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Photographie de couverture :

© Samuel Kirszenbaum / modds

© Éditions Almora, 2019

ISBN : 978-2-35118-473-8

Almora Librairie & Éditions


43 avenue Gambetta, 75020 Paris
• www.almora.fr •

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


SOMMAIRE
Titre

Copyright

Remerciements

Avertissement

Prologue

Qui est Eva Ruchpaul ?


S'émerveiller, encore et toujours, en toute naïveté

Autoportrait par Eva

Promenade en compagnie d'une yogini impertinente

Voyager léger, désencombré !


En direct de son salon : le yoga expliqué aux martiens

Mettre la table pour une pensée différente

Chemins d'expérience, voies de découverte


De rivage en rivage
Qui est ce « je » ?
Accueillir le moment, la puissance des rencontres

Découverte du yoga, art du oui !

Le yoga, un imprévisible voyage


Le yoga, une manière d'être et d'agir
Petit manuel de motivation selon Eva à l'usage des apprentis-yogin

Première partie - Au jardin de soi : l'hospitalité du corps dans l'espace - L'art de s'accueillir
avec bien-veillance

Le corps, accueilli par la posture


Regard sur une pratique : la charnelle compétence
L'espace du dedans

Lucidité et inventivité : faire mûrir le « pensoir » pour une autre lecture du corps
Le principe de bien-veillance bien veiller sur soi-même : une science discrète du corps

Ahiṃsā : désir de ne pas nuire


Yoga et bhoga (l'expérience), indissociables
Sukha, l'état spontané d'harmonie

Une philosophie du corps dans la posture, espace de maturation et de recherche


Exercice de soi : āsana et prāṇa

Leçon de jardin : devenir humain


Vivre en apprenti

Deuxième partie - Dans la confidence du souffle - Des jeux du plein et du vide à l'art
du non-agir

Prélude
Observation : le souffle, le rythme, le rien

Participation : la barcarolle du souffle-énergie les jeux du plein et du vide


Être yogin au XXIe siècle ? s'en remettre au souffle de vie

Troisième partie - La conscience-énergie - Improviser la vie : de la conscience de l'espace


à l'espace de la conscience
De l'amour, de l'attention, envers la vie

Esprit de vigilance, esprit de découverte


Rôle du temps et de l'espace
Sérendipité : trouver ce que l'on ne cherchait pas
Le vrai sens de l'exercice : trouver la note juste dans la pratique
La conscience-énergie et sa saveur originelle de liberté
Qu'est-ce que l'information au juste ?
Le geste, terreau de la pensée
Champ de conscience et espace cosmique

Conclusion - S'émerveiller encore et toujours le yoga, voyage toujours inachevé

Appendice - Feuille de route

Annexe 1

Annexe 2 - La séance Ruchpaul quelques principes fondamentaux

Annexe 3 - Exemples de séances de pratique


Remerciements

Au moment d’achever cet ouvrage, il m’est particulièrement


agréable d’exprimer toute ma gratitude envers celles et ceux
qui ont contribué, par leur lecture et leurs conseils, à sa
réalisation :
Michèle Berthet, Françoise Blanc, Jean-Pierre Ceccarelli,
Annie Faure, Maria Maleviti, Colette Passot.
Sans l’aide précieuse de ces ami(e)s, cette aventure humaine
n’aurait pas eu la même saveur.
Avertissement
Note succincte sur la prononciation
des termes sanskrits

Les voyelles longues sont indiquées par un trait horizontal au-


dessus de la lettre ā, ī, ū…) ; u et ū se prononcent « ou », e « é », ṛ
« ri ».

Les consonnes se prononcent quasiment comme en français


sauf :

g : « gu » yogin « yoguinn »

c : « tch » cit « tchitt », cakra « tchakra »

ś et ṣ : « ch » suṣumnā « suchumnaa »

(sans tenir compte des nuances subtiles entre ces deux


sifflantes)
s ne se prononce jamais « z », même entre deux voyelles : rasa
« rassa ».
ḥ (visarga) signale une légère aspiration, prononcée en
redoublant la voyelle qui précède.
Pour plus de clarté, les propos d’Eva Ruchpaul sont en écriture
romaine, tandis que ceux de Colette Poggi sont en italique.
Prologue

« Les meilleurs éveilleurs sont ceux qui ne cessent de


chercher ».
(voir chap. III.2 -Sérendipité)

Ce livre se compose de trois grandes parties où sont recueillis


les propos d’Eva Ruchpaul, que j’ai regroupés en trois rubriques : le
corps, le souffle, la conscience. De cette conversation au long cours
qui s’est déroulée sur deux années, j’ai gardé les passages les plus
significatifs au regard de sa conception du yoga et de sa
transmission. Toujours improvisés, nos échanges sur les approches
indiennes du yoga ou sur sa vie, ont su garder au fil des mois une
saveur d’école buissonnière. En terme musical, (son domaine de
prédilection), c’est l’impromptu qui suggèrerait au mieux le ton de
cette conversation libre.

Afin de mettre plus distinctement en lumière les propos d’Eva,


ceux-ci seront en droit alors que les miens seront en italique, sauf
dans les introductions et conclusions.

Qui est Eva Ruchpaul ?


Née en 1928 à Alexandrie dans une famille où elle baigne dans
une atmosphère à la fois intellectuelle (son père est philosophe) et
artistique (sa mère est passionnée de peinture), elle apprend très tôt
à jouer avec les potentialités de son corps et de son souffle pour
remédier à la difficulté de se mouvoir en marchant, en raison de la
poliomyélite contractée à 18 mois. Revenue avec sa famille en
France, sa précocité intellectuelle lui permet de sauter plusieurs
classes, de la 5e à la seconde. Elle suivra après le bac des cours de
dessin puis de styliste à Paris au début des années 1950. Elle est
alors logée dans la famille des Casadesus, musicienne s’il en est !
À vingt ans, la rencontre avec Haymant, son futur mari,
brahmane indien d’origine mauricienne, marque une étape
importante car c’est lui qui l’orientera vers le yoga et lui présentera,
une dizaine d’années plus tard, son premier élève. Alors qu’elle
n’attendait pas que celui-ci revienne, Eva se verra cependant
obligée de multiplier rapidement les cours car les élèves affluent.
C’est en 1971 que l’Institut Eva Ruchpaul (IER) est fondé et est
agréé, quelques années plus tard, par le Ministère de
l’Enseignement supérieur. À partir de cette époque, l’IER devient un
lieu important pour la formation de professeurs de yoga selon la
méthode d’Eva. Concernant la pratique, celle-ci se caractérise par
une absence de toute forme ritualisée qui puisse détourner l’élève
de l’attention au corps et au souffle : ni mantra OM (formule rituelle
hindoue), ni mudrā (geste des mains), ni référence aux termes
sanskrits pour les postures. Ce que privilégie cette approche
« laïque », « agnostique », c’est l’intensité d’attention ainsi que la
rigueur de l’architecture posturale.

L’apport de l’indianité, comme de la recherche contemporaine,


est cependant présent sous d’autres formes dans la formation
d’enseignant. Dans ses divers ouvrages, d’une part, Eva a abordé
les fondements du yoga posés par la civilisation indienne dès ses
débuts (cf. la bibliographie en fin de volume). D’autre part, avec son
équipe pédagogique dirigée depuis une trentaine d’années par
Françoise Blanc et aujourd’hui par Jacqueline Usitkov, d’éminents
conférenciers sont venus et viennent encore donner un éclairage sur
des aspects variés en divers domaines, allant de la recherche
contemporaine en astrophysique, en physique quantique, en
neurosciences, en botanique, aux sciences humaines avec la
philosophie, la psychanalyse ou la pensée indienne.

Cette insatiable curiosité, alliée à une perpétuelle remise en


question de l’acquis, caractérise la personnalité d’Eva. Trouver des
astuces pour améliorer tel mode postural ou respiratoire, pour rendre
telle prise de posture à la fois plus simple et plus efficiente, ce
modus operandi agit comme un puissant stimulant pour cette yoginī
farouchement indépendante qui fut l’une des pionnières du yoga en
France. La pratique de la peinture et du pastel vient ponctuer le
rythme de ses cours. La sensibilité à la couleur et à la lumière, le
goût des attitudes prises sur le vif, dans le quotidien le plus banal,
font écho au style sans fioriture qu’Eva a imprimé au yoga tel qu’elle
le conçoit pour ses « contemporains » occidentaux, comme elle les
appelle.

C’est aux détours d’une conversation à bâtons rompus qu’Eva, la


plus espiègle des yoginī et la plus sérieuse à la fois, livre ses
secrets, lorsqu’elle évoque cet insolite voyage au pays du yoga, ses
recherches et ses trouvailles inopinées : tous ces temps forts qui ont
depuis le début ponctué son parcours et qui continuent d’animer
avec enthousiasme son exploration de la nature humaine.
En quelques mots, le joyau du yoga réside à ses yeux en un
geste juste et beau, simple et abandonné, dans la vague d’un souffle
venu de l’infini et toujours nouveau. Établi dans la juste vibration, le
yogin pourra à chaque fois goûter, à la suite de la posture unique, un
temps de pur repos appelé temps de rien.

S’émerveiller, encore et toujours,


en toute naïveté
Au cours des échanges avec Eva qui se sont étalés sur deux
ans, une idée fondamentale s’est faite jour : pour cette yoginī
inventive, rétive aux ornières de l’habitude, le yoga renaît à chaque
moment, tel un voyage toujours inachevé qui demande à être
perfectionné d’instant en instant, quoique que l’on fasse. Depuis les
temps anciens, le yoga fut en effet considéré en Inde comme « une
action qui améliore les autres », comme nous le souffle la Bhagavad
Gītā.
Intimement liée à cette approche ancrée dans la vie quotidienne,
est apparue avec force cette autre conviction : au jardin du yoga
fleurit le goût de vivre, à cultiver en toute naïveté. Enfin, pour jouer
avec les mots, si le « voyage » convient si bien à la conception du
yoga selon Eva, ne serait-ce pas parce que « yoga » et « Eva »
entrent tout simplement dans la composition de ce terme ? Cet
imprévisible voyage intérieur, qui engage corps-souffle-conscience,
ne serait-il pas en fin de compte le seul à véritablement nous
surprendre, par le silence lumineux qui se révèle alors ? Car il pose,
depuis les Upaniṣad, une question essentielle dont dépendent toutes
les autres : qui suis-je aujourd’hui ?

Élançons-nous à présent, en compagnie d’Eva, sur les chemins


du yoga, à l’affût de l’espace, du silence, de la vie, au cœur de soi.
Autoportrait par Eva
Comment peut-on être persan ?

Cette boutade de Montesquieu a remonté trois bons siècles


jusqu’à nous… et toujours fringante, sous son ironie bonasse, elle
demeure actuelle !
Notre contemporain ne sait toujours pas comment s’accommoder
d’un « autre ».
Mais pourquoi a-t-il le nez comme ça ? Le cheveu comme ci ? A-
t-on idée ! Mais il ne pense pas comme moi ! Quelle horreur !
Et voilà notre homo (dit sapiens) face à un autre homo (dit
sapiens aussi) tout désemparé. Pas le même habit, pas le même
langage… Quant à la couleur… n’en parlons pas !
Alors !… Comment peut-on être persan ? Attention, j’ose : nous
sommes tous persans.
L’autre vient à moi avec sa combinaison d’ADN et son enveloppe
culturelle, et moi aussi, je suis à tolérer pour lui. Bon !

Je viens de dépasser l’âge de quatre-vingt-dix ans dont soixante


à cultiver l’art de l’enseignement du Hatha-yoga. Une question m’est
souvent posée : « Qu’est-ce qui vous a amenée là ? »
Toutes sortes de péripéties secondaires se sont alignées. Pour
faire simple, deux événements majeurs m’ont « choisie » pour une
orientation bizarre ! En premier lieu, je suis sortie d’une attaque de
poliomyélite, avant l’âge de deux ans, avec toute la partie gauche de
mon corps en torpeur définitive (« paralysie infantile », disait-on à
l’époque). En second lieu, j’ai épousé à vingt ans, un brahmane
indien, de famille très orthodoxe, issue du Cachemire et de l’Inde
orientale. Mon mari, qui était à la fois chiropracteur pour l’Occident et
médecin ayurvédique pour l’Orient, décida que j’allais marcher
comme tout le monde, et déchiffrer (sans maître) l’apport technique
du Hatha-Yoga. Devant une telle confiance, il m’a fallu obtempérer !
Et j’obtempère encore, avec mon organisme (un brin avarié).

En remontant sur le sentier de ma simple vie de française,


banale, sans ascendance distinguée, je m’interroge sur mon
parcours : d’où vient cette singularité qui m’a fait tracer un chemin
auquel rien ne me prédestinait, le yoga venu de l’Inde ?
Autrement dit, qu’est-ce qui nous rend différent ? Comment sort-
on de la norme classique ? Une telle question, apparemment
anodine, me taraude et m’invite à la réminiscence. Il était une fois…

Je fus éduquée à l’occidentale, par des parents typiquement


français : un papa agrégé de philo, passé par Normale supérieure et
passionné de pêche à la truite, et une maman rustique, sortie de son
Auvergne natale avec un solide accent campagnard. Quant à mon
frère, de sept ans mon aîné, c’était un surdoué, vraiment génial, à la
fois très modeste et paresseux ! Et tout ça voyageait… du moins à
une certaine époque : nous étions toujours entre les valises. On s’y
était habitués. Et de ce fait je n’allais pas à l’école. Pendant la
guerre, on nous appelait les « réfractaires » car, dès le début, toute
ma famille s’était engagée contre le nazisme. Ce fut une période
sinistre qui nous parut durer une éternité.

Tant pis ! Je ne suis pas née au bord du Gange mais en Égypte


où ma famille résida de longues années car mon père fut pendant
douze ans prof. de philo. au lycée français d’Alexandrie. Personne
dans ma famille n’était de fibre religieuse. Quant à moi, je ne
pratique aucune religion, ni en sanskrit, ni en latin, ni en patois, ni
même en langue moderne ! Et enfin, je ne médite pas ! Ou alors, il
faudrait préciser ce que l’on entend par là, en tout cas, ce n’est pas
au sens d’« activité » de méditation. Ça se fait tout seul.

Que pourrais-je bien avoir à faire avec le yoga ? Je cherche…


Ne serait-ce pas l’exploration du dedans ? À l’horizon de ces six
décennies d’enseignement, je constate une chose : chaque individu
de notre espèce (sapiens ou pas !) possède un « for intérieur ».
Un for intérieur 1 : l’étymologie me reste obscure. Mais tout le
monde sait de quoi je parle. Ce n’est pas l’inconscient de Freud, non
plus que l’instrument bien pasteurisé de Descartes qui filtre comme
la raison décide. Le for intérieur… est-ce le « ça » de Groddeck ?
A vrai dire, je n’en sais rien, et ça m’est bien égal. J’ai un for
intérieur, vous aussi. Et par là, sans le vouloir, sans le savoir, nous
partageons la vie.

Ne me classez pas trop vite dans la catégorie « vieille tante


transcendantale ». Je fais métier, depuis l’âge de trente ans,
d’enseigner, à notre sapiens contemporain, l’art de se faire. Merci à
l’indianiste Paul Masson-Oursel d’avoir si bien résumé l’essence du
yoga : « L’art est manière de faire, le yoga est manière de se faire ».
Donc, j’étudie avec mon semblable comment me comporter
amicalement avec mon appareil à vivre. Tout le programme est là : je
ne possède rien, je ne domine rien, je négocie tout.
L’« exercement » sincère de l’instrument de vie me vient de loin,
de l’Inde, bien avant notre ère… Mais ces hommes n’étaient-ils pas
persans ? Comme vous et moi ?

Ainsi, tels les yogis primitifs, rupestres, je passe par mon corps
pour m’adresser à ce for intérieur qui, secrètement, me constitue.
Il se manifeste si je m’invite « bien ». Ce « bien » se passe de
protocole religieux, mystique ou social, mais surtout ignore
totalement la notion de « maîtrise ».
Je ne domine rien : j’invite et j’écoute. J’écoute et je m’entends.
Rien ne vient s’opposer à cette connivence tacite.
Je traverse, pendant ce moment d’exercice, un état d’être
bénévolent. C’est concret ; ça existe et me suffit pour colorer ensuite
mon temps de vie en son entier.

Il n’y a ni mystère, ni miracle mais une pratique entièrement


basée sur un mode respiratoire. Attention ! C’est là que notre homo
sapiens du XXIe siècle se révèle infirme : un demeuré « mental »,
encombré de son « vouloir-faire » ! Depuis la nuit des temps, pour
lui, le « bien », c’est la quantité. Le mieux, c’est forcément le
« beaucoup plus ». On obtient en forçant, en s’efforçant. Non !
Pourquoi se confier à la quantité ? Je m’inscris en faux contre cette
tendance si bien partagée. Mieux vaut s’attendre soi-même,
éprouver le subtil, dans cette minuscule lamelle de temps où je me
« prédispose » : c’est tout l’art de la posture, āsana. Infime ou
magistral, cet instrument postural est merveilleux.
Que dire à présent de la respiration qui est l’âme du yoga ? Juste
un point essentiel qui passionne aujourd’hui les scientifiques,
chercheurs en neuroscience particulièrement. Les anciens yogis ont
osé s’aventurer vers la pratique dite de Kumbhaka. Comment
traduire ce terme qui vient de kumbha, « la cruche à eau » ?
Transposé en français par les termes passe-partout d’« apnée » ou
de « rétention », ce phénomène, mieux, cette expérience, ne signifie
ni ralenti, ni forcing volontaire mais « suspension ». Néanmoins, le
mot « apnée » traîne en français une connotation volontariste
d’interruption ou de fermeture, on dit en effet : « le spectacle est
suspendu, empêché, pour travaux… » ou « tel personnage politique
est suspendu de son ministère ». Non ! Concernant Kumbhaka,
l’expérience n’est en rien une obstruction, un arrêt, un blocage.
Il faudrait plutôt imaginer une minuscule paillette en suspens
dans l’eau, dans l’espace d’un bocal, flottant en transparence, avec
autant d’eau au-dessous qu’au-dessus. Difficile ! Très difficile pour
notre sapiens plein de bonne volonté. Il cherche à caler, à bloquer
son geste respiratoire. Alors, pour « l’instituteur de yoga », s’il
parvient à faire ressentir cette limpidité fluide dans cet exercice, c’est
là le vrai signe de sa vocation. Alors c’est parti ! Son élève va
évoluer vers une habileté dans les gestes et un optimisme organique
stabilisant pour son existence.

Cette fonction d’apnée n’a pas fini de nous livrer ses secrets. La
recherche scientifique commence à publier des résultats au sujet du
silence respiratoire : ce dernier exercerait un pouvoir de stimulation
sur la zone cérébrale responsable de la vigilance et de la
concentration naturelles.
Enfin, nous tous, les persans et les autres, avons le même
corps ! Partout, que ce soit chez les Hindous du VIe siècle avant J.-
C. ou chez les P.-D.G. de nos mégapoles ! Mais, me dira-t-on, en
Occident on ne place pas toujours la respiration en vedette dans les
cours de yoga. Prenons patience, ça viendra avec la formation, la
modestie et la prudence autant chez l’élève que chez l’instituteur de
yoga. Cette découverte correspond en effet à un réel besoin
humain !
En réalité, grâce à l’apport de l’apnée indienne, on assiste
simultanément à un fonctionnement cérébral « assisté », à un
confort physiologique, une trêve dans l’activisme mécanique qui
nous sert d’alibi dans la société.

Sans tuteur, ni coach dominateur, on fait une réelle place au for


intérieur. N’ayez crainte, vous en avez un comme tout le monde : ne
sommes-nous pas tous persans ?

1. Le terme « for » viendrait du latin forum, désignant l’espace du marché, des affaires,
puis a signifié une autorité (juridique, ecclésiastique). Le sens a évolué et ce terme est
aujourd’hui une métaphore de l’espace intérieur.
Promenade en compagnie d’une yogini
impertinente

« De quoi êtes-vous expert ? demande-t-on au sage Kashyapa.


- De la sensation d’exister. »
Aitareya Brāhmaṇa

Ce dialogue, nous l’avons vécu toutes deux comme un libre


chemin de découverte. Eva est une fontaine intarissable qui aime
par-dessus tout se raconter et partager l’onde vive de son
expérience, avec un sens de l’à-propos jouant avec les effets de
surprise. De mon côté, je me suis mise à l’écoute, avec une curiosité
passionnée, sans savoir au départ où me conduirait cette aventure,
mais pressentant déjà un parfum de liberté et d’inédit. Ayant
approché la pratique et les théories du yoga dès mon adolescence,
j’avais vu évoluer cet art de la sobriété dans des formes fort
saugrenues parfois, sous couvert de « buzz » ou de coup
publicitaire. En quel mode musical, aria, rāga, fugue ou impro, cette
yoginī venue d’Alexandrie allait-elle partager son expérience de
pratique et de transmission ?
Mon attente fut comblée par la simplicité joyeuse de ces
rencontres, elles m’ont offert de redécouvrir le paysage du yoga
sous d’autres lumières, d’autres angles de vue, en compagnie de
celle qui, soixante ans durant, arpenta les territoires mystérieux du
corps, du souffle et de l’esprit, toujours en quête de connaissance
nouvelle. Je connaissais déjà Eva depuis plusieurs années car je la
croisais régulièrement à l’Institut Eva Ruchpaul (IER). J’ai découvert
une personnalité d’une étonnante jeunesse, avec une part d’enfance
et d’espièglerie toujours prête à ressurgir, au détour d’une question,
d’une parole. Parmi les multiples sujets abordés, nous nous sommes
découvert un goût commun pour l’improvisation, l’inattendu, le
silence et la joie.

La tonalité de ces entretiens s’est placée naturellement sous le


signe de la recherche en sciences ; quel que soit le sujet abordé,
corps, respiration, états de conscience, nutrition, etc., Eva rappelait
les grands savants ou médecins-chercheurs qu’elle avait eu le
bonheur de côtoyer. Ou bien, elle m’accueillait en rapportant des
propos enthousiastes sur les neurosciences, par exemple, qu’elle
venait d’entendre lors d’une émission à la radio ou à la télévision…,
bain de science jubilatoire que ma visite venait interrompre ! La vie
comme champ d’exploration fut notre terrain de jeu partagé durant
ces rencontres, et cela continue à chaque entrevue ou conversation
téléphonique. Une délicieuse connivence.

La civilisation de l’Indus, l’univers dévoilé par l’astronomie, les


mystères de la conscience, au regard des neurosciences : nous
nous sommes découvert des passions communes. Mais aussi les
couleurs et les parfums de la nature, des jardins cachés, la rumeur
salée de la mer et le crépitement du sable sous les pieds, tout ce
bric-à-brac d’expériences les plus simples a créé une joie
progressive. Mais, plus que tout, ce qui a favorisé cette alchimie de
la rencontre faite d’une curiosité grandissante et d’une certaine
complicité, ce sont le goût de la liberté et du spontané, l’appel de
pensées qui ouvrent les horizons, la place de l’expérience du corps
dans le cheminement intellectuel et spirituel. On pourrait ajouter le
désir de ne surtout pas s’enfermer dans des prêts-à-penser.

Autre lieu de confluence, l’évocation des maîtres du passé,


sages, philosophes, d’Orient ou d’Occident. J’ai été particulièrement
touchée d’entendre de sa bouche, au débotté, des propos qui
semblaient tout droit venus des Bauls du Bengale (sur le spontané),
du Shivaïsme du Cachemire (sur la conscience, l’inopiné, la réalité
innée). Ou encore des intuitions résonnant avec les philosophies
non-duelles des Upaniṣad sur un ton de liberté.

Sans aucun doute Eva a-t-elle touché, à travers sa manière


d’aborder l’existence travaillée par la pratique du yoga, une strate
profonde de la réalité humaine, elle s’ingénie depuis à en
transmettre le goût, comme une eau vive, telle quelle, sans colorant
ni aquarium, dit-elle en souriant, sans l’enfermer dans des théories.
À l’école buissonnière de la connaissance, nous nous sommes
reconnues. C’est également à la suite de mes tout premiers cours de
yoga, après le bac, que je m’orientai vers l’exploration des textes
indiens : je ressentis dès le premier contact la vie puissante,
jaillissant au travers des mots, que contenaient les versets des
Upaniṣad, de la Haṭhayogapradīpikā. Je compris qu’il ne tenait qu’à
moi de faire fondre ces cristaux de sens et de m’y abreuver.

Voyager léger, désencombré !


Esquisse impressionniste pour
une nomade dans l’âme
Revenons à ce portrait impressionniste de notre yoginī, aussi
subjectif que sincère. Le regard amusé de celles et ceux qui, dès la
petite enfance, ont traversé et surmonté bien des épreuves, maladie,
itinérance pendant la guerre… A-t-elle éprouvé le sentiment de
trouver dans son corps un abri provisoire à ce brin de vie ? Se
sentirait-elle au fond d’elle-même dans son corps comme une
nomade dans une yourte à embellir de l’intérieur ? L’espace que l’on
est, irrigué de souffle, est aussi doté d’un axe médian où circule ce
souffle, de même que l’autel védique, appelé vedi (lié à veda
« savoir »), sur lequel sont déposées les offrandes de fleurs, d’eau
ou de fruits lors des cérémonies.
Il émane d’Eva un message sans parole : pourquoi pas la joie ?
Se réjouir d’exister fait partie de son programme de vie ; à la fête de
la vie, il est bien de jouer sa variation musicale, envers et contre
tout. Une musique certes éphémère mais aux mesures du cosmos,
comme ces fêtes, dans les sociétés traditionnelles, qui concentrent
en quelques jours un espace-temps fertile et fécond où se déploient
création, dissolution, régénération.

N’est-ce pas là aussi le déroulement d’une séance de yoga ? De


la posture qui se crée, goûter la dé-création et dans le temps qui
suit, se fortifier de la vacance intérieure, ciel d’automne au vif azur,
silence d’un village dont tous les visiteurs en transit sont partis.
Savourer la volupté du dépouillement juste, souffle Eva. Ce qui est
éprouvé alors sera, selon la formule consacrée, de l’ordre d’une
« récupération », soit d’une régénération. Vivre une séance de yoga
comme se déroule une existence, et une vie comme un temps de
pratique ; cette vision, je crois, ne déplairait pas à Eva.

Il nous est donné de lire, en effet, à travers notre propre


expérience, de déceler les saisons de renouveau ou de jachère ;
relier ensemble les traces, lumineuses ou nocturnes, les cimes et
vallées. C’est ainsi que commencerait le voyage dans notre propre
demeure, sur les terres du corps, inconnu, incompris, parmi les
ombres et les lumières, les ignorances plus que les savoirs, et tant
mieux, ponctue Eva ! Il y a tant de choses à vivre et à découvrir, des
haltes, des vertiges, des départs et des retours. Une vie de nomade
dans nos déserts intérieurs.
Se souvenir que nous sommes tous des hôtes de la vie. À ce
propos on note une étonnante parenté entre les deux termes
sanskrits atithi, l’hôte, et le soi, ou le souffle ātman. Voyageur ou
nomade, l’hôte est respecté, désaltéré, honoré par le geste de lui
laver les pieds. En faisons-nous autant pour nous-même, ce
prochain souvent malmené par un mental trop exigeant, ce morceau
de cosmos que nous sommes ? Il vaudrait tellement mieux se
rencontrer dans la simplicité du naturel et nous permettre de vivre
l’aventure qu’il nous reste à vivre, se laisser la chance de continuer
le voyage, sans armure de chair ou d’esprit.
L’un des dons que cultive le plus audacieusement la voyageuse
Eva est de susciter le goût de l’aventure, pour preuve cette anecdote
qui se déroule à Nice : elle a 20 ans et avec deux amis,
accompagnés d’un canoë, ils nagent vers le grand large, faisant le
pari fou d’aller tout droit jusqu’à ce que la côte disparaisse de leur
vue. Déjà dotée d’un souffle de yoginī, elle nagera tout le long du
retour tandis que c’est l’un des deux garçons qui grimpe sur le
canoë. J’étais déjà en yoga, sourit-elle ! Et l’audace paie : en fin de
compte, pourquoi s’économiser ! L’énergie coule de source. Mieux
vaut tirer l’eau, affirme Eva, cela renouvelle la nappe phréatique !
En direct de son salon : le yoga
expliqué aux martiens
« Tu n’auras pas si souvent l’occasion de vivre dans un corps
d’être humain…
As-tu bien fait tout pour t’en réjouir ? »
Chant Baul

Voici comment tout a commencé. Eva m’accueille ; comme à


chaque fois, je viens le mardi vers 16 heures, gravis l’escalier au
tapis rouge, elle est là, toujours joyeuse et prête à l’échange, même
si elle s’avoue quelquefois épuisée par son déménagement
imminent. J’admire sa vivacité élégante, espiègle, sa manière de
traverser les décennies sans amertume. Nous nous installons dans
son salon qui abrite dans un coin pastels et peintures. Tel jour, elle a
préparé un cake, sort de belles tasses anciennes du fond d‘une
immense armoire, ou se réjouit des chocolats que j’apporte.
L’entretien commence d’emblée, je branche l’enregistreur mais
préfère garder trace, sur mes feuilles blanches, de ses paroles :
elles seront comme un sismographe de nos rencontres.
Elle parle, parfois la main sur les yeux, comme si elle lisait à
l’intérieur, sur son écran mental, les phrases déjà agencées d’un
chant intérieur, inexprimé bien que connu depuis toujours. De
Maeterlinck, auteur qu’elle apprécie tant, Eva aime à rappeler cette
parole :
« Il n’est pas si difficile de dire ce qu’on pense,
mais ce qu’on sait déjà et qu’on ne pense pas encore. »

Un coup de téléphone vient ici et là rythmer nos échanges ;


fréquemment des amis prennent des nouvelles, de Paris, de
Grèce… Avec ces amis parfois très âgés ou bien jeunes, un même
ton familier, quelques échanges qui se soldent par un « minou,
rappelle-moi plus tard, je suis avec Colette Poggi qui me fait
travailler ! »

Puis nous nous remettons à l’œuvre. Sous ses allures pleines de


spontanéité, elle cache une parfaite maîtrise des situations comme
des caractères, car elle a su judicieusement s’entourer de
personnalités exceptionnelles depuis la création de l’Institut Eva
Ruchpaul en 1971. Sa motivation essentielle fut de transmettre
l’essence du yoga, le plus simplement possible 1 , d’une manière
accessible même aux habitants d’autres planètes, pourquoi pas,
lance-telle, « Le yoga raconté à un enfant » ?

Trois heures plus tard, vers 19 heures, il me semble courtois et


judicieux de suspendre notre entretien, toujours plein d’intensité.
Mais dans la grande majorité des cas, elle n’a de cesse de
poursuivre, relançant la conversation sur un sujet si captivant que
l’après-midi se prolonge. Très persuasive, elle insiste : « reste, nous
prendrons ensemble une soupe ! Une soupe de poireaux, c’est
excellent pour drainer ! » En général, je décline l’invitation car mon
attention, à son comble pendant trois heures, faiblit après ces
échanges intenses et j’ai besoin de marcher dans les rues, le nez au
vent.

Pour rester dans le registre des mets partagés, posons-nous à


présent cette question :
Qu’y a-t-il au menu de la pensée d’Eva ?

S’il fallait choisir, parmi le festin des idées qui s’est déployé au fil
de nos échanges, les mets les plus précieux et consistants,
j’opterais pour ces quatre leitmotive qui ponctuent l’enseignement
d’Eva :

- ne plus attendre de vivre : dire stop à l’auto-vandalisme, se


permettre de se détacher du passé ;

- observer la vie en naïf : retrouver l’innocence (ne pas nuire


selon le sens étymologique in-nocere), s’en tenir au naturel, au
concret, au vrai, éliminer le superflu ;

- se tenir à l’écoute de son potentiel, de son rythme personnel,


du moment : secret de l’auto-éducation pour une pratique heureuse ;

- s’atteler au « métier à tisser » du yoga pour faire de soi un


champ de conscience-énergie plus spacieux : « L’art est manière de
faire, le yoga est manière de se faire » (Masson-Oursel 2 ).

Cette dernière remarque appelle un commentaire : « se faire »,


pourquoi, telle serait la question du Martien ! Quant à l’humain, il ne
se la pose pas, cela correspond à une tendance innée, selon le bon
sens populaire, c’est la vie qui nous fait, les épreuves, les malheurs.
Ainsi, réussir le défi ultime correspondrait à une transformation
dans le corps, du corps, comme en témoignent des figures célèbres,
Feldenkrais 3 , maître Noro 4 , le docteur Lilly Ehrenfried 5 , mais
également les rescapés des camps de la mort qui continuent de
vivre.
Au menu du yoga selon Eva, un défi de tous les instants : faire
de sa vie un chemin de dialogue ouvert qui interroge et sculpte du
dedans corps, souffle et conscience. Dans l’entretien du 30 mai
2017, cette pionnière offre une synthèse quant à sa manière
d’envisager le yoga. Voici ce qu’elle répond, très librement, à une
question ouverte : pourquoi le yoga ? J’ai gardé le chemin de parole
dans l’ordre chronologique qu’il avait naturellement pris. Au fil de ces
propos, les pratiquants qui la connaissent bien retrouveront sans
doute des thèmes familiers.

Colette : Pourquoi le yoga ?

Eva : Ce chemin a été, pour ainsi dire, non choisi, non imposé,
non cherché. Si l’intérêt s’est porté au départ sur le territoire
physiologique, le reste s’est développé naturellement. Le yoga
m’apparaît comme un don : je ne cherche pas, je trouve ! Ce savoir-
faire, on ne peut le classer dans une case par la logique.
Simplement être à l’écoute de cet instrument intuitif, peu banal, le
corps vivant. Ce qui survient peut alors parfois nous effrayer un
peu mais l’inattendu fait partie de la trame. Il y a un petit espace de
conscience appelé pré-conscience qui m’accompagne dans tout ce
qui m’advient. Quand on appuie sur le bouton de l’ascenseur, on sait
déjà duquel il s’agit ! Ce savoir latent intimement tissé à l’intention,
c’est cela la pré-conscience.
Colette : Dans la pensée indienne, cela me semble correspondre
à buddhi, instance médiatrice de l’être. En rapport avec la
conscience universelle, elle capte les éclats du réel et les transmet
au manas (l’organe mental) lié à la conscience du moi, individuelle, à
l’ego (ahaṃkāra). Cette dimension est contact immédiat avec ce qui
est.

Eva : Durant l’enfance, la conscience est en état d’accueil


permanent, en connexion avec ce patrimoine naturel qu’est son être,
relié à l’univers. Dans cette marge très étroite de pensée, évoquée
comme pré-conscience, s’élaborent les intentions profondes, d’où
son rôle essentiel. Ainsi, ce que j’ai trouvé de particulièrement
captivant dans les techniques de yoga, c’est de retrouver cet état
d’accueil, en lien avec la pré-conscience.

Colette : L’Inde pose des termes spécifiques sur cette aptitude


innée ; le Sāṃkhya, les doctrines tantriques la nomment buddhi,
vijñāna, pratibhā 6. Mais en Occident également, Maître Eckhart, par
exemple, théologien médiéval allemand, a recours à l’expression
imagée de petite étincelle dans l’âme, fünklein, pour suggérer la
capacité d’intuition illuminatrice.

Eva : Oui ! Le corps en Inde, décliné en ses diverses dimensions,


selon l’image de l’oignon, nous fait approcher ce mystère d’une
intuition centrale, profonde. C’est cette strate que rejoint le yogin
lorsque l’état interne devient stable, qu’il soit engagé dans une
posture ou en contemplation. En effet, la tenue de l’attitude (āsana)
n’est pas seulement un exercice, elle peut devenir un non-exercice,
dans le courant du « temps de rien », cet espace-temps post-āsana,
de pure tranquillité : c’est là un cadeau à la posture passée autant
qu’à celle à venir. On reste allongé sur le dos, les jambes pliées afin
de bien étaler le dos au sol, les paumes tournées vers le ciel. Ce
temps vacant restitue l’information globale, sans intention limitée,
verbale, formatée. Dans notre existence, il s’inscrit comme un acte
d’humilité.
Après cette phase de récupération, vient le temps des petites
respirations abdominales, où les doigts, délicatement posés sur
l’épigastre, perçoivent l’onde du souffle. Enfin, avant d’aborder une
autre posture, le yogin s’offre une respiration de plus grande
amplitude, appelée « grande respiration », ponctuée d’une
suspension, aussi naturelle et détendue que lorsqu’on soupire. Elle
sera suivie d’une expiration, jambes allongées, sans aucune tension,
accompagnée d’une suspension de même durée que celle liée à
l’inspir 7.

Colette : Et le yoga expliqué aux Martiens ? Que pourrait-on en


dire ?

Eva : Pourquoi ne pas partir justement de cette subtile qualité


d’intention ? Le yoga envisagé sous cet angle se définirait comme
une insolite manière de nourrir l’intention, comme du petit bois pour
le feu.

Mettre la table pour une pensée


différente
Colette : Comment cette aventure a-t-elle commencé ?
Pourquoi ?

Eva : Pour moi, c’est la découverte de quelque chose qui


améliore, qui rend meilleur, je dirais, quelque chose d’indéfinissable.
Une manière de réalisation autre que la morale judéo-chrétienne,
sans autodépréciations ! Et cela est fort précieux. On commence le
chemin mais on ne sait ni où ni comment cela finira. Le yoga est un
imprévisible voyage. Souvent l’entrée dans le yoga se fait pour des
raisons banales, des motivations ordinaires, maigrir, s’assouplir…
C’est humain ! Progressivement on devient témoin d’une insensible
transformation, cette fameuse « manière de se faire » selon la
formule de Masson-Oursel. Ce bonheur rencontré, au gré des
séances, on peut, on sait peu à peu le raviver, on en devient co-
créateur. On n’est plus passif par rapport à sa vie.
Colette : C’est comme retrouver un état oublié, d’amitié avec soi-
même ?

Eva : Oui, une sorte de récupération de conscience, en lien avec


ce que j’appelle mon « animal » 8 profond. Tout se passe comme si
se recréait un échange épistolaire, hebdomadaire, de séance en
séance. On envoie des signaux, on écoute les réponses, les échos,
les résonances.

Colette : Quel sens cette approche donne-t-elle à l’existence ?


Est-ce de l’ordre d’une recherche ?

Eva : Pour tout dire, je travaille à être gymnosophe 9. S’accueillir,


se surprendre soi-même à mieux tolérer les changements
psychologiques : les états de colère, de tristesse, aigus,
disparaissent ou du moins diminuent. Ou bien on « joue », si besoin
est, une colère téléguidée !
Quelques réflexions du philosophe Alain
(1868-1951) sur la physiologie humaine
« Les hommes ont cherché longtemps d’où venaient leurs rêves, leurs
passions, leurs impulsions, et aussi leurs grâces soudaines, allègements et
délivrances, sans faire assez attention à ce mécanisme qui s’éveille, s’estompe,
s’irrite, s’étrangle de lui-même et, l’instant d’après, se relâche, se resserre, baille,
s’étire et dort, selon ses propres lois et sans souci de nos jugements et prières,
tant que nous n’avons pas l’idée simple de le mouvoir selon nos puissances
connues, j’entends de le promener, de l’asseoir, de le coucher, de l’exercer, de le
masser enfin de mille façons. Ce petit royaume qui est à nous nous est trop près
et personne ne s’en défie assez.
« Mais il faut décrire, selon une physiologie sommaire, ces étranges régimes
de mouvement et de repos qui ont tous pour caractère de s’entretenir d’abord
eux-mêmes et de se transformer ensuite par des actions compensatrices. Il faut
concevoir d’abord ce troupeau de muscles, différents de forme et de puissance, et
attachés sur une carcasse articulée. Chaque muscle est comme un animal qui,
dans l’état de repos et d’énergie accumulée, se met en alerte, c’est-à-dire se
contracte, pour les moindres causes et toujours de la même façon, passant de la
forme fuselée à la forme arrondie, comme le fait autant qu’il le peut tout être vivant
en péril. L’expérience fait voir qu’une volonté exercée obtient de ce troupeau de
muscles des mouvements bien coordonnés.
« Mais, dans le sommeil du souverain, l’expérience fait voir aussi qu’une
impression inattendue ou neuve, même faible, éveille tout le troupeau en
désordre, chaque muscle s’alarmant et tirant sur sa corde, ce qui, par l’inégale
puissance et fatigue de chacun, et par leurs formes et positions dans le moment,
produit des tumultes comme tremblement, palpitation, peur, enthousiasme, colère,
sanglots, rire. » Système des Beaux-Arts

Je ressens le corps comme une sorte de bain intérieur sur lequel


on peut vraiment agir par la pratique, la respiration, l’alimentation, la
réflexion. C’est d’autant plus important que tous nos instruments
intérieurs baignent dans cette mer incluse : ce bain ambiant participe
à la fois de la protection, du soutien, de la transmission des
informations. Pour l’Orient, l’arbre somatique est par excellence le
filtre à connaissance. Ce que nous appelons le corps est pour
l’hindou un raccourci de la multiplicité cosmique, notre maillon de
l’univers. Pour réhabiliter ce corps-medium, des techniques diverses
ont été mises au point, presqu’autant qu’il y a d’êtres humains ! En
choisissant entre toutes une technique où la respiration était en
priorité continue, j’ai fait métier de partager l’expérience d’un corps
aménagé.
Bonne nouvelle ! Par le haṭha-yoga, tout homme peut modifier la
couleur de sa mer intérieure, transmettre la transparence de proche
en proche, d’un organe à l’autre. Preuve en est l’échange au niveau
des alvéoles pulmonaires 10, de là l’oxygène irrigue toutes les cellules
du corps. Il est prouvé qu’une respiration lente maintient une
meilleure oxygénation du sang. Or la qualité respiratoire exerce une
influence sur l’équilibre mental. Ce n’est donc pas anecdotique de
« bien » respirer, cela nous engage tout entier dans un état plus ou
moins harmonieux.

Colette : Quel rôle subtil le souffle joue-t-il dans le yoga ?

Eva : La vie dépend du mouvement polaire HA-ṬHA, inspir-expir,


lunaire-solaire, expansion-contraction. Par la pratique du souffle, on
brasse cette mer intérieure, on la rend plus homogène, plus
harmonieuse. Le yoga nettoie le filtre qui laisse passer les particules
substantielles. Le yogin modifie son efficacité au gré du vent
psychique.
Le souffle ! Tout est dans le souffle, tout est par le souffle. Être en
yoga signifie l’accueillir avec empathie, dans toutes les situations, ne
jamais quitter cette relation. Je parle ici principalement de la part
insaisissable du souffle, non pas seulement celle audible,
perceptible, car en réalité il est l’expression d’une intelligence
naturelle, universelle, qui transforme, et cela c’est une extraordinaire
découverte. Tout est dans le souffle, le souffle est en tout. Vraiment,
il ne s’agit pas là d’un organe en particulier mais d’une fonction
diffuse qui sous-tend et englobe toutes les formes de vie.
Il est bon d’en discerner les modalités subtiles, de les accueillir,
les respecter. Elles sont si discrètes, si confidentielles, jamais elles
ne se révèlent dans l’effort. C’est pourquoi il est heureux de
demeurer sans trêve en recherche d’amitié avec le souffle.

Colette : Jusqu’où une telle prise de conscience, au cœur du


yoga, peut-elle conduire ?

Eva : Il me vient les mots d’empathie bienveillante, constitutive.


Envers soi-même comme pour toute autre forme d’existence.
Yoga ne signifie-t-il pas « se relier à » ? Cette disposition repose sur
les variations liées à l’épaisseur du corps car cela implique un
ressenti, une modification. Opaque ? Tendu ? Insensible ? Le corps
ne laissera pas filtrer le sentiment du souffle universel.
On ne pratique pas la respiration comme on ferait la vaisselle. Je
respire équivaut à « je mange, j’invite, un morceau de ciel ». Le
yoga, une coulée de ciel en soi ! Alors on s’immerge dans le silence
qui s’exhale de la posture précédente, doté d’une qualité originale,
unique à chaque fois.
Cette attention est certes un peu magique, animale ; c’est une
intention ouverte qui consiste à accueillir une part de ciel, je suis
alors une part d’infini.

Colette : Dans le quotidien, cette attitude a-t-elle des


résonances pratiques ?
Eva : Bien sûr ! Dans une situation difficile par exemple, tout se
passe comme si le résultat était déjà là, dans le sens où il y a une
disponibilité qui s’éprouve. On ne va pas payer trop cher, tel est le
subterfuge du yogin. On ne peut pas dire que l’on se sert du yoga
dans la vie, mais ça fonctionne… sans nous ! Pourquoi ? On n’en
sait rien, dans l’absolu, mais on peut oser des éléments de réponse.
Parlons en premier lieu de ce module respiratoire formant une
arborescence cérébro-électromagnétique qui perçoit, encode et gère
la qualité de l’information : ça se fait tout seul ! Cela n’est-il pas une
preuve de notre connivence profonde avec la vie ?
On aperçoit parfois par ailleurs, en fulgurance, des aptitudes
mystérieuses, en réserve dans le tréfonds, et qui peuvent se
dévoiler, même si on ne les cherche pas. Il n’y a rien de méritoire à
cela ! Ce type de yoga les révèle, certes, mais n’y voyons pas de
cause d’autosatisfaction car c’est le corps en soi qui est intelligent.
La chair possède des pouvoirs de réminiscence car elle est
constellée d’une myriade de particules de source stellaire : nous ne
sommes pas scindés du cosmos.
Je m’accepte ainsi comme un assemblage de microparticules qui
ont déjà vécu depuis des milliards d’années au travers d’une infinité
d’assemblages. De cela découle une confiance sans borne dans
l’intelligence du corps, dans ce corps que je suis, tissé de
conscience-énergie.

Colette : Saurait-on imaginer à quelle(s) fin(s) l’être humain a


inventé le yoga ?

Eva : La vocation fondamentale du yoga est à mes yeux d’offrir


une infinité de formes bénéfiques, dans un élan toujours renouvelé.
Mettre la table pour une pensée différente, c’est là son ressort
profond, sa raison d’être.
L’intuition née de cette perception intime : « je me recrée », « je
participe à l’invention de moi-même » pourrait passer pour une idée
bizarre, mais, pour moi, cela va de soi. Par exemple, se permettre
un soupir, rien que cela soulage la charge mentale.

Aller sa vie, sans costume, sans maquillage, poser le fardeau


que l’on portait sans même le soupçonner ! Cela me permet, en tant
qu’être vivant, de devenir plus transparent, plus limpide, et de ce fait
réceptif à ce fragment d’univers que je suis, au-dedans, et auquel je
participe, au-dehors. Mais tout cela ne forme-t-il pas une seule et
même unité ?

L’homme a voulu inventer, avec le yoga, un procédé, une


pédagogie, qui fait entrer en résonance avec l’âme (anima) du
monde. Pas question de se laisser emprisonner dans le
« pensoir » 11 ni par les processus logiques. Le contact avec l’âme
est source de fulgurations, d’émergences fugaces. Elles passent
puis reviennent, instillant encore et encore dans l‘être une énergie
de ressourcement. Je goûte avec cette part « sauvage », jamais
emprisonnée, une compagnie confiante.
Vivre en sincérité, c’est cela le yoga, vivre en sincérité avec cette
strate plus que vivante au fond de soi qui n’est autre que parcelle
d’univers.

Ne pas craindre de penser différemment ! Sous le ciel, accueillir


l’originel et œuvrer avec lui : ça marche ! Je me souviens de ce
prodigieux musicien guitariste que fut Narcisso Yepès. L’entendre
travailler sa guitare fut un enseignement : sollicitation, tout en
souplesse, de la fonction de vigilance, de là naquit un jeu (et un je)
sans traumatisme aucun, parfaitement harmonisé.
1. Comme le rappelle Maria Maleviti, enseignant la méthode Ruchpaul à Athènes, la
venue régulière d’Eva en Grèce, toujours voyageuse, en dépit de ses 90 ans passés,
est toujours teintée de légèreté ; sa vitalité est communicative.
2. Paul Masson-Oursel (1882-1956), orientaliste et philosophe français, élève de
Bergson, auteur du « Que sais-je ? » sur Le yoga, Paris, 1954.
3. Moshe Feldenkrais (1904-1984), physicien d’origine russe, après un accident grave
sur son genou déjà blessé, commence des recherches sur l’anatomie, le yoga ainsi
que tout ce qui peut contribuer à sa guérison. Il développe une méthode fondée sur la
« Prise de Conscience du corps à travers le Mouvement. »
4. Maître Noro (1935-2013), créateur en 1979 du Kinomichi, pratique dérivée de
l’Aïkido, visant la perception de soi.
5. Dr Lilly Ehrenfried (1896-1994), médecin, kinésithérapeute, fondatrice de la
gymnastique holistique.
6. Ces termes sanskrits comportent des nuances de sens. Buddhi désigne l’aptitude
de compréhension intuitive, d’éveil à une réalité, vijñāna, le discernement mettant en
œuvre l’intuition, pratibhā l’illumination intuitive.
7. Je remercie Alain Monnereau pour ces informations tirées de son mémoire. Voir le
chapitre Procédé respiratoire fondamental in Eva Ruchpaul, Précis de Hatha-yoga,
Stade classique, Paris, Ellebore, 2004, pp. 34-41.
8. Animal, dans le sens d’être animé. Voir l’encadré sur le texte d’Alain qu’Eva cite
souvent : « Système des Beaux-Arts ».
9. On nomme ainsi les sages indiens dans l’Antiquité, depuis les contacts noués par
Alexandre avec ce sous-continent, au IVe - IIIe s. av. JC.
10. Selon les précisions apportées par la neurobiologiste Valérie Daugé, directeur de
recherches au CNRS, détachée à l’INRA, l’oxygène passe dans le sang à la vitesse de
0,5 litre par seconde. Le débit sanguin respiratoire est de 5 à 6 litres par minute, donc,
0, 1 litre par seconde. Il y a 5 milliards de globules rouges dans un litre de sang, cela
ferait donc 0, 5 milliard par seconde.
11. Expression de Nietzche dans Humain, trop humain, II, chap. 123, trad. H. Albert.
Chemins d’expérience, voies
de découverte
Des rivages d’Alexandrie à l’aventure
du yoga

« Notre grand et glorieux chef d’œuvre, c’est de vivre à


propos. »
Montaigne, Essais III.13

Colette : « Vivre à propos », cette expression si pertinente pour le


yoga, et qui sonne comme une vérité pour tout un chacun, fait-elle
surgir spontanément quelques souvenirs ?

Eva : Me reviennent spontanément à l’esprit deux scènes, des


années 1970 je crois : deux souvenirs teintés sans doute d’une
interprétation anthropocentrique ! Dans une maison de campagne à
la Garde-Freinet, je suis en train d’écrire, à l’ombre d’un grand
châtaignier, alors qu’une cigale pleine de zèle fait un vacarme
assourdissant et attire un peu trop mon attention. Soudain, une
idée ! J’invite Mozart, la musique s’élève et… la cigale se tait ! Un
effet de l’euphorie, de l’euphonie, mozartienne ?
Comment ne pas voir, en toute fantaisie, dans cette anecdote,
une sorte d’allégorie : « La cigale et Mozart » racontant comment
l’insecte, bruissant d’incessantes vṛtti 1 se trouva soudain surpris par
la mélodie mozartienne, et, apaisé, suspendit sa stridulation ? Cette
fable naïve pourrait trouver une morale digne de Patañjali : il est
possible de suspendre, voire transformer, la musique intérieure en
jouant sur l’intime relation qui unit la vibration juste et le suspens.
C’est une expérience sans apprêt, accessible à chacun de nous. Elle
est à mes yeux l’essence véritable du yoga.
Quand on ressent que sa vie, soudain, se met à l’unisson d’une
réalité plus profonde, on n’a plus rien à faire, ça joue tout seul, de
l’intérieur, sans vouloir personnel. C’est cela que j’appelle la vibration
juste ; de cet état découle un suspens de tout acte volontaire,
individuel. C’est un état de non-agir où la respiration devient fluide,
fine, imperceptible, de même la pensée n’a plus besoin de l’artillerie
lourde. Elle devient aussi légère et limpide que le ciel. Ce suspens,
qu’on se le dise, vaut pour toute parole, souffle ou mouvement.

Une autre fois, je séjournais dans une grande maison prêtée par
des amis partis en voyage. Mon projet était de boucler un livre. Je
me levais en général vers 4 h du matin, travaillais jusqu’à 9 heures.
Je choisis de me poser près de la grande volière où s’ébattaient
deux perruches. Centrée sur mon labeur, j’éprouvais lors de ces
heures en leur compagnie un état spécial : euphorie toute
mozartienne, harmonie aussi légère qu’un Botticelli. Tout se passa
comme si ces oiseaux ressentaient cet état, certainement
contagieux car quelques temps après leur retour, j’appris qu’ils
avaient enfin pondu, après sept ans, pour la plus grande joie de leur
maître.
Je ne pus m’empêcher de songer que le yoga faisait fructifier un
talent, infiniment précieux, le talent de vivre, c’est-à-dire de cultiver
l’aptitude à vivre une certaine qualité d’expérience. On est
responsable du talent que nous donne la vie, mais aussi de la vie
que nous offre le talent. On se rend compte de cela quand on est
malade et, de fait, d’une certaine manière, privé de liberté.

Eva parle d’expérience, a connu cette privation de liberté dans le


mouvement, dès la petite enfance, à un an et demi. Son existence a
dès lors basculé, prenant un tour d’épreuve. Contrainte à une
certaine immobilité, vivre est devenu pour elle une ascèse de
chaque instant. Cependant, au lieu de s’enfermer dans ce handicap
et de renoncer, elle s’est mise en recherche, de mille manières,
portée par un milieu stimulant. La contrainte est devenue ferment de
connaissance. Se sont alors ouverts pour elle des chemins
d’expérience, des voies de découverte.

De rivage en rivage
Poursuivons à présent notre promenade au pays du yoga en
compagnie d’Eva. Quel regard porte-t-elle, du haut de ses neuf
décennies, sur les moments-clés de sa vie qui sont à l’origine de
prises de conscience déterminantes pour sa vocation ? Ce
témoignage est en effet celui d’une yoginī qui a contribué de manière
décisive à la diffusion du yoga en France et en Europe. L’itinéraire
de sa vie, pleine de créativité, porte ainsi sur plus de soixante
années de recherches en ce domaine.
Pour les apprentis-yogin comme pour les professeurs, il existe
une utilité évidente à recueillir un tel témoignage car, non seulement
il encourage à l’audace et à la persévérance, mais il montre, dans ce
cas singulier, les vertus de l’auto-éducation. Comme elle l’a toujours
fait, Eva préfère aller droit à l’essentiel et déteste tout ce qui est
emberlificoté, parole comme pratique ; « ni pompon, ni ruban, ni
volant, s’exclame-t-elle, mais sobre, épuré », c’est ainsi qu’elle
aborde le yoga, avec toute la subtilité et l’efficacité qu’on lui connaît.
Être au plus juste, ajuster le souffle, le mouvement, l’état intérieur,
d’instant en instant, c’est cela vivre dans le spontané.
Cette qualité du regard sur la vie et la transmission du yoga ont
trouvé dans une célèbre devise d’Eva une expression consacrée :
« Nous sommes des jardiniers d’adultes bien-portants »
répète-t-elle inlassablement aux professeurs. Il faut bien lire ici le
sens qu’elle donne à cette expression : les adultes bien-portants
sont ceux qui portent bien leur peine.

Avec un brin de moquerie et beaucoup de bon sens, elle ajoute


souvent, en connaissance de cause :
« Le yoga ne guérit rien, ne répare rien. C’est bien mieux que ça.
Il fait (se) supporter. »

Serait-il juste de dire, au regard de ce témoignage, qu’il est


possible de se construire sur une épreuve, de s’épanouir par la
capacité à surmonter, voire intégrer, celle-ci dans une dimension
plus vaste, comme une rivière se fond dans l’océan ?
Il semble que tel fut le chemin de vie d’Eva Ruchpaul. Comme le
suggèrent ces moments de grâce vécus à l’unisson avec la cigale ou
les oiseaux, la mer ou le vent, une sensation aiguë de ne faire qu’un
avec la nature, ou l’univers même, a attisé la conscience d’être à la
fois part de l’univers et de contenir en soi l’essence universelle.
Dans cette optique le yoga devient synonyme d’une sobre et intense
célébration de la vie, intégrant le corps, le souffle et l’esprit, et
enracinée dans le sentiment du je suis qui est l’écrin de l’être vivant.
Qui est ce « je » ?
Quelques mots tout d’abord sur ses origines et sa famille. Née à
Alexandrie, ville d’Égypte, Eva voit le jour dans un milieu lettré. Son
père, brillant professeur de philosophie au lycée d’Alexandrie,
connaît et apprécie Bachelard, il possède en outre un don de
medium. Dotée d’un tempérament artistique, passionnée de
peinture, sa mère raffole du style de la peintre Élisabeth Vigée Le
Brun, autant que les théories intellectuelles l’ennuient, elle adore
coudre et se révèle, en cas d’urgence, guérisseuse !
À 18 mois, Eva contracte une maladie très invalidante, la
poliomyélite. En dépit de cette épreuve, elle garde de cette époque
le souvenir d’une famille aimante et ouverte sur le monde des idées
et de l’art. Dans ce climat familial, fort stimulant sur les plans
intellectuel et artistique, Eva enfant découvre, en compagnie de son
frère, la saveur des rencontres les plus variées. Selon ses propres
paroles, elle goûte « le sel de la vie » ; elle ressent l’existence d’un
accord tacite avec les opportunités, elle reconnaît la chance
inopinée de rencontres, particulièrement de certaines personnes
exceptionnellement douées qui prendront soin d’elle et la feront
évoluer dans sa conscience du corps.

Colette : Que s’est-il passé, un peu plus tard, après le départ


d’Alexandrie ?

Eva : C’est le temps des études secondaires, de l’exode, de la


diaspora. Étrange période de chaos où tout s’intensifie, s’accélère.
En classe, je passe de la cinquième à la seconde, une aventure qui,
loin de me perturber, me stimule ! Et puis, cela ne changeait pas
grand-chose à ma singulière scolarité puisque je ne suis allée à
l’école qu’à douze ans et ai appris à lire seule. « Regarde la
bibliothèque et lis, lis n’importe quoi et demande si tu ne comprends
pas ! » Avec un tel défi de liberté, je ne tardais pas à me débrouiller.
J’appris de même à compter avec ma mère, grâce à son mètre de
couturière. Bref, en 1942, à 14 ans, je réussis le bachot mention
philosophie et mathématique.
Mon père travaille alors à l’Intelligence-Service, actif dans les
réseaux lyonnais. Mon frère qui a 20 ans rejoint des groupes de
Résistants en haute montagne ; bien qu’étant de la classe 42,
décimée, il en a réchappé.
Désarroi total : notre famille doit changer onze fois de lieu de vie
et d’identité en dix-sept mois : faux papiers, nouveaux noms, parmi
lesquels Felix, mon nom de jeune fille, « emprunté » pour succéder
à Abram, nom de mes ancêtres.

Je me souviens que durant le séjour à Nice, chez un oncle juriste


dénommé Kipman, nous avons mené une existence quasi-
clandestine pendant trois ans, sans support social, ce qui contrastait
avec l’effervescente période d’Alexandrie.
Heureusement, je connaissais la délectation de lire et de
savourer les mots d’un texte. Depuis que je sais lire, cette passion
n’a jamais faibli jusqu’à aujourd’hui. Déjà enfant, j’apprenais par goût
des pages entières d’Alphonse Daudet. Mes promenades en toute
liberté dans la bibliothèque de mes parents m’ont fait découvrir la
littérature sans crainte et sans contrainte. Le souffle absent, quel
ennui ! Mais s’il est présent, c’est un voyage prometteur, aux
moments exceptionnels. Ce fut le cas au lycée Claude-Bernard,
avec un professeur de peinture et d’histoire de l’art qui nous fit
aborder le thème de l’Antiquité. Je découvris l’immense plaisir de
l’observation, dont je retrouvais des échos dans les ouvrages
d’André Gide.
Colette : Quelles impressions subsiste-t-il de ces années
d’enfance et de jeunesse ? Quelles réflexions cette traversée des
heurs et malheurs a-t-elle inspirées à la yoginī en herbe ?

Eva : Un mot « saṃsāra 2 » résume tout ! Mais demeure une


interrogation : le saṃsāra existe-t-il ? Ce que je ressens tient en
quelques mots : je suis locataire d’un ensemble de données
matérielles, d’une intelligence de provenance inconnue,
d’informations qui composent mon patrimoine génétique. Pour tout
ce qui nous est prêté, quelle est notre responsabilité ? Si, selon la
théorie du saṃsāra, notre existence semble tressée à
d’innombrables autres formes de vie passées, l’important n’est-il pas
cependant maintenant ? Tout cela est bien mystérieux.
Nos vies sont tissées de toutes sortes de fils invisibles formant
des tissages obscurs, à l’instar de ceux des Parques. Nous ne
connaissons de ces entrelacs que certains motifs, plus ou moins
révélés dans le mystère du devenir. Par exemple, on découvre que
l’on sait faire certaines choses sans les avoir apprises, comme si
elles avaient été en dépôt au dedans de nous !
Quelle monumentale réserve, ces filières de savoir-faire ! On
s’approche aujourd’hui de cette réalité qui nous fonde à travers
l’ADN, un véritable défi pour les neurosciences.
Au vu de ces données, l’instance « je » ne peut être que relation,
donc relatif, et même « relativement relativiste » disait mon père. On
peut le voir comme un champ multidimensionnel où se nouent les
réseaux du conscient et du non-conscient. Cette perception
s’approfondit avec le yoga, et le « je » se dévoile alors comme un
champ de synchronicité. Tout était déjà là. Peut-on y lire un chemin
pré-tracé ? Si c’est le cas, en vérité, qui choisit ?
Colette : D’une certaine manière, les temps adverses furent-ils
une école de liberté qui a préparé le terreau du yoga ?

Eva : Sans doute ! Ressentir la menace de la maladie, de la mort


même, la souffrance de fortes fièvres, a eu pour pendant de
connaître des interstices de lumière entre deux agonies, des éveils
en plein sommeil. De cette angoisse physique qui m’a tenaillée de
nombreuses années, des longues heures passées à observer les
symptômes de la fièvre, sa pesanteur, son inertie, a fini par émerger
une autre perception du corps : j’ai pris conscience de plusieurs
vérités jusque-là inaperçues qui allaient transformer mon existence.
La respiration m’apparut comme une planche de salut, de même que
le rien-faire ou la puissance de l’intention. Non pas une intention
téléguidée mais une soudaine illumination qui changeait ma manière
de voir et d’agir.
Ma famille quitta l’Egypte en 1938-1939. En 1938, à l’âge de dix
ans, je subis une opération importante car la jambe malade n’avait
plus de muscle. Je décidai alors qu’il me fallait guérir. Ce fut une
décision qui jaillit inopinément, du fond de mon être, et dont j’ai
toujours gardé l’élan.
Il se passa un événement analogue en 1965 : je faisais alors un
cauchemar récurrent où un lion me poursuivait. Quelque chose de
nouveau, de l’ordre d’un sursaut vital, fit irruption en moi,
convoquant d’un seul coup toutes mes énergies conscientes et
inconscientes. Il se produisit alors au cours du rêve un retournement
de situation, à la « Tartarine de Tarascon » pour ainsi dire, car, dans
cette séquence onirique redoutée, au lieu de fuir, je me retournai
face au lion et m’exclamai : « Tu n’en as pas marre de
me poursuivre ! ». Ce rêve me quitta à tout jamais. Lorsque je
racontais cela à des amis, l’un d’eux s’écria : « C’est de l’Eva tout
cru » !
Je retrouvai un sommeil et des rêves tranquilles, heureusement !
car j’ai une vraie gourmandise pour l’état de sommeil. Il est si
important d’accueillir cette aptitude au sommeil. Dormir est
synonyme de temps de récupération, d’apaisement.

Accueillir le moment, la puissance


des rencontres
Colette : « Accueil » est un mot qui revient très souvent dans
cette conversation-promenade. Correspond-il aux relations
humaines ou plus largement au courant de la vie ?

Eva : Les deux aspects sont pour moi inséparables. Deux


souvenirs peuvent illustrer le miracle de la rencontre improbable
mais accueillie, néanmoins, au bon moment, dans le premier cas ;
pour le second, je songe à l’osmose vécue avec ma mère dans ma
petite enfance, qui me communiqua sa manière d’accueillir des
sensations.

Le premier souvenir nous ramène à Alexandrie, je n’ai que 4 ou


5 ans. Étant donné mon handicap, il est indispensable que je sois
massée chaque jour, que je fasse de la gymnastique. C’est alors
qu’eut lieu pour moi une incroyable rencontre, celle d’un homme
rare, rééducateur de profession, vivant alors à demeure chez mes
parents.
Il avait été entraîneur sportif dans une équipe de football et bien
qu’il n’ait pas été un esprit cultivé, je le considère « un prince de
l’âme », un thérapeute né, de haute exigence. À vrai dire, cet
improbable shaman, non seulement me donnait vie mais plus
encore, m’a éduquée à la liberté. Son trait de génie fut de croire en
moi, à ma capacité de m’en sortir, alors que les apparences ne
jouaient pas en ma faveur. Il fut pour moi une passion muette que
j’accueillais pleinement, tant était efficiente la transmission de vie,
d’énergie qui s’opérait à travers ses soins.
La seconde évocation me relie à ma mère, par elle je fus mise
sans effort en contact avec une connaissance sans nom, un
sentiment indicible, toute une science de la vie, qui me dévoilèrent
des horizons pleins d’attrait. Etaient-ce là les prémices de mes
recherches, le terreau d’une tentation d’apprendre infinie ? Par elle,
avec elle, s’est développée en moi une écoute sensible au ressenti
du corps. Des antennes se sont déployées, captant de multiples
informations non lisibles en surface, mon imaginaire connut
une germination. J’appris, sans rien faire, à accueillir le ressenti ; au
fil de cette petite enfance passée à Alexandrie, je pris goût au
rapport patient et attentif avec la vie sous toutes ses formes, si
différent de celui courant en Occident, fait de hâte et d’impatience.
Je m’initiais à la simplicité du message animal, je veux dire du corps
avec toute sa sagesse, son intelligence innée, au-delà, en deçà de
la raison.

Découverte du yoga, art du oui !


Colette : Sous quels auspices la connaissance du yoga s’est-elle
présentée à la jeune exploratrice de la vie ?

Eva : Comme pour mes études secondaires, ce fut un peu l’école


buissonnière, je me suis instruite en autodidacte, sans maître. J’ai lu
des bouquins, ai travaillé seule, sans savoir si cela était valable ou
pas. Mon mari (brahmane d’origine mauricienne) ne dit rien, il
attend, il sait que j’aime découvrir par moi-même, me laisser
surprendre. Il a eu raison, le déclic s’est produit un jour, et pour
longtemps. La rencontre avec l’Inde, la culture indienne et le yoga
ont marqué mes 20 ans.
J’étais venue à Paris faire des études de graphisme et de
peinture (le professorat de dessin qui se préparait alors à Claude-
Bernard) et vivais à cette époque-là chez la famille Casadesus, tous
musiciens ou comédiens : Gisèle a joué jusqu’à ses 100 ans, et la
dynastie se poursuit avec des chefs d’orchestre, musiciens,
danseurs ! Quelle atmosphère inoubliable.
C’est à ce moment-là que j’ai rencontré mon futur mari, Haymant,
qui était kinésithérapeute-chiropracteur. C’est drôle, j’ai toujours
attiré les Indiens, et réciproquement ! Aujourd’hui encore, ils
traversent la rue pour me parler ! Haymant était sans formalisme ni
concession pour les travers de sa tradition. Il était en farouche
opposition par rapport à une tradition–corset. Cependant, dans la
dernière partie de sa vie, en arrosant les fleurs de son jardin, il se
mit de nouveau à réciter des mantra appris dans sa tendre enfance.
Haymant a joué un très grand rôle dans mon voyage au pays du
yoga car il fut le pivot de rencontres fondamentales, celle, par
exemple, de la chercheuse en neurosciences, Thérèse Brosse 3.
Mieux encore, mon brahmane de mari a su déceler en moi une
prédisposition au yoga, une facilité à transmettre. Ses
encouragements furent un déclic : « Tu as un élan ! Tu ne dois pas
rester à l’état d’élève ». J’acceptais sans enthousiasme un premier
cours, à vrai dire, comme un gag, et donc un premier élève ne
sachant pas vraiment respirer. Bien certaine qu’il ne reviendrait
jamais, je me suis dit intérieurement : « Bon, on respire ! On verra
bien ! ». Ce fut donc essentiellement une leçon de conscience, de
respect, de bienveillance envers soi-même.
Haymant avait vu juste, non seulement l’élève revint mais il fit
venir avec lui d’autres élèves. L’impulsion première était donnée. La
suite coula de source. En deux mois, j’assistai à une multiplication
inattendue des élèves !

Colette : Pourrait-on revenir sur les prémices de cette


découverte ? Quel en est le moteur ?

Eva : Si je devais préciser ce qui m’a poussé, sans le savoir, vers


le yoga, je nommerais cette inépuisable énergie de guérir, chevillée
à l’espoir d’aller mieux, de créer des changements dans mon corps.
Des phases de métamorphose, j’en avais connu maintes fois, dans
l’enfance, ayant suivi, subi pourrais-je dire, de multiples rééducations
et séjours en hôpital pour marcher. Ce chemin de vie a forgé un
caractère dont le mot d’ordre est faire avec. Il a développé une
pratique sans répit de l’attention au corps, de l’expérience de soi et
de l’intuition pour mieux orienter la recherche. Tout ce qui pouvait
alimenter le ruisseau de la guérison, je l’essayais.

Colette : Hormis Haymant, y a-t-il eu des rencontres essentielles


pour l’approche pratique et théorique du yoga ?

Eva : J’ai « reconnu », pour ainsi dire, les principes de la


discipline du yoga telle qu’elle était enseignée à Rishikesh par
Shivânanda. Cette technique m’apparaissait sous des airs familiers !
Une autre source d’inspiration fut, dans les années 1960, le livre de
Louis-Frédéric 4 dans lequel l’auteur préconisait pour le rythme
respiratoire la séquence 1-4-2-4 que je transformerai plus tard. La
lecture de cet ouvrage me fit prendre conscience du langage
architectural des postures réalisées par un indien doté d’un simple
pagne. Il y eut également la lecture d’ouvrages sur l’hydrothérapie et
la recherche de zones réflexes : j’ai compris que l’on pouvait œuvrer
sur telle zone sensible pour en toucher une plus lointaine, comme
par résonance.

Colette : Le yoga est aussi, à part entière, une aventure de


l’esprit. Quels sont les éléments fondamentaux, en littérature, en
sciences, en art, qui ont compté dans l’élaboration de la technique
labellisée « Eva Ruchpaul » ?

Eva : J’ai toujours eu un grand appétit de connaissance. Dans


cette aventure qui comporte également une démarche de
connaissance, mon intention de départ était de trouver des
correspondances avec le champ du yoga, avec l’espoir que des
richesses issues d’autres domaines viennent stimuler mon
expérience dans le yoga. C’est pourquoi j’ai toujours apprécié la
présence de spécialistes, scientifiques, lettrés, philosophes,
chercheurs avant tout, afin qu’ils interviennent à l’IER.
Sur le terrain des neurosciences, je pourrais citer Valérie Daugé 5,
chercheur à l’INRA en neurobiologie. J’ai également beaucoup
appris avec le Docteur Trémolières 6, Professeur de médecine
nutritionniste de l’Hôpital Bichat.
Parmi quelques illustres conférenciers invités régulièrement à
l’Institut, depuis les années 1970, citons les astrophysiciens Hubert
Reeves et Alfred Vidal-Madjar 7 ; le généticien Albert Jacquard, le
scientifique Joël de Rosnay, ou encore, dans les années 1980, le
penseur orientaliste Karl Graf Dürckheim 8, le spécialiste de la
pensée jungienne Michel Cazenave 9.
Dans le domaine des études indiennes, sont intervenus
également Lavastine 10, Pierre-Sylvain Filliozat 11. Au gré de mes
lectures, je fis aussi de non moins grandes rencontres : Paul
Masson–Oursel, Mircea Eliade 12, ou, en sciences, le visionnaire
Rupert Sheldrake 13. J’en oublie certainement, hélas ! Ici et là, leur
vision des choses m’a nourrie, donné à penser d’une autre manière,
même si tout n’est pas bon à prendre.

Colette : Qu’en est-il de la dimension mystique ou, en d’autres


termes, de l’expérience intérieure, dans le yoga ?

Eva : Je protège de tout risque d’impudeur ou de vaine gloriole le


goût discret de l’ineffable. Il me vient à l’esprit une citation dont j’ai
hélas oublié la source, mais en laquelle je me reconnais : « Il a vécu
une transcendance du monde mais ne le sait pas encore ». Ces
éclairs d’aventure intérieure, je les accueille. Tout en restant très
pragmatique, j’ai été amenée à accepter, par la force de l’expérience
vécue, ce que nous pensons ne pas connaître : j’aime à l’appeler
simplement l’ineffable.
Tout, dans l’art du yoga, nous prédispose à vivre cela car il nous
ouvre à d’autres horizons. Il dévoile l’indicible et nous lie à jamais à
lui. Cette expérience doit être abordée avec profondeur et
bienveillance. Réaliser cela, me semble-t-il, est sa vocation
essentielle.
Quelques compagnons de route se sont présentés pour
m’éclairer dans ce champ de recherches : Marguerite Yourcenar,
une femme libre, pour laquelle j’éprouve une profonde sympathie,
Teilhard de Chardin dans les années 1960-1970, pour sa pensée
visionnaire, sur la noosphère 14, Krishnamurti allant droit à l’essentiel,
Eckhart et ses propos sur le silence qui m’ont tant touchée, je me
souviens, à son propos, avoir pensé : « je le comprends » !
N’oublions pas André Gide et Les nourritures terrestres.
Un livre de Charles Morgan que j’ai lu à 17 ans, m’a aussi
particulièrement marquée : Sparkenbroke (1936). De ces pages
pleines de descriptions d’états « romantiques », je retirais une
certitude confiante : je ne divaguais pas ! D’autres avant moi avaient
ressenti et exprimaient ici cet état de ferveur et de simplicité de
l’ineffable. J’étais profondément attirée, aimantée, par l’expérience
de « contemplation-participation », cet état de conscience qui peut
habiter n’importe qui, n’importe quand et n’importe comment, que
l’on soit au départ talentueux ou pas… je veux parler bien sûr du
talent du yoga.

Il me semble important d’inviter à cette aventure nue, sans la


nommer en tant que telle, afin de ne pas la déguiser. Transmettre,
sans le vouloir, comme par hasard, conduire du petit ruisseau au
courant central. J’aspire à un yoga déshabillé de ses atours, un yoga
sans les habits, dépouillé aussi de la complexité des théories
indiennes.

Colette : Il existe dans certains textes inspirés par les Tantra un


semblable climat de liberté, fondé sur l’expérience de la conscience.
Dans le Vijñāna Bhairava Tantra 15, par exemple, sont présentés
cent-douze moyens ou circonstances d’accès à l’ineffable, soit au
Brahman, tels que l’émerveillement, l’union amoureuse, la fureur,
l’effroi, l’épuisement, le vide…, où l’effervescence de la conscience
est à son comble, ou bien réduite à néant. En voici deux versets
caractéristiques :

« Lorsque, physiquement égaré, on a tourné de tous côtés et en


toute hâte au point de tomber à terre d’épuisement ; grâce à l’arrêt
de l’effervescence d’énergie, la condition suprême apparaît. » verset
111
« En suivant attentivement les sons prolongés d’un instrument de
musique, à cordes ou autre, si l’esprit (ne s’intéresse) à rien d’autre,
à la fin de chaque son, l’on s’identifiera à la forme merveilleuse du
firmament suprême. » verset 41
« Il faut se concentrer sur le commencement ou sur la fin de
n’importe quel phonème. Par la puissance du vide, cet homme
devenu vide prendra forme de vide. » verset 40.

Eva : J’éprouve au plus profond de moi une sorte de connivence


avec cet art de la conscience faisant feu de tout bois. Découvrir par
soi-même, penser par soi-même : il semble que ces chercheurs
aient eu cette aspiration chevillée à l’âme !

Je ressens toujours avec reconnaissance cet appétit de


connaître et de découvrir. Et plus que tout, ma visée consiste en
trois mots : apprendre à être ! Je reprends pour cela sans hésiter
l’heureuse formule du philosophe André Nataf 16 : « Nous héritons de
tout sauf de nous-mêmes ! »
Apprendre à être, certes, mais également désapprendre les
mécanismes qui nous en empêchent, toutes ces dimensions-
marionnettes, ce fameux moi.

Colette : C’est à ce niveau qu’interviennent les multiples


techniques indiennes relatives à la vacuité, non seulement dans le
bouddhisme mais également dans le Shivaïsme du Cachemire. On y
trouve, notamment dans le système Krama 17, des pratiques centrées
sur l’expérience du vide, elles mettent en œuvre les « énergies
vacuitantes » de la conscience qui ont pour but de désolidariser les
divers niveaux d’un acte de conscience (objet-moyen-sujet de
connaissance).

Eva : C’est là un sujet central. Je crois vraiment que ce qui prime


dans le yoga, c’est la fécondité de la vacance. Le yoga, c’est le
« temps du rien » ! Autrement dit, le yoga, ça ne sert à rien, à rien
qui ne s’approprie ni ne s’accumule, ni à faire pousser les cheveux ni
à perdre sa cellulite.

Colette : On a pu comparer le yoga à un art, une science, un


voyage au long cours. Mais peut-on dire aussi ce que le yoga n’est
pas ?

Eva : Il n’est une gymnastique ni corporelle, ni techno-spirituelle,


comme on dit aujourd’hui, car il s’agit en essence d’un exercice de
conscience. Je me considère comme une yoginī-artisane, ou une
jardinière.
Un bon jardinier sait qu’il faut un certain temps pour laisser
germer ce qui a été planté en terre, à quoi bon tirer sur les carottes
pour qu’elles poussent plus vite ? D’après mon expérience, pratiquer
une fois par semaine suffit, point de répétition intempestive mais un
échange « épistolaire » hebdomadaire : on envoie des signaux, on
écoute les réponses, les échos, les résonances.
Tout enseignant sait l’invisible effet de l’imprégnation : après une
absence, on remarque parfois la transformation silencieuse qui s’est
opérée dans la manière de pratiquer. Dans le yoga, « ça travaille »
sans nous, comme la nuit. Il faut accorder la plus grande valeur à
cette jachère du non-agir, bénéfique et efficiente. Si l’on souhaite
faire, agir, d’accord ! Je recommanderais alors la corde à sauter, un
sport très complet.
Colette : On reconnaît bien, dans ces propos, la provocatrice et
paradoxale Eva !

Eva : Mais non, c’est de la simplicité ! L’essentiel, c’est de ne


surtout pas s’enfermer dans l’habit d’un yogin bien-pensant, ni le
look ni le « faire » ne suffiront jamais. Le yoga n’est surtout pas une
activité. Quant à la vie courante, il n’y a pas à éluder les choses qui
dérangent : pourquoi ne pas dire, dans la mesure du possible, ce
que l’on pense, spontanément, comme à un inconnu, dans l’escalier,
c’est certainement le mieux pour être au plus juste de soi-même.

Colette : Cette attitude participe-t-elle de l’élan de vie et de


liberté ?

Eva : En effet, les deux sont à mes yeux intimement liées. Dans
mon existence, l’élan de vie s’est trouvé intensifié du fait du besoin
d’équilibre et de soin qu’a éprouvé mon corps en raison du problème
de santé dont nous avons parlé. Il m’a aidé à transformer l’épreuve
en « exercice de soi ». Pour moi, dès le plus jeune âge, apprivoiser
mon corps, m’exercer inlassablement, devint une question de liberté.
Seule, désespérément à l’affût de la vie, je rencontrai le souffle
ami et développai un goût immense de liberté. Cette attitude m’offrit
des rencontres pittoresques, savants ou artistes, des
expériences inouïes, en pleine mer ou avec les oiseaux.
De ces expériences fortuites et renversantes, j’ai déduit que le
yoga était bien une science intégrale, conduisant à la coexistence
pacifique avec soi-même, si difficile à réaliser. Plus important que
tout, le yoga nous enseigne à être acteur de sa vie, à vivre avec une
plus grande fluidité. Il est bien autre qu’un divertissement car son but
est le samādhi, la pause intérieure, le parfait établissement en soi.
Colette : Nous avons déjà abordé quelques passions littéraires,
mais qu’en est-il des autres arts ?

Eva : Même si la peinture est mon art de prédilection, la musique


a toujours été fondamentale pour moi : je ne peins qu’en musique.
J’aime particulièrement Bach pour le charme envoûtant de la
structure de ses œuvres, mais aussi Mozart, Mendelssohn, Sibelius,
ses chants nordiques aux murmures rustiques.
En peinture, Ingres m’émerveille par la vérité de son dessin, par
son évocation de la volupté des tissus ; chez Renoir, je suis émue
par la nuance des tonalités de la peau, fascinée par les dessins de
Dali. J’ai également beaucoup aimé les pointillistes : ils ont ouvert
une recherche sur l’espace, on parcourt avec les yeux les lignes
horizontales, celles de l’île de la Jatte selon Seurat, les arbres, le
modelé du tronc, l’air change de couleur autour d’eux.
Si l’art est un savoir-faire, j’évoquerai alors aussi l’art de la
gourmandise, le plaisir de faire des cakes ! Sans oublier la couture
et mon apprentissage de modiste, avant mon mariage : j’y ai appris
le goût de la « belle ouvrage », la précision et la minutie du geste, le
mouvement juste, l’harmonie. J’ai beaucoup cousu pour mes
enfants, et, je me souviens qu’à l’occasion d’un voyage en Orient,
j’avais avec délices réalisé une poche intérieure pour mes papiers
qui m’a longtemps servi.
Quant à la littérature, c’est une pénétration de la vie, sans
emphase où se mêlent saveur et savoir, sensualité, ivresse de la
nature : je songe aux descriptions de Colette, à celles de Giono. Et
au risque de me répéter, à Marguerite Yourcenar dont j’ai découvert
à 52 ans, lors de la mort de mon père, une œuvre qui a beaucoup
compté pour moi : Les Mémoires d’Hadrien ; je fus infiniment
reconnaissante de ne pas l’avoir encore lu à l’époque. J’ai
découvert, dans cette sorte d’autobiographie fictive, en la figure
d’Hadrien, un « jumeau », à la rencontre de son destin. Je lus par la
suite un autre livre marquant de cette même écrivaine : Les
Nouvelles orientales.
Parmi mes lectures préférées figurent également celles d’Alain,
de Teilhard de Chardin, de Bergson, au travers desquels je suis
partie, encore et encore, à la découverte de l’état de simplicité, tout
en refusant la banalité, la tristesse imbécile de « faire comme ».

Colette : Et aujourd’hui, où en est le goût de la recherche ?

Eva : Aujourd’hui comme hier, je suis toujours en recherche de


mille et une choses qui concernent pleinement l’art du yoga : le goût
de la justesse, de l’astuce pour parfaire une action. Motivée par la
transmission, cette incitation à la créativité permet de cultiver un
talent bien partagé mais qui s’ignore : celui de la découverte.
L’enseignement du yoga est un métier de service ; nous sommes
des « instituteurs » de yoga qui inculquons les fondements d’une
science indienne plurimillénaire. Ce que nous transmettons à
chaque cours, ce sont les fruits d’une patiente recherche qui
remonte peut-être à l’antique civilisation de l’Indus.
L’envie de partager avec les autres, de découvrir pour les
autres : cette recherche a changé ma vie. Quoi de plus beau que de
rendre les autres conscients de leur talent, de leur habileté dans les
actes ? C’est bien là une définition fondamentale du yoga, citée dans
la Bhagavad Gītā 18, reliée à celle d’équilibre ou d’équanimité
(samatā) éprouvés dans la vie quotidienne.
Il arrive quelquefois, en effet, d’être pris en flagrant délit
d’habileté… inattendue ! Par exemple une colère téléguidée, ou une
résistance insoupçonnée, même lors d’un gros choc que l’on pensait
au-dessus de nos forces. Ceux qui ont cette innocence sont souvent
sollicités par les autres.
À 90 ans passés, je donne 3 cours par semaine et pense être
restée naïve et curieuse. J’ai le sentiment d’avoir fait un chemin
intérieur, certes, mais c’est à chaque nouveau cours un
recommencement, un voyage au pays de la vie, qui a la saveur
d’une école buissonnière.

1. Vṛtti, perturbation, fluctuation mentale. Ce terme figure au début des Aphorismes


sur le yoga de Patañjali : yogaścittavṛttinirodhaḥ / « Le yoga est l’arrêt des fluctuations
du mental. »
2. Le terme sanskrit saṃsāra (saṃ-sāra) désigne de manière imagée le fleuve du
devenir, l’écoulement (sāra) universel : tout (sam) s’écoule. Considéré dans les textes
sacrés comme un centre de la Conscience universelle, l’individu passe sa vie à en
ignorer la présence et, par négligence, se laisse entraîner dans les flots du saṃsāra,
au sein du vaste mouvement (jagat) de la manifestation cosmique. La cause réside en
la méconnaissance de soi, en l’engourdissement (passager !) des énergies vitales, de
la conscience (cit-śakti). Il en découle de multiples formes d’attachement aux objets, au
moi, à la notion de temps…, qui engendrent agitation et peur.
3. Dr Thérèse Brosse, La Conscience-Énergie, Structure de l’homme et de l’univers,
Saint-Vincent-sur-Jabron, Présence, 1984.
4. Louis-Frédéric Yoga-asanas, Éditions J. Olivien, Paris, 1957, réédition 1959, 1961.
Louis Frédéric (né à Paris en 1923 et mort en 1996), de son vrai nom Louis Frédéric
Nussbaum, fut un grand spécialiste français du Japon, de l’Asie du Sud-Est et surtout
un indianiste reconnu. Eva a beaucoup apprécié également le livre de Theos Casimir
Bernard, Hatha Yoga : The Report of a Personnal Experience, (4e impression, 1982)
Rider.
5. Valérie Daugé, directeur de recherches au CNRS, neuro-psychopharmacologue,
rattachée à l’INRA.
6. Le Professeur Jean Trémolières (1913-1976) est l’un des pionniers de la nutrition
moderne en France, du fait de son approche interdisciplinaire intégrant les dimensions
psychologique et sociologique.
7. Astrophysicien français, directeur de recherches au CNRS, A. Vidal-Madjar travaille
sur les planètes extra-solaires à l’Institut d’Astrophysique de Paris.
8. Karlfried Graf Dürckheim (1896-1988), est un philosophe allemand qui s’intéressa
au bouddhisme zen notamment.
9. Michel Cazenave (1942-2018), philosophe et écrivain français spécialiste de Jung, a
organisé notamment le colloque de Cordoue, Science et Conscience, les deux lectures
de l’univers.
10. Philippe Lavastine, indianiste et sanskritiste.
11. Pierre-Sylvain Filliozat, sanskritiste, directeur à l’École pratique des hautes études,
membre de l’Académie des inscriptions et belles lettres.
12. Mircea Eliade (1907-1986), historien des religions et philosophe, sanskritiste.
13. Rupert Sheldrake, biochimiste (Cambridge), parapsychologue, qui a notamment
enseigné à l’Université d’Harvard et Cambridge. Depuis 1981, ce chercheur, parfois
controversé, a exploré le concept de « résonance morphique », lié à celui de « champ
morphogénétique ». Parmi ses titres essentiels : Une nouvelle science de la vie :
l’hypothèse de la causalité formative (A New Science of Life : The Hypothesis of
Morphic Resonance, 1981), éd. du Rocher, 2003 ; La mémoire de l’univers, ibid.,
2002 ; L’âme de la Nature, Paris, Albin Michel, 2001.
14. Le terme « noosphère » employé par Teilhard de Chardin (jésuite et
paléontologue) dans Le Phénomène humain, fait référence à l’espace formé par les
pensées et idées humaines, entourant la Terre, et analogue à une biosphère. Cet
ensemble de pensées, en formation depuis un million d’années, constituerait une sorte
de « bain » de conscience planétaire.
15. Lilian Silburn, Le Vijñāna Bhairava, Paris, de Boccard, 1971.
16. Cité in Jacques de Coulon, Clés pour apprendre, Sagesse égyptienne pour
aujourd’hui, St Maurice, Suisse, éd. St Augustin, 2000, qui cite Albert Jacquard Cinq
milliards d’hommes dans un vaisseau, Paris, Seuil, 1987, p. 85.
17. Lilian Silburn, Les Hymnes aux Kālī : La Roue des Énergies Divines, Paris, de
Boccard, 1975.
18. Au verset II.50 de la Bhagavad Gītā, on peut lire yogaḥ karmasu kauśalam : « le
yoga est habileté dans les actes », ce qui signifie que le yoga est un art améliorant de
l’intérieur tout agir. L’adjectif kuśala, dont dérive kauśala, signifie : « juste, approprié,
habile » et exprime la compétence, la finesse, l’adresse. Outre l’habileté, kauśalam
désigne également le bien-être, le confort. Cela signifie que le yoga requiert une
compétence hors du commun : être habile (kuśala) en cet art du déploiement des
potentialités oubliées.
Drôle de coïncidence déjà évoquée, les lettres de « voyage »
forment les deux mots Eva et yoga ! Or, voyager, n’est-ce pas
aussi savoir se perdre pour trouver, se trouver ? Tel est le défi que
s’est donné cette intrépide exploratrice, aussi iconoclaste
qu’impertinente. Découvrir, à l’improviste, créer sans le vouloir, dans
le lâcher-prise : c’est aussi « créer la place de la chance », une
expérience de la sérendipité 1 qu’affectionne sans limite Eva.

1. Le terme de sérendipité (néologisme tiré de l’anglais serendipity et utilisé par


H. Walpole en 1754) désigne depuis les années 1980 l’acte de découvrir quelque
chose par inadvertance, par exemple, lors d’une invention scientifique. Une autre
réalité que celle recherchée se présente. Dans son ouvrage Sérendipité : du conte au
concept, (Paris, Seuil, 2014), Sylvie Catellin la définit comme « l’art de prêter attention
à ce qui surprend et d’en imaginer une interprétation pertinente », ou encore
« découverte faite par le concours du hasard mais aussi de la sagacité ».
L’article d’Alain Monnereau (Temps de rien, temps nourricier et sérendipité : une
certaine habileté dans les actes ou les idées, Revue PIER -des anciens élèves de
l’IER-, n040, juin 2017, pp. 10-17) donne un éclairage pertinent sur ce concept : « On
sait d’après les neurosciences qu’une attitude de lâcher-prise face à l’adversité et
l’instant permet de faire des connexions inattendues et trouver des solutions qui seront
secondairement disponibles à la conscience. Le réseau qui gère nos pensées
spontanées est encore mal connu, mais plusieurs études scientifiques récentes ont
montré que le vagabondage mental (daydreaming), qui peut occuper jusqu’au tiers de
notre temps d’éveil, stimule la créativité car le réseau par défaut aurait tendance à
provoquer des associations inédites entre les neurones. Il y a là un véritable air de
parenté avec la sérendipité : les trouvailles sont faites sans que cela soit le but
recherché. »
Le yoga, un imprévisible voyage

Jonction, sens premier de yoga, s’unir à la vie,


s’immerger dans le grand courant de vie qui nous emporte
vers…
Découvrir en chemin que ce chemin est notre unique
manière d’être vivant.
Cette prise de conscience est perception innée, intérieure
qui revient vers son île si souvent désertée.
Toute chose peut se faire l’écho de cette impalpable réalité.

Comment définir les principes essentiels de la transmission du


yoga ? Ce qu’Eva appelle le « talent de vivre », ne revient-il pas, en
définitive, à l’art de soi ? Devenir en plénitude, ici et maintenant, ce
corps que je suis, ce souffle par lequel je vis, cette âme-conscience
qui m’éclaire et illumine l’univers, étudier l’humain, aller vers le
dépouillement.
Ce que l’on connaît de la vie, c’est son mystère : il ne reste plus
qu’à s’ouvrir à des expériences pour en approcher la vérité, la
réalité. Ce fut depuis toujours la vocation du yoga, art à la fois
ancestral et évolutif.
Pour Eva, le yoga consiste à mettre à disposition de nos
contemporains un outil pratique, suggestif de son antique sagesse
mais non alourdi de termes techniques rebutants. Ceux qui y
viennent par soif de mieux se connaître, y découvriront l’accès à une
culture féconde qui offre de la vie humaine et universelle, des buts
de l’existence, de l’ordre cosmique, une conception subtile.

Par cette présence au yoga, on s’offre donc, pense-t-elle, une


limpidité légère, un sens de l’« exercement » (Eva trouve le terme
exercice trop automatique), une saveur de l’instantané, si précieuse.
Et enfin, si l’on est chanceux, le déclic décisif d’une prise de
conscience, pas nécessairement verbalisée.
Finalement, le yogin, la yoginī, pourrait être défini(e) comme celui
ou celle qui a le goût de la rencontre avec soi-même. Il mobilisera
des moyens non-ordinaires pour des buts qui le sont encore moins
pour la grande majorité de nos contemporains : le repos de l’esprit,
la sensation d’espace intérieur, de ses flux, la mise à l’unisson avec
le souffle.

Respirer en liberté ! Entendre, sous le mouvement de va-et-vient


du souffle, le ressac de l’océan universel. Sans plus se limiter au
corps individuel, tangible, le yogin sait et sent que son existence
participe de la symphonie cosmique ; il prend le temps de se
délecter à l’écoute de ses rythmes et de ses mélodies. Il devient en
effet instrument de la musique universelle en entrant dans la forme
posturale, ou assis sans intention autre que de se faire souffle.
Le yogin n’est jamais absent de lui-même, il respire et perçoit le
monde, de l’intérieur de son corps « vécu » et présent à sa
conscience. Il se fait à la fois spectateur, observateur et danseur,
comme le proclame ce texte révélé du Shivaïsme du Cachemire,
intitulé Les Śivasūtra 1 :
- nartaka ātmā / III. 9 « Le Soi est le danseur. »
- raṅgo’ntarātmā / III.10 « Le Soi intérieur est la scène. »
- prekṣakānīndriyāṇi / III.11 « Les organes des sens sont les
spectateurs. »

On pourrait retenir, du cheminement auquel invite Eva, quelques


incitations sous forme d’expériences :

- aller à la rencontre de soi-même est bien l’impulsion première


qui déjoue le danger des habitudes et des automatismes. Cela
implique trois compétences :
- rendre sensible ce qui en soi est ignorance, attachement,
négligence.
- accéder à un niveau plus fin de perception.
- laisser se dévoiler la capacité de non-agir, se calmer volonté et
ego.
- plonger en soi et mobiliser une nouvelle forme d’énergie,
sauvage 2 , salvatrice, qui ne demande qu’à s’exprimer après avoir
été trop longtemps réprimée.
- cultiver les fleurs de son jardin : depuis leurs racines invisibles
jusqu’aux premières percées vers le ciel, s’est mis en place tout un
processus fait de latence, de germination, d’éclosion, de floraison.

Il en va de même dans le yoga : comme dans le jardinage, il faut


bien accepter et jouer avec les possibles, les limites (terrain,
météo…), pour accueillir la paix du cœur, la souplesse de la pensée,
l’harmonie du corps. Tous trois sont les complices pour une vie
meilleure, le temps d’une traversée de l’existence… saṃsāra oblige !
Non seulement le yoga transforme et s’avère utile, mais il élève,
fait traverser les nuages, vers la lumière. Comme pour un arbre, la
vie s’épanouit non seulement par les racines enfouies dans la terre
mais aussi depuis les échanges avec l’air et la lumière.
- donner le ton d’une recherche focalisée sur la vie de la
conscience : se rendre attentif, c’est un choix délibéré d’expérience,
pour une autre dynamique de vie, une option pour la métamorphose
de soi.
Pour cela, devenir artisan de soi-même : « Ne cesse de sculpter
ta propre statue », préconisait Plotin. Cependant, à partir d’un
certain degré, cet art est sans art, la méditation n’est plus une action,
on ne médite plus, on laisse s’instaurer naturellement un état
profond. On laisse simplement ressurgir ce quatrième état nommé
turya, toujours présent mais inaperçu, en lequel se fondent les trois
autres (veille, rêve, sommeil).

- concilier avec la maturation et le spontané, la quiétude ; celle-ci


est une chance de se poser dhyāna dans un état de repos naturel,
de découvrir le vide vivant, cette vastitude qui est élargissement de
la conscience, indissociable d’un afflux de paix, et peut-être de
sagesse, prajñā.

Le yoga, une manière d’être et d’agir


Pour le pratiquant, « yoga » signifie à la fois le chemin et l’état
parfait ; curieux mélange alliant souplesse et fermeté de la structure
corporelle, impermanent et immuable. Il est jonction en acte et union
accomplie, les deux en effet car celle-ci est sans cesse à réajuster.
Pour Eva, un style, en yoga comme en art ou en littérature, est
une écriture du vivant, une prescience selon l’expression d’Eva, car
on sait déjà ! C’est une manière d’interroger le monde, comme en
sciences, car il faut discerner les véritables problèmes, capter
l’instant, percevoir la lumière chatoyante, juste la lumière ; renouer
avec sa musique intérieure, son tempo, ses harmoniques.

Petit manuel de motivation selon


Eva à l’usage des apprentis-yogin
Faire en sorte que, dans la vie de tous les jours, se maintienne
cet accord, ou du moins cette aspiration, en restant relié à l’espace
intérieur, en dégageant des champs de force en soi.
Voyager vers sa destinée comme un poisson en eau profonde,
plein de curiosité pour les profondeurs inconnues, dans son lac.
Créer et recréer sans cesse : participer à son « existance », sous
forme active, avec un a, à la manière de Derrida 3 écrivant différance.

1. Lilian Silburn, Les Śivasūtra et la Vimarśinī de Kṣemarāja, Paris, de Boccard, 1980.


2. « Sauvage » est étymologiquement lié à la forêt sylva, et à ce qui est en rapport
avec elle (sylvatica). Ces deux termes du latin médiéval évoquent alors un lieu rude et
inhospitalier.
3. Le philosophe français Jacques Derrida (1930-2004), auteur de la théorie de la
« déconstruction » visant à remettre en question la prééminence du rationalisme dans
la pensée occidentale, a créé divers néologismes, dont le terme différance. Il cherche
en cela à susciter une autre pensée, à mettre en œuvre une recherche de
différenciation, qui laisse place à l’écart, cet espace qui permet d’accueillir le
dévoilement de quelque chose d’autre. Cette attitude foncière se trouve exprimée dans
cette déclaration :
« Tout ce que je fais, surtout quand j’écris, ressemble à un jeu de colin-maillard : celui
qui écrit, toujours à la main, même quand il se sert de machines, tend la main comme
un aveugle pour chercher à toucher celui ou celle qu’il pourrait remercier pour le don
d’une langue, pour les mots mêmes dans lesquels il se dit prêt à rendre grâce. »
Cf. Robert Maggiori, Derrida, la pensée de la différance, Libération, 11 octobre 2004.
PREMIÈRE PARTIE

AU JARDIN DE SOI :
L’HOSPITALITÉ DU CORPS DANS
L’ESPACE
L’art de s’accueillir avec bien-veillance
« La vie ne compte pas tant par sa longueur mais par sa
largeur. »
Avicenne

Les origines du yoga remontent-elles à la civilisation de l’Indus,


plusieurs millénaires avant notre ère ? C’est l’une des hypothèses
envisagées par certains indianistes, elle repose notamment sur la
trouvaille de sceaux en stéatite représentant un homme assis en
position du lotus, avec la tête ornée de bois pareils à ceux des
cervidés, entouré d’autres animaux. Était-il un chamane ? Était-il un
ascète, un yogin, ou l’archétype du Seigneur des animaux, Paśu-
pati, un aspect de Śiva, parlant aux animaux ? Quoi de plus normal
pour le Seigneur des yogin, que de s’établir, depuis l’intérieur, dans
une connexion harmonieuse avec les êtres vivants qui
l’entouraient ? L’écriture de ces sceaux ayant jusque-là résisté aux
diverses tentatives pour en décrypter le sens précis, leur contenu
demeure un mystère.
Enraciné dans la civilisation indienne, quelle qu’en soit la date
précise, le yoga forme ainsi une passerelle entre Antiquité et
contemporanéité ; il est, selon l’expression de Mircea Eliade, une
« dimension de l’âme indienne ». Il est probable selon lui qu’il ait
émergé comme technique chamanique et ascétique à la confluence
du fond dravidien (lié à la civilisation de l’Indus ? 1 ), de celui de la
Perse et de l’Asie centrale.
Quoiqu’il en soit, le corps joue un rôle-clé dans cette aventure où
la conscience et le souffle-énergie humains sont conçus en tant que
puissance cosmique. La pratique du yoga aujourd’hui, en Orient
comme en Occident, est en train de se réinventer sous de
nombreuses formes, mais, afin de rester dans la vérité de ses
origines, elle a désormais besoin de se recentrer sur l’essentiel : les
raisons d’être du yoga et ses finalités, telles que les premiers yogin
les conçurent.
Le corps est le socle d’où s’élèvent le geste, le souffle, la
pensée, et même le silence. Cet espace vibratoire qui abrite la vie
en nous se doit d’être le plus ample possible, non seulement long
mais large, pour accueillir les infinies modulations de la vie. La
phrase d’Avicenne placée en exergue de ce chapitre, je l’ai
découverte par hasard, près du bureau d’Eva, dans l’encoignure
d’un mur. Cet adage plein de sagesse, avoua-t-elle, je l’ai placé là
pour toujours m’en souvenir.

La conception du corps et la manière d’envisager la pratique


posturale s’enracinent dans la perception intérieure, kinesthésique,
de l’espace invisible mais sensible qui tisse notre chair et notre
corps subtil. Cette approche fournit la base fondamentale de la
technique d’Eva Ruchpaul. Elle n’a cessé d’explorer cet aspect et a
affiné sa pédagogie en fonction de cette expérience. Trois axes
essentiels se sont ainsi dégagés de notre dialogue pour tracer une
esquisse d’une théorie de la pratique posturale et, plus
généralement, du corps dans le yoga :
- le corps, accueilli par la posture ;
- le principe de bien-veillance ;
- une philosophie du corps dans la posture, espace de
maturation et de recherche.

1. À ce propos on entend aujourd’hui de nombreuses controverses qui sont


remarquablement restituées dans le texte Débats indiens sur les Aryas et la civilisation
de l’Indus par Gérard Fussman, Professeur au Collège de France. Cf. Calenda, le
calendrier des lettres et science humaines et sociales, présentant le résumé du
séminaire, fait le 17 novembre 2004.
Le corps, accueilli par la posture

Colette : Quel sens véritable de la posture se cache derrière la


forme ? Quelles qualités sont-elles requises par l’apprenti-yogin
abordant la pratique du yoga ?

Eva : Entrer en yoga ne requiert aucune compétence particulière,


si ce n’est un brin d’attention, le goût du détail, et surtout, l’attrait de
l’abandon intérieur. J’ajouterais cependant : ni médiocrité ni
complaisance. Le yoga crée une voie d’accès à une connaissance et
une sagesse savoureuses car il intègre tous les niveaux de l’être
vivant, du corps à l’esprit en passant par le souffle médiateur.
La pratique, qu’elle concerne la posture ou la respiration, n’est
pas une fin en soi. Les maîtres l’ont utilisée en guise d’antidote au
manque d’ardeur qui gagne, hélas, les hommes évoluant dans le
saṃsāra. La vocation ultime du yoga, c’est uniquement de donner
accès à la réalité nue. Pour cela, il faut mobiliser en nous les
ressources d’éveil et de désir de découverte. Réveiller cette capacité
d’élan qui prélude à toute aventure ! Il en découle parfois une
parenthèse scintillante mais elle ne survient que lorsqu’on fait
confiance au hasard, c’est ce qui correspond en quelque sorte au
« vivre à propos » 1 de Montaigne.
Colette : N’est-il pas touchant de considérer la présence si
ancienne, dans l’histoire de l’humanité, d’une recherche visant la
connaissance de soi ? Si les origines du yoga datent de la
civilisation de l’Indus, l’héritage d’une science si achevée nous rend
humbles et relativise toute notion de progrès en ce qui concerne
notre véritable humanité.

Eva : Certainement, j’éprouve une pleine confiance et une


immense admiration pour l’approche sensible transmise par cette
culture millénaire. Même si l’on est loin de tout savoir sur elle, on
peut néanmoins reconnaître la valeur des savoirs nés d’une
civilisation si ancienne. La religion hindoue, qui lui est probablement
liée, est sans doute l’une des plus anciennes religions toujours
vivantes. C’est un fait, le yoga est né en Inde, dans une culture si
différente de l’Occident !
La civilisation de l’Indus, bien plus ancienne que l’hindouisme, a
vu naître des cités avec un réseau de chauffage par le sous-sol, des
aqueducs souterrains amenant l’eau courante dans les habitations. Il
existait une écriture, non encore déchiffrée, mais dont on a
découvert la présence sous forme de pièces jusqu’en Égypte. Cette
civilisation a disparu, par quelque catastrophe, naturelle ou en raison
d’une invasion, on ne le sait. Par rapport à notre civilisation
technologique, quelle différence !

Colette : On peut voir au musée Guimet quelques magnifiques


survivances de cette haute culture aujourd’hui disparue. Une
statuette de danseuse, quelques plats aux formes harmonieuses,
divers sceaux en stéatite représentant des animaux et des figures
humaines en posture assise, des chamanes peut-être ? Quoiqu’il en
soit, chacune de ces œuvres nous parle du rapport intime et riche
que les hommes de la civilisation de l’Indus entretenaient alors avec
le cosmos, les éléments, le corps. La forme parle, en transparence,
d’un état de conscience en accord avec l’univers.

Eva : Il est vrai que ces objets rayonnent d’une sensualité sans
âge et exercent sur moi une grande puissance de séduction. De
cette antique culture, je reste éblouie par son regard sur la vie et
l’univers et je conserve une indéfectible amitié avec Paśupati 2, le
Seigneur des animaux… et des yogin. Cette figure centrale de
l’hindouisme (mais qui remonte peut-être à la civilisation de l’Indus),
me parle du temps où les hommes savaient se mettre à l’écoute de
la musique cosmique : ce que nous sommes tous capables de faire,
puisque nous baignons dans cette « petite musique de l’origine »,
même si nous ne l’entendons pas toujours.

Regard sur une pratique : la charnelle


compétence
Tout commence par le regard intérieur qui nous parle, du dedans,
de ce que nous sommes vraiment. Paysage escarpé, méconnu,
archipel dont nous ne voyons que la part émergée, visible, mais dont
la plus grande part demeure immergée sous les flots, invisible, non-
consciente. Pour ressentir cette strate fondamentale, ce socle de
notre vie, il n’y a qu’un moyen, faire halte.

Colette : Je me souviens à ce propos d’un conte indien. Un jeune


homme avait entendu parler d’une île où se dressait un temple aux
mille clochettes. Leur son incomparable plongeait dans
l’émerveillement tous ceux qui l’entendaient. Cette île s’était trouvée
jadis engloutie, mais, à de très rares occasions, on pouvait
percevoir, disait-on, le tintement des clochettes. Le jeune homme
partit ainsi, plein d’espoir, aimanté par cette mystérieuse musique
qui émergeait, inopinément, des flots. Parvenu sur le rivage, il s’assit
et mobilisa toutes ses facultés pour l’entendre.
Rien ne se passa. De même le deuxième jour, puis le troisième :
il rentrait l’âme en peine, perdant, chaque jour un peu davantage,
l’espoir un peu fou qui l’avait conduit jusque-là. Il poursuivit ainsi
trois jours encore, s’efforçant de distinguer un son parmi le remous
des vagues. Finalement, il décida de renoncer à sa recherche.
Le dernier jour, il vint s’allonger sur le rivage, ferma les yeux et
s’abandonna tranquillement à la musique des flots, sans rien
attendre. Un long moment s’écoula. C’est alors qu’il lui sembla
percevoir un lointain tintement, puis un autre, puis celui d’un millier
de clochettes, qui se révélait à sa conscience vacante, dans ce
temps dénué de toute tension.

Eva : Ce conte dit parfaitement le paradoxe de la réalité déjà-là,


qui n’est pas à rechercher mais s’offre sans obstacle pour peu que
se relâche la tension intérieure chez celui qui perçoit. Ce trésor bien
présent se trouve momentanément voilé, oublié, ignoré, sous un
fardeau d’alibis, au tréfonds de notre conscience.

Colette : Quel est l’obstacle ? Que se passe-t-il alors si le


pratiquant surmonte cet obstacle ?

Eva : Combien d’entre nous, yogin ou pas, ont pris le temps


d’entendre cette parole inaudible, émanant de nos propres
profondeurs ? Seul le chercheur véritable qui, tel un sourcier, s’est
risqué sur les chemins du corps, peut découvrir une richesse
souterraine, les potentialités cachées, ignorées, et boire l’eau de la
source qui étanchera la soif.
De corps inculte, il deviendra corps fertile. De l’opacité, il ira vers
la limpidité et la sobriété. Comme lorsqu’on jardine, il faut regarder,
chercher, respecter les saisons, il en va de même du corps.
J’appelle cette aptitude la « charnelle compétence ».

Colette : Comment cela s’incarne-t-il dans la pratique ?

Eva : Une manière de faire s’est imposée dans les premières


années de mon enseignement. Il s’agit d’une technique spécifique
consistant à se couler dans une posture intense, puis à se détendre,
sans plus aucune intention, jusqu’à la séquence du « temps de
rien » qui génère un état d’homéostasie. Toute fatigue cérébrale
s’évanouit alors, selon un spécialiste du cerveau. La posture se
dévoile comme prétexte à une pratique fluide et profonde du souffle,
et donc, de l’esprit.

Colette : En quoi cela consiste-t-il plus précisément ?

Eva : Je dirais que c’est une attente active qui consiste à


s’attendre soi-même, plusieurs fois par jour. C’est une fonction
perdue, que notre société « intranquille » n’a pas jugé bon de mettre
en évidence. C’est en effet une « pratique de soi » qui se situe aux
antipodes de toute idée de performance. Peu importe ! S’offrir ces
moments de tranquille rencontre avec soi-même ne fera pas
s’écrouler l’édifice !
On se donne le prétexte de la pratique pour redécouvrir une
information confidentielle que l’on a toujours à portée de conscience
mais que l’on n’accepte pas ! Cela correspond un peu à
l’expression : « à mon corps défendant » !

Colette : Comment apprivoiser cette peur de savoir, de sentir ?


Par quelle forme de pratique ou de praxis 3 ? Je repense à la
prescription de Caraka (prononcé Tcharaka), l’auteur d’un fameux
traité de médecine indienne intitulé Caraka-saṃhitā. Selon lui, l’état
permettant de préserver une vie aussi longue que possible, en
bonne santé, correspond à une vie « posée » hita. Ce terme sanskrit
est de la même famille que samādhi désignant l’absorption profonde
ou la méditation.

Eva : On apprivoise les empêchements à vivre, en transformant


sa propre existence en champ d’apprentissage, avec douceur et
bien-veillance pour soi-même, c’est-à-dire en veillant bien sur soi, ce
qui n’exclut en rien le fait de veiller sur les autres, au contraire !
Une bonne manière de remédier à l’opacité interne (corps-esprit)
consiste à trouver la juste tension dans la posture, cela est le
véritable germe de la métamorphose intérieure. Karl-Graf Dürkheim
qui fut notre conférencier à l’Institut entre 1973 et 1977, déclarait à
ce propos : « Le hatha-yoga n’est pas une dissolution des tensions
mais une recherche de la juste tension. […] Faire l’exercice n’est
jamais difficile, ce qui est difficile est de devenir l’homme qui le fait. »
Une boutade que j’apprécie toujours autant !
La juste tension sera idéalement alliée à la bonne fréquence de
la pratique, hebdomadaire et non quotidienne, afin de laisser de
l’espace au désir. Laisser la routine au vestiaire et accueillir un désir
neuf ! Selon la jolie formule du Dr Tremolières : « Ô Seigneur, faites-
moi aimer mes désirs ! »
Colette : Comment ce diététicien épicurien concevait-il le rôle du
yoga dans la quête de l’équilibre ?

Eva : Il parlait souvent de la qualité de désir, dans le


comportement alimentaire bien sûr, mais également dans tous les
domaines de la vie. Nous baignons en fait dans un « jus interne » lié
à la fois à ce que nous absorbons et à de nombreux autres facteurs
insoupçonnés : biochimie émotionnelle, traces inconscientes… Tout
cela interfère dans l’équilibre du métabolisme. Notre « jus interne »
est ainsi à la merci de virages chimiques. Or on peut modifier sa
qualité par le phrasé des postures, la précédente préparant la
suivante. Il y a là toute une grammaire posturale fonctionnant par
familles de postures.

Le yoga est un outil forgé par les hommes pour se perfectionner.


Le but est simple : être mieux dans sa vie. Cet art né en Inde nous
est légué comme un héritage pour l’humanité entière. Nous sommes
certes imparfaits mais « perfectibles » ! Pourquoi avoir peur de cette
liberté ? Le corps invite l’esprit, de même, l’esprit invite le corps.
C’est un même espace partagé. Il en va de même avec les animaux
qui possèdent un savoir-être inné ; je compare cela avec notre
« animal », nous avons un lien très fort avec lui, nous devons nous
« entendre » avec lui, se mettre à l’écoute de sa parole sans mot,
mais aussi être entendus par lui.
Surviennent parfois des expériences où il nous est donné de
vivre intensément la réalité de ce même espace partagé. Je me
souviens d’une traversée en bateau en Grèce : un banc de dauphins
blancs nous a escortés. Nous sommes de la même pâte ! Ne serait-
ce pas là l’un des sens de Paśupati, « le maître des animaux » :
celui qui dialogue avec eux, autrement que par le verbe ? Les
premiers yogin étaient sans doute aussi des chamanes, en tout cas
de la même famille spirituelle qu’eux, en dehors de toute
métaphysique religieuse.
Il ne fait aucun doute que l’attitude interne, selon qu’elle est
relation ouverte ou non, modifie le sentiment de l’espace qui nous
entoure, comme l’a montré l’ethnologue Edward Hall 4 dans un
ouvrage qui m’a passionnée, La danse de la vie.

L’espace du dedans
Colette : D’où provient cette sensibilité à l’espace ?

Eva : Il me semble avoir toujours eu un regard esthétique sur


l’espace. Est-ce depuis l’École de dessin Claude-Bernard où je me
préparais au professorat d’art plastique ? J’y acquis le sens de la
ligne et de l’espace, le goût de l’observation. Il y eut ensuite une
longue pause dans mes activités graphiques. Ce n’est qu’à l’âge de
56 ans que la lumière de l’île Maurice me donna envie de me
remettre à dessiner, à faire de l’aquarelle. Plus tard, à 65 ans, je
privilégiai les pastels qui firent l’objet de multiples expositions. Un
souvenir ébloui : sur la table est posé un pastel que je viens
d’achever, je suis traversée par une intense émotion, un frisson de
beauté, c’est la prise de conscience d’une certaine justesse qui me
touche.
Concernant la couleur, les tonalités des impressionnistes et de
Bonnard me ravissent. Je suis admirative de Botticelli et de Léonard
de Vinci pour leur art de la construction, de l’architecture spatiale, de
la connaissance du corps. Tout cela m’a fortement imprégnée et
continue de m’inspirer dans la « lecture » des corps et des lignes
posturales.
Colette : On devine dans les méandres de ce parcours artistique
la quête de l’harmonie et le goût de la découverte.

Eva : Oui, cela est profondément ancré en moi, dans mon


inconscient, et est ressorti à maintes reprises dans un rêve réitéré,
vers l’âge de 60 ans. Je déambulais dans un grand appartement qui
avait toujours des pièces nouvelles. J’entrais alors dans une pièce
jamais vue jusque-là et me trouvais comblée par la découverte !
C’est à ce moment que commença l’aventure de la peinture, ce fut
l’histoire d’une lente maturation.

Colette : La notion d’espace (ākāśa, kha en sanskrit 5) est au


cœur de nombreux concepts-clés du yoga. Dans les termes sukha-
duḥkha, par exemple, désignant le bonheur et la souffrance, on
découvre les images sous-jacentes de centre et d’espace : duḥ-kha
(mal à son aise) signifie étymologiquement « être disjoint de son
espace intérieur » alors que su-kha suggère un état bien centré,
heureux.

Eva : Les mots sanskrits, on le voit, restituent judicieusement la


perception interne de l’espace, dans le corps physique autant que
mental. J’ai pu observer que la triade espace, rythme et mouvement
formait un ensemble cohérent. Si on reste dans son coin, enfermé
dans une étroitesse protectrice, le flux des informations venues de
l’intérieur comme de l’extérieur ne circule pas librement, voire se
fige. On éprouve de l’angoisse : ce terme signifie étymologiquement
être à l’étroit (dans ses pensées). Angoisse dérive du latin angustia,
espace restreint, suggérant un défilé de montagne.
Colette : Ces images sont en parfaite résonance. Pour préciser
plus avant, le préfixe sanskrit, péjoratif, duḥ dans duḥ-kha devient
dans notre langue dis-, dys- et se retrouve dans divers mots tels
dyspnée, dysfonction, disjonction. Dans ce cas, l’image est parlante :
duḥ-kha revient à se sentir (dans) un étau, ou encore à être dé-
centré, disjoint de l’espace infini, ouvert (à l’intérieur) : kha est, en
effet, à la fois le moyeu, l’espace, le vide, l’éther..
L’un des autres termes essentiels désignant l’espace en sanskrit
est ākāśa, il évoque une lumière (kāśa) rayonnante depuis un centre
(ā). Il est frappant de voir les conceptions distinctes de l’espace
développées en Orient et en Occident. L’espace en Inde n’est ni
neutre ni vacant, il est tension créatrice, trame vibratoire animée
d’un rythme, d’une pulsation originelle, (spanda).

Eva : C’est précisément ce que nous cherchons à reconquérir


dans le yoga ! En premier lieu, redécouvrir l’information sensorielle,
le diagnostic du resserrement qui oppresse, procéder alors à des
visites de soi grâce à la respiration, au mouvement venu de la Vie,
qui l’anime. Tout est mouvement, dit Bergson, c’est bien vrai ! Mais
le mental vient rigidifier la respiration. Heureusement, il y a un
remède à cette auto-vandalisation sournoise qui nous guette à tout
instant : faire appel à la triade espace, rythme et mouvement, en
partant du souffle.
C’est un recours si simple et si délicat, le confort de l’âme (su-
kha) s’instaure simplement. J’aime à passer par le toucher, ce sens
si profond, bien qu’il semble œuvrer en surface.
Dès les premières leçons, si c’est possible, je propose aux
apprentis-yogin de suivre le rythme respiratoire 4-16-8-16 en posant
les doigts sur le diaphragme 6. Il s’agit de réguler cette fonction
sauvage du souffle, de l’apprivoiser, de la tempérer comme on disait
du clavecin ! On inspire tranquillement en quatre temps, puis on
suspend l’apnée confortablement pendant 16 temps, on expire en 8
temps puis on maintient poumons vides seize temps, mais bien sûr
sans susciter de détresse respiratoire, toujours dans le sentiment
d’aise et d’harmonie.
Le fait de poser délicatement les doigts sur la partie ondoyante,
au niveau du diaphragme, établit un contact plein de douceur avec
soi-même. Cette rencontre des doigts avec l’espace interne procure
un effet presqu’instantanément apaisant. Réchauffé par la tiédeur de
l’estomac, bercé par le rythme du souffle, se recrée un contact
affectueux avec soi. Des chercheurs japonais travaillant sur le sens
du toucher ont récemment mis en évidence le bienfait procuré par le
contact digital avec la chaleur de la tasse de thé, traditionnellement
sans anse au Japon. Un effet mutuel d’apaisement se met en place
entre le toucher, le rythme et le sentiment d’espace en mouvement.
Mais nous aurons l’occasion de parler plus amplement de l’impact
de la respiration sur la détente.

Lucidité et inventivité : faire mûrir


le « pensoir » pour une autre lecture
du corps
Colette : Aujourd’hui tant de personnes avouent mal dormir, ne
pas savoir respirer, trop penser. Le fait de retrouver le goût du
silence, de la présence à soi-même, pourrait devenir le germe d’une
transformation ?

Eva : À un certain niveau, oui, pourquoi pas ? Mais si l’efficacité


était ailleurs ? La pratique du yoga peut permettre à nos frères et
sœurs des villes, suralimentés, sous-oxygénés, excités, de ralentir,
de respirer, de revenir à la juste mesure, sans aucun doute. Il faut
pour cela négocier avec les résistances et les inaptitudes
mécaniques et mentales. Comment parvenir à accepter, durant un
petit laps de temps, à s’écouter devenir ?
« Assieds-toi et écoute l’herbe pousser ! » dit un proverbe
japonais.
C’est ce que j’appelle faire mûrir le « pensoir » car, de là
seulement, découlera une autre lecture du corps, de la vie, de
l’univers. Le « pensoir », c’est un rouage de l’intellect plein
d’ingéniosité, un germoir d’intuitions ; je m’en sers sans cesse,
comme par jeu, pour la traversée des postures et quand je sors de
là, j’ai changé d’âme.
Je sais aussi que la lenteur harmonieuse des postures imprègne
la mémoire somatique et joue ainsi un rôle évident dans la vie
quotidienne. Un dialogue se tisse entre les diverses dimensions du
corps, du souffle et de l’esprit.

Soyons lucides ! Nos contemporains baignent dans une culture


où tout les pousse à oublier que le corps est un espace vivant,
conscient, relié à l’univers. La vitesse, le diktat du rendement, de la
performance, le culte de l’acquisition (avoir et savoir), la hantise de
la dé-mobilisation, la passion de la diversion, du divertissement…
On fait tout pour combler ce merveilleux espace, remplir cette
vacance essentielle, l’attente de soi ; on fait tout pour oublier que
nous sommes, avant tout, conscience.

Colette : C’est donc cela l’auto-vandalisme permanent ?

Eva : Cette forme d’existence, en état d’amnésie, est de toute


évidence, un état incorrect car « intranquille », inconfortable. Il est
nécessaire de remédier à de tels déséquilibres, c’est faisable ! Les
innombrables curieux du yoga qui pratiquent une heure par semaine
ont retrouvé le sommeil, et les rêves en plus ! Ils ont trouvé dans le
yoga d’indéniables bienfaits somatiques, certes, l’oxygénation, la
détente nerveuse, mais je soupçonne que la véritable raison en soit
les retrouvailles avec une fonction, une dimension, perdue. Il en
découle un renouveau de vitalité parce qu’inconsciemment s’opèrent
des ouvertures automatiques de parenthèses, instantanées
quelquefois. Peu importe si cette fonction ou dimension demeure
pour nous sans nom !
Une remarque à propos de la fréquentation des cours de yoga.
Les pratiquants sont de plus en plus jeunes. La baisse d’âge est
flagrante ; si l’on considère les débuts de ces techniques en
Occident, on s’aperçoit qu’elles concernaient de préférence les
grands-adultes, et ceux qui se retiraient (les honorables inutiles,
disent les Chinois). Alors que maintenant elles touchent surtout ceux
qui rentrent dans l’arène : adolescents et jeunes adultes. La quête
est la même, garder, sauvegarder l’équilibre intime. Cela s’explique
par une conjecture devenue plus contraignante qui donne des gens
prématurément stressés.
Le voyage, vers la sagesse qu’ils convoitent, demande de la
constance, de la fermeté. Pourquoi ne pas l’agrémenter ? Il n’est pas
question de transformer pour eux les antiques techniques
traditionnelles, mais de choisir dans des pensées parallèles, des
attitudes et des procédés performants mieux adaptés à leur âge. Il
s’agit d’encadrer le haṭha-yoga contemplatif par des expériences de
même famille, mais exprimées sur des modes différents, plus
ludiques.

Colette : Les retrouvailles avec le corps jouent donc un rôle


fondamental dans le cheminement vers l’harmonie intérieure ?
Eva : Le corps, et les modalités de vivre son corps. Je crois
vraiment que la lenteur vécue, si rare aujourd’hui, est un antidote
radical au stress. Ne manquons pas d’établir des règles de
sauvegarde par rapport à cet auto-vandalisme ambiant ! Le yoga
nous aide dans cette gageure, et, dans cette situation, il ne faut pas
le considérer comme un exotisme mais comme un emprunt à notre
patrimoine universel. Inventons, ici et maintenant, un remède à ce
qui nous tient « enfermé » dans ce mal-être, duḥkha, qui est à la fois
souffrance, étroitesse, angoisse, dé-centrement : un recentrage, su-
kha, permettant de revenir en nous-mêmes à un espace heureux,
bien centré, favorisant spontanément un état de bien-aise.
Comment sauvegarder la sérénité de notre « espace du
dedans » ? L’Inde, à cet égard, a fait preuve de génie en prenant en
compte la dimension du corps, à travers l’āsana notamment. La
posture permet d’adhérer à ce projet intérieur. L’intelligence du corps
fait merveille si on sait l’entendre. Mais je suis sceptique quant aux
postures non approfondies par la présence du souffle.

Colette : Est-il nécessaire d’adapter les techniques indiennes du


yoga ?

Eva : Faire preuve d’inventivité pour s’adapter, en effet, me


semble indispensable. J’appelle cela « le yoga selon ». Il ne s’agit
pas d’inventer des āsana mais de les adapter avec un effort bien
tempéré par rapport à ce qui se révèle dérangeant. Ma
stratégie consiste en effet à demander dès le début de la séance
une posture difficile qui exige réparation. Il faut en avoir besoin, cette
dynamique est alors alimentée par l’intuition, l’intelligence cosmique
qui trouve hospitalité en chaque être vivant. Ce que l’on nomme
dans la pensée indienne mahat, sur le plan universel, ou buddhi 7,
sur le plan individuel, c’est en fait la faculté d’éveil spirituel, en
germe. À nous de l’épanouir.
La dimension fondamentale dans le yoga, ce qui ne change pas,
c’est l’expérience de la mise au repos, de l’arrêt, de la suspension,
car ce sont ces prises de conscience qui ramènent au naturel, par
une attitude respectueuse de soi. Dans ce que j’appelle « le temps
de rien », la jachère, se déploie alors un processus sous-jacent de
ré-harmonisation. Cette suspension de mouvement n’est pas un
non, mais un oui, elle est un ressourcement dont la saveur est sans-
saveur, c’est la promesse d’un silence fécond, comme Marguerite
Yourcenar l’exprime dans ce passage :
« Profitons de ce silence comme d’un apprentissage mystique. »
En Pèlerin et en Etranger, Essai, Paris, 1989.

Colette : Que penser alors de toutes les formes ritualisées de


pratique (encens, mantra, etc.) dont s’entourent certains
enseignements ? Mais, d’autre part, le yoga ne s’inscrit-il pas dans
une culture religieuse et spirituelle dont il est difficile de le dissocier
sans lui faire perdre son sens et sa saveur ?

Eva : Le Dr Trémolières aurait usé de son impitoyable formule :


« ce n’est que du formalisme pour les ânes ! ». Pourquoi jouer un
rôle ? Cela participe d’un conformisme protecteur : pour ne pas aller
plus loin, par peur, on s’accroche à la balustrade. Certes l’évolution
n’est pas toujours confortable ! Et plus on a peur plus on est
maniable. On prend le filet pour le poisson : si l’on est dans la peur,
on préfère le filet au poisson ! Or le filet du rituel, dans l’étau du
conformisme, nous rétrécit quand il est accompli comme un
automatisme protecteur. J’aurais tendance à penser que bien des
croyances véhiculées par des prêtres, des guru 8, sont des
performances de publicités mensongères. Dans tous les domaines,
la culture, l’art de se cultiver, doit rester un ferment de liberté.
De quoi avons-nous peur, au fond ? Ne serait-ce pas de
découvrir que nous contenons une force indomptable, sauvage, que
nous croyons devoir maîtriser, juguler ? C’est à mes yeux une idée
imbécile. Mieux vaut user à son égard de bien-veillance, l’accueillir
dans sa liberté. Il existe en chacun un talent à cultiver pour stimuler
le « pensoir » : laissons-le gambader. Si l’on se conforme, on se
déforme. Voilà pourquoi il est urgent d’apprendre à désapprendre !
Laissons tomber les conditionnements qui nous cachent le fond de
nous-mêmes.

1. Cf. « Notre grand et glorieux chef d’œuvre, c’est de vivre à propos. » Montaigne,
Essais III.13.
2. Paśupati est un des multiples noms de Śiva. Il signifie « protecteur du troupeau »,
« berger du bétail ».
3. Si l’on revient à l’étymologie du terme pratique opposé à la théorie ou à la
contemplation, de nature plus abstraite, ce terme désigne une forme d’action. Praktiki
actif, efficace. Praxis signifie en grec action, accomplissement, manière d’agir. Pour
Aristote, c’est l’activité physiologique et psychique ordonnée à un résultat. C’est un
ensemble de pratiques visant une fin, ce qui s’oppose à la passivité.
4. Edward Hall (1914-2009), anthropologue américain, spécialiste de l’interculturel, a
exploré les dimensions cachées de l’espace interpersonnel dans La dimension cachée
et celles du temps dans Le Langage silencieux (Paris, Seuil, 1984). Il est également
l’auteur de La danse de la vie (Seuil, 1994). Il met en lumière dans ses divers ouvrages
les expériences personnelles vécues dans diverses cultures et les diverses manières
d’agir qui leur sont liées : il montre ainsi comment naissent les incompréhensions
mutuelles, et comment y remédier.
5. Cf. Colette Poggi, Visions et expériences du corps in Eva Ruchpaul, Yoga, Sources
et variations, 2005, ainsi que note p. 84.
6. Voir le chapitre Développement de la course du diaphragme in Eva Ruchpaul,
Précis de Hatha-yoga, Stade classique, Paris, Ellebore, 2004, pp. 204-205 ; Pulsions
de diaphragme in Eva Ruchpaul, Précis de Hatha-yoga, Stade fondamental, Paris,
Ellebore, 2004, pp.132-133. Concernant le rythme respiratoire 4-16-8-16, voir
chapitre II Dans la confidence du souffle, 2- Participation : la barcarolle du souffle-
énergie.
7. Mahat, le “grand” principe, désigne, sur le plan universel, la puissance de décision
et d’intuition, alors que buddhi s’applique au plan individuel.
8. Au sens propre, guru désigne le maître authentique, « lourd » de sens. Ce terme
sanskrit est en effet de la même famille que les mots français « grave, gravité ». Il n’est
donc pas, originellement, péjoratif dans la pensée indienne, bien au contraire. Il a pris
de nos jours en Occident cette signification négative du fait de dérives totalement
blâmables.
Le principe de bien-veillance bien veiller
sur soi-même : une science discrète
du corps

« Qui n’expérimente pas ou ne consent pas à être sujet


d’expérience, ne pense pas. »
Sagesse alchimiste 1

Comment discerner le juste seuil dans une posture ou une


pratique respiratoire si l’on ne ressent pas profondément ce qui est
en jeu ? Il est bon de se laisser porter vers son intériorité naturelle,
dans une bienveillante attention. Eva discerne en cette tendance
une « prémonition » spontanée à cultiver.
Trois aspects de cette bien-veillance sont au cœur des principes-
clés du haṭha-yoga qui s’inscrit dans la floraison du Tantra :

- ahiṃsā : désir de ne pas nuire, non-violence, tel qu’il est


mentionné dans les prescriptions (yama) des Yogasūtra.
- yoga et bhoga (expérience-jouissance), deux modalités
indissociables dans la quête de la libération, à même la vie
quotidienne, selon le Tantra,
- sukha, l’état spontané d’harmonie, correspondant à un espace
(interne) centré et heureux.
Colette : Pourquoi et comment bien-veiller sur soi ?

Eva : Pourquoi ? Nous venons au monde avec un panier


d’aptitudes livré génétiquement, c’est une immense, une énorme
richesse. Mais la plupart du temps, notre potentiel demeure encore
inerte, même après des dizaines d’années de vie ! Que faisons-nous
de tout ce trésor ? Il faut accepter l’idée que nous ayons le pouvoir
d’activer ce potentiel.
Comment ? Ce n’est pas si difficile. La seule responsabilité
consiste à l’arroser de temps en temps, comme un jardin, à cultiver
le courage et la chance, à se rendre attentif, à s’aimer soi-même. Ne
pas croire à ces histoires qui incitent à une passivité bleue-layette :
ne pas attendre béatement l’amour, comme le préconisait l’ancienne
éducation des filles, construite sur l’attente ! Notre devoir personnel,
svadharma, c’est d’aller à la rencontre de soi-même, de se mettre en
harmonie, en osmose, avec l’univers et soi-même.

Colette : S’aimer soi-même, cette attitude n’est pas toujours


évidente en Occident. En sanskrit le verbe SNIH se construit non
pas avec un complément d’objet direct, (j’aime cela, cette personne),
mais avec le locatif. Cela suggère une approche différente de l’acte
d’aimer : on met son énergie d’amour en une personne, une chose…
Le svadharma 2 (le devoir personnel) des enseignants ne passerait-il
pas aussi par la transmission de cette attention irradiante d’amour
envers soi ?
Eva : Absolument ! Notre vocation est celle du jardinier ; devenir
un bon jardinier d’humain, c’est le svadharma de celui ou celle qui
transmet l’art du yoga. Il faut pour cela tout d’abord bien exercer
notre sens de prémonition, d’intuition, puis se faire sentinelle, cueillir
les détails, l’inaperçu, afin de discerner, comme un vrai jardinier, ce
dont la nature a besoin, quand, comment. Cette reconnaissance
intuitive est fondamentale, nous naissons nantis de ce don.
Mais n’oublions pas, en tant qu’enseignant, il faut être au clair
avec soi-même et donc se demander à chaque fois : je fais cela
pourquoi, pour qui ? Serait-ce, même involontairement, pour exercer
une influence, pour en retirer une auto-gratification ? Il nous faut être
très attentifs à ces dérives que représente le danger sournois de
l’autosatisfaction qui nous fait dire de l’élève : il a souri, il est
détendu, c’est grâce à moi !

Colette : C’est pourtant compréhensible de ressentir, dans le cas


d’un cours particulièrement harmonieux, une certaine satisfaction, et
pourquoi pas ! Quelle serait la bonne stratégie à développer vis-à-vis
de l’élève ?

Eva : Il s’agit tout d’abord de bien cerner les attentes de


l’apprenti, son profil personnel, le terrain culturel d’origine, en se
gardant de tout stéréotype. À son premier pas sur mon tapis bleu, je
reconnais mon contemporain, formaté, imprégné par un consensus
fondamental en Occident, une couleur d’âme des plus communes. Il
pourrait dire, comme ce quatrain du XVIIIe s. :

« Quelle promenade exquise /. Nous avons fait tous deux,


Mon âme, cette marquise/ Et mon corps, ce monstre hideux. »

Il me reste, comme un jardinier avisé, à respecter ce terrain, à


l’aider à s’enrichir, dans son acception naturelle. C’est le domaine de
mon exercice personnel : « faire avec ».

Du côté de l’enseignant, il est essentiel de toujours tendre vers le


partage d’une information plus complète, mais pas seulement par la
parole. La part du non-dit est fondamentale, elle joue sur l’infra-
conscient, ce qui active la mémorisation mimétique. Certains
apprentis peuvent rechercher la sécurité du « dit », mais cela peut
réduire l’intensité de l’intention dans la pratique. Une
recommandation peut toujours prendre la place d’une correction…
L’essentiel se résume à trois grands axes : durée, fluidité,
générosité.
Nous le savons bien, il y a des obstacles sur la route ! Tous, par
exemple, apprentis et enseignants, sont guettés par un brin de
narcissisme, une fuite de vigilance. Fions-nous à Darwin :
« Il est toujours recommandé de percevoir clairement notre
ignorance. »

Ahiṃsā : désir de ne pas nuire


Ce précepte central de la tradition hindoue devint fameux en
Occident, au siècle dernier, par l’entremise de Gandhi. Traduit
généralement par « non-violence », ce terme désigne plus
précisément l’aspiration à ne pas nuire. Le préfixe privatif a- porte en
effet sur hiṃsā, dérivé du désidératif en sanskrit : désir de faire
violence à, de frapper, de tuer. Ainsi, le sens véhiculé par ce terme
porte-t-il l’attention en amont de l’acte, dans l’organe mental, là où
s’origine l’impulsion, ou l’intention, de nuire. Le yoga vise non pas
seulement le contrôle de l’acte mais le déracinement profond de
toute tendance à nuire, en pensée, parole ou action. Bien sûr, la
cible implicite est, en général, identifiée à notre prochain, l’« autre »,
notre « alter-ego ». Cependant, notre prochain le plus proche, n’est-
ce pas nous-mêmes ? Or, comme le rappelle souvent Eva, nous
sommes loin de traiter ce « je suis » avec le respect qu’il mérite !
Nous n’aborderons ici ahiṃsā que sous l’angle du rapport à soi-
même, dans la pratique du yoga. De manière générale, l’attention
non-violente consiste en une double dynamique : tenir compte, d’une
part, de sa juste capacité, sans aller trop loin, et d’autre part, de
l’élan qui pousse à se porter plus loin. Cette alliance entre exigence
et respect de soi résume l’injonction d’ahiṃsā.

Eva : Une vieille dame me mit un jour sagement en garde contre


un excessif labeur :
« Vous êtes pareille à une lampe à huile ! Attention ! On peut
consumer la mèche mais pas l’huile ! »
Puiser, jusqu’à un certain point, dans ses réserves énergétiques
disponibles, c’est excellent, cela les renouvelle, mais il ne faut
gaspiller irrémédiablement le fond car il est irremplaçable. Et de
cela, chacun est le seul juge. C’est cela ahiṃsā : ne pas (se) nuire !
Ahiṃsā se définissant par rapport à la pulsion de conflit, il faut
substituer à ce dernier un pacte de non-agression, une amitié avec
soi, prélude à celle développée envers autrui. S’aimer soi-même,
cela semble évident, naturel ! Mais, parce que l’on ne se connaît pas
réellement, l’ignorance, avidyā, toujours imbriquée dans les rets de
l’ego, vient parasiter cette concorde naturelle.
Le projet du yoga est de rétablir la jonction (tel est le sens du mot
yoga) qui engendre la confiance et l’état d’apaisement, śamatā.
Cette orientation nouvelle génère une autre sensation de soi.

Colette : Quelle est, avec cette intention, la nature du corps que


l’on travaille ?

Eva : C’est là toute la question ! Il ne s’agit pas du corps-machine


mais du corps perçu comme espace conscient, filtre de
connaissance. Notre arbre somatique est une conjugaison provisoire
d’informations en marche, participant de la néguentropie 3. Les
données s’accumulent et transitent par cette organisation du vivant
que nous sommes. Selon la vision indienne, ces dernières laissent
des traces qui se trouvent engrammées dans des dimensions de
l’être, inaccessibles pour une conscience ordinaire.
Le corps, vu de l’Inde, est mémoire, il est composé de strates
mémorielles non seulement miennes mais tissées de tous les
passés devenus potentialités d’avenirs, inter-reliées dans une
combinatoire infinie. Mon hypothèse de travail va dans le sens d’une
plasticité du corps-mémoire qui, par la pratique, met en œuvre un
conglomérat cellulaire en voie d’information.
C’est un espace en devenir dont la base somatique, cultivant le
geste adroit et juste, peut livrer accès à des perceptions supra-
sensorielles du même ordre. Par exemple, au réveil, à l’orée du
sommeil, nous sommes réceptifs à l’affleurement de messages
sensoriels subliminaux, ou directement issus de l’intuition (buddhi) 4.

Colette : Le Vijñāna Bhairava fait également allusion à ces


moments-charnières entre veille et sommeil, qui sont propices à une
autre couleur de la conscience. Les yogin qui pratiquent ainsi,
associent un exercice de souffle permettant de préparer la
conscience à plus de subtilité et à la suspension de la pensée
ordinaire :
« Si l’on médite sur l’énergie du souffle grasse et très faible dans
le domaine du dvādaśānta (au sommet du crâne) et qu’au moment
de s’endormir on pénètre en son cœur, en méditant ainsi, on
obtiendra la maîtrise des rêves. » v. 55
« Lorsque le sommeil n’est pas encore venu et que pourtant le
monde extérieur s’est effacé, au moment où cet état devient
accessible à la pensée, la Déesse suprême se révèle. » v. 75 5
Alors que s’éveille une autre lumière de la conscience, le corps
du yogin entre dans un certain sommeil, il se laisse traverser par le
souffle et par la connaissance de l’Énergie universelle, appelée ici
Déesse.

Eva : Le corps dépasse tout ce que l’on peut imaginer, il ne se


réduit pas à une physiologie mais doit être considéré comme une
intensité de savoir-faire. L’image que l’on en a dans le yoga est celle
d’un réseau de réseaux, fait de canaux subtils où circule le souffle-
énergie, prāṇa.
La pratique du yoga est efficiente sur bien des niveaux, elle
augmente les activités circulatoires, respiratoires, nutritionnelles,
sécrétoires, l’innervation musculaire. Elle réduit le temps requis pour
les connexions internes (latéralité…), augmente la hardiesse, la
confiance, la disposition à l’action. En résumé le yoga est
dynamogénique, il favorise un accroissement d’énergie. Ceci est très
important pour l’équilibre énergétique. Selon Hamilton, dont les
données ont été corrigées par les scientifiques Stuart Mill et
Spencer :
« Quand l’énergie est parfaite, elle permet à la faculté
(organique) l’entière expansion de sa force sans l’outrepasser. »
C’est alors le plaisir de l’expérience, bhoga. On en déduit donc
que les deux opposés du plaisir sont le trop et le pas assez.

Colette : Les théories indiennes portant sur le corps nous


apparaissent aujourd’hui d’une grande pertinence, à la lumière de
découvertes récentes en neurosciences notamment. Comment le fait
de s’exercer, de s’essayer à une certaine habileté (dans la posture,
la respiration, l’attention…) peut induire une modification de nature
psychologique ?
Eva : L’un n’est pas scindé de l’autre : les niveaux
psychologiques et somatiques sont inter-reliés ; c’est à travers eux
que nous voyons le monde : cette réalité tissée de choses
imperceptibles mais ressenties dans les expériences de conscience
profonde. Je me souviens d’un texte d’André Gide à propos de la
pratique du piano :
« Si je reste sans étudier mon piano quelques jours, la plus belle
page de musique me trouve sans sentiment pour la jouer. Avec
l’agilité des doigts, le sentiment revient. -Importance de l’instrument ;
dès qu’il est bon, on se découvre quelque ingéniosité nouvelle pour
s’en servir. » (Journal : une anthologie (1849-1949), Paris,
Gallimard, « Folio », 2012)
Dans cette effervescence heureuse de la pratique, on
reconnaîtra un chemin déjà parcouru depuis des millénaires, certes
mais toujours nouveau. Le secret est de prêter attention à ce qui est,
en cet instant. D’où ma devise : « le yoga selon », ce qui signifie
accueillir l’instant, la météo du jour, le temps du corps et de l’esprit,
dans leur lumière toujours nouvelle.

Colette : Cette attitude inscrivant la manière d’être dans l’instant


présent, à l’affût de l’inattendu, me rappelle une notion que tu
évoques parfois, celle de la « Grande Inopinée », Sāhasa. Elle prend
la forme de l’intuition soudaine de la réalité, d’un événement
imprévisible, inexprimable, qui surgit dans l’instant. Comme le
déclare un texte ancien du Shivaïsme du Cachemire, Les
Vātūlanātha Sūtra 6, une fois éprouvée, cette expérience transforme
à jamais l’existence :
« Je salue cette excellente Inopinée qu’on réalise de la bouche
du maître et qui resplendit de toutes parts grâce au discernement de
celui qui se meut dans l’éther de la Conscience (le délivré-vivant). »
(verset introductif)
« Il y a saisie de l’essence en vertu de la présence de la Grande
Inopinée » verset 1.
Il s’agit de l’irruption d’une conscience « au-delà de toutes les
constructions mentales, sans artifice, sans houle, sans limite, qui
échappe à toute perception ».

Et si la joie d’être, le contentement profond, c’était cela, cet


accord fluide avec Sāhasa 7 ?

Yoga et bhoga (l’expérience),


indissociables
Eva : Les divers textes théoriques et pratiques sur le yoga liés au
Tantra soulignent bien le fait qu’il n’y a pas de yoga sans bhoga. Or
bhoga signifie expérience (de tout ordre) ou jouissance. Tout se
passe comme si la justesse attentive prédisposait au bonheur, à une
euphorie paisible. Cette disposition interne n’est pas à minimiser, le
champ lexical sanskrit est très généreux à ce propos : sukha,
santoṣa, bhoga, ānanda 8, etc. Dans cet état conforme au dharma, à
l’harmonie des choses, le yogin mûr sait naturellement agir et
penser. Alors, les préceptes égrenés dans yama et niyama 9 de
Patañjali sont-ils vraiment nécessaires ?

Colette : Pour la tradition du « yoga royal » de Patañjali (IIe siècle


av. J.-C.) ou encore celle des Nāthayogin, les réfrènements (yama)
et les observances (niyama) sont les deux premiers paliers
indispensables à tout investissement dans la discipline du yoga. Aux
dix injonctions énoncées par Patañjali répondent les dix
réfrènements et les dix observances mises en lumière par Gorakṣa
e
au XII siècle, qui représentent en quelque sorte un développement
de son illustre prédécesseur. Dans le Recueil des paroles de
Gorakṣa 10, on peut lire :

L’absence du désir de nuire, la véracité, l’intégrité,


la tempérance, la compassion, la sincérité,
L’indulgence, le courage, la modération de la
nourriture,
la pureté, tels sont les dix réfrènements (yama). (78)

L’austérité, le contentement, la foi en Brahman, le don,


l’adoration du Seigneur,
L’audition et l’étude des doctrines ainsi que la
modestie, la détermination,
la répétition de mantra, l’oblation au feu, sont les dix
observances (niyama),
proclamées par les experts dans la science du yoga.
(79)

Il ne faudrait pas croire toutefois que cette vision soit


monolithique en Inde ancienne. Certains maîtres ont mis entre
parenthèses, du moins dans leurs textes, cet aspect
« préparatoire ». Non pas parce qu’il était à leurs yeux inutile mais
en raison de son caractère « évident » pour des disciples
chevronnés.

Prenons l’exemple d’Abhinavagupta (Xe-XIe siècle) qui évoque,


dans le Tantrasāra notamment, un yoga à six membres (n’incluant
pas les deux premiers, yama et niyama). Cette attitude part du
principe que pour des yogin ayant atteint un haut degré
d’accomplissement, ces principes de yama et niyama (réfrènements
et observances) sont d’emblée intégrés. Chez Patañjali,
Abhinavagupta ou Gorakṣa, le yoga tend vers une pratique
intériorisée.

Eva : Oh ! Cela m’intéresse, que racontent-ils, ces yogin ?

Colette : Ils s’adaptent ! Et prennent en compte la personnalité


du disciple, sa maturité, ses dispositions innées, sa soif de
réalisation. D’où un double discours, ou plutôt une théorie à diverses
facettes, selon le cas. Très schématiquement, en début de parcours,
des préceptes précis sont indispensables, ils forment un socle pour
tous, bien sûr, mais certains ont et ressentent le besoin de bien
inscrire en soi ces injonctions. Toutefois, passé un certain cap, et
surtout selon la « qualité d’âme » dont l’apprenti-yogin a hérité, c’est-
à-dire ses vestiges inconscients, ses conditionnements engrammés
dans son corps subtil, la puissance de l’absorption dans le Soi
déclenche spontanément un processus de métamorphose.
Dans le Shivaïsme du Cachemire par exemple, il existe quatre
voies, correspondant à la nature intérieure du disciple : la voie de
l’activité (rites, pratiques externes), la voie de la connaissance
(contact avec la parole des maîtres qui éveille la saisie intuitive), la
voie de l’élan ou de l’aspiration ardente (voie du Cœur-Conscience),
et enfin la non-voie qui est prise de conscience émerveillée, dotée
d’une efficience si puissante que l’éveil est immédiat.
Dans ce contexte, Abhinavagupta, s’adressant à des disciples
déjà engagés dans la voie de réalisation, à des yogin « avancés »,
déjà initiés à maintes pratiques, ne conçoit qu’un yoga à six
membres (ṣaḍaṅga). Yama et niyama (observances et
réfrènements), les deux premiers degrés de l’aṣṭānga-yoga (à huit
membres) n’y figurent pas. Dans le Tantrasāra, ce maître tāntrika
exprime clairement sa vision des exercices 11, qui, pour le commun
des mortels, demeurent bien sûr indispensables ! De même dans le
Tantrāloka dont le Tantrasāra est une synthèse :

« (Le but) n’est autre (pour le yogin) que de se percevoir comme


immergé en la saveur de sa propre conscience, intégrant la saveur
de tout l’univers (…),

« Le corps est alors éprouvé comme le réceptacle vibrant de la


Conscience infinie (…)

« Ce qu’il faut choisir comme moyen suprême pour un culte


véritable, c’est (essentiellement) tout ce qui épanouit la conscience,
la comblant de félicité, si bien qu’une parfaite harmonie s’instaure en
elle avec l’univers, jusqu’à imprégner pleinement la demeure
resplendissante du Brahman (la Conscience universelle). »
Tantrāloka IV.114-121

Quant à Gorakṣa, yogin-alchimiste du XIIe siècle, il incite


également à une traversée des noms et des formes (nāma-rūpa) qui
aboutit à un réseau de correspondances entre le dehors et le
dedans. Voici le portrait du libéré qu’il esquisse :

« Sa nature essentielle, c’est le bonheur de contempler


constamment le Soi,
La ceinture du yogin, c’est l’absence de mouvement,
La natte de paille, c’est la conscience constante de sa
propre nature,
l’abandon des six modifications, tel est le libéré,
l’avadhūta. (152)
La Lumière de la conscience et la béatitude suprême
sont ses deux anneaux d’oreilles.
Il s’est dessaisi de son chapelet, tel est le libéré,
l’avadhūta. (153)

Son bâton c’est la persévérance, son crâne c’est


l’espace suprême
La sangle de yoga, c’est nija-śakti, son Énergie innée,
tel est le libéré, l’avadhūta. (154)

Ayant abandonné toute notion


de différenciation et de non-différenciation,
Il prend plaisir à goûter la saveur du Soi,
ne faisant plus qu’un avec lui,
Comme lorsqu’il savoure une graine de cumin,
tel est le libéré, l’avadhūta. » (155)

Un autre volet de prescriptions, beaucoup plus important, se


réfère à l’état inné qu’il s’agit de retrouver en soi, grâce à la relation,
de conscience à conscience, avec le maître authentique :

« L’état naturel, c’est la conscience de sa propre


essence,
La contemplation parfaite, c’est la saisie du soi le plus
intime.
La voie du Soi, c’est le repos en sa propre essence,
la non-dualité, voilà le domaine suprême !
C’est cela qu’il faut connaître, non par des millions de
traités,
mais de la bouche même du maître authentique. »
(165)
Eva : Ce que je relève comme point de convergence entre nos
perspectives si éloignées historiquement, c’est l’intérêt porté à la
conscience en ses diverses dimensions, car elle est la vie. Par le
yoga on peut devenir conscient du don que constitue la vie, la
ressentir jusqu’au niveau de l’ADN, ressentir l’emboîtement des
divers espaces du corps. Plus encore, prendre plaisir à ce labyrinthe
intérieur, en le considérant comme un creuset, un laboratoire.
Mais tout cela est bien sérieux, et mérite un peu de légèreté ! Le
professeur Trémolières ajoutait toujours, malicieusement, après
avoir donné ses conseils :
« Souvenez-vous ! il n’y a pas de régime sans entorse au
régime. »

Sukha, l’état spontané d’harmonie


Colette : Comme on l’a vu, le terme générique que les maîtres de
yoga ont élu en sanskrit pour exprimer l’état d’aise, de détente
consciente, est sukha. Il suggère à la fois un espace intérieur bien
centré et heureux 12. Comment relier ces deux expériences de
l’espace et de l’agréable ?

Eva : Sans sukha, pas de yoga. Ce sentiment émerge d’une


pratique bien tempérée, aux allures de rituel : le lieu et le moment, le
vêtement ample, l’enchaînement des exercices, alternant avec le
« rien » : l’important est la présence attentive et toujours nouvelle,
pas de pilotage automatique, jamais ! Ce « bien-aise » naît de
l’oxygénation pleine de tempérance, ni trop ni trop peu, de la
synchronie intime, tous ces ingrédients réunis qui concourent à
l’homéostasie. Cela est unique pour chacun : tout adulte bien-portant
a son programme personnel, inné, ses propres lignes à manifester.
Colette : Dans les Yogasūtra il est également question de
contentement, santoṣa. Comment situer, les uns par rapport aux
autres, tous ces modes de plaisir ou de bien-être, dans le contexte
yoguique ?

Eva : De quels mots disposons-nous pour exprimer le plaisir en


yoga, cela va-t-il jusqu’à la volupté ? J’avais fait jadis une sorte
d’inventaire. Voyons de plus près le sens de ces termes :
- « plaisir » vient du latin placere, plaire, qui suggère un
sentiment agréable, l’approbation, le consentement à telle
expérience.
- « contentement » correspond au latin contentus, désignant celui
qui a ce qu’il désire, qui est satisfait.
- « euphorie » est construit avec le préfixe « eu » (bon, heureux),
dérivé du préfixe sanskrit « su- » tel qu’on le trouve dans sukha.
- « joie » exprime un vif plaisir tiré de la possession de quelque
chose (au double sens sensoriel et juridique).
- « volupté » : grand plaisir notamment issu des sens. Le plaisir
est la coloration affective accompagnant un état de conscience.

Dans la pratique du yoga, sukha (sentiment de bien-être) et


santoṣa (contentement) correspondent tous deux à une
réorganisation gratuite du potentiel énergétique, à une gestion
interne. Cela est sous-tendu par une sensation cénesthésique 13
globale sans programmation ! Pas de salaire, pas de
reconnaissance sociale, seul un réajustement des tensions, un
réajustement des appétits esthétiques.
Colette : Il est vrai que le sentiment de plénitude lié à ānanda 14,
la joie intérieure ou la félicité, est fondamentale dans la pensée
indienne et le yoga car elle est signe de justesse dans l’accord
vibrant, trouvé avec soi-même et la réalité. Abhinavagupta définit ce
sentiment heureux, allégé de tout égocentrisme, comme « repos en
soi (ou dans le Soi) » 15. Cet auteur fait référence à cette expérience
en précisant que pour son école, le Trika, « le yoga est une
technique caractérisée par la vibration du cœur. » 16

Selon l’anatomie subtile du yoga, l’expérience de cette euphorie


profonde naît dans « l’enveloppe faite de félicité » (ānandamayakośa
17
) qui est décrite comme un noyau compact de béatitude,
invulnérable aux aléas de l’existence. Cette conscience limpide et
paisible forme le substrat des expériences de recueillement (dhyāna)
ou d’absorption profonde (samādhi). Elle dévoile les choses en leur
essence et confère la perception immédiate de la réalité : elle
correspond à la connaissance intuitive et lumineuse du sage. Dans
cette dimension, la conscience goûte sa propre saveur, sans être
colorée par aucun objet.

1. André Lassoudière, Flâneries V- Essentiel-Futur, TheBookEdition, Collections


Développons, 2016, p. 209.
2. Le terme sanskrit dharma s’est imposé peu à peu dans l’hindouisme classique
(dans le bouddhisme également avec d’autres nuances), et a peu à peu remplacé ṛta.
« Tout se tient dans l’univers » : cette phrase traduit l’intuition centrale des Hindous,
exprimée par le terme sanskrit dharma. La racine de dharma, DHṚ dharati a pour
sens : porter, tenir ferme, soutenir, maintenir, préserver, fixer, restreindre, fixer
l’attention sur (+ locatif ou datif). Les principales significations de dharma sont, pour
résumer, ordre, loi, droit, justice, doctrine religieuse, devoir, morale, vertu, qualité
fondamentale, trait caractéristique.
Quant à svadharma, ce nom formé de sva- (sien) et dharma désigne l’expérience,
l’action ou la réalité à laquelle il s’agit de se conformer afin d’être en accord avec le
dharma.
3. Le terme néguentropie, probablement créé par le mathématicien et physicien Léon
Brillouin, fait allusion à un processus inverse de l’entropie (principe de
désorganisation).
4. Dans les Upaniṣad et le Sāṃkhya, est développée la doctrine des multiples
dimensions du corps ; emboîtées concentriquement, les cinq enveloppes (kośa) se
déclinent comme suit, du plus grossier au plus subtil : enveloppe faite de nourriture
(anna-maya-kośa), enveloppe faite de souffle-énergie (prāṇa-maya-kośa), enveloppe
faite de pensée (mano [manas]- maya-kośa), enveloppe faite d’intuition (vijñāna-maya-
kośa), enveloppe faite de béatitude (ānanda-maya-kośa). Ces cinq enveloppes
correspondent aux trois corps : physique (1er kośa), énergétique (les 3 suivants),
spirituel (le dernier).
5. D’après L. Silburn, Le Vijñāna Bhairava, op. cit. p. 100, 116.
6. Lilian Silburn, Les Vātūlanātha Sūtra, Paris, de Boccard, 1959, p. 15, 18 (versets
cités).
7. Dans les versets de Vātūlanātha, sāhasa fait allusion à ce qui survient par hasard,
de manière inattendue, avec une puissance immédiate ; en l’occurrence il s’agit de la
grâce ou « descente d’énergie », śaktipāta.
8. Sukha : état bien centré, espace intérieur, heureux (su- « bien, bon, heureux »
préfixe kha « moyeu de la roue, espace central vide »). Santoṣa : satisfaction,
sentiment d’être comblé. Bhoga : expérience, jouissance, fait de ressentir, souffrir.
Ānanda : joie, plaisir, félicité, béatitude.
9. Les réfrènements, yama, sont la non-violence, la véracité, l’abstention de vol, la
chasteté, la non-acceptation de biens. Les observances, niyama, sont la propreté, le
contentement, l’ascèse, la récitation, le fait de s’en remettre au Seigneur. (Versets
Yogasūtra II. 30-31, d’après la traduction de Pierre-Sylvain Filliozat, Yogabhāṣya de
Vyāsya sur le Yogasūtra de Patañjali. Paris, Āgamāt, 2005, pp. 211-215.)
10. Cf. les deux ouvrages sur ce courant prestigieux du yoga : Gorakṣa, yogin et
alchimiste, Colette Poggi, Paris, Les Deux Océans, 2018 ; L’alchimie du yoga selon
Gorakṣa, Colette Poggi - Claire Bornstain, Paris, Les Deux Océans, 2019.
11. À la récitation, japa, habituelle pour les yogin, Abhinavagupta préfère un état
« enraciné dans le cœur », qui transforme toute circonstance en japa véritable, dans le
sens d’une psalmodie inaudible dont la résonance ne fait qu’un avec la trame de la
conscience. Voici quelques passages éloquents sur ce sujet. « Qu’il agisse ou qu’il
parle, souffle et pensée bien reliés, tout devient prière pour celui qui se tient fermement
enraciné en son cœur-conscience incréé. » Tantrasāra v. 194. « Les exercices que l’on
pratique pour atteindre la libération n’ont de valeur qu’à l’usage de ceux qui se
montrent incapables d’accéder (directement) à l’Essence universelle (…), du fait de
leur asservissement à l’attraction et à l’aversion (pour les objets…), ils ne peuvent
plonger en elle. (Se sachant) ainsi limités (…) ils ont recours (à un intermédiaire
consistant en) exercices et des pratiques. » Tantrasāra, XVI
12. Sukha : état bien centré, espace intérieur, heureux (su- « bien, bon, heureux »
préfixe kha « moyeu de la roue, espace central vide »). Santoṣa : satisfaction,
sentiment d’être comblé. Bhoga : expérience, jouissance, fait de ressentir, souffrir.
Ānanda : joie, plaisir, félicité, béatitude.
13. La cénesthésie est un sentiment global de notre corps, non lié aux perceptions
sensorielles.
14. Il est intéressant de découvrir dans le terme sanskrit ānanda l’image cachée de la
résonance ou de la vibration. Le verbe NAND se réjouir, dont dérive ānanda, serait en
effet apparenté à la racine verbale NAD nadati résonner, bruire, vibrer, selon W. D.
Whithney, The Roots Verb-Forms and Primary Derivatives of the Sanskrit Language,
Leipzig, 1885, rééd. 1988.
15. Cf. Abhinavagupta, Tantrāloka IV : ānanda ātmaviśrāntiḥ/. Sur ce thème on peut
lire également dans le Yoginīhṛdayam III.188 : « L’étape suprême, ô suprême déesse,
c’est la beauté de la félicité incréée. »
16. Mālinī-vijaya-varttikā V. 2.19.
17. Dans les Upaniṣad et le Sāṃkhya, est développée la doctrine des multiples
dimensions du corps ; emboîtées concentriquement, les cinq enveloppes (kośa) se
déclinent comme suit, du plus grossier au plus subtil : enveloppe faite de nourriture
(anna-maya-kośa), enveloppe faite de souffle-énergie (prāṇa-maya-kośa), enveloppe
faite de pensée (mano [manas]- maya-kośa), enveloppe faite d’intuition (vijñāna-maya-
kośa), enveloppe faite de béatitude (ānanda-maya-kośa). Ces cinq enveloppes
correspondent aux trois corps : physique (1er kośa), énergétique (les 3 suivants),
spirituel (le dernier).
Une philosophie du corps dans
la posture, espace de maturation
et de recherche

« Tu as le jeu en main, c’est maintenant ou jamais… »


Marion, Les Ailes du Désir, Wim Wenders

Nous vivons depuis quelques décennies dans une culture de la


quantité, le royaume du trop. Pour rééquilibrer cet état
disharmonieux, il faudra simplement une école de vie différente,
nous y venons lentement, par force, sinon c’est la catastrophe.
Sukha, santoṣa, plaisir sobre et contentement sont un viatique pour
le bonheur.
Dans la salle de pratique de l’Institut Eva Ruchpaul, seule au
1
mur, une photo du buste de Jayavarman VII , illuminée d’un sourire
paisible, donne le ton et invite à une conscience de soi limpide et
dépouillée, du corps et de l’esprit. Elle semble susurrer : ne pas
s’agripper à l’image de soi, celle qui vient s’insinuer là où on
l’attendait le moins, pendant les āsana ou lors les respirations :
poser simplement les mains en coquille, sans plus.
C’est bien parce que nous sommes responsables de nous-
mêmes que nous avons à chercher, à avancer, dans les pas des
éveilleurs, à faire de nous-mêmes un espace de maturation.
« L’homme naît cru, dit Gorakṣa 2, il doit devenir cuit ». Cette praxis 3
dans sa dimension corporelle sera envisagée sous trois angles : du
point de vue de l’āsana, de la « culture » de soi analogue à un bon
jardinage, de l’attitude de l’apprenti-yogin vigilant dans la posture.

Exercice de soi : āsana et prāṇa


La pratique de l’āsana s’apparente à une construction
architecturée tout autant qu’à une déconstruction, ou à une
décréation. Le but est d’entrer en confiance avec soi-même, en
confiance et en détente. Il est intéressant de constater que
l’expérience de cette relation confiance-détente, éprouvée dans la
pratique, correspond au lien étymologique qui relie les deux termes
sanskrits exprimant la confiance et la détente.

Eva : Par cet « exercement » 4, fait de difficulté mesurée toujours,


on garde la vigilance, on se découvre, on resserre le lien avec soi-
même, on croit en son expérience, on prend confiance, on se
reconnaît enfin, on se régénère. Grâce à cette confiance, on a crû,
au sens de croissance.

Colette : Quelle est l’attitude de l’enseignant ? Comment


s’agence le déroulement du cours ?
La confiance, ressort fondamental
de la détente
Dans toutes les voies de réalisation, la détente est recherchée non pour elle-
même mais pour l’effet produit sur le corps-souffle-esprit : elle parvient en effet à
dissoudre, du moins pour un certain temps, la crispation de l’ego, l’ennemi à
conjurer ! Prenons un exemple. L’expérience d’un lâcher-prise profond est
considérée par les adeptes du Bouddha, fins observateurs des mouvements
psychiques, comme un moment-clé dans le cheminement vers la délivrance.
Ce qui est recherché, à travers la discipline monastique, c’est un état
« spontané, détendu, dénué de toute tension physique ou mentale », ce que
traduisent les termes anābhoga ou praśabdhi. Or le nom utilisé pour la confiance,
viśrambha, dérive de la même racine verbale que praśabdhi. Un lien sémantique
unit ainsi en sanskrit détente et confiance. Il s’agit de la racine vi-ŚRAMBH /
ŚRAMBH signifiant « faire confiance ».
L’adjectif verbal, viśrabdha : confiant, sans peur, n’inspirant aucune peur ; la
forme causative : viśrambhayati signifie mettre en confiance, relâcher (un étau,
une étreinte), inspirer confiance, encourager.
La relation entre ces deux notions de confiance et de détente aparaît ainsi
dans la structure même des mots sanskrits.
Concernant l’autre terme évoqué pour la détente, anābhoga, ce mot sanskrit
est un terme fort imagé : il se présente comme l’absence d’effort, de tension, voire
de distorsion. En effet an- (a privatif devenu an- en raison de la voyelle qui suit)
indique l’absence ou la suppression de la cause de la tension, ā-bhoga.
Littéralement cette expression signifie le fait de se courber, ou de se tourner vers.
Elle dérive en effet de la racine BHUJ 1 (se) courber, (se) ployer), (se) tordre, -
depuis le centre vers la périphérie ; dans une extraversion qui disperse. On notera
l’homophonie avec la racine BHUJ 2 bhunakti jouir, posséder, manger ; peut-être
la même racine à l’origine ?

Eva : Pendant le cours, je vois tout, je ressens, regarde, sans


interpréter, ni juger, ni corriger, c’est la base. J’improvise d’instant en
instant : la posture n’existe pas en soi mais prend son sens dans un
enchaînement de postures. Elle s’intègre, s’enchaîne, à celle qui est
avant et s’articule à la suivante. C’est une phrase, un train de
postures. Je parle souvent de grammaire posturale mettant en
œuvre des familles de postures.
Parmi les familles d’āsana, je choisis chaque posture une par
une afin de mieux assortir sa fonction par rapport aux autres. Bien
sûr, il y a des itinéraires régulièrement pratiqués car on en connaît
les divers bénéfices concernant la réserve musculaire,
l’augmentation de la circulation, etc. Toute posture possède un
arsenal de vertus par rapport aux divers organes internes :
l’immédiateté de leur effet peut être différé ou prolongé de 3 heures,
3 jours ou bien les deux.

Colette : À quoi correspondent ces itinéraires posturaux ?

Eva : Schématiquement, on peut distinguer les postures


préparant à la respiration (rocking…) et à sa stimulation (arc…) ;
celles qui stimulent la circulation (sauterelle qui sera éventuellement
suivie du cobra, posture de la déclive…), les articulations (grande
pince en avant, pince latérale simple, pince en tête de vache…) ;
celles qui stabilisent leurs effets (posture de l’élève, poisson…), ; les
repos après chaque posture.

Colette : Comment le déroulement de la séance s’invente-t-il ?

Eva : Je dirais que le choix de la posture dans le cours de la


séance s’impose d’elle-même ; toute posture en effet crée une dette,
il faut s’en acquitter, réparer ! Dans Charlot le Kid, le gamin lance
une pierre, la vitre casse et le vitrier passe et répare après. Ici c’est
pareil ! Toute posture demande réparation ; de l’une à l’autre, c’est
une danse d’énergie.
On joue dans le domaine du Hatha-yoga : positif et négatif, soleil-
lune, yin-yang, etc. Toute la réflexion extrême-orientale se fonde sur
la complémentarité, la mise en présence active de ces deux
principes. Après une intensité, le repos.
Un simple soupir, une pause réalisée à bon escient, l’écoute de
la rumeur intérieure : ce sont autant de réparations. On se sent alors
« content », au sens de plein, et cette plénitude nous dit que l’on n’a
plus besoin de rien. Le contentement, santoṣa, a été mis par
Patañjali au rang des observances essentielles pour le yogin.
L’organisme, après une posture intense est comme « endetté »,
alors, une petite respiration, et voilà qu’il touche de nouveau à la
dimension de contentement. Il entre dans un ressenti où, toute
tension disparue, il éprouve un bref moment de vide, d’inexprimable.
Quant au déroulement des postures, il est évidemment fonction
des élèves présents, de leurs besoins du jour, de la météo interne et
externe. Je n’ai pas besoin de prévoir la veille, cela ne servirait à
rien. Je suis née avec ce goût de l’improvisation ; pour moi, c’est l’art
le plus achevé, qui procède du spontané, de l’instantané. Dans une
certaine mesure, tout est toujours remis en question, je travaille sans
filet, sur le fil du rasoir. Comme un musicien qui improvise. Il y a
dans l’air un parfum de toujours nouveau, ce que l’on appelle dans le
zen l’« esprit de débutant ». Cela demande une attention aiguisée.
À l’image d’une sentinelle, l’enseignant doit pour ses élèves
procéder à une lecture du corps, de ses crispations, c’est un langage
à décrypter. Quant à l’élève, c’est à lui seul de s’accorder le cadeau
d’une intention, le corps suivra !

Un exemple de séance
- Mise à niveau
Étude respiratoire
le chat à quatre pattes ; salutation au soleil ; préparation au rocking (libération des
tensions dorsales)

- Posture sur le ventre en trois temps


Arc, sauterelle, cobra

après chaque posture amenant une activation énergétique,


on insère un « temps de rien »
Respiration naturelle

Grande respiration 4-16-8-16, ce rythme compte 4 séquences inspir-


suspension-expir- suspension

- Posture de la déclive, suivie de la position de repli

- Posture de l’élève

- Série de pinces (pince latérale simple, pince en tête de vache)

- Entretemps, on respire, temps de rien, suivi d’une grande respiration

- Poisson en tailleur, poisson inversé

- Yogamudrā en diamant : assis sur les genoux écartés, les mains dans les
plis des aines, descendre le front vers le sol,

- Posture du demi-pont

- Torsion au sol primaire

- Postures d’assise

- Bandha
dos au mur, ou en position de l’élève, respiration alternée : inspirer par une narine
maintenue élargie, expirer par l’autre narine, inspirer par cette même narine,
expirer par l’autre.
- Respiration basse
Une grande respiration, respiration par la même narine à l’inspir et à l’expir (sauf
si rhume).

- Détente en assise, posture du diamant (si possible)


Savourer le climat intérieur, apaisé, attentif au souffle qui nous dit encore et
encore notre impermanence. Et maintes autres confidences.

NB Ces divers éléments se trouvent dans Eva Ruchpaul, Précis de Hatha-Yoga,


Stade fondamental, Paris, Ellébore, 2004.

Colette : Quelle est la véritable nature de la posture ?

Eva : L’āsana est une attitude statique, non un mouvement. Ce


n’est pas le déplacement mais le métabolisme de la durée qui
compte. Maintenir l’équilibre de l’āsana est nécessaire et vaut pour
sa durée durant laquelle les muscles respiratoires et ceux du
mouvement se mobilisent : les mêmes fibres se contractent.
Dans cet arrêt, dans le silence respiratoire, la transmission
interne des influx nerveux ainsi que des échanges métaboliques, se
trouve améliorée. Une transformation s’opère. La phase de
suspension est traversée par une énergie. On comprend alors ce
que signifie vraiment se poser avec justesse, se reposer, dans le
respect de soi-même.

Colette : Ainsi, le critère fondamental caractérisant l’expérience


du yoga tiendrait à cette métamorphose intérieure ? Est-il finalement
plus délicat d’enseigner le yoga dans une ville comme Paris ?
Eva : Pour l’actif qui vit sur le béton à Paris, je tente d’obtenir une
réponse par une succession de précautions. Je procède en créant
un manque, en proposant bon nombre de postures en début de
séance qui sont autant d’appels et demandent une grosse dépense
énergétique. Comme je l’ai déjà évoqué, cela demande réparation
de la part de l’organisme. Il faut creuser un besoin de respirer : c’est
alors que l’on peut s’abandonner à la relaxation. Le secret est de
susciter un rythme respectant la restauration énergétique et
l’effervescence cellulaire dont dépend la vie.

Leçon de jardin : devenir humain


Colette : N’y a-t-il pas une analogie frappante entre, d’une part, le
pratiquant qui pratique l’art du souffle dans le champ de son corps,
et, d’autre part, celui qui cultive son jardin ?

Eva : Le lien est sans doute l’attention active et efficace ! Un


jardinier, même béotien, qui aime son jardin ne peut se contenter de
laisser en friche le terreau de naissance, il faut le cultiver, retrouver
la relation aux végétaux, prêter attention à la vie oubliée des plantes.
Il en va de même pour devenir humain : nous devons, comme les
fleurs et les arbres, nous élever, nous épanouir, nous retrouver dans
cette culture de soi. Telle est l’intention de l’apprenti-yogin. Toutefois,
jusqu’où sommes-nous impliqués en vérité dans cette
métamorphose ?
On peut soigner les plantes, encourager au mieux leur pousse,
mais l’essentiel est de leur ressort, dépend de ce qu’elles sont en
essence, de ce qui est déjà contenu dans leur germe. Il faut
reconnaître le savoir-vivre des plantes, c’est un véritable
enchantement, au sens médiéval de sortilège, bien sûr bénéfique
dans ce cas ! Il en va de même pour nous.

Colette : Se cultiver soi-même comme un champ ou un jardin, est


une métaphore bien connue en Inde. Le Bouddha s’exclame :
« Ô Moines, je ne connais aucun dharma (réalité) aussi peu
disponible qu’une conscience sans culture : elle est dépourvue de
lucidité et engendre plus que toute autre une grande douleur » 5 .
Est sans culture de soi-même celui qui ne cherche pas à se
transformer par la connaissance et l’expérience. Il suffit de reprendre
la terminologie du yoga et des diverses écoles indiennes pour
déceler les innombrables symboles végétaux : lotus (padma) ou
roues (cakra) internes, maṇḍala reproduisant une structure florale,
bīja germe ou semence sonore au cœur des mantra, arborescence
infinie du Brahman 6… L’analogie Brahman-arbre-univers est
célébrée dans les Upaniṣad :

« Racines au ciel, feuillage vers le bas, tel est l’aśvattha


(figuier) éternel.
Il est l’immaculé, le Brahman (l’absolu), nommé immortel.
En lui se fonde l’ensemble des mondes ; au-delà, personne
n’accède.
Ceci, en réalité, est cela. » Kaṭha Upaniṣad, VI.1

Eva : N’y aurait-il pas au fond de nous une sorte de nostalgie


nous reliant au temps où nous étions plante ?

Colette : Certainement, dans les mondes anciens ou ceux où le


lien est resté intact avec la nature, un dialogue ininterrompu se tisse
entre les êtres humains et les éléments naturels. Pour prendre un
exemple, le mythe des indiens Pémon 7 vivant dans la forêt
amazonienne au Vénézuela, raconte que les hommes, les arbres et
les plantes communiquaient, au Temps premier. Plus
universellement, l’arbre incarne la science innée de vie.

Eva : Rien d’étonnant ! Nous partageons avec les plantes et les


arbres la verticalité, nous sommes dotés d’un socle articulo-
musculaire de cette verticalité, dont les jambes forment la base.
Depuis les membres inférieurs se tisse un alignement vertical des
diverses parties du corps, jusqu’au crâne, créant, à l’image de la
sève dans les nervures, un circuit irriguant tout le corps. Dans
certains āsana, nous recevons des informations de contraintes
issues des membres inférieurs, pareils à des plantes non-mobiles.
Cette perception globale venue de l’instrument physique alimente la
sensibilité, c’est de l’énergie en réserve. C’est peut-être cette bien-
veillance partagée qui a décidé mon premier élève à poursuivre
l’aventure du yoga, j’en fus la première étonnée car je pensais en
mon for intérieur : « jamais il ne reviendra ! ».
Nous sommes des jardiniers d’adultes bien-portants et nous
devons mettre toute notre habileté à servir nos contemporains, le
yoga est un métier de service. Par exemple grâce à la technique
respiratoire, si importante aux niveaux physiologique et
psychologique, de grands bienfaits surviennent. Ou encore parmi les
exercices préparatoires, la « marche en singe » 8 qui réchauffe et
fournit une information issue de la plante des pieds ainsi que des
mains, ce mouvement est dicté par voie réflexe, selon la symétrie
droite-gauche, antéro-postérieure. De même, dans la posture sur la
tête, nous est adressé un message synesthésique 9, par les mains et
les coudes, le ventre et le dos. Par symétrie réflexe se forme un
tonus involontaire qui vient dessouder les vertèbres. Ces postures
sont des préparations pour un meilleur tirage de la chaudière !
Colette : Quand on considère les vertus importantes que
possèdent ces pratiques, on comprend que le yoga n’est vraiment
pas un divertissement. Se di-vertir, est-ce se tourner loin de soi, on
retrouve la racine du terme vṛtti « fluctuations mentales », issu de la
racine VṚT tourner, exister. Quels aspects fondamentaux de cette
technique adaptée aux Occidentaux faut-il retenir ?
Eva : Trois points essentiels : la posture unique, la grande
respiration et la séance hebdomadaire.
Concernant la posture unique, l’idée est que l’on ne pratique
l’āsana qu’une fois : on ne réalise qu’une traversée unique de son
propre paysage avec une météo spéciale à chaque fois. Le corps,
cet arbre de cellules, est notre instrument de connaissance du
monde, il devient alors notre espace rituel intégré !

Colette : Pourquoi accorder une telle importance à la posture


réalisée une seule fois ?

Eva : C’est une école de déconditionnement et de vigilance.


L’idée m’en est venue lorsque je suis allée au Bolchoï où ma fille
suivait des cours de danse. À chaque leçon, tout est nouveau :
l’élève change de place, on lui apprend un autre mouvement, avec
une autre musique, les déplacements de milieu, dans l’espace, sont
réalisés dans une orientation différente, en fixant l’attention sur le
souffle. Tout ce stratagème concourt à accroître la capacité de
vigilance et d’adaptation. J’ai découvert, dans cette école de danse
illustre, un grand souci de protéger l’élève de la routine, de tout
mouvement mécanique.
Autre élément essentiel, la « grande respiration » 10 riche d’un
vécu au parfum d’unité. Dans l’axe central est éprouvé cet Un 11, cela
se passe de mots ; tout se joue dans le souffle-silence-unité. La
grande respiration vient comme une page blanche entre les
postures ; cela fut une trouvaille décisive, permettant de se remettre
de la fatigue lors d’une grosse dépense posturale. Sans la réparation
opérée par cette « page blanche », on n’est pas vraiment prêt pour
la suivante. Elle prépare l’organisme à la dépense énergétique qui
viendra avec la nouvelle posture.
Quant au « temps de rien » et à la détente musculaire qui lui
correspond, ce calme s’imprègne dans le corps, de même que la
configuration de chaque posture, dans l’espace médian.

Colette : Qu’en est-il de la pratique hebdomadaire ?

Eva : Contrairement à ce qu’imagine l’apprenti-yogin, il n’y a pas


de nécessité de s’entraîner dans le but limité du mieux faire, au
contraire ! Ne pas s’entraîner préserve du risque de « gonfler » la
routine, du piège du confort : donc, pas de pratique chez soi quand
on débute. De toutes manières, après un cours de yoga
hebdomadaire perdurent de puissantes influences physiques. L’effet
d’une séance bien agencée dure une semaine : le dosage, le temps
d’incubation, tout cela est pensé. Comme en pâtisserie, il est bon de
laisser reposer la pâte qui va monter.
La séance bien dosée confère un bon équilibre aux organes, une
semaine durant. Le silence entre les postures contribue à ce « bien-
aise », il en est le levain.
On ne répète pas, on laisse monter, d’un silence à l’autre. La
mémoire du corps est une merveille.
Cette culture de la confiance permet de laisser un heureux
hasard s’accomplir. Comme il est bon d’aimer cette sensation de vie
sous-jacente. Dans les lignes de force structurant la posture, il y a
un accueil sans autre intention que d’ouvrir, de s’ouvrir, de nourrir un
rapport heureux avec ce que l’on a, ce que l’on est. De toute
évidence il y a quelque chose qui se découvre en moi, que je ne
peux nommer, c’est là le cœur du yoga. Il vaut mieux alors demeurer
dans une perception globale de cette réalité, ne pas se focaliser sur
le système musculaire, les cakra 12, etc. mais en revanche, oui ! Se
mettre en état de sentir vivre cette indicible réalité !

Colette : En quoi consiste cette découverte ?

Eva : En combinant la tenue de la posture et la respiration


adéquate, ainsi que le silence, on assiste à la modification du bain
intérieur. Le yoga nous montre qu’il est possible de modifier
chimiquement ce bain psychique et physiologique,
quelle extraordinaire intuition fondée sur l’expérience, qui a jailli dans
la culture indienne. Or ce bain est le soutien des organes, s’il est
placé dans une intention de bien-être innocent, alors il perdure, et
diffuse ses effets positifs sur une longue période.
C’est bien différent d’un bain corrosif ! Ne livrons surtout pas
notre être à cet acide, mais offrons-lui un bain d’harmonie ! L’espace
intérieur dans lequel notre organisme « baigne » est fait de pensées,
de mémoires cellulaires, d’impressions conscientes ou oubliées, de
nos désirs, de nos intentions, des émotions passées et présentes…
Tout cela conditionne notre présence au monde. Si, par la qualité du
souffle et de l’attention, nous parvenons à rendre plus limpide, fluide
et paisible ce bain intérieur, un changement prend place dans la
relation à soi-même et au monde. On éprouve un état vivant de
jonction, le sentiment d’être à la fois « chez soi » et dans un dialogue
ouvert avec ce qui change sans cesse, l’impermanence est
apprivoisée.
Il m’est arrivé d’entrer dans cette « demeure de soi » qui me
convenait par son adaptation spontanée à tout changement, à toute
contrariété, comme si une pré-connaissance fonctionnait alors.
Colette : La posture, la respiration, l’entre-deux, apparaissent
dans la séance, comme un laboratoire personnel, visité une fois par
semaine, et c’est donc suffisant ?

Eva : De semaine en semaine, on va de soulagement en


soulagement, le fardeau du moi, l’étau des peurs, se relâche. Cela
ne signifie pas qu’il faille remâcher la même posture, en faire une
surcharge de possession. Non, ne prenons pas refuge dans la
banalité ! Revenons à notre être originel.

Colette : Cela me rappelle une anecdote rapportée par Martin


Buber dans un petit livre plein de sagesse, Le chemin de l’homme 13.
Zousya, peu avant sa mort, s’inquiète, de la question qui lui sera
posée. « Ce n’est pas :” Pourquoi n’as-tu pas été Moïse ?” Non. La
question qu’on va me poser, c’est :” Pourquoi n’as-tu pas été toi-
même, Zousya ?” »

Pourquoi quitte-t-on le chemin qui conduit au soi ? Pour se


divertir de soi-même ? Pour prendre l’habit d’une personne autre
que je suis ?

Eva : Cela est aux antipodes du chemin du yoga. Être touché,


savourer, aiguiser son appétit pour une autre pensée : voici de bons
ingrédients pour un yoga de qualité, c’est-à-dire ouvrant sur le
silence, sur l’essence de la vie.
Devenir un être de sagesse correspond à un besoin humain,
mieux, une délectation. C’est comme si nous retournions chez nous,
car nous sommes, comme le dit Platon, des exilés. Nous sommes
liés au besoin de restaurer en nous et autour de nous l’harmonie.
Cela correspond à l’aptitude profonde qui consiste à faire grandir sa
personnalité : chaque corps possède un rythme, une manière, de
prendre l’āsana, de respirer. Il n’y a pas à passer forcément, pour
tout le monde, par les injonctions yama-niyama. Je préfère les
perspectives d’évolution mentale ouvertes par Aurobindo, Teilhard
de Chardin, Krishnamurti qui invitent à entrer dans l’univers de
l’homme en devenir.

Colette : Cet état parfaitement ajusté, sans ego, donne accès à


l’intuition de sa nature, à une connaissance directe, sans effort, de la
réalité voilée.

Eva : Cela se fait naturellement, spontanément. Un jour, dans cet


état sans volonté ni pensée, j’ai perçu la présence des centres
subtils (cakra). Sans m’appesantir ! L’essentiel est de traverser les
expériences sans jamais s’enfermer, en ne cessant de jouer à
apprendre.

Vivre en apprenti
« Ce n’est pas le chemin qui est difficile mais le difficile qui est
chemin. »
Simone Weil

Eva : Quelle que soit l’ancienneté dans la pratique, le yoga


possède une exigence immuable, celle de demeurer dans l’attitude
de l’apprenti : s’atteler à une recherche astucieuse afin de déceler le
passage juste, la manière la plus avisée, pour traverser les
obstacles, par exemple les blocages articulo-musculaires. Ceux-ci
sont parfois les manifestations de nœuds psychiques, liés à la
construction psychologique, ou à des failles antérieures. Comment
défaire ces nœuds ? En exerçant notre capacité à interpréter la
posture, avec inventivité.

Colette : Et du côté de l’élève ?

Eva : La première imprégnation se fait par le regard, l’élève


prend la mesure de la posture réalisée par l’enseignant, tel est le
rôle des neurones-miroir. Cela procède d’un exercice de l’attention et
allume déjà dans un premier temps les circuits neuronaux. L’élève
est porté par le regard du maître, il n’est pas neutre.
Pour l’apprenti-yogin, la posture est une mise en condition de
difficulté, d’épreuve, il lui faudra rechercher le rythme interne juste.
Très bénéfique dans notre monde accéléré où l’on va de plus en
plus vite : la séance hebdomadaire de yoga offre un espace pour se
poser, au gré de postures simples et paisibles, maintenues un temps
avec bienveillance.
Par exemple, dans les postures assises, les lotus (padma), on se
fait spectateur de soi-même, regardant passer les vṛtti (fluctuations
mentales), respectueusement, en observateur amusé, sans
participer à la course du mental. Avec une seule consigne : « se
retirer des urgences », sans abaisser le niveau de conscience.

Colette : Quels conseils pour réaliser l’āsana idéal, en trois


tweets ?

Eva : « Et si c’était facile, ce serait comment ? » Voici


exactement l’état d’esprit à cultiver. Et, avec un petit air ludique
d’aria mozartienne, un mantra qui ne devrait jamais nous quitter :
« Faites de la place à la chance ! ». Ou encore, qu’importe ce
bagage de naissance que nous portons tous, au fond, est-ce un
fardeau ou une mallette au trésor ? Qui sait ?
Colette : Existe-t-il des signes annonciateurs de cette manière
d’être « musicale », des points de repère, utiles pour l’apprenti-
yogin ?

Eva : Des choses simples, comme le bruit particulier de


glissement au sol, quand le corps se pose sur le tapis dans certains
āsana. La subtilité de ce son qui accompagne le geste est pour moi
une indication de la qualité d’attention du pratiquant. Elle est aussi
pour lui la chance de réorienter son courant intérieur, de laisser les
prémonitions traverser la clairière de la pensée. C’est ainsi que l’on
peut échapper aux conditionnements qui nous guettent, même dans
la prise de posture.
Un autre signe de l’harmonie me semble être cette évidence
ressentie qui nous susurre : « ça vient tout seul quand on respire »,
aucun travail d’expropriation, une parfaite absence de faire, qui initie
spontanément une suspension de souffle, un silence différent. C’est
comme une danse immobile, sans jamais rien de mécanique ni de
répétitif.

Colette : Cette attitude est fortement intériorisée, mais qu’en est-


il du rapport avec le dehors ?

Eva : Le truc du yoga, c’est être simultanément avec le dedans et


le dehors. Un même bain intérieur baigne notre corps et les étoiles. Il
n’y a qu’une justesse : être en connivence avec le monde intérieur
comme extérieur, se poser dans l’existence en bonne intelligence
avec cette réalité aux deux visages.

Colette : Cela correspond à l’intégration du monde dans la


recherche de la libération, selon le shivaïsme du Cachemire.
Samatā, « équanimité », samarasa « de même saveur », ces notions
pointent vers l’égalisation entre intérieur et extérieur, contemplation
et action, silence et parole.

Eva : C’est un peu ce qu’exprima un jour l’indianiste Philippe


Lavastine, notre conférencier de l’époque. Il avait alors 72 ans
lorsqu’il prit son premier cours de yoga ; à la fin du « temps de
rien », il s’écria : « Ah ce silence sans solitude ! Je ne savais pas
que cela pouvait exister ». Il avait en quelques instants percé à jour
le véritable sens de ce « temps de rien », la saveur fondamentale de
cet art de la pause : une conscience sans intention.

Colette : Finalement, tout se ramène à une simple vérité : être


attentif, conscient. Ce que le sanskrit exprime par diverses racines
verbales : CIT, VID sont les plus importantes. De VID dérivent
notamment les termes aware conscient (anglais), wahrfaft vrai
(allemand). En indo-européen 14, la racine WER qui serait l’aïeule de
VID, signifie percevoir. En latin cette racine a donné les deux termes
voir, vrai.

Eva : Je trouve cette étymologie très éclairante. Le mot


« conscience » en français, est en revanche assez peu évocateur.
Voir le vrai ! C’est précisément à cela que nous amène la
fréquentation des éveilleurs comme Hubert Reeves, Jean
Trémolières, Joël de Rosnay, Paul Masson–Oursel, Karl Graf
Dürckheim, Marguerite Yourcenar, maître Noro, et bien d’autres 15.
Chacun dans son domaine.
Ce printemps intérieur peut être soudain, mais c’est rare ! Le plus
souvent, il procède d’une lente maturation. Comme le rappelle H. D.
Thoreau dans son journal :
« La Nature ne se hâte jamais ; ses révolutions suivent un cours
régulier. Le bourgeon se gonfle imperceptiblement, sans hâte ni
désordre, comme si les courtes journées du printemps étaient une
éternité. »
Cette inexorable tranquillité des rythmes de la nature, nous
pouvons en retrouver le ressourcement bienfaisant dans le « temps
de rien », qui induit une profonde et lucide détente. L’intérêt est que
cet état continue d’irradier dans la vie, que les bienfaits de la séance
soient remis en circuit dans le quotidien, que le goût du silence, sans
intention, infuse notre conscience. J’ai vite compris que tout ce qui
nous est arrivé d’important a surgi de la vacance.
Je me pose d’ailleurs une question à propos de la posture
traditionnellement nommée śavāsana (posture du cadavre). Ne
serait-ce pas originellement śivāsana ? J’ai encore dans l’esprit
l’image de cette gravure où Śiva apparaît en surimpression sous
trois aspects : nu et couché (śavāsana), habillé et assis, revêtu
d’une armure et debout.

Colette : Ce type de représentation m’est inconnu. Quant aux


termes Śiva et śava, on connaît le célèbre jeu de mot fondé sur la
présence-absence de la voyelle i, symbolisant l’Énergie cosmique,
Śakti, sa parèdre : sans sa Śakti, Śiva est śava (dépourvu de vie, tel
un cadavre). Y aurait-il une information du côté de l’étymologie ?
Risquons cette approche proposée par le dictionnaire Sanskrit-
Anglais Monier-Williams, mais sans certitude aucune.
Le terme Śiva aurait pour racine verbale ŚĪ (reposer, être
étendu), d’où le sens de « celui en qui tout repose ». Par ailleurs, les
deux racines verbales ŚĪ et ŚVI (enfler, gonfler) dont dérive śava,
seraient apparentées. Mais ce n’est là qu’une piste hasardeuse.
Dans son étude sur l’autodestruction cellulaire intitulée La
sculpture du vivant 16, le médecin-chercheur biologiste Jean-Claude
Ameisen, montre que cette étape de dissolution permet la
régénération et est en cela indispensable à la guérison et à la vie.
Dissolution et (re)création sont indissolublement liées, de même que
plasticité et interdépendance. Dans la mythologie hindoue, la danse
de Śiva-Naṭarāja, le Seigneur de la danse cosmique,
exprime symboliquement la quintuple activité fondamentale
consistant en création-conservation-dissolution-voilement-
dévoilement. Prendre conscience de ces processus simultanément
présents en toute chose conduit à réaliser que nous sommes partie
prenante de l’orchestration universelle.

Eva : Je vois ainsi la vocation du yoga : se sentir partie d’un tout,


élément essentiel d’un tout, qui mérite, lui aussi, bien-veillance. Et
surtout faciliter aux chercheurs, grâce à l’expérience posturale et
respiratoire, l’accès à ce merveilleux jardin de soi.

Colette : Où s’en vont les gestes du yoga, les souffles, que


deviennent-ils ? Quel enjeu, vers quelle mystérieuse contrée, au-
delà de soi ? Comme le pollen emporté par le vent, de mon souffle à
ton souffle, de mon cœur à ton cœur, namaste.

1. Jayavarman VII fut l’ultime souverain de l’empire khmer qui régna de 1181 à 1218
( ?). Durant son règne, le bouddhisme Mahāyana devint religion d’État, ce qui explique
la réalisation de la statue au temple de Préah Khan de Kompong Svay (début XIIe s.).
2. Cf. Colette Poggi, Gorakṣa, yogin et alchimiste Paris, Les Deux Océans, 2018.
3. Concernant praxis, voir note 3.
4. Eva préfère ce terme à celui d’« exercice » qu’elle soupçonne teinté de routine et
d’automatisme.
5. Le Bouddhisme, dir. Lilian Silburn, Fayard, Paris, 1977, p. 48.
6. Le nom brahman, qui au neutre désigne le principe universel de l’univers, dérive de
la racine verbale BṚH croître, augmenter, de même que vṛkṣa l’arbre. On pourrait
également rappeler le thème de l’arbre inversé, racines au ciel, branches vers la terre,
symbolisant l’univers, dans la Bhagavad Gītā, par exemple.
7. Cf. le chapitre Fête et transcendance chez les Indiens Pémon de l’Amazonie
vénézuélienne par Elbatrina Clauteaux, in Rites, Fêtes et Célébrations de l’humanité,
dir. Thierry-Marie Coureau et Henri de La Hougue, Paris, Bayard, 2012, pp. 1018-1038.
8. La « marche en singe » appartient à la catégorie des exercices d’échauffement ;
pour résumer, elle s’effectue en marchant sur la ligne extérieure de la voûte plantaire,
en recourbant les orteils en « griffes ». On peut alterner avec une marche sollicitant la
ligne interne du pied. Cette marche est décrite in Eva Ruchpaul, Précis de Hatha-yoga,
Stade classique, Paris, Ellebore, 2004, pp. 132-133.
9. La synesthésie (littéralement en grec union des sensations) correspond en
neurologie à l’association de deux ou plusieurs sens.
10. Voir plus haut : (il s’agit d’) « une respiration de plus grande amplitude, appelée
"grande respiration", ponctuée d’une suspension, aussi naturelle et détendue que
lorsqu’on soupire. Elle sera suivie d’une expiration, jambes allongées, sans aucune
tension, accompagnée d’une suspension de même durée que celle liée à l’inspir. »
11. L’Un, eka en sanskrit, désigne dans les textes hindous la réalité fondamentale,
imperceptible, qui sous-tend toute chose. Ce thème déjà présent dans le Veda, se
poursuit dans les Upaniṣad ainsi que dans les Tantra.
12. Les cakra (prononcé tchakra), « roues » vibrantes, correspondent à des centres
énergétiques du corps subtil. De nombre variable, ils s’étagent le long de l’axe médian
(au nombre de sept en général), depuis la base jusqu’au sommet de la tête. De
nombreux autres centres appelés également padma (lotus) parsèment le corps en son
entier (mains, pieds…). Les représentations de ces roues participent de la symbolique
des couleurs, des formes, des sons (mantra) car chacune est associée à un mantra
essentiel ainsi qu’à une divinité, tandis que chaque pétale est porteur d’un mantra
secondaire.
13. Martin Buber, Le chemin de l’homme, Monaco, Alphée, 2005, p. 20.
14. R. Gransaignes d’Hauterive, Dictionnaire des racines des langues indo-
européennes, Paris, Larousse, 1994.
15. Dans la nouvelle génération, on peut citer Stéphane Benoist, historien de
l’Antiquité, Christiane Berthelet-Lorelle, psychanalyste, Michel Bitbol, philosophe de la
Physique (CNRS), Blandine Calais-Germain, kinésithérapeute spécialiste de
l’anatomie, Valérie Daugé, neurobiologiste, Kiron Mallick, physicien-chercheur au CEA
de Saclay, Mariette Mignet, psychanalyste, Alain Monnereau, médecin chercheur,
Amina Taha Hussein-Okada conservateur au Musée Guimet-MNAAG, Colette Poggi,
indianiste, etc.
16. Jean-Claude Ameisen, La sculpture du vivant, Paris, Points Seuil, 2003. « Le
pouvoir de se reconstruire est lié au pouvoir de s’auto-détruire. » p. 247.
DEUXIÈME PARTIE

DANS LA CONFIDENCE
DU SOUFFLE
Des jeux du plein et du vide à l’art
du non-agir
« Le souffle, c’est la conscience, et la conscience, c’est le
souffle.
Car tous deux résident ensemble dans le corps et le quittent
ensemble. »
Kauśitakī Upaniṣad III.4.7

Prélude
« Le mystère est absolument nécessaire pour qu’il y ait du
réel. »
Magritte

Dans les plus anciennes civilisations orientales comme l’Inde ou


la Chine, le corps ne se conjugue pas au singulier, séparément, mais
en intime relation avec le souffle-énergie. Insufflant la vie en chaque
individu, cette puissance vitale est perçue non seulement comme
individuelle mais aussi, et surtout, dans sa dimension cosmique :
chacun des êtres animés (et inanimés) est une part de l’univers,
traversée par cette même vibration universelle déployée en ses
diverses modalités.
Qu’on l’appelle prāṇa en Inde, qi en Chine, ou pneuma en Grèce,
cette essence originelle a suscité une soif de connaissance et
d’expérience inextinguible. En effet c’est presque toujours à travers
la notion de souffle-énergie et d’esprit 1 que l’on a cherché dans ces
anciennes cultures à percer les mystères de la réalité : l’expérience
vécue et l’intuition métaphysique valaient alors tout autant que la
science.
Par le yoga, les sages indiens se sont donné les moyens d’une
investigation poussée dans la pratique comme dans la théorie.
Même si nous en avons déjà un aperçu, nous sommes loin de
connaître tous les trésors consignés dans les Tantra ou les traités de
Haṭha-yoga. La transmission de maître à disciple a créé en Inde de
nombreuses ramifications qui sont autant d’écoles expérimentales ;
s’appuyant sur un socle commun à sa lignée, chaque maître
réinterprète selon son vécu et sa compréhension, la transmission
originelle et en retransmet à son tour sa perception originale.
De son côté, Eva Ruchpaul a pris également appui sur son
expérience et son « pensoir » d’où ont germé des approches
posturales et respiratoires qui lui sont propres et qui ont, depuis près
de soixante ans, fait leurs preuves.

Pour cette yoginī contemporaine, comme pour ses lointains


aînés indiens, tisser le souffle engendre une joie discrète, touchant à
l’insaisissable mystère de la vie. Cette pratique aussi simple
qu’ancestrale enseigne comment saisir le mouvement de la vie en
soi et prendre soin de ce mystérieux tissage des souffles. Il s’ensuit
une plongée dans un éphémère universel. Il suffit de se souvenir de
ces minutes d’abandon que chacun a vécu en faisant la planche, en
se laissant aller sur la mer. « Alors ça flotte tout seul ! » lance Eva,
c’est cette sensation de légèreté pleine d’aise que la pratique
respiratoire du yoga peut apporter à chacun. L’attention au souffle,
comme un pas de deux, ne s’écrit qu’au présent.
Colette : Dans quelle mesure le souffle conscient est-il principe
de maturation ?

Eva : Devenir conscient de son souffle, lui permettre de


s’amplifier et de s’approfondir, c’est cela, en un mot, la visée du
prāṇāyāma : ouvrir un champ de connaissance et de vie, plus vaste.
Tout semble plus vrai : on perçoit la vie en version originale.

Quelque chose de fondamental est atteint quand l’homme


reconnaît en lui le mouvement naturel et profond de la respiration ; il
se dit alors une parole à lui-même, en confiance, il se fait une
confidence. Tels sont les deux sens du mot « confidence » en
anglais : confiance et secret, ils participent tous deux de la même
atmosphère feutrée, où l’attention déploie ses antennes : quand on
se dit nos secrets, à mi-voix, ou que l’on se parle, dans un clair-
obscur accueillant, de ce qui nous tient le plus à cœur.

Colette : Nous sommes, en tant que yogin, des guetteurs de


souffle ! L’attention, la vigilance, est primordiale pour l’éveil qui est le
but avéré dans l’hindouisme, le jaïnisme et le bouddhisme.
L’étymologie du terme vigilance est d’ailleurs pleine de surprise : ce
mot vient du verbe latin vegeo (être plein de force, de jeunesse) de
même racine que vigeo (être vif, alerte). De ces racines latines
dérivent également les termes « végétal » ou « veille ».
Cela évoque une dynamique qui ne met pas de côté la lenteur
nécessaire à la maturation : c’est cette vigilance discrète, quasi-
invisible, qui permet la croissance végétale. Il en va de même pour
le chercheur-yogin : des rivages du souffle à l’océan de la
Conscience-énergie, une onde de même nature les anime. On en
vient à se demander ce que signifie véritablement respirer dans le
yoga, et quelle en est la finalité.
Eva : J’associerais spontanément respiration et détente, toutes
sortes de dé- quelque chose, un lâcher–prise qui nous entraîne vers
le non-agir. Cela correspond à mes yeux à défaire une tension
inutile, le plus souvent ignorée, comme si l’on portait un fardeau
oublié. C’est Abhinavagupta qui parle de cela ?

Colette : En effet, dans les Huit stances sur l’Incomparable, il


évoque la nature de la félicité qui infuse l’être qui découvre l’espace
vivant de sa conscience, doué d’infinité. Il déclare au verset 4 :

« Cette félicité n’est pas comme l’ivresse du vin ou celle des


richesses, ni même semblable à l’union avec la bien-aimée. (…)
Quand on se libère des différenciations accumulées, l’état de
bonheur est une allégresse comparable à la mise à terre d’un
fardeau (…), l‘acquisition d’un trésor oublié ». 2

Eva : Pour les yogin, même si cela ne se passe pas au même


niveau, la simple action de déposer ce poids, déclenche, chez le
« porteur de fardeau », une euphorie insoupçonnée, l’accès à un
moment d’éternité. Elle nous permet, enfin, de contempler la vie,
comme un jardinier entend la végétale croissance, l’eau pénétrant le
sillon et s’infusant dans les racines. C’est exactement le même
processus qui se déroule dans le yoga : nous sommes à la fois le
jardin, l’eau et le jardinier ! Le jardin de notre corps se désaltère de
la fluidité du souffle, et tout cela se passe grâce au jardinier-
conscience.

Colette : Le fait que le souffle et la conscience sont inséparables


dans la praxis du yoga, explique-t-il la relation du souffle et de
l’éveil ?
Eva : Le souffle sait éveiller le sentiment d’être vivant, il est
vecteur de vitalité, de maturation et d’intelligence. Il est à la fois
essence de l’énergie créatrice et du laisser-agir. C’est dans ces deux
modes que réside la puissance de la pensée et du souffle.
Dans le recueillement, dhyāna, qui est une « mise en place »,
affleure une respiration sans effort, c’est elle qui correspond au
« temps de rien ». Dans cet état centré, on a l’impression en effet
que tout est en place. Pour le pratiquant qui vient de vivre une
posture, c’est-à-dire une activation énergétique, un besoin se fait
sentir, c’est comme une dette qui se révèle : on éprouve la nécessité
« organique » de s’écouter respirer, c’est tout, sans modifier le
volume de l’air ingéré ni le rythme, ni la localisation du souffle dans
le corps. C’est un laisser-agir mais aussi une énergie créatrice car
elle met en lumière la vie universelle qui vibre en nous. L’éveil
participe de cette prise de conscience. C’est pourquoi l’attention au
souffle est présente dans le bouddhisme, notamment comme un
acte de retour vers soi-même, d’antidote à la distraction, à la
dispersion, à l’oubli de soi. Et cela est en tout instant réalisable
puisque nous ne cessons de respirer tout au long de la vie. Ce qui
est intéressant, c’est de découvrir un état sans pensée,
naturellement, sans se faire de discours pour y parvenir. Et cela,
c’est la puissance du souffle apprivoisé qui nous en donne le goût.

Colette : Cette double approche du souffle, conciliant mouvement


et repos, entre en résonance avec les images véhiculées par les
racines de prāṇa et de dhyāna, respectivement AN, se mouvoir, et
DHĪ, se poser. Même s’il faut être prudent avec les hypothèses
étymologiques, il est permis d’y chercher quelques ressources de
sens.
Selon un dictionnaire de référence Sanskrit-Anglais, prāṇa (pra-
ana) dérive de la racine AN tandis que dhyāna 3 vient de la racine
verbale DHĪ/DHYĀ (penser), liée à DHĀ (poser) 4. Il désigne le
mouvement de recueillement intérieur, continu, tel un flot apaisé ; il
évoque le fait de se poser dans le centre avec confiance, dans la
stabilité et la sérénité.
Mais pourrait-on explorer plus profondément comment le souffle
agit dans le yoga ?

Eva : Il me semble avant toute chose que le souffle agit comme


un principe unificateur, dans tout le corps et les diverses dimensions
de l’être, physique, subtile et causale 5. Il régit la circulation interne,
entre vallées et montagnes, il est le principe de vie qui tend les
invisibles fils de la trame, mettant en relation ses diverses
dimensions, somatiques, psychiques, spirituelles. Il est l’âme de la
chrysalide, promesse de transformation. Car il faut aussi savoir se
défaire des enveloppes, sans complaisance, se détacher du passé,
car nous ne respirons qu’au présent !
Le roi Bhoja qui, au XIe siècle, fut l’un des principaux
commentateurs des Yogasūtra de Patañjali, déclara dans le
Rājamartaṇda :
« Toutes les fonctions des organes (sensoriels…) sont sous-
tendues par celle du souffle. De même, souffle et conscience sont
intimement liés dans leurs fonctions respectives. C’est pourquoi, dès
que cessent les fonctions des organes, la respiration réalise la
concentration de la conscience sur un seul objet. »
Cette observation suggère bien le lien respiration-perception.
Notre manière de respirer est indissolublement liée à notre
sentiment du réel. Étroite, elle engendre l’angoisse ! Notre manière
d’être reflète notre vision des choses. Je milite pour une respiration
qui réconforte, ranime la saveur du rien ; on retourne à ce qui est
éminemment simple, le souffle de vie. Pour moi, c’est là le cœur des
choses, la dimension mystérieuse du silence. On nage à contre-
courant : on remonte vers la source.
Entre deux souffles, une suspension, une transparence, sattva 6.
C’est l’éveil à ce qui est, à la simple vibration de la vie. Comment y
échapper ?

Colette : Cette approche met en évidence les dimensions


plurielles du souffle, ce qui, me semble-t-il, est en parfait écho avec
la vision taoïste du souffle-énergie (qi). Je me souviens de ces
évocations de légèreté mouvante, pareille à de la vapeur ou de la
brume dans le vent, ce qui rappelle certaines peintures chinoises.
Mais cette circulation du souffle dans l’univers est aussi
métaphorique de la circulation interne, dans le corps, qui préside à
toutes les transformations nécessaires à la vie.
« Le souffle, c’est le ciel, c’est ce qui met en communication,
c’est le vent, c’est le mouvement, ce sont les transformations, c’est
la respiration, c’est ce qui est léger et s’élève, ce qui s’envole, ce qui
se disperse, ce qui ouvre, ce qui brille, c’est la lumière. Le souffle
peut cacher l’ombre et contenir la forme. » Texte anonyme extrait du
Daozang 7.
De toute évidence, pour percevoir cette essence impalpable, un
climat interne de quiétude et de vigilance s’avère indispensable.
Dans la vie pratique, cette percée du souffle dans le vrai silence a-t-
elle un rôle à jouer ?

Eva : Elle joue un rôle irremplaçable ! Celui d’unifier : permettre


de redevenir entier, c’est cela la vertu innée du souffle. Alors
s’éloignent peu à peu les nuages sombres de la peur, bhaya, ou du
désamour avec soi-même, plus courant qu’on ne croit.
On parle bien en musique d’une pause, d’un silence. Dans le
yoga on savoure cette qualité de silence, bien sûr non acoustique, il
est consécutif à la suspension des vṛtti (fluctuations mentales).
Comme lorsqu’on dort, il s’agit d’un silence que l’on ne juge pas. Il
est, tout simplement. Il forge une pédagogie de la confiance en soi,
et la confiance est le principe de base. C’est pourquoi je ne corrige
jamais mais je ne laisse jamais l’élève se faire mal ; je montre
d’ailleurs rarement, il ne faut pas s’ériger en modèle. Quelle que soit
la projection surimposée à l’āsana, la posture t’attend, innervée par
un souffle, une musique du souffle unique, jouée une fois pour
toutes, et alors, tu y restes !
On vit la délicate conquête du silence, comme une voile dans le
vent, l’énergie se ressent, une énergie de liberté, de délivrance. On
est ainsi porté à jouer avec son potentiel du moment une pièce
unique, grâce à un courant de souffle et d’énergie jamais réitéré :
cela met à jour les aptitudes mentales, les fonctions embrumées.

Colette : Dans la vie de chaque jour, l’apprivoisement du souffle


change-t-il les choses ?

Eva : On le sent bien lorsqu’on est porté par le courant d’une


pratique du yoga bien tempéré. Le souffle joue un rôle prépondérant
pour l’harmonisation entre l’émotionnel et le mental. Sans oublier le
rôle du temps de tranquillité, au creux du souffle, dans la
consolidation des apprentissages. Depuis toujours, j’ai privilégié le
rythme 4-16-8-16 qui donne un espace important à l’apnée, mais
sans tension, sans volonté raide. Ce rythme repose sur l’observation
du souffle dans les circonstances d’un « repos » bienvenu, à la suite
de postures demandant réparation. Tout naturellement, le corps a
envie de prolonger l’inspiration (4 temps) avec souplesse durant 16
temps. Le yogin goûte alors un moment hors du temps, comme
lorsqu’un oiseau plane dans le ciel, après un petit coup d’aile. Puis
on laisse l’espace respiratoire se vider doucement en 8 temps, mais
pas jusqu’au vide total ; on se ménage un confort respiratoire ! Et
alors, de nouveau le silence, pendant 16 temps, poumons fanés,
toujours sans effort mais avec saveur. L’expérience de ces
décennies de transmission me dit que c’est dans ces entre-deux que
tout se joue ; ce que Patañjali et ses comparses ont appelé la
« discipline achevée » samyama (concentration-recueillement-
absorption parfaite) est alors accueillie par le yogin innocent, dans
sa chair et son souffle. Plus tard, il en reconnaîtra les signes vécus
dans les textes indiens.
Aujourd’hui, l’impact de l‘apnée réalisée dans des conditions
harmonieuses a été constaté par des recherches récentes en
neuropsychologie : ce serait le fait de l’harmonisation entre le cortex,
le lobe frontal et le cerveau sous-cortical, limbique 8. Le silence qui
succède à une information apparaît ainsi garant de la mémoire.
Faut-il voir là une raison de la place accordée au silence dans
certains rituels religieux ?
Dans ma vie personnelle, le souffle fut une aide indicible : j’ai
perçu dès l’enfance que la respiration serait pour moi une planche
de salut, il en va de même pour le « rien-faire ».

Colette : Le souffle serait-il la clef de l’auto-bienveillance ?

Eva : Il est artisan de clarté, de transparence : sans doute grâce


à l’oxygénation qu’il produit. La connivence respiratoire en harmonie
avec le geste nous fait ressentir la peau non pas comme frontière
mais passage ouvert : les pensées ou impressions qui nous habitent
passent à travers nous, tout se passe comme si elles ne s’arrêtaient
pas à notre habitacle.
Nous sommes des ondes vibratoires, des cordes vibrantes, c’est
ce que nous raconte la fonction de pré-conscience, nous sommes
des êtres en cours d’épanouissement. C’est sans doute un aspect
de la symbolique de la kuṇḍalinī 9, cette puissance cosmique
immanente dans le corps, antérieure à l’organisation articulo-
musculaire. J’emploie rarement les termes de ce genre qui attirent la
convoitise magico-mystifiante. Je voudrais à tout prix éviter les
dérives, par honnêteté intellectuelle.
J’entends transmettre, le plus simplement possible, l’essence du
yoga, en passant par un yoga « laïc » sans mot sanskrit pour les
postures, sans rituel tel que OM (formule sacrée) ou la prononciation
de tout autre mantra car ils n’appartiennent pas à notre culture et ne
sont pas des éléments directement reconnaissables par les
occidentaux. Je préfère emprunter la voie du corps-mémoire pour
aller droit au but.

Colette : En effet, il est essentiel de ne pas superposer


artificiellement des termes auréolés d’exotisme ou d’ésotérisme. Le
yoga, cependant, s’est développé sur le terreau spécifique de la
culture indienne. L’expérience est première, c’est un fait, toutefois,
pour en saisir la nature véritable, n’est-il pas important d’entrer dans
son imaginaire originel, dans les surprenants méandres des mots et
des idées ?
Concernant les mots qui sont passés dans le langage courant en
Occident (karma, saṃsāra, samādhi…), il faut user de discernement
et revenir au sens premier en les replaçant dans leur contexte
mythologique, symbolique et religieux. Il faut bien comprendre qu’ils
ne sont que des indicateurs suggestifs d’expériences mentionnées
comme essentielles au cours des millénaires. C’est pourquoi il est
essentiel de se reporter aux textes-sources, au sens premier des
mots, et, éventuellement, à l’iconographie correspondante qui vient
en éclairer le sens voilé.

1. Qi est l’équivalent chinois de l’esprit. Ce terme signifie également air, souffle,


haleine, énergie, vigueur, esprits vitaux, disposition d’âme, force psychologique,
vivifiante, morale et spirituelle.
2. Lilian Silburn, Hymnes de Abhinavagupta, Paris, De Boccard, 1970.
3. Dans le terme dhyāna le suffixe -ana signifie, pour l’esprit, « le fait de » (se poser
intérieurement). Dans les Yogasutrā, dhyāna se trouve défini au verset III.2, « Le
recueillement est l’unification des perceptions mentales ». Dans sa glose, Bhoja
(XIe siècle), roi du Mālvā (Madhya Pradesh) qui fut un éminent protecteur des arts et
des lettres, auteur de quelques traités sur la poésie et la philosophie, précise que le
recueillement s’enracine dans l’attention, qu’il produit une élévation du mental et qu’il
forme le seuil vers l’absorption, pour laquelle il précise : « La vraie nature de la
connaissance est l’humilité ». L’auteur fait aussi référence à la vacuité de la nature
essentielle (svarūpa-śūnyatā), expérience fondamentale de l’esprit, mise en lumière
par les bouddhistes. Dans le bouddhisme ancien, dhyāna est aussi considéré comme
une étape fondamentale vers la réalisation de l’unification intérieure : « ce bonheur
accompagné de joie, né du samādhi, inonde alors tout son être, tel un étang profond
où l’eau jaillirait d’une source souterraine. » Dighanikāya. « Cela produit une félicité
remplissant tout le corps, c’est comme une joie chaude qui inonde le corps, le rend
flexible, tendre, heureux. » « Le moine reconnaît la grande angoisse inhérente à ce
dont on dépend, il avance autonome, vigilant, ne s’agrippant à rien. » Suttanipata
(d’après la traduction de L. Silburn, Le bouddhisme, textes traduits et commentés sous
la direction de Lilian Silburn, Paris, Fayard, 1977, p. 54.
4. Cf. Monier-Williams, A Sanskrit-English Dictionary, Oxford, Clarendon Press, 1979,
p. 513.
5. Concernant les trois corps et les cinq enveloppes, voir la note 4.
6. D’après la classification indienne, trois qualités universelles (guṇa) constituent, en
des proportions diverses, toutes choses : sattva (pureté ou état naturel), rajas (activité),
tamas (inertie).
7. Catherine Despeux, Traité d’alchimie et de physiologie taoïste de Zhao Bischen,
Paris, Les Deux Océans, 1979, p. 54. Ce passage, nous dit l’auteure C. Despeux, est
extrait d’un texte anonyme inséré dans le Daozang (TT 28), collection importante de
textes taoïstes.
8. Il est essentiel de rappeler, en dehors du rythme choisi, l’importance de la
respiration par le nez pour qu’il y ait un effet sur le cerveau. En effet, les terminaisons
nerveuses du nez se prolongent dans le bulbe olfactif, lui-même connecté aux
structures du système limbique impliqué dans les émotions, pour aboutir aux structures
corticales. Il a été scientifiquement démontré que l’inspiration par le nez améliore
l’attention et la mémoire, et que l’expiration par le nez améliore la gestion des
émotions. On voit donc le rôle essentiel d’une respiration équilibrée, bien rythmée,
dans les domaines de l’apprentissage et de l’attention. D’après Valérie Daugé,
neurobiologiste qui enseigne depuis de nombreuses années à l’Institut Eva Ruchpaul.
9. Le corps est animé, selon l’imaginaire tantrique, par l’Énergie cosmique assumant la
forme de la kuṇḍalinī « la lovée » (serpent femelle qui chez, l’homme non-éveillé, dort,
enroulé une fois et demie sur lui-même à la base de l’axe médian. Chez l’éveillé, il en
va autrement : « la kuṇḍalinī, cet axe dressé au centre même de la personne et de
l’univers, est à l’origine de la puissance de l’homme dont elle draine et épanouit les
énergies. » Elle a ainsi pour fonction de rassembler, d’unifier et de porter à un plus
haut degré toute la synergie de conscience et de vie qui compose l’être humain ; tel est
le sens de la symbolique des centres vibratoires appelés lotus (padma), roues
tournoyantes (cakra) ou parfois aussi nœuds d’énergie (granthi). Lilian Silburn, La
Kuṇḍalinī, Paris, Les Deux Océans, 1983, p. 9. « C’est sur le fond continu d’un
recueillement qui n’a rien de commun avec la concentration que la kuṇḍalinī peut
s’éveiller et s’élever spontanément : il ne faut pas se concentrer mentalement mais être
spontanément “centré” dans le cœur » (ibid., p. 11).
Observation : le souffle, le rythme, le rien

« C’est perfection absolue, et comme divine, de savoir jouir


loyalement de son être »
Montaigne

Colette : Comment aborder l’univers du souffle dans le yoga,


sans être trop technique ?

Eva : Pourquoi pas par l’observation du rythme des vagues, au


bord de la mer ? Entrer dans le rythme fluide des vagues, s’ouvrir,
s’émouvoir de cette musique, c’est une initiation à celle qui nous est
le plus proche, en nous. J’ai d’ailleurs remarqué que, la plupart du
temps, se succèdent six flux et reflux, suivis d’une plus grande
vague qui s’étale, se suspend quelques instants, puis repart.
Intéressant, ce rythme naturel qui nous dit beaucoup de ce que nous
sommes ; cela peut inspirer une manière d’être qui laisse la place à
la suspension et à la grâce du rien-à-faire. Il me semble que c’est là
le secret de la perfection du souffle et du geste, dans le yoga comme
dans la vie ou dans l’art : le naturel sans effort.

Colette : Cette parole me rappelle une anecdote rapportée sur


1
une revue de l’Institut Eva Ruchpaul :
« Eva semblait cultiver, avec bonheur, l’art de ne rien faire…
Nous étions intrigués, alors à notre demande, elle a bien voulu nous
faire goûter sa recette mystérieuse et découvrir cette fondamentale
écoute du souffle. »

Eva : Je persiste et je signe ! Le non-agir n’est pas littéralement


rester les bras croisés, c’est agir, dans l’élan du souffle, dans la
confiance, l’ouverture, la détente. Le principe actif, c’est la
confiance : « faire confiance à la confiance », à l’intuition, faire
confiance au naturel, au souffle. Gagner en confiance, être capable
d’un oui à la vie, à soi-même, c’est bien là un signe de maturation en
yoga.

Colette : Le célèbre mantra OM qui scande les formules rituelles


dans les cérémonies hindoues, est très probablement relié à
l’interjection ĀM qui exprime dans le rite un consentement. Ainsi OM
serait aussi une manière de dire oui à la vie universelle qui coule en
soi. La confiance en soi réside dans le souffle, elle génère une
inspiration qui permet de jouer de son instrument plus librement.
Cela fait penser à un corps-symphonie. À ce propos on perçoit une
musicalité dans la pratique que tu as mise au point. D’où ma
question as-tu jamais joué d’un instrument ?

Eva : J’ai joué de l’orgue entre 12 et 15 ans, quand nous étions


cachés à Nice, pour échapper aux nazis. Nous étions alors confinés
dans un appartement prêté par un cousin organiste. J’ai joué sans
savoir vraiment jouer ! Cela produisait des sortes de voix aux
vibrations fascinantes, au-delà même de l’audible. Il en va de même
dans le retour à notre « terre » charnelle, lorsqu’on se met à l’écoute
de la vibration du corps : on est alors dans l’acceptation entièrement
suscitée par la respiration.
Là s’accomplit le miracle, on passe de la conscience de « faire »
une posture à la posture réelle, dans un autre espace-temps. La
posture t’accepte, on vit dans cet instant une dimension de sincérité
profonde et d’épanouissement intérieur car, quand elle nous
accepte, elle évolue, nous comble d’aise. Il n’y a pas à chercher ni à
s’interroger sur ce qui arrive. C’est un silence autre, une respiration
autre, on n’est plus que ce souffle.

Colette : Pourquoi une telle insistance sur la respiration en Inde ?

Eva : La respiration, elle, est négociable, pas la pensée, du


moins pour le commun des mortels ! La modulation respiratoire, si
elle est juste, dissipe le sentiment d’incomplétude et ouvre à une
expérience de complétude. Quoi de plus satisfaisant ? J’insiste
souvent dans mes cours sur cette attitude : demeurer dans la
bienveillance du souffle, dans l’intention de cette énergie d’amour. Il
faudrait sans cesse l’entendre, être relié à cette pulsation
fondamentale, pour improviser la vie, comme à la note de basse en
musique indienne, qui donne la tonalité du rāga. Grâce à ce lien, on
se répare en tout instant. C’est un peu comme la mémoire, sans
cesse reprogrammée au fil des expériences.

Colette : Comment l’ouverture suscitée par le rythme respiratoire


s’exprime-t-elle sur le plan physiologique ?

Eva : Faire de l’espace, être au large dans l’arrière-boutique,


c’est ainsi que se traduit l’ouverture. Dans le fond de gorge 2, à
l’intérieur de la zone neuronique, se trouve le siège physiologique de
l’angoisse qui peut donc être atténuée voire supprimée si l’on
apprend à ouvrir cet espace.
Au premier moment d’inconfort, d’angoisse, il est préconisé de
respirer en dilatant les narines puis le fond de gorge. Desserrer en
ouvrant le fond de gorge, c’est ce que font notamment les joueurs de
tennis. Ce mouvement interne d’ouverture est reconnaissable par
son bruit caractéristique, proche du cri, provenant du soudain
relâchement de la fermeture. Il agit sur l’activité psychique et
physiologique, comme l’a mis jadis en évidence un congrès de
cardiologie ; les médecins spécialisés avaient mis en évidence les
effets provenant d’une manière spéciale de parler mettant en action
la glotte à la manière des « bateliers de la Volga ».
On sait également que cette zone est reliée au cerveau
archaïque par le nerf vague qui agit sur le rythme respiratoire. Un
mouvement de succion activé dans le sous- palais contribue par
exemple à desserrer les anneaux qui se resserrent par angoisse.

Colette : Dans le quotidien, si l’on est attentif, il est ainsi possible


de jouer avec ses resserrements intérieurs. C’est encourageant !

Eva : Oui, bien sûr ! Essayons de respirer avec souplesse, le


plus possible ! Et dès que survient une contraction dans l’arrière-
boutique, alors, ayons recours à cette merveilleuse ressource : le
soupir confidentiel.

Colette : Comment ce soupir confidentiel s’articule-t-il à la prise


de posture ? Quel rôle joue-t-il ?

Eva : J’accorde une grande importance à ce soupir confidentiel


qui vient ponctuer l’entre-deux postures, il offre au yogin un état où il
prend conscience combien il est bon de demeurer ainsi, sans
intention ni agir, avant la posture à venir. Un tel état permet de
s’imprégner en profondeur de l’intelligence de la posture que l’on
vient de faire, et de mettre en bibliothèque l’information reçue.
On savoure ainsi un savoir insolite : demeurer dans l’état choisi.
On assiste alors à un extraordinaire phénomène, la capacité à
prévoir la dépense où l’on va être, dans la posture suivante. Étrange
pour notre culture car cela se prépare en dehors de la mobilité.
L’interaction posture-souffle est évidente, elle permet de se porter
dans une performance, oui, mais seulement au niveau où elle veut
de vous aujourd’hui. C’est cela le « yoga selon ».

Colette : Il est vrai que l’état de non-agir correspond davantage


aux valeurs de l’immobile, de l’immuable qui bénéficient d’un statut
élevé en Inde, voire en Chine. En fin de compte, cela signifie intégrer
le mouvement dans l’immobile et l’immobilité dans le mouvement. Le
yogin cherche à devenir un chercheur en équilibre sur l’esquif du
souffle.

Eva : Une fois encore, je redirai l’importance de la pré-


conscience, en connivence avec la mémoire de soi. Dans le yoga,
on ne pré-cuisine pas, on goûte ! Dans la prévoyance de l’ascension
vers une dépense d’énergie, si la prise de posture est nourrie par le
souffle, un petit point lumineux, intérieur, nous fait signe. Alors, on y
reste, c’est un seuil.
C’est ce que j’appelle le « respir vrai », dépouillé de tension, le
souffle est alors simultanément individuel et universel, indifférencié,
c’est à cette expérience que l’on aspire à s’ouvrir dans le yoga. Le
prāṇa est notre vraie patrie, comme l’a dit l’astrophysicien Hubert
Reeves, « nous sommes poussières d’étoiles ».
Sans y toucher, sans volonté rigide, entretenons la braise de
l’attention, avec cette qualité de souffle.
Sans savoir pourquoi au juste, nous recherchons la régularité de
cette leçon de sérénité, elle est pour nous promesse d’un
imprévisible voyage, à chaque fois différent, aux antipodes de la
routine. Plonger dans notre paysage intérieur, percevoir l’ondulation
du diaphragme, l’harmonie de la structure interne du corps, se
laisser aimanter vers l’espace intime, c’est ainsi que j’entends le ne-
rien-faire, c’est une qualité essentielle du yogin.

Colette : Cette relation me rappelle le secret que Giacometti


confiait en cette formule saisissante « je ne fais qu’en défaisant ».
N’est-ce pas là un élément de la technique respiratoire Eva
Ruchpaul ?

Eva : Oui, en quelque sorte ! La technique de la grande


respiration dissout les scories, réveille une vitalité. Tout ce qui est
travaillé dans la grande respiration participe d’une gestuelle non
préconçue pour que s’ouvrent d’autres réseaux nerveux. C’est un
foisonnement de signaux infra-conscients.
Il y a en nous une demande d’animation génétique, de ré-
animation. Le yoga te révèle à toi-même, c’est tout. Mais ce n’est
pas toujours si simple :
« On est à soi-même son meilleur et son pire élève », selon la
boutade citée par Gabriel Monod-Herzen 3.
De toutes façons, une leçon de hatha-yoga est une lecture de la
réalité provisoire, celle que nous sommes. Bien installé dans le
corps-médium, nous, les yogin, avons pour intention de rester sur le
qui-vive, mais dans un état de détente ludique, de faire de soi un
espace d’expérience, mais surtout de la partie non visible. Et surtout,
de rester ouverts à l’information venue de l’infiniment grand, de
l’infiniment petit, ainsi que des traditions ancestrales. En Orient
comme en Occident, elles ont beaucoup à nous apprendre, ne
serait-ce que les chants slaves de l’église orthodoxe, si riches
d’enseignement sur la respiration. Cela peut contribuer au
développement du corps et du mental en symbiose.
Colette : En effet, ceci est un exemple frappant du rôle-clef que
joue de toute évidence le contexte culturel, religieux, spirituel, dans
toute forme de pratique, si épurée soit-elle. Il serait impossible de
dissocier, dans cet exemple, le chant, de la ferveur des chanteurs,
jaillie de leur foi. Cette relation intime entre la pratique et l’arrière-
plan doctrinal me semble tout aussi prégnant dans le yoga. Tout
dépend de l’intention des pratiquants : à quelle profondeur
souhaitent-ils atteindre ? Il y a divers paliers d’intérêt et des besoins
de sens, échelonnés tout au long de la vie. Quoiqu’il en soit,
apprendre à demeurer dans l’écoute du souffle, à vivre une relation
de confiance avec son corps, à entendre sa sagesse, cela se passe
de mots. Je crois que c’est à l’établissement de ce pacte
fondamental avec la vie que tu as consacré toute ton énergie et ton
ingéniosité : s’immerger dans la vie vibrante du corps, écrin de
conscience-énergie.

1. Rencontre avec Eva et le yoga, Françoise Rohmer évoque une croisière en


octobre 1972 en Méditerranée. (Livret d’anniversaire des Éléphants réalisé par les
professeurs « PIER »)
2. Le fond de gorge correspond à l’arrière de la glotte, où se trouve le larynx ; les
tissus en jeu se trouvent au bout de la trachée et des bronches à l’extrémité des
bronchioles. À ce propos, Eva répète souvent que l’effort est défini par l’OMS
(Organisation Mondiale de la Santé) par l’effet qu’il produit sur le fond de gorge qui se
contracte : l’effort semble accompagné chez les êtres humains (seulement ?) par un
fond de gorge fermé. L’une des définitions médicales de l’effort est « un acte accompli
à fond de gorge fermée »*. D’où le bruit de fond de gorge que font les tennismen, afin
de débloquer cette contraction, quand ils font un revers coûteux. Les sportifs, habitués
aux efforts extrêmes, savent intervenir sur cette zone sensible. La trace que nous
avons de cet accompagnement physiologique de l’effort est historiquement fixée dans
le légendaire « Oh hisse ! » (analogue aux fameux chants des bateliers de la Volga).
En résumé, comme dans le bâillement, l’ouverture de la gorge est associée à la
détente et à l’absence d’effort. *(Je remercie Louis-Charles Oudin pour ces
informations tirées de son mémoire). Voir également le chapitre Intervention sur le
carrefour laryngé in Eva Ruchpaul, Précis de Hatha-yoga, Stade classique, Paris,
Ellebore, 2004, pp. 187-189.
3. Professeur de Physique à l’École Supérieure des Sciences, auteur notamment des
ouvrages Le yoga et les yoga, éd. du Rocher, 1978 ; La puissance du réel, ibid. 1983.
Participation : la barcarolle du souffle-
énergie les jeux du plein et du vide

« La vie n’est pas trop courte, c’est nous qui la perdons. »


Sénèque, De la brièveté de la vie.

L’Inde considère la dynamique cosmique comme un jeu


d’alternance d’expansion-résorption, de vacuité-plénitude, de
création-dissolution. De toute éternité, Śiva danse ce rythme, sans
trêve il accomplit sa quintuple activité animée de cinq énergies
distinctes et complémentaires à la fois : créer, maintenir puis
dissoudre ce qui est venu au jour, voiler et dévoiler (la réalité). Quant
au suprême yogin, il sait bien que se cache dans la dissolution un
processus fondamental. De même, l’arrêt, la suspension, bénéficient
d’un grand intérêt dans le chemin du yoga. L’un des sens de la
racine verbale YUJ porte justement sur la deuxième phase de
maintien.

On peut, en vérité, faire une double lecture de cette quintuple


activité : au niveau cosmique, physique, naturel, mais également
comme une métaphore de l’activité de la conscience. En son espace
infini émergent, perdurent puis se dissolvent des idées, impressions,
mémoires, etc. ; une même opération mentale voile et dévoile dans
un même temps. Par exemple regardant cet arbre sur la toile d’un
peintre, ma perception occulte l’horizon. Voilement-dévoilement,
ainsi que les trois premières activités (création-conservation-
dissolution) peuvent jouer simultanément. Ainsi, baisser la lumière
de la vigilance externe permet d’intensifier celle de la vie intérieure. Il
est plausible que ces temps de pause aient été destinés à cette
intention.
On en trouve une mention dans les Yogasūtra, au deuxième
verset du premier chapitre, le Samādhi-pāda. Celui-ci porte sur
l’arrêt (nirodha) des activités mentales (citta-vṛtti). La cessation des
vṛtti aura pour conséquence de laisser affleurer la transparente
luminosité de la conscience qui était restée voilée.
Il en va de même pour le cycle respiratoire : la suspension
(kumbhaka) du mouvement physiquement perceptible ouvre à la
sensibilité d’une vibration subtile, celle de la vie, autre sens de
prāṇa. On nomme en effet les êtres vivants, prāṇin, la racine AN
signifiant vivre, se mouvoir, respirer.

Colette : Comment se passe cette séquence respiratoire en


quatre temps ?

Eva : Pensée et souffle sont interdépendants, c’est la géniale


trouvaille des yogin. D’où l’intérêt de jouer sur les modulations
respiratoires. J’ai depuis fort longtemps opté pour le rythme 4-16-8-
16 : 4 temps pour l’inspir, 8 pour l’expir et 16 pour les suspensions
entre les deux mouvements respiratoires d’inspir et d’expir 1. En
gardant les deux suspensions jumelles, de durée égale, toujours
agréables, il n’y a aucun danger de tension. La région abdominale
est activée par les flux et reflux du souffle.
L’amplification de la respiration s’installe spontanément dans un
état centré. Rythmé par le métronome digital, avec rigueur, le temps
devient plus sensible. Durant la période de suspension qui fait suite
aux quatre temps d’inspiration profonde, se produit une oxygénation
des cellules, suivi d’effets physiologiques évidents.

Colette : Ce que l’on appelle la « grande respiration », c’est


vraiment cela la signature de la méthode Eva Ruchpaul. On sait
aujourd’hui, de source scientifique, que la respiration régule le
stress, aide à contrôler les émotions, favorise le sommeil et intensifie
l’attention, tout cela parce que la respiration synchronise le
cerveau. 2 Cela semble correspondre à une aptitude naturelle ?

Eva : Rien n’est ennemi de cette confidence à soi-même ; c’est


comme une grande vague qui s’étale en éventail puis se suspend,
en apnée, avant de se retirer. C’est un renouvellement permanent.
Cela ressemble à un soupir précédé et suivi d’une pause, une
suspension, comme en musique.

Colette : Dans quelle mesure cette suspension favorise-t-elle


l’éveil ?

Eva : Cela s’opère en douceur, en suspension, comme une


plume dans l’air. Je vois là le chemin du juste éveil, une technique
de sérénité, d’équilibre, enracinée dans le vide central, dans
l’espace médian du corps.
Souple dedans, souple dehors. Suspension n’est pas synonyme
de blocage mais signifie : ça n’échange plus (avec l’air de l’espace
extérieur, car les échanges se poursuivent à l’intérieur). Cette
suspension possède un véritable intérêt sur le plan des échanges
métaboliques : il se produit une osmose où le principe actif du prāṇa
passe à travers les parois internes et externes des cellules, par une
symétrie naturelle. Il est vraiment bon de demeurer dans cet état, de
le savourer.

Colette : La notion de saveur a connu une grande carrière en


Inde. Les théoriciens de l’art ont élaboré une esthétique fondée sur
cette expérience de délectation des mots, des sons musicaux, des
couleurs… La cime de l’expérience esthétique fut qualifiée par
Abhinavagupta de « saveur de l’apaisement » (śāntarasa),
permettant de goûter la parfaite équanimité (samatā), comme dans
le yoga. Celui qui parvient à cet état, est, dit-on un être doté de la
sensibilité nécessaire pour entrer « en résonance avec ».
Abhinavagupta le définit ainsi : « Celui qui possède la capacité
de devenir un avec l’objet évoqué, dont le cœur est absolument
limpide grâce à l’étude et au contact réitéré avec la poésie, celui-là
est un sahṛdaya car son cœur vibre à l’unisson de celui de l’artiste. »
Dhvānyālokalocana, I.1
Cette finesse de perception ne s’applique-t-elle pas également à
l’art du souffle qui implique une technique subtile ?

Eva : Oui, c’est un dosage d’une extrême précision, il s’agit de


maintenir la suspension à égalité de pression entre les chambres
interne et externe : c’est à vérifier tout le temps en vue de maintenir
la qualité des échanges internes, d’ordre métabolique. Surtout, ne
pas trop pousser. On a toujours l’intention d’en mettre trop. Alors, il
suffit d’un soupir, et cela nous rétablit dans une intelligence
immédiate. Le soupir se présente comme une invitation à un niveau
d’excellence. Et pour la suspension, attention, il ne faut aller ni au-
dessus ni au-dessous : trouver le juste milieu, tout simplement.
Colette : Il n’est pas si aisé de trouver cette justesse à chaque
fois, c’est presque un jeu avec soi-même.

Eva : Très juste ! On a herborisé, cela doit avoir la légèreté d’une


balançoire, qui a son propre élan. Cette pratique nous fait plonger
dans le mouvement de la vie, elle nous fait embarquer sur la
barcarolle du souffle. Sans oublier, au vestiaire, le discernement,
grande vertu du « pensoir » ! Il faut reconnaître en toute expérience
le seuil de parfaite tolérance, s’exercer à une vigilance patiente, très
fine.
Apprivoiser le souffle de vie nous convie à un imprévisible
voyage. Pourquoi ne pas s’accorder le temps de ce voyage, en toute
détente ? Grâce à un esprit sans déséquilibre, on navigue au large
du saṃsāra, avec une aptitude à l’ouverture sensorielle, intuitive,
non cérébrale, et l’on s’invite à la fête de la vie, en recevant le
monde en partage.

Colette : Cela tient parfois du hasard, on capte, sans savoir


comment, une résonance.

Eva : C’est vrai, cela tient à un rien, la note juste. Cela me


rappelle l’incroyable rencontre que je fis avec Barbara venue pour un
concert près du lieu où nous avions une maison à la Garde-Freinet,
dans le Var. J’ai perçu la résonance vive de sa voix, la note juste,
au-delà des critères classiques. Et, plus encore, le silence qui est
venu après la musique : ce fut un moment de vie inoubliable, un
suspens dans le temps. Nous nous sommes croisées, ce fut une
rencontre étrange et éphémère mais cela m’a suffi pour ressentir sa
fibre de sensibilité hors du commun.
Barbara a incarné pour moi cette notion de justesse
indéfinissable, dans un échange quasi-magique, cela tenait à la fois
de l’abandon et de la présence.

Colette : Cette expérience a-t-elle eu un retentissement sur la


manière de pratiquer ou d’enseigner le yoga ?

Eva : De toute évidence, ce fut une révélation ! En écoutant


Barbara, puis en la rencontrant, j’ai pour ainsi dire découvert le
sentiment de l’ainsité, comme le nomment les bouddhistes : la
reconnaissance silencieuse : « c’est ainsi », tout simplement ainsi,
dans la lumière de l’évidence qui nous saute aux yeux.
Cela pose des questions sur les modes d’accès à cette réalité : il
faut bien avouer que la préparation à cela n’est en rien technique ;
on ne dresse pas son doigt, son pied, son oreille à faire telle ou telle
chose ! Ce n’est pas de l’ordre d’une performance théâtrale mais
cela est une simple manière d’être, belle, harmonieuse, sans apprêt.
Tout autour de cette personne paraît alors différent, même l’air !
Cette propagation n’est pas de nature matérielle, on ne
s’embarrasse plus à ce stade de matérialité, c’est différent. Même
son sourire provoque un suspens dans la pensée.
Ces notions de justesse et de résonance peuvent, et même
doivent, être transposées en yoga. Comment voit-on qu’un élève fait
des progrès ? Et bien parce que « ça » touche la zone de note juste,
unique pour chacun. Pour ceux qui « se chantent » faux, c’est une
sorte de violence.

Colette : La qualité de l’échange passe à un niveau qui n’est plus


de l’ordre des conventions. En fin de compte, c’est peut-être un
échange de cœur à cœur, dans le sens d’une conscience profonde.
Eva : Certainement, je suis convaincue que l’évolution matérielle
et psychique se produit à la suite de la conscience, par elle, en elle,
qui sait ? Elle se concrétise en des états qui, depuis l’essence
consciente, s’acheminent vers la matière, à travers des états de
moins en moins subtils. C’est pourquoi, si l’on aspire à vibrer en
harmonie avec la résonance juste, il nous faut devenir moins pesant,
moins stagnant, aller vers la transparence.

Colette : On trouve, dans le Cachemire médiéval notamment,


une réflexion analogue. Abhinavagupta pose la question d’une voie
sans voie, n’impliquant aucune pratique particulière, à partir du
moment où le disciple connaît l’expérience du Soi, c’est-à-dire de sa
conscience sans objet. Cette mise au diapason de la Conscience
universelle est la voie suprême, appelée non-voie. Elle n’est
destinée qu’à ceux qui se sentent qualifiés pour une voie abrupte,
sans forme. C’est à ce type de disciple rarissime que s’adresse
Abhinavagupta dans ce verset : « Écoute ceci, enjoint, ne prends ni
ne laisse, tel que tu es, jouis heureusement de tout… bien établi en
toi-même. » 3
Une telle approche n’est pas absente en Occident puisque
maître Eckhart exhortait ainsi un chercheur à tendre vers la
simplicité : « si tu trouves le chemin le plus proche reste en paix et
ne passe pas par beaucoup de peines », en effet, « si je me propose
de traverser la mer et ai besoin d’un bateau, ce besoin est une
parcelle de celui que j’ai de traverser et, une fois de l’autre côté, je
n’ai plus de bateau. »
De même pour Abhinavagupta, ce ne sont pas les moyens qui
permettent l’accès à la conscience, mais la conscience qui fournit les
moyens. La notion d’effort, insidieusement, se transforme en
obstacle… l’oiseau plane sur les nuages, il ne fait pas d’effort.
Pour en revenir au Shivaïsme du Cachemire, cette doctrine
repose sur la conception originale de la Conscience-Énergie, cit-
śakti, comme espace infini, incluant toute chose. Cet espace est
lumière irradiante, animé d’une énergie qui est prise de conscience.

Eva : La pensée que la conscience est énergie me parle ! Cette


énergie circule partout en nous et hors de nous. Dans le yoga, on
met de l’énergie en réserve, je peux dire : « je mets un tigre dans
mon moteur ! » comme le proclamait naguère la publicité des
stations-services.
Avec cette énergie que l’on se donne en plus, on retrouve le goût
de son territoire. Par exemple grâce au bandha abdominal 4, le fluide
innocent du souffle active le resserrement abdominal. Cela génère
un surcroît d’énergie, de prāṇa, qui s’engrange dans notre espace
vital et le métamorphose, c’est le goût de vivre qui croît et fleurit
dans notre jardin.

Le voyage du yoga est parsemé de petits miracles qui éclosent


ainsi encore et encore. Ils surviennent pour qui sait les voir, je leur
associe volontiers le terme d’inattendu, d’inopiné. Peut-être faut-il
une certaine innocence, naïveté ou candeur pour les accueillir. Cette
candeur, c’est, je crois, le plus bel aspect de l’honnêteté. Elle
correspond à une expérience de l’inopiné dégagée de toutes notions
de punition-récompense. À quoi rime de penser : « je ne l’ai pas
mérité » ?

Il faut faire en soi de la place pour apprendre ! Tout est là.

1. Cf. Les chapitres Procédé respiratoire fondamental & Défense et illustration du


procédé de suspension de souffle in Eva Ruchpaul, Hatha-yoga bien tempéré, Paris,
PUF, p. 34-39.
2. Cf. les articles du dossier Les pouvoirs de la respiration, réalisé par Christophe
André, dans le numéro d’octobre 2018 de la revue Psycho & Cerveau, notamment
Thomas Similowski, « Comment la respiration synchronise le cerveau » et l’interview
de Guillaune Nery, double champion du monde d’apnée, « Apprendre à mieux respirer,
c’est apprendre à mieux vivre. »
3. Lilian Silburn, Les Hymnes d’Abhinavagupta, Paris, De Boccard, 1970, p. 57.
4. Le terme bandha (ligature) désigne une phase très tonique où l’on sollicite la
musculature de manière paradoxale, en faisant travailler le muscle d’une manière
inhabituelle et se rapprocher les fibres musculaires, comme un ruban rassemble les
tiges d’un bouquet. Le bandha s’effectue dans le cadre d’une posture. Cette approche
joue un rôle essentielle dans la technique d’Eva Ruchpaul
e
Être yogin au XXI siècle ? s’en remettre
au souffle de vie

« Le yoga nous prépare à la rencontre avec la chance,


l’inattendu, l’imprévisible. »
Eva Ruchpaul

e
Colette : Comment peut-on être yogin au XXI siècle, sur
l’asphalte parisien ?

Eva : Avec naïveté, en (se) donnant du courage pour cette


recherche infiniment subtile. Et en laissant au placard à balais les
atermoiements, les préjugés, les indolences. Faire comme si,
comme si c’était simple, facile ; accepter de laisser aller et venir.
Agir, oui, mais agir selon, avec soi plutôt que contre soi. En
pratiquant la justesse, en toute chose, on évite la cuillèrée de trop
qui enlève la transparence.

Colette : Cette sagesse me rappelle certains traités chinois qui


insistent sur l’importance de désemplir le cœur-esprit, afin de ne pas
le laisser se surcharger de pensées, d’émotions, de mémoires trop
lourdes à porter. Si l’on se souvient que tout est énergie, il est plus
facile d’accepter de se vider, de faire de l’espace en soi. Pour mieux
accueillir.
Le corps, le souffle et la conscience obéissent au même rythme
de l’énergie, où alternent vide et plein.

Eva : Oui, le corps en bénéficie aussi ! Un élément essentiel du


hatha-yoga consiste à découvrir au cœur de la « charnelle
compétence » la notion d’énergie comme le rappelle le Professeur
Jean Trémolières :
« Le nouveau, c’est que le charnel n’est plus seulement un
empirisme, mais que notre connaissance du charnel s’exprime en
molécules, en formes d’énergie, en niveaux d’organisation de plus
en plus élaborés. »

Colette : Comment la technique du souffle œuvre-t-elle en ce


sens ?

Eva : Il est essentiel de comprendre que tout notre être forme


une architecture en laquelle tous les éléments, tous les niveaux, sont
solidaires, imbriqués. Les Upaniṣad ont suggéré cette interrelation
par l’emboîtement des trois corps grossier-subtil-causal
correspondant en gros aux niveaux du corps physique, du souffle et
de la pensée ainsi que de l’intuition, enfin de la conscience ayant
pour essence la félicité. Chez la plupart des êtres humains, cet
arsenal se trouve, hélas, affecté par des troubles, des tensions, des
turbulences internes, de toutes sortes, qui ne le laissent jamais en
repos, sauf peut-être dans le sommeil profond. Comment remédier à
ce mal-être ?
Le yoga préconise un moyen qui a fait ses preuves au cours des
millénaires : la « descente » des rythmes de la respiration,
transformant ceux de la pensée. Ce ralentissement allant jusqu’à la
suspension unifie, apaise, l’arbre somatique. C’est comme si on se
posait près d’une source qui gazouille ! On entre en familiarité avec
le souffle, on redécouvre les bienfaits de la douceur envers soi.
Assez d’auto-vandalisation.
Comme en musique, on essaie d’accéder à un rythme bien
tempéré, rassurant, « harmonisant ». La pratique du souffle laisse
par ailleurs des empreintes car, on le sait, le renouveau métabolique
demeure quelques instants, voire quelques jours ; il tend vers une
homéostasie. De là s’ensuit une distanciation par rapport à l’impact
du monde extérieur. Mais tout cela n’est possible que grâce à la
posture considérée comme un contrat avec soi-même ; elle devient
le théâtre d’une intensité psychologique forte, mais cela se passe
dans une structure d’accueil privilégiée !
Un rapport de jeu et non de force s’instaure avec l’événement.
Cela me rappelle la parole de Krishna dans la Bhagavad Gītā,
interprétée par Marguerite Yourcenar :
« Combats comme si ça servait à quelque chose,
Travaille comme si ça servait à quelque chose ! »

Colette : Dans le Tao également, tout est question de souffle. Le


Souffle vital, qi, à la source de toute chose, préside à la vie, à l’unité
du cosmos et à l’acte vrai chez l’être en lequel il se trouve
rassemblé, unifié. Tchouang tseu déclare :
« Que le souffle se concentre, c’est la vie. Que le souffle se
disperse, c’est la mort. »
Le taoïste apprend à faire circuler, au-dedans de soi, ce souffle-
énergie ; il perçoit, partout dans l’univers, sa présence semblable à
une mer dans laquelle il baigne. Le souffle respiratoire n’en est
qu’une forme spécifique, un aspect individualisé. Le principe
dynamique de circulation est d’ailleurs étroitement lié à celui de
l’espace, ou du vide, sans lequel aucun mouvement ne serait
possible.
Certes, les pratiques taoïstes consistant à faire circuler le souffle
dans divers lieux stratégiques du corps (organes, viscères…)
participent d’un autre imaginaire du corps que celui de l’Inde.
Toutefois, ces deux imaginaires ne sont pas exempts de résonances
entre eux, surtout si l’on considère les Tantra, où le corps est vécu
comme un microcosme, reflet du macrocosme.

Eva : Il s’agit en Chine d’un type d’aérothérapie, les pratiquants


se réparent ainsi par la respiration. Cela fait partie des choses que
l’on peut demander au hatha-yoga. Il offre en fait quatre lignes de
force correspondant à des moyens d’action capables de modifier la
fonction cérébrale : 1- la respiration en premier lieu, 2 & 3- la
mobilisation et l’immobilisation articulaire ainsi que musculaire, 4- la
stimulation-sédation viscérale et nerveuse.

Colette : Il me semble cependant que le Tao dépasse le cadre


d’une simple aérothérapie, même s’il peut en présenter certains
aspects. Comme en Inde, cette tradition plurimillénaire vise à l’union
avec le Souffle cosmique. Celui qui réalise cela devient un « Homme
Véritable » (zhenren), en totale osmose avec les éléments et la
Nature. Doté d’une sensibilité qui perce au-delà des apparences, il
saisit, en lui-même, les résonances subtiles qui unissent
microcosme et macrocosme, il accède ainsi au cœur du principe
universel. Le Souffle, au sens d’Énergie subtile, est le grand vecteur
des métamorphoses ; l’alchimie interne taoïste rejoint parfois les
techniques du Tantra, qui consiste en un « raffinement », une
décantation.
Eva : Sans doute, il existe entre Tao et yoga des corrélations à
décrypter. L’une des meilleures vertus du prāṇāyāma est,
incontestablement, de décanter, de dissoudre les obstacles, voire de
déceler tout ce qui nous empêche de respirer. Je me souviens d’une
élève qui se trouvait d’ordinaire bien à l’aise dans la pratique, sauf
qu’un jour elle s’avoua incapable de réaliser la grande respiration.
Alors qu’elle s’était installée dans une détente consolatrice, elle
s’écria soudain : « c’est le plombier ! » Oui, c’était le problème qui
avait eu lieu le matin, et qui était devenu une perturbation psychique,
vṛtti, qui bloquait. Cela est ressorti dans le silence du « rien à
faire ». La première chose à faire, dans bien des cas lorsqu’il y a une
difficulté ou un blocage, c’est bien de ne rien faire, sans effort ni
volonté personnelle.

Colette : Dans le shivaïsme du Cachemire, on utilise les images


de cuirasses ou de gangues. Tout se passe comme si nous
évoluions à la manière d’acteurs de théâtre, avec pour metteur en
scène Māyāśakti, la puissance de jeu déployée par l’Illusion. La
quintuple limitation exerce son influence sur le sujet conscient,
cristallisant et voilant sa liberté et son essence originelles.
Les gangues sont au nombre de cinq. Kalā, « détermination »,
tout d’abord, provoque la fragmentation et la limitation de la
conscience qui est infinie par nature. Puis Vidyā, suscite un savoir
restreint, l’oubli de l’omniscience originelle. Vient ensuite Rāga,
l’inclination focalisée, particularisée, qui impose des frontières à la
plénitude. Suit Kāla, le Temps qui fragmente et restreint l’éternité,
faisant oublier l’atemporalité de la Conscience absolue. Enfin Niyati,
la détermination sous forme de causalité et de contingence spatiale.
Ces limites de la personnalité humaine disent les manques
éprouvés. L’expérience du yoga peut-elle surmonter ces limites
congénitales que l’homme s’impose sans le savoir ?
Eva : La respiration, en ses diverses modalités en est
certainement capable ; bien des yogin en ont témoigné, en Orient
comme en Occident. Le souffle fluide est expérience de plénitude et
de vacuité : il nous conduit vers un équilibre qui débouche sur la paix
et la complétude.

Colette : C’est ce qu’expriment les préfixes sanskrits sam- et -ā,


que l’on trouve dans samādhi par exemple. Sam- exprime la
perfection, la totalité ; ā- la convergence d’une énergie vers le centre
ou la diffusion à partir du centre. Il suffit d’imaginer un cercle, avec le
centre et les rayons. L’attention au souffle bien menée achemine,
aimante, vers l’espace médian du silence intérieur. Il est bon de
s’accorder du temps pour cela !

Eva : Parfaitement, remplissons ce contrat avec soi-même car à


ce niveau le yoga est l’art des arts, il nous fait vivre cette
transparence appelée sattva, à la fois limpidité, légèreté et
intelligence.

Colette : Sattva signifie étymologiquement « ce qui a la qualité de


l’être, de ce qui est véritablement 1 » et a donné, dans certaines
doctrines, le sens de psychisme, ce qui perçoit et comprend. Il sous-
entend également un mode intuitif capable de saisir la globalité du
corps, de ce fait les sensations synesthésiques : alors tous les sens
coopèrent et participent à une explosion des perceptions. Le prāṇa
joue là un rôle essentiel.

Eva : La conscience intuitive joue un rôle primordial. Je privilégie


cette manière d’aborder la posture, en donnant du temps à une
fonction cérébrale appelée pré-conscience, un territoire ni conscient
ni inconscient se caractérisant en effet par un mode de
connaissance intuitive, étendu à l’organisme entier. C’est pourquoi
j’expérimente sans cesse.

Colette : La continuité, sans rupture dans notre corps-souffle-


conscience, est une notion centrale du yoga comme de la médecine
en Inde. On la trouve en effet, dans les traités médicaux tels que la
Suśruta- Saṃhitā et la Caraka-Saṃhitā 2. Il est frappant de lire dans
les deux termes sanskrits de sens contraire, roga et aroga, une
association maladie / rupture, dissociation interne, et son opposé :
santé / non-rupture. Roga vient de la racine verbale RUJ signifiant
rompre. Par ailleurs « entier » (sarva en sanskrit, d’où dérive salvus
en latin) désigne la bonne santé.

Eva : Le yoga n’est pas une thérapie en tant que telle. Je dis
souvent que les enseignants de yoga sont des jardiniers d’adultes
bien-portants, qui savent bien porter leur peine. Être capable de
s’adresser à sa vitalité en toute circonstance, de développer ses
ressources internes, sans s’attarder sur ce que l’on a ou pas !
Considérer en premier lieu ce que la nature nous a confié : cela est
signe que l’on est dans la confidence du souffle.
Accueillir le déjà-là, en éclairant cette réalité immédiate par la
confiance et la prévoyance ; celles-ci s’appuient sur la technique
respiratoire d’oxygénation, l’installation d’une neutralité
neurophysiologique. La confiance dans le souffle est une invitation à
savourer l’instant, elle incite à accueillir en soi la préscience, la
prémonition, et ne laisse aucune place au mépris de soi.

Colette : Faut-il voir dans cette attitude l’essence de


l’enseignement du yoga ?
Eva : Se mettre à l’écoute du potentiel du jour, en tant que
pratiquant et, de la part de l’enseignant, ni juger ni corriger : dès la
première séance, on doit faire naître un apprenti-yogin non auto-
censeur, qui se sent en confiance et parvient à se reposer en la
confiance. Il est essentiel d’adapter à notre contemporain cette
attitude de spectateur accueillant pour ce qu’il sait faire, non ce qu’il
apprend ; il accueille le déjà-là. Il le reconnaît.

Colette : Pourquoi avoir fondé une école, une formation de


professeurs ?

Eva : J’ai toujours eu l’amour de la recherche, du savoir-


comment, le respect de l’autre, et le désir qu’il devienne ce qu’il est
vraiment. J’ai commencé, sans le vouloir vraiment, à enseigner dans
les années 1960, et j’ai fondé l’Institut (IER) à l’automne 1971. Il est
devenu une école bénéficiant du statut d’établissement libre
d’enseignement supérieur, agréé par l’Académie de Paris. Tout s’est
passé si aisément, sans le vouloir vraiment.
La formation ne s’arrête pas avec le diplôme de fin d’études mais
propose une sorte de « post-IER » ; les professeurs « PIER »
continuent de venir se former régulièrement à l’Institut ou lors de
stages. Dans ce microcosme gravitent également une école de
formation à Athènes, des collègues à Vienne en Autriche depuis
25 ans, à Turin en Italie depuis 10 ans, à Tromso en Norvège depuis
10 ans également. Ces professeurs se sont engagés avec sérieux
dans leur démarche : ils reviennent régulièrement à l’IER à Paris. Il
en va de même pour les enseignants qui viennent avec leurs élèves
de Bretagne ou des vallées alpines. Il y a donc un vivier de
pratiquants fidèles.
Concernant les enseignants, j’attends d’eux qu’ils suscitent et
nourrissent la gourmandise du partage. Le savoir est tel une nappe
phréatique, si l’on ne pompe pas, si on le fait trop ou trop peu, elle
s’appauvrit. Mais juste ce qu’il faut, alors elle s’enrichit. En
partageant la connaissance, la joie de la pratique, il y a
renouvellement du niveau énergétique. Ce qui aujourd’hui n’est pas
encore comestible, peut le devenir demain.

Colette : Quelles sont les qualités requises pour un professeur de


yoga, à l’Institut Eva Ruchpaul ?

Eva : La première est qu’ils deviennent capables d’une


transmission qui privilégie la simplicité et l’intelligence de
l’adaptation, c’est-à-dire qu’ils sachent tenir compte des handicaps
et multiples paramètres liés à l’état somatique et psychique de
l’élève. C’est pour cela que pour leur tout premier contact avec le
yoga, les débutants, dans notre école, prennent toujours un cours
particulier (ou deux si nécessaire), ils ne commencent jamais par un
cours en groupe.
L’enseignement du yoga est une vocation qui exige à la fois
d’avoir le sens du métier de service, tout en recherchant
l’excellence, et d’être assez dévoué pour donner le goût de la
confiance en soi, même aux plus anxieux. S’adressant à une
population très variée, le professeur, je dirais plus modestement
l’instituteur de yoga, cultivera l’humilité, sans se considérer comme
un thérapeute ou un je-sais-tout !

Colette : Et de la part des élèves, quelles sont les attentes ?


Eva : Du côté des élèves, une qualité essentielle est la
prédisposition au courage : celui d’accepter de pratiquer sans brio,
sans récompense, comme un jardinier qui se rencontre lui-même,
soigne avec la même attention épinards et roses. L’apprenti-yogin
devrait aimer le tête-à-tête avec soi-même ; ce n’est pas évident,
quel que soit l’âge.
Ce qui importe avant tout, c’est de se rendre compétent dans le
quotidien, avec grâce, et tout faire ainsi. Le premier signal
concret d’une maturation me semble être une manière de laisser
s’aménager dans le temps la hiérarchie des urgences. Quand on
« va » bien, les choses prennent leur rang. L’urgent ne prend plus le
pas sur l’essentiel.

Colette : Cette mise à l’honneur de la vie pratique est en


résonance avec celle du Shivaïsme du Cachemire. Quelle aptitude
pourrait le mieux favoriser, au quotidien, l’habileté yoguique à vivre
dans le monde ?

Eva : L’aptitude au « dévouloir » : une complète habileté qui


permet de découvrir en un instant, de reconnaître, de tâter ce qui, en
soi, se situe hors du domaine de la volonté. C’est de l’ordre d’une
présence vivante, d’une énergie indicible. Il est essentiel de
l’accueillir et de créer ainsi les conditions pour vivre une expérience
personnelle non-ordinaire. Pour certains, cette sensation peut
déboucher sur le sentiment de ne faire qu’un avec le Tout, ce que
Romain Rolland a appelé le « sentiment océanique ». Il survient
dans la suspension, dans l’entre-deux qui fait échec aux vṛtti, au
saṃsāra, le mouvant erratique du psychisme projeté au niveau
cosmique. C’est pourquoi j’ai appelé le yoga que j’ai choisi, ou plutôt
qui s’est imposé à moi, « yoga de l’entre-deux ».
Dans notre recherche innocente, se produit à dose régulière,
dans l’exercement du souffle, dans une posture immobile, cette
justesse. Elle m’évoque le plaisir d’une phrase musicale, un
enchantement, venant teinter le sentiment d’infini.
Colette : Comment le souffle fonctionne-t-il lors de cette
expérience accueillie ?

Eva : La clé revient à découvrir le spontané, qui correspond au


mode universel. C’est la survenue de la Grande Inopinée, elle seule
sait atteindre la couche d’innocence, en sympathie avec la pensée
profonde. Ce qui est alors ressenti, est un état lumineux
accompagné de confort respiratoire.

Colette : Dans un ancien texte du Tantra shivaïte cachemirien,


intitulé Vātūlanatha-sūtra 3, déjà évoqué, on retrouve très exactement
cette notion de Sāhasa. Le mot sahas signifie énergie, puissance,
victoire ; de son champ lexical, citons l’adverbe sahasā
« soudainement », « immédiatement », « de manière inattendue »,
« par hasard ». Dans le contexte tantrique shivaïte, le terme Sāhasa
désigne l’Énergie cosmique se manifestant de manière inopinée et
octroyant la grâce (śaktipāta « chute / descente de l’énergie »).
Cette irruption soudaine de la réalité est au cœur des diverses voies
de délivrance (activité, connaissance, élan du cœur, non-voie).

Eva : Ce que j’appelle la Grande Inopinée n’est pas bien éloigné


de cela : il me semble qu’elle nous met en contact avec le souffle
cosmique. Ce n’est rien d’apparemment extraordinaire, seulement
une parole intime, sans mots, en dialogue avec l’univers, avec le
monde vibratoire.

Colette : Cela me fait penser au terme « subtil », sūkṣma en


sanskrit, probablement lié à sūci, l’aiguille pour coudre, et à sūtra (le
fil). Ces termes dérivent de la racine verbale SIV coudre ensemble,
joindre, unir 4. C’est bien le cas de l’enveloppe faite de souffle,
prāṇamayakośa 5, qui appartient au corps subtil : elle joint, unit, le
corps physique (l’enveloppe la plus externe) aux dimensions plus
intérieures et plus subtiles : le corps subtil comprend en effet
l’enveloppe faite de souffle-énergie (prāṇa), celle faite de pensée
(conscient et inconscient), celle faite de connaissance intuitive. Notre
corps physique est pour ainsi dire infusé de souffle et de conscience,
il nage dans ces vibrations si subtiles qu’elles passent en général
inaperçues.

Eva : Le prāṇa m’est toujours apparu comme un milieu ambiant,


un bain intérieur, nous en avons déjà parlé, il nous ramène au vide,
dans le sens de l’espace céleste. C’est en cela qu’il est un chemin
vers la tranquillité. Si cette connaissance est niée, on est dé-centré.
Les Bauls chantent ce refrain : « Ai-je tout fait pour m’en
souvenir ? » Au fait, quelle est l’étymologie du terme sou-venir ?

Colette : Cela évoque l’image d’un substrat, d’une potentialité


sous-jacente, qui affleure à la conscience, qui « vient dessous »,
sous les activités mentales qui s’ébattent dans l’état de veille.

Eva : Se souvenir du souffle, quelle panacée ! Relions-nous à


cette énergie qui nous vient de la Vie, avec laquelle nous vibrons en
osmose, car nous faisons partie intégrante de l’univers. Nous
pouvons en faire l’expérience tangible dans le temps de la séance.
On ressent un mouvement vibratoire, une circulation, une onde
universelle. C’est une évidence oubliée.

Colette : Que peut apporter la pratique de kumbhaka, la jarre, qui


correspond à une suspension du souffle dans le contenant du
corps ? Comme le disent les Upaniṣad, nous sommes pareils à une
jarre de terre cuite. À la mort, le corps-jarre se trouve plongé dans
l’océan, alors la paroi d’argile fond dans l’eau ; l’intérieur et
l’extérieur ne sont plus distincts. Ils appartiennent au même courant,
tel un fleuve se fondant dans l’océan. En va-t-il de même pour le
kumbhaka 6 respiratoire ?

Eva : Pour ainsi dire, durant l’apnée, le souffle vecteur de la


pensée, des états émotionnels, psychiques, s’apaise, se suspend.
Ainsi délesté du trop-pensé, on retourne vers un état d’innocence.
On s’ouvre de l’intérieur, on se met à l’écoute, plein d’attention pour
ce qui advient et que l’on ne connaît pas encore.
Je vois Kumbhaka comme un temps d’équilibre en plénitude ou
en vacuité, selon que l’apnée se réalise poumons étalés ou fanés.
L’interruption du « courant d’air » est comme un signal de
contentement
Cette suspension se trouve installée par deux fois, en symétrie,
poumons étalés ou poumons flétris. Cela ne devrait pas présenter
de différence sensorielle. Toute gêne demande un surcroît
d’attention, de prévenance. Le plus souvent, les raisons de
l’inconfort trouvent leur source dans le manque de concentration.
Toute échappée se paie par un véritable désagrément de type vital :
on étouffe ! Une autre raison de maladresse est la précipitation or
cette posture psycho-physiologique ne peut se stabiliser que lorsque
l’effet perturbant (naturel) de la posture précédente est résorbé
grâce au temps de réparation consacré à l’écoute intérieure, aux
petites respirations.
Ce moment sans intention, éprouvé comme un accueil du
« rien » entre deux postures, est d’une richesse insoupçonnable.
Notre contemporain en a perdu la saveur, et plus encore, la subtilité.
Cet entre-deux qui revient régulièrement entre deux constructions
posturales précises est d’une durée variable, celle-ci dépend de la
fatigue parfois mal acceptée de l’apprenti, et surtout, de son
éducation. Nous sommes tous des êtres variables ! Le savoir-faire
dans l’exercice des postures n’est qu’un encouragement confidentiel
au savoir-être. Il nous incite à sortir de l’activisme forcené de l’ère du
béton, et ne demande qu’un peu de talent, celui de s’ouvrir à l’instant
qui vient.
Colette : Peut-on parfaire ainsi son attention, sa disponibilité à
l’instant ?

Eva : Elle se parfait toute seule ! Cette « habileté de


soi » 7 devient efficiente en toute chose si on lui laisse le champ libre.
On découvre alors une étonnante aptitude consistant à laisser-faire.
Dans ce jardin poussent trois arbres, le bien-aise, la confiance, la
sagesse, qui s’entrelacent l’un à l’autre pour tisser une unique
frondaison. Le yogin parvient à la complète habileté qui consiste à
savoir inventer le moment non prévisible.

Colette : Ce moment imprévisible, qu’apporte-t-il de spécial ?

Eva : De tels moments apportent la révélation d’un savoir-être


inné. C’est ce que j’attends, en vérité, dans toutes les propositions
d’exercement. On traîne, dans des morceaux de souvenir, des
savoirs inouïs, les vāsanā, désincarcérés des entrepôts par
l’invisible puissance du prāṇāyāma qui dissout les scories
psychiques.
Le Haṭha-yoga est quelque chose à part ; par la culture du souffle
en ses diverses dimensions, il révèle une remarquable vélocité de
réaction adaptative, non seulement au cours de la pratique yoguique
mais également dans le vécu quotidien. L’habileté ne s’en sépare
pas, elle resurgit spontanément à chaque coin de la vie courante. Ce
n’est pas un exercice ordinaire ! Il s’agit de rester sans distraction
même en faisant quelque chose de distrayant.
C’est cela, accueillir la Grande Inopinée : improviser, danser,
avec le réel.

Colette : L’expérience du yoga culmine ainsi dans l’agir sans agir.

Eva : Oui, il faut le redire, encore et encore : l’art du yoga revient


à « se jardiner », se dépasser, pour connaître la saison des fleurs. Il
nous initie à la patience des saisons, depuis l’hiver sans fleurs
jusqu’à leur épanouissement. Il y a des moments âpres, mais le
souffle est toujours là. Puis vient la saison du « contentement »,
littéralement quand la bouteille est bien remplie.
Le yogin sait s’offrir l’information de contentement, information
qui, hélas, n’habite pas notre culture. On veut encore, encore et
vite ! Alors ça déborde ! Quant à la « bouteille contente », elle est
satisfaite. L’apprenti-yogin, de même, apprend à s’aimer, à
s’honorer. C’est là une aptitude humaine fondamentale que l’art du
souffle met à notre portée. Le yoga nous enseigne aussi et surtout
comment retrouver l’émotion de contentement.

Colette : Cela me rappelle la chanson d’Alain Souchon, « La vie


Théodore », elle évoque la simplicité d’une existence dépouillée et
heureuse. Théodore Monod « marchait dans le désert, dormait
dehors », il se contentait d’un « minimum, une bible, un cœur
d’homme, un petit gobelet d’aluminium. » Ces paroles illustrent la
« sobriété heureuse », sans pulsion d’appropriation. Sans parler de
la « joyeuse frugalité » de Pierre Rabbhi.

Eva : En effet, le yoga instaure un rapport sans possessivité avec


le monde. On ne s’approprie ni l’acte, ni le geste… Le souffle nous
montre le chemin, il oscille entre vide et plein. C’est cela la véritable
plénitude de l’acte désintéressé prôné par la Bhagavad Gītā :
« Ne te préoccupe que de l’acte, jamais de ses fruits. N’agis pas
en vue du fruit de l’acte ; ne te laisse pas non plus séduire par
l’inaction. » II.47

Il y a aussi la notion de gratuité. Quand le yoga fut découvert en


Inde, l’aspect marchand n’existait pas. Ni rentabilité ni mécanisation,
comme la répétition qui n’est stimulante ni pour le corps ni pour
l’esprit. C’est la différence fondamentale avec l’Orient, me semble-t-
il, du moins aux temps anciens.

Colette : Le yoga nous est-il réellement étranger ?

Eva : Ah ! Toute la question est là, comment peut-on être yogin ?


Montesquieu n’avait-il pas, lui aussi, interrogé de la sorte :
« Comment peut-on être persan ? ». Le yoga ne saurait être
étranger à quiconque, voilà ce que je pense : tout être humain peut
le pratiquer car son seul matériau, c’est lui-même, un attelage fait de
conscience, de souffle et de corps. Apparu en Inde il y a des
millénaires, il a incorporé diverses sagesses hindoues, jaïnes,
bouddhiques ; il fait totalement partie de la civilisation indienne dont
il est l’une des plus belles réalisations. Cependant, il dispense ses
bienfaits à l’humanité entière, personne n’en est exclu !
Le fait de passer par une culture autre présente une chance
décisive de s’ouvrir, de s’offrir une éducation plus vaste, plus
universelle. Peut-on dire que le yoga grandit l’homme ? Il est en tout
cas un rempart contre la démesure, il apprend à se respecter et
s’aimer soi-même. Il nous sensibilise, par le souffle tout
particulièrement, à l’espace interne du corps mais aussi à la vacuité
mentale.
Colette : Le yoga a subi une évolution ces dernières décennies,
cela va-t-il dans le sens de la tradition d’origine ?

Eva : Depuis les cinquante dernières années, l’art du yoga a été,


me semble-t-il, un peu malmené par les instituteurs de yoga. Sans
parler du yoga avec son chien ou sa cannette de bière, ou des
formations accélérées en quelque semaines… qui sont des
contresens absolus, certaines nouvelles formes m’apparaissent
parfois plus du ressort de la culture physique, car il n’y a aucun
esprit de compétition dans le yoga véritable. Pas de pouvoir, rien à
fabriquer, seulement ce que le poète nomme « le pur,
l’insurveillé »…

Colette : Ces mots suggestifs appartiennent à la Huitième des


Elégies de Duino de Rainer-Maria Rilke. Le poète évoque dans ce
texte l’expérience de « l’Ouvert », soit la vacuité libre et vivante,
sans limite :
« De tous ses yeux la créature voit l’Ouvert (…) (L’animal même),
lorsqu’il avance, il avance dans l’Éternité, comme coulent les
sources. Mais nous, jamais, pas un seul jour, nous n’avons devant
nous le pur espace dans lequel les fleurs, infiniment s’épanouissent.
Toujours c’est le monde et jamais ce qui n’est nulle part et que rien
ne limite : le pur, l’insurveillé, que l’on respire, que l’on sait infini et
ne convoite pas. »

Eva : Le yoga est en réalité un art de la simplicité, une aventure


qui ne rapporte rien, que de la vie en plus. Il procède d’une patiente
exploration intérieure, d’un intime et imprévisible voyage. L’intensité
de la présence à soi-même qu’il développe, me fait penser à un
avion qui fait le point avant de décoller : la pratique bien menée
permet aussi de s’élever vers la lumière, au-dessus des nuées de
concepts et d’images.
En dépit de toutes ces mutations et effets de mode, le yoga sait
donner du goût aux choses de la vie ; il ravive le goût de soi, du Soi,
il invite à faire halte, à faire silence. Il le sait bien celui à qui est
donné d’entendre « la petite musique de l’origine ». Du cœur de ce
silence, jaillit une perception renouvelée du rapport au monde et aux
autres : avec humilité, on se sent des ailes pour servir les autres
avec sincérité.
Cette harmonie discrète se dévoile avec évidence quand
quelqu’un habite une posture avec grâce : tout dans le corps
exprime alors une beauté intérieure, infusée de plénitude.

Colette : Comme dans les fresques et les sculptures d’Ajantā 8 où


les bodhisattva, les apsarā, ont été représentés par les moines
bouddhistes, arborant un geste juste, beau, simple, dans la vague
d’un souffle venu de l’infini, dans la juste vibration. Ils donnent
l’impression de vivre dans le temps suspendu d’un repos heureux,
un véritable voyage intérieur. Si le yoga est un voyage, vers quoi
mène ce passage ?

Eva : C’est comme si l’on se retrouvait en haute mer dans un


océan de conscience-énergie. Tout le corps, le souffle, les
pensées, etc. sont ressentis comme des ondes faisant partie
intégrante de ce même espace vivant. Cela a un goût de liberté,
d’éternité retrouvée 9. Dès lors la rencontre devient possible, avec
soi, avec les autres, et n’est pas court-circuitée par le mental.
C’est une exploration mais sans chercher à explorer. C’est une
attention au souffle mais sans exclusion autocentrée, au contraire,
c’est une manière d’être disponible. Ce don de la vie est apprécié
par un cœur pur, accordé à son fond de sincérité.
Colette : Dans les Versets sur la Reconnaissance du Seigneur,
Utpaladeva (Xe s.) donne un aperçu des correspondances entre les
cinq souffles et les états de conscience 10. Cela aide à voir la vie
comme un voyage commençant par un inspir et s’achevant sur un
expir. Il est étonnant de voir comment ces concordances peuvent se
révéler pertinentes pour un yogin contemporain.
Eva : Rien de plus normal ! Nous sommes tous passagers du
souffle de vie, tous locataires sur la terre ; il faut bien rendre le bail le
jour J ! Et ne pas occulter sa propre fin : mourir, après tout, comme
naître, c’est ce que nous avons tous en commun avec tous les êtres
vivants. Pourquoi s’alarmer ? Mourir, comme on éternue, d’accord,
c’est un un clin d’œil mais il faut dédramatiser ce rapport tétanisé
que nous nourrissons envers nous-mêmes ! Ce n’est après tout que
la dispersion de tout ce qui s’était, provisoirement, constitué en
existence individuelle. On sait bien que le nœud du problème, c’est
l’attachement à soi-même. L’ego veut durer, mais les penseurs
indiens, bouddhistes essentiellement, l’ont bien montré : le moi est
une construction illusoire. Nous projetons notre durée, mais
l’existence n’est réelle que dans l’instant présent.
Nous redoutons de disparaître, nous, tels que nous nous
imaginons maintenant ! Mais disparaissons-nous vraiment ? Dans
six siècles, six mois ou six jours, ces particules qui nous constituent,
venues du passé de l’univers, vivront en quelqu’un d’autre. Tous ces
éléments, y compris ce qui a été engrangé dans notre pensée, notre
imaginaire, notre mémoire, notre savoir-faire aussi, nos
expériences : toutes ces empreintes physiques et psychiques seront
réemployées dans d’autres vies. Moi-même, j’ai hérité, à la
naissance, d’une personnalité forgée par des éléments venus du
fond des siècles, puis elle n’a cessé de se nourrir des situations de
l’existence, en s’adaptant, en se transformant. Il est étrange,
quelquefois, de percevoir que nous sommes plus ou moins déjà
« informés » par ces particules, par ces empreintes résiduelles.
Nous pouvons en avoir une précognition.

Colette : En Inde ancienne, cette manière de ressentir l’existence


comme un tissage réalisé à partir d’éléments universels,
immémoriaux, toujours réinvestis dans le cycle de la vie, a donné
naissance à la théorie des vāsanā, vestiges inconscients. Cela peut
expliquer le phénomène de « résonance » avec les le monde et les
autres êtres vivants, alors que nous n’en connaissons rien,
apparemment.
Le sentiment de participation au grand cycle de la vie a été
exprimé avec talent par deux poètes notamment, Victor Hugo et
Rabindranath Tagore.
Dans son poème intitulé Cadaver, extrait des Contemplations, le
poète romantique français évoque son sentiment d’une existence
perpétuée, sous une autre forme, dans les éléments de la nature,
une approche qui n’est pas étrangère à la conception indienne.

« La chair se dit :” Je vais être terre, et germer,


Et fleurir comme sève, et, comme fleur, aimer !
Je vais me rajeunir dans la jeunesse énorme
Du buisson, de l’eau vive, et du chêne, et de l’orme,
Et me répandre aux lacs, aux flots, aux monts, aux prés,
Aux rochers, aux splendeurs des grands couchants pourprés,
Aux ravins, aux halliers, aux brises de la nue,
Aux murmures profonds de la vie inconnue ! (…)
Je vais être oiseau, vent, cri des eaux, bruit des cieux,
Et palpitation du tout prodigieux !” »
Quant à Tagore, il exalte l’unité de la vie humaine au sein de
l’univers :

« Le même fleuve de vie qui court à travers mes veines jour et


nuit, court à travers le monde et danse en pulsations rythmées. C’est
cette même vie qui pousse à travers la terre sa joie en
d’innombrables brins d’herbe, et éclate en de fougueuses vagues de
feuilles et de fleurs… Je sens mon corps glorifié au toucher de cette
vie universelle, car ce grand battement de la vie des âges, c’est
dans mon sang qu’il danse en ce moment. » Tagore, Gîtâñjali, LXIX.

Eva : Oui, c’est cela célébrer la vie ! Selon la manière dont le


jardin de notre vie est arrosé, cultivé avec plus ou moins de vitalité
on peut découvrir sa nature profonde. A chaque apprenti-yogin, je
voudrais dire : ce talent qui te cherche, ce charisme qui perce à
travers toi, il faut les accueillir ; ils racontent ton savoir-être, avec
simplicité, comme les sourires dans le métro.
Parmi de nombreux autres talents, le yoga possède une grande
vertu, il apprend à accepter ses savoirs, y compris tout ce qui n’a
pas été appris. J’accorde une extrême importance à la pré-
connaissance de cet état de rien, où nous conduit le souffle
apprivoisé.

Alors, au cœur de notre musique intérieure, cherchons à


découvrir la vibration du souffle de Vie, en nous tenant à cet adage
universel :

« Souviens-toi du souffle ! ».

1. Le terme sattva est formé du participe présent du verbe être AS, sat- (ce qui est,
étant) et du suffixe -tva (le fait de) : le sens de sattva peut se dire, littéralement « le fait
d’être, simplement, sans altération ».
2. Ces deux textes médicaux, les plus importants de l’Inde ancienne, contiennent des
passages forts intéressants sur la conception de l’homme, les préceptes de longue vie
(āyus), socle de l’āyur-veda (science de longue vie).
3. Lilian Silburn, Les Vātūlanātha Sūtra, Paris, de Boccard, 1959. Cf. note 1 p. 87
4. Les termes latins suere (coudre, attacher), sutor (cordonnier, savetier), et anglais to
sew (coudre).
5. Dans les Upaniṣad et le Sāṃkhya, est développée la doctrine des multiples
dimensions du corps ; emboîtées concentriquement, les cinq enveloppes (kośa) se
déclinent comme suit, du plus grossier au plus subtil : enveloppe faite de nourriture
(anna-maya-kośa), enveloppe faite de souffle-énergie (prāṇa-maya-kośa), enveloppe
faite de pensée (mano [manas]- maya-kośa), enveloppe faite d’intuition (vijñāna-maya-
kośa), enveloppe faite de béatitude (ānanda-maya-kośa). Ces cinq enveloppes
correspondent aux trois corps : physique (1er kośa), énergétique (les 3 suivants),
spirituel (le dernier).
6. Cf. dans la partie introductive du livre : Autoportrait par Eva.
7. Cf. Bhagavad Gītā II. 50 « le yoga est habileté dans les actes ».
8. Ajantā, dans le Maharashtra, près d’Aurangabad, site exceptionnel de 30 grottes
bouddhiques, est classé au patrimoine mondial de l’humanité de l’UNESCO. Il a été
découvert par hasard en 1819 par des soldats britanniques en patrouille. On pense
que les moines, dès le IIe s. av. JC, venaient y trouver refuge à la saison des pluies ; ils
ont peint et sculpté des scènes d’un exceptionnel raffinement, sur les thèmes
bouddhiques traditionnels.
9. Eva cite ce vers de Rimbaud, qui ouvrent le poème Éternité : « Elle est retrouvée.
Quoi ? — L’éternité. C’est la mer allée Avec le soleil. […] », mai 1872.
10. Le maître cachemirien Utpaladeva (Xe s.), de la même lignée qu’Abhinavagupta,
propose une approche synthétique des souffles liés aux états de conscience. « Le
souffle vital (générique) (prāṇa), se compose de l’expiration (prāṇa) et de l’inspiration
(apāna) qui toutes deux peuplent les états de veille et de rêve ; mais dans l’état de
sommeil profond, le souffle vital prend la forme du souffle égalisé (samāna) qui est par
essence cessation (de toute activité), et comparable aux équinoxes. » Īśvara-
pratyabhijñā-kārikā (IPK) III.2.19 « Celui qui se dresse au centre s’appelle “souffle
ascendant” (udāna), il accomplit le sacrifice du monde connaissable correspondant au
quatrième état. Il concerne tous les sujets conscients depuis les Vijñānakevala
jusqu’aux Mantreśa. Quant au souffle diffus (vyāna), il œuvre dans cet état suprême et
universel qui se situe par-delà le quatrième état (turyātīta). IPK III.2.20. Cf. Colette
Poggi, L’art de l’illumination au cœur du Tantra, Paris, Les Deux Océans, 2018, Le
souffle quintuple et les états de conscience correspondants, pp. 87-93.
TROISIÈME PARTIE

LA CONSCIENCE-ÉNERGIE
Improviser la vie : de la conscience
de l’espace à l’espace de la conscience
« Transformez votre miroir en une fenêtre ouverte sur la vie. »
Magritte

À l’heure des oiseaux, tôt le matin, il y a un moment unique où le


premier rayon du soleil paraît derrière la montagne. De l’arbre
s’élève un chant, le silence demeure ; l’un sans l’autre n’existerait
pas. Ils sont tissés de la même trame, en l’espace de notre
conscience, ce « présent » inappréciable qui nous relie à l’universel.
Dans le livre d’entretiens intitulé Les Yeux ouverts 1 , Marguerite
Yourcenar fait le même constat :
« Nous sommes dans des réseaux qui nous maintiennent à la
surface. Nous avons besoin de cette connaissance pour rejoindre
d’emblée les profondeurs, pour pénétrer au plus profond, pour se
brancher sur l’universel. »

Poursuivre son cheminement vers l’état de yoga, ce voyage nous


oriente-t-il dans le même sens ? Accueillir la capacité de s’étonner
du silence, de s’émouvoir du chant de l’aube, de participer de tout
son être, corps-souffle-esprit, à cette réalité qui ne cesse de se
transformer et de nous transformer ?
Les mots ont-ils le pouvoir d’exprimer l’essence de cette alchimie
intime que dévoile le yoga ? Vécue dans l’espace du corps, au gré
des flux et reflux du souffle, elle nous ouvre les horizons infinis de la
conscience. Des Upaniṣad aux Tantra, des traités de yoga aux
réflexions philosophiques, bien des maîtres indiens ont tenté de
percer à jour les mystères de la conscience et de les transcrire dans
un langage accessible à leurs disciples.
Les œuvres auxquelles nous avons aujourd’hui accès ne sont
pas toutes, hélas, d’un abord facile, il faut en maîtriser le vocabulaire
technique, les codes sémantiques, les manières de structurer le
texte, qui ne répondent pas toujours aux modalités occidentales. Il
suffit cependant de quelques mois d’exploration bien menée pour
commencer à défricher cette étrange forêt de mots et de concepts.
Le sanskrit fait vivre, à travers le jeu de ses racines verbales, un
vivier de nuances nouvelles, révélant une manière de ressentir le
monde infiniment riche.
Eva, quant à elle, pratique l’art de la suggestion. Comme astuce
pédagogique, elle a donné sa préférence à la puissance évocatrice
de la parole passant par Montaigne, Alain ou Marguerite Yourcenar,
elle recherche les métaphores jardinières, ou mieux encore le
silence, pensant que toute parole est inapte à définir le vécu dans le
yoga. Elle ne peut au mieux que le suggérer, laissant la part belle à
l’inexprimable.
En Inde ancienne, l’art de la suggestion fut précisément
considéré par les théoriciens comme le critère du raffinement par
excellence, la marque d’une œuvre supérieure, en contraste avec
celles qui ne sont que descriptives, au premier degré. Les mots, les
sons musicaux, les couleurs ou les formes ne sont que des
instruments que l’artiste inspiré, celui dont l’âme vibre, prépare pour
le rite suprême : accueillir la résonance de l’inexprimé.
Comment laisser affleurer en soi ce pressentiment du mystère de
l’être ? Bien que toujours présente, cette dimension nous échappe
sans cesse. Les théoriciens de l’art dont certains furent à la fois des
artistes et des mystiques ont eu recours à la notion de dhvani,
résonance ou puissance de suggestion. Celle-ci exprime la prise de
conscience vibrante du soi et, à son acmé, « la découverte du grand
cœur cosmique », comme le définit Abhinavagupta dans la
Ghaṭakaparāvṛtti. L’expérience de la résonance, dit-il, s’accompagne
d’un sentiment de joie liée à l’émergence d’une vibration intérieure.
Entrer en résonance, serait-ce là le principe dynamique de la
sensibilité esthétique, ouverte sur l’universel ?
Dans le yoga comme en toute autre recherche, il ne s’agit jamais
de saisir un sens définitif et clos, mais de laisser se déployer une
gamme infinie de sens, de saveurs. C’est précisément cette
aimantation de l’infiniment mystérieux, insaisissable par la pensée
rationnelle, qui forme le cœur des expériences esthétiques et
mystiques. Selon le poéticien Ānandavardhana (IXe s.), la valeur
d’une œuvre, d’un texte sacré, tient à sa puissance suggestive
(vyañjana) qui est de l’ordre d’une puissance dynamique fondée sur
l’inexprimable. Le philosophe cachemirien Abhinavagupta souligne
cet aspect dans le Dhvanyālokalocana I.5 :
« C’est précisément ce sens (intérieur voilé) qui est l’essence du
poème doué par ailleurs de beauté grâce à la richesse du sens
immédiat, des mots et de la composition. »
Comme par un tacite accord avec ces maîtres de la poétique
indienne, Eva s’est forgé un langage neuf, désencombré, qui
n’emprunte pas les traditionnelles formules du sanskrit mais en
laisse résonner le sens suggéré. Elle redoute l’emphase de formules
creuses, qui ne font pas sens pour les néophytes et risque d’induire
des résistances. Elle reformule en termes simples, actuels, les
propos des anciens, parfois difficiles d’accès, afin, dit-elle, de
respecter « l’innocence » des débutants. Inciter, motiver, sans
jargonner, dit-elle !
Pourtant, le thème de la conscience, l’exploration vertigineuse
qu’en firent les philosophes indiens, ne laisse pas de la passionner.
Depuis qu’elle a pris son envol, il y a quelques dizaines d’années, la
recherche en neurosciences fait partie des intérêts immédiats de la
yoginī.
Alors qu’elle n’en parle pratiquement jamais dans ses cours, ou
seulement à fleuret moucheté, il n’est pas vain de dire que la vérité
d’Eva est celle de la conscience, allant même jusqu’à une vision
élargie aux dimensions de l’univers. Combien de fois cet aspect a-t-il
resurgi au fil de nos échanges ! La réalité de la conscience humaine,
entrevue par Eva, tient en quelques mots : nous ne sommes pas
encapsulés dans les limites de notre microcosme fait de corps-
souffle-pensée individuelle.
Cette « vérité » n’est pas pour Eva d’ordre théorique ou
conceptuel mais une expérience qu’elle a connue à maintes
reprises, comme une irruption de la « Grande Inopinée », selon
l’expression imagée du Shivaïsme du Cachemire 2 . La foi en son
expérience ne relève pas de quelque infatuation mais se situe en
parfait accord avec la pensée indienne : Abhinavagupta fonde en
effet l’accès à la réalité sur un socle consistant en la
triade Révélation—Parole du maître—Expérience personnelle.
Cependant, le maître cachemirien ajoute que si les deux premiers
termes sont remis en question par sa propre expérience, alors c’est
à cette dernière qu’il faut adhérer.
Le rapport avec la vie demeure, dans le cas contraire, d’ordre
théorique, dogmatique : « Gardons-nous du formalisme pour les
ânes ! » s’exclame Eva. C’est ici et maintenant, dans le
surgissement de l’instant, que ruisselle le flux de la vie, bien incarné
dans notre microcosme-miroir de l’univers. Trop souvent, hélas,
cette évidence ne demeure-t-elle pas inaperçue ?
Le présent de la vie, la conscience de la vie immédiate, vécue à
l’unisson, au-dedans et au-dehors, c’est cela, à l’origine, l’essentiel
visé par les multiples voies du yoga.
Entrons à présent, pas à pas, dans le paysage dessiné par les
intuitions d’Eva sur la conscience dans le yoga. Ces propos
reflèteront, je l’espère, l’atmosphère d’une promenade tranquille et
joyeuse, comme le furent nos échanges à bâtons rompus, tout au
long de ces deux années de rencontres.

Commençons tout d’abord par l’évocation de la leçon initiale 3 .

Eva : Au premier instant où se présente un nouvel élève, c’est


comme si j’avais le sentiment de la lumière de son âme. Peut-être
par la qualité du regard. Il se crée une estime, une sympathie
naturelle. J’observe sa manière personnelle d’entrer dans la posture.
Pour reprendre la formule de Chanel, je crois, l’élégance, c’est
quand on ne peut rien enlever, et certaines personnes, même
débutantes, possèdent déjà cette élégance.
En les regardant ainsi, dans le mouvement ou la suspension, je
me demande parfois à quelle partie de leur âme ils ont donné congé,
comment ils reprendront contact tôt ou tard. La posture est un
révélateur !

Colette : Le nom sanskrit āsana véhicule un sens plus large que


celui de posture : āsana désigne tout d’abord une manière d’être. Ce
terme est une forme du verbe ĀS « être présent, exister, demeurer,
habiter » qui est lui-même dérivé du verbe être, AS. Ainsi āsana
véhicule-t-il les divers sens de posture, assise, manière d’être.

Dire que la posture est un révélateur fait écho à la conception


indienne de l’espace qui est perçu non pas, comme un élément
inerte, mais comme une trame infinie, vibrante, en laquelle est tissée
toute chose, le corps y compris. L’un et l’autre, l’espace cosmique et
le corps vivant, sont irrigués d’énergie et, de ce fait, en constante
transformation. L’expérience de la posture ou de la respiration
détermine un espace-temps « sacré » dans la mesure où il est à cet
instant séparé du quotidien banal, lié à une conscience relâchée.
L’ouverture à une autre intensité, dans le cadre de la pratique,
permet l’éclosion de sensations et d’intuitions sur l’espace interne.
Le « bien-aise » naît alors du sentiment de déploiement et de
circulation d’énergie.
Ainsi l’āsana inscrit le corps dans une forme, faisant de lui un
signe qui devient, pour le pratiquant, porteur d’un sens à déchiffrer.
Tout se passe comme si la posture mettait en scène le mystère
caché de la vie, le voilait pour mieux le dévoiler. La forme-posture
est alors éprouvée comme un chemin en soi, vers soi, au-delà de soi
peut-être aussi, dans la mesure où il permet d’entrer en résonance
avec l’espace-lumière (ākāśa), ou la vibration cosmique (spanda). Et
cela suscite, quand ça arrive, un véritable émerveillement.

Eva : On a parfois des surprises, c’est vrai, il y a une part innée


dans le contact avec soi-même, cette connivence participe à part
entière du yoga comme de tous les arts qui se fondent sur l’attention
et la présence au corps. Ils conduisent à une qualité de silence
parfait, c’est-à-dire de présence nue, sans apprêt.
« L’art qu’elle tirait d’elle-même… » Je ne sais plus quel est
l’auteur de cette expression mais elle me semble éminemment juste.
L’āsana m’apparaît avant tout comme l’art d’habiter une attitude,
jusqu’alors inconnue, ou redécouverte comme si c’était la première
fois, et qui révèle les aptitudes profondes.
Tout est affaire de conscience, de discernement ; l’habileté du
yoga 4 consiste à s’offrir un costume sur mesure à l’effort bien
tempéré, ni trop ni trop peu.

Colette : Le yoga fait-il aimer cet état d’attention ?

Eva : Ne jamais abaisser son niveau de conscience, ressentir


l’univers comme un sillage d’écume dans l’océan de la conscience,
c’est cela, accueillir le monde tout en se réappropriant sa personne.
C’est en cela que l’attention joue un rôle fondamental, sans cela,
comment habiter l’humaine condition ?

Colette : Que signifie au juste, du côté indien, le fait d’« habiter


l’humaine condition » ? L’être humain, dans la culture indienne, a un
statut ambivalent qui ne le place pas au-dessus des autres
créatures. D’une part, il se caractérise par l’importance de l’organe
mental (manas), d’où, parmi d’autres, les termes manu et manuṣya
pour le désigner. Manas possède de grands avantages (imagination,
rationalité…) mais aussi quelques inconvénients, notamment celui
de parasiter la faculté d’intuition innée que possède tout être vivant,
par exemple, les oiseaux migrateurs qui traversent les océans vers
des lieux inconnus. L’homme, dit-on dans les textes anciens, est le
seul être de la création à ne pas obéir naturellement à cette loi
universelle ; il va même jusqu’à perturber l’ordre cosmique par sa
volonté égocentrée.

D’autre part, il lui est possible de parvenir à la libération ; dans la


période cosmique du Kaliyuga, pleine de conflit et de confusion, que
nous traversons, la transformation peut même s’accomplir dans le
temps d’une vie. L’humaine condition oscille ainsi entre ces deux
pôles, ignorance et aspiration à la délivrance. C’est donc l’éveil de la
conscience qui joue un rôle déterminant. L’attention joue dans ce
cheminement un rôle central. Elle est conçue moins comme un état
récepteur que comme une dynamique qui consiste à établir (dhāna)
la conscience parfaitement (sam-), en accord avec, selon (anu), un
objet. L’attention, anusaṃdhāna, correspond donc à un
ressaisissement de la conscience qui dans un même élan
s’approprie un objet et se reconnaît elle-même comme source.
Cultiver l’attention 5 prédispose ainsi à l’accueil du monde, dans une
lumière vivante et toujours nouvelle.

Eva : L’amour envers la vie, cette vie qui nous fonde et que nous
partageons, implique de plonger son regard intérieur sur la face
cachée de la vie. À l’intérieur de nous-même, parmi les flots
mouvants de la pensée, citta, nous parvenons ainsi à la « simplicité
du regard 6 » qui met en contact avec l’Un, l’Originel. C’est une
pause, c’est un silence. Il invite à suivre le courant d’eau vive de la
conscience, semblable à celui qui court dans les strates profondes
des déserts. Le yogin les repère, creuse, s’y désaltère.
C’est cela, la création du yoga à partir de laquelle la vie sans
trêve se réinvente. Compris comme dynamique harmonieuse de la
conscience, le yoga est l’espérance de l’humanité.

Colette : Dans un courant tantrique shivaïte de l’Inde ancienne, la


conscience a été désignée comme la réalité primordiale, la vibration
originelle dont l’univers est né. C’est au Cachemire, au IXe s., que le
sage Vasugupta transmet dans ses Versets sur Śiva, les Śivasūtra,
quelques propos sur la conscience qui orienteront de manière
décisive les doctrines Trika, Spanda et Pratyabhijñā (respectivement
de la « triade », de la « vibration », de la « reconnaissance »).
Le terme Trika désigne ce qu’on appelle aujourd’hui par facilité le
Shivaïsme du Cachemire non duel. Sa notoriété croissante vient
d’une approche inégalée de la nature de la conscience, considérée
en sa dynamique créatrice. Non seulement elle met en lumière le
réel mais elle se saisit des objets physiques et psychiques. Bien
qu’elle soit impossible à définir, cette double qualité nous permet de
qualifier la conscience de « lumière-énergie » (prakāśa-vimarśa).

Au cours de nos entretiens, Eva est fréquemment revenue sur


cette thématique, de manière fort riche et avec enthousiasme. Afin
de mieux structurer l’approche de la conscience en rapport avec le
yoga qui en a émergé, ses propos ont été répartis en trois rubriques.
En premier lieu, l’amour-attention envers la vie, allant dans le
sens d’un éloge de la conscience inclusive et vivante, dont le monde
et le corps ne sont pas absents ; deuxièmement, la culture de l’esprit
de vigilance, de recherche et de découverte comme ferments de la
pratique ; troisièmement, la conscience-énergie, trame vibratoire
contenant en essence la saveur de nos origines.
Dans la pratique du yoga, le geste, comme le souffle, émerge du
champ de conscience individuel en continuité avec celui de la
conscience cosmique. Dans cette optique cet art ancestral peut être
considéré comme une voie du geste et du souffle, instruments
privilégiés de la conscience-musicienne.

1. Les yeux ouverts : ensemble d’entretiens réalisés par Matthieu Galey avec
Marguerite Yourcenar, Paris, Le Centurion, 1980.
2. Dans les versets de Vātūlanātha, sāhasa fait allusion à ce qui survient par hasard,
de manière inattendue, avec une puissance immédiate ; en l’occurrence il s’agit de la
grâce ou « descente d’énergie », śaktipāta.
3. Dans la pédagogie d’Eva, les premiers cours sont toujours individuels.
4. Cf. note 18 à propos de kuśala (habile, adroit), caractérisant le yogin dans la
Bhagavad Gītā.
5. Un autre terme, smṛti, désigne l’attention en sanskrit, il signifie également mémoire
et amour, ces trois notions étant inter-reliées.
6. Pour reprendre le titre du beau livre de Pierre Hadot sur Plotin : Plotin ou la
simplicité du regard, Paris, Études augustiniennes, 1989, 3e édition.
De l’amour, de l’attention, envers la vie

Colette : Comment se manifeste chez les apprentis-yogin la


motivation envers la réalité de la conscience ?

Eva : Au début, la conscience demeure inaperçue. On


commence à aimer l’état d’attention, son effervescence délicate, sa
douceur frémissante. Enfin, on découvre sa lumière vibrante, sa
puissance, sa légèreté capable d’omniprésence. Je la comparerais à
une aile d’oiseau traçant un sillage, ivre de liberté, dans le ciel.

Colette : La méditation sur le ciel, le firmament, l’azur, la lumière


infinie, sont des thèmes de prédilection en Inde ancienne, dans les
Tantra shivaïtes notamment. Le Vijñāna Bhairava, par exemple,
parmi cent douze méditations, prend à diverses reprises le ciel pour
support. Il préconise de fondre son regard dans la scintillation de
l’azur, afin d’unifier les énergies conscientes, ou encore d’imaginer
son propre Soi sous la forme rayonnante de l’espace céleste. En
voici deux versets évocateurs :
« Si, contemplant un ciel très pur, on y fixe le regard sans la
moindre défaillance, l’être tout entier étant immobilisé, à ce moment
même, Ô Déesse ! on atteindra la Merveille bhairavienne. » verset
84.
« Qu’on médite sur son propre Soi en forme de firmament illimité
en tous sens. Dès que la conscience se trouve privée de tout
support, alors l’Énergie manifeste sa véritable essence. » verset 92 1

L’un des termes fréquemment employés dans ces textes pour


l’espace de la conscience est kha, suggérant à la fois le moyeu de la
roue, donc un espace vide central, et le firmament infini. Les thèmes
de la lumière et de l’énergie, jaillissant du centre et rayonnant de
manière illimitée, dans l’espace vacant, forment ainsi une
constellation suggestive pour apprivoiser la réalité de la conscience.

Eva : C’est juste, on voit bien les corrélations avec l’expérience.


Tout part du vide central, cet espace de conscience, il est possible
de le mobiliser n’importe où, n’importe quand. Grâce à la
conscience, on peut sortir de l’invisible prison de nos pensées, de
notre conscient entrelacé à l’inconscient.
Et si le ressort profond de toute forme de yoga tenait dans ce
mouvement intérieur, invisible qui consiste à se rendre attentif ?
C’est là une extraordinaire aventure, une sorte de dialogue avec soi-
même, avec la vie, qui vient donner du goût et du sens à notre
tragicomédie !
Bref, la pensée n’est pas le cerveau. L’espace de la conscience
ne se laisse ni enclore ni mesurer ! Même par les plus éminents de
nos scientifiques contemporains. Le rythme respiratoire cependant
est la porte d’entrée à une expérience de la conscience plus
profonde. Cela les yogin indiens des siècles passés en ont laissé
maints témoignages. Et cela les a conduits vers une vue
bienveillante envers ce que l’on est foncièrement.
Colette : Les Indiens ont exploré cette dimension de la
conscience d’une manière particulièrement profonde et subtile. En
cela ils ont contribué, dans l’histoire de l’humanité, à faire progresser
cette science de la conscience, pointant vers une insaisissable
réalité. Pourquoi ?

Eva : L’attrait du vide, de la « ténèbre », du mystère ? Il faut


d’abord faire le ménage pour le bain intérieur, spontané. C’est un
état de bonheur, indépendant, sans cause, qui peut alors être
ressenti. Vécu dans le quotidien, il se relie à l’habileté dans les
actes, comme le mentionne la Bhagavad Gītā dans le deuxième
livre 2.

Colette : Cet état a été en Inde désigné comme une félicité


indépendante. On en trouve un écho, par exemple, dans ce verset
du Vijñāna Bhairava Tantra :
« La félicité éprouvée comme sienne au plus profond de soi n’est
pas soumise à la pensée dualisante. Elle échappe aux exigences de
temps et de lieu ainsi qu’aux spécifications de l’espace. Dans l’ordre
de la vérité absolue, elle ne peut être suggérée et demeure
ineffable. » verset 14. 3

De cet état centré et non recroquevillé sur l’ego, ne peut naître


qu’un acte parfaitement accordé à l’intention, librement accompli. On
en trouve un exemple dans le témoignage relatif à son initiation au tir
à l’arc 4 au Japon, que raconte dans son livre E. Herrigel. La vérité
du geste s’inscrit dans un souffle naturel et sans effort, l’acte
jaillissant ainsi peut être qualifié d’art sans art :
« Avant que je réussisse à exécuter ce que le maître exigeait de
moi, il s’écoula pas mal de temps encore. J’appris à m’absorber
avec une si parfaite quiétude dans l’acte respiratoire que j’avais
parfois la sensation, non pas de respirer moi-même, mais, quelque
étrange que cela puisse paraître, d’être respiré. »

Qui n’aurait envie de vivre cela !

Eva : Je lis dans cette aspiration le signe d’un besoin universel,


celui de l’établissement du mystère. Qu’il soit métaphysique,
artistique, poétique, comme dans La Nuit de Feu d’Éric-Emmanuel
Schmitt 5. Perdu une nuit, seul dans l’immensité du désert du
Hoggar, il se surprend à ressentir sa conscience vibrante et connaît
une expérience inoubliable, une percée hors de l’espace et du
temps. Il se sent animé par l’énergie cosmique, fulgurante et
inexprimable par des mots. Il touche au mystère des choses : « Tout
a un sens. Félicité… Je circule au sein d’un lieu sans pourquoi. La
flamme que je suis va rencontrer le brasier. » L’auteur vit une
rencontre avec lui-même qui le marque à jamais.

Colette : « Peindre, écrire, ce n’est rien d’autre que partir à la


découverte de soi tout en convertissant en toiles ou en poèmes ce
que recélait la nuit intérieure. » écrit Charles Juliet.

Eva : Belle image ! Plonger dans le bain photographique


« révélateur » de l’attention et de l’obscurité, oui, cela permet
l’apparition des couleurs et des formes. Il en va de même pour un
bain de souffle, il crée un climat interne d’une couleur particulière.
Cela induit une modification de la couleur affective de la pensée sur
laquelle le rythme de la respiration influe directement. Le souffle est
le seul modificateur praticable, c’est la grande découverte de l’Inde !
Par le souffle et ses rythmes, on peut entrer en contact avec la
pensée, sa part consciente et inconsciente. Au cours de ses études
sur l’hypnose, le professeur Charcot parvint à susciter chez un sujet
une colère motivée par la seule rythmique respiratoire !

Colette : Cela laisse à penser qu’en induisant consciemment


amour et attention envers soi, cela transformerait notre paysage
mental, même sa face non consciente ?

Eva : S’aimer, oui, cela est mon leitmotiv, car, j’en ai peur, une
personne qui se désaime, même innocemment, le fait au détriment
d’autrui. Elle désaccorde l’orchestre (par exemple dans un cours de
yoga). Et ce qui est très étonnant, c’est que cela ne survient jamais
pour des « innocents » invités à leur premier cours de yoga. En
revanche c’est le cas de certains, prétendant avoir acquis une
expérience : alors se manifestent, comme en musique, des
discordances nocives. Ce n’est de fait qu’un yoga extérieur.
Il n’est pas si facile de s’aimer un peu, de s’accorder une
attention bienfaisante. Certains, je le vois bien, entrent dans un
cours de yoga comme un quidam à la croisée des rues, pour faire
une affaire. Le yoga, c’est en priorité un état d’esprit à dévoiler.
Toute la stratégie pédagogique de la leçon tient dans cette intention :
ne pas se malmener, ni vitesse, ni rendement, ni standardisation.
S’accorder une auto-considération juste, c’est honorer toutes ces
strates humaines qui se sont essayées à ces techniques
multimillénaires regroupées sous le nom générique de yoga.

Colette : Il est vrai que l’Inde a cultivé de nombreux et


merveilleux champs de sagesse, une véritable polyphonie ! Je songe
à l’astronomie, aux mathématiques, à la science de la parole avec la
grammaire, du corps avec la médecine, de l’esprit avec le yoga 6, du
souffle avec le prāṇāyāma. Toutes ces disciplines, chacune à leur
manière, sont des célébrations de l’univers et de la vie en ses
formes infiniment variées. Toutes incitent au respect de soi, du Soi.

Eva : Oui ! Au moins un respect « animal » de soi-même : nous


sommes des êtres animés, dotés d’une âme, anima. Cela revient à
cultiver le goût du respect de soi, à ne pas se punir d’une
malchance, ne pas s’exiler, ne pas se perdre dans la privation ou la
malveillance envers soi-même.
En Occident, on a trop connu les couleurs de l’ascèse
mortifiante. Pourquoi succomber à cette vision malsaine ? Il est
aussi fondamental, dans tous les domaines, de ne pas succomber
au conformisme pathologique, de se vacciner contre la pensée « à la
mode », d’oser être différent car de toutes manières, nous le
sommes bel et bien ! Donc respecter en conscience, aimer et
célébrer avec gratitude, l’unique éphémère que nous sommes.

Colette : Cette conscience bien-veillante peut-elle avoir une


incidence positive sur la santé ?

Eva : Oui, à coup sûr ! Il nous faut sans cesse réanimer la


modulation respectueuse de bienveillance pour le corps, pour
l’esprit, pour la respiration qui les relie, et s’autoriser ainsi à vivre en
s’offrant un espace de liberté. Cela signifie se tenir dans l’intention
d’honnêteté envers la vie, envers sa propre vie dont chacun est le
premier responsable. Cela relève du svadharma (son propre
dharma 7).
C’est une solution sûre et gratuite ! Générer de la confiance, de
la bienveillance envers son souffle et son être. Sur le long terme,
rester fidèle à cette vigilance car on se répare sans cesse grâce à ce
courant de conscience et d’amour. Mais attention ! On ne fait pas
provision de santé, comme le voudrait l’expression populaire. C’est
comme en couture, on reprise, et mieux vaut commencer quand la
déchirure ne fait que poindre.

Colette : Ce qui est en jeu dans ce contexte serait ainsi une


conscience judicieuse de l’équilibre interne ? Il nous faut être
funambule du souffle et de la vie !

Eva : Tout à fait, c’est un état d’équilibriste ; la technique


d’équilibre consiste si possible à vivre sans trop de dommages ou
d’avaries diverses. Dans ce cas, le plus souvent, la maladie passe
grâce à une conscience de soi bien-veillante. De cette attention naît
un effet de protection, voire d’évitement de la pathologie.
Pour sauvegarder son équilibre, la meilleure chose à mes yeux
est le sens de la prévention. En rentrant chez soi, harassée, le soir,
je me couche. Il est important d’accepter à temps le constat de son
état, de ne pas augmenter son potentiel de résistance. Si la maladie
guette, se profile, alors notre horloge interne nous dit ne pas la
malmener. Les gens qui ont de la bien-veillance envers leur
organisme sont complices avec leurs moyens de résistance. Ils ne
les ignorent ni ne les combattent, ce serait une bataille perdue
d’avance !
Et surtout, n’oublions pas l’attention primordiale qu’il faut
accorder, au jour le jour, à son énergie physique et psychique, en lui
offrant mouvement et espace. Il est essentiel de se garder de la
sédentarité du corps et de l’esprit, sinon, ils s’étiolent, car ils ont l’un
comme l’autre, grand besoin d’horizon.

Colette : En dépit de l’attention que l’on se porte à soi-même, les


incidents de parcours sont parfois inévitables, comment négocier
ces virages de l’existence ?
Eva : C’est une chance de savoir que l’on peut négocier avec
son inconscient la période où l’on accepte la maladie ; c’est une
acceptation obscure mais patente, comme un laisser-passer plus ou
moins inconscient en effet où s’opère un blocage des défenses non
gérables. On n’a pas le choix ! Il faut mettre le couvert pour cette
période, accepter l’information, comprendre ; tout se passe comme
si on était prévenu, ça écoute tout seul.
Le yoga prédispose à cette attention bien-veillante. Il ne faut pas
se priver de l’innocence de cette présence à soi-même, inaccessible
à la volonté, mais portée par une attention spontanée.
C’est comme pour l’accouchement : l’aisance procurée par les
rythmes respiratoires provoquant une préparation des tissus,
nombreuses sont les femmes de mon cours qui ont accouché une
semaine en retard et ce fut un accouchement éclair.

Colette : Ce type d’attention-intuition est entretenu par des


séances régulières ?

Eva : Oui et non ! Bien sûr au départ la présence régulière est


indispensable. Mais après, tout dépend des personnes, de leur
« pensoir », du terreau de leur jardin. Il y a bien sûr des élèves
primaires qui se disent : « je ne suis pas bien, le yoga va me faire du
bien. » Ils viennent, à raison, pour se maintenir en dessus de la ligne
de flottaison. Une séance de respiration, une posture tranquille,
constituent pour eux une jachère extrêmement bénéfique.
A l’opposé, je me souviens d’un élève, parti trois ans aux USA,
sans pratiquer, mais ayant eu auparavant une pratique régulière.
Une maturation sans pratique extérieure s’était opérée, comme par
réfraction. Ce n’est pas le nombre d’heures ou d’années qui
comptent ! Nous sommes certes dans la civilisation de la
quantité mais sans hésitation, je préfère peu mais mieux.
Je suis pour une école de vie différente, puissions-nous y venir
lentement mais sûrement.

Colette : Quel rôle les obstacles de toutes sortent jouent-ils dans


la maturation de la conscience ?

Eva : Sans hésitation : ils donnent le sens de l’humour ! Qualité


première du yoga, sans elle pas de sagesse ! Je repense parfois,
dans certaines situations inconfortables, aux vighnakāra, ces petits
démons facétieux, « faiseurs d’obstacles », qui pullulent dans les
épopées indiennes. Mais il y a toujours, heureusement, une cohorte
de deva (êtres divins, angéliques) qui surgissent alors pour aider à
franchir les obstacles. Une clé perdue vaut bien trente minutes
d’interrogation ! Mais cela finit toujours par s’arranger.
Le yoga joue ici un rôle, il nous rappelle d’abord qu’il faut
« s’attendre », prendre du temps, de la distance, avec humour. Car
la règle à préserver en toute circonstance se résume à ceci : ne pas
s’identifier à ce qui arrive ! Tout au long de notre existence, nous
endossons des rôles dans des pièces de théâtre, mais nous en
sommes les acteurs et non les personnages. Quoiqu’il advienne,
félicitons les acteurs que nous sommes, et les autres aussi !

Colette : Qui n’a pas dénoncé le risque de s’identifier au moi et


aux aventures traversées au cours du saṃsāra ? L’acteur devient le
personnage qu’il est censé jouer ! Il oublie qui il est en vérité : le moi
oublie le Soi…
Le Bouddha et les maîtres bouddhistes, bien sûr, mais aussi les
Upaniṣad, les Tantra, sans oublier les maîtres jaïns : tous ont
exploré les mystérieuses dimensions de la conscience, se sont
interrogés sur la nature véritable de l’être. En dépit des nombreuses
variations au sein de leurs doctrines respectives, ils en ont tiré une
conclusion unanime : la cause de la souffrance réside dans la
nescience qui consiste à ne pas voir qui l’on est vraiment. De là la
confusion qui incite à s’identifier à une apparence inconsistante, le
moi.
Dans les Śivasūtra 8, texte de la tradition shivaïte du Cachemire,
c’est la Conscience universelle, animée par la Vibration cosmique,
qui, sous l’effet d’une surabondance d’énergie, joue, au travers des
consciences individuelles, à assumer des rôles divers, à la manière
d’un acteur ou d’un danseur.
Selon ce texte fondateur de la lignée de la Vibration, ce sont les
jeux de la conscience originelle, une et infinie, qui suscitent
l’impression de la multiplicité, comme une lumière se projette en
d’innombrables reflets et nuances de couleur en passant à travers
un prisme. Dans cette métaphore, la pure lumière correspond au
Soi-danseur qui fait jaillir à la fois rythmes et mouvements, scène et
spectateurs, ces derniers étant assimilés aux organes des sens.
Le yogin qui discerne le sens de ces versets, est invité à focaliser
son attention sur le Soi, à ne faire qu’un avec la Conscience-
Énergie, en laissant s’épanouir les divers rôles ou apparences, sans
pour autant s’y identifier. Il me semble que la pratique du yoga bien
comprise poursuit une visée analogue.
Dans la séance de pratique, quelle forme prend cette initiation à
la non-identification ?

Eva : Oui, vraiment, ne pas s’identifier à ce qui arrive, je crois


que c’est le plus généreux des conseils. On en fait l’apprentissage
tout au long de la séance, du moment que l’on apprend à laisser
faire le corps, le souffle, tout en les guidant, en restant à leur écoute
de manière fine et attentive. Tel est le sens véritable de la posture,
de la pratique respiratoire. On découvre, dans ces temps de
recherche, des ressources cachées, des réserves d’attention qui ne
sont pas des faisceaux braqués sur un objet mais une lumière
intérieure rayonnant par elle-même. Il est alors possible de percevoir
que « je suis » autre que ce moi lourdaud qui encombre mon
existence !
Cela se ressent particulièrement en fin de cours, dans ce
moment qui est préparé par tout ce qui a précédé, āsana et
respirations. On reste un moment adossé au mur, dans un état
serein, sans intention.
S’il s’élève une idée, pas de tape-mouche ! Laissons-la passer,
elle va s’envoler, se poser, se déposer et disparaître. Vouloir la
chasser provoquerait une autre pensée, plus forte encore, une
turbulence, vṛtti, dans le ciel de la conscience.
Surtout, ne pas s’ériger en censeur, les vṛtti vont inexorablement
s’éteindre. C’est cela, s’habituer à ne pas s’identifier à ce qui
advient. On réalise soudain : « je n’ai pensé à rien ». Un état de
vide, de nature spontanée ; un devenir sans manque, délesté de tout
l’appris, seul l’accueil du spontané.
Dans l’économie d’une vie, c’est la même attitude qui me semble
la plus constructive. On n’a pas besoin de faire un répertoire de tout
ce qui arrive, de revenir sur les traumatismes, mais choisissons
plutôt de discerner ce qui est important, d’ajouter attention et
bienveillance dans notre manière d’être : c’est une manœuvre
simple de confort pour soi qui rayonne vers autrui.

Colette : Dans la salle de pratique, rue de Rome, un portrait de


Jayavarma VII 9 donne le ton : il incite par son sourire paisible à une
conscience de soi limpide et apaisée. Quel rôle l’apaisement joue-t-il
dans la pratique ?

Eva : La paix suscitée par le yoga se savoure d’elle-même, il est


important de laisser l’élève faire son expérience sans l’influencer
d’aucune manière. Telle est la pédagogie de l’Institut. Ouvrir un
passage, laisser faire, provoquer la motivation d’aller plus loin, mais
ne jamais se prendre pour un maître ni jouer le rôle de guru.
Prédisposer au confort de l’âme, c’est un art si simple et délicat,
dont le but préalable est de dissoudre les angoisses grâce au souffle
et à la posture. Comme on l’a déjà vu, le savoir-faire du yogin, dans
la respiration, lui permet de se mettre au large dans l’« arrière-
boutique ».

Colette : Cet état d’apaisement centré est-il un viatique pour le


samādhi, but du yoga selon tous les traités de yoga, les Yogasūtra
notamment ? À propos de ce terme, nous avons déjà parler du sens
originel : se poser (dhi) parfaitement, complètement (sam), au centre
(ā). Il est intéressant de voir que l’antonyme vyādhi, qui marque un
décentrement (vi/vy), a pour sens « maladie ». Le samādhi serait
donc un signe de « santé » ou d’harmonie totale intégrant corps-
souffle-conscience.

Eva : Je suis de nature pragmatique, l’expérience pratique est au


premier chef de ma pédagogie, cela ne signifie pas cependant qu’il
faut se priver d’expériences bien réelles qui sont de l’ordre de
l’ineffable. Mon ambition est d’aider à reconnaître les bases
somatiques, l’architecture des états de conscience simples, mais
différents, où la vigilance et l’acuité de perception vont de pair avec
un calme métabolique, c’est-à-dire une information cénesthésique
de bien-aise.
L’apprentissage de la focalisation d’attention spontanée (ou de la
concentration) n’est pas dû à un procédé mais à un état où la charge
d’intensité n’est pas un produit de la volonté immédiate, mais le
résultat d’expériences préalables. La sérénité peut être considérée
comme une fonction naturelle, normalement exerçable. Pourquoi la
considérer comme l’apanage d’une élite ? Il est fondamental que
l’homme contemporain la reconnaisse comme le superflu qui seul lui
assurera survie et évolution, et donc sa véritable chance de savoir-
être.

Nous sommes des terreaux de germes inconnus, nous sommes


les hôtes d’idées nomades. Accueillons-les au mieux sans les retenir
ni les enfermer, sans les figer sur un piédestal. Gardons le principe
d’une culture ouverte.
Comment traduire dans notre langue, de manière simple, la
notion de samādhi, afin de conduire les pratiquants aux abords de
ce domaine sans-limite ?

C’est à mes yeux l’expérience du silence qui s’en rapproche le


plus. Il est pour moi une réalité qui traverse et surplombe toutes les
autres. C’est d’ailleurs le thème qui a donné son titre à La demeure
du silence, ouvrage réalisé avec Anne Philippe 10 et paru en 1975.

Le samādhi évoque une conscience sans objet, mais non une


absence de conscience. Il me semble que le sens de cette
expérience consiste précisément à ne pas perdre conscience, à ne
jamais se perdre, en quelque sorte, mais prédispose à discerner en
soi une présence consciente d’une extrême finesse, qui n’est pas la
conscience de veille ordinaire. C’est le sens du terme sanskrit
« éveil* », bodhi : une présence à soi-même lumineuse qui conduit à
la compréhension profonde de la nature des choses. Et ce surcroît
de lucidité, ne serait-ce pas notre vocation essentielle ? 11

Colette : Cette formulation me semble résumer parfaitement ce


qui est transmis dans les textes sacrés et les traités de l’Inde
ancienne. On y trouve rassemblés, toutes traditions confondues, des
témoignages de ces aventuriers qui ont inlassablement cherché à
explorer, de l’intérieur, l’arc-en-ciel des états de conscience.
L’originalité indienne est d’avoir mis en évidence le substrat de ces
diverses modalités (veille-rêve-sommeil profond-état « quatrième ») :
il s’agit de la lumière-conscience originelle, correspondant à la
conscience sans objet à laquelle le sujet s’unit dans le samādhi, en
opérant une percée au-delà de la pensée ordinaire.
Ces états de conscience sont énoncés comme suit : veille
(ouvert sur le monde extérieur), rêve (relatif au monde intérieur),
sommeil profond (sans rêve), quatrième état (plus profond encore) et
enfin, l’état par-delà le quatrième auquel est assimilé le samādhi qui
est contact avec la réalité universelle et expérience de liberté selon
Abhinavagupta.

On trouve une résonance de cette recherche, en Occident, avec


le théologien rhénan Maître Eckhart (XIVe s.) ; afin de suggérer l’état
d’union et de connaissance parfait, ce dernier a recours à la
métaphore du « fond », (et même du « fond sans fond »), c’est en ce
point central de l’être (qui est « une unité en soi-même »), que
s’établissent le contact et l’union avec la vie divine qui sous-tend la
création et renaît sans cesse d’elle-même.

Eckhart compare la nature divine à un ruissellement de lumière,


et le lieu le plus secret de l’âme à une étincelle qu’il qualifie de « lieu
d’éternité ». Il reprend la célèbre formule « je suis celui qui suis »
(ego sum qui sum) de Maïmonide, extraite du Livre de l’Exode
(3.14), et forge l’expression similaire : « je vis parce que je vis » 12.
Dans ces deux expressions est suggéré un acte de conscience de
soi, qui n’est pas sans résonance avec la Vibration de la
Conscience.
Eva : Lorsque j’ai lu pour la première fois Eckhart, j’ai senti des
affinités avec sa manière de parler du temps et du silence. Plus près
de nous, Éric-Emmanuel Schmitt, dans La nuit de feu partage une
expérience de conscience qui s’élargit à la dimension cosmique 13.

Le yoga conduit au seuil d’expériences fortes de ce type. Ne pas


jargonner, ne pas se berner, c’est essentiel pour évoluer. Ces
bouffées d’éveil, il vaut mieux les vivre avec étonnement, mais sans
leur porter une attention spéciale. Pourquoi ne pas les regarder
comme le fruit d’une plante qui a poussé là, portée par le vent ?

1. Ces deux versets sont ici traduits par Lilian Silburn, on peut en lire le commentaire
dans Lilian Silburn, Le Vijñāna Bhairava, Paris, de Boccard, 1971.
2. « Le yoga est habileté dans les actes », une action qui, de l’intérieur, améliore les
autres. Cf. note 16.
3. Le Vijñāna Bhairava, op. cit. p. 73.
4. E. Herrigel, Le Zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc, Paris, Dervy, 1980, p. 37.
5. Ce roman d’Éric-Emmanuel Schmitt (La nuit de feu, Paris, Albin Michel, 2015)
raconte l’expérience vécue dans le désert du grand sud algérien, alors que l’auteur se
retrouve seul, perdu, sans provision, dans l’immensité du Hoggar au cours d’une nuit
glaciale. En dépit de tout, il se sent soulevé par une énergie indicible (pp. 135-143).
6. Patañjali est honoré, en tant que médecin, comme portant remède au corps, en tant
que grammairien comme guérissant la pensée et comme yogin comme médecin de
l’âme. Cf. Pierre-Sylvain Filliozat, Les Yoga-sūtra, Paris, Āgamāt, 2005, p. 13 : « Mains
jointes, je m’incline devant Patañjali, le meilleur des ermites, qui élimina le mal de
l’esprit par le yoga, celui du langage par la grammaire, celui du corps par la
médecine. »
7. Cf. note 2 à propos des deux termes dharma, svadharma.
8. Cf. note 1, ainsi que Lilian Silburn, Les Śivasūtra et la Vimarśinī de Kṣemarāja,
Paris, de Boccard, 1980. C’est le sage Vasugupta (IXe s.) qui, selon la tradition,
découvrit ces versets ainsi sur un roc, à la suite d’un rêve. Cf. Colette Poggi, Sept
joyaux du Tantra shivaïte, Paris, Accarias-L’Originel, 2018.
9. Il s’agit de la photo du buste de Jayavarman VII (1181-1218). Cette tête en grès (in
e e
XII s. début XIII s.) représente le souverain du Cambodge sous les traits d’un homme
d’âge mûr, en méditation, les yeux mi-clos, esquissant un sourire indéfinissable,
suggérant un émerveillement subtil. Parfaitement intériorisé, apaisé, centré, ce portrait
laisse rayonner une profonde compassion.
10. Ce livre est paru chez Gallimard, coll. L’air du temps ; Anne Philippe (1917-1990),
femme de lettres française, fut l’épouse du comédien Gérard Philippe.
11. Cf. José Le Roy, L’éveil spirituel, Paris, Almora, 2018.
12. Extraite du sermon In hoc apparuit caritas dei.
13. Ce roman d’Éric-Emmanuel Schmitt (La nuit de feu, Paris, Albin Michel, 2015)
raconte l’expérience vécue dans le désert du grand sud algérien, alors que l’auteur se
retrouve seul, perdu, sans provision, dans l’immensité du Hoggar au cours d’une nuit
glaciale. En dépit de tout, il se sent soulevé par une énergie indicible (pp. 135-143).
Esprit de vigilance, esprit de découverte

« Le seul plaisir véritable, c’est le plaisir d’exister. »


Épicure

Jamais la pratique du yoga ne se conçoit, dans les Upaniṣad, les


Tantra, la Bhagavad Gītā, ou d’autres textes anciens tels que les
Yogasūtra, la Haṭhayoga-pradīpikā, comme une ascèse d’ordre
strictement physique, visant le culte du corps renforcé et
l’autosatisfaction narcissique. Si cet art de l’être passe par le corps
ou le souffle, c’est pour affiner la conscience de soi, le sentiment de
la vie à l’état pur.
Le fleuve de la vie coulant en chacun, trouve parfois des
obstacles de diverses natures, somatiques, psychiques, conscients
ou non-conscients la plupart du temps. Ce diagnostic, les Indiens
l’ont fait, il y a bien longtemps. Alors que les nuits demeuraient des
nuits profondes éclairées par les seules étoiles et la lune, que l’aube
passait pour un miracle quotidien renouvelé, que les éléments tels
que la terre, le feu et l’eau, participaient de manière complice au
destin quotidien des femmes et des hommes, ce fut un temps où
certains se penchèrent sur le mystère du monde. Ils se mirent à
contempler aussi leur univers intérieur. Il est probable que leur
aspiration était double : protéger avec vigilance la délicate flamme
de la vie et découvrir la nature des choses, cette recherche de
compréhension n’était pas éloignée d’une célébration.

Comment ne pas voir, avec un tel regard, les corrélations


microcosme-macrocosme, la lune et le soleil se reflétant dans les
yeux gauche et droit respectivement, la voûte céleste en
correspondance avec la voûte crânienne, l’axe médian du corps
avec celui de l’univers, le mont Meru 1 ? La liste serait longue, et de
plus amples détails n’auraient ici aucun intérêt. Le but de ce bref
préambule était simplement de resituer dans leur contexte les
motivations fondamentales qui furent aux origines du yoga, dans la
mesure où les textes connus en restituent une atmosphère de
recherche authentique.
Depuis quelques dizaines d’années, des écoles de yoga cultivant
des techniques de plus en plus variées, et pour le moins originales,
ont fleuri en Occident. Sont-elles l’expression d’un esprit de
recherche en résonance avec les fondements du yoga ? Cette
manière de pratiquer ne leur tourne-t-elle pas le dos, va-t-elle bien
dans le sens qui fut celui du yoga dès l’origine : le parfait apaisement
vécu dans une vigilance ouverte ? Si oui, il est alors possible de la
considérer comme une innovation au sein de la tradition. L’esprit de
recherche et de découverte est en effet depuis toujours la cheville
ouvrière de la voie du yoga.
Nous sommes nous-mêmes, êtres humains, des êtres en
recherche, en raison de notre constitution : obéissant à une
architecture invisible, notre corps subtil 2, médiateur entre corps
grossier (physique) et corps causal (conscience originelle), compte
trois dimensions : le souffle-énergie prāṇa, l’organe mental manas,
l’aptitude de discernement intuitif, vijñāna. Les dix sens de
connaissance et d’action en sont le prolongement pratique.
Nous sommes donc outillés pour nous aventurer dans le monde,
non seulement pour l’observer de l’extérieur mais pour l’explorer, le
comprendre de l’intérieur, le réinventer par un regard nouveau. Si
nous sommes constitutivement prédisposés à cette dynamique, quel
est l’obstacle ? Le Bouddha, les sages du Cachemire,
Abhinavagupta et d’autres, ont mis en garde contre une tendance
d’apparence anodine, glānī en sanskrit, regroupant négligence,
indolence, manque de motivation.
Est-ce pour cela qu’existent les voies de réalisation, les ascèses,
les enseignements ? Mais apprend-on vraiment ou reconnaît-on ce
que l’on sait déjà ? Eva pencherait pour cette seconde perspective.
Ce qui pose cette même question en d’autres termes : quel est le
rapport à ce que nous savons, au fond de nous, et qui sommeille ?
La pensée indienne a apporté des réponses éclairantes, en partie du
moins, à cette énigme. La théorie des vestiges inconscients, vāsanā,
formant des agrégats de mémoires oubliées, saṃskāra, nous fait
entrevoir une explication de certaines connaissances semblant,
contre toute attente, déjà acquises.
Eva ne parle presque jamais de tout cela, n’explique pas les
subtiles théories indiennes des états de conscience. Elle n’évoque
pas davantage les perceptions surnaturelles que la pratique du yoga
peut parfois susciter, d’abord par précaution, car, comme le disent
tous les textes, là n’est pas l’essentiel. Par ailleurs, se laisser
fasciner par ces diversions peut présenter un réel danger. De
nombreux exemples le prouvent, chez des personnes tout à fait
« raisonnables » a priori. Rien ne vaut, dans la voie du yoga comme
dans tous les arts, une approche simple et juste, faite de vigilance et
de discernement. Cela ouvre un espace et la conscience en acte
vibre au diapason de l’instant.
Comment procède alors cette yoginī pour infuser, tout en
douceur, le goût de la recherche qui lui tient tant à cœur ? Elle incite
à lire, oui, mais pas forcément des textes issus de l’Inde. Elle
suscite, l’air de rien, des élans de curiosité, portés par son intention
profonde ; elle jette des miettes, éveille la faim de comprendre et
donne le goût de lire entre les lignes, sans (s’)imposer jamais une
interprétation définitive. Point de « il faut » ! En un mot, elle manie
l’art de la suggestion et de l’implicite, afin de tisser le fil de la
transmission.

Rôle du temps et de l’espace


Colette : Quel rôle la recherche joue-t-elle dans la pratique et la
transmission ?

Eva : Rien ne vaut l’esprit de recherche, et cela n’existe pas sans


un don de soi. Cela revient à apprendre le métier de mille et une
façons, en un éternel apprentissage, toujours nouveau, qui s’ajuste
et se réajuste sans cesse. Dans cette voie le ressenti est l’acteur
principal, le metteur en scène n’a qu’une règle : le moins
d’encombrement mental, dogmatique, possible !
C’est ainsi que j’aime à m’exercer : pour un nouveau venu, je
refais tout, cela correspond à l’esprit de débutant dans le Zen 3. Il est
savoureux de cultiver le goût pour cet esprit neuf !

Colette : Comment cela se passe-t-il dans la pratique ?

Eva : Lorsque j’entame une année nouvelle de formation, par


exemple, je m’adapte en gardant le respect pour chacun des
débutants. Je vois ce qu’ils peuvent faire et j’espère mieux ! Je leur
confie ma vie ; mon rôle c’est de les aider à comprendre autrement
tout en restant soi-même. Mon espoir : ils resteront ce qu’ils sont, ou
plus justement, ils deviendront ce qu’ils sont. C’est une méthode
certainement décevante pour tous ceux qui cherchent un procédé,
un statut, une importance.

Colette : Ce respect d’autrui induit donc celui de la personnalité


de l’élève, de sa liberté de conscience ?

Eva : Bien sûr. Cela me semble essentiel dans toute relation


humaine. Ne jamais imposer à l’autre notre ressenti ; chacun
possède un mode confidentiel de ressenti, notre relation au monde
est unique car elle est basée sur celle qui nous relie à nous-mêmes.
Colette : Cela correspond-il à la fameuse conscience non
intentionnelle que préconisent les sages orientaux ? Par exemple
dans le conte chinois correspondant aux dix tableaux intitulé Les dix
étapes dans l’art de garder la vache par K’uo An (X-XI e s.) 4 ? On y
découvre un bouvier cherchant à dompter une vache (ou un buffle)
symbolisant la conscience individuelle. Il découvre à la fin qu’il n’y a
plus rien à chercher ni à réaliser, que nous avons déjà en nous-
mêmes l’intuition qui permet de saisir directement la réalité. C’est le
thème du non-agir, de la réalité innée, spontanée, qui est à re-
découvrir.

Eva : Pourquoi la chercher ? Elle va me trouver toute seule. Ne


pas coloniser l’animal ! Vivre la vie sans rênes, sans fouet, sans
char : les images ne sont que des approches relatives. Cela requiert
une certaine forme de courage.
Si l’on est intimement persuadé qu’il est inutile, en dernier
ressort, de devoir corriger, redresser, alors, seulement, on est prêt à
vivre la conscience non intentionnelle, ouverte, car on ne
s’encombre pas d’illusion en songeant qu’il y a encore un choix.

Colette : À quoi pourrait-on comparer cette conscience ouverte ?

Eva : Je dirais, à un courant d’eau vive, car la conscience irrigue,


infuse, toutes les fonctions des trois corps (physique, subtil et
causal) 5. C’est dans ce courant limpide que nous sommes invités à
nous établir, à nous mouvoir pour vivre.
Colette : L’instant, le moment présent joue ici un rôle-clef. Il est le
seul réel, hindous et bouddhistes s’accordent là-dessus. La
vigilance est conscience-en-acte, elle participe d’un dynamisme qui
traverse la conscience individuelle mais tire son origine de la
conscience universelle. Dans le Shivaïsme du Cachemire, la
conscience, cosmique comme individuelle, est conçue comme
lumière-énergie (prakāśa-vimarśa). Elle vibre et est toujours
nouvelle, instant après instant.

Eva : C’est une fonction « sauvage » qu’il faut accueillir, une


aptitude innée grâce à laquelle nous sommes des êtres vivants, et
conscients de l’être.

Colette : Dans les rituels et méditations, le mantra a pour


vocation de préparer au sentiment « d’accueillir » cette expérience
consciente. C’est avant tout une vibration sonore, comme OM, la
suprême formule, mais pas forcément audible, qui relie à la Vibration
originelle. Cette pratique, extrêmement diversifiée dans les traditions
indiennes est-elle d’usage à l’IER ?

Eva : Nous ne passons pas par les mantra, ni OM ni les autres,


dans notre technique. Pourquoi ? On me le demande souvent. Je
craindrais d’introduire une distraction dans la sobriété de la pratique.
Ma préoccupation centrale est de reconnecter le pratiquant à
l’espace intime de son corps, au flux et reflux du souffle. N’est-ce
pas là le mantra fondamental ? Il en va de même pour les mudrā, les
gestes réalisés avec les mains. Certains, je le sais, se perdraient
dans cette manière de faire, loin d’être indispensable à mon sens. Je
ne cesse de vouloir revenir au fondamental, sans préfabriqué.
Finalement, tout doit être fait pour que la conscience s’épanouisse
librement dans la vacuité, pour que tout converge vers une seule
expérience : se sentir vivre. Il me semble que le silence est ici le
meilleur allié.

Colette : L’ouverture de la conscience est bien la vocation du


mantra, telle qu’elle est décrite dans les traités, particulièrement
ceux du Shivaïsme du Cachemire. Selon les écoles indiennes qui
ont laissé des écrits sur ce sujet, nous savons en effet que le mantra
n’est pas toujours de nature « audible » ou prononcé à haute voix. Il
existe en effet une théorie complexe des niveaux de la parole qui est
assimilée à l’Énergie cosmique (Śakti). Du niveau ordinaire au
suprême, on passe de la parole sonore à la pure vibration
consciente (inaudible) à travers le niveau intermédiaire (pensée) et
jaillissant (lorsque point une idée). Le niveau suprême de la parole
est Silence vibrant, infusé de conscience. À ce niveau, la parole est
pure efficience. Par ailleurs, dans le rituel védique, le silence est l’un
des symboles de l’infini ; il englobe en effet tous les sons, comme la
couleur blanche contient toutes les couleurs.

Eva : La connexion mantra-conscience est pertinente ! Le rôle


des mantra me semble être de court-circuiter les réseaux « peur »
dans les circuits personnels de notre « pensoir ». Nos cellules ont
besoin de cette visite de la conscience vigilante, cela aide à affiner la
perception, à s’exercer, à se rendre plus habile, à être vraiment
présent. Le mantra que je privilégie est la non-intention, ce qui
équivaut à une parfaite disponibilité de la conscience, je la
comparerais à un espace ouvert, lumineux. Le mantra serait comme
une formule donnant accès à une intuition plus ouverte ; laisser filtrer
les rayons de prémonition qui émanent du tréfonds, cela produit en
soi un effet bénéfique, pétillant.

Colette : Les cellules engrangent une énorme quantité


d’informations, nous le savons aujourd’hui. Elle constitue la mémoire
du corps. Or celui-ci est un espace multidimensionnel où se
rencontrent diverses temporalités, conscientes ou non. Quoiqu’il en
soit, la valeur de l’instant présent, pleinement vécu, prévaut dans
l’expérience du yoga ; c’est comme un moment d’apesanteur, indivis,
tandis que le temps est différenciateur : kāla, le temps, découpe,
limite, (la racine KAL suggère en effet l’idée de découper).
Le sentiment du temps, pareil à un courant inexorable, se
retrouve dans l’image du saṃsāra, « l’universel écoulement », « le
fleuve du devenir ». Alors que l’on est pressuré, étreint par le
sentiment du temps qui passe, apprécier le moment présent, c’est se
mettre au large, sukha. On voit ici les corrélations espace-esprit.

Eva : L’ethnologue Edward Hall explique, dans un essai intitulé


La Dimension cachée 6, que plus on est resserré dans l’espace,
moins on a la notion du temps car cet état suscite intérieurement en
nous un chaos mental. Comme on l’a déjà vu, la restriction de
l’espace donne à notre temps un aspect étriqué et rigide. Au premier
chef des principes actifs de notre évolution, se trouve une
habitude bien trop familière : se grouiller, se sentir serré dans le
temps, tel est le sens premier du terme latin angustia qui a donné
« angoisse » en français. Cette bizarrerie des temps modernes est
au centre de toutes nos distorsions.

Colette : Afin de laisser l’espace de la conscience se dilater à


son aise dans une temporalité plus souple, peut-on considérer que
le rythme respiratoire ralenti, suspendu dans l’entre-deux, présente
une circonstance favorable ?

Eva : Certainement, c’est son but ! Le type de respiration avec


apnée non seulement apaise mais stimule la fonction cérébrale,
c’est ce que déclarait, il y a quelques années, un article russe
concernant l’impact de la suspension poumon vide sur le travail
cérébral. Cela concerne une « rythmisation » temporelle. L’apnée
n’est en rien restriction, verrouillage, mais suspension, comme un
oiseau planant dans les airs.
Quant à l’espace configuré par l’āsana, il permet de ré-habiter
son corps, d’entrer dans la confidence du souffle, avec tout le bien-
aise possible. On se sent irrigué par une même sève, toute de
lenteur, des racines à la cime.
Colette : La lenteur se savoure lorsque s’est installée la
tranquillité du corps et du souffle. Mais cela s’apprend-il ?

Eva : Grâce au filtre-corps se produit un éveil à un autre rythme


intérieur. La tradition écrite n’en parle jamais mais la tradition orale,
mimétique, tend vers cette expérience. Tout se passe alors par
imprégnation. Il s’agit d’induire la tranquillité en soi.
Nous percevons alors le corps comme un volume autour d’un
axe central qui unifie toutes les dimensions de l’être. Cet Un, vécu
dans la grande respiration, se passe de mots. Il est souffle-silence-
unité indifférenciée. Le « temps de rien », dans sa simplicité,
imprègne l’espace médian.
Colette : C’est un état dénué de conditionnement, très volatile !

Eva : Comme l’écran de cinéma, il disparaît de notre conscience


dès que les images apparaissent. Il faut donc le remettre en
évidence, entre les séances de jardinage de soi avec l’enseignant.
La conscience occupe une importance primordiale dans l’expérience
somatique.

Colette : On peut se demander si la conception originale de


l’espace qui s’est développée en Inde ancienne n’est pas
directement liée à la qualité particulière de cette « mise au large » de
la conscience ? C’est en effet un art que cultivaient les sages, afin
de faire obstacle à une pensée étriquée.

Eva : Avons-nous une notion du fonctionnement du « pensoir »


des gens vivant dans les steppes, ou d’autres grands espaces ?
Comment évolue leur humanité ? Comme nous venons d’en parler,
c’est sur ce rapport à l’espace qu’ont porté les travaux de laboratoire
d’Edward Hall. Des rats de même souche, de même ADN, furent
répartis en deux groupes, les uns logés largement, les autres à
l’étroit. Ces derniers développent trois types de pathologie, violence
et anxiété, obésité, diminution de la reproduction..
Certes, la spécificité de l’espèce nous habite, nous sommes
animés par le corps de notre espèce dont nous sommes des
membres. Cependant, d’autres facteurs jouent un rôle essentiel,
l’espace notamment. Confinés dans l’étroitesse, nous éprouvons un
mal-être (duḥkha), ce qui mène également vers une aberration (au
sens étymologique d’errance) de la pensée. Ces pauvres rats de
laboratoire ont dû éprouver le stress de la captivité, même s’ils sont
nés dans ce même contexte.
Colette : Étrange coïncidence, le sanskrit use pour nommer ce
sentiment de malaise un terme appartenant au champ de l’espace.
Duḥkha, comme on l’a vu déjà, suggère un espace décentré.
Les chercheurs, les poètes, les compositeurs voyagent,
découvrent, inventent, en évoluant dans leur espace interne avec
aisance (sukha). C’est dans ce champ de conscience que tout se
joue. De même les danseurs, les sportifs, ressentent-ils, même sans
bouger, le mouvement dans l’espace, par un sens interne dérivé de
la conscience. Dans ce climat d’intériorité, conscience de l’espace et
espace de la conscience sont inter-reliés.

Sérendipité : trouver ce que l’on


ne cherchait pas
« Celui qui trouve sans chercher est celui qui a longtemps
cherché sans trouver. »
Gaston Bachelard

Vivons-nous dans un univers social et culturel où le hasard et le


jardin secret ont encore vraiment leur place ? Nous avons pourtant
besoin du rêve, de l’imprécis, de l’inexprimé. Les artistes et les
chercheurs le savent bien : c’est le plus souvent de cette zone
incertaine, libre de préjugé, que jaillit l’intuition créatrice. Eva fait
référence à cet état qui « ne sert à rien », alimenté dans sa pratique
par les temps de silence. Porté par le rythme apaisé du souffle, le
« temps de rien » devient ainsi un espace fécond de renouvellement
intérieur, en rien utilitaire !
L’article d’Alain Monnereau, paru sous le titre Temps de rien,
temps nourricier et sérendipité : une certaine habileté dans les actes
ou les idées (Revue PIER -des anciens élèves de l’IER-, n040,
juin 2017, pp. 10-17) donne un éclairage pertinent sur ce concept :
« On sait d’après les neurosciences qu’une attitude de lâcher-
prise face à l’adversité et l’instant permet de faire des connexions
inattendues et trouver des solutions qui seront secondairement
disponibles à la conscience. Le réseau qui gère nos pensées
spontanées est encore mal connu, mais plusieurs études
scientifiques récentes ont montré que le vagabondage mental
(daydreaming), qui peut occuper jusqu’au tiers de notre temps
d’éveil, stimule la créativité car le réseau par défaut aurait tendance
à provoquer des associations inédites entre les neurones 7. Il y a là
un véritable air de parenté avec la sérendipité : les trouvailles sont
faites sans que cela soit le but recherché. »

Colette : Comment pourrait-on qualifier un « esprit de yogin » ?

Eva : Un esprit de yogin est un esprit de découverte, sans


routine ; on découvre alors par inadvertance car l’intention est d’ores
et déjà orientée vers la lumière d’un espace sans obstruction. Cela a
toujours été une évidence pour moi, sans doute l’ai-je appris, par
osmose, de mon père ? Philosophe de formation, il n’a cessé de
s’intéresser à des pensées qui le passionnaient. Je me souviens de
Bachelard et de Bergson qu’il connaissait. Quant à ce dernier, son
ouvrage Les données immédiates de la conscience m’a beaucoup
appris.
« Les meilleurs éveilleurs sont ceux qui ne cessent de
chercher ». Cette phrase dont je ne connais pas l’origine, n’a cessé
de résonner en moi. C’est sans doute pour cela que nous avons eu
à cœur de donner la parole à des chercheurs qui, chacun à leur
manière, sont venus à l’Institut Eva Ruchpaul partager leur passion
et leurs connaissances, dans des domaines aussi variés que
l’astrophysique, la diététique, les neurosciences, la pensée
orientale, etc. éveilleurs comme Hubert Reeves, Jean Trémolières,
Joël de Rosnay, Paul Masson–Oursel, Karl-Graf Dürckheim…
Sur le terrain des neurosciences, il y eut une passionnante
intervenante, Valérie Daugé, chercheuse à l’INRA en neurobiologie ;
sur celui de la symbolique et de la pensée jungienne, Michel
Cazenave, le remarquable journaliste de France-Culture qui fut à
l’initiative d’événements novateurs tels que les colloques de
Cordoue et de Tsukuba sur le thème de Science et Conscience.

Le vrai sens de l’exercice : trouver


la note juste dans la pratique
Colette : Comment trouver la note juste de la conscience de soi
et la conserver dans l’espace-temps de la pratique ?

Eva : Karl Graf Dürckheim, je m’en souviens, m’a dit un jour


quelque chose qui répondait à cette question essentielle : il faut être
en amitié avec son ressenti 8. Accepter et être ouvert aux
changements de niveau de conscience, être redevable à son
organisme de traverser cette existence dans le vaisseau de son
corps.
L’exercement, s’il est bien tempéré, présente un côté exquis, une
nourriture de l’âme faite d’allégresse, de satisfaction profonde. Il
requiert à chaque instant une qualité d’attention qui est sans cesse à
rétablir, à réveiller.
Colette : La félicité, le contentement 9, l’euphorie, en leurs
nuances variées jouent un rôle essentiel dans les écoles indiennes,
toutes mentionnent ces états comme indicateurs de réalisation, dans
la mesure où elles accompagnent une conscience vibrante, éveillée.
Un passage du Dharmasūtra demande comment savoir si l’on
suit le bon chemin ? La réponse donnée par ce traité fondamental
sur le Dharma est que l’on éprouve alors un profond contentement
(tuṣṭi – dharmatuṣṭi). On ressent la justesse de la vibration de tel
acte, de telle pensée, de telle aspiration. On est en accord avec le
monde. C’est parce qu’en réalité, on sait, de l’intérieur, et depuis
toujours, la note juste. Mais nous savons rarement que nous la
connaissons ou qu’elle nous connaît !

Eva : Oui ! On sait déjà, alors qu’on ne le pense pas encore !


Cette présence, cette attention, est-elle un don immérité ? Nous
avons en nous cette capacité d’estimation globale, de
compréhension intuitive immédiate qui ne s’arrête pas à la paroi du
corps.
Le yoga modifie l’épaisseur de la couche qui nous sépare du
monde, ou nous relie à lui, tout est question de regard. Quand on
parvient à la transparence, le simple et le juste coulent de source,
c’est comme pour les informations données par l’ADN, nous n’avons
pas à intervenir, l’essentiel s’opère tout seul, spontanément. Il faut
avoir une confiance absolue dans cette chorégraphie de conscience-
énergie, aux potentialités insoupçonnées. Nous en percevons
parfois quelques résonances dans les moments de limpidité
intérieure.
Le mystère de la vie se dévoile sous un nouveau jour : ni
vraiment inconnu, ni totalement étranger. Dans les flots du devenir,
les aléas de l’existence, la pré-voyance nous guide, je prends ce
terme dans le sens de « voir avant », grâce à notre œil intérieur. On
sait, même si l’on pense ne pas savoir ! Et ça marche encore mieux.
Preuve en est cette histoire pleine d’humour que l’on m’a jadis
racontée.

Un navire transportant des moinillons pleins de ferveur avait


échoué sur une petite île perdue au milieu de l’océan. Trois d’entre
eux avaient survécu et jour après jour ils récitaient leur Pater Noster
avec une foi toujours aussi ardente. Voilà qu’un bateau passant par-
là fit halte dans leur île, or parmi les passagers se trouvait un digne
évêque. Apercevant ces trois pauvres hères qui venaient vers lui en
faisant le signe de croix, l’ecclésiastique s’adressa à eux : « Que
faites-vous là ? Êtes-vous chrétiens, dites-vous bien vos prières
quotidiennement ? » Les trois moinillons ayant pris de l’âge
racontèrent leur naufrage et commencèrent à réciter le Pater Noster
tel qu’ils s’en étaient souvenu, trente ans auparavant, alors qu’ils
n’étaient encore que des adolescents. L’évêque poussa les hauts
cris, mais non, ce n’est pas ainsi, il faut dire cela !
Ravis, les trois moines firent de leur mieux pour apprendre la
bonne version mais dès que le bateau et l’évêque furent repartis au
loin, un doute les prit sur l’un des passages de la prière. Alors, ils
s’élancèrent sur les flots, bravant les vagues, pour en avoir le cœur
net. Quand l’évêque les aperçut, marchant sur les flots, il comprit
que ces trois moines avaient, quant à eux, véritablement la bonne
version de la prière, celle douée d’efficience !

Colette : L’esprit et non la lettre ! Tout est là. Appliqué à la


pratique du yoga, cela signifie que l’attention à l’énergie de la
conscience joue un rôle déterminant. Ce que l’on pense, on le
devient, selon l’adage bien connu des yogin indiens. Dans la
sādhanā (pratique de réalisation) on utilise cette puissance
dynamique pour configurer de manière plus spacieuse et souple sa
pensée. Cette pratique est appelée bhāvanā « contemplation
créatrice » qui puise sa dynamique dans l’énergie universelle. Elle
procède de l’élan de l’intuition, allié à une conviction inébranlable.
On en trouve de beaux exemples dans le Vijñāna Bhairava, dans
des méditations sur l’infini du ciel 10 ou sur des vibrations sonores. Le
but est d’ouvrir la conscience, qui se complaît dans ses limitations et
le morcellement, à l’illimité et à l’unité.
Pour donner un aperçu de cette pratique coutumière dans les
milieux tantriques, le verset 47 cherche à faire échec à la conception
du corps comme objet séparé, dense, limité par la peau ; il induit une
sensation interne de légèreté et d’infini :

« Ô Belle aux yeux de gazelle ! Qu’on évoque intensément toute


la substance qui forme le corps comme pénétrée d’éther. Et cette
évocation deviendra alors permanente. » verset 47.

1. Dans la conception du monde indienne, le mont Meru représente l’axe central


autour duquel sont disposés concentriquement les sept continents séparés par sept
océans.
2. Dans les Upaniṣad et le Sāṃkhya, est développée la doctrine des multiples
dimensions du corps ; emboîtées concentriquement, les cinq enveloppes (kośa) se
déclinent comme suit, du plus grossier au plus subtil : enveloppe faite de nourriture
(anna-maya-kośa), enveloppe faite de souffle-énergie (prāṇa-maya-kośa), enveloppe
faite de pensée (mano [manas]- maya-kośa), enveloppe faite d’intuition (vijñāna-maya-
kośa), enveloppe faite de béatitude (ānanda-maya-kośa). Ces cinq enveloppes
correspondent aux trois corps : physique (1er kośa), énergétique (les 3 suivants),
spirituel (le dernier).
3. Shunryu Suzuki, Esprit zen esprit neuf, Paris, Seuil-Points Sagesses, 1977.
4. Cf. Revue Hermès, Les Voies de la mystique, nouvelle série, I, Paris, Les Deux
Océans, 1981, pp. 224-234. C’est un moine bouddhiste Ch’an qui commenta en vers et
en prose les dix tableaux. À chaque peinture, la vache devient plus évanescente, et
finit par disparaître, au sixième tableau. Elle symbolise ici la nature profonde de l’être,
l’esprit d’éveil. Les dernières paroles montrent un homme qui va tranquillement son
chemin, sous des allures ordinaires et pourtant : « Un simple contact de sa main, et
voyez ! les arbres morts se couvrent de fleurs. »
5. Dans les Upaniṣad et le Sāṃkhya, est développée la doctrine des multiples
dimensions du corps ; emboîtées concentriquement, les cinq enveloppes (kośa) se
déclinent comme suit, du plus grossier au plus subtil : enveloppe faite de nourriture
(anna-maya-kośa), enveloppe faite de souffle-énergie (prāṇa-maya-kośa), enveloppe
faite de pensée (mano [manas]- maya-kośa), enveloppe faite d’intuition (vijñāna-maya-
kośa), enveloppe faite de béatitude (ānanda-maya-kośa). Ces cinq enveloppes
correspondent aux trois corps : physique (1er kośa), énergétique (les 3 suivants),
spirituel (le dernier).
6. Cf. note 4 et infra.
7. Ikonicoff R. « Peut-on être éveillé et ne pas penser ? ». Mise à jour le 5 juillet 2015.
In Sciences & Vie, [En ligne]. https://www.science-et-vie.com [consulté le 8 décembre
2018]. McMillan RL, Kaufman SB, Singer JL. Ode to positive constructive
daydreaming. Front Psychol. 2013 Sep 23 ; 4:626. Zedelius CM, Schooler JW. The
Richness of Inner Experience : Relating Styles of Daydreaming to Creative Processes.
Front Psychol. 2016 Feb 2 ; 6:2063. Christoff K, Irving ZC, Fox KC, Spreng RN,
Andrews-Hanna JR. Mind-wandering as spontaneous thought : a dynamic framework.
Nat Rev Neurosci. 2016. Nov ; 17(11) : 718-731.
8. Cf. Karl-Graf Dürkheim, « Le hatha-yoga n’est pas une dissolution des tensions
mais une recherche de la juste tension. […] Faire l’exercice n’est jamais difficile, ce qui
est difficile est de devenir l’homme qui le fait. » (déjà cité supra in I.1.a Regard sur une
pratique : la charnelle compétence).
9. Cf. notes 8, 9 et 15.
10. Cf. note 1, deux versets 84 & 92 cités in Lilian Silburn, Le Vijñāna Bhairava, Paris,
de Boccard, 1971.
La conscience-énergie et sa saveur
originelle de liberté

« Il faut chercher la discipline dans la liberté et non dans les


formules d’une philosophie devenue caduque (…). N’écoute les
conseils de personne, sinon du vent qui passe et raconte
l’histoire du monde. »
Claude Debussy, Monsieur Croche

Les progrès des neurosciences aujourd’hui ont attiré l’attention


sur les difficultés à cerner la nature de la conscience qui ne se limite
sans doute pas à une fonction cérébrale. L’exploration de cette
réalité égalerait en mystère celle de l’infiniment grand, notre univers,
et de l’infiniment petit, domaine de la physique quantique. La science
a toujours ménagé ses effets de surprise ; tant que l’homme vivra,
les recherches progresseront, faisant mentir les découvertes des
siècles précédents. Mais, au fond, cela change-t-il quelque chose,
dans la vie quotidienne, de savoir comment nous pensons,
ressentons, respirons, mettons en mouvement telle partie du corps ?
L’histoire des idées, dans les sphères de la science ou de la
pensée religieuse, est l’une des sciences les plus passionnantes qui
aient vu le jour ces dernières décennies. Elle a mis en lumière des
manières différentes de voir et de comprendre le réel, entre Orient et
Occident, même si cette généralisation peut sembler par trop rapide.
Cette science a en effet montré que certaines grandes civilisations
orientales, l’Inde et la Chine notamment, se sont fondées sur
l’expérience du dedans pour faire une lecture de la réalité, jusque
dans ses strates invisibles.
Les lettrés indiens ou chinois se sont penchés sur des questions
certes d’apparence analogue mais posées autrement, au moyen
d’une investigation qui passait par d’autres modes que ceux de
l’Occident. Sans vouloir schématiser, l’approche occidentale a
privilégié l’investigation du réel en tant qu’objet. Cette approche,
poussée très loin, jusqu’à la fission de l’atome, n’a pas manqué de
faire courir de nouveaux risques pour la vie de la planète.
Cependant, dans un autre domaine vital pour l’humanité, la
médecine occidentale a déjoué de lourdes menaces en
approfondissant, parfois au-delà de toute espérance, ses
connaissances sur le corps.
Nous nous sommes sans doute un peu trop détournés de la
saveur de notre origine. Il nous faut d’urgence revenir au « corps
vécu », ce socle qui fait de nous des vivants, sur une planète
aujourd’hui passablement meurtrie par tant d’excès de convoitise et
de manque de respect. Ce corps que nous sommes, est-il perçu
dans toute son harmonie et son intelligence, et pas seulement
comme un véhicule « à la mode » sportive ou vestimentaire ?
Il nous faut changer de conscience si nous voulons réentendre,
au plus profond de nous, bruire la source de notre véritable nature.
Elle susurre d’écouter la soif de se connaître réellement. Ressentir
cela est indispensable pour revenir à un respect du monde qui nous
entoure et auquel notre destin est intimement tressé.
C’est en cela que le yoga et la culture indienne peuvent jouer un
rôle primordial dans nos vies : la pratique des postures, en osmose
avec le souffle, est destinée à réveiller cette conscience de soi-
même, allant jusqu’à la joie des retrouvailles avec le corps et le
souffle. Au fil des cours, l’imprégnation de sensations aide à réaliser
que nous sommes des hôtes d’un principe qui dépasse la vie
individuelle. Parfois, à notre insu, nous agissons comme si nous lui
étions hostiles. S’il nous est cependant donné de renouer le lien
avec la Conscience-énergie universelle, nous devenons alors,
« innocemment » comme dirait Eva, les hôtes d’une saveur innée,
qu’il nous semble avoir retrouvée mais qui jamais ne fut perdue.
Certains la qualifient d’essence cosmique, divine, spirituelle, ou de
germe de vie, peu importe, l’essentiel est de la reconnaître.
Repartons à présent pour une petite promenade en compagnie
d’Eva qui a sans trêve exploré avec une immense curiosité le champ
de recherche de la conscience. Il est ressorti de nos entretiens une
évidence : elle a intégré, dans son savoir-faire et sa pédagogie les
données scientifiques qui ont progressivement nourri sa
compréhension, et plus encore ses interrogations ! Parmi celles-ci
figure en premier lieu la question de la nature de l’information.

Qu’est-ce que l’information au juste ?


Colette : La conscience demeure un mystère pour les
scientifiques, en dépit de leurs expériences variées. Si l’on se fonde
sur l’expérience du yoga, peut-on en conclure que la conscience est
seulement information ?

Eva : Difficile de répondre ! Elle est aussi information, mais pas


seulement, c’est une manière intuitive de voir les choses qui n’a
certes rien de scientifique. Pour les yogin indiens, il me semble que
c’est une réalité plus englobante.
J’ai jadis beaucoup échangé sur le sujet avec le docteur Thérèse
Brosse 1. Cette scientifique, pionnière dans les sciences de l’esprit,
était dotée d’une âme de chercheur et d’une inépuisable énergie. Je
l’ai rencontrée car elle était une connaissance d’Haymant, mon mari,
très ouvert aux nouveautés scientifiques, grâce à une éducation
brahmanique sans formalisme.

Voici ce que j’en ai retenu, en quelques mots sans doute


transposés dans mon langage de béotienne : la conscience est un
principe actif, c’est une idée véhiculée par les Indiens, plusieurs
siècles et pourquoi pas quelques millénaires, avant les recherches
sur le cerveau entreprises en Occident et les connaissances
neuronales qui en ont découlé.
Cette approche correspond à une nouvelle direction prise
aujourd’hui dans ces recherches ; cette étude s’oriente actuellement
sur les réseaux de neurones intra-vivants qui seraient à l’origine du
phénomène de l’empathie. Je l’ai éprouvé quelques fois 2, toujours
avec gratitude.

Colette : Comment ne pas s’étonner de ces interrelations


invisibles qui se tissent entre les êtres ! Les souffles, prāṇa, ne se
limitent pas au corps grossier. Le corps, les enveloppes faites de
pensée, d’énergie, irradient : c’est bien le sens étymologique de
śarīra, terme signifiant corps en sanskrit. Comme on l’a déjà vu, la
réalité de la conscience en Inde participe de la luminosité de
l’énergie permettant de « prendre conscience ». C’est du moins le
propos des philosophes shivaïtes cachemiriens. Ces yogin sont allés
jusqu’à discerner la nature vibratoire de cette réalité qui tisse notre
esprit, notre souffle et notre corps. Pour eux, non seulement le
microcosme, mais également le macrocosme sont tissés à cette
trame vibratoire de la plus haute fréquence existante : celle de la
conscience.
Il est aussi intéressant de noter qu’ils conçoivent l’infinité de la
conscience, au niveau universel ou divin, comme une danse dans
l’espace. Śiva-Natarāja, nous l’avons déjà évoqué, exprime sa
spontanéité dynamique par la quintuple activité de créativité-
maintien-dissolution- voilement-dévoilement.

Eva : Il est vrai que cette symbolique est très riche. L’espace
vient ici aussi jouer un rôle, la danse étant par excellence un art
dans l’espace.

Colette : Le temple de Cidambaram, en Inde du sud, est dédié à


la danse qui symbolise l’espace de la Conscience, où se déploie la
danse cosmique de Śiva Natarāja. Dans la mythologie shivaïte, le
cosmos apparaît, vit et se résorbe au cœur de la conscience divine,
non pas à la manière d’une production extérieure, séparée de son
auteur, mais comme la danse même des énergies. Ce « cosmos
dansant » est constitué d’une myriade de rythmes et de
mouvements, participant d’une trame continue intégrant tous les
phénomènes ; au sein de ce continuum la différenciation est
comprise en termes de degrés ou catégories de réalité (tattva) inter-
reliés. Se situant à la source de toute vie, de toutes cognitions,
l’interconnexion est symbolisée par la structure de la célèbre statue
de Natarāja, inscrite dans un cercle de flammes, scandant sur son
petit tambour (damarū) les rythmes cosmiques.
Cette représentation évoque également la conception unifiée de
l’univers fondée sur la circulation du Souffle-énergie (prāṇa), alliée
aux notions d’inclusivité et de plasticité mais aussi de vacuité (kha
signifiant à la fois espace en creux, moyeu [de la roue], zéro, espace
illimité). Ainsi, l’espace cosmique est perçu comme trame
d’événements interconnectés. Ainsi, les astrophysiciens ont forgé au
e
XX siècle l’image du bootstrap : liée à la théorie des « plurivers »,
celle-ci conçoit notre cosmos comme un grain de raisin à l’intérieur
d’une grappe, qui en contiendrait des myriades. Dans un tout autre
contexte, mythologique cette fois, l’espace cosmique indien, pensé
comme infini, est vu comme une trame vibratoire en laquelle
apparaissent et se résorbent tous les phénomènes, un hologramme
fait de conscience-énergie, un tissu dynamique de relations. À cette
vision de la vie et de l’univers correspondent les modèles d’osmose,
de continuum, de résonance… permettant de sonder le mystère de
la nature ultime des choses, visibles et invisibles, de l’infiniment petit
à l’infiniment grand.
Quant au corps-souffle-conscience, lui-même se trouve tissé
dans la trame de l’espace, en son étroite solidarité avec le maṇḍala
cosmique. Dans cette représentation totalisante, non seulement la
« conscience » fait partie intégrante de l’univers, mais elle en est le
substrat. Le tout, l’univers, comme chacune de ses parties, est
conçu comme un tissage (tantra) de flux (nāḍī) de conscience (cit)et
de souffle (prāṇa). La vie apparaît ainsi comme une onde au sein de
l’océan cosmique, en échange permanent avec son milieu, par-delà
le temps et l’espace.
La perception indienne de l’espace comme trame universelle,
préalable à toute différenciation, permet de penser la possibilité
d’une dimension mettant en œuvre toutes les interconnexions,
notamment temporelles, comme le suggèrent ces versets
upanishadiques :
« Ce qui se trouve au-dessous du ciel, ce qui est au-dessus de la
terre, et ce qui demeure entre cette terre et le ciel, ce que l’on
appelle passé, présent et avenir, ô Gargi, c’est sur l’espace que tout
cela est tissé. »
« Et l’espace, sur quelle trame est-il tissé ? »
« Sur cet Immuable (akṣara) que les brahmanes déclarent n’être
ni grossier, ni coloré, ni obscur, ni air, ni éther, dénué de goût,
d’odeur, de perception, de souffle, (…) libre de toute détermination et
de toute mesure, sans intérieur ni extérieur… ». Bṛhad Araṇyaka
Upaniṣad, III.9.8

Eva : Ce que j’entends là me semble reposer sur une image de


la réalité tissée de réseaux inter-reliés. Y aurait-il un lien entre les
termes réseau et résoudre ? Même si ce n’est pas vérifié par
l’étymologie, il me semble que ce n’est qu’en mettant en réseau les
divers termes d’un problème qu’il peut se résoudre. Mettre
l’information en réseaux dans nos systèmes cognitifs serait-il de
même le moyen sine qua non de parvenir à une bonne résolution ?
En tout cas, cette manière d’envisager le vivant comme espace
de conscience interconnectée en réseaux me paraît une ouverture,
je dirais même une alchimie nouvelle avec le réel. Nous pouvons
percevoir que nous sommes des réseaux à la fois ouverts et auto-
protégés contre certaines informations. Notre plan-vigipirate,
surprotecteur, soit se met sur la défensive, soit, au contraire, baisse
les bras et l’on se retrouve sans défense immunitaire. Il est essentiel
de se connaître, de se re-connaître soi-même, si bien que l’on peut
être dans une dynamique d’inter-relation ouverte, tout en demeurant
parfaitement centré sur le soi.

Colette : C’est ce que nous révèlent les travaux le plus récents


en immunologie, qui portent sur la « reconnaissance de soi ». La
cellule, on le sait aujourd’hui, n ‘a pas à construire de rempart pour
se défendre mais doit dans l’idéal être en osmose avec son milieu,
et pour cela il lui faut « se reconnaître », en quelque sorte, avoir
conscience de soi en se ressaisissant de son identité. « L’acte de
reconnaissance/discrimination déclenche l’organisation d’un
processus de défense, qui peut être conçu comme une des
régulations organisatrices de l’organisme. » 3
Quel apport déterminant ! Tout un enseignement pour les
apprentis-yogin : être à la fois soi-même et en osmose avec le milieu
environnant, les autres, pour lesquels il existe le même enjeu. Ce
que l’on pense, on le devient, enseigne un adage indien. Selon ce
que l’on est, on est plus ou moins prêt à connaître et comprendre
telle ou telle chose. Ce qui se passe au niveau cellulaire n’est pas si
éloigné des comportements individuels.

Eva : On voit bien là les résonances avec notre vie de tous les
jours : l’attraction pour l’information porte les couleurs de notre
humeur, c’est évident. Notre disposition provisoire à comprendre, à
saisir au vol une indication, à se comprendre soi-même, est bien
variable ! Comme une feuille aimantée attire à elle des brindilles
magnétiques, notre réseau « aimante » des informations, soit nous
entraînant vers plus de vie, soit toxiques et destructrices. Il y a des
périodes où tout nous convient : on « est », on vit, on respire d’une
autre manière.

Colette : En quoi la pratique du yoga permet-elle de tendre vers


cet état plus harmonieux et vivant ?

Eva : Comment dire en quelques mots ce lien entre des


préoccupations millénaires et nos appétits contemporains ? Cet art
interne, fait de techniques vieilles de plus de quarante siècles, nous
offre, aujourd’hui, une commodité au niveau de notre filtre somatique
(ce qui retient la bonne part), or celui-ci n’obéit pas à la volonté. Le
ressort fondamental, c’est la conscience et le souffle, la conscience
du souffle, qui prédispose à un bon fonctionnement du filtre. Il faut le
respecter, en faire état dans le quotidien banal car nous sommes
des appareils à comprendre, et la compréhension dépend du filtre ! Il
nous faut lire le réel avec une grande ouverture, comme si
l’existence était une visite pour comprendre la réalité, mieux,
autrement, avec une couleur d’étonnement qui permet d’autres
perspectives.
Il faut bien garder ce mélange alchimique, ferment de multiples
ouvertures envers les pensées d’autrui ; ça se trie tout seul, on ne
garde pas tout mais les potentialités nous sont offertes. On se prive
de tant de choses ! Alors acceptons de nouveaux panoramas, sans
suivre le formalisme souvent trop étroit de notre conscience.
Je m’inscris en faux contre une image du yoga réductrice : ce
n’est ni une « écologie » articulo-musculaire, ni une gymnastique, ni
un bouquet de recettes « to be fit », ni un comprimé d’aspirine contre
la tension nerveuse (si ça ne fait pas de bien, ça ne peut pas faire de
mal !), ni une « relaxation » pour sortir de ses problèmes, ni une
mini-activité distrayante et exotique, moins encore une panoplie de
mini-Raspoutine qui donnerait un pouvoir sur soi ainsi que celui de
manipuler (guérir !) les autres.
Il ne s’agit pas de convoiter une maîtrise, une censure, une
domination de sa personne. La publicité mensongère du surhomme
auto-fabriqué est heureusement tombée en suspicion, tout au moins
en France, pays du Montaigne-qui-s’essaye. Et les partisans d’une
gonflette de l’âme à coup de mantra védiques ou de rituels tibétains
ne tiennent plus guère le devant des conversations salonnières. On
doit reconnaître au passage que certains courants de modes, qui
véhiculent une forme d’emphase du moi, abandonnent parfois sur le
champ de leur action des reliquats assez redoutables : des
simulateurs, qui attirent à eux leurs semblables. Mais l’arbre du
bateleur ne doit pas cacher la forêt de la tradition orientale !
Le yoga est autre chose, c’est un chemin de découverte ; il faut
s’y préparer ! Être prêt à voir ses manques, que l’on découvrira petit
à petit, au fur et à mesure que l’on avance. Par exemple, les places
laissées vides par notre culture sur la connaissance de soi et
l’exploration de la conscience. Sous nos cieux, le spécialiste
intellectuellement « gymnifié » n’est pas un sage ! Comment
encadrer ce savoir afin qu’il ne reste pas une excroissance
parasitaire sur une conscience non advenue ? C’est, me semble-t-il,
un sentiment partagé chez nos contemporains, de ne pas « savoir
penser », d’être soumis à des habitudes mentales.
Dans les « techniques de sérénité », ils ont découvert une culture
de conscience, un moyen d’informer la conscience (au sens
d’organisme informé, en biologie). Au lieu d’agir sur la matière, ils
sont en train de découvrir qu’on peut agir sur le filtre. Cela prépare à
se jardiner un peu soi-même, à chercher et s’adapter pour se forger
une charnelle compétence.

Colette : Y a-t-il des lectures déterminantes qui ont enrichi cette


manière de voir, outre celle du Docteur Thérèse Brosse ? Quelles
sont les prémices de cet intérêt pour la science de la conscience en
lien avec le yoga ?

Eva : Je me suis penchée sur ces axes de la science à une


certaine époque de ma vie, pendant ma grossesse. J’étais alors très
proche des Casadesus, une extraordinaire famille de musiciens,
chez lesquels j’avais vécu deux ans durant le temps de mes études
parisiennes de peinture. Ils m’ont alors envoyé, pour que je prenne
patience, une valise de livres qu’ils avaient reçue d’un de leurs amis,
un russe blanc transfuge. Elle était remplie des écrits de médecins
qui exercèrent jadis à la cour de Russie et qui s’étaient rendus en
Inde. Passionnant ! Hélas je ne les ai pas gardés, mais j’y ai trouvé
le noyau d’une recherche à venir. La voie du yoga se préparait, un
tout début. Ces ouvrages dont les titres et auteurs sont perdus,
m’ont alors initiée à la pensée de l’Orient et de l’Extrême-Orient.
Quelques années plus tard, je découvrais le scientifique Rupert
Sheldrake, un véritable visionnaire. Il a été l’un des premiers à
parler, si je me souviens bien, de « champ de pensée » en analogie
avec l’espace intersidéral. À un certain stade quantique, n’admet-on
pas aussi la présence et le rôle de la conscience ?

Colette : Cette recherche sur la conscience peut-elle éclairer,


enrichir même, l’expérience du corps dans le yoga et dans la vie ?

Eva : Cela, mise à part la pratique personnelle, c’est une autre


source d’inspiration qui me l’a fait entrevoir. Il s’agit de Georg
Groddeck, un médecin allemand (1886-1934) qui prônait la diète,
l’hydrothérapie et portait une attention particulière aux facteurs
psychiques des maladies. Il accordait notamment aux symptômes
une grande valeur symbolique. Le corps, pensait-il, s’exprime pour
dire son mal-être. Comme synthèse de ses recherches et
découvertes, il a écrit un livre qui fit date, en 1923, Das Buch vom
Es, « Le Livre du Ça. » 4. Dès 1926, il prendra ses distances avec
Freud. Pour Georg Groddeck, l’inconscient est somatique, le corps
est dans les mots et inversement 5.
Le rôle du corps a été trop sous-estimé en Occident où les
pensées du christianisme comme de Freud ont été mal digérées. Je
pense qu’il est plus sage parfois de laisser tomber la recherche
frénétique d’une origine traumatique et de s’intéresser à l’espace du
corps-souffle-conscience, au travers de techniques qui les
intéressent tous les trois simultanément.
Être dans son assiette, « cela revient à savoir, dans sa peau, que
ni la raison raisonnante, ni l’affectivité impétueuse, ni la référence au
passé, ni l’essai paradoxal, ne sont la voie mais cette lente digestion
du quotidien où, dans toutes les demeures de soi, il faut passer
comme un nomade, prenant quelque chose de chacune, mais n’en
prenant aucune comme déterminante ». J’attribue cette tirade
splendide à Groddeck, j’espère ne pas me tromper !

Colette : En effet, selon l’optique indienne, nous sommes les


héritiers des actes passés, d’ordre physique, verbal et mental. Ils
sont comme des germes, positifs ou négatifs, qui poussent et
étendent leurs racines souterraines avant de resurgir ici et là sous
des formes variées. Selon les doctrines indiennes, des lambeaux de
karman peuvent attendre fort longtemps avant de se manifester.

Eva : Cela me semble réconfortant et surprenant : nous ne


sommes pas décisionnaires, mais prenons seulement en surface de
pseudo-décisions. La décision était déjà prise avant que nous ne la
prenions en apparence. Bien avant de surgir à la surface, elle a
couru sous terre, elle a été tissée en amont, en profondeur. Le yoga
nous invite à cette observation du rythme quasi-végétal des cellules
et des pensées ; leur invisible gestation est mûrie par le sens du
geste et la conscience du corps dans le repos comme dans le
mouvement.

Le geste, terreau de la pensée


Colette : Qu’il soit effectif ou pensé, le geste génère des mises
en réseau de neurones. Des zones cérébrales s’éveillent,
s’illuminent. Le yoga cependant ajoute à cette effervescence
naturelle un coefficient de conscience supplémentaire. De quel ordre
est cette information ?

Eva : Les sensations nous nourrissent, être à l’écoute de ses


sens est un véritable bienfait : c’est comme l’eau qui glisse, c’est
caressant, ça défroisse, ça déplisse, avec une bienveillance rare. Au
cours des āsana, on se sent tissé par des éléments inconnus. Il est
bon de se laisser surprendre et que le non-automatique joue un rôle-
clef dans le champ du corps. Le geste n’est pas qu’un mouvement
vide, il est une pensée concrète qui fournit un solide outillage pour la
vie.
Lors d’un reportage télévisé concernant le cerveau 6, j’ai appris
que le geste nourrit, informe, la pensée, au détriment du juste appris.
Cela remet en question nos mentalités toutes faites : notre gestuelle
vient ainsi enrichir la vie cérébrale. En cela résident sans doute bon
nombre de nos aptitudes.

Colette : Qu’apporte l’espace caractérisé par une attention


centrée, comme l’enseignent par exemple le yoga ou l’art du tir à
l’arc 7 ? Comment accède-t-on à cet état fondamental ?

Eva : Dans les cours, c’est ce que j’appelle la zone pré-centrée.


Elle prépare, elle oriente l’attention, désamorce l’intention de faire,
liée à la peur de perdre, perdre la cible, dans le tir à l’arc, perdre le
but ou quoi que ce soit d’autre. C’est la source de la division, de la
diversion.
L’antidote à la peur est la confiance : par la régulation attentive à
la respiration, on apprend à se faire confiance. La conscience du
corps se métamorphose, et ce n’est pas du luxe ! La place du corps
dans notre culture est gâchée par l’idée de dominer par la décision
volontaire. Cela pose des questions car, depuis des siècles en
Occident, règne une horreur envers le corps, une non-bien-veillance
envers soi-même.

Colette : Il n’en a pas toujours été ainsi !

Eva : Certainement ! D’où vient, dans la culture occidentale, cette


dichotomie corps-esprit ? Nous avons longtemps acquiescé, avec
Descartes, au fameux adage : « Je pense donc je suis ». Nous
serions tentés de le renverser en « je suis, je ressens, je suis animé,
donc je pense ». Cela me semble bien plus plausible car nous
sommes des êtres animés, nous bougeons ! Le déplacement dans le
champ spatial est nourriture pour la conscience dont le principe actif
est vigilance.

Colette : Détail pittoresque, la conscience, envisagée en son


aspect de saisie dynamique et synthétique, se dit en sanskrit
parāmarśa. Or ce terme est construit sur l’idée de « toucher » ou
« contact » (marśa). Kṣemarāja (XIe s.) explique à ce propos dans
les Versets sur la Vibration, Spandakārikā, que, si ce terme a été
choisi pour désigner l’activité synthétique et intégrative de la
conscience, c’est en raison du contact immédiat qu’elle opère,
spontanément, sans passer par la pensée discursive.
Selon Kṣemarāja il s’agit du contact avec la Vibration cosmique,
éprouvé au stade dit de l’Énergie, où prédomine la perception tactile.
Cette conception de la conscience universelle comme
« hologramme », intériorité absolue et interreliée, est certainement
déconcertante pour les Occidentaux de notre époque !
Eva : Sur le plan physiologique, cela suscite de même un
questionnement : existe-t-il un filet englobant toutes les zones
cérébrales permettant une supervision des champs spécialisés
(mémoire, décision…) ? Dans le « temps de rien » se révèle une
aptitude à la vigilance, on devient conscient de la conscience, de la
possibilité d’en élever la fréquence vibratoire. On peut l’activer. Un
champ (du corps) est pour ainsi dire « réactivé » dès lors qu’il se
trouve associé à la conscience vigilante, et cela, en mode mineur ou
majeur selon son intensité.
Il a été constaté par les expériences scientifiques que la sphère
irriguée de vigilance devient physiologiquement différente. Tout se
passe comme si intervenait une modulation régénératrice, une mise
en harmonie.

Colette : Ces découvertes sont d’une importance extrême car


cela signifie que le plaisir du corps en mouvement accroît de fait la
capacité à se rendre plus intensément présent, vigilant, ce qui induit
également une stimulation de la faculté de mémorisation. Nos
réseaux physiologiques demandent une grande finesse
d’ajustement, un peu comme pour un transistor, il faut ajuster le
curseur pour trouver la bonne station !

Eva : Quand nous demeurons sans préjugé, entièrement plongé


dans le souffle, la posture nous accepte. Il y a une écoute intérieure
qui prédispose au goût du silence, à la vibration d’un silence qui
comble par sa plénitude autant que par sa vacance.

Colette : Le silence se fait espace, l’espace silence, c’est une


sensation bienfaisante. On trouve étrangement ce sens dans le mot
sanskrit tūṣṇīm « en silence » puisqu’il dérive d’un verbe signifiant
« se réjouir » et qui a d’ailleurs donné le terme santoṣa
(contentement). Dans un tel silence, l’espace de la conscience
semble se dilater, se révéler.

Eva : Cette expérience me fait penser aux vertus du sinapisme ;


quand j’étais enfant et que j’avais attrapé froid, ma mère me
préparait un cataplasme à la moutarde, révulsif, qui guérissait
l’inflammation par une autre chaleur ardente. Tapas, l’ascèse en
sanskrit, signifie en premier lieu l’ardeur. Le silence est-il une ardeur
révélatrice ?
La vigilance qui l’accompagne est toujours primordiale, chez
l’élève comme chez l’enseignant. Le premier commandement de
toute pédagogie ne serait-il pas une attention vigilante, c’est-à-dire
une conscience-énergie vivante. Si l’on se démunit de cette fonction
d’activation de conscience, de réveil de la conscience-énergie, alors
c’est la faillite de la conscience, et cela, inévitablement, occasionne
de grands dommages.

Colette : Voilà poindre ces fameux thèmes de la nescience et de


son cortège de souffrances : l’illusion, l’impuissance à être soi-
même, la restriction que l’on s’inflige, dans tous les domaines. Le
yoga, par la pratique de l’attention exercée jusque dans les strates
profondes du corps et de l’esprit, agirait-il ainsi comme un antidote à
cette auto-limitation ?

Eva : Le yoga offre en effet de s’exercer sur les diverses


dimensions de l’être simultanément. Par le remue-ménage de
l’exercice, par la tenue de la posture, on s’offre la possibilité de
s’exercer à une aptitude (au moins, respirer !), de redonner de la
souplesse aux tissus. Plus l’élève prend goût à la transformation qu’il
observe en lui-même, plus il devient sensible aux informations
nouvelles.
Dans l’espace de la conscience, alors qu’il amorce une posture
ou la maintient quelques instants, il découvre et accueille une
atmosphère translucide. Il parvient plus aisément à se recentrer ou
même, parfois, il éprouve un instantané de lucidité. Son être tout
entier devient mosaïque multidimensionnelle. Le geste est le champ
dynamique où éclot une conscience plus déliée, plus libre.

Colette : Le corps se révèle comme un champ de sagesse et de


connaissance. Les symptômes de la nescience s’amenuisent : la
dispersion, la pensée vagabonde, le sentiment d’être pressuré par le
temps, d’être divisé, séparé, déconnecté de soi-même et de
l’univers. La pratique intégrant le corps et le souffle invite à un
surcroît de conscience, à une manière de vivre enracinée dans l’ici
et maintenant. Ce chemin vers un équilibre toujours nouveau, au
rythme du souffle, prépare la traversée des épreuves à venir, c’est
ce qui fait de nous des « adultes bien-portants » dans le sens où l’on
devient capable de « supporter » ! Il n’est pas anodin d’avoir ce
projet : faire de soi un espace où se dévoile la vie.

Champ de conscience et espace


cosmique
Colette : Comment entrer en contact profond avec la réalité ?
Sous quel jour apparaît-elle dans l’état de yoga ?

Eva : Il faut bien avouer, avant toute chose, notre imperfection :


nous ne voyons qu’une infime part du réel. D’une certaine manière,
nous sommes avertis de cette impuissance à connaître de manière
objective le réel : le monde n’est pas seulement ce que nous en
savons, voyons, comprenons. Dans ce monde vibratoire qui nous
est sensible en ce moment-même, rien n’est figé, tout est en
mouvement, en évolution constante. Nous ne voyons jamais que ce
que nous sommes prêts à voir.
Dans l’état de détente procurée par le yoga, il nous est parfois
donné d’admirer, en moins d’une seconde, d’une fraction de
seconde, une étincelle de cette réalité insaisissable, et cela est une
expérience indicible. Comment faire entrer dans la sphère des mots
notre préscience, pré-conscience ? D’autres l’ont tenté, parfois avec
génie ! Mais le plus souvent, la tendance à vouloir-comprendre en
termes objectifs étouffe le sentiment intuitif, vif, de la réalité. Peut-
être un certain sommeil éveille-t-il ? Combien de chercheurs, de
mathématiciens, ont fait des trouvailles en rêvant !

Colette : Comment expliquer cela ?

Eva : Nous sommes un champ de conscience sans limite, mais,


victime d’une amnésie de soi. Nous avons soif de conscience alors
que, selon le biochimiste Rupert Sheldrake 8 qui a étudié cet aspect
du réel, nous baignons dedans, comme dans un champ global,
unique. La vie qui nous habite ne se limite pas à la lisière-peau, elle
nous dépasse, nous englobe, elle touche l‘espace de l’autre, sans
jamais s’arrêter aux frontières de la personne, de la famille, nous
baignons dans le même bain et sommes le produit d’échanges
incessants.

Colette : Dans ce cas, si nous sommes vraiment ainsi, pourquoi


ne l’éprouvons-nous pas ? Nous pouvons aujourd’hui découvrir par
les moyens techniques poussés la matière vivante qui vibre sous la
peau et forme une trame tissulaire sans rupture enveloppant le
corps 9.
Eva : Notre sensibilité est, hélas, ébréchée, nous ne captons plus
la réalité à la source. Le yoga peut nous aider à recontacter cette
part intérieure encore pleinement vivante qui sait, intuitivement. D’où
la nécessité de s’écouter (respirer !) et de s’aimer soi-même. C’est
cela la nature du chemin que propose le yoga.
On avance dans la mesure où l’on s’aime, on joue avec le
principe de « bon ménage » avec soi-même, de bon partage de la
vie. La conscience, alors, se dilate et accueille sans restriction les
informations que nous envoie la vie. Cela se joue dans la posture :
dans la mesure où j’accueille avec une intelligence ouverte le projet
de tel āsana, je suis en bonne et constante connivence avec la
destination du geste.
Colette : Une pratique centrée peut donc influer sur le champ de
conscience et susciter le retour à une expérience d’unité avec
l’univers, dans l’espace individuel corps-souffle-conscience ?

Eva : En effet, il me semble que cela peut agir à la manière d’une


photosynthèse pour cet ensemble à la fois composite et un que nous
sommes. Dans notre cas, le soleil, c’est la lumière-conscience, elle
est la source originelle de la métamorphose. Compris ainsi, le yoga
est une pratique enchantée : il induit le retour au naturel, au
spontané, qui n’est autre que l’union au cosmos. Ce mouvement de
retour implique de cultiver sa nature. Les sages indiens avaient
perçu la puissance de la conscience corporelle dans le chemin de
transformation de soi ; comme le suggère ce passage de
l’Anguttara-Nikāya (recueil bouddhiste ancien), la réalité cosmique
ne fait qu’un avec celle de l’être doté d’un corps :
« En vérité, mon ami, je vous le déclare : dans ce corps, même
mortel, haut d’une toise seulement, mais conscient et doué
d’intelligence, se trouve le monde, sa croissance, son déclin et le
chemin qui mène à son dépassement. »

Colette : La finalité du yoga est exprimée dans les traités en


termes de samādhi ou kaivalya qui évoquent une intériorité paisible
et unifiée. Lorsque Philippe Lavastine fait part de son
émerveillement devant un « silence sans solitude », n’est-il pas
proche de la notion de kaivalya abordée dans le quatrième livre des
Yogasūtra ? On donne souvent à ce terme le sens d’isolement, mais
cette traduction ne risque-t-elle pas d’induire une méprise quant à
l’attitude du yogin ? Il me semble que la notion d’île, « isola », rend
compte de la richesse symbolique du terme kaivalya, de la même
famille que kevala, le seul, l’un, l’unique ?

Eva : Certainement, l’isolement doit se faire, oui, mais du


divertissement, de la distraction. Il s’agirait d’une solitude reliée,
inter-reliée, qui fait lever la pâte et non coupée de la vie et du
monde. Le champ cosmique est un réseau de flux perpétuels.
La coupure avec le quotidien banal n’est pas un but en soi ; elle
n’est autre qu’une invitation à l’universel. Elle est du même ordre
que la suspension du souffle, l’arrêt du mouvement ou du geste qui
ont pour vocation d’opérer une percée dans le maillage du saṃsāra.
Cet étau se relâche, alors on respire dans la trame du prāṇa
universel ! Oui, enfin, et on en est conscient !

Colette : Ces notions d’espace cosmique ou de champ de


conscience peuvent paraître abstraites, comment les rendre plus
accessibles ?

Eva : Il n’y a qu’à les vivre ! Pas besoin de philosopher ; il suffit


de les ressentir, par exemple dans le suspens du silence, on se
laisse reconduire dans le champ de leur unité. Là, on ne s’attend à
rien, mais on s’attend soi-même ! L’expérience du yoga a pour
suprême saveur le silence. Mais également je crois celle de la
légèreté, sattva ; elle imprègne notre champ intérieur lorsqu’on
parvient à ne pas s’identifier à ce qui arrive, à tout ce que l’on a
« appris », et que l’on commence à désapprendre.
Cela demande un fond de sincérité, un cœur pur qui se dévoile
comme un espace de lumière irradiante, déjà là. Je crois que c’est
cela, le mystère sans mystère, sans pourquoi. On touche alors la
part d’universel en soi. Aux origines du yoga, c’est Paśupati, un
aspect archaïque de Śiva, qui en était le symbole. En tant que
berger et protecteur des animaux, il partageait une même parole
avec eux, il se faisait silencieusement entendre, et ils l’entendaient
aussi. On pourrait d’ailleurs étendre cette complicité à celle partagée
avec les arbres et autres végétaux ; ils sont aussi des êtres vivants !

Colette : L’une des vertus essentielles du silence est son


ouverture et sa fécondité potentielle. Cet aspect trouve des
résonances avec les expériences d’espace ou de vacuité. De même,
avec celles de nirvāṇa (extinction des passions), de « quatrième
état », turya, ou d’« état par-delà le quatrième », turyātīta, qui sont
des états de conscience sans objet selon le Shivaïsme du
Cachemire. Les sciences cognitives ont également approché ce
phénomène.

Eva : Il y a eu en effet des échos très intéressants, de la part des


neurosciences, sur un silence fertile. Aux dernières nouvelles, le
silence favorise la mémorisation faisant suite à une information, à un
apprentissage. Mais je voudrais mettre en garde contre
l’enthousiasme des neurosciences car une interprétation du yoga à
la lumière de la science, toujours changeante, serait restrictive.
L’approche des neurosciences est passionnante, elle ouvre de
nouveaux horizons, certes mais elle n’est ni exhaustive ni définitive,
car inévitablement, elle sera bientôt dépassée ! N’en faisons donc
pas une religion.
Le rôle bienfaisant du silence, dans les villes saturées de bruit,
se fait sentir aujourd’hui. Ce n’est pas un hasard si, dans les rituels,
le silence est au cœur du sacré. Ce sont des moments-clés qui
nécessitent, pour être vécus pleinement, un cœur libre, vide de
volonté propre, comme lorsqu’on improvise. En poésie comme en
musique, la césure, la pause ou syncope revêtent une importance
fondamentale, ce sont les clés de voûte de l’architecture poétique ou
musicale.

Colette : La qualité du silence, et donc de l’attention, est de toute


évidence proportionnelle à l’habileté dans les actes.

Eva : L’attention est un flux de conscience ; avec elle se cultive le


goût du silence. De là, découle une aptitude au ressourcement, à la
ré-harmonisation intérieure, à l’amplification du potentiel de vie, en
un mot à la régénération. L’habileté dans les actes suit ce courant,
sans volonté propre. Je me souviens à ce propos d’une anecdote
rapportée par E. Herrigel 10 : une femme qui accompagnait son mari
au tir à l’arc, émet le désir de tenter cet exercice. Oui, essaie !
acquiesce le mari. Après le tir, Herrigel s’écrie : « Ah ! qu’est-ce que
ce sera alors quand vous fermerez le bon œil ! »
Nul besoin de commentaire ; elle n’avait aucune pression du
« bien faire », du « je dois », son seul enjeu était de s’essayer à ce
jeu, dans l’instant présent, tout simplement, sans prétention. Cette
femme était de ce fait non dépendante du jugement des autres, ne
ressentait à ce moment-là ni attraction, ni aversion. L’art du tir à l’arc
n’est qu’un moyen parmi d’autres pour « cultiver sa nature » selon
l’expression consacrée. Atteindre la concentration parfaite, c’est le
seuil obligé de l’habileté dans les actes de tout type physique,
verbal, mental.

Colette : Si le yogin connaît l’effacement du moi, cela signifie


qu’émerge en lui un autre espace, une autre lumière ; ce nouveau
mode d’être rime avec simplicité et efficience.

Eva : Oui ! cela donne envie de sourire à tout, on se sent artiste,


créateur, de sa vie. On transforme son existence en une vie fleurie,
ça marche ! Après la séance, le sentiment de se sentir bien dure en
général une semaine. Le yoga est avant tout une pratique impliquant
le corps, destinée à faire changer les choses en soi.
Tout d’abord, j’allume la lumière de l’attention, sans bouger, je
demeure éveillée, attentive à la respiration. Je fais confiance, je sais
qu’adviendra au bon moment le message, le renseignement qui fait
nécessité. S’il y a invasion mentale, l’attention m’aide à ne pas me
laisser étouffer. Les comptes respiratoires, avec les doigts,
légèrement, sont un tapis pour la vigilance. L’effet de la lenteur sur
les vṛtti, les perturbations mentales, est déconcertant !

Colette : L’une des pratiques suggérées dans le Vijñāna Bhairava


fait référence à la lenteur, qui suscite un ralentissement de l’organe
mental. Ainsi, l’intériorisation, le recueillement, sont favorisés :
« Si l’on se trouve dans un véhicule en mouvement ou si l’on
meut son corps très lentement, Ô Déesse ! (jouissant alors) d’une
disposition d’esprit bien apaisée, l’on parviendra au flot divin (la
Conscience-Énergie). » verset 83 (op.cit.)
Eva : Je ne peux que louer les vertus de l’instantané, de
l’improvisation. On s’ébat dans le terrain de l’expérience pure car
cette liberté seule met en éveil, stimule, suscite une vigilance unifiée,
multidirectionnelle. Cette qualité de l’esprit, on peut la nourrir, en
gardant la conscience de baigner dans le champ de la Vie, une et
indivise. Cette conscience-énergie est savoir-être, intelligence de la
vie toujours nouvelle, et je peux bien l’avouer : l’essentiel, je l’ai
improvisé, et j’improvise toujours !

1. Dr Thérèse Brosse, La Conscience-Energie, structure de l’homme et de l’univers,


Saint-Vincent sur Jabron, Editions Présence, 1984.
2. Voir dans le Préambule, l’anecdote avec les oiseaux dans la partie Chemins
d’expérience, voies de découverte. Des rivages d’Alexandrie à l’aventure du yoga.
3. Edgar Morin, La Méthode, La vie de la vie, vol. 2, Le Seuil, Paris, 1980, p. 158.
4. Sous la forme d’un ensemble de lettres spirituelles et poétiques, adressées à une
amie, Georg Groddeck (1866-1934) qui se définissait lui-même comme un
« psychanalyste sauvage » développe sa conception du « ça », divergente de celle de
Freud. Ce livre parut en français, en 1973, chez Gallimard sous le titre Le Livre du
Ça. Une approche critique de ses rapports avec Sigmund Freud est réalisé par le
philosophe et psychanalyste François Roustang (1923-2016) dans son ouvrage Un
destin si funeste (1976) où il examine les relations maître-disciple de Freud avec
notamment Carl Gustav Jung ou Sandor Ferenczi.
5. Cf. Der Mensch als Symbol, 1933, fut traduit en français sous le titre L’être humain
comme symbole, Paris, éd. Ivrea, 1991 ; il s’agit d’une étude sur le symbolisme du
corps et de l’homme. Voir aussi C. & S. Grossman, L’analyste sauvage, Georg
Groddeck, Paris, PUF 1978.
6. Il s’agit d’un reportage de la BBC passé sur Arte à 15 h le 11 juillet 2017.
7. E. Herrigel, Le Zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc, Paris, Dervy, 1980.
8. Rupert Sheldrake, biochimiste (Cambridge), parapsychologue, qui a notamment
enseigné à l’Université d’Harvard et Cambridge. Depuis 1981, ce chercheur, parfois
controversé, a exploré le concept de « résonance morphique », lié à celui de « champ
morphogénétique ». Parmi ses titres essentiels : Une nouvelle science de la vie :
l’hypothèse de la causalité formative (A New Science of Life : The Hypothesis of
Morphic Resonance, 1981), éd. du Rocher, 2003 ; La mémoire de l’univers, ibid.,
2002 ; L’âme de la Nature, Paris, Albin Michel, 2001..
9. Cf. les recherches du chirurgien plasticien, Jean-Claude Guimberteau qui avec des
caméras a recueilli de merveilleuses images de cette « Promenade sous la peau ». Il
met en évidence une « continuité tissulaire totale » relevant d’« un même et unique
système architectural façonnant la matière vivante. ».
10. E. Herrigel, op. cit. cf. note 3 p. 181.
CONCLUSION

S’émerveiller encore et toujours le yoga,


voyage toujours inachevé

« Plaise à celui qui le peut, de dilater le cœur de l’homme à la


mesure de toute vie. Zénon parle. »
Marguerite Yourcenar, L’Œuvre au noir 1.

Quelques notes de voyage d’une exploratrice


au long cours

Au terme de cette promenade avec Eva, il est bien évident que


sous les traits de cette pionnière qui, répondant au besoin d’une
époque, ouvrit une voie au yoga en France, se cache une
exploratrice qui est parvenue jusqu’aux confins du continent humain.
Elle en a arpenté les ressorts profonds, les souffles, les clair-obscur.
On le sent bien, cette yoginī impertinente et pleine de vitalité est loin
d’avoir livré tous ses mystères, même après sept décennies de yoga
qui ont certes débuté par une pratique autodidacte du souffle. Elle a
encore tant de choses à partager, et certainement, plus encore à
découvrir !
Son parcours de vie coïncide en effet avec une recherche
créatrice qui trouve dans l’existence quotidienne une utilité
immédiate. La vérité du yoga réside à ses yeux dans la jouissance
d’être, d’être un corps, un souffle, et une conscience pour le réaliser.
En cela réside l’universalité du yoga car nous partageons tous, en
tant qu’êtres humains, l’expérience d’un corps conscient, ou d’une
conscience incarnée, irrigués par l’émotion de la sensation. Depuis
des millénaires les yogin authentiques cultivent et transmettent
silencieusement, comme par osmose, une aspiration consistant
simplement à découvrir la saveur à l’état pur qu’est la vie. C’est cela
qui rend possible la métamorphose de l’existence ordinaire, vécue
dans la brume des ignorances, en une vie plus libre et lumineuse.

Alors, comment résumer le sens de l’aventure qui attend les


élèves sur le tapis ?

« Mettre la table pour une pensée différente. Laisser s’échapper


le soupir qui libère des fardeaux accumulés, de la fameuse “charge
mentale”, retrouver la limpidité de l’eau vive, par exemple dans la
posture du poisson, grâce à laquelle survient une qualité d’aise dès
le milieu de la leçon, un quasi-nirvāṇa : alors, demeurer dans cette
atmosphère intime car elle a de grandes vertus. » Voici en quelques
mots une synthèse des réponses d’Eva que tous ses proches élèves
reconnaîtront.

À l’enfant jouant sur le sable chaud d’Alexandrie, l’on avait prédit,


après plusieurs opérations orthopédiques, qu’elle serait en chaise
roulante à quarante ans. Nous voici pourtant auprès de cette yoginī
agile, transmettant, huit décennies plus tard, la science du souffle
dans le mouvement. « ‘Se tenir debout avec ce qui reste de vivant’,
ce fut dès lors ma seule prétention, avoue-t-elle ; simplement se
sentir mieux, pas même guérir. J’ai pris cette épreuve avec
détachement, acceptation même, je m’en souviens très bien, jamais
je n’ai été envieuse des vivants debout. »
Était-ce là déjà les premiers linéaments du yoga ?

Le sens du yoga ? Se souvenir d’une soif


essentielle : la métamorphose

« Et parlerai des six sens, cinq dehors et un dedans qui est le


cœur. » Jean Girson

Si l’on y réfléchit bien, le yoga, n’a rien d’un divertissement, il est


de l’ordre d’un chemin de découvertes menant à une réalisation de
soi. Quelque peu insolite pour des Occidentaux du XXIe s., il transmet
une science intégrale du vivant, intégrant corps, souffle et
conscience. C’est pourquoi cet art millénaire nous ramène à
l’essentiel : aller toujours au-delà des idées reçues, faire soi-même
l’expérience avant d’adhérer à quelque idée ou doctrine. Ne pas se
satisfaire des bribes de vérité au risque de ne devenir que des
lambeaux de vie, alors que nous sommes appelés à une
« révolution » profonde, comme le disait Krishnamurti.
Eva est en parfait accord avec cette vision, car pour elle le yoga
est avant tout recherche créatrice, mêlant observation,
discernement, enthousiasme, mais avant tout, une praxis à
rebours qui consiste à se vider, se poser, pour s’emplir d’une énergie
nouvelle.

Que nous enseigne le « sens du dedans », irradiant du cœur-


conscience ? À ne pas s’obliger à vivre en conformité, sous peine de
« normose », au risque de passer à côté de sa vie. À ce propos, Eva
revient volontiers sur l’importance de s’aimer soi-même, comme
élément-clé du yoga. Car le yoga est retour à soi, au je suis, aham.
Cette rencontre avec soi-même suscite un état de « contentement »,
santoṣa, au sens de plénitude. Elle engendre un sentiment de
réconciliation, d’unification en soi et avec le monde, un
inconditionnel amour de la vie, une confiance en ses ressources les
plus inouïes, fondée sur une écoute attentive des petits signes de la
vie.

Déployer ses antennes permet d’ouvrir notre champ d’exploration


au-delà de son époque et de sa culture, c’est là une chance de
donner une place bien méritée aux textes indiens. Ils nous racontent
les diverses manières dont le yoga fut conçu dans son enfance et sa
maturité. Lire les Upaniṣad, la Bhagavad-Gītā, les Yogasūtra ou les
traités du Shivaïsme du Cachemire ou des Nāthayogin, permettra
d’entrer en résonance avec une parole contemporaine des yogin
fondateurs. Comme Eva aime à le répéter, ce que l’on fait mine alors
de découvrir, « on le sait déjà » au fond de soi, mais on l’a oublié.

La posture agit alors comme un creuset alchimique qui incite à


l’anamnèse. Que révèle-t-elle ? « Nous appartenons à un même
fond, certes humain, reliant aussi terre et ciel, doté de cinq sens. Le
sens de l’āsana, c’est de pétrir la pâte pour qu’elle lève, « comme si
c’était facile ».
« Je vois la prise de posture comme une écriture corporelle,
dotée d’une exacte précision, d’une justesse extrême quant au sens
de l’espace », nous confie Eva. Comme pour un geste
calligraphique, il faut un style simple, le plus simple possible, sans
excès. De cette manière, cette adresse réimprime un sceau, le
sceau de la conscience, dans la pâte malléable du corps. On recrée
le lien corps-univers, sans effort, « comme si c’était facile », en
apprenant à respirer au rythme de la vie universelle, comme si c’était
la première fois. Il en va de même lorsqu’on lève le bras, il faut la
même attention ardente qu’à la première fois. Comme dans la
danse, la perception s’opère, dans le yoga, par le regard interne qui
discerne ainsi, de l’intérieur, l’espace du corps et l’architecture de la
posture. C’est une participation à la vie présente en toute
conscience.

On pourrait définir le yoga, selon Eva, comme une manière de


respirer, de sentir son corps avec acuité mais sans s’y identifier. Il en
va de même pour la pensée et le mouvement : se faire témoin,
drāṣṭṛ, sans s’approprier pensée ni geste.
Le yoga est affaire de cœur et d’intelligence, pas de cogitation ;
d’éveil, non de mollesse. C’est une dose hebdomadaire anti-
inertie (glānī), anti-ego, ce qui équivaut à « faire de la place à la
chance, en toute innocence ». J’accorde, m’a souvent soufflé Eva,
une totale fiabilité au sens intuitif développé dans la confidence du
souffle. Le pratiquant y découvre la grandeur de l’acte de respirer, se
mouvoir, percevoir, penser. Ce rituel tout de lenteur n’est autre qu’un
éloge de la vie.

Un conseil ? Ne jamais prendre de raccourci dans


l’apprentissage du yoga. Allons-y piano, pianissimo, laissons faire le
temps ; dans sa lenteur végétale, chaque bourgeon déploie un
invisible mouvement. On peut avoir une idée de cette danse insolite
et fascinante grâce à des photos successives qui dévoilent le
mouvement végétal. Il en va certainement de même pour le corps
dans les āsana, les cellules dansent, dans la tranquillité, la
confiance, le silence accueillant, il devient alors possible de capter le
parfum de l’instant et de l’inscrire dans le rythme intérieur du souffle.
Cette équanimité ouverte rend apte à « faire selon », c’est-à-dire
trouver la juste tension, sans viser l’absence de tension, et surtout
s’adapter à la météo interne… et externe.

Sagesse du corps, invitation à un voyage dans


l’espace du dedans

« Ce qui manque le plus à nos villes, ce sont des pensoirs


silencieux et spacieux… des promenades qui expriment par leur
ensemble la sublimité de la méditation et de l’isolement. » Nietzsche,
Le gai savoir.

Pour Eva, « l’un des plaisirs du yoga consiste à se promener en


soi-même de galeries en jardins », elle connaît la soif de se relier, se
mettre en contact avec cette réalité qui touche à la fois le monde et
les profondeurs de soi-même. Ce besoin est pour elle l’expression
d’une sagesse innée, enracinée dans le corps. Sous la farandole
des apparences et des biens, elle incite à chercher une dimension
essentielle que l’on nomme « solitude » (kaivalya) mais faisant plus
justement référence à l’image de l’unité (le fait d’être un), comme
l’est une île (isola). L’un des sens de samādhi (absorption profonde)
est « se réconcilier » ; dans le yoga, n’est-ce pas d’abord avec soi-
même que cette unité doit se réaliser, avant de s’étendre
naturellement aux autres êtres et à l’univers ?

Le yoga confère une connaissance qui unifie, qui engage dans le


grand courant de la vie, nous sommes un corps, un esprit, un souffle
qui meut en accord avec l’harmonie universelle ; une loi unique, le
dharma, régit cet archipel cosmique auquel nous appartenons,
comme le nombre d’or anime tout ce qui est, des vrilles de glycines
aux constellations, de l’ADN à la danse des derviches. Śiva, le
seigneur des yogin est aussi danseur cosmique, son corps
symbolique parle de la danse intérieure qu’est le yoga.

En cette époque où nous avons vu le jour, l’ère de


l’Anthropocène 2 qui impose dans presque tous les domaines une
technique sophistiquée à l’extrême, où l’homme prétend maîtriser
tant de phénomènes dans l’ordre du vivant comme de la matière,
combien se connaissent eux-mêmes, maîtrisent la science du
souffle, la perception interne de l’espace ? Combien sont en amitié
avec leur corps ?

Eva ne cesse de rappeler les vertus du bain intérieur qui permet


de goûter à sa propre saveur biologique, unique en chacun. Cette
inimitable saveur se révèle dans l’état de yoga, intime et universel à
la fois, qui appelle une mise à jour quotidienne. « Alors, s’allume en
nous une petite lumière, c’est un étrange mélange d’ardeur et de
paix, d’aspiration vers et de non-agir. Cette attention permet de
conjurer tout fonctionnement mécanique, toute médiocrité, ainsi que
de comprendre les pièges, les divisions internes, les sources
d’agitation, les illusions. »

Écrire avec son corps, sur la musique du souffle, une poésie née
du silence. Cette calligraphie corporelle est bien, selon les mots
d’Eva, « une pratique pour rien ! » certes, mais vibrant du plaisir de
se tenir librement dans le courant du souffle ; un art sans art qui se
révèle si l’on demeure sans préjugé par rapport à soi-même, car
« on a tous du talent, on a tous un talent qui nous attend. C’est cela,
l‘insolite saveur du yoga qui se transmet spontanément, sans
pourquoi, et épanouit un goût de vivre, en toute naïveté, en cultivant
l’art du « selon ».
L’art de la « vraie vie »
« Cette inimitable saveur que tu ne trouves qu’à toi-même. »
Paul Valéry

Au cœur de ce voyage au pays du yoga en compagnie d’Eva, il


restera sans doute comme un refrain dans la mémoire, une question
innocente que le pratiquant aura envie de se poser, au seuil de toute
pratique, ou dans la vie courante : « Qui suis-je aujourd’hui ? Dans
quel rythme, quelle météo ? De quoi ai-je réellement besoin ? »

Gage de respect de soi, de la vie en soi, qui s’écoule en une


infinité de points instants, cette attention devrait briller toujours au
présent. Le but du yoga est en effet qu’il devienne intimement tissé à
la vie quotidienne, dispensateur de lucidité, équanimité, dynamisme
physique et mental, et qu’alors on cesse de courir après le temps.
C’est la recherche de toute une vie ! Le passage par l’Inde et le yoga
était-il nécessaire pour en arriver à cette déclaration de bon sens ?
Sans doute, mais l’on pourrait répondre avec Mircea Eliade :
« L’analyse d’une culture étrangère y révèle surtout ce qu’on y
cherchait, ou ce qu’on était déjà prêt à découvrir. »

De cette leçon de vie, inspirée par l’Inde du yoga et réinterprétée


par Eva, que pourrions retenir d’essentiel pour la pratique et la vie
quotidienne ?
Vivre en naïf, laisser s’éveiller le naturel, écouter et entendre le
langage du corps, du souffle, de la conscience.
Au jardin de la vie, cultiver son potentiel de bonheur, accueillir
l’équilibre qui vient du dedans.
Prêter attention à la mystérieuse et merveilleuse capacité
d’intuition par laquelle s’instaure un dialogue ininterrompu entre soi
et le monde.
L’existence devient alors une musique sans cesse réinventée,
improvisée, et cela, bien sûr, c’est prendre un risque !
Retrouver à chaque cours le plaisir d’aller à l’encontre de l’Un, de
l’inhabituel, de l’insolite, puis remettre en circulation dans le
quotidien ce qui a été vécu dans la pratique.
Cultiver le talent de vivre ce qu’il nous a été donné de vivre.

1. Marguerite Yourcenar, L’Œuvre au noir, Paris, Gallimard, 1968.


2. Ce terme récent, relatif à la chronologie de la géologie, désigne l’Ère de l’Homme et
s’applique à cette époque de l’histoire de la Terre correspondant aux activités
humaines industrielles ayant produit un impact important sur l’écosystème terrestre.
APPENDICE

Feuille de route

Voici brièvement, en récapitulatif, la feuille de route de ce


parcours.
Tout d’abord, la partie concernant le corps :

Au jardin de soi
L’hospitalité du corps ou comment s’accueillir soi-même

- Le corps, accueilli par la posture


- Le principe de bien-veillance
- Une philosophie du corps dans la posture, espace de
maturation et de recherche

Il est question, pour commencer, du corps vécu, cet espace


interne que le yogin ne cesse d’explorer au travers des pratiques
posturales et des respirations. Dans cet univers de sensations
devenu territoire de découverte, se mêlent des dimensions
conscientes et non-conscientes qui ne demandent qu’à ré-émerger,
dans le clair-obscur d’une attention paisible.
Eva n’a de cesse de souligner combien il essentiel de
reconnaître ce corps plein de mystères comme son meilleur
compagnon de vie. S’accueillir soi-même avec bien-veillance, tel est
son leitmotiv favori. Ce qui implique la capacité de susciter une
intention demeurant en arrière-plan permanent qui consiste à bien
veiller sur soi-même. L’énergie de l’intention vient ainsi configurer
l’espace intérieur.
Autre élément essentiel, cette science du corps apparaît aux
yeux d’Eva fondée sur une manière d’être, appelée en sanskrit
ahiṃsā. Souvent traduite par non-violence, cette expression a pour
sens précis le désir de ne nuire ni à autrui ni à soi-même. De plus
dans les voies yoguiques liées au Tantra non-dualiste, le pratiquant
allie à l’aspect ascétique, d’une discipline exigeante, deux aspects
souvent mis en contradiction, d’une part la quête de la libération,
mokṣa, et d’autre part, l’expérience-jouissance dans la vie, bhoga.
Ces divers aspects concourent à instaurer dans le corps-souffle-
conscience, cette demeure qui nous abrite pour la vie, un état
bienfaisant et spontané d’harmonie.

En d’autres termes, il s’agit de faire de soi, à travers le yoga, un


espace heureux, « bien jardiné ». Le corps est ainsi accueilli par la
posture. Il découvre les lignes de force qui sous-tendent cet espace
natif, les voûtes, les arcs, les angles, le médian et le latéral.
Le pratiquant développe ainsi la « charnelle compétence ». Il
cultive la présence à soi-même qui vient infuser le corps comme
l’eau d’une source souterraine. Cette pratique de postures est
destinée à faire mûrir le « pensoir », ce lieu d’où s’ébattent, comme
dans une volière, les pensées et les émotions.
La posture, espace de maturation et de recherche, est envisagée
comme « exercice de soi ». Grâce à ce laboratoire portatif qu’est le
corps, le yogin aborde la vie en apprenti et en chercheur.
Cette leçon de jardinage n’a qu’une visée : devenir humain !
Du côté des philosophies indiennes, seront invités quelques
auteurs de textes susceptibles d’enrichir notre connaissance sur la
réalité du corps : la conception du corps-yantra qui confère le sens
véritable de la posture, l’harmonie spacieuse au sein de l’être, alliée
à l’absence de désir de nuire, le sens véritable de la posture.

En second lieu, la partie relative au souffle :


Dans la confidence du souffle
Des jeux du plein et du vide à l’art du non-agir

- Observation : le souffle, le rythme, le rien


- Participation : la barcarolle du souffle-énergie
- Être yogin au XXIe s. ? S’en remettre au souffle de vie

Rien ne vivrait hors de cette invisible énergie de vie en laquelle


baigne l’univers. Pour les penseurs de l’Inde ancienne, le souffle, en
effet, n’est pas seulement interne, les êtres animés, tous les
éléments du monde, les planètes, sont immergés en lui.
Le souffle dont il est ici question ne se réduit pas à la respiration
individuelle. Il recouvre la fonction de mise en relation,
d’interconnexion, sans laquelle le microcosme ni le macrocosme ne
vivrait. Vivre signifie être en relation, au-dehors et au-dedans
simultanément et en interaction, haut et bas : tout repose sur la
dynamique de l’échange et de la mutation permanente.
Le souffle, prāṇa, est en dépit de cela souvent méconnu dans sa
nature et ses fonctions, alors qu’il est au cœur de toutes les voies du
yoga. Qui est conscient, en effet, du fait que le prāṇa relie entre elles
non seulement les diverses strates de l’être (corps, énergie, pensée,
âme) mais également tous les éléments de l’univers ? D’où
l’importance vitale d’entrer en connivence avec le prāṇa : se faire
témoin d’une danse intime et infinie, jouer avec ses flux et reflux
jusqu’à ne faire plus qu’un avec sa source, enfin, se laisser porter
par cette onde de vie dans une totale confiance, dénuée de vouloir
propre, jusqu’à l’expérience de la vacuité, autre versant de la
spontanéité. Telles sont les visées d’Eva qui voit dans le yoga une
prédisposition au « dévouloir », à la spontanéité, à l’innocence, et,
de là, à l’improvisation.

Il y a trois millénaires comme aujourd’hui, l’art du yogin consiste,


dans un corps exercé et apaisé, à se poser ou à se mouvoir, à
l’écoute du souffle conscient ; dans les temps d’épreuve, le prāṇa
bien apprivoisé donnera accès à la réserve d’énergie que la vie
garde dans ses profondeurs. Il s’en remet à ce mouvement qui vient,
de l’infini, l’animer durant les quelques saisons d’une vie. Peu à peu
cet apprivoisement permettra au yogin d’assister à un étrange
spectacle sans autre scène que lui-même : il sentira simultanément
sa volonté propre se fondre en une spontanéité vivante, alimentée
par la confiance, et son agir jadis incité par l’ego se muer en un non-
agir libre de cette emprise. Comme le vent, le prāṇa attise la braise
de la conscience et la transforme en flamme ; il est le principe
nécessaire de toute maturation.

Enfin, le troisième aspect, celui de la conscience, dans le sens


de la « présence » consciente au monde et à soi-même :

À la lumière de la conscience-énergie
improviser la danse de la vie : l’art du « selon »

- de l’amour et de l’attention envers la vie


- esprit de vigilance, esprit de découverte
- la conscience-énergie, saveur originelle
Partant du visible, du tangible, de l’écorce (apparemment)
externe, nous avons abordé en premier lieu la question du corps
dans le yoga, puis celle du souffle, invisible mais palpable : ce
vecteur de vie, conçu comme un réseau d’irrigation vitale, tisse
l’espace interne du corps, faisant dialoguer le conscient et
l’inconscient au cœur de l’individu. Reste à présent la dimension
centrale de la conscience.

Pour la pensée indienne en général, le composé corps-souffle-


conscience offre une structure qui permet d’accéder à l’existence
humaine. Dans le cours de cet ouvrage nous explorerons cette
intuition en interrogeant les modèles des trois corps et des cinq
enveloppes, déclinés dans les Upaniṣad. C’est la conscience qui est
la réalité fondamentale, originelle. Eva a toujours cherché dans cette
direction : du livre du Dr Thérèse Brosse, La Conscience-Énergie 1,
paru dans les années 1980 aux dernières recherches en
neurosciences, cette yoginī, inventive et toujours à l’affût, n’a eu de
cesse de s’intéresser à ce domaine en constante évolution.

1. Dr Thérèse Brosse, La Conscience-Énergie, Structure de l’homme et de l’univers,


Saint-Vincent-sur-Jabron, Présence, 1984.
Annexe 1

Bibliographie d’Eva Ruchpaul

1965 : Hatha-yoga, connaissance et technique – éd. Denoël.


1969 : Yoga, philosophie et pratique. – éd. Denoël.
1972 : La Demeure du Silence, en collaboration avec Anne Philippe
– éd. Gallimard.
1978 : Hatha-yoga bien tempéré - éd. PUF.
2005 : Précis de hatha-yoga, en quatre volumes – éd. Ellébore.

Coordonnées de l’IER

Institut Eva Ruchpaul, 69 rue de Rome, 75008 Paris ;


eva.ruchpaul@wanadoo.fr ; https://yoga-eva-ruchpaul.com/ ;
01 44 90 06 70.

Bibliographie de Colette Poggi

Les Œuvres de vie selon Maître Eckhart et Abhinavagupta, Les


Deux Océans, Paris, 2000, 2e éd. 2016.
Visions et expériences du corps dans le Yoga, in Eva Ruchpaul,
Yoga, sources et variations, Ellébore, Paris, 2005.
Le Sanskrit, Souffle et Lumière. Voyage au cœur de la langue
sacrée de l’Inde, Almora, Paris, 2012, 2e éd. 2017 ; trad. italienne
Edizioni Mediterranee, Rome, 2014.
Fêtes dans le Monde indien, in Les fêtes religieuses de l’humanité,
(intro. et dir. pp. 451-665), in Rites, fêtes et célébrations de
l’humanité, Thierry-Marie Coureau, Henry de la Hougue (edd.),
Bayard, Paris, 2012.
Sanctuaires hindous, à la rencontre de l’univers et des dieux.
Espace, formes et pratiques rituelles, in Sanctuaires du Monde,
Matthieu Grimpret (ed.), Bouquins, Robert Laffont, Paris, 2014.
L’aventure de la calligraphie, geste-trait-résonance – Des premiers
artistes de la préhistoire aux maîtres d’aujourd’hui, Bayard, Paris,
2014.
Le miroir de la Conscience, du reflet à la lumière – Stances
auspicieuses d’Abhinavagupta sur la Reconnaissance (Xe-XIe s.),
Les Deux Océans, Paris, 2016.
L’art de l’illumination selon Abhinavagupta (Xe-XIe s.), voie directe
dans le Tantra du Cachemire, Les Deux Océans, Paris, 2018.
Sept joyaux du Tantra shivaïte, Rencontre avec sept maîtres du
Cachemire médiéval, Accarias, Paris, 2018.
Goraksha, yogin et alchimiste, Les Deux Océans, Paris, 2018.
Goraksha, l’alchimie du yoga – Traduction du Goraksha-vacana-
samgraha, Les Deux Océans, Paris, 2019, avec Claire Bornstain.
Annexe 2
La séance Ruchpaul quelques principes
fondamentaux

« Faites avec vous-même ! » Eva.

Cette présentation succincte s’inspire de la charte validée par


« la Petite Équipe » des « anciens » de l’école, en novembre 2018.
Elle offre une synthèse de l’ensemble des postures et des attitudes
associées aux pratiques respiratoires. Grâce à ces divers éléments
destinés à apaiser les tensions du corps, à réguler le souffle et à
tranquilliser l’esprit, l’élève est amené à faire l’expérience d’un « état
de conscience optimisé » selon l’expression d’Eva.

1. Modalités et objectifs de la séance

La séance tient compte :


- d’une ambition physiologique d’intérêt général et permanent par
la mise en jeu successive des zones charnières de l’organisme
touchées par la posture, au niveau articulaire, musculaire, viscéral,
hormonal.
- des contingences et nécessités particulières du moment
(saison, climat, heure, espace environnant, contexte socio-culturel),
ainsi que des besoins personnels des pratiquants, selon leurs
possibilités et leur état psychologique.
- de l’état du pratiquant tel qu’il est, au moment présent, sans
aucune référence à des critères pré-établis de normes ou de
performances à réaliser, d’objectifs déterminés à l’avance.
L’enseignant respecte les capacités de l’élève, en lui proposant des
exercices adaptés, incluant en germe une perspective d’évolution
progressive, qu’il pourra parcourir à son rythme.

- des perspectives d’évolution progressive des élèves,


appréhendées par l’enseignant afin d’envisager peu à peu des
postures plus coûteuses ou demandant une habileté plus grande, en
conservant les effets obtenus par la posture originelle.

- de l’objectif du cours permettant aux élèves de repartir


détendus, apaisés, dynamisés, etc., aptes à un comportement léger
et enthousiaste.

Le projet pédagogique
Les caractéristiques de la séance constituent le projet
pédagogique de l’enseignant, infiniment modulable et proposé à
l’élève sous forme d’un « contrat » rappelé, précisé et affiné au fur et
à mesure du déroulement de la séance :
- sous forme de thèmes ou de procédés,
- de la mobilisation d’une zone spécifique,
- d’un contrat respiratoire particulier,
- de la mobilisation de zones réflexes, etc.

Les fondamentaux de la séance


La séance se construit sur une alternance de postures et de
parenthèses respiratoires, solidaires et indissociables qui
s’assemblent et se complètent.

Les différentes phases de la séance alterneront :


- agir et non-agir
- activité et détente
- ouverture et repli.

Les postures
- se construisent en négociation bienveillante avec soi-même,
sans jamais rechercher l’exploit, la performance, sans esprit de
compétition ni avec soi, ni avec les autres ; en équilibrant exigence
et respect de ses limites.
- l’agencement des postures, selon une hiérarchie bien définie,
s’organise en un rituel dont les règles sont particulièrement
exigeantes dans le premier tiers de la séance, un peu plus souple
dans le deuxième, puis finalement l’encadrement est plus libre dans
le dernier tiers.
- l’enseignant respecte l’interrelation des postures entre elles
dans la structure du cours.

Chaque posture se met en place par une phase dynamique où


les différents segments du corps entrent en jeu suivant un ordre
précis pour s’immobiliser dans un stade final. La sensation
recherchée, « stable et agréable », signale qu’on a atteint le but de
la posture : « être fermement établi dans un espace heureux ».

Les effets de la posture sont accrus par son maintien dans la


durée et grâce au renfort de consignes respiratoires précises,
notamment les suspensions de souffle à plein ou à vide. Ce temps
de vacance, après la posture, lui apporte un bienfait fondamental et
porte sa réalisation à un niveau supérieur. Quant à sa
« désinstallation », elle a également une grande importance du fait
de la sollicitation de fibres musculaires distinctes de celles utilisées
pour sa mise en place. En s’exerçant à défaire la posture avec
lenteur et en conscience, d’autres sensations, d’autres manières de
faire se révèlent. L’attention et l’habileté sont alors pleinement
sollicitées.

La « posture unique » (non répétée) évite l’écueil d’un déclin de


l’acuité mentale, parfois associé à la réitération. Pleinement présent
à la réalisation de « la » posture, une fois pour toutes, le pratiquant
voit son esprit s’unifier par l’effet d’une attention centrée et
maintenue en éveil.

Les familles de postures :


Au cours de la séance, les familles de posture se succèdent,
chacune s’adressant en priorité à une zone, sans négliger l’attention
au corps dans sa globalité.
Chaque famille se compose en règle générale de 3 postures qui
se préparent et se complètent les unes les autres. Elles se
soutiennent selon une grande variété de combinaisons. L’enseignant
saura les alterner, les associer, en fonction de l’objectif du cours.

2. La technique respiratoire

- entre deux postures


- un temps de silence, sans programme, juste après la posture
où l’élève accueille ses sensations.
- un temps où le mouvement respiratoire s’installe dans l’espace
abdominal sur un rythme régulier. C’est un temps de neutralité
volontaire où l’élève s’écoute respirer. Il observe le rythme, la coulée
de l’air, comme elle vient, sans l’influencer. Cette pratique consciente
mais non volontaire doit être limitée dans le temps pour être efficace.
Puis vient l’envie de changer de rythme ainsi que le moment
d’accueillir une inspiration plus profonde.
- « la grande respiration » : sur une inspiration basse qui se
prolonge par un soupir au niveau des côtes, la grande respiration
provoque une ouverture confortable de la cage thoracique jusqu’aux
clavicules. Cette forme agrandie de la cage thoracique est
maintenue de façon aisée, puis l’expir arrive naturellement pour
s’installer dans une suspension expiratoire d’une durée et d’un
confort identique.
Les deux temps de suspension sont égaux en durée et en
confort. Petit à petit, au fil des séances, sur une base d’inspiration
libre d’environ 4 temps (comptés sur les doigts pour éviter de se
baser sur le rythme cardiaque qui a tendance à se modifier quand on
suspend son air), la suspension peut s’étaler approximativement à
16 temps, l’expiration libre dure 8 temps, le double de l’inspiration, et
la seconde suspension à nouveau 16 temps.
La grande respiration ne se répète pas, ne comporte aucune
surpression pour rester confortable et doit s’adapter aux capacités
du moment de l’élève.

- pendant les postures


Certaines postures se font en suspension de souffle, soit, après
l’inspiration, soit après l’expiration dont en découlent certains
bénéfices :
- au niveau anatomique/physiologique : appui mécanique,
géométrie posturale maintenue, induisant une limitation dans la
durée des postures, etc.
- au niveau psychologique : stabilisation du flux mental,
prédisposition au silence intérieur
« L’apprentissage des suspensions du souffle, c’est
l’apprentissage du savoir-vouloir. » Eva
NB Certaines postures se font en respiration constante.

- en fin de leçon
Respirations alternées lentes : avec une suspension après
l’inspiration de 16 temps.
Changer de narine pour expirer. Le cycle est répété sans aller
jusqu’à la fatigue, l’inconfort
ou la baisse de conscience.
Une grande respiration.
Respirations alternées rapides : alternance d’inspir/expir par une
seule narine, de type « soufflet de forge » bruyant avec le même son
à l’inspir et à l’expir.
Un temps de silence en assise.
L’enseignant pourra opter pour d’autres techniques respiratoires
selon l’objectif du cours, le déroulement de la séance ou l’état du
pratiquant : respirations en balancier, grande respiration.

3. Le déroulement de la séance

En ouverture : revenir à soi


śavāsana (posture du cadavre) : invitation à la détente, en
position allongée, paumes de mains tournées vers le ciel, en veillant
à ne garder aucune zone crispée ou contrainte. Le pratiquant est
invité à porter une attention plus fine à ses sensations, en particulier
à sa respiration ; il en découle un enrichissement des perceptions.

Les préalables : postures de mise à niveau


Ces postures qui comprennent la préparation au rocking, chats,
salutation au Soleil) permettent d’apprécier les capacités du jour,
« l’air du temps », l’état psychosomatique global. Elles forment un
rituel d’entrée, de prise de contact avec son espace intérieur et
l’espace extérieur, par l’intermédiaire du corps. Elles sont une mise
en train, bienveillante et progressive, et jouent sur toutes les
articulations dans le plan sagittal, en particulier sur les zones clefs
où se logent les tensions : ceinture scapulaire, ceinture pelvienne et
colonne vertébrale.

Les postures de mise à niveau permettent le dé-tassement des


articulations, l’étirement des fibres musculaires, le soulagement des
contractures, par une mise en jeu alternative de pression/
décompression, tonicité/détente.
Elles jouent sur la mobilité de la cage thoracique : écartement
des côtes antérieures et postérieures, points de jonction avec la
colonne vertébrale et le sternum. Ceci va immédiatement jouer sur la
respiration, organisant un massage du volume d’air intra-thoracique.
L’alternance des suspensions va induire un meilleur tonus
diaphragmatique, améliorant ainsi le va-et-vient respiratoire sans
accélération cardiaque. Avec la pratique, les suspensions
confortables s’installent spontanément, améliorant les échanges
métaboliques. Les suspensions, la dissociation du mouvement et de
la respiration, révèlent au pratiquant la possibilité d’un rythme
différent de celui, habituel, lié à l’activité extériorisée ; le
vagabondage mental se trouve ainsi ralenti, voire parfaitement
apaisé.

Ces postures, qui exigent une négociation bienveillante avec soi-


même ainsi qu’une écoute pleine de finesse, offrent une mise à
distance avec le quotidien, et de ce fait, ouvrent l’accès à un
dialogue intérieur apaisé. Elles sont révélatrices de l’état du
pratiquant : de ses possibilités physiques, de son état mental, non
seulement pour lui-même mais également pour l’enseignant qui le
regarde et en tire des informations utiles pour prévoir la suite de sa
séance.

La première famille : postures en ouverture thoracique


Arc, Sauterelle, Cobra
- Mise en jeu des deux ceintures :
Ceinture scapulaire : élimination des tensions de la vie active et
des attitudes de défaite, de fatalisme, de tristesse, causées par les
contraintes et les difficultés quotidiennes.
Ceinture pelvienne : ouverture, détente, euphorie.

- Sollicitation du diaphragme :
Suspension inspiratoire et compression par appui au sol, par les
bras ou par la tonicité abdominale : éveil respiratoire, tonus résiduel
du diaphragme, donc rendement respiratoire amélioré. La
suspension inspiratoire se réalise en octroyant la durée adéquate à
la posture ; celle-ci doit obéit à un « contrat » avec soi-même, en
fonction de ses capacités. Elle indique à l’enseignant l’état de
l’élève, son degré de tonus, de fatigue et d’investissement.

La difficulté de ces postures amène, d’entrée de jeu, une


focalisation de l’attention, et une stabilisation psychologique. Cette
partie de la séance exige, de la part du pratiquant, une participation
de tout son être, indispensable à un travail très intense. La rigueur et
la bienveillance sont requises pour négocier entre ses possibilités et
ses exigences. La recherche de la juste tension place d’emblée le
pratiquant au cœur du yoga et lui permet de s’exercer sur une forme
connue dont la fréquentation apporte à chaque fois une découverte
renouvelée. Les postures en ouverture thoracique apportent une
amplitude respiratoire améliorée. Dynamisantes, elles provoquent
une activation intense du fonctionnement de l’organisme pour la
suite de la séance.

Après avoir fortement sollicité l’ouverture antérieure, la séance


prépare le corps à effectuer une fermeture antérieure des hanches
qui seront fortement sollicitées dans les Pinces.
Après les postures en ouverture thoracique, en suspension
inspiratoire, vient une série en repli sur soi, accompagnée d’une
suspension expiratoire induisant l’intériorisation.
Entre ces deux familles de postures se place un intermède
modérateur, en respiration constante, qui compense les postures en
ouverture thoracique et prépare les Pinces.

Les postures en allègement circulatoire


Déclive, posture sur la tête, demi-pont/table,

Elles organisent une transition mécanique entre les extensions


arrière des ouvertures thoraciques et les flexions des pinces. Elles
redonnent une neutralité à la zone lombaire et égalisent les tensions
dorsales en général. Elles allègent les membres inférieurs pour que
les pliures et compressions de la hanche dans les pinces soient
facilitées. Elles organisent aussi une transition respiratoire, en
respiration constante. Le diaphragme qui doit lutter contre le poids
des viscères garde ainsi un tonus et donc une course agrandie pour
la suite. Ces postures demandent un positionnement délicat dans
l’espace et un travail en sélection de zone. Ce travail visant une
recherche d’égalisation des tensions, permet de franchir un seuil
vers l’intériorisation qui s’approfondira grâce aux Pinces puis aux
Poissons-yoga-mudrā.
Les Pinces
La suspension expiratoire renforce toutes les spécificités de la
pince : fermeture antérieure, grand étirement de la face postérieure,
posture de repli propice à une plus grande intériorisation.
La suspension expiratoire, provoque la remontée du diaphragme
et libère la zone abdominale ; elle facilite la flexion de la hanche,
améliore l’étirement de la zone lombaire en évitant les trop fortes
compressions vertébrales. Elle a un effet apaisant sur l’activité
mentale car, d’une part, elle induit un retour sur soi et, d’autre part,
l’apnée expiratoire intensifie le silence intérieur.
Les pinces ouvrent à ce temps d’intériorité de la séance
qu’offrent les Poissons et les Yoga-mudrā. Si la plupart des pinces
exige une absence de tension, deux zones requièrent une très forte
contraction musculaire : le pied cambré et la ligature ferme du gros
orteil.
C’est à cette condition que la posture peut dispenser son plein
effet, facilité par la position haute du diaphragme. Celle-ci agit sur la
tonicité de la musculature lisse et sur les suspensions des organes
internes, entraînant une remontée de la masse viscérale et
soulageant ainsi les ptoses abdominales.
En raison des sollicitations insistantes de la hanche, la série des
pinces peut entrainer certaines réactions émotionnelles ; cette zone
est en effet chargée d’informations psychosomatiques.

Les Poissons
À cette étape de la séance, l’élève saura tirer profit de la
passivité induite par l’architecture osseuse de la posture. Tout ce qui
a été fait avant, dans les familles de postures précédentes, a
contribué à la mise à niveau :
- articulo-musculaire, par la souplesse articulaire, égalisation des
tensions
- physiologique, par l’amélioration de l’amplitude respiratoire,
l’allègement de la circulation, la détente des zones « spasmées ».

- psychique, par la pacification de l’activité mentale, la détente


complète du corps.
Les avantages de la posture du Poisson sont approfondis par
une conscience bien centrée.

Les Yoga-mudrā
Cette posture de repli vers l’avant fait écho au Poisson, posture
d’ouverture, toutes deux se complétant par leur opposition. Dans le
Yoga-mudrā, les articulations sont sollicitées a contrario ; avec
fermeture des hanches (compression douce du triangle de Scarpa et
remontée viscérale), appui du front au sol et suspension expiratoire
prolongée. Toutes les fonctions se stabilisent en adoptant un rythme
minimum de survie.

Point d’orgue de la séance


C’est le moment-clef de la séance où l’harmonie des contraires,
l’équilibre des oppositions, sont réalisés. Par le traitement des
résistances et des tensions, obtenu grâce aux postures et aux
procédés respiratoires, on peut parvenir à l’équanimité, à un état de
vigilance sans tension, à une respiration ample, profonde et calme.
C’est alors un moment propice au recueillement, une « trêve »,
donnant accès à un état proche de la méditation. Alors que le flux
des images mentales suit, dans la posture du poisson, un courant
paisible, l’apnée mise en jeu dans la structure en repli du Yoga-
mudrā, favorise l’instauration du silence intérieur.
Pour finir,
un travail plus libre donnera à la séance sa coloration définitive,
en résonance avec le projet élaboré et l’intention particulière de
l’après-séance :
- soit nécessité d’un retour rapide à la vie quotidienne avec des
postures destinées à réactiver le tonus, la vigilance, du fait de la
sollicitation intense d’une zone isolée :

- colonne vertébrale dans les torsions,


- membres inférieurs et supérieurs dans les appuis,
- membres inférieurs dans les fentes,
- bandha abdominal dans les équilibres.

- soit prolongement du climat d’intériorité par des postures


favorisant un retour progressif à la vie courante avec toutes les
assises (Héros, Lotus etc.).

Tout dépend de la nécessité qui s’impose : renforcer le tonus ou


la quiétude, le qui-vive ou l’apaisement. Le choix est fonction de
l’activité à venir et des circonstances extérieures qui attendent
l’élève après la séance.

Sur le long cours


Si la séance est bien dosée, il en résultera un bien-être durable
dont les effets s’étalent sur plusieurs jours. Le but n’est pas que le
pratiquant en ressorte « désarmé » pour l’activité à venir, ou plein de
désintérêt envers la trivialité du quotidien. Au contraire, une séance
réussie lui fera gagner de l’allant pour affronter les exigences et les
difficultés de la vie. En avançant dans la pratique, le pratiquant verra
peu à peu grandir sa sensibilité et son ouverture au monde, sans se
départir pour autant de l’état d’équanimité éprouvé dans la pratique.
Annexe 3
Exemples de séances de pratique

Petit dimanche – 11 décembre 2016

1. Préparation au rocking :

2. Pulsions de diaphragme :
3. Tête de vache :

4. Demi-pont :

5. Arc :

6. Préparation à la sauterelle + sauterelle :


7. Cobra :

8. Rockings :

9. Posture sur la tête ou table :

10. Assise en demi-lotus :

11. Pince latérale :

12. Grande pince avant :


13. Poisson en tailleur ou sur le ventre :

14. Yoga-mudrā en diamant :

15. Torsion primaire au sol :

16. Temps de rien :

Petit dimanche – 5 février 2017

1. Préparation au rocking :
2. Demi-pont :

3. Arc :

4. Poisson renversé :

5. Cobra :

6. Posture sur la tête ou déclive :

ou

7. Pince latérale :
8. Rockings pieds joints & tortue :

9. Poisson sur le ventre :

10. Torsion debout :

11. Salutations au soleil :

12. Temps de rien :

Petit dimanche – 14 mai 2017

1. Préparation au rocking :
2. Tête de vache :

3. Demi-pont :

4. Arc :

5. Cobra :

6. Poisson renversé :
7. Table molle, table, puis table en tendant les genoux :

ou Posture sur la tête :

8. Pince latérale :
9. Grande respiration en demi tête de vache :

10. Grande pince avant :

11. Poisson sur le ventre :


12. Yoga-mudrā en diamant :

13. RAR ou temps de rien avec grandes respirations :

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