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ISBN : 9782228911320
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À ma fille Hélène
AVANT-PROPOS
1. N. Wiener, The Human Use of Human Beings, Boston, Houghton Mifflin, 1950, p. 38.
2. D. M. Mackay, «Formal Analysis of Communication Process», in N. A. Hinde (dir.),
Nonverbal Communication, Cambridge University Press, 1972, p. 11.
3. W. Ross Ashby, An Introduction to Cybernetics (1956), Londres, University Paperbacks,
1971, p. 186.
4. G. Bateson, Steps to an Ecology of Mind, New York, Ballantine Books, 1972, p. 410.
2
Le verbal est digital, le non-verbal
est analogique
1. Rappelons que Bateson a participé, dès 1942, aux conférences organisées à New York par la
fondation Macy sur la cybernétique et la théorie de l’information, et qu’il a travaillé avec Norbert
Wiener.
2. G. Bateson, Steps to an Ecology of Mind, New York, Ballantine Books, 1972, p. 172.
3. Ibid., p. 170-172.
4. P. Watzlawick, J. Helmick Beavin et D. D. Jackson, Une logique de la communication, traduit
par J. Morche, Paris, Seuil, 1972, p. 65.
3
L’illusion d’une « clé des gestes »
1. Ces trois pôles sont généralement abordés de façon séparée, sans doute par nécessité
scientifique, ou en raison de l’orientation ou de la spécialisation des chercheurs qui s’y sont attachés.
4
Qu’est-ce qui communique ?
Sommes-nous la source
de nos communications ?
L’usage définit donc la communication comme ce qui lie ou relie deux
entités, de telle façon qu’elles se trouvent dans un champ commun.
Accessoirement, « communiquer » c’est aussi créer ce lien, ou faire
« passer » ce qui créera le lien.
D’une certaine façon, tout ce qui existe communique, car tout peut être
relié à tout. Ce lien renvoie évidemment au sujet qui le pose, et il est
possible de dire que toute conscience de quelque chose constitue une
« communication » avec cette chose.
En donnant un sujet au verbe « communiquer », nous passons à un
niveau plus restreint, où quelqu’un a l’impression de créer la
communication, c’est-à-dire d’y participer activement, de la moduler. Au
lieu de simplement être, la communication peut alors être créée ou détruite.
Il est possible, mais pas nécessaire, de postuler que la communication
nécessite deux sujets égaux. Pas nécessaire, car l’animiste qui entend le
monde lui parler, l’Indien Hopi qui écoute et répond au tonnerre, le spirite
qui interroge l’au-delà, Bernadette Soubirous, l’amateur de « psilocybine »,
tous « communiquent » avec un objet que d’autres ne reconnaissent pas
comme doué de parole mais qui constitue pour eux un partenaire tout à fait
adéquat.
À vrai dire, réserver le pouvoir de communiquer à de seuls sujets
vivants, comme c’est l’usage dans notre culture, ne se fonde que sur des
règles conventionnelles.
De plus, le rapport de la communication se confond parfois avec sa
source. Qui communique dans une œuvre d’art ? Sommes-nous en relation
avec une image idéalisée de nous-mêmes, grâce à l’artiste, ou avec un objet
inanimé organisé selon des règles qui le rendent capable d’une action réelle
sur nous, action que nous appelons volontiers communication ? Le
problème est que le domaine dans lequel s’exerce notre communication
n’est limité qu’arbitrairement, variant selon chaque individu et chaque
culture.
En nous posant comme sujets conditionnels de la communication, nous
commettons l’erreur de ne pas voir que nous sommes, nous aussi, comme
n’importe quel objet inerte, véhicules de communication.
Le linguiste Ray Birdwhistell estime que nous ne communiquons pas
activement (c’est-à-dire que nous ne sommes pas réellement les sujets de
nos communications), mais que nous ne faisons que « prendre part » à la
communication ambiante. Car il n’est pas possible de déterminer dans
quelle mesure un comportement est original et ne constitue pas une
« réponse » à un ailleurs, à un passé, ou n’est pas provoqué par la situation
totale et par une « attente-quant-au-rôle ».
Il serait donc possible d’étudier la communication comme ce qui relie
des phénomènes physiques à d’autres (ou des phénomènes économiques) en
passant seulement par des individus ou des groupes : ce serait considérer
les individus ou les groupes uniquement comme les intermédiaires d’une
communication, entre des phénomènes qui leur sont extérieurs.
Inversement, il est possible de l’étudier comme phénomène
interpersonnel, seulement médiatisé par le monde des objets et de la nature,
c’est-à-dire de considérer les individus ou les groupes comme les
principaux foyers de la communication, comme des acteurs actifs dans le
jeu social, et qui se servent du monde, des objets et de la nature comme
intermédiaires, selon leur volonté.
1. Le psychologue américain Paul Ekman, célèbre pour ses recherches sur le lien entre émotions
et expressions faciales, distingue, d’une part, la co-présence sans communication et, d’autre part, la
co-action.
2. K. L. Artiss, The Symptom as Communication in Schizophrenia, New York, Grune &Stratton,
1951.
5
Le corps ou les corps ?
C’est avec notre corps que nous vivons, c’est notre corps qui perçoit,
qui souffre, qui réfléchit, même si, depuis des siècles, et selon les
civilisations, l’homme essaie parfois de distinguer la psyché du soma.
Le corps est si important à nos yeux que nous avons toujours eu
tendance à étendre la conception et les représentations que nous en avons.
Ainsi, nous parlons de « corps social » ou de « corps diplomatique ». Je
n’aborderai pas ici le corps qui ne s’appartient pas, celui du « zombie » ou
celui de l’esclave ou du déporté, celui du trafic des âmes mortes du roman
de Gogol ou celui du possédé (du diable), des procès que fit l’Inquisition et
des procès de « sorcières ». Le corps individuel est souvent nié pour
pouvoir être « incorporé » dans le social. Le monde du travail industriel met
entre parenthèses le corps propre par introjection de l’organisation sociale
du travail et du taylorisme, un corps qui serait un « je », un « subjectif », et
non un « numéro », un matricule. « Toute production est sociale, disait
Marx, et la socialisation du corps ne fait alors qu’un avec sa conversion en
moyen de production. » C’est là, d’ailleurs, l’utilisation de « corps-outils »,
réifiés, aliénés, morts à eux-mêmes pendant les heures de production.
Le miroir corporel
La psychologue anglaise Jane Abercrombie remarque d’ailleurs, et à
juste titre, que nous avons tendance à construire notre maison à notre image
ou plutôt à l’image de notre visage, avec de plus une entrée principale de
face et une entrée de service par-derrière, pour les détritus – image proche
des dessins d’enfants, à la fois de l’homme et de sa maison, surtout si celle-
ci est encadrée par des arbres comme des oreilles et une chevelure.
Il est évident qu’au niveau de sa forme, sa structure, son contenu, sa
nature anatomique, physiologique ou biologique, ses rythmes, ses cycles, le
corps se trouve à la source d’une grande partie de notre conception de la
nature et de la société, de l’espace et du temps. Ainsi vivons-nous parmi
quantité d’autres corps, qui ne sont pas humains, mais dont les fonctions
reposent souvent sur des analogies avec notre propre corps. Les sciences, et
notamment les sciences humaines, n’ont pas échappé à ce processus réflexif
du « miroir corporel ».
Cependant, c’est sans doute la société et l’ordre social qui supportent le
plus le poids métaphorique de ces mécanismes de représentation. L’idée de
la société en tant que « grand corps » souverain, sorte de géant (le genre
humain en tant que collectivité), constitue, sous sa forme la plus naïve, la
racine métaphorique essentielle de la société en général, et plus
particulièrement de la société politique.
La question qui se pose ici est celle des rapports existant entre ces
phénomènes de représentation du social (systèmes métaphoriques,
symboliques, voire mythiques) et certaines approches du corps dans la
communication, notamment en anthropologie culturelle. On peut se
demander, en effet, si ce mouvement réflexif qui va du corps humain au
corps social n’est pas réciproque, et examiner la possibilité d’une
« incorporation » ou « métabolisation » du social dans le corps humain.
Le corps humain, reflet de la société
La position de l’anthropologie a évolué, dans un premier temps, de
Weston La Barre à Edmund Leach, c’est-à-dire du culturalisme au
structuralisme, pour admettre que le seul « universel culturel » était
l’homme lui-même, et plus précisément son corps 1. Cette position a été
dépassée par l’anthropologue anglaise Mary Douglas. « Le corps, écrit-elle
dans De la souillure, est un symbole de la société et le corps humain
reproduit à une petite échelle les pouvoirs et les dangers qu’on attribue à la
structure sociale. »
À la suite des travaux de Marcel Mauss et Robert Hertz, Mary Douglas
continue la tradition de l’examen du corps humain selon le modèle de
société de Durkheim. Elle commence par l’affirmation que « le corps social
contraint la façon dont le corps physique est perçu », c’est-à-dire que le
corps physique, tel que nous le percevons, est une partie de notre
construction sociale de la réalité. Bien plus, elle suggère que, loin d’être
uniquement, comme n’importe quelle partie de cette réalité, perçu
socialement, le corps occupe une place importante, puisque « l’expérience
physique du corps, toujours modifié par les catégories sociales à travers
lesquelles il est connu, sous-tend une vue particulière de la société. Il y a un
échange perpétuel de significations entre les deux types d’expérience
corporelle, de telle sorte que chacun renforce les catégories de l’autre ».
Pour n’importe quelle société, selon Mary Douglas, une direction sera
donnée pour permettre la « consonance » entre ces deux niveaux de
signification : la signification sociale et la signification sociophysique. Son
hypothèse est que « le corps communique l’information pour et à partir du
système social dont il fait partie ». Elle relève qu’en Inde les Coorgs
considèrent le corps comme une ville assiégée 2 et que leurs rites protégeant
les ouvertures du corps reflètent une peur à l’égard des autres castes, jugées
menaçantes. Elle montre en détail que le corps humain est pour chaque
société le symbole de sa propre structure et qu’on agit sur lui au moyen de
rites. C’est toujours une façon magique d’agir sur la société.
On voit là le lien avec Géza Róheim, qui s’est employé à interpréter
psychanalytiquement les découvertes de l’anthropologie. Plus
profondément, c’est souvent par l’importance du corps que l’anthropologie
et la psychanalyse se relient. (Je pense ici aux « blessures symboliques » de
Bruno Bettelheim, mais également au stade du miroir chez Lacan.)
Si la théorie de Mary Douglas est juste, c’est-à-dire si le corps humain
est toujours traité comme une image de la société, il s’ensuit qu’en
examinant la façon dont les gens se comportent vis-à-vis du corps humain,
et leurs définitions de ses frontières, on devrait obtenir un peu plus de
compréhension de l’autre : son corps nous informe sur le corps social
auquel il appartient, sa société.
Notons que le problème des deux corps est un aspect distinct et séparé
des recherches sur l’expression du corps, qui peut coexister et non pas être
en opposition avec d’autres types de recherches, telles celles menées par
Birdwhistell, qui concernent essentiellement le problème de l’interrelation
des différents canaux de communication. La position de Mary Douglas
pourrait se rapprocher de celle de J. L. Moreno, pour qui le corps physique
se trouve à l’intérieur d’une enveloppe corporelle personnelle plus large 3.
Un corps morcelé
L’un des étudiants de Birdwhistell, Alan Lomax, en testant son
hypothèse selon laquelle « le mouvement corporel peut être considéré
comme une communication des mœurs, des coutumes et des rôles
relationnels trouvés dans une culture particulière 4 », pose une question
semblable à celle soulevée par Mary Douglas, concernant la conduite à tenir
pour permettre la consonance entre les niveaux sociaux et sociophysiques
de l’expérience.
Lomax et Douglas sont tous deux concernés par la relation entre les
deux corps, les deux systèmes que chaque homme possède. Cet idéal de
correspondance entre les autres systèmes et celui de la société est aussi noté
par Lévi-Strauss dans La Pensée sauvage : « Les tribus australiennes du
fleuve Drysdale, au nord du Kimberley, divisent les relations de parenté,
dont l’ensemble forme le “corps” social, en cinq catégories nommées
d’après une partie du corps ou un muscle. Comme il est interdit d’interroger
un inconnu, celui-ci annonce sa parenté en faisant mouvoir le muscle
correspondant. Dans ce cas aussi, par conséquent, le système total des
rapports sociaux, lui-même solidaire d’un système de l’univers, est
projetable sur le plan anatomique 5. »
Selon ces théories, de l’intérieur, le corps serait toujours morcelé : c’est
l’Autre, en somme, qui le forme.
Un point de vue complémentaire nous est donné par Maurice Merleau-
Ponty dans Phénoménologie de la perception : « Le corps, écrit-il, en tant
qu’il a des “conduites”, est cet étrange objet qui utilise ses propres parties
comme symbolique générale du monde et par lequel en conséquence nous
pouvons “fréquenter” ce monde, le “comprendre” et lui trouver une
signification 6. »
Le philosophe essaie de clarifier le problème de la conscience
perceptive et des relations de la psyché et du corps. « Il faudrait distinguer,
écrit-il, les opinions du sens commun, la manière dont il rend compte
verbalement de la perception […] en distinguant entre perception directe et
compte-rendu verbal (même si la conscience linguistique est première) et
les expériences perceptives premières – la perception parlée et la perception
vécue. […] Que je perçoive moi-même ou que je considère un autre sujet
percevant, il me semble que le regard “se pose” sur les objets et les atteint à
distance, comme l’exprime bien l’usage latin de lumina pour désigner le
regard. […] C’est la perspective qui fait que le perçu possède en lui-même
une richesse cachée et inépuisable, qu’il est une “chose”. […] La
conscience naïve ne confond jamais la chose avec la manière qu’elle a de
nous apparaître […]. Elle n’imagine pas que le corps ou les
“représentations” mentales fassent comme un écran entre elle-même et la
réalité. […] La médiation corporelle m’échappe le plus souvent 7. »
Le corps « couronné »
On a beaucoup parlé d’énergie humaine et de circulation de l’énergie, à
partir des thèses de Wilhelm Reich sur l’aura, reprises dans l’analyse
bioénergétique par les Américains Lowen et Pierrakos. Moreno lui-même
parlait de corps physique à l’intérieur d’un corps psychique.
Deux chercheurs russes, Valentina et Simón Kirlian, ont mis au point à
la fin des années 1950 un appareil permettant de photographier les
radiations électriques émises tant par le corps humain que par des plantes
ou objets. On voit alors autour du corps « une couronne », une sorte de
flamme colorée – rappelant les flammes mouvantes du feu – qui varie en
couleur et en intensité selon l’interaction ou l’état (de santé) du sujet.
L’appareil utilisé est un transformateur produisant un courant à haute
tension, de 20 à 60 kilovolts, de haute fréquence (de 60 à 80 kilohertz),
mais de très faible intensité (1 microampère). Cette tension est appliquée à
une plaque métallique, une électrode protégée par une mince couche
diélectrique, verre ou plastique. Un doigt posé sur le papier sensible
constitue la seconde électrode. Entre ces deux électrodes, l’une portée à un
potentiel de plusieurs dizaines de milliers de volts, l’autre reliée à la terre, à
zéro, un arc électrique va s’amorcer. S’il y a contact entre les deux
électrodes, il va y avoir un échange d’électrons de manière diffuse tout
autour de l’objet. On pourrait alors parler d’avalanche d’électrons, d’effet
« corona ». Les électrons vont ioniser les molécules de l’air, ce qui va
provoquer l’émission d’ultraviolets et de lumière visible, souvent bleue,
parfois rouge ou jaune, d’ailleurs parfois visible au cours des expériences.
Certaines personnes ont prétendu les voir à l’œil nu. C’était peut-être une
vision, cette « aura » que les artistes expriment en dessinant un nimbe
autour de la tête des saints…
Ces études sur les « couronnes kirliennes » ont été reprises dans les
années 1970, à l’université de Californie à Los Angeles, par Thelma Moss
avec de petites modifications techniques. Elle photographiait et filmait
surtout les index des individus, seuls ou en interaction, sains, malades ou
sous traitement par acupuncture, et expérimentait sur des plantes coupées
(fleurs, feuilles) ou expérimentalement infectées, pour les comparer à des
plantes saines, sur des plantes à qui on parle et à qui on ne parle pas, et sur
des feuilles dont on coupe une partie.
Les recherches faites sur les « photographies kirliennes » montrent la
relation entre l’état émotionnel de personnes observées et la forme ou la
couleur de la « couronne kirlienne » – ou les rapports avec l’interaction.
La couleur ou le « dynamisme » des « couronnes kirliennes » semblent
démontrer, par une autre approche, des effets ou des manifestations de
communication non verbale, ou du moins qui pourraient être perçues
comme telles.
Des études menées sur des plantes (fleurs ou feuilles) par Thelma Moss
et ses collaborateurs mettent au jour sur ces électrophotographies les
anomalies des plantes, avec des différences marquantes entre les plantes
saines et malades (expériences faites sur des tournesols – et une « feuille
fantôme », correspondant peut-être à un membre fantôme, c’est-à-dire une
« couronne kirlienne » d’une feuille complète, alors qu’on vient d’en
couper une partie).
Le plus intéressant pour l’étude de la communication non verbale est la
variabilité dynamique de cette couronne : la diminution jusqu’à la quasi-
extinction de la couronne kirlienne d’un individu qui « perd du terrain »
dans une discussion, ou d’adolescents dont la couronne kirlienne est
« réduite à zéro » lorsque les parents entrent dans la pièce. Il semblerait que
le corps réagisse à l’interaction de façon visible, étudiable, quantifiable,
filmable.
Mon propos n’est pas ici de prendre position dans le domaine des études
sur l’énergie vitale, sur les gens qui ont de bonnes ou de mauvaises
« vibrations ». Mais c’est un problème ancien. On peut trouver des
précurseurs à ces recherches. En 1777, le physicien allemand Georg
Christoph Lichtenberg a décrit les traces laissées par des étincelles sur la
poussière d’une plaque isolante. Dès 1857, ces figures de Lichtenberg ont
été fixées sur daguerréotype. De même, en 1896, en Pologne, Jakob von
Narkiewicz-Jodko 12 a travaillé sur les radiations électriques du corps
humain.
1. Erving Goffman reprend cette question sous l’angle du territoire et du «self» dans La Mise en
scène de la vie quotidienne,2: Les relations en public, traduit par A. Kihm, Paris, Minuit, 1973.
2. Dans ma pratique avec les schizophrènes, j’ai remarqué qu’ils ont le même sentiment de leur
corps – qu’on ne peut toucher et approcher qu’au péril de sa vie ou au risque d’une attaque. Hannah
Green (Joanne Greenberg) décrit cela dans son roman I Never Promised You a Rose Garden (1964) et
parle de volcan qui éclate, de la nécessité de détruire son corps et du besoin d’attaque (d’autrui, par
autodéfense).
3. Communication personnelle de Moreno, Beacon, mars 1974. Cette conception de Moreno est
proche de celle de E. T. Hall et de la «bulle» ou distance péricorporelle; elle se retrouve aussi dans
certaines recherches sur le corps étendu par exemple à la voiture du conducteur, ce qui expliquerait
certaines bagarres entre automobilistes quand l’una – ou aurait – effleuré de la main la voiture de
l’autre.
4. A. Lomax, Folk Song Style and Culture, Washington, American Association for the
Advancement of Sciences, 1968, p. 228.
5. C. Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p. 223.
6. M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 274.
7. M. Merleau-Ponty, La Structure du comportement, Paris, PUF, 1967, p. 200-203.
8. M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit.,
p. 271.
9. P. Fédida, «L’anatomie dans la psychanalyse», Nouvelle revue de psychanalyse, 3, 1971, p.
125.
10. M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit.,
p. 98.
11. Sur les membres fantômes, voir aussi V. S. Ramachandran, Le Fantôme intérieur, Paris,
Odile Jacob, 2002.
12. La revue varsovienne Kraj a consacré en mars 1896 un article aux travaux de Narkiewicz:
«La photographie au service de la physiologie».
6
Le problème des universaux
Inconscient et langage
On sait que c’est l’une des raisons pour lesquelles Freud a renoncé à
l’emploi thérapeutique de l’hypnose. Le langage a donc pour fonction
essentielle de faire passer à la conscience ce qui autrement resterait
inexprimé, c’est-à-dire subi par nous, non pas inerte, mais agissant selon le
mode de l’inconscient. Que ces forces inconscientes soient ou non
structurées comme un langage est un problème qui nous ramène à un
paradoxe. La structure du langage, en effet, n’est pas totalement exprimable
dans le langage, et cela en raison d’une impossibilité logique dont Kurt
Gödel 1, dès 1931, à donné la clé lorsqu’il a démontré qu’aucun système de
signes ne pouvait prouver la consistance des axiomes sur lesquels il repose :
cette preuve nécessite un métalangage dont la validité repose à son tour sur
un méta-méta-langage.
Nous débouchons ici sur la preuve logique de la non-fermeture des
systèmes, chaque système s’appuyant, pour se fonder, non pas sur lui-
même, mais sur une totalité plus vaste qui reste encore à déterminer, à clore.
Il s’ensuit que la structure du langage n’est ni fondamentalement connue ni
absolument déterminée, et que, parallèlement, celle de l’inconscient est
aussi relativement indéfinie.
La proposition qui apparente les deux structures, celle de l’inconscient
et celle du langage, repose en réalité sur la constatation suivante : les
processus inconscients ont été mis au jour par une analyse de la parole ; les
rêves ne sont accessibles que racontés ; les lapsus, repérables par rapport à
un ordre du discours qui leur préexiste ; et, plus généralement, c’est le
retour sur soi des perceptions d’autrui – retour impliquant la conscience de
soi et le langage – qui nous dévoile un inconscient que nous ne pourrions
évidemment pas repérer si nous étions livrés à nous-mêmes. La
connaissance de l’inconscient dépend donc intrinsèquement de l’exercice de
la parole et de la connaissance de la langue.
1. K. Gödel, «Über formal unentscheidbare Sätze der Principa Mathematica und verwandter
Systeme I», Monatshefte für Mathematik und Physik, vol. 38, 1931, p. 173-198.
7
Des émotions animales aux émotions
humaines
1. Ce livre, publié chez l’éditeur John Murray, fut un best-seller: 5 267 exemplaires se vendirent
le premier jour. Deux ans plus tard, en 1874, il était traduit en français. Notons qu’à cette époque un
autre succès de librairie, Alice’s Adventures in Wonderland, de Lewis Carroll, paru en 1865, met en
vedette la perception et la distorsion du corps.
2. Au XXe siècle, le linguiste Roman Jakobson s’y référera en étudiant les différences du «oui» et
du «non» chez certains peuples slaves.
3. La technique de présentation de photographies a été reprise sous une autre forme et dans un
autre but par le psychiatre hongrois Leopold Szondi. En 1949, lors d’un congrès de psychologie
appliquée qui s’est tenu à Berne, j’ai critiqué la méthodologie caractérielle de Szondi et démontré
qu’en changeant les photos de série, on trouvait des résultats contraires (voir F. Baumgarten, La
Psychotechnique dans le monde moderne. Compte rendu du 9e Congrès international de
psychotechnique (Berne, 12-17 septembre 1949), Paris, PUF, 1952). Je reste sceptique quant à cette
méthode d’impressions d’après photographies, bien qu’elle ait été utilisée depuis lors par Paul
Ekman. Sur la pensée de Leopold Szondi, voir son Introduction à l’analyse du destin, traduit par
Claude van Reeth, Louvain et Paris,Éditions Nauwelaerts, 1972.
4. Les archives de Darwin se trouvent à la Bibliothèque de l’université de Cambridge. Des
centaines de photographies y sont déposées. Certaines de ces photographies, tête penchée de côté,
font penser aux gestes d’apaisement que Hubert Montagner a étudiés chez les enfants et Jane Goodall
chez les chimpanzés.
5. W. La Barre, «The Cultural Basis of Emotions and Gestures», Journal of Personality, 16,
1947, p. 49.
6. Un emblème est un geste qui, de fait, remplace ou pourrait être remplacé par un mot. C’est un
«geste parlant».
7. Une partie de cet historique repose sur des conversations privées que j’ai eues avec Paul
Ekman, Adam Kendon, Erving Goffman, Albert Scheflen, Ray Birdwhistell, Marie Ritchie Key et
Martha Davis.
8
Émotion, visage, muscles
1. Georges Dumas fait remonter ces études à Descartes et son approche mécaniste (Traité des
passions, 1649).
2. R. Birdwhistell, Introduction to Kinesics, University of Louisville Press, 1952, p. 35-72.
3. P. Ekman, W. V. Friesen, «Non-verbal Leakage and Clues to Deception», Psychiatry, 32,
1969, p. 88-105.
4. Les mouvements et microtensions des membres – auxquels j’ajouterai les crispations des
doigts des mains, et surtout des pieds, que connaissent les kinésithérapeutes qui traitent les hommes
d’affaires et les dirigeants avant et après les réunions importantes.
9
Corps et personnalité
Le cas Reich
Un autre auteur « maudit » est Wilhelm Reich, avec son Analyse
caractérielle (1949), une étude des relations entre la tension musculaire,
l’attitude, l’expression corporelle et le caractère. Cet ouvrage est à la fois
théorique, clinique et psychanalytique. L’œuvre de Reich est riche en
interprétations psychologiques des structures respiratoires, posturales et
motrices, et son influence se retrouve dans les psychothérapies corporelles,
telles la Gestalt-thérapie et la bioénergie.
Comme Darwin, Reich énonce certaines théories sur les mouvements
expressifs qui sont si généralement admises qu’on oublie de les rattacher à
un auteur. L’ouvrage de Reich était l’aboutissement logique de l’orientation
générale de ses recherches : pour lui, il en découle automatiquement qu’un
analyste doit transférer son attention des symptômes psychologiques isolés
à une analyse générale du caractère, et doit donc s’occuper du mode
d’expression totale du patient et de ses attitudes manifestes : de sa façon de
marcher, de s’asseoir, de parler, de faire des gestes, de se tenir, etc. Reich
remarque qu’en axant l’attention sur le contenu verbal seul, on retarde et
entrave souvent la thérapie. Pour lui, le style, le mode de comportement du
patient est au moins aussi important que ce qu’il dit, rêve ou fait, et peut-
être même encore plus important et révélateur de ses « états d’âme » et de
son mode affectif, de sa congruence ou de ses déchirements et tensions
internes.
Notons que l’analyse du « quoi » et du « pourquoi », malgré l’unité du
contenu et de la forme, laisse le « comment » inexploré et inexploité. Or
c’est ce « comment » qui révèle le contenu psychique même, qui semble
déjà résolu ou rendu conscient par l’analyse du « quoi ». L’analyse du
« comment » est particulièrement efficace pour en dégager, ici et
maintenant, les processus et phénomènes affectifs.
Selon Reich, il faut déterminer les caractéristiques de la personnalité et
ses mécanismes psychologiques, et voir le refoulement et la répression des
sentiments tant dans le soma (le corps, les muscles, la cuirasse caractérielle)
que dans la psyché (associations de pensées, rêves, lapsus, actes manqués).
Il ne se contente pas de signaler la valeur des mouvements en tant que
simples indices du caractère, en tant qu’épiphénomènes utiles au diagnostic,
il prend ces observations plus au sérieux et continue ses recherches. Pour
lui, les schémas d’expression du corps, de respiration et de tension
musculaire sont le reflet des phénomènes psychiques, critiques, dans le
développement de la personnalité, et sont des aspects essentiels des
défenses psychologiques. L’analyse par Reich de ce qu’il appelle « l’armure
caractérielle » est souvent et littéralement une évaluation de « l’armure
musculaire », celle des tensions musculaires chroniques et des expressions
fixes déterminées du visage ou du corps, à partir d’une « lecture du corps »
reprise par Lowen, John Pierrakos et Stanley Keleman.
À partir de ces descriptions de névroses caractérielles déterminées se
dégage ce que Reich considère comme des schémas moteurs
caractéristiques de chaque individu. Il note par exemple que l’hypertonie
chronique, la rigidité d’expression et une certaine attitude arythmique,
maladroite et gauche sont symptomatiques du caractère contraint et inhibé,
voire schizoïde, tandis que le caractère hystérique présente souvent des
mouvements doux, souples, sinueux, d’anguille, avec un élément d’évasion
nerveuse et de provocation sexuelle.
Reich, dépassant la typologie caractérielle, recherche et analyse
l’origine et les fonctions de divers modes et schémas respiratoires 4,
gestuels, et de mouvements musculaires. Il pense que des tensions
déterminées dans différentes parties du corps fonctionnent comme défenses
contre l’expérience de l’angoisse et la libération de l’affectivité. Par
exemple, une attitude chronique de retenue (épaules en retrait, menton
raide, respiration peu profonde, bas du dos arqué) reflète une défense
chronique contre la rage, la colère et l’angoisse de l’agression. Pour lui, il
existe une disposition segmentaire de « l’armure musculaire » : sept
« anneaux » de tension, tels que l’anneau de tension « oral » autour de la
bouche, du menton et de la gorge, du carrefour bucco-pharyngé 5, considéré
comme une défense contre les désirs de sucer, de mordre, de crier ou de
hurler. Ces anneaux ne sont pas sans rapport avec les chakras qu’étudie le
yoga.
« Psychanalyste maudit », Reich est surtout connu par son œuvre
classique sur l’analyse du caractère et ses formulations sur l’étiologie, la
psychodynamique et le traitement des névroses caractérielles. Entre des
formulations traditionnelles largement acceptées par les psychanalystes et
des spéculations ridiculisées de ses recherches ultérieures sur l’énergie de
l’orgone, la sexualité, l’origine psychosomatique du cancer, qui lui valurent
l’opprobre, la prison pour fraude fiscale pour son appareil à recharge
d’orgone, puis la mort accidentelle en prison, on trouve de nombreux textes
de Reich sur la psychologie de l’expression corporelle (mouvement,
tension, énergie, kinésie).
Alexander Lowen a élargi la recherche « corporelle » de Reich en
présentant de nombreux exemples cliniques de schémas de tensions
musculaires, d’attitudes et de respiration de personnes névrosées et
schizoïdes. Il a intégré l’analyse reichienne de l’armure musculaire avec des
concepts de la psychologie de l’ego, et créé le mouvement et la thérapie de
l’analyse bioénergétique, qui s’est largement développée aux États-Unis
entre 1968 et 1975.
Bjorn Christiansen, un psychologue norvégien influencé par Reich, a
souligné en 1963, dans une bonne analyse des œuvres sur la kinésie, le
mouvement et l’expression corporelle, combien les travaux de Reich sont
corroborés par des études diverses et a mené lui-même des recherches sur
les schémas de respiration qui fournissent un soutien expérimental à
certaines idées de Reich. En Norvège aussi, Gerd Alexander (eutonie) et
Gerda Boyesen ont développé ces recherches et les applications
thérapeutiques des idées de Reich.
Après Reich, Lowen, Christiansen, Alexander, Feldenkrais et Hanna,
principalement, ont travaillé sur la musculature, la tension musculaire, le
mouvement, l’énergie et la personnalité. Il faudrait compléter ce survol en
faisant appel à la danse, et citer l’ouvrage de Marion North, Personality
Assessment Through Movement (1972). Ce professeur de danse formé à
l’analyse du mouvement, élève de Laban, étudie en détail les relations entre
les types de mouvements des élèves et les appréciations de personnalité.
Les différences individuelles d’aptitudes motrices, de tension musculaire,
de schémas gestuels, de comportements visuels, etc., ont bien entendu été
notées par divers autres chercheurs, mais les travaux d’Allport et Vernon, de
Reich, de Lowen, de Feldenkrais et de North représentent les principales
contributions à ce sujet.
1. J’ai repris et utilisé l’expérience du cas d’Anna O. dans une thérapie de groupe d’hystériques.
Pour une description de cette séance, voir M. Laxenaire, Le Processus de changement en
psychothérapie de groupe, Paris, Masson, 1975.
2. Voir par exemple R. Birdwhistell, Kinesics and Context. Essays on Body Motion
Communication, Philadelphie, University of Philadelphia Press, 1970, p. 24.
3. D. Efron, Gesture and Environment, New York, Kings Crown Press, 1941.
4. On peut avoir une respiration thoracique ou ventrale, inspirer peu ou profondément, échanger
et changer peu ou prou l’air de ses poumons.
5. Françoise Dolto rattache ce vécu bucco-laryngé aux premiers rapports de l’enfant à sa mère et
traite l’empreinte qu’il laisse à l’adulte névrosé, ainsi que le «péristaltisme». (Communication
personnelle.)
10
Des gestes et des désirs profonds
Le non-verbal en séance
La communication non verbale de séances de psychothérapie de groupe
et de psychodrame, surtout à partir de l’imitation des gestes, de la position,
de la tension musculaire, du rythme respiratoire et de la posture du
protagoniste impliqué dans l’interaction (selon la technique
psychodramatique du « double »), a été observée notamment par James
Enneis, Frieda Fromm-Reichmann et moi-même pour atteindre à une plus
grande empathie, comprendre certains gestes signifiants et aider les patients
à s’exprimer, puis pour se servir de ces signaux non verbaux afin de
décoder et faciliter la communication et en faire un usage
psychothérapeutique.
À la fin des années 1960, George Mahl a mené des études sur les gestes
et les changements de position de patients, en cours de psychothérapie, en
tentant d’explorer de façon plus systématique ce que Deutsch avait étudié
cliniquement. En observant les mouvements d’un patient sans écouter ce
qu’il disait, il essaya de deviner leur signification et en tira des
interprétations sur le diagnostic psychiatrique du patient, ses principales
zones de conflit, les phénomènes affectifs concernés, ses principaux modes
de défense, etc. Il semble qu’il était, comme Darwin, Reich, Enneis, Perle,
Scheflen, un remarquable observateur. Ses remarques et hypothèses ont
souvent recoupé des impressions de thérapeutes et ont été vérifiées par des
indications cliniques. De même que Krout, Enneis et moi-même, il mit au
jour des différences marquées selon le sexe et l’individu en ce qui concerne
les gestes et les positions de ses sujets.
Il fit une analyse théorique de situations dans lesquelles une attitude non
verbale devance des associations latentes exprimées quelques minutes plus
tard 1. À l’appui de la détermination inconsciente de l’attitude non verbale,
Mahl cite des cas où le rêve d’un patient contenait des représentations
d’actions effectivement observées lors de l’analyse 2.
Pour lui, il faudrait étudier plus sérieusement les aspects
intrapsychiques des actes « transitoires ». Cette étude, pense-t-il, est omise
dans la plupart des ouvrages, d’une part par l’attention portée aux
comportements non verbaux « chroniques » (comme le fait Reich), et
d’autre part par la recherche sur les aspects régulateurs d’ordre social – par
la kinésie – et interpersonnels des mouvements corporels, que
développeront Scheflen et Birdwhistell.
Quoi qu’il en soit, Krout, Mahl et Deutsch montrent que des actes
déterminés, tels qu’une agitation fébrile, des schémas d’autoattouchements
(comme des caresses de réconfort) et des mouvements inconscients des
jambes en parlant, peuvent être d’importants indices de conflits
inconscients, ainsi que de thèmes et de phénomènes psychodynamiques. De
façon indépendante, cette même approche a été « découverte » et reprise
cliniquement en psychodrame par James Enneis et moi-même, en
psychothérapie par Frieda Fromm-Reichmann et Fritz Perls, et utilisée dans
la formation clinique des psychiatres, psychologues et kinésithérapeutes.
1. Sans connaître ces travaux, j’ai vu, observé et filmé deux cas d’incongruité d’expression en
psychodrame, ce qui m’a fait rechercher ensuite, par un psychodrame d’exploration, la verbalisation
et le revécu de ce qui était exprimé. Ces travaux confirmeraient indirectement le postulat de Moreno
du «double».
2. G. F. Mahl, «Gestures and Body Movements in Interviews», op. cit., p. 329.
11
Interaction et communication
De l’intérêt de filmer
La recherche kinésique implique normalement une très longue et
patiente étude de films au ralenti, avec une caméra fixe et invisible prenant
les corps entiers de tous les sujets pendant toute la durée à étudier. On
compte trente heures d’analyse pour une minute de film. Bien que l’œuvre
de Birdwhistell soit surtout théorique, on peut en dégager un certain nombre
d’observations et de découvertes empiriques. Il a par exemple filmé et mis
en évidence l’interaction complexe de comportements entre une mère et son
enfant, qui peut se produire pendant 1,75 seconde, et illustre la « double
contrainte 2 » (double bind), les comportements de cour et de parade, et les
manifestations de genre chez les adolescents américains, ainsi que quelques
rapports déterminés entre le mouvement et la syntaxe verbale, tels que les
gestes vers l’avant du corps en relation avec le temps futur, et les
mouvements vers l’arrière, avec le temps passé 3.
Messages inconsistants
D’autres chercheurs n’adhèrent pas strictement à une approche
communicationnelle, mais beaucoup reflètent effectivement le passage des
interprétations intrapsychiques « expressives » à l’accent porté sur les
facteurs sociaux dans le mouvement corporel. L’école anglaise a fait des
recherches sur l’échange de regards. Par exemple, Michael Argyle 8 et Janet
Dean ont mis au jour que la valeur de l’échange du regard diminue à
mesure que les sujets sont assis plus près. Ils distinguent « l’échange de
regards » du « regard » et étudient la direction du regard dans l’entretien
amical, détendu ou bien inquisiteur, « stressant » (où le regard fuit vers la
porte ou le plafond).
Ralph Exline et ses collaborateurs ont soutenu en 1961 que les sujets
qui ont « triché » présentent une interaction « visuelle réduite » (c’est-à-dire
qu’ils évitent le regard d’autrui), mais il s’agit peut-étre d’un stéréotype.
Albert Mehrabian a étudié en 1968 la façon dont les sujets se tiennent
par rapport à des personnes de différents statut, rôle, position, situation,
sexe, âge, et degré de sympathie. Il analyse les « messages inconsistants »,
et en particulier le sarcasme et le « double message contraignant », et
montre expérimentalement que la sympathie s’exprime selon une formule
qui va devenir célèbre : appréciation positive totale = 7 % d’appréciation
verbale positive + 38 % d’appréciation vocale positive + 58 %
d’appréciation positive du visage et de son expression.
Selon lui, la communication non verbale (par la mimique, le ton,
l’intensité, les gestes, la position) l’emporte de loin sur les mots eux-
mêmes, dans l’impression reçue et ses conséquences sur la relation. Il
aborde la communication inconsistante à double sens, par exemple le
sarcasme, le langage au sein du langage (paralinguistique et phénomènes
vocaux, l’intensité, les pauses, les erreurs), la ponctuation gestuelle vocale.
Mehrabian tente surtout en 1972 une analyse multidimensionnelle de la
communication non verbale à trois dimensions de pouvoir, attitude positive
et réponse.
L’intérêt porté aux aspects sociaux et « communicatifs » du mouvement
a dominé les années 1970. Birdwhistell a donné une orientation nouvelle
dans la recherche sur le mouvement corporel, le langage du corps et la
communication non verbale. Lui et Scheflen et Goffman ont étudié à la fois
la communication difficile de la psychothérapie et les relations de la vie
quotidienne. Erving Goffman s’est en particulier intéressé à la mise en
scène de la vie quotidienne, aux « rituels de rencontre », et a démontré à
quel point le geste pouvait être illustrant et imagé (« iconographique ») à la
fois tel qu’il est décodable (« parlant ») dans un film au ralenti et dans une
« photographie parlante ». Les sciences humaines ont pris alors un
« tournant » et les recherches sur le comportement ont continué sous un
nom et avec une optique différents.
1. Un ami qui connaissait mes centres d’intérêt me l’envoya en 1956. Ce texte passa inaperçu, à
l’époque, des psychologues et des milieux universitaires jusqu’à sa réédition dans Kinesics and
Context.
2. L’école de Palo Alto rattache la double contrainte, ou «double message contraignant» et
répétitif de la mère envers son enfant, à l’étiologie de la schizophrénie.
3. R. Birdwhistell, Kinesics and Context, op. cit., p. 19-23, p. 44-45 et p. 124.
4. Les théories sur la «double contrainte» de Gregory Bateson et Don Jackson ont été reprises
par Ronald Laing. J’ai vu et étudié les films de Scheflen avec lui, dans son laboratoire, au cours d’un
de ses séminaires, en mars 1975.
5. A. Scheflen, Stream and Structure of Communicational Behavior, Philadelphie, Eastern
Pennsylvania Psychiatric Institute, 1965,
p. 17.
6. J’ai pu visionner à Philadelphie, avant son décès en 1975, les films tournés par Van Vlack et
en discuter avec lui.
7. A. Kendon, «Some Functions of Gaze Direction in Social Interaction», Acta Psychol., 26,
1967, p. 36 et p. 37.
8. Argyle a travaillé un temps aux États-Unis avec Kendon.
12
Différences culturelles
C’est encore Darwin qui a commencé une étude comparative sur les
différences culturelles, en ce qui concerne le geste, le mouvement corporel.
Mais après lui, ce domaine est resté inexploré pendant une centaine
d’années, excepté quelques études faites par les ethnologues de la danse et
les gens de théâtre.
Il existe des recherches et une importante documentation sur les
différentes danses et rituels du monde. On trouve beaucoup de
compréhension des relations entre les types de danse, l’organisation des
groupes, et les coutumes sociales.
La choréométrie
Une pionnière de la recherche kinésique, Irmgard Bartenieff 1, de New
York, et ses élèves, dont un musicologue ayant longuement travaillé l’étude
culturelle de style de chant et des danseurs formés aux systèmes de
mouvement de Laban, font en 1966 une étude interculturelle des types de
danse et de travail, à l’aide de films anthropologiques du monde entier 2. Ils
ont recherché tant dans les traditions passées que dans le présent, et mis au
point un système de codification utile pour enregistrer les éléments des
styles de mouvements de cultures homogènes de peuples non industrialisés.
Ces recherches, appelées choréométriques, s’intéressent au style du
mouvement, utilisent des techniques de notation et d’analyse de la danse,
mais vont plus loin et peuvent être utilisées pour noter et codifier les
schémas moteurs d’individus isolés ou en interaction. Ils ont montré
combien les styles de mouvements sont liés aux niveaux de subsistance
socio-économique des diverses cultures. Le niveau de complexité des styles
de mouvement mesurés (par exemple, selon le mode de « transition
spatiale », depuis le renversement simple jusqu’aux « transitions
tridimensionnelles », bouclées d’un sens dans l’autre) est lié au niveau de
complexité économique, qu’il s’agisse de civilisation de cueillette ou
d’agriculteurs utilisant l’irrigation. Le monde leur paraît pouvoir être
subdivisé en six zones ou réségions selon le style de la danse ; à partir de
leurs feuilles de codification, ils pensent pouvoir tirer des « profils de
mouvement » illustrant les différences et les ressemblances de diverses
cultures.
La choréométrie, s’appliquant aux styles, n’est pas limitée au monde de
la danse et peut se transposer dans le domaine des sciences humaines, de
l’éthologie humaine, et être utilisée pour la codification des schémas de
mouvement et vraisemblablement des schémas moteurs et caractéristiques
de mouvements observés dans les petits groupes, en groupe, en réunion de
travail ou en ville. Cette étude de Bartenieff et Lomax est devenue
classique.
1. Irmgard Bartenieff a développé une école de danse à New York pendant plus de cinquante
ans, puis de thérapie par la danse et un groupe de recherches après avoir travaillé avec Rudolf von
Laban à Munich et à Londres.
2. Ces films ont été montrés en 1975 et 1976 au congrès de la Société d’anthropologie visuelle à
Philadelpie (Temple University). Ce qui suit est issu de mes notes personnelles et de discusions avec
les auteurs.
13
Développement de l’enfant
et communication non verbale
1. Le groupe de Palo Alto n’a pas de rapports avec l’Institut Esalen (Big Sur), bien que j’y aie
rencontré l’assistante de Margaret Mead en 1972, Pat Grinager-Trager.
15
L’expression dans son contexte
Birdwhistell
Né le 29 septembre 1918 à Cincinnati (Ohio), Ray Birdwhistell fait
d’abord des études de sociologie et de psychologie à l’université Miami
(Oxford, Ohio), puis d’anthropologie à la Ohio State University, avant de
faire son doctorat d’anthropologie à l’université de Chicago sur la
socialisation et le potentiel de mobilité de l’homme, en 1951. Entre-temps,
il avait poursuivi des recherches sur la socialisation des Indiens
d’Amérique. Il travaille et enseigne au Canada (1944-1946), puis est chargé
de l’anthropologie à l’université de Louisville (1948-1952). Il participe
pendant six mois, début 1952, au séminaire des linguistes anthropologues
George L. Trager et Henry Lee Smith, et élabore avec eux un certains
nombre de concepts sur les rapports entre la linguistique et le mouvement,
et fonde son analyse kinésique sur le modèle linguistique. Il publie le
15 mai 1952 sa célèbre plaquette ronéotypée, Introduction to Kinesics : An
Annotation System for Analysis of Body Motion and Gestures, qui, en
soixante-quinze pages, fonde une nouvelle science, la kinésie, et une
nouvelle manière de comprendre la communication humaine.
Pour lui, dans une communication, il n’y a pas un émetteur A qui
envoie un message à un récepteur B, lequel, en retour, va s’adresser à A. A
ne communique pas avec B, mais A et B sont engagés ensemble dans une
communication qui se passe à plusieurs niveaux, utilise plusieurs canaux,
ne se comprend que dans un contexte, et ne se décode que patiemment.
Utilisant le film pour étudier au ralenti cet enchevêtrement multiple, il
diminue le temps de décodage nécessaire par seconde d’interaction (sur le
film) de cinquante ou cent heures d’analyse à trente heures, puis à une
heure. Il a une approche stucturale de la communication.
De mai à septembre 1956, Birdwhistell participe au groupe de
recherches de Palo Alto, avec Gregory Bateson et Frieda Fromm-
Reichmann, filme et étudie des familles de schizophrènes, après avoir
travaillé avec Jurgen Ruesch.
Après trois ans passés à Buffalo, dans le département de linguistique, il
s’installe à Philadelphie en 1959, d’abord pour enseigner la recherche
anthropologique dans le département de psychiatrie du Temple University
Health Science Center, et à l’Eastern Pennsylvania Psychiatric Institute
(EPPI). Il y restera jusqu’en 1968, puis, après une année au Canada et à
Palo Alto, il est professeur de communication (à partir de 1969) à
l’Annenberg School for Communication, à l’université de Pensylvanie, à
Philadelphie – tout en continuant ses recherches à l’EPPI où il installe, avec
son photographe-cameraman Jacques Van Vlack, une salle de filmage et
une salle de projection. Il filme avec une caméra fixe et visible, pour que sa
prise ne soit pas « biaisée » par les opinions ou goûts de l’opérateur, et
d’autres caméras mobiles (une projection simultanée sur un seul écran, de la
vue, de deux ou trois ou quatre caméras est possible, donnant à la fois la
partie, les réactions et le tout).
Avec les linguistes Norman McQuown et Henry Lee Smith,
Birdwhistell fait en 1971 un film d’une heure : Natural History of an
Interview.
Il se considère comme l’élève en linguistique de McQuown, Trager et
Smith – assez pour créer une parakinésie sur le modèle du paralangage et
une analyse kinésique sur le modèle de la linguistique.
McQuown et ses étudiants avaient d’ailleurs longuement étudié les
documents de Palo Alto de 1956, réalisés au Center for Advanced Study in
the Behaviors Sciences. À partir de 1958, le psychiatre Albert Scheflen
travaille avec lui. Ils ont travaillé ensemble à l’EPPI, avec Jacques Van
Vlack, avec l’aide du psychiatre Henry Brosin. Une partie de la kinésie
provient de tous ces échanges et aussi du dialogue avec son élève, collègue
et ami Erving Goffman, qui a remis en question son approche structurale,
linguistique, kinésique.
Scheflen
Le médecin-psychiatre et thérapeute Albert E. Scheflen s’est lancé dans
la recherche en kinésie et communication non verbale à partir de 1957. Il
travaille avec Birdwhistell dès 1958 à Philadelphie (EPPI) sur la
psychologie de la communication. Il continuera à travailler avec lui après
son retour à New York, où il exercera la psychiatrie. Parmi ses élèves, le
plus célèbre est Adam Kendon. « Une grande partie des dix dernières
années de ma carrière, écrit-il en 1971, a consisté à analyser trente-cinq
minutes de film (1955-1965). » En 1959, Birdwhistell et Scheflen avaient
établi un projet de recherche pour étudier la communication en
psychothérapie par une analyse dans son contexte de films de séance. Ils
filmèrent donc et analysèrent dix séances de psychothérapie d’une jeune
fille schizophrène, réalisées par deux cothérapeutes hommes. La malade
(« Marge ») provenait d’une consultation des services du docteur Rosen et
de son Institut pour l’analyse directe. Scheflen indique d’ailleurs que c’est
Bateson qui avait commencé en 1954 à filmer des malades mentaux 4.
Scheflen a développé ces recherches et tenté de distinguer les
communications kinésiques, posturales, tactiles, odorifères, par artefacts,
des situations de psychothérapie. Il semblerait que l’on pût trouver des
séquences de communications par le comportement marquées comme des
phrases (d’une demi-à cinq secondes) ou des constructions kinésiques (de
cinq secondes à une minute et demie). Selon Scheflen, les mammifères
domestiqués et les humains utilisent assez souvent le comportement
kinésique et des sons intentionnellement, « mais l’homme semble avoir un
plus grand nombre et une plus grande variété d’utilisations de ce genre ; il
peut utiliser le comportement réciproque de la séduction, par exemple, pour
attirer l’attention dans une réunion ou recruter des alliés pour soutenir son
point de vue. Il peut aussi utiliser les mouvements du visage ou les
expressions de manière variée et pour des buts très différents 5 ».
Goffman
Anthropologue, né en 1922 au Canada, Erving Goffman, après des
études à Toronto puis à Chicago, travaille dans le Département
d’anthropologie sociale d’Édimbourg et étudie les habitants des îles
Shetland, où il passe deux ans. De retour aux États-Unis, il participe à des
recherches sur la stratification sociale avec E. A. Shils (1952) et sur les
pratiques sociales avec E. C. Banfield (1954). Entre 1954 et 1957, il étudie,
du point de vue socio-psychologique, les grands hôpitaux psychiatriques
américains, sous l’égide du National Institute of Mental Health, et publie
Asiles (1973).
Il commence à enseigner en 1958 et devient en 1962 professeur de
sociologie à l’université de Californie à Berkeley (géographiquement
proche de l’université de Stanford, de Palo Alto), et à moins de quarante
kilomètres de San Francisco ; il y nouera des contacts fructueux).
Ensuite, il enseigne l’anthropologie à Philadelphie. Ses échanges et
rencontres avec Ray Birdwhistell sont fréquents. Ils s’influencent
réciproquement. Son étude sur les hôpitaux en montre le caractère
d’enfermement (en cela, il est proche de Michel Foucault). Il voit l’hôpital
comme une institution totalitaire prenant en charge complètement son
client, et régie par des lois plutôt implicites qu’explicites, dont la logique
n’est de fait qu’une extension de celle qui régit la société extérieure.
Goffman aborde l’hôpital psychiatrique sous l’angle du territoire et du
pouvoir, et montre à quel point il est une forteresse, un lieu fermé où la
société interne ceux qui la dérangent.
Cela posé et mis en évidence, Goffman a donc été conduit à étudier à la
fois « le monde comme un théâtre » et nos activités comme des cérémonies
et des interactions ritualisées dans la « présentation de soi dans la vie
quotidienne », les « relations en public », les « rites d’interaction » et
« stigmatisation ». Il est un des chefs de file du courant interactionniste
américain.
Si le stigmate stigmatise le handicapé physique, l’homme de couleur, le
bandit, celui qui est « autre » (différent, voire trop ou pas assez instruit pour
son rôle), c’est parce qu’il désigne un attribut qui discrédite ; lié à une place
dans la société et à un rôle que les autres lui attachent, à un stéréotype (on
parle plus fort à un aveugle, comme s’il était sourd, parce qu’il est classé
comme différent). On évite d’inviter à dîner en ville des veuves, des
divorcées, des chômeurs, comme si ne plus être en couple ou ne pas avoir
de travail équivalait à une mort sociale dans bien des cas, ou à une difficulté
de rôle.
Goffman étudie le jeu social, dont le rituel est à base de paroles, de
mimiques, de gestes, d’expressions corporelles, que le sociologue-
anthropologue étudie comme les termes d’un langage social précis qui, pour
être sous nos yeux, ne nous en est pas pour autant caché.
Il traite « l’interaction réelle » comme Edgar Poe décrivait la « lettre
volée », tellement visible qu’on ne la voit pas. Il donne de l’interaction
entre deux « coacteurs » en « coprésence » une définition qui reprécise le
rôle et le statut : « Toute personne possédant certaines caractéristiques
sociales est moralement en droit d’attendre de ses partenaires qu’ils
l’estiment et la traitent de façon correspondante », mais les caractéristiques
de ce statut se jouent dans un rôle, une posture, une manière d’être, plutôt
qu’elles ne s’exhibent.
Bien que, comme l’écrit Shirley Weitz 6, le travail de Goffman ait en
grande partie recours à des anecdotes, il donne une perspective importante
dans ses travaux sur la communication non verbale. Goffman, professeur à
l’université de Philadelphie, s’est beaucoup intéressé à l’analyse de la
réalité sociale, telle qu’elle est définie par William James dans son fameux
chapitre sur la perception de la réalité, dans lequel il se demande comment
nous savons que les choses sont vraies, et pose le problème de l’attention
sélective 7.
Il a beaucoup étudié comment et en quoi les photographies sont
« parlantes » et trahissent ou expriment les relations humaines, il voit les
interactions à la fois « cadrées » dans des cadres de référence et analysables
image par image 8.
Le contexte, le cadre de référence, donne la clé de ce qui est dit.
Birdwhistell et Goffman se sont influencés réciproquement bien que
leurs personnalités et manières de travailler et d’être paraissent, à première
vue, différentes, voire opposées. Goffman a travaillé sur le comportement
visible, perceptible et audible lors des rencontres de la vie quotidienne, dans
les endroits publics et privés, et parle en termes de comportement de
regards et d’échanges de regards, de gestes, positions, manifestations
verbales, que les individus mettent en action dans ces interactions, qu’ils le
désirent ou non, qui peuvent se décoder en termes de « rituels
d’interaction », de routine, dans la vie civilisée, c’est-à-dire sans que
l’individu n’ait de comportement ou de sentiment d’« adversion », de fuite,
d’agression, se sente menacé, craigne de « perdre la face », ni soit
embarrassé par le fait qu’il ne sait pas comment se conduire.
Goffman étudie les rites et rituels d’interaction dans la vie quotidienne
et insiste sur ce qui lui paraît iconique dans l’image et l’interaction. Il
observe surtout à l’œil nu.
Il essaie de décanter les lois, les conventions culturelles implicites qui
gouvernent le comportement verbal et non verbal dans des situations
différentes, ce qui n’est pas sans rapport avec la perception sociale et la
« sociométrie perceptuelle » et la manière dont les individus perçoivent la
situation, la définissent tacitement, décodent la communication non verbale.
Goffman a étudié en détail les guides de savoir-vivre pour tenter de
décoder et préciser les lois non écrites de notre comportement quotidien.
En 1963, Garfinkel a expérimenté in vivo, en manipulant et
transgressant délibérément les conventions, pour démontrer qu’elles
existaient : des étudiants se comportant chez eux comme à l’hôtel ou
bougeant les pièces de l’adversaire aux échecs. Allant plus loin, et plus
rigoureusement, Felipe et Sommer (1966) ont « envahi l’espace personnel
d’autrui » en s’asseyant, par exemple, près, très (trop) près d’inconnus, sur
des bancs publics, et ils ont constaté que les sujets (inconnus) de ces
expériences ont tous quitté les lieux très rapidement. Des recherches plus
systématiques sur la perception des personnes, sur l’interprétation
subjective de la communication non verbale ont aussi été faites par des
psychosociologues.
Sociologue autant qu’anthropologue, Erving Goffman, comme
d’ailleurs Sommer, se situe en ethnologue et étudie l’homme dans son
milieu naturel, dans la rue. Il est en ce sens proche d’Edward T. Hall. Il fait
plusieurs apports nouveaux à la compréhension de l’interaction.
Premier à étudier systématiquement « l’interaction face à face en milieu
naturel », Goffman s’intéresse aux événements qui ont lieu en présence
d’autrui et qui sont déterminés par cette présence. La matière à analyser est
fournie par les échanges de regard, les gestes, les positions, les déclarations
verbales. En somme, il s’agit là véritablement de communication, bien que
Goffman préfère utiliser l’expression « unités naturelles d’interaction » et
réserve au mot « communication » la dénotation expresse de « transmission
délibérée d’information » (sens, à mon avis, erroné par sa portée restreinte).
Bien qu’ils donnent à voir plus qu’ils ne font de travaux codés,
Goffman, Ruesch et aussi Birdwhistell et Scheflen font l’éducation de
l’observateur, de l’anthropologue, du psychosociologue, du professeur, du
médecin, du parent ou du simple citoyen. Une fois qu’on a vu ce qu’ils nous
donnent à voir, le monde se structure autrement. Ce sur quoi ils ont attiré
l’attention saute aux yeux, et une forme émerge sur le « fond vague
relationnel » d’autrefois.
1. M. Wigman, The Language of Dance, Middletown, Wesleyan University Press, 1963, p. 10.
2. C. Schmais, «Dance Therapy in Perspective», Dance Therapy, VII, 1974.
3. Au même moment, en 1955-1957, je commençais à faire du psychodrame, à regarder et à
utiliser le corps en thérapie, à la clinique «Femmes» de l’hôpital Sainte-Anne à Paris, avec des
malades chroniques considérés comme des échecs de toute autre thérapie, avec James Enneis (alors
en France pour un an). On utilise aussi du «dansodrame» en psychodanse.
4. Serge Tchakhotine, dans Le Viol des foules par la propagande politique (Paris, Gallimard,
1939), a tenté une analyse de l’effet de ces mouvements de foule gymnique sur l’endoctrinement
politique.
5. Il fit cette remarque au congrès international de psychologie de groupe qui se tenait à Vienne,
en 1968, peu avant sa mort.
17
Territoire, distance sociale et proxémie
Les travaux sur le territoire sont le fruit de recherches entamées par les
zoologues dans les années 1920-1930, en particulier H. E. Howard avec
Territory in Bird Life (1920), et poursuivies par les anthropologues,
notamment C. R. Carpenter en 1958. Les travaux sur la « distance
sociale 1 » ont deux sources : en zoologie, Heini Hediger ; en psychologie
sociale, Robert Sommer, suivi par Kenneth Little. Edward T. Hall a repris
ces courants et les a popularisés, dans The Hidden Dimension, sous le
concept de proxémie, qui est l’usage de l’espace par l’homme en tant que
produit culturel spécifique. Parallèlement, Robert Ardrey a vulgarisé dans
The Territorial Imperative (1966), d’une façon que certains jugent
discutable, le concept de territoire.
Chaque individu possède une aire personnelle de sécurité. Cette zone,
ou périmètre de sécurité, distance ou espace nécessaire à l’intégrité et à la
sécurité personnelle, varie selon les relations humaines : on se rapproche
plus de ses proches que d’inconnus. Elle varie à la fois selon chaque
individu et selon les moyens de défense de l’espèce et de la culture à
laquelle il appartient. Il y a une zone neutre, un « no man’s land » (dont
l’approche provoque l’attention, la mobilisation de l’intérêt, la tension, la
mise en éveil, l’adversion, l’agression, la fuite ou l’angoisse) entre la
distance de combat, celle de l’amitié, de l’amour, des relations
professionnelles ou de déférence. Ce problème de la promiscuité, de
l’entassement, de la territorialité a été d’abord étudié en éthologie avant de
l’être en psychologie sociale et en anthropologie. Le territoire est une zone
défendue par ses occupants contre leurs congénères, par marquage, souvent
olfactif chez les mammifères, par le chant chez les oiseaux.
La distance critique est la limite entre la distance de fuite et la distance
d’attaque. La distance de fuite semble être proportionnelle à la taille de
l’animal, la distance critique joue un rôle fondamental dans l’agressivité et
le « stress ».
Des individus de culture différente n’ont pas seulement des langues et
un passé culturel différents, ils vivent aussi dans des mondes sensoriels
différents. Par exemple, le signe de tête amical des Anglo-Saxons s’effectue
de plus loin que la poignée de main française, laquelle est plus distante,
corporellement, que l’abrazo, accolade espagnole, portugaise ou latino-
américaine. L’extraverti se rapproche plus d’autrui que l’introverti, le
Méditerranéen que le Britannique, dans une foule ou dans un espace
découvert.
La perception de l’espace se fait par des récepteurs :
– Les récepteurs à distance (yeux, oreilles, nez) créent un espace visuel,
culturel, et un espace thermique (la chaleur et l’odeur d’autrui nous sont
souvent désagréables, alors que nous ne sentons pas la nôtre). Avec la
prédominance de la vue sur l’odorat chez l’homme civilisé, l’homme
moderne a pris de la distance par rapport à diverses satisfactions affectives
et olfactives, et n’est plus en mesure de sentir l’anxiété ou la colère chez
autrui (au profit de satisfactions artistiques ou intellectuelles faisant appel à
la vue et à l’ouïe).
– Les récepteurs immédiats (peau, muscles, muqueuses) créent un
espace kinesthésique que l’on sent avec ses muscles et ses articulations (par
exemple la promenade dans un jardin japonais qui dénivelle le pas et la
perspective), ou un espace tactile (l’espace orienté par le toucher serait plus
accueillant et plus intime que l’espace orienté par la vue).
L’utilisation de l’espace que fait l’homme, selon Hall, est en rapport
avec sa possibilité de relation avec les autres, leur proximité ou leur
éloignement. Tout individu a besoin d’un minimum d’espace. Chaque être
humain a ses propres besoins territoriaux, qu’il définit en quatre zones : la
distance intime (du contact à 40 centimètres) ; la distance personnelle (de
45 centimètres à 1,25 mètres) ; la distance sociale (de 1,20 mètres à 3,60
mètres) ; la distance publique (de 3,60 mètres à 8 mètres ou plus). Chacune
de ces distances peut être proche ou éloignée.
Chaque personne opère en fonction de sa personnalité situationnelle,
liée au comportement appris au cours de différents types de relations
intimes, personnelles, socialisées ou publiques. Le comportement, le
maintien, les rôles tenus sont différents dans chacune de ces zones, en
liaison avec l’olfaction (espace olfactif), la direction du regard et sa
focalisation (espace visuel), la perception des sons (espace auditif), les
récepteurs à distance (yeux, nez, oreilles), les récepteurs immédiats (peau,
muscles), espace thermique et espace tactile.
La distance intime
Elle est utilisée pour les proches et parfois les amis. C’est la distance à
laquelle on réconforte, protège, exprime son affection à ses proches, ou lutte
directement, corporellement. Elle est soit immédiate, avec contact direct
(par exemple dans les rapports enfants-parents, entre conjoints, dans
l’expression de l’amour et de la tendresse, en famille ou entre amis intimes,
dans la lutte au corps à corps), soit lointaine (15 à 40 centimètres, distance à
laquelle les mains peuvent se joindre pour une poignée de main ou une
bourrade).
La perception de la chaleur corporelle d’autrui permet de marquer la
frontière entre espace « intime » et « non intime ». L’odeur des cheveux et
de la peau, la vision d’un visage brouillé par la proximité, la sensation de
chaleur corporelle s’associent chez l’enfant pour créer le sentiment
d’intimité avec la mère et sont renforcées ensuite par la culture.
À distance intime, on est envahi par le sentiment de la présence de
l’autre, en particulier sa chaleur et son odeur, voire sa posture, sa
respiration, son rythme cardiaque ou la perception de sa tension musculaire.
En Occident, cette distance est surtout utilisée entre homme et femme en
contact intime, ou avec et entre des enfants. Elle met mal à l’aise deux
hommes 2, alors qu’elle est fréquemment utilisée par les Méditerranéens et
en Inde (on voit souvent deux hommes marcher dans la rue main dans la
main). Cette distance intime proche est, toutefois, parfois acceptable entre
deux femmes dans nos cultures.
Lorsque les circonstances extérieures obligent des individus qui ne se
connaissent pas à se frôler ou à toucher autrui, par exemple dans un métro
ou dans un train bondé, ils vont observer automatiquement certaines lois
rigides de comportement. Ils vont se tenir aussi raides que possible, « se
retirer à l’intérieur de leur peau », afin de ne pas toucher leurs voisins.
À la distance intime proche, la voix n’est guère utilisée et à la distance
éloignée, la voix est étouffée ou utilisée en murmure, comme l’écrit Martin
Joos : « Ce mode intime d’élocution évite de donner au destinataire des
informations qui ne proviennent pas du corps même du locuteur. Il s’agit
simplement […] de rappeler au receveur l’existence de quelques sentiments
[…] situés à l’intérieur de l’émetteur 3. »
La distance personnelle
Le terme de distance personnelle désigne, selon Heini Hediger, la
distance fixe qui sépare les membres des espèces sans contact. Ce serait
comme une sorte de petite sphère protectrice, ou bulle, que l’organisme
créerait pour s’isoler des autres.
Chez l’homme, la distance personnelle proche serait de 45 à 75 cm
(distance permettant aux intéressés de se saisir ou de s’empoigner par les
extrémités supérieures) et la lointaine de 75 à 125 cm, ce que les Anglais
appellent tenir quelqu’un à longueur de bras (at arm’s lenght) ou à
distance : les individus peuvent se toucher s’ils étendent simultanément le
bras.
À la distance personnelle proche, il n’y a plus de déformation visuelle
des traits de l’autre, mais on enregistre une réaction sensible de la part des
muscles qui contrôlent l’activité des yeux. Les positions respectives des
individus sont claires : une épouse peut s’avancer impunément dans la zone
de proximité de son mari, mais il n’en sera pas de même pour une autre
femme ou un autre homme.
À la distance personnelle lointaine, il est encore possible de poser la
main sur quelqu’un. C’est la distance où l’on discute des sujets personnels.
La hauteur de la voix est modérée, la chaleur corporelle n’est pas
perceptible. Les Occidentaux apprennent à cette distance à diriger leur
haleine hors du champ respiratoire des autres pour qu’elle ne soit pas
perceptible, alors que certains peuples ou individus se servent de déodorants
ou d’eau de toilette pour créer une bulle olfactive perceptible, ou au
contraire pour ne respirer que leur propre odeur et se protéger de celle
d’autrui.
C’est la distance utilisée pour des réunions amicales ou des cocktails, ou
lorsque deux personnes se rencontrent dans la rue et s’arrêtent pour parler
ensemble.
L’indication psychologique de cette distance va de « Je vous tiens à
distance » à « Je vous ai choisi pour une relation un peu plus personnelle
que les autres invités ». Cette distance peut être un signe d’intérêt sexuel :
s’approcher de trop près, lorsqu’on est éloigné, en termes de relations
personnelles, peut être considéré comme une tentative de s’imposer.
La distance sociale
La distance sociale proche (de 1,20 mètre à 2,10 mètres) est la distance
à laquelle nous opérons nos transactions professionnelles impersonnelles.
Les détails intimes du visage ne sont plus perçus, personne n’est touché, nul
n’est supposé toucher autrui, la hauteur de la voix est normale (pour les
Américains du Nord) ; selon Hall, la voix porte à environ 6 mètres, et la
voix de l’Américain du Nord porte moins que celles de l’Arabe, de
l’Espagnol, du Russe ou de l’Indien de l’Asie du Sud-Est, mais est plus
forte que celles de l’Anglais cultivé, de l’Asiatique du Sud-Est ou du
Japonais.
C’est cette distance que nous choisissons pour traiter les affaires qui ne
nous touchent pas directement, rencontrer un client (d’une autre ville ou de
la campagne) ou un chef de bureau. C’est à cette distance que la maîtresse
de maison parle sur le pas de la porte avec le garçon livreur, ou à laquelle se
tiennent dans la rue les gens (le bras étendu avoisine 1 mètre, l’envergure
des deux bras étendus correspond souvent à la taille d’un homme, 1,20
mètre de distance, on ne peut plus se toucher la main). Le patron se tient
généralement à cette distance de sa secrétaire lorsqu’il s’adresse à elle,
assise, lui debout derrière sa chaise, ce qui souligne sa domination. Elliott
Jaques a souligné dans Changing Culture in a Factory (1951) combien il
était déplaisant pour l’ouvrier d’être ainsi surveillé à son établi par son
contremaître, qui lui « souffle dans le cou » 4.
La distance sociale lointaine (de 2,10 mètres à 3,60 mètres) est réservée
à des relations plus formelles. Le « grand patron » disposera d’un bureau
assez large pour maintenir cette distance entre lui et ses visiteurs et
employés. Dans ce cas, le « patron » peut se permettre de rester assis dans
son fauteuil et de voir son subalterne debout. Celui-ci se trouve alors tout
entier dans son champ visuel ; il peut le voir en levant légèrement les yeux,
donc sans rien perdre de son statut et de sa dignité.
À cette distance, le seul contact s’effectue par le regard : les deux
individus se regardent donc tout en parlant, du moins aux États-Unis : si
vous lâchez votre interlocuteur des yeux, vous l’excluez de la conversation
ou lui marquez une absence de considération. À cette distance, les individus
peuvent, soit entrer en relation (en se parlant et en se regardant), soit
s’occuper, chacun de son côté.
C’est à cette distance que l’on place les fauteuils des visiteurs par
rapport au bureau de la réceptionniste (qui peut donc continuer de travailler
sans être contrainte à « faire la conversation » et sans être impolie). C’est
aussi à cette distance que mari et femme disposent leur fauteuil pour se
détendre le soir (chacun lisant, par exemple) en choisissant soit de se parler,
soit de s’occuper séparément. C’est la distance qui permet à chacun de
s’occuper en paix dans une famille nombreuse ou un bureau.
La distance sociale a une certaine allure impersonnelle.
La distance publique
C’est pour Hall l’extrême limite de nos frontières territoriales.
La distance publique rapprochée (entre 3,50 mètres et 8 mètres)
convient aux réunions dites informelles, c’est-à-dire sans étiquette,
protocole, ni cérémonie : c’est celle qui sépare le professeur de ses élèves,
le patron des ouvriers qu’il réunit pour une conférence.
La distance publique lointaine (au-delà de 8 mètres) est celle
qu’utilisent les hommes politiques 5, et qu’ils maintiennent tout autour
d’eux, ainsi que les acteurs, qui utilisent cette distance pour créer l’illusion
scénique (la « distanciation ») qui permet malgré tout de « passer la
rampe », mais en effaçant les détails : les gestes, pour être perçus, doivent
être stylisés ou outrés, plus symboliques qu’ils ne le seraient de plus près ;
c’est la raison pour laquelle les acteurs de théâtre ont du mal à s’adapter au
jeu du cinéma ou de la télévision, où certains sentiments sont indiqués par
un jeu de paupières, par exemple, alors que la scène théâtrale exige souvent
un jeu outré.
Hall s’est livré à ces comparaisons entre les Américains du Nord, les
Japonais et les Arabes : notamment il souligne que ces derniers apprécient
de se trouver en public en foules compactes ; en privé, chez eux, lorsque
c’est possible, ils aiment disposer de grands espaces, mais cependant s’y
regroupent, voire s’agglutinent. Ils cherchent la proximité physique et le
contact ; l’étiquette prescrit de ne pas empêcher un ami de sentir son odeur
corporelle ou son haleine, et aussi d’éructer en signe d’appréciation d’un
bon repas ; on voit souvent des amis de même sexe ou même de simples
relations se promener la main dans la main dans la rue.
Le comportement territorial en public est aussi totalement différent
selon les cultures. Aux États-Unis, si vous occupez un espace, ce lieu (ce
territoire) est à vous, de par le droit du premier occupant, qu’il s’agisse de
faire la queue (en ordre) ou d’occuper par exemple une portion de banc
dans un parc, un fauteuil dans un hall, d’attendre à un coin de rue – les
autres vous concèdent que c’est « votre » place, et s’en tiennent éloignés.
Pour un Méditerranéen, c’est l’inverse, et si vous occupez une place, c’est
que probablement elle est bonne, et il viendra s’installer si près de vous,
quasiment « se coller à vous », que vous allez partir, et la lui céder (ou vous
battre, ce qui est rare). C’est peut-être là l’héritage du nomade face au
sédentaire.
L’Américain transporte partout sa « bulle » ou « petite sphère
personnelle », environ 60 à 80 centimètres de diamètre ; s’il veut parler à un
ami de problèmes personnels, il s’en rapproche suffisamment pour que les
deux sphères s’interpénètrent. Mais un Allemand peut considérer que sa
sphère personnelle s’étend à toute une pièce (la sienne) dans sa maison. Un
Méridional est amical dans la rue, touche la main ou l’épaule d’amis ou de
quasi-inconnus, mais ne les invite pas chez lui. Un Anglo-Saxon est plus
réservé, mais invite beaucoup plus chez lui : sa zone personnelle est
différente.
Lorsque l’Américain veut s’isoler, il quitte l’endroit où il est : aux États-
Unis, quand la porte d’un bureau est fermée, cela signifie que l’occupant
désire ne pas être dérangé, sinon les portes sont toujours ouvertes.
L’Anglais « se retire en lui-même » en coupant la communication avec
autrui – temporairement (cela veut dire qu’il veut être seul un moment et
non pas qu’il « boude » ou qu’il est fâché). En Allemagne, par contre, les
portes sont toujours fermées dans les diverses pièces de la maison ou d’un
bureau, les cours et les jardins sont protégés par des clôtures (les gazons
ouverts se touchent et se marient aux États-Unis).
En Amérique, on « voisine » : on parle à ses voisins les plus proches,
comme on va rendre visite aux nouveaux arrivants (peut-être selon une
habitude de pays neufs et d’habitants de zones de frontières précaires ou
dangereuses ; mais lorsqu’on change de grade ou de classe socio-
économique, on change de quartier, pour couper les ponts, même avec sa
famille) ; par contre, en Angleterre, le voisinage ne signifie pas la
possibilité de se parler : il faut avoir été présentés. C’est le « standing » qui
crée la relation, les relations familiales ; on se fréquente par clubs et classes
sociales, avec un système de relations strictement structurées. En
Angleterre, comme en Inde, on peut avoir, de nuit et à l’occasion, des
rapports intimes avec d’autres classes, rapports qui sont comme inexistants
et comme n’ayant jamais eu lieu dans la journée.
On pourrait encore ajouter, avec Hall, qu’il y a trois aspects de l’espace.
– L’espace à organisation rigide ou fixe (villes, maisons, pièces). Les
rôles sont différents selon l’espace urbain, par exemple, au bureau ou à la
maison. Il y a une influence de l’espace à caractère fixe sur le
comportement et les attitudes des individus.
– L’espace à organisation semi-rigide ou semi-fixe (relations entre
l’agencement du mobilier et la conversation dans un hôpital, recherches sur
la conversation à table entre six personnes : il y a six fois plus d’échanges
entre les personnes assises au coin de la table que face à face, et deux fois
plus que côte à côte. L’espace est sociofuge ou sociopète, et favorise ou
inhibe les relations.
– L’espace informel, qui sépare les individus les uns des autres. La
différenciation des modes d’utilisation de l’espace est particulièrement
significative entre la subculture des hommes et celle des femmes, et selon
les cultures différentes : l’Occidental perçoit les objets plutôt que les
espaces ; l’Oriental, l’espace plutôt que les objets. Pour les Japonais, s’il
n’existe aucun mot pour indiquer la « vie privée », c’est que la vie privée et
la maison se confondent.
Pour les Occidentaux, l’espace est abstrait, un vide, et ils le mesurent
selon la distance qui sépare les objets. Par contre, au Japon, l’espace est
concret, sa force et son agencement ont un sens précis.
L’espace est utilisé différemment selon la culture. La maison
occidentale comporte une organisation fixe de l’espace, comme un
découpage régulier du temps, fournissant des écrans derrière lesquels
l’homme se retire. C’est un refuge pour « se laisser aller » ou « être
simplement soi-même », ce qu’en termes de rôles et d’acteurs, Goffman
appelle la mise en scène de la vie quotidienne, dans le salon ou le bureau,
opposée au relâchement des coulisses (la cuisine ou la chambre à coucher).
Ainsi, un Européen garnit les murs de sa pièce et laisse le centre, soit
vide, soit meublé d’une table ou d’un tapis, et passe d’un lieu à un autre
selon ses activités, alors qu’au Japon le centre est garni et les murs vides, et
tout se fait au même endroit, dans la même pièce, dont on écarte les murs à
volonté (alors que nous, Occidentaux, nous avons plusieurs pièces et,
parfois même, des entrées différentes, entrées nobles et de service, vers la
rue et « derrière »).
S’il y a des différences entre un jardin à la française et un jardin anglais,
la différence ou l’opposition est infiniment plus nette avec un jardin
japonais, où des pierres sont jetées dans de petits étangs, à des hauteurs
variables, pour obliger le visiteur à se trouver légèrement en déséquilibre et
ainsi percevoir l’espace différemment et en jouir de cette façon.
La dimension culturelle
L’approche de Hall implique une surdétermination culturelle de la
communication non verbale. Toutefois, il n’envisage pas du tout la
perception sociale classique, telle qu’elle a été dégagée par Muzafer Sheriff,
Renato Tagiuri, Leon Festinger, mettant l’accent sur l’influence du statut
socio-économique de la perception de la réalité, de l’influence des
personnes à statut sociométrique élevé ou des décisions prises. Pour Hall,
les gestes, les attitudes, les positions dans l’espace expriment un contexte
social inconscient. C’est ce qu’il appelle la « dimension culturelle ».
Cette dimension, parce qu’elle est implicite, ne peut apparaître que lors
de contacts interculturels. C’est parce qu’un Anglais et un Américain vont
tous deux être étonnés de la façon dont l’autre se tient dans un bureau qu’ils
essaient d’expliquer ce comportement. Lorsqu’ils auront vu que ce qui les
étonne 6 ne tient pas tant au caractère individuel de leur partenaire qu’à son
appartenance à la culture (anglaise ou américaine), ils pourront mettre au
jour un aspect de la dimension culturelle. Dans un premier temps, nous
explique Hall, l’explication risque d’être fausse parce que ramenée
justement à un trait individuel. C’est ainsi que le silence de l’Anglais peut
asser pour de la froideur et de l’arrogance, et la sociabilité de l’Américain
pour de la faiblesse, de la familiarité, ou un « mauvais genre ».
La dimension culturelle est donc un des facteurs qui conditionnent (sans
l’expliquer, évidemment) la communication non verbale, bien que nous ne
puissions admettre sans autre forme de procès que cette dimension soit
secondaire et dérivée d’un fond biologique prétendument premier.
Mais il est important de dévoiler les conditions culturelles qui
surdéterminent notre attitude. Ce n’est, en effet, que lorsque nous avons
dévoilé une telle condition latente que nous pouvons la reprendre à notre
gré et la transformer. Par exemple, la culture américaine traditionnelle évite
explicitement le contact corporel en dehors d’occasions bien définies
(rapports sexuels, sport, danse, groupes de rencontre, massages, etc.). Avec
la large diffusion des idées freudiennes, cependant, cet évitement du contact
a commencé à passer pour une peur (et donc un désir inconscient)
d’homosexualité.
Chez les jeunes, cette notion, ajoutée au refus de reprendre à leur
compte les valeurs de la génération précédente, conduit à un nouveau fait de
culture : dans les milieux dits progressistes, les hommes se donnent
volontiers l’accolade. Par là même, un geste autrefois réprouvé devient un
symbole d’émancipation.
Mais si nous acceptons volontiers la dimension culturelle et cette autre
dimension « cachée » qu’est la proxémie, il semble que la démarche même
de Hall appelle certaines réserves.
Alors qu’il a étudié la proxémie d’une manière anthropologique
classique et déterminé ainsi statistiquement les distances interpersonnelles
effectivement utilisées dans diverses occasions sociales, il fonde
explicitement les raisons de la proxémie sur l’éthologie. En particulier, il
fait un usage très libre des expériences de John B. Calhoun sur les animaux
sans discuter s’il est possible de passer de l’éthologie animale à l’éthologie
humaine.
Les expériences de Calhoun ont été menées au Maryland, sur des rats en
surpopulation, dans ce qu’il appelle un cloaque comportemental. Elles
mettent en évidence des aberrations du comportement : vie sexuelle
perturbée, nidation inachevée, désordre social, éducation des petits, oubli
des limites territoriales, que l’on pourrait rapprocher des travaux de Franz
Fanon sur le tiers-monde, et des déprédations : vols, crimes crapuleux,
délinquance juvénile urbaine actuelle.
Hall se sert aussi des travaux du grand zoologue bâlois Heini Hediger
sur la distance chez les animaux sauvages en captivité. Il faut remarquer
que jamais Hediger lui-même n’a utilisé les observations qu’il a faites au
zoo pour une sociologie humaine. Par ailleurs, Hall utilise un certain
nombre de concepts empiristes (en particulier, il croit pouvoir diviser
l’espace et le temps selon les organes des sens : il postule un « espace
visuel »). Il n’est pas de mon propos de rapprocher ces théories de celles de
Berkeley et de Kant, même si Hall semble y avoir recours lorsqu’il postule
cet « espace visuel » et qu’il s’appuie sur les notions mécanistes de la
perspective, comme celles de J. Gibson (1950), ni de discuter si Hall a ou
non raison d’utiliser en même temps les conceptions culturalistes. Pour être
intéressante, sa démarche englobante, surtout pragmatique, ne définit pas
une position personnelle suffisamment précise et nette.
Territoires
L’usage de l’espace dans les rapports, la distance sociale, la proxémie,
pose le problème de territoire (personnel, groupal, familial, national).
Le concept de territoire, défini par T. Schjelderup-Ebbe en 1913,
reformulé par l’ornithologue H. E. Howard en 1920, a connu une certaine
fortune en zoologie, mais c’est par les anthropologues férus d’éthologie,
tels que C. R. Carpenter et E. T. Hall, qu’il est devenu célèbre.
Selon Rémy Chauvin 7, le territoire est une « zone dont un animal
défend jalousement les frontières ». En ce sens, il est doté de certaines
caractéristiques fondamentales. Le propriétaire du territoire est, avant tout,
en position de supériorité sur un congénère entrant sur son territoire.
Chez les mammifères, il n’y a pas de territoire individuel dans les
espèces où la promiscuité sexuelle est de règle. Chez les oiseaux, la
compétition intra-spécifique constitue la dominante du comportement
territorial : « En général, c’est le mâle le plus agressif qui délimite le
territoire et y attire la femelle. » Chaque propriétaire marque son territoire
par une caractéristique individuelle : urine chez le chien, chant chez le
rouge-gorge, gardiennage constant et visuel chez les poissons.
Il est important de noter qu’en milieu animal, le territoire peut être
individuel ou appartenir à une collectivité (par exemple, un groupe de
singes hurleurs). La garde du territoire n’exclut pas un comportement
grégaire. Enfin, le territoire peut être saisonnier ou temporaire. Le territoire
– qui est intra-spécifique – n’a rien à voir avec la « niche écologique ». En
effet, un lièvre et un oiseau peuvent vivre sur une même aire géographique
et se côtoyer, ils n’ont pas le même territoire.
De nombreuses espèces d’oiseaux, cependant, nidifient côte à côte, mais
chaque nid est défendu contre tous les intrus, même d’autres espèces.
Ainsi, la réalité du territoire varie selon les espèces, et dans une même
espèce, selon la saison, les besoins, la nourriture disponible, etc. Certaines
recherches ont aussi montré que la défense du territoire peut ne s’exercer
que contre certains autres animaux.
Par exemple, les babouins, qui ne laissent pas approcher l’homme, se
mêlent facilement aux chimpanzés, selon les observations de Jane Goodall 8,
et souvent ne réagissent même pas si un chimpanzé vole un de leurs jeunes
resté en arrière de la troupe pour le manger. Enfin, le territoire chez les
animaux apparaît comme une réalité dont ils ne sont pas maîtres : le rouge-
gorge mâle doit se défendre contre un congénère franchissant ses limites
territoriales. Il s’agit là d’un régulateur valable pour tous les rouges-gorges,
et c’est pour cela que celui qui est sur son terrain gagne toujours le combat
(bien qu’à vrai dire, il ait rarement à le livrer).
Rappelons les expériences de Zing-Yang Kuo faites sur les chats, selon
l’ordre hiérarchique qui s’établit toujours : lorsque l’on met deux chats
ensemble dans une cage, l’un deviendra dominant, l’autre dominé. Lorsque
l’on met ensemble deux chats dominants sur le même territoire, l’un
deviendra névrosé. Cette recherche est importante pour déterminer le rôle
de l’agressivité dans l’appropriation du territoire en milieu animal. André
Ombredane pensait que l’on aurait pu en tirer une leçon pour la
compréhension de certaines névroses humaines.
Il n’est pas certain que l’on puisse transposer directement ce que l’on
sait du chat ou du rouge-gorge à l’homme, et on évitera d’utiliser trop
largement la notion de « territoire », dont on ne peut dire vraiment qu’elle
fait partie, pour l’homme, de son « inconscient collectif », bien que certains
éthologues pensent que le comportement territorial soit inné chez tout
homme, comme chez tout animal. Cependant, certains anthropologues (C.
R. Carpenter), éthologues (Konrad Lorenz, Desmond Morris), sociologues
(Robert Ardrey) et d’autres spécialistes ont essayé d’étendre à l’homme le
concept de territoire.
Ardrey distingue, chez l’homme, un territoire individuel et un territoire
collectif. Il entend par individuel ce qui concerne l’espace personnel (ce que
l’on considère comme « privé » : son corps, sa maison, la terre qu’on
travaille). Il entend par collectif le territoire de la tribu (l’aire de chasse ou
de culture), la zone placée sous la protection du seigneur dans la cité
médiévale, la nation. Selon lui, qu’il soit individuel ou collectif, on
retrouverait le même sentiment de sécurité et de supériorité face à l’intrus
(l’hôte, l’étranger) dans ce territoire. À partir de travaux qu’il regroupe et
qu’il résume, Ardrey, comme Lorenz, décrit ce sentiment du territoire
comme une morale naturelle.
Il semble très difficile de distinguer, dans le comportement humain, ce
qui est inné de ce qui est acquis. Le territoire, que défendent les hommes,
n’est pas soumis à une mesure objective : il est variable (ce ne sont que
quelques objets personnels chez les prisonniers, ce peut être d’immenses
propriétés chez certains riches). Il apparaît que le territoire est lié en partie à
l’activité. C’est l’espace qu’on investit pour un but donné. Ainsi, lorsque ce
but change, le territoire change aussi 9.
Il peut être dangereux de concevoir le territoire comme une morale
naturelle. Songeons que le territoire, délimité par la seule volonté de
puissance, aboutit au Lebensraum nazi. De plus, le territoire n’est pas
toujours un espace concret et géographique défini : il peut être immatériel,
par exemple le territoire d’activité spirituelle chez les mystiques. Enfin, et
surtout, l’homme est un animal grégaire. Aucun territoire n’est absolument
imperméable et inaccessible : l’individu vit d’échanges et doit constamment
modifier l’espace qu’il investit en fonction d’autrui (de sa famille, de ceux
qu’il aime, de ceux qu’il côtoie, de près ou de loin, comme ses voisins ou
les habitants des mêmes lieux, ville, quartier). L’espace collectif, territoire
d’une communauté, n’est pas la somme des territoires individuels, pas plus
qu’un groupe n’est une somme d’individus.
On peut penser qu’il existe aussi chez l’homme un marquage de
territoire, par différents moyens : on voit dans des groupes de formation ou
de thérapie des personnes qui occupent les mêmes lieux marqués (près
d’une porte, d’une fenêtre, d’un radiateur, d’une table où ils déposeront
leurs cigarettes, de préférence ou systématiquement) ou des supports
(comme un fauteuil, le même, au même endroit ou pas, mais le même,
surtout s’il est différent des autres par sa couleur ou sa forme).
Certains hommes, surtout les fumeurs de pipe, mais aussi de cigarettes,
marquent un territoire, sur le plan olfactif ; de même, certaines femmes
investissent un espace par un parfum, toujours le même, qui personnalise
leur bureau et leur passage, presque de façon symbolique.
J’ai en la matière une approche pragmatique. Constatant un certain
comportement territorial, il m’apparaît comme acquis, comme le résultat
d’une mise en situation relationnelle, où l’appropriation territoriale se
présente comme un aboutissement, même s’il est possible de dire que
certaines forces profondes et obscures poussent l’homme à délimiter un
espace propre (sa « place au soleil »).
La distance et le territoire ne peuvent être chez l’homme des données
fixes et immuables, mais des tendances, et en fait seulement des
possibilités. Que les hommes puissent et veuillent constituer des territoires,
c’est vrai. Mais il ne s’agit pas vraiment là d’une réaction d’espèce. La
territorialité chez l’homme pourrait à la rigueur être une notion
« opératoire ».
Aristide Esser a étudié en 1970 le comportement territorial dans un
hôpital psychiatrique à New York. Il constate que la plupart des individus
avaient des zones de préférence 10 et certains défendaient un territoire
particulier, par exemple une chaise ou un radiateur, et refusaient d’en
bouger, même lorsqu’un autre patient normalement dominant par rapport à
eux le leur demandait.
Dans des études de groupe de formation, j’ai souvent noté que certaines
personnes investissaient certains sièges et se les appropriaient pour toute la
durée d’un stage – de trois jours ou de trois ans – quitte à les revendiquer ou
à les défendre.
Si un enfant déclare, d’emblée, par exemple : « Moi, je veux le fauteuil
rouge », un adulte n’en dira rien, verbalement, mais se comportera souvent
de la même façon, en déposant ses affaires (sac, serviette, écharpe) pour le
garder, de séance à séance, surtout s’il est de couleur vive (selon mes
observations).
Il reste cependant à savoir si cet investissement de l’espace ne dépasse
pas, et de beaucoup, une notion aussi simple que celle de territoire. La
phénoménologie a bien montré comment l’espace ne pouvait plus se
concevoir comme seulement un a priori qui contiendrait le monde, comme
dans une boîte. Lorsqu’une personne décide d’habiter un espace, elle
conçoit nécessairement ce dernier comme quelque chose de coextensif à
elle-même et à ses buts. Dans ce sens, elle possède bien son territoire. Mais
par le même raisonnement, elle changera de territoire si elle change de
visée, de manière d’habiter l’espace, d’investir le monde, et il devient
impossible de définir a priori le territoire qui convient à un homme, de
même qu’il devient absurde de le mesurer en mètres carrés.
Enfin, le territoire n’est pas définissable chez l’homme, contre autrui. Il
peut être interdit ou défendu (comme dans les cas cités par Esser), mais il
est nécessairement transgressable (à moins que son maître ne soit
complètement aliéné, donc hors champ). À la vision de l’étranger comme
hostile (et contre qui on se défend) s’oppose toujours la nécessité de
l’échange et du remodelage perpétuel de l’espace investi en fonction de
l’autre. Cette perspective relativise des assertions fondées sur la zoologie et
transposées directement dans le monde humain.
Chez l’homme, donc, le territoire est transgressable, surtout si l’on
songe à toutes les conventions sociales de rencontre qui existent, et que l’on
peut interpréter comme le (ou les) seuil(s) possible(s) d’une transgression.
Ces conventions ou rituels, dont certains relèvent à la fois du verbal et du
non-verbal, constituent un élément important dans l’interaction.
Rituels de rencontre
Dans toute culture, il existe une série de règles et d’attentes-quant-au-
rôle qui régissent la plupart des rencontres sociales, liées au statut, à la
culture, aux classes socio-économiques, à certains types et genres de
rencontres, avec des interactions codées.
Prenons quelques exemples, cités par Michael Argyle dans The
Psychology of Interpersonal Behaviour (1967). En Grande-Bretagne, un
professeur titulaire rencontre les étudiants sur le « territoire de l’université »
(le campus), aux cours magistraux, à la sortie des conférences (à la fin des
cours), ou dans son bureau, généralement soit sur rendez-vous, soit à ses
heures de réception, pour leur donner avis ou conseil, sur leur demande et
initiative. D’après Emily Post (1937), il rencontre ses collègues et amis à
des dîners, des réceptions et manifestations diverses (cocktails, etc.), pour
un café, en passant (« pause-café »), à la cafétéria ou près du distributeur de
boissons, ou près des boîtes aux lettres de la salle des professeurs.
Dans chacune de ces situations, la durée, le temps et le lieu sont
déterminés, et parfois même la tenue (des cours magistraux se font en
« robe », certaines réunions exigent le costume de cérémonie, ou l’habit, le
smoking, un costume foncé, une tenue de sport ou d’apparat, voire une
perruque si l’on est juge, ou un bonnet carré particulier). Le temps de parole
de chaque personne est également codifié, ainsi que le fait d’être debout ou
assis.
Dans ces situations, les échanges sont ritualisés par des échanges de
phrases qui sont des formules fixées. On commence par « Comment allez-
vous ? » Cette étiquette a ses règles et les exceptions sont aussi des rituels –
l’omission d’une convention, si discrète soit-elle, souligne la perception
d’une situation, de laquelle on détourne les yeux, pour ne pas gêner l’autre
– en réponse à un message non verbal perçu. Ainsi on s’abstient de dire
« Comment allez-vous » en voyant quelqu’un qui porte les signes évidents
du deuil, de l’affliction, ou qui présente une difformité physique (car cette
personne ne pourrait pas répondre conventionnellement « Très bien, merci,
et vous ? »).
Erving Goffman a repris l’analyse de ce rituel d’accès et d’interaction
formelle, de salut. Il se trouve que le rituel est à tel point formalisé, et
l’attente-quant-au-rôle si nette, qu’il peut même être simplifié à l’extrême,
avec des omissions, elles aussi ritualisées. Par exemple, si A demande à B
comment il va, la question n’est pas à prendre au sens littéral. Il ne s’agit
pas d’une question, mais d’un salut ou d’une salutation et d’un geste social
d’affabilité conventionnelle. La réponse n’est pas une réponse, mais une
salutation indépendante, une émission conventionnelle du deuxième
locuteur. « Comment allez-vous ? » demande A. « Comment allez-vous ? »
répond B.
Cet échange est souvent simplifié et réduit à « Salut », admis entre
voisins ou collègues qui se rencontrent quotidiennement, et sans façon cet
échange simplifié ne serait plus de mise après une interruption (vacances,
voyage, maladie). Un échange plus long doit alors avoir lieu, par une
« restauration des rapports de bon voisinage », à moins que les individus en
cause ne soient pas en bons termes, auquel cas l’échange habituel est
maintenu, on passe rapidement, comme en s’excusant : il y a gêne.
Personnellement j’utilise les termes de « conversation anglaise » pour
ces rituels paroliers qui sont accompagnés souvent de gestes rituels, tels que
se serrer la main, lever la main pour saluer, sourire en signe de
reconnaissance, lever son chapeau ou abaisser la tête, ou même, dans
certains cas ou certains milieux, faire révérence ou un baisemain, ou
s’effacer pour que quelqu’un franchisse la porte, l’aider à enfiler son
manteau… Desmond Morris parle de rituels d’épouillage (c’est en un sens
une « toilette sociale » ou du « toilettage ») ; Erving Goffman, de
« grooming talk » (conversation sans importance que l’on a tout en faisant
sa toilette ou participant à la toilette, au rituel du lever et d’habillement, aux
échanges vestimentaires fréquents entre femmes, couples et parfois
camarades).
Il y a dans nos civilisations un rituel d’accès comme un rituel de
séparation qui est en train d’être grandement simplifié. Le rituel parolier
peut prendre diverses formes, et comprend des conversations
« météorologiques » et « hypocondriaques ». Par exemple : il fait beau
aujourd’hui ; le fond de l’air est frais ; nous avons un beau temps pour la
saison ; et des récits d’accidents, accouchements, maladies familiales
(surtout dans les pays latins). Ces échanges sont plus « consommatoires »
qu’informationnels, et n’ont pour fonction que de combler le besoin de
communication expressive des locuteurs, ou les assurer, par des « caresses
sociales », qu’ils peuvent rester l’un près de l’autre, sans danger et sans
agression, sans entrer sur leur territoire personnel ni empiéter sur le
territoire de l’autre, ni exiger quelque chose de particulier sur le plan
sexuel, économique ou alimentaire. D’une certaine façon, ce sont des gestes
de soumission, accompagnés de mimiques.
Il est évident que ces modèles de conduite diffèrent selon les cultures et
subcultures, de façon marquée. Au cours des siècles et actuellement encore
plus rapidement, ces rituels disparaissent et d’autres se créent. Aujourd’hui,
les rencontres rapides et l’intimité entre des étrangers, dans les groupes de
« rencontre » ou « T-Groups », de thérapie par le cri, d’analyse bio-
énergétique, multiplient les rapports personnels immédiats, tandis que les
réceptions plus formelles, comme le « jour » des grandes bourgeoises, la
lecture à haute voix d’ouvrages, le petit déjeuner sur invitation n’ont plus
cours.
Monstres et stigmates
Dès lors, que se passe-t-il quand il n’y a aucune possibilité de
correspondance et qu’apparaît au contraire un désaccord entre les deux
identités ? « Tout le temps que l’inconnu est en notre présence, écrit
Goffman dans son introduction, des signes peuvent se manifester montrant
qu’il possède un attribut qui le rend différent des autres membres de la
catégorie de personnes qui lui est ouverte, et aussi moins attrayant – qui, à
l’extrême, fait de lui quelqu’un d’intégralement mauvais, ou dangereux, ou
sans caractère. Ainsi diminué à nos yeux, il cesse d’être pour nous une
personne accomplie et ordinaire, et tombe au rang d’individu vicié, amputé.
Un tel attribut constitue un stigmate, surtout si le discrédit qu’il entraîne est
très large. »
Erving Goffman rattache, dans son introduction, à la Grèce classique, le
terme de stigmate (stigma), et montre son évolution jusqu’à nos jours, où
cette notion s’est assez rapprochée du sens littéral qui fut le sien à l’origine.
Il demeure que le stigmate est, avant tout, une marque différentielle, et
l’individu stigmatisé apparaît comme marqué, et donc, si l’on peut dire,
marquable (donc remarqué) et remarquable.
On doit distinguer, selon Goffman, trois types de stigmates :
– les monstruosités du corps ; les diverses difformités ;
– les tares du caractère « qui, aux yeux d’autrui, prennent l’aspect d’un
manque de volonté, de passions irrépressibles ou antinaturelles, de
croyances égarées ou rigides, de malhonnêteté, et dont on infère l’existence
chez un individu parce qu’on sait qu’il est ou a été, par exemple,
mentalement dérangé (malade mental traité ou hospitalisé), emprisonné,
drogué, alcoolique, homosexuel, chômeur, suicidaire ou d’extrême
gauche » ;
– les stigmates tribaux « que sont la race, la nationalité, la religion, qui
peuvent se transmettre de génération en génération ».
À propos des stigmates tribaux, Goffman souligne dans une note
combien, encore récemment, et surtout en Angleterre, l’infériorité dans
l’échelle sociale jouait un rôle important dans la stigmatisation de certaines
familles, « tel que les péchés des parents, ou du moins de leur milieu,
retombaient sur les enfants si d’aventure ceux-ci s’élevaient indûment au-
dessus de leur position originelle ».
Si l’on a tendance, comme le fait remarquer Goffman, en observant une
imperfection, à en supposer toute une série, nous nous trouvons en même
temps attribuer certaines qualités plus ou moins extraordinaires, tels le
« sixième sens » ou l’intuition, aux aveugles par exemple.
L’une des choses les plus importantes pour un être humain est d’être
considéré et reconnu comme un être humain à part entière, dans son être et
dans sa personne. Ceci est d’autant plus vrai que l’individu stigmatisé porte
en lui les mêmes idées que nous sur l’identité et peut-être plus
profondément la conviction d’être une « personne normale ». Et Goffman
insiste sur ce point : « De plus, les critères que la société lui a fait
intérioriser sont autant d’instruments qui le rendent sensible à ce que les
autres voient comme sa déficience, et qui, inévitablement, l’amènent, ne
serait-ce que par instants, à admettre qu’en effet il n’est pas à la hauteur de
ce qu’il devrait être. »
Prérogatives
L’ordre social, le respect, la hiérarchie, la dominance, le « statut
supérieur », l’autorité se marquent de mille façons subtiles. Le port
(hautain, droit, fier, « noble ») du corps et de la tête, la direction du regard
(lointaine) créent une mise à distance accompagnée de gestes qui indiquent
l’habitude d’être écouté, regardé, deviné à demi-mot, servi par d’autres qui
veillent au bien-être physique et « moral » de celui (ou de celle) qui est
placé(e) plus haut dans l’ordre social, professionnel, socio-économique,
familial, voire amical.
Ainsi, les enfants font régner le pouvoir, voire la terreur, entre eux, dans
le strict ordre de dominance, de la famille – le dominant n’étant pas
toujours l’aîné(e), mais parfois le benjamin, le garçon, la plus belle ou
l’enfant malade –, le favori des ou d’un parent étant d’ailleurs souvent
brimé par les autres en secret.
Cette « prédominance », cette hiérarchie se marque par l’exemption des
tâches dites serviles et matérielles et les soins du corps : on soigne son
corps (coiffeur, masseur, manucure, tailleur, bottier, kinésithérapeute), on
fait couler son bain, on prépare les vêtements du dominant (son épouse, des
domestiques, sa suivante, voire sa mère), on l’aide parfois à s’habiller, on
lui fait ses courses (la femme, la bonne, la secrétaire ou le jeune adjoint de
l’homme d’affaires, l’ordonnance de l’officier), on prépare son travail, ses
rendez-vous, on nettoie et range derrière lui, on remet ses affaires en ordre
(tant chez lui qu’à son travail). On fait pour lui les petits travaux (qui font
perdre le temps et l’énergie pour rien), on lui facilite la tâche.
Un très grand nombre de prérogatives lui font gagner du temps et
déblaient la voie pour lui : il n’attend pas pour des achats, des réservations
(de places pour des transports, des spectacles, du travail, sa place dans la
vie professionnelle et sociale), ce qui lui permet de se détendre, d’avoir des
loisirs (consommation improductive et souvent ritualisée du temps), de
garder son énergie pour des choses importantes (professionnelles, sociales,
politiques, mondaines ou divertissantes).
Ces prérogatives le marquent dès l’enfance, souvent (le nouveau riche a
des exigences plus marquées et plus visibles, des formes d’autorité plus
accentuées que celui élevé dans le sérail, qui a plus l’habitude d’arrondir les
angles et de mettre les formes). L’habitude de ces prérogatives donne une
attente quant-au-rôle qui provoque chez autrui la reconnaissance du statut –
généralement la réponse attendue (et parfois la révolte, la révolution,
l’agression, le meurtre).
L’usage de ces prérogatives est tellement acquis qu’il passe inaperçu et
les gens font pour autrui ce qu’autrui réclame sans même s’en rendre
compte souvent. Qui passe une porte en premier ? Qui tend la main en
premier ? Qui se sert en premier, qui prend la plus belle pomme, qui
ramasse un objet tombé, qui est « maladroit » au point de laisser tomber des
objets en présence d’autrui ? Qui heurte par hasard ? Devant qui s’écarte-t-
on ? Qui parle et qui écoute ? (Souvent l’homme parle et la femme écoute,
« l’animal alpha » parle et les autres écoutent, « l’intelligent », le cultivé
parle et le « timide », ayant moins été à l’école ou ayant moins de revenus,
écoute.)
Le psychanalyste Robert Akeret a étudié des photos de Winston
Churchill et de sa femme Clementine 9. Il montre celle-ci soutenant le bras
de son jeune mari (l’inverse eût été normal), se baissant pour ramasser son
gant (à lui), lui toucher le bras, et le distraire – situation inhabituelle pour
une « dame » de sa classe et un homme aussi autoritaire, mais qui
s’explique par les habitudes tissées dans son enfance entre le jeune Winston
et sa nurse, devenue la gouvernante de sa maison d’adulte, habitudes
continuées avec sa femme. On pourrait se demander si ce mariage aurait pu
durer si longtemps sans cela.
L’économiste Thorstein Veblen rapporte dans Théorie de la classe de
loisir (1899) qu’avec la promotion sociale l’homme change souvent
d’épouse si celle qu’il avait est trop marquée, dans ses manières et son
aspect, par son travail précédent, ou un statut inférieur, ou des tâches
serviles, de même qu’on observe qu’après une révolution, les chefs
politiques changent d’épouse (comme lors de la révolution russe), ou des
chefs d’État, de religion (élu président, Eisenhower changea d’Église).
La prérogative, c’est la considération de droit (la noblesse semble
l’avoir héritée de droit divin et la haute bourgeoisie, les « grands patrons »
ont repris les habitudes de mandarinat), c’est la « place au soleil » non pas
demandée, ou exigée, mais acceptée d’autrui – de divers autruis qui
s’effacent, aident, donnent du support et supportent. Le droit de prendre,
parler, agir en premier donne le droit d’être satisfait en premier, voire d’être
le seul à être satisfait. Si celui qui parle le premier parle longtemps, il ne
reste en effet souvent plus assez de temps pour que les autres s’expriment
dans une réunion de groupe, une assemblée, un colloque, un meeting, un
conseil.
Les marques de la prérogative sont doubles, celles de soumission et
d’assistance sont aussi nombreuses que les marques de domination. Les
conséquences de la domination et du changement de place et de statut sont
diverses, non seulement chez l’homme, mais aussi chez l’animal.
Rappelons l’étude de Mary Northway sur les enfants blessés ou accidentés
dans les cours de récréation, l’enfant peu aimé ou ignoré, au statut
sociométrique peu élevé.
Rien n’est aussi dominateur, brimant, dans un camp de personnes
déplacées, que le prisonnier devenu « karo », ou le jeune professeur ou
ingénieur, frais émoulu d’un concours difficile, ou le cadre arrivé, le
« parvenu », ou le « nouveau riche ». Le pecking order, l’ordre de
dominance, la hiérarchie, se retrouvent dans tous nos comportements, de
l’enfant à l’adulte.
Ponctuation kinésique
Lorsque deux individus parlent ensemble, par exemple deux co-acteurs
en interrelation, ils « ponctuent » chaque expression, chaque propos par un
mouvement de la tête, des mains, des paupières, par la direction du regard,
par un changement de position.
Kinèmes
En linguistique, les sons bruts s’appellent des « phones ». Ils se
combinent pour former des « phonèmes », lesquels correspondent à une
syllabe (l’anglais parlé en possède trente-trois). Les phonèmes se combinent
pour constituer des « morphèmes » (mots) et les morphèmes se combinent
pour faire des phrases syntaxiques.
Une phrase syntaxique linguistique parlée est différente d’une phrase
grammaticale écrite dans la mesure où elle est ponctuée par une pause
vocale ou un arrêt, un changement de hauteur de son, de ton, d’accent, et un
marqueur kinésique d’achèvement. Il peut y avoir deux ou trois phrases
syntaxiques avec phrase grammaticale. Par exemple, dire « Oh là là, non,
on n’y va pas » contient trois phrases syntaxiques. Les marqueurs
rythmiques sont clairement visibles, audibles. Le point, la virgule, les deux-
points, le point-virgule, le tiret, représentent les divisions syntaxiques du
système de ponctuation de l’anglais écrit et du français écrit.
À la fin de chaque phrase syntaxique, le locuteur fait une pause, ou
arrête sa vocalisation, ou change de ton. Birdwhistell prouve qu’on voit un
mouvement kinésique vers le bas (tête, yeux, mains) avec chaque liaison
linguistique, ce qui fait que cette jonction peut à la fois être vue et entendue.
C’est d’ailleurs pour cela que les orateurs qui lisent leur texte sont
souvent si ennuyeux, parce qu’ils ne donnent rien à voir ni rien d’autre à
entendre que les « mots écrits-lus » qui en perdent leur « sel » et leur sens.
Pour poser une question, au contraire, on lève la tête, les yeux, les
sourcils, souvent l’index et la voix. « Ainsi, le flux de paroles est marqué à
tous les niveaux d’intégration, au mot, à la phrase, au discours par des
arrêts, changements dans le “stress” et le ton de la voix, la kinésie et les
actions posturales », écrit Scheflen 3.
1. Les premiers films de Birdwhistell sur les familles de schizophrènes montrent que s’établit
déjà au berceau la «double contrainte» qui peut favoriser l’instauration d’une schizophrénie.
2. S. Freud, Au-delà du principe de plaisir (1920), traduit par J. Laplanche et J.-B. Pontalis,
préface d’É. Pestre, Paris, Payot, coll. «Petite Bibliothèque Payot», 2010, p. 51-58.
3. A. Scheflen, Body Language and the Social Order, Englewood, Indiana University Press,
1972, p. 57.
4. A. Kendon, «Some Observations on Interactional Synchrony», manuscrit, Pittsburgh, Western
Psychiatric Institute and Clinic, 1967, p. 36-37.
5. M. Mauss, «L’expression obligatoire des sentiments: rituels funéraires australiens», Journal
de psychologie, 18, 1921, repris in Essais de sociologie, Paris, Minuit, 1969. Voir aussi G. Dumas,
«Les larmes», Journal de psychologie, 17, 1920, p. 45-50; «Le rire», Journal de psychologie, 18,
1921, p. 29-50; Le Sourire, Paris, Félix Alcan, 1906, 2e éd. Paris, PUF, 1948.
6. M. Granet, «Le langage de la douleur d’après le rituel funéraire de la Chine classique»,
Journal de psychologie, 19, 1922, p. 97-118.
7. Harold et Maude, film charmant de Hal Ashby en 1971, est basé sur l’incongruité de la
curiosité ou de l’amusement (morbide) lors des enterrements.
8. A. Maurois, Le Cercle de famille (1932), Paris, Le Livre de poche, 1965, p. 154-155.
22
Le paralangage
Kinésie et paralangage
La psychologie et les sciences humaines ont découvert assez récemment
l’importance du langage verbal, vocal, non verbal dans la compréhension
du comportement humain, alors que les arts (littérature, théâtre), la
psychanalyse et la philosophie s’y intéressaient depuis longtemps. La
fonction sociale du langage et son contenu affectif n’ont pas été oubliés,
mais l’intérêt s’est élargi et transformé. L’émergence de la
psycholinguistique a marqué ce tournant, ainsi que les recherches sur
l’acquisition et la structure du langage. Les travaux de Noam Chomsky sur
la grammaire transformationnelle ont permis de faire le lien avec les
processus cognitifs. Les études classiques de psychologie génétique de Jean
Piaget et celles sur le « babillage » et le langage primaire de Roger Brown 2
ont intéressé les psychologues. La sociolinguistique s’est penchée sur les
dialectes, les accents régionaux, culturels, voire personnels, et les relations
du langage à la classe sociale, aux interactions de rôle, à la personnalité, et à
la régulation de l’ordre social.
Les recherches sur le territoire, la proxémie, le voisinage, la disposition
des sièges dans une pièce (Sommer) entrent dans le domaine de la
sociolinguistique, ainsi que celles de Wiener et Mehrabian (1968) sur ce
qu’ils appellent « l’immédiateté » (proche de l’eccéité) et sur le choix des
mots en parlant d’interactions, pour indiquer la distance sociale ou la
proximité affective de deux personnes en interaction, ou du sujet dont parle
le locuteur.
Par exemple, on peut prendre ses distances par rapport à une personne
en s’écartant d’elle ou en maintenant un vide (réel), par une certaine
manière de parler d’un sujet (le ton, la froideur de la voix « non
impliquée », l’humour), ou par une autre formulation grammaticale. Dire
« J’ai rencontré Pierre chez Jean hier » indique autre chose que « Pierre et
moi sommes allés chez Jean hier » ou que « J’ai vu Pierre, hier, heu… là-
bas, chez Jean ».
Parmi les chercheurs proches des sociolinguistes, on trouve les
paralinguistes. Les psycholinguistes et les sociolinguistes s’intéressent à
l’aspect sémantique du langage, du discours, aux mots, alors que les
paralinguistes s’occupent de ce qui reste, l’aspect non sémantique du
langage, ce qui n’est pas les mots : la manière dont les choses sont dites (le
« comment ») et non ce qui est dit (le « quoi »). George Trager a défini ce
champ en 1958.
Les recherches sur la voix comme indicateur de l’état de la relation
entre les locuteurs ont été faites dans deux directions : sur le « discours sans
contenu » et sur des interactions duelles précises : expérimentateur-sujet,
médecin-malade, mère-enfant, etc. Dans les études sur le message sans
contenu, on lit l’alphabet, on filtre le son pour en masquer le sens et voir si
les gens y attachent un sens affectif ou devinent la tonalité affective donnée
expérimentalement et intentionnellement.
Plusieurs chercheurs (Starkweather, Rosenthal, Davitz) ont étudié ces
problèmes à partir de la généralisation de travaux sur l’art et la théorie de
Susanne Langer, selon laquelle les symboles peuvent être discursifs ou non
discursifs : les « symboles discursifs » mettent en relation (corrélation) les
noms, concepts et signes, sont vérifiables, fiables, repérables, et ont une
syntaxe et un ordre définis, alors que les « symboles non discursifs »
dépendent de perceptions personnelles, d’intuition et d’un « quasi-sixième
sens », ne sont pas vérifiables, n’ont pas de « dictionnaire de sens », ni
ordre, ni syntaxe.
Depuis les années 1950, les paralinguistes ont principalement frayé
deux voies : la voix comme indicateur de la personnalité et la voix comme
indicateur de l’état de la relation entre les locuteurs. Les recherches sur la
voix et la personnalité ont plutôt démontré les stéréotypes des codeurs,
concernant la personnalité, que les liens entre les traits et la voix 3. Kasl et
Mahl 4 distinguent huit catégories de difficultés ou dérangements du
discours (tels que faire « ah », « heu », zozoter, bégayer, répéter) qui
exprimeraient l’anxiété. Boomer et Dittmann lient la vélocité et les pauses
d’hésitation au processus grammatical d’encodage. Birdwhistell a étudié
vers la fin des années 1960 le discours du maire de New York Fiorello
LaGuardia à partir des actualités filmées de l’époque. Il montre que son
paralangage et sa kinésie changeaient avec la langue qu’il utilisait. « Pour
moi, écrit-il, ce qui était étonnant, c’était de voir combien, même en
coupant le son, un observateur connaissant les trois cultures (italienne,
juive, américaine) reconnaîtrait au premier coup d’œil si LaGuardia parlait
en anglais, en italien ou en yiddish. La signification de ce phénomène a été
enterrée sous des généralisations. Une série de comportements corporels
moteurs sont liés à la structure linguistique. La vieille plaisanterie : “Elle ne
peut pas parler si vous l’obligez à tenir son corps immobile” est vraie
littéralement. »
La mimique et les gestes changent avec la langue utilisée et le sujet dont
on parle, mais aussi avec la culture du groupe (donc sa sociométrie). Les
bègues cessent de bégayer en faisant du psychodrame, dans la salle de
psychodrame et en présence d’un groupe permissif ; et dès qu’un débutant
joue avec des gestes en classe, une scène en jeu de rôle dans une langue
étrangère, en anglais par exemple, sa vélocité et son usage de la langue
s’améliorent nettement ; il l’intègre à son schème moteur et kinésique
personnel, il se l’approprie : il « parle » la langue, il « vit » et accepte la
culture étrangère et s’y meut avec curiosité, sympathie, donc avec une plus
grande aisance.
Allons même plus loin que Birdwhistell : la distance sociale
(proxémique et linguistique) varie avec la langue utilisée verbalement (on
est plus « proche » en américain qu’en français dans les relations sociales et
universitaires, par exemple). Cela se voit aussi dans ce qui est le style écrit,
qui est plus direct lorsqu’on traite du corps et du groupe dans le contexte
américain (même en écrivant en français) que lorsqu’on aborde des sujets
plus académiques et formels. Il peut s’agir d’incorporation, d’intégration ou
de métabolisation, d’un côté, et de « rumination », ou de « résumé » de la
pensée d’autrui, d’intellectualisation, de l’autre.
Signaux ou symboles ?
Il existe des actes non verbaux. On peut tenter de les relier à la
communication en général. Une donnée de communication se décompose
en signaux (drapeau, couleur, signe routier, encens, fleur, etc.) et/ou en
événements de comportement. Sans signes visibles et/ou données, actions
ou événements de comportement, il n’y a pas communication. Un
comportement, une donnée de comportement est une expression ou une
communication directe et un signal est une communication indirecte.
Une communication indirecte par signaux peut s’effectuer par des
« artifices », des vêtements, des drapeaux, des bijoux, des couronnes, des
notices, etc. Selon Bram (1955), « tout ce qui peut être perçu par les sens de
l’homme peut être utilisé symboliquement » : un geste (serrer la main),
l’alimentation (un gâteau d’anniversaire), l’architecture (une pyramide), un
graphique (astérisque de renvoi en bas de page), une musique (« Minuit
chrétien » ou « Joyeux anniversaire »). Les couleurs ont souvent un sens
symbolique : noir (ou blanc en Chine) pour le deuil, rouge pour la
révolution, ou les fleurs (des roses rouges pour l’amour, de l’oranger pour le
mariage). Aux États-Unis, les peignes de couleur sont utilisés par les
femmes, et ils sont noirs pour les hommes, sauf pour les étrangers.
Erreurs de perception
Le regard et l’échange de regards forment une conduite relationnelle
entre deux ou plusieurs individus ou entre un individu et le monde. C’est
une communication non verbale (d’approche, de retrait et d’échange).
Psychologue anglais formé aux États-Unis, directeur du laboratoire de
psychologie sociale d’Oxford, Michael Argyle a étudié, avec Robert
McHenry, l’influence du port de lunettes sur l’estimation de l’intelligence 1.
Dans une première expérience, ils ont trouvé qu’on attribuait aux porteurs
de lunettes, en moyenne, treize points de plus que leur quotient intellectuel
véritable. Mais dans une seconde expérience ils ont remarqué qu’il suffisait
de cinq minutes de conversation avec l’interviewé pour ramener le quotient
intellectuel du porteur de lunettes à une estimation plus juste.
Des travaux sur certaines erreurs de perception (en rapport avec l’angle
du changement, la vitesse, le champ perceptif) complètent les recherches de
Leon Festinger sur la dissonance cognitive et la non-perception, liées à
l’ambivalence passée et aux décisions prises. Francine Orsini a étudié le
déroulement de la réaction du tonus statique au regard d’autrui en mesurant
les oscillations du tronc de jeunes enfants âgés de sept à dix ans, derrière
une grille, d’une part, lorsque quelqu’un entre dans la salle (présence de
l’autre), et, d’autre part, lorsque quelqu’un entre et regarde. Elle a trouvé
des différences significatives entre filles et garçons. La perception est le
seuil même de la communication et la mauvaise perception est à l’origine
de nombreuses difficultés relationnelles. Bien que Festinger se place
résolument hors du champ des études sur l’échange de regards, ses
recherches sur la direction du regard ne doivent pas être négligées.
Festinger a démontré en 1972 que l’œil ne peut pas suivre avec
précision une cible mouvante, qui change rapidement de direction, et qu’il y
a souvent une mauvaise perception.
Dans les années 1960-1980, plusieurs auteurs anglosaxons 2 ont étudié
l’échange de regards et le regard, c’est-à-dire le « droit » de regarder
quelqu’un, dans les yeux ou pas, et pendant quelle durée, lorsque les
personnes sont dans un même lieu, ce que Goffman appelle être en « co-
présence ».
Ces travaux retrouvent ce que l’observation a déjà noté : il est
tacitement mais impérativement admis que lorsqu’un être humain jette un
coup d’œil à une autre personne, ou plutôt la regarde, il doit la regarder
comme un être humain et éviter de la dévisager et de la déranger (en
l’observant 3). De façon implicite, dans nos civilisations, on pose le regard
sur une autre personne, et on détourne le regard peu après.
Ralph Exline a étudié en 1963 la communication (par le regard et la
parole) de quarante étudiants et de quarante étudiantes, interrogés pour
moitié par un homme et pour moitié par une femme sur des sujets intimes
dont certains leur posaient des problèmes. Les femmes se sont regardées
plus que les hommes.
Si une personne détourne le regard alors qu’elle parle, c’est qu’elle
pense à haute voix. Elle réfléchit tout en parlant et ne désire pas être
dérangée dans son discours. Si cette personne fixe son interlocuteur et
« accroche » son regard, c’est en principe, selon Exline, pour signifier qu’à
la prochaine pause l’autre pourra prendre le relais : « Voilà ce que je pense.
Quelle est votre réponse ? » Si elle ne le regarde pas et fait seulement une
pause, c’est qu’elle désire continuer à parler.
Plus on parle, moins on regarde son interlocuteur, alors que plus on est
attentif à ce qu’il dit, plus on regarde celui qui parle. Tel est le résultat
surprenant auquel Gerhard Nielsen est parvenu en 1962. La moitié des gens
interrogés dans le cadre de cette expérience regardaient ailleurs pendant
l’entretien, c’est-à-dire autre part que dans les yeux de leur partenaire.
Il y a un jeu subtil, bien établi, dans le temps et l’espace, entre parler,
écouter, regarder, détourner le regard.
Bien qu’il y ait naturellement des variations individuelles, la plupart des
locuteurs détournent le regard juste avant ou après le début d’un discours
sur quatre qu’ils font. Un petit nombre détournent le regard au début de la
moitié de leurs discours. Au moment où ils achèvent de parler, la moitié des
locuteurs regardent leurs auditeurs (Nielsen pense que c’est pour éviter
d’être distraits que bien des locuteurs ne veulent pas croiser le regard de
leurs partenaires pendant qu’ils parlent).
Exhibitions faciales
En 1967, l’éthologue hollandais Jan A.R.A.M. van Hooff a comparé les
« exhibitions faciales » chez les primates supérieurs. Il a émis l’idée que le
sourire et le rire formaient chez l’homme un « continuum » dont ils
marquaient les deux extrémités. Mais le sourire et le rire auraient cependant
des origines phylogénétiquement différentes.
Il analyse en particulier deux mimiques déjà bien connues des
éthologues, « l’exhibition silencieuse des dents » et « l’exhibition de la
bouche ouverte, décontractée ».
L’exhibition silencieuse des dents consiste à rétracter la commissure des
lèvres de façon à découvrir une partie des gencives. La bouche est fermée,
ou à peine ouverte. L’animal ne crie pas et ne bouge pas. Van Hooff pense
que ce geste indique la soumission chez la plupart des primates supérieurs,
bien qu’il ait rencontré des exemples (notamment chez le chimpanzé et le
mandrill) où c’est l’animal supérieur qui exhibe ses gencives.
L’exhibition de la bouche ouverte, décontractée, accompagne souvent
les faux combats et les poursuites inhérents au jeu social. Elle consiste en
ceci : l’animal s’arrête, laisse pendre sa bouche (mais ne fixe pas l’autre
comme c’est le cas dans une mimique agressive assez semblable) et respire
assez bruyamment, d’une manière saccadée. Chez le chimpanzé, la
respiration peut produire un râle très audible. Van Hoof estime que cette
mimique est une ritualisation du geste de mordillement qu’on retrouve dans
les jeux de nombreux mammifères. Elle fonctionnerait comme un signal de
« métacommunication » signifiant que la situation présente n’est qu’un jeu
et non un véritable combat. Déjà Darwin avait été frappé par la
ressemblance de cette mimique avec notre rire.
Quelques années plus tard, van Hooff a repris l’étude de ces deux
mimiques dans le cas précis du chimpanzé et essayé d’établir un rapport
avec le sourire et le rire humains. Observant une colonie de vingt-cinq
chimpanzés en semi-liberté, il a relevé les facteurs comportementaux et
sociaux liés à l’une ou l’autre de ces deux expressions. Il a ainsi été amené
à nuancer sa catégorie d’exhibition silencieuse des dents, qu’il a divisée en
trois variantes.
Une exhibition horizontale : c’est celle qui fait voir le plus de gencive.
Elle est associée à une diminution du comportement agressif et se rapporte
tout spécialement à une attitude de soumission
Une exhibition verticale : c’est surtout la lèvre supérieure qui s’élève.
Les dents supérieures et inférieures se touchent. Elle fait souvent suite à un
comportement excité et marque une diminution de l’excitation. Les
chimpanzés dominants s’en servent fréquemment pour rassurer un jeune
qu’ils ont effrayé, par exemple après lui avoir marché dessus par
inadvertance.
Une exhibition des dents avec la bouche ouverte : les lèvres sont
rétractées, mais la bouche est ouverte. Cette mimique est associée à une
approche amicale. Quelquefois deux chimpanzés se sont fait mutuellement
ce geste avant de s’embrasser.
Dans son étude de 1967, van Hooff avait noté la similarité qui existe
entre, d’une part, l’exhibition silencieuse des dents et notre sourire humain,
et, d’autre part, l’exhibition de la bouche ouverte, décontractée, et notre
rire. Il en déduisait, par homologie, que le sourire et le rire avaient des
origines phylogénétiques différentes, mais convergeaient chez l’homme en
un « continuum ». Dans son article de 1972, il reprend les mêmes
conclusions, affinées par son travail sur les chimpanzés. Poussant plus avant
son observation du sourire et du rire humains, il essaie de donner quelques
associations statistiques de ces expressions. C’est ainsi qu’il trouve que le
sourire est associé à une affinité entre les partenaires et que le rire dénote
plus souvent le jeu.
L’approche de van Hooff ne pose de vraies questions qu’à sa périphérie.
Il est fort possible que le sourire et le rire humains aient une origine
phylogénétique décelable. Mais une fois cela dit, que pouvons-nous en
retirer ? Il est certain que notre forme physique, notre anatomie et notre
physiologie sont en partie des données. Mais ces données ont-elles un sens
en soi ? Est-ce parce que tel geste hérité d’un primate hypothétique a une
valeur donnée chez un chimpanzé qu’il la garde chez l’homme ? Van Hooff
est le premier à reconnaître que chez l’homme un geste donné peut être
transcendé, prendre un sens nouveau lorsque le contexte s’y prête : « Tandis
que chez les animaux, les expressions reflètent le développement
“véritable” de l’attitude motivationnelle entre partenaires sociaux, l’homme
est souvent aux prises avec des situations où la convention lui impose une
certaine attitude sociale. Cet état de chose peut avoir facilité l’utilisation du
rire, plus ou moins consciemment, comme moyen pour l’acteur d’exprimer,
ou de faire croire, qu’il veut s’engager dans une relation de “jeu” plutôt que
pour dire qu’il est d’humeur à jouer », écrit-il en 1972.
Critiques
Les démarches de van Hooff et d’Eibl-Eibesfeldt sont, à première vue,
aux antipodes de la pensée culturaliste. En fait, elles s’opposent surtout à
des vues très étroites qui considéreraient le conditionnement social comme
la seule source du sens des gestes et des mimiques. Cette position extrême a
été attribuée (faussement, semble-t-il) à Weston LaBarre qui, dans un article
célèbre de 1947, s’opposait à l’idée même de tout langage naturel des
gestes.
Ce que dit en fait LaBarre, c’est qu’il ne peut y avoir aucune
compréhension des gestes sans référence au contexte social dans lequel ils
trouvent leur but et leur efficacité. Il rappelle que des ethnographes sont
morts pour avoir mal interprété des gestes qui leur semblaient à tort
« évidents ». En aucun cas, il ne nie la possibilité d’une phylogénie de
certaines expressions fondamentales, ni la physiologie sous-jacente. « Dans
le langage des gestes du monde entier, écrit-il, on trouve des mélanges
variables de réponses conditionnées par la physiologie et d’autres
conditionnées par la culture. Il est souvent difficile d’analyser et de séparer
les deux. Les Chuckchee de Sibérie, par exemple, se mettent en colère avec
une rapidité extraordinaire, ce qu’ils expriment en montrant les dents et en
grognant comme un animal. Pourtant, le museau de l’homme n’a plus,
depuis longtemps, d’efficacité pour mordre dans l’attaque ou la défense, car
le prognathisme de l’homme s’est continuellement et phylogénétiquement
réduit. »
Inversement, van Hooff et Eibl-Eibesfeldt font nécessairement appel à
une explication culturelle. Comment ce dernier peut-il déduire que le
« déclic du sourcil » peut être amical, si ce n’est du contexte culturel,
subjectivement apprécié ? Comment von Hooff peut-il trouver au sourire
humain une ressemblance (autre que morpologique) avec les mimiques des
chimpanzés, sinon en étudiant un contexte social ? En réalité, il analyse des
séquences d’interaction et déduit, du fait qu’après une mimique donnée (ou
en relation avec elle), le petit de l’homme comme le chimpanzé adopte une
attitude sociale déterminée, que la mimique a une valeur sociale.
Toute mimique n’est cependant pas « rivée » à un seul comportement
social. Chez l’homme, c’est évident ; et van Hooff lui-même montre que le
chimpanzé peut utiliser la même exhibition dans différentes situations. Le
problème est autrement plus complexe que la reconstruction d’une conduite
à partir d’éléments invariants. Cela ne veut pas dire que nous ayons une
prise « totale » sur notre environnement et que n’existent pas des
« universaux » biologiques ou culturels évoluant à une autre échelle que
l’action individuelle, en un mot, qui dépendent de la « totalité » de la
société ou de l’espèce. Au contraire, de tels universaux existent. « Le seul
universel culturel véritable est l’homme lui-même », écrit l’anthropologue
Edmund Leach 11. Toutefois, comme le remarque ce dernier, « un inventaire
total de la culture humaine montrerait que presque n’importe quoi, dans un
contexte de séquence rituelle, peut être tenu pour symboliquement
significatif. Mais dans les études transculturelles, certains symboles
apparaissent beaucoup plus souvent que d’autres. C’est parce que l’homme
lui-même est un universel culturel, et les actions qui consistent à se servir
du corps, ou de parties du corps, ou d’objets qui sont attachés au corps ou
lui sont ôtés, ont une universalité semblable ».
On ne le suivra pas, néanmoins, quand il dit que les actes de
communication non verbale, variant d’une culture à l’autre, n’ont pas de
sens fixe 12 sauf lorsqu’ils sont intégrés à des séquences naturelles formelles.
Certainement, le problème est de savoir ce que l’on entend par « sens ». S’il
s’agit de savoir ce que véhicule tel geste pour un homme donné, dans une
société donnée, alors Leach a raison. Mais le sens global ne peut être atteint
qu’idéalement. Dans les faits, tout mouvement doit être interprété par
l’observateur ou par la personne en relation avec l’exécutant. Or, pour cette
interprétation première (qui, souvent, se fait spontanément et se corrige
fréquemment par la suite, lorsque la séquence de mouvements et de
réponses la précise), il semble que certaines données « universelles », telles
que l’élan, la posture, voire certaines expressions faciales, ont déjà, en elles-
mêmes, l’amorce d’un sens. À la limite, il importe peu que ce sens soit
donné philogénétiquement ou culturellement. La limite est difficile à établir
entre culture et nature, inné et acquis. Ce serait aussi faux que de limiter le
verbal au culturel et le non-verbal au naturel, voire à l’animal.
« Qui dit homme, dit langage, et qui dit langage, dit société », écrivait
Claude Lévi-Strauss dans Tristes Tropiques en 1955. Mais la botanique
moderne parle de « société de plantes » et, depuis les travaux des
primatologues Sherwood Washburn, Irven DeVore et de Jane Goodall, il est
devenu difficile de faire un départ absolu entre société animale et société
humaine 13. On ne peut donc plus faire de distinction complète, totale, entre
communication non verbale et langage parlé.
L’éthologie ne peut suffire à explorer le domaine de la communication,
puisqu’elle analyse des séquences fermées, excluant la communication
entre observateur et observé. De plus, elle ne s’occupe pas de la créativité
du geste, de sa dynamique, ce qui fait que le mouvement dépasse le connu
et l’explication pour engendrer et créer du nouveau dans un mouvement de
transgression des codes formels.
En somme, même si nous reconnaissions un sens immanent à tout geste
et admettions l’existence d’universaux déterminés génétiquement, cette
reconnaissance ne nous apporterait finalement pas tout et comporterait des
germes d’erreurs.
On pourrait néanmoins se demander si Eibl-Eibesfeldt a raison ou a
suffisamment de données non contestables pour ramener à une situation
originelle de « surprise » ce mouvement d’élévation du sourcil qui se serait
ensuite diversifié légèrement selon les cultures.
Bien que ces travaux de comparaison culturelle soient intéressants, ils
tendent à établir un « dictionnaire des gestes » et risquent donc d’interpréter
un geste ou un mouvement en dehors de son contexte. Les recherches
comparatives faites dans d’autres cultures et civilisations, et par l’entremise
d’interprètes, sont biaisées par principe, la présence même de l’étranger ou
de l’Occidental déclenchant l’adversion, voire la perturbation de ce qui se
passe. Tout essai d’isoler et d’expliquer un schéma comportemental risque
de l’isoler arbitrairement et de s’appuyer sur des hypothèses prématurées.
En effet, tout phénomène comportemental chez un individu peut, ou devrait
être, considéré comme relationnel et dépendant donc, dans une certaine
mesure, de la situation « ici et maintenant ». Même si l’on considère que ce
phénomène relève des universaux, il peut comporter des « nuances », dont
l’interprétation ne saurait se résoudre dans la seule reconnaissance d’un
universel.
Postures et positions
Ce sont les psychothérapeutes qui se sont d’abord intéressés aux
signaux non verbaux de la communication. En particulier, les
psychodramatistes et les psychanalystes ont noté puis copié la posture (par
exemple la détente du corps ou la position de la tête et du corps, la direction
du regard et l’échange de regards). Freud, Moreno, Deutsch, Perls ont
séparément utilisé ces indications pour mieux comprendre les
caractéristiques de leurs clients, leurs attitudes et sentiments vis-à-vis
d’eux-mêmes ou d’autrui.
Dans Dora, Freud en avait pressenti l’importance, lorsqu’il écrivait :
« Celui qui a des yeux pour voir et des oreilles pour entendre peut se
convaincre que nul mortel ne peut arriver à garder de secrets. Si ses lèvres
sont silencieuses, il bavarde avec le bout de ses doigts, la trahison suinte par
chacun de ses pores. »
Son disciple dissident Wilhelm Reich s’intéresse plus particulièrement à
l’expression des conflits dans et par le corps. Il émet l’hypothèse que
lorsqu’un individu possède un système de défense fort (une « armure »
psychologique), cela se traduit corporellement par une « armure
musculaire ». Par exemple, si un individu réprime pendant longtemps son
agressivité sans jamais attaquer ou frapper (du fait de cette armure), on
trouvera une tension, un nœud de tensions dans les régions des épaules et
des muscles proches des omoplates. Ces nœuds proviendraient de la tension
musculaire accumulée pour frapper (avec les bras et les poings), tension
non déchargée par le mouvement. Lorsqu’on pratique à cet endroit des
massages en profondeur (comme le font les praticiens de la « bioénergie »
et les élèves d’Alexander Lowen 14), on provoque à la fois une décharge
d’énergie et une réactivation de souvenirs d’enfance traumatisants, avec
décharge cathartique et libération des affects et de la posture corporelle.
Fritz Perls (élève de Reich et analysé par lui) s’est inspiré de ces
conceptions pour développer sa propre méthode, la gestalt-thérapie, qui
consiste à s’intéresser à la communication non verbale de son malade, à lui
demander de répéter et d’accentuer certains gestes jusqu’à ce qu’il revive,
par exemple, à qui est destiné le coup amorcé par son pied qui bat et bouge,
ou pour se défendre de quel coup il rentre la tête dans les épaules.
Deutsch, après des études de cas, remarque qu’il y a des postures
caractéristiques associées au commencement et à la fin d’un discours.
Feldman décrit quelque deux cents gestes et maniérismes liés au fait d’être
mal dans sa peau et de retenir l’expression de sentiments.
Alexander Lowen reprend et approfondit les remarques de Reich 15.
D’après lui la posture typique et les gestes d’une personne caractérisent sa
manière d’être et ses problèmes, et que par une « analyse bioénergétique »
et une modification de ces postures, après une prise de conscience de ce
qu’elles expriment (par exemple l’effroi ou la crainte de l’attaque), on peut
modifier une personnalité et transformer profondément un individu.
Un grand nombre de psychanalystes, et en particulier Frieda Fromm-
Reichmann (qui imite la posture de ses clients pour faciliter sa propre
inférence intuitive de leurs sentiments non exprimés), se sont intéressés au
langage du corps en séance d’analyse (les mouvements du patient sur le
divan, voire son silence), et surtout les psychodramatistes, le psychodrame
étant la première technique thérapeutique profonde mettant en jeu le corps,
et donc la communication non verbale 16.
L’un des premiers a été James Enneis, au Saint Elisabeth’s Hospital de
Washington, avec qui j’ai travaillé aux États-Unis et en France, et dont j’ai
poursuivi et développé les travaux.
Le psychodrame repose en très grande partie sur l’observation et la mise
en jeu du corps en action, ainsi que sa technique du « double » qui, par
empathie et imitation, semble donner accès aux sentiments non formulés du
sujet.
James Enneis a remarqué, dans sa pratique du psychodrame, que les
hommes avaient une tendance à se passer la main sur le visage en se
touchant le bas de la joue et le pourtour de la mâchoire, passant de la peau
lisse à la barbe réelle ou rasée, comme s’ils voulaient s’assurer de leur
virilité. Le mouvement est descendant et ascendant, répétitif, et se rencontre
aussi dans des moments d’indécision 17.
Personnellement, je me suis continuellement servie du langage du corps
en thérapie de groupe et en formation, en particulier dans ma pratique
triadique et relationnelle du groupe, à référentiels multiples.
Rappelons les travaux de Hall sur la proxémie, comme la distance entre
le locuteur et l’écouteur, l’utilisation de l’espace selon les cultures,
l’orientation du locuteur (c’est-à-dire la manière dont son corps est tourné
vers le destinataire, ou s’en détourne, en mesurant l’angle), l’échange de
regards, le contact (le toucher direct ou l’effleurement). Ils peuvent être
rapprochés de ceux d’Albert Mehrabian sur l’immédiateté de l’interaction
(interaction directe ou indirecte entre deux locuteurs). Pour indiquer cette
proximité ou accès direct d’un locuteur à l’autre, si importante dans les
relations, il faudrait citer de plus les travaux de Machotka en 1965 sur
l’accessibilité du corps du locuteur à l’écouteur. J’avais l’habitude de noter,
par exemple, les signes de défense du corps, mettant un « bouclier » de bras
croisés devant la poitrine du locuteur parlant ou refusant de parler (dans un
silence défensif), un sac ou une serviette sur la table devant lui, se croisant
les jambes, remettant son manteau, à l’intérieur d’une pièce. Cette
accessibilité ou non-défense corporelle indique aussi l’affection 18, la
sécurité dans les relations.
L’accessibilité se marque aussi par la proximité temporelle et spatiale.
Cette immédiateté physique peut, d’ailleurs, se rapprocher de l’immédiateté
verbale, dans le discours direct ou indirect, dans ses formes d’implication
(ce que Laing appelle la « distance à l’expérience immédiate » en reprenant
certaines remarques de Maslow sur les « expériences de sommet » qui
abolissent la distance, le temps et l’espace, autrement dit : l’eccéité).
Le toucher et la peau
L’anthropologue anglais Ashley Montagu l’a bien montré en 1971, une
partie de la communication entre les êtres humains passe par le toucher et la
peau.
Nous nous permettons habituellement le contact avec nos intimes, au
sein de la famille, mais de façon en principe liée avec l’âge : on embrasse,
touche et cajole les bébés, voire les adolescents, mais tant ces derniers que
les parents commencent à éviter un contact physique généralisé après la
puberté pour se contenter de s’embrasser matin et soir sur les joues, comme
le font par exemple les amis qui se rencontrent ou se quittent. Après
quelques années de mariage, certains couples se conduisent également ainsi.
L’anglais distingue d’ailleurs la toute jeune mariée (bride) et l’épouse
(wife). Cette manière populaire de parler illustre l’importance du toucher et
du contact de la peau. Ainsi, on distingue l’intensité des contacts physiques
d’un couple, ce qui se perçoit au premier regard, même dans la rue ou au
restaurant, des contacts plus « classiques », usés et banalisés par l’habitude,
avec des rapports physiques plus rares d’un « couple bourgeois » ayant
terminé sa « lune de miel ». On pourrait dire que cette distinction
sémantique recouvre et met en évidence une radiance qu’a la jeune épousée
heureuse, et qui peut être mise sur le compte du contact corporel. Les
caresses physiques, affectives et sociales, stimulent l’épiderme et ont des
conséquences évidentes sur la personnalité et la communication.
Les gens âgés recommencent à rechercher les caresses familiales,
comme pour se réchauffer auprès de leurs proches, d’enfants, de petits
animaux (ceux-ci sont appelés pets en américain parce qu’on les flatte de la
main, les caresse, et le mot est le même, ou presque, petting, pour le « flirt »
des adolescents qui se câlinent et s’effleurent).
Je veux seulement rappeler ici qu’une stimulation régulière de
l’épiderme, avec ses contre-coups affectifs, donne aux personnes
amoureuses ou ayant une vie sexuelle et affective régulière et satisfaisante,
un rayonnement visible, avec un certain éclat de la peau et des yeux, et une
certaine chaleur du sourire (a contrario, ce n’est pas un hasard si l’on parle
de vieilles filles desséchées et si bien des spécialistes de la communication
non verbale, des thérapeutes et même des « don Juan », savent distinguer au
premier coup d’œil une femme satisfaite d’une femme qui ne l’est pas).
Les contacts physiques diffèrent selon les cultures. Les Anglo-Saxons,
qui ne se serrent la main généralement qu’au moment de la première
présentation ou à certaines occasions, trouvent qu’on s’embrasse beaucoup
en France, dans les rues et sur les quais de gare, alors que les Français sont
parfois choqués en voyant les hommes arabes marcher la main dans la main
dans la rue.
Dans toutes les civilisations indo-européennes, le pouce et l’index de la
main droite ont souvent une signification précise : on pointe sur autrui
l’index pour dire « vous », « lui », « ils » ou « eux », ou pour désigner un
objet, alors que l’on pointe le pouce vers son corps (souvent vers
l’œsophage ou le cœur) pour parler de soi, distinguer le « moi » du « toi ».
Le pouce refermé sur l’index est considéré par les spécialistes du yoga,
du zen ou de l’hindouisme, comme représentant la relation humaine (le
« je » communiquant avec le « tu » dans un « on » souvent murmuré en
chantonnant bouche fermée : « hmmm, hmmm », « oumm, oumm,
hmmm »), ce que les tenants des exercices de communication non verbale
ont repris pour les fins de stage : tous les participants, les mains aux épaules
les uns des autres, en cercle, murmurent en se balançant un peu, en signe
d’union.
C’est souvent la paume tout entière mise sur le cœur qui désigne le moi
du locuteur.
La peau, en tant qu’organe du tact, a des répercussions non seulement
physiques, amis aussi sur le comportement de l’organisme. Ce qui arrive ou
n’arrive pas à un enfant dans ce domaine de l’expérience tactile l’affecte
dans son comportement d’adulte.
Dans les expériences menées sur les singes par Harry Harlow et Robert
Zimmermann à la fin des années 1950, il est apparu que la stimulation
cutanée est fondamentale pour le développement des jeunes, plus même ou
tout au moins autant que la nourriture. En mettant de jeunes singes séparés
de leur mère dans une cage avec une mère de fil de fer ayant un biberon, et
une autre mère artificielle habillée, avec une lumière électrique derrière elle
irradiant de la chaleur, il a été démontré qu’une fois nourris les bébés singes
se jetaient dans les bras de la mère de chiffon et passaient avec elle entre
huit heures par jour la première semaine et seize heures par jour entre
quatre et six mois, se jetant dans les bras de leur mère de chiffon chaque
fois qu’un bruit les effrayait par exemple. Cette mère de chiffon tiède leur
procurait, selon Harlow, « une mère tendre, douce au toucher, confortable et
tiède, une mère avec une patience infinie, une mère disponible vingt-quatre
heures par jour, une mère qui ne grondait jamais, ne battait ni ne mordait
jamais son bébé lorsqu’elle était en colère ».
Ces expériences recouvrent d’une certaine façon celles de John Bowlby
sur les orphelinats, démontrant qu’une mère pauvre ou délinquante est
meilleure pour le développement des enfants que la meilleure des
institutions.
Nourriture et convivialité
La nourriture aussi est un langage indirect, nourriture familiale ou
d’apparat, nourriture relationnelle des dîners d’affaires et des invitations
informelles à « prendre un pot ».
Signe de convivialité, elle est symbolique et importante, liée à la fois à
l’image du corps, à l’empreinte des habitudes alimentaires de l’enfance,
vers lesquels on se tourne en cas de crise (la visite au réfrigérateur ou à la
pâtisserie est liée en ce cas à la « compensation orale »). La psychanalyste
Hilde Bruch, spécialiste de l’anorexie, a étudié, dans Les Yeux et le Ventre
(Payot), les rapports de la nourriture, de l’amaigrissement et de la
dépression.
S’ajuster en permanence
L’opposition entre la figure et le fond est ici appliquée à la relation de
l’organisme à l’environnement. Le corps est en contact avec un milieu et ce
contact est la relation principale, celle qui conditionne la vie : « Il n’y a pas
une seule fonction animale qui soit complète sans objet ou sans
environnement, qu’il s’agisse de fonctions végétatives, comme la fonction
alimentaire, ou de la fonction sexuelle, de fonctions perceptives, de
fonctions mêlées de sentiments ou de raisonnements. La colère n’a de sens
que par un obstacle frustrant 4. »
Il s’ensuit que la « psychologie étudie l’opération effectuée par la
frontière de contact dans le champ de l’organisme/environnement », et que
cette frontière de contact est essentiellement « l’organe d’une relation
particulière de l’organisme à l’environnement », relation dite de
« croissance ». La fonction de contact permet ainsi la formation de Gestalt
unifiant le corps et l’environnement ; la croissance, la conscience du
changement, le rejet ou l’acceptation de nouveaux éléments, venant de
l’extérieur, sont effectués par des ajustements successifs. Chaque
ajustement constitue une expérience unifiée, une Gestalt.
Le processus d’ajustement perpétuel implique nécessairement la
destruction de la Gestalt achevée et son remplacement par une nouvelle :
« L’aspect important, selon le point de vue de la Gestalt, est que l’individu
intégré est celui chez qui ce processus se perpétue sans interruption. De
nouvelles figures se forment constamment. Lorsque les besoins sont
satisfaits, ces figures sont détruites et remplacées par d’autres, ce qui
permet aux nouveaux besoins les plus pressants d’organiser la conduite et
l’expérience perceptive. Ce processus présente un intérêt très grand parce
qu’il ne s’arrête jamais, et le thérapeute Gestalt peut déterminer au cours de
son travail la qualité de fonctionnement du processus. Au cours de la séance
thérapeutique, le thérapeute peut voir que le sujet éprouve certains besoins
et s’efforce de les satisfaire mais échoue parce que le processus est
interrompu ou bloqué 5. »
Je ne vais pas m’attarder ici sur la démarche thérapeutique de la gestalt-
thérapie, ce n’est pas le sujet, mais je voudrais juste souligner que cette
approche fournit un certain modèle pour comprendre la relation
interpersonnelle. Voyons maintenant la seconde idée retenue par Perls : la
situation inachevée.
Le sujet de la communication
Le problème du « sujet » est certes au cœur des préoccupations de la
pensée du XXe siècle. De Freud à la phénoménologie et au structuralisme, il
en est toujours question sans que puisse être relevé un « je » avec certitude.
Déjà, le fait du lapsus posait l’interrogation d’un sens qui s’impose
d’ailleurs, d’une rupture qui ne peut être comprise absolument, car elle brise
la chaîne du code accepté. Qu’il s’agisse de l’irruption de l’inconscient,
soit. Mais alors l’observateur interprétant le lapsus va faire appel à une
nouvelle chaîne signifiante, replaçant le lapsus dans une nouvelle normalité.
L’auteur en est responsable à un degré, certes, mais justement au degré où il
n’est pas parfait, où il n’a pas la maîtrise de son inconscient, où il s’ignore
et ne peut se reconnaître que dans l’étrangeté surgie de lui-même. Il en va
de même du rêve qui, par essence, appartient au rêveur, mais est
indéchiffrable par lui-même. Ma production me reflète, mais je la découvre
par autrui et par symbolisme interposé. On peut ainsi, de fil en aiguille, aller
jusqu’à postuler, comme Jung, et même comme Freud, un inconscient
héréditaire où le symbole impose son sens et où ma reprise de ce symbole
m’est imposée.
La phénoménologie de Merleau-Ponty, en posant un « je primordial »,
construit elle aussi un anonymat de la relation de l’individu au monde et
aux autres individus. Ma responsabilité et ma liberté, dit-il, ne sont pas
absolues, pas en dehors du monde, mais consistent en une partie d’un donné
toujours déjà là : « Il faut que ma vie ait un sens que je ne constitue pas,
qu’il y ait à la rigueur une intersubjectivité, que chacun de nous soit à la
fois un anonyme au sens de l’individualité absolue et un anonyme au sens
de la généralité absolue 7. »
Le sens de la communication
Le sens de la communication subit lui-même les effets de ce
déplacement. Tel geste à l’origine culturel (par exemple, le signe de croix)
acquiert forcément une signification personnelle quand une personne
donnée le fait, mais le sujet ne peut évidemment reprendre entièrement à
son compte les significations historiques, sociales, et même
personnellement inconscientes de son geste. Il s’ensuit qu’un signe tend
toujours à devenir symbole du fait même que sa reprise n’est pas totale.
Une analyse psychologique de la communication doit intégrer ce
dépassement perpétuel. Aucun geste, aucune parole n’est entièrement
contrôlable et compréhensible. L’acte même de dire ou de se mouvoir est
déjà une réponse, et une réponse inadéquate à une communication sans fin.
Nous communiquons, c’est-à-dire nous nous situons et nous définissons,
mais ce faire est l’acceptation même d’une nécessité que nous ne pouvons
qu’assumer sans la circonscrire complètement. La communication est donc
bien une dimension de notre être, au même titre, par exemple, que la
temporalité.
De là, l’illusion d’une possible classification des gestes et des
expressions : nous voulons nous assurer d’une structure générative qui nous
laisserait en dehors, qui, d’un coup, réglerait le problème du sens.
Or quel est le mouvement qui ne peut prendre un sens de
communication ? On ne peut isoler, ni les mouvements apparemment dus à
la simple fonction physiologique (par exemple, la défécation), ni les
mouvement apparemment rituels (par exemple, la poignée de main), car il
est trop facile de voir qu’ils sont explicables tant par la sphère culturelle,
comme l’a montré Mary Douglas, que par l’histoire du sujet, comme le
montre la psychanalyse.
L’anonymat inhérent à la communication donne à tout geste une
« aura » de généralité qui peut l’expliquer sans le cerner tout à fait. La
reprise par le sujet lui confère un sens propre, un sens personnel, qui
cependant n’explique pas suffisamment le geste. Prenons l’exemple du tic.
Le tic peut d’abord passer inaperçu de son sujet. Puis l’attention consciente
qu’il est amené à lui porter peut conférer à ce dernier un nombre important
de sens plus ou moins fantasmatiques. Si maintenant une psychothérapie
permet au sujet d’intégrer ses conduites de telle façon qu’il n’ait plus besoin
de son tic, il croira avoir trouvé dans la thérapie l’explication qui aura
dépassé celui-ci, en somme la réponse à l’interrogation que posait ce
symptôme. La rupture de l’ancienne Gestalt où le tic est transformé n’aura
constitué qu’une des réponses possibles. Le tic avait et garde toujours
d’autres sens insoupçonnés.
La reprise par le sujet, c’est-à-dire la capacité même de communiquer,
est en rapport avec les possibilités d’existence : un geste est toujours
personnel en même temps qu’il renvoie à un sens général. Et il n’est pas
possible qu’un côté ait une prééminence absolue sur l’autre, sans quoi une
réponse absolue serait possible, ce qui voudrait dire que nulle autre
communication n’est possible.
La communication serait sans mystère s’il y avait une correspondance
parfaite entre un signe et ce qu’il signifie. Mais nous savons bien, par
ailleurs, que nous trouvons dans les paroles d’autrui ce que nous y mettons
nous-mêmes et que en outre nous sommes forcés de nous exprimer, que le
manque à l’origine de l’expression n’est jamais comblé. Or ces deux faces
du paradoxe de la communication sont inévitables et nécessaires. Il est faux
de dire que nous ne lisons et n’entendons que ce que nous projetons. Si
quelqu’un lève le bras près de nous et que nous sursautons, c’est bien que
nous avons interprété ce geste comme une menace. Mais si l’auteur du geste
se retourne surpris et qu’il nie avoir menacé, il nous est toujours loisible,
soit de corriger notre interprétation première, soit de la renforcer par une
nouvelle projection qui décèlera dans l’attitude de notre interlocuteur une
ruse hypocrite. Une rupture de notre interprétation, l’irruption d’un nouveau
sens, ne peuvent se faire que si nous abandonnons justement notre
prétention à être détenteur absolu de sens. De fait, nous ne comprendrions
plus rien au monde si ne surgissait toujours quelque chose dont nous ne
possédons pas le sens, qui nous questionne, qui rompt notre ancienne
Gestalt. Mais précisément, le nouveau, le non-sens nous questionne et nous
oblige à une nouvelle reprise.
On peut certes dresser un inventaire des mouvements prétendument
automatiques, puis des mouvements inconscients, des mouvements
intentionnels, enfin des mouvements rituels. Toutes ces catégories
s’impliquent les unes les autres. Mais un tel inventaire ne donnerait que
l’état actuel de notre accord culturel sur un sens conventionnel des gestes,
comme un dictionnaire donne l’état actuel de la dénotation conventionnelle
des mots.
C’est justement en assumant l’impossibilité d’une compréhension et
d’une communication totales que nous pouvons arriver à établir une relation
vraie qui laisse à notre partenaire la possibilité de nous définir. En ce sens,
la communication est une succession de tâtonnements, ou alors elle se
ramène à un mensonge où l’expression de chacun ne cherche qu’à
camoufler un refus de son propre dépassement.
Certes, la communication n’est pas pure spontanéité ; un geste ne
signifie pas n’importe quoi parce que son auteur et celui auquel il s’adresse
ou qui le perçoit ne sont pas n’importe où, mais situés, ancrés dans le
monde, appartiennent à une certaine ethnie, une certaine classe sociale, ont
des intérêts définissables et un passé qu’ils ne peuvent en aucune façon
oblitérer complètement. Ce qui est exprimé peut donc comporter un sens
nouveau d’importance non négligeable. Dans les rapports quotidiens, il
semble que rien de très nouveau soit dit, ce qui pousse à rechercher
l’expression spontanée dans ce que le sujet trahit à son insu. Il n’est pas sûr
pour autant qu’un mouvement corporel jugé « inconscient » révèle vraiment
son auteur, il peut trahir un autre intérêt, qui peut être aussi factice que le
« bonjour » machinal.
En somme, ce qui reste personnel, dans une communication, c’est la
reprise que fait chacun du donné, de la langue, des conventions, de ses
désirs, et cette reprise n’est codifiable et intelligible qu’en devenant à son
tour impersonnelle et générale.
En 1957, Leon Festinger, qui avait été l’élève de Kurt Lewin, publia ce
qu’on a appelé la théorie de la dissonance cognitive 1. Sa parution suscita de
nombreuses recherches, mais aussi des controverses et des critiques.
Commençons par retracer les principales étapes de la démarche de
Festinger.
Réduire la dissonance
À ce stade de leurs travaux, Festinger et son équipe de chercheurs en
dynamique des groupes s’interrogèrent sur la manière de définir la
dissonance avec précision, de l’identifier empiriquement, et comment on
peut déterminer la pression qui s’exerce pour la réduire.
Ils furent alors considérablement aidés par la publicité faite à ce
moment-là au sujet de la liaison supposée entre la très grande
consommation journalière de cigarettes et le cancer du poumon. Ils
fumaient énormément au cours de leurs discussions sur la notion de
disssonance, et la consommation de tabac devint un de leurs exemples
favoris. De prime abord, il semblait que ce qu’ils savaient était dissonant
avec le fait de beaucoup fumer. Mais ce n’était pas si simple : après tout, la
plus grande part de leurs connaissances sur ce sujet était consonante avec le
fait de continuer à fumer : ils savaient en effet que ne plus fumer leur serait
pénible, que cesser brusquement pourrait perturber leur travail, et ils
savaient tous combien ils aimaient fumer ; néanmoins, le lien supposé avec
le cancer du poumon touchait en eux un point sensible. Il leur devint bientôt
évident que, pour déterminer si cette connaissance était dissonante avec le
fait de continuer à fumer, il leur fallait considérer les deux faits séparément,
c’est-à-dire sans aucune référence aux autres aspects cognitifs. Ainsi isolés,
et en dépit du nombre de relations consonantes existant par ailleurs, il
devenait évident que cette dissonance existait bel et bien.
Ils s’attendaient alors à observer des tentatives d’élimination ou de
réduction de cette dissonance. Ils ne cessaient de plaisanter à ce sujet pour
maintenir des convictions consonantes avec le fait de fumer tout en
minimisant l’importance du cancer du poumon. À la fin, leur tentative
d’élimination la plus frappante fut simplement de ne pas croire
définitivement établi le lien entre le fait de fumer et le cancer du poumon.
Ces discussions les ont aidé à mieux comprendre et à mieux cerner leur
pensée sur la dissonance et sur ce qui serait capable de la réduire ; elles les
conduisirent surtout à rechercher des faits corroborant leur pensée.
Résistances
En février 1954, le Minnesota-Poll fit une enquête d’opinion pour
savoir si les gens fumaient ou non, et si oui, combien de cigarettes. On leur
posait en outre la question suivante, qui intéressait particulièrement
Festinger et son équipe : « Il a été récemment question de rapports
scientifiques essayant d’établir si, oui ou non, le fait de fumer peut être une
cause du cancer du poumon. Pensez-vous que la relation entre ces deux faits
ait été prouvée ou non ? » Les résultats de l’enquête furent clairs : parmi les
non-fumeurs, 55 % répondirent que la relation n’était pas prouvée ; parmi
les fumeurs moyens, ce chiffre monta à 68 % ; parmi les fumeurs habituels,
ce fut 75 % ; et parmi les gros fumeurs, 86 % déclarèrent que le lien entre le
fait de fumer et le cancer du poumon n’avait pas été prouvé.
Au cours de ces discussions, Festinger et son équipe furent amenés à
reconnaître, en plus du phénomène de réduction de la dissonance, une autre
tendance : éviter de s’exposer à une source d’information qui risquerait
d’augmenter la dissonance existante ; en un mot, résister à l’information.
Cette résistance leur devint évidente au cours d’une conversation avec
un de leurs amis, mathématicien, d’habitude fort logique, au sujet de son
assurance-vie. Il possédait ce type d’assurance que tout le monde, lui
compris, s’accordait à trouver stupide ; mais dès que Festinger et ses amis
lui proposaient d’en changer, il répliquait que le changement lui coûterait
trop cher. En fait, il n’avait jamais calculé quelle sorte d’assurance serait la
plus économique, prétendant même qu’un tel calcul était impossible…
Passons sur les détails d’un calcul parfaitement possible, pour reconnaître
simplement que cet homme refusait des informations qui auraient pu
augmenter la dissonance entre ce qu’il savait et le fait de continuer à payer
son assurance.
Il existe donc un réseau complet de relations entre l’ampleur de la
dissonance et l’attitude des gens à l’égard de nouvelles informations sur les
sujets qui les préoccupent. Quand la dissonance est faible, on devrait
discerner une recherche active d’informations, émanant de sources dont le
sujet suppose qu’elles lui fourniront des connaissances susceptibles
d’augmenter sa consonance. On devrait, en même temps, observer une
résistance active à l’information provenant de sources pouvant augmenter la
dissonance. Mais l’idée que quelqu’un se fait à l’avance de la source
d’information n’est généralement pas indépendante de l’amplitude de la
dissonance. Celui qui n’a qu’une faible dissonance cognitive à l’égard
d’une action qu’il s’apprête à entreprendre peut encore espérer que la
nouvelle information sera consonante avec son action. Mais s’il a une
dissonance considérable entre ses connaissances et son comportement et ses
actions, il peut s’attendre qu’une information supplémentaire ne fasse
qu’accroître cette dissonance. Autrement dit, le sujet attend de la nouvelle
source d’information qu’elle vienne confirmer ce qu’il savait déjà de façon
évidente. Si l’amplitude de la dissonance devient telle que le sujet soit
presque disposé à modifier son action, il redevient prêt à s’exposer aux
informations faisant accroître la dissonance et pouvant l’aider à faire le
changement.
Une vérification
Festinger pensait tenir ainsi une hypothèse de travail suffisante pour en
tenter la vérification expérimentale. Celle-ci devait être celle d’un sujet
engagé dans une action. La nature de l’action devait être telle que
l’expérimentateur puisse déterminer dans quelle mesure ces expériences ont
pour effet une connaissance qui reste consonante ou devient dissonante avec
l’action. À un certain moment, il fallait pouvoir donner au sujet la
possibilité de recevoir les informations supplémentaires intéressant l’action,
et mesurer alors la façon dont le sujet s’exposait à ces nouvelles
informations. En définitive, c’est une forme de jeu de hasard qui sembla
réunir toutes les conditions de l’expérience, pour Festinger et ses
chercheurs.
L’expérience était conduite de la façon suivante. Le sujet entrait au
laboratoire. On lui expliquait qu’on cherchait à étudier le comportement des
gens dans les jeux de hasard. Il était payé deux dollars et demi pour servir
de sujet d’expérience, mais on lui précisait que c’était la somme dont il
pouvait disposer pour jouer. Le jeu lui était ensuite expliqué : on mélange
les cartes, on en tire sept, dont on additionne les totaux respectifs ; celui des
deux joueurs dont les sept cartes font le plus grand total est gagnant. Le jeu
est répété trente fois de suite. Avant chaque partie, le sujet doit déclarer
combien il veut miser, le montant de la mise pouvant aller de cinq à vingt-
cinq cents.
On explique aussi au sujet que les deux côtés du jeu ne sont pas pareils,
mais que l’un est meilleur que l’autre. Ce faisant, l’expérimentateur invite
le sujet à réfléchir et à choisir le côté qu’il préfère. Il ajoute toutefois que le
sujet pourra changer de côté une fois au cours des trente parties. Ce dernier
point doit permettre de savoir si le sujet cherchera à obtenir des
informations qui augmenteront sa dissonance lorsque l’amplitude de celle-
ci sera telle qu’il envisagera de changer d’action. Après avoir laissé le sujet
décider de quel côté il choisit, on commence le jeu et on joue les douze
premières parties. À ce moment, l’expérimentateur arrête provisoirement la
série et montre au sujet un tableau de probabilités de toutes les
combinaisons de sept cartes. Il explique au sujet comment il peut s’en servir
pour calculer ses chances de gain ou de perte de chaque côté du jeu, et il lui
rappelle qu’il lui reste encore dix-huit parties à jouer. Il lui remet ce tableau,
en lui laissant le temps de l’étudier : « Lorsque vous serez prêt à reprendre
le jeu, vous me le direz. »
Le temps mis par le sujet à étudier le tableau est enregistré. C’est cette
mesure-là qui intéressait essentiellement Festinger. Ce qu’il voulait en effet
établir, c’était le rapport entre le temps employé par le sujet à regarder le
tableau et le chiffre de ses gains ou pertes au jeu avant ce moment.
Normalement, cette proportion résultait du hasard. Pour être certain
d’obtenir un nombre de cas suffisants aux extrêmités de la courbe, les
expérimentateurs retiraient parfois quelques cartes fortes et quelques cartes
faibles. Ils s’arrangeaient cependant pour que chaque sujet quitte le jeu avec
les deux dollars et demi promis. Les cartes n’étaient retirées que dans un
but expérimental.
Telle fut la première expérience que fit Festinger pour vérifier son
hypothèse de la dissonance. Après l’avoir faite sur quelque vingt-cinq
sujets, il s’aperçut de son échec. Les sujets qui avaient gagné regardaient
très peu le tableau, et c’était bien à quoi on pouvait s’attendre. Avec une
faible dissonance ou pas de dissonance du tout entre ce qu’ils savaient du
jeu et la décision de continuer du côté qu’ils avaient choisi initialement, ils
n’avaient aucune raison de désirer des informations complémentaires. Mais
pour les autres sujets qui perdaient, le temps passé à étudier le tableau
variait considérablement.
Théoriquement, on pouvait s’attendre que les sujets perdant de petites
sommes, c’est-à-dire éprouvant une certaine dissonance mais pouvant
espérer que de nouveaux renseignements seraient en consonance avec la
continuation du jeu du côté choisi à l’origine, étudieraient longuement le
tableau ; que les sujets ayant perdu plusieurs fois, pensant que le tableau ne
ferait que confirmer leur expérience, et accroître la dissonance, éviteraient
de le regarder ; et que ceux ayant perdu continuellement le scruteraient
longuement, étant sur le point de changer leur action.
Mais la dernière phase donne la clé de ce qui constituait l’erreur de
Festinger, ainsi qu’il s’en rendit compte par la suite. Il n’avait sans doute
pas introduit suffisamment de résistance à changer l’action. Dès lors, il
modifia le procédé expérimental. Ainsi eut-il la possibilité de vérifier que la
relation entre la dissonance et l’exposition à de nouvelles informations –
même lorsque le contenu des informations reste incontrôlable par le sujet –
était consistante avec les dérivés de son hypothèse concernant la pression
pour réduire la dissonance existante.
Entre-temps, la théorie de Festinger sur la dissonance progressait. Par
exemple, il lui semblait préférable de formuler les choses en termes de
relations entre des connaissances plutôt qu’en termes de relations entre
connaissance et action. Ainsi, dans le jeu, la dissonance, pour le sujet, se
trouvait entre sa connaissance de ce qui se passe pendant le jeu et le fait
qu’il était conscient de continuer à jouer du côté choisi au début. Les
avantages de cette manière de voir résident dans une plus grande facilité à
étendre les résultats à la dissonance existant entre les opinions elles-mêmes,
ainsi que dans la formulation plus simple des hypothèses.
Festinger prit conscience que l’hypothèse de la dissonance avait
d’autres implications et il commença à les explorer. Il lui semblait évident,
notamment, qu’en optant pour un des termes de l’alternative, le sujet crée
en lui-même une dissonance. Car, indépendamment du fait qu’il a senti que
sa décision était bonne ou mauvaise, tout ce qui est, à sa connaissance,
favorable au côté qu’il a rejeté, devient, après la décision, dissonant avec la
connaissance de cette décision. En d’autres termes, le fait de connaître les
caractéristiques favorables à l’alternative rejetée, tout en sachant qu’on a
choisi l’autre terme de l’alternative, suffit, selon la définition, à produire la
dissonance.
Jack Brehm 5 a fait un certain nombre d’expériences pour vérifier cette
hypothèse, et les résultats semblent la confirmer entièrement. S’il y a
dissonance à la suite d’une décision, on peut prévoir les manifestations
d’une tendance à réduire cette dissonance. Dans la mesure où le sujet réussit
à la réduire, on doit pouvoir observer, après décision, une attraction accrue
pour la solution choisie et une attraction diminuée pour la solution rejetée.
Brehm a constaté que tel était bien le cas, et aussi que l’importance du
phénomène était en fonction directe de l’ampleur de la dissonnance après
décision.
Prédiction
Je voudrais souligner encore l’une des directions que prit l’étude de
Festinger et de son équipe, au début de leurs recherches, et qui se révéla
passionnante et féconde. Un des chercheurs apporta un jour un livre de
Clara Endicott Sears intitulé Days of Delusion. Cet ouvrage décrit la vie
d’un groupe fondé par un certain William Miller, fermier de la Nouvelle-
Angleterre, qui, après avoir soigneusement étudié la Bible pendant douze
ans, crut découvrir en 1840 que la deuxième venue du Christ et la fin du
monde, tel que nous le connaissons, et y vivons actuellement, aurait lieu en
1843.
Les différents événements rapportés dans cet ouvrage et qu’il serait trop
long de transcrire ici ne sont pas difficiles à interpréter dans l’hypothèse de
la dissonance selon Festinger.
La non-réalisation de la prédiction apportait aux membres de la secte
des connaissances qui étaient nettement en dissonance avec leurs croyances.
Ils pouvaient, bien entendu, éliminer entièrement la dissonance en rejetant
la croyance, mais cela leur était difficile. Ils s’étaient mis à nu
publiquement, devant un monde hostile ; ils s’étaient compromis en
négligeant leurs affaires terrestres et en distribuant leurs biens. En fait,
quand le mouvement mourut finalement, des milliers de gens se trouvèrent
appauvris. Il ne leur restait donc qu’à s’accrocher à leur foi. Comment, dès
lors, pouvaient-ils réduire la dissonance, incapables qu’ils étaient de nier
que la fin du monde n’avait pas eu lieu ? Il leur fallait donc convaincre un
nombre de plus en plus important de gens que leur foi était vraie, afin que
l’ampleur de son support social pût rendre la dissonance moins importante.
Ainsi s’explique, après les premiers démentis donnés à la prophétie, la
recrudescence du prosélytisme.
Ce paradoxe apparent d’une augmentation de la faveur, allant de pair
avec l’infirmation de la croyance, parut à Festinger si passionnant qu’il se
mit à chercher dans la littérature des cas similaires. Il resta longtemps sans
en rencontrer de véritablement typique, mais un jour, dévorant sa ration
quotidienne de journaux divers, il remarqua un article qui, sous un titre
humoristique, racontait ceci : « La ville de Lake City sera détruite par un
déluge, commençant par une inondation venue du Grand Lac et juste avant
l’aurore du 21 décembre. C’est ce que nous a raconté une ménagère de la
banlieue. Mme Marion Keech, habitant 847, rue de l’École, affirme qu’elle
n’est pas l’auteur de cette prophétie, mais ce message lui est parvenu, dit-
elle, en écriture automatique. D’après cette dame, ces messages lui sont
envoyés par des êtres d’essence supérieure d’une planète appelée “Clarion”.
Ces êtres sont venus sur Terre dans ce que nous appelons des soucoupes
volantes. Au cours de leurs visites – toujours d’après cette dame – ils
auraient observé des lignes spéciales dans la croûte terrestre qui permettent
de prévoir la déluge. Ce déluge prendrait la forme d’une mer intérieure,
s’étendant du cercle Arctique au golfe du Mexique. Au même moment, a-t-
elle ajouté, un cataclysme submergerait la côte du Pacifique jusqu’au
Chili. »
Ce récit intéressa Festinger et son équipe. En ayant discuté avec Stanley
Schachter et Henry Riecken, ils sont tombés d’accord sur les deux points
suivants. Ils étaient tous, évidemment, convaincus que le déluge n’aurait
pas lieu, et que, par conséquent, la prédiction serait infirmée. Ils pensaient
tous ensuite qu’il serait intéressant d’aller voir si cette Mme Keech avait
des adeptes, et dans quelle mesure ils pourraient éventuellement observer ce
groupe. Deux visites leur furent nécessaires pour découvrir qu’existait
effectivement un petit groupe très uni de croyants, et que le seul moyen de
l’observer était qu’ils puissent s’y joindre. Entreprise difficile, car ces gens
ne cherchaient pas à faire de nouveaux adeptes. Petit à petit, cependant,
trois des chercheurs d’abord, puis quelques personnes qu’ils avaient
engagées à cet effet, réussirent à être acceptés.
Ce qui les intéressait au plus haut point, c’était d’observer aussi
exactement que possible le degré de conviction des divers membres du
groupe, et les croyances sous-jacentes de leur conviction. Ils cherchaient à
déterminer aussi dans quelle mesure ils allaient passer à l’action, faire et
dire des choses qui les compromettraient et leur rendraient de plus en plus
difficile le rejet ultérieur de leur croyance. Festinger et ses amis voulaient
aussi étudier la nature et l’intensité de leur prosélytisme, soit avant
l’événement, soit après la non-réalisation de celui-ci.
Je n’entrerai pas dans le détail des aventures qui marquèrent cette
expérience, mais je soulignerai un événement qui fut particulièrement
intéressant pour Festinger et son équipe : ces gens qui, jusqu’ici, avaient
évité toute publicité, se mirent à la rechercher avidement. Pendant quatre
jours consécutifs, ils multiplièrent les prétextes pour faire venir et revenir la
presse, faire des déclarations publiques et attirer de nouveaux adeptes. Le
quatrième jour, deux cents personnes se réunirent pour les voir chanter.
Plus il y a de bruit autour de la croyance, plus le nombre des adeptes
s’accroît, et plus la dissonance diminue. Certains membres du groupe, qui
avaient manifesté auparavant des tendances au scepticisme, étaient
maintenant, au contraire, entièrement convaincus de la vérité de l’affaire.
D’ailleurs, tout le temps où Festinger a maintenu des contacts avec eux, ils
ont continué à se réunir et à croire.
Ce passage du secret à la recherche frénétique de la publicité s’explique
pour Festinger par sa théorie de la dissonance. C’est là un des signes d’une
certaine dissonance qu’ils continuaient à ressentir malgré l’explication
rationnelle de leur déconvenue et le support mutuel qu’ils s’apportaient
entre eux.
Mais on peut noter à ce sujet – et Festinger met l’accent sur ce point –
que certains individus sont plus tolérants que d’autres à la dissonance. Par
exemple, ce groupe contenait un large éventail de professions : étudiants,
médecin, commissaire de police, commerçants… L’obligation de se défaire
de tout objet métallique pour monter dans la soucoupe volante a conduit à
des situations burlesques lorsque certains se sont aperçus qu’ils avaient des
agrafes, des fermetures éclair, etc. Faute de temps, on les a enlevés au
rasoir, mais personne n’a pensé à extraire les dents en or ou les plombages,
ni même à soulever la question du métal intégré au corps humain, ce qui
semble prouver qu’ils ressentaient quand même une certaine dissonance
dans leurs convictions.
1. L. Festinger, A Theory of Cognitive Dissonance, New York, Row &Peterson, 1957. J’ai
travaillé avec Festinger aux États-Unis en 1950-1952, puis à Paris en 1953 et en 1956. Son approche
m’avait paru à tel point importante que je l’avais invité à venir en parler à la Société française de
psychologie; le résumé de sa communication, fait par mes soins, avait paru en 1956 dans Psychologie
française. Les travaux mêmes de Festinger sont peu traduits en France, même si sa théorie est
largement reconnue.
2. J. Prasad, «The Psychology of Rumour: A Study Relating to the Great Indian Earthquake of
1934», British Journal of Psychology, vol. 26, no 1, juillet 1935, p. 1-15.
3. D. Sinha, «Behaviour in a Catastrophic Situation: A Psychological Study of Reports and
Rumours», British Journal Of Psychology, vol. 43, 1952, p. 200-209.
4. S. Freud, L’Homme au rats. Un cas de névrose obsessionnelle (1909), traduit par Cédric
Cohen Skalli, préface de Jean Triol, Paris, Payot, coll. «Petite Bibliothèque Payot», 2010, p. 54.
5. J. W. Brehm, «Postdecision Changes in the Desirability of Alternatives», Journal of
Abnormal and Social Psychology, 52, 1956, p. 384-389.
6. D. H. Lawrence et L. Festinger, Deterrents and Reinforcement: The Psychology of Insufficient
Reward, Stanford, Stanford University Press, 1962, p. 37.
7. L. Festinger, A Theory of Cognitive Dissonance, op. cit.,p.3.
8. D. H. Lawrence et L. Festinger, Deterrents and Reinforcement, op. cit., p. 34.
9. L’expression est de Scheflen.
BIBLIOGRAPHIE 1
1. Le lecteur intéressé trouvera une bibliographie développée (plus de trois mille titres) à la fin
du volume II de ma thèse d’État, Contribution à l’étude de la communication non verbale, 1978.
De Anne Ancelin Schützenberger aux Éditions
Rivages