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Déprivilégier

le genre

Faire contre et être (tout) contre le genre

Arnaud Alessandrin
© ( : ? ! ; ) D O U B L E P O N C T U A T I O N, 2021.
ISBN 978-2-490855-12-4

Fichier epub développé par Numilog en janvier 2021 pour le compte de Double ponctuation,
18, avenue de la République – 94340 Joinville-le-Pont, France. Polices de couverture :
Argesta display et Josefin sans ; police des pages intérieures : Cormorant Garamond
Medium (pour le texte principal) et Cormorant Garamond Light (pour les notes de bas de
pages), SIL Open Font License v1.10 (© 2015, Christian Thalmann et le Cormorant Project
Authors). Conception de la couverture : Marjorie Besch. Visuels de couverture : libres de
droit, issus de la base de données Rawpixel. Mise en page : Claire Laffargue. Correction :
Nathalie Massin. Dépôt légal : 2021.

Double ponctuation – www.double-ponctuation.com – contact@double-ponctuation.com


Arnaud Alessandrin est docteur en
sociologie à l’université de Bordeaux,
où il enseigne la Sociologie du genre et
des discriminations. Depuis janvier
2019, Arnaud Alessandrin est membre
du conseil scientifique de la Délégation
interministérielle à la lutte contre le
racisme, l’antisémitisme et la haine anti-
LGBT (DILCRAH). Il dirige, avec
Johanna Dagorn, la revue Les cahiers © Philippe Dourfer
de la LCD – Lutte contre les
discriminations et a notamment publié Sociologie des transidentités
(Le Cavalier Bleu, 2018) et Santé LGBT (Le Bord de l’eau, 2019).
Comme une vibration.
C’est ça.
Quelque chose comme une vibration
Qui relierait les mondes
Dont nous serions la source
Mais submergés.

Stéphane Bataillon, Où nos ombres s’épousent, éditions Bruno Doucey, 2016 (p. 75).

Tous les instants d’écriture sont des instants de solitude.


Mais la solitude choisie, celle dont on ne souffre pas, n’est rendue
possible qu’à la condition d’être entouré.
C’est donc à celles et ceux qui m’entourent que je dédie ce livre.
À mon mari, ma famille, mes ami·e·s.
À mon neveu et ma nièce : que leur monde finisse par se
déprivilégier.
Sommaire
Introduction – Nous ne sommes jamais totalement socialisés
par le genre, mais le genre nous socialise partout
Micrologie d’un genre visqueux
Genre est un verbe
L’arbitraire du genre
Détraditionalisation du genre
Ronronnement du genre
L’outregenre
L’horizon égalitaire
Première partie – La force des mouvements féministes :
déprivilégier le genre
Le privilège de genre
Le cas de l’espace public
Égalité et universalité
Pédagogie et contestation
Déprivilégier la parole
Deuxième partie – Les mouvements trans :
dégénitaliser le genre,
Avant le « transsexualisme »
Du médical au social
Appropriations transidentitaires
La voie du droit et les discriminations du quotidien
Explosion des identités
Troisième partie – Genres neutres et genres fluides :
débinariser le genre
La non-binarité
Un phénomène en progression ?
Un contexte d’incertitude
Désétatiser le genre et le sexe
Quatrième partie – L’expérience drag-queen :
exacerber le genre
Visibilité par les œuvres
Luttes structurantes
Drag Race
Précarité
Conclusion – Faire contre et être (tout) contre le genre
La dette du genre
Faire et être
Lexique
Introduction

Nous ne sommes jamais totalement


socialisés par le genre mais le genre
nous socialise partout
Je souhaitais écrire cela : que le genre est politique mais qu’il
relève aussi de ce microscopique, de cette dentelle des
relations interpersonnelles qui fait que les liens interindividuels –
ceux de la confiance, de l’amitié, de la défiance, du soupçon ou
de l’amour – situent les personnes dans des tiraillements qui ne
peuvent trouver comme unique réponse que « Tout est
politique ». Tout est aussi – démesurément – émotionnel,
affectif, sensible.

Le genre se situe à cet endroit de crête, où se trouvent l’objet


construit et celui que l’on modèle.

Micrologie d’un genre visqueux

Nos souvenirs nous racontent à la fois comme nous ne sommes


plus et comme nous sommes encore, pour partie. Ils nous
traduisent, et matérialisent la mémoire. Nous les possédons,
nous les « gardons », puis nous décidons la façon dont nous les
dévoilons.
Adolescent, je me souviens par exemple avoir acheté une
chemise avec mon argent de poche. Lorsque je suis rentré à la
maison, ma mère m’attendait avec des amies. Elle faisait
souvent ça : me convier aux repas avec ses amies. Ce soir-là,
avant de les rejoindre, j’ai d’abord enfilé ma belle chemise. À
mon grand étonnement, ce ne fut pourtant pas la chemise qui
retint l’attention de ma mère, mais la façon dont je m’étais
spontanément assis sur la chaise du salon. J’avais pris une
position qui fit dire à ma mère : « Vous avez vu comme il devient
un homme, mon fils ? » Puis elle se mit à mimer ma position, en
écartant les jambes, en posant un coude, puis l’autre, sur
chacun de ses genoux, puis en avançant le buste qui, ainsi,
trouvait son appui. Une position virile, à ses yeux. Ce n’était
nullement moqueur, pas non plus admiratif. Elle disait quelque
chose qui relevait de l’ordre naturel des choses. Elle constatait
ce qui doit advenir – qu’un fils devienne un homme. Et c’est le
corps, sa posture, qui signalait ce devenir en cours de
réalisation. Pourtant, je n’ai jamais compris cette phrase :
« Devenir un homme », pas plus que je n’ai compris
l’acquiescement de ses amies. Pour elles aussi, cela paraissait
une évidence, un « allant-de-soi » ; en tant que garçon, j’étais
destiné à entrer dans l’étape suivante, qui consiste à « être un
homme » – comme une mue, une finalité obligatoire. J’étais
surpris : qu’avais-je fait pour incarner cela, malgré moi ?
Quelque chose – un signal ? – s’était donné à voir qui autorisait
cette « déclaration » prenant à témoin l’auditoire. À moins que
cela ne fut, en réalité, un « souhait », une manière de se
raccrocher aux normes. « Moi, mère célibataire, je n’ai pas fait
de mon fils une tapette. » Je caricature, car je n’ai jamais
entendu ma mère tenir des propos homophobes et, pour dire
vrai, ce fut une alliée parfaite tout au long de ma vie, à cet
endroit de mon identité. Mais la pesanteur des normes se situe
là également ; dans l’amour d’une mère qui, voulant bien faire,
espère que son fils soit « normal », comme un signe de réussite
éducative.

Manque de chance, j’ai très vite assumé mon homosexualité –


et, par là même, ma féminité, bien que les deux ne soient bien
évidemment pas synonymes. Bien des années plus tard, c’est à
une amie que je dois la meilleure synthèse de mon équilibre au
genre. Discutant avec ma mère, elle lui tint ce propos :
« Madame, et c’est un compliment dans ma bouche, sachez
que vous avez complètement raté la socialisation masculine de
votre fils. » Il n’est cependant pas certain que, pour ma mère, ce
fut réellement un compliment – dans un premier temps du
moins, car à force de fréquenter un fils sociologue, on finit par
appréhender ce genre de phrases à leur juste valeur.

À bien y réfléchir, ce n’est certainement pas non plus mon


« milieu d’origine » qui a favorisé la sédimentation d’une
masculinité puissante en moi. D’une part – mais est-ce
suffisant ? – j’ai été élevé dans un monde de femmes. Une
mère coiffeuse, une grand-mère artiste, une tante vendeuse et
une cousine psychologue ; ce n’étaient pas les modèles
masculins qui m’encombraient. Il y eut bien sûr mon oncle,
fonctionnaire à la mairie de la ville où nous habitions, pour venir
rompre l’hégémonie féminine. Mais il n’incarna jamais, loin s’en
faut, ni l’antiféminisme ni le machisme ordinaire – pas plus que
beaucoup d’autres hommes en tout cas. Par conséquent, j’ai été
relativement libre de me socialiser parmi les fans de Mylène
Farmer bien plus que parmi les supporters du club de foot du
quartier. Par cette description familiale forcément lacunaire je ne
voudrais pas « essentialiser » quoique ce soit. Je sais bien que
notre socialisation de genre ne se limite – ni ne s’arrête – aux
frontières familiales. Mais j’ai le sentiment que si quelque chose
m’avait retenu et empêché, à l’endroit de ces relations si
importantes à mes yeux, les choses (mon homosexualité, mon
rapport à mon propre genre) ne se seraient pas déroulées ainsi.

D’autre part – mais là encore : est-ce suffisant ? –, mon


parcours relève du hasard géographique. Au bout de ma rue,
les copines et les copains avaient pour lycée de secteur un
établissement à la fois général et technologique dont les options
faisaient très nettement pencher les effectifs du lycée du côté du
masculin. À l’autre bout, là où j’habitais, le lycée de secteur était
un lycée de centre-ville aux options Arts plastiques et Arts
appliqués – où venir maquillé au lycée semblait d’une banalité
déconcertante aux yeux de toutes et tous. Je ne sais pas ce
qu’aurait été mon genre, puisque c’est de lui dont on parle, si je
n’avais pas baigné trois années durant dans cet univers
d’artistes. Peut-être aurais-je été le même, peut-être aurais-je
été diamétralement différent. Quoiqu’il en soit, ce parcours
relève d’un autre arbitraire que celui de la naissance : mon
numéro de rue.

Il y a toutefois quelque chose de nettement moins arbitraire


dans ce parcours, c’est l’homophobie. Si je n’ai jamais eu à me
confronter à de la violence physique, j’ai connu quelques
brimades, moqueries et menaces assez tristement communes
dans la vie d’un garçon homosexuel. J’ai effectué mes premiers
coming out en seconde. Je dis « mes » coming out car on ne
sort jamais totalement du placard, et jamais en une seule fois.
On y rentre de nouveau plein de fois pour en ressortir encore.
Aux alentours de 16 ans, dans un lycée certes ouvert mais dans
lequel j’étais à ma connaissance le seul homosexuel « out »,
j’avoue me trouver, avec le recul, un certain courage.

Cette singularité n’était pas, en soi, dérangeante, mais elle


nécessitait que je trouve des modèles, une « communauté »,
ailleurs que dans mon école ou dans ma famille. À une époque
où l’on se connectait à Internet avec des forfaits plus que
limités, « trouver des garçons » passait le plus souvent par la
fréquentation de boîtes, de bars.

« on ne sort jamais
totalement du placard,
et jamais en une seule fois »
C’est très certainement ma première marche de fiertés qui m’a,
à cette époque du moins, le plus marqué. En 2004, à Bègles,
non loin de chez moi, avait lieu le premier mariage homosexuel.
Célébré par Noël Mamère, il était suivi par tout un ensemble
d’acteurs et d’actrices de la lutte pour l’égalité des droits. Le
jeune lycéen que j’étais ne saisissait pas cet évènement
pleinement, dans toute sa portée. J’y voyais plutôt un instant de
visibilité concomitante à la mienne, une simultanéité aussi
opportune qu’inconfortable pour m’affirmer. Opportune, car j’ai
rencontré là des ami·e·s de militance, car les médias en
parlaient et que cela me permettait d’en discuter moi aussi.
Inconfortable, car j’ai d’emblée dû faire avec les remarques du
type : « Vous, les homosexuels, vous en demandez beaucoup,
quand même ! » ; ou « Il faut toujours que vous vous fassiez
remarquer ! »… J’ai perdu beaucoup d’amis à cette époque, des
garçons pour la plupart. Lors de la marche des fiertés qui se
tenait le même jour que ce mariage, je me souviens que des
individus, postés de part et d’autre des trottoirs le long du
passage du cortège, nous insultaient. D’autres franchissaient
même nos rangs pour distribuer des tracts sur lesquels nous
pouvions lire que nous étions « anormaux ». Aucune personne
ne saurait passer à travers ce déchaînement de haine sans en
absorber une part, même infime. Je pensais ne jamais revivre
cela ; mais neuf ans plus tard, le même déferlement
d’homophobie se produisit. La Manif pour tous m’a prouvé que
le sentiment homophobe était bel et bien présent, souvent
refoulé mais prêt à s’épanouir à la moindre occasion. Cette
constance interpelle.

Mais revenons à la « viscosité » du genre. Je n’ai pas dit la


liquidité du genre, ni même son entière solidité. Autrement dit, je
ne parle pas de la « fin » des normes relatives au genre ou d’un
hypothétique « après-le-genre », comme je ne parle pas ici
d’une stricte « reproduction » du genre, un éternel hier – pour
reprendre Max Weber. Ce qui relève du visqueux peut se définir
comme l’ensemble des phénomènes de résistance au
mouvement d’un fluide. La viscosité diminue la liberté
d’écoulement du fluide mais ne l’empêche jamais
complétement. Elle en ralentit la propagation sans toutefois
dissiper l’entièreté de son énergie. La physique du genre est
celle-ci : mouvements et retenues. Lorsque Judith Butler écrit
que le genre est, à l’image du théâtre, comme « une pratique
d’improvisation qui se déploie à l’intérieur d’une scène de
contrainte » (2006, p. 13)1, c’est aussi cela qu’elle dit :
innovations et répétition constituent le genre, en siamois.

De quoi parle-t-on, lorsque l’on parle de genre ? On parle


d’arbitraire. Arbitraire des places. Arbitraire des chances.
Arbitraires des représentations et des imaginaires aussi. Notre
expérience est réglée par le genre. Que l’on parle de
« domination masculine », de « privilège masculin », de
« patriarcat » ou de « normes de genre », voici la direction que
l’on indique : celle d’un fait social vertical.

Genre est un verbe

Le genre est un verbe. Il est une action. Il classe, il valide… Il


déclasse, il invalide. Le genre est une attente. Sociale,
parentale, personnelle. Comme toute attente, il s’agit de ne pas
décevoir ce qui est censé advenir. Le genre est donc une
prescription qui n’autorise l’errance qu’à de rares exceptions. Le
genre est une répétition. « C’est la nature » : alors, longtemps,
on a peu interrogé le genre. « C’est le développement normal
des êtres » : alors, longtemps, on a eu peur de toucher au
genre. La peur d’intervenir, la peur de perturber l’ordre des
choses.

Il n’y a pas d’extérieur au genre : il est au cœur des questions


d’inégalités femmes-hommes, de violences faites aux femmes,
de préjugés et de stéréotypes, d’éducation, de discriminations
sexistes ou homophobes, transphobes ou « intersexistes »2.
Plus encore : ni les questions de racisme, de classe sociale,
d’urbanisme ou d’environnement n’échappent au genre3. Le
genre est amniotique. Il nous entoure, nous aborde, nous nourrit
– parfois contre notre volonté. Ne cherchez donc pas de rivage
au genre. Pas de frontière. Pas d’ailleurs. Tout est genre car
rien ne se soustrait aux différences, aux hiérarchies et aux
inégalités produites par les catégories « homme », « femme »,
« homo », « hétéro »…

Au commencement était le genre. Il est une condition d’être au


monde, ce qui s’avère d’autant plus vrai dans des sociétés
marquées par les cases de l’état civil. L’administration du genre
est institutionnalisée et l’école, la famille, les loisirs, l’espace
public, les médias ou le travail en sont des théâtres
d’expression privilégiés. Au commencement était le genre. Être
une femme, un pédé, ou être un travelo est inaugural des
identités meurtries. Et il n’est nullement besoin d’être la
personne qualifiée par ces mots pour se savoir potentiellement
victime et donc potentiellement menacée. D’ailleurs, toutes les
insultes, pour peu qu’elles soient efficaces, ne sont-elles pas
féminisées ? Sale pute, grosse pédale… Il existe un genre de la
blessure. Ajoutez à cela un soupçon de dégoût, et vous
obtiendrez une alliance parfaite pour créer l’opprobre. Mais le
monde contemporain opère un entrelacement entre les
pansements et les lésions, entre les joies et les souffrances
genrées. Dans une même ville, une même rue, un couple peut
se tenir la main et l’autre non, en fonction de sa sexualité. Dans
un même immeuble, sur un même pallier peuvent résonner des
anniversaires de couples et des violences conjugales. Le genre
nous oblige à nous comparer. L’évolution de notre relation au
genre rend insupportable – aujourd’hui peut-être plus qu’hier –
les injustices, violences et inégalités. Le genre est un rappel de
notre horizon égalitaire. Et il n’autorise aucun hors-champ.

L’arbitraire du genre

On n’attend pas le consentement des individus pour leur


assigner un genre, pour les endiguer dans des attentes de
genre face auxquelles chaque pas de côté sera sanctionné par
une « police de genre », par des contrôles, des condamnations,
plus ou moins lourdes, plus ou moins explicites. Nous sommes
toutes et tous passés entre les mains de ces polices-là, et nous
sommes tous et toutes devenues, qu’on le veuille ou non, les
policières et les policiers d’autrui. Un regard, un jugement, une
moquerie, une injure, une discrimination, un harcèlement, une
violence…

Le genre est arbitraire car il nous est donné de l’extérieur, de


manière coercitive et totale. À cet égard, de façon tout à fait
durkheimienne, le genre se range du côté des faits sociaux
classiques – c’est-à-dire injonctifs et dissuasifs. Décrivant cela,
nous faisons exister le genre dans sa permanence. Et il y a
bien, effectivement, des choses qui perdurent – on peut penser
aux violences faites aux femmes, aux viols, dont le nombre
(depuis qu’il tente d’être mesuré, c’est-à-dire assez récemment)
ne parvient pas à diminuer, et aux féminicides.

« le genre est arbitraire


car il nous est donné de
l’extérieur,
de manière coercitive et totale »
Mais, le genre possède aussi une dimension identitaire (« je
suis un homme »), distributive, inégalitaire (au bénéfice quasi
systématique des hommes) et relationnelle. Ce genre-là est-il
intégralement immuable ? Lorsque Pierre Bourdieu publiait La
Domination masculine, il voyait par exemple dans les
transformations de genre queer ou drag des « parodic
performances » aux « résultats trop minces et trop incertains »4.
En ce sens, le sociologue pensait qu’elles n’iraient pas contre
une « éternalisation de l’arbitraire »5 et de la subordination. Or
ne sommes-nous pas plutôt face à une stabilité apparente, dont
les failles ne cessent ne s’élargir ? En y regardant de plus près,
l’histoire du genre n’a jamais été une histoire apaisée, une
histoire linéaire. Elle a connu des ruptures et ce sont ces
ruptures qu’il s’agit de rappeler, d’autant plus aujourd’hui, dans
un contexte de « bouillonnement » de ces questions.

Détraditionalisation du genre

Tension classique entre mêmeté et altérité, les éléments de


cette histoire renvoient très certainement au passage d’un
programme fort à une « détraditionalisation » du genre. Un
« programme fort » du genre, c’est un genre qui épousait et
épouse encore parfois les contours de l’exactitude supposée
naturelle, ou bien encore – dans sa binarité et sa hiérarchie – de
la nécessité sociale et individuelle. Un programme fort du genre
s’appuie sur des arguments d’autorité. La nature, la culture ou le
droit sont, parmi d’autres, les armes redoutables de ce
programme. Le programme fort du genre, c’est un dispositif
assommant, total, où tout est imbriqué. Dans lequel il n’y a pas
de place pour l’interrogation. Une détraditionalisation du genre,
c’est le genre qui ne s’impose plus de lui-même. Un genre face
auquel chacun est à la fois libre et en devoir de plonger, afin de
résoudre les épreuves qu’il ou elle va rencontrer.

Le genre est alors déstabilisé. Il ne peut plus se résumer à un


verdict dont on ne peut jamais faire appel du fait de sa
répétition, sa naturalisation. Il ne peut plus se résumer à un
dispositif dont on ne se dessaisit jamais complétement.
Autrement dit : nous ne sommes jamais totalement socialisés
par le genre mais le genre nous socialise partout. Il existe
toujours du « jeu » dans le genre. Dans certaines conditions,
incluant certains coûts, il est possible de faire quelque chose de
ce genre qui nous a été donné6.

Les inégalités entre femmes et hommes, entre féminin et


masculin, entre hétérosexualité et homosexualité, etc., ne
s’incarnent pas qu’à la tête des grandes entreprises mais aussi
– et peut-être même surtout – dans les replis des relations
personnelles, des soins et des attentions, des intimités, de nos
récits biographiques, des pratiques quotidiennes de la vie
familiale ou conjugale, des déplacements, des représentations.
Ces différences-là, qui sont autant d’inégalités, sont produites
dans le silence de l’ordinaire et du réitéré. « C’est une fille / c’est
un garçon » ; « Une fille, ça ne se cure pas le nez » ; « Elle sera
infirmière ou vétérinaire, plus tard » ; « T’as un petit copain ? »
(ou « une petite copine », mais rarement les deux suggestions
qui se succèdent) ; « Ça ne me dérange pas que mon fils soit
homosexuel, mais… » ; « Cette histoire de non-binarité, ça lui
passera avec l’adolescence » ; « Je dis toujours à ma fille de
faire attention quand elle sort » ; « C’est étrange quand même,
une femme qui ne veut pas d’enfant »7 ; « T’as vu comment elle
s’habille, aussi ? » ; « Qui fait l’homme / qui fait la femme ? » ;
« Je me suis mise à mi-temps pour m’occuper des enfants » ;
« Mesdames, assumez vos formes » et (quelques pages plus
tard) « Mesdames, comment perdre vos kilos ? » ; « C’est
naturel, chez la femme » ; « Téléchargez aussi vite que votre
femme change d’avis »8.

Ronronnement du genre

Les données annuelles de l’Observatoire national des violences


faites aux femmes, dans sa douzième lettre qui porte sur
l’année 2016, souligne que 93 000 femmes âgées de 18 à 75
ans se déclarent victimes de viols ou de tentatives de viol sur
une année. De l’autre côté, les services de police et de
gendarmerie ont enregistré un total de 14 268 plaintes pour
viols en 2017. Selon le ministère de la Justice, la même année
(2017) on recense 1 266 condamnations pour viol. Le rapport
entre les faits rapportés par les victimes et les condamnations
est de 1 pour 74.

Les résistances féministes, et à leurs côtés les résistances


LGBTIQ9 sont là pour nous alerter sur le ronronnement du
genre, comme une vigilance à son égard, afin que les violences
et injustices qu’il charrie ne soient plus ignorées ni mêmes
pensées, vécues, comme coutumières. Il s’agit également de ne
pas attendre les drames que sont les meurtres, les passages à
tabac, les violences multiples pour que seule l’indignation fasse
émerger le genre dans l’agenda médiatique et politique.
Lorsque l'on s’insurge, il est souvent déjà trop tard. Alors que si
le ronronnement est perturbé, et que cela génère un « effet
Larsen », il devient insupportable, inaudible, indéfendable. Le
genre crisse dans ses rouages les mieux huilés, et les
désaffections vis-à-vis des places assignées se multiplient. Ce
sont ces déprises que ce livre se propose d’éclairer, ces pas de
côtés minoritaires, parfois d’apparence anecdotique, mais
pourtant si fondamentaux.
Tous les fronts militants, associatifs ou politiques, ne pourront
cependant pas être décrits dans ces pages, et je voudrais
d’emblée dire pourquoi. Je ne crois pas aux théories totales sur
le genre, aux hochets conceptuels que l’on brandit avant même
la première observation de « terrain », avant même les
premières données collectées.

Je peux vous dire d’où je parle, comme je peux vous dire quelle
est ma méthode, mais je ne saurais défendre « une » et « une
seule » paroisse théorique ou conceptuelle qui viendrait à la fois
introduire et conclure mon propos. Les constats qu’impose le
genre – que l’on parle d’inégalités ou de violences – nécessitent
que l’on soit humble. À la question : « À quelle condition puis-je
faire quelque chose du genre qui m’a été donné ? », aucun
procédé individuel ou collectif ne répond à coup sûr, à l’unisson.
Peut-être car le genre, comme expérience, ne se laisse jamais
complétement saisir d’un seul tenant. Pour le dire autrement, on
n’efface pas le genre. Je ne crois pas aux révolutions genrées.
On n’écrit pas le genre avec une gomme. On le repeint, mais il
craquelle sans cesse. Sans cesse il laisse entrevoir ses
soubassements. Sans cesse, alors, il est repris.

« le genre, comme expérience,


ne se laisse jamais
complétement
saisir d’un seul tenant »
L’outregenre

Le genre est à l’image des tableaux de Pierre Soulages. Il ne se


déploie que dans des rapports à ce qui l’effleure, entre en
contact avec, le réfléchit. C’est peut-être en reprenant les mots
de Michel Foucault – qui qualifiait « le pouvoir » non comme une
possession, mais comme une relation – que nous comprenons
le mieux le genre. Le genre ne se possède pas, il s’exerce. Par
autrui d’abord. Par soi ensuite. Pour certaines et certains, cet
exercice est (plus ou moins spontanément) linéaire. Être une
fille, puis une femme, puis une mère, est toujours préférable, du
point du vue des archétypes sociaux, que les parcours de
changement de genre ou que les parcours de mères sans
enfant. Pour d’autres, donc, l’exercice du genre est une
épreuve. Mais on ne « résout » que très rarement les épreuves
du genre. Toute situation contrariée par le genre (être tranquille
dans la rue, ne pas subir de violence, ne pas avoir à faire son
coming out…) génère une mise à l’épreuve (pour reprendre
Danilo Martucceli).
Revenons à la peinture. Soulages ne peint pas que du noir. Et
s’il est fort probable que le noir qu’il utilise se trouve en
supermarché, c’est-à-dire que tout le monde peut l’utiliser, c’est
ce qu’en fait Soulages qui en fait un Soulages. Comme il existe
donc cet outrenoir du peintre, ne pourrait-on considérer que
nous pouvons être, aussi, dans un « outregenre » ? Un genre
qui n’est pas qu’émission, coercition et contraintes – même s’il
est cela aussi –, mais également un genre de la réception, de la
réverbération. Bref, une relation, une expérience. Je ne veux
pas de hochets conceptuels, mais si j’en utilisais, ce serait peut-
être ceux-là. Ceux de l’expérience, au sens de François
Dubet10, c’est-à-dire des assignations, des modalités
d’intégration de l’individu dans un système qui lui préexiste et
qui, ce faisant, fait exister les relations (même ou surtout
conflictuelles) dans lesquelles nous nous situons. Au vu des
mouvements sociaux que nous avons connus autour des
questions de genre (mariage pour tous, violences faites aux
femmes…), il va sans dire que cette expérience est aussi faite
de stratégies qui déplacent les pierres de « l’édifice genre »,
plus ou moins lentement, de façon plus ou moins linéaire en
fonction des cas – mais qui les déplacent toujours, ne serait-ce
qu’un peu, à un endroit, pour quelques un·e·s. Au total, si nous
nous intéressons au genre c’est parce qu’enfin, nous nous
intéressons aux subjectivités : ce qui fait de l’individu un être
doté d’une coloration propre, d’un passé, de sentiments…
D’émotions, finalement11.

L’horizon égalitaire

Il est une autre idée qu’on ne saurait évincer – et dans le


contexte de sociétés basées sur les représentations (dans les
médias, dans l’espace public, etc.), il faut doublement la
souligner –, c’est l’horizon égalitaire qui est le nôtre. Le genre
génère des inégalités. D’accès à la santé, à l’éducation, à
l’espace public. Des inégalités de représentations dans les
médias, dans le spectacle vivant, dans les imaginaires. Des
inégalités de places, d’emplois, de salaires. Des inégalités dans
les niveaux de vie, mais aussi dans les modes de vie – en ce
qui concerne le partage des tâches, par exemple.

Si l’on veut s’inscrire durablement dans une société de l’égalité,


le genre ne peut être pensé seul, isolément. Les groupes
« femmes » ou « gays » ne sont uniformes que si l’on n’y porte
pas attention. Ainsi, les questions de classe sociale, de santé,
de religion réelle ou supposée, ou d’âge sont autant de facteurs
qui influencent considérablement la solidification des inégalités.
Mais l’horizon égalitaire ne se suffit plus. Il a besoin
d’incarnations. L’idéal n’attire plus autant, du moins s’il n’est pas
accompagné d’une politique des identités.

Une tension s’esquisse à cet endroit, qui dépasse de loin les


questions de genre. L’accumulation des ressentis et des réalités
inégalitaires menace notre vie démocratique puisque nous n’y
participons pas toutes ou tous sous le même régime d’inclusion.
Autrement dit, la dimension démocratique de l’égalité réelle
relève de l’intérêt général, et non d’une défense particulariste12.
Il ne faut donc pas minimiser les revendications minoritaires car
elles sont les signaux vifs d’un désir démocratique plus grand
que les communautés qui les portent.

« la dimension démocratique
de l’égalité réelle relève de
l’intérêt
général, et non d’une défense
particulariste »
Aujourd’hui, l’abstraction de l’égalité ne se ressent plus dans les
chairs, dans les témoignages, dans l’actualité. Le monde
militant ne veut plus attendre et croire à de nouvelles
promesses. Bien entendu, les temps militants et les temps
citoyens ne sont pas les mêmes. Si les militantes et les militants
construisent leur cheminement en menant une série de combats
décisifs – sans toutefois toujours l’emporter –, nombreuses sont
les citoyennes et les citoyens qui restent à quai, ne comprenant
pas vraiment, pas complétement, ce qui se déroule. Les
crispations, incompréhensions et autres rancœurs n’en sont que
plus visibles. Des hommes qui ont le sentiment qu’ils ne
peuvent plus rien dire. Des opposants au mariage pour tous qui
ne sont pas homophobes mais… Le temps de la pédagogie
laisse place aux ruptures.

Pourtant, ne sommes-nous pas plus tolérants qu’avant ? Au


fond, peu importe, car ce que nous sommes surtout, c’est plus
sensibles aux discriminations. L’idéal d’égalité et le constat de
discriminations s’entrechoquent continuellement. Il y a donc
aujourd’hui une obligation démocratique de prendre en compte
le genre, une obligation d’autant plus urgente que les inégalités
liées au genre créent une dette pour les personnes qui les
subissent. Et si cette dette n’est pas honorée, elle sera
inévitablement léguée.

Je le disais, tous les fronts de résistance ne pourront pas être


décrits dans ces pages. Seules les thématiques sur lesquelles
j’ai travaillé seront donc exposées. Cette présentation
participera, aux côtés d’autres évidemment, à décrire le
panorama du genre, ses fixités, ses débords, ses
renversements brutaux, comme les ondes imprécises qui le
traversent.

Par l’actualité des mouvements féministes, par les


revendications des minorités de genre, de sexualité ou par
celles des personnes intersexes, ou bien encore par les
performances drag-queen, il s’agira de se glisser dans les
interstices (non stabilisés) du genre. Érosion et sédimentation
du genre sont des cycles qui n’ont pas d’ordre de préséance. Ni
dans les structures les plus macrosociales ni dans les vibrations
les plus intimes. Les analyses que je trace ici se trouvent dans
chaque pas, dans chaque souffle, dans chaque rire. Elles disent
les aspirations incitées ou contrariées d’individus qui, au fond,
n’aspirent qu’à une vie vivable, une vie genrée vivable, en
relation avec d’autres existences rendues également vivables.
Bref, des corps et des vies non sans l’emprise des normes – car
aucune existence sociale ne saurait faire sans normes –, mais
qui surprennent parfois par les registres qu’elles investissent
pour « se décoller » des normes de genre, des normes de sexe,
des normes de sexualité. Qui surprennent dans leurs déprises à
l’égard de ces règles. Les quelques présentations qui suivent,
issues du féminisme, des mouvements trans, non binaires,
intersexes ou drag nous donneront un aperçu – certes non
exhaustif, mais symptomatique – de ces résistances et
inexactitudes du genre.

1
Judith Butler, Défaire le genre, 2006. Paris : Éditions Amsterdam.
2
Celles dont sont victimes les personnes intersexes.
3
On pourra reprocher à cet ouvrage, pour poursuivre les débats initiés par le
blackféminisme, de neutraliser la race comme élément d’analyse et de ne pas interroger le
pouvoir du féminisme antiraciste et décolonial dans ce mouvement visant à déprivilégier le
genre. Mes objets d’étude ne portant pas sur ces champs, ces derniers ne seront pas
développés ici. Toutefois, ils ne sont pas ignorés. Lire à cet égard : Hélène Martin et Patricia
Roux, 2015. Recherches féministes sur l’imbrication des rapports de pouvoir : une
contribution à la décolonisation des savoirs. In Nouvelles questions féministes, volume 34,
n° 1, p. 4 à 13.
4
Pierre Bourdieu, 1998 (p. 9). La Domination masculine. Paris : Les éditions du Seuil.
5
Ibid, p. 7.
6
Je me réfère ici à la phrase de Brigitte Estève-Bellebeau, 2011 : « À
quelles conditions puis-je faire quelque chose de ce qui a été fait de moi ? ».
In Actes de la journée – Le désir de reconnaissance : entre vulnérabilité et
performativité, p. 8.
En ligne :
https://vulnerabiliteperformativite.files.wordpress.com/2011/07/actes-de-la-journc3a9e-
reconnaissance-vulnc3a9rabilitc3a9-performativitc3a9.pdf (consulté le 26/11/2020).
7
On peut d’ailleurs remarquer qu’une femme qui ne veut pas d’enfants et qu’un gay qui
veut en avoir sont confrontés aux mêmes types de reproches et sont fréquemment
considérés comme « égoïstes ».
8
Slogan de l’opérateur Internet Numéricable en 2014.
9
Lesbiennes, gays, bisexuelles, transgenres, intersexes et queers.
10
François Dubet, 1994. Sociologie de l’expérience. Paris : Éditions du Seuil.
11
Force est de constater que le courant de la sociologie des individus n’a pas été des plus
descriptifs de ce côté-là, comme les si émotions rendaient le travail scientifique impropre. Il
faut redonner aux émotions toute leur place dans l’analyse des phénomènes sociaux. Il faut
inclure les pleurs comme les euphories, les chavirements comme les doutes.
12
Lire à cet égard : Réjane Sénac, 2019. L’égalité sans condition.
Paris : Éditions Rue de l’échiquier.
Première partie

La force des mouvements


féministes : déprivilégier le genre
C’est là qu’il faut débuter. L’histoire des résistances au genre
est une histoire féministe. Elle s’inscrit dans une longue tradition
que je ne réussirai pas à mieux résumer et analyser que les
historiennes et sociologues du féminisme13, mais qui se
transcrit de manière contemporaine dans les multiples façons
de vivre son genre, que ce soit dans la famille14 ou bien à
l’école15, qu’il s’agisse de pratiques culturelles16, de santé17 ou
bien encore de parcours professionnels18, d’espaces publics19
ou d’espaces privés20. Il n’existe plus – ou plus beaucoup –
d’interstices dans lesquels la lecture féministe des inégalités
produites ne s’est pas invitée. Cette approche est nécessaire
pour qui veut s’inscrire durablement dans une société de
l’égalité et de la fin des privilèges masculins.

Le privilège de genre

Mais qu’est-ce qu’un privilège masculin, exactement ? À la


manière des privilèges des trois ordres dans l’Ancien Régime, le
privilège de genre résulte d’une répartition inégale des
ressources sociales, d’une répartition inégale de leurs accès
comme de leurs valeurs et ce, au détriment des femmes.
Personne ne choisit cela – surtout pas, c’est évident, les
défavorisées du partage –, et c’est très rarement le mérite qui
préside à la distribution.

« le privilège de genre résulte


d’une répartition inégale des
ressources
sociales, d’une répartition
inégale
de leurs accès comme de leurs
valeurs »
Toutefois, à l’échelle d’un individu, le privilège n’est pas total. On
ne saurait réduire un individu privilégié à son privilège comme
on ne saurait réduire celui ou celle qui en est moins pourvu par
le manque et le manque uniquement. Mais au-delà de toute
réduction de l’identité à la question du privilège, force est de
constater que l’expérience d’un privilège se caractérise par
l’usage de ce dernier sous la forme d’un impensé. En effet, on
ne perçoit pas toujours les avantages liés à l’inégale répartition
des reconnaissances et des légitimités, et lorsqu’elles sont
démontrées, les arguments du diplôme, du hasard ou du mérite
sont vites mobilisés, venant alors clore le débat des inégalités
de chances comme des inégalités de places.

À l’inverse, la détention d’un privilège moindre marque


l’expérience minoritaire de façon durable. C’est en ce sens que
Didier Eribon note que des épreuves comme celles de l’injure
sont inaugurales des identités stigmatisées, car d’emblée
vécues comme stigmatisables21. « Sale pédé », « Sale arabe »
ou « Sale pute » sont des entrées au monde qui placent les
rapports interindividuels sous le poids de menaces dont on ne
saurait jamais complétement se défaire : la discrimination,
l’ostracisme, la violence. Le privilège des hommes
(hétérosexuels, blancs, en bonne santé…) est celui-ci : leur
légèreté à l’égard des menaces qui planent sur les autres.

Le cas de l’espace public

Ces dernières années, les mouvements féministes ont


beaucoup interrogé l’espace public comme lieu de production et
de reproduction des inégalités et des violences de genre, ainsi
que des violences sexuelles22. Dans les enquêtes menées avec
Johanna Dagorn dans la région Nouvelle-Aquitaine23, des
régularités presque parfaites se dessinent, notamment le fait
que 87 % des femmes disent avoir subi des gestes, des propos
ou des comportements sexistes dans l’espace public au cours
des douze derniers mois24. D’autre part, seuls 12 % des
témoins interviennent pour aider les victimes dans les situations
susmentionnées. Que signifient ces quelques chiffres, qui se
répètent à l’identique, ou presque, de ville en ville ? Une
première hypothèse consisterait à dire que si tous les hommes
ne sont pas des agresseurs, quelques hommes suffisent à
distiller, par ricochet, à l’ensemble des femmes, un sentiment
d’insécurité ou d’illégitimité urbaine. Mais cette hypothèse de la
pression d’une minorité sur la majorité nécessite d’être mise en
lumière avec d’autres pistes interprétatives. Une autre
hypothèse pourrait par exemple être que, si tous les hommes ne
sont pas des agresseurs, tous ou presque ont pu avoir, sans
forcément s’en rendre compte, un comportement qui réactive un
sentiment de crainte, une expérience passée, un imaginaire
anxiogène chez les femmes. Enfin, une autre hypothèse encore
pourrait renvoyer au genre des réseaux : toutes les femmes
connaissent des femmes qui ont subi du sexisme dans l’espace
public. Tous les hommes connaissent-ils des hommes qui ont
été sexistes ou qui ont conscience de l’avoir été ? Ce différentiel
d’univers relationnel pèse lourd dans les usages de la ville. « Je
ne veux pas subir cela à mon tour » est alors une phrase que
seules les femmes – si l’on se cantonne à parler de sexisme –
prononcent. Dans ces mêmes enquêtes, avec Johanna Dagorn,
nous avons réalisé de nombreux « focus groupes » – c’est-à-
dire, pour aller vite, des échanges à plusieurs sur un thème
donné –, qui interrogeaient l’éducation des garçons et des filles
à ces risques urbains et à leurs gestions. À la question : « Que
dites-vous à vos filles lorsqu’elles sortent ? », les parents (plus
souvent les mères, d’ailleurs) mettent en avant tout un
ensemble de recommandations, formulées à leurs enfants
comme de « bons conseils » : limiter ses déplacements ou leurs
horaires, se munir d’objets de défense (comme des bombes
lacrymogènes), garder son téléphone à proximité et ne pas
rester seule, ou bien encore « ne pas rétorquer ». À la
question : « Que dites-vous à vos garçons lorsqu’ils sortent ? »,
aucune réponse n’évoque l’éducation des garçons à la non-
violence, à la lutte contre le sexisme. Au mieux, les réponses
obtenues font référence à la nécessité de « défendre les filles si
elles ont un problème ». Bref, c’est aux filles et aux femmes que
l’on demande de se responsabiliser face aux comportements
des garçons et des hommes – qui, eux, n’ont jamais été
responsabilisés spécifiquement. Le privilège se situe là. D’un
côté, une nécessaire gestion du risque et de l’autre
l’insouciance de la jouissance de l’espace public. Une dernière
hypothèse doit alors être évaluée : celle de l’entre-soi masculin,
faisant que « d’homme à homme », on ne dit pas qu’il convient
de ne pas être sexiste. Au contraire, dans bien des cas, « être
un homme » relève de deux autres phénomènes
indissociables : « en avoir » (des testicules, de la testostérone –
bref, du pouvoir) et « ne pas en être » (une fille ou une tapette).
Cette conjonction établit un panorama des masculinités que
nous savons bien plus complexe25 que la seule figure du
machiste, du sexiste, de l’homophobe, de l’antiféministe. Mais,
dans les lieux de la socialisation à cette masculinité-là, quelle
place laisse-t-on à l’antisexisme ? Car pour que les inégalités et
les violences (de genre comme d’autres, d’ailleurs) perdurent, il
faut des silences, des complicités, des tolérances, des
indifférences.

Égalité et universalité

Autre illustration. Il existe, dans le genre, un mythe du traitement


égalitaire. À l’école par exemple, ou au sein de nombreuses
familles, il est considéré que garçons et filles sont traités de la
même façon. L’inégalité étant devenue une contre-valeur (ce qui
n’était pas le cas jusqu’au XXe siècle en Occident), il est
dorénavant impensable de dispenser une éducation non pas
différentiée mais inégalitaire entre les sexes. Nous observons le
même phénomène dans le soin.

« l’indifférence au genre
est un mythe nécessaire
pour de nombreux soignants »
Dans les recherches que nous avons menées avec Anastasia
Meidani26, de très nombreux praticiens (et praticiennes) mettent
en avant l’universalité de leurs pratiques. Si le genre du patient
importe, ce n’est que du point de vue des organes. Le champ
lexical de « l’indifférence aux différences » revient souvent dans
la bouche de nos interlocuteurs soignant·e·s : « Je ne fais pas
de différence entre les hommes et les femmes » ; « Je ne vois
pas de différence, évidemment » ; « Le suivi est protocolisé.
Tous les patients ont le même, ou presque ». Toutefois, le
dogme des traitements théoriquement neutres réservés aux
patients ne résiste jamais longtemps à l’épreuve du terrain. En
paraphrasant la thèse de François Dubet27 concernant l’égalité
des chances, soutenons l’idée que l’indifférence au genre est un
mythe nécessaire pour de nombreux soignants qui essayent de
traiter à l’identique toute leur patientèle. Or, du point de vue des
patients et de l’adhésion thérapeutique, la prise en compte des
éléments relatifs au genre n’est pas anodine. Et pour cause…
Hommes et femmes n’ont pas le même taux de compliance aux
soins en fonction des interactions soignants/soignés. Tout se
déroule alors comme si la fonction soignante était investie par
les professionnels d’une force « agenrée ». Présentée comme
la condition d’un « bon » traitement, la neutralité est supposée
acquise. « Je ne connais pas de médecin, sauf peut-être
quelques "vieux de la vieille", qui traitent différemment les
femmes et les hommes » ; « dans ma pratique, je ne vois quasi
exclusivement que des femmes. Mes patients atteints de cancer
du sein sont assez rares. Mais je ne crois pas qu’il y ait une
spécificité de ma pratique en ce qui concerne les hommes ».
Dans un tel contexte, la neutralisation du genre procède d’un
double effet d’externalisation aux métiers du care (c’est-à-dire
aux métiers pensés comme féminins) et de limitation du genre
aux organes sexués. Seul importe le fait d’avoir les organes
génitaux d’un homme ou d’une femme, de façon classificatoire,
pour les traitements. Déprivilégier le genre, c’est donc aussi
l’extraire de cette posture « gender blind » (d’aveuglement au
genre ou d’ignorance du genre) qui positionne l’individu dans
une pratique intentionnellement « neutre », car les inégalités de
traitement se déploient bel et bien en deçà des intentions
individuelles.

Pédagogie et contestation

Face à ces constats, plusieurs tendances composent les


mouvements féministes contemporains. Qu’ils soient des pas de
côtés ou des déchirements, ils enrayent la reproductibilité à
l’identique du genre dans des perspectives tantôt
pédagogiques, tantôt contestataires – les deux pouvant se
cumuler, comme radicalement s’opposer.

Dans la posture pédagogique – que l’on pourrait appeler aussi


« réformiste » –, l’horizon égalitaire passe par l’éducabilité, c’est
à dire par la (lente) transmission des acquis féministes reposant
sur des politiques éducatives ou de politiques de formation. Il
sera reproché à cette approche une visée trop incertaine, trop
« de long terme ». Il est néanmoins admis, quoi qu’il en soit, que
le « désapprentissage » du genre passe par une action
pédagogique répétée.
Dans la posture contestataire, l’horizon égalitaire passe par
l’éradication des structures patriarcales, c’est-à-dire par l’action
révolutionnaire. On retrouve ici des politiques associatives, des
mouvements sociaux féministes et des théoriciennes qui disent,
en réalité, qu’à force de demander trop gentiment les choses on
finit par ne (presque) rien obtenir. Il sera reproché à cette
modalité de lutte son radicalisme, son aspect éruptif, mais il lui
sera concédé sa capacité réelle à interpeller l’opinion. D’autres
mouvements sociaux, bien sûr, épousent les mêmes
oppositions. Rien n’est, à cet égard, absolument nouveau. Act
Up et Aides ne se sont-ils pas distingués selon les mêmes
modalités ? SOS Racisme et les mouvements décoloniaux, de
même ? Ou bien encore les « marches des fiertés » et les
« pink blocks » ? C’est aussi la proximité (certains diraient la
complaisance) avec les organes du pouvoir qui sépare
également les deux approches.

Le 29 février 2020, la cérémonie des César nomme Roman


Polanski et son film J’accuse dans la catégorie du meilleur film
de l’année. Les associations féministes, la maîtresse de
cérémonie, ainsi que certaines actrices présentes, avaient alors
signifié que la nomination de ce film à ce prix, de même que la
présence du réalisateur accusé de viol et de violences sexuelles
par plusieurs femmes, serait un affront aux combats féministes,
l’année même où se sont développés les mouvements de
dénonciation numériques #MeToo et #BalanceTonPorc
(témoignant des agressions sexistes et sexuelles subies par les
femmes), l’année de l’affaire Weinstein (révélation publique de
harcèlements et d’agressions sexuelles commises par cette
personnalité influente de l’industrie du cinéma américain) – une
année marquée aussi par l’essor de la figure de la sorcière,
comme nouvelle représentation du féminisme, condamnée sans
jugement, d’emblée coupable28. Si le réalisateur finit par
décliner l’invitation, le film est néanmoins primé. L’actrice
française Adèle Haenel quitte la salle au cri de « La honte ! »,
provoquant dans la foulée une vague de contestations
professionnelles et citoyennes29. « On se lève et on se
barre »30, synthèse du geste de l’actrice, devient alors un appel
à la résistance des femmes victimes de violences sexistes ou
sexuelles et contre le maintien et la promotion d’hommes
accusés.

La même année des élues écologistes et des collectifs


féministes obtiennent la démission du maire adjoint à la Culture,
autre membre de la majorité municipale de Paris, accusé d’avoir
soutenu un auteur notoirement pédophile : Gabriel Matzneff.
« Les féministes vont-elles trop loin ? » se demandera le
quotidien La Dépêche, en une du journal, le 27 juillet 2020.
Autrement dit, y a-t-il une bascule à ne pas commettre entre la
posture pédagogique et la posture contestataire, afin de ne pas
« aller trop loin » ? Quand la contestation doit-elle être polie ou
silencieuse, par crainte d’être taxée d’excessive ? À quelles
conditions peut-elle apparaître et sous quelle forme (dont on
dira qu’elle est légitime) ? Il ne nous revient pas, bien entendu,
de résoudre la question de la « bonne » ou de la « mauvaise »
modalité d’action féministe… D’autant plus que les logiques de
l’engagement, dont on dit bien souvent qu’elles ne sont que
politiques, relèvent aussi de l’émotion. L’indignation, la fureur, la
déception et l’écœurement ne se balaient pas d’un revers de la
main. Les émotions individuelles ne sont pas privatisables –
elles débordent forcément du côté de la sphère publique. Elles
sont l’affaire de tous, car elles nous fabriquent individuellement
et collectivement, d’autant plus quand elles sont exprimées
publiquement. Du #MeToo au #NousToutes, nous assistons à
une prise de parole inédite qui tisse, de récits individuels en
récits individuels, le paysage commun d’un sexisme affligeant.

Déprivilégier la parole

Face à l’expression des émotions féministes et des formes


militantes qui en découlent, l’auteure Mazarine Pingeot écrira
dans le journal Le Monde : « Aujourd’hui, les femmes sont
assez puissantes pour mener ce combat politique. Pourquoi
s’en tiendraient-elles à occuper la seule place du ressentiment
et de la vengeance, de la délation et de la vindicte ? Est-ce cela,
la place naturelle de la femme ? »31.

« nous assistons à une prise


de parole inédite qui tisse […]
le paysage commun d'un
sexisme
affligeant»
L’auteure reproche aux féminismes contestataires la forme de
leurs combats. En s’opposant à « ces gens qui crient »,
Mazarine Pingeot marche dans les pas d’une autre essayiste,
Caroline Fourest, qui dans son livre Génération offensée32
sépare les émotions de la raison, les « sentiments » de la
« politique ». Les sentiments d’offense, de discrimination,
d’ostracisme, ne seraient pas une bonne mesure, car trop
individuels, trop oscillants et surtout trop identitaires, pas assez
universels. Si on peut entendre le raisonnement de l’auteure, il
n’est pas non plus contestable que nous sommes dans une
société des émotions. Leur expression nécessite, en retour, une
prise en compte. On entraperçoit ici la difficulté qui consiste à
reprocher à celles à qui l’on dit : « Prenez la parole !» ou bien
encore : « Sortez du silence ! », la manière dont elles le font.

Toutes ces « façons » de faire contre le sexisme et les


agressions – en le taisant pour tenir encore, en l’exprimant
timidement ou en criant son désaccord – ne sont en réalité que
des interpellations envers le masculin, les hommes et l’évidence
de leur place prise33. Il ne s’agit pas d’un homme en particulier
(ou rarement), il ne s’agit pas non plus de tous les hommes. Il
s’agit d’aller jusqu’au bout de l’idéal égalitaire. Il existe à cet
égard un réel malaise des hommes quand on les désigne
comme tels, c’est-à-dire comme appartenant, juste un peu ou
complétement, au groupe des hommes, au masculin, non pour
les distinguer mais pour les qualifier, les placer dans une
catégorie comme une autre. Alors que « la femme » est
devenue une généralisation maintes fois répétée (et dénoncée),
appartenir à une catégorie effraie les hommes – comme « les
blancs » ou « les hétérosexuels » – car la catégorie les extrait
de l’universel. Peut-être ont-ils34 confusément le sentiment de
tomber du piédestal qui était jusqu’alors le leur, dès lors qu’on
leur signale qu’ils sont hommes, et donc observables comme
tels, circonscrits dans un endroit certes jamais définitif ni
totalement délimité, mais particulier toutefois. D’une certaine
façon, les désigner, c’est les mettre au même niveau que les
autres. Ils ont au fond le sentiment que l’on pourrait les traiter,
eux qui sont hommes, comme eux-mêmes traitent les femmes :
comme un ensemble homogène et stéréotypé. C’est, de leur
point de vue, envisager le risque de l’égalité. C’est très gênant,
cela peut être même douloureux, pour ne pas dire terrifiant,
pour certains.

La posture pédagogique et la posture contestataire ont


également ceci de commun qu’elles poursuivent le long chemin
de la déprivatisation du genre. Les colleuses de rue qui affichent
dans nos villes des slogans féministes, les témoignages des
mouvements #BalanceTonPorc ou #MeToo sont autant de
dénonciations du privilège des places (où sont les femmes ?),
du privilège des chances (que deviennent les femmes ?) et du
privilège des symboles (quels imaginaires à propos des
femmes ?). Les prises de parole de femmes font écho aux
expériences d’autres femmes. Dans une société des
identifications, où il s’agit de pouvoir se reconnaître, le
témoignage possède cette force d’emporter avec lui une
adhésion d’empathie, de similitude, de sororité également35. Il
ouvre la voie à une accumulation d’autres mots, d’autres voix,
d’autres récits. Il est son propre effet multiplicateur – auquel les
réseaux sociaux contribuent fortement36. Ainsi ne pourra-t-on
plus faire sans ces émotions rendues publiques, sans ces
demandes d’écoute, de prise en compte, de soutien, sans ces
débordements aussi. Comme il n’y a pas d’arc-en-ciel sans
pluie, il n’y a pas non plus de militantisme sans une certaine
dose de radicalité. Déprivilégier le genre, c’est donc
déprivilégier la parole et ses contours, son accès comme sa
valeur. Et cet exercice n’est pas réalisable en dehors du
féminisme.

13
Christine Bard et Sylvie Chaperon, 2017. Dictionnaire des féministes. France – XVIIIe-
XXIe siècle. Paris : Presses universitaires de France. Bibia Pavard, Florence Rochefort,
Michelle Zancarini-Fournel, 2020. Ne nous libérez pas, on s’en charge – Une histoire des
féminismes de 1789 à nos jours. Paris : Éditions La Découverte.
14
Céline Bessière et Sibylle Gollac, 2020. Le Genre du capital – Comment la famille
reproduit les inégalités. Paris : Éditions La Découverte.
15
Isabelle Collet, 2016. L’École apprend-elle l’égalité des sexes ? Paris : Belin.
16
Sylvie Octobre (dir.), 2014. Questions de genre, questions de culture. Paris : DEPS-
Ministère de la Culture.
17
Anastasia Meidani et Arnaud Alessandrin, 2019. Parcours de santé/Parcours de genre.
Toulouse : Presses universitaires du Mirail.
18
Monique Méron et Margaret Maruani, 2012. Un siècle de travail des femmes en France
1901-2011. Paris : Éditions La Découverte.
19
Marylène Lieber, 2008. Genre, violences et espaces publics : la vulnérabilité des femmes
en question. Paris : Presses de Sciences Po.
20
Pauline Delage, 2018. Violences conjugales. Du combat féministe à la cause publique.
Paris : Presses de Sciences Po.
21
Didier Eribon, 1999. Réflexions sur la question gay. Paris : Fayard.
22
Corinne Luxembourg, 2017. La ville : quel genre ? Paris : Le temps des cerises. Lire
aussi : Pascale Lapalud, Chris Blache et Lucie Roussel Richard, 2016. Le droit à la flânerie.
Genre et Ville. In Les cahiers de la LCD, volume 1, nº 1, p. 34 à 57. Paris : L’Harmattan.
23
Lire à cet égard : Arnaud Alessandrin et Johanna Dagorn, 2018.
Sexisme(s) urbain(s) : jeunes filles et adolescentes à l’épreuve de la ville.
In Enfances Familles Générations, n° 30 : « Explorer la ville – Rapport aux espaces publics
des enfants et des adolescents ». Montréal : Centre Urbanisation Culture Société de l’INRS.
En ligne : https://journals.openedition.org/efg/2725 (consulté le 26/11/2020). Lire aussi :
Johanna Dagorn et Arnaud Alessandrin, 2017. Femmes et espaces publics. In Hommes et
Libertés, n° 177 : « Femmes – Violences, inégalités », p. 43 à 49. Paris : Ligue des droits
de l’Homme.
24
Les enquêtes réalisées s’échelonnent entre 2015 et 2020 et rassemblent
plus de 10 000 répondantes.
25
Raewyn Connell, 2014. Masculinités. Enjeux sociaux de l’hégémonie.
Paris : Éditions Amsterdam. Édition établie par Meoïn Hagège et Arthur
Vuattoux.
26
Lire par exemple : Anastasia Meidani et Arnaud Alessandrin, 2019.
Quand le cancer rencontre le genre. In Revue française de sociologie, volume 60, n° 2, p.
201 à 224. Paris : Presses de Science Po. Lire aussi : Anastasia Meidani, Arnaud
Alessandrin et Nicolas Madranges, 2020. Cancérologues et interactions de soins : quand le
genre s’en mêle.
In Anastasia Meidani (dir.). Masculinités et féminités face au cancer. Expériences
cancéreuses et interactions soignantes, p. 113 à 134. Toulouse : Éditions Érés.
27
Nicolas Duvoux, 2005. Entretien avec François Dubet. In Le Philosophoire, volume 25, n°
2, p. 21 à 33. Paris : Éditions Vrin.
28
Mona Chollet, 2018. Sorcières : La puissance invaincue des femmes. Paris : Éditions
Zones / La Découverte.
29
Vague de contestation qui a également connue une forte résistance, notamment dans le
milieu du cinéma. Dans ce cas comme dans d’autres, aucune mobilisation citoyenne
n’emporte avec elle un soutien unanime.
30
Titre de la tribune de Virginie Despentes dans le quotidien Libération du 1er mars 2020.
31
Mazarine Pingeot, 28 juillet 2020. Ce mortel ennui qui me vient. In Le Monde.
32
Caroline Fourest, 2020. Génération offensée : de la police de la culture à la police de la
pensée. Paris : Grasset.
33
Révoltes sexuelles après #MeToo. In Mouvements, 2019/3, n° 99. Paris : Éditions La
Découverte.
34
Quelque part aussi, quand je dis « ils », je dis forcément un peu « je ».
35
Viviane Albenga et Johanna Dagorn, 2019. Après #MeToo : réappropriation de la sororité
et résistances pratiques d’étudiantes françaises. In Mouvements, volume 99, n° 3, p. 75-84.
Paris : Éditions La Découverte.
36
Y compris, en négatif, dans les phénomènes de cyberharcèlement.
Deuxième partie

Les mouvements trans :


dégénitaliser le genre
Le genre a ses cliniques : celle du changement de sexe d’une
part37, celle des mutilations intersexes d’autre part, celle des
chirurgies génitales enfin38. La sociologie des opérations
génitales, qu’elles soient esthétiques ou de (ré)assignations,
fournit un poste d’observation du corps tel qu’il est rarement
donné de l’appréhender, à savoir par les normes et théories
médicales appliquées à l’intime. À défaut de pouvoir traiter
l’ensemble de ces champs d’investigations, nous focaliserons ici
notre attention sur la clinique de changement de sexe et sur les
manifestations de genre des personnes transidentitaires qui
s’accommodent, négocient ou s’opposent aux protocoles de
soins, aux lois et aux représentations qui s’appliquent à elles.

Mais là encore, par quel bout saisir une question dont la


complexité s’entend à la jonction des phénomènes sociaux,
juridiques, médicaux, associatifs, nationaux comme
internationaux ? À n’en point douter, les identités de genre sont,
à cet endroit, une piste on ne peut plus sérieuse pour décrire les
manifestations d’emprise et de déprise qui traversent les
transidentités. D’un champ lexical médical – celui de la
pathologie, de la maladie – et moral, va naître une multitude
d’identifications innovantes visant à mettre à distance les cadres
sémantiques du « transsexualisme » comme maladie, tout en
explosant progressivement le champ lexical des identités de
genre. Il faut revenir un instant sur l’histoire récente des
transidentités en France avant d’observer les contextes dans
lesquels se déroulent ces phénomènes.

Avant le « transsexualisme »

Quand on parle de transidentité, de quoi parle-t-on ? Pour


répondre à cette question il faut faire un petit saut dans le
temps. En 1953, l’endocrinologue Harry Benjamin, fait adopter
l’idée que les personnes qu’il nomme « transsexuelles » sont
atteintes d’un trouble, distinct de l’homosexualité, qui s’enracine
dès le plus jeune âge et qui se manifeste par un désir
incompressible de changer de sexe. Cette permanence de la
demande associée à la souffrance qui doit en découler fonde la
première définition du « transsexualisme »39. En disant cela,
insistons sur le fait qu’avant cette date, il n’y avait pas, à
proprement parler, de personnes « transsexuelles ». Une revue
de la littérature nous indique d’ailleurs que les occurrences liées
à ce concept naissent avec la définition proposée par Harry
Benjamin. Avant, il était question de « transvestis » ou
« d’éonistes ». Avec la conceptualisation d’Harry Benjamin, les
personnes « transsexuelles » passent du statut d’« anormales »
à celui de personnes « malades ». Si cette catégorisation fait
aujourd’hui bondir à juste titre, ce glissement promettait à
l’époque une prise en charge des demandes des patientes et
des patients (un terme qui apparaît aujourd’hui lui-même, pour
partie, impropre).
Insistons de nouveau sur ce point. Penser qu’il y a toujours eu
des personnes « transsexuelles » est un anachronisme
conceptuel. La vie de Lili Elbe, une des premières personnes à
subir une opération de réassignation dans les années 1930, en
est un témoignage flagrant40. En effet, lorsque Lili Elbe est
admise à l’hôpital pour son opération (elle en subira en réalité
plusieurs, dont une greffe d’utérus, qui lui sera fatale), elle est
admise en tant que « patient homosexuel » demandant une
« stérilisation ». C’est dire combien les concepts et les
définitions forgent non seulement les représentations mais
également nos actions, en matière de santé et de prise en
charge notamment41. Autrement dit, en ce qui concerne les
transidentités, c’est du côté des manifestations psychiatriques
que vont s’enraciner les analyses et, par là, les prises en
charge.

« les concepts et les définitions


forgent non seulement
les représentations mais
également
nos actions »
Le concept de « transsexualisme » se sédimente très vite après
son acceptation clinique et, en France par exemple, on recense
dès 1956 des thèses sur la question. La décennie qui suit est de
nouveau marquée par une effervescence scientifique autour de
ce thème mais la France se démarque d’autres pays, comme
les États-Unis par exemple, par la présence excessivement
forte des discours psychanalytiques qui, ailleurs, sont
progressivement remplacée par les études psychiatriques,
endocrinologues et chirurgicales pour décrire le
« transsexualisme »42. Cette spécificité française aura, jusqu’à
aujourd’hui, des conséquences sur la manière de prendre en
charge les personnes trans43.

Du médical au social

Si nous traversons l’Atlantique, toujours dans les années 1960,


les thèses autour du concept de « genre » se multiplient. Le
« cas Agnès », décrit par le sociologue Harold Garfinkel44,
illustre le passage progressif de la question médicale du
« transsexualisme » à la question « sociale ». Il ne s’agit plus de
savoir seulement « pourquoi » les personnes « transsexuelles »
expriment un désir de « changer »45 de sexe, mais plutôt de
savoir « comment » elles y parviennent, à l’encontre de normes
et de traditions puissantes. C’est dans cet esprit que des
« gender clinic » verront le jour aux États-Unis afin de répondre
aux demandes des personnes concernées46.
La France reste très en retrait de ces débats. La question du
genre, hier comme aujourd’hui, est très mal perçue dans
l’hexagone47. Il faut attendre le tout début des années 1980
(1981 pour être précis) pour que la Sécurité sociale entérine le
premier protocole de changement de sexe (Paris, Lyon,
Bordeaux et Marseille en bénéficieront). Avant 1981, l’opération
de changement de sexe était considérée par la Caisse primaire
d’assurance maladie (CPAM) et l’Ordre des médecins comme
une mutilation. Dans ce contexte, les opérations avaient
souvent lieu à l’étranger, notamment dans la très controversée
clinique du professeur Georges Burou à Casablanca48. Après
1981, des protocoles sont donc instaurés. Le suivi est fixé de la
sorte : la psychiatrie diagnostique le « transsexualisme » de la
personne, avant de l’envoyer vers un endocrinologue, puis un
chirurgien. Notons à cet égard qu’il n’y a pas, véritablement, de
diagnostic du « transsexualisme ». Il s’agit d’un diagnostic
différentiel, qui vise à écarter les demandes qui prendraient la
forme du « transsexualisme » sans en être, comme les troubles
schizophréniques. Dans les écrits de prise en charge des
patients, rédigés par des équipes hospitalières, cette étape
psychiatrique vise à délimiter une frontière entre de « vrais » et
de « faux » patients49. Elle vise aussi à limiter les situations
relevant du « regret » : des personnes qui désireraient une
nouvelle fois changer de sexe après l’opération. Une revue de la
littérature permet de constater que, en moyenne, 1 % des
personnes prises en charge émettent des regrets post-
opératoires. Mais, lorsque l’on étudie dans le détail ces
situations de « regrets », on constate qu’elles ne renvoient pas
au changement en tant que tel, mais plus à la technique
opératoire appliquée ou bien encore au suivi médical lui-
même50… Insistons encore un peu sur ce point. Du point de vue
médical, cette étape de tests psychiatriques est pensée comme
un principe de précaution à visée thérapeutique51. Du point de
vue sociologique, cela interroge fortement les notions
d’éthique52 et de discrimination. Qu’y a-t-il d’éthique à être à ce
point du côté du principe de précaution ? Qu’est-il produit en
matière de discrimination, dans un monde où la transition est
d’emblée pensée comme suspecte et à éviter ? Ainsi, la
reconnaissance et le remboursement de ces opérations sur le
sol français dès 1981 n’est pas sans conséquence. Certes, les
personnes sont dorénavant prises en charge sur le modèle
diagnostique proposé par Harry Benjamin 28 ans auparavant.
Mais les critères de prise en charge sont à ce point stricts, que
le nombre de personnes inscrites en file active auprès
d’endocrinologues ou de psychiatres hospitaliers est
démesurément supérieur au nombre de personnes opérées.
Pour reprendre les termes d’Alain Giami : l’offre de soins ne
répond pas à la demande53.

Appropriations transidentitaires

Les années 1990 sont, quant à elles, marquées par un triple


phénomène, qui ne contient plus le concept et les
représentations associées au « transsexualisme ». Tout d’abord,
les personnes trans finissent par se rassembler. À l’image des
personnes homosexuelles, la structuration associative et
communautaire permet une déprise de l’isolement, de la honte,
du tabou. Elle permet également des échanges d’expériences,
des comparaisons entre les parcours, entre les prises en
charges et développe une entraide bienvenue. Assez
rapidement, Internet aidant, les associations trans se multiplient
et se transforment jusqu’à devenir des espaces de contre-
expertises face aux discours médicaux, et des interfaces
politiques autour des notions de genre54, ou des lieux de lutte
contre la transphobie55. Ces créations associatives sont
aujourd’hui marquées par d’autres tendances ; les différentes
composantes de la communauté LGBTIQ adoptent peu à peu
une défense plus sectorielle, et constituent des groupes plus
informels que la traditionnelle forme associative. Très
influencées par les mouvements « queers », « critiques » et
contestataires (pour faire écho à la classification présentée
p. 48 de ce livre), les moyens d’actions des associations se sont
aussi fortement professionnalisés dès les années 2000 (maitrise
de vocabulaires professionnels, publications, actions de
lobbying) mais également fortement radicalisés au bénéfice
d’une autonomisation des luttes et des productions
transidentitaires. Dans les veines des représentations
médiatiques trans, les publications, prises de parole et défenses
de la cause sont aujourd’hui passées du côté de
l’autoreprésentation : les personnes trans parlent pour elles-
mêmes56.

« les associations trans se


multiplient
et se transforment jusqu’à
devenir
des espaces de contre-
expertises
face aux discours médicaux »
La voie du droit et les discriminations du quotidien

Deux autres érosions du concept de « transexualisme »


accompagnent cette appropriation. Le premier renvoie aux
avancées juridiques qui, après de multiples condamnations de
la France par la Cour européenne de justice, octroient aux
personnes trans des droits qui jusque-là leur étaient refusés.
Entre autres exemples, on peut souligner qu’avant 2016 la
transphobie n’était pas, en tant que telle, reconnue dans le droit
français57. Toujours avant 2016, les personnes trans devaient
faire la preuve d’une « irréversibilité » de l’opération pour obtenir
un nouvel état civil. Cette notion d’« irréversibilité » était
entendue par les tribunaux comme supposant l’ablation des
organes génitaux de naissance, ce qui revenait de fait à une
stérilisation. Cela signifie qu’un homme trans ne pouvait garder
son utérus et, inversement, qu’une femme trans ne pouvait
garder son pénis. Cette exigence de stérilisation qu’on leur
imposait rendait, à proprement parler, l’existence des personnes
trans invivable, car que fait-on sans un état civil qui correspond
à notre genre ? En ce sens, la prise en charge du
« transsexualisme » se heurte aux principes de lutte contre les
discriminations et les équipes hospitalières réunies autour de la
Société française d’étude et de prise en charge du
transsexualisme (SOFECT) sont régulièrement prise pour cible
à cet égard58. La question juridique reste au cœur des
revendications trans, notamment au regard des chiffres connus
de la transphobie. En 2015, l’enquête « Transphobie » donne à
voir que plus de 82 % des personnes trans déclarent avoir subi
des discriminations au cours de leur vie59.

En 2019, l’enquête « LGBTphobie dans la ville » (réalisée à


Bordeaux) éclaire un phénomène nouveau : l’expérience
discriminatoire du quotidien, celle des insultes et des
harcèlements publics. Au total, 98 % des personnes trans disent
avoir subi des discriminations dans l’espace public au cours des
douze derniers mois60. Toutefois, plus que le principe juridique
de reconnaissance de la transphobie comme critère
discriminatoire (ce qui est le cas en France depuis 2016, sous le
motif de l’identité de genre), c’est la chaîne du traitement
juridique des actes transphobes qui interroge. En 2015, seules
2 % des personnes trans portaient plainte. Aujourd’hui, si l’on
peut faire l’hypothèse que ce chiffre a augmenté (et ce n’est
qu’une hypothèse), l’accueil des victimes et le traitement de la
plainte continuent d’être très largement perçus comme
lacunaires.

Explosion des identités

Un troisième débordement doit enfin être souligné : un


débordement sémantique et catégoriel. Avec l’essor de la
théorie « queer »61 et des mouvements LGBT, les identités de
genre et de sexualité fourmillent62. L’hétérosexualité et la
cisidentité (le fait de ne pas vouloir changer de genre63) ne sont
plus des modèles normatifs aussi forts. Ou plutôt, ils tendent à
s’effriter. Lentement, mais de façon relativement inéluctable.
Ainsi, en 2015, lorsqu’avec Karine Espineira nous établissions
la première mesure statistique de la transphobie en France et
que nous demandions aux personnes concernées : « Quel est
votre genre ? », nous avions obtenu près de 36 réponses
différentes. Hommes, femmes, trans, hommes trans,
transsexuel·le·s, personnes bigenres, agenres, gender fluid,
transgenres, travesti·es, queers, FtM (« Female to Male »), MtF
(« Male to Female »)…64. L’explosion des identités signe un
éloignement brutal entre les assignations binaires (femme-
homme), les expressions et les expériences de genre. Plus
encore, en 2018, lorsque nous rendions publics les chiffres
relatifs à la recherche « Santé LGBTI », mes collègues et moi
trouvions 42 identités de genre différentes à cette même
question : « Quel est votre genre ?65» C’est dire combien, pour
les personnes trans, le modèle « transsexuel », d’hommes « qui
deviennent » des femmes et inversement, est un modèle qui
tend vers l’obsolescence : il ne répond que très partiellement
aux demandes de prise en compte des identités de genre
contemporaines.

Au final, le « transsexualisme » est peu à peu remplacé par des


façons d’être soi – dans son sexe comme dans son genre –,
que le terme parapluie « transidentités » ou « personnes trans »
traduit avec plus d’inclusion et moins d’épaisseur
pathologisante. D’ailleurs, les nomenclatures, comme le DSM66,
épousent ce glissement vers une reconnaissance de genre plus
fluide, et une pathologisation moindre. Ces phénomènes sont
autant de « technologies de genre »67, limitatives et
encadrantes, de polices de genre rigides, qui connaissent
désormais des déprises multiples, des pliures nettes, qui
ouvrent la voie à des réappropriations corporelles,
biographiques et identitaires.

« nous assistons à une


dégénitalisation
du genre chez de nombreuses
personnes trans et non
binaires »
Néanmoins, alors que nous assistons à une dégénitalisation du
genre chez de nombreuses personnes trans et non binaires,
nous nous confrontons toujours à des modèles (notamment
familiaux, parentaux, institutionnels) persistants. Ainsi, en juillet
2020, l’Assemblée nationale française adopte enfin la loi
donnant accès à la PMA aux couples de femmes – ainsi qu’aux
femmes seules. Mais dans ce contexte d’ouverture des droits,
seuls les couples et les personnes cisgenres se voient
concernés par la réforme. On retrouve un imaginaire bien
connu, partagé – entre autres – dans les rangs de l’opposition
au mariage pour tous (un mariage qui rend juridiquement
possible l’adoption par des couples de même sexe), selon
lequel la dualité des genres et des sexes est nécessaire au bon
développement psychique de l’enfant. Une critique conséquente
a déjà été formulée à l’endroit de ces théories68. Mais les
emprises du genre ne se défont pas toutes d’un seul
mouvement. Les personnes trans, comme les personnes
intersexes ou les femmes (qui peuvent aussi être intersexes ou
trans), vivent donc dans leurs luttes une nécessaire répétition,
doivent faire preuve d’une nécessaire endurance. Surtout que
les combats trans ne se terminent pas là. La prise en charge
des mineurs trans, les questions relatives à la santé générale
des personnes trans, l’accès aux opérations dépsychiatrisées,
les défenses des droits à l’échelle internationale… La scène
militante transidentitaire reste vigilante. Et pour cause. Aux
États-Unis, en Russie ou, plus proche de nous, en Roumanie et
en Pologne, les droits des personnes trans régressent, en
même temps que ceux d’autres minorités ou d’autres groupes
ou personnes minorisées (les femmes, les LGBTIQ).

37
Souvent oubliées dans les études sur les minorités de genre, les personnes intersexes
sont aujourd’hui au cœur de l’actualité médicale et juridique, sous la forme d’une question
transversale : pourquoi faut-il opérer des enfants intersexes à leur naissance ? On nomme
« intersexe » tout individu qui développe des formes sexuées primaires ou secondaires qui
ne permettent pas à la médecine de déclarer « c’est un garçon » ou « c’est une fille ». En
dehors des cases « mâle » ou « femelle », il existe un continuum de formations sexuées.
Si, encore aujourd’hui, le législateur confère à la médecine le droit de choisir le sexe de
l’enfant intersexe à sa naissance, les associations intersexes militent pour l’arrêt de ce
qu’elles nomment des « mutilations » et pour le libre choix de son sexe à l’âge adulte. Pour
le dire autrement, là où la médecine formule que le sexe des enfants intersexes est
« indéterminé », les personnes concernées répondent que leur anatomie est comprise dans
les variations naturelles des formes sexuées. Il en résulte des pratiques médicales
controversées (assignations, ré-opérations) et des condamnations de la France par
certaines instances nationales comme internationales. En 2016, la France est mise en
cause par l’ONU pour « mutilations » sur les enfants intersexes et, la même année, c’est la
Commission nationale consultative des Droits de l’Homme qui appelle la France à cesser
ce qu’elle considère être des « traitements inhumains et dégradants ».
38
Hélène Martin et Marta Roca i Escoda (dir.), 2019. Sexuer le corps – Huit études sur des
pratiques médicales d’hier et d’aujourd’hui. Lausanne : Éditions HETSL.
39
Harry Benjamin, 1953. Transvestism and transsexualism. In International Journal of
Sexology, n° 7, p. 12 à 14.
40
Niels Hoyer, 1933. Man into woman: an authentic record of a change of sex – A portrait
of Lili Elbe. Londres : Jarrold Publisher’s.
41
Arnaud Alessandrin, 2018. Sociologie des transidentités. Paris : Éditions Le Cavalier
bleu.
42
Pierre-Henri Castel, 2003. La métamorphose impensable. Paris : Gallimard.
43
Stéphanie Nicot et Alexandra Augst-Merelle, 2006. Changer de sexe. Paris : Éditions Le
Cavalier bleu.
44
Harold Garkinkel, 2007. Recherches en ethnométhodologie. Paris : PUF.
45
Un point de vocabulaire important : en réalité, les personnes ne « changent » pas de
genre. Elles deviennent qui elles sont.
46
Norman Fisk, 1974. Gender dysphoria syndrome : The conceptualization that liberalizes
indications for total gender reorientation and implies a broadly based multidimensional
rehabilitative regimen (Editorial comment on male transsexualism). In West Journal Med.,
n° 120, p. 386 à 391. Londres : BMJ Group.
47
Brigitte Estève-Bellebeau et Arnaud Alessandrin, 2014.
Genre ! L’essentiel pour comprendre. Paris : Éditions Des ailes sur un tracteur.
48
Joris Hage et alii, 2007. On the Origin of Pedicled Skin Inversion Vaginoplasty : Life and
Work of Dr Georges Burou of Casablanca. In Annals of Plastic Surgery, volume 59, n° 6, p.
723 à 729. Wolters Kluwer.
49
Troubles liés au genre, 2011. In L’information psychiatrique, n° 4, volume 87. Arcueil :
John Libbey Eurotext.
50
Arnaud Alessandrin, 2019. La notion de regret dans la clinique de changement de genre.
In L’évolution psychiatrique, n° 84 (3), p. 277 à 285. Issy-les-Moulineaux : Elsevier Masson.
51
Bernard Cordier, Colette Chiland, Thierry Gallarda, 2001. Le transsexualisme,
proposition d’un protocole malgré quelques divergences. In Annales Médico-
psychologiques. Issy-les-Moulineaux : Elsevier Masson, n°159, p. 90-195.
52
Arnaud Alessandrin, 2014. Le principe de précaution est-il un principe éthique ? In
Éthique et Santé, volume 11/1, p. 43 à 50, Issy-les-Moulineaux : Elsevier Masson.
53
Alain Giami, Emmanuel Beaubatie, Jonas Le Bail, 2011. Caractéristiques
sociodémographiques, identifications de genre, parcours médicopsychologique et VIH/sida
dans la population trans. In Bulletin épidémiologique hebdomadaire, n° 42, p. 433 à 437.
Saint-Maurice : Santé publique France.
54
Maxime Foerster, 2005. Histoire des transsexuels en France. Paris : H&O éditions.
55
Arnaud Alessandrin, 2016. La transphobie en France. In Cahiers du genre, n° 60, p. 193
à 211. Paris : L’Harmattan.
56
Je m’inclus ici dans cette déprise, puisqu’en tant que sociologue cisgenre, c’est-à-dire
non trans, produisant des textes sur la question trans, il m’a été reproché de déposséder
les luttes trans d’une certaine visibilité. Si du point de vue scientifique il n’est peut-être pas
toujours nécessaire d’être inclus dans le sujet de son étude, du point de vue d’une société
des identifications, on comprend la nécessité des minorités de gagner en visibilité et en
autonomie.
57
Karine Espineira et Arnaud Alessandrin, 2015. Sociologie de la transphobie. Bordeaux :
MSHA.
58
Arnaud Alessandrin, Karine Espineira, Maud-Yeuse Thomas, 2013. La SOFECT : du
protectionnisme psychiatrique. In Les cahiers de la transidentité, volume 1, p. 61 à 75.
Paris : L’Harmattan. Pour une lecture actualisée, et moins critique, de la SOFECT, lire :
Alain Giami et Lucie Nayak, 2019. Controverses dans les prises en charge des situations
trans : une ethnographie des conférences médico-scientifiques. In Sciences sociales et
santé, volume 37, n° 3, p. 39 à 64. Arcueil : John Libbey Eurotext.
59
Arnaud Alessandrin, 2016. La transphobie en France : insuffisance du droit et
expériences de discrimination. In Cahiers du Genre, volume 60, n° 1, p. 193 à 212. Paris :
L’Harmattan.
60
Alessandrin Arnaud et Johanna Dagorn (dir.), 2020. Le rôle de la ville dans la lutte contre
les discriminations. Bordeaux : MSHA.
61
Bruno Perreau, 2018. Qui a peur de la théorie queer ? Paris : Presses de Sciences Po.
Lire aussi : Judith Butler, 2005. Trouble dans le genre. Paris : Éditions La Découverte.
62
Arnaud Alessandrin, 2017. Au-delà du troisième sexe : expériences de
genre, classifications et débordements. In Socio, n° 9, Paris : Éditions de la
Maison des sciences de l’homme. En ligne :
https://journals.openedition.org/socio/3049 (consulté le 26/11/2020).
63
Fanny Poirier, Agnès Condat, Laurie Laufer et alii, 2018. Non-binarité et
transidentités à l’adolescence. In Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence, volume
66, n° 6. Issy-les-Moulineaux : Elsevier Masson.
64
Karine Espineira et Arnaud Alessandrin, 2015. Sociologie de la transphobie. Bordeaux :
MSHA.
65
Johanna Dagorn, Arnaud Alessandrin, 2018. La santé des LGBTI à l’école. In L’école des
parents, n° 627, p. 28 à 29. Toulouse : Éditions Érés.
66
Diagnostic and Statistical Manual.
67
Térésa De Lauretis, 2007. Théorie Queer et culture populaire. Paris : Éditions La
Dispute.
68
Du côté des sciences humaines et sociales, des chercheurs et chercheuses opposés au
mariage pour tous ont par exemple fait évoluer leurs écrits. On pensera à l’anthropologue
Françoise Héritier ou à la sociologue Irène Théry, cette dernière devenant même une alliée
dans la conquête du mariage pour tous.
Troisième partie

Genres neutres et genres fluides :


débinariser le genre
Symptômes de ces dessaisissements médicaux, juridiques et
corporels qui entourent les identités de genre, les identifications
non binaires69 sont le signe d’un mouvement récent dans les
pratiques de genre70 : celle d’un effacement de la dichotomie
genrée. Pour continuer à nous appuyer résolument sur des
observations de terrain, à travers une étude susmentionnée sur
la santé des personnes LGBTIQ, nous allons tenter de définir
cette population et d’analyser les formes que prennent les
« communautés non binaires » – notamment les communautés
numériques. À travers ce mouvement dans le genre, il
conviendra d’être attentifs et attentives à la perspective d’un
sexe neutre et d’une détraditionalisation du genre71. Que cela
signifie-t-il ? Où observons-nous cette revendication ? Que cela
dit-il d’autres populations, comme les personnes intersexes, en
matière de prise en compte sociale et médicale ?

La non-binarité

Si l’on se retourne sur une histoire récente des relations des


adolescentes et adolescents au genre, on constate que c’est
très massivement la question du rapport filles-garçons – et plus
marginalement la question de la sexualité – qui prédomine dans
la littérature scientifique, comme dans les programmes
académiques, d’ailleurs72. Ce n’est que plus récemment que les
thèmes des transidentités, de l’identité de genre ou même que
la question intersexe apparaissent dans le champ académique
comme dans la recherche. En 2014, alors que paraissait le
volume 4 des Cahiers de la transidentité73 sur l’école et le
genre, et alors que les « ABCD de l’égalité » étaient
abandonnés74, la question de l’identité de genre des
adolescentes et adolescents n’était pas ou peu abordée. Si la
transphobie et l’homophobie à l’école étaient forcément
discutées dans les associations, ces préoccupations restaient
périphériques dans les programmes de formation ou de
sensibilisation des institutions – même s’il faut noter que la
notion de transidentité apparait dès 2014 dans les publications
de la direction interministérielle de Lutte contre les
discriminations75.

« ce n'est que plus récemment


que les thèmes des
transidentités […]
apparaissent dans
le champ académique »
Depuis 2014, qu’est-ce qui a changé ? Cette transformation
rapide du champ des visibilités trans s’est accompagnée d’une
mutation profonde des terminologies. Le « transsexualisme »
laisse place, notamment, à la non-binarité. Jadis, la notion de
« transsexualisme » prédominait, dans les appellations
médicales comme médiatiques, dans les auto-identifications
comme dans la littérature. Comme nous l’avons vu, le
« transsexualisme » est très largement une invention – le
concept né en 1953 sous la plume du docteur Harry Benjamin
définissant les personnes atteintes de ce « syndrome » comme
des individus dégoûtés de leur sexe anatomique, désirant, par
conséquent, changer de sexe, et ce depuis l’enfance (ou
presque). Cette permanence et cette concomitance du désir et
du dégoût plonge les personnes trans du côté de la pathologie
et de l’anormalité. Mais les mouvements sociaux trans sont
progressivement parvenus à désincruster les représentations
trans du pathologique et de la souffrance pour les acheminer du
côté de la demande de droits, de la visibilité et de la fierté. On
ne saurait dire que ce mouvement d’émancipation soit
pleinement abouti tant on mesure encore aujourd’hui les
violences et les discriminations que subissent les personnes
trans.

Peut-être pouvons-nous faire l’hypothèse, à l’instar de ce qui


s’est passé durant le mariage pour tous, que la visibilité accrue
des questions de genre et des personnes trans va de pair avec
l’augmentation des violences à leur égard. Aujourd’hui, et ce
depuis 2016, la transphobie est reconnue dans le droit. Le
passage d’une figure du dégoût à une figure citoyenne
s’effectue avec de nombreuses autres déprises récentes autour
des transidentités. On pourrait citer notamment le mouvement
de dégénitalisation du genre, dont les traductions juridiques
nous éclairent sur les enjeux d’une lecture du genre dissociée
de l’anatomie. Dans une lettre au Parlement, la ministre
néerlandaise de l’Éducation, de la Culture et de la Science,
Ingrid van Engelshoven, a annoncé que la mention d’un genre «
féminin » ou « masculin » des citoyens des Pays-Bas ne
figurerait plus sur les cartes d’identité à partir de 2024. Est-ce à
dire que les individus n’auront plus de genre ? Non. Cela revient
plus précisément à désétatiser le genre, à le rendre aux
personnes.

Un phénomène en progression ?

Le mouvement de dégénitalisation des questions trans et de


débinarisation du genre prend appui sur plusieurs phénomènes
conjoints qu’il convient de souligner. L’essor des communautés
numériques (Twitter, Instagram, You Tube, etc.) où les jeunes
(trans, non binaires, queers, intersexes) ont su prendre la parole
n’est pas étranger à cette transformation. Par identification, par
abaissement drastique du « seuil de la honte » ou de la gêne à
être et se vivre comme une personne trans, des figures sont
apparues, des témoignages ont éclos et des mises en visibilités
se sont succédés. Par là même, ces interfaces numériques ont
été le lieu d’une multiplication de collectifs informels LGBTIQ
moins structurés que les associations existantes, ce qui a
permis à un public plus jeune de se socialiser aux nouveaux
termes du genre et aux enjeux politiques et identitaires qui les
traversent76. D’autre part, le rôle des médias, des séries ou des
stars a très fortement appuyé l’idée que penser et déclarer son
genre au-delà de son sexe assigné à la naissance est
aujourd’hui devenu quelque chose de possible, de positif,
pouvant même générer de la fierté. Les communautés de
« fans » sont ici d’une aide précieuse. Elles indiquent un
glissement dans ce qui est attendu en matière de « bonne » et
de « mauvaise » visibilité. Elles tentent d’influencer les contenus
médiatiques, commentent et interviennent de façon active
auprès des diffuseurs, des journalistes ou des financeurs. Avec
leurs prises de parole, elles permettent de quantifier et de
mesurer la place des minorités auxquelles ils et elles
appartiennent77. Enfin, la diffusion de théories comme la théorie
queer ou bien encore les « LGBT Studies » a permis à ces
mouvements d’assoir une légitimité, entre réappropriation des
théories et théorie des réappropriations78.

Au total, il semblerait que la part des adolescentes et


adolescents qui s’inscrivent dans ces identités mouvantes du
genre sont plus nombreux qu’hier. Ces identités (non binaires,
gender fluid…) n’apparaissaient presque pas dans nos
enquêtes en 2015, comme celle portant sur la « sociologie de la
transphobie ». Cela ne veut pas dire que des jeunes n’avaient
pas le sentiment de ne pas appartenir à un genre différent de
leur sexe assigné à la naissance ; cela signifie plus
probablement que les identifications varient. Ainsi, dans
l’enquête « Santé LGBT »79, nous estimions qu’en 2018, plus
de 13 % des personnes LGBTIQ s’identifiaient comme « gender
fluid » ou « non binaires ». Il convient d’utiliser ce chiffre avec
prudence. Faisons l’hypothèse que ces logiques identificatoires
ne sont pas stabilisées et que des enquêtes plus récentes
permettraient d’affiner ces éléments. D’autre part, ces données
étant établies sur une population LGBTIQ, on peut supposer
que ces identifications seraient différentes si l’on incluait toutes
les personnes hétérosexuelles80. Cette augmentation est, il est
vrai, très générationnelle : dans cette même enquête, 72 % des
LGBTIQ qui se disent « gender queer » ou « gender fluid » ou
« non binaires » ont moins de 25 ans81.

« on ne saurait limiter
à des questions d’appellation
ces nouvelles identités de
genre »
Un contexte d’incertitude

Mais on ne saurait limiter à des questions d’appellation ces


nouvelles identités de genre. Elles prennent en effet des formes
variées ; elles peuvent impliquer un changement de prénom,
l’adoption d’un surnom (dans la vie réelle ou numérique), le
changement de tenue vestimentaire, la prise d’hormones, elles
peuvent se traduire ou conduire à un bouleversement des
relations amicales ou familiales ou encore – si l’on parle aussi
des manifestations silencieuses – elles peuvent donner lieu à
des discriminations, du harcèlement, de l’ostracisme et plus
généralement générer des incompréhensions.

L’expérience discriminatoire n’est cependant pas partagée de la


même façon en fonction des établissements et des parcours,
notamment familiaux, de chacun82. À cet égard, il serait
problématique de ne pas souligner que la recherche « Santé
LGBT » a aussi pu éclairer le lien qui existe entre catégories
socioprofessionnelles (CSP) et « expression de l’identité non
binaire ». Dans cette enquête, 54 % des personnes se déclarant
non binaire ou gender fluid (136 personnes) sont de catégories
socioprofessionnelles d’origine ou d’appartenance cadre,
profession libérale ou intermédiaire (contre 43 % des
répondantes en moyenne dans l’enquête). Ceci ne nous indique
pas que l’expression d’une non-binarité ne soit pas présente
dans d’autre classes sociales, et encore moins que les
sentiments de ne pas appartenir à une binarité de genre se
concentrent uniquement chez les cadres et enfants de cadre,
mais plutôt que les profils « centres urbains »/« étudiants »
(notamment en sciences humaines) sont surreprésentés parmi
celles et ceux qui passent le cap de l’affirmation de soi et de
l’affirmation publique d’une non-binarité. Aussi, on le voit,
d’autres logiques, d’autres instances que la famille83 ou l’école
sont mobilisées et participent, à leur manière, au renforcement
ou à l’assouplissement des normes de genre face aux
demandes et aux expressions non binaires. Les instances telles
que la médecine sont elles aussi sommées de se transformer.

Premièrement, les transitions, qui jusque-là étaient pensées à


destination des adultes, doivent s’envisager maintenant du côté
des mineur·e·s – même si de nombreux freins symboliques s’y
opposent. Nous pourrions ici lister quelques objections
entendues ci et là concernant la reconnaissance de ces
nouvelles identités de genre : les expressions de la non-binarité
ne sont-elles qu’un phénomène de mode ? En les
reconnaissant, ne figeons-nous pas, d’une certaine façon, des
identités qui sont toujours susceptibles d’évoluer ? N’assistons-
nous pas à une nouvelle manifestation, à travers le genre, des
traditionnelles phases d’oppositions adolescentes ? Les
analyses psychologiques les plus récentes, prenant appui sur
des cohortes de jeunes non binaires demandant, ou non, des
changements de genre, balaient aisément ces craintes. Elles
insistent sur le fait que si l’identité sexuée et l’appartenance à
un groupe sexué s’effectuent respectivement entre 3 et 7 ans,
alors l’apparition d’identités de genre, d’expressions de genre et
de sentiments dissonants du point de vue des normes de genre
éducatives ne sont pas étonnants84.

Deuxièmement, parler de non-binarité, notamment chez les plus


jeunes puisque c’est là que les expressions sont les plus
nombreuses, contrevient aux cadres normatifs classiques de la
construction identitaire et sexuée attendue, qui est censée
prendre appui sur la différence des sexes et sur elle
principalement. Psychanalyse et pédopsychologie s’accordent
sur ce point : elles considèrent que la différence des sexes est
un concept bien souvent indépassable. La critique de cette
approche existe85 mais son écho reste marginal par rapport à
des décennies de différences des sexes86. Alors, reconnaître et
accompagner les demandes des personnes et des mineur·e·s
non binaires revient pour beaucoup de praticiennes et de
praticiens à exercer dans un cadre théorique en construction,
c’est-à-dire dans un contexte d’incertitude.

Désétatiser le genre et le sexe

Autant l’institution scolaire que l’institution médicale ressentent


cette incertitude lorsqu’elles sont confrontées aux urgences de
reconnaissance des personnes intersexes. Le développement
des identités non binaires et la capacité croissante des sociétés
contemporaines à faire une place à ces demandes nous
interpelle précisément à cet endroit : si la non-binarité de genre
s’exprime, si le sexe de l’état civil des personnes trans peut être
modifié – tout comme le prénom –, pourquoi maintenir des
obligations administratives et juridiques à déclarer de façon
binaire un sexe de naissance ? Ces obligations répétées ne
mènent-elles pas fatalement les personnes intersexes, qui se
situent aux limites de la courbe de Gauss des attentes sexuées,
à l’intervention chirurgicale ? C’est ce que Judith Butler souligne
lorsqu’elle rappelle que le « scalpel de la norme »87 s’impose
sur les corps intersexes, à même leurs corps, sur l’autel de la
binarité. Poursuivons par cette interrogation : à quoi sert la
mention de sexe à l’état civil ?

« la dégénitalisation du sexe
n’en est très certainement
qu’à ses balbutiements »
On estime qu’à la naissance, environ 2 000 enfants naissent
avec des formes anatomiques ne correspondant pas aux
normes génitales « mâles » et « femelles »88. À ces personnes
s’ajoutent celles et ceux qui développent durant leur puberté
des formes de sexuation secondaires atypiques, qui font du
sexe un continuum et non un concept binaire et figé, sans
circulation d’une catégorie à l’autre89. La théorie fondatrice de la
prise en charge médicale des personnes intersexes, la théorie
de Robert Stoller90 – selon laquelle, en assignant un sexe
anatomique à l’enfant intersexe, on lui assigne un genre (bref,
que le sexe décide du genre) – a été très largement mise à
mal91. Condamnée à de multiples reprises par le maintien
d’opérations génitales sur le corps d’enfants intersexes non
consentants (notamment par la Commission nationale
consultative des Droits de l’Homme), la France poursuit encore
aujourd’hui ce qui est nommé des « mutilations », afin de faire
perdurer la différence des sexes sous sa forme la plus
anatomique92.
La dégénitalisation du sexe n’en est très certainement qu’à ses
balbutiements, en France notamment. Mais il est à souhaiter
que l’augmentation tendancielle des droits des minorités finisse
par s’étendre jusqu’aux personnes intersexes. Désétatiser le
genre et le sexe, les rendre disponibles à l’individu : voici les
mouvements de genre que l’on aura tenté d’illustrer ici. Par ces
derniers, le droit, la médecine, les médias ou bien encore
l’institution scolaire sont appelés à trouver des nouvelles formes
d’accueil, d’écoute, d’accompagnement et, in fine, de non-
discrimination.

Avec leurs contours non encore stabilisés, ces nouvelles formes


« d’être au genre » méritent toute notre attention, sans que nous
refermions d’emblée, comme pour mieux nous protéger, les
possibilités qu’elles entrouvrent pour toutes et tous. La
génitalisation du sexe, du genre et des sexualités, permet de
(se) compter ; les catégories figées rassurent et excluent. À
l’image de la photographie, le cadrage du genre et son hors-
cadre sont les deux faces d’une même pièce. Dégénitaliser le
genre, c’est changer de focale et adopter un point de vue plus
inclusif sur les genres, les corps… et les désirs !

69
Mathieu Trachman et Tania Lejbowicz, 2018. Des LGBT, des non binaires et des cases.
Catégorisation statistique et critique des assignations de genre et de sexualité dans une
enquête sur les violences. In Revue française de sociologie, volume 59, n° 4, p. 677 à 705.
Paris : Presses de Sciences Po.
70
En France, l’importation des théories queer et la démocratisation d’Internet au début des
années 2000 ont fortement contribué à cela.
71
Mireille Elchacar, 2019. Comparaison du traitement lexicographique des appellations des
identités de genre non traditionnelles dans les dictionnaires professionnels et profanes. In
Éla – Études de linguistique appliquée, volume 194, n° 2, p. 177 à 191. Paris : Éditions
Klincksieck.
72
Gabrielle Richard, 2019. Hétéro, l’école ? Plaidoyer pour une éducation antioppressive à
la sexualité. Montréal : Éditions du remue-ménage.
73
Arnaud Alessandrin, Karine Espineira, Maud-Yeuse Thomas (dir.), 2014. Les
transidentités à l’école. In Les cahiers de la transidentité, volume 4. Paris : L’Harmattan.
74
Fanny Gallot et Gaël Pasquier, 2018. L’école à l’épreuve de la « théorie du genre » : les
effets d’une polémique. Introduction. In Cahiers du Genre, volume 65, n° 2, p. 5 à 16.
Paris : L’Harmattan.
75
Gabrielle Richard et Arnaud Alessandrin, 2019. Politiques éducatives et expériences
scolaires des jeunes trans au Québec et en France : un panorama. In Genre, sexualité &
société, n° 21, OpenEdition Journals.
76
De la même manière que pour les questions de sexualité en général. Voir à cet égard :
Yaelle Amsellem-Mainguy et Arthur Vuattoux, 2020.
Les jeunes, la sexualité et Internet. Paris : François Bourin éditeur.
77
Mélanie Bourdaa et Arnaud Alessandrin, 2019. Fan studies, Gender studies : le retour.
Paris : Éditions Téraèdre.
78
Pour le dire comme Éric Fassin. Lire : Joan W. Scott et Debra Keates (dir.), 2004.
Usages of Science and Science of Usages : on Homoparental Families (trad. James
Swenson). In Going Public. Feminism and the Shifting Boundaries of the Private Sphere, p.
241 à 260. Champaign : The University of Illinois Press.
79
Dans sa version complète, la recherche est présentée dans Arnaud Alessandrin,
Johanna Dagorn, Anastasia Meidani, Gabrielle Richard, Marielle Toulze, 2020. Santé
LGBT. Bordeaux : Éditions Bord de l’eau.
80
Nous sommes donc loin du sondage OpinionWay #MOIJEUNE, qui, en 2017, annonçait
que 13 % des 18-30 ans (toutes sexualités confondues) interrogés ne s’identifient pas
comme hommes ou femmes. Un questionnement identitaire qui ne touche pas uniquement
les 18-35 ans : selon un autre sondage mené par YouGov pour 20 Minutes en février 2018,
sur la population générale cette fois, 6 % des interviewés ne se définissent pas de façon
binaire.
81
Par exemple, sur 136 personnes se considérant comme non binaires, 97 ont 25 ans et
moins (soit plus de 72 % alors que cette tranche d’âge représente 38 % des répondants
dans l’enquête), 33 ont entre 26 et 45 ans (soit 24 % alors que cette tranche d’âge
représente 46 % des répondants dans l’enquête). Enfin, 6 ont plus de 45 ans (soit 4 % alors
que cette tranche d’âge représente 16 % des personnes qui ont répondu à l’enquête).
82
Johanna Dagorn et Arnaud Alessandrin, 2015. Être une fille, un gay, une lesbienne ou
un·e trans au collège et au lycée. In Le sujet dans la cité, volume 6, n° 2, p. 140 à 149.
Paris : Éditions Téraèdre.
83
Jean Malpas et Samantha Bosman, 2014. L’enfant en non-conformité de genre et sa
famille : une approche systémique. In Cahiers critiques de thérapie familiale et de
pratiques de réseaux, volume 52, n° 1, p. 139 à 165. Louvain-la-Neuve : De
Boeck. Les écrits de certaines chercheuses canadiennes semblent, en la
matière, bien plus engagés. Lire par exemple : Annie Pullen Sansfaçon, 2015.
Parentalité et jeunes transgenres : un survol des enjeux vécus et des interventions à
privilégier pour le développement de pratiques transaffirmatives. In Santé mentale au
Québec, volume 40, n° 3, p. 93 à 107. En ligne : https://www.erudit.org/fr/revues/smq/2015-
v40-n3-smq02336/1034913ar/ ( consulté le 26/11/2020).
84
Fanny Poirier, 2019. Processus adolescent et identifications de genre.
De la créativité de genre aux identités plurielles. In Arnaud Alessandrin (dir.), Actualité des
trans studies, p. 49 à 57. Paris : Éditions des archives contemporaines.
85
Sabine Prokhoris, 2000. Le sexe prescrit. Paris : Flammarion.
86
Didier Eribon, 2005. Échapper à la psychanalyse. Paris : Léo Scheer.
87
Expression utilisée par Judith Butler, en particulier lors de la conférence
qu’elle a donné à Paris 10 Nanterre le 25 mai 2004. En ligne :
https://www.multitudes.net/faire-et-defaire-le-genre/ (consulté le 09/11/2020).
88
La médecine classe ces naissances dans le panel des « troubles du
développement sexué ».
89
Cynthia Kraus et alii, 2008. Démédicaliser les corps, politiser les identités : convergences
des luttes féministes et intersexes. In Nouvelles Questions Féministes, volume 27, n° 1 : À
qui appartiennent nos corps ?, p. 4 à 15. Lausanne : Éditions Antipodes. En ligne :
https://www.cairn.info/revue-nouvelles-questions-feministes-2008-1-page-
4.htm?contenu=article (consulté le 26/11/2020). Lire aussi : Cynthia Kraus,
2015. Diagnostiquer les fœtus intersexués : quoi de neuf docteurs ?
Commentaire In Sciences sociales et santé, volume 33, n° 1, p. 35 à 46,
John Libbey Eurotext. En ligne : https://www.cairn.info/revue-sciences-
sociales-et-sante-2015-1-page-35.htm (consulté le 26/11/2020).
90
Robert Stoller, 1978. Recherches sur l’identité sexuelle à partir du
transsexualisme. Paris : Éditions Gallimard.
91
Judith Butler, 2008. Trouble dans le genre. Paris : Éditions La Découverte.
Pour un récit autobiographique et analytique du parcours intersexe, lire :
Vincent Guillot, 2008. Intersexes : ne pas avoir le droit de dire ce que l’on ne
nous a pas dit que nous étions. In Nouvelles Questions Féministes, volume 27, n° 1, p. 37 à
48. Lausanne : Éditions Antipodes.
92
Benjamin Moron-Puech et Mila Petkova, 2017. Le GISS | Alter Corpus. Une association
engagée auprès des personnes intersexuées (entretien réalisé par Arnaud Alessandrin et
Johanna Dagorn). In Les cahiers de la LCD, volume 5, n° 3, p. 131 à 143. Paris :
L’Harmattan.
Quatrième partie

L’expérience drag-queen :
exacerber le genre
Et si déprivilégier le genre passait par son exagération ? Par
sa dramatisation ? C’est ce que propose la pratique drag. Mais
ses nouveaux contours nous interrogent : qu’est-ce que cela
signifie, aujourd’hui en France, de caricaturer le genre jusqu’à
son obsolescence ?

Dans les années 1990, comme dans le reste du monde, la


France connaît un essor de la visibilité drag. Jusque-là, le
personnage de Divine, popularisé par les films de John
Waters93, tenait pour unique représentation populaire des drag-
queens, notamment dans la communauté gay94. Longtemps
assimilées aux espaces du travestissement et du cabaret, aux
cultures LGBTIQ et à la vie nocturne, plusieurs nouvelles figures
apparaissent, dans une temporalité relativement courte. Le
grand écran et la chanson sont alors le théâtre de quelques
apparitions remarquées. En 1990, le documentaire Paris is
burning95 raconte la naissance du « voguing » (un type de
danse urbaine qui prend racine dans la communauté
homosexuelle noire des États-Unis96) et filme des personnes de
Harlem participant à un concours de drag-queens.
Visibilité par les œuvres

Devenu culte, ce documentaire n’est pourtant pas la première


visibilité drag au cinéma. Comme le souligne Didier Roth-
Bettoni97, « l’irruption du phénomène drag-queens » (p. 343)
s’accompagne de films moins connus, comme Aliens cuts my
hair de Michael McIntosh en 1992 ou bien encore Vegas in
space de Philip R. Ford la même année. Mais c’est bel et bien
Paris is burning qui sera retenu par la culture LGBTIQ comme
l’œuvre initiatrice des figures drag en cette décennie.

Toutefois, c’est très certainement le film Priscilla folle du


désert98 qui, en 1994, sera le point culminant de la visibilité
drag. En parallèle, la télévision prend une part active dans la
mise en lumière de ces « créatures » spectaculaires et
sophistiquées. Certes plus timide que les États-Unis en matière
de production documentaire sur cette question99, les chaînes
publiques françaises accordent quelques reportages au
phénomène. Entre autres moments forts, on doit à l’émission
« Envoyé spécial » un reportage entièrement dédié à « L’univers
drag-queen » en 1995100, ainsi qu’aux actualités régionales
d’Île-de-France un reportage sur « la première agence de drag-
queen créée en France, à Paris » qui propose une « meilleure
gestion et protection des drag-queens et de leur carrière »101.

Du côté de la musique également, la figure drag queen connaît


à cette époque une visibilité jamais atteinte en France. En 1995,
le groupe Sister Queen sort le single Let me be a Drag Queen
qui se hisse jusqu’à la neuvième place des ventes de singles.
Invités sur de nombreux plateaux télévisés, les membres du
groupe arborent ce qui deviendra le symbole drag des années
1990 : une perruque colorée et surdimensionnée, associée à
des chaussures plateformes tout aussi extravagantes. Enfin,
pour ne citer que quelques évènements médiatiques marquants,
l’année 1996 offre un autre moment de visibilité aux drag-
queens lors de la tournée « Tour 96 » de la chanteuse Mylène
Farmer, qui accompagne sa chanson Sans contrefaçon de
quatre danseurs drag-queenés sur scène. Entre 1990 et 1996,
la figure drag-queen s’expose. Pour autant, la culture drag-
queen, celle de la performance singulière102, du personnage
scénique, celle aussi de la « communauté » propre aux drags,
ne parvient pas à s’installer. Ce qui demeure de ces années
sous les projecteurs, c’est l’extravagance des personnages –
tous un peu similaires à vrai dire.

Luttes structurantes

B. est une drag « des années 1990 », comme elle se définit elle-
même103. À 42 ans, elle assume son âge et l’expérience qui va
avec : « Il n’y en a plus beaucoup des comme moi. Je suis un
dinosaure », dit-elle. B. insiste longuement sur le glissement
politique qui accompagne les mouvements drag, et en
particulier ceux des années 1990 et 2010. « Attention vous allez
voir le logo ORTF apparaître, mais c’est vrai que les drags
d’aujourd’hui n’ont pas connu le sida comme nous. C’est super,
évidemment, mais pour des vieilles telles que moi, ça nous
force à changer de logiciel. Passer des VHS à Twitter, en
quelque sorte ». Comme le soulignent Tiphaine Bressin et
Jérémy Patinier dans leurs travaux sur le voguing, les années
1990 impriment sur le mouvement drag des thématiques
centrales, comme la lutte contre le VIH. C’est également ce que
rappelle Jean-Yves Le Talec dans son ouvrage consacré aux
Sœurs de la perpétuelle indulgence, groupe de personnes
travestis en nonnes et luttant, par la parodie et l’activisme,
contre le VIH et les infections sexuellement transmissibles (IST).

Si les thématiques de la lutte se transforment de façon


flagrante, tout indique néanmoins que la pratique du drag et le
contexte politique sont sans cesse liés. « Être une drag-queen,
c’est être dans la cité, chérie. On ne fait pas tout ça pour se
cacher. On bouscule et c’est tant mieux. On tape là où ça fait
mal », dit G., drag depuis sept ans et qui vit à Paris. G. « n’en
veut pas aux drag-queens des années 1990 » mais estime
néanmoins que « c’est pas tout d’être visibles, il faut avoir un
truc à dire. Danser sur Mylène Farmer ça n’a rien de dégradant,
mais j’ambitionne autre chose avec mes sœurs. »

« la question de la légitimité
drag semble aujourd’hui passer
par une politisation du discours
et de la pratique »
Si les registres de la politisation se déplacent en fonction des
thématiques mises en avant par les mouvements sociaux et les
politiques LGBT, la question de la légitimité drag semble
aujourd’hui passer par une politisation du discours et de la
pratique, qui s’appuie sur de nouveaux référentiels. Pour A., « la
théorie queer est constamment présente dans notre pratique ».
Elle insiste : « C’est hyper important d’avoir un discours
construit et des livres comme ceux de Judith Butler ou Sam
Bourcier ont été de vraies révélations pour moi ». S’arrimer à la
théorie pour proposer un univers scénique revient, pour le dire
comme Éric Fassin, à un « usage de la science », une
réappropriation ainsi qu’une politisation ; une « pratique de la
théorie »104 qui s’inscrit très nettement dans les pas des
écrivaines et écrivains queers et de certains courants
féministes. B. relate elle aussi cette politisation progressive
dans son parcours : « Au début je faisais vraiment ça pour
m’amuser, pour créer un personnage. J’adorais ça. Et puis un
jour j’ai rencontré J., une Mother Drag devenue célèbre sur
Paris. Elle nous a coupé net dans notre élan de gamines en
nous mettant entre les mains du Butler ou du de Lauretis et elle
nous a dit : "Maintenant les filles, on va être belles et
intelligentes". Et, tu vois, je n’avais jamais pensé que mon
personnage allait autant gagner en complexité. Aujourd’hui, je
conseille à tous les bébés drags qui arrivent de se nourrir de ça.
Depuis on a tourné avec des lectures "drag-queer", comme ça
nous aussi on fait découvrir ces textes à notre public. On est
des bibliothèques sur talons. On est folles. »

À l’aune de cette légitimité théorique et politique, apparaît en


creux un discours de scission entre les « bonnes » et les
« mauvaises » drag-queens. Les drags ne sont évidemment pas
les seules à connaître ces effets de hiérarchisation par l’usage
d’un vocabulaire donné, par l’emploi de références théoriques
reconnues, ou bien encore par l’inscription de leurs pratiques
dans le champ des luttes politiques (en l’occurrence, ici, c’est
souvent la lutte contre les LGBTphobies qui est évoquée). Les
univers de fans, tels que les décrit Florent Favard par
exemple105, sont eux aussi soumis aux labellisations de
« vrai·e·s » et de « faux/sses » fans, c’est-à-dire de personnes
légitimes ou illégitimes à s’exprimer sur ou par une culture.
C’est ce que relève K., jeune drag de province, qui voit d’un
mauvais œil la nécessité du discours politique : « Je sais bien
que lorsque tu ne dis pas "queer" ou "féminisme" c’est comme
si tu n’avais pas le sésame pour être une drag-queen. Moi je
m’en moque. Ce dont j’ai envie, c’est de créer un personnage et
avec mes sisters, on n’a pas pour prétention d’être armées de
notes de bas de page. C’est un peu comme si on nous disait
"choisis ta référence" alors que justement on essaie de
déconstruire nos propres références. Y’a quelque chose
d’injonctif à ça et je n’aime pas trop ça ». Être drag-queen, ce
n’est donc pas qu’une expérience scénique de la théorie. Ce
sont aussi des expériences biographiques, des expériences de
vie. Il revient à chaque drag de trouver son équilibre dans
l’endroit émotionnel où elle se sent le mieux106. C’est ce sur
quoi revient K. : « J’ai envie de prendre du plaisir surtout. Et
c’est ça qui se voit lorsqu’on nous regarde : le plaisir qu’on a à
danser, à rire, à jouer. C’est essentiel pour moi. »

Drag Race

En 2009, un autre évènement médiatique majeur va remettre


les drag-queens sous les feux des projecteurs. RuPaul, drag
queen américaine, lance le pari d’une émission de télé-réalité
ayant pour principe un concours de drag-queens. Son nom : le
RuPaul’s Drag Race. À chaque saison est élue une
« American’s next drag superstar »107 qui, à son tour, popularise
la pratique drag. La renaissance de la culture drag est
immédiate et la France n’est pas épargnée par le phénomène.
Cependant, d’un point de vue sociologique, il n’est pas évident
que les expériences et les pratiques que nous pouvons décrire
aujourd’hui soient les mêmes que celles qui ont traversées les
années 1990. Il faut donc porter un regard réactualisé sur une
contre-culture du genre et se donner pour ambition de restituer
quelques glissements subjectifs et politiques des drags. Cette
description de l’exacerbation du genre connait cependant une
limite qu’il convient d’assumer : il ne sera question ici que des
drag-queens, sans que soit abordé son corollaire, la pratique
drag-king108, beaucoup plus invisible médiatiquement et
sociologiquement.

Si chaque communauté a sa figure tutélaire, celle des drag-


queens est donc indéniablement RuPaul. Encensée ou
conspuée, RuPaul est utilisée comme un élément de
comparaison attractif ou répulsif en fonction des drags109. La
première diffusion de RuPaul’s Drag Race, aujourd’hui sur
Netflix, date du 2 février 2009. RuPaul est née le 17 novembre
1960 à San Diego et connaît quelques succès musicaux et
cinématographiques. Mais aux yeux du grand public, c’est
indéniablement le RuPaul’s Drag Race qui signe sa
reconnaissance. En tant que visage emblématique d’une
culture, RuPaul est aussi au cœur de controverses. Deux
polémiques récurrentes ont fini par lasser quelques-unes des
drags rencontrées. La première renvoie à une somme de
propos tenus par la star au sujet des personnes trans qui, selon
lui, ne seraient pas admissibles à son concours du fait des
opérations chirurgicales réalisées110. Pour RuPaul, le drag doit
être une déconstruction du genre faite par des « hommes ».
Mais dans une culture où la réception se fait principalement par
des personnes LGBTIQ, la question de l’assignation de la
pratique drag à la catégorie cisgenre passe mal. Pourtant, la
désidentification avec RuPaul n’est pas chose aisée : elle reste
une figure incontournable dans le paysage médiatique drag et
elle est l’héritière d’une partie de l’histoire des drags.

Il existe d’autres scènes drags que celles de la télé-réalité et du


spectacle. De toute évidence, Paris reste la capitale française
des scènes drags. Depuis le début des années 2010, on ne
compte plus les rendez-vous ponctuels ou récurrents autour de
personnages drags. En 2019, chaque dimanche, un « Bingo
drag » attire par exemple plusieurs dizaines de personnes (plus
de cent selon certains témoignages). Toutefois, depuis quelques
années, des villes comme Lille, Lyon, Toulouse et plus
récemment Bordeaux, ont vu éclore des « maisons » (houses)
de drags. La décentralisation de la culture drag marque une
réelle différence avec les années 1990 qui, hormis quelques
clubs, n’étaient pas parvenue à provoquer la constitution
durable de lieux drags. Si l’on retrouve des personnages drags
dans les marches des fiertés de l’ensemble des villes françaises
dès les années 2013-2014, d’autres initiatives plus
institutionnelles étonnent. Des municipalités iront même jusqu’à
inscrire dans leurs programmations officielles des
représentations de drags. Ainsi la mairie de Bordeaux intègrera
une performance de la « house » locale dans son programme
2018 de la quinzaine de l’égalité (un cycle d’évènements contre
les discriminations).

« la décentralisation de la
culture
drag marque une réelle
différence
avec les années 1990 »
Cette expansion en province crée littéralement une offre locale
en termes de représentations LGBTIQ (surtout gay) et
encourage de nouvelle houses à se former. « Quand on a
débuté, on était seules et on se demandait comment ça allait
fonctionner, si ça allait prendre, si des gens allaient être
réceptifs. On a fait des petits clubs pour débuter, des soirées
associatives, comme ça, sans vraiment savoir où on mettait les
pieds, et très vite on a croulé sous les demandes. On peut
performer devant plus de 500 personnes en une semaine. C’est
inespéré. On a même entendu qu’une nouvelle maison allait se
constituer. On n’a rien contre évidemment, il en faut pour tous
les goûts et y’a de la place pour tout le monde dans le monde
drag », relate S., drag dans une grande ville de province.

Du côté du public, la demande ne semble pas se tarir. « Quand


on pense "évènement LGBT", on pense immédiatement à
"drag" », souligne un militant gay très actif dans un centre LGBT
de province. Un nouveau paysage festif et politique local se
dessine alors, avec des créatures (au sens de « créations », qui
ne s’appuient pas sur des modèles genrés) que l’on croyait
depuis quelques années désuètes ou ringardes. L’hypothèse
d’une période « post mariage pour tous » qui aurait nécessité de
réinventer les modes de visibilités et d’expressions LGBTIQ
(surtout gay, encore une fois) se fait jour. On assiste peut-être à
l’avènement d’une nouvelle phase de l’histoire de la visibilité et
des soirées LGBTIQ, visibilité déjà conquise sur les réseaux
sociaux et chaînes You Tube.

Précarité

Au cours des multiples échanges que nous avons eu avec les


drag-queens, émerge une question transversale, celle de la
précarité. À l’image des univers militants et associatifs111, la
précarité économique (rapportée au temps d’investissement
dans la constitution des scénarii, des costumes, de
l’organisation de la prestation, etc.) revient très fréquemment.
La précarité économique se mêle aussi à la précarité
relationnelle. Certaines drags rêvent de vivre de leur pratique ;
pour leurs proches, cette perspective professionnelle serait
« inconcevable » : les représentations se bousculent lorsque les
drags imaginent ce que pourraient penser certains membres de
leur famille à l’évocation de leur personnage. Mais il y a aussi
tout ce que l’imaginaire drag génère comme préjugés, à l’instar
des amalgames fréquents entre « drag-queens »,
« travestissement » et « transidentités ».

Si tous les témoignages évoquent la précarité économique, ils


ne sont cependant pas unanimes sur les coupures relationnelles
qu’engendrerait un « coming-out drag »112. Pour certaines, vivre
au grand jour c’est aussi assumer sa pratique auprès de sa
famille, par exemple. Au contraire, d’autres expériences, plus
frontalement douloureuses, font état de discriminations. La
journée, M.B. est enseignant dans une école supérieure privée.
Un jour qu’il performait dans une boîte, et alors qu’il se pensait
méconnaissable, il s’est confronté à un groupe d’étudiants qui
l’ont identifié et ont diffusé des photos de la performance à
l’ensemble de son établissement. M.B. n’a pas souhaité se
défendre, et n’a d’ailleurs pas été défendu. « Aucun de mes
collègue n’est venu m’en parler. J’étais devenu le paria de
l’école » dit-il. À la suite de cet évènement, il a préféré
démissionner et chercher un autre poste. Dans ces
circonstances, des émissions comme le RuPaul’s Drag Race
sont perçues par certaines comme une illusion. Pour M.P.,
« RuPaul c’est joli, ça fait rêver. Mais la vie d’une drag française
de province, c’est pas les contrats de RuPaul pour Netflix ».

La figure drag reste donc un paradoxe : hypervisibilisée dans


les médias depuis quelques années, elle demeure
majoritairement une figure de la nuit, principalement des nuits
gays d’ailleurs. Pourtant la question de l’espace public revient
fréquemment dans les témoignages comme une volonté d’une
plus grande visibilité encore. L’occupation de l’espace par la
masculinité hétéronormée, dans la rue notamment (on pensera
aux agressions sexistes, sexuelles ou homophobes) est subie
par les drags, en particulier lors de leurs déplacements113. Les
interrogations que soulève le renouveau drag restent pour
l’instant sans réponse. Les drags actuelles sont pourtant à
l’intersection de nombreux phénomènes sociaux et culturels :
fourmillement des identités de genre, des questions de fluidité
de genre ou de la lutte contre les LGBTphobies, etc. À ce titre,
un éclairage de la « débinarisation » drag serait la bienvenue.
En effet, l’explosion des figures drags va de pair avec
l’explosion des identités de genre queer ou non binaire. Mais on
ne sait si, comme leurs prédécesseuses des années 1990, elles
parviendront à maintenir leurs communautés et leur visibilité.
C’est dire combien les outils d’expression militants sont toujours
soumis à l’incertitude, à l’absence de pérennité. À l’exception de
rares associations intitutionnalisées, l’énergie militante est
fragile. Déprivilégier le genre, n’est-ce pas, in fine, éviter cette
usure humaine, individuelle comme collective ?
93
On pensera notamment au film « Pink Flamingos » (1972).
94
Dana Berkowitz, Linda Belgrave, Robert Halberstein, 2007. The Interaction of Drag
Queens and Gay Men in Public and Private Spaces. In Journal of homosexuality, volume
52, n° 3-4, p. 11 à 32. Londres : Routledge.
95
Film de Jennie Livingston.
96
Steven Schacht et Lisa Underwood, 2004. The drag queen anthology : the absolutely
fabulous but flawless customary world of female impersonators. Londres : Routledge.
97
Tiphaine Bressin et Jérémy Patinier, 2012. Strike a pose : histoire(s) du voguing. Paris :
Éditions Des ailes sur un tracteur.
98
Film de Stephan Elliott.
99
Didier Roth-Bettoni, 2007. L’homosexualité au cinéma. Paris : Éditions La Musardine.
100
« L’univers Drag-Queen », reportage de Michel Mompontet pour l’émission « Envoyé
Spécial » diffusée le 12 octobre 1995, France 2.
101
Reportage du 12 mars 1996, réalisé par Xavier Collombier. Actualités régionales d’Île-
de-France, France 3 Paris. Les citations proviennent du descriptif de l’Institut national de
l’audiovisuel relatif à cette émission.
102
Luca Greco et Stéphanie Kunert, 2016. Drag et performance. In Juliette Rennes (dir.),
Encyclopédie critique du genre. Corps, sexualité, rapports sociaux, p. 222 à 231. Paris :
Éditions La Découverte. Luca Greco, 2014. Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur
les Drag Kings. In Miroirs/Miroirs, n° 2, p. 27 à 39. Paris : Éditions Des ailes sur un tracteur.
103
Cet article comprend des extraits d’entretiens réalisés auprès de drags françaises au
cours de l’année 2019.
104
Éric Fassin, 2005. L’inversion de la question homosexuelle. Paris :Éditions Amsterdam.
Bruno Perreau, 2018. Qui a peur de la théorie queer ? Paris : Presses de Sciences Po.
105
Florent Favard, 2017. Crying theorizing, swooning : complexité narrative des séries
télévisées et lectures (dé)genrées. In Arnaud Alessandrin et Mélanie Bourdaa, Fan studies
et Gender studies : la rencontre, p. 85 à 100. Paris : Éditions Téraèdre.
106
Verta Taylor et Leila Rupp, 2015. When the Girls Are Men: Negotiating Gender and
Sexual Dynamics in a Study of Drag Queens. In SIGNS Journal of Women in Culture and
Society, volume 30, n° 4, p. 2115 à 2139. Chicago : The University of Chicago Press.
107
En français : « la prochaine superstar drag des États-Unis ».
108
Arnaud Alessandrin, 2014. Drag Kings : retour sur un atelier mixte. In Miroir/Miroirs, n°
2, p. 39 à 47. Paris : Éditions Des ailes sur un tracteur.
109
Edgar Eir-Anne, 2011. « Xtravaganza! »: Drag Representation and Articulation in
« RuPaul's Drag Race ». In Studies in Popular Culture, volume 34, n° 1, p. 133 à 146.
Popular Culture Association in the South. Lire aussi : Richard Mèmeteau, 2019. Pop
culture : réflexions sur les industries du rêve et l’invention des identités. Paris : Éditions La
Découverte. Richard Mémeteau, 2014. RuPaul : éthique du commérage. In Miroir/Miroirs,
n° 2, p. 95 à 104. Paris : Éditions Des ailes sur un tracteur.Nathaniel Simmons, 2014.
Speaking Like a Queen in RuPaul’s Drag Race: Towards a Speech Code of American Drag
Queens. In Sexuality & Culture, volume 18, n° 3, p. 630 à 648. Berlin : Springer.
110
La présence de drag trans dans la saison 2018 de l’émission semble initier un
changement de ce côté-là.
111
Jeanne Swidzinski, Clémence Zamora-Cruz, Arnaud Alessandrin, 2019. Militantisme
trans et précarité. In Actualité des trans studies, p. 77 à 85. Paris : Éditions des Archives
Contemporaines.
112
L’expression « coming out drag » est utilisée par certaines drag et reprise dans
quelques médias français comme étrangers pour stipuler l’instant de la révélation du
personnage à des proches.
113
Kyle Kucharski, 2018. The Gentrification of Drag. Mémoire de journalisme, CUNY
Academic Works. En ligne : https://academicworks.cuny.edu/gj_etds/294/
(consulté le 26/11/2020). En français sur la question des folles (et pas à
proprement parler des drags) : Jean-Yves Le Talec, 2013. L’espace des
folles. In Yves Raibaud et Arnaud Alessandrin (dir.), Géographie des
homophobies, p. 225 à 240. Paris : Armand Colin. Lire aussi Jean-Yves Le
Talec, 2008. Folles de France. Paris : Éditions La Découverte.
Conclusion

Faire contre et être (tout)


contre le genre
Nous laissons des traces de notre passage au monde sur les
individus que nous côtoyons. Notre responsabilité à cet égard
est double. Dans l’immédiateté de nos relations, nous inscrivons
nos émotions sur une palette allant de l’extrême joie, l’euphorie,
la jubilation, à la profonde anxiété, la peur ou la révulsion. Le
genre a ce pouvoir de nous faire aimer comme de nous
dégoûter, nous plonge dans des ressentis souvent extrêmes. À
plus long terme, nous attribuons aux personnes que nous
rencontrons, avec qui nous échangeons, aux relations que nous
nouons, tout autant de nuances psychiques : craintes ou
confiance, honte ou fierté. À l’échelle de l’individu, ces souvenirs
genrés s’inscrivent dans nos corps. Un témoin de discrimination
sexiste qui n’intervient pas et l’on se rappellera de la capacité
d’inaction d’autrui. Une expérience homophobe dans un espace
public et on évitera ce même type d’espace longtemps après.
Une relation qui vous épaule durant votre coming out et vous
savez que l’homophobie n’est jamais totale.

La dette du genre

Lorsque j’ai débuté mes études de sociologie à l’université de


Bordeaux, l’accès principal de la faculté se situait (et si situe
toujours) du côté d’une place aux contours remplis de bars.
Cela signifiait qu’avant huit heures du matin les hommes
installés en terrasse étaient principalement ceux qui sortaient de
soirée. Après 18h, les hommes installés en terrasse étaient
ceux qui prenaient l’apéritif, parfois avant un match de foot ou
de rugby, parfois avant une soirée étudiante. Dans un cas
comme dans l’autre, mes allées et venues sur cette place ont,
dans mon souvenir, toujours été marquées par une angoisse de
l’agression. Agression qui n’a jamais réellement eu lieu, mais
lorsque j’entendais en passant des mots comme « pédé » ou
« enculé » – insultes proférées probablement en réaction à des
actions sportives – je n’étais jamais complètement sûr qu’elles
ne s’adressaient pas à moi. Rien de grave, mais l’air de cette
place était alourdi d’injures sans qu’il soit possible d’identifier
leurs auteurs, tant les terrasses étaient pleines. Je m’en sentais
l’unique destinataire.

Sentiment d’insécurité et paranoïa banales des victimes


potentielles qui, se sachant injuriables, peuvent se sentir
injuriées. Il n’est donc pas la peine d’user de violences
physiques pour que le genre imprime sa marque sur notre façon
d’être au monde, sur notre façon d’être en relation, et ce
durablement. Il m’aura fallu attendre un atelier drag-king (de
travestissement en homme et de parodie de comportements
masculins) auquel je participais pour enjamber cette citoyenneté
spatiale que l’on me refusait et que je me refusais à moi-même.
Apprenant, jusqu’à leur caricature, les gestes et les démarches
masculines, je suis entré dans l’univers des hommes, celui de
l’insouciance des déplacements, à la condition de masquer mon
homosexualité. Chose que je ne suis pas réellement parvenu à
faire. Mais j’ai mis mes mains dans les poches. J’ai regardé les
gens dans les yeux. Je ne me suis pas poussé lorsque
quelqu’un arrivait sur moi. Et j’ai traversé la place. Plusieurs
fois. Jusqu’à oublier ces gestes qui me travestissaient. Jusqu’à
traverser comme si de rien n’était. Je ne tire pas de fierté d’avoir
fait l’homme ; mais de la fierté d’être parvenu à en jouer.

À travers le genre, nous imposons une dette émotionnelle à


celles et ceux qui le subissent. Comme il existe une dette
économique ou une dette environnementale, nous léguons à
d’autres ce que nous faisons ou ne faisons pas aujourd’hui. Nos
tessitures émotionnelles sont le témoin de ces (in)actions
passées. La présence du genre ne peut donc être le fait que de
comportements agissants. Autrement dit, le genre est l’affaire
de la responsabilité des uns et des autres. Mais cela veut dire
également que, en l’absence de responsabilité, les cibles du
genre peuvent être réellement dévastées. Comme il ne s’agit
pas là d’une cible au sens des principes, ni même au sens des
devoirs, mais bel et bien des individus cibles, notre
responsabilité est simultanément citoyenne, globale, et
relationnelle, locale.

Faire et être

Assignation de genre. Violences de genre. Inégalités de genre.


Identité de genre. Identification genrée. Discriminations de
genre. Harcèlement sexuel ou de genre. Développement genré.
Interactions de genre. Privilège de genre… De quoi parle-t-on,
lorsque l’on parle de genre ? On parle de faire « contre » ;
contre un genre qui ne dérange pas tout le monde, pas tout le
temps, mais qui s’impose dans son silence comme un fantôme
souverain. « Je ne dis pas qu’être une femme est en soi une
contrainte pénible, il y en a qui font ça très bien, mais c’est
l’obligation de l’être qui est dégradante » écrit Virginie
Despentes dans King Kong théorie114.

Il n’y a pas d’extérieur au genre. Là où nous regardons, l’horizon


est fait de genre. Lorsqu’on lutte contre le genre, c’est avec le
genre. Sans cesse, nous sommes donc contre le genre. Être
contre, c’est résister. Résister aux injonctions, aux inégalités.
Être contre, c’est aussi se blottir. Être tout contre. Suffisamment
contre pour s’y loger, y faire son lit et fatalement pousser,
déplacer, faire glisser ce genre qui nous entoure. Être contre ou
être tout contre : même combat. Il s’agit de se faire sa place
dans l’univers de normes ; faire sa place pour habiter le
monde… À sa façon.

Arnaud Alessandrin – Morbihan, été 2020.

114
Virginie Despentes, 2006. King Kong théorie. Paris : Éditions Grasset.
Lexique
L’auteur souhaite remercier Johanna Dagorn
pour ses relectures du Lexique et pour ses remarques

Assignation de genre / de sexe


Le sexe est-il une simple lecture de l’anatomie ? À la naissance,
et même avant (lors de la connaissance du sexe du futur bébé),
la médecine projette sur l’enfant un ensemble de représentations
culturelles qui donnent corps aux termes « filles » et « garçons ».
L’assignation de genre ne découle donc pas seulement d’une
logique « descriptive » du sexe de naissance mais bien d’une
logique « prescriptive ». L’acte d’assigner un genre à la
naissance est donc dit « performatif ». Selon Paul B. Preciado :
« On est tous passés par cette table d’opération performative :
c’est une fille ! C’est un garçon ! » (Testo Junky, éditions
Grasset, 2008).

Cisgenre/cisidentité
Sont nommées « cisgenres » ou « cisidentitaires » les
personnes dont le sexe assigné à la naissance correspond,
sinon parfaitement du moins grandement, à l’identité de genre
de la personne. La cisidentité permet de rappeler que les
minorités ne sont pas seules à être « particulières » et, par
conséquent, que les majorités (ou celles et ceux qui sont jugés
comme « normaux ») sont aussi une composante « particulière »
de la société, qu’il convient de nommer.
Féminisme
Il n’existe pas « un » mais « des » féminismes, qui peuvent être
historiquement reconstitués en « vagues ». La première vague
inaugurale du féminisme, celle d’Olympe de Gouges, des
Suffragettes ou de Louise Michel, impose le débat de l’égalité
entre les citoyen·ne·s. Avec cette phrase : « On ne naît pas
femme, on le devient », on estime que c’est à Simone de
Beauvoir avec le Deuxième sexe (1949) que l’on doit le passage
à une « deuxième vague ». Cette dernière se caractérise
notamment par le droit à disposer de son corps, le droit à
l’avortement et à la contraception, avec comme slogan
fédérateur « Mon corps m’appartient ». Ces vagues se
superposent et entraînent des résistances, y compris au sein
même des mouvements féministes. L’opposition au patriarcat
(Christine Delphy), ou à l’hétéronormativité (Monique Wittig)
marquent alors durablement la pensée féministe. Dans les
années 1990, le féminisme se déploie en une « troisième
vague » marquée par des travaux queer (Judith Butler) ou
intersectionnels (Angela Davis, Elsa Dorlin). Le féminisme se
réinvente continuellement et s’enrichit des pensées marxistes,
égalitaristes, psychanalytiques, universalistes et donne
naissance à de nouveaux courants qui intègrent toutes les luttes,
comme par exemple, l’écoféminisme, le féminisme décolonial, le
transféminisme, etc.

Genre
« Le genre est un arsenal catégoriel qui classe […] en ce que les
valeurs portées par le pôle masculin sont considérées comme
supérieures à celles portées par l’autre pôle » selon
l’anthropologue Françoise Héritier (Hommes, Femmes : la
construction de la différence, Éditions Le Pommier, 2010). Cette
socialisation différentiée et hiérarchisante nous donne des
indications sur ce que le genre n’est pas : c’est-à-dire ni une
donnée purement biologique, ni une évidence historique, ni
même une norme fixe (socialement comme individuellement).
Toutefois, un certain nombre de normes de genre ne cessent de
se répéter : l’idée d’une différence fixe entre les catégories
« femme » et « homme », l’idée d’une naturalité fondamentale
des sexes, l’idée d’une inégalité socialement justifiée entre ces
catégories (également nommée patriarcat) et l’hétérosexualité
comme norme répétée. Lorsque ces normes ne sont pas
respectées, une « police de genre » intervient bien souvent sur
les individus, qui subissent des sanctions en réponse à leurs
transgressions. Il existe ainsi des inégalités et des
discriminations genrées que l’on retrouve aussi bien dans les
carrières professionnelles des femmes, dans le partage des
tâches ménagères, dans les orientations scolaires, dans les
injonctions corporelles ou dans les rôles publics incarnés par les
femmes comme par les hommes. Mais si les attitudes et les
comportements inhérents au genre font l’objet d’un long
apprentissage, ils sont néanmoins susceptibles d’évoluer. Ces
évolutions individuelles et collectives sont portées par les
mouvements féministes et LGBTIQ (lesbiens, gays, bissexuels,
trans, intersexes et queers). Dans sa célèbre phrase, la
philosophe américaine Judith Butler résume ainsi : le genre,
c’est « une pratique d’improvisation qui se déploie à l’intérieur
d’une scène de contraintes » (Défaire le genre, Amsterdam,
2006.).

Identité de genre
Les Principes de Jogjakarta (2007) définissent l’identité de genre
« comme faisant référence à l’expérience intime et personnelle
de son genre profondément vécue par chacun, qu’elle
corresponde ou non au sexe assigné à la naissance, y compris
la conscience personnelle du corps (qui peut impliquer, si
consentie librement, une modification de l’apparence ou des
fonctions corporelles par des moyens médicaux, chirurgicaux ou
autres) et d’autres expressions du genre, y compris
l’habillement, le discours et les manières de se conduire ». Tous
les individus ont une identité de genre, mais toutes les identités
de genre ne sont pas soumises aux mêmes suspicions,
sanctions ou validations.
Injure
L’injure, si elle est à caractère discriminatoire, est punie par la
loi. Qu’elle soit prononcée en privé comme en public, son emploi
reste prohibé, y compris sur Internet que l’on considère comme
faisant partie de l’espace public. Pour Didier Eribon (1999),
l’injure est inaugurale des identités des minorités en ce sens
qu’elle s’abat, très tôt, sur les personnes discriminées.
Évidemment, l’injure est un stigmate. Mais il n’est pas
nécessaire d’être injurié pour se savoir potentiellement la cible
d’injures. L’injure est donc aussi une menace, qui se banalise
(« Fais pas ton pédé », « C’est un travail d’arabe »). Si les mots
peuvent blesser, l’injure parvient parfois à être réappropriée,
positivée et revendiquée comme un élément identitaire pouvant
générer de la fierté (« négritude », « féminisme », « PD », par
exemple).
Intersectionnalité
En 1991, la féministe américaine Kimberlé Williams Crenshaw
publie un article (Mapping the margins: intersectionality, identity
politics and violence against women of color, Stanfort Law
Review, vol. 43, n°6) sur l’importance de lier les questions de
racisme et de sexisme. C’est à partir de cet écrit que le terme
d’intersectionnalité se diffuse dans les milieux féministes et
académiques, insistant sur la nécessité de ne pas saisir les
caractéristiques des individus et des groupes, ainsi que les
rapports de dominations qui se tissent entre les groupes, selon
un critère unique de leur identité. Les imbrications mais aussi les
tensions entre les questions de sexisme, de racisme et de
classisme (liées aux dominations entre les classes sociales) sont
particulièrement étudiées par les approches intersectionnelles.
Intersexe
Se dit de personnes sur lesquelles la médecine est intervenue
sans consentement, soit chirurgicalement et/ou par le biais
d’hormones, afin de normaliser l’appareil génital et le corps. La
médecine procède dès le plus jeune âge à des interventions non
consenties afin d’assigner, selon le modèle de la binarité, un
sexe à l’enfant alors opéré. Les personnes intersexes sont ainsi
marquées par de nombreuses interventions qui ne prennent pas
en compte leur identité de genre. Aujourd’hui, si de nombreux
pays réclament l’arrêt de ces mutilations non consenties ou y
sont parvenus, la France poursuit son programme d’assignation
d’un sexe à la naissance.
LGBTphobies
L’homophobie et la transphobie sont des discriminations punies
par la loi qui renvoient à l’hostilité envers des personnes qui se
définissent comme homosexuelles ou trans ou bien qui sont
supposées l’être. Les violences et l’exclusion produites se
déclinent sous différentes formes comme la lesbophobie, la
gayphobie, la biphobie ou la transphobie, reconnue dans le droit
français depuis 2012. Les concepts d’hétérosexisme et de
cissexisme renvoient plus généralement aux sanctions subies
par les individus qui dérogent aux normes de genre et de
sexualité en vigueur dans un contexte donné.

Masculinités
Comment interroger le sexisme si la masculinité n’est pas
interrogée ? En 1995, Reawyn W. Connell, sociologue
australienne, publie un livre qui fera date, sur les masculinités
(Masculinities, University of California Press, 1995). Elle y définit
la masculinité non comme une somme d’évidences biologiques
mais comme une construction politique. La sociologue
distinguera quatre types de masculinités qu’elle nommera
« hégémoniques », « complices », « subordonnées », et
« marginalisées », pour souligner que si la masculinité
contemporaine a un réel coût social, et notamment du côté des
violences faites aux femmes, elle a aussi un impact sur d’autres
hommes dont la masculinité est jugée illégitime. Aujourd’hui les
questions de harcèlement de rue, de harcèlement sexiste au
travail ou d’homophobie dans le sport interrogent avec insistance
ces masculinités hégémoniques et complices.
Préjugés, stéréotypes et discriminations de genre
On nomme stéréotypes de genre l’ensemble des représentations
communément associées au féminin et au masculin. Quant au
préjugé, il s’agit plus d’une attitude évaluatrice, favorable ou
défavorable, positive ou négative à l’égard d’une personne (ou
groupe de personnes). Ces préjugés et stéréotypes donnent lieu
à des « discriminations », c’est-à-dire des traitements
différenciés prohibés par la loi. En cela, la discrimination est
contraire au principe d’égalité. Il existe aujourd’hui 24 critères de
discriminations dont l’orientation sexuelle, l’identité de genre, le
sexe de la personne, l’apparence (non sans lien avec le sexisme
dans bien des cas) ou encore, l’état de grossesse. Voir
https://www.defenseurdesdroits.fr/fr/institution/competences/lutte
-contre-discriminations (consulté le 25/11/2020).
Queer
Le terme anglais « queer » renvoie à une insulte (« pédé »,
« tapette », etc.) qui désigne quelqu’un d’étrange, de tordu ou de
malade. Mais dans les années 1990, en procédant par
renversement du stigmate, des groupes LGBT se réapproprient
le terme afin d’en phagocyter la charge péjorative. « Queer »
devient alors une identité, un slogan. Mais le « queer » est aussi
un mouvement, en provenance des marges sexuelles de la
société, qui défend le nomadisme de l’identité (son aspect non
essentiel). Le mouvement queer est aussi une critique des
tentatives de normalisation et d’assimilation des marges aux
normes coercitive. Ainsi, le mouvement queer épouse également
la forme de productions théoriques et la « théorie queer » à son
tour va fermement critiquer les dispositifs normatifs. S’il s’agit là
d’une théorie générale critique, il s’agit également d’une pratique
au sens ou le mouvement queer encourage la performance et la
création comme outil de déconstruction des normes.
Sexisme
Le sexisme est une idéologie et une pratique qui définit et justifie
les inégalités et hiérarchies entre les femmes et les hommes à
l’avantage de ces derniers. À ses côtés, le terme de misogynie
signifie littéralement la haine des femmes et désigne un
sentiment de mépris à leur égard. Quant au terme de machisme,
il renvoie aux comportements issus des privilèges acquis par les
hommes. Ce système, que l’on nomme aussi patriarcat, est donc
une forme d’organisation sociale et culturelle dans laquelle les
pouvoirs (économiques, politiques, symboliques) sont
concentrés dans les mains des hommes. La persistance de la
domination masculine, qui s’appuie sur une dévalorisation du
féminin, peut également être intégrée par les femmes tant celle-
ci est prégnante dans nos sociétés.
Sexualité
La sexualité est un terme parapluie qui permet de saisir
différentes composantes. En effet, nous avons tou·te·s une
sexualité qui n’indique pas forcément une pratique sexuelle
unique ou effective. Aussi, la notion de sexualité comprend celle
d’orientation sexuelle. Traditionnellement découpée en
« homosexualité », « hétérosexualité », « bisexualité », nous
pouvons poser la question de la persistance et de la robustesse
de notre « orientation sexuelle » : gardons-nous toujours la
même ? N’en avons-nous pas plusieurs en même temps ? Enfin,
tout ceci se différencie de l’identité sexuelle, c’est-à-dire
l’ensemble des mots pour dire sa sexualité. Aujourd’hui de
nouvelles identités s’expriment comme la « pansexualité » (le fait
de ne pas limiter ses désirs à une anatomie) ou « l’asexualité »
(l’absence de pratique sexuelle).

Transgenre/transidentitaire
On entend souvent parler de personne « transsexuelle » mais ce
terme à connotation pathologisante ne sera pas retenu ici. Le
« transsexualisme » renvoie en effet à une nosographie
psychiatrique alors que les parcours transidentitaires ne sont pas
réductibles à l’idée d’un trouble ou d’une maladie. Bien au
contraire, ils participent plutôt d’une nouvelle approche des
parcours de vie et des parcours de genre, moins statique. On
emploiera de manière indistincte le terme de « transgenre » et
de « trans », au sens d’un terme parapluie qui englobe les
personnes trans, c’est-à-dire les personnes dont le sexe assigné
à la naissance ne correspond pas à l’identité de genre vécue.
Violences de genre
Les violences de genre correspondent aux attaques subies par
un individu en raison de son appartenance à l’un ou l’autre sexe,
ou sa non-conformité aux rôles socialement attribués à son
sexe. Les violences de genre sont présentes dans toutes les
sociétés et ne peuvent donc se réduire à des responsabilités
individuelles puisqu’elles s’incarnent dans des normes et des
phénomènes massifs comme les violences faites aux femmes. Il
existe diverses formes de violences de genre : verbales,
physiques, psychologiques, sexuelles, économiques et
symboliques.
La vraie mission de chaque homme était celle-ci : parvenir à soi-même.

Demian, Hermann Hesse

Double ponctuation accompagne ses auteurs au plus près, pour faire de leurs textes des
livres. Nous croyons que la qualité de la relation qui existe entre l’éditeur et l’auteur
détermine aussi la qualité du livre qui en naîtra. Nous travaillons avec des professionnels
de la chaîne du livre, basés en France ou en Europe. Nous respectons le droit d’auteur, qui
protège la création, qu’il s’agisse de celui des auteurs, graphistes, créateurs de police de
caractères, d’illustrateurs…

Nous essayons de lutter à tous prix contre la surproduction des livres – qui nourrit
essentiellement, au final, le pilon – en ne portant qu’un nombre raisonnable de projets
éditoriaux tous les ans et en ajustant les tirages au plus près. Nous luttons aussi contre le
clonage des livres – où toutes les publications finissent par se ressembler, traitent des
mêmes sujets, de la même façon. L’éditeur indépendant doit porter d’autres regards sur le
monde ; dans tous les domaines, la diversité est vitale.

Double ponctuation essaye de ne pas accentuer la pression prédatrice et destructrice qui


s’exerce sur notre planète. Nous publions toujours sur papier certifié (gestion responsable
des forêts), nous travaillons avec des imprimeurs basés en France et situés à moins de
500 km du lieu de stockage des livres. Par ailleurs, nous participons aux réflexions
professionnelles et interprofessionnelles sur notre responsabilité environnementale et
sociale.

En matière d’écriture inclusive et de féminisation des textes que nous publions, nous
avons choisi avant tout de respecter la volonté des personnes qui nous confient leurs écrits.
Le masculin continue à être très utilisé en tant que genre neutre, par beaucoup d’auteurs et
d’auteures, sans que cela implique un désintérêt de leur part pour le féminisme ou
l’évolution de notre langue. Il ne nous semble pas possible de contraindre qui que ce soit
d’utiliser le point médian – qui pose d’ailleurs des questions de confort de lecture sur des
textes longs –, ni d’utiliser systématiquement et de façon consécutive les deux genres.
Nous encourageons bien entendu la féminisation des professions, qui nous semble être un
minimum indispensable. Cette position globale sur la féminisation de l’écriture en français
pourra bien sûr être revue selon l’évolution de notre profession d’éditeur, et au regard des
débats en cours sur ces questions. Enfin, pour cet ouvrage, le choix a été fait d’indiquer
« gay », « queer », « drag » et « drag-queen » sans italique – contrairement aux règles
typographiques en vigueur – car ces termes nous semblent suffisamment acceptés dans le
langage courant pour ne pas être particulièrement distingués.

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