Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Déjà parus
ISBN : 978-2-8143-0037-8
© Presses Universitaires de Nancy, 2010
42-44, avenue de la Libération
BP 33-47
54014 Nancy Cedex
Le Corps en Acte
Sous la direction d’Alain BERTHOZ et Bernard ANDRIEU
Richard SHUSTERMAN
Florida Atlantic University
I
L’action incarnée est un aspect universel de la vie humaine, de même
que la conscience du corps. La conscience du corps, telle que je l’entends,
n’est pas simplement la conscience qu’un esprit peut avoir du corps comme
objet, mais comprend la conscience incarnée qu’un corps vivant et sensible
dirigé vers le monde et éprouve aussi en lui-même (et par laquelle en effet
il peut s’éprouver à la fois comme sujet et comme objet). Puisque le terme
de corps est trop souvent contrasté avec l’esprit et utilisé pour désigner des
choses dépourvues de vie et de sensation, et puisque le terme de « chair »
a de telle connotations négatives dans la culture chrétienne et se concentre
par ailleurs seulement sur l’aspect charnel du corps, j’ai choisi le terme de
soma pour désigner le corps doué de vie, de sensation, de mouvement et de
perception, qui se trouve au cœur de mon projet d’une soma-esthétique.
Un aspect de ce projet concerne les méthodes et les raisons d’accroître
la conscience somatique pour promouvoir un meilleur usage de soi et par
conséquent mieux atteindre les objectifs traditionnels de la philosophie
1. Une version élargie anglaise se trouve dans mon texte : ‘‘Body Consciousness and
Performance: Someaesthetics East and West’’, Journal of Aesthetics and Art Criticism 67:2
(2009) 133-145.
207
le corPs en acte
II
Depuis l’inscription du Temple d’Apollon à Delphes et son précepte
socratique, la quête de la connaissance de soi s’est longtemps et largement
imposée comme une quête centrale de la philosophie occidentale. Pourtant,
l’idée d’examiner réflexivement le soi somatique n’a guère rencontré
la faveur de ses philosophes les plus influents. Bien qu’il soutienne
l’importance de l’exercice corporel dans d’autres dialogues, Platon défend
dans le Phédon une idée qui a eu une influence considérable, celle que le
philosophe ne doit pas se soucier « du corps » mais plutôt éviter « autant
que possible » d’y prêter attention, « parce que le corps trouble l’âme »,
209
le corPs en acte
2. I. Kant, Principes métaphysiques de la morale [Die Metaphysik der Sitten], trad. Joseph
Tissot (Ladrange, 1837), p. 110.
3. I. Kant, Reflexionnen Kants zur Kritischen Philosophie (Stuttgart, 1992), p. 68-9.
4. On pourrait aussi affirmer que cela conduit à l’égocentrisme moral. Je réponds à ces accusa-
tions dans R. Shusterman, Conscience du corps (L’éclat, 2007).
5. W. James, Talks to Teachers on Psychology and To Students on Some of Life’s Ideals (New
York : Dover, 1962), p. 99, 109.
210
noUs ne sommes Pas des anges : sUbjectivité et objectivité corPorelle
211
le corPs en acte
212
noUs ne sommes Pas des anges : sUbjectivité et objectivité corPorelle
(bien que pour une période limitée seulement), de sorte qu’elle puisse être
saisie et travaillée avec plus de précision.
Nous devons savoir ce que nous faisons avec nos corps pour savoir
comment corriger ce que nous faisons afin de faire plus efficacement ce
que nous souhaitons faire avec. Ainsi Dewey conclut sur ce paradoxe :
« La vraie spontanéité n’est donc pas un droit de naissance mais le dernier
terme, la conquête absolue d’un art – l’art du contrôle conscient » au travers
d’une prise de conscience réflexive plus aigüe de notre corps.11
Si nous nous tournons à présent vers l’Asie, nous pouvons y observer
une divergence semblable entre les philosophies qui encouragent une
analyse réflexive et un contrôle conscient du soi et du corps, et celles qui
au contraire encouragent la spontanéité. Dans la tradition confucéenne,
les Analectes (I : 3) défendent un examen quotidien du comportement
de soi (sachant que le terme pour soi est le même que celui désignant
corps). Mencius a par la suite défendu la culture d’un « ch’i qui remplit le
corps comme une rivière », une telle culture nécessitant une surveillance
attentive par la volonté consciente et par l’esprit ; Xunzi soutient qu’une
personne exemplaire devrait maîtriser « la méthode de contrôle du souffle
vital », être « absorbé par l’examen du soi intérieur » et « mépriser ce qui
n’est qu’extérieur ».12
Par contraste, bien que la tradition taoïste accorde une grande importance
à l’attention somatique en ce qui concerne les soins corporels,13 elle est
aussi connue pour sa défense d’une spontanéité non-réflexive de l’action et
d’un détachement de la conscience de soi volontaire. Dans le Zhuangzi, on
peut lire : « L’artisan Ch’ui pouvait dessiner avec autant d’exactitude qu’un
compas ou qu’une équerre parce que ses doigts suivaient les choses et qu’il
ne laissait pas son esprit faire obstacle » (Z, p. 206). Le Liehzi semble lui
aussi défendre l’action spontanée non-réflexive, ce que son traducteur, le
grand sinologue A. C. Graham, formule ainsi « penser cause du tort au lieu
de faire du bien » et « il est particulièrement dangereux d’être conscient
213
le corPs en acte
de soi-même. »14 Liehzi fait remarquer que l’homme ivre, parce qu’il est
inconscient, est moins susceptible de se blesser en tombant d’une charrette
qu’un homme conscient qui se raidit et essaye de se protéger de la chute ;
de même, le bon nageur dit : « Je le fais sans savoir comment » (L, p. 44).
Le maître taoïste prétend être si uni en lui-même et avec la nature qu’il ne
remarque pas par quels organes sensoriels il perçoit quelque chose et si
c’est son corps ou la nature qui dirige son activité. « Je ne sais pas si je l’ai
perçu grâce aux sept orifices de ma tête et à mes quatre membres ou si j’en
ai pris connaissance par mon cœur, mon ventre et mes organes internes.
C’est simplement la connaissance de soi » (L, p. 77) « J’ai dérivé au gré
du vent vers l’Est ou l’Ouest comme une feuille [...] et je n’ai jamais su si
c’était le vent qui me guidait ou si je guidais le vent » (L, p. 37).
Mais à côté de cette défense d’une spontanéité non-réflexive, on trouve
aussi un profond respect pour l’examen de soi dans ces textes classiques du
Taoïsme. Ainsi, le Zhuangzi insiste : « Quand je parle d’une bonne écoute,
je ne veux pas dire écouter les autres. Je veux dire simplement s’écouter
soi. Quand je parle d’une bonne vue, je ne veux pas dire observer les
autres ; je veux dire simplement s’observer soi. Celui qui ne s’observe pas
lui-même, mais observe les autres, qui ne se saisit pas lui-même, mais saisit
les autres, celui-là obtient ce qu’ont les autres et n’arrive pas à obtenir ce
qu’il a lui-même. Il éprouve de la joie de ce qui donne de la joie aux autres
hommes, mais ne trouve pas de joie dans ce qui lui donnerait de la joie à
lui-même » (Z, p. 102-3). « Alors j’examine ce qui est en moi et la Voie ne
m’est jamais fermée » (Z, p. 319). Ailleurs, il est même dit que l’action du
corps ou le mouvement est amélioré par un regard intérieur destiné à établir
un sens stable du soi, duquel l’action peut émerger plus efficacement. « Si
vous ne percevez pas la sincérité en vous-même et essayez d’avancer,
chaque mouvement manquera son but. Si des considérations extérieures
entrent à l’intérieur et ne sont pas expulsées, chaque mouvement ne fera
qu’ajouter un nouvel échec » (Z, p. 245).
De même, le Liehzi défend la valeur de l’examen de soi : « Vous vous
occupez à voyager à l’extérieur et vous ne savez pas comment vous
occuper à la contemplation intérieure. En voyageant à l’extérieur, nous
cherchons ce qui nous manque dans ce qui est à l’extérieur de nous, tandis
14. Citations de B. Watson, trad., The Complete Works of Chuang Tzu (Columbia University
Press, 1968), ci-après Z, et A. C. Graham, trad., The Book of Lieh-tzu (New York : Columbia
University Press, 1990), p. 32, ci-après L.
214
noUs ne sommes Pas des anges : sUbjectivité et objectivité corPorelle
15. De même, celui qui veut attraper des cigales ne doit pas seulement porter son attention sur
elles, mais il doit aussi avoir déjà appris comment faire « se tenir [son] corps... et maintenir [sa]
main aussi stable que la branche d’un arbre mort » (L, p. 45).
216
noUs ne sommes Pas des anges : sUbjectivité et objectivité corPorelle
le soma (vers nos pieds ou notre langue) qui nous fait trébucher ou bégayer.
Il s’agit plutôt de la peur de tomber ou d’échouer qui cause de tels déboires
et qui est étroitement associée à l’attention que nous portons aux parties
de notre corps, à cause de notre désir inquiet de les aider à accomplir une
tâche dont nous craignons qu’ils n’accomplissent pas correctement. En
d’autres termes, de tels cas où il semble que l’attention aux mouvements
du corps en action gêne la réalisation du geste réussie, sont en fait des
cas où l’attention proprement dite que nous portons aux parties du corps
et aux mouvements est obscurcie par des émotions et des pensées liées à
l’échec, au succès et à l’image que les autres ont de nous. Ainsi, plutôt
que de condamner globalement la conscience explicite et réflexive du
corps comme nuisant à l’efficacité de l’action, nous devons distinguer plus
clairement l’attention elle-même et les modes ou niveaux d’acuité d’une
telle conscience. Par exemple, lorsque j’essaye à grand peine de saisir un
petit pois avec mes baguettes, est-ce que je suis vraiment en train de diriger
toute mon attention sur les mouvements de ma main et de mes doigts ? Ou
bien ma concentration mentale n’est-elle pas, quand elle s’attache à ma
main, tout aussi imprégnée et même dominée par les pensées et émotions
associées quant à ma capacité à réussir et au regard (ou au jugement) des
autres qui observent mes efforts ? Est-ce que ma conscience est plongée dans
une calme contemplation ou dans une agitation anxieuse ? On peut aussi
se demander si je possède vraiment la compétence et la précision requises
dans l’observation somatique du soi ou si mon sens soma-esthétique du soi
manque de clarté, si bien que je ne me rends pas même compte du fait que
je suis devenu anxieux et que la qualité ou la précision de l’attention que
je porte à mes doigts a ainsi été distraite, même si mes yeux restent posés
sur eux.
Certaines personnes ont de meilleures compétences sensorimotrices
que d’autres, et ils les ont notamment acquises en s’entraînant. Alors
que l’approche phénoménologique de Merleau-Ponty suppose que toute
personne normale est douée du même niveau élémentaire de perception
spontanée primordiale et capable d’action d’une efficacité miraculeuse
ou magique (par opposition aux cas pathologiques extrêmes de lésions
cérébrales et d’autres formes de traumatisme), je pense que la situation
est plus complexe. Nombre d’entre nous s’en sortent avec des habitudes
sensorimotrices qui présentent divers défauts mineurs ou des petites
pathologies qui ne nous empêchent pas d’être normaux, au sens où nous
218
noUs ne sommes Pas des anges : sUbjectivité et objectivité corPorelle
220
noUs ne sommes Pas des anges : sUbjectivité et objectivité corPorelle
composerez une silhouette gracieuse dans laquelle les cinq parties du corps
seront harmonieusement coordonnées. Cela n’est-il point ‘‘disposer son
esprit derrière soi’’ ? » Et Zeami insiste sur le fait que cette vision mentale
implique un acte de représentation consciente : « J’insiste sur ce point :
ayant obtenu de vous-même une vision objectivée, globale autant que
possible, et sachant que l’œil ne voit pas l’œil, représentez-vous nettement
votre silhouette vue de gauche et de droite, de devant et de derrière »
(p. 119-120).
Comment acquiert-on la compétence extraordinaire permettant d’être
attentivement conscient de l’action corporelle que l’on accomplit, de ses
sentiments ou de son image internes quand on l’accomplit, de la réaction
du public et aussi de l’image que le public a de notre exécution, y compris
notre silhouette vue de dos et d’autres aspects de notre apparence qu’en
toute logique nous ne pouvons pas voir (telle l’expression de nos yeux) ?
Zeami rappelle, bien sûr, que ceci nécessite un entraînement intensif. Mais
qu’est-ce qui constitue le fondement ou la méthode d’un tel entraînement ?
Zeami n’en révèle pas le secret ; il était un penseur ésotérique dont les textes
n’ont jamais été destinés à être diffusés au delà de sa troupe d’acteurs. Mais
considérons à présent trois manières possibles d’expliquer ce secret.
III
Au moins trois stratégies différentes pourraient permettre d’expliquer
comment l’acteur peut partager la vision que le public a de lui et saisir
son apparence visuelle de dos, bien qu’il ne puisse pas vraiment la voir
avec ses yeux physiques. L’une d’elle pourrait passer par un programme
d’entraînement avec des miroirs. En regardant un assemblage bien conçu
de miroirs, un acteur pourrait observer son apparence de dos dans plusieurs
attitudes. Puis, en notant les sentiments proprioceptifs qu’il éprouve dans
les différentes postures, il pourrait alors associer ou corréler les différentes
apparences visuelles avec les différents sentiments proprioceptifs. Grâce
à un programme rigoureux d’entraînement associatif de ce type, l’acteur
serait alors capable d’inférer de ses sensations proprioceptives l’apparence
qu’il présente de dos en situation de performance (sans utiliser de miroirs),
même s’il ne se voit pas lui-même de dos à proprement parler.
Un deuxième stratégie est plus orientée vers l’autre, en plaçant
quelqu’un d’autre dans le rôle de l’acteur et en observant ses mouve-
ments de dos, tout en s’identifiant par empathie avec ce mouvement et
222
noUs ne sommes Pas des anges : sUbjectivité et objectivité corPorelle
223
le corPs en acte
18. Courriel envoyé par V. Gallese le 29 mai 2008. Il s’agit de l’article S. J. H. Ebisch et
al., « The Sense of Touch : Embodied Simulation in a Visuotactile Mirroring Mechanism for
Observed Animate or Inanimate Touch », Journal of Cognitive Neuroscience, 20 : 9 (2008),
p. 1-13.
224
table des matières
Introduction
Alain BERTHOZ et Bernard ANDRIEU .................................................. 5
288