseigne au Canada (1944-1946), puis est chargé
de l’anthropologie à l’université de Louisville (1948-1952). Il participe
pendant six mois, début 1952, au séminaire des linguistes anthropologues
George L. Trager et Henry Lee Smith, et élabore avec eux un certains
nombre de concepts sur les rapports entre la linguistique et le mouvement,
et fonde son analyse kinésique sur le modèle linguistique. Il publie le
15 mai 1952 sa célèbre plaquette ronéotypée, Introduction to Kinesics : An
Annotation System for Analysis of Body Motion and Gestures, qui, en
soixante-quinze pages, fonde une nouvelle science, la kinésie, et une
nouvelle manière de comprendre la communication humaine.
Pour lui, dans une communication, il n’y a pas un émetteur A qui
envoie un message à un récepteur B, lequel, en retour, va s’adresser à A. A
ne communique pas avec B, mais A et B sont engagés ensemble dans une
communication qui se passe à plusieurs niveaux, utilise plusieurs canaux,
ne se comprend que dans un contexte, et ne se décode que patiemment.
Utilisant le film pour étudier au ralenti cet enchevêtrement multiple, il
diminue le temps de décodage nécessaire par seconde d’interaction (sur le
film) de cinquante ou cent heures d’analyse à trente heures, puis à une
heure. Il a une approche stucturale de la communication.
De mai à septembre 1956, Birdwhistell participe au groupe de
recherches de Palo Alto, avec Gregory Bateson et Frieda Fromm-
Reichmann, filme et étudie des familles de schizophrènes, après avoir
travaillé avec Jurgen Ruesch.
Après trois ans passés à Buffalo, dans le département de linguistique, il
s’installe à Philadelphie en 1959, d’abord pour enseigner la recherche
anthropologique dans le département de psychiatrie du Temple University
Health Science Center, et à l’Eastern Pennsylvania Psychiatric Institute
(EPPI). Il y restera jusqu’en 1968, puis, après une année au Canada et à
Palo Alto, il est professeur de communication (à partir de 1969) à
l’Annenberg School for Communication, à l’université de Pensylvanie, à
Philadelphie – tout en continuant ses recherches à l’EPPI où il installe, avec
son photographe-cameraman Jacques Van Vlack, une salle de filmage et
une salle de projection. Il filme avec une caméra fixe et visible, pour que sa
prise ne soit pas « biaisée » par les opinions ou goûts de l’opérateur, et
d’autres caméras mobiles (une projection simultanée sur un seul écran, de la
vue, de deux ou trois ou quatre caméras est possible, donnant à la fois la
partie, les réactions et le tout).
Avec les linguistes Norman McQuown et Henry Lee Smith,
Birdwhistell fait en 1971 un film d’une heure : Natural History of an
Interview.
Il se considère comme l’élève en linguistique de McQuown, Trager et
Smith – assez pour créer une parakinésie sur le modèle du paralangage et
une analyse kinésique sur le modèle de la linguistique.
McQuown et ses étudiants avaient d’ailleurs longuement étudié les
documents de Palo Alto de 1956, réalisés au Center for Advanced Study in
the Behaviors Sciences. À partir de 1958, le psychiatre Albert Scheflen
travaille avec lui. Ils ont travaillé ensemble à l’EPPI, avec Jacques Van
Vlack, avec l’aide du psychiatre Henry Brosin. Une partie de la kinésie
provient de tous ces échanges et aussi du dialogue avec son élève, collègue
et ami Erving Goffman, qui a remis en question son approche structurale,
linguistique, kinésique.

Scheflen
Le médecin-psychiatre et thérapeute Albert E. Scheflen s’est lancé dans
la recherche en kinésie et communication non verbale à partir de 1957. Il
travaille avec Birdwhistell dès 1958 à Philadelphie (EPPI) sur la
psychologie de la communication. Il continuera à travailler avec lui après
son retour à New York, où il exercera la psychiatrie. Parmi ses élèves, le
plus célèbre est Adam Kendon. « Une grande partie des dix dernières
années de ma carrière, écrit-il en 1971, a consisté à analyser trente-cinq
minutes de film (1955-1965). » En 1959, Birdwhistell et Scheflen avaient
établi un projet de recherche pour étudier la communication en
psychothérapie par une analyse dans son contexte de films de séance. Ils
filmèrent donc et analysèrent dix séances de psychothérapie d’une jeune
fille schizophrène, réalisées par deux cothérapeutes hommes. La malade
(« Marge ») provenait d’une consultation des services du docteur Rosen et
de son Institut pour l’analyse directe. Scheflen indique d’ailleurs que c’est
Bateson qui avait commencé en 1954 à filmer des malades mentaux 4.
Scheflen a développé ces recherches et tenté de distinguer les
communications kinésiques, posturales, tactiles, odorifères, par artefacts,
des situations de psychothérapie. Il semblerait que l’on pût trouver des
séquences de communications par le comportement marquées comme des
phrases (d’une demi-à cinq secondes) ou des constructions kinésiques (de
cinq secondes à une minute et demie). Selon Scheflen, les mammifères
domestiqués et les humains utilisent assez souvent le comportement
kinésique et des sons intentionnellement, « mais l’homme semble avoir un
plus grand nombre et une plus grande variété d’utilisations de ce genre ; il
peut utiliser le comportement réciproque de la séduction, par exemple, pour
attirer l’attention dans une réunion ou recruter des alliés pour soutenir son
point de vue. Il peut aussi utiliser les mouvements du visage ou les
expressions de manière variée et pour des buts très différents 5 ».

Goffman
Anthropologue, né en 1922 au Canada, Erving Goffman, après des
études à Toronto puis à Chicago, travaille dans le Département
d’anthropologie sociale d’Édimbourg et étudie les habitants des îles
Shetland, où il passe deux ans. De retour aux États-Unis, il participe à des
recherches sur la stratification sociale avec E. A. Shils (1952) et sur les
pratiques sociales avec E. C. Banfield (1954). Entre 1954 et 1957, il étudie,
du point de vue socio-psychologique, les grands hôpitaux psychiatriques
américains, sous l’égide du National Institute of Mental Health, et publie
Asiles (1973).
Il commence à enseigner en 1958 et devient en 1962 professeur de
sociologie à l’université de Californie à Berkeley (géographiquement
proche de l’université de Stanford, de Palo Alto), et à moins de quarante
kilomètres de San Francisco ; il y nouera des contacts fructueux).
Ensuite, il enseigne l’anthropologie à Philadelphie. Ses échanges et
rencontres avec Ray Birdwhistell sont fréquents. Ils s’influencent
réciproquement. Son étude sur les hôpitaux en montre le caractère
d’enfermement (en cela, il est proche de Michel Foucault). Il voit l’hôpital
comme une institution totalitaire prenant en charge complètement son
client, et régie par des lois plutôt implicites qu’explicites, dont la logique
n’est de fait qu’une extension de celle qui régit la société extérieure.
Goffman aborde l’hôpital psychiatrique sous l’angle du territoire et du
pouvoir, et montre à quel point il est une forteresse, un lieu fermé où la
société interne ceux qui la dérangent.
Cela posé et mis en évidence, Goffman a donc été conduit à étudier à la
fois « le monde comme un théâtre » et nos activités comme des cérémonies
et des interactions ritualisées dans la « présentation de soi dans la vie
quotidienne », les « relations en public », les « rites d’interaction » et
« stigmatisation ». Il est un des chefs de file du courant interactionniste
américain.
Si le stigmate stigmatise le handicapé physique, l’homme de couleur, le
bandit, celui qui est « autre » (différent, voire trop ou pas assez instruit pour
son rôle), c’est parce qu’il désigne un attribut qui discrédite ; lié à une place
dans la société et à un rôle que les autres lui attachent, à un stéréotype (on
parle plus fort à un aveugle, comme s’il était sourd, parce qu’il est classé
comme différent). On évite d’inviter à dîner en ville des veuves, des
divorcées, des chômeurs, comme si ne plus être en couple ou ne pas avoir
de travail équivalait à une mort sociale dans bien des cas, ou à une difficulté
de rôle.
Goffman étudie le jeu social, dont le rituel est à base de paroles, de
mimiques, de gestes, d’expressions corporelles, que le sociologue-
anthropologue étudie comme les termes d’un langage social précis qui, pour
être sous nos yeux, ne nous en est pas pour autant caché.
Il traite « l’interaction réelle » comme Edgar Poe décrivait la « lettre
volée », tellement visible qu’on ne la voit pas. Il donne de l’interaction
entre deux « coacteurs » en « coprésence » une définition qui reprécise le
rôle et le statut : « Toute personne possédant certaines caractéristiques
sociales est moralement en droit d’attendre de ses partenaires qu’ils
l’estiment et la traitent de façon correspondante », mais les caractéristiques
de ce statut se jouent dans un rôle, une posture, une manière d’être, plutôt
qu’elles ne s’exhibent.
Bien que, comme l’écrit Shirley Weitz 6, le travail de Goffman ait en
grande partie recours à des anecdotes, il donne une perspective importante
dans ses travaux sur la communication non verbale. Goffman, professeur à
l’université de Philadelphie, s’est beaucoup intéressé à l’analyse de la
réalité sociale, telle qu’elle est définie par William James dans son fameux
chapitre sur la perception de la réalité, dans lequel il se demande comment
nous savons que les choses sont vraies, et pose le problème de l’attention
sélective 7.
Il a beaucoup étudié comment et en quoi les photographies sont
« parlantes » et trahissent ou expriment les relations humaines, il voit les
interactions à la fois « cadrées » dans des cadres de référence et analysables
image par image 8.
Le contexte, le cadre de référence, donne la clé de ce qui est dit.
Birdwhistell et Goffman se sont influencés réciproquement bien que
leurs personnalités et manières de travailler et d’être paraissent, à première
vue, différentes, voire opposées. Goffman a travaillé sur le comportement
visible, perceptible et audible lors des rencontres de la vie quotidienne, dans
les endroits publics et privés, et parle en termes de comportement de
regards et d’échanges de regards, de gestes, positions, manifestations
verbales, que les individus mettent en action dans ces interactions, qu’ils le
désirent ou non, qui peuvent se décoder en termes de « rituels
d’interaction », de routine, dans la vie civilisée, c’est-à-dire sans que
l’individu n’ait de comportement ou de sentiment d’« adversion », de fuite,
d’agression, se sente menacé, craigne de « perdre la face », ni soit
embarrassé par le fait qu’il ne sait pas comment se conduire.
Goffman étudie les rites et rituels d’interaction dans la vie quotidienne
et insiste sur ce qui lui paraît iconique dans l’image et l’interaction. Il
observe surtout à l’œil nu.
Il essaie de décanter les lois, les conventions culturelles implicites qui
gouvernent le comportement verbal et non verbal dans des situations
différentes, ce qui n’est pas sans rapport avec la perception sociale et la
« sociométrie perceptuelle » et la manière dont les individus perçoivent la
situation, la définissent tacitement, décodent la communication non verbale.
Goffman a étudié en détail les guides de savoir-vivre pour tenter de
décoder et préciser les lois non écrites de notre comportement quotidien.
En 1963, Garfinkel a expérimenté in vivo, en manipulant et
transgressant délibérément les conventions, pour démontrer qu’elles
existaient : des étudiants se comportant chez eux comme à l’hôtel ou
bougeant les pièces de l’adversaire aux échecs. Allant plus loin, et plus
rigoureusement, Felipe et Sommer (1966) ont « envahi l’espace personnel
d’autrui » en s’asseyant, par exemple, près, très (trop) près d’inconnus, sur
des bancs publics, et ils ont constaté que les sujets (inconnus) de ces
expériences ont tous quitté les lieux très rapidement. Des recherches plus
systématiques sur la perception des personnes, sur l’interprétation
subjective de la communication non verbale ont aussi été faites par des
psychosociologues.
Sociologue autant qu’anthropologue, Erving Goffman, comme
d’ailleurs Sommer, se situe en ethnologue et étudie l’homme dans son
milieu naturel, dans la rue. Il est en ce sens proche d’Edward T. Hall. Il fait
plusieurs apports nouveaux à la compréhension de l’interaction.
Premier à étudier systématiquement « l’interaction face à face en milieu
naturel », Goffman s’intéresse aux événements qui ont lieu en présence
d’autrui et qui sont déterminés par cette présence. La matière à analyser est
fournie par les échanges de regard, les gestes, les positions, les déclarations
verbales. En somme, il s’agit là véritablement de communication, bien que
Goffman préfère utiliser l’expression « unités naturelles d’interaction » et
réserve au mot « communication » la dénotation expresse de « transmission
délibérée d’information » (sens, à mon avis, erroné par sa portée restreinte).
Bien qu’ils donnent à voir plus qu’ils ne font de travaux codés,
Goffman, Ruesch et aussi Birdwhistell et Scheflen font l’éducation de
l’observateur, de l’anthropologue, du psychosociologue, du professeur, du
médecin, du parent ou du simple citoyen. Une fois qu’on a vu ce qu’ils nous
donnent à voir, le monde se structure autrement. Ce sur quoi ils ont attiré
l’attention saute aux yeux, et une forme émerge sur le « fond vague
relationnel » d’autrefois.

Ruesch et les groupes de San Francisco


Un groupe dispersé dans l’espace s’est formé autour du psychiatre
Jurgen Ruesch et du Langley Porter Psychiatric Institute (LPPI) de San
Francisco. Professeur à la faculté de médecine de l’université de Californie,
Ruesch a été l’un des premiers à étudier la communication non verbale à la
fois de façon clinique et en faisant des communications à ce sujet 9. C’est en
travaillant avec lui que Bateson a débuté sa carrière dans le domaine de la
psychiatrie et ses recherches sur la schizophrénie. Ray Birdwhistell a
également travaillé avec lui à San Francisco. Ruesch considère que la
distinction entre les codifications digitale et analogique s’applique aussi au
comportement non verbal, le digital étant plus proche du verbal et
l’analogique du non-verbal, souvent illustrant ou iconique. Thomas Sebeok
(1963) et Richard Diebold (1968), d’une part, Bateson (1955) et Watzlavick
(1967, 1975) d’autre part, ont traité de l’analogique et du digital en rapport
avec les organismes infrahumains et humains.

1. A. Scheflen, How Behavior Means, New York, Aronson, 1974, p. 1.


2. Rappelons que c’est surtout Kurt Lewin qui a opposé les conceptions aristotélicienne et
galiléenne de voir le monde.
3. A. Scheflen, Body Language and Social Order, New York, Prentice Hall, 1972, p. XII.
4. A. Scheflen, 1973, p. 3. Il est difficile de savoir qui le premier a commencé à filmer des
malades pour étudier leurs modes de communication, Moreno ayant déjà recommandé en 1934 de les
enregistrer puis de les filmer.
5. A. Scheflen, Stream and Structure of Communicational Behaviour, Philadelphie, Eastern
Pennsylvania Psychiatric Institute, 1965.
6. S. Weitz, Nonverbal Communication, New York, Oxford University Press, 1974, p. 4.
7. E. Goffman, Frames of Analysis, New York, Harper &Row, 1974, p. 2.
8. On numérote sur le négatif chaque image d’un film pour l’analyser, du début à la fin d’une
séance de thérapie (qui dure une heure, par exemple).
9. La baie de San Francisco a longtemps attiré ceux qui s’intéressaient à la communication non
verbale: Jurgen Ruesch, bien sûr, puis Gregory Bateson et Paul Watzlavick, et ensuite William Schutz
et Rollo May.
16
Danse et mouvement

La danse a eu un impact sur l’étude de la communication non verbale


grâce à trois personnes essentiellement : Rudolph Laban, Isadora Duncan et
Ray Birdwhistell.
Le développement de la danse-thérapie est, en grande partie, une
conséquence d’un changement radical de la danse moderne sous plusieurs
influences. D’une part, celle d’Isadora Duncan, qui s’est émancipée de la
structure du ballet classique et a tenté de faire de la danse l’émanation des
émotions en harmonie avec les forces matérielles du monde. D’autre part,
celle de Mary Wigman, une élève de Laban, en ce qui concerne l’espace et
la dynamique, et de Dalcroze en ce qui concerne l’eurythmie. « La danse,
écrit-elle, est un langage vivant qui parle de l’homme […], qui parle de
façon allégorique des émotions de l’homme et de son besoin de
communiquer […], c’est un moyen de communication directe, sans détour
[…], elle utilise l’homme même pour s’exprimer 1. »
C’est à l’hôpital Saint Elisabeth de Washington que la thérapie par la
danse a débuté aux États-Unis.
Élève, en anatomie, de Bess Messendick, et en danses ethniques de
l’école Denishawn, Marian Chace a commencé en 1942 à travailler avec
des malades au Saint Elizabeth’s Hospital, à peu près à la même époque où
Anthony Brunse et James Enneis commençaient à pratiquer le
psychodrame.
Dans la décennnie 1960-1970, l’essor des groupes d’évolution
personnelle et les débuts de la recherche en communication non verbale ont
mis la thérapie par la danse sur orbite.
Ce n’est pas sans rapport avec le changement d’orientation de la
thérapie en général et la mise en évidence, pendant la « grande crise »
(suivant la dépression de 1929 et le chômage) et surtout après la guerre, que
les traumatismes dus à la guerre, la mort, les blessures, les déplacements de
personnes, le déracinement, l’angoisse de l’avenir ont paru – sous
l’influence de Mead, Abram Kardiner, Karen Horney – plus importants que
les traumatismes d’enfance et les problèmes liés à la répression de la
sexualité, ce qui a donné l’essor aux thérapies de groupe plus actives
(psychodrame), aux thérapies par l’art (théâtre, danse, musique), qui ont
largement remplacé les traitements par l’insuline, l’électrochoc ou la
lobotomie.
De plus, « un grand nombre de blessés ou de soldats, choqués au
combat, avaient besoin d’aide et de réhabilitation. L’Amérique a créé pour
eux, à la fois des hôpitaux spéciaux, modernes et gratuits (les Veterans
Administration Hospitals) et un programme de bourses d’études de longue
durée. Nombre d’entre eux, traumatisés, ne pouvant parler ou ayant des
difficultés à utiliser leur corps, des techniques non verbales ont été
cherchées pour pouvoir les atteindre et les faire bouger 2. » Parallèlement, la
découverte des tranquilisants et des neuroleptiques permit d’améliorer
nettement les malades (psychotiques) chroniques. On tenta alors de
communiquer avec ces malades, parfois grabataires ou aliénés depuis
longtemps, en utilisant de nouvelles thérapies de groupe, plus actives et
mettant souvent en jeu le corps.
Étant donné que de nombreux patients ne parlaient pas, ou de façon
inintelligible, les spécialistes de la danse-thérapie ont commencé à bouger
(danser) avec eux et à les « réactiver » 3.
Si de véritables programmes de thérapie par la danse ont fait partie du
programme du Saint Elizabeth’s Hospital, diverses tentatives ont été faites
ailleurs (1945-1960), comme, en France, des « bals » de malades et du
personnel à l’hopital Saint-Alban (Lozère), sous la responsabilité des
docteurs Tosquelles et Racine, ou des « cours de danse » à la clinique de
Cour-Cheverny (par Ginette Michaud) à la même époque.
Il y avait d’ailleurs eu, au tournant du siècle, un intérêt pour le corps et
la danse, avec un grand impact social et artistique, à la suite de l’arrivée à
Paris des Ballets russes avec Nijinski, des « Ballets nègres » et de la vogue
de Katherine Dunham, et aussi de la gymnastique suédoise, de
l’« hébertisme » et de la « gymnastique de plateau », avec les mouvements
de groupe, par vagues tournantes (hérités des ballets populaires russes), et
que l’on retrouve à la fois dans les « chants et danses de l’armée
soviétique ».
Les démonstrations gymniques de masse germaniques, tchécoslovaques
et japonaises, intégrant le mouvement dans une symbolique sociale, qui,
pour n’être pas décodée, n’en est pas moins effective et affectivement
« impliquante » 4.
Beaucoup de moniteurs de « groupes de formation aux relations
humaines », souvent sous l’influence du groupe de l’Institut Esalen en
Californie (Schutz, Michael Murphy) ou de groupes de drogués
(« Synanon » et « Day-top ») (3), en sont venus à utiliser le geste, le
mouvement, la danse spontanée (psychodanse) pour « accélérer le
processus » et ne pas tomber dans le piège du verbalisme, du rationalisme,
de l’intellectualisme et du « jeu de la thérapie », selon l’expression imagée
d’Éric Berne 5.
Le travail de Birdwhistell, indirectement issu de la danse comme du
structuralisme, a redonné de l’intérêt au corps. En s’attachant à la kinésie et
aux mouvements qui accompagnent la parole, Birdwhistell et d’autres
chercheurs, qui s’occupaient de l’espacement des individus, de leur posture,
de leurs mouvements et expressions du visage, ont aidé la thérapie par la
danse dans la mesure où l’interaction par le mouvement en est la base.
On notera en particulier les recherches sur la synchronie dans le
mouvement et la communication (Valerie Hunt, Carolyn Burton, Laura
Sheleen), comme l’importance d’un rythme commun pour rétablir la
communication.
À l’automne 1964, un petit groupe de thérapeutes par la danse, élèves
de Marian Chace, réunis à Washington, décidèrent de créer une association,
ce qui fut fait en 1966 et donna lieu à un large développement de la danse-
thérapie dans les hôpitaux psychiatriques et généraux, les écoles, les
prisons.
L’influence (discrète) d’Irmgard Bartenieff (New York) a marqué la
thérapie par la danse, comme les travaux de Lomax, Birdwhistell, Davis.
Une des principales influences sur la danse-thérapie est celle de Rudolf
Laban qui, au tournant du XXe siècle, à Londres, mit au point un système
pour analyser et décrire le mouvement, et le décrire sous l’angle spatial et
expressif. Sa méthode donne une clé pour observer, percevoir et noter le
processus dynamique et mouvant de la danse, mais aussi pour parler, en
termes proprement chorégraphiques, des difficultés des malades.
L’Américaine Laura Sheleen en Europe et Marion North en Angleterre
ont adapté et utilisé, différemment d’ailleurs, cette méthode ainsi que
Martha Pavis et Irmgard Bartenieff, et comme aussi Beth Kalish et Judith
Kestenberg (dans la perspective de l’analyse d’enfants d’Anna Freud), aux
États-Unis.
Il n’est pas dans mon propos d’aborder l’école Stanislavski et
l’approche de l’Actor’s Studio et de la formation de l’acteur (bien qu’elle
soit proche du psychodrame et se fonde sur la mise en jeu du corps), ni
l’apport d’Antonin Artaud et de son « double », de Jerzy Grotowski et du
Living Theater, car il faudrait y consacrer un livre entier. Je voudrais
seulement noter ici, pour conclure, que les gens de théâtre ont, depuis des
siècles, observé les émotions afin de les imiter et de les enseigner, en
utilisant de plus en plus le corps comme outil.

1. M. Wigman, The Language of Dance, Middletown, Wesleyan University Press, 1963, p. 10.
2. C. Schmais, «Dance Therapy in Perspective», Dance Therapy, VII, 1974.
3. Au même moment, en 1955-1957, je commençais à faire du psychodrame, à regarder et à
utiliser le corps en thérapie, à la clinique «Femmes» de l’hôpital Sainte-Anne à Paris, avec des
malades chroniques considérés comme des échecs de toute autre thérapie, avec James Enneis (alors
en France pour un an). On utilise aussi du «dansodrame» en psychodanse.
4. Serge Tchakhotine, dans Le Viol des foules par la propagande politique (Paris, Gallimard,
1939), a tenté une analyse de l’effet de ces mouvements de foule gymnique sur l’endoctrinement
politique.
5. Il fit cette remarque au congrès international de psychologie de groupe qui se tenait à Vienne,
en 1968, peu avant sa mort.
17
Territoire, distance sociale et proxémie

Les travaux sur le territoire sont le fruit de recherches entamées par les
zoologues dans les années 1920-1930, en particulier H. E. Howard avec
Territory in Bird Life (1920), et poursuivies par les anthropologues,
notamment C. R. Carpenter en 1958. Les travaux sur la « distance
sociale 1 » ont deux sources : en zoologie, Heini Hediger ; en psychologie
sociale, Robert Sommer, suivi par Kenneth Little. Edward T. Hall a repris
ces courants et les a popularisés, dans The Hidden Dimension, sous le
concept de proxémie, qui est l’usage de l’espace par l’homme en tant que
produit culturel spécifique. Parallèlement, Robert Ardrey a vulgarisé dans
The Territorial Imperative (1966), d’une façon que certains jugent
discutable, le concept de territoire.
Chaque individu possède une aire personnelle de sécurité. Cette zone,
ou périmètre de sécurité, distance ou espace nécessaire à l’intégrité et à la
sécurité personnelle, varie selon les relations humaines : on se rapproche
plus de ses proches que d’inconnus. Elle varie à la fois selon chaque
individu et selon les moyens de défense de l’espèce et de la culture à
laquelle il appartient. Il y a une zone neutre, un « no man’s land » (dont
l’approche provoque l’attention, la mobilisation de l’intérêt, la tension, la
mise en éveil, l’adversion, l’agression, la fuite ou l’angoisse) entre la
distance de combat, celle de l’amitié, de l’amour, des relations
professionnelles ou de déférence. Ce problème de la promiscuité, de
l’entassement, de la territorialité a été d’abord étudié en éthologie avant de
l’être en psychologie sociale et en anthropologie. Le territoire est une zone
défendue par ses occupants contre leurs congénères, par marquage, souvent
olfactif chez les mammifères, par le chant chez les oiseaux.
La distance critique est la limite entre la distance de fuite et la distance
d’attaque. La distance de fuite semble être proportionnelle à la taille de
l’animal, la distance critique joue un rôle fondamental dans l’agressivité et
le « stress ».
Des individus de culture différente n’ont pas seulement des langues et
un passé culturel différents, ils vivent aussi dans des mondes sensoriels
différents. Par exemple, le signe de tête amical des Anglo-Saxons s’effectue
de plus loin que la poignée de main française, laquelle est plus distante,
corporellement, que l’abrazo, accolade espagnole, portugaise ou latino-
américaine. L’extraverti se rapproche plus d’autrui que l’introverti, le
Méditerranéen que le Britannique, dans une foule ou dans un espace
découvert.
La perception de l’espace se fait par des récepteurs :
– Les récepteurs à distance (yeux, oreilles, nez) créent un espace visuel,
culturel, et un espace thermique (la chaleur et l’odeur d’autrui nous sont
souvent désagréables, alors que nous ne sentons pas la nôtre). Avec la
prédominance de la vue sur l’odorat chez l’homme civilisé, l’homme
moderne a pris de la distance par rapport à diverses satisfactions affectives
et olfactives, et n’est plus en mesure de sentir l’anxiété ou la colère chez
autrui (au profit de satisfactions artistiques ou intellectuelles faisant appel à
la vue et à l’ouïe).
– Les récepteurs immédiats (peau, muscles, muqueuses) créent un
espace kinesthésique que l’on sent avec ses muscles et ses articulations (par
exemple la promenade dans un jardin japonais qui dénivelle le pas et la
perspective), ou un espace tactile (l’espace orienté par le toucher serait plus
accueillant et plus intime que l’espace orienté par la vue).
L’utilisation de l’espace que fait l’homme, selon Hall, est en rapport
avec sa possibilité de relation avec les autres, leur proximité ou leur
éloignement. Tout individu a besoin d’un minimum d’espace. Chaque être
humain a ses propres besoins territoriaux, qu’il définit en quatre zones : la
distance intime (du contact à 40 centimètres) ; la distance personnelle (de
45 centimètres à 1,25 mètres) ; la distance sociale (de 1,20 mètres à 3,60
mètres) ; la distance publique (de 3,60 mètres à 8 mètres ou plus). Chacune
de ces distances peut être proche ou éloignée.
Chaque personne opère en fonction de sa personnalité situationnelle,
liée au comportement appris au cours de différents types de relations
intimes, personnelles, socialisées ou publiques. Le comportement, le
maintien, les rôles tenus sont différents dans chacune de ces zones, en
liaison avec l’olfaction (espace olfactif), la direction du regard et sa
focalisation (espace visuel), la perception des sons (espace auditif), les
récepteurs à distance (yeux, nez, oreilles), les récepteurs immédiats (peau,
muscles), espace thermique et espace tactile.

La distance intime
Elle est utilisée pour les proches et parfois les amis. C’est la distance à
laquelle on réconforte, protège, exprime son affection à ses proches, ou lutte
directement, corporellement. Elle est soit immédiate, avec contact direct
(par exemple dans les rapports enfants-parents, entre conjoints, dans
l’expression de l’amour et de la tendresse, en famille ou entre amis intimes,
dans la lutte au corps à corps), soit lointaine (15 à 40 centimètres, distance à
laquelle les mains peuvent se joindre pour une poignée de main ou une
bourrade).
La perception de la chaleur corporelle d’autrui permet de marquer la
frontière entre espace « intime » et « non intime ». L’odeur des cheveux et
de la peau, la vision d’un visage brouillé par la proximité, la sensation de
chaleur corporelle s’associent chez l’enfant pour créer le sentiment
d’intimité avec la mère et sont renforcées ensuite par la culture.
À distance intime, on est envahi par le sentiment de la présence de
l’autre, en particulier sa chaleur et son odeur, voire sa posture, sa
respiration, son rythme cardiaque ou la perception de sa tension musculaire.
En Occident, cette distance est surtout utilisée entre homme et femme en
contact intime, ou avec et entre des enfants. Elle met mal à l’aise deux
hommes 2, alors qu’elle est fréquemment utilisée par les Méditerranéens et
en Inde (on voit souvent deux hommes marcher dans la rue main dans la
main). Cette distance intime proche est, toutefois, parfois acceptable entre
deux femmes dans nos cultures.
Lorsque les circonstances extérieures obligent des individus qui ne se
connaissent pas à se frôler ou à toucher autrui, par exemple dans un métro
ou dans un train bondé, ils vont observer automatiquement certaines lois
rigides de comportement. Ils vont se tenir aussi raides que possible, « se
retirer à l’intérieur de leur peau », afin de ne pas toucher leurs voisins.
À la distance intime proche, la voix n’est guère utilisée et à la distance
éloignée, la voix est étouffée ou utilisée en murmure, comme l’écrit Martin
Joos : « Ce mode intime d’élocution évite de donner au destinataire des
informations qui ne proviennent pas du corps même du locuteur. Il s’agit
simplement […] de rappeler au receveur l’existence de quelques sentiments
[…] situés à l’intérieur de l’émetteur 3. »

La distance personnelle
Le terme de distance personnelle désigne, selon Heini Hediger, la
distance fixe qui sépare les membres des espèces sans contact. Ce serait
comme une sorte de petite sphère protectrice, ou bulle, que l’organisme
créerait pour s’isoler des autres.
Chez l’homme, la distance personnelle proche serait de 45 à 75 cm
(distance permettant aux intéressés de se saisir ou de s’empoigner par les
extrémités supérieures) et la lointaine de 75 à 125 cm, ce que les Anglais
appellent tenir quelqu’un à longueur de bras (at arm’s lenght) ou à
distance : les individus peuvent se toucher s’ils étendent simultanément le
bras.
À la distance personnelle proche, il n’y a plus de déformation visuelle
des traits de l’autre, mais on enregistre une réaction sensible de la part des
muscles qui contrôlent l’activité des yeux. Les positions respectives des
individus sont claires : une épouse peut s’avancer impunément dans la zone
de proximité de son mari, mais il n’en sera pas de même pour une autre
femme ou un autre homme.
À la distance personnelle lointaine, il est encore possible de poser la
main sur quelqu’un. C’est la distance où l’on discute des sujets personnels.
La hauteur de la voix est modérée, la chaleur corporelle n’est pas
perceptible. Les Occidentaux apprennent à cette distance à diriger leur
haleine hors du champ respiratoire des autres pour qu’elle ne soit pas
perceptible, alors que certains peuples ou individus se servent de déodorants
ou d’eau de toilette pour créer une bulle olfactive perceptible, ou au
contraire pour ne respirer que leur propre odeur et se protéger de celle
d’autrui.
C’est la distance utilisée pour des réunions amicales ou des cocktails, ou
lorsque deux personnes se rencontrent dans la rue et s’arrêtent pour parler
ensemble.
L’indication psychologique de cette distance va de « Je vous tiens à
distance » à « Je vous ai choisi pour une relation un peu plus personnelle
que les autres invités ». Cette distance peut être un signe d’intérêt sexuel :
s’approcher de trop près, lorsqu’on est éloigné, en termes de relations
personnelles, peut être considéré comme une tentative de s’imposer.

La distance sociale
La distance sociale proche (de 1,20 mètre à 2,10 mètres) est la distance
à laquelle nous opérons nos transactions professionnelles impersonnelles.
Les détails intimes du visage ne sont plus perçus, personne n’est touché, nul
n’est supposé toucher autrui, la hauteur de la voix est normale (pour les
Américains du Nord) ; selon Hall, la voix porte à environ 6 mètres, et la
voix de l’Américain du Nord porte moins que celles de l’Arabe, de
l’Espagnol, du Russe ou de l’Indien de l’Asie du Sud-Est, mais est plus
forte que celles de l’Anglais cultivé, de l’Asiatique du Sud-Est ou du
Japonais.
C’est cette distance que nous choisissons pour traiter les affaires qui ne
nous touchent pas directement, rencontrer un client (d’une autre ville ou de
la campagne) ou un chef de bureau. C’est à cette distance que la maîtresse
de maison parle sur le pas de la porte avec le garçon livreur, ou à laquelle se
tiennent dans la rue les gens (le bras étendu avoisine 1 mètre, l’envergure
des deux bras étendus correspond souvent à la taille d’un homme, 1,20
mètre de distance, on ne peut plus se toucher la main). Le patron se tient
généralement à cette distance de sa secrétaire lorsqu’il s’adresse à elle,
assise, lui debout derrière sa chaise, ce qui souligne sa domination. Elliott
Jaques a souligné dans Changing Culture in a Factory (1951) combien il
était déplaisant pour l’ouvrier d’être ainsi surveillé à son établi par son
contremaître, qui lui « souffle dans le cou » 4.
La distance sociale lointaine (de 2,10 mètres à 3,60 mètres) est réservée
à des relations plus formelles. Le « grand patron » disposera d’un bureau
assez large pour maintenir cette distance entre lui et ses visiteurs et
employés. Dans ce cas, le « patron » peut se permettre de rester assis dans
son fauteuil et de voir son subalterne debout. Celui-ci se trouve alors tout
entier dans son champ visuel ; il peut le voir en levant légèrement les yeux,
donc sans rien perdre de son statut et de sa dignité.
À cette distance, le seul contact s’effectue par le regard : les deux
individus se regardent donc tout en parlant, du moins aux États-Unis : si
vous lâchez votre interlocuteur des yeux, vous l’excluez de la conversation
ou lui marquez une absence de considération. À cette distance, les individus
peuvent, soit entrer en relation (en se parlant et en se regardant), soit
s’occuper, chacun de son côté.
C’est à cette distance que l’on place les fauteuils des visiteurs par
rapport au bureau de la réceptionniste (qui peut donc continuer de travailler
sans être contrainte à « faire la conversation » et sans être impolie). C’est
aussi à cette distance que mari et femme disposent leur fauteuil pour se
détendre le soir (chacun lisant, par exemple) en choisissant soit de se parler,
soit de s’occuper séparément. C’est la distance qui permet à chacun de
s’occuper en paix dans une famille nombreuse ou un bureau.
La distance sociale a une certaine allure impersonnelle.

La distance publique
C’est pour Hall l’extrême limite de nos frontières territoriales.
La distance publique rapprochée (entre 3,50 mètres et 8 mètres)
convient aux réunions dites informelles, c’est-à-dire sans étiquette,
protocole, ni cérémonie : c’est celle qui sépare le professeur de ses élèves,
le patron des ouvriers qu’il réunit pour une conférence.
La distance publique lointaine (au-delà de 8 mètres) est celle
qu’utilisent les hommes politiques 5, et qu’ils maintiennent tout autour
d’eux, ainsi que les acteurs, qui utilisent cette distance pour créer l’illusion
scénique (la « distanciation ») qui permet malgré tout de « passer la
rampe », mais en effaçant les détails : les gestes, pour être perçus, doivent
être stylisés ou outrés, plus symboliques qu’ils ne le seraient de plus près ;
c’est la raison pour laquelle les acteurs de théâtre ont du mal à s’adapter au
jeu du cinéma ou de la télévision, où certains sentiments sont indiqués par
un jeu de paupières, par exemple, alors que la scène théâtrale exige souvent
un jeu outré.
Hall s’est livré à ces comparaisons entre les Américains du Nord, les
Japonais et les Arabes : notamment il souligne que ces derniers apprécient
de se trouver en public en foules compactes ; en privé, chez eux, lorsque
c’est possible, ils aiment disposer de grands espaces, mais cependant s’y
regroupent, voire s’agglutinent. Ils cherchent la proximité physique et le
contact ; l’étiquette prescrit de ne pas empêcher un ami de sentir son odeur
corporelle ou son haleine, et aussi d’éructer en signe d’appréciation d’un
bon repas ; on voit souvent des amis de même sexe ou même de simples
relations se promener la main dans la main dans la rue.
Le comportement territorial en public est aussi totalement différent
selon les cultures. Aux États-Unis, si vous occupez un espace, ce lieu (ce
territoire) est à vous, de par le droit du premier occupant, qu’il s’agisse de
faire la queue (en ordre) ou d’occuper par exemple une portion de banc
dans un parc, un fauteuil dans un hall, d’attendre à un coin de rue – les
autres vous concèdent que c’est « votre » place, et s’en tiennent éloignés.
Pour un Méditerranéen, c’est l’inverse, et si vous occupez une place, c’est
que probablement elle est bonne, et il viendra s’installer si près de vous,
quasiment « se coller à vous », que vous allez partir, et la lui céder (ou vous
battre, ce qui est rare). C’est peut-être là l’héritage du nomade face au
sédentaire.
L’Américain transporte partout sa « bulle » ou « petite sphère
personnelle », environ 60 à 80 centimètres de diamètre ; s’il veut parler à un
ami de problèmes personnels, il s’en rapproche suffisamment pour que les
deux sphères s’interpénètrent. Mais un Allemand peut considérer que sa
sphère personnelle s’étend à toute une pièce (la sienne) dans sa maison. Un
Méridional est amical dans la rue, touche la main ou l’épaule d’amis ou de
quasi-inconnus, mais ne les invite pas chez lui. Un Anglo-Saxon est plus
réservé, mais invite beaucoup plus chez lui : sa zone personnelle est
différente.
Lorsque l’Américain veut s’isoler, il quitte l’endroit où il est : aux États-
Unis, quand la porte d’un bureau est fermée, cela signifie que l’occupant
désire ne pas être dérangé, sinon les portes sont toujours ouvertes.
L’Anglais « se retire en lui-même » en coupant la communication avec
autrui – temporairement (cela veut dire qu’il veut être seul un moment et
non pas qu’il « boude » ou qu’il est fâché). En Allemagne, par contre, les
portes sont toujours fermées dans les diverses pièces de la maison ou d’un
bureau, les cours et les jardins sont protégés par des clôtures (les gazons
ouverts se touchent et se marient aux États-Unis).
En Amérique, on « voisine » : on parle à ses voisins les plus proches,
comme on va rendre visite aux nouveaux arrivants (peut-être selon une
habitude de pays neufs et d’habitants de zones de frontières précaires ou
dangereuses ; mais lorsqu’on change de grade ou de classe socio-
économique, on change de quartier, pour couper les ponts, même avec sa
famille) ; par contre, en Angleterre, le voisinage ne signifie pas la
possibilité de se parler : il faut avoir été présentés. C’est le « standing » qui
crée la relation, les relations familiales ; on se fréquente par clubs et classes
sociales, avec un système de relations strictement structurées. En
Angleterre, comme en Inde, on peut avoir, de nuit et à l’occasion, des
rapports intimes avec d’autres classes, rapports qui sont comme inexistants
et comme n’ayant jamais eu lieu dans la journée.
On pourrait encore ajouter, avec Hall, qu’il y a trois aspects de l’espace.
– L’espace à organisation rigide ou fixe (villes, maisons, pièces). Les
rôles sont différents selon l’espace urbain, par exemple, au bureau ou à la
maison. Il y a une influence de l’espace à caractère fixe sur le
comportement et les attitudes des individus.
– L’espace à organisation semi-rigide ou semi-fixe (relations entre
l’agencement du mobilier et la conversation dans un hôpital, recherches sur
la conversation à table entre six personnes : il y a six fois plus d’échanges
entre les personnes assises au coin de la table que face à face, et deux fois
plus que côte à côte. L’espace est sociofuge ou sociopète, et favorise ou
inhibe les relations.
– L’espace informel, qui sépare les individus les uns des autres. La
différenciation des modes d’utilisation de l’espace est particulièrement
significative entre la subculture des hommes et celle des femmes, et selon
les cultures différentes : l’Occidental perçoit les objets plutôt que les
espaces ; l’Oriental, l’espace plutôt que les objets. Pour les Japonais, s’il
n’existe aucun mot pour indiquer la « vie privée », c’est que la vie privée et
la maison se confondent.
Pour les Occidentaux, l’espace est abstrait, un vide, et ils le mesurent
selon la distance qui sépare les objets. Par contre, au Japon, l’espace est
concret, sa force et son agencement ont un sens précis.
L’espace est utilisé différemment selon la culture. La maison
occidentale comporte une organisation fixe de l’espace, comme un
découpage régulier du temps, fournissant des écrans derrière lesquels
l’homme se retire. C’est un refuge pour « se laisser aller » ou « être
simplement soi-même », ce qu’en termes de rôles et d’acteurs, Goffman
appelle la mise en scène de la vie quotidienne, dans le salon ou le bureau,
opposée au relâchement des coulisses (la cuisine ou la chambre à coucher).
Ainsi, un Européen garnit les murs de sa pièce et laisse le centre, soit
vide, soit meublé d’une table ou d’un tapis, et passe d’un lieu à un autre
selon ses activités, alors qu’au Japon le centre est garni et les murs vides, et
tout se fait au même endroit, dans la même pièce, dont on écarte les murs à
volonté (alors que nous, Occidentaux, nous avons plusieurs pièces et,
parfois même, des entrées différentes, entrées nobles et de service, vers la
rue et « derrière »).
S’il y a des différences entre un jardin à la française et un jardin anglais,
la différence ou l’opposition est infiniment plus nette avec un jardin
japonais, où des pierres sont jetées dans de petits étangs, à des hauteurs
variables, pour obliger le visiteur à se trouver légèrement en déséquilibre et
ainsi percevoir l’espace différemment et en jouir de cette façon.

La dimension culturelle
L’approche de Hall implique une surdétermination culturelle de la
communication non verbale. Toutefois, il n’envisage pas du tout la
perception sociale classique, telle qu’elle a été dégagée par Muzafer Sheriff,
Renato Tagiuri, Leon Festinger, mettant l’accent sur l’influence du statut
socio-économique de la perception de la réalité, de l’influence des
personnes à statut sociométrique élevé ou des décisions prises. Pour Hall,
les gestes, les attitudes, les positions dans l’espace expriment un contexte
social inconscient. C’est ce qu’il appelle la « dimension culturelle ».
Cette dimension, parce qu’elle est implicite, ne peut apparaître que lors
de contacts interculturels. C’est parce qu’un Anglais et un Américain vont
tous deux être étonnés de la façon dont l’autre se tient dans un bureau qu’ils
essaient d’expliquer ce comportement. Lorsqu’ils auront vu que ce qui les
étonne 6 ne tient pas tant au caractère individuel de leur partenaire qu’à son
appartenance à la culture (anglaise ou américaine), ils pourront mettre au
jour un aspect de la dimension culturelle. Dans un premier temps, nous
explique Hall, l’explication risque d’être fausse parce que ramenée
justement à un trait individuel. C’est ainsi que le silence de l’Anglais peut
asser pour de la froideur et de l’arrogance, et la sociabilité de l’Américain
pour de la faiblesse, de la familiarité, ou un « mauvais genre ».
La dimension culturelle est donc un des facteurs qui conditionnent (sans
l’expliquer, évidemment) la communication non verbale, bien que nous ne
puissions admettre sans autre forme de procès que cette dimension soit
secondaire et dérivée d’un fond biologique prétendument premier.
Mais il est important de dévoiler les conditions culturelles qui
surdéterminent notre attitude. Ce n’est, en effet, que lorsque nous avons
dévoilé une telle condition latente que nous pouvons la reprendre à notre
gré et la transformer. Par exemple, la culture américaine traditionnelle évite
explicitement le contact corporel en dehors d’occasions bien définies
(rapports sexuels, sport, danse, groupes de rencontre, massages, etc.). Avec
la large diffusion des idées freudiennes, cependant, cet évitement du contact
a commencé à passer pour une peur (et donc un désir inconscient)
d’homosexualité.
Chez les jeunes, cette notion, ajoutée au refus de reprendre à leur
compte les valeurs de la génération précédente, conduit à un nouveau fait de
culture : dans les milieux dits progressistes, les hommes se donnent
volontiers l’accolade. Par là même, un geste autrefois réprouvé devient un
symbole d’émancipation.
Mais si nous acceptons volontiers la dimension culturelle et cette autre
dimension « cachée » qu’est la proxémie, il semble que la démarche même
de Hall appelle certaines réserves.
Alors qu’il a étudié la proxémie d’une manière anthropologique
classique et déterminé ainsi statistiquement les distances interpersonnelles
effectivement utilisées dans diverses occasions sociales, il fonde
explicitement les raisons de la proxémie sur l’éthologie. En particulier, il
fait un usage très libre des expériences de John B. Calhoun sur les animaux
sans discuter s’il est possible de passer de l’éthologie animale à l’éthologie
humaine.
Les expériences de Calhoun ont été menées au Maryland, sur des rats en
surpopulation, dans ce qu’il appelle un cloaque comportemental. Elles
mettent en évidence des aberrations du comportement : vie sexuelle
perturbée, nidation inachevée, désordre social, éducation des petits, oubli
des limites territoriales, que l’on pourrait rapprocher des travaux de Franz
Fanon sur le tiers-monde, et des déprédations : vols, crimes crapuleux,
délinquance juvénile urbaine actuelle.
Hall se sert aussi des travaux du grand zoologue bâlois Heini Hediger
sur la distance chez les animaux sauvages en captivité. Il faut remarquer
que jamais Hediger lui-même n’a utilisé les observations qu’il a faites au
zoo pour une sociologie humaine. Par ailleurs, Hall utilise un certain
nombre de concepts empiristes (en particulier, il croit pouvoir diviser
l’espace et le temps selon les organes des sens : il postule un « espace
visuel »). Il n’est pas de mon propos de rapprocher ces théories de celles de
Berkeley et de Kant, même si Hall semble y avoir recours lorsqu’il postule
cet « espace visuel » et qu’il s’appuie sur les notions mécanistes de la
perspective, comme celles de J. Gibson (1950), ni de discuter si Hall a ou
non raison d’utiliser en même temps les conceptions culturalistes. Pour être
intéressante, sa démarche englobante, surtout pragmatique, ne définit pas
une position personnelle suffisamment précise et nette.

Territoires
L’usage de l’espace dans les rapports, la distance sociale, la proxémie,
pose le problème de territoire (personnel, groupal, familial, national).
Le concept de territoire, défini par T. Schjelderup-Ebbe en 1913,
reformulé par l’ornithologue H. E. Howard en 1920, a connu une certaine
fortune en zoologie, mais c’est par les anthropologues férus d’éthologie,
tels que C. R. Carpenter et E. T. Hall, qu’il est devenu célèbre.
Selon Rémy Chauvin 7, le territoire est une « zone dont un animal
défend jalousement les frontières ». En ce sens, il est doté de certaines
caractéristiques fondamentales. Le propriétaire du territoire est, avant tout,
en position de supériorité sur un congénère entrant sur son territoire.
Chez les mammifères, il n’y a pas de territoire individuel dans les
espèces où la promiscuité sexuelle est de règle. Chez les oiseaux, la
compétition intra-spécifique constitue la dominante du comportement
territorial : « En général, c’est le mâle le plus agressif qui délimite le
territoire et y attire la femelle. » Chaque propriétaire marque son territoire
par une caractéristique individuelle : urine chez le chien, chant chez le
rouge-gorge, gardiennage constant et visuel chez les poissons.
Il est important de noter qu’en milieu animal, le territoire peut être
individuel ou appartenir à une collectivité (par exemple, un groupe de
singes hurleurs). La garde du territoire n’exclut pas un comportement
grégaire. Enfin, le territoire peut être saisonnier ou temporaire. Le territoire
– qui est intra-spécifique – n’a rien à voir avec la « niche écologique ». En
effet, un lièvre et un oiseau peuvent vivre sur une même aire géographique
et se côtoyer, ils n’ont pas le même territoire.
De nombreuses espèces d’oiseaux, cependant, nidifient côte à côte, mais
chaque nid est défendu contre tous les intrus, même d’autres espèces.
Ainsi, la réalité du territoire varie selon les espèces, et dans une même
espèce, selon la saison, les besoins, la nourriture disponible, etc. Certaines
recherches ont aussi montré que la défense du territoire peut ne s’exercer
que contre certains autres animaux.
Par exemple, les babouins, qui ne laissent pas approcher l’homme, se
mêlent facilement aux chimpanzés, selon les observations de Jane Goodall 8,
et souvent ne réagissent même pas si un chimpanzé vole un de leurs jeunes
resté en arrière de la troupe pour le manger. Enfin, le territoire chez les
animaux apparaît comme une réalité dont ils ne sont pas maîtres : le rouge-
gorge mâle doit se défendre contre un congénère franchissant ses limites
territoriales. Il s’agit là d’un régulateur valable pour tous les rouges-gorges,
et c’est pour cela que celui qui est sur son terrain gagne toujours le combat
(bien qu’à vrai dire, il ait rarement à le livrer).
Rappelons les expériences de Zing-Yang Kuo faites sur les chats, selon
l’ordre hiérarchique qui s’établit toujours : lorsque l’on met deux chats
ensemble dans une cage, l’un deviendra dominant, l’autre dominé. Lorsque
l’on met ensemble deux chats dominants sur le même territoire, l’un
deviendra névrosé. Cette recherche est importante pour déterminer le rôle
de l’agressivité dans l’appropriation du territoire en milieu animal. André
Ombredane pensait que l’on aurait pu en tirer une leçon pour la
compréhension de certaines névroses humaines.
Il n’est pas certain que l’on puisse transposer directement ce que l’on
sait du chat ou du rouge-gorge à l’homme, et on évitera d’utiliser trop
largement la notion de « territoire », dont on ne peut dire vraiment qu’elle
fait partie, pour l’homme, de son « inconscient collectif », bien que certains
éthologues pensent que le comportement territorial soit inné chez tout
homme, comme chez tout animal. Cependant, certains anthropologues (C.
R. Carpenter), éthologues (Konrad Lorenz, Desmond Morris), sociologues
(Robert Ardrey) et d’autres spécialistes ont essayé d’étendre à l’homme le
concept de territoire.
Ardrey distingue, chez l’homme, un territoire individuel et un territoire
collectif. Il entend par individuel ce qui concerne l’espace personnel (ce que
l’on considère comme « privé » : son corps, sa maison, la terre qu’on
travaille). Il entend par collectif le territoire de la tribu (l’aire de chasse ou
de culture), la zone placée sous la protection du seigneur dans la cité
médiévale, la nation. Selon lui, qu’il soit individuel ou collectif, on
retrouverait le même sentiment de sécurité et de supériorité face à l’intrus
(l’hôte, l’étranger) dans ce territoire. À partir de travaux qu’il regroupe et
qu’il résume, Ardrey, comme Lorenz, décrit ce sentiment du territoire
comme une morale naturelle.
Il semble très difficile de distinguer, dans le comportement humain, ce
qui est inné de ce qui est acquis. Le territoire, que défendent les hommes,
n’est pas soumis à une mesure objective : il est variable (ce ne sont que
quelques objets personnels chez les prisonniers, ce peut être d’immenses
propriétés chez certains riches). Il apparaît que le territoire est lié en partie à
l’activité. C’est l’espace qu’on investit pour un but donné. Ainsi, lorsque ce
but change, le territoire change aussi 9.
Il peut être dangereux de concevoir le territoire comme une morale
naturelle. Songeons que le territoire, délimité par la seule volonté de
puissance, aboutit au Lebensraum nazi. De plus, le territoire n’est pas
toujours un espace concret et géographique défini : il peut être immatériel,
par exemple le territoire d’activité spirituelle chez les mystiques. Enfin, et
surtout, l’homme est un animal grégaire. Aucun territoire n’est absolument
imperméable et inaccessible : l’individu vit d’échanges et doit constamment
modifier l’espace qu’il investit en fonction d’autrui (de sa famille, de ceux
qu’il aime, de ceux qu’il côtoie, de près ou de loin, comme ses voisins ou
les habitants des mêmes lieux, ville, quartier). L’espace collectif, territoire
d’une communauté, n’est pas la somme des territoires individuels, pas plus
qu’un groupe n’est une somme d’individus.
On peut penser qu’il existe aussi chez l’homme un marquage de
territoire, par différents moyens : on voit dans des groupes de formation ou
de thérapie des personnes qui occupent les mêmes lieux marqués (près
d’une porte, d’une fenêtre, d’un radiateur, d’une table où ils déposeront
leurs cigarettes, de préférence ou systématiquement) ou des supports
(comme un fauteuil, le même, au même endroit ou pas, mais le même,
surtout s’il est différent des autres par sa couleur ou sa forme).
Certains hommes, surtout les fumeurs de pipe, mais aussi de cigarettes,
marquent un territoire, sur le plan olfactif ; de même, certaines femmes
investissent un espace par un parfum, toujours le même, qui personnalise
leur bureau et leur passage, presque de façon symbolique.
J’ai en la matière une approche pragmatique. Constatant un certain
comportement territorial, il m’apparaît comme acquis, comme le résultat
d’une mise en situation relationnelle, où l’appropriation territoriale se
présente comme un aboutissement, même s’il est possible de dire que
certaines forces profondes et obscures poussent l’homme à délimiter un
espace propre (sa « place au soleil »).
La distance et le territoire ne peuvent être chez l’homme des données
fixes et immuables, mais des tendances, et en fait seulement des
possibilités. Que les hommes puissent et veuillent constituer des territoires,
c’est vrai. Mais il ne s’agit pas vraiment là d’une réaction d’espèce. La
territorialité chez l’homme pourrait à la rigueur être une notion
« opératoire ».
Aristide Esser a étudié en 1970 le comportement territorial dans un
hôpital psychiatrique à New York. Il constate que la plupart des individus
avaient des zones de préférence 10 et certains défendaient un territoire
particulier, par exemple une chaise ou un radiateur, et refusaient d’en
bouger, même lorsqu’un autre patient normalement dominant par rapport à
eux le leur demandait.
Dans des études de groupe de formation, j’ai souvent noté que certaines
personnes investissaient certains sièges et se les appropriaient pour toute la
durée d’un stage – de trois jours ou de trois ans – quitte à les revendiquer ou
à les défendre.
Si un enfant déclare, d’emblée, par exemple : « Moi, je veux le fauteuil
rouge », un adulte n’en dira rien, verbalement, mais se comportera souvent
de la même façon, en déposant ses affaires (sac, serviette, écharpe) pour le
garder, de séance à séance, surtout s’il est de couleur vive (selon mes
observations).
Il reste cependant à savoir si cet investissement de l’espace ne dépasse
pas, et de beaucoup, une notion aussi simple que celle de territoire. La
phénoménologie a bien montré comment l’espace ne pouvait plus se
concevoir comme seulement un a priori qui contiendrait le monde, comme
dans une boîte. Lorsqu’une personne décide d’habiter un espace, elle
conçoit nécessairement ce dernier comme quelque chose de coextensif à
elle-même et à ses buts. Dans ce sens, elle possède bien son territoire. Mais
par le même raisonnement, elle changera de territoire si elle change de
visée, de manière d’habiter l’espace, d’investir le monde, et il devient
impossible de définir a priori le territoire qui convient à un homme, de
même qu’il devient absurde de le mesurer en mètres carrés.
Enfin, le territoire n’est pas définissable chez l’homme, contre autrui. Il
peut être interdit ou défendu (comme dans les cas cités par Esser), mais il
est nécessairement transgressable (à moins que son maître ne soit
complètement aliéné, donc hors champ). À la vision de l’étranger comme
hostile (et contre qui on se défend) s’oppose toujours la nécessité de
l’échange et du remodelage perpétuel de l’espace investi en fonction de
l’autre. Cette perspective relativise des assertions fondées sur la zoologie et
transposées directement dans le monde humain.
Chez l’homme, donc, le territoire est transgressable, surtout si l’on
songe à toutes les conventions sociales de rencontre qui existent, et que l’on
peut interpréter comme le (ou les) seuil(s) possible(s) d’une transgression.
Ces conventions ou rituels, dont certains relèvent à la fois du verbal et du
non-verbal, constituent un élément important dans l’interaction.

1. Je ne prends pas ce terme au sens de Bogardus (appréciation de l’attitude vis-à-vis des


étrangers aux États-Unis). Voir E. S. Bogardus, «Measuring Social Distances», Journal of Applied
Sociology, 9, 1925, p. 299-308.
2. Crainte consciente ou inconsciente de l’homosexualité, en Europe et en Amérique du Nord.
3. M. Joos, The Five Clocks, Bloomington, Indiana University Research Center in
Anthropology, 1962.
4. J’ai retrouvé cela lors d’une étude menée en milieu industriel en France.
5. Et même de 9 mètres. Au moment où Kennedy a été élu président, son entourage s’est écarté
de lui, selon Theodore White dans The Making of a President (1960).
6. Si cet étonnement les affecte et les choque, on parlera de «choc culturel». Alvin Toffler parle
même de «choc du futur» quand il s’agit de changements brusques liés aux transformations rapides
de notre culture.
7. R. Chauvin, Les Sociétés animales, Paris, Plon, 1963.
8. J. Goodall, Les Chimpanzés et moi, Paris, Stock, 1971.
9. Hall parle de «bulle» entourant l’homme; Ardrey pense que l’homme est un animal territorial.
10. Henri Vermorel a fait les mêmes constatations en France (communication privée).
18
Rituels d’interaction

Même si les rituels d’interaction recouvrent un domaine plus large que


celui de l’interaction non verbale, les liens entre ces deux domaines
d’études sont importants à signaler. Les problèmes d’étiquette relèvent des
rituels d’interaction. Ils sont codifiés et connus, qu’il s’agisse de s’adresser
à un roi, un président de la République, un cardinal. On connaît en général
aussi les problèmes de cérémonial de mariage, enterrements, ouverture
solennelle d’université, ou clôture solennelle d’année universitaire, dans les
pays anglo-saxons. Il y a un protocole de ces cérémonies. Ces types de
rencontres, si formalisées qu’elles soient, laissent une certaine place
(réduite) à l’expression de sentiments, même si le vêtement, le visage, le
type de conversation sont souvent décidés d’avance, et « formalisés ».
Rappelons pour mémoire les travaux, au début des années 1930, de J.
L. Moreno et George Mead, qui ont analysé les rencontres entre êtres
humains en termes de rôle et « contre-rôle » et « attente-quant-au-rôle »,
ainsi que ceux de Kurt Lewin à la fin des années 1950 et de son école de la
dynamique des groupes, qui ont posé ces mêmes rencontres en termes de
force, de rapports majorité-minorité, de pouvoir. En ce qui concerne Freud,
c’est en termes d’actes conscients, trahis par des actes manqués, lapsus, que
ces rencontres sont abordées. Erving Goffman a explicité ce qui se passe
entre deux individus, en « coprésence », et à cause de cette co-présence, en
tant que « co-acteurs » (de leur vie publique, et surtout de leur vie
quotidienne).
Goffman d’une part, Olivier Marc de l’autre, ont montré que les
interactions sont aussi fonction du temps (du moment) et de l’intervalle des
rapports et du lieu 1. De même que dans nos maisons, habituellement, un
vestibule précède le salon et ouvre les autres pièces, où l’on se dit « sur le
pas de la porte » autre chose que dans la rue ou à l’intérieur des pièces de
séjour, de même l’interaction suit un certain rituel, selon que les individus
ne se sont pas vus depuis un certain temps, ou sont en situation de départ,
comme de retour, d’une certaine durée. C’est ce qu’on appelle les rituels
d’accès et de terminaison : ils diffèrent des rituels d’interaction.

Rituels de rencontre
Dans toute culture, il existe une série de règles et d’attentes-quant-au-
rôle qui régissent la plupart des rencontres sociales, liées au statut, à la
culture, aux classes socio-économiques, à certains types et genres de
rencontres, avec des interactions codées.
Prenons quelques exemples, cités par Michael Argyle dans The
Psychology of Interpersonal Behaviour (1967). En Grande-Bretagne, un
professeur titulaire rencontre les étudiants sur le « territoire de l’université »
(le campus), aux cours magistraux, à la sortie des conférences (à la fin des
cours), ou dans son bureau, généralement soit sur rendez-vous, soit à ses
heures de réception, pour leur donner avis ou conseil, sur leur demande et
initiative. D’après Emily Post (1937), il rencontre ses collègues et amis à
des dîners, des réceptions et manifestations diverses (cocktails, etc.), pour
un café, en passant (« pause-café »), à la cafétéria ou près du distributeur de
boissons, ou près des boîtes aux lettres de la salle des professeurs.
Dans chacune de ces situations, la durée, le temps et le lieu sont
déterminés, et parfois même la tenue (des cours magistraux se font en
« robe », certaines réunions exigent le costume de cérémonie, ou l’habit, le
smoking, un costume foncé, une tenue de sport ou d’apparat, voire une
perruque si l’on est juge, ou un bonnet carré particulier). Le temps de parole
de chaque personne est également codifié, ainsi que le fait d’être debout ou
assis.
Dans ces situations, les échanges sont ritualisés par des échanges de
phrases qui sont des formules fixées. On commence par « Comment allez-
vous ? » Cette étiquette a ses règles et les exceptions sont aussi des rituels –
l’omission d’une convention, si discrète soit-elle, souligne la perception
d’une situation, de laquelle on détourne les yeux, pour ne pas gêner l’autre
– en réponse à un message non verbal perçu. Ainsi on s’abstient de dire
« Comment allez-vous » en voyant quelqu’un qui porte les signes évidents
du deuil, de l’affliction, ou qui présente une difformité physique (car cette
personne ne pourrait pas répondre conventionnellement « Très bien, merci,
et vous ? »).
Erving Goffman a repris l’analyse de ce rituel d’accès et d’interaction
formelle, de salut. Il se trouve que le rituel est à tel point formalisé, et
l’attente-quant-au-rôle si nette, qu’il peut même être simplifié à l’extrême,
avec des omissions, elles aussi ritualisées. Par exemple, si A demande à B
comment il va, la question n’est pas à prendre au sens littéral. Il ne s’agit
pas d’une question, mais d’un salut ou d’une salutation et d’un geste social
d’affabilité conventionnelle. La réponse n’est pas une réponse, mais une
salutation indépendante, une émission conventionnelle du deuxième
locuteur. « Comment allez-vous ? » demande A. « Comment allez-vous ? »
répond B.
Cet échange est souvent simplifié et réduit à « Salut », admis entre
voisins ou collègues qui se rencontrent quotidiennement, et sans façon cet
échange simplifié ne serait plus de mise après une interruption (vacances,
voyage, maladie). Un échange plus long doit alors avoir lieu, par une
« restauration des rapports de bon voisinage », à moins que les individus en
cause ne soient pas en bons termes, auquel cas l’échange habituel est
maintenu, on passe rapidement, comme en s’excusant : il y a gêne.
Personnellement j’utilise les termes de « conversation anglaise » pour
ces rituels paroliers qui sont accompagnés souvent de gestes rituels, tels que
se serrer la main, lever la main pour saluer, sourire en signe de
reconnaissance, lever son chapeau ou abaisser la tête, ou même, dans
certains cas ou certains milieux, faire révérence ou un baisemain, ou
s’effacer pour que quelqu’un franchisse la porte, l’aider à enfiler son
manteau… Desmond Morris parle de rituels d’épouillage (c’est en un sens
une « toilette sociale » ou du « toilettage ») ; Erving Goffman, de
« grooming talk » (conversation sans importance que l’on a tout en faisant
sa toilette ou participant à la toilette, au rituel du lever et d’habillement, aux
échanges vestimentaires fréquents entre femmes, couples et parfois
camarades).
Il y a dans nos civilisations un rituel d’accès comme un rituel de
séparation qui est en train d’être grandement simplifié. Le rituel parolier
peut prendre diverses formes, et comprend des conversations
« météorologiques » et « hypocondriaques ». Par exemple : il fait beau
aujourd’hui ; le fond de l’air est frais ; nous avons un beau temps pour la
saison ; et des récits d’accidents, accouchements, maladies familiales
(surtout dans les pays latins). Ces échanges sont plus « consommatoires »
qu’informationnels, et n’ont pour fonction que de combler le besoin de
communication expressive des locuteurs, ou les assurer, par des « caresses
sociales », qu’ils peuvent rester l’un près de l’autre, sans danger et sans
agression, sans entrer sur leur territoire personnel ni empiéter sur le
territoire de l’autre, ni exiger quelque chose de particulier sur le plan
sexuel, économique ou alimentaire. D’une certaine façon, ce sont des gestes
de soumission, accompagnés de mimiques.
Il est évident que ces modèles de conduite diffèrent selon les cultures et
subcultures, de façon marquée. Au cours des siècles et actuellement encore
plus rapidement, ces rituels disparaissent et d’autres se créent. Aujourd’hui,
les rencontres rapides et l’intimité entre des étrangers, dans les groupes de
« rencontre » ou « T-Groups », de thérapie par le cri, d’analyse bio-
énergétique, multiplient les rapports personnels immédiats, tandis que les
réceptions plus formelles, comme le « jour » des grandes bourgeoises, la
lecture à haute voix d’ouvrages, le petit déjeuner sur invitation n’ont plus
cours.

Cérémonial par le regard et distance sociale


Les spécialistes du comportement animal parlent d’adversion pour
qualifier un comportement de tension et d’attention lors de l’entrée d’un
animal sur le territoire d’un autre animal de même espèce. Sommer appelle
cérémonial d’approche la manière dont nous nous rendons compte qu’une
« invasion » de notre domaine est imminente et dont nous y réagissons,
dans un lieu public où nous désirons en principe « garder nos distances »,
par exemple dans une cafétéria, une bibliothèque ou un autobus. Dans une
cafétéria ou une bibliothèque, avant de prendre un siège, on s’excuse
verbalement, on demande « Ce siège est-il pris ? », et on observe un
« code » corporel en s’asseyant, on baisse les yeux (sur une assiette ou sur
son livre), on ne dévisage pas le voisin et on ne lui parle pas (demander de
passer le pain, le sel ou l’eau n’est pas considéré comme une parole.) Dans
un autobus « bondé », le cérémonial américain exige de regarder devant soi,
dans le vague, et de « se retirer à l’intérieur de sa peau », de prendre aussi
peu de place que possible, pour ne pas toucher ou ne pas sentir le corps de
ses voisins.
Si on désire ne pas être dérangé par d’autres dans une cafétéria et rester
seul à sa table, il faut, selon Sommer, utiliser des signaux, des gestes et des
attitudes appropriés. On préserve son isolement soit passivement, en
s’installant le plus loin possible des autres, soit en gardant toute la table
pour soi, et marquant la désir de dérobade et de solitude en s’installant au
coin de la table, discrètement (en langage corporel, cela veut dire :
« Partagez ma table si vous le désirez, mais laissez-moi tranquille, je me
suis mis au coin afin d’être loin des autres ») et en même temps en évitant
de regarder la porte. On indique ainsi : « Je suis occupé, ne me dérangez
pas, mais si vous voulez, vous pouvez utiliser la place, à condition de ne pas
me parler. »
Une autre stratégie, plus impérative, voire plus agressive, pour garder
une table pour soi, est de s’asseoir à une place centrale. S’asseoir
« carrément » au centre de la table affirme la prééminence, l’aptitude à
maîtriser la situation, le désir et la capacité d’avoir la table pour soi (on
indique ainsi, corporellement : « Cette table est à moi et à moi seul. Vous
me dérangerez en vous y installant, il n’y a d’ailleurs pas de place pour
vous, et je ne me laisserai pas faire »).
Cette double attitude, de retrait (en coin de table) ou d’affirmation (au
milieu de la table), est également vraie pour les bancs publics : celui qui ne
veut pas partager le banc s’installe au milieu et indique de façon corporelle :
« Ce banc est à moi, si vous y venez, vous m’envahissez. » Celui qui
s’asseoit à un coin du banc laisse à d’autres la possibilité de s’asseoir à
l’autre coin sans le déranger.
Dans un ouvrage plus ancien, Goffman analyse les interactions des
regards, lorsque l’on croise quelqu’un dans la rue, que l’on regarde la
personne qui vient lorsqu’elle est à environ trois mètres, on détourne les
yeux avant que cette distance de trois mètres ne soit atteinte, les deux
personnes s’indiquent mutuellement et tacitement la direction qu’elles
pensent prendre, en jetant un bref coup d’œil dans cette direction, puis
chacun détourne le regard, effectue un léger crochet, le croisement s’opère
sans difficulté.
Pour Goffman, le regard rapide suivi d’un abaissement des paupières
signifie en langage corporel : « Je vous ai vu, je me fie à vous, vous ne me
faites pas peur » ; si on veut souligner ce signal, il suffit de regarder droit au
visage la personne qui vient vers vous, avant de détourner la tête.
Ces règles sont parfois difficiles à observer lorsqu’il s’agit de personnes
qui portent des lunettes noires et dont on ne sait pas forcément si elles vous
regardent avec insistance, ou vous ignorent. Des méprises sont possibles : la
personne qui porte des lunettes noires se sent protégée et pense qu’elle peut
vous scruter sans que vous le remarquiez, alors que vous pouvez avoir
l’impression qu’elle ne cesse de vous examiner et ses lunettes noires vous
gênent.
Le regard rapide est d’usage lorsque nous rencontrons des célébrités à
qui nous désirons marquer à la fois que nous les reconnaissons et que nous
respectons leur domaine privé ; de même avec les infirmes, les handicapés
physiques, les personnes d’une autre race ou d’une génération ou d’une
apparence insolite, que nous ne devons pas gêner en les dévisageant. C’est
ce que les adultes enseignent aux enfants pour qu’ils soient « bien élevés ».
L’inverse est aussi vrai : pour rabaisser quelqu’un, on le regarde plus
longtemps que ce qu’autorise la politesse, en « accrochant » son regard et
en conservant la même attitude, au lieu de détourner la tête immédiatement.
C’est ainsi, par exemple, qu’aux États-Unis on marque la réprobation en
dévisageant et regardant l’autre fixement, « grossièrement ».
Dans des endroits publics bondés ou dans des espaces clos restreints tels
que les ascenseurs, les autobus ou les métros comblés, la règle de la
politesse est de jeter un bref coup d’œil et de détourner la tête aussitôt, en
évitant de rencontrer le regard des autres, ce qui, en communication non
verbale, signifie : « Je vous vois, je ne vous connais pas, mais je vous
reconnais comme un être humain et je ne permettrai pas à mes yeux de
s’appesantir sur vous et de vous déranger. » La politesse consiste à jeter des
coups d’œil en biais et éviter de croiser le regard d’autrui ou de fixer sur les
voisins un regard vague, en évitant les yeux et contemplant distraitement la
tête, le visage ou le corps, tout en évitant de s’arrêter sur les parties
sexuelles. Si les yeux se croisent par hasard, le croisement peut être adouci
par un bref sourire, ni trop long ni trop appuyé (et qui n’est pas une
invitation à un dialogue, mais signifie « Nous nous sommes regardés et je
m’en excuse, c’était un accident, nous le savons tous les deux et n’en
abuserons pas »).
Ortega y Gasset, dans L’Homme et les gens (1957), parle du regard en
biais par lequel nous avons le droit de regarder une personne tant que cela
ne la gêne pas, car elle n’a pas conscience d’être regardée, et du fait que
nous dissimulons notre regard à l’instant où ses yeux croisent les nôtres,
détournant la tête pour ne pas la gêner, ni « ouvrir la communication ».
Ortega distingue ce regard filtrant qui « fait les yeux en coulisse » (les
paupières aux trois quarts fermées comme si le regard souhaitait se cacher
mais qui cependant jaillit telle une flèche) et qui est un facteur important de
séduction sexuelle et théâtrale : ce serait le regard de la Du Barry, Lucien
Guitry, Mae West, Robert Mitchum, Simone Signoret.
Le regard et l’échange de regards varient suivant les civilisations, les
cultures et les sexes. Leurs règles sont à la fois fixes et ambiguës. Si vous
détournez le regard d’une personne qui vous parle, vous pouvez aussi bien
signifier ainsi que vous n’êtes pas d’accord avec ce qu’elle dit, ou montrer
votre ennui, ou indiquer que vous désirez cacher ce que vous pensez ou
éprouvez (les enfants refusent souvent de regarder ceux qui les grondent,
mais aussi peuvent les défier par le regard).

1. E. Goffman, Les Rites d’interaction, Paris, Minuit, 1967; O. Marc, Psychanalyse de la


maison, Paris, Seuil, 1972.
19
Personne, non-personne et stigmatisation

Lors de la co-présence de deux ou plusieurs individus, l’une des


conditions importantes pour qu’il y ait rencontre véritable est que l’un
reconnaisse l’autre en tant qu’être humain à part entière comme une
personne, c’est-à-dire qu’il voie en l’autre son semblable, malgré,
éventuellement, des différences évidentes.
Cette reconnaissance est d’autant plus nécessaire, écrit Goffman, que
« la société établit des procédés servant à répartir en catégories les
personnes et les contingents d’attributs qu’elle estime ordinaires et naturels
chez les membres de chacune de ces catégories ».

Nos deux identités sociales


Ainsi, au début de toute interaction, chaque individu se trouve-t-il en
situation d’identification sociale virtuelle par l’autre, et réciproquement il
est l’objet et le sujet d’anticipations, qui sont en fait des « attentes
normatives » (attentes quant-au-statut et attentes quant-au-rôle), et,
profondément, des « exigences présentées à bon droit ».
Dans Stigmate, Goffman souligne le fait que nous n’avons pas
ordinairement conscience de telles exigences, « tant que la satisfaction n’en
est pas activement mise en question ».
Cette structuration « inconsciente » de la perception d’autrui, qui
finalement apparaît comme une préperception, ou plus exactement comme
la première perception sociale au cours de laquelle s’établit une
« caractérisation en puissance » de l’autre, joue un rôle fondamental dans
l’interaction et se traduit par une quantité de signes non verbaux, aussi bien
au niveau du sujet que de l’objet de ce processus d’anticipation.
En somme, nous reconnaissons bien l’autre en tant que personne
lorsqu’il y a correspondance entre cette « identité sociale virtuelle » dont
nous l’investissons a priori et ce qu’il est prouvé qu’il est réellement, c’est-
à-dire ce que Goffman appelle son « identité sociale réelle ».
Ce phénomène est sans doute à rapprocher du processus de consonance
et dissonance cognitives conceptualisé par Leon Festinger.
Par ailleurs, il est admis que l’on a tendance à reconnaître comme des
personnes des gens qui nous sont « semblables », et qui appartiennent
grosso modo au même groupe d’âge, à la même culture, sous-culture,
éventuellement de même sexe, ayant les mêmes opinions politiques,
croyances, goûts, et qui présentent manifestement les signes indiquant ces
ressemblances.
Cependant, les autres individus, même si l’on ne peut pas les faire entrer
dans notre catégorie d’appartenance ou du moins celle à laquelle nous
croyons appartenir, peuvent demeurer à l’état de personnes à part entière,
quand bien même ils n’ont pas toute notre attention, dans la mesure où nous
pouvons les « classer » dans d’autres catégories. Il peut y avoir des cas de
désaccord entre l’identité sociale virtuelle et l’identité sociale réelle, qui ne
remettent pas en question la personne d’autrui, où il suffit simplement de
réajuster notre perception, et de « reclasser un individu d’une catégorie
socialement attendue à une autre, différente, mais tout aussi attendue ». En
ce cas, la correspondance à notre attente normative est maintenue, même si
la vérification en est momentanément différée, parce que remise en cause au
premier abord.

Monstres et stigmates
Dès lors, que se passe-t-il quand il n’y a aucune possibilité de
correspondance et qu’apparaît au contraire un désaccord entre les deux
identités ? « Tout le temps que l’inconnu est en notre présence, écrit
Goffman dans son introduction, des signes peuvent se manifester montrant
qu’il possède un attribut qui le rend différent des autres membres de la
catégorie de personnes qui lui est ouverte, et aussi moins attrayant – qui, à
l’extrême, fait de lui quelqu’un d’intégralement mauvais, ou dangereux, ou
sans caractère. Ainsi diminué à nos yeux, il cesse d’être pour nous une
personne accomplie et ordinaire, et tombe au rang d’individu vicié, amputé.
Un tel attribut constitue un stigmate, surtout si le discrédit qu’il entraîne est
très large. »
Erving Goffman rattache, dans son introduction, à la Grèce classique, le
terme de stigmate (stigma), et montre son évolution jusqu’à nos jours, où
cette notion s’est assez rapprochée du sens littéral qui fut le sien à l’origine.
Il demeure que le stigmate est, avant tout, une marque différentielle, et
l’individu stigmatisé apparaît comme marqué, et donc, si l’on peut dire,
marquable (donc remarqué) et remarquable.
On doit distinguer, selon Goffman, trois types de stigmates :
– les monstruosités du corps ; les diverses difformités ;
– les tares du caractère « qui, aux yeux d’autrui, prennent l’aspect d’un
manque de volonté, de passions irrépressibles ou antinaturelles, de
croyances égarées ou rigides, de malhonnêteté, et dont on infère l’existence
chez un individu parce qu’on sait qu’il est ou a été, par exemple,
mentalement dérangé (malade mental traité ou hospitalisé), emprisonné,
drogué, alcoolique, homosexuel, chômeur, suicidaire ou d’extrême
gauche » ;
– les stigmates tribaux « que sont la race, la nationalité, la religion, qui
peuvent se transmettre de génération en génération ».
À propos des stigmates tribaux, Goffman souligne dans une note
combien, encore récemment, et surtout en Angleterre, l’infériorité dans
l’échelle sociale jouait un rôle important dans la stigmatisation de certaines
familles, « tel que les péchés des parents, ou du moins de leur milieu,
retombaient sur les enfants si d’aventure ceux-ci s’élevaient indûment au-
dessus de leur position originelle ».
Si l’on a tendance, comme le fait remarquer Goffman, en observant une
imperfection, à en supposer toute une série, nous nous trouvons en même
temps attribuer certaines qualités plus ou moins extraordinaires, tels le
« sixième sens » ou l’intuition, aux aveugles par exemple.
L’une des choses les plus importantes pour un être humain est d’être
considéré et reconnu comme un être humain à part entière, dans son être et
dans sa personne. Ceci est d’autant plus vrai que l’individu stigmatisé porte
en lui les mêmes idées que nous sur l’identité et peut-être plus
profondément la conviction d’être une « personne normale ». Et Goffman
insiste sur ce point : « De plus, les critères que la société lui a fait
intérioriser sont autant d’instruments qui le rendent sensible à ce que les
autres voient comme sa déficience, et qui, inévitablement, l’amènent, ne
serait-ce que par instants, à admettre qu’en effet il n’est pas à la hauteur de
ce qu’il devrait être. »

La rencontre des « normaux »


et des stigmatisés
On comprend dès lors la honte qui peut envahir le stigmatisé et
combien, en ce cas, ce phénomène peut déterminer le comportement de l’un
et l’autre des individus en interaction. Goffman cite un certain nombre de
témoignages de stigmatisés, traduisant la crainte plus ou moins manifeste
d’une non-acceptation par autrui, qui peut se résoudre de façon très diverse,
pouvant aller, dans les cas extrêmes, jusqu’à la névrose : « C’est lorsque les
normaux et les stigmatisés viennent à se trouver matériellement en présence
les uns des autres, et surtout s’ils s’efforcent de soutenir conjointement une
conversation, qu’a lieu l’une des scènes primitives de la sociologie. » Ce
moment de rencontre, que Goffman ne manque pas de qualifier de
« mixte », est, en effet, fondamental. On peut décrire toutes les réactions
possibles du stigmatisé (peur, bravade, etc.) et du normal (curiosité,
sollicitude composée, ignorance simulée), ce qui demeure pour
l’observateur c’est souvent l’impression de ce qu’on pourrait appeler une
représentation empathique réciproque, en des termes positifs ou négatifs
d’ailleurs, et, de toute façon, la parfaite clairvoyance que ce n’est pas une
interaction « normale ».
Dans certains cas même, la seule écoute des voix, sans visualisation des
individus en co-présence, suffirait à identifier la nature des participants et
« qui est qui ». Et même si le discours tenu, dans son contenu, est très
« anonyme » ou « anodin », les phénomènes paralinguistiques servent de
révélateurs dans la plupart des cas.
La notion de stigmatisation m’apparaît comme essentielle, dans la
mesure où Goffman met ici en évidence la fonction des attentes normatives
(attentes quant-au-rôle) dans la perception d’autrui, et par là même des
aspects importants des fondements sociaux de certains processus de
communication où l’on peut retrouver, en un certain sens, la confrontation
entre « corps social » et « corps personnel » sur un autre plan, ce qui peut
contribuer à une meilleure approche de la communication non verbale.
Ainsi est-il nécessaire de revenir à la notion de « non-personne », que
Goffman, étant donné la spécificité de sa recherche, ne fait nécessairement
qu’ébaucher, à propos de rencontres entre stigmatisés et normaux : « Nous,
les normaux, essayons le plus souvent de continuer à faire comme si, en
fait, lui, le stigmatisé, correpondait parfaitement à l’un des types de
personnes qui se présentent normalement à nous dans la situation présente,
que cela implique à nos yeux de le traiter comme quelqu’un de mieux qu’il
n’est peut-être, ou de pire qu’il n’est probablement. Si aucune de ces deux
voies n’est possible, il nous reste alors à tâcher d’agir comme s’il était une
“non-personne”, absent en tant qu’individu auquel il convient de prêter une
attention rituelle. »
Ce processus de réduction d’autrui à l’état de non-personne est
fondamental : il dépasse le contexte de la stigmatisation. Car, si la
« personne » est a priori celle à laquelle « il convient de prêter une attention
rituelle », il est des interactions sociales qu’on pourrait définir davantage en
termes de co-présence que de rencontre à proprement parler, où certains
individus se trouvent obligatoirement être ceux auxquels il convient de
prêter une attention rituelle, si l’on peut dire.
L’expression « il convient », que j’ai soulignée, résume à elle seule le
poids du social dans ce phénomène, et peut-être combien certaines
interactions sont « mesurées ». En ce sens, elle montre l’importance que
peut revêtir toute transgression de ces limites catégoriales, certaines liées,
sans aucun doute, à des statuts socioprofessionnels, des rôles définis, mais
aussi plus profondément à la notion de territoire personnel, ainsi qu’à l’idée
commune du « quant-à-soi ».

Des mécanismes de défense


Ces phénomènes sont tellement liés aux mécanismes de défense, de
réserve individuelle, quoique socialement et aussi sexuellement codés,
qu’on pourra voir dans certains cas toute démarche transgressive devenir en
réalité agressive, lorsque l’on passe de la co-présence à la « rencontre »
véritable, qui, de fait, devient à « l’encontre » de l’autre, parfois, dans un
mouvement réciproque.
En ce sens, le regard, l’échange de regards, le genre du regard, est l’un
des signes qui marquent la différence entre la personne et la non-personne.
Par exemple, il est admis que nous pouvons regarder longuement un
objet, contempler le paysage, une sculpture, une fleur, une œuvre d’art, les
animaux du zoo, aussi longtemps que cela nous plaît, d’aussi près que cela
nous plaît, mais que nous ne devons pas regarder fixement les êtres
humains, car dévisager est impoli, questionneur, engageant ou agressif. Par
ailleurs, ignorer un autre être humain, c’est lui manifester de l’indifférence
ou de l’hostilité (si quelqu’un que nous connaissons évite notre regard dans
la rue, nous sommes offensés de même que si nous tendons une main que
notre interlocuteur ne prend pas. On se battait en duel pour moins que cela,
autrefois).
Ce que je voudrais souligner ici, c’est la différence que nous établissons
entre les personnes et les non-personnes par le regard et les signaux
différents que nous émettons pour défendre notre territoire personnel de
l’intrusion d’une personne, soit en l’attaquant (comme une personne, un
ennemi), soit en la considérant comme une non-personne.
Pour qu’il n’y ait pas de promiscuité, par exemple, nous considérons
comme des non-personnes les individus qui ont le droit de toucher notre
corps professionnellement, ou nous rendent des services personnels :
masseurs, kinésithérapeutes, infirmiers, médecins ont avec les clients des
rapports parcellaires qui permettent la proximité et l’intimité physique, le
toucher, le palper et le regard professionnel, sans échange de personne à
personne, ce qui pourrait rendre cette intimité gênante, d’autant plus que la
relation est directement et nécessairement corporelle. De même les
individus n’interrompent pas leur conversation pendant qu’on change leur
assiette au restaurant ou même dans leur salle à manger : le serveur ou le
domestique, pas une personne, n’est pas censé entendre ce qui se dit, ni
même voir, lorsqu’il entre dans la chambre à coucher ou la salle de bains du
client ou du patron, lequel peut être plus ou moins habillé, plus ou moins
défait, et sans son « masque social » sur le visage. Cela permet à l’employé
comme au patron de ne pas se sentir gêné dans la relation, ni dérangé, ni
envahi dans son territoire personnel.
Prenons quelques exemples. Dans un métro bondé, où les individus sont
serrés à se toucher, ils doivent se considérer comme des non-personnes,
faute de quoi la promiscuité à laquelle ils sont contraints deviendrait
gênante. Parler dans ces conditions, autrement que pour murmurer un
« pardon » rituel ou un « je descends à la prochaine » serait envahir
verbalement le territoire d’autrui, donc commettre une maladresse sociale
ou une faute.
Selon Sommer, les voyageurs supportent l’entassement dans les
transports publics uniquement parce qu’ils se considèrent tous comme des
non-personnes. Si un arrêt brusque les jette sur leur voisin et les force à en
prendre conscience en tant que personne, ils s’irritent de la situation dans
laquelle ils sont, se sentent souvent agressés, et deviennent agressifs.
Lorsqu’on viole notre domaine privé, nous réagissons souvent par
l’agressivité.
Nous voyons un être humain dans autrui dans certaines circonstances et
pas dans d’autres, suivant un code assez défini. Ce code nous fournit une
clé importante pour comprendre comment nous agissons et réagissons par le
langage corporel, dans toutes nos relations avec les autres. Sommer
explique qu’un objet, une « non-personne », un arbre, une chaise ne peut
envahir le territoire personnel de quelqu’un ; de même il est impossible
d’envahir l’espace personnel d’une non-personne.
Si nous souhaitons faire comprendre à quelqu’un que nous l’ignorons,
le traiter avec une nuance de mépris, nous le regardons avec un certain
regard, vaguement flou, qui ne le voit pas, comme s’il était transparent, en
regardant derrière ou au-dessus de lui : c’est le regard « isolant » des élites
sociales qui marque la distance.
20
Dominance, hiérarchie et « pecking
order »

Les études de « psychologie animale » ont mis en évidence une


hiérarchie par rapport à un animal de rang élevé (« l’animal alpha »). On l’a
appelée le pecking order. C’est l’ordre hiérarchique donnant aux poulets
d’une basse-cour le droit de manger à tour de rôle, l’animal alpha mangeant
en premier et pouvant distribuer des coups de bec à tous les autres animaux
« inférieurs », l’animal suivant mangeant en second et pouvant distribuer
des coups de bec à tous, sauf au premier, et ainsi de suite, de haut en bas de
l’échelle sociale, en termes de statut et de dominance.
Cet ordre se retrouve chez les bovidés (la vache « porte-cloche »
marche en premier) et chez la plupart des animaux, ainsi que chez les
primates. On le trouve aussi chez les humains, en particulier dans la
hiérarchie militaire et administrative, à l’école (chez les élèves comme chez
les professeurs, selon une hiérarchie où les titres et le rang jouent), à
l’hôpital (médecins et infirmières ont souvent des salles à manger
différentes, les médecins et internes ne se fréquentant souvent pas ; chacune
des diverses catégories sociales a ses lieux de rencontre). On le voit
apparaître dans la hiérarchie familiale : le père qui a des ennuis au bureau
gronde son fils aîné qui passe sa colère en battant le cadet, qui tirera la
queue du chat…
Il ne s’agit pas, ici, d’études ou de remarques sur l’agressivité, mais
d’une approche généralement non verbale de l’ordre établi ou s’établissant,
de dominance au sein d’un groupe et de son territoire.

La lutte pour la dominance


La lutte pour la dominance semble avoir produit dans la plupart des
sociétés un animal alpha : en effet, il existe peu de sociétés humaines sans
roi, président, généralissime, etc. En 1920, l’ornithologue amateur
britannique Eliot Howard offre aux sciences naturelles le concept de
territoire dans les rapports entre les animaux. En 1922, le zoologiste
norvégien Thorleif Schjelderup-Ebbe publie en allemand une importante
étude 1 de la psychologie sociale d’un poulailler, et sur l’ordre, d’alpha à
oméga, des poules entre elles : la dernière dans l’ordre, oméga, reçoit des
coups de bec de toutes et ne peut en donner à aucune. Brièvement
mentionnés par Niko Tinbergen dans sa Vie sociale des animaux, un peu
repris par Konrad Lorenz, à propos des luttes des choucas, dans Il parlait
avec les mammifères, les oiseaux et les poissons, les travaux de
Schjelderup-Ebbe sur le pecking order – tout comme ceux de Howard sur le
territoire – sont connus grâce à trois Américains : G. K. Noble, qui définit
en 1938 le territoire comme une zone défendue et parle d’un « poisson
alpha » luttant, au mépris de l’intérêt sexuel, pour son statut ; C. R.
Carpenter, qui étudie en 1942 le rôle du territoire chez les primates,
l’importance du statut (en particulier chez les gibbons de Thaïlande et les
singes rhésus de Porto Rico) et les variations de l’expression de dominance,
et son évidence (les âgés sur les jeunes, les hommes sur les femmes) ; et W.
C. Allee, qui explore en 1938 la différence entre le droit de donner des
coups de bec et la dominance du piquage ; l’animal bêta peut tenter de
piquer l’animal alpha, il sera battu. De ces travaux est né le concept de
hiérarchie.
Pour prouver son concept, Allee a étudié cinq jumelles identiques, les
fameuses sœurs Dionne, et a trouvé chez elles le même ordre de « qui
pousse qui », « qui fait tomber qui ». Il écrit à ce sujet : « Les animaux avec
la même hérédité peuvent quand même développer, même à un âge précoce,
des différences sociales nettes montrant que l’on n’est pas égaux. »
On reconnaît souvent l’animal alpha à son apparence (un singe rhésus le
signale par une élévation de sa queue en panache). Cette lutte de prestige
est faible chez les chimpanzés, forte chez les babouins. Selon les théories de
Jane van Lawick-Goodall, nous pourrions dire que le chef, qu’il soit
militaire à képi, roi à couronne ou président de la République à chapeau
haut de forme, se tient droit, regarde droit devant lui.
Divers travaux de psychologie animale montrent que l’animal alpha est
souvent le plus âgé (lorsqu’il est respecté, peut-être par habitude), qu’il a
toujours une posture assurée et qu’il soutient le regard. Les travaux
classiques de Francis Galton sur le fait que les gens célèbres sont souvent
des aînés ont été recoupés par ceux de Lewis Terman sur le quotient
intellectuel et ceux de William Althus 2 indiquant que 66 % des enfants
scolarisés ayant passé le National Merit Scholarship aux États-Unis étaient
des aînés.
Michael Argyle rattache la parole et le silence en groupe à ce pecking
order. « Au cours des premières réunions du groupe, écrit-il, il y a une lutte
pour le statut parmi les individus ayant une forte motivation de dominance,
comme dans les groupes de deux ou trois personnes. Lorsque l’ordre est
établi, on trouve une structure caractéristique d’interaction. Les membres à
statut faible, tout en bas de la hiérarchie, parlent peu, s’adressent aux plus
importants avec politesse et déférence, et on ne fait guère attention à ce
qu’ils disent. La position d’une personne dans la hiérarchie est
principalement fonction de son rang ou de son utilité passée. La hiérarchie
est ainsi maintenue en équilibre – on laisse les gens parler et on les écoute si
l’on pense que ce qu’ils vont dire sera intéressant et utile […]. Les membres
de haut statut, distraits ou endormis, sont sollicités par le groupe pour parler
[…]. Si des membres se rencontrent en dehors du groupe, ailleurs, il est
probable que l’interaction entre eux sera autre et ne dépendra que de leurs
personnalités 3. »
Selon les sociologues George Maclay et Humphry Knipe 4, « l’individu
dominant ne diffère pas des autres par ce qu’il dit, mais par la manière dont
il le dit, par sa posture, la manière dont il se tient debout, marche et agit ».
Le mythe grec du regard de Méduse qui transformait l’homme en pierre,
la description de Hamlet d’un homme avec « un œil comme Mars pour
intimider et commander » le « regard dominant du roi », l’œil perçant et
illuminé de prophète, « l’œil fou » du maniaque dangereux, « l’œil du
serpent qui fascine sa proie » se rapportent tous au même phénomène social
que l’être humain partage avec les animaux. Les études d’Argyle sur
l’échange de regards montrent à quel point il est interdit de dévisager et
combien le regard suit des règles précises.
L’un des signes de dominance, chez l’homme, est lié à une démarche
rigide liée à une stature érigée, des effets de torse, voire une élégance
tapageuse ou donnant l’impression d’une agression imminente, que l’on
trouve chez les singes et retrouve chez les adolescents délinquants, la
démarche roulée arrogante des gangsters de cinéma (et la sandunga des
toréadors espagnols).
On remarque les deux mêmes postures chez deux hommes qui se
mesurent du regard et se « confrontent » : « soit une posture droite, quasi
rigide, avec le menton levé et la tête rejetée en arrière, le regard abaissé le
long du nez, ce qui signale la dominance et effraie souvent l’adversaire, soit
il baisse la tête, avance les épaules et se carre au sol, ce qui se voit dans les
questions de vie ou de mort ».
Cette attitude « arrogante », majestueuse ou droite, se retrouve depuis
toujours dans les classes sociales élevées de toutes les sociétés et reprises
par l’armée.
Mais en même temps, on voit les rapports entre la dominance, le rang
alpha, la détente musculaire, l’aisance corporelle et non-précipitation du
mouvement. Selon Vernon et Frances Reynolds (1962), on reconnaît le chef
de la bande des chimpanzés à ce qu’il est très détendu, ne paraît pas avoir
peur de l’homme, marche avec dignité, ce qui recoupe les recherches de
Carl Murchison sur les volailles, Abraham Maslow sur les personnalités
dominantes et Philip Eisenberg sur les rapports entre le sentiment de
dominance et le mouvement expressif. « En analysant leur démarche,
écrivent Maclay et Knipe, on voit que les individus dominants balancent
librement leurs bras le long du corps, et en général montrent des
mouvements corporels libres et non retenus, en grande partie déterminés par
le mouvement des hanches. Des travaux américains plus récents semblent
avoir trouvé une corrélation significative entre la parole lente, voire la
pensée lente, et la présence probable de qualités de leadership 5. »

Du côté des primates


Certains primates abordent, de façon intéressante pour l’homme, le
problème du pecking order. Chez les chimpanzés, la hiérarchie se vit dans
la coexistence, alors que, chez les babouins, l’un ou l’autre a la place. Le
babouin traite la question de la hiérarchie en la liant à la place (de premier).
On reconnaît celui qui a le statut hiérarchique le plus élevé au fait que si un
autre le bouscule un peu fort, il va se pousser, parce que la réponse du
moins fort est de céder sa place au plus fort. Chez le chimpanzé, il est plus
difficile à repérer qui a le statut le plus élevé : cela se repère par les gestes
qu’ils ont entre eux.
L’espace n’a pas le même sens. Le chimpanzé de statut supérieur
transporte ce statut avec lui, indépendamment de l’endroit (géographique)
où il se trouve, d’où le fait que si un autre s’approche de lui, se place devant
lui, il est libre de partir se promener ou pas. Le babouin, lui, ne peut pas
partir sans « céder le pas », donc perdre la face, son statut, son prestige. Par
rapport aux hommes, c’est le problème de la coexistence qui se pose :
savoir si on peut être ensemble, vivre ensemble.
Les chimpanzés sont hédonistes. Ils se touchent, s’épouillent, s’aident,
dans un comportement de « toilettage », sont souvent côte à côte, se tolèrent
et s’acceptent. Les babouins, eux, sont agonistiques. Ils se déplacent sans se
toucher, s’affrontent ou partent (celui qui n’a pas envie de s’affronter cède
le pas, cède la place, et s’en va). Chef ou pas-chef ? « Ce qui va régler mon
contact avec toi, semblent-ils dire, c’est ta réponse. »

Séduire, sauver la face


Cette hiérarchie sociale, cet ordre de dominance, ce pecking order est si
fort qu’il existe deux moyens de tenter de la contourner et de ne pas
s’affronter, en bataille, chez l’animal et chez l’homme : le comportement de
séduction tacite chez l’animal (qui « offre » sa gorge et/ou son sexe), ou
chez l’homme, dans la vie professionnelle, comme l’a si bien illustré
Scheflen ; et les rituels permettant de « sauver la face » et d’éviter la
confrontation.
Les rituels sont différents lorsqu’il s’agit de rapports hiérachiques, de
séduction, de confrontation ou d’évitement. Ils sont liés à la fois à la
sociométrie 6, au statut, aux rapports de groupe. On voit aisément, par la
tenue du corps et l’expression du visage, la différence des rapports
hiérarchiques ou de dominance dans la vie quotidienne (par exemple, entre
parents et enfants « bien élevés », à l’école, à l’université, dans l’industrie
ou l’administration), de comportements de séduction, qu’il s’agisse de
rapports sociaux entre individus de sexe différent ou du même sexe, dans
leur vie privée, ou d’individus dans leur vie publique et professionnelle.
Dans ce dernier cas, amabilité à quasi-jeu sexuel, une petite indication non
verbale permet de poser le fait qu’il s’agit d’un jeu 7 ou d’une convention et
que les choses ne sont pas à prendre au pied de la lettre, comme aussi dans
les rituels de confrontation où la menace ne va pas jusqu’au duel ou à
l’extermination, mais se traduit plutôt en jeu, en défis, et les rituels
d’évitement (comme après un petit incident, un « excusez-moi de vous avoir
marché sur les pieds », et la réponse : « Mais ce n’est rien »), et le rôle
social des « bonnes manières » est de permettre à chacun de « sauver la
face » et d’indiquer une déférence, une indifférence ou une discrétion que
l’on ne ressent pas toujours (par exemple, indifférence ou discrétion vis-à-
vis de la nourriture servie en public, au déjeuner ou à une réception, par
rapport à la promotion sociale – « fausse modestie » ou désir de pouvoir) 8.

Prérogatives
L’ordre social, le respect, la hiérarchie, la dominance, le « statut
supérieur », l’autorité se marquent de mille façons subtiles. Le port
(hautain, droit, fier, « noble ») du corps et de la tête, la direction du regard
(lointaine) créent une mise à distance accompagnée de gestes qui indiquent
l’habitude d’être écouté, regardé, deviné à demi-mot, servi par d’autres qui
veillent au bien-être physique et « moral » de celui (ou de celle) qui est
placé(e) plus haut dans l’ordre social, professionnel, socio-économique,
familial, voire amical.
Ainsi, les enfants font régner le pouvoir, voire la terreur, entre eux, dans
le strict ordre de dominance, de la famille – le dominant n’étant pas
toujours l’aîné(e), mais parfois le benjamin, le garçon, la plus belle ou
l’enfant malade –, le favori des ou d’un parent étant d’ailleurs souvent
brimé par les autres en secret.
Cette « prédominance », cette hiérarchie se marque par l’exemption des
tâches dites serviles et matérielles et les soins du corps : on soigne son
corps (coiffeur, masseur, manucure, tailleur, bottier, kinésithérapeute), on
fait couler son bain, on prépare les vêtements du dominant (son épouse, des
domestiques, sa suivante, voire sa mère), on l’aide parfois à s’habiller, on
lui fait ses courses (la femme, la bonne, la secrétaire ou le jeune adjoint de
l’homme d’affaires, l’ordonnance de l’officier), on prépare son travail, ses
rendez-vous, on nettoie et range derrière lui, on remet ses affaires en ordre
(tant chez lui qu’à son travail). On fait pour lui les petits travaux (qui font
perdre le temps et l’énergie pour rien), on lui facilite la tâche.
Un très grand nombre de prérogatives lui font gagner du temps et
déblaient la voie pour lui : il n’attend pas pour des achats, des réservations
(de places pour des transports, des spectacles, du travail, sa place dans la
vie professionnelle et sociale), ce qui lui permet de se détendre, d’avoir des
loisirs (consommation improductive et souvent ritualisée du temps), de
garder son énergie pour des choses importantes (professionnelles, sociales,
politiques, mondaines ou divertissantes).
Ces prérogatives le marquent dès l’enfance, souvent (le nouveau riche a
des exigences plus marquées et plus visibles, des formes d’autorité plus
accentuées que celui élevé dans le sérail, qui a plus l’habitude d’arrondir les
angles et de mettre les formes). L’habitude de ces prérogatives donne une
attente quant-au-rôle qui provoque chez autrui la reconnaissance du statut –
généralement la réponse attendue (et parfois la révolte, la révolution,
l’agression, le meurtre).
L’usage de ces prérogatives est tellement acquis qu’il passe inaperçu et
les gens font pour autrui ce qu’autrui réclame sans même s’en rendre
compte souvent. Qui passe une porte en premier ? Qui tend la main en
premier ? Qui se sert en premier, qui prend la plus belle pomme, qui
ramasse un objet tombé, qui est « maladroit » au point de laisser tomber des
objets en présence d’autrui ? Qui heurte par hasard ? Devant qui s’écarte-t-
on ? Qui parle et qui écoute ? (Souvent l’homme parle et la femme écoute,
« l’animal alpha » parle et les autres écoutent, « l’intelligent », le cultivé
parle et le « timide », ayant moins été à l’école ou ayant moins de revenus,
écoute.)
Le psychanalyste Robert Akeret a étudié des photos de Winston
Churchill et de sa femme Clementine 9. Il montre celle-ci soutenant le bras
de son jeune mari (l’inverse eût été normal), se baissant pour ramasser son
gant (à lui), lui toucher le bras, et le distraire – situation inhabituelle pour
une « dame » de sa classe et un homme aussi autoritaire, mais qui
s’explique par les habitudes tissées dans son enfance entre le jeune Winston
et sa nurse, devenue la gouvernante de sa maison d’adulte, habitudes
continuées avec sa femme. On pourrait se demander si ce mariage aurait pu
durer si longtemps sans cela.
L’économiste Thorstein Veblen rapporte dans Théorie de la classe de
loisir (1899) qu’avec la promotion sociale l’homme change souvent
d’épouse si celle qu’il avait est trop marquée, dans ses manières et son
aspect, par son travail précédent, ou un statut inférieur, ou des tâches
serviles, de même qu’on observe qu’après une révolution, les chefs
politiques changent d’épouse (comme lors de la révolution russe), ou des
chefs d’État, de religion (élu président, Eisenhower changea d’Église).
La prérogative, c’est la considération de droit (la noblesse semble
l’avoir héritée de droit divin et la haute bourgeoisie, les « grands patrons »
ont repris les habitudes de mandarinat), c’est la « place au soleil » non pas
demandée, ou exigée, mais acceptée d’autrui – de divers autruis qui
s’effacent, aident, donnent du support et supportent. Le droit de prendre,
parler, agir en premier donne le droit d’être satisfait en premier, voire d’être
le seul à être satisfait. Si celui qui parle le premier parle longtemps, il ne
reste en effet souvent plus assez de temps pour que les autres s’expriment
dans une réunion de groupe, une assemblée, un colloque, un meeting, un
conseil.
Les marques de la prérogative sont doubles, celles de soumission et
d’assistance sont aussi nombreuses que les marques de domination. Les
conséquences de la domination et du changement de place et de statut sont
diverses, non seulement chez l’homme, mais aussi chez l’animal.
Rappelons l’étude de Mary Northway sur les enfants blessés ou accidentés
dans les cours de récréation, l’enfant peu aimé ou ignoré, au statut
sociométrique peu élevé.
Rien n’est aussi dominateur, brimant, dans un camp de personnes
déplacées, que le prisonnier devenu « karo », ou le jeune professeur ou
ingénieur, frais émoulu d’un concours difficile, ou le cadre arrivé, le
« parvenu », ou le « nouveau riche ». Le pecking order, l’ordre de
dominance, la hiérarchie, se retrouvent dans tous nos comportements, de
l’enfant à l’adulte.

1. T. Schjelderup-Ebbe, «Beiträge zur Sozialpsychologie des Haushuhns», Zeitschrift für


Psychologie, 88, 1922, p. 225-252. Cette étude avait paru quelques années plus tôt, en 1913, en
norvégien.
2. W. D. Althus, «Birth Order and Its Sequelae», Science, 151, 7 janvier 1966, p. 44-49.
3. M. Argyle, The Psychology of Interpersonal Behaviour, Londres, Penguin Books, 1967, p.
70.
4. G. Maclay et H. Knipe, The Dominant Man: The Pecking Order in Human Society, New
York, Dell, 1972.
5. Ibid., p. 74.
6. Les études de sociométrie montrent que les accidents bénins ou graves (mortels) n’arrivent
pas par hasard, mais sont liés au statut sociométrique du sujet, qu’il s’agisse de cour de récréation, de
combats aéro-navals, de laminoirs ou d’hôpitaux psychiatriques. Voir J. L. Moreno, Who Shall
Survive, New York, Beacon Press, 1936, trad. fr. Précis de sociométrie, Paris, PUF, 1953; et A.
Ancelin Schützenberger, La Sociométrie, Paris, Éditions universitaires, 1972.
7. L’indication du jeu chez l’homme et chez l’animal a été étudiée par Gregory Bateson dans
«The Message “This Is Play”», in B. Schaffner (dir.), Group Processes, Madison, Madison Printing,
1955, repris en 1972 dans Steps to an Ecology of Mind, et Albert Scheflen l’a illustrée dans Body
Language and the Social Order, Englewood, Prentice Hall, 1972.
8. Cette démarche de «parvenus» ou de «parvenants» a beaucoup préoccupé le XIXe siècle,
comme en témoigne la littérature, de Balzac à Stendhal, ou des archives semi-privées, comme la
correspondance entre l’ambassadeur de Russie en Italie et le chef du protocole au sujet de plumes de
couleur alliées aux vêtements d’apparat rituels.
9. R. U. Akeret, Photoanalysis: How to Interpret the Hidden Psychological Meaning of Personal
and Public Photographs, New York, P. H. Wyden, 1973.
21
Contrôle social et manipulation
par la kinésie

Un très grand nombre de rapports humains se manifestent par des


contacts si « naturels », si ritualisés, si habituels et si peu parlants à l’esprit
qu’ils ne se remarquent même pas, alors même qu’ils règlent l’ordre social,
familial, professionnel, mondain, voire thérapeutique.
Le premier contact socialisé de l’enfant se fait dans les bras de sa mère,
dans l’odeur de sa mère, sous le regard de sa mère, et avec son sourire.
L’enfant naît prématuré et – selon la terminologie de Moreno – l’ego
auxiliaire qu’est sa mère ou nourrice le socialise et l’éduque par contacts,
bercements, comptines, soins corporels, nourriture, présence-absence et
apprentissage de rôles 1, et « jeu de la bobine » (le fort-da étudié par Freud
dans Au-delà du principe de plaisir 2).
Les premiers « non » d’un adulte vers un enfant se font en lui tapant sur
la main (droite) qui se tend (vers un objet désiré) et en réfrénant son
comportement moteur vers l’immobilité (« ne touche pas », « ne bouge
pas », « tiens-toi droit », « tais-toi », « ne t’éloigne pas »). Tout ce qui
transforme l’être humain explorateur, spontané, exigeant l’attention, en un
« bon objet » : les enfants bien élevés ne doivent pas être vus, ni entendus.
Les premiers « non » d’un enfant se manifestent par des cris et des
coups (l’enfant en colère frappe le sol du pied, parfois il se roule par terre
en tapant des pieds et des poings), par le refus de manger ou d’obtempérer à
l’ordre d’aller à la selle à heure fixe.
Des gestes d’ouverture et d’accessibilité du corps – ou de fermeture –
marquent les rapports humains, par la fermeture des bras croisés sur la
poitrine, de jambes croisées l’une sur l’autre, de main sur la bouche et
parfois les oreilles (en cas de cris), par le sourcil levé d’étonnement, le
« déclic du sourcil » de l’accueil, l’ouverture de la pupille d’intérêt,
l’orientation, la giration de l’axe des épaules, des yeux, des hanches
(orientation univoque ou multidimentionnelle de la tête, du tronc et du
bassin).
Le toucher, la proximité physique sont des indicateurs importants de la
relation réelle (entre membres de la même famille ou intimes) ou ritualisée
– de la poignée de main, survivance de la vérification de « non-fièvre »
(quarte) et de non-arme (cachée dans la main), à l’accolade (embrasse ou
abrazzo).
On tapote l’autre sur le haut du dos pour le réconforter, ou on lui caresse
et tapote la tête dans un geste familier de l’adulte à l’enfant, du médecin au
malade, de l’humain à l’animal domestique, de l’enfant à sa poupée.
Je vais aborder ici le problème du contrôle social par la kinésie et du
renforcement social par le geste et la communication non verbale, le
contrôle et la régularisation du discours d’autrui (pour l’inciter à continuer à
parler, lui donner la parole ou le faire taire).

Ponctuation du discours et interaction


Lorsque l’on parle de communication non verbale ou de comportement
non verbal, ce n’est qu’une manière de dire, car un grand nombre d’aspects
implicites du langage (vocal) y sont de fait inclus, tels les phénomènes
vocaux ou paralinguistiques, l’éventail de fréquence et d’intensité de la
voix, les erreurs de langage et lapsus, les pauses, la rapidité et la durée du
discours – ainsi qu’un phénomène complexe de « communication
inconsistante », tels le sarcasme, le demi-sourire, le clin d’œil (visuel, ou
« la langue mise dans la joue », à l’intérieur de la bouche, des Anglo-
Saxons qui plaisantent ou ne prennent pas au sérieux ce qu’ils disent), le
« raclement de gorge », la toux, le demi-rire, les « hm, hm », le hochement
de tête – dans lesquels les combinaisons inconsistantes de comportements
verbaux et non verbaux prennent un sens particulier pour transmettre de
façon subtile certains sens.
De fait, ce sont les nuances et la subtilité de la forme de la
communication plutôt que ses qualités « verbales-vocales » ou « non
verbales paralinguistiques-kinésiques » qui font qu’on va la prendre en
considération dans les livres et articles traitant de la communication non
verbale. On ne perçoit pas toujours cette subtilité et cette délicate et difficile
distinction : on manque de règles de codage et de décodage de ces
comportements dans la plupart des cultures – ce sont des choses, des
comportements implicitement enseignés par l’exemple dans les familles,
mais non verbalisés.
Alors que les indices et signaux verbaux sont définissables ou définis
depuis longtemps par divers dictionnaires (explicites) et par les règles de la
syntaxe, on ne possède qu’intuitivement de vagues explications tacites et
non formalisées sur la signification, sur le sens, de la plupart des
comportements non verbaux. De même, il n’y a pas de règles explicites
pour coder ou décoder ces phénomènes paralinguistiques ni les
combinaisons complexes de comportement verbal-vocal, et « non verbal »,
dans lesquelles les éléments non verbaux sont une part essentielle de la
signification du message.
Sans entrer dans les problèmes des universaux, on trouve un certain
degré de consistance à la fois à l’intérieur d’une même culture et entre les
cultures dans l’usage d’une certaine subtilité de comportement – en
envoyant un message codé pour exprimer un certain état, une relation, un
sentiment selon l’idée que l’on se fait des sentiments et actions d’autrui, de
ses états d’âme, de ses relations, de ses attitudes, à partir d’une perception
et d’un décodage de son comportement. On peut considérer à juste titre ces
comportements comme communicatifs et expressifs.
On a essayé une distinction grossière de l’explicite et de l’implicite par
rapport au verbal-vocal (explicite) et au non-verbal (implicite) et au langage
« digital » (plutôt rationnel explicite) et analogique (plutôt affectif) en
estimant qu’une idée ou un sentiment peut être exprimé de façon explicite
par des mots – et reste implicite lorsque le locuteur s’abstient de parler, ou
lorsqu’il s’exprime verbalement-vocalement avec un ton de voix qui
apporte un sens différent, subtil, voire contradictoire avec ce qui est dit par
les mots seuls, le geste et le ton l’emportant de beaucoup sur le mot.
La dichotomie explicite-implicite recoupe aussi les règles explicites de
codage des phénomènes verbauxvocaux-linguistiques (donc ces règles de
codage de toute communication subtile sont implicites et impératives,
socialement parlant).
D’une certaine façon, toute communication non verbale est implicite, si
claire qu’elle paraisse être parfois dans certains gestes codés (comme
l’accord verbal du hochement de tête ou comme l’arrêt de ce qui se dit ou se
fait en plaçant une main plus ou moins légère sur le bras, le coude ou
l’épaule du locuteur-acteur).
On trouve une série de comportements non verbaux, non linguistiques
et kinésiques :
– Les réciproques, qui se passent et se jouent en paires ou groupes face
à face.
– Les comportements territoriaux, qui circonscrivent ou encadrent une
interaction face à face et permettent ou interdisent le passage de personnes à
travers, par-delà une « frontière ».
– Les gestes, les « marqueurs » de la parole ou du discours, la
ponctuation kinésique, qui se sont développés à partir du langage.
– Les manipulations kinésiques.
– Le monitoring ou contrôle de la situation.
Après Birdwhistell et Scheflen, on a mis en évidence des marqueurs et
des jointures-liaisons de discours par la kinésie, en permettant une analyse
de ces jonctions.

Ponctuation kinésique
Lorsque deux individus parlent ensemble, par exemple deux co-acteurs
en interrelation, ils « ponctuent » chaque expression, chaque propos par un
mouvement de la tête, des mains, des paupières, par la direction du regard,
par un changement de position.

Comportement kinésique du discours


Certains mouvements du visage et de la main semblent s’être
développés comme un rôle, ou une partie de l’action de parler et d’écouter
entre les co-acteurs d’une interaction. Birdwhistell les appelle des
« gestes ». Ce terme est à prendre dans un sens technique et non dans le
sens du langage quotidien.
Pour Birdwhistell, les « marqueurs kinésiques indiquent la position, la
temporalité, une emphase spéciale, le sujet, l’objet, etc., et sont souvent une
extension du comportement linguistique. On voit apparaître un
comportement gestuel, “kinique”, accompagnant certains items verbaux, et
qui ressemble aux gestes retenus mais qui sont dominés par un contrôle
linguistique particulier.
Birdwhistell distingue plusieurs marqueurs kinésiques : les gestes, les
marqueurs de la parole et les marqueurs du discours.
Les gestes répètent ou imitent ce que le locuteur est en train d’exprimer.
Il peut s’agir de gestes de référence (montrer du doigt), d’emphase (on peut
indiquer un « stress » ou une colère en tapant du poing) ou d’illustration. Il
y a aussi des gestes du visage. Les gestes sont des formes qui ne peuvent
exister en soi – sauf si le contexte structural est fourni par le questionneur.
Les gestes sont caractérisés par le fait que les informants peuvent
aisément les reconnaître, s’en souvenir et les rattacher à un sens. Mais si
l’on examine de plus près, on peut en percevoir bien des intentions et
interprétations. Par exemple, le geste de saluer quelqu’un prendra un sens
différent selon l’intégration du comportement du visage et du corps, de la
rébellion au respect même pour un salut militaire.
Les marqueurs de la parole : les mots et sons se suivent dans un certain
ordre. Le langage est réglé, modulé, « programmé » comme une symphonie.
Des gestes indiquent souvent le haut et le bas par un mouvement illustrant
de la main.

Kinèmes
En linguistique, les sons bruts s’appellent des « phones ». Ils se
combinent pour former des « phonèmes », lesquels correspondent à une
syllabe (l’anglais parlé en possède trente-trois). Les phonèmes se combinent
pour constituer des « morphèmes » (mots) et les morphèmes se combinent
pour faire des phrases syntaxiques.
Une phrase syntaxique linguistique parlée est différente d’une phrase
grammaticale écrite dans la mesure où elle est ponctuée par une pause
vocale ou un arrêt, un changement de hauteur de son, de ton, d’accent, et un
marqueur kinésique d’achèvement. Il peut y avoir deux ou trois phrases
syntaxiques avec phrase grammaticale. Par exemple, dire « Oh là là, non,
on n’y va pas » contient trois phrases syntaxiques. Les marqueurs
rythmiques sont clairement visibles, audibles. Le point, la virgule, les deux-
points, le point-virgule, le tiret, représentent les divisions syntaxiques du
système de ponctuation de l’anglais écrit et du français écrit.
À la fin de chaque phrase syntaxique, le locuteur fait une pause, ou
arrête sa vocalisation, ou change de ton. Birdwhistell prouve qu’on voit un
mouvement kinésique vers le bas (tête, yeux, mains) avec chaque liaison
linguistique, ce qui fait que cette jonction peut à la fois être vue et entendue.
C’est d’ailleurs pour cela que les orateurs qui lisent leur texte sont
souvent si ennuyeux, parce qu’ils ne donnent rien à voir ni rien d’autre à
entendre que les « mots écrits-lus » qui en perdent leur « sel » et leur sens.
Pour poser une question, au contraire, on lève la tête, les yeux, les
sourcils, souvent l’index et la voix. « Ainsi, le flux de paroles est marqué à
tous les niveaux d’intégration, au mot, à la phrase, au discours par des
arrêts, changements dans le “stress” et le ton de la voix, la kinésie et les
actions posturales », écrit Scheflen 3.

Les marqueurs du discours


Le verbe, la parole, la pensée s’accompagnent de certains mouvements,
surtout du visage et des mains, chez le locuteur et le destinataire, appelés
« gestes » par Birdwhistell, dans un sens technique et restreint –
accompagnés de signaux marquant et ponctuant la parole ou le discours.
A. T. Dittmann et L. G. Llewellyn ont étudié en 1969 ce qui se passait
au point de vue des mouvements, à différentes positions d’une « clause
phonémique » et d’une série de mots (en moyenne, cinq mots) dans lesquels
il y a un « stress primaire » et qui se termine par une liaison ou jonction : on
voit plus de mouvements de la tête et des pieds avec les termes
accompagnant un stress primaire, ce qui ne représenterait toutefois que 7 %
de variation des mouvements du corps. Cela signifierait que si un individu
veut exprimer que ce qu’il dit est important ou difficile à conceptualiser,
très amusant ou excitant, il va accompagner et souligner ce qu’il dit
verbalement-vocalement par des gestes ; le rythme de ces gestes et
mouvements suivra généralement ceux qui lui sont familiers, au début des
unités de codage ou à la suite des hésitations du discours.
On peut attribuer la faible proportion (7 %) des mouvements de la tête
et du pied trouvée par Dittmann et Llewellyn par rapport aux mouvements
du corps au fait qu’il y a d’autres déterminants du mouvement que la qualité
structurale de ce qui est énoncé : selon Condon et Ogston, ainsi que
Kendon, cela serait lié à la synchronicité des interactions interpersonnelles :
ponctuation, contagion en miroir des mouvements, mouvements analogues
au discours.
« Lorsque des sujets sont soumis à une organisation rythmée, telle que
la musique, ils ont tendance à bouger en rythme avec elle, écrit Kendon 4.
S’ils sont engagés dans certaines activités, comme taper à la machine,
frapper, ils ont tendance à rapprocher le rythme de cette activité avec le
rythme de cet input. Selon Condon et Ogston, on trouve une synchronicité
très précise entre les comportements de celui qui écoute et de celui qui
parle. Tout se passe comme si ceux qui écoutent répondaient à un rythme
qui leur fut – ou leur est – familier, rythme du discours, le caractère rythmé
du pouls syllabique, rythme commun à ceux qui sont de la même culture et
de la même langue. Cela expliquerait la synchronicité précise et minutée
entre les personnes en interaction. »
Condon et Ogston ont montré les relations synchrones des données
verbales du locuteur sur son propre comportement verbal et non verbal, et
en particulier sur la régulation active et conjointe des comportements du
locuteur et du destinataire, qui fait parler de l’interaction sociale, ce qui ne
peut s’expliquer par le seul discours.
Pour Kendon, ces fonctions sont aussi servies par les divers
comportements implicites, en particulier par l’échange de regards : regarder
une autre personne aide à avoir de l’information sur son comportement,
principalement pour commencer ou finir de parler, et pour exprimer
l’émotion ou l’intimité.
Par exemple, Kendon montre que, dans un dialogue, lorsque celui qui
parle et celui qui écoute sont sur le point de changer de rôle, le locuteur
regarde dans la direction de celui ou de ceux qui l’écoutent, et le
destinataire à son tour détourne son regard en commençant à parler. De
plus, lorsqu’il parle aisément, le locuteur regarde plus souvent dans la
direction du destinataire que lorsqu’il hésite, ce qui lui donnerait un
moment de répit pour réorganiser ses pensées et est aussi une
reconnaissance de fait de ce qu’il a moins à dire.
L’homme (comme d’ailleurs certains primates et animaux domestiques)
peut utiliser des sons et un comportement kinésique intentionnellement : il
peut « faire la cour » pour attirer l’attention à une réunion professionnelle
et se recruter des alliés (et bien des hommes le font autant que les femmes),
ou avoir un comportement de quasi-flirt pour se concilier les grâces de
quelqu’un dans la vie professionnelle. Scheflen en montre des illustrations
amusantes dans Body Language and the Social Order.
De même, l’utilisation du visage est sociale et ritualisée. Goffman note
dans La Mise en scène de la vie quotidienne qu’on pose une expression
(généralement souriante et polie, parfois grave) en « entrant en scène » dans
un restaurant, un lieu public, un lieu de travail, un tribunal, une église, et
l’on « retire ce masque » musculaire en se détendant dans les coulisses de
sa vie privée (nul n’est un grand homme pour son valet de chambre ou sa
secrétaire).
L’enfant apprend à utiliser son visage comme le font ses aînés, dans sa
micro-culture et même sa culture, à mouvoir certains muscles, à faire
« visage de bois », ou à prendre l’air morne-triste, solennel, gai – selon les
circonstances sociales – par un apprentissage inconscient et une intégration
conditionnelle de ce qu’il voit.
Les recherches filmiques de Scheflen, Birdwhistell et van Vlack sur des
séances filmées de psychothérapie mettent en évidence la façon dont un
thérapeute règle le discours de son client (inconsciemment) en utilisant sa
pipe, comme un chef d’orchestre, le client changeant de sujet chaque fois
que la pipe change de main – ou comment un couple « fait rentrer dans son
trou » ou réduit au silence une adolescente : tous les trois sont assis, le père
et la mère encadrant leur fille ; celle-ci a les jambes ouvertes, tandis que ses
parents ont les jambes croisées ; la fille commence à parler ; aussitôt, le
père et la mère font un mouvement de la jambe vers elle ; puis, ouvrant
leurs jambes, ils se mettent à parler à sa place ; la fille alors se tait, croise
les bras et les jambes. Tout se passe comme dans un ballet bien réglé, mais
le père et la mère se plaignent… du silence de leur fille !

Kinésie, ordre social et mort


L’expression des sentiments est généralement socialisée et ritualisée.
Les larmes sont utilisées dans les circonstances du deuil et de ses
manifestations publiques, mais elles sont aussi, comme l’a montré Georg
Friederici en 1907, un moyen de salutation dans les sociétés primitives de
Polynésie et d’Amérique. Marcel Mauss a souligné que les larmes, dévolues
aux seules femmes, étaient des phénomènes sociaux obligatoires dans les
rites funéraires australiens 5. C’était également le cas, selon Marcel Granet,
en Chine ancienne 6. Le rituel funéraire australien primitif comprend des cris
et des hurlements, des discours et des chants, voire des conversations avec
le mort, des séances de spiritisme et des danses funéraires. Comme le disait
Durkheim dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse, le deuil n’est
pas l’expression spontanée d’émotions individuelles.
Dans certaines tribus du Queensland, en Australie, le « cri pour la
mort » est poussé pendant environ dix minutes au lever et au coucher du
soleil, entre le premier et le deuxième enterrement.
Les pleureuses grecques et corses sont l’expression (ou la survivance)
européenne de ces rites. Les voiles de la veuve, le crêpe, le visage affaissé,
les larmes de la famille, des amis et des voisins sont aussi ritualisés et quasi
obligatoires chez nous 7. Bien des écrivains, peintres des mœurs
bourgeoises, ont décrit, tel André Maurois dans Le Cercle de famille, le
glissement et le passage du papotage aux larmes pendant les visites de deuil
à la veuve, et noté « la dissonance entre le ton funèbre de sa voix et l’allègre
curiosité de ses propos 8 ».

1. Les premiers films de Birdwhistell sur les familles de schizophrènes montrent que s’établit
déjà au berceau la «double contrainte» qui peut favoriser l’instauration d’une schizophrénie.
2. S. Freud, Au-delà du principe de plaisir (1920), traduit par J. Laplanche et J.-B. Pontalis,
préface d’É. Pestre, Paris, Payot, coll. «Petite Bibliothèque Payot», 2010, p. 51-58.
3. A. Scheflen, Body Language and the Social Order, Englewood, Indiana University Press,
1972, p. 57.
4. A. Kendon, «Some Observations on Interactional Synchrony», manuscrit, Pittsburgh, Western
Psychiatric Institute and Clinic, 1967, p. 36-37.
5. M. Mauss, «L’expression obligatoire des sentiments: rituels funéraires australiens», Journal
de psychologie, 18, 1921, repris in Essais de sociologie, Paris, Minuit, 1969. Voir aussi G. Dumas,
«Les larmes», Journal de psychologie, 17, 1920, p. 45-50; «Le rire», Journal de psychologie, 18,
1921, p. 29-50; Le Sourire, Paris, Félix Alcan, 1906, 2e éd. Paris, PUF, 1948.
6. M. Granet, «Le langage de la douleur d’après le rituel funéraire de la Chine classique»,
Journal de psychologie, 19, 1922, p. 97-118.
7. Harold et Maude, film charmant de Hal Ashby en 1971, est basé sur l’incongruité de la
curiosité ou de l’amusement (morbide) lors des enterrements.
8. A. Maurois, Le Cercle de famille (1932), Paris, Le Livre de poche, 1965, p. 154-155.
22
Le paralangage

Selon Birdwhistell 1, Bateson ne considère sa théorie de la « double


contrainte » que comme une carte des relations. Cette théorie a été
transformée (et dénaturée) par Jackson, Haley, puis Laing en l’action d’une
personne sur une autre, la manière dont, par exemple, la mère « contrôle »
son enfant ou son mari et « pose des actes » face au « mâle impuissant » (ce
qui crée un accusé-bourreau et une victime, et une nouvelle série
d’accusations).
La « double contrainte » est liée à une communication indéchiffrable.
Le sujet est contraint d’obéir au message, mais, tout en le faisant, il est, ou
se sent, en désaccord avec un message plus large, plus englobant. De fait,
chacun de nous envoie des messages ambigus, ambivalents, doubles, et
parfois doublement contraignants.
Les humains ne sont pas des horloges. On ne peut pas aborder la
communication du seul point de vue mécaniste ou biologique, car elle
emprunte toujours plusieurs canaux. Pour Birdwhistell, il n’existe pas de
signes en soi. Rien ne reste invariant par rapport à la structure, toute unité
dépend du contexte, des circonstances totales. C’est pourquoi les
dictionnaires de gestes ne sont que des « gadgets », des amusements de
salon. Bien qu’on s’y essaie, notamment en politique, il n’est pas possible
d’enseigner les gestes.
Birdwhistell rappelle, dans Kinesics and Context, qu’il y avait déjà en
Italie, au XVIIe ou XVIIIe siècle, un dictionnaire des gestes sans pour cela
créer une compréhension du mouvement. Mais ces dictionnaires n’ont
aucune utilité, car ils rendent statique ce qui est dynamique. « Un
dictionnaire, écrit-il, est fait pour dire ce qu’un mot devrait dire, il
n’explique pas ce qu’il veut dire aujourd’hui, pour un individu donné,
surtout accompagné de gestes, mouvements, intonations, de tout un
paralangage et d’une kinésie qui en transforment complètement le sens. »
Aux racines de la kinésie, on trouve les remarques des Grecs classiques
sur les gestes oratoires, le mime et la danse. On l’a vu, ses pionniers se
nomment Efron et Laban, bien que leurs travaux n’aient pas été repris tout
de suite. L’influence de Birdwhistell qui, étant anthropologue, est plus
proche de l’observation clinique que de l’expérimentation, s’est surtout fait
sentir dans le domaine de la psychiatrie et des recherches sur la
communication par la danse en général, et dans le milieu de la thérapie.
La kinésie ne s’occupe pas du pourquoi (Birdwhistell laisse cette
question aux psychologues), mais elle s’intéresse aux « mouvements et
changements de position ou de tension ou aux déplacements du corps qui
apparaissent appris, visuellement perceptibles, qui nous semblent contribuer
au système particulier de communication, dans une société donnée ». Elle
étudie l’interaction collective et décode les séries de mouvements,
auparavant assimilés à des artefacts de l’effort de locution, et présentant des
caractéristiques d’ordre et de prévisibilité, ce qui lui permet d’isoler du flux
kinésique les mouvements de tête verticaux et latéraux, les clignements de
paupière, significatifs, les légers tremblements, tensions et mouvements du
menton et des lèvres, les variations dans la position des épaules et du
thorax, une certaine activité des mains, des bras, des doigts et des
mouvements verticaux des jambes et des pieds.
Birdwhistell divise le corps en sections : tête, visage, tronc, bras et
épaules, mains et doigts, hanches, jambes, pieds, cou. Il est attentif aux
différents « stress » du corps et aux micromouvements, dont il va étudier
minutieusement, à l’aide d’un système complexe de pictogrammes,
l’intensité, l’amplitude et la rapidité. Les séquences auxquelles il s’attache
sont très brèves, entre une demi-seconde et deux secondes, alors que celles
de Scheflen durent plusieurs minutes. Ces études minutieuses ne sont pas
inutiles pour ponctuer le mouvement et l’expression gestuelle, tensionnelle
et kinésique, donc pour connaître ce qu’on montre à voir. En même temps
que l’on exprime cette ponctuation, la mise en évidence des articulations et
des liaisons permet de décoder ce que l’on voit comme ce que l’on entend,
et de comprendre enfin la communication totale dans ses multiples canaux.
Birdwhistell envisage une sémiotique du geste et de la mimique sur le
modèle de la sémiotique parlée. « Il existe une sorte de comportement
visible du corps en mouvement impliquant une communication qui répond à
un but », écrit-il. Comparant le corps et ses gestes dans sa totalité à
l’appareil vocal produisant des sons, il tente de retrouver dans les gestes et
mimiques des formes – les « radicaux kinésiques » – directement
comparables aux formes linguistiques.

Kinésie et paralangage
La psychologie et les sciences humaines ont découvert assez récemment
l’importance du langage verbal, vocal, non verbal dans la compréhension
du comportement humain, alors que les arts (littérature, théâtre), la
psychanalyse et la philosophie s’y intéressaient depuis longtemps. La
fonction sociale du langage et son contenu affectif n’ont pas été oubliés,
mais l’intérêt s’est élargi et transformé. L’émergence de la
psycholinguistique a marqué ce tournant, ainsi que les recherches sur
l’acquisition et la structure du langage. Les travaux de Noam Chomsky sur
la grammaire transformationnelle ont permis de faire le lien avec les
processus cognitifs. Les études classiques de psychologie génétique de Jean
Piaget et celles sur le « babillage » et le langage primaire de Roger Brown 2
ont intéressé les psychologues. La sociolinguistique s’est penchée sur les
dialectes, les accents régionaux, culturels, voire personnels, et les relations
du langage à la classe sociale, aux interactions de rôle, à la personnalité, et à
la régulation de l’ordre social.
Les recherches sur le territoire, la proxémie, le voisinage, la disposition
des sièges dans une pièce (Sommer) entrent dans le domaine de la
sociolinguistique, ainsi que celles de Wiener et Mehrabian (1968) sur ce
qu’ils appellent « l’immédiateté » (proche de l’eccéité) et sur le choix des
mots en parlant d’interactions, pour indiquer la distance sociale ou la
proximité affective de deux personnes en interaction, ou du sujet dont parle
le locuteur.
Par exemple, on peut prendre ses distances par rapport à une personne
en s’écartant d’elle ou en maintenant un vide (réel), par une certaine
manière de parler d’un sujet (le ton, la froideur de la voix « non
impliquée », l’humour), ou par une autre formulation grammaticale. Dire
« J’ai rencontré Pierre chez Jean hier » indique autre chose que « Pierre et
moi sommes allés chez Jean hier » ou que « J’ai vu Pierre, hier, heu… là-
bas, chez Jean ».
Parmi les chercheurs proches des sociolinguistes, on trouve les
paralinguistes. Les psycholinguistes et les sociolinguistes s’intéressent à
l’aspect sémantique du langage, du discours, aux mots, alors que les
paralinguistes s’occupent de ce qui reste, l’aspect non sémantique du
langage, ce qui n’est pas les mots : la manière dont les choses sont dites (le
« comment ») et non ce qui est dit (le « quoi »). George Trager a défini ce
champ en 1958.
Les recherches sur la voix comme indicateur de l’état de la relation
entre les locuteurs ont été faites dans deux directions : sur le « discours sans
contenu » et sur des interactions duelles précises : expérimentateur-sujet,
médecin-malade, mère-enfant, etc. Dans les études sur le message sans
contenu, on lit l’alphabet, on filtre le son pour en masquer le sens et voir si
les gens y attachent un sens affectif ou devinent la tonalité affective donnée
expérimentalement et intentionnellement.
Plusieurs chercheurs (Starkweather, Rosenthal, Davitz) ont étudié ces
problèmes à partir de la généralisation de travaux sur l’art et la théorie de
Susanne Langer, selon laquelle les symboles peuvent être discursifs ou non
discursifs : les « symboles discursifs » mettent en relation (corrélation) les
noms, concepts et signes, sont vérifiables, fiables, repérables, et ont une
syntaxe et un ordre définis, alors que les « symboles non discursifs »
dépendent de perceptions personnelles, d’intuition et d’un « quasi-sixième
sens », ne sont pas vérifiables, n’ont pas de « dictionnaire de sens », ni
ordre, ni syntaxe.
Depuis les années 1950, les paralinguistes ont principalement frayé
deux voies : la voix comme indicateur de la personnalité et la voix comme
indicateur de l’état de la relation entre les locuteurs. Les recherches sur la
voix et la personnalité ont plutôt démontré les stéréotypes des codeurs,
concernant la personnalité, que les liens entre les traits et la voix 3. Kasl et
Mahl 4 distinguent huit catégories de difficultés ou dérangements du
discours (tels que faire « ah », « heu », zozoter, bégayer, répéter) qui
exprimeraient l’anxiété. Boomer et Dittmann lient la vélocité et les pauses
d’hésitation au processus grammatical d’encodage. Birdwhistell a étudié
vers la fin des années 1960 le discours du maire de New York Fiorello
LaGuardia à partir des actualités filmées de l’époque. Il montre que son
paralangage et sa kinésie changeaient avec la langue qu’il utilisait. « Pour
moi, écrit-il, ce qui était étonnant, c’était de voir combien, même en
coupant le son, un observateur connaissant les trois cultures (italienne,
juive, américaine) reconnaîtrait au premier coup d’œil si LaGuardia parlait
en anglais, en italien ou en yiddish. La signification de ce phénomène a été
enterrée sous des généralisations. Une série de comportements corporels
moteurs sont liés à la structure linguistique. La vieille plaisanterie : “Elle ne
peut pas parler si vous l’obligez à tenir son corps immobile” est vraie
littéralement. »
La mimique et les gestes changent avec la langue utilisée et le sujet dont
on parle, mais aussi avec la culture du groupe (donc sa sociométrie). Les
bègues cessent de bégayer en faisant du psychodrame, dans la salle de
psychodrame et en présence d’un groupe permissif ; et dès qu’un débutant
joue avec des gestes en classe, une scène en jeu de rôle dans une langue
étrangère, en anglais par exemple, sa vélocité et son usage de la langue
s’améliorent nettement ; il l’intègre à son schème moteur et kinésique
personnel, il se l’approprie : il « parle » la langue, il « vit » et accepte la
culture étrangère et s’y meut avec curiosité, sympathie, donc avec une plus
grande aisance.
Allons même plus loin que Birdwhistell : la distance sociale
(proxémique et linguistique) varie avec la langue utilisée verbalement (on
est plus « proche » en américain qu’en français dans les relations sociales et
universitaires, par exemple). Cela se voit aussi dans ce qui est le style écrit,
qui est plus direct lorsqu’on traite du corps et du groupe dans le contexte
américain (même en écrivant en français) que lorsqu’on aborde des sujets
plus académiques et formels. Il peut s’agir d’incorporation, d’intégration ou
de métabolisation, d’un côté, et de « rumination », ou de « résumé » de la
pensée d’autrui, d’intellectualisation, de l’autre.

Qu’est-ce que le paralangage ?


Le terme de paralinguistique a été proposé par le physiologiste
britannique et prix Nobel Archibald Hill et utilisé pour la première fois par
écrit en 1954 par Welmers en linguistique, mais il est plus connu par l’usage
qu’en a fait le linguiste George Trager, lequel se réfère à Hill et à ses
séminaires de 1952-1955, abordant le langage, le paralangage et même la
kinésie. Henry Lee Smith, Gregory Bateson, Ray Birdwhistell y ont
contribué aussi par leurs remarques.
Le paralangage est n’importe quelle articulation de l’appareil vocal, ou
une absence significative d’articulation (comme l’hésitation des bègues, une
pause, un silence entre deux mots ou avant de répondre, ce sur quoi Jung a
fondé son test d’association de mots). Il comprend tous les bruits et sons qui
n’appartiennent pas spécifiquement au langage, comme les sifflements, les
chuintements, les « heu », « chut », « tz » (de réprobation), « hem »
(soupir), « rhm » (aspiration nasale forte), les claquements de langue et les
sons imités (comme pour appeler un chien ou un chat), ainsi que la qualité
de la voix (sépulcrale, ricanante, haut perchée, gloussante-moqueuse), les
expressions hors de la tonalité habituelle, les hésitations et la vélocité de la
parole…
Ostwald les appelle des « signes acoustiques non verbaux ». Mais
l’exacte définition de la paralinguistique, comme de la kinésie, demeure
floue. Chacun utilise le terme de paralangage avec d’autres éléments,
paramètres, ou selon d’autres critères. Pour certains comme Mary Ritchie
Key, paralangage et kinésie recouvrent ensemble quasiment tout le champ
de la communication non verbale et du comportement non verbal, tout en
manquant d’unité, de structure, de théorie.
Si l’on considère l’apprentissage du langage et de ce qui l’accompagne :
le ton, l’intonation, les gestes, la posture, la mimique, les manières (bonnes
manières), on s’aperçoit que la plus grande partie en est « enseignée », ou
plutôt non enseignée directement mais apprise dans le milieu familial et
socioculturel, et qu’en porter les marques ou les stigmates classe un
individu dans telle ou telle catégorie socioprofessionnelle 5.
Déjà Alexis de Tocqueville notait, lors de son voyage en Amérique, que
l’apprentissage débute au berceau : « Examinez l’enfant jusque dans les
bras de sa mère ; voyez le monde extérieur se refléter pour la première fois
sur le miroir encore obscur de son intelligence ; contemplez les premiers
exemples qui frappent ses regards ; écoutez les premières paroles qui
éveillent chez lui les puissances endormies de la pensée ; […] vous
comprendrez d’où viennent les préjugés, les habitudes et les passions qui
vont dominer sa vie 6. »
Après ses voyages dans le Pacifique, Margaret Mead notait que « tout
ce comportement » est mis en place dès la naissance et peut-être même
avant la conception : « Dès que quelque chose se passe et qu’il y a en retour
réponse ou non-réponse, c’est changé. »

Les sons vocaux de la communication


non verbale
On a trop souvent et trop longtemps confondu sons et langage, mettant
entre parenthèses les premiers au bénéfice du second. L’oreille humaine
peut distinguer plusieurs centaines de milliers de sons et quelques milliers
peuvent être produits par l’appareil vocal de l’homme, sans compter les
différences de ton – ce qu’on remarque simplement en apprenant une
langue étrangère.
La plupart des éléments utilisés en paralangage sont aussi utilisés dans
le langage, avec en plus quelques sons n’appartenant pas au langage mais
que l’on voit dans les « bulles » des bandes dessinées. On peut aussi
aborder le paralangage en parlant du ton de la voix, des qualités de la voix,
de la manière de dire les choses ou de la manière de parler. Une série de
sons apparaissent enfin avec le mouvement et appartiennent donc plutôt à la
kinésie qu’à la paralinguistique, comme applaudir, éternuer, tousser ou
avoir le hoquet.
Les actes paralinguistiques lexicaux
On peut, avec George Trager et Mary Ritchie Key, classer les actes
paralinguistiques et kinésiques en cinq types d’actions : lexicales,
descriptives, de renforcement, d’embellissement, et « incidentelles »-
fortuites.
Les actes paralinguistiques lexicaux ont un sens en soi et peuvent
remplacer des « actes verbaux » : un mouvement défini de la main et du
bras pour signifier « Viens ici », ou en anglais « shhh » pour « Tiens-toi
tranquille », « Ne fais pas de bruit », ou en français « chchch », « ts, ts,
tsk » (en anglais) ou « tststs » (en russe et parfois en français) pour « Faites
attention » ou comme signe de désapprobation.
« Uh-uhu » ou « hmm » (pour « oui »), taper sur la table deux petits
coups (en ajoutant ou sans ajouter « hear, hear »), indique en Angleterre
l’accord avec ce que dit le conférencier, un sifflement au passage d’une
jolie fille est admiratif en Amérique et en France, lancer des fleurs ou des
tomates sur la scène signifie applaudir ou huer, siffler les acteurs, un
« hanhan », un claquement de la langue fait repartir un cheval.
Les sons et gestes lexicaux sont arbitraires, appris et culturels. Ils
diffèrent donc de culture à culture. Ils pourraient être décrits dans un
dictionnaire de gestes et de paralinguistique, tel celui de Robert Saitz et
Edward Cervenka 7. Il y a souvent assonance de culture à culture.

Paralinguistique et kinésie descriptive


Elle est essentiellement illustrative. Elle peut être iconique ou picturale :
dessiner de ses mains ou du doigt la forme ou la dimension de ce dont on
parle (comme de faire un mouvement circulaire indiquant un escalier en
colimaçon ou dire, avec un geste structurant et segmentant l’espace : « J’ai
pris un poisson gros comme ça »).
Prenons un exemple. Le oui et le non se marquent souvent de façon
iconique, qui n’est pas toujours la même dans toutes les cultures, bien qu’on
ait tendance à penser que le oui se marque par un hochement de tête, en
courbette, et le non en tournant la tête d’un côté et de l’autre, plusieurs fois,
montrant une oreille, puis l’autre, à l’interlocuteur en même temps qu’on
détourne de lui le regard.
Le linguiste Roman Jakobson montre que ce mouvement de la tête est
différent chez les Arabes, les Japonais, les Hindous, les Grecs et les
Bulgares, ce qui a souvent induit en erreur les Américains et les
« Occidentaux », les Russes et les Bulgares, mais on pourrait y voir la
même structure des gestes si on compare le fait de « détourner son visage »
horizontalement pour dire non (comme les Russes et le Français) ou de
détourner son visage verticalement en le rejetant en arrière (comme les
Bulgares) et les Grecs.
Pour Jakobson, acquiescer en hochant la tête devrait être rattaché aux
rituels d’accueil – et, dirais-je, de pecking order, où l’hôte ou l’inférieur se
prosterne en signe d’hommage – de certaines sociétés. Il y a une
ritualisation d’acceptation gestuelle « en courbette », en penchant la tête et
le corps en avant, et souvent une double ou triple répétition vocale et
gestuelle (« oui, oui », ou « non, non, non et non »).
Revenons à la paralinguistique et la kinésie descriptive. Elle peut être
symbolique, par exemple lorsqu’on porte deux doigts à la bouche, aux
lèvres, pour demander une cigarette. Elle peut être indicatrice – pointante –
vers une personne ou un lieu de l’espace (comme une porte, un livre, des
lunettes, un interrupteur électrique, une personne, ou le siège précédemment
occupé par une personne dont on parle sans la nommer).
Les actes paralinguistiques descriptifs seraient des bruits ou des sons
imitant un son (« bang »), un coup frappé à la porte (« toc, toc »), ou un
bruit d’éclaboussures (« splash »), ou de mouvement (« pfuit », « zou »),
c’est-à-dire des onomatopées descriptives de ce dont on parle, souvent plus
rapides, frappantes, dramatiques (théâtrales) que les mots, et complétant le
dialogue, ou suppléant ceux-ci. Elles ont été popularisées par les bandes
dessinées.

Paralangage et actes kinésiques


de renforcement
Ils illustrent, en augmentant le sens des actes verbaux : menacer de
l’index ou du poing – inconsciemment. Ils donnent plus de force aux actes
verbaux et provoquent plus aisément, souvent, une réponse.

Embellissement par le paralangage


et la kinésie
Des gestes ou petits mouvements du corps donnent à voir autant qu’à
entendre, dans la communication, faute de quoi on se lasserait du discours
(quelqu’un qui lit un discours ou une conférence est souvent ennuyeux
parce qu’il se prive et prive son auditoire de ces embellissements qui
attirent et fixent l’attention). Ces actes d’embellissement sont liés aux
idiosyncrasies personnelles et à la personnalité de chacun, voire à sa
structure (les Méditerranéens gesticulent et ont une mimique plus vive que
les Nordiques).
Le comportement kinésique
ou paralinguistique incidentel ou fortuit
Ce comportement ne contribue pas vraiment à ce qui se passe et aux
« événements lexicaux » du moment. Il se produit comme de surcroît. Par
exemple, dire « shhh/chut » et croiser les jambes ou changer de posture ou
de position.
Tous ces actes (paralinguistiques et kinésiques) peuvent être faits
concomitamment ou non avec la parole. On peut dire « oui » avec ou sans
geste de la tête (d’affirmation), mais si l’on dit souvent « chut chut » ou
« shh » avec un geste de l’index sur les lèvres, on ne fait généralement pas
ce geste lorsqu’on dit « Tais-toi ». On peut dire « Au revoir » avec ou sans
inclinaison de la tête, sourire, geste de la main, ou coup de chapeau, ou par
ces actes kinésiques sans les mots.
Selon Brewer (1951), l’acte non verbal signifiant « non » au Maghreb
consiste en trois actes : lever brusquement mais légèrement la tête (en
arrière) ; un déclic du sourcil avec une avancée des lèvres ; un clappement
de langue contre le bord alvéolaire du palais. En général, on trouve souvent
à la fois plusieurs actes kinésiques et paralinguistiques.

Signaux ou symboles ?
Il existe des actes non verbaux. On peut tenter de les relier à la
communication en général. Une donnée de communication se décompose
en signaux (drapeau, couleur, signe routier, encens, fleur, etc.) et/ou en
événements de comportement. Sans signes visibles et/ou données, actions
ou événements de comportement, il n’y a pas communication. Un
comportement, une donnée de comportement est une expression ou une
communication directe et un signal est une communication indirecte.
Une communication indirecte par signaux peut s’effectuer par des
« artifices », des vêtements, des drapeaux, des bijoux, des couronnes, des
notices, etc. Selon Bram (1955), « tout ce qui peut être perçu par les sens de
l’homme peut être utilisé symboliquement » : un geste (serrer la main),
l’alimentation (un gâteau d’anniversaire), l’architecture (une pyramide), un
graphique (astérisque de renvoi en bas de page), une musique (« Minuit
chrétien » ou « Joyeux anniversaire »). Les couleurs ont souvent un sens
symbolique : noir (ou blanc en Chine) pour le deuil, rouge pour la
révolution, ou les fleurs (des roses rouges pour l’amour, de l’oranger pour le
mariage). Aux États-Unis, les peignes de couleur sont utilisés par les
femmes, et ils sont noirs pour les hommes, sauf pour les étrangers.

1. Communication privée, 17 mars 1975.


2. R. Brown, A First Language: The Early Stages, Cambridge, Harvard University Press, 1973.
3. E. Kramer, «The Judgement of Personal Characteristics and Emotions from Non-Verbal
Properties of Speech», Psychological Bulletin, 60, 1963, p. 408-420.
4. S. V. Kasl et G. F. Mahl, «The Relationship of Disturbances and Hesitations in Spontaneous
Speech to Anxiety», Journal of Personality and Social Psychology, I, 1965, p. 425-433.
5. Dans Pygmalion (1914), George Bernard Shaw attribue à une pauvre fleuriste un langage et
un paralangage de duchesse, ce qui la déclasse et la déracine.
6. A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique (1835-1840), Paris, 10/18, 1963, p. 35.
7. R. L. Saitz et E. J. Cervenka, Colombia and North American Gestures: A Contrastive
Inventory, Bogota, Centro Colombo-Americano, 1962.
23
Regards, sourires et expressions du visage

Erreurs de perception
Le regard et l’échange de regards forment une conduite relationnelle
entre deux ou plusieurs individus ou entre un individu et le monde. C’est
une communication non verbale (d’approche, de retrait et d’échange).
Psychologue anglais formé aux États-Unis, directeur du laboratoire de
psychologie sociale d’Oxford, Michael Argyle a étudié, avec Robert
McHenry, l’influence du port de lunettes sur l’estimation de l’intelligence 1.
Dans une première expérience, ils ont trouvé qu’on attribuait aux porteurs
de lunettes, en moyenne, treize points de plus que leur quotient intellectuel
véritable. Mais dans une seconde expérience ils ont remarqué qu’il suffisait
de cinq minutes de conversation avec l’interviewé pour ramener le quotient
intellectuel du porteur de lunettes à une estimation plus juste.
Des travaux sur certaines erreurs de perception (en rapport avec l’angle
du changement, la vitesse, le champ perceptif) complètent les recherches de
Leon Festinger sur la dissonance cognitive et la non-perception, liées à
l’ambivalence passée et aux décisions prises. Francine Orsini a étudié le
déroulement de la réaction du tonus statique au regard d’autrui en mesurant
les oscillations du tronc de jeunes enfants âgés de sept à dix ans, derrière
une grille, d’une part, lorsque quelqu’un entre dans la salle (présence de
l’autre), et, d’autre part, lorsque quelqu’un entre et regarde. Elle a trouvé
des différences significatives entre filles et garçons. La perception est le
seuil même de la communication et la mauvaise perception est à l’origine
de nombreuses difficultés relationnelles. Bien que Festinger se place
résolument hors du champ des études sur l’échange de regards, ses
recherches sur la direction du regard ne doivent pas être négligées.
Festinger a démontré en 1972 que l’œil ne peut pas suivre avec
précision une cible mouvante, qui change rapidement de direction, et qu’il y
a souvent une mauvaise perception.
Dans les années 1960-1980, plusieurs auteurs anglosaxons 2 ont étudié
l’échange de regards et le regard, c’est-à-dire le « droit » de regarder
quelqu’un, dans les yeux ou pas, et pendant quelle durée, lorsque les
personnes sont dans un même lieu, ce que Goffman appelle être en « co-
présence ».
Ces travaux retrouvent ce que l’observation a déjà noté : il est
tacitement mais impérativement admis que lorsqu’un être humain jette un
coup d’œil à une autre personne, ou plutôt la regarde, il doit la regarder
comme un être humain et éviter de la dévisager et de la déranger (en
l’observant 3). De façon implicite, dans nos civilisations, on pose le regard
sur une autre personne, et on détourne le regard peu après.
Ralph Exline a étudié en 1963 la communication (par le regard et la
parole) de quarante étudiants et de quarante étudiantes, interrogés pour
moitié par un homme et pour moitié par une femme sur des sujets intimes
dont certains leur posaient des problèmes. Les femmes se sont regardées
plus que les hommes.
Si une personne détourne le regard alors qu’elle parle, c’est qu’elle
pense à haute voix. Elle réfléchit tout en parlant et ne désire pas être
dérangée dans son discours. Si cette personne fixe son interlocuteur et
« accroche » son regard, c’est en principe, selon Exline, pour signifier qu’à
la prochaine pause l’autre pourra prendre le relais : « Voilà ce que je pense.
Quelle est votre réponse ? » Si elle ne le regarde pas et fait seulement une
pause, c’est qu’elle désire continuer à parler.
Plus on parle, moins on regarde son interlocuteur, alors que plus on est
attentif à ce qu’il dit, plus on regarde celui qui parle. Tel est le résultat
surprenant auquel Gerhard Nielsen est parvenu en 1962. La moitié des gens
interrogés dans le cadre de cette expérience regardaient ailleurs pendant
l’entretien, c’est-à-dire autre part que dans les yeux de leur partenaire.
Il y a un jeu subtil, bien établi, dans le temps et l’espace, entre parler,
écouter, regarder, détourner le regard.
Bien qu’il y ait naturellement des variations individuelles, la plupart des
locuteurs détournent le regard juste avant ou après le début d’un discours
sur quatre qu’ils font. Un petit nombre détournent le regard au début de la
moitié de leurs discours. Au moment où ils achèvent de parler, la moitié des
locuteurs regardent leurs auditeurs (Nielsen pense que c’est pour éviter
d’être distraits que bien des locuteurs ne veulent pas croiser le regard de
leurs partenaires pendant qu’ils parlent).

Comment fonctionne l’échange de regards


Quand deux personnes, A et B, sont engagées dans une conversation, A
va jeter un coup d’œil à B (qui le lui rendra au même moment, ce qui fera
10 à 30 % de l’interaction totale) par périodes d’une seconde, puis ils vont
détourner les yeux et regarder ailleurs. Lorsque A s’apprête à parler, il
détourne son regard de B ; à la fin de ses phrases, il Regarde 4 brièvement ;
et lorsqu’il a fini de parler, il donne à B un regard plus prolongé. Il ne jette
pas un Regard lorsqu’il hésite ou fait une pause au milieu d’une phrase,
mais aux arrêts naturels de son discours.
B, qui écoute, va lancer, pendant ce temps, des regards plutôt longs et
peut répondre aux coups d’œil brefs de A par divers signaux (hocher la tête,
émettre des onomatopées d’écoute : « oui », « hmm ») d’accord ou de
désaccord ou des signes d’impatience. De cette façon, il pourra anticiper et
« savoir » si A termine ou continue son discours, et par conséquent quelle
conduite tenir ou quels signes envoyer.
Lorsque A Regarde B, cela transmet des informations variées à B et
peut être considéré comme un signal – que A ait ou non conscience
d’envoyer un tel signal à B.
Le décodage précis de ce signal par B dépendra de l’expression du
visage de A, de la séquence de l’interaction et de la situation, selon les
principales alternatives suivantes :
1) A désire engager une interaction avec B dans une réunion ou un lieu
public. Si B Regarde A en retour, cela indique qu’il est d’accord pour entrer
en interaction.
Dans certains cas, si B laisse A « attraper son regard », il se crée une
certaine obligation d’entrer en relation et de passer à l’action (par exemple
entre un client et le serveur, entre des membres de l’auditoire et un
président de séance, entre un mendiant et un passant).
À ce propos, il est clair que l’on sait ou que l’on apprend (plus ou moins
bien et rapidement) à ne pas laisser « capter » son regard dans ces situations
ou ces métiers. Cela se fait, probablement, par l’utilisation de la vision
périphérique, comme dans le cas de « non-rapports » entre personnes et
« non-personnes ». Le client ne remarque pas les allées et venues du serveur
et peut « choisir » de ne pas remarquer un mendiant. Le cas peut être
différent lorsqu’il s’agit d’un client essayant, au restaurant, d’attirer le
regard d’un maître d’hôtel occupé : celui-ci peut choisir de s’occuper de
certaines tables tout en gardant en mémoire ce qu’il « n’a pas vu » des
autres tables.
Si B Regarde ailleurs pendant que A parle, A devrait comprendre que B
ne fait plus attention à ce qu’il dit.
2) A montre à B l’attitude ou les émotions qu’il ressent envers lui.
A exprime des échanges positifs ou amicaux (il y a plus de contact
visuel envers les gens qui sont aimés). Si B est plaisant et de sexe opposé,
Regarder, combiné à une expression amicale, indique l’attirance sexuelle de
A pour B, spécialement si l’échange de regards est prolongé.
A exprime des sentiments négatifs ou hostiles. Regarder, combiné à une
expression hostile, indique que A n’aime pas B ou désire le dominer.
3) Si, après que A a Regardé B de l’une de ces façons, B désire indiquer
qu’il accepte ce genre de relation, il va Regarder en retour de façon
appropriée.
S’il veut rejeter la définition de A, B va Regarder A avec colère, puis
détourner son regard.
S’il se soumet aux désirs de A ou admet sa défaite, B baisse les yeux
devant A.
Exline a montré que si l’on donne arbitrairement à B plus de pouvoir
qu’à A, ce dernier va détourner son regard, indiquant par là qu’il rejette la
relation qui lui a été offerte de cette façon.
4) À la fin de chaque discours, A va regarder B en principe : c’est un
signal que A a terminé et que B peut parler. D’après Kendon, si A ne
Regarde pas B, soit ce dernier ne va pas répondre du tout, soit il va retarder
sa réponse (dans 71 % des cas, comparé aux 29 % dans lesquels A Regarde
B).
5) Lorsque A accompagne son discours de Regards, B va ressentir qu’il
peut faire plus confiance à A, que A a plus de confiance en lui, et a une
attitude plus favorable envers lui.
Ces impressions sont d’une certaine façon justifiées, dans la mesure où
les gens Regardent plus lorsqu’ils ont de la sympathie pour ceux à qui ils
parlent, lorsqu’ils disent la vérité et savent ce dont ils parlent.
6) Beaucoup d’interactions sont accompagnées d’une série de très brefs
coups d’œil. Si A donne à B des coups d’œil plus prolongés que la normale,
B va l’interpréter comme le fait que A est concerné par B, en tant que
personne, ou par la relation entre A et B plutôt que par le sujet dont ils
parlent – comme lorsque deux amoureux se regardent souvent tout en
parlant politique, religion, sports ou mathématiques.

Exhibitions faciales
En 1967, l’éthologue hollandais Jan A.R.A.M. van Hooff a comparé les
« exhibitions faciales » chez les primates supérieurs. Il a émis l’idée que le
sourire et le rire formaient chez l’homme un « continuum » dont ils
marquaient les deux extrémités. Mais le sourire et le rire auraient cependant
des origines phylogénétiquement différentes.
Il analyse en particulier deux mimiques déjà bien connues des
éthologues, « l’exhibition silencieuse des dents » et « l’exhibition de la
bouche ouverte, décontractée ».
L’exhibition silencieuse des dents consiste à rétracter la commissure des
lèvres de façon à découvrir une partie des gencives. La bouche est fermée,
ou à peine ouverte. L’animal ne crie pas et ne bouge pas. Van Hooff pense
que ce geste indique la soumission chez la plupart des primates supérieurs,
bien qu’il ait rencontré des exemples (notamment chez le chimpanzé et le
mandrill) où c’est l’animal supérieur qui exhibe ses gencives.
L’exhibition de la bouche ouverte, décontractée, accompagne souvent
les faux combats et les poursuites inhérents au jeu social. Elle consiste en
ceci : l’animal s’arrête, laisse pendre sa bouche (mais ne fixe pas l’autre
comme c’est le cas dans une mimique agressive assez semblable) et respire
assez bruyamment, d’une manière saccadée. Chez le chimpanzé, la
respiration peut produire un râle très audible. Van Hoof estime que cette
mimique est une ritualisation du geste de mordillement qu’on retrouve dans
les jeux de nombreux mammifères. Elle fonctionnerait comme un signal de
« métacommunication » signifiant que la situation présente n’est qu’un jeu
et non un véritable combat. Déjà Darwin avait été frappé par la
ressemblance de cette mimique avec notre rire.
Quelques années plus tard, van Hooff a repris l’étude de ces deux
mimiques dans le cas précis du chimpanzé et essayé d’établir un rapport
avec le sourire et le rire humains. Observant une colonie de vingt-cinq
chimpanzés en semi-liberté, il a relevé les facteurs comportementaux et
sociaux liés à l’une ou l’autre de ces deux expressions. Il a ainsi été amené
à nuancer sa catégorie d’exhibition silencieuse des dents, qu’il a divisée en
trois variantes.
Une exhibition horizontale : c’est celle qui fait voir le plus de gencive.
Elle est associée à une diminution du comportement agressif et se rapporte
tout spécialement à une attitude de soumission
Une exhibition verticale : c’est surtout la lèvre supérieure qui s’élève.
Les dents supérieures et inférieures se touchent. Elle fait souvent suite à un
comportement excité et marque une diminution de l’excitation. Les
chimpanzés dominants s’en servent fréquemment pour rassurer un jeune
qu’ils ont effrayé, par exemple après lui avoir marché dessus par
inadvertance.
Une exhibition des dents avec la bouche ouverte : les lèvres sont
rétractées, mais la bouche est ouverte. Cette mimique est associée à une
approche amicale. Quelquefois deux chimpanzés se sont fait mutuellement
ce geste avant de s’embrasser.
Dans son étude de 1967, van Hooff avait noté la similarité qui existe
entre, d’une part, l’exhibition silencieuse des dents et notre sourire humain,
et, d’autre part, l’exhibition de la bouche ouverte, décontractée, et notre
rire. Il en déduisait, par homologie, que le sourire et le rire avaient des
origines phylogénétiques différentes, mais convergeaient chez l’homme en
un « continuum ». Dans son article de 1972, il reprend les mêmes
conclusions, affinées par son travail sur les chimpanzés. Poussant plus avant
son observation du sourire et du rire humains, il essaie de donner quelques
associations statistiques de ces expressions. C’est ainsi qu’il trouve que le
sourire est associé à une affinité entre les partenaires et que le rire dénote
plus souvent le jeu.
L’approche de van Hooff ne pose de vraies questions qu’à sa périphérie.
Il est fort possible que le sourire et le rire humains aient une origine
phylogénétique décelable. Mais une fois cela dit, que pouvons-nous en
retirer ? Il est certain que notre forme physique, notre anatomie et notre
physiologie sont en partie des données. Mais ces données ont-elles un sens
en soi ? Est-ce parce que tel geste hérité d’un primate hypothétique a une
valeur donnée chez un chimpanzé qu’il la garde chez l’homme ? Van Hooff
est le premier à reconnaître que chez l’homme un geste donné peut être
transcendé, prendre un sens nouveau lorsque le contexte s’y prête : « Tandis
que chez les animaux, les expressions reflètent le développement
“véritable” de l’attitude motivationnelle entre partenaires sociaux, l’homme
est souvent aux prises avec des situations où la convention lui impose une
certaine attitude sociale. Cet état de chose peut avoir facilité l’utilisation du
rire, plus ou moins consciemment, comme moyen pour l’acteur d’exprimer,
ou de faire croire, qu’il veut s’engager dans une relation de “jeu” plutôt que
pour dire qu’il est d’humeur à jouer », écrit-il en 1972.

Comment le sourcil nous renseigne


sur la rencontre
Freud s’intéressait déjà à la psychologie animale. Après avoir lu un
essai de Goethe sur « la nature », il écrivait à Martha, sa fiancée :
« Cependant la doctrine, alors en vogue, de Darwin m’attirait puissamment,
comme promettant de donner une impulsion extraordinaire à la
compréhension de l’univers 5. »
Il faudrait rappeler qu’en 1876, Freud entre comme assistant dans
laboratoire de physiologie dirigé par Brucke à Vienne pour étudier les
lamproies, puis part à Trieste pour étudier la sexualité des anguilles 6 et de
leur système réticulé, en prouvant que la cellule nerveuse de cet animal est
de structure semblable à celle de l’homme – recherche qui fit autant
scandale que celles de Darwin, dix-sept ans plus tôt.
Selon Boris Cyrulnik, ces recherches constitueraient « l’aube mystique
de l’éthologie » : « D’abord recherches sur l’instinct, dans l’optique
darwinienne, l’éthologie se sépare du béhaviorisme, qui attache trop
d’importance à l’environnement […] et du pavlovisme dont l’unité
fonctionnelle, le réflexe, semble trop atomisée, et considère le
comportement, dans son ensemble, comme une adaptation fonctionnelle. »
Les travaux danois de Thorleif Schjelderup-Ebbe, puis américains sur le
pecking order, ont influencé ceux de l’Anglais Michael Argyle sur
l’échange de regards, le tour de parole, et ceux de Scheflen et Goffman sur
les rituels d’interaction, la confrontation et la « quasi-cour » entre les
hommes.
Les études des éthologues sur la manière dont les animaux
communiquent entre eux (en particulier les travaux de Karl von Frisch sur
le langage des abeilles – par la danse – et ceux de John Lilly sur les
dauphins) ont posé plus largement le problème du langage, bien qu’on n’ait
pas vraiment résolu le problème de savoir si c’est un langage, une
indication précise de direction, une indication de suivre l’abeille dansant
ainsi. On a émis à ce sujet des opinions diverses ; on peut penser qu’il ne
s’agit pas d’un vrai langage, dans la mesure où le registre d’expression est
clos : ce serait un signal, et non une communication complète.
Von Frisch, Lorenz, Tinbergen, apportent des indications très précises
de mécanismes spécifiques, sur les déclencheurs (les « Innate Releasing
Mechanisms », ou IRM) mettant en branle, de l’extérieur, tout un
comportement dès qu’un stimulus approprié se présente, qui répond à
l’IRM.
Les études, sur le terrain, d’éthologues, sur le comportement animal –
en particulier les travaux de Tinbergen sur les épinoches (et leur
comportement d’adversion), et de Lorenz sur les choucas, les oies cendrées,
l’empreinte et l’agression – ont, en fondant l’éthologie, donné aux
anthropologues, puis aux psychiatres et à certains psychosociologues, l’idée
d’observer discrètement le comportement de l’homme de la rue, en ville,
comme ils avaient, autrefois, mené des études sur les sociétés primitives sur
le terrain. Ils contribuèrent ainsi au développement de l’anthropologie
visuelle et de la communication non verbale.
La génération poststructuraliste d’anthropologues physiques s’occupant
de l’homme et du singe (comme Washburn) étudie les sociétés de signes et
l’évolution probable de l’homme préhistorique. Selon l’Anglais Pilbeam, la
différence nature/culture n’est que formelle puisqu’il n’y a pas opposition,
mais continuum. Il prend comme exemple le bébé humain, qui a encore des
réactions préhensiles de la main, comme les primates, alors que ces
réactions se perdent en grande partie par l’apprentissage familial et culturel
(une épinoche, elle, paraît semblable à toutes les autres et réagit de la même
manière).
De fait, étant donné que l’éthologie repère, chez l’animal et chez
l’homme, les mécanismes de communication fixés d’avance par l’instinct,
dans lesquels le stimulus extérieur agit comme la clé dans la serrure, on
pourrait croire que ces mécanismes constituent l’essentiel du comportement
humain. Mais le langage est chez l’homme le dépassement perpétuel d’une
structure donnée d’avance.
Autrichien, né en 1928, diplômé de l’université de Vienne, Irenäus Eibl-
Eibesfeldt est le fondateur de l’éthologie humaine. Il a été associé aux
travaux du professeur Otto Koenig, de la station biologique
Wilhelminenberg à Vienne, puis en Allemagne aux travaux de Konrad
Lorenz, à partir de 1949 ; il le suit d’ailleurs à l’Institut Max-Planck de
physiologie du comportement, dès sa fondation en 1951.
Eibl-Eibesfeldt s’oriente vers une étude comparée du comportement
humain dans diverses civilisations. En 1970, il dirige son propre laboratoire
d’éthologie humaine à Percha, en Allemagne, effectue des recherches
filmiques avec une caméra coudée (pour que les sujets ne se sentent pas
filmés, technique qui fera école 7) et travaille sur les universaux. Il prend
part à de nombreuses expéditions tropicales, avec le docteur Haase, au
cours desquelles il étudie plus particulièrement le comportement des
poissons des mers chaudes et, parmi les rituels de rencontre, le « déclic du
sourcil ». Il s’est concentré, en particulier, sur les adaptations phylogéniques
dans le comportement des mammifères et sur la question de savoir
comment, au cours de l’évolution juvénile, les éléments innés et les
éléments appris peuvent se résumer en de nouvelles unités fonctionnelles,
sur la comparaison de la fonction et de la phylogénie des mouvements
expressifs des vertébrés, sur la faune marine des récifs de coraux, puis, tout
naturellement, a abordé les problèmes de comportement humain, en
collaboration avec Haase. Il a subi aussi l’influence de l’éthologiste
Nikolaas Tinbergen. Ses travaux sont probablement à l’origine des
recherches menées en 1974 par Hubert Montagner sur les gestes de
demande-obtention.
Reprenant les travaux de Darwin sur l’inclination de la tête, il écrit dans
Éthologie : « L’inclination de la tête comme un mouvement d’approbation a
été interprétée par Darwin comme dérivant d’un mouvement d’intention de
manger : une autre interprétation possible a été donnée par H. Haase, qui
pense qu’on pourrait l’envisager comme mouvement d’intention de faire
une révérence et, pour ainsi dire, comme un geste de soumission ritualisé.
En exprimant le consentement, on se soumet en fait à la volonté de l’autre.
Cette interprétation a beaucoup d’arguments en sa faveur. L’inclination de
la tête exprimant l’accord est un geste largement répandu, qui existe chez
les Indiens Waïka et les Bantous 8. »
Irenäus Eibl-Eibesfeldt est passé de l’éthologie animale à l’éthologie
humaine. Sa position est simple, elle est biologiste et anticulturaliste. Il
s’appuie sur les études filmées de plusieurs comportements de salut,
d’accueil et de refus chez divers peuples du Pacifique Sud et d’Occident 9.
Ayant constaté que même les indigènes qui ne sont pas familiarisés avec la
technique cinématographique sont troublés quand une caméra est dirigée
directement sur eux, il a décidé d’utiliser une technique particulière pour le
recueil filmique des données. Il souligne qu’en général les sujets filmés
détournent leur attention de l’objectif à partir du moment où ils peuvent se
rendre compte que celui-ci n’est pas pointé sur eux, et reprennent le fil
naturel de leurs occupations en cours au moment de la venue du
cameraman. Il filme donc les gens avec une caméra coudée, afin que les
sujets ne se rendent pas compte que c’est eux, précisément, que l’on
observe et qu’ils demeurent ainsi naturels dans leur comportement.
À partir d’une situation définissable, empiriquement, en l’occurrence la
situation d’accueil, c’est-à-dire comment les gens se saluent lorsqu’ils se
rencontrent, il extrait ensuite certains gestes fondamentaux et évalue leur
signification en fonction de leur fréquence statistique de récurrence et de
certains de leurs contextes situationnels spécifiques.
Ainsi, dans presque toutes les cultures qu’il a pu étudier et filmer
(Européens, Balinais, Papous, Samoans, Bochimans, Walkas d’Amérique
du Sud), il a remarqué que le salut amical est accompagné d’une élévation
rapide du sourcil, dont la position la plus élevée est maintenue durant un
sixième de seconde environ.
Une série de photographies (prises notamment en France, dans l’île de
Bali et en Nouvelle-Guinée) extraites de prises de vue en 16 mm, noir et
blanc, et parfaitement chronométrées, montrent de façon très éloquente ce
mouvement dont le sujet est rarement conscient.
Cependant, Eibl-Eibesfeldt note que ce déclic du sourcil, surtout en
Europe centrale, est utilisé principalement comme salutation entre de bons
amis et de bonnes relations, mais que les individus ne s’en servent pas
lorsque les contacts sont réservés.
Il y a même des cultures où ce mouvement est supprimé. Au Japon, par
exemple, une convention sociale particulière le juge indécent, et son
exécution ne manque pas d’être remarquée, et mal interprétée. À Samoa,
par contre, on l’utilise régulièrement, non seulement dans le salut, mais en
signe d’approbation, de confirmation et lorsque l’on entame une déclaration
dans un dialogue. Comme le remarque Eibl-Eibesfeldt, il est étonnant de
voir combien, alors que nous ne sommes normalement pas du tout
conscients de l’usage que nous faisons de ce signal, nous y répondons dans
le cas de salutations (par un sourire, ou par le même mouvement en retour).
Il est évident que dans ce phénomène les sourcils accentuent
considérablement ce déclic muscles/yeux, et pour cet auteur, ce serait en
fonction de la conscience qu’elles ont de l’importance de cette zone du
visage que les femmes colorent souvent leurs paupières supérieures, et –
ajouterais-je – « se font » les sourcils, c’est-à-dire les soulignent d’un trait
coloré, renforçant ainsi leur salutation ou la portée de leur expression. Car
cette élévation des sourcils se retrouve en de nombreuses autres occasions :
le flirt, l’approbation, la demande d’une confirmation, le remerciement et la
demande d’attention. Ainsi, le dénominateur commun du sens de ce signal
serait une acceptation du contact social (que celle-ci soit exprimée en
termes de demande de ce contact, ou de réponse à une demande).
À partir de cette découverte, il existe au moins deux possibilités
d’interprétation : l’élévation des sourcils serait le fruit d’un
conditionnement social, ou proviendrait d’un mouvement inné qui prendrait
une valeur spécifique à la suite d’un apprentissage social. Eibl-Eibesfeldt
rejette la première explication et s’en tient à la seconde.
Selon lui, il y aurait une double évolution de ce signal : phylogénétique
et sociale. Il émet ainsi l’hypothèse que l’élévation du sourcil, que l’on peut
remarquer dans les situations de surprise, ferait partie, à l’origine, de
l’ouverture de l’œil et constituerait le point de départ de la ritualisation de
plusieurs signaux « d’attention ». Parmi ceux-ci, certains pourraient être
regroupés en signaux d’attention amicale, se présentant pour la plupart en
association avec une inclinaison de la tête et un sourire.
Eibl-Eibesfeldt apporte à l’appui de cette hypothèse le fait que la
surprise est souvent engagée dans le processus de rencontre, ainsi qu’en
témoigne l’expression « Ah ! c’est vous », fréquemment utilisée en Europe
centrale et accompagnée du déclic du sourcil. Et, pour lui, il n’est pas sans
intérêt que l’on retrouve ces mêmes signaux particulièrement marqués chez
certains types de singes, comme les macaques ou les babouins, et il cite, à
ce propos, l’étude de van Hooff (1967).
Selon l’entourage culturel cette élévation de sourcil pourrait donc être
amicale (comme chez les peuples qu’il a étudiés), ou signifier l’indignation
et le refus (comme c’est le cas en Grèce et au Moyen Orient, où on élève les
sourcils pour signifier « non », en même temps qu’on rejette la tête en
arrière). Mais à l’origine, certains mouvements du visage seraient liés quasi
génétiquement à un sens qui pourrait ensuite être déformé culturellement.
À l’appui de cette hypothèse, Eibl-Eibesfeldt apporte ses études sur les
enfants aveugles et sourds de naissance 10. Il montre que ces enfants ont le
même répertoire d’expressions faciales que les enfants normaux. Le dégoût,
la surprise, l’attente sont marqués de façon analogue.

Critiques
Les démarches de van Hooff et d’Eibl-Eibesfeldt sont, à première vue,
aux antipodes de la pensée culturaliste. En fait, elles s’opposent surtout à
des vues très étroites qui considéreraient le conditionnement social comme
la seule source du sens des gestes et des mimiques. Cette position extrême a
été attribuée (faussement, semble-t-il) à Weston LaBarre qui, dans un article
célèbre de 1947, s’opposait à l’idée même de tout langage naturel des
gestes.
Ce que dit en fait LaBarre, c’est qu’il ne peut y avoir aucune
compréhension des gestes sans référence au contexte social dans lequel ils
trouvent leur but et leur efficacité. Il rappelle que des ethnographes sont
morts pour avoir mal interprété des gestes qui leur semblaient à tort
« évidents ». En aucun cas, il ne nie la possibilité d’une phylogénie de
certaines expressions fondamentales, ni la physiologie sous-jacente. « Dans
le langage des gestes du monde entier, écrit-il, on trouve des mélanges
variables de réponses conditionnées par la physiologie et d’autres
conditionnées par la culture. Il est souvent difficile d’analyser et de séparer
les deux. Les Chuckchee de Sibérie, par exemple, se mettent en colère avec
une rapidité extraordinaire, ce qu’ils expriment en montrant les dents et en
grognant comme un animal. Pourtant, le museau de l’homme n’a plus,
depuis longtemps, d’efficacité pour mordre dans l’attaque ou la défense, car
le prognathisme de l’homme s’est continuellement et phylogénétiquement
réduit. »
Inversement, van Hooff et Eibl-Eibesfeldt font nécessairement appel à
une explication culturelle. Comment ce dernier peut-il déduire que le
« déclic du sourcil » peut être amical, si ce n’est du contexte culturel,
subjectivement apprécié ? Comment von Hooff peut-il trouver au sourire
humain une ressemblance (autre que morpologique) avec les mimiques des
chimpanzés, sinon en étudiant un contexte social ? En réalité, il analyse des
séquences d’interaction et déduit, du fait qu’après une mimique donnée (ou
en relation avec elle), le petit de l’homme comme le chimpanzé adopte une
attitude sociale déterminée, que la mimique a une valeur sociale.
Toute mimique n’est cependant pas « rivée » à un seul comportement
social. Chez l’homme, c’est évident ; et van Hooff lui-même montre que le
chimpanzé peut utiliser la même exhibition dans différentes situations. Le
problème est autrement plus complexe que la reconstruction d’une conduite
à partir d’éléments invariants. Cela ne veut pas dire que nous ayons une
prise « totale » sur notre environnement et que n’existent pas des
« universaux » biologiques ou culturels évoluant à une autre échelle que
l’action individuelle, en un mot, qui dépendent de la « totalité » de la
société ou de l’espèce. Au contraire, de tels universaux existent. « Le seul
universel culturel véritable est l’homme lui-même », écrit l’anthropologue
Edmund Leach 11. Toutefois, comme le remarque ce dernier, « un inventaire
total de la culture humaine montrerait que presque n’importe quoi, dans un
contexte de séquence rituelle, peut être tenu pour symboliquement
significatif. Mais dans les études transculturelles, certains symboles
apparaissent beaucoup plus souvent que d’autres. C’est parce que l’homme
lui-même est un universel culturel, et les actions qui consistent à se servir
du corps, ou de parties du corps, ou d’objets qui sont attachés au corps ou
lui sont ôtés, ont une universalité semblable ».
On ne le suivra pas, néanmoins, quand il dit que les actes de
communication non verbale, variant d’une culture à l’autre, n’ont pas de
sens fixe 12 sauf lorsqu’ils sont intégrés à des séquences naturelles formelles.
Certainement, le problème est de savoir ce que l’on entend par « sens ». S’il
s’agit de savoir ce que véhicule tel geste pour un homme donné, dans une
société donnée, alors Leach a raison. Mais le sens global ne peut être atteint
qu’idéalement. Dans les faits, tout mouvement doit être interprété par
l’observateur ou par la personne en relation avec l’exécutant. Or, pour cette
interprétation première (qui, souvent, se fait spontanément et se corrige
fréquemment par la suite, lorsque la séquence de mouvements et de
réponses la précise), il semble que certaines données « universelles », telles
que l’élan, la posture, voire certaines expressions faciales, ont déjà, en elles-
mêmes, l’amorce d’un sens. À la limite, il importe peu que ce sens soit
donné philogénétiquement ou culturellement. La limite est difficile à établir
entre culture et nature, inné et acquis. Ce serait aussi faux que de limiter le
verbal au culturel et le non-verbal au naturel, voire à l’animal.
« Qui dit homme, dit langage, et qui dit langage, dit société », écrivait
Claude Lévi-Strauss dans Tristes Tropiques en 1955. Mais la botanique
moderne parle de « société de plantes » et, depuis les travaux des
primatologues Sherwood Washburn, Irven DeVore et de Jane Goodall, il est
devenu difficile de faire un départ absolu entre société animale et société
humaine 13. On ne peut donc plus faire de distinction complète, totale, entre
communication non verbale et langage parlé.
L’éthologie ne peut suffire à explorer le domaine de la communication,
puisqu’elle analyse des séquences fermées, excluant la communication
entre observateur et observé. De plus, elle ne s’occupe pas de la créativité
du geste, de sa dynamique, ce qui fait que le mouvement dépasse le connu
et l’explication pour engendrer et créer du nouveau dans un mouvement de
transgression des codes formels.
En somme, même si nous reconnaissions un sens immanent à tout geste
et admettions l’existence d’universaux déterminés génétiquement, cette
reconnaissance ne nous apporterait finalement pas tout et comporterait des
germes d’erreurs.
On pourrait néanmoins se demander si Eibl-Eibesfeldt a raison ou a
suffisamment de données non contestables pour ramener à une situation
originelle de « surprise » ce mouvement d’élévation du sourcil qui se serait
ensuite diversifié légèrement selon les cultures.
Bien que ces travaux de comparaison culturelle soient intéressants, ils
tendent à établir un « dictionnaire des gestes » et risquent donc d’interpréter
un geste ou un mouvement en dehors de son contexte. Les recherches
comparatives faites dans d’autres cultures et civilisations, et par l’entremise
d’interprètes, sont biaisées par principe, la présence même de l’étranger ou
de l’Occidental déclenchant l’adversion, voire la perturbation de ce qui se
passe. Tout essai d’isoler et d’expliquer un schéma comportemental risque
de l’isoler arbitrairement et de s’appuyer sur des hypothèses prématurées.
En effet, tout phénomène comportemental chez un individu peut, ou devrait
être, considéré comme relationnel et dépendant donc, dans une certaine
mesure, de la situation « ici et maintenant ». Même si l’on considère que ce
phénomène relève des universaux, il peut comporter des « nuances », dont
l’interprétation ne saurait se résoudre dans la seule reconnaissance d’un
universel.

Postures et positions
Ce sont les psychothérapeutes qui se sont d’abord intéressés aux
signaux non verbaux de la communication. En particulier, les
psychodramatistes et les psychanalystes ont noté puis copié la posture (par
exemple la détente du corps ou la position de la tête et du corps, la direction
du regard et l’échange de regards). Freud, Moreno, Deutsch, Perls ont
séparément utilisé ces indications pour mieux comprendre les
caractéristiques de leurs clients, leurs attitudes et sentiments vis-à-vis
d’eux-mêmes ou d’autrui.
Dans Dora, Freud en avait pressenti l’importance, lorsqu’il écrivait :
« Celui qui a des yeux pour voir et des oreilles pour entendre peut se
convaincre que nul mortel ne peut arriver à garder de secrets. Si ses lèvres
sont silencieuses, il bavarde avec le bout de ses doigts, la trahison suinte par
chacun de ses pores. »
Son disciple dissident Wilhelm Reich s’intéresse plus particulièrement à
l’expression des conflits dans et par le corps. Il émet l’hypothèse que
lorsqu’un individu possède un système de défense fort (une « armure »
psychologique), cela se traduit corporellement par une « armure
musculaire ». Par exemple, si un individu réprime pendant longtemps son
agressivité sans jamais attaquer ou frapper (du fait de cette armure), on
trouvera une tension, un nœud de tensions dans les régions des épaules et
des muscles proches des omoplates. Ces nœuds proviendraient de la tension
musculaire accumulée pour frapper (avec les bras et les poings), tension
non déchargée par le mouvement. Lorsqu’on pratique à cet endroit des
massages en profondeur (comme le font les praticiens de la « bioénergie »
et les élèves d’Alexander Lowen 14), on provoque à la fois une décharge
d’énergie et une réactivation de souvenirs d’enfance traumatisants, avec
décharge cathartique et libération des affects et de la posture corporelle.
Fritz Perls (élève de Reich et analysé par lui) s’est inspiré de ces
conceptions pour développer sa propre méthode, la gestalt-thérapie, qui
consiste à s’intéresser à la communication non verbale de son malade, à lui
demander de répéter et d’accentuer certains gestes jusqu’à ce qu’il revive,
par exemple, à qui est destiné le coup amorcé par son pied qui bat et bouge,
ou pour se défendre de quel coup il rentre la tête dans les épaules.
Deutsch, après des études de cas, remarque qu’il y a des postures
caractéristiques associées au commencement et à la fin d’un discours.
Feldman décrit quelque deux cents gestes et maniérismes liés au fait d’être
mal dans sa peau et de retenir l’expression de sentiments.
Alexander Lowen reprend et approfondit les remarques de Reich 15.
D’après lui la posture typique et les gestes d’une personne caractérisent sa
manière d’être et ses problèmes, et que par une « analyse bioénergétique »
et une modification de ces postures, après une prise de conscience de ce
qu’elles expriment (par exemple l’effroi ou la crainte de l’attaque), on peut
modifier une personnalité et transformer profondément un individu.
Un grand nombre de psychanalystes, et en particulier Frieda Fromm-
Reichmann (qui imite la posture de ses clients pour faciliter sa propre
inférence intuitive de leurs sentiments non exprimés), se sont intéressés au
langage du corps en séance d’analyse (les mouvements du patient sur le
divan, voire son silence), et surtout les psychodramatistes, le psychodrame
étant la première technique thérapeutique profonde mettant en jeu le corps,
et donc la communication non verbale 16.
L’un des premiers a été James Enneis, au Saint Elisabeth’s Hospital de
Washington, avec qui j’ai travaillé aux États-Unis et en France, et dont j’ai
poursuivi et développé les travaux.
Le psychodrame repose en très grande partie sur l’observation et la mise
en jeu du corps en action, ainsi que sa technique du « double » qui, par
empathie et imitation, semble donner accès aux sentiments non formulés du
sujet.
James Enneis a remarqué, dans sa pratique du psychodrame, que les
hommes avaient une tendance à se passer la main sur le visage en se
touchant le bas de la joue et le pourtour de la mâchoire, passant de la peau
lisse à la barbe réelle ou rasée, comme s’ils voulaient s’assurer de leur
virilité. Le mouvement est descendant et ascendant, répétitif, et se rencontre
aussi dans des moments d’indécision 17.
Personnellement, je me suis continuellement servie du langage du corps
en thérapie de groupe et en formation, en particulier dans ma pratique
triadique et relationnelle du groupe, à référentiels multiples.
Rappelons les travaux de Hall sur la proxémie, comme la distance entre
le locuteur et l’écouteur, l’utilisation de l’espace selon les cultures,
l’orientation du locuteur (c’est-à-dire la manière dont son corps est tourné
vers le destinataire, ou s’en détourne, en mesurant l’angle), l’échange de
regards, le contact (le toucher direct ou l’effleurement). Ils peuvent être
rapprochés de ceux d’Albert Mehrabian sur l’immédiateté de l’interaction
(interaction directe ou indirecte entre deux locuteurs). Pour indiquer cette
proximité ou accès direct d’un locuteur à l’autre, si importante dans les
relations, il faudrait citer de plus les travaux de Machotka en 1965 sur
l’accessibilité du corps du locuteur à l’écouteur. J’avais l’habitude de noter,
par exemple, les signes de défense du corps, mettant un « bouclier » de bras
croisés devant la poitrine du locuteur parlant ou refusant de parler (dans un
silence défensif), un sac ou une serviette sur la table devant lui, se croisant
les jambes, remettant son manteau, à l’intérieur d’une pièce. Cette
accessibilité ou non-défense corporelle indique aussi l’affection 18, la
sécurité dans les relations.
L’accessibilité se marque aussi par la proximité temporelle et spatiale.
Cette immédiateté physique peut, d’ailleurs, se rapprocher de l’immédiateté
verbale, dans le discours direct ou indirect, dans ses formes d’implication
(ce que Laing appelle la « distance à l’expérience immédiate » en reprenant
certaines remarques de Maslow sur les « expériences de sommet » qui
abolissent la distance, le temps et l’espace, autrement dit : l’eccéité).

Les émotions du visage


Le psychologue américain Paul Ekman a consacré sa vie à l’étude de
l’expression des émotions du visage. Au début, il s’est appuyé sur sa propre
thèse de doctorat et sur les travaux de Darwin. Même s’il a établi dans les
années 1990 une liste de seize émotions de base, il a surtout étudié six
émotions – le bonheur, la tristesse, la colère, la crainte, la surprise, le dégoût
– en montrant des séries de photographies de ces émotions à des étudiants
de cinq cultures écrites regroupant quatre langues : Japon, États-Unis,
Brésil, Chili, Argentine.
Ekman pense avoir démontré l’universalité des émotions (bien que la
peur se distingue mal de la surprise), et ce, d’autant plus que ses travaux se
rapprochent de ceux de la psychologue Carroll Izard sur neuf cultures.
Même si Paul Ekman et Wallace V. Friesen ont demandé à des
indigènes de Guinée d’exprimer des sentiments replacés dans leur contexte
culturel, et traduits par eux, et même s’ils ont utilisé une technique spéciale
dite « FAST » (Facial affect scoring technique, « technique d’estimation
d’un effet sur un visage ») permettant d’isoler chaque mouvement du visage
et sa durée, on ne peut qu’être réservé sur la méthode, qui consiste à faire
faire une évaluation à partir d’un choix de photographies, selon l’attirance
qu’elles exercent ou l’expression du visage qu’elles reflètent en principe.
Cela reste très proche de la projection et de la caractérologie.
La similitude, dans les recherches d’Ekman et de Friesen, de
l’expression des émotions des Américains et Japonais filmés à leur insu
dans l’obscurité pendant qu’ils regardaient un film me paraît d’autant plus
convaincante qu’il m’est arrivé de voir fondre l’impassibilité nippone dans
des groupes de psychodrame au Japon.
Ils ont raison lorsqu’ils mettent en évidence que s’il y a des universaux
dans l’expression des six principales émotions, il y a aussi des différences
dans les conventions que les gens s’efforcent de suivre pour contrôler ou
organiser leur visage dans des situations sociales données. Le bas du visage
et la bouche lui paraissent plus contrôlés que l’expression des yeux, peut-
être à cause du contrôle par les mots.
Une donnée intéressante de leurs travaux consiste dans l’étude des
« fuites » (leakage) des émotions lorsque celles-ci échappent
inconsciemment au contrôle de l’individu par quatre facteurs de
morphologie, moment, lieu et micro-expression.
Selon Ekman, les individus sont plus habitués à mentir avec les mots
qu’avec l’expression du visage ou les mouvements du corps, parce qu’ils
sont tenus plus responsables des mots que des mouvements (involontaires),
ce qui fait que finalement on « croit plus à l’expression qu’aux mots 19 ».
L’objectif d’Ekman est l’établissement d’un « atlas d’expressions ». Il
procède à partir de photographies d’émotions mimées, reproduites et
recollées, l’expression des yeux et de la bouche changeant, le reste de la
photographie étant identique. Ainsi peut-il étudier les subtiles
transformations de l’expression, à partir d’un seul changement d’une partie
du visage.
Pour lui, l’expression faciale est universelle. Selon son étude,
Américains et Japonais traduisent leur dégoût ou leur plaisir par une même
expression du visage, mais le moment où ils laissent leur visage exprimer
leur émotion varie avec chaque culture. S’il pense avoir trouvé une
ressemblance entre cultures, permettant de parler d’universaux, il ne sait
pas pourquoi certains mouvements sont associés à la bouche ou aux yeux.
Ekman et Friesen ont proposé cinq catégories majeures de
comportement non verbal.
La première est le comportement-emblème : quelques cas d’actes, non
verbaux, qui pourraient être traduits en mots, tels que : serrer la main
(salutation), montrer le poing ou secouer un index en direction de quelqu’un
(hostilité ou réprobation), sourire (accueil ou accord), froncer les sourcils
(désaccord).
La deuxième est le comportement-illustrant : il fait partie intégrante du
discours et sert à mettre en évidence ou à donner plus d’emphase à ce qu’on
dit. Par exemple, les mouvements (hochements) de la tête et battements ou
coups de la main qui ont lieu surtout en situation d’implication, les gestes
directionnels et pointants qui donnent une information complémentaire et
redondante au message verbal-vocal linguistique.
Certains mouvements semblent donner encore plus d’insistance ou
d’emphase, ou servent à ponctuer ce qui se dit, comme de montrer (pointer)
du doigt ou de la tête, ou tracer le contour d’un objet, d’un lieu, d’une
personne vis-à-vis de qui on se repère verbalement, ou qu’on indique.
Les recherches de D. S. Boomer montrent une corrélation directe entre
les difficultés du discours (par exemple les « trous » et silences) et le
comportement de la tête, des mains et des pieds d’une malade.
La troisième catégorie est celle des comportements d’expression des
affects et émotions, dont les aspects principaux (joie, tristesse, colère,
surprise, crainte, dégoût, intérêt) démontrent des schémas
multidimensionnels qui transcendent et dépassent ces émotions et leurs
combinaisons 20.
La quatrième est celle des comportements de régulation de la
conversation et des échanges verbaux des participants d’une situation
sociale : initiation, début et terminaison d’un discours, tels que signes
d’encouragement à continuer à parler, à parler plus haut, à expliquer, à se
dépêcher de terminer…
Selon Scheflen, le « locuteur-communicant » utilise les changements de
position, de posture et d’échange de regards pour indiquer qu’il va aborder
un point ou un sujet nouveau, qu’il prend une attitude par rapport à
plusieurs points soulevés par lui, ou par son public, et/ou qu’il désire
continuer à parler, poser une question ou s’arrêter.
La cinquième et dernière catégorie est celle des comportements
d’adaptation à une situation, comme s’asseoir plus confortablement, se
gratter, éloigner une mouche, etc.

1. M. Argyle et R. McHenry, «Do Spectacles Really Affect Judgements of Intelligence?»,


British Journal of Social and Clinical Psychology, 10 (1), 1971, p. 27-29.
2. Citons les travaux de Hall sur la proxémie, ceux de Reece et Whitman sur la chaleur des
sentiments, de Weisbrod et surtout d’Argyle et Exline.
3. Dans certaines civilisations, il est interdit de regarder des dignitaires (rois, mages, etc.); dans
d’autres civilisations, de regarder certains parents en train de faire certaines choses, comme manger.
Dévisager peut être considéré comme un signe d’insolence, et provoquer une réaction agressive.
4. Michael Argyle pense que les yeux ont des fonctions sociales importantes et que le regard est
codifié. Dans un échange, A commence par regarder brièvement et par intermittences B dans la
région des yeux. Ce Regard-là (Look) prend chez Argyle une majuscule. Puis, B regarde A dans la
région des yeux. Argyle appelle cela l’échange de regards (eye contact) et le mot «regards» s’écrit
alors avec une minuscule.
5. Cité par B. Cyrulnik, «L’éthologie», Psychiatries, 22, juilletaoût 1975, p. 43.
6. Ce n’est qu’en 1955 que Maurice Fontaine retracera et retrouvera le chemin des anguilles qui
remontent les rivières pour frayer et vont pondre dans la mer des Sargasses.
7. Pour une description de sa technique de prise de vues, voir I. Eibl-Eibestfeldt, Éthologie,
Paris, Naturalia et Biologia, 1972, p. 433.
8. Ibid., p. 445.
9. I. Eibl-Eibesfeldt, «Zur Ethologie des Menschlichen Grüss verhaltens», Zeitschrift für
Tierpsychologie, 25, 1968, p. 727-744.
10. I. Eibl-Eibesfeldt, «The expressive Behaviour of the Deaf-and-Blind Born», in M. von
Cranach et I. Vine (dir.), Social Communication and Movement, New York, Academic Press, 1973, p.
163-194.
11. E. Leach, «The Influence of Cultural Context in Man», in M. von Cranach et I. Vine (dir.),
Social Communication and Movement, op. cit., p. 326.
12. Bien entendu, un «dictionnaire des gestes» n’est pas possible. Cela n’empêche pas qu’on
voie souvent des gestes semblables et ayant la même signification dans des cultures différentes.
13. S. L. Washburn, Ape into Man: A Study of Human Evolution, New York, Little, Brown,
1974; I. DeVore, Primate Behavior: Field Studies of Monkeys and Apes, New York, Holt, Rinehart
&Winston, 1965.
14. Voir A. Lowen, The Language of the Body, New York, Grune &Stratton, 1958.
15. F. Deutsch, «Analysis of Postural Behavior», Psychoanalytic Quarterly, 16, 1947, p. 195-
213; S. S. Feldman, Mannerisms of Speech and Gestures, New York, International Universities Press,
1959; W. Reich, L’Analyse caractérielle (1949), Paris, Payot, 2006; A. Lowen, Physical Dynamics of
Caracter Structure Body Form and Movement in Analytic Therapy, New York, Grune &Stratton,
1958.
16. En particulier par les techniques du «double» et du «miroir», et par l’observation de la
communication non verbale en psychodrame triadique.
17. Remarques de James Enneis et communication non publiée, Washington et Paris, 1956,
notes personnelles; séminaire de psychodrame, 1975-1976.
18. Dans Joie, William Schutz considère l’affection, l’inclusion (dans un groupe) et le contrôle
(de la situation sociale) comme des besoins fondamentaux de l’être humain.
19. P. Ekman et W. V. Friesen, Unmasking the Face: A Guide to Recognizing Emotions from
facial Clues, Englewood Cliffs, Prentice-Hall, 1975, p. 28.
20. Voir A. Mehrabian, Nonverbal Communication, Chicago, Aldine, 1972, p. 85, qui discute de
la trahison des sentiments et du paradigme d’Ekman et des canaux multiples d’expression.
24
L’habit fait le moine : accessoires
et artefacts

Contrairement à l’adage bien connu, l’habit fait le moine. L’homme est


souvent perçu comme il se présente, acteur sur la scène de la vie sociale,
avec ses accessoires et artefacts qui lui composent un masque social.
Un certain nombre d’objets inanimés sont manipulés au cours des
événements de comportements. On pourrait, par exemple, difficilement
décrire les mouvements personnels de Churchill sans mentionner son
cigare, de Hitchcock sans parler de son chapeau melon, de Mme Récamier
sans évoquer son divan.
Ruesch et Kees 1 appellent ces artefacts des « objets-langage ». Bien des
choses se disent et se montrent de par le choix et la disposition des objets
dans une vitrine, l’ordre conventionnel et le désordre des intérieurs et leur
style ; la coiffure et le vêtement, un châle, un éventail, une cigarette, un
mouchoir, un collier qu’on manipule donnent un sens au mouvement ou
déguisent et rationalisent une impatience. En ce sens, ils sont le
prolongement du geste. Les cheveux et vêtements avec lesquels on joue
répondent au même besoin.
Marquage et démarquage par le vêtement
Le vêtement est une expression sociale beaucoup plus qu’une
expression individuelle de la personnalité et il est souvent bien plus codifié
et ritualisé que les gens ne le pensent, qu’ils croient suivre la mode ou
s’habiller « n’importe comment ».
Pendant des siècles, jusqu’à la Renaissance, le tissu et la forme du
vêtement ont dénoté le rang social. À un degré inconnu des modernes, le
résident de la société préindustrielle marquait littéralement, revêtait son
identité. Le citoyen romain, par exemple, exprimait qu’il était un citoyen en
portant la toge blanche. Un « gentleman », dans les premières cités
coloniales d’Amérique du Nord, était reconnu par la forme de sa perruque
periwig. À Lhassa et dans les villes de Corée, on le voyait à ses longues
manches dépassant ses doigts tendus.
De tout temps, les élites ont essayé de se démarquer du vulgum pecus,
non seulement par la forme de leurs vêtements, mais aussi par leur matériau
(tissus, fourrures). La coiffure du Français était de velours pour l’élite, de
tissu rugueux pour le pauvre. En Angleterre, à l’époque élisabethaine, « il
était interdit par loi aux gens du commun de porter des vêtements façonnés
ou ornés d’or ou d’argent, de velours, de fourrures ou d’autres matériaux de
luxe 2 ». Il en était de même en France et en Italie 3, où la couleur de la
dentelle permettait ou non l’accès de certaines dames à la Cour, bien que le
« costume national » soit en principe admis.
La longueur des cheveux aussi peut indiquer le rang et le statut. Chez
les Francs, seule l’élite avait de longs cheveux, et les serfs avaient le crâne
rasé. Cette « servilité » s’est encore manifestée à la Libération par le rasage
des femmes ayant collaboré avec l’occupant.
Les minorités et les divers parias étaient souvent forcés de se signaler
par un vêtement ou un signe particulier : les parsis des cités perses étaient
obligés, jusqu’en 1880, de tordre leur turban au lieu de l’enrouler et les
juifs, de porter l’étoile jaune pendant la guerre, les déportés étant aussi bien
désignés par un costume rayé de bagnard que numérotés à même la peau.
La profession, le métier, étaient fréquemment indiqués par le vêtement.
Les hommes de loi avaient une toque ronde et les différentes couleurs des
robes universitaires encore portées tant dans les ouvertures solennelles des
universités qu’au tribunal en France et au Parlement britannique, sans
oublier la tenue militaire de la marine, ou du clergé, ou du costume
national-régional par lequel les diverses nationalités ou cultures étaient
reconnues et « situées » dans la rue.
Les distinctions et marques de l’ordre social étaient aussi souvent
physiquement inscrites sur et dans le corps. Les marques au fer rouge et les
mutilations infligées par la justice indiquaient une différence morale. Il y
avait tout un jeu de marquage et de démarquage. Les stigmates de l’ordre
social pouvaient être déjoués ou déviés. Par exemple, aux Xe et XIe siècles, à
Constantinople, les crimes sérieux étaient punis par la perte d’un œil
(énucléation) ou du bras droit, et en France par des marques au fer rouge sur
le front, avec un symbole approprié à l’offense. C’était aussi le cas dans
l’Amérique coloniale, l’élite s’en sortant toutefois par une marque
infamante plus discrète, sur l’épaule 4 ou sur le vêtement. Cette marque
distinctive par le vêtement s’est perdue par la fabrication en masse des
vêtements et leur « reduplication » à moindres frais, bien qu’on voie encore
la « classe » et le style de certains habits de l’élite. Ce marquage a été
remplacé par un clivage selon les lieux huppés ou populaires, et être vu à tel
endroit peut marquer un individu comme étant, par exemple, un
homosexuel travesti, alors que rien dans son vêtement ne l’indique.
Le corset, qui donnait aux femmes du XIXe siècle une silhouette
hottentote 5 et à celles du XXe siècle une silhouette en amphore 6, les
déformations de la tête des femmes du Congo, le bandage des pieds de la
Chinoise aisée d’avant la Révolution culturelle, la chaussure féminine
moderne montrent que le corps de la femme a été longuement obligé de se
mouler dans une forme sociale 7.
L’appropriation d’identité (« l’habit fait le moine ») continue à se faire
malgré le désir d’identification et de localisation des inconnus – tant au
Moyen Âge que de nos jours – par le vêtement et l’apparence, bien que le
lieu de la rencontre joue un rôle. Malgré le brassage des déplacements, des
voyages, la présentation de soi dans la vie quotidienne passe encore par le
vêtement, le style de la coiffure, et des marqueurs spéciaux. « Situer »,
« placer » les gens dans leur contexte socioprofessionnel, dans leur rôle et
statut, dans la hiérarchie sociale, voire dans la géographie culturelle, permet
à chacun de savoir comment se conduire et est donc utile, parfois même
indispensable, à la survie individuelle (sans « perdre la face » et sans « choc
culturel »).

Le toucher et la peau
L’anthropologue anglais Ashley Montagu l’a bien montré en 1971, une
partie de la communication entre les êtres humains passe par le toucher et la
peau.
Nous nous permettons habituellement le contact avec nos intimes, au
sein de la famille, mais de façon en principe liée avec l’âge : on embrasse,
touche et cajole les bébés, voire les adolescents, mais tant ces derniers que
les parents commencent à éviter un contact physique généralisé après la
puberté pour se contenter de s’embrasser matin et soir sur les joues, comme
le font par exemple les amis qui se rencontrent ou se quittent. Après
quelques années de mariage, certains couples se conduisent également ainsi.
L’anglais distingue d’ailleurs la toute jeune mariée (bride) et l’épouse
(wife). Cette manière populaire de parler illustre l’importance du toucher et
du contact de la peau. Ainsi, on distingue l’intensité des contacts physiques
d’un couple, ce qui se perçoit au premier regard, même dans la rue ou au
restaurant, des contacts plus « classiques », usés et banalisés par l’habitude,
avec des rapports physiques plus rares d’un « couple bourgeois » ayant
terminé sa « lune de miel ». On pourrait dire que cette distinction
sémantique recouvre et met en évidence une radiance qu’a la jeune épousée
heureuse, et qui peut être mise sur le compte du contact corporel. Les
caresses physiques, affectives et sociales, stimulent l’épiderme et ont des
conséquences évidentes sur la personnalité et la communication.
Les gens âgés recommencent à rechercher les caresses familiales,
comme pour se réchauffer auprès de leurs proches, d’enfants, de petits
animaux (ceux-ci sont appelés pets en américain parce qu’on les flatte de la
main, les caresse, et le mot est le même, ou presque, petting, pour le « flirt »
des adolescents qui se câlinent et s’effleurent).
Je veux seulement rappeler ici qu’une stimulation régulière de
l’épiderme, avec ses contre-coups affectifs, donne aux personnes
amoureuses ou ayant une vie sexuelle et affective régulière et satisfaisante,
un rayonnement visible, avec un certain éclat de la peau et des yeux, et une
certaine chaleur du sourire (a contrario, ce n’est pas un hasard si l’on parle
de vieilles filles desséchées et si bien des spécialistes de la communication
non verbale, des thérapeutes et même des « don Juan », savent distinguer au
premier coup d’œil une femme satisfaite d’une femme qui ne l’est pas).
Les contacts physiques diffèrent selon les cultures. Les Anglo-Saxons,
qui ne se serrent la main généralement qu’au moment de la première
présentation ou à certaines occasions, trouvent qu’on s’embrasse beaucoup
en France, dans les rues et sur les quais de gare, alors que les Français sont
parfois choqués en voyant les hommes arabes marcher la main dans la main
dans la rue.
Dans toutes les civilisations indo-européennes, le pouce et l’index de la
main droite ont souvent une signification précise : on pointe sur autrui
l’index pour dire « vous », « lui », « ils » ou « eux », ou pour désigner un
objet, alors que l’on pointe le pouce vers son corps (souvent vers
l’œsophage ou le cœur) pour parler de soi, distinguer le « moi » du « toi ».
Le pouce refermé sur l’index est considéré par les spécialistes du yoga,
du zen ou de l’hindouisme, comme représentant la relation humaine (le
« je » communiquant avec le « tu » dans un « on » souvent murmuré en
chantonnant bouche fermée : « hmmm, hmmm », « oumm, oumm,
hmmm »), ce que les tenants des exercices de communication non verbale
ont repris pour les fins de stage : tous les participants, les mains aux épaules
les uns des autres, en cercle, murmurent en se balançant un peu, en signe
d’union.
C’est souvent la paume tout entière mise sur le cœur qui désigne le moi
du locuteur.
La peau, en tant qu’organe du tact, a des répercussions non seulement
physiques, amis aussi sur le comportement de l’organisme. Ce qui arrive ou
n’arrive pas à un enfant dans ce domaine de l’expérience tactile l’affecte
dans son comportement d’adulte.
Dans les expériences menées sur les singes par Harry Harlow et Robert
Zimmermann à la fin des années 1950, il est apparu que la stimulation
cutanée est fondamentale pour le développement des jeunes, plus même ou
tout au moins autant que la nourriture. En mettant de jeunes singes séparés
de leur mère dans une cage avec une mère de fil de fer ayant un biberon, et
une autre mère artificielle habillée, avec une lumière électrique derrière elle
irradiant de la chaleur, il a été démontré qu’une fois nourris les bébés singes
se jetaient dans les bras de la mère de chiffon et passaient avec elle entre
huit heures par jour la première semaine et seize heures par jour entre
quatre et six mois, se jetant dans les bras de leur mère de chiffon chaque
fois qu’un bruit les effrayait par exemple. Cette mère de chiffon tiède leur
procurait, selon Harlow, « une mère tendre, douce au toucher, confortable et
tiède, une mère avec une patience infinie, une mère disponible vingt-quatre
heures par jour, une mère qui ne grondait jamais, ne battait ni ne mordait
jamais son bébé lorsqu’elle était en colère ».
Ces expériences recouvrent d’une certaine façon celles de John Bowlby
sur les orphelinats, démontrant qu’une mère pauvre ou délinquante est
meilleure pour le développement des enfants que la meilleure des
institutions.

Nourriture et convivialité
La nourriture aussi est un langage indirect, nourriture familiale ou
d’apparat, nourriture relationnelle des dîners d’affaires et des invitations
informelles à « prendre un pot ».
Signe de convivialité, elle est symbolique et importante, liée à la fois à
l’image du corps, à l’empreinte des habitudes alimentaires de l’enfance,
vers lesquels on se tourne en cas de crise (la visite au réfrigérateur ou à la
pâtisserie est liée en ce cas à la « compensation orale »). La psychanalyste
Hilde Bruch, spécialiste de l’anorexie, a étudié, dans Les Yeux et le Ventre
(Payot), les rapports de la nourriture, de l’amaigrissement et de la
dépression.

1. J. Ruesch et W. Kees, Nonverbal Communication, Berkeley, University of California Press,


1970, p. 89.
2. G. Sjoberg, The Preindustrial City, New York, Free Press, 1960,
p. 523.
3. Lettres du comte Solar de la Marguerite à Monsieur le chevalier d’Obrescoff, envoyé
extraordinaire et ministre plénipotentiaire de S.M. l’Empereur de toutes les Russies à Turin, 10, 11,
12 et 13 mars 1838 (archives Léon Grinberg, Paris).
4. Tel est le marquage de Hester Prynne dans La Lettre écarlate de Nathaniel Hawthorne.
5. Avec le passage des robes à paniers au «faux-cul», «croupion», «tournures».
6. Avec la guêpière de 1946.
7. Voir B. Rudofsky, The Unfashionable Human Body, New York, Doubleday, Anchor, 1974, p.
96-100.
25
Formes

Reprenons, des nombreux travaux des psychologues de la forme


(Gestalt), l’idée fondamentale de l’organisation de la figure. Il faut rappeler
que Max Wertheimer avait établi qu’une figure a tendance à s’auto-
organiser selon certaines « qualités ». La proximité permet le regroupement,
ainsi que la similarité. La loi de « bonne forme » et celle de
l’« achèvement » nous poussent à grouper de façon « régulière » ce que
nous voyons (et à compléter les « tâches inachevées »). C’est ainsi que trois
points formeront dans notre esprit un triangle. C’est bien le sujet qui
organise la figure, mais il obéit à certaines tendances de la figure.
La notion même de regroupement implique deux autres faits importants.
– ce ne sont pas des éléments qui sont perçus isolément et reconstitués
ensuite dans le cerveau, mais des formes complètes qui sont perçues comme
des « figures » ;
– ces figures forment un tout, mais se détachent forcément d’un tout
plus vaste, un fond. Toute figure n’existe que par rapport à un fond (de là, la
théorie du champ, avec ses conséquences pour Kurt Lewin) et peut elle-
même devenir fond, si on inverse le rapport, ou si l’observateur en fixe un
détail. Ce renversement n’est pas non plus arbitraire. Certes, si l’on regarde
le célèbre dessin du psychologue E. G. Boring, dans lequel une jeune fille
vue de trois quarts se transforme en vieille femme, l’organisation de la
figure et du fond ne privilégie pas une des deux apparitions. Mais, dans
l’expérience vécue, figure et fond ont un sens différent et ne sont donc
généralement pas réversibles sans « raison ». Wolfgang Köhler 1 montre que
nous ne voyons jamais, dans une rue, le toit des maisons apparaître comme
un fond sur lequel le ciel bleu se détacherait comme figure. De même,
Merleau-Ponty remarque que les arbres du boulevard ne forment pas un
fond d’où émergerait l’espace entre les arbres comme figure. C’est que,
pour le sujet qui vit et qui agit, l’arbre ou le toit sont organisés par
l’expérience et le projet vital. Ce sont des obstacles potentiels, tandis que le
ciel et les espaces entre les arbres sont justement fluides par rapport à son
action, donc moins solidement organisés.
Il n’est pas dans mon propos de retracer le développement de la Gestalt,
ni de parler des critiques qu’elle a soulevées. Soulignons simplement
qu’elle est en partie proche de la phénoménologie de Husserl (Kurt Koffka,
l’un des père de la Gestalt, était un disciple du philosophe), mais que cette
même phénoménologie lui a reproché notamment de tomber dans
l’atomisme et le substantialisme qu’elle avait combattus. C’est ainsi que
Frederik Buytendijk, partisan de l’approche phénoménologique, écrit :
« Pour la théorie de la forme, la personne n’est qu’une structure, source
d’énergie, et le milieu n’est qu’un champ de forces. […] Dans la conception
de Köhler, l’être vivant est sans aucun doute une machine 2. »
Buytendijk admet cependant que la théorie de la forme pourrait être
élargie « pour en faire une théorie de la structure indivisible et globale
individu-milieu ». Or, si je reprends ici certaines découvertes essentielles de
la théorie de la Gestalt, c’est bien parce que je pense, avec Buytendijk,
qu’elle peut servir à expliquer quelques-unes des relations entre individus,
et entre l’individu et le milieu.
Il est vrai que les grands noms de la psychologie de la forme, les
Koffka, Wertheimer, Bühler, Köhler, etc., n’ont pas appliqué leurs études à
la perception d’autrui. Mais les recherches parallèles de Kurt Lewin, avec
sa théorie du champ et ses travaux sur les groupes, constituent déjà une
amorce de cet élargissement souhaité par Buytendijk. Enfin, Fritz Perls s’est
résolument penché sur cet aspect de la question. Formé à la psychanalyse
par Wilhelm Reich, Perls était aussi un psychologue de la Gestalt (il avait
été l’assistant de Kurt Goldstein). C’est une curieuse synthèse de la Gestalt
et de la psychanalyse qui lui a permis d’élaborer sa gestalt-thérapie.
Perls n’est d’ailleurs pas un gestaltiste inconditionnel, de même qu’il en
est venu à rejeter un bon nombre des postulats fondamentaux de Freud. En
ce qui concerne la Gestalt, il repousse d’emblée l’isomorphisme auquel
Wertheimer et Koffka ont souscrit, « capitulant devant l’exigence
épidémique d’objectivité 3 ». Mais il retient trois idées fondamentales :
l’opposition entre la figure et le fond ; la situation inachevée ; la notion
même de Gestalt.

S’ajuster en permanence
L’opposition entre la figure et le fond est ici appliquée à la relation de
l’organisme à l’environnement. Le corps est en contact avec un milieu et ce
contact est la relation principale, celle qui conditionne la vie : « Il n’y a pas
une seule fonction animale qui soit complète sans objet ou sans
environnement, qu’il s’agisse de fonctions végétatives, comme la fonction
alimentaire, ou de la fonction sexuelle, de fonctions perceptives, de
fonctions mêlées de sentiments ou de raisonnements. La colère n’a de sens
que par un obstacle frustrant 4. »
Il s’ensuit que la « psychologie étudie l’opération effectuée par la
frontière de contact dans le champ de l’organisme/environnement », et que
cette frontière de contact est essentiellement « l’organe d’une relation
particulière de l’organisme à l’environnement », relation dite de
« croissance ». La fonction de contact permet ainsi la formation de Gestalt
unifiant le corps et l’environnement ; la croissance, la conscience du
changement, le rejet ou l’acceptation de nouveaux éléments, venant de
l’extérieur, sont effectués par des ajustements successifs. Chaque
ajustement constitue une expérience unifiée, une Gestalt.
Le processus d’ajustement perpétuel implique nécessairement la
destruction de la Gestalt achevée et son remplacement par une nouvelle :
« L’aspect important, selon le point de vue de la Gestalt, est que l’individu
intégré est celui chez qui ce processus se perpétue sans interruption. De
nouvelles figures se forment constamment. Lorsque les besoins sont
satisfaits, ces figures sont détruites et remplacées par d’autres, ce qui
permet aux nouveaux besoins les plus pressants d’organiser la conduite et
l’expérience perceptive. Ce processus présente un intérêt très grand parce
qu’il ne s’arrête jamais, et le thérapeute Gestalt peut déterminer au cours de
son travail la qualité de fonctionnement du processus. Au cours de la séance
thérapeutique, le thérapeute peut voir que le sujet éprouve certains besoins
et s’efforce de les satisfaire mais échoue parce que le processus est
interrompu ou bloqué 5. »
Je ne vais pas m’attarder ici sur la démarche thérapeutique de la gestalt-
thérapie, ce n’est pas le sujet, mais je voudrais juste souligner que cette
approche fournit un certain modèle pour comprendre la relation
interpersonnelle. Voyons maintenant la seconde idée retenue par Perls : la
situation inachevée.

Les situations inachevées


Très sommairement, une situation inachevée est une Gestalt qui n’a pas
pu se compléter à cause d’une réaction de défense névrotique. Un besoin
n’a pu être exprimé et ne peut donc être satisfait : il persiste jusqu’à ce que
la Gestalt se complète d’une manière ou d’une autre.
Le travail principal du thérapeute consiste à découvrir des situations
inachevée et à effectuer leur fermeture. Pour cela, Perls met l’accent sur la
relation non verbale. Quelqu’un soulève la tête comme s’il voulait parler,
mais il ne dit rien, ou se frotte le nez pour ne pas parler. Il y a là une
situation inachevée, quelque chose qui n’est pas « sorti », et Perls va
essayer de mettre le sujet devant ses « responsabilités » en lui faisant
exprimer ce qu’il cache ainsi.
La plus importante des situations inachevées est sans doute celle qui se
révèle par le ressentiment. Le ressentiment, en effet, voile une impuissance
et permet au sujet de se placer en dehors de la Gestalt à compléter, en
rejetant la responsabilité sur autrui. Il révèle une attitude d’évitement.
La notion de situation inachevée est une transposition sur le plan
interpersonnel de l’effet Zeigarnik 6. Bluma Zeigarnik, assistante de Kurt
Lewin, avait mis en évidence, en 1928, le besoin de compléter les travaux
auxquels nous nous livrions pour leur donner leur « bonne forme », comme
selon la psychologie Gestalt, nous avons tendance à « fermer » des formes
ouvertes, à les organiser selon un équilibre méta-stable ou stable.
Ces idées de base de la gestalt-thérapie sont d’un grand intérêt pour
comprendre la communication en général et la communication non verbale
en particulier.
Prenons un exemple. James Simkin rapporte une de ses séances à
l’Institut Esalen, en Californie, en 1966. La patiente est assise sur un
fauteuil, les mains sur les accoudoirs. L’exercice consiste à renforcer sa
conscience de sa position corporelle et de son environnement immédiat.
Elle serre les accoudoirs et se rend compte qu’elle a chaud, qu’elle
transpire. Elle en arrive à dire que cette position lui paraît « comme si elle
était nouée ». Au contraire, « quand je peux m’ouvrir (elle relâche les bras
et décroise les jambes), quand je ne suis pas comme ça, il me semble que je
laisse entrer les gens et que je suis consciente… et quand je suis comme ça
(elle croise les bras et les jambes), au contraire, tout le reste et vous tous
commencez à disparaître. Je ne suis plus consciente que de moi-même. »
Le thérapeute met alors en évidence une « situation inachevée » dans
laquelle la patiente effectue une régression à une attitude infantile et attend
que quelqu’un (ici le thérapeute) la libère des liens qu’elle vit dans sa
position contractée. La « fermeture » consiste à amener la patiente à se
délier elle-même. La patiente reprend son exploration de ce qu’elle ressent :
– Quand je suis là, à me contracter… avec les yeux fermés… j’ai le
sentiment qu’il fait sombre.
– Il fait sombre ?
– Je suis dans l’obscurité. Je suis seule. (Pause.) Et j’ai peur.
– Bien.
– Je veux hurler, mais je n’y arrive pas. (Sa voix se ferme.)
– Savez-vous ce que vous voulez hurler ?
La patiente fait une pause, puis :
– Au secours ! Au secours !
– Avez-vous fait attention à vos pieds quand vous avez crié « Au
secours » ?
– Je les ai soulevés.
– Refaites ce mouvement.
La patiente soulève ses pieds. Long silence. Puis, d’une voix marquée
par l’effroi :
– J’ai les mains attachées.
– Oui.
– Je ne peux pas partir. (Elle pleure.) Quelqu’un me bat. Je crie (elle
reprend sa respiration), mais même si je crie, personne n’entend. (Sanglots
et respiration précipitée. Pleurs.) Et je sens – je me souviens d’avoir été
attachée à un poteau (sanglots)… quand j’étais petite fille. (Pause.
Nouveaux pleurs.) Et ils me laissent là. Et je ne peux me détacher.
– C’était quand vous étiez petite fille ? Oui ?
– Oui.
– Êtes-vous toujours une petite fille ?
– Non… mais…
– Êtes-vous capable de vous détacher ?
– Oui (elle se mouche), je peux me détacher.
– Faites-le, pour voir.
La patiente arrive à se détacher, c’est-à-dire à assumer une position
décontractée, ouverte aux autres, ce qui constitue, selon James Simkin, une
fermeture de la Gestalt inachevée (au moment de l’expérience traumatique
passée).

Comment choisissons-nous parmi tous


les messages ?
Retenons de la démarche gestaltiste de Perls l’idée de formation et de
rupture de la Gestalt comme mouvement perpétuel, indissociable de la
relation, donc de la communication. Le côté séduisant de la thèse de Perls
est que la formation de la Gestalt se fait involontairement, selon le besoin
émergent : c’est le besoin le plus pressant qui organise la Gestalt du
moment. Cette idée est séduisante, car elle dispense de poser le problème
du choix. À cet égard, il faut comprendre que cette idée est, dans une
certaine mesure, parallèle à la théorie de la dissonance cognitive développée
par Leon Festinger. Comment effectuons-nous un choix parmi les messages
qui nous parviennent ? Pourquoi privilégions-nous telle ou telle relation ?
La théorie de la dissonance cognitive explique cet éclectisme apparent des
choix : nous réagissons le plus aux messages qui vont dans le sens d’une
émotion fortement ressentie (espoir, frayeur ou crainte) ou d’une décision
prise après hésitation (équilibre méta-stable de désirs ou de besoins
opposés). Nous captons les messages favorables, distordons certains dans le
sens voulu, et ignorons les autres.
Notre champ perceptif se transforme avant et après une décision : il y a
une cécité sélective inconsciente qui nous évite de voir et d’entendre ce qui
va à l’encontre de nos choix précédents et qui nous obligerait à des remises
en cause difficiles ou à des révisions qui pourraient être plus déchirantes.
Plus la divergence est grande entre la « réalité objective » et les besoins
de notre « réalité émotionnelle », ou plus nous craignons que cette
dissonance soit importante, plus nous « interprétons » les messages au lieu
de les déchiffrer et en faisons un choix.
Cette dissonance entre ce que les gens disent et ce qu’ils éprouvent
explique le nombre de réunions où aucune décision n’est prise, où le
« climat n’y est pas ». Tant que cet « ordre du jour secret » ne sera pas « mis
sur le tapis », rien d’effectif ne pourra être fait. Mais pour que le contenu de
la communication totale puisse être communiqué, il faut qu’il soit perçu,
tant par l’émetteur que par le récepteur, et pour cela… il convient de
déchiffrer ou décrypter la « communication totale ».
Dans bien des cas, comme le dit Emerson, « vos pensées crient si fort
que je n’entends pas ce que vous dites ».
Prenons un exemple. Dans une réunion professionnelle d’une quinzaine
de personnes, le silence règne, un silence oppressant, à l’ouverture, que le
président de séance s’efforce de rompre en l’expliquant. Le chef de service
« B » remarque alors que ce silence est peut-être dû à la présence d’un
membre « A » qui était absent la fois précédente (et dont certains membres
avaient demandé le renvoi pour faute professionnelle grave, tandis que
d’autres avaient plaidé pour un sursis, vu la mauvaise santé et la difficile
situation de famille de l’intéressé, avec lequel plus personne ne veut faire
équipe). Ce membre « A » demande au chef de service « B » s’il aurait
préféré qu’il ne revienne pas. « B » ne répond pas, tout en ouvrant les bras
et les mains, paumes tournées vers le haut (comme s’il disait : « Bah, je ne
sais pas ! »), puis, toujours en silence, il se tourne vers le membre, sourit
(pose un sourire sur son visage) et dit aimablement et verbalement : « C’est
bien que vous soyez là. » Le sourire s’efface du visage de « A », il croise les
bras sur sa poitrine, puis ses jambes, un pied à angle aigu tourné vers « B »
(comme en maintenant la position), longuement, et se tait. Quelques
minutes après, et sans que l’objet de la réunion précédente soit évoqué
devant « A », deux femmes, « C » et « D », commencent à s’opposer sur un
ton aimable, neutre et uni (les bras croisés, les jambes croisées, un pied en
angle aigu).
Les paroles prennent une autre forme, un autre sens, selon l’expression
corporelle, la position du corps, et surtout les micro-mouvements des
extrémités (mains et pieds), moins contrôlés et donc plus parlants.
Cette communication non verbale corporelle est d’autant plus parlante
que le mouvement dérange et déplace les formes et transforme la Gestalt : il
y a un renversement total de la forme et du fond ; le micro-mouvement
d’impatience ou d’agressivité d’un pied qui bouge transforme le message
du visage souriant qui parle : le récepteur le perçoit sans le savoir et sans le
voir, mais il y réagit et réagit à l’agressivité du message non verbal plutôt
qu’à l’acceptation du message verbal.
Dans les réactions à la communication totale, il peut y avoir équivoque
entre la relation et la (les) communication(s) et éveil de l’attention dans ce
qui « dérange » la Gestalt de la communication.
Il est évidemment difficile de dire a priori ce qui est figure et ce qui est
fond. On a tendance à considérer le mot parlé comme figure et les
mouvements corporels comme fond. Mais si, en dialoguant innocemment,
l’un des partenaires fait un geste qui brise le flot de paroles (par exemple, se
livre à un acte d’exhibitionnisme, sort un couteau, crache par terre), ce geste
devient à son tour figure.
La discordance ne produit d’ailleurs pas toujours un renversement : elle
tend à le faire. Mais Festinger lui-même a montré comment, devant une
dissonance, l’une des réactions possibles est de maintenir l’ancienne Gestalt
en la renforçant. Si, dans une discussion, l’un des partenaires s’aperçoit
qu’il a tort, il peut soit changer d’avis, soit renforcer son discours. S’il
prend ce dernier parti et qu’il échoue, il lui est encore possible de ne pas
modifier son attitude en faisant taire son adversaire, par exemple en usant
de violence. Devant l’échec éventuel de cette dernière tactique, il peut
encore prendre la fuite ou recourir à un autre renforcement de désespoir.
La théorie de la dissonance cognitive établit en fait une hiérarchie des
formes et perceptions, car la dissonance provient d’un désaccord entre les
niveaux.
Que l’on se réfère au schéma de Fritz Perls ou à celui de Leon
Festinger, on est de toute manière amené à considérer le problème de la
communication comme rupture ou formation de la Gestalt.
Le message est reçu, soit en renforçant une Gestalt déjà existante, soit
en créant une nouvelle Gestalt avec chaque écoute, chaque adversion. Tout
le problème de la communication se situe dans cette polarité, entre le
renforcement et le dépassement.
Il s’agit de relever et d’éclaircir un double anonymat : le sujet de la
communication, d’une part ; le sens de la communication, de l’autre.

Le sujet de la communication
Le problème du « sujet » est certes au cœur des préoccupations de la
pensée du XXe siècle. De Freud à la phénoménologie et au structuralisme, il
en est toujours question sans que puisse être relevé un « je » avec certitude.
Déjà, le fait du lapsus posait l’interrogation d’un sens qui s’impose
d’ailleurs, d’une rupture qui ne peut être comprise absolument, car elle brise
la chaîne du code accepté. Qu’il s’agisse de l’irruption de l’inconscient,
soit. Mais alors l’observateur interprétant le lapsus va faire appel à une
nouvelle chaîne signifiante, replaçant le lapsus dans une nouvelle normalité.
L’auteur en est responsable à un degré, certes, mais justement au degré où il
n’est pas parfait, où il n’a pas la maîtrise de son inconscient, où il s’ignore
et ne peut se reconnaître que dans l’étrangeté surgie de lui-même. Il en va
de même du rêve qui, par essence, appartient au rêveur, mais est
indéchiffrable par lui-même. Ma production me reflète, mais je la découvre
par autrui et par symbolisme interposé. On peut ainsi, de fil en aiguille, aller
jusqu’à postuler, comme Jung, et même comme Freud, un inconscient
héréditaire où le symbole impose son sens et où ma reprise de ce symbole
m’est imposée.
La phénoménologie de Merleau-Ponty, en posant un « je primordial »,
construit elle aussi un anonymat de la relation de l’individu au monde et
aux autres individus. Ma responsabilité et ma liberté, dit-il, ne sont pas
absolues, pas en dehors du monde, mais consistent en une partie d’un donné
toujours déjà là : « Il faut que ma vie ait un sens que je ne constitue pas,
qu’il y ait à la rigueur une intersubjectivité, que chacun de nous soit à la
fois un anonyme au sens de l’individualité absolue et un anonyme au sens
de la généralité absolue 7. »

Le sens de la communication
Le sens de la communication subit lui-même les effets de ce
déplacement. Tel geste à l’origine culturel (par exemple, le signe de croix)
acquiert forcément une signification personnelle quand une personne
donnée le fait, mais le sujet ne peut évidemment reprendre entièrement à
son compte les significations historiques, sociales, et même
personnellement inconscientes de son geste. Il s’ensuit qu’un signe tend
toujours à devenir symbole du fait même que sa reprise n’est pas totale.
Une analyse psychologique de la communication doit intégrer ce
dépassement perpétuel. Aucun geste, aucune parole n’est entièrement
contrôlable et compréhensible. L’acte même de dire ou de se mouvoir est
déjà une réponse, et une réponse inadéquate à une communication sans fin.
Nous communiquons, c’est-à-dire nous nous situons et nous définissons,
mais ce faire est l’acceptation même d’une nécessité que nous ne pouvons
qu’assumer sans la circonscrire complètement. La communication est donc
bien une dimension de notre être, au même titre, par exemple, que la
temporalité.
De là, l’illusion d’une possible classification des gestes et des
expressions : nous voulons nous assurer d’une structure générative qui nous
laisserait en dehors, qui, d’un coup, réglerait le problème du sens.
Or quel est le mouvement qui ne peut prendre un sens de
communication ? On ne peut isoler, ni les mouvements apparemment dus à
la simple fonction physiologique (par exemple, la défécation), ni les
mouvement apparemment rituels (par exemple, la poignée de main), car il
est trop facile de voir qu’ils sont explicables tant par la sphère culturelle,
comme l’a montré Mary Douglas, que par l’histoire du sujet, comme le
montre la psychanalyse.
L’anonymat inhérent à la communication donne à tout geste une
« aura » de généralité qui peut l’expliquer sans le cerner tout à fait. La
reprise par le sujet lui confère un sens propre, un sens personnel, qui
cependant n’explique pas suffisamment le geste. Prenons l’exemple du tic.
Le tic peut d’abord passer inaperçu de son sujet. Puis l’attention consciente
qu’il est amené à lui porter peut conférer à ce dernier un nombre important
de sens plus ou moins fantasmatiques. Si maintenant une psychothérapie
permet au sujet d’intégrer ses conduites de telle façon qu’il n’ait plus besoin
de son tic, il croira avoir trouvé dans la thérapie l’explication qui aura
dépassé celui-ci, en somme la réponse à l’interrogation que posait ce
symptôme. La rupture de l’ancienne Gestalt où le tic est transformé n’aura
constitué qu’une des réponses possibles. Le tic avait et garde toujours
d’autres sens insoupçonnés.
La reprise par le sujet, c’est-à-dire la capacité même de communiquer,
est en rapport avec les possibilités d’existence : un geste est toujours
personnel en même temps qu’il renvoie à un sens général. Et il n’est pas
possible qu’un côté ait une prééminence absolue sur l’autre, sans quoi une
réponse absolue serait possible, ce qui voudrait dire que nulle autre
communication n’est possible.
La communication serait sans mystère s’il y avait une correspondance
parfaite entre un signe et ce qu’il signifie. Mais nous savons bien, par
ailleurs, que nous trouvons dans les paroles d’autrui ce que nous y mettons
nous-mêmes et que en outre nous sommes forcés de nous exprimer, que le
manque à l’origine de l’expression n’est jamais comblé. Or ces deux faces
du paradoxe de la communication sont inévitables et nécessaires. Il est faux
de dire que nous ne lisons et n’entendons que ce que nous projetons. Si
quelqu’un lève le bras près de nous et que nous sursautons, c’est bien que
nous avons interprété ce geste comme une menace. Mais si l’auteur du geste
se retourne surpris et qu’il nie avoir menacé, il nous est toujours loisible,
soit de corriger notre interprétation première, soit de la renforcer par une
nouvelle projection qui décèlera dans l’attitude de notre interlocuteur une
ruse hypocrite. Une rupture de notre interprétation, l’irruption d’un nouveau
sens, ne peuvent se faire que si nous abandonnons justement notre
prétention à être détenteur absolu de sens. De fait, nous ne comprendrions
plus rien au monde si ne surgissait toujours quelque chose dont nous ne
possédons pas le sens, qui nous questionne, qui rompt notre ancienne
Gestalt. Mais précisément, le nouveau, le non-sens nous questionne et nous
oblige à une nouvelle reprise.
On peut certes dresser un inventaire des mouvements prétendument
automatiques, puis des mouvements inconscients, des mouvements
intentionnels, enfin des mouvements rituels. Toutes ces catégories
s’impliquent les unes les autres. Mais un tel inventaire ne donnerait que
l’état actuel de notre accord culturel sur un sens conventionnel des gestes,
comme un dictionnaire donne l’état actuel de la dénotation conventionnelle
des mots.
C’est justement en assumant l’impossibilité d’une compréhension et
d’une communication totales que nous pouvons arriver à établir une relation
vraie qui laisse à notre partenaire la possibilité de nous définir. En ce sens,
la communication est une succession de tâtonnements, ou alors elle se
ramène à un mensonge où l’expression de chacun ne cherche qu’à
camoufler un refus de son propre dépassement.
Certes, la communication n’est pas pure spontanéité ; un geste ne
signifie pas n’importe quoi parce que son auteur et celui auquel il s’adresse
ou qui le perçoit ne sont pas n’importe où, mais situés, ancrés dans le
monde, appartiennent à une certaine ethnie, une certaine classe sociale, ont
des intérêts définissables et un passé qu’ils ne peuvent en aucune façon
oblitérer complètement. Ce qui est exprimé peut donc comporter un sens
nouveau d’importance non négligeable. Dans les rapports quotidiens, il
semble que rien de très nouveau soit dit, ce qui pousse à rechercher
l’expression spontanée dans ce que le sujet trahit à son insu. Il n’est pas sûr
pour autant qu’un mouvement corporel jugé « inconscient » révèle vraiment
son auteur, il peut trahir un autre intérêt, qui peut être aussi factice que le
« bonjour » machinal.
En somme, ce qui reste personnel, dans une communication, c’est la
reprise que fait chacun du donné, de la langue, des conventions, de ses
désirs, et cette reprise n’est codifiable et intelligible qu’en devenant à son
tour impersonnelle et générale.

1. W. Köhler, Gestalt Psychology, New York, 1947, p. 110.


2. F. J. J. Buytendijk, Attitudes et mouvements, Bruges, Desclée de Brouwer, 1957, p. 75.
3. F. S. Perls, R. F. Hefferline et P. Goodman, Gestalt Therapy, London, Penguin Books, 1951,
p. 52.
4. Ibid., p. 274.
5. R. Wallen, «Gestalt Therapy and Gestalt Psychology», in J. Fagan et I. L. Shepherd, Gestalt
Therapy Now, Londres, Penguin Books, 1972, p. 11.
6. Communication privée avec Bluma Zeigarnik à Moscou, en 1966, lors du Congrès de
psychologie, sur ses recherches de 1928 avec Kurt Lewin. Voir aussi A. Ancelin Schützenberger,
Psychogénéalogie, 2e éd., Paris, Payot, 2012, p. 55-62 et Exercices pratiques de psychogénéalogie,
Paris, Payot, 2011, p. 21-28.
7. M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 512.
26
Dissonance cognitive

En 1957, Leon Festinger, qui avait été l’élève de Kurt Lewin, publia ce
qu’on a appelé la théorie de la dissonance cognitive 1. Sa parution suscita de
nombreuses recherches, mais aussi des controverses et des critiques.
Commençons par retracer les principales étapes de la démarche de
Festinger.

Comment la théorie vint à Festinger


Vers 1952, Leon Festinger et son équipe, qui travaillaient au Centre de
recherches pour la dynamique des groupes fondé par Kurt Lewin, ont eu
l’occasion de parcourir systématiquement toute la littérature concernant la
diffusion des rumeurs. Ils le faisaient, à l’époque, dans l’intention de
réaliser une intégration théorique des faits dans le domaine des
communications.
Ils ont remarqué que, dans la plupart des études faites par différents
auteurs, il était plutôt difficile de comprendre et d’expliquer pourquoi les
rumeurs s’étendaient comme elles le faisaient, et pourquoi elles possédaient
tel contenu particulier. Une étude notamment était singulièrement
troublante : celle qu’avait réalisée Jamuna Prasad 2 sur les rumeurs ayant
suivi un tremblement de terre qui s’était produit en Inde en 1934.
Ce fut un séisme important, qui affecta une zone géographique très
large. Cependant, les destructions furent très localisées, et pendant quelques
jours les communications se trouvèrent complètement coupées avec la zone
sinistrée. Prasad recueillit les rumeurs dans les zones qui avaient ressenti la
secousse sans en subir ni dommages ni destructions. Fait curieux, et qui
avait particulièrement intrigué Festinger, la plupart de ces rumeurs
prédisaient que d’horribles désastres se produiraient incessamment. Par
exemple, l’une d’elles annonçait de terribles cyclones dans un délai de deux
ou trois jours ; une autre, des calamités indescriptibles dans la semaine ; une
troisième, un déluge et une destruction totale pour un jour donné et proche.
On peut se demander pourquoi ces gens, qui avaient subi une expérience
terrifiante et échappé à un grand danger, faisaient circuler des rumeurs
annonçant de nouvelles et terribles calamités. La réponse à cette question
n’est certes pas évidente. Tout au moins ne l’était-elle pas encore à cette
époque.
Pourquoi ces gens se faisaient-ils ainsi peur à eux-mêmes ? s’interrogea
Festinger.
Une explication lui vint à l’esprit qui tenait compte des faits et, bien
qu’elle ne fût pas simple au premier abord, qui était néanmoins
satisfaisante.
Il paraissait plausible de supposer que ces gens avaient eu, en effet, une
très grande peur au moment du tremblement de terre et continuaient à avoir
peur, même après que la terre eut cessé de trembler. Mais, regardant autour
d’eux et ne voyant rien de redoutable, ils se donnaient à eux-mêmes, en
imaginant de prochains désastres, des connaissances et des informations qui
justifiaient leur peur. Les rumeurs n’étaient pas la cause, mais la
justification de leurs sentiments.
Cette explication ne laissait pas d’être séduisante et l’on pouvait en
déduire immédiatement certaines conséquences : il ne fallait pas s’attendre,
dans cette hypothèse, à voir circuler des rumeurs terrifiantes parmi les gens
qui avaient effectivement souffert du tremblement de terre ; ceux-là avaient
eu eux aussi, bien entendu, grand peur, mais ils avaient trouvé autour d’eux
de quoi être effrayés à juste raison. Nul besoin, pour eux, de chercher
d’autres causes à leur terreur.
Ces hypothèses premières de Festinger trouvèrent une confirmation
dans une étude de Durganand Sinha 3 rapportant les rumeurs qui suivirent un
glissement de terrain qui constitua un véritable désastre. Dans la zone du
cataclysme, on remarquait une absence complète de rumeurs terrifiantes.
L’on peut évidemment se demander si les deux études sont entièrement
comparables, mais, au point de départ des recherches de festinger, les
observations de Sinha lui avaient semblé encourageantes.
Ce ne fut que quelques années plus tard que Festinger découvrit que
d’autres avaient proposé aussi une hypothèse de ce genre, en rapport avec
des faits complètement différents. Dans L’Homme aux rats, par exemple,
Freud écrit : « Nous ne sommes pas habitués à ressentir en nous de forts
affects sans contenu représentatif ; quand ce contenu fait défaut, nous nous
saisissons d’un autre contenu qui convient plus ou moins et nous sert de
substitut 4. » Murray propose une hypothèse semblable, à propos de
recherches menées sur les enfants. Ceux-ci, quand ils ont peur, ont tendance
à faire des portraits plus malicieux, « comme si, expérimentant une émotion
sans stimulus adéquat, ils recherchaient quelque chose dans le monde
extérieur pour la justifier […] comme s’il leur était venu à l’idée que des
gens pleins de malice cherchaient autour d’eux à leur faire des farces ».
Cependant, Festinger et son équipe étaient alors loin d’être satisfaits de
l’hypothèse selon laquelle des connaissances sont recherchées pour justifier
des réactions émotionnelles. Cette explication leur paraissait trop
restreinte : si un tel processus se développait chez les êtres humains,
pensaient-ils, il ne se cantonnerait pas aux relations entre la connaissance et
les réactions émotionnelles.
Ne faudrait-il pas le saisir aussi dans les relations entre la connaissance,
d’une part, et, d’autre part, n’importe quelle sorte d’action ou de conduite
ou différentes sortes de cognitions ? À ce degré de généralité, la notion de
justification commença à leur paraître une explication insuffisante.
Cherchant un terme qui pût traduire ce genre de relations entre diverses
connaissances, ou entre les données cognitives et l’action, ils ont été
amenés à rejeter des mots tels que « inconsistance », parce que celui-ci
avait trop de consonances rationnelles, ou « incongruité », parce que celui-
là impliquait une sorte de bizarrerie. Ils se sont donc décidés pour un terme
neutre, ou qui, du moins, leur paraissait tel. Lorsque deux données
cognitives étaient en désaccord, ils dirent donc que leur relation était
dissonante ; lorsque, au contraire, elles se correspondaient, ils parlèrent de
relations consonantes.
Leur hypothèse devint la suivante : lorsqu’il y a dissonance entre des
faits cognitifs ou entre les croyances et la conduite dans laquelle les sujets
sont engagés, ceux-ci éprouvent le besoin de réduire cette dissonance.
Dans le cas des rumeurs rapportées par Prasad, la réaction de peur était
dissonante avec la connaissance du fait qu’aucune destruction n’avait eu
lieu. Certes, les habitants auraient pu éliminer cette dissonance en
changeant leurs réactions émotionnelles. Mais les fortes réactions de peur
ne sont pas sous le contrôle de la volonté : la peur persistant, la dissonance
était d’abord réduite, puis éliminée, par un apport cognitif consonant avec
celle-ci.

Réduire la dissonance
À ce stade de leurs travaux, Festinger et son équipe de chercheurs en
dynamique des groupes s’interrogèrent sur la manière de définir la
dissonance avec précision, de l’identifier empiriquement, et comment on
peut déterminer la pression qui s’exerce pour la réduire.
Ils furent alors considérablement aidés par la publicité faite à ce
moment-là au sujet de la liaison supposée entre la très grande
consommation journalière de cigarettes et le cancer du poumon. Ils
fumaient énormément au cours de leurs discussions sur la notion de
disssonance, et la consommation de tabac devint un de leurs exemples
favoris. De prime abord, il semblait que ce qu’ils savaient était dissonant
avec le fait de beaucoup fumer. Mais ce n’était pas si simple : après tout, la
plus grande part de leurs connaissances sur ce sujet était consonante avec le
fait de continuer à fumer : ils savaient en effet que ne plus fumer leur serait
pénible, que cesser brusquement pourrait perturber leur travail, et ils
savaient tous combien ils aimaient fumer ; néanmoins, le lien supposé avec
le cancer du poumon touchait en eux un point sensible. Il leur devint bientôt
évident que, pour déterminer si cette connaissance était dissonante avec le
fait de continuer à fumer, il leur fallait considérer les deux faits séparément,
c’est-à-dire sans aucune référence aux autres aspects cognitifs. Ainsi isolés,
et en dépit du nombre de relations consonantes existant par ailleurs, il
devenait évident que cette dissonance existait bel et bien.
Ils s’attendaient alors à observer des tentatives d’élimination ou de
réduction de cette dissonance. Ils ne cessaient de plaisanter à ce sujet pour
maintenir des convictions consonantes avec le fait de fumer tout en
minimisant l’importance du cancer du poumon. À la fin, leur tentative
d’élimination la plus frappante fut simplement de ne pas croire
définitivement établi le lien entre le fait de fumer et le cancer du poumon.
Ces discussions les ont aidé à mieux comprendre et à mieux cerner leur
pensée sur la dissonance et sur ce qui serait capable de la réduire ; elles les
conduisirent surtout à rechercher des faits corroborant leur pensée.
Résistances
En février 1954, le Minnesota-Poll fit une enquête d’opinion pour
savoir si les gens fumaient ou non, et si oui, combien de cigarettes. On leur
posait en outre la question suivante, qui intéressait particulièrement
Festinger et son équipe : « Il a été récemment question de rapports
scientifiques essayant d’établir si, oui ou non, le fait de fumer peut être une
cause du cancer du poumon. Pensez-vous que la relation entre ces deux faits
ait été prouvée ou non ? » Les résultats de l’enquête furent clairs : parmi les
non-fumeurs, 55 % répondirent que la relation n’était pas prouvée ; parmi
les fumeurs moyens, ce chiffre monta à 68 % ; parmi les fumeurs habituels,
ce fut 75 % ; et parmi les gros fumeurs, 86 % déclarèrent que le lien entre le
fait de fumer et le cancer du poumon n’avait pas été prouvé.
Au cours de ces discussions, Festinger et son équipe furent amenés à
reconnaître, en plus du phénomène de réduction de la dissonance, une autre
tendance : éviter de s’exposer à une source d’information qui risquerait
d’augmenter la dissonance existante ; en un mot, résister à l’information.
Cette résistance leur devint évidente au cours d’une conversation avec
un de leurs amis, mathématicien, d’habitude fort logique, au sujet de son
assurance-vie. Il possédait ce type d’assurance que tout le monde, lui
compris, s’accordait à trouver stupide ; mais dès que Festinger et ses amis
lui proposaient d’en changer, il répliquait que le changement lui coûterait
trop cher. En fait, il n’avait jamais calculé quelle sorte d’assurance serait la
plus économique, prétendant même qu’un tel calcul était impossible…
Passons sur les détails d’un calcul parfaitement possible, pour reconnaître
simplement que cet homme refusait des informations qui auraient pu
augmenter la dissonance entre ce qu’il savait et le fait de continuer à payer
son assurance.
Il existe donc un réseau complet de relations entre l’ampleur de la
dissonance et l’attitude des gens à l’égard de nouvelles informations sur les
sujets qui les préoccupent. Quand la dissonance est faible, on devrait
discerner une recherche active d’informations, émanant de sources dont le
sujet suppose qu’elles lui fourniront des connaissances susceptibles
d’augmenter sa consonance. On devrait, en même temps, observer une
résistance active à l’information provenant de sources pouvant augmenter la
dissonance. Mais l’idée que quelqu’un se fait à l’avance de la source
d’information n’est généralement pas indépendante de l’amplitude de la
dissonance. Celui qui n’a qu’une faible dissonance cognitive à l’égard
d’une action qu’il s’apprête à entreprendre peut encore espérer que la
nouvelle information sera consonante avec son action. Mais s’il a une
dissonance considérable entre ses connaissances et son comportement et ses
actions, il peut s’attendre qu’une information supplémentaire ne fasse
qu’accroître cette dissonance. Autrement dit, le sujet attend de la nouvelle
source d’information qu’elle vienne confirmer ce qu’il savait déjà de façon
évidente. Si l’amplitude de la dissonance devient telle que le sujet soit
presque disposé à modifier son action, il redevient prêt à s’exposer aux
informations faisant accroître la dissonance et pouvant l’aider à faire le
changement.

Une vérification
Festinger pensait tenir ainsi une hypothèse de travail suffisante pour en
tenter la vérification expérimentale. Celle-ci devait être celle d’un sujet
engagé dans une action. La nature de l’action devait être telle que
l’expérimentateur puisse déterminer dans quelle mesure ces expériences ont
pour effet une connaissance qui reste consonante ou devient dissonante avec
l’action. À un certain moment, il fallait pouvoir donner au sujet la
possibilité de recevoir les informations supplémentaires intéressant l’action,
et mesurer alors la façon dont le sujet s’exposait à ces nouvelles
informations. En définitive, c’est une forme de jeu de hasard qui sembla
réunir toutes les conditions de l’expérience, pour Festinger et ses
chercheurs.
L’expérience était conduite de la façon suivante. Le sujet entrait au
laboratoire. On lui expliquait qu’on cherchait à étudier le comportement des
gens dans les jeux de hasard. Il était payé deux dollars et demi pour servir
de sujet d’expérience, mais on lui précisait que c’était la somme dont il
pouvait disposer pour jouer. Le jeu lui était ensuite expliqué : on mélange
les cartes, on en tire sept, dont on additionne les totaux respectifs ; celui des
deux joueurs dont les sept cartes font le plus grand total est gagnant. Le jeu
est répété trente fois de suite. Avant chaque partie, le sujet doit déclarer
combien il veut miser, le montant de la mise pouvant aller de cinq à vingt-
cinq cents.
On explique aussi au sujet que les deux côtés du jeu ne sont pas pareils,
mais que l’un est meilleur que l’autre. Ce faisant, l’expérimentateur invite
le sujet à réfléchir et à choisir le côté qu’il préfère. Il ajoute toutefois que le
sujet pourra changer de côté une fois au cours des trente parties. Ce dernier
point doit permettre de savoir si le sujet cherchera à obtenir des
informations qui augmenteront sa dissonance lorsque l’amplitude de celle-
ci sera telle qu’il envisagera de changer d’action. Après avoir laissé le sujet
décider de quel côté il choisit, on commence le jeu et on joue les douze
premières parties. À ce moment, l’expérimentateur arrête provisoirement la
série et montre au sujet un tableau de probabilités de toutes les
combinaisons de sept cartes. Il explique au sujet comment il peut s’en servir
pour calculer ses chances de gain ou de perte de chaque côté du jeu, et il lui
rappelle qu’il lui reste encore dix-huit parties à jouer. Il lui remet ce tableau,
en lui laissant le temps de l’étudier : « Lorsque vous serez prêt à reprendre
le jeu, vous me le direz. »
Le temps mis par le sujet à étudier le tableau est enregistré. C’est cette
mesure-là qui intéressait essentiellement Festinger. Ce qu’il voulait en effet
établir, c’était le rapport entre le temps employé par le sujet à regarder le
tableau et le chiffre de ses gains ou pertes au jeu avant ce moment.
Normalement, cette proportion résultait du hasard. Pour être certain
d’obtenir un nombre de cas suffisants aux extrêmités de la courbe, les
expérimentateurs retiraient parfois quelques cartes fortes et quelques cartes
faibles. Ils s’arrangeaient cependant pour que chaque sujet quitte le jeu avec
les deux dollars et demi promis. Les cartes n’étaient retirées que dans un
but expérimental.
Telle fut la première expérience que fit Festinger pour vérifier son
hypothèse de la dissonance. Après l’avoir faite sur quelque vingt-cinq
sujets, il s’aperçut de son échec. Les sujets qui avaient gagné regardaient
très peu le tableau, et c’était bien à quoi on pouvait s’attendre. Avec une
faible dissonance ou pas de dissonance du tout entre ce qu’ils savaient du
jeu et la décision de continuer du côté qu’ils avaient choisi initialement, ils
n’avaient aucune raison de désirer des informations complémentaires. Mais
pour les autres sujets qui perdaient, le temps passé à étudier le tableau
variait considérablement.
Théoriquement, on pouvait s’attendre que les sujets perdant de petites
sommes, c’est-à-dire éprouvant une certaine dissonance mais pouvant
espérer que de nouveaux renseignements seraient en consonance avec la
continuation du jeu du côté choisi à l’origine, étudieraient longuement le
tableau ; que les sujets ayant perdu plusieurs fois, pensant que le tableau ne
ferait que confirmer leur expérience, et accroître la dissonance, éviteraient
de le regarder ; et que ceux ayant perdu continuellement le scruteraient
longuement, étant sur le point de changer leur action.
Mais la dernière phase donne la clé de ce qui constituait l’erreur de
Festinger, ainsi qu’il s’en rendit compte par la suite. Il n’avait sans doute
pas introduit suffisamment de résistance à changer l’action. Dès lors, il
modifia le procédé expérimental. Ainsi eut-il la possibilité de vérifier que la
relation entre la dissonance et l’exposition à de nouvelles informations –
même lorsque le contenu des informations reste incontrôlable par le sujet –
était consistante avec les dérivés de son hypothèse concernant la pression
pour réduire la dissonance existante.
Entre-temps, la théorie de Festinger sur la dissonance progressait. Par
exemple, il lui semblait préférable de formuler les choses en termes de
relations entre des connaissances plutôt qu’en termes de relations entre
connaissance et action. Ainsi, dans le jeu, la dissonance, pour le sujet, se
trouvait entre sa connaissance de ce qui se passe pendant le jeu et le fait
qu’il était conscient de continuer à jouer du côté choisi au début. Les
avantages de cette manière de voir résident dans une plus grande facilité à
étendre les résultats à la dissonance existant entre les opinions elles-mêmes,
ainsi que dans la formulation plus simple des hypothèses.
Festinger prit conscience que l’hypothèse de la dissonance avait
d’autres implications et il commença à les explorer. Il lui semblait évident,
notamment, qu’en optant pour un des termes de l’alternative, le sujet crée
en lui-même une dissonance. Car, indépendamment du fait qu’il a senti que
sa décision était bonne ou mauvaise, tout ce qui est, à sa connaissance,
favorable au côté qu’il a rejeté, devient, après la décision, dissonant avec la
connaissance de cette décision. En d’autres termes, le fait de connaître les
caractéristiques favorables à l’alternative rejetée, tout en sachant qu’on a
choisi l’autre terme de l’alternative, suffit, selon la définition, à produire la
dissonance.
Jack Brehm 5 a fait un certain nombre d’expériences pour vérifier cette
hypothèse, et les résultats semblent la confirmer entièrement. S’il y a
dissonance à la suite d’une décision, on peut prévoir les manifestations
d’une tendance à réduire cette dissonance. Dans la mesure où le sujet réussit
à la réduire, on doit pouvoir observer, après décision, une attraction accrue
pour la solution choisie et une attraction diminuée pour la solution rejetée.
Brehm a constaté que tel était bien le cas, et aussi que l’importance du
phénomène était en fonction directe de l’ampleur de la dissonnance après
décision.

Prédiction
Je voudrais souligner encore l’une des directions que prit l’étude de
Festinger et de son équipe, au début de leurs recherches, et qui se révéla
passionnante et féconde. Un des chercheurs apporta un jour un livre de
Clara Endicott Sears intitulé Days of Delusion. Cet ouvrage décrit la vie
d’un groupe fondé par un certain William Miller, fermier de la Nouvelle-
Angleterre, qui, après avoir soigneusement étudié la Bible pendant douze
ans, crut découvrir en 1840 que la deuxième venue du Christ et la fin du
monde, tel que nous le connaissons, et y vivons actuellement, aurait lieu en
1843.
Les différents événements rapportés dans cet ouvrage et qu’il serait trop
long de transcrire ici ne sont pas difficiles à interpréter dans l’hypothèse de
la dissonance selon Festinger.
La non-réalisation de la prédiction apportait aux membres de la secte
des connaissances qui étaient nettement en dissonance avec leurs croyances.
Ils pouvaient, bien entendu, éliminer entièrement la dissonance en rejetant
la croyance, mais cela leur était difficile. Ils s’étaient mis à nu
publiquement, devant un monde hostile ; ils s’étaient compromis en
négligeant leurs affaires terrestres et en distribuant leurs biens. En fait,
quand le mouvement mourut finalement, des milliers de gens se trouvèrent
appauvris. Il ne leur restait donc qu’à s’accrocher à leur foi. Comment, dès
lors, pouvaient-ils réduire la dissonance, incapables qu’ils étaient de nier
que la fin du monde n’avait pas eu lieu ? Il leur fallait donc convaincre un
nombre de plus en plus important de gens que leur foi était vraie, afin que
l’ampleur de son support social pût rendre la dissonance moins importante.
Ainsi s’explique, après les premiers démentis donnés à la prophétie, la
recrudescence du prosélytisme.
Ce paradoxe apparent d’une augmentation de la faveur, allant de pair
avec l’infirmation de la croyance, parut à Festinger si passionnant qu’il se
mit à chercher dans la littérature des cas similaires. Il resta longtemps sans
en rencontrer de véritablement typique, mais un jour, dévorant sa ration
quotidienne de journaux divers, il remarqua un article qui, sous un titre
humoristique, racontait ceci : « La ville de Lake City sera détruite par un
déluge, commençant par une inondation venue du Grand Lac et juste avant
l’aurore du 21 décembre. C’est ce que nous a raconté une ménagère de la
banlieue. Mme Marion Keech, habitant 847, rue de l’École, affirme qu’elle
n’est pas l’auteur de cette prophétie, mais ce message lui est parvenu, dit-
elle, en écriture automatique. D’après cette dame, ces messages lui sont
envoyés par des êtres d’essence supérieure d’une planète appelée “Clarion”.
Ces êtres sont venus sur Terre dans ce que nous appelons des soucoupes
volantes. Au cours de leurs visites – toujours d’après cette dame – ils
auraient observé des lignes spéciales dans la croûte terrestre qui permettent
de prévoir la déluge. Ce déluge prendrait la forme d’une mer intérieure,
s’étendant du cercle Arctique au golfe du Mexique. Au même moment, a-t-
elle ajouté, un cataclysme submergerait la côte du Pacifique jusqu’au
Chili. »
Ce récit intéressa Festinger et son équipe. En ayant discuté avec Stanley
Schachter et Henry Riecken, ils sont tombés d’accord sur les deux points
suivants. Ils étaient tous, évidemment, convaincus que le déluge n’aurait
pas lieu, et que, par conséquent, la prédiction serait infirmée. Ils pensaient
tous ensuite qu’il serait intéressant d’aller voir si cette Mme Keech avait
des adeptes, et dans quelle mesure ils pourraient éventuellement observer ce
groupe. Deux visites leur furent nécessaires pour découvrir qu’existait
effectivement un petit groupe très uni de croyants, et que le seul moyen de
l’observer était qu’ils puissent s’y joindre. Entreprise difficile, car ces gens
ne cherchaient pas à faire de nouveaux adeptes. Petit à petit, cependant,
trois des chercheurs d’abord, puis quelques personnes qu’ils avaient
engagées à cet effet, réussirent à être acceptés.
Ce qui les intéressait au plus haut point, c’était d’observer aussi
exactement que possible le degré de conviction des divers membres du
groupe, et les croyances sous-jacentes de leur conviction. Ils cherchaient à
déterminer aussi dans quelle mesure ils allaient passer à l’action, faire et
dire des choses qui les compromettraient et leur rendraient de plus en plus
difficile le rejet ultérieur de leur croyance. Festinger et ses amis voulaient
aussi étudier la nature et l’intensité de leur prosélytisme, soit avant
l’événement, soit après la non-réalisation de celui-ci.
Je n’entrerai pas dans le détail des aventures qui marquèrent cette
expérience, mais je soulignerai un événement qui fut particulièrement
intéressant pour Festinger et son équipe : ces gens qui, jusqu’ici, avaient
évité toute publicité, se mirent à la rechercher avidement. Pendant quatre
jours consécutifs, ils multiplièrent les prétextes pour faire venir et revenir la
presse, faire des déclarations publiques et attirer de nouveaux adeptes. Le
quatrième jour, deux cents personnes se réunirent pour les voir chanter.
Plus il y a de bruit autour de la croyance, plus le nombre des adeptes
s’accroît, et plus la dissonance diminue. Certains membres du groupe, qui
avaient manifesté auparavant des tendances au scepticisme, étaient
maintenant, au contraire, entièrement convaincus de la vérité de l’affaire.
D’ailleurs, tout le temps où Festinger a maintenu des contacts avec eux, ils
ont continué à se réunir et à croire.
Ce passage du secret à la recherche frénétique de la publicité s’explique
pour Festinger par sa théorie de la dissonance. C’est là un des signes d’une
certaine dissonance qu’ils continuaient à ressentir malgré l’explication
rationnelle de leur déconvenue et le support mutuel qu’ils s’apportaient
entre eux.
Mais on peut noter à ce sujet – et Festinger met l’accent sur ce point –
que certains individus sont plus tolérants que d’autres à la dissonance. Par
exemple, ce groupe contenait un large éventail de professions : étudiants,
médecin, commissaire de police, commerçants… L’obligation de se défaire
de tout objet métallique pour monter dans la soucoupe volante a conduit à
des situations burlesques lorsque certains se sont aperçus qu’ils avaient des
agrafes, des fermetures éclair, etc. Faute de temps, on les a enlevés au
rasoir, mais personne n’a pensé à extraire les dents en or ou les plombages,
ni même à soulever la question du métal intégré au corps humain, ce qui
semble prouver qu’ils ressentaient quand même une certaine dissonance
dans leurs convictions.

Théorie de la dissonance et dissonance


de la théorie
Selon Lawrence et Festinger 6, la théorie de la dissonance est appelée
cognitive parce qu’elle traite des effets que peut avoir l’organisation des
« notions », ou éléments d’information, enregistrés par le sujet au niveau
conscient, sur sa conduite.
Le terme de « cognitions » que l’on trouve chez Festinger recouvre un
ensemble d’éléments de la représentation consciente dont la diversité est
assez grande : « Toute connaissance, opinion, croyance, relatives au milieu,
à soi-même, ou à sa propre conduite 7 », ou encore des éléments « qui
représentent des connaissances relatives à soi : ce que je pense, ce que
j’éprouve, ce que je veux ou désire, ce que je suis, etc. » Les autres
éléments de connaissance concernent le monde où l’on vit : la situation des
objets, ce qui y amène, ce qui est satisfaisant ou pénible, ou négligeable ou
important, etc.
Mais que faut-il entendre par consonance et dissonance ? La condition
nécessaire à la consonance entre deux notions est que l’une découle de
l’autre, c’est-à-dire qu’elle implique psychologiquement l’autre. Selon
Lawrence et Festinger, pour un individu, « admettre comme vrai un élément
d’information entraîne la conjecture qu’un autre élément est également vrai,
alors que le premier implique psychologiquement le second 8 ».
La dissonance, elle, se définit par une relation particulière entre deux
notions A et B : si l’inverse de l’une (non-B) découle de l’autre, A sera
dissonant avec B (A implique non-B). L’apparition de la dissonance peut
être conditionnée par des phénomènes divers liés à la logique, la culture, la
temporalité (passé, présent), la langue, etc.
C’est sur ces principes simples dans leur articulation logique que repose
l’hypothèse essentielle de Festinger selon laquelle la dissonance cognitive
chez un sujet donné provoque un malaise psychologique qui le pousse à
recouvrer un état de consonance. Compte tenu du malaise que crée la
dissonance, il est évident que l’individu va tendre au maximum à rejeter les
situations, les expériences et les informations capables de la susciter ou de
l’accroître.
Cependant, comment peut-on délimiter l’ampleur de la dissonance ?
Comment l’individu peut-il la réduire ? Ainsi qu’on a pu le comprendre
d’après les expériences et les interprétations de Festinger, la grandeur de la
dissonance dépend, d’une part, du nombre de notions dissonantes et
consonantes, et d’autre part, de l’importance que le sujet attribue à ces
notions.
Il existe essentiellement cinq façons de réduire la dissonance. On peut
en effet :
– modifier l’une des deux notions en son contraire ;
– ajouter aux notions déjà acquises de nouvelles notions consonantes ;
– retrancher certaines par oubli sélectif ;
– réduire l’importance d’une ou plusieurs notions ;
– à la fois augmenter le nombre et l’importance des notions consonantes
et réduire le nombre et l’importance de celles qui sont dissonantes.
Cependant, n’importe quel mode de réduction n’est pas utilisé et ceci en
fonction du degré de résistance à ses tentatives de modification des notions
d’acquisition de nouvelles, d’évitement de celles pouvant accroître sa
dissonance, que rencontrera l’individu.
À ce propos, il est clair que Festinger conçoit chez l’individu une
tendance au réalisme, qu’il différencie la réalité physique et la réalité
sociale, et c’est en fonction de ces deux postulats que Festinger aborde le
problème de la réduction et de ses modes possibles.
Ainsi, selon la nature de l’élément avec lequel la notion source de
dissonance sera en rapport, c’est sur cet élément a priori que devra porter
l’effort de changement, et si ce changement s’avère impossible, c’est sur
d’autres notions que le sujet devra concentrer son effort de réduction de la
dissonance.
Outre la réalité physique et sociale, l’organisation cognitive elle-même
peut jouer un rôle déterminant dans la résistance d’une notion en
changement.
Ces principes offrent la possibilité de parvenir à une vision hiérarchique
des notions, selon leur degré de résistance au changement et donc de fixer
un seuil maximal de dissonance, au-delà duquel celle-ci cesse
automatiquement d’exister. Ce seuil est fonction de la résistance totale au
changement de l’élément le moins résistant. Dans un ensemble de plusieurs
éléments dissonants, c’est le moins résistant qui se trouvera modifié, puis,
peu à peu, selon l’ordre hiérarchique, chacun subira le changement.
De plus, le sujet n’est pas obligé d’atteindre le maximum de la
dissonance pour amorcer le processus de réduction.
Tels sont les principes essentiels de la théorie de Festinger. Les
différents travaux auxquels il s’est attaché montrent de façon évidente que
la dissonance cognitive n’est toujours appréhendée qu’à partir des
phénomènes qui traduisent les processus destinés à restaurer la consonance.
Au même titre que le corps communicant est un corps communicatif,
par exemple dans le cas d’une « contagion des comportements 9 », la
dissonance perceptive est une dissonance perceptible. Elle est essentielle
pour comprendre ce qu’est la perception, sur quoi se fonde le choix (on ne
perçoit que ce qui nous arrange, ce qui va dans notre sens) et ce que sont
une communication verbale et une communication non verbale.
La dissonance joue un rôle dans le mouvement perpétuel de rupture et
de formation de la Gestalt. La théorie de la dissonance fait partie d’une
théorie de l’observation. Il peut y avoir consonance ou dissonance dans le
comportement d’un individu, et entre les comportements de plusieurs
individus. Il y a toujours communication, l’individu en étant à la fois la
source et le destinataire, l’impliquant et l’impliqué, et tout ce qui est
« rejeté » par rapport à ce qui est « choisi » est communiqué en tant que tel,
si bien qu’il n’y a pas de choix dans la communication, il y a
communication. C’est la rupture des codes que revêtent à cet égard certains
aspects essentiels de la communication, vocale et non verbale, les aspects
non ritualisés et ritualisés même parfois, qui détruit toute idée de choix au
sens traditionnel du terme.
Ceci est important. À la limite, le seul choix est un choix existentiel :
être impliqué ou ne pas être impliqué. Mais si l’on considère la
communication comme une dimension de l’être, celui-ci n’est que par ce
qui l’anime, c’est-à-dire par l’actualisation incessante, dans et par son
corps, du monde qui l’entoure.

1. L. Festinger, A Theory of Cognitive Dissonance, New York, Row &Peterson, 1957. J’ai
travaillé avec Festinger aux États-Unis en 1950-1952, puis à Paris en 1953 et en 1956. Son approche
m’avait paru à tel point importante que je l’avais invité à venir en parler à la Société française de
psychologie; le résumé de sa communication, fait par mes soins, avait paru en 1956 dans Psychologie
française. Les travaux mêmes de Festinger sont peu traduits en France, même si sa théorie est
largement reconnue.
2. J. Prasad, «The Psychology of Rumour: A Study Relating to the Great Indian Earthquake of
1934», British Journal of Psychology, vol. 26, no 1, juillet 1935, p. 1-15.
3. D. Sinha, «Behaviour in a Catastrophic Situation: A Psychological Study of Reports and
Rumours», British Journal Of Psychology, vol. 43, 1952, p. 200-209.
4. S. Freud, L’Homme au rats. Un cas de névrose obsessionnelle (1909), traduit par Cédric
Cohen Skalli, préface de Jean Triol, Paris, Payot, coll. «Petite Bibliothèque Payot», 2010, p. 54.
5. J. W. Brehm, «Postdecision Changes in the Desirability of Alternatives», Journal of
Abnormal and Social Psychology, 52, 1956, p. 384-389.
6. D. H. Lawrence et L. Festinger, Deterrents and Reinforcement: The Psychology of Insufficient
Reward, Stanford, Stanford University Press, 1962, p. 37.
7. L. Festinger, A Theory of Cognitive Dissonance, op. cit.,p.3.
8. D. H. Lawrence et L. Festinger, Deterrents and Reinforcement, op. cit., p. 34.
9. L’expression est de Scheflen.
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1. Le lecteur intéressé trouvera une bibliographie développée (plus de trois mille titres) à la fin
du volume II de ma thèse d’État, Contribution à l’étude de la communication non verbale, 1978.
De Anne Ancelin Schützenberger aux Éditions
Rivages

Aux Éditions Payot


Ici et maintenant. Vivons pleinement Exercices pratiques de psychogénéalogie pour découvrir ses
secrets de famille, être fidèle aux ancêtres, choisir sa propre vie
Le Plaisir de vivre
Psychogénéalogie. Guérir les blessures familiales et se retrouver soi
Sortir du deuil. Surmonter son chagrin et réapprendre à vivre (avec E. Bissone Jeufroy)
Ces enfants malades de leurs parents (avec G. Devroede)
Le Psychodrame

Chez d’autres éditeurs


Aïe, mes aïeux ! (Desclée de Brouwer)
Vouloir guérir (Desclée de Brouwer)
Le Jeu de rôle (ESF)

Chez des éditeurs anglo-saxons


« Health and death. Hidden links throught the family tree », in P.-F. Kellermann, K. Hudgins (dir.),
Psycho-drama with Trauma Survivors. Acting Out Your Pain (Jessica Kingsley)
« The drama of the seriously ill patient. Fifteen years experience of psychodrama and cancer », in P.
Holmes, M. Karp (dir.), Psychodrama. Inspiration and Technique (Routledge)

Site web de l’auteur :


www.anneschutzenberger.com
À propos de cette édition

Cette édition électronique du livre La langue secrète du corps de Anne


Ancelin Schützenberger a été réalisée le 16 septembre 2015 par les Éditions
Payot & Rivages.
Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage (ISBN :
9782228911313).
Le format ePub a été préparé par PCA, Rezé.

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