Vous êtes sur la page 1sur 7

De la conscience de soi à l’inconscient psychique : quelle connaissance le moi a-t-il de lui-même ?

De la conscience de soi à l’inconscient psychique : quelle connaissance le moi a-t-il de lui-même ?

Introduction : l’inconscient signifie-t-il l’échec de la conscience à éclairer toutes mes pensées et à


connaître tout ce qui existe ?

Ce qui est inconscient, c'est tout ce qui, en un premier sens, demeure inconnu de moi-même. C'est tout ce
à quoi ma conscience n’a pas accès. Ainsi puis-je faire quelque chose de manière inconsciente, ou laisser
s’exprimer en moi-même des idées dont l’origine est pourtant inconsciente, c'est-à-dire inconnue.

En ce sens, l’inconscient peut désigner tout ce qui, de la réalité et de moi-même, n’est pas encore parvenu à
la conscience, tout ce qui n’est pas encore devenu l’objet d’une connaissance lucide et réfléchie. Ce qui est
inconscient, c'est ce qui deviendra conscient. C'est donc ce qui n’est connu, su et perçu que de manière
encore latente, implicite et potentielle. L’inconscient caractérise ainsi une manière d’être en relation avec
le monde et avec moi-même : cette relation est immédiate, directe, non réfléchie. Ainsi peut-on décrire
certains actes, certaines aptitudes, certaines actions accomplies par habitude, comme « inconscients »
(marcher, agir « machinalement »…).

L’inconscient est-il cependant uniquement la manière immédiate d’approcher et de saisir le monde et moi-
même ? N’est-il que cette manière toujours provisoire de connaître qui précède une prise de conscience ?
N’est-il qu’un premier moment, insuffisant et insatisfaisant, dans notre élaboration d’une connaissance
lucide et exhaustive (complète) du monde et de nous-mêmes ?

Affirmer cela, ce serait admettre :

1) un présupposé d’ordre téléologique : ce serait admettre que tout ce qui est encore inconscient est
voué à devenir conscient, tout ce qui est opaque à devenir clair, le telos (but, finalité) de toute
appréhension du monde et de soi étant une connaissance parfaite, intégrale et transparente de soi-
même.

2) Ce présupposé accorde donc à la conscience individuelle un primat (ce qui est premier, ce qui
compte le plus, ce qui rend possible tout le reste, c'est ce qui « prime »). Toutes nos relations au
monde seraient des variantes, plus ou moins satisfaisantes, d’un modèle de relation au monde : la
conscience (ou le « cogito », pour reprendre le concept formé par Descartes) comme lumière
portée par moi-même sur tel ou tel objet, comme attention portée spécifiquement sur un objet
pour l’éclairer, en saisir l’existence et la signification.
Ce présupposé est repris, sans être discuté, par Kant, par exemple, dans le passage suivant :

Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique

Si je suis conscient de voir au loin un homme dans une prairie, sans être conscient de voir ses
yeux, son nez, sa bouche, etc., je ne fais à dire vrai que tirer une conclusion : cette chose est un
homme ; si, parce que je ne suis pas conscient de percevoir telle partie de sa figure (non plus
que les autres détails de son physique), je voulais affirmer que je n’ai absolument pas, dans
mon intuition, la représentation de cet homme, alors je ne pourrais même pas dire que je vois
un homme : car c'est à partir de ces représentations partielles que l’on compose le tout (de la
tête ou de l’homme).
Le champ des intuitions sensibles et des sensations dont nous ne sommes pas conscients tout
en pouvant conclure que nous les avons, c'est-à-dire le champ des représentations obscures, est
immense chez l’homme (et aussi chez les animaux) ; les représentations claires au contraire ne
constituent que des points infiniment peu nombreux ouverts à la conscience ; il n’y a, pour
ainsi dire, sur la carte immense de notre esprit, que quelques régions illuminées.

1
De la conscience de soi à l’inconscient psychique : quelle connaissance le moi a-t-il de lui-même ?

Ne faut-il pas, bien plutôt, affirmer qu’il y a une dimension du réel, et une dimension de notre psychisme,
qui sont, par définition, opaques et inaccessibles pour notre conscience ? L’inconscient, plus qu’une forme
imparfaite de savoir, n’est-il pas une instance à part entière de notre vie psychique ? Quelle place, dès lors,
accorder à cet inconscient dans l’économie (= l’organisation) de notre vie psychique ? Si l’on admet qu’il
existe en nous une large part de désirs et de pensées inconscients, quel statut, quel rôle, quelle
responsabilité attribuer à notre conscience ?

1) L’inconscient, « moment » premier et imparfait de notre expérience :

La propriété fondamentale de toute conscience, selon Husserl dans les Idées directrices pour une
phénoménologie, est d’être conscience de quelque chose : être conscient, c'est nécessairement diriger sa
conscience sur un objet, quel qu’il soit, c'est « tendre » vers cet objet. Cette propriété, Husserl la nomme
« intentionnalité ».

Dans le même livre, Husserl tire l’une des conséquences de cette définition de la conscience : la
conscience, quand elle perçoit quelque chose, ne peut porter son attention actuelle que sur un objet à la
fois (cette chaise, cette table…). Mais cet objet, elle le détache toujours cependant d’un fond, d’un
« arrière-plan » qui est lui aussi perçu, mais d’une manière inattentive. La perception de cet arrière-plan
demeure « en puissance », à l’état potentiel. Mais elle peut devenir actuelle si mon attention se déplace et
vient à porter sur un autre élément (le mur du fond, telle personne présente dans la salle, etc.).

En ce sens, nous pouvons penser que toute perception consciente est accompagnée d’un ensemble de
perceptions non conscientes, mais susceptibles de devenir conscientes : l’inconscient est, dans le monde,
cet arrière-plan, ce fond qui accompagne tout ce que ma conscience perçoit. Il est un élément nécessaire
de mon expérience du monde.

Cependant, rien n’est définitivement inconscient, tout peut devenir conscient en ce sens, pour peu que
mon attention se déplace et perçoive de manière consciente, attentive, un objet nouveau. L’inconscient est
ce qui peut toujours devenir conscient à mesure que la conscience perçoit de manière actuelle et attentive
un nouvel objet.

Leibniz, dans les Nouveaux Essais sur l’entendement humain, décrit ce passage de la perception
inconsciente à l’aperception, c'est-à-dire à la perception consciente. On peut percevoir beaucoup de choses
sans s’en apercevoir ; c'est l’addition d’un grand nombre de « petites perceptions » qui provoque,
finalement, une aperception (= le fait de prendre conscience d’une chose) :

Il y a mille marques qui font juger qu’il y a à tout moment une infinité de perceptions en nous,
mais sans aperception et sans réflexion, c'est-à-dire des changements dans l’âme même, dont
nous ne nous apercevons pas, parce que les impressions sont, ou trop petites et en grand
nombre, ou trop unies, en sorte qu’elles n’ont rien d’assez distinguant à part, mais jointes à
d’autres, elles ne laissent pas de faire leur effet et de se sentir, au moins confusément dans
l’assemblage. C'est ainsi que l’accoutumance fait que nous ne prenons pas garde au mouvement
d’un moulin ou à une chute d’eau, quand nous avons habité tout auprès depuis quelque temps.
Ce n’est pas que ce mouvement ne frappe toujours nos organes, et qu’il ne se passe encore
quelque chose dans l’âme qui y réponde, à cause de l’harmonie de l’âme et du corps ; mais ces
impressions qui sont dans l’âme et le corps, destituées des attraits de la nouveauté, ne sont pas
assez fortes pour s’attirer notre attention et notre mémoire, attachées à des objets plus
occupants. Car toute attention demande de la mémoire, et souvent, quand nous ne sommes
point admonestés pour ainsi dire et avertis de prendre garde à quelques unes de nos
perceptions présentes, nous les laissons passer sans réflexion et même sans être remarquées ;
mais si quelqu'un nous en avertit incontinent après, et nous fait remarquer, par exemple,

2
De la conscience de soi à l’inconscient psychique : quelle connaissance le moi a-t-il de lui-même ?

quelque bruit qu’on vient d’entendre, nous nous en souvenons et nous nous apercevons d’en
avoir eu tantôt quelque sentiment. Ainsi c'étaient des perceptions dont nous ne nous étions pas
aperçus incontinent, l’aperception ne venant, dans ce cas, que de l’avertissement, après
quelque intervalle, tout petit qu’il soit.

On voit donc que l’inconscient n’est pas la négation de toute conscience : l’inconscient ne s’oppose pas
strictement à la conscience comme deux réalités totalement séparées l’une de l’autre. Bien plus, il
conditionne, détermine, ou prépare, notre conscience elle-même.

2) La conscience est toujours déterminée par des structures inconscientes :

Faut-il dès lors reconnaître que l’identité de chacun, la vie psychique de chacun, excèdent largement la
simple « conscience » ? Faut-il reconnaître qu’à toute pensée consciente correspond une origine largement
inconsciente ? Entre inconscient et conscience, la relation est-elle de stricte opposition, ou au contraire
une relation de détermination (la vie psychique inconsciente détermine la vie de la conscience, qui n’est
qu’un épiphénomène de notre inconscient) ?
Descartes identifie l’origine souvent inconsciente de nos préférences, de nos goûts, de nos désirs, dans un
texte fameux :

Descartes, lettre à Chanut (6 juin 1647)

Lorsque j’étais enfant, j’aimais une fille de mon âge, qui était un peu louche ; au moyen de quoi,
l’impression qui se faisait par la vue en mon cerveau, quand je regardais ses yeux égarés, se
joignait tellement à celle qui s’y faisait aussi pour émouvoir en moi la passion de l’amour, que
longtemps après, en voyant des personnes louches, je me sentais plus enclin à les aimer qu’à en
aimer d’autres, pour cela seul qu’elles avaient ce défaut ; et je ne savais pas néanmoins que ce
fût pour cela.

Bien plutôt, c'est la singularité même de ma conscience (ma manière de penser, ma manière de
comprendre le monde et moi-même) qui tire son origine de déterminations historiques matérielles (les
infrastructures de production existant à une époque donnée) puissantes et largement inconscientes. C'est
l’hypothèse que proposent par exemple Marx et Engels dans le Manifeste du parti communiste : loin
que la conscience de chaque individu soit pour elle-même son propre fondement, loin qu’elle ait le
pouvoir de se déterminer par elle-même à penser ce qu’elle pense, on doit reconnaître qu’elle est
inconsciemment déterminée. Elle n’est elle-même qu’un avatar de la « conscience de classe » (bourgeoise
ou prolétaire, à l’époque du capitalisme issu de l’industrialisation décrite par les deux auteurs, par
exemple), laquelle est strictement déterminée par des causes purement matérielles :

Est-il besoin d’aller au fond des choses pour comprendre qu’avec les conditions de vie des
hommes, avec leurs relations sociales, avec leur existence sociale, leurs représentations, leurs
conceptions et leurs notions, en un mot leur conscience, changent aussi ?
Que prouve l’histoire des idées sinon que la production intellectuelle se métamorphose avec la
production matérielle ? Les idées dominantes d’une époque n’ont toujours été que les idées de
la classe dominante.
On parle d’idées qui révolutionnent une société tout entière ; par là on exprime seulement le
fait que dans le sein de l’ancienne société se sont formés les éléments d’une société nouvelle et
que la dissolution des idées anciennes va de pair avec la dissolution des anciennes conditions
de vie.
Lorsque le monde antique était en plein déclin, les religions de l’Antiquité furent vaincues par
la religion chrétienne. Lorsque les idées chrétiennes succombèrent, au XVIIIe siècle, aux idées
des Lumières, la société féodale en était aux derniers soubresauts de la lutte à mort avec la
bourgeoisie alors révolutionnaire. Les idées de liberté de conscience et de liberté religieuse
n’exprimaient dans le domaine de la conscience que le règne de la libre concurrence.

3
De la conscience de soi à l’inconscient psychique : quelle connaissance le moi a-t-il de lui-même ?

« Mais, dira-t-on, des idées religieuses, morales, philosophiques, politiques, juridiques, etc., se
sont en effet modifiées au cours de l’histoire. La religion, la morale, la philosophie, la politique,
le droit se sont toujours maintenus au sein de ces changements. »
« Il y a en outre des vérités éternelles comme la liberté, la justice, etc., qui sont communes à
tous les régimes sociaux. Le communisme, lui, abolit les vérités éternelles, il abolit la religion,
la morale au lieu de leur donner une forme nouvelle, il contredit donc tous les développements
historiques antérieurs. »
A quoi se réduit cette accusation ? L’histoire de toute société jusqu’à nos jours s’est jouée dans
des oppositions de classes qui ont pris des formes différentes aux diverses époques.
Mais, quelle que soit la forme qu’elles aient revêtue, l’exploitation d’une partie de la société par
l’autre est un fait commun à tous les siècles passés. Rien d’étonnant donc que la conscience
sociale de tous les siècles, en dépit de toute multiplicité et de toute variété, se meuve dans
certaines formes communes, dans des formes, des formes de conscience qui ne se dissoudront
pleinement qu’avec la disparition complète de l’opposition de classes.

Cependant, il subsiste dans la théorie marxienne, comme chez Descartes et Leibniz, un même présupposé :
l’idée que le lien entre déterminations inconscientes de notre pensée d’une part et conscience d’autre part,
est parfaitement clair, et peut être totalement élucidé. N’est-ce pas maintenir malgré tout l’idéal,
confortable mais trompeur, d’une parfaite accessibilité du moi à lui-même ? N’est-ce pas accepter trop
rapidement l’idée que la conscience peut finalement éclairer, conquérir et épuiser la totalité de notre vie
psychique, y compris la part de désirs, de pensées, de volontés qui jusqu’alors demeurait obscure et
largement inconnue en nous ?

3) La vie, en nous, est, pour une immense part, inconsciente, et vouée à le rester :

On doit plutôt reconnaître que notre propre vie psychique, notre « intériorité », n’est jamais d’emblée
simple, et accessible de manière claire et objective. Elle est au contraire traversée de désirs, de pulsions,
qui sont nombreux, changeants, et dont l’origine n’est pas immédiatement accessible à la conscience. C'est
ainsi que l’on doit dire : si mes goûts, mes désirs, mes pensées accèdent bien à la conscience (j’ai bien
conscience de les « avoir »), en revanche il n’est nullement évident que ces goûts, ces désirs et ces pensées
aient été produits par ma conscience.

Nous ne sommes qu’un cas particulier d’un processus plus global : la vie elle-même, qui veut, à travers tous
les êtres vivants, se perpétuer, continuer à exister indéfiniment. On peut alors définir la vie tout entière
comme une Volonté, un immense processus dont la définition tient en un mot : vouloir, c'est-à-dire
vouloir vivre, vouloir continuer à être. La Vie est volonté, et chaque homme n’est, au fond, qu’un cas
particulier de cette immense volonté impersonnelle (impersonnelle car elle ne provient de « personne » en
particulier, elle dépasse les personnes, les individus, et elle les traverse, elle les anime).
C'est pourquoi selon Schopenhauer, qui soutenait cette idée selon laquelle la vie est volonté, a pu affirmer
que la conscience individuelle n’a pas de primat, ou de primauté, véritable, dans l’ensemble des processus
qui caractérisent la vie.

Ce n’est pas l’inconscient qui est « à la marge » de notre conscience, mais notre conscience individuelle qui
est « à la marge » de la réalité en soi, qui est vie et volonté. Nous, conscience, sommes ce par quoi le réel
inconscient, la vie, la volonté, trouve à exister objectivement. La majorité de ce qui se passe en nous et à
travers nous nous échappe donc nécessairement, par principe.

Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation (supplément au livre I, partie II, chap.
14)

4
De la conscience de soi à l’inconscient psychique : quelle connaissance le moi a-t-il de lui-même ?

Dans la réalité, d’ailleurs, le processus de nos pensées intimes n’est pas aussi simple qu’il le
semble dans la théorie ; c'est en fait un enchaînement très complexe. Pour nous rendre la chose
sensible, comparons notre conscience à une eau de quelque profondeur ; les pensées
nettement conscientes n’en sont que la surface ; la masse, au contraire, ce sont les pensées
confuses, les sentiments vagues, l’écho des intuitions et de notre expérience en général, tout
cela joint à la disposition propre de notre volonté qui est le noyau même de notre être. Or la
masse de notre conscience est dans un mouvement perpétuel, en proportion, bien entendu, de
notre vivacité intellectuelle, et grâce à cette agitation continue montent à la surface les images
précises, les pensées claires et distinctes exprimées par des mots et les résolutions déterminées
de la volonté. Rarement, le processus de notre penser et de notre vouloir se trouve tout entier à
la surface, c'est-à-dire consiste dans une suite de jugements nettement aperçus. Sans doute,
nous nous efforçons d’arriver à une conscience distincte de notre vie psychologique tout
entière, pour pouvoir en rendre compte à nous-mêmes et aux autres ; mais l’élaboration des
matériaux venus du dehors et qui doivent devenir des pensées se fait d’ordinaire dans les
profondeurs les plus obscures de notre être, nous n’en avons pas plus conscience que de la
transformation des aliments en sucs et en substances vivifiantes. C'est pourquoi nous ne
pouvons souvent pas rendre compte de la naissance de nos pensées les plus profondes ; elles
procèdent de la partie la plus mystérieuse de notre être intime. […] La conscience n’est que la
surface de notre esprit ; de même que pour la terre, nous ne connaissons de ce dernier que
l’écorce, non l’intérieur.

4) L’hypothèse de l’inconscient psychique : « ce chapitre de mon histoire qui est marqué par
un blanc » (Jacques Lacan)

Freud, médecin viennois de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, fut amené à approfondir cette
question de l’origine de nos désirs. Partant de l’intuition que certains symptômes physiques (l’ « hystérie »,
la douleur physique…) ne s’expliquaient pas uniquement par les conditions de santé proprement
physiologiques du patient, Freud a postulé que l’origine de ces troubles était d’ordre psychique.

Dès lors, Freud peut affirmer que la conscience, contrairement à ce que laisse penser une illusion
rationaliste ou intellectualiste, ne constitue pas la majeure partie de notre être, mais au contraire une
petite exception au sein d’une vie psychique traversée de pulsions, de désirs inconscients. Il écrit ainsi,
dans L’interprétation des rêves :

Pour bien comprendre la vie psychique, il est indispensable de cesser de surestimer la


conscience. Il faut […] voir dans l’inconscient le fond de toute vie psychique. L’inconscient est
pareil à un grand cercle qui enfermerait le conscient comme un cercle plus petit. Il ne peut y
avoir de fait conscient sans stade antérieur inconscient, tandis que l’inconscient peut se passer
de stade conscient et avoir cependant une valeur psychique. L’inconscient est le psychique lui-
même et son essentielle réalité. Sa nature intime nous est aussi inconnue que la réalité du
monde extérieur, et la conscience nous renseigne sur lui d’une manière aussi incomplète que nos
organes des sens sur le monde extérieur.

Notre économie (organisation, structure) psychique se trouve ainsi redéfinie par Freud, à partir des années
1920, comme l’articulation de trois « instances » (non localisables dans le cerveau, mais permettant de
décrire notre psyché) :

- le « ça » : l’ensemble des pulsions inconscientes qui veulent s’exprimer, qui recherchent le plaisir.
- Le « moi » : l’instance consciente chargée de nous relier à la réalité : c'est la liaison entre les autres
instances, qui cherche à composer un équilibre entre nos pulsions inconscientes et la réalité.
- Le « surmoi » : l’instance qui, en nous, pose des interdits, et tente d’empêcher les pulsions de
s’exprimer de manière consciente (mécanisme de refoulement des pulsions). C'est l’instance de la

5
De la conscience de soi à l’inconscient psychique : quelle connaissance le moi a-t-il de lui-même ?

censure, donc aussi de la culpabilité. Il se forme par l’intériorisation des interdictions faites par les
parents à leur enfant.

Freud, Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse : la topique moi, surmoi, ça

Un proverbe met en garde de servir deux maîtres à la fois. Le pauvre moi 1 est dans une situation
encore pire, il sert trois maîtres sévères, il s’efforce de concilier leurs revendications et leurs
exigences. Ces revendications divergent toujours, paraissent souvent incompatibles, il n’est pas
étonnant que le moi échoue si souvent dans sa tâche. Les trois despotes sont le monde
extérieur, le surmoi2 et le ça3. Quand on suit les efforts du moi pour les satisfaire tous en même
temps, plus exactement pour leur obéir en même temps, on ne peut regretter d’avoir
personnifié ce moi, de l’avoir présenté comme un être particulier. Il se sent entravé de trois
côtés, menacé par trois sortes de dangers auxquels il réagit, en cas de détresse, par un
développement d’angoisse. […]
Poussé par le ça, entravé par le surmoi, rejeté par la réalité, le moi lutte pour venir à bout de sa
tâche économique, qui consiste à établir l’harmonie parmi les forces et les influences qui
agissent en lui et sur lui, et nous comprenons pourquoi nous ne pouvons très souvent réprimer
l’exclamation : « La vie n’est pas facile ! » Lorsque le moi est contraint de reconnaître sa
faiblesse, il éclate en angoisse, une angoisse réelle devant le monde extérieur, une angoisse de
conscience devant le surmoi, une angoisse névrotique devant la force des passions logées dans
le ça.

A lire Freud, il nous sera donc impossible de considérer l’inconscient (le « ça ») comme une sorte de « pré-
conscience » vouée à devenir pleinement conscience; il est plutôt la source de tous nos désirs, que ceux-ci
parviennent à la conscience ou demeurent inconscients. La cure psychanalytique permettra au « moi »
d’éclaircir certains aspects de ces désirs d’origine inconsciente et traduits sous la forme de rêves, de
symptômes, d’actes manqués, etc., lorsqu’ils sont empêchés par le surmoi de s’exprimer pleinement. La
cure psychanalytique peut même prétendre s’approcher, sur le psychisme, de la vérité (comme le suggère
Jacques Lacan4). Cependant l’idéal d’une connaissance pleine et entière de soi, d’un accès parfaitement
transparent d’une conscience à elle-même, semble, dans l’optique de Freud, définitivement hors d’atteinte.

5) Que vaut, scientifiquement, l’hypothèse de l’inconscient psychique ?

Le débat demeure par ailleurs ouvert à propos du statut d’un tel inconscient psychique :
- il a mené Freud à reconnaître que « l’on n’est pas responsable de ses sentiments » : l’hypothèse de
l’inconscient ne risque-t-elle pas, comme le reprochait le philosophe français Alain à Freud, d’avoir
des conséquences morales problématiques, en empêchant désormais de considérer chacun comme
le libre sujet (auteur) de ses pensées et de ses actions ?

Alain, Éléments de philosophie (1916) (présent dans votre manuel, mais avec un autre découpage, p. 46-47)

Il y a de la difficulté sur le terme d’inconscient. Le principal est de comprendre comment la


psychologie a imaginé ce personnage mythologique. (…) L’inconscient est un effet de contraste
dans la conscience. On dit à un anxieux « vous avez peur », ce dont il n’a même pas l’idée ; il

1
Moi : seconde topique ; instance qui a une fonction de liaison des processus psychiques. Le moi tend à instaurer le principe
de réalité. Aspect conscient et défensif de la réalité
2
Surmoi : seconde topique ; se manifeste par l’injonction : « Tu dois être ainsi. ». Intériorisation des exigences et des interdits
parentaux ; se constitue par renoncement aux désirs œdipiens amoureux. Exerce une activité de censure.
3
ça : sphère pulsionnelle inconsciente. Réservoir d’émotions pulsionnelles, totalement inconscient
4
« L’inconscient est ce chapitre de mon histoire qui est marqué par un blanc ou occupé par un mensonge : c'est le
chapitre censuré. Mais la vérité peut être retrouvée ; le plus souvent déjà elle est écrite ailleurs. » (J. Lacan, Écrits.)

6
De la conscience de soi à l’inconscient psychique : quelle connaissance le moi a-t-il de lui-même ?

sent alors en lui un autre être qui est bien lui et qu’il trouve tout fait. Un caractère, en ce sens,
est inconscient. Un homme regarde s’il tremble afin de savoir s’il a peur. Ajax, dans L’Iliade, se
dit : « Voilà mes jambes qui me poussent ! Sûrement un dieu qui me conduit ! » Si je ne crois pas
à un tel dieu, il faut alors que je croie à un monstre caché en moi. En fait l’homme s’habitue à
avoir un corps et des instincts. Le psychiatre contrarie cette heureuse disposition ; il invente le
monstre ; il le révèle à celui qui en est habité. Le freudisme, si fameux, est un art d’inventer en
chaque homme un animal redoutable, d’après des signes tout à fait ordinaires ; les rêves sont
de tels signes : les hommes ont toujours interprété leurs rêves, d’où un symbolisme facile.(…)
L’homme est obscur à lui-même ; cela est à savoir. Seulement il faut éviter ici plusieurs erreurs
que fonde le terme d’inconscient. La plus grave de ces erreurs est de croire que l’inconscient est
un autre Moi ; un Moi qui a ses préjugés, ses passions et ses ruses ; une sorte de mauvais ange,
diabolique conseiller. Contre quoi il faut comprendre qu’il n’y a point de pensées en nous sinon
par l’unique sujet, Je ; cette remarque est d’ordre moral.

- le geste intellectuel accompli par Freud a consisté à ajouter à la description du psychisme humain
une sorte d’entité (chose) supplémentaire, pour compléter un raisonnement : il s’agissait de
compléter l’étiologie (explication des causes) d’un certain nombre d’actes psychiques conscients
qui ne pouvaient pas être expliqués par eux-mêmes. Est-ce pour autant une hypothèse scientifique
fiable ? L’inconscient étant inconnaissable par la voie de l’objectivation scientifique, ne pouvant
pas être localisé en un endroit précis du cerveau, ne pouvant pas faire l’objet d’expériences, son
statut n’est-il pas, selon l’objection que fit Karl Popper, plus proche de la fiction mythologique (on
explique un acte par un être supérieur qui a voulu que cet acte ait lieu) que de la théorie
scientifique ?

Popper, Conjectures et réfutations

Quant aux deux théories psychanalytiques, elles relèvent d’une tout autre catégorie. Elles sont
purement et simplement impossibles à tester comme à réfuter. Il n’existe aucun comportement
humain qui puisse les contredire. Ceci n’implique pas que Freud et Adler n’aient pas eu une
représentation exacte de certains phénomènes ; je suis convaincu, quant à moi, qu’une grande
part de ce qu’ils avancent est décisif et tout à fait susceptible de trouver place, ultérieurement,
dans une psychologie scientifique se prêtant à l’épreuve des tests. Cela signifie, en revanche,
que les « observations cliniques » dont les analystes ont la naïveté de croire qu’elles confirment
leurs théories ne sont pas plus en mesure de le faire que ces confirmations que les astrologues
croient quotidiennement découvrir dans leur pratique. Quant à l’épopée freudienne du Moi, du
ça et du Surmoi, on n’est pas plus fondé à en revendiquer la scientificité que dans le cas de ces
récits qu’Homère avait recueillis de la bouche des dieux. Certes, les théories psychanalytiques
étudient certains faits, mais elles le font à la manière des mythes. Elles contiennent des
indications psychologiques fort intéressantes, mais sous une forme qui ne permet pas de les
tester.

- Un des arguments majeurs de Freud consista à mettre en avant les succès d’une pratique
thérapeutique fondée sur l’hypothèse de l’inconscient. Or Freud, et la psychanalyse à sa suite,
connurent également des échecs. Quel statut, quelle validité, accorder à une hypothèse de travail
qui ne marche pas toujours ?

Vous aimerez peut-être aussi